Viï

Viï

de Nikolai Gogol

Dès que la cloche du séminaire, qui était pendue à la porte du couvent des Confrères, dans la bonne ville de Kiev, faisait entendre à pointe d’aube ses appels sonores, des groupes d’écoliers– grammairiens, rhétoriciens, philosophes, théologiens –accouraient de toutes parts. Les grammairiens, d’un âge encore tendre, se bousculaient les uns les autres et se lançaient des injures d’une voix de fausset. Leurs habits étaient le plus souvent sales, déchirés, et leurs poches toujours remplies de mille objets hétéroclites, tels que : osselets, sifflets de plume, croûtes de pâté, jeunes moineaux même, dont le pépiement indiscret, rompant parfois le silence sacré de la classe, attirait sur leur possesseur force coups de férule, force cinglées de verges. Les rhétoriciens marchaient certes avec plus de gravité ; mais, si leurs habits étaient souvent vierges d’accrocs, leurs visages se paraient presque toujours d’ornements assez semblables aux figures de rhétorique, un œil au beurre noir, par exemple, une cloque sur la lèvre ou quelque autre marque distincte ; ceux-là devisaient et juraient d’une voix de ténor. Quant aux philosophes, ils parlaient une octave plus bas et n’avaient dans leurs poches que des rognures de tabac. Ils ne faisaient jamais de provisions,préférant dévorer illico l’aubaine qui leur tombait sous la patte ; ils sentaient tous la pipe et le brandevin, de si loin parfois que plus d’un artisan, allant à sa besogne, s’arrêtait en les croisant et flairait longtemps l’air comme un limier qui s’évente.

À cette heure matinale, le marché s’ouvrait à peine, et lesvendeuses de craquelins, de pains mollets, de pépins de pastèque,de tourteaux de pavots, se pendaient aux basques de ceux desécoliers dont les habits étaient faits de drap fin ou de coton.

« Par ici, mes jeunes messieurs, par ici ! criaient-elles àqui mieux mieux. Voyez les beaux craquelins, les beaux painsmollets, les beaux tortillons, les beaux croquembouches.

– Regardez-moi la belle sucette, achetez-la, mes jeunesmessieurs ! criait une autre en brandissant une sorte delongue tresse en pâte de guimauve.

– Ne lui achetez rien, disait une voisine. Voyez comme elle estlaide. Quel nez à faire peur, quelles mains dégoûtantes !Pouah ! »

Nos commères se gardaient toutefois d’importuner les philosopheset les théologiens, sachant du reste que, tout en se servant àpleines mains, ces effrontés ne prenaient jamais les marchandisesqu’à l’essai.

En arrivant au séminaire, la gent écolière s’éparpillait dansles classes, grandes pièces basses pourvues de petites fenêtres, delarges portes et de vieux bancs maculés. Les « auditeurs »faisaient réciter leurs leçons aux élèves. La voix perçante d’ungrammairien se trouvait au diapason des petites vitres, qui luirépondaient presque à l’unisson. La voix de basse d’un rhétoricienque ses lèvres épaisses rendaient, pour le moins, digned’appartenir à la philosophie bourdonnait dans un coin, et de lointout se perdait dans un confus « bou-bou-bou… ». Tout en écoutantles leçons, les répétiteurs regardaient du coin de l’œil sous lebanc, où les poches de leurs pupilles laissaient apparaître un painmollet, un ramequin, des pépins de potiron.

