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Amours Délices et Orgues

Amours Délices et Orgues

d’ Alphonse Allais

À mon excellent ami

LÉON LAURENT (de Reims)

en souvenir

des Journées de Juin.

 

À LA RUSSE – OU – LA BASANE COLLECTIVE

Si nous voulons rester en bons termes avec le peuple russe, respectons ses traditions, sa foi, son idéal ;n’exigeons de lui aucune concession à nos façons de croire et de penser, car, dans une enveloppe souple, l’âme russe est rigide et tout d’une pièce, comme qui dirait une bille d’acier égarée dans un pneu.

De même aussi, n’empruntons à leurs coutumes que celles qui s’accordent à notre complexion, si différente de la leur.

En agissant ainsi, nous éviterons bien des gaffes, surtout celles d’une nature plutôt pénible, comme vous allez pouvoir en juger par ce récit.

Je commence par déclarer que l’histoire n’est pas de moi : elle me fut contée par le célèbre chansonnier américain Raphaël Shoomard, un garçon assez sérieux pour que je puisse garantir la véracité de cette aventure.

C’était, il y a quelques années, au début des manifestations de sympathie entre France et Russie.

Dans certains régiments, ces manifestationsavaient pris tout de suite le caractère du pur délire.

Tous les officiers apprenaient le russe, senourrissaient de caviar et ne buvaient plus que kummel ouvodka.

Au bout d’un mois, dans maintes garnisons,l’astrakan avait doublé de prix.

Parmi les plus frénétiques de ces russophiles,se fit particulièrement remarquer certain colonel d’infanterie,officier dont la rudimentaire intelligence se panachait de la plusexquise brutalité envers le subordonné.

Cet homme de guerre déclara un beau jour qu’ilallait mener son régiment à la russe.

La discipline russe, il n’y a que ça, pour unearmée qui se respecte !

Une coutume militaire russe l’avaitparticulièrement séduit.

En Russie, quand un colonel arrive devant sonrégiment, il le salue de la main en disant d’une voix forte :« Bonjour, mes enfants ! »

Et les soldats de répondre, comme un seulhomme : « Bonjour, mon colonel ! »

Il fut donc annoncé, au rapport, qu’à laprochaine revue, les choses se passeraient ainsi.

Hélas ! Les choses se passèrentautrement.

Le jour de la revue arriva.

Toute la population était rassemblée au Champde Mars de l’endroit, préfet et notabilités dans une superbetribune.

Les cœurs haletaient à l’émotion du beauspectacle de bientôt.

Splendide, le régiment, sous les armes,attendait son colonel.

Un petit nuage de poussière, là-bas !C’est lui, le père du régiment !

Au galop de son petit cheval arabe, il arrivesur le front du régiment, met la main à son shako et, d’une voix detonnerre, gueule : « Bonjour, mesenfants ! »

Alors, sans quitter le port d’armes, deuxmille mains gauches s’abattent sur deux mille cuisses gauches,produisant deux mille claques formidables.

Le geste se termine en forme de basane ;mais quelle basane mon empereur ! et combieninoubliable !

En même temps, deux mille voixrépondent : « Zut ! hé ! vieuxdaim ! »

Et le plus terrible, c’est que les hommesemployèrent, en leur clameur, des expressions autrement vives quezut et que daim.

Raphaël Shoomard ne nous raconta pas ce qu’iladvint ensuite : mais j’ai tout lieu de penser que l’infortunécolonel n’alla pas plus avant dans son essai d’acclimatation desmœurs militaires russes.

ISIDORE

Mon ami Georges Street m’avait dit :

– En revenant d’Italie, vous repasserezpar Vintimile et Nice ?

– Très vraisemblablement.

– Alors, ne manquez pas, quand vous serezà Nice, de pousser une pointe jusqu’à N… et d’aller saluer, de mapart, le brave curé de ce village.

– Je n’y manquerai point.

– Vous le prierez en outre de vouslaisser interviewer son perroquet.

– Son perroquet ?

– Son perroquet… Ce volatile est un desplus braves perroquets avec lesquels il me fut jamais donnéd’échanger quelques propos.

– La nature de ses propos ?

– Souffrez, mon cher Allais, que je vouslaisse la volupté de ce frisson nouveau.

Je n’eus garde, comme aisément vousl’imaginez, de manquer cette promise aubaine.

N… (je fausse à dessein l’initiale de labourgade) n’est éloigné de Nice que d’une heure quarante-troisminutes de voiture (je fausse également à dessein l’évaluation dela distance et le mode de communication).

L’excellent abbé Z… (je fausse de plus belle)allait précisément sortir, quand je me présentai à la porte de sonpresbytère.

L’abbé Z… (conservons-lui cette désignationfantaisiste) est un de ces dignes ecclésiastiques comme il enfourmille en Provence, chez lesquels le mysticisme s’est mué, commepar enchantement, en ronde jovialité.

Le brave ecclésiastique fut visiblementsatisfait du bon souvenir de l’ami Street.

Il s’informa comment il allait et si, bientôt,on aurait l’occasion de se revoir et de trinquer ensemble sous lalumineuse et embaumée petite tonnelle.

– Et votre perroquet, monsieur lecuré ? Il paraît que vous avez un perroquet qui n’est pas dansune musette ?

– Dans une musette ! Isidore dansune musette ! Qu’y ferait-il, le pauvre ?

Isidore ! Le perroquet s’appelaitIsidore !

Tout de suite – lointaine pourtant, maispernicieuse encore, influence de Grosclaude ! – je pensai àIsidore de Lara, Isidore de l’Ara !

– Venez, invita l’abbé, venez avecmoi.

Et me faisant traverser son petit jardin, ledigne prêtre m’amena jusqu’au perchoir d’Isidore, sis au bord d’unpetit chemin qui passe derrière la cure.

Telle une petite folle, notre volatiles’amusait à imiter les aboiements du chien, ce pendant que sur laroute un épagneul de passage s’éperdait à rechercher son congénèreainsi clamant.

À la fin, Isidore éclata d’un rireinterminable ; se sentant bafoué, le pauvre chien se retiralentement.

Isidore m’aperçut.

Une évidente méfiance s’indiqua au rond virantde ses petits yeux, un grommellement de mauvais accueil ronchonnadu plus creux de sa gorge.

Allons, Isidore, sois bien gentil avecMonsieur qui vient exprès de Paris t’apporter le bonjour de ton amiStreet. (À moi.) Donnez-lui vos doigts à compter. (ÀIsidore.) Compte les doigts de Monsieur.

Je présentai mes mains larges ouvertes, lesdoigts écartés.

Isidore compta :

– Une, deux, trois, quatre, cinq, sept…M… ! je me trompe !

Il reprit :

– Une, deux, trois, quatre, cinq, sept…M… ! je me trompe !

Et tant que je lui montrai ma main, Isidore nese rebuta pas :

– Une, deux, trois, quatre, cinq, sept…M… ! je me trompe.

Ce fut moi qui me lassai le premier.

Aussi bien, j’avais fort besoin de mes deuxmains pour me tenir les côtes, tant cette petite séance denumération parlée dépassait tout ce qu’on peut rêver decomique !

Et en-rentrant à Nice, le soir, doucementbercé par la voiture, je me surprenais à murmurer, moiaussi :

– Une, deux, trois, quatre, cinq, sept…M… ! je me trompe !

LE LION, LE LOUP ET LE CHACAL – FABLIAUBIEN MODERNE

Il était une fois un Loup qui avait un procèsde mur mitoyen avec son voisin le Chacal.

Toute tentative de conciliation ayant échoué,on résolut de porter le litige devant la cour suprême des animaux,autrement dit le tout-puissant seigneur Lion.

Le Lion, exact au rendez-vous, battaitnégligemment de la queue ses flancs redoutables, tout prêt à rendresentence sous son chêne ordinaire, un chêne d’au moins cinquantelouis.

(Comme tout augmente, hein ! Du temps deBlanche de Castille et de son fils, un simple chêne de cinq louissuffisait amplement aux justiciables.)

Arrivèrent les plaideurs : le Loupaccompagné de son avoué le Renard, le Chacal défendu par unevieille Pie, insupportable raseuse qui, tout de suite, indisposa leseigneur Lion.

– Assez ! s’écria brusquement cedernier, ma religion est suffisamment éclairée.

– Ah ! firent les deux partiesanxieuses.

– Loup, c’est toi qui as raison !Chacal, ta cause ne tient pas debout ! Loup, je te livre tonadversaire et t’engage à le dévorer dans l’enceinte même de cesylvestre prétoire.

Le Loup ne se le fit pas dire deux fois ;en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, du pauvre Chacalne restaient plus que risibles déchets.

Discrètement, le Renard et la Pie s’étaientretirés vers leurs cabinets respectifs.

Quand la curée fut terminée :

– Mon cher Loup, dit le Lion, tu me ferasplaisir en venant ce soir chez moi me remercier de ma sentence.

– Entendu, Seigneur. À ce soir.

Le Loup n’eut garde de manquer à saparole : vers sept heures, sept heures et demie, il pénétraitdans la tanière du magistrat suprême.

Le Lion, comme en façon de familiaritégentille, lui mit sa forte patte sur l’échine, et :

– Eh bien, mon vieux Loup, digéras-tu àta convenance ?

– On ne saurait imaginer mieux, monLord.

– Alors, à mon tour.

Le Loup, à ce moment, vit que le Lion nebadinait pas, et il devint blanc comme un singe.

– Quoi ! vous allez memanger ?

– Non, je vais me gêner ! Car j’aiune faim de Loup, si j’ose m’exprimer ainsi.

– Mais alors, pourquoi n’avez-vous pas,ce matin, dévoré le Chacal, puisque lui était dans sontort ?

– Dans son tort ou non, le Chacal vivantexhale une odeur qui me coupe l’appétit.

– Et moi, pourquoi avoir attendu jusqu’àce soir, puisque vous me teniez ce matin en votrepouvoir ?

– Ce matin, tu étais trop maigre, monpauvre ami.

Et, passant à l’action, le Lion mangea leLoup, dans des conditions exceptionnelles de prestesse et de bonnehumeur.

MORALITÉ

Soyez chacals ou soyez loups,

Les juges sont plus forts que vous.

Écoutez-moi (la chose est sûre),

Méfiez-vous d’la magistrature !

ÉBÉNOID

Or, un matin, toute rose d’émoi, elle luimurmura :

– Ça y est ! j’en suis sûre,maintenant. Ça y est !

Et lui, tout au plus réveillé, grommelant,s’étirant :

– Quoi ? qu’est-ce qu’yest ?

Mais elle, plus rose encore, si rose qu’àpeine on entendit sa voix :

– Mon ami, le ciel a béni notreunion.

L’homme sursauta de ravissement :

– Tu blagues ? douta-t-il encore,trivial.

– Je ne blague jamais avec cesujet-là.

Ce fut alors une joie par toute lachambre.

Mariés depuis tantôt huit ans, les épouxDuzinc n’avaient jamais pu, malgré d’incessants labeurs, obtenirl’ombre d’une progéniture.

À quoi tenait cet état de choses ? On nesait pas. La faute à l’un ? La faute à l’autre ? La fauteaux deux ?

Quien sabe ? comme disaitMontaigne au toréador qui le rasait de ses questionsindiscrètes.

Du coup, M. Duzinc décida qu’il n’iraitpas à son bureau ce jour-là.

Père ! il allait être père !

Au déjeuner, sauta le bouchon du mousseux LéonLaurent.

Et au dîner aussi.

À la santé du petit !

Ou de la petite !

La grossesse de madame Duzinc se présentaaussi bien que les plus favorisés phénomènes de ce genre.

Comme toutes ses congénères,Mme Duzinc eut des envies.

Quelques-unes, étranges. Par exemple, celle dedéguster cette odieuse ratatouille : des confitures de fraisesmélangées de tripes à la mode de Caen. Ce mets n’était pas d’untrès joli ton.

Et de plus étranges encore : renouvelertout leur mobilier, leur mobilier clair, qu’on remplacerait par unautre en ébène. Un mobilier en ébène ! Voilà qui seraitgai ! M. Duzinc, net, refusa !

La belle-mère de M. Duzinc eut beaureprésenter à M. Duzinc tout le danger qui peut résulter d’unenon-exécutée envie, M. Duzinc tint bon. Un mobilier enébène ! Jamais de la vie !

La pauvre petite Mme Duzincpleura toutes les larmes de son corps. Et puis, arriva ce quidevait arriver : au bout du temps requis.Mme Duzinc mit au monde un enfant noir. Un enfantd’un très beau noir.

Je dois, pour l’honneur de la vérité, finirpar où j’aurais dû commencer :

Mme Duzinc, neuf mois avant lanaissance du surprenant baby, avait cru devoir partager la couched’un jeune attaché à la légation d’Haïti.

Cette histoire de mobilier d’ébène n’étaitqu’une frime.

Habile, d’ailleurs.

CUPIDES MÉDICASTRES

Certains journaux sont fort durs, en cemoment, pour le corps médical.

MM. les médecins de Paris, au dire desfolliculaires, auraient décidé la création d’un Livre noir, oùseraient inscrits les noms de tous les malades mauvais payeurs, etse seraient mutuellement engagés à ne plus les soigner avant lerèglement des notes préalables.

Et les gazettes de crier à l’inhumanité etd’appeler sur les médecins les foudres vengeresses du tollégénéral.

La situation très délicate que me crée, dansle gouvernement, le dernier vote du Sénat, m’interdit de prendreparti pour ou contre, en cette question.

Néanmoins, je dois reconnaître que certainspraticiens ne brillent pas par une excessive sensibilité et qu’ilssuppriment volontiers les saucisses dans le système d’attache deleurs fidèles toutous.

Il s’en rencontre même dont le mémoire neconcorde jamais avec celle du malade.

Témoin ce médecin qui réclamait le prix dedeux visites à une bonne femme, laquelle semblait bien certaine dene lui en devoir qu’une.

– Mais, docteur, je vous assure que vousn’êtes venu qu’une fois chez moi !

– Parfaitement, répondit le morticole, jesuis venu une fois chez vous ; mais quelques jours après, jevous ai donné une consultation dans la rue.

– Vous appelez ça une consultation !s’indigna la cliente. Eh bien ! vous avez du toupet !Vous m’avez demandé comment j’allais… je vous ai répondu quej’étais tout à fait bien… Vous m’avez dit de continuer.

– Eh bien ! mais, c’est uneconsultation, cela.

– Bon ! je vais vous payer vos deuxvisites, mais dorénavant, quand vous me rencontrerez dans la rue,je vous défends de m’adresser la parole, et même de me saluer. Çacoûte trop cher, votre politesse !

Un autre exemple de rapacité peu commune chezun médecin de campagne :

Ce thérapeute avait coutume de se rendre,chaque jour, à un café de la ville, en lequel il faisait sa petitepartie avec des messieurs, toujours les mêmes.

Un de ces derniers, personnage timoré et fortsoucieux de son estomac, ne manquait jamais, en commandant sonabsinthe, de se tourner vers le médecin.

– Une petite absinthe, docteur, ça ne mefera pas de mal ?

– Mais non, mais non ; une petiteabsinthe n’a jamais fait de mal à un honnête homme.

Quand la partie se prolongeait et que lapetite absinthe était ingurgitée, notre homme s’informaitencore :

– Un petit vermout-cassis, docteur, celan’est pas mauvais, n’est-ce pas ?

– Prenez-le plutôt avec du curaçao, votrevermout.

Ou bien, c’était un verre de porto qu’il luiconseillait, ou un quinquina Dubonnet, ou n’importe quoi. Et tousles jours, entre six et sept, reproduction du même dialogue.

Au bout d’un an, quelle ne fut point lastupeur de notre bonhomme de recevoir une note d’honoraires de sonpartenaire se montant à un millier de francs ! Comme iln’avait eu, avec le docteur, que des rapports de client à client dumême café, il crut bonnement à une erreur matérielle.

Et comme il cherchait à s’en expliquer, ledocteur lui répondit froidement :

– Mais non, mon cher ami, il n’y a pas lamoindre erreur. Chaque fois que vous me demandez si une absinthe nevous fera pas de mal et que je vous réponds que non, je considèrecet avis comme une consultation…

Le pauvre monsieur paya sa note ; mais, àpartir de ce moment, il alla prendre son apéritif dans les cafés oùl’on rencontre, de préférence, des charcutiers, d’ancienscapitaines au long cours ou des chefs de fanfare, mais pas demédecins !

LE LARD VIVANT

Le porc, cet utile auxiliaire du charcutier…

BUFFON.

Et à cette occasion, laissez-moi vous rappelerune anecdote qu’aimait à conter un vieux mien oncle au temps jadisoù, bébé frais et rose, j’encadrais mon front pur d’épaissesboucles brunes.

Deux individus s’avisèrent une fois d’acheterun cochon en commun.

Jusqu’à présent, cela va bien.

Consciencieusement, ils engraissèrent leurporc, lui apportant mille détritus du ménage, du son, et même despommes de terre.

Tout le temps que dura cette suralimentation,la meilleure harmonie ne cessa de régner chez les bravesco-propriétaires.

Voici où les choses se gâtèrent.

Un beau jour, l’un de ces messieurs estima quele porc se trouvait à point et que l’heure avait tinté d’occirel’animal.

Tel n’était point l’avis de l’autre.

On résolut d’attendre.

Quelques jours passèrent et le premier revintà la rescousse.

– Il est temps de tuer notre cochon.

– Pas encore ! Je m’y connais :la bête n’est pas au mieux de sa forme. Patientons encore.

L’homme pressé se gratta la tête et, du ton decelui qui a pris une grande résolution, prononça :

– Écoute, mon vieux, tu feras ce que tuvoudras de ta moitié de porc, mais, moi, je vais tuer lamienne.

Et il fit comme il avait dit.

Inutile d’ajouter qu’en tuant sa part de bête,il causa du même coup le trépas de l’autre fraction.

… Cette histoire m’est revenue en souvenance àla lecture d’une stupéfiante circulaire qu’a bien voulu mecommuniquer mon ami Émile Gautier, l’habile directeur de laScience Française.

Il s’agit du lancement d’une affaire,mirifique au dire du prospectus, d’une entreprise de Délardagede Cochons Vivants.

Le début de la circulaire, que voicitextuellement, vous éclairera sur la question :

« LA PORCARINE

» Origine et principe del’invention.

» Le plus simple cultivateur sait que lecochon arrivé au moment psychologique (sic), c’est-à-dire grasà point, se laisse manger par les rats des portionsimportantes de sa chair.

» Le célèbre inventeur M. L.Tourillon, qui nous a cédé ses brevets, et qui reste attaché ànotre société, frappé de ce fait, imagina sa fameuse machine àdélarder.

» Un pantographe élastique et des lameshélicoïdales à cuiller en furent la base, etc., etc. »

… Suit la description en détail de l’opérationet la désignation des futures victimes, lesquelles appartiendrontaux races Middlesex, New-Leicester etTonkinoise. (La race Craonnaise est, paraît-il,trop en chair pour ce genre d’entreprise. Heureuse race !)

« … Convenablement exploité, chaquecochon nous offrira (! ! !) 100 kilosde lard par an, soit deux cents francs au minimum. »

– Et la Société Protectrice desanimaux ! vous exclamez-vous.

Le cas est prévu et un charmant petitpost-scriptum répond d’avance à la menace : « Pour calmerles alarmes des cœurs tendres et donner satisfaction à la SociétéProtectrice des Animaux, les cochons seront anesthésiés avant desubir les opérations. »

Attendons-nous à une forte hausse sur lechloroforme.

LA MALENCONTREUSE PRONONCIATION

William Bott, que nous appelons fortspirituellement Henry Bott chaque fois qu’il abuse du cock-tail,est un Bostonien fort aimable, et des plus distingués, ainsi quesont, pour la plupart, les gens de Boston.

C’est à son propos que j’écrivis ces vers derime assez plaisante, n’est-ce pas :

Bott, en dansant la valse et le boston,usa

Le parquet de Mary Webb, à Boston (U. S.A.)

Débarqué en France au printemps dernier, cetAméricain, sur la recommandation de notre vieux camarade W. D.Forrest, le publisher de Paragraphs, devint tout de suitemon ami.

Le français qu’il parlait était un françaisirréprochable déjà ; seuls, quelques mots auraient gagné àêtre plus correctement prononcés.

Ainsi, il disait flott,pott, comme si ces mots, à l’instar de son nom, eussentcomporté deux t.

