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Au temps de la comète

Au temps de la comète

d’ H. G. Wells

PROLOGUE: L’HOMME QUI ÉCRIVAIT DANS LA TOUR

Je vis un homme à cheveux blancs, image même de l’extrême vieillesse, assis devant un pupitre, et qui écrivait.

Ce devait être dans quelque appartement d’une tour très élevée, car, par la haute fenêtre, à droite, on n’apercevait que des lointains : un horizon de mer, un promontoire, et cette buée lumineuse du soleil couchant qui signale la présence d’une ville.Tous les aménagements de la pièce respiraient l’ordre et la beauté,– et je ne sais quoi de subtil, et de mal défini, l’inattendu de tel détail, me donnait une sensation de nouveau et d’étrange. Je ne reconnaissais aucun style spécial, et le costume simple de l’homme assis ne suggérait l’idée d’aucune époque ni d’aucun pays.Peut-être, pensai-je, suis-je au pays de l’« heureux avenir, au pays d’Utopie » ou des « rêves simples » ? Une phrase d’Henry James : « Le lieu du grand repos », me traversa la mémoire, glissa comme une lueur sur mon esprit, et s’éteignit sans m’éclairer.

L’homme écrivait avec un stylet assez semblable à notreporte-plume réservoir, et ce détail bien moderne m’interdisaittoute pensée rétrospective. De temps à autre, il ajoutait lafeuille qu’il venait de couvrir d’une écriture courante et facile àdes feuilles entassées sur une gracieuse petite table, placéedevant la fenêtre, à portée de sa main. Les derniers feuilletsgisaient épars, recouvrant à demi les autres réunis en fasciculespar des attaches.

Évidemment, il était inconscient de ma présence, et jerestai là à attendre que l’écrivain s’interrompît ; tout vieuxqu’il fût, il traçait les signes d’une main ferme.

Je m’aperçus qu’un miroir concave, légèrement penché, étaitsuspendu au-dessus de sa tête ; un mouvement de cet appareilfixa vivement mon attention, et, en levant les yeux, je vis,déformée et fantastique mais lumineuse et admirable de coloris,l’image magnifiée, reflétée et atténuée d’un palais, d’uneterrasse, avec la perspective d’une vaste avenue fourmillante depassants, grandis, rendus bizarres par la concavité du miroir, dansleur va-et-vient continu. Je détournai vivement mon regard pourvoir tout cela plus distinctement à travers la fenêtre derrièremoi, mais elle était trop haute pour que je pusse distinguerl’horizon, et j’en revins au miroir déformateur.

Cependant l’écrivain, adossé dans son fauteuil, posa sonstylet et poussa un soupir de regret.

– Ah ! ce travail ! – murmura-t-il, de la voix detout homme qui vient d’écrire pour son plaisir,

– Quelle satisfaction, mais quelle fatigueaussi !

– Quel est cet endroit ? – demandai-je, – et qui êtesvous ?

Il se tourna vers moi dans un vif mouvement desurprise.

– Quel est cet endroit, – repris-je, – et pourquoi ysuis-je ?

Il me fixa pendant un instant, sous le froncement de sonfront ridé, et puis sa physionomie s’adoucit jusqu’ausourire ; du doigt, il m’indiqua un siège près de latable.

– J’écris, – dit-il.

– Sur quel sujet ?

– Sur le Changement.

Je m’assis ; le siège était confortable et bien placépar rapport à la lumière de la fenêtre.

– Si vous voulez lire, – proposa-t-il.

Je fis un geste vers le manuscrit.

– Ceci m’expliquera ?… – questionnai-je.

– Ceci vous expliquera, – répondit-il.

Il déposa devant lui une nouvelle feuille de papier tout enme regardant. Je parcourus des yeux son appartement, et revins à lapetite table ; un fascicule marqué très distinctement duchiffre un attira mon attention ; je le pris, et jesouris en réponse au regard amical du vieillard.

– Très bien, – dis-je, soudain mis à mon aise.

Il fit un signe de la tête et se reprit à écrire, cependantque moi, dans un état d’âme où la confiance se mêlait à lacuriosité, je commençais à lire.

Voici l’histoire que ce vieillard à l’air actif et heureuxavait écrite en ce lieu agréable.

Partie 1
LA COMÈTE

Chapitre 1LA POUSSIÈRE DANS LES OMBRES

1.

J’ai entrepris de relater l’histoire du Grand Changement, pourautant qu’il a influencé ma vie et celle d’une ou deux personnesqui m’intéressent de près, et ceci pour mon plaisir personnel.

Il y a longtemps, aux jours de ma jeunesse, rude et sansbonheur, j’avais conçu le désir d’écrire un livre. Ce fut une demes distractions les plus chères de griffonner en secret et derêver la gloire littéraire ; je lisais, pris d’une enviesympathique, tout ce que je pouvais trouver concernant lalittérature et la vie des hommes de lettres, et c’est quelquechose, vraiment, même au sein de ce bonheur qui nous environne, detrouver le loisir et l’occasion de reprendre et de réaliser neserait-ce qu’un peu de ces vieux rêves sans cesse déçus. S’il n’yavait que cela, néanmoins, dans un monde où tant d’occupationsintenses et toujours plus intéressantes s’offrent à l’activité mêmed’un vieillard, ce n’aurait pas suffi, je crois, pour me décider àm’asseoir devant ce pupitre. Il y a plus ; car je trouve qu’ildevient nécessaire, comme je l’entreprends, d’établir cetterécapitulation de mon passé, afin d’affermir ma continuité mentale.Les années mènent l’homme au dernier stage rétrospectif, et, àsoixante-douze ans, notre jeunesse nous est d’une autre importancequ’elle ne le fut pour notre quarantaine. Nous avons perdu contact,ma jeunesse et moi ; la vieille vie semble à ce pointdisjointe de la nouvelle, si étrangère et si peu raisonnable,qu’elle m’apparaît, parfois, presque incroyable. Les dorées en sontdisparues, les monuments, les lieux mêmes ne sont plus. Je me suisarrêté court, l’autre jour, dans ma promenade d’après-midi, àtravers la varenne où jadis la triste banlieue de Swathingleas’éparpillait vers Leet, et je me demandais : « Est-ce vraiment icique je me suis tapi parmi les mauvaises herbes, les ordures et lesdébris de vaisselle, et que j’ai chargé mon revolver, prêt pour unmeurtre ? Est-ce qu’un pareil état d’âme, de pensée etd’intention, fut jamais possible en moi ? N’est-ce pas plutôtque je suis victime de quelque cauchemar qui a peuplé depseudo-souvenirs la mémoire de ma vie d’autrefois ? » Certes,il doit exister bien d’autres hommes qui restent ainsi perplexesdevant leurs souvenirs de jeunesse. Je pense aussi que ceux quigrandissent, prêts à prendre notre place et à assumer notre travaildans la vaste entreprise humaine, auront besoin de narrations commela mienne pour concevoir, fût-ce bien imparfaitement, ce vieuxmonde des ombres qui précéda notre époque. Le hasard a voulu quemon cas fût typique et illustrât le Changement. Je fus saisi àmi-chemin dans un tourbillon passionnel, et un accident singulierme plaça, pour quelque temps, au nœud même de l’ordre nouveau…

Ma mémoire me ramène, par-delà un intervalle de cinquanteannées, dans une petite chambre mal éclairée dont la fenêtre àguillotine s’ouvrait sur un ciel d’étoiles ; et aussitôt merevient le relent spécial de cette mansarde, l’odeur pénétranted’une lampe mal mouchée où brûlait un pétrole peu raffiné.L’éclairage à l’électricité avait atteint sa perfection depuis plusde quinze ans déjà, que l’usage de ces quinquets était encorecourant dans la plus grande partie du monde, et la scène que jevais conter sera toujours imprégnée pour moi et comme pénétrée decette sensation olfactive. C’était l’odeur que la pièce dégageaitle soir ; de jour, le relent en était plus subtil : une odeurde renfermé, légèrement âcre, qui, je ne sais trop pourquoi, mefait penser à l’odeur de la poussière.

Mais que je vous décrive cette pièce en détail : elle avaitcomme dimensions huit pieds sur sept, et elle était plus haute quelongue ; le plafond de plâtre, fendillé et boursouflé parendroits, avait emprunté une teinte grise à la fumée de la lampe ets’était décoloré dans un angle sous l’influence d’infiltrations quetrahissaient des taches vert olive et jaunes. Les murs étaienttapissés d’un papier couleur tan, sur lequel avait été imprimée enrouge la répétition diagonale d’un dessin évoquant vaguement uneplume d’autruche ou quelque fleur d’acanthe ; cet ornement,dans les coins où il était visible encore, affectait je ne saisquelle terne gaieté. La tenture portait plusieurs blessures, auxlèvres desquelles le plâtre apparaissait, trace des vains effortstentés pour y planter des clous ; un de ces clous, par hasard,était enfoncé solidement entre deux briques ; aussiportait-il, suspendu par une corde à store, noueuse et d’unerésistance incertaine, le casier à livres de Parload : c’étaientdes planches barbouillées d’une peinture émail mal appliquée etdécorée par surcroît d’une frange américaine à peine fixée parquelques semences espacées ; au-dessous de ce casier unepetite table ruait à tout mouvement brusque fait pour s’yinstaller ; elle était recouverte d’une étoffe dont le dessinrouge et noir avait vu corriger sa monotonie par les débordementsfréquents de l’encrier de Parload, et là se dressait, « leitmotiv »de tout cet ensemble, la lampe nauséabonde. Il faut concevoir quecette lampe était d’une matière blanchâtre et translucide, niporcelaine ni verre ; un abat-jour de la même matière lasurmontait, qui ne protégeait en rien les yeux du lecteur, et touteson apparence semblait combinée pour souligner ce fait qu’aprèsl’avoir mouchée une main généreuse jusqu’à la prodigalité l’avaitbadigeonnée d’un mélange de poussière et de pétrole. Le plancherinégal avait été recouvert aussi d’une peinture émail, couleurchocolat, éraillée par places, et un archipel de morceaux de tapiss’éparpillait sur la poussière et dans les coins obscurs. Unegrille minuscule, coulée d’une pièce, un garde-feu en bronze encoreplus lilliputien, n’arrivaient pas à cacher la pierre grisâtre dufoyer ; nul feu n’était préparé et, à travers la grille, onn’apercevait que quelques papiers déchirés et le fourneau briséd’une pipe en maïs ; une boite à charbon en fausse laque dontla charnière pendait avait été repoussée dans un angle. C’étaitl’habitude, en ce temps-là, de chauffer chaque pièce par le moyend’une cheminée qui lui était propre et qui prodiguait plus desaleté que de chaleur : quant à la ventilation, on comptait que lacroisée mal ajustée s’entendrait avec la petite cheminée et laporte mal close pour y pourvoir naturellement. Dans un coin de lapièce, le lit de Parload dissimulait ses draps grisâtres sous unevieille courtepointe de fantaisie et logeait sous son sommier desmalles et autres objets hétéroclites. Encombrant l’encoignure de lafenêtre, la toilette étalait ses simples accessoires ; cettetoilette devait son existence à quelque ébéniste pressé qui avaitcherché à masquer ses malfaçons sous une profusion d’ornementsfaciles. Le meuble était ensuite tombé de toute évidence aux mainsd’une personne favorisée par les loisirs et qui, munie d’un potd’ocre, d’une bouteille de vernis et d’un jeu de peignes, s’étaitappliquée à la peindre puis à la vernir, et, enfin, au moyen despeignes, à simuler grossièrement les veines d’un bois imaginaire.Une fois établie, cette toilette avait fourni une carrière utile ettumultueuse : on l’avait éraflée, cognée, entamée, heurtée, tachée,échaudée, martelée, mouillée, séchée et salie ; elle avait, àla vérité, enduré toutes les tribulations possibles, hormis unincendie ou un nettoyage sérieux, avant d’avoir trouvé refuge dansla mansarde de Parload où elle suffisait au service très simplifiéque la propreté personnelle de son dernier propriétaire réclamaitde sa vieille expérience. Au résumé, elle supportait une cuvette,un pot à eau et abritait un seau ; un pain de savon jaunevoisinait avec une brosse à dents et une savonnette à barbe enqueue de rat ; une serviette et quelques autres objetscomplétaient l’installation. À cette époque, seules les personnesaisées disposaient de plus de luxe, et il est à noter que chaquegoutte d’eau dont Parload faisait usage devait être montée, par unefille de service, du sous-sol jusqu’à la mansarde, et redescenduede même. Nous commençons à oublier combien la propreté personnelleest une invention moderne. De fait, Parload ne s’était jamaisdéshabillé pour un plongeon ; il n’avait jamais, depuis sonenfance, baigné simultanément toutes les parties de soncorps ; je puis dire que pas un sur cinquante d’entre nous, ences temps-là, n’avait connu le luxe d’un bain complet.

Aussi bizarrement décorée que la toilette, une commode en fauxnoyer, munie de quatre tiroirs, deux grands et deux petits,contenait la provision de linge de Parload, et des champignonsfixés à la porte complétaient le mobilier de cette chambre àcoucher-salon telle que je l’ai connue avant le Changement.J’oublie : – il y avait encore une chaise pourvue d’un fond en boisperforé remplaçant l’osier qui avait cédé à l’usage. Mon oublis’explique du fait que j’étais précisément assis sur la chaise aumoment où commence cette histoire.

Si j’ai décrit avec autant de minutie la chambre de Parload,c’est pour établir le ton de ces premiers chapitres et vous lesrendre plus compréhensibles ; mais n’allez pas vous imaginerqu’à ce moment cet ameublement baroque ou le relent de la lampe aitabsorbé le moins du monde mon attention. J’acceptais tout ce manquesordide de confort comme le cadre le plus naturel à mon existenced’homme. C’était le cadre de la vie matérielle, tel que je leconnaissais. Mon esprit était préoccupé d’une affaire autrementimportante et d’un plus haut intérêt, et ce n’est que de loin etrétrospectivement que ces détails prennent du relief, s’affirmentcomme significatifs, et comme les manifestations caractéristiquesde ce vieux monde et de ses désordres.

2.

Parload se tenait debout devant la fenêtre ouverte, une jumellede théâtre à la main, cherchant, trouvant, perdant de vue lanouvelle comète.

Cette comète me semblait alors bien importune, car j’avais hâted’aborder un autre sujet. Mais Parload était tout à sonobservation. J’avais le sang à la tête, des ennuis compliquésd’amertume me donnaient la fièvre : je voulais lui ouvrir mon cœur.Je souhaitais tout au moins me soulager par quelque confidenceromanesque, si bien que je prêtais peu d’attention aux choses qu’ilme disait. C’était la première fois que j’entendais parler de cenouveau point entre les mille autres points du firmament, et je mefusse peu soucié de n’en entendre jamais plus parler.

