Vêtus de pierre

Vêtus de pierre

d’ Olga Forche
Partie 1

 

Chapitre 1 Un homme fini

 

Le 12 mars 1923, le jour où moi, Serguéi Roussanine, j’ai eu quatre-vingt-trois ans, il s’est produit une chose qui acheva d’extirper mes sentiments de monarchiste et de gentilhomme. De ce fait, plus rien ne m’empêche de révéler au public le secret que j’ai gardé toute ma vie. Mais nous y reviendrons…

Né en 1840, j’ai survécu à quatre empereurs et à quatre grandes guerres, dont la dernière était mondiale, sans précédent dans l’histoire. J’ai servi dans la cavalerie, je me suis distingué au Caucase et j’allais faire mon chemin, lorsque, en1887, un événement me désarçonna, pour ainsi dire, sans retour. Je pris ma retraite et m’enterrai dans ma propriété jusqu’à ce qu’on l’ait incendiée pendant la révolution. Notre domaine d’Ougorié,dans la province de N., touchait à celui des Lagoutine.

Nos grands-pères les avaient acquis en même temps, nos grands-mères projetaient d’unir un jour les deux patrimoines par les liens de l’Hyménée en mariant leur petite-fille à leur petit-fils. C’était dans ces intentions et d’après le cadastre qu’on achetait de nouvelles terres.

C’est ainsi que nous avions grandi, joué,étudié ensemble. À dix-sept ans nous écoutions le rossignol enéchangeant des serments. Et tout se serait accompli selon lavolonté de nos familles et en accord avec nos inclinations, n’eûtété ma sottise. J’ai été l’artisan de mon propre malheur.

Aux dernières vacances, j’amenai mon camaradeMikhaïl. Entré chez nous en troisième année, il venait de l’écolede cadets Saint-Vladimir, de Kiev ; or, nous autres jeunesgens de la capitale, regardions de haut ceux de la province. Ilétait d’ailleurs peu sociable, toujours absorbé dans la lecture.Avec cela, joli garçon, de type italien : des yeux de flamme,des sourcils joints. Il était natif de Bessarabie, de père roumainou moldave.

Les documents conservés aux archives nedonnent aucun renseignement sur son physique, ce qui n’est pasétonnant. En prison, on note le signalement de ceux qui doivent unjour être élargis, pour le cas où il y aurait récidive. Or, lasituation de Mikhaïl était différente : pendant vingt ans,chaque premier du mois, on faisait à son sujet un rapport autsar : un tel, détenu à tel endroit…

Et le souverain daignait toujours confirmer sadécision du 2 novembre 1861, stipulant la détention cellulaire deMikhaïlj u s q u’à n o u v e l o r d r e.

On devrait toujours imprimer ces mots encaractères espacés, pour secouer le lecteur indifférent, adonné àses joies et peines personnelles.

Attention, lecteur, attention ! Il n’y ajamais eu de nouvel ordre !

Incarcéré sans jugement ni enquête, sur simpledénonciation, un noble jeune homme a vieilli dans la solitude duravelin Alexéevski.

Le tsar suivant, Alexandre III, reçut du chefde la police Plévé le même rapport et fit connaître sa volontésuprême ; si le détenu le désire, l’envoyer en résidencesurveillée dans les régions lointaines de la Sibérie.

Il est concevable qu’en ce régime de férocehypocrisie le directeur de la prison ait présenté cette résolutionà un homme qui avait perdu la raison depuis longtemps et ne savaitplus son propre nom. En réponse à la lecture solennelle du papieret à la joie des geôliers, Mikhaïl a dû se blottir sous sacouchette, comme il le faisait plus tard à l’asile d’aliénés deKazan, lorsqu’on venait le voir.

Il ne manqua à cette habitude qu’à notredernière entrevue, sans doute pour l’unique raison qu’il n’avaitplus la force de sauter du lit, car il était mourant. Mais ses yeuxhagards où se lisait l’épouvante, la souffrance mortelle de lavictime cherchant à fuir ses tortionnaires, ses yeux me poursuiventdu matin au soir, à toute heure de mon existence.