Quand cette savante cohorte arrivait d’un peu trop bonne heureou quand on savait que les professeurs tarderaient un peu, alors,d’un consentement unanime, s’engageait une bataille à laquelle toutle monde devait prendre part, y compris les « auditeurs », chargéspourtant de veiller au bon ordre et aux bonnes mœurs de la gentécolière. Deux théologiens réglaient d’ordinaire l’ordonnance ducombat ; tantôt chaque classe se battait à part, tantôt latroupe se divisait en deux camps : la « bourse » et le « séminaire». En tout cas l’initiative appartenait aux grammairiens quid’ailleurs dès l’entrée en lice des rhétoriciens se retiraient surles hauteurs pour observer les chances du combat. Puis arrivait laphilosophie et ses longues moustaches noires, puis enfin lathéologie avec ses larges nuques et ses grègues horrifiques. Lathéologie remportait presque toujours une victoire complète etrefoulait jusque dans sa classe la philosophie, contrainte de sefrotter les côtes et de s’affaler sur les bancs pour reprendrehaleine. À son entrée le professeur qui, dans son jeune temps,avait pris part à de semblables échauffourées, devinait aux visagescramoisis que la lutte avait été chaude ; et tandis qu’ilcinglait à coups de verge les doigts de la rhétorique, un autreprofesseur dans une autre classe caressait à coups de férule lesdoigts de la philosophie. Cependant les théologiens se voyaienttraités de tout autre manière : chacun d’eux recevait « une mesurede gros pois » pour parler comme le régent, ou, en d’autres termes,une bonne volée de coups de martinet.

Les jours de grande fête, séminaristes et boursiers s’enallaient dans les bonnes maisons montrer les marionnettes.Quelquefois ils jouaient eux-mêmes la comédie où, dans les rôlesd’Hérodiade ou de la femme de Putiphar, se distinguait toujoursquelque grand flandrin de théologien, à peu près aussi haut que leclocher de Kiev. On leur offrait en remerciement une pièce detoile, un sac de millet, une moitié d’oie rôtie et d’autresbagatelles. Tout ce peuple savant – le séminaire comme la bourse,en dépit de la haine héréditaire qui les divisait – souffrait d’uneextrême gueuserie jointe à une voracité sans pareille : le nombredes rissoles que chacun d’eux absorbait à son souper défiait toutcalcul ; les offrandes des riches propriétaires ne pouvaientdonc suffire à leur consommation. Alors le sénat, à savoir lesphilosophes et les théologiens, envoyait, sous la conduite d’unphilosophe, les grammairiens et les rhétoriciens remplir leurs sacsdans les potagers de la ville ; il lui arrivait même dediriger les opérations in corpore. Ces soirs-là, la bourse faisaitune galimafrée de citrouilles ; quant à messieurs lessénateurs, ils s’empiffraient à tel point de melon et de pastèqueque le lendemain ils récitaient à leurs répétiteurs deux leçons aulieu d’une : tandis que leurs lèvres marmonnaient la première, laseconde rognonnait dans leur estomac. Boursiers et séminaristesportaient le même accoutrement : une sorte de longue lévite quis’étendait « jusqu’à nos jours », terme technique qui voulait dire: plus bas que les talons.

De tous les événements de l’année, le plus solennel, c’étaientles vacances qui commençaient au mois de juin. À cette époque toutela bourse regagnait d’ordinaire ses pénates ; la grande routese couvrait de grammairiens, de philosophes, de théologiens ;celui qui n’avait pas de foyer était l’hôte d’un camarade. Lesphilosophes et les théologiens partaient « en condition »,c’est-à-dire qu’ils allaient donner des leçons aux fils de richescampagnards qui leur octroyaient en retour une paire de bottes,parfois même de quoi se payer une lévite. La confrérie voyageait entroupe, cassait la croûte en pleins champs et dormait à la belleétoile. Chacun d’eux portait un sac qui contenait une chemise etune paire de bandes molletières. Les théologiens se montraientparticulièrement économes et soigneux pour ne pas user leursbottes, surtout quand il y avait de la boue ; ils lesportaient sur l’épaule, pendues à un bâton, et, retroussant leursculottes jusqu’aux genoux, pataugeaient intrépidement dans lesmares. Un village apparaissait-il à l’horizon, ils abandonnaientaussitôt la grande route, et s’alignant devant la maison demeilleure apparence, ils entonnaient à tue-tête une complainte. Lemaître du logis, quelque vieux Cosaque laboureur, les écoutaitlongtemps, la tête appuyée sur les deux mains, puis il se prenait àsangloter et se tournant vers sa ménagère :

