Z. Marcas

Z. Marcas

d’ Honoré de Balzac

A MONSEIGNEUR LE COMTE GUILLAUME DE WURTEMBERG,

Comme une marque de la respectueuse gratitude de l’auteur.

DE BALZAC.

Je n’ai jamais vu personne, en comprenant même les hommes remarquables de ce temps, dont l’aspect fût plus saisissant que celui de cet homme ; l’étude de sa physionomie inspirait d’abord un sentiment plein de mélancolie, et finissait par donner une sensation presque douloureuse. Il existait une certaine harmonie entre la personne et le nom. Ce Z qui précédait Marcas,qui se voyait sur l’adresse de ses lettres, et qu’il n’oubliait jamais dans sa signature, cette dernière lettre de l’alphabet offrait à l’esprit je ne sais quoi de fatal.

MARCAS ! Répétez-vous à vous-même ce nom composé de deux syllabes, n’y trouvez-vous pas une sinistre signifiance ? Ne vous semble-t-il pas que l’homme qui le porte doive être martyrisé ? Quoique étrange et sauvage, ce nom a pourtant le droit d’aller à la postérité ; il est bien composé, il se prononce facilement, il a cette brièveté voulue pour les noms célèbres. N’est-il pas aussi doux qu’il est bizarre ? mais aussi ne vous paraît-il pas inachevé ? Je ne voudrais pas prendre sur moi d’affirmer que les noms n’exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et d’inexplicables concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines, mais efficaces, s’y sont révélées. Notre globe est plein, tout s’y tient. Peut-être reviendra-t-on quelque jour auxSciences Occultes. Ne voyez-vous pas dans la construction du Z uneallure contrariée ? ne figure-t-elle pas le zigzag aléatoireet fantasque d’une vie tourmentée ? Quel vent a soufflé surcette lettre qui, dans chaque langue où elle est admise, commande àpeine à cinquante mots ? Marcas s’appelait Zéphirin. SaintZéphirin est très-vénéré en Bretagne. Marcas était Breton.

Examinez encore ce nom : Z. Marcas ! Toute la vie del’homme est dans l’assemblage fantastique de ces sept lettres.Sept ! le plus significatif des nombres cabalistiques. L’hommeest mort à trente-cinq ans, ainsi sa vie a été composée de septlustres. Marcas ! N’avez-vous pas l’idée de quelque chose deprécieux qui se brise par une chute, avec ou sans bruit ?

J’achevais mon droit en 1836, à Paris. Je demeurais alors rueCorneille, dans un hôtel entièrement destiné à loger des étudiants,un de ces hôtels où l’escalier tourne au fond, éclairé d’abord parla rue, puis par des jours de souffrance, enfin par un châssis. Ily avait quarante chambres meublées comme se meublent les chambresdestinées à des étudiants. Que faut-il à la jeunesse de plus que cequi s’y trouvait : un lit, quelques chaises, une commode, une glaceet une table ? Aussitôt que le ciel est bleu, l’étudiant ouvresa fenêtre. Mais dans cette rue il n’y a point de voisine àcourtiser. En face, l’Odéon, fermé depuis long-temps, oppose auregard ses murs qui commencent à noircir, les petites fenêtres deses loges et son vaste toit d’ardoises. Je n’étais pas assez richepour avoir une belle chambre, je ne pouvais même pas avoir unechambre. Juste et moi, nous en partagions une à deux lits, situéeau cinquième étage.

De ce côté de l’escalier, il n’y avait que notre chambre et uneautre petite occupée par Z. Marcas, notre voisin. Juste et moi,nous restâmes environ six mois dans une ignorance complète de cevoisinage. Une vieille femme qui gérait l’hôtel nous avait bien ditque la petite chambre était occupée, mais elle avait ajouté quenous ne serions point troublés, la personne étant excessivementtranquille. En effet, pendant six mois, nous ne rencontrâmes pointnotre voisin et nous n’entendîmes aucun bruit chez lui, malgré lepeu d’épaisseur de la cloison qui nous séparait, et qui était unede ces cloisons faites en lattes et enduites en plâtre, si communesdans les maisons de Paris.

Notre chambre, haute de sept pieds, était tendue d’un méchantpetit papier bleu semé de bouquets. Le carreau, mis en couleur,ignorait le lustre qu’y donnent les frotteurs. Nous n’avions devantnos lits qu’un maigre tapis en lisière. La cheminée débouchait troppromptement sur le toit, et fumait tant que nous fûmes forcés defaire mettre une gueule de loup à nos frais. Nos lits étaient descouchettes en bois peint, semblables à celles des colléges. Il n’yavait jamais sur la cheminée que deux chandeliers de cuivre, avecou sans chandelles, nos deux pipes, du tabac éparpillé ou ensac ; puis, les petits tas de cendre que déposaient lesvisiteurs ou que nous amassions nous-mêmes en fumant des cigares.Deux rideaux de calicot glissaient sur des tringles à la fenêtre,de chaque côté de laquelle pendaient deux petits corps debibliothèque en bois de merisier que connaissent tous ceux qui ontflâné dans le quartier latin, et où nous mettions le peu de livresnécessaires à nos études. L’encre était toujours dans l’encriercomme de la lave figée dans le cratère d’un volcan. Tout encrier nepeut-il pas, aujourd’hui, devenir un Vésuve ? Les plumestortillées servaient à nettoyer la cheminée de nos pipes.Contrairement aux lois du crédit, le papier était chez nous encoreplus rare que l’argent.

Comment espère-t-on faire rester les jeunes gens dans de pareilshôtels garnis ? Aussi les étudiants étudient-ils dans lescafés, au théâtre, dans les allées du Luxembourg, chez lesgrisettes, partout, même à l’Ecole de Droit, excepté dans leurhorrible chambre, horrible s’il s’agit d’étudier, charmante dèsqu’on y babille et qu’on y fume. Mettez une nappe sur cette table,voyez-y le dîner improvisé qu’envoie le meilleur restaurateur duquartier, quatre couverts et deux filles, faites lithographiercette vue d’intérieur une dévote ne peut s’empêcher d’ysourire.

Nous ne pensions qu’à nous amuser. La raison de nos désordresétait une raison prise dans ce que la politique actuelle a de plussérieux. Juste et moi, nous n’apercevions aucune place à prendredans les deux professions que nos parents nous forçaientd’embrasser. Il y a cent avocats, cent médecins pour un. La fouleobstrue ces deux voies, qui semblent mener à la fortune et qui sontdeux arènes : on s’y tue, on s’y combat, non point à l’arme blancheni à l’arme à feu, mais par l’intrigue et la calomnie, pard’horribles travaux, par des campagnes dans le domaine del’intelligence, aussi meurtrières que celles d’Italie l’ont étépour les soldats républicains. Aujourd’hui que tout est un combatd’intelligence, il faut savoir rester des quarante-huit heures desuite assis dans son fauteuil et devant une table, comme un généralrestait deux jours en selle sur son cheval. L’affluence despostulants a forcé la médecine à se diviser en catégories : il y ale médecin qui écrit, le médecin qui professe, le médecin politiqueet le médecin militant ; quatre manières différentes d’êtremédecin, quatre sections déjà pleines. Quant à la cinquièmedivision, celle des docteurs qui vendent des remèdes, il y aconcurrence, et l’on s’y bat à coups d’affiches infâmes sur lesmurs de Paris. Dans tous les tribunaux, il y a presque autantd’avocats que de causes. L’avocat s’est rejeté sur le journalisme,sur la politique, sur la littérature. Enfin l’Etat, assailli pourles moindres places de la magistrature, a fini par demander unecertaine fortune aux solliciteurs. La tête piriforme du fils d’unépicier riche sera préférée à la tête carrée d’un jeune homme detalent sans le sou. En s’évertuant, en déployant toute son énergie,un jeune homme qui part de zéro peut se trouver, au bout de dixans, au-dessous du point de départ. Aujourd’hui, le talent doitavoir le bonheur qui fait réussir l’incapacité ; bien plus,s’il manque aux basses conditions qui donnent le succès à larampante médiocrité, il n’arrivera jamais.

