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Amaïdée

Amaïdée

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Partie 1

Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte, sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente,le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élément, et étendit au bout du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés. Les laboureurs dételaient aux portes des fermes ; de jeunes hommes, bruns et beaux comme des Actéons, poussaient les chevaux aux abreuvoirs. Les campagnes, couvertes de blés jaunissants et de haies fleuries, tiédissaient des dernières lueurs, et des derniers murmures de chaque buisson lointain, de chaque bleuâtre colline, montait un chant d’oiseau ou de voix humaine dont le vent apportait et mêlait les débris avec la fleur des châtaigniers et la feuille roussie et détachée du chêne. La vie de l’homme redoublait ainsi la vie profonde du paysage. Au pied de la falaise, où la Nature. avait creusé un havre pour les vaisseaux en détresse, les pêcheurs traînaient leur barque sur la grève, le dos tourné à l’Occident splendide qu’ils n’interrogeaient pas pour le lendemain. La dernière voile, blondie par le soleil couchant,que l’on eût pu suivre à l’horizon, venait de disparaître, comme un cap enfin surmonté, derrière une vague luisante et indéfinie, et lamer rêveuse restait là, le sein sans soupir et tout nud, comme une femme qui a détaché sa ceinture et rejeté son bouquet pourdormir.

Quelques mouettes s’abritaient au toit de la maison du poèteSomegod, bâtie sur la pente de la falaise. Pauvre maison, dont leciment tenait à peine et le toit pendait à moitié, maison quin’était qu’un abri au poète comme à la mouette sauvage. « Auxhommes mortels – disait Somegod – et aux oiseaux qui passent,faut-il donc plus que des abris ? » Le toit fragile branlaitaux aspérités du roc éternel : ainsi l’espérance en l’âmeimmortelle, cette frêle richesse des justes, a parfois pour base lavertu. Hélas ! si fragile qu’il fût, bien des générations demouettes y remplaceraient celles qui, lasses du vol et de la mer, yvenaient sécher leurs ailes trempées, et cette chose rare etgrande, et qui dure peu, un Poète, aurait bien après Somegod letemps d’y revenir !

Une vigne, que l’air marin avait frappée d’aridité, tordue auxcontours de la porte de Somegod, semblait une de ces couronnes quel’on appendait au seuil des Temples anciens et qui s’y étaitflétrie, comme un don méprisé par les Dieux. Somegod était assis aupied. L’âpre souffle qui s’élevait de l’Océan avec les vapeurs desbrisants agitait ses noirs cheveux sur son front, en même temps sidoux et si farouche, comme la double nature de tous ces faonsblessés et qui fuient emportant le roseau empenné dans les bois. –Mais souvent, après ce vent mordant et froid, ce vent habituel desrivages, des terres cultivées et des collines parfumées quis’étendaient à la gauche de la falaise, une haleine plus douce luivenait, comme si la Nature se fût repentie, comme si, apaisée parde l’amour, elle avait eu peur de toucher trop fort son délicat etbel Alcibiade, qui n’avait pas, comme l’autre, jeté sa flûte dansles fontaines, mais qui l’avait gardée pour elle.

Un jour, il était venu des villes – on ne savait d’où – et ils’était retiré sous ce chaume désert et depuis longtemps abandonné,comme un oiseau de plus au milieu de tous ceux qui posaient leurspieds sur cette falaise où il avait trouvé son nid, – nid sans œufset sans douce couvée ; car, plus sauvage que les aigleseux-mêmes, Somegod n’avait pas de compagne qui lui peuplât sasolitude. Si quelque jeune fille des pêcheurs, quelque belle ethardie créature, libre comme l’air vif de la montagne, bondissanteet pure comme la mer, blonde comme les grèves environnantes,passait près de lui aux pentes de la falaise, aux sinuosités de labaie, Somegod ne relevait pas la tête. Il s’en allait lentement etsans but, courbé déjà comme un homme plein de jours etd’expérience. On aurait dit que la jeunesse lui avait été donnée envain.

Quand les hommes cherchent la solitude, quand on les voit serejeter au sein quitté de la Nature, on les juge d’abordmalheureux. Peut-être ce jugement n’est-il pas trop stupide pour lemonde ; car jamais la Nature n’est plus belle que quand nousavons le cœur brisé. Mais le mystère, l’éternel mystère, c’est laDouleur, cet ange à l’épée flamboyante, qui nous pousse du monde audésert et de la vie à la Nature, et qui s’assied à l’entrée denotre âme pour nous empêcher d’y rentrer si nous ne voulonspérir ! C’est cette douleur que les hommes n’ont pas vue qu’àla face, et c’est le nom de cette douleur que les hommes ignoraienten Somegod.

Ainsi, Somegod avait souffert, sans doute, mais tant de chosesfont souffrir dans la vie qu’on n’aurait osé dire de quoi cette âmeavait été atteinte. Ah ! la tunique restait en plis gracieuxsur cette poitrine et en gardait bien le secret. D’ailleurs, que cesoit pour l’empire, l’amour ou la gloire, que nous tarissons nosâmes en soupirs, ils résonnent la même harmonie, – ce ne sont tousque des soupirs, et Dieu seul ne les confond pas.

Mais que ce fût orgueil, oubli, force ou faiblesse, Somegodavait dompté les pensées de sa première jeunesse. Les passionstrompées ou invaincues ne se trahissaient pas à ses lèvres dans ceslanguissants sourires qui ne sont plus même amers, tant ils disentbien la vie, tant on est allé au fond des choses ! Nulleflamme âcre et coupable ne brillait dans ses longs yeux noirs, quin’étaient sombres qu’à force de profondeur, et que jamais laVolupté et le Doute, ces deux énervations terribles, ne luifaisaient voiler à demi entre ses paupières rapprochées, regard defemme, de serpent et de mourant tout ensemble, et que vous aviez, ôByron ! L’habituelle tristesse de son visage n’était pas unetristesse humaine. Elle n’était humaine qu’en tant qu’elle étaittristesse ; car les plus grandes sont encore denous !

À quoi rêvait-il, le Poète, ce soir-là, assis sur son granittriangulaire, informe trépied pour la Muse, tout ce qui reste àcette grande exilée du monde de son vieux culte de Déesse : unepierre rongée de chryste marine et de mousse, au bord de l’Océan etau fond des bois, – et de loin en loin quelques poitrines ?…Pourquoi Somegod, à cette heure sacrée, n’avait-il pas sa harpeentre ses genoux nerveux, ne fût-ce que pour y appuyer sa têteinclinée et écouter le vent du ciel et de l’onde soupirer, enpassant à travers les cordes ébranlées, l’agonie du jour ?Ah ! c’est qu’une harpe manquait à Somegod, qu’elle manque àtous, et qu’elle n’est qu’un gracieux symbole. Les Poètes passentdans la vie les mains oisives, ne sachant les poser que sur leurscœurs ou à leurs fronts, d’où ils tirent seulement quelques doucesparoles que parfois la Justice de Dieu fait immortelles.

Non ! le Poète ne rêvait pas à cette heure. Il parlait, etce n’était plus par mots entrecoupés comme il lui en échappaitsouvent dans le silence quand, ivre de la Nature et de la Pensée,il versait des pleurs sur les sables qu’il foulait en chancelant,et qu’il répandait son âme à ses pieds comme une femme, folle devolupté ou de douleur, y répandrait sa chevelure. Les paroles qu’ildisait, il ne s’en soulageait pas. Elles n’étaient point de cesgrandes irruptions de l’âme infinie dans l’espace immense, domainedont, comme les Dieux d’Homère, en trois pas elle a fait le tour.Ces paroles étaient bonnes et hospitalières, pleines de sincéritéet d’affection ; il les adressait à un homme encore dans lafleur de la vie, quand vingt-cinq ans la font pencher un peu sousle trop mûr épanouissement. – Celui-ci était debout, une mainétendue sur les anfractuosités du rocher contre lequel il étaitappuyé et qu’il dominait de tout le buste, buste mince et pliantcomme celui d’une femme, enveloppe presque immatérielle despassions qui semblaient l’avoir consumé. Il tenait d’une main unbâton de voyage semblable à celui que les mendiants, les seulspèlerins de notre âge, ont l’habitude de porter, et dont iltourmentait rêveusement le sol.

– Te voilà donc, Altaï ! – lui disait Somegod. – C’est bientoi ! Un peu plus avancé dans la vie, après deux ans que nousne nous sommes revus, après les siècles de ces quelquesjours ! Te voilà revenu à Somegod, te voilà cherchant le Poèteet sa solitude. Va ! je ne t’avais point oublié. Tu n’es pointde ceux qu’on oublie. Quand, il y a trois heures, tu descendais laplus lointaine de ces collines que le soleil couvrait de sesruissellements d’or, je t’ai reconnu, ô Altaï ! Je t’ai bienreconnu à ta démarche, à la manière dont tu portais la tête, à lafierté calme et jamais démentie de tes mouvements. Je me suis dit :« C’est Altaï qui descend là-bas la colline ; c’est lui quirevient trouver Somegod, le poète, le rêveur, le défaillant. » Etj’ai éprouvé jusque dans la moelle de mes os une joie secrète,quelque chose de véhément et d’intime comparable, sans doute, à cequ’éprouvent les hommes capables d’amitié, et j’ai mieux compris,dans cet élan de mon âme à toi, ces sentiments qu’avant de teconnaître je me croyais interdits. Je me suis levé de cette pierreoù je passe une partie de mes jours et j’ai pris mon bâton blancderrière ma porte, et j’ai descendu plus vitement la falaise que lajeune fille qui va voir débarquer son père le pêcheur, après uneabsence de sept nuits. Je me suis arrêté plusieurs fois pour teregarder venir. Je cherchais à démêler de si loin dans ton allureet tes attitudes le travail de ces deux ans écoulés ! Mais tun’avais pas plus changé qu’un marbre sur un piédestal : ton pied,contempteur de la terre, la foulait toujours avec le même mépris,et comme autrefois tu portais légèrement la fatigue et le poids dusoleil, et dans la route comme dans la vie, tu ne te reposais paspour boire aux fossés et cueillir des églantines aux buissons.

