Une Histoire Sans Nom

Une Histoire Sans Nom

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Mon cher Paul Bourget,

Je veux mettre votre nom à la tête de cette Histoire sans nom, et vous offrir cette pierre, de couleur sombre, qui vous intéressait pendant que je la gravais. Que ce soit là un monument…oh ! un très petit monument, mais d’une chose très grande –mon amitié pour vous. Vous qui avez un nom fleurissant déjà dans la jeune littérature contemporaine et y promettant des épanouissements délicieux, je l’attache à ce récit mélancolique, comme la rose qu’on met parfois, quand on va dans le monde, à la boutonnière de son habit noir.

Mon livre, puisque je le publie, va s’en aller dans le monde aussi, et je l’ai paré avec vous.

Jules Barbey d’Aurevilly.

2 juillet 1882.

Chapitre 1

Dans les dernières années du XVIIIe siècle qui précédèrent la Révolution française, au pied des Cévennes, dans une petite bourgade du Forez, un capucin prêchait entre vêpres et complies. On était au premier dimanche du Carême. Le jour s’en venait bas dans l’église, assombrie encore par l’ombre des montagnes qui entourent et même étreignent cette singulière bourgade, et qui, en s’élevant brusquement au pied de ses dernières maisons, semblent les parois d’un calice au fond duquel elle aurait été déposée. À ce détail original, on l’aura peut-être reconnue… Ces montagnes dessinaient un cône renversé. On descendait dans cette petite bourgade par unchemin à pic, quoique circulaire, qui se tordait comme untire-bouchon sur lui-même et formait au-dessus d’elle commeplusieurs balcons, suspendus à divers étages. Ceux qui vivaientdans cet abîme devaient certainement éprouver quelque chose de lasensation angoissée d’une pauvre mouche tombée dans la profondeurimmense pour elle – d’un verre vide, et qui, les ailes mouillées,ne peut plus sortir de ce gouffre de cristal.

Rien de plus triste que cette bourgade, malgré le vertd’émeraude de sa ceinture de montagnes boisées et les eauxcourantes qui en ruissellent de toutes parts, charriant des massesde truites dans leurs bouillons d’argent. Il y en a tant qu’onpourrait les prendre avec la main… La Providence a voulu que, pourles raisons les plus hautes, l’homme aimât la terre où il est né,comme il aime sa mère, fût-elle indigne de son amour. Sans cela, onne comprendrait guère que des hommes à large poitrine, ayant besoinde dilatation au grand air, d’horizon et d’espace, pussent resterclaquemurés dans cet étroit ovale de montagnes, qui semblent semarcher sur les pieds tant elles sont pressées les unes contre lesautres ! sans monter plus haut pour respirer ; et l’onpense involontairement aux mineurs qui vivent sous la terre, ou àces anciens captifs des cloîtres qui priaient pendant des années,engloutis dans de ténébreuses oubliettes. Pour mon compte, j’aivécu là vingt-huit jours à l’état de Titan écrasé, sousl’impression physiquement pesante de ces insupportablesmontagnes ; et, quand j’y pense, il me semble que j’en senstoujours le poids sur mon cœur. Noire déjà par le fait du temps,car les maisons y sont anciennes, cette bourgade, qu’on dirait undessin à l’encre de Chine et où la Féodalité a laissé quelquesruines, se noircit encore – noir sur noir – de l’ombreperpendiculaire des monts qui l’enveloppent, comme des murs deforteresse que le soleil n’escalade jamais. Ils sont trop escarpéspour qu’il puisse passer par-dessus et lancer dans le trou qu’ilsfont un bout de rayon. Quelquefois, à midi, il n’y fait pas jour.Byron aurait écrit là sa Darkness. Rembrandt y aurait misses clairs-obscurs, ou, plutôt, il les y aurait trouvés. L’été,quand le jour est beau, les habitants s’en doutent peut-être enregardant la lucarne bleue qu’ils ont à mille pieds au-dessus deleurs têtes. Mais, ce jour-là, la lucarne n’avait pas de bleu. Elleétait grise. Les nuages appesantis la fermaient comme un cercle defer. La bouteille avait son bouchon.

En ce moment, toute la population de la bourgade était àl’église, – une église austère du XIIIe siècle, où des yeux delynx, s’il y en avait eu, n’auraient pu lire leurs vêpres, dans cechien et loup d’un soir d’hiver, mais où il y avait encore plus deloup que de chien.

Les cierges, selon l’usage, avaient été éteints au commencementdu sermon, et la foule, pressée comme des tuiles sur les toits,n’était pas plus visible au prédicateur que lui, détaché d’elle etplus élevé qu’elle dans sa chaire, ne lui était visible de là-haut…:

Seulement, si on ne le voyait pas très bien, on l’entendait. «Les capucins ne nasillent qu’au chœur », disait l’ancien proverbe.La voix de celui-ci était vibrante et d’un timbre fait pourannoncer les vérités les plus terribles de la religion. Et, cejour-là, il les annonçait. Il prêchait sur l’Enfer. Tout, danscette église sévère de style et où la nuit entrait lentement, vaguepar vague, plus profonde de minute en minute, donnait un très grandcaractère à la parole de ce prédicateur. Les statues des saints,alors voilées sous les draperies dont on les couvre pendant leCarême, ressemblaient à de mystérieux et blancs fantômes, immobilesle long de leurs murs blancs, et le prédicateur, dont la silhouetteindistincte s’agitait sur le blanc pilier contre lequel la chaireétait adossée, en semblait un autre. On eût dit un fantôme prêchantdes fantômes. Même cette voix tonnante, d’une si puissante réalitéet qui semblait n’appartenir à personne, en paraissait d’autantplus la voix du Ciel…

L’impression de tout cela saisissait ; et l’attention étaitsi profonde et le silence si grand, que quand le prédicateur setaisait, un instant, pour reprendre haleine, on entendait – dudehors dans l’église – le petit bruit des sources qui filtraient departout le long des montagnes dans ce pays plein de soupirs, et quiajoutait à la mélancolie de ses ombres la mélancolie de seseaux.

Assurément, l’éloquence de l’homme qui parlait, à cetteheure-là, dans cette église, tenait aux choses ambiantes que jeviens de décrire ; mais sait-on jamais bien où estl’éloquence ?… En l’écoutant, toutes les têtes étaientpenchées sur les poitrines, toutes les oreilles étaient tenduesvers cette voix qui planait, comme la foudre, sous ces voûtesémues.

Deux de ces têtes, seulement, au lieu d’être penchées, serelevaient un peu vers le prédicateur, perdu dans la pénombre, etfaisaient d’incroyables efforts pour le voir. C’étaient les têtesde deux femmes, – la mère et la fille -, qui devaient avoir leprédicateur à collationner chez elles après le sermon, ce soir-là,et qui étaient curieuses de voir leur convive. Dans ce temps-là, sion se le rappelle, c’étaient toujours des religieux étrangers,appartenant à quelque ordre lointain, qui prêchaient le Carême danstoutes les paroisses du royaume. Le peuple, qui donne des noms àtout, en vrai poète qu’il est sans le savoir, appelait cesreligieux errants : « des hirondelles de Carême ». Or, quand une deces hirondelles de Carême s’abattait dans quelque ville ou quelquebourgade, on lui faisait son nid dans une des meilleures maisons del’endroit. Les familles riches et religieuses aimaient à exercercette hospitalité, et dans la province, où la vie est si monotone,c’était un intérêt animé pour elles que ce prédicateur de chaqueannée qui apportait avec lui le charme de l’inconnu et le parfum delointain que les âmes isolées aiment à respirer. Les plus grandesséductions peut-être que l’histoire des passions pourrait raconter,ont été accomplies par des voyageurs qui n’ont fait que passer etdont cela seul fut la puissance… L’austère capucin qui parlaitalors de l’Enfer, avec une énergie de parole qui rappelait leformidable Bridaine, ne paraissait pas fait pour semer dans lesâmes autre chose que la crainte de Dieu, et il ne savait pas, etles deux femmes qui voulaient le voir ne savaient pas non plus, quel’Enfer qu’il prêchait, il allait le leur laisser dans le cœur.

Mais ce soir-là, ces deux femmes furent trompées dans leurpetite curiosité de femmes de province. Quand elles sortirent del’église, elles n’eurent aucune observation à se communiquer sur ceterrible prédicateur d’un dogme terrible, si ce n’est sur sontalent, qu’elles trouvèrent grand. Elles n’avaient pas, sedirent-elles, à la sortie de l’église, en s’entortillant dans leurspelisses, entendu jamais mieux prêcher une Ouverture de Carême.Elles étaient dévotes, pieuses comme des anges, selon lasacramentelle expression.

C’étaient Mme et Mlle de Ferjol. Elles rentrèrent chez ellestrès animées. Les années précédentes, elles avaient vu et logébeaucoup de prédicateurs : des génovéfains, des prémontrés, desdominicains et des eudistes, mais de capucin, jamais !Personne de cet ordre mendiant de saint François d’Assise, dont lecostume – et le costume préoccupe toujours plus ou moins les femmes– est si poétique et si pittoresque.

La mère, qui avait voyagé, en avait vu dans ses voyages, mais lafille, qui n’avait que seize ans, ne connaissait de capucin quecelui qui faisait baromètre au coin de la cheminée de la salle àmanger de sa mère, – ce vieux système de baromètre d’une bonhomiesi charmante, et qui, comme tant de choses charmantes, marquées ducaractère d’un autre temps, n’existe plus !

Mais celui qui se fit annoncer et qui entra dans la salle àmanger où les dames de Ferjol l’attendaient pour souper, neressemblait nullement au capucin de baromètre qui s’encapuchonnaità la pluie et se désencapuchonnait au beau temps. C’était un autretype que la joyeuse silhouette inventée par la moqueuse imaginationde nos pères. – Dans cette gauloise France, même en des jours defoi, on a beaucoup ri du moine et du capucin, mais surtout ducapucin. Plus tard, à une époque moins fervente, cet aimable etmauvais sujet de Régent, qui se riait de tout, ne demandait-il pasà un capucin qui se disait indigne : « Eh ! de quoi diablees-tu digne, si tu n’es pas digne d’être capucin ? » Le XVIIIesiècle, qui méprisait l’Histoire comme Mirabeau, et à quil’Histoire le rendra bien, comme à Mirabeau, avait oublié queSixte-Quint, le sublime porcher de Montalto, avait été capucin, ettoute sa vie de siècle, il chansonna les capucins et les criblad’épigrammes. Mais celui qui, ce soir-là, parut devant ces dames deFerjol, n’aurait prêté ni à la moindre épigramme ni au moindrecouplet de chanson. Il était de grande et imposante tournure, – etpuisque le monde aime l’orgueil, son regard, qui ne demandait pasqu’on l’excusât d’être capucin, n’avait rien de l’humilitévolontaire de son ordre. Son geste non plus. Il devait avoir l’airde commander l’aumône, en tendant la main. Et quelle main ! –d’un galbe superbe, sortant de sa grande manche avec un éclat deblancheur qui sautait aux yeux, étonnés de cette main, royale debeauté, tendue si impérieusement à l’aumône. C’était un homme dumilieu de la vie, robuste, à barbe courte, frisée comme celle del’Hercule antique et d’une couleur foncée de bronze. On eût ditSixte-Quint obscur, à trente ans. Agathe Thousard, la vieilleservante des dames de Ferjol, venait, selon l’usage respectueux desmaisons pieuses, de lui donner à laver ses pieds dans le corridor,et ses pieds, qui sortaient de l’eau, luisaient dans ses sandalescomme des pieds de marbre ou d’ivoire, sculptés par Phidias.

Il salua très noblement ces dames, à l’orientale, les brascroisés sur sa poitrine, et pour personne, même pour Voltaire, iln’aurait mérité ce nom méprisant de « frocard » qu’on donnait alorsaux gens de sa robe.

Quoique les boutons rouges du cardinalat ne dussent jamaisétoiler son froc, il semblait fait pour les porter.

Ces dames, qui ne connaissaient de lui que sa voix deprédicateur, tombant de la chaire dans cette église où pleuvaientles ténèbres du soir, trouvèrent, quand elles le virent, que sapersonne faisait bien un avec sa voix. Comme on était en Carême etque cet homme de pauvreté et d’abstinence allait le représenterplus particulièrement, puisqu’il allait le prêcher, on lui offritla collation obligée du Carême, composée de haricots à l’huile, desalade de céleri et de betteraves mêlée à des anchois, à du thon età des huîtres marinées en baril. Il y fit honneur, mais il repoussale vin qu’on lui présenta, quoique ce fût du vin catholique, unvieux Château du Pape. Il parut à ces dames avoir l’espritet la gravité de son état, sans affectation et sans papelardise.Quand il eut rabattu sur ses épaules le capuchon avec lequel ilétait entré, il laissa voir un cou de proconsul romain et un crâneénorme, brillant comme une glace et cerclé d’une légère couronne,bronzée comme sa barbe et frisée comme elle.

Tout ce qu’il dit à ces deux femmes qui allaient l’héberger, futd’un homme qui avait l’habitude de ces hospitalités faites par lesplus hautes compagnies à ces mendiants de Jésus-Christ quin’étaient jamais déplacés dans quelque milieu que ce pût être, etque la religion mettait de pair avec les plus élevés de ce monde.Il ne fut cependant sympathique ni à l’une ni à l’autre de cesdames de Ferjol. Elles estimèrent qu’il manquait de la simplicitéet de la rondeur qu’elles avaient rencontrées chez d’autresprédicateurs de Carême, logés chez elles les années précédentes.Lui, il imposait et presque indisposait. Pourquoi ne se sentait-onpas à l’aise en sa présence ?… Il était impossible de s’enrendre compte ; mais il y avait dans le regard hardi de cethomme et surtout dans l’arc de sa bouche, sous la moustache de sabarbe courte, une incroyable et inquiétante audace… Il semblait unde ces hommes dont on peut dire : « Il était capable de tout. » Cefût en le regardant, un soir, sous l’abat-jour de la lampe, aprèssouper, quand une espèce de familiarité se fut établie entre lui etles femmes dont il était le commensal, que Mme de Ferjol lui ditpensivement : « Quand on vous regarde, mon Père, on est presquetenté de se demander ce que vous auriez été si vous n’aviez été unsaint homme. » Il ne fut point choqué de cette observation. Il ensourit.

Mais de quel sourire… Mme de Ferjol n’oublia jamais ce sourire,qui, quelque temps après, devait enfoncer dans son âme une siépouvantable conviction.

Mais, malgré ce mot plus fort qu’elle et qui lui avait échappé,Mme de Ferjol n’eut point, pendant les quarante jours qu’il passachez elle, la moindre chose à reprocher à ce capucin, d’unephysionomie si peu en harmonie avec l’humilité de son état. Langageet tenue, tout fut en lui irréprochable. « Il serait peut-êtremieux à la Trappe que dans un couvent », disait quelquefois Mme deFerjol à sa fille, quand elles étaient seules et qu’elless’entretenaient de leur hôte et de son audacieuse physionomie. LaTrappe, dans l’opinion du monde, est surtout faite, avec sonsilence et la férocité de sa règle, pour les pécheurs qui ontquelque grand crime à expier. Mme de Ferjol avait un espritpénétrant. Quoiqu’elle fût dans la plus haute dévotion depuis desannées, sa charité de dévote n’empêchait pas sa pénétration defemme du monde de s’exercer. Spirituelle, très capable d’apprécierla grande éloquence du Père Riculf – un nom du Moyen Âge, qui, dureste, lui allait bien -, elle n’était cependant pas plus entraînéepar cette éloquence que par l’homme qui en était doué. À plus forteraison sa jeune fille, que cette dure éloquence faisait trembler…Ni le talent ni l’homme n’étaient adhérents à ces deux femmes, etpour cette raison, elles n’allèrent point à confesse à lui, commeles autres femmes de la bourgade, qui s’en affolèrent. C’est assezla coutume, dans les villes religieuses, de quitter son confesseurpendant les missions qu’on y fait et de prendre le missionnaire quipasse ; on se donne alors le luxe très bien porté d’unconfesseur ordinaire et d’un confesseur extraordinaire. Tout letemps qu’il prêcha son Carême, le confessionnal du Père Riculf nedésemplit pas des femmes de la bourgade, et les dames de Ferjolfurent peut-être les seules qu’on n’y vit pas. Cela étonna tout lemonde. Dans l’église, comme chez elles, il y avait, pour les damesde Ferjol, un cercle autour de cet isolant capucin, et elless’arrêtaient à la circonférence de ce cercle, inexplicablementmystérieux. Sentaient-elles, d’avertissement intérieur, car nousavons tous notre démon de Socrate, qu’il allait leur devenirfatal ?…

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