Si nous connaissions parfaitement notre époque, nous nousconnaissions aussi nous-mêmes, et nous préférions l’oisiveté despenseurs à une activité sans but, la nonchalance et le plaisir àdes travaux inutiles qui eussent lassé noire courage et usé le vifde notre intelligence. Nous avions analysé l’état social en riant,en fumant, en nous promenant. Pour se faire ainsi, nos réflexions,nos discours n’en étaient ni moins sages, ni moins profonds.

Tout en remarquant l’ilotisme auquel est condamnée la jeunesse,nous étions étonnés de la brutale indifférence du pouvoir pour toutce qui tient à l’intelligence, à la pensée, à la poésie. Quelsregards, Juste et moi, nous échangions souvent en lisant lesjournaux, en apprenant les événements de la politique, enparcourant les débats des Chambres, en discutant la conduite d’unecour dont la volontaire ignorance ne peut se comparer qu’à laplatitude des courtisans, à la médiocrité des hommes qui formentune haie autour du nouveau trône, tous sans esprit ni portée, sansgloire ni science,

sans influence ni grandeur. Quel éloge de la cour de Charles X,que la cour actuelle, si tant est que ce soit une cour !Quelle haine contre le pays dans la naturalisation de vulgairesétrangers sans talent, intronisés à la Chambre des Pairs !Quel déni de justice ! quelle insulte faite aux jeunesillustrations, aux ambitions nées sur le sol ! Nous regardionstoutes ces choses comme un spectacle, et nous en gémissions sansprendre un parti sur nous-mêmes.

Juste, que personne n’est venu chercher, et qui ne serait alléchercher personne, était, à vingt-cinq ans, un profond politique,un homme d’une aptitude merveilleuse à saisir les rapportslointains entre les faits présents et les faits à venir. Il m’a diten 1831 ce qui devait arriver et ce qui est arrivé : lesassassinats, les conspirations, le règne des juifs, la gêne desmouvements de la France, la disette d’intelligences dans la sphèresupérieure, et l’abondance de talents dans les bas-fonds où lesplus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. Quedevenir ? Sa famille le voulait médecin. Etre médecinn’était-ce pas attendre pendant vingt ans une clientèle ? Voussavez ce qu’il est devenu ? Non. Eh ! bien, il estmédecin ; mais il a quitté la France, il est en Asie. En cemoment, il succombe peut-être à la fatigue dans un désert, il meurtpeut-être sous les coups d’une horde barbare, nu peut-être est-ilpremier ministre de quelque prince indien. Ma vocation, à moi, estl’action. Sorti à vingt ans d’un collége, il m’était interdit dedevenir militaire autrement qu’eu me taisant simple soldat ;et fatigué de la triste perspective que présente l’état d’avocat,j’ai acquis les connaissances nécessaires à un marin. J’imiteJuste, je déserte la France, où l’on dépense à se faire faire placele temps et l’énergie nécessaires aux plus hautes créations.Imitez-moi, mes amis, je vais là où l’on dirige à son gré sadestinée.

Ces grandes résolutions ont été prises froidement dans cettepetite chambre de l’hôtel de la rue Corneille, tout en allant aubal Musard, courtisant de joyeuses filles, menant une vie folle,insouciante en apparence. Nos résolutions, nos réflexions ontlong-temps flotté. Marcas, notre voisin, fut en quelque sorte leguide qui nous mena sur le bord du précipice ou du torrent, et quinous le fit mesurer, qui nous montra par avance quelle serait notredestinée si nous nous y laissions choir. Ce fut lui qui nous mit engarde contre les attermoiements que l’on contracte avec la misèreet que sanctionne l’espérance, en acceptant des positions précairesd’où l’on lutte, en se laissant aller au mouvement de Paris, cettegrande courtisane qui vous prend et vous laisse, vous sourit etvous tourne le dos avec une égale facilité, qui use les plusgrandes volontés en des attentes captieuses, et où l’Infortune estentretenue par le Hasard.

Notre première rencontre avec Marcas nous causa comme unéblouissement. En revenant de nos Ecoles, avant l’heure du dîner,nous montions toujours chez nous et nous y restions un moment, ennous attendant l’un l’autre, pour savoir si rien n’était changé ànos plans pour la soirée. Un jour, à quatre heures, Juste vitMarcas dans l’escalier ; moi, je le trouvai dans la rue. Nousétions alors au mois de novembre et Marcas n’avait point demanteau ; il portait des souliers à grosses semelles, unpantalon à pieds en cuir de laine, une redingote bleue boutonnéejusqu’au cou, et à col carré, ce qui donnait d’autant plus un airmilitaire à son buste qu’il avait une cravate noire. Ce costume n’arien d’extraordinaire, mais il concordait bien l’allure de l’hommeet à sa physionomie. Ma première impression, à son aspect, ne futni la surprise, ni l’étonnement, ni la tristesse, ni l’intérêt, nila pitié, mais une curiosité qui tenait de tous ces sentiments. Ilallait lentement, d’un pas qui peignait une mélancolie profonde, latête inclinée avant et non baissée à la manière de ceux qui sesavent coupables. Sa tête, grosse et forte, qui paraissait contenirles trésors nécessaires à un ambitieux du premier ordre, étaitcomme chargée de pensées ; elle succombait sous le poids d’unedouleur morale, mais il n’y avait pas le moindre indice de remordsdans ses trait. Quant à sa figure, elle sera comprise par un mot.Selon un système assez populaire, chaque face humaine a de laressemblance avec un animal. L’animal de Marcas était le lion. Sescheveux ressemblaient à une crinière, son nez était court, écrasé,large et fendu au bout comme celui d’un lion, il avait le frontpartagé comme celui d’un lion par un sillon puissant, divisé endeux lobes vigoureux. Enfin, ses pommettes velues que la maigreurdes joues rendait d’autant plus saillantes, sa bouche énorme et sesjoues creuses étaient remuées par des plis d’un dessin fier, etétaient relevées par un coloris plein de tons jaunâtres. Ce visagepresque terrible semblait éclairé par deux lumières, deux yeuxnoirs, mais d’une douceur infinie, calmes, profonds, pleins depensées. S’il est permis de s’exprimer ainsi, ces yeux étaienthumiliés. Marcas avait peur de regarder, moins pour lui que pourceux sur lesquels il allait arrêter son regard fascinateur ;il possédait une puissance, et ne voulait pas l’exercer ; ilménageait les passants, il tremblait d’être remarqué. Ce n’étaitpas modestie, mais résignation, non pas la résignation chrétiennequi implique la charité, mais la résignation conseillée par laraison qui a démontré l’inutilité momentanée des talents,l’impossibilité de pénétrer et de vivre dans le milieu qui nous estpropre. Ce regard en certains moments pouvait lancer la foudre. Decette bouche devait partir une voix tonnante, elle ressemblaitbeaucoup à celle de Mirabeau.