Pouvait-il en être autrement ? Car enfin,c’est moi le vrai fauteur de cette mort tragique, solitaire,inutile.

Certain lecteur, en lisant ces notes, dira quemon crime est de nature psychologique et que le tribunal le plussévère m’aurait acquitté. Mais le lecteur ignore-t-il donc queparfois l’homme le plus irresponsable, acquitté par tous les jurés,se suicide, condamné par sa propre conscience ?

Le sort énigmatique de Mikhaïl intéressedepuis longtemps les investigateurs. L’un d’eux, voulant percer lemystère de ce Masque de Fer russe, s’est adressé au public dès 1905par la voie de la presse, pour avoir quelques éclaircissements surcette affaire. J’en ai attrapé une maladie de nerfs, mais j’aigardé le silence.

Je n’étais pas prêt, n’étant pas encore devenuce que je suis. Je ne pouvais dire tout haut : le délateur deMikhaïl Beidéman, incarcéré sans jugement ni enquête au ravelinAlexéevski, c’est moi, Serguéi Roussanine, son camarade d’écolemilitaire.

On a recueilli et publié tout récemment desdocuments authentiques sur des prisonniers de marque restésjusque-là mystérieux.

Ivan Potapytch, mon logeur, se procure parfoisdes livres. Un jour, il a apporté ces feuillets. Après les avoirlus, il me les a remis : Tenez, dit-il, voici la vie desmartyrs ; ils ont beau être des malfaiteurs, on ne peut lireça sans pleurer.

J’ai lu le texte et l’ai relu à maintesreprises… Ah, qu’ils sont révélateurs, les faits énoncés dans lesbrefs renseignements sur Mikhaïl ! J’ai senti le sol sedérober. Une masse énorme m’a écrasé dans sa chute. C’est ainsi quele sapeur périt lui-même de l’explosion qu’il a provoquée pour tuerl’ennemi. Ma mine à moi a été posée il y a soixante et un an.

Certes, ce n’est pas à moi, un vieillardcontemporain de quatre empereurs, de passer impunément par larévolution.

Pourquoi ne suis-je point mort glorieusement,comme mes camarades tombés au champ d’honneur, ou condamné par letribunal révolutionnaire comme un ennemi déclaré ? Quiserai-je dans le souvenir de la postérité ? Quel nom medonnera-t-on ?

Mais advienne que pourra : mon heure asonné, je me confesse.

De la promotion 1861 de l’école militaireConstantin, il ne reste que deux représentants : moi-même etGoretski, général d’infanterie, chevalier de l’ordre deSaint-Georges donnant droit au port de l’arme d’or. Aujourd’hui,comme l’indique son livret de travail, il est Savva Kostrov, natifde la ville de Vélij, gardien des water-closets au théâtre.

Las de souffrir la faim, il est content de cetemploi tranquille dont il s’acquitte en toute conscience, à cequ’il prétend, et qui lui vaut assez de pourboires pour se payerdes douceurs. Cet homme qui a gaspillé deux fortunes, en est à sedélecter comme un gosse d’une livre de halvâ.

À notre dernière rencontre je luidemandai : « Te rappelles-tu, mon vieux, l’attaque del’aoul Guilkho ? » Ragaillardi, il leva, en guise desabre, le vieux balai dont il frottait le carrelage de sonétablissement. Il se rappelait maint détail, mais oublia quec’était lui, Goretski, et non Voïnoranski, qui avait emporté laplace dans un assaut téméraire.

Le vieillard n’avait plus souvenir de sonpropre rôle. Mikhaïl Beidéman, dans sa folie, croyait s’appelerChévitch, après avoir vu ce nom inscrit sur un mur ; quant àmoi… se peut-il que la prédiction qu’on m’a faite à Pariss’accomplisse ?

Mais je m’écarte du sujet. Il faut pourtantreconnaître qu’en publiant des mémoires je perds ma personnalité,comme disent les Chinois.

