Zaïre

Zaïre

de Voltaire

Partie 1

Scène I

ZAÏRE, FATIME.

FATIME.

Je ne m’attendais pas, jeune et belle Zaïre,
Aux nouveaux sentiments que ce lieu vous inspire.
Quel espoir si flatteur, ou quels heureux destins
De vos jours ténébreux ont fait des jours sereins?
La paix de votre coeur augmente avec vos charmes.
Cet éclat de vos yeux n’est plus terni de larmes;
Vous ne les tournez plus vers ces heureux climats
Où ce brave Français devait guider nos pas!
Vous ne me parlez plus de ces belles contrées
Où d’un peuple poli les femmes adorées
Reçoivent cet encens que l’on doit à vos yeux;
Compagnes d’un époux et reines en tous lieux,
Libres sans déshonneur, et sages sans contrainte,
Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte!
Ne soupirez-vous plus pour cette liberté?
Le sérail d’un soudan, sa triste austérité,
Ce nom d’esclave enfin, n’ont-ils rien qui vous gêne?
Préférez-vous Solyme aux rives de la Seine?

ZAÏRE.

On ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas.
Sur les bords du Jourdain le ciel fixa nos pas.
Au sérail des soudans dès l’enfance enfermée,
Chaque jour ma raison s’y voit accoutumée.
Le reste de la terre, anéanti pour moi,
M’abandonne au soudan qui nous tient sous sa loi:
Je ne connais que lui, sa gloire, sa puissance
Vivre sous Orosmane est ma seule espérance;
Le reste est un vain songe.

FATIME.

Avez-vous oublié
Ce généreux Français, dont la tendre amitié
Nous promit si souvent de rompre notre chaîne?
Combien nous admirions son audace hautaine!
Quelle gloire il acquit dans ces tristes combats
Perdus par les chrétiens sous les murs de Damas!
Orosmane vainqueur, admirant son courage,
Le laissa sur sa foi partir de ce rivage.
Nous l’attendons encor; sa générosité
Devait payer le prix de notre liberté:
N’en aurions-nous conçu qu’une vaine espérance?

ZAÏRE.

Peut-être sa promesse a passé sa puissance.
Depuis plus de deux ans il n’est point revenu.
Un étranger, Fatime, un captif inconnu,
Promet beaucoup, tient peu, permet à son courage
Des serments indiscrets pour sortir d’esclavage.
Il devait délivrer dix chevaliers chrétiens,
Venir rompre leurs fers, ou reprendre les siens:
J’admirai trop en lui cet inutile zèle;
Il n’y faut plus penser.

FATIME.

Mais s’il était fidèle,
S’il revenait enfin dégager ses serments,
Ne voudriez-vous pas?…

ZAÏRE.

Fatime, il n’est plus temps.
Tout est changé…

FATIME.

Comment? que prétendez-vous dire?

ZAÏRE.

Va, c’est trop te celer le destin de Zaïre;
Le secret du soudan doit encor se cacher;
Mais mon coeur dans le tien se plaît à s’épancher.
Depuis près de trois mois, qu’avec d’autres captives
On te fit du Jourdain abandonner les rives,
Le ciel, pour terminer les malheurs de nos jours,
D’une main plus puissante a choisi le secours.
Ce superbe Orosmane…

FATIME.

Eh bien!

ZAÏRE.

Ce soudan même,
Ce vainqueur des chrétiens… chère Fatime… il m’aime…
Tu rougis… je t’entends… garde-toi de penser
Qu’à briguer ses soupirs je puisse m’abaisser;
Que d’un maître absolu la superbe tendresse
M’offre l’honneur honteux du rang de sa maîtresse,
Et que j’essuie enfin l’outrage et le danger
Du malheureux éclat d’un amour passager.
Cette fierté qu’en nous soutient la modestie,
Dans mon coeur à ce point ne s’est pas démentie.
Plutôt que jusque-là j’abaisse mon orgueil,
Je verrais sans pâlir les fers et le cercueil.
Je m’en vais t’étonner; son superbe courage
A mes faibles appas présente un pur hommage:
Parmi tous ces objets à lui plaire empressés,
J’ai fixé ses regards à moi seule adressés;
Et l’hymen, confondant leurs intrigues fatales,
Me soumettra bientôt son coeur et mes rivales.

FATIME.

Vos appas, vos vertus, sont dignes de ce prix;
Mon coeur en est flatté plus qu’il n’en est surpris.
Que vos félicités, s’il se peut, soient parfaites.
Je me vois avec joie au rang de vos sujettes.

