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Au Pôle et autour du Pôle – Dans les glaces – Voyages, explorations, aventures – Volume 17

Au Pôle et autour du Pôle – Dans les glaces – Voyages, explorations, aventures – Volume 17

de Louis Noir

PRÉFACE

Après tant d’explorateurs, qui ont voulu atteindre le pôle, voici qu’un prince de la maison de Savoie a entrepris d’y arriver, en poussant avec son navire aussi loin que possible à travers les floës (glaçons agglomérés) et les icebergs(montagnes de glace) ; puis en montant des traîneaux attelés de chiens.

Le prince est parti de ce raisonnement qui ne manque pas de justesse.

Il s’est dit :

« Nansen quitta son navire le Fram avec deux traîneaux, insuffisamment attelés, par conséquent n’emportant pas assez de vivres.

» Si Nansen avait trop peu de chiens pour son voyage en traîneau au pôle, c’est parce qu’il eut hâte de longer en été, par mer libre, les côtes sibériennes.

» Il n’eut pas et ne prit pas le temps de se rendre au point de la côte où un Russe de ses amis l’attendait avec une meute nombreuse et vigoureuse.

» Chiens de Samayèdes, admirablement préparés au service que l’on attendait d’eux et au climat à subir.

» Cependant, dans les mauvaises conditions oùil se trouvait, Nansen parvint à quatre-vingts lieues du pôle.

» Mais ses chiens, surmenés vu leur petitnombre, crevèrent un à un d’épuisement.

» Nansen ne put donc arriver au pôle nordqu’il touchait presque.

» Il fit la retraite admirable que l’onconnaît et qui lui vaut l’estime du monde entier et la fortunehonorable qu’il a gagnée.

» Mais, de son voyage à travers les glaces, ilressort qu’avec un nombre de chiens suffisant, il aurait planté sondrapeau sur le pôle nord.

» Si donc j’arrive sur la banquise avec unemeute nombreuse, j’aurai toutes les chances de planter, moi, princede la maison de Savoie, le drapeau italien sur le pôle ».

Et, sur ce raisonnement fort juste, le princes’est embarqué.

Il est en route.

À cette heure, il a embarqué (dernièresnouvelles) ses cent chiens samayèdes aux longs poils et s’est lancédans les glaces.

De lui, pas de nouvelles à espérer avant deuxans.

Trois ou quatre ans peut-être.

Atteindra-t-il le pôle ?Probablement.

Il mettra toute l’énergie d’un espritvigoureux qui a conçu et mûri un grand projet et lui sacrifietout.

Mais si le raisonnement sur lequel il se baseparaît très plausible, il n’en faut pas moins compter sur desaléas.

Les accidents d’abord.

Puis la santé.

Le monde ne va pas moins se préoccuper de cegénéreux prince italien, jusqu’au jour où nous connaîtrons lerésultat de sa noble tentative ; on éprouvera les mêmesangoisses que pour les malheureux Franklin et Andrée et pourl’heureux Nansen, le glorieux fils de la Norvège.

Mais, d’ores et déjà, on sait que le princeest devancé.

M. d’Ussonville a atteint le pôle.

Et il n’est pas le premier.

Deux fois, avant lui, nos lecteurs le savent,le drapeau français a flotté sur le pôle nord.

Aussi M. d’Ussonville ne revendique-t-ilpas l’honneur d’avoir découvert le pôle, mais celui d’avoir eul’idée hardie et pratique d’en rendre l’accès facile.

Ses hôtels, établis de distance en distance,forment une ligne de gîtes d’étape pour traîneaux jusqu’au bord dela grande banquise polaire qui repose sur l’océan boréal.

Cette banquise étant toujours en mouvement parsuite de l’action des vents, des marées et des courants, son pointrecouvrant le pôle aujourd’hui est déplacé le lendemain.

Le pôle fixe est à une profondeur de deuxmille mètres sous la mer.

On peut donc atteindre le pôle, mais non yséjourner.

Encore moins peut-on y fonder un établissementfixe tel qu’un hôtel.

Voilà ce que le prince constatera s’il yarrive avec ses traîneaux.

Mais du dernier hôtel de M. d’Ussonville,on monte dans un traîneau conduit par deux Esquimaux, guides surset expérimentés, et en une seule traite, on arrive au pôle.

On dresse les tentes de cuir, on se couche et,quand on s’éveille, on n’est plus au pôle ; la banquise amarché.

Mais on n’a pas moins dormi au-dessus du pôlefixe.

Voilà donc le but de M. d’Ussonvilleatteint. Permettre aux touristes d’arriver facilement au pôlenord.

Chapitre 1LES PREMIERS TOURISTES. – VITESSE FOUDROYANTE L’épisode qui précèdece récit a pour titre : Une Française captive chez lesPeaux-Rouges.

Nous sommes à Paris.

Chez Véfour, au Palais-Royal.

Dîner fin offert par le comte de Rastignac àdes amis et à leurs femmes.

La petite comtesse de Rastignac, fille ducomte, en est.

Dîner d’adieu !

Mais on ne le sait pas encore.

Très drôle, la petite comtesse.

Autant d’esprit que Gyp, ce qui n’est pas peudire.

Elle écrit dans différents journaux et l’on sedispute ses articles.

Ils sont frappés au coin del’originalité ; elle ne voit pas comme tout le monde ;elle a le don de pénétrer du regard au fond des choses et dedécrire avec humour les découvertes qu’elle fait.

L’acuité de sa vision est telle qu’on l’asurnommée en riant : Le Rayon X.

Elle signe, du reste, R. X.

Elle a l’esprit hardi, mordant etsatyrique ; nul ne tourne mieux les gens en ridicule et elles’est fait de nombreux ennemis dont elle se moque.

Elle a coiffé sainte Catherine, comme elle ledit en riant.

Inmariable !

Pourquoi ?

Trop difficile.

Elle l’avoue.

Comment épouser un prétendant sur le compteduquel elle ne peut avoir aucune illusion, étant donné son génied’investigation psychique qui met les âmes à nu.

Tous ceux qui avaient voulu l’épouser, avaientété devinés, déchiquetés, analysés, feuilletés de fond encomble.

Celui-ci ?

Brillante nullité.

Celui-là ?

Un ambitieux qui ferait fond sur la réputationde sa femme pour arriver.

Et cet autre ?

Un sot cachant sa niaiserie sous des dehorsmondains.

Et ce superbe capitaine ? Cerveaucreux.

Les années se passaient ; la petitecomtesse ne se mariait pas.

Elle n’y tenait pas du tout.

– Je ne voudrais pas, disait-elle, d’un hommequi ne serait pas le maître et je ne pourrais pas supporter unmaître.

Peut être ne se pressait-elle pas, parcequ’elle restait extraordinairement jeune.

Brune aux yeux bleus, au teint mat, au profillégèrement aquilin, un peu cruel, ce qui expliquait les motssanglants dont elle cinglait les gens, elle avait l’éclat de rirefranc et sonore, la physionomie mobile et gaie et personne ne luiaurait donné plus de dix-huit ans.

La reine douairière de Hollande, que sesarticles amusaient fort, s’était écriée en la voyant dans unsalon :

– Comment, c’est elle !

» Mais c’est une enfant.

– Votre Majesté veut dire une gamine, rectifiaHuysmans qui se trouvait là.

Quant au père, le comte de Rastignac, c’étaitun drôle de type.

Gros, rieur, très jovial, avec une tête trèsbourbonnienne, il était sans préjugés d’aucune sorte.

Il tenait son rang avec beaucoup de tact et dedistinction.

Personne n’aurait osé lui manquer derespect.

Et cependant il mettait tout le monde à l’aisetout en maintenant chacun à sa place avec à propos.

Physiquement et par la tournure de son esprit,il ressemblait au Régent.

Très brave, comme lui, il mettait volontiersl’épée à la main mais il se battait en riant.

Le comte avait belle fortune ; mais iln’aimait ni le faste, ni le grand train de maison, sans que l’onpût le suspecter d’avarice.

Il savait donner.

Plus d’un artiste dans l’embarras l’avait vuentrer dans son atelier, choisir un tableau et le payer largement,uniquement pour le sortir de la gêne.

Il était grand amateur de voyages et sa filleavait les mêmes goûts ; ils avaient fait plus d’une fois letour du monde par différents itinéraires.

Le comte disait :

– Il faut voir les gens chez eux.

» Un Chinois qui est en France, n’est plus unChinois.

Combien il avait raison !

Quand on fut au champagne,M. de Rastignac dit à ses amis :

– Ça, j’espère que nous allons boire à monprochain voyage.

– Comte, vous partez ?

– Oui.

– Avec la comtesse ?

– Oui.

– Et vous allez ?

– Au pôle nord.

On se mit à rire.

– Là ! là ! fit-il.

» Calmez-vous.

» Votre hilarité n’est pas de saison et nousallons bien réellement au pôle.

» Et c’est facile.

– Comte, vous plaisantez agréablement.

– Non pas.

» Vous connaissez tous d’Ussonville ?

– Oui ! oui !

» L’homme aux milliards !

– Mon ami d’Ussonville s’est mis en têted’établir depuis l’embouchure du Mackensie jusqu’au pôle une ligned’hôtels gîtes d’étape.

» Entre chaque hôtel, il y a de cinquante àsoixante lieues de distance.

» C’est un trajet de douze heures en traîneauavec bons repas en route et bon gîte à l’arrivée.

» Or, ce projet est en bonne voie deréalisation, car d’Ussonville m’a télégraphié :

« Deuxième hôtel polaire construit dansl’île de Banks 75e degré latitude nord.

»Partons pour l’extrémité nord-est de l’îleMelleville, 77e degré.

»Y construirons troisième hôtel.

»Quatrième hôtel, île Bathuret.

»Cinquième, Nouvelle-Cornouaille.

»Sixième, Terre Ellesmère.

»Septième, Terre Gruelt.

»Huitième, Terre de Grant.

»Neuvième, île Lookwood au 83c degré à 30lieues du pôle.

»Au delà, l’inconnu.

»Mes premiers hôtels attendent destouristes. »

– Quel homme, ce d’Ussonville !

– Extraordinaire !

– Il y arrivera, au pôle.

– Il en est bien capable !

Le comte levant son verre :

– Messieurs, à mon ami d’Ussonville !

On répéta le toast avec enthousiasme et l’onvida les coupes.

Le comte reprit :

– J’ai calculé que j’avais le temps d’arriverà l’embouchure du Mackensie avant l’embâcle.

» Je pars demain.

» Je m’embarque au Havre.

» J’arrive à New-York en 7 jours.

» En quarante-huit heures je traverse lamoitié de l’Amérique par la grande ligne américainetranscontinentale.

» J’arrive au lac Vinnipeg.

» Un vapeur commandé par télégramme m’yattendra.

» Il me conduira rapidement jusqu’auprès dulac Nelson.

» Là, il y a un court partage.

» Du lac Nelson un autre vapeur me conduira aulac de la Hache.

» Là encore un partage.

» Mais je remonte en vapeur au lac Athabascaet je parcours tout le Mackensie jusqu’à son embouchure.

» Là, je trouve le premier hôtel polaire et jem’y repose un peu.

» Ensuite je gagne successivement les autreshôtels dont le dernier sera peut-être construit ; auquel cas,j’irais au pôle.

» Je dis : j’irais. Je rectifie.

» Nous irions, puisque ma fille m’accompagnedans ce beau voyage.

– Comte, je pars avec vous.

Celui qui faisait cette déclaration était unjeune diplomate autrichien, fort riche, apparenté aux Metternich,M. de Jellalich.

Il était entré dans la diplomatie pour avoirl’air de faire quelque chose.

Au fond, dévoré du désir de voir le monde etse faisant envoyer dans les capitales où d’autres se seraientmortellement ennuyés.

À Pékin, par exemple.

À Lima tout récemment.

À Rio-Janeiro, d’où il venait de revenir avecun congé.

Il s’était marié avec une Viennoise blonde,langoureuse et charmante.

Très douce.

« Un peu poupée de Nuremberg »disait la petite comtesse.

Elle aimait beaucoup son amieMme de Jellalich ; mais elle s’enmoquait.

Trop sentimentale, la Viennoise !

Gretchen !

Aussi pourquoi diable avait-elle une passionridicule pour son mari.

Elle lui faisait la guerre à ce sujet, luidisant que c’était aux hommes à aimer les femmes et à celles-ci dese faire adorer.

La tendre Viennoise était inguérissable.Jellalich, petit-fils du général hongrois de ce nom, célèbre sousle premier Empire, était un beau type de sa race.

Beaux yeux noirs.

Figure d’un oval très élégant aux traitsaccentués.

Moustaches de houzard très longues.

Une figure bien plus martiale que diplomatiqueet d’expression très énergique.

Il aurait voulu être officier, faire sacarrière militaire, mais dans la famille des Jellalich, l’aînéétait toujours diplomate, le second soldat, le troisièmeecclésiastique.

Jamais on ne dérogeait à cette règleinflexible et il avait dû s’y conformer.

C’est qu’aussi un diplomate a besoin deparaître, il faut de la fortune et l’aîné des Jellalich jouissaitd’un majorat.

Ambassadeur, il pouvait faire très grandefigure à l’étranger.

Et il était de tradition que le Jellalichdiplomate devînt ambassadeur.

Quand celui ci eut déclaré qu’il allait aupôle, la petite comtesse se mit à rire.

– Louise, dit-elle àMme Jellalich, c’est le moment de chanter, commedans la complainte de Marlborough :

Vos beaux yeux vont pleurer,

Vos beaux yeux vont pleurer.

– Pourquoi ?

– Votre adoré part au pôle.

Tu nous quittes et tu t’en vas

Tu t’en vas et tu nous quittes !

» Autre complainte.

– Mais… je le suis…

– Au pôle ?

– Partout !

– Louise, vous n’y pensez pas ! protestaJellalich.

» Au pôle… vous !

– Renée y va bien.

– Mais, je suis un garçon manqué ! dit enriant la petite comtesse.

– Et moi une femme décidée à ne jamaisabandonner son mari.

Jellalich se réserva de combattre plus tardcette résolution de sa femme.

Elle devina sa pensée.

Au garçon qui servait le champagne, elledit :

– Donnez-moi de quoi écrire.

Et quand elle eut le buvard ouvert devantelle, au garçon elle dit :

– Faites monter le chasseur.

Jellalich :

– À qui donc écrivez-vous ?

– À ma femme de chambre, pour qu’elle fassemes malles, puisque c’est demain matin que nous partons.

» Je suppose que vous allez aussi donner desordres à Jean.

– J’allais l’oublier.

» Mais puisque vous tenez la plume, donnez cesordres vous-même.

Il échangea un regard avec la petite comtesseet lui fit un signe qui signifiait :

– Rien ne la fera changer de résolution ;je la connais.

– Madame, dit le comte, n’emportez pas trop debagages.

Elle sourit.

– Le strict nécessaire ! dit-elle.

» S’il me manque quelque chose, je l’achèteraià New-York.

» On s’y habille, je suppose.

» N’étant pas Parisienne, je ne me figure pasqu’il n’y a qu’à Paris que l’on puisse trouver des toilettesélégantes.

» À Vienne, à Buda-Pesth, à Munich, à Londres,on trouve d’excellents tailleurs pour dames, croyez-le bien, chèreamie.

Elle s’adressait à la petite comtesse.

Mais celle-ci, Parisienne dans l’âme, s’écriadédaigneusement :

– De l’élégance, hors de Paris,peut-être ! Du chic, jamais !…

Tout le monde rit, tant elle mit de convictiondans cette profession de foi !