Nous étions à peu près du même âge ; Parload, de huit moismon aîné, avait vingt-deux ans. Il était deuxième clerc dans unepetite étude d’Overcastle, cependant que je faisais figure dedeuxième commis à la manufacture Rawdon, à Clayton. Nous nousétions rencontrés à la conférence de l’Union Chrétienne de JeunesGens de Swathinglea ; il se trouvait que, le soir, nousfréquentions, aux mêmes heures, des cours, lui de science, moi desténographie, à Overcastle, et nous prîmes l’habitude de rentrerensemble, à pied, ce qui nous lia bientôt d’amitié. (Swathinglea,Clayton et Overcastle formaient une agglomération dans la régionindustrielle du Centre.) Nous nous étions confié nos doutesreligieux et avoué l’intérêt que nous portions aux problèmes dusocialisme ; il avait soupé par deux fois chez ma mère, ledimanche, et il m’accueillait en familier dans son logement.Parload était en ce temps-là un grand jeune homme blondasse,d’allures gauches, au cou et aux poignets démesurés, capable ausurplus de tous les enthousiasmes. Il consacrait deux soirées parsemaine à l’école des sciences d’Overcastle. La cosmographie étaitson sujet favori, et, par la brèche que l’étude de cette scienceouvrit dans son esprit, les merveilles de l’espace avaientinsidieusement pris possession de son âme. D’un séjour chez sononcle, qui exploitait une ferme à Leet, par-delà les landes, ilavait rapporté une vieille jumelle ; en outre, il s’étaitprocuré un planisphère céleste et l’almanach astronomique deWhitaker, et, pendant une période de son existence, l’éclat dusoleil et le clair de la lune ne l’affectèrent que pour autantqu’ils interrompaient le cours normal de sa vie nocturne dechercheur d’étoiles. Son être se sentait capturé par l’abîmecéleste, les immensités, les possibilités mystérieuses quiflottaient dans les ténèbres de ces profondeurs inviolées. À forcede travail et grâce à une étude très précise lue dans leCiel, petite revue mensuelle rédigée à l’intention de ceux quehantait une obsession semblable, il tenait enfin au bout de sajumelle la nouvelle visiteuse de notre système planétaire. Ilcontemplait, dans une sorte de ravissement, la petite lueurvacillante, découverte parmi les têtes d’épingle scintillantes dela pelote céleste. Il restait là, en contemplation, et se souciaitvraiment peu de mes misères.

– Quelle merveille ! – soupira-t-il, et puis, comme sil’emphase de sa voix lui eût paru trop modeste pour son émotion, ilrépéta sur un ton plus pompeux : – Quelle merveille !… Veux-tula voir ? – fit-il en se tournant vers moi.

Je dus regarder dans la jumelle, puis il me fallut écouter sesexplications : comment cette intruse imperceptible allait grandir,serait bientôt une des plus grandes comètes que le monde eûtconnues ; comment sa trajectoire l’amènerait à près de… quisait combien de milliers de lieues de notre terre ! – à un pasde nous, quoi ! semblait dire Parload ; comment, de plus,le spectroscope était en voie d’analyser ses secrets chimiques,intrigué par une bande verte, ornement sans précédent dans latoilette des comètes ; comment, en ce moment même, elle posaitdevant les objectifs braqués sur l’éploiement d’une traîne insolitedirigée vers le soleil, traîne qu’elle ramassa bientôt du gesteaisé d’une mondaine. Et cependant, à part moi et comme à voixbasse, ma pensée me parlait de Nettie Stuart et de la lettre que jevenais de recevoir d’elle ; puis de la figure haïssable duvieux Rawdon, telle que je l’avais contemplée cet après-midi.J’imaginais tantôt des réponses à Nettie, tantôt quelque répliquepour mon patron, mais Nettie, toujours et encore, se dessinait enlumière sur le fond de ma rêverie.

Nettie Stuart était la fille du jardinier-chef de Mme Verrall,veuve très riche. Nettie et moi, nous avions échangé des baisers etdes serments avant notre dix-huitième année. Ma mère et la sienneétaient cousines issues de germains et compagnes d’école, et, bienque ma mère, restée veuve très jeune à la suite d’un accident dechemin de fer, eût dû se mettre logeuse (le vicaire de Claytonétait son pensionnaire), bien que sa situation fût jugée inférieureà celle de Mme Stuart, on se voyait encore, et des visites espacéesau cottage du jardinier à Checkshill Towers empêchaient qu’on seperdît de vue. D’ordinaire, j’étais de la partie, – et je mesouviens, ce fut par un clair crépuscule de juillet, une de ceslongues soirées d’or qui cèdent moins le pas à la nuit qu’ellesn’accueillent, semble-t-il, par gracieuseté, la lune et sonscintillant cortège d’étoiles, – Nettie et moi, près de la pièced’eau où convergent les charmilles, échangeâmes le premier aveutimide des amants. Je me remémore, – et quelque chose, à cesouvenir, s’agitera toujours en mon âme, – l’émoi tremblant del’aventure. Elle était toute en blanc, sa chevelure se séparait endeux vagues de ténèbres au-dessus de ses yeux noirs, un petitcollier de perles encerclait son cou gracile et potelé, et l’éclatd’une médaille se blottissait vers sa gorge émue : ma lèvre sescella sur sa lèvre mal défendue – et durant trois ans de ma vie,durant toute ma vie, je crois, j’aurais à tout instant offert demourir pour elle.

Il faut savoir comprendre – car chaque année ces choses se fontplus inintelligibles – combien ce monde différait du nôtre. C’étaitun monde obscur, plein de désordres qu’on eût pu redresser, demaladies qu’on eût pu prévenir, de douleurs qu’on eût pu éviter, decraintes stupides autant qu’involontaires, de duretésinconscientes… Pourtant, du fait peut-être de l’obscuritéuniverselle, il y eut des moments de rare beauté éphémère qui nesemble plus possible désormais. Le grand Changement est venu pourjamais, le bonheur et la beauté sont notre atmosphère même, – il ya paix sur la terre et bonne volonté envers tous. – Nul hommen’oserait former le rêve de revenir aux tristesses des tempsantérieurs… Toutefois, cette grande misère était traversée, sanscesse, de part en part, le rideau grisaille de sa pénombre étaittroué par des joies d’une intensité, par des sensations d’unefinesse telles qu’il me semble que la vie n’en connaît plusdésormais d’analogues. Est-ce le Changement qui a retranché de lavie ses extrêmes de joies et de tristesses, ou, plus simplement, neserait-ce pas que la jeunesse m’a quitté, – entraînant avec elleses désespoirs et ses ravissements, – me laissant peut-être unjugement sain, des émotions sympathiques, des souvenirs ?

Je n’en sais rien. Il faudrait être jeune aujourd’hui et avoirété jeune jadis pour résoudre cet insoluble problème.

Il se peut qu’un spectateur impartial, même en ces joursd’autrefois, n’eût trouvé que peu de beauté à notre groupement.J’ai, ici, sous la main, dans ce secrétaire, deux photographies : –j’y figure un jeune garçon gauche, en complet mal ajusté, et Nettie– de fait, Nettie est tristement fagotée et sa tenue estincontestablement raide ; mais je puis la voir à travers cetteimage, et sa vivacité, son entrain et quelque chose du charmemystérieux qu’elle eut pour moi me reviennent à la pensée. Safigure a triomphé du photographe – sans quoi j’eusse, dèslongtemps, jeté ce portrait.

La réalité de la beauté ne se prête pas à l’expression verbale.Comme je voudrais être maître de l’expression graphique et pouvoirdessiner, en marge de mon manuscrit, ce quelque chose dont ladescription défie les mots. Il y avait dans son regard une sorte degravité ; sur sa lèvre supérieure close un rien voltigeait, unpeu d’ombre qui s’épanouissait en sourire – oh ! ce souriregrave et doux !

Après avoir échangé un baiser et convenu de ne pas encore parlerà nos parents du choix irrévocable que nous avions fait l’un del’autre, le moment vint de nous séparer, timidement et devant lemonde. Je repartis avec ma mère à travers le parc baigné de clairde lune (des chevreuils effarouchés faisaient bruire les taillis)jusqu’à la gare de Checkshill, et nous regagnâmes ainsi notresombre sous-sol de Clayton… et je ne revis plus Nettie, si ce n’esten pensée, pendant presque une année. À notre second rendez-vous,au bout de ce temps, il fut décidé que nous nous écririons, ce quenous fîmes après avoir tout combiné pour sauvegarder notresecret ; car Nettie ne voulut prendre personne de chez elle,pas même sa sœur unique, pour confidente de ses amours. Je devaisdonc lui faire parvenir ma précieuse correspondance, sous enveloppecachetée, par l’intermédiaire d’une compagne de pension, son amieintime, qui demeurait près de Londres ; je pourrais encoredire cette adresse, bien que la maison, la rue et le faubourg aientaujourd’hui disparu sans laisser de trace.

De cet échange de lettres que date le commencement de notreséparation, parce que nous entrions pour la première fois enrelation intellectuelle et que nos esprits cherchèrent à seformuler.

Il est nécessaire de bien comprendre que le monde de la penséese trouvait, en ces jours-là, dans un état des plus singuliers :tout encombré de formules vieillies et inadéquates, embrouillé etembrumé de raisons secondes, d’adaptations, de suppressions, deconventions et de subterfuges. Un apriorisme abject ternissait lavérité sur les lèvres de tous. Je fus élevé par ma mère dans unefoi bizarre, archaïque et étroite, acceptant certaines formulesreligieuses, certaines règles de conduite, certaines conceptions del’ordre social et politique, absolument sans rapport avec lesréalités et les besoins de la vie quotidienne contemporaine. Sareligion sentait la lavande ; le dimanche, elle écartait toutela réalité, le vêtement et même l’ameublement de tous les jours,cachait ses mains noueuses, et parfois gercées par le travail, dansdes gants noirs soigneusement reprisés, revêtait sa vieille robe desoie noire, son chapeau d’apparat, et, requinquée et radieuse,m’emmenait à l’église. Là nous chantions, nous nous inclinions,nous écoutions de bruyantes prières, unissions nos voix dans desonores répons, et nous nous relevions, dans un soupir unanime,quand le début de la doxologie : À la gloire de Dieu le Père, deJésus-Christ le Fils…, annonçait la fin du sermon. Il y avait, danscette religion de ma mère, un enfer à la chevelure de flamme, unenfer qui avait jadis répandu la terreur ; il y avait aussi undiable qui était en même temps l’ennemi officiel du roid’Angleterre, et on y vitupérait abondamment et sempiternellementles « désirs mauvais de la chair » ; on voulait nous fairecroire que la plus grande partie de notre humanité malheureusedevait racheter ses misères et ses tourments quotidiens ensouffrant à jamais d’indicibles tortures dans un monde futur etéternel, amen. Mais, de fait, ces flammes en tire-bouchon avaientun air amusant, et toute l’histoire avait fini par mûrir et sefaner, comme une vieille fresque légendaire, bien avant mon temps.Provoquait-il même, cet enfer, de la terreur aux années de monenfance ? Je ne puis m’en souvenir, mais certainement cen’était pas aussi terrible que l’Ogre du Petit Poucet, et tout celase résume à présent pour moi dans l’expression du visage de mapauvre vieille mère, aux traits usés et ridés, et je l’aime encorecomme une partie d’elle. M. Gabbitas, notre locataire, petit, groset replet, étrangement transformé sous ses vêtements cultuels,élevant sa voix jusqu’aux mâles accents des prières du tempsd’Elisabeth, éveillait, je crois, en ma mère une sympathie toutespéciale et comme personnelle pour Dieu. Son Dieu, ma mèrel’illuminait des rayons tremblants de sa propre douceur, elle lerachetait des calomnieuses vengeances où l’impliquaient lesthéologiens. Elle était elle-même, – que ne l’ai-je perçu alors, –l’exemple de tout ce qu’elle aurait voulu m’enseigner.

Je vois cela sous cet aspect aujourd’hui, mais l’ardeurconfiante de la jeunesse est impitoyable. Ayant d’abord pris toutesces choses au sérieux, – l’enfer de flammes et le Dieu qui châtiepour la moindre négligence, – comme si elles eussent été aussimatériellement réelles que les hauts fourneaux de Bladden ou lamanufacture de Rawdon, je les rejetai soudain de mon esprit avec unsérieux égal.

C’est que M. Gabbitas s’était parfois, comme on dit, intéressé àmoi ; il m’avait engagé à continuer à lire après ma sortie del’école et, avec les meilleures intentions du monde, dans le but dem’inculquer, par anticipation, un antidote contre le poisonintellectuel de l’époque, il m’avait mis entre les mains leScepticisme réfuté, de Burble, et m’avait indiqué les ressourcesqu’offrait la bibliothèque de l’Union Chrétienne, de Clayton.

La lecture de Burble me causa une grande commotion morale. Ilressortait clairement, de ses réponses mêmes au scepticisme, que lacause de l’orthodoxie doctrinale avec toute cette histoire d’unmonde futur, légendaire et très peu terrifiant, que j’avaisacceptée comme on accepte le soleil, était une cause indéfendable.Le hasard me confirma dans ces conclusions : le premier livre queje pris à la bibliothèque fut une édition américaine des œuvrescomplètes de Shelley, contenant sa prose vaporeuse et ses versaériens. Je fus bientôt mûr pour l’incrédulité. À l’UnionChrétienne de Jeunes Gens, je fis, sur ces entrefaites, laconnaissance de Parload qui me confia, sous le sceau du secret leplus absolu, qu’il était « socialiste à fond ». Il me prêtaplusieurs numéros d’un périodique au titre retentissant : leClairon, qui précisément commençait une campagne contre l’Égliseétablie. Les années adolescentes de tout homme d’intelligencemoyenne sont ouvertes, et seront toujours ouvertes, à la sainecontagion du doute philosophique, au sens du ridicule, aux idéesnouvelles. Je subis fortement cette crise. Le doute, dis-je ?Ce n’était pas tant le doute que l’étonnement et la plus violentenégation. « Ai-je pu croire à ceci ? » Il faut aussi vousrappeler que je commençais alors ma correspondance amoureuse avecNettie.

Nous vivons, aujourd’hui que le Grand Changement s’est accompli,à une époque où chacun est élevé dans une sorte de douceurintellectuelle, une bienveillance qui n’enlève rien de sa vigueur àl’esprit ; aussi est-il difficile de concevoir l’atmosphèreétouffée où se débattait la pensée des jeunes gens de ma condition.Le fait seul de penser à certaines questions était en soi un actede rébellion qui vous mettait aussitôt dans un état de déséquilibremental, entre la timidité et le défi. On commence généralement àtrouver Shelley, malgré toute la musique de ses vers, un peu bienbruyant et malappris, maintenant que ses « Anarchs » ontdisparu ; il fut une époque, toutefois, où la pensée neuvedevait assumer ce ton de casseur de vitres. Il devient malaisé dese figurer l’effervescence des esprits, le besoin qu’on éprouvaitde crier « Hou ! Hou ! » au passage de l’autoritéconstituée, le ton provocateur où se montaient nos jeunesnégations. Je me mis à lire avidement les écrits que Carlyle,Browning et Heine ont légués à la perplexité des générations, – nonseulement à les lire, mais à les admirer et à les imiter. Meslettres à Nettie, après deux ou trois manifestations sincères d’unepassion surchauffée, se corsèrent de théologie, de sociologie, etrevêtirent le Cosmos de leur phraséologie emphatique. Il estindubitable qu’elles durent l’intriguer au plus haut point.

Je garde la plus vive sympathie et je ne sais quel sentimentd’envie à ma jeunesse envolée ; néanmoins, il me seraitdifficile de contredire quiconque prétendrait que je fus tel que memontre ma photographie un grand gamin fort sot, fort poseur et fortsentimental. Et quand je m’efforce de reconstituer ce que pouvaitêtre le fruit de mes efforts pour établir une lettre vraiment belleà l’intention de ma bien-aimée, je le confesse, j’en ai le frisson,– et pourtant je souhaiterais qu’elles n’eussent pas toutes étédétruites.