« C’était toi ! c’était bien toi ! Mais tu n’étaisplus seul, Altaï. Tu donnais le bras à une femme que la fatigueavait brisée et qui chancelait, quoique soutenue par toi.Hélas ! c’est notre destinée à nous tous, faibles créaturesque tu as prises dans tes bras stoïques, de chanceler encore quandtu nous soutiens ! On n’échappe point aux lois de soi-même. Neme l’as-tu pas dit souvent, quand tu avais cherché à armer mon seinde ton âme et que toi, qui peux tant de choses, tu sentais que tune pouvais pas ? Homme unique et que le désespoir ne peutatteindre, homme qui, à force d’intelligence, n’as plus besoin derésignation, tu me répétais, avec ton calme si doux et si beau,avec ta suprême miséricorde : « Tu n’as pas été créé pour combattreet vaincre ! Ne perds pas tes facultés à cela. Pourquoi lebassin qui réfléchit le ciel désirerait-il être une des montagnesqui l’entourent ? Il n’y a que Dieu qui sache lequel est leplus beau dans la création qu’il a faite, de la montagne ou dubassin. »

« Quelle était cette femme, ô Altaï ? Je l’ai vue de plusprès quand tu t’es approché et que j’ai pris ta main dans lesmiennes, et quoique la beauté des femmes ne me cause pasd’impressions bien vives et que Dieu m’en ait refusél’intelligence, cependant elle m’a semblé belle. Et puis elle n’estpas née d’hier non plus ; elle a bu aux sources des chosescomme nous. La première guirlande de ses jours est fanée et tombéedans le torrent qui l’emporte, et la trace des douleurs fume à sonfront, comme sur la route celle du char qui vient d’y passer !Pour moi, c’est la beauté suprême que cette attestation, écrite auvisage dans ces altérations, que la vie n’a pas été bonne. Toutefemme qui souffrit est plus que belle à mes yeux : elle est sainte.Douleur ! douleur ! on a là le plus merveilleux desprestiges. Vous vous mêlez jusqu’au seul amour de mon âme, dans monculte de la Nature. Je me sens plus pieux pour elle les jours oùelle paraît souffrir, et je l’aime mieux éplorée quetoute-puissante.

« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tuamenée en cette solitude ? Est-ce l’amour qui l’attache à tespas ? Est-ce cette amitié plus belle que l’amour encore et quetu as longtemps cherchée, ce magnifique sentiment dont tu parlaisavec tant d’éloquence entre une femme pure et un homme fort ?L’aurais-tu trouvée à la fin ?… Ou bien ton cœur ardent ettendre, ce grand cœur qui fait les héros et les amants, n’est-ilpas lassé d’aimer, lassé de tenter l’impossible ? Et necrois-tu plus, ô mon austère philosophe, que l’amour est unevanité, un rêve qui fuit avant le matin ? Quoi ! toujoursdes femmes dans ta vie ! toujours ce qui ne put tomber dans lamienne remplissant la tienne jusqu’aux bords ! Je ne connaisrien à ces amours terribles et suaves qui naissent entre vous tousqui vous aimez, être finis, hommes et femmes, mais, Altaï, tul’aimes sans doute, celle-ci ? Oui ! tu l’aimes ;car ta voix sonore s’assouplit comme un accent de rossignol en luiparlant ; car tes yeux, quand tu la regardes, s’attendrissentcomme si tu n’étais pas calme et grand ; car, pendant le repasfrugal à ma table de hêtre, elle n’a pas étendu la main une seulefois vers la jatte de lait que déjà elle était à ses lèvres,soulevée par ta main attentive. Et quand elle s’est couchée sur lelit de feuilles mortes du Poète, à l’abri de cette hospitalité unpeu sauvage, mais cordiale, et la seule que j’aie à offrir à lafemme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un soin si pleinde tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses tonâme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.

– « Ô Somegod ! – répondait Altaï, – cette femme que jetraîne avec moi n’est pas celle que tu supposes. Tu t’es mépris, etces deux années ne m’ont rien appris que je ne susse avant de lesvivre. Tu ne l’ignores pas, je fus vieux de bonne heure. Il est deshommes qui sortent vieillards du ventre des mères. Toi et moi, ôSomegod ! nous sommes un peu de ces hommes-là. – Quand je tedisais que l’amour aurait moins encore que la jeunesse ;quand, le cœur plein de ce sentiment formidable qui échappe à lavolonté, je cherchais anxieusement à chaque aurore si douze heuresde nuit, un jour de plus, ne l’en avaient pas arraché, si la flammeondoyante et pure ne s’était pas éteinte dans l’âtre noir etrefroidi, ce n’était pas la terreur si commune aux hommes de voirun bien fuir les mains qui le possédaient et s’écrouler et seperdre, et les laisser veufs, pauvres, désolés ! ce n’étaitpas cette terreur qui m’égarait jusqu’au désespoir de l’amour.J’avais mis la grandeur humaine à souffrir ; je voulais êtregrand. Pourquoi donc me serais-je épouvanté de l’avenir ?Pourquoi serais-je entré en de telles défiances ? Aussiétait-ce une conviction profonde et tranquille comme le sentimentde la vie que je t’exprimais, ô Somegod ! une certitudeinébranlable et sereine qui découlait des sommets de la raison etqui projetait sa lumière sur l’âme encore passionnée, et d’unefaçon si souveraine que l’âme aveugle en sentait confusément laprésence et n’osait donner de démentis à cette évidenceindomptable. Les années peuvent venir, ô Somegod ! l’hommeplie et s’use, mais la vérité demeure, et les expériencessuccessives attestent l’éternité de la raison. Ô Somegod !j’ai pu aimer encore, j’ai pu retremper mes lèvres dans la lie ducalice épuisé, mais, à coup sûr, je n’y ai pas plus trouvéd’ivresse que dans le temps où il semblait assez plein pour ne pasde sitôt tarir ! Si jamais, pas même à l’heure où l’homme, enproie à des émotions divines, est le plus entraîné et s’oublie, ladémence n’a pas monté plus haut que le cœur et que le bonheur enqui l’on croit fut étouffé dans un jugement, ce n’est pas quandl’âme traîne ses ailes, lasses d’avoir erré et essuyé à tous lesangles de roches sa gorge sanglante qu’elle y fait saigner un peuplus, que des illusions décevantes viendraient se jouerenfantinement de la pensée.

« Mais cette femme, que j’aurais pu aimer sans doute, car qui nepeut-on pas aimer dans la vie ? n’a point été aimée par moi.Le dernier sentiment que je porte dans ma poitrine depuis desannées est demeuré sain et sauf. Ce n’est pas une gloire, c’est unhasard, – et je ne m’en enorgueillis pas. Cette femme n’est pas nonplus mon amie. Pour qu’une femme puisse être l’amie d’un homme, ilfaut qu’elle ait une immense pureté ou une grande force. Dans cemonde effronté et dans l’esclavage de nos mœurs, laquelle de ceschoses est la plus commune ? Voici trois ans que je lescherche, ces deux perles précieuses, la pureté et la force. Je nesais pas si Dieu les y a mises, mais à présent Dieu vanneraitl’Océan qu’il ne les y trouverait plus ! Pour la pureté, ceserait encore quelques enfances au sein des campagnes, ignorance,hébétement, torpeur, puretés grossières, perle d’une eau terne etd’une transparence bien douteuse ; mais pour la force, ôSomegod ! il n’y aurait rien. Cette femme qui dort là dans tamaison, ô Poète ! est aussi faible que toutes les autres, etmoins pure peut-être. Ce qu’elle m’est, je ne le sais point, si cen’est : ni mon amante ni mon amie. Ô histoire éternelle de toutesles femmes ! Mais de quels mystérieux anneaux est donc faitecette chaîne fragile qui nous unit ?

« Est-ce pitié, tendresse ou respect pour la douleurendurée ? Car, toi qui ne vois que les grands horizons dumonde réfléchis dans le miroir de ton âme, panthéiste noyé et éparsen toutes choses, planté sur ton rocher et en face de la Naturecomme un Dieu Terme qui sépare les deux infinis de l’espace et dela pensée, tu as surpris sur les traits fanés de cette femmequ’elle avait eu, comme tous, sa part d’angoisses. Ton regard,dilaté comme celui des aigles, accoutumé à embrasser des lignesimmenses, a saisi à travers cette beauté humaine ces imperceptiblesvestiges que ce rude sculpteur intérieur qui, si souvent, brise lebloc qu’il voulait tailler, la Douleur, nous grave au visage commedes rayures dans le plus doux des albâtres ! Mais si laDouleur est sacrée, elle est commune ; elle n’est point unprivilège parmi les hommes : elle les égalise comme la Mort.Pourquoi donc, s’il n’y avait que l’adoration de la Douleur quim’attachât à cette femme, pourquoi l’aurais-je plutôt choisie quetoutes celles qui souffrent sur la terre ?…

« J’ai vu des femmes plus malheureuses, plus maltraitées du sortque celle-ci. Elles étaient la proie de nobles peines, ellesrépandaient de généreuses larmes en face du gibet où pendaitl’enfant de leurs rêves, quelque grande espérance immolée ou leplus bel amour trahi, mères douloureuses qui s’usaient les paumesde leurs mains à essuyer les torrents qui leur jaillissaient despaupières ! J’ai passé près d’elles m’assouvissant de cesgrands spectacles, m’y trempant comme Achille dans le Styx, afin deme rendre invincible ; j’ai passé muet, car je n’ignorais pasque l’épuisement de cette nature humaine qui ne peut souffrir nipleurer toujours est le Dieu certain qui console. Qu’avais-je àleur dire, à ces désespoirs qui sont la plus glorieuse substance denos cœurs, à ces souffrances qui nous déshonorent, à ce qu’ilsemble, quand nous ne les éprouvons plus, à ces Rachels qui neveulent pas être consolées, à ces Catons d’Utique qui, trahis parl’épée, s’en fient mieux à la main nue et intrépide pour s’arracherleur reste d’entrailles ? Ma voix eût été une offense. Maiscelle-ci, ô Somegod ! n’en était pas. Elle souffrait, mais sapeine n’était pas un deuil héroïque, une affliction qui relève etque l’on veut bien ; elle ne faisait pas comme laLacédémonienne, qui disait à son fils : « Dessus ou dessous !» car elle savait qu’il n’y avait ni honneur ni honte à la Patrie àrester sur le champ de bataille, et elle avait perdu sonbouclier.