Sur une simple observation, il rectifia cespetites imperfections, et parla bientôt aussi purement queM. Lebargy.

Je me suis beaucoup attaché à mon ami Bott,esprit original, et tout de primesaut.

Un matin que je l’avais rencontré sur laplage, il me proposa un match à la carabine.

J’acceptai d’autant plus volontiers que jeconnais les personnes qui tiennent le tir, jeunes et déluréesMontmartroises dont la jolie sœur aînée porte un nom fort connudans l’armorial de la galanterie parisienne.

Bott, excellent tireur pourtant, duts’incliner devant mon écrasante supériorité : après un grandnombre de cartons, il renonça à la lutte et paya la note ès mainsd’une des jeunes filles, cependant que je complimentais l’autre surla jolie tournure que prenait sa taille.

– Au revoir, mesdemoiselles.

– Au revoir, messieurs… On vous reverracet après-midi ?

– Peut-être.

Bott avait l’air tout chose.

– Qu’avez-vous, ami Bott ?fis-je.

– J’ai que cette petite Charlotte vientde me tenir des propos auxquels je n’ai rien compris.

– Quels propos ?

– Voici textuellement ce qu’elle m’adit :

« Ça ne serait pas à faire que j’enaurais un ! On a déjà bien assez de mal à gagner sa pauvregalette sans la refiler encore à des mectons qui se f… devous ! »

– Que lui aviez-vous dit qui amenât cetteénigmatique réponse ?

– Pour lui payer les 17 fr. 50, frais denotre match, je lui donnai un louis et, comme elle se disposait àme rendre la monnaie, je lui offris gracieusement (car elle meplaît beaucoup, cette petite) : « Gardez le tout,mademoiselle, ce sera pour votre dot. »

– Et vous avez prononcé dot,sans faire sonner le t ?

– Dame, oui, comme vous m’avez indiquépour flot, pot, etc.

– Alors, je m’explique tout ! Lapetite aura compris que vous lui donniez de l’argent pour sondos.

– C’est moi qui ne comprends plus.

– Dos est le terme argotique etbien parisien par lequel on désigne les gentlemen qui se font dedétestables revenus avec l’inconduite de leurs compagnes.

– Horrible ! Horrible !Qu’est-ce que cette fillette va penser de moi ?

Et Bott tint à revenir tout de suite au tir,porter ses excuses à la petite Charlotte et lui offrir une joliebague, pour laquelle la petite citoyenne du dix-huitièmearrondissement lui sauta au cou et l’embrassa de grand cœur.

SIMPLE CROQUIS

Le jour des régates.

Il est neuf heures et la première course estpour dix heures et demie.

Le commissaire général de la fête, un jeuneavocat doublé d’un parfait gentleman, procède au dernier coup d’œilsur l’installation.

Avec mille recommandations précises etminutieuses, il pose un douanier par-ci, un matelot par-là :« C’est bien entendu, n’est-ce pas, mon ami ? Vous nelaissez pénétrer ici que les cartes roses. » – « Oui,monsieur. »

Il fait signe à un vieux marin qu’on appellele père Nul-s’y-Frotte : « Venez avec moi, monbrave ! »

Le père Nul-s’y-Frotte s’amène de son vieuxpas de roulis.

– Vous vous tiendrez là, mon brave, etvous empêcherez tout le monde, vous entendez bien, tout le monde,sauf ces messieurs de là commission nautique, de passer sur cequai.

– Entendu, monsieur !

– Vous direz aux gens de faire letour.

– Entendu.

À ce moment, une famille s’avance avec laprétention de fouler le quai prohibé.

– Impossible ! s’écrie lecommissaire général des régates. Ce quai est spécialement réservé àces messieurs de la commission nautique.

– Mais… puisqu’il n’y a encorepersonne.

– Mille regrets, mais nous sommes tenusd’avoir une discipline très stricte. Dura lex, sedlex !

Dura lex, sed lex ! Devant cetterigide latinité, les bonnes gens ahuris n’insistent pas et font letour.

– Vous avez vu, mon brave, comment on s’yprend ?

– Compris ! Vous pouvez compter surmoi !

Resté seul, le père Nul-s’y-Frotte s’introduitdans la bouche une bonne chique et cherche une belle attitude,comme au temps où, fringant novice, il assistait au bombardementd’Alger à bord de la frégate l’Astucieuse.

Arrivent deux messieurs pressés.

– On ne passe pas, messieurs !

– Seulement pour traverser.

– La consigne est la consigne.

– Allons donc !

– C’est comme gai ! Faites letour !

Un des messieurs exhibe de sa poche une joliepièce de vingt sous qu’il fait miroiter aux yeux du vieil homme demer.

Ce dernier suppute brièvement que, dame !vingt sous c’est un paquet de tabac et plusieurs petitsverres ; il constate l’absence de tout témoin et, en moins detemps qu’il n’en faut pour l’écrire, empoche le franctentateur.

– Passez vite, messieurs.

– Merci, mon vieux dur-à-cuire !

Le père Nul-s’y-Frotte lève les bras dans ungeste mou d’auto-excuse et murmure en imitation de la parole ducommissaire :

– Dur-à-cuire… sed cuire !

POÈTE DÉPARTEMENTAL

– Alors, entendu pour midi,jeudi ?

– Entendu !

Cette fin d’entretien se déroulait dimanchedernier aux courses de Trouville, entre mon ami Henri deFondencomble et celui qui a l’honneur d’écrire ces lignes.

Après mille avatars divers, ou, plussimplement, après mille avatars, car le propre d’un avatar estprécisément d’être divers, après mille avatars, dis-je, mon amiHenri de Fondencomble est, à c’te heure, rédacteur en chef d’unjournal estival, l’Indépendant de Cricquebeuf, organe desintérêts de Cricquebeuf, Pennedepie et Vasouy.

Comment Fondencomble, que rien ne semblaitdésigner à la noble profession de publiciste, arriva-t-il d’embléeà d’aussi hautes fonctions dans la presse départementale, je nem’en souviens plus, bien qu’il me l’ait raconté par le menu. Lachose, d’ailleurs, importe peu.

Je n’eus garde de manquer la gracieuseinvitation à déjeuner de mon vieux camarade et, jeudi dernier, vers11 heures et demie, mon fidèle yacht, l’Écumoire, faisaitson entrée triomphale dans le port de Cricquebeuf.

Les bureaux de l’Indépendant sontsitués sur le quai Maurice-Bertrand, juste en face le débarcadèredes paquebots de Melbourne.

La pipe aux dents, les yeux luisants de bonaccueil, mon ami Henri de Fondencomble m’attendait sur le seuil del’imprimerie du journal.

Une petite bonne, jolie comme un cœur, nousservit du porto, et peu après nous avisa que ces messieurs étaientservis.

Ces messieurs se mirent à table.

– Célestine, dit Henri, si on vient medemander, tu diras que je n’y suis pas.

– Bien, monsieur.

– Comment ! fis-je un peuscandalisé, tu tutoies ta bonne ?

– Je tutoie toutes celles de mes bonnesqui sont jolies et âgées de dix-huit ans à peine.

– Chaque peuple a ses usages.

– Bien sûr… Encore un peu deturbot ?

– Volontiers.

Célestine entra :

– Monsieur, il y a un type en bas quidemande à vous parler.

– Je t’ai dit que je n’y suis pourpersonne.

– Oui, mais celui-là est un type sirigolo ! Ça doit être un poète.

– Un nourrisson des Muses ! qu’ilpénètre !

Une sorte de grand dadais, jaune et long,chevelu, avec, sur la figure, des boutons, fut introduit parCélestine.

– Monsieur de Fondencomble ?s’informa-t-il.

– C’est moi, répondis-je, mû par monvieil et indéracinable esprit de mystification.

– Je viens solliciter l’honneur decollaborer à Indépendant de Cricquebeuf.

– Vous êtes journaliste ?

– Oh non, monsieur ! seredressa-t-il. Poète !

– Et vous désirez que j’insèrequelques-unes de vos poésies dans la partie littéraire de monorgane ?

– Précisément, monsieur. Nous débuterons,si vous le voulez bien, par un poème dont je suis assezcontent.

– Quel, ce poème ?

– Ce sont des vers que j’ai écrits sur levieux toit en chaume de la maison où je suis né.

– Une drôle d’idée, vraiment ! Etpas banale pour un sou !

– N’est-ce pas, monsieur ?

– Où êtes-vous né ?

– Pas très loin d’ici, dans un petit paysqui s’appelle Lieu-Godet.

– Parfaitement… Eh bien, un de ces jours,je pousserai en bicyclette jusqu’à Lieu-Godet et je prendraiconnaissance de votre poème… Vous avez une échelle, chezvous ?

– Une échelle ? Pourquoi faire, uneéchelle ?

– Dame, pour grimper sur le vieux toit enchaume de la maison où vous êtes né, et sur lequel vous avez eu lafichue idée d’écrire ces vers.

– Mais, monsieur…

– Car, enfin, c’est une fichueidée ! Vous ne pouvez donc pas faire comme tout le monde etécrire vos vers sur du papier ?

L’INHOSPITALITÉ PUNIE

À la fin, l’orage éclata.

Un coup de tonnerre déchira le ciel,effroyable.

Ce fut comme si tout un conclave d’artilleursen délire s’amusait à déchirer, frénétique, une énorme pièced’extra-solide toile de Flandre.

Se mirent à pleuvoir des œufs de pigeon aussigros que des grêlons, ou, pour parler plus exactement, des grêlonsaussi gros que des œufs de pigeon.

Ce fut par toute la nature, chez les gens etchez les bêtes, un général affolement.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire,les êtres animés qui composaient le village avaient trouvé leurabri.

Seuls, deux pauvres gens continuaient àmarcher dans la plaine.

Un vieil homme et un homme jeune.

Le vieux, un grand à barbe blanche, nobleallure, et, en dépit de ses hardes, un peu rococo, très chic,vraiment très chic.

Le jeune, une trentaine d’années, barbe etcheveux assez longs, roux, extrême distinction, avec, sur sa face,une indéfinissable expression d’exquise tendresse. Accoutrement pastrès moderne, mais beaucoup de charme.

L’homme jeune tenait à sa main une cage enosier où gémissait, lamentable, une tourterelle.

Voici que la grêle redoubla de rage etcontrainte fut à nos voyageurs de se reposer sous un orme duchemin.

Faible abri aux feuilles en allées, auxbranches hachées. Enfin, c’était toujours ça, n’est-cepas ?

Une carriole vint à passer au galop.

– Pardon, monsieur, fit poliment le plusvieux de nos deux voyageurs, s’adressant à l’homme de la voiture,pourriez-vous nous indiquer, non loin d’ici, la demeure d’unepersonne de grande piété ?

Sans paraître aucunement interloqué de cettedemande insolite :

– Tout près de là, répondit l’homme, danscette petite maison rouge, habite la plus grande dévote de toute laparoisse.

– Merci, monsieur !… Allons-ychercher un refuge, mon enfant, car je vois s’écorcher ton visageet tes mains.

– Oh ! mon père, j’en ai vu biend’autres ! répondit le jeune homme avec un sourire d’unemélancolie poignante.

Hâtant le pas, nos deux personnages sedirigèrent, avec leur tourterelle, vers la maison de la dévote.

– Pardon, madame, fit poliment le plusvieux, vous siérait-il d’offrir un refuge à deux pauvres voyageurssurpris par l’orage.

Les traits de la bonne femme se contractèrent,et l’expression du mauvais accueil grimaça sa haineusephysionomie.

– Fichez-moi le camp, fainéants ! Jene veux pas de vagabonds ici !

La tourterelle se mit à roucoulerdouloureusement, et les deux pauvres gens semblèrent plus peinésqu’irrités de cette peu écossaise hospitalité.

– Pourtant, insista le jeune, l’Évangilevous dit…

– L’Évangile ne nous dit pas de recevoirtous les galvaudeux qui passent dans le pays… Et puis, en voilàassez ! Fichez-moi le camp ! Oust !

Cette fois, le vieux perdit patience, et,levant le doigt au firmament :

– Ah ! c’est comme ça que vous leprenez ! s’écria-t-il.

Comme par miracle, la grêle cessa de tomber,le ciel redevint d’un bleu subit, une petite buée monta du sol etdoucement, légèrement, se concréta en nuage autour des deuxvoyageurs.

Ces derniers, ouvrant la petite cage d’osier,donnèrent l’envol à la tourterelle, qui, d’ailleurs, n’était autrequ’une colombe.

Tous les trois alors, confortablementinstallés en leur nuage, s’envolèrent lentement vers le ciel.

La vieille dévote comprit à ce moment lagrossière erreur qu’elle commettait, et, les mains jointes, elletomba à genoux.

Les gens qu’elle venait de mettre à la portesi désinvoltement, c’était – le subtil lecteur l’a deviné, sansdoute – c’était le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Elle voulut les rappeler, mais trop tard,hélas !

La Sainte-Trinité frisait déjà la cime deshauts peupliers et, bientôt, elle disparaissait dans la sérénité duciel.

Et la vieille dévote n’en mena pas large, surla question de son repos éternel.

UN NOUVEAU PNEU

Si l’illustre monsieur de Crac revenait surterre, il s’adonnerait certainement, lui, l’homme de tous lessports, à la bicyclette.

Il ne ferait, naturellement, qu’une bouchée detous les records actuellement établis et nos meilleurshommes ne seraient, auprès de lui, que de bien pâlesgalettes.

C’est surtout dans le domaine du touring quele sympathique baron se manifesterait exorbitant.

Ah ! les belles aventures et lescurieuses rencontres ! Déplorons la disparition de cet hommeextraordinaire !

Heureusement pour nous, siM. de Crac est mort, beaucoup de ses petits-neveux sontvivants et bien vivants.

Un grand nombre d’entre eux profitent, en cemoment, du beau temps revenu pour, d’une bécane alerte et jamaislasse, sillonner la France.

Le soir, au dîner, dans les aubergesdépartementales, c’est exquis de les entendre conter leursprouesses du jour, à la croissante stupeur de ces messieurs descontributions indirectes et de ceux, plus mélancoliques, des posteset des télégraphes. (Les commis des postes et des télégraphesjouissent tous en province d’une forte mélancolie)[2].

Car ce n’est pas un des moindres bienfaits ducycle, que cette animation apportée aux tables d’hôte provincialespar tous les véloïstes de Paris et d’ailleurs.

Certaines sous-préfectures, cotées naguèresépulchres, se rangent aujourd’hui, de ce chef, au nombre despetites folles.

Bénie soit cette solution !

À table, quand un des cyclistes a terminé sonhistoire, pariez dix que tout de suite :

– Moi, il m’est arrivé plus fort queça ! s’écrie un autre.

Et l’attention redouble.

– Oui, j’ai vu des patelins bienvélophobes, mais jamais comme Bafouilly. Êtes-vous quelquefoispassés à Bafouilly ?

Quelques-uns de ces messieurs étaient parfoispassé à Bafouilly, mais aucun n’avait rien remarquéd’extraordinaire en cette bourgade.

– Eh bien, moi, il m’est arrivé quelquechose d’épatant à Bafouilly ! C’était le jour où il faisait sichaud… Ah ! oui, il faisait chaud, on peut le dire ! Untemps d’orage terrible et puis pas un souffle d’air !… Enarrivant près de la mairie de Bafouilly, crac, mon pneucrève !… Je descends et je me mets à le regonfler. Maisvoilà-t-y pas que toutes les bonnes gens du pays m’entourent avecdes… passez-moi l’expression, mesdames… avec des gueules menaçanteset des poings levés : « Vous ne ferez pas cela ici, nousvous le défendons ! hurlaient les forcenés… Moi, épaté, jeleur demande ce que cela peut bien leur faire, que je gonfle monpneu. Alors un vieux me dit : « Tout le monde étouffedans le pays, parce qu’il n’y a pas d’air. Et il n’y a pas d’airparce que ces cochons de vélocipédistes le prennent pour en gonflerleurs sacrés caoutchoucs ! Si vous ne voulez pas être assommé,f…ez le camp ! »

– Les brutes, interrompit quelqu’un.

– Et cela se passe au dix-neuvièmesiècle ! remarqua un autre.

– Alors, que fîtes-vous ? s’informaun troisième.

– Dame ! ma pompe remise en place,je me disposais, tout penaud, à continuer ma route à pied, quand lavue d’une charcuterie m’inspira une idée géniale…

– Une charcuterie ?

– Oui, vous allez voir. J’entrai chez lecharcutier et je lui achetai deux mètres soixante de boudin cru quej’introduisis dans mon pneu.

– Du boudin ?

– Parfaitement, du boudin ! Et,depuis ce jour-là, je ne roule plus que sur boudin, et je m’entrouve très bien.

Alors l’un de ces messieurs observa, au milieudu silence général :

– Vous n’avez rien inventé cher monsieur.Bien avant votre pneu à boudin ; on se servait du ressortégalement à boudin ; et on s’en sert encore dans nombred’industries.

Le petit-neveu de M. de Crac semblavexé de cette priorité.

UN POINT DE DROIT

– Cet homme-là ! avait coutume dedire Madame Citronnier dans son langage trivial et parfoisexcessif, cet homme-là me tromperait sur la tête d’unteigneux !

Patente exagération, car, en dehors de laquestion de propreté, la tête d’un teigneux se prête mal àl’exécution d’un pourchas d’amour.

Néanmoins, on peut dire sans crainted’exagération que M. Citronnier trompait sa femme sur unevaste échelle, ce qui n’est déjà pas si commode, croyez-lebien !

Bref, M. Citronnier était un de ces marissi coureurs, si coureurs, que Willy n’hésiterait pas à imprimerd’eux qu’ils ont la manie adultérine (de lièvre).

– Je ne te demande qu’une chose, mon ami,répétait souvent la grosse Madame Citronnier, c’est de ne pas metromper au domicile conjugal, parce que, sans ça !…

Sans ça !… C’était son quosego !

M. Citronnier se l’était tenu pour ditet, s’il continuait à tromper sa femme sur une vaste échelle, ils’arrangeait de manière à ce que cet accessoire fût situé en dehorsdu logis matrimonial.

Un jour, pourtant, il faillit être pincé.

… Tous les ans, pendant l’été, M. etMadame Citronnier louent une petite villa, tantôt dans les environsde Paris, tantôt au bord de la mer.

Cette année, ils ont loué pour la saison, auxenvirons de Cabourg, un pavillon dont l’architecture rappellevaguement celle des villes italiennes et que, pour cette raison, lepropriétaire a spirituellement baptisé Asti-Cottage.

Asti-Cottage est une demeurecharmante, avec petit jardin et vue sur la mer.

Malheureusement pour la pauvre MadameCitronnier, cette vue sur la mer se double d’une autre vue sur lejardin d’à côté, et dans le jardin d’à côté vaque sans cesse unejolie petite bonne, fraîche comme une petite pomme d’api et, commece fruit, rondelette.

Dès la première aperçue de l’accorte servante,l’inflammable cœur de M. Citronnier s’était mis à flamber,comme si un fumeur imprudent y avait jeté une allumette nonéteinte.

M. Citronnier, fort joli homme encore, etde mimique habile, ne fut pas long à faire agréer sa flamme.

Bientôt, les yeux de la petite bonne sedénuèrent de toute sauvagerie à l’égard de notre galantin.

Et quand la grosse Madame Citronnier demandaità son mari :

– Tu ne sors pas avec moi ?

– Non, répondait l’hypocrite époux, je mesens un peu mal à la tête. Sors seule, je te rejoindrai sur laplage, dans une heure.

Contre le mur, alors, dans le coin le plussombre des jardins, deux échelles se dressaient, l’uned’Asti-Cottage, l’autre dans le Chalet desGratte-Culs.

Je dois à la vérité l’hommage de déclarer queles choses n’allaient pas plus loin que de simples baisers et desgestes tendres.

Citronnier n’aurait pas demandé mieux que laconsommation immédiate d’actes plus définitifs, mais Césarine,comme le lièvre et peut-être dans la crainte d’un lapin, préféraitattendre.

La suite, vous la devinez.

Un beau jour, Madame Citronnier rentrainopinément et surprit nos deux amoureux en la susdite posture.

Sans mot dire, elle sortit sur la pointe despieds et amena deux témoins, un juge de paix en retraite, et sonjardinier.

– Qu’y a-t-il donc ? s’informait levieux magistrat.

– Vous allez voir.

Tout occupés à leur gracieuse besogne, lescoupables n’entendaient point s’avancer les témoins.

