Categories: Romans d'aventures

Au pays des brumes

Au pays des brumes

de Sir Arthur Conan Doyle
Chapitre 1 Nos envoyés spéciaux prennent le départ

Le grand Pr Challenger vient d’être victime d’une mésaventure : son personnage a inspiré, aussi abusivement que maladroitement, un romancier audacieux, et celui-ci l’a placé dans des situations impossibles dans le seul but de voir comment il réagirait. Oh ! les réactions n’ont pas tardé ! Il a intenté un procès en diffamation, engagé une action judiciaire – qui fut déclarée non recevable – pour que le livre fût retiré de la circulation, il s’est livré – deux fois – à des voies de fait, enfin il a perdu son poste de maître de conférences à l’École londonienne d’hygiène subtropicale. Ces broutilles mises à part, l’affaire s’est terminée plus paisiblement qu’on ne l’aurait cru.

Il est vrai que le Pr Challenger n’avait plus le même feu sacré. Ses épaules de géant s’étaient voûtées. Sa barbe noire assyrienne taillée en bêche était parsemée de fils gris. L’agressivité de ses yeux avait diminué. Son sourire arborait moins de complaisance envers soi. Il avait gardé une voix tonitruante, mais elle ne balayait plus aussi promptement les contradicteurs. Certes, il continuait d’être dangereux, et sonentourage le savait. Le volcan n’était pas éteint ; de sourdsgrondements laissaient constamment planer la menace d’une éruption.La vie avait encore beaucoup à lui enseigner, mais il témoignaitd’un peu plus de tolérance pour apprendre.

Un changement pareil avait une origineprécise, la mort de sa femme. Ce petit oiseau avait fait son niddans le cœur du grand homme, qui lui accordait toute la tendresse,toute la galanterie que le faible mérite de la part du fort. Encédant sur tout, elle avait gagné sur tout, comme peut le réussirune femme douce et pleine de tact. Quand elle mourut subitementd’une pneumonie contractée à la suite d’une grippe, le professeuravait chancelé, plié les genoux. Il s’était relevé, avec le souriretriste du boxeur groggy, et prêt à disputer encore beaucoup derounds avec le destin. Toutefois il n’était plus le même homme.S’il n’avait pas bénéficié de l’appui secourable et de l’affectionde sa fille Enid, il ne se serait jamais remis du choc. C’est ellequi, avec une habileté intelligente, le détourna vers tous lessujets qui pouvaient exciter son naturel combatif et allumer dansson esprit une étincelle, afin qu’il vécût pour le présent et nonplus dans le passé. Lorsqu’elle le revit bouillant dans lacontroverse, écumant contre les journalistes, et généralementdésagréable à l’égard de ses interlocuteurs, alors elle le sentiten bonne voie de guérison.

Enid Challenger était une jeune fille trèsremarquable, et elle mérite un paragraphe spécial. Elle avait lescheveux noirs de son père, de sa mère les yeux bleus et le teintclair, son genre de beauté ne passait pas inaperçu. Elle étaitdouée d’une force tranquille. Depuis son enfance, elle avait eu àchoisir entre deux perspectives : conquérir l’autonomie contreson père, ou bien consentir à être broyée, réduite à l’étatd’automate. Elle avait su conserver sa personnalité, mais avecgentillesse et surtout par élasticité, elle s’inclinait devant leshumeurs du professeur et elle se redressait aussitôt après. Plustard, elle avait trouvé trop oppressante cette contrainteperpétuelle : elle y avait échappé en cherchant à se faire unesituation personnelle. Elle travailla pour la presse de Londres etelle exécuta toutes sortes de travaux qui lui valurent une certainenotoriété dans Fleet Street. Pour ses débuts, elle avait été aidéepar un vieil ami de son père (et peut-être du lecteur)M. Edward Malone, de la Daily Gazette.

Malone était toujours le même Irlandaisathlétique qui avait jadis gagné sa cape d’international derugby : mais la vie avait arrondi les angles de soncaractère ; il était plus maître de lui, plus réfléchi. Lejour où il avait remisé pour de bon ses chaussures de football, ilavait également relégué bien d’autres choses. Ses muscles avaientpeut-être perdu de leur vigueur, ses jointures n’étaient plus aussisouples ; mais son esprit avait gagné en agilité et enprofondeur. L’homme avait succédé à l’enfant. Physiquement, sonaspect avait peu changé. Mettons que sa moustache était plusfournie, ses épaules moins carrées ; son front s’était enrichide quelques lignes creusées par la méditation, les nouveauxproblèmes de l’après-guerre qui se posaient au monde y ayantimprimé leur marque. Pour le reste, ma foi, il s’était taillé unnom dans le journalisme et un début de réputation dans lalittérature. Il n’était pas marié. Selon certains, sa condition decélibataire ne tenait qu’à un fil, qui casserait le jour où lespetites mains blanches de Mlle Enid Challengerconsentiraient à s’en occuper. Et ceux qui l’affirmaient ne luivoulaient que du bien.

En ce dimanche soir d’octobre, les lumièrescommençaient à trouer le brouillard qui depuis les premières heuresde l’aube enveloppait Londres d’un voile opaque. L’appartement duPr Challenger, à Victoria West Gardens, était situé autroisième étage. Une brume épaisse collait aux carreaux. En bas, lachaussée demeurait invisible : on ne la devinait que grâce àla ligne de taches jaunes régulièrement espacées ; lacirculation, réduite comme tous les dimanches, faisait entendre unbourdonnement assourdi. Le Pr Challenger, au coin du feu,avait étiré ses jambes courtes et arquées, enfoui les mainsprofondément dans les poches de son pantalon. Sa tenue portait lamarque de l’excentricité qui accompagne toujours le génie :une chemise à col ouvert, une grande cravate marron en soie, uneveste de smoking en velours noir ; avec sa barbe fleuve, ilressemblait à un vieil artiste en pleine vie de bohème. À côté delui, sa fille était assise, habillée pour une promenade :chapeau cloche, courte robe noire, bref, tout l’appareil à la modequi dénature si bien les beautés naturelles. Malone, le chapeau àla main, attendait près de la fenêtre.

– Je crois que nous devrions partir, Enid. Ilest presque sept heures, dit-il.

Ils s’étaient mis à écrire des articles encollaboration sur les diverses sectes religieuses de Londres :tous les dimanches soir, ils sortaient ensemble pour en visiter unenouvelle, ce qui leur procurait de la bonne copie pour laGazette.

– La séance ne commence pas avant huit heures,Ted ! Nous avons tout le temps.

– Asseyez-vous, monsieur !Asseyez-vous ! tonna Challenger, qui tira sur sa barbe commeil en avait l’habitude quand sa patience était à bout. Rien nem’agace davantage que de sentir quelqu’un debout derrière moi,prenez cela pour un legs de mes ancêtres, qui redoutaient lepoignard ; cette crainte persiste… Parfait ! Pour l’amourdu ciel, posez votre chapeau ! Vous avez toujours l’air devouloir prendre un train au vol !

– Telle est la vie du journaliste, soupiraMalone. Si nous ne prenons pas le train, nous restons sur le quai.Enid elle-même commence à s’en rendre compte. Mais elle araison : nous avons le temps.

– Combien d’églises avez-vous visitées ?demanda Challenger.

Enid consulta un petit agenda avant derépondre :

– Nous en avons visité sept. D’abord l’abbayede Westminster, qui est l’église rêvée pour le décoratif. EnsuiteSainte-Agathe pour le haut clergé et Tudor Place pour le basclergé. Puis nous avons visité la cathédrale de Westminster pourles catholiques, Endell Street pour les presbytériens, GloucesterSquare pour les unitariens. Mais ce soir, nous allons essayerd’introduire un peu de variété dans notre enquête : nousvisitons les spirites.

Challenger renifla comme un buffle encolère.

– Et la semaine prochaine les asiles de fous,je présume ? Vous n’allez pas me faire croire, Malone, que cesgens qui croient aux revenants ont des églises pour leurculte ?

– Je me suis renseigné. Avant de partir enenquête, je me préoccupe toujours de réunir des chiffres et desfaits ; eux au moins sont froids, objectifs. EnGrande-Bretagne, les spirites ont plus de quatre cents templesrecensés.

Les reniflements de Challenger évoquèrentalors tout un troupeau de buffles.

– Décidément, il n’y a pas de limites àl’idiotie et à la crédulité de l’espèce humaine. Homosapiens ! Homo idioticus ! Et qui prie-t-on dans cestemples ? Les fantômes ?

– C’est justement ce que nous désironséclaircir. Nous devrions tirer la matière de bons articles. Je n’aipas besoin de vous dire que je partage entièrement votre point devue, mais j’ai bavardé récemment avec Atkinson, de l’hôpitalSainte-Marie : c’est un chirurgien qui monte ; leconnaissez-vous ?

– J’ai entendu parler de lui. Un spécialistedu cérébro-spinal, n’est-ce pas ?

– Oui. Un type équilibré. Il est considérécomme une autorité pour tout ce qui a trait à la recherchepsychique… Vous avez compris que c’est ainsi qu’on appelle lanouvelle science qui s’est spécialisée dans ces questions.

– Une science, vraiment ?

– Du moins on l’appelle une science. Atkinsonparaît prendre ces gens-là au sérieux. Quand j’ai besoin d’uneréférence, c’est lui que je consulte, il connaît leur littératuresur le bout du doigt. Il les dépeint comme des « pionniers del’espèce humaine ».

– Les pionniers d’un monde de mabouls !gronda Challenger. Et vous parlez de leur littérature. Quellelittérature, Malone ?

– Eh bien ! voilà une autre surprise.Atkinson a réuni plus de cinq cents volumes, et il regrette que sabibliothèque psychique soit très incomplète. Il possède desouvrages français, allemands, italiens, sans compter ceux écritspar des Anglais.

– Alors rendons grâces à Dieu que cettestupidité ne soit pas une exclusivité de notre pauvre vieilleAngleterre. Il s’agit d’une absurdité pestilentielle, Malone,entendez-vous ?

– Est-ce que vous les avez lus, papa ?interrogea Enid.

– Les lire ? Moi, alors que je ne disposepas de la moitié du temps nécessaire pour lire ce qui a del’intérêt ? Enid, tu es trop bête, ma fille !

– Pardon, papa. Mais vous en parliez avec unetelle assurance : je croyais que vous les aviez lus.

La grosse tête de Challenger oscilla comme unependule, mais son regard de lion resta fixé sur sa fille.

– Imaginerais-tu par hasard qu’un espritlogique, un cerveau de premier ordre, a besoin de lire et d’étudierpour détecter une imbécillité manifeste ? Est-ce quej’approfondis les mathématiques pour confondre l’homme quim’affirme que deux et deux font cinq ? Et dois-je réapprendrela physique, me replonger dans mes Principia parce qu’uncoquin ou un fou m’assure qu’une table peut s’élever dans les airsen dépit de la loi de la pesanteur ? Faut-il cinq centsvolumes pour nous renseigner sur une chose que jugent les tribunauxcorrectionnels chaque fois qu’un imposteur est traîné devanteux ? Enid, j’ai honte de toi !

Sa fille se mit à rire gaiement.

– Allons, papa, ne vous mettez plus encolère ! J’abandonne. En fait, je partage vos sentiments.

– Il n’en reste pas moins, objecta Malone, quede bons esprits soutiennent la cause du spiritisme. Je ne pense pasque vous puissiez rire devant les noms de Lodge, Crookes, etc.

– Ne soyez pas stupide, Malone ! Quelgrand esprit n’a pas sa faiblesse ? C’est une sorte deréaction contre la facilité du bon sens. Seulement, tout d’un coup,vous vous trouvez dans une disposition de non-sens positif. Voilàce qui s’est produit chez ces types-là… Non, Enid, je n’ai pas luleurs thèses, et je ne les lirai pas ; il y a des choses quidépassent les bornes. Et puis, si nous rouvrons tous les vieuxdébats, quel temps nous restera-t-il pour aller de l’avant etélucider les nouveaux problèmes ? L’affaire est réglée, par lebon sens, par la loi anglaise, et par le consentement général desEuropéens sains d’esprit.

– Après cela, dit Enid, plus rien àajouter !

– Toutefois, poursuivit Challenger comme s’iln’avait pas entendu, je dois admettre que des malentendus peuventsurgir, et qu’ils méritent des excuses…

Il baissa de ton, et ses grands yeux grisregardèrent tristement dans le vague.

« J’ai connu des exemples oùl’intelligence la plus lucide, même la mienne, pouvait quelquetemps vaciller.

Malone flaira de la copie possible :

– Vraiment, monsieur ?

Challenger hésita. Il donnait l’impression delutter contre lui-même. Il avait envie de parler, mais parler luiétait pénible. Pourtant, avec un mouvement brusque, impatient, ilse lança :

– Je ne t’en ai jamais parlé, Enid… C’étaittrop… trop intime ! Peut-être aussi trop absurde. J’ai euhonte d’avoir été bouleversé. Mais après tout, cela montrera queles gens les mieux équilibrés peuvent être surpris…

– Vous croyez, monsieur ?

– Ma femme venait de mourir. Vous laconnaissiez, Malone. Vous savez ce que sa mort représentait pourmoi. C’était le soir après l’incinération… horrible, Malone !Horrible !… J’ai vu le cher petit corps descendre en glissant,descendre… Et puis la clarté de la flamme. Et la porte qui s’estrefermée.

Il frissonna et passa sur ses yeux une grossemain velue. « Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela,le tour de la conversation m’y a mené. Peut-être le prendrez-vouspour un avertissement. Ce soir-là donc, le soir aprèsl’incinération, je tombai assis dans le salon. Cette pauvre fillem’imita, et elle ne tarda pas à s’endormir : elle n’en pouvaitplus. Vous êtes venu à Rotherfield, Malone. Vous vous rappelez legrand salon ? J’étais assis près de la cheminée ; lapièce était noyée d’ombre, et l’ombre noyait aussi mon esprit.J’aurais dû envoyer Enid se coucher, mais elle s’était installéedans un fauteuil, et je n’ai pas voulu la réveiller. Il était uneheure du matin, à peu près… Je revois la lune qui brillait derrièreles vitres de couleur. J’étais assis, je ruminais mon chagrin. Puissoudain il y a eu un bruit.

– Un bruit, monsieur ?

– Oui. D’abord très faible, juste une sorte detic-tac. Puis il devint plus fort, plus distinct : nettementtoc, toc, toc. Maintenant, voici la bizarre coïncidence, le genrede choses d’où naissent les légendes quand vous les racontez à desgens crédules. Apprenez que ma femme avait une façon spéciale defrapper à une porte, c’était vraiment un petit air qu’elletambourinait avec ses doigts. Et moi je l’avais imitée, si bien quenous savions toujours tous les deux quand l’un de nous frappait.Bon. Eh bien ! il m’a semblé… J’étais tendu, n’est-cepas ? anormalement surtendu… Il m’a semblé que ce toc-toc-tocreproduisait le petit air que tambourinaient ses doigts. Et j’étaisincapable de le localiser. Pensez si j’ai essayé ! C’étaitau-dessus de moi, quelque part dans la charpente. J’avais perdu lanotion du temps, mais j’affirme que ce signal s’est répété au moinsune douzaine de fois.

– Oh ! papa, vous ne me l’aviez jamaisdit !

– Non, mais je t’ai réveillée. Je t’ai demandéde rester assise près de moi sans bouger pendant quelquesinstants.

– Oui, je m’en souviens.

– Eh bien ! nous sommes restés assis,mais le bruit ne s’est plus fait entendre. Évidemment, c’était unehallucination. Ou bien un insecte dans le bois. Ou le lierre sur lemur extérieur. Et mon propre cerveau a fourni le rythme. Voicicomme nous faisons de nous-mêmes des fous et des sots. Mais j’aidécouvert quelque chose, j’ai réalisé jusqu’où un homme intelligentpouvait être trompé par ses propres émotions.

– Mais comment savez-vous, monsieur, que cen’était pas Mme Challenger ?

– Absurde, Malone ! Absurde, réellementabsurde ! Je vous dis que je l’avais vue dans le fourcrématoire. Que restait-il d’elle ensuite ?

– Son âme, son esprit…

Challenger secoua tristement la tête.

– Quand ce cher corps a été dissous en seséléments, quand les éléments gazeux se sont mêlés à l’air et quandles éléments solides ont été transformés en une poussière grise,tout était consommé, fini. Il ne restait plus rien. Elle avait jouéson rôle : elle le joua magnifiquement, avec noblesse. C’étaitterminé. La mort termine tout, Malone ! Cette histoire d’âmen’est pas autre chose que l’animisme des sauvages, unesuperstition, un mythe. En tant que physiologue, je puis produirele crime ou la vertu par simple contrôle vasculaire ou excitationcérébrale. Par une opération chirurgicale je puis transformer unJekyll en un Hyde. Un autre le fera par une suggestionpsychologique. Et l’alcool en est capable. Et les stupéfiantsaussi… Non, Malone, votre hypothèse est absurde ! Là oùl’arbre tombe, là il reste couché. Il n’y a pas de lendemain… Il ya la nuit : une nuit éternelle… et un très long repos pour letravailleur fatigué.

– C’est une philosophie maussade !

– Mieux vaut qu’elle soit maussadequ’erronée.

– Peut-être… Il y a de la virilité à envisagerle pire. Je ne vous apporte pas la contradiction. Ma raison estd’accord avec vous.

– Mais mes instincts sont contre !s’écria Enid. Non, non, jamais je ne pourrai croire àcela !

Elle enlaça le cou de taureau de son père pourlui dire :

– Ne prétendez pas, papa, que vous, avec votrecerveau puissant et votre si merveilleuse personnalité, vous nevaudrez pas mieux qu’une horloge cassée !

– Quatre seaux d’eau et un sachet desel ! sourit Challenger en se libérant de l’étreinte de safille. Voilà ce qu’est ton père, fillette ! Accommode tonesprit à cette pensée. Maintenant, il est huit heures moins vingt.Si vous le pouvez, Malone, revenez ici ce soir, et vous meraconterez vos aventures au royaume des fous.

Chapitre 2Une soirée en bizarre compagnie

Les affaires de cœur entre Enid Challenger etEdward Malone ne présentent pas le moindre intérêt pour le lecteur,pour la bonne raison qu’elles n’en présentent aucun pour l’auteur.Tomber dans le piège invisible de l’amour est le sort commun àtoute la jeunesse. Or, dans cette relation, nous entendons traiterdes sujets moins banals et d’une importance plus haute. Nousn’avons indiqué les sentiments naissants des deux jeunes gens quepour expliquer leurs rapports de camaraderie franche et intime. Sil’espèce humaine a réalisé quelques progrès, au moins dans les paysanglo-celtiques, c’est parce que les manières hypocrites etsournoises du passé se sont corrigées, et que de jeunes hommes etde jeunes femmes peuvent aujourd’hui se rencontrer sous lesauspices d’une amitié saine et honnête.

Le taxi que héla Malone conduisit nos deuxenvoyés spéciaux en bas d’Edgware Road, dans une rue latéraleappelée Helbeck Terrace. À mi-chemin en descendant, la morne rangéedes maisons en briques était interrompue par une porte voûtée d’oùs’échappait un flot de lumière. Le taxi freina et le chauffeurouvrit la portière.

– Voici le temple des spirites, monsieur,annonça-t-il. Et il ajouta d’une voix d’asthmatique comme en ontsouvent ceux qui sortent par tous les temps :

– Bêtise et compagnie, voilà comment j’appelleça, moi !

Ayant soulagé sa conscience, il remonta surson siège et bientôt son feu rouge arrière ne fut plus qu’un petitcercle blafard dans la nuit. Malone éclata de rire.

– Vox populi, Enid ! Le publicen est à ce stade.

– Nous aussi !

– Oui, mais nous allons jouer franc jeu. Je nepense pas que ce chauffeur soit un champion d’objectivité.Sapristi, nous n’aurions vraiment pas de chance si nous ne pouvionspas entrer !

Devant la porte, il y avait beaucoup demonde ; un homme, sur les marches, faisait face à la foule, etagitait ses bras pour la contenir :

– Inutile, mes amis ! Je suis trèsdésolé, mais il n’y a rien à faire. Deux fois déjà on nous amenacés de poursuites parce que nous embouteillons lacirculation.

Il se fit moqueur :

– Jamais je n’ai entendu dire qu’une égliseorthodoxe avait eu des ennuis parce qu’elle attirait trop de monde…Non, monsieur, non !

– Je suis venue à pied de Hammersmith !gémit une voix.

La lumière éclaira le visage ardent, anxieux,d’une petite bonne femme en noir qui portait un bébé dans sesbras.

– Vous êtes venue pour la clairvoyance,madame ? dit l’introducteur, qui avait compris. Tenez,inscrivez là votre nom et votre adresse ; je vous écrirai, etMme Debbs vous donnera une consultation gratuite.Cela vaudra mieux que d’attendre dans la foule ; d’autant plusque, avec la meilleure volonté du monde, vous ne pourrez pasentrer. Vous l’aurez pour vous toute seule. Non, monsieur, ce n’estpas la peine de pousser… Qu’est-ce que c’est ? Lapresse ?

Il avait pris Malone par le coude.

– La presse, avez-vous dit ? La pressenous boycotte, monsieur. Si vous en doutez, jetez un coup d’œil surla liste des services religieux dans le Times dusamedi : ce n’est pas là que vous apprendriez que lespiritisme existe… Quel journal, monsieur ?… La DailyGazette. Bon, bon, nous faisons des progrès, je vois !…Et la dame aussi ?… Un article spécial, quelle horreur !Collez à moi, monsieur ; je vais voir ce que je peux faire.Fermez les portes, Joe ! N’insistez pas, mes amis. Quand lacaisse sera plus riche, nous aurons plus de place pour vous.Maintenant, mademoiselle, par ici, s’il vous plaît.

Par ici, c’était en descendant la rue et encontournant une ruelle latérale jusqu’à une petite porte au-dessusde laquelle brillait une lampe rouge.

– Je vais être obligé de vous placer surl’estrade : il ne reste plus une place debout dans lasalle.

– Bonté divine ! s’exclama Enid.

– Vous serez aux premières loges,mademoiselle, et, si vous avez de la chance, peut-êtrebénéficierez-vous d’une lecture. Il arrive souvent que ce sont lespersonnes qui sont le plus près du médium qui sont favorisées.Entrez, monsieur, s’il vous plaît.

Ils entrèrent dans une petite pièce sentant lerenfermé ; aux murs d’un blanc douteux des chapeaux et despardessus étaient accrochés. Une femme maigre, austère, dont lesyeux étincelaient derrière les lunettes, était en train de chaufferses mains décharnées au-dessus d’un petit feu. Dans l’attitudeanglaise traditionnelle, le dos à la cheminée, se tenait un hommegrand et gros avec une figure blême, une moustache rousse et desyeux d’un curieux bleu clair – les yeux d’un marin au long cours.Un petit homme chauve, chaussé d’énormes lunettes à monture encorne, et un jeune garçon athlétique en complet bleu complétaientle groupe.

– Les autres sont déjà sur l’estrade, monsieurPeeble. Il ne reste plus que cinq sièges pour nous, dit le groshomme.

– Je sais, je sais ! répondit l’homme quis’appelait M. Peeble et qui, à la lumière, révélait unphysique sec, tout en nerfs et en muscles. Mais c’est la presse,monsieur Bolsover. La Daily Gazette. Un article spécial…Malone et Challenger. Je vous présente M. Bolsover, notreprésident. Et voici Mme Debbs, de Liverpool, lafameuse voyante. Voici M. James, et ce jeune gentleman estnotre énergique secrétaire M. Hardy Williams. M. Williamsest un as pour collecter de l’argent. Ayez l’œil sur votreportefeuille si M. Williams rôde autour de vous !

Tout le monde se mit à rire.

– La quête viendra plus tard, ditM. Williams.

– Un bon article vibrant serait la meilleurecontribution ! intervint le président. Vous n’avez jamaisassisté à une séance, monsieur ?

– Non, répondit Malone.

– Vous n’êtes donc pas très informé, jesuppose ?

– Non, je ne suis pas informé du tout.

– Alors nous devons nous attendre à unéreintement ! D’abord on ne voit les choses que sous l’anglehumoristique. Vous écrirez donc un compte rendu très amusant.Remarquez que pour ma part je ne vois rien de comique dans l’espritd’un époux décédé ou d’une épouse défunte ; c’est affaire degoût, sans doute, et aussi de culture. Quand on ne sait pas,comment parler sérieusement ? Je ne blâme personne. Jadis,nous étions pour la plupart comme ceux qui nous critiquentaujourd’hui. J’étais l’un des hommes de Bradlaugh, et j’étais sousles ordres de Joseph MacCabe jusqu’à ce que mon vieux père vînt etme sortît de là.

– Heureusement pour lui ! fit la médiumde Liverpool.

– Ce fut la première fois que je me découvrisun pouvoir personnel. Je l’ai vu comme je vous vois maintenant.

– C’est l’heure ! intervintM. Peeble en refermant le boîtier de sa montre. Vous êtes à ladroite du fauteuil, madame Debbs ; voulez-vous passer lapremière ? Puis vous, monsieur le président. Ensuite vousdeux, et moi enfin. Tenez-vous sur la gauche, monsieur HardyWilliams, et conduisez les chants. Les esprits ont besoin d’êtreéchauffés, et vous êtes capable de le faire. Maintenant allons-y,s’il vous plaît !

L’estrade était déjà comble, mais les nouveauxarrivants se frayèrent un chemin, au milieu d’un murmure décent debienvenue, M. Peeble donna quelques coups d’épaule, supplia,et deux places apparurent sur le banc du dernier rang : Enidet Malone s’y installèrent. Ils s’y trouvaient fort bien, car ilspouvaient se camoufler pour prendre des notes.

– Qu’est-ce que vous en pensez ? chuchotaEnid.

– Aucune impression pour l’instant.

– Moi non plus, dit-elle. Mais c’est trèsintéressant tout de même.

Que vous soyez ou non d’accord avec eux, lesgens sérieux sont toujours intéressants. Or cette foule, sans aucundoute, était extrêmement sérieuse. La salle était bondée ; surtous les rangs les visages étaient tournés vers l’estrade ;ils avaient un air de famille ; les femmes étaient légèrementplus nombreuses que les hommes. On n’aurait pas pu dire quel’assistance était distinguée, ni composée d’intellectuels ;mais la moyenne avait un aspect sain, honnête, raisonnable :petits commerçants, chefs de rayon des deux sexes, artisans aisés,femmes appartenant aux classes moyennes avec des responsabilitésfamiliales, et, bien entendu, quelques jeunes gens en quête desensation, telle était sa structure sociale vue par l’œil exercé deMalone.

Le gros président se leva et tendit lamain.

– Mes amis, dit-il, nous avons dû encore unefois refuser l’entrée à beaucoup de gens qui désiraient être desnôtres ce soir. Mais avec des moyens plus larges nous aurions plusde place ; M. Williams, à ma gauche, sera heureux de s’enentretenir avec tous ceux que la question intéresserait. J’étais lasemaine dernière dans un hôtel ; au-dessus du bureau deréception, il y avait un écriteau : « Les chèques ne sontpas acceptés. » Notre frère Williams ne tiendrait pas depareils propos : faites-en l’expérience.

Un rire parcourut l’assistance. L’atmosphèreressemblait davantage à celle d’une salle de conférences qu’à celled’une église.

« Il y a encore une chose que je désirevous dire avant de me rasseoir. Je ne suis pas ici pour parler. Jesuis ici pour me taire, et j’entends le faire le plus tôt possible.Mais je voudrais demander aux spirites convaincus de ne pas venirle dimanche soir : ils occupent les places qui pourraient êtreoccupées par des profanes. Le service du matin est à votredisposition. Il est préférable pour la cause que les curieuxpuissent entrer le soir. Vous avez trouvé de la place :remerciez-en Dieu. Mais donnez aux autres leur chance !

Et le président retomba dans son fauteuil.

M. Peeble sauta sur ses pieds. De touteévidence, il jouait l’homme utile qui émerge de chaque société etqui prend plus ou moins le commandement. Avec son visage ascétiqueet passionné, ses mains élancées, il avait l’air d’un pylônevivant : l’électricité devait jaillir du bout de sesdoigts.

– L’hymne numéro un ! cria-t-il.

Un harmonium bourdonna et le public se leva.C’était un beau cantique, qui fut chanté avec vigueur :

De l’éternel rivage du Ciel

Un souffle rapide est passé sur le monde.

Les âmes qui ont triomphé de la Mort

Retournent une fois de plus vers la terre.

La vigueur s’accrut pour le refrain :

C’est pourquoi nous sommes en fête,

Pourquoi nous chantons avec joie,

Ô tombeaux, où sont vos victoires,

Ô Mort, où est ton aiguillon ?

Oui, ces gens-là étaient sérieux ! Et ilsne paraissaient pas avoir l’esprit particulièrement débile.Cependant, Enid et Malone ne purent se défendre contre un sentimentde grande pitié en les contemplant. Quelle tristesse d’êtretrompés, dupés par des imposteurs utilisant les sentiments les plussacrés et des morts bien-aimés pour tricher ! Quesavaient-ils, ces pauvres malheureux, des lois froides et immuablesde la science ?

– Et maintenant, hurla M. Peeble, nousallons demander à M. Munro, d’Australie, de nous direl’invocation.

Un homme âgé, auquel une barbe hirsute et lefeu qui couvait dans ses yeux donnaient l’air d’un sauvage, se mitdebout ; pendant quelques secondes, il demeura la tête basse.Puis il commença à prier ; et c’était une prière très simple,pas du tout préparée à l’avance. Malone prit en note la premièrephrase :

« Ô Père, nous sommes un peuple trèsignorant et nous ne savons pas comment entrer en communication avectoi ! Mais nous te prierons du mieux que nous lepouvons… »

Tout était dans cette note humble. Enid etMalone échangèrent un coup d’œil de connaisseurs.

Il y eut un autre cantique, moins réussi quele premier, après quoi le président annonça que M. JamesJones, de la Galles du Nord, allait publier un message hypnotiqueque lui transmettait son contrôle bien connu Alashal’Atlantéen.

M. James Jones, petit homme vif et décidédans un costume à carreaux, s’avança et commença par demeurer unebonne minute plongé dans une méditation profonde. Puis un violentfrisson le secoua, et il se mit aussitôt à parler. Force futd’admettre que, mis à part une certaine fixité dans le regard etl’éclat vide des yeux, rien n’indiquait que l’orateur pouvait êtrequelqu’un d’autre que M. James Jones, de la Galles du Nord. Ilconvient également de signaler qu’après le frisson qui agita audébut M. Jones, ce fut au tour de l’assistance de frémir, tantil devint rapidement évident qu’un esprit atlantéen pouvaitassommer un auditoire de Londres. Les platitudes s’entassaient surles inepties, ce qui poussa Malone à dire à Enid que si Alashaétait un représentant authentique de la population atlantéenne, iln’était que juste que sa terre natale eût été engloutie au fond del’océan Atlantique. Quand, avec un nouveau frisson plutôtmélodramatique, M. Jones sortit de son état d’hypnose, leprésident se leva avec empressement : visiblement, il étaitrésolu à empêcher l’Atlantéen de se manifester encore.

– Nous avons parmi nous ce soir, s’écria-t-il,Mme Debbs, la célèbre voyante de Liverpool.Mme Debbs, comme le savent beaucoup d’entre vous,est généreusement gratifiée de plusieurs de ces dons de l’espritdont parle saint Paul et, en particulier, de celui de voir lesesprits. De tels phénomènes dépendent de lois qui nous dépassent,mais une atmosphère de communion sympathique est essentielle,Mme Debbs réclame donc vos vœux et vos prièrespendant qu’elle s’efforcera d’entrer en relation avec l’une de ceslumières de l’au-delà qui pourraient nous honorer ce soir de leurprésence.

Le président se rassit, etMme Debbs se leva parmi des applaudissementsdiscrets. Très grande, très pâle, très maigre, elle avait le visageaquilin, et ses yeux brillaient avec éclat derrière ses lunettescerclées d’or. Elle se plaça en face de l’assistance. Elle baissala tête. Elle semblait écouter.

– Des vibrations, cria-t-elle enfin. J’aibesoin de vibrations secourables. Donnez-moi un verset surl’harmonium, s’il vous plaît.

L’instrument entama : « Jésus, vousqui aimez mon âme… » L’auditoire était tout silence : àla fois impatient et craintif. La salle disposait d’un éclairageassez maigre, et des ombres noires baignaient les angles. Lavoyante baissa davantage la tête, comme si elle tendait l’oreille.Puis elle leva la main et la musique s’arrêta.

– Bientôt ! Bientôt ! Chaque choseen son temps ! dit Mme Debbs, qui s’adressaità un compagnon invisible, puis qui se tourna vers l’assistance pourajouter :

« Je ne sens pas que ce soir lesconditions soient très bonnes. Je ferai de mon mieux, et eux aussi.Mais d’abord, il faut que je vous parle.

Et elle parla. Ce qu’elle dit fit aux deuxprofanes l’impression d’être un bredouillis incompréhensible. Sondiscours était sans suite ; pourtant de temps à autre unephrase ou quelques mots s’en détachaient curieusement pour retenirl’attention. Malone remit son stylo dans sa poche. À quoi bonprendre en notes les propos d’une maboule ? Un habitué, assisà côté de lui, remarqua son air dégoûté et murmura :

– Elle règle son poste. Elle est en traind’accrocher sa longueur d’onde. Tout est affaire de vibration.Ah ! nous y voilà !

Elle s’était interrompue en plein milieu d’unephrase. Son long bras, terminé par un index tremblant, jaillit enavant. Elle désignait une femme entre deux âges au deuxièmerang.

– Vous ! Oui, vous, avec la plume rouge.Non, pas vous ! La dame forte devant. Oui, vous ! Je voisun esprit qui prend forme derrière vous. C’est un homme. C’est unhomme grand : un mètre quatre-vingts au moins. Il a le fronthaut, des yeux gris ou bleus, le menton allongé, une moustachebrune, des rides. Est-ce que vous le reconnaissez, amie ?

La dame forte parut émue, mais elle secouanégativement la tête.

– Bon. Voyons si je peux vous aider. Il tientun livre… un livre brun avec un fermoir. Un registre comme il y ena dans les bureaux. Je lis les mots : « Assurancesécossaises ». Est-ce que cela vous dit quelquechose ?

La dame forte se mordit les lèvres et secouala tête.

– Bien. Je peux vous confier aussi qu’il estmort après une longue maladie. On me suggère : un mal dans lapoitrine… de l’asthme.

La dame forte s’opiniâtra dans la négative,mais une petite personne au visage enluminé, deux rangs derrière,se leva furieuse.

– C’est mon homme, m’dame. Dites-y que j’veuxplus rien avoir avec lui.

Elle se rassit d’un air décidé.

– Oui, vous avez raison. Il se déplace versvous maintenant. Tout à l’heure, il était plus près de l’autre. Ilvoudrait dire qu’il a de la peine. Ce n’est pas bien, vous savez,de se montrer dure envers les défunts ! Pardonnez et oubliez,un point c’est tout. J’ai reçu un message pour vous. Levoici : « Fais-le, et ma bénédictiont’accompagnera ! » Est-ce qu’il a pour vous unesignification quelconque ?

La femme furieuse parut soudain enchantée, etfit un signe de tête affirmatif.

– Très bien, fit la voyante qui, soudain,étendit son bras en direction de la foule vers la porte.

« Pour le soldat !…

Un soldat en kaki, au visage très ahuri, setenait en effet près de la porte.

– Quoi, pour le soldat ?demanda-t-il.

– C’est un militaire. Il a des galons decaporal. C’est un gros homme avec des cheveux poivre et sel. Surles épaules, il a un écusson jaune. Je lis les initiales : J.H. Le connaissez-vous ?

– Oui, mais il est mort ! répondit lesoldat.

Il n’avait pas compris qu’il se trouvait dansun temple du spiritisme, et la séance était restée pour lui unmystère. Ses voisins entreprirent de lui expliquer de quoi ils’agissait.

– Bon Dieu ! s’exclama-t-il.

Et il disparut sous les rires de l’assistance.Dans l’intervalle, Malone entendait le médium chuchoter constammentà quelqu’un d’invisible.

– Oui, oui, attendez votre tour ! Parlez,femme ! Eh bien ! prenez place à côté de lui. Comment lesaurais-je ?… Bon. Si je le peux, je le ferai.

Elle ressemblait à un portier de théâtre quiréglementerait une file d’attente. Sa tentative suivante se soldapar un échec complet. Un solide gaillard à pattes tombantes refusaformellement de s’intéresser à un gentleman âgé qui prétendait êtreson cousin. Le médium opéra avec une patience admirable, revenantsans cesse à l’assaut avec un nouveau détail, mais l’homme demeurasur ses positions.

– Êtes-vous spirite, ami ?

– Oui, depuis dix années.

– Alors vous n’ignorez pas qu’il y a desdifficultés.

– Oui, je le sais.

– Réfléchissez encore. Cela peut vous revenirplus tard. Laissons-le pour l’instant. Simplement, je regrette,pour votre ami…

Une pause s’ensuivit, que Malone et Enidmirent à profit pour échanger quelques impressions.

– Qu’est-ce que vous en pensez,Enid ?

– Je ne sais plus. Mes idéess’embrouillent.

– Je crois qu’il s’agit pour moitié d’un jeude devinettes, et pour l’autre moitié d’une histoire de compères.Ces gens appartiennent tous à la même paroisse, et naturellementils connaissent réciproquement leurs petites affaires. Et s’ils neles connaissent pas, ils peuvent toujours se renseigner.

– Quelqu’un a déclaré que c’était la premièrefois que Mme Debbs venait ici.

– Oui, mais ils peuvent facilement la diriger.Tout est charlatanisme et bluff. Intelligemment appliquésd’ailleurs ! Mais il faut que ce soit des charlatans, sinonpensez à ce que tout cela impliquerait !

– La télépathie, peut-être ?

– Oui, elle doit entrer un peu en ligne decompte. Écoutez-la : voici qu’elle redémarre !

La tentative qu’elle engagea fut mieux réussieque la précédente. Dans le fond de la salle, un homme lugubrereconnut sa femme et la revendiqua.

– J’ai le nom de Walter.

– Oui, c’est le mien.

– Elle vous appelait Wat ?

– Non.

– Eh bien ! maintenant, elle vous appelleWat. « Dites à Wat de transmettre aux enfants tout monamour. » Voilà comment j’ai eu Wat. Elle se tourmente au sujetdes enfants.

– Ç’a été toujours son tourment.

– Alors elle n’a pas changé. Ils ne changentpas. Le mobilier. Quelque chose à propos du mobilier. Elle dit quevous vous en êtes défait. Est-ce exact ?

– Ben ! je m’en déferai peut-être.

L’auditoire sourit. C’était étrange de voir àquel point le solennel et le comique se mêlaient éternellement.Étrange, et cependant très naturel, très humain…

– Elle a un message : « L’hommepaiera et tout ira bien. Sois un brave homme, Wat, et nous seronsplus heureux ici que nous ne l’avons jamais été sur laterre. »

L’homme passa une main sur ses yeux. Comme laprophétesse semblait indécise, le jeune secrétaire se souleva de sachaise pour lui murmurer quelques mots. Elle lança aussitôt unregard vif par-dessus son épaule gauche dans la direction des deuxjournalistes.

« J’y viendrai ! dit-elle.

Elle gratifia l’assistance de deux nouveauxportraits, l’un et l’autre plutôt vagues, et reconnus avec quelquesréserves. Malone observa qu’elle donnait des détails qu’il luiétait impossible de voir à distance. Ainsi, travaillant sur uneforme qu’elle proclamait apparue à l’autre bout de la salle, elleindiquait néanmoins la couleur des yeux et des petitesparticularités du visage. N’y avait-il pas là une preuve desupercherie ? Malone le nota. Il était en train de griffonnersur son carnet quand la voix de la voyante se fit plus forte ;il leva les yeux : elle avait tourné la tête : leslunettes scintillaient dans sa direction.

« Il ne m’arrive pas souvent de lire pourquelqu’un placé sur l’estrade, commença-t-elle en regardantalternativement Malone et l’assistance. Mais nous avons ici ce soirdes amis qui seront peut-être intéressés à entrer en communicationavec le peuple des esprits. Une présence se compose actuellementderrière ce monsieur à moustache… Oui, le gentleman qui est assis àcôté de cette dame… Oui, monsieur, derrière vous. C’est un homme detaille moyenne, plutôt petit. Il est âgé. Il a plus de soixanteans, des cheveux blancs, un nez busqué et une petite barbe blanche,un bouc. Il n’est pas de vos parents, je crois, mais c’est un ami.Est-ce que cela vous suggère quelque chose, monsieur ?

Malone secoua la tête avec un dédain visible,tout en murmurant à Enid que cette description était valable pourn’importe quel vieillard.

« Alors nous irons un peu plus près. Il ades rides profondes sur le visage. Lorsqu’il vivait, c’état unhomme irascible, avec des manières vives, nerveuses. Est-ce quevous voyez mieux ?

Une nouvelle fois, Malone secoua la tête.

– Quelle blague ! Quellesimbécillités ! chuchota-t-il pour Enid.

– Bien. Mais il me semble angoissé. Alors nousallons faire pour lui tout ce qui est en notre pouvoir. Il tient unlivre à la main. Un livre de science. Il l’ouvre, et je vois dedansdes graphiques, des schémas. Peut-être l’a-t-il écritlui-même ? Peut-être a-t-il enseigné d’après ce livre ?Oui, il me fait signe que oui. Il a enseigné d’après ce livre.C’était un professeur.

Malone persévéra dans son mutisme.

« Je ne vois pas comment je pourraisl’aider davantage. Ah ! voilà un détail. Il a un grain debeauté au-dessus du sourcil droit.

Malone sursauta comme s’il avait étépiqué.

– Un grain de beauté ? s’écria-t-il.

Les lunettes étincelèrent.

– Deux grains de beauté : un gros, unpetit.

– Seigneur ! haleta Malone. C’est lePr Summerlee !

– Ah ! vous l’avez trouvé ? Il y aun message : « Salutations au vieux… » Le nom estlong ; il commence par un C. Je ne l’ai pas identifié. Est-cequ’il vous dit quelque chose ?

– Oui.

L’instant d’après, elle s’était détournée delui et décrivait quelque chose ou quelqu’un d’autre. Mais surl’estrade derrière elle, la voyante laissait un homme complètementdésemparé.

C’est alors que la tranquillité du cérémonialfut troublée par une interruption qui frappa de surprisel’auditoire autant que les deux visiteurs. À côté du présidentapparut subitement un homme grand, au visage clair, barbu, habillécomme un commerçant aisé, qui leva une main dans un gestetranquille, à la manière d’un chef habitué à exercer son autorité.Puis il se pencha vers M. Bolsover et lui dit quelquesmots.

– Voici M. Miromar, de Dalston, annonçale président. M. Miromar a un message à transmettre. Noussommes toujours heureux d’entendre parler M. Miromar.

Les journalistes, de leur place, voyaientassez mal le nouvel arrivant ; mais tous deux furentimpressionnés par sa noble allure et par la forme massive de latête, qui laissait supposer une puissance intellectuelle peucommune. Sa voix résonna dans la salle avec une agréableclarté.

– J’ai reçu l’ordre de communiquer ce messagepartout où je crois qu’il y a des oreilles pour l’entendre. Icij’en vois plusieurs, voilà pourquoi je suis venu. Il estsouhaitable que l’espèce humaine comprenne progressivement lasituation, afin que soient évités toute frayeur ou toutbouleversement. Je suis l’un de ceux qui ont été élus pour vousinformer.

– Un cinglé, j’en ai peur ! murmuraMalone, qui griffonnait fiévreusement sur ses genoux.

L’assistance avait dans sa majorité envie desourire ; toutefois, l’aspect et la voix de l’orateur lesretinrent suspendus à chaque mot.

– Les choses sont maintenant à leur comble.L’idée même du progrès s’est enfoncée dans la matière. Le progrèsconsiste à aller vite, à communiquer rapidement les uns avec lesautres, à construire de nouvelles machines. Tout cela constitue unediversion à la véritable ambition. Il n’y a qu’un progrès réel etjuste, le progrès spirituel. L’humanité lui a payé tribut du boutdes lèvres, mais fonce au contraire sur la route illusoire duprogrès matériel.

« L’intelligence centrale a reconnu quedans toute cette apathie il entrait aussi un grand doute honnête,qui avait ébranlé les vieilles croyances et qui avait droit à untémoignage neuf. En conséquence, un nouveau témoignage a étéenvoyé, un témoignage qui rend la vie visible après la mort aussiclairement que le soleil dans les cieux. Les savants s’en sontmoqués, les Églises ont prononcé des condamnations et lancé desanathèmes, les journaux ont plaisanté, le mépris a été général. Ç’aété la plus récente et la plus grosse bévue de l’humanité.

L’assistance avait relevé la tête. Desspéculations générales auraient passé au-dessus de son horizonmental. Mais ces phrases simples étaient faciles à comprendre. Unmurmure d’assentiment et de sympathie parcourut les rangs.

« Bévue désespérante !Irréparable ! Le don du ciel ayant été dédaigné, unavertissement plus sévère devint alors nécessaire. Un coup terriblefut assené. Dix millions de jeunes hommes tombèrent sur les champsde bataille et moururent. Deux fois autant furent mutilés. Tel futl’avertissement de Dieu à l’humanité ; vous le savez, il a étédonné en vain ! Le même matérialisme épais continue àprévaloir. Pourtant des années de grâce nous avaient étéaccordées ! Or, excepté les mouvements spirituels que l’onvoit dans des temples comme celui-ci, nulle part un changement n’apu être enregistré. Les nations accumulent de nouvelles quantitésde péchés ; or le péché doit toujours être expié. La Russieest devenue un cloaque d’iniquité. L’Allemagne ne s’est pasrepentie du terrible matérialisme qui a été à l’origine de laguerre. L’Espagne et l’Italie ont sombré alternativement dansl’athéisme et la superstition. La France a perdu tout idéalreligieux. L’Angleterre, troublée, regorge de sectes sansintelligence et sans vie. L’Amérique a abusé d’occasionsglorieuses : au lieu de se conduire en frère plus jeune etaffectueux de l’Europe blessée, elle entrave tout relèvementéconomique en réclamant le paiement de ses créances ; elle adéshonoré la signature de son propre président en refusant de sejoindre à la Société des Nations, qui représentait l’un des espoirspour demain. Toutes les nations ont péché, quelques-unes davantageque d’autres ; leur punition sera exactement en proportion deleurs péchés.

« Et cette punition va venir bientôt.J’ai été prié de vous le dire. Les mots qui m’ont été donnés pourvous, je vais les lire de façon à ne pas en altérer le sens.

Il tira de sa poche un feuillet de papier etlut :

« Nous ne voulons pas que ce peuple soitépouvanté. Mais nous voulons qu’il commence à se transformer, àdévelopper sa personnalité selon une ligne plus spirituelle. Nousn’essayons pas d’exciter ce peuple, simplement nous tentons de lepréparer pendant qu’il en est temps encore. Le monde ne peut pascontinuer sur la voie qu’il a suivie jusqu’ici : s’ilpersévérait, il se détruirait. Surtout nous devons tous balayer cenuage de théologie qui est venu s’interposer entre l’homme etDieu. »

Il plia le papier et le remit dans sapoche.

« Voilà ce qu’il m’a été ordonné de vousdire. Répandez-en la nouvelle partout où vous apercevrez uneouverture dans une âme. Répétez : « Repentez-vous !Réformez-vous ! Le temps est proche ! »

Il s’était interrompu, et il semblait sur lepoint de partir. Le charme se rompit. L’assistance s’ébroua et serenfonça dans les sièges. Du fond jaillit une voix :

– Est-ce la fin du monde, m’sieur ?

– Non ! répondit sèchementl’étranger.

– Est-ce le deuxième avènement ? s’enquitune autre voix.

– Oui.

Avec de rapides pas légers, il se faufilaparmi les chaises de l’estrade et il arriva à la porte. QuandMalone se retourna un peu plus tard, il avait disparu.

– C’est l’un de ces fanatiques du deuxièmeavènement, chuchota-t-il à l’oreille d’Enid. Il en existe beaucoup,des christiadelphiens, des russellistes, des étudiants de la Bible,etc. Mais celui-ci était impressionnant.

– Très impressionnant ! confirmaEnid.

– Nous avons écouté avec un vif intérêt, j’ensuis sûr, reprit le président, ce que nous a dit notre ami.M. Miromar est de cœur avec notre mouvement, quoique à lavérité il n’en fasse pas partie. Il sera toujours le bienvenu surnos estrades. Quant à sa prophétie, il me semble à moi que le mondea eu assez de difficultés sans que nous ayons à en prédired’autres. Si les choses en sont au point qu’a indiqué notre ami,nous ne pouvons pas faire grand-chose pour les arranger. Nouspouvons seulement poursuivre l’accomplissement de nos tâchesquotidiennes, les accomplir le mieux possible et attendrel’événement en nous fiant au secours que nous espérons d’enhaut.

« Si le jour du jugement est pour demain,ajouta-t-il en souriant, j’entends aujourd’hui poursuivre commechaque jour l’approvisionnement de mon magasin. Et maintenant,reprenons notre service.

Le jeune secrétaire lança alors un vigoureuxappel réclamant de l’argent et de quoi alimenter le fonds deconstruction :

– N’est-ce pas une honte qu’il soit resté dansla rue ce soir plus de gens qu’il n’y en a dans cette salle ?Et cela un dimanche soir ! Tous nous donnons gratuitementnotre temps. Mme Debbs se fait payer uniquement sesfrais de voyage. Mais il nous faut mille livres avant que nouspuissions démarrer. Je connais l’un de nos frères qui a hypothéquésa maison de famille pour nous venir en aide. Seul l’esprit peutvaincre. À présent, voyons ce que vous pouvez faire ce soir pournous.

Une douzaine d’assiettes à soupe circulèrent,pendant que l’assistance entonnait un cantique qu’accompagnait letintement des pièces de monnaie. Enid et Malone en profitèrent pourdiscuter à mi-voix.

– Vous savez que le Pr Summerlee est mortà Naples l’année dernière ?

– Oui, je me souviens très bien de lui.

– Et le « vieux C » était,évidemment, votre père.

– Cela a vraiment étéextraordinaire !

– Pauvre vieux Summerlee ! Il affirmaitque la survie était une absurdité. Et ce soir il était là… ou dumoins il avait l’air d’être là.

Les assiettes à soupe revinrent sur l’estradeaprès avoir fait le tour de l’assistance. C’était une soupe brune,malheureusement, qui fut déposée sur la table, et l’œil vif dusecrétaire l’évalua rapidement. Puis le petit homme hirsuted’Australie dit une bénédiction sur le même ton simple que laprière du début. Point n’était besoin d’être le successeur desapôtres ou d’avoir reçu l’imposition des mains pour sentir que sesparoles jaillissaient d’un cœur humain et pouvaient pénétrerdirectement un cœur divin. Enfin l’assistance se leva pour chanterl’hymne d’adieu : une hymne qui avait une musique obsédante etun refrain doux et triste : « Que Dieu vous garde ensûreté jusqu’à notre prochaine rencontre ! » Des larmescoulaient sur les joues d’Enid. Ces gens sérieux, simples, avaientdes méthodes directes plus impressionnantes que n’importe quellespompes de cathédrale avec les grandes orgues.

M. Bolsover, le gros président, étaitdans le vestiaire en compagnie de Mme Debbs.

– Eh bien ! je pense que maintenant vousallez nous régler notre compte ! s’écria-t-il en riant. Nousen avons l’habitude, monsieur Malone. Cela nous est égal. Mais unjour votre tour viendra, et vos articles ne seront plus de la mêmeencre : vous nous rendrez justice.

– Je vous assure que je traiterai le sujetéquitablement.

– Nous n’en demandons pas davantage.

La voyante s’était accoudée à la cheminée,elle avait le visage sévère et distant.

– Je crains que vous ne soyez fatiguée !lui dit Enid.

– Non, jeune demoiselle. Je ne suis jamaisfatiguée quand je fais le travail du peuple des esprits. Ils yveillent.

– Puis-je vous demander, hasarda Malone, sivous avez connu le Pr Summerlee ?

Le médium secoua la tête.

– Non, monsieur, non ! Toujours on croitque je les connais. Je n’en connais aucun. Ils viennent et je lesdécris.

– Comment entendez-vous leursmessages ?

– Je les entends. Une deuxième ouïe, comme unedeuxième vue. Je les entends tout le temps. Ils veulent tousparler, ils me tirent par la manche, ils me tourmentent surl’estrade : « Moi ensuite !… Moi !…Moi !… » Voilà ce que j’entends. Je fais pour le mieux,mais je ne peux pas les contenter tous.

Malone s’adressa au président :

– Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur cepersonnage qui prophétisait ?

M. Bolsover haussa les épaules avec unsourire de désapprobation.

– C’est un indépendant. Nous le voyonsapparaître de temps à autre : une sorte de comète qui passeparmi nous. Il m’est revenu qu’il avait prédit la guerre. Mais jesuis moi-même un homme pratique : les maux d’aujourd’huisuffisent ! Et nous avons aujourd’hui à payer cashsuffisamment ! Nous n’avons pas besoin de traites surl’avenir… Bon, maintenant je vous souhaite une bonne nuit.Traitez-nous aussi bien que possible.

– Bonne nuit ! répondit Enid.

– Bonne nuit ! ditMme Debbs. D’ailleurs, jeune demoiselle, vous êtesvous-même un médium. Bonne nuit !

Ils se retrouvèrent tous deux dans la rue etaspirèrent de fortes goulées de l’air frais de la nuit. Cela leursembla bon après cette salle bondée ! Une minute plus tard,ils furent repris par la foule d’Edgware Road ; alors Malonehéla un taxi pour rentrer à Victoria Gardens [1].

Chapitre 3Le Pr Challenger donne son avis

Enid était déjà montée dans le taxi ;Malone allait la suivre quand il entendit quelqu’un l’appeler. Ungentleman de grande taille, entre deux âges, bien habillé et ayantbelle mine, accourait.

– Hello ! Malone !Attendez !

– Mais c’est Atkinson ! Enid, je vaisvous le présenter… M. Atkinson, de Sainte-Marie, dont jeparlais tout à l’heure à votre père. Est-ce que nous pouvons vousdéposer quelque part ? Nous allons à Victoria…

– Parfait !…

Le chirurgien s’installa à son tour dans letaxi avant d’ajouter :

– J’ai été surpris de vous voir à une réunionde spirites !

– Nous ne nous y sommes intéressés queprofessionnellement. Mlle Challenger et moi sommesjournalistes.

– Oh ! vraiment ? La DailyGazette, je suppose, comme autrefois… Eh bien ! vousaurez demain un lecteur de plus, car je suis curieux de savoir ceque vous direz de la réunion de ce soir.

– Il vous faudra patienter jusqu’à dimancheprochain. Cet article fait partie d’une série hebdomadaire…

– Ah ! mais je ne veux pas attendre silongtemps, moi ! Dites-moi tout de suite ce que vous enpensez.

– Je ne sais pas. Demain je relirai mes notesavec soin et j’y réfléchirai ; puis je comparerai mesimpressions avec celles de ma consœur. Elle a l’intuition de sonsexe, comprenez-vous ? Et l’intuition, pour tout ce qui toucheà la religion, joue un rôle considérable.

– Alors quelle est votre intuition,mademoiselle Challenger ?

– Favorable… Oh ! oui, favorable !Mais quel mélange extraordinaire !

– C’est vrai. Je suis déjà venu plusieursfois, et chaque séance m’a laissé dans l’esprit cette impressionmêlée. Il y a du grotesque, il y a peut-être du malhonnête et,cependant, il y a aussi quelque chose de tout bonnementmerveilleux.

– Mais vous n’êtes pas journaliste,vous ! Pourquoi donc assistez-vous à leurs réunions ?

– Parce qu’elles me passionnent. Vous savez,je me suis mis depuis quelques années à l’étude des phénomènespsychiques. Je ne suis pas un convaincu ; simplement unsympathisant du spiritisme. Et j’ai suffisamment le sens desproportions pour comprendre une nuance capitale : tandis quec’est moi qui ai l’air de me poser en juge, c’est peut-être moi quisuis jugé.

Malone fit un signe de tête approbateur.

– Il s’agit d’un sujet immense. Vous vous enrendrez compte lorsque vous l’approcherez de plus près. Un sujetqui en contient une demi-douzaine d’autres très importants. Et toutrepose depuis plus de soixante-dix ans entre les mains de cesbraves et humbles gens. On pourrait parler d’une réédition despremiers âges du christianisme. Le christianisme a été pratiqué àl’origine par des esclaves et des subalternes jusqu’à ce qu’il eûtatteint les rangs supérieurs de la société. Entre l’esclave deCésar et César touché par la grâce, trois cents ans se sontécoulés.

– Mais ce prédicateur ! protestaEnid.

M. Atkinson se mit à rire.

– Vous voulez parler de notre amiatlantéen ? Ah ! l’ennuyeux personnage ! J’avoue queje n’ai rien compris à son numéro. En tout cas, ce n’estcertainement pas un habitant d’Atlantis qui accomplit ce longvoyage pour nous gratifier d’une telle cargaison de platitudes.Ah ! nous voici arrivés.

– Il faut que je ramène cette jeune fillesaine et sauve à son père, dit Malone. Au fait, Atkinson, venezavec nous. Le professeur sera réellement enchanté de vous voir.

– Me voir, et à cette heure ? Il va mejeter du haut de l’escalier !

– On vous a raconté des histoires !sourit Enid. Je vous assure qu’il n’est pas si méchant. Il y a desgens qui l’ennuient, mais je parie que vous n’êtes pas de ceux-là.Voulez-vous risquer votre chance ?

– Puisque vous m’y encouragez,certainement !

Tous trois montèrent donc jusqu’àl’appartement du professeur.

Challenger, qui avait revêtu une robe dechambre d’un bleu étincelant, les attendait avec impatience. Ildévisagea Atkinson comme un bouledogue de combat regarde un chienqu’il ne connaît pas. Son examen dut cependant le satisfaire car ilgrogna qu’il était heureux de faire sa connaissance.

– J’ai entendu votre nom, monsieur, et on m’aparlé de votre réputation qui monte. Votre résection du cordon,l’an dernier, a fait quelque bruit, si je me souviens bien. Maisseriez-vous allé vous aussi chez les fous ?

– Puisque vous les appelez ainsi, alorsoui ! répondit Atkinson en riant.

– Grands dieux, et comment pourrais-je lesappeler autrement ? Je me rappelle à présent que mon jeuneami…

(Challenger, lorsqu’il faisait allusion àMalone, le traitait toujours comme un gamin de dix ans quipromettait.)

« … que mon jeune ami m’a dit que vousétudiiez ce sujet…

De sa barbe jaillit un rireinsultant :

– L’étude la plus utile à l’humanité est sansdoute celle des revenants, hé ! monsieur Atkinson ?

Enid intervint :

– Papa n’y connaît absolument rien !Alors je vous prie de ne pas vous formaliser… Mais je suis sûre,papa, que vous auriez été intéressé !

Elle commença un résumé de la séance et deleurs aventures ; récit qui fut interrompu par d’incessantsgrognements, grondements et ricanements. Mais lorsqu’elle en arrivaà l’épisode Summerlee, Challenger fut incapable de se contenir pluslongtemps. Le vieux volcan se réveilla et un torrent d’invectivesbrûlantes se déversa sur ses interlocuteurs.

– Coquins de l’enfer ! Mauditsblasphémateurs ! cria-t-il. Quand je pense qu’ils ne peuventpas laisser ce vieux Summerlee se reposer dans son tombeau !…Nous avons eu autrefois nos querelles et j’admets qu’il m’acontraint à ne lui accorder qu’un crédit modéré ; mais s’ilsortait du cimetière, ce serait assurément pour nous dire quelquechose de valable. Quelle absurdité ! Absurdité méchante,indécente ! Je m’élève de toutes mes forces contre le faitqu’un ami à moi soit transformé en pantin qui fasse rire unauditoire de fous… Quoi ! Ils n’ont pas ri ? Ils auraientdû bien rire en entendant un homme cultivé, un homme avec lequel jeme suis trouvé sur un pied d’égalité, proférer de tellesinepties ! Je répète : des inepties ! Et ne mecontredites pas, Malone, s’il vous plaît ! Son message auraitpu être aussi bien le post-scriptum d’une lettre écrite par uneécolière de douze ans ! Est-ce que ce n’est pas idiot de lapart d’un tel homme ? Voyons, monsieur Atkinson, n’êtes-vouspas d’accord avec moi ? Non ! Je m’attendais à mieux devotre part.

– Mais la description de Summerlee ?

– Seigneur ! Mais où avez-vous lacervelle ?… Les noms de Summerlee et de Malone n’ont-ils pasété associés avec le mien dans de minables livres qui ont déjàacquis une certaine notoriété ? N’est-il pas connu que vousdeux, pauvres innocents, visitez chaque semaine une sectenouvelle ? N’était-il pas fatal que tôt ou tard vousassistassiez à une séance chez les spirites ? Ceux-ci ont vuune chance de conversion ! Ils ont appâté le pauvre goujonMalone, qui s’est précipité et a avalé l’hameçon. Tenez,regardez-le, le crochet est encore enfoncé dans sa bouche idiote.Oh ! oui, Malone, idiote ! Vous avez besoin qu’on vousdise vos vérités ; vous les entendrez !

La crinière noire du professeur étaithérissée. Ses yeux jetaient des éclairs : ils se portaientalternativement sur Enid, Malone et Atkinson.

– Bien ! Chaque point de vue devant êtreexposé, dit Atkinson, vous me semblez particulièrement qualifié,monsieur, pour exprimer le point de vue négatif. Quant à moi, jeferai mienne une parole de Thackeray, qui disait à uncontradicteur : « Ce que vous dites est naturel, mais sivous aviez vu ce que j’ai vu, peut-être modifieriez-vous votreopinion. » Il est possible qu’un jour vous soyez à même devous intéresser à ces questions ; en tout cas, la place élevéeque vous occupez dans le monde scientifique donnerait à votreopinion un grand prix.