Les lettres qu’elle m’écrivait étaient assez simplettes ;l’écriture en était ronde, mal formée et le style peu fleuri. Lesdeux ou trois premières témoignaient d’un plaisir timide à employerles mots « mon chéri », et je me souviens d’avoir été intrigué puischarmé, quand je sus le sens du petit mot français « adoré »qu’elle accolait à mon nom. Mais, à partir du jour où je donnaicours à mon effervescence intellectuelle, ses réponses continrentmoins de joie.

Je ne vous ennuierai pas avec le récit détaillé de notrequerelle puérile, de ma visite inattendue à Checkshill, le dimanchesuivant, qui gâta tout, de la lettre que j’écrivis ensuite, qu’elletrouva ravissante et qui nous raccommoda. Je ne vous dirai rien nonplus de toutes les fluctuations de nos méprises réciproques.Toujours je fus l’offenseur et c’est moi qui, en fin de compte,venais demander pardon, jusqu’à cette dernière affaire quicommençait ; entre-temps, nous eûmes des moments tendrementintimes, et je l’aimais vraiment beaucoup. Le malheur était que,dans l’obscurité et seul, je pensais à elle avec intensité, à sesyeux, au contact de sa main, à sa douce et adorable présence ;mais lorsque je m’attablais pour lui écrire, je ne pensais qu’àShelley, à Burns, à moi-même et à tels autres sujets aussi peu decirconstance. Quand on est amoureux comme je l’étais, à l’état,dirai-je, effervescent, il est plus difficile de faire sa cour etde parler d’amour, que lorsqu’on n’aime pas. Quant à Nettie, elleaimait, je sais, non pas moi, mais tout cet appareil de jolimystère. Ce n’est pas ma voix qui devait éveiller ses rêves à lapassion…

Aussi bien notre correspondance continuait sans harmonie. Unbeau jour, elle m’écrivit qu’elle doutait de pouvoir jamais aimerun socialiste qui ne croyait pas à l’Église, et, suivant de près,une autre lettre arriva, formulée dans un style tout nouveau. Elleestimait, disait-elle, que nous n’étions pas assortis l’un àl’autre, que nous différions de goûts et d’idées, que depuislongtemps elle songeait à me relever de mes engagements et à merendre ma parole. Bref, et bien que je ne l’eusse pas compris toutd’abord, au premier choc, c’était mon congé. Sa lettre m’avait étéremise comme je rentrais à la maison, le jour même où le vieuxRawdon avait refusé d’augmenter mes appointements. Ce soir-là donc,où débute ma narration, je me trouvais en face de deux faitspresque écrasants et auxquels j’essayais fiévreusement de m’adapter: je n’étais indispensable ni à Nettie ni à Rawdon… Je me souciaisbien de la Comète !

Où en étais-je arrivé et pour quoi comptais-je ? J’avais sibien pris l’habitude de considérer Nettie comme indissolublementmienne, – toute la tradition du « véritable amour » m’y poussait, –que de la voir me tourner le dos avec ces phrases précises etnettes, et m’abandonner, moi dont les lèvres s’étaient unies auxsiennes, moi à qui elle avait permis les familiarités risquées etdélicieuses coutumières aux amants, me scandalisait par-delà toutemesure. Moi ! Moi !… ! Et Rawdon ne me trouvait pasdavantage indispensable… Je me sentis soudain comme rejeté parl’univers, menacé d’annihilation, au point qu’il me parut urgentd’affirmer ma personnalité de quelque façon positive et emphatique.Ni dans la religion où on m’avait instruit, ni dans l’irréligionque je m’étais faite, il n’existait de baume consolateur pourl’amour-propre blessé.

Allais-je lâcher ma place chez Rawdon et, de quelque manièreextraordinaire et prompte, faire la fortune de son voisin etconcurrent Frobisher ?

La première partie de ce programme était en tout cas facilementréalisable : aller trouver Rawdon et lui dire : « Vous aurez de mesnouvelles, monsieur ! » Quant à la seconde, Frobisher pourraitne pas s’y prêter. Cela toutefois était chose secondaire. L’affaireNettie dominait la situation. Mon cerveau s’encombrait de fragmentsde rhétorique utilisables pour la lettre que je préméditais ;méprisant, ironique, tendre, quel ton choisirais-je ?

– Zut ! – fit Parload tout à coup.

– Qu’est-ce qu’il y a ? – m’informai-je.

– On charge les fours aux aciéries de Bladden, et la fumée vienttout juste voiler mon coin de ciel.

L’interruption arrivait au moment précis où j’allais déverser enson sein ma pensée trop lourde.

– Parload, – dis-je, – il est vraisemblable que je vais quittertout ceci ; le vieux Rawdon m’a refusé une augmentation, etmaintenant que la demande a été faite, je ne crois pas qu’il mesoit possible de continuer aux mêmes appointements, n’est-cepas ? Donc, il va falloir lâcher Clayton pour de bon.

3.

Du coup, Parload posa sa lorgnette et me dévisagea.

– C’est un mauvais moment pour changer, – déclara-t-il, aprèsune pause.

Rawdon m’en avait dit autant, bien moins aimablement. Mais, enface de Parload, je me sentais toujours porté à prendre le tonhéroïque.

– J’en ai assez, de me tuer le tempérament au service desautres ! – m’écriai-je. – Autant s’affamer le corps enquittant ma place, que s’affamer l’âme en y restant.

– Je ne suis pas tout à fait de cet avis, – dit Parload,lentement.

Ce fut le début d’une de nos interminables conversations, – d’unde ces bavardages erratiques, diffus, généralisants et personnels àla fois, qui seront chers au cœur des jeunes gens intelligents tantqu’il y aura une jeunesse. Le Changement n’aura pas aboli cela, entout cas.

Ce serait un incroyable tour de force que de raviver aujourd’huice brouillard de paroles ; de fait, je ne me souviens de rien,bien que le détail de la scène et du décor forment un tableauprécis dans ma mémoire. Je « posais », suivant mon habitude, et mecomportais fort sottement, en égoïste blessé au vif, sansdoute ; et, de son côté, Parload dut jouer son rôle dephilosophe préoccupé des abîmes célestes.

Bientôt, nous fûmes dehors, déambulant dans la chaude nuitd’été, et causant d’autant plus à notre aise. Je me souviens d’unephrase que je débitai :

– Je souhaiterais, parfois, – dis-je en montrant le ciel, – queta comète, ou quelque autre astre, anéantît cette terre, et, commedes chiffres sur un tableau, nous effaçât tous, supprimant, du mêmecoup, grèves, guerres, bagarres, amours, jalousies et toutes lesmisères de la vie.

– Ah ! – fit Parload, que cette idée parut étonner. – Celane ferait qu’ajouter aux misères de l’existence – reprit-ilquelques instants plus tard, alors que je lui parlais déjà d’autrechose.

– Cela, quoi ?

– Une collision avec la Comète. Cela ne ferait que tout reculer.Ce qui resterait de la vie redeviendrait plus sauvage que la vieprésente.

– Mais serait-il nécessaire qu’il restât quoi que ce soit ?– demandai-je, d’un ton sarcastique, tandis que nous suivions côteà côte une rue étroite qui longeait sa maison, se coupait demarches, devenait sentier et nous emmenait vers Clayton Crest et lagrande route.

Mais le souvenir de cet endroit est encore si vivant en moi quej’en oublie qu’aujourd’hui tout cela est changé et méconnaissable,et que la rue étroite, l’escalier, et la vue qu’on avait du haut deClayton Crest, aussi bien que le monde où je fus élevé, se sontévanouis hors de l’espace et du temps, sont inimaginables pour lagénération qui me suit. Vous ne pouvez pas voir, comme je lerevois, le sombre espace entre les maisons, la rue obscure quelaisse dans l’ombre un terne réverbère à gaz, placé aucarrefour ; vous ne pouvez pas sentir encore sous vos pas, àtravers de mauvaises chaussures, le dur carrelage des pavés, niremarquer les rares fenêtres faiblement éclairées çà et là, dansles ténèbres, ni, par les jalousies disjointes, entrevoir lasilhouette des êtres claquemurés là-dedans. Vous ne sauriez, enimagination, traverser la brusque lueur que projette la devanturedu cabaret, ni aspirer malgré vous une bouffée de son atmosphèreviciée, ni entendre la bordée de grossièretés jaillie de la porte,ni voir fuir cette ombre penchée de quelque précoce vaurien, quivient de nous frôler sur les marches.

Nous traversâmes une rue plus longue, que remontait bruyammentun encombrant tramway à vapeur, vomissant la fumée et lesétincelles, une rue que bordait la perspective huileuse desdevantures, avec, çà et là, la voiture à bras des petits marchands,éclairée par un flambeau à pétrole d’où tombaient dans la nuit desflammèches. Une cohue confuse coulait et refluait entre lestrottoirs, et on entendait la voix d’un prêcheur ambulant, réfugiédans un terrain vague, entre les maisons. Vous ne pouvez voir ceschoses comme je les revois, non plus que vous ne pouvez lesimaginer, à moins que vous ne connaissiez les tableaux qu’a laissésle grand peintre Hyde. Vous ne pouvez vous figurer la hautepalissade sur laquelle, d’en bas, les becs de gaz projetaient leursreflets dansants, et qui s’élevait jusqu’à découper dans le cielpâle une arête vive et noire.

Ces palissades, c’était ce qu’il y avait de plus coloré dansnotre monde évanoui. Sur elles, en couches successives de colle etde papier, toute la grossière activité de ces temps se mêlait endissonances chromatiques : pilules, théâtres, conférencesreligieuses, bals de charité, savons merveilleux, conservesétonnantes, machines à écrire ou à coudre, se heurtaient en unesorte de clameur visuelle. Plus loin, une ruelle boueuse, empierréede mâchefer et d’escarbilles, une ruelle sans une lumière, dont lesflaques empruntaient au ciel le reflet d’une étoile… Nous allions,pataugeant au hasard, tout à notre conversation.

À travers les terrains divisés en lots, désert planté de choux,et dépassant de sinistres masures et une fabrique abandonnée, nousparvînmes jusqu’au grand chemin. Flanqué de constructionsclairsemées, il montait en tournant, de sorte qu’on jouissait dupanorama circulaire de la vallée où s’aggloméraient quatre villesindustrielles.

Je veux bien qu’avec le crépuscule tout ce paysage urbain sesoit vêtu d’une étrange magnificence qui l’enveloppa jusqu’àl’aube. Un voile était jeté sur toute la mesquinerie de cesdétails, sur les masures qui figurent les homes, surl’arroi innombrable des cheminées, sur les tristes taches devégétation poussant à contrecœur entre les clôtures faites de filde fer et de douves de tonneaux ; voilées, les blessures derouille entamant les collines d’où l’on extrayait le minerai defer ; voilés, les amas énormes des scories que rejetaient lesfourneaux ; transfigurées par le prestige nocturne, les fuméesrouges et ardentes que vomissaient les fonderies aux halos depoussières enflammées, les moufles, les bessemers… Tout étaitatténué et assimilé par la nuit. L’atmosphère, grisâtre, alourdiede mille atomes, et qui, de jour, était comme une oppression, secolorait, dès le soleil couché, d’un mystère polychrome ettranslucide de bleus et de pourpres, d’incarnats sourds, devictorieux vermillons, et, sur tout cela montant vers le ciel plussombre, une clarté diffuse d’émeraude et de safran. Chaque cheminéefanfaronne, quand le soleil-monarque était parti, se couronnait deflammes ; les amoncellements de scories se mettaient àscintiller de mille feux, et chaque usine proclamait sa rébellionen arborant ce diadème volcanique de lumière : l’empire du jour sedémembrait en une multitude de fiefs embrasés.

Les petites rues transversales, qui coupaient la vallée, sedessinaient en pointes de feu, en réverbères d’un jaune amorti, quise rejoignaient, s’intensifiaient à chaque carrefour, mêlés àl’éclat livide des buissons de becs incandescents et àl’éblouissement glacial des lampes à arc. Les voies ferréesentrelaçaient leurs signaux lumineux, étoiles rouges ou vertes,groupées en constellations rectangulaires, et les trains hâtifssimulaient des serpents noirs et souples crachant le feu.

Sur tout cela, bien haut, comme une chose placée hors d’atteinteet presque oubliée, Parload s’était avisé de redécouvrir une régionque ne gouvernaient ni le soleil ni les hauts fourneaux, –l’univers infini des astres.

Tel fut le cadre de maintes conversations, et si, dans lajournée, nous dépassions la crête des collines, nous contemplions,vers l’ouest, un pays de cultures, semé de parcs et de châteaux,et, là-bas, la flèche aérienne d’une cathédrale ; parfois,alors qu’avant la pluie l’atmosphère se faisait transparente, nousdécouvrions un horizon de montagnes suspendu contre le ciel.Par-delà encore, et hors de toute vision, il y avaitCheckshill ; la nuit, je me sentais plus que de jour proche deCheckshill et de Nettie.

Il nous semblait, à nous deux qui déroulions en causant nosheures de jeunesse, le long du sentier d’escarbilles qui bordaitles ornières du chemin, que, de ces crêtes, nos yeux contemplaientle monde entier en raccourci.

Oui, à notre droite, dans l’ombre, se blottissait, autour deshideuses fabriques, le troupeau des ouvriers mal vêtus, malnourris, croupissant dans l’ignorance, mal servis dans tous lesdétails de l’existence et vivant coûteusement, au jour le jour,sans garantie du lendemain, cependant que – comme sur un fumier leschampignons – surgissaient, disproportionnés, parmi ces misérablesdemeures, les chapelles, les églises, les débits de boissons et lesétablissements de plaisir. À notre gauche, au large, entourésd’espace, de liberté, de dignité humaine, insoucieux des quelquescottages bondés et pittoresques où s’entassaient les laboureurs, –séjournaient les grands propriétaires et les maîtres, lespossesseurs de la manufacture, de la forge, du champ et de la mine.Et tout là-bas, très loin, belle, idéale, surgie d’entre lesdevantures de bouquinistes et les demeures ecclésiastiques, lesauberges et autres détails d’une vieille ville à marchés et foirestombée en décadence, c’était la cathédrale de Lowchester montrant,de sa flèche admirable et discrète, on ne sait quel Paradiscéleste, vague et incroyable.

Ainsi, toute la vie du monde se résumait pour nous dans cesjuvéniles impressions.

Nous voyions toutes choses simplement, schématiquement, commec’est le propre de la jeunesse. Nous avions pour tous les mauxsociaux quelque solution irritée et téméraire ; et quiconquenous contredisait était pour nous un partisan des voleurs. Le volnous apparaissait manifeste. Le détrousseur, embusqué dans cesvastes demeures, c’était le Propriétaire, le Capitaliste, flanquéde son valet, le Magistrat, et de son imposteur le Prêtre… !Et nous tous, nous étions les victimes de ces infamies préméditées.Sans doute, ils clignaient des yeux et ricanaient entre eux, devantleurs coupes de champagne, affalés parmi leurs femmes éblouissantesdans la livrée du vice, et ils complotaient de nouvelles exactionscontre le pauvre. De l’autre côté, au milieu de toute l’affreusemisère, dans la brutalité, l’ignorance, la crapule, gisait, selonnous, leur victime innocente et innombrable, l’Ouvrier. Maintenantque nous avions découvert tout cela, à première vue, il ne restaitplus qu’à dénouer la situation en phrases sonores et véhémentes,pour changer la face du monde. L’Ouvrier, alors, se lèverait, segrouperait en Parti du Travail, avec, pour le représenter, desjeunes gens comme Parload et moi… Il reprendrait possession de sonbien, et alors ?…

Oh ! Alors, les voleurs en verraient de chaudes, et toutserait pour le mieux.

