Yvette

Yvette

de Guy de Maupassant

Yvette

I

En sortant du Café Riche, Jean de Servigny dit à Léon Saval :

– Si tu veux, nous irons à pied. Le temps est trop beau pour prendre un fiacre.

Et son ami répondit :

– Je ne demande pas mieux.

Jean reprit :

– Il est à peine onze heures, nous arriverons beaucoup avant minuit, allons donc doucement.

Une cohue agitée grouillait sur le boulevard,cette foule des nuits d’été qui remue, boit, murmure et coule comme un fleuve, pleine de bien-être et de joie. De place en place, un café jetait une grande clarté sur le tas de buveurs assis sur le trottoir devant les petites tables couvertes de bouteilles et de verres, encombrant le passage de leur foule pressée. Et sur la chaussée, les fiacres aux yeux rouges, bleus ou verts, passaientbrusquement dans la lueur vive de la devanture illuminée, montrantune seconde la silhouette maigre et trottinante du cheval, leprofil élevé du cocher, et le coffre sombre de la voiture. Ceux del’Urbaine faisaient des taches claires et rapides avec leurspanneaux jaunes frappés par la lumière.

Les deux amis marchaient d’un pas lent, uncigare à la bouche, en habit, le pardessus sur le bras, une fleur àla boutonnière et le chapeau un peu sur le côté comme on le portequelquefois, par nonchalance, quand on a bien dîné et quand labrise est tiède.

Ils étaient liés depuis le collège par uneaffection étroite, dévouée, solide.

Jean de Servigny, petit, svelte, un peuchauve, un peu frêle, très élégant, la moustache frisée, les yeuxclairs, la lèvre fine, était un de ces hommes de nuit qui semblentnés et grandis sur le boulevard, infatigable bien qu’il eûttoujours l’air exténué, vigoureux bien que pâle, un de ces mincesParisiens en qui le gymnase, l’escrime, les douches et l’étuve ontmis une force nerveuse et factice. Il était connu par ses nocesautant que par son esprit, par sa fortune, par ses relations, parcette sociabilité, cette amabilité, cette galanterie mondaine,spéciales à certains hommes.

Vrai Parisien, d’ailleurs, léger, sceptique,changeant, entraînable, énergique et irrésolu, capable de tout etde rien, égoïste par principe et généreux par élans, il mangeaitses rentes avec modération et s’amusait avec hygiène. Indifférentet passionné, il se laissait aller et se reprenait sans cesse,combattu par des instincts contraires et cédant à tous pour obéir,en définitive, à sa raison de viveur dégourdi dont la logique degirouette consistait à suivre le vent et à tirer profit descirconstances sans prendre la peine de les faire naître.

Son compagnon Léon Saval, riche aussi, étaitun de ces superbes colosses qui font se retourner les femmes dansles rues. Il donnait l’idée d’un monument fait homme, d’un type dela race, comme ces objets modèles qu’on envoie aux expositions.Trop beau, trop grand, trop large, trop fort, il péchait un peu parexcès de tout, par excès de qualités. Il avait fait d’innombrablespassions.

Il demanda, comme ils arrivaient devant leVaudeville :

– As-tu prévenu cette dame que tu allaisme présenter chez elle ?

Servigny se mit à rire.

– Prévenir la marquise Obardi !Fais-tu prévenir un cocher d’omnibus que tu monteras dans savoiture au coin du boulevard ?

Saval, alors, un peu perplexe,demanda :

– Qu’est-ce donc au juste que cettepersonne ?

Et son ami répondit :

– Une parvenue, une rastaquouère, unedrôlesse charmante, sortie on ne sait d’où, apparue un jour, on nesait comment, dans le monde des aventuriers, et sachant y fairefigure. Que nous importe d’ailleurs. On dit que son vrai nom, sonnom de fille, car elle est restée fille à tous les titres, sauf autitre innocence, est Octavie Bardin, d’où Obardi, en conservant lapremière lettre du prénom et en supprimant la dernière du nom.C’est d’ailleurs une aimable femme, dont tu seras inévitablementl’amant, toi, de par ton physique. On n’introduit pas Hercule chezMessaline, sans qu’il se produise quelque chose. J’ajoute cependantque si l’entrée est libre en cette demeure, comme dans les bazars,on n’est pas strictement forcé d’acheter ce qui se débite dans lamaison. On y tient l’amour et les cartes, mais on ne vous contraintni à l’un ni aux autres. La sortie aussi est libre.