« C’était une honte, une honte immense au milieu de tous lesdélices qui passaient et repassaient dessus comme la main de lafemme de Macbeth sur la tache de sang, sans l’effacer, un lent plide sourcils au-dessus de deux yeux sereins et reposés comme leslacs au pied des montagnes, une larme qu’un sourire retenait auxpaupières d’où jamais on ne la vit tomber. C’est pour ces douleurspresque muettes, dévorées, enfouies, que l’homme est utile. Il lescouve et les féconde sous sa parole. Du vague rose qui teignitcette joue il fait une pourpre ardente et hâve, cruelle brûlure del’âme dont elle est un reflet. L’œil perd sa sérénitéimpudente ; la bouche, son sourire si doux et sistupide ; la larme finit par tomber dans les lèvres devenuessérieuses ; on souffre davantage, sans doute ; leshorreurs du mépris s’augmentent ; mais on finit par se savoirgré de la violence, – on finit par se reprendre en respect desoi-même pour se frapper si courageusement de son mépris !

« C’est pour cela, ô Somegod ! que je m’arrêtai devantcette femme, à qui les grandes douleurs de la vie n’avaient pasentr’ouvert la poitrine. Elles avaient glissé sur son sein commesur de l’émail ; mais, même en glissant, elles pénètrentencore, ces épées acérées, et, tu l’as dit, elle avait bu quelquesgouttes, ou plein sa coupe d’or, comme nous, à la source deschoses. Puisqu’elle avait vécu, elle avait souffert. Ne m’as-tu pasdit quelquefois, ô Poète, ô toi qui n’as pas mis ta destinée à ladisposition des hommes, que la vie était un don funeste, que laNature, comme l’homme, l’apprenait, d’une voix plus profonde etplus douce, mais qu’elle le révélait aussi ; que cela étaitrépandu jusque dans le rouge cœur des plus belles rosesentr’ouvertes, au fond de leurs plus purs parfums ! Mais cettevie n’aurait eu pour elle que sa native amertume, si cette hontevague et sentie qui la troublait ne s’y était obscurément mêlée. ÔSomegod ! il ne faut pas l’épaisseur d’un cheveu pour quel’âme soit opprimée et malheureuse, et on ne la sort de cet atoneet misérable supplice qu’en la redoublant d’énergie, qu’enenfonçant de durs aiguillons aux flancs amollis ! Elle, elleétait, cette pauvre femme, à qui la honte dont j’en attristai lesardeurs de jour en jour plus défaillies donna le courage de mesuivre, elle était errante comme moi à travers le monde, y traînantsa honte comme moi j’y traînais mes ennuis, et y cherchant je nesais quel bonheur nerveux et débile, comme moi j’y poursuivais unetrop difficile sagesse. Elle allait, aux soirs, sous les cieuxétoilés, aux détours des allées mystérieuses, trahie par le pan desa robe qui flottait encore dans ces sinueux détours lorsqu’elleétait disparue, par un parfum de cette chevelure tordue sur sa têtecomme un voile mieux relevé et dont la gerbe dénouée et déjàpenchée, comme d’attendre, se répandait sous la première main.C’est là que souvent je l’ai vue, c’est là que je m’arrêtai devantelle, barrant du bâton que voici l’étroit sentier parcouru parelle, comme Socrate devant Xénophon. Dans les joies sensuelles desa vie, dans l’abandon et la fuite d’elle-même au sein des nuits devolupté bruyante ou recueillie, elle n’avait point perdul’intelligence des nobles paroles. La feuille de saule sauve uninsecte, tombée du bec de la colombe ou de la main d’un enfant. Jejetai la feuille de saule aussi, et je crus l’avoir sauvée. Dumoins eut-elle le courage de me suivre, moi qui ne lui parlais pasle langage du monde et qui ne lui promettais pas d’amour !

« Ô Somegod ! les hommes, ces massacreurs du bonheur desfemmes, consomment un forfait plus grand encore en leur rapetissantla conscience, qu’ils finissent toujours par étouffer. Ellespeuvent être avilies sans être coupables. Victimes jusque dansleurs facultés, les malheureuses ne sont qu’aveugles, et on lesaccuse de chanceler au bord des fossés. Il ne s’agit pas d’avoirdes entrailles, Somegod, il ne suffit que d’être justes. Ce n’estpas l’amour, ce n’est pas la pitié, ce n’est pas un de cessentiments enthousiastes, la couronne sacrée de la vie, dont tousles fleurons ont jonché la terre autour de moi de si bonne heure,qui m’a fait me charger de cette destinée. C’est la Justice.Vois-tu ! il faut qu’il y ait des hommes qui payent pourl’Humanité devant Dieu. Ô Somegod ! je n’ai pas au cœur unegrande espérance ; cette femme est faible, et peut-êtrem’échappera-t-elle. Mais qu’importe ! Quand on a foi, l’actionen sort comme une épée de son fourreau ; mais c’est quand ondoute qu’il est beau d’agir. Je suis venu te trouver, ôPoète ! dans le désert, ce temple dont tu es le prêtre ;car, si ma parole est trop rude pour ces délicates oreillesaccoutumées aux suavités des flûtes et aux endormissements duplaisir, la tienne ne l’effarouchera pas. Elle l’entendra mieux.Elle s’assiéra à tes pieds pour recueillir les beaux fruits tombésde ta cime, arbre merveilleux de Poésie ! Elle oubliera lesvilles et les grossières ivresses qu’on y goûte. Puisses-tu larelever dans ta grande Nature, la baigner dans ses eaux éternelleset l’en faire sortir purifiée !

– « Ton dessein est beau, Altaï ; il est digne de toi, –reprit le Poète. – Mais qu’as-tu besoin de Somegod ? Tu esbien toujours l’Altaï, le triste et serein Altaï, qui sème sanscroire à la récolte, ce généreux laboureur qui jette le blé auxquatre vents du ciel ! Homme infortuné et grand, qui, pour neplus croire à la Providence, n’as pas apostasié la Vertu, et qui,sans une espérance dans le cœur, combats pourtant comme si tudevais remporter la victoire !… »

Ainsi dirent-ils longtemps encore, le Philosophe et le Poète. Lanuit les surprit devisant. Elle tomba entre eux comme unsilence ; Dieu jeta dans les airs ses poignées d’étoiles, etparmi elles et plus bas que le ciel, sur la terre obscure, quelquerossignol qui se mit à chanter, pour consoler le monde de lalumière perdue par l’Harmonie. Le ciel se réfléchissait en Somegodet dans l’Océan, dans le Poète et dans l’abîme. Altaï était rentrédans la maison ; il regardait la femme qui dormait, à la lueurépaisse et fumeuse de la lampe d’argile.

Duumvirs de la pensée qui s’étaient partagé le monde, l’un avaitpris la Création pour sa part, et l’autre, plus ambitieux,s’emparait de plus vaste encore : – la misérable créature. C’étaitla part du Lion.

Partie 2

Le soleil se levait derrière la falaise, aussi frais, aussibeau, aussi lumineux qu’au temps où les hommes l’adoraient enl’appelant Apollon ; il dardait ses flèches d’or sur la mersombre qui en roulait les étincellements dans ses flots, semblableà la dépouille opime de quelque naufrage. Une ceinture roseceignait le ciel comme une guirlande de fleurs divines aux flancsd’Aphrodite, et l’étoile verte qui porte le nom de la lumière dontelle est le présage s’effaçait dans le ciel, où s’écoulaient destraînées de jour à travers des ombres lentes à disparaître. Un ventpresque liquide de fraîcheur s’élevait de la mer et déroulait lesperles de rosée suspendues à la chryste marine de la falaise, tapisnuancé d’une pourpre violette et foulé par les pieds nuds desjeunes pêcheuses. Les premiers bruits du jour se faisaient entendreau loin, mais confus encore comme le premier réveil des hommes,distincts seulement à cause de la pureté de l’air du matin.

Somegod, qui se levait toujours pour aller ramasser la premièrefeuille tombée du bouquet aérien de l’Aurore, fleur impalpablerespirée par le regard et gardée dans la pensée, ce sein plusintime que le sein, et où, comme sur l’autre, elle ne seflétrissait pas ; Somegod, le Chrysès de ces plages, revenaitdes grèves à sa masure, inquiet de ses hôtes, que le grand jourdevenu pénétrant avait sans doute réveillés. Il croyait lesretrouver assis aux pierres de la porte, admirant ce magnifiquespectacle de la mer où le soleil luit, et des horizons que le jourinfinitise. Il se trompait ; ils n’y étaient pas. Il lesaperçut par la porte entr’ouverte, Altaï debout derrière celle dontil ne savait pas encore le nom. Le Philosophe attachait quelqueimperceptible agrafe à la robe, comme l’aurait pu faire une humbleservante. Le Poète, arrêté sur le seuil, ne se mit point à sourirede la simplicité de ce détail. Ce sont les hommes grands et fortsqui ont la grâce des petites choses. Ils mettent dans les riens uneamabilité à faire pleurer. Ô vous qui disiez que l’âme se mêle àtout, vous aviez bien raison, ô grande pythonisse à la lèvreentr’ouverte ! Il y a des maternités plus ineffables quecelles des mères, des grâces plus grandes que celles des femmes,dans l’homme pâle et grave qui pose un châle sur des épaules ou quilace un brodequin défait.

– « Amaïdée, c’est notre hôte », – dit Altaï en relevant latête. Il venait d’achever son travail. L’agrafe avait fixé la robesur le sein de la femme, qui se tourna vers le Poète en lui disantun bonjour déjà familier. Somegod put mieux juger de la beauté quil’avait frappé d’abord en Amaïdée quand il l’avait vue pour lapremière fois. Les nattes de ses cheveux n’étaient plus souilléesde poussière, le teint noirci de la sueur du voyage, le frontmaculé de ces grandes taches d’un roux âcre et livide que l’on doità l’échauffement et à la fatigue ; les cheveux n’avaient plusd’autre nuance que celle de quelque tresse dorée qui rayonnaitcapricieusement dans leur jais et qui s’en détachait d’une façonplus vive aux obliques ondulations de la lumière. Le teint avaitrepris sa couleur uniforme et mate dans laquelle circulait une vieprofonde, sans pourpre aux joues, sans blancheur nulle part ;c’était un bistre fondu dans les chairs. Les sourcils, noirs etarqués, se prolongeaient fort loin dans les tempes, ce qui donnaitune expression remarquable à ses yeux, dont les larges prunellesétaient jaunes et d’une si admirable transparence qu’on allait d’unseul trait au fond de ce regard étincelant, humide, cristallin etcalme, avait dit Altaï, comme un lac aux pieds des montagnes, maisquand le soleil y verse son or pur dans une mélancoliquesoirée.

Ce regard ne trahissait rien du passé, de la vie, de l’âme. Ilétait doux comme l’indifférence, un peu vague, mais sans rêveriequi l’égarât loin de vous. De flamme plus rapide qui s’en échappât,il n’y en avait point. Jamais un désir ne le tournait éloquemmentvers le ciel ; jamais un regret ne l’abaissait vers la terre.Ce n’eût pas été un regard de femme, si la peine n’avait gonflé enles violaçant les veines fatiguées qui erraient et se perdaient auxpaupières. Là retentissait la vie muette ailleurs, et aussi dans unsillon entre les sourcils, trace d’une pensée rarement absente.Quand cette pensée revenait plus triste ou plus amère, le sillon secreusait davantage, mais le rapprochement des sourcils n’était niheurté ni même subit ; il se faisait avec une lenteurharmonieuse et n’altérait jamais la fixité habituelle du regard.Toute la physionomie de cette femme était dans ce simple etfréquent mouvement de sourcils. Le front était bas, les joueslarges, la lèvre roulée et accusant dans son éclat terni lesardeurs fiévreuses de l’haleine, ce simoun du désert du cœur quirègne dans les bouches malades de la soif toujours trompée desvoluptés de la vie !

Elle vint s’asseoir à la place ordinaire du Poète, en dehors dela cabane, et, s’appuyant le menton dans sa main, elle regarda lamer avec ses yeux aussi humides et aussi diaphanes que les flotsdans une anse peu profonde. Le jour doux et argenté du matinadoucissait merveilleusement ce qu’il y avait de hâve dans cettebeauté qui ressemblait à une rose jaune presque déchirée à forced’être épanouie et que le temps avait meurtrie, et mille souffleset mille mains. Altaï et Somegod s’assirent près d’elle.

– « Ô Amaïdée ! – lui dit Altaï, – à quoi penses-tu devantun spectacle si nouveau pour toi ? Ne t’épouvantes-tu pas decette vie qui commence et à laquelle tu fus si peu accoutumée parcelle dont tu as vécu jusqu’ici ?

– Non ! je ne m’épouvante pas, – dit-elle. – Doutes-tu déjàde mon courage, Altaï ? Crains-tu que les mollesses de ma viem’aient brisée au point de me rendre incapable du moindreeffort ? Et d’ailleurs tout était-il donc mollesse dans cettevie que tu me reproches ? Ai-je moins bien dormi sur le lit defeuilles sèches de Somegod que sur les lits de soieabandonnés ?

– Non ! mon enfant, – répondit le Philosophe, plus jeuneque celle à qui il adressait cette appellation protectrice, maisbien plus vieux par la sagesse, cette paternité plus auguste quecelle des cheveux blancs et de la nature ; – ce serait déjàbien tôt pour te démentir.

– Sais-tu, Altaï, – ajouta Amaïdée d’une voix lente, – quel’accent dont tu dis cela est bien triste ? Ô homme que l’ondit être fort, ta parole n’est jamais découragée, mais ta voixl’est toujours ! Pourquoi ?

– Parce que je connais la destinée et la vie, – répondit Altaïen prenant dans ses bras la taille d’épi tremblant de la jeunefemme qu’il avait peut-être craint d’affliger, – et que jen’attends rien d’elles deux ! »

Amaïdée écarta la caresse et fronça lentement ses longssourcils.

– « Ce n’est pas moi qui suis cruel, – reprit Altaï, –Amaïdée ! ce n’est pas moi.

– Ô Somegod ! – dit Amaïdée avec une adorable naïveté,seule chose qu’elle eût gardée ; seul trésor qu’elle n’eût pasdépensé dans ses somptuosités de Cléopâtre. – Il ne croit à rien,pas même à moi qui ai tout quitté pour le suivre ! Quand jelui parle de mon amour, il ne rit pas, mais il est pourtant aussisceptique que s’il branlait la tête en riant, et il m’embrasse aufront comme un enfant malade qu’on apaise.

– Tu ne m’avais pas parlé de cet amour, ô Altaï ? – ditSomegod avec une voix grave.

– À quoi bon, – répondit le Philosophe, – puisque je n’y croyaispas ! »

Une larme, – une de ces larmes qui en valent des torrents dansles yeux de celles qui sont restées pures, cerna les noirs cilsd’Amaïdée, mais ne roula point sur sa joue, quoique cette âme sansfierté ne mît pas sa gloire à la dévorer. Altaï la vit :

– « On ne supprime point une larme en l’essuyant, – dit-il. –Mais, ô Amaïdée, une larme n’est jamais stérile, et on se purifiequand on pleure !…

– Et quand on aime… » reprit la femme avec noblesse.

Mais le Philosophe secoua la tête ; un sourire de dédainouvrit ses lèvres comme le précurseur de quelque réponseinflexible ; puis le dédain se changea en sourire demélancolie, et il n’osa pas appuyer son stoïcisme sur cette pauvrecréature abattue, qui croyait que l’on se relevait de la mêlée ensaisissant encore une fois les genoux d’un homme et en tordantpassionnément ses beaux bras autour de ce dernier autel.

– « Écoute-moi, ô Amaïdée ! – dit Altaï. – L’amour passe,et la vertu demeure. Si je t’ai entraînée avec moi, ce n’était nicomme une victime ni comme une esclave. Je ne suis point un de cesinsolents triomphateurs de l’âme des femmes, chassant devant euxles troupeaux qui leur serviront d’hécatombes. En me suivant, je tevoulais libre ; je le désirais, du moins. Tu ne l’étais pas,et c’est peut-être la raison pour laquelle tu es venue. Vous autresfemmes, vous n’avez que des enthousiasmes et n’obéissez qu’à dessentiments. Mais si je te laissai obéir au tien, ô monenfant ! si je ne te mis pas la main sur la bouche quand tu merépétas cette triste parole que tu m’aimais, et si je ne partis passeul, c’est que j’étais sûr que le temps t’arracherait du cœurcette épine et que je te voulais meilleure qu’heureuse. »

Amaïdée avait posé son front sur la main qui soutenait sonmenton tout à l’heure. Son cou dessinait une courbe charmante. Onaurait dit une Mélancolie éplorée ou une Résignation qui se ployaitsous les paroles d’Altaï. Que se passait-il en cette âme commecachée sous le corps incliné, dans cette femme qui semblaits’ombrager d’elle-même ? Altaï regardait la terre enprononçant les mâles paroles auxquelles elle n’avait pas répondu,et Somegod, tourmentant une longue mèche de ses cheveux noirs sursa tempe gauche, avait la tête tournée vers le ciel, dans l’éclatduquel sa tête brune et son profil à arêtes vives se dessinaientavec énergie. Le soleil coiffait d’aigrettes étincelantes lesdifférents pitons des falaises. Il semblait que tous ces noirsgéants se fussent relevés de leurs grands jets d’ombre où ilsétaient disparus et avaient repris leurs casques d’acier. La vieenvahissait davantage les grèves solitaires où la marée montaitavec le jour, et les pêcheurs tendaient leur gracieuse voile latineet se préparaient à quitter le havre qui les avait abrités. Toutétait mouvement et allégresse, excepté sur ce Sunium sans blanchecolonnade, plus sauvage et plus modeste que celui où s’asseyaitPlaton. Là, la vie avait revêtu de plus solennels aspects ;les trois personnes qui en attestaient la présence restaient dansleurs poses silencieuses. Immobilité et silence, ces deux chosesqui siéent si bien à tout ce qui s’élève de la foule, ce doublecaractère de tout ce qui est profond et grand, et qui faisaitcomprendre à l’artiste des temps anciens qu’on ne pouvaitreprésenter dignement les Dieux qu’avec du marbre. Amaïdée, Altaï,Somegod, étaient un peu plus que ces mariniers hâlés et nerveux quis’agitaient au bas de la montagne et au bord des ondes, sous lesrayons du soleil levant que défiait la nudité de leurs poitrines. Àeux trois ne représentaient-ils pas l’Amour, la Poésie et laSagesse ?

Ils passèrent cette journée et les suivantes à errer le long desrivages et à vivre de cette existence qui était vague pour Altaï etAmaïdée, et qui n’était profonde que pour Somegod ; car, pourque les choses extérieures entrent dans l’homme, il faut êtreaccoutumé à les contempler longtemps, et l’on n’en conquiert pasl’intelligence avec un regard léger comme les cils d’où ils’échappe. – Somegod faisait pour ainsi dire à ses hôtes leshonneurs de la Nature. Altaï n’avait pas repris la douloureuseconversation du premier matin. Amaïdée, muable sensitive, avaitoublié les impressions cruelles qui avaient chargé son œil depleurs et son front de tristesse. Entre la femme et l’enfant, iln’y a que la différence d’une émotion. Quand l’émotion grandit,l’enfant devient femme ; quand elle diminue, la femmeredevient un enfant : elle se rapetisse, comme ce génie des contesarabes qui, de géant, se rapetissait jusqu’à entrer dans une petiteurne, cette étroite demeure dans laquelle l’homme ne saurait tenirqu’en poussière. Amaïdée jouissait de cette nouveauté de spectacleet d’impressions en âme mobile et avide. Oh ! pauvres âmesblasées que nous sommes, la nouveauté est-elle une si grandecharmeresse ? si c’est moins l’ondoyance de la Nature humaineque son épuisement si rapide qui nous fait y trouver tant decharmes qu’elle est comme une jeunesse dans cette vie… Sol rude etdépouillé, route parcourue et dont on a compté les pierres enposant ses pieds d’aujourd’hui dans la trace de ses pas d’hier.

Altaï la laissait s’ébattre aux négligences de cette vie sauvageet libre. Il semblait se fier au dictame de l’air vif et pur quicirculait autour d’eux pour guérir cette âme blessée, et pour luidonner la force de se laver de ses souillures en l’élevant versDieu par la pratique de la vertu. Comme les convalescents, à quil’on prescrit des exercices tempérés, le grand air, le rayon desoleil qui, réchauffe, on pourrait prescrire aux âmes malades lamer, le ciel, les fleurs, les bois ! Tout se tient, touts’enchaîne, tout est un dans l’homme et dans la Nature : la vie del’âme est aussi mystérieuse que la vie du corps ; mais c’estégalement de la vie. Ceux qui ont gravi une montagne savent quelpoids on laisse toujours au pied. Ils savent que nous n’emportonspas au sommet les soucis cruels qui nous rongent ; ils saventque cet air plus éthériel que l’on respire nourrit mieux lasubstance humaine. Ô vous qui avez un gosier de rossignol et desailes d’aigle, oiseaux si merveilleux que l’homme vous a si souventniés, ô Poètes, grands artistes, mille fois fils d’Apollon amoureuxde sa sœur divine ! et toi, ô Nature ! ne nousl’avez-vous pas appris ? – Nature ! mère des Dieux et deshommes, comme disait le Panthéisme ancien, quand nous avons usé nosvies en pleurs amers et en soupirs insensés, quand l’âme répanduetombe à travers nos doigts dans la poussière, que c’est une horreurde ne la pouvoir ramasser et que devant la dernière goutte quiéchappe et qui va sécher nous restons éperdus et prêts à mourir,oh ! rejetons-nous à tes mamelles, ô notre mère ! pour nepas mourir. Nous y retrouverons le lait jamais tari des émotionssaintes ! nous jetterons, pour nous rajeunir, et nos amours,et nos larmes, et nos douleurs, toutes ces vieillesses anticipées,comme les membres hachés d’Éson, dans cette splendide etbouillonnante cuve des éléments dont les horizons sont les bords etqui écume éternellement sous le ciel ! Oui ! tesspectacles fortifient, élèvent, rassérènent. Tu convies les hommesà des voluptés âpres et viriles, où les sens et leurs grossiersinstincts n’ont plus rien à voir. Où a-t-il pris ce fier regard, cegrand Voyageur qui t’adore ? Il l’a rapporté de ces montsqu’il vient de mesurer et dont il descend, les lèvres et lesnarines sanglantes, pâle et brisé comme s’il avait vu Dieu !C’est devant toi, la bouche entr’ouverte, la poitrine pleine de tonsouffle qu’il prenait pour le sien, que l’homme a dit un soir : «L’âme est immortelle ! » Ah ! je ne sais pas ce qui estet ce que j’espère, mais ta contemplation m’est sacrée, une vertucourageuse s’en exhale, l’homme se compte pour rien devant toi. ÔNature ! patrie qu’on adore, trop grande pour tenir à l’abride nos boucliers, Sparte éternelle qu’il n’est jamais besoin dedéfendre, si tu avais des Thermopyles, il ne faudrait que jeter unregard sur tes mers et sur tes collines pour devenir un de testrois cents !

Tantôt Altaï, Somegod et Amaïdée s’enfonçaient dans les terres,en quelque long pèlerinage aux ruines aperçues de la falaise commedes points blancs dans les campagnes. Ils aimaient à se dirigervers des points inconnus, mystères qu’ils allaient pénétrer.Souvent c’était une église abandonnée, parfois un sépulcre écrouléou un colombier où ne s’abattaient plus les sonores volées depigeons, mais où il en revenait parfois un ou deux peut-être,mélancoliques et bientôt repartis d’un vol rapide, comme lessouvenirs dans nos cœurs ! Tantôt ils restaient sur lesgrèves, assis sur quelque banc de coquillages, suivant de l’œil lamer qui s’en allait, triste et éternelle voyageuse dont le manteaubleu traîne à l’horizon, quand elle est le plus loin, comme pourempocher l’ordinaire oubli de l’absence.

Souvent ils montaient dans une barque et erraient rêveusementdans le havre, assombri des approches du soir. Cet étonnant Altaï,qui semblait savoir toutes choses, ramait d’un brasinfatigable ; car Somegod, qui ramait aussi, laissait pendrepresque toujours l’aviron dans la houle, perdu en quelque adorationmuette, comme Renaud aux genoux d’Armide. Silence qui n’était pasle silence d’Amaïdée, douloureuse créature qui regardait le ciel,la mer, Altaï, Somegod, – qui regardait et qui ne voyait pas,pensée tout étonnée d’elle-même. Ses yeux ambrés, après avoir errécomme les regards farouches d’une biche égarée, se fixaient dans levide, brillants au crépuscule comme un flot au fond duquel onaperçoit la fauve arène. Un châle, tissu chaud et suave, fragilitépleine d’harmonie avec ces fragilités plus grandes et plusprécieuses encore qu’elle était destinée à protéger, et quiflottait dans l’air âpre et humide au-dessus de la mer éternelle,enveloppait à plis larges et hardis sa taille, autrefois sipuissante, à présent brisée et amollie, les reins dont la chutevoluptueuse gardait l’empreinte d’avoir faibli tant de fois sousles terrassements de l’étreinte, comme ceux de l’archange Lucifersous la sandale divine de Michel. La vague élevait la voix autourde la nacelle attardée sur ses côtes, célèbres par plus d’unnaufrage, et les pêcheurs qui rentraient au havre, passant auprèsde cette barque dans le vent et dans la nuit, apercevaient, nonsans une terreur superstitieuse, cette trinité intrépide et muettedes solitaires de la montagne, qui n’avaient pas leur vie à gagneret qui l’exposaient aux brisants. Que s’ils surprenaient lesparoles de ce groupe étrange, c’étaient des paroles singulières,inexplicables comme eux, et dont tout leur eût été incompréhensiblesi le mot de Dieu ne s’y était mêlé souvent.

Partie 3

Un de ces soirs, – ils avaient erré longtemps, la nuit noires’alourdissait sur la mer, et leur barque, bercée dans les vaguesphosphorescentes, cinglait encore dans les hauteurs de l’eau ;l’écume des flots, fraîche et salée, les frappait au front et surles mains ; ils n’entendaient que ce bruit de l’eau, sisolennel, la nuit, quand on n’y voit pas, moins doux mais plus beauque quand la lune jette une large lumière sur leur surface ; –Amaïdée adressa la parole à Somegod :

« Tu es Poète, m’a dit Altaï. Mais où donc est ta Poésie ?Me méprises-tu assez pour me la cacher ? Pourquoi n’as-tujamais dit devant moi ces chants qui font du bien à toute âme,comme cette langue qu’ils parlent derrière les Alpes, même quand onne les comprend pas ? Qui te dit, d’ailleurs, ô Poète !que je ne comprendrais point ce que tu chanterais ?

« Lorsque je vivais dans les villes, pendant ces nuits passéesdans les voluptés qu’Altaï appelle coupables, si un Poète, mêlé ànos fêtes, venait à faire entendre quelque mélodieuse parole, jesentais en moi s’éveiller une foule de puissances endormies. Lesautres se mouraient d’ivresses, penchés sur les épaules des hommesqui leur versaient le double breuvage des yeux et des lèvres,n’écoutant pas, au milieu des joies effrénées et lasses, la voixqui planait sur elles toutes, comme un Esprit invisible dont lesailes faisaient trembler la flamme des lampes et battaient sur lesyeux à moitié clos. Mais moi, la rieuse et la folâtre, je meretirais dans une embrasure et je cachais ma tête dans mes mains. ÔSomegod ! ce que j’éprouvais avait un charme si différent dece que le bonheur comme je l’avais senti toute ma vie m’avaitappris ! Ce n’était pas le bonheur, non ! ce n’était pasnon plus la peine, et pourtant cela faisait cruellement mal etdélicieusement bien au cœur. C’était plus et moins tour à tour quela vie… N’est-ce pas là ce que vous nommez la Poésie, vous, et quej’aimais, moi, comme tant de choses, sans savoir pourquoi jel’aimais ?

– « Amaïdée, – répondit Somegod, – tu veux donc que je te livrele secret de mon infortune ! Il y a des hommes à qui l’on peutdire : « Qu’as-tu souffert ? qu’as-tu aimé ? de quoias-tu joui depuis que tu es dans le monde ? » Altaï, que tuvois ramant à l’autre bout de cette barque, est un de ces riches demisères, frappés par Dieu de l’infinité des douleurs. Mais moi, jen’ai pas été l’objet de cette terrible munificence qui fait leshommes grands entre tous ! Moi, je n’ai qu’une misère pour mapart ; moi, je meurs, comme les lys et l’hermine, d’une seuletache tombée en mon sein ! Toute la question qui résume ma vieest celle que tu me fais aujourd’hui : « Tu es Poète, où est taPoésie ! » Ô Amaïdée ! de Poésie, je n’en ai pas quim’appartienne. Le torrent divin qui tombe du ciel dans ma poitriney engouffre son onde et sa voix. L’homme a menti dans son orgueilquand il s’est enchanté lui-même de la balbutie de ses lèvres. Iljouait au Dieu en s’efforçant de créer avec sa parole, mais laNature l’écrasait de son calme pur de dédain. Si l’on m’eût donnéle choix, j’eusse mieux aimé peut-être risquer ce mensonge que desentir un doigt qui n’était pas le mien, comme celui du dieuHarpocrate, faire peser le silence sur ma bouche esclave. Mais,hélas ! l’alternative me manquait. Et voilà pourquoi j’aisouffert. Amer tourment de l’impuissance ! quoique ce fûtencore plus l’impuissance de l’homme que de Somegod. Ma vies’ensanglanta de cette lutte furieuse que tout homme a avecsoi-même avant de prendre son parti sur soi. On le prend enfin, onle prend, ce parti désolé et funeste, mais quelle consommation dela vie !

« Ô Amaïdée ! Amaïdée ! ne me demande pas monhistoire. Les vies de tous se ressemblent plus qu’on ne croit.Femme ou Poète, quand la souffrance intervient dans les battementsde nos organes, cette souffrance est un désir que rien n’étanche,et les hommes l’ont nommé l’Amour. Qu’importe l’objet de ce désirfuneste ! qu’importe la pâture dont cet amour ne pourra jamaiss’assouvir ! le sentiment ne perd point de sa formidableintensité. Parce que, ma pauvre Lesbienne, tu ne voyais sur lesrivages que les voyageurs entraînés par toi au fond des bois, parceque, dans tes nuits ardentes et vagabondes, tu ne relevas jamaiston voile pour admirer l’éclat du ciel, est-ce à dire, ôAmaïdée ! qu’il n’y avait à aimer que ce que tu aimais !Est-ce qu’auprès de l’homme il n’y avait pas la Nature ?Est-ce à dire que toutes les adorations de l’âme finissaient toutesà l’amour comme tu le concevais ? Eh bien, moi, j’aimai laNature, et toute ma vie fut dévorée par cette passion ! Jel’aimai avec toutes les phases de vos affections inconnues et quej’entendais raconter. Je reconnaissais, aux récits des hommes etaux chants des poètes consacrés aux amantes, que ce que j’éprouvaisavait toutes les réalités de l’amour. Ce ne fut d’abord qu’unedouce rêverie au sein des campagnes, des larmes venues vers lesoir, un plongement d’yeux incessant dans les immensités du ciel,quand, assis sur quelque tertre sauvage, j’y oubliais la voix de mamère ou de mes sœurs promenant alentour, ou que seul je pouvais àpeine m’arracher, à la nuit, vers le tard. Les mères se méprennentsouvent aux tristesses de leurs fils. La mienne m’envoya dans lesvilles. J’y vécus pendant quelques années ; je pris ma part dugrand festin d’une main languissante, et à la première coupe tarie,sans désir et sans ivresse, je fus aux lieux que j’avais quittés.J’y rapportais la même froideur et un front plus chargé d’ennuis.Je n’étais pas malheureux ; mais j’allais l’être… J’ignoraisde quel nom appeler mes regrets et mes espérances ; j’ignoraisvers quoi montaient les élancements de ce sein que des femmesbelles comme toi, ô Amaïdée ! n’avaient ni troublé ni tiédi.Je ne me sentais pas de tendresse pour ma mère et mes sœurs, et jepassai pour ainsi dire à travers leurs embrassements pour allerrevoir la Nature.

« Je la revis avec des larmes, avec des bonheurs sanglotants etconvulsifs. Ce jour-là, je sus ce que j’avais. J’avais lu souventde ces livres que les hommes disent pleins de l’amour de la Nature.Mais qu’ils me paraissaient imparfaits et froids ! qu’ils medisaient peu ce que je devais attendre de l’avenir ! C’estqu’une passion tenait ma vie dans ses serres d’autour, et que leshommes les plus éloquents dans leur culte de la Nature n’en ontparlé que comme on parlerait de beaux-arts. – Ils l’ont admirée, lagrande Déesse, la Galatée immortelle, sur son piédestalgigantesque, mais ils n’ont jamais désiré l’en faire tomber pour lavoir de plus près ! Ils n’ont jamais désiré clore avec la lavede leurs lèvres la bouche de marbre dédaigneusemententr’ouverte !… Hélas ! tout à l’heure encore votreamour, à vous, m’impose ses images pour exprimer ce que jeressentais. Ah ! exprimer l’Amour, cela vous est possible,mais moi, Amaïdée, je ne puis ! Et tu me demandes où est maPoésie ? Elle est toute dans cet inexprimable amour, qui l’aclouée, comme la foudre, au fond de mon âme, où elle se débat et nepeut mourir. En vain je m’épuise en adorations sublimes ouinsensées ; j’ai pitié de mon éloquence. Vous, du moins, vouspouvez vous saisir, vous rapprocher, mêler vos souffles et fécondervos longues étreintes ; mais moi, je croise mes bras sur mapoitrine soulevée, et, impuissant devant l’infini, je reste,succombant sous les facultés de l’homme inutiles ! Tout amourcommence par l’ivresse, un pur nectar dont la lie n’est pas loin etbrûle, mais on ne se fait point sa part dans l’amour : il fautboire encore, boire toujours, pourvu qu’il en reste ; onvomirait plutôt son cœur dans le calice que le fatal calice nereculerait ! À regarder si longtemps l’être adoré, ons’exalte, on s’irrite, on veut ! Quoi donc, ô créaturehumaine ?… Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-mêmeune grande voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on toutbriser de l’idole, tout flétrir et d’elle et de soi ! Maiscomment posséder la Nature ? A-t-elle des flancs pour qu’on lasaisisse ? Dans les choses, y a-t-il un cœur qui réponde aucœur que dessus l’on pourrait briser ? Rochers, mer aux vagueséternelles, forêts où les jours s’engloutissent et dont ilsressortiront demain en aurore, – comme un phénix couleur de rose,échappant des cendres d’hier, brûle dans les feux du soleil, –cieux étoilés, torrents, orages, cimes des monts, éblouissantes etmystérieuses, n’ai-je pas tenté cent fois de m’unir à vous ?n’ai-je pas désiré à mourir me fondre en vous, comme vous vousfondez dans l’Immense dont vous semblez vous détacher ? Maisavec ces bras de chair je ne pouvais pas vous saisir !Sublimes dérisions de l’homme ! Aussi, étendu en face desperspectives idolâtrées, haletant après les désespérants horizonsqu’on ne peut toucher, malade d’infini et d’amour, je me consumaisen angoisses amères. La chevrière de la montagne qui m’avait vu làle matin m’y retrouvait le soir, plus pâle, et s’enfuyaitépouvantée, comme si un sort eût été sur moi. Souvent je meplongeais dans la mer avec furie, cherchant sous les eaux cetteNature, ce tout adoré, extravasé des mains de l’homme,insaisissable et si près de nous ! Après des heures d’unepoursuite insensée, la vague me rejetait inanimé au rivage, labouche pleine d’écume, presque étouffé et tout sanglant. Mais ledésespoir durait encore. Je mordais le sable des grèves commej’avais mordu le flot des mers. La terre ne se révoltait pas, plusde ma fureur que n’avait fait l’Océan. Autour de moi tout étaitbeau, serein, splendide, immuable ! Tout ce que j’aimais, toutce qui ne serait jamais à moi ! Ah ! le moi, dilaté parle désir et la rage, craquait au fond de ma personnalité !Pour le délivrer de la borne aveuglante, pour briser son enveloppeépaisse, je tournais mes mains contre ma poitrine. Des griffes delion n’eussent pas été plus terribles. Un enthousiasme ineffable mesoutenait dans le déchirement de moi-même. Incurable faiblesse despassions ! Un soleil couchant sur la mer, quelque beauspectacle dans les nues, un parfum apporté par les brises,interrompait l’acharnement du suicide, et je joignais mes mainssanglantes, et je tombais à genoux devant cette merveilleuseNature, trop belle pour que je voulusse la quitter ! Je mesentais rattaché à la vie par l’idée que l’âme, se mêlant au Panuniversel, y doit tomber submergée et perdue, et je ne voulais pasanéantir mon amour. Ainsi je répudiais courageusement les promessesdu Panthéisme ; car c’étaient ces organes maudits et blessésqui mettaient entre moi et la Nature les rapports d’où naissaientet mon bonheur et ma souffrance, et, dans l’incertitude de lesdétruire, j’aurais refusé d’être Dieu !

« Voilà pourquoi, ô Amaïdée ! Altaï t’a dit que j’étaisPoète ; mais je n’étais, hélas ! que le martyr de mespensées. Hommes et femmes, qui avez des regards et des caresses,vous qui pouvez dénouer des chevelures et confondre la flamme devos bouches incombustibles, c’est vous qui êtes les Poètes, et nonpas Somegod ! Dans l’isolation de mon impuissance, pour mesoustraire à ce néant qui m’oppressait, je cherchais parfois àrefléter cette âme épanchée sur les choses, dans le langage idéalque je rêvais. Mais je n’avais point été frappé du magnifiqueaveuglement des prophètes. Je comprenais ma parole. Miroirconcentrique de la Nature, celle-ci le brisait en s’y mirant.Alors, d’une honte inépuisable contre moi-même, je déchirais lesfeuilles trempées de mes larmes insomnieuses et je les dispersaisautour de moi. Comme les feuilles de la Sibylle répandues sur leseuil de l’antre sacré, un vent divin ne les levait pas de terrepour les emporter au bout du monde. Je les ai vues tourbillonnerquelquefois du penchant de la falaise jusqu’à la mer qui mugit aupied. Je les suivais avec les angoisses d’une mère infanticide.Vagues sombres, blanches écumes, aquilons rapides, qui de vous lesdévorait le plus vite ? qui les cachait le plus à mesyeux ? Je croyais encore que c’étaient elles, et puis jem’apercevais que ce n’étaient que les ailes des goélands au-dessusdes flots. Alors, assis dans une consternation profonde, jeressemblais à l’homme qui vient de vider sur l’autel des dieux lacoupe de son sacrifice, sans avoir pu les apaiser !

« Ne me demande donc pas où est ma Poésie, Amaïdée, car turenouvelles mes douleurs ! Vois, ô femme ! la lune surgitlà-bas et nous atteint de ce rayon qui vient de nous éclairer tousles trois. À la lueur qui lisse les marbres où le temps laissa sonempreinte, mais qui ne rajeunit pas les visages vieillis, vois cefront sénile et tâte cette poitrine crevassée comme les flancs desrochers d’alentour ! Cherche là ce que j’ai souffert avant deme résigner aux bornes de moi-même, à la voix forte d’Altaï !Tu as recueilli dans la vie les voluptés et l’insulte ; cettedouble flétrissure s’est acharnée sur toi longtemps. Tu as dépensébien des souffles sur les lèvres d’hommes qui te les renvoyaientempoisonnés ou qui ne te les rendaient pas ; tu as dépensébien des larmes sur la couche où tu t’éveillais seule et humiliée àl’aurore, pâle de la nuit et de regret, dans des voiles souillés etfroidis ; tu as ouvert ton cœur à tous les amours, et ils ysont venus plus nombreux que les cheveux tressés sur ta tête, plusruisselants de larmes amères que ne le seraient ces mêmes cheveuxdétordus et plongés par toi dans la mer. Tu es femme, et cependanttu as mieux résisté que moi, homme de la solitude, nourri desimples au sein des montagnes. Juge donc de l’intensité de mon malet de sa durée ! Juges-en si tu le peux, créature fragile,dans l’éphémérité de ton cœur ! – Ne me demande plus où est maPoésie !… Elle est là, mais je ne l’ai pas faite ! Elleest là, partout, comme un Génie muet, un Sphinx charmant etironique à la fois, dans cette nuit où j’étends la main !»

Somegod se tut. On n’entendit plus que la vague qui pantelaitcontre les flancs de la barque, et le coup de rame d’Altaï. –Amaïdée avait-elle compris le Poète, ce grand Poète qui ne créaitpas ?… Peut-être… N’avait-elle pas eu des désirs insatiablescomme les siens ? – Quand les nerfs se convulsent et que lanature succombe sous une poitrine, dans une impuissante pâmoison,que les yeux restent blancs et sans prunelles comme ceux d’unestatue dont on a la raideur et l’inertie, n’avait-elle pas senticonfusément qu’en sombrant ainsi dans la vie, aux bras de ceux quine pouvaient l’en rassasier d’une goutte de plus, il y avait unedernière étreinte impossible, comme celle de Somegod, les mainsétendues vers les horizons infinis ?… Peut-être… car elle luitendit la main. Mais il ne la prit pas. Son esprit s’était perdusur les vagues et roulait avec elles vers les grèves, étincelantesde l’écume du flot et des coquillages frappés des rayons de lalune.

Le mélancolique récit du Poète avait-il réveillé en elle cescordes assoupies depuis quelques jours ? Il faut si peu à cesâmes mobiles et précipitées, qui ne jettent l’ancre nulle part,pour dériver sur le flot où elle s’était arrêtée pluslanguissante.

– « Ô Altaï ! – dit-elle avec une voix plaintive, – as-tuentendu ce que Somegod a dit de toi ? Ô le plus grandmalheureux de nous trois, c’est toi, qui as apaisé Somegod ! –c’est toi qui veux relever Amaïdée ! Quel es-tu, le poète lesait-il ? Je le conjurerais de me l’apprendre, puisque toi,dont la parole est si pleine de charmes, tu dédaignes de parler detoi. As-tu aussi au cœur quelque passion qui ait absorbé toute tavie et qui rende impossible l’amour ? »

Altaï répondit après un silence :

– « Ne me demande pas ce que je suis, Amaïdée. Je te le diraispeut-être si tu ne m’aimais pas. Je te le dirai sans doute, sialors tu tiens encore à le savoir, le jour que tu auras cessé dem’aimer.

– « Cesser de t’aimer ? – lui dit-elle. – Ô Altaï !pourquoi donc m’affliges-tu toujours ? Tu me méprises, je levois bien. Ton orgueilleuse vertu a ramassé une courtisane dans lessentiers impurs où elle marchait, mais, pour toi comme pour lesmoins pitoyables d’entre les hommes, cette courtisane étaitindélébilement flétrie… » Et l’altération de sa voix ne lui permitpas d’en dire davantage. Son passé lui revenait en mémoire, et,quand la Destinée nous abat, il est bien terrible de trouver dansce passé une justification de la Destinée et l’absolution de laDouleur !

– « Tu es injuste, Amaïdée, – reprit Altaï avec son accentprofond et calme. – Tu sais bien que je n’ai jamais pensé ce que tudis. Te mépriser ! Et pourquoi, pauvre créature ? Nem’as-tu pas dit que l’éducation n’avait pas orné ta jeunesse, queles enivrements de ta vie ne pouvaient étouffer le remords du vice,la honte de ton abaissement ? Des mille pudeurs de la femme,ton front qui rougissait dans tes aveux n’en avait désapprisaucune. Mais, à ta place, ô mon enfant ! toutes les femmesauraient succombé ; elles auraient souillé jusqu’à l’âme. Toi,tu n’as prostitué que le corps. Non ! je ne te méprisepas ; je t’estime encore comme un précieux fragment échappé àla fureur d’hommes grossiers. Guéris-toi de cette passion qui n’estpas même profonde, et tu deviendras ma sœur. Le veux-tu ?…»

…  …  …  …  …  …  …  ….

…  …  …  …  …  …  …  ….

…  …  …  …  …  …  …  ….

Le temps marchait cependant. L’automne venait. La vie, qui, pourSomegod, n’était que le mouvement général du monde répercutéfortement en lui avec tous les tableaux qu’il entraînait, la vie,pour lui, était variée. Le côté humain des amants et des poètes,les pieds d’argile de la statue d’or, c’est l’ennui, l’ennui quin’achève pas et se détourne, dédain stérilement avorté. MaisSomegod, n’avait pas cette grande inégalité dans sa nature, couléed’un seul jet des mains de Dieu ! Second terme d’uneproportion divine dont la Création était le premier, il étaitpassif quoique agité dans son génie. Les choses devaient luiimposer éternellement l’extase, ou Dieu aurait brisé le monde avantlui.

Mais pour les deux hôtes de Somegod, la vie devait être plusuniforme, plus immobile. Ils n’avaient pas le poème de la Créationà chanter intérieurement et sans cesse dans leur âme. Pan n’étaitpas leur Dieu. En vain Somegod, à la prière d’Altaï, avait essayéd’initier Amaïdée aux mystères qu’il comprenait si bien, aux fêtessolitaires de la Nature. La femme nerveuse avait trop vécu dans lefini pour sympathiser avec ces grands spectacles, pour êtrelongtemps accessible à ces simples inspirations. Quand elle avaitpromené sur la grève, ramassé au flanc des falaises quelques fleursdont Altaï lui expliquait les secrètes origines, lavé ses piedsdans l’eau laissée par la mer dans la crevasse d’un rocher ettressé ses cheveux sur sa tête, elle s’abandonnait avec inertie aucours des heures. Hélas ! toujours elle avait été aussioisive, mais, sur les divans où elle avait passé ses jours dans lelazzaronisme du plaisir, elle n’avait pas besoin de résister àcette mollesse qui l’engourdissait en la touchant. Aujourd’hui,elle avait peine à se plier à cette existence dépouillée et rude,qui frappait ses délicatesses comme un vent acéré et froid. Elleétait malade de civilisation.

Souvent Altaï la prenait avec lui, et, laissant le Poète dans sarustique demeure, ils allaient errer aux environs. Ils revenaientaprès de longues heures fatigués, brûlés du soleil, se traînant àpeine. Que s’étaient-ils dit dans ces courses ? Amaïdée étaitplus abattue, son œil plus vague, sa bouche plus dégoûtée, sonfront plus ennuyé. Mais Altaï ne changeait pas ; il avaittoujours cette sérénité désespérante, ce front et ces yeux usés debonne heure et où il ne restait plus de place que pour le génie.Rien ne vainquait cette patience sublime. Elle le mettait en dehorsde l’existence. Il ne passait point de l’intérêt à l’ennui commeles autres hommes, comme Amaïdée. Seulement, si l’ennui luimanquait, nul intérêt ne le soutenait non plus.