« Femme, lui disait-il, ce que chantent les écoliers estvraiment bien édifiant. Donne-leur donc du petit salé et ce quenous pouvons encore avoir en fait de mangeaille. »

Aussitôt une pleine terrine de ramequins était versée dans lesac des étudiants ; un beau morceau de petit salé, quelquespains de seigle, voire une poule attachée par les pattes,complétaient l’aubaine. Après y avoir fait honneur, grammairiens,rhétoriciens, philosophes et théologiens poursuivaient leur route.Toutefois, plus ils allaient de l’avant, plus leur nombrediminuait ; la caravane s’éparpillait de droite et de gaucheet ne comprenait bientôt plus que ceux dont les pénates étaient leplus éloignés de la ville.

Au cours d’un voyage de ce genre, trois boursiers quittèrent lagrande route pour se ravitailler dans le premier village qu’ilsrencontreraient, car depuis longtemps leurs sacs étaient vides.C’étaient le théologien Haliava, le philosophe Thomas Brutus et lerhétoricien Tibère Gorobets.

Haut de taille et large d’épaules, le théologien Haliava avaitla singulière habitude de s’approprier tout ce qui lui tombait sousla main. Il avait d’ailleurs – surtout après boire – des accèsd’humeur sombre ; il se terrait alors au plus fort de labrousse et l’on avait toutes les peines du monde à l’yretrouver.

Le philosophe Thomas Brutus était au contraire un joyeuxcompagnon ; il aimait fort à rester couché, à fumer lapipe ; quand il faisait ribote, il ne manquait jamais de louerdes musiciens et de danser un « trépak » endiablé. Il goûtaitfréquemment aux « gros pois », aventure qu’il acceptait avec uneparfaite indifférence : ce qui doit arriver arrive, constatait-ilphilosophiquement.