Il arrive à certaines gens de mourir tout encontinuant à vivre, ou plutôt de traîner par des restes d’eux-mêmesleur corps exténué, jusqu’à ce qu’il pourrisse.

J’évoque Goretski à cheval, le sabre au clair,devant ses troupes, tel qu’on le représentait en image il y a undemi-siècle, et le voici gardien des cabinets d’aisance.

Je lui donnai de quoi s’acheter cent grammesde halvâ, en l’embrassant avant de le quitter, lui, le seul hommequi me connaisse sous le nom de Serguéi Roussanine.

Quand ce manuscrit aura paru et révélé maconduite envers mon ami, j’espère ne plus être de ce monde.

Les voilà sous mes yeux, ces fatalsrenseignements sur Mikhaïl ! J’enverrai mon obole à laCommission des archives. Elle contiendra ce qu’on ne peut tenird’aucune source et que recèle mon âme en détresse.

J’habite une grande maison, autrefois célèbre.Sa salle d’honneur au plafond mouluré servit de décor à des balsfastueux où je remportais mes premiers succès mondains. Plus tard,quand l’immeuble eut passé en mains privées, j’y perdais au billardface à Goretski, passé maître dans ce jeu. Il y avait là descabinets particuliers où nous nous soûlions jusqu’àl’abrutissement, et à l’aube les laquais nous ramenaient chez nousen voiture, enveloppés dans nos capotes.

Ces débauches correspondaient chez moi à desaccès de désespoir dus à mon malheureux amour pour Véra, dont jereparlerai ci-dessous. Je brûlais la chandelle par les deux boutsl’année où Mikhaïl, qui avait combattu avec les troupes deGaribaldi, disparut sitôt franchie la frontière de Finlande et,comme je viens de l’apprendre, fut muré dans une oubliette duravelin.

Mais revenons à l’ordre du jour, selonl’expression moderne…

Je loge maintenant dans les combles de cettemémorable maison. Ivan Potapytch, ancien domestique du dernierpropriétaire, m’a engagé comme bonne d’enfants pour sespetites-filles.

Il n’a que soixante ans, c’est un robustevieillard qui vit seul avec les deux gamines. Le typhus ayantemporté son fils et sa bru, les fillettes sont venues chez luid’elles-mêmes. Elles n’avaient plus que leur grand-père.

Dans l’immeuble il y a un foyer et unecantine. Potapytch y lave la vaisselle, en échange de quoi lecuisinier lui donne trois portions de soupe et deux seconds plats.Moi, une assiettée de soupe et une tranche de pain noir mesuffisent, il faut laisser manger les jeunes. Je les aime bien, cespetites. En ces années terribles, elles furent mon uniqueconsolation.

Mais il ne s’agit pas de ces enfants, surtoutqu’elles n’ont plus besoin de moi depuis que je les ai menées àl’école : dès le lendemain, elles y allèrent seules.

Potapytch, qui lave la vaisselle à longueur dejournée, déclare : « Sous la NEP il y a de nouveau desriches, voilà qu’on se remet à salir les assiettes plates autantque les creuses ».

Il n’y a personne dans la pièce jusqu’aucrépuscule. Quand je ne fais pas mon métier, je peux écrire. Monmétier, c’est la mendicité. Je longe la perspective Nevski, côtéombre, du pont de la Police à la gare Nicolas, et pour revenir jetâche de prendre le tramway. C’est que mes jambes enflées ne vontplus !

Quand je demande l’aumône, je rencontrebeaucoup de connaissances qui font la même chose que moi. Ils ne mereconnaissent pas, mais moi je les reconnais. Bien que je ne soisplus dans le train depuis des années, comme je l’ai dit, jem’intéressais à la vie contemporaine lors de mes séjours dans lacapitale. On me montrait les personnages en vue, on lesnommait…

Je pense, en tout cas, qu’ils se connaissenttrès bien entre eux. Mais alors, même qu’ils se trouvent face àface, la main tendue, ils n’ont l’air de rien. Ils préfèrents’ignorer.