– Je viens de voir dans la rue un fameux homme, dis-je à Justeen entrant.

– Ce doit être notre voisin, me répondit Juste, qui dépeigniteffectivement l’homme que j’avais rencontré. – Un homme qui vitcomme un cloporte devait être ainsi, dit-il en terminant.

– Quel abaissement et quelle grandeur !

– L’un est en raison de l’autre.

– Combien d’espérances ruinées ! combien de projetsavortés !

– Sept lieues de ruines ! des obélisques, des palais, destours : les ruines de Palmyre au désert, me dit Juste en riant.

Nous appelâmes notre voisin les ruines de Palmyre. Quand noussortîmes pour aller dîner dans le triste restaurant de la rue de laHarpe où nous étions abonnés, nous demandâmes le nom du numéro 37,et nous apprîmes alors ce nom prestigieux de Z. Marcas. Comme desenfants que nous étions, nous répétâmes plus de cent fois, et avecles réflexions les plus variées, bouffonnes ou mélancoliques, cenom dont la prononciation se prêtait à notre jeu. Juste arriva parmoments à jeter le Z comme une fusée à son départ, et, après avoirdéployé la première syllabe du nom brillamment, il peignait unechute par la brièveté sourde avec laquelle il prononçait ladernière.

– Ah ! çà, où, comment vit-il ?

De cette question à l’innocent espionnage que conseille lacuriosité, il n’y avait que l’intervalle voulu par l’exécution denotre projet. Au lieu de flâner, nous rentrâmes, munis chacun d’unroman. Et de lire en écoulant. Nous entendîmes dans le silenceabsolu de nos mansardes le bruit égal et doux produit par larespiration d’un homme endormi.

– Il dort, dis-je à Juste en remarquant ce fait le premier.

– A sept heures, me répondit le docteur.

Tel était le nom que je donnais à Juste, qui m’appelait le gardedes sceaux.

– Il faut être bien malheureux pour dormir autant que dort notrevoisin, dis-je en sautant sur notre commode avec un énorme couteaudans le manche duquel il y avait un tire-bouchon. Je lis en haut dela cloison un trou rond, de la grandeur d’une pièce de cinq sous.Je n’avais pas songé qu’il n’y avait pas de lumière, et quandj’appliquai l’oeil au trou, je ne vis que des ténèbres. Quand versune heure du matin, ayant achevé de lire nos romans, nous allionsnous déshabiller, nous entendîmes du bruit chez notre voisin : ilse leva, fit détoner une allumette phosphorique et alluma sachandelle. Je remontai sur la commode. Je vis alors Marcas assis àsa table et copiant des pièces de procédure ; sa chambre étaitmoitié moins grande que la nôtre, le lit occupait un enfoncement àcôté de la porte ; car l’espace pris par le corridor, quifinissait à son bouge, se trouvait en plus chez lui ; mais leterrain sur lequel la maison était bâtie devait être tronqué, lemur mitoyen se terminait en trapèze à sa mansarde. Il n’avait pasde cheminée, mais un petit poêle en faïence blanche ondée de tachesvertes, et dont le tuyau sortait sur le toit.

La fenêtre pratiquée dans le trapèze avait de méchants rideauxroux. Un fauteuil, une table et une misérable table de nuitcomposaient le mobilier. Il mettait son linge dans un placard. Lepapier tendu sur les murs était hideux. Evidemment on n’avaitjamais logé là qu’un domestique jusqu’à ce que Marcas y fûtvenu.

– Qu’as-tu, me demanda le docteur en me voyant descendre.

– Vois toi-même ! lui répondis-je.

Le lendemain matin, à neuf heures, Marcas était couché. Il avaitdéjeuné d’un cervelas : nous vîmes sur une assiette, parmi desmiettes de pain, les restes de cet aliment qui nous était bienconnu. Marcas dormait. Il ne s’éveilla que vers onze heures. Il seremit à la copie faite pendant la nuit, et qui était sur la table.En descendant, nous demandâmes quel était le prix de cette chambre,nous apprîmes qu’elle coûtait quinze francs par mois. En quelquesjours, nous connûmes parfaitement le genre d’existence de Z.Marcas. Il faisait des expéditions, à tant le rôle sans doute, pourle compte d’un entrepreneur d’écritures qui demeurait dans la courde la Sainte-Chapelle ; il travaillait pendant la moitié de lanuit ; après avoir dormi de six à dix heures, il recommençaiten se levant, écrivait jusqu’à trois heures ; il sortait alorspour porter ses copies avant le dîner et allait manger rueMichel-le-Comte, chez Mizerai, à raison de neuf sous par repas,puis il revenait se coucher à six heures. Il nous fut prouvé queMarcas ne prononçait pas quinze phrases dans un mois ; il neparlait à personne, il ne se disait pas un mot à lui-même dans sonhorrible mansarde.

– Décidément, les ruines de Palmyre sont terriblementsilencieuses, s’écria Juste.

Ce silence chez un homme dont les dehors étaient si imposantsavait quelque chose de profondément significatif. Quelquefois, ennous rencontrant avec lui, nous échangions des regards pleins depensée de part et d’autre, mais qui ne furent suivis d’aucunprotocole. Insensiblement, cet homme devint l’objet d’une intimeadmiration, sans que nous pussions nous en expliquer la cause.Etait-ce ces mœurs secrètement simples ? cette régularitémonastique, cette frugalité de solitaire, ce travail de niais quipermettait à la pensée de rester neutre ou de s’exercer, et quiaccusait l’attente de quelque événement heureux ou quelque partipris sur la vie ? Après nous être long-temps promenés dans lesruines de Palmyre, nous les parisiens qui, désormais, effaceral’ancien carnaval de Venise, et qui dans quelques années attireral’Europe à Paris, si de malencontreux préfets de police ne s’yopposent. On devrait tolérer le jeu pendant le carnaval ; maisles niais moralistes qui ont fait supprimer le jeu sont descalculateurs imbéciles qui ne rétabliront cette plaie nécessaireque quand il sera prouvé que la France laisse des millions enAllemagne.

Ce joyeux carnaval amena, comme chez tous les étudiants, unegrande misère. Nous nous étions défaits des objets de luxe ;nous avions vendu nos doubles habits, nos doubles bottes, nosdoubles gilets, tout ce que nous avions en double, excepté notreami. Nous mangions du pain et de la charcuterie, nous marchionsavec précaution, nous nous étions mis à travailler, nous devionsdeux mois à l’hôtel, et nous étions certains d’avoir chez leportier chacun une note composée de plus de soixante ouquatre-vingts lignes dont le total allait à quarante ou cinquantefrancs. Nous n’étions plus ni brusques ni joyeux en traversant lepalier carré qui se trouve au bas de l’escalier, nous lefranchissions souvent d’un bond en sautant de la dernière marchedans la rue. Le jour où le tabac manqua pour nos pipes, nous nousaperçûmes que nous mangions, depuis quelques jours, notre pain sansaucune espèce de beurre. La tristesse fut immense.

– Plus de tabac ! dit le docteur.

– Plus de manteau ! dit le garde des sceaux.

