Un héros de notre temps – Le Démon

Un héros de notre temps – Le Démon

de Mikhaïl Youriévitch Lermontov

Partie 1

UN HÉROS DE NOTRE TEMPS

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

 

En France nous connaissons peu la Russie ; c’est-à-dire l’esprit de la nation, ses mœurs, son caractère et surtout sa littérature ; or, c’est là le miroir dans lequel se reflète un peuple entier et dans lequel on peut apprendre quel rang il a déjà conquis dans la civilisation moderne,ou de quel pas il marche vers le progrès.

Des steppes immenses et glacés, des Cosaques à la mine sauvage, voilà géographiquement et historiquement sous quel aspect la plupart d’entre nous se représentent la Russie. Et cependant, il y a dans cet immense empire un grand peuple ;grand surtout, par le développement littéraire qui s’est manifesté chez lui depuis le commencement de ce siècle.

Je sais qu’on peut regretter, pour ce pays, le manque de ces institutions libérales, si nécessaires au mouvement intellectuel d’une nation ; mais la Russie marche dans cette voie d’un pas ferme et certain. L’abolition du servage, œuvre éminemment chrétienne et digne du XIXe siècle, n’a été que le prélude d’une grande révolution sociale, qui s’accomplit lentement et fatalement, malgré les excès de quelques fanatiques impatients d’arriver au but. Leurs violences appellent les violences du Pouvoir et ne font qu’éloigner pour ce peuple, le moment où il pourra jouir des avantages sérieux d’une liberté progressive, modérée par l’ordre, mais toujours amie du perfectionnement social.

Parmi les écrivains nombreux qui ont illustréla littérature russe pendant la première moitié de notre siècle, unsurtout est particulièrement sympathique, autant par l’élévationque par la précocité de son génie, et cette sorte de fatalité dontsa vie si courte est empreinte.

C’est Lermontoff, né en 1814, mort à la suited’un duel en 1841. Coïncidence étrange et douloureuse, que deux desplus grands poètes de la Russie, Pouchkine et Lermontoff, soienttombés dans une rencontre !

Ce que cet épouvantable malheur a ravi à laRussie et aux lettres, qui le saura jamais ! Lorsqu’onparcourt les œuvres de ce poète, mort à 26 ans, on ne peuts’empêcher d’être affligé en songeant au monument qu’il eût, sansnul doute, élevé durant une longue vie.

Lermontoff écrivait déjà à douze ans, et lecharme de ses compositions aurait pu lui valoir, comme à VictorHugo, le titre d’enfant prodige. Orphelin dès son bas âge, il futélevé par sa grand’mère et reçut cette instruction distinguée etcomplète qu’on s’applique à donner aux jeunes gens de famille enRussie. L’étude des langues anciennes, celle des langues vivantessurtout, l’histoire, la philosophie, les mathématiques, toutes cesdifférentes branches de l’instruction furent abordées avec dessuccès rares par le jeune Lermontoff, que l’on destinait à lacarrière militaire. Dans ce pays où les privilèges de castes sontencore vivants, la carrière militaire est celle qu’embrassent depréférence les jeunes gens de famille noble.

Lermontoff était petit, avait l’air gauche,les yeux rouges et les pieds assez mal tournés. Il était cependantfort vaniteux, jaloux surtout des succès mondains de ses camaradeset il ne pouvait leur pardonner de réussir mieux que lui, sesentant une certaine supériorité intellectuelle ; aussi soncaractère était-il empreint des inconvénients de ce travers :une susceptibilité outrée, une humeur railleuse et sarcastiquedevaient lui attirer les querelles et les duels dont le résultatlui fut si fatal.

Il servit d’abord aux porte-enseigne, puis auxhussards de la garde où il mena une vie fort dissipée et composades poésies érotiques qui, par leur verve et leur facilité,séduisirent tous ceux qui les lurent. Un duel qu’il eut avecM. de B…, à la suite d’une querelle insignifiante, lutvalut son envoi au Caucase, pays où il avait passé une grandepartie de sa jeunesse et pour lequel il eut toujours uneprédilection marquée. C’est là qu’à dix ans, il s’était épris d’unejeune fille dont le souvenir resta toujours gravé profondément dansson âme : il assurait à vingt cinq ans qu’il n’avaitréellement aimé que cette fois. C’est en écoutant les récits naïfs,pleins d’images et de fantaisie orientale des habitants de ceshautes montagnes, que son génie s’inspira et acquit cette élévationqui le plaça, au niveau des grands poètes.

Aussi ce sont presque toujours ces cimescouvertes de neiges éternelles et les riantes plaines de la Géorgiequ’il choisit pour théâtre de ses fictions ou qu’il chante en versdignes de cette nature imposante.