Voilà l’adjoint d’un ministre – et de quelministre ! – qui vend des journaux, entre autresL’Athée, fort en vogue. Si l’acheteur a l’air d’unci-devant, le vendeur risque une observation : « Citoyen,vous devriez avoir honte d’acheter ça ». Et quand l’autreréplique : « Vous n’avez pas honte de le vendre,vous ?», il enfouit sa barbe dans son pardessus fripé etmurmure, le visage en feu : « J’y suiscontraint ! »

Mais trêve de bavardages. Aux faits ! Ilm’est difficile aujourd’hui d’avoir de la suite dans les idées.Comme je suis toujours avec les gosses, je finis par emprunter leurlangage. Je suppose néanmoins que pour ne pas nuire au naturel demon récit, il faut laisser courir librement ma plume, sansretrancher les incursions spontanées de l’actualité. Avantd’envoyer le manuscrit au service d’archives, je l’épurerai afinqu’il vise un but unique : ressusciter dans la mesure dupossible le martyre de mon ami.

Pour l’exemplaire à publier, je collectionnedu papier blanc ligné, de première qualité, ce qui m’oblige àdoubler ma promenade le long de la perspective Nevski en parcourantaussi l’autre trottoir, côté soleil. Quant au tramway, je ne mepermets plus ce luxe. Si la receveuse ne veut pas me prendregratuitement, pour l’amour de Dieu (je n’emploie jamais la formuleactuelle : « secourez un camarade en chômage»), jedescends à la prochaine station et je chemine lentement, comme unchien qui retourne à sa niche.

Je mets de côté tous les billets de centroubles pour acheter du papier, une plume et de l’encre pour lacopie. Tandis que ce brouillon, je l’écris au verso des papiers del’ancienne Banque centrale. Nos fillettes en ont apporté des massesdu rez-de-chaussée.

Suis-moi donc, lecteur, pas à pas vers lecalvaire de Mikhaïl, depuis notre première rencontre. Allonsd’abord au pont Oboukhov où se trouve notre école d’officiers.C’est de là que, nos études terminées, nous fûmes promus dans lemême régiment d’honneur.

L’édifice n’a guère changé depuis. Il atoujours sa noble façade à colonnes ; seulement l’avenue apris le nom d’« Internationale » qui reflète l’époquerévolutionnaire, et sur le fronton il est écrit en lettresrouges : « École d’artillerie n° 1 ».

Les fenêtres du rez-de-chaussée sont toujourssurmontées de têtes de lions qui tiennent des anneaux entre lesdents, et celles de l’étage s’ornent de casques à plumets. Les deuxcanons de l’entrée ne sont pas à nous, on les a placés làrécemment. De mon temps, c’était une école d’infanterie ; nousétions de service à l’intérieur du palais, nous fréquentions lesbals de l’institut Smolny, bref, nous étions assimilés aux écolesde la Garde. Cette proximité de la vie de cour, ainsi que lalecture des publications étrangères, notamment de la mauditeCloche de messieurs Ogarev et Herzen, furent cause de latragédie de Mikhaïl. Mais n’anticipons pas…

Le portail de l’école a conservé ses écussonsaux haches croisées, et le jardin ombreux s’étend toujours derrièrele mur jaune. Certains bouleaux, si graciles jadis, sont devenusénormes.

Les hommes de ma génération sont de bonnetrempe : les multiples épreuves n’ont pas affaibli ma mémoire,et je puis évoquer à mon gré n’importe quel souvenir.

Je me rappelle notre jardin, je le regardeattentivement et j’en reconnais la disposition : mais oui, cesont bien eux, ces deux érables parmi les tilleuls, symbole denotre brève amitié… Nous avions lu du Schiller ensemble et plantéces deux arbrisseaux en l’honneur de Posa et de don Carlos, quiincarnaient dans mon esprit Mikhaïl et moi-même.

Ah, comme certaines manifestations desentiments sont impressionnantes !

