Une page d’histoire

Une page d’histoire

de Jules Amedee Barbey dAurevilly

Chapitre 1

De toutes les impressions que je vais chercher, tous les ans,dans ma terre natale de Normandie, je n’en ai trouvé qu’une seule,cette année, qui, par sa profondeur, pût s’ajouter à des souvenirspersonnels dont j’aurai dit la force – peut-être insensée – quandj’aurai écrit qu’ils ont réellement force de spectres. La ville quej’habite en ces contrées de l’Ouest, – veuve de tout ce qui la fitsi brillante dans ma prime jeunesse, mais vide et triste maintenantcomme un sarcophage abandonné, – je l’ai, depuis bien longtemps,appelée : «la ville de mes spectres», pour justifier un amourincompréhensible au regard de mes amis qui me reprochent del’habiter et qui s’en étonnent. C’est, en effet, les spectres demon passé évanoui qui m’attachent si étrangement à elle. Sans sesrevenants, je n’y reviendrais pas !

Lorsque j’y marche par ses rues désertes aux pavés clairs, cen’est jamais qu’accompagné de ces fantômes, qui n’ont pas, ceux-là,d’heure pour nous hanter et qui ne reviennent pas que dans la nuit,tirer nos rideaux sur leurs tringles et mettre sur nos bouches cequi fut leur bouche, et où l’haleine qui nous enivra ne se retrouveplus !… Pour moi, fatalement obsédants, ces spectresreviennent, même de jour, même jusqu’en ces rues dont la clarté neles chasse pas, et ils s’y dressent à côté de moi par les plusétincelantes journées comme s’ils étaient dans la nuit,l’enveloppante nuit qu’ils aiment et sur laquelle, quand elleserait là, je ne les discernerais pas mieux… Que de fois de rarespassants m’ont rencontré, faisant ma mélancolique randonnée dansles rues mortes de cette ville morte, qui a la beauté blême dessépulcres, et m’ont cru seul quand je ne l’étais pas ! J’avaisautour de moi tout un monde, – tout un monde de défunts, sortant,comme de leurs tombes, des pavés sur lesquels je marchais, et qui,groupe funèbre, me faisaient obstinément cortège. Ils se pressaientà mes deux coudes, et je les voyais, avec leurs figures reconnues,aussi nettement, aussi lucidement qu’Hamlet voyait le fantôme deson père sur la plate-forme d’Elseneur.

Mais ce n’est pas d’eux, – les familiers et les intimes – cen’est pas de ces spectres qui sont les miens, que je veux parleraujourd’hui. C’est de deux autres. Deux autres qui m’ont apparuaussi, cette année, à la distance de trois siècles d’Histoire, etqui se sont enfoncés en moi, comme si je les avais connus,substances vivantes, créatures de chair visibles, qu’il fauttoucher des yeux et des mains pour être sûr qu’elles ont existédans les conditions de cette vie maudite, où les corps ne sont pastransparents et où les êtres que nous avons le plus aimés n’ontplus de nous que l’étreinte de nos rêves et doivent éternellementrester pour nos coeurs un mystère de doute, de regret et dedésespoir !… L’histoire de ces deux spectres, qui probablementvont, je le crains bien, se joindre au sombre cortège de ceux-làqui ne me quittent plus ; – cette histoire dont j’ai, encourant, ramassé comme j’ai pu les traces effacées par le temps, lahonte et la fin d’une race, et qui s’est attachée à mon âme mordue,comme le taon acharné à la crinière du cheval qui l’emporte, ajustement cette fascinante puissance du mystère, la plus grandepoésie qu’il y ait pour l’imagination des hommes, – et peut-être, àla portée de ces Damnés de l’ignorance, hélas ! la seulevérité.

Elle s’est passée, d’ailleurs, cette mystérieuse histoire, dansle pays le moins fait pour elle, et où il fallait certainement lemieux la cacher ! Et elle y a été cachée… Et tout à l’heure,en ce moment, malgré l’effort posthume des curiosités les plusardentes, on ne l’y sait pas bien encore ! Impossible àconnaître dans le fond et le tréfonds de sa réalité, éclairéeuniquement par la lueur du coup de hache qui l’entr’ouvrit et quila termina, cette histoire fut celle d’un amour et d’un bonheurtellement coupables que l’idée en épouvante… et charme (que Dieunous le pardonne !) de ce charme troublant et dangereux quifait presque coupable l’âme qui l’éprouve et semble la rendrecomplice d’un crime peut-être, qui sait ? envieusementpartagé…

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