Le rhétoricien Tibère Gorobets n’avait encore le droit ni deporter moustaches, ni de boire la goutte, ni de fumer la pipe. Soncrâne ne s’ornait que d’un « hareng[1] », preuveque son caractère se formait à peine. Toutefois les grosses bossesau front avec lesquelles il arrivait souvent en classe permettaientde prévoir qu’il deviendrait un excellent homme de guerre. Lethéologien Haliava et le philosophe Thomas lui témoignaient leurprotection en le tirant souvent par le toupet et l’employaient nonmoins souvent en qualité de commissionnaire. Le soir tombait déjàquand ils s’engagèrent dans un chemin de traverse ; le soleilvenait de se coucher ; l’atmosphère était encore saturée dechaleur. Le théologien et le philosophe marchaient en silence, lapipe aux dents. Le rhétoricien Tibère Gorobets abattait à coups debâton les têtes des chardons qui longeaient le chemin. Le ditchemin serpentait sous des bouquets de chêneaux et de coudriersdisséminés parmi les prairies. Des coteaux, des collines vertes etrondes comme des coupoles d’église, de-ci de-là, rompaient lamonotonie de la plaine. Par deux fois des champs de blé semblèrentannoncer l’approche d’un village. Mais nos étudiants les avaientdépassés depuis une bonne heure sans qu’apparût encore la moindrehabitation. Les ténèbres envahissaient le ciel, une dernière lueurrougeâtre pâlissait à l’occident. « Que diantre y a-t-il là ?s’écria enfin le philosophe Thomas Brutus ; il me semblaitpourtant bien que nous arrivions à un village. » Sans souffler motle théologien parcourut du regard les environs ; puis il remitsa pipe entre ses dents et tous trois poursuivirent leur route. «Ma parole, dit de nouveau le philosophe en s’arrêtant, on ne voitmême pas le poing du diable ! – Nous finirons bien par trouverun village », dit cette fois le théologien, mais sans quitter sapipe. Entre-temps, la nuit était venue, et une nuit fort sombre. Delégers nuages augmentaient l’obscurité, et, selon toute apparence,l’on ne pouvait compter ni sur la lune ni sur les étoiles. Lesboursiers s’aperçurent que depuis un bon moment ils faisaientfausse route. « Ah çà ! mais où est donc le chemin ? »s’écria le philosophe d’une voix haletante, après avoir en vaintâtonné du pied à droite et à gauche. Le théologien ne réponditd’abord rien, mais après mûre réflexion : « Effectivement, la nuitest noire », proféra-t-il. Le rhétoricien se coucha sur le ventreet se mit à chercher le chemin en rampant, mais ses mains nerencontrèrent que des terriers de renards. Jamais chariot,semblait-il, n’avait laissé de traces dans cette steppe sans fin.Au prix de nouveaux efforts, nos voyageurs avancèrent encorequelque peu sans que le tableau changeât. Le philosophe essaya envain de crier : sa voix se perdit dans l’air, et pour touteréponse, ils ne perçurent qu’un léger gémissement qui ressemblait àun lointain hurlement de loups. « Diable, que faire ? dit lephilosophe. – Nous arrêter et passer la nuit à la belle étoile »,répondit le théologien, en mettant la main dans sa poche pour entirer son briquet et rallumer sa pipe. Le philosophe ne pouvaitadmettre pareille proposition. Il avait l’habitude d’ingurgitertous les soirs quinze bonnes livres de pain accompagnées de quatrenon moins bonnes livres de lard, il sentait donc dans son estomacun vide insupportable. En outre, malgré son humeur joviale, lephilosophe craignait un peu les loups. « Eh non, Haliava, jamais dela vie, déclara-t-il tout net. On ne peut tout de même pas secoucher comme un chien sans s’être mis quelque chose sous la dent.Essayons encore de trouver une habitation ; nous auronspeut-être la chance de boire au moins la goutte avant de dormir. Aumot de goutte, le théologien cracha énergiquement de côté. « Oui,bien sûr, approuva-t-il, nous n’allons pas coucher dehors. » Lesboursiers se remirent donc en marche ; à leur immense joie,ils entendirent bientôt aboyer dans le lointain ; après avoirécouté attentivement d’où venait cet appel, ils se dirigèrent avecplus de courage de ce côté et aperçurent bientôt de la lumière. «Un village ! Parole d’honneur, un village ! » s’écria lephilosophe. Ses conjectures ne le trompaient point. Au bout dequelques instants, ils rencontrèrent un petit hameau, qui necomprenait que deux maisons réunies par une cour commune. On voyaitde la lumière aux fenêtres ; une dizaine de pruniersétendaient leurs branches par-dessus la clôture. En regardant parles fentes du portail nos voyageurs aperçurent à la lueur dequelques rares étoiles des chariots de rouliers. « En avant, lesgars, dit le philosophe ; il s’agit de ne pas flancher etd’obtenir un gîte coûte que coûte. » Les trois hommes de sciencefrappèrent ensemble à la porte et s’écrièrent d’une voix : «Ouvrez ! » La porte d’une des masures cria sur ses gonds et aubout d’une minute nos boursiers virent apparaître devant eux unevieille femme engoncée dans une peau de mouton. « Qui est là ?cria-t-elle en toussant sourdement. – Laisse-nous passer la nuitchez toi, ma bonne ; nous nous sommes égarés et il fait aussimauvais dans la campagne que dans un ventre affamé. – Et quellesgens êtes-vous ? – Des gens de tout repos : le théologienHaliava, le philosophe Brutus et le rhétoricien Gorobets. –Impossible, grogna la bonne femme, c’est plein de monde chez nous,tous les coins sont occupés. Où vous mettrais-je ? Et puis,grands et forts comme vous êtes, vous feriez crouler ma maison sije vous y logeais ! Je les connais, ces philosophes et cesthéologiens : quand on s’avise de recevoir de pareils ivrognes,tout ce qu’on a est au pillage. Allez-vous-en, il n’y a pas deplace ici pour vous. – Prends pitié de nous, ma bonne. Tu ne vaspas laisser périr de gaieté de cœur des âmes chrétiennes. Mets-nousoù tu voudras, et si nous faisons ceci ou cela… enfin n’importequoi… que nos mains se dessèchent et qu’il nous arrive… ce que Dieuseul peut savoir ! » La vieille parut ébranlée. « Soit,dit-elle après un moment de réflexion. Je vais vous ouvrir, mais jevous placerai tous trois dans des endroits différents ; je nedormirais pas tranquille si je vous savais ensemble. – Comme tuvoudras, acquiescèrent les étudiants ; nous n’avons rien àredire. » Le portail grinça, et ils pénétrèrent dans la cour. « Etmaintenant, ma bonne, dit le philosophe tout en la suivant, est-ceque par hasard il y aurait moyen de… ? Tu me saisis,hein ?… Ma parole, je sens comme des roues de chariot mecirculer dans le ventre. Je n’ai pas eu depuis ce matin la moindremiette dans la bouche. – Voyez-moi encore ce qu’il lui faut !bougonna la vieille. Non, mon ami, ne t’attends à rien du tout dece genre ; je n’ai pas chauffé mon poêle de la journée. –Pourtant, insista le philosophe, nous t’aurions payé cela demain,et en belles espèces sonnantes… « Compte là-dessus, ma vieille »,ajouta-t-il à part soi. – Marchez, marchez, et contentez-vous de cequ’on vous donne. En voilà des faiseurs d’embarras ! » Grandefut à ces paroles la déception du philosophe Thomas ; maissoudain son nez flaira une odeur de poisson séché : lorgnantaussitôt les grègues du théologien qui marchait à ses côtés, il vitqu’une énorme queue de poisson sortait de la poche du compère.Haliava avait déjà eu le temps de subtiliser une belle carpe dansl’un des chariots ; c’était d’ailleurs là un larcin purementdésintéressé, commis par simple habitude ; il n’y songeaitdéjà plus, et quêtait de ses yeux fureteurs quelque objet de bonneprise, fût-ce une simple roue cassée. Le philosophe Thomas put doncsans aucun scrupule plonger sa main dans la poche du dignethéologien comme dans la sienne propre et en extraire fortadroitement le poisson. La vieille assigna aux écoliers des gîtesdifférents : elle introduisit le rhétoricien dans la chaumine, puiselle enferma le théologien dans un réduit vide et le philosophedans une bergerie également vide. Resté seul, le philosophe dévorasa carpe en moins d’un instant, parcourut du regard le palis de labergerie, donna un coup de pied à un cochon curieux qui passait songroin par une fente et s’étendit sur le côté droit ; il allaits’endormir du sommeil du juste quand soudain la petite porte bassede l’enclos s’ouvrit, et la vieille entra en se courbant. « Ehbien, grand-maman, que viens-tu faire ici ? » dit lephilosophe. Mais la vieille allait droit à lui, les bras ouverts. «Hé, hé ! pensa le philosophe, voilà où tu veux en venir !Grand merci, ma charmante ! » Il recula d’instinct. Mais sansplus de cérémonie, la vieille s’approcha de nouveau. « Écoute,bonne maman, dit le philosophe, nous sommes en carême, et je suisainsi fait que pour mille ducats je ne toucherais à la viande. »Cependant la vieille, toujours sans souffler mot, étendait vers luides bras avides et tâchait de le saisir. Une terreur subites’empara du