– Si j’occupe une place élevée dans le mondescientifique comme vous dites, c’est parce que je me suis concentrésur ce qui est utile et que j’ai laissé de côté ce qui est nébuleuxou absurde. Mon intelligence, monsieur, n’a pas d’arêtes émoussées,elle tranche net. Et elle a tranché net sur ceci : dans lespiritisme, il n’y a que de la fraude, de l’imposture et del’idiotie.

– On les trouve en effet parfois réunies, ditAtkinson. Et pourtant, pourtant… Ah ! Malone, je ne suis pasencore rendu chez moi et il est tard. Voulez-vous m’excuser,professeur ? Je suis très honoré de vous avoir rencontré.

Comme Malone s’en allait également, les deuxcamarades bavardèrent quelques instants avant de se séparer,Atkinson habitait Wimpole Street, et Malone South Norwood.

– Un grand bonhomme ! dit Malone avec unpetit rire. On ne doit jamais se sentir offensé par ce qu’il dit.Il n’est pas méchant. C’est un type formidable !

– Bien sûr ! Toutefois cette sorte desectarisme ferait de moi le plus enragé des spirites. Remarquez quece sectarisme est très commun, mais il s’exprime de préférence parle ricanement. À tout prendre, le rugissement me plaît davantage.Dites, Malone, si vous avez l’intention de creuser plusprofondément le sujet, je pourrais vous aider. Connaissez-vousLinden ?

– Linden, le médium professionnel ? Onm’a affirmé qu’il était la plus belle canaille qui n’ait pas encoreété pendue.

– Oui, c’est généralement ainsi qu’on parle delui. Vous en jugerez vous-même. L’hiver dernier, il s’était déboîtéla rotule et je la lui ai remise, ce qui a créé entre nous un liend’amitié. Il n’est pas toujours libre et, naturellement, il se faitpayer ; une guinée, je pense, ferait l’affaire. Si vousdésirez une séance, je m’en arrangerai.

– Vous le croyez sincère ?

Atkinson haussa les épaules.

– Ils choisissent tous la ligne de moindrerésistance ! Mais je ne l’ai jamais surpris en train defrauder. Il faut que vous jugiez par vous-même.

– Entendu ! répondit Malone. Cette pistem’intéresse. Elle fournira de la bonne copie. Quand j’aurai un peuéclairci mes idées, je vous écrirai, Atkinson, afin que nousapprofondissions le problème.

Chapitre 4Dans Hammersmith, il s’en passe de drôles !

L’article signé « de nos envoyésspéciaux » suscita autant d’intérêt que de controverses. Ilétait précédé d’un « chapeau » qu’avait rédigé lerédacteur en chef adjoint pour calmer les susceptibilités de laclientèle orthodoxe, et qu’on pourrait résumer ainsi :« Ces choses méritaient d’être observées et exactementrapportées ; mais, entre nous, ça sent le roussi ! »Un courrier considérable s’abattit aussitôt sur Malone. Lescorrespondants étaient pour ou contre, et leur abondance montraitquelles passions entraient en jeu. Les articles précédentsn’avaient provoqué que des réactions insignifiantes : de tempsà autre un grognement que poussait soit un bigot, soit unprotestant évangélique zélé. Mais cette fois la boîte aux lettresde Malone ne désemplissait pas. La plupart de ses correspondantsmettaient en doute l’existence des forces psychiques, dont ilsfaisaient des gorges chaudes ; beaucoup d’ailleurs, quoiqu’ils pensassent des forces psychiques, n’avaient jamais apprisl’orthographe ! Les tenants du spiritisme n’étaient guèremoins sévères : car Malone n’avait pas dénaturé la vérité,mais il avait usé du privilège journalistique de mettre l’accentsur les aspects humoristiques qui n’avaient pas manqué.

Dans la semaine qui suivit la publication del’article, Malone, qui se trouvait à son bureau de laGazette, prit subitement conscience d’une présenceimposante qui s’était installée devant lui. Il leva ses yeux, quidécouvrirent d’abord une carte de visite portant ces mots :« James Bolsover, marchand de comestibles, High Street,Hammersmith. » Il les leva plus haut, derrière la carte setenait, plutôt en chair qu’en os, le président de l’assemblée qu’ilavait visitée dimanche soir. Bolsover agita vers Malone un journalaccusateur, mais son visage lui tressait des sourires.

– Allons ! allons ! lui dit-il. Jevous avais dit que vous seriez séduit par le côté amusant…

– Trouveriez-vous que mon compte rendu n’estpas loyal ?

– Ma foi, monsieur Malone, je crois que lajeune demoiselle et vous avez fait pour nous de votre mieux. Maisvous ignoriez tout, et vous avez été impressionné par lepittoresque. Réfléchissez pourtant qu’il serait bien surprenant quetous les hommes intelligents qui ont quitté la terre n’aient pasmis au point un procédé pour venir nous dire un mot par-cipar-là.

– C’est souvent un mot bien stupide !

– Hé ! oui, mais il n’y a pas que desgens intelligents qui aient quitté notre monde. Il y a aussiquantité de médiocres : ils ne changent pas. Et puis, qui peutsavoir de quel message on a le plus besoin ? Hier, unclergyman est venu voir Mme Debbs. Il avait le cœurbrisé parce qu’il avait perdu sa fille. Mme Debbs aalors obtenu plusieurs messages : la jeune fille étaitheureuse : seul le chagrin de son père lui faisaitvéritablement de la peine. Le clergyman a alors déclaré que cesmessages ne l’intéressaient pas, que n’importe qui aurait pu lesprononcer, que ce n’était pas sa fille, etc. Alors, subitement,Mme Debbs a eu le message suivant :« Mais je vous en supplie, papa, ne portez jamais un col blancavec une chemise de couleur. » C’était un message plutôtbanal, n’est-ce pas ? Eh bien ! le clergyman a commencé àcrier : « C’est elle ! C’est elle ! Je lareconnais : elle me taquinait toujours au sujet de mescols ! » Ce sont les petites choses qui comptent danscette vie, monsieur Malone, simplement les choses intimes,modestes…

Malone ne s’avoua pas vaincu :

– N’importe qui aurait protesté contre unechemise de couleur et un col blanc chez un clergyman !

M. Bolsover se mit à rire :

– Vous vous cramponnez solidement à votreposition ! Mais je ne saurais vous en blâmer car, autrefois,j’étais comme vous… Dites-moi, je suis venu ici dans un butdéterminé : vous êtes un homme occupé, je le suis aussi, alorslimitons-nous aux faits. D’abord, je voulais vous dire que tous lesgens sensés qui ont lu votre article en ont été satisfaits.M. Algernon Mailey m’a écrit qu’il nous ferait du bien, s’ilest content, nous le sommes tous.

– Mailey l’avocat ?

– Mailey le réformateur religieux, c’est sousce titre qu’il sera célèbre.

– Bien. Quoi d’autre ?

– Simplement que nous ne demandons pas mieuxque de vous aider, vous et la jeune demoiselle, à approfondir leproblème. Pas pour une publicité, vous comprenez, mais juste pourvotre propre bien… Quoique évidemment nous ne crachions pas sur lapublicité ! Dans ma maison, j’organise des séances consacréesaux phénomènes psychiques sans médium professionnel. Si vousvouliez vous joindre à nous…

– Rien ne me plairait davantage.

– Alors venez ! Venez tous les deux. Jen’ai pas beaucoup de profanes. Je ne voudrais pas recevoir chezmoi, par exemple, l’un de ces personnages de la recherchepsychique. Pourquoi risquerais-je d’être insulté par des soupçonset par des pièges ? On croirait, ma parole, que nous sommesdépourvus de toute sensibilité ! Vous, vous avez du bonsens : nous n’en demandons pas plus.

– Mais je ne suis pas un convaincu. Est-ce quemon incroyance ne constituera pas un obstacle ?

– Pas du tout. Aussi longtemps que vous serezimpartial et que vous ne détruirez pas l’ambiance, tout ira bien.Les esprits hors des corps sont comme les esprits dans lescorps ; ils n’aiment pas les gens désagréables. Soyez aimableset courtois, ainsi que vous le seriez dans toute autre société.

– Cela, je puis vous le promettre.

– Ils sont parfois curieux, dit encoreM. Bolsover, en veine de réminiscences. Il vaut mieux se tenirsur leur droite. Ils n’ont pas la permission de faire du mal auxhumains, mais nous faisons tous des choses défendues, et ils sonttrès humains, vous verrez ! Rappelez-vous comment lecorrespondant du Times eut la tête fendue d’un coup detambourin au cours d’une séance chez nos frères de Davenport. Biendommage, sans doute ! Mais la chose arriva. Aucun ami n’a eula tête fendue. Il y a eu, au bas de Steppy Way, un autre cas. Unusurier se rendit à une séance. L’une de ses victimes, qu’il avaitacculée au suicide, entra dans le médium, celui-ci prit l’usurier àla gorge, et il s’en fallut de peu qu’il ne l’étranglât… Mais jepars, monsieur Malone. Nous tenons séance une fois par semainedepuis quatre ans sans interruption. Le jeudi à huit heures.Prévenez-nous un jour à l’avance, et je demanderai à M. Maileyde venir pour que vous vous rencontriez. Mieux que moi il saurarépondre à vos questions… Jeudi prochain ? Parfait !

Et M. Bolsover sortit de la pièce.

Il est possible, après tout, que Malone etEnid Challenger aient été plus impressionnés qu’ils n’aient voulul’admettre par leur brève expérience. Mais c’étaient tous deux desgens sensés, qui estimaient que toute cause naturelle du possibledevait être épuisée, et très complètement épuisée, avant que nefussent élargies les limites de ce possible. Tous deux professaientun profond respect pour l’intelligence formidable de Challenger, etses vues puissantes les influençaient. Toutefois Malone se trouvaobligé de convenir, au cours de fréquentes discussions, quel’opinion d’un homme intelligent sans expérience avait réellementmoins d’importance et de valeur que celle de l’homme de la rue« qui y était allé ».

Des discussions, il en eut, par exemple avecMervin, le directeur de la revue psychique L’Aube, quis’occupait des différents aspects de l’occultisme à travers lesâges. Mervin était un petit homme ardent, avec un cerveau depremier ordre qui l’aurait porté au faîte de sa profession s’iln’avait pas décidé de sacrifier les gloires de ce monde pour volerau secours de ce qui lui semblait être une grande vérité. CommeMalone était désireux d’apprendre et Mervin disposé à enseigner,les maîtres d’hôtel du Club littéraire avaient du mal à leur fairequitter le coin de table près de la fenêtre où ils déjeunaientensemble. Tout en contemplant la grande courbe de la Tamise et sonpanorama de ponts, ils s’attardaient devant leur café, fumaient descigarettes, et ils ne manquaient point d’aborder tous les aspectsde ce problème gigantesque et absorbant. De nouveaux horizonss’ouvraient déjà pour Malone.

Un avertissement donné par Mervin éveilla del’impatience et presque de la colère dans l’esprit de Malone. Ilétait trop irlandais pour ne pas se dresser contre toutecontrainte ; or cet avertissement lui donna l’impression qu’oncherchait à exercer sur lui une contrainte sournoise etparticulièrement regrettable.

– Vous allez assister à l’une des séancesfamiliales de Bolsover ? lui dit Mervin. Elles sont,naturellement, fort connues parmi nous, quoique à la vérité ellesn’aient lieu que pour un petit nombre d’élus. Aussi pouvez-vousvous considérer comme un privilégié. Il s’est entiché devous !

– Il a pensé que j’avais écrit sur eux deschoses équitables.

– Oh ! votre article ne cassaitrien ! Pourtant, au sein de la stupidité obtuse et morne quiest notre lot quotidien, il reflétait un souci de dignité,d’équilibre, avec un certain sens des valeurs.

Malone secoua la cendre de sa cigarette d’ungeste de désapprobation.

– Les séances de Bolsover et autres sont deséléments qui importent peu dans l’édifice de la véritable sciencepsychique. Elles ressemblent à ces fondations grossières qui aidentcertainement à soutenir le temple, mais qu’on oublie dès qu’on yest entré et qu’on l’habite. C’est à la superstructure plus hauteque nous nous intéressons. Si vous ajoutez foi à la littérature bonmarché dont se repaît l’amateur de sensations fortes, vous allezcroire que les phénomènes physiques – ceux que vous avez décrits,plus quelques histoires de revenants ou de maisons hantées –constituent tout le problème. Bien sûr, lesdits phénomènesphysiques ont leur utilité : ils attirent l’attention del’enquêteur et l’encouragent à aller de l’avant. Personnellement,je les ai tous vus, mais je ne traverserais pas la rue pour lesrevoir une autre fois ! En revanche, je ferais des kilomètressur les grandes routes pour obtenir des messages supérieurs del’au-delà.

– Oui, je comprends la distinction. Mais pourmoi, c’est différent ; car, personnellement, je ne crois niaux messages ni aux phénomènes physiques.

– D’accord ! Saint Paul était un bondocteur en sciences psychiques. Il argumente là-dessus avec unetelle habileté que ses traducteurs ont été incapables de déguiserle sens réel, alors qu’en d’autres cas ils y ont très bienréussi.

– Pouvez-vous me donner laréférence ?

– Je connais assez bien mon Nouveau Testament,mais je ne le sais pas par cœur. Il s’agit du passage dans lequelil dit que le don des langues, qui était évidemment une chosesensationnelle, était destiné aux non-instruits mais que lesprophéties, qui sont de véritables messages spirituels, étaient ledon des élus[2]. En d’autres termes, cela veut dire qu’unspirite expérimenté n’a pas besoin des phénomènes physiques.

– Je vérifierai ce passage.

– Vous le trouverez dans les Épîtres auxCorinthiens, je crois. D’ailleurs, la moyenne de l’intelligencedans ces vieilles congrégations doit avoir été assez élevée pourque les épîtres de Paul aient été lues à haute voix et parfaitementcomprises.

– Cela est généralement admis, non ?

– En tout cas, c’est un exemple concret… Maisje m’engage sur une ligne secondaire. Ce que je voulais vousrecommander, c’est de ne pas prendre trop au sérieux ce petitcercle de Bolsover. Ses voies sont honnêtes, mais elles sontdiablement courtes ! Cette chasse aux phénomènes, moi,j’appelle cela une maladie. Je connais des femmes qui s’activentconstamment dans ces séances en chambre, qui revoient toujours lamême chose, parfois réelle, parfois, je le crains, imitée… Non,quand vous avez le pied bien assuré sur le premier échelon, ne vousattardez pas, montez à l’échelon supérieur et là, assurez bienvotre pied.

– Je vous comprends. Mais moi, je suis encoresur la terre ferme.

– Ferme ? s’écria Mervin.Seigneur !… Hélas ! mon journal est aujourd’hui souspresse, et il faut que j’aille à l’imprimerie. Avec un tirage dedix mille exemplaires environ, nous agissons modestement… pas commevous, les ploutocrates de la presse quotidienne !Pratiquement, c’est moi qui fais tout.

– Vous avez parlé d’un avertissement.

– Oui, oui ! Je voulais vous avertir dequelque chose…

La figure de Mervin, mince et passionnée, sefit extrêmement sérieuse.

– Si vous avez des préjugés enracinés,religieux ou autres, qui vous amèneraient à démolir ce sujet aprèsenquête, alors n’enquêtez pas, ce serait dangereux.

– Dangereux ! En quoi ?

– Ils sont indifférents au doute honnête, à lacritique honnête, mais s’ils sont maltraités, ils deviennentdangereux.

– Qui « ils » ?

– Ah ! qui ? Je me le demande !Les guides, les contrôles, les entités psychiques en quelque sorte.Qui sont les agents chargés de la vengeance, ou plutôt de lajustice devrais-je dire ? Ce n’est pas là le point essentiel.Le point essentiel est qu’ils existent.

– Allons, Mervin, vous déraisonnez !

– Ne le croyez pas.

– Ce sont d’absurdes bêtises ! Lesvieilles histoires moyenâgeuses de revenants auraient-elles doncencore cours ? Je suis étonné que vous, un homme si sensé…

Mervin sourit ; il avait un sourirebizarre. Mais ses yeux, sous leurs gros sourcils jaunes, étaientdemeurés sérieux.

– Peut-être modifierez-vous votre opinion. Ceproblème comporte des données étranges. Amicalement, je vous enindique une.

– Allons, informez-moi tout à fait !

Ainsi encouragé, Mervin esquissa la carrièreet la destinée d’un certain nombre d’hommes qui avaient, selon lui,joué un jeu déloyal avec ces puissances, étaient devenus autantd’obstacles et en avaient été punis. Il parla de juges qui avaientrendu des décisions contraires à la cause, de journalistes quiavaient monté de toutes pièces des affaires sensationnelles pourjeter le discrédit sur le mouvement ; il insista sur le cas dereporters qui avaient interviewé des médiums pour les tournerensuite en dérision, ou qui, ayant amorcé une enquête, avaientreculé, effrayés, et conclu sur une note négative alors qu’en leurâme et conscience ils savaient que les faits étaient vrais. Mervinen dressa une liste imposante et précise, mais Malone n’était pasdisposé à se laisser bluffer.

– En choisissant soigneusement des exemples,on pourrait dresser une liste pareille sur n’importe quel sujet.M. Jones a dit que Raphaël était un barbouilleur, etM. Jones est mort d’une angine de poitrine ; donc il estdangereux de critiquer Raphaël. C’est bien votre syllogisme,n’est-ce pas ?

– Manière de parler ! Mais enfin…

– Par ailleurs, considérez le cas de Morgate.Il a toujours été un adversaire puisqu’il professe un matérialismedéclaré. Pourtant il prospère : regardez son collège…

– Ah ! c’est un sceptique honnête !Oui, certainement. Pourquoi pas ?

– Et Morgan, qui en une occasion a démasquédes médiums ?

– Si c’étaient des faux médiums, il a rendu ungrand service.

– Et Falconer, qui a écrit sur vous des chosessi désagréables ?

– Ah ! Falconer ! Ne connaissez-vousrien de la vie privée de Falconer ? Non ? Eh bien !croyez-moi si je vous affirme qu’il a reçu son dû ! Il n’ensoupçonne pas la raison. Un jour, ces messieurs se mettront àétablir certaines relations de cause à effet, et ils comprendrontpeut-être. En attendant, ils paient.

Il poursuivit en racontant l’histoire horribled’un homme qui avait consacré des talents considérables à attaquerle spiritisme – bien qu’au fond de lui-même il fût convaincu de lavérité qui y était incluse – parce qu’il y trouvait matériellementson compte. Sa fin avait été atroce… Trop atroce au goût deMalone.

– Oh ! finissons-en, Mervin !s’écria-t-il. Je dirai ce que je pense, ni plus ni moins, et nivous ni vos revenants ne me feront changer d’avis.

– Je ne vous l’ai jamais demandé.

– Presque !… Tous vos propos relèvent dela superstition pure et simple. S’ils étaient vrais, vous devriezavoir la police aux trousses.

– Oui, si c’était nous qui l’avions faite.Mais les choses se sont passées en dehors de nous… Bref, Malone, jevous ai mis en garde, prenez mon avertissement pour ce que vousvoulez, suivez votre chemin comme vous l’entendez. Byebye !… Vous pourrez toujours me joindre à mon bureau deL’Aube.

Voulez-vous savoir d’un homme s’il a dans lesveines du sang irlandais ? Il y a un test infaillible ;vous le placez en face d’une porte sur laquelle est écrit :Tirez, ou : Poussez. L’Anglais obéira à l’injonction commetout homme sensé. L’Irlandais, avec moins de bon sens mais avecplus de personnalité, accomplira aussitôt et violemment le gesteopposé. Avec Malone, ce fut ce qui se passa. La mise en gardesignificative de Mervin le révolta. Quand il alla chercher Enidpour l’emmener à la séance de Bolsover, sa sympathie pour lespiritisme s’était échauffée. Challenger leur souhaita une bonnesoirée en déversant sur eux une avalanche de brocards ; sabarbe pointait en avant, il avait presque fermé les yeux tout enrelevant les sourcils : c’était la mine qu’il prenait quand ilcherchait à être facétieux.

– Tu as ton poudrier, n’est-ce pas, ma chèreEnid ? Si au cours de la soirée tu aperçois un spécimend’ectoplasme particulièrement bien constitué, n’oublie pas tonpère. J’ai un microscope, des réactifs chimiques, tout ce qu’ilfaut. On ne sait jamais, peut-être rencontreras-tu un petitpoltergeist[3].J’accueillerai avec joie toute bagatelle de ce genre.

Son énorme rire les pourchassa jusque dansl’ascenseur.

Le magasin de M. Bolsover, marchand decomestibles, était tout simplement une épicerie classique, situéedans la partie la plus populeuse de Hammersmith. L’église prochecarillonnait les trois quarts de l’heure quand le taxi s’arrêtadevant la boutique encore pleine de monde. Enid et Malone firentdonc les cent pas sur le trottoir. D’un autre taxi émergea bientôtun homme de grande taille, ébouriffé, plutôt gauche, barbu, vêtud’un costume de tweed. Il regarda sa montre et arpenta lui aussi letrottoir. Il ne tarda pas à remarquer nos deux promeneurs, et ilalla droit vers eux.

– Puis-je vous demander si vous êtes lesjournalistes qui désirent assister à la séance ?… Je nem’étais pas trompé. Le vieux Bolsover est terriblementoccupé ; nous voilà forcés d’attendre. À sa manière, il estl’un des saints de Dieu.

– M. Algernon Mailey, jesuppose ?

– Oui. Je suis le monsieur dont la crédulitéprovoque une angoisse considérable chez mes amis…

Il éclata d’un rire si contagieux que Maloneet Enid se joignirent à lui. Sa taille athlétique, son visagepuissant quoique banal, sa voix mâle, étaient autant d’indices destabilité.

– Nous sommes tous étiquetés par nosadversaires, ajouta-t-il. Je me demande quelle sera votreétiquette.

– Nous ne naviguons pas sous un faux pavillon,répondit Enid. Nous ne figurons pas encore au nombre descroyants.

– Parfait ! Prenez votre temps. C’est lachose la plus importante au monde ; il vaut donc mieux ne passe presser. Moi-même, cela m’a pris plusieurs années. La négligenceserait coupable ; la prudence, non. Maintenant, je me donnecorps et âme, vous le savez, parce que je sais que la vérité estlà. Il y a une si grande différence entre croire et savoir !Je fais beaucoup de conférences. Mais je ne cherche jamais àconvertir. Je ne crois pas aux conversions soudaines. Ce sont desphénomènes peu profonds, superficiels. Je ne cherche qu’à exposer àmon public les choses aussi clairement que je le puis. Je lui dissimplement la vérité, et pourquoi nous savons que c’est la vérité.Ensuite, mon travail est achevé. Le public peut choisir, il prendraou il laissera. S’il est sage, il explore les chemins que je lui aiindiqués. S’il ne l’est pas, il passe à côté de sa chance. Jen’exerce sur lui aucune pression, je ne fais pas de prosélytisme.C’est son affaire, pas la mienne.

– Eh bien ! voilà qui me semble bienraisonné ! fit Enid, qui était séduite par les manièresfranches de leur nouvelle connaissance.

Ils se tenaient à présent sous la lumière d’uncandélabre. Par conséquent, elle pouvait le regarder à son aise,elle détailla le front large, les yeux curieusement gris, à la foisréfléchis et ardents, la barbe couleur de paille qui soulignait leprofil du menton agressif. Il était la solidité personnifiée, pasdu tout le fanatique qu’elle s’était imaginé. Son nom figurait dansles journaux parmi ceux des champions de ce long combat, et elle serappela que son père ne le prononçait jamais sans l’accompagnerd’un ricanement désobligeant.

– Je me demande, dit-elle à Malone, ce quiadviendrait si M. Mailey était enfermé avec papa dans unechambre !

Malone sourit.

– Cela me rappelle un problème d’écolier,dit-il. Qu’est-ce qui se produirait si une force irrésistiblebutait sur un obstacle insurmontable ?

– Oh ! vous êtes la fille duPr Challenger ? interrogea Mailey, intéressé. C’est unnom retentissant dans le monde de la science. Quel grand monde,celui-là, s’il consentait à reconnaître ses propreslimites !

– Je ne vous suis pas très bien…

– Le monde de la science est à la base denotre matérialisme. Il nous a aidés à nous procurer duconfort ; la question est de savoir si ce confort nous sert àquelque chose. Mais par ailleurs le monde scientifique s’estcomporté pour nous comme une véritable malédiction, il s’estsurnommé le progrès, et il nous a communiqué l’impression fausseque nous progressons, alors qu’au contraire nous sommes en pleinerégression.

– Là vraiment, monsieur Mailey, je ne suis pasd’accord avec vous ! dit Malone, qui se hérissait devant cequi lui apparaissait comme une assertion dogmatique. Songez à laTSF. Songez aux SOS en pleine mer. L’humanité n’en a-t-elle pasbénéficié ?

– Oh ! parfois le progrès travaillebien ! J’apprécie fort ma lampe électrique de bureau, et c’estun produit de la science. La science nous donne, comme je vous l’aidit, du confort, et occasionnellement de la sécurité.

– Alors pourquoi la dédaignez-vous ?

– Parce qu’elle met sous le boisseau lalumière principale : l’objet de notre existence. Nous n’avonspas été créés sur cette planète pour faire une moyenne dequatre-vingts kilomètres à l’heure en voiture sur les routes, nipour traverser l’Atlantique en avion, ni pour communiquer avec ousans fil. Ce sont là de simples accompagnements de la vie, desgarnitures… Mais les savants ont tellement rivé notre attention surces détails que nous avons oublié notre but essentiel.

– Je ne vous comprends pas.

– Ce qui importe, ce n’est pas la vitesse àlaquelle vous voyagez, c’est le but de votre voyage. Ce n’est pasla façon dont vous expédiez un message, c’est la valeur propre dece message. À tous égards ce soi-disant progrès peut être unecalamité, en ce sens que chaque fois que nous utilisons ce mot nousl’identifions faussement avec le progrès réel, et nous nousimaginons à tort que nous accomplissons la mission pour laquelleDieu nous a mis au monde.

– Et cette mission ce serait… ?

– De nous préparer à la phase suivante de lavie. Cette préparation doit être et mentale et spirituelle, or nousles négligeons autant l’une que l’autre. Nous sommes au monde pourdevenir plus tard meilleurs, moins égoïstes, plus larges d’esprit,plus cultivés, moins sectaires. La terre est une fabrique d’âmes etelle produit un article de médiocre qualité. Mais…

« Hello ! s’écria-t-il avec son rirecontagieux. Voilà que je fais une conférence dans la rue. La forcede l’habitude, vous voyez ! Mon fils déclare que si on appuiesur le troisième bouton de mon gilet, je fais automatiquement uneconférence. Heureusement, voici le bon Bolsover qui vient voussauver !

L’épicier les avait aperçus à travers lavitrine, et il sortait de sa boutique en détachant son tablierblanc.

– Bonsoir à tous ! Je n’aurais pas vouluque vous attendiez au froid… Mais il est l’heure. Et il ne faut pasles faire attendre. Soyons ponctuels envers tout le monde :tel est mon refrain et le leur. Mes garçons fermeront le magasin.Par ici ! Attention au tonneau de sucre !

Ils se faufilèrent parmi des caisses de fruitsséchés et des montagnes de fromages, passèrent entre deux énormesfûts et franchirent une porte étroite qui ouvrait sur la partierésidentielle de la maison. Bolsover les engagea dans un escalierau haut duquel il poussa une porte, dans une grande pièce, des gensétaient assis autour d’une table de bonne taille. Il y avaitMme Bolsover, forte, fraîche et enjouée comme sonmari, et trois filles bâties sur le même moule agréable. Il y avaitaussi une femme âgée, sans doute une parente, et deux autres damesbanales, qui furent présentées comme des voisines ferventes duspiritisme. Le seul autre représentant du sexe fort était un petitbonhomme à cheveux gris, au visage ouvert, au grand regard vif, quiétait assis devant un harmonium placé dans un angle.

– M. Smiley, notre musicien, ditBolsover. J’ignore ce que nous pourrions faire sans M. Smiley.Ce sont des vibrations, comprenez-vous ? M. Maileypourrait vous en parler. Mesdames, vous connaissez M. Mailey,notre très bon ami. Et voici les deux reporters,Mlle Challenger et M. Malone.

La famille Bolsover communia dans un mêmesourire, mais la dame âgée se leva d’un bond et inspecta lesnouveaux venus d’un œil sévère.

– Soyez ici les très bienvenus, vous les deuxétrangers ! fit-elle. Mais nous tenons à vous dire que nousexigeons du respect extérieur. Nous respectons les êtres delumière, et nous ne les laisserons pas insulter.

– Je vous assure que nous sommes très sérieuxet impartiaux, répondit Malone.

– Nous avons eu une leçon. Nous n’oublions pasl’affaire de Meadow, monsieur Bolsover.

– Non, non, madame Seldon. Cela ne sereproduira plus ! Nous en avons été assez émus, poursuivit-ilen se tournant vers ses visiteurs. Un homme vint ici en qualitéd’invité ; et, quand les lumières furent éteintes, il poussadu doigt les autres assistants pour leur faire croire que c’étaitla main d’un esprit. Puis il alla raconter cela dans un journal,alors que la seule fraude commise ici l’avait été par lui.

Malone fut choqué.

– Je puis vous donner ma parole que noussommes incapables de nous conduire de la sorte !assura-t-il.

La vieille dame se rassit, sans toutefoischasser de son regard l’ombre d’un soupçon persistant. Bolsovers’affaira pour quelques préparatifs.

– Asseyez-vous ici, monsieur Mailey. MonsieurMalone, voulez-vous prendre place entre ma femme et ma fille ?Quant à la jeune demoiselle, où désire-t-elle s’asseoir ?

Enid commençait à sentir la nervosité lagagner.

– Je crois, dit-elle, que je voudraism’asseoir à côté de M. Malone.

Bolsover eut un petit rire et fit un signe àsa femme.

– D’accord ! Tout à faitnaturel !

Ils s’installèrent à leurs places respectives.M. Bolsover avait éteint l’électricité, mais une bougiebrûlait au milieu de la table. Malone songea que ç’aurait été untableau rêvé pour Rembrandt : de grandes ombres baignant lapièce, mais la lueur jaune éclairant ce cercle de visages. Le mondeentier semblait s’être réduit à leur petit groupe qui seconcentrait intensément.

Sur la table étaient éparpillés divers objetscurieux qui paraissaient avoir beaucoup servi : un porte-voixcabossé en cuivre très décoloré, un tambourin, une boîte à musique,et quelques objets plus petits.

– On ne sait jamais ce qu’ils peuventdemander, dit Bolsover en promenant sa main au-dessus d’eux. Sinotre Petite réclame une chose qui n’est pas ici, elle nous le faitsavoir à tous d’une manière… oh ! oui, désagréable !

« C’est qu’elle a son caractère, notrePetite ! observa M. Bolsover.

– Et pourquoi ne l’aurait-elle pas, cettechérie ? dit la dame austère. Elle doit en avoir assez detomber sur des enquêteurs ou des je-ne-sais-quoi ! Je medemande souvent pourquoi elle vient encore.

– Notre Petite est notre petit guide, ditBolsover. Vous l’entendrez. Bientôt.

– J’espère qu’elle va venir, dit Enid.

– Elle ne nous a jamais manqué de parole, saufquand ce Meadow s’est emparé du porte-voix et l’a placé hors denotre cercle.

– Qui est le médium ? demanda Malone.

– Ma foi, nous n’en savons rien nous-mêmes.Nous aidons tous, je crois. Peut-être est-ce que je donne autantque n’importe qui. Et maman est une auxiliaire précieuse aussi.

– Notre famille est une coopérative, ditMme Bolsover.

Tout le monde rit.

– Je croyais qu’un médium étaitnécessaire.

– La coutume réclame un médium, mais pas lanécessité, fit Mailey de sa voix grave, autoritaire. Crawford l’amontré assez nettement dans les séances de Gallagher, quand il aprouvé, sur des bascules, que tous les membres du cercle perdaiententre une demi-livre et deux kilos au cours d’une séance, tandisque le médium, Mlle Kathleen, perdait cinq ou sixkilos. Ici une longue succession de séances… Depuis combien detemps ont-elles lieu, monsieur Bolsover ?

– Depuis quatre ans sans interruption.

– Cette longue succession de séances adéveloppé chaque participant jusqu’à un certain point : lerendement de chacun est ici d’une moyenne supérieure, au lieu quece soit un seul qui fournisse tout l’effort.

– Le rendement en quoi ?

– En magnétisme animal. En fait, en énergie.Le mot d’énergie est le plus compréhensible. Le Christ a dit :« Une grande énergie est sortie de moi. » C’est ladunamis des Grecs, mais les traducteurs se sont trompés etl’ont traduite par « vertu ». Si un bon élève de grec,doublé d’un sérieux étudiant en occultisme, se mettait à retraduirele Nouveau Testament, nous aurions les yeux ouverts sur bien deschoses ! Le cher vieil Ellis Powell a fait quelques pas danscette direction. Sa mort a été une perte cruelle pour le monde.

– Oui, vraiment ! confirma Bolsover d’unevoix pleine de considération. Mais maintenant, monsieur Malone,avant de nous mettre au travail, je voudrais vous signaler deux outrois choses. Vous voyez les points blancs sur le porte-voix et letambourin ? Ce sont des points lumineux qui nous permettent deles suivre des yeux. La table est la table sur laquelle nousmangeons, en brave chêne anglais. Vous pouvez l’examiner si le cœurvous en dit. Mais vous allez voir des phénomènes qui ne dépendentpas de la table. À présent, monsieur Smiley, j’éteins la bougie, etnous vous demandons de jouer le Rocher des âges.

Dans l’obscurité, l’harmonium bourdonna et lecercle se mit à chanter. À chanter très juste, même, car les fillesavaient des voix fraîches et de l’oreille. Le rythme solennel,grave et vibrant, devint d’autant plus impressionnant pour lesassistants que leur seul sens libre de s’exercer était l’ouïe.Leurs mains conformément aux instructions reçues étaient étendueslégèrement au-dessus de la table ; on leur avait recommandé dene pas croiser les jambes. Malone avait une main qui touchait celled’Enid, et il sentait de petits tremblements qui en disaient longsur sa tension nerveuse. La voix joviale de Bolsover détenditl’atmosphère.

– Cela devrait aller, dit-il. J’ail’impression que ce soir les conditions doivent être bonnes. Jevais vous demander de vous joindre à moi dans une prière.

Elle était saisissante, cette prière simple,sérieuse, dans l’obscurité… Une obscurité noire comme de l’encre,troublée uniquement par la lueur rougeoyante d’un feu àl’agonie.

– Ô Père très grand de nous tous, dit la voixde Bolsover, toi qui te tiens au-delà de nos pensées et quicependant animes nos existences, veuille que tout mal s’écarte denous ce soir et que nous jouissions du privilège de communiquer,même pendant une seule heure, avec ceux qui habitent sur un plansupérieur au nôtre. Tu es notre Père aussi bien que le leur.Permets-nous, pour un bref instant, de nous rencontrerfraternellement afin que nous puissions accroître notreconnaissance de la vie éternelle qui nous attend, ce qui nousaidera même à l’attendre sur cette terre.

Il termina par le Notre Père, quetous récitèrent avec lui. Puis ils demeurèrent silencieux. Dehorsmugissait la circulation ; par intermittence, une voitureexhalait au klaxon sa mauvaise humeur. Mais à l’intérieur de lapièce le calme et le silence étaient absolus.

– Rien à faire, maman, dit enfin Bolsover.C’est à cause des profanes. Il y a des vibrations nouvelles. Ilsdoivent donc s’accorder sur elles pour être en harmonie. Jouez-nousun autre air, monsieur Smiley.

À nouveau l’harmonium vrombit. Il jouaitencore quand une voix de femme cria :

– Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous ! Ilssont là !

Ils attendirent encore sans résultat.

– Si ! Si ! J’ai entendu notrePetite. Elle est ici, j’en suis sûre !

Le silence retomba, et puis soudain cela vint,une chose extraordinaire pour les visiteurs, et pour le cerclehabituel une chose toute naturelle.

– Bonsoâr ! s’écria une voix.

Du cercle jaillirent compliments et joyeuxrires. Ils parlaient tous à la fois : « Bonsoir, notrePetite ! – Ah ! vous voilà, chérie ? – Je savaisbien que vous viendriez ! – Bravo, petitguide ! »

– Bonsoir, bonsoâr à tous ! répondit lavoix. La Petite est heureuse de voir papa, maman et les autres.Oh ! ce gros homme avec une barbe ! Mailey, monsieurMailey, je vous ai déjà rencontré auparavant. Lui gros Mailey, moipetite Femmeley. Heureuse de vous revoir, monsieur Gros Homme.

Enid et Malone écoutaient stupéfaits, mais ilétait impossible d’être nerveux, étant donné la manièreparfaitement normale dont la société se comportait. La voix étaittrès fluette et très haute, plus fluette et plus haute qu’aucunevoix de tête artificielle. C’était la voix d’une petite fille.Incontestablement. Et il était incontestable qu’il n’y avait pas depetite fille dans la pièce. À moins qu’après l’extinction de labougie ?… Mais la voix semblait venir du milieu de la table.Comment un enfant aurait-il pu se loger là ?

– C’est facile de venir ici, monsieur NouveauVenu, dit la voix qui répondit à la question informulée de Malone.Papa est un homme fort. Papa a fait venir sa Petite dans la table.Maintenant, je montre ce que papa n’est pas capable de faire.

– Le porte-voix monte ! criaBolsover.

Le petit cercle de peinture lumineuses’élevait sans bruit dans l’air, et il se balançait au-dessus deleurs têtes.

– Monte et frappe le plafond ! criaBolsover.

Il monta plus haut, et tous entendirent lechoc du métal contre le plafond. Alors la voix fluette parlad’au-dessus d’eux :

– Comme il est malin, mon papa ! Papaavait une canne à pêche, et il a monté le porte-voix jusqu’auplafond. Mais comment a-t-il fabriqué la voix, ah ? Qu’est-ceque vous en dites, gentille demoiselle anglaise ? Tenez, voiciun cadeau de la Petite.

Quelque chose de léger tomba sur les genouxd’Enid. Elle posa la main dessus.

– C’est une fleur, un chrysanthème. MerciPetite !

– Est-ce un apport ? demanda Mailey.

– Non, non, monsieur Mailey ! réponditBolsover. Les chrysanthèmes étaient dans le vase sur l’harmonium.Parlez-lui, mademoiselle Challenger ! Maintenez lesvibrations.

– Qui êtes-vous, Petite ! interrogeaEnid, les yeux tournés vers la tache qui se déplaçait au-dessusd’elle.

– Une petite fille noire. Une petite fillenoire de huit ans.

– Allons, ma chérie ! protestaMme Bolsover de sa voix chaude et câline. Vousaviez déjà huit ans quand vous êtes venue ici pour la premièrefois, il y a des années de cela.

– Des années pour vous. Mais pour moi tout nefait qu’un seul temps. Mais je dois faire mon travail comme unepetite fille de huit ans. Quand j’aurai fait tout mon travail,alors la Petite deviendra la Grande. Nous n’avons pas un temps,ici, comme vous, vous le comptez. J’ai toujours huit ans.

– D’ordinaire, ils grandissent exactementcomme nous sur cette terre, dit Mailey. Mais s’ils ont à accomplirun travail spécial qui nécessite un enfant, ils restent enfants.C’est une sorte de développement suspendu.

– C’est moi. Moi, le développement suspendu,dit fièrement la voix. J’apprends du bon vocabulaire quand leM. Gros Homme est ici.

Ils se mirent tous à rire. C’étaitl’association la plus ingénue, la plus libre du monde. Maloneentendit la voix d’Enid qui lui chuchotait à l’oreille :

– Pincez-moi de temps en temps, Edward. Justepour que je sois sûre que je ne rêve pas.

– Mais il faut que je me pince aussi,moi !

– Et votre chanson, Petite ? demandaBolsover.

– Oh ! oui, c’est vrai ! La Petiteva chanter pour vous.

Elle entama une chanson simplette mais la voixfaiblit, poussa un couic, tandis que le porte-voix retombait sur latable.

– Ah ! l’énergie est en perte devitesse ! dit Mailey. Je pense qu’un peu de musique nousremettra en forme. Conduis-nous, Douce Lumière,Smiley !

Ils chantèrent ensemble ce beau cantique. À lafin du verset, une chose stupéfiante survint… Stupéfiante au moinspour les novices, quoiqu’elle ne suscitât aucun commentaire de lapart du cercle.

Le porte-voix brillait encore sur la table,mais deux voix, apparemment celles d’un homme et d’une femme,fusèrent dans l’air au-dessus d’eux et se joignirentharmonieusement au chœur. Le cantique terminé, tout redevint unefois de plus silence et attente tendue.

Une voix grave s’éleva de l’obscurité. C’étaitla voix d’un Anglais cultivé ; une voix bien modulée quis’exprimait d’une manière que le pauvre Bolsover aurait été bienincapable de contrefaire.

– Bonsoir mes amis. L’énergie semble bonneaujourd’hui.

– Bonsoir Luc, bonsoir ! crièrent-ilstous.

– C’est notre guide qui nous enseigne,expliqua Bolsover. Un esprit supérieur qui vient de la sixièmesphère pour nous instruire.

– Je vous semble peut-être supérieur, dit lavoix. Mais que suis-je en revanche à l’égard de ceux quim’instruisent ? Il ne s’agit pas de ma sagesse. Ne me créditezpoint d’une sagesse personnelle. Je ne fais que la transmettre.

– C’est toujours comme cela, dit Bolsover.Jamais de prétention ni d’épaté. Voilà un signe de supériorité.

– Je vois que vous avez avec vous deuxjournalistes. Bonsoir, jeune demoiselle ! Vous ne savez riende votre propre pouvoir ni de votre destinée. Vous lesdécouvrirez ! Bonsoir, monsieur. Vous voici au seuil du grandsavoir. Y a-t-il un sujet sur lequel vous désireriez que je disequelques mots ? Je vois que vous prenez des notes…

De fait, Malone avait libéré sa main dansl’obscurité et il notait en sténo les divers épisodes de lasoirée.

– De quoi parlerai-je ?

– De l’amour et du mariage, suggéraMme Bolsover, en poussant son mari du coude.

– Eh bien ! je dirai donc quelques motslà-dessus. Je ne parlerai pas longtemps car d’autres attendent, lapièce est bondée d’esprits. Je voudrais vous faire comprendre qu’ilexiste un homme, mais seulement un, pour chaque femme ; etseulement une femme pour chaque homme. Quand ces deux êtres serencontrent, ils s’envolent ensemble et ne font qu’un à travers lachaîne sans fin de l’existence. Jusqu’à leur rencontre, toutesleurs unions respectives ont été de simples accidents sanssignification. Plus ou moins tôt, chaque couple se compose. Il sepeut que ce ne soit pas ici. Il se peut que ce soit dans la sphèresuivante, où les sexes se rencontrent comme sur la terre. Ou encoreplus tard. Mais chaque homme, chaque femme possède sa propreaffinité et la trouvera. Des mariages sur la terre, à peine un surcinq demeure éternel. Les autres sont des accidents. Le mariageréel est celui de l’âme et de l’esprit. Les actes sexuels sont dessymboles purement externes qui ne signifient rien et sontridicules, voire pernicieux, quand manque l’objet qu’ils devraientsymboliser. Suis-je clair ?

– Très clair, répondit Mailey.

– Certains, dans cette pièce, ont un mauvaispartenaire. D’autres n’en ont pas du tout, ce qui est préférable àne pas avoir le bon. Mais tous, tôt ou tard, auront le bonpartenaire. Ne croyez pas que vous serez obligatoirementaccompagnée de votre mari actuel quand vous changerez desphère.

– Ah ! que Dieu en soit loué ! Dieusoit béni ! cria une voix.

– Madame Melder, ici c’est l’amour, l’amourréel et vrai, qui nous unit. En bas, votre mari va son chemin. Vousallez du vôtre. Vous êtes sur des plans séparés. Un jour voustrouverez chacun votre partenaire, quand votre jeunesse serarevenue… ici !

– Vous parlez de l’amour. Entendez-vous par làl’amour sexuel ?

– Où allons-nous ! grommelaMme Bolsover.

– Ici, il n’y a pas d’enfants qui naissent.Ils ne naissent que sur le plan de la terre. C’est à cet aspect dumariage que se référait le Grand Professeur quand il disait :« Il n’y aura plus de mariages ni de dots demariage ! » Non, il s’agit de quelque chose de plus pur,de plus merveilleux : une unité d’âmes, une fusion d’intérêtset de savoir sans que l’individu en pâtisse. Quand vous enapprochez-vous le plus près ? À la première passion élevée,trop belle pour s’exprimer physiquement, qu’éprouvent deux amants àl’âme supérieure lorsqu’ils se rencontrent. Ils trouvent ensuiteune expression moins haute, mais toujours ils sauront au fond deleurs cœurs que leur première communion d’âmes était la plus belle.Ainsi en est-il pour nous. Avez-vous une question à meposer ?

– Et si une femme aime également deux hommes,qu’advient-il ? demanda Malone.

– Cela arrive rarement. Presque toujours ellesait lequel est le plus proche d’elle. Si elle en aime pourtantdeux également, ce serait alors la preuve qu’aucun de ces deuxn’est son affinité réelle, car celui qui lui est« promis » se tient très au-dessus de tous les autreshommes. Bien sûr, si elle…

Ici la voix s’évanouit et le porte-voixtomba.

– Chantons Les anges sont tout autour denous, cria Bolsover. Smiley, tapez sur ce vieil harmonium. Lesvibrations sont à zéro !

Un peu de musique, un peu de silence, puis unevoix lugubre. Jamais Enid n’avait entendu de voix aussi triste. Lessons s’égrenaient comme des mottes de terre retombant sur uncercueil. D’abord ce ne fut qu’un murmure grave qui se transformaen une prière, sans doute une prière en latin car par deux fois,revint le mot Domine et une fois le motpeccavimus. La pièce baignait dans une atmosphèreindescriptible de désolation.

– Au nom du Ciel, qu’est-ce que c’estça ? cria Malone. Le cercle partageait son étonnement.

– Un pauvre diable qui est sorti des sphèresinférieures, j’imagine ! répondit Bolsover. Les orthodoxesdisent que nous devrions les éviter. Moi, je pense que nousdevrions les aider.

– Bien parlé ! fit Mailey. Essayons,vite !

– Pouvons-nous faire quelque chose pour vous,ami ?

Un silence fut la seule réponse.

– Il ne sait pas. Il ne comprend pas ce qui sepasse. Où est Luc ? Lui saura quoi faire.

– Qu’y a-t-il, ami ? demanda aussitôt lavoix agréable du guide.

– Il y a ici un pauvre type. Nous voudrionsl’aider.

– Ah ! oui. Il est venu des ténèbresextérieures, expliqua Luc avec un intérêt sympathique. Il ne saitpas. Il ne comprend pas. On arrive ici avec une idée fixe et, quandon s’aperçoit que la réalité est très différente de ce qui a étéenseigné dans les temples ou les églises, on se trouve impuissant.Il y en a qui s’adaptent ; ils évoluent. D’autres nes’adaptent pas et ils continuent à errer, inchangés, comme cethomme. C’était un clergyman à l’esprit très étroit, très bigot…

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

– Il ne sait pas qu’il est mort. Il marchedans des brumes. Tout lui est un mauvais rêve. Depuis des années ilest ainsi. Il a l’impression que c’est une éternité.

– Pourquoi ne lui dites-vous pas… nel’instruisez-vous pas ?

– Nous ne pouvons pas. Nous…

Le porte-voix tomba.

– Musique, Smiley, musique !… Maintenant,les vibrations devraient être meilleures.

– Les esprits supérieurs ne peuvent atteindreles esprits liés à la terre, expliqua Mailey. Ils sont dans deszones de vibrations différentes. C’est nous qui sommes près d’eux,et qui pouvons les aider.

– Oui ! Vous ! cria la voix deLuc.

– Monsieur Mailey, parlez-lui. Vous leconnaissez !

Le murmure avait repris avec la même monotonieobsédante.

– Mon ami, je voudrais vous dire un mot…commença Mailey d’une voix ferme et forte.

Le murmure s’arrêta ; chacun sentit quela présence invisible concentrait son attention.

– Ami, reprit Mailey, nous sommes navrés devotre condition. Vous avez suivi votre chemin. Vous nous voyez etvous vous demandez pourquoi nous ne nous voyons pas. Vous êtes dansl’autre monde. Mais vous ne le savez pas, parce qu’il ne ressembleguère à celui que vous attendiez. Vous n’y avez pas été reçu commevous vous l’étiez imaginé. C’est parce que votre imagination étaiterronée. Comprenez que tout est bien et que Dieu est bon et quetout le bonheur est à votre portée si vous élevez votre esprit etpriez pour demander du secours. Par-dessus tout, pensez moins àvotre propre état, et davantage aux pauvres âmes qui vousentourent.

Un silence s’ensuivit et Luc reprit laparole.

– Il vous a entendu. Il voudrait vousremercier. Il a maintenant un aperçu de son état. Cet aperçu sedéveloppera en lui. Il désire savoir s’il peut revenir ici.

– Oui ! oui ! s’écria Bolsover. Nousen avons déjà plusieurs qui nous mettent au courant de leursprogrès. Que Dieu vous bénisse, ami ! Venez aussi souvent quevous le pourrez.

Le murmure avait cessé ; un sentiment depaix flottait dans l’air. Et la voix aiguë de la Petite se fitentendre à nouveau :

– Il y a encore beaucoup d’énergie. Nuagerouge est ici. Il peut montrer ce qu’il est capable de faire, sipapa le désire.

– Nuage rouge est notre contrôle indien, notrespécialiste des phénomènes purement physiques. Vous êtes ici, Nuagerouge ?

Trois bruits mats, retentissants comme descoups de marteau sur du bois, surgirent de l’obscurité.

– Bonsoir, Nuage rouge !

Une nouvelle voix, lente, saccadée,travaillée, résonna au-dessus d’eux.

– Bonsoir, chef ! Comment va lasquaw ? comment vont les papouses ? Il y a des visagesbizarres ce soir dans ton wigwam.

– Ils cherchent à savoir, Nuage rouge.Pouvez-vous montrer ce que vous êtes capable de faire ?

– Je vais essayer. Attends un peu. Je ferai ceque je pourrai. De nouveau un long silence s’écoula dans l’attente.Puis les novices se trouvèrent encore face au miraculeux.

Une lueur rouge terne brilla dans l’obscurité.Apparemment, c’était une traînée de vapeur lumineuse. Elles’inclinait en planant d’un côté à l’autre. Puis elle se condensaprogressivement pour former un disque circulaire de la taille d’unelanterne sourde. Elle ne projetait aucune réflexion autourd’elle : elle n’était qu’un cercle bien dessiné dans la nuit.Une fois elle s’approcha du visage d’Enid, et Malone la vitnettement de profil.

– Mais il y a une main qui la tient !s’écria-t-il.

Tous ses soupçons revinrent.

– Oui, il y a une main matérialisée, confirmaMailey. Je l’ai vue distinctement.

– Voudriez-vous qu’elle vous touche, monsieurMalone ?

– Oui.

La lueur s’éteignit ; un instant plustard, Malone sentit une pression sur sa main. Il ouvrit sa paume etsentit nettement trois doigts qui se posaient dessus : desdoigts doux et chauds d’adulte. Il referma ses propresdoigts ; la main sembla se fondre, se dissoudre sous cetteétreinte.

– Elle est partie ! murmura-t-il enhaletant d’émotion.

– Oui ! Nuage rouge n’est pas très fortpour les matérialisations. Peut-être ne lui donnons-nous pasl’énergie convenable. Mais ses lumières sont excellentes.

D’autres lueurs avaient jailli de l’obscurité.Il y en avait de différentes sortes : des vapeurs lumineusesqui se déplaçaient lentement, des petites étincelles qui dansaientcomme des feux follets. Au même moment, les deux visiteurssentirent qu’un vent froid passait sur leurs figures. Ce n’étaitpas une illusion, car les cheveux d’Enid flottèrent en travers deson front.

– Vous sentez le vent qui s’engouffre, ditMailey. Quelques-unes de ces lueurs pourraient passer pour deslangues de feu, n’est-ce pas ? La Pentecôte ne paraît doncplus une chose si éloignée dans le temps, ni si impossible…

Le tambourin s’était élevé dans l’air, et latache des points lumineux révélait qu’il tournait sur lui-même.Bientôt il redescendit et toucha leurs têtes à tour de rôle. Puis,avec un tintement bizarre, il se reposa sur la table.

– Pourquoi un tambourin ? observa Malone.On dirait qu’il faut toujours un tambourin.

– C’est un petit instrument qui convientparticulièrement, expliqua Mailey. Le seul dont le bruit montreautomatiquement où il vole. Je n’en vois pas d’autre qui soit plusefficace, sauf une boîte à musique.

– Notre boîte qui vole est quelque chosed’assez étonnant, dit Mme Bolsover. Elle estlourde !

– Elle pèse neuf livres, dit Bolsover. Ehbien ! je crois que nous avons terminé. Je ne pense pas quenous obtenions davantage ce soir. Ça n’a pas été une mauvaiseséance : plutôt ce que j’appellerais une séance d’une bonnemoyenne. Mais nous devons attendre un peu avant de rallumerl’électricité… Alors, monsieur Malone, qu’en pensez-vous ?Élevez vos objections avant que nous nous séparions. Je préfère quece soit maintenant car, vous autres reporters, vous vous mettezsouvent des choses dans la tête, vous les y enfouissez quitte à lesressortir plus tard, alors qu’il aurait été si simple d’en discutersur le moment ! Devant nous, les journalistes sont charmantset très aimables, mais, sitôt le dos tourné, ils nous traitent defilous et d’escrocs…

Malone avait mal à la tête ; il promenasa main sur son front en sueur.

– Je suis ahuri, dit-il. Et impressionné.Impressionné, cela oui ! J’avais lu certaines choses, maisc’est très différent quand on les voit. Ce que je considère commele plus important, c’est votre sincérité évidente, à vous tous, etvotre équilibre mental. Personne ne peut les mettre en doute.

– Allons, nous progressons ! souritBolsover.

– J’essaie d’imaginer les objections quesoulèveraient les gens qui n’ont pas assisté à cette séance.J’aurai à leur répondre. Tout cela est si différent de nos idéespréconçues sur le peuple des esprits !

– Nous devons adapter nos théories aux faits,dit Mailey. Jusqu’à maintenant, nous avons fait le contraire, etadapté les faits à nos théories. Rappelez-vous que nous avons euaffaire, ce soir – avec tout le respect que nous devons à nos chershôtes ! – à un type d’esprits simples, primitifs, liés à laterre, qui a ses coutumes bien définies, mais qui ne doit pas êtrepris pour le type moyen. Vous ne prenez pas pour l’Anglais moyen leporteur que vous voyez sur le quai en débarquant…

– Il y a Luc, interrompit Bolsover.

– Ah ! oui ! Luc est, bien sûr, debeaucoup supérieur. Vous l’avez entendu et pouvez juger. Quoid’autre, monsieur Malone ?

– Eh bien ! l’obscurité ! Tout sepasse dans le noir. Pourquoi toute l’activité médiumnique sedéroule-t-elle obligatoirement dans l’obscurité ?

– Vous voulez dire : toute l’activitémédiumnique physique ? C’est la seule activité qui exigel’obscurité. Il s’agit d’une nécessité simplement chimique, commeune chambre noire pour la photographie. Elle préserve la substancephysique délicate qui, tirée du corps humain, est la base de cesphénomènes et, à la lumière, se dissoudrait. Un cabinet noir estutilisé dans le but de condenser cette substance vaporeuse et del’aider à prendre corps. Ai-je été suffisamment clair ?

– Oui, mais tout de même c’est dommage !L’obscurité donne à toute l’affaire un air de supercherieeffroyable.

– Nous travaillons de temps en temps à lalumière, dit Bolsover. Je ne sais pas si notre Petite est déjàpartie. Attendons un peu. Où sont les allumettes ?

Il alluma la bougie, dont la flamme leséblouit après cette obscurité prolongée.

– Maintenant, ajouta M. Bolsover, voyonsce que nous pouvons faire.

Il y avait parmi les divers objets éparpilléssur la table une écuelle en bois ; Bolsover la fixa. Tous lafixèrent. Ils s’étaient mis debout, mais personne ne se trouvait àmoins d’un mètre d’elle.

– S’il vous plaît, Petite, s’il vousplaît ! s’écria Mme Bolsover.

Malone eut du mal à en croire ses yeux.L’écuelle commençait à bouger. Elle frémissait, puis elle tapota latable, exactement comme un couvercle au-dessus d’une casseroled’eau bouillante.

– En l’air, Petite !

Ils battaient tous des mains.

L’écuelle ronde de bois, sous la pleinelumière de la bougie, se souleva et s’arrêta de trembler, comme sielle cherchait son équilibre.

– Trois saluts, Petite !

L’écuelle s’inclina à trois reprises. Puiselle retomba à plat et demeura inerte.

– Je suis très heureux que vous ayez vu cela,dit Mailey. Il s’agit de télékinésie dans une forme simple etdécisive.

– Je ne l’aurais jamais cru ! s’écriaEnid.

– Moi non plus, ajouta Malone. MonsieurBolsover, vous avez élargi mon horizon !

– Bravo, monsieur Malone !

– La puissance qui se tient derrière, jel’ignore encore. Mais en ce qui concerne les phénomènes eux-mêmes,je n’ai plus et je n’aurai jamais plus le moindre doute. Je saisqu’ils sont vrais. À tous je souhaite bonne nuit. Il est peuvraisemblable que Mlle Challenger et moi nousoubliions un jour la soirée que nous avons passée sous votretoit.

Quand ils se retrouvèrent dans l’air glacé,c’était un tout autre monde ; les taxis chargeaient lesamateurs de plaisirs qui revenaient du théâtre ou du cinéma. Maileydemeura avec eux tandis qu’ils attendaient une voiture libre.

– Je sais exactement ce que vous ressentez,leur dit-il en souriant. Vous regardez tous ces gens affairés,contents d’eux-mêmes, et vous vous émerveillez de penser comme ilssavent peu de chose des possibilités de la vie. Vous avez envie deles arrêter, de leur parler. Mais si vous le faisiez, ils vousprendraient pour un menteur ou pour un fou. Amusante situation,non ?

– Pour l’instant, je suis complètementdérouté.

– Demain matin, vous ne le serez plus. Cesimpressions sont éphémères. Vous en arriverez à vous persuader quevous avez rêvé. Allons, au revoir… Et faites-moi savoir si je puisvous être de quelque utilité pour vos études ultérieures.

Sur le chemin du retour, les deux amis – onaurait à peine pu les appeler des amoureux – restèrent absorbésdans leurs pensées. À Victoria Gardens, Malone accompagna Enidjusqu’à la porte de l’appartement, mais il ne rentra pas. Lesricanements de Challenger, qui l’amusaient généralement, luiauraient porté, ce soir-là, sur les nerfs. D’ailleurs il entenditcomment, de l’autre côté de la cloison, le professeur accueillaitsa fille.

– Alors, Enid, où as-tu mis tonrevenant ? Sors-le de ton sac, que je l’examine unpeu !

Son aventure de ce soir se termina comme elleavait commencé : sur un énorme rire qui le pourchassa jusquedans l’ascenseur.

Chapitre 5Nos envoyés spéciaux font une expérience remarquable

Malone était assis dans le fumoir du Clublittéraire. Il avait devant lui, sur sa table, les impressionsmanuscrites d’Enid, elles étaient très pénétrantes et trèssubtiles ; il s’efforçait de les amalgamer avec les siennes.Autour du feu un groupe discutait ferme. Le bruit des conversationsne dérangeait pas le journaliste, le sentiment qu’il appartenait àun monde affairé stimulait à la fois son cerveau et sa plume.Toutefois, comme le groupe aborda bientôt les problèmes psychiques,il lui fut difficile de s’abriter au sein de ses propresréflexions ; aussi se cala-t-il dans son fauteuil pourécouter.

Polter, le célèbre romancier, était au nombredes disputeurs. Homme brillant, il utilisait trop souvent lafinesse de son esprit à repousser des vérités d’évidence et àdéfendre des positions impossibles uniquement par amour de ladialectique. Pour l’instant, il était en train de disserter devantun auditoire admiratif, sinon entièrement docile.

– La science, disait-il, nettoieprogressivement le monde des vieilles toiles d’araignées de lasuperstition. Le monde était quelque chose comme une antiquemansarde empoussiérée ; voici qu’à présent le soleil de lascience s’y projette, l’inonde de lumière, la poussière se déposegraduellement sur le plancher.

Non sans malice, quelqu’unl’interrompit :

– Par science, vous entendez naturellement deshommes comme sir William Crookes, sir Oliver Lodge, sir WilliamBarrett, Lombroso, Richet, etc. ?

Polter n’avait pas l’habitude d’êtrecontredit.

– Non, monsieur, je n’entends rien d’aussiabsurde ! répondit-il. Aucun nom, si éminent soit-il, ne peutprétendre à s’identifier avec la science tant qu’il relève d’uneinsignifiante minorité de savants.

– Tant qu’il fait figure d’excentrique, ensomme ! confirma Pollifex, un artiste qui renvoyaithabituellement la balle à Polter.

Mais l’interrupteur, un certain Millworthy,journaliste très indépendant, n’allait pas se laisser réduire sivite au silence :

– En son temps, Galilée fit figured’excentrique, insista-t-il. Et Harvey un amateur de paradoxeslorsqu’il décrivit, sous les rires moqueurs, la circulation dusang.

– Pour le moment, c’est la circulation et letirage de la Daily Gazette qui sont en jeu, dit Marrible,l’humoriste du club.

– Je ne peux pas imaginer pourquoi on s’occupede choses pareilles en dehors des tribunaux correctionnels !renchérit Polter. Il y a là une dispersion d’énergie, une erreur dedirection de la pensée humaine entraînée vers des chemins qui nemènent nulle part. Nous ne manquons pas de matériaux d’évidence àexaminer. Voilà notre travail ; poursuivons-le et ne nous enlaissons pas distraire.

Atkinson, le chirurgien, faisait partie ducercle ; jusque-là il avait écouté en silence, mais il sedécida à intervenir.

– Je pense que les savants devraient consacrerplus de temps aux problèmes psychiques.

– Moins ! répliqua Polter.