– Ah ! drôles, vous vous êtes vêtus en postillons deLonjumeau ! vous avez voulu vous mettre en débardeurs, souperle matin et déjeuner le soir chez Véry, quelquefois au Rocher deCancale ! au pain sec, messieurs ! Vous devriez, dis-jeen grossissant ma voix, vous coucher sous vos lits, vous êtesindignes de vous coucher dessus…

– Oui, mais, garde des sceaux, plus de tabac ! ditJuste.

– Il est temps d’écrire à nos tantes, à nos mères, à nos sœurs,que nous n’avons plus de linge, que les courses dans Parisuseraient du fil de fer tricoté. Nous résoudrons un beau problèmede chimie en changeant le linge en argent.

– Il nous faut vivre jusqu’à la réponse.

– Eh ! bien, je vais aller contracter un emprunt chez ceuxde mes amis qui n’auront pas épuisé leurs capitaux.

– Que trouveras-tu ?

– Tiens, dix francs ! répondis-je avec orgueil.

Marcas avait tout entendu ; il était midi, il frappa ànotre porte et nous dit : – Messieurs, voici du tabac, vous me lerendrez à la première occasion.

Nous restâmes frappés, non de l’offre, qui fut acceptée, mais dela richesse, de la profondeur et de la plénitude de cet organe, quine peut se comparer qu’à la quatrième corde du violon de Paganini.Marcas disparut sans attendre nos remercîments. Nous nousregardâmes, Juste et moi, dans le plus grand silence. Etre secouruspar quelqu’un évidemment plus pauvre que nous ! Juste se mit àécrire à toutes ses familles, et j’allai négocier l’emprunt. Jetrouvai vingt francs chez un compatriote. Dans ce malheureux bontemps, le jeu vivait encore, et dans ses veines, dures comme lesgangues du Brésil, les jeunes gens couraient, en risquant peu dechose, la chance de gagner quelques pièces d’or. Le compatrioteavait du tabac turc rapporté de Constantinople par un marin, ilm’en donna tout autant que nous en avions reçu de Z. Marcas. Jerapportai la riche cargaison au port, et nous allâmes rendretriomphalement au voisin une voluptueuse, une blonde perruque detabac turc à la place de son tabac de caporal.

– Vous n’avez voulu me rien devoir, dit-il ; vous me rendezde l’or pour du cuivre, vous êtes des enfants… de bons enfants…

Ces trois phrases, dites sur des tons différents, furentdiversement accentuées. Les mots n’étaient rien, mais l’accent…ah ! l’accent nous faisait amis de dix ans. Marcas avait cachéses copies en nous entendant venir, nous comprîmes qu’il eût étéindiscret de lui parler de ses moyens d’existence, et nous fûmeshonteux alors de l’avoir espionné. Son armoire était ouverte, iln’y avait que deux chemises, une cravate blanche et un rasoir. Lerasoir me fit frémir. Un miroir qui pouvait valoir cent sous étaitaccroché auprès de la croisée. Les gestes simples et rares de cethomme avaient une sorte de grandeur sauvage. Nous nous regardâmes,le docteur et moi, comme pour savoir ce que nous devions répondre.Juste, me voyant interdit, demanda plaisamment à Marcas : -Monsieur cultive la littérature ?

– Je m’en suis bien gardé ! répondit Marcas, je ne seraispas si riche.

– Je croyais, lui dis-je, que la poésie pouvait seule, par letemps qui court, loger un homme aussi mal que nous.

Ma réflexion fit sourire Marcas, et ce sourire donna de la grâceà sa face jaune.

– L’ambition n’est pas moins sévère pour ceux qui ne réussissentpas, dit-il. Aussi, vous qui commencez la vie, allez dans lessentiers battus ! ne pensez pas à devenir supérieurs, vousseriez perdus !

– Vous nous conseillez de rester ce que nous sommes ? diten souriant le docteur.

La jeunesse a dans sa plaisanterie une grâce si communicative etsi enfantine, que la phrase de Juste fit encore sourire Marcas.

– Quels événements ont pu vous donner cette horriblephilosophie ? lui dis-je.

– J’ai encore une fois oublié que le hasard est le résultatd’une immense équation dont nous ne connaissons pas toutes lesracines. Quand on part du zéro pour arriver à l’unité, les chancessont incalculables. Pour les ambitieux, Paris est une immenseroulette, et tous les jeunes gens croient avoir une victorieusemartingale.

Il nous présenta le tabac que je lui avais donné pour nousinviter à fumer avec lui, le docteur alla prendre nos pipes, Marcaschargea la sienne, puis il vint s’asseoir chez nous en y apportantle tabac ; il n’avait chez lui qu’une chaise et son fauteuil.Léger comme un écureuil, Juste descendit et reparut avec un garçonapportant trois bouteilles de vin de Bordeaux, du fromage de Brieet du pain.

– Bon, dis-je en moi-même et sans me tromper d’un sou, quinzefrancs !

En effet, Juste posa gravement cent sous sur la cheminée.

Il est des différences incommensurables entre l’homme social etl’homme qui vit au plus près de la Nature. Une fois pris, ToussaintLouverture est mort sans proférer une parole. Napoléon, une foissur son rocher, a babillé comme une pie ; il a voulus’expliquer. Z. Marcas commit, mais à notre profit seulement, lamême faute. Le silence et toute sa majesté ne se trouvent que chezle Sauvage. Il n’est pas de criminel qui, pouvant laisser tomberses secrets avec sa tête dans le panier rouge, n’éprouve le besoinpurement social de les dire à quelqu’un. Je me trompe. Nous avonsvu l’un des Iroquois du faubourg Saint-Marceau mettant la natureparisienne à la hauteur de la nature sauvage : un homme ; unrépublicain, un conspirateur, un Français, un vieillard a surpassétout ce que nous connaissions de la fermeté nègre, et tout ce queCooper a prêté aux Peaux rouges de dédain et de calme au milieu deleurs défaites. Morey, ce Guatimozin de la Montagne, a gardé uneattitude inouïe dans les annales de la justice européenne. Voici ceque nous dit Marcas pendant cette matinée, en entremêlant son récitde tartines graissées de fromage et humectées de verres de vin.Tout le tabac y passa. Parfois les fiacres qui traversaient laplace de l’Odéon, les omnibus qui la labouraient, jetèrent leurssourds roulements, comme pour attester que Paris étaittoujours-là.

Sa famille était de Vitré, son père et sa mère vivaient surquinze cents francs de rente. Il avait fait gratuitement ses étudesdans un séminaire, et s’était refusé à devenir prêtre : il avaitsenti en lui-même le foyer d’une excessive ambition, et il étaitvenu, à pied, à Paris, à l’âge de vingt ans, riche de deux centsfrancs. Il avait fait son Droit, tout en travaillant chez un avouéoù il était devenu premier clerc. Il était docteur en Droit, ilpossédait l’ancienne et la nouvelle législation, il pouvait enremontrer aux plus célèbres avocats. Il savait le Droit des gens etconnaissait tous les traités européens, les coutumesinternationales. Il avait étudié les hommes et les choses dans cinqcapitales : Londres, Berlin, Vienne, Pétersbourg et Constantinople.Nul mieux que lui ne connaissait les précédents de la Chambre. Ilavait fait pendant cinq ans les Chambres pour une feuillequotidienne. Il improvisait, il parlait admirablement et pouvaitparler long-temps de cette voix gracieuse, profonde qui nous avaitfrappés dans l’âme. Il nous prouva par le récit de sa vie qu’ilétait grand orateur, orateur concis, grave et néanmoins d’uneéloquence pénétrante : il tenait de Berryer pour la chaleur, pourles mouvements sympathiques aux masses ; il tenait de monsieurThiers pour la finesse, pour l’habileté ; mais il eût étémoins diffus, moins embarrassé de conclure : il comptait passerbrusquement au pouvoir sans s’être engagé par des doctrines d’abordnécessaires à un homme d’opposition, et qui plus tard gênentl’homme d’Etat.