Mme Jellalich dittranquillement :

– Je ne tiens pas, moi, à avoir ce que vousappelez du chic.

» Je suis souvent choquée comme femme envoyant des femmes du monde chercher à avoir du chic comme desparvenues.

» Je me passe du chic très volontiers.

– C’est la fable du renard et desraisins ! ma très chère.

– Non !

» Le renard voulait les raisins.

» Moi je ne tiens pas du tout au chic.

La calme riposte de la Viennoise mit lesrieurs de son côté.

La petite comtesse, en prit un peu la moucheet bouda.

Mme de Jellalich ne parutpas s’en apercevoir.

Elle termina sa lettre et la donna au chasseurpour la porter.

Mais un des convives dit auchasseur :

– Attendez donc !

Et il demanda le buvard…

À son tour il écrivit, puis il passa la plumeà sa femme.

Auparavant, ils s’étaient consultés tous lesdeux à voix basse.

Un couple très remarquable.

M. Désandré était un sportman enragé etmadame une sportwoman plus enragée encore que monsieur.

Fort riches !

Mais pas de train de maison.

Petit hôtel commode, femme de chambre, valetde chambre, un cocher pour un coupé et un chef de cuisine, c’étaittout, comme maison.

Mais en revanche, chevaux de selle magnifiquespour monsieur et pour madame ; yacht sur Seine avec équipagebreton ; bicyclettes ; salle d’escrime, de boxe, degymnastique, etc., etc.

Tout ce qui regardait les sports lesintéressait, et ils suivaient les chasses à courre de l’équipagedes Lebaudy.

Et toutes les manies des gens qui s’adonnentaux sports.

Braves gens, du reste.

Bonnes gens !

Mais nuls.

Le sentant, désirant être quelque chose etattirer l’attention.

Prêts à tout pour cela.

Très modistes, c’est-à-dire esclaves desmodes, fussent-elles ridicules ?

Raides en public, gourmés, ayant de la tenueavec rigueur, parce qu’ils ne pouvaient valoir que par lesapparences.

Très bons au fond.

Mais pas d’idées !

Monsieur empruntait les siennes auGaulois, madame au Figaro.

Ne regardaient au Salon que les toilesrecommandées par leur journal, ne voyaient que par leur journal, etencore étaient-ils loin de tout lire, ne comprenant pas.

Dans l’intimité, le masque tombait et on setrouvait en présence d’excellentes personnes que l’on finissait paraimer beaucoup, car ils se mettaient en quatre pour obliger leursamis.

Mais combien drôles, quand ils paradaientdevant la foule.

Et voilà que, ayant écrit leur lettre, le maridit d’un air fin :

– Et nous aussi, nous allons aupôle !

– Alors, dit en riant la petite comtesse, lepôle est à la mode.

– Nous allons le lancer ! ditMme Désandré. Tout le monde voudra y aller, quandon saura que nous y sommes.

– Il en a une chance, le pôle, d’être patronnépar vous…

– Il est de fait que, quand nous adoptons unemode, tout Paris l’adopte aussi.

C’était là une des illusions des Désandré. Etla femme de dire :

– Va-t-on parler de nous !

» Les journaux annonceront notre départ.

» Et au retour donc !

» Quel succès !

Pauvres gens !

Ils allaient au pôle par vanité, pour que leTout-Paris s’occupât d’eux.

Quel vide dans ces cervelles-là !M. de Rastignac dit en souriant :

– La nuit porte conseil. Peut-êtreréfléchirez-vous.

» Si vous persistez demain matin, rendez-vousà la gare Saint-Lazare.

» Il se fait tard pour gens qui ont besoin dedormir pour se lever de bonne heure.

» Garçon, l’addition !

M. de Rastignac paya et les convivesprirent congé les uns des autres.

Chapitre 2EN VOYAGE

Le lendemain, tout le monde était exact aurendes-vous.

On monta dans un wagon-salon retenu parM. de Rastignac.

Lui en complet très simple.

La petite comtesse, vêtue comme si elle serendait à une partie de campagne sans cérémonie ; ilsfaisaient toujours simplement les choses, sans affecter lasimplicité.

M. Jellalich était très élégamment vêtucomme toujours.

Point d’exagération toutefois.

Sa femme un peu emmitouflée à la façonallemande.

Mais les Désandré étaient en grande tenue devoyage.

On eût dit que monsieur et madame partaientpour la chasse.

Guêtres, melon pour monsieur, chapeau defeutre pour madame, habits de velours pour tous les deux,ceinturons de cuir jaune, tout le trimbalin prétentieux du chasseurparisien amateur qui veut poser au nemrod.

Et, en sautoir, le sac de voyage.

En poche, le Figaro et le Gaulois, prévenus àtemps, déjà parus…

Et, quand on fut dans le wagon, ils montrèrentles deux feuilles à leurs amis.

– Voyez ! Dans les échos.

» Notre voyage est annoncé !

» On ne va s’occuper que de ça aujourd’huidans Paris.

Et les Désandré passèrent la revue de tousceux « qui en seraient bien étonnés ».

M. Jellalich et M. de Rastignaclurent les journaux.

La petite comtesse s’amusa d’un livre de Gypqui venait de paraître.

Mme Jellalich se délecta d’unroman sentimental.

Deux heures après, on annonçait que ledéjeuner était prêt.

Wagon-restaurant. Excellente cuisine. Bonsvins.

Causerie au fumoir.

Puis, à nouveau, lectures.

Ah ! les riches ont une façon biencommode de voyager.

On arrive sans s’en douter.

On descend au Havre pour s’embarquerimmédiatement.

Oh ! ces paquebots !

Quel luxe !

Cabines confortables, avec toilette etexcellents lits.

Salon et bibliothèques.

Toutes les revues, tous les journauxillustrés, tous les magazines, tous les périodiquesintéressants.

Piano.

Il est rare qu’il n’y ait pas de passagères,de passagers ayant du talent.

On chante.

Le soir, on danse.

Les repas sont succulents et le service estsomptueux.

Puis ce sont les promenades sur le pont et lescauseries à l’arrière.

On se distrait beaucoup par le jeu, et, entemps calme, par des parties de jeu sur le pont.

On fait connaissance avec les passagers, quivous racontent leur histoire.

Il semble, au bout de deux heures, que l’on seconnaît depuis des années.

Mais, une fois à paris, on s’oublie avec unerapidité extraordinaire.

Dans leur traversée, les voyageurs pour lepôle nord, eurent cette chance qu’une troupe d’opéra se rendant àNew-York pour de là faire une tournée en Amérique, était à bord etque cette troupe se composait d’artistes de beaucoup de talent.

Il y eut des représentations, des concerts etl’on passa le temps agréablement.

Peu de roulis.

Point de tangage.

Mer calme.

La Gironde, ce beau navire de 14omètres de long, poussé par ses puissantes machines, dévorait ladistance.

On filait à toute vitesse.

Seuls les grands oiseaux de mer pouvaientsuivre le navire.

Les marsouins, en se jouant, essayèrent delutter.

Si l’on en apercevait un troupeau à l’avant,il était bientôt dans les eaux du paquebot qu’il entourait en selivrant à des sauts désordonnés et amusants :

Mais il glissait dans le sillage, faisaiteffort pour se maintenir, cédait et disparaissait dans lelointain.

Mais toujours les mouettes planaient autour dela Gironde.

Ces oiseaux élégants, d’un vol si noble, d’uneimmense envergure pour leur petit corps, sont attirés par lepoisson que le passage d’un navire attire toujours à lasurface.

Ils adoptent un bâtiment à sa sortie du portet le suivent jusqu’à destination.

On les voit, à certaines heures, devancer levapeur, se poser sur les flots et s’y délasser pour reprendreensuite leur vol.

Mais les gros poissons leur rendent le malqu’ils font aux petits.

Souvent, on entend une bande de mouettes aurepos jeter des cris et s’envoler avec épouvante. C’est un requinou un autre vorace de la mer qui a happé l’une d’elles.

Et les cris de protestation éclatent,éternellement dérisoires.

Tu manges plus petit que toi et tu es mangépar plus gros que toi.

C’est la loi immuable de la nature pour lescarnivores.

Pendant la nuit, les mouettesdisparaissent ; elles dorment sur l’eau.

Vers huit heures du matin, chaque jour, ellesrattrapent le navire.

Aux environs de Terre-Neuve, on eut de vivesinquiétudes.

Brumes épaisses !

Temps bouché !

Ces brumes sont causées par la fonte desicebergs.

Montagnes de glace.

Au printemps et pendant tout l’été, ellesdescendent de la mer de Baffin et vont fondre dans les eaux tièdesdu Gulf-Stream, ce fameux courant d’eaux chaudes qui part du golfedu Mexique et bat Terre-Neuve d’une de ses branches.

Ces icebergs sont des pointes énormes deglaciers situés près des rivages.

On sait comment se forment les glaciers.

Une rivière sort de terre et ses eaux gèlenten région de neiges éternelles.

Cette glace ne fond pas, mais elle s’accumuleet marche, marche lentement, mais marche sans cesse, poussée parl’eau qui en dessous produit une poussée irrésistible.

Le savant Agussiz a indiqué le moyen demesurer la vitesse de marche d’un glacier et il a établi les loisde formation.

Les glaciers poussent, dans la mer, par suitede leur marche, leur pointe qui forme caps de formesdifférentes.

Or, cette pointe augmente toujours, s’enfoncetoujours.

On a cru longtemps que le cap de glaces, lefutur iceberg, à force de peser sur l’eau et d’y proéminer, secassait par suite de sa pesanteur et se détachait du glacier.

Grosse erreur.

C’est tout le contraire. L’eau casse laglace.

Celle-ci étant plus légère que l’eau de mer,de beaucoup, cette eau tend à la repousser ; la pressiondevient si forte, la repoussée en l’air se fait si puissante que lecap se casse, et, détaché du glacier, forme un iceberg qui flotte,et, par suite des vents dominants et des courants, tend toujours àpasser de la mer de Baffin, dans les eaux de Terre-Neuve.

Dès qu’il fait de la brume noire, une brume àcouper au couteau, le triple danger commence et l’angoisse serreles cœurs.

Ni marins, ni passagers n’y échappent.

Les vigies sont doublées.

Le capitaine ne quitte plus la passerelle, caron peut rencontrer un iceberg, la terre ou un autre navire.

On sait comment a péri laBourgogne !

Des trois rencontres, la plus périlleuse estcelle de l’iceberg.

La sirène siffle, mugit, ajoutant lesangoisses de l’oreille aux souffrances de l’œil ; mais lamontagne de glace n’entend rien.

Elle avance sourde et implacable.

Heureusement elle n’est pas tout à fait muetteet le clapotis des vagues avertit la vigie de son approche.

Alors on manœuvre pour l’éviter.

Et le passager voit avec terreur, un spectreblanc de formes très vagues passer à tribord ou à bâbord.

Il entend tout autour les plaintes sinistresdes flots qui rongent la base de l’iceberg ; c’est la mort quifrôle le vapeur en passant près de lui.

Et l’inéluctable loi de la concurrence à toutprix cause les grandes catastrophes, car la lutte est ardente entrecompagnies anglaises, américaines et françaises.

C’est à qui gagnera quelques heures sur lesautres lignes.

On peut faire tous les règlementspossibles ; ils seront impuissants.

Le voyageur veut arriver vite, dût-il yrisquer sa vie.

Et les compagnies doivent tenir compte decette impérieuse volonté.

Le remède ?

Il faudrait une entente internationale pourimposer des routes d’aller et de retour, avec très fortespénalités.

Les Anglais n’en veulent pas. Les Américainsnon plus.

La brume et les icebergs continuent à fairedes victimes.

Mais si la brume se lève, si le soleil éclaireun iceberg.

Quel éblouissement !

Sa forme la plus fréquente est celle d’unvieux château moyen âge, couvert de givre.

Le lent dégel a fait son œuvre de sculpteurhabile.

Il a découpé des clochetons, des tourelles,percé des mâchicoulis, fouillé des poternes.

On tombe en admiration.

Mais le dégel en dessous, par l’eau de mer, arongé la base du château fort.

Le défaut d’équilibre produit son inévitableeffet.

Tout à coup l’iceberg se retourne, soulevantd’énormes vagues et le grand paquebot danse comme une coquille denoix.

Quel spectacle !

Aussi M. Désandré eût-il, en face d’unede ces scènes grandioses, un mot qui était bien d’un sportmanparisien. Il dit :

– C’est aussi beau qu’au théâtre.

Et la petite comtesse qui l’entendit, rectifiarailleusement :

– Presque !

C’était bien là l’opinion de M. Désandré,car il ne protesta.

Bien loin de là !

Il excusa l’insuffisance de la nature endisant :

– Au théâtre, l’effet est toujours plusgrand.

Quand à Mme Désandré ellemanifesta son admiration, par ce mot :

– Ah ! mon ami, quellegaloupette !

Et la petite comtesse de dire :

– Ma chère, les icebergs, voyez-vous, ce sontles clowns de la mer !

Mme Désandré ne sentit pas cequ’il, y avait d’ironique dans ce mot.

– Très joli ! fit-elle. Les clowns de lamer ! Je le retiendrai, celui-là !

Ces bons Désandré !

Ils étaient à bord tout aussi à l’étiquettequ’à Paris.

Toilette matinale.

Toilette de déjeuner.

Toilette d’après-midi.

Toilette de dîner.

Toilette de soirée.

Et tirés à quatre épingles. Plus raides quedes Anglais. Plus compassés !

– Voyons, cher monsieur Désandré, disait lapetite comtesse, ne le faites donc pas tout le temps à la pose pourla dignité.

Mais lui :

– Ma chère enfant, je représente leJockey-Club et vingt-trois sociétés sportives ; je suis forcéde conserver une correction impeccable.

Correction impeccable !

C’était une de ces formules qu’il ramassaitdans un journal et dont il ornait son cerveau vide, comme certainsbourgeois croient orner avec des chromos leurs murs vides detableaux.

Oh ! les snobs !

Race impérissable.

Mais, en somme, le snob est encore uneimportation anglaise.

Nous avions le badaud, le jobard, deuxexcellents types bien français.

Et maintenant, ce triomphe de l’anglomanie,nous avons le snob !

Voilà pourquoi je hais tous les Anglais.

Chapitre 3NEW-YORK

New-York, la ville par excellence desÉtats-Unis, le Londres américain.

Se dresse en face de Brooklin qui s’élève dansl’île de Long-Island.

Longtemps rivales.

Aujourd’hui fraternellement réunies en unemême et seule cité.

Réunies par un pont qui est une merveille etsous lequel les plus grands navires passent toutes voilesdéployées.

Et superbe, colossale, imposante, pharemerveilleux, la Liberté éclairant le monde, de Bartholdi, faitplaner sur la rade ses flots de lumière symbolique.

Trois millions d’âmes.

Un commerce immense.

Tête de ligne du transcontinental qui l’unit àSan-Francisco.

En quatre jours, le train rapide noustransporte de l’Atlantique au Pacifique !

Dès que l’on a mis le pied dans cette ville,on se sent dans un monde nouveau.

L’œil cherche vainement les fiacres, lesomnibus, tout le vieil attirail roulant des villes européennes.

Plus de traction animale.

Tout par l’électricité !

Fiacres, tramways, chemins de fer électriqueset rien autre.

Dans deux ans, nouveau système !

On construit un chemin de fer entrePhiladelphie et New-York.

Une lieue à la minute.

Et tous les autres chemins de fer adopterontce système.

Nous, dix ans plus tard que les autres.