– Moins que rien, alors ? Ils lesignorent. Récemment, j’ai eu une série d’exemples de rapportstélépathiques que je désirais soumettre à la Société royale. Moncollègue Wilson, zoologue, avait aussi une communication à lire.Nous sollicitâmes en même temps l’autorisation de parler : àlui elle fut accordée, et à moi refusée. Sa communication avaitpour titre : « Le système reproductif dubousier. »

Un éclat de rire général salua cetteprécision.

– Normal ! fit Polter. L’humble bousierest, au moins, un fait. Dans le psychisme, il n’y a pas defaits.

– Vous avez sûrement une base solide pour uneopinion aussi définitive ! susurra le malicieux Millworthyd’une voix de velours. J’ai peu de temps pour lire, pourriez-vousm’indiquer lequel des trois livres du Dr Crawford vous merecommanderiez ?

– Je n’ai jamais rien lu de ce type-là.

Millworthy simula un étonnement véhément.

– Comment, mon cher ! Jamais rienlu ?… Mais c’est une autorité en la matière, la seule,l’unique autorité ! Si vous avez besoin de simples expériencesde laboratoire, prenez ses livres. Jamais rien lu ?… Autantdicter la loi en zoologie sans avoir jamais lu Darwin !

– Il ne s’agit pas d’une science !protesta Polter.

– Ce qui réellement n’est pas de la science,déclara Atkinson non sans chaleur, c’est de dicter la loi sur desproblèmes que vous n’avez pas étudiés ! C’est par de telsprocédés que j’ai été conduit au spiritisme ; j’ai comparécette ignorance dogmatique avec la sérieuse recherche de la véritéqu’ont engagée les grands spirites. Beaucoup d’entre eux ontréfléchi pendant vingt ans de leur vie avant de conclure.

– Mais leurs conclusions sont sans valeur,puisqu’elles confirment une opinion déjà arrêtée.

– Mais chacun d’eux a lutté longtemps avantd’arrêter son opinion ! J’en connais plusieurs, tous onthésité avant d’être convaincus.

Polter haussa les épaules.

– Ma foi, ils peuvent bien avoir leursrevenants si cela leur fait plaisir, pourvu qu’ils me laissent lespieds solidement fixés au sol.

– Ou enlisés dans la boue, dit Atkinson.

– Je préférerais, repartit Polter, être enlisédans la boue avec des gens sains d’esprit plutôt que flotter dansl’air avec des fous ! Je connais aussi quelquesspirites ; selon moi, on peut les classer en deux catégorieségales : des fous et des coquins.

Malone avait écouté avec intérêt d’abord,ensuite avec une indignation grandissante. Brusquement il pritfeu.

– Écoutez-moi, Polter ! s’écria-t-iltournant son fauteuil vers le cercle. Ce sont des sots dans votregenre qui freinent le progrès du monde. Vous admettez que vousn’avez rien lu sur les problèmes psychiques et je jurerais bien quevous n’en avez rien vu non plus ! Pourtant vous utilisez votrecrédit et votre réputation pour tomber à bras raccourcis sur desgens qui, quels qu’ils soient par ailleurs, sont assurément trèssérieux et très réfléchis.

– Oh ! s’exclama Polter. Je ne savais pasque vous étiez allé aussi loin. Vous n’osez pas parler ainsi dansvos articles. Vous êtes donc spirite ! À vous lire, on ne lecroirait pas !

– Je ne suis pas spirite mais je me piqued’être un journaliste honnête, ce que vous n’avez jamais été. Voustraitez les spirites de fous ou de coquins, mais, pour autant queje sache, vous n’êtes pas digne de cirer les souliers de certainsadeptes du spiritisme.

– Allons, allons, Malone ! crièrent deuxou trois voix.

Mais Polter se dressa sur ses pieds.

– Ce sont des hommes comme vous qui font de ceclub un désert ! s’écria-t-il en se dirigeant vers la porte.Jamais je ne reviendrai ici pour me faire insulter.

– Vous avez gagné, Malone !

– J’avais envie de lui botter le derrière pourqu’il sorte plus vite. De quel droit foulerait-il impunément auxpieds les sentiments et les croyances d’autrui ? Il a réussimieux que beaucoup d’entre nous et il s’imagine qu’il nous fait ungrand honneur en venant parmi nous !

– Cher vieil Irlandais ! dit Atkinson enreposant sa main sur l’épaule de Malone. « Calme-toi,calme-toi, esprit inquiet ![4] ».Mais je voulais vous dire un mot. En réalité, j’attendais dans cegroupe pour ne pas vous déranger.

– Dérangé ! Je l’ai étésuffisamment ! s’exclama Malone. Comment aurais-je putravailler, avec ce maudit âne qui s’est mis à braire à mesoreilles ?

– Écoutez ! J’ai obtenu de Linden, lemédium célèbre dont je vous ai parlé, une place pour le Collègepsychique ce soir. J’ai eu une invitation supplémentaire. Est-ceque cela vous intéresserait de venir ?

– Naturellement !

– En réalité, j’ai deux invitationssupplémentaires. Si Polter n’avait pas été si offensant tout àl’heure, je lui aurais proposé de nous accompagner. Linden passevolontiers sur les sceptiques, mais il ne tolère pas les railleurs.Qui pourrions-nous emmener ?

– Mlle Challenger ! Voussavez que nous travaillons ensemble.

– Parfait. Vous la préviendrez ?

– Entendu.

– C’est à sept heures. Au Collège psychique.Vous connaissez l’endroit, près de Holland Park.

– Oui, j’ai l’adresse. Eh bien !d’accord. Mlle Challenger et moi-même nous seronslà-bas à sept heures.

Voici donc nos envoyés spéciaux sur unenouvelle aventure psychique. Ils commencèrent par prendre Atkinsonchez lui, dans Wimpole Street, puis ils traversèrent la ville endirection de Holland Park. Leur taxi les arrêta devant unemajestueuse demeure victorienne, un peu en retrait. Une domestiquebien stylée les fit entrer dans le vestibule dont le parquet ciréet le linoléum impeccable brillaient sous la lumière tamisée d’unegrande lampe à abat-jour coloré ; une statuette en marbreblanc miroitait dans un angle. Enid se dit que cet établissementétait bien tenu, aménagé avec goût, et qu’à sa tête il y avaitsûrement une direction capable. La direction revêtit l’aspect d’uneaimable dame écossaise qui les accueillit dans le vestibule etsalua M. Atkinson comme un vieil ami. Elle fut présentée auxjournalistes sous le nom de Mme Ogilvy. Maloneavait déjà entendu raconter comment cette dame et son mari avaientfondé et organisé cet institut remarquable – le véritable centred’expériences psychiques de Londres – sans regarder aux frais ni autravail.

– Linden et sa femme sont en haut, ditMme Ogilvy. Il semble croire que les conditionssont favorables. Les autres sont dans le salon. Voulez-vous lesrejoindre quelques instants ?

Pour assister à la séance, il y avait dumonde. Certains, vieux étudiants en choses psychiques, témoignaientd’un calme intérêt. D’autres, des débutants, regardaient autourd’eux avec des yeux excités et se demandaient ce qui allait sepasser. Près de la porte se tenait un homme de grande taille, à labarbe rousse et au visage ouvert, c’était Algernon Mailey. Il serrala main aux nouveaux arrivants.

– Une deuxième expérience, monsieurMalone ? Je pense que vous avez fait un compte rendu trèséquitable de la dernière. Vous êtes encore un néophyte, mais vousvoilà derrière les portes du temple. Avez-vous peur, mademoiselleChallenger ?

– Si vous êtes assis auprès de moi, je croisque je n’aurai pas peur, répondit-elle.

Il rit.

– Bien sûr, une séance de matérialisation estdifférente de toute autre, plus impressionnante en un sens. Vous latrouverez très instructive, Malone, parce qu’elle comporte desphotographies psychiques et des sujets de cet ordre. D’ailleurs,vous devriez tâcher d’obtenir un portrait psychique.

– J’ai toujours cru que cela au moins était dutrucage.

– Au contraire ! Je dirais que c’est lemieux établi de tous les phénomènes, celui qui laisse une preuvepermanente. J’ai subi l’épreuve une bonne douzaine de fois dans desconditions différentes… Le seul inconvénient n’est pas qu’ilpourrait se prêter au trucage, mais qu’il permettrait à desjournalistes malintentionnés d’en faire une exploitationsensationnelle… Vous n’en voyez pas ici, n’est-ce pas ?

– Non, personne de la presse.

– La grande et jolie femme, là-bas, est laduchesse de Rossland. Puis voici lord et lady Montnoir, près dufeu. Ce sont vraiment de bonnes gens, qui comptent parmi les trèsrares représentants de l’aristocratie à avoir montré pour notreaffaire du sérieux et du courage moral. Cette dame bavarde, c’estMlle Badley, qui ne vit que pour les séances, unefemme du monde blasée en quête de sensations nouvelles ; on lavoit toujours, on l’entend toujours et elle est toujours aussivide… Je ne connais pas les deux hommes ; quelqu’un m’a assuréqu’ils étaient chercheurs à l’Université. Cet homme corpulent avecla dame en noir est sir James Smith, ils ont perdu deux fils à laguerre. Le personnage grand et sombre est un homme étrange quis’appelle Barclay et qui habite, je crois, une pièce du collèged’où il sort rarement pour une séance.

– Et l’homme aux lunettesd’écailles ?

– C’est un âne pompeux qui s’appelleWeatherby. Il fait partie de ceux qui se tiennent aux confins de lafranc-maçonnerie ; il ne parle que sous forme de murmuresindistincts et il respecte les mystères là où ils n’existent pas.Le spiritisme, avec ses mystères aussi réels que redoutables, luiparaît une doctrine vulgaire parce qu’elle console les pauvresgens ; mais il aime lire des articles sur le rite écossais.Son prophète est Eliphas Levi.

– Ce doit être un homme fort cultivé !dit Enid.

– Surtout fort idiot. Mais… Hello ! Voicides amis communs.

Les deux Bolsover venaient d’arriver. Rien detel que le spiritisme pour faire sauter les barrièressociales ! La femme de ménage qui possède un pouvoir psychiques’y révèle supérieure au millionnaire qui l’emploie. Instantanémentles Bolsover et les aristocrates fraternisèrent. La duchesse étaiten train de chercher à se faire inviter dans le groupe« familial » de l’épicier, lorsqueMme Ogilvy entra avec un air effaré.

– Je crois que tout le monde est là, dit-elle.Il est l’heure de monter.

La pièce réservée pour la séance était unechambre vaste et confortable, avec des chaises disposées en cercleet un divan tendu de rideaux qui servait de cabinet noir. Le médiumet sa femme attendaient. M. Linden avait de gros traits doux,une charpente solide, des yeux bleus rêveurs et des cheveuxfilasses bouclés qui grimpaient en pyramide vers le sommet de latête, mais il ne portait ni la barbe ni des favoris ni unemoustache ; il avait dépassé la quarantaine. Sa femme étaitlégèrement plus jeune ; elle avait le regard aigu et maussaded’une ménagère fatiguée ; lorsqu’elle regardait son mari, elleétait toute adoration. Son rôle consistait à expliquer, et àveiller aux intérêts du médium quand il était inconscient.

– Les assistants feront bien de prendre leursplaces, dit Linden. Si vous pouvez alterner les sexes, celavaudrait mieux. Ne croisez pas les genoux, vous interrompriez lecourant. Pour le cas où vous auriez une matérialisation, ne vous ensaisissez pas : vous pourriez me blesser.

Les deux chercheurs de l’Université seregardèrent d’un air entendu. Mailey le remarqua.

– Il a tout à fait raison, dit-il. J’ai vudeux cas d’hémorragie dangereuse chez un médium, provoquésjustement par ce motif.

– Pourquoi ? demanda Malone.

– Parce que l’ectoplasme est tiré du médium.Il revient sur lui comme une bande élastique claquée. S’il passe àtravers la peau, le médium n’a qu’un bleu. Par une membranemuqueuse, il saigne.

– Et si l’ectoplasme ne passe nulle part, iln’a rien du tout ! fit l’un des chercheurs avec un petitrire.

– Je voudrais expliquer en quelques mots laméthode qui va être utilisée, déclara Mme Ogilvyquand chacun fut assis. M. Linden n’entre pas dans le cabinetnoir. Il est assis à côté ; et puisqu’il tolère une lamperouge, vous pourrez constater par vous-mêmes qu’il ne quitte passon siège. Mme Linden est assise de l’autre côté.Elle est là pour diriger et expliquer. Tout d’abord, nous voudrionsque vous consentiez à visiter le cabinet noir. L’un d’entre vousfermera la porte et gardera la clé.

Le cabinet se révéla être une simple tente,isolée du mur et installée sur une plate-forme solide. Leschercheurs furetèrent, cognèrent sur le plancher : tout semblastable.

– À quoi sert ce cabinet noir ? s’enquitMalone à voix basse.

– De réservoir et de condensateur pour lavapeur ectoplasmique qui s’échappe du médium ; autrement, ellese répandrait dans toute la pièce.

– On a dit également qu’il servait à d’autresfins, murmura l’un des chercheurs, qui avait entendu l’explicationde Mailey.

– C’est exact, répondit Mailey avecphilosophie. C’est pourquoi je suis partisan des plus grandesprécautions, et j’approuve cette supervision par lesassistants.

– Ma foi, si le médium se tient à l’extérieur,je ne vois pas comment il pourrait y avoir supercherie…

Les deux chercheurs opinèrent.

Donc le médium était assis d’un côté de lapetite tente, et sa femme de l’autre. L’électricités’éteignit ; seule une petite ampoule rouge près du plafondprojeta sa lumière pâlotte sur les silhouettes rassemblées ;les yeux s’accommodèrent ; chacun fut bientôt à même de suivreles détails.

– M. Linden commencera par un peu delecture, annonça Mme Linden.

Avec ses mains croisées sur son ventre et sonair de propriétaire, elle ressemblait à un mannequin de cire. Enids’en amusa.

Linden, qui n’était pas en transe, débuta parde la clairvoyance qui ne se révéla pas fameuse. Il pouvait sefaire que l’influence combinée de divers types d’assistants fûtdéroutante. C’est en tout cas l’excuse qu’il s’accorda quandplusieurs de ses descriptions ne furent authentifiées par personne.Mais Malone fut davantage choqué par celles qui furentreconnues ; les mots étaient littéralement mis dans la bouchedu médium ; certes, la faute en incombait plus à la passiondes intéressés qu’à la rouerie de Linden, mais il n’en était pasmoins déconcerté.

– Je vois un jeune homme avec des yeux brunset une moustache tombante.

– Oh ! chéri ! chéri ! Es-turevenu ? s’écria Mlle Badley. Oh ! il aun message ?

– Il vous envoie toute sa tendresse et il nevous oublie pas.

– Oh ! mais bien sûr ! C’esttellement ce que ce cher enfant aurait dit lui-même !…

Et elle ajouta pour la société, enminaudant :

– Mon premier amour ! Il ne manque jamaisde venir. M. Linden l’a amené ici je ne sais combien defois.

– Il y a sur la gauche un jeune garçon enkaki. Sur sa tête je vois un signe : ce pourrait être unecroix de Saint-André.

– Jim ! C’est certainement Jim !cria lady Smith.

– Oui. Il fait un signe d’assentiment.

– Et la croix de Saint-André est probablementune hélice, dit sir James. Il était dans l’armée de l’air.

Malone et Enid étaient plutôt mécontents decette méthode. Mailey ne dissimula pas sa désapprobation.

– Ce n’est pas bon ! chuchota-t-il àEnid. Mais attendez un peu ! Vous aurez mieux !

Il y eut ensuite plusieurs bonnesreconnaissances, puis quelqu’un ressemblant à Summerlee fut décrità l’intention de Malone. Mais le journaliste n’en tint pas compte,car Linden avait pu se trouver parmi les spectateurs deMme Debbs.

– Attendez ! ne cessait de lui répéterMailey.

– Le médium va maintenant tenter dematérialiser, déclara Mme Linden. Si des formesextérieures apparaissent, je vous prie de ne pas les toucher, saufsi on vous le demande. Victor vous dira si vous pouvez le faire.Victor est le contrôle du médium.

Le médium s’était affaissé sur sachaise ; il se mit à respirer par de longues, profondesaspirations sifflantes et il expulsait l’air entre ses lèvresrapprochées. Finalement, il donna l’impression d’avoir sombré dansle coma, son menton reposait sur sa poitrine. Puis il parla, d’unevoix qui parut mieux modulée et plus cultivée qu’auparavant.

– Bonsoir à tous ! fit la voix.

Un murmure général répondit :

– Bonsoir, Victor !

– Je crains que les vibrations ne soient pastrès harmonieuses. L’élément sceptique est représenté ici ;mais comme il n’est pas prédominant, nous espérons avoir néanmoinsde bons résultats. Martin Lightfoot fait tout ce qu’il peut.

– C’est le contrôle indien, chuchotaMailey.

– Je crois que vous m’aideriez si vous mettiezen route le tourne-disque. Un cantique serait préférable ;mais je n’élève aucune objection contre de la musique séculière.Donnez-nous ce que vous préférez, madame Ogilvy.

On entendit le frottement d’une aiguille quiavait du mal à trouver son sillon. Et puis Conduis-nous, DouceLumière s’ébaucha sur le gramophone. L’assistance se joignitau chant, sans enthousiasme. Alors Mme Ogilvy leremplaça par Ô Dieu, notre Espérance dans le passé.

– Il leur arrive de changer eux-mêmes lesdisques, dit Mme Ogilvy. Mais ce soir, il n’y a pasassez d’énergie.

– Oh ! si, fit la voix. Il y a assezd’énergie, madame Ogilvy ! Mais nous voudrions la conserverpour les matérialisations. Martin dit qu’elles sont en train de secomposer.

À cet instant, le rideau de face du cabinetnoir commença à s’agiter. Il se gonflait comme une voile sous unfort vent. D’ailleurs, tous les assistants reçurent une impressionde froid.

– Il fait très frais, murmura Enid, enfrissonnant.

– Ce n’est pas une impression subjective,répondit Mailey. M. Harry Price l’a mesurée sur desthermomètres. Et aussi le professeur Crawford.

– Mon Dieu ! cria une voixstupéfaite.

Cette exclamation émanait du fameux amateur demystères, il se trouvait soudain aux prises avec un vrai mystère.En effet, les rideaux du cabinet s’étaient écartés, et unesilhouette humaine s’était glissée silencieusement dehors. Lemédium se profilait nettement d’un côté, etMme Linden, qui avait sauté sur ses pieds, del’autre. Entre eux, cette petite silhouette noire, hésitante,semblait terrifiée par sa propre situation.Mme Linden lui parla pour la rassurer.

– N’ayez pas peur, ma chère. Tout va bien.Personne ne vous fera du mal.

Elle expliqua à la société :

– C’est quelqu’un qui n’était jamais revenusur la terre. Naturellement, tout lui paraît très étrange. Aussiétrange que si nous avions été brusquement transportés dansl’au-delà… Tout va bien, ma chère. Vous prenez des forces, je vois.Bien !

La silhouette se déplaçait, s’avançait. Chacunétait cloué sur place, avec le regard fixe.Mlle Badley fut secouée d’un petit rire hystérique.Weatherby s’était adossé à son fauteuil, hoquetant de frayeur. NiMalone ni Enid n’avaient peur, mais la curiosité les dévorait.C’était une chose extraordinaire que d’entendre le fracas de la viedans la rue toute proche, et en même temps d’avoir sous les yeux unpareil spectacle.

Lentement, la silhouette faisait le tour del’assistance. Elle arriva tout près d’Enid, entre l’endroit del’apparition et la lumière rouge. Enid se pencha ; elle vitclairement sa forme extérieure : c’était la forme d’une femmepetite, assez âgée, avec des traits aigus, bien dessinés.

– C’est Suzanne ! criaMme Bolsover. Oh ! Suzanne, ne me reconnais-tupas ?

La silhouette fit demi-tour et esquissa unsigne de tête.

– Oui, ma chérie, c’est ta sœur Suzanne !cria M. Bolsover. Je ne l’ai jamais vue qu’en noir. Suzanne,parlez-nous !

Elle secoua la tête.

– Ils parlent rarement quand ils viennent pourla première fois, dit Mme Linden, dont l’air blasé,vaguement commercial, contrastait avec l’émotion intense du cercle.Je crains qu’elle ne puisse pas tenir longtemps… Ah !voilà ! Elle est partie.

La silhouette avait disparu. Elle avait marchéà reculons vers le cabinet, mais les observateurs eurentl’impression qu’elle s’était enfoncée dans le plancher avantd’avoir atteint les tentures. En tout cas, elle était partie.

– Un disque, s’il vous plaît ! commandaMme Linden.

Tout le monde se détendit. Les assistants serejetèrent au fond de leurs chaises avec un soupir. Le phonographediffusa un air entraînant. Tout à coup, les rideaux s’écartèrent etune deuxième silhouette apparut.

C’était une jeune fille, avec des cheveuxflottants. Elle avança rapidement vers le centre du cercle avec uneassurance parfaite.

Mme Linden eut un petit riresatisfait.

– Maintenant, vous allez avoir quelque chosede bon ! dit-elle. Voici Lucile.

– Bonsoir, Lucile ! s’écria la duchesse.Je vous ai vue le mois dernier, vous rappelez-vous ? Lorsquevotre médium est venu à Maltraver Towers.

– Oui, oui, madame, je me souviens de vous.Vous avez un petit garçon, Tommy, qui vit avec nous. Non,non ! Il n’est pas mort, madame ! Nous sommes beaucoupplus vivants que vous. Nous disposons de tous les jeux possibles,nous nous amusons beaucoup !

Elle parlait un anglais parfait, sur un timbreaigu.

– Voulez-vous que je vous montre ce que nousfaisons là-bas ?

Elle se mit à danser avec grâce, tout ensifflant aussi mélodieusement qu’un oiseau.

– Cette pauvre Suzanne ne pourrait pas enfaire autant. Suzanne ne sait pas danser. Mais Lucile sait seservir d’un corps bien composé…

– Vous souvenez-vous de moi, Lucile ?demanda Mailey.

– Je me souviens de vous, monsieur Mailey. Ungros homme avec une barbe rousse.

Pour la deuxième fois de sa vie, Enid dut sepincer pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas. Cette gracieusecréature, qui était-elle ? Une réelle matérialisationectoplasmique, utilisée pour l’instant en guise de machine destinéeà exprimer l’âme d’une morte ? Une illusion des sens ?Une fumisterie frauduleuse ? Lucile était venue s’asseoir aucentre du cercle. Elle n’avait certainement rien de commun avec lavieille petite dame en noir. Elle était nettement plus grande etblonde. D’ailleurs, le cabinet avait été visité, examinéméticuleusement. Toute supercherie était impossible… Alors, c’étaitdonc vrai ? Mais si c’était vrai, que de nouvellesperspectives ! Ne s’agissait-il pas de la plus grande affairedu monde entier ?

Pendant qu’Enid réfléchissait, Lucile s’étaitmontrée si naturelle et la situation apparaissait tellement normaleque les membres les plus nerveux de l’assistance s’étaient relaxés.La jeune fille répondait gaiement aux questions qui l’assaillaientde tous côtés.

– Où habitiez-vous, Lucile ?

– Je ferais peut-être mieux de répondre à saplace pour économiser l’énergie, interrompitMme Linden. Lucile a été élevée dans le Dakota duSud, aux États-Unis, et elle a quitté la terre à l’âge de quatorzeans. Nous avons vérifié quelques-unes de ses déclarations.

– Êtes-vous contente d’être morte,Lucile ?

– Contente si je ne pense qu’à moi, oui.Triste pour maman.

– Est-ce que votre mère vous a revuedepuis ?

– Ma pauvre maman est comme une boîte fermée,dont Lucile ne peut pas soulever le couvercle.

– Êtes-vous heureuse ?

– Oh ! oui ! Tellement, tellementheureuse !

– Est-il juste que vous puissiezrevenir ?

– Si ce n’était pas juste, Dieu lepermettrait-il ? Il faut être bien méchant pour poser unepareille question !

– Quelle était votre religion ?

– J’étais catholique romaine.

– Est-ce la bonne religion ?

– Toutes les religions sont bonnes si ellesvous rendent meilleurs !

– Ainsi, le choix n’a pas d’importance.

– Ce qui est important, c’est ce que font lesgens dans la vie quotidienne, mais pas ce qu’ils croient.

– Dites-nous-en davantage, Lucile !

– Lucile n’a pas beaucoup de temps. D’autresveulent venir. Si Lucile dépense trop d’énergie, les autres enauront moins. Oh ! que Dieu est bon et juste ! Vous,pauvres gens de la terre, vous ne savez pas combien il est bon etjuste, parce qu’en bas tout est gris. Mais tout est gris pour votrebien. Tout est gris pour que vous puissiez saisir votre chance degagner les merveilles qui vous attendent. Mais dans l’au-delà, onpeut à peine dire combien il est merveilleux !

– L’avez-vous vu ?

– Le voir ? Comment peut-on voirDieu ! Non, non, il se tient autour de nous, en nous, en toutechose, mais nous ne le voyons pas. Mais j’ai vu le Christ.Oh ! il est glorieux ! Glorieux !… Maintenant, aurevoir…

Elle se tourna vers le cabinet noir ets’enfonça dans les ombres.

C’est alors que Malone vécut une expériencesensationnelle. La silhouette d’une femme petite, brune, assezronde, émergea lentement du cabinet. Mme Lindenl’encouragea, puis désigna le journaliste.

– C’est pour vous. Vous pouvez rompre lecercle. Venez vers elle.

Malone avança et regarda l’apparition de face.Il était frappé d’une terreur mystérieuse. Quelques centimètres lesséparaient. Cette tête forte, ces formes solides, trapues, luiétaient familières ! Il approcha encore son visage, il latouchait presque. De tous ses yeux il la fixait. Les traits presquefluides semblaient se modeler comme sous les doigts d’un sculpteurinvisible.

– Maman ! cria-t-il. Maman !

Instantanément, la silhouette leva les brasdans un geste de joie. Ce mouvement dut détruire son équilibre,elle disparut.

– Elle n’était jamais encore revenue. Elle nepouvait pas parler, expliqua Mme Linden. C’étaitvotre mère.

À demi assommé, Malone regagna son siège.C’est seulement quand ces choses-là vous arrivent que vous enréalisez toute la force… Sa mère ! Depuis dix ans aucimetière, et cependant debout près de lui. Pouvait-il jurer quec’était sa mère ? Non, il ne pouvait pas le jurer. Était-ilmoralement certain que c’était sa mère ? Oui, il avait unecertitude morale. Il se découvrit rompu.

Mais d’autres merveilles le divertirentbientôt. Un homme jeune avait surgi du cabinet, s’était avancé versMailey et s’était arrêté devant lui.

– Hullo ! Jock ! Cher vieuxJock ! s’écria Mailey qui ajouta pour la société : monneveu. Il vient toujours quand je suis avec Linden.

– L’énergie diminue, dit le garçon d’une voixclaire. Je ne pourrai pas rester longtemps. Je suis bien content devous voir, mon oncle. Vous savez, nous pouvons voir très nettementdans cette lumière, même si vous, vous ne pouvez pas.

– Oui, je sais que vous en êtes capables.Dis-moi, Jock, je voulais t’informer que j’avais prévenu ta mèreque je t’avais vu. Elle m’a répondu que son Église lui avait apprisque c’était faux.

– Je sais. Et que j’étais un démon. Oh !c’est moche, moche ! Toutes ces croyances pitoyables vont êtrebalayées, heureusement !

Sa voix se cassa dans un sanglot.

– Ne la blâme pas, Jock. Elle le croit debonne foi.

– Oh ! non, je ne la blâme pas ! Unjour, elle sera plus savante. Car le temps approche où la véritésera manifeste ! Et toutes ces Églises corrompues serontchassées de la terre avec leurs doctrines cruelles et leurscaricatures de Dieu !

– Attention, Jock ! Tu devienshérétique…

– L’amour, mon oncle ! L’amour !Cela seul compte. Qu’importe la religion, du moment que vous êtesdoux, pitoyable, désintéressé comme l’était le Christ.

– Avez-vous vu le Christ ? interrogeaquelqu’un.

– Pas encore. Peut-être le verrai-je.

– Il n’est donc pas dans le ciel ?

– Il y a beaucoup de ciels. Je suis dans unciel très modeste, mais qui tout de même est glorieux.

Pendant ce dialogue, Enid avait penché la têteen avant. Ses yeux s’étaient habitués à la lumière et elledistinguait mieux. Le garçon qui se tenait debout à un mètre d’ellen’était pas un être humain. Elle en était sûre, absolument !Et cependant, les différences étaient très subtiles. Il y avait enlui quelque chose, dans son teint bizarre, blanc-jaune, quicontrastait avec les visages de ses voisins ; mais aussiquelque chose, dans la curieuse rigidité de son maintien, qui étaitbien d’un homme sur ses gardes.

– Allons, Jock ! dit Mailey, dis quelquesmots à la société, sur ta vie par exemple.

L’apparition baissa la tête, exactement commel’aurait fait un enfant intimidé.

– Oh ! je ne peux pas, mononcle !

– Allons, Jock ! Nous t’écoutons. Nousaimons t’entendre.

– Enseignez au monde ce qu’est la mort !commença l’apparition. Dieu veut que le monde sache ce qu’elle est.Voilà pourquoi il nous permet de revenir. La mort n’est rien. Ellene vous transforme pas davantage que si vous changiez de pièce etque vous passiez dans la chambre voisine. Vous ne pouvez pas croireque vous êtes mort. Je ne le croyais pas moi-même. Je ne l’ai cruque lorsque j’ai rencontré le vieux Sam, que je connaissais et dontj’étais sûr qu’il fût mort. Puis je suis revenu pour maman, maiselle n’a pas voulu me recevoir.

– N’en aie pas de chagrin, cher Jock !fit Mailey. Elle acquerra la sagesse.

– Enseignez la vérité ! Enseignez-la àtous ! Oh ! c’est tellement plus important que tous lessujets de discussion entre les hommes ! Si pendant une seulesemaine les journaux donnaient autant d’importance aux phénomènespsychiques qu’aux matches de football, tout le monde saurait. Orc’est l’ignorance qui triomphe…

Les spectateurs distinguèrent une sorted’éclair vers le cabinet noir, mais le jeune garçon avaitdisparu.

– L’énergie est tombée à zéro, dit Mailey.Pauvre gosse ! Il a tenu jusqu’au bout. Il a toujours tenujusqu’au bout. Même devant la mort.

Il y eut une longue interruption. Les disquestournèrent de nouveau. Puis les rideaux s’agitèrent. Quelque choseen émergea. Mme Linden sauta sur ses pieds etchassa l’apparition. Pour la première fois, le médium s’agita dansson fauteuil et gémit.

– Qu’est-ce qui se passe, madameLinden ?

– Il était à demi formé, répondit-elle. Le basdu visage n’était pas matérialisé. Peut-être que certains d’entrevous auraient eu peur. Je crois que ce soir nous n’aurons rien deplus. L’énergie est très bas.

Elle avait raison. Progressivement les lampesfurent rallumées. Le médium avait le visage blanc et le frontmoite ; sa femme s’empressa autour de lui, elle déboutonna soncol et lui passa de l’eau froide sur la figure. La société sedisloqua en petits groupes qui discutaient passionnément de cequ’ils venaient de voir.

– N’était-ce pas sensationnel ? s’écriaitMlle Badley. Excitant au possible, je trouve !Quel dommage que nous n’ayons pas pu voir la tête à demimatérialisée !

– Merci bien ! Pour ma part, j’en ai vuassez, déclara l’amoureux des mystères. J’avoue que cette séance aété un peu trop forte pour mes nerfs !

M. Atkinson se trouvait près deschercheurs. Il leur demanda ce qu’ils en pensaient.

– J’ai vu mieux à la réunion de Maskelyne,répondit l’un deux.

– Oh ! allons, Scott ! dit ledeuxième. Vous n’avez pas le droit de penser cela. Vous avezreconnu que le cabinet noir était à l’abri de toutesupercherie !

– Chez Maskelyne aussi, le comité avaitreconnu que le cabinet n’était pas truqué.

– Oui, mais c’était chez Maskelyne. Linden n’apas de local particulier. Ici, il n’est pas chez lui.

– Populus vult decipi, réponditl’autre chercheur en haussant les épaules. Quant à moi, je réservemon jugement.

Il s’éloigna avec la dignité de l’homme quin’entend pas être dupe ; son compagnon courut pour lerejoindre, et leur discussion se poursuivit jusque dans la rue.

– Avez-vous entendu ? demanda Atkinson.Il existe une certaine catégorie de chercheurs psychiques qui sontrésolument incapables d’admettre une preuve. Ils se torturent lacervelle pour trouver une échappatoire. Chaque fois que l’espècehumaine fait un pas en avant, ces intellectuels se mettentridiculement à l’arrière-garde.

– Non, fit Mailey en riant. Ce sont lesévêques qui sont prédestinés à marcher en queue. Je les imaginetous, mitres et crosses, s’ingéniant à demeurer parmi les derniersà atteindre la vérité spirituelle.

– Vous exagérez ! protesta Enid. Vousêtes trop injuste ! Ce sont de braves gens.

– Mais oui ! Ce sont tous de braves gens.Seulement, ils constituent un cas physiologique : des gensâgés, dont la vieille cervelle est sclérosée, impuissante àenregistrer de nouvelles impressions. Ils ne sont pas fautifs, maisle fait est là… Vous êtes bien silencieux, Malone !

Malone était en train de penser à la petitesilhouette trapue et brune qui avait ébauché un geste de joie quandil lui avait parlé. C’est avec cette image dans la tête qu’ilquitta le salon des miracles pour descendre dans la rue.

Chapitre 6Dévoilons les mœurs d’un criminel notoire !

Quittons maintenant ce petit groupe encompagnie duquel nous avons procédé à une première exploration desrégions peut-être ternes et mal délimitées – mais combienimportantes ! – de la pensée et des expériences humaines, etpassons des enquêteurs aux enquêtes. Suivez-moi. Je vais vous menerchez M. Linden ; là s’étaleront les lumières et lesombres dont s’assortit la vie d’un médium professionnel.

Pour nous rendre dans son logis, nousdescendrons la grande artère de Tottenham Court Road, que jalonnentles grands magasins de meubles, et nous tournerons dans une petiterue aux maisons tristes qui aboutit au British Museum. Cette petiterue s’appelle Tullis Street. Arrêtons-nous au numéro 40. Voici unemaison aplatie, grise, banale, des marches avec une rampe grimpentvers une porte défraîchie ; par la fenêtre de la pièce dudevant le visiteur aperçoit, ce qui le rassure, une grosse Bibledorée sur tranche qui repose sur une petite table. Grâce aupasse-partout de l’imagination, ouvrons la porte, enfilons uncouloir obscur et montons un escalier étroit. Il est près de dixheures. Pourtant c’est encore dans sa chambre à coucher que noustrouverons le célèbre faiseur de miracles. Le fait est que, commenous l’avons vu, il a eu la veille au soir une séanceépuisante ; il se repose donc le matin.

Lorsque nous entrons pour lui faire une visiteinopportune mais invisible, il est assis sur son séant, calé entredes oreillers, et le plateau de son petit déjeuner est posé sur sesgenoux. Le tableau qu’il nous offre amuserait beaucoup les gens quiont prié avec lui dans les humbles temples du spiritisme, ou quiont assisté, non sans effroi, à ces séances où il a exhibél’équivalent moderne des dons de l’Esprit. Sous la faible lumièrematinale, il paraît d’une pâleur malsaine, ses cheveux boucléss’élèvent en pyramide bancale au-dessus de son front intelligent.Sa chemise de nuit entrouverte dénude un cou de taureau. Sa fortepoitrine et ses épaules puissantes en disent long sur sa forcemusculaire. Il dévore avec avidité son petit déjeuner, tout enbavardant avec une petite bonne femme ardente aux yeux noirs quiest assise sur le côté de son lit.

– Tu penses que c’était une bonne réunion,Mary ?

– Entre les deux, Tom. Il y avait ceschercheurs qui grattaient avec leurs pieds et qui dérangeaient lesautres. Est-ce que tu crois que les gens dont parle la Bibleauraient accompli leurs merveilles s’ils avaient eu des bonshommescomme ça sur les lieux ? « D’un commun accord… »voilà ce qui est écrit dans le Livre.

– Naturellement ! s’écria Linden avecchaleur. Est-ce que la duchesse était contente ?

– Oui, je crois qu’elle était très satisfaite.Et aussi M. Atkinson, le chirurgien. Il y avait un nouveau, unjournaliste du nom de Malone. Et puis lord et lady Montnoir ont euune visite, tout comme sir James Smith et M. Mailey.

– Je n’étais pas content de la clairvoyance,dit le médium. Ces imbéciles n’arrêtaient pas dem’influencer : « C’est sûrement mon oncle Sam »,etc. Cela me brouille, je ne peux rien voir de clair.

– Oui. Et dire qu’ils s’imaginent qu’ilst’aident ! Ils t’aident à t’embrouiller et à se trompereux-mêmes. Je connais le genre !

– Mais j’ai quand même continué, et pas tropmal ; après, il y a eu de bonnes matérialisations. Seulement,ils m’ont vidé ! Je suis une loque ce matin.

– Ils te font trop travailler, mon chéri. Jevais t’emmener à Margate pour que tu te remontes.

– Oui. Peut-être qu’à Pâques nous pourrions ypasser une semaine. Les lectures, la clairvoyance ne me fatiguentpas, mais les phénomènes physiques me tuent. Je ne me sens pasaussi mal que Hallows. On dit qu’il est tout blanc et qu’il halètesur le plancher pour les appeler.

– Oui ! s’écria la femme. Alors on court,on lui apporte du whisky, on lui apprend à se fier à la bouteille,et le résultat ? On a un nouveau médium ivrogne. Tu t’engarderas bien, Tom ?

– Sois tranquille ! Dans notre métier, ilfaut se cantonner dans les boissons douces. Et le mieux est d’êtrevégétarien. Mais je ne peux pas le conseiller, moi qui dévore desœufs au jambon. Oh ! sapristi, Mary ! Il est plus de dixheures et j’ai du monde ce matin. Je vais me faire un peu d’argentaujourd’hui.

– À peine gagné, tu le dépenses,Tom !

– Bah ! du moment que nous pouvonsjoindre les deux bouts, quelle importance ? J’espère qu’ilss’occuperont de nous, Mary.

– Ils ont laissé tomber quantité d’autrespauvres médiums qui, en leur temps, avaient bien travaillé.

– Ce sont les riches qui sont à blâmer ;pas le peuple des esprits, répondit Tom Linden. Je vois rouge quandje me souviens que des gens comme lady Ceci et la comtesse Celaproclament tout le soulagement qu’elles ont eu, puis laissentmourir comme des chats de gouttière ceux qui le leur ont donné. Jepense au pauvre vieux Tweedy ou à Soames, à tous les médiums quifinissent leurs jours dans des maisons de retraite. Je pense à cesjournaux qui clabaudent sur les fortunes que nous avons gagnées,alors qu’un maudit prestidigitateur en gagne plus que nous tousréunis en nous imitant bassement avec deux tonnes de machineriepour l’aider !

– Ne te tracasse pas, chéri ! s’écria lafemme du médium en caressant amoureusement la crinière de son mari.Tout s’égalise en fin de compte, et chacun paie pour ce qu’il afait.

Linden éclata de rire.

– Quand je me mets en colère, c’est mon sanggallois qui bout. Après tout, que les prestidigitateurs ramassentleurs sales pourboires, et que les riches gardent leurs boursesfermées ! Je me demande ce qu’ils bâtissent sur la valeur del’argent. Si j’avais le leur…

On frappa à la porte :

– Pardon, monsieur, votre frère Silas est enbas.

Ils se regardèrent tous deux avecconsternation.

– Encore, un ennui ! fit tristementMme Linden.

Linden haussa les épaules.

– Bien, Suzanne ! cria-t-il. Dites-luique je descends. Maintenant, chérie, va lui tenir compagnie, je terejoins dans un quart d’heure.

Avant même que ce délai ne fût écoulé, ilentrait dans la pièce du devant, qui lui servait de cabinet deconsultations. Mme Linden éprouvait des difficultésévidentes à avoir un entretien agréable avec le visiteur. SilasLinden était gros, pesant ; il ressemblait à son frère aîné,mais ce qui n’était que rondeur chez le médium s’était épaissi chezle cadet pour donner une impression de brutalité pure. Il portaitla même pyramide de cheveux bouclés, sa mâchoire lourde trahissaitde l’entêtement borné. Il était assis près de la fenêtre, et ilavait posé sur ses genoux ses mains énormes, marquées de taches derousseur. Il avait été un très bon boxeur professionnel, candidatau titre national des poids mi-moyens. À présent, son costume detweed usé et ses souliers éculés indiquaient qu’il traversait unemauvaise passe ; il essayait de la franchir en soutirant del’argent à son frère.

– Salut Tom !…

Il avait la voix enrouée.Mme Linden quitta la pièce. Aussitôt après sondépart, Silas enchaîna :

– Y’aurait pas une goutte de scotch dans tamaison ? Ce matin, j’ai une de ces gueules de bois ! J’airencontré hier soir à l’Amiral-Vernon quelques copains, on nes’était pas vus depuis ma belle époque…

– Je regrette, Silas ! répondit le médiumen s’asseyant derrière son bureau. Je n’ai jamais de whisky chezmoi.

– En fait de spiritueux, tu n’as que desesprits, hein ? Et pas de la meilleure qualité… Bon. Écoute,le prix d’un verre fera aussi bien. Si tu as un petit billet detrop, je m’en arrangerai, car je ne vois rien venir àl’horizon.

Tom Linden tira d’un tiroir un billet d’unelivre.

– Voilà, Silas. Tant que j’en aurai, tu aurasta part. Mais la semaine dernière je t’avais donné deux livres. Ilne t’en reste plus rien ?

– Plus rien ! répondit Silas enenfouissant le billet d’une livre dans sa poche. Maintenant, Tom,je voudrais te parler très sérieusement, d’homme à homme.

– Vas-y, Silas.

– Regarde ça…

Il montra une bosse sur le revers de samain.

– C’est un os ! Tu vois ? Ma main nese remettra jamais. Je me suis fait ça quand j’ai knock-outé CurlyJenkins au troisième round, au Sporting Club. Ce soir-là, je mesuis knock-outé, moi, pour la vie. Je puis encore parader enexhibition, mais pour les combats c’est terminé. Ma droite estfichue.

– C’est moche, Silas !

– Plutôt moche, oui ! Mais en tout cas,il faut que je gagne ma croûte, et je voudrais savoir comment. Unpugiliste à la retraite ne trouve pas beaucoup de filons. À larigueur un emploi de chasseur ou de portier dans une boîte de nuit,on boit à l’œil. Mais ça ne suffit pas. Ce que je voudrais, Tom,c’est ton avis : pourquoi ne deviendrais-je pasmédium ?

– Médium ?

– Qu’est-ce que tu as à me regarder commeça ? Puisque ce job te convient, il pourrait également meconvenir, non ?

– Mais tu n’es pas médium ?

– Oh ! ça va ! Garde ta salade pourles journaux. Nous sommes entre nous, hein ? Alors comment t’yprends-tu ?

– Je ne m’y prends pas. Je ne fais rien…

– Et par semaine tu gagnes tes quatre ou cinqlivres en ne faisant rien ? Pas mal ! N’essaie pas de meraconter des blagues, Tom. Je ne suis pas de ces cinglés qui tepaieront une livre pour une heure dans le noir. Nous sommes àégalité, toi et moi. Allons, comment t’y prends-tu ?

– M’y prendre pour quoi faire ?

– Eh bien ! les coups dans les murs oudans les meubles, par exemple. Je t’ai vu assis à ton bureau et, àdes questions posées les réponses venaient de là-bas par des coupsdans ta bibliothèque. C’était rudement bien ! Tu épatais tonmonde à chaque fois. Comment t’y prenais-tu ?

– Mais je ne m’y prends pas, comme tudis ! Cela se produit en dehors de moi-même.

– Tu blagues ! Tu peux bien me le dire,Tom. Je serai muet comme la tombe. Si je pouvais faire comme toi,ça me remettrait en selle pour la vie.

Une deuxième fois ce matin-là, l’héréditégalloise du médium fut la plus forte.

– Canaille ! Tu es une canaille, unblasphémateur, Silas Linden ! Ce sont des types comme toi qui,en entrant dans nos rangs, nous font une réputation détestable. Tudevrais me connaître suffisamment pour savoir que je ne triche pas.Fiche le camp ! Sors de cette maison, ingrat !

– Ferme ça ! gronda la brute.

– Fiche le camp ! Ou je te flanquedehors, que tu sois mon frère ou non !

Silas serra ses gros poings, et la fureur ledéfigura. Puis songeant à l’avenir et aux bienfaits qu’il pourraitsoutirer à son frère, il se radoucit.

– Bon, bon ! grommela-t-il en sedirigeant vers la porte. Inutile de te fâcher. J’ai l’impressionque je pourrai me débrouiller sans toi…

Mais sur sa prudence la colère reprit ledessus :

– Tu n’es qu’un truqueur, un maudithypocrite ! Je te revaudrai cela bientôt !

Et il claqua la porte.

Mme Linden accourut vers sonmari.

– L’ignoble personnage ! cria-t-elle. Jel’ai entendu. Qu’est-ce qu’il te voulait exactement ?

– Il voulait que je l’initie à mon métier. Ils’imagine que j’emploie des trucs que je pourrais luiapprendre.

– L’imbécile ! Enfin, c’est une bonnechose, car il n’osera plus remettre les pieds ici, jepense !

– Oh ! je n’en sais rien.

– S’il vient, il recevra ma main sur lafigure… Quand je pense qu’il te met sens dessus dessous : tevoilà tout tremblant !

– Je suppose que je ne serais pas médium si jen’étais pas sensible. Quelqu’un a dit que nous étions des poètes,et même un peu plus. Mais ça tombe mal quand il faut se mettre autravail.

– Je vais te donner un remède.

Elle plaça sur le large front de son mari despetites mains abîmées par le travail.

– Cela va mieux ! fit-il au bout d’unmoment. Bon remède, Mary ! Je vais fumer une cigarette dans lacuisine. Et nous n’en parlerons plus.

– Non. Il y a quelqu’un qui attend. Es-tu enforme pour la voir ? C’est une femme.

– Oui, je vais très bien maintenant. Fais-laentrer.

Une femme entra, forme humaine vêtue de noir,au visage tragique, blême ; il suffisait de la regarder pourcomprendre son histoire. Linden lui indiqua une chaise àcontre-jour. Puis il fouilla dans ses papiers.

– Vous êtes Mme Blount,n’est-ce pas ? Vous aviez rendez-vous ?

– Oui… Je voulais vous demander…

– Je vous en prie : ne me demandez rien.Cela m’embrouille.

Il l’examina de ses yeux gris clair, avec leregard du médium qui cherche et qui voit plutôt à travers lesobjets que les objets eux-mêmes.

– Vous avez bien fait de venir. Très bienfait. À côté de vous, il y a quelqu’un qui a un message urgent.Très urgent. J’obtiens un nom… Francis… Oui, Francis.

La femme joignit les mains.

– Oui, oui ! C’est son nom !

– Un homme brun, très triste, très sérieux…Oh ! très sérieux ! Il va parler. Il doit parler !C’est urgent. Il dit : « Cloclo… » Qui estCloclo ?

– Oui, il m’appelait ainsi. Oh ! Frank,parle-moi ! Parle !

– Il parle. Il pose sa main sur votre tête. Ildit : « Cloclo, si tu fais ce que tu as l’intention defaire, cela creusera entre nous un fossé tel qu’il faudra plusieursannées pour le combler. » Est-ce que cela signifie quelquechose pour vous ?

Elle bondit de sa chaise :

– Oh ! oui ! Oh ! monsieurLinden, c’était ma dernière chance ! Si elle avait échoué… Sij’avais découvert que j’avais réellement perdu Frank, j’avaisl’intention d’aller le rejoindre. Ce soir, j’aurais pris dupoison !

– Remerciez Dieu, parce que je vous ai sauvée.C’est une chose terrible, madame, que de supprimer une vie :c’est aller contre les lois de la nature, et quiconque va contreles lois de la nature est puni. Je me réjouis qu’il ait été capablede vous sauver. Il a davantage à vous dire. Son messagecontinue : « Si tu vis et fais ton devoir, je serai pourtoujours à côté de toi, beaucoup plus près que nous ne l’avonsjamais été tandis que j’étais en vie. Ma présence t’entourera et tegardera, toi et nos trois petits. »

Ah ! il tint du miracle, le changementqui s’opéra en cette femme ! À présent elle se tenait droite,le sang affluait à ses joues, elle souriait. Des larmes coulaientencore sur son visage, mais c’étaient des pleurs de joie. Ellebattit des mains. Elle esquissa quelques petits mouvementsconvulsifs, comme si elle allait danser.

– Il n’est pas mort ! Il n’est pasmort ! Comment pourrait-il être mort puisqu’il me parle,puisqu’il sera plus près de moi que jamais ? Oh !monsieur Linden, que puis-je faire pour vous ? Vous m’avezsauvée de la mort la plus honteuse ! Vous m’avez rendu monmari ! Oh ! vous avez la puissance de Dieu !

Le médium avait du cœur en tout cas ; àson tour il sentit des larmes humecter ses yeux.

– Chère madame, n’en dites pasdavantage ! Ce n’est pas moi. Je ne fais rien. Remerciez Dieuqui, dans sa miséricorde, permet à certains de ses mortels de voirun esprit ou de communiquer son message. Donnez-moi une guinée, sicela ne vous gêne pas. Et revenez ici si vous êtes en souci.

– Maintenant, s’écria-t-elle, je mecontenterai d’attendre la volonté de Dieu et de faire mon devoirici-bas jusqu’au moment où nous serons réunis de nouveau !

La veuve quitta la maison du médium comme sielle flottait dans l’air. Tom Linden sentit que les nuages seméspar la visite de son frère avaient été chassés par cet épisodeheureux : y a-t-il plus belle joie que de donner de la joie etd’assister à l’ouvrage bénéfique de son propre pouvoir ? Àpeine avait-il repris place à son bureau qu’un nouveau client futintroduit. Cette fois, c’était un homme du monde, élégant, enredingote et guêtres blanches, avec l’air bousculé de quelqu’undont les minutes sont précieuses.

– Monsieur Linden, je crois ? J’aientendu parler, monsieur, de votre pouvoir. Je me suis laissé direque mis en présence d’un objet et le tenant dans votre main, vouspouviez donner certaines indications quant à sonpropriétaire ?

– Cela m’est arrivé. Mais je ne puis lecommander.

– Je voudrais vous mettre à l’épreuve. Voiciune lettre que j’ai reçue ce matin. Pourriez-vous exercer votrepouvoir sur elle ?

Le médium s’empara de la lettre pliée ;il s’adossa à sa chaise et pressa la missive contre son front. Ildemeura ainsi pendant plus d’une minute. Puis il rendit lalettre.

– Je ne l’aime pas, dit-il. J’ai un sentimentde malheur. Je vois un homme vêtu de blanc. Son visage est brun. Ilécrit sur une table de bambou. J’obtiens une sensation de chaleur.La lettre vient d’une région tropicale.

– Oui, de l’Amérique centrale.

– Je ne puis pas vous en dire davantage.

– Les esprits sont-ils donc si bornés ?Je croyais qu’ils savaient tout.

– Ils ne savent pas tout. Leur pouvoir et leursavoir sont aussi limités que les nôtres. D’ailleurs, ceci n’estpas une affaire pour le peuple des esprits. Je n’ai fait que de lapsychométrie, qui est une possibilité de l’âme humaine.

– Jusqu’ici, vous ne vous êtes pas trompé. Cethomme qui m’a écrit voudrait que je mette de l’argent à part égaledans un forage de pétrole. Est-ce que je dois le faire ?

Tom Linden secoua la tête.

– Certains pouvoirs nous sont donnés,monsieur, pour consoler l’humanité et pour prouver l’immortalité.Jamais il n’a été question de les utiliser pour un usage de cemonde. Si par malheur ils sont utilisés pour de tels desseins, ils’ensuit automatiquement des difficultés pour le médium et pour sonclient. Je ne m’occuperai pas de cette affaire.

– Si c’est une question d’argent… dit levisiteur en tirant un portefeuille de sa poche.

– Non, monsieur, pas pour moi. Je suis pauvre,mais je n’ai jamais usé de mes dons.

– Je me demande à quoi ils servent, cesdons-là ! fit l’homme en se levant. Tout le reste, je puisl’obtenir de n’importe quel pasteur licencié, et vous ne l’êtespas. Voilà votre guinée, mais je n’en ai pas reçu lavaleur !

– Je regrette, monsieur, mais je ne puis pasaller contre la règle. Il y a près de vous une dame, monsieur, unedame… près de votre épaule gauche… une dame âgée…

– Tut ! Tut ! interrompit lefinancier, en se dirigeant vers la porte.

– Elle porte une grande médaille d’or avec unecroix d’émeraude sur sa poitrine.

L’homme s’arrêta, se retourna, et parutstupéfait.

– Où avez-vous trouvé cela ?

– Je le vois devant moi.

– Ah ! ça, mon vieux, c’est ceque ma mère a toujours porté ! Voudriez-vous me dire que vouspouvez la voir ?

– Non, elle est partie.

– Comment était-elle ? Qu’est-ce qu’ellefaisait ?

– Elle était votre mère. Elle me l’a dit. Ellepleurait.

– Pleurer ? Ma mère ! Quoi ! sijamais une femme a mérité d’être au ciel, elle y est. Et au ciel onne pleure pas !

– Pas dans le ciel de votre imagination. Dansle ciel vrai, on pleure. Et c’est nous qui faisons pleurer lesmorts. Elle a laissé un message.

– Donnez-le moi !

– Le voici : « Oh ! Jack,Jack ! Tu t’éloignes toujours davantage demoi ! »

L’homme eut un geste de mépris.

– J’ai été un sacré imbécile de vous donnermon nom quand j’ai pris rendez-vous. Vous vous êtes renseigné. Vousne m’aurez pas avec vos trucs ! J’en ai assez ! Vousm’entendez : assez !

Et pour la deuxième fois de la matinée, laporte du médium claqua brutalement.

– Il n’a pas aimé le message que j’avais reçupour lui, expliqua Linden à sa femme. Il venait de sa pauvre maman.Elle se fait du souci à son sujet. Seigneur ! Si seulement lesgens étaient au courant, ils deviendraient meilleurs…

– Mais, Tom, ce n’est pas ta faute s’ils nesavent pas, répondit Mme Linden. Il y a deux femmesqui t’attendent. Elles n’ont pas pris rendez-vous, mais ellessemblent bien ennuyées.

– J’ai un peu mal à la tête. Je n’ai pasencore récupéré la séance d’hier soir. Silas et moi nous avons cecien commun : notre travail de la nuit se répercute toujours surle lendemain matin. Je vais simplement recevoir ces deux-là etpersonne d’autre ; je n’aime pas éconduire des gens qui sonten peine, si je puis leur venir en aide.

Les deux femmes furent introduites ;toutes deux étaient d’apparence austère et vêtues de noir, l’unepouvait avoir cinquante ans, l’autre vingt-cinq.

– Je crois que votre tarif est d’une guinée,dit la plus âgée en posant une pièce sur la table.

– Une guinée pour les clients qui peuventpayer ce prix, répondit Linden.

– Oh ! oui, moi je puis payer ! ditla femme. J’ai de gros ennuis, et on m’a dit que vous pourriezm’aider.

– Je vous aiderai si je le puis. Je suis làpour ça.

– J’ai perdu mon pauvre mari à la guerre. Il aété tué à Ypres. Pourrais-je entrer en relation avec lui ?

– Vous n’apportez pas avec vous beaucoupd’influx, il me semble. Je n’ai aucune impression. Je suis désolé,mais il s’agit de phénomènes auxquels nous ne pouvons commander.J’ai un nom : Edmond. Était-ce son nom ?

– Non.

– Ou Albert ?

– Non.

– Je regrette, mais cela me paraît bienembrouillé, des vibrations contraires, peut-être, et un méli-mélode messages comme des fils de télégraphe entremêlés.

– Est-ce que le nom de Pedro vousaiderait ?

– Pedro ! Pedro ! Non, je n’ai rien.Pedro était-il un homme âgé ?

– Non, il n’était pas âgé.

– Je n’ai aucune impression.

– C’est en réalité au sujet de ma fille quej’ai besoin d’un conseil. Mon mari m’aurait dit quoi faire. Elleest fiancée à un ajusteur ; il y a une ou deux choses qui sontcontre ce projet, et je voudrais être éclairée.

– Donnez-nous un conseil ! insista lajeune femme, en regardant le médium avec dureté.

– Je le ferai si je le puis, ma chère.Aimez-vous cet homme ?

– Oh ! oui, il est très bien.

– Eh bien ! si vous ne ressentez pasdavantage, laissez-le à son sort. D’un tel mariage, il ne peutsortir que du malheur.

– Alors vous voyez du malheur quil’attend ?

– Je vois qu’il y a des chances de malheur. Jecrois qu’elle devrait être prudente.

– Ne voyez-vous personne d’autre àl’horizon ?

– Tout le monde, hommes et femmes, rencontreun partenaire à un moment donné quelque part.

– Alors elle aura un partenaire ?

– Elle en aura un très certainement.

– Je me demande si j’aurai aussi unefamille ? demanda la jeune fille.

– Je ne sais pas : c’est plus que je nesaurais dire.

– Et l’argent ?… Aura-t-elle del’argent ? Nous sommes très déprimées, monsieur Linden, etnous voudrions un peu de…

Une interruption imprévue lui coupa laparole : la porte s’était ouverte, et la petiteMme Linden s’était ruée dans la pièce avec unefigure décomposée et des yeux étincelants.

– Ce sont des policières, Tom ! Je viensd’avoir un avertissement à leur sujet. Sortez d’ici, paired’hypocrites ! Et vous vous lamentiez encore ! Oh !que j’ai été bête ! Quelle idiote de ne pas vous avoirflairées plus tôt !

Les deux femmes s’étaient levées.

– Vous avez du retard, madame Linden !ricana la plus âgée. Il a reçu de l’argent.

– Reprenez-le ! Reprenez-le ! Il estsur la table.

– Non, pas du tout ! Il l’a reçu et ilnous a dit la bonne aventure. Vous entendrez reparler de ceci,monsieur Linden !

– Vous mentez ! Vous pourchassez lesfraudes, mais c’est vous qui fraudez ! Jamais il ne vousaurait reçues s’il n’avait pas eu pitié de vous…

– Inutile de protester, répondit la policière.Nous faisons notre métier, et ce n’est pas nous qui fabriquons leslois. Aussi longtemps qu’elles figurent dans le Code, nous avons àles appliquer et à les faire respecter. Nous soumettrons notrerapport à nos supérieurs.

Tom Linden semblait assommé par ce coup, maisquand les policières eurent disparu, il passa son bras autour de safemme en pleurs, et il la consola du mieux qu’il put.

– C’est la dactylo du commissariat qui m’afait avertir, dit-elle. Oh ! Tom, c’est la deuxièmefois ! Cela signifie la prison et les travaux forcés pourtoi.

– Eh bien ! ma chérie, du moment que noussommes certains de n’avoir pas fait de mal et d’avoir au contraireaccompli l’ouvrage de Dieu au mieux de notre pouvoir, nous devonsprendre de bon cœur ce qu’il nous envoie.

– Mais où étaient-ils ? Comment ont-ilspu te laisser tomber de cette manière ? Où était tonguide ?

– Au fait, Victor ? dit Tom Linden, ensecouant la tête et en regardant au-dessus de lui. Victor, oùétiez-vous ? J’ai un compte à régler avec vous !…

« Tu sais, chérie, poursuivit-il ens’adressant à sa femme, un médium est un peu comme unmédecin : le médecin ne se traite jamais lui-même, et lemédium est désarmé devant ce qui lui arrive. Telle est la règle.Tout de même, j’aurais dû deviner ! J’étais dans la nuit. Jen’avais aucune sorte d’inspiration. C’est uniquement par pitié etpar compassion que j’ai continué alors que je n’avais vraiment pasde message à communiquer. Ma chère Mary, nous allons réagir aveccourage. Peut-être les faits ne sont-ils pas assez prouvés pourqu’on m’intente un procès ; peut-être le commissaire de policeest-il moins ignorant que les autres… Espérons !

En dépit de son courage apparent, le médiumfrissonnait et tremblait. Sa femme l’avait entouré de ses bras etelle essayait de l’apaiser. La bonne, Suzanne, qui ne se doutait derien, introduisit un nouveau visiteur dans le bureau deLinden : Edward Malone en personne.

– Il ne peut pas vous voir, dit brièvementMme Linden. Le médium est malade. Il ne verrapersonne ce matin.

Mais Linden avait reconnu son visiteur.

– C’est M. Malone, ma chérie. Malone, dela Daily Gazette, qui était hier soir avec nous. Nousavons eu une bonne séance, n’est-ce pas, monsieur ?

– Excellente ! s’exclama Malone. Maisqu’est-ce qui ne va pas ?

Le ménage Linden lui raconta la scène quivenait de se dérouler.

– Quel sale métier ! s’écria Malone avecdégoût. Je suis sûr que le public ne se rend absolument pas comptede la façon dont cette loi est appliquée. Sinon, il y aurait uneémeute. Cette histoire d’agent provocateur est tout à faitétrangère à la justice britannique. Mais en tout cas, Linden, vousêtes un vrai médium. La loi a été faite pour supprimer lesfaux.

– Il n’existe pas de vrais médiums au regardde la loi anglaise, répondit lugubrement Linden. Je crois même queplus l’on est un vrai médium et plus grand est le crime. Si l’onest médium et si l’on se fait payer, on est coupable. Mais commentun médium vivrait-il s’il ne se faisait pas payer ? C’est untravail qui nécessite toute la force physique d’un homme.Impossible d’être charpentier pendant le jour et médium de premièreclasse la nuit !

– Quelle loi ignoble ! On dirait qu’elleécarte délibérément toutes les preuves physiques de l’énergiespirituelle.

– Exactement. Si le diable avait voulu faireune loi, il ne l’aurait pas faite autrement. On prétend qu’elle apour but de protéger le public, or personne n’a jamais portéplainte ! Tous les procès ont été intentés à la suite depièges tendus par la police. Et pourtant la police saitparfaitement qu’il n’y a pas de garden-party de charité organiséeau bénéfice de telle ou telle Église qui n’ait sa voyante ou sondiseur de bonne aventure !