Je chancelai, pris de vertige. Une douleuraiguë me déchira, le cœur. Appuyé sur ma canne (les bravespetites-filles de Potapytch y ont mis un bout en caoutchouc pourl’empêcher de glisser) je m’assis sur une borne en face de laclôture.

Des affiches papillotent devant mesyeux : « Société d’amis de l’aviation »… « Lesinstructeurs rouges à la campagne rouge ! »…« Réforme de l’ancienne Église ». Et tout en haut, dansdes serpentins multicolores : « Théâtresynthétique ». Kobtchikov, le seul artiste de la troupe, ferade tout, depuis le trapèze jusqu’à la tragédie…

Comment y arrivera-t-il ? Ma pauvre têtedéménage, assaillie de pensées incohérentes. À côté de ce quim’entoure, surgit avec encore plus de relief ce que l’histoire aenterré. C’est enterré, en effet, mais non oublié !

Je me rappelle notre première rencontre.J’étais en pénitence sous l’horloge pour être venu en retard à laprière, lorsque Pétia Karski, passant au galop, me cria :

– On nous a amené des nouveaux de Kiev,il y en a un qui a l’air d’un diable, ma parole !

Les nouveaux défilèrent près de moi pour allerau bain. Ils étaient quatre. Trois ne présentaient, comme on dit,aucun signe particulier, mais le dernier, grand et mince, avec dessourcils noirs, attirait l’attention. Ce qui le distinguait encore,c’est qu’aucun de ses gestes n’avait cette rigidité soldatesque quinous était commune.

Il marchait à l’aise, la tête un peu rejetéeen arrière, une ombre de mélancolie sur son visage mat, auxsourcils de jais. Je le trouvai très beau et sympathique.

Le même jour, dans la soirée, je parlai pourla première fois à Mikhaïl, qui était mon voisin de dortoir. Aprèsle souper et la prière, les élèves restaient seuls et c’était notreheure préférée.

Malgré l’interdiction formelle de jouer auxcartes, chacun, comme de juste, en avait un jeu sous son matelas,et on profitait de ce moment de liberté pour faire une partie. Afinde donner le change à nos mentors, on érigeait sur la table unemuraille de livres et l’un de nous, désigné par tirage au sort,lisait à haute voix. Mais ce soir-là la lecture n’était pas unsimple manège : massés sur les bancs et la table, autour dulecteur, nous écoutions avidement les pages captivantes duPrince Sérébrianny. Le roman n’était pas encore paru,c’était un ami de l’auteur qui nous en avait prêté un exemplairemanuscrit.

– Quelle idée de mastiquer du paind’épice à l’eau de rose, dit Mikhaïl agacé, en se dirigeant vers sacouchette.

Personne ne fit attention à ces paroles ;mais moi, elles me frappèrent.

Je savais par ma tante, la comtesse Kouchina,que toute la cour s’était dernièrement extasiée sur le PrinceSérébrianny que l’auteur en personne lisait aux soirées del’impératrice. La lecture terminée, sa majesté avait offert àl’écrivain une breloque d’or en forme de livre, qui portait sur uneface « Marie », sur l’autre : « En souvenir duPrince Sérébrianny » et les portraits de joliesdemoiselles d’honneur, ses auditrices, costumées en muses. Il estvrai que le comte Bariatinski trouva le roman futile, mais c’étaitlà, bien sûr, un effet de la jalousie entre gens du monde. Or,Mikhaïl, lui, n’avait ni la haute naissance ni les goûts d’unseigneur de la cour. Quelle dent pouvait-il donc avoir contre lecomte Alexéi Tolstoï ?

Je me mis au lit à côté de Mikhaïl, et levoyant encore éveillé, je lui demandai de m’expliquer sa phrase. Ille fit de bonne grâce, sans la morgue que je lui supposais.

– Voyez-vous, le comte Tolstoï lui-même,au dire d’un de ses amis intimes, avoue qu’en représentant undespote enivré de pouvoir, il a souvent jeté sa plume, moinsindigné par le fait qu’un Ivan le Terrible ait pu exister que parla veulerie de la société qui a subi sa tyrannie. Mais au lieu deformuler dans son roman ses sentiments civiques, il l’a enjolivé demièvreries. Je fonde plus d’espoir sur la trilogie qu’il est entrain de créer.