ZAÏRE.

Sois toujours mon égale, et goûte mon bonheur:
Avec toi partagé, je sens mieux sa douceur.

FATIME.

Hélas! puisse le ciel souffrir cet hyménée!
Puisse cette grandeur qui vous est destinée,
Qu’on nomme si souvent du faux nom de bonheur,
Ne point laisser de trouble au fond de votre coeur!
N’est-il point en secret de frein qui vous retienne?
Ne vous souvient-il plus que vous fûtes chrétienne?

ZAÏRE.

Ah! que dis-tu? pourquoi rappeler mes ennuis?
Chère Fatime, hélas! sais-je ce que je suis?
Le ciel m’a-t-il jamais permis de me connaître?
Ne m’a-t-il pas caché le sang qui m’a fait naître?

FATIME.

Nérestan, qui naquit non loin de ce séjour,
Vous dit que d’un chrétien vous reçûtes le jour.
Que dis-je? cette croix qui sur vous fut trouvée,
Parure de l’enfance, avec soin conservée,
Ce signe des chrétiens, que l’art dérobe aux yeux
Sous le brillant éclat d’un travail précieux;
Cette croix, dont cent fois mes soins vous ont parée,
Peut-être entre vos mains est-elle demeurée
Comme un gage secret de la fidélité
Que vous deviez au Dieu que vous avez quitté.

ZAÏRE.

Je n’ai point d’autre preuve, et mon coeur quis’ignore
Peut-il admettre un dieu que mon amant abhorre?
La coutume, la loi plia mes premiers ans
A la religion des heureux musulmans.
Je le vois trop les soins qu’on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos moeurs, notre croyance.
J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
L’instruction fait tout; et la main de nos pères
Grave en nos faibles coeurs ces premiers caractères
Que l’exemple et le temps nous viennent retracer,
Et que peut-être en nous Dieu seul peut effacer.
Prisonnière en ces lieux, tu n’y fus renfermée
Que lorsque ta raison, par l’âge confirmée,
Pour éclairer ta foi te prêtait son flambeau:
Pour moi, des Sarrasins esclave en mon berceau,
La foi de nos chrétiens me fut trop tard connue.
Contre elle cependant, loin d’être prévenue,
Cette croix, je l’avoue, a souvent malgré moi
Saisi mon coeur surpris de respect et d’effroi:
J’osais l’invoquer même avant qu’en ma pensée
D’Orosmane en secret l’image fût tracée.
J’honore, je chéris ces charitables lois
Dont ici Nérestan me parla tant de fois;
Ces lois qui, de la terre écartant les misères,
Des humains attendris font un peuple de frères;
Obligés de s’aimer, sans doute ils sont heureux.

FATIME.

Pourquoi donc aujourd’hui vous déclarer contre eux?
A la loi musulmane à jamais asservie,
Vous allez des chrétiens devenir l’ennemie;
Vous allez épouser leur superbe vainqueur.

ZAÏRE.

Qui lui refuserait le présent de son coeur?
De toute ma faiblesse il faut que je convienne;
Peut-être sans l’amour j’aurais été chrétienne;
Peut-être qu’à ta loi j’aurais sacrifié:
Mais Orosmane m’aime, et j’ai tout oublié.
Je ne vois qu’Orosmane, et mon âme enivrée
Se remplit du bonheur de s’en voir adorée.
Mets-toi devant les yeux sa grâce, ses exploits;
Songe à ce bras puissant, vainqueur de tant de rois,
A cet aimable front que la gloire environne:
Je ne te parle point du sceptre qu’il me donne;
Non, la reconnaissance est un faible retour,
Un tribut offensant, trop peu fait pour l’amour.
Mon coeur aime Orosmane, et non son diadème;
Chère Fatime, en lui je n’aime que lui-même.
Peut-être j’en crois trop un penchant si flatteur;
Mais si le ciel, sur lui déployant sa rigueur,
Aux fers que j’ai portés eût condamné sa vie,
Si le ciel sous mes lois eût rangé la Syrie,
Ou mon amour me trompe, ou Zaïre aujourd’hui
Pour l’élever à soi descendrait jusqu’à lui.

FATIME.

On marche vers ces lieux; sans doute c’est lui-même.

ZAÏRE.

Mon coeur, qui le prévient, m’annonce ce que j’aime.
Depuis deux jours, Fatime, absent de ce palais,
Enfin son tendre amour le rend à mes souhaits.

 

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