– C’est monstrueux ! Et maintenant, queva-t-il arriver ?

– J’attends une citation. Puis un procèsdevant le tribunal de simple police. Puis une amende ou la prison.C’est la deuxième fois, comprenez-vous ?

– Eh bien ! vos amis viendront témoigneren votre faveur, et nous aurons un bon avocat pour vousdéfendre.

Linden haussa les épaules.

– Vous ne savez jamais qui sont vos amis. Ilsglissent entre vos doigts comme de l’eau, quand l’affaire segâte.

– S’il n’y en a qu’un qui ne le fera pas,déclara Malone, ce sera moi ! Tenez-moi au courant desévénements. Mais j’étais venu parce que j’avais quelque chose àvous demander.

– Désolé ! fit Linden. Mais je ne suispas en état.

Il montra sa main qui tremblait encore.

– Non, il ne s’agit pas de psychisme àproprement parler. Je voulais vous demander simplement si laprésence d’un sceptique endurci stopperait tous les phénomènes quevous produisez.

– Pas nécessairement. Mais bien sûr, saprésence compliquerait les choses. S’il demeurait tranquille etraisonnable, nous pourrions obtenir des résultats. Mais la plupartne savent rien, agissent contre les règles, et détruisent lesconditions sine qua non. L’autre jour, il y avait le vieuxSherbank, le médecin. Quand il entendit des petits coups sur latable, il sauta en l’air, posa sa main sur le mur et cria :« Maintenant, je vous donne cinq secondes pour que ces coupsme frappent la paume de la main ! » Et parce qu’il neressentit pas de coups dans la paume de sa main, il déclara quej’étais un farceur et il partit furieux. Les gens n’admettent pasqu’il y ait des règles fixes pour cela comme pour le reste.

– Eh bien ! je dois vous avouer quel’homme auquel je pensais est aussi peu raisonnable que votremédecin. Il s’agit du grand Pr Challenger.

– Ah ! oui, j’ai déjà entendu dire quec’était un cas difficile.

– Accepteriez-vous qu’il vienne à uneséance ?

– Oui, si vous le désirez.

– Il ne viendrait pas chez vous, ni dans toutautre endroit que vous lui proposeriez. Il imaginerait tout un tasde fils et de truquages… Pourriez-vous venir à sa maison decampagne ?

– Je ne refuserai pas si je puis leconvertir.

– Et quand ?

– Je ne peux rien faire avant que soit régléecette histoire abominable. C’est-à-dire d’ici un mois ou deux.

– Bien. Je garderai le contact avec vousjusque-là. Quand tout sera redevenu comme avant, nous établirons unplan, et nous verrons si nous pouvons le placer devant des faitscomme je l’ai été moi-même. En attendant, permettez-moi de vousdire combien je suis en sympathie avec vous. Nous allons constituerun comité d’amis et tout ce qui sera possible sera fait.

Chapitre 7Le criminel notoire reçoit le châtiment que, selon la loi anglaise,il mérite

Avant de reprendre le récit des aventures denos héros dans le domaine du psychisme, sans doute serait-il bon desavoir comment la loi anglaise a traité l’individu pervers etdangereux qui s’appelait M. Tom Linden.

Les deux policières regagnèrent triomphalementBardley Square Station, où l’inspecteur Murphy, qui les avaitenvoyées au 40 de Tullis Street, attendait leur rapport. Il étaitassis derrière sa table de travail jonchée de papiers. Gaillardrubicond à la moustache noire, Murphy usait avec les femmes demanières volontiers paternelles, que ne justifiaient d’ailleurs nison âge ni sa virilité.

– Alors, les filles ? demanda-t-il à sescollaboratrices. Ça a marché ?

– Du tout cuit ! répondit la plus âgée.Nous avons le témoignage que vous vouliez.

L’inspecteur s’empara d’un questionnairemanuscrit.

– Vous avez bien suivi mon plangénéral ?

– Oui. J’ai dit que mon mari avait été tué àYpres.

– Bon. Qu’a-t-il fait ?

– Il a paru désolé pour moi…

– Naturellement. Ça fait partie du jeu. Ilaura le temps de se désoler pour lui-même avant qu’il s’en sorte.Il n’a pas dit : « Vous êtes une femme seule et vousn’avez jamais eu de mari ! »

– Non.

– Dites donc, voilà un mauvais point pour lesesprits, hein ? De quoi impressionner le tribunal ! Etensuite ?

– Il a cherché des noms. Ils étaient tousfaux.

– Parfait !

– Il m’a crue quand je lui ai dit queMlle Bellinger était ma fille.

– Excellent ! Avez-vous tâté du truc« Pedro » ?

– Oui, il a réfléchi sur le nom, mais il n’arien dit.

– Dommage ! Enfin, de toutes manières, ilne savait pas que « Pedro » était le nom de votre toutou.Il a réfléchi sur le nom ? Pas mal ! Faites rire le jury,le verdict est dans la poche. Maintenant au sujet de la bonneaventure : avez-vous fait comme je vous l’avaissuggéré ?

– Oui. Je l’ai questionné sur le fiancé d’Amy.Il ne m’a rien répondu de précis.

– Rusé bonhomme ! Il connaît sonaffaire !

– Mais il a déclaré qu’elle serait malheureusesi elle l’épousait.

– Tiens, tiens ! Vraiment ? Bon, sinous délayons un peu cela, nous aurons ce qui est nécessaire. Alorsasseyez-vous, et dictez votre rapport pendant que les faits sontencore frais dans votre mémoire. Puis nous le reverrons ensemble etnous l’arrangerons pour le mieux. Amy, vous en écrirez un, vousaussi.

– Très bien, monsieur Murphy.

– Ensuite, nous solliciterons un mandat. Toutdépend du magistrat qui sera commis. Le mois dernier,M. Dalleret a fait grâce à un médium, donc il ne nous serad’aucune utilité. Et M. Lancing s’est plus ou moins compromisavec les spirites. En revanche, M. Melrose est un matérialisteendurci. Si nous avons affaire avec lui, nous obtiendrons un mandatd’arrêt. Il ne faudrait pas qu’il s’en tire sans condamnation.

– Il n’y aurait pas moyen d’avoir destémoignages du public pour corroborer les nôtres ?

L’inspecteur éclata de rire.

– Nous sommes censés protéger le public ;mais de vous à moi, le public n’a jamais demandé à être protégé.Aucune plainte n’a été déposée. Donc c’est à nous qu’il appartientde faire respecter la loi du mieux possible ; tant que cetteloi existe, il nous faut l’appliquer… Allons, bonsoir, lesfilles ! Votre rapport pour quatre heures, hein ?

– Et… gratuitement, je suppose ? demandal’aînée des policières en souriant.

– Attendez, ma chère ! Si nous obtenonsvingt-cinq livres d’amende, ces vingt-cinq livres iront quelquepart… dans la caisse de la police par exemple. Mais il y en aurapeut-être une partie qui s’égarera en route. De toute façon,couchez-moi ça par écrit, et après nous verrons.

Le lendemain matin, une bonne affolée pénétradans le modeste bureau de Linden :

– Monsieur ! Il y a un agent de policequi vous demande.

L’homme en bleu la suivait sur ses talons.

– V’s appelez Linden ?

Il lui tendit une feuille de papier ministrepliée en deux.

Le malheureux couple qui consacrait son tempsà apporter du réconfort à autrui avait bien besoin d’êtreréconforté ! Mme Linden passa ses bras autourdu cou de son mari, et ils lurent ensemble le documentsinistre.

À Thomas Linden, 40, Tullis Street,N. W.

Un rapport établi ce jour par PatrickMurphy, inspecteur de police, affirme que vous, ledit ThomasLinden, le 10 novembre et à l’adresse ci-dessus, avez exercé devantHenrietta Dresser et Amy Bellinger le métier de diseur de bonneaventure afin de tromper et d’abuser certains sujets de Sa Majesté,à savoir ceux mentionnés ci-dessus.

Vous êtes subséquemment cité à comparaîtredevant le magistrat du tribunal de simple police à Bardley Squaremercredi prochain, le 17 novembre, à onze heures du matin, pourrépondre à l’instruction ouverte contre vous.

Le 10 novembre,

B.-J. Withers.

L’après-midi de ce même jour, Mailey se renditchez Malone, et ils discutèrent de ce texte. Puis ils allèrentensemble voir un avoué ; Summerway Jones avait l’esprit fin,et il était passionné de psychisme. De surcroît, il adorait lachasse à courre, il boxait bien ; dans toutes les enceintes dejustice, il apportait un parfum d’air frais et pur. Il se penchasur la citation.

– Le pauvre diable a de la chance !dit-il. D’habitude la police obtient un mandat. Aussitôt l’hommeest emmené, il passe la nuit dans une cellule, et il est jugé lelendemain matin sans personne pour le défendre. La police va êtreassez habile, bien sûr, pour choisir comme magistrat un catholiqueromain ou un matérialiste. Puis, en vertu du beau jugement dulord-président Lawrence – le premier arrêt, je crois, qu’il a renduà ce poste élevé – la profession de médium ou de faiseur demiracles sera considérée en soi comme un crime vis-à-vis de la loi,que le médium soit authentique ou non, si bien qu’aucune défensefondée sur les bons résultats obtenus n’aura de chances de se faireentendre. C’est un mélange de persécution religieuse et de chantagepolicier. Quant au public, il s’en fiche ! Que lui importe unecondamnation ! Les gens qui ne veulent pas consulter un médiumne se dérangent pas, voilà tout ! Ce genre d’affaire est unehonte pour notre législation.

– Je l’écrirai ! fit Malone, dont lesyeux étincelaient. Mais qu’est-ce que vous appelez laloi ?…

– Il y a deux actes, deux décrets si vouspréférez, aussi infects l’un que l’autre, et tous deux ont étésignés bien avant les débuts du spiritisme. D’abord le décretcontre la sorcellerie qui remonte à George II ; comme il étaitdevenu par trop désuet et absurde, il n’est plus invoqué que commeaccessoire. Puis le décret réprimant le vagabondage qui date de1824. Il avait pour but de contrôler les gitans et les romanichelssur les routes, et ses auteurs n’avaient jamais pensé qu’ilpourrait servir contre les médiums…

Il fureta parmi ses papiers.

– Voici cette idiotie : « Toutepersonne exerçant le métier de diseur de bonne aventure ouemployant des procédés subtils pour tromper et abuser un sujet deSa Majesté sera jugée pour vagabondage, etc. » Ces deuxdécrets auraient fait autant de ravages chez les premiers chrétiensque la persécution romaine.

– Par chance, il n’y a plus de lions !murmura Malone.

– Mais il y a beaucoup d’imbéciles !ajouta Mailey. Les imbéciles d’aujourd’hui remplacent les lionsd’hier. Que pouvons-nous faire ?

– Rien ! répondit l’avoué en se grattantla tête. C’est un cas parfaitement désespéré.

– Oh ! tout de même, s’écria Malone. Nousn’allons pas abandonner la partie aussi facilement. Nous savons queLinden est un honnête homme…

Mailey se tourna vers Malone et lui serra lamain.

– Je ne sais pas si vous vous considérez déjàcomme spirite, dit-il, mais vous êtes bien le genre d’homme dontnous avons besoin. Dans notre mouvement, il y a trop de gens à foieblanc : ils se ruent chez le médium quand tout va bien, mais àla première accusation ils l’abandonnent. Dieu merci, il y a aussiquelques vaillants ! Brookes, Rodwin, sir James Smith… Nouspouvons réunir entre nous cent ou deux cents livres.

– Parfait ! fit joyeusement l’avoué. Sivous vous sentez dans cet état d’esprit, nous vous en donneronspour votre argent !

– Qu’est-ce que vous penseriez d’un conseillerdu roi ?

– À quoi vous servirait un membre éminent dubarreau de Londres ? Devant le tribunal de simple police, onne plaide pas. Si vous laissez l’affaire entre mes mains, je croisque je me débrouillerai aussi bien que n’importe qui, car j’ai déjàeu pas mal d’affaires semblables. Et puis, je ne vous coûterai pascher.

– Eh bien ! d’accord ! Et nousaurons un certain nombre de braves gens derrière nous.

– À défaut d’autre chose, nous diffuseronsl’affaire, dit Malone. Je fais confiance au bon vieux publicanglais. Il est lent et stupide, mais le cœur est solide. Si on luiapporte la vérité, il se dressera contre l’injustice.

– Les Anglais auraient bien besoin d’unetrépanation pour en arriver là ! fit l’avoué. En tout cas,faites votre besogne, je ferai la mienne, et nous verronsbien !

Le matin décisif arriva. Linden se trouva dansle box des accusés face à un homme d’âge moyen, tiré à quatreépingles et doté de mâchoires qui ressemblaient à un piège à rats.C’était M. Melrose, redoutable magistrat. M. Melroseavait la réputation d’être très sévère pour tous les diseurs debonne aventure et les gens qui prévoyaient l’avenir ; pourtantil occupait ses loisirs à lire les prophètes sportifs, car ils’intéressait vivement à l’amélioration de la race chevaline, et sasilhouette était bien connue sur les champs de courses. Cematin-là, il n’était pas d’une humeur particulièrement bonne ;il regarda d’abord le dossier, puis examina le prisonnier.Mme Linden s’était faufilée derrière le box, et detemps en temps elle caressait la main que son mari avait posée surle rebord. La salle était bondée ; beaucoup de clients dumédium avaient tenu à lui manifester leur sympathie.

– Y a-t-il une défense ? interrogeaM. Melrose.

– Oui, monsieur le juge, répondit SummerwayJones. Puis-je, avant l’ouverture du débat, soulever uneobjection ?

– Si vous pensez qu’elle est valable, oui,monsieur Jones.

– Je sollicite respectueusement votre décisionsur un point de droit avant que ne s’engage le procès. Mon clientn’est pas un vagabond, mais un membre respectable de lacommunauté ; il vit dans sa propre maison ; il paie desimpôts et des contributions, comme n’importe quel autre citoyen. Levoici maintenant poursuivi en vertu du quatrième alinéa du décretde 1824 réprimant le vagabondage. Ce décret s’intitule ainsi :« Acte pour punir les personnes inoccupées et turbulentes, etles vagabonds. » Le but de ce décret était, comme ces motsl’impliquent, de mettre un frein à l’activité illégale desbohémiens et autres romanichels qui à l’époque infestaient le pays.Je vous demande, monsieur le juge, de déclarer que mon client n’estpas du tout une personne visée par le champ d’application de cedécret, ni exposée à la pénalité qu’il comporte.

Le magistrat secoua la tête.

– Je crois, monsieur Jones, qu’il y a eu tropde précédents pour que le décret puisse être considéré sous cetangle restrictif. Je demande à l’avoué poursuivant pour le comptedu commissaire de police de produire ses témoins.

Une petite boule à favoris et à voix rauque seleva :

– J’appelle Henrietta Dresser.

L’aînée des policières surgit à la barre avecl’empressement d’une habituée. Elle tenait à la main un carnet denotes ouvert.

– Vous êtes agent de police, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur.

– Vous avez surveillé la maison du prisonnierla veille du jour où vous vous êtes rendue chez lui, jecrois ?

– Oui, monsieur.

– Combien de personnes sont entrées ?

– Quatorze, monsieur.

– Quatorze personnes ! Et je crois que letarif moyen du prisonnier est de six shillings et six pence.

– Oui.

– Sept livres en un seul jour ! Voilà debeaux appointements, alors que beaucoup d’honnêtes gens secontentent de cinq shillings !

– C’étaient des fournisseurs ! criaLinden.

– Je dois vous prier de ne pas interrompre.Vous êtes déjà très efficacement représenté, dit sévèrement lemagistrat.

– À présent, Henrietta Dresser, repritl’avoué, poursuivant en agitant son pince-nez, dites-nous ce quis’est passé quand vous avez été introduite, vous et Amy Bellinger,chez le prisonnier.

La policière donna alors un compte rendu assezexact, qu’elle lut sur son carnet. Elle n’était pas une femmemariée, mais le médium avait tenu pour vraie sa déclaration qu’ellel’était. Il avait jonglé avec plusieurs noms et il avait parugrandement troublé. Le nom d’un chien, Pedro, lui avait été soumis,mais il ne l’avait pas reconnu pour tel. Finalement, il avaitrépondu à un certain nombre de questions touchant l’avenir de safille supposée qui, en fait, n’était nullement une parente, et illui avait prédit qu’elle ferait un mariage malheureux.

– Avez-vous des questions à poser, monsieurJones ? demanda le juge.

– Êtes-vous venue trouver cet homme commequelqu’un qui aurait besoin de réconfort et de consolation ?Et a-t-il essayé de vous en donner ?

– Je crois que vous pouvez présenter leschoses sous ce jour.

– D’après ce que j’ai compris, vous avez faitétat d’un profond chagrin ?

– J’ai tenté de donner cette impression.

– Vous ne considérez pas que c’était làhypocrisie pure ?

– J’ai accompli mon devoir.

– Avez-vous remarqué des signes de forcepsychique, ou quoi que ce soit d’anormal ? demanda lepoursuivant.

– Non. Il m’a paru être un homme très simple,tout à fait ordinaire.

Amy Bellinger fut le deuxième témoin. Elle seprésenta avec un carnet de notes à la main.

– Puis-je vous demander, monsieur le juge,s’il est dans l’ordre que les témoins lisent leurdéposition ?

– Pourquoi pas ? répliqua le magistrat.Nous tenons à avoir des faits précis, n’est-ce pas ?

– En effet. Nous y tenons. Mais peut-êtreM. Jones n’y tient-il pas, lui ? demanda lepoursuivant.

– Nous nous trouvons clairement devant uneméthode destinée à faire concorder les deux témoignages, dit Jones.J’allègue que ces rapports ont été soigneusement préparés etcollationnés.

– Il est naturel que la police prépare unprocès, répondit le juge. Je ne vois pas que cela vous fasse dutort, monsieur Jones. À présent, témoin, disposez !

Le témoignage ressemblait comme un frère auprécédent.

– Vous avez posé des questions à propos devotre fiancé ? demanda M. Jones. Or vous n’avez pas defiancé.

– C’est exact.

– En fait, vous avez toutes deux échafaudé unelongue suite de mensonges ?

– Pour une bonne cause.

– Vous pensez donc que la fin justifie lesmoyens ?

– J’ai appliqué les instructions que j’avaisreçues.

– Qui vous avaient été communiquéesauparavant ?

– Oui. On nous avait dit ce qu’il fallaitdemander.

– Je pense, déclara la juge, que les agents depolice ont fourni un témoignage équitable et documenté. Avez-vousfait citer des témoins pour la défense, monsieur Jones ?

– Il y a dans cette salle, monsieur le juge,plusieurs personnes qui n’ont eu qu’à se louer de la qualité demédium du prisonnier. J’ai assigné une personne qui a été sauvée dusuicide, selon sa propre déposition, le matin même où la police estvenue chez lui. J’ai également un ancien athée qui avait perdutoute foi en la vie future et qui a été converti par son expériencedes phénomènes psychiques. Je puis produire encore des hommeséminents de la science et de la littérature qui témoigneront de lavéritable nature des pouvoirs de M. Linden…

Le juge secoua la tête.

– Vous devez savoir, monsieur Jones, que detels témoignages seraient tout à fait hors de la question. Il a étéclairement établi par le lord-président et par d’autres autoritésque la loi de ce pays ne reconnaît nulle part les pouvoirssurnaturels quels qu’ils soient, et que la revendication de telspouvoirs qui s’exerceraient contre de l’argent constitue un crimeen soi. Par conséquent, lorsque vous suggérez de citer des témoins,je ne vois pas que ce procédé aboutisse à autre chose qu’à faireperdre son temps à la cour. Parallèlement je suis prêt, bien sûr, àécouter toutes les observations que vous estimeriez devoir faireaprès que l’avoué poursuivant aura parlé.

– Puis-je m’aventurer à vous faire remarquer,monsieur le juge, dit Jones, qu’une semblable législationsignifierait la condamnation de toute personne sainte ousacrée ? Car les saints eux-mêmes doivent vivre, et doiventdonc recevoir de l’argent.

– Si vous vous référez aux temps apostoliques,répondit avec brusquerie le magistrat, je vous rappelleraiseulement que le temps des apôtres est révolu, et aussi que lareine Anne est morte. Un tel argument est à peine digne de votreintelligence. À présent, monsieur, si vous avez quelque chose àajouter…

Ainsi encouragé, le poursuivant fit une courteharangue ; à intervalles réguliers, il trouait l’air avec sonpince-nez, comme si chaque coup devait ponctuer son inspiration. Ilbrossa un tableau de la misère dans les classes laborieuses, alorsque des charlatans, grâce à des abus de confiance et à desprétentions blasphématoires, gagnaient richement leur vie.Détenaient-ils ou non des pouvoirs réels ? Le fait n’était paslà, comme on l’avait observé. Mais cette excuse même ne pouvaitêtre valablement alléguée dans le cas présent, puisque les deuxagents de police qui avaient accompli de la manière la plusexemplaire un devoir plutôt déplaisant n’avaient reçu contre leurargent qu’un tissu d’absurdités. Était-il vraisemblable qued’autres clients fussent mieux traités ? Ces parasites de lasociété croissaient en nombre ; ils basaient leur commerce surles nobles sentiments de parents dépossédés d’une affection ;il était grand temps qu’un châtiment exemplaire les avertît d’avoirà choisir un métier plus honorable.

M. Summerway Jones répliqua du mieuxqu’il put. Il commença par mettre en lumière le fait que lesdécrets étaient appliqués dans un but qui n’avait jamais été dansl’esprit du législateur…

– Ce point a déjà été soulevé ! aboya lemagistrat.

L’avoué de la défense poursuivit en déclarantque toute l’affaire n’était pas nette : les témoignagesn’émanaient-ils pas d’agents provocateurs qui, en admettant qu’uncrime eût été commis, l’avaient évidemment incité et y avaientparticipé ? Quant aux amendes, elles étaient souvent infligéeslorsque la police y avait un intérêt direct.

– J’espère, monsieur Jones, que vousn’entendez pas jeter la suspicion sur l’honnêteté de lapolice ?

La police était humaine : naturellement,elle avait tendance à soulever des problèmes où son intérêt étaitengagé. Tous ces procès étaient artificiels. Jamais, à aucunmoment, le public n’avait porté plainte, et n’avait demandé à êtreprotégé. Dans toutes les professions, il y avait desfraudeurs ; mais si quelqu’un payait et perdait une guinéechez un faux médium, il n’avait pas plus le droit de réclamerd’être protégé que s’il avait investi de l’argent dans de mauvaisesvaleurs à la Bourse. La police avait mieux à faire que de perdreson temps dans des affaires pareilles, et ses agents pourraientêtre plus utilement employés qu’à jouer les pleureuses avec deslarmes de crocodile : d’autres crimes ne méritaient-ils pas derequérir toute leur attention ? La loi était parfaitementarbitraire dans ses applications. Lorsque la police donnait unepetite fête pour ses œuvres charitables, il y avait toujours undiseur de bonne aventure ou une femme qui lisait dans les lignes dela main.

Quelques années auparavant, le DailyMail avait crié haro sur les diseurs de bonne aventure. Ungrand homme aujourd’hui décédé, feu lord Northcliffe, avait étécité par la défense, et il avait été établi qu’un autre de sesjournaux publiait une colonne de publicité pour la chiromancie, etque les recettes des chiromanciens étaient équitablement diviséesen deux parts : l’une leur revenant, l’autre allant auxpropriétaires du journal. Il mentionna ce fait non pour ternir lesouvenir d’un grand homme, mais pour souligner l’absurdité de laloi telle qu’elle était appliquée. Quelle que pût être l’opinionpersonnelle des membres de la cour, il était irréfutable qu’ungrand nombre de citoyens utiles et intelligents considéraient lepouvoir d’un médium comme une manifestation remarquable du pouvoirde l’esprit qui ne pouvait que profiter à l’espèce humaine. En cesjours dominés par le matérialisme, n’était-ce pas une abominablepolitique d’abattre au moyen de la loi ce qui, dans samanifestation la plus élevée, pouvait œuvrer pour la régénérationde l’humanité ? Restait le fait indubitable que lesinformations données aux agents étaient inexactes, et que leursfausses déclarations n’avaient pas été détectées par lemédium : mais c’était une règle psychique que des conditionsharmonieuses fussent réunies pour l’obtention de vrais résultats,et que la tromperie d’un côté entraînait chez l’autre de laconfusion mentale. Si la cour pouvait admettre un instantl’hypothèse spiritiste, elle réaliserait l’imbécillité qu’il yaurait d’espérer que des hôtes angéliques descendraient du cielpour répondre aux questions posées par deux mercenaireshypocrites.

Tel fut en résumé le plan général de ladéfense présentée par M. Summerway Jones. Ce discours plongeaMme Linden dans les larmes, et le greffier dutribunal dans le sommeil. Le juge ne tarda pas à mettre un pointfinal à la controverse.

– Votre réquisitoire, monsieur Jones, m’a toutl’air de s’adresser à la loi, et dépasse par conséquent macompétence. J’applique la loi telle que je la trouve. J’ajouted’ailleurs que je me sens en parfait accord avec elle. Des hommescomme le prisonnier me font l’effet de champignons vénéneux quiprolifèrent sur une société corrompue. Toute tentative pourassimiler leurs grossiers artifices aux miracles des saints desanciens âges, ou pour leur attribuer des dons équivalents, doitsusciter la réprobation de tous les hommes qui pensent bien.

Et il ajouta, en fixant ses yeux sévères surle prisonnier :

– Pour vous, Linden, je crains que vous nesoyez un récidiviste endurci, puisqu’une condamnation antérieuren’a pas suffi pour vous remettre sur le droit chemin. Je vouscondamne donc à deux mois de travaux forcés sans substitutiond’amende.

Mme Linden poussa unhurlement.

– Au revoir, ma chérie ! Ne te fais pasde mauvais sang, dit doucement le médium.

Un instant plus tard, il était précipité dansune cellule.

Summerway Jones, Mailey et Malone seretrouvèrent dans le hall, et Mailey s’offrit comme volontaire pourescorter la pauvre femme jusque chez elle.

– Qu’a-t-il jamais fait d’autre que desoulager son prochain ? gémissait-elle. Il n’y a pas meilleurcœur dans tout Londres !

– Et je ne crois pas qu’il y ait d’homme plusutile, dit Mailey. J’ose affirmer que pas un archevêque ne pourraitprouver comme Tom Linden la vérité de la religion.

– C’est une honte ! Une honteaffreuse ! explosa Malone.

– L’allusion à la grossièreté est amusante,commenta Jones. Je me demande s’il s’imagine que les apôtresétaient des gens cultivés. Hélas ! j’ai fait de mon mieux. Jen’avais pas d’espoir, et la conclusion a été celle à laquelle jem’attendais. Ç’a été du temps perdu, voilà tout.

– Pas du tout ! rétorqua Malone. Cemalheur sera diffusé. Il y avait des journalistes dans la salle.Quelques-uns d’entre eux ne manquent pas de bon sens. Ilsrelèveront l’injustice.

– N’y comptez pas ! fit Mailey. Jen’attends aucun secours de la presse. Mon Dieu, quellesresponsabilités ces gens-là encourent ! Et comme ils sedoutent peu du prix qu’il leur faudra payer ! Je le sais. J’aidiscuté tout à l’heure avec eux.

– Eh bien ! moi, au moins, jeparlerai ! fit Malone. Et je crois que d’autresm’accompagneront. La presse est plus indépendante et plusintelligente que vous ne semblez le supposer.

Mais Mailey avait raison. Après avoir conduitMme Linden chez elle, Malone se dirigea une fois deplus vers Fleet Street. Il acheta La Planète. Quand ill’ouvrit, ce titre lui sauta aux yeux :

UN IMPOSTEUR DEVANT LE TRIBUNAL

Un chien est pris pour un homme. Qui étaitPedro ?

Un verdict exemplaire.

Il chiffonna le journal dans sa main.

– Rien d’étonnant à ce que les spirites soientaigris ! pensa-t-il. Ils ont de bons motifs pour l’être.

Oui, le pauvre Tom Linden eut une mauvaisepresse ! Il rejoignit la prison sous le mépris universel.La Planète, un journal du soir dont le tirage étaitfonction des pronostics sportifs du capitaine Touche à Tout,s’étendit sur l’absurdité qu’il y avait à prévoir l’avenir.Honest John, un hebdomadaire qui avait été compromis dansl’une des grandes filouteries du siècle, émit l’avis que lamalhonnêteté de Linden était un scandale public. Un richeecclésiastique de province écrivit au Times pours’indigner de ce que quelqu’un s’avisait de vendre les dons del’esprit. L’Anglican observa que de tels incidentstémoignaient d’une infidélité grandissante envers les commandementsdivins, tandis que le Libre Penseur y voyait un retour àla superstition. De son côté M. Maskelyne montra au public, augrand bénéfice de son bureau de location, comment l’escroquerieétait perpétrée. Tant et si bien que pendant quelques jours TomLinden fut un sujet d’exécration. Mais comme la terre continuait àtourner, il fut abandonné à son destin.

Chapitre 8Trois enquêteurs tombent sur une âme en peine

Lord Roxton était rentré d’Afrique, où ilavait chassé du gros gibier ; aussitôt après, il avaitentrepris dans les Alpes une série d’ascensions qui avaient étonnéle monde, mais qui ne l’avaient pas satisfait.

– Les sommets des Alpes deviennent un lieu derendez-vous mondain, avait-il expliqué. L’Everest mis à part, je nevois pas d’endroit où la vie privée des alpinistes soitrespectée.

Son retour à Londres fut salué au cours d’undîner donné en son honneur au Travellers par la Société dugros gibier. Les journalistes n’étaient pas invités, mais le petitdiscours de lord Roxton, fixé Verbatim dans les esprits detout son auditoire, est assuré d’une survie impérissable. Pendantvingt minutes il s’était tortillé sous les périodes ronflantes etélogieuses du président : il se leva dans cet étatd’indignation et de confusion que ressent toujours le Britanniquequand il est loué publiquement.

– Oh ! dites ! Dites donc !Hein ?

Et il se rassit, transpirant abondamment.

Malone fut averti du retour de lord Roxton parMcArdle, son vieux grincheux de rédacteur en chef, dont le crâneperçait chaque année davantage sous les cheveux roux, mais qui n’encontinuait pas moins à mettre la main à la pâte de la DailyGazette. Il avait conservé son flair pour ce qui sentait labonne copie, et c’est justement ce flair qui l’amena un matind’hiver à convoquer Malone à son bureau. Il retira de ses lèvres lelong tube de verre qui lui servait de fume-cigarette, et derrièreses lunettes il cligna de l’œil à l’adresse du journaliste.

– Vous savez que lord Roxton est de retour àLondres ?

– Première nouvelle !

– Ah ? Eh bien ! il est là. Vousavez sans doute entendu dire qu’il avait été blessé pendant laguerre : en Afrique orientale, il conduisait une petitecolonne pour se livrer à une guerre à sa façon, et puis il a reçudans la poitrine une balle qui aurait tué un éléphant. Oh !depuis, il se porte bien ! Sinon il n’aurait pas pu escaladerces Alpes… C’est un diable d’homme ; avec lui, il y a toujoursdu nouveau.

– Et le dernier nouveau, c’est… ?interrogea Malone, en louchant vers une coupure de journal queMcArdle tenait entre le pouce et l’index.

– Voilà. C’est ici que je vous attends. Je mesuis dit que peut-être vous pourriez chasser ensemble, et que çaferait de la bonne copie. Regardez ce petit article dansl’Evening Standard…

Il lui tendit sa coupure et Malonelut :

« Une annonce bizarre parue dans lescolonnes d’un confrère indique que le célèbre lord John Roxton,troisième fils du duc de Pomfret cherche à conquérir de nouveauxmondes inexplorés. Ayant épuisé l’aventure sportive sur ce globeterrestre, voici qu’il se tourne vers les régions obscures,brumeuses et peu sûres de la recherche psychique. Apparemment, ilse déclare acheteur d’une authentique maison hantée, et il est prêtà accueillir tous renseignements sur n’importe quelle manifestationviolente ou dangereuse qui nécessiterait une enquête. Comme lordRoxton est un caractère résolu et l’un des meilleurs tireursd’Angleterre, nous conseillons aux plaisantins de s’abstenir. Cetteaffaire ne regarde que ceux dont on affirme qu’ils sont aussiimperméables aux balles que leurs fidèles le sont au bonsens. »

McArdle poussa un petit rire sec pour ponctuerla conclusion.

– J’ai l’impression qu’il y a là une allusionpersonnelle, hé ! ami Malone ? Car si vous n’êtes pasencore un fidèle, du moins vous êtes en route pour le devenir… Maisest-ce que vous ne pensez pas qu’à vous deux vous pourriezaccoucher d’un revenant, et que vous seriez capable d’en tirerquelques colonnes savoureuses ?

– Ma foi, répondit Malone, je peux voir lordRoxton. Il doit être encore, sans doute, dans son vieil appartementde l’Albany. De toutes manières, je serais allé lui rendrevisite ; il m’est donc possible de lui faire une ouverture àce sujet.

C’est ainsi que notre journaliste se trouvaune nouvelle fois descendant Vigo Street vers la fin del’après-midi, à l’heure où la fumée londonienne se dilue en cerclesd’argent. Il demanda au portier si lord John Roxton était là. Oui,il était là. Mais il recevait un gentleman. Le portier lui feraitvolontiers passer une carte. La réponse fut qu’en dépit de sonvisiteur lord Roxton verrait immédiatement M. Malone. AussiM. Malone fut-il introduit dans la pièce luxueuse quedécoraient d’innombrables trophées de chasse et de guerre. Leurpropriétaire se tenait debout près de la porte, la maintendue ; il était toujours long, mince, distingué, et sonvisage décharné avait conservé le même air de parenté avec donQuichotte. Non, il n’avait pas changé ! Peut-être ses traitsétaient-ils plus accusés, ses arcades sourcilières faisaient-ellesdavantage saillie au-dessus de ses yeux vifs et impitoyables…C’était tout.

– Hullo ! bébé ! s’écria-t-il.J’espérais bien que vous viendriez me tirer de ma vieille retraite.J’allais moi-même passer à votre bureau pour vous faire une petitevisite. Entrez ! entrez ! Permettez-moi de vous présenterau révérend Charles Mason.

Un clergyman, immensément grand et mince commeun fil, qui se tenait enroulé au fond d’un grand fauteuil d’osier,se déroula petit à petit pour tendre une main osseuse. Malone notatout de suite deux yeux gris, à la fois très sérieux et très bons,qui plongeaient dans les siens, puis un large sourire cordial quidécouvrit une double rangée de dents magnifiques. Le visage las ettiré était celui d’un combattant de l’esprit, mais néanmoins ilannonçait un commerce aimable et agréable. Malone avait entenduparler de lui ; il savait que le révérend Charles Mason étaitun ecclésiastique qui avait administré une paroisse de l’Églised’Angleterre, mais qu’il avait lâché cette besogne trop casanière –après avoir construit lui-même une église et fait des prodiges dansson quartier – afin de prêcher librement la doctrine chrétienneavec, en surimpression, la nouvelle science psychique.

– Ma parole, il semble que je ne pourraijamais échapper aux spirites ! s’exclama-t-il.

– Mais vous n’y échapperez jamais, monsieurMalone ! répondit le clergyman en riant. Le monde est condamnéà absorber cette nouvelle science que Dieu lui a envoyée. Vous nepourrez pas y échapper. C’est trop important. À l’époque actuelle,dans cette grande ville, il n’y a pas un lieu de réunion où hommeset femmes n’abordent plus ou moins le sujet. Et on ne saurait direpourtant que la publicité que lui fait la presse en estresponsable !

– Ce reproche ne s’adresse pas, en tout cas, àla Daily Gazette,dit Malone. Peut-être avez-vous lu mesarticles ?

– Oui, je les ai lus. Au moins ils sontmeilleurs que tout ce que nous sert habituellement la presse deLondres, farcie de sensationnel et d’absurde. Tenez, à lire unjournal comme le Times, personne ne saurait jamais qu’ilexiste un mouvement aussi vital que le spiritisme. La seuleallusion qui y a été faite dans un éditorial, si je me rappellebien, pourrait se résumer ainsi : « Nous y croironsquand, grâce à ses méthodes pour prévoir l’avenir, nous toucheronsdavantage de gagnants au pari mutuel. »

– Ça serait rudement utile ! déclara lordRoxton. J’aurais dit la même chose, moi ! Hein ?

Le clergyman prit un air grave et secouaénergiquement la tête.

– Cela me ramène à l’objet de ma visite,dit-il en se tournant vers Malone. J’ai pris la liberté de merendre chez lord Roxton à la suite de l’annonce qu’il a faitparaître. Je lui ai dit que s’il entreprenait cette enquête dansune bonne intention, il ne pourrait rien accomplir de mieux en cemonde ; mais j’ai ajouté que s’il en faisait un jeu sportif,s’il pourchassait une pauvre âme attachée à la terre avec la mêmefureur que son rhinocéros blanc du Lido, j’appellerais cela, moi,jouer avec le feu !

– Voyons, padre, j’ai joué avec le feu toutema vie ; j’en ai l’habitude ! Écoutez-moi : si vousvoulez me faire considérer cette histoire de revenants sous unangle religieux, rien à faire ! J’ai été élevé dans le sein del’Église d’Angleterre, et elle suffit amplement à mes très modestesbesoins. Mais si le piment du danger existe, alors le jeu en vautla chandelle, hein ?

Le révérend Charles Mason sourit à bellesdents.

– Incorrigible, non ? fit-il ens’adressant à Malone. Eh bien ! je ne peux que vous souhaiterune plus grande compréhension du problème…

Et il se leva comme pour prendre congé.

– Attendez un peu, padre ! s’écria lordRoxton. Quand je pars en exploration, je commence par me mettre encordée avec un autochtone amical. Je crois que vous êtes exactementl’homme qu’il me faut. Voudriez-vous venir avec moi ?

– Où cela ?

– Asseyez-vous. Je vais vous le dire…

Lord Roxton fourragea dans une pile de lettressur son bureau.

– Une belle sélection de fantômes !déclara-t-il. La première levée de la poste m’a apporté unevingtaine de pistes. Mais voici le gagnant, lisez vous-même cettelettre. Une maison isolée, un homme qui est devenu fou, leslocataires s’enfuyant en pleine nuit, un fantôme horrible. Ça nes’annonce pas mal, hein ?

Le clergyman lut la lettre en fronçant lessourcils.

– Cela me paraît être un bien mauvais cas,dit-il.

– Eh bien ! venez avec moi. Hein ?Peut-être pourrez-vous m’aider à l’éclaircir.

Le révérend Mason tira de sa poche unagenda :

– J’ai un service à célébrer mercredi matin,et une conférence le même soir.

– Nous pouvons partir aujourd’hui.

– C’est loin !

– Dans le Dorsetshire. Trois heures.

– Quel est votre plan ?

– Une nuit dans cette maison réglera leproblème.

– S’il y a une pauvre âme en peine, celadevient un devoir… Très bien, j’accepte.

– Et, bien entendu, il y a une place pourmoi ! supplia Malone.

– Naturellement, jeune bébé ! D’ailleurs…Je parie que le vieil oiseau roux dans votre boîte vous a envoyéici dans ce but précis, hein ? Ah ! j’en étais sûr !Bon. Vous pourrez décrire une aventure de derrière les fagots… pourune fois ! Hein ? Un train part de Victoria à huitheures. Rendez-vous là-bas. Au passage, j’irai dire deux mots auvieux Challenger.

Ils dînèrent ensemble dans le train, aprèsquoi ils se réunirent dans un compartiment de première classe.Roxton, derrière un gros cigare noir, rayonnait parce qu’il avaitrevu Challenger.

– Le cher vieil homme est resté le même. Ilm’a égratigné l’épiderme deux ou trois fois comme d’habitude. On adit des bêtises. Il m’a assuré que j’avais le cerveau quiramollissait si je me mettais à croire aux revenants :« Lorsque vous êtes mort, vous êtes mort ! » Tel aété le joyeux slogan du bonhomme. Quand il passe en revue sescontemporains, il prétend que l’extinction est une sacrée bonnechose : « La seule espérance de l’humanité !affirme-t-il. Imaginez ces affreuses perspectives s’ilscontinuaient à vivre ! » Il voulait me donner unebouteille de chlore pour que je la lance sur le fantôme. Je lui airépondu que si mon automatique ne mettait pas un terme à l’activitéde ce fantôme, rien d’autre ne serait valable. Dites-moi, padre,est-ce votre première expédition pour un pareil gibier ?

– Vous prenez les choses trop à la légère,lord John, répliqua avec gravité le clergyman. Il est évident quevous n’avez du spiritisme aucune expérience… Mais pour ne paslaisser votre question sans réponse, je me bornerai à dire qu’àplusieurs reprises j’ai déjà essayé d’apporter mon secours dans descas analogues.

– Vous y croyez sérieusement ? demandaMalone, qui prenait des notes pour son article.

– Très, très sérieusement.

– Mais ces influences, quellessont-elles ?

– Je ne suis pas une autorité. Vous connaissezAlgernon Mailey, l’avocat, n’est-ce pas ? Il pourrait vouscommuniquer des faits et des chiffres. J’aborde le sujet du pointde vue de l’instinct et de l’émotion. Je me rappelle une conférencede Mailey sur le livre du Pr Bozzano consacré auxrevenants : plus de cinq cents exemples parfaitementauthentifiés y figurent, chacun d’eux suffirait à établir un casa priori. Il y a également Flammarion. On ne peut passourire devant des témoignages comme ceux-là !

– J’ai lu moi aussi Bozzano et Flammarion, ditMalone. Mais ce sont à la fois votre expérience et vos propresconclusions que je désirerais connaître.

– En tout cas, si vous parlez de moi,rappelez-vous que je ne me prends pas pour une grande autorité enrecherches psychiques. Des spécialistes plus avisés vousfourniraient sans doute des explications différentes de celles quevous sollicitez. Toutefois, de ce que j’ai vu, j’ai tiré certainesconclusions. Selon l’une d’elles, je crois qu’il existe une part devérité dans l’idée théosophique des coquilles.

– Qu’est-ce que c’est que cettethéorie ?

– On a imaginé que tous les corps spirituelsprès de la terre étaient des coquilles ou des gousses videsqu’aurait quittées la réelle entité. Aujourd’hui, bien sûr, noussavons qu’une telle généralisation est une absurdité, car nousserions incapables d’obtenir les magnifiques communications qui nepeuvent émaner que d’intelligences supérieures. Mais nous devonsaussi nous garder d’une autre généralisation, il n’y a pas que desintelligences supérieures. Il y en a de si médiocres que je penseque la créature est purement extérieure, et qu’elle serait plutôtune apparence qu’une réalité.

– Mais pourquoi serait-elle là ?

– Oui, voilà la question. Il esthabituellement admis que c’est le corps naturel, comme l’a appelésaint Paul, qui se décompose à la mort, et que le corps éthéré ouspirituel survit et fonctionne sur un plan qui n’est pas celui dumonde. L’essentiel est là. Mais nous pouvons avoir en réalitéautant de pelures qu’un oignon ; et il se peut qu’il existe uncorps mental qui se dépouille et se révèle à tout endroit où unegrande tension intellectuelle ou émotionnelle a été expérimentée.Ce peut être un simulacre peu sensible, quasi automatique ; etcependant il pourrait revêtir quelque chose de notre apparence etde nos pensées.

– Alors, réfléchit Malone, cela surmonteraitjusqu’à un certain point la difficulté, car je ne vois pas pourquoiun assassin ou sa victime passerait des siècles entiers à rejouerle crime commis. Quel en serait le sens ?

– D’accord, jeune bébé ! dit lord Roxton.J’avais un ami, Archie Soames, le gentleman jockey, qui avait unevieille maison dans le Berkshire. Autrefois, Nell Gwynn[5] y avait habité. Eh bien ! il étaitprêt à jurer qu’il l’avait rencontrée une dizaine de fois dans lecouloir. Archie ne s’est jamais dérobé devant un obstacle au GrandNational, mais ça ! il manquait s’évanouir après chacune deses rencontres avec elle dans l’obscurité. C’était bien une joliefemme, et tout ce que vous voudrez, mais… zut ! Il ne faut pasexagérer, hein ?

Le clergyman approuva :

– Naturellement ! On ne peut pas supposerque l’âme réelle d’une personnalité éclatante comme Nell passeraitdes siècles à arpenter ces couloirs. Mais si par hasard elle s’estrongé le cœur dans cette demeure, broyant du noir et se faisant dumauvais sang, on peut penser qu’elle a pu jeter sa coquille etavoir laissé une image-pensée de sa personne derrière elle.

– Vous m’avez parlé de votre propreexpérience.

– J’en ai eu une avant de connaître lespiritisme. Je m’attends à ce que vous ayez du mal à la croirevraie ; pourtant je vous assure que je ne vous mens pas.J’étais un très jeune curé, là-haut, dans le nord. Dans le village,il y avait une maison avec poltergeist, c’est-à-dire avec deshantises sans fantômes. Il s’agit là d’une influence trèsmalicieuse et très troublante. Je m’offris comme volontaire pourl’exorciser. Dans l’Église, nous avons une méthode officielled’exorcisme, comme vous le savez, et je me croyais bien armé. Je metins dans le salon, qui était le lieu de prédilection desdésordres ; toute la famille était agenouillée autour demoi ; je lus les formules rituelles. Que croyez-vous qu’iladvint ?

Le visage ascétique de Mason fut envahi d’ungentil rire plein d’humour.

– Au moment où j’arrivais à mon Amenfinal, au moment donc où la créature aurait dû s’éclipser,confondue, la grande peau d’ours qui servait de tapis se dressa etm’enveloppa. J’ai honte de vous avouer qu’en deux bonds j’avaispris la porte… Mais c’est à partir de cette aventure que j’aiappris que les rites religieux peuvent n’avoir aucun effet.

– Mais alors qui en a ?

– Eh bien ! de la gentillesse, ou leraisonnement quelquefois. Voyez-vous, les esprits ne se ressemblentguère ; il y en a toute une variété. Certains attachés ouintéressés à la terre sont neutres, comme ces simulacres ou cescoquilles dont j’ai parlé. D’autres sont essentiellement bons,comme ces moines de Glastonbury, qui se sont manifestés simerveilleusement ces dernières années et que Bligh Bond a décrits.Ils sont liés à la terre par un pieux souvenir. Mais il y en ad’autres qui sont des enfants espiègles, comme les poltergeists. Etd’autres encore – peu nombreux, je l’espère ! – qui sontterriblement forts, malveillants, trop chargés de matière pours’élever au-dessus de notre plan terrestre… si chargés de matièreque leurs vibrations peuvent être assez basses pour affecter larétine humaine et devenir visibles. S’ils ont été de leur vivantdes brutes cruelles ou rusées, ils le seront encore et davantage,avec une énergie accrue, pour faire mal. Je songe notamment auxmonstres mauvais que notre système de peine capitale lâche dansl’au-delà, ils meurent avec une vitalité inemployée dont ilspeuvent user pour se venger.

– Ce fantôme de Dryfont a une très mauvaiseréputation, dit lord Roxton.

– Mais oui. C’est pourquoi je désapprouvequ’on parle avec légèreté de ces choses. Il me donne l’impressiond’être le type exact de la créature dont je parlais. De même qu’unepieuvre loge dans une caverne de l’océan mais remonte à la surfacecomme une image silencieuse de l’horreur pour attaquer un nageur,de même je me figure qu’un tel esprit peut hanter une maison lanuit : il est sa malédiction, et il bondira sur tous ceux àqui il peut faire du mal.

La mâchoire de Malone s’affaissa.

– Et… demanda-t-il, aucune protection n’estpossible ?

– Si. Je crois que nous en disposons d’une.Sinon, de tels esprits dévasteraient la terre. Notre protection,c’est qu’il y a des forces blanches comme il y a des forces noires.Nous pouvons les appeler des anges gardiens, comme disent lescatholiques, ou des guides, ou des contrôles ; mais quel quesoit le nom que nous leur donnons, ils existent réellement, et ilsnous gardent du mal sur le plan spirituel.

– Et qu’est-ce que vous pensez du type qui estdevenu fou, padre ? Et où était votre guide quand le fantômevous a mis le tapis sur le dos ? Hein !

– Le pouvoir de nos guides peut être fonctionde notre mérite. Le mal peut toujours gagner pendant quelque temps.Mais en fin de compte c’est le bon qui l’emporte. Telle est laleçon de mon expérience de la vie.

Lord Roxton secoua la tête.

– Si le bon l’emporte, alors c’est au termed’un sacré marathon : une course de grand fond dont la plupartd’entre nous ne voient jamais l’arrivée. Pensez à ces marchandsd’esclaves avec lesquels je me suis battu aux sources duPutomayo[6]. Où sont-ils ? Presque tous à Paris,hein ! Et ils mènent la grande vie. Et ils ont tué des tas denègres. Alors, et ça ?

– Hé ! oui, nous avons parfois besoin defoi. Il faut que nous nous rappelions que nous ne voyons pas la finde tout. « La suite au prochain numéro », voilà laconclusion de toutes les histoires humaines. Et c’est là oùintervient l’énorme valeur de l’au-delà. Au moins nous vivons unchapitre supplémentaire.

– Où pourrais-je me procurer cechapitre ? s’enquit Malone.

– Il existe beaucoup de très bons livres, bienque le monde n’ait pas encore appris à les apprécier : desdocuments sur la vie dans l’au-delà… Je me souviens d’un incident…Prenez-le pour une parabole si vous voulez, mais il vaut mieux quecela… Un mort qui avait été fort riche s’arrête devant une trèsbelle demeure. Son guide, maussade, le tire pour l’éloigner :« Elle n’est pas pour vous. Elle est pour votrejardinier. » Il lui désigne une misérable hutte :« Vous ne nous avez rien donné pour vous construire quelquechose. Nous n’avons pas pu faire mieux. » Ce pourrait être lechapitre supplémentaire à la vie de vos millionnaires quitrafiquaient les esclaves.

Roxton eut un petit rire.

– À certains d’entre eux, j’ai donné une huttequi avait six pieds de long et deux pieds de haut ! dit-il.Inutile de branler le chef, padre… Comprenez que je n’aime pas monprochain comme moi-même, et qu’il y a des hommes que je hais commedu poison.

– Oui, nous devrions haïr le péché seulement.Mais pour ma part je n’ai jamais été capable de séparer le péché dupécheur. Comment vous prêcherais-je, puisque je suis aussifaiblement homme que n’importe qui ?

– Voilà le seul prêche que je pourraisécouter, fit lord Roxton. Vos confrères en chaire passentpar-dessus ma tête. Mais lorsqu’un religieux descend à ma hauteur,alors je l’écoute… Dites donc, nous ne dormirons pas beaucoup cettenuit ! Il nous reste une heure avant d’arriver à Dry font.Peut-être pourrions-nous l’employer utilement à faire un petitsomme.

Il était plus de onze heures, et la nuit étaitglaciale, lorsque le trio arriva à destination. La gare de cettepetite ville d’eaux était presque déserte, mais un homme courtaudet gras comme un moine, vêtu d’une pelisse, s’avança à leurrencontre et les salua chaleureusement.

– Je suis M. Belchamber, le propriétairede la maison. Comment allez-vous, messieurs ? J’ai reçu votretélégramme, lord Roxton, et tout est prêt. C’est vraiment fortaimable à vous d’être venu. Si vous pouvez faire quoi que ce soitpour alléger mon fardeau, je vous en serai infinimentreconnaissant.

M. Belchamber les mena vers le petithôtel de la Gare où ils se restaurèrent avec des sandwiches et ducafé qui avaient été soigneusement préparés. Tandis qu’ilsmangeaient, il les mit au courant de ses ennuis.

– Ce n’est pas comme si j’étais riche,messieurs. Je suis un herbager en retraite, et toutes mes économiesont été placées sur trois maisons. L’une d’elles est la villaMaggiore. Oui, c’est vrai, je ne l’ai pas achetée cher. Maiscomment pouvais-je croire à cette histoire du docteurfou ?

– Racontez-nous cette histoire, dit lordRoxton en mâchant son sandwich.

– Il habitait là au temps de la reineVictoria. Je l’ai vu moi-même. Un homme mince comme un fil, longcomme un jour sans pain, avec un visage brun, un dos rond et unedémarche particulière, il traînait les pieds. On disait qu’il avaitété aux Indes, et certains pensaient même qu’il avait commis uncrime et qu’il se cachait, car il ne montrait jamais sa tête auvillage ; il ne sortait qu’à la nuit. Il brisa la patte d’unchien à coup de pierres ; on parla de le poursuivre, mais lesgens avaient peur de lui et personne ne porta plainte. Les gaminspassaient en courant devant sa maison, car il restait assis devantsa fenêtre avec un air menaçant et lugubre. Puis, un matin, il nerentra pas son lait ; le lendemain non plus : on enfonçala porte ; il était mort dans son bain… Mais c’était un bainde sang, car il s’était ouvert les veines du bras. Il s’appelaitTremayne. Personne ici ne l’a oublié.

– Et vous avez acheté la maison ?

– Je l’ai désinfectée, repeinte, et j’airefait l’extérieur. Vous auriez dit une maison neuve. Puis je l’ailouée à M. Jenkins, le brasseur. Il resta trois jours. Jebaissai le prix du loyer. M. Beale, un épicier qui s’étaitretiré, s’y installa. C’est lui qui devint fou, vraiment fou, aubout d’une semaine ! Et depuis lors elle m’est restée sur lesbras : soixante livres de revenus en moins. Et elle me coûtedes impôts ! Alors, messieurs, si vous pouvez faire quelquechose, au nom du ciel, faites-le ! Sinon, je crois que j’ymettrai le feu.

La villa Maggiore était située à huit centsmètres de l’agglomération, sur la pente d’un coteau.M. Belchamber les conduisit. C’était à coup sûr un endroit peugai ! Le toit descendait jusque devant les fenêtressupérieures et les masquait presque complètement. La lune étaitdemi-pleine ; la lumière qu’elle répandait montrait un jardinen fouillis, rabougri dans sa végétation d’hiver, mais qui avaitpar places empiété sur les allées. Le calme qui régnait étaitsinistre.

– La porte n’est pas fermée, dit lepropriétaire. Dans le salon, sur la gauche, vous trouverez unetable et des chaises. J’ai fait allumer du feu, et il y a un seaude charbon. Vous ne manquerez pas trop de confort, j’espère. Vousme pardonnerez si je n’entre pas, mais je n’ai plus les nerfs aussisolides que par le passé.

Il murmura encore quelques mots d’excusesavant de les quitter.

Lord Roxton avait apporté une torcheélectrique. Après avoir ouvert la porte rouillée, il l’alluma, etun faisceau lumineux éclaira le couloir, qui n’était pas tapissé etqui aboutissait à un escalier large et raide conduisant au premierétage. De chaque côté du couloir il y avait une porte ; cellede droite donnait sur une grande pièce vide ; dans un coin, àcôté de vieux livres et de journaux, une tondeuse à gazon était àl’abandon. Sur la gauche, ils découvrirent une pièce symétrique,mais beaucoup moins lugubre. Une grille brûlait gaillardement, leschaises et les fauteuils confortables ne manquaient pas, une carafed’eau était posée sur une table en bois blanc, le seau à charbonétait plein, une grosse lampe à pétrole éclairait les lieux. Leclergyman et Malone s’approchèrent du feu, car il faisait trèsfroid, mais lord Roxton compléta ses préparatifs. D’un petit sac àmain il tira son revolver automatique, qu’il plaça sur la cheminée.Puis il sortit un paquet de bougies, et il en alluma deux dansl’entrée. Enfin, il prit une pelote de laine à tricoter et iltressa un véritable réseau devant la porte d’entrée et devant laporte d’en face.

– Allons faire un tour, dit-il. Après quoinous attendrons tranquillement en bas, et nous verrons bien ce quiarrivera.

Au premier étage, le couloir se divisait endeux : il bifurquait sur la droite et sur la gauche à angledroit avec l’escalier. À droite, il y avait deux grandes chambresnues et poussiéreuses, où le papier pendait en lambeaux tandis quele plancher était couvert de plâtras. À gauche, une seule chambre,dans le même état d’abandon, puis la salle de bains de tragiquemémoire ; la baignoire de zinc était disposée comme si elledevait être bientôt utilisée ; il y subsistait encore destaches de sang à l’intérieur ; certes, la rouille s’y étaitmise, mais elles demeuraient comme de terribles stigmates quirappelaient le passé. Malone fut surpris de voir le clergymanvaciller et s’appuyer sur la porte ; il était blême, desgouttes de sueur perlaient sur son front. Ses deux compagnonsl’aidèrent à descendre l’escalier, et il s’assit quelques instants,visiblement bouleversé, avant de parler.

– Est-ce que réellement vous ne ressentezrien ? demanda-t-il. Le fait est que je suis moi-même dotéd’un pouvoir médiumnique, par conséquent très perméable auximpressions psychiques. Je viens d’en avoir une, spécialementhorrible, indescriptible…

– Laquelle, padre ?

– C’est vraiment difficile à dire, quelquechose comme une défaillance du cœur, une sensation de tristesseinfinie. Tous mes sens en ont été affectés. Mes yeux s’embuaient.Je respirais une forte odeur de putréfaction. Toute force semblaitavoir glissé hors de moi. Lord Roxton, ce n’est pas une minceaffaire que nous entreprenons aujourd’hui !

Le grand sportif se fit grave tout àcoup :

– Je commence à la croire ! dit-il.Pensez-vous que cette affaire est dans vos cordes ?

– Je suis désolé de m’être montré sifaible ! répondit M. Mason. Certainement, je pénétreraile mystère. Pire sera le cas et plus vous aurez besoin de monaide…

« Je me sens parfaitement bien, àprésent ! ajouta-t-il en riant.

Il tira de sa poche une vieille pipe debruyère, noircie par la fumée.

– Voilà le meilleur docteur pour des nerfssecoués, dit-il. Je vais rester ici et fumer jusqu’à ce que vousayez besoin de moi.

– Quelle forme pensez-vous qu’il vaprendre ? demanda Malone.

– Une forme que vous pourrez voir,assurément.

– Voilà ce que je ne peux pas comprendre, mêmeaprès toutes mes lectures, dit Malone. Les autorités en la matières’accordent pour déclarer qu’il y a une base matérielle, et quecette base matérielle est fournie, tirée du corps humain.Appelez-la ectoplasme ou ce que vous voudrez, son origine esthumaine, n’est-ce pas ?

– Certainement, répondit Mason.

– Bien. Alors, devons-nous supposer que ceDr Tremayne compose sa propre apparence en tirant de lamatière de moi et de vous ?

– Pour autant que je puisse m’avancer, jecrois que dans la plupart des cas un esprit agit ainsi. Je croisque lorsque le spectateur sent qu’il fait plus froid, que sescheveux se dressent, etc., il est réellement conscient d’une pertede sa propre vitalité, perte qui peut être assez importante pourprovoquer son évanouissement ou même sa mort. Peut-être était-il entrain de tirer de moi de la substance…

– Mais supposez que nous ne soyons pas douésd’un pouvoir médiumnique ? Supposez que nous n’abandonnionsrien ?

– J’ai lu récemment, répondit M. Mason,quelque chose de très complet là-dessus. Un exemple a été observéde près, et raconté par le Pr Neillson, un Islandais : lemauvais esprit avait l’habitude de descendre sur un malheureuxphotographe de ville, il tirait de lui sa substance, puis repartaitet l’utilisait. Il disait ouvertement : « Donnez-moi letemps d’aller chez Untel. Je vous montrerai ensuite ce que je puisfaire. » C’était une créature formidable, qu’on eut de grandesdifficultés à maîtriser.

– J’ai l’impression, bébé, dit lord Roxton,que nous sommes embarqués dans une histoire beaucoup pluscompliquée que nous le pensions ! Mais tant pis, nous avonsfait ce que nous pouvions ; le couloir est éclairé ;personne ne peut nous approcher, sauf par l’escalier, sans rompreles fils de laine. Il ne nous reste plus qu’à attendre.

Ils attendirent donc. Ce fut une attentepénible. Un réveil avait été placé sur le chambranle en boisdécoloré de la cheminée. Lentement l’aiguille rampa sur le cadrande une heure à deux heures, et de deux heures à trois heures.Dehors, une chouette ululait le plus sinistrement du monde. Lavilla étant située au bord d’une route secondaire, aucun bruithumain ne raccrochait les trois enquêteurs à la vie extérieure. Lepadre somnolait sur sa chaise. Malone fumait sans arrêt. LordRoxton feuilletait un magazine. De temps à autre, il y avaitquelques craquements qui déchiraient le silence de la nuit. Riend’autre jusqu’à ce que…

Quelqu’un descendit l’escalier.

Aucun doute ! Le pas était furtif, etcependant il se détachait nettement. Crac ! Crac !Crac ! Puis il avait atteint le rez-de-chaussée. Puis il étaitarrivé à hauteur de leur porte. Ils s’étaient tous trois dresséssur leurs chaises. Roxton avait empoigné son automatique. Était-ilentré ? La porte était entrebâillée, mais elle ne s’était pasouverte davantage. Pourtant tous éprouvaient la sensation qu’ilsn’étaient pas seuls, que quelqu’un les observait. Il leur semblaqu’il faisait plus froid ; Malone frissonna. Un instant après,les pas battirent en retraite. Ils étaient discrets et vifs. Plusvifs que tout à l’heure. On aurait pu croire qu’un éclaireurrevenait avec des renseignements vers quelque grand chef tapi dansl’ombre au-dessus d’eux.

Ils se regardèrent tous les troissilencieusement.

– Nom d’un chien ! murmura enfin lordRoxton.

Son visage était pâle et résolu. Malonegriffonna quelques notes, marqua l’heure. Le clergyman priait.

– Bien, dit Roxton après une pause. Nous avonsaffaire à un revenant. Nous ne pouvons pas rester inactifs. Il fautque nous en venions à bout. Je vous avoue, padre, que j’ai suividans une jungle épaisse un tigre blessé, mais je n’ai jamaiséprouvé au fond de moi ce sentiment que j’éprouve maintenant. Si jecherchais des sensations, en voilà ! En attendant, jemonte.