Elle s’installa dans le quartier de l’Étoile,quartier suspect, voici trois ans, et ouvrit ses salons à cetteécume des continents qui vient exercer à Paris ses talents divers,redoutables et criminels.

J’allai chez elle ! Comment ? Je nele sais plus. J’y allai, comme nous allons tous là-dedans, parcequ’on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommesmalhonnêtes. J’aime ce monde de flibustiers à décorations variées,tous étrangers, tous nobles, tous titrés, tous inconnus à leursambassades, à l’exception des espions. Tous parlent de l’honneur àpropos de bottes, citent leurs ancêtres à propos de rien, racontentleur vie à propos de tout, hâbleurs, menteurs, filous, dangereuxcomme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, braves parce qu’ille faut, à la façon des assassins qui ne peuvent dépouiller lesgens qu’à la condition d’exposer leur vie. C’est l’aristocratie dubagne, enfin.

Je les adore. Ils sont intéressants àpénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souventspirituels, jamais banals comme des fonctionnaires français. Leursfemmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerieétrangère, avec le mystère de leur existence passée, passéepeut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont engénéral des yeux superbes et des cheveux incomparables, le vraiphysique de l’emploi, une grâce qui grise, une séduction qui pousseaux folies, un charme malsain, irrésistible ! Ce sont desconquérantes à la façon des routiers d’autrefois, des rapaces, devraies femelles d’oiseaux de proie. Je les adore aussi.

La marquise Obardi est le type de cesdrôlesses élégantes. Mûre et toujours belle, charmeuse et féline,on la sent vicieuse jusque dans les moelles. On s’amuse beaucoupchez elle, on y joue, on y danse, on y soupe… on y fait enfin toutce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine.

Léon Saval demanda : « As-tu été oues-tu son amant ? »

Servigny répondit : « Je ne l’ai pasété, je ne le suis pas et je ne le serai point. Moi, je vaissurtout dans la maison pour la fille.

– Ah ! Elle a une fille ?

– Si elle a une fille ! Unemerveille, mon cher. C’est aujourd’hui la principale attraction decette caverne. Grande, magnifique, mûre à point, dix-huit ans,aussi blonde que sa mère est brune, toujours joyeuse, toujoursprête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche et dansant àcorps perdu. Qui l’aura ? ou qui l’a eue ? On ne saitpas. Nous sommes dix qui attendons, qui espérons.

Une fille comme ça, entre les mains d’unefemme comme la marquise, c’est une fortune. Et elles jouent serré,les deux gaillardes. On n’y comprend rien. Elles attendentpeut-être une occasion… meilleure… que moi. Mais, moi, je teréponds bien que je la saisirai… l’occasion, si je larencontre.

Cette fille, Yvette, me déconcerte absolument,d’ailleurs. C’est un mystère. Si elle n’est pas le monstre d’astuceet de perversité le plus complet que j’aie jamais vu, elle estcertes le phénomène d’innocence le plus merveilleux qu’on puissetrouver. Elle vit dans ce milieu infâme avec une aisance tranquilleet triomphante, admirablement scélérate ou naïve.

Merveilleux rejeton d’aventurière, poussé surle fumier de ce monde-là, comme une plante magnifique nourrie depourritures, ou bien fille de quelque homme de haute race, dequelque grand artiste ou de quelque grand seigneur, de quelqueprince ou de quelque roi tombé, un soir, dans le lit de la mère, onne peut comprendre ce qu’elle est ni ce qu’elle pense. Mais tu vasla voir.

Saval se mit à rire et dit :

– Tu en es amoureux.

– Non. Je suis sur les rangs, ce quin’est pas la même chose. Je te présenterai d’ailleurs mescoprétendants les plus sérieux. Mais j’ai des chances marquées.J’ai de l’avance, on me montre quelque faveur.

Saval répéta :

– Tu es amoureux.

– Non. Elle me trouble, me séduit etm’inquiète, m’attire et m’effraye. Je me méfie d’elle comme d’unpiège, et j’ai envie d’elle comme on a envie d’un sorbet quand on asoif. Je subis son charme et je ne l’approche qu’avecl’appréhension qu’on aurait d’un homme soupçonné d’être un adroitvoleur. Près d’elle j’éprouve un entraînement irraisonné vers sacandeur possible et une méfiance très raisonnable contre sa rouerienon moins probable. Je me sens en contact avec un être anormal, endehors des règles naturelles, exquis ou détestable. Je ne saispas.