Quand ces derniers furent au pied del’échelle :

– Messieurs, s’écria Madame Citronnierd’une voix forte, je vous prie de constater que mon mari me trompe…et me trompe dans le domicile conjugal !

– Pardon, interrompit le juge de paix, cemur est-il mitoyen ?

– Il est mitoyen.

– Alors, chère madame, votre mari ne voustrompe pas au domicile conjugal.

– Mais…

– Il n’y a pas de mais !jamais un tribunal ne voudra considérer comme domicile conjugal lacrête d’un mur mitoyen !

Madame Citronnier était furieuse :

– Et vous appelez ça de la justice !s’écriait la pauvre femme.

UNIFICATION

Si un être humain a le droit de se montrerfier d’une mission miraculeusement accomplie, c’est bien l’hommemodeste qui a l’honneur de tenir cette plume.

Et combien délicate la charge à lui confiée,combien épinarde !

Il fallait pour la mener à bien un individud’un savoir profond, d’un esprit fertile en ressources, d’un tactexquis, d’une grande noblesse d’allures.

Ce fut tout de suite à moi qu’on songea enhaut lieu.

Je me suis montré digne, répétons-le, de laconfiance de ces grosses légumes.

Ce préambule établi, passons au cœur dusujet :

Depuis longtemps, c’était comme une ombre autableau franco-russe, cette pensée que les deux grandes nations, siparfaitement unies en toutes choses, jouissaient, chacune, d’uncalendrier différent !

Un fort grand nombre de patriotes français ontsouffert vendredi dernier à l’idée qu’ils devaient attendre treizejours encore pour souhaiter la bonne année à leurs frèresmoscovites.

L’alliance, se disaient-ils, ne pourrait-elledonc point s’étendre jusqu’au calendrier ?

Malheureusement, mille difficultéssurgissaient contre ce touchant projet.

– Surtout, cette satanée questiond’amour-propre national.

Est-ce les Français qui abandonneraient leuralmanach, ou bien si ce serait les Russes ?

Personne ne songeait à cette solution sisimple de couper, comme on dit, la poire en deux et de faire,chacun de son côté, les quelques pas nécessaires pour serencontrer.

Notre année débute, comme chacun sait, le1er janvier.

Celle des Russes, comme beaucoup l’ignorent,le 13 du même mois.

Soit une différence de douze jours.

Partageons ces douze jours en deux : nousFrançais, retardons de six ; vous, Russes, avancez d’autant,et voilà le problème résolu !

Ce fut donc votre serviteur queM. Hanotaux choisit pour diriger les pourparlersinternationaux.

En France, ce projet ne rencontrait qu’unadversaire, le Bureau des Longitudes, un adversaire têtuet de mauvaise foi.

Mais dès que les gens de cette administrationapprirent que j’avais sur moi les fonds nécessaires pour monterdans leur propre quartier, à deux pas de chez eux, une concurrenceredoutable, le Bureau des Latitudes, on les vit aussitôtpâlir et céder.

Le surlendemain, j’arrivais à Pétersbourg… Jepourrais me vanter en contant que j’eus à triompher de milledifficultés ; ce serait mentir impudemment.

Le tsar me reçut avec sa bonne grâcecoutumière. Il écouta mes propos et avant que je n’eusseterminé :

– Entendu, cher monsieur, entendu !La France et la Russie n’avaient déjà plus qu’un seul cœur à ellesdeux ; désormais, elles n’auront plus qu’un seul almanach.

Je m’inclinai.

Alors, le tsar interpellant un vieux hommechauve et botté qui écrivait quelque chose sur le coin d’unetable :

– Général, fit Sa Majesté, descendez aubureau des ukases et préparez un décret fixant dorénavant, pourtoutes les Russies, le 1er de l’an au 25 décembre.

Le vieillard chauve et botté salua etdisparut.

– Fumez-vous ? conclut Nicolas II metendant gracieusement un élégant étui en cuir de Russie rempli decigarettes russes.

Un message présidentiel sera affiché demaindans toutes les communes de France, portant la bonne nouvelle àl’enthousiasme des patriotes, et prescrivant de porter le jour del’an à la date du 7 janvier.

PRATIQUE

En tout métier, en toute profession, en toutart, il faut de la pratique.

Ceux qui viendraient à vous tenir un langagecontraire, tenez-les pour sombres niais, tout au moins dangereusesfripouilles.

La sagesse des nations – qui n’est pas unemoule – l’a depuis longtemps dit : c’est en forgeant qu’ondevient forgeron, et non en consultant des manuels de tissage ou ensuivant les cours d’économie politique de notre sympathiquecamarade Paul Leroy-Beaulieu.

Le gouvernement a si bien compris cette véritéqu’il n’hésite pas – par exemple – à construire de coûteuxhôpitaux, où il entretient, à grands frais, un tas de pauvresbougres à qui il a fait préalablement contracter mille affectionsdiverses, depuis la simple ecchymose jusqu’à l’imminentematernité.

Tout cela pour compléter l’éducation théoriquede nos futurs morticoles et les entraîner à des pratiques d’oùdépendra notre santé, notre existence, à nous autres notablescommerçants.

Il fut, à un moment, question de créer à Pariset dans quelques grandes villes de province, à l’instar de ceshôpitaux, des manières de Palais de Justice pour pauvres, où lesjeunes avocats et magistrats se seraient exercés sur les litigesdes gens de rien, litiges dont la solution importe peu au bon ordresocial et dans lesquels les futurs robins se seraient, sans dégâtsimportants, fait la main.

Le projet fut abandonné pour raisond’économie.

… Mais revenons à la médecine.

Autant les médecins civils trouvent, dansleurs hôpitaux, force éléments d’application, autant les médecinsmilitaires se voient dénués de matières à pratique sérieuse.

Si la jambe cassée est fréquente, la poitrinedéfoncée par un éclat d’obus à la mélinite se rencontre peu, par letemps qui court.

Les typhoïdes pleuvent, mais le grand coup desabre sur la physionomie est bien rare.

Et les balles de Lebel, qui vous traversent lecorps, qui de vous peut se vanter d’en avoir tant vu ?

On a bien la ressource des accidents depolygone et de quelques épisodes de notre expansion coloniale.

Dérisoire.

De ce lamentable état de choses résulte unpénible vernis d’amateur se projetant sur tous ceux de nos médecinsmilitaires qui sont en exercice depuis vingt-sept ans au plus.

Beaucoup de ces praticiens n’ont pas encorevu, de leurs yeux vu, l’ombre d’une plaie par les armes à feu.

Alors, quand le Grand Jour viendra,pourra-t-on compter sur eux ?

Sauront-ils panser nos glorieuses, maismortelles peut-être, blessures ?

C’est, obéissant à ces légitimespréoccupations, que deux grandes nations européennes – l’heure n’apas encore sonné de les désigner plus clairement – viennent deconclure un pacte des plus intéressants.

Ces deux nations, ennemies depuis un quart desiècle, s’arrangeront au printemps prochain pour avoir des grandesmanœuvres communes.

Un corps d’armée de la première marcheracontre un corps d’armée de l’autre.

Les fusils, les canons seront remplis de réelsprojectiles. Les escadrons chargeront pour de vrai, et on ne mettrapas de bouchons à la pointe des baïonnettes.

Alors, seulement, les médecins militaires dechacun de ces peuples pourront apprendre leur métier et acquérirune profitable expérience.

Inutile d’ajouter qu’on tiendra unecomptabilité exacte des tués et blessés et que ce chiffre entreraen décompte sur les victimes de la prochaine guerre.

Voilà, je pense, une des mesures les plushumaines qu’une nation vraiment civilisée ait prises depuislongtemps.

L’ART DE S’AMUSER QUAND MÊME – AUTHÉÂTRE

Charitablement, je tairai le nom du gravefonctionnaire dont, hier soir, je surpris l’inconcevablemanège.

Je sais bien, parbleu ! que chacunprend son plaisir où il le trouve, mais il y a distractions etdistractions : les unes rationnelles, honnêtes, de bon goût,cependant qu’il s’en rencontre d’autres parfaitement contestableset ne faisant point honneur à qui les recherche, surtout quand cedernier appartient, par sa femme, au monde de la riche bourgeoisie,et, par lui-même, à celui des bureaux officiels.

Mon ami, car en somme c’est mon ami, merencontrant dans la buvette du théâtre, avait paru fortcontrarié.

– Vous ici ? lui avais-je serré lamain.

– Mais oui… Vous aussi ?

– Comme vous voyez… Seul ?

– Seul !

Et ce mot seul fut prononcé sur leton d’une serpe qui couperait net la conversation.

Je n’insistai pas, et comme la sonnette avaitdéjà retenti plusieurs fois, je gagnai mon fauteuil.

Au premier entr’acte, je rencontrai de nouveaumon individu dans un café attenant au théâtre.

Cette fois, il fut plus aimable et vint àmoi :

– Et vous, êtes-vous seul ?

– Seul.

– Voulez-vous vous amuser unpeu ?

– Volontiers.

– Eh bien ! montez avec moi auxtroisièmes galeries, il y a une place à côté de moi.

Un peu intrigué, j’acceptai.

D’avance, mon camarade se tenait lescôtes.

Dès que le rideau fut levé, il sortit unmouchoir enveloppé dans un journal, et, de ce mouchoir, il dégageaun morceau de glace emprunté sans doute au café d’en bas.

Puis, se penchant sur la balustrade, les deuxmains en dehors, il attendit.

Juste au-dessous de lui, confortablementvautré dans un fauteuil de balcon, se tenait un gros monsieur d’unerare calvitie.

À la double chaleur de la main et de la salle,le bloc de glace se mit à fondre et, bientôt, – flac ! – unegrosse goutte d’eau glacée s’abattit sur le crâne nu du groshomme.

L’effet fut quasi-foudroyant.

Le pauvre monsieur passa instinctivement lamain sur sa tête et leva le nez.

Flac ! une autre goutte surl’œil !

Et puis une autre sur le front ! Et puisune autre sur l’occiput !

Alors, mon farceur jugea bon de suspendre sonarrosage pendant quelques instants.

Après un court armistice, reprise deshostilités.

L’infortuné spectateur, de plus en plusarrosé, prit un parti héroïque : il changea de place avec safemme, une jaune, maigre et longue femme.

– Ah ! c’est comme ça ! Ehbien ! tu vas voir ! grommela mon fumiste.

Et lui aussi changea de place avec moi, seremettant ainsi d’aplomb sur le crâne de sa victime.

Le manège recommença et dura jusqu’à la fin del’acte.

Quand nous descendîmes, le monsieur chauvemenait un gros tapage au contrôle :

– C’est dégoûtant ! Il pleut dansvotre sale théâtre ! Si jamais j’y réf… les pieds !

Pendant le troisième acte, nous nous amusâmeségalement très fort.

(Je dis nous, car, gagné par l’exemple, jepris part à la combinaison.)

Seulement, comme le monsieur chauve avaitdéserté son fauteuil du balcon, nous en fûmes réduits à égoutternotre glace sur les épaules et les seins d’une vieille damedécolletée jusqu’au nombril.

ABAISSEMENT DU PRIX DU GAZ

Les Parisiens sont bien bêtes de payer leurgaz six sous le mètre cube, quand ils peuvent s’en procurerd’excellent, à Londres, pour moins d’un penny.

Et le transport ? m’objecterez-vous.

Le transport, le transport, c’est là où jevous attendais ! Quand vous avez dit le transport,vous avez tout dit.

– Eh bien ! tas de serins, nonseulement le transport ne coûterait rien, mais il rapporterait.

Vous ouvrez de grands yeux, lecteurs, et denon moins grandes oreilles.

Je vous le répète : non-seulement letransport ne coûterait rien, mais il RAP-POR-TE-RAIT !

Une telle assertion mérite un brind’explique.

Les Compagnies de chemins de fer, commed’ailleurs les Messageries maritimes et autres, font payer letransport des marchandises, selon le poids desdites denrées.

Or, je vous prie, que pèse le gazd’éclairage ?

Ne se contentant pas de peser rien du tout, ilpousse la coquetterie jusqu’à peser moins que rien, en vertu duprincipe d’Archimède.

(Une courte parenthèse, si vous avez uninstant : avez-vous remarqué qu’on parle toujours du principed’Archimède et non de ses principes, dont il était, d’ailleurs,dénué à ce point, que sortant du bain il se promenait tout nu dansles plus fréquentées artères de Syracuse, pour se sécher,disait-il ?)

Il arriverait donc qu’en bonne logique, lesCompagnies devraient remettre, au lieu de les percevoir, des sommespour le transport de cette marchandise à poids négatif.

Les choses se passeraient-elles ainsi dans lapratique ? Je ne crois pas.

Les administrations feraient intervenir laquestion, peu négligeable, j’en conviens, du volume, et enprofiteraient pour exiger des argents énormes.

C’est alors que j’offre la ressource del’aérostat.

Et là, encore, c’est du gratuit trimballage,ou à peu près.

Car rien ne nous empêcherait, mes bons amis,de profiter du ballon pour rapatrier en sa nacelle le linge blanchià Londres de stupides mais rémunérateurs snobs.

Il suffirait que cinquante ou soixante millecommerçants parisiens missent mon idée à exécution, pour voir latoute-puissante Compagnie du Gaz baisser un peu ses prix.

Oui, mais voilà : en France, on est fortpour crier, mais dès qu’il s’agit d’attacher le grelot, il n’y aplus personne !

Pauvre France !

UN BONHOMME – VRAIMENT PAS ORDINAIRE

Bien qu’il ne m’eût pas été présenté,j’éprouvai le plus vif plaisir à lier conversation avec ce monsieurdont la physionomie m’avait conquis tout de suite.

À mon grand regret, un nouveau traité aveccertaine grande maison anglaise m’interdisant toute descriptionsous peine d’un dédit de 20,000 livres sterling – je ne pourraivous faire le portrait de cet étrange personnage…

Et puis, pour évoquer convenablement un aussicurieux type, c’est la plume de Dickens qu’il faudrait, ni plus nimoins, et dame ! la plume de Dickens !…

– Oui, monsieur, affirmait mon baroqueinterlocuteur, les gens qui veulent tout faire ne font rien debien ! Chacun son métier, comme disait l’agriculteur à unmembre de l’Institut qui avait égaré ses vaches.

– Évidemment !

– Ainsi, moi qui vous parle, monsieur,mille fois je fus sollicité par les capitalistes du monde entierpour me mettre à la tête de telle ou telle affaire ; toujoursje refusai… j’ai préféré me cantonner en un petit truc modeste, ilest vrai, mais où j’excelle.

– Serait-ce indiscret de… ?

– Mais pas du tout, cher monsieur, voicima carte.

Et le monsieur me tendit un légerparallélogramme de papyrus sur lequel je lus :

HIP. HIPPOURAH

SPÉCIALITÉ DE FABRICATION

D’OBJETS EN TOUS GENRES

– Oui, monsieur, continua mon bonhomme,je me suis cantonné dans cette étroite spécialité, mais je puisaffirmer que je ne m’y connais pas de rivaux.

– C’est une belle branche del’industrie.

– Nous avons parfois un peu demorte-saison ; mais, en somme, je n’ai pas trop à me plaindre…En ce moment, c’est notre grand coup de feu à cause des étrennes…Me ferez-vous l’honneur de venir visiter ma petiteinstallation ?

– Volontiers, monsieur !

– Mon adresse est sur la carte.

Une dame, à ce moment, passa que jeconnaissais.

Le temps de la saluer, et lorsque je retournaila tête, Hipp. Hippourah était disparu.

– Étrange ! fis-je à part moi.

Quant à la carte de cet homme, j’eus beaufouiller et refouiller mon portefeuille où j’étais bien sûr,pourtant, de l’avoir insérée, je ne la retrouvai point.

– Fantastique ! m’inquiétai-je unpeu.

Je ne sus fermer l’œil de la nuit.

Le lendemain matin, quand je me réveillai, –ou plutôt quand je ne me réveillai point, puisque je n’avais pasdormi – ma première idée fut d’aller voir mon bizarre manufacturierde la veille.

– Mais… son adresse ?

Le Bottin, parbleu !

Consulté sans espoir dans un humble café, leBottin me révéla : HIPP. HIPPOURAH, spécialité defabrication d’objets en tous genres, 34, rue de laMalfaisance.

– Cocher ! 34, rue de laMalfaisance !

– M. Hip. Hippourah, s’il vousplaît, madame la Concierge ?

– Il ne demeure plus ici, monsieur,depuis l’année dernière !

– Ah bah ! mais je viens de voircette adresse dans le Bottin.

– Un vieux Bottin, sans doute.

– Vous connaissez sa nouvelleadresse ?

– Je l’ignore comme l’enfant qui vient denaître.

La ressource me restait de consulter un Bottinplus frais.

Juste en face, une splendide boutique, quis’intitulait magiquement LAURENT BAR, semblait m’inviter audélicieux cock-tail.

– Un champagne cock-tail, garçon !Vous avez le Bottin de Paris ?

– Voici, monsieur, le Bottin de Paris, etun champagne cock-tail préparé avec du vrai champagne Léon Laurent.Vous m’en direz des nouvelles !

Un Bottin superbe, tout flambant neuf !E… F… G… H… Ah, voici les H…, HAMON, HERVÉ, HIMER… Ah ! voilàHIPP. HIPPOURAH, spécialité de fabrication d’objets en tousgenres, 328, rue Guillaume II.

– Cocher ! 328, rue GuillaumeII.

– M. Hipp Hippourah, s’il vousplaît, monsieur le Concierge ?

– Il ne demeure pas encore ici, monsieur.Il n’emménagera qu’au terme de janvier.

– Ah bah ! mais je viens de voircette adresse dans le Bottin.

– Un Bottin de l’année prochaine, sansdoute.

– Vous connaissez son adresseactuelle ?

– Je suis, à cet égard, dénué detuyau.

Je rentrai chez moi, vivement déconcerté.

LA NOUVELLE DIRECTION – DE L’ODÉON

Le nouveau directeur n’est autre que notreexcellent ami et distingué collaborateur M. TristanBernard.

Cette nomination s’est accomplie dans descirconstances assez pittoresques et qui me semblent mériterl’honneur d’une courte relation.

Nous nous trouvions, hier, M. TristanBernard et moi, dans un cabinet particulier, en compagnie de deuxsociétaires de la Comédie-Française dont le nom n’ajouterait aucunesaveur à ce récit.

La conversation affectait un tour folâtre à lafois et sagace, selon que la parole était à l’un ou à l’autre denous quatre.

On vint à causer de l’Odéon :

– Moi, dit Bernard, si j’étais directeurde l’Odéon, voici ce que je ferais…

Et il nous développa le plus ingénieux desprogrammes.

La grande concurrence à l’Odéon, c’est lecafé-concert et la brasserie.

Plutôt que d’être parqués tout un soir en unstrict fauteuil, les jeunes gens préfèrent fumer et boire bien àleur aise, même au risque d’entendre de déplorables littératuresmises en musique par d’anciens concierges.

M. Bernard proposait alors de luttercontre les brasseries et cafés à musique avec leurs propres armes,c’est-à-dire de transformer l’Odéon – ses dimensions le luipermettent – en un vaste hall où les spectateurs circuleraientaisément, pourraient fumer et boire.

La modification de l’Odéon ne porterait passeulement sur ces détails matériels.

Le répertoire classique subirait quelquestransformations, surtout des coupures, énormément de coupures.

Les morceaux supprimés seraient remplacés parune musique gaie, dansante et vivace.

Ne négligeons pas de rajeunirl’interprétation : Jeanne Bloch proférerait à merveille lesImprécations de Camille et Sulbac ne serait-il pas le Polyeucteidéal ?

M. Tristan Bernard en était audéveloppement de son programme, quand un garçon du Restaurantpénétra dans notre cabinet.

– Messieurs, fit-il, pardon de vousdéranger, mais il y a dans la petite salle à côté un monsieur quivoudrait vous causer.

– … Qui désirerait causer avec nous,rectifia l’une de nos compagnes.

– Qu’il entre ! fit Bernardredressant sa haute taille dans sa correcte redingote et passant samain sur son visage glabre.

Le noble étranger, vous l’avez deviné, c’étaitHenry Roujon.

Il s’excusa très aimablement de sonindiscrétion, mais les cloisons de ce restaurant se composantexclusivement de pelures d’ognon, il n’avait pu faire autrement qued’entendre notre conversation.

– Votre programme, ajouta-t-il, mon chermonsieur Bernard, me botte comme un gant (sic). Voulez-vous prendrela direction de l’Odéon ?

