Une Fille du Régent

Une Fille du Régent

d’ Alexandre Dumas
Chapitre 1 UNE ABBESSE AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

Le 8 février 1719, une chaise armoriée des trois fleurs de lis de France, avec le lambel d’Orléans au chef, entrait, précédée de deux piqueurs et d’un page, sous le porche roman de l’abbaye de Chelles, au moment où dix heures sonnaient.

Arrivée sous le péristyle, la chaise s’arrêta, le page avait déjà mis pied à terre, la portière fut donc ouverte sans retard, et les deux voyageurs qu’elle contenait descendirent.

Celui qui en sortit le premier était un homme de quarante-cinq à quarante-six ans, de petite taille, assez replet, haut en couleur,bien dégagé dans ses mouvements, et ayant, dans tous ses gestes, un certain air de supériorité et de commandement.

L’autre, qui descendit lentement et un à un les trois degrés du marchepied, était petit aussi, mais maigre et cassé ; sa figure, sans être précisément laide, offrait, malgré l’esprit qui étincelait dans ses yeux et l’expression de malice qui relevait le coin de ses lèvres, quelque chose de désagréable ; il paraissait très-sensible au froid, qui, en effet, piquait assez vivement, et suivait son compagnon tout en grelotant sous un vaste manteau.

Le premier de ces deux hommes s’élança rapidement vers l’escalier et en escalada les marches en personne qui connaît les localités, passa dans une vaste antichambre en saluant plusieurs religieuses qui s’inclinèrent jusqu’à terre, et courut plutôt qu’il ne marcha vers un salon de réception situé aux entresols, et dans lequel, il faut le dire, on ne remarquait aucune trace de cette austérité qui est, d’ordinaire, la première condition de l’intérieur d’un cloître.

Le second, qui avait monté l’escalier lentement, passa par lesmêmes pièces, salua les mêmes religieuses, qui s’inclinèrentpresque aussi bas qu’elles l’avaient fait pour son compagnon, qu’ilfinit par rejoindre au salon, mais sans autrement se presser.

– Et maintenant, dit le premier des deux hommes,attends-moi ici en te réchauffant, j’entre chez elle, et, en dixminutes, j’en finis avec tous les abus que tu m’as signalés ;si elle nie et que j’aie besoin de preuves, je t’appelle.

– Dix minutes ! monseigneur, répondit l’homme aumanteau, il se passera plus de deux heures avant que Votre Altesseait seulement abordé le sujet de la visite. Oh ! madamel’abbesse de Chelles est un grand clerc ; l’ignorez-vous, parhasard ?

Et, en disant ces mots, il s’étendit sans façon dans un fauteuilqu’il avait tiré près du feu, et allongea ses jambes maigres surles chenets.

– Eh ! mon Dieu, non, reprit avec impatience celui quel’on qualifiait du titre d’Altesse, et, si je pouvais l’oublier, tute chargerais de me le rappeler, Dieu merci ! assez souvent.Diable d’homme, va ! pourquoi m’as-tu fait venir iciaujourd’hui, par ce vent et par cette neige ?

– Parce que vous n’avez pas voulu y venir hier,monseigneur.

– Hier, c’était impossible, j’avais rendez-vous justement àcinq heures avec milord Staer.

– Dans une petite maison de la rue des Bons-Enfants. Milordne demeure donc plus à l’hôtel de l’Ambassaded’Angleterre ?

– Monsieur l’abbé, je vous ai déjà défendu de me fairesuivre.

– Monseigneur, mon devoir est de vous désobéir.

– Eh bien ! désobéissez-moi, mais laissez-moi mentir àmon aise, sans avoir l’impertinence, pour me prouver que votrepolice est bien faite, de me faire remarquer que vous vousapercevez que je mens.

– Monseigneur peut être tranquille, je croirai désormaistout ce qu’il me dira.

– Je ne m’engage pas à vous rendre la pareille, monsieurl’abbé : car ici, justement, vous me paraissez avoir commisquelque erreur.

– Monseigneur, je sais ce que j’ai dit, et non-seulement jerépète ce que j’ai dit, mais je l’affirme.

– Mais regarde donc, pas de bruit, pas de lumière, une paixde cloître ; tes rapports sont mal faits, mon cher ; onvoit que nous sommes en retard avec nos agents.

– Hier, monseigneur, il y avait ici, où vous êtes, unorchestre de cinquante musiciens ; là-bas, où s’agenouille sidévotement cette jeune sœur converse, il y avait un buffet ;ce qu’il y avait sur ce buffet, je ne vous le dis pas, mais je lesais ; et, dans cette galerie, là, à gauche, où un modestesouper de lentilles et de fromage à la crème se prépare pour lessaintes filles du Seigneur, on dansait, on buvait et l’onfaisait…

– Eh bien ! que faisait-on ?

– Ma foi, monseigneur, on faisait l’amour à deux centspersonnes.

– Diable ! diable ! et tu es bien sûr de ce quetu me dis là ?

– Un peu plus sûr que si je l’avais vu de mes propresyeux ; voilà pourquoi vous faites bien de venir aujourd’hui,et pourquoi vous eussiez mieux fait encore de venir hier. Ce genrede vie là ne convient réellement pas à des abbesses,monseigneur.

– Non, n’est-ce pas, c’est bon pour des abbés, l’abbé.

– Je suis un homme politique, monseigneur.

– Eh bien ! ma fille est une abbesse politique, voilàtout.

– Oh ! qu’à cela ne tienne, monseigneur, laissonsfaire, si cela vous convient ; je ne suis pas chatouilleux enmorale, moi, vous le savez mieux que personne. Demain on mechansonnera, soit ; mais on m’a chansonné hier et on mechansonnera après-demain. Qu’est-ce qu’une chanson deplus ? La belle abbesse, d’oùviens-tu ? fera un pendant très-convenableà : Monsieur l’abbé, où allez-vous ?

– Allons, allons, c’est bien, attends-moi ici, je vaisgronder.

– Croyez-moi, monseigneur, si vous voulez faire de la bonnebesogne, grondez ici, grondez devant moi, je serai plus sûr de monaffaire ; si vous manquez de raisonnement ou de mémoire,faites moi signe et je viendrai à votre aide, soyez tranquille.

– Oui, tu as raison, dit le personnage qui s’était chargédu rôle de redresseur de torts, et dans lequel, nous l’espéronsbien, le lecteur a reconnu le régent Philippe d’Orléans. Oui, ilfaut que le scandale cesse… un peu au moins ; il faut quel’abbesse de Chelles, désormais, ne reçoive plus que deux fois lasemaine ; qu’on ne souffre plus cette cohue et ces danses, etque les clôtures soient rétablies, afin que le premier venu n’entreplus dans ce couvent comme un piqueur dans une forêt. Mademoiselled’Orléans est passée de la dissipation aux idées religieuses ;elle a quitté le Palais-Royal pour Chelles, et cela malgré moi, quiai fait tout ce que j’ai pu pour l’empêcher. Eh bien ! que,pendant cinq jours de la semaine, elle fasse l’abbesse, il luirestera encore deux jours pour faire la grande dame, il me sembleque c’est bien assez.

– Très-bien, monseigneur, très-bien vous commencez àenvisager la chose sous son véritable point de vue.

– N’est-ce pas ce que tu veux, dis ?

– C’est ce qu’il faut ; il me semble qu’une abbessequi a trente valets de pied, quinze laquais, dix cuisiniers, huitpiqueurs, une meute, qui fait des armes, qui joue de la basse, quisonne du cor, qui saigne, qui purge, qui fait des perruques, quitourne des pieds de fauteuil, qui tire des coups de pistolet et desfeux d’artifice ; il me semble, monseigneur, qu’une abbessecomme celle-là ne doit pas trop s’ennuyer d’être religieuse.

– Ah çà ! mais, dit le duc à une vieille religieusequi traversait le salon un trousseau de clefs à la main, n’a-t-ondonc pas fait prévenir ma fille de mon arrivée ? Je désireraissavoir si je dois passer chez elle ou l’attendre ici.

– Madame vient, monseigneur, répondit respectueusement lasœur en s’inclinant.

– C’est bien heureux ! murmura le régent quicommençait à trouver que la digne abbesse en agissait avec lui unpeu bien légèrement, et comme fille et comme sujette.

– Allons, monseigneur, rappelez-vous la fameuse parabole deJésus chassant les marchands du temple ; vous la savez, vousl’avez sue, ou vous deviez la savoir, car je vous l’ai apprise avecbien d’autres choses dans le temps que j’étais votreprécepteur ; chassez-moi un peu ces musiciens, ces pharisiens,ces comédiens et ces anatomistes, trois seulement de chaqueprofession, et cela nous fera une assez jolie escorte, je vous enréponds, pour nous accompagner au retour.

– N’aie pas peur, je me sens en verve de prêcher.

– Alors, répondit Dubois en se levant, cela tombe àmerveille, car la voici.

En effet, en ce moment même, une porte donnant dans l’intérieurdu couvent venait de s’ouvrir, et la personne si impatiemmentattendue apparaissait sur le seuil.

Disons, en deux mots, quelle était cette digne personne, quiétait parvenue, à force de folies, à soulever la colère de Philipped’Orléans, c’est-à-dire de l’homme le plus débonnaire et du père leplus indulgent de France et de Navarre.

Mademoiselle de Chartres, Louise-Adélaïde d’Orléans, était laseconde et la plus jolie des trois filles du régent ; elleavait une belle peau, un teint superbe, de beaux yeux, une belletaille et des mains délicates ; ses dents surtout étaientmagnifiques, et la princesse palatine, sa grand’mère, les compare àun collier de perles dans un écrin de corail.

De plus, elle dansait bien, chantait mieux encore, lisait lamusique à livre ouvert et accompagnait admirablement : elleavait eu pour maître de musique Cauchereau, l’un des premiersartistes de l’Opéra, avec lequel elle avait fait de plus rapidesprogrès que n’en font ordinairement les femmes et surtout lesprincesses ; il est vrai que mademoiselle d’Orléans mettaitune grande assiduité dans ses leçons ; bientôt peut-être lesecret de cette assiduité sera-t-il révélé au lecteur, comme il lefut à la duchesse sa mère.

Au reste, tous ses goûts étaient ceux d’un homme, et ellesemblait avoir changé de sexe et de caractère avec son frèreLouis ; elle aimait les chiens, les chevaux et lescavalcades ; toute la journée, elle maniait des fleurets,tirait le pistolet ou la carabine, faisait des feux d’artifice,n’aimant rien au monde de ce qui plaît aux femmes, et s’occupant àpeine de sa figure, qui, ainsi que nous l’avons dit, en valait lapeine.

Cependant, au milieu de tout cela, le talent que préféraitmademoiselle de Chartres était la musique ; elle portait saprédilection pour cet art jusqu’au fanatisme : rarement ellemanquait une des représentations de l’Opéra, où jouait son maîtreCauchereau, donnant à l’artiste des preuves de sa sympathie enapplaudissant comme une simple femme, et, un soir que cet artistes’était surpassé dans un grand air, elle alla même jusqu’às’écrier : « Ah ! bravo, bravo ! mon cherCauchereau. »

La duchesse d’Orléans trouva non-seulement l’encouragement unpeu vif, mais encore l’exclamation hasardée pour une princesse dusang. Elle décida que mademoiselle de Chartres savait assez demusique comme cela, et Cauchereau, bien payé de ses leçons, reçutl’avis que, l’éducation musicale de son élève étant terminée, iln’avait plus besoin de se présenter au Palais-Royal.

De plus, la duchesse invita sa fille à aller passer unequinzaine de jours au couvent de Chelles, dont l’abbesse, sœur dumaréchal de Villars, était une de ses amies.

Sans doute, ce fut pendant cette retraite que mademoiselle deChartres, qui faisait tout par sauts et par bonds, dit Saint-Simon,prit la résolution de renoncer au monde. Quoi qu’il en soit, versla semaine sainte de 1718, elle avait demandé à son père, qui lelui avait accordé, d’aller faire ses pâques à l’abbaye deChelles ; mais cette fois, les pâques faites, au lieu derevenir prendre au palais sa place de princesse du sang, elledemanda à rester à Chelles comme simple religieuse.

Le duc, qui trouvait qu’il avait déjà bien assez d’un moine danssa famille, c’est ainsi qu’il appelait son fils légitime Louis,sans compter un de ses fils naturels qui était abbé de Saint-Albin,fit tout ce qu’il put pour s’opposer à cette étrangevocation ; mais, sans doute parce qu’elle rencontrait cetteopposition, mademoiselle de Chartres s’entêta. Il fallutcéder ; et le 25 avril 1718 elle prononça ses vœux.

Alors le duc d’Orléans, pensant que sa fille, pour êtrereligieuse, n’en était pas moins princesse du sang, traita avecmademoiselle de Villars de son abbaye. Douze mille livres derentes, qu’on assura à la sœur du maréchal, firent l’affaire, etmademoiselle de Chartres, en son lieu et place, fut nommée abbessede Chelles, et elle occupait depuis un an ce poste élevé de siétrange façon, qu’elle avait, comme on l’a vu, soulevé lessusceptibilités du régent et de son premier ministre.

C’était donc cette abbesse de Chelles, si longtemps attendue,qui arrivait, se rendant enfin aux ordres de son père, non plusentourée de cette cour élégante et profane, qui avait disparu avecles premiers rayons du jour ; mais suivie, au contraire, d’uncortège de six religieuses vêtues de noir et portant des ciergesallumés, ce qui fit penser au régent que sa fille se soumettaitd’avance à ses désirs. Plus d’air de fête, plus de frivolité, plusde dévergondage ; mais, au contraire, des mines austères et leplus sombre appareil.

Cependant le régent pensa que le temps pendant lequel on l’avaitfait attendre avait bien pu être employé à préparer cette lugubrecérémonie.

– Je n’aime pas les hypocrisies, dit-il d’un ton bref, etje pardonne facilement les vices qu’on n’essaye pas de me cachersous des vertus. Tous ces cierges d’aujourd’hui m’ont bien l’air,madame, du reste des bougies d’hier. Voyons, avez-vous, cette nuit,fané toutes vos fleurs et fatigué tous vos convives, que vous nepuissiez aujourd’hui me montrer ni un seul bouquet ni un seulbaladin ?

– Monsieur, dit l’abbesse d’un ton grave, vous arrivez malsi vous venez chercher ici les distractions et les fêtes.

– Oui, je le vois, dit le régent en jetant un coup d’œilsur les spectres dont sa fille était accompagnée, et je vois aussique, si vous avez fait mardi-gras hier, vous l’enterrezaujourd’hui.

– Étiez-vous venu, monsieur, pour me faire subir uninterrogatoire ? En tout cas, ce que vous voyez doit répondreaux accusations que l’on aura portées contre moi près de VotreAltesse.

– Je venais vous dire, madame, reprit le régent, quicommençait à s’impatienter à l’idée qu’on voulait le prendre pourdupe ; je venais vous dire que le genre de vie que vous menezme déplaît : vos déportements d’hier vont mal à unereligieuse ; vos austérités d’aujourd’hui sont exagérées pourune princesse du sang. Choisissez, une bonne fois pour toutes,d’être abbesse ou altesse royale. On commence à fort mal parler devous dans le monde, et j’ai bien assez de mes ennemis, sans que, dufond de votre couvent, vous me lâchiez aussi les vôtres.

– Hélas ! monsieur, reprit l’abbesse d’un ton résigné,en donnant des festins, des bals et des concerts qu’on citait commeles plus beaux de Paris, je ne suis pas arrivée à plaire à cesennemis, ni à vous plaire à vous, ni à me plaire à moi-même, à plusforte raison, quand je vis recluse et retirée. Hier était mondernier rapport avec le monde ; ce matin, j’ai rompudéfinitivement avec lui ; et, aujourd’hui, ignorant votrevisite, j’avais pris un parti sur lequel je suis décidée à ne pasrevenir.

– Et lequel ? demanda le régent, se doutant qu’ilétait question de quelques-unes de ces nouvelles folies, sifamilières à sa fille.

– Approchez-vous de la fenêtre et regardez, ditl’abbesse.

Le régent, sur cette invitation, s’approcha en effet de lafenêtre, et il vit une cour au milieu de laquelle brûlait un grandfeu. En même temps, Dubois, curieux comme s’il eût été un véritableabbé, se glissait près de lui.

Devant ce feu passaient et repassaient des gens empressés quijetaient dans les flammes des objets de forme singulière.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le régent à Dubois, quiparaissait aussi surpris que lui.

– Ce qui brille dans ce moment ? demanda l’abbé.

– Oui, reprit le régent.

– Ma foi, monseigneur, ça m’a tout l’air d’une basse.

– C’en est une en effet, dit l’abbesse, c’est la mienne,une excellente basse de Valeri.

– Et vous la brûlez ? s’écria le régent.

– Tous ces instruments sont des sources de perdition, ditl’abbesse d’un ton de componction qui indiquait le plus profondrepentir.

– Eh ! mais, voilà un clavecin, interrompit leduc.

– Mon clavecin, monsieur ; il était si parfait, qu’ilm’entraînait à des idées mondaines. Depuis ce matin je l’aicondamné.

– Et qu’est-ce que tous ces cahiers de papier avec lesquelson entretient le feu ? demanda Dubois, que ce spectacleparaissait intéresser au dernier point.

– Ma musique, que je fais brûler.

– Votre musique ? demanda le régent.

– Oui, et même la vôtre, dit l’abbesse. Regardez bien, etvous verrez passer à son tour votre opéradePanthée. Vous comprenez que, mon parti une foispris, l’exécution devait être générale.

– Ah çà ! mais, pour cette fois, vous êtes folle,madame ; allumer son feu avec de la musique, l’entretenir avecdes basses et des clavecins, c’est véritablement un trop grandluxe.

– Je fais pénitence, monsieur.

– Hum ! dites plutôt que vous renouvelez votre maison,et que tout cela est pour vous un moyen d’acheter de nouveauxmeubles, dégoûtée que vous êtes sans doute des anciens.

– Non, monseigneur, ce n’est rien de tout cela.

– Eh bien ! qu’est-ce donc ? parlez-moifranchement.

– Eh bien ! c’est que je m’ennuie de m’amuser, etqu’effectivement je songe à faire autre chose.

– Et qu’allez-vous faire ?

– Je vais, de ce pas, visiter, avec mes religieuses, lecaveau qui doit recevoir mon corps, et la place que j’occuperaidans ce caveau.

– Le diable m’emporte ! dit l’abbé ; pour cettefois, monseigneur, la tête lui tourne.

– Ce sera fort édifiant, n’est-ce pas, monsieur, continuagravement l’abbesse.

– Certes, et je ne doute même pas que, si cela se fait,reprit le duc, on n’en rie beaucoup plus que de vos soupers.

– Venez-vous, messieurs ? continua l’abbesse ; jevais me placer quelques instants dans ma bière : c’est unefantaisie que j’ai depuis fort longtemps.

– Eh ! vous avez bien le temps d’y être, madame, ditle régent. D’ailleurs, vous n’avez pas inventé cedivertissement ; et Charles-Quint, qui s’était fait moine,comme vous vous êtes faite religieuse, sans trop savoir pourquoi, yavait pensé avant vous.

– Ainsi vous ne m’accompagnez pas, monseigneur ? ditl’abbesse en s’adressant à son père.

– Moi ! dit le duc, qui n’avait pas la moindresympathie pour les idées sombres ; moi, aller voir des caveauxmortuaires ; moi, aller entendre un Deprofundis !… Non, pardieu ! et la seule chosequi me console de ne pouvoir échapper un jour au Deprofundis et au caveau ; c’est que j’espère, aumoins, que, ce jour-là, je n’entendrai l’un ni ne verrail’autre.

– Ah ! monsieur, dit l’abbesse d’un air scandalisé,vous ne croyez donc pas à l’immortalité de l’âme !

– Je crois que vous êtes folle à lier, ma fille. Diabled’abbé, va ! qui me promet une orgie, et qui m’amène à unenterrement.

– Ma foi, monseigneur, dit Dubois, je crois que j’aimaisencore mieux les extravagances d’hier, c’était plus rose.

L’abbesse salua et fit quelques pas vers la porte. Le duc etl’abbé se regardaient, ne sachant s’ils devaient rire oupleurer.

– Un mot encore, dit le duc à sa fille. Vous êtes-vous biendécidée pour cette fois, voyons ; ou n’est-ce qu’une fièvreque vous a communiquée votre confesseur ? Si vous êtes biendécidée, je n’ai rien à dire ; mais, si ce n’est qu’unefièvre, je veux qu’on vous guérisse, morbleu ! J’ai Moreau etChirac, que je paye pour me traiter moi et les miens.

– Monseigneur, reprit l’abbesse, vous oubliez que je saisassez de médecine pour que j’entreprenne de me guérir moi-même sije me croyais malade. Je puis donc vous assurer que je ne suis pasmalade ; je suis janséniste, voilà tout.

– Ah ! s’écria le duc, voici encore de la besogne dupère le Doux ; exécrable bénédictin, va !… Au moins,celui-là, je sais un régime qui le guérira.

– Et lequel ? demanda l’abbesse.

– La Bastille ! répondit le duc.

Et il sortit furieux, suivi de Dubois, qui riait de toutes sesforces.

– Tu vois, lui dit-il après un long silence et lorsqu’onapprocha de Paris, que tes rapports sont absurdes… J’avais bonnegrâce à sermonner ; c’est moi qui ai attrapé le sermon.

– Eh bien ! vous êtes un heureux père, voilà tout. Jevous fais mon compliment sur les réformes de votre fille cadette,mademoiselle de Chartres ; malheureusement, votre fille aînée,madame la duchesse de Berry…

– Oh ! celle-ci, ne m’en parle pas, Dubois ;c’est mon ulcère. Aussi, pendant que je suis de mauvaisehumeur…

– Eh bien ?

– J’ai bonne envie d’en profiter, pour finir avec elle d’unseul coup.

– Elle est au Luxembourg ?

– Je le crois.

– Allons donc au Luxembourg, monseigneur.

– Tu viens avec moi ?

– Je ne vous quitte pas de la nuit.

– Bah !

– J’ai des projets sur vous.

– Sur moi !

– Je vous mène à un souper.

– À un souper de femmes ?

– Oui.

– Combien y en aura-t-il ?

– Deux.

– Et combien d’hommes ?

– Deux.

– C’est donc une partie carrée ? demanda leprince.

– Justement.

– Et je m’y amuserai ?

– Je le crois.

– Prends garde, Dubois ; tu te charges là d’une granderesponsabilité.

– Monseigneur aime le nouveau ?

– Oui.

– L’inattendu ?

– Oui.

– Eh bien ! il en verra ; voilà tout ce que jepeux lui dire.

– Soit, répondit le régent, au Luxembourg d’abord… et puisaprès ?…

– Et puis après faubourg Saint-Antoine.

Et, sur cette détermination nouvelle, le cocher reçut l’ordre detoucher au Luxembourg au lieu de toucher au Palais-Royal.

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