– Nous aussi ! crièrent ses deuxcompagnons.

– Restez ici, bébé ! Et vous aussi,padre. À trois nous ferions trop de bruit. Je vous appellerai sij’ai besoin de vous. Mon plan consiste simplement à me glisserdehors et à guetter tranquillement sur les marches. Si cette…chose, quelle qu’elle soit, revient, il faudra qu’elle me passe surle corps.

Tous trois sortirent dans le couloir. Les deuxbougies projetaient leurs petits cercles clignotants declarté ; l’escalier était bien éclairé jusqu’en haut desmarches cernées par de lourdes ombres. Roxton s’assit à mi-hauteur,revolver au poing. Il porta un doigt à ses lèvres, puis invita d’ungeste impatient ses compagnons à réintégrer la pièce. Ils obéirentet s’installèrent près du feu. Ils attendirent, attendirent…

Une demi-heure. Trois quarts d’heure. Et puis,soudain la « chose » arriva. Il y eut successivement unbruit de pieds qui se précipitaient, l’écho d’un coup de revolver,une bousculade, une chute lourde, un cri appelant au secours.Frappés d’horreur, ils coururent dans le couloir. Lord Roxtongisait la face contre terre, parmi des décombres et du plâtre enmiettes. Ils le relevèrent, il était à demi hébété ; ilsaignait à la joue et aux mains, mais ce n’étaient que deségratignures. Au haut des marches, les ombres paraissaient plusnoires, plus épaisses.

– Ça va ! dit Roxton, une fois assis surune chaise. Accordez-moi une minute pour que je reprenne monsouffle, et j’engage mon deuxième round avec le diable… Car si cen’est pas le diable, jamais aucun démon n’a foulé le sol de cetteterre !

– Vous n’auriez pas dû aller seul !ajouta le clergyman. Mais dites-nous ce qui est arrivé.

– Cette fois-ci, vous n’irez pas seul !dit Malone.

– Je ne le sais pas trop. Vous avez vu quej’étais assis, tournant le dos au palier. Tout à coup, j’ai entenduune course précipitée. J’ai vu quelque chose de noir justeau-dessus de moi. Je me suis à demi tourné et j’ai tiré. Uneseconde plus tard, j’étais projeté en bas des marches comme sij’étais un bébé. Tout ce plâtre s’est abattu sur moi. Voilà tout ceque je puis vous dire.

– À quoi bon s’engager plus avant dans cetteaffaire ? demanda Malone. Vous êtes convaincu que vous n’avezpas eu affaire à un homme, mais à quelque chose de plus qu’unhomme, n’est-ce pas ?

– Absolument convaincu !

– Bon. Donc vous avez eu votre expérience.Qu’est-ce que vous désirez de plus ?

– Moi, au moins, je désire davantage !dit M. Mason. Je crois qu’on a besoin de notre aide.

– J’ai l’impression que nous avons tous besoind’aide, fit lord Roxton en se frottant le genou. Nous aurons besoind’un médecin avant d’en avoir terminé ! Mais je suis d’accordavec vous, padre : nous devons aller jusqu’au bout. Si ça nevous plaît pas, bébé…

Cette suggestion s’avéra trop injurieuse pourle sang irlandais de Malone.

– Je monte tout seul ! cria-t-il en sedirigeant vers la porte.

– Non. Pas tout seul. Je vais avec vous !déclara le clergyman, qui se précipita derrière lui.

– Ah ! vous n’irez pas sans moi !hurla lord Roxton, boitillant à l’arrière-garde.

Ils se postèrent tous trois dans le couloiréclairé par les bougies mais drapé d’ombres. Malone avait posé lamain sur la rampe et son pied sur la première marche quandl’événement se produisit.

Quel événement ? Ils auraient étéincapables de le dire. Simplement, ils s’aperçurent qu’au haut del’escalier les ombres noires s’étaient épaissies, rassemblées, pourprendre une forme précise qui rappelait celle d’une chauve-souris.Seigneur ! Elles se déplaçaient ! Elles se mettaient enmouvement ! Elles fonçaient sans bruit vers lerez-de-chaussée ! Noires, noires autant que la nuit, énormes,avec des contours fuyants, partiellement humaines et en même tempsmenaçantes et odieuses. Les trois hommes hurlèrent et coururentvers la porte. Lord Roxton s’empara de la poignée et l’ouvrit. Troptard ! La créature était sur eux. Ils eurent conscience d’uncontact chaud et glutineux, d’une odeur putride, d’une bête hideuseet à demi constituée, de membres prenants… Une seconde plus tard,tous trois gisaient assommés, horrifiés, projetés dehors sur legravier de l’allée. Et la porte s’était refermée comme si onl’avait claquée derrière eux.

Malone geignait. Roxton jurait. Le clergymangardait la bouche cousue. Ils se relevèrent. Ils souffraient tousde contusions, et ils avaient les membres brisés. Mais au plusprofond d’eux-mêmes un sentiment d’horreur s’était levé, quiannihilait les souffrances physiques. Ils se tenaient debout auclair de lune. Leurs yeux ne quittaient pas le rectangle noir de laporte.

– En voilà assez ! déclara Roxton.

– Plus qu’assez ! dit Malone. Je nerentrerais pas dans cette maison pour tout l’or que Fleet Streetpourrait m’offrir.

– Êtes-vous blessé ?

– Sali, souillé… Ah ! c’étaitrépugnant !

– Infect ! confirma Roxton. Vous avezsenti cette puanteur ? Et cette chaleur purulente ?

Malone poussa un cri de dégoût :

– Ça n’a pas de nom ! Et puis vous avezvu ?… Ce visage sans traits. Rien en dehors des yeuxterribles ! À demi matérialisé ! Oh ! c’étaithorrible.

– Et les bougies qui continuent àbrûler !

– Ah ! au diable les bougies !Qu’elles brûlent ! Je ne rentrerai pas dans cettemaison !

– Après tout, Belchamber peut venir au matin.Peut-être nous attend-il à l’auberge.

– C’est cela. Allons à l’auberge. Retournonsvers l’humanité !

Malone et Roxton avaient déjà fait demi-tour.Mais le clergyman restait là. Il avait sorti un crucifix de sapoche.

– Vous pouvez aller à l’auberge, dit-il. Moi,je reste dans la maison.

– Hein ?

– Oui, dans la maison.

– Padre, vous êtes complètement fou ! Onvous égorgera. Sous sa griffe, nous ne valions pas plus cher quedes poupées en étoupe !

– Eh bien ! il m’égorgera ! J’yvais.

– Non, vous n’irez pas ! Malone,aidez-moi…

Ils n’eurent pas le temps de le retenir. Enquelques pas rapides, M. Mason avait gagné la porte, l’avaitouverte, était entré et l’avait refermée derrière lui. Sescompagnons voulurent le rattraper, mais ils entendirent un bruit deserrure, le padre s’était enfermé et les avait laissés dehors. Unelarge fente servait de boîte aux lettres, à travers elle, lordRoxton le supplia de sortir.

– Restez là ! dit la voix ferme et brèvedu clergyman. J’ai une œuvre à accomplir. Je sortirai quand ellesera achevée.

Et bientôt, il se mit à parler. Ses accentsempreints de douceur, de bienveillance, d’affection retentirentdans l’entrée. De dehors, ils ne purent surprendre que des bribes,des bouts de prières, des morceaux d’exhortations, des intonationspour des souhaits aimables. Malone regarda par la fente : ilvit la silhouette sombre et rigide du clergyman se détacher dans lalumière des bougies, le dos à la porte, la tête tournée vers lesombres de l’escalier, et la main élevant fermement le crucifix.

Sa voix fit place au silence, et alors seproduisit un nouveau miracle dans cette nuit fertile en événements.Une voix répondait à celle de Mason. C’était une voix qui proféraitdes sons comme ni Roxton ni Malone n’en avaient jamaisentendus : des sons gutturaux, grinçants, croassants,menaçants au-delà de toute expression. Ce que dit cette voix futbref, mais le clergyman répondit aussitôt, et le ton de ses propostrahit une émotion portée à son comble. Ses paroles semblaient êtrequelque chose comme une oraison à laquelle répliqua immédiatementla sinistre voix de l’au-delà. Et un dialogue s’instaura : lesrépons se succédaient, parfois courts, parfois longs. Toute lagamme de l’éloquence y passa, plaidoyers, argumentations, prières,supplications, apaisements, tout sauf des reproches. Transisjusqu’aux os, Roxton et Malone s’étaient accroupis contre la porte,grappillant çà et là des bribes de ce duo inconcevable. Puis, aubout d’un temps qui leur parut très pénible, et qui s’avéra en finde compte une bonne heure, M. Mason dit le Notre Pèred’une voix, riche, exaltante. Était-ce une hallucination, unécho ? Ou y avait-il réellement quelqu’un qui accompagnaitdans la nuit la voix du clergyman ? Un instant plus tard, lalumière s’éteignit à la fenêtre de gauche, la serrure joua, etMason sortit en portant le sac de lord Roxton. À la lumière de lalune, son visage paraissait blafard, mais toute son attitudereflétait la vivacité et la joie.

– Je crois que vous trouverez tout ici, dit-ilà lord Roxton en lui tendant le sac.

Roxton et Malone le saisirent chacun par unbras et l’entraînèrent vers la route.

– Cette fois-ci, vous ne vous échapperezpas ! s’écria le lord. Padre, vous devriez avoir toute unebarrette de Victoria Cross !

– Mais non, je n’ai fait que mon devoir. Lepauvre diable ! Il avait tellement besoin d’aide ! Je nesuis qu’un pécheur, et cependant j’ai pu le secourir.

– Vous lui avez fait du bien !

– Humblement, je l’espère. Je n’étais quel’instrument de forces plus hautes. La maison ne sera plus hantée.Il me l’a promis. Mais je ne veux plus en parler, à présent. Celame sera plus facile dans les jours à venir.

Le propriétaire et les servantes de l’aubergeregardèrent avec ahurissement nos trois enquêteurs quand, à l’aubed’une froide matinée d’hiver, ils se présentèrent à la porte. Ilsdonnaient l’impression d’avoir vieilli de cinq ans pendant la nuit.M. Mason, en pleine réaction, se jeta sur le canapé de lamodeste salle et s’endormit instantanément.

– Pauvre vieux ! Il n’est guèrebrillant ! dit Malone.

De fait, avec ses longs membres et son visagehagard, tout blanc, on aurait dit un cadavre.

– Nous allons lui faire ingurgiter une tassede thé, répondit Roxton, qui promena ses mains au-dessus desflammes du feu que la servante venait d’allumer. Et nous en boironsaussi, sapristi ! Car je crois, bébé, que nous ne nous sommespas dérangés pour rien : à moi des sensations nouvelles, àvous de la bonne copie !

– Et à lui le sauvetage d’une âme. À côté dusien, nos résultats paraissent bien minces !

Ils prirent le premier train du matin pourLondres, et ils eurent un compartiment à eux seuls. Mason n’étaitguère volubile ; il était perdu dans ses pensées. Subitement,il se tourna vers ses compagnons.

– Dites, vous deux, vous ne voudriez pas vousjoindre à moi pour une prière !

Lord Roxton fit la grimace :

– J’aime mieux vous avertir, padre, que jesuis plutôt tout le contraire d’un pratiquant.

– S’il vous plaît, agenouillez-vous avec moi.J’ai besoin de votre concours.

Ils s’agenouillèrent côte à côte, le padre aumilieu. Malone prit mentalement note de la prière :« Père, nous sommes tous tes enfants : des créaturespauvres, faibles, impuissantes, ballottées par le destin et lesévénements. Je te supplie de tourner ton regard miséricordieux verscet homme, Rupert Tremayne, qui a erré loin de toi et qui se trouvemaintenant dans la nuit. Il a sombré très bas, car il avait un cœurorgueilleux qui ne s’attendrissait pas, et un esprit cruel que lahaine avait pourri. Mais à présent il voudrait aller vers lalumière. C’est pourquoi j’implore ton secours pour lui et pourcette femme, Emma, qui, par amour pour lui, est descendue dans lesténèbres. Puisse-t-elle le relever, comme elle avait essayé de lefaire. Puissent-ils tous deux rompre les liens de triste mémoirequi les retiennent à la terre. Puissent-ils, dès ce soir, montervers cette glorieuse lumière qui, tôt ou tard, brille sur les plusdéshérités de tes fils. »

Ils se remirent debout.

– Ça va mieux ! s’exclama le padre en sefrappant la poitrine de sa main osseuse et en souriant de toutesses dents. Mais quelle nuit ! Ah ! Seigneur, quellenuit[7] !

Chapitre 9Et voici des phénomènes très physiques !

Il était vraiment du destin de Malone d’êtreentraîné dans les affaires de la famille Linden ! À peineavait-il abandonné le malheureux Tom aux mains de la justice qu’ilse trouva aux prises, et d’une manière fort désagréable, avec sonpeu sympathique frère.

Cela débuta par un coup de téléphonematinal ; à l’autre bout du fil, il reconnut la voixd’Algernon Mailey.

– Êtes-vous libre cet après-midi ?

– À votre disposition.

– Dites, Malone, vous êtes costaud, n’est-cepas ? Vous avez bien été international de rugby dans l’équiped’Irlande ? Une partie de catch ne vous ferait pas peur,non ?

Devant le récepteur, Malone eut un largesourire.

– J’en suis.

– Ça risque d’être gros, vous aurez peut-êtreà plaquer un boxeur professionnel…

– Parfait ! répondit joyeusementMalone.

– Et il nous faudrait quelqu’un d’autre.Connaissez-vous un type qui viendrait avec nous rien que pour leplaisir de l’aventure ? S’il est vaguement au courant desproblèmes psychiques, cela n’en vaudrait que mieux.

Malone se creusa la tête, puis une inspirationlui vint.

– Il y a Roxton, dit-il. Il n’est plus toutjeune, mais dans une bagarre il est utile. Je pense que je pourraile joindre. Depuis notre expérience dans le Dorsetshire, ils’intéresse beaucoup au psychisme.

– Bravo ! Amenez-le ! S’il ne peutpas venir, nous nous débrouillerons tout seuls. 41, BelshawGardens, S. W. Près de la station Earl’s Court. Trois heures cetaprès-midi. D’accord !

Aussitôt Malone appela lord Roxton ; ilentendit la voix familière :

– De quoi s’agit-il, bébé ? D’un match deboxe ?… Mais, naturellement ! Hein ?… J’avais unepartie de golf à Richmond, mais ceci me paraît bien plusdivertissant… Hein ? Oui, très bien. Je vous retrouverailà-bas.

Tant et si bien que, au troisième coup detrois heures, Mailey, lord Roxton et Malone étaient assis au coindu feu dans le salon cossu de l’avocat. Sa femme, douce autant quejolie, était sa collaboratrice sur le double plan de l’esprit et dela matière, elle était là pour accueillir les invités deMailey.

– Maintenant, chérie, tu ne joues pas dansl’acte suivant, dit gentiment l’avocat. Tu vas te retirer avecdiscrétion dans les coulisses. Ne te fais aucun souci si tu entendsde la bagarre.

– Mais je m’en ferai, mon chéri. Tu risquesd’être blessé !

Mailey se mit à rire.

– Il est probable que ton mobilier serablessé, cela oui ! Mais tu n’as rien d’autre à craindre,va ! Et puis, c’est le bien de la cause qui est en jeu…

« Ceci est toujours le dernier mot,ajouta-t-il après que sa femme eut quitté la pièce. Je crois envérité qu’elle monterait sur le bûcher pour la cause. Son grandcœur de femme aimante sait ce que cela signifierait pour ce mondegris si les hommes pouvaient s’évader des ombres de la mort etcomprendre quel grand bonheur est à venir. Elle est vraiment moninspiratrice…

« Mais, poursuivit-il en riant, je feraismieux de ne pas m’étendre sur ce sujet, nous avons à réfléchir surquelque chose de très différent… quelque chose d’aussi vil etabominable qu’elle est belle et bonne. Il s’agit du frère de TomLinden.

– J’ai entendu parler de ce type, dit Malone.J’ai autrefois boxé un peu, et je suis toujours membre du Sporting.Silas Linden a failli être champion des poids mi-moyens.

– Exactement. L’homme n’a pas de travail et ila pensé qu’il pourrait devenir médium. Tout de suite, je l’ai prisau sérieux, moi et d’autres spirites, car nous aimons tous sonfrère, et il arrive fréquemment que de tels dons soient répartisdans une même famille : son ambition m’a donc sembléraisonnable. Aussi l’avons-nous mis à l’épreuve hier soir.

– Et qu’est-il advenu ?

– Tout d’abord, il m’a paru suspect. Comprenezqu’il est presque impossible à un médium de tromper un spiriteentraîné. Quand il y a tromperie, c’est aux dépens des profanes.J’ai donc commencé par le surveiller soigneusement, et je me suisassis près du cabinet noir. Bientôt il en est sorti vêtu de blanc.Je m’étais arrangé d’avance avec ma femme, et j’ai rompu lecontact. Je l’ai senti quand il est passé près de moi. Il était,bien sûr, en blanc. J’avais dans ma poche des ciseaux ; j’enai coupé un petit bout.

Mailey exhiba un morceau de toile de formetriangulaire.

– Le voilà. Regardez-le. De la toile trèsordinaire. Sans aucun doute, Silas Linden portait sa chemise denuit.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas montré tout desuite ? demanda lord Roxton.

– Il y avait plusieurs dames, et j’étais dansla pièce le seul homme réellement vigoureux.

– Bon ! Alors queproposez-vous ?

– J’ai pris rendez-vous avec lui à troisheures et demie. Je l’attends. S’il n’a pas remarqué la petiteamputation de sa chemise de nuit, je ne crois pas qu’il soupçonnece que je lui veux.

– Qu’allez-vous faire ?

– Ma foi, cela dépend de lui. En tout cas, ilfaut qu’il ne recommence pas. C’est ainsi que la cause s’embourbe.Un bandit qui ne connaît rien à l’affaire s’introduit pour gagnerde l’argent ; le travail des médiums honnêtes s’en trouvedéprécié. Le public ne fait pas de distinction,comprenez-vous ! Avec votre aide, je peux parler à ce gangsterà égalité de chances, ce qui m’aurait été impossible sans vous.

Un pas pesant se fit entendre à l’extérieur.La porte s’ouvrit sur Silas Linden, faux médium et ex-boxeurprofessionnel. Ses petits yeux gris porcins se posèrent avecméfiance sur les trois hommes. Puis il se força à sourire, et saluaMailey.

– Bonjour, monsieur Mailey. Nous avons eu hiersoir une bonne séance, n’est-ce pas ?

– Asseyez-vous, Linden ! dit Mailey enlui désignant une chaise. C’est justement au sujet de cette soiréeque je désire vous parler. Vous nous avez trompés.

Le visage de Silas Linden s’enflamma decolère.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-ilvivement.

– Vous avez triché. Vous vous êtes habillé etvous avez prétendu que vous étiez un esprit.

– Menteur ! Menteur ! Jamais je n’aifait cela…

Mailey tira de sa poche le morceau de toile etle posa sur son genou.

– Et ça ?

– Quoi, ça ?

– Je l’ai coupé au bas de la chemise de nuitque vous portiez. Je l’ai coupé moi-même pendant que vous vousteniez devant moi. Si vous examinez votre chemise de nuit, voustrouverez l’endroit d’où je l’ai coupé. Inutile, Linden ! Vousavez perdu, et le jeu est terminé. Vous ne pouvez plus nier.

Pendant quelques secondes, l’homme demeuracomplètement effondré. Puis il éclata dans une explosion deblasphèmes.

– Quel jeu ? cria-t-il en regardantautour de lui. Est-ce que vous croyez que vous m’avez eu et quevous pouvez me prendre pour un écornifleur ? C’est un coupmonté, hein ! Mais vous vous êtes trompé d’homme pour cettepartie-là !

– Inutile de faire du bruit ou d’essayer de laviolence, Linden ! avertit Mailey paisiblement. Je pourraisvous traîner demain devant le tribunal. Mais, à cause de votrefrère, je ne tiens pas au scandale. Seulement vous ne quitterez pascette pièce sans avoir signé le papier qui est là, sur monbureau.

– Oh ! N’y comptez pas ! Qui m’yforcera, dites-moi ?

– Nous vous y forcerons !

Les trois hommes se placèrent entre lui et laporte.

– Vous m’y forcerez ? Oui, eh bien !essayez donc !…

Ses yeux étincelaient de fureur ; il setint devant eux en serrant ses énormes poings.

– Laissez-moi sortir !

Ils ne répondirent pas, mais tous troispoussèrent le grognement de combat qui est peut-être la plusvieille des expressions humaines. Dans la seconde qui suivit,Linden se jeta sur eux, et ses poings assenèrent des coups d’uneviolence terrible. Mailey, qui avait autrefois boxé en amateur,bloqua un coup, mais le suivant déborda sa garde, et il s’écrouladevant la porte. Lord Roxton fut projeté sur le côté. Mais Malone,avec l’instinct du rugbyman plongea la tête en avant et ceintura leboxeur professionnel à la hauteur des genoux. Si un homme est tropfort pour vous sur ses pieds, alors faites-le tomber, une fois surle dos, il perd toute sa science. Linden bascula et passa dans sachute, à travers un fauteuil. Il se mit sur un genou et essaya d’uncourt crochet au menton, mais Malone le fit retomber. Les mainsosseuses de Roxton se nouèrent autour de son cou. Il y avait enSilas Linden une bonne dose de lâcheté ; il eut peur.

– Assez ! cria-t-il.Laissez-moi !

Il était à présent étalé sur le dos. Malone etRoxton étaient penchés au-dessus de lui. Mailey s’était relevé,pâle et meurtri.

– Ça va très bien ! répondit-il à unevoix de femme derrière la porte. Non, non, ma chérie, pasencore ! Mais nous touchons au dénouement. Allons, Linden, pasbesoin de vous mettre debout, car là où vous êtes vous pouvezcauser avec nous très gentiment. Pour sortir d’ici, vous n’avezqu’à signer ce papier.

– Quel papier ? grogna Linden, quandRoxton eut desserré son étreinte.

– Je vais vous le lire.

Mailey alla le chercher sur son bureau et lutà haute voix : Je soussigné, Silas Linden, certifie ici quej’ai agi comme un fripon et comme un coquin en simulant un esprit,et je jure que plus jamais dans ma vie je ne me présenterai commemédium. Si je ne respecte pas ce serment, alors cet aveu signépourra être porté à la connaissance du tribunal… ».Voulez-vous signer ce papier ?

– Non ! Que je sois maudit si je lesigne !

– Est-ce que je lui donne un supplément detorticolis ? demanda lord Roxton. Peut-être pourrais-je ainsile convaincre, hein ?

– Pas du tout, dit Mailey. Au fond, cetteaffaire ne serait pas mauvaise devant le tribunal, car ellemontrerait au public que nous sommes résolus à tenir notre maisonen ordre. Je vous accorde une minute pour réfléchir, Linden. Dansune minute, j’appelle la police.

Mais il ne fallut pas une minute à l’imposteurpour se décider.

– Très bien ! fit-il, maussade. Jesigne.

Il lui fut permis de se mettre debout, nonsans être averti que s’il essayait d’en profiter, il ne serelèverait pas si vite la deuxième fois. Mais il n’avait plus deressort. Il griffonna un grossier« Silas Linden » au basdu papier. Les trois autres contresignèrent en qualité detémoins.

– Maintenant, filez ! commanda Mailey.Trouvez à l’avenir un métier honnête, et laissez en paix les chosessacrées !

– Gardez pour vous vos sacréesfoutaises ! répondit Linden, qui sortit en sacrant etjurant.

À peine avait-il franchi le seuil de la maisonque Mme Mailey se précipitait dans le salon pours’assurer que son mari n’était pas blessé. Son examen lui ayantdonné toute satisfaction, elle se lamenta sur le sort du fauteuilbrisé : comme toutes les bonnes épouses, elle vouait unefierté personnelle au moindre détail de son petit ménage.

– Aucune importance, ma chérie ! Ce n’estpas payer trop cher l’expulsion d’un bandit… Ne partez pas encore,vous autres, j’ai deux mots à vous dire.

– Et le thé va être servi !

– Peut-être vaudrait-il mieux quelque chose deplus fort ? suggéra Mailey.

De fait, tous trois étaient éreintés :car pour avoir été bref, leur match avait été dur ! Roxton,qui s’était beaucoup amusé, n’avait pas perdu son allant, maisMalone était rompu, et Mailey se ressentait encore du formidablecoup de poing qui l’avait mis knock-out.

– On m’a affirmé, dit Mailey, quand ils sefurent réinstallés devant le feu, que cette canaille extorquait del’argent à son frère depuis des années. C’était une manière dechantage, car il aurait été tout à fait capable de le dénoncer.Oh ! mais… voilà qui expliquerait l’intervention de la police.Pourquoi aurait-elle choisi Linden de préférence à tous les autresmédiums de Londres ? Je me rappelle à présent que Tom m’adéclaré… Oui, c’est cela, il m’a déclaré que Silas lui avaitdemandé de lui apprendre à être médium, et qu’il avait refusé.

– Pouvait-il lui apprendre ? demandaMalone.

Mailey réfléchit.

– Eh bien ! peut-être aurait-il pu,dit-il enfin. Mais Silas Linden faux médium serait beaucoup moinsdangereux que Silas Linden vrai médium.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Le pouvoir médiumnique peut se développer,dit Mme Mailey. On pourrait presque dire qu’ils’attrape.

– Rappelez-vous l’imposition des mains dansl’Église primitive, expliqua Mailey. Elle conférait des pouvoirs dethaumaturge. Nous ne pouvons attribuer aujourd’hui des pouvoirsaussi rapides. Mais si un homme ou une femme se présente avec ledésir de développer ses facultés, et spécialement si la séance alieu en présence d’un vrai médium, il y a de fortes chances pourque le pouvoir lui vienne.

– Mais pourquoi avez-vous dit que ce seraitpire qu’un faux médium !

– Parce que le pouvoir pourrait être utilisépour le mal. Je vous assure, Malone, que ces histoires de magienoire et de mauvais démons ne sont pas des inventions de nosadversaires. En réalité, elles se produisent, et toujours autourd’un médium pervers. Vous pouvez explorer des abîmes que définitassez bien l’idée populaire de sorcellerie. Il serait malhonnête denier qu’ils existent.

– Les semblables s’attirent, ajoutaMme Mailey. Vous obtenez ce que vous méritez. Sivous êtes assis avec des gens pervers, vous aurez des visiteurspervers.

– Donc il existe un côté dangereux ?

– Connaissez-vous quelque chose sur la terrequi n’ait son côté dangereux, si elle est maniée de travers et defaçon excessive ? Ce côté dangereux existe très en dehors duspiritisme orthodoxe ; mais pour y parer, il convient de leconnaître. Je crois que la sorcellerie du Moyen Âge était unphénomène très réel, et que le meilleur moyen de faire face à detelles pratiques est de cultiver les pouvoirs les plus élevés del’esprit. En laissant le champ libre, vous l’abandonnez aux forcesdu mal.

Lord Roxton intervint.

– Quand j’étais l’an dernier à Paris, dit-il,il y avait un type qui s’appelait La Paix et qui s’occupait demagie noire. Il réunissait du monde, il tenait des cercles, etc. Ceque je veux dire, c’est qu’il n’y avait pas grand mal à cela, maisd’autre part ce n’était guère… spirituel, comme vous dites.

– C’est un aspect du problème qu’en tant quejournaliste j’aimerais bien voir d’un peu plus près, dit Malone. Àcondition que je puisse faire un compte rendu impartial…

– Tout à fait d’accord ! déclara Mailey.Nous désirons que toutes les cartes soient étalées sur latable.

– Eh bien ! bébé, si vous voulezm’accorder une semaine de votre temps et venir à Paris, je vousprésenterai à La Paix.

– C’est assez curieux, sourit Mailey. J’avaisjustement en tête pour notre ami une visite à Paris. Imaginez quej’ai été invité chez le Dr Maupuis, de l’Institutmétapsychique, à assister à quelques-unes des expériences qu’ildirige avec un médium de Galicie. C’est en réalité l’aspectreligieux de cette affaire qui m’intéresse, car il faitmanifestement défaut aux esprits des savants du continent ;mais en ce qui concerne l’examen précis et vigilant des phénomènespsychiques, ils sont plus avancés que quiconque, sauf ce pauvreCrawford de Belfast, qui a acquis tout seul une classe supérieure.J’ai promis à Maupuis de traverser la Manche : il doit avoirobtenu des résultats magnifiques, et, par certains côtés,inquiétants.

– Pourquoi inquiétants ?

– Parce que ses plus récentes matérialisationsn’avaient rien d’humain. Cela est confirmé par des photographies.Je ne vous en dirai pas davantage, pour que, si vous venez avecmoi, vous n’ayez pas l’esprit prévenu.

– J’irai certainement, répondit Malone. Jesuis sûr que mon rédacteur en chef sera d’accord.

Le thé fut servi, et la conversation se trouvainterrompue par l’irritante intrusion des besoins corporels dans undébat supérieur. Mais Malone n’était pas de ceux qui lâchentfacilement une piste.

– Vous parliez de forces mauvaises. Êtes-vousdéjà entré en relation avec elles ?

Mailey regarda sa femme et sourit.

– Constamment, répondit-il. Cela fait partiede notre travail. Nous nous spécialisons là-dessus.

– J’avais compris que quand il y avait uneintervention de ces forces mauvaises, vous l’écartiez.

– Pas forcément. Si nous pouvons aider unesprit inférieur, nous n’y manquons pas. Et nous ne pouvons l’aiderqu’en l’encourageant à nous dire ses ennuis. La plupart ne sont paspervers. Ce sont de pauvres créatures ignorantes, bornées, quisouffrent les conséquences des opinions étroites et erronéesqu’elles ont apprises dans ce monde. Nous essayons de les aider… Etnous y parvenons.

– Comment savez-vous que vous yparvenez ?

– Parce qu’elles viennent nous voir ensuite etqu’elles nous content leurs progrès. De telles méthodes sontfréquemment employées par nos amis. On les appelle des cercles desauvetage.

– J’ai entendu parler des cercles desauvetage. Pourrais-je assister à l’un d’eux ? Cette chosem’attire de plus en plus. C’est comme si de nouveaux horizonss’ouvraient continuellement. Je considérerais comme une grandefaveur que vous m’aidiez à voir ce côté neuf…

Mailey devint pensif.

– Nous ne tenons pas à donner ces pauvrescréatures en spectacle. D’autre part, bien que nous ne puissionspas vous considérer comme un adepte du spiritisme, vous avez traitéle problème avec compréhension et sympathie…

Il se tourna vers sa femme, qui lui fit ensouriant un signe de tête affirmatif.

– Ah ! on vous autorise ! Ehbien ! apprenez que nous tenons notre petit cercle personnelde sauvetage, et qu’aujourd’hui à cinq heures a lieu notre séancehebdomadaire. Notre médium est M. Terbane. Habituellement,nous n’avons personne d’autre, sauf M. Charles Mason, leclergyman. Mais si tous deux vous avez envie de faire cetteexpérience, nous serons très heureux de vous compter parmi nous.Terbane sera ici tout de suite après le thé. C’est un porteur degare, aussi son temps ne lui appartient pas… Oui, le pouvoirpsychique se manifeste un peu partout, mais c’est dans les classesles plus humbles qu’il se manifeste le mieux. Les anciens prophètesétaient des pêcheurs, des charpentiers, des tisseurs de tentes, deschameliers. Actuellement, quelques-uns des dons psychiquessupérieurs se trouvent en Angleterre chez un mineur, un artisan dela laine, un porteur de gare, un marinier de péniche et une femmede ménage. L’histoire se répète. Et ce magistrat imbécile, avec TomLinden devant lui, n’était que Félix jugeant Paul. La vieille rouetourne inlassablement…[8]

Chapitre 10De profundis

Ils étaient encore en train de prendre le théquand M. Charles Mason fut introduit. Rien ne rapproche mieuxles gens que la recherche psychique pour l’intimité d’âme :c’est pourquoi Roxton et Malone, qui ne l’avaient connu qu’àtravers un bref épisode, se sentirent aussitôt plus proches de cethomme que de tant d’autres qu’ils connaissaient depuis des années.Cette camaraderie à la fois fidèle et grave est l’une descaractéristiques principales d’une telle communion. Quand apparutsa silhouette de clergyman longue, mince, dégingandée, insouciante,dominée par une figure lasse et décharnée qu’illuminaient unsourire merveilleusement humain et deux yeux étincelants desérieux, ils eurent l’impression qu’un vieil ami venait les voir.Et les mots qu’il eut à leur adresse révélaient une cordialitéégale.

– Encore en exploration ? s’exclama-t-ilen leur serrant la main. Espérons que nos nouvelles expériences netendront pas nos nerfs autant que la dernière.

– Sapristi, padre ! répliqua Roxton.Depuis le Dorsetshire, j’ai usé le bord de mon chapeau en le tirantmentalement devant vous !

– Qu’est-ce qu’il a fait ? s’enquitMme Mailey.

– Rien, rien ! s’écria Mason. À mamisérable façon, j’ai essayé de guider une âme hors des ténèbres.N’en parlons plus ! Mais cependant nous ne sommes pas iciréunis pour autre chose ; et voilà ce que font ces braves gensune fois par semaine. C’est de M. Mailey que j’ai appriscomment y parvenir.

– Il est de fait que nous ne manquons pas depratique ! dit Mailey. Vous en avez vu assez, Mason, pour entémoigner.

– Mais je bute encore sur quelque chose !s’écria Malone. Pouvez-vous m’éclairer sur un point ? Pourl’instant, j’accepte votre hypothèse que nous sommes environnés pardes esprits de matière liés à la terre, qui se trouvent dansd’étranges conditions qu’ils ne comprennent pas, et qui ont besoinde conseils. C’est à peu près cela, n’est-ce pas ?

Les Mailey approuvèrent de la tête.

– Bien. Leurs amis et leurs parents décédéssont probablement dans l’au-delà, et ils n’ignorent pas leur état.Ils savent la vérité. Ne peuvent-ils donc pas s’entremettre pourpourvoir aux besoins de ces malheureux beaucoup mieux que nous nele pouvons nous-mêmes ?

– Question bien naturelle ! réponditMailey. Et tout naturellement nous leur avons soumis cetteobjection. Nous ne pouvons mieux faire qu’accepter leur réponse. Ilsemble qu’ils soient ancrés à la surface de cette terre, troplourds, trop charnels pour s’élever. Les autres sont, sans doute,sur un plan spirituel très éloigné du leur. Ils nous ont expliquéqu’ils se trouvent bien plus proches de nous, qu’ils nousconnaissent, mais qu’ils ne connaissent rien des plans supérieurs.Par conséquent, nous sommes les plus capables de les contacter.

– Il y avait une pauvre chère âme enpeine…

– Ma femme aime tout et tous, expliqua Mailey.Elle serait capable de parler d’un pauvre cher vieux diable.

– Mais ils méritent sûrement de la pitié et dela tendresse ! s’écria Mme Mailey. Ce pauvretype, nous l’avons bercé, cajolé pendant des semaines. Réellement,il venait des ténèbres profondes ! Puis, un jour, il s’écria,éperdu de joie : « Ma mère est venue ! Maman estici ! » Naturellement, nous lui avons dit :« Mais pourquoi n’est-elle pas venue auparavant ? »Et il nous a répondu : « Comment l’aurait-elle pu lorsquej’étais dans des ténèbres si sombres qu’elle aurait été incapableme voir ? »

– Tout cela est bel et bon, dit Malone.Cependant, pour autant que je puisse suivre vos méthodes, c’est unguide, ou un contrôle, ou un esprit supérieur qui réglemente toutel’affaire, et qui vous amène le patient à guérir. S’il peut en êtreinstruit, d’autres esprits supérieurs pourraient l’être également,non ?

– Justement non, répondit Mailey. C’est samission particulière. Pour vous montrer à quel point lesséparations sont nettes, je puis vous citer un exemple. Ici, nousavions une âme en peine. Nos invités venaient et ne savaient pasqu’elle était là ; nous avons dû attirer leur attention surelle. Quand nous avons dit à cette âme en peine :« Est-ce que vous ne voyez pas nos amis à côté devous ? » Il a répondu : « Je vois une lumière,mais je ne distingue rien d’autre. »

À ce moment, la conversation se trouvainterrompue par l’arrivée de M. John Terbane, qui venait deVictoria Station, où il accomplissait ses tâches terrestres. Ilavait revêtu un costume de ville. Il était pâle, triste, imberbe,dodu ; il avait des yeux rêveurs, mais aucune autre indicationn’eût trahi ses dons remarquables.

– Avez-vous mon compte rendu ?

Telle fut sa première question. En souriant,Mme Mailey lui tendit une enveloppe.

– Nous vous l’avions préparé, mais vouspourrez le lire chez vous… Comprenez, ajouta-t-elle, que ce pauvreM. Terbane est en transe, et qu’il ignore tout du merveilleuxtravail dont il est l’instrument. Voilà pourquoi, après chaqueséance, mon mari et moi lui écrivons un compte rendu.

– Et je suis toujours très étonné quand je lelis ! commenta Terbane.

– Et très fier aussi, je suppose ?interrogea Mason.

– Ma foi, je n’en sais rien ! répondithumblement Terbane. Je ne vois pas pourquoi l’instrument seraitfier de ce que l’ouvrier l’emploie. Pourtant, c’est un privilège,bien sûr !

– Bon vieux Terbane ! dit Mailey enposant affectueusement ses mains sur les épaules du porteur.Meilleur est le médium, moins il est égoïste ; c’estl’expérience qui m’a enseigné cette vérité. Le médium est celui quis’abandonne complètement pour que d’autres se servent de lui :cet abandon est incompatible avec l’égoïsme. Eh bien ! il mesemble que nous pourrions nous mettre au travail, sinonM. Chang nous grondera.

– Qui ? demanda Malone.

– Oh ! vous ferez bientôt la connaissancede M. Chang ! Nous n’avons pas besoin de nous asseoirtout autour de la table, un demi-cercle devant le feu fera aussibien l’affaire. Lumières réduites. Très bien. Prenez vos aises,Terbane : installez-vous dans les coussins.

Le médium se cala dans l’angle d’un canapéconfortable, et aussitôt il s’assoupit. Mailey et Malone avaientchacun un carnet de notes sur leurs genoux et attendaient.

Ils n’attendirent pas longtemps. Tout à coup,Terbane se mit sur son séant, et il cessa d’être le rêveur qu’ilavait paru être jusqu’ici, il se transforma en un individu trèsalerte et impérieux. Un changement subtil s’était opéré sur saphysionomie. Un sourire ambigu flottait sur ses lèvres, ses yeux sefendirent obliquement et se rétrécirent, son visage se porta enavant, il enfonça ses deux mains dans les manches de sa vestebleue.

– Bonsoir ! dit-il d’un ton tranchant,saccadé. De nouvelles têtes ! Qui est-ce ?

– Bonsoir, Chang ! répondit le maître demaison. Vous connaissez M. Mason. Je vous présenteM. Malone, qui étudie notre problème. Et voici lord Roxton,qui m’a rendu un grand service aujourd’hui.

– Lord Roxton ! répéta-t-il. Un milordanglais ! Je connaissais lord… lord Macart… Non… Je… Je nepeux pas le prononcer. Hélas ! Je l’appelais « Démonétranger » alors… Chang, lui, aussi, avait beaucoup àapprendre.

– Il parle de lord Macartney. Cela remonte àune centaine d’années. Chang était un grand philosophe de sonvivant, expliqua Mailey.

– Ne perdons pas de temps ! s’écria lecontrôle. Beaucoup à faire aujourd’hui. La foule attend. Des vieux,des nouveaux. J’ai péché des gens bizarres dans mon filet. Je m’envais.

Il retomba parmi les coussins.

Une minute plus tard, il se redressa.

– Je veux vous remercier, dit-il dans unanglais parfait. Je suis venu il y a deux semaines. J’ai réfléchi àtout ce que vous m’avez dit. Ma route s’éclaire.

– Étiez-vous l’esprit qui ne croyait pas enDieu ?

– Oui ! Je l’ai dit dans ma colère.J’étais si las, si las ! Oh ! le temps, le temps sansfin, la brume grise, le poids pesant du remords ! Sansespoir ! Sans espoir ! Alors vous m’avez apporté leréconfort, vous et ce grand esprit chinois. Vous m’avez faitentendre les premières douces paroles depuis ma mort.

– Quand êtes-vous mort ?

– Oh ! cela me semble une éternité !Nous ne mesurons pas comme vous. C’est un long rêve horrible,uniforme, sans interruption.

– Qui était roi en Angleterre ?

– Victoria était reine. J’avais accordé monesprit avec la matière, il était cramponné à la matière. Je necroyais pas à une vie future. Maintenant, je sais que j’avais tort,mais je ne pouvais pas adapter mon esprit à de nouvellesconditions.

– Là où vous êtes, est-ce mauvais ?

– C’est tout… tout gris ! Voilà le plusaffreux. L’ambiance est horrible.

– Mais vous n’êtes pas seul : il y en abeaucoup d’autres.

– Ils ne savent pas plus que moi. Eux aussiricanent, doutent et sont malheureux.

– Vous en sortirez bientôt !

– Pour l’amour de Dieu, aidez-moi à ensortir !

– Pauvre âme ! ditMme Mailey, de sa voix douce, caressante.

Sa voix aurait fait coucher à ses piedsn’importe quel animal.

– Vous avez grandement souffert. Mais nepensez pas à vous seul. Pensez à ces autres qui sont avec vous.Essayez d’en relever un, et c’est ainsi que vous vous aiderez lemieux.

– Merci, madame, je le ferai. Il y en a un icique j’ai amené. Il vous a entendus. Nous poursuivrons ensemblenotre route. Peut-être trouverons-nous un jour la lumière.

– Aimez-vous que l’on prie pourvous ?

– Oh ! oui !

– Je prierai pour vous, dit Mason.Pourriez-vous dire maintenant Notre père… ?

Il murmura la vieille prière universelle, maisavant qu’il eût fini, Terbane était à nouveau retombé parmi lescoussins. Il se remit droit pour interpréter Chang.

– Il progresse, dit le contrôle. Il a laissédu temps aux autres qui attendent. Cela est bon. Maintenant, j’aiun cas difficile. Oh !…

Il poussa un cri de découragement comique etsombra en arrière.

Quelques secondes plus tard, il étaitredressé ; son visage s’était allongé pour une apparence desolennité, ses mains étaient jointes paume contre paume.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-ild’une voix pointue et pointilleuse. Je serais bien curieux desavoir de quel droit ce personnage chinois m’a fait venir ici.Pourriez-vous me renseigner ?

– Peut-être parce que nous pourrions vousaider.

– Quand je désire d’être aidé, je réclame del’aide. À présent, je ne le désire pas… On en use bien librementavec moi !… D’après ce que ce Chinois a été capable dem’expliquer, je suis le spectateur involontaire d’une sorte deservice religieux ?

– Nous sommes un cercle de spirites.

– Une secte très pernicieuse. Des méthodestout à fait blasphématoires. En tant que modeste desservant deparoisse, je proteste contre de telles profanations.

– Vous êtes retenu en arrière, ami, par cettevision étroite. C’est vous qui souffrez. Nous voulons voussoulager.

– Souffrir ? Qu’entendez-vous par là,monsieur ?

– Avez-vous réalisé que vous étiez dansl’au-delà ?

– Vous dites des bêtises !

– Comprenez-vous que vous êtes mort ?

– Je ne suis pas mort puisque je cause avecvous.

– Vous causez avec nous parce que vousempruntez le corps de cet homme.

– Certainement, je suis tombé dans un asile defous !

– Dans un asile, oui. Un asile pour mauvaiscas. Je crains que vous ne soyez un mauvais cas. Êtes-vous heureuxlà où vous êtes ?

– Heureux ? Non, monsieur. Mon milieuactuel m’apparaît comme tout à fait inexplicable.

– Avez-vous le souvenir d’avoir étémalade ?

– J’ai été très malade.

– Si malade que vous en êtes mort.

– Vous êtes évidemment hors de tout bonsens.

– Comment savez-vous que vous n’êtes pasmort ?

– Monsieur, je vois bien qu’il me faut vousdonner des rudiments d’instruction religieuse. Quand on meurt aprèsavoir mené une vie honorable, on revêt un corps glorieux et onjouit de la compagnie des anges. Or je suis toujours pourvu du mêmecorps que pendant ma vie, et je me trouve dans un endroit trèstriste, très terne. La compagnie dont je jouis ne ressemble en rienà celle dont j’avais rêvé, et je chercherais en vain un ange autourde moi. Votre hypothèse absurde peut donc être écartée.

– Ne continuez pas à vous abuser vous-même.Nous désirons vous secourir. Vous ne ferez jamais aucun progrèstant que vous n’aurez pas compris votre état.

– Réellement, monsieur, vous poussez à bout mapatience. Ne vous ai-je pas dit…

À ces mots, le médium retomba dans sescoussins. Un peu plus tard, le contrôle chinois, avec un sourirebizarre et les mains engoncées dans ses manches, s’adressait denouveau au cercle :

– Lui brave homme… Un homme fou… Il apprendrabientôt… Je le ramènerai. Ne perdons pas davantage de temps.Oh ! mon Dieu ! Au secours ! Pitié ! Ausecours !

Il était retombé tout à plat sur le canapé, levisage tourné vers le plafond, et ses cris étaient si terribles quele petit cercle se mit debout.

– Une scie ! Une scie ! Allezchercher une scie ! criait le médium, dont la voix défaillitdans un gémissement.

Mailey lui-même était troublé, les autresétaient horrifiés.

– Quelqu’un l’a hanté. Je n’y comprends rien.Il doit s’agir d’un puissant esprit mauvais.

– Voulez-vous que je lui parle ? demandaMason.

– Attendez un moment ! Laissez sedérouler les événements. Nous verrons bientôt.

Le médium se tordait dans les affres del’agonie.

– Oh ! mon Dieu ! Pourquoin’êtes-vous pas allé chercher une scie ? criait-il. C’est là,sur ma poitrine. Elle craque. Je le sens ! Hawkin !Hawkin ! Tire-moi de dessous ! Hawkin ! soulève lapoutre ! Non, non, comme ça c’est pire ! Et voilà lefeu ! Oh ! c’est horrible ! Horrible !

Ses hurlements glaçaient le sang. Ilsrestaient pétrifiés dans l’horreur. Puis, en un clin d’œil, leChinois reparut avec son regard oblique.

– Qu’est-ce que vous en pensez, monsieurMailey ?

– C’était effroyable, Chang ! Ques’est-il passé ?

– C’était pour lui ! répondit Chang endésignant Malone du menton. Il voulait une histoire pour sonjournal, je lui ai donné une histoire pour son journal. Ilcomprendra. Pas le temps d’expliquer maintenant. Il y en a trop quiattendent. Un marin, d’abord. Le voici.

Le Chinois disparut, et un rire jovial,embarrassé, passa sur le visage du médium. Il se gratta latête.

– Eh bien ! zut alors ! dit-il.J’aurais jamais cru que j’recevrais des ordres d’un Chinetok. Maisil a fait : « Psitt ! » et je n’ai pas purésister : plus question de discuter !… Bon. Ehben ! me v’là ! Qu’est-ce que vous m’voulez ?

– Nous ne voulons rien.

– Ah ! Le Chinetok semblait croire quevous m’vouliez quèque chose, car il m’a lancé ici.

– C’est vous qui avez besoin de quelque chose.Vous avez besoin de savoir.

– Oui, j’ai perdu mon cap, c’est vrai !J’sais que j’suis mort, parce que j’ai vu mon lieutenant debatterie, et il a volé en éclats sous mon nez. S’il est mort, jesuis mort. Et tous les autres aussi sont morts. Nous sommes tous del’autre côté. Mais on se paie la tête du pilote parce qu’il estaussi ahuri que nous. Sacré pauvre pilote, je l’appelle ! Noussommes tous en train de prendre le fond…

– Comment s’appelait votre bateau ?

– Le Monmouth.

– Il a sombré pendant la guerre avec lesAllemands ?

– C’est ça. En plein dans les eaux del’Amérique du Sud. Un bel enfer ! Oui, c’était l’enfer…

Il y avait un monde d’émotions dans sa voix.Il ajouta plus gaiement :

– On m’a dit que nos copains les avaient eusensuite. Est-ce que c’est vrai, monsieur ?

– Oui, les Allemands ont coulé par lefond.

– De ce côté-ci, on ne les a pas vus. C’estaussi bien, peut-être. Nous n’oublions rien, vouscomprenez ?

– Mais vous devez oublier ! fit Mailey.Voilà ce qui ne va pas avec vous. Voilà pourquoi le contrôlechinois vous a mené ici. Nous sommes ici pour vous enseigner. Voustransmettrez notre message à vos copains.

–… mande pardon, m’sieur : ils sont tousderrière moi.

– Eh bien ! je vous dis, à vous et à euxaussi, que le temps des batailles et de la guerre mondiale estrévolu. Ne regardez plus derrière vous, mais devant vous. Quittezcette terre qui vous retient encore par les liens de la pensée, etque tous vos désirs se bornent à devenir moins égoïstes, plusdignes d’une vie meilleure, supérieure, paisible, merveilleuse.Comprenez-vous cela ?

– J’comprends, m’sieur. Et les autres aussi.On voudrait un gouvernail, m’sieur, car vraiment on nous a donné debien mauvaises indications. Jamais on ne s’était attendu à setrouver rejetés comme ça ! On avait entendu parler du ciel, del’enfer, mais on est loin de l’un comme de l’autre. Allons, voilàque ce Chinetok nous dit que c’est l’heure… Nous pourrons venir aurapport la semaine prochaine ? Merci ben, m’sieur, pour vouset pour la compagnie. Je reviendrai !

Il y eut un instant de silence.

– Quelle conversation incroyable !balbutia Malone.

– Si nous publiions ce discours du marin etson argot en disant que cela émane du peuple des esprits, quedirait le public ?

Malone haussa les épaules.

– Qu’importe ce que le public dirait ?Quand j’ai commencé cette enquête, j’étais plutôt sensible auxcritiques ; à présent, je ferais aussi peu de cas des attaquesd’un journal qu’un char d’assaut d’une balle de carabine. À vraidire, elles ne m’intéressent même plus. L’essentiel est de coller àla vérité le plus près possible !

– Je ne prétends pas être grand connaisseur deces choses, dit Roxton. Mais ce qui me frappe le plus, c’est queces gens sont des gens du peuple très ordinaires et très polis,hein ? Pourquoi se promènent-ils comme ça dans les ténèbres etsont-ils halés par ce Chinois s’ils n’ont rien fait spécialement demal dans leur vie ?

– Chaque cas révèle une forte attache à laterre et l’absence de toute envolée spirituelle, expliqua Mailey.Nous avons vu un clergyman embrouillé dans ses formules et sesrites, un matérialiste qui s’est volontairement accroché à lamatière, un marin qui nourrit des idées de vengeance… Il y en a desmillions et des millions !

– Où ? demanda Malone.

– Ici, répondit Mailey. Sur la surface de laterre. Vous vous en êtes aperçu, je pense, au cours de votrerandonnée dans le Dorsetshire ! C’était bien à la surface,n’est-ce pas ? Il s’agissait d’un cas typique, grossier, cequi le rendait plus visible et plus probant, mais il n’a pasmodifié la loi générale. Je crois que tout le globe est infesté pardes esprits liés à la terre et que, lorsque viendra le jourprophétisé du grand nettoyage, ils en tireront autant de bénéficeque les vivants.

Malone songea à l’étrange visionnaire, du nomde Miromar, dont il avait entendu le discours dans le templespirite le premier soir de son enquête.

– Croyez-vous donc à quelque événementimminent ? demanda-t-il.

– Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet,répondit Mailey en souriant. Je crois… Mais voici à nouveauM. Chang.

Le contrôle se joignit à la conversation.

– Je vous ai entendus. Je m’assieds etj’écoute, dit-il. Vous parlez maintenant de ce qui doit venir.Laissez venir ! Laissez venir ! Le temps n’est pas encoreproche. Vous serez avertis quand il sera bon que vous le sachiez.Rappelez-vous ceci : tout est au mieux. Quoi qu’il arrive,tout sera au mieux. Dieu ne commet pas d’erreurs. Pour l’instant,comme d’autres désirent votre aide, je vous laisse.

Plusieurs esprits défilèrent rapidement. L’unétait un architecte qui dit qu’il avait vécu à Bristol. Il n’avaitpas été un mauvais homme, mais il avait simplement banni de sespensées tout souci du futur. À présent, il était dans les ténèbreset avait besoin d’être dirigé. Un autre avait habité Birmingham.C’était un homme cultivé, mais un matérialiste. Il refusad’accepter les assurances de Mailey, et il n’admit pas qu’il étaitréellement mort. Puis se présenta un homme aussi bruyant queviolent, dont la religion était fruste et étroite : tout àfait le genre sectaire ; il avait constamment le mot« sang » sur les lèvres.

– À quoi rime cette idiotie ?demanda-t-il plusieurs fois.

– Ce n’est pas une idiotie. Nous sommes icipour vous aider, répondit Mailey.

– Qui voudrait être aidé par lediable ?

– Est-il vraisemblable que le diable cherche àaider des âmes en peine ?

– Cela fait partie de ses ruses. Je vous disque c’est une diablerie ! Attention ! Je ne marchepas !

Le Chinois placide surgit comme unéclair :

– Un brave homme. Un fou, répéta-t-il. Il abeaucoup de temps devant lui. Un jour, il apprendra. Maintenant,voici un mauvais cas, un très mauvais cas. Oh !…

Il fit retomber sa tête dans les coussins etne la releva pas quand une voix, une voix très féminine, résonnadans la pièce :

– Janet ! Janet !

Il y eut un silence.

– Janet, voyons ! Mon thé !Janet ! C’est intolérable ! Voilà dix fois que je vousappelle ! Janet !

Le médium se mit sur son séant et se frottales yeux.

– Qu’est-ce que c’est ? cria la voix. Quiêtes-vous ? De quel droit êtes-vous ici ? Savez-vous quec’est ma maison ?

– Non, amie, ceci est ma maison.

– Votre maison ! Comment cette maisonpourrait-elle être la vôtre, puisque ceci est ma chambre àcoucher ? Voulez-vous vous en aller !

– Non, amie. Vous ne comprenez pas votresituation.

– Je vais vous faire sortir. Quelleinsolence ! Janet ! Janet ! Personne ne s’occupedonc de moi ce matin ?

– Regardez autour de vous, madame. Est-cevotre chambre à coucher ?

Terbane regarda autour de lui avec deux yeuxfurieux.

– C’est une chambre que je n’ai jamais vue dema vie. Où suis-je ? Qu’est-ce que cela signifie ? Vousavez l’air d’une femme honnête. Pour l’amour du Ciel, dites-moi ceque cela signifie. Oh ! J’ai peur ! J’ai tellementpeur ! Où sont John et Janet ?

– Quel est votre dernier souvenir ?

– Je me rappelle avoir grondé sévèrementJanet. C’est ma femme de chambre, comprenez-vous ? Elle estdevenue si négligente ! Oui, j’étais très mécontente d’elle.J’étais si mécontente que je suis tombée malade. Je me suis mise aulit avec le sentiment que j’étais malade. On m’a dit que je nedevais pas me mettre dans des états pareils. Mais comments’empêcher de se mettre en colère ? Oui, je me rappelle avoirétouffé. C’était après que la lumière eut été éteinte. J’essayaisd’appeler Janet. Mais pourquoi serais-je dans une autrechambre ?

– Dans la nuit vous êtes passée dansl’au-delà, madame.

– Passée ? Vous voulez dire que je suismorte ?

– Oui, madame, vous êtes morte.

Au bout d’un silence prolongé, un cri sauvageretentit :

– Non, non, non ! C’est un rêve ! Uncauchemar ! Réveillez-moi ! Réveillez-moi ! Commentpourrais-je être morte ? Je n’étais pas prête à mourir !Jamais je n’avais pensé que je mourrais ! Si je suis morte,pourquoi ne suis-je pas au ciel ou en enfer ? Quelle est cettechambre ? Cette chambre est une vraie chambre !

– Oui, madame. Vous avez été conduite ici avecl’autorisation d’emprunter le corps de cet homme…

– Un homme…

Elle toucha convulsivement la veste et passaune main sur son visage.

– Oui, c’est un homme ! Et je suismorte ! Je suis morte ! Qu’est-ce que je vaisfaire ?

– Vous êtes ici pour que nous puissions vousexpliquer. Vous avez été, je pense, une femme du monde… unemondaine. Vous avez toujours vécu pour des biens matériels.

– J’allais à l’église. J’étais chaque dimancheà Saint-Sauveur.

– Cela ne veut rien dire. C’est la vieintérieure de tous les jours qui compte. Vous étiez matérialiste.Maintenant, vous êtes retenue en bas vers le monde. Quand vousaurez quitté le corps de cet homme, vous retrouverez votre proprecorps et votre ancien milieu. Mais personne ne vous verra. Vousresterez là, impuissante à vous montrer. Votre corps de chair seraenterré. Et cependant vous persisterez, la même qu’autrefois.

– Que dois-je faire ? Oh ! qu’est-ceque je peux faire ?

– Vous accueillerez bien tout ce qui seprésentera, et vous comprendrez que vous en avez besoin pour votrepurification. Ce n’est qu’en souffrant que nous nous libérons de lamatière. Tout ira bien. Nous prierons pour vous.

– Oh ! oui ! J’en ai besoin !Oh ! mon Dieu !…

La voix s’éteignit.

– Mauvais cas ! fit le Chinois en seredressant. Femme égoïste, méchante ! A vécu pour son plaisir.Dure avec son entourage. Aura beaucoup à souffrir. Mais vous l’avezmise sur la voie. Maintenant, son médium est fatigué. Beaucoupattendent, mais ce sera tout pour aujourd’hui.

– Avons-nous bien agi, Chang ?

– Très bien. Beaucoup de bien vous avezfait.

– Où sont tous ces esprits, Chang ?

– Je vous l’ai déjà dit.

– Oui, mais je voudrais que ces messieursl’entendent.

– Sept sphères autour du monde, la plus lourdeen bas, la plus légère en haut. La première sphère est sur laterre. Ces esprits appartiennent à la première sphère. Chaquesphère est séparée de la suivante. C’est pourquoi il vous est plusfacile à vous qu’aux esprits des sphères supérieures de parler àceux de la sphère inférieure.

– Et plus facile pour eux de nousparler ?

– Oui. Voilà pourquoi vous devez faire trèsattention quand vous ne savez pas à qui vous parlez. Essayez lesesprits.

– À quelle sphère appartenez-vous,Chang ?

– Je viens de la sphère numéro 4.

– Laquelle est réellement la première sphèrede bonheur !

– La sphère numéro 3. Le pays de l’été. LaBible l’appelle le troisième ciel. Très sensée, la Bible !Mais peu l’entendent.

– Et le septième ciel ?

– Ah ! c’est où se trouve le Christ. Toutle monde y monte à la fin. Vous, moi, tout le monde…

– Et après cela ?

– Vous m’en demandez trop, monsieur Mailey. Lepauvre Chang n’en sait pas tant ! Allons, bonsoir ! QueDieu vous bénisse ! Je pars.

C’était la fin du cercle de sauvetage.Quelques minutes plus tard, Terbane se réveilla en souriant,parfaitement dispos ; mais il ne semblait avoir gardé aucunsouvenir de ce qui s’était produit. Il était pressé, car ilhabitait loin, aussi s’en alla-t-il avec pour tout salaire lesbénédictions des gens qu’il avait aidés. Humble cœurdésintéressé ! Où siégera-t-il quand tous nous trouverons nosplaces réelles dans l’au-delà selon l’ordre de lacréation ?

Le cercle ne se disloqua pas tout de suite.Les visiteurs désiraient parler, et les Mailey écouter.

– Ce que je veux dire, déclara Roxton, c’estque c’est passionnant et tout ce que vous voudrez, mais celaressemble à des numéros de music-hall, hein ? Difficile d’êtretout à fait sûr que ce soit réellement vrai,comprenez-vous ?

– C’est aussi ce que je ressens, dit Malone.Bien sûr, la valeur apparente de tout ceci est indicible, il s’agitde phénomènes si considérables que tous les événements ordinairesdeviennent d’une banalité insupportable. Mais l’esprit humain esttrès étrange. J’ai lu le cas qu’a analysé Moreton Prince, etMlle Beauchamp, et les autres ; et j’ai luégalement les résultats obtenus par Charcot, à la grande école deNancy. On pourrait transformer un homme en n’importe quoi. L’espritsemble être une corde qui peut se démêler en fils variés. Chaquefil étant une personnalité différente qui peut prendre une formedramatique, agir et parler en tant que tel. Cet homme est honnête,et il ne pourrait pas normalement provoquer ces effets. Maiscomment savoir s’il n’est pas hypnotisé par lui-même, et si dansces conditions l’un de ses fils devient M. Chang, un autre filun marin, un autre une femme du monde, etc. ?

Mailey rit de bon cœur :

– Chaque homme possède son propre Cinquevalli,dit-il. Mais l’objection est rationnelle, et il fautl’affronter.

– Nous avons vérifié quelques exemples, ditMme Mailey. Le doute n’est plus possible, noms,adresses, tout était conforme.

– Eh bien ! nous avons alors à considérerle problème des connaissances normales de Terbane. Commentpouvez-vous savoir exactement ce qu’il a appris ? Je seraisenclin à croire qu’un porteur est particulièrement capable derecueillir ce genre d’informations.

– Vous avez assisté à une séance, réponditMailey. Si vous en aviez vu autant que nous, la preuve cumulativevous interdirait d’être sceptique.

– C’est très possible, dit Malone. Je conçoisque mes doutes vous agacent. Et pourtant, dans une affaire commecelle-ci, il faut bien être brutalement honnête. Quoi qu’il en soitde la cause dernière, j’ai rarement passé une heure aussiexcitante. Grands dieux ! Si c’est vrai, et si vous aviez unmillier de cercles de sauvetage au lieu d’un seul, quellerégénération en résulterait ?

– Cela viendra ! murmura Mailey avec unedétermination patiente. Nous vivrons assez pour le voir. Je suisdésolé que cette séance n’ait pas affermi vos convictions.Toutefois, vous reviendrez, n’est-ce pas ?

Mais des circonstances firent qu’une nouvelleexpérience ne fut pas nécessaire. Le soir même, la conviction deMalone s’affermit brusquement et de manière bizarre. À peineétait-il rentré au journal et s’était-il mis à relire quelques-unesdes notes qu’il avait prises que Mailey se rua dans son bureau, sabarbe rousse s’agitait avec véhémence ; il avait à la main lesEvening News. Sans un mot, il s’assit à côté de Malone etdéplia le journal. Puis il commença à lire :

UN ACCIDENT DANS LA CITY

« Cet après-midi, peu après cinq heures,une vieille maison datant, dit-on du XVe siècle, s’estsubitement effondrée. Située entre Lesser Colman Street et ElliotSquare, elle était attenante au bureau de la Société desvétérinaires. Quelques craquements préliminaires avertirent lesoccupants de l’imminence du danger, et la plupart eurent le tempsde s’échapper. Trois d’entre eux cependant, James Beale, WilliamMoorson et une femme non identifiée furent ensevelis sous lesdécombres. Deux semblent avoir été tués sur le coup. Mais letroisième, James Beale, fut écrasé par une grosse poutre et cria ausecours. On alla quérir une scie, et l’un des locataires de lamaison, Samuel Hawkin, déploya un grand courage pour essayer delibérer le malheureux. Pendant qu’il sciait la poutre, toutefois,le feu se mit aux débris divers qui l’entouraient : il n’encontinua pas moins avec vaillance jusqu’à ce qu’il fût sérieusementbrûlé ; il lui fut impossible de sauver Beale, qui dût mourirasphyxié, Hawkin a été transporté à l’hôpital ; aux dernièresnouvelles, son état est sans gravité. »

– Voilà ! dit Mailey en repliant sonjournal. Maintenant, monsieur Thomas Didyme, je vous laisse le soinde conclure.

Et le fervent du spiritisme sortit du bureauaussi rapidement qu’il y était entré[9].

Chapitre 11Silas Linden touche son dû

Silas Linden, boxeur professionnel et fauxmédium, avait eu de bons jours dans sa vie : des jours marquésd’incidents heureux ou malheureux. L’époque, par exemple, où ilavait parié sur Rosalind à cent contre un dans les Oaks, et où ilavait passé vingt-quatre heures dans une épouvantable débauche. Oubien le jour où son uppercut favori du droit s’était rencontré leplus adroitement du monde avec le menton proéminent de Bull Wardellde Whitechapel, exploit qui lui avait ouvert la voie vers laceinture de Lord Lonsdale et le titre de champion. Mais jamais danssa carrière il n’avait passé une journée semblable à celle qui luiavait permis de faire la connaissance de trois gentlemen plus fortsque lui ; aussi pensons-nous qu’il n’est pas inutile de laterminer en sa compagnie. Des fanatiques ont décrété qu’il estdangereux de s’attaquer aux choses de l’esprit quand le cœur n’estpas pur. Le nom de Silas Linden pourra être ajouté à la liste deleurs exemples ; avant que le jugement s’abattît sur lui, lacoupe de ses péchés était pleine et débordait. Lorsqu’il se trouvahors de la maison d’Algernon Mailey, il éprouva que la poigne delord Roxton était extrêmement solide. Dans le feu de la bataille,il n’avait guère eu le temps de s’appesantir sur les dégâts qu’ilavait subis. À présent, derrière la porte qu’il avait brutalementclaquée, il porta la main à sa gorge meurtrie, et un torrent dejurons s’en échappa. Il avait également mal à la poitrine, là oùMalone l’avait coincé sous son genou. Le souvenir du coup terriblequ’il avait assené à Mailey ne parvint pas à le dérider ;d’ailleurs il l’avait porté avec la main abîmée dont il s’étaitplaint à son frère… On conviendra que si l’humeur de Silas Lindenétait très détestable, il ne manquait pas de solides raisons pourcela.

– Je vous aurai à mon heure ! gronda-t-ilen tournant ses petits yeux porcins vers la porte. Attendez un peu,mes gaillards, et vous verrez !

Puis, comme s’il avait pris une décision, ildescendit la rue.

Il se dirigea vers Bardley Square, entra aucommissariat de police, où il trouva le jovial et rubicondinspecteur Murphy assis derrière son bureau.

– Alors, qu’est-ce que vous voulez,vous ? demanda l’inspecteur, d’une voix qui n’avait riend’amical.

– Vous l’avez eu, ce médium ! Bien eu,même !

– Oui. C’était votre frère,paraît-il ?

– Ça ne compte pas. Ces choses-là medégoûteraient chez n’importe qui. Enfin, vous avez eu votrecondamnation. Qu’est-ce que ça va me rapporter, à moi ?

– Pas un shilling !

– Comment ! C’est pourtant moi qui vousai donné le tuyau. Si je ne vous avais pas indiqué son bureau, oùseriez-vous allé ?

– S’il avait été condamné à une amende, nousaurions pu vous verser un petit pourcentage. Et nous aussi, nousaurions touché quelque chose. Mais M. Melrose l’a condamné auxtravaux forcés. Il n’y a rien pour personne.

– C’est ce que vous dites ! Mais je suissacrement sûr que vous et vos deux bonnes femmes, vous en avez tiréun peu de fric. Sans blague ! Pourquoi vous aurais-je donnémon propre frère ? Par amour de types comme vous ? Sivous cherchez un pigeon, adressez-vous ailleurs !

Murphy avait le sentiment de son importance,et il était coléreux. Il n’allait pas se laisser narguer dans sonbureau. Il se leva, très rouge.

– Vous allez me fiche le camp d’ici, SilasLinden ! Et vite ! Autrement vous pourriez bien y resterplus que vous ne le souhaitez. Nous sommes assaillis de plaintesconcernant les traitements que vous faites subir à vos deux gosses,et figurez-vous que nous nous intéressons aussi à protéger lesenfants. Méfiez-vous que nous n’allions pas mettre notre nez chezvous !

Silas Linden décampa sans mot dire. Son humeurne s’était pas améliorée ; deux rhums à l’eau sur le chemin duretour ne contribuèrent pas à l’apaiser. C’était au contraire unhomme que l’alcool échauffait au point qu’il devenaitdangereux ; beaucoup de ses camarades refusaient de boire aveclui.

Silas habitait une petite maison en briquedans Bolton’s Court, derrière Tottenham Court Road, au fond d’uncul-de-sac ; le mur latéral attenait à une grande brasserie.Dans cette impasse, toutes les maisons étant très petites, leurslocataires, parents et enfants, passaient dans la rue le plus clairde leur temps. À cette heure, plusieurs hommes et femmes étaientdehors ; lorsque Silas passa sous l’unique lampadaire, ils leregardèrent de travers ; la moralité, dans Bolton’s Court,n’était pas de premier ordre, mais tout de même il y avait desdegrés, et Silas occupait le point zéro. Une grande juive, RebeccaLevi, mince, sèche, avec un regard perçant, habitait la maisonvoisine de celle du boxeur. Elle se tenait devant sa porte, et unenfant se cramponnait à son tablier.

– Monsieur Linden, dit-elle quand il passadevant elle, vos gosses ont besoin de plus que ce que vous leurdonnez. La petite Margot était ici aujourd’hui. Cette fille nemange pas assez.

– Occupez-vous de vos affaires ! grognaSilas. Je vous ai déjà dit de ne pas plonger votre long nez crochudans les miennes. Si vous étiez un homme, je saurais mieux commentvous parler !

– Si j’étais un homme, vous n’oseriez sansdoute pas me parler sur ce ton. Je vous dis que c’est une honte.Silas Linden, la manière dont ces enfants sont traités ! Si lapolice s’en occupe un jour, je saurai quoi lui dire.

– Oh ! la barbe ! répondit Silas, enpoussant du pied la porte entrouverte de sa maison.

Une femme grosse et malpropre, avec unetignasse oxygénée et quelques restes d’une beauté colorée déjà tropmûre, sortit du salon :

– C’est toi ?

– Qu’est-ce que tu croyais qu’c’était ?Le duc de Wellington ?

– Je croyais que c’était plutôt un taureauenragé qui dévalait la rue et enfonçait la porte.

– Tu t’crois drôle ?

– Je suis peut-être drôle, mais je n’ai pastellement de quoi rire : Pas un rond à la maison, pas unebouteille de bière ! Rien que tes maudits gosses qui memettent le sang à l’envers.

– Qu’est-ce qu’ils ont encore fichu ?gronda Silas.

Quand ce couple charmant s’ennuyait ou sedisputait, il s’attaquait aux enfants. Silas, dans le salon, selaissa tomber sur le fauteuil en bois.

– Ils ont vu ta première, encore une fois.

– Comment le sais-tu ?

– Je l’ai entendu parler à sa sœur :« Maman est là », qu’il a dit. Et ensuite il a piqué sacrise de sommeil.

– C’est d’famille.

– Tu l’as dit ! Si tu n’avais pas decrises de sommeil, toi aussi, tu trouverais du travail, comme lesautres hommes.

– Oh ! ferme ça, hein ! Ce quej’veux dire, c’est que mon frère Tom a aussi ce genre de crises, etqu’on dit que le petit est le vivant portrait de son oncle. Alorsil est tombé en transe ? Qu’est-ce que tu as fait ?

La femme eut un mauvais sourire :

– J’ai fait comme toi.

– Quoi ! Avec de la cire à cacheter,encore ?

– Pas beaucoup. Juste ce qu’il fallait pour leréveiller. C’est l’seul moyen de l’en sortir.

Silas haussa les épaules.

– Attention, ma fille ! Il y a eu desbavardages à la police. Si les flics voient les brûlures, nous n’ycouperons pas de la taule tous les deux !

– Tu es fou, Silas Linden ! Depuis quandles parents n’ont-ils plus le droit de corriger leursenfants ?

– Oui, mais il n’est pas ton enfant à toi, etles belles-mères n’ont pas bonne réputation, figure-toi !Cette juive, la voisine… Elle t’a vue quand tu as pris la corde àlinge pour fouetter Margot hier. Elle m’en a parlé. Et aujourd’huielle m’a dit qu’ils n’avaient pas assez à manger.

– Quoi ! Pas assez à manger ? Cesont des goinfres ! Pour déjeuner, ils ont eu chacun unquignon de pain. Un peu de diète ne leur fera pas de mal, ilsseront moins insolents.

– Willie a été insolent avec toi ?

– Oui, quand il s’est réveillé.

– Après que tu as laissé tomber sur lui de lacire brûlante ?

– Dis donc, je l’ai fait pour son bien,non ? Il faut le guérir de cette habitude-là, tout demême !

– Et qu’est-ce qu’il a dit ?

– Il m’a engueulée. Il m’a menacée de sa mère.Il m’a dit tout ce que sa mère me ferait… Je commence à en avoirmarre de sa mère !

– Ne dis pas trop de mal d’Amy. C’était unebrave femme.

– Tu dis ça aujourd’hui, Silas Linden. En toutcas, tu ne le montrais guère quand elle était en vie…

– Surveille ta langue, garce ! J’ai euassez d’ennuis aujourd’hui pour que tu n’y ajoutes pas avec dessermons. Tu es jalouse d’une morte. Voilà ce qu’il y a.

– Et ses morveux ont le droit de m’insulter àlongueur de journée, peut-être ? Moi qui depuis cinq ansm’occupe de toi !

– Non, je n’ai pas dit ça. S’il t’a insultée,j’en fais mon affaire. Où est-il, ce voyou ? Va mel’chercher !

La femme se leva et l’embrassa au passage.

– J’ai que toi, Silas !

– Oh ! c’est pas la peine de venir melécher ! Je ne suis pas d’humeur à… Va me chercher Willie. Etamène Margot en plus. Je vais lui ôter à elle aussi l’envie d’êtreinsolente ; elle n’en a pas l’air, mais…

La femme sortit, et revint au bout d’unmoment :

– Il est encore endormi ! dit-elle.Ah ! ça me porte sur les nerfs de le voir comme ça !Viens le voir, Silas.

Ils se rendirent dans la cuisine. Un feumaigre s’étiolait dans Pâtre. À côté, pelotonné sur une chaise, unpetit blondinet de dix ans était assis. Son visage délicat étaitlevé vers le plafond. De ses yeux mi-clos, seul le blanc étaitvisible. Sur ses traits fins, spirituels, se lisait une grandepaix. Dans un coin, une pauvre fillette, d’un an ou deux plusjeune, contemplait son frère avec des yeux tristes, terrorisés.

– C’t affreux, hein ? dit la femme. Oncroirait qu’il n’est plus de ce monde. J’voudrais bien que Dieu lefasse passer de l’autre côté ! Pour c’qu’il fait ici…

– Allons, debout ! cria Silas. Finis tessingeries ! Réveille-toi ! Tu entends ?

Il le secoua brutalement par les épaules, maisle garçonnet continuait de dormir. Le revers de ses mains, qu’ilavait posées sur ses genoux, était couvert de taches rougesbrillantes.

– Ma parole, tu l’as inondé ! Tu ne vaspas me dire, Sarah, que pour le réveiller il a fallu toute cettecire ?

– J’en ai p’t-être laissé tomber une ou deuxgouttes de trop. Il me met dans un tel état que je me contiensplus. Mais tu ne croirais pas comme il dort. Tu peux gueuler dansson oreille, il n’entendra qu’dalle. Regarde !

Elle l’empoigna par les cheveux et le secouade toutes ses forces. L’enfant gémit et frissonna. Puis il retombadans sa transe paisible.

– Mais dis donc ! s’écria Silas en segrattant le menton. Y aurait peut-être de l’argent à gagner s’ilétait bien mené ? J’vois d’ici une tournée dans lesmusic-halls : « L’enfant miracle. » Ça ferait biensur les affiches. Et puis il porte le nom de son oncle queconnaissent des tas de gens ; ils auraientconfiance !

– Je croyais que c’était toi qui te lançaisdans le business ?

– L’affaire est manquée, gronda Silas. M’enparle plus. C’est terminé.

– T’as déjà été pris ?

– Je te dis de ne pas m’en parler ! crial’homme. Je suis exactement dans l’humeur de te donner la raclée deta vie ; alors fous-moi la paix, sans ça tu t’enrepentiras !

Il pinça le bras de l’enfant avec unebrutalité bestiale.

– Formidable ! C’est un champion !Allons voir jusqu’où il tient le coup…

Il se tourna vers le feu agonisant ; avecles pincettes il saisit un boulet rougi, qu’il plaça sur la tête deson fils. Il y eut une odeur de cheveux brûlés, puis de chairgrillée, et tout à coup l’enfant revint à lui en poussant unhurlement épouvantable.

– Maman ! Maman !

Dans son coin, la fillette reprit son cri. Onaurait dit deux agneaux qui bêlaient ensemble.

– Au diable ta mère ! s’exclama la femmequi empoigna Margot par le col de sa petite robe noire. Arrête debrailler, petite saleté !

De sa main ouverte, elle la gifla. Le petitWillie accourut et frappa sa marâtre à coups de pied dans lestibias jusqu’à ce que Silas le fît rouler par terre. La bruteramassa une cravache et cingla les deux enfants blottis l’un contrel’autre ; ils hurlaient au secours, en essayant de seprotéger.

– Vous allez vous arrêter, non ? cria unevoix dans le couloir.

– C’est cette maudite juive ! fit lafemme, qui alla jusqu’à la porte. Qu’est-ce que vous foutez chezmoi ? Allez, ouste ! Ou tant pis pour vous !

– Si j’entends crier les enfants une fois deplus, je file au commissariat de police !

– Foutez le camp ! Allez,décampez !

La marâtre était hors d’elle, elles’avança ; la juive longue et maigre ne bougea pas. Ce fut labagarre. Mme Silas Linden poussa un cri, et reculaen vacillant, le sang coulait de quatre sillons rouges, creusés surla figure par des ongles acérés. Silas, avec un juron, écarta safemme, saisit l’intruse par la taille et la jeta dans la rue. Elletomba et elle resta là, avec ses longs membres qui s’agitaient etbattaient en l’air comme une volaille à demi égorgée. Elle leva lespoings et dévida un chapelet de malédictions à l’adresse de Silas,qui referma sa porte. Les voisins se précipitèrent autour de lajuive pour avoir les détails. Mme Linden, quiregardait la scène à travers la jalousie baissée, constata avecsoulagement que son adversaire se relevait et qu’elle regagnait enboitant sa maison, d’où elle entama d’une voix perçantel’énumération de ses maux. Une juive n’oublie pas facilement sesmaux ; sa race est capable de haïr autant que d’aimer.

– Ça va, Silas. J’ai cru que tu l’avaistuée.

– Elle n’aurait eu que ce qu’elle mérite,cette garce. C’est déjà bien assez de l’avoir pour voisine sansqu’elle mette les pieds ici. Je vais arracher la peau à ce Willie.C’est lui qui est la cause de tout. Où est-il ?

– Ils ont couru dans leur chambre. Je les aientendus se boucler.

– Attends ! Je vais m’occuperd’eux !

– Ne les touche pas maintenant, Silas. Lesvoisins sont tous debout. C’est pas la peine d’avoir desennuis.

– Tu as raison ! grommela-t-il. Leurcorrection attendra bien que je revienne.

– Où vas-tu ?

– Je descends à l’Amiral-Vernon. Il y a unechance que je sois embauché comme sparring-partner de Long Davis.Il commence son entraînement lundi prochain, et je sais qu’ilcherche un type de mon poids.

– Bon ! Quand tu reviendras, je le verraibien. J’en ai soupé de ce bistrot. Je sais ce qu’on y trouveaussi !

– On y trouve la paix et le repos, réponditSilas. C’est le seul endroit au monde qui me les procure.

– Ah ! j’en ai fait, une aubaine, le jouroù je me suis mariée avec toi !

– Tu as raison. Ronchonne ! Ronchonnetoujours ! Si ronchonner peut faire le bonheur d’un homme, tues la championne de l’amour !

Il prit son chapeau et sortit. Dans la rue,son pas pesant résonna sur la trappe de bois qui ouvrait sur lescaves de la brasserie.

En haut, dans une mansarde minuscule, deuxpetites formes enfantines étaient assises entrelacées au bord d’unemauvaise paillasse ; leurs joues se touchaient ; leurslarmes se mêlaient. Il leur fallait pleurer en silence car lemoindre bruit pouvait rappeler aux ogres d’en bas leur existence.Périodiquement, l’un des deux enfants éclatait en sanglots etl’autre murmurait : « Chut ! chut ! » Ilsentendirent la porte claquer, le pas pesant résonner sur la trappede bois. De joie, ils se serrèrent l’un contre l’autre. Quand ilreviendrait, il les tuerait peut-être, mais pendant quelques heuresau moins ils seraient en sécurité. La femme était méchante etvindicative, mais elle ne leur semblait pas aussi terrible quel’homme. Ils se doutaient qu’il avait poussé leur mère au tombeau,il serait bien capable d’en faire autant avec eux.

La chambre était sombre ; un peu delumière passait par la fenêtre sale et dessinait une barre blanchesur le plancher, mais tout autour c’était le noir absolu. Soudainle petit garçon se raidit, serra fortement la main de sa sœur, etregarda fixement dans la nuit.

– Elle vient ! murmura-t-il. Ellevient !

La petite Margot se cramponna à lui.

– Oh ! Willie ! C’estmaman ?

– C’est une lumière, une jolie lumière dorée.Tu ne peux pas la voir, Margot ?

Mais la fillette, comme le reste du monde,n’avait pas de vision. Pour elle, tout était noir.

– Raconte-moi, Willie !…Raconte !

Elle suppliait d’une voix grave ; ellen’avait pas vraiment peur car bien des fois leur maman morte étaitvenue la nuit les consoler.

– Oui, elle vient, elle vient… Oh !Maman ! Maman !

– Que dit-elle, Willie ?

– Oh ! qu’elle est belle ! Elle nepleure pas. Elle sourit. Elle ressemble à l’image de l’ange quenous avons vue. Elle paraît si heureuse ! Maman ! Mamanchérie !… Maintenant elle parle : « C’estfini ! » Voilà ce qu’elle dit. « C’estfini ! » Et elle nous fait signe avec la main. Pour quenous la suivions. Elle se dirige vers la porte.

– Oh ! Willie, je n’ose pas !

– Si, si ! Elle nous dit de n’avoir paspeur. Nous n’avons rien à craindre. Maintenant elle a franchi laporte. Viens, Margot, ou nous allons la perdre.

Les deux gosses se levèrent, et Willie ouvritdoucement la porte. Leur mère se tenait devant l’escalier et leurfaisait signe pour qu’ils descendent. Marche après marche, ils lasuivirent jusque dans la cuisine vide. La femme paraissait sortie.Tout était tranquille dans la maison. Le fantôme continuait à leurfaire signe d’avancer.

– Nous sortons.

– Oh ! Willie, nous n’avons pas dechapeau !

– Il faut la suivre, Margot. Elle nous souritet nous entraîne.

– Papa nous tuera !

– Elle dit que non. Que nous n’avons rien àcraindre. Viens !

Ils se retrouvèrent dans la rue déserte. Ilssuivirent la gracieuse présence lumineuse et, à travers un dédalede rues, s’engagèrent dans la foule de Tottenham Court Road. Une oudeux fois, au milieu de ce flot d’humanité aveugle, un homme ou unefemme douée du don précieux du discernement s’arrêtait etregardait ; prenaient-ils conscience d’une présence angéliquedevant ces deux gamins pâles qui marchaient, le garçon avec lesyeux fixes et la fille jetant derrière elle, par-dessus son épaule,des regards de terreur ? Ils descendirent toute la longue rue,longèrent ensuite une rangée d’humbles maisons en brique. Sur lesmarches de l’une, l’esprit s’était arrêté.

– Il faut que nous frappions, dit Willie.

– Oh ! Willie, qu’est-ce que nousdirons ? Nous ne les connaissons pas !

– Il faut que nous frappions, répéta-t-il avecfermeté. Toc, toc ! tout va bien, Margot. Elle bat des mainset elle rit.

C’est ainsi que Mme TomLinden, qui était assise toute seule avec son chagrin et qui selamentait sur le sort de son martyr emprisonné, fut subitementconviée à aller ouvrir sa porte ; les deux enfants se tenaientderrière, apeurés. Quelques mots, l’élan d’un instinct de femme, etelle jeta ses bras autour d’eux. Enfin ils avaient trouvé un havrede paix où aucune tempête ne les atteindrait plus.

Il se passa cette nuit-là d’étrangesévénements dans Bolton’s Court. Des gens ont pensé qu’il n’y avaitentre eux aucun rapport. Mais ce n’a pas été l’avis unanime. Entout cas la loi anglaise, n’ayant rien vu, n’a rien eu à dire.

Dans l’avant-dernière maison de ce cul-de-sac,une tête aiguë, à profil de faucon, regardait la rue couverte denuit à travers une jalousie.

À côté de ce visage redoutable, sombre commela mort et aussi dépouillé de remords qu’un tombeau, il y avait unebougie. Et derrière Rebecca Levi se tenait un homme jeune dont lestraits révélaient qu’il appartenait à la même race. Pendant uneheure, pendant deux heures, la femme demeura assise à guetter ensilence. À guetter, à guetter… À l’entrée de l’impasse pendait unelampe qui projetait sur le sol un cercle de lumière jaune. C’étaitsur cette mare brillante que ses yeux demeuraient attachés.

Tout à coup, elle aperçut ce qu’elleattendait. Elle sursauta et ses lèvres sifflèrent un mot. Le jeunehomme s’élança hors de la pièce ; une fois dans l’impasse, ildisparut dans la brasserie par une porte latérale.

Ivre, Silas Linden rentrait chez lui, l’espritalourdi par l’impression d’une injustice. À cause de sa mainabîmée, il n’avait pas obtenu l’emploi qu’il ambitionnait. Il étaitdemeuré au bar, attendant qu’on lui paie à boire. Il avait bu, maispas suffisamment. Il était d’humeur querelleuse. Gare à l’homme, àla femme ou à l’enfant qui se trouverait sur son chemin ! Ilpensa avec fureur à la juive qui habitait cette maison où toutétait éteint. Avec la même fureur, il pensa à tous ses voisins. Ilss’interposaient entre lui et ses gosses, n’est-ce pas ? Ehbien ! il allait leur montrer quelque chose ! Lelendemain matin, il les jetterait à la rue et il les fouetteraitpubliquement jusqu’à la mort. Voilà le cas que Silas Linden faisaitde leur opinion ! Au fait, pourquoi ne pas les battre tout desuite ? Si les hurlements des gosses réveillaient ses voisins,ceux-ci reconnaîtraient tout de suite qu’on ne le défiait pasimpunément. L’idée lui plut. Il avança d’un pas plus léger. Ilétait presque arrivé devant sa porte quand…

Jamais on ne réussit à éclaircir comment il sefit que cette nuit-là la trappe de la cave n’était pas solidementattachée. Le jury était tenté de mettre en cause la brasserie, maisle coroner insista sur le fait que Linden était lourd, qu’il avaitpu tomber s’il était en état d’ébriété, et que toutes lesprécautions raisonnables avaient été prises. Il était tombé de sixmètres sur des pierres coupantes, et il s’était brisé la colonnevertébrale. On ne l’avait pas trouvé avant le lendemain matin car,chose assez curieuse, sa voisine, la juive, n’avait pas entendu lebruit de l’accident. Le médecin déclara qu’il n’avait pas été tuésur le coup. Des traces horribles avaient, en effet, révélé qu’ilavait tardé à mourir. Dans l’obscurité, vomissant du sang et de labière, Silas Linden avait mis, par une mort ignoble, un terme à savie ignoble.

Point n’est besoin de s’apitoyer sur la femmequ’il laissa. Libérée de son abominable partenaire, elle retournaau music-hall où elle s’était laissé séduire par sa force detaureau. Elle essaya de s’y tailler une place avec :

Hi ! Hi ! Hi ! C’est moi le derniercri,

La fille qui fait la roue à l’envers…

Car c’était là le slogan sous lequel elleavait acquis un nom. Mais il devint vite évident qu’elle n’étaitqu’un dernier cri, et qu’elle ne pouvait pas remonter la pente sursa roue à l’envers. Lentement, elle glissa des grands music-halls àdes petits music-halls, des petits music-halls à des beuglants dequartier, puis elle sombra de plus en plus bas pour s’enliser dansd’horribles sables mouvants où elle s’enterra pour toujours.

Chapitre 12Cimes et abîmes

L’institut métapsychique était un bâtimentimposant de l’avenue de Wagram ; sa porte n’eût pas dépareilléle château d’un baronet. C’est là que se présentèrent en find’après-midi les trois amis. Un chasseur les introduisit dans unsalon d’attente où ils furent bientôt accueillis par leDr Maupuis en personne. Cet homme qui faisait autorité ensciences psychiques était petit et trapu ; il avait une têtemassive, rasée, et une expression où se confondaient la sagesse dece monde et un altruisme aimable. Il parla en français avec Maileyet Roxton, mais il baragouina un anglais détestable avec Malone,qui ne put lui répondre qu’en un français détestable. Il exprimatout le plaisir que lui causait leur visite, et il le dit commeseul sait le dire un Français de bonne race ; il vanta enquelques mots les merveilleuses qualités de Panbek, le médiumgalicien ; après quoi il les fit descendre dans la pièce oùdevaient avoir lieu les expériences. Son air remarquablementintelligent et la sagacité pénétrante de ses propos avaient déjàconvaincu les trois étrangers de l’absurdité des théories quiprétendaient expliquer les étonnants résultats qu’il obtenait parl’hypothèse qu’il était homme à se laisser duper.

Au bas d’un escalier en colimaçon, ils setrouvèrent dans un vaste local qui, au premier coup d’œil,ressemblait à un laboratoire de chimie : les étagères étaientremplies de bouteilles, de cornues, d’éprouvettes, de balances etde divers instruments. Mais l’ameublement était moins austère, unegrande table en chêne massif occupait le centre de la pièce etétait entourée de chaises confortables. À une extrémité, leportrait du Pr Crookes était accroché au mur, flanqué par unautre portrait, celui de Lombroso. Entre les deux figurait uneremarquable reproduction photographique d’une séance chez EusapiaPalladino. Près de la table, un groupe d’hommes conversait à voixbasse ; ils étaient trop absorbés par leur discussion pours’intéresser de près aux nouveaux venus.

– Trois de ces messieurs sont, commevous-mêmes, des visiteurs distingués, expliqua le Dr Maupuis.Deux autres sont mes assistants de laboratoire, le Dr Sauvageet le Dr Buisson. Les autres sont des Parisiens réputés. Lapresse est représentée aujourd’hui par M. Forte,sous-directeur du Matin. Cet homme grand, brun, qui al’allure d’un général en retraite, vous le connaissez probablement…Non ? C’est le Pr Charles Richet, notre vénéré doyen, quia montré un grand courage dans cette affaire, bien qu’il n’ait pastout à fait abouti aux mêmes conclusions que vous, monsieur Mailey.Mais cela aussi peut venir. N’oubliez pas que nous devons êtreprudents, moins nous mêlerons la religion à nos recherches et à nosconclusions, moins nous aurons de difficultés avec l’Église, quiest encore très puissante dans ce pays. Ce personnage racé au fronthaut est le comte de Grammont. Le gentleman qui a le visage deJupiter avec une barbe blanche est Flammarion, l’astronome… Àprésent, messieurs, ajouta-t-il d’une voix forte, si vous voulezprendre place, nous allons nous mettre au travail.

Ils s’assirent au hasard autour de la longuetable ; les trois Britanniques étaient restés ensemble. À uneextrémité de la salle, un grand appareil photographique fut dressé.Deux seaux en zinc occupaient aussi une position en vue sur unetable voisine. La porte fut soigneusement fermée et la clé remiseau Pr Richet. Le Dr Maupuis s’assit à un bout de latable ; il avait à sa droite un homme petit, d’un âge moyen,moustachu, chauve et intelligent.

– Quelques-uns parmi vous, dit-il, n’ont pasencore rencontré M. Panbek. Permettez-moi de vous leprésenter. M. Panbek, messieurs, a mis ses pouvoirsremarquables à notre disposition en vue de nos recherchesscientifiques, et nous avons envers lui une dette de gratitude. Ilest maintenant âgé de quarante-sept ans ; c’est un homme d’unesanté normale, avec prédisposition au neuro-arthritisme. J’airelevé une légère hyperexcitabilité de son système nerveux, et sesréflexes sont exagérés ; mais sa pression sanguine estnormale. Son pouls est de 72, en état de transe, il bat à 100. Surses membres, il y a des zones d’une hyperesthésie accentuée. Sonchamp visuel et sa réaction pupillaire sont normaux. Je ne sais pass’il y a autre chose à ajouter…

– Je pourrais dire, observa le Pr Richet,que l’hypersensibilité est morale autant que physique. Panbek estimpressionnable, riche en émotivité ; il a un tempérament depoète et il n’est pas dépourvu de ces petites faiblesses, si nousnous permettons de les appeler ainsi, que le poète paie en guise derançon pour les dons qu’il a reçus. Un grand médium est un grandartiste et doit être jugé sur la même échelle.

– Il me semble, messieurs, qu’on vous prépareau pire ! dit le médium avec un charmant sourire qui amusatoute la société.

– Nous sommes ici dans l’espoir que serenouvelleront quelques très remarquables matérialisations que nousavons eues récemment, et qu’elles se renouvelleront sous une formetelle que nous pourrons les enregistrer définitivement…

Le Dr Maupuis parlait d’une voix sèche,d’où l’émotion était absente.

– Ces matérialisations ayant assumé des formestout à fait imprévues, je prie cette honorable société de réprimertout sentiment de frayeur, quelle que soit leur étrangeté :une atmosphère calme et impartiale est tout à fait nécessaire. Nousallons maintenant éteindre la lumière blanche ; nouscommencerons au plus bas degré de la lumière rouge jusqu’à ce queles conditions permettent un éclairage meilleur.

Les lampes étaient contrôlées du siège duDr Maupuis à la table. Pendant un moment, les assistantsfurent plongés dans une profonde obscurité. Puis une lampe rouges’alluma dans un coin, suffisante pour dessiner les profils deshommes assis autour de la table. Il n’y avait ni musique niatmosphère religieuse. Les assistants chuchotaient entre eux.

– Voilà qui ne ressemble pas à la manièreanglaise, dit Malone.

– Pas du tout ! confirma Mailey. J’ail’impression que nous sommes tout grands ouverts à n’importe quoi.Ils ont tort. Ils ne réalisent pas le danger.

– Quel danger peut-il y avoir ?

– De mon point de vue, nous sommes assis aubord d’une mare qui ne contient peut-être que d’inoffensivesgrenouilles, mais où il y a peut-être aussi des crocodilesanthropophages. Vous ne pouvez pas savoir ce qui va sortir.

Le Pr Richet, qui parlait couramment unexcellent anglais, l’entendit.

– Je connais votre opinion, monsieur Mailey,dit-il. Ne croyez pas que je la traite avec légèreté. J’ai vucertaines choses qui font que j’apprécie pleinement votrecomparaison avec la grenouille et le crocodile. Dans cette pièce,ici, j’ai été conscient de la présence de créatures qui, si elless’étaient mises en colère, auraient rendu nos expériences assezpérilleuses. Je crois avec vous que des gens méchants pourraientici susciter une réaction de méchanceté à l’égard de notrecercle.

– Je suis heureux, monsieur, répondit Mailey,que vous vous aiguilliez dans cette direction.

Partageant l’avis général, Mailey considéraitRichet comme l’un des plus grands hommes de cette terre.

– Je m’aiguille, peut-être, et cependant je nesaurais affirmer que je vous rejoins. Les forces latentes chezl’homme s’étendent vers des régions qui me semblent à présent êtretout à fait en dehors de ma compétence. En ma qualité de vieuxmatérialiste, je me bats sur chaque pouce de terrain, mais j’admetsque j’ai déjà dû en céder pas mal. Mon illustre ami Challenger aencore gardé son front intact, je crois ?

– Oui, monsieur, répondit Malone, et pourtantj’ai quelque espoir…

– Chut ! cria Maupuis, d’une voix soudainpassionnée.

Un silence de mort s’établit. Puis surgit lebruit d’un mouvement malhabile, accompagné d’une étrange vibrationde battements d’ailes.

– L’oiseau ! fit une voix chargée d’uneterreur mystérieuse.

De nouveau le silence, de nouveau le bruit dece mouvement avec un battement d’ailes impatient.

– Tout est prêt, René ? demanda ledocteur.

– Prêt !

– Alors, allez-y !

L’éclair d’un mélange lumineux emplit la piècetandis que retombait l’obturateur de l’appareil photographique. Lesvisiteurs entrevirent un spectacle extraordinaire. Le médium étaitétendu, les mains sous la tête, dans un état d’insensibilitéapparente. Sur ses épaules arrondies était perché un gros oiseau deproie – un grand faucon ou un aigle. Un instant cette étrange imagefrappa leurs rétines et s’imprima sur elles comme sur la plaquephotographique. Puis l’obscurité enveloppa tout à nouveau, saufdeux lampes rouges qui ressemblaient aux yeux d’un démon sinistretapi dans l’angle de la pièce.

– Ma parole ! haletait Malone. Vous avezvu ?

– Le crocodile de la mare, réponditMailey.

– Mais inoffensif ! ajouta lePr Richet. Cet oiseau est venu ici plusieurs fois. Il agiteses ailes, comme vous l’avez entendu, mais il demeure immobile. Ilse peut que nous ayons un autre visiteur plus dangereux.

L’éclair de lumière avait, bien sûr, dissipétout ectoplasme. Il était nécessaire de tout recommencer. Lesassistants étaient assis depuis un quart d’heure peut-être, quandRichet toucha le bras de Mailey.

– Vous ne sentez rien, monsieurMailey ?

Mailey renifla l’air.

– Si, évidemment. Cela me rappelle notre zoo,à Londres.

– Il y a une autre analogie plus banale. Vousêtes-vous déjà trouvé dans une chambre chaude avec un chienmouillé ?

– Exactement, répondit Mailey. C’est ladescription exacte ! Mais où est le chien ?

– Ce n’est pas un chien. Attendez unpeu ! Attendez !

L’odeur animale devint plus prononcée. Elleéclipsait toutes les autres. Soudain Malone prit conscience quequelque chose se déplaçait sous la table. À la lueur trouble deslampes rouges, il distingua une silhouette d’avorton, accroupie,mal constituée, qui ressemblait vaguement à un homme. Il la vitmieux quand elle se profila contre la lumière. Elle était massiveet large, elle avait une tête ronde, un cou court, des épauleslourdes et mal formées. Elle traînait le pas autour du cercle. Puiselle s’arrêta, et un cri de surprise, d’où la peur n’était pasabsente, s’échappa de la gorge de l’un des assistants.

– N’ayez pas peur ! dit la voix paisibledu Dr Maupuis. C’est le pithécanthrope. Il ne vous fera pas demal.

Si ç’avait été un chat qui s’était glissé dansla pièce, le savant n’en aurait pas parlé avec plus de calme.

– Il a de longues griffes. Il les a posées surmon cou ! cria une voix.

– Mais oui ! Il voulait vous faire unecaresse.

– Je vous lègue ma part de caresses !cria la voix qui tremblait.

– Ne le repoussez pas. Ce pourrait être grave.Il est bien disposé. Mais il a ses réactions personnelles, sansdoute, comme chacun d’entre nous.

La bête avançait furtivement. Elle contournale bout de la table et vint se poster derrière les trois amis. Ilssentaient sur leur cou son souffle qui s’exhalait en de rapidesbouffées. Lord Roxton poussa subitement une exclamation dedégoût.

– Du calme ! Du calme ! ditMaupuis.

– Il lèche ma main ! cria Roxton.

La seconde suivante, Malone eut consciencequ’une tête hirsute s’interposait entre la sienne et celle de lordRoxton. De sa main gauche, il put éprouver la longueur et larudesse des cheveux. La tête se tourna vers lui, et il eut besoinde toute sa maîtrise pour ne pas déplacer sa main quand une longuelangue douce se promena sur elle. Puis elle le quitta.

– Au nom du ciel, qu’est-ce que c’est ?demanda-t-il.

– On nous a priés de ne pas le photographier.Il se pourrait que la lumière le rende furieux. L’ordre venu dumédium était précis. Nous pouvons tout juste dire que ce n’est pasun homme-singe ni un singe-homme. Nous l’avons vu plus nettementque ce soir. Le visage est simiesque, mais le front est droit, lesbras longs, les mains énormes, le corps velu.

– Tom Linden nous a donné quelque chose demoins désagréable, murmura Mailey.

Il parlait à voix basse, mais Richet surpritses paroles :

– Toute la nature est le champ de notreenquête, monsieur Mailey. Ce n’est pas à nous de choisir.Établirons-nous un classement des fleurs, mais négligerons-nous leschampignons ?

– Mais vous reconnaissez que c’estdangereux.

– Les rayons X étaient dangereux. Combien demartyrs ont perdu leurs bras, articulation par articulation, avantque leurs dangers ne soient compris ? Et pourtant c’étaitnécessaire. Il en est de même avec nous. Nous ne savons pas encorece que nous faisons. Mais si nous pouvons vraiment montrer au mondeque ce pithécanthrope vient à nous de l’invisible et nous quittecomme il vient, alors c’est une connaissance si formidable que mêmes’il devait nous réduire en miettes avec ses griffes terribles, ceserait néanmoins notre devoir de poursuivre nos expériences.

– La science peut être héroïque, dit Mailey.Qui le nierait ? Et cependant j’ai entendu ces mêmes hommes descience nous dire que nous déraillons quand nous essayons de nousmettre en rapport avec les forces spirituelles. Nous sacrifierionsjoyeusement nos raisons ou nos vies si nous pouvions aiderl’humanité ! Ne devrions-nous pas faire autant pour le progrèsspirituel que pour le progrès matériel ?

On avait rallumé, et il y eut une pause quechacun mit à profit pour se relaxer avant que soit tentée la grandeexpérience de la soirée. Les assistants formèrent de petits groupeset discutaient à mi-voix de ce qu’ils avaient vu. À regarder lapièce confortable et ses accessoires à la mode, l’oiseau étrange etle monstre furtif ressemblaient à des cauchemars. Et pourtant ilsavaient été des réalités, comme en témoignaient des photographies.Car le photographe avait été autorisé à quitter la pièce, et àprésent il se précipitait hors de la chambre noire attenante et,très excité, agitait la plaque qu’il venait de développer et defixer. Il la présentait à la lumière et là, suffisamment précise,il y avait l’image de la tête chauve du médium, et, accroupi surses épaules, le profil de l’oiseau sinistre. Le Dr Maupuisfrottait ses petites mains grasses avec joie. Comme tous lespionniers, il avait subi la persécution de la presseparisienne ; chaque phénomène nouveau était à ses yeux unearme excellente pour sa défense.

– Nous marchons ! Hein ! Nousmarchons ! répétait-il.

Et Richet, absorbé dans ses pensées, répondaitmécaniquement :

– Oui, mon ami, vous marchez !

Le petit Galicien était assis, et il trempaitun biscuit dans un verre de vin rouge. Malone alla letrouver ; il découvrit qu’il était allé en Amérique et qu’ilpouvait dire quelques mots d’anglais.

– Êtes-vous fatigué ? Est-ce que celavous épuise ?

– En me modérant, non. Deux séances parsemaine, voilà ce qui m’est permis. Le docteur ne m’autoriseraitpas davantage.

– Vous rappelez-vous quelque chose ?

– Cela me vient comme un rêve. Un peu ici… Unpeu là.

– Avez-vous toujours eu ce pouvoir ?

– Oui. Toujours. Même lorsque j’étais enfant.Et mon père l’avait. Et mon oncle. Ils ne parlaient que de visions.Moi, j’allais m’asseoir dans les bois, et des animaux étrangesvenaient autour de moi. Je me rappelle mon ahurissement quand jedécouvris que les autres enfants ne les voyaient pas !

– Est-ce que vous êtes prêt ? demanda leDr Maupuis.

– Parfaitement, répondit le médium, enépoussetant les miettes de son biscuit.

Le docteur alluma une lampe à alcool au-dessusde l’un des seaux de zinc.

– Nous allons collaborer, messieurs, à uneexpérience qui devrait, une fois pour toutes, convaincre le mondede l’existence des formes ectoplasmiques. On pourra discuter deleur nature, mais leur réalité objective ne fera plus de doute, àmoins que mes plans n’échouent. Je voudrais d’abord vous parler deces deux seaux. Celui-ci, que je suis en train de chauffer,contient de la paraffine, qui est en voie de fondre. Le deuxièmecontient de l’eau. Ceux d’entre vous qui viennent ici pour lapremière fois doivent comprendre que les phénomènes de Panbek seproduisent habituellement dans le même ordre et qu’à présent nousnous attendons à l’apparition du vieil homme. Ce soir, nous sommesréunis pour voir le vieil homme, et nous pourrons, je l’espère,l’immortaliser dans l’histoire de la recherche psychique. Je merassieds, j’allume la lampe rouge numéro 3, qui permet unevisibilité plus grande.

Le cercle était maintenant tout à faitvisible. La tête du médium s’était affaissée, et son ronflementgrave révélait qu’il était déjà en transe. Tous les visages étaienttournés vers lui, car le merveilleux processus de lamatérialisation se déroulait devant eux. D’abord, il y eut unremous de lumière, quelque chose comme une vapeur qui s’enroulaitautour de sa figure. Puis, derrière lui, un ondoiement qui évoquaitune draperie blanche diaphane. Elle s’épaissit. Elle se fusionna.Elle accusa bientôt une forme précise. C’était la tête. Des épaulesse dessinèrent, des bras en surgirent. Oui, il ne pouvait pas yavoir de doute : derrière la chaise se tenait un homme, unvieil homme. Il remua lentement la tête vers la droite, puis versla gauche. Il regardait les assistants, indécis. On avaitl’impression qu’il se demandait : « Où suis-je ? Etpourquoi suis-je ici ? »

– Il ne parle pas, mais il entend et ilpossède l’intelligence, dit le Dr Maupuis, regardantl’apparition par-dessus son épaule. Nous sommes ici, monsieur, dansl’espoir que vous nous aiderez à mener à bien une expérience trèsimportante. Pouvons-nous compter sur votre coopération ?

Le vieil homme fit de la tête un signed’assentiment.

– Nous vous remercions. Quand vous aurezatteint votre pleine puissance vous vous éloignerez, probablement,du médium ?

La silhouette fit le même signe de tête, maisne bougea pas. Malone la vit qui prenait de plus en plus de volume.Il distingua son visage. C’était parfaitement un vieil homme, quiavait un long nez, et une lèvre inférieure curieusement saillante.Tout à coup, il opéra un mouvement brusque qui l’éloigna de Panbek,et il s’avança dans la pièce.

– Maintenant, monsieur, dit Maupuis avec saprécision habituelle, vous apercevez le seau en zinc sur la gauche.Je vous serais reconnaissant d’avoir la bonté de vous en approcheret d’y plonger votre main droite.

Le vieil homme se dirigea vers les seaux, quiparurent l’intéresser ; il les examina avec attention. Puis ilplongea une main dans le seau que le docteur lui avait indiqué.

– Parfait ! s’écria Maupuis, la voixtremblante d’excitation. À présent, monsieur, auriez-vousl’obligeance de plonger la même main dans l’eau froide de l’autreseau ?

L’apparition obéit.

– Monsieur, vous nous permettriez de réussirpleinement notre expérience si vous posiez votre main sur la tableet si, pendant qu’elle s’appuierait là, vous vous dématérialisez etretourniez dans le médium.

Le vieil homme fit signe qu’il comprenait etqu’il acceptait. Il avança lentement vers la table, se penchaau-dessus d’elle, étendit sa main… et disparut. La respirationpesante du médium cessa ; il remua comme s’il allaits’éveiller. Maupuis alluma les lampes blanches et leva les mains enpoussant un cri de joie et de surprise qui fut répété par toutel’assemblée.

Sur la surface brillante du bois de la table,il y avait un gant de paraffine d’un délicat jaune rosé, large auxjointures, mince au poignet, deux des doigts étant recourbés versla paume. Maupuis le considéra avec enchantement. Il arracha unpetit morceau de cire au poignet et le tendit à un assistant, quisortit de la pièce en courant.

– C’est décisif ! s’écria-t-il. Quepeut-on dire maintenant ? Messieurs, je me tourne vers vous.Vous avez vu ce qui s’est passé. L’un de vous peut-il fournir uneexplication rationnelle de ce moule en paraffine, sinon qu’ils’agit du résultat de la dématérialisation de la main à l’intérieurdu moule ?

– Je n’en vois pas d’autre, répondit Richet.Mais vous avez affaire à des gens très entêtés, pourris depréjugés. S’ils ne peuvent pas nier, ils ignorent !

– La presse est ici, et la presse représentele public ! protesta Maupuis. Pour la presse anglaise, il y aM. Malone… à qui je demande maintenant s’il aperçoit une autresolution ?

– Je n’en vois pas d’autre, réponditMalone.

– Et vous, monsieur, demanda le docteur ens’adressant au représentant du Matin.

Le journaliste français haussa les épaules endisant :

– Pour nous qui avons eu le privilège d’êtrelà, c’était parfaitement convaincant. Et pourtant vous allez devoiraffronter beaucoup d’objections. On ne comprendra pas la valeur dece moule. On dira que le médium l’a apporté dans sa poche et qu’ill’a posé sur la table.

Maupuis battit des mains triomphalement. Sonassistant venait de rentrer et de lui remettre une feuille depapier.

– Voici déjà une réponse à votre objection,dit-il en agitant son papier. Je l’avais prévue et j’avais mélangéun peu de cholestérine avec de la paraffine dans le seau. Vous avezpu remarquer que j’avais détaché un coin du moulage. C’était en vued’une analyse chimique. Elle vient d’être faite. La voici : lacholestérine a été repérée.

– Très bien ! admit le journalistefrançais. Vous avez bouché le dernier trou. Mais la prochainefois ?

– Ce que nous avons fait une fois, nouspourrons le refaire, répliqua Maupuis. Je préparerai une certainequantité de ces moules. Dans quelques-uns j’aurai des poignets etdes mains. Puis je tirerai d’eux des moulages de plâtre. Je feraicouler le plâtre à l’intérieur du moule. C’est délicat maispossible. J’en aurai des douzaines ainsi traités, et je lesenverrai dans toutes les capitales du monde, afin que le publicpuisse voir de ses propres yeux. Est-ce que cela ne le convaincrapas au moins de la réalité de nos conclusions ?

– N’espérez pas trop, mon pauvre ami !dit Richet en posant sa main sur l’épaule de l’enthousiaste. Vousn’avez pas encore réalisé l’énorme force d’inertie du monde. Maiscomme vous l’avez dit vous-même : « Vous marchez !Vous marchez toujours ! »

– Et notre marche est ordonnée, déclaraMailey. Il s’agit d’une libération progressive pour l’humanité.

Richet sourit et secoua la tête.

– Toujours transcendantal ! fit-il.Toujours en train de voir plus loin que l’œil et de transformer lascience en philosophie ! Je crains que vous ne soyezincorrigible. Est-ce que votre position est raisonnable ?

– Professeur Richet, répliqua Mailey avec ungrand sérieux, je voudrais vous prier de répondre à la mêmequestion. J’ai un profond respect pour votre génie, et je suis encomplète sympathie avec votre prudence. Mais n’êtes-vous pas arrivéau carrefour ? Vous voici maintenant dans la positiond’admettre… vous devez admettre qu’une apparition intelligente sousune forme humaine, composée à partir de la substance que vous avezvous-même appelée ectoplasme, peut marcher dans une pièce et obéirà des instructions, tandis que le médium gît sous nos yeux sansconnaissance… Et cependant vous hésitez à affirmer que cet esprit aune existence autonome. Cela est-il raisonnable ?

Richet répéta son sourire et son hochement detête. Sans répondre, il se détourna et salua le Dr Maupuis enlui adressant ses compliments. Quelques instants plus tard,l’assistance s’était dispersée, et nos amis roulaient dans un taxivers leur hôtel.

Malone était grandement impressionné par cequ’il avait vu. Il passa la moitié de la nuit à écrire un compterendu très complet pour l’agence Central News. Il n’oublia pas deciter les noms des personnalités qui se portaient garantes durésultat : ces noms étaient si honorables qu’il ne serait venuà l’esprit de personne de les associer à une tromperie ou à de labêtise.

– Sûrement, sûrement, c’est un tournant,l’avènement d’une ère nouvelle ! répétait-il.

Ainsi courait son rêve. Le surlendemain, ilouvrit tous les grands quotidiens de Londres les uns après lesautres. Il y avait plusieurs colonnes sur le football. Plusieurscolonnes sur le golf. Une page entière était consacrée aux actionscotées en Bourse. Dans le Times, il y avait une longuecorrespondance très documentée sur les mœurs du vanneau. Mais dansaucun journal il ne trouva une ligne sur les choses merveilleusesqu’il avait vues et relatées. Mailey se moqua de son airdégoûté.

– Un monde de fous, messeigneurs !dit-il. Un monde de toqués ! Mais ce n’est pasfini ![10]

Chapitre 13Le Pr Challenger part en guerre

Le Pr Challenger était de mauvaisehumeur. Et quand il était de mauvaise humeur, il le faisait savoirà toute sa maisonnée. Les effets de son courroux ne se limitaientd’ailleurs pas à son entourage immédiat, car la plupart des lettresterribles qui apparaissaient de temps à autre dans la presse, etdans lesquelles il étrillait jusqu’au sang un malheureuxadversaire, étaient autant de coups de foudre que lançait unJupiter offensé, assis dans une sombre majesté sur son trône detravail du haut de son appartement à Victoria. Les domestiquesosaient à peine pénétrer dans la pièce où, lançant des éclairs, latête chevelue et barbue s’arrachait de ses papiers comme un liond’un os. Seule Enid, dans de pareils moments, pouvaitl’affronter ; elle n’en éprouvait pas moins parfois cepincement au cœur que ressentent les dompteurs les plus témérairesquand ils pénètrent dans une cage. Elle n’évitait pas l’âcreté despropos, mais au moins elle n’avait pas à redouter de violencesphysiques : tout le monde ne pouvait en dire autant.

En certaines occasions, les crises du célèbreprofesseur avaient une cause matérielle : « Je suis unhépatique, monsieur ! Oui, un hépatique ! » Telleétait l’explication qu’il donnait à un accès exagéré. Mais cettefois-ci le foie n’était nullement responsable de sa mauvaisehumeur : c’était le spiritisme !

Il n’avait jamais réussi à s’affranchirmentalement de la maudite superstition qui allait à l’encontre detout le travail et de toute la philosophie de la vie. Il essayaitde la repousser avec mépris, d’en rire, de l’ignorerdédaigneusement, mais elle insistait toujours pour se placer surson chemin. Le lundi, il se jetait dans ses livres pour ne plus ypenser ; bien avant le samedi suivant, il se retrouvait plongédedans jusqu’au cou. C’était absurde ! Il avait l’impressionque son esprit se retirait des grands problèmes matériels pressantsde l’univers pour se gaspiller sur les contes de Grimm ou lesrevenants d’un romancier noir.

Puis la situation empira. D’abord Malone, quireprésentait pour lui le type moyen d’une humanité lucide, avaitété plus ou moins tourneboulé par les spirites, et il s’étaitrallié à leurs vues pernicieuses. Deuxièmement Enid, son petitagneau, son unique lien véritable avec le reste du monde, avait étécorrompue à son tour. Elle avait adhéré aux conclusions de Malone.Elle avait même déterré des faits qui constituaient des« preuves » cumulatives. Vainement s’était-il penchélui-même sur un cas précis : il avait démontré sans l’ombred’un doute que le médium était un bandit intrigant qui apportait àune veuve des messages de son mari défunt pour avoir la femme soussa coupe. Le cas était clair, et Enid l’avait admis. Mais ni elleni Malone ne consentaient à généraliser. Ils répondaient qu’il yavait des coquins dans toutes les professions, et qu’il fallaitjuger chaque mouvement par ce qu’il offrait de meilleur et non parce qu’il comportait de pire.

Tout cela était assez mauvais, mais le plusmauvais reste à dire. Challenger venait d’être publiquement humiliépar les spirites, par un homme qui avait reconnu qu’il étaitinculte, et que sur tout autre sujet il serait resté assis auxpieds du professeur comme un enfant sage ; et pourtant, aucours d’un débat public… Mais l’histoire mérite d’être contée.

Apprenez donc que Challenger, fort du méprisdans lequel il tenait toute opposition et ignorant la valeurvéritable des faits qui lui seraient soumis, avait récemmentdéclaré – moment fatal ! – qu’il descendrait de son olympe etqu’il rencontrerait, au cours d’un débat public, n’importe quelreprésentant du spiritisme.

« Je suis pleinement conscient,écrivit-il, que par une telle condescendance je cours le risque,comme tout autre homme de science d’un égal standing, d’accorder uncrédit de dignité à ces absurdes et grotesques aberrations del’esprit humain – dignité qu’ils seraient bien incapables derevendiquer autrement ! – mais nous devons accomplir notredevoir vis-à-vis du public ; nous devons périodiquement nousdétourner de notre travail sérieux, gâcher quelques instants pourdonner un coup de balai à ces toiles d’araignée éphémères quipourraient se réunir et devenir nocives si la science lesépargnait. »

Ainsi, de cette même manière trop confianteGoliath s’était avancé pour rencontrer son minusculeadversaire.

Les détails du débat sont tombés dans ledomaine public, et il n’est pas nécessaire de retracerminutieusement les phases de ce pénible événement. On rappelleraque le grand homme de science descendit au Queen’s Hall, accompagnépar de nombreux sympathisants rationalistes qui souhaitaientassister à la destruction impitoyable des visionnaires. De cespauvres créatures abusées, une foule considérable était égalementau rendez-vous, espérant contre toute espérance que leur championne serait pas complètement immolé sur l’autel de la scienceoutragée. Les deux clans remplissaient la salle et se défiaient duregard avec autant d’hostilité que les Bleus et les Verts mille ansplus tôt dans l’hippodrome de Constantinople. Sur la gauche del’estrade se tenaient les rangs serrés de ces farouchesrationalistes, qui accusent de crédulité les agnostiques victorienset qui rafraîchissent leur foi dans les collections de laGazette littéraire et du Libre Penseur.

Sur la droite de l’estrade, la barbe rousse deMailey flamboyait comme une oriflamme. Sa femme et Mervin, lejournaliste, étaient assis à côté de lui. Il était entouré de genssérieux : hommes et femmes de l’Alliance spirituelle de QueenSquare, du Collège psychique et de tous les temples éloignés,rassemblés pour encourager leur champion dans sa tâche ingrate. Surce mur solide d’humanité se détachaient les visages bienveillantsde Bolsover, l’épicier, accompagné de ses amis de Hammersmith, deTerbane, le porteur-médium, du révérend Charles Mason, aux traitsascétiques, de Tom Linden, qui venait de sortir du bagne, deMme Linden, du Dr Atkinson, de lord Roxton, deMalone, etc. Entre les deux camps était assis, solennel, impassibleet dodu, le juge Gaverson, de la Cour royale, qui avait accepté deprésider. Il était intéressant et symptomatique de noter que lesÉglises organisées s’étaient abstenues de participer à ce débatcritique qui mettait en cause le cœur et les centres vitaux de lavraie religion. Elles somnolaient, elles étaient à demiinconscientes ; elles ne pouvaient donc pas se rendre compteque l’esprit vivant de la nation s’interrogeait pour savoir sielles étaient condamnées à l’asphyxie, vers quoi elles tendaientdéjà, ou si une résurrection sous d’autres formes était possiblepour l’avenir.

Au premier rang, sur le côté, était assis lePr Challenger, monstrueux et menaçant, avec, derrière lui, sesdisciples au front large ; sa barbe assyrienne pointait, trèsagressive, un demi-sourire flottait sur ses lèvres, ses lourdespaupières retombaient insolemment sur ses yeux gris intolérants.Symétriquement, sur l’autre côté, était perché un personnage terneet sans prétention ; le chapeau de Challenger lui serait tombésur les épaules ; il était pâle, plein d’appréhension ;il jetait vers son adversaire léonin des regards où se lisaientl’excuse et la supplication. Toutefois, ceux qui connaissaient bienJames Smith n’avaient pas peur, ils savaient en effet que derrièreson apparence vulgaire et démocratique se dissimulait uneconnaissance à la fois pratique et théorique du sujet comme peud’êtres vivants en possédaient une. Les sages de la Société derecherche psychique n’étaient que des enfants en science psychique,par comparaison avec des spirites pratiquants comme James Smith,qui passaient leur vie dans diverses formes de communion avecl’invisible ; il leur arrivait de perdre tout contact avec lemonde où ils vivaient, et d’être inutilisables pour les tâchesquotidiennes ; mais la direction d’un journal plein de vie etl’administration d’une communauté étendue et dispersée avaientmaintenu James Smith les pieds solidement sur la terre. Ce quin’avait pas empêché ses excellentes facultés naturelles, noncorrompues par une culture superfétatoire, de se concentrer sur leseul terrain de savoir qui offrait à la plus grande intelligencehumaine une liberté d’action suffisante. Challenger avait pu s’ytromper : mais le débat allait mettre aux prises un brillantamateur discursif et un professionnel concis hautementspécialisé.

Toute l’assistance convint que le premiermorceau de Challenger fut pendant une demi-heure une exhibitionmagnifique de talent oratoire et de génie polémique. Sa voix avaitla profondeur des orgues ; seuls peuvent la sortir des hommesayant un mètre vingt-cinq de tour de poitrine ; elle s’élevaitet retombait selon une cadence parfaite qui enchanta son auditoire.Il était né pour diriger une assemblée ; c’était un chef,évidemment, pour l’humanité ! Tour à tour il fut descriptif,humoriste, convaincant. Il brossa le tableau du développementnaturel de l’animisme parmi des sauvages tremblants sous le cielnu, incapables de rendre compte du battement de la pluie ou durugissement du tonnerre, et voyant une intelligence bienveillanteou malveillante derrière ces opérations de la nature que la scienceavait à présent classées et expliquées.

De là, sur de fausses prémisses, s’échafaudacette foi dans des esprits ou dans des êtres invisibles hors denous ; par un curieux atavisme, voici qu’elles émergeaient ànouveau à notre époque, au sein des couches les moins cultivées del’humanité. C’était le devoir de la science de résister à depareilles tendances rétrogrades, et c’était le sentiment qu’ilavait de ce devoir qui l’avait tiré, lui, Challenger, malgré sarépugnance, du privé de son cabinet vers cette estradepublicitaire. Il fit une caricature rapide du mouvement tel que sescalomniateurs le décrivaient. De la façon dont il la conta, c’étaitune histoire de mauvais goût, une histoire de phalanges d’orteilsqui craquaient, de peinture phosphorescente, de fantômes enmousseline, d’un commerce nauséeux de commissions sordides entreles ossements des morts et les pleurs des veuves. Ces gens étaientles hyènes de l’espèce humaine qui s’engraissaient sur destombeaux. [Applaudissements des rationalistes, et rires ironiqueschez les partisans du spiritisme.] Ils n’étaient pas tous descoquins. [« Merci, professeur ! » cria une voix destentor.] Mais les autres étaient idiots. [Rires.] Était-ce exagéréd’appeler idiot l’homme qui croyait que sa grand-mère pouvaittransmettre des messages au moyen d’un pied de table àmanger ? Jamais des sauvages n’étaient descendus aussi basdans la superstition ! Ces gens avaient pris à la mort sadignité, et ils avaient souillé de leur propre vulgarité lasérénité des tombes. C’était vraiment une affaire haïssable !Il regrettait d’avoir à parler si fermement, mais seuls le scalpelou le cautère pouvaient arrêter la croissance de ce cancer.Certainement, l’homme n’avait pas besoin de se laisser troubler pardes spéculations grotesques sur la nature de la vie dans l’au-delà.N’avions-nous pas suffisamment à faire avec ce monde ? La vieétait une chose merveilleuse. L’homme qui appréciait les vraisdevoirs et les vraies beautés qu’elle comportait avait de quois’occuper sans barboter dans les pseudo-sciences qui avaient leursracines dans la fraude, ainsi que les tribunaux l’avaient prouvédes centaines de fois, et qui, néanmoins, trouvaient toujours denouveaux adeptes dont la crédulité folle et les préjugésirrationnels les rendaient imperméables à toute discussion.