– À une condition, exigea Bernard, quevous prendrez vous-même un verre de chartreuse.

– Volontiers.

Un quart d’heure après la tenue de ces propos,nous étions tous à la direction des Beaux-Arts.

M. Adrien Bernheim, fort obligeamment,alla lui-même quérir du papier timbré au bureau de tabac du coin dela rue, et les signatures s’échangèrent avec une simplicité quasibiblique.

Ajoutons que le début de la direction Bernardsera pour une reprise d’Horace de notre vieuxCorneille.

La pièce, retapée au goût du moment, serajouée avec le concours de la troupe Price, sous le titre :

THE O’RACE BROTHERS

L’ANNÉE DIPLOMATIQUE

À A. Saissy.

À la fin de chaque année – c’est une coutumequi m’a toujours réussi – je jette les yeux en arrière et m’arrêteà la contemplation des événements diplomatiques accomplis au coursde ces douze mois écoulés.

Hélas ! aujourd’hui, le spectacle n’estpas des plus réjouissants : partout, on n’entend parler que demalheurs !

Pour ne causer que de notre continent,croyez-vous que l’état de l’Europe soit bien agréable ?

De quelque côté que vous jetiez les regards,mille points noirs surgissent à l’horizon européen.

Si vous connaissez un peuple qui soit contentde son sort, vous seriez bien aimable de me l’indiquer ; moi,je n’en connais pas.

Et dire que tout ce malaise provientuniquement de malentendus !

Il y a quelques années, le capitaine Cap,alors mon ami, proposa, pour en finir avec cette double etvéritable question des Balkans et des Dardanelles, proposa, dis-je,de f… les Balkans dans les Dardanelles.

C’était l’avis d’un sage.

Inutile d’ajouter que les diplomates nedaignèrent même point examiner cette solution, pourtant siingénieuse.

En général, les diplomates sont ennemis de lapaix, parce que leurs parents sont officiers et conséquemmentintéressés à la guerre, la guerre fertile en désastres mais richeen avancements.

… Beaucoup de Français se réjouirent de lavenue du tsar dans notre pays et en conçurent pour la France lesplus flatteuses espérances.

Certains esprits grincheux objectèrent :Avant de rendre l’Alsace et la Lorraine aux Français, l’empereur deRussie ferait bien de rendre la Pologne aux Polonais.

Et ils ajoutèrent : Pourquoi Nicolas II,qui n’hésita pas, au cours de son voyage en Allemagne, à revêtirl’uniforme prussien, n’agit-il point de même chez nous ?

Pour ce qui est de cette dernière observation,un document que j’ai sous les yeux me permet de la réfuterpleinement et définitivement.

Quand le voyage de Nicolas II en France futdécidé, le tsar se commanda immédiatement un uniforme de chef debataillon de mobiles de la Seine-Inférieure, absolument semblable àcelui que portait Félix Faure en 1870-71.

C’est dans cette tenue que le tsar comptaitdébarquer à Cherbourg.

Pour des raisons que nous n’avons pas àapprécier ici, le protocole crut devoir s’opposer à cettesympathique manifestation.

N’insistons pas.

Un autre et important facteur de discorde,c’est l’amour-propre des souverains d’Europe.

On n’a pas idée de l’ostination deces bougres-là !

Il est bien certain que Guillaume II ne tientà l’Alsace-Lorraine pas plus que son moscovite cousin à laPologne ; mais un sentiment bête de fierté les retient et leurprohibe à tous deux la moindre conciliance.

M. Hanotaux, avec qui je sablais cettenuit le joyeux Léon Laurent, me confia un rêve qu’il caresse depuislongtemps et dont la réussite pourrait bien être le premier pasvers le désarmement.

Voici le projet dans sa simplicité :

L’empereur d’Allemagne remettraitl’Alsace-Lorraine aux Polonais, pendant que le tsar de toutes lesRussies offrirait la Pologne aux Alsaciens-Lorrains.

Ce serait ensuite à ces messieurs des’arranger.

Quant à la question de Gibraltar, laquelle nemanque pas de taquiner fort nos amis les fiers Espagnols, on larésoudrait ainsi :

La reine d’Angleterre épouserait le jeune roid’Espagne, et comme cadeau de noces, rendrai aux Espagnols cerocher de Gibraltar auquel ils ont la faiblesse de tenir, bienqu’il soit d’un rendement agricole pour ainsi dire dérisoire.

POUR UN FAUX-COL

Ayant glissé son décime dans la fente, mon amiconçut une effroyable colère en constatant que rien ne bougeait àl’appareil et que la tablette de chocolat annoncée ne se présentaitpas.

– Tas de voleurs ! écuma-t-il.

Et il ajouta :

– Je viendrai cette nuit avec unecartouche de dynamite et je ferai sauter leur damnée machine.

– Voilà, fis-je, une bien excessivevengeance pour une malheureuse pièce de deux sous.

– Ça n’est pas pour les deux sous !Les deux sous, je m’en fiche ! Mais je ne veux pas qu’on se f…de ma fiole.

Je connais, en effet, peu de gens aussisusceptibles que cet ami.

Toujours prêt à s’imaginer que l’humanitéentière s’est liguée pour le dépouiller, il ne décolère pas etrumine sans relâche les plus éclatantes et cruelles revanches.

S’étant aperçu un jour que son épicier luiavait vendu une livre de sucre de 485 grammes, il revint lelendemain et projeta dans les olives et les pruneaux de l’indélicatboutiquier une pleine poignée de strychnine.

– Ce n’est pas pour les 15 grammes desucre, s’excusait-il gentiment. Les 15 grammes de sucre, je m’enfiche ! Mais je ne veux pas qu’on se f… de ma fiole !

En une autre circonstance, les choses allèrentplus loin encore.

Dans un hôtel de Marseille, où il descendaitd’habitude, il constata, en faisant sa malle pour le départ, qu’illui manquait un faux-col.

Nul doute ! Un garçon de l’hôtel avait,en son absence, ouvert la malle et dérobé l’objet.

Mon ami ne fit ni une, ni deux. Au lieu derevenir à Paris, où l’appelaient ses affaires, il s’embarqua sur unbateau en partance pour Trieste.

Trieste – qui l’ignore ? – est, avecHambourg, le grand marché européen de bêtes féroces.

L’homme eut la chance de tomber, tout desuite, sur une véritable occasion : un sale jaguar adulte,dont le mauvais caractère aurait lassé la patience d’un saint etqu’on lui abandonna pour un prix dérisoire.

Ce jaguar fut introduit dans une forte malle,une de ces fortes malles où la tôle d’acier joue un rôle plusconsidérable que l’osier ou la toile cirée.

Un rapide steam-boat ramena vers Marseille lemonsieur grincheux et son farouche compagnon.

Le jaguar qui, à l’état libre, n’est déjà pasd’une mansuétude désordonnée, perd encore de sa sociabilité par leséjour d’une semaine dans une malle, même quand son maître a prisla précaution d’enfermer avec lui une dizaine de kilogrammes deviande de cheval premier choix.

Notre jaguar ne se comporta pas autrement quela plupart de ses congénères.

Précisément, le garçon de l’hôtel eut lafâcheuse pensée de s’approprier un mouchoir de poche appartenant ànotre ami.

Le couvercle de la malle se releva plusbrusquement que ne s’y attendait l’indélicat serviteur.

Le pauvre jaguar, heureux enfin de pouvoirdétendre ses muscles engourdis, manifesta sa joie par un petitcarnage, qui s’étendit au garçon coupable, à deux bonnes, à troisvoyageurs, au patron, à la patronne de l’hôtel et à quelques autresseigneurs sans importance.

Quand un jaguar s’amuse, rien ne sauraitl’arrêter.

– Eh bien, monsieur, concluait mon ami,je suis souvent revenu dans cet hôtel et n’eus plus jamais àdéplorer l’absence du moindre bouton de manchettes… Qu’est-ce quevous voulez, moi, je ne veux pas qu’on se f… de ma fiole !

UNE VOCATION

À quoi tient la destinée, souvent !

« À un rien, un souffle, un rien, uneblanche main… » (Air connu.)

Tout le reste naissance, éducation, fortune etautres balançoires, tout cela n’est qu’un pâle facteur dansl’évolution existentielle.

La vocation, entre autres, y croyez-vous, à lavocation ? Moi pas.

La vérité, c’est qu’on ne sait jamais…

L’histoire du grain de sable…

Pensez-vous, par exemple, que si une vieillegypsie avait prédit, il y a trente ans, au petit Cohen, qu’ils’appellerait un jour Isidore de Lara, et qu’on lui jouerait unenommée Moïna dans des conditions aussi flatteuses,pensez-vous, dis-je, que le petit Cohen aurait donné unemalheureuse pièce de six pence à la vieille radoteuse, enrécompense de sa « bonne aventure ? »

Le petit Cohen se serait contenté de hausserles épaules.

Voilà ce qu’il aurait haussé, le petitCohen !

Les épaules, et rien de plus.

… Si, au lieu des rares centimètres carrés decette publication, j’avais à ma disposition les copieuses colonnesde quelque massif in-quarto, je n’en terminerais pas àconter onze mille et des anecdotes à l’appui de ces dires.

Écoutons donc, et sachons nous contenter d’unexemple, mais bien typique :

Il n’y a pas si longtemps, quatre jeunes gensappartenant aux meilleures familles de Sedan (désignons-les par dediscrètes initiales : MM. Depaquit, Delaw, Darbour etPrairial), conçurent le projet de gagner des sommes énormes enemployant des procédés répréhensibles, mais rapides.

Ils se mirent en relation avec un des plushabiles de ces faux-monnayeurs dont pullule le pays d’Ardennes etlui commandèrent une fortune d’environ 100,000 francs en pièces decent sous que l’autre leur livra pour 1,500 francs (la moitiécomptant, le reste en billets).

Munis de cet honnête pécule, nos quatreadolescents eurent bientôt fait de débarquer sur la côte du Gabon,puis de s’enfoncer dans la Darkest Africa en question.

Faute de poneys islandais, peu répandus dansces régions, les jeunes aventuriers durent se contenter d’unecaravane de buffles, animaux indociles mais vigoureux.

Il s’écoula peu de jours (à peu près autant denuits), et voilà nos gaillards revenus vers le littoral, lotis deje ne sais plus combien de défenses d’éléphant, lesquellespesaient, chacune, je n’ose plus me rappeler combien dekilogrammes.

Et tous les quatre de se frotter les mains,leurs mains brunies par le rude soleil de ces parages.

Pour avoir roulé des indigènes, ils pouvaientse vanter d’avoir roulé des indigènes.

Leurs pièces de cent sous en plomb avaientpassé comme des lettres à la poste.

Et devant le soleil couchant, nos drillesfumaient, ravis, la pipe odorante de la légitime satisfaction.

À cette heure précise, un steamer anglaispassa non loin de là, qui, justement, cinglait sur Liverpool, legrand marché, comme chacun sait, de l’ivoire.

– Ohé ! du steamer !agitèrent-ils leurs mouchoirs.

Le steamer accosta.

Les conditions du transport furent vitefaites : le capitaine anglais, d’ailleurs, n’acceptait aucunmarchandage.

Et puis, quand on est titulaire d’une aussiféerique cargaison d’ivoire, combien mesquin d’ergoter pourquelques pounds !

Ah ! que ne dura-t-il plus longtemps, quene dura-t-il toujours ce voyage, trajet d’enchantement, d’espoir etd’ivresse !

À peine débarqués à Liverpool, les pauvresgarçons recevaient le plus rude coup qui puisse frapper unnégociant en denrées coloniales.

Leur ivoire était du celluloïd !

(Que cette aventure serve d’exemple auxtrafiquants superficiels, car la Société pour la conservationde l’éléphant d’Afrique inonde le pays de défenses encelluloïd parfaitement imitées.)

C’est alors que MM. Depaquit, Delaw,Darbour et Prairial, – c’est là que je voulais en venir, –complètement dégoûtés du commerce, se jetèrent, éperdus, dans lesbras consolateurs du grand Art.

Ajoutons qu’ils eurent grand soin d’ajouter àleur crayon un joli brin de plume, et réciproquement.

UN PATRIOTE

Dans un restaurant de Menton et à une tablevoisine de celle que j’occupais, vint s’asseoir un vieux, grand,sec et décoré monsieur.

Le premier coup d’œil me suffit pourreconnaître dans ce nouveau venu un chef de bataillon enretraite.

Pourquoi un chef de bataillon plutôt qu’uncapitaine ou qu’un colonel ?

C’est un don, comme cela, que je possède, dedeviner, à la simple inspection d’un bonhomme, le grade qu’ildétenait dans l’armée française.

Tout petit, tout petit, j’étais déjà doué decette étrange propriété. Le plus malin ne m’aurait pas fait prendreun ancien gros major pour un ex-lieutenant-colonel.

Même, un barnum proposa à ma famille dem’exhiber comme curiosité dans les foires : mes dignes parentsne consentirent point à ce honteux trafic.

Jetons un voile sur tout cet enfui et revenonsà notre vieux commandant.

Assujettissant de la main gauche son binoclesur son nez, de la droite il compulsait la carte avec autant desoin que si elle eût été d’état-major.

Il commanda des mets dont le détail importepeu à l’intérêt général de ce récit, et dévora le tout de cetappétit que procure la conscience tranquille doublée d’un bonestomac, une promenade au grand air brochant sur le tout.

– Comme dessert ? s’informa legarçon ; fromage ? fruits ?

– Vous avez du roquefortprésentable ?

– Je vais le montrer à monsieur.

– C’est cela.

Le roquefort plut au commandant.

– À la bonne heure ! Voilà ce quej’appelle du bon roquefort.

Et il s’en tailla, si j’ose m’exprimer ainsi,une large rasade.

– Garçon ! Dites-moi, je vous prie,dans quel département se trouve Roquefort ?

– Ma foi, monsieur, je vous avouerai…

– Vous ne savez pas dans quel départementse trouve Roquefort ?

– Non, monsieur.

– Alors, c’est là toute la leçon que vousavez retirée de nos désastres de 1870-1871 !… Car c’est lemaître d’école allemand qui nous a battus et pas lesgénéraux ?… Nous avons été écrasés parce que nous ne savionspas la géographie ! Entendez-vous, malheureux ?

– J’entends bien, monsieur.

– Vingt sept ans après ces catastrophes,il se trouve encore des Français qui ne savent pas dans queldépartement se trouve Roquefort !… Et cela, à deux pas de lafrontière, dans un pays d’où, sans jumelles, on peut apercevoir lesplumes de coq des bersagliers de la triplice !… Ah !pauvre France ! Pauvre France !

Le garçon n’en menait pas large.

– Donnez-moi mon addition ! grommelale vieux patriote en finissant le roquefort.

La facture se montait à cinq francstrente-cinq.

Le commandant déposa sur la table la strictesomme de cinq francs trente-cinq.

La main sur le bouton de la porte, il seretourna et foudroya le garçon :

– Quand vous saurez la géographie, jevous donnerai un pourboire, mon ami !… Pas avant !

Le lendemain, je rencontrai mon vieil officierdans un café de Nice, en train de mettre de l’eau-de-vie dans soncafé.

Il demanda au garçon dans quel département setrouvait Cognac.

Le garçon, un bachelier tombé dans la purée,lui répondit :

– Charente, parbleu !

Le commandant n’insista point. Il but sonmazagran, le paya sans ajouter un sou de pourboire et s’enalla.

J’en conclus que toute cette géographiepatriotique n’était qu’une frime destinée à masquer une sordideavarice.

NÉFASTE, – PARFOIS, – INFLUENCE DE JEANRICHEPIN SUR LA LYRE MODERNE

Pour Tiarko.

De tous les beaux vers de Richepin qu’on avaitdits, ce soir-là, deux particulièrement demeurèrent dans l’espritdu jeune homme.

C’étaient ces deux-ci, qui se trouvent, sauferreur, dans la Chanson Aryenne :

Nous nous étalons

Sur des étalons.

Cette rime : étalons etétalons le tourmenta toute la nuit, et, le lendemainmatin, sans avoir rien cherché, par simple et inconscient génie, lejeune homme, en se réveillant, murmura, complétant l’idée dumaître :

Nous nous étalons

Sur des étalons,

Et nous percherons

Sur des percherons.

Et alors, la torture de la hantise commençapour lui : le pauvre garçon était poète ! Et quelpoète !

Hier, il est venu me lire son morceau, enespoir que j’en parle à Madame Adam, sur l’esthétique de laquelle,exagéra-t-il, je fais la pluie et le beau temps.

Avant que ce poème ne paraissein-extenso dans la Nouvelle Revue, j’ai la bonnefortune d’en pouvoir donner quelques extraits ici-même.

Je n’ai pas la prétention que ce genre plaiseà tout le monde ; il sera même très âprement discuté dans lesmilieux littéraires ; mais nul ne songera à en discuter lacurieuse et fertile tendance :

Nous nous étalons

Sur des étalons,

Et nous percherons

Sur des percherons !

C’est nous qui bâtons,

Àcoups de bâtons,

L’âne des Gottons

Que nous dégottons !…

Mais nous l’estimons[3]

Mieux dans les timons.

Un joli couplet sur l’amour brutal :

Nous nous marions

Àvous Marions

Riches en jambons.

Nous vous enjambons

Et nous vous chaussons,

Catins, tels chaussons !

Rappel à de plus délicates et subtilescaresses.

Oh ! plutôt nichons

Chez nous des nichons !

Vite polissons,

Les doux polissons !

Pompons les pompons

Et les repompons !

En passant un chœur vigoureux d’intrépidespêcheurs :

C’est nous qui poissons

Des tas de poissons,

Et qui les salons

Loin des vains salons !

Fatigués de l’amour brutal, des subtilescaresses, de la pêche et des salaisons, si nous faisions un bonrepas ?

Oyez-moi ce menu :

Tout d’abord pigeons

Sept ou huit pigeons.

Du vieux Pô[4] tirons

Quelques potirons !

Aux doux veaux rognons

Leurs tendres rognons,

Qu’alors nous oignons

Du jus des oignons !

Puis, enfin, bondons-

Nous de gras bondons !

Les vins ?… Avalons

D’exquis Avallons !

Après quoi, ponchons

D’odorants ponchons[5].

Mais tout ce programme exige beaucoupd’argent. Vite en route pour le Kloudike :

Ah ! thésaurisons !

Vers tes horizons

Alaska, filons !

Ànous tes filons !

Une rude vie que celle des chercheursd’or :

Pour manger, visons

Au front des Visons,

Pour boire, lichons

L’âpre eau des lichons[6].

Malheureusement, je ne puis tout citer (lepoème ne comporte pas moins de 1,342 vers).

Quelques passages sont d’un symbolisme dont,malgré ma très vive intelligence, m’échappe la signification.

Celui-ci entre autres :

Ce que nous savons

C’est grâce aux savons

Que nous décochons

Au gras des cochons !

Le sens des deux derniers vers est plustangible :

Oh ! mon chat, virons,

Car nous chavirons !

Le fait est qu’il y a un peu de ça !

LE KANGOUCYCLE

Les nombreuses personnes qui, profitant desderniers beaux jours, se promenaient hier au Bois, ressentirentsoudain une peu mince stupeur.

Toute une famille venait de leurapparaître : le père, la mère, deux grandes jeunes filles etun petit garçon, tous éperdument pédalant sur d’élégants tandemspeints en vert-nil.

Il y avait cinq tandems pour ces cinqpersonnes et le deuxième personnage de chaque tandem n’était autrequ’un kangourou.

N’écarquillez pas vos yeux, braves gens, vousavez bien lu : le deuxième personnage de chacun de cestandems, bel et bien c’était un kangourou.

Et tout ce monde, bêtes, gens, machines, passacomme un rêve.

Je me trouvais moi-même en ces parages,donnant un peu d’air à la triplette que je viens d’acheter avecBrunetière et Sarcey.

Non sans peine, nous suivîmes l’étrangevélochée[7] jusqu’à Suresnes.

Là, devant un modeste caboulot, la familleentière descendit.

Seuls, les kangourous demeurèrent en selle,calant la machine de leur puissante queue sur le sol appuyée.

Et rien n’était plus comique que le spectaclede ces animaux, graves et bien stylés, attendant sans broncherleurs maîtres, comme font les larbins anglais derrière lescarrosses des vieux lords.

Bientôt, nous avions fait la connaissance detoute la famille.

Avec sa coutumière bonhomie, Sarcey nousprésenta, Brunetière et moi, sous le jour le plus flatteur qu’ilput trouver.