philosophe, surtout quand il vit les yeux de lagaillarde étinceler d’une lueur étrange. « Que me veux-tu,grand-maman ? Va-t’en, va-t’en, au nom du ciel ! »s’écria-t-il. Sans desserrer les lèvres, la vieille fonçait surlui ; déjà ses bras l’agrippaient. Le philosophe bondit surses pieds, prêt à fuir. La vieille lui barra la porte, darda surlui son regard flamboyant, marcha de nouveau à sa rencontre. Ilvoulut la repousser, mais à sa grande surprise il s’aperçut que sesbras ne pouvaient se lever ni ses jambes bouger. Sa voix elle-mêmene retentissait plus, ses lèvres remuaient sans émettre aucunson ; il ne percevait que les battements de son cœur. Il vitla vieille s’approcher de lui, lui croiser les deux bras sur lapoitrine, lui courber la tête, se jeter sur son dos avec l’agilitéd’un chat ; elle lui cingla les côtes de son balai et ilpartit d’un trait, trottinant comme un cheval de selle. Tout celas’était fait si rapidement que le pauvre philosophe n’avait pas eule temps de se reconnaître ; il saisit ses genoux à deux mainsdans l’intention d’arrêter sa course ; mais, ô stupeur, sesjambes galopaient contre sa volonté et faisaient des bonds dignesd’un cheval tcherkesse. Le hameau était déjà loin ; une vasteplaine s’ouvrait devant eux, que flanquait une forêt d’un noir desuie. « Eh mais, c’est une sorcière ! » put enfin se direThomas. La lune en son premier quartier brillait au firmament. Latimide lumière de minuit, toute pénétrée de molles vapeurs,s’étendait doucement sur la terre comme un voile diaphane. Les boiset les prairies, le ciel et la vallée, tout semblait dormir lesyeux ouverts ; aucune brise n’agitait l’air moite ; lesombres des arbres et des buissons tombaient longues et aiguës commedes queues de comète sur la pente douce de la plaine unie. Telleétait la nuit, tandis que le philosophe Thomas Brutus galopait avecson bizarre cavalier sur le dos. Une langueur inconnue, angoissanteet douce à la fois, s’insinuait en son cœur. Il baissa la tête :alors l’herbe de la steppe, que pourtant il frôlait presque, luiparut croître très loin, très bas, tandis qu’au-dessus d’elles’étendait une nappe d’eau claire comme une source de montagne.Cette herbe formait une sorte de fond de mer limpide, transparentjusqu’en ses profondeurs : du moins il y voyait sa propre imageréfléchie avec celle de la vieille qui chevauchait sur son dos. Aulieu de la lune, un soleil inconnu promenait sa lumière sur cettemer ; une ondine à l’abri d’une touffe de roseaux laissaitentrevoir son dos, sa jambe, son corps souple, nerveux, touttremblotement et tout étincelles. Tantôt, son visage aux yeuxclairs et perçants tourné vers lui, elle s’approche en roucoulantsa chanson insinuante, et quand elle atteint presque la surface del’eau, elle tressaille d’un rire éclatant, puis soudain plonge ets’éloigne ; tantôt elle se renverse sur le dos, ses formesvaporeuses ondulent capricieusement, et sous la caresse du soleilnocturne, ses seins prennent une blancheur mate de porcelainetendre ; une foule de petites bulles les couvrent comme autantde perles ; elle frissonne toute et rit au fond de l’eau.Voit-il cela, ne le voit-il pas ? Rêve-t-il, est-iléveillé ? Et là-bas, qu’entend-il ? Est-ce le vent quisouffle, est-ce une musique qui s’élève ? Cela résonne, bruit,s’étend, s’approche, pénètre dans l’âme comme un trille aigu. «Qu’est-ce que cela veut dire ? » songeait, tout en regardanten bas, le philosophe Thomas Brutus, toujours lancé à fond detrain. Ruisselant de sueur, il éprouvait une sensationdiaboliquement agréable, une jouissance atroce, épuisante. Ilcroyait parfois n’avoir plus de cœur et posait avec effroi sa mainsur sa poitrine. Éperdu, brisé de fatigue, il tâchait de seremémorer toutes les prières qu’il connaissait, quand soudain iléprouva un soulagement : sa marche devenait plus lente, la sorcièrel’étreignait plus mollement, l’herbe drue frôlait maintenant sespieds et il n’y voyait plus rien de surnaturel. Le pâle croissantde la lune brillait au firmament. « Bien, bien ! » pensa lephilosophe Thomas, qui se prit à réciter presque à haute voix sesexorcismes. Et soudain, avec la promptitude de l’éclair, il sedébarrassa de la vieille et lui sauta à son tour sur le dos. Lasorcière se mit à courir à tout petits pas, mais avec une rapiditételle que son cavalier pouv

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