Mais alors Marseille, à deux cents lieues deParis, en sera à deux cents minutes, moins de quatreheures !

Alors les Américains auront doublé, triplécette vitesse.

Nous serons toujours en retard.

Pauvres routiniers.

À la sortie du vapeur, sur le quai même, lesvoyageurs furent cueillis par une voiture électrique.

Voiture de l’hôtel qu’on leur avaitrecommandé.

Douce traction !

Rapidité admirable.

À l’arrivée, on plaça les voyageurs dans unascenseur, leurs bagages dans un autre, et, en route pour lequatorzième étage, sans fatigue, assis dans de bons fauteuils.

Vos bagages sont arrivés avant vous.

On vous indique vos appartements.

Après, plus de garçons.

On remplace le personnel par le serviceélectrique.

Une plaque indicatrice en anglais, enfrançais, en espagnol, en portugais, etc.

Vous voulez un bain !

Votre salle de bain est là, tout contre ;vous y entrez. Vous pressez un bouton.

Tout un système de brosses, tout un appareil ànettoyer fonctionne.

De puissants jets lavent à grande eau ;votre baignoire étincelle.

Vous voilà assuré de sa propreté. Elle seremplit d’eau tiède. Un bouton pour l’eau chaude !

Un autre pour l’eau froide.

Après le bain, la douche.

Après la douche, la friction donnée par desbrosses mues par l’électricité.

Vous voulez une consommation ? De labière ?

Pressez le bouton bière.

Un grog au rhum ?

Pressez le bouton grog-rhum.

Une petite porte dont vous ne soupçonniez pasl’existence s’ouvre et roule sur ses propres rainures qui se sontretournées.

La consommation est dessus.

Mais le courrier est arrivé.

Vous avez des lettres.

On vous les envoie par les ascenseursdistributeurs qui remportent vos lettres.

Dans une de vos chambres, le téléphone et sonappel résonne dans toutes.

Une collation vous est servie de même qu’uneconsommation.

Aussi le dîner, si bon vous semble.

Point de garçons qui gênent la conversation etvous ennuient de leur présence.

Vous causez librement.

Le système américain consiste à mettre trenteplats sur la table.

Sur réchauds, ceux qui ont besoin d’être tenustièdes.

Les quatre sauces traditionnelles anglaisessont toutes préparées.

Les Américains, il faut leur rendre cettejustice, ont le secret de ragoûts excellents en dehors desrôtis.

Beaucoup de mets à base de lait et decrème.

Pâtisserie variée.

Tout cela mathématiquement doré, combiné etcuit à la température, le thermomètre marquant les degrés.

C’est de la cuisine dosymétrique[1] que vous modifiez, si bon vous semble, encorsant l’assaisonnement.

Autrefois la tranquillité dont on jouit dansces caravansérails qui sont des villes, puisqu’ils peuvent contenirsix mille personnes, était troublée par la crainte du feu.

Aujourd’hui, tout est en fer ou du moinspresque tout.

Le feu prend à un étage.

L’alarme sonne, indiquant l’étage où le feu apris.

Les sauveteurs de l’établissement font évacuertout cet étage.

Dans les autres, personne ne bouge !

Les isolateurs en fer fonctionnent ; lesjets d’eau automatiques fonctionnent.

En dix minutes, l’incendie est éteint sansqu’il ait eu chance de se propager.

Là-bas, c’est le contraire de chez nous ;ce sont les étages supérieurs qui sont réputés les plusaristocratiques.

Cela se comprend.

De sa fenêtre haute, on a le frais, la vue,l’air pur.

Sur le toit une immense terrasse, couverte detentes en été.

Et qu’on le remarque.

Les hôtels à quatorze étages ne sont pas lesseuls édifices aussi élevés.

De simples maisons de rapport en ont seize,dix-sept et même dix-huit.

Et l’aspect en est très imposant.Généralement, ils forment un quadrilatère qui couvre tout unîlot.

Square au milieu.

Même procédé de fabrication.

Ascenseurs partout.

Ascenseurs pour personnel.

Ascenseurs répondant à vos escaliers deservice pour fournisseurs.

La force motrice fournie par l’électricité oùon la demande.

Calorifère économique pour toutl’établissement et le gaz pour la cuisine, gaz fabriqué par uneusine dans la maison même et lui appartenant, ce qui n’a riend’étonnant.

Huit mille locataires !

La population d’une ville.

Pompiers à la solde de l’immeuble.

Isolement complet et rapide de toute chambre,de tout appartement.

Pompes qui fonctionnent d’elles mêmes, commedans les hôtels.

Et du fer, du fer, encore du fer, du ferpartout et toujours !

Puis, ô contraste !

Dans beaucoup de quartiers, nous dirions defaubourgs, des rues où s’élèvent des maisons basses, toutessemblables, entre murs et jardins semblables, très propres,coquettes, confortables. Ce sont maisons d’ouvriers, de petitsemployés formés en société.

En payant leur petit loyer, ils deviennentpetits propriétaires.

Tous gentlemen !

Tous en chapeau haute forme, en redingote, enpantalons quelquefois effrangés, ça ne tire pas à conséquence.

La femme américaine ne raccommode pas ;on achète du neuf.

Il est vrai que l’on fabrique des tissus à bonmarché.

C’est peu solide.

Ça s’abîme vite de partout.

Tout ce monde est singulièrement brutal etsingulièrement civil.

Les femmes sont très respectées et qui leurmanquerait serait puni d’une pénalité qui nous paraîtraitoutrée.

Il le faut, là-bas.

Les mœurs se sont pourtant adoucies, carl’émigration s’est arrêtée.

L’Europe ne vomit plus à flots son écume surles États-Unis.

C’est maintenant la troisième ou tout au moinsla deuxième génération du dernier grand flot d’émigrants qui donnele ton à la société.

Les manières ont encore une brutalitéchoquante pour nous ; mais combien elles se sont adouciesdepuis cinquante ans.

Une aristocratie est même en train de seformer.

Aristocratie d’argent.

Mais enfin, c’est une classe de millionnairesqui s’affine.

Elle voit Paris.

Elle visite Londres.

Elle s’instruit.

Elle veut paraître bien élevée !

Mais une autre aristocratie très supérieure àcelle-là lui donne le ton.

C’est celle des étudiants qui deviennent desmédecins, des avocats, des architectes, des peintres, dessculpteurs, etc.

C’est la tête de la nation.

Ce sont les intellectuels dans le bon etstrict sens du mot.

Tout cela en voie de formation.

On sent qu’il n’y a pas de traditions, pas devieille histoire.

Peuple neuf, fait de vieux peuples luienvoyant leur trop plein.

Lie et écume.

Mais ça commence à se tasser, à se trier, à sesélectionner.

Et puis les traits d’une race caractéristiquese constituent.

Mais que de gens d’aspect bizarre.

Nul part au monde ne se voit de telsphénomènes de disproportions.

Torses longs, énormes en hauteur, avec petitesjambes torses.

Jambes minces, hautes pour, petits torses,courts et trapus.

Bras démesurés !

Pieds beaucoup trop larges.

Admirables pieds et mainséléphantiasiques.

Ceci tient à des mariages entre femmes d’unenation et hommes d’une autre, très fréquents autrefois et très malassortis.

L’émigrant se mariait avec la femme qu’ilpouvait trouver.

On épouse comme on peut.

Mais tout cela s’épure et s’affine.

Or, l’influence du milieu s’affirme et l’onremarque beaucoup d’Américains tournant au type Peaux-Rouges.

Ce qui frappe le plus dans le court espace detemps qu’un voyageur pressé comme l’étaient les compagnons deM. de Rastignac, c’est l’incroyable universalité desproduits que vend un pharmacien et tout le secret de l’hypocrisieyankee explique précisément la chose.

Le Yankee est le descendant des premiersémigrants anglais, de ceux qui, persécutés comme protestants parJacques II s’enfuirent dans le nouveau monde où y furentdéportés.

C’étaient des fanatiques.

Leurs descendants en ont conservé quelquechose.

L’apparence seulement.

Ce sont les plus grands hypocrites de laterre, plus que les Anglais.

Ce n’est pourtant pas peu dire.

Et ils imposent l’hypocrisie à tout le mondecomme il faut.

Le monde sélect.

Tous font partie des sociétés de tempérance etni les dames ni les hommes sélects (lisez distingués si vousvoulez), ne voudraient entrer dans une taverne, dans un bar.

Ceux de sa caste le montreraient au doigt etil serait vitupéré par les femmes.

À table, point de boissons fermentées oualcoolisées.

On ne tolérerait ni la bière, ni le cidre.

Oui, mais le pharmacien vend toutes sortes deprétendus remèdes qui sont tout simplement des liqueurs.

Sirops à la menthe.

Sirops à l’absinthe.

Sirops au madère, etc.

Et ils vous servent tout cela chez eux. Commeon le ferait chez le pâtissier.

Excellent porto torréficateur[2].

Malaga anti-fébrifuge.

Et des gâteaux.

Comme la boutique est le rendez-vous desélégantes, les pharmaciens ont eu l’idée d’offrir à leurs clientesdes gants de luxe, vendus fort cher.

Comment refuser d’acheter la marchandise quevous vante un homme si complaisant !

Alors, voyant le succès de leur truc, lespharmaciens se sont mis à tenir parfumerie élégante, objets detoilette élégants, bimbeloterie élégante, dentelles, mouchoirsbrodés, etc.

C’est chez eux que l’on se procure tout ce queles Parisiennes appellent l’article de fantaisie.

Et c’est chose amusante que de voir comment lepharmacien force la main à sa cliente et même à son client.

Si l’on n’a pas acheté en dehors dela consommation, la fois d’ensuite le pharmacien vous sert du siropnon alcoolisé.

Vous comprenez la leçon.

Vous vous fendez de l’achat d’une boîte degants nu d’une bouteille de dentifrice. C’est joli comme truc.

Et tout un peuple pratique et supporte en toutl’hypocrisie de cette façon ou d’une autre. Mais le plus beau,c’est le cabinet de toilette pour homme et pour dames.

Très luxueux !

Très vaste.

Clair et gai.

On y entre avant le dîner.

Question de propreté !

Il faut bien se laver les mains. Mais on serince aussi l’estomac.

Des sirops apéritifs sont rangés dans unearmoire spéciale.

Madame en a la clef.

Elle ouvre l’armoire.

Elle et les invitées se paient desconsommations qui permettent de se passer de bière à table.

Les dames y viennent la figureenluminée ; les messieurs qui en ont fait autant de leur côtésont blindés.

Dans ces conditions, manger sans boire leurest très facile.

Et après ?

On se relave les mains.

On ingurgite à nouveau.

S’il y a soirée, tout est prétexte à passerdans le cabinet de toilette.

La digestion est lourde.

On a la migraine.

Bref, on boit et reboit.

C’est ainsi que les hautes classes américainesentendent la tempérance.

Oh ! très puritain, le high-life.

Et vous, Français, qui voulez boire votrebouteille de bordeaux à votre repas, déjeunez dans votrechambre.

Vous ne scandaliserez personne.

C’est ce que firent les compagnons du comte deRastignac, sur son conseil.

Ils mangèrent et ils burent à la française,après s’être entendus avec le maître d’hôtel, qui, éclairépar un billet de dix dollars, comprit parfaitement leursinstructions.

Du reste, court, très court séjour !

Il fallait se hâter.

Les heures était précieuses.

On prit le chemin de fer après avoir vuNew-York… à vol d’oiseau…

– Très bien, ces Américaines ! disaitMme Désandré.

» Quelle tenue !

» Et quelle tempérance !

» Rien que de l’eau sur la table !

– Et de l’alcool plein le torse ! dit enriant le comte de Rastignac.

Sa fille, d’un de ces mots à l’emporte-piècepeignait les Américaines.

– Des alambics en forme de… cruches àeau ! Des trompe-l’œil.

M. Désandré venant au secours de safemme, se mit à dire :

– Enfin avouez que ces gens-là ont beaucoup detenue.

– Je crois bien, dit la petite comtesse ;ils sont toujours raides.

Après celui-là on tira l’échelle.

Elle avait de l’esprit, la petitecomtesse ; elle faillit en mourir !

Chapitre 4EN WAGON

J’ai déjà décrit la physionomie d’un trainaméricain, tous les wagons disposés en long et s’emboîtant les unsdans les autres.

Point de bancs.

Des sièges, des tables collées au parois,s’abattant, se relevant comme on veut.

Des lits s’abattant, se relevant de même etévitant au voyageurs le supplice de dormir assis, la tête retombanttoujours ou s’appuyant aux parois froides, prenant un rhume decerveau le plus généralement accompagné d’un torticolis.

Douce conséquence d’un voyage chez nous pourpeu qu’il soit long.

En Amérique, point de différence de classe etc’est gênant.

Cela provenait autrefois de ce que tout lemonde, même ceux qui s’étaient enrichis, étant peuple, ne fuyaientnullement le dur contact du peuple.

On se faisait volontiers respecter à coups depoing et de revolver.

Un duel au couteau ou au revolver était chosefréquente.

Aujourd’hui, ce n’est pas chose rare.

Pour que les querelles ne soient pas desassassinats, on règle le combat.

J’ai démontré combien nous devions auxAméricains, puisque ce sont eux qui ont inventé lerestaurant-salon.

Le nôtre n’est accessible qu’aux riches.

Là-bas, on peut déjeuner de trois sandwichs etd’une pinte de bière, à très bon compte.

Mais voilà que les distinctions de classes seproduisent.

L’inégalité des éducations, des rangs, desfortunes s’accusent.

Pas de différence de classe.

Entendu !

On ne veut pas toucher au principe sacré del’égalité.

On n’y touchera jamais…

Au grand jamais…

Est-ce qu’un citoyen Américain n’en vaut pasun autre.

Non.

Ne vous en déplaise, tel pauvre diable qui vachercher fortune dans l’Ouest ne vaut pas cent dollars.

Et voici le richissime Schapeforton qui vautun milliard.

Donc il peut plus pour ses satisfactionspersonnelles qu’un émigrant pauvre.

Et il est donné pour lui et d’autres moinsmilliardaires des crocs-en-jambe au grand principe de la sainteégalité.

Les sleepings-cars d’abord. Ça coûte beaucoupplus cher.

Lits, cabinets, toilettes, restaurantparticulier, couloir de promenade, terrasse.

Les gens mieux élevés que le commun desmortels s’y trouvent entre eux.

Première conquête de l’esprit aristocratiquesur la démocratie.

Mais mieux encore.

Il y a des wagons-salons réservés. Alors onest tout à fait chez soi.

Et c’était un de ces salons qui transportaitle comte et ses amis.

Or, s’il est interdit au commun des voyageursd’entrer dans les sleepings-cars et dans les wagons-salons, il estpermis aux voyageurs privilégiés de se promener dans le train.

C’est une distraction.

Il est, d’autre part, un usage assezsingulier, mais pittoresque.

Les Anglo-Saxons aiment à faire parade desentiments humanitaires.

Ils en sont très prodigues quand cela ne leurcoûte rien.

C’est pourquoi les compagnies transportentpour rien les Indiens.

Mais malheur à celui qui voudrait entrer dansle train.

On le jetterait dehors.

Point de ces pouilleux en contact avec deshommes libres.

Ils se tiennent sur le marchepied et s’yinstallent ingénieusement, eux, leurs sqaws et leurs enfants.

Pauvres diables !

Ceux qui se servent ainsi des trains sont lesplus dégradés des Indiens.

Ils sont parqués dans les réserves et nourrispar le gouvernement.