À son tour, la plus jeune des jeunes filles seprésenta elle-même, puis nous présenta sa famille : son papa,sa maman, sa sœur et son petit frère.

Des Australiens.

Ces messieurs et dames rirent beaucoup denotre effarement et nous enseignèrent que, dans leur pays, lekangoucycle est aussi courait que, chez nous, la simplebicyclette.

Le kangourou, animal intelligent, docile etvigoureux, rend actuellement, aux Australiens, tous les servicesque les Esquimaux exigent du renne. Et même mieux, car, en matièred’industrie, l’Esquimau ne va pas à la cheville del’Australien.

Le kangourou – et les personnes qui serappellent les kangourous boxeurs du Nouveau-Cirque et desFolies-Bergère ne me contrediront pas – le kangourou est doué d’unavant-train à la fois souple et robuste (sans préjudice,d’ailleurs, pour la peu commune énergie de ses membrespostérieurs).

Sans s’arrêter aux vagues sentimentaleuriesqui ridiculisent notre vieille Europe, les Australiens ont depuislongtemps utilisé les vertus du kangourou.

L’une des dernières applications, c’estprécisément ce kangoucycle dont je parlais tout àl’heure.

Confortablement installé sur une petiteplate-forme en arrière de la deuxième roue, le kangourou actionnede ses pattes de devant une manivelle qui suffirait, au besoin, àla marche du tandem.

Je n’insiste pas sur l’inappréciableauxiliaire que représente mécaniquement (je pourrais direbécaniquement) ce vigoureux animal, mais je tiens surtoutà faire remarquer l’avantage de la parfaite stabilité, en route etau repos, que procure l’emploi de la longue et solide queue dukangourou.

Plus de pelles, plus de dérapages, plus besoinde descendre à chaque arrêt.

Le kangourou présente, en outre, le mérite deveiller sur la machine en votre absence, ainsi que ferait le chienle plus fidèle.

Une grande maison de banque anglaise vaprochainement lancer sur la place une grosse émission en vue degénéraliser sur le Continent l’emploi dukangoucyclisme.

Nous reviendrons sur cette affaire qui nousparaît, d’ores et déjà, de tout premier ordre.

FARCE LÉGITIME

Partagez-vous mon opinion ? M’est avisqu’on ne doit faire aux bons serviteurs nulle injure, mêmelégère.

Contre un peu d’or, ces gens nous consacrenttout leur temps ; nous sommes quittes, sans avoir à jeter dansla balance l’appoint des méprisants vocables et des gesteshautains.

D’ailleurs, tenez pour certain que lesdomestiques nous conservent toujours un chien de leur chienne, etqu’ils savent à miracle, quand il y a lieu, nous retrouver autournant.

Écoutez plutôt l’excellente plaisanteriequ’une cuisinière des mes amies (j’entends ainsi que cettecuisinière est une de mes amies et non point qu’elle est lacuisinière d’une de mes amies), qu’une cuisinière de mes amies,dis-je, servit un jour à des patrons injurieux et stupides.

Cette cuisinière, qui s’appelait Clémence,était une brave cuisinière, sachant son métier sur le bout du doigtet, malgré sa nature fougueuse et tendre, parfaitement correcte enson service.

Ses patrons se composaient de commerçantsbassement nés, louchement enrichis et d’autant plus insolents.

La femelle, surtout, à gifler.

– Clémence ! ne cessait-elle depiailler, Clémence, votre veau marengo est complètement raté.

Muette, Clémence se contentait de hausser lesépaules.

– Clémence ! insistait la chipie,votre mouton empoisonne le suif.

Même jeu de la part de Clémence.

Un jour, ce fut à la salade que l’exécrablevieille s’en prit.

– Qu’est-ce que c’est que cettesalade ? C’est avec de l’huile à quinquet que vous l’avezaccommodée ?

Et à partir de ce moment, Madame n’arrêta pasde hurler après la salade de la pauvre Clémence.

Elle acheta son vinaigre elle-même et sonhuile pareillement, le vinaigre dans la véritable maison Orléans,et l’huile chez Olive en personne.

La salade n’obtint pas plus de succès.

La faute en fut alors aux proportions :il y avait trop d’huile et pas assez de vinaigre.

Ou réciproquement.

La vieille, enfin, décida qu’elle ferait sasalade elle-même.

… À cette époque, Clémence avait pour amant unpetit jeune homme fort doux, préparateur de chimie au Collège deFrance.

Informé des tortures de sa bonne amie, lepetit jeune homme fort doux proposa :

– Veux-tu rigoler ?

– Je ne demande pas mieux.

– Bon… Je t’apporterai de l’huile et duvinaigre dont tu rempliras les fioles ad hoc, un jour où il y auragrand dîner chez tes singes.

Le petit jeune homme fort doux livra à sonamie un vinaigre composé d’un mélange d’acides sulfurique etnitrique.

L’huile se trouva remplacée par de la bonneglycérine, légèrement teintée de jaune.

… Tous ceux de nos lecteurs qui ont seulementpassé deux ou trois ans dans une sérieuse fabrique de dynamite,savent que le mélange des corps ci-dessus forme ce qu’on estconvenu d’appeler de la nitro-glycérine.

Quand le mélange est opéré brusquement et sansprécaution, il se produit une élévation de température bientôtsuivie d’une de ces explosions après lesquelles on n’a qu’à tirerl’échelle (s’il en reste).

Les choses se passèrent comme il étaitprévu.

Malgré le grand tralala du dîner de ce soir,la dame tint à accommoder sa salade elle-même. Alors le saladierfut réduit en miettes et la chicorée violemment projetée sur tousles assistants.

Malheureusement, l’accident ne se borna pas àces quelques dégâts.

La vaisselle et la cristallerie crurent devoirse brusquement fragmenter, et aussi, la table, ainsi que la figureet les membres de ces messieurs et dames.

Pendant ce temps, il y avait dans la cuisinedeux personnes qui n’avaient jamais tant ri.

HISTOIRE D’UNE MODE – BEAUCOUP PLUSVIEILLE QU’ON NE CROIT GÉNÉRALEMENT

Je parie que sur cent de mes lecteurs il s’entrouve quatre-vingt-dix (au bas mot) persuadés que la coutume, chezles gens chic, d’envoyer blanchir à Londres leur linge estd’innovation récente.

Ces quatre-vingt-dix (au bas mot) lecteursbarbotent dans le marécage de l’erreur : la coutume, chez lesgens chic, d’envoyer blanchir à Londres leur linge est degénéralisation récente mais de fondation huit fois séculaire.

Huit fois séculaire ! Vous avez bienlu.

C’est une assez curieuse histoire, connueseulement de quelques érudits et qui mérite une publicité pluslarge.

Il nous faut, mesdames et messieurs, remonterà la première moitié du onzième siècle.

À cette époque, vivait le regretté Robert II,sixième duc de Normandie, plus connu de MM. Ritt et Gailhardsous le nom de Robert le Diable.

Un jour que ce seigneur se promenait dans lesenvirons de Falaise, il aperçut, lavant du linge dans l’Ante, unejeune fille d’une éclatante beauté, qui s’appelait Arlette et dontle père était corroyeur.

Neuf mois après cette rencontre, naissait ungros garçon, fort et roux, qu’on appela Guillaume et qui manifesta,dès sa plus tendre enfance, un vif penchant pour la conquête del’Angleterre.

Ses parents ne voulurent point contrarier unevocation si nettement indiquée.

Le 27 septembre 1066, le jeune Guillaume leBâtard débarquait à Vevensey avec plusieurs barons normands etquelques milliers de joyeux lascars dont les yeux ignoraient lahonte des basses températures.

Prévenu de l’arrivée de Guillaume, le jeuneHarold, qui détenait, pour le moment, la couronne d’Angleterre,arriva en toute hâte à la rencontre de son cousin (car ils étaientcousins).

L’entrevue eut lieu dans les environs deHastings et fut dénuée de cordialité.

Il en résulta que notre ami Guillaume monta,sans plus de façons, sur le trône d’Angleterre.

Bien installé dans son nouveau poste, il eutl’idée touchante de faire venir auprès de lui sa digne maman,madame Arlette, encore fort jolie, ma foi, et âgée seulement d’unequarantaine d’années.

La brave femme, que les succès de son garçonn’avaient su griser, consentit à s’installer à Londres, mais àcondition, exigea-t-elle, d’y continuer sa florissante industrie deblanchissage qu’elle n’avait jamais d’ailleurs interrompue àFalaise.

Guillaume, quoique fort bon garçon, nebadinait pas avec le service et, pour un oui pour un non, il vousfaisait crever les yeux d’un bonhomme, sans sourciller.

Aussi était-il fort craint.

Ses vassaux, ceux d’Angleterre et ceux deNormandie, ne trouvèrent rien de mieux, pour se faire bien voir,que d’envoyer blanchir leur linge chez sa maman.

Le premier lundi de chaque mois, une nefpartait de Dives, chargée du linge de tous les seigneurs du pays,pour revenir le mois d’après, avec sa blanche cargaison toute bonfleurante d’honnête lessive.

Si bien que, même morte Arlette, même mortWilliam the Conqueror, la coutume se poursuivit chez beaucoup deseigneurs français d’envoyer à Londres leur linge blanchir.

Il y a quelques années, le snobisme s’en mêla,au grand détriment de la lavanderie française, laquelle pourtantvaut bien celle d’Outre-Manche.

Du haut du ciel, sa demeure dernière, Arlettedoit bien regretter l’initiative qu’elle prit de cette mode sipréjudiciable aux intérêts de notre pays.

MIEUX QU’UNE SŒUR ! – OU – UN RUDECOUP POUR LE PAUVRE AMOUREUX

Pauvre type !

Un jour, enfin, il s’était décidé à lui avouersa flamme.

La jeune fille écouta froidement le jeunehomme et, quand il eut fini de bégayer son ardente et sincèredéclaration, elle le pria de biffer de ses tablettes toutespoir.

De grosses larmes vinrent aux yeux du pauvregarçon, et, bien que de complexion plutôt rosse, la jeune fille(qui s’appelait d’ailleurs Alice) se sentit touchée.

Elle lui serra les mains très gentiment, leconsola, lui prédit l’oubli proche et conclut :

– Vous aurez toujours en moi une sœur,mon ami, une véritable sœur.

Le pauvre garçon jeta sur Alice un long regardde détresse et s’en alla chez lui sangloter tout à son aise ;après quoi, sur l’injonction paternelle, il gagna des contréespittoresques, en espoir d’oublier la cruelle.

Trois mois se sont écoulés.

C’est l’été.

Le jeune homme débarque au Havre, venantd’Amérique à bord de la Normandie dont le médecin (le siexcellent docteur Leca pourtant) n’a pu le guérir de sa fatalepassion.

Par une lettre trouvée dans son courrier, ilapprend qu’Alice, l’adorable Alice, villégiature tout prêt, àÉtretat.

Peu d’instants s’écoulent et le jeune hommearrive en cette charmante bourgade.

Son cœur, son pauvre cœur bat à casser lesparois de sa poitrine, une brume trouble sa vue et toutes lesfemmes qu’il aperçoit dans la rue, il croit que c’est Alice.

Sur la plage, une jeune fille est là quis’avance vers lui, la main tendue en cordial accueil.

Cette fois, c’est réellement Alice, Alicemille fois plus belle encore que cet hiver, Alice toute fraîche etrose en son costume de piqué blanc, Alice enfin, Alice !

Comment l’infortuné garçon ne s’effondre-t-ilpoint sur les galets, telle une loque mouillée, heureux prodige dela nature !

Alice a gardé sa main à lui dans sa menotte àelle.

– Vous souvenez-vous, mon ami, de ce queje vous ai dit, il y a trois mois ?

Quelques mots qui tiennent plus du gémissementque du langage articulé servent de réponse.

– Je vous ai dit, continue la jeunefille, que je serai toujours pour vous une sœur.

– Oui, une sœur, hélas !

– Depuis notre dernier entretien, monenfant, il s’est passé bien des événements.

– Ah !

– Oui, mon ami, et… ce n’est plusSœur que je suis décidée à être pour vous…

Le malheureux ne sait plus où il en est. Queveut-elle dire ?

Une lueur d’espoir filtre en son cœur… Maisnon, ce serait trop fou !

– Je suis décidée, mon ami, à devenirpour vous mieux qu’une sœur.

Elle insiste tellement sur le motmieux qu’il n’a plus de doute.

– Quoi !… Vous consentiriez… àdevenir… mieux qu’une sœur ?

– Oui, mon ami, car je vais devenir votreBelle-Mère !…J’épouse monsieur votre père à la fin dumois.

Le jeune homme n’eut pas grand appétit, cesoir-là, à l’hôtel.

Pauvre type !

LE CHARCUTIER PRATIQUE

C’est ce même charcutier qui répondit un jourà une commission d’hygiène qui enquêtait sur les industriesinsalubres :

– Où je jette mes résidus ? Quelsrésidus ?

– Vos résidus, parbleu ! vosdétritus.

– Des détritus ! Mais je n’ai jamaiseu de détritus ! Un bon charcutier ne sait pas ce que c’estqu’un détritus. Dans notre métier, messieurs, c’est comme dans lanature : rien ne se perd, tout se transforme.

Cet homme disait vrai : industrielpratique, avisé commerçant, il faisait flèche de tout bois etmarchandise de toute substance.

Des plus aimables, au reste, des plus galants,des plus joviaux, ah ! le brave charcutier que c’était, cecharcutier-là !

Tous ces mille avantages ne l’empêchaient pasd’être un terriblement gros individu.

Vous avez sans doute, bons lecteurs, au coursde votre longue carrière, rencontré d’énormes charcutiers ; ehbien ! prenez les deux plus conséquents,agglomérez-les et vous obtiendrez à peine un type aussi volumineuxque mon charcutier, à moi.

Tout alla bien jusqu’au jour où notre homme,se mêlant d’engraisser encore, ne put plus bouger et contracta, decette immobilité, une grave maladie.

Des médecins consultés l’engagèrent à se faireenlever son excédent de graisse.

Les bras qu’il jeta au ciel à cette invite,vous les voyez d’ici !

Mais non, ça n’était pas si dangereux, et,grâce aux ressources dont la chirurgie moderne dispose, affirmèrentles morticoles, on vous enlève à un homme trente ou quarante livresde graisse avec l’aisance que met le perruquier à vousrafraîchir la barbe.

Le pauvre charcutier demanda à réfléchir.

– Un de ces jours, murmurait-il, un deces jours.

Et chaque fois que son médecin revenait à lacharge, l’homme gras répétait :

– Je me déciderai bientôt.

Un beau soir, il prit la résolution virile, etfit convoquer d’habiles chirurgiens munis de fins aciers et dechloroforme.

L’opération s’accomplit à souhait.

On débarrassa le patient d’une partie de sonadipeux fardeau, sans même qu’il se réveillât.

Huit jours après, notre homme descendait de sachambre, n’ayant pas connu la fièvre une seule minute.

Par tout le quartier, ce fut unémerveillement.

Je tins à le féliciter :

– Tous mes compliments, mon cher, devotre sveltesse ! Un roseau, on dirait ! Mais dites-moi,pourquoi ne vous être pas décidé plus tôt ?

Le charcutier eut un clignement de ses petitsyeux malins et répondit :

– J’attendais la hausse des suifs.

FÂCHEUSE CONFUSION

– Votre ami Othon ? m’interloqua laduchesse, votre ami Othon est un pur goujat !

– Othon ? Un pur goujat ?Othon ?

– Et puis, si vous voulez, mon ami,parlons d’autre chose !… Le seul souvenir de cet être abjectme soulève le cœur.

… Je regrette bien, messieurs et dames, quevous ne connaissiez pas mon ami Othon (plus répandu à Paris sousl’étrange dénomination de Noyau de Poissy). Votre stupeur,à l’entendre ainsi traiter, égalerait la mienne.

Othon est un homme qui n’allumerait pas unecigarette devant une station de fiacres sans demander aux cocherssi la fumée ne les incommode pas.

Othon est l’homme pour lequel une femmeest toujours une femme.

Othon… D’ailleurs, je vous l’amènerai un deces jours, vous pourrez juger par vous-mêmes. Et c’est ce siaccompli galant homme que la duchesse m’affirmait tantpignouf !

Le ton formel de la grande dame m’avait closle bec, à l’émeri, et je n’insistai point.

La conversation roula dès lors sur d’autrestapis. Mais, tout de même, je voulus savoir.

Le lendemain, je rencontrai mon vieux camaradeOthon dans le magasin d’un marchand de bibelots chaldéens chezlequel il se fournit de préférence.

En deux mots, je le mis au courant de l’atrocesituation.

Il m’écoutait, l’œil en l’air, la main lissantsa copieuse barbe blonde :

– Oui, cher, je sais…

– Que s’est-il donc passé entre la grandedame et toi ?

– Rien du tout, mais sieffroyable !

Je dus faire appel à ma plus sombre énergiepour lui tirer une pâle explique. Ça n’était rien, en effet, maisil n’en fallait pas davantage.

… Cet été, Othon avait reçu une invitation àdéjeuner chez la duchesse, en sa villa.

Avant de se mettre à table, on causait dupays, des sites, des excursions.

Othon, qui connaît la région comme pas un,donnait des tuyaux.

Superbe, le pays ! Mais pas drôles, leshabitants ! Et hostiles aux étrangers ? Et taquins.

– Dans les premiers temps, contait-il, lamunicipalité me chercha mille noises ; je répondis aumaire d’alors…

Juste au moment où Othon prononçait ces mots,la duchesse entrait dans le salon. Quand notre brave ami lui offritson bras, elle prit celui d’un autre, d’un ton sec.

À table, la jeune et belle voisine d’Othons’informa.

– Qu’est-ce que c’est que cepoisson ?

– Du sansonnet, madame.

– Du sansonnet ? Qu’est-ce que c’estque le sansonnet ?

Précisément, un silence se fit à ce moment, desorte que chacun put entendre la réponse d’Othon :

– C’est une espèce de petitmaquereau.

Et précisément aussi, à ce moment, la duchessevenait de parler de son neveu.

Fâcheuse confusion.

LE BON BUCHER

De préférence à toute autre, je recherche laconversation des savants et des voyageurs.

Surtout celle des voyageurs.

Quand j’entends dire d’un monsieur :

Voici un homme qui a beaucoup voyagé,je m’approche et, sans plus tarder, je mets tout en œuvre pourmériter la confiance du hardi pionnier, et lui arracher le récit deses aventures.

C’est ainsi que j’ai fait connaissance d’unnommé Lamitouille, actuellement limonadier à Fécamp, mais, jadis,infatigable trotteur de globe, comme disent les Anglais.

Ce pauvre Lamitouille, aujourd’huicomplètement abruti par l’alcool et toutes sortes de débauches,était, en son temps, un joyeux drille, paraît-il, et un rudelapin.

À de certains instants, sa conversation dégageencore quelque intérêt, et quand il n’a pas absorbé plus de sept ouhuit absinthes, on peut tirer de lui le récit à peu prèsintelligible d’une aventure pas trop banale.

Hier soir, il nous contait, de sa voix pâteuseet inarticulée, les tablatures inouïes que lui procura la traverséed’une inextricable forêt en Afrique, dans cette darkestAfrica, où Stanley n’a jamais mis les pieds, affirmeLamitouille.

– Je me demande, dit l’un de nous, quelplaisir on peut éprouver à de telles entreprises.

– Mais si ! mais si ! On nerigole pas tout le temps, mais quand on rigole, on rigole bien.

– Ah ! ah !

– Tenez, dans cette forêt d’Afrique, delaquelle je vous parle, nous sommes tombés sur une peupladeépatante et pas ordinaire, je vous prie de le croire. Quellesdrôles de mœurs ils ont, ces gens-là !… Ainsi, quand une fillese marie, on fait monter sa mère sur un bûcher et on la brûle lejour même de la noce.

– Voilà qui simplifie étrangement laquestion des belles-mères.

– Je vous écoute ! Aussi, vouspensez si nous avons profité de l’occase ! Les sept blancs quenous étions dans l’expédition, nous avons demandé en mariage septjeunes filles du pays, nous les avons épousées le même jour, nousavons brûlé nos sept belles-mères sur le bûcher !… Jamais,vous entendez bien, JAMAIS nous n’avons tant ri !

En disant ces paroles, les traits deLamitouille reflétaient l’expression la plus hideuse de la féroceallégresse.

Avez-vous vu parfois un tigre rigoler commeune baleine ? (La nature est fertile en telles analogies.)

