Une Femme

Une Femme

de Camille Lemonnier

 

Nos chevaux vivement s’allongeaient sous les châtaigniers quand,au bruit d’une faux qu’un paysan battait avec la pierre, Hercule prit peur et s’emballa. C’était une bête nerveuse et qui déjà m’avait causé plus d’une alerte. Lorsque je pus la maîtriser, nous avions fait un bon bout de chemin. J’entendais derrière moi le galop de Suzy qui avait rendu la bride et tâchait de me joindre.

Hercule, frémissant et s’ébrouant, le mors mousseux d’écume, à présent dansait sur place, fouillant des sabots la terre. Mon Dieu ! je devais avoir l’air passablement ridicule avec mes bonds en selle, plongeant d’avant et d’arrière aux ressacs de la croupe.

Par surcroît, une branche basse pendant la course m’avait enlevé mon chapeau. J’étais donc là nu-tête, au milieu du chemin, écoutant venir le galop de Suzy et voyant par avance sa petite moue d’ironie. Tout à coup les battues de sa jument furent comme cassées au ras du sol. J’entendis un cri et regardai par-dessus mon épaule.Je l’aperçus roulée à terre, prise avec la selle dans les plis de son amazone. D’une cinglade de ma cravache j’enlevai Hercule. Avant que j’eusse vidé l’étrier, Suzy déjà était debout.

– Qu’est-il arrivé, Suzy ?

Elle riait, secouant sa longue jupe grise de poussière, la tenant à poignées dans ses gants de peau de daim.

–&|160;Rien. La selle a tourné. Est-ce bête&|160;?

Je ramassai la selle, la jetai sur le dos de la jument, et maintenant je tirais sur les sangles fortement pour serrer la boucle. Elle fit un pas, de nouveau poussa un cri.

–&|160;Je crois que je me suis foulé le pied.

Une colère brouilla ses yeux sous la barre noire dessourcils.

–&|160;Oh&|160;! la brute de palefrenier&|160;!

Elle voulut remonter&|160;; mais, chaque fois qu’elle posait lepied dans ma main pour s’enlever, une douleur lui rompait lacheville.

–&|160;La brute&|160;! La brute&|160;!

Il fut évident que tout effort nouveau serait inutile. Parmalheur, l’après-midi s’achevait et nous étions à une grandedistance du château.

–&|160;Donnez-moi votre bras, Philippe, me dit-elle. Je tâcheraide marcher jusqu’à la ferme là-bas.

Nous parcourûmes une centaine de mètres, elle pendue à mon bras,moi la soutenant et tirant après moi les chevaux. Le mal grandit. Àchaque pas elle croyait soulever toute la terre du chemin aprèselle. À bout de force, elle déclara qu’elle ne mettrait plus unpied devant l’autre. Je la vis près de moi toute pâle, mordant salèvre pour ne pas crier.

–&|160;Ma pauvre Suzy&|160;! Qu’allons-nous faire&|160;?

–&|160;Eh bien, portez-moi jusqu’à la ferme.

Le courage lui revint. Elle riait en rassemblant les plis amplesde sa jupe. Alors, riant aussi comme si c’eût été un jeu, je lapris délicatement sous les épaules et les jarrets. Avec sa petitetaille, elle pesait dans mes bras le poids d’un enfant. Et elle setenait gentiment blottie contre moi, d’une vie légère et reposée,son visage près du mien dans le soir qui tombait. C’était ellemaintenant qui, de la main qu’elle avait passée à mon cou, tiraitHercule et la jument derrière nous.

Nous n’avions été jusque-là l’un pour l’autre que des gens d’unmême monde, unis par une ancienne camaraderie. J’avais certainementdû penser déjà à la forme de son corps. Seulement c’était un autresentiment qu’avec les grandes femmes indolentes et charnues. Il nem’était jamais venu l’idée que je pourrais la désirer un jour. Jel’avais connue toute jeune&|160;: nous avions passionnément joué aupolo chez un de ses parents qui était aussi l’ami des miens. Ilvenait là beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles. Comme lesparties duraient tout l’été, on finissait par supprimer toutecérémonie et les petits noms volaient d’une bouche à l’autrefamilièrement. Moi, je brûlais en ce temps d’une ardeur ridiculepour une grande fille blonde et maniérée&|160;; mais celle-là, jen’osais pas la nommer par son nom, tandis que tout de suitej’appelai par le sien, cette petite fille noire aux alluresmasculines. Plus tard, ce jeune compagnonnage nous devint à tousdeux une amicale habitude. Elle aima m’avoir pour partenaire auxpaper hunts chez son père. Avec sa nature volontaire etpersonnelle, elle exerçait sur moi un ascendant léger. Elleparaissait me traiter comme un bon garçon avec lequel une jeunefille ne court point de risque. Aucun de nous n’était un flirt pourl’autre.

Et puis j’avais voyagé&|160;: nous ne nous étions plus revusqu’après son mariage avec le vieux comte. Ce fut unesurprise&|160;; je ne m’étais pas fait à la pensée qu’elle semarierait un jour. Elle m’avait seulement dit une fois, en galopantprès de moi, que, sur ce point comme sur tout le reste, elle étaitbien décidée à n’en faire qu’à sa tête. Elle me présenta à sonmari, un homme aimable après tout, d’assez grande mine, maisgoutteux. Comme j’hésitais sur le nom qu’il me faudrait lui donnerdésormais, elle me dit de sa petite voix un peu rauque&|160;:

–&|160;Appelez-moi Suzy&|160;; je veux être toujours Suzy pourmes anciens amis.

Et ce fut entre nous comme si rien n’avait changé.

J’allais doucement avec mon léger fardeau dans mes bras, mettantun certain orgueil à marcher droit, d’une haleine égale. Uneillusion d’optique, dans le coup de lumière oblique du couchant,sembla d’abord avancer les murs blancs de la ferme à une doubleportée de fusil. Mais la route s’allongea&|160;: les bras petit àpetit raidis, je n’étais plus aussi sûr d’arriver jusqu’au boutsans lasser mes forces. Les chevaux derrière nous s’ébrouaient, lescols tendus, tirant sur la bride que Suzy tenait dans son petitpoing fermé. Elle ne me parlait plus de son mal, elle était plutôtportée à envisager gaiement l’aventure&|160;; et moi, je me taisaispour épargner mon souffle, riant seulement d’un rire un peu nerveuxpar-dessus sa jolie moue amusée. Et puis pour la première fois,sentant se communiquer à moi cette vie encore inconnue de soncorps, mon cœur étrangement battit. Je commençai à penser quec’était vraiment là une jeune femme désirable que je tenais dansmes bras, avec ses petits seins frémissants et la courbe flexiblede ses reins. Au creux de ma main se moulait si nettement larondeur de ses jambes, que j’avais la sensation indéfinissable deles toucher nues sous la robe, à la hauteur des jarretières. Ellesétaient fermes et pleines.

J’avais le tempérament régulier des jeunes hommes adonnés auxexercices physiques et je n’avais pas de maîtresse. Quand la sèvemontait, je me satisfaisais d’un gros plaisir tout de suite oublié.Mais avec cette palpitation d’une chair jeune et fraîche contre lamienne, je me pris à songer que cette Suzy serait d’un prixinestimable pour l’homme qui saurait s’en faire aimer. J’étaistroublé au fond de moi d’étranges et subtils mouvements. Sa boucheaux lèvres rouges, ouvertes dans un clair rire de petites dentsblanches, sembla m’encourager&|160;: je ne l’avais pas encoreentendue rire ainsi&|160;; et elle avait dans les yeux unplissement rusé. Se moque-t-elle de moi, pensais-je, etsoupçonnerait-elle ma petite torture intime&|160;? Ou attend-elleque cette situation si nouvelle pour tous deux se dénoue dans unsens que ni l’un ni l’autre ne pouvons encore prévoir&|160;? Unhomme, dans certains cas, en arrive facilement à croire qu’il estde sa dignité de se comporter envers une femme comme le ferait ungoujat.

Des chaleurs m’irritèrent le sang&|160;; un magnétisme dangereuxà mesure se dégageait de ce corps souple et vibrant, tout près dubattement de ma vie. Mes mains aussi à présent s’électrisaient dansla pression plus vive autour de la forme de ses jambes. Je vis sesyeux se fermer.

Elle eut une expression de bonheur charmé, la tête renversée surmon épaule. Et elle me dit singulièrement de sa petite voix dure,plus sourde qu’à l’ordinaire&|160;:

–&|160;Philippe, il me semble que vous m’avez toujours portéeainsi.

Une joie d’enfant après une grande fatigue ne se fût pasexprimée autrement. Sitôt que me vint cette idée, je reprispossession de moi-même, un peu honteux de mon court vertige. Jepensais très nettement&|160;: Ma petite Suzy, il y a longtemps queje serais tombé sur les genoux si j’avais dû toujours vous porterainsi.

Je ramassai mes forces dans un dernier effort, et traînant aprèsnous les chevaux, nous pénétrâmes dans la ferme.

Les gens s’empressèrent. Il se trouva qu’ils avaient vendu unecouple de vaches bretonnes au château, l’autre année. Ilsétendirent des draps frais sur le meilleur des lits et j’y portaimoi-même Suzy dans son amazone. Tous deux, encore une fois, nousnous étions remis à rire comme si, en la portant dans mes bras,j’accomplissais réellement un office habituel. Son rire à elle medisait&|160;:

–&|160;Mais oui, n’est-ce pas là une chose convenue entrenous&|160;?

Et moi, avec mon souffle rafraîchi et le jeu libre de mespoumons, j’entrais joyeusement dans ce rôle.

Une grande fille monta, se tint près du lit. Elle sentait lelait et la paille et elle caressait ses bras nus, un peu gênée,nous épiant du coin de l’œil.

–&|160;Mais restez donc&|160;! me dit Suzy&|160;; vous n’êtespas de trop.

Elle fit sauter sa jupe par-dessus son pantalon de cheval ettendit le pied. La fille, à croupettes, doucement tirait sur labotte&|160;; mais la cheville avait gonflé. Suzy me prit vivementla main, pinça mes doigts entre les siens, criant à travers sesdents serrées&|160;:

–&|160;Tire, mais tire donc.

Et tout à coup, dans l’effort, la botte céda&|160;; j’aperçusson petit pied d’enfant à travers les mailles du bas noir, avec lacroqure jolie des doigts jouant au bord des draps. Il me parut quej’étais redevenu le bon garçon devant qui une femme ne se gêne paspour trousser sa robe jusqu’au mollet. Maintenant Suzy serenversait sur le lit, allégée, détendue, avec un soupir dejoie.

Le fermier gratta à la porte&|160;: il s’offrait pour allerchercher le rebouteur. Celui-ci habitait à une heure de la ferme.Mais Suzy, pour la première fois, eut l’air de se rappeler qu’il yavait à Montaiglon quelqu’un qui peut-être déjà s’inquiétait de sonabsence.

–&|160;Philippe, fit-elle, dites à ce brave homme qu’il ailleplutôt au château. Il ramènera la jument et il apprendra au comtecette sotte histoire. Il le priera aussi de m’envoyer demain matinle landau avec le médecin et ma femme de chambre. Je suis décidée àpasser la nuit ici.

En rentrant dans la chambre, je trouvai Suzy au lit. Elles’était déshabillée avec l’aide de la fille et celle-ci lui avaitpassé une jaquette de coton dont l’ampleur exagérait encore lapetitesse de sa taille. Toutes deux riaient tandis que, sous leretroussis des manches, elle agitait ses fins poignets. Son amazonependait à un crochet contre le mur. Il y avait sur une chaise, prèsdu chevet, une cuvette d’eau fraîche et des bandelettes.J’apercevais le relief de son pied bandé, sous les draps.

–&|160;Ah&|160;! mon pauvre Philippe, me dit-elle gentiment,quel ennui pour vous&|160;!

Elle congédia la fille et maintenant elle m’avait repris lesmains&|160;; je la regardais en souriant. Sa peau tiède avait ladouceur du satin et me causait une sensation de plaisir. Jepensais&|160;: «&|160;Oui, quel ennui&|160;!&|160;» J’avais arrangéavec Ponsin, le garde du comte, que nous irions, cette nuit-là,poser nos nasses, près du barrage, dans l’étang. Cependant jetenais doucement ses petites mains pressées dans les miennes,j’appuyais sur ses yeux noirs et limpides un regard franc, comme sima pensée n’était pas allée là-bas, vers le barrage.

Des minutes coulèrent. La ferme s’était feutrée de silence. Auloin, sur la route, le martellement des ferrures lâches d’un bidets’accompagnait des larges foulées sonores de la jument. Une nuitbleue mollement glissait entre les rideaux, une large onde de luneque limitait la zone rougeâtre du suif crépitant dans un flambeaude bois.

–&|160;Eh bien, Suzy&|160;?

–&|160;Oh&|160;! plus rien qu’une petite torpeurdélicieuse&|160;!

Quelle idée bizarre elle eut tout à coup de se vouloir faireconter «&|160;quelque chose d’amusant&|160;»&|160;! J’étais l’hommele moins fait pour débiter des fables légères. Au moment où jecroyais pouvoir me rappeler la fin d’une anecdote, la mémoiretoujours me manquait.

–&|160;Vous savez, Suzy, je suis très bête. Je ne trouve jamaisrien, moi.

–&|160;Si&|160;! si&|160;! fit-elle. Contez-moi, par exemple,votre première histoire de femme.

Son visage, d’un hâle ambré de pêche mûre, ondulait dans lagrosse toile bise. Je compris que tout son corps, avec saserpentaison flexible sous les draps, aussi venait à moi dans cemouvement. Mon Dieu&|160;! elle me demanda cela si drôlement que jeme pris à rougir très bas dans la nuque comme si sur ce chapitre-làune certaine réserve m’était commandée. Il me parut peu convenablede lui révéler qu’une nuit, une des servantes de ma mère étaitentrée dans mon lit et que, de toutes les femmes qui étaient venuespar la suite, aucune ne m’avait laissé un plus agréablesouvenir.

Je haussai le sourcil&|160;; mon monocle tomba. Avec unegaucherie de myope, je demeurai un instant tâtonnant du bout desdoigts le long de mon gilet. Et l’œil vague, nué d’un légerbrouillard, je lui disais&|160;:

–&|160;Je vous assure, cette chose aurait pu arriver aussi bienà votre jardinier qu’à moi. Il vaut mieux n’en pas parler.

–&|160;Mais le voilà&|160;! fit-elle en me passant le monoclequi avait roulé sur la couverture.

Il me parut qu’elle riait au bord des draps. Je ne voyais passes yeux&|160;; et puis, sa voix brusque, sa petite voix de mued’un jeune garçon à l’âge de la puberté sortit du lit.

–&|160;Dites-moi, avez-vous au moins connu l’amour&|160;?

D’un geste rapide du pouce et de l’index, j’assurai mon disquede verre. Maintenant je pouvais lui dire franchement la vérité sanshonte.

–&|160;Non, Suzy, je n’ai jamais aimé.

–&|160;Sérieusement, non&|160;?

–&|160;Sérieusement, non.

La confiance monta. Il sembla que nous étions plus près l’un del’autre, avec des âmes fraîches et heureuses. Un peu de temps aucunde nous ne parla plus. C’était une chose nouvelle, très douce, uneintimité que nous n’avions pas encore connue. Et enfin elle me ditfaiblement, comme une petite enfant malade&|160;:

–&|160;Philippe, donnez-moi votre main. Je vais dormir.

Avec la chaleur sèche et les pulsations de son sang dans mesdoigts, je la vis entrer mollement dans le sommeil. À présent elledormait là sous ma garde, blottie avec son mystère dans la chaleurdes draps. Son visage demeura tourné vers moi, la vie close de sesyeux, le souffle léger de sa bouche entr’ouverte. Et moi, j’avaisattiré une chaise, je tenais toujours dans les doigts sa mainardente, sentant passer dans mes papilles le rapide magnétismeorageux de sa fièvre. Quelquefois ses hanches, sous la toile,avaient une secousse, brèves et fines comme le moulage d’unecréature des petites races.

Un grand apaisement me vint à moi-même, après le trouble vertigesubi sur le chemin. Je pensais avec une nuance plutôt de tendresensibilité&|160;: «&|160;Quelle drôle de petitefemme&|160;!&|160;» Aucune autre n’aurait fait ce qu’elle faisaitlà, dans sa confiance tranquille.

Mes idées tournèrent. Je redevins l’homme qui rapporte à lapensée du plaisir et de la possession le charme délicat d’unecompagnie féminine. Elle doit me prendre pour un fier imbécile, mecertifiai-je, sans goût d’ailleurs pour une surprise d’amour.Maintenant aussi je me figurais le vieil époux, venant comme moi aubord du lit et se glissant sous les draps avec son désir débile.Voilà, oui, comment n’avait-elle pas pris un homme jeune et aduste,elle qui autrefois n’en voulait faire qu’à sa tête&|160;?

Je demeurai encore un peu de temps&|160;; et puis je détachaidoucement sa main, je la reposai sur les couvertures. Dans la fermeon veillait&|160;: le fermier n’était pas encore rentré&|160;;j’entendais bourdonner faiblement les voix à travers les solives.Peut-être ces gens causaient de nous. Vers minuit, les fers dubidet enfin râpèrent le pavé de la cour. J’ouvris avec précautionla porte et descendis sur la pointe des pieds. Le bonhommerapportait un billet du valet de chambre&|160;: le comte avait étépris d’un accès de goutte dans la soirée&|160;; il s’excusait de nepouvoir venir chercher Suzy lui-même le lendemain. Je remontaidéposer le billet sur la chaise, au pied du lit, et ensuite j’allaime jeter tout habillé dans la couchette qui m’avait été préparéedans la chambre voisine. Je ne pensais plus aux verveux, à la nuitbleue de l’étang tandis qu’avec un bruit musical l’eau s’égouttedes rames. Je ne ressentais plus qu’une grande fatigue sansidées.

Quand je rouvris les yeux, il faisait clair soleil. Je cognai àla porte de Suzy&|160;: elle était éveillée et me cria d’entrer.Elle me dit qu’elle avait voulu se lever&|160;; mais l’enflure dupied avait augmenté, la douleur l’avait obligée à se remettre aulit. Tout était bien changé. Ce n’était plus la petite femme-enfantqui, si joliment, s’était endormie la main dans la mienne. Uneétrange force nerveuse remuait son petit corps au fond descouvertures. Des dessous d’orage brouillaient ses prunelles, sousla barre noire des sourcils tendus. Elle frappa avec colère, de sespoings fermés, les draps.

–&|160;Je me déteste&|160;! Si vous saviez&|160;!

Visiblement je ne fus plus pour elle dans ce moment qu’uneprésence négligeable. Et puis, ses mobiles sensations coururent.Elle prit le billet du comte, s’attendrit, tout affligée de luiavoir manqué dans sa crise.

–&|160;Vous ne pouvez savoir combien j’ai de peine&|160;! Il nepeut souffrir que moi pendant ses accès. Il m’appelle sans cessed’une voix très douce et gémissante. Moi seule puis toucher à sespauvres jambes.

Elle insista avec une sincérité d’affection attristée etcaressante, puérilisée d’un peu du dorlotement d’une mère pour unenfant. Mais moi, l’entendant ainsi parler du comte, une gêne meprit&|160;: il sembla qu’après ce qui s’était passé entre nous,elle dût tout au moins tempérer la vivacité d’un tel sentiment. Jene raisonnais pas, je subissais la poussée d’une chose profonde etanimale qui me rendit soudain ce mari haïssable.

–&|160;Bon, dis-je, laissons cela.

Elle eut un mouvement de surprise, et elle me regardait entreses paupières plissées, la bouche un peu pincée, sans rienrépondre. Il arriva alors que, me tenant là debout près du lit, jesongeai de nouveau à la forme de son corps sous les draps etl’aperçus nue, avec une évidence qui fit monter le sang à mestempes. Mon trouble la gagna&|160;; sa poitrine palpitait&|160;;l’ombre d’un cillement à petits coups rapides battit sa joue. Ilsembla que nous avions vibré d’un même obscur désir. Dans maconfusion, très vite je levai le sourcil et de nouveau fis tombermon rond de verre. Elle voulut sourire, se reprit, me ditsérieusement&|160;:

–&|160;Je lis dans votre pensée… C’est là, n’est-ce pas, unesituation très… comment diriez-vous cela&|160;?

–&|160;Oh&|160;! un peu seulement, un peu anormale, répondis-jeen regagnant de l’assurance.

–&|160;C’est cela, anormale.

Le rire partit&|160;; jamais je ne l’avais vue plus gaie&|160;;et, en frappant des mains, elle criait&|160;:

–&|160;Vous voilà compromis, mon cher… Je vous dois uneréparation.

Moi aussi, maintenant, penché sur le lit, je riais comme si nousavions décidé de ne plus échanger que des idées bouffonnes. Mesdents au clair, je me balançais de toute ma taille comme un hommequi éprouve le besoin d’extérioriser sa petite folie enpendiculations expressives.

–&|160;Il me semble, Suzy, que vous avez dit là le mot juste.Oh&|160;! oh&|160;! voilà, vous me devez une réparation&|160;!

Quelque temps nous tournâmes ainsi autour d’une chose que nil’un ni l’autre n’osions dire. Peut-être nous aurions étésingulièrement étonnés si elle s’était présentée à nous avecnetteté. Et subitement le bel arc de son sourcil se tendit&|160;;toute sa joie tomba&|160;; elle eut l’œil froid et impérieux.

–&|160;Cela est stupide, fit-elle. Dites à cette fille demonter.

Michèle était à la cuisine, les mains fraîches, très avenantedans sa jaquette à pois, tuyautée sur les hanches. Elle ne se fûtpas autrement préparée pour la Sainte Table.

–&|160;Je vois bien, vous regardez mes mains, me dit-elle avecbonne humeur. Les dames n’aiment pas qu’on les touche avec desmains qui sentent la bête. C’est mon frère qui trait le matin lesvaches, et moi je fais le beurre.

J’avais passé une partie de la nuit auprès d’une jeune femmeoriginale et jolie, mille fois plus désirable que cette paysannevulgaire et sanguide. Pourtant, si j’avais dû choisir, c’est aveccelle-ci maintenant que je serais allé derrière la haie. Unepétulance subite m’entraîna sur ses pas dans l’escalier. Je la prispar la taille et lui mangeai la nuque d’une goulée. Elle ne sedéfendit pas et seulement, avec le rire de sa grosse bouche, elleme dit&|160;:

–&|160;C’est madame qui ne serait pas contente, si ellesavait&|160;!

Cette idée, qui m’eût amusé si elle s’était rapportée à touteautre femme que Suzy, me causa un tel étonnement que je ne trouvairien à lui répondre. Je rôdai un peu de temps dans la cour, avecl’ennui d’un malentendu qu’il n’était plus en mon pouvoir dedissiper. Des visages m’épiaient derrière la vitre&|160;; j’entraidans l’écurie. Hercule, à mon pas, tourna la tête&|160;; maisj’étais venu là simplement pour me retrouver un instant avecmoi-même. J’avais perdu la bienveillance. Je repoussai d’unebourrade la bête qui avançait vers moi ses naseaux en soufflant. Etpuis je m’appuyai contre l’auge, les bras croisés, sifflant entremes dents, ce qui chez moi était un signe de perplexité. J’envoulais à ces rustres d’avoir grossièrement dénaturé la franchised’un sentiment qui à présent, dans ce tête-à-tête avec Hercule,sous son bel œil clair et droit, m’apparaissait très purement del’innocente amitié. J’avais tout à fait oublié qu’en portant Suzydans mes bras, j’avais été sur le point de lui prendre la nuqueavec ma bouche comme je l’avais fait avec Michèle. Je quittail’écurie&|160;; j’étais résolu à aborder franchement la question.Mais, en rentrant à la cuisine, ma décision tomba. Je dis àMichèle, qui remontait avec un broc d’eau&|160;:

–&|160;Est-ce que «&|160;ma cousine&|160;» esthabillée&|160;?

Elle eut un regard narquois&|160;; je m’aperçus que les fermiersaussi tournaient la tête vers moi.

–&|160;Cette dame&|160;? Ah bien non&|160;! Voilà que je luimets seulement des compresses.

Après tout, pensai-je, c’est la faute de cette trop légère Suzysi on a pu se méprendre sur la nuance de notre camaraderie. Je nevis pas combien j’étais hypocrite moi-même en la souhaitantdissimulée. Il y avait cependant à mon égard une opinion assezgénérale. Oui, je puis le dire, je passais pour un gentleman d’unenuance d’esprit distinguée. Personne encore ne s’était levé pourémettre devant moi une appréciation contraire. Eh bien&|160;!depuis mon aimable aventure avec Suzy, je ne cessais pas dem’abandonner aux impulsions les plus injurieuses pour elle. J’ai eumaintes fois depuis la nette perception que les femmes à peu prèsseules manifestent un constant héroïsme et une beauté sansdéfaillance dans la vie de sentiment.

J’envisageai donc futilement la situation piquante que defortuites connivences avaient créée entre nous. Ma vanité au fonds’accommodait de ces apparences d’un commerce trop tendre. Jesongeais plaisamment qu’il eût été selon la logique qu’à mon tour,par jeu, je lui dise&|160;: «&|160;Vous voilà compromise… je vousdois une réparation.&|160;»

La voiture arriva vers neuf heures. Elle amenait la femme dechambre et le médecin. Je mis rapidement celui-ci au courant.Presque aussitôt il put monter auprès de Suzy.

Par discrétion, j’étais demeuré dans la cour&|160;; je poussaila barrière du verger&|160;; j’errai sous les arbres, réfléchissantà mes affaires personnelles. Il y avait quatre jours que j’étaisl’hôte du château&|160;; j’avais pris rendez-vous pour lelendemain, à Fourqueroc, avec un marchand pour la vente d’une coupede bois. Trois heures de cheval me séparaient de ma héronnière dubord de l’eau&|160;: je calculai qu’en quittant Montaiglon audéclin de l’après-midi, je trouverais encore Baptiste dans sonpremier sommeil. J’aimais ma vie solitaire dans mon vieux logis degarçon&|160;; je ne l’aurais point échangée pour le train pompeuxd’une résidence princière. Après chaque absence, il me venait unehâte joyeuse de rentrer.

Je cessai si bien de penser à ce qui se passait là-haut dans laferme, que je ne pris pas garde tout de suite à Clara, la femme dechambre, s’avançant sous les pommiers et m’appelant pour me prierde monter.

Quand j’entrai dans la chambre, je vis Suzy assise sur le borddu lit, le pied entouré de bandelettes et posé en travers d’unechaise. Clara lui avait apporté son nécessaire de toilette&|160;;elle avait passé une robe et une fine essence d’ambre, de cuir deRussie se volatilisait dans l’air. Elle ne tolérait point d’autresodeurs.

Elle me regarda venir en souriant, oublia le médecin et elle nedisait rien, toute fraîche, les yeux clairs sous ses bouclesnoires. Moi aussi, je lui souriais, éprouvant tout à coup une vivejoie à me retrouver auprès d’elle. Il sembla que notre existencedût se passer à nous sourire l’un à l’autre, dans un détachement detout ce qui n’était pas la sensation de la vie jeune, confiante etheureuse. Nous n’étions pas gênés, dans cette minute de bonneharmonie, par la présence du docteur et de la femme de chambre.

Cet homme, qui sans doute avait des malades à visiter, se mit àconsulter sa montre. Il rompit un silence qui ne nous pesaitpas.

–&|160;Un repos de quelques jours, dit-il, et il n’y paraîtraplus.

Remontant ses manchettes du geste dont il se fût préparé à uneopération, il s’approcha de Suzy et lui dit&|160;:

–&|160;Si vous m’en croyez, madame, je vous mettrai moi-même envoiture. L’escalier n’a que quelques marches, et, Dieu merci, j’ailes bras solides.

Je jugeai déplacé le ton dont il parut lui imposer ses services.Quel butor&|160;! pensai-je. Il était donc là près du lit, touchantavec ses mains épaisses la robe de Suzy quand, à mon tour,brusquement je m’avançai d’un mouvement qui nous mit, lui et moi,sur la même ligne. Je ne parlais pas&|160;: j’eus l’air de laisserà Suzy le choix entre mes bras et les siens. Mes yeux exprimaientcette idée&|160;: «&|160;Vous savez bien, ma chère, que ce précieuxoffice ne concerne que moi.&|160;»

Déjà, d’un léger émoi, elle s’était reculée devant les mains del’étranger. Elle m’apparut, dans ce geste intime et délicat, uneautre femme soudaine, aux fibres fines et vulnérables. Etmaintenant, elle se dressait sur son pied malade et me jetait lesmains aux épaules.

–&|160;Merci, docteur… C’est monsieur qui me portera.

Elle riait, tranquille, les yeux longs et appuyés. Mon sangcourut et je riais comme elle. Il y avait là une joie malicieuse denous comprendre sans être devinés par notre entourage. Elle nem’eût pas dit autrement&|160;: «&|160;Chacun de nous deux, àprésent, possède un secret qui est aussi celui de l’autre.&|160;»De subtiles affinités nous unirent, étendirent les sensations de laveille et du matin. Ses narines finement frémissaient&|160;; moncœur battait avec force&|160;; l’instant fut délicieux. Jesongeais&|160;: «&|160;Mon secret est dans mes mains voluptueusesqui ont gardé la forme de son corps.&|160;» Je la désiraisubitement d’une douceur sauvage comme j’avais désiré la grossefille. Je ne savais plus quel autre secret pouvait exister entrenous.

Elle se renversa, ses boucles frôlèrent mon menton. Marche àmarche, avec son ondulation tiède contre ma poitrine, je descendis,refoulant des genoux le mol enveloppement de sa jupe. Elle avaitfermé les yeux&|160;; elle ne riait plus&|160;; il me semblaitqu’elle se faisait plus lourde pour mieux m’imprimer sa vie. Etmoi, je goûtais la sensation qu’elle se donnait maintenant d’uneâme libre. Mon plaisir était bien plus grand que la veille.

Je traversai ainsi la cour et l’étendis dans les coussins dulandau. Le docteur l’obligea à allonger la jambe sur la banquettedevant elle. Clara déploya les plaids. Et elle n’avait pas pousséun cri, très loin du mal, dans une vie légère et heureuse. Lesfermiers alors s’avancèrent avec leurs visages rudes et dissimulés.Michèle m’épiait d’un air finaud de belle fille qui n’est pasfâchée d’avoir elle aussi son secret. À présent je la trouvais sanssaveur.

Je vis combien Suzy était au-dessus de la banale reconnaissancequ’une autre n’eût pas manqué de témoigner. Elle les remercia toustrois très simplement, comme une femme qui a le sentiment desdistances. Elle ne portait jamais de bijoux sur elle et c’était safemme de chambre qui gardait sa montre.

–&|160;Clara, dit-elle, remettez-la en souvenir de moi à cettedemoiselle.

Et puis elle jeta un ordre bref au cocher.

–&|160;Allez&|160;! Clara montera un peu plus loin.

Elle supprima ainsi l’ennui de leur gratitude&|160;: le don dela montre parut s’attester d’un prix insignifiant à côté de lacordialité de leurs services.

Hercule, sellé et bridé, à la garde d’un des varlets,quoaillait, grattait le pavé du biseau de ses fers. J’assurai mespieds dans les étriers, et d’un temps de galop regagnai lavoiture.

Suzy avait fait monter le médecin auprès d’elle. Clara étaitassise sur la banquette de face, le nécessaire de toilette dans lesgenoux. Le trot des chevaux enfila l’avenue, s’allongea sousl’ombre palmée des châtaigniers.

Je reconnus aux foulées l’endroit où avait roulé Suzy. Lesempreintes s’embrouillaient, estampaient la terre molle, toutescreuses encore du piétinement sur place de nos montures.

Des paroles me tourmentèrent&|160;: je la regardai. L’arc de sessourcils s’infléchit, une prière glissa au voile plissé des cils.Je compris qu’elle demandait le silence. J’entrai dans ce sentimentdélicat, et encore une fois le charme des connivences régna, laroute eut son mystère. Un air léger de mai, une clarté blondepleuvait des feuillages. Des deux côtés, la campagne verte sedéroulait, l’ondulation soyeuse des blés, les jeunes et flexiblesavoines. De tièdes ondées étaient tombées l’avant-veille&|160;:tout le paysage en restait rafraîchi&|160;; une buée d’argents’effumait à l’horizon. Je pensais&|160;: «&|160;Le champ aussidoit être haut et vert chez moi.&|160;»

L’idée s’accorda avec la beauté de l’heure&|160;; elle ne futpas altérée par le regret de devoir quitter bientôt Suzy. Je mesentais en équilibre, la tête reposée, le sang clair et joyeux. Jejouissais de la suavité du matin, de l’allure rapide de mon cheval,de l’harmonie subtile qui régnait entre cette jolie âme personnellede Suzy et la mienne. Ma sensation ne dépassait pas leprésent&|160;; elle naissait d’un penchant naturel qui,amoureusement cultivé, était devenu l’une des puissances optimes dema vie. En supprimant l’inquiétude de l’avenir, elle me permettaitde goûter sans mélange l’instantané du bonheur. J’imagine que jedois à ce don favorable de n’avoir point connu la mélancolie.

Il arriva que Suzy, demeurée longtemps silencieuse, se mit toutà coup à parler au docteur de la goutte du vieux Tite, son mari.Ils eurent l’air de continuer un entretien qui, sans doute, avaitcommencé à la ferme pendant le temps que j’étais au verger. Suzycessa de me regarder&|160;; elle était tournée vers le médecin etl’interrogeait avec une insistance presque passionnée. Ses narinesà présent battaient comme elles avaient battu pour moi, commej’avais pu croire que seulement elles pouvaient battre pour moi. Jelisais aussi dans ses yeux, aux lumières mouillées, l’exaltation desa sensibilité. De nouveau il me parut que je ne comptais plus pourelle, qu’un sentiment plus fort avait eu raison de notre délicieuseintimité. Je me sentis humilié dans mes élégances de sveltecavalier, comparé à ce mari valétudinaire. Ce ne fut là d’ailleursqu’un mouvement sans profondeur, l’affleurement d’un dépitd’amour-propre plutôt que la blessure d’une déception réelle. Sij’avais pu concevoir la crainte d’un trop vif entraînement, lafutilité de cette passade d’humeur m’eût rassuré.

Voilà bien la sottise des femmes, pensais-je. Elle m’assommeavec cette histoire de goutte au moment où je me sens lesmeilleures dispositions pour elle. Je retins un peu de tempsHercule, laissant prendre une avance au landau. Les voix bientôt secoupèrent de pauses&|160;; celle de Suzy cessa d’alterner avec labasse grasseyante du docteur. Mon ennui se dissipa&|160;; d’unclaquement de langue j’excitai mon cheval, soignant mes aplombs,heureux de me sentir bondir et retomber en selle avec un rythmeélastique. Le bonhomme à présent continuait à discourir seul surles arthrites variées qu’il avait eu l’occasion de soigner. Suzy nelui répondait plus, les yeux perdus.

La route s’escarpa&|160;; nous commençâmes de gravir les pentesen circuits qui mènent au château. Elles tournaient autour de lagrande roche, taillées dans le schiste, longeant d’un côté derouges parois fleuries de ravenelles, arborées d’essences légères,avec la profondeur de la vallée de l’autre côté, à mesure plusreculée, toute claire d’eaux courantes. Je goûtais la grâce dupaysage, un peu en arrière de la voiture qui, au pas ralenti deschevaux, roulait sur de fins graviers bleus. La dernière rampefranchie, le parc se déploya. L’attelage, autour des pelouses,décrivit un cercle, vint s’arrêter devant le large auventvitré.

Ce fut moi encore une fois qui portais Suzy. Mais le charmesembla rompu&|160;; les affinités se dénouèrent. Avec son poidsléger dans les bras, je montai tranquillement les marches degranit. De loin elle souriait au comte qui s’avançait, appuyé surdeux cannes, des sandales aux pieds.

–&|160;Ah&|160;! mon ami&|160;! quel triste réveil ce matinquand j’ai appris…

Je l’avais étendue dans une chaise longue&|160;; d’une grâcecâline d’enfant elle lui offrit son front. Il courba sa hautetaille, souriant, tâchant d’apparaître aimable à travers lespinçures du mal, et lui baisa les paupières.

Je n’avais aucune raison, après tout, d’en vouloir à cet hommequi m’avait constamment témoigné de la cordialité. J’éprouvaiplutôt du plaisir à lui serrer la main, en songeant à la différencequi régnait entre lui et moi. Le torse détendu, balancé dans unecambrure des reins après le léger effort de la montée, je leregardais avec la bienveillance que procure le sentiment de lasupériorité physique.

Le vieux Tite, comme nous l’appelions entre amis, depuis un peude temps déclinait. Il avait perdu la belle humeur de vie quiégayait nos parties de polo et de tennis, à l’époque où Suzym’avait présenté à lui. Il y avait alors un peu plus de six moisqu’elle avait mis sa petite main dans la large poigne de cegentilhomme resté vert sous les ans, sa forte tête grise bienplantée dans les épaules, avec l’air d’une seconde jeunesse dansson existence d’homme de plaisir et de travail.

Mon Dieu&|160;! avait-on daubé sur ce mariage&|160;! À la suited’une crise qui avait frappé la métallurgie, la débâcle s’étaitmise dans les affaires du père de Suzy, le grand usinier de lacontrée. M. Jacques Herbrand avait voulu lutter&|160;; des millionss’étaient engloutis dans le travail à perte et l’amoncellement desstocks. Atteint dans sa vie, sa grosse vie heureuse et bruyanted’industriel qui avait cru pouvoir maîtriser la fortune, il auraitvu venir la ruine au bout de son grand courage inutile si cettepetite Suzy, d’un esprit si volontaire, en épousant M. deMontaiglon, n’avait fait rentrer l’or et le sang dans l’énormeorganisme épuisé. Comme elle s’était mariée un mois avant la mortde son père, on supposa que la dévotion filiale avait été la causede cette union disproportionnée. Elle avait alors vingt-quatreans&|160;; le comte, maître d’un vaste domaine, était un ancien amide M. Herbrand. L’usine n’eut pas le temps de chômer&|160;: lesaffaires presque aussitôt avaient repris. Suzy, avec la majoritédes parts en propriété, devint l’âme active de la gérance.

On s’étonna alors que le sacrifice, qu’on voulait voir au fondde la vie de cette jeune femme, n’eût point altéré l’indépendancede son caractère. Elle avait gardé sa gaieté vive, très sérieuse aufond, vaillante aux devoirs de sa vie nouvelle. Et Tite, un jour,m’avait dit&|160;:

–&|160;Suzy est bien extraordinaire. Elle ne cesse pas d’êtrepour moi la jeune fille que j’ai vue grandir chez son père et à lafois elle est une femme d’une énergie et d’une activité au-dessusde son âge. Elle vient de congédier mon régisseur. C’est elle, àprésent, qui s’occupe de tout au château. Quand vous la voyez lematin rentrer à cheval, elle a déjà fait le tour des fermes etvisité l’usine.

Le médecin, pressé de partir, sa montre dans les doigts, lerassura sur la bénignité de la foulure. Je m’aperçus qu’ill’écoutait distraitement, le visage tiraillé par les élancements dela goutte. Et tout à coup, pris d’un accès plus violent, il se mità crier qu’on lui coupât les jambes. Dans les intervalles, ilgeignait avec des plaintes grelottées et continues. Son égoïsme demalade le rendait insensible à toute autre peine que la sienne. Ilavait fait avancer un fauteuil près de la chaise longue et parfoisla regardait avec des yeux presque irrités. Je me persuadai qu’illui en voulait d’être privé de ses offices. Mon égoïsme à moi,d’ailleurs, fut presque égal au sien. Tout en plaignant sincèrementSuzy, je ne pensai plus qu’à regagner rapidement ma bastide.

Je fus là parfaitement étourdi, selon mon habitude. Je commisl’impardonnable faute de me méprendre une fois de plus sur lecaractère de mon amie. Ma commisération fut une de ces pousséesbanales de la sensibilité, que la simple clairvoyance eût dûm’interdire. Rien ne ressemblait moins à de la résignationattristée que son empressement, ses ardentes et vives charités.Elle avait pris les mains de Tite et le regardait avec de jeunesyeux humides. Son propre mal à elle n’exista plus à côté de ce malplus grand&|160;; toute sa vie se concentra dans les puissancesmagnétiques dont, à mesure, elle allégeait sa peine de vieil enfantdifficile. L’accès s’apaisa&|160;; un air léger passa dans leschambres&|160;; le comte insista pour m’avoir à déjeuner&|160;;elle-même m’en pria d’un sourire.

Il paraît que je contai d’agréables anecdotes&|160;; ce tourd’esprit m’était peu familier&|160;; je mis d’autant plusd’amour-propre à tâcher d’y réussir et elles déridèrent Tite. Suzys’écria&|160;:

–&|160;Vous en savez donc&|160;?

L’ancienne connivence se rétablit. Nous ne finissions pas denous regarder avec de petits rires excités&|160;: mais cette gaietépeut-être manquait de franchise. L’approche de la séparation ne fitque m’énerver davantage. Je pensai&|160;: «&|160;Est-ce bête&|160;?Je ne la désire plus et j’ai le cœur gonflé comme si je ne pouvaisme décider à la quitter.&|160;» Moi qui m’interdisais l’alcool, jeme versai de l’eau-de-vie coup sur coup. Elle me regarda avec uneironie insistante.

–&|160;Prenez garde. C’est le quatrième verre. Vous allezcompromettre vos élégances de beau cavalier.

Elle sembla avoir lu en moi la pensée que j’avais eue en mecomparant à Tite. Je fus piqué, me sentis un peu ridicule. Suzy,dans son horreur de la sensibilité, m’apparut bien plus homme quemoi. Peut-être lui aurais-je sottement répondu&|160;; mais lecliquetis clair des gourmettes tinta au bas du perron. La fine têted’Hercule frémit, se silhouetta dans la haute verrière. Lepalefrenier le tenait par la bride, tandis que le valet de chambreassurait dans la courroie, près des arçons, mon nécessaire devoyage.

–&|160;Eh bien&|160;! dis-je, au revoir… Et enchanté…

Le vieux Tite, se soulevant sur une de ses cannes, me tendit lamain. Et Suzy aussi, de sa petite taille d’enfant, s’était misedroite, un genou sur sa chaise, avec le retroussis du bas de sarobe par-dessus son pied bandé.

J’étais là près d’elle à présent, ses doigts dans les miens,repris d’un battement de cœur. Il me semblait convenable, pour ungentleman distingué comme je l’étais, de formuler un regret discretet galant&|160;; intelligible seulement pour nous. Les idées ne selièrent pas&|160;; je ne pus trouver qu’une phrase assez froidepour la prier de me rassurer par un billet sur la santé du comte etla sienne. Elle haussa les épaules. Mais sa main fortement pressaitla mienne&|160;; elle appuya un regard noir et volontaire.

–&|160;Vous savez, fit-elle très haut, je tiens toujours maparole.

À son air résolu, je la vis décidée à une chose encore secrètepour moi. Mes doigts vibrèrent&|160;: doucement, avec le pouce jecaressais son poignet. Il sembla qu’il dût nous suffire désormaisd’un simple signe un peu familier pour nous sentir d’accord. Commeje m’attardais, elle me poussa le coude&|160;:

–&|160;Mais allez donc&|160;! Au revoir&|160;!

Le feutre mou de l’allée s’enfonça sous les sabots de moncheval&|160;; je longeai les pelouses. Un souffle légerd’après-midi ventilait les essences, les frémissants tamaris, lagrâce svelte des bouleaux, la pourpre bleue des hêtres en berceau.Et puis je commençai de descendre au pas les lacets des rampes. Aupremier tournant, je virai sur ma selle et regardai vers lesverrières. Suzy, le visage aux hautes glaces, m’apparut. Je levaimon chapeau et l’agitai joyeusement. Et puis la paroi du roc sedressa, fleurie, énorme. Au bas de la dernière rampe, je rendis labride.

J’étais dans un état d’esprit excellent. La chaleur de l’alcoolstimulait mes humeurs, délicatement m’étourdissait. J’aspirais avecsensualité le poil moite d’Hercule, l’odeur de cuir neuf de laselle souplement craquante sous moi. De molles étendues sedéroulèrent&|160;; le décours de l’heure se tamisa de minces nuéesviolettes. Quelquefois je pensais&|160;: «&|160;Que voulait doncdire Suzy&|160;?&|160;» À la fin des rapports se nouèrent, des sensjusqu’alors confus s’élucidèrent. Une idée glissa, revint. Jen’étais plus aussi sûr que tout cela ne fût qu’un simple badinage.Je fus près d’elle, au bord du lit, dans le clair matin. Ellepalpitait, toute chaude de vie jeune. Le velours noir de son regardroula dans un rire&|160;: étrangement elle fit allusion à uneréparation. Bon Dieu&|160;! quelle amusante plaisanterie&|160;!Maintenant mon sang courait.

Je passai tout un jour dans le bois avec le marchand. Il mefallut déjouer les ruses tenaces par lesquelles ce margoulin ruséprétendait se réserver un choix parmi les arbres de la coupe. Parlassitude j’allais céder, quand tout à coup je songeai à Suzy. Cen’est pas elle qui se serait laissé rouler&|160;!

–&|160;En voilà assez, lui dis-je en tournant résolument lestalons. Ce sera toute la coupe ou rien.

J’étais là dans mon rôle de petit seigneur rural faisantmoi-même mes affaires, vendant mon bois et mes récoltes comme monpère avant moi l’avait fait. De la réussite de ces marchésdépendait la tranquille ordonnance de ma vie, trois mois à laville, les autres mois dans la montagne avec mon cheval, meschiens, mes deux vaches et le ménage Baptiste, l’homme à la foisjardinier et palefrenier, la femme cuisinant et faisant lesbesognes de la maison. C’était tout ce que la fortune m’avaitlaissé après l’abandon d’une part de mon patrimoine pour sauverl’honneur du nom familial dans une affaire de concussion où s’étaitcompromis mon frère.

Fourqueroc, en bois et en champeaux, avait cent hectares, hautsur sa butte, avec son pignon nord cimenté dans le schiste à pic etsurplombant la rivière, une poivrière à chaque angle, avec safaçade intérieure orientée au midi et s’ajourant sur les corbeilleset les pelouses des jardins. Ceux-ci, vers la droite, montaient,s’échelonnaient en terrasses étayées d’antiques murs en moellons etpaisselées d’arbres à noyaux. De la plus basse des terrasses, pardes pentes en circuits, on gagnait, sous des voûtes de charmilles,la coulée profonde, la large nappe lumineuse de l’eau au pied de laroche. La barque et le bac y étaient amarrés près des saules. Leurfeuillage chevelu s’épandait sur mes membres nus après le bainmatinal.

Je vivais là d’une vie libre, chassant, pêchant, levé dèsl’aubette, d’amples grègues aux reins, les pieds chaussés d’épaissouliers aux semelles cloutées. La rivière et les bois melimitaient. Une lieue de piéton me séparait du plus prochainhameau. Il arrivait qu’à part le ménage Baptiste je ne voyaispersonne pendant des semaines. Je puis dire que dans cet isolement,avec le silence des chambres autour de moi, lisant çà et là unlivre que m’envoyait mon libraire, je goûtais la vraie joie de lavie. C’était comme un retour aux énergies saines de ma race, àcette rude et mâle existence d’hommes de la nature qu’avaient étéles miens, gentilshommes terriens vivant aux confins de la forêtprès de leurs tenanciers.

La pipe au bec, acceptant le temps comme il venait, pluie ousoleil, je partais surveiller, selon la saison, la cueillette desfruits, la rentrée des avoines ou la fenaison dans les prés quilongent la rive, de l’autre côté de l’eau. Le fusil à l’épaule, jegagnais la futaie, faisant lever le lapin et le faisan. À la tombéedu jour, Baptiste détachait la barque. Laissant couler à fond leferret, nous poussions vers les criques poissonneuses&|160;; jeposais mes verveux. Il y avait toujours de la chevesne, de la tangeet du percot aux mailles de l’osier quand le lendemain, dans lebrouillard léger du matin, j’allais les relever. Quelquefois nousprenions de la truite ou du brochet. Je n’aurais pas donné les plusbelles parties de tennis ou de foot-ball pour le plaisir dedescendre au fil de l’eau sous le friselis des feuillages, avec lebattement de queue des poissons dans la banne au fond dubachot.

Cependant c’était pour moi un devoir de convenance de consacrerà d’anciens amis deux mois de l’année. Je m’arrangeais de façon àpasser à peu près un temps égal chez ceux que j’aimais le mieux.Alors je devenais un homme cérémonieux et correct, jouant savammentdu monocle et soignant les apparences. J’acceptais, par soumissionaux usages du monde, de m’ennuyer confortablement, avec tous lesdehors d’un jeune homme distingué. Oh&|160;! un assez mûr jeunehomme déjà, car j’avais dépassé de plusieurs lustres l’âge où cenom est joyeusement porté.

Quelle contradiction&|160;! J’étais enclin aux sensationsfraîches d’un homme de la campagne et je ne pouvais me résigner àrompre avec des habitudes qui m’enlevaient à mes plus constantesdilections. Je ne reprenais vraiment possession de moi-même qu’enrouvrant au matin ma fenêtre sur les fuites vaporeuses de lavallée, en regardant au bas de la grande roche se chiner de raisvermeils les lentes huiles de la rivière. Le sens de ma destinéeaussitôt reparaissait parmi les amènes et fortifiantes impressionsde la terre. J’avais la conscience que ma personnalité ne seséparait pas de cette vie un peu sauvage qui fouettait mon sang etaccélérait le jeu de mon aorte.

En somme, mon trafic avec le marchand de bois pouvait passerpour avantageux&|160;: il me donna une aimable paix d’esprit. Dèsle premier soir, j’allai poser mes nasses avec Baptiste, et lelendemain je fis le tour des cultures, jouissant de les voir hauteset vertes comme je l’avais espéré. J’avais pris Jack, le lévrierd’Écosse, avec moi&|160;: c’était une bête gracieuse qui m’étaitattachée. Vraiment j’agissais là avec un enviable détachementd’esprit&|160;: je n’avais jamais songé plus naturellement à cetteun peu déroutante Suzy qui si singulièrement m’avait dit, en mepressant les mains&|160;:

–&|160;Vous savez, je tiens toujours ma parole.

Il arriva toutefois qu’au bout de la semaine, moi qui, avec lachaleur toute vive encore de ses petits doigts à ma peau, m’étaissenti si léger de mémoire, je commençai à m’inquiéter de savoir sielle m’écrirait comme je le lui avais demandé. Je pris l’habituded’aller au-devant du piéton à l’heure où il montait la côte.Nerveusement, en tirant sur ma pipe, je l’interrogeais.

–&|160;Pas de lettre&|160;?

Un billet de sa grande écriture anglaise m’eût fait plaisir. Jerentrais dépité, le cœur flottant, gonflé d’un vague d’oubli et derupture. Je ne me reprenais pas tout de suite. Et puis, dans lamontagne, mon dédain sonnait, mon rire d’homme fort pour uneveulerie passagère. La haute roche sous mes pieds me grandissait.Je voyais la vie de plus loin. Elle et moi, après tout, n’avionspas cessé de côtoyer les rives éprouvées de l’ancienne amitié. Rienne s’était passé qui autorisât le soupçon d’une défaillance chezSuzy. Elle était tombée de cheval&|160;; je l’avais tenue contremoi&|160;; je l’avais portée au lit. La situation eût été la mêmeavec tout autre que moi. D’un leurre des sens, de l’inévitableattrait sexuel était née, autour d’un jeu spécieux et subtil,l’éphémère illusion. Bah&|160;! Plume au vent… Je grimpais sur laplus haute roche&|160;; je poussais une clameur. Des vols noirs decorneilles tournoyaient. Je les tirais l’une après l’autre. J’enabattais une hécatombe.

Un mois s’écoula&|160;: j’avais pris mon parti de son silence.Quelquefois, quand le sang me tourmentait, je partais vers latombée du jour&|160;; je marchais longtemps à travers la campagneet puis j’entrais dans une petite maison qui m’était connue.C’était, à l’entrée du village, un cabaret&|160;: il y avait là unejolie fille qui se passait un ruban rouge dans les cheveux. Le pèreet la mère, de vieux paysans sournois, après avoir fermé la portedu côté de la route, s’en allaient discrètement dans le champ. Elles’asseyait alors sur mes genoux, et moi je goûtais unétourdissement léger à caresser son corps frais. Il ne me restaitpas plus de souvenir de ces courtes rencontres que d’un cigare fumésur le chemin. Une quiétude heureuse, ensuite, pour un peu de tempségalisait mon humeur.

Un matin, j’étais parti devant moi. J’avais entendu, à l’aube,tirer des coups de fusil aux acculs du bois. Il m’était arrivédéjà, en battant les taillis, de découvrir des lacets posés par lesbraconniers. C’était toujours pour moi le sujet d’une viveirritation. Je n’aurais pas été le maître de ma colère si j’avaissurpris les coupables. Oui, la vie d’un homme en ce temps m’eûtsemblé un équitable dédommagement des ravages causés dans magarenne. Je croyais sincèrement que la loi ne protégeait passuffisamment les seigneurs contre la ligue sourde des engeancespillant, maraudant, décimant les meilleures chasses.

La pétarade avait éclaté dans la petite ombre pâle du crépusculematinal, à l’heure des primes randonnées du lapin. J’avais ouvertma fenêtre, j’avais tiré au jugé, dans la direction du bois. S’ilen est un qui a reçu du plomb, je le verrai bien au sang tout àl’heure, me disais-je. À présent, je coupais à travers les taillis,épiant, faisant flairer le serpolet à Jack&|160;: l’évent de larôde nocturne s’était depuis longtemps effumé au chaud soleil.

Bientôt la douceur de ce matin sous les arbres me détendit. Larosée emperlait les fougères. Une ondée de fraîche et jeune lumièrepleuvait des hautes branches, tremblait en petites mares d’or surle chemin. Je m’assis sur une souche. J’aspirais les aromes vertsen écoutant tomber les quatre notes mouillées du loriot dans leclair silence léger du bois. «&|160;Mon Dieu&|160;! pensais-je, onvivrait si tranquillement si chacun acceptait simplement la vie, lepaysan, maître dans sa chaumine, et le seigneur, roi sur sesterres&|160;!&|160;» Un sens complémentaire eût pu ainsi se déduirede là&|160;: que cette racaille des champs, une fois pour toutes,se résigne donc à sa condition classique de bête humaine, vouée àêtre reconduite à coups de bottes dans les reins quand elle arrivese plaindre du passage des lapins dans les cultures. Mon ennui s’enalla à travers les bouffées de ma pipe. Je ne sentis plus que lastillation de ma vie en moi, fraîche et profonde.

Tout à coup la cloche tinta&|160;: c’était un signal convenu quime faisait rentrer quand quelqu’un me demandait à Fourqueroc.Baptiste, à la volée, agitait la cloche et moi, je répondais par uncoup de sifflet. Les sons, dans l’air haut, vibrèrent&|160;; maisje ne me dépêchais pas d’emboucher mon sifflet, irrité qu’un intrusme dérangeât dans cette paix délicieuse du bois. De nouveau lacloche s’ébranla et, cette fois, me mettant debout, je sifflai.

Je quittai le bois, je poussai la grille des jardins et àprésent je réfléchissais que c’était le temps où le marchand debois m’avait promis d’apporter son premier règlement. Aussitôt mamaussaderie tomba, je tournai les pelouses en pressant le pas.J’avais les dispositions bienveillantes d’un homme qui va recevoirde l’argent. Le bosquet s’éclaircit&|160;: dans la cour, la jumentde Suzy était attachée à l’anneau près de l’écurie et Baptiste,subreptice, inquiet, m’informait&|160;:

–&|160;Il y a là une jolie dame qui attend dans le hall.

La sensation fut mauvaise. Brutalement je pensai qu’ellearrivait s’offrir. L’idée qu’elle tiendrait ainsi sa parole nem’était pas encore venue. Un mépris froid, l’instinctif écart dumâle pour les avances de la femme aussitôt tempérèrent l’anciendésir. La veille, d’ailleurs, j’étais allé jusqu’à la petitemaison. Quoi&|160;! Suzy était là, la chair toute frémissante deses deux heures de galop, elle m’apportait sa jolie âme mousseuseet moi, avec mon sang rassis, maintenant je l’égalais à cette fillequi tout de suite faisait tomber sa robe quand je venais&|160;!

Je montai en courant les marches du perron. Déjà j’étaisredevenu le jeune homme distingué qu’une adroite hypocrisieassouplit à de subtiles simulations.

–&|160;Vous, Suzy&|160;?

–&|160;Moi, dit-elle en riant sans se lever du fauteuild’osier.

Et la jupe de son amazone mastic légèrement relevée sur sesguêtres à boutons de nacre, elle battait à petits coups de sacravache leurs disques luisants l’un après l’autre, avecattention.

J’étais debout devant elle, continuant à lui sourire d’un aircharmé, les dents au clair, ces larges et blanches dents qu’ellem’avait dit un jour, par moquerie, aimer autant que le cercle deverre que j’appliquais à mon œil. La péripétie se présenta ainsidans mon esprit&|160;: «&|160;Comment va-t-elle s’y prendre pour medire le but de sa visite&|160;?&|160;» Un silence coula, une courtegêne. Et puis, les yeux plissés d’ironie, elle me demanda si jen’avais pas senti à quelque chose dans l’air qu’elle allaitvenir.

Non, ce n’était pas ce que j’attendais. Je haussai les épaulesdoucement, d’une gaucherie affectée, toujours souriant. Et à sontour elle levait les siennes, fouettait d’un dernier coup la pointede sa bottine, en apparence très calme, sûre d’elle.

–&|160;Je ne vous gêne pas, au moins&|160;?

–&|160;Quelle idée&|160;! Mais je suis parfaitement heureux.

Elle parut prendre intérêt à considérer les trophées de chassequi décoraient les murs, m’interrogeait en me les désignant avec lapomme d’or de sa cravache.

–&|160;Cette hure-là&|160;?

–&|160;Oh&|160;! une bête énorme qui ravageait tout le pays.C’est mon père qui l’abattit. Nos bois alors se joignaient, leplateau n’était qu’une vaste forêt. Il y avait beaucoup de renardsaussi… Une fois, j’avais douze ans, j’ai tué celui que vousvoyez-là.

Elle se leva, ramassa la traîne de sa robe qu’elle se jeta surle bras, fit très vite, à petits coups de talons sonores, le tourdu hall. Elle paraissait agitée, nerveuse, et puis, revenant versmoi, elle me dit hardiment, tout à fait calme&|160;:

–&|160;Vous vous souvenez de la dernière parole que je vous aidite au château&|160;?

La situation se brusqua. Je répondis en riant, d’un tonléger&|160;:

–&|160;De celle-là comme des autres, Suzy.

Jusqu’alors nous avions ressemblé, elle et moi, à deuxpartenaires qui diffèrent un engagement décisif, en attendantd’être fixés sur leurs dispositions réciproques. Mais, avec cettequestion de Suzy, les intervalles soudain se soudèrent&|160;; laminute présente continua la minute où, d’une pression de mainsfrémissante, elle avait paru sceller un pacte moral conclu entrenous. Mais moi, à présent, je n’éprouvais plus le même vertigeléger.

–&|160;Eh bien&|160;? fit-elle.

Toute autre femme eût pu en dire autant&|160;; et cependant,avec Suzy seule, se précisait ce sous-entendu agressif&|160;:«&|160;Puisque vous savez maintenant que je tiens toujours maparole, qu’attendez-vous&|160;?&|160;»

–&|160;Mon Dieu, Suzy, lui dis-je, je n’ai jamais douté de vous…Mais non, jamais, croyez bien.

Les mots s’allongeaient froids, dilatoires, frémissants. Nousétions l’un devant l’autre souriants. Le flot chaud de la viemonta&|160;: un souffle remuait ma moustache. Je la vis palpiter,sensuelle et résolue, dans une beauté de jeune héroïsme.

Comme elle l’avait fait à la ferme, elle leva les mains jusqu’àmes épaules&|160;; elle me dit lentement&|160;:

–&|160;Philippe, voulez-vous de moi&|160;?

Elle parla ainsi selon la spontanéité et la simplicité de lanature. Elle ne dit qu’un mot, et il fut décisif comme si déjà elles’y donnât tout entière. Ayant entendu cette franche parole, je fussaisi, aux racines de la vie, d’un sentiment profond. J’oubliaiqu’après tout elle s’offrait comme je l’avais prévu&|160;: jen’avais pas prévu qu’elle me dirait cette petite chose ingénue etfranche. D’une voix d’enfant, elle me demandait innocemment si jevoulais de son amour&|160;: je n’aurais eu, après cela, qu’àl’emporter jusqu’au lit. Je l’avais fait avec tant d’autres&|160;!Mais, les autres, c’était moi qui étais allé vers elles&|160;;aucune n’était venue la première comme Suzy. Presque toutes avaienteu des amants, et cependant elles ne se rendaient qu’après unsimulacre de défense. Et voilà, l’homme frivole à présent étaitretenu d’une peur timide et respectueuse, comme devant une neuvejeune fille.

Je n’étais pas troublé par la pensée du geste avec lequel je laprendrais. Je ne songeais pas à la pauvre et laide chose qui, entreun homme et une femme encore inconnus, est comme le tâtonnementhonteux de la connaissance. C’était un autre sentiment, une joie deprotection, un besoin tendre de la défendre contre un égarement denos sens.

Avec le tremblement de mes mains, doucement je l’attirai vers lefauteuil d’osier. Je me sentis l’aimer d’une ardente passiond’amitié&|160;: je n’aurais pas eu une meilleure sensibilité pourune enfant malade. Je fus à ses pieds. D’un grand battement decœur, je lui disais des paroles câlines, montées du fond demoi.

–&|160;Suzy&|160;! ma petite Suzy&|160;! se peut-il que ce soitvous&|160;? Mais je ne vous ai pas méritée&|160;! Je ne suis qu’unhomme comme tous les hommes. Et puis, s’aimer, c’est bienterrible&|160;!

Elle haussa les épaules&|160;:

–&|160;Je suis venue la première, dans la plénitude de mavolonté. Et ce qui arrivera, je l’aurai voulu aussi.

Elle me regardait droit aux yeux. Je sentis ses genouxs’écarter. Moi-même, par la force inconsciente et soudaine dudésir, je pénétrai dans sa vie. Elle fut contre la mienneprofondément, avec la forme de son corps entre mes mains nouées àsa taille. Et j’étais à présent sans volonté devant cette volontéplus ferme qui était venue vers moi pour être prise et me prenait.Je lui baisais le cou et les épaules&|160;; j’attirai sa petiteoreille entre mes lèvres et la suçai comme un fruit. Soudain elletourna la tête&|160;; nos bouches se joignirent&|160;; elle poussaun cri, toute pâle, les yeux fermés, dans une longue palpitationblessée.

Aucune femme sur ma bouche n’avait eu encore un tel cri. Sous sapetite main crispée, avec le tressaillement de sa souple vie dansmes bras, je redevins un novice jeune homme. Je la tenais de toutesmes forces pressée dans ma poitrine avec mes coudes&|160;; mais mesmains n’osaient plus se poser à ses hanches, comme s’il y avaitencore trop de l’amie dans celle qui si follement se donnait à moi.Je ne puis expliquer autrement ce sentiment&|160;: il m’étaitencore inconnu. Et un peu de temps elle resta là dans sa peine, lesdents serrées, la tête rejetée en arrière, m’écartant faiblement àprésent de la main tandis que moi je l’enveloppais de mes fureurstimides. Et puis elle me dit presque avec colère de sa voix rauqueet basse&|160;:

–&|160;Mais prenez-moi donc&|160;! Vous voyez bien que je vousveux&|160;!

Cela non plus, je ne l’avais point encore entendu. Si une autrefemme m’avait parlé ainsi, je serais plutôt parti. Cette petiteSuzy, m’enjoignant l’amour avec la voix dont elle eût jeté un ordreà un laquais, me plongea dans un embarras cruel. «&|160;Mais oui,prends-la donc, me soufflait mon orgueil d’homme&|160;; fais à tontour acte de volonté&|160;; tu es bien assez ridicule pour avoirtant différé.&|160;» Déjà ce n’était plus l’élan glorieux de lapassion&|160;; je raisonnais comme un homme qui, pour ménager sonamour-propre, se persuade qu’il va céder enfin à un mouvementpersonnel. J’éprouvai jusqu’à l’angoisse l’humiliation de cetteminute délicieuse et pénible.

Elle trembla soudain de tout son corps. Ses lèvres furentviolettes et elle baissait les yeux&|160;: elle n’osait plussupporter mon regard. Mon trouble tomba. Je la pris dans mesbras&|160;: encore une fois j’eus le poids souple de son corpsd’enfant contre moi. Rapidement je montai vers la chambre&|160;;mais arrivé aux dernières marches, l’idée terrible seprésenta&|160;; je songeai avec effroi à ce costume presquemasculin qu’elle portait et qui déroutait les tactiques. La robe dela jolie fille au ruban rouge ne tenait que par quelquesagrafes&|160;; elle la faisait glisser d’une ondulation de sesreins et ensuite elle était nue sous mes mains. La scène futsauvage. Je la déshabillai d’une brutalité d’homme maladroit et quiveut paraître plus assuré qu’il n’est. Les boutons volaient sous lahâte gauche de mes doigts. Et elle se laissait faire, m’épiait d’unétrange regard inquiet, hardi et ingénu. J’entendais tinter soncœur comme un grelot.

Et puis ce fut une chose adorable comme il en est arrivé à bienpeu d’hommes, une chose qui, aujourd’hui encore, me pincedélicieusement les fibres. Je l’avais portée au lit&|160;; elledemeurait sous mes caresses une passive amante&|160;; et soudain savie déchirée cria. L’âme rouge des noces agonisa dans la douleur.Avec stupeur, du lit dévasté je vis se lever l’ignorance fraîched’une vierge. Ma folie bégaya. Je fus brisé de fièvre et de joie.Quel mystère&|160;! Cette jeune femme de vingt-six ans qui, cematin-là, avec son étrange désir, était venue pour être prise commeune simple fille, n’avait pas encore ouvert sa robe pour unhomme&|160;!

Elle s’abandonna dans un frisson froid, sans une parole. Elleserra les dents sur le cri de sa chair comme sur un aveu. Mais moi,qui avais rompu le sceau de sa virginité, j’étais là pleurant debonnes larmes sur sa petite épaule. Je lui aurais donné ma vied’égoïsme pour cette minute inouïe.

Je revins ainsi à l’âge charmant de la première femme connue.Maintenant aussi je lui demandais si humblement pardon pour l’avoirprise comme les autres&|160;! Je l’invoquais d’une ardeur de jeunehomme innocent pour une jeune fille après l’abandon des prémices.Mais elle, quel changement&|160;! Tranquillement elle me regardaitavec sa bouche muette et ironique. Elle sembla indifférente aubonheur qu’elle m’avait donné, très loin de moi, dans la solitudede sa volonté réalisée.

À la fin, cette froideur me jeta dans un si grand trouble que jela suppliai, avec un déchirement de tout mon être, de me dire siréellement elle n’avait jamais appartenu à son mari. Elle baissales yeux, me dit en riant comme une courtisane&|160;:

–&|160;Pensez-en ce que vous voudrez.

Aussitôt elle se couvrit le visage avec la main&|160;; elleparut me cacher son âme, elle qui sans honte m’avait livré lemystère frais de son corps. Dans la confusion de sa vie nue près dela mienne, elle eut tout à coup la première rougeur et ce fut Èveaprès le péché. Alors il me vint étrangement la pensée quepeut-être elle rougissait d’être vierge, se sentant là, dans lamisère de son flanc sans amour, inférieure aux autres femmes quiavaient déjà dénoué leur ceinture. Fièrement elle avait répudié lavulgaire pudeur physique et sembla n’avoir plus gardé que la pudeurde l’orgueil.

Il pesa un silence où ni l’un ni l’autre, avec le cœur plein deparoles, n’osions parler. Soudain elle se roula dans ma poitrine,criant&|160;:

–&|160;Philippe&|160;! mon cher Philippe&|160;!

Son secret ainsi me fut révélé. Elle ne m’eût pas ditautrement&|160;: «&|160;Ne m’oblige pas à te confesser cette chosehumiliante.&|160;» Je la baisai mille fois&|160;; elle-même euttoutes les fureurs d’une ardente maîtresse, déjà initiée. Ellemordait ma bouche et, après la crise, demeurait morte dans mesbras, avec des yeux délicieux.

La jument, agacée par les mouches, se mit à tirer sur l’anneauen piétinant rageusement. Les fenêtres de la chambre s’ouvrant versla cour, nous entendions le battement de ses fers sur le pavé. Ellese rappela.

–&|160;Cette pauvre Beth&|160;!

–&|160;Chère Suzy&|160;! lui dis-je, je vais descendre. Jedonnerai l’ordre de la mettre à l’écurie. Nous déjeunerons ensuite,si vous ne vous méfiez pas trop des talents de Martine.

Elle glissa du lit&|160;; l’ivresse était finie&|160;; desdistances nous séparèrent. Non, elle ne pouvait pas&|160;; elleavait pris rendez-vous chez son notaire dans la matinée. Uneaffaire à terminer, la cession d’une lisière de bois pour lepassage d’une route vicinale. Et d’un air détaché, ellem’expliquait&|160;:

–&|160;Vous savez, Tite est un grand enfant qui n’entend rien àl’argent. Il avait mis sa confiance dans un intendant qui levolait. Alors, quand je suis venue, c’est moi qui…

Le comte déjà me l’avait dit. Elle s’habilla nerveusement,s’irritant des résistances d’un bouton, redevenant à travers unevivacité colère la petite femme brusque d’avant l’amour.

–&|160;Mais aidez-moi donc, je n’en sors pas.

Avec sa grâce souple de petite essence, elle se débattait sousmes mains, dans l’impatience rageuse de mon effort maladroit. Laglace la refléta en culotte de cheval, ses fins bras nus sortis desépaulettes de la chemise, demi-fille, demi-garçon. Elle eut un rireamusé.

–&|160;Est-ce drôle, une femme qui se rhabille devant unhomme&|160;!

Et à présent elle était là devant moi avec son odeur chaude, lesyeux clairs et droits comme si elle ne m’avait pas donné savie.

Aucune parole d’amour n’était sortie de sa bouche, bien qu’elleeût connu avec moi le grand frisson nuptial. Elle était venue commeune femme qui cède à la passion, et pourtant maintenant il n’yavait pas de différence entre elle et la fille au ruban rouge.Celle-là aussi peut-être, avec son humble cœur de plaisir, m’aimaitet elle ne me l’avait jamais dit.

Je me retrouvai tout à coup moi-même très calme aprèsl’excitation qui m’avait fait pleurer comme un naïf jeune homme.Nous plaisantâmes aimablement de choses indifférentes, sans rapportavec l’heure tendre. Je n’étais pas gêné par le besoin de luitémoigner plus d’abandon qu’elle n’en montrait. Ma sensibilitésembla émoussée d’avoir trop vibré dans la crise délicieuse où jegoûtai réellement un vertigineux bonheur.

Cependant, au moment où, son petit feutre à haute plume sur lesyeux, elle passa la porte, je crus devoir manifester un peu dechaleur. Je l’enlevai dans mes bras, la serrai d’un coup de passioncontre moi.

–&|160;Ô Suzy&|160;! Suzy&|160;!

Elle eut au coin de l’œil un rire ironique, comme une petitebête sauvage. Voilà, pensai-je, elle m’a pris comme elle en auraitpris un autre. Je la laissai retomber, et, dans mon dépit, je netrouvais plus rien à lui dire.

Elle dégringola les marches de l’escalier, d’un bond gagna lacour, et attirant la jument par la tête, elle lui appuyait levisage aux naseaux, câlinement. La bête soufflait de plaisir et, duretroussis de ses grosses babines, tâchait de lui prendre la joue.Alors mes nerfs se tendirent&|160;: mon cœur se gonfla d’une peinebrusque.

–&|160;Voyons, Suzy, lui dis-je, allez-vous partir comme uneétrangère&|160;?

J’étais resté en haut du perron et lui tendais les bras. Elletirait sur les sangles de la selle et me réponditétrangement&|160;:

–&|160;Je vous détesterais si cette chose désormais pouvait vousdonner des droits sur moi.

Oui, ce fut bien l’énigmatique femme venue au matin avec sachair de désir qui me parla ainsi. Nous étions l’un devant l’autreà présent comme deux êtres qui ont cédé à un égarement passager etqui ne se reverront plus.

–&|160;Eh bien&|160;! adieu, Suzy&|160;! lui dis-je tristement.En vous perdant, je perds à la fois une amie et une…

Elle eut un beau mouvement de passion, remonta les quatremarches en courant, s’abattit dans ma poitrine. Pendue des mains àmon cou, elle écrasait des mots contre ma bouche.

–&|160;Une maîtresse, n’est-ce pas&|160;? C’est bien cela&|160;?Eh bien&|160;! oui, tu seras mon amant chéri. Tu seras mon autrevie. À deux, nous aurons des bonheurs.

Encore une fois, elle cédait à la nature, et elle ne me lâchaitpas, avec le rire et la fièvre de son désir dans mon cou.

–&|160;C’est moi qui te voulais. C’est moi qui t’ai pris. Tun’avais donc pas vu que je te voulais&|160;? Je t’ai voulu commeune chose défendue. Aucune loi humaine n’aurait pu me contraindre àme donner autrement.

Des sabots battirent la cour. J’aperçus Baptiste qui sedirigeait vers l’écurie en regardant de notre côté. Elle se laissacouler de mes bras, toucha légèrement les dalles à la pointe de sesbottines, et, de toute sa joie, elle riait d’avoir étésurprise.

–&|160;Après tout, ne suis-je pas votre femme&|160;? Mais c’estvous, mon pauvre Philippe… Qu’est-ce qu’ils vont penser devous&|160;?

Voilà, oui, qu’allaient penser ces gens&|160;? Jamais une femme,avant Suzy, n’avait fait dans la maison son petit bruit de talons.Et celle-là, à peine entrée, déjà bouleversait ma vie. Je descendisavec elle les trois marches. Baptiste de nouveau passa&|160;; dansmon ennui, j’affectai de lui parler d’un air guindé et respectueux.Mais elle, bravement se récriait.

–&|160;Non, pas ainsi… Appelle-moi Suzy, je t’en prie, je leveux.

Ma lâcheté, auprès de ce beau courage, me fit honte. À peine jel’avais eue et déjà je la reniais devant un domestique, dans ungoût bas de correction bourgeoise.

–&|160;Ma petite Suzy&|160;! lui dis-je très haut, en riant.

Je détachai la jument&|160;; Suzy, sa cravache sous le bras, segantait. Et puis je ployai le genou, j’avançai la main. D’une peséelégère, elle s’élança&|160;; le cuir de la selle craqua&|160;; etle jarret dans le fourchon, pesant sur l’étrier, elle s’enlevait àpetites fois, affermissait ses aplombs.

Cette petite femme de tête me quitta aussi simplement qu’elleétait venue. Elle m’avait apporté un extraordinaire bonheur et elles’en allait comme si sa vie vierge n’avait pas saigné pour moi. Iln’y eut aucune sensiblerie dans nos adieux. Je l’accompagnaijusqu’au bas de la côte, marchant au pas de la bête, la mainappuyée au satin moite du garrot. Je goûtais la sensation grisantede son jeune corps se balançant au-dessus de moi, frôlant mesépaules de la poussée chaude des genoux. Elle retint un instant labride et, me chatouillant les joues de la mèche de sa cravache,elle me dit avec un beau sourire&|160;:

–&|160;Au revoir, mon cher amant. Je me lèverai demain enpensant à vous.

Il sembla entendu qu’elle viendrait chaque fois que sa volontéla pousserait librement vers moi, sans qu’il y eût là pour aucun denous le soupçon seulement d’une chaîne. D’un claquement de langue,elle excita Beth, qui se mit au trot. Un peu de temps, planté entravers de la route, je continuai à la regarder, à petits bondsrythmés de ses hanches, se lever et retomber en selle, avec legondolement de son amazone claire dans un léger nuage de poussière.Mon cœur battait fortement à l’idée que personne avant moi n’avaitmis la main aux pointes de sa gorge. Je pensais&|160;: «&|160;Avecune telle femme, je ne risque pas de m’engager plus que je nevoudrais.&|160;»

La route décrivit une boucle&|160;; elle tourna la têtepar-dessus l’épaule et me salua avec sa cravache, comme moi aussi,en quittant Montaiglon, je l’avais saluée autrefois.

Ma vie, un peu de temps, resta troublée. Une joie d’intimesolitude me faisait gagner les bois. Je prenais le lévrier avecmoi, j’allais m’asseoir sous les arbres, le cœur gonflé. C’était unsentiment nouveau qui ne m’était venu encore avec aucune autrefemme. J’aurais voulu me retrouver auprès d’elle, ses genoux dansmes mains. Je l’aurais aimée là d’un amour sauvage et délicat, prèsdu cœur bondissant de la terre. Et puis le silence lourd desfeuillages m’oppressait&|160;; je gagnais le bel été de lacampagne, les champs verts, la bleue chaleur du ciel. Je n’avaisjamais autant aimé marcher devant moi, sans penser, avec lebourdonnement léger de mon sang à mes tempes.

Je rentrais, au soir, l’âme vide. Je m’enfermais dans machambre, dans la chambre où elle m’avait donné sa fleur de vie. Etalors l’odeur jeune de son corps me grisait comme un moût ardent.Suzy&|160;! Ce fut ici sous les rideaux du lit&|160;! Je baisaisl’ancienne place sur l’oreiller, d’une passion ingénue. Je n’étaispas moins ridicule en contemplant longtemps la glace où s’étaientmirées ses fines épaules nues. Je me laissais aller franchement àmes impulsions comme un adolescent. Et, avec l’image fraîche de savie entre mes bras, il me restait le trouble d’avoir rêvé. Jen’avais pas d’ironie pour le vieux mari paternel.

Mais voilà, j’étais malgré tout un homme léger sur qui lesimpressions amoureuses glissaient. Je ne me sentais de constancevéritable que pour la libre vie des champs. Le sens intime de madestinée s’orientait vers la terre et les plaisirs rudes qu’elleprocure, plutôt que vers les sensualités de la femme. Au bout d’unesemaine, le souvenir de Suzy s’émoussa&|160;; je recommençai àvagabonder le long de l’eau et dans les bois, comme avant qu’ellene fût venue. Une lassitude virile, après les fatigues du jour, mecouchait dans les draps, tout grisé de grand air, avec la sèveverte des arbres dans mes membres.

Oui, c’était vraiment, cela, une vie d’homme. Je pensaitranquillement que dorénavant je pourrais m’abstenir de mes visitesà la petite maison de la jolie fille au ruban rouge. Suzy de tempsen temps arriverait passer quelques heures et puis librement s’enirait, m’ayant apporté de la joie. Elle ne semblait pas disposée àse montrer trop exigeante et de mon côté j’étais résolu à mecontenter de ce qu’elle me donnerait. J’éprouvais une réellesatisfaction à me sentir si maître de moi-même. Maintenant jepouvais penser à l’amour comme au reste de la vie sans que mapoitrine bondît sous mes mains.

Un matin, j’étais au bord de la rivière, regardant sur l’autrerive se mouvoir les faneuses. Elles étaient dix, descendues desplateaux, filles d’un même village, et en chantant, une coiffe depaille au chignon, elles allaient à travers la vaste prairie,faisant voler avec le fourchet l’or léger des foins.

J’étais là couché sous l’ombre fraîche des trembles, retirantquelquefois ma pipe de mes dents pour humer d’une large aspirationl’arome vanillé de la fenaison. Il glissait en effluves subtils surles houles égales du courant et profondément descendait dans lebattement heureux de ma vie. Je m’étais levé ce matin-là comme unhomme sûr de sa journée. Suzy était en dehors du cercle de mapensée&|160;: il y avait plus de trois semaines qu’elle n’étaitvenue. Et maintenant, avec cette odeur lascive de l’herbe sèchedans les narines, je regardais le rythme harmonieux et puissant deces beaux corps de filles par-dessus l’aire blonde.

Dans le calme paysage, une voix soudaine m’appela par monnom&|160;: la voix ensuite se rapprocha plus claire dans le cheminen lacets qui descendait à la rivière.

–&|160;Suzy&|160;! criai-je.

Mon âme détachée, errante au fil de l’eau, éprouva soudain unegrande joie. Je montai en courant le long de la roche&|160;: nosvoix à tous deux se croisaient jeunes et joyeuses, à travers lesfeuilles. Elle m’apparut dans sa grâce vive, sautillant à petitscoups de talons sur la pente.

–&|160;Suzy&|160;! chère Suzy&|160;!

D’un bond elle se pendit&|160;; je la serrai contre moi, dansune ardeur de désir.

–&|160;Oui, moi. Je ne pouvais plus attendre. J’ai voulu venir.Baise-moi dans le cou. Encore…

Ce fut comme après une longue absence&|160;; ce fut comme sielle venait pour la première fois. Je portais sa vie moite dans mapoitrine. L’odeur phosphorée de ses aisselles se mêlait à l’éventchaud des foins, aux bromes vireux de la rivière. Et avec des crisde plaisir, je l’emportais devant moi, fendant les taillis. Elle,les yeux clos, doucement me disait&|160;:

–&|160;Étreins-moi plus fort. Fais-moi mal.

Je montai aux terrasses par les degrés boulants, heureux de maforce d’homme. Une tonnelle de clématites et de chèvrefeuillesdominait la vallée profonde. Sous l’amas des feuillages fleuris, unbanc s’y incurvait, large comme un divan. Je l’assis dans cetteombre verte, à genoux près d’elle, et par jeu j’attirais lestouffes de chèvrefeuilles et en secouais les parfums dans lesboucles de sa chevelure. Nous étions vraiment là dans l’amour de laterre, avec ses duvets moussus pour lit et ses ondes grisantesd’odeurs pour encens, comme pendant une fête nuptiale. J’avaiscoulé un doigt sous sa manchette et caressais la soie chaude de sonpoignet.

–&|160;Suzy, lui dis-je, je n’ai pas cessé un instant de penserà vous.

En lui parlant ainsi, j’avais les yeux et la voix d’un hommevéridique. J’éprouvais une joie rusée à lui mentir avecfranchise.

–&|160;Oh&|160;! moi, me répondit-elle loyalement, j’aurais étéfort embarrassée de penser à vous constamment. J’ai dû m’occuperd’affaires. Il y a eu une grève à l’usine. Je n’étais pas sansinquiétude non plus pour Tite. Ses accès l’ont repris avecviolence. Et vous savez, il ne veut que moi dans ces moments. Il ades regards d’enfant pour me supplier de demeurer auprès delui.

Une passion attendrie lui monta aux yeux, et elle avait cessé desourire. Croyant alors qu’il était convenable d’affecter un peu dejalousie, je lui dis&|160;:

–&|160;Je vous en prie, Suzy, je souffre bien assez…

Ma voix était ardente et basse&|160;; je serrais avec force sesmains entre les miennes. Dans l’emballement de ma feinte, je mepersuadai sincèrement que cet homme après tout avait des droits.Une petite flamme lui brûla la joue. Elle cacha sa tête dans monépaule.

–&|160;T’est-il possible de douter encore&|160;?

Ô certes&|160;! elle était restée une petite femme-enfant, cellequi maintenant, avec une rougeur blessée, me faisait cet aveu. Elleeut la grâce timide d’une jeune fille dans le trouble de la minuteoù pour la première fois les sens s’éveillent à l’amour. Cependantc’était bien là cette fière et décidée Suzy qui était venue chezmoi comme on va chez le médecin, avec un mal dont on veut êtreguéri. Je lui baisai longuement les mains, dans une joie très pureet humiliée. J’avais honte de mes sottes simulations. J’étais àprésent un autre homme revenu à la vérité des intimesimpulsions.

–&|160;Ô Suzy, pardonne-moi, lui disais-je. On ne peut croire àcertains bonheurs. Je sens seulement que je vais te mériter.

Elle retira ses mains et les appuyant à mon front, elle tenaitmon visage droit devant ses yeux. Elle dit en riant&|160;:

–&|160;J’avais décidé cela le jour où cette fille me regarda siétrangement à la ferme. Celle-là était sûre que vous étiez monamant.

Excité par cette parole hardie, je l’attirai par les poignets etlui demandai si déjà vraiment elle m’aimait en ce temps. Aussitôtelle se raidit, parut se reprendre. Et elle me réponditfroidement&|160;:

–&|160;J’ai vu ce jour-là pour la première fois que vous medésiriez et cependant vous ne m’aimiez pas. Pourquoi voulez-vousqu’une femme ne désire pas simplement aussi un homme&|160;?

Un mouvement irréfléchi m’emporta, je m’écriai&|160;:

–&|160;Je vous ai désirée follement, Suzy, c’est vrai. Et voilà,à présent je vous aime.

Elle secoua ses boucles, les yeux ironiquement plissés, et àpetites fois elle me fouettait d’une branche de chèvrefeuille.

–&|160;Qui vous obligeait à me dire cela&|160;? Je ne vousdemandais rien. Mais, mon cher, une femme demain viendrait avecvous vers ce banc, vous ne l’aimeriez pas autrement que moi.

La branche descendit en chatouilles dans mon cou et elle neparlait plus, tout amusée par le glissement du rameau le long de mapeau. Mais oui, pensais-je, elle a raison. Le sentiment que j’aipour elle se peut comparer au léger frisson que me cause lefrôlement de cette tige. Le silence ne nous pesait pas. Un merlechantait dans la touffe ronde d’un abricotier. L’odeur des foinspar bouffées chaudes montait vers nous. Longuement elle aspira,d’un battement des narines, la fleur safranée du chèvrefeuille.

–&|160;Mon Dieu&|160;! fit-elle, je ne sais pas pourquoi onmédirait du désir. Je casse une branche à cet arbre, j’en savourele parfum et ensuite je jette la branche et je prends à l’arbre unautre rameau. L’arbre n’en meurt pas et à moi il me reste la joieexquise d’avoir, dans une sensation qui ne me laissera pas deregret, aspiré en une seconde toute sa vie profonde. N’est-ce paslà encore du bonheur&|160;?

Elle exprima là finement une chose qui se rapportait à ma propreconception de l’amour. La petite branche du chèvrefeuille ainsi futpour tous les deux le symbole du parfait détachement de nos âmes.Je retrouvai aussitôt mes aplombs, comme en selle, après un écartombrageux d’Hercule. Et plaisamment, du ton léger d’un homme pourqui la vie du cœur se réduit à un aimable badinage&|160;:

–&|160;Vous ne pourriez, ma chère Suzy, me faire entendre pluspoétiquement que je ne suis pour vous que le petit rameau cassé àl’arbre et qu’après celui-là il y en aura toujours bien assezd’autres qui vous procureront la petite sensation. Eh bien,soit&|160;! Mais alors je ne serais pas fâché de savoir si c’est làtout l’amour pour vous.

Son sein leva. Elle regarda au loin. Avec d’autres yeux elleparut considérer un point de l’espace. Je ne voyais là pourtant qued’onduleuses cimes vertes et les replis moelleux de la vallée. Ellese tut un peu de temps et puis, avec des doigts cruels, ellefroissait la tige aux fleurs pareilles à un vol de longs insectesroses.

–&|160;L’amour&|160;! Ah&|160;! tenez&|160;! C’est si différentde tout le reste&|160;! C’est par exemple de vivre à côté dequelqu’un qui souffre et qui a besoin de vous et qui vous prend lesmains en vous regardant, comme Tite me regarde. Oui, quand Titedans ses accès me tient la main dans les siennes, je vous jure queje sens en moi une chose, une chose qui est au delà de tout ce queje pourrais ressentir avec un autre homme.

Sa voix monta, s’exalta.

–&|160;On aime comme on prie Dieu, avec humilité, dans uneabdication absolue de tout l’être. Il n’y a plus là rien qui tiennede la chair, du goût de la peau, de la joie de mettre sa bouchecontre une autre. Et c’est si vrai cela, que la montée d’un désirchez l’un des deux serait un sacrilège comme de percer une hostieavec un couteau, et que je comprends très bien, moi, qu’après untel attentat à un culte sacré, la femme tue l’homme de colère et dedégoût.

Ses mains dans l’ombre, fines et fuselées, frémirent.

–&|160;Oui, fit-elle, la voix tout à coup rauque, cette voix depassion et d’orage où sa vie grondait, oui, les petites mains quevoilà frapperaient droit à la tempe.

Et maintenant, hors de l’ombre, toutes claires au soleil, ellesfaisaient le mouvement de la mort.

Quel saisissement pour moi&|160;! La petite femme sensuelle quim’était venue vierge avec sa folie, inopinément me révélait uneautre chose vierge d’elle, farouche et bien plus belle&|160;! Elleévoquait la sainteté d’un sacrement de l’amour, si pur que la mortseule en pouvait laver la beauté méprisée.

Jamais je ne l’avais trouvée plus désirable. Une ironie de péchéet de profanation me fit avancer les mains, disant&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! ne parlons plus de cela, je renonce àvotre amour, Suzy, si vous me laissez le reste.

–&|160;Oh&|160;! vous, fit-elle, c’est autre chose.

Elle me tendit ses lèvres et ajouta en riant&|160;:

–&|160;Mais oui, n’es-tu pas mon amant, toi&|160;?

Tout d’une fois elle fut sur mes genoux, les bras noués à moncou, comme une délicieuse créature lascive et animale. Les sèvesbrûlantes de l’été grondèrent&|160;; je la sentis mollementpalpiter à travers son gilet d’homme.

–&|160;Oh&|160;! dit-elle, une idée à moi&|160;! Je me suis misecette fois tout à fait en garçon.

De sa robe de cheval, qu’elle faisait glisser tout à coup etqu’elle enjambait, sortit l’imprévu d’un travesti de joliadolescent en bragues demi-bouffantes, de la couleur réséda dugilet et de la veste. Les mains dans les poches, avec le rire gaminde sa petite tête bouclée hors du col droit, elle se mettait àtourner devant moi à la pointe de ses bottines de cuir havane,toute mince et sanglée dans la lanière qui lui ceinturait leshanches. Son charme capiteux d’androgyne, dans le matin fleuri dela tonnelle, avec le chant des faneuses qui nous arrivait du pré,me procura une sensation trouble, inéprouvée, comme le goût d’unfruit nouveau.

Elle s’était arrangée pour me rester jusqu’au coucher du soleil.À midi, nous rentrâmes déjeuner d’un plat de cèpes, d’une omeletteau jambon et d’une cueillette de cerises.

Elle goûta joyeusement la rusticité du repas. Je vis qu’ellesupportait avec gaieté la malveillance sournoise des regards deMartine, dépitée de n’avoir pas été avertie. Baptiste aussiquelquefois apparaissait sur le seuil, passait les plats et puistraînait un peu de temps derrière les portes. Visiblement laprésence de cette dame en pantalon d’homme les déconcertait,dérangeait l’honnête symétrie de la maison. Avec d’infiniesprécautions, Martine évitait de l’appeler trop ouvertement«&|160;madame&|160;», laissant tomber la seconde syllabe dans unbredouillement confus.

Suzy, très à l’aise, avec cet esprit aventureux qui la mettaitau-dessus de l’opinion du monde, feignait ne s’apercevoir de riend’anormal. Comme beaucoup de femmes, elle avait le don de ne voirque ce qu’elle voulait voir. Elle se laissa aller franchement à lajoie de jouer, avec un homme qui, l’autre soir encore, étaitseulement son ami, le rôle d’une maîtresse qui prendrait possessiondu logis de son amant. Elle loua complaisamment l’omelette, ce quiparut réconcilier la digne Martine.

Le couvert avait été dressé sous l’auvent vitré qui prolongeaitla salle à manger du côté des jardins. Notre frugal déjeuner ainsiprit une intimité de dînette dans un clair paysage d’arbres et demassifs en fleurs. Les yeux à demi plissés, avec un reflet verttremblotant au fond de ses prunelles, elle avait mis ses mains surles miennes et me souriait pendant de longs silences charmés. Elles’émerveilla de la sauvagerie de ma vie, me fit promettre de lamener pêcher avec moi. Elle eût voulu être un homme, elle qui ne sesentait qu’une fille manquée. Et constamment elle prenait à laboîte des cigarettes qu’elle fumait à grosses bouffées, se grisantde la petite ivresse du tabac.

Avec son rire clair, cent fois elle m’appela son cher amant. Sescils battaient, un frisson lui courait à la peau.

–&|160;Vrai&|160;! c’est bien moi qui suis ainsi près de vous,Philippe&|160;! Moi, Suzy, j’ai à présent un amant&|160;!

Elle savourait le mot avec sensualité. Un amant&|160;! Quellefolie&|160;! Et par moments elle en demeurait presque grave, d’unefraîche joie sérieuse de nouvelle épouse. Elle me regardait siamoureusement à travers le fin plissement de ses yeux&|160;! Elleavait le regard mouillé de la femme qui a connu le plaisir.Cependant elle m’avait dit&|160;: «&|160;Tu ne seras jamais pourmoi que le rameau cueilli à l’arbre&|160;!&|160;» Voilà&|160;! oui,pensais-je, elle est venue te demander le secret de l’amour et ellene t’aimera jamais. Elle n’attend de toi que la vibration du simpledésir. Je n’en ressentais nul dépit d’amour-propre.

Il régna entre nous une entente tacite pour ne plus parler del’amour&|160;: cette connivence fixa les limites d’une aimable etlégère union qui ne se proposait que la joie et la vivacité dessensations.

Oh&|160;! elle avait de si étranges idées&|160;! Je ne sais plusà quel propos elle me dit qu’elle ne pouvait admettre le sermententre deux amants&|160;; le désir suffisait à les lier aussiétroitement que tous les sacrements&|160;; et leur fidélitémutuelle prenait sa beauté de demeurer libre et spontanée. Ilsn’avaient que l’unique devoir de rompre sitôt qu’ils n’éprouvaientplus la joie sincère de se désirer.

Suzy encore une fois écouta ainsi ses voix personnelles. Maismoi qui restais soumis aux jugements du monde, j’espérai la mettreen contradiction avec elle-même en lui demandant si elle étendaitcette théorie au mariage. Elle me déclara tranquillement que lemariage n’était pour elle qu’une convention sociale, un reste del’antique esclavage au temps des tribus et des proies humaines.Elle mettait bien au-dessus la beauté des mains libres, sans lesymbole barbare de l’anneau, le volontaire abandon d’un être à unautre être.

Le mariage, presque toujours, d’ailleurs, était l’erreursexuelle de deux êtres qui obéissent à l’attrait de l’inconnu etqui cessent de s’appartenir dans leur vie profonde dès l’instant oùils ont fini de s’ignorer. Alors pourquoi s’engager par des liensque la plus élémentaire moralité obligera à dénouer sitôt qu’ils nepourront plus être sincèrement consentis&|160;? Et, revenant par undétour à son idée de l’amour, elle concluait à l’inviolabilitésacrée du mariage entre ceux-là seulement qui ont accepté de vivreen dehors du plaisir.

–&|160;Alors, Suzy, un état de célibat volontaire où les âmesseules sont religieusement mariées&|160;?

–&|160;Oui.

Bon Dieu&|160;! Ce qu’elle disait là était si nouveau pour moique je la pris en pitié comme une cervelle un peu faible. J’oubliaisottement qu’elle n’eût pas été chez moi, me jetant ses lèvresrouges par-dessus la table, si sa volonté ne s’était trouvéed’accord avec sa conscience. Ce qu’elle était venue faire chez moi,elle l’avait fait librement, sans manquer à la loyauté de sa notionde l’amour. Cela, toutefois, je ne le compris que plus tard quandmoi-même, à la longue, je me fus délivré de mon penchant à laconformité routinière. Oh&|160;! alors, cette petite naturepersonnelle de Suzy, que j’étais trop tenté d’assimiler à meshasardeuses liaisons d’autrefois, commença de m’apparaître avec sonvrai relief original, dans une possession de soi qui dénonçait unebien autre honnêteté que la dépendance servile des âmes. Mais jen’étais encore qu’un «&|160;jeune homme distingué&|160;» qui ne sedistinguait pas des communes façons de penser.

Je me récriai&|160;:

–&|160;Il faudrait donc, avec de telles distinctions, admettrequ’un homme et une femme vivant leur vie de passion en dehors dumariage, sont plus près de la vérité que deux époux qui, ayantcessé de se désirer, continuent à se résigner à la viecommune&|160;?

–&|160;Je le crois, fit-elle, et je crois aussi qu’ils sont plushauts dans l’ordre des créatures, s’ils comprennent que l’uniquemoralité est dans la sincérité.

Je haussai légèrement les épaules et lui dis&|160;:

–&|160;Suzy, nous irons à la rivière.

Nous descendîmes par les terrasses jusqu’au bord de l’eau. Lesfaneuses s’interrompirent de faire voler le foin à la pointe desfourches pour considérer de loin ce joli jeune hommehétéroclite.

En longeant la rive, nous gagnâmes une solitude plus sûre. Unepetite silve sauvage avait poussé là au pied des roches, unemmêlement d’essences vives à grandes touffes débordant par-dessusle courant. L’eau, sous les arches vertes, s’ombrait de moiresvermeilles si limpides qu’aux coulées du soleil filtrées d’entreles feuillages, on voyait frissonner sur les galets rouilleux dufond de claires mailles d’or.

Suzy, couchée près de moi, la tête dans les poings, ne meparlait plus, toute fraîche de paix et de silence dans cette vie dela rivière et des arbres. Mobile, cédant toujours aux rapidessensations de la nature, elle s’abandonnait au plaisir et puis serepliait en de longues pauses muettes comme si, dans ces moments,elle eût écouté battre profondément son cœur en elle. Il nous étaitarrivé souvent, au temps où nous n’étions encore que des amis,d’abattre ensemble, au galop de nos montures, des kilomètres deroute sans échanger une parole&|160;; et son silence ne me pesaitpas, léger et confiant comme une sympathie plus intime.

Elle demeura donc là un assez long temps sans rien me dire, avecla palpitation de ses petits seins dans l’herbe, regardant sefroisser contre les basses branches la nappe d’or et d’émeraudes.Et à la fin, se coulant jusqu’à moi, elle appuya sa poitrine chaudeà mon épaule. Elle me dit gravement&|160;:

–&|160;Je suis heureuse.

Elle n’exprimait pas ainsi un sentiment d’amour, mais seulementsa force harmonieuse de vie, la plénitude tranquille de sa joiedans la grâce et la puissance du paysage. Son sang coulait d’unlarge flot comme la rivière&|160;; elle avait aux narines lefrisson du vent chargé de lascifs aromes&|160;; son petit ventrebattait contre le pouls ardent de la terre. Elle fut par làassociée à la grande nature, à ses sèves bouillantes et actives, etelle-même, avec la faim et la soif de son désir, elle était àprésent comme une petite chose de la nature, dans l’immense torrentde la vie. Moi soudain, ayant regardé au fond de ses yeux, je lapris entre mes bras et de nouveau je l’aimai sauvagement dans sonplaisir.

Elle demeura jusqu’au soir. Nous rentrâmes et elle passa sarobe&|160;; elle redevint la femme qu’elle était pour les autres etqui n’avait pas l’air de s’être mise en pantalon d’homme pour allerau bord de l’eau avec son amant. Je voulus faire seller Herculepour l’accompagner un bout de chemin. Elle s’y refusa.

–&|160;Je ne vous ai pas demandé de venir au-devant de moi quandje suis arrivée. Je m’en vais librement comme je suis venue. Sivous voulez, il en sera toujours ainsi.

Et comme la première fois, étant allé avec elle jusqu’au bas dela côte, je lui adressai de loin un salut de la main.

Pendant près d’un mois, elle arriva chaque semaine. En s’enallant, elle n’exprimait aucune de ces exigences qui à la longuerendent haïssable l’amour des autres femmes. Elle m’apportait sonjeune désir, et, après qu’elle était partie, j’étais le maître depenser à elle ou de l’oublier. Notre plaisir se rafraîchissaitd’être entre nos mains la petite chose fragile qu’il dépendait denous de briser. Peut-être ce fut la cause qu’elle ne cessa de nouscombler joyeusement comme une fête que n’expiait pas le regret deslendemains. Je repartais pour le bois ou j’allais poser mes nasses.Je redevenais l’homme tranquille qui n’a de comptes à rendre àpersonne. Une petite odeur d’ambre et de cuir de Russie quelquetemps traînait dans les chambres et puis se dissipait comme lefrais frisson de chair qu’elle mettait dans ma vie.

Elle me parlait du vieux Tite avec une impudeur radieuse.C’était là, après tout, un sentiment si différent du nôtre&|160;!Elle n’éprouvait pas le besoin de justifier la part quelquefois unpeu large qu’elle lui faisait dans nos entretiens. L’année étaitmauvaise pour lui&|160;: ses accès de goutte s’espaçaient&|160;;mais il s’inquiétait de perdre la mémoire, et un goût d’isolementmorose le détachait de ses anciennes amitiés. Cependant, dans sapassion d’affection pour ce vieil enfant quinteux, Suzy ne cessaitpas de vanter ses aimables qualités.

–&|160;Vous ne pouvez vous douter, me disait-elle, quelleintelligence, quelle sensibilité se cachent sous ses dehors un peuassoupis. Il parle de tout si raisonnablement&|160;! Il voitautrement que nous les choses. Et si tendre, si reconnaissant dessoins qu’on a pour lui&|160;! Il y a des moments où je crois qu’ilrajeunit, dans sa beauté d’homme mûr.

Un aveuglement sincère l’illusionnait sur son âge&|160;: elle leplaignait et l’admirait comme un héros frappé par un malmystérieux. Mes mouvements s’égalisèrent&|160;; je n’éprouvais plusd’ennuis pour le zèle d’attachement inquiet qui constamment leramenait en tiers dans notre vie. Il me vint même pour ce pauvreTite la sympathie un peu négligente, mais cordiale au fond, d’uneéquivoque parenté. Je crois que je n’aurais pas aimé autrement unvieil oncle duquel je n’aurais point dû hériter.

Le désintérêt graduel du comte pour ses biens obligeaitmaintenant Suzy à supporter presque seule les soins du domaine.Elle y montrait une sûreté, une décision d’esprit extraordinaires.Cette petite femme de vingt-six ans, si ardente aux affaires del’amour et qui, dans la vie la plus occupée, trouvait le temps dem’apporter sa chair de plaisir, me révéla une de ces naturesd’action qui, en passant du côté de la femme, semblent s’êtretrompées de sexe. L’usine, arrêtée par la persistance d’une grève,toute vide d’hommes et d’activité, comme un grand organisme mort,encore une fois était retombée aux pénibles suspens qui avaientabrégé les jours de Jacques Herbrand. Elle blâmait lesadministrateurs de n’avoir point consenti à une augmentation dessalaires. Elle avait, à l’égard des rapports du capital et dutravail, des idées aussi subversives que sur tout le reste deschoses de la vie. N’allait-elle pas jusqu’à préconiser laparticipation du travailleur aux bénéfices del’exploitation&|160;?

Un après-midi, elle m’arriva toute frémissante. Elle me ditqu’elle s’était mise résolument du côté des ouvriers. Le matinmême, elle avait fait venir le syndicat de la grève. Avec leconsentement de Tite, elle lui avait passé la moitié de ses parts.Moyennant cette cession, les ouvriers entraient en maîtres dans leconseil.

–&|160;Il me semblait que l’âme de mon père était en moi, medit-elle fièrement.

Je fus outré.

Bon Dieu&|160;! que devenaient alors les droits supérieurs despatrons, les immémoriaux privilèges des hautes races&|160;? Suzyhaussait les épaules, et avec sa petite moue entêtée de dédain, medonnait des raisons. Elles n’étaient pas plus mauvaises que toutescelles par lesquelles j’aurais pu tenter de les combattre.

Ces problèmes d’économie sociale ne nous troublaient,d’ailleurs, que passagèrement&|160;: elle les résolvait avecl’indépendance et la spontanéité qu’elle apportait en touteschoses. C’était encore là de la beauté, si l’on admet que celle-cin’exclut pas la passion de la volupté et du plaisir. Sa beautéétait de demeurer personnelle jusque dans les questions quin’intéressent pas l’amour. Elle ne possédait pas le sens del’honnêteté courante et y substituait une conception de la vievolontaire et libre. La sienne se partageait entre les hautes soifsdu sacrifice dans ce qu’elle appelait l’amour et la petite foliecharnelle. En me donnant librement sa jeune vie sensuelle, elleparut n’avoir disposé que d’un bien sur lequel personne n’avait dedroits. Elle n’eût cru manquer à son devoir vis-à-vis de son mariqu’en lui retirant ses puissances de charité et d’affection.Pourtant, moi qui l’avais tenue vierge dans ma poitrine, je nevoyais encore en elle qu’un petit être de nerfs et de joie dontl’âme m’était inconnue. Je n’agis pas autrement avec Suzy quen’auraient agi les gens de mon monde envers une maîtresse moinsrare et précieuse. Mes sentiments étaient médiocres comme la vieque j’avais menée jusque-là. Je ne sus pas mériter l’orgueild’avoir été choisi pour lui révéler le mystère charmant et troublede la substance.

Voilà, oui, je m’égalai à la commune moyenne en ne m’élevant pasau sens de beauté qui peut se dégager des mutuelles effusions dudésir librement consenti aussi bien que de l’autre amour. Lesdilections de la chair pour la chair, la grâce divine des caressesentre deux amants résolus à ne s’offrir que de la volupté, necessent pas d’être l’échange délicieux de deux vies dans uneaspiration à l’unité de tout l’être. J’avais plutôt pour cette Suzyqui avait écouté la nature, la nuance un peu dégoûtée de la plupartdes hommes pour la femme qui s’est déconsidérée, comme ils disent,en s’abandonnant en dehors de l’union légitime. Le premier mâlevainqueur de la femelle humiliée, toujours recommence à travers lesraces, avec l’orgueil de la défaite infligée, avec le détachementfarouche et cruel qui suit la possession&|160;; et, à mon tour,j’étais cet homme dans sa survivance atavique. Je n’avais pasd’attendrissement devant la confiance et la bravoure de Suzy.

Je ne sais plus à quel propos je lui reprochai un jour le peud’attention qu’elle prenait à sauvegarder les apparences. Personne,au château, n’ignorait la route que suivait sa jument les jours oùelle venait à Fourqueroc. Elle haussa les épaules.

–&|160;Vous me préféreriez dissimulée, dit-elle, quand c’est sisimple. de ne pas mentir&|160;!

Et puis, à quoi bon&|160;? Est-ce qu’elle faisait le mal&|160;?N’était-il pas naturel qu’une femme de son âge eût unamant&|160;?

–&|160;N’ai-je pas voulu être ta maîtresse&|160;?

Tite lui-même n’ignorait pas ses visites à Fourqueroc&|160;: illes mettait sur le compte d’une ancienne amitié et n’en prenait pasombrage.

–&|160;Cependant, Suzy, s’il s’inquiétait un jour, si, dans unmoment de défiance, il vous suppliait de ne plus venir&|160;?

Elle était sur mes genoux. Elle me prit la tête dans les mainsavec un beau regard souriant.

–&|160;Mais cela n’est pas possible, mon ami, fit-elle, vous neconnaissez pas le comte. Son amour est assez grand pour ne jamaisme demander le sacrifice d’un plaisir. S’il pouvait se douter quevous êtes mon amant, il souffrirait en silence. Il sait bien que jene suis pas de celles à qui l’on peut défendre quelque chose.

–&|160;D’ailleurs, reprit-elle, il y a si peu de différenceentre les amis que nous étions et ceux que nous sommesdevenus&|160;! Mais oui, comprenez donc, l’amour seul pouvait êtreun changement. Vous étiez l’un des jeunes hommes vers qui meportait mon amitié la plus lointaine, et il n’est pas une jeunefille qui secrètement n’ait désiré, dans la part inconnue de sonêtre, l’ami avec lequel elle a dansé, monté à cheval et joué autennis. Je crois bien que je vous plaisais aussi. Cependant ni l’unni l’autre ne nous aimions et ne nous aimerons jamais.

Elle me disait cela si franchement qu’il aurait mieux valu pourmoi lui prendre les mains et les baiser gentiment, avec une petitepassion d’amitié reconnaissante. Mais, dans un besoin imbéciled’épuiser la situation, je m’obstinai.

–&|160;Voyons, Suzy, si pourtant le comte vous priait derenoncer à une liaison qui serait devenue pour lui une cause desoupçon et de tourment&|160;?

–&|160;Eh bien, me répondit-elle tranquillement, je luiavouerais tout et jamais vous ne me reverriez.

Je compris qu’encore une fois elle m’avait parlé avec sincéritéet que ce qu’elle disait là, elle le ferait dans la plénitude de savolonté. Je la priai de prévenir un tel dénouement en s’observantdavantage. Pourquoi n’imaginerait-elle pas des visites à uneamie&|160;? Ce n’eût été qu’une feinte sans importance.

–&|160;Mais vous savez bien que je n’ai pas d’amie, me dit-ellefroidement. J’exècre toutes les femmes. En eussé-je une d’ailleurs,je ne consentirai jamais à m’assurer à ce prix un bonheur mêmemille fois plus grand que celui que nous goûtons à nous voir, caralors j’aurais vraiment le sentiment de tromper un homme loyal etbon. Et de cela, ah&|160;! par exemple, je suisincapable&|160;!

C’était là une de ces subtilités où j’avais peine à la suivre etqui ressemblait à la rouerie la plus raffinée. Ô Suzy&|160;!déroutante et trop simple Suzy&|160;! Je croyais te connaître, etchaque jour je te connaissais moins. Ta sincérité, pour un hommecomme moi, apparaissait bien plus compliquée que les détours descréatures rusées. Je manquais de la simplicité qu’il m’eût fallu àmoi-même pour comprendre la beauté nue de ta spontanéité.

Comment aurais-je pu ne pas me réjouir d’une si aimable et sifacile relation&|160;? Elle ne troublait en rien ma vie et ellerépandait la pure grâce autour de moi. J’appréciai comme unencouragement l’air à la fois respectueux et cordial avec lequelBaptiste et Martine à présent me parlaient d’elle. Ce n’étaientplus comme au premier temps de discrètes allusions, les yeux bas etla voix traînante. Leur hypocrisie fut admirable&|160;: ilsaffectèrent de lui être attachés comme à moi-même. Martine surtout,cette fine mouche de paysanne, espéra acquérir de nouveaux droits àma confiance en exagérant la complaisance. Elle imagina des platsdélicats&|160;; des fruits choisis nous rafraîchissaient&|160;; latable, avec ses nappes à l’empois et ses claires argenteries,brillait, fleurie de bouquets odorants.

Maintenant, tous deux l’appelaient Madame Suzy, avec une nuancede domesticité empressée pour une maîtresse légitime. Leur jeum’agréa, bien qu’il ne me fût pas possible de m’abuser sur sasignification.

Ce fut donc dans une claire tranquillité d’esprit quej’engrangeai mes récoltes et que je continuai à visiter mes verveuxau matin. L’août tempéré maintenait mes esprits en joie etassouplissait mes membres. Quand, au lendemain de nos fêtesamoureuses, j’abattais d’un ferme jarret, sans lassitude, mesquinze ou vingt kilomètres de route, je goûtais plus précieusementle plaisir d’être rendu à ma solitude. La pipe aux dents, avec lebattement égal de mes artères rythmant ma marche régulière etlarge, j’avais le sentiment délicieux de n’avoir rien perdu de mesforces ni rien abdiqué de ma libre vie. J’étais vraiment un hommeheureux.

Elle s’intéressait aux bois et aux jardins. Elle estimait meshumbles travaux d’agronome. Elle n’ignorait ni les saisons, ni lescultures. Un goût vif pour la campagne était encore chez elle undes mouvements spontanés de sa nature. De la joie lui partait encris devant la beauté d’un paysage. L’heure aimable la saturaitd’intimes et fraîches voluptés. Les papilles de sa chairjouisseusement se gonflaient d’être couchée sous les feuillages etde caresser avec les mains l’ombre comme une soie. Une petite âmeivre courait en frissons à sa peau dans la lumière chaude, battaità sa narine dans la montée des efflux musqués de la terre. Elleavait la jeune et simple poésie des essences sauvages, nourries degrand air et de soleil.

Un jour elle vint avec moi dans la barque. J’enfonçai le ferretde toute sa longueur et, ayant touché trois ou quatre fois lespierres du fond, je laissai dériver du côté d’un îlot boisé quidivisait le courant.

L’endroit s’encaissait entre des roches abruptes où des chêneset des bouleaux avaient poussé, d’un jet volontaire. Aucun sentierne sillonnant les pentes prochaines, nous fûmes là dans unesolitude où les pas ni le regard ne pouvaient s’égarer. Unevégétation sauvage et touffue recouvrait cet antique bloc roulé duversant et qui, accru d’éboulements successifs, petit à petitcimenté par des terres d’alluvion, au temps des orages et de lafonte des neiges, à la longue avait isolé la circonférencedéchiquetée d’un vaste tertre.

Mon Dieu, Suzy&|160;! quelle fraîcheur délicieuse nous enveloppasitôt que nous eûmes abordé&|160;! Le soleil flambait sur leshautes roches&|160;; l’espace bouillait comme une étuve, etcependant, sous cet abri vert, avec le petit vent des feuilles ànos visages et à nos mains, couchés parmi les eupatoires, les iriset les spirées qui comblaient l’échancrure des anses, nous nesentions plus que l’air humide monté de la rivière. Elle coulaitd’un large flot miraillé, criblée de fourmillements lumineux oùjouait la forme vive des tanches et des ablettes, par-dessus l’orrouilleux du lit à une assez grande profondeur. J’avais pêché làautrefois un brochet de trente livres&|160;; le filet, sous lepoids et les bonds de la bête, s’était rompu au moment où d’ungrand coup de bras je le remontais. Il avait fallu lutter corps àcorps avec le monstre pour le capturer définitivement. C’était unde mes bons souvenirs.

Suzy tout à coup me dit en riant&|160;:

–&|160;Va sous les arbres là-bas et ne te retourne que lorsqueje t’aurai appelé.

Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire&|160;; mais comme elleme l’avait demandé, je marchai devant moi, me frayant un passage àtravers l’emmêlement des branches. Et un peu de temps se passa,j’entendis un bruit d’eau, et puis elle m’appela par mon nom.

Étant revenu sur mes pas, je vis dans l’herbe son linge et sesvêtements. Et maintenant, avec le frisson clair de ses épaules dansle remous de l’eau, son rire tourné vers moi sous ses bouclesnoires, elle nageait à brassées rythmiques autour de l’île, commeune vraie fille des fleuves.

Aussitôt je me déchaussai et me mis nu&|160;; et à mon tour jeme laissai couler dans la plus grande profondeur, là ou j’avaispêché le brochet. Nous éprouvâmes alors une joie encore inconnue àtirer notre coupe l’un près de l’autre, dans la tiédeur fluide dela rivière. Elle était blonde et verte selon l’ombre et le soleil,avec de larges moires huileuses près des rives et des écailluresscintillantes dans le milieu du courant, si limpide quej’apercevais le flexible déroulement de la nage onduler sous nouscomme une vermeille et vive liane.

Une sensualité intime, une volupté de nature nous fit à demifermer les yeux, enveloppés par le glissement soyeux des eaux. Et àprésent ni elle ni moi ne nous parlions plus, dans une sensationheureuse de vivre une vie légère où à peine nous pensions encore,où les retours d’un même mouvement continu et harmonieux naissaientinconsciemment de la détente régulière de nos énergiesphysiques.

Nous regagnâmes enfin la rive&|160;; j’abordai le premier et latirant par les poignets, je la vis émerger du courant. Ses petitsseins furent deux fleurs roses au-dessus de la coulée verte&|160;;de claires fontaines ruisselèrent de ses hanches. Et nous étionsnus l’un devant l’autre, dans notre belle vie fraîche, comme lepremier homme et la première femme dans le jardin d’Éden. Mais,tandis que moi je cherchais l’ombre des feuillages, elle sanshonte, avec sa gorge aiguë dans les mains, s’offrait hardie etchaste dans le tressaillement heureux de sa chair.

Il me sembla que je ne connaissais pas encore le charme divin deson corps. Il avait, dans ses petites proportions, la beauté d’unefille ciselure d’or et d’ivoire, des grâces minces et fuselées, lesfines et pleines souplesses d’un joli animal fait pour le jeu etl’amour. Avec sa chaude et riche sève, avec ses matités doréesd’épiderme, il baignait dans les ondes de la vie, dans l’air desfaunes et des flores, comme une claire fleur animale. Des émoisd’ombre et de lumière jouaient aux duvets, faisaient courir delégers remous à l’épine, des épaules aux hanches. L’aisselle auxsoies ardentes avait trois plis comme les pétales d’une corolle.Quand un souffle de vent un peu plus fort secouait les arbres, desreflets verts frissonnaient aux bouts de sa gorge. Dans le paysagefarouche et doux, entre la rivière et les ramures lourdes, elleapparut une allégorie de la vie primitive, mêlée aux forcessplendides. Elle fut pour moi, avec la vapeur chaude du matinautour de sa ceinture, comme une petite nymphe sortie des limons,comme une petite amazone au bain après les travaux guerriers. Ainsiétendue dans les floraisons pourpres et lactées, cette délicieuseSuzy se séchait sur la rive, ignorant la pudeur.

L’îlot solitaire nous devint une chère habitude. Je poussais labarque avec le ferret et puis nous abordions. Nos vêtementstombaient, elle était nue dans les iris, toute grisée d’air et desoleil, avec son rire de petite bête heureuse.

–&|160;Je m’aime, me disait-elle.

Elle avait toujours été amoureuse de sa peau. Le matin, après letub, elle jouissait de demeurer un peu de temps dans les chambres,sans désir d’elle-même, pour le seul plaisir de la fraîcheur et dela beauté de sa nudité. Elle aurait compris la vie au bord desfleuves ou de la mer, dans un état sauvage d’humanité. Suzy meparlait de cela naturellement, comme une femme qui s’est libérée del’ancienne honte de la chair.

Quelquefois une alerte me relançait, l’inquiétude d’un bruitdans les feuilles. Aussitôt je me rejetais vers l’ombre. Uneintolérable rougeur me fût restée si des yeux humains nous avaientaperçus. Mais elle ne bougeait pas, toute calme dans la grandelumière de l’été.

–&|160;Eh bien, quoi, disait-elle, ne suis-je pasbelle&|160;?

Elle ne cessait pas d’être la petite femme qui un jour avaitrésolu d’écouter la nature.

Son impudeur était originelle avec innocence, comme les statues,comme le sexe des femelles. Elle ne comprenait pas qu’il y eût dumal à se montrer dans sa beauté nue. Le corps pour elle avait unevie extérieure de nerfs et de muscles, distincte de la vie intimeet solitaire de l’âme. Avec ses fibres longues et ramifiées, ilétait fait pour boire l’air et la caresse, pour s’exalter dans leplaisir comme dans l’expansion naturelle de ses énergies. La mêmeloi ne les ordonnait pas, ni les mêmes décences. L’âme, surprisedans un de ses mouvements divins, reste blessée profondément, maisla honte du corps ne provient que du sentiment qu’il n’est paslibre.

Des pudeurs d’enfance, les vieilles défenses de l’Église selevaient de moi, protestaient contre ce sensualisme païen. Cettepetite faunesse ivre de Suzy effarouchait mes intimes bienséancescomme une image des tentations réprouvées. Et pourtant j’étais,moi, à côté d’elle qui m’était venue vierge, un libertin avéré, unhomme qui une fois avait abusé d’une très jeune fille et qui avaitfréquenté aux mauvais lieux. Cet homme-là estimait que la moralitéconsiste à pécher dans le mystère, avec le mépris et la honte de lachair. Si, avec un plus libre esprit, il avait pu regarderprofondément dans les yeux sincères de celle qui ignorait le péché,il aurait été touché de la beauté personnelle, de la forceglorieuse de vie qui mettaient au-dessus des autres cette âmetéméraire et candide.

Or voilà, cette même Suzy qui si impudiquement parlait de la viede son corps, me dit un jour singulièrement, étant couchée près demoi dans l’île&|160;:

–&|160;Je n’aurais éprouvé la honte d’être nue que devant unseul homme.

Ses vêtements avaient roulé sur la rive. Elle était étendue dansla clarté blonde de sa chair. À peine elle eut dit, le sang monta àsa peau d’ambre, elle fut en un instant toute rose. Je comprisqu’elle avait pensé au vieux Tite, dans la blessure soudaine de sonpur et immatériel amour. Elle n’avait pas rougi la première foisque je la déshabillai, et maintenant tout son corps chastements’empourprait à la simple idée qu’elle eût pu être surprise par desyeux qui n’avaient connu jusqu’alors que la forme exquise de sonâme. Me parlant ainsi elle était là parmi les herbes, dans sanudité et elle n’en éprouvait nulle gêne devant moi. Une fois deplus elle me témoigna ainsi que j’étais seulement l’homme qu’elleavait aimé pour le plaisir.

Avec les jours nous nous lassâmes de nager autour de l’îlot.Nous allions maintenant devant nous comme à la découverte de paystoujours plus loin.

Par moments la roche surplombait, chevelue d’essences vertes,avec des retraits d’ombre sous lesquels la rivière coulait froideet profonde, comme aux premiers âges de la terre. Rien n’avaitaltéré la vie vierge de ces restes de l’antique aspect du monde.Peut-être comme nous, dans les temps, des corps nus et rudess’étaient baignés au flot d’éternité qui roulait là sur des fondsd’éboulis. Les énormes blocs érugineux ensuite avaient vu ceslointains humains regagner l’abri souterrain des cavernes. Et ànotre tour, nous allâmes sous la roche avec nos membres nus,frémissants de soleil et de vent, comme ce couple primitif.

J’étais venu là seul autrefois avec la barque sans connaîtred’autre sensation qu’une grande paix presque effrayante. Un vertigem’aurait fait chavirer par-dessus le bord que jamais personnen’aurait eu la pensée de me chercher au fond du gouffre. Dans notreconfiance de sûrs nageurs, nous nous laissions dériver, étendus surle dos, ou nous plongions, goûtant le vertige doux de couler dansla profondeur. Nous repartions ensuite, nous nagions jusqu’auxdernières roches, longeant les rugueux contreforts, fendant àlarges brassées heureuses le reflet des verdures et du cielpar-dessus les assises puissantes qui s’accrochaient au lit de larivière.

Suzy avait la passion des exercices physiques. Son corps nerveuxet souple, aux détentes d’acier, eût été celui d’une gymnaste dansle tintamarre et l’héroïsme des cirques. Elle avait fait autrefoisdes armes&|160;; elle aimait la chasse et le canot&|160;; elleétait aussi déterminée en selle que dans son poney-chaise, menantsa double paire de cobs avec des guides blanches dans sa petitemain d’enfant. Mon endurance à la nage n’atteignait pas à lasienne&|160;: elle gardait bien plus longtemps que moi l’égalité dusouffle et du rythme. Vraiment, oui, la bravoure de son corpséquivalait à la hardiesse de son esprit. Si une autre âme m’avaitété départie, peut-être je lui aurais persuadé de me suivre dansdes voyages d’explorations, chez les Pieds-Noirs d’un coin ignorédu globe. Cependant, c’était bien cet homme routinier et léger,d’une âme indubitablement moyenne, qu’elle avait choisi. J’endemeurais par moments confondu.

Nos heures s’écoulaient dans une ivresse de nature. L’après-midis’achevait sans qu’il nous vînt à la pensée qu’une autre vie nousréclamait. Nous n’étions avertis que par le déclin de la lumière,l’ombre plus large des roches sur la coulée verte et le cri rauquedes corneilles tournoyant autour des hautes fissures. Il nousfallait alors regagner à brassées rapides l’îlot où étaient nosvêtements. Elle ne pouvait se résigner à se rhabiller tout desuite, s’attardait dans les dernières chaleurs, laissantparesseusement s’égoutter l’eau qui avait lavé à sa peau lesmorsures du jour, toute droite dans sa claire nudité au bord de larivière comme la petite femme antique qu’elle m’évoquait.

Enfin, j’enfonçais le ferret, la barque volait, rasait larivière d’où commençait à monter la fraîcheur moite du soir.Dégrisée comme après une folie, avec l’odeur encore de cette vie denature dans les cheveux, maintenant elle s’impatientait de lalenteur du retour, reprise à la pensée de son étrange amour pourson vieux mari. Nos adieux s’écourtaient tandis qu’elle se lançaitsur les pédales&|160;: depuis un peu de temps elle délaissait sajument et m’arrivait à bicyclette. Bientôt sa petite silhouettedécroissait aux lacets de la route.

Elle me parlait toujours de Tite avec la même admirationcharmée. Il avait recommencé ses promenades dans le parc, appuyé àson bras. Ensemble ils avaient visité les fermes du domaine. Ellene cessait pas de vanter ses mots, sa lucidité d’esprit, son grandappétit qui le tenait à table pendant des heures. Déjà, autrefois,j’avais remarqué cette gloutonnerie infatigable&|160;: elle m’avaitparu signaler le graduel empiétement de la matière chez un hommepetit à petit ramené à l’instinct animal et qui avait été l’un desbeaux cavaliers de son temps. Des siestes pesantes ensuitel’engourdissaient dans une torpeur de grand ruminant placide. MaisSuzy ne s’apercevait de rien. Dans une illusion d’amour docilementaveugle, elle ne voyait en lui ou ne voulait voir qu’un vieilenfant malade qu’elle s’efforçait de rendre heureux.

Elle continuait ainsi à me demeurer secrète dans le mystère desa vie, partagée entre l’ardeur sensuelle et ce grave et soucieuxattachement. Elle n’a pour moi que l’entraînement et lareconnaissance du plaisir, me certifiais-je. Moi-même je ne croyaispas éprouver d’autre sentiment pour elle. Cependant, il nousarrivait maintenant d’être l’un devant l’autre comme deux amantsqu’aux sources intimes unit un impérieux et véritable amour. Lavolupté parfois l’exaltait jusqu’à la plus vive sensibilité. Ellem’appelait de noms d’adoration&|160;; nous avions d’étroits etbrûlants embrassements&|160;; je la sentais se donner d’une absoluedépossession d’elle-même.

Un jour l’orage nous surprit dans l’île. Les airs par-dessus leroc et l’eau pantelaient enflammés. L’ozone crépitait en déchargesconstantes. De sourds et longs tonnerres rabotaient les nuéesbasses. Elle vibra contre moi, électrique, les nerfs pincés,frémissant aux lourds silences, aux fracas qui suivaient. Sa gorgepalpitait, malade, éperdue sous la mort planante. Elle fut femmedélicieusement, dans sa fièvre et son angoisse. Elle me dit d’unléger délire&|160;:

–&|160;Que le coup, s’il doit tomber, nous frappe tous les deuxà la fois&|160;!

Alors, elle voulut être aimée dans l’horreur livide de l’éclair.La ténèbre fut déchirée par ses cris. Elle se tordit dans uneagonie de volupté. Et encore une fois, dans l’heure inouïe, moncœur m’échappa. J’eus l’ardente et sombre plainte du désirsolitaire.

–&|160;Suzy&|160;! est-ce enfin l’amour&|160;?

Ses yeux s’évanouirent. Elle me répondit&|160;:

–&|160;Ne m’interroge pas. Ne me demande plus cela, jamais,jamais. Ne t’ai-je pas donné tout ce que j’avais à moi&|160;? Etque veux-tu de plus encore&|160;?

Ses froides et pâles lèvres me mangeaient le souffle, sapoitrine ondulait mourante. Toute l’île tremblait dans un fracas decataclysme.

Ce jour-là, je crus comprendre que le corps aussi, au secretprofond des fibres, avait son amour et que cet amour-là, avec sestroubles et orageux vertiges, avec la secousse pâmée de ses spasmesoù se fond l’entière substance, elle me l’avait donné.

Oui, ma chère Suzy, je ne doute plus à présent que, de tesraides papilles, du gonflement de ta sève aux pointes de ta gorge,de la vie soulevée de ton flanc, de l’enragement de tes nerfstordus comme des branches d’arbre dans un incendie, tu n’aies euréellement pour moi mieux que la petite sensation mousseuse dusimple plaisir. Pourtant, ni cette fois ni aucune autre, tu ne medis le mot sacré d’amour, car cela, tu ne pouvais pas le dire. Lesfrémissants duvets de ton corps le savaient pour toi et tes lèvresrestaient muettes dans la joie de te mentir à toi-même. Tu auraisparu cesser de t’appartenir&|160;; tu n’aurais plus été la femmequi orgueilleusement prétendait régir les mouvements de savie&|160;; et il y avait aussi cet autre grand amour dont tuparlais toujours.

Notre volupté connut d’ardentes intimités. Suzy se donnait sispontanément, si joyeusement, de toute la passion nouvelle de sonpetit corps, comme une enfant&|160;! Il semblait que le plaisir luifût, dans chaque baiser, une chose encore inconnue. Elle nediscontinuait pas d’être la vierge qui était venue vers moi un jouravec la fleur de son désir. Elle m’apportait chaque fois la neuveet fraîche impudeur de sa nudité comme des prémices, comme une fêtede dédicaces.

Elle allait avec moi sous les arbres et laissait tomber sesvêtements, lascive, toute chaude d’un désir novice, comme si avantce moment elle ne fût point venue. La verte et fraîche solitudel’enveloppait&|160;: elle était nue, son ventre reflété aux eauxfluides. Elle aimait sentir mes yeux et le vent passer en frissonsà sa chair. Une folie ainsi pendant des heures l’attardait&|160;;dans un abandon de vie charmée, elle ne voyait pas venir le soir.C’était moi qui lui rappelais l’heure.

–&|160;Non, non, disait-elle. Attendons encore un peu. Jamaisplus nous ne goûterons un tel délice.

Elle aspirait le vent, les bromes, l’haleine musquée des eaux.Ses narines alors battaient comme dans le plaisir&|160;; lesmuscles de son cou se gonflaient sous la force de la sensation. Lessèves, les grands courants du monde, étaient encore pour elle unenveloppement du mâle. Son magnétisme profondément vibrait,s’accordait aux vibrations de l’être ambiant. Sous l’influxnerveux, elle palpitait, fiévreuse, brûlante, ses mains torduesau-dessus de sa tête. D’un mal de petite bête, elle se roulait auxherbes, poussant des cris voluptueux et souffrants, frissonnante dufrôlement d’une feuille ou d’un souffle du vent à sa chair. Elletombait là comme un fruit blessé, ses soyeuses paupières refermées,me disant à travers ses dents serrées&|160;:

–&|160;Je suis grise, je suis grise&|160;!

Elle aimait nager d’une main, élevant de l’autre une cigarettequ’elle fumait à petits coups. Devant elle, sur la nappe lisse, unnuage floconnait en bleues spirales. Et puis, remontée à la rive,elle prenait ses pieds dans ses mains dans une attitude de petitefemme jaune des îles. Elle demeurait ainsi un long temps détendue,heureuse, doucement animale, sans parler. C’était vraiment une viesauvage que nous menions dans l’îlot.

Avec nos peaux safran cuites au soleil, nous étions comme deuxêtres retournés aux âges de la terre. Moi, la regardant, jepensais&|160;: Se peut-il que ce soit vraiment là cette méprisanteSuzy qui fut autrefois mon amie&|160;? Voilà, oui, qui m’aurait ditqu’un jour elle aurait fait tomber sa robe sous les arbres, nuecomme une petite panisque antique&|160;? J’étais un hommecomblé&|160;; elle me donnait inépuisablement le faste nuptial desa jeune beauté. Elle ne cessait pas d’être une enfant, toutepetite à côté de moi, grand et velu&|160;; elle était une enfantpar la taille et par l’innocence de sa nudité. Il semblait qu’elleeût vécu ainsi, avec sa chair claire au soleil, dans un tempsantérieur de la planète. Comment expliquer autrement cette passionde vie libre comme si elle fût revenue seulement à présent au sensvrai de sa destinée&|160;? Toi, Suzy, la dame de Montaiglon, tudemeurais plus nue devant moi que ne le fut jamais devant la sourcela plus humble vachère, la pastoure la plus dénuée de linge de toutton domaine&|160;!

Mon vieux libertinage s’exaltait à ces jeux de pensées. J’étaisle chasseur un peu blasé qui avait saccagé les territoires giboyeuxet qui voyait s’ouvrir les barrières d’un parc gardé, aux viergesjoies de carnage. J’étais ce débauché qui pour une poignée d’oravait fait tomber la tunique des filles folles. Et maintenant, avecun tremblement dans les mains, j’étais devant Suzy venue librementà moi, comme quelqu’un qui vit en songe.

Je m’apparaissais une âme nouvelle et émerveillée, dans unverger délicieux où mûrissait une savoureuse chair de pêche àlaquelle aucune bouche d’homme avant moi n’avait mordu. Je portaisSuzy dans mes bras à travers l’îlot, j’allais ainsi avec sasubstance chaude contre ma poitrine vers un plus profond silenced’ombre. Et elle mettait ses mains à mon cou comme elle l’avaitfait autrefois. Nous nous aimions là comme les premiers hommes.

Des vents se déchaînèrent&|160;; le bois s’empourpra&|160;; il yeut des semaines de pluie et nous n’allions plus dans l’île.

Maintenant elle arrivait en blouse de chasse, chaussée de bottesfortes. Je prenais deux carabines aux ramures du cerf dans le hallet nous partions avec les chiens. Nous revenions toujours lecarnier garni&|160;; elle tirait avec sûreté&|160;: je lui laissaisabattre les plus belles pièces. Dans la chambre tiédie d’un feu desaison, elle redevenait ensuite la petite femme amoureuse du bordde l’eau.

Ce fut vers ce temps qu’elle commença à me parler autrement duvieux Tite. Elle me parut mal dissimuler une peine sourde&|160;; età la fois elle se défendait de moi, se gardait prudente dans lesréticences de son abandon. Manifestement il y eut entre nous unechose qu’elle ne voulait pas dire. Voilà, pensais-je&|160;: ou biencet homme a pris défiance et elle me revient contre son gré, oubien Suzy elle-même, avec son air inquiet et assombri, cherche unprétexte pour rompre une liaison devenue périlleuse pour elle. Undénouement me parut proche&|160;; il fut bien plus extraordinaireque tous ceux que j’aurais pu prévoir. J’étais d’ailleurs sanstristesse. J’avais reçu diverses invitations pour des parties dechasse. Je n’aurais pas été fâché, au moins pour un peu de temps,de reprendre ma vie ancienne.

Suzy, en retour de sa chaude passion sensuelle, n’exigeait rienet elle en était bien plus terrible. Je ne pouvais lui refuser toutce qu’elle ne me demandait pas. Des jours entiers je la guettais,rôdant du bois à la route, grimpant à la crête des rochers,l’espérant dans le nuage que l’averse abaissait sur lechemin&|160;; et elle venait le lendemain, quand je ne l’attendaisplus. Mes heures mesquinement s’émiettaient d’espoir, d’ennui.Personne n’était plus libre que moi, et ma vie déjà nem’appartenait plus. Tout de suite la petite odeur d’ambre et decuir de Russie s’effaçait des chambres, mais elle ne s’en allaitpas de moi. Elle couvrait l’arome de l’Obourg grillant dans mapipe, les bromes musqués de l’eau sous le vent d’ouest, le largecourant d’odeurs qui montait des fonds humides vers mes fenêtres.Suzy se montrait toujours contente de tout&|160;; mais moi,d’instinct, je faisais le sacrifice de mes goûts à ses préférences.Des abdications s’ensuivirent. Des parts de moi restèrent aliénées.Mille liens subtils m’enchaînèrent.

Suzy, d’ailleurs, avec art variait mes plaisirs. Elle-mêmeinfiniment se variait, d’un bouquet capiteux et mobile, d’unepétulance de vie qui me causait un perpétuel étonnement. Les joursde gros temps, elle voulut vivre auprès de moi, de la vie de lamaison&|160;; elle eut des grâces familières et tendres deménagère, s’intéressant à l’ordre intérieur, à la cuisine, aumeuble. Elle se révéla ainsi encore une fois une Suzy que je neconnaissais pas. Elle montait à l’échelle, cueillait à l’espalierles derniers fruits de la saison&|160;; nous visitions ensemblel’étable, le cellier et le potager. Je n’éprouve pas de honte àconfesser qu’elle m’entretint tout un temps de pâtés exquis qu’ellefaisait préparer au château par son chef de cuisine.

Les ciels abaissés, nués d’ardoises, bruinèrent en pâleslumières dans les chambres. À travers les vitres, la rivièreapparut étamée de matités sourdes. Dans la profondeur grise sedéployait l’automne fané de la prairie. Les feuillages lentementcommençaient à pleuvoir aux pelouses du jardin. Et à présentd’autres chants d’oiseaux dolents, comme d’aigres airs de flûteétaient venus. Une douceur de mélancolie, après les rires de l’été,parfois nous était un charme nouveau comme une part de nous affinéeet devenue plus sensible. Nous allions aussi relever les lacetsdans la tenderie aux grives.

Je pensais que bientôt, dans les marais de la contrée basse,passeraient la bécassine et la sarcelle. Si seulement elle pouvaitse décider à demeurer quelque temps éloignée, je serais partilà-bas avec mon fusil.

Le vœu se réalisa&|160;; la maison fut vide, l’escalier profondne battit plus de ses coups de talons.

Deux semaines se passèrent&|160;; elle n’était plusrevenue&|160;; et maintenant c’était le rude octobre. Je m’enallais tous les matins en chasse&|160;; j’écoutais de loin si lacloche ne me rappelait pas. Je ne croyais pas que j’aurais ressentisi cruellement son absence&|160;; j’aurais pu partir et je nepartais pas. Ma chair esclave tressaillait de désir et de regret.Eh bien, réjouis-toi, pensais-je, tu as ce que tu souhaitais&|160;:te voilà rendu à cette liberté précieuse dont la perte te comblaitd’amertume&|160;! Jamais je ne l’avais tant désirée. Un moûtfurieux me travailla&|160;; j’éprouvais en même temps une grandecolère d’amour-propre&|160;; il me semblait plus convenable que jel’eusse quittée le premier.

Un dimanche, Martine, après avoir selon sa coutume entendu lamesse au plus prochain village, me servit le déjeuner. Elletournait autour de moi avec le léger reniflement qui la prenaitdans les grandes circonstances de la vie. Et moi, la voyant agitée,les mains un peu tremblantes, je lui demandai en riant&|160;:

–&|160;N’aurais-tu pas quelque histoire à me conter&|160;?

La moue à la fois cauteleuse et contristée, elle frappa sescuisses du plat de la main.

–&|160;Oh&|160;! fit-elle, c’est qu’il est toujours temps pourannoncer les mauvaises nouvelles&|160;!

Je pensai aussitôt qu’il était survenu quelque chose à Suzy. Ilme fallut un effort pour me maîtriser et dire froidement à cettemercenaire&|160;:

–&|160;Ah çà&|160;! parleras-tu&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! voilà, monsieur, s’écria-t-elle avecautant d’empressement qu’elle avait mis de lenteur à préparer sondiscours. M. le comte est mort. On l’a enterré il y a huitjours&|160;!

Jamais il n’avait été question du vieux Tite entre nous&|160;;elle affecta toujours d’ignorer qui était Suzy&|160;; et à présentelle était là, hochant la tête et me regardant avec des yeuxlarmoyants et sournois.

–&|160;Le comte est mort&|160;! m’écriai-je à mon tour dans untumulte inexprimable de sensations.

J’avais jeté ma serviette sur la table et à grands pas je mepromenais dans la chambre, répétant&|160;:

–&|160;Le comte est mort&|160;! Le comte est mort&|160;!

Il sembla que moi-même j’avais perdu un vieil ami. Je fis sellerHercule&|160;; je partis devant moi&|160;; j’abattis d’une traitela distance qui me séparait de Montaiglon. Et puis, au pied de lahaute butte, je commençai seulement à penser à ce que j’allais direà Suzy. Mais la secousse était passée&|160;: j’étais sans chaleuret sans élan.

Ce mort après tout me restait étranger&|160;: nos vies s’étaientcôtoyées et ne s’étaient pas mêlées. Aujourd’hui qu’il n’était pluslà, je sentais au peu de vide qu’il faisait dans ma vie la placeminime qu’il y avait occupée. Son grand profil entre les ciergescessa de me hanter. Toute ma pensée se reporta sur Suzy. J’étais àses pieds&|160;; je lui disais d’ardentes paroles&|160;; ellepleurait dans mon épaule. Sous l’obsession des images, mes nerfs setendirent, mon sang courut. Je fus soudain envahi d’un violenttrouble charnel. Si elle était venue, je l’aurais haussée par lespoignets jusqu’à ma selle, je l’aurais baisée furieusement auxlèvres. Oui, avec ses vêtements de deuil, avec sa chair attendriede larmes, sa délicieuse chair de petite veuve, je l’aurais prise.Quelle abomination&|160;! Les entrailles bouillantes, ayant aufrémissement de mes narines son odeur d’amour, je souffris là unegrande honte et ne pouvais chasser cet égarement.

Je gravis lentement les rampes&|160;; les rideaux étaientrefermés sur les fenêtres&|160;; le château semblait sans vie. Undomestique m’apprit que la comtesse était partie depuis deux jours.Alors il me vint un allégement&|160;; je tirai une de mes cartes,mais presque aussitôt, je la remis dans mon portefeuille. Ce seraitstupide, pensais-je, il vaut mieux lui écrire.

Il me resta une peine de rancune, de vague pitié. Je laplaignis&|160;; sans chaleur je plaignis sa vieille passionmartyre. Je me la figurais vaincue, accablée dans sa peine, avecautour d’elle ce vide immense des chambres où toujours l’appelaitle cri blessé, la voix grelottante du mari pris par ses accès degoutte. Mais surtout je lui en voulais de ne pas m’avoir averti.Huit jours&|160;! Et pas un mot, pas même le part banal que toutela contrée avait dû recevoir. Il sembla que moi aussi, j’eussesombré sous les pelletées de terre qui avaient comblé le seuil dufunèbre mausolée. Je voulus écrire. J’essayai plusieurs brouillons.Les mots ne venaient pas, mes condoléances étaient indifférentes etfroides. Je me résignai à garder vis-à-vis d’elle le même silencequ’elle avait gardé pour moi. Je sentais que je n’avais plus rien àlui dire. La mort, en se mettant entre nous, sembla nous avoirétrangés l’un de l’autre. Nos âmes furent déportées vers les pâlesrégions, elles qui ensemble avaient ri et chanté dans le jeune été.Et maintenant, sur les marges de l’exil, elles ne sereconnaissaient plus.

Dans mon désarroi, je songeai sérieusement à avancer mon départpour la ville&|160;: je ne rentrais habituellement que vers la finde décembre. Je me pressai de terminer mes marchés. Je donnai mesinstructions pour les travaux du potager&|160;; les meubles dusalon et de la salle à manger furent rhabillés de housses. Cessoins accomplis, je me trouvai dans la disposition d’esprit d’unhomme qui renonce à la vie sauvage et consent à faire figure parmiles civilisés. Plus rien, du reste, ne me retenait cette année àFourqueroc&|160;: le marchand de bois, dès l’octobre, avait amenéune équipe de bûcherons. Ensemble nous avions délimité lacoupe&|160;; les coups puissants de la cognée sans relâcheretentissaient dans les airs sourds.

Cette fois, c’est bien fini, me dis-je, je ne la reverrai plus.Mais n’est-il pas plaisant qu’elle cesse de m’appartenir dans lemoment même où elle est rendue à la liberté&|160;? À moins quejustement ce ne soit l’absence de tout danger qui, pour un espritaussi aventureux, ne rende à présent notre liaison sanssaveur&|160;? J’épuisai les raisonnements sans parvenir à découvrirla cause de l’inexplicable refroidissement de Suzy à mon égard.Naturellement, j’allai aux raisons les plus compliquées, j’imaginaides cas de conscience subtils, méconnaissant ainsi la simplicitéqu’elle apportait en toute chose. Bah&|160;! conclus-je, le mieuxest de n’y plus penser puisqu’elle-même m’en donne l’exemple. Avecson merveilleux pouvoir de volonté, elle a probablement fini depenser à moi.

La voluptueuse image toutefois ne s’en alla pas&|160;; perdudans mes roches avec mon âme d’automne, j’étais devenu un hommepresque sentimental. Oui, voilà, j’avais perdu mes aplombs, lesfameux aplombs desquels j’étais si fier.

Mes malles étaient presque faites quand un matin le courrierm’apporta une ligne d’elle&|160;: «&|160;Mon cher Philippe, je suisà Valcombe. Venez m’y rejoindre.&|160;» Valcombe était un pavillonde chasse qu’elle tenait de son père. Nous y étions allés autrefoisen bande chasser le sanglier et le renard. Mon cœur sauvagementbondit. Je n’irai pas, pensai-je ensuite. Mais déjà, au fond demoi, l’être subreptice, dissimulé derrière cette feinted’indépendance, cauteleusement huilait l’ancienne lâcheté docile dela chair. Après le long silence qui te fit méconnaître les plusélémentaires convenances, c’est pour toi un devoir. Une visite àValcombe seule peut réparer tes torts envers elle.

Je partis le lendemain au petit matin. Hercule, qui depuis unpeu de temps ne quittait plus l’écurie, était bien en forme, lesouffle profond, le jarret nerveux et ardent. Un brouillard froid,laiteux, trempait la campagne nue, embuait la rouillure déchiquetéedes feuillages. Mais des lumières glissèrent&|160;; un fluidepaysage se leva, rose et vermeil, du matin nébuleux. Des effluxchauffés de soleil montaient des bois au moment où je m’engageaidans l’une des avenues qui menaient au pavillon. J’avais sifflé etchanté pendant une partie de la route.

–&|160;Suzy&|160;!

Je m’étais attendu à la trouver dans sa robe de veuve&|160;;j’avais laborieusement préparé des paroles, une voix d’émotion, delongues et instantes pressions de mains. Et elle était là devantmoi en culotte d’homme, les mains dans les poches, comme elle étaitvenue les premières fois à Fourqueroc.

Dans mon saisissement, j’oubliai mes compliments dedoléances&|160;; je ne pouvais que répéter son nom d’une voixbasse, arrêté sur le seuil de la grande pièce, devant les panoplieset les trophées de chasse accrochés aux murs.

Elle me regardait franchement, les yeux droits, un peu durs, etelle n’était pas triste, dans sa belle force de vie au repos. Elleressemblait à une femme qui attend son amant et ne laisse aucunedouleur derrière elle. Mais moi qui avais disposé différemment lascène, un petit drame intime de sanglots, d’attitudes brisées, delentes paroles chuchotées, (oh&|160;! comme je la connaissais peu,cette Suzy&|160;!) je n’osais approcher, pris d’une gênerespectueuse devant elle qui, avec ses mains de passion et decharité, avait touché aux plis d’un suaire. Et tout d’un coup ellefit un pas vers moi&|160;; elle retira ses mains du fond de sesbragues, les appuya à mes épaules.

–&|160;Pourquoi ne m’embrassez-vous pas&|160;?

J’aurais préféré qu’elle me montrât un des fauteuils avec legeste que j’avais prévu. Ensuite elle se serait assise près de moien pleurant&|160;: je l’aurais tendrement consolée. La situationn’eût manqué ni de correction ni de piquant. Je la pris dans mesbras, je lui dis assez froidement&|160;:

–&|160;Mon Dieu&|160;! Suzy&|160;! qu’avez-vous dû penser demoi&|160;?

Elle comprit que je faisais allusion à mes semaines desilence.

–&|160;Mais non, mieux valait cela. Tout le reste eût étéridicule.

Elle me parlait tranquillement en souriant. Elle s’était serréecontre ma poitrine, avec ce frisson de petite chatte voluptueusequi lui sillait l’échine quand je la prenais là-bas, dans sa vienue. Et elle était de nouveau devenue désirable.

–&|160;Voilà, c’est une affaire finie, fit-elle. Je n’ai pasvoulu vous écrire pour ne pas trop vous surprendre. J’ai préférévous dire cela en causant.

Ah&|160;! pensais-je, le pauvre Tite&|160;! À peine on l’adescendu en terre et déjà l’herbe a poussé sur lui. Plus rien n’estresté de la grande passion d’amour dont elle le comblait&|160;!Cette Suzy est vraiment un petit monstre très intéressant.Maintenant, avec une chaleur de sang au cœur, j’aspirais l’odeur deses cheveux étrangement comme si, dans cette toison bouclée sentantl’eau ambrée, un peu de la fumée des cires chaudes et de l’encenseût persisté.

–&|160;My dear, me dit-elle, portez-moi là dans ce fauteuil, etpuis mettez-vous à mes genoux comme vous le faisiez chez vous. J’aibesoin de voir la couleur de vos yeux près des miens pendant que jevous dirai cette chose.

Mes mains se nouèrent à sa taille&|160;; j’étais entre sesgenoux docilement comme elle me l’avait demandé. Son visage encoreune fois avait changé&|160;; elle regardait devant elle, la barrede ses sourcils tendue.

–&|160;Je vais vous dire une chose singulière, mon ami. Ensuitevous penserez de moi ce que vous voudrez. Mais cela, il faut quevous le sachiez. Oui, il faut que vous sachiez quelle femme estvotre petite Suzy. Depuis un peu de temps, un goût de vieillard luiétait venu. Il voulait toujours me prendre. Il entra l’autre jourdans mon cabinet de toilette. Je sortais de mon tub, j’étais nue,et il était là devant moi, avec un horrible rire, les mainstremblantes… Il y eut une lutte… une lutte…

Elle me caressa le visage, s’arrêta un instant de parler. Etpuis, d’une voix un peu traînante et lointaine, de la voix dont onparle au passé, elle reprit&|160;:

–&|160;Vous rappelez-vous ce que je vous disais là-bas un jour,Philippe&|160;? C’était mon âme même que je vous livrais. Si entreun homme et une femme qu’unit l’amour, il se pouvait qu’un des deuxfût pris du désir charnel, il vaudrait mieux que l’autre le tuât.Eh bien, ce que j’ai dit alors, je l’ai fait. J’ai pris sur latable ma petite main d’ivoire, vous savez, cette main à se gratterle dos. Et je lui en ai donné droit dans la tempe un coup, rienqu’un coup, Philippe. Il est tombé. Il était mort.

Elle me disait cela simplement, tranquillement, les yeux appuyésaux miens sous ses paupières hautes. La poitrine était calme, lesouffle doux, régulier, dans la beauté unie de sa vie. Et ellen’avait fait qu’un geste vers le sol, un geste négligent qui memontra quelqu’un roulant à terre, sous nous. Et moi, suivantl’indication de sa main, j’avais cru voir réellement tomber là unehaute taille d’homme. La sensation fut brusque, terrible. Cettepetite main allongée vers le tapis ou l’autre qui doucement lissaitmes cheveux, peut-être avait eu du sang à ses ongles.

–&|160;Vous dites, avec une petite chose à se gratter le dos,Suzy&|160;?

–&|160;Oui, longue comme ça… Et un coup, un petit coup à latempe.

–&|160;Oh&|160;! m’écriai-je en me dressant, c’est effrayant quevous, Suzy, vous ayez fait une telle chose&|160;! Et dites, dites,pas de… (ma langue battait contre mes dents, je voulais dire«&|160;remords&|160;», mais la chose me parut un peu forte pour unejeune femme si tranquille,) –… de regrets après que là, àterre…

À son tour, elle fut droite tout à coup. Un sable noir, desremous d’orage lui brouillèrent les yeux. Elle était très pâle,frémissante et d’une voix hachée, criait&|160;:

–&|160;Que cela soit arrivé, ce n’est rien, mais cet horriblevieillard a tué l’amour en moi. Je ne l’avais pas vu vieillir, jele voyais toujours jeune et beau. Avant lui, je n’avais aimé quemon père. Je l’aimais d’un amour si au-dessus de la vie, d’un amourcomme une religion. Et maintenant l’amour est mort. Je n’ai plusque du mépris, de la haine.

Une crise de sanglots la secoua des pieds à la tête. Ses cheveuxdans ses poings, couchée de son long sur la table, elle cognait lebois sonore avec son front. Elle n’avait pas de larmes. C’était unedouleur sèche, furieuse, aux cris comme des abois.

–&|160;Oh&|160;! c’est la première fois. Je n’avais pas encorecrié. Il est mort et je n’ai pas crié. Et maintenant je voudraiscrier des jours et des nuits.

Dans mon trouble, mon horreur, une idée prit dessin. Je lasentis victime d’une triste confusion de l’amour. Elle avait épouséle comte, l’avait chéri d’un ardent culte filial où elle retrouvaitencore son père. Entre les deux vieillards, entre ces deuxtyrannies affectueuses qui avaient fini par se fondre, elle avaitété heureuse, s’ignorant, ignorant la crise nuptiale. Ses sensvierges avaient pu me demander la volupté sans qu’elle se sentîttroublée dans son tranquille mensonge loyal d’amour. Elle-mêmeenfin, dans un cri de souffrance et de colère, venait de me révélerson étrange et pieuse duperie. Le mystère de sa vie, qui étaitresté obscur pour elle, s’éclaircit ainsi pour moi. En frappantelle ne s’était pas aperçue qu’elle châtiait l’outrage infligé à savieille foi filiale. La mort de Tite expia la folie sénile quiavait paru s’être oubliée jusqu’à l’inceste. Après tout,pensais-je, si elle a fait cela, croyant faire une chose justeselon sa conscience, pourquoi m’en montrerais-je plus émuqu’elle&|160;? Cette pensée se noua à l’autre et m’allégea.

Cependant il y avait toujours cet homme étendu à terre entrenous. Je regardai longtemps ses petites mains enfoncées dans sescheveux. Mon Dieu&|160;! elles s’étaient posées si gentiment aucreux de ma poitrine&|160;! Elles avaient d’une grâce si enjouéefait tomber ses vêtements au bord de l’eau&|160;! C’étaient presquealors encore d’amoureuses petites mains de vierge. Et à présentelles avaient sur elles le poids lourd de cette mort. Je merappelai la tonnelle, leur frémissement dans l’ombre, le coupqu’elles avaient frappé dans le vide, furieuses, meurtrières&|160;:c’étaient déjà le geste qu’elles apprenaient.

Brusquement, elle s’arracha de la table. Elle fut debout,frappant du pied, rejetant ses boucles d’un front résolu.

–&|160;Oh&|160;! je suis lâche&|160;! En voilà assez&|160;!

Et puis elle vint à moi avec le battement de son seinorageux.

–&|160;Voilà, fit-elle, maintenant je ne suis plus qu’une fillecomme toutes celles que tu as connues. Prends-moi.

Je ne croyais pas qu’elle m’aurait dit cette parole si vite.Elle me demanda de la prendre comme elle eût jeté un ordre, commeelle se fût donnée au premier venu. Et moi, avec la sensationfroide du cadavre entre nous, je lui dis d’abord&|160;:

–&|160;Voyons, Suzy, vous n’y pensez pas.

Alors elle me noua ses bras au cou, appuyant les bouts raides desa gorge à ma poitrine. Dans la chaleur de son désir, elle étaitredevenue la petite liane souple qui dans l’îlot s’enlaçait à mesmembres. Son rire écarlate sonnait à ses dents. De toute sa chairelle eut un cri.

–&|160;Mais prends-moi donc.

Elle me l’avait dit ainsi la première fois.

Personne ne sembla mort autour de nous&|160;: le vieux Titeétait toujours dans la maison, poussant ses faibles lamentationsd’enfant, ou bien peut-être il était parti en voyage, très loin.Cela ne se fût pas passé autrement. Les lourds rideaux ouvertslaissaient entrer l’or léger de cette après-midi de la fin del’automne. Un grand silence planait sur les bois. Les chambresaussi, dans ce pavillon isolé, étaient silencieuses comme si jamaisune clameur d’agonie n’avait été portée jusque-là à traversl’espace. Qui aurait pu affirmer que ce vieil homme était tombé àterre, frappé à la tempe d’un coup léger de la petite maind’ivoire&|160;?

Elle n’avait amené avec elle que le cocher et la femme dechambre. Il n’y avait à l’écurie que la jument et deux chevaux pourla voiture. Elle me dit&|160;:

–&|160;J’ai fait préparer ta chambre.

Pendant trois jours, nous vécûmes ensemble dans cette maisond’ombre et d’oubli. Il fut un temps où j’arrivais ainsi àMontaiglon&|160;: j’étais alors l’hôte du comte, tout près du cœurde sa confiance, et Suzy n’était point encore venue avec la fleurmalade de son désir&|160;; la petite main d’ivoire n’avait pas faitencore cette chose horrible. Je dormais à présent des nuitsinquiètes et insomnieuses, près de la chambre où tranquillementelle reposait. Je n’entrais jamais dans cette chambre. Le matinelle descendait me rejoindre dans la haute salle durez-de-chaussée, près de la table où fumait le thé du déjeuner.Elle avait le visage frais et reposé d’une jeune femme après unsommeil heureux.

Nous prenions ensuite des fusils, nous allions chasser dans lebois. L’après-midi Suzy faisait seller les chevaux. Elle me ditqu’elle était venue au pavillon pour penser à sa vie nouvelle. Elleavait décidé de quitter Montaiglon et de renoncer à la fortune ducomte. Ce fut la dernière fois qu’il fut question de Tite entrenous.

L’ancienne idée revint, s’implanta. Tranquillement je pensais àprésent&|160;: Puisqu’elle a agi dans la plénitude de sa conscienceet de sa volonté, je n’ai pas à la juger. Son extraordinaireénergie me donnait à moi aussi de la décision. Cependant quelquechose était survenu qui ne s’en allait pas d’entre nous. Quand jela quittai, il me resta la sensation d’une délivrance. Nousn’avions pas échangé de promesse. Il demeura tacitement entenduencore une fois qu’elle viendrait comme elle était toujours venue,librement, dans le volontaire et jeune désir de sa chair.

Je rentrai passer quelques jours à Fourqueroc et puis je partispour la ville. Ma vie pendant des mois, avec une symétrie correcte,exactement se conforma à ce qu’elle avait été les autres hivers,dîners au club, soirées au cirque, invitations dans le monde. Onvoulut bien reconnaître que le «&|160;jeune homme distingué&|160;»n’avait pas trop perdu de ses cheveux dans les loisirs occupés dela campagne. Quand je me regardais passer dans les glaces, souriantavec mes dents blanches et le monocle enchâssé dans le sourcil,j’avais la sensation heureuse de me reconnaître toujours enforme.

Quelquefois l’un ou l’autre parlait devant moi de cette étrangeet si rapide mort du comte. Généralement on plaignait le prématuréveuvage de Suzy. Écoutant ces propos, dans les commencements,j’avais serré fortement avec ma main le secret dans ma poitrine. Cesecret vivait dans ma vie profonde comme quelqu’un entréclandestinement dans la maison et qui n’en veut plus sortir. Ildormait plutôt dans ma vie et ne me tourmentait pas. Quand tout àcoup il était question du vieux Tite, quelque chose vaguement sousla palpitation des lumières, devant le frémissement léger desgorges et des épaules, s’agitait en moi comme le vent remue lesherbes d’une tombe. J’avais à peu près cette idée&|160;: toutfuirait épouvanté, comme les ombres de la nuit devant le jour, siseulement j’ouvrais les lèvres. Et je me taisais, écoutant cettepetite main d’ivoire frapper son léger coup sec contre unetempe.

Je serais demeuré sans nouvelles de Suzy si un ami ne m’avaitappris qu’il l’avait rencontrée à Florence. Elle resta morte pourmoi tout ce temps de l’hiver et je n’en éprouvais ni ennui niregrets. Mes jours s’écoulaient dans une disposition d’esprit videet légère. Je ne songeais plus à me demander si je l’avais aimée.C’était un autre sentiment que j’éprouvais pour elle, et il n’avaitpas sa source dans l’amour.

À force de me heurter à des apparences d’êtres vivants, dénuésde personnalité et subissant passivement le choc des événements, ilm’était venu une sincère admiration pour cette petite femme quiavait une taille d’enfant et qui dominait la destinée. Celle-là,sortie victorieuse des ondes léthargiques de la mort,m’apparaissait une jeune héroïne parmi des trophées sanglants. Ellen’avait eu qu’à lever la main et un homme était tombé avec le gestedont il avait voulu s’emparer de sa vie libre. Il avait à jamaisfermé les yeux sur le mystère dérobé de sa nudité.

Ce cœur viril pourtant, dans l’heure sexuelle, joyeusements’était donné à moi, un homme insignifiant et mou, qui n’avais decourage qu’à la chasse, devant les bêtes inoffensives du bois. Sahaute vie supérieure d’essence personnelle autrefois m’avait peséet à présent j’en subissais, sans m’en douter, la dominationsilencieuse. Je ne nouai aucune relation nouvelle. Je n’aurais pudire la cause pour laquelle ma vie fut un désert nu où ne fleuritplus la fleur rouge du désir. Elle avait comprimé sous ses poingsma volonté, elle y avait mis les gonds de ses petites mainsviolentes.

Quand la nature excédée se rebellait, je faisais un signe augroom, après le dîner au cercle. Le jeune coquin savait qu’ilpouvait compter sur un large salaire. Nous étions ainsi un grandnombre de gens honorables qui, par lassitude, recourions à sesoffices. Et puis les lacets des corsets sifflaient&|160;; unepauvre chose de vie s’abandonnait sans joie&|160;; et moi, endétournant ma bouche, je fermais les yeux. Je voyais sous la nuitde mes paupières la petite chair vierge qui était allée avec moivers la rivière. Je pensais&|160;: Maintenant qu’il y a entre elleet moi ce secret, elle ne pourra faire autrement que de me revenir.Je raisonnais là avec le faible esprit d’un homme qui ne peut sehausser jusqu’aux merveilleuses puissances de certaines âmesindomptables.

Un clair matin de printemps, la cloche, par-dessus le bois,tinta. Ma vie sous moi courut. Mon cœur sentit sa présence ethennit. Suzy&|160;! criai-je. Sa voix vint par le chemin et merépondit. Comme au premier jour, elle était devant moi, mesouriant, m’offrant l’amour dans ses yeux.

–&|160;Vois, dit-elle, je t’ai désiré.

Nos chairs se reconnurent. Il sembla qu’elle était venue laveille. J’aurais pu lui demander, comme autrefois, si le vieux Titeavait toujours ses accès de goutte.

Un homme qui connaît le plaisir ne s’aveugle pas sur une femmequi lui revient après une absence. Il reconnaît à des nuances lepassage d’un autre amant dans la vie qui, un peu de temps, cessad’être près de la sienne. Le vent ne casse pas également lesbranches et le pêcheur, en relevant au matin ses nasses, sait biensi une autre main y a touché pendant la nuit. C’était le matin, etmoi je poussais ma barque à travers l’eau. J’allai là où j’avaismis mes nasses&|160;; aucun voleur n’était venu. Suzy étaittoujours la petite Ève folle qui me demanda de lui révéler lesecret de l’ardente vie physique.

Quand, au soir, elle s’en alla, elle me ditsimplement&|160;:

–&|160;Ne m’attends jamais et moi, je viendrai toujourslibrement, comme par le passé.

Elle m’avait dit cela aussi le premier jour&|160;: seulement ily avait maintenant entre nous cet homme dans un profond cimetière.La sensation fut brusque, persista quelque temps. Mais, mon Dieu,il nous avait gênés si peu, vivant&|160;! Il ne sembla pas décidé àfaire plus de bruit sous la pierre scellée. Je crois bien que moiseul pensais encore quelquefois à lui. À présent, d’ailleurs, jen’avais plus aucun tort à me reprocher vis-à-vis de ce pauvre Tite.Je pensais philosophiquement que cela serait arrivé aussi bien avecun autre que moi.

Le bel été recommença&|160;; la rivière fut tiède et vermeille,dans l’efflux vanillé du pré fauché&|160;; et une petite forme nueétait couchée dans les hautes spirées du bord de l’eau.Qu’aurait-il pu m’arriver de plus heureux que cette vie aimableavec une maîtresse qui, chaque fois qu’elle arrivait, était pourmoi une nouvelle femme inconnue&|160;? Elle venait avec son jeunedésir&|160;; une senteur d’ambre et de phosphore sortait de sesrobes, et puis elle partait&|160;: l’odeur légèrement palpitait unpeu d’instants à mes mains. Sa passion sauvage de liberté avaitencore grandi. Je ne l’interrogeais pas sur sa vie loin de moi. Jesavais seulement qu’elle s’en retournait à son pavillon du bois. Jene savais pas autre chose.

Son goût pour moi dura ainsi jusqu’à l’automne. Je n’avaisjamais autant aimé les arbres, les hautes roches veloutées d’or, levent doux des silencieuses campagnes. La voix puissante dessolitudes me grisait si profondément à travers son sensuel amourqui prolongeait la nature&|160;! Ses yeux étaient le vert miroir oùse mirait le monde. Avec ses cheveux bouclés dans mes mains commedes feuillages, avec sa vie fluide près de moi comme l’eau de larivière, j’étais le jeune époux de la terre. Un sens subtil déliames lourdeurs originelles. Son souffle de vie fit le miracle de mevivifier moi-même. Je perçus des rapports entre le monde et lacréature. De fraîches et soudaines sensations me visitaient.

Un jour, elle me dit&|160;:

–&|160;Je suis venue vers toi de mon propre mouvement, et tu nem’as demandé ni quand je partirais ni quand je reviendrais. Unefemme comme moi ne serait plus revenue si tu t’étais cru des droitssur ma volonté. C’était alors une grande joie pour moi, carj’agissais librement, selon ma nature, et ce que je pouvais tedonner, je te l’ai donné avec passion. Maintenant écoute, jevoudrais connaître une autre vie. Je n’aurais plus le même plaisirà venir ici. Cela, je te le dis franchement. J’ai horreur du monde.J’ai le dégoût de moi-même et de mes jours inutiles. Je suis riche,et l’argent entre mes mains ne sert à rien. Il me semble qu’il y aailleurs quelque chose à faire pour une femme qui a de la volontéet du courage. Ne sois pas étonné si, un jour, tu apprends que jesuis allée là-bas, dans une île, soigner les lépreux. Oui, jecrois, faire une chose grande, se dévouer à une œuvre utile etgénéreuse, c’est encore la seule chose possible, et c’est aussi leseul durable amour. Toi, tu as éveillé le plaisir qui dormait enmoi&|160;; tu m’as appris la volupté. Nous avons été des êtres dejoie. Ensemble, nous avons exploré la sensation jusqu’aux confinsde l’amour. Et ensuite, il faut toucher avec des mains tendres àdes plaies, à la souffrance de l’humanité misérable. Je m’en iraidonc librement aujourd’hui, comme je suis venue la première fois ettoutes les fois.

Mon Dieu&|160;! moi qui avais sottement espéré que le plaisirsuffirait à nous lier pour la vie&|160;! À présent, elle me parlaitd’un amour infini comme la douleur, un amour dont je n’aurais puconcevoir la pensée avant ce moment. Ô Suzy&|160;! ces petitesmains s’étaient appuyées au creux de ma poitrine, elles avaientfrappé avec l’ivoire sur la mince cloison de la tempe, et voilà,maintenant elles allaient devenir les mains miséricordieuses quirafraîchissent les ulcères et lavent les sanies. Je compris que tule ferais comme tu le disais, toi, toute petite avec ton âme plusgrande que ton corps et si gonflée de passion, toi qui aurais étéune reine parmi les plus parfaites courtisanes et qui, sans doute,à cette heure, es devenue une sœur de charité.

Et ce jour-là fut le dernier. Son odeur d’ambre, sa senteurd’essence volontaire demeura un peu de temps dans la maison et puisse volatilisa. Des années se sont passées et je ne l’ai plus revue.Le silence s’est fait sur sa disparition comme les ridess’égalisent par-dessus l’eau où l’on a jeté une pierre. Quelquefoisje pousse la barque vers l’îlot. Une ombre légère se lève desarbres et me regarde avec de beaux yeux de désir et de vie. Elle mefait un signe que je ne veux pas comprendre. La jolie fille auruban rouge, elle aussi, était partie un jour. Personne ne sut oùelle était allée. Mais, dans un autre hameau, une aimable enfantblonde à son tour met un ruban rouge dans ses cheveux quandj’arrive la voir.

&|160;

FIN

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