Mais avec une parcimonie révoltante, des volscommis par les agents, des dénis de justice atroces.

Poussés par la famine, ils deviennent pillardset dérobent le bétail des fermiers (farmers) avec une rareadresse.

Quelques familles cherchent à s’utiliser commedomestiques agricoles.

Celles-là sont les plus malheureuses, les plusdépenaillées de toutes.

L’Indien ne sait pas se tenir dans une placefixe.

Il se loue ici pour labourer, là pour sarcler,là pour moissonner.

Il pourrait vivre, pendant, l’hiver, de sonmaigre salaire.

Ce n’est pas dans son tempérament à économiserpar prévision.

Il boit à outrance ce qu’il a gagné et l’hiverl’empoigne presque nu et sans le sou.

Alors il mendie des haillons, se bâtit unehutte en forêt et bûcheronne au plus bas prix pour des bûcheronsblancs qui le méprisent et qui l’exploitent indignement.

Parlez des Indiens à n’importe quel fermier, àn’importe quel bûcheron et vous n’entendrez que cet éternelrefrain :

« Des Peaux-Rouges !

« Il n’en faut plus ! »

C’est une conjuration générale contre cetterace condamnée par la cruauté impitoyable des Anglo-Saxons.

Or, un ménage de Delawares s’était établi surle marchepied du wagon-salon que le comte et ses amisoccupaient.

Le mari s’était mis à préparer un manche pourun tomahawk qu’il avait acheté ; la femme allaitait un petitenfant.

Les Delawares ont été une des plus bellesraces indiennes.

Elle a presque disparu.

Or, ce ménage, un des rares survivants de lamalheureuse tribu, méritait que l’on s’occupât de lui.

Fils d’un sachem converti au christianisme,Tcha-Pelleti (Petit-Jaguar) et sa femme MaDachalit(Églantine-Double) étaient baptisés et avaient fait baptiser leurenfant.

Leur éducation s’en était ressentie.

Petit-Jaguar mettait de côté pour l’hiver,allait à la ville, avant les grands froids, chercher sesprovisions, on voyait ses sacs de farine et de lard, de riz et demaïs déposés et liés sur le marchepied.

Il était bien peigné, bien coiffé, bien vêtuet il avait une figure avenante, non dégradée par l’ivresse, choserare chez les Indiens en décadence.

Il n’était pas peint.

Signe de civilisation.

Ses vêtements étaient propres.

Sa femme et lui, en travaillant pour lesfarmers, avaient appris à parler anglais et français.Mme Jellalich s’intéressa aussitôt à eux et leurdonna des sandwichs et de la bière par la portière.

Ils lui en furent très reconnaissants.Petit-Jaguar remercia en bons termes. La conversation s’engagea.Jellalich s’en mêla.

Ces Indiens étaient montés à Saint-Paul ;c’est là qu’ils avaient fait leurs provisions.

Petit-Jaguar conta qu’il avait bien travailléavec sa femme pour les farmers.

Il avait fait labourage, ensemencements,sarclages, fenaisons, moissons.

Comme il retournait toujours dans la mêmeferme, qu’il ne buvait pas d’eau-de-feu et employait bien sontemps, on était assez bon pour lui.

Tous les dimanches seulement, il buvait un peude rhum pour chanter la gloire de ses ancêtres et leursexploits.

Alors seulement il se peignait et endossait lemanteau de cérémonie.

Il se rendait au bord du lac Winipeg, non loindu fort Nelson, près d’un cours d’eau qui se jetait dans lelac.

– Là, dit-il, avec ma femme, j’abats desarbres, je les ébauche, je les équarris.

» Puis, vers la fin de l’hiver, je m’empare desix chevaux sauvages, je les dompte, je les attelle aux arbres, et,sur la neige non encore fondue, l’arbre fait traîneau.

» Je le fais arriver ainsi au bord de larivière et j’en conduis un autre près de celui-là, puis un autre,puis d’autres encore.

» Je forme un train de bois bien solide avecde bonnes lianes.

» Puis j’attends.

» J’ai, du reste, en prenant mon temps,fabriqué au feu, puis à la hache, deux pirogues.

» C’est pour y mettre ce que j’ai de plusprécieux, mes armes, mes outils, mes fourrures à vendre, fruits dema chasse d’hiver (je suis bon trappeur), mes vêtements et quelquesprovisions pour atteindre la ville de Winipeg.

» Je vous ai dit que j’attendais.

» Il faut en effet que la débâcle ait lieupour que je parte.

» Je la laisse se produire.

» Le fleuve se gonfle.

» Il met mon train à flot.

» Nous partons.

» L’eau qui court vite à cette époque portemon train à Winipeg où je le vends.

» Je suis connu.

» Les marchands de bois savent que je saischoisir des arbres sains, bons pour la construction et bienéquarris.

» Je place mon argent dans une bonne banque etje descends dans le Sud pour commencer les travaux.

» Quand ils sont finis, je retourne dans leNord où je retrouve ma hutte.

» Plus tard, quand je serai vieux, j’auraiassez d’argent pour vivre avec ma femme, dans ma hutte, sans autretravail que la pêche et la chasse et nous ferons unjardin.

Mme Jellalich causa avec lafemme indienne et la trouva très douce, remplie de bons sentiments,très heureuse et très fière d’être mariée à Petit-Jaguar.

Elle éprouva de la sympathie pourDouble-Églantine.

Elle admirait les soins qu’elle prenait de sonenfant.

Mais on arriva à la Rivière-Rouge et, aprèsavoir comblé le ménage indien de sandwichs,Mme Jellalich fit des cadeaux à la femme.

Chapitre 5RUINÉ

La Rivière-Rouge est un point debifurcation ; là, Petit-Jaguar devait aller déposer à sabanque ses économies nouvelles et reprendre le train pourWinipeg,.

Il revint consterné.

La banque avait fait banqueroute…

Ça n’arrive que trop souvent en Amérique, oùles financiers filous sont nombreux ; la banqueroute y estprofessionnelle.

Petit-Jaguar était dans un désespoir quifaisait peine à voir.

Jellalich, après avoir consulté sa femme, ditau Delaware :

– Tu peux te refaire très facilement un petittrésor supérieur à celui que tu possédais, si tu veux me servir etsi, ta femme veut servir la mienne.

Il lui expliqua où et comment il allait etPetit-Jaguar, aux conditions qu’il lui fit, bondit de joie.

Il accepta.

Jellalich lui compta aussitôt une forteavance.

Puis il fit acheter au couple indien desvêtements de blancs.

Transformation complète.

L’heure de partir arriva et tout le mondemonta dans le train.

Trajet relativement court.

Petite ligne.

Beaucoup de marchandises.

Peu de voyageurs.

Point de wagons-salons.

Point de sleepings-cars.

Tout le monde mêlé. Et quel monde !

Winipeg est un port qui aboutit au lac de cenom.

Il est formé par des cours d’eau qui, aprèsavoir rempli le lac, en sortent pour former la Nelson qui se jettedans la baie d’Hudson.

Or, à partir de là, commencent les immensessolitudes canadiennes.

Les forts-factoreries sont épars le long deslacs, des rivières, des fleuves, ravitaillés par des vapeurs chaqueété et bondant lesdits vapeurs de fourrures.

Les Indiens et les trappeurs peuplent seulsces vastes espaces.

Et c’est au port de Winipeg qu’aboutit tout letrafic de ces régions.

Là aussi aboutissent les trains de bois et lesproduits des fermes.

Or, la grossièreté des bûcherons, destrappeurs, des fermiers est proverbiale.

Elle détient le record sur les gens de Winipegqui sont brusques, durs et facilement insolents dans leursprétentions et leurs propos.

Ils pèchent par manque d’éducation et l’onretrouve les mœurs des anciens temps où l’on mettait si vite lepistolet au poing.

Il n’y a rien de changé, sinon que le pistoletest devenu le revolver.

Les mœurs s’en ressentent.

Le duel est fréquent.

Défendu par la loi, mais autorisé par lacoutume.

Si l’affaire s’est passée loyalement,le jury d’enquête, en cas de mort, rend toujours un verdict denon-lieu, motivé sur ce que le meurtrier a agi en cas de légitimedéfense.

Donc, après avoir pris quelques heures derepos à l’hôtel de la gare de bifurcation, le comte, ses amis et leménage indien montèrent dans le train pour Winipeg.

Chapitre 6PROVOCATIONS

Pas bondé ce train.

Une trentaine de personnes au plus. Quelquesmarchands de bois, quelques fermiers, des bûcherons, un maîtred’école, des trappeurs et plusieurs commis de factorerie.

Le maître d’école intelligent.

Le seul qui fût bien élevé.

Dès le début, l’entrée du ménage delaware fitsensation.

– Tiens, des Indiens !

– Ici !

» Dans le train !

– En habits d’hommes libres !

– C’est intolérable !

– C’est faire fi de nous que de nous imposerla présence de ces Peaux-Rouges.

– Il faut les faire descendre sur lemarchepied.

Ceux qui parlaient ainsi étaient surtout lescommis des forts.

Tous Anglais.

Les négociants les appuyaient.

Tous Anglais.

Le maître d’école, un Franco-Canadien, setaisait.

Comme lui, des trappeurs de même racerestaient indifférents.

Ainsi s’affirmait la différence qui sépare lesCanadiens Franco-Normands des Canadiens Anglo-Saxons.

Un trappeur irlandais fit une observation etdit avec bon sens :

– Si ces gens-là ont payé leurs places, ilsont les mêmes droits que nous.

– Alors, protesta un des commis, un chiend’Indien serait l’égal d’un blanc comme nous !

» Si vous le pensez, ne le dites que pourvous, master Paddy.

Le trappeur, avec la colère prompte de ceux desa race :

– Je le dis pour vous aussi.

– Eh bien, moi, je vous déclare que je suisfort au-dessus d’un Peau-Rouge.

– C’est une prétention !

– D’où vient alors que la loi ne lui reconnaîtpas les droits d’un citoyen ?

– Parce que les blancs ont fait la loi, lesblancs et surtout les Anglais oppresseurs.

– En quoi, oppresseurs ?

– Oppresseurs de l’Irlande, mon pays.

– Une vieille rengaine.

» Les Irlandais ont les mêmes droits que lesAnglais et les Écossais.

– Oui, mais leurs députés ne formant qu’uneminorité ne peuvent rien.

» Les terres de l’Irlande ont été confisquéeset données aux lords anglais et au clergé anglican ; lemalheureux Irlandais est réduit à crever de faim ou à s’expatriercomme moi.

– Vous n’êtes pas expatrié !

» Le Canada, c’est l’Angleterre.

– C’est la France.

» Un jour cette France vous jettera à lamer.

Des murmures se firent entendre.

Paddy saisit son revolver.

On avait fort envie de le battre ; maisle revolver aurait marché.

L’interlocuteur de Paddy lui tourna le dosbrusquement.

Paddy lui mit la main sur l’épaule et lui ditavec colère :

– Vous savez…

» Je ne serais pas fâché d’engager unepetite affaire avec un Anglais.

» Si vous vous voulez, je suis votrehomme.

Paddy passait pour tireur de premier ordre,même, il faut l’avouer, pour un redoutable duelliste.

L’Anglais lui dit :

– Des balles ne sont pas des raisons. Ils’éloigna.

Paddy se mit à ricaner.

Il fallait bien que l’Anglais se vengeât surquelqu’un.

Il s’aboucha avec ses camarades, puis il allatrouver Petit-Jaguar.

Et, de but en blanc :

– Comment se fait-il, vermine rouge, que tusois monté dans le train ?

– Parce que mon maître a payé ma place.

– Nous n’admettons pas les Peaux-Rouges dansles trains.

» Tu vas descendre sur le marchepied.

Et l’Anglais cria aux autres :

– Ouvrez la portière ! Je vais le jeterdehors.

Et il saisit par le bras le pauvre Delawarequi ne savait que faire.

Il connaissait la lâche brutalité desAnglais.

Tout à coup son adversaire lâcha prise enpoussant un cri.

– Qui m’a frappé ?

– Moi !

C’était Jellalich qui intervenait.

Il avait donné un coup de crosse de revolversur la jointure du poignet de master Deason, l’Anglais, coupdouloureux.

– Ah ! vous m’avez frappé !

– Oui.

» Vous vous êtes permis de faire violence àmon serviteur et je vous châtie.

– Ça va vous coûtez cher.

– Ou à vous.

– Vous me rendrez raison.

– Avec plaisir.

– Au revolver.

– Si vous voulez.

– D’un bout du train à l’autre, liberté des’avancer l’un sur l’autre.

– Ça me va.

– À mort !

– Parbleu !

– Choisissez vos témoins !

Paddy se précipita.

– J’en suis un ! s’écria-t-il.

Et à Jellalich.

» Acceptez-moi.

» Je connais les Anglais.

» Celui-ci, une fois, a tiré avant lecommandement.

» C’est un traître.

» Mais je veux le surveiller.

» Foi de Paddy, s’il devance le signal, je letue.

À l’Anglais :

» Vous êtes prévenu !

En ce moment le comte de Rastignac prit laparole :

– Je suis le second témoin.

» Moi aussi, j’aurai le revolver aupoing !

L’Anglais, master Deason, désigna ses deuxtémoins, deux autres marchands de bois, gens d’assez mauvaisetenue.

Ils le prirent de haut.

Le comte se présenta lui-même et ildemanda :

– Et vous, messieurs ?

– Nous…

» Nous…, quoi.

– Qui êtes-vous ?

– Peu importe ?

» Notre ami Deason va se battre et nousl’assistons.

» Nous n’avons aucun compte à vous rendre.

– J’ai le droit de savoir vos noms.

– Pour mon compte, je m’entête à ne pas direle mien.

Paddy, intervenant :

– N’insistez pas, monsieur le comte. Quand onne veut pas se nommer, c’est que l’on n’est pas avantageusementconnu ; master Crommisch a fait plusieurs fois des faillitesressemblant fort à des banqueroutes.

– Master Paddy, vous m’insultez.

– Je vous dis vos vérités.

– Vous m’en rendrez raison.

– Tout aussitôt après la première affaire.

Le comte, ennuyé que Paddy lui eût soufflé sonadversaire, se tourna vers le second témoin et lui dit :

– J’espère bien que vous serez plus prudentque votre ami.

» Vous direz votre nom.

» Sinon…

– Allez au diable.

» Je ne dirai rien.

– Très bien.

» Ce sera la troisième affaire.

En ce moment, on entendit le bruit d’unealtercation.

C’était M. Désandré qui relevait lespropos désobligeants d’un certain Yripp.

– Monsieur, lui disait-il, je ne peux passupporter les incorrections.

» Vous venez d’en commettre une en disantdevant un Français, des choses désobligeantes pour d’autresFrançais ses amis.

» Ou vous ferez des excuses, ou il y aura unequatrième affaire.

– Eh bien, par les cornes du diable, puisquevous y tenez, je vous crèverai la panse d’une balle.

– Monsieur, ce sont les animaux à deux pattes,aussi grossiers que vous, qui ont une panse ; moi, je suis unhomme.

» Je suis même un gentilhomme, comme vouspourrez vous en convaincre en lisant ma carte.

Et M. Désandré la lui tendit.

Mais Paddy se mit à rire.

– Inutile ! s’écria-t-il…

» Il ne sait pas lire.

» Pour sa correspondance et pour les livres,il a un secrétaire.

On rit, ce qui vexa beaucoup master Yripp.

Cependant le vin était tiré il fallait leboire ou tout au moins le répandre. Ce vin-là était dusang !