Saval prononça pour la troisièmefois :

– Je te dis que tu es amoureux. Tu parlesd’elle avec une emphase de poète et un lyrisme de troubadour.Allons, descends en toi, tâte ton cœur et avoue.

Servigny fit quelques pas sans rien répondre,puis reprit :

– C’est possible, après tout. Dans tousles cas, elle me préoccupe beaucoup. Oui, je suis peut-êtreamoureux. J’y songe trop. Je pense à elle en m’endormant et aussien me réveillant… c’est assez grave. Son image me suit, mepoursuit, m’accompagne sans cesse, toujours devant moi, autour demoi, en moi. Est-ce de l’amour, cette obsession physique ? Safigure est entrée si profondément dans mon regard que je la voissitôt que je ferme les yeux. J’ai un battement de cœur chaque foisque je l’aperçois, je ne le nie point. Donc je l’aime, maisdrôlement. Je la désire avec violence, et l’idée d’en faire mafemme me semblerait une folie, une stupidité, une monstruosité.J’ai un peu peur d’elle aussi, une peur d’oiseau sur qui plane unépervier. Et je suis jaloux d’elle encore, jaloux de tout ce quej’ignore dans ce cœur incompréhensible. Et je me demandetoujours : « Est-ce une gamine charmante ou uneabominable coquine ? » Elle dit des choses à faire frémirune armée ; mais les perroquets aussi. Elle est parfoisimprudente ou impudique à me faire croire à sa candeur immaculée,et parfois naïve, d’une naïveté invraisemblable, à me faire douterqu’elle ait jamais été chaste. Elle me provoque, m’excite comme unecourtisane et se garde en même temps comme une vierge. Elle paraîtm’aimer et se moque de moi ; elle s’affiche en public comme sielle était ma maîtresse et me traite dans l’intimité comme sij’étais son frère ou son valet.

Parfois je m’imagine qu’elle a autant d’amantsque sa mère. Parfois je me figure qu’elle ne soupçonne rien de lavie, mais rien, entends-tu ?

C’est d’ailleurs une liseuse de romansenragée. Je suis, en attendant mieux, son fournisseur de livres.Elle m’appelle son « bibliothécaire ».

Chaque semaine, la Librairie Nouvelle luiadresse, de ma part, tout ce qui a paru, et je crois qu’elle littout, pêle-mêle.

Ça doit faire dans sa tête une étrangesalade.

Cette bouillie de lecture est peut-être pourquelque chose dans les allures singulières de cette fille. Quand oncontemple l’existence à travers quinze mille romans, on doit lavoir sous un drôle de jour et se faire, sur les choses, des idéesassez baroques.

Quant à moi, j’attends. Il est certain, d’uncôté, que je n’ai jamais eu pour aucune femme le béguin que j’aipour celle-là.

Il est encore certain que je ne l’épouseraipas.

Donc, si elle a eu des amants, j’augmenterail’addition. Si elle n’en a pas eu, je prends le numéro un, comme autramway.

Le cas est simple. Elle ne se mariera pas,assurément. Qui donc épouserait la fille de la marquise Obardi,d’Octavie Bardin ? Personne, pour mille raisons.

Où trouverait-on un mari ? Dans lemonde ? Jamais. La maison de la mère est une maison publiquedont la fille attire la clientèle. On n’épouse pas dans cesconditions-là.

Dans la bourgeoisie ? Encore moins. Etd’ailleurs la marquise n’est pas femme à faire de mauvaisesopérations ; elle ne donnerait définitivement Yvette qu’à unhomme de grande position, qu’elle ne découvrira pas.

Dans le peuple, alors ? Encore moins.Donc, pas d’issue. Cette demoiselle-là n’est ni du monde, ni de labourgeoisie, ni du peuple, elle ne peut entrer par une union dansaucune de ces classes de la société.

Elle appartient par sa mère, par sa naissance,par son éducation, par son hérédité, par ses manières, par seshabitudes, à la prostitution dorée.

Elle ne peut lui échapper, à moins de se fairereligieuse, ce qui n’est guère probable, étant donnés ses manièreset ses goûts. Elle n’a donc qu’une profession possible :l’amour. Elle y viendra, à moins qu’elle ne l’exerce déjà. Elle nesaurait fuir sa destinée. De jeune fille elle deviendra fille, toutsimplement. Et je voudrais bien être le pivot de cettetransformation.

J’attends. Les amateurs sont nombreux. Tuverras là un Français, M. de Belvigne ; un Russe,appelé le prince Kravalow, et un Italien, le chevalier Valreali,qui ont posé nettement leurs candidatures et qui manœuvrent enconséquence. Nous comptons, en outre, autour d’elle, beaucoup demaraudeurs de moindre importance.

La marquise guette. Mais je crois qu’elle ades vues sur moi. Elle me sait fort riche et elle possède moins lesautres.

Son salon est d’ailleurs le plus étonnant queje connaisse dans ce genre d’expositions. On y rencontre même deshommes fort bien, puisque nous y allons, et nous ne sommes pas lesseuls. Quant aux femmes, elle a trouvé, ou plutôt elle a trié cequ’il y a de mieux dans la hotte aux pilleuses de bourses. Où lesa-t-elle découvertes, on l’ignore. C’est un monde à côté de celuides vraies drôlesses, à côté de la bohème, à côté de tout. Elle aeu d’ailleurs une inspiration de génie, c’est de choisirspécialement les aventurières en possession d’enfants, de fillesprincipalement. De sorte qu’un imbécile se croirait là chez deshonnêtes femmes !

Ils avaient atteint l’avenue desChamps-Élysées. Une brise légère passait doucement dans lesfeuilles, glissait par moments sur les visages, comme les soufflesdoux d’un éventail géant balancé quelque part dans le ciel. Desombres muettes erraient sous les arbres ; d’autres, sur lesbancs, faisaient une tache sombre. Et ces ombres parlaient trèsbas, comme si elles se fussent confié des secrets importants ouhonteux.

Servigny reprit :

– Tu ne te figures pas la collection detitres de fantaisie qu’on rencontre dans ce repaire.

À ce propos, tu sais que je vais te présentersous le nom de comte Saval ; Saval tout court serait mal vu,très mal vu.

Son ami s’écria :

– Ah ! mais non, par exemple. Je neveux pas qu’on me suppose, même un soir, même chez ces gens-là, leridicule de vouloir m’affubler d’un titre. Ah ! mais non.

Servigny se mit à rire.

– Tu es stupide. Moi, là-dedans, on m’abaptisé le duc de Servigny. Je ne sais ni comment, ni pourquoi.Toujours est-il que je suis et que je demeure M. le duc deServigny, sans me plaindre et sans protester. Ça ne me gêne pas.Sans cela, je serais affreusement méprisé.

Mais Saval ne se laissait pointconvaincre.

– Toi, tu es noble, ça peut aller. Pourmoi, non, je resterai le seul roturier du salon. Tant pis, ou tantmieux. Ce sera mon signe de distinction… et… ma supériorité.

Servigny s’entêtait.

– Je t’assure que ce n’est pas possible,mais pas possible, entends-tu ? Cela paraîtrait presquemonstrueux. Tu ferais l’effet d’un chiffonnier dans une réuniond’empereurs. Laisse-moi faire, je te présenterai comme le vice-roidu Haut-Mississipi et personne ne s’étonnera. Quand on prend desgrandeurs, on n’en saurait trop prendre.

– Non, encore une fois, je ne veuxpas.

– Soit. Mais, en vérité, je suis bien sotde vouloir te convaincre. Je te défie d’entrer là-dedans sans qu’onte décore d’un titre comme on donne aux dames un bouquet deviolettes au seuil de certains magasins.

Ils tournèrent à droite dans la rue de Berri,montèrent au premier étage d’un bel hôtel moderne, et laissèrentaux mains de quatre domestiques en culotte courte leurs pardessuset leurs cannes. Une odeur chaude de fête, une odeur de fleurs, deparfums, de femmes, alourdissait l’air ; et un grand murmureconfus et continu venait des pièces voisines qu’on sentait pleinesde monde.

Une sorte de maître des cérémonies, haut,droit, ventru, sérieux, la face encadrée de favoris blancs,s’approcha du nouveau venu en demandant avec un court et fiersalut :

– Qui dois-je annoncer ?

Servigny répondit : Monsieur Saval.

Alors, d’une voix sonore, l’homme, ouvrant laporte, cria dans la foule des invités :

– Monsieur le duc de Servigny.