Tel fut, en résumé cru et brutal, l’exposé quiouvrit le débat. Les matérialistes l’accueillirent avec deshurlements de joie. Les partisans du spiritisme paraissaientfurieux et mal à l’aise. Leur orateur se leva, pâle mais résolu,pour répondre à cet assaut massif.

Son physique, ses accents ne possédaientaucune des qualités qui rendaient Challenger si impressionnant,mais il parlait d’une voix nette et il exposa ses arguments avec laprécision d’un ouvrier à qui ses outils sont depuis longtempsfamiliers. Le début de son discours fut courtois et humble au pointqu’il donna l’impression que M. James Smith était fortintimidé. Il sentait bien toute la présomption qu’il y avait de sapart, à lui qui manquait tellement de culture, à se mesurer avec unantagoniste si célèbre qu’il avait lui-même si fort respecté. Illui paraissait pourtant que dans la longue liste des exploitsaccomplis par le Pr Challenger, exploits qui avaient rendu sonnom fameux dans le monde entier, il en manquait un ; orc’était malheureusement sur cette lacune de son savoir qu’il avaitété tenté de discourir. Il avait écouté le professeur avecadmiration quant à l’éloquence, mais avec surprise et même avecmépris, pourrait-il dire, quant aux affirmations qu’il avaitentendues. Il était clair que le professeur avait préparé saconférence en lisant toute la littérature antispirite qu’il avaitpu rassembler – et cette source d’information était bienimpure ! – mais qu’il avait négligé de prendre connaissancedes ouvrages d’auteurs parlant du haut de leur expérience comme deleurs convictions.

Toute cette histoire d’articulationscraquantes et d’autres trucs frauduleux remontait au milieu del’ère victorienne ; et dans l’anecdote de la grand-mèrecommuniquant par l’intermédiaire d’un pied de table il nereconnaissait rien qui ressemblât à une description équitable desphénomènes psychiques. De telles comparaisons lui rappelaient lesplaisanteries dont furent saluées les grenouilles dansantes deVolta, et qui retardèrent la prise en considération de sesexpériences sur l’électricité. Elles n’étaient pas dignes duPr Challenger ! Comment pouvait-il ignorer que le médiumfrauduleux était le pire ennemi des spirites, qu’il était dénoncésous son nom dans les journaux qui s’occupaient de psychisme chaquefois qu’il était découvert, et que cette sorte de révélation étaitle fait des spirites eux-mêmes, car ils stigmatisaient les« hyènes humaines » aussi sévèrement que son adversairel’avait fait ? On ne condamne pas les banques parce que desfaussaires s’en servent quelquefois pour des desseins néfastes.C’était perdre du temps devant un auditoire si distingué que dedescendre jusqu’à réfuter des arguments aussi puérils. Si lePr Challenger avait nié les implications religieuses duspiritisme tout en acceptant les phénomènes, il aurait été plusdifficile de lui répondre. Mais en niant tout il se plaçait dansune position absolument impossible. Sans doute lePr Challenger avait-il lu le récent travail du Pr Richet,célèbre physiologue. Ce travail avait requis trente années, maisRichet avait vérifié tous les phénomènes.

Peut-être le Pr Challengerconsentirait-il à révéler à l’assistance la nature des expériencespersonnelles auxquelles il s’était livré, et qui lui conféraient ledroit de parler de Richet, de Lombroso ou de Crookes comme d’autantde sauvages superstitieux ? Il était fort possible que sonadversaire eût poursuivi en privé des expériences dont nul nesavait rien. Mais dans ce cas, qu’il les porte à la connaissance dumonde ! Et jusqu’à ce qu’il le fît, il serait antiscientifiqueet réellement indécent de bafouer des hommes dont la réputationétait à peine inférieure à la sienne, et qui avaient procédé, eux,à des expériences qu’ils avaient révélées au public.

Quant à dire que le monde se suffit àlui-même, c’était peut-être un point de vue valable pour unprofesseur à succès doté d’un corps parfaitement sain, mais si l’onvivait dans une mansarde de Londres avec un cancer à l’estomac, onpourrait remettre en cause la doctrine selon laquelle point n’étaitutile de languir après tout autre état que l’actuel.

James Smith exécutait un travail d’ouvrier,illustré par des faits, des dates et des chiffres. Il avait beau nepas atteindre les cimes de l’éloquence, il énonçait quantitéd’idées qui sollicitaient une réplique. Or il apparut bientôt, nonsans tristesse, que Challenger n’était pas capable d’apporter cetteréplique. Il avait soigneusement lu ce qui étayait sa propre thèse,mais il avait négligé d’étudier celle de son adversaire ; ilavait trop facilement accepté les hypothèses spécieuses et puérilesdes écrivains incompétents qui avaient traité d’un sujet qu’ilsn’avaient pas exploré par eux-mêmes. Au lieu de répondre àM. James Smith, Challenger se mit en colère. Le lion commençaà rugir. Il secouait sa crinière sombre, et ses yeux étincelaienttandis que retentissait à nouveau dans la salle sa voix grave.Qu’étaient donc ces gens qui s’abritaient derrière des noms honoréscertes, mais qui s’étaient fourvoyés ? De quel droitattendaient-ils des hommes de science les plus sérieux qu’ilssuspendissent leurs travaux pour perdre leur temps à examiner leursfolles suppositions ? Il y avait des choses qui allaient desoi, qui ne nécessitaient pas de démonstration. C’était à ceux quilançaient des affirmations qu’il incombait d’apporter des preuves.Si son contradicteur, dont le nom lui échappait, déclare qu’il peutsusciter des esprits, alors qu’il en fasse surgir un tout de suite,devant cet auditoire sain et impartial ! S’il dit qu’il reçoitdes messages, alors qu’il nous donne des nouvelles en avance surles agences d’information et de presse ! [« Cela asouvent été fait ! » crièrent des spirites.] Vous leprétendez, mais moi je le nie ! J’ai trop l’habitude de vosassertions ridicules pour les prendre au sérieux. [Tumulte.L’orateur écrase les pieds du juge Gaverson.] S’il affirme qu’ilbénéficie d’une inspiration supérieure, alors qu’il apporte la cléde l’énigme policière de Peckham Rye ! S’il est en rapportavec les êtres angéliques, alors qu’il nous donne une philosophieplus haute que celle qu’un mortel est capable de concevoir !Cette fausse science, ce camouflage de l’ignorance, ces idioties àpropos de l’ectoplasme et d’autres produits mythiques del’imagination psychique n’étaient que des manifestations du pur etsimple obscurantisme, des bâtards nés de la superstition et du noirdes ténèbres. Partout où l’affaire avait été soumise à examen, onavait abouti à de la corruption et à de la putridité mentale. Tousles médiums étaient des imposteurs conscients. [« Et vous unmenteur ! » cria une voix de femme dans l’entourage desLinden.] Les voix des morts n’ont jamais prononcé autre chose quedes babillages enfantins. Les asiles regorgeaient de supporters dece culte, et ils en compteraient encore plus si chacun avait cequ’il méritait.

Son discours avait été violent, mais ils’avéra parfaitement inopérant. Le grand homme était consterné. Ilréalisait que l’affaire était sérieuse, et qu’il s’y était embarquéà la légère. Il s’était réfugié dans la colère, il avait tonné,procédé par affirmations définitives, ce qui ne peut être valableque lorsqu’il n’y a pas d’adversaire capable d’en tirer avantage.Les partisans du spiritisme semblaient plus amusés que mécontents.Les matérialistes s’agitaient, mal à l’aise, sur leurs sièges.James Smith se leva pour son dernier coup de batte. Il arborait unsourire malicieux. Tout dans son attitude était une menacevivante.

Il était obligé, dit-il, de réclamer de sonillustre contradicteur une attitude plus scientifique. N’était-cepas un fait extraordinaire que tant de savants, lorsque leurspassions ou leurs préventions étaient en cause, affichassent un siprofond mépris pour leurs propres principes ? De cesprincipes, le plus rigide était qu’un sujet devait être examinéavant d’être condamné. Nous avons vu récemment, dans des problèmestels que la télégraphie sans fil ou les machines plus lourdes quel’air, que les choses les plus invraisemblables pouvaient surveniret se vérifier. Il est extrêmement dangereux de dire apriori qu’une chose est impossible. Et pourtant lePr Challenger était tombé dans cette erreur. La réputationqu’il avait si justement gagnée à propos de problèmes qu’il avaitétudiés, il l’avait utilisée pour jeter le discrédit sur unproblème qu’il n’avait pas étudié. Un homme peut être un grandphysiologue et un grand physicien : n’en concluons pas pourcela qu’il fait autorité en science psychique.

Il était évident que le Pr Challengern’avait pas lu les ouvrages types qui avaient traité du sujet surlequel il se posait en autorité. Pouvait-il dire à l’auditoire lenom du médium de Schrenck Notzing ? Il marqua un temps d’arrêtpour la réponse. Pouvait-il dire alors le nom du médium duDr Crawford ? Non ? Pouvait-il dire quel avait étéle sujet des expériences du Pr Zollner à Leipzig ?Comment ! Son silence persistait ? Mais c’étaientpourtant les points essentiels du débat ! Il avait hésité àfaire des personnalités, mais le robuste langage du professeurexigeait de sa part une franchise correspondante. Le professeursavait-il que cet ectoplasme qu’il venait de tourner en dérisionavait été soumis à l’examen de vingt professeurs allemands – iltenait leurs noms à sa disposition – et que tous avaientauthentifié son existence ? Comment le Pr Challengerpouvait-il nier si légèrement ce que ses éminents collègues avaientaffirmé ? Avancerait-il qu’ils étaient eux aussi des criminelsou des idiots ? La vérité était que le professeur était venudans cette salle complètement ignorant des faits, et qu’il lesapprenait à présent pour la première fois. Il ne se doutaitabsolument pas que la science psychique avait déjà ses lois ;sinon il n’aurait pas formulé une requête aussi puérile que dedemander à une forme ectoplasmique de se manifester en pleinelumière sur cette estrade, alors que n’importe quel étudiant savaitque l’ectoplasme était soluble à la lumière. Quant à l’énigmepolicière de Peckham Rye, il n’avait jamais été question que lemonde des anges fût une succursale de Scotland Yard. Jeter de lapoudre aux yeux du public, voilà ce qui, de la part d’un hommecomme le Pr Challenger…

À cet instant, l’éruption se produisit.Challenger avait frétillé sur sa chaise. Challenger avait tiré sursa barbe. Challenger avait bombardé l’orateur de regardsmeurtriers. Mais soudain il bondit comme un lion blessé vers latable à côté du président qui, bien calé dans son fauteuil, étaitplongé dans un demi-sommeil, avait croisé ses mains dodues sur sonample bedaine et qui, devant cette subite apparition, sursauta sifort qu’il faillit tomber dans l’orchestre.

– Asseyez-vous, monsieur !Asseyez-vous ! cria-t-il.

– Je refuse de m’asseoir ! rugitChallenger. Monsieur, j’en appelle à vous, qui présidez cedébat ! Suis-je ici pour être insulté ? Ces procédés sontintolérables. Je ne les supporterai pas plus longtemps. Puisque monhonneur personnel est mis en cause, je me vois obligé de prendremoi-même l’affaire en main !

Comme beaucoup de ceux qui foulent aux piedsles opinions des autres, Challenger était extrêmement susceptibledès que quelqu’un s’avisait de prendre la plus petite libertévis-à-vis des siennes. Chacune des phrases incisives de soncontradicteur avait été une banderille pointue qui s’enfonçait dansle flanc d’un taureau écumant. Maintenant, dans sa fureur muette,il brandissait son énorme poing velu par-dessus la tête duprésident dans la direction de son adversaire, dont le sourireironique décuplait ses velléités de bagarre. À force de menacerJames Smith du poing, il tomba en avant et entraîna dans sa chutele président, qui s’étala de tout son long sur l’estrade. Du couple vacarme fut à son comble dans la salle. La moitié desrationalistes était scandalisée ; l’autre moitié, en signe desympathie à l’adresse de leur champion, criait : « C’estune honte ! » Les partisans du spiritisme avaient éclatéen clameurs de raillerie ; mais plusieurs s’étaient élancésvers l’estrade afin de protéger leur champion contre toute violencephysique.

– Il faut que nous sortions d’ici le chervieux ! dit Roxton à Malone. Il va assassiner quelqu’un sinous ne nous en mêlons pas. Je veux dire… Il va distribuer descoups tout autour de lui, hein ? et la police devra s’enmêler !

L’estrade était devenue une foule grouillanteet hurlante. Malone et Roxton jouèrent des coudes pour arriverjusqu’à Challenger. Soit en le poussant judicieusement, soit enusant d’éloquents artifices de persuasion, ils le conduisirent horsdu bâtiment. Il proférait encore toutes sortes de menaces. Dans lasalle, une adresse pour la forme fut votée en l’honneur duprésident, et la réunion se termina dans des rixes et desbagarres.

« Toute cette histoire, déclara lelendemain matin le Times,est déplorable, elle illustreavec force le danger de ces débats publics sur des questions quipassionnent les préjugés des orateurs et de l’auditoire. Des termestels que « idiot microcéphale ! » ou« survivant simiesque ! », quand ils sont proférés àl’adresse d’un contradicteur par un professeur de réputationmondiale, témoignent des distances qu’on se permet aujourd’hui defranchir. »

Après cette longue digression, revenons àl’humeur du Pr Challenger. Nous avons dit qu’elle étaitdétestable : il était assis derrière son bureau ; iltenait d’une main le Times, et ses sourcils ployaient sousle faix de la colère. Pourtant ce fut le moment que choisit lemaladroit Malone pour lui poser la question la plus intime qu’unhomme puisse soumettre à son semblable.

Soyons objectifs : il serait peut-êtreinjuste à l’égard du sens diplomatique de Malone de dire qu’ilavait « choisi » ce moment. En vérité, il était allés’assurer que l’homme pour lequel, en dépit de toutes sesexcentricités, il nourrissait autant de respect que d’affection,n’avait pas souffert des événements de la veille au soir. Sur cepoint du moins, il fut rapidement rassuré.

– Intolérable ! rugit le professeur.

À l’entendre, on aurait dit qu’il avait passéla nuit à vociférer. Challenger répéta :

– Intolérable ! Vous-même étiez-là,Malone. Malgré votre sympathie inexplicable et mal dirigée pour lesopinions imbéciles de ces gens-là, vous admettrez bien que toute latenue des débats était intolérable pour moi, et que ma protestationétait justifiée, plus que justifiée ! Il est possible quelorsque j’ai lancé la table présidentielle à la tête du directeurdu collège psychique j’aie outrepassé les limites de la courtoisie,mais la provocation avait été excessive ! Rappelez-vous que ceSmith ou Brown… son nom est le plus matériel du monde… osaitm’accuser d’ignorance, et jeter de la poudre aux yeux dupublic !

– C’est vrai ! dit Malone sur un tonapaisant. Mais quand même, professeur ! Vous leur avez flanquédeux ou trois coups terribles.

Les traits tirés de Challenger se détendirent,et il se frotta les mains de ravissement.

– Oui, je crois que quelques-uns de mes coupsont porté ! Je suppose qu’ils ne seront pas oubliés. Quandj’ai dit que les asiles de fous seraient remplis si chacun d’entreeux avait ce qu’il méritait, ils ont accusé le choc. Ils ont tousglapi, je m’en souviens, comme un chenil rempli de chiots. C’estleur absurde observation touchant au fait que j’aurais dû lire leurlittérature en peau de lapin qui m’a échauffé. Mais j’espère, mongarçon, que vous êtes venu me voir ce matin pour me dire que mondiscours d’hier soir a produit d’heureux effets sur votre cervelle,et que vous avez reconsidéré des opinions qui nuisent grandement,je l’avoue, à notre amitié.

Malone plongea hardiment.

– Quand je suis venu ici, j’avais autre chosedans la tête, dit-il. Vous devez savoir que votre fille Enid etmoi, nous avons beaucoup travaillé ensemble tous ces temps-ci. Pourmoi, monsieur, elle est devenue « l’unique », et je neserai heureux que du jour où elle sera ma femme. Je ne suis pasriche, mais un poste de rédacteur en chef adjoint dans un journalm’a été proposé, et je possède toutes les ressources pécuniairesnécessaires pour fonder un foyer. Vous me connaissez depuis quelquetemps ; j’espère que vous n’avez rien contre moi. J’ai donc debonnes raisons de croire que je puis compter sur votre approbationrelativement à mes projets.

Challenger frappa sa barbe et ses paupièresglissèrent dangereusement devant ses yeux.

– Mes facultés, dit-il, ne sont pas tellementamoindries que je n’aie rien remarqué des rapports qui se sontétablis entre ma fille et vous. Ce problème se trouve cependantétroitement mêlé à celui que nous étions en train de discuter. Vousavez tous deux, je le crains, sucé le lait empoisonné de cessophismes ; or je me sens de plus en plus enclin à consacrerle reste de mes jours à les extirper de l’humanité. Sur le seulplan de l’eugénisme, je ne pourrais donner mon consentement à uneunion basée sur de pareils fondements. Je dois donc vous prier deme donner l’assurance précise que vos opinions sont devenues plussaines. Je demanderai à Enid la même chose.

C’est ainsi que Malone se trouva enrôlé dansla noble phalange des martyrs. Le dilemme était cruel ; ill’affronta en homme.

– Je suis sûr, monsieur, que vous nem’estimeriez guère si mes opinions sur la vérité, qu’elles fussentjustes ou fausses, oscillaient au gré de considérationsmatérielles. Je suis incapable de modifier mes opinions, même pourconquérir Enid. Je suis sûr qu’elle serait de mon avis.

– Vous ne pensez pas que j’ai été hier soir lemeilleur ?

– J’ai trouvé que votre discours était trèséloquent.

– Ne vous ai-je pas convaincu ?

– Pas contre le témoignage de mes propressens.

– N’importe quel imposteur pourrait trompervos sens.

– Je crains, monsieur, que sur ce point monopinion ne soit arrêtée.

– Alors la mienne l’est aussi ! rugitChallenger, avec un mauvais éclat dans le regard. Vous allezquitter cette maison, monsieur, et vous n’y reviendrez que lorsquevous aurez recouvré la santé.

– Un moment ! s’écria Malone. Je vousprie, monsieur, de ne pas précipiter les choses. J’attache trop devaleur à votre amitié pour risquer de la perdre si cette pertepeut, de quelque façon que ce soit, être évitée. Il est possibleque sous votre direction je comprenne mieux ces phénomènes quim’embarrassent. Si je pouvais m’arranger, accepteriez-vous d’êtrepersonnellement présent à l’une de ces démonstrations au coursdesquelles vos puissantes facultés d’observation pourraient jeterun rayon de lumière sur les choses qui me déroutent ?

Challenger était très sensible à la flatterie.Il fit la roue comme un paon royal.

– Mon cher Malone, dit-il, si je puis vousaider à expulser ce virus – comment l’appellerons-nous,Microbus spiritualensis – de votre organisme, je me mets àvotre disposition. Je serai heureux de consacrer un peu de montemps à démonter ces erreurs spécieuses dont vous avez été siaisément une victime. Je ne dirai pas que vous êtes complètementdépourvu de cervelle, mais je dirai que votre bonne nature selaisse trop facilement influencer. Je vous avertis que je serai unenquêteur précis et que j’apporterai à cette enquête les méthodesde laboratoire où, comme on veut bien généralement en convenir, jesuis passé maître.

– C’est ce que je désire.

– Alors faites naître l’occasion et je ne lamanquerai pas. Mais jusque-là, vous comprendrez que j’insiste pourque vos projets avec ma fille ne soient pas poussés plus avant.

Malone hésita.

– Je vous en donne ma promesse pour sixmois ! fit-il enfin.

– Et que ferez-vous passé ce laps detemps ?

– Je prendrai ma décision, répondit-il avecdiplomatie.

Ainsi se sortit-il honorablement d’unesituation qui avait été, à un moment donné, périlleuse.

Il eut la chance, lorsqu’il se trouva sur lepalier, de rencontrer Enid, qui revenait d’un shopping matinal.Comme tout Irlandais, il avait la conscience large, il pensa queces six mois n’étaient pas à quelques minutes près, et il persuadaEnid de descendre avec lui dans l’ascenseur. C’était l’un de cesascenseurs que seuls peuvent diriger leurs utilisateurs ; enl’occurrence, il se coinça entre deux paliers d’une manière àlaquelle Malone uniquement pouvait remédier. Malgré plusieursappels impatients, il demeura coincé un bon quart d’heure. Quand ilconsentit à fonctionner correctement, quand Enid put enfin regagnerson étage, et Malone la rue, les amoureux s’étaient préparés àattendre six mois, et tous deux partageaient l’espoir que cetteexpérience connaîtrait un dénouement heureux.

Chapitre 14Challenger rencontre un étrange collègue

Le Pr Challenger n’avait pas l’amitiéfacile. Si vous vouliez devenir son ami, vous deviez consentir àêtre aussi son protégé. Il n’admettait pas d’égaux. Mais en tantque patron il était superbe. Avec son air jupitérien, sa colossalecondescendance, son sourire amusé, son allure générale d’un dieuqui visitait les mortels, il pouvait se montrer d’une amabilitéaccablante. Mais en retour il exigeait certaines qualités. Lastupidité le dégoûtait. La laideur physique le rebutait.L’indépendance lui faisait horreur. Il avait un faible pour l’hommeque le monde entier admirerait mais qui en retour admirerait lesuper-homme au-dessus de lui : par exemple le Dr RossScotton qui, pour cette raison, avait été l’élève favori deChallenger.

Maintenant, il était mourant. LeDr Atkinson, de Sainte-Marie, qui a déjà joué un rôle mineurdans ce récit, le soignait ; mais ses bulletins de santéaffichaient un pessimisme croissant. Le mal était une terriblesclérose généralisée ; Challenger savait qu’Atkinson ne setrompait guère lorsqu’il affirmait que la guérison était unepossibilité lointaine et peu vraisemblable. Quelle preuve plusatroce de la nature déraisonnable des choses qu’un jeune savant,ayant déjà publié deux ouvrages de grande valeur commeL’Embryologie du système nerveux sympathique ou LaFausseté de l’indice obsonique, dût bientôt se décomposer enses éléments chimiques sans laisser derrière lui le moindre résidupersonnel ou spirituel ! Le professeur haussait ses épaulesmassives, secouait sa grosse tête, et acceptait cependantl’inévitable. Aux dernières nouvelles, l’état du Dr RossScotton empirait ; finalement, ce fut le silence, un silencede mauvais augure. Challenger se rendit à l’appartement de sonjeune ami, dans Gower Street. Cette expérience s’avéra torturante,et il ne récidiva pas. Les crampes musculaires, qui sont lescaractéristiques du mal, nouaient des nœuds sur le patient, quimordait ses lèvres pour étouffer les hurlements qui l’auraientsoulagé mais qui auraient été indignes de l’homme qu’il était. Ilsaisit son mentor par la main comme le nageur qui se noie saisit lapremière planche venue.

– Est-ce bien réellement comme vous l’avezdit ? N’y a-t-il aucun espoir au-delà des six mois detourments que m’accorde encore la faculté ? Vous, avec toutevotre sagesse et toute votre science, est-il possible que vousn’aperceviez pas une étincelle de vie ou de lumière dans cette nuitéternelle où je vais me décomposer ?

– Faites face, mon garçon, faites face !dit Challenger. Il vaut mieux regarder les faits en face que de sebercer d’illusions.

Alors les lèvres du malade s’écartèrent pourlaisser échapper un hurlement long et sinistre. Challenger se levaet sortit en courant.

Mais voici qu’un épisode surprenant était encours : il avait commencé par l’apparition deMlle Delicia Freeman.

Un matin, on frappa à la porte del’appartement, à Victoria. Austin, toujours aussi austère ettaciturne, n’aperçut rien à hauteur de ses yeux lorsqu’il ouvrit.Abaissant son regard, il découvrit une petite demoiselle dont levisage délicat et les yeux brillants comme ceux d’un oiseau étaientlevés vers lui.

– Je désire voir le professeur, dit-elle enplongeant une main dans son sac pour en extraire une carte devisite.

– Peut pas vous voir ! réponditAustin.

– Oh ! si, il le peut très bien, insistala petite demoiselle, avec une invincible sérénité.

Aucune rédaction de journal, aucun sanctuaired’homme d’État, aucune chancellerie politique ne l’aurait retenuedu moment qu’elle croyait qu’il y avait une bonne œuvre àfaire.

– Peut pas vous voir ! répéta Austin.

– Oh ! mais, il faut que je le voie,figurez-vous ! dit Mlle Freeman. Elle plongeabrusquement sous le bras du maître d’hôtel et, avec un instinctinfaillible, fonça vers la porte du bureau sacré, frappa, entra. Latête du lion émergea derrière un bureau encombré de papiers. Lesyeux du lion lancèrent des éclairs.

– Que signifie cette intrusion ? rugit lelion.

La petite demoiselle était tout à faitpaisible. Elle sourit doucement au visage léonin.

– Je suis si heureuse de faire votreconnaissance ! dit-elle. Je m’appelle Delicia Freeman.

– Austin ! hurla le professeur.

La figure impassible apparut dansl’entrebâillement de la porte.

– Qu’est-ce que c’est, Austin ? Commentcette personne est-elle entrée ici ?

– Je n’ai pas pu l’en empêcher, gémit Austin.Venez, mademoiselle, en voilà assez !

– Il ne faut surtout pas que vous vous mettiezen colère ! Vraiment, vous auriez tort ! fit la petitedemoiselle avec une grande douceur. On m’avait dit que vous étiezun personnage tout à fait terrible, mais à mon avis vous êtesplutôt un chou !

– Qui êtes-vous ? Que mevoulez-vous ? Vous rendez-vous compte que je suis l’un deshommes les plus occupés de Londres ?

Mlle Freeman plongea une foisencore dans son sac. Elle péchait toujours quelque chose dans sonsac, tantôt un papillon publicitaire sur l’Arménie, tantôt unpamphlet contre la Grèce, tantôt une note sur les missionsévangéliques, et parfois un manifeste psychique. Ce jour-là, ce futune feuille de papier à lettres pliée qu’elle tira.

– De la part du Dr Ross Scotton,dit-elle.

Le feuillet avait été grossièrementgribouillé. Il était presque illisible. Challenger abaissa vers luison front puissant.

Je vous en prie, mon cher patron et ami,écoutez ce que la porteuse de ce billet a à vous dire. Je sais quevous ne partagez pas ses opinions. Et pourtant je vous l’envoie.Vous m’avez dit qu’il ne me restait plus d’espoir. Or j’ai essayéet il vient. Je sais que cette tentative paraît indigne d’uncivilisé, et folle. Mais n’importe quel espoir vaut mieux que pasd’espoir du tout. À ma place, vous auriez agi de même.Voudriez-vous ne pas brandir vos préjugés et vous rendre compte parvous-même ? Le Dr Felkin vient à troisheures ;

J. Ross Scotton.

Challenger lut le papier deux fois et soupira.Le cerveau devait être attaqué par la lésion.

– Il dit que je dois vous écouter. De quois’agit-il ? Soyez aussi brève que possible.

– Il s’agit d’un esprit médecin.

Challenger bondit sur son fauteuil.

– Bon Dieu ? cria-t-il. Ne parviendrai-jedonc jamais à échapper à ces absurdités ? Ne peut-on paslaisser tranquille ce pauvre diable sur son lit d’agonie sans luijouer des tours pendables ?

Mlle Delicia battit des mains,ses petits yeux vifs pétillèrent de joie.

– Ce n’est plus son lit d’agonie. Il vamieux.

– Qui dit qu’il va mieux ?

– Le Dr Felkin. Il ne se trompejamais.

Challenger renifla.

– Y a-t-il longtemps que vous l’avez vu ?interrogea-t-elle.

– Quelques semaines.

– Oh ! vous ne le reconnaîtriezpas ! Il est presque guéri.

– Guéri ! Guéri d’une sclérosegénéralisée en quelques semaines !

– Allez le voir.

– Vous voulez me pousser à être le compliced’un charlatanisme de l’enfer ! Et, tout de suite après, monnom serait inscrit parmi les garants de cette canaillerie ? Jeconnais la musique ! Si j’y vais, je le prendrai probablementpar le collet et je le jetterai dans l’escalier !

La visiteuse rit de bon cœur.

– Il dirait avec Aristide :« Frappe, mais écoute-moi ! » D’abord vouscommenceriez par l’écouter, j’en suis sûre. Votre élève est unmorceau de vous-même. Il semble tout à fait honteux de se mieuxporter grâce à une méthode si peu orthodoxe. C’est moi qui aiappelé le Dr Felkin à son chevet. Il ne voulait pas.

– Ah ! c’est vous qui… ? Vous nemanquez ni d’audace ni d’initiative !

– Je suis prête à prendre n’importe quelleresponsabilité, tant que je sais que j’ai raison. J’ai parlé auDr Atkinson. Il connaît un peu le psychisme. Il le considèreavec beaucoup moins de préjugés que la plupart des hommes descience… comme vous ! Il a émis l’opinion que lorsqu’un hommeétait mourant, tout pouvait être tenté. Alors le Dr Felkin estvenu.

– Et dites-moi donc comment ce charlatantraite son patient ?

– C’est ce que le Dr Ross Scotton désireque vous voyiez…

Elle tira des profondeurs de son sac unepetite montre qu’elle regarda.

– Dans une heure il sera là-bas. Je dirai àvotre ami que vous viendrez. Je suis sûre que vous n’allez pas ledésappointer. Oh !…

Elle replongea dans son sac avantd’ajouter :

– Voici une toute récente note d’informationsur le problème bessarabien. Problème beaucoup plus sérieux qu’onle croit généralement. Vous aurez juste le temps de la lire avantde venir. Bonsoir, professeur, et au revoir !

Elle s’inclina vers le lion grognant etsortit.

Mais elle avait réussi dans sa mission. Il yavait quelque chose de contraignant dans cet enthousiasmeabsolument désintéressé, et Challenger n’y résista pas. Peu aprèsle départ de cette petite demoiselle, il se fit conduire chez sonélève, clopina dans l’escalier étroit, et sa silhouette massivebloqua la porte de l’humble chambre où gisait son élève favori.Ross Scotton était allongé sur le lit, dans une robe de chambrerouge. Avec un élan de surprise joyeuse, son professeur vit qu’ilavait repris des joues, et que dans le regard brillait une flammede vie et d’espérance.

– Oui, je suis en train de gagner !s’écria-t-il. Depuis que Felkin a eu sa première consultation avecAtkinson, j’ai senti la force de vivre qui revenait en moi.Oh ! patron, c’est affreux de demeurer éveillé toute la nuit,de sentir ces maudits microbes qui vous grignotent jusqu’auxracines de la vie ! Je pouvais presque les entendre. Et cescrampes qui tordaient mon corps comme un squelette malarticulé ! Mais maintenant, en dehors d’un peu de dyspepsie etd’urticaire dans les paumes des mains, je ne souffre plus. Et celagrâce à ce cher médecin qui m’a aidé.

Il fit un geste de la main comme s’ildésignait une personne présente. Challenger se retourna avecirritation : il s’attendait à trouver derrière lui uncharlatan satisfait de lui-même. Mais il n’y avait pas de médecin.Une frêle jeune femme qui avait l’air d’une infirmière, calme,discrète, avec un trésor de cheveux noirs, sommeillait dans uncoin. Mlle Delicia, parée du sourire de saintenitouche, se tenait près de la fenêtre.

– Je suis heureux que vous alliez mieux, moncher garçon ! fit Challenger. Mais ne perdez pas votre raison.Un tel mal a naturellement sa systole et sa diastole.

– Parlez-lui, docteur Felkin.Éclairez-le ! dit le malade.

Le regard de Challenger fit le tour de lacorniche et des boiseries. Son élève s’adressait à un médecin dansla pièce, et pourtant, il n’y en avait aucun de visible. Sonaberration avait-elle atteint le point où il croyait que desapparitions flottantes gouvernaient sa cure ?

– En vérité, il a grand besoin d’êtreéclairé ! fit une voix grave et virile contre son coude.

Il fit un bond. C’était la frêle jeune femmequi lui avait parlé.

– Permettez-moi de vous présenter auDr Felkin, dit Mlle Delicia, avec un souriremalicieux.

– Qu’est-ce que c’est que cettebouffonnerie ? cria Challenger.

La jeune femme se leva et fouilla un côté desa robe. Puis elle eut un geste impatient de la main.

– Il fut un temps, mon cher collègue, où unetabatière faisait partie de mon équipement, tout comme ma troussede phlébotomie. J’ai vécu avant l’époque de Laennec, et nous nenous munissions pas d’un stéthoscope ; mais nous avions notrepetit attirail chirurgical, pas moins. Toutefois la tabatière étaitun symbole de paix, et j’allais vous offrir d’en user, mais,hélas ! elle a trépassé !

Pendant ce petit discours, Challenger setenait debout avec un regard fixe et les narines dilatées. Puis ilse tourna vers le lit :

– Dois-je comprendre que c’est votre médecin…que vous avez pris conseil de cette personne ?

La jeune fille se dressa très droit.

– Monsieur, je n’irai pas par quatre cheminsavec vous. Je perçois très clairement que vous êtes l’un de ceuxqui ont plongé si avant dans le savoir matériel que vous n’avez paseu le temps de vous pencher sur les possibilités de l’esprit.

– Je n’ai certainement pas de temps àconsacrer à des absurdités ! dit Challenger.

– Mon cher patron ! cria une voix venantdu lit. Je vous supplie de garder en mémoire tout ce que leDr Felkin a déjà fait pour moi. Vous avez vu comment j’étaisil y a un mois, vous voyez comment je suis maintenant. Vousn’offenserez pas mon meilleur ami !

– Je crois, professeur, que vous devez desexcuses à notre cher Dr Felkin ! ajoutaMlle Delicia.

– Me voilà dans un asile de fous privé !ricana Challenger. Puis, cédant à son penchant favori, il arboral’ironie éléphantesque qui était l’une de ses armes les plusefficaces envers des étudiants récalcitrants.

– Peut-être, jeune dame – à moins que je nedoive dire : très vénérable professeur ? –permettrez-vous à un modeste apprenti mal dégrossi, qui ne possèdeen fait de science que ce que le monde peut lui offrir, des’asseoir humblement dans un coin et d’essayer d’apprendre quelquechose d’après vos méthodes et votre enseignement ?

Il avait prononcé ces paroles avec les épaulesremontées jusqu’aux oreilles, les paupières occultant les yeux, etles mains ouvertes devant lui, une vraie statue du sarcasme !Toutefois, le Dr Felkin arpentait la chambre à pas lourds etimpatients, et ne se souciait guère de son apparence alarmante.

– D’accord ! fit-elle négligemment. Toutà fait d’accord ! Mettez-vous dans le coin et restez-y.Par-dessus tout, ne parlez plus ! Ce cas exige la plénitude detoutes mes facultés…

Le Dr Felkin se tourna avec un airdominateur vers le malade.

– Bien ! Bien ! Vous revenez… Dansdeux mois vous serez de nouveau dans votre amphithéâtre.

– Oh ! c’est impossible ! s’écriaRoss Scotton dans un sanglot étouffé.

– Pas du tout impossible. Je vous le garantis.Je ne fais pas de fausses promesses !

– Je réponds d’elle pour cela, ditMlle Delicia. Cher docteur, dites-nous donc quivous étiez lorsque vous viviez.

– Tut ! Tut ! Ô femme éternellementfemme ! De mon temps, elles bavardaient, et elles bavardentencore. Non ! Nous allons examiner notre jeune ami ici. Lepouls ?… L’irrégularité a disparu. Voilà quelque chose degagné. La température ?… Parfaitement normale. La pressionsanguine ?… Encore plus élevée que je ne le voudrais. Ladigestion ?… Laisse beaucoup à désirer. Ce que vous appelez,vous modernes, la grève de la faim, ne serait pas mal. Ehbien ! l’état général est acceptable. Maintenant, voyons lecentre local du méfait. Baissez votre chemise, monsieur !Couchez-vous sur le ventre. Parfait !

Elle promena ses doigts avec autant de forceque de précision le long de la partie supérieure de la colonnevertébrale, puis elle enfonça ses articulations dans la chair avecune violence subite qui fit gémir le malade.

– Voilà qui est mieux ! Il y a, comme jel’ai expliqué, un léger défaut d’alignement dans les vertèbrescervicales ; ce défaut a, je le sens, l’effet de rétrécir lespassages foraminés à travers lesquels émergent les racinesnerveuses. Ce qui a provoqué une compression. Comme ces nerfs sontles vrais conducteurs de la force vitale, l’équilibre total en aété bouleversé. Mes yeux sont les mêmes que vos maladroits rayonsX, j’aperçois que la position est presque rétablie et que laconstriction fatale disparaît…

« J’espère, monsieur, poursuivit-elle ens’adressant à Challenger, que je vous ai rendu intelligible lapathologie de ce cas.

Challenger grogna pour exprimer son hostilitéen général et son désaccord particulier sur « cecas ».

– Je vais dissiper les petites difficultés quihantent encore votre esprit. Mais en attendant, mon cher enfant,vous allez nettement mieux, et je me réjouis de vos progrès. Vousprésenterez mes compliments à mon collègue de cette terre, leDr Atkinson, et vous lui direz que je ne puis rien suggérer deplus. Le médium est une pauvre petite fille fatiguée ; aussine resterai-je pas plus longtemps aujourd’hui.

– Mais vous avez dit que vous nous diriez quivous étiez !

– Vraiment, il y a peu à dire. J’étais unmédecin très banal. Dans ma jeunesse, j’ai pratiqué sous le grandAbernethy, et peut-être me suis-je imprégné de ses méthodes. Quand,jeune encore, je suis passé dans l’au-delà, j’ai continué mesétudes et j’ai eu l’autorisation, à condition que je découvre unmoyen d’expression convenable, de faire ce que je pourrais pouraider l’humanité. Vous comprenez, naturellement, que c’estseulement en servant et en pratiquant l’abnégation que nousavançons dans le monde supérieur. Ceci est mon service, et je nepuis que remercier le destin d’avoir été capable de découvrir danscette jeune fille un être dont les vibrations correspondent auxmiennes si parfaitement que je peux facilement diriger le contrôlede son corps.

– Et où est-elle ? demanda le malade.

– Elle attend à côté de moi, et bientôt ellerécupérera son cadre personnel. Quant à vous, monsieur, dit-elle ense tournant vers Challenger, vous êtes un homme de caractère et desavoir, mais vous êtes nettement enlisé dans le matérialisme, cequi, à votre âge, est une véritable malédiction. Permettez-moi devous assurer que la profession médicale, qui est la plus haute surterre étant donné le travail désintéressé de ses membres, a tropconcédé au dogmatisme d’hommes comme vous ; elle a négligé àtort l’élément spirituel, qui est beaucoup plus important dansl’homme que toutes vos plantes et tous vos minéraux. Il y a uneforce vitale, monsieur, et c’est dans le contrôle de cette forcevitale que travaillera la médecine de l’avenir. Si vous lui fermezvotre intelligence, tant pis ! La confiance du publics’adressera aux savants disposés à adopter tous les moyens deguérir, qu’ils aient une approbation officielle ou non.

Jamais, sûrement, le jeune Ross Scotton nepourrait oublier cette scène ! Le professeur, le maître, lepatron, celui à qui il parlait le souffle coupé, était assis labouche ouverte, les yeux ahuris, le buste incliné en avant, et enface de lui la jeune femme secouait sa masse de cheveux noirs,agitait un doigt grondeur, parlait comme parle un père à un enfantrebelle. Son pouvoir était si intense que Challenger, l’espace d’unmoment, fut contraint d’accepter la situation. Il haletait, ilgrognait, mais il ne répliqua rien. La jeune fille lui tourna ledos et s’assit sur une chaise.

– Il s’en va, annonçaMlle Delicia.

– Pas encore ! fit le Dr Felkin ensouriant. Oui, je dois partir, car j’ai beaucoup à faire. Ellen’est pas mon unique médium d’expression, et je dois être àÉdimbourg dans quelques minutes. Mais soyez heureux, jeunehomme ! Je pourvoirai mon assistance de deux batteriessupplémentaires pour accroître votre vitalité, si votre organismele supporte… Pour vous, monsieur, dit-elle à Challenger, je voussupplie de vous méfier de l’égotisme cérébral et du repliement del’intelligence sur soi-même. Conservez ce qui est vieux, mais soyeztoujours réceptif à ce qui est neuf, et ne jugez pas comme voussouhaiteriez de le faire : jugez comme Dieu le désire.

Elle poussa un profond soupir et retomba sursa chaise. Il y eut une minute de silence pendant laquelle elleresta la tête reposant sur sa poitrine. Puis, avec un autre soupiret un frisson, elle ouvrit une paire d’yeux bleus très étonnés.

– Eh bien ! est-il venu ?demanda-t-elle d’une voix très féminine.

– Oui, vraiment ! s’écria le malade. Il aété magnifique. Il m’a dit que dans deux mois j’aurais repris maplace dans l’amphithéâtre.

– Merveilleux ! Rien de spécial pourmoi ?

– Juste le message spécial comme avant. Maisil va mettre en route deux nouvelles batteries d’énergie si je peuxles supporter.

– Ma parole, ce ne sera plus long,maintenant !

Soudain les yeux de la jeune fille se posèrentsur Challenger, et elle s’arrêta, confuse.

– Voici la nurse Ursule, ditMlle Delicia. Nurse, permettez-moi de vousprésenter au célèbre Pr Challenger.

Challenger avait de grandes manières avec lesfemmes. Surtout s’il se trouvait en présence d’une fille jeune etjolie. Il s’avança comme Salomon aurait pu s’avancer vers la reinede Saba, prit sa main et caressa sa chevelure avec une assurancepatriarcale.

– Ma chère, vous êtes beaucoup trop jeune etcharmante pour de telles tromperies. Finissez-en à jamais. Soyezsatisfaite d’être une nurse ensorcelante, et ne prétendez plusexercer les fonctions de médecin. Où avez-vous pris, dites-moi,tout ce jargon au sujet des vertèbres cervicales et des passagesforaminés ?

La nurse Ursule regarda tout autour d’ellecomme si elle se trouvait subitement entre les pattes d’ungorille.

– Elle ne comprend pas un mot de ce que vouslui dites ! s’exclama le malade. Oh ! patron, faites doncun effort pour voir la réalité ! Je sais quels réajustementscela nécessite. À mon humble manière, j’ai dû les entreprendremoi-même. Mais, croyez-moi, vous verrez toutes choses à travers unprisme et non à travers une glace sans tain, tant que vous ne ferezpas intervenir le facteur spirituel !

Mais Challenger continuait ses gentillessespaternelles ; la fille commença à reculer.

– Allons ! lui dit-il. Qui était l’habilemédecin avec qui vous jouiez le rôle d’infirmière ? L’hommequi vous a appris tous ces mots savants ? Vous sentez bien quevous ne parviendrez pas à me tromper ! Vous serez tellementplus contente, ma chère enfant, quand vous aurez tout avoué, etquand nous pourrons rire ensemble de la conférence que vous m’avezinfligée !

Une interruption imprévue mit en échecl’exploration par Challenger de la conscience de la jeune fille. Lemalade s’était assis sur son séant : une vraie tache rougecontre les blancs oreillers ! Il prit la parole avec uneénergie qui indiquait nettement qu’il était sur le chemin de laguérison.

– Professeur Challenger, criait-il, vous êtesen train d’insulter ma meilleure amie ! Sous ce toit au moins,elle sera à l’abri des ricanements d’une science imbue de préjugés.Je vous prie de quitter ma chambre si vous ne vous adressez pas àla nurse Ursule d’une manière plus respectueuse !

Challenger sursauta comme si un taon l’avaitpiqué ; mais la conciliante Delicia se mit àl’ouvrage :

– Vous allez beaucoup trop vite, cherDr Ross Scotton ! minauda-t-elle. Le Pr Challengern’a pas eu le temps de tout comprendre. Vous étiez aussi sceptiqueque lui, au début. Comment pourriez-vous le blâmer ?

– Oui, c’est vrai ! répondit le jeunedocteur. Il me semblait que j’ouvrais ma porte à tout lecharlatanisme du monde… En tout cas, les faits demeurent !

– Je ne sais qu’une chose : j’étaisaveugle, et à présent je vois, dit Mlle Delicia encitant l’Évangile. Ah ! professeur, vous pouvez lever lesourcil et hausser les épaules, mais nous avons semé cet après-mididans votre grosse tête un germe qui poussera, qui poussera si longque personne n’en pourra voir la fin !…

Elle plongea dans son sac.

– Voici un petit fascicule : LeCerveau contre l’Âme.J’espère, cher professeur, que vous lelirez et que vous le ferez lire autour de vous !

Chapitre 15Où l’on tend des pièges pour un gros gibier

Malone avait donné sa parole d’honneur qu’ilne parlerait plus d’amour à Enid Challenger. Mais les regardspouvant être éloquents, leurs communications intimes ne s’entrouvèrent pas interrompues pour autant. Sur tous les autres plans,il s’en tint au pacte qu’il avait conclu ; la situation étaitpourtant délicate. D’autant plus délicate qu’il visitaitrégulièrement le professeur et que, l’irritation provoquée par leurdiscussion s’étant évanouie, il était toujours bien accueilli.Malone n’avait qu’un seul objectif : obtenir que le grandhomme considérât avec sympathie les problèmes psychiques quil’intéressaient si fort. Il le poursuivait avec assiduité, mais nonsans prudence, car il savait que la couche de lave était mince etqu’une éruption était toujours à craindre. Elle se produisitd’ailleurs une ou deux fois, ce qui obligea Malone à laisser tomberle sujet pendant huit ou quinze jours, jusqu’à ce que le terrain sefût solidifié et refroidi.

Dans ses travaux d’approche, Malone déployaitune astuce remarquable. Son truc favori consistait à consulterChallenger sur un problème scientifique quelconque : parexemple sur l’importance zoologique des îles Banda, ou sur lesinsectes de l’archipel malais ; il le laissait parler jusqu’àce qu’il en arrivât à expliquer que sur ce point toutes nosconnaissances étaient dues à Alfred Russel Wallace.

– Tiens, vraiment ! Wallace, le partisandu spiritisme ? disait Malone d’une voix innocente.

Challenger alors lui jetait un regard furieuxet changeait de thème. En d’autres occasions, c’était Lodge queMalone utilisait comme piège.

– Je suppose que vous avez une haute opinionde lui ?

– Le premier cerveau d’Europe ! disaitChallenger.

– Il est bien l’autorité suprême sur l’éther,n’est-ce pas ?

– Sans aucun doute !

– Naturellement, moi, je ne le connais qu’àtravers ses travaux psychiques…

Challenger se refermait comme une huître.Malone attendait quelques jours, puis posait à brûle-pourpointcette question :

– Avez-vous déjà rencontré Lombroso ?

– Oui, au congrès de Milan.

– Je viens de lire un livre de lui.

– Un traité de criminologie, jeprésume ?

– Non. Il s’intitule : Après la mort,quoi ?

– Jamais entendu parler de cela.

– Il discute du problème du psychisme.

– Ah ! Un homme comme Lombroso, avec unesprit aussi pénétrant, a dû vite régler leur compte à cescharlatans !

– Non, ce livre les soutient, aucontraire !

– Eh bien ! tous les grands esprits ontleurs faiblesses !

C’est ainsi qu’avec une patience et une ruseinfinies Malone distillait ses petites gouttes de raison ; ilespérait ronger les préjugés ; mais aucun effet n’était encorevisible. Il allait être obligé de se rallier à des mesures plusénergiques. Une démonstration directe ? Mais comment ?quand ? et où ? Malone se décida à consulter là-dessusAlgernon Mailey. Un après-midi de printemps, il se retrouva doncdans le salon où il avait boulé pour plaquer aux jambes SilasLinden. Il y rencontra le révérend Charles Mason et Smith, le hérosdu débat du Queen’s Hall, en discussion serrée avec Mailey. Lesujet de cet entretien paraîtra probablement beaucoup plusimportant à nos descendants que d’autres qui occupent une placeimmense dans les préoccupations actuelles du public : il nes’agissait de rien moins que de décider si le mouvement psychiqueen Grande-Bretagne devait être unitaire ou trinitaire. Smith avaittoujours été partisan d’un solution unitaire, de même que tous lesvieux chefs du mouvement et les temples spirites organisés. Enrevanche Charles Mason était un fils loyal de l’Église anglicane,et il se faisait le porte-parole de noms réputés tels que Lodge etBarett parmi les laïques, Wilberforce, Haweis et Chambers dans leclergé, lesquels continuaient d’adhérer aux vieux enseignementstout en admettant le fait de la communication spirituelle. Maileyétait neutre, et, tel un arbitre zélé qui dans un match de boxesépare deux adversaires, il risquait constamment de recevoir uncoup. Malone était ravi d’écouter : ayant réalisé une foispour toutes que l’avenir du monde pouvait dépendre de ce mouvement,chaque phase par laquelle il passait l’intéressait prodigieusement.Quand il était entré, Mason dissertait avec autant de sérieux quede bonne humeur.

– Le public n’est par mûr pour un trop grandbouleversement. Il n’est pas nécessaire. Ajoutons seulement notresavoir vivant et la communication directe avec les saints à laliturgie splendide et aux traditions de l’Église : vous aurezalors une force dirigeante qui revitalisera toute la religion. Vousne pourrez pas faire s’épanouir le spiritisme sur ses seulesracines. Les premiers chrétiens eux-mêmes ont constaté qu’il leurfallait concéder beaucoup aux autres religions.

– C’est exactement ce qui leur a fait le plusgrand mal, répliqua Smith. Lorsque l’Église a aliéné sa force et sapureté originelles, ça été sa fin.

– Elle dure encore, pourtant !

– Mais elle n’a plus jamais été la même,depuis que ce bandit de Constantin a mis la main dessus.

– Allons, allons ! protesta Mailey. Vousne pouvez tout de même pas traiter de bandit le premier empereurchrétien !

Mais Smith était tout d’une pièce ; iln’acceptait aucun compromis, et il fonçait comme un bouledogue.

– Quel autre nom donneriez-vous à un homme quia assassiné la moitié de sa propre famille ? demanda-t-il.

– Son tempérament personnel n’est pas enquestion. Nous parlions de l’organisation de l’Églisechrétienne.

– Vous pardonnez à ma franchise, monsieurMason ?

Le clergyman sourit avec bonté :

– Tant que vous ne niez pas l’existence duNouveau Testament, je vous pardonne. Si vous deviez me prouver queNotre-Seigneur était un mythe, comme certains Allemands ont essayéde le démontrer, je n’en serais pas le moins du monde affecté tantque je pourrais me consoler dans son enseignement sublime. Il estbien venu de quelque part n’est-ce pas ? Je l’ai donc adoptéet je dis : « C’est mon credo. »

– Oh ! sur ce point, nous ne différonspas beaucoup ! fit Smith. Je n’ai pas découvert de meilleurenseignement. Il est bien, par conséquent, que nous nel’abandonnions pas. Mais nous devons en supprimer les détailssuperflus. D’où sont-ils venus ? Des compromis avec beaucoupde religions, grâce auxquels notre ami Constantin a obtenul’uniformité religieuse dans son immense empire. Il a soudéensemble des pièces et des morceaux de toute origine. Il a pris lerite égyptien : les vêtements, la mitre, la crosse, latonsure, l’anneau nuptial, tout cela est égyptien. Les fêtes dePâques sont païennes et se rapportent à l’équinoxe du printemps. Laconfirmation est mithriaque. Le baptême également, avec cettedifférence que l’eau a remplacé le sang. Quant au repas dusacrifice…

Mason se boucha les oreilles etl’interrompit :

– Vous nous récitez une vieilleconférence ! dit-il en riant. Louez une salle, mais ne laprononcez pas dans une demeure privée. Sérieusement, Smith, celaest en dehors de la question. En admettant que vous ayez raison, jen’en modifierais pas ma position : je considère que nous avonsun grand corps de doctrine qui fait du bon travail, qui est vénérépar beaucoup de monde, y compris votre humble serviteur, et que ceserait une erreur et une folie de le jeter au rebut. Là-dessus vousêtes certainement d’accord ?

– Non, je ne suis pas d’accord ! réponditSmith en serrant ses mâchoires. Vous pensez beaucoup trop auxsentiments de vos ouailles bénies. Mais vous devriez penser aussique sur dix êtres humains, neuf ne sont jamais entrés dans uneéglise. Ils ont été rebutés par ce qu’ils considèrent, y comprisvotre humble serviteur, comme déraisonnable et bizarre. Comment lesgagnerez-vous si vous continuez à leur servir les mêmes choses,même en les pimentant des enseignements du spiritisme ? Aucontraire, si vous approchez les athées et les agnostiques et sivous leur dites : « Je suis tout à fait d’accord que toutceci ne tient pas debout et est souillé d’une longue histoire deviolence et de réaction. Mais voici que nous avons quelque chose depur et de neuf. Venez et examinez-le ! » Par ce moyen, jepourrais les ramener à la foi en Dieu et leur donner toutes lesbases religieuses sans faire violence à leur raison en lesobligeant à accepter votre théologie !

Mailey tirait sur sa barbe rousse tout enécoutant ces avis contradictoires. Il connaissait les deuxhommes ; il savait que peu de choses les séparaient au fond,en dehors des querelles de mots : Smith révérait le Christcomme homme semblable à Dieu, et Mason comme Dieu fait homme ;le résultat en était le même. Mais en même temps il n’ignorait pasque leurs fidèles extrémistes s’opposaient violemment : uncompromis était par conséquent impossible.

– Ce que je ne peux pas comprendre, ditMalone, c’est pourquoi vous ne posez pas ces questions à vos amisde l’au-delà ; vous vous conformeriez aux décisions desesprits, et…

– Ce n’est pas si simple que vous lepensez ! répondit Mailey. Après la mort, nous emportons tousnos préjugés terrestres, et nous nous trouvons dans une atmosphèrequi les représente plus ou moins. Au début, chacun fait écho à sesvieilles opinions. Puis l’esprit s’élargit, élargit ses vuesjusqu’à tendre vers un credo universel qui inclut seulement lafraternité des hommes et la paternité de Dieu. Mais cela prend dutemps. J’ai entendu des bigots fanatiques nous parler del’au-delà.

– Moi aussi, dit Malone. Et dans cette mêmepièce. Mais les matérialistes ? Eux au moins ne peuvent plusrester matérialistes ?

– Je crois que leur esprit influe sur leurétat, et qu’ils sont plongés parfois très longtemps dans l’inertie,obsédés qu’ils sont par l’idée que rien ne peut plus arriver. Puisfinalement ils s’éveillent, ils réalisent tout le temps qu’ils ontperdu, et il arrive fréquemment qu’ils prennent la tête du cortège,quand ce sont des hommes d’un beau caractère qui ont été animés pardes motifs élevés… quelles que soient les erreurs qu’ils aientcommises !

– Oui, ils sont souvent le sel de laterre ! dit avec chaleur le révérend Mason.

– Et ils offrent les meilleures recrues pournotre mouvement, ajouta Smith. Quand ils découvrent par letémoignage de leurs propres sens qu’il existe réellement une forceintelligente hors de nous, ils réagissent avec un enthousiasme quiles transforme en missionnaires idéaux. Vous qui avez une religionet qui y ajoutez quelque chose, vous ne pouvez pas imaginer ce quecela signifie pour l’homme qui a au-dedans de lui un vide parfaitet qui tout à coup trouve quelque chose qui le comble. Quand jerencontre un pauvre type sérieux qui tâtonne dans l’obscurité, jebrûle du désir de lui mettre quelque chose dans la main.

Sur ces entrefaites,Mme Mailey et le thé firent leur apparition. Maisla conversation n’en languit pas pour autant. C’est l’un des traitsde ceux qui explorent les possibilités psychiques – sujet si diverset d’un intérêt si prenant – que lorsqu’ils se rencontrent ilsentament aussitôt le plus passionnant échange de vues etd’expériences. Malone eut du mal à ramener la discussion autour dupoint qui était l’objet particulier de sa visite. Pour leconseiller, il n’aurait pu trouver des hommes plus capables queceux qui étaient réunis ; tous trois d’ailleurs montrèrent ungrand souci à ce qu’un géant comme Challenger fût servi aumieux.

Mais où ? L’accord fut viteréalisé : la grande salle du Collège psychique était la plusdistinguée, la plus confortable, la mieux fréquentée de Londres. Etquand ? Le plus tôt serait le mieux. N’importe quel spirite,n’importe quel médium se dégagerait pour une telle occasion… Maisquel médium ? Ah ! voilà le hic ! Bien entendu, lecercle Bolsover serait l’idéal : il était privé,gratuit ; mais Bolsover avait le tempérament vif, et onpouvait être sûr que Challenger serait offensant,empoisonnant ! La réunion pourrait se terminer en bagarre,avec un fiasco complet. Il ne fallait pas courir un tel risque.Fallait-il l’emmener à Paris ? Mais qui prendrait laresponsabilité de lâcher un tel taureau dans le magasin deporcelaines du Dr Maupuis ?

– Tel que nous le connaissons, il empoigneraitprobablement le pithécanthrope par la gorge, et il mettrait enpéril la vie de tous les assistants ! dit Mailey, Non, ça nemarcherait pas !

– Il est incontestable que Banderby est lemédium le plus costaud de l’Angleterre, dit Smith. Mais nous savonsquel est son tempérament. Nous ne pourrions pas nous fier àlui.

– Pourquoi pas ? interrogea Malone.

Smith posa un doigt sur ses lèvres.

– Il a pris la route que beaucoup de médiumsont empruntée avant lui.

– Voilà assurément, réfléchit Malone, unargument puissant contre notre cause. Comment une chose peut-elleêtre bonne si elle aboutit à un tel résultat ?

– Estimez-vous que la poésie est une bonnechose ?

– Bien sûr !

– Et pourtant Poe était un ivrogne, Coleridges’adonnait aux stupéfiants, Byron était un viveur, et Verlaine undégénéré. Il faut toujours séparer l’homme de son art. Le géniedoit payer une rançon parce que le génie réside dans l’instabilitéd’un tempérament. Un grand médium est souvent plus sensible qu’ungénie. Beaucoup sont magnifiques dans leur façon de vivre. Certainsne le sont pas. Ils ont des excuses. Ils exercent une professiontrès fatigante, et ils ont besoin de stimulants. Alors ils perdenttout contrôle. Mais leur pouvoir médiumnique persiste.

– Ceci me rappelle une histoire sur Banderby,dit Mailey. Peut-être ne le connaissez-vous pas, Malone ? Sasilhouette est surprenante : imaginez un petit bonhomme toutrond qui depuis des années n’a pas vu ses doigts de pied. Quand ilest ivre, il est encore plus drôle. Voici quelques semaines, jereçus un message urgent aux termes duquel il était dans le bar d’uncertain hôtel, et qu’il était parti trop loin pour rentrer chez luitout seul. Je filai avec un ami pour lui porter secours. Nous leramenâmes après toutes sortes de mésaventures. Bien. Mais ques’était-il mis dans la tête ? Il voulait tenir une séance.Nous essayâmes de le raisonner, mais le porte-voix était sur latable et éteignit l’électricité. Au même instant, les phénomènescommencèrent. Jamais ils ne furent si extraordinaires. Mais ilsfurent interrompus par Princeps, son contrôle, qui se saisit duporte-voix et qui se mit à le rouer de coups avecl’instrument : « Canaille ! Ivrogne ! Commentoses-tu ?… » Le porte-voix était tout cabossé. Banderbysortit de la pièce en courant, et nous en profitâmes pourpartir.

– Eh bien ! cette fois-là au moins, cen’est pas le médium qui s’est mis en colère ! observa Mason.Mais avec le Pr Challenger… il vaudrait mieux, évidemment, nepas courir le risque.

– Et Tom Linden ? proposaMme Mailey.

Mailey secoua la tête.

– Tom n’a plus jamais été le même depuis sonpassage en prison. Ces imbéciles ne se contentent pas de persécuternos plus précieux médiums : ils détruisent leur pouvoir.

– Comment ! Il a perdu sonpouvoir ?

– Je n’irai pas jusque-là. Simplement, iln’est plus aussi bon qu’il l’était. Sur chaque chaise il voit unpolicier déguisé et il est distrait. Tout de même, il est digne deconfiance, mais il ne s’aventure pas. Oui, après tout, nous ferionsmieux d’avoir Tom.

– Et comme assistance ?

– Je m’attends à ce que le Pr Challengerdésire amener un ou deux de ses amis.

– Ce qui formera un horrible bloc devibrations. Il nous faut donc avoir quelques sympathisants pourcompenser, par exemple Delicia Freeman, moi-même. Viendrez-vous,Mason ?

– Bien sûr !

– Et vous, Smith ?

– Non ! J’ai la surveillance de monjournal, trois services, deux enterrements, un mariage, et cinqréunions la semaine prochaine !

– Il nous faut un ou deux partenaires de plus.Le chiffre huit favorise Linden. En attendant, Malone, il vousreste à obtenir le consentement du grand homme et sa date.

– Ainsi que celle de l’esprit, ajoutasérieusement Mason. Nous avons à consulter nos partenaires.

– Mais oui, padre ! C’est indispensable…Eh bien ! Malone, voilà qui est convenu ; nous n’avonsplus qu’à attendre l’événement.

Comme par hasard, un événement tout à faitdifférent attendait Malone ce soir-là, et il tomba dans l’un de cesgouffres qui s’ouvrent toujours de manière imprévue sous les pas dela vie. Quand il arriva, comme d’habitude, à la Gazette,il fut informé par l’huissier que M. Beaumont désirait levoir. Or le supérieur direct de Malone était le vieil ÉcossaisMcArdle, le rédacteur en chef, et il était extrêmement rare que ledirecteur consentît à descendre des cimes d’où il surveillait lesroyaumes de ce monde pour montrer qu’il connaissait l’un desmodestes ouvriers qui travaillaient sous lui. Ce grand homme,riche, capable, siégeait dans un sanctuaire orné de vieux meublesen chêne et de cuir rouge. Il continua la lettre qu’il avaitcommencée quand Malone pénétra dans son bureau, et ce n’est qu’aubout de quelques minutes qu’il leva les sourcils et montra des yeuxgris, mais perspicaces.