Chapitre 7QUATRE DUELS EN WAGONS

Désandré, avec une correction froide et unedignité calme, prit la direction des trois premières affaires.

– Messieurs, dit-il en s’adressant auxnon-combattants, vous êtes en quelque sorte des jurés, vousconstituez un jury d’honneur.

» Je soumets à votre verdict la propositionsuivante :

» Il ne serait pas juste que l’un descombattants eût une arme inférieure à celle de son adversaire.

» Je vous demande s’il ne serait pasconvenable de choisir deux revolvers de même calibre et seressemblant le plus possible.

» On les numéroterait et on les ferait tirerau sort par les combattants.

– Bien parlé ! dit le maître d’école.Oui, très bien ! s’écria-t-on.

Et l’on compara différents revolvers, enchoisissant deux de même calibre et de même fabrication qui furentnumérotés.

On s’assura de leur bon fonctionnement et l’onappela les adversaires.

Le sort donna le no 1 à l’Anglaiset le no 2 à Jellalich.

Peu importait.

Il fut bien convenu qu’après le signal chacuns’avancerait à l’allure qu’il voudrait et Paddy y insista.

Tout ceci se passait en l’absence desadversaires qui, sur la terrasse, ne se doutaient de rien etregardaient le paysage.

Comme d’habitude, quand il y a un duel enchemin de fer américain, les spectateurs et les témoins seplacèrent en deux rangs se faisant face, au centre du train.

Chacun se plaquait à la paroi du wagon qui setrouvait derrière.

Les deux combattants étant au milieu despanneaux d’extrémité, il y avait peu de probabilité que les balless’égarassent sur les témoins.

Les employés du train et ceux du buffet neprotestaient nullement.

Spectacle gratis !

Pourquoi s’en priver.

L’affaire fut très courte.

M. Désandré donna le signal en frappanttrois coups dans ses mains.

Les deux adversaires tirèrent.

À la première balle, l’Anglais chancela ettomba.

Il avait la poitrine traversée.

Une hémorragie interne l’étouffait et ilvomissait le sang à flots par la bouche.

Il n’avait pas mal tiré. Jellalich étaittouché au bras.

Il se pansa tranquillement avec sonmouchoir.

La mort de l’Anglais produisit sur la galerieune impression profonde.

Mais M. Désandré dit froidement auxgarçons du restaurant :

– Enlevez le corps !

» Vous épongerez ensuite le sang. Faitesvite.

On lui obéit.

Il avait grand air.

Quoique j’aime à en blaguer, la correctionroide et impeccable en impose et s’impose.

À ce point que le maître d’école, s’inspirantde l’exemple de M. Désandré, s’adjugea le rôled’huissier-audiencier.

Il s’avança solennellement et il appela d’unevoix claire :

– Affaire Paddy-Crommisch !

– Présent ! dit Paddy.

Crommisch se contenta de se présenter.

Le comte et Jellalich furent témoins dePaddy.

On tira les revolvers au sort ; puis onplaça les adversaires.

Alors on eut un spectacle extraordinaire etinattendu.

Quand M. Désandré eut frappé le troisièmecoup signal, Crommisch fit feu, mais son adversaire avaitdisparu.

Paddy s’était baissé, allongé et rampait commeun serpent sur son adversaire.

Il allait si vite que Crommisch déchargea envain sur lui quatre coups de feu sans l’atteindre et il était forttroublé quand Paddy tira à son tour très posément à dix pas.

Crommisch, haché par cinq balles, fut trouécomme une écumoire.

Mais des partisans du mort réclamèrent,protestant contre la façon dont Paddy s’était dérobé au feu de sonadversaire.

Mais, sans se laisser démonter le moins dumonde par les cris qu’il domina, Paddy rappela que l’on avaitpermis aux adversaires de prendre l’allure qu’ils voudraient.

Au maître d’école :

– Vous savez bien qu’allure ne veut pas diremarche, mais tout l’ensemble des habitudes de l’animal enmouvement.

– C’est vrai ! dit le maître d’école.

» Tel homme a une allure, tel une autre.

» La panthère a une allure, l’ours une autre,le serpent une autre.

» Master Paddy avait le droit, d’après lesconventions, de faire le serpent.

Déjà les garçons avaient enlevé le corps etils épongeaient.

Et le maître d’école appela :

– Affaire comte de Rastignac et Redfort.

Le comte sortit d’un rang de spectateurs ensouriant et il dit :

– Me voici !

» MM. de Jellalich et Paddy meserviront de témoins.

Redfort désigna les siens.

On procéda aux formalités et l’on mit lesadversaires en présence.

Au signal, le comte tira un seul coup et brisale crâne à Redfort.

L’autre tomba face contre terre répandant sacervelle.

Ce qui arracha un murmure d’admiration à lagalerie.

Étonnants, ces Français !

Quels tireurs !

Notez que Jellalich était Hongrois et PaddyIrlandais.

Mais ils faisaient bloc avec le comte quivenait de frapper son adversaire entre les deux yeux avec unefoudroyante précision.

Paddy en était frappé.

– Pour un homme dont ce n’est pas le métier,vous tirez d’une façon étonnante.

– Paddy, mon ami, vous allez voir un meilleurtireur que moi.

– Vraiment !

– C’est comme je vous le dis.

– M. Désandré ?

– Infaillible.

Le maître d’école appela :

– Affaire Désandré-Yripp.

Témoins de Désandré, Jellalich et le comte deRastignac.

Désandré s’avança vers son adversaire et illui dit avec conviction :

– Monsieur, vous avez commis une incorrectionqui me met le revolver à la main.

» Je dois vous dire que vous êtes un hommemort sans rémission.

» Mais si vous consentez à mourircorrectement, vous ne souffrirez pas.

» Sinon vous aurez une mort affreuse.

» Je vais donc vous saluer et vous me rendrezmon salut comme cela se fait entre gens bien élevés qui vont sebattre.

» Si vous ne me rendez pas mon salut, vouspaierez cher votre grossièreté.

Il ôta son chapeau.

Celui de l’Anglais resta vissé sur sa têteobstinée.

M. Désandré haussa les épaules et serendit à sa place.

L’Anglais de même.

Une !…

Deux !…

Trois !…

M. Désandré sentit une balle glisser surses côtes.

Mais il avait cassé le bras droit de sonadversaire entre le poignet et le coude.

Il continua à tirer, cassant l’autre bras,puis il brisa les jambes.

L’homme tomba en hurlant.

M. Désandré s’avança à pas comptés etl’acheva enfin d’un cinquième coup.

Alors il se tourna vers les spectateurs etleur dit gravement :

– On gagne toujours à être correct !

» Sur mon honneur, devant Dieu et devant leshommes, je jure que si cet homme eût consenti à l’être, je meserais contenté de le mettre hors de combat.

Il salua et se mit à l’écart, fier d’avoirfait triompher la correction.

Et la galerie voua une grande estime à cegalant homme.

Tout s’était passé si vite que, le bruit dutrain aidant, les dames, sur la terrasse, ne s’étaient douté derien.

Jellalich voyant le dernier insulteur tué,monta sur la terrasse.

– Mesdames, dit-il, que diriez-vous d’un dramecomposé de quatre duels en wagon ?

La petite comtesse se mit à rire.

– Quelle drôle d’idée, fit-elle, passe parvotre cervelle hongroise ?

– Une idée comme une autre.

» Je peux même dire, vu le nombre de coups defeu échangés, que vous avez été assise sur un volcan pendant vingtminutes.

– Nous ?

– Oui… vous…

– Vous avez l’air de dire que les duels ont eulieu.

– Si vous voulez voir les cadavres ?

– Il y en a ?

– Quatre !

– Et qui s’est battu ?

– Moi d’abord.

» Puis le comte.

» Puis un trappeur nommé Paddy, un très bravegarçon.

» Enfin, M. Désandré.

» De nous autres, il n’y a que moi de blessélégèrement.

– Blessé !

» Oh, mon Dieu ! s’écria la sentimentaleMme Jellalich.

– Oh rien !

» Calmez-vous, chère amie.

» Un séton au bras !

» Je suis venu vous chercher pour le panserplus sérieusement qu’il ne l’est.

La petite comtesse :

– Mais sait-elle panser ?

Jellalich :

– Pas beaucoup, je pense.

– Moi je fais pas partie de l’Association desDames de France.

» J’ai suivi les cours de pansement.

» Passons au restaurant où nous trouverons desserviettes pour faire des bandes et de la charpie et où nous auronsde l’eau-de-vie, laquelle, à défaut de mieux, est unantiseptique.

Et riant :

– Mon cher, je crois bien que votre tendreViennoise va s’évanouir.

» Madame Désandré, occupez-vous d’elle.

Mme Jellalich était prête àdéfaillir ; mais elle fit un grand effort, se leva et dit trèsdoucement à Mme de Rastignac :

– Si vous n’avez aucune sensibilité, ce n’estpas une raison pour que tout le monde vous ressemble.

Elle suivit son mari au restaurent oùJellalich enleva son veston de voyage et releva la mancheensanglantée de sa chemise ; à la vue du sang, sa femme perditconnaissance.

– Qu’est-ce que j’avais dit ! fitMlle de Rastignac en haussant les épaules.

Et à Mme. Désandré :

– Faites tomber de l’eau sur son front goutteà goutte.

Et déjà elle coupait, avec des ciseaux, desbandes dans une serviette qu’on lui avait apportée.

Un garçon faisait de la charpie.

Pour stériliser tout germe, tout microbe,Mlle de Rastignac trempa bande et charpie dansdu wisky, lava la plaie et la pansa, comme eut pu le faire unhabile infirmier.

Mme Jellalich avait repris sessens.

– Ma chère, lui dit la petite comtesse, c’estfini.

» Et vraiment ce n’est rien.

» Le chirurgien répond du blessé.

» Mais fouillez les bagages de votre mari etrapportez-lui une chemise et un veston ; la balle a traverséles manches de l’un et de l’autre.

» Pour ce changement de linge, le restaurantvous prêtera un cabinet, un coin quelconque ; allez vite.

» Mais allez donc.

» Ce n’est pas le moment de faire dusentiment, il faut agir.

La petite Viennoise protesta.

– Les Parisiennes, dit-elle, n’ont vraimentpas de cœur.

– Quand il faut des jambes !

» Allez vite chercher ce que je vous demande,vous vous attendrirez après comme et autant que vous voudrez.

Mme Jellalich était froisséedans le plus profond de son être.

Mais elle obéit.

La petite comtesse se mit à rire.

– Si je ne l’avais pas un peu secouée,dit-elle, nous aurions eu une scène d’effusion ridicule ; ellene se doute pas du service que je lui ai rendu.

Elle jeta sur les épaules de Jellalich sajaquette trouée.

– Vous n’avez plus besoin de moi !fit-elle.

» Je vais voir mon père.

Et elle s’en alla en disant :

– Quatre duels !

» Quatre morts !

» Oh ! mince alors !

» Et j’ai raté la scène.

» Aussi vais-je en faire une à papa pour nepas m’avoir prévenue.

Drôle de fille tout de même.

Le restaurateur et les garçons en étaientépatés.

Elle leur donnait une crâne idée desParisiennes !

Chapitre 8APRÈS L’AFFAIRE

– Monsieur le comte !

C’était Paddy qui tiraitM. de Rastignac par la manche.

Il l’entraîna à une table, fit servir deuxverres de wisky, en but un et dit :

– Ça fait du bien, après une affaire.

Puis il demanda :

– Avez-vous réfléchi aux suites ?…

– Ma foi non.

– Arrestation en arrivant à Winipeg,instruction, jury composé des gros de la ville ; monsieur lecomte, nous courons de gros risques, car les morts ont des famillesinfluentes.

» Le duel est défendu.

– Ah diable !

» Et le temps qui passe.

» Et l’hiver qui arrive.

» Et le Mackensie qui va s’embâcler[3] et devenir innavigable !

– Je propose de descendre le plus tôt possibleentre deux stations.

» Nous gagnerons une tribu indienne à laquellenous achèterons des chevaux.

» Et, bien montés, nous rejoindrons, au-dessusde Winipeg, notre vapeur.

» Nous dépêcherons un courrier au capitainequi quittera la ville et nous attendra à un point qu’il indiquerasur le lac.

» Nous embarquerons et nous n’aurons rien àdémêler avec la police et les autorités de la bonne ville deWinipeg.

– Vous parlez d’or.

» Mais nos bagages ?

– Le chef du train, en lui graissant la patte,les fera conduire sans rien dire à bord de notre vapeur.

» Vous les retrouverez là.

– Et ces dames ?

– Elles savent mettre un pied devant l’autre,je suppose.

» Une femme qui danserait toute une nuitmarchera bien tout un jour.

» Du reste, je les ménagerai.

– Très bien ! Vous serez notre guide.

» Mais voilà un duel qui doit changer le coursde vos projets ?

– Pour le moment, je n’ai qu’un projet :éviter le procès.

» Après… je verrai…

– Si vous voulez, je vous engage à notreservice, à frais communs.

– Vous allez au pôle ?

– Oui.

– À ces fameux hôtels dont on commence à tantparler.

– Oui !

– Combien m’offrez-vous ?

– Faites votre prix.

– Trente dollars par mois.

– Vous en aurez cent.

– Alors, monsieur le comte, marchéconclu : topez là !

Il tendit la main.

Le comte topa sans façon.

– Et maintenant, dit Paddy, je vais traiterl’affaire avec le chef de train.

» Il faut qu’il nous dépose entre deuxstations, d’accord avec le mécanicien.

» Carte blanche, n’est-ce pas ?

– Oh ! certainement.

– Eh bien, vous allez voir.

» Attendez-moi là.

» Je ramène le chef de train pour discuterl’affaire.

» Videz donc votre verre et commandez-en troisautres.

– Je les commanderai, mais je ne bois pasvolontiers entre mes repas.

– Bonne habitude pour ceux qui peuvent enprofiter, comme je vais faire.

» Vous permettez ?

Et il vida le verre.

Le comte en sourit.

– Ce Paddy, murmura-t-il, en l’absence dutrappeur, n’est peut-être pas un modèle de sobriété.

» Mais quel débrouillard !

» Je crois que nous avons fait une bonneacquisition.

» Il a bien le droit d’être ivrogne, puisqu’ilest Irlandais.

Chapitre 9UN TYPE DE « YANKEE »

Paddy revint avec le chef de train, un Yankee,c’est-à-dire un vrai descendant des premiers colons anglais.

Ces gens-là sont les êtres les plusfourbes ; les plus hypocrites, les plus escrocs qui existentde par le monde.

Je n’aime pas les Anglais, je ne m’en suisjamais caché.

Mais les Yankees.

Pas de pareils gredins sous la calotte descieux, mais gredins avec beaucoup de dignité et de décorum.

Ici, j’ouvre une parenthèse.

Ne pas confondre Américains et Yankees qui nesont qu’une fraction parmi les races dont les États-Unis sontpeuplés.

Ainsi il y a là-bas beaucoup d’Allemands et dedescendants d’Allemands.

Bonnes gens !

Il y a aussi des Irlandais et des descendantsd’Irlandais.

Braves gens !

Mais catholiques fanatiques.

Je passe sur les éléments français, espagnols,italiens, suisses, suédois, norvégiens, etc.

Le Yankee vit au milieu de toutes cesnationalités, ne se mêle pas, reste sur une hautaine réserve etexploite tout le monde.

Les juifs sont bien habiles !

Ils se plaignent beaucoup des Yankees.

Bel homme, ce chef de train.