– Monsieur le baron Saval.

Le premier salon était peuplé de femmes. Cequ’on apercevait d’abord, c’était un étalage de seins nus,au-dessus d’un flot d’étoffes éclatantes.

La maîtresse de maison, debout, causant avectrois amies, se retourna et s’en vint d’un pas majestueux, avec unegrâce dans la démarche et un sourire sur les lèvres.

Son front étroit, très bas, était couvertd’une masse de cheveux d’un noir luisant, pressés comme une toison,mangeant même un peu des tempes.

Elle était grande, un peu trop forte, un peutrop grasse, un peu mûre, mais très belle, d’une beauté lourde,chaude, puissante. Sous ce casque de cheveux, qui faisait rêver,qui faisait sourire, qui la rendait mystérieusement désirable,s’ouvraient des yeux énormes, noirs aussi. Le nez était un peumince, la bouche grande, infiniment séduisante, faite pour parleret pour conquérir.

Son charme le plus vif était d’ailleurs danssa voix. Elle sortait de cette bouche comme l’eau sort d’unesource, si naturelle, si légère, si bien timbrée, si claire, qu’onéprouvait une jouissance physique à l’entendre. C’était une joiepour l’oreille d’écouter les paroles souples couler de là avec unegrâce de ruisseau qui s’échappe, et c’était une joie pour le regardde voir s’ouvrir, pour leur donner passage, ces belles lèvres unpeu trop rouges.

Elle tendit une main à Servigny, qui la baisa,et laissant tomber son éventail au bout d’une chaînette d’ortravaillé, elle donna l’autre à Saval, en lui disant :

– Soyez le bienvenu, baron, tous les amisdu duc sont chez eux ici.

Puis, elle fixa son regard brillant sur lecolosse qu’on lui présentait. Elle avait sur la lèvre supérieure unpetit duvet noir, un soupçon de moustache, plus sombre quand elleparlait. Elle sentait bon, une odeur forte, grisante, quelqueparfum d’Amérique ou des Indes.

D’autres personnes entraient, marquis, comtesou princes.

Elle dit à Servigny, avec une gracieuseté demère :

– Vous trouverez ma fille dans l’autresalon. Amusez-vous, messieurs, la maison vous appartient.

Et elle les quitta pour aller aux derniersvenus, en jetant à Saval ce coup d’œil souriant et fuyant qu’ontles femmes pour faire comprendre qu’on leur a plu.

Servigny saisit le bras de son ami.

– Je vais te piloter, dit-il. Ici, dansle salon où nous sommes, les femmes, c’est le temple de la chair,fraîche ou non. Objets d’occasion valant le neuf, et même mieux,cotés cher, à prendre à bail. À gauche, le jeu. C’est le temple del’Argent. Tu connais ça. Au fond, on danse, c’est le temple del’Innocence, le sanctuaire, le marché aux jeunes filles. C’est làqu’on expose, sous tous les rapports, les produits de ces dames. Onconsentirait même à des unions légitimes ! C’est l’avenir,l’espérance… de nos nuits. Et c’est aussi ce qu’il y a de pluscurieux dans ce musée des maladies morales, ces fillettes dontl’âme est disloquée comme les membres des petits clowns issus desaltimbanques. Allons les voir.

Il saluait à droite, à gauche, galant, uncompliment aux lèvres, couvrant d’un regard vif d’amateur chaquefemme décolletée qu’il connaissait.

Un orchestre, au fond du second salon, jouaitune valse ; et ils s’arrêtèrent sur la porte pour regarder.Une quinzaine de couples tournaient ; les hommes graves, lesdanseuses avec un sourire figé sur les lèvres. Elles montraientbeaucoup de peau, comme leurs mères ; et le corsage dequelques-unes n’étant soutenu que par un mince ruban quicontournait la naissance du bras, on croyait apercevoir, parmoments, une tache sombre sous les aisselles.

Soudain, du fond de l’appartement, une grandefille s’élança, traversant tout, heurtant les danseurs, et relevantde sa main gauche la queue démesurée de sa robe. Elle courait àpetits pas rapides comme courent les femmes dans les foules, etelle cria :

– Ah ! voilà Muscade. Bonjour,Muscade !

Elle avait sur les traits un épanouissement devie, une illumination de bonheur. Sa chair blanche, dorée, unechair de rousse, semblait rayonner. Et l’amas de ses cheveux,tordus sur sa tête, des cheveux cuits au feu, des cheveuxflambants, pesait sur son front, chargeait son cou flexible encoreun peu mince.

Elle paraissait faite pour se mouvoir comme samère était faite pour parler, tant ses gestes étaient naturels,nobles et simples. Il semblait qu’on éprouvait une joie morale etun bien-être physique à la voir marcher, remuer, pencher la tête,lever le bras.

Elle répétait :

– Ah ! Muscade, bonjour,Muscade.

Servigny lui secoua la main violemment, commeà un homme, et il lui présenta :

– Mam’zelle Yvette, mon ami le baronSaval.

Elle salua l’inconnu, puis ledévisagea :

– Bonjour, monsieur. Êtes-vous tous lesjours aussi grand que ça ?

Servigny répondit de ce ton gouailleur qu’ilavait avec elle, pour cacher ses méfiances et sesincertitudes :

– Non, mam’zelle. Il a pris ses plusfortes dimensions pour plaire à votre maman qui aime lesmasses.

Et la jeune fille prononça avec un sérieuxcomique :

– Très bien alors ! Mais quand vousviendrez pour moi, vous diminuerez un peu, s’il vous plaît ;je préfère les entre-deux. Tenez, Muscade est bien dans mesproportions.

Et elle tendit au dernier venu sa petite maingrande ouverte.

Puis, elle demanda :

– Est-ce que vous dansez, Muscade ?voyons, un tour de valse.

Sans répondre, d’un mouvement rapide, emporté,Servigny lui enlaça la taille, et ils disparurent aussitôt avec unefurie de tourbillon.

Ils allaient plus vite que tous, tournaient,tournaient, couraient en pivotant éperdument, liés à ne plus fairequ’un, et le corps droit, les jambes presque immobiles, comme siune mécanique invisible, cachée sous leurs pieds, les eût faitvoltiger ainsi.

Ils paraissaient infatigables. Les autresdanseurs s’arrêtaient peu à peu. Ils restèrent seuls, valsantindéfiniment. Ils avaient l’air de ne plus savoir où ils étaient,ni ce qu’ils faisaient, d’être partis bien loin du bal, dansl’extase. Et les musiciens de l’orchestre allaient toujours, lesregards fixés sur ce couple forcené ; et tout le monde lecontemplait, et quand il s’arrêta enfin, on applaudit.

Elle était un peu rouge, à présent, avec desyeux étranges, des yeux ardents et timides, moins hardis que tout àl’heure, des yeux troublés, si bleus avec une pupille si noirequ’ils ne semblaient point naturels.

Servigny paraissait gris. Il s’appuya contreune porte pour reprendre son aplomb.

Elle lui dit :

– Pas de tête, mon pauvre Muscade, jesuis plus solide que vous.

Il souriait d’un rire nerveux et il ladévorait du regard avec des convoitises bestiales dans l’œil etdans le pli des lèvres.

Elle demeurait devant lui, laissant en plein,sous la vue du jeune homme, sa gorge découverte que soulevait sonsouffle.

Elle reprit :

– Dans certains moments, vous avez l’aird’un chat qui va sauter sur les gens. Voyons, donnez-moi votrebras, et allons retrouver votre ami.

Sans dire un mot, il offrit son bras, et ilstraversèrent le grand salon.

Saval n’était plus seul. La marquise Obardil’avait rejoint. Elle lui parlait de choses mondaines, de chosesbanales avec cette voix ensorcelante qui grisait. Et, le regardantau fond de la pensée, elle semblait lui dire d’autres paroles quecelles prononcées par sa bouche. Quand elle aperçut Servigny, sonvisage aussitôt prit une expression souriante et, se tournant verslui :

– Vous savez, mon cher duc, que je viensde louer une villa à Bougival pour y passer deux mois. Je compteque vous viendrez m’y voir. Amenez votre ami. Tenez, je m’yinstalle lundi, voulez-vous venir dîner tous les deux samediprochain ? Je vous garderai toute la journée du lendemain.

Servigny tourna brusquement la tête versYvette. Elle souriait, tranquille, sereine, et elle dit avec uneassurance qui n’autorisait aucune hésitation :

– Mais certainement que Muscade viendradîner samedi. Ce n’est pas la peine de le lui demander. Nous feronsun tas de bêtises, à la campagne.

Il crut voir une promesse naître dans sonsourire et saisir une intention dans sa voix.

Alors la marquise releva ses grands yeux noirssur Saval :

– Et vous aussi, baron ?

Et son sourire à elle n’était point douteux.Il s’inclina :

– Je serai trop heureux, madame.

Yvette murmura, avec une malice naïve ouperfide :

– Nous allons scandaliser tout le monde,là-bas, n’est-ce pas, Muscade ? et faire rager monrégiment.

Et d’un coup d’œil elle désignait quelqueshommes qui les observaient de loin.

Servigny lui répondit :

– Tant que vous voudrez, mam’zelle.

En lui parlant, il ne prononçait jamaismademoiselle, par suite d’une camaraderie familière.

Et Saval demanda :

– Pourquoi donc mademoiselle Yvetteappelle-t-elle toujours mon ami Servigny« Muscade » ?

La jeune fille prit un air candide :

– C’est parce qu’il vous glisse toujoursdans la main, monsieur. On croit le tenir, on ne l’a jamais.

La marquise prononça d’un ton nonchalant,suivant visiblement une autre pensée et sans quitter les yeux deSaval :

– Ces enfants sont-ils drôles !

Yvette se fâcha :

– Je ne suis pas drôle ; je suisfranche ! Muscade me plaît, et il me lâche toujours, c’estembêtant, cela.

Servigny fit un grand salut.

– Je ne vous quitte plus, mam’zelle, nijour ni nuit.

Elle eut un geste de terreur :

– Ah ! mais non ! parexemple ! Dans le jour, je veux bien, mais la nuit, vous megêneriez.

Il demanda avec impertinence :

– Pourquoi ça ?

Elle répondit avec une audacetranquille :

– Parce que vous ne devez pas être aussibien en déshabillé.

La marquise, sans paraître émue,s’écria :

– Mais ils disent des énormités. On n’estpas innocent à ce point.

Et Servigny, d’un ton railleur,ajouta :

– C’est aussi mon avis, marquise.

Yvette fixa les yeux sur lui, et d’un tonhautain, blessé :

– Vous, vous venez de commettre unegrossièreté, ça vous arrive trop souvent depuis quelque temps.

Et s’étant retournée, elle appela :

– Chevalier, venez me défendre, onm’insulte.

Un homme maigre, brun, lent dans ses allures,s’approcha :

– Quel est le coupable ? dit-il avecun sourire contraint.

Elle désigna Servigny d’un coup detête :

– C’est lui ; mais je l’aime tout demême plus que vous tous, parce qu’il est moins ennuyeux.

Le chevalier Valreali s’inclina :

– On fait ce qu’on peut. Nous avonspeut-être moins de qualités, mais non moins de dévouement.

Un homme s’en venait, ventru, de haute taille,à favoris gris, parlant fort :

– Mademoiselle Yvette, je suis votreserviteur.

Elle s’écria :

– Ah ! monsieur de Belvigne.

Puis, se tournant vers Saval, elleprésenta :

– Mon prétendant en titre, grand, gros,riche et bête. C’est comme ça que je les aime. Un vraitambour-major… de table d’hôte. Tiens, mais vous êtes encore plusgrand que lui. Comment est-ce que je vous baptiserai ?…Bon ! je vous appellerai M. de Rhodes fils, à causedu colosse qui était certainement votre père. Mais vous devez avoirdes choses intéressantes à vous dire, vous deux, par-dessus la têtedes autres, bonsoir.

Et elle s’en alla vers l’orchestre, vivement,pour prier les musiciens de jouer un quadrille.

Mme Obardi semblait distraite.Elle dit à Servigny d’une voix lente, pour parler :

– Vous la taquinez toujours, vous luidonnerez mauvais caractère, et un tas de vilains défauts.

Il répliqua :

– Vous n’avez donc pas terminé sonéducation ?

Elle eut l’air de ne pas comprendre et ellecontinuait à sourire avec bienveillance.

Mais elle aperçut, venant vers elle, unmonsieur solennel et constellé de croix, et elle courut àlui :

– Ah ! prince, prince, quelbonheur !

Servigny reprit le bras de Saval, etl’entraînant :

– Voilà le dernier prétendant sérieux, leprince Kravalow. N’est-ce pas qu’elle est superbe ?

