Une banale histoire

Une banale histoire

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
UNE BANALE HISTOIRE FRAGMENT DES MÉMOIRES D’UN HOMME VIEUX
I

Il existe en Russie un professeur connu par de nombreux travaux, du nom de Nicolas Stépânovitch un Tel, conseiller privé et chevalier de plusieurs ordres. Il est décoré d’un si grand nombre de ces ordres, russes et étrangers, que lorsqu’il les revêt tous, les étudiants l’appellent l’iconostase. Le professeur a les meilleures relations mondaines ; à tout le moins, il n’y a pas en Russie, depuis vingt-cinq ou trente ans, de savant réputé avec lequel il n’ait été intimement lié. À l’heure actuelle, le professeur ne noue plus d’amitié avec personne, mais, pour nous en tenir au passé, la longue liste de ses amis illustres comprend des noms tels que ceux de Pirogov, de Kavéline et du poète Nékrâssov,qui, tous, lui vouèrent l’amitié la plus sincère et la plus active.Il est membre de toutes les universités russes, et de trois universités étrangères, etc., etc. De tout cela, et de beaucoup de choses encore que l’on pourrait ajouter, se compose ce qu’on peut appeler mon nom.

Ce nom est populaire. Tout homme lettré leconnaît en Russie, et, à l’étranger, quand on le cite dans lesécoles, on y ajoute l’épithète : « connu », ou« vénéré ». Il fait partie de ces quelques noms heureuxqu’il est regardé, dans le public et dans la presse, comme malséantde critiquer ou de dénigrer ; et ce n’est que justice. À monnom est étroitement associée l’idée d’un homme illustre, richementdoué, et indubitablement utile.

Travailleur et endurant comme le chameau, jele suis, ce qui est important, et j’ai du talent, ce qui l’estencore plus. En outre, à parler franchement, je suis un être bienélevé, modeste et honnête. Je n’ai jamais fourré le nez dans lalittérature ni dans la politique ; je n’ai jamais cherché lapopularité en polémiquant avec des ignorants et je n’ai jamaisprononcé de discours dans les dîners ou sur la tombe de mescollègues… En somme, il n’y a aucune tache sur mon nom de savant,et il est parfaitement irréprochable. La fortune de mon nom estgrande.

Le porteur de ce nom – autrement dit, moi –est un homme de soixante-deux ans, chauve, avec de fausses dents etune névralgie incurable. Autant mon nom est brillant et beau,autant je suis terne et laid. Ma tête et mes mains tremblent defaiblesse. Mon cou ressemble au manche d’une contrebasse. Mapoitrine est creuse, mon dos étroit. Quand je parle ou fais uncours, ma bouche grimace. Quand je souris, tout mon visage secouvre de rides profondes et macabres. Il n’y a rien d’imposantdans mon piteux extérieur. Ce n’est que lorsque ma névralgie metourmente qu’apparaît sur mon visage une expression particulière,amenant dans l’esprit de chacun cette triste et impressionnantepensée : « Apparemment, cet homme mourrabientôt ! »

Comme par le passé, je ne fais pas mal mescours. Je puis, comme jadis, soutenir l’attention de mon auditoirependant deux heures. Mon feu, le ton littéraire de mon exposé etmon humour empêchent presque de remarquer l’insuffisance de ma voixqui est sèche, aigre et chantonnante comme celle d’une bigote. Parcontre, j’écris mal. La cellule de mon cerveau qui préside à lafaculté d’écrire refuse le service. Ma mémoire a baissé ; jen’ai plus de suite dans les idées et, quand je les couche sur lepapier, il me semble que j’ai perdu le sentiment de leur lienorganique. La construction est monotone, la phrase pauvre ettimide. Souventes fois je n’écris pas ce que je veux. En écrivantla fin, je ne me rappelle plus le commencement. Souvent, j’oublieles mots usuels ; dans tous les cas je suis obligé de dépenserbeaucoup d’énergie pour éviter dans mes lettres les phrasesinutiles et les incidentes superflues.

Tout cela démontre clairementl’affaiblissement de mon activité cérébrale. Et il est à remarquerque c’est pour la lettre la plus simple que je dois faire l’effortle plus grand. Dans un article scientifique, je me sens plus àl’aise et plus intelligent que dans une lettre de félicitations oudans un rapport. Encore un point : écrire en allemand ou enanglais m’est plus facile que d’écrire en russe.

En ce qui concerne ma manière de vivreactuelle, la première des choses que je dois noter est l’insomniedont je souffre depuis ces derniers temps. Si l’on me demandaitquel est le trait principal et essentiel de mon existence présente,je répondrais : l’insomnie.

Comme autrefois, par habitude, je medéshabille à minuit juste et me mets au lit. Je m’endors vite.Mais, vers deux heures, je m’éveille, et avec la sensation que jen’ai pas du tout dormi. Je suis obligé de me lever et d’allumer malampe. Je marche une heure ou deux d’un coin à un autre de machambre, et je regarde les tableaux et les photographies qui mesont depuis si longtemps connus. Quand je suis las de marcher, jem’assieds à mon bureau. Je reste assis immobile, sans penser à rienet sans éprouver aucun désir. S’il y a un livre devant moi, jel’attire machinalement et le lis sans y prendre aucun intérêt.C’est ainsi qu’il y a peu de temps, j’ai lu machinalement en unenuit tout un roman qui porte ce drôle de titre : Ce quechantait une hirondelle. Ou bien, pour occuper mon attention,je me force à compter jusqu’à mille. Ou encore, je me représente lafigure d’un de mes collègues, et j’entreprends de me rappelerquelle année et dans quelles circonstances il a débuté. J’aime àprêter l’oreille aux bruits. Parfois, dans la troisième chambreaprès la mienne, ma fille Lîsa prononce vite en songe quelquechose. Parfois, ma femme traverse le salon avec une bougie etlaisse tomber immanquablement la boîte d’allumettes, ou bien, unearmoire, travaillée par la sécheresse, craque, ou bien le brûleurde la lampe se met soudain à ronfler ; et tous ces bruits, jene sais pourquoi, m’agitent.

Ne pas dormir la nuit, c’est avoir à touteminute la conscience que l’on n’est pas normal. Aussi attends-jeavec impatience le matin et le jour, c’est-à-dire le moment oùj’aurai le droit de ne pas dormir. Il passe beaucoup de tempsaccablant avant que le coq chante au dehors. C’est lui qui lepremier m’annonce la bonne nouvelle. Dès qu’il a poussé son cri, jesais qu’il n’y a plus qu’une heure avant que le suisse, en bas, seréveille et, toussant avec colère, monte, pour quelque besogne,l’escalier. Ensuite, derrière les fenêtres, le jour blanchira peu àpeu. Des voix retentiront dans la rue.

Ma journée commence par la visite de ma femme.Elle entre chez moi en jupon, non peignée, mais déjà lavée, sentantl’eau de Cologne ; elle a l’air d’entrer par hasard et elledit chaque fois la même chose :

– Pardon, je ne viens que pour uneminute… Tu n’as pas encore dormi de la nuit ?

Puis elle éteint ma lampe, s’assied près demon bureau et se met à parler. Je ne suis pas prophète, mais jesais d’avance de quoi il va être question. Chaque jour, c’est lamême chose. Habituellement, après s’être inquiétée de ma santé,elle se souvient tout à coup de notre fils, officier à Varsovie.Passé le 20 de chaque mois, nous lui envoyons cinquanteroubles ; c’est là ce qui sert de thème principal à notreconversation.

– Sans doute, c’est une gêne, soupire mafemme, mais tant qu’il ne sera pas à même de se suffire, nousdevons l’aider. Ce petit est loin de nous, il est mal payé…D’ailleurs, si tu veux, le mois prochain, nous ne lui enverrons quequarante roubles. Qu’en penses-tu ?

L’expérience quotidienne aurait dû persuaderma femme que nos dépenses ne diminuent pas du fait que nous enparlons souvent, mais ma femme est réfractaire à l’expérience, et,chaque matin, régulièrement, elle me parle de notre officier, meraconte que le pain, grâce à Dieu, a baissé, mais que le sucre aaugmenté de deux kopeks. Et tout cela comme si elle m’annonçaitquelque chose de nouveau.

Je l’écoute, je fais chorus machinalement, et,sans doute, en raison de ce que je n’ai pas dormi la nuit, despensées étranges, oiseuses, s’emparent de moi. Je regarde ma femmeet m’étonne comme un enfant. Je me demande avec perplexité :Se peut-il que cette vieille, très grosse et laide personne,qu’hébètent les mesquins soucis et l’effroi de la bouchée de pain,dont les vues sont obscurcies par de constantes idées de dettes etde besoin, qui ne sait parler que de dépenses, et ne sourire qu’aubon marché ; se peut-il que cette femme ait été autrefoiscette frêle Vâria que j’ai aimée passionnément pour son bel etclair esprit, pour son âme pure et sa beauté, et, comme Othelloaimait Desdémone, en raison de sa « sympathie » pour mascience ? Se peut-il que ce soit cette Varia qui, jadis, mitau monde mon fils ?…

De cette vieille, molle et laide, je scrute levisage ; j’y cherche Vâria. Mais, du passé, elle n’a gardé queson souci de ma santé et sa façon d’appeler mes appointements nosappointements, mon chapeau notre chapeau, etc. Je souffre à laregarder, et, pour ne pas l’affliger, je lui permets de diren’importe quoi. Je me tais même quand elle juge injustement autruiou me tance parce que je ne fais pas de clientèle et ne publie pasde manuels.

Notre conversation finit toujours d’une mêmefaçon. Ma femme se souvient tout à coup que je n’ai pas encore prisde thé et s’effraie :

– Qu’ai-je à rester assise !dit-elle en se levant. Le samovar est depuis longtemps sur la tableet je bavarde. Comme je perds la mémoire, mon Dieu !

Elle part vite et s’arrête à la porte pourdire :

– Nous devons cinq mois à Iégor. Lesais-tu ? Il ne faut pas différer le paiement des domestiques.Combien de fois l’ai-je dit ! Payer dix roubles par mois estbien plus facile que d’en payer cinquante au bout de cinq mois.

La porte passée, elle s’arrête à nouveau etdit :

– Personne ne me fait tant de pitié quela pauvre Lîsa. La petite étudie au Conservatoire, vit dans labonne société et est habillée on ne sait comment. Une pelisse qu’ilest honteux de montrer dans la rue. Si elle était fille dequelqu’un d’autre, ce ne serait rien, mais tout le monde sait queson père est un professeur célèbre, conseiller privé.

Et, m’ayant ainsi reproché mon nom et montitre, elle sort enfin.

C’est ainsi que commence ma journée.

Elle ne se continue pas mieux.

Quand je prends mon thé, ma Lîsa arrive enpelisse, en chapeau, sa musique à la main, déjà prête pour serendre au Conservatoire. Elle a vingt-deux ans. Elle paraît plusjeune. Elle est jolie et ressemble un peu à ma femme dans sajeunesse. Elle me baise tendrement la tempe et la main, etdit :

– Bonjour, papa. Tu vas bien ?

Enfant, elle aimait beaucoup les glaces, et jela menais souvent dans une pâtisserie. Les glaces étaient pour ellela mesure de tout ce qu’il y a de bien. Si elle voulait mecomplimenter, elle disait : « Tu es à la crème,papa. » Un de ses doigts s’appelait à la pistache, un autre àla crème, un troisième à la framboise, etc. D’ordinaire, quand ellevenait m’embrasser le matin, je la mettais sur mes genoux et, luibaisant les doigts, je lui disais :

– À la crème…, à la pistache…, aucitron…

Et, à présent, par vieille habitude, je baiseses doigts et murmure : « À la pistache, à la crème, aucitron », mais ce n’est plus du tout ça. Je suis froid commeun sorbet, et suis confus. Quand ma fille entre et qu’elle touchede ses lèvres ma tempe, je tressaille comme si une abeille mepiquait. Je souris avec contrainte et détourne le visage. Depuisque je souffre d’insomnie, cette question est plantée comme un cloudans ma cervelle. Ma fille voit sans cesse combien, vieillard,homme illustre que je suis, je souffre et rougis de devoir del’argent à mon valet de chambre ; elle voit combien le soucides dettes criardes m’oblige souvent à quitter mon travail et àrôder pensif de chambre en chambre pendant des heures ;pourquoi donc n’est-elle jamais venue me trouver à l’insu de samère, et n’a-t-elle pas chuchoté : « Père, voici mamontre, mes bracelets, mes boucles d’oreilles, mes robes ;engage tout cela, il te faut de l’argent. » Pourquoi, voyantcombien sa mère et moi, esclaves d’un faux sentiment, nous nousefforçons de cacher à autrui notre pauvreté ; pourquoi ne serefuse-t-elle pas le coûteux plaisir de s’occuper de musique ?Je n’aurais, Dieu m’en garde, accepté ni sa montre, ni sesbracelets, ni ses sacrifices ; ce n’est pas ce dont j’aibesoin…

Je me souviens fort à propos de mon fils,l’officier de Varsovie. C’est un garçon d’esprit, honnête etsobre ; mais ce n’est pas non plus ce qu’il me faudrait. Jepense que si j’avais un vieux père et savais qu’il est des minutesoù il a honte de sa pauvreté, je laisserais à d’autres le métierd’officier et me louerais comme manœuvre. De pareilles pensées surmes enfants m’empoisonnent. À quoi riment-elles ? Seul unhomme étroit et aigri peut dissimuler en soi un mauvais sentimentcontre des gens ordinaires, parce qu’ils ne sont pas des héros.Mais assez là-dessus…

À dix heures moins le quart, il me faut allerfaire un cours à mes jeunes élèves chéris. Je m’habille et parcoursun trajet qui m’est connu depuis trente ans et a pour moi sonhistoire. Voici la grande maison grise avec la pharmacie. Il yavait là, dans le temps, une petite maison avec un débit de bièreoù je ruminais ma thèse et écrivis ma première lettre d’amour àVâria. Je l’écrivis au crayon sur une feuille portantl’en-tête : Historia morbi[1].Voici l’épicerie que tenait dans le temps un juif qui me vendaitdes cigarettes à crédit, et, après, ce fut une grosse femme quiaimait les étudiants parce que « chacun d’eux a unemère ». Maintenant, c’est un marchand roux, homme indifférentà tout, qui fait son thé dans une théière de cuivre. Et voici laporte sombre, depuis longtemps non rafraîchie, de l’Université.Voici, dans sa peau de mouton, le dvornik qui s’ennuie et lesbalais, les tas de neige… Sur un garçon fraîchement débarqué deprovince, et s’imaginant que le temple de la science estvéritablement un temple, cette porte de l’Université ne peut pasproduire une bonne impression. En général, la vétusté des locauxuniversitaires, l’obscurité des corridors, la lèpre des murailles,le manque de lumière, le triste aspect des escaliers, desportemanteaux et des bancs, tout cela entre pour quelque chose dansla formation du pessimisme russe… Voici aussi notre jardin. Depuisl’époque où j’étais étudiant, il n’a changé, me paraît-il, ni enmieux ni en pire ; je ne l’aime pas. Il serait préférable qu’àla place de ces tilleuls phtisiques, de ces acacias, et de ce lilasmaigre et tordu, il y eût de grands pins et de beaux chênes.L’étudiant, dont la disposition d’esprit est déterminée le plussouvent par ce qui l’entoure, ne doit voir, là où il s’instruit,que des choses élevées, fortes ou belles. Dieu le préserve desarbres maigres, des fenêtres brisées, des murailles grises et desportes capitonnées de toile cirée en lambeaux…

Dès que j’arrive à ma porte elle s’ouvre, etl’huissier Nicolas, mon contemporain, mon collègue et mon homonyme,me reçoit et me fait entrer ; il se racle la gorge etdit :

– Il gèle, Excellence !

Ou, quand ma pelisse est mouillée :

– Il pleut, Excellence !

Ensuite, il s’élance devant moi et ouvretoutes les portes. Dans mon cabinet, il m’enlève soigneusement mapelisse et s’empresse de me communiquer quelque nouvelleuniversitaire. Grâce à l’étroite franc-maçonnerie qui existe entretous les suisses et les garçons de l’Université, il sait ce qui sepasse dans les quatre Facultés, au secrétariat, dans le cabinet durecteur, à la bibliothèque.

Que ne sait-il pas ? Quand l’événement dujour est, par exemple, la retraite du recteur ou du doyen, jel’entends souvent nommer les candidats aux jeunes employés et leurexpliquer que le ministre ne validera pas celui-ci, que tel autrerefusera. Ensuite, il se lance dans des détails fantastiques surdes papiers mystérieux, reçus au secrétariat, sur une conversationsecrète entre le ministre et le curateur de l’Université, etc.Hormis ces détails, il est presque toujours véridique en tout. Lescaractéristiques qu’il fait de chaque candidat sont originales,mais justes. Si vous voulez savoir quelle année un tel a soutenu sathèse, est entré au service, a pris sa retraite ou est mort,appelez à votre aide l’énorme mémoire de cet ex-militaire, et, nonseulement il vous dira l’année, le mois et la date, mais il vousfournira des détails qui accompagnèrent telle ou tellecirconstance. Ainsi peut se souvenir celui seul qui aime.

Il est le conservateur des traditions. De sesprédécesseurs, il a hérité beaucoup de légendes de la vieuniversitaire. Il en a ajouté beaucoup de son cru, acquises dans sapratique, et, si vous le voulez, il vous racontera de nombreuseshistoires, longues ou courtes. Il peut vous parler de savantsextraordinaires, qui savaient tout, de remarquablestravailleurs qui ne dormaient pas des semaines entières et denombreux martyrs ou victimes de la science. Chez lui, le bientriomphe du mal ; le faible vainc toujours le fort, le sagel’imbécile, le modeste le fier, le jeune le vieux… Il n’est pasbesoin de prendre toutes ses légendes et fantaisies pour argentcomptant, mais passez-les au filtre, il en restera ce qu’ilfaut : de bonnes traditions de chez nous et des noms devéritables héros, reconnus de tous.

Les données sur le monde savant se résument,dans la société, en anecdotes, sur l’extraordinaire distraction dequelques vieux professeurs, et en deux ou trois bons mots attribuésà Gruber, à moi ou à Baboûkhine. Pour la société instruite, c’estpeu. Si cette société aimait la science, les savants et lesétudiants de la même manière que Nicolas les aime, sa bibliothèquecompterait depuis longtemps sur elle et sur eux de longues épopées,des légendes et des vies, que, malheureusement, elle n’a pasaujourd’hui.

En m’apprenant une nouvelle, Nicolas prend uneexpression sévère, et une longue conversation commence entre nous.Si, à ce moment, un tiers entendait avec quelle aisance Nicolasmanie la terminologie savante, il pourrait penser que c’est unsavant habillé en huissier. Pour le dire en passant, les bruitsrépandus sur les huissiers de facultés sont très exagérés. Nicolasconnaît, en vérité, plus de cent appellations latines ; ilsait remonter un squelette, faire au besoin des préparations, fairerire les étudiants au moyen de quelque longue citation savante,mais, par exemple, la théorie si simple de la circulation du sangreste pour lui aussi obscure qu’il y a vingt ans.

Profondément courbé sur un livre ou sur unepréparation, je trouve, à la table de mon cabinet, mon prosecteurPiôtre Ignâtiévitch, garçon de trente-cinq ans, appliqué, mais sanstalent, déjà chauve et ventru. Il travaille du matin au soir, liténormément, se souvient parfaitement de tout ce qu’il lit, et, à cepoint de vue, ce n’est pas un homme, mais un trésor. Pour le reste,cependant, c’est un cheval de trait, ou, comme on dit, une brutesavante. Ce qui le différencie d’un homme de talent, est sonhorizon étroit et brusquement délimité par sa spécialité, hors delaquelle il est naïf comme un enfant. Je me rappelle qu’un matin,en entrant dans mon cabinet, je dis :

– Figurez-vous quel malheur ! On ditque Skobélèv est mort.

Nicolas se signa et Piôtre Ignâtiévitch setourna vers moi et demanda :

– Qui est-ce, Skobélèv ?

Une autre fois, un peu auparavant, je luiavais annoncé la mort du peintre Pérov. Le très cher PiôtreIgnâtiévitch me demanda :

– Sur quoi faisait-il soncours ?

Il semble que si la Patti[2]chantait à son oreille, que si des hordes de Chinois envahissaientla Russie, que si un tremblement de terre se produisait, il nebougerait pas, et, de son œil cligné, regarderait le plustranquillement du monde dans son microscope. En un mot,Hécube[3] ne lui est rien. J’aurais cher payé pourvoir comment cet homme, sec comme un biscuit, dort avec safemme.

Autre trait : sa foi fantastique dansl’infaillibilité de la science et principalement dans tout cequ’écrivent les Allemands. Il croit en lui, en ses préparations, ilsait le but de la vie et ignore absolument les doutes et lesdésenchantements qui font blanchir les cheveux des hommes detalent. Adoration secrète des autorités, et manque du besoin depenser de façon indépendante. Il est difficile de le dissuader dequelque chose. Discuter avec lui est impossible. Allez discuteravec un homme profondément convaincu que la science la plus belleest la médecine, que les meilleurs hommes sont les médecins et quela meilleure tradition est la tradition médicale. De l’ennuyeuxpassé médical, il ne s’est conservé qu’une tradition : lacravate blanche que portent encore les docteurs. Un savant ou unhomme cultivé ne peut concevoir qu’une tradition pour toutel’Université sans subdivisions en médicale, juridique, ouautre ; mais Piôtre Ignâtiévitch conviendra difficilement decela, et il est prêt à en discuter avec vous jusqu’au jugementdernier.

Son avenir est pour moi des plus clairs. Ilfera, toute sa vie, plusieurs centaines de préparations d’unepropreté extraordinaire ; il écrira beaucoup de traités,convenables et secs ; il fera des dizaines de consciencieusestraductions, mais il n’inventera aucune poudre. Pour inventer lapoudre, il faut de la fantaisie, de l’invention, de ladivination : il n’y a rien de semblable chez PiôtreIgnâtiévitch ; bref, ce n’est pas un patron dans lascience : c’est un ouvrier.

Moi, Piôtre Ignâtiévitch et Nicolas, nousparlons à demi-voix. Nous sommes un peu inquiets. On ressentquelque chose de particulier, quand, derrière la porte, bruit lamer de l’auditoire. Au bout de trente années, je ne suis pas encorefait à ce sentiment ; je l’éprouve chaque matin. Je boutonnenerveusement ma redingote ; je pose à Nicolas des questionsinutiles ; je m’irrite. Cela ressemble à de la poltronnerie,mais ce n’en est pas ; c’est autre chose que je ne suis enétat ni de nommer ni de décrire.

Sans aucune nécessité, je regarde ma montre etje dis :

– Allons, il faut entrer.

Et nous entrons majestueusement dans cetordre ; d’abord Nicolas, portant les préparations ou un atlasanatomique, ensuite moi. Derrière moi, baissant modestement latête, entre le cheval de trait. Ou bien, selon le besoin, si l’onporte un cadavre sur une civière, Nicolas vient après le cadavre,et nous ensuite. À mon apparition les étudiants se lèvent, puiss’asseyent, et le bruit de la mer s’apaise subitement ; lecalme s’établit.

Je sais quel est mon sujet, mais j’ignorecomment je vais le traiter, par quoi je commencerai et finirai. Jen’ai pas en tête une seule phrase préparée. Mais il me suffit deregarder l’auditoire sur les gradins de l’amphithéâtre et deprononcer la phrase stéréotypée : « La dernière fois,nous nous sommes arrêtés à… » pour que des phrases sortent enlongue file de mon âme, – et ça marche.

Je parle extrêmement vite, passionnément, etil me semble qu’aucune force ne saurait interrompre le fil de mondiscours. Pour bien faire un cours, ne pas ennuyer l’auditoire etl’instruire, il faut avoir, outre le talent, de l’habileté et del’expérience ; il faut une nette représentation de ses forces,de ceux à qui on parle et de ce qui fait l’objet de votreleçon ; en outre, il faut être astucieux, s’observer d’un œilvigilant et ne pas perdre une seconde l’objet qu’on a en vue.

Un bon chef d’orchestre, traduisant la penséedes compositeurs, fait vingt choses à la fois. Il lit la partition,agite son bâton, suit les chanteurs, fait un signe soit au tambour,soit au cor de chasse, etc. ; moi, de même, quand je fais moncours.

J’ai devant moi cent cinquante êtresdifférents les uns des autres et trois cents yeux qui me regardent.Mon but est de vaincre cette hydre à têtes multiples. Si j’ai àchaque minute, quand je parle, une représentation nette du degré deson attention et de la force de son entendement, elle est en monpouvoir. Un autre obstacle réside en moi : c’est l’infiniediversité des formes, des phénomènes et des lois, et la multituded’idées étrangères qu’elles conditionnent. Dans cette formidablematière, je dois avoir à chaque minute l’adresse de saisir leprincipal et le nécessaire, et, aussi vite que je parle, envelopperma pensée dans une forme appropriée à l’entendement de l’hydre, etqui ranime son attention. Il faut, pour cela, veiller attentivementà ce que les pensées ne s’épanchent pas selon l’ordre de leuraccumulation, mais dans un ordre nécessaire à la composition dutableau que je veux dessiner. Je tâche encore que mon discours soitlittéraire, ma phrase jolie et le plus simple possible, mesdéfinitions courtes et fines. Je dois me retenir à chaque instant,me borner et me rappeler que je ne dispose que d’une heure etquarante minutes. En un mot, beaucoup de travail. Il faut, tout enmême temps, se montrer savant, pédagogue, orateur, et c’est unechose fâcheuse si l’orateur prime le pédagogue ou le savant, ouvice versa.

Au bout d’un quart d’heure, d’une demi-heure,on s’aperçoit que les étudiants commencent à regarder le plafond ouPiôtre Ignâtiévitch. L’un cherche son mouchoir, un autre s’assiedplus commodément, un troisième sourit à ses pensées… C’est quel’attention se fatigue. Il faut prendre des mesures en conséquence.Je profite de la première occasion venue et lance un calembour. Lescent cinquante étudiants sourient largement, leurs yeux brillentjoyeusement ; le bruit de la mer s’entend une minute… Moiaussi je souris. L’attention s’est rafraîchie, je puiscontinuer.

Aucun sport, aucune distraction et aucun jeune m’ont jamais apporté autant de jouissance que le plaisir defaire un cours. À mes cours seulement, je puis me donner tout à mapassion, et j’ai compris que l’inspiration n’est pas une vaineinvention des poètes ; elle existe réellement. Et je pensequ’Hercule, après le plus piquant de ses travaux, ne ressentit pasun anéantissement plus doux que moi après chacun de mes cours.

Cela était ainsi jadis.

Mais, à présent, je ne ressens à mes cours quetourment. Il ne se passe pas une demi-heure que je ne commence àéprouver une invincible faiblesse dans les jambes et dans lapoitrine. Je m’assieds dans mon fauteuil, mais je ne suis pashabitué à parler assis. Au bout d’une minute, je me lève, etcontinue à parler debout, puis je me rassieds. Ma bouche est sèche,ma voix s’enroue, ma tête tourne… Pour cacher mon état à mesauditeurs, je bois de l’eau à tout instant, je tousse, je me mouchefréquemment, comme si j’étais enrhumé ; je fais à contretempsdes calembours. Et enfin j’annonce l’interruption plus vite qu’ilne faut. Mais, surtout, j’ai honte.

Ma conscience et mon esprit me disent que lemieux serait de faire à mes jeunes gens une leçon d’adieu, leurdire un dernier mot cordial, leur donner ma bénédiction et céder laplace à un homme plus jeune et plus fort que moi. Mais, Dieu mejuge ! je n’ai pas assez de courage pour agir selon maconscience.

Par malheur, je ne suis ni philosophe nithéologien. Je sais très bien que je ne vivrai pas plus de sixmois ; il semblerait donc que les questions des ténèbresfunèbres et des visions qui hanteront mon sommeil sépulcraldevraient m’occuper avant tout. Mais, je ne sais pourquoi, mon âmene veut pas s’occuper de ces questions-là, bien que mon esprit enreconnaisse toute l’importance. Maintenant, en face de la mort,comme il y a vingt ou trente ans, la science seule m’intéresse. Enrendant le dernier soupir, je continuerai à croire que la scienceest ce qu’il y a d’essentiel, de plus beau et de plus nécessairedans la vie de l’homme, qu’elle a toujours été et sera la plushaute manifestation d’amour, et que, par elle seule, l’hommevaincra la nature et lui-même. Cette foi est peut-être naïve et malfondée, mais est-ce ma faute si je crois ainsi et nonautrement ? Je ne puis vaincre en moi cette foi.

Mais là n’est pas la question. Je demandeseulement que l’on condescende à ma faiblesse et que l’on comprennequ’éloigner de sa chaire et de ses élèves un homme que lesfonctions de la moelle épinière intéressent plus que le but finaldu monde équivaudrait à le prendre et à le clouer vivant dans labière, sans attendre qu’il soit mort.

Quelque chose d’étrange résulte de moninsomnie, de ma honte et de ma lutte acharnée contre la faiblessequi s’accroît. Au milieu de mon cours, des larmes me montent tout àcoup à la gorge, les yeux commencent à me piquer, et j’éprouve undésir passionné, hystérique, de tendre les bras à mon auditoire etde me plaindre à haute voix. J’ai envie de crier que le destin m’acondamné, moi, homme célèbre, à la peine de mort, que dans quelquesix mois un autre que moi sera maître dans cet amphithéâtre. Jeveux crier que je suis empoisonné. De nouvelles pensées que je neconnaissais pas gâtent les derniers jours de ma vie et continuent,à la façon de moustiques, à piquer mon cerveau. En ce moment-là, masituation me paraît si effroyable que je voudrais que tous mesauditeurs en fussent effrayés, se levassent, et, avec une terreurpanique, se précipitassent avec des cris désespérés vers la sortie.Il n’est pas aisé de vivre de pareilles minutes.

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