Le fait est que ces sept infortunées créaturesflambant en chœur devaient constituer un assez curieux spectacle,et nul doute que si pareille combustion avait lieu à Dieppe, parexemple, la Compagnie de l’Ouest ne manquerait pas d’organiser unexcellent train de plaisir pour la circonstance !

– Si le mariage en France, conclutLamitouille, s’accompagnait de cette formalité, si chaque foisqu’on unit une jeune fille à un jeune homme on réduisait en cendresla maman d’icelle, tenez pour certain que le mariage retrouveraitvite sa vieille vogue d’autrefois.

– Oui, mais jamais la France n’adopteraune mesure pourtant si simple, et qui suffirait à paralyser ladépopulation.

– Et toujours, en France, les meilleuresréformes seront entravées par je ne sais quel sentimentalismeniais.

UNE INNOVATION – À LAQUELLE TOUT LE MONDEAPPLAUDIRA

Je tiens à remercier publiquement, tant au nomde l’humanité tout entière qu’au mien propre, l’administrationsupérieure des Chemins de fer de l’Ouest de l’honneur qu’elle m’afait en m’invitant, moi seul de la presse, au très intéressantessai de vendredi dernier.

Ajoutons que cette expérience a été pleinementcouronnée de succès et qu’elle n’attend plus que l’homologation del’État (est-ce bien le terme ?) pour entrer dans lapratique.

… On ne m’avait pas dit de quoi ils’agissait.

– Trouvez-vous, me prévenait simplementun très aimable ingénieur de la Compagnie, trouvez-vous, à 10 h.25, à la gare des Batignolles, et vous assisterez à quelque chosede fort curieux.

Vous pensez si j’eus garde de manquer pareilleoccasion !

À l’heure dite, j’étais au rendez-vous.

Un train chauffait, tout prêt à partir.

Pas mal de personnages bien mis se trouvaientdéjà là, dont beaucoup portaient, à la boutonnière, la rosetterouge de la Légion d’honneur.

– En voiture, s’il vous plaît,messieurs ! cria l’ingénieur aimable dont j’ai parlé plushaut.

J’ai oublié de le dire, mais je pense qu’ilest temps encore de réparer cette négligence, il faisaitexcessivement chaud.

Nous montâmes dans nos wagons.

Un coup de sifflet déchira l’air, le trains’ébranla.

Ce train était un de ces trains quiressemblent à tous les trains.

Il se composait de plusieurs wagons, lesquelsse subdivisaient eux-mêmes en un certain nombre decompartiments.

Jusqu’ici, donc, rien d’anormal, rien denouveau.

J’en étais là de mes réflexions, quand, à magrande stupeur, j’aperçus tous mes compagnons de route en train dese déchausser.

De l’air le plus naturel du monde, cesmessieurs enlevaient leurs bottines et leurs chaussettes.

Ils relevaient leur pantalon et leur caleçonjusqu’au genou.

Après quoi l’un d’eux souleva une plaque detôle posée sur le parquet et mit à découvert un large bassin remplid’eau, bassin occupant toute la largeur du compartiment.

Et tous ces gens de se livrer aux douceurs dubain de pied.

Ma foi, je fis comme eux.

On ne saurait se figurer, si on ne l’a pasgoûtée soi-même, l’exquise sensation que procure un bain pied enrail-road : c’est délicieux.

Je compris alors à quelle expériencej’assistais.

D’ailleurs, un monsieur décoré me mettait aucourant, avec une de ces bonnes grâces comme on n’en rencontre plusque dans les hautes sphères administratives.

L’installation de bains de pieds dans toutesles voitures de la Compagnie aura plusieurs résultatsexcellents :

Pour les voyageurs, aise, hygiène,propreté.

Pour les Compagnies, énorme économie decombustible.

Au moment où on la refoule dans lesditsbassins, l’eau est à une température d’environ 15°.

Le contact, avec les pieds des voyageurs,l’amène assez rapidement (surtout en été) à la température du piedhumain, 37°.

À ce moment, l’eau tiède est refoulée dans lachaudière et remplacée par de la plus fraîche.

C’est donc vingt-deux degrés dechaleur qui ne coûtent rien à l’administration !

J’ai égaré le papier sur lequel j’avais prismes notes, mais je crois me rappeler que la chaleur humaine, ainsicaptée et utilisée, représente une économie de 100 grammes decharbon par voyageur et par kilomètre.

Voilà, je crois, un fait unique dans lesfastes des grandes Compagnies : une réforme réunissant dansune commune satisfaction les actionnaires et le public.

Le voilà, le bon collectivisme, le voilàbien !

TRUC FUNÈBRE ET CANAILLE – EMPLOYÉ PARCETTE VIEILLE FRIPOUILLE DE PÈRE FURET

Le père Furet attendait depuis huit jours lavisite de la vieille baronne de Malenpis.

Aussi, ne fut-il nullement étonné de voir unecalèche s’arrêter devant sa porte, la baronne en descendre etdemander :

– Monsieur Furet ?

– C’est moi, madame, c’est moi-même enpersonne qu’est le père Furet, pour vous servir, s’il y amoyen.

– Vous me connaissez, sansdoute ?

– Je vous connais sans vous connaître,madame ; je vous connais de vous voir passer dans votrevoiture, mais ça ne s’appelle pas connaître une dame…

– Enfin… vous savez qui jesuis ?

– Des gens m’ont dit comme ça que vousseriez, il paraît, la nouvelle propriétaire du château.

– Précisément… Alors, vous devez bienvous douter du motif qui m’amène chez vous ?

– Ma foi, madame, j’en suis à me ledemander… je ne m’en doute pas plus que rien du tout.

– Allons, monsieur Furet, ne faites pasle finaud avec moi… Vous savez bien que je viens pour votre petitpré.

– Mon petit pré ! Quel petitpré ? C’est que j’en ai plusieurs dans le pays, des petitsprés.

– Je parle de celui qui se trouve enbordure sur l’avenue du château, à l’entrée du parc.

– Tiens, tiens, tiens ! Alors, çavous ferait plaisir, ce petit bout de terrain ?

– Seriez-vous disposé à me lecéder ?

– Mon Dieu, madame la baronne, si cepauvre petit morceau de terrain vous fait plaisir, je me ferai unvéritable agrément de vous le céder.

– Combien en demandez-vous ?

– Combien que vous en donnez, vous,madame la baronne ?

– Tenez, monsieur Furet, je ne suis pasdisposée à finasser avec vous. Votre pré vaut bien 500 francs, jevous en donne 1,000… Est-ce convenu ?

– Mais, madame la baronne, expliquez-moipourquoi vous me donnez 1,000 francs de ce pré, s’il n’en vaut que500 ?

– Pour en finir plus vite.

– Eh ben ! alors, je vas vous donnerun moyen d’en finir encore plus vite. Payez-moi mon pré 10,000francs et il est à vous.

– 10,000 francs ! Mais vous êtesfou, mon pauvre bonhomme !

– Alors, madame la baronne, n’en parlonsplus ! Gardez votre argent et moi je garde ma terre.

La baronne de Malenpis sortit, furieuse, engrommelant : « Vieille canaille, va ! »

… Le pré en question avait été payé, dans letemps, 300 francs par le père Furet à l’ancien propriétaire duchâteau qui, à peu près ruiné, commençait à vendre son domaine parmorceaux.

La situation indiscrète de ce lopin dans leparc, en bordure sur l’avenue de tilleuls qui mène à la maison,était bien faite pour gêner la nouvelle châtelaine ; maispayer 10,000 fr. ce misérable carré de terre, foliefurieuse !

À quelques jours de là, le père Furet, dansune conversation avec le cocher de la baronne, apprit que lavieille dame n’allait pas aux offices du village, par horreur detraverser le cimetière qui entoure l’église.

La vue d’un tombeau la faisait se pâmer. Untombeau, que dis-je ? Une simple croix noire avec un CI-GÎTdessus.

À cette révélation, le père Furet rentra chezlui tout songeur.

Il dormit peu cette nuit-là et, dès le matin,se mit à la besogne.

Le lendemain, la vieille baronne de Malenpisaccomplissait, dans le parc, sa petite promenade hygiénique ;mais elle ne parvint point jusqu’à la grille.

Du château, ses gens la virent jeter les brasen l’air ; on entendit de grands cris et on accourut.

– Quoi donc, madame la baronne, qu’ya-t-il ?

– Là… désignait la pauvre vieille blêmebonne femme… là !

Et son doigt tremblant indiquait le pré dupère Furet, d’où émergeaient une vingtaine de belles croixfunéraires toutes noires avec, dessus, des larmes et desinscriptions peintes en blanc.

Le soir même, le père Furet était invité àpasser chez le notaire, et à y toucher 10,000 francs, prix convenude son terrain.

Et cette vieille canaille de père Furetaccepta, mais en exigeant qu’on ajoutât aux 10,000 francsquatre-vingt-sept francs cinquante, montant de ses débours pour lescroix de son petit cimetière.

FRAUDE

Par une claire après-midi du mois de juillet,un homme jeune encore et d’apparence robuste sautait d’untrois-mâts finlandais sur le quai d’un port normand.

Il tenait sous son bras, et enveloppé dans unjournal, un flacon de la capacité d’environ un litre.

Un vigilant douanier avait vu le manège del’homme jeune encore.

Cent mètres plus loin, il rattrapait cedernier sur un pont, lui mettait la main sur l’épaule et, de l’airsatisfait qu’arborent les gabelous en cette circonstance,ricanait :

– Ah ! ah ! mon gaillard, jevous y prends !

– Vous m’y prenez !… À quoi m’yprenez-vous ?

– À débarquer de la marchandise sansdéclaration.

– Quelle marchandise ?

– Là, cette bouteille que vous avez sousle bras.

– Ah !… Cette bouteille ?

– Oui, cette bouteille.

L’homme eut alors comme la fulguration d’uneidée subite, à la fois cocasse et ingénieuse.

Le gabelou reprit :

– Qu’y a-t-il dans cettebouteille ?

– Je n’en sais rien.

– Ah ! vous n’en savez rien ?Eh bien, moi je vais vous l’apprendre dans cinq minutes. Suivez-moiau poste.

– C’est que… c’est que je n’ai pasbeaucoup de temps en ce moment.

Ce fut un grand éclat de rire pour le modestepréposé des douanes… Pas beaucoup de temps ! On allait lui enf… du temps !

Au poste, on débarrassa la bouteille du papierqui l’enveloppait.

C’était un flacon à large ouverture, en verrepresque noir, un de ces flacons dont on se sert à bord des bateauxpour enfermer certaines conserves.

Débouchée, la fiole exhala par tout le posteune délicieuse odeur de tafia.

Le gabelou triomphait :

– Savez-vous, maintenant, ce qu’il y a,gros malin, dans votre bouteille ?

– On dirait du rhum, répondit cyniquementle fraudeur.

– Et du fameux ! appuya l’humblefonctionnaire.

Un verre apparut comme par miracle et seremplit en faveur du brigadier qui claqua sa langue contre sonpalais, en connaisseur.

Le simple douanier goûta, à son tour, dufautif liquide.

Et puis aussi le lieutenant qui passait parlà, en visite.

Et puis un sous-brigadier et les huit ou dixhommes présents au poste.

Bref, la moitié du liquide était déjà absorbéepar ces dégustateurs officiels, quand le lieutenant aperçut je nesais quoi de blanchâtre qui flottait dans le flacon.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?s’informa-t-il avec un léger début de méfiance.

– Ça, répondit froidement lepseudo-contrebandier, c’est un ver solitaire du capitaine duHelsingfors, que je porte chez le médecin pour le faireexaminer au microscope.

– Vous auriez bien pu nous avertir,espèce de saligaud !

– Je vous ferai remarquer, monlieutenant, que ce n’est pas moi qui ai offert latournée :

Le lieutenant n’eut ni la force ni le loisird’en entendre plus long.

Il sortit dans la cour, suivi de tout leposte, et, pendant quelques minutes, le spectacle manqua deprestige.

Et le ship-chandler, qui me racontaitlui-même cette absolument véridique histoire, me déclarait n’avoirjamais tant ri de sa vie.

DYNASTIC

Précisément, mon ami Leca, l’excellent docteurde la Normandie, connaissait ces deux gentlemen américainspour avoir traversé l’Atlantique avec eux.

Nous fûmes présentés.

L’un, citoyen de Boston, homme de tenuediscrète et de bonnes manières.

Le second, un de ces rudes hommes de l’West,grand diable déluré et gueulant haut. Populist enragé,d’ailleurs, et free silverist irréductible, il rentrait enAmérique exprès pour soutenir la candidature de son camaradeBryan.

Le premier revenait de visiter l’Exposition deBudapest et paraissait ravi de son voyage.

Tous ces costumes, toute cette musique, toutesces femmes ! Ah ! toutes ces femmes !

– Rapid flirt, hé ?rigolait l’homme de l’West.

– Excessively rapid !confirmait le Bostonien pensif.

Mais ce qui le charmait le plus, dans tous cessouvenirs, c’est l’honneur qu’il avait eu d’être présenté àl’ex-roi Milan.

Car il appartenait à ce lot importantd’Américains qui se laissent épater par la friperie héraldique oudynastique de notre vieille bête d’Europe.

Un comte ! et son chapeau se soulevait delui-même.

Un roi ! et voilà notre citoyen bascourbé.

S’il avait eu des filles, ce brave homme seserait certainement dépouillé jusqu’au dernier dollar pour que sesgirls devinssent duchesses ou marquises.

Innocente faiblesse, qui ne fait de tort àpersonne et qui jette dans la circulation parisienne quelquesmillions de plus par an !

(Signalons, à ce propos, l’imminente arrivéedans nos murs, pour y mener grand train, d’un noble seigneur, lordMac Astroll, descendant authentique des anciens rois d’Écosse,lequel vient d’épouser une jeune et charmante milliardaireaméricaine. M. Mac Astroll saura, nous en sommes certains,rester digne du grand nom qu’il porte, surtout de la premièresyllabe.)

L’homme de Boston ne tarissait pas d’élogessur le roi Milan, sur son grand air, son auguste physionomie, sonauguste allure, son facile et gracieux abord.

– Dans la soirée, ajouta-t-il, jerencontrai Sa Majesté au club et Elle daigna m’admettre à la tablede poker où Elle jouait.

L’autre Américain paraissait fort amusé de cesexpressions respectueuses et spéciales avec lesquelles soncompatriote désignait un être humain pas autrement bâti que vous etmoi.

La joie le poussait à se frapper les cuissesbruyamment et à pousser des éclats de rire auprès desquels lagaieté des dieux d’Homère aurait semblé une légère satisfaction, àpeine.

C’est de la sorte qu’on marque son plaisirdans l’West des États-Unis.

– Ainsi donc, vous avez joué au pokeravec un roi ?

– J’ai eu cet honneur.

– Avez-vous gagné ?

– Non, j’ai perdu.

– Eh bien ! moi qui vous parle, j’aijoué avec quatre rois !

– Quatre rois !

– Quatre rois, et j’ai gagné !

– Quatre rois !

– Quatre rois… et un as !

L’ASCENSEUR DU PEUPLE

Je ne sais si vous êtes comme moi ; commedit Sarcey, mais je n’ai jamais compris pourquoi les propriétaireslouaient leur sixième étage moins cher que leur premier. Un sixièmeétage coûte autant à construire qu’un premier, et même davantage,car les matériaux doivent être grimpés plus haut et la main-d’œuvreest d’autant plus dispendieuse qu’elle s’exerce sur un chantierplus loin du sol. (Demandez plutôt aux entrepreneurs de Chicago quiconstruisent des maisons de vingt-deux étages.)

Donc, le raisonnement qui pousse lespropriétaires à louer leurs appartements moins cher dès qu’ils serapprochent du ciel, est aussi faux que celui de ces imbéciles demarchands d’œufs qui, au lieu de vendre, un bon prix, leurmarchandise au sortir du cul de la poule, préfèrent attendrequelques jours pour en tirer un bénéfice moindre.

Ce bas prix des logements haut situés lesdésigne tout naturellement au choix des ménages pauvres ou despersonnes avares.

Dans les immeubles dotés d’un ascenseur(lift), le mal n’est que mi, mais l’ascenseur(lift) est rare dans nos bâtisses françaises, surtout danscelles où s’abritent le prolétariat, la menue bourgeoisie et latoute petite administration.

Pauvres gens qui trimez tout le jour, c’estvotre lot à vous, chaque soir, accomplie la rude besogne, degrimper, à l’exemple du divin Sauveur, votre quotidien calvaire,cependant que de gras oisifs, d’opulents exploiteurs n’ont qu’unbouton à pousser pour regagner, mollement assis, leurs somptueuxentresols !

La voilà, la justice sociale ! La voilàbien !

… On m’a présenté, dernièrement, un monsieurqui a trouvé un moyen fort ingénieux pour remédier à ce déplorableétat de choses.

Simple employé dans la Compagnie généraled’Assurances contre la Moisissure, cet individu, auquel sesappointements ne permettent qu’un humble sixième étage, est atteintd’une vive répulsion pour les escaliers ; tellement vive,cette répulsion, qu’elle frise la phobie !

Alors, notre homme a imaginé un truc fortingénieux pour s’éviter la formalité de ses quatre-vingtsmarches.

Avec l’assentiment du propriétaire, il aorganisé à l’une de ses fenêtres un appareil assez semblable àcelui dont on se sert pour tirer l’eau des puits : une fortepoulie, une solide corde, et, aux bouts de la solide corde, deuxrobustes paniers pouvant contenir chacun une personne.

Sur le coup de sept heures et demie ou huitheures, selon qu’il a bu deux ou trois absinthes, l’employé de laCompagnie générale d’Assurances contre la Moisissurearrive au pied de sa maison.

Un coup de sifflet ! Une fenêtres’ouvre ; au bout d’une corde, un panier descend jusqu’ausol.

L’homme s’installe dans le panier.

Second coup de sifflet ! C’est alors autour de la bourgeoise d’enjamber le balcon et de s’installer dansl’autre panier.

Comme le poids de la dame est inférieur àcelui du monsieur, il ne se passe rien tant que l’aîné des garçonsn’a pas ajouté à sa maman un poids supplémentaire.

Ce poids est représenté par une lourde penduleEmpire, qui suffit à rompre l’équilibre.

Dès lors, le panier de la dame descend,cependant que monte celui du monsieur.

Ce dernier peut ainsi regagner son appartementsans la moindre fatigue.

La femme n’a plus qu’à remonter les six étagespar l’escalier, tenant dans ses bras la pendule Empire, à laquelleelle doit faire bien attention, car son mari y tienténormément.

ARTILLERIE

Deux canonniers sont sortis de l’enfer,

Un soir, par la fenêtre.

Pour une mésaventure pas banale, voici unemésaventure pas banale :

« M. Goubel, raconte le PetitCalaisien, se trouvait, jeudi après-midi, dans les cabinetsd’aisances de son habitation, lorsque tout à coup, par suite d’unedérivation de tir, un boulet plein lancé par la batterie de lacommission d’expériences vint frapper juste à l’encoignure de lamaison où se trouvent les cabinets et y effectua une trouée de deuxmètres environ de long sur une largeur égale.

« M. Goubel, qui avait conservé toutson sang-froid, se protégea comme il put contre la chute de briquesqui lui tombaient sur le corps, de tous côtés, mais lorsqu’on vintenfin le tirer de sa mauvaise position, il n’en avait pas moins lesjambes fortement endommagées. Il en sera quitte pour une quinzainede jours de repos ! »

Au nom tout entier de l’élément civil, jesouhaite le prompt rétablissement de M. Goubel et je proposede voter un blâme à l’artillerie française, qui en prend un peu àson aise, n’est-ce pas ? de bombarder ainsi les gens en paix,si j’ose emprunter ce terme à notre maître Armand Silvestre.

La lecture de ce fait divers n’à point laisséque de m’inquiéter jusqu’aux moelles.

Précisément – et je demande pardon à meslecteurs de les entretenir de ces détails – mes water-closets sontsitués juste en face des essais de la fonderie Canet (canons à tirrapide que notre marine vient enfin d’adopter, entreparenthèses).

Je ne suis séparé de cette manufacture que parla baie de la Seine[8], douzepauvres kilomètres qui ne seraient qu’un jeu d’enfant pour cespuissants engins.

J’ai bien envie de faire venir des artisans etde les prier de revêtir extérieurement mes cabinets avec ce mélange(ciment et liège granulé) dont les Américains blindent certains deleurs cuirassés, car autant il me serait doux de mourir pour lagloire de ma France chérie, autant cela me semblerait ridicule derecevoir des boulets de canon dans le sein de mes W. C.

Et pourtant, je n’aurais pas volé cet étrangetrépas, car il s’en fallut peu, voilà une dizaine d’années, que lavaillante petite cité honfleuraise dont j’habite aujourd’hui lesparages, ne fût la proie des obus havrais, et cela sous madétestable impulsion.

La chose vaut peut-être la peine d’êtrebrièvement contée.

C’était un dimanche de la Pentecôte.

À bord du FrançoisIer, qui me transportait de Honfleur auHavre, se trouvaient deux artilleurs qui me parurent ivres autantde rage que de boissons fermentées.

Leurs poings se brandissaient vers la côte etdes cris s’exhalaient de leur gorge en fureur : Cochons deHonfleurais ! Salaud de pays ! Tas defripouilles !

Ils voulurent bien me mettre au courant de lasituation.

Arrivés à Honfleur par le précédent bateau,ils s’étaient, tout de suite, pris de querelle avec des pêcheursdans un cabaret du quai.

Bientôt survenus, les gendarmes empoignaientles canonniers et les réembarquaient de force, sous la huée desmarins, dans le paquebot en partance pour le Havre.

Leurs tentatives de débarquement vengeurfurent découronnées de succès.

Inde iræ !

– Mais ils peuvent êtretranquilles, hurlaient les bons artilleurs, nous y reviendronsdimanche, dans leur sale patelin ! Nous y reviendrons avec descamarades, et on leur cassera la gueule à tous !

De telles dispositions me parurent trop bellespour ne point être encouragées.

– Savez-vous, leur dis-je, ce que vousferiez, si vous étiez des hommes ?

– Non.

– Où êtes-vous casernés ?

– Au fort de Sainte-Adresse.

– Eh bien, à votre place, aussitôtdébarqué, je monterais au fort et je tirerais deux ou trois bonsobus sur ce ridicule Honfleur, qui sut si mal accueillir votrefantaisie d’artilleurs en joie !

– Oui, c’est ça ! BombardonsHonfleur ! C’est les gendarmes qui feront unegueule !

Arrivés au Havre, les canonniers burentencore, par mes soins, quelques alcools d’une rare violence.

Je les quittai sur la promesse formelle d’unimminent bombardement.

Ces fils de sainte Barbe ne tinrent pas leurpromesse, car la journée se passa sans la moindre manifestationobusière.

Peut-être une tutélaire et immédiate salle depolice s’opposa-t-elle à leur entreprise.

Je ne m’en consolai jamais.

THE SMELL-BUOY

L’effroyable catastrophe duDrummond-Castle met encore sur le tapis de l’actualité laquestion si importante des phares.

Quoi qu’en aient dit certains journauxanglais, les côtes de France sont aussi bien éclairées que cellesd’Angleterre, munies relativement (d’autant de phares, lesquelsportent des feux aussi intenses que de l’autre côté de laManche.

Par malheur, il est des cas où les phares, sinombreux soient-ils et si éblouissants, ne suffisent pas à avertirdu danger le pauvre navigateur.

Le brouillard est parfois si intense en mer,que le matelot n’aperçoit pas la lueur de sa pipe (the light ofhis pipe).

C’est alors qu’on songea, puisque le sens dela vue n’était point, en ce cas, utilisable, à faire appel au sensde l’ouïe et qu’on inventa la sirène aux lugubres et avertisseursmeuglements.

Cet appareil ne donna point les résultatsqu’on attendait de lui, car si puissante que soit la sirène, saportée a des limites assez humbles.

Autre inconvénient de la sirène : mêmeles plus exercés marins se trompent facilement sur la direction duson. À une certaine distance, ils font des erreurs d’estime quivont jusqu’à 90°.

Alors quoi ?

Je demande la parole pour un faitpersonnel.

Il y a quelques années, j’eus l’occasion, dansje ne sais plus quelle gazette, de traiter cette si intéressantequestion des phares.

La vue et l’ouïe, disais-je, sont, dans biendes cas, au-dessous de leur mission.

D’autre part, les sens du toucher et du goûtne sauraient, dans une question de récifs, être de la moindreutilité.

Reste le sens de l’odorat.

Personne, jusqu’à présent, n’a songé àemployer le nez pour flairer le roc prochain.

Et je proposai à l’administration compétentede créer des bouées à odeur pour parages dangereux.

Pourquoi donc pas ?

Voyez-vous d’ici le tableau : une nuitnoire épaissie d’un brouillard compact. Pas un feu sur terre, pasune étoile au ciel !

Comme musique, le sifflement du vent dans lescordages, le fracas des vagues, les cris des femmes et desenfants.

Où sont-ils, les pauvres matelots ! Dieuseul le sait et peut-être n’en est-il pas bien sûr !

Tout à coup, le capitaine a reniflé parN.-N.-O. un puissant relent de vieux roquefort et par S.-E. unefine odeur de verveine.

Il consulte sa carte (une carte qu’on dresseraad hoc), et reconnaît sa position.

Sauvés ! merci, mon Dieu !

Il manœuvre en conséquence, et une heureaprès, le navire est au port ; tout le monde, matelots etpassagers, entonnent, les uns des hymnes de grâce, les autres, desgrogs bien chauds.

Malheureusement, tout cela n’est qu’unrêve.

La routine, la hideuse routine est là, quiveille, barrière à toute idée neuve, à tout progrès, à toutsalut !

Vous me croirez si vous voulez,l’administration des Phares ne m’accusa même pas réception de monprojet de smell-buoy.

BATRACHOMATISME

Peut-être se souvient-on de la vigoureusecampagne menée par moi dans ces colonnes pour l’emploi des moteursanimés en remplacement des machines à houille, à pétrole et autresanalogues.

L’idée fait son chemin.

Sous l’énergique impulsion d’un grandconstructeur de Malines, M. Louis Delmer,l’hippomobilisme est en train de devenir une des plusimportantes industries modernes.

Plusieurs hippocycles circulent àmerveille sur les routes d’Angleterre.

M. Adrien de Gerlache, le hardi marinbelge qui se prépare à l’exploration du Pôle Sud, a commandé chezun constructeur de navires de Christiandsand troisbear-boats, sorte de canots dont l’hélice est actionnéepar un ours blanc tournant dans une cage, tel parfois l’écureuil denos climats.

Bref, l’idée est en route, et bien enroute.

Les ingénieurs se décident enfin à comprendreque les entrailles de la terre ne sont pas inépuisables et qu’unjour viendra, plus tôt qu’on ne croit, où notre globe, creusé àl’instar d’un vieux navet, ne recèlera plus une parcelle decharbon, une goutte de pétrole.

Alors, tas d’andouilles, comment lesferez-vous marcher, vos machines à vapeur, vos bécanes àessence ?

Quand ce moment arrivera, dites-vous, vous neserez plus de ce monde, et vous vous fichez de ce qui se passeraalors.

Joli raisonnement et qui montre bien de quelégoïsme se pétrit votre âme sèche.

Heureusement, tout le monde n’est point commevous : des esprits généreux, dépouillés de vos salescontingences, veillent, et, dans l’ombre, travaillent à la bonneéclosion des temps futurs !

… J’ai eu le vif plaisir de visiter récemmentplusieurs usines à moteurs animés, construites d’après mesdernières indications.

L’une emploie trente mille souris dont letravail représente une force de quarante chevaux-vapeur.

Ces trente mille souris, divisées en deuxéquipes se relayant toutes les trois heures, actionnent une immenseroue creuse qui tourne avec une régularité et une puissancevéritablement stupéfiantes.

Voilà donc une force absolument gratuite, carles quelques francs que coûtent la paille et la nourriture dessouris (croûtes de pain, pelures de fromage, détritus ménagersprovenant de la ville voisine) sont amplement remboursés parl’excellent fumier que produisent nos petits artisans (300 kilospar jour, soit plus de 100 mille kilos par an !).

L’autre usine me sembla plus curieuse encore,celle dont les machines sont mues par des grenouilles.

Même principe que dans la première : uneimmense roue creuse semblable à celle dont les Anglais se serventdans leur hard labour.

Seulement, au lieu d’esthètes, ce sont desgrenouilles qui la font tourner.

On ne saurait se faire une idée de la forceproduite par la détente d’une grenouille qui saute.

La roue en question trempe, environ d’untiers, dans l’eau.

Pour empêcher les agiles batraciens de goûtertrop longtemps les délices de la natation, un petit courantélectrique vient, chaque minute, traverser l’eau, et alors, toutesnos grenouilles de sauter sur les palettes intérieures de laroue !

(Depuis les expériences que Galvani fit jadissur leurs aïeules de la branche italienne, les grenouilles ontconservé une profonde aversion pour l’électricité.)

Dans cette dernière usine, on n’emploie pasmoins de dix-huit mille grenouilles, dont l’énergie totaliséereprésente soixante chevaux-vapeur.

De tels résultats ne sont-ils pasconcluants ?

Dans une prochaine causerie, je reviendrai surcette passionnante question.

LA – PROFESSION TUE LE SENTIMENT –Panneau décoratif

Comme beaucoup de jeunes gens actuels,celui-ci vécut longtemps sans trouver sa vraie voie.

Il était encore tout petit, dans sa natalebourgade, que déjà le microbe du rythme fouillait ses méninges.

À peine arrivé à Paris, très ambitieux, ilporta à la Revue blanche quelques poèmes symbolards queces messieurs Natanson se gardèrent soigneusement d’insérer.

Il se rabattit sur des productions d’un ordremoins hermétique, et chanta les petits oiseaux qui s’aiment dans laramure au son du murmure des ruisseaux.

Ça n’était pas encore ça.

Une courte incursion dans la nouvelle en prosene lui valut pas plus de gloire ou d’argent.

Une soirée passée au café-concert fut sonchemin de Damas, et, à partir de ce moment, sa lyre ne vibra plusqu’en vue de nos music-halls nationaux.

Il faut dire que, tout de suite, il acquitdans ce sport une maëstria incontestable, un doigté peu commun, uneabondance torrentielle.

Tous les jours que Dieu fait (et il en fait,le bougre ! comme dit Narcisse Lebeau), notre ami abattit sapetite chanson. Et allez donc !

Il devint rapidement un des fournisseurs lesplus recherchés par ces messieurs et dames du concert.

Ne criez pas au surmenage ! Notre amicompose une chanson avec la désinvolture que vous mettriez à… je nesais pas, moi, à boire un bock, par exemple, ou… au contraire.

– Garçon, de quoi écrire !demande-t-il.

Un quart d’heure après, la chanson est prêtepour la renommée.

L’envers de cette glorieuse médaille, c’estque notre poète ne saurait plus maintenant écrire autre chosequ’une chanson.

Il n’a pas sitôt la plume à la main pourcorrespondre avec son tailleur, que le premier couplet en est déjàécrit.

Ainsi, hier, subitement bourrelé de remords àl’idée qu’il n’a pas donné de ses nouvelles à ses braves parentsdepuis près d’un an, il a crié, dans une brasserie du boulevard deStrasbourg :

– Garçon, de quoi écrire !

Voici le résultat :

Je vous écris, mes chers parents,

Pour vous donner de mes nouvelles.

Je n’ l’ai pas fait depuis longtemps :

Excusez-moi, nom d’une poubelle !

J’suis bien portant comme un bison

Et je souhait’ que la présente

Vous trouv’ tous d’ même à la maison,

Car la santé, ça vaut des rentes !

Suit un certain nombre de couplets, tousécrits dans cette langue châtiée, avec ce souci de la forme et dufond, cette ingéniosité rare et sûre, ces mille attraits qui fontde notre chanson de café-concert un art dont la France peut à bondroit s’enorgueillir.

Il donne à ses parents des détails sur sasanté, sa situation, ses projets d’avenir, et s’informed’eux-mêmes, du pays, des voisins, entre autres d’un certainLamitouille, sur lequel il s’exprime en termes relativement peuflatteurs :

Et c’lui qu’abus’ des mots en us,

Ce vieux bandit d’ pèr’ Lamitouille,

L’ patron du café Terminus,

Est-il toujours aussi fripouille ?

etc., etc.

À retenir les deux couplets finaux où l’ontrouve, heureusement réunies, toutes les qualités du jeune maître,rehaussées encore d’une pointe d’attendrissement :

Mon cher papa, ma chèr’ maman,

Je n’ vous en dis pas davantage,

Parce que me v’là précisément

Arrivé juste au bas d’ la page,

Avec Gustav’ le rigolo,

Tout à côté, j’vas prendr’ un verre.

La cuite au prochain numéro !

J’vous embrass’ bien, chers père et mère.

Quand il eut terminé sa missive, il exhala lebon soupir du devoir accompli ; mais comme Vaunel entrait, àce moment, dans le café, et lui demandait :

– Tu n’as rien pour moi ?

Le chansonnier sans cœur lui remit pour ladire, un de ces soirs, cette lettre où le fils avait mis toute sonâme.

Et voilà comment de pauvres gens, là-bas,pleurent, sans nouvelles de leur garçon.

LE VEAU AUX CAROTTES

Ses deux vieilles tantes étaient véritablementdélicieuses.

Comme l’une avait été fort jolie, voilà bienlongtemps, si jolie et depuis si longtemps, on l’appelait laBelle-Lurette.

L’autre vous avait des façons si simples et untant cordial accueil, que le nom lui était venu tout seul de laBonne-Franquette.

La Belle-Lurette et la Bonne-Franquette ne semarièrent jamais ; leur famille ne consistait plus qu’en unneveu, un brave garçon de neveu, chef du contentieux dans unegrande maison de sacs et de cordes.

Un jour, ce neveu se maria.

Il épousa une charmante demoiselle, un peuniaise, mais bigrement, tout de même, gentille.

Tous les dimanches, ce neveu, que nousappellerons désormais, pour la clarté du récit et pour éviter touteperte de temps, Fernand, tous les dimanches, dis-je, le neveuallait avec sa jeune femme dîner chez ses vieilles tantes.

– Ma chère Lucie, disait le neveu… carpour les mêmes raisons que nous avons baptisé le neveu Fernand,bien que ce ne soit pas son véritable nom, nous appelleronsdésormais la jeune dame Lucie.

– Ma chère petite femme, disait le neveu,tu es aussi jolie que le fut jadis ma tante, laBelle-Lurette ; il ne te reste plus qu’à acquérir les qualitésde bonne ménagère qui distinguent ma tante la Bonne-Franquette.

– J’y tâcherai, répondait la petitesimplette.

– Ainsi, ne pourrais-tu pas me préparerle café aussi chaud que chez mes tantes ? À la maison, il està peine tiède.

– Je ne sais comment cela se fait… jel’achète pourtant chez le même épicier qu’elles.

Le triomphe culinaire de la Bonne-Franquette,c’était un veau aux carottes, un de ces veaux aux carottes dont lesvéritables amateurs s’écrient : Je ne vous dis queça !

La pauvre petite jeune femme avait mille foistenté d’en cuisiner un pareil, mais toujours en vain.

Sans relever nettement du domaine del’incomestible, son veau aux carottes n’était pas digne de dénouerles cordons des souliers du veau aux carottes de laBonne-Franquette.

Et pourtant, la jolie petite dame suivaitexactement, ou à peu près, les conseils de la vieille tante.

Mais, tantôt elle oubliait un menu détail,tantôt elle commettait une légère infraction : bref, c’étaittoujours raté.

Et, chaque dimanche soir, en rentrant à lamaison, se renouvelait la même scène entre les époux :

– Tu as vu, encore aujourd’hui, ce veauaux carottes !

– Oui.

– Il était bon, hein ?

– Délicieux.

– Pourquoi n’en fais-tu jamais depareil ?

– J’y tâcherai.

Pauvre petite femme ! C’était sa seuleréponse à tous les reproches : J’y tâcherai.

Le plus comique, c’est que régulièrement,chaque semaine, la Bonne-Franquette s’évertuait à inculquer sarecette :

– Tous les dimanches, sur le coup de deuxheures, je mets ma rouelle avec mes carottes, du sel, du poivre,des épices, du persil, de la ciboule, des champignons hachés, toutcela dans une casserole, sur un petit feu couvert de cendres, pourque ça mijote, mijote, mijote tout doucement. Après quoi, nousallons aux vêpres. En revenant des vêpres, etc., etc.

– Ça n’est pourtant pas bien difficile,nom d’un chien ! s’impatientait le neveu. Tu essaieras encorejeudi… Et arrange-toi pour que ce soit bon !

– J’y tâcherai.

Hélas ! ce jeudi-là, l’infortuné veau auxcarottes n’aurait pu rencontrer une appellation digne de lui dansn’importe quel vocabulaire humain.

Et comme le monsieur se mettait en violentecolère :

– Ce n’est pas ma faute, sanglotait lapetite femme, ce n’est pas ma faute.

– Ce n’est pourtant pas la mienne, jesuppose.

– C’est la faute à personne, Aujourd’hui,je n’ai pu suivre à la lettre la recette de ta tanteFranquette.

– Pourquoi pas ?

– Il n’y a pas de vêpres lejeudi !

UN NOUVEAU MONOPOLE D’ÉTAT

Suivez-vous, dans le Temps, lacampagne vigoureuse que mène mon vieux camarade Émile Alglave pourle monopole de l’alcool ?

Si vous ne la suivez pas, vous avez tort, carla question mérite qu’on s’y intéresse.

De même que le gouvernement est marchandd’allumettes et de tabac, M. Alglave voudrait le voirmarchand de gouttes.

L’État mastroquet, quoi !

Cette combinaison, d’après notre économiste,ferait rentrer chaque année, dans le porte-monnaie de la France,pas loin d’un milliard, sans compter qu’on n’aurait plus àingurgiter les inconcevables mixtures de l’industrie privée (descrupules).

Le fait est que si l’eau-de-vie dugouvernement ne brûle pas plus que ses allumettes, il y aura du bonpour les estomacs français.

Paul Leroy-Beaulieu, avec qui je causais decette réforme fiscale en particulier et des industriels d’État engénéral, se sentait fort perplexe pour émettre un avis.

Paul Leroy-Beaulieu, et il ne s’en cache pas,a peur des doctrines collectivistes, et lui, jadis si enthousiastepour tous les monopoles, oppose maintenant mille réserves à leuradoption.

Le mot État commence à l’épouvanter,et il souhaite ardemment que tous les vrais amis de l’ordre leremplacent désormais dans leurs conversations ou écrits, par leterme plus conforme de administration.

Les mots progrès,progressiste, dont se servent certaines fractions du partirépublicain, ont également le don de l’agacer ferme.

Le progrès d’aujourd’hui, medisait-il éloquemment, est le désordre dedemain !

D’ailleurs, cette question du monopole del’alcool le laisse froid, pour deux raisons.

La première est que M. PaulLeroy-Beaulieu boit fort peu d’eau-de-vie.

Un joli motif, par ma foi !

Alors les Français, que leurs affaires ouleurs goûts n’amènent jamais à Strasbourg et à Metz, devraient sedésintéresser des idées de revanche ! Non, mille foisnon !

La seconde raison est que M. PaulLeroy-Beaulieu a aussi son petit projet, qu’il a bien voulu meconfier.

C’est la réforme fiscale par le monopoleadministratif du ramassage de chiffons, os, détritus, etc.

L’État-chiffonnier ?

Parfaitement.

On ne se doute pas ce que représente d’argenttoute cette marchandise disparate qui fait l’objet de l’industriedu chiffonnier.

Malheureusement c’est une profession peuréglementée, assez désordonnée et, pour ainsi dire, pascentralisée.

D’après le projet de M. PaulLeroy-Beaulieu, le gouvernement s’emparerait en totalité de cettebranche.

Après avoir dédommagé, par des indemnitéssuffisantes, les négociants en chiffons, et les chiffonniersproprement dits, le gouvernement nommera un certain nombre defonctionnaires chargés du ramassage et du tri de tous les chiffonssur la superficie de la France.

Ces fonctionnaires, revêtus, bien entendu,d’un uniforme, seront commandés par des sous-brigadiers,brigadiers, etc., etc.

Les chiffons seront d’abord dirigés sur lemagasin municipal, où ils subiront une première sélection.

Chaque tas, renfermé dans un sac, sera ensuiteenvoyé vers le magasin cantonal, situé dans le chef-lieu decanton.

Là, des employés feront le mélange desdétritus, selon leur spécialité, les os avec les os, les vieillesferrailles avec les vieilles ferrailles, etc.

Nouvelle centralisation et même travail auchef-lieu d’arrondissement d’abord et ensuite à la Préfecture.

De chaque préfecture, alors, rayonneront versParis des trains chargés des détritus départementaux.

À Paris, sous l’inspection d’ingénieurs sortisde l’École polytechnique, ces résidus subiront une dernièresélection et seront envoyés en province, vers des dépôts chargés deles utiliser.

Il est difficile, comme on le conçoit, depouvoir évaluer ce que rapportera ce nouveau monopole (les donnéesmanquent actuellement) ; mais, me disaitM. Leroy-Beaulieu, quand on n’aurait que le plaisir de mettreun peu d’ordre et d’uniformité dans une profession qui en fut,jusqu’à présent, si totalement dénuée, l’essai ne mérite-t-il pasd’être tenté ?

STRICTE OBSERVANCE

Pour le bon Clovis (de la Scala.)

Quelques semaines après l’enterrement de sabelle-mère, je le rencontrai, intégralement, de la cime du chapeauà la pointe extrême des bottines, vêtu de noir.

De ce noir spécial qui paraît si noir, voussavez ?

Je lui serrai la main d’une bonne étreintecordiale mais peu apitoyée.

– On ne te voit plus, mon vieux, à nospetits six o’clock vermouth du vendredi ?

– Impossible, tu comprends, dans masituation, avant un mois ou deux.

– Vrai ? La disparition de tabelle-mère t’a frappé à ce point ?

– Mon Dieu… Comparer mon chagrin à unabîme insondable serait de l’exagération. (D’autant plus que letrépas de cette vieille dame m’a valu un agréable surcroît derentes…) Mais, tu sais, les convenances…

– Allons, déroge pour une fois et viensavec moi dire bonsoir aux camarades.

– Je consens, mais cela n’est pas desplus corrects.

Deux amis seulement se trouvaient réunis.

On proposa une manille, une petitemanille.

– Oh ! cela, se récria l’endeuillé,impossible !

– Allons donc, tu nous rases avec lesmânes de ta vieille mère Machin ! Tu vas faire une manilleavec nous !

– Une manille muette, alors ?

– Zut ! une manille aux enchères,comme d’habitude.

– Je veux bien, mais je vous préviens queje ne pousserai pas. Ce serait indécent.

– Tu feras comme tu voudras.

Au bout de quelques parties, nous noussentions agacés de jouer dans de telles conditions…

L’homme en deuil continuait à jouersilencieusement, sans prendre part aux enchères, sans formuler lamoindre réflexion à propos des coups.

La décence de ce monsieur nous devenaitoutrageante.

– Épatant, remarqua le plus mal élevé dela bande ; c’est ta belle-mère qui est claquée et c’est toiqui fais le mort !

– C’est bon, messieurs ; pour nepoint vous désobliger, je vais prendre une part plus mouvementée àvotre jeu.

Et, en effet, à la partie qui suivait, ilrenchérit comme un lion !

– Vingt et un !

– Vingt-deux !

– Vingt-trois !

Etc., etc., etc.

– Trente-huit !

– Trente-neuf !

– Quarante !

– C’est pour toi !… Atout ?

– Atout pique.

Le coup fut désastreux pour notre pauvre ami.Lui qui se targuait de faire quarante points, il en obtint justedix-sept.

– Es-tu bête aussi, toi, de mettre tonatout à pique, quand tu n’as dans ton jeu que du cœur et ducarreau !

– Je ne pouvais mettre l’atout ni àcarreau ni à cœur.

– Pourquoi cela ?

– Je vous rappelle, messieurs, que jesuis en deuil.

PÉNIBLE MALENTENDU

Les petites danseuses causaient en attendantle signal du divertissement :

– Et toi, Juliette ?

– Moi, j’ai un vieux, ma chère, un vieuxépatant !

– Ça doit te changer de tesgigolos ?

– Oh ! oui, et je vous prie decroire qu’il n’était pas trop tôt !

– Calé ?

– Nous n’avons pas encore abordé laquestion, mais je suis bien tranquille : c’est un bonhommetout ce qu’il y a de plus chic.

– Qu’est-ce qu’il vend ?

– Rien ! Il était préfet sousl’Empire.

– Ça ne le rajeunit pas, ça, surtout sic’était sous le premier Empire.

– Ah ! dame ! ça n’est plus unpotache ; mais quoi ! faut bien qu’on s’amuse à toutâge !

– Et toi, est-ce que tu t’amuses aveclui ?

– Je m’amuse… sans m’amuser… C’est unmaniaque, ce bonhomme-là, un drôle de maniaque, même !

– Tu nous dégoûtes, Juliette ; maisraconte-nous tout de même la manie de ton bonhomme.

– Eh bien ! il n’a qu’une passion,celle de m’arranger les pieds.

– T’arranger les pieds ?

– Oui, il s’amène tous les matins, aprèsmon tub : « Et ces jolis petons ? » qu’il medit. Alors, il sort une petite trousse de sa poche, et le voilà quis’amuse à me tripoter les patoches avec des petits ciseaux, despetites limes, de la poudre et tout… Les premiers jours, j’avaispeur qu’il me fasse mal ; mais non, au contraire, il est trèsadroit, ce vieux bougre !

– Faut peu de chose pour l’amuser, disdonc.

– J’aime autant ça, entre nous.

– Comment l’as-tu connu ?

– C’est un soir, à la brasserie, Alfredqui me l’a présenté… Alors, il m’a dit qu’il m’avait vu danser etque j’avais des jolis petits petons, et patati, et patata, et quesi je voulais qu’il vienne le lendemain matin, il aimerait bien lesvoir au naturel…

– Quoi, tes pieds ?

– Bien sûr, mes pieds.

– Il y en a qui les aiment mieux à laSainte-Menehould.

– C’est bon pour toi… Alors, pour enrevenir à mon vieux, comme il avait vraiment l’air très chic, avecdes moustaches cirées, je lui ai donné mon adresse, et voilà huitjours que ça dure. J’attends jusqu’à la fin du mois pour lui causersérieusement.

Les petites camarades de Juliette semblaientintéressées au plus haut point, et c’était à qui d’ellesraconterait les plus étranges perversions génésiques dont ellesavaient été témoins ou confidentes.

– Oui, ma chère, j’ai connu un vieux quine s’amusait que comme ci, et un autre qui ne s’amusait que commeça…

Et elles ne manquèrent plus, chaque jour, des’informer auprès de Juliette :

– Et ton vieux ?

Un soir, Juliette accueillit l’interpellationavec des sanglots dans la réponse :

– Mon vieux, ah ! mes petiteschattes, quel lapin !… J’ai reçu un mot de lui : il medemandait cent francs, vingt visites à cent sous… C’était unpédicure, pauvres petites, un pédicure pour de vrai !

– Tu disais qu’il avait été préfet sousl’Empire ?

– Ça n’empêche pas.

RÉVOLUTION – DANS LA NAVIGATION ÀVOILE

Quantité de lecteurs m’écrivent journellementpour se plaindre du silence en lequel je laisse croupir les faitset gestes du Captain Cap.

Le Captain Cap n’est plus mon ami, et,désormais, le nom de ce navigateur ne sortira plus de ma plume.

J’aurais voulu ne point revenir publiquementsur cette triste affaire, mais comme, à l’heure qu’il est, Cap estsans doute sous les verrous, il n’y a plus d’indiscrétion à révélerune des plus honteuses turpitudes de ce siècle et de laquelle toutela presse s’occupera demain.

Le Captain Cap a tout simplement vendu àl’Allemagne le plan de mobilisation, en temps de guerre, desbateaux-lavoirs de la Seine.

Les conséquences de cette trahisonn’échapperont à personne : c’est la Seine livrée à l’ennemi,depuis Rouen jusqu’en Bourgogne, c’est Paris à la merci d’un coupde main.

Comment Cap a-t-il pu se procurer le plan demobilisation ? Rien de plus simple.

Sans faire officiellement partie de lacommission d’armement des bateaux-lavoirs, le Captain y étaitsouvent appelé à titre de conseil, car c’est un des hommes quiconnaissent le mieux au monde cette importante question.

Il lui fut, dès lors, très facile de prendrecopie de certaines pièces tenues secrètes pour tout le monde.

On se perd en conjectures sur les causes quiont pu déterminer notre ancien ami à commettre une action aussivile.

Ce n’est pas le besoin d’argent, le Captainétant fort riche et gagnant encore des sommes énormes dans letrafic de l’ivoire et des queues de mulot.

Alors quoi ?

Serait-ce pas plutôt son parti pris farouched’anti-européanisme qui l’aurait poussé à faire plus cruellement sedéchirer deux grandes nations de cette Europe abhorrée ?

Quoi qu’il en soit, après une enquête des plussérieuses, on est arrivé à se convaincre de la culpabilité dutraître et Cap a dû être arrêté ce matin au petit jour.

J’étais depuis plus d’un an au courant decette louche affaire, mais dénoncer un si vieux camarade merépugnait et je préférai laisser les choses suivre leur cours.

Vous direz tout ce que voudrez, mais jeconsidère comme un événement bien triste l’effondrement d’unegéniale personnalité.

Sa dernière invention est une de celles quibouleversent le monde et marquent une ère nouvelle dans l’histoiredu monde en général et dans celle de la navigation à la voile enparticulier.

Alors que toutes les branches de l’industrieont accompli tant de progrès depuis un millier d’années, seule, lanavigation à voile est restée stationnaire.

On a certainement amélioré le gabarit desbateaux, perfectionné la disposition de la voilure, etc., etc.,mais pas une idée réellement nouvelle n’est venue révolutionner lamarine.

Il était réservé à Cap, l’honneur de ce pasdécisif.

Et combien simple, pourtant, sonidée !

Le Captain remplace les voiles des bateaux parune série de moulins à vent dont la force captée et totalisée faitmouvoir une puissante hélice.

Le vent ainsi utilisé comme moteur, au lieu del’être comme propulseur, jouit d’une puissance trois fois et demieplus considérable (le calcul en a été fait devait moi).

Par une bonne brise, le nouveau bâtiment duCaptain Cap peut arriver à ses vingt-sept nœuds, ce qui, vousl’avouerez, constitue une jolie vitesse pour un simple voilier.

Ajoutons que le bateau avec tous ses moulinsoffre un spectacle infiniment plus pittoresque que les simplesnavires à voiles et même à vapeur.

L’avenir est là.

Quel malheur qu’un aussi merveilleux inventeurse double d’un sinistre félon !

L’HOMME – QUI AIME À SE RENDRECOMPTE

– Oui, mon cher, je suis comme ça, j’aimeà me rendre compte par moi-même.

– Tu es un sage.

– Ainsi, on prétend que par les matinéesde brouillard, comme celle d’aujourd’hui, l’absorption d’un verrede rhum est éminemment hygiénique ; assurons-nous-en.

Un petit café, précisément, nous tendait lesbras :

– Garçon, deux verres de rhum.

– Voilà, messieurs.

Quand nous eûmes dégusté :

– Il n’est pas fameux, garçon, votrerhum.

– Nous en avons du meilleur, monsieur, àsoixante centimes le verre.

– Je parie que c’est le même.

– Pour qui monsieur nous prend-il ?s’indigna le garçon.

– Alors, donnez-nous deux verres de cefameux rhum… J’aime bien me rendre compte.

Le second rhum ressemblait au premier comme unfrère à son jumeau.

Nous sortîmes, non sans avoir manifesté notremécontentement par quelques vocables triviaux et désobligeants.

Tout près de là, un écriteau, posé sur desbourriches d’huîtres devant l’humble établissement d’un marchand devin, tira notre attention : Arrivage direct tous lesmatins.

– Quelle blague ! fit mon ami.Arrivage direct ! Arrivage de la Halle, probablement. Si nousnous rendions compte ?

Rien ne creuse comme deux verres de mauvaisrhum absorbés coup sur coup : je consentis.

Nous arrosâmes les huîtres d’un léger vinblanc assez guilleret, suivi d’un petit vin gris des Ardennes del’authenticité duquel mon méfiant ami voulut s’assurer.

Le petit vin gris des Ardennes se laissadéguster avec une telle complaisance que, cinq minutes plus tard,une bouteille de sauterne le remplaçait sur la table.

– Du sauterne ! Ah ! il doitêtre chouette, son sauterne !… Enfin, nous allons bienvoir.

Ce système d’investigation se poursuivit ainsipendant toute la matinée.

La plupart des apéritifs connus furent l’objetd’une sérieuse enquête personnelle.

– Je te parie que ce n’est pas du vraiPernod !… Gageons que ce quinquina n’est pas du vraiDubonnet !…

Et moi, pour flatter sa manie, je m’informaissi le curaçao était du vrai curaçao de Reischoffen, et si labouteille d’anisette portait bien la signature Béranger.

Midi sonna.

Nous nous disposions à prendre mutuellementcongé, quand mon ami avisa deux messieurs qui filaient sur leurtandem, tels deux cerfs lancés d’une main sûre.

– Messieurs, messieurs !arrêtez-vous, cria mon ami.

L’un des deux gentlemen se retourna,interrogatif.

– Oui, vous ! insista mon camarade.Stoppez au plus vite !

Les messieurs s’arrêtèrent, descendirent etvinrent à nous.

– Merci, messieurs, d’avoir sigracieusement obéi à ma prière. Maintenant, je vois que vous êtesdeux ; vous pouvez continuer votre promenade.

– Mais, monsieur, quesignifie ?…

– Oh ! mon Dieu ! c’est biensimple. Je voulais m’assurer que vous étiez deux, parce que, sivous n’aviez été qu’un, c’est que j’aurais été, moi, abominablementgris… J’aime bien me rendre compte.

TERRIBLE ÉVEIL

On s’était tant diverti au cours de ce soir-làque deux heures du matin sonnèrent au vieux beffroi de la salle àmanger, alors que chacun se croyait dans les environs, à peine, deminuit.

On soupa tout de même, et gaiement.

Dehors, l’averse battait les persiennes, sansrelâche.

Et, comme de juste, nul cocher ne fut trouvé àla station voisine ni rencontré par le domestique envoyé dans cebut.

Ah ! c’était gai, pour moi qui demeure à18 verstes de cette maison !

Les autres convives, gens du quartier, enavaient pris leur parti et, à l’heure où nous écrivons ces lignes,ils dormaient déjà.

Soudain, l’hôtesse eut une idéecharmante :

– Mais au fait, pourquoi neresteriez-vous pas à coucher chez nous ?

– Pourquoi pas ? acquiesça lemari.

Je me débattis légèrement pour faire croire àma discrétion, mais, au fond, la position me souriaitvolontiers.

Et j’acceptai.

Chambre confortable, lit comme je les aime (nitrop dur, ni trop mou), légère fatigue ; au bout d’un quartd’heure, je dormais d’un excellent sommeil que Luigi Loir lui-mêmen’aurait pas hésité à signer.

Au tout petit jour, dès patron-minette (selonune expression que je n’ai jamais encore totalement élucidée), jefus réveillé par un fracas, mélange d’objet tombé, de pas quis’empressent sur le balcon, de cris angoissés d’abord, finalementrieurs.

Puis, tout se tut, comme dit le poète.

Je tentai un rendormissement, mais bientôtj’étais réveillé par la jolie petite femme de chambre de mes hôtes,fraiche comme une rosée, rose comme une rose et niaise comme…(Ah ! si j’étais méchant !)

– Madame, dit cette petite fleur deschamps, madame m’envoie voir ce que monsieur prend le matin.

Ce que je prends le matin ?

Je sais bien, moi, ce que j’aurais pris cematin-là, et peut-être bien qu’elle eût consenti à me laisserprendre, la petite fleur des champs ; mais je tins à memontrer digne d’une hospitalité si gentiment offerte, et je prie dulait, de l’albe et simple lait, du lait.

– À propos, Marie, qu’est-ce que c’estque ce tapage que j’ai entendu ce matin ?

– Oh ! c’est rien, monsieur, c’estune cage aux lions qu’a tombé sur le balcon.

– Une cage aux lions ! tressautai-jesur ma couche.

– Oui, monsieur, une cage aux lions.

– Avec des animaux dedans ?

– Oui, monsieur, quatre… Mais ils n’ontpas eu de mal, les pauvres bêtes. La cage était solide.

L’air ingénu de cette fille écartait toutsoupçon de mystification.

Mais alors ?… Une cage auxlions !

Est-ce que je ne rêvais pas ?

Non, je ne rêvais pas.

Un simple malentendu : une cage, eneffet, appartenant à la famille Lyon, avait causé le tumulte, unecage contenant quatre serins, une cage que la bonne des Lyon avaitmalhabilement laissé choir sur le balcon d’en bas.

Et les Lyon ignorent encore l’émoi que lachute de leurs petits volatiles détermina dans l’âme d’un galanthomme attardé chez leurs voisins du deuxième.

(Historique.)

NOTES DE VOYAGE

J’acceptai d’autant plus volontiersl’invitation de mon camarade Cecil à inaugurer son coquet petithôtel (mille et quelques chambres) de Salisbury Street (near theVictoria Embankment), qu’une autre et grave affaire m’appelait àLondres, le lendemain mardi.

Il s’agissait d’un assez curieux match dont jedemanderai à ces messieurs et dames la permission de dire deuxmots, malgré l’instinctive répulsion que j’éprouve toujours àentretenir le public de ma falote personnalité.

Déjà, en octobre dernier, M. MacLarinett, le crack écossais bien connu, m’avait lancé un défi, unbizarre défi : qui de nous deux ouvrirait le plus deparenthèses, en dix minutes anglaises (la minute de Greenwichcorrespond assez exactement à soixante de nos secondesfrançaises).

Cette fois, j’acceptai.

La lutte, d’après l’avis de M. PierreLaffitte, l’éminent matchologue, fut des plus passionnantes.

Au bout des cinq premières minutes, tout lemonde me croyait battu.

Moi-même, je me reprochais déjà d’avoir risquéune si grave épreuve au lendemain d’un banquet à Cecil Hotel,quand, soudain, je me sentis rentrer en forme.

À la septième minute, j’avais rattrapél’avance du champion écossais.

À la neuvième, je le doublais, et finalementj’arrivais, comme disent les techniciens, dans un fauteuil, battantMac Larinett de vingt-trois parenthèses quatre cinquièmes.

L’enjeu étant déposé dans une Banquebruxelloise, je m’embarquai, le lendemain même, à Douvres, sur lemagnifique steam-boat Princesse-Henriette, qui, troisheures après, me déposait à Ostende.

Pendant la traversée, je fus témoin deplusieurs scènes, dont l’une, tragi-comique, me paraît valoir lapeine d’une relation :

Un gros Anglais, visiblement pris de boisson,avait pris place avec nous sur le deck du paquebot.

Chose étrange, en dépit du vent, malgré leréel roulis et l’indéniable tangage de la pauvrePrincesse-Henriette, cet insulaire pochard était le seuldes passagers qui se promenât sur le pont avec la tranquillité defeu Sir Baptist, les mains dans ses poches, aussi droit que s’ileût arpenté, à jeun, les allées d’Hyde-Park.

J’eus bientôt l’explication du phénomène.

Le gros Anglais était si gris qu’il ne tenaitpas debout : mais, par une heureuse fortune, chacun de sesroulis ou tangages personnels correspondait précisément à un roulisou tangage contraire du bateau.

Les mouvements de l’eau compensaientexactement ceux de l’alcool, et, de ce conflit, résultait uneparfaite stabilité.

Où les choses se gâtèrent, ce fut quand, aumilieu de la traversée, le comptable du bord fit le contrôle desbillets.

Très poliment, il s’approchait de chacun etdemandait avec un délicieux accent belge :

– Ticket, please ?

Quand ce fut le tour de notrepoivrot :

– Ticket, please ?

Notre poivrot eut l’idée de faire uneexcellente plaisanterie en jouant l’homme qui n’a pas deticket :

– I have noticket !

– You have noticket ?

– No ticket !

– No ticket ?

(Pour la commodité de ce récit, je vaisreprendre l’emploi de la langue française.)

Le comptable de laPrincesse-Henriette mit à ce jeu une douceur infinie.

L’Anglais continuait à ne rien savoir :il n’avait pas de ticket, et puis voilà !

Alors, le brave Flamand perditpatience :

– Écoute une fois, monsieur, si tu n’aspas de billet, je regrette beaucoup, mais tu ne peux pas resterici.

Et, empoignant l’Anglais par la peau du cou,il le jeta à l’eau.

FIN

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