Si Altaï avait appris qu’un pêcheur fût malade ou dans ladétresse, il allait le visiter avec Amaïdée, et ils luiprodiguaient tous les deux les secours dont il avait besoin. Ilaimait à voir cette femme, qu’il voulait relever par lesjouissances idéales et vertueuses des abaissements du passé, sepassionner divinement à faire le bien. Mais, le seuil passé, leslarmes qui avaient resplendi dans les yeux de la femme se séchaientsous je ne sais quel souffle aride, qui effaçait la larme répanduemais qui n’en tarissait pas la source. Chez cette âme bonne eténervée, les joies de la vertu n’avaient pas plus de durée que letroublant bonheur des passions, et elle était toujours apte à leséprouver de nouveau quand déjà, déjà et si vite, voici qu’elle neles éprouvait plus !

Un jour, le Philosophe dit au Poète :

– « J’avais raison, ô Somegod, d’être impie à l’espérance.L’effort que je demandais à Amaïdée était trop fort pour elle. Onne relève pas une femme tombée, et toujours la chute est mortelle.Amaïdée s’est enfuie ce matin.

– « Enfuie ? – dit Somegod.

– « Oui ! enfuie, – reprit Altaï. – Elle n’aurait pas mêmeeu le triste courage de me dire en face : « Je vais vous quitter. »– Ne la condamne point, mon ami ; elle a obéi à sa nature.C’est pour ceux qui n’ont jamais vécu de la vie de l’âme qu’il y aune fatalité ! Maintenant, l’action voulue par moi estachevée ; l’avortement de mon dessein est accompli. Ce n’estpoint une femme corrompue ; elle a des larmes et desrougeurs ; elle se dévouerait encore si elle pouvait aimer.Mais l’amour qu’elle éprouve est inerme et rapide comme sa volonté,impuissant. Tu vois, elle disait qu’elle m’aimait, et c’étaitvrai ; voilà pourquoi elle était venue ! Mais cet amours’est usé en quelques mois, trame précieuse employée à tropd’usages poux pouvoir résister longtemps. Cette vie nouvelle que jelui créais ne l’a retenue que parce qu’elle lui était nouvelle.Mais cette vie s’adressait trop à des facultés qui ne s’étaientjamais éveillées dans son âme, qui y étaient mortes en germe sousles affadissements de la volupté, pour que bientôt elle ne s’endétachât pas. »

En achevant ces calmes paroles, Altaï tendit une lettre àSomegod. Celui-ci la prit et la lut sous les rouges rayons ducouchant, qui semblait se dépouiller de sa toison de pourpre pourrevêtir la terre, magnifique charité d’un beau ciel aux obscuritésd’ici-bas !

« Quand tu liras cette lettre, ô Altaï ! je serai partie.J’aurai regagné les villes d’où je viens. M’accuseras-tu, toi quej’ai aimé et qui ne m’as pas aimée, toi, le seul homme de la terredont je redoutasse le mépris ? Hélas ! si tu m’avaisaimée, j’aurais oublié la vie écoulée, je serais peut-être devenueforte comme toi, j’aurais peut-être résisté au calme étrange de lasolitude dans laquelle tu m’avais déposée. Cela m’a manqué,Altaï ; je le dis avec tristesse, mais sans larmes. Je nepleure pas en m’éloignant de toi.

« Mais seule ! Mais avec toi, mais avec Somegod, mais seulequoique avec tous deux, oh ! la vie était impossible. Je nevous ressemble pas : à peine si je vous comprends. Vous, vouspassez les jours à parler de Dieu et de l’âme, faisant avec la viecomme ce Grec dont tu m’as raconté l’histoire faisait avec la coupede ciguë qu’il tarissait d’une intrépide lenteur. Vous êtes là,recueillis, austères, mais souriant bonnement à la faible femme quele monde insulte et condamne, et que vous, les sages, ne condamnezpas. – Je vous trouvai si beaux d’abord que je vous admirai et priscourage à vous entendre, vous demandant entre vous deux une placeque je ne croyais pas quitter. Hélas ! l’esprit que vous aviezélevé en moi s’est bientôt évanoui et m’a abandonnée. Je ne puisavoir la majesté de votre attitude éternelle. Vous êtes tropgrands. La Nature aussi, que Somegod adore, m’est demeuréeinaccessible. Elle et vous ne pouvez vous emparer de ma misérableexistence. Je ne demeure pas sur ces sommets et le moindre souffleme remporte.

« Ô toi à qui rien n’échappe, ô Altaï ! as-tu deviné que jepartirais ? Tu n’as jamais eu grand courage. Tu n’accueillaispas l’espérance que j’osais te donner, tu m’as toujoursintérieurement méprisée, quoique ce mépris fût doux et bon !La Nature et vous, hommes incompréhensibles, ne me suffisaient déjàplus. Altaï, toi qui aurais pu t’emparer si violemment de tout monêtre, toi qu’avoir vu grave et fier au milieu des autres hommes,usés du frottement des caresses, m’attacha à toi comme si j’avaisété jeune et enthousiaste, pourquoi as-tu replié sur ta poitrine cebras qui aurait servi à me soutenir ?… Hier, quand jeregardais ces sveltes et brunes filles, les chevrières de lamontagne, après m’être assise sur le vase de cuivre où elles ontenfermé le lait écumant, voyais-tu que je m’ennuyais ? Au seinde ce groupe de femmes jeunes, vigoureuses, de contours purs etarrêtés, sustentées de soleil et d’indépendance, cette généreusenourriture qui les rend si fortes et si belles, n’as-tu pas sentila différence qui séparait de ces filles debout et à la tournure deguerrières la femme écrasée, assise devant elles, pâle, fatiguée,blessée cent fois à la même place, saignante de volupté sous larobe traînante comme d’une flèche que tu n’avais pu arracher ?N’as-tu pas eu pitié de mes pâleurs ? N’as-tu pas eu pitié dela main amaigrie qui soutenait ce front qui fut beau et où lessouillures des lèvres et de l’existence ont effacé les mâlescouleurs de la jeunesse ? Hélas ! je pensais que j’avaisété comme ces jeunes filles, qui me regardaient sans comprendrecomment on pouvait être en même temps jeune comme elles et d’unevieillesse qui n’était pas celle de leurs mères, et je pensais auxmontagnes du pays où je fus élevée, à ce Jura où je marchaisnud-pieds, forte, belle, heureuse et pure. Ah ! cette penséeétait navrante. Ma jeunesse m’apparaissait comme un songe que je nerecommencerais pas. Tu ne pouvais pas me le rendre, mais mel’eusses-tu rendu, Altaï, que je l’aurais refusé ! Tu meparlais de me purifier, mais tout le temps qu’on a un souvenir dupassé, c’est la chose impossible. On ne voudrait pas, ômisérable ! n’avoir pas existé comme on a vécu.

« Adieu donc, Altaï, adieu ! Oublie-moi ! Je net’écrirai point que je ne t’oublierai jamais, que t’importe !…Dans ta supériorité mystérieuse, n’es-tu pas détaché de tout ?Ta bonté même n’est-elle pas un dédain plus profond que celui quiblesse ? Ah ! si tu avais été plus vulgaire, peut-êtreserais-je restée auprès de toi. Ne m’eusses-tu pas aimée, du moinstu aurais eu une pitié que j’aurais comprise. Un autre que toirirait des mollesses de mon âme, mais ton orgueil ne ressemble àcelui de personne ; aussi demeurerai-je vraie avec toi. Jeretourne à ma vie errante. J’en suis lasse, et je ne saurais m’enpasser. J’y retourne, non point rapidement et le cœur palpitantcomme il arrive quand on va rejoindre ce qu’on aime ; jen’aime pas ce que je vais retrouver. Ah ! les hommes sont bienfous s’ils croient que c’est une passion qui décide toujours de lavie. Bien souvent l’ennui m’énervait plus douloureusement auprès detoi que les voluptés fades et grossières, sans charmes pour lessens hébétés, mais ignoblement nécessaires au vide du cœur et de lavie. »

Somegod avait fini la lettre, cette lettre qui venaitd’apprendre à ces deux hommes que la supériorité ne servait à rienici-bas, et que pour avoir action dans ce monde, au nom de la Vertumême, il fallait descendre, amère vérité qui écrasaitdouloureusement l’esprit du Philosophe et qui glissa sur celui duPoète. Le soleil venait de tomber dans la mer incendiée de sesfeux. Les brises apportaient ce parfum caché dans les vagues, fraiset pénétrant et ineffable, digne de la végétation inconnue du fonddes eaux. Les goélands criaient sur les pics des brisants, et leciel, chargé de nuages amarantes et orangés vers les bords,semblait folâtrer avec les flots. – Ce spectacle avait emportél’esprit de Somegod. Le sublime enfant venait d’oublier ladésespérante vérité dont il avait entrevu la lueur. Altaï, quirespectait la Poésie comme une fille de Dieu, ne le tira pas de sacontemplation silencieuse. Tel qu’un homme dont la sandale est plususée que le courage, il descendit la falaise, sans abattement aufront, et appuyé, comme un Roi antique, sur son bâton de voyageur.Il était déjà loin quand Somegod retourna la tête. Le Poète sepencha sur une pierre de la falaise, coupée à pic de ce côté, et ille vit qui s’en allait le long du rivage. Il ne l’appela pas pourlui demander où il allait, – il le savait sans doute. Mais, pour lapremière fois de sa vie, il regardait cet homme qui s’éloignaitavec l’admiration que lui inspirait ordinairement la Nature.

Depuis ce jour, Somegod est seul sur la pierre de sa porte ausoir.

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