Propre, raide, tiré à quatre épingles,marchant avec une orgueilleuse assurance, la tête comme perdue dansles hauteurs vertigineuses d’un sublime orgueil.

C’est une pose pour en imposer aux imbéciles,aux niais.

Ils y coupent.

Master Blaknett salua le comte avec unepolitesse affectée.

– Vous m’avez, dit-il, invité à prendre unverre de wisky avec vous ?

– Oui, monsieur.

Master Blaknett s’assit.

– Je suppose, fit-il, après avoir levé sonverre pour saluer le comte et l’avoir vidé, je calcule, je supputeque ce n’est pas pour le plaisir de me faire une politesse que vousm’avez invité, monsieur le comte.

» Vous avez à causer avec moi.

» Votre affaire est grave.

» Et si quelque combinaison ingénieuse ne vousen tire pas, vous pourrez attraper une très forte condamnation avectravail obligatoire.

» Triste !

» Très triste pour un gentilhomme.

» Pénible !

» Très pénible.

» Prêt à vous écouter.

– Monsieur, étant très peu au courant deshommes et des choses de ce pays, je crois intelligent et convenablede laisser traiter l’affaire par Paddy, qui y est intéressé.

– L’affaire ?

» C’est donc une affaire.

» J’espère bien que l’on ne va rien meproposer de contraire à mon service.

» Pour rien au monde, je ne voudrais transigeravec les règles de la probité.

Paddy, brusquement :

– Il ne s’agit pas de faire des phrases.

» Tout a un prix sur la terre.

» Que vaut-elle votre probité ?

» Pas bien cher.

Le Yankee se leva.

Paddy ne fit aucun effort pour leretenir ; mais master Blacknett ne s’en alla pas.

– J’aurais aimé, dit-il, savoir ce que l’onattend de moi.

– Alors, asseyez-vous.

Et Paddy expose la chose.

– Mais, messieurs, ce que vous me proposez,c’est une complicité dans votre fuite.

» Avez-vous bien pesé ce qui s’en suivraitpour moi ?

» Pour le moins la destitution.

» Et puis, messieurs, mon honneur…

– Mettons cent dollars pour votre honneur,master Blacknett.

– Cent dollars !

» On voit, Paddy, que vous êtes un trappeurhabitué à fréquenter des petites gens.

» À vrai dire, c’est à cinquante dollars quevous évaluez mon honneur.

» Car, enfin, il faut que je partage parmoitié avec le mécanicien.

» Que dis-je ?

» Ce n’est même pas cinquante, c’est quarante,c’est même trente, en comptant toutes les pattes qu’il faudragraisser avec de l’or.

» Paddy, moi seul suis seul juge de ce quevaut mon honneur.

» En cette circonstance, je l’estime milledollars.

» Pas un de moins.

– Farceur !

– Paddy, à l’idée de forfaire à l’honneur, defaillir à mes devoirs, de tremper dans un quadruple meurtre, jefrémis d’indignation et de terreur.

– Et si ce n’était pas pour sauver cegentleman français qui porte un si beau nom, pour cent milledollars je ne vous entendrais pas.

» Mais enfin, ça me fend le cœur de penser quele comte de… de… un très beau nom… de Castignac… voilà que ça merevient, qu’un représentant de la famille des Castignac porteraitla livrée de la prison.

» Aussi je me contenterais de milledollars.

Le comte prit la parole.

– M. Blacknett, dit-il, je vous remerciede l’intérêt que vous me portez.

» Mais votre cas n’est pas pendable.

» D’abord nous ne serions pas jugés à Winipeg,où nous n’étions pas arrivés quand les duels ont eu lieu.

» Du reste, je récuserais le jury de Winipeg,ce serait mon droit, comme suspect de partialité.

» Mais à l’instant où je vous parle, sur quelterritoire sommes-nous, encore ?

» Sur celui des États-Unis.

» Et un jury américain nous acquitteratoujours haut la main.

» On n’aime pas les Canadiens chez lesYankees, vous le savez.

» Mais pour éviter ennuis, retards,désagréments, je vous donne cinq cents dollars.

» Et je vous en compte sur-le-champ lamoitié ; l’autre moitié avant de quitter le train, ça vousva-t-il ?

– C’est peu pour l’honneur d’un homme commemoi.

» Mais si vous mettez six cent cinquantedollars, j’accepte.

Le comte fit semblant d’hésiter, de calculer,de ne pas se décider.

Enfin, il dit :

– Soit !

» Marché fait !

– Ah ! vous ne payez pas cher l’honneurd’un homme comme moi.

» Enfin ! c’est dit.

» Le mécanicien trouvera qu’il y a quelquechose de dérangé à la machine ; il stoppera ; on donneraquelques coups de marteau retentissants ; vous sauterez sur lavoie et vous détalerez.

» Personne ne courra après vous, car lemécanicien sifflera et le train démarrera tout aussitôt que vousserez à terre.

Paddy se dit en lui-même que le comte n’étaitpas bête du tout pour un comte, car il s’imaginait qu’ungentilhomme ne savait pas arranger ses affaires.

Le comte reprit :

– Autre question ?

» Nos bagages ?

» D’abord nous n’y laisserons aucun bijou,rien qui soit d’une grande valeur.

» Les dames emporteront même leursdentelles ; c’est si léger à porter !

» Et puis elles ont à emporter pour le pôledes toilettes très simples.

» Mais enfin il faut bien que ces bagagessoient portés à bord de la Tortue, qui nous attend dans leport de Winipeg.

» Je vais vous donner un bon pour cinquantedollars que le capitaine de la Tortue vous comptera enéchange de nos malles.

Rien de plus injurieux que cette précaution,mais Blacknett dit imperturbablement :

– Votre confiance en moi pour la remise de vosbagages à bord de la Tortue m’honore et je vous remercie de me latémoigner.

» Faites le bon pour le capitaine.

Le comte fit ce bon, plus une lettre trèscourte, mais très nette.

– Voilà ! fit-il.

Puis il compta les billets et les remit àmaster Blacknett qui se retira avec autant de dignité que s’il nevenait pas de vendre son honneur !

– Quelle canaille ! dit Paddy.

– Peuh ! fit le comte.

» Après tout, ça n’est pas très cher.

– Il ne donnera pas plus de cent dollars aumécanicien.

– C’est son affaire.

– Il distribuera cinquante dollars à sessous-ordres et il prétendra n’en garder que cent pour lui-même.

– Qu’est-ce que ça nous fait ?

– Ça me met en colère.

» Ces Yankees roulent tout le monde.

– Pas celui-là !

» J’aurais été jusqu’à deux et même troismille dollars.

» Il croyait nous tenir par la crainte du juryde Winipeg et je l’ai démonté en lui prouvant que je m’enmoquais.

» Mais il nous tenait quand même.

» L’hiver approche.

» Je ne peux pas perdre de temps.

» Or, comme rien ne m’amuse plus que de fairenaître d’amers regrets dans l’âme d’un filou, quand nous auronsatteint la Tortue, je remettrai à son capitaine une lettrepour master Blacknett, ou, ce qui sera mieux encore, je vousdicterai cette lettre.

» Nous nous moquerons de lui de la façon laplus ironique.

Paddy se frottant les mains :

– Ça me va !

» Ça me va !

» Dieu me damne, monsieur le comte, si vousn’êtes pas aussi malin qu’un singe.

– Merci de la comparaison, Paddy ; ellen’est plus déshonorante depuis que Darwin et Littré nous fontdescendre du chimpanzé.

Se levant :

– Allons faire nos préparatifs !

– Les miens ne seront pas longs.

» Paddy, nous avons des fusils américains àrépétition, dernier modèle.

» Je vous en donne un.

» Et, comme vous tenez sans doute à votregrand rifle, démontez-le, je le mettrai dans mi-malle et vous l’yretrouverez.

– Monsieur le comte, merci.

» Paddy vous revaudra vos bonnesattentions.

Ils vaquèrent à leurs affaires.

Une heure après, arrêt brusque.

Comédie de l’avarie à la machine, fugue desvainqueurs et des dames, y compris Petit-Jaguar et sa femme.

Dans le train, cris des uns, amis des morts,rires des autres.

Coup de sifflet !

Remise en route.

Disparition du train dans lelointain !

Le tour était joué.

Chapitre 10CHEZ LES CORBEAUX

La petite troupe se mit en marche.

Les hommes portaient :

1° Les bijoux.

2° Quelques dentelles de grande valeur, deschaussettes, des bas, des chemises (ceci sur la recommandation dePaddy).

3° Du savon.

4° Du sel et du poivre.

5° Du pain.

De telle façon que chacun d’eux avait un assezlourd paquet.

Les femmes ne portaient que leurs fusils etleurs cartouchières.

Comme elles s’étaient exercées au tir pendantla traversée, elles savaient se servir de leur arme avec assezd’adresse.

Mme Jellalich, elle-même, pourplaire à son mari, avait fait du zèle et elle tirait fortjuste.

Elle se mit courageusement en marche.

Paddy prit la tête avec le comte.

– Nous allons, dit-il, trouver non loin d’iciquelque village indien.

» Nous aurons affaire à des Corbeaux.

» Ils sont connus.

» C’est de la canaille.

» Nous nous arrêterons à mille pas de leurswigwams, sans leur permettre d’approcher de nous et nous leurenverrons Petit-Jaguar pour traiter avec eux.

– Très bien !

Après une bonne heure de marche, on aperçutune trentaine de tentes.

– Ah ! fit Paddy, voilà des nids deCorbeaux !

» Nous allons avoir des chevaux.

Il avait longuement causé avec Petit-Jaguar etlui avait donné ses instructions.

Le Delaware partit avec sa femme, ayant, lui,un mouchoir blanc au bout de la baguette de son fusil.

Les Corbeaux sortis des tentes l’attendaientarmés de lances.

Petit-Jaguar leur cria :

– Je suis le messager de bonheur et leporte-chance.

» On m’envoie vous dire que vous pouvez gagnerde l’argent.

» Oui, beaucoup d’argent.

» Ceux qui m’envoient veulent des chevaux, desmocassins, des peaux pour se coucher dessus, des fourrures pour secouvrir pendant la nuit, de la viande fumée.

» Vous serez bien payés.

– Avance ! dit le sachem.

Petit-Jaguar s’approcha.

Il salua le sachem, les guerriers, puis ildit :

– Corbeaux, mes frères indiens, les blancs quisont là-bas se défient de vous, parce que vous êtes de bravesguerriers, connus pour être de redoutables coupeurs de route.

» Si vous vouliez avancer en nombre, lesblancs, qui sont armés de fusils inépuisables, tireraientsur vous.

Petit-Jaguar dit :

– Vous allez voir la puissance de cette armeterrible.

Devant les Corbeaux émerveillés, il tira, coupsur coup, dix balles en dix secondes, sur le poteau de la torturedressé à l’entrée du village, le criblant de ballesexplosibles.

Le vieil arbre ébranché fut coupé en deux etle haut tomba.

Les Corbeaux se sentirent intimidés.

– Comptez neuf fusils comme ça et dix-huitrevolvers tirant vingt-quatre balles sans être rechargés.

» Et si vous osez, attaquez les blancs.

Le sachem dit :

– Tu nous annonces que nous allons nousenrichir et tu nous menaces.

– Corbeaux, je vous avertis.

» C’est la paix et de l’argent ou la guerre etdu sang.

» Si vous consentez à accepter mespropositions, ce sera la paix.

» Amenez-moi douze beaux, et bons mustangs, jeles achèterai.

» Six jeunes gens, sans armes, les conduirontaux blancs, chargés des objets que vous m’aurez vendus.

» Je resterai avec vous jusqu’au retour de vosjeunes gens.

» Ma femme les accompagnera pour dire le prixconvenu.

Le sachem réfléchit, consulta ses guerriers duregard et dit :

– Och !

» Essayons de nous entendre.

Il donna des ordres.

Les jeunes gens amenèrent des chevaux ;mais, après un dédaigneux examen, Petit-Jaguar dit avecmépris :

– Non ! Pas ceux-là !

» Ils ne valent que le prix de leurs peaux etsont bons tout au plus à porter vos tentes quand vous êtes enroute.

» Montrez-moi des mustangs.

Le chef en passa par où voulutPetit-Jaguar.

Celui-ci acheta les douze chevaux, tout cedont ses maîtres avaient besoin, puis les jeunes gens conduisirentles mustangs aux blancs, accompagnés d’un Corbeau qui connaissaitla valeur des dollars et des guinées.

Tout se passa très bien.

Petit-Jaguar rejoignit ses maîtres et lapetite caravane se remit en route.

Chapitre 11COMPLOT

Quand Petit-Jaguar fut parti, le vieuxCorbeau, qui avait accompagné les jeunes gens et qui avait vécu àWinipeg, où il avait appris bien des choses, dit ausachem :

– Ces blancs sont très riches.

Le sachem vivement :

– Ils ont beaucoup d’or.

– Beaucoup.

» Mais ils ont aussi beaucoup, beaucoup debank-notes.

Le sachem secoua la tête.

– J’aimerais mieux de l’or.

Le vieux Corbeau riant :

– Tu es ignorant.

» Tu te défies du papier.

» Mais les changeurs de Winipeg donnent del’or contre ces papiers-là.

– Je le sais, puisque je suis allé à la villeavec toi et que j’y ai échangé contre des guinées des papierstrouvés sur les deux marchands de bois que nous avons tués.

» Mais je ne sais pas lire la valeur de cespapiers.

Le vieux Corbeau :

– Moi non plus, je ne sais pas lire.

» Mais on regarde ces papiers à contre-jour eton voit les dessins.

» Chaque dessin indique la valeur.

– Enfin, dit le sachem, ces gens-là sont trèsriches.

– Oui.

» Et il n’y a que six hommes.

– Mais ils ont des fusils inépuisables.

– Qu’importe, si nous les fusillons d’unendroit où nous serons abrités.

» Est-ce que nous ne nous embusquons pastoujours pour tirer sur des voyageurs ?

» Quand nous serons cinquante-quatre guerrierset braves à plat ventre dans des rochers à travers lesquels lacaravane défilera, est-ce que les six hommes recevant un feu decinquante quatre fusils, ne seront pas tués ?

– Et leurs balles ?

– Elles frapperont les rochers, mais non pasnous, couverts par eux.

– Och ! och ! s’écria le sachem.

» Tu dis vrai !

» Tu es une tête !

» Mais tu n’es pas un bras.

» Dire que tu n’as jamais pris un scalp et quetu n’es pas un guerrier !

Lé vieux Corbeau :

– À quoi bon ?

» Je vais passer l’hiver à Winipeg et j’ygagne beaucoup d’argent.

» Je viens ici pendant l’été et, par mascience, je vous force à me nourrir et à me faire des cadeaux.

» Je ne suis pas votre sorcier, parce que jene veux pas me soumettre aux épreuves qui me feraient souffririnutilement.

» Et à quoi bon ?

» Est-ce que je ne suis pas plus sorcier queles sorciers ?

» Est-ce que les sorciers des autres tribus neviennent pas me consulter ?

» Est-ce que l’on ne me demande pas danstoutes les tribus ?

» Je suis la gloire de celle-ci.

– Mais tu es lâche.

– Non.

– Tu ne fais jamais expédition avec nous et tuas peur des balles.

– Je n’ai pas peur.

» S’il le fallait, je risquerais ma peau commevous pour la nourrir.

» Vous vous battez pour dépouiller lesvoyageurs de leurs richesses.

» Mais, moi, je n’ai pas besoin de ça pourvivre heureux.

» Si tu étais sûr de bien vivre, comme moi,sans te battre, tu ne te battrais pas.

Le sachem hocha la tête et dit :

– N’importe !

» Tu n’as pas l’honneur d’être un guerrier ettu n’as pas de scalp.

Le vieux Corbeau se mit à rire.

– Les blancs, dit-il, prouvent chaque jour auxIndiens qu’ils leur sont supérieurs, et les fils du Grand-Esprit nepeuvent lutter contre eux ; notre race s’en va.

» Or, dis-moi, est-ce que les blancs ont desscalps à leurs chevilles et à leurs mollets ?

» Est-ce que, à Winipeg, toi, avec tesquarante trois scalps, tu es considéré ?

» Je le suis, sans scalps, bien plus que toi,sachem.

» On me dit :

» – Bonjour, Willy.

» Ils m’appellent ainsi.

» Beaucoup me serrent la main et me paient àboire.

» Te considèrent-ils ? Non.

» Le blanc te regarde comme un être inutile etbon à rien.

» Moi, il m’emploie.

– Tu es leur domestique.

– Non.

» Si un travail me déplaît, je le refuse etpersonne ne peut m’obliger à le faire, personne, entends-tu,sachem.

» Si je balaie la neige avec ma squaw et mesenfants, c’est parce que l’on paie ; si je fais descommissions, on me paie ; si je fends du bois, si j’en scie,on paie encore, et quand je veux me reposer, je me repose et jebois de bons coups.

– Enfin, tu es la bête de somme des blancs, etc’est honteux.

– Chez les blancs, tout le monde travaille etc’est un honneur de travailler.

» Toi, sachem, tu regardes ça comme unehonte ; mais tu sais bien que ta tribu et toutes les autresdisparaîtront.

» Compte !

» En ta jeunesse, nous étions un millier deguerriers, et nous sommes cinquante-trois !

» Dans vingt ans, il n’y aura pas trenteguerriers.

» Pourquoi ?

» Vous voulez vivre votre vie.

» Il faudrait vivre la vie des blancs.

Le vieux sachem leva la main et, dans uneattitude superbe, dit :

– Plutôt mourir.

Le vieux Corbeau railleur :

– C’est ce que vous êtes tous en train defaire, sachem.

» Votre orgueil vous tue.

Puis, haussant les épaules :

– À quoi bon parler ?

» Vos oreilles sont bouchées.

» Vos cœurs sont de pierre.

» Vos yeux ne voient pas.

Et, concluant :

– Enfin, laissons de côté cette querelle bieninutile.

» Convoque ton conseil.

» Vous verrez comment vous devez vous yprendre pour surprendre et tuer les blancs et faire grandbutin.

– Comme toujours, tu ne te battras pas avecnous et tu voudras ta part.

– N’ai-je pas donné le bon conseil ?

» Pourquoi la tête ne serait-elle point payéecomme le bras ?

Le sachem poussa un soupir.

Cette supériorité de l’indien frotté decivilisation l’écrasait, l’humiliait, l’irritait et il s’écria avecdépit :

– Quand nous aurons combattu, quand nousaurons, par notre courage, tué et dépouillé les blancs, tu te ferasencore payer pour venir avec moi échanger les papiers à Winipegcontre de l’or et de l’argent.

– Certainement.

– Et tu n’auras pas honte de recevoir une partsans t’être battu.

– Je m’en ferai un mérite.

» Vous faire battre pour que je gagne del’argent sans risquer ma peau, c’est une preuve que vous êtes desbêtes et moi un intelligent.

Il s’en alla en ricanant.

Le vieux sachem caressait fiévreusement lemanche de son tomahawk[4].

Si le Vieux-Corbeau avait continué, le sachemn’aurait pu maîtriser sa colère et il lui aurait fendu la tête.

Mais le Vieux-Corbeau savait quand il étaittemps de s’arrêter.

Le sachem cependant tint conseil et toutes lesmesures à prendre pour l’embuscade furent arrêtées après unelongue, sage et complète discussion, comme les guerriers indiensont coutume d’en faire.

Deux heures après, ils partaient !

Un grand danger planait sur la petite caravanede M. de Rastignac.

Cinquante-quatre balles, bien ajustées auposé, c’était la foudre tombant sur six hommes et pouvant s’égarersur quatre femmes !

Chapitre 12EN MARCHE

Ils allaient très gaiement, les Parisiens.

Et les Parisiennes ?

Très rieuses.

C’était amusant en somme.

On faisait étape.

On faisait grande halte.

On bivouaquait.

Très agréable, le bivac.

On allumait les feux.

Le gibier tué en route fournissait rôtis,grillades et viandes cuites au four caraïbe.

Petit-Jaguar, sa femme et Paddy connaissaientet recueillaient des haies, des fruits sauvages, des pointes, descœurs d’arbustes ou de plantes, des herbes aromatiques oucomestibles, genre épinards, des feuilles mêmes.

Grâce à Paddy, on avait emporté du pain, dusel, du poivre.

On cuisinait très finement.

Car, avec de la graisse de différents oiseaux,on accommodait des plats exquis.

Petit-Jaguar et sa femme avaient leursrecettes.

Excellentes.

Paddy avait les siennes.

Parfaites.

On avait pêché des tortues au bord d’unerivière et on avait de cette graisse verte si estimée de cetanimal.

Aussi faisait-on de délicieuses omelettes aveccette graisse et des œufs de canards, d’oies, de cygnes, detortues, d’autres oiseaux et de gros serpents.

Les serpents eux-mêmes fournissaient desgrillades très délicates.

On avait du rhum.

Paddy avait recommandé de ne pasl’oublier.

Et du sucre.

On faisait des grogs.

Quant à la petite comtesse, elle faisait desmots qui amusaient tout le monde et l’on riait beaucoup le soirautour des feux.

Qu’on le croie bien, une pareille vie a soncharme.

On respire un air si pur, des parfumsterrestres si doux, on se sent si libres, si loin des règlesconventionnelles qui étranglent les habitants des villes, on sesent si à l’aise que l’on est heureux.

Et l’on trouve que l’on mange bien meilleurqu’en ville.

Pourquoi ?

Je me le suis expliqué.

Je me suis aperçu que le pain en forêt prenaitun goût particulier.

Je ne pouvais en attribuer la cause au painlui-même.

Donc, il fallait la chercher dans le palais,dans le sens du goût animé par l’air oxygéné des sous-bois.

Les arbres, dans le jour, expirent del’oxygène ; l’air s’en trouve suroxygéné.

De là, une puissance de vie plus grande pourcelui qui respire cet air.

Et, comme la bouche est balayée par cet airlà, elle est surexcitée.

Puis il y a une autre cause.

Un surappétit causé par la marche.

Le chasseur millionnaire déclare que personnene fait une omelette au lard comme la femme de son garde.

Il demande à son, chef ou à sa cuisinière uneomelette au lard « comme à la campagne » ; mais ilne trouve jamais « que c’est ça ! » sans se rendrecompte que l’air suroxygéné et cinq heures de marche ont aiguiséson appétit.

Mais il n’y a pas, dans la marche en pleinair, que « les vains plaisirs de boire et de manger, »comme dit la chanson du Petit Ébéniste.

On a le sentiment que l’on est plus homme,plus près de la nature, plus près de l’état primitif.

On sent qu’on se relève de l’état dedégradation physique où la civilisation à outrance nous a faitdescendre.

On redevient un peu le fier sauvage despremiers temps.

L’humanité reprend ses droits.

Et la femme ou, ce qui est plus vrai, la dameressent ce changement plus que l’homme encore, car la civilisationla déprime plus que nous.

Une dame ?

Qu’est-ce ?

À bien voir, une poupée.

S’habiller, apprendre à se tenir, à parler,dire ceci, non cela, rester sur la réserve, poser, toujours mentirpar son attitude, masquer ses vrais sentiments, voilà ce que l’onappelle l’éducation des jeunes filles.

Très bien, pour les sociétés policées.

Mais archi-faux si l’on se place au point devue nature.

Aussi, quelle joie intime quand, par suited’une aventure comme celle-ci, une femme du monde se senttransformée en femme, en vraie femme, vivant la vraie vie pourlaquelle la nature l’a faite.

Et c’est ce qui était arrivé, au grandmécontentement de M. Désandré.

Que de fois il répéta :

– Ce n’est pas correct ?

À sa femme même :

– Décidément, vous n’êtes plus correcte 1

Mais on se moquait de la correction.

Lui ; non !

La première fois qu’il dit à Paddy :

– On ne passe pas ainsi devant une dame, cen’est pas correct.

Paddy le regarda étonné.

– Qu’est-ce que ça peut faire, demanda-t-il, àune dame que je passe devant elle en courant après mon chapeau quis’est envolé et que le vent roule.

– Ça ne se fait pas.

– Si, puisque je le fais.

– C’est une impolitesse.

– À votre idée !

» Pas à la mienne.

Et Paddy s’en était allé se souciant fort peud’être correct.

Et, comme M. Désandré l’assommaitd’observations, il lui déclara :

– La correction, voyez-vous, je m’en f… iche,et si vous continuez à m’embêter avec ça, je vous déclare que jefinirai par vous dire des choses désagréables.

» Cette gueuse de correction !

» Je m’assois dessus.

Paddy était furieux.

M. Désandré sentit qu’il fallait laisserle trappeur tranquille.

Un soir que la caravane était campée au piedd’une ceinture de rochers, on s’aperçut que ni Paddy, niPetit-Jaguar n’étaient arrivés avec que les autres.

On ne s’en inquiéta pas beaucoup, parce quesouvent ils chassaient.

Mais, à dix heures du soir, ils n’étaient pasencore rentrés.

On commença à craindre quelque fâcheuxaccident.

Chapitre 13LA PISTE

Paddy et Petit-Jaguar, grands marcheurs devantl’Éternel, avaient coutume chaque jour de s’éloigner de la caravaneen prenant à droite avant la grande halte et à gauche après, dansle but de chasser, croyait-on.

Ils chassaient.

Ils rapportaient du gibier.

Mais ils avaient une arrière-pensée.

Paddy, aussitôt après le marché passé avec lesCorbeaux, avait dit à Petit-Jaguar :

– Les Corbeaux ne doutent pas que nos maîtresne soient riches.

» Ils nous attaqueront.

– Ils ont peur de nos fusils.

Paddy, judicieusement :

– En plaine, oui.

» Mais embusqués, non.

Et Petit-Jaguar secouant la tête,dit :

– Cinquante fusils au moins !

» Master Paddy, ils attaqueront.

– Nous saurons bien, s’ils en ont l’envie.

– Comment ?

– Ils gagneront, par un détour soit à droite,soit à gauche, les Roches-Roses.

– Oui ! oui !

» C’est là qu’ils s’embusqueront.

– Nous pousserons chaque jour desreconnaissances pour trouver leur piste.

– Et nous la trouverons.

– Ne parle de rien.

» Inutile d’inquiéter les dames.

Petit-Jaguar se mit un doigt sur les lèvrespour montrer qu’il se tairait.

Et voilà pourquoi les deux chasseurss’éloignaient systématiquement de la caravane.

Or, le quatrième jour, ils trouvèrent la pisteet la suivirent.

C’était un jeu pour eux.

Mais arrivés au pied des Roches-Roses, ilsn’avancèrent plus qu’avec une extrême prudence.

Un trappeur et un sauvage, en pareil cas,déploient des trésors de souplesse et de sagacité, il faut voirsans être vu.

Deux heures après, ayant fait à peine unelieue, ils arrivèrent au sommet des collines et ils virent unfeu.

Autour, des chevaux et des sauvages, ceux-cien train de manger.

Ils en savaient assez.

Chapitre 14RÉSOLUTION VIRILE

On commençait à s’inquiéter au camp, quand lesdeux chasseurs revinrent.

Ils mouraient de faim. Paddy dit :

– Que personne ne se couche.

» Que l’on selle les chevaux.

» Nous mangerons et nous boirons à cheval.

– Qu’y a-t-il donc ?

Il l’expliqua :

– Qu’allons-nous faire ?

– Tourner les Roches-Roses.

– Et puis ?

– Continuer notre voyage.

– Et les Corbeaux ?

– Ils se morfondront à nous attendre.

Et de rire.

Mais Mlle de Rastignac serécria :

– Comment, nous pouvons surprendre etexterminer ces gens-là et nous ne le ferons pas ?

» Que diraitMlle de Pelhouer.

» Madame Desandré, qu’enpensez-vous ?

– Comme vous.

» Ce sera très chic.

– Et vous, madame Jellalich ?

– Moi… je veux bien…

– Papa, qu’en dis-tu ?

– Ce que femme veut…

– Bravo !

» Tu consens.

» Vous aussi, Jellalich ?

» Aussi M. Desandré ?

» Tous alors.

» Unanimité touchante.

» À cheval.

Paddy à Petit-Jaguar :

– Quelle fille !

» Je ne me serais jamais imaginé ça d’unedemoiselle de Paris !

La femme du Petit-Jaguar fit boire et mangerle cheval de son mari et celui de l’Irlandais ; puis elle leurfrotta les jambes pour les délasser.

Quand les autres chevaux furent prêts, quandceux qui étaient porteurs furent chargés ; tout le monde semit en selle.

On jeta beaucoup de bois sur le feu et l’on semit en route.

Chapitre 15SURPRISE MATINALE

Vint le jour, on arriva au pied desRoches-Roses que l’on escalada facilement.

L’aube n’avait pas blanchi l’horizon que l’onarrivait à l’observatoire d’où les deux éclaireurs avaient vu lesCorbeaux.

Ils étaient là. Tous endormis. Leur feu semourait.

Les voyageurs mirent leurs chevaux à l’attachedans un creux, enroulant les brides sans gourmettes à des arbustes,puis ils descendirent sans bruit vers les Indiens.

La petite comtesse ne se possédait pas dejoie.

Elle ne paraîtrait pas comme une noviced’armes devant Mlle de Pelhouer ; elleaurait fait ses preuves.

Aussi, marchait-elle résolument.

Mme Jellalich, ne voulant pasparaître faible devant son mari, dominait son émotion et marchaitaussi résolument.

Quant à Mme Désandré, elleétait superbe de… correction.

Il y avait de la rosée.

La brave dame relevait sa robe de sa maingauche, comme si elle se fût promenée dans les allées du Bois deBoulogne et elle se balançait avec une grâce, très élégantequ’admira son mari.

– Elle est magnifique de correction !murmurait-il avec admiration.

On arriva à quatre cents pas du bivac et pasun Indien ne bougea.

Le jour pointait.

L’aube filtra ses clartés blafardes sur le solet, peu à peu, chaque corps des dormeurs se dessina en pleinrelief.

Paddy avait pris le commandement et ilordonna :

– Genou à terre !

» Les revolvers près du genou.

» N’oubliez pas de dégager la baguette desûreté.

» Feu à mon commandement.

On exécuta ses ordres.

Tout à coup un Indien se leva et, sur sonsifflet de guerre, il sonna l’éveil.

– Ça va bien ! dit Paddy.

» J’aime mieux les tirer debout.

Et il commanda :

– Feu à volonté !

La fusillade roula, déchirant de la toile,selon l’expression des soldats.

Les corbeaux tombèrent hachés, déchiquetés parce feu de quatre cents balles en moins d’une minute.

Quelques-uns parvinrent aux chevaux etessayèrent de sauter en selle.

Ils furent tués.

Pas un ne survécut.

Alors Paddy brandit son fusil et il se mit àcrier :

– Hurrah !

» Hurrah !

» Hurrah for missRastignac !

Toute la troupe s’associa à cette ovation bienméritée.