Si ma mémoire ne me trompe étrangement, c’est là le résumé assezexact de la théorie et de l’action sociale que nous considérions,Parload et moi, comme le fin mot de la raison humaine. Notre foiétait ardente, et nous rejetions avec violence les objections lesplus plausibles. Parfois, au cours de nos grandes discussions, nouséprouvions l’inébranlable certitude que nos convictionstriompheraient, mais, le plus souvent, nous épanchions uneindignation virulente contre la malveillance et la stupidité quiosaient retarder l’accomplissement de ce plan si simple dereconstruction du monde. Nous nous révoltions à cette pensée, etsongions aux barricades et à l’action directe. Je fusparticulièrement amer, ce soir-là, je me souviens, et lecapitalisme hideux et tyrannique assumait pour moi les traits duvieux Rawdon et le sourire avec lequel il m’avait refuséd’augmenter mes pauvres vingt shillings d’appointementshebdomadaires.

J’ambitionnais de sauvegarder mon amour-propre par quelque actede vengeance, et, si ma vengeance exigeait l’extermination del’Hydre-Capital, je pourrais traîner la carcasse du monstrejusqu’aux pieds de Nettie, et régler du même coup ce seconddifférend.

– Eh bien ! Nettie, m’apprécies-tu, maintenant, à mavaleur ?

Voilà, à peu près, mon état d’esprit d’alors, d’après lequelvous pouvez vous figurer l’ardeur de mes gestes et de monéloquence. Représentez-vous deux petites silhouettes noires, auxlignes peu esthétiques, perdues dans ces noirceurs désoléesd’industrialisme flamboyant, et ma faible voix enflée derhétorique, protestant et revendiquant…

Ces idées de ma jeunesse vous sembleront, sans doute, un piètreamalgame de sottise et de violence, surtout si vous êtes né depuisle Changement. De nos jours, tout le monde pense clairement,posément, et les pensées sont d’évidentes certitudes ; il estbien difficile de s’imaginer des cerveaux fonctionnant comme jadisles nôtres. Permettez-moi de vous aider à vous mettre quelque peudans l’état mental et moral où nous étions alors. D’abord, ilfaudrait vous abîmer la santé en mangeant et en buvant sans mesure,vous ankyloser les membres en négligeant tout exercice ; puis,vous efforcer de vous créer de terribles tracas, cultiverl’inquiétude et vous habituer au manque de confort ; à cela,ajoutez un travail quotidien pendant de longues heures, travail, ausurplus, trop mesquin pour intéresser, trop complexe pour qu’il sepuisse faire mécaniquement, et n’ayant aucun rapport direct ouindirect avec vos aspirations ou vos intérêts personnels. Celafait, rendez-vous aussitôt dans une pièce sans ventilation aucune,dont l’air est déjà nauséabond, et occupez-vous à résoudre quelqueproblème difficile. Vous ne tarderez pas à ressentir une fatigueintellectuelle ; vous serez agacé, impatient, cherchant àcomprendre l’évidence, et bientôt acceptant et rejetant au hasarddes solutions contradictoires. Essayez de jouer aux échecs dans depareilles conditions : vous jouerez comme un idiot et vous céderezvite à la colère.

Eh bien ! tout le genre humain, avant le Changement, étaitde la sorte malade et fiévreux ; les soucis, le surmenage, lesquestions à élucider qui ne se posaient jamais simplement, mais quimodifiaient sans cesse leurs données et fuyaient toute solution,voilà ce qui créait pour les hommes une atmosphère suffocante,corrompue par la respiration des siècles. Il n’existait pas aumonde un seul cerveau fonctionnant dans un calme normal. Il n’yavait dans l’esprit des hommes que demi-vérités, conclusionshâtives, hallucinations, émotions… le vide.

Je sais que tout ceci paraît incroyable, et que déjà la jeunessecommence à mettre en doute que le Changement ait été siradical ; mais lisez, je vous en prie, les journaux de cetemps-là. Chaque époque s’atténue, s’estompe et s’ennoblit un peu àmesure qu’elle recule dans le passé. À ceux qui, comme moi, sont àmême de narrer des histoires vécues, il appartient de fournir, parun effort de scrupuleux réalisme intellectuel, l’antidote de cemirage.

4.

Avec Parload, c’était toujours moi qui, comme on dit, tenais lecrachoir.

Je me vois à cet âge comme un étranger ; tout a tellementchangé depuis lors, que je suis devenu un autre être, qui n’apresque plus rien de commun avec le jeune homme vantard et sot dontje détaille les misères. Je le revois, théâtral et vulgaire,prétentieux, sans sincérité, et, à la vérité, je ne l’aimeraisguère, n’était cette sorte de sympathie inconsciente et commematérielle qui résulte d’une longue intimité. Comme ce jeune hommeétait moi, il se peut que je sois à même de pénétrer et de décrireles mobiles de certaines actions qui ne lui mériteront pas lasympathie du lecteur ; mais pourquoi pallier ou défendre lesdéfauts de son caractère ?

Donc, c’est moi qui prenais et gardais la parole, et j’eusse étébien étonné d’entendre mettre en doute que, des deux, je fusse leplus intelligent dans ces duels verbaux. Parload était un garçonpaisible, réticent et guindé en toutes choses, cependant que jepossédais le don suprême pour un jeune homme et pour lesdémocraties, le « bagou », la parole facile. Dans mon forintérieur, je considérais Parload comme un peu stupide. Il posaitau silencieux entendu, me disais-je, et « il le faisait » à lacirconspection scientifique. Je n’avais pas remarqué qu’alors quemes mains n’étaient bonnes qu’à gesticuler ou à tenir une plume,les mains de Parload étaient habiles à cent besognes, et je n’enavais pu conclure, à plus forte raison, que les nerfs moteurs deses doigts devaient être commandés par quelque chose comme uncerveau bien réglé. Et, encore que je me vantasse de masténographie, de ma littérature et de la part qui me revenait dansla prospérité de la maison Rawdon, Parload, lui, n’insista jamaissur les sections coniques, le calcul différentiel et tout ce qu’ils’était assimilé à l’École Supérieure des Sciences. Parload estaujourd’hui fameux, grande figure d’une grande époque, ses travauxsur les radiations intersectrices ont élargi à jamais l’horizon del’humanité, et moi, qui ne suis au mieux qu’un bûcheronintellectuel, je souris, – et il peut sourire avec moi, – à merappeler comment je jouais avec lui à la supériorité, posant, etl’accablant de ma faconde, dans ces jours de ténèbres.

Cette nuit-là, je haussai jusqu’à l’invraisemblable le ton demon éloquence. Rawdon servit de pivot à mes effusions, Rawdon, lespatrons de son calibre, l’injustice qui ployait sur le labeur lesesclaves du salaire, et toute la menue misère de cette obscureimpasse industrielle où nos vies semblaient engagées à jamais. Maisj’avais sans cesse une autre préoccupation en tête. Nettie étaittoujours au fond de ma pensée, me guettant de son regardénigmatique. Il entrait, dans l’attitude que j’avais assumée enface de Parload, que j’étais le héros d’une aventure romanesque quise passait au-delà de la sphère de nos entretiens, et cetteprétention ne fut pas sans donner une sonorité byronienne à maintesphrases que j’arrondissais pour l’étonnement de mon auditeur.

Ce serait trop de rapporter en détail les confidences d’un jeunebenêt désolé et vraiment malheureux, et qui se faisait, de savolubilité, un baume pour les plaies de son amour-propre, et unedigue pour des larmes prêtes à jaillir. Moi-même, j’aurais peine àles démêler de tant d’autres de ces conversationspéripatéticiennes. Je ne sais, par exemple, si c’est ce soir-là queje lui donnai à entendre, par une phrase ambiguë, que je prenaisdes drogues excitantes.

– Tu as tort, – interrompit Parload. – Il serait déplorable det’empoisonner le cerveau.

Il faut dire que mon cerveau et mon éloquence comptaient commedes atouts puissants pour la prochaine révolution. En tout cas, jeme souviens de quelque chose qui appartient certainement à maconversation de ce soir-là. Au début de notre promenade, j’étaisbien décidé à ne pas quitter le service de Rawdon ; il meplaisait seulement d’injurier mon patron devant un auditeurbénévole ; mais je fus dupe de ma propre éloquence et, auretour, grisé de mes vitupérations, j’avais résolu de prendrevis-à-vis de Rawdon une attitude intrépide, sinon provocante.

– Je ne pourrai plus longtemps supporter Rawdon, – déclarai-jeenfin à Parload, pour conclure en bravade.

– Nous allons avoir des temps difficiles, – dit Parload.

– L’hiver prochain ?

– Avant ça. La surproduction américaine se propose de sedécharger chez nous. L’industrie du fer va subir une crise…

– Ça m’est égal. La faïencerie tient bon.

– Elle ne tiendra guère devant l’accaparement des borax.

– Quoi ?

– Ce sont des secrets professionnels. Mais ce qui n’est pas unsecret, c’est que la faïencerie va connaître de mauvais jours. Lespatrons ont fait de gros emprunts et des spéculations. Ils ne s’entiennent plus aujourd’hui à un seul ordre d’affaires. Cela, je puiste l’assurer. La moitié de la vallée sera peut-être « aux champs »avant deux mois…

Tout ceci sur le ton d’un homme sûr de ce qu’il avance.

« Aux champs », c’était l’euphémisme qui désignait les époquesoù le travail manquait, où la misère s’abattait sur la multitudequi promenait sa faim en des jours et des jours de flânerie forcée.Ces intermèdes semblaient alors une conséquence nécessaire del’organisation industrielle.

– À ta place, je resterais chez Rawdon, – conseilla Parload.

– Peuh ! – fis-je, avec un hautain dégoût.

– Nous allons passer par des temps difficiles, – insistaParload.

– Qu’importe ! Qu’il y en ait donc, et plus il y en aura,mieux cela vaudra, – pérorai-je. – Il faut que cette organisationsociale prenne fin tôt ou tard. Les capitalistes, avec leurstrusts, leurs spéculations, leurs accaparements, font aller tout demal en pis ! Pourquoi me blottirais-je derrière le comptoir deRawdon, comme un chien apeuré, tandis que la faim battra lepavé ? La faim est l’instigatrice des révolutions. Quand elleparait, nous nous devons de sortir au-devant d’elle et del’acclamer. Pour moi, je n’hésite plus.

– Tout cela est bel et bien… – commença Parload.

– J’en ai assez, – interrompis-je. – Je veux en venir aux coupsavec tous ces Rawdon. Je pense, parfois, que, si j’étais surexcitépar la faim, je pourrais mieux haranguer des affamés.

– Il y a ta mère, – dit Parload, de sa voix lente etpositive.

Là gisait, de fait, la difficulté. Je m’en tirai par un artificede rhétorique.

– Pourquoi sacrifierait-on l’avenir de l’humanité, pourquoi mêmesacrifierait-on son propre avenir, parce qu’on a une mère quimanque complètement d’imagination ?

5.

Il était tard quand nous nous séparâmes et que je regagnai mondomicile.

Notre maison se dressait en bordure d’un petit square des plusrespectables, avoisinant l’église paroissiale de Clayton. M.Gabbitas, le vicaire à tout faire, louait notrerez-de-chaussée ; au premier, logeait une vieille demoiselle,miss Holroyd, qui peignait des fleurs sur porcelaine pour gagner savie et celle de sa sœur aveugle, installée dans la chambrecontiguë. Ma mère et moi, nous habitions le sous-sol, et couchionsdans les mansardes. La façade était tapissée par les ramificationsd’une vigne vierge, qui, bravant l’atmosphère empestée, pendaitsous le porche de bois, en masse enchevêtrée dont nulle taillen’avait guidé la fantaisie.

En montant les marches du perron, j’entrevis M. Gabbitas entrain de tirer des épreuves photographiques à la lumière d’unelampe. C’était la joie de sa menue existence de passer ses vacancesà l’étranger avec, comme compagnon de voyage, un bizarre appareil àinstantanés, et de rentrer muni d’une multitude de petits clichéshorriblement voilés qu’il avait été prendre dans d’intéressants etbeaux endroits. La compagnie qui fabriquait les appareils luidéveloppait ses clichés à des prix minimes, et il passait sessoirées à en tirer des épreuves qu’il infligeait à ses amis etconnaissances. L’École Nationale de Clayton avait été enrichie d’unvaste cadre que garnissaient les fruits de ce travail, et qu’ornaitcette inscription calligraphiée en caractères gothiques : « Vues devoyages en Italie, par le Rev. E. B. Gabbitas. » Cette maniephotographique était le but de sa vie, de ses voyages, sa raisond’exister. C’était sa seule vraie joie. Dans la clarté renvoyée parl’abat-jour, j’aperçus son nez pointu, ses petits yeux aigusderrière ses lunettes, ses lèvres plissées par l’effort méticuleuxde ses doigts.

– Salarié du mensonge ! – murmurai-je, car n’était-il pasun complice solidaire de la Société, une fraction participante dusystème de vol qui faisait de Parload et de moi des esclaves,encore que sa part de butin fût, il est vrai, médiocre ?

– Salarié du mensonge ! – répétai-je, debout dans l’ombre,hors de la clarté falote que projetait la lampe du vicairephotographe.

Ma mère m’ouvrit. Elle me considéra en silence, sachant bien quequelque chose n’allait pas et qu’il serait inutile dem’interroger.

– Bonsoir, maman, – dis-je, en l’embrassant un peubrusquement…

J’allumai ma bougie, et, sans me retourner, montai immédiatementà ma soupente.

– J’ai gardé ton souper au chaud, chéri.

– Je ne veux rien manger.

– Mais, chéri…

– Bonne nuit, maman.

Je grimpai l’escalier et refermai ma porte, soufflai ma bougieet, me jetant sur mon lit, je restai longtemps étendu avant de medéshabiller.

La muette imploration du visage de ma mère m’irritait souventpar-delà toute expression. Il en était ainsi ce soir-là ; jesentais qu’il fallait lutter contre tout attendrissement, et que,si je cédais à sa prière éplorée, c’était le renoncement à monindividualité ; cette résistance m’était pénible à tel pointque le conflit devenait intolérable. L’obligation m’apparaissaitclairement de résoudre à moi seul les problèmes religieux etsociaux, les questions de conduite et d’opportunité, et que lespauvres croyances de ma mère ne me seraient d’aucun secours… ellene pouvait pas me comprendre. Sa religion était la religionétablie, ses seules idées sociales se résumaient en l’obéissance àl’ordre établi, la soumission aux lois, aux médecins, auxmagistrats, aux maîtres, à toutes les autorités constituées ;la foi chez elle était de la crainte. Elle avait deviné à millepetits riens, bien que je l’accompagnasse encore à l’Église, quej’étais en voie de m’affranchir de toutes ces règles quirégentaient sa vie, que je m’en allais vers un inconnu redoutable.Il m’échappait des paroles qui détruisaient les effets de mafiliale hypocrisie. Elle pressentait mon socialisme, mon esprit derévolte contre l’ordre social, les rancunes impuissantes quim’aigrissaient contre tout ce qu’elle tenait pour sacré. Etpourtant, c’était moins ses chers dieux qu’elle eût voulu défendreque moi-même contre moi-même. Elle semblait toujours vouloir medire :

– Mon enfant, je sais que c’est dur… mais la révolte est plusdure encore ; ne pars pas en guerre contre tout cela, monenfant ; ne fais rien qui offense ce qui nous domine… Je saisque cela t’écrasera, si tu t’y risques…

Comme tant de femmes de ce temps-là, elle avait été courbée versla soumission, par la brutalité même de l’ordre de choses établi :la hiérarchie sociale la tenait ployée sous la vénération de laservitude passive. Il l’avait cassée, vieillie ; il lui avaitvolé ses yeux, au point qu’à cinquante-cinq ans elle me regardait àtravers des lunettes, et c’est à peine si elle me voyait ;l’asservissement l’avait accoutumée à l’inquiétude, faisaittrembler ses mains durcies, ses pauvres mains si déformées par letravail, si gercées, si abîmées, avec le bout des doigts rongé parla morsure des aiguilles. Mais c’est à cause d’elle, autant qu’àcause de moi, que la révolte me secouait, et mon amertume me venaitde sa misère autant que de mes aspirations.

Et pourtant, ce soir-là, je la reçus sans aménité. Je luirépondis sèchement et la laissai perplexe et navrée dans lecorridor, devant ma porte brutalement repoussée…

Je restai étendu sur mon lit, furieux contre la rudesse et lamisère de la vie, plein de rage à la pensée de l’arrogant Rawdon,et exaspéré par la froideur de la lettre de Nettie, par laconscience de ma faiblesse et de mon insignifiance, par centhumiliations que je jugeais intolérables, irréparables. Mon pauvrepetit cerveau, las et cependant incapable de s’arrêter, tournaitsans cesse le moulin de ses tourments : Nettie, Rawdon, ma mère,Gabbitas, Nettie…

Tout à coup, mes émotions s’épuisèrent par leur excèsmême ; une horloge sonnait minuit. J’avais le bénéfice del’âge, somme toute, et ces brusques réactions m’étaientcoutumières ; me relevant en sursaut, je me déshabillai à lahâte dans l’obscurité, et ma tête fut à peine sur l’oreiller que jem’assoupis.

Comment dormit ma mère, cette nuit-là, je ne saurais le dire.Pour étrange que cela puisse paraître, je ne me reproche pas maconduite à son égard, cependant que par ailleurs ma conscience merappelle désagréablement mon arrogance vis-à-vis de Parload. Jeregrette mon habituelle façon d’agir à l’égard de ma mère avant leChangement ; c’est, sur ma mémoire, une cicatrice dont jesouffrirai jusqu’à mon dernier jour, mais je ne puis m’empêcher dereconnaître qu’il était difficile qu’il n’en fût pas ainsi, sous lerégime ancien. En ces jours de trouble et de ténèbres, on étaitempoigné par le besoin, par le travail, par des passionsexcessives, avant même d’avoir disposé d’une année deréflexion ; on se trouvait accaparé par une tâche réclamantl’application la plus intense, de telle sorte que la pensée avaitpeine à croître et à s’épanouir ; elle s’étiolait et mouraitdans les cerveaux. À vingt-cinq ans, peu de femmes étaient capablesd’une idée nouvelle, à trente et un ou trente-deux ans peu d’hommesrestaient en état de réceptivité mentale. La récrimination contreles choses existantes était taxée d’immoralité ; de fait,c’était une cause permanente de tracas et de perplexité. Etpourtant la seule protestation, le seul effort contrecarrant cettetendance qu’ont toutes choses humaines à se ralentir et às’obstruer, à se détériorer et à se détraquer dangereusement,venait des jeunes, de la jeunesse sans préjugés et sans pitié. Dansces temps-là, aux yeux des hommes de pensée même, cette alternativeconstituait une des lois inexorables de notre existence : ou nousdevions nous soumettre à nos aînés et nous laisser étouffer pareux, ou nous devions les braver, leur désobéir, les pousser decôté, pour avancer d’un pas sur la route du progrès, avant de nousossifier à notre tour et de devenir l’obstacle pour les nouveauxarrivants.

Cet acte d’écarter brutalement ma mère, ma retraite silencieusevers des méditations solitaires, c’était là un incident symboliquedes dures relations d’enfants à parents. Il n’en pouvait êtreautrement, semblait-il ; et cet antagonisme fatal formaitcomme la rançon du progrès. Nous ne nous doutions pas, alors, quedes cerveaux pouvaient mûrir sans devenir inaccessibles à latendresse, ni que des enfants pouvaient honorer leurs parents touten pensant par eux-mêmes. Nous étions irritables et impatients,parce que nous étouffions dans les ténèbres, respirant le poisond’un air vicié. Cette activité pondérée des cerveaux, aujourd’huiuniverselle, cette vigueur réfléchie, ce jugement qui permet d’agirà coup sûr et qui se manifeste de façon éclatante dans notrecivilisation, étaient choses éparses, disjointes, insoupçonnées, àtravers l’atmosphère corruptrice de notre état antérieur.

Ainsi s’achevait le premier fascicule. Je le replaçai sur latable et cherchai le second.

– Eh bien ? – dit l’homme qui écrivait.

– Est-ce un roman ?

– C’est mon histoire.

– Mais vous… Au sein de toute cette beauté… Vous n’êtes pasce garnement mal éduqué de qui je viens de lire lesaventures ?

Il sourit.

– Un certain Changement se place entre lui et moi, –répondit-il. – Ne l’ai-je pas suffisamment donné àentendre ?

J’hésitai, sur le point de poser une question, mais,apercevant le second fascicule, je le pris en main.

Chapitre 2NETTIE

1.

Je ne puis me souvenir de ce qu’il s’écoula de temps, entre cesoir-là, où Parload me désigna d’abord la Comète que j’avais feintde contempler – et l’après-midi du dimanche que je passai àCheckshill.

J’avais, en tout cas, eu le loisir de donner mon congé et dequitter mon emploi chez Rawdon, de chercher inutilement, bienqu’avec ardeur, une autre situation, d’accabler ma pauvre mère etParload de duretés et d’injustices, et de traverser quelques phasesde profonde misère morale. J’eus aussi le loisir d’échanger unecorrespondance passionnée avec Nettie, mais cela s’est échappé dema mémoire. Je ne me souviens que de l’adieu grandiloquent que jelui écrivis, la rejetant de moi pour toujours. En retour, je reçusune petite missive fort nette, où il était dit que, quand bien mêmela fin de tout serait proche, rien ne m’excusait d’écrire depareilles inepties. Je répliquai sur un ton que je voulus rendresatirique. Elle ne répondit pas. Trois ou même quatre semainesdurent s’écouler ainsi, puisque la Comète qui, au début, n’avaitété qu’un point imperceptible au firmament, visible seulement parle moyen d’un télescope, était devenue un grand astre blanc, plusbrillant que Jupiter, et projetait une ombre bien à elle. La Comètepréoccupait vivement les hommes ; tous en parlaient ;chacun, au coucher du soleil, observait son éclat croissant. Elleremplissait de sa renommée les journaux, les cafés-concerts, lespalissades couvertes d’affiches.

C’est bien cela. La Comète brillait déjà de toute sa gloire,quand je me rendis auprès de Nettie pour une explicationdéfinitive. Et Parload avait dépensé une somme de deux livressterling, lentement amassée, pour s’acheter un spectroscope, defaçon à pouvoir, chaque nuit, observer, pour et par lui-même, laligne mystérieuse et troublante qui rayait la masse verte del’astre. Combien de fois dus-je, avant de me révolter, contemplerce symbole flou et vacillant de tout l’inconnu qui s’élançait surnous, hors du vide surhumain ? Je ne sais, mais je finis paréclater sous l’obsession, et je reprochai amèrement à Parload deperdre son temps en dilettantisme astronomique.

– Nous voici, – dis-je, – sur le point de tourner la page laplus tragique de l’histoire de ce pays-ci. Les patrons menacent defermer leurs ateliers et leurs usines : voici venir la misère et lafaim, voici toute l’organisation capitaliste prête à crever commeun abcès purulent, et tu passes tes heures à admirer bouche béecette petite tache de rien qui luit dans le ciel.

Parload me dévisagea.

– Eh bien ! oui, – fit-il lentement, comme si je venais delui révéler une idée nouvelle. – Est-ce que ?… Je me demandepourquoi tu me… ?

– Je veux organiser des meetings du soir sur la lande deHowden.

– Tu espères te faire écouter ?

– Ils écouteront tant que l’on voudra.

– Ils n’écoutaient guère, l’autre fois, – remarqua Parload,examinant son cher instrument d’optique.

– Il y a eu une manifestation de sans-travail à Swathinglea,dimanche. On a lancé des pierres.

Parload ne répondit pas d’abord, et je continuai sur le mêmesujet. Il semblait recueillir sa pensée.

– Somme toute, – déclara-t-il enfin, en tendant timidement lamain vers son spectroscope, – elle signifie bien quelque chose.

– La Comète ?

– Oui.

– Que peut-elle signifier ? Tu ne prétends pas me fairecroire à l’astrologie ? Qu’importe ce qui brille dans le ciel,quand les hommes meurent de faim sur la terre !

– C’est… c’est de science qu’il s’agit.

– La science… Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est dusocialisme.

Mais il semblait toujours peu disposé à abandonner sacomète.

– Le socialisme… rien de mieux, – dit-il. – Mais si cetteaffaire, là-haut, venait à heurter la Terre, ça pourrait aussi nousconcerner…

– Ce qui nous concerne, ce sont les créatures humaines.

– Et si elle allait nous écrabouiller tous ?

– Oh ! – fis-je. – Nous tombons dans l’extravagance.

– Je me le demande, – murmura Parload, encore bien indécis.

Il jeta un regard vers la Comète, et parut sur le point derépéter ce qu’il savait du croisement de sa trajectoire avecl’orbite terrestre, et des conséquences possibles. Aussil’interrompis-je par une citation empruntée à un auteur aujourd’huioublié, Ruskin, volcan de beau langage et de divagationssaugrenues, qui avait grand succès auprès des jeunes gens éloquentset émotifs d’alors. Il y était question de la vanité de la scienceet de l’importance suprême de la Vie. Parload m’écoutait, les yeuxmi-clos levés au ciel, caressant du bout des doigts sonspectroscope. Il sembla soudain prendre son parti.

– Non, je ne suis pas de ton avis, Leadford. Tu ne comprendsrien à la science.

Parload osait rarement de ces contradictions brutales. J’avaissi bien l’habitude de mener à ma guise la conversation que sa brèveriposte m’étourdit comme un choc.

– Tu n’es pas de mon avis ? – répétai-je.

– Nullement, – fit Parload.

– Mais en quoi ?

– Je crois que la science est plus importante que le socialisme,– expliqua-t-il. – Le socialisme, c’est de la théorie… La scienceest plus que cela.

C’est là tout ce qu’il trouvait à dire !

Nous nous embarquâmes dans une de ces étranges controverses oùles jeunes gens sans culture apportent tant de feu. La science oule socialisme ? C’était comme si nous eussions discuté pourdéterminer lequel vaut le mieux, d’être gaucher ou d’aimer lesoignons. Le parallèle était tout à fait impossible à établir. Maisenfin, les ressources de ma faconde me permirent d’exaspérerParload, et, quant à moi, son opposition seule suffisait àm’exaspérer. Cela se termina sur le ton de la dispute.

– Oh ! fort bien, – m’écriai-je, – du moment que tu enviens là !

Et je refermai la porte derrière moi si violemment qu’on aurait,à moins de bruit, dynamité sa maison. Furieux, je me précipitaidans la rue, bien persuadé qu’avant que j’eusse tourné le coin ilserait à nouveau en adoration devant sa sacro-sainte ligneverte.

Il me fallut une heure de marche pour retrouver le calme. Etc’était Parload qui m’avait initié au socialisme… le renégat !Les idées les plus abracadabrantes me traversaient le cerveau ences jours de folie. J’avoue, ce soir-là, que je vécus, en esprit,la plus belle des Révolutions, d’après le modèle français : jesiégeais dans un Comité de Salut Public, et condamnais à mort lesrenégats. Parload était là, parmi les prévenus, les mains liéesderrière le dos, traître et conscient trop tard de ses égarements,prêt pour l’échafaud ; à travers une porte ouverte, onentendait la voix de la justice, la rude justice du peuple. J’étaisnavré, mais le devoir avant tout…

– Si nous châtions ceux-là qui voudraient nous livrer auxtyrans, – dis-je, la voix triste mais assurée, – combien davantagedevons-nous châtier ceux qui se désintéressent de l’État pours’abandonner aux vaines recherches scientifiques.

Et, avec une sombre satisfaction, je l’envoyai à laguillotine.

– Ah ! Parload ! Parload ! Si tu m’avaisseulement écouté !

Néanmoins, notre dispute me peina extrêmement. Il était mon seulinterlocuteur, et il m’en coûtait beaucoup de l’éviter, soir aprèssoir, et de penser du mal de lui, sans personne pour écouter mesrécriminations. Ce fut une triste période pour moi, avant madernière visite à Checkshill. Mes longues heures d’oisiveté mepesaient aux mains. J’étais hors de chez moi toute la journée,moitié pour rendre apparemment plausible la fable que je cherchaisassidûment une situation, moitié pour échapper à la persistantequestion que je lisais dans les yeux de ma mère.

– Pourquoi t’es-tu fâché avec M. Rawdon ? Pourquoi ?Pourquoi ?… Pourquoi persistes-tu à aller rôder avec unefigure renfrognée, au risque d’offenser encore ce qui est au-dessusde nous ?

Je tuais le temps, le matin, dans la salle des journaux, à labibliothèque publique, rédigeant d’invraisemblables demandes pourdes emplois impossibles. J’offris, entre autres, mes services à uneagence de police privée, sinistre spéculation qui tirait profit debasses jalousies désormais disparues de la terre ; à uneannonce demandant des arrimeurs, je répondis que j’ignorais ce quepouvaient être les fonctions d’un arrimeur, mais que j’étais toutdisposé à me mettre au courant. L’après-midi et le soir, j’erraisentre les ombres et les lumières de ma vallée natale, haïssanttoute l’humanité, jusqu’à ce que mes promenades fussentinterrompues par suite de cette constatation, que j’usais messouliers.

Ô l’époque stagnante de torpeur et d’indécision !

Je vois bien que j’étais un jeune homme de caractère exécrable,dévoré de convoitise et capable de beaucoup de haine. Mais enfin…il y avait une excuse à mes ressentiments.

C’était mal à moi de haïr des individus, de me montrer grossier,brutal et vindicatif, mais c’eût été aussi peu digne d’acceptersans révolte la vie telle qu’elle s’offrait à moi. Je saismaintenant clairement que les conditions de mon existence étaientintolérables, mais je ne le ressentais alors qu’obscurément et avecune intensité variable. Mon travail était fastidieux et fatigant,et me prenait une part disproportionnée de mon temps ; j’étaismal vêtu, mal nourri, mal logé, mal instruit, mal éduqué ; mavolonté était réprimée et ligotée jusqu’à la torture ; jen’avais aucune fierté raisonnable de moi-même, ni aucune occasionraisonnable de redresser quoi que ce fût de ces imperfections. Jemenais une vie à peine digne d’être vécue. Le fait que, des gensqui m’entouraient, très peu jouissaient d’un sort meilleur et quebeaucoup en avaient un pire, ne peut qu’excuser mon ressentiment.Dans de telles conditions d’existence la satisfaction docile eûtété une honte. Si certains étaient résignés et contents, le malpour la collectivité en augmentait. Sans doute, ce fut irréfléchiet sot à moi d’abandonner ma place ; mais tout était à cepoint incohérent et vain, dans notre organisation sociale, que jene me sens pas le courage de blâmer mes actes d’alors, à part lapeine et l’inquiétude que je causais à ma mère.

Envisagez un instant le fait qui résume bien tant d’abus : lelock-out, la grève patronale.

Cette année-là avait été mauvaise, une année de désordreéconomique universel. Par un manque de direction intelligente, legrand trust américain du fer, – groupe de maîtres de forgesénergiques, mais sans largeur de vue, – avait coulé plus de fonteque le monde entier n’en pouvait consommer. On ne savait supputer,il est vrai, dans ces temps-là, quelle serait la demande, et yproportionner l’offre. Ces usiniers en avaient décidé ainsi de leurpropre chef, sans avertir leurs collègues du dehors. Pendant lapériode d’excessive activité, ils avaient attiré et embauché ungrand nombre d’ouvriers et avaient accru les moyens de production.Il eût été manifestement juste que les gens coupables de tellessottises en souffrissent ; mais il était possible, en cestemps de jadis, il était courant que les auteurs responsables deces véritables désastres fissent retomber sur d’autres lesconséquences déplorables de leur incapacité. On ne voyait riend’immoral à ce qu’un de ces « rois » industriels, après avoirengagé ses ouvriers dans une surproduction disproportionnée dequelque article, les abandonnât et les renvoyât. Rien, non plus,n’empêchait de provoquer de soudaines baisses de prix destinées àruiner un concurrent ou à lui voler une clientèle nécessaire pourrétablir des affaires qui périclitaient, rejetant ainsi sur ceconcurrent une part du châtiment mérité par le manque de prévoyanced’un autre. C’est cette opération que les maîtres de forgesaméricains tentaient à ce moment sur le marché britannique. Lespatrons anglais se préoccupaient naturellement de faire supporterleurs pertes, dans la mesure du possible, par leurs ouvriers ;et, en même temps, ils s’agitaient pour obtenir le vote de loisélaborées non pas dans le but de restreindre la surproduction, maispour les garantir, eux, contre l’importation d’articles en baisse.On s’ingéniait non pas à guérir la maladie, mais à pallier sesconséquences. La science organisatrice faisait défaut pour corrigerces effets et ces causes, mais personne n’en avait cure, et, pourrépondre aux besoins de la situation, il s’était constitué unsingulier consortium de protectionnistes, qui, pour riposter auxattaques convulsives de la production étrangère, proposaient devagues mesures de représailles et combinaient leur plan pouraboutir très évidemment à des spéculations financières. Leséléments malhonnêtes ou aventureux étaient si manifestes dans cettecombinaison, que le sentiment ambiant d’insécurité et de défiancemenaçait de devenir de l’affolement, et, dans la terreur généralede voir la puissance financière se concentrer entre de pareillesmains, on entendait des hommes d’État, fidèles à des principes d’unautre âge, déclarer véhémentement que ces importations désastreusesétaient un danger illusoire, ou même un bienfait pour l’industrienationale. Personne n’osait regarder en face la difficulté etdémêler la vérité dans l’enchevêtrement de ces questions. Toutcela, pour l’observateur rassis, se résumait en un chaos derécriminations déclamatoires contre une série de cataclysmeséconomiques irrationnels ; les prix de vente et de revientétaient bousculés comme par un tremblement de terre, culbutaientles uns sur les autres comme des tours qui s’écroulent, et, pendantce temps, les masses laborieuses s’en tiraient au petit bonheur,vivaient leur vie de souffrance, inquiètes, sans organisation,impuissantes, si ce n’est pour des soubresauts de protestationviolente et sans effet.

Il vous est à peu près impossible de vous figurer aujourd’hui laconstruction défectueuse et le mauvais fonctionnement de la machinesociale d’alors. Il fut un moment où des milliers d’hommesmouraient de faim dans les Indes, alors qu’en Amérique on brûlaitle blé surabondant et inutilisable. Tout ceci, n’est-il pas vrai, ades allures de cauchemar ? C’était un rêve, en effet, un rêvedont personne sur terre n’espérait plus s’éveiller. À nous autres,jeunes gens positifs et rationnels, comme l’est la jeunesse, il nesemblait pas possible d’attribuer à la seule ignorance, au seulmanque de réflexion et de sentiments humains, ces grèves, ceslock-outs, ces surproductions et leur corollaire demisères. Il nous fallait, au drame, des personnages plus vivantsque ces intelligences brouillées, que ces démons impalpables commedes fantômes. Nous cherchions un refuge dans ces leurres communsaux ignorants misérables, dans la croyance à de vastes complots,cruels et insensés, ourdis contre les pauvres. Vous vous rendrezassez bien compte de notre état d’esprit à cet égard en consultant,dans les bibliothèques, les collections des journaux socialistespubliés en Allemagne et en Amérique, à cette époque, et enexaminant les caricatures qui représentaient le Capital et leTravail.

2.

J’avais donné congé à Nettie dans une épître éloquente, et jecherchais à me persuader que l’affaire était terminée.

– Fini avec les femmes ! – avais-je dit à Parload.

Puis, il y eut un silence de plus d’une semaine.

Avant que les huit jours fussent écoulés j’étais déjà à medemander, pris d’une émotion croissante, ce qui allait se passerentre Nettie et moi.

Je me surpris bientôt à penser sans cesse à elle, me lafigurant, tantôt avec une satisfaction stoïque, tantôt avec unremords sympathique, livrée aux lamentations, aux regrets, devantcette ruine définitive de nos amours. Au fond du cœur, je necroyais pas plus à la fin de nos relations qu’à la fin du monde.N’avions-nous pas échangé des baisers, ne nous étions-nous pasrapprochés dans une atmosphère de susurrements intimes,n’avions-nous pas perdu l’un par l’autre notre virginaletimidité ? Elle était à moi, sans aucun doute possible, et moià elle, et nos séparations, nos querelles définitives, nos âpresrécriminations n’étaient que le commentaire varié de ce faitpositif et indiscutable. Tels étaient mes sentiments véritables,quelque forme que prissent mes pensées.

Nettie entrait naturellement dans toutes mes prévisionsd’avenir, elle était mêlée à tous mes rêves. Le samedi soir, je lavis en songe, les cheveux en désordre, la figure toute rougie etbaignée de larmes ; elle se détourna quand je lui adressai laparole. Ce songe me laissa comme une sensation de détresse etd’inquiétude. Au réveil, j’éprouvai un désir fou de la revoir.

Ce dimanche-là, ma mère me pria avec insistance de l’accompagnerà l’église. Elle avait pour cela deux motifs : la bienfaisanteinfluence qu’aurait sur mes efforts de la semaine suivante, pourtrouver une place, cet acte religieux, et puis, M. Gabbitas, avecquelque mystère, avait déclaré, de derrière ses lunettes, qu’ils’occuperait de moi ; il s’agissait de le garder en haleine.Prêt d’abord à m’exécuter, je finis par refuser, tout entier à mondésir de revoir Nettie ; et je partis de pied ferme pourfranchir les vingt-cinq kilomètres qui nous séparaient deCheckshill.

Un accident de chaussure, dirai-je, allongea mon voyage. Une demes semelles céda, et après que j’eus amputé la blessée un cloutrouva moyen de me torturer. Toutefois, l’opération avait rendu àmon brodequin une apparence tout au moins décente et rien netrahissait sa triste situation.

Après m’être réconforté, dans une auberge, d’un morceau de painet de fromage, je parvins à Checkshill vers quatre heures.

Je ne pris pas l’avenue qui mène directement au château, par lemilieu du parc ; mais, coupant par le chemin de traverse, jedépassai la loge du second jardinier, et je m’engageai dans uneallée que Nettie fréquentait de préférence. Contournant un ravin,on atteignait un joli bouquet de bois où nous nous donnions nosrendez-vous ; puis, de là, bordé de houx, un étroit sentierlongeait la haie du parc.

Je crois suivre encore ces chemins. Tout le long parcours quiavait précédé s’efface de ma mémoire ; il ne m’en reste qu’uneimpression de poussière et de pied endolori. Mais la petite vallée,où je fus saisi d’un tourbillon de doutes, de pressentiments,d’espoirs, est présente aujourd’hui, dans mes souvenirs, commesymbolique, inoubliable, cadre essentiel à l’intelligence de cequ’il me faut narrer maintenant… Où la rencontrerais-je ? Quedirait-elle ? Ces questions, je me les étais déjà posées, enleur donnant une réponse. Elles se formulaient de nouveau, pluspressantes, plus troublantes, et je n’avais plus rien à répondre. Àmesure que je me rapprochais de Nettie, elle cessait d’être laprojection de mon égoïsme, la gardienne de ma vanitésexuelle ; elle prenait corps et s’affirmait une individualitédistincte de la mienne, un mystère, un sphinx, que je n’avais évitéque pour l’affronter de face. J’éprouve quelque difficulté àdécrire avec netteté le caractère de ces amours d’autrefois, siétrangères à nos mœurs d’aujourd’hui.

La jeunesse d’alors abordait sans préparation aucune l’éveil etles émotions de l’adolescence. Une conspiration de silencesénervants enveloppait les jeunes gens. Aucune initiationn’intervenait. On écrivait des livres, des romans étrangementconventionnels, qui insistaient sur certains côtés de l’amour etstimulaient le désir naturel de le connaître. Il n’était questionque de confiance absolue et réciproque, de loyauté parfaite,d’attachement ne finissant qu’avec la mort. L’essentiel de l’amour,dans sa complexité, était en grande partie voilé. On lisait cesfictions, on entrevoyait ceci ou cela, selon les hasards del’éducation, on s’étonnait, on oubliait, et l’on grandissait de lasorte. Puis, survenaient d’étranges émotions, des désirs nouveauxet troublants, des rêves singulièrement alourdis desensations ; un besoin bizarre d’abandon de soi bouleversaitl’habituel égoïsme de l’enfance des deux sexes. Comme des voyageurségarés, qui se seraient couchés dans le lit d’un torrent tropical,se réveillent avec de l’eau jusqu’au cou, notre être s’échappaithors de soi à la recherche d’un autre être, et nous ne savionspourquoi. La passion, sans répit, de nous abandonner à un être del’autre sexe nous poussait irrésistiblement. Nous étions torturésde honte en souffrant de ce désir ; nous nous en cachionscomme d’une faute, prêts, néanmoins, à le satisfaire envers etcontre tout l’univers. C’est dans de pareilles conditions que nousentrions en contact inopiné et des plus accidentels avec un autreêtre poussé par un désir aussi aveugle.

Nous étions obsédés par nos lectures, par les conversationsqu’on tenait autour de nous sur l’éternité des liens conjugaux.Puis nous découvrions bientôt que l’autre être était, comme nous,fait d’égoïsme, d’idées, d’impulsions en désaccord avec les nôtres.Il en était ainsi pour tous les jeunes gens de ma classe sociale etpour la plupart des jeunes gens du monde entier.

Je m’en allai à la recherche de Nettie, ce beau dimanche, et larencontrai soudain, élancée et gracile, avec ses yeux de gazelle,son doux visage qu’ombrageait un chapeau de paille, jolie Vénusdont j’avais résolu de m’assurer la possession exclusive.

Ignorante encore de ma présence, debout, immobile, ellem’apparut comme mon complément féminin, comme l’incarnation de mavie intime, et elle était, pourtant, un être différent et inconnu,une individualité comme moi.

Elle tenait à la main un petit livre, qu’elle avait dû lire enmarchant. Telle elle se présenta à ma vue, les yeux levés vers lahaie grise et, comme je le crois maintenant, elle écoutait, elleattendait. Ses lèvres étaient entrouvertes et infléchies par unléger sourire.

3.

Avec quelle précision je revois encore son sursaut quand elleentendit mon pas, son ébahissement, et la stupéfaction de sesyeux ; nous étions tous deux trop ignorants et trop gauchespour que notre dialogue soit intelligible, strictement rapportéici ; pourtant, je relaterai nos premières paroles, car,insignifiantes pour moi alors, elles prirent dans la suite toutleur sens.

– Vous, Willie ! – fit-elle.

– Oui, me voici, – dis-je, tout à coup oublieux de toutes lesphrases que je me proposais de lui débiter. – J’ai voulu voussurprendre…

– Me surprendre ?

– Oui.

Elle me dévisagea un instant. Je puis évoquer nettement l’imagede sa jolie figure, son doux masque impénétrable avec ses yeux quiscrutaient mes traits. Elle eut un drôle de petit rire, pâlit, et,dès qu’elle eut parlé, sa joue redevint rose.

– Me surprendre à quoi ? – demanda-t-elle, en élevant lavoix.

J’étais trop avide de m’expliquer pour saisir l’étrangeté decette question et l’interpréter.

– Je voulais vous démontrer que je n’avais pas l’intention dedire tout ce que j’ai mis dans ma lettre…

4.

À seize ans, nous étions du même âge, nous étions camarades…Deux ans avaient passé, la métamorphose était complète chez elle,cependant que moi j’abordais à peine la longue adolescence del’homme.

Elle eut tôt fait de démêler cette situation nouvelle ; lesmotifs secrets de son petit cerveau vif et déjà mûri déterminèrentinstantanément son attitude. Elle me traita désormais avec cetteintelligence précise qu’une jeune femme possède du caractère d’unenfant.

– Mais comment êtes-vous venu ? – demanda-t-elle.

Je lui répondis que j’étais venu à pied.

– À pied !

Et aussitôt elle m’entraîna vers le jardin. Je devais êtrefatigué, il fallait rentrer bien vite avec elle pour mereposer ; c’était l’heure du thé (les Stuart avaientl’habitude démodée du thé de cinq heures), tout le monde seraittellement surpris de me voir !

– À pied ! quelle idée ! Mais, – supposait-elle, – cen’est rien pour un homme. À quelle heure êtes-vous doncparti ?

Et, pendant tout ce temps, elle me gardait à distance, sans mêmeun effleurement de main.

– Mais, Nettie, je suis venu pour vous parler.

– Mon cher ami, du thé avant tout, s’il vous plaît ; etpuis, ne sommes-nous pas en train de causer ?

Cette expression « mon cher ami » était nouvelle dans sa boucheet sonnait bizarrement à mon oreille. Nettie hâta le pas.

– Je voulais vous expliquer… – commençai-je.

Quoi que j’eusse voulu expliquer, je n’en eus pas l’occasion etje lui bredouillai quelques paroles décousues, auxquelles ellerépondit par des exclamations plus que par des mots.

Quand nous eûmes dépassé la charmille, elle ralentit un peu sonpas et nous descendîmes ainsi la côte, sous les hêtres, jusqu’auxjardins ; pendant tout ce trajet, elle ne me quitta pas desyeux, ses yeux clairs et francs de jeune fille, mais je me rendscompte, aujourd’hui, qu’elle jetait de temps à autre vers lacharmille un regard furtif, et son bavardage insignifiantdissimulait une pensée active.

Son costume marquait bien la distance qui nous séparait. Ledécrirai-je ? Les termes familiers aux femmes me manqueraientpour cette tâche. Toujours est-il que sa brune chevelure auxreflets brillants, qui, naguère, pendait sur son dos, en natteépaisse nouée d’un ruban rouge, se relevait maintenant enondulations compliquées au-dessus de son oreille et des douceslignes de sa nuque ; sa robe était blanche et lui frôlait lapointe des pieds, sa taille svelte, naguère encore indiquée par uneligne circulaire et conventionnelle, était à présent superbe etflexible. Une année auparavant à peine, sa jolie figure svelte defillette sortait d’une gaine insignifiante que supportait une pairede bas marron extrêmement agiles ; aujourd’hui, un corps sedessinait avec insistance sous son vêtement : tout, en elle, legeste de sa main ramassant les plis de sa jupe, l’attitudegracieusement penchée qui lui était devenue naturelle, faisait lesdélices de mes yeux. Une légère écharpe de mousseline vert d’eau,qu’un nouvel instinct de coquetterie avait jetée sur ses épaules,se moulait par instants sur les rondeurs naissantes de son buste,ou tantôt volait en avant, poussée par un souffle de brise, et,comme un bras indépendant et timide, ayant à s’acquitter de quelquetâche secrète, venait continuellement m’effleurer. S’en apercevantsoudain, elle saisit l’impudent et le fixa à sa taille, enl’accablant de reproches.

Les jardins étaient entourés d’un mur de clôture élevé. Unegrille verte y donnait accès. Je l’ouvris en m’effaçant devant macompagne, car c’était là une de mes rares notions de politesse, etaussi, parce qu’en passant ainsi devant moi Nettie me frôlait uneseconde. Puis, ce fut l’élégant arroi des parterres fleuris, autourde la loge du jardinier, et la longue perspective des serres. Nouscheminâmes dans l’ombre d’une épaisse haie d’ifs, qui contournaitcette pièce d’eau près de laquelle nous avions échangé nosserments ; et nous parvînmes au porche tout couvert deglycines retombantes.

La porte était grande ouverte, et Nettie en franchit le seuildevant moi.

– Devinez qui vient nous voir ! – cria-t-elle.

La voix de son père s’entendit indistincte, venue du fond de lasalle, en même temps que le bruit d’une chaise, ce qui me fitpenser qu’on interrompait sa sieste.

– Mère ! – appelait-elle de sa jeune voix claire. –Mimi !

Mimi, c’était sa sœur. Nettie leur raconta, sur le ton del’émerveillement, comment j’étais venu à pied de Clayton, et,groupés autour de moi, ils faisaient écho à sa surprise.

– Assieds-toi, Willie, – dit le père, – maintenant que te voilàarrivé. Comment va ta mère ?

Le brave homme m’examinait curieusement en parlant ; ilavait revêtu ses habits du dimanche en drap marron, mais, pourdormir plus confortablement, il avait déboutonné son gilet. Lejardinier Stuart était un roux aux yeux bruns, et je me souviensencore de l’éclat de ses cheveux fauves qui tombaient sur ses joueset se mélangeaient à sa barbe épaisse ; il était de courtetaille, mais solidement bâti, et il n’y avait d’énorme en sapersonne que sa barbe et sa moustache. Sa fille avait hérité detout ce qui, chez lui, pouvait être un élément de beauté, – sa peaublanche, ses yeux noisette au regard animé, – et elle avait mariétout cela à une certaine vivacité qu’elle tenait de sa mère. Je merappelle celle-ci comme une femme au regard perçant et d’uneactivité inlassable ; je ne la vois plus aujourd’hui qu’entrain d’apporter ou de remporter des plats, et elle m’accueillaittoujours aimablement, par amitié pour ma mère et pour moi-même.Mimi était une jouvencelle de quatorze ans, qui se résume dans mamémoire par un regard clair et fixe, dans un visage pâle commecelui de Mme Stuart. Tous ces gens se montraient très aimables àmon égard et s’accordaient pour me reconnaître une intelligenceéveillée ; ils se tenaient autour de moi comme un peugênés.

– Approche-lui une chaise, Mimi.

Nous causâmes sans abandon ; tous étaient pris àl’improviste par ma soudaine apparition, par ma tenue poussiéreuse,mon allure fatiguée, ma mine hâve. Et Nettie ne resta pas poursoutenir la conversation.

– Allons, bon ! – s’écria-t-elle soudain ; puis, commeennuyée, elle ajouta : – C’est assommant !

Et elle sortit en courant.

– Mon Dieu ! quelle fille nous avons là ! Je ne saispas ce qui lui arrive, – dit Mme Stuart.

Une bonne demi-heure se passa avant que Nettie reparût. Cela mesembla bien long, et pourtant elle avait couru, car elle rentratout essoufflée. Dans l’intervalle, j’avais laissé entendre, dansla conversation, que j’avais quitté ma place chez Rawdon.

– Je puis trouver une meilleure situation, – conclus-je.

– J’avais laissé mon livre dans le bosquet, – fit Nettie horsd’haleine. – Le thé est-il prêt ?

Elle ne s’embarrassa d’aucune autre excuse. Même l’intimité dela table dressée ne nous mit pas à l’aise. Le thé, dans le ménagedu jardinier-chef, était un repas sérieux : un grand gâteau, despâtisseries diverses, des confitures, des fruits, tout un belétalage garnissait la table. J’étais là, sombre, gauche, préoccupé,intrigué par ce que je ne m’expliquais pas dans l’attitude deNettie, ne parlant qu’à peine, reluquant la jeune fille par-dessusle grand gâteau, et toute l’éloquence emmagasinée dans mon esprit,depuis vingt-quatre heures que je préparais mon discours, toutavait fui, tout avait culbuté dans quelque coin obscur de moncerveau. Le père s’ingéniait à me faire parler ; il avait dugoût pour la facilité avec laquelle je discourais, car il neformulait ses idées qu’avec de pénibles efforts et il secomplaisait dans l’étonnement que lui causait ma volubilité. À vraidire, dans cette société, je me montrais d’habitude plus loquacequ’avec Parload, bien que, pour le monde en général, je fusse unjeune garçon timide.

– Tu devrais écrire cela pour les journaux, – avait-il coutumede me dire. – Voilà ce que tu devrais faire ! Je n’ai jamaisentendu si bien débiter tant de sornettes ! – Ou encore : – Tuen as un bagou jeune homme, on aurait dû faire de toi unavocat.

Mais cet après-midi-là, même à ses yeux, je ne fus pas brillant.À défaut d’autre sujet, il en revint à la situation que jecherchais, mais sans un meilleur résultat.

5.

Longtemps je craignis d’être obligé de m’en retourner à Claytonsans plus échanger un mot avec Nettie ; elle semblaitindifférente au désir que j’avais d’une conversation particulièreet j’étais sur le point de lui demander devant tout le monde unmoment d’entretien. Je ne dus qu’à une manœuvre visible de sa mère,qui avait étudié ma figure, de sortir avec Nettie pour aller faireje ne sais plus quoi dans l’une des serres. Notre mission, – uneporte à fermer, ou une fenêtre à ouvrir, – n’était qu’un prétexte,et ne fut pas remplie, que je sache.

Nettie, après avoir hésité, obéit. Elle me précéda à travers lesserres. Dans une atmosphère chaude et moite, une longue allée audallage de briques suivait une claire-voie supportant, des deuxcôtés, des pots de fougères et des plantes grimpantes quitapissaient la route de leur feuillage, et, dans cette pénombreverte, Nettie se retourna vers moi, comme une créature auxabois.

– Cette fougère est charmante, n’est-ce pas ? – medit-elle, et le regard de ses yeux interrogeait : – Ehbien ?

– Nettie, – débutai-je, – j’ai été un sot en t’écrivant comme jel’ai fait.

Elle m’étonna par le geste d’assentiment qui lui échappa. Safigure s’empourpra, mais, sans proférer un mot, elle attendit.

– Nettie, – bafouillai-je, – je ne puis me passer de toi, jet’aime.

– Si vous m’aimiez, – fit-elle de sa voix nette, suivant desyeux le jeu de ses doigts blancs dans les feuilles d’unesélaginelle, – pourriez-vous m’écrire de pareilleschoses ?

– Ce n’était pas ce que je voulais dire, – répliquai-je, – dumoins, pas toujours.

À part moi, je les trouvais très bien, ces lettres, et jepensais que Nettie était bien sotte de ne pas les apprécier. Maisje sentais l’impossibilité, en ce moment-là, de lui exprimer cetteopinion.

– Toujours est-il que vous les avez écrites.

– Oui, et j’ai fait aussi dix-sept milles à pied pour te direqu’elles traduisent mal…

– Vous le dites, mais peut-être qu’elles traduisent bien…

J’étais décontenancé, puis je bredouillai :

– Elles traduisent mal mes sentiments.

– Vous vous imaginez que vous m’aimez, Willie, mais, en réalité,vous ne m’aimez pas.

– Si, je t’aime, Nettie, tu le sais bien.

Pour toute réponse, elle secoua la tête.

J’eus alors un mouvement que je crus héroïque.

– Nettie, je te préfère… à mes opinions.

Elle effeuillait toujours la sélaginelle et articula, sans leverles yeux.

– Vous le croyez à présent.

J’éclatai en protestations.

– Non, non, – interrompit-elle, – ce n’est plus commeautrefois.

– Mais pourquoi deux lettres changeraient-elles tout… ?

– Ce n’est pas seulement les deux lettres, mais tout a changéentre nous… et pour de bon.

Elle avait hésité, cherchant ses expressions ; puis, levantbrusquement les yeux, elle fit un pas, comme pour me notifier quela conversation avait assez duré.

Mais je n’entendais pas que l’entretien se terminât sibrusquement.

– Pour de bon ? – répétai-je. – Ah ! Non !Nettie, tu ne penses pas ce que tu dis.

– Si fait, – répondit-elle fermement, l’attitude résolue et meregardant bien en face.

Elle semblait prête à affronter l’éclat qui devait suivre sadécision.

Vous ne doutez pas que mon éloquence me revint. Mais je nesubmergeai pas la récalcitrante sous le flot de mes paroles. Elletint bon, opposant une digue de contradictions à mes arguments.Nous en arrivâmes absurdement à discuter si j’étais capable ou nonde l’aimer. Ma détresse s’augmentait de la voir là, devant moi,plus jolie et plus ravissante que jadis, mais hostile, et, pourquelque cause mystérieuse, désormais inaccessible pour moi.

Jamais nous ne nous étions trouvés seuls, auparavant, sanséchanger quelques caresses innocentes, sans éprouver une petiteexaltation, comme coupable, mais délicieuse.

Je plaidai ma cause, j’abondai en arguments. J’en tirai de labrutalité même de mes lettres, pour prouver la force de l’amour quime poussait vers elle. J’exagérai avec éloquence la longueur desheures passées loin d’elle, et le crève-cœur que j’avais éprouvé àla trouver changée et indifférente. Elle me regardait, comprenantle sentiment de mes discours, bien qu’elle perçût difficilement lesens des mots. Bref, mon éloquence fut réelle, j’y avais mis moncœur et mon âme.

Lentement, une autre expression envahit sa physionomie, commel’aurore, imperceptiblement, éclaire l’aube : j’eus l’espoir que jeparviendrais à l’attendrir, que sa dureté mollirait, que la fermetécéderait à l’indécision. Notre vieille familiarité était un atoutpour moi, mais Nettie se raidit de nouveau, ne me permettant pas del’approcher.

– Non, – dit-elle, faisant un pas encore pour fuir.

Elle posa la main sur mon bras. Une bienveillance imprévue etdélicieuse sonnait dans sa voix.

– Ce n’est pas possible, Willie. Tout a changé… tout… Nous noussommes leurrés. Jeunes sots que nous étions, nous nous sommestrompés. Ce n’est plus la même chose, aujourd’hui, tout cela estfini.

Et elle s’en fut.

– Nettie ! – appelai-je, la poursuivant, dans l’étroiteallée, de mes protestations d’amour qui l’accompagnaient comme uneaccusation ; elle fuyait, comme honteuse d’une faute, je m’enrends bien compte aujourd’hui.

Elle refusa tout nouveau tête-à-tête.

Mais je vis que mes paroles avaient modifié du tout au toutl’attitude tranchante qu’elle avait eue. À plusieurs reprises,j’avais senti sur moi le regard de ses yeux noisette, empreintd’une expression toute nouvelle, faite d’étonnement et de pitiésympathique, comme si elle eût convenu à part elle qu’un lien nousunissait. Et pourtant, elle gardait une réserve défensive.

En rentrant dans la salle du cottage, je me pris à causer pluslibrement, avec son père, de la nationalisation des chemins de fer.De savoir que je pouvais encore exercer quelque action sur Nettiem’éclaira l’esprit et m’allégea le cœur, au point que j’émis desplaisanteries à l’intention de « Mimi ». Mme Stuart en conclut quemes affaires de cœur allaient mieux, hélas ! et sa bonnefigure en fut tout illuminée.

Quant à Nettie, elle demeura pensive, et parla peu. Elle étaittiraillée par des forces contradictoires que je ne pouvaisdeviner ; soudain, elle sortit furtivement de la pièce etmonta l’escalier.

6.

J’étais trop las pour retourner à pied à Clayton, mais j’avaisen poche un shilling et un penny, prix du billet de Checkshill àTwo Mile Stone. Quand le moment arriva de me diriger vers la gare,Nettie m’étonna par la sollicitude qu’elle manifesta à mon endroit: il fallait à tout prix partir par la route… la nuit était tropobscure pour s’aventurer dans la traverse… J’arguai du clair delune.

– Il aura le clair de comète, par-dessus le marché, – ajouta levieux Stuart.

– Non, – insista Nettie, – il faut que vous preniez laroute.

Je résistai. Elle était debout à mon côté.

– Pour me faire plaisir ? – implora-t-elle, à mi-voix etavec un regard extraordinairement persuasif, qui m’intrigua. Même,alors, je me demandai pourquoi ce détour pouvait lui « faireplaisir ».

J’eusse sans doute cédé, si elle n’avait malencontreusementajouté :

– Auprès des massifs de houx et de la charmille, il fait noircomme dans un four ; et puis, il y a le chenil.

– Je n’ai pas plus peur du noir que des chiens de chasse, –affirmai-je.

– Mais la meute ! – supplia-t-elle. – Si un des chiensvient à s’échapper !

C’était bien une raison de jeune fille, à qui il reste àapprendre que la peur n’est un argument que pour ses pareilles. Jeme figurai ces grandes bêtes efflanquées, hurlant à bout dechaînes, et le tintamarre qu’elles feraient au bruit de mes pas,dans la nuit, à l’orée du bois, et cette idée bannit le désir quej’avais de lui faire plaisir. Sensible, comme tous les tempéramentsimaginatifs, à la terreur, et capable de panique, mais préoccupésans cesse de dissimuler ces faiblesses et de les vaincre, ilm’était impossible d’éviter une traverse, la nuit, à cause d’unevingtaine de chiens sûrement enchaînés.

Je partis donc malgré elle, tout fier et joyeux de me montrerbrave à si bon compte, mais quelque peu fâché de la contrarier…

Un léger nuage voilait la lune et le sentier sous les hêtresétait sombre et indistinct. Mes amours ne m’absorbaient pas aupoint que, suivant mon habitude, je ne prisse la précaution de meconfectionner une massue en nouant un gros caillou dans le coin demon mouchoir, que je fixai ensuite à mon poignet ; puis,glissant la main ainsi armée dans ma poche, je poursuivis ma routesans appréhension.

En débouchant d’entre les massifs de houx, au coin de lacharmille, je tressaillis en me trouvant inopinément en face d’unhomme en habit, le cigare à la bouche.

Je marchais sur l’herbe, qui étouffait le bruit de mes pas.L’homme était éclairé en plein par la lune, son cigare luisaitcomme une étoile rouge, et je ne me rendis pas compte, sur lemoment, que je m’avançais vers lui silencieusement et abrité parl’ombre lourde des feuillages.

– Hé bien ! – fit-il, sur un ton de provocation aimable, –je suis le premier.

Sortant de l’ombre, je lui répondis sur le ton du défi :

– Premier ou second, je m’en moque un peu.

J’avais eu vite fait d’interpréter ses paroles. Cette traverseétait un sujet continuel de contestations entre les habitants duvillage et les gens du château : il est inutile de dire dans quelcamp je me rangeais.

– Comment ? – interrogea-t-il, interloqué.

– Vous pensiez que j’allais filer, peut-être ? – fis-je, enm’avançant sur lui.

Toute ma haine pour sa classe avait bouillonné en moi à la vuede son habit, et à ce que je prenais naïvement pour uneprovocation. Je le reconnus. C’était Édouard Verrall, le fils de lapropriétaire de cet immense domaine, qui possédait en outre lamoitié des actions de la manufacture Rawdon et avait des intérêts,des commandites, des revenus et des hypothèques dans tout ledistrict des Quatre Villes. Édouard Verrall était un beau garçon,disait-on, et très intelligent. On parlait déjà pour lui d’un siègeau Parlement. Il avait remporté des succès flatteurs àl’Université, et l’on s’ingéniait à le rendre populaire parmi nous.Il acceptait avec tranquillité, et comme une chose toute naturelle,des avantages pour lesquels j’aurais donné ma tête à couper.Pourtant je me croyais fermement mieux que son égal. Il se dressaitlà, comme le symbole de mes humiliations et de mes amertumes. Jeressentais encore à sa vue la fureur où m’avait mis le regardadmirateur de ma mère, un jour qu’il avait arrêté son automobiledevant notre porte.

– Tu vois, c’est M. Verrall fils, qu’on dit siintelligent !

– Tant mieux, – lui avais-je répliqué, – qu’il aille au diable,lui et sa clique.

Cela dit en passant.

La surprise du jeune gentleman parut sans bornes de se trouveren face d’un étranger. Il changea de ton.

– Qui diable êtes-vous donc ?

– Et vous ? – ripostai-je.

– Et alors ?

– Et alors, je suis ce sentier parce que ça me plait ;c’est un passage communal, tout comme cette terre appartenait à lacommune avant que vous ne l’ayez accaparée. Vous avez volé la terreet vous voudriez voler encore le passage. Vous nous prierez demainde déguerpir de la face du globe. Pour ma part, je n’y suis pasdisposé, entendez-vous bien ?

Plus âgé que moi de deux ans, il avait l’avantage de lataille ; mais je serrais, dans ma poche, la massue improvisée,et j’étais tout prêt à accepter le combat. Il recula d’un pas quandje marchai sur lui.

– Socialiste, j’imagine, – fit-il, sur le qui-vive, mais calmeet sûr de lui, et d’un ton quelque peu protecteur.

– Nous sommes un million de socialistes, – m’écriai-je.

– Oui, nous sommes tous socialistes, aujourd’hui, – observa-t-ilsans émotion, – et je n’ai pas la moindre prétention de discutervotre droit de passage.

– Et vous faites bien, – rétorquai-je.

– Vraiment ?

– Vraiment.

Il tira une bouffée de son cigare et il y eut un silence.

– Vous allez prendre le train ?

Comme il eût semblé grotesque de ne pas répondre, je lui dis queoui.

– Jolie soirée pour une promenade, – ajouta-t-il.

J’hésitai un instant ; le sentier, libre désormais,m’invitait à continuer ma route, et je n’avais pas autre chose àfaire.

– Bonsoir, – prononça-t-il, en me voyant partir. – Bonsoir, –grommelai-je entre les dents.

Je bouillonnais, je sentais que j’allais éclater en jurons,tant, dans cette rencontre, il s’était adjugé le beau rôle.

Deux souvenirs, sans aucun rapport entre eux, sont unis ici dansma mémoire.

Le sentier franchissait une prairie ; c’est là que jem’aperçus soudain que mon corps projetait deux ombres devantmoi.

La chose me saisit au point d’interrompre le cours de ma colère.Me retournant d’une pièce, je levai les yeux vers la lune et versla grande comète blanche, qu’un nuage venait de dévoiler.

Cette dernière se trouvait à quelque vingt degrés de la lune.Quel merveilleux spectacle, en somme, que cette masse livide,flottant dans l’azur sombre du ciel ! Son éclat semblait plusintense que celui de l’astre, mais l’ombre portée par elle, bienque très nette de contour, était cependant moins dense que l’ombrelunaire… Je continuai mon chemin, suivant mes deux silhouettes.

C’est à ce moment que, sans me rendre compte de ce mélanged’idées, devant ces ombres, l’une plus légère et comme féminine,l’autre plus longue et mieux accusée, la pensée me vint, certaine,que le jeune homme de tantôt était venu à un rendez-vous, et queNettie, debout à son côté, mêlait, comme à mes pieds, son ombreavec celle de Verrall. J’en eus la certitude.

Je tenais le fil : toute cette journée, étrange pour moijusqu’alors, se reconstruisait ; les faits s’ordonnaientlogiquement, chaque détail prenait un sens ; l’inexplicable,l’étrange attitude de Nettie s’expliquait.

Le regard coupable qui m’avait accueilli, sa présence insolitedans le parc, sa hâte à m’introduire dans le cottage, le livreoublié qu’elle était partie chercher en courant, son insistancepour que je prenne la grande route, sa pitié à peine dissimulée,tout me fut clair.

Dans la vaste prairie, toute baignée de clair de lune, etqu’entourait confusément une ligne lointaine d’arbres peu élevés,sous le dôme de cette nuit merveilleusement sereine et lumineuse,je m’arrêtai soudain, comme frappé d’immobilité, avec ces deuxpetites ombres symboliques qui raillaient mon désespoir… Puis, aubout d’un long moment, avec un geste impuissant et un cri de rageétouffé, je retrouvai mes forces. Toutefois, cette tardiveconviction de mon infortune laissait mon esprit abasourdi ;mes pensées semblaient avoir fait halte pour contempler avecébahissement ma découverte. Cependant, mes jambes avaientmachinalement repris leur activité, et, dans les ténèbres tièdes,m’emportaient vers les petites lumières de la gare de Checkshill,jusqu’au guichet de distribution des billets et jusque dans letrain…

Je me souviens encore de la façon dont je me réveillai de cetétourdissement : j’étais seul dans un de ces sordides compartimentsde troisième classe, tels qu’il en existait alors, et je fussubitement pris d’un accès de rage frénétique. Avec un hurlementd’animal blessé, je me levai, et, de toute ma force, je frappai àcoups de poing répétés le panneau de bois qui me faisait face…

Il est quelque peu singulier que je ne puisse renouercomplètement la suite de ces sensations ; mais je me retrouve,quelques instants plus tard, penché hors de la portière ouverte,envisageant la possibilité d’un saut dans le vide. Ce devait êtreun saut tragique, qui m’eût ramené à toutes jambes vers elle, lereproche aux lèvres, le geste vengeur. Combien de temps celadura-t-il ? Je tergiversai, j’hésitai, et, au bout du compte,à l’arrêt suivant, j’étais blotti dans un coin du compartiment,ayant abandonné toute idée de rejoindre l’infidèle. Je serrais sousmon bras mon poing meurtri, dont je ne sentais pas encore ladouleur, et je retournais dans mon esprit de mirifiques projetsd’action, de quelque action d’éclat où s’exprimerait monindignation sans bornes.

Chapitre 3LE REVOLVER

1.

– Cette comète va entrer en collision avec la Terre, – dit undes deux hommes qui pénétrèrent dans le compartiment.

– Ah ! – fit l’autre. – On prétend qu’elle est composée degaz, cette comète. Nous n’allons pas sauter, j’espère ?

Que m’importait, à moi ? Je pensais à la revanche, à larevanche contre les conditions premières de mon être. Je pensais àNettie et à son amant. J’étais fermement résolu à ce qu’il ne l’eûtpas, et même à les tuer tous deux pour l’en empêcher. Le restem’était indifférent, pourvu que mon but fût atteint. Toutes mespassions réprimées s’étaient changées en rage. J’eusse accepté lessupplices éternels, cette nuit-là, si j’avais été certain de mavengeance. Cent possibilités d’agir, cent situations orageuses, unetourmente de projets violents, traversaient mon esprit exaspéré. Laseule perspective que je pouvais endurer était celle du triompheinexorable, gigantesque et cruel de mon être humilié.

Et Nettie ? Je l’aimais toujours, mais maintenant avec lajalousie la plus intense, avec la plus âpre et la plus insondablehaine qu’inspirent l’orgueil blessé et le désir bafoué.

2.

Je descendis d’un bon pas la côte de Clayton Crest, car la menuesomme dont je disposais me permettait le voyage par le trainjusqu’à Two Mile Stone seulement, et il me fallait franchir à piedle reste de la distance. Je me souviens très clairement d’unindividu à voix grêle qui haranguait, sous un réverbère, contre unepalissade, une maigre foule de ces flâneurs du dimanche soir.C’était un homme de petite taille, chauve, avec la barbe courte etsa couronne de cheveux blonds et frisés. Dans sa prédication quasidémente, il annonçait la fin prochaine du monde.

Je crois que c’était la première fois que j’entendais associerl’idée de la fin du monde avec le fait de l’approche de la Comète.Le prédicateur ajoutait, à ses arguments, un extraordinairegalimatias sur la politique internationale et les prophéties dulivre de Daniel.

Je m’arrêtai un instant pour l’écouter. En toute autrecirconstance, je ne l’aurais même pas regardé. Mais l’auditoirebarrait le chemin, et son expression bizarre et effarée, avec legeste de son doigt levé, me retint.

– Voici la fin de tous vos péchés et de toutes vos folies !– hurlait-il. – Là ! Voici l’Étoile du Jugement, les jugementsdu Très-Haut ! L’Heure est venue pour tout homme de mourir…pour tout homme de mourir !…

Sa voix se changea en un curieux jappement.

– Et après la mort, le jugement, le jugement !

Je continuai ma route, me faufilant à travers les assistants, etcette voix étrange et dure me poursuivait. Je repris l’ordre depensées qui m’avaient occupé auparavant : où je pourrais acheter unrevolver et comment j’apprendrais à m’en servir… Probablement,j’aurais tout à fait oublié mon prédicant, s’il n’avait fait partiedu rêve hideux qui termina le court somme que je fis cette nuit-là.Presque tout le temps, je restai éveillé, songeant à Nettie et àson amant.

Ensuite trois jours s’écoulèrent, trois jours extraordinairesqui, maintenant, semblent avoir été consacrés principalement à uneseule affaire, et cette affaire dominante était l’achat d’unrevolver.

Je m’en tenais résolument à l’idée qu’une action d’éclat et deviolence me réhabiliterait aux yeux de Nettie, ou bien qu’il mefaudrait la tuer. Je ne sortais pas de là. J’avais le sentimentqu’en passant sur cette humiliation mon dernier grain d’honneur etd’orgueil s’en irait et que, pour le reste de ma vie, je merendrais indigne du moindre respect, indigne de l’amour d’aucunefemme. Entre chacun de mes accès de colère, l’orgueil me maintenaitdans ma résolution.

Cependant ce n’était pas chose facile que l’acquisition d’unrevolver.

J’éprouvais une sorte de timidité en pensant au moment où il mefaudrait affronter l’armurier, et je tenais tout spécialement àavoir une histoire toute prête, pour le cas où il croirait à proposde s’enquérir de la raison d’un tel achat. J’avais projeté deraconter que je me rendais au Texas, et que cette arme pourrait meservir là-bas. Le Texas, à cette époque, avait la réputation d’êtreune contrée sauvage et sans lois. Comme je ne connaissais rien ducalibre et de la portée de ces engins, je voulais être capable dedemander, sans broncher, à quelle distance, avec mon arme, jepourrais tuer un homme ou une femme. Pour ce qui concernait le côtépratique de mon affaire, j’étais à peu près de sang-froid. J’eus dumal à trouver un armurier. Il y avait bien à Clayton, chez desmarchands de bicyclettes, quelques carabines de chasse et autresarmes légères. Mais les explications de ces gens m’avaient démontréque leurs quelques revolvers étaient impropres à servir mon projet.Ce fut dans la vitrine d’un prêteur sur gages, dans l’étroite RueHaute de Swathinglea, que je trouvai l’arme de mon choix, un assezgros revolver suffisamment incommode et étiqueté « d’ordonnancedans l’armée américaine ».

J’avais, en vue de cet achat, retiré les cinquante et quelquesfrancs qui me restaient à la caisse d’épargne, et le marché futfacilement conclu. Le prêteur sur gages m’indiqua où je pouvaisfaire l’emplette de munitions, et je rentrai chez moi, ce soir-là,les poches bourrées : j’étais un homme armé.

L’achat de mon revolver fut, dis-je, l’affaire principale decette période. Mais n’allez pas penser que j’étais absorbé au pointd’être insensible aux événements inquiétants qui se déroulaientautour de moi, pendant que je parcourais les rues, cherchant lemoyen de mettre mon projet à exécution. Partout on entendaitd’étranges rumeurs ; la région entière des Quatre Villesgrondait et s’irritait sous ses portes basses. Les groupes qui,naguère, se rendaient joyeux au travail passaient maintenantsilencieusement, et toute gaieté semblait réprimée. À chaque coinde rue, se formaient des attroupements comme des corpusculess’amassent dans les veines pendant la première période d’uneinflammation. Les femmes paraissaient inquiètes et tourmentées. Lesfondeurs venaient de repousser la réduction proposée de leurssalaires ; le lock-out patronal s’en était aussitôtsuivi. Le chômage commençait. Le Comité de Conciliation s’efforçaitd’empêcher une rupture entre les mineurs et les Compagnies, mais lejeune lord Redcar, le plus grand possesseur de mines, propriétairede tout Swathinglea et de la moitié de Clayton, assumait uneattitude hautaine, qui allait rendre la grève inévitable. C’étaitun jeune homme d’une beauté et d’une distinction remarquables. Safierté se révoltait à l’idée d’être mené par « un tas de mineursrétifs », et il entendait bien, disait-il, en avoir raison. La viel’avait somptueusement traité depuis ses plus jeunes années. Unrevenu considérable, produit par l’activité de plus de cinq milleindividus, avait payé les frais de son éducation aristocratique, etde nobles et romanesques ambitions emplissaient son espritgénéreusement nourri. De bonne heure, il s’était distingué à Oxfordpar ses allures méprisantes envers la démocratie. Quelque choseplaisait dans son duel ardent avec la foule : on voyait, d’un côté,le jeune et brillant patricien, pittoresquement seul, de l’autre,la multitude inexpressive et laide, sordidement vêtue d’habitsconfectionnés, avec sa culture inférieure, foule mal nourