William Wilson

William Wilson

d’ Edgar Allan Poe

Qu’en dira-t-elle ? Que dira cette CONSCIENCE affreuse,

Ce spectre qui marche dans mon chemin ?

Chamberlayne. – Pharronida.

Qu’il me soit permis, pour le moment, de m’appeler William Wilson. La page vierge étalée devant moi ne doit pas être souillée par mon véritable nom. Ce nom n’a été que trop souvent un objet de mépris et d’horreur, – une abomination pour ma famille. Est-ce que les vents indignés n’ont pas ébruité jusque dans les plus lointaines régions du globe son incomparable infamie ?Oh ! de tous les proscrits, le proscrit le plus abandonné ! – n’es-tu pas mort à ce monde à jamais ? à ses honneurs, à ses fleurs, à ses aspirations dorées ? – et un nuage épais, lugubre, illimité, n’est-il pas éternellement suspendu entre tes espérances et le ciel ?

Je ne voudrais pas, quand même je le pourrais, enfermer aujourd’hui dans ces pages le souvenir de mes dernières années d’ineffable misère et d’irrémissible crime. Cette période récente de ma vie a soudainement comporté une hauteur de turpitude dont je veux simplement déterminer l’origine. C’est là pour le moment mon seul but. Les hommes, en général, deviennent vils par degrés. Mais moi, toute vertu s’est détachée de moi, en une minute, d’un seul coup, comme un manteau. D’une perversité relativement ordinaire,j’ai passé, par une enjambée de géant, à des énormités plus qu’héliogabaliques. Permettez-moi de raconter tout au long quelhasard, quel unique accident a amené cette malédiction. La Mortapproche, et l’ombre qui la devance a jeté une influenceadoucissante sur mon cœur. Je soupire, en passant à travers lasombre vallée, après la sympathie – j’allais dire la pitié – de messemblables. Je voudrais leur persuader que j’ai été en quelquesorte l’esclave de circonstances qui défiaient tout contrôlehumain. Je désirerais qu’ils découvrissent pour moi, dans lesdétails que je vais leur donner, quelque petite oasis de fatalitédans un Saharah d’erreur. Je voudrais qu’ils accordassent, – cequ’ils ne peuvent pas se refuser à accorder, – que, bien que cemonde ait connu de grandes tentations, jamais l’homme n’a étéjusqu’ici tenté de cette façon, – et certainement n’a jamaissuccombé de cette façon. Est-ce donc pour cela qu’il n’a jamaisconnu les mêmes souffrances ? En vérité, n’ai-je pas vécu dansun rêve ? Est-ce que je ne meurs pas victime de l’horreur etdu mystère des plus étranges de toutes les visionssublunaires ?

Je suis le descendant d’une race qui s’est distinguée en touttemps par un tempérament imaginatif et facilement excitable ;et ma première enfance prouva que j’avais pleinement hérité ducaractère de famille. Quand j’avançai en âge, ce caractère sedessina plus fortement ; il devint, pour mille raisons, unecause d’inquiétude sérieuse pour mes amis, et de préjudice positifpour moi-même. Je devins volontaire, adonné aux plus sauvagescaprices ; je fus la proie des plus indomptables passions. Mesparents, qui étaient d’un esprit faible, et que tourmentaient desdéfauts constitutionnels de même nature, ne pouvaient pas fairegrand-chose pour arrêter les tendances mauvaises qui medistinguaient. Il y eut de leur côté quelques tentatives, faibles,mal dirigées, qui échouèrent complètement, et qui tournèrent pourmoi en triomphe complet. À partir de ce moment, ma voix fut une loidomestique ; et, à un âge où peu d’enfants ont quitté leurslisières, je fus abandonné à mon libre arbitre, et devins le maîtrede toutes mes actions, – excepté de nom.

Mes premières impressions de la vie d’écolier sont liées à unevaste et extravagante maison du style d’Élisabeth, dans un sombrevillage d’Angleterre, décoré de nombreux arbres gigantesques etnoueux, et dont toutes les maisons étaient excessivement anciennes.En vérité, c’était un lieu semblable à un rêve et bien fait pourcharmer l’esprit que cette vénérable vieille ville. En ce momentmême je sens en imagination le frisson rafraîchissant de sesavenues profondément ombreuses, je respire l’émanation de ses milletaillis, et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté,à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à chaqueheure, de son rugissement soudain et morose, la quiétude del’atmosphère brune dans laquelle s’enfonçait et s’endormait leclocher gothique tout dentelé.

Je trouve peut-être autant de plaisir qu’il m’est donné d’enéprouver maintenant à m’appesantir sur ces minutieux souvenirs del’école et de ses rêveries. Plongé dans le malheur comme je lesuis, – malheur, hélas ! qui n’est que trop réel, – on mepardonnera de chercher un soulagement, bien léger et bien court,dans ces puérils et divagants détails. D’ailleurs, quoiqueabsolument vulgaires et risibles en eux-mêmes, ils prennent dansmon imagination une importance circonstancielle, à cause de leurintime connexion avec les lieux et l’époque où je distinguemaintenant les premiers avertissements ambigus de la destinée, quidepuis lors m’a si profondément enveloppé de son ombre. Laissez-moidonc me souvenir.

La maison, je l’ai dit, était vieille et irrégulière. Lesterrains étaient vastes, et un haut et solide mur de briques,couronné d’une couche de mortier et de verre cassé, en faisait lecircuit. Ce rempart digne d’une prison formait la limite de notredomaine ; nos regards n’allaient au delà que trois fois parsemaine, – une fois chaque samedi, dans l’après-midi, quand,accompagnés de deux maîtres d’étude, on nous permettait de faire decourtes promenades en commun à travers la campagne voisine, et deuxfois le dimanche, quand nous allions, avec la régularité destroupes à la parade, assister aux offices du soir et du matin dansl’unique église du village. Le principal de notre école étaitpasteur de cette église. Avec quel profond sentiment d’admirationet de perplexité avais-je coutume de le contempler, de notre bancrelégué dans la tribune, quand il montait en chaire d’un passolennel et lent ! Ce personnage vénérable, avec ce visage simodeste et si bénin, avec une robe si bien lustrée et sicléricalement ondoyante, avec une perruque si minutieusementpoudrée, si roide et si vaste, pouvait-il être le même homme qui,tout à l’heure, avec un visage aigre et dans des vêtements souillésde tabac, faisait exécuter, férule en main, les lois draconiennesde l’école ? Oh ! gigantesque paradoxe, dont lamonstruosité exclut toute solution !

Dans un angle du mur massif rechignait une porte plus massiveencore, solidement fermée, garnie de verrous et surmontée d’unbuisson de ferrailles denticulées. Quels sentiments profonds decrainte elle inspirait ! Elle ne s’ouvrait jamais que pour lestrois sorties et rentrées périodiques dont j’ai déjà parlé ;alors, dans chaque craquement de ses gonds puissants nous trouvionsune plénitude de mystère, – tout un monde d’observationssolennelles, ou de méditations plus solennelles encore.

Le vaste enclos était d’une forme irrégulière et divisé enplusieurs parties, dont trois ou quatre des plus grandesconstituaient la cour de récréation. Elle était aplanie etrecouverte d’un sable menu et rude. Je me rappelle bien qu’elle necontenait ni arbres ni bancs, ni quoi que ce soit d’analogue.Naturellement elle était située derrière la maison. Devant lafaçade s’étendait un petit parterre, planté de buis et d’autresarbustes, mais nous ne traversions cette oasis sacrée que dans debien rares occasions, telles que la première arrivée à l’école oule départ définitif, ou peut-être quand un ami, un parent nousayant fait appeler, nous prenions joyeusement notre course vers lelogis paternel, aux vacances de Noël ou de la Saint-Jean.

Mais la maison ! – quelle curieuse vieille bâtisse celafaisait ! – Pour moi, quel véritable palaisd’enchantements ! Il n’y avait réellement pas de fin à sesdétours, – à ses incompréhensibles subdivisions. Il étaitdifficile, à n’importe quel moment donné, de dire avec certitude sil’on se trouvait au premier ou au second étage. D’une pièce àl’autre on était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches àmonter ou à descendre. Puis les subdivisions latérales étaientinnombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si bien surelles-mêmes, que nos idées les plus exactes relativement àl’ensemble du bâtiment n’étaient pas très-différentes de celles àtravers lesquelles nous envisageons l’infini. Durant les cinq ansde ma résidence, je n’ai jamais été capable de déterminer avecprécision dans quelle localité lointaine était situé le petitdortoir qui m’était assigné en commun avec dix-huit ou vingt autresécoliers.

La salle d’études était la plus vaste de toute la maison – etmême du monde entier ; du moins je ne pouvais m’empêcher de lavoir ainsi. Elle était très-longue, très-étroite et lugubrementbasse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne. Dans unangle éloigné, d’où émanait la terreur, était une enceinte carréede huit ou dix pieds, représentant le sanctum de notre principal,le révérend docteur Bransby, durant les heures d’étude. C’était unesolide construction, avec une porte massive ; plutôt que del’ouvrir en l’absence du Dominie, nous aurions tous préféré mourirde la peine forte et dure. À deux autres angles étaient deux autresloges analogues, objets d’une vénération beaucoup moins grande, ilest vrai, mais toutefois d’une terreur assez considérable ;l’une, la chaire du maître d’humanités, – l’autre, du maîtred’anglais et de mathématiques. Éparpillés à travers la salle,d’innombrables bancs et des pupitres, effroyablement chargés delivres maculés par les doigts, se croisaient dans une irrégularitésans fin, – noirs, anciens, ravagés par le temps, et si biencicatrisés de lettres initiales, de noms entiers, de figuresgrotesques et d’autres nombreux chefs-d’œuvre du couteau, qu’ilsavaient entièrement perdu le peu de forme originelle qui leur avaitété réparti dans les jours très-anciens. À une extrémité de lasalle, se trouvait un énorme seau plein d’eau, et à l’autre, unehorloge d’une dimension prodigieuse.

Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable école, jepassai toutefois sans ennui et sans dégoût les années du troisièmelustre de ma vie. Le cerveau fécond de l’enfance n’exige pas unmonde extérieur d’incidents pour s’occuper ou s’amuser, et lamonotonie en apparence lugubre de l’école abondait en excitationsplus intenses que toutes celles que ma jeunesse plus mûre ademandées à la volupté, ou ma virilité au crime. Toutefois, je doiscroire que mon premier développement intellectuel fut, en grandepartie, peu ordinaire et même déréglé. En général, les événementsde l’existence enfantine ne laissent pas sur l’humanité, arrivée àl’âge mûr, une impression bien définie. Tout est ombre grise,débile et irrégulier souvenir, fouillis confus de faibles plaisirset de peines fantasmagoriques. Pour moi il n’en est pas ainsi. Ilfaut que j’aie senti dans mon enfance, avec l’énergie d’un hommefait, tout ce que je trouve encore aujourd’hui frappé sur mamémoire en lignes aussi vivantes, aussi profondes et aussi durablesque les exergues des médailles carthaginoises.

Et cependant, dans le fait, – au point de vue ordinaire dumonde, – qu’il y avait là peu de choses pour le souvenir ! Leréveil du matin, l’ordre du coucher, les leçons à apprendre, lesrécitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la courde récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, –tout cela, par une magie psychique disparue, contenait en soi undébordement de sensations, un monde riche d’incidents, un universd’émotions variées et d’excitations des plus passionnées et desplus enivrantes. Oh ! le bon temps, que ce siècle defer !

En réalité, ma nature ardente, enthousiaste, impérieuse, fitbientôt de moi un caractère marqué parmi mes camarades, et, peu àpeu, tout naturellement, me donna un ascendant sur tous ceux quin’étaient guère plus âgés que moi, – sur tous, un seul excepté.C’était un élève qui, sans aucune parenté avec moi, portait le mêmenom de baptême et le même nom de famille ; – circonstance peuremarquable en soi, – car le mien, malgré la noblesse de monorigine, était une de ces appellations vulgaires qui semblent avoirété de temps immémorial, par droit de prescription, la propriétécommune de la foule. Dans ce récit, je me suis donc donné le nom deWilliam Wilson, – nom fictif qui n’est pas très-éloigné du vrai.Mon homonyme seul, parmi ceux qui, selon la langue de l’école,composaient notre classe, osait rivaliser avec moi dans les étudesde l’école, – dans les jeux et les disputes de la récréation, –refuser une créance aveugle à mes assertions et une soumissioncomplète à ma volonté, – en somme, contrarier ma dictature danstous les cas possibles. Si jamais il y eut sur la terre undespotisme suprême et sans réserve, c’est le despotisme d’un enfantde génie sur les âmes moins énergiques de ses camarades.

La rébellion de Wilson était pour moi la source du plus grandembarras ; d’autant plus qu’en dépit de la bravade aveclaquelle je me faisais un devoir de le traiter publiquement, lui etses prétentions, je sentais au fond que je le craignais, et je nepouvais m’empêcher de considérer l’égalité qu’il maintenait sifacilement vis-à-vis de moi comme la preuve d’une vraiesupériorité, – puisque c’était de ma part un effort perpétuel pourn’être pas dominé. Cependant, cette supériorité, ou plutôt cetteégalité, n’était vraiment reconnue que par moi seul ; noscamarades, par un inexplicable aveuglement, ne paraissaient mêmepas la soupçonner. Et vraiment, sa rivalité, sa résistance, etparticulièrement son impertinente et hargneuse intervention danstous mes desseins, ne visaient pas au delà d’une intention privée.Il paraissait également dépourvu de l’ambition qui me poussait àdominer et de l’énergie passionnée qui m’en donnait les moyens. Onaurait pu le croire, dans cette rivalité, dirigé uniquement par undésir fantasque de me contrecarrer, de m’étonner, de memortifier ; bien qu’il y eût des cas où je ne pouvaism’empêcher de remarquer avec un sentiment confus d’ébahissement,d’humiliation et de colère, qu’il mêlait à ses outrages, à sesimpertinences et à ses contradictions, de certains airsd’affectuosité les plus intempestifs, et, assurément, les plusdéplaisants du monde. Je ne pouvais me rendre compte d’une siétrange conduite qu’en la supposant le résultat d’une parfaitesuffisance se permettant le ton vulgaire du patronage et de laprotection.

Peut-être était-ce ce dernier trait, dans la conduite de Wilson,qui, joint à notre homonymie et au fait purement accidentel denotre entrée simultanée à l’école, répandit parmi nos condisciplesdes classes supérieures l’opinion que nous étions frères.Habituellement ils ne s’enquièrent pas avec beaucoup d’exactitudedes affaires des plus jeunes. J’ai déjà dit, ou j’aurais dû dire,que Wilson n’était pas, même au degré le plus éloigné, apparentéavec ma famille. Mais assurément, si nous avions été frères, nousaurions été jumeaux ; car, après avoir quitté la maison dudocteur Bransby, j’ai appris par hasard que mon homonyme était néle 19 janvier 1813, – et c’est là une coïncidence assezremarquable, car ce jour est précisément celui de ma naissance.

Il peut paraître étrange qu’en dépit de la continuelle anxiétéque me causait la rivalité de Wilson et son insupportable esprit decontradiction, je ne fusse pas porté à le haïr absolument. Nousavions, à coup sûr, presque tous les jours une querelle, danslaquelle, m’accordant publiquement la palme de la victoire, ils’efforçait en quelque façon de me faire sentir que c’était lui quil’avait méritée ; cependant un sentiment d’orgueil de ma part,et de la sienne une véritable dignité, nous maintenaient toujoursdans des termes de stricte convenance, pendant qu’il y avait despoints assez nombreux de conformité dans nos caractères pouréveiller en moi un sentiment que notre situation respectiveempêchait seule peut-être de mûrir en amitié. Il m’est difficile,en vérité, de définir ou même de décrire mes vrais sentiments à sonégard ; ils formaient un amalgame bigarré et hétérogène, – uneanimosité pétulante qui n’était pas encore de la haine, del’estime, encore plus de respect, beaucoup de crainte et uneimmense et inquiète curiosité. Il est superflu d’ajouter, pour lemoraliste, que Wilson et moi, nous étions les plus inséparables descamarades.

Ce fut sans doute l’anomalie et l’ambiguïté de nos relations quicoulèrent toutes mes attaques contre lui – et, franches oudissimulées, elles étaient nombreuses, – dans le moule de l’ironieet de la charge (la bouffonnerie ne fait-elle pas d’excellentesblessures ?), plutôt qu’en une hostilité plus sérieuse et plusdéterminée. Mais mes efforts sur ce point n’obtenaient pasrégulièrement un parfait triomphe, même quand mes plans étaient leplus ingénieusement machinés ; car mon homonyme avait dans soncaractère beaucoup de cette austérité pleine de réserve et decalme, qui, tout en jouissant de la morsure de ses propresrailleries, ne montre jamais le talon d’Achille et se dérobeabsolument au ridicule. Je ne pouvais trouver en lui qu’un seulpoint vulnérable, et c’était dans un détail physique, qui, venantpeut-être d’une infirmité constitutionnelle, aurait été épargné partout antagoniste moins acharné à ses fins que je ne l’étais ;– mon rival avait une faiblesse dans l’appareil vocal quil’empêchait de jamais élever la voix au-dessus d’un chuchotementtrès-bas. Je ne manquais pas de tirer de cette imperfection tout lepauvre avantage qui était en mon pouvoir.

Les représailles de Wilson étaient de plus d’une sorte, et ilavait particulièrement un genre de malice qui me troublait outremesure. Comment eut-il dans le principe la sagacité de découvrirqu’une chose aussi minime pouvait me vexer, c’est une question queje n’ai jamais pu résoudre ; mais une fois qu’il l’eutdécouvert, il pratiqua opiniâtrement cette torture. Je m’étaistoujours senti de l’aversion pour mon malheureux nom de famille, siinélégant, et pour mon prénom, si trivial, sinon tout à faitplébéien. Ces syllabes étaient un poison pour mes oreilles ;et quand, le jour même de mon arrivée, un second William Wilson seprésenta dans l’école, je lui en voulus de porter ce nom, et je medégoûtai doublement du nom parce qu’un étranger le portait, – unétranger qui serait cause que je l’entendrais prononcer deux foisplus souvent, – qui serait constamment en ma présence, et dont lesaffaires, dans le train-train ordinaire des choses de collège,seraient souvent et inévitablement, en raison de cette détestablecoïncidence, confondues avec les miennes.