Et Saval répondit :

– Moi, je les trouve superbes toutes lesdeux. La mère me suffirait parfaitement.

Servigny le salua :

– À ta disposition, mon cher.

Les danseurs les bousculaient, se mettant enplace pour le quadrille, deux par deux et sur deux lignes, face àface.

– Maintenant, allons donc voir un peu lesGrecs, dit Servigny.

Et ils entrèrent dans le salon de jeu.

Autour de chaque table un cercle d’hommesdebout regardait. On parlait peu, et parfois un petit bruit d’orjeté sur le tapis ou ramassé brusquement, mêlait un léger murmuremétallique au murmure des joueurs, comme si la voix de l’argent eûtdit son mot au milieu des voix humaines.

Tous ces hommes étaient décorés d’ordresdivers, de rubans bizarres et ils avaient une même allure sévèreavec des visages différents. On les distinguait surtout à labarbe.

L’Américain roide avec son fer à cheval,l’Anglais hautain avec son éventail de poils ouvert sur lapoitrine, l’Espagnol avec sa toison noire lui montant jusqu’auxyeux, le Romain avec cette énorme moustache dont Victor-Emmanuel adoté l’Italie, l’Autrichien avec ses favoris et son menton rasé, ungénéral russe dont la lèvre semblait armée de deux lances de poilsroulés, et des Français à la moustache galante révélaient lafantaisie de tous les barbiers du monde.

– Tu ne joues pas ? demandaServigny.

– Non, et toi ?

– Jamais ici. Veux-tu partir, nousreviendrons un jour plus calme. Il y a trop de monde aujourd’hui,on ne peut rien faire.

– Allons !

Et ils disparurent sous une portière quiconduisait au vestibule.

Dès qu’ils furent dans la rue, Servignyprononça :

– Eh bien ! qu’en dis-tu ?

– C’est intéressant, en effet. Maisj’aime mieux le côté femmes que le côté hommes.

– Parbleu. Ces femmes-là sont ce qu’il ya de mieux pour nous dans la race. Ne trouves-tu pas qu’on sentl’amour chez elles, comme on sent les parfums chez un coiffeur. Envérité, ce sont les seules maisons où on s’amuse vraiment pour sonargent. Et quelles praticiennes, mon cher ! Quellesartistes ! As-tu quelquefois mangé des gâteaux deboulanger ? Ça a l’air bon, et ça ne vaut rien. L’homme quiles a pétris ne sait faire que du pain. Eh bien ! l’amourd’une femme du monde ordinaire me rappelle toujours ces friandisesde mitron, tandis que l’amour qu’on trouve chez les marquisesObardi, vois-tu, c’est du nanan. Oh ! elles savent faire lesgâteaux, ces pâtissières-là ! On paie cinq sous chez elles cequi coûte deux sous ailleurs, et voilà tout.

Saval demanda :

– Quel est le maître de céans, en cemoment ?

Servigny haussa les épaules avec un gested’ignorant.

– Je n’en sais rien. Le dernier connuétait un pair d’Angleterre, parti depuis trois mois. Aujourd’hui,elle doit vivre sur le commun, sur le jeu peut-être et sur lesjoueurs, car elle a des caprices. Mais, dis-moi, il est bienentendu que nous allons dîner samedi chez elle, à Bougival,n’est-ce pas ? À la campagne, on est plus libre et je finiraibien par savoir ce qu’Yvette a dans la tête !

Saval répondit :

– Moi, je ne demande pas mieux, je n’airien à faire ce jour-là.

En redescendant les Champs-Élysées sous lechamp de feu des étoiles, ils dérangèrent un couple étendu sur unbanc et Servigny murmura :

– Quelle bêtise et quelle choseconsidérable en même temps. Comme c’est banal, amusant, toujourspareil et toujours varié, l’amour ! Et le gueux qui paye vingtsous cette fille ne lui demande pas autre chose que ce que jepayerais dix mille francs à une Obardi quelconque, pas plus jeuneet pas moins bête que cette rouleuse, peut-être ? Quelleniaiserie !

Il ne dit rien pendant quelques minutes, puisil prononça de nouveau :

– C’est égal, ce serait une rude chanced’être le premier amant d’Yvette. Oh ! pour cela je donnerais…je donnerais…

Il ne trouva pas ce qu’il donnerait. Et Savallui dit bonsoir, comme ils arrivaient au coin de la rue Royale.

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