Marcas avait appris tout ce qu’un véritable homme d’Etat doitsavoir ; aussi son étonnement fut-il excessif quand il eutoccasion de vérifier la profonde ignorance des gens parvenus enFrance aux affaires publiques. Si chez lui la vocation lui avaitconseillé l’étude, la nature s’était montrée prodigue, elle luiavait accordé tout ce qui ne peut s’acquérir : une pénétrationvive, l’empire sur soi-même, la dextérité de l’esprit, la rapiditédu jugement, la décision, et, ce qui est le génie de ces hommes, lafertilité des moyens.

Quand il se crut suffisamment armé, Marcas trouva la France enproie aux divisions intestines nées du triomphe de la branched’Orléans sur la branche aînée. Evidemment le terrain des luttespolitiques est changé. La guerre civile ne peut plus durerlong-temps, elle ne se fera plus dans les provinces. En France, iln’y aura plus qu’un combat de courte durée, au siége même dugouvernement, et qui terminera la guerre morale que desintelligences d’élite auront faite auparavant. Cet état de chosesdurera tant que la France aura son singulier gouvernement, qui n’ad’analogie avec celui d’aucun pays, car il n’y a pas plus de paritéentre le gouvernement anglais et le nôtre qu’entre les deuxterritoires. La place de Marcas était donc dans la pressepolitique. Pauvre et ne pouvant se faire élire, il devait semanifester subitement. Il se résolut au sacrifice le plus coûteuxpour un homme supérieur, à se subordonner à quelque député riche etambitieux pour lequel il travailla. Nouveau Bonaparte, il cherchason Barras ; Colbert espérait trouver Mazarin. Il rendit desservices immenses ; il les rendit, là-dessus il ne se drapaitpoint, il ne se faisait pas grand, il ne criait point àl’ingratitude, il les rendit dans l’espoir que cet homme lemettrait en position d’être élu député : Marcas ne souhaitait pasautre chose que le prêt nécessaire à l’acquisition d’une maison àParis, afin de satisfaire aux exigences de la loi. Richard III nevoulait que son cheval.

En trois ans, Marcas créa une des cinquante prétendues capacitéspolitiques qui sont les raquettes avec lesquelles deux mainssournoises se renvoient les portefeuilles, absolument comme undirecteur de marionnettes heurte l’un contre l’autre le commissaireet Polichinelle dans son théâtre en plein vent, en espéranttoujours faire sa recette. Cet homme n’existe que par Marcas ;mais il a précisément assez d’esprit pour apprécier la valeur deson teinturier, pour savoir que Marcas, une fois arrivé, resteraitcomme un homme nécessaire, tandis que lui serait déporté dans lescolonies du Luxembourg. Il résolut donc de mettre des obstaclesinvincibles à l’avancement de son directeur, et cacha cette penséesous les formules d’un dévouement absolu. Comme tous les hommespetits, il sut dissimuler à merveille ; puis il gagna du champdans la carrière de l’ingratitude, car il devait tuer Marcas pourn’être pas tué par lui. Ces deux hommes, si unis en apparence, sehaïrent dès que l’un eut une fois trompé l’autre. L’homme d’Etatfit partie d’un ministère, Marcas demeura dans l’Opposition pourempêcher qu’on n’attaquât son ministre, à qui, par un tour deforce, il fit obtenir les éloges de l’Opposition. Pour se dispenserde récompenser son lieutenant, l’homme d’Etat objectal’impossibilité de placer brusquement et sans d’habiles ménagementsun homme de l’Opposition. Marcas avait compté sur une place pourobtenir par un mariage l’éligibilité tant désirée. Il avaittrente-deux ans, il prévoyait la dissolution de la Chambre. Aprèsavoir pris le ministre en flagrant délit de mauvaise foi, il lerenversa, ou du moins contribua beaucoup à sa chute, et le rouladans la fange.

Tout ministre tombé doit pour revenir au pouvoir se montrerredoutable ; cet homme, que la faconde royale avait enivré,qui s’était cru ministre pour long-temps, reconnut ses torts ;en les avouant, il rendit un léger service d’argent à Marcas, quis’était endetté pendant cette lutte. Il soutint le journal auqueltravaillait Marcas, et lui en fit donner la direction. Tout enméprisant cet homme, Marcas, qui recevait en quelque sorte desarrhes, consentit à paraître faire cause commune avec le ministretombé. Sans démasquer encore toutes les batteries de sasupériorité, Marcas s’avança plus que la première fois, il montrala moitié de son savoir-faire ; le ministère ne dura que centquatre-vingts jours, il fut dévoré. Marcas, mis en rapport avecquelques députés, les avait maniés comme pâte, en laissant cheztous une haute idée de ses talents. Son mannequin fit de nouveaupartie d’un ministère, et le journal devint ministériel. Leministre réunit ce journal à un autre uniquement pour annulerMarcas, qui, dans cette fusion, dut céder la place à un concurrentriche et insolent, dont le nom était connu et qui avait déjà lepied à l’étrier. Marcas retomba dans la plus profonde misère, sonallier protégé savait bien en quel abîme il le plongeait. Oùaller ? Les journaux ministériels, avertis sous main, nevoulaient pas de lui. Les journaux de l’Opposition répugnaient àl’admettre dans leurs comptoirs. Marcas ne pouvait passer ni chezles républicains ni chez les légitimistes, deux partis dont letriomphe est le renversement de la chose actuelle.

– Les ambitieux aiment l’actualité, nous dit-il en souriant.

Il vécut de quelques articles relatifs à des entreprisescommerciales. Il travailla dans une des encyclopédies que laspéculation et non la science a tenté de produire. Enfin, l’onfonda un journal qui ne devait vivre que deux ans, mais quirechercha la rédaction de Marcas ; dès lors, il renouaconnaissance avec les ennemis du ministre, il put entrer dans lapartie qui voulait la chute du ministère ; et une fois que sonpic put jouer, l’administration fut renversée.

Le journal de Marcas était mort depuis six mois, il n’avait putrouver de place nulle part, on le faisait passer pour un hommedangereux, la calomnie mordait sur lui : il venait de tuer uneimmense opération financière et industrielle par quelques articleset par un pamphlet. On le savait l’organe d’un banquier qui,disait-on, l’avait richement payé, et de qui sans doute ilattendait quelques complaisances en retour de son dévouement.Dégoûté des hommes et des choses, lassé par une lutte de cinqannées, Marcas, regardé plutôt comme un condottiere que comme ungrand capitaine, accablé par la nécessité de gagner du pain, ce quil’empêchait de gagner du terrain, désolé de l’influence des écussur la pensée, en proie à la plus profonde misère, s’était retirédans sa mansarde, en gagnant trente sous par jour, la sommestrictement nécessaire à ses besoins. La méditation avait étenducomme des déserts autour de lui. Il lisait les journaux pour êtreau courant des événements. Pozzo di Borgo fut ainsi pendant quelquetemps. Sans doute Marcas méditait le plan d’une attaque sérieuse,il s’habituait peut-être à la dissimulation et se punissait de sesfautes par un silence pythagorique. Il ne nous donna pas lesraisons de sa conduite.

Il est impossible de vous raconter les scènes de haute comédiequi sont cachées sous cette synthèse algébrique de sa vie : lesfactions inutiles faites au pied de la fortune qui s’envolait, leslongues chasses à travers les broussailles parisiennes, les coursesdu solliciteur haletant, les tentatives essayées sur des imbéciles,les projets élevés qui avortaient par l’influence d’une femmeinepte, les conférences avec des boutiquiers qui voulaient queleurs fonds leur rapportassent et des loges, et la pairie, et degros intérêts ; les espoirs arrivés au faîte, et qui tombaientà fond sur des brisants ; les merveilles opérées dans lerapprochement d’intérêts contraires et qui se séparent après avoirbien marché pendant une semaine ; les déplaisirs mille foisrépétés de voir un sot décoré de la Légion-d’Honneur, et ignorantcomme un commis, préféré à l’homme de talent ; puis ce queMarcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur unhomme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout vas’arranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un momentcomprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle s’est mêmegonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusqu’àce que vous ayez reconnu que vous n’avez pas affaire à un homme,mais à du mastic qui se sèche au soleil.

Ces mille déconvenues, ces immenses pertes de force humaineversée sur des points stériles, la difficulté d’opérer le bien,l’incroyable facilité de faire le mal ; deux grandes partiesjouées, deux fois gagnées, deux fois perdues ; la haine d’unhomme d’Etat, tête de bois à masque peint, à fausse chevelure, maisen qui l’on croyait : toutes ces grandes et ces petites chosesavaient non pas découragé, mais abattu momentanément Marcas. Dansles jours où l’argent était entré chez lui, ses mains ne l’avaientpas retenu, il s’était donné le céleste plaisir de tout envoyer àsa famille, à ses sœurs, à ses frères, à son vieux père. Lui,semblable à Napoléon tombé, n’avait besoin que de trente sous parjour, et tout homme d’énergie peut toujours gagner trente sous danssa journée à Paris.

Quand Marcas nous eut achevé le récit de sa vie, et qui futentremêlé de réflexions, coupé de maximes et d’observations quidénotaient le grand politique, il suffit de quelquesinterrogations, de quelques réponses mutuelles sur la marche deschoses en France et en Europe, pour qu’il nous fût démontré queMarcas était un véritable homme d’Etat, car les hommes peuvent êtrepromptement et facilement jugés dès qu’ils consentent à venir surle terrain des difficultés : il y a pour les hommes supérieurs desShibolet, et nous étions de la tribu des lévites modernes, sansêtre encore dans le Temple. Comme je vous l’ai dit, notre viefrivole couvrait les desseins que Juste a exécutés pour sa part etceux que je vais mettre à fin.

Après nos propos échangés, nous sortîmes tous les trois et nousallâmes, en attendant l’heure du dîner, nous promener, malgré lefroid, dans le jardin du Luxembourg. Pendant cette promenade,l’entretien, toujours grave, embrassa les points douloureux de lasituation politique. Chacun de nous y apporta sa phrase, sonobservation ou son mot, sa plaisanterie ou sa maxime. Il n’étaitplus exclusivement question de la vie à proportions colossales quevenait de nous peindre Marcas, le soldat des luttes politiques. Cefut, non plus l’horrible monologue du navigateur échoué dans lamansarde de l’hôtel Corneille, mais un dialogue où deux jeunes gensinstruits, ayant jugé leur époque, cherchaient sous la conduited’un homme de talent à éclairer leur propre avenir.

– Pourquoi, lui demanda Juste, n’avez-vous pas attendupatiemment une occasion, n’avez-vous pas imité le seul homme quiait su se produire depuis la révolution de Juillet en se tenanttoujours au-dessus du flot ?

– Ne vous ai-je pas dit que nous ne connaissons pas toutes lesracines du hasard ? Carrel était dans une position identique àcelle de cet orateur. Ce sombre jeune homme, cet esprit amerportait tout un gouvernement dans sa tête ; celui dont vous meparlez n’a que l’idée de monter en croupe derrière chaqueévénement ; des deux, Carrel était l’homme fort ;eh ! bien, l’un devient ministre, Carrel reste journaliste :l’homme incomplet mais subtil existe, Carrel meurt. Je vous feraiobserver que cet homme a mis quinze ans à faire son chemin et n’afait encore que du chemin ; il peut être pris et broyé entredeux charrettes sur la grande route. Il n’a pas de maison, il n’apas comme Metternich le palais de la faveur, ou comme Villèle letoit protecteur d’une majorité compacte. Je ne crois pas que dansdix ans la forme actuelle subsiste. Ainsi en me supposant un sitriste bonheur, je ne suis plus à temps, car pour ne pas êtrebalayé dans le mouvement que je prévois, je devrais avoir déjà prisune position supérieure.

– Quel mouvement ? dit Juste.

– Août 1830, répondit Marcas d’un ton solennel en étendant lamain vers Paris, Août fait par la jeunesse qui a lié la javelle,fait par l’intelligence qui avait mûri la moisson, a oublié la partde la jeunesse et de l’intelligence. La jeunesse éclatera comme lachaudière d’une machine à vapeur. La jeunesse n’a pas d’issue enFrance, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues,d’ambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les famillesne savent que faire de leurs enfants ; quel sera le bruit quiébranlera ces masses, je ne sais ; mais elles se précipiterontdans l’état de choses actuel et le bouleverseront. Il est des loisde fluctuation qui régissent les générations, et que l’empireromain avait méconnues quand les barbares arrivèrent. Aujourd’hui,les barbares sont des intelligences. Les lois du trop pleinagissent en ce moment lentement, sourdement au milieu de nous. Legouvernement est le grand coupable, il méconnaît les deuxpuissances auxquelles il doit tout, il s’est laissé lier les mainspar les absurdités du contrat, il est tout préparé comme unevictime. Louis XIV, Napoléon, l’Angleterre étaient et sont avidesde jeunesse intelligente. En France, la jeunesse est condamnée parla légalité nouvelle, par les conditions mauvaises du principeélectif, par les vices de la constitution ministérielle. Enexaminant la composition de la chambre élective, vous n’y trouvezpoint de député de trente ans : la jeunesse de Richelieu et cellede Mazarin, la jeunesse de Turenne et celle de Colbert, la jeunessede Pitt et celle de Saint-Just, celle de Napoléon et celle duprince de Metternich n’y trouveraient point de place. Burke,Shéridan, Fox ne pourraient s’y asseoir. On aurait pu mettre lamajorité politique à vingt et un ans et dégrever l’éligibilité detoute espèce de condition, les départements n’auraient élu que lesdéputés actuels, des gens sans aucun talent politique, incapablesde parler sans estropier la grammaire, et parmi lesquels, en dixans, il s’est à peine rencontré un homme d’Etat. On devine lesmotifs d’une circonstance à venir, mais on ne peut pas prévoir lacirconstance elle-même. En ce moment, on pousse la jeunesse entièreà se faire républicaine, parce qu’elle voudra voir dans larépublique son émancipation. Elle se souviendra des jeunesreprésentants du peuple et des jeunes généraux ! L’imprudencedu gouvernement n’est comparable qu’à son avarice.

Cette journée eut du retentissement dans notre existence ;Marcas nous affermit dans nos résolutions de quitter la France, oùles supériorités jeunes, pleines d’activité, se trouvent écraséessous le poids des médiocrités parvenues, envieuses et insatiables.Nous dînâmes ensemble rue de la Harpe. De nous à lui, désormais, ily eut la plus respectueuse affection ; de lui sur nous, laprotection la plus active dans la sphère des idées. Cet hommesavait tout, il avait tout approfondi. Il étudia pour nous le globepolitique et chercha le pays où les chances étaient à la fois lesplus nombreuses et les plus favorables à la réussite de nos plans.Il nous marquait les points vers lesquels devaient tendre nosétudes ; il nous fit hâter, en nous expliquant la valeur dutemps, en nous faisant comprendre que l’émigration aurait lieu, queson effet serait d’enlever à la France la crème de son énergie, deses jeunes esprits, que ces intelligences nécessairement habileschoisiraient les meilleures places, et qu’il s’agissait d’y arriverles premiers. Nous veillâmes dès lors assez souvent à la lueurd’une lampe. Ce généreux maître nous écrivit quelques mémoires,deux pour Juste et trois pour moi, qui sont d’admirablesinstructions, de ces renseignements que l’expérience peut seuledonner, de ces jalons que le génie seul sait planter. Il y a dansces pages parfumées de tabac, pleines de caractères d’unecacographie presque hiéroglyphique, des indications de fortune, desprédictions à coup sûr. Il s’y trouve des présomptions sur certainspoints de l’Amérique et de l’Asie, qui, depuis et avant que Justeet moi n’ayons pu partir, se sont réalisées.

Marcas était, comme nous d’ailleurs, arrivé à la plus complètemisère ; il gagnait bien sa vie journalière, mais il n’avaitni linge, ni habits, ni chaussure. Il ne se faisait pas meilleurqu’il n’était ; il avait rêvé le luxe en rêvant l’exercice dupouvoir. Aussi ne se reconnaissait-il pas pour le Marcas vrai. Saforme, il l’abandonnait au caprice de la vie réelle. Il vivait parle souffle de son ambition, il rêvait la vengeance et segourmandait lui-même de s’adonner a un sentiment si creux. Levéritable homme d’Etat doit être surtout indifférent aux passionsvulgaires ; il doit, comme le savant, ne se passionner quepour les choses de sa science. Ce fut dans ces jours de misère queMarcas nous parut grand et même terrible ; il y avait quelquechose d’effrayant dans son regard qui contemplait un monde de plusque celui qui frappe les yeux des hommes ordinaires. Il était pournous un sujet d’étude et d’étonnement, car la jeunesse (qui de nousne l’a pas éprouvé ?), la jeunesse ressent un vif besoind’admiration ; elle aime à s’attacher, elle est naturellementportée à se subordonner aux hommes qu’elle croit supérieurs, commeelle se dévoue aux grandes choses. Notre étonnement était surtoutexcité par son indifférence en fait de sentiment : la femme n’avaitjamais troublé sa vie. Quand nous parlâmes de cet éternel sujet deconversation entre Français, il nous dit simplement : – Les robescoûtent trop cher ! Il vit le regard que Juste et moi nousavions échangé, et il reprit alors : – Oui, trop cher. La femmequ’on achète, et c’est la moins coûteuse, veut beaucoup d’argent :celle qui se donne prend tout notre temps ! La femme éteinttoute activité, toute ambition ; Napoléon l’avait réduite à cequ’elle doit être. Sous ce rapport, il a été grand, il n’a pasdonné dans les ruineuses fantaisies de Louis XIV et de LouisXV ; mais il a néanmoins aimé secrètement.

Nous découvrîmes que semblable à Pitt, qui s’était donnél’Angleterre pour femme, Marcas portait la France dans soncœur ; il en était idolâtre ; il n’y avait pas une seulede ses pensées qui ne fût pour le pays. Sa rage de tenir dans sesmains le remède au mal dont la vivacité l’attristait, et de nepouvoir l’appliquer, le rongeait incessamment ; mais cetterage était encore augmentée par l’état d’infériorité de la Francevis-à-vis de la Russie et de l’Angleterre. La France au troisièmerang ! Ce cri revenait toujours dans ses conversations. Lamaladie intestine du pays avait passé dans ses entrailles. Ilqualifiait de taquineries de portier les luttes de la Cour avec laChambre, et que révélaient tant de changements, tant d’agitationsincessantes, qui nuisent à la prospérité du pays.

– On nous donne la paix en escomptant l’avenir, disait-il.

Un soir, Juste et moi, nous étions occupés et plongés dans leplus profond silence. Marcas s’était relevé pour travailler à sescopies, car il avait refusé nos services malgré nos plus vivesinstances. Nous nous étions offerts à copier chacun à tour de rôlesa tâche, afin qu’il n’eût à faire que le tiers de son insipidetravail ; il s’était fâché, nous n’avions plus insisté. Nousentendîmes un bruit de bottes fines dans notre corridor, et nousdressâmes la tête en nous regardant. On frappe à la porte deMarcas, qui laissait toujours la clef à la serrure. Nous entendonsdire à notre grand homme : Entrez ! puis : – Vous ici,monsieur ?

– Moi-même, répondit l’ancien ministre, le Dioclétien du martyrinconnu.

Notre voisin et lui se parlèrent pendant quelque temps à voixbasse. Tout à coup Marcas, dont la voix s’était fait entendrerarement, comme il arrive dans une conférence où le demandeurcommence par exposer les faits, éclata soudain à une propositionqui nous fut inconnue.

– Vous vous moqueriez de moi, dit-il, si je vous croyais. Lesjésuites ont passé, mais le jésuitisme est éternel. Vous n’avez debonne foi ni dans votre machiavélisme ni dans votre générosité.Vous savez compter, vous ; mais on ne sait sur quoi compteravec vous. Votre cour est composée de chouettes qui ont peur de lalumière, de vieillards qui tremblent devant la jeunesse ou qui nes’en inquiètent pas. Le gouvernement se modèle sur la cour. Vousêtes allé chercher les restes de l’empire, comme la restaurationavait enrôlé les voltigeurs de Louis XIV. On a pris jusqu’à présentles reculades de la peur et de la lâcheté pour les manœuvres del’habileté ; mais les dangers viendront, et la jeunessesurgira comme en 1790. Elle a fait les belles choses de cetemps-là. En ce moment, vous changez de ministres comme un maladechange de place dans son lit. Ces oscillations révèlent ladécrépitude de votre gouvernement. Vous avez un système defilouterie politique qui sera retourné contre vous, car la Francese lassera de ces escobarderies. Elle ne vous dira pas qu’elle estlasse, jamais on ne sait comment on périt, le pourquoi est la tâchede l’historien ; mais vous périrez certes pour ne pas avoirdemandé à la jeunesse de la France ses forces et son énergie, sesdévouements et son ardeur ; pour avoir pris en haine les genscapables, pour ne pas les avoir triés avec amour dans cette bellegénération, pour avoir choisi en toute chose la médiocrité. Vousvenez me demander mon appui ; mais vous appartenez à cettemasse décrépite que l’intérêt rend hideuse, qui tremble, qui serecroqueville et qui veut rapetisser la France parce qu’elle serapetisse. Ma forte nature, mes idées seraient pour vousl’équivalent d’un poison ; vous m’avez joué deux fois, deuxfois je vous ai renversé, vous le savez. Nous unir pour latroisième fois, ce doit être quelque chose de sérieux. Je metuerais si je me laissais duper, car je désespérerais de moi-même :le coupable ne serait pas vous, mais moi.