Le sentiment d’irritation créé par cet incident devint plus vifà chaque circonstance qui tendait à mettre en lumière touteressemblance morale ou physique entre mon rival et moi. Je n’avaispas encore découvert ce très-remarquable fait de parité dans notreâge ; mais je voyais que nous étions de la même taille, et jem’apercevais que nous avions même une singulière ressemblance dansnotre physionomie générale et dans nos traits. J’étais égalementexaspéré par le bruit qui courait sur notre parenté, et qui avaitgénéralement crédit dans les classes supérieures. – En un mot, rienne pouvait plus sérieusement me troubler (quoique je cachasse avecle plus grand soin tout symptôme de ce trouble) qu’une allusionquelconque à une similitude entre nous, relative à l’esprit, à lapersonne, ou à la naissance ; mais vraiment je n’avais aucuneraison de croire que cette similitude (à l’exception du fait de laparenté, et de tout ce que savait voir Wilson lui-même) eût jamaisété un sujet de commentaires ou même remarquée par nos camarades declasse. Que lui, il l’observât sous toutes ses faces, et avecautant d’attention que moi-même, cela était clair ; mais qu’ileût pu découvrir dans de pareilles circonstances une mine si richede contrariétés, je ne peux l’attribuer, comme je l’ai déjà dit,qu’à sa pénétration plus qu’ordinaire.

Il me donnait la réplique avec une parfaite imitation demoi-même, – gestes et paroles, – et il jouait admirablement sonrôle. Mon costume était chose facile à copier ; ma démarche etmon allure générale, il se les était appropriées sansdifficulté ; en dépit de son défaut constitutionnel, ma voixelle-même ne lui avait pas échappé. Naturellement il n’essayait pasles tons élevés, mais la clef était identique, et sa voix, pourvuqu’il parlât bas, devenait le parfait écho de la mienne.

À quel point ce curieux portrait (car je puis ne pas l’appelerproprement une caricature) me tourmentait, je n’entreprendrai pasde le dire. Je n’avais qu’une consolation, – c’était quel’imitation, à ce qu’il me semblait, n’était remarquée que par moiseul, et que j’avais simplement à endurer les sourires mystérieuxet étrangement sarcastiques de mon homonyme. Satisfait d’avoirproduit sur mon cœur l’effet voulu, il semblait s’épanouir ensecret sur la piqûre qu’il m’avait infligée et se montrersingulièrement dédaigneux des applaudissements publics que lesuccès de son ingéniosité lui aurait si facilement conquis. Commentnos camarades ne devinaient-ils pas son dessein, n’en voyaient-ilspas la mise en œuvre, et ne partageaient-ils pas sa joiemoqueuse ? ce fut pendant plusieurs mois d’inquiétude uneénigme insoluble pour moi. Peut-être la lenteur graduée de sonimitation la rendit-elle moins voyante, ou plutôt devais-je masécurité à l’air de maîtrise que prenait si bien le copiste, quidédaignait la lettre, – tout ce que les esprits obtus peuventsaisir dans une peinture, – et ne donnait que le parfait esprit del’original pour ma plus grande admiration et mon plus grand chagrinpersonnel.

J’ai déjà parlé plusieurs fois de l’air navrant de protectionqu’il avait pris vis-à-vis de moi, et de sa fréquente et officieuseintervention dans mes volontés. Cette intervention prenait souventle caractère déplaisant d’un avis ; avis qui n’était pas donnéouvertement, mais suggéré, – insinué. Je le recevais avec unerépugnance qui prenait de la force à mesure que je prenais del’âge. Cependant, à cette époque déjà lointaine, je veux lui rendrecette stricte justice de reconnaître que je ne me rappelle pas unseul cas où les suggestions de mon rival aient participé à cecaractère d’erreur et de folie, si naturel dans son âge,généralement dénué de maturité et d’expérience ; – que sonsens moral, sinon ses talents et sa prudence mondaine, étaitbeaucoup plus fin que le mien ; et que je serais aujourd’huiun homme meilleur et conséquemment plus heureux, si j’avais rejetémoins souvent les conseils inclus dans ces chuchotementssignificatifs qui ne m’inspiraient alors qu’une haine si cordialeet un mépris si amer.

Aussi je devins, à la longue, excessivement rebelle à sonodieuse surveillance, et je détestai chaque jour plus ouvertementce que je considérais comme une intolérable arrogance. J’ai ditque, dans les premières années de notre camaraderie, mes sentimentsvis-à-vis de lui auraient facilement tourné en amitié ; maispendant les derniers mois de mon séjour à l’école, quoiquel’importunité de ses façons habituelles fût sans doute biendiminuée, mes sentiments, dans une proportion presque semblable,avaient incliné vers la haine positive. Dans une certainecirconstance, il le vit bien, je présume, et dès lors il m’évita,ou affecta de m’éviter.

Ce fut à peu près vers la même époque, si j’ai bonne mémoire,que, dans une altercation violente que j’eus avec lui, où il avaitperdu de sa réserve habituelle, et parlait et agissait avec unlaisser-aller presque étranger à sa nature, je découvris oum’imaginai découvrir dans son accent, dans son air, dans saphysionomie générale, quelque chose qui d’abord me fit tressaillir,puis m’intéressa profondément, en apportant à mon esprit desvisions obscures de ma première enfance, – des souvenirs étranges,confus, pressés, d’un temps où ma mémoire n’était pas encore née.Je ne saurais mieux définir la sensation qui m’oppressait qu’endisant qu’il m’était difficile de me débarrasser de l’idée quej’avais déjà connu l’être placé devant moi, à une époquetrès-ancienne, – dans un passé même extrêmement reculé. Cetteillusion toutefois s’évanouit aussi rapidement qu’elle étaitvenue ; et je n’en tiens note que pour marquer le jour dudernier entretien que j’eus avec mon singulier homonyme.

La vieille et vaste maison, dans ses innombrables subdivisions,comprenait plusieurs grandes chambres qui communiquaient entreelles et servaient de dortoirs au plus grand nombre des élèves. Ily avait néanmoins (comme cela devait arriver nécessairement dans unbâtiment aussi malencontreusement dessiné) une foule de coins et derecoins, – les rognures et les bouts de la construction ; etl’ingéniosité économique du docteur Bransby les avait égalementtransformés en dortoirs ; mais, comme ce n’étaient que desimples cabinets, ils ne pouvaient servir qu’à un seul individu.Une de ces petites chambres était occupée par Wilson.

Une nuit, vers la fin de ma cinquième année à l’école, etimmédiatement après l’altercation dont j’ai parlé, profitant de ceque tout le monde était plongé dans le sommeil, je me levai de monlit, et, une lampe à la main, je me glissai, à travers unlabyrinthe d’étroits passages, de ma chambre à coucher vers cellede mon rival. J’avais longuement machiné à ses dépens une de cesméchantes charges, une de ces malices dans lesquelles j’avais sicomplètement échoué jusqu’alors. J’avais l’idée de mettre dès lorsmon plan à exécution, et je résolus de lui faire sentir toute laforce de la méchanceté dont j’étais rempli. J’arrivai jusqu’à soncabinet, j’entrai sans faire de bruit, laissant ma lampe à la porteavec un abat-jour dessus. J’avançai d’un pas, et j’écoutai le bruitde sa respiration paisible. Certain qu’il était bien endormi, jeretournai à la porte, je pris ma lampe, et je m’approchai denouveau du lit. Les rideaux étaient fermés ; je les ouvrisdoucement et lentement pour l’exécution de mon projet ; maisune lumière vive tomba en plein sur le dormeur, et en même tempsmes yeux s’arrêtèrent sur sa physionomie. Je regardai ; – etun engourdissement, une sensation de glace pénétrèrentinstantanément tout mon être. Mon cœur palpita, mes genouxvacillèrent, toute mon âme fut prise d’une horreur intolérable etinexplicable. Je respirai convulsivement, – j’abaissai la lampeencore plus près de sa face. Étaient-ce, – étaient-ce bien là lestraits de William Wilson ? Je voyais bien que c’étaient lessiens, mais je tremblais, comme pris d’un accès de fièvre, enm’imaginant que ce n’étaient pas les siens. Qu’y avait-il donc eneux qui pût me confondre à ce point ? Je le contemplais, – etma cervelle tournait sous l’action de mille pensées incohérentes.Il ne m’apparaissait pas ainsi, – non, certes, il ne m’apparaissaitpas tel, aux heures actives où il était éveillé. Le même nom !les mêmes traits ! entrés le même jour à l’école ! Etpuis, cette hargneuse et inexplicable imitation de ma démarche, dema voix, de mon costume et de mes manières ! Était-ce, envérité, dans les limites du possible humain, que ce que je voyaismaintenant fût le simple résultat de cette habitude d’imitationsarcastique ? Frappé d’effroi, pris de frisson, j’éteignis malampe, je sortis silencieusement de la chambre, et quittai unebonne fois l’enceinte de cette vieille école pour n’y jamaisrevenir.

Après un laps de quelques mois, que je passai chez mes parentsdans la pure fainéantise, je fus placé au collège d’Eton. Ce courtintervalle avait été suffisant pour affaiblir en moi le souvenirdes événements de l’école Bransby, ou au moins pour opérer unchangement notable dans la nature des sentiments que ces souvenirsm’inspiraient. La réalité, le côté tragique du drame, n’existaitplus. Je trouvais maintenant quelques motifs pour douter dutémoignage de mes sens, et je me rappelais rarement l’aventure sansadmirer jusqu’où peut aller la crédulité humaine, et sans sourirede la force prodigieuse d’imagination que je tenais de ma famille.Or, la vie que je menais à Eton n’était guère de nature à diminuercette espèce de scepticisme. Le tourbillon de folie où je meplongeai immédiatement et sans réflexion balaya tout, exceptél’écume de mes heures passées, absorba d’un seul coup touteimpression solide et sérieuse, et ne laissa absolument dans monsouvenir que les étourderies de mon existence précédente.

Je n’ai pas l’intention, toutefois, de tracer ici le cours demes misérables dérèglements, – dérèglements qui défiaient toute loiet éludaient toute surveillance. Trois années de folie, dépenséessans profit, n’avaient pu me donner que des habitudes de viceenracinées, et avaient accru d’une manière presque anormale mondéveloppement physique. Un jour, après une semaine entière dedissipation abrutissante, j’invitai une société d’étudiants desplus dissolus à une orgie secrète dans ma chambre. Nous nousréunîmes à une heure avancée de la nuit, car notre débauche devaitse prolonger religieusement jusqu’au matin. Le vin coulaitlibrement, et d’autres séductions plus dangereuses peut-êtren’avaient pas été négligées ; si bien que, comme l’aubepâlissait le ciel à l’orient, notre délire et nos extravagancesétaient à leur apogée. Furieusement enflammé par les cartes et parl’ivresse, je m’obstinais à porter un toast étrangement indécent,quand mon attention fut soudainement distraite par une porte qu’onentrebâilla vivement et par la voix précipitée d’un domestique. Ilme dit qu’une personne qui avait l’air fort pressée demandait à meparler dans le vestibule.

Singulièrement excité par le vin, cette interruption inattendueme causa plus de plaisir que de surprise. Je me précipitai enchancelant, et en quelques pas je fus dans le vestibule de lamaison. Dans cette salle basse et étroite il n’y avait aucunelampe, et elle ne recevait d’autre lumière que celle de l’aube,excessivement faible, qui se glissait à travers la fenêtre cintrée.En mettant le pied sur le seuil, je distinguai la personne d’unjeune homme, de ma taille à peu près, et vêtu d’une robe de chambrede casimir blanc, coupée à la nouvelle mode, comme celle que jeportais en ce moment. Cette faible lueur me permit de voir toutcela ; mais les traits de la face, je ne pus les distinguer. Àpeine fus-je entré qu’il se précipita vers moi, et, me saisissantpar le bras avec un geste impératif d’impatience, me chuchota àl’oreille ces mots : William Wilson !

En une seconde je fus dégrisé.

Il y avait dans la manière de l’étranger, dans le tremblementnerveux de son doigt qu’il tenait levé entre mes yeux et lalumière, quelque chose qui me remplit d’un completétonnement ; mais ce n’était pas là ce qui m’avait siviolemment ému. C’était l’importance, la solennité d’admonitioncontenue dans cette parole singulière, basse, sifflante ; et,par-dessus tout, le caractère, le ton, la clef de ces quelquessyllabes, simples, familières, et toutefois mystérieusementchuchotées, qui vinrent, avec mille souvenirs accumulés des jourspassés, s’abattre sur mon âme, comme une décharge de pilevoltaïque. Avant que j’eusse pu recouvrer mes sens, il avaitdisparu.

Quoique cet événement eût à coup sûr produit un effet très-vifsur mon imagination déréglée, cependant cet effet, si vif, allabientôt s’évanouissant. Pendant plusieurs semaines, à la vérité,tantôt je me livrai à l’investigation la plus sérieuse, tantôt jerestai enveloppé d’un nuage de méditation morbide. Je n’essayai pasde me dissimuler l’identité du singulier individu qui s’immisçaitsi opiniâtrement dans mes affaires et me fatiguait de ses conseilsofficieux. Mais qui était, mais qu’était ce Wilson ? – Et d’oùvenait-il ? – Et quel était son but ? Sur aucun de cespoints je ne pus me satisfaire ; – je constatai seulement,relativement à lui, qu’un accident soudain dans sa famille luiavait fait quitter l’école du docteur Bransby dans l’après-midi dujour où je m’étais enfui. Mais après un certain temps, je cessaid’y rêver, et mon attention fut tout absorbée par un départ projetépour Oxford. Là, j’en vins bientôt, – la vanité prodigue de mesparents me permettant de mener un train coûteux et de me livrer àmon gré au luxe déjà si cher à mon cœur, – à rivaliser enprodigalités avec les plus superbes héritiers des plus richescomtés de la Grande-Bretagne.

Encouragé au vice par de pareils moyens, ma nature éclata avecune ardeur double, et, dans le fol enivrement de mes débauches, jefoulai aux pieds les vulgaires entraves de la décence. Mais ilserait absurde de m’appesantir sur le détail de mes extravagances.Il suffira de dire que je dépassai Hérode en dissipations, et que,donnant un nom à une multitude de folies nouvelles, j’ajoutai uncopieux appendice au long catalogue des vices qui régnaient alorsdans l’université la plus dissolue de l’Europe.

Il paraîtra difficile à croire que je fusse tellement déchu durang de gentilhomme, que je cherchasse à me familiariser avec lesartifices les plus vils du joueur de profession, et, devenu unadepte de cette science misérable, que je la pratiquassehabituellement comme moyen d’accroître mon revenu, déjà énorme, auxdépens de ceux de mes camarades dont l’esprit était le plus faible.Et cependant tel était le fait. Et l’énormité même de cet attentatcontre tous les sentiments de dignité et d’honneur était évidemmentla principale, sinon la seule raison de mon impunité. Qui donc,parmi mes camarades les plus dépravés, n’aurait pas contredit leplus clair témoignage de ses sens, plutôt que de soupçonner d’unepareille conduite le joyeux, le franc, le généreux William Wilson,– le plus noble et le plus libéral compagnon d’Oxford, – celui dontles folies, disaient ses parasites, n’étaient que les folies d’unejeunesse et d’une imagination sans frein, – dont les erreursn’étaient que d’inimitables caprices, – les vices les plus noirs,une insoucieuse et superbe extravagance ?

J’avais déjà rempli deux années de cette joyeuse façon, quandarriva à l’université un jeune homme de fraîche noblesse, – unnommé Glendinning, – riche, disait la voix publique, comme HérodèsAtticus, et à qui sa richesse n’avait pas coûté plus de peine. Jedécouvris bien vite qu’il était d’une intelligence faible, etnaturellement je le marquai comme une excellente victime de mestalents. Je l’engageai fréquemment à jouer, et m’appliquai, avec laruse habituelle du joueur, à lui laisser gagner des sommesconsidérables, pour l’enlacer plus efficacement dans mes filets.Enfin mon plan étant bien mûri, je me rencontrai avec lui, – dansl’intention bien arrêtée d’en finir, – chez un de nos camarades, M.Preston, également lié avec nous deux, mais qui, – je dois luirendre cette justice, – n’avait pas le moindre soupçon de mondessein. Pour donner à tout cela une meilleure couleur, j’avais eusoin d’inviter une société de huit ou dix personnes, et je m’étaisparticulièrement appliqué à ce que l’introduction des cartes parûttout à fait accidentelle, et n’eût lieu que sur la proposition dela dupe que j’avais en vue. Pour abréger en un sujet aussi vil, jene négligeai aucune des basses finesses, si banalement pratiquéesen pareille occasion, que c’est merveille qu’il y ait toujours desgens assez sots pour en être les victimes.

Nous avions prolongé notre veillée assez avant dans la nuit,quand j’opérai enfin de manière à prendre Glendinning pour monunique adversaire. Le jeu était mon jeu favori, l’écarté. Lesautres personnes de la société, intéressées par les proportionsgrandioses de notre jeu, avaient laissé leurs cartes et faisaientgalerie autour de nous. Notre parvenu, que j’avais adroitementpoussé dans la première partie de la soirée à boire richement,mêlait, donnait et jouait d’une manière étrangement nerveuse, danslaquelle son ivresse, pensais-je, était pour quelque chose, maisqu’elle n’expliquait pas entièrement. En très-peu de temps il étaitdevenu mon débiteur pour une forte somme, quand, ayant avalé unelongue rasade d’oporto, il fit juste ce que j’avais froidementprévu, – il proposa de doubler notre enjeu, déjà fort extravagant.Avec une heureuse affectation de résistance, et seulement après quemon refus réitéré l’eût entraîné à des paroles aigres qui donnèrentà mon consentement l’apparence d’une pique, finalement jem’exécutai. Le résultat fut ce qu’il devait être : la proie s’étaitcomplètement empêtrée dans mes filets ; en moins d’une heure,il avait quadruplé sa dette. Depuis quelque temps, sa physionomieavait perdu le teint fleuri que lui prêtait le vin ; maisalors, je m’aperçus avec étonnement qu’elle était arrivée à unepâleur vraiment terrible. Je dis : avec étonnement ; carj’avais pris sur Glendinning de soigneuses informations ; onme l’avait représenté comme immensément riche, et les sommes qu’ilavait perdues jusqu’ici, quoique réellement fortes, ne pouvaientpas, – je le supposais du moins, – le tracasser très-sérieusement,encore moins l’affecter d’une manière aussi violente. L’idée qui seprésenta le plus naturellement à mon esprit fut qu’il étaitbouleversé par le vin qu’il venait de boire ; et dans le butde sauvegarder mon caractère aux yeux de mes camarades, plutôt quepar un motif de désintéressement, j’allais insister péremptoirementpour interrompre le jeu, quand quelques mots prononcés à côté demoi parmi les personnes présentes, et une exclamation deGlendinning qui témoignait du plus complet désespoir, me firentcomprendre que j’avais opéré sa ruine totale, dans des conditionsqui avaient fait de lui un objet de pitié pour tous, et l’auraientprotégé même contre les mauvais offices d’un démon.

Quelle conduite eussé-je adoptée dans cette circonstance, il meserait difficile de le dire. La déplorable situation de ma dupeavait jeté sur tout le monde un air de gêne et de tristesse ;et il régna un silence profond de quelques minutes, pendant lequelje sentais en dépit de moi mes joues fourmiller sous les regardsbrûlants de mépris et de reproche que m’adressaient les moinsendurcis de la société. J’avouerai même que mon cœur se trouvamomentanément déchargé d’un intolérable poids d’angoisse par lasoudaine et extraordinaire interruption qui suivit. Les lourdsbattants de la porte de la chambre s’ouvrirent tout grands, d’unseul coup, avec une impétuosité si vigoureuse et si violente quetoutes les bougies s’éteignirent comme par enchantement. Mais lalumière mourante me permit d’apercevoir qu’un étranger s’étaitintroduit, – un homme de ma taille à peu près, et étroitementenveloppé d’un manteau. Cependant les ténèbres étaient maintenantcomplètes, et nous pouvions seulement sentir qu’il se tenait aumilieu de nous. Avant qu’aucun de nous fût revenu de l’excessifétonnement où nous avait tous jetés cette violence, nous entendîmesla voix de l’intrus :

– Gentlemen, – dit-il, – d’une voix très-basse, mais distincte,d’une voix inoubliable qui pénétra la moelle de mes os, –gentlemen, je ne cherche pas à excuser ma conduite, parce qu’en meconduisant ainsi, je ne fais qu’accomplir un devoir. Vous n’êtessans doute pas au fait du vrai caractère de la personne qui a gagnécette nuit une somme énorme à l’écarté à lord Glendinning. Je vaisdonc vous proposer un moyen expéditif et décisif pour vous procurerces très-importants renseignements. Examinez, je vous prie, tout àvotre aise, la doublure du parement de sa manche gauche et lesquelques petits paquets que l’on trouvera dans les pochespassablement vastes de sa robe de chambre brodée.

Pendant qu’il parlait, le silence était si profond qu’on auraitentendu tomber une épingle sur le tapis. Quand il eut fini, ilpartit tout d’un coup, aussi brusquement qu’il était entré. Puis-jedécrire, décrirai-je mes sensations ? Faut-il dire que jesentis toutes les horreurs du damné ? J’avais certainement peude temps pour la réflexion. Plusieurs bras m’empoignèrent rudement,et on se procura immédiatement de la lumière. Une perquisitionsuivit. Dans la doublure de ma manche on trouva toutes les figuresessentielles de l’écarté, et dans les poches de ma robe de chambreun certain nombre de jeux de cartes exactement semblables à ceuxdont nous nous servions dans nos réunions, à l’exception que lesmiennes étaient de celles qu’on appelle, proprement, arrondies, leshonneurs étant très-légèrement convexes sur les petits côtés, etles basses cartes imperceptiblement convexes sur les grands. Grâceà cette disposition, la dupe qui coupe, comme d’habitude, dans lalongueur du paquet, coupe invariablement de manière à donner unhonneur à son adversaire ; tandis que le grec, en coupant dansla largeur, ne donnera jamais à sa victime rien qu’elle puissemarquer à son avantage.

Une tempête d’indignation m’aurait moins affecté que le silenceméprisant et le calme sarcastique qui accueillirent cettedécouverte.

– Monsieur Wilson, – dit notre hôte, en se baissant pourramasser sous ses pieds un magnifique manteau doublé d’une fourrureprécieuse, – monsieur Wilson, ceci est à vous. (Le temps étaitfroid, et en quittant ma chambre j’avais jeté par-dessus monvêtement du matin un manteau que j’ôtai en arrivant sur le théâtredu jeu.) Je présume, – ajouta-t-il en regardant les plis duvêtement avec un sourire amer, – qu’il est bien superflu dechercher ici de nouvelles preuves de votre savoir-faire. Vraiment,nous en avons assez. J’espère que vous comprendrez la nécessité dequitter Oxford, – en tout cas, de sortir à l’instant de chezmoi.

Avili, humilié ainsi jusqu’à la boue, il est probable quej’eusse châtié ce langage insultant par une violence personnelleimmédiate, si toute mon attention n’avait pas été en ce momentarrêtée par un fait de la nature la plus surprenante. Le manteauque j’avais apporté était d’une fourrure supérieure, – d’une raretéet d’un prix extravagant, il est inutile de le dire. La coupe étaitune coupe de fantaisie, de mon invention ; car dans cesmatières frivoles j’étais difficile, et je poussais les rages dudandysme jusqu’à l’absurde. Donc, quand M. Preston me tendit celuiqu’il avait ramassé par terre, auprès de la porte de la chambre, cefut avec un étonnement voisin de la terreur que je m’aperçus quej’avais déjà le mien sur mon bras, où je l’avais sans doute placésans y penser, et que celui qu’il me présentait en était l’exactecontrefaçon dans tous ses plus minutieux détails. L’être singulierqui m’avait si désastreusement dévoilé était, je me le rappelaisbien, enveloppé d’un manteau ; et aucun des individusprésents, excepté moi, n’en avait apporté avec lui. Je conservaiquelque présence d’esprit, je pris celui que m’offraitPreston ; je le plaçai, sans qu’on y prît garde, sur lemien ; je sortis de la chambre avec un défi et une menace dansle regard ; et le matin même, avant le point du jour, jem’enfuis précipitamment d’Oxford vers le continent, dans une vraieagonie d’horreur et de honte.

Je fuyais en vain. Ma destinée maudite m’a poursuivi,triomphante, et me prouvant que son mystérieux pouvoir n’avait faitjusqu’alors que de commencer. À peine eus-je mis le pied dansParis, que j’eus une preuve nouvelle du détestable intérêt que leWilson prenait à mes affaires. Les années s’écoulèrent, et je n’euspoint de répit. Misérable ! – À Rome, avec quelle importuneobséquiosité, avec quelle tendresse de spectre il s’interposa entremoi et mon ambition ! – Et à Vienne ! – et àBerlin ! – et à Moscou ! Où donc ne trouvai-je pasquelque amère raison de le maudire du fond de mon cœur ?Frappé d’une panique, je pris enfin la fuite devant sonimpénétrable tyrannie, comme devant une peste, et jusqu’au bout dumonde j’ai fui, j’ai fui en vain.

Et toujours, et toujours interrogeant secrètement mon âme, jerépétais mes questions : Qui est-il ? – D’où vient-il ? –Et quel est son dessein ? – Mais je ne trouvais pas deréponses. Et j’analysais alors avec un soin minutieux les formes,la méthode et les traits caractéristiques de son insolentesurveillance. Mais là encore, je ne trouvais pas grand-chose quipût servir de base à une conjecture. C’était vraiment une choseremarquable que, dans les cas nombreux où il avait récemmenttraversé mon chemin, il ne l’eût jamais fait que pour dérouter desplans ou déranger des opérations qui, s’ils avaient réussi,n’auraient abouti qu’à une amère déconvenue. Pauvre justification,en vérité, que celle-là, pour une autorité si impérieusementusurpée ! Pauvre indemnité pour ces droits naturels de librearbitre si opiniâtrement, si insolemment déniés !

J’avais aussi été forcé de remarquer que mon bourreau, depuis unfort long espace de temps, tout en exerçant scrupuleusement et avecune dextérité miraculeuse cette manie de toilette identique à lamienne, s’était toujours arrangé, à chaque fois qu’il posait sonintervention dans ma volonté, de manière que je ne pusse voir lestraits de sa face. Quoi que pût être ce damné Wilson, certes unpareil mystère était le comble de l’affectation et de la sottise.Pouvait-il avoir supposé un instant que dans mon donneur d’avis àEton, – dans le destructeur de mon honneur à Oxford, – dans celuiqui avait contrecarré mon ambition à Rome, ma vengeance à Paris,mon amour passionné à Naples, en Égypte ce qu’il appelait à tort macupidité, – que dans cet être, mon grand ennemi et mon mauvaisgénie, je ne reconnaîtrais pas le William Wilson de mes années decollège, – l’homonyme, le camarade, le rival, – le rival exécré etredouté de la maison Bransby ? – Impossible ! – Maislaissez-moi courir à la terrible scène finale du drame.

Jusqu’alors, je m’étais soumis lâchement à son impérieusedomination. Le sentiment de profond respect avec lequel je m’étaisaccoutumé à considérer le caractère élevé, la sagesse majestueuse,l’omniprésence et l’omnipotence apparentes de Wilson, joint à je nesais quelle sensation de terreur que m’inspiraient certains autrestraits de sa nature et certains privilèges, avait créé en moil’idée de mon entière faiblesse et de mon impuissance, et m’avaientconseillé une soumission sans réserve, quoique pleine d’amertume etde répugnance, à son arbitraire dictature. Mais, depuis cesderniers temps, je m’étais entièrement adonné au vin, et soninfluence exaspérante sur mon tempérament héréditaire me rendait deplus en plus impatient de tout contrôle. Je commençai à murmurer, –à hésiter, – à résister. Et fut-ce simplement mon imagination quim’induisit à croire que l’opiniâtreté de mon bourreau diminueraiten raison de ma propre fermeté ? Il est possible ; mais,en tout cas, je commençais à sentir l’inspiration d’une espéranceardente, et je finis par nourrir dans le secret de mes pensées lasombre et désespérée résolution de m’affranchir de cetesclavage.

C’était à Rome, pendant le carnaval de 18… ; j’étais à unbal masqué dans le palais du duc Di Broglio, de Naples. J’avaisfait abus du vin encore plus que de coutume, et l’atmosphèreétouffante des salons encombrés m’irritait insupportablement. Ladifficulté de me frayer un passage à travers la cohue ne contribuapas peu à exaspérer mon humeur ; car je cherchais avec anxiété(je ne dirai pas pour quel indigne motif) la jeune, la joyeuse, labelle épouse du vieux et extravagant Di Broglio. Avec une confiancepassablement imprudente, elle m’avait confié le secret du costumequ’elle devait porter ; et comme je venais de l’apercevoir auloin, j’avais hâte d’arriver jusqu’à elle. En ce moment, je sentisune main qui se posa doucement sur mon épaule, – et puis cetinoubliable, ce profond, ce maudit chuchotement dans monoreille !

Pris d’une rage frénétique, je me tournai brusquement vers celuiqui m’avait ainsi troublé, et je le saisis violemment au collet. Ilportait, comme je m’y attendais, un costume absolument semblable aumien : un manteau espagnol de velours bleu, et autour de la tailleune ceinture cramoisie où se rattachait une rapière. Un masque desoie noire recouvrait entièrement sa face.

– Misérable ! – m’écriai-je d’une voix enrouée par la rage,et chaque syllabe qui m’échappait était comme un aliment pour lefeu de ma colère, – misérable ! imposteur ! scélératmaudit ! tu ne me suivras plus à la piste, – tu ne meharcèleras pas jusqu’à la mort ! Suis-moi, ou je t’embrochesur place !

Et je m’ouvris un chemin de la salle de bal vers une petiteantichambre attenante, le traînant irrésistiblement avec moi.

En entrant, je le jetai furieusement loin de moi. Il allachanceler contre le mur ; je fermai la porte en jurant, et luiordonnai de dégainer. Il hésita une seconde ; puis, avec unléger soupir, il tira silencieusement son épée et se mit engarde.

Le combat ne fut certes pas long. J’étais exaspéré par les plusardentes excitations de tout genre, et je me sentais dans un seulbras l’énergie et la puissance d’une multitude. En quelquessecondes, je l’acculai par la force du poignet contre la boiserie,et là, le tenant à ma discrétion, je lui plongeai, à plusieursreprises et coup sur coup, mon épée dans la poitrine avec uneférocité de brute.

En ce moment, quelqu’un toucha à la serrure de la porte. Je mehâtai de prévenir une invasion importune, et je retournaiimmédiatement vers mon adversaire mourant. Mais quelle languehumaine peut rendre suffisamment cet étonnement, cette horreur quis’emparèrent de moi au spectacle que virent alors mes yeux. Lecourt instant pendant lequel je m’étais détourné avait suffi pourproduire, en apparence, un changement matériel dans lesdispositions locales à l’autre bout de la chambre. Une vaste glace,– dans mon trouble, cela m’apparut d’abord ainsi, – se dressait làoù je n’en avais pas vu trace auparavant ; et, comme jemarchais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image, maisavec une face pâle et barbouillée de sang, s’avança à ma rencontred’un pas faible et vacillant.

C’est ainsi que la chose m’apparut, dis-je, mais telle ellen’était pas. C’était mon adversaire, – c’était Wilson qui se tenaitdevant moi dans son agonie. Son masque et son manteau gisaient surle parquet, là où il les avait jetés. Pas un fil dans son vêtement,– pas une ligne dans toute sa figure si caractérisée et sisingulière, – qui ne fût mien, – qui ne fût mienne ; – c’étaitl’absolu dans l’identité !

C’était Wilson, mais Wilson ne chuchotant plus ses parolesmaintenant ! si bien que j’aurais pu croire que c’étaitmoi-même qui parlais quand il me dit :

– Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant tu es mortaussi, – mort au Monde, au Ciel et à l’Espérance ! En moi tuexistais, – et vois dans ma mort, vois par cette image qui est latienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même !

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