– Moi, j’ai entendu dire que cettetrilogie est un projet téméraire qui n’aura sans doute pasl’approbation de la censure.

– C’est fort possible ; cette œuvreflétrira, bien qu’à mots couverts, l’autocratie, reprit Mikhaïl.Évidemment, ce sera ainsi à condition que l’œuvre soit conforme àl’ébauche présentée par le comte à ses amis. De nouveau Ivan leTerrible, pour satisfaire ses instincts de domination, foule auxpieds tous les droits humains. Le personnage du tsar Fédor, sublimepar lui-même, incarne le découronnement de la monarchie en tant queprincipe. Boris Godounov, lui, est un réformateur. Mais la luttepour le pouvoir tue sa volonté et obscurcit sa raison… Certes, onne peut qu’applaudir à une telle œuvre, paraissant à la veille desréformes, quand on a tant besoin d’écrivains doués de vertusciviques.

Et il prononça avec une intonationparticulière :

– Car enfin, c’est au sommet qu’on doitcomprendre tout d’abord que les réformes et l’autocratie sontincompatibles ! Si on s’engage dans la voie des réformes, ilfaut renoncer à l’autocratie qui est un mensonge odieux.

La lune, entrée par la fenêtre, éclairaitMikhaïl en plein visage. D’une pâleur inspirée, avec des yeux deflamme, il était d’une beauté inquiétante.

– Vos paroles me choquent, dis-je, et jene veux même pas chercher à les approfondir. Elles sontblessantes.

– Tiens ? Voilà qui estcurieux ! Mikhaïl, soulevé sur le coude, me dévisagea commes’il me voyait pour la première fois.

C’était sa manière. Il ne discernait pas sesinterlocuteurs. Telle était la puissance de sa vie intérieure,qu’il ne s’arrêtait qu’aux ripostes, comme un cheval sauvage qui secabre devant un obstacle, cherchant son chemin d’un œil de feu. Ilavait d’ailleurs beaucoup de douceur et de délicatesse innées.

– Pourquoi est-ce que mes opinions vousblessent ?

– Elles sont contraires aux miennes,répliquai-je. Ma tante, la comtesse Kouchina, qui fut pour moi uneseconde mère, m’a appris à être un sujet fidèle de l’empire et àfonder mon obéissance sur la religion.

– Votre tante reçoit lesslavophiles ? interrompit Mikhaïl.

– Non, mais quelques écrivains qui leursont proches. Voulez-vous y aller avec moi dimancheprochain ?

Je n’arrive toujours pas à comprendre commentj’ai pu inviter Mikhaïl. Du reste, par crainte du scandale que sesjugements audacieux risquaient de provoquer, je me ressaisisaussitôt :

 

– Je vous préviens que ma tante estcontre l’affranchissement immédiat des paysans, de sorte qu’il y abeaucoup de choses qui pourront vous déplaire dans son salon.

– Cela ne m’embarrasse pas le moins dumonde, déclara Mikhaïl. Pour mieux battre l’ennemi, il faut le voirde près !

Et il découvrit dans un rire ses petites dentsblanches.

Il ignorait les transitions. Tout, depuis sonpas saccadé jusqu’aux sourcils noirs dans le visage blanc,jusqu’aux sautes de son langage, tantôt agressif, tantôt simple etd’une candeur enfantine – tout dénotait en lui, comme on dit de nosjours, un profond déséquilibre psychique. Mais c’était peut-être cetrait qui me séduisait le plus, moi, élevé dans une strictediscipline. L’impulsion subite, fatale à nos destins, qui me fitintroduire Mikhaïl au sein de ma famille, me poussa également à leprésenter au père de Véra et à le recommander en termes sichaleureux qu’il fut invité dès le premier contact, ou peu s’enfaut, à passer ses vacances dans la propriété des Lagoutine.

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