Nous entendîmes alors les paroles les plus humbles, l’adjurationla plus chaude de ne pas priver le pays de talents supérieurs. Onparla de patrie, Marcas fit un ouh ! ouh ! significatif,il se moquait de son prétendu patron. L’homme d’Etat devint plusexplicite ; il reconnut la supériorité de son ancienconseiller, il s’engageait à le mettre en mesure de demeurer dansl’administration, de devenir député ; puis il lui proposa uneplace éminente, en lui disant que désormais, lui, le ministre, sesubordonnerait à celui dont il ne pouvait plus qu’être lelieutenant. Il était dans la nouvelle combinaison ministérielle, etne voulait pas revenir au pouvoir sans que Marcas eût une placeconvenable à son mérite ; il avait parlé de cette condition,Marcas avait été compris comme une nécessité.

Marcas refusa.

– Je n’ai jamais été mis à même de tenir mes engagements, voiciune occasion d’être fidèle à mes promesses, et vous la manquez.

Marcas ne répondit pas à cette dernière phrase. Les bottesfirent leur bruit dans le corridor, et le bruit se dirigea versl’escalier.

– Marcas ! Marcas ! criâmes-nous tous deux en nousprécipitant dans sa chambre, pourquoi refuser ? Il était debonne foi. Ses conditions sont honorables. D’ailleurs, vous verrezles ministres.

En un clin d’oeil nous dîmes cent raisons à Marcas : l’accent dufutur ministre était vrai ; sans le voir nous avions jugéqu’il ne mentait pas.

– Je suis sans habit, nous répondit Marcas.

– Comptez sur nous, lui dit Juste en me regardant.

Marcas eut le courage de se fier à nous, un éclair jaillit deses yeux, il passa la main dans ses cheveux, se découvrit le frontpar un de ces gestes qui révèlent une croyance au bonheur, et quandil eut, pour ainsi dire, dévoilé sa face, nous aperçûmes un hommequi nous était parfaitement inconnu : Marcas sublime, Marcas aupouvoir, l’esprit dans son élément, l’oiseau rendu à l’air, lepoisson revenu dans l’eau, le cheval galopant dans son steppe. Cefut passager ; le front se rembrunit, il eut comme une visionde sa destinée. Le Doute boiteux suivit de près l’Espérance auxblanches ailes. Nous le laissâmes.

– Ah ! çà, dis-je au docteur, nous avons promis, maiscomment faire ?

– Pensons, en nous endormant, me répondit Juste, et demain matinnous nous communiquerons nos idées.

Le lendemain matin nous allâmes faire un tour au Luxembourg.

Nous avions eu le temps de songer à l’événement de la veille etnous étions aussi surpris l’un que l’autre du peu d’entregent deMarcas dans les petites misères de la vie, lui que rienn’embarrassait dans la solution des problèmes les plus élevés de lapolitique rationnelle ou de la politique matérielle. Mais cesnatures élevées sont toutes susceptibles de se heurter à des grainsde sable, de rater les plus belles entreprises, faute de millefrancs. C’est l’histoire de Napoléon qui, manquant de bottes, n’estpas parti pour les Indes.

– Qu’as-tu trouvé ? me dit Juste.

– Eh ! bien, j’ai le moyen d’avoir à crédit un habillementcomplet.

– Chez qui ?

– Chez Humann.

– Comment ?

– Humann, mon cher, ne va jamais chez ses pratiques, lespratiques vont chez lui, en sorte qu’il ne sait pas si je suisriche ; il sait seulement que je suis élégant et que je portebien les habits qu’il me fait ; je vais lui dire qu’il m’esttombé de la province un oncle dont l’indifférence en matièred’habillement me fait un tort infini dans les meilleures sociétésoù je cherche à me marier : il ne serait pas Humann, s’il envoyaitsa facture avant trois mois.

Le docteur trouva cette idée excellente dans un vaudeville, maisdétestable dans la réalité de la vie, et il douta du succès. Mais,je vous le jure, Humann habilla Marcas, et, en artiste qu’il est,il sut l’habiller comme un homme politique doit être habillé.

Juste offrit deux cents francs en or à Marcas, le produit dedeux montres achetées à crédit et engagées au Mont-de-Piété. Moi jen’avais rien dit de six chemises, de tout ce qui était nécessaireen fait de linge, et qui ne me coûta que le plaisir de les demanderà la première demoiselle d’une lingère avec qui j’avais musardépendant le carnaval. Marcas accepta tout sans nous remercier plusqu’il ne le devait. Il s’enquit seulement des moyens par lesquelsnous nous étions mis en possession de ces richesses, et nous lefîmes rire pour la dernière fois. Nous regardions notre Marcas,comme des armateurs qui ont épuisé tout leur crédit et toutes leursressources pour équiper un bâtiment, doivent le regarder mettant àla voile.

Ici Charles se tut, il parut oppressé par ses souvenirs.

– Eh ! bien, lui cria-t-on, qu’est-il arrivé ?

– Je vais vous le dire en deux mots, car ce n’est pas un roman,mais une histoire Nous ne vîmes plus Marcas : le ministère duratrois mois, il périt après la session. Marcas nous revint sans unsou, épuisé de travail. Il avait sondé le cratère du pouvoir ;il en revenait avec un commencement de fièvre nerveuse. La maladiefit des progrès rapides, nous le soignâmes. Juste, au début, amenale médecin en chef de l’hôpital où il était entré comme interne.Moi qui habitais alors la chambre tout seul, je fus la plusattentive des garde-malades ; mais les soins, mais la science,tout fut inutile. Dans le mois de janvier 1838, Marcas sentitlui-même qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre. L’hommed’Etat à qui pendant six mois il avait servi d’âme ne vint pas levoir, n’envoya même pas savoir de ses nouvelles. Marcas nousmanifesta le plus profond mépris pour le gouvernement ; ilnous parut douter des destinées de la France, et ce doute avaitcausé sa maladie. Il avait cru voir la trahison au cœur du pouvoir,non pas une trahison palpable, saisissable, résultant defaits ; mais une trahison produite par un système, par unesujétion des intérêts nationaux à un égoïsme. Il suffisait de sacroyance en l’abaissement du pays pour que la maladie s’aggravât.J’ai été témoin des propositions qui lui furent faites par un deschefs du système opposé qu’il avait combattu. Sa haine pour ceuxqu’il avait tenté de servir était si violente qu’il eût consentijoyeusement à entrer dans la coalition qui commençait à se formerentre les ambitieux chez lesquels il existait au moins une idée,celle de secouer le joug de la cour. Mais Marcas répondit aunégociateur le mot de l’Hôtel-de-Ville : « Il est trop tard !»

Marcas ne laissa pas de quoi se faire enterrer, Juste et moinous eûmes bien de la peine à lui éviter la honte du char despauvres, et nous suivîmes tous deux, seuls, le corbillard de Z.Marcas, qui fut jeté dans la fosse commune au cimetière deMont-Parnasse.

Nous nous regardâmes tous tristement en écoutant ce récit, ledernier de ceux que nous fit Charles Rabourdin, la veille du jouroù il s’embarqua sur un brick, au Havre, pour les îles de laMalaisie, car nous connaissions plus d’un Marcas, plus d’unevictime de ce dévouement politique, récompensé par la trahison oupar l’oubli.

Aux Jardies, mai 1840.

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