– Ah ! monsieur Malone, bonsoir ! Ily a déjà quelque temps que je désirais vous voir. Voudriez-vousvous asseoir ? C’est au sujet de ces articles sur les affairespsychiques… Vous aviez débuté sur un ton de scepticisme sain,d’humour agréable qui étaient tout à fait acceptables à la foispour moi et pour les lecteurs. Je regrette cependant d’avoir àremarquer que votre opinion s’est modifiée au fur et à mesure quevous poursuiviez votre enquête ; votre position donne àprésent l’impression que vous semblez excuser quelques-unes de cespratiques. Elle ne correspond pas, ai-je besoin de vous le dire, àla politique de la Gazette, et nous aurions interrompuvotre série si nous ne l’avions pas annoncée comme devant êtresignée d’un enquêteur impartial. Il faut donc que cette sériecontinue, mais le ton doit changer.

– Que souhaiteriez-vous que je fisse,monsieur ?

– Il faut que vous reveniez au côté amusant.C’est cela qu’aime notre public. Distillez de l’humour sur tout.Faites apparaître la vieille tante non mariée, et traduisez defaçon amusante ce qu’elle dira. Vous comprenez ce que je veuxdire ?

– J’ai peur, monsieur, qu’à mes yeux lespiritisme ne soit plus une plaisanterie. Au contraire, je leprends de plus en plus sérieusement.

Beaumont hocha solennellement la tête.

– Nos abonnés aussi, malheureusement…

Il avait sur son bureau une pile delettres ; il en prit une.

– Lisez :

J’ai toujours considéré votre journalcomme une publication rédigée dans la crainte de Dieu. Je vousrappelle que les pratiques que votre correspondant paraît excusersont expressément interdites à la fois dans le Lévitique et dans leDeutéronome. Je partagerais votre péché si je continuais à êtrevotre abonné.

– Tartuffe ! murmura Malone.

– Peut-être, mais l’argent d’un tartuffe estaussi bon à prendre que n’importe quel argent. Voici une autrelettre :

Sûrement, à cette époque de la librepensée et de l’illumination, vous n’allez pas aider un mouvementqui tente de nous ramener à l’idée discréditée d’une intelligenceangélique ou diabolique hors de nous-mêmes ? Si vousrécidivez, je vous prierai de cesser mon abonnement.

– Il serait amusant, monsieur, d’enfermer cesdivers objecteurs dans une pièce, et de les laisser régler cetteaffaire entre eux !

– Peut-être, monsieur Malone, mais ce que jedois prendre d’abord en considération, c’est le tirage de laGazette.

– Ne croyez-vous pas, monsieur, que voussous-estimez l’intelligence de vos lecteurs ? Derrière cesextrémistes, il existe une grande quantité de gens qui ont étéimpressionnés par les témoignages de personnes hautementhonorables. N’est-ce pas notre devoir de nous tenir à la hauteurdes faits de vérité sans les tourner en ridicule ?

M. Beaumont haussa les épaules.

– Que les partisans du spiritisme livrent leurpropre bataille ! Notre journal n’est pas une feuille depropagande, et nous ne prétendons pas nous faire les directeurs deconscience des lecteurs.

– Je parlais uniquement des faits vérifiables.Regardez comme ils sont tenus systématiquement sous leboisseau ! Quand avez-vous lu, par exemple, un articleintelligent sur l’ectoplasme ? Qui pourrait imaginer que cettesubstance essentielle a été examinée, décrite, et certifiée exactepar des savants, avec d’innombrables photos à l’appui pour étayerleurs dires ?

– Bon, bon ! coupa Beaumont avec un gested’impatience. J’ai peur d’avoir trop à faire pour discuter de laquestion. Ce que j’avais à vous dire, c’est que j’ai reçu unelettre de M. Cornélius, lettre me disant que nous devionschanger immédiatement notre ligne.

M. Cornélius était le propriétaire de laGazette ; il l’était devenu, non par méritepersonnel, mais parce que son père lui ayant laissé plusieursmillions, il en avait consacré quelques-uns à acheter ce journal.On le voyait rarement dans les bureaux, mais de temps à autre unfilet dans le journal informait « ses » lecteurs que sonyacht avait fait escale à Menton, qu’il avait été vu aux tables dejeu de Monte-Carlo, ou qu’il était attendu pour la saison dans leLeicestershire. C’était un homme qui n’avait pas plus de cerveauque de caractère, et pas plus de caractère que de cerveau.Cependant il se mêlait occasionnellement aux affaires publiques parquelque manifeste qui était imprimé en première page sous de grostitres et en gras. Il n’était pas dissolu, mais c’était un bonvivant ; sa luxure coutumière le plaçait toujours au bord duscandale et l’y faisait basculer quelquefois. Malone eut le sangqui lui monta à la tête quand il pensa à ce frivole, à cet insectequi s’interposait entre l’humanité et un message de culture et deconsolation qui descendait d’en haut. Seulement voilà ; cespetits doigts d’enfant gâté pouvaient couper la mannedivine !

– Telle est ma conclusion, monsieurMalone ! dit Beaumont.

– Elle conclut tout ! dit Malone. Sitotalement qu’elle met un terme à ma collaboration avec votrejournal. J’ai un contrat avec préavis de six mois. Quand ce délaisera terminé, je partirai.

– Comme vous voudrez ! fitM. Beaumont en reprenant sa lettre.

Malone, toujours prêt à se battre, se renditdans le bureau de McArdle et lui raconta ce qui venait de sepasser. Le vieil Écossais en fut tout troublé.

– Hé ! mon cher, c’est votre sacré sangirlandais ! Un peu de scotch n’est pas mauvais, soit dans lesang, soit au fond d’un verre. Retournez le voir et dites-lui quevous avez réfléchi.

– Ah ! non ! L’idée de ce Cornélius,avec son visage sanguin et son ventre en forme de pot, et… Enfin,vous connaissez bien sa vie privée !… L’idée d’un tel hommedictant aux populations ce qu’elles doivent croire et me demandantde ridiculiser ce qu’il y a de plus sacré sur la terre !

– Mon cher, vous êtes foutu !

– Je veux bien être foutu pour ça. Mais jetrouverai un autre emploi !

– Pas si Cornélius s’en mêle. S’il vous faitla réputation d’un chien enragé, il n’y aura pas d’emploi pour vousdans Fleet Street !

– C’est une honte ! s’écria Malone. Lafaçon dont cette affaire a été traitée est la condamnation dujournalisme. Et pas seulement en Grande-Bretagne. L’Amérique estpire ! On dirait que dans la presse il n’y a que les âmes lesplus basses, les plus matérialistes ! Oh ! il y a ausside braves types, mais… Mais qui dirige le peuple ? C’estaffreux !

McArdle posa une main paternelle sur l’épaulede son rédacteur.

– Allons, allons, mon garçon ! Il nousfaut prendre le monde comme nous l’avons trouvé. Nous ne l’avonspas fabriqué, et nous ne sommes pas responsables. Prenez votretemps ! Nous ne sommes pas si pressés ! Calmez-vous,réfléchissez, songez à votre carrière, pensez à cette jeunedemoiselle qui est votre fiancée, et puis revenez et prenez part àce vieux brouet qu’il nous faut tous manger si nous voulonsconserver nos places en ce monde !

Chapitre 16Challenger fait l’expérience de sa vie

Les filets étaient tendus, la fosse creusée,les chasseurs à l’affût. Toute la question était de savoir si legros gibier consentirait à se laisser mener dans la bonnedirection. Pour peu que Challenger apprît que la séance avait pourbut de lui administrer les preuves convaincantes de l’existence desesprits, voire de le convertir, il se livrerait à tous les excès dela fureur et de la raillerie. Mais l’adroit Malone, secondé par sacomplice Enid, mit en avant l’idée que sa présence constitueraitune protection contre la fraude et qu’il serait capable de leurmontrer comment et pourquoi ils avaient été abusés. Une fois quecette idée eut fait son chemin dans sa tête, Challenger donna sonaccord avec une condescendance hautaine : il honorerait de saprésence une séance qui, à l’entendre, conviendrait beaucoup mieuxà un sauvage de l’âge néolithique qu’à un représentant de laculture et de la sagesse du monde civilisé.

Enid accompagna son père, qui amena égalementavec lui un compagnon curieux que personne ne connaissait, un jeuneÉcossais grand et costaud, avec des taches de son sur la figure, ettaciturne au-delà de toute espérance. Il fut impossible de définirl’intérêt qu’il portait aux recherches psychiques ; tout cequ’on obtint de lui fut qu’il s’appelait Nicholl. Malone et Maileys’étaient dirigés ensemble vers le lieu du rendez-vous. Ilsretrouvèrent, à Holland Parc, Delicia Freeman, le révérend CharlesMason, M. et Mme Ogilvy, M. Bolsover,plus lord Roxton, qui poursuivait avec assiduité le cours de sesétudes psychiques et qui progressait rapidement. Ils étaient neufen tout pour constituer une assemblée disparate, aussi peuharmonieuse que possible. Quand ils entrèrent dans la pièce oùdevait se tenir la séance, Linden était assis sur un fauteuil, safemme à côté de lui ; il fut présenté à la compagniecollectivement, la majorité était composée par ses amis personnels.Challenger prit l’affaire en main tout de suite, avec l’air dequelqu’un qui ne tolérera aucune absurdité.

– Est-ce le médium ? demanda-t-il enregardant Linden plutôt défavorablement.

– Oui.

– A-t-il été fouillé ?

– Pas encore.

– Qui le fouillera ?

– Deux hommes de la société ont étéchoisis.

Challenger renifla.

– Quels hommes ? demanda-t-il, trèssoupçonneux.

– Voici notre suggestion : vous-même etvotre ami M. Nicholl vous le fouillerez. Il y a une chambre àcôté.

Le pauvre Linden s’en alla, encadré par sesdeux surveillants ; cette escorte et cette fouille luirappelaient fâcheusement la prison. Auparavant, déjà, il s’étaitmontré nerveux ; de tels procédés et la présence formidable deChallenger portèrent sa nervosité à son comble. Quand il reparut,il hocha la tête tristement à l’intention de Mailey.

– Je serais bien surpris si nous attrapionsquelque chose avec cette ambiance. Peut-être serait-il plus sage dereporter la séance à un autre jour.

Mailey alla vers lui et lui tapota l’épaule,tandis que Mme Linden lui prenait la main.

– Tout va bien, Tom ! dit Mailey.Rappelez-vous que vous avez une garde d’honneur composée d’amis quiveilleront à ce qu’il ne vous arrive rien…

Puis Mailey s’adressa à Challenger avec plusde fermeté qu’il n’aurait voulu en mettre dans sa voix :

– Je vous prie de vous souvenir, monsieur,qu’un médium est un instrument aussi délicat que tous ceux dontvous vous servez dans vos laboratoires. Ne le maltraitez pas. Jesuppose que vous n’avez rien trouvé sur lui decompromettant ?

– Non, monsieur, je n’ai rien trouvé. Et lerésultat en est qu’il nous assure que nous n’aurons rienaujourd’hui.

– Il dit cela parce que vos manières l’onttroublé. Vous devez le traiter avec plus de gentillesse.

L’expression de Challenger ne promettait nulamendement. Ses yeux se posèrent surMme Linden.

– Si j’ai bien compris, cette personne est lafemme du médium. Elle aussi devrait être fouillée.

– C’est l’évidence même, dit l’ÉcossaisOgilvy. Ma femme et votre fille vont le faire à côté. Mais je vousprie, professeur, de vous mettre autant que possible en harmonieavec nous, et de vous rappeler que nous sommes aussi intéressés quevous aux résultats possibles, si vous troubliez les conditions, ceserait toute la société qui en pâtirait.

M. Bolsover, l’épicier, se leva avecautant de dignité que s’il présidait aux cérémonies de son templefamilial.

– Je propose, dit-il, que lePr Challenger soit fouillé.

La barbe de Challenger s’agitafurieusement.

– Me fouiller ! Qu’entendez-vous par là,monsieur ? Bolsover n’était pas un homme à se laisserintimider.

– Vous êtes ici non comme notre ami, maiscomme notre ennemi. Si vous pouviez prouver une fraude, ce seraitun triomphe personnel pour vous, n’est-ce pas ? C’est pourquoimoi, du moins, je dis que vous devriez être fouillé.

– Insinuez-vous, monsieur, trompetaChallenger, que je suis capable de tricher ?

– Ma foi, professeur, chacun son tour !fit Mailey en souriant. Au début, nous nous sommes indignés, toutcomme vous. À la longue on s’habitue… J’ai été traité de menteur,de fou, de Dieu sait quoi. Qu’est-ce que ça peut faire ?

– C’est une proposition monstrueuse ! ditChallenger, en dévisageant tous les assistants.

– Eh bien ! monsieur, intervint Ogilvy,qui était un Écossais particulièrement entêté, vous êtes tout àfait libre de vous lever et de nous quitter. Mais si vous restez,monsieur, vous devez vous plier à ce que nous appelons desconditions scientifiques. Il n’est pas scientifique qu’un hommeconnu pour sa grande hostilité à notre mouvement s’assoie dans lenoir avec nous sans qu’ait été vérifié le contenu de sespoches.

– Allons, allons ! s’écria Malone. Il vasans dire que nous pouvons nous fier à l’honneur du professeurChallenger !

– Très bien ! fit Bolsover. Mais je n’aipas remarqué que le professeur Challenger se fût fié à l’honneur deM. et Mme Linden.

– Nous avons des motifs sérieux pour êtrevigilants, dit Ogilvy. Je puis vous assurer qu’il y a des fraudespratiquées sur des médiums comme il y a des fraudes pratiquées pardes médiums. Je pourrais vous citer de nombreux exemples. Non,monsieur, il faut que vous soyez fouillé !

– Ce sera fait en moins d’une minute, dit lordRoxton. Par exemple, ce sera le jeune Malone et moi quivérifierons.

– D’accord ! Allons-y ! commandaMalone.

C’est ainsi que Challenger, tel un taureau auxyeux rouges et aux naseaux dilatés, fut conduit hors de la pièce.Quelques instants plus tard, tous les préliminaires étant achevés,ils firent le cercle et la séance commença.

Mais déjà les conditions avaient étédétruites. Ces enquêteurs méticuleux qui insistent pour que lemédium soit attaché et ficelé comme une volaille qu’on va mettre àla broche, ou qui proclament leurs soupçons avant que les lumièresne soient éteintes, ne comprennent pas qu’ils ressemblent à desgens qui mouillent de la poudre et qui attendent quand même qu’elleexplose. Ils empêchent tout résultat ; et, quand les résultatssont nuls, ils s’imaginent que c’est leur propre astuce, et nonleur manque de compréhension, qui en a été la cause.

D’où il ressort qu’à ces humbles réunions quise tiennent dans tout le pays dans une ambiance de sympathie et derespect, il se produit des phénomènes qu’un homme de« science » n’a jamais le privilège de voir.

Tous les assistants étaient certes énervés parl’altercation du début, mais que dire de leur centresensible ! Linden sentait la pièce remplie de remous etd’élans de forces psychiques contradictoires, qui tourbillonnaientdans tous les sens ; il était aussi difficile pour lui denaviguer au milieu d’eux que pour un pilote de naviguer dans lesrapides qui précèdent le Niagara. Il gémit de désespoir. Tout étaitmêlé, confus. Il commença comme d’habitude par de la clairvoyance,mais les noms bourdonnaient dans ses oreilles sans suite ni ordre.Le nom de John semblait prédominer. Est-ce que John signifiaitquelque chose pour quelqu’un ? Un rire caverneux de Challengerfut la seule réponse qu’il obtint. Puis il eut le nom de Chapman.Oui, Mailey avait perdu un ami du nom de Chapman. Mais il y avaitlongtemps qu’il était mort, et sa présence ici était bienimprobable. Il ne put fournir le prénom. Alors Budworth ? Non,personne n’avait d’ami nommé Budworth. Des messages précissurvenaient, mais ils ne se rapportaient pas aux assistants. Toutallait de mal en pis, et les espoirs de Malone tombèrent à zéro.Challenger reniflait si bruyamment qu’Ogilvy lui adressa uneremontrance.

– Vous aggravez la situation, monsieur, enexhibant vos sentiments ! dit-il. Je vous certifie que, en dixannées d’une expérience constante, je n’ai jamais vu un médiumaussi égaré, et j’attribue ce résultat uniquement à votrecomportement.

– D’accord ! glapit Challenger avecsatisfaction.

– J’ai peur que ce ne soit inutile, Tom !fit Mme Linden. Comment te sens-tu maintenant, monchéri ? Veux-tu t’arrêter ?

– Non. Je crois que c’est la partie mentalequi ne va pas. Si j’entre en transe, j’irai au-delà. Les phénomènesphysiques seront peut-être meilleurs. De toute manière je vaisessayer.

Les lumières furent baissées ; il n’y eutplus qu’une faible lueur rouge. Le rideau du cabinet noir fut tiré.À côté, se profilant confusément pour l’assistance, Tom Linden, quirespirait dans sa transe par ronflements successifs, était retombédans son fauteuil en bois. Sa femme, de l’autre côté du cabinetnoir, veillait attentivement.

Mais rien ne se produisit.

Un quart d’heure passa. Puis un autre quartd’heure. La société était patiente, mais Challenger commençait àfrétiller sur sa chaise. Tout semblait être devenu froid et mort.Non seulement rien ne se produisait, mais on ne s’attendait plus àce que quelque chose se produisit.

– Inutile ! cria enfin Mailey.

– Je le crains, approuva Malone.

Le médium s’agita et gémit ; il seréveillait. Challenger bâilla avec ostentation.

– N’est-ce pas du temps perdu ?demanda-t-il.

Mme Linden passait sa main surle front et sur la tête du médium, qui avait ouvert les yeux.

– Pas de résultats ? interrogea-t-il.

– Inutile, Tom. Il nous faut reporter laséance à un autre jour.

– C’est aussi mon avis, dit Mailey.

– Il a subi une tension terrible, étant donnéles conditions contraires, observa Ogilvy en regardant Challengeravec colère.

– Je m’en doute ! fit le professeur avecun sourire de complaisance.

Mais Linden refusa de s’avouer vaincu.

– Les conditions ne sont pas bonnes, dit-il.Les vibrations ne s’accordent pas. Mais je vais essayer àl’intérieur du cabinet noir : l’énergie s’y sera mieuxconcentrée.

– Bon. C’est la dernière chance, décidaMailey. Aussi bien, pourquoi ne pas la tenter ?

Le fauteuil fut tiré sous la tente, et lemédium referma le rideau derrière lui. Ogilvy expliqua que cetteméthode permettait de condenser les émanations ectoplasmiques.

– Sans aucun doute, répondit Challenger. Maispar ailleurs, dans l’intérêt de la vérité, je dois signaler que ladisparition du médium est infiniment regrettable.

– Pour l’amour de Dieu, ne recommençons pas ànous disputer ! fit Mailey, qui avait perdu un peu de soncalme. Obtenons d’abord des résultats, nous les discuteronsensuite.

De nouveau ce fut une attente lourde. Puis del’intérieur du cabinet s’élevèrent quelques légers gémissements.Les adeptes du spiritisme se dressèrent sur leurs chaises.

– Voilà l’ectoplasme, dit Ogilvy. Son émissionest toujours douloureuse.

Il avait à peine fini de parler que lesrideaux s’écartèrent violemment, tous les anneaux cliquetèrent.Dans la sombre ouverture se dessinait une vague silhouette blanche.Elle avança lentement, en hésitant, vers le centre de la pièce.Sous la lumière rougeâtre, il était impossible de préciser soncontour, c’était une tache blanche qui se déplaçait dansl’obscurité. Avec une réserve qui trahissait de la crainte, elleapprocha, pas à pas, jusqu’à venir se placer en face duprofesseur.

– Allez ! hurla celui-ci d’une voix destentor.

Il y eut un cri, un hurlement et le fracasd’une chute.

– Je l’ai ! rugit une voix.

– Allumez ! cria quelqu’un.

– Attention ! vous pouvez tuer lemédium ! hurla un troisième.

Le cercle était rompu. Challenger se rua versle commutateur et la lumière jaillit ; elle jaillit avec untel éclat qu’il fallut quelques secondes aux spectateurs ahuris etéblouis pour voir la scène.

Elle parut déplorable à la majorité de lasociété. Tom Linden, tout pâle, hébété, fort mal en point, étaitassis par terre. À cheval sur lui se tenait le jeune Écossais quil’avait projeté sur le plancher. Mme Linden,agenouillée près de son mari, fusillait du regard son assaillant.Il y eut un moment de silence, qu’interrompit la voix duPr Challenger.

– Eh bien ! messieurs, je crois qu’il n’ya plus grand-chose à dire, n’est-ce pas ? Voilà votre médiumexposé comme il méritait de l’être. Vous pouvez voir maintenant lanature de vos fantômes. Je remercie M. Nicholl qui, je leprécise, est le célèbre joueur de football de ce nom, pour lapromptitude avec laquelle il a exécuté mes instructions.

– Je l’ai ceinturé, dit le grand jeune homme.Il s’est laissé faire.

– Vous l’avez ceinturé avec beaucoupd’efficacité. Vous avez rendu un véritable service public enm’aidant à démasquer un tricheur effronté. Je n’ai pas besoin devous dire que des poursuites seront engagées.

Mais Mailey intervint, et avec une telleautorité que Challenger fut obligé de l’écouter.

– Votre erreur est assez naturelle, monsieur.Mais la méthode que vous avez adoptée dans votre ignorance est decelles qui auraient pu être fatales au médium.

– Mon ignorance, vraiment ! Si vous meparlez sur ce ton, je vous avertis que je ne vous considérerai pascomme des dupes, mais comme des complices !

– Un instant, professeur Challenger ! Jevoudrais vous poser une question directe, qui exige une réponsedirecte. Est-ce que la silhouette que nous avons tous vue avant cetépisode était une silhouette blanche ?

– Oui.

– Vous voyez bien que le médium estentièrement habillé de noir. Où est le vêtement blanc ?

– Peu m’importe où il est ! Je me sersuniquement de mon bon sens. Cet homme est démasqué : il jouaitles esprits. Dans quel coin ou dans quel trou il a jeté sondéguisement, voilà qui n’a aucune importance.

– Au contraire ! C’est une questionessentielle. Ce que vous avez vu n’était pas une imposture, mais unphénomène tout à fait réel.

Challenger éclata de rire.

« Oui, monsieur ! reprit Mailey,tout à fait réel ! Vous avez vu une transfiguration, àmi-chemin de la matérialisation. Vous voudrez bien admettre que lesguides qui conduisent de telles affaires n’ont rien à craindre devos doutes ou de vos soupçons. Ils s’accordent pour obtenircertains résultats, et s’ils sont empêchés par les infirmités ducercle de les obtenir d’une façon, ils les obtiennent d’une autre,sans consulter vos préventions ou vos convenances. Ce soir,incapables de composer une forme ectoplasmique étant donné lesmauvaises conditions que vous avez créées vous-même, ils ontenveloppé le médium inconscient d’une sorte de couvertureectoplasmique et ils l’ont fait sortir du cabinet noir. Il estaussi peu coupable que vous d’une imposture.

– Devant Dieu je jure, dit Linden, que depuisle moment où je suis entré dans le cabinet jusqu’au moment où je mesuis trouvé par terre, je n’ai rien su !

Il s’était remis debout, et il était tellementsecoué par une agitation nerveuse qu’il ne pouvait pas garder dansses mains le verre d’eau que sa femme lui avait apporté.

Challenger haussa les épaules.

– Vos mauvaises raisons, dit-il,approfondissent encore les abîmes de la crédulité humaine. Monpropre devoir est évident, et je l’accomplirai jusqu’au bout. Toutce que vous pourrez dire sera accueilli, j’en suis sûr, par letribunal avec la considération qui vous est due.

Le Pr Challenger se retourna, et il seprépara ostensiblement à partir avec la satisfaction de quelqu’unqui aurait mené à bien la tâche pour laquelle il était venu.

– Viens, Enid ! ordonna-t-il.

C’est alors que se produisit un incident sisoudain, si imprévu, si dramatique, qu’aucun des assistants nepourra jamais l’oublier.

À l’interpellation de Challenger, Enid nerépondit pas.

Tout le monde s’était mis debout. Enid seuleétait restée sur sa chaise. Elle était assise et sa tête reposaitsur son épaule. Ses yeux étaient fermés. Ses cheveux s’étaientpartiellement dénoués. Quel merveilleux modèle pour unsculpteur !

– Elle s’est endormie, dit Challenger.Réveille-toi Enid ! Je pars.

La jeune fille ne répondit pas. Mailey sepencha vers elle.

– Chut ! Ne la dérangez pas ! Elleest en transe !

Challenger se précipita :

– Qu’est-ce que vous avez fait ? Votresupercherie l’a épouvantée. Elle s’est évanouie !

Mailey lui avait soulevé la paupière.

– Non, ses yeux sont révulsés. Elle est entranse. Votre fille, monsieur, est un médiumextraordinaire !

– Un médium ! Vous divaguez !Réveille-toi, ma fille !

– Au nom du ciel, laissez-la ! Si vous latouchez, vous pourriez le regretter toute votre vie ! Il nefaut jamais interrompre brutalement la transe d’unmédium !

Challenger resta immobile, complètementdésemparé. Pour une fois il ne savait plus quoi dire. Était-ilpossible que sa fille fût au bord du précipice mystérieux, et qu’ilpût l’y faire sombrer ?

– Qu’est-ce que je dois faire ?demanda-t-il.

– Ne craignez rien, tout ira bien.Asseyez-vous ! Asseyez-vous tous !… Ah ! elle vaparler !

La jeune fille avait remué. Elle s’assit toutedroite sur sa chaise. Ses lèvres tremblaient. Elle allongea unbras.

– Pour lui ! s’écria-t-elle en désignantChallenger. Il ne faut pas qu’il fasse du mal à mon médium !C’est un message pour lui !

Chacun retenait sa respiration.

– Qui parle ? demanda Mailey.

– Victor, Victor ! Il ne fera pas de malà mon médium. J’ai un message pour lui.

– Oui, bien ! Quel message ?

– Sa femme est ici.

– Oui.

– Elle dit qu’elle est venue déjà une fois.Qu’elle est venue par cette jeune fille. C’était après sonincinération. Elle a frappé, il l’a entendue frapper, mais il n’apas compris.

– Est-ce que cela signifie quelque chose pourvous, professeur Challenger ?

Ses grands sourcils étaient serrés au-dessusde ses yeux soupçonneux, interrogateurs ; il regardait commeune bête aux abois tous les visages qui l’entouraient. C’était untruc… un artifice ignoble ! Ils avaient corrompu sa proprefille. Ils étaient passibles de condamnation. Il les poursuivrait,tous ! Non, non, il n’avait pas de question à poser… Il voyaitclair dans ce jeu-là. Elle avait été conquise. Il n’aurait jamaiscru cela d’elle, mais le fait était là. Elle agissait aussi pourl’amour de Malone. Une femme ferait n’importe quoi pour l’hommequ’elle aimait. Oui, une bonne condamnation ! Loin d’êtreadouci, il devenait de plus en plus vindicatif. Son visage rouge defureur n’affichait plus que de la haine.

Une fois encore, le bras de la jeune fille setendit devant elle.

– Un autre message !

– Pour qui ?

– Pour lui. L’homme qui voulait faire du mal àmon médium. Il ne faut pas qu’il fasse du mal à mon médium. Unhomme ici… Deux hommes… Qui veulent lui transmettre un message.

– Bien, Victor. Communiquez-le.

– Le nom du premier homme est…

La tête de la jeune fille se pencha, et sonoreille se dressa, comme si elle écoutait.

– Oui, je l’ai, je l’ai ! C’est Al… Al…Aldridge.

– Est-ce que cela signifie quelque chose pourvous ?

Challenger chancela. Une expression desurprise totale passa sur son visage.

– Qui est le deuxième homme ?demanda-t-il.

– Ware. Oui, c’est cela. Ware.

Challenger s’affaissa sur sa chaise. Ilpromena sa main sur sa figure. Il était pâle. Mortellement pâle. Lasueur coulait de son front.

– Les connaissez-vous ?

– J’ai connu deux hommes qui s’appelaientainsi.

– Ils ont un message pour vous, dit la jeunefille.

Challenger parut se ramasser comme pourencaisser un coup.

– Bien. Quel message ?

– Trop personnel. Parlerai pas. Trop de mondeici.

– Nous attendrons dehors, dit Mailey. Venez,mes amis. Laissons le professeur recevoir son message.

Ils se dirigèrent tous vers la porte. Unenervosité incontrôlable avait l’air de s’être emparée tout à coupde Challenger.

– Malone, restez avec moi !ordonna-t-il.

La porte se referma, et tous trois restèrentseuls.

– Quel est ce message ?

– C’est à propos d’une poudre.

– Oui, oui.

– Une poudre grise ?

– Oui.

– Voici le message que ces hommes me demandentde transmettre : « Vous ne nous avez pas tués. »

– Demandez-leur… demandez-leur alors… Commentsont-ils morts ?

Sa voix se cassa. Une émotion terriblesecouait sa forte charpente.

– Ils sont morts de maladie.

– Quelle maladie ?

– Nie… Nie… Qu’est-ce que c’est ?…Pneumonie.

Challenger se rejeta en arrière en poussant unimmense soupir de soulagement.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il en s’épongeantle front. Malone, faites rentrer les autres !

Ils avaient attendu sur le palier ; ilsaccoururent : Challenger s’était levé pour aller à leurrencontre. Ses premiers mots furent pour Tom Linden. Il parla commeun homme dont tout l’orgueil venait d’être réduit en miettes.

– Pour vous, monsieur, je ne m’aventure plus àvous juger. Il vient de se produire une chose tellement étrange, etaussi tellement réelle puisque mes sens entraînés peuventl’attester, que je vois mal comment je pourrais écarterl’explication qui m’a été donnée quant à votre comportement de toutà l’heure. Je retire toutes les paroles offensantes que j’ai puprononcer.

Linden avait un caractère foncièrementchrétien. Son pardon fut immédiat et sincère.

– Je ne puis pas douter à présent que ma fillepossède un pouvoir étrange qui confirme ce que vous m’aviez dit,monsieur Mailey. Mon scepticisme scientifique était justifié, maisvous m’avez offert aujourd’hui une preuve irréfutable.

– Nous sommes tous passés par là, professeur.Nous doutons et puis, à notre tour, nous subissons le doute desautres.

– Je conçois mal comment ma parole pourraitêtre mise en doute ! répondit Challenger avec dignité. Je veuxseulement dire que j’ai reçu ce soir une information qu’aucunepersonne en vie sur cette terre n’aurait pu me donner. Ceci esthors de question.

– La jeune demoiselle se remet, interrompitMme Linden.

Enid s’était redressée ; elle regardatout autour d’elle avec des yeux étonnés.

– Qu’est-ce qui est arrivé, papa ? Jecrois que je me suis endormie.

– Tout va bien, ma chérie. Nous en parleronsplus tard. Rentre avec moi, maintenant. J’ai à réfléchir beaucoup.Peut-être voudrez-vous nous accompagner, Malone, il me semble queje vous dois une explication.

Quand le Pr Challenger eut regagné sonappartement, il avertit Austin qu’il ne voulait être dérangé sousaucun prétexte ; il se dirigea vers sa bibliothèque, et ils’assit dans un grand fauteuil ; Malone était à sa gauche, safille à sa droite. Il étendit sa grosse patte et la referma sur lapetite main d’Enid.

– Ma chérie, commença-t-il après un longsilence, je ne peux pas nier le fait que tu possèdes un pouvoirétrange ; cela m’a été démontré ce soir avec une plénitude etune clarté définitives. Puisque tu le possèdes, je ne saurais nierdavantage que d’autres le possèdent sans doute, si bien que l’idéegénérale du pouvoir médiumnique fait maintenant partie de mesconceptions du possible. Je ne débattrai pas cette question, carmes pensées sont encore troublées, et j’aurai besoin de la creuseravec vous, jeune Malone, et avec vos amis, avant de me la préciserdavantage. Je me bornerai à dire que mon esprit a reçu un choc etqu’une nouvelle œuvre du savoir semble s’être ouverte devantmoi.

– Nous serons vraiment très fiers, dit Malone,si nous pouvons vous aider.

Challenger grimaça un sourire.

– Oui, je suis certain qu’une manchette dansvotre journal : « Conversion duPr Challenger », serait un triomphe ! Je vousavertis que je n’en suis pas encore là.

– Nous ne nous livrerons sûrement pas à unemanifestation prématurée, et votre opinion peut demeurerstrictement privée.

– Le courage moral ne m’a jamais manqué pourproclamer mes opinions quand je les avais formées ! Mais pourcelle-ci il n’est pas temps encore. Ce soir toutefois, j’ai reçudeux messages, et je ne puis leur assigner une origineextracorporelle. Je tiens pour vrai, Enid, que tu étais réellementinconsciente ?

– Je vous affirme, papa, que je n’ai rien sude ce qui est arrivé.

– Parfait. Tu as toujours étais incapable deme mentir. Le premier message est venu de ta mère. Elle m’a assuréque c’était elle qui avait frappé comme je l’avais entendu et commeje vous l’avais dit. Il est évident à présent que tu étais lemédium et que tu ne dormais pas, mais que tu étais en transe. C’estincroyable, inconcevable, grotesquement merveilleux… Mais cela meparaît vrai.

– Crookes a employé presque les mêmes mots,dit Malone. Il a écrit que c’était « parfaitement impossibleet absolument vrai ».

– Je lui dois des excuses. Mais peut-êtredois-je des excuses à beaucoup de monde ?

– Personne n’en exigera, répondit Malone. Lesspirites ne se chauffent pas de ce bois-là.

– C’est le deuxième message que je voudraisexpliquer… fit le professeur en se tortillant sur son siège. C’estune histoire tout à fait privée… Je n’y ai jamais fait allusion.Personne n’aurait pu la connaître. Puisque vous en avez entendu unepartie, autant que vous sachiez le tout.

« J’étais un jeune physicien… Et cetteaventure a assombri toute ma vie ; avant ce soir, le nuage nes’était jamais levé. Que d’autres essaient d’expliquer l’événementpar la télépathie, par une action du subconscient, par ce qu’ilsvoudront ! Mais je ne saurais douter… Il m’est impossible dedouter qu’un message me soit venu du monde des morts.

« Il y avait à l’époque une nouvelledrogue dont on discutait ferme. Inutile d’entrer dans des détailsque vous seriez incapables d’apprécier à leur juste valeur. Qu’ilme suffise de vous dire que cette plante appartenait à une famillequi fournit des poisons mortels comme des médicaments puissants.J’en avais reçu un spécimen, l’un des premiers en Angleterre. Et jesouhaitais que mon nom fût associé à l’exploration de sespropriétés. J’en ai donné à deux hommes, Ware et Aldridge. Je leuren ai donné ce que je croyais être une dose sans danger. C’étaientdeux malades, comprenez-vous ? Deux malades dans ma salle degarde à l’hôpital. Au matin, tous deux étaient morts.

« Je les avais servis secrètement.Personne ne le savait. Il ne pouvait pas y avoir de scandale, cartous deux étaient de grands malades, et leur décès parut naturel.Mais au fond de mon cœur, j’ai eu peur. Je croyais que je les avaistués. Et cela a toujours été, dans toute ma vie, un arrière-plantrès sombre. Ce soir, vous avez entendu qu’ils sont morts demaladie et non pas de la drogue !

– Pauvre papa ! chuchota Enid, encaressant la grosse main aux poils rebelles. Comme vous avez dûsouffrir !

Challenger était trop fier pour supporter lapitié, même une pitié venant de sa propre fille. Il retira samain.

– Je travaillais pour la science !dit-il. La science doit prendre des risques. Je ne sais pas si jesuis blâmable. Et pourtant, pourtant, je me sens le cœur léger cesoir.

Chapitre 17Les brumes se dissipent

Malone avait perdu son emploi ; dansFleet Street, le bruit de son indépendance s’était répandu, et sesperspectives étaient sombres. Sa place au journal avait été prisepar un jeune juif qui se soûlait, qui avait gagné ses galons enécrivant une série d’articles humoristiques sur les problèmespsychiques, et qui n’avait cessé dans ses papiers de répéter qu’ilavait abordé le sujet avec un esprit ouvert et impartial. Ilconclut en offrant cinq mille livres si les esprits des morts luiindiquaient les trois premiers chevaux dans le prochain Derby.Auparavant, il avait démontré que l’ectoplasme était en réalité lamousse d’une bouteille de bière brune soigneusement dissimulée parle médium. Ces arguments comptent parmi les pièces rares du muséedu journalisme ; ils sont encore dans la mémoire dulecteur.

Mais la voie qui s’était bouchée à uneextrémité s’ouvrit à l’autre. Challenger, absorbé par ses rêvesaudacieux et d’ingénieuses expériences, avait depuis longtempsbesoin d’un homme actif, à l’esprit clair, pour gouverner sesintérêts, et pour contrôler les brevets qu’il avait pris un peupartout dans le monde. Il y avait beaucoup d’appareils – fruits desa vie de labeur – qui lui rapportaient un revenu, mais dontl’exploitation devait être surveillée. Son signal d’alarmeautomatique pour les navires familiers des eaux profondes, sonappareil pour éviter les torpilles, sa méthode nouvelle etéconomique pour séparer l’azote de l’air, les améliorationssensationnelles qu’il avait apportées à la transmission par radioet son nouveau traitement de la pechblende faisaient de l’argent.Mis en fureur par l’attitude de Cornélius, le professeur confia lagérance de ses intérêts à son futur gendre, il n’eut pas à s’enrepentir.

Challenger n’était plus le même homme. Sescollègues et ses proches observaient sa transformation sans endeviner la cause. Il était plus gentil, plus modeste, plusspirituel dans le sens supérieur du mot. Au fond de son âmes’étalait une conviction pénible : lui, champion de la méthodescientifique et de la vérité, il avait été en fait pendant delongues années tout le contraire d’un scientifique dans sesméthodes ; il s’était rendu coupable d’un obstructionformidable, à rencontre du progrès de l’âme humaine dans la junglede l’inconnu. Cette condamnation de soi suscita le changement deson caractère. Par ailleurs avec l’énergie qui le caractérisait, ils’était plongé dans la magnifique littérature qui traitait de cesujet neuf. Débarrassé des préjugés qui avaient obscurci sonesprit, il lut les témoignages lumineux de Hare, de Morgan,Crookes, Lombroso, Barett, Lodge, et de tant d’autres grandshommes. Alors il s’émerveilla d’avoir pu un instant imaginer qu’untel concours d’opinions pouvait être fondé sur une erreur. Sanature violente et impulsive l’entraîna à embrasser la cause dupsychisme avec la même véhémence et parfois le même sectarismequ’il avait déployés à la dénoncer. Le vieux lion montra les dentset rugit à l’adresse de ses associés d’autrefois.

Voici le début de son article remarquable dansle Spectator :

« L’incrédulité obtuse et la déraisonopiniâtre des prélats qui ont refusé de regarder dans le télescopede Galilée et d’observer les lunes de Jupiter ont été de loinsurpassées, de nos jours, par ces bruyants polémistes qui exprimentà la légère des avis définitifs sur les problèmes psychiques qu’ilsn’ont eu ni le temps ni le désir d’examiner. »

Et dans la conclusion il déclarait que sescontradicteurs « ne représentaient pas en vérité la pensée duXXe siècle, mais qu’ils pouvaient bien plutôt êtreconsidérés comme des fossiles mentaux exhumés de quelque antiquehorizon du pliocène ». Les critiques horrifiés levèrent lesbras, le robuste langage du professeur les embarrassait beaucoupplus que les violences qui accablaient depuis tant d’années lespartisans du spiritisme.

Nous pouvons laisser là Challenger. Sacrinière noire vire lentement au gris. Mais son grand cerveaus’affermit encore et devient plus lucide devant les problèmes quel’avenir tient en réserve. Cet avenir n’est plus limité parl’étroit horizon de la mort ; il s’étend au loin parmi lespossibilités et les développements infinis d’une survivance de lapersonnalité, du caractère, de l’œuvre.

Le mariage a eu lieu. Ce fut une cérémoniepaisible, mais quel prophète aurait pu prédire les invités que lepère d’Enid avait rassemblés dans les salons de Whitehall ?Ils formaient une foule joyeuse, bien soudée par l’opposition dumonde, et unie dans un savoir commun. Il y avait le révérendCharles Mason qui avait officié à la cérémonie ; si jamais unsaint consacra une union, ce fut bien le cas ce matin-là ! Àprésent, dans son costume noir, avec ce sourire qui lui découvraitles dents, il faisait le tour de la foule, distribuant à tous lapaix et la bonté. Mailey à la barbe rousse, vieux combattant auxcicatrices innombrables, qui aspirait encore à de nouveaux combats,était là avec sa femme. Le Dr Maupuis était venu deParis ; il essayait de faire comprendre au maître d’hôtelqu’il désirait du café, et on lui présentait des cure-dents, ce quifaisait beaucoup rire lord Roxton. Il y avait aussi le bonBolsover, qu’avaient accompagné plusieurs membres de son cercle defamille de Hammersmith ; et Tom Linden avec sa femme ; etSmith, le bouledogue du Nord ; et le Dr Atkinson ;et Marvin, le journaliste « psychiste » ; et lesdeux Ogilvy ; et la petite Mlle Delicia, avecson sac et ses prospectus ; et le Dr Ross Scotton, tout àfait guéri ; et le Dr Felkin, qui l’avait si bien soignéqu’à présent la nurse Ursule pouvait vaquer à tout. Oui, ilsétaient tous là, visibles sur notre spectre de couleurs et audiblessur nos quatre octaves sonores. Mais combien d’invités, àl’extérieur de ces limites, ajoutèrent leur présence et leursvœux ?… Nul ne le sait.

Une dernière scène avant de terminer. Elle sepassa dans un salon de l’Impérial Hôtel, à Folkestone. Devant unefenêtre sont assis M. et Mme EdwardMalone ; Mme Malone regarde la Manche versl’est ; le ciel du soir est mécontent, de grands tentaculespourprés, avant-coureurs menaçants de ce qui se cache invisible etinconnu derrière l’horizon, se tordent vers le zénith. Au-dessous,le petit bateau de Dieppe s’essouffle pour rentrer au plus vite.Plus loin, les grands navires demeurent au milieu de la Manchecomme s’ils subodoraient un danger. Ce ciel incertain agit surl’esprit des deux jeunes mariés.

– Dis-moi, Enid, de toutes nos merveilleusesexpériences psychiques, laquelle reste la plus vivace dans tamémoire ?

– C’est curieux que tu me le demandes,Ned ! Justement, j’étais en train d’y réfléchir. Je supposeque c’est par association d’idées avec ce ciel terrible… Je pensaisà Miromar, cet étrange bonhomme mystérieux avec ses accents dejugement dernier.

– Moi aussi.

– As-tu de ses nouvelles depuis ?

– Une seule fois. C’était un dimanche matin,dans Hyde Park. Il parlait à un petit groupe d’hommes. Je me suismêlé aux gens et j’ai écouté. C’était le même avertissement.

– Comment l’ont-ils pris ? Ont-ilsri ?

– Écoute, tu l’as vu et entendu !Pouvais-tu rire ?

– Non, mais tu ne le prends pas au sérieux,Ned, dis-moi ? Regarde cette vieille terre solide del’Angleterre. Regarde notre grand hôtel et tous ces gens dehors.Pense à ces journaux indigestes, à l’ordre bien établi d’un payscivilisé. Crois-tu vraiment qu’il pourrait arriver quelque chosequi détruirait tout cela ?

– Qui sait ! Miromar n’est pas le seul àprophétiser sur le thème.

– Est-ce qu’il appelle cela la fin dumonde ?

– Non, une nouvelle naissance du monde. Naîtraalors le vrai monde, le monde conforme aux désirs de Dieu.

– C’est un message épouvantable. Maisqu’est-ce qui ne vas pas ? Pourquoi un jugement aussi terribleserait-il prononcé ?

– Le matérialisme, le formalisme rigide desÉglises, l’altération de tous les mouvements de l’esprit, lanégation de l’Invisible, le scepticisme méprisant qui accueillecette nouvelle révélation… Telles sont, selon lui, les causes.

– Mais le monde a été sûrement pireauparavant !

– Mais jamais avec autant d’atouts. Jamaisavec l’éducation, le savoir, la soi-disant civilisation quiauraient dû mener l’homme sur des plans supérieurs. Regarde commetout a été dévié vers le mal. Nous avons conquis la science del’aéronautique : nous nous en servons pour bombarder desvilles. Nous avons appris à naviguer sous l’eau : nous enprofitons pour massacrer des marins. Nous maîtrisons les produitschimiques : c’est pour en faire des explosifs ou des gazasphyxiants. Tout va de mal en pis. Actuellement, chaque nation surla terre recherche secrètement comment elle peut le mieuxempoisonner les autres. Est-ce que Dieu a créé la planète pourcette fin, et est-il vraisemblable qu’il tolérera une pareilledégradation ?

– Est-ce que c’est toi ou Miromar qui parlemaintenant ?

– Ma foi, j’ai beaucoup médité là-dessus, ettoutes mes pensées s’accordent avec ses conclusions. J’ai lu unmessage spirituel écrit par Charles Mason : « Pour unhomme comme pour une nation, le danger commence à partir du momentoù l’intelligence se développe au détriment de l’esprit. »N’est-ce pas exactement l’état actuel du monde ?

– Et comment cela arrivera-t-il ?

– Ah ! là, il n’y a que les paroles deMiromar ! Il dit que tous les mauvais philtres se répandrontsur la terre : nous aurons la guerre, la famine, la peste, untremblement de terre, des inondations, des raz de marée… le tout seterminant dans une paix et une gloire indestructibles.

Les grandes banderoles pourprées traversaienttout le ciel. Vers l’ouest s’étendait une lueur rougeâtre, avec deséclats cuivrés menaçants. Enid frissonna.

– Nous avons appris une chose, dit Malone.C’est que deux âmes en qui existe l’amour véritable poursuiventleur éternité sans être séparées à travers toutes les sphères.Pourquoi dès lors toi et moi redouterions-nous la mort ? oucraindrions-nous ce que la vie ou la mort peuvent nousapporter ?

– Pourquoi, en effet ?murmura-t-elle.

APPENDICE

Note au chapitre II : – La clairvoyance dansles temples du spiritisme

Ce phénomène, tel qu’on peut le voir dans lestemples du spiritisme, varie grandement en qualité. Il est siincertain que de nombreuses congrégations l’ont complètementabandonné, car il devenait plutôt une cause de scandale qued’édification. En revanche, en diverses occasions – les conditionsétant bonnes, l’assistance en sympathie et le médium bien disposé –les résultats ont été surprenants. J’étais présent le jour oùM. Tom Tyrell, de Blackburn, ayant été appelé soudainement àDoncaster, ville qu’il ne fréquentait pas, obtint non seulement lesdescriptions mais même les noms de plusieurs personnes qui furentreconnues par les différents assistants à qui elles étaientdésignées. J’ai entendu aussi M. Vout Peters donner quarantedescriptions dans une ville étrangère (Liège) où il n’avait jamaismis les pieds, avec un seul échec qui s’expliqua par la suite. Detels résultats dépassent de loin les coïncidences. Leur vraieraison d’être reste à déterminer, quelle qu’elle soit. J’ai euquelquefois l’impression que la vapeur qui devient visible comme unsolide dans l’ectoplasme peut dans son état le plus volatil remplirla salle, et qu’un esprit venant dans elle peut faire acte deprésence, de même qu’une étoile filante invisible se fait voirquand elle traverse l’atmosphère de la Terre. Cet exemple n’estévidemment qu’une analogie, mais il suggérera peut-être une lignede pensée.

Je me rappelle avoir assisté en deux occasionsdans Boston (Massachusetts) au spectacle d’un clergyman donnant dela clairvoyance avec plein succès sur les marches de l’autel. Celame frappa en tant qu’admirable reproduction de ces conditionsapostoliques où on enseignait « non seulement par le verbe,mais aussi par le pouvoir ». Tout ceci doit être réintégrédans la religion chrétienne pour que celle-ci soit revitalisée etrecouvre son prestige. Ce n’est pas, toutefois, l’œuvre d’un jour.Nous avons moins besoin de foi que de savoir.

Note au chapitre VIII : – Les esprits liés à laterre

Ce chapitre sera peut-être considéré commesensationnel, mais en fait il ne contient nul incident dont je nepuisse citer la référence. L’incident de Nell Gwynn, mentionné parlord Roxton, me fut relaté par le colonel Cornwallis West, qui mecertifia qu’il s’était produit dans l’une de ses maisons decampagne. Des visiteurs avaient rencontré l’apparition dans lescouloirs, et ensuite, lorsqu’ils ont vu le portrait de Nell Gwynnsuspendu dans le salon, s’étaient écriés : « Voilà lafemme que nous avons rencontrée ! »

L’aventure du terrible occupant de la maisondésertée a été tirée, avec très peu de modifications, d’uneexpérience de lord Saint-Audries dans une maison hantée près deTorquay. Ce vaillant soldat a lui-même conté l’anecdote dans leWeekly Dispatch (décembre 1921), et elle a étéadmirablement reprise par Mme Violet Tweedale dansPhantoms of the Dawn. Quant à la conversation entre leclergyman et l’esprit lié à la terre, le même auteur en a décritune semblable dans son récit des aventures de lord et lady Wynfordau château de Glamis (Ghosts I haveseen).

D’où un tel esprit tire-t-il ses ressourcesd’énergie matérielle ? C’est un problème qui reste à résoudre.Il les tire probablement d’un individu médiumnique du voisinage.Dans le cas intéressant cité dans le récit par le révérend CharlesMason et très attentivement observé par la Société de recherchespsychiques à Reykjavik, en Islande, la formidable créature liée àla terre a proclamé d’où elle avait tiré sa vitalité. L’homme, deson vivant, était un pécheur au caractère rude et violent ; ilse suicida. Il s’était attaché au médium, le suivait dans lesséances de la société, provoquait des frayeurs et des troublesindescriptibles ; il fut enfin exorcisé par les moyens quej’ai reproduits dans mon récit. Un long compte rendu a été publiédans Proceeding of the American Society of PsychicResearch, et aussi dans l’organe du Collège psychique,Psychic Research, de janvier 1925. Signalons que l’Islandeest très en avance pour la science psychique, si l’on tient comptede sa population et des possibilités, elle est probablement à latête de tous les pays du monde ! L’évêque de Reykjavik présidela Société psychique : voilà une leçon pour nos propresprélats, dont l’ignorance de problèmes pareils frise le scandale.Bien que ce sujet traite de la nature de l’âme et de son destindans l’au-delà, on trouve moins de gens pour l’étudier parmi nosguides spirituels que dans toute autre profession.

Notes aux chapitres IX et X : – Les cercles desauvetage

Les scènes contenues dans ce chapitre sonttirées de l’expérience personnelle ou de rapports émanantd’expérimentateurs consciencieux et dignes de foi. Parmi ceux-ci,je citerai notamment M. Tozer, de Melbourne, etM. McFarlane, de Southsea ; tous deux ont tenu descercles méthodiquement voués à ce but : procurer de l’aide auxesprits liés à la terre. Des récits détaillés d’expériences quej’ai personnellement vécues dans ses cercles figurent dans leschapitres IV et VI de mes Wanderings of aSpiritualist[11]. Je puis ajouter que dans moncercle familial, avec ma femme pour médium, nous avons eu leprivilège d’apporter de l’espoir et du savoir à quelques-uns de cesêtres malheureux.

Des comptes rendus complets d’un certainnombre de ces entretiens dramatiques pourront être trouvés dans lescent dernières pages du livre de feu l’amiral Usborne Moore,Glimpses of the New State. Il doit être précisé quel’amiral n’était pas personnellement présent à ces séances, maisqu’elles lui furent racontées par des gens en qui il avait touteconfiance et que la confirmation lui en fut donnée par lesdéclarations manuscrites des assistants. « Le caractèresupérieur de M. Leander Fisher, a dit l’amiral, suffit àtémoigner de leur authenticité. » Le même compliment peuts’appliquer à M. E. G. Randall, qui a livré à la publicitébeaucoup de cas semblables : il est l’un des plus grandsavocats de Buffalo, et M. Fisher est professeur de musiquedans cette ville.

L’objection naturelle est que, compte tenu del’honnêteté des enquêteurs, toute l’expérience peut être de quelquefaçon subjective et n’avoir aucun rapport avec les faits réels.Traitant de cela, l’amiral déclare : « J’ai fait desrecherches pour savoir si l’un de ces esprits, amenés pourcomprendre qu’ils avaient pénétré dans un nouvel état deconscience, avait été identifié de manière satisfaisante. Laréponse est celle-ci : beaucoup ont été repérés, mais, aprèsque plusieurs vérifications ont été faites, on a jugé inutile depoursuivre les enquêtes touchant les parents et les lieuxd’habitation sur terre des autres. De semblables recherches exigentbeaucoup de temps et de peine ; chaque fois qu’on y a procédé,elles ont toujours abouti au même résultat. » Dans les cascités, il y a le prototype de la femme du monde qui mourut pendantson sommeil, comme mon récit l’a dépeinte. Dans tous ces exemples,l’esprit qui retournait sur la terre n’avait pas réalisé que sa vieterrestre était terminée.

Le cas du clergyman et du marin duMonmouth a été soulevé en ma présence au cercle deM. Tozer.

Le cas dramatique où l’esprit d’un homme –c’était le cas de plusieurs à l’origine – s’est manifesté au momentmême de l’accident qui a provoqué sa mort, et où les noms ont étéensuite vérifiés dans un article de journal, est donné parM. Randall. Un autre exemple, fourni par la même source, ferapeut-être réfléchir ceux qui n’ont pas réalisé combien l’évidenceest manifeste, et comme il nous est nécessaire de reconsidérernotre opinion sur la mort. C’est dans The Dead have NeverDied :

« Je rappelle un incident que je dédieaux matérialistes à l’état pur. J’étais l’un des exécutantstestamentaires de mon père ; après sa mort et le partage deses biens, il me parla de l’au-delà et me dit que j’avais négligéun détail qu’il tenait à me signaler. Je répondis :

– Vous avez toujours eu l’esprit axé sur lathésaurisation. Pourquoi occuper un temps qui est si limité àdiscuter de votre bien ? Il a été divisé et réparti.

– Oui, m’a-t-il répondu. Je le sais, mais j’aitrop durement travaillé pour amasser de l’argent, et je ne veux pasqu’il soit perdu ; il y a un avoir qui subsiste et que tu n’aspas découvert.

– Eh bien ! fis-je, si c’est exact,donnez-moi les détails. Il m’a dit :

– Quelques années avant ma mort, j’ai prêtéune petite somme à Suzanne Stone, qui habitait en Pennsylvanie, etje lui fis signer un billet à ordre au vu duquel, d’après les loisde cet État, j’étais autorisé à réclamer un jugement tout de suitesans procès. J’étais vaguement anxieux à propos de ce prêt :avant que la date ne fût venue à expiration, j’ai pris le billet àordre et je l’ai expédié au greffier d’Erie, en Pennsylvanie ;il a obtenu aussitôt le jugement, qui s’est traduit par unehypothèque sur sa propriété. Dans mes livres de comptes, il n’y aaucune référence à ce billet ni au jugement. Si tu te rends chez legreffier d’Erie, tu trouveras le jugement enregistré, et je tiens àce que tu récupères la somme. Il y a encore beaucoup d’autreschoses que tu ne connais pas ; en voilà une.

Ce renseignement, venu par un tel canal, mesurprit grandement. Je réclamai une copie du jugement ; ilavait été enregistré le 21 octobre 1896, et, avec la preuve de ladette, j’obtins du débiteur soixante-dix dollars avec les intérêts.Je me pose une question : quelqu’un avait-il été au courant dela transaction en dehors des signataires du billet à ordre et dugreffier à Erie ? Moi, en tout cas, je l’ignorais. Je n’avaisaucune raison de soupçonner qu’elle avait existé. La voix de monpère a été en cette occasion parfaitement reconnaissable. Je citecet exemple à l’intention de ceux qui mesurent tout du point de vuede l’argent. »

Les plus frappantes, toutefois, de cescommunications posthumes sont relatées dans Thirty Years Amongthe Dead par le Dr Wickland, de Los Angeles.

Le Dr Wickland et son héroïque épouse ontfait un travail qui mérite de la part de tous les médecinsaliénistes la plus vive attention. S’il poursuit son idée, et toutporte à croire qu’il le fera, non seulement il révolutionneratoutes nos conceptions sur la folie, mais encore il modifieraprofondément notre système de criminologie, il montrera que nousavons puni des gens comme criminels alors qu’ils étaient plusdignes de compassion que de réprimandes.

Il a formulé l’avis que de nombreux cas defolie étaient dus à une obsession d’entités non développées et il atrouvé, par une méthode d’investigation qui ne m’apparaît pasclairement, que ces entités étaient excessivement sensibles à del’électricité statique, quand celle-ci traverse le corps qu’ellesont envahi. Il a basé son traitement sur cette hypothèse, et il aobtenu des résultats remarquables. Le troisième facteur dans sonsystème a été la découverte que ces entités acceptaient plusfacilement de se laisser déloger si un corps vacant se trouvait àproximité pour leur offrir un refuge temporaire. Et là s’expliquele qualificatif « héroïque » que j’ai accolé au nom deMme Wickland : cette dame charmante etcultivée s’assied en transe hypnotique à côté du sujet, prête àaccueillir l’entité quand elle est chassée de sa victime. Et c’està travers les lèvres de Mme Wickland que sedéterminent l’identité et le caractère des esprits nondéveloppés.

Le sujet est attaché sur une chaiseélectrique ; il faut l’attacher, car beaucoup de fous sontviolents ; le courant est mis et passe ; il n’affecte pasle malade, puisqu’il s’agit d’électricité statique, mais il causede gros soucis à l’esprit parasite, qui court se réfugier bientôtdans la forme inconsciente de Mme Wickland. Alorss’engagent les stupéfiantes conversations qui sont rapportées dansle livre. L’esprit est mis par le docteur sur la sellette,admonesté, instruit, et finalement renvoyé soit sous la garde d’unesprit secourable qui supervise l’interrogatoire, soit à la charged’un assistant plus solide qui lui fera échec s’il ne se repentpas.

Pour le savant qui n’est pas familiarisé avecles problèmes psychiques, une argumentation semblable paraîtinsensée, et je ne saurais moi-même certifier que leDr Wickland a prouvé en fin de compte sa théorie maisj’affirme que nos expériences dans les cercles de sauvetagetournent autour de la même idée générale, et qu’il a effectivementguéri des cas désespérés. De temps à autre une confirmationformelle se produit : ainsi, dans le cas d’un esprit femellequi se lamentait parce qu’elle n’avait pas assez pris de phénol lasemaine précédente, le nom et l’adresse avaient été correctementdonnés.

Apparemment, tout le monde n’offre pas unchamp libre à cette invasion, seuls sont disposés à l’accueillirles hommes et les femmes qui sont d’une manière ou d’une autre dessensibles psychiques. Quand cette découverte sera pleinementvérifiée, elle sera à la base de la psychologie et de lajurisprudence de l’avenir.

Note au chapitre XII : – Les expériences duDr Maupuis

Le Dr Maupuis du récit est, comme toutamateur de recherche psychique l’aura deviné, feu le Dr Geley,auquel un travail splendide assure une réputation immortelle.C’était un cerveau de premier ordre, et son courage moral luipermettait de faire face avec tranquillité au cynisme et à lalégèreté de ses critiques. Avec un jugement rare, il n’alla jamaisau-delà du point où les faits le portaient, mais il ne recula pasd’un pouce du point le plus extrême que justifiaient sa raison etl’évidence. Grâce à la munificence du M. Jean Meyer[12], il avait été placé à la tête del’Institut métapsychique, qui était admirablement équipé pour letravail scientifique, et il utilisa à plein cet équipement. Quandun Jean Meyer anglais apparaît, il n’obtient rien contre son argents’il ne choisit pas un cerveau ouvert au progrès pour diriger samachine. La grosse dotation faite à la Stanford University deCalifornie a été pratiquement gaspillée parce que ses dirigeantsn’étaient ni des Geley ni des Richet.

L’histoire du pithécanthrope est tirée duBulletin de l’Institut métapsychique. Une dame bien connuem’a décrit comment ce monstre s’était placé entre elle et savoisine ; elle avait osé poser sa main sur la peau aux poilshirsutes. Un compte rendu de cette séance a été inséré dans lelivre de Geley : L’Ectoplasme et la Clairvoyance. Ony voit une photographie représentant un étrange oiseau de proie surla tête du médium. Il ne saurait évidemment pas être question icid’imposture.

Ces divers animaux peuvent prendre des formestrès bizarres. Dans un manuscrit non publié du colonel Ochorowitz,que j’ai eu le privilège de lire, il y a des descriptions dedéveloppements qui sont formidables, mais qui ne présentent aucunsigne de parenté avec les créatures que nous connaissons.

Puisque des formes animales de cette natureont été matérialisées sous le pouvoir médiumnique aussi bien deKluski que de Guzik, leur formation semble dépendre plutôt de l’undes assistants que du médium, à moins que nous ne puissions lesdisjoindre entièrement du cercle. Un axiome est très répandu chezles spirites : les visiteurs spirituels d’un cerclereprésentent en gros la tendance mentale et spirituelle du cercle.Ainsi, en près de quarante années d’expériences, je n’ai jamaisentendu un mot obscène ou blasphématoire à une séance, parce queces séances étaient conduites d’une manière respectueuse etreligieuse. Une question peut donc se poser : les assistantsqui viennent pour des buts purement scientifiques et expérimentaux,mais qui ne reconnaissent nullement la signification religieuse quicoiffe tous ces phénomènes, ne suscitent-ils pas les manifestationsles moins désirables du pouvoir psychique ? Cependant, letempérament supérieur d’hommes tels que Richet et Geley permettaitd’escompter que la tendance générale serait bonne.

Sans doute avancera-t-on qu’un problème quiimplique des possibilités pareilles devrait être laissé de côté. Laréponse serait, me semble-t-il, que ces manifestations sontheureusement assez rares, alors qu’au contraire le réconfortqu’apportent les esprits illumine quotidiennement des milliers devies. Nous n’interromprons pas notre exploration parce que le paysexploré contient quelques créatures néfastes. Renoncer à l’étudedes phénomènes psychiques équivaudrait à les abandonner aux forcesmauvaises, tandis que nous nous priverions de ce savoir qui nousaide à les comprendre et à en mesurer toutes les conséquences.

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