Lermontoff a toutes les qualités d’un grandpoète : imagination riche et ardente, langage toujours élevéet plein de cette couleur qui est le vêtement obligé des plusbelles idées poétiques. Sans avoir le scepticisme de Byron, dont ilaffectionnait la lecture, il est plus tendre et plus aimant que luiet ne lui cède jamais en passion et en énergie. Amant enthousiastede la nature, il sait en dérouler les magiques tableaux comme unhabile enchanteur ; et, qu’il dise un simple récit, ou que sapensée s’élève dans la plus haute région de la philosophie, ilreste toujours un des maîtres de la littérature contemporaine.

LE DÉMON et les récits que nousdonnons ici sous le titre de : UN HÉROS DE NOTRETEMPS sont, en vers et en prose, ses œuvres les plusremarquables, celles où son génie s’est montré sous ses faces lesplus diverses et les plus attrayantes, et qui peuvent donner plusparticulièrement la mesure de son talent.

Les œuvres de Lermontoff n’ont été publiéesqu’après sa mort. Leur réunion en recueil et leur publication sontdues aux soins pieux d’un ami qui ne voulait pas que le pays fûtprivé de ces chefs-d’œuvre.

Bien qu’une traduction ne soit jamais que lapâle copie d’une œuvre, comme la gravure qui ne donne jamais qu’unefaible idée de la composition d’un grand peintre, nous avons crunéanmoins qu’il plairait à tous ceux qui s’intéressent à lalittérature étrangère de parcourir une de ses plus bellesproductions.

 

 

PRÉFACE DE L’AUTEUR

 

Dans tout livre, la préface est ordinairementla première chose et en même temps la dernière. Elle sert ou àindiquer le but de l’ouvrage, ou à le justifier et à répondre paravance à la critique. Mais on aurait tort de croire que j’écriscelle-ci dans l’intérêt moral des lecteurs ou contre les attaquesdes critiques de journaux : ni les uns ni les autres ne laliront. Et je regrette qu’il en soit ainsi, surtout dans notre paysoù le public est encore si primitif, si ingénu, qu’il ne comprendpas les fables, si, à la fin, il n’y trouve une moralité. Il nedevine pas la plaisanterie et ne saisit pas l’ironie ; il estsimple et grossièrement élevé : il ne sait pas encore que dansle monde comme il faut, et dans un livre de bon ton, une discussionviolente ne peut avoir lieu d’une manière trop apparente ; ilignore que la civilisation actuelle a découvert des armes plusfines, presque invisibles, et non moins sûres, qui, sous le couvertde la flatterie, vous portent des coups mortels et inévitables.

Notre public ressemble à un paysan quientendant causer deux diplomates, appartenant à des cours ennemies,resterait persuadé que chacun d’eux trompe son gouvernement, dansl’intérêt d’une douce et réciproque amitié.

Ce livre m’a valu d’essuyer naguère les ennuisde la malheureuse crédulité des lecteurs et des journaux, et ceci,dans le sens littéral du mot. Ainsi les uns se sont tenus pouroffensés sérieusement, en croyant se reconnaître dans ce typeinexcusable que j’ai appelé : Un hérosde notre temps. D’autres ont faitremarquer avec beaucoup de malignité que l’auteur avait dû peindreson propre portrait et celui de ses connaissances. Vieille etmisérable idée !

La Russie est ainsi faite, que de pareillesabsurdités peuvent s’y propager facilement. Le plus fantastique descontes a chez nous bien de la peine à se soustraire au reproched’attaques dirigées contre quelque individualité.

Le héros de notre temps, mes très cherslecteurs, est réellement un portrait, mais non celui d’un seulindividu. Ce portrait a été composé avec tous les vices de notregénération, vices en pleine éclosion. À cela vous me répondrezqu’un homme ne peut être aussi méchant : mon Dieu ! sivous croyez à la possibilité de l’existence de tous les scélératsde tragédie et de romans, pourquoi ne croiriez-vous pas quePetchorin ait pu être ce qu’il est dans ce livre ? Si vousavez aimé des fictions beaucoup plus effrayantes et plus difformes,pourquoi ce caractère ne trouverait-il pas grâce auprès de vouscomme toute autre fiction ?

C’est que, peut-être, il se rapproche de lavérité plus que vous ne le désirez.

Il est vrai que cette justification n’est nicomplète ni victorieuse ; mais permettez : pas mald’hommes ont passé leur temps à se nourrir de douceurs et leurestomac s’est gâté ; il leur faut maintenant la médecine amèredes vérités piquantes. N’allez pas cependant croire, après cela,que l’auteur de ce livre ait fait le rêve orgueilleux de s’établiren redresseur de l’humanité vicieuse : Dieu le préserve d’unepareille sottise ! non, il lui a paru tout simple et amusantde dépeindre un homme de notre époque comme il l’entendait etcomme, pour notre malheur commun, il l’a trop souventrencontré ; il suit de tout cela que la maladie est indiquée,mais comment la guérir ? Dieu seul le sait.

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