Un Homme d’Affaires

Un Homme d’Affaires

de Paul Bourget

Partie 1
UN HOMME D’AFFAIRES

Chapitre 1UN PROBLÈME

A Henri Ribot …

Parmi les personnages notoires qui composent aujourd’hui à Paris le bataillon ­ bien mêlé depuis trente ans – de ce que l’on appelait autrefois la haute finance,aucun peut-être ne représente d’une façon plus complète que M.Firmin Nortier, l’heureux président du Grand Comptoir,quelques-uns des traits singuliers du spéculateur ultra-moderne. Il incarne en lui, à un degré supérieur, le paradoxe sur lequel pose l’existence de tant d’hommes d’affaires de notre époque, qui veulent et savent à la fois conquérir et fixer la fortune par un acharné labeur de professionnel, et jouir de cet argent si âprement gagné comme les plus élégants et les plus raffinés des oisifs. Vous trouverez Nortier le matin à son bureau, étudiant, avec une lucidité proverbiale sur la place, des dossiers d’où sortira une décision destinée à transformer un coin tout entier du monde. Des centaines de kilomètres dans l’Amérique du Sud, la mise en œuvre d’immenses gisements d’or et de diamants au cœur de l’Afrique, un port à construire sur la côte de l’extrême Asie, – voilà l’objet des calculs de ce Parisien de haute vie, qui, à  cinq heures,sera en visite chez une femme à la mode, à huit dînera en ville, pour finir sa soirée dans une loge de théâtre, puis au cercle. Le pavé de la Bourse ne lui est pas plus familier que le parquet du foyer de la Comédie française. Hier, il a signé une convention qui va mettre en mouvement tous les marchés du globe, et demain vous le rencontrerez, suivant, sur un irlandais bien choisi,un équipage dont il a le bouton. Après-demain, embusqué dans une des allées d’une chasse qui lui coûte la bagatelle de cinquante mille francs par an, rien qu’en œufs de fourmi, il fusillera des faisans en compagnie d’un prince héritier, à moins que ce ne soit le jour des hommes politiques et qu’il ne fasse les honneurs de ses tirés à un ministre, grâce auquel les cinquante mille francs susdits finiront par avoir été placés à  cinq cents pour cent.C’est l’aristocrate de la démocratie, cet homme d’affaires, et qui se carre dans les maisons, les habitudes et les vices des anciensnobles avec autant d’arrogance qu’eux. Celui-ci occupe à Paris, enplein faubourg Saint-Germain, l’hôtel d’un des derniers connétablesde France, – cherchez. Il s’est payé l’autre année le luxe duchâteau de Malenoue, qui fut aux Guise. Il a pour maîtresse lajolie Camille Favier, la célèbre comédienne de la rue de Richelieu,comme Maurice de Saxe avait Mlle Lecouvreur. Ces tirés qui luiservent de pièges à politiciens étaient, au siècle passé, ceux d’unduc et pair, lequel n’avait certes pas à prélever sur ses vassauxdes droits supérieurs aux dîmes que recueillent sur le naïfGallo-Romain, cet éternel administré, et à  propos de chaqueadmission d’une valeur nouvelle, les innombrables chefs du bureaudu Grand Comptoir, ces intendants du tout-puissantfinancier. Était-ce la peine de réunir les États en 89, de prendrela Bastille, de massacrer les innocents Foullon et Berthier, demultiplier crimes sur crimes, d’assassiner le plus débonnaire desrois et la plus gracieuse des reines, André Chénier, Lavoisier,Malesherbes, de mettre l’Europe à feu et à sang, de gagner lescinquante batailles inscrites sur l’Arc-de-Triomphe, pour installercette aristocratie à la place de l’autre? En admettant, avec lesmisanthropes, qu’elles se valent, le coût du virement a été un peucher.

Ce qui constitue une des originalités deNortier, dans la catégorie sociale dont il est le type le plusréussi, c’est que, n’appartenant ni de près ni de loin à la racesémitique, ses origines sont plus aisément discernables, et plusévidentes les étapes de son histoire morale. Il y a toujours del’Oriental dans le Juif. Sa prodigieuse puissance d’assimilationdérive de là, et ce don du prestige que possédait déjà, aux âgesbibliques, Joseph, l’explicateur de songes. Cette souplesse permetà l’Israélite, quand il est vraiment un self-made man, dedissimuler presque magiquement l’humilité de son point de départ. Ala seconde génération, le grand seigneur est fait, – et souventbien fait. Firmin Nortier, lui, a beau avoir adopté la morgue desauthentiques gentilshommes avec lesquels il fraie, il a beau avoircopié d’eux, avec un scrupule qui ne commet pas une fauted’orthographe, sa livrée et ses attelages, sa tenue personnelle etcelle de sa maison, observez-le, et vous démêlerez en lui aussitôtle paysan de Beauce, matois et défiant, avide jusqu’à l’usure,prudent jusqu’à la ruse. Étudiez dans cette face, immobile et commefigée par une froideur voulue, le luisant tout animal de l’œil. Sonpère, le marchand de biens, – c’est ainsi que les Nortier ont passéde la blouse à la redingote, – devait envelopper de ce regard lepropriétaire endetté qu’il se proposait de dépouiller, en luiprêtant sur hypothèque une somme que l’autre ne pourrait jamaisrendre. Ce manieur de millions a, dans ses prunelles couleur decuivre, une âpreté de grippe-sou. Il marche, et, malgré le frac desoirée coupé par Poole, la carrure des épaules hautes, la charpentelourde des gros os, la forte pesée du pied sur le sol, tout, dansce que l’éducation ne peut pas changer d’un être, révèle l’héréditérurale, une longue suite d’ascendants terriens. Mais la fermeté duprofil, la solidité du menton avancé, l’éclair du front, corrigentce qu’il y aurait de commun dans ces premiers caractères. Cettephysionomie, où un caricaturiste démêlerait une étrangeressemblance avec la tête d’un brochet de proie, donne l’idée d’unsi implacable génie de prise que ce parvenu a vraiment l’air de cequ’il est : un Maître. D’ailleurs, étudiez-le davantage,et vous constaterez, à vingt signes, que cet esprit de conquêtefinancière et sociale se double, dans ce grand corps râblé, de laplus vigoureuse physiologie. Nortier a des muscles et une poigne deportefaix, une circulation admirable du sang qui ne connaît pas lamigraine, un estomac à qui l’heure des repas est aussi indifférenteà cinquante-cinq ans qu’elle a pu l’être à dix-huit, l’acuitéde vision d un vieux trappeur, et ce fonds de santé plébéienne aété entretenu par une hygiène continûment observée, à travers uneexistence en apparence brûlée. Ce fastueux amphitryon, qui tientà honneur d avoir une table royalement servie, ne touchejamais qu’à deux plats. Il ne boit pas de liqueur. Il ne fume pas.Ses goûts de sport, adoptés par vanité, lui ont tenu lieu de cetexercice quotidien, recommandé par la médecine, et dont personne àParis n’a le loisir. Aussi, monte-t-il à cheval, quoiqu’il aitcommencé tard, fort convenablement. Il mène bien. Il est devenu ceque les chasseurs appellent un bon second fusil. Un des traits decette nature est un amour-propre toujours éveillé, qui n’entreprendrien sans le réussir, et qui s’est interdit toute prétention nonjustifiée. Dans cet avatar, si souvent maladroit, d’un financier entrain de jouer au gentilhomme, Nortier peut avoir mérité bien desreproches : celui du plus féroce égoïsme envers ses parents pauvresou ses camarades ruinés, celui de la plus immorale absence descrupules dans le choix de ses moyens de fortune, celui del’utilitarisme le plus brutal en matière de relations. Il n’ajamais été ridicule.

 

Cet « homme fort » – dans la plénitudedu sens que donnaient à ce terme, aujourd’hui démodé, les comédiesde mœurs de 1855 – a pourtant dans sa vie intime un point defaiblesse, soyons plus exact, d’inexplicable illogisme. Tous ceuxqui, l’ayant connu, soit comme rivaux d’affaires, soit commecompagnons de plaisir, ont pu apprécier la sûreté de son coupd’œil, l’intransigeance de son orgueil, l’énergie et la netteté deses partis pris, en sont encore à chercher le mot de cette énigme :- comment et pourquoi un personnage de cette allure morale etphysique supporte-t-il de jouer le rôle de mari trompé dans leménage à trois le plus officiel qui soit dans ce Paris élégant, oùils abondent? Les liaisons les plus affichées sont discrètes à côtéde celle de Mme Nortier avec M. de San Giobbe, le « clubman » leplus en vue, à cause de sa prodigieuse adresse à l’escrime, detoute la colonie Italienne, il y a vingt ans, et voici vingt ans eneffet que cette liaison dure. Vous n’avez jamais diné en ville,depuis ces vingt ans, à une table où la jolie et blonde Mme Nortierasseyait sa beauté fraîche, où la moins jolie, mais encore plusblonde Mme Nortier assied sa beauté fanée, sans que l’Italien nefût au nombre des convives, ou ne parût après le diner. Inviter lun sans l’autre serait une énorme gaffe, et aucunemaîtresse de maison ne la commettrait, dans cette province deParis, qui va du parc Monceau à l’avenue du Bois et du boulevardHaussmann aux rues encore habitables du faubourg Saint-Germain, etqui pourrait se dénommer le tenderloin, le morceautendre, le filet, à plus juste titre que le quartiergalant de New-York, tant elle est propice aux grands adultères.Vous n’êtes jamais allé à un Mardi des Français, ou à un Vendredide l’Opéra, sans que, sur le fond rouge de la loge au-devant delaquelle s’étalaient les blanches épaules de Mme Nortier, vousn’ayez vu se dessiner le profil de portrait de San Giobbe. MmeNortier part-elle pour les eaux? San Giobbe arrive dans les huitjours. Assiste-t-elle aux courses de Deauville? Il est là. Il estlà quand elle va l’hiver à Cannes ou à Pau. Fait-elle une visite enÉcosse, à l’époque de la chasse? Il passe la Manche et va chasserle grouse et le saumon dans la lodge où elle a été priée.Enfin, c’est le patito classique, risquons cette autre formule,plus démodée encore que celle d’« homme fort », puisqu’il s’agitd’un des plus aimables Parisiens que nous ait jamais envoyésl’Italie, de don Antonio, comme on continue à l’appeler à Bergame,sa patrie. – On entend marquer par

là  qu’il appartient au plus purpatriciat local, celui de l’époque consulaire, avant l’invasion descésars allemands et la création des comtes.

– Que ce patito fût un amant, ilsuffisait, quand il avait trente-cinq ans,- c’est l’âge oùcommencèrent ses assiduités auprès de Mme Nortier,- de le regarderpour en être sûr, avec sa lèvre gourmande, la sensualité puissantede son visage aux beaux traits, à la fois grands et fins, – et,bien qu’il y ait, pour les maris, des grâces d’état, commentadmettre qu’un routier de toutes les coulisses, tel que Firmin, aitpu constater les indices d’une pareille intimité entre sa femme etun seigneur tourné de la sorte, sans essayer de savoir ce qu’il yavait par derrière et sans le découvrir? Pensez que brusquement, dujour où il a été présenté à Mme Nortier, aucune femme n’a plusjamais existé pour San Giobbe. Il a eu encore ce trait, desSigisbées de son pays, d’être fidèle à sa maîtresse, et il adisparu du demi-monde, où il avait toutes ses habitudes, lentement,prudemment, – il n’est pas pour rien un compatriote deMachiavel, – mais absolument. Pensez qu’il n’est plus retourné àBergame, où il a son palais, ses terres, et toute sa famille, quejuste le temps exigé par ses intérêts, et qu’il s’est fixé ici,visiblement sans intention de départ. Pensez surtout que, dansl’année qui a suivi cette présentation, Mme Nortier a donnénaissance à une fille dont la ressemblance avec le bel Italienserait à elle seule une révélation, et cette révélation est rendueplus indiscutable par une autre ressemblance, celle de sa sœuraînée, l’enfant légitime, celle-là, avec Nortier! Ajoutez que, parune de ces imprudences comme en ont les femmes très amoureuses, lamère a osé appeler cette fille, qu’elle a eue de son amant, sansaucune raison de parrainage, du nom de Béatrice, traditionnel dansla famille San Giobbe, au lieu que l’ainée s’appelle toutsimplement Françoise, du nom de la mère de Nortier, le seul êtrepour qui le financier ait eu un peu de tendresse au cœur. CetteFrançoise, lourde et ramassée, avec les épaules et la démarcheplébéiennes, comme son père, est une forte Beauceronne, née pouraider un laboureur au dur travail de la ferme. Elle est cela aussiévidemment que Béatrice, longue et fine, avec ses grands yeuxnoirs, sa chaude pâleur, les

délicatesses de ses pieds et de sesmains, est une fille noble et une méridionale faite pour prendredes sorbets par les chauds après-midi d’un été lombard dans quelquehaute salle décorée à fresques par un Moretto ou un Lorenzo Lotto.Dans sa petite enfance, elle déployait, dans ses moindres façons,cette espèce de grâce languissante, si nationale, que l’on a dûcréer pour elle, au delà des Alpes, un mot intraduisible. Retz en adonné un bon joli commentaire quand il a parlé d’une femme qui seregarde dans le miroir de la ruelle,  » et elle montra tout ce quela morbidezza des Italiens a de plus tendre, de plus animéet de plus touchant !… » Ces faits étant donnés, et cent autrespareils, à quels motifs attribuer l’attitude de Nortier, qui atoléré les assiduités de San Giobbe, sans que jamais une parole, unsilence, un geste, ait trahi ce qu’il en pensait, – qui n’a jamaismarqué une différence de traitement aux deux jeunes filles, – quicontinue à gagner des millions après des millions, avec lacertitude qu’en vertu du fameux axiome : Is pater est quemnuptiœ… toute une part de cette énorme fortune servira à payerle luxe et le bonheur de l’enfant d’un autre? On comprendra que lacuriosité du cercle d’oisifs où le financier maintient son rangavec une telle suite dans la ligne de son ambition mondaine aitconsidéré avec un intérêt passionné cette anomalie d’un caractèresi parfaitement un dans sa teneur. Ce n’est donc pas une fois, cen’est pas dix fois, c’est cent, c’est mille que les invités de seschasses ont analysé le cas Nortier-San Giobbe, dans le trainspécial qui les ramenait à travers les plaines du département deSeine-et-Marne. Les propos que voici et qui s’échangeaient par unsoir de l’automne de 1897, entre six ou sept des habitués deMalenoue, résument à peu près toutes les hypothèses qu’amis etennemis essayaient depuis des années sur la situation de leurshôtes, comme des diplomates essayent des grilles sur uncryptogramme. Une circonstance particulière rendait, on le verra,plus intéressante encore à ces curieux la solution du problème:

– « Est-ce que vous n’avez pas remarquéque le petit Clamand était bien empressé auprès de Béatrice? »avait demandé tout d’un coup, après les premiers et nécessairesdiscours sur la battue, Maxime de Portille, un de ces étourdisfutés qui, se préparant à un riche mariage à travers la fête, onttoujours l’œil sur les héritières, n’eussent-ils pas d’intentionsactuelles et présentes. – On ne sait jamais.

– « C’est vrai,  » avait répondu un autredes chasseurs, un bonhomme, celui-là, le gros La Bratesche, qui ala digestion optimiste ; et, tout en allumant un cigare : «Quel joli petit ménage ça ferait! C’est un si brave garçon queClamand, et de l’avenir ! Le papa Clamand finira commandant decorps d’armée, vous verrez cela, et Gabriel est sorti de Saint-Cyrdans les tout premiers. Saviez-vous cela?… Il sera le plus jeunecolonel de l’armée avant dix ans, comme il en est le plus jeunecapitaine. Et avec la fortune de Mlle Nortier, ça lui ferait unevie magnifique. »

– « Il faut que San Giobbe consente, »fit venimeusement Crucé, l’envieux. « Vous oubliez ce petit détail.»

– « En attendant, Clamand est en grandefaveur auprès de Mme Nortier, » reprit Portille, « la preuve, c’estqu’il fait un séjour… »

– « Il est en garnison à Melun, » dit lebaron Desforges, qui était assis en face de Crucé. Asoixante-quinze ans qu’il vient d’avoir, l’ancien viveur n’a pasbaissé, grâce aux étonnantes précautions qu’il prend poursa

santé, et il est toujours l’observateurqui aime à philosopher sur la vie, avec une ironie indulgemmentcynique :

– « Et Nortier qui va doter cette fillecomme une princesse, et qui sait qu’elle n’est pas de lui!… Il nepeut pas ne pas le savoir, et il a comblé la mère. – Vous voyez sestoilettes et ses chevaux! – Et il comble San Giobbe, qui vit à mêmece luxe tout le long de l’année, –  et il comblela fille!!… Ce n’est pourtant pas le « petit smoking bleu » quenotre ami? S’il ne voit rien, c’est extraordinaire. S’il voitquelque chose, ce n’est pas moins extraordinaire qu’il le supporte,car, enfin, il n’est pas commode. »

 

– « Il a eu peur d’un coup d’épée de SanGiobbe, tout simplement, » fit Machault, l’escrimeur, en se mêlantà son tour à la conversation, « ce n’est pas brillant, mais si vousaviez tiré avec don Antonio, comme disait Pini, vous l’excuseriez.Ah ! le mâtin, qu’il était vite ! Et un à-propos !»

– « Oui, » interrompit Crucé, « mais,comme San Giobbe a depuis deux ans une maladie du cœur, et qu’il nepeut plus tenir un fleuret, votre raison a cessé d’être valable. Onest toujours à temps de se fâcher en certaines circonstances.Alors?… Voulez-vous que je vous dise pourquoi Nortier ne se fâchepas et ce dont il a eu peur, plus simplement? Il a eu peur de sesdomestiques… Mais oui, mais oui!… On ne sait pas le rôle que cettecrainte-là joue dans les complaisances conjugales ! Quand unmonsieur est l’amant d’une dame, c’est qu’il a l’habitude de venirdans la maison, et, pour qu’il n’y vienne plus, si ce n’est pas deplein gré qu’il se laisse congédier, il faut donner l’ordre auportier de ne plus le recevoir, au maître d’hôtel, au valet depied… C’est bête comme tout, cette petite démarche… Il y a neufmaris sur dix qui n’arrivent pas à la faire… »

– « Ils ne sont pas Nortier, » repritDesforges. « Non. Vous serez plus dans le vrai en disant qu’il atout supporté à cause de sa maison. Il a le goût de recevoir, pisque le goût, la passion. C’est trop naturel. On ne gagne pas desmillions pour les manger tout seul. Or, pourquoi avait-il épousé safemme, qui n avait pas un fifrelin, mais qui était née de Brèves,sinon pour avoir les de Brèves et leurs alliés et amis dans sonsalon ? Chasser la femme, c’était rompre avec le cousinage, secondamner à élever ses perdreaux et à décanter son cos d’Estournelpour des boscards. Il a gardé la femme, et il a bien fait »… « Toutde même, » ajouta-t-il, « avec son orgueil et sa tête, qu’il n’aitpas trouvé une autre solution, j’avoue que cela continue àm’étonner. »

– « Il aime sa vraie fille, voilà tout ! » fit l’excellent La Bratesche. « Vous avez vu comme ill’a mariée. Elle est dans le Gotha tout bonnement comme comtessed’Arcole, en attendant qu’elle soit duchesse : avec un scandale,c’était impossible… Le monde n’est pas si mauvais que vous lepensez. Que de pères font ainsi le sacrifice de la juste vengeancequ’ils auraient le droit d’exercer sur une femme qui les trompe,pour épargner à un premier enfant le chagrin d’avoir quelquejour à mépriser sa mère ! »

– « Je vous dirai comme Desforges : ilsne sont pas Nortier, » répondit Casal, un sixième chasseur quis’était tu jusque-là. Cet autre héros de la haute vie, lui aussisur le triste versant de la colline, et qui représente lagénération des grands Parisiens d’après la guerre comme Desforgescelle d’après le coup d Etat, joint à l’observation aiguë du baronun sens des dessous tragiques de l’existence, auquel répugnel’épicurisme de son vétéran. « Mon opinion, » continua-t-il, « estque Nortier est un gaillard très peu commode en effet, mais quipratique le proverbe espagnol : La vengeance est un plat qui semange froid… J’ai une théorie : quand on veut juger quelqu’un, ilfaut le voir jouer, boire et chasser, et faire des armes, est-cevrai, Machault?… Nortier n’a jamais plastronné dans une salle, iltravaille l’épée chez lui, par hygiène, n’en parlons donc pas. Maisson procédé à la Bourse, nous le connaissons tous, et comme ilopère de longueur, et en attendant son moment. C’est unaudacieux patient, et qui ne part jamais qu’à  coupsûr. A la chasse de même, je ne lui ai jamais vu perdre unecartouche. Il ne tire qu’à  distance et quand il faut. Atable, vous savez qu’il ne boit que de l’eau et que, là encore,c’est le surveillé des surveillés. »

– « Vous en concluez?… » fit Portille,qui, en sa qualité d’élégant de la nouvelle école, trouvevolontiers ses aînés un peu « raseurs ». Respectons sonstyle.

– « J’en conclus, » reprit Casal, « que,réfléchi comme il est, il sait à  quoi s’en tenir comme vouset moi sur la naissance de Béatrice; qu’avec son orgueill’existence de cette fille et la présence de San Giobbe dans samaison lui sont insupportables ; que, pour des raisonsdiverses : les tiennes, Machault ; la vôtre, Desforges ;un peu de la vôtre, Crucé, en se disant que le monde l’excuseraitcomme vous l’excusez, La Bratesche, il a différé savengeance ; mais, ou je ne m’y connais pas en hommes, ou cettevengeance viendra. Il prépare un report d’un genreparticulier, voilà tout… »

– « C’est de l’excellentAmbigu, » votre histoire, mon cher Casal,  » fit Desforges,qui hochait la tête. « En attendant, Nortier a justifié les adagesde nos braves aïeux sur le cocquaige, car il a eu toutesles chances, jusques et y compris celle que San Giobbe ait lameilleure influence sur Mme Nortier. Elle était coquette, vous vousle rappelez, et elle serait devenue Dieu ou plutôt le Diable saitquoi, si elle n’avait pas rencontré Antonio. Il est positif quedepuis lui, et cela date, hélas! elle

n’a jamais fait parler d’elle…»

– « C’est vrai, » dirent d’une seulevoix les six interlocuteurs, qui entamèrent de la meilleure foi dumonde l’éloge de la mère de la future duchesse d’Arcole et de laprobable colonelle Clamand. Ni les uns ni les autres n’avaient prisgarde à un septième compagnon, un jeune homme de l’âge de Portilleet qui portait l’un des plus grands noms de France. Ce n’était rienmoins que le marquis de Longuillon, de l’illustre lignée de l’amide Charles VI, le héros du siège de la Tour-Enguerrand. Longuillonest le titre des cadets de la famille, les plus riches longtemps etqui possédaient, qui possèdent encore le château dont la brancheaînée, celle des princes de La Tour-Enguerrand, portent le nom.Confortablement roulé dans son raglan de voyage, la casquette surles yeux, ce garçon dormait si

profondément qu’il fallut le secouerpour le réveiller quand le train entra en gare de Paris.

– « Comment? » soupira-t-il dans unbâillement, « nous sommes arrivés ? Je ne nous savais paspartis !…»

– « Dites donc ?  » fit Casal aubaron Desforges, en le prenant un peu en arrière, quand toute lacompagnie fut descendue sur le quai de la gare, « j’ai bien peurque nous ayons dit des bêtises, Longuillon a trop parlé de sonsommeil. Il a dû ne pas dormir et nous écouter. »

– « Et après ? » demandainsoucieusement Desforges.

– « Après ? Vous savez qu’il est oua été l’amant de cœur de la petite Favier? »

– « Et après ? » demanda encoreDesforges.

– « Après ? Vous allez me répéterque c’est de l’Ambigu. Mais j’ai idée que Favier est entrain de lui brocanter un mariage avec Béatrice… »

– « Et après ? » fit de nouveau lebaron.

– « Après? Si ce mariage s’arrange,c’est toujours sot d’avoir bavardé. Ça embarrasse tout le monde,ces histoires-là. »

– « Bah ! » répliqua Desforges, «si votre idée est vraie, Longuillon a pris les devants, puisqu’ilnous a bien affirmé qu’il avait dormi…Ce serait d’un garçond’esprit… Ce n’est pas cela qui lui manque. C’est presque tout ceque son brigand de père lui a laissé, avec la plus jolie collectionde vices et le fameux castel, celui du siège, que Mosé va commettreun de ces jours la bêtise d’acheter, à moins que… Savez-vous quec’est du joli travail, si Longuillon est en train de vraimentmijoter ce mariage-là  et d’arriver à la fille en mignotant lamaîtresse du père… Hé bien! nous assisterons à un matchClamand-Longuillon. Ça nous fera d’autres retours de chasse… »

– « Et peut-être à Nortier sa vengeance,étant donné que comme mari… » reprit Casal.

– « Son chaufroid à l’espagnole? Vous ytenez, » interrompit Desforges ; « laissez donc, nous n’avonsplus de ces plats montés sur nos menus. La recette en est perdue -heureusement!  N’oublions donc pas que nous avonsla bonne fortune de vivre dans un siècle de décadence !»

 

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