On s’avança l’arme au poing ; mais pas unsauvage ne survivait aux effrayantes blessures causées par lesballes explosibles.

Tous morts !

Chacun ramassa quelque trophée, témoignage devictoire, puis on retourna vers les chevaux, on les monta et l’onreprit le sentier, laissant bientôt derrière soi le théâtre ducombat ensanglanté et couvert de cadavres.

Chapitre 16PRÈS DU PÔLE

Sans autre mauvaise rencontre, la caravanearriva sur les bords du lac Winipeg, après avoir tourné laville.

Elle trouva le vapeur à son poste ets’embarqua.

Le voyage se fit rapidement jusqu’au partageoù l’on prit terre pour gagner le Mississipi avec l’escortehabituelle des Indiens, qui se chargent du transport des bagages etqui fournissent des chevaux aux voyageurs.

On trouva sur le fleuve un second vapeur, quifit traverser à la caravane le lac Garibou et celui de laHoche.

Puis nouveau portage pour gagner le lacAthabaska, père du Mackensie et on monta là sur un troisièmevapeur, qui força sa machine.

Déjà il gelait pendant la nuit.

Mais on atteignit très vite l’embouchure duMackensie et le navire eut le temps de regagner l’Athabaska avantl’embâcle.

La caravane, mise à terre, devant le premierhôtel polaire construit par M. d’Ussonville, fut reçue par legérant avec enthousiasme et aussi par l’équipage de chasse deDrivau.

Les voyageurs admirèrent beaucoup leconfortable de l’hôtel et l’organisation du service ; si prèsdu pôle, c’était merveilleux.

Et quelle correction ! comme ne cessaitde le répéter M. Désandré.

On se reposa tout un jour, puis on partit entraîneau, et les chiens, en douze heures, conduisirent lesvoyageurs à l’hôtel de l’île de Banké.

Ils allaient ainsi d’hôtel en hôtel, jusqu’àcelui de la Terre-de-Grant, au 83° degré de latitude nord, à septdegrés du pôle, c’est-à-dire à cent soixante-quinze lieues decelui-ci.

On juge de l’accueil que firent à leurs hôtesM. d’Ussonville et ses amis.

Festins, bals, excursions en traîneaux,explorations en canot de toile sur la Polinya (petite mer libre),que les explorateurs américains prirent pour un océan vide deglaces, ce qui était une grave erreur.

Les voyageurs ne cessaient d’admirer lasauvage grandeur des paysages polaires.

Mais ce qui les frappa le plus, ce futl’extraordinaire intensité de la vie animale autour de laPolinya.

Phoques, morses, baleines, ours blancs, bœufsmusqués, oiseaux, renards et lièvres foisonnaient à tel point que,d’une seule balle, Mlle de Rastignac tua troiseiders.

Et les œufs étaient innombrables.

Malgré le froid des nuits, il faisait encorede belles journées et l’on s’amusait beaucoup, surtout à lachasse.

M. d’Ussonville expliqua à ses amis qu’ilfallait patienter pour atteindre le pôle.

Celui-ci, M. d’Ussonville s’en étaitrendu compte, devait être sous la mer boréale et couvert par lagrande banquise polaire de Nansen.

Cet immense champ de glaces, poussé toujourspar les vents dominants, tourne autour du pôle qui lui sert enquelque sorte de pivot.

Tantôt la banquise avance vers le nord-ouest,tantôt elle recule vers le sud-est ; mais, en fin de compte,elle finit toujours par gagner vers le nord-est.

Or, sur cette banquise mobile, il fallaitatteindre le pôle en traîneaux.

Cent soixante-quinze lieues.

Trois jours pour aller.

Un jour pour les observationsscientifiques.

Trois jours pour revenir.

On camperait sous la double tente de soie.

Mais il fallait attendre que l’hiver fût biencommencé.

La banquise est très dangereuse en été.

La glace fond et il se forme des trous, descrevasses, des canaux qui entravent la marche des traîneaux.

Nansen dut avoir recours tantôt au traîneau,tantôt au kayak.

Le plus sûr était donc d’attendre que tout fûtgelé.

Et on s’amusa ferme en attendant.

Chapitre 17DÉNOUEMENT FATAL

Une qui ne s’amusait pas, c’étaitMlle de Pelhouër.

L’arrivée de la petite comtesse la troublaprofondément.

Cette Bretonne sérieuse, héroïque, aimantprofondément M. d’Ussonville, vit, dès le premier moment, unerivale dans cette Parisienne charmante et rieuse.

Elle souffrit surtout beaucoup de l’esprit decelle qu’elle considérait comme son ennemie, parce qu’elle brillaitpar une verve endiablée et faisait jaillir le rire à table avec unedrôlerie irrésistible.

D’Ussonville, si grave toujours, s’associait àla joie générale.

Les mots de la petite comtesse, ses saillies,le mettaient en gaieté.

Et Mlle de Pelhouër s’enindignait sourdement et s’aigrissait.

Elle ne se l’avouait pas, encore moinsvoyait-elle dans d’Ussonville autre chose qu’un oncle, mais elleétait rongée par une jalousie implacable.

Elle se dominait, gardait une réserve presquefarouche vis-à-vis de Mlle de Rastignac, etcelle-ci, un peu trop gavroche parisien, ne ménageait nullement laBretonne.

Elle avait fait quelques avances froidementreçues ; non seulement elle n’en fit plus, mais elle s’ingéniaà piquer Mlle de Nez-Pincé, comme ellel’appelait assez justement.

Les torts étaient réciproques.

À noter :

La petite comtesse ne songeait nullement à unmariage avec d’Ussonville, qui n’avait nulle arrière-penséed’épouser qui que ce fût.

Avec une extrême légèreté, la petite comtessefroissa Mlle de Pelhouër.

Elle avait pour complice de ses malicesMme Santarelli et Mme Castarel que,par certaines roideurs de caractère,Mlle de Pelhouër avait froissées, le lecteurdoit s’en souvenir.

Les deux Taki, depuis longtemps, avaientoublié le petit dissentiment survenu à propos d’une chasse.

Elles tenaient pour leur amie contre la petitecomtesse.

Et la querelle s’envenimait de jour en joursans que les hommes y prissent garde, car tous les coups d’épingleéchangés sournoisement leur échappaient.

Mlle de Rastignac voulutprouver qu’elle était une héroïne.

Elle chassa, en compagnie d’un Esquimaux,l’ours blanc, le taureau musqué, le morse. Elle s’ingénia àdépasser les exploits de sa rivale.

Avec un bonheur insolent elle parvint, à lafaçon des Esquimaux, à tuer un ours à coups de harpon.

Le soir, elle raconta le combat avec une verveendiablée qui fit rire tout le monde ; elle avait l’air demépriser profondément les ours et les déclarait indignes d’un coupde fusil.

Ces façons triomphales mirent le comble àl’irritation de Mlle de Pelhouër, qui à sontour devint agressive.

Elle déclara que la petite comtesse manquaitde réserve, elle l’appela gamin de Paris, garçon manqué.

L’autre le sut.

Elle se moqua de « la mijauréeprovinciale, de la Bretonne de Concarneau ».

Enfin, elle fit allusion au profil de mouettede son adversaire et la baptisa :

Mlle BEC D’OISEAU.

C’en était trop.

Mlle de Pelhouer,indignée, gifla Mlle de Rastignac.

– Bec d’oiseau, soit ! dit-elle, maisvous aurez senti ma griffe.

L’autre, très brave, dit :

– Ce que vous venez de faire est indigne d’unefille bien née.

» Vous m’en rendrez raison l’épée à lamain.

– Certainement, en secret et tout desuite ! dit Mlle de Pelhouër.

Mme Désandré ne put s’empêcherde dire :

– Mademoiselle de Pelhouër, ce que vous venezde faire n’est pas correct pour une femme.

– Ça m’est égal.

Personne de ces Messieurs n’était là pourempêcher ce duel.

Tous les hommes chassaient ou péchaient autourou sur la Polinya.

Du reste, cette intervention n’aurait puempêcher le combat.

Chapitre 18LE DUEL

Oui, le duel était inévitable, en raison ducourage très différent des deux héroïnes.

Celui de la Parisienne était faitd’amour-propre et d’insouciance.

Nous le connaissons, ce courage gai, railleur,impertinent.

On connaît moins le courage sombre, froid,déterminé, silencieux, presque sauvage, sans aucun emportement,mais formidablement entêté de la race bretonne.

Elle est étonnante de sang-froid, de calme, dedécision.

Il y a de la fatalité dans cette bravoure quibrave tranquillement un obstacle vulgaire facile à éviter.

Le Breton ne veut ni se détourner, nireculer.

Ceux qui ont étudié comme moi ce genre debravoure sont convaincus que les Bretons aiment le danger pourlui-même ; leur nature rêveuse, mélancolique, a besoin desecouer son éternelle sombreur[5].

J’ai à citer des exemples qui ferontcomprendre le courage breton.

Je choisis à dessein des hommes qui ne passentpas pour héroïques.

J’ai vu Corbières, par un temps épouvantable,s’en aller à l’île de Siek, sûr d’être en perdition, et, comme onfaisait observer à ce grand poète trop peu connu qu’il n’enreviendrait peut-être pas, il répondit sans pose, trèssincèrement :

– Je veux chanter la mort en mer ; lenaufrage, la tristesse consolante d’un beau trépas, en pleinedémence des flots.

» Comment exprimer ces sensations, si je neles ai pas éprouvées.

Son canot sombra.

Il se sauva à la nage et nous revint meurtri,déchiqueté par les pointes des rocs.

Une autrefois, il fit un marché étonnant avecun jeune pêcheur.

– Guillaumic, tu ne vas donc pas à la pêche,aujourd’hui ?

– Pas possible, monsieur Corbières.

» La mer est démontée.

» On perdrait lignes et filets.

– Rien à faire alors ?

– Non, monsieur Corbières.

Lui, d’un grand geste :

– Tu vois l’île de Tizi-Aouzon ?

– Pas beaucoup.

» De temps en temps.

» Entre deux coups de mer.

– Ce que ça brise par là !

– Sûr, monsieur Corbières.

– Si un canot était drossé contre les rochersde l’île, crois-tu que ceux qui le monteraient seraient en péril demort ?

– Sûr, monsieur Corbières.

– Tu n’as ni femme ni enfants ; tu esorphelin et tu ne tiens à rien.

– C’est vrai, monsieur Corbières.

» Je suis comme un bouchon de liège qui flottesur l’eau.

Lui, tirant de sa poche un louis et lemontrant entre le pouce et l’index.

– Veux-tu gagner un louis ?

Guillaumic, l’œil étincelant :

– Oui, monsieur Corbières.

– Il y a des petits verres dans un louis.

– Oh oui !

– Tu connais mon bateau.

» Kérenfort ne veut plus le réparer.

» Il est f… ichu.

– Sûr qu’il n’est plus bon à grand’chose.

– Je ne veux pas qu’il meure sous le marteaud’un charpentier.

» Il a le droit de mourir en mer, en bravebateau qu’il a toujours été.

» Monte avec moi.

» Nous le jetterons sur les rochers de l’îleet il sera brisé en mille pièces.

– Mais… nous… monsieur Corbières ?

Lui, froidement :

– Risque à courir.

» Un louis… c’est quelque chose.

Guillaumic, riant :

– Et puis l’honneur de crever avec vous, si onen crève.

Ils y allèrent…

Le canot fut mis en miettes.

À marée basse, on alla les chercher surl’île ; une lame monstrueuse les avait sauvés en les portantpar-dessus les rocs, au centre de l’île.

Le lendemain, je ramassai une petite épave ducanot poussée sur la plage.

Je la conserve comme une relique.

Quand je rencontre Guillaumic à Roscoff et queje lui reparle de l’aventure… il rit.

Et il répète un mot que j’admire :

– Il n’y en a pas pour autant de temps qu’oncroit à boire un louis !

Je cite, parce que je tiens à faire comprendrece qu’est le courage breton que Corbières, le fin lettré, etGuillaumic, le fin matelot, ont si bien incarné en eux.

Et le mot du sauveteur de l’île de Batz, enfindécoré.

Le commissaire de marine lefélicitait :

– Oh ! monsieur le commissaire, il n’y apas tant de mérite qu’on croit.

Ça ne serait pas être marin que d’avoir lecourage de voir des gens se noyer sans chercher à lessauver !

Et mon ami Larher !

Je n’ai pas le courage de lui en vouloir, maisenfin, j’en aurais le droit.

Nous partons, dans une voiture traînée pardeux chevaux, et je m’aperçois que le cocher frappait un cheval,jamais l’autre.

J’en fis l’observation.

– Oh ! me dit Larher en riant, on nefrappe pas l’autre, parce qu’il a été mis à la réforme, vu qu’il aun sale caractère.

» Et, comme il n’y a que huit jours qu’onl’attelle, il n’a pas encore l’habitude.

» Hier encore, il a fait un accident.

» On le ménage, parce queMme Larher est dans la voiture…

» Sans ça…

Nous côtoyions, en ce moment, un précipicedans la montagne d’Auray, entre Huelyoët et Saint-Herbot.

Est-ce assez breton ? Vous me direz desmarins !

Mais Larher n’est pas marin, il est marchandde vins en gros.

Voulez-vous un notaire ?

Je vous présente M. Sutin.

Un vrai notaire.

Rien d’héroïque dans l’allure.

Et âgé.

– Comment, Monsieur Sutin, vous sortez par unvent pareil ?

– Je me f… iche du vent.

Et il sort.

C’est dans le sang breton.

Et Mme JosèpheBelles ?

Elle se jette à l’eau et sauve un baigneurimprudent au grand péril de ses jours ; l’autre secramponnait.

– Comment, vous, Madame Belles, avec troisenfants en bas âge, vous vous risquez comme ça ?

– Pas pensé aux petits.

» L’homme criait…

» Et puis, fallait bien y aller, il n’y avaitque moi sur la plage.

Toute la Bretagne simplement, prosaïquement,mais originalement héroïque tient dans ces trois exemples.

Et les différences de courage s’affirmèrentdans le duel.

L’on sait qu’il y avait un hall dans ceshôtels polaires, avec différentes salles sur les côtés, notammentsalle d’escrime avec panoplies.

Mlle de Rastignac pritcomme témoin Mme Castarel etMme Désandré qui fut chargée de diriger lecombat ; Mlle de Pelhouer fut assistéepar les deux Taki.

On choisit les épées.

La petite comtesse avait fait de tous lessports, y compris l’escrime.

Toutes les chances semblaient être pourelle ; mais on s’exagère beaucoup ces chances des bons tireursde salles d’armes.

Et, après tant d’exemples célèbres, on le vitcette fois encore.

Mlle de Rastignac sebattit comme en jouant, Mlle de Pelhouër serua sur son adversaire en vraie sauvage.

L’engagement fut très court.

Sur un coup droit bizarre, inattendu, endehors de toute règle, Mlle de Rastignac tombala poitrine traversée.

Et elle mourut en disant :

– Quel coup de bec !

En ce moment, M. d’Ussonville revenait dela chasse.

Il vit la morte !

Il s’emporta.

Il dit de dures choses àMlle de Pelhouër.

Celle ci ne répondit pas et se retira.

Une heure après, avec les deux Taki, saNadali, Bois-Brûlé, Francœur et Langue-de-Fer comme guides, ellequittait l’hôtel en traîneaux, résolue à regagner intrépidementWinipeg et delà New-York, puis la France.

Un hardi voyage, comme on se l’imaginerafacilement.

Dénouement fatal, comme je l’ai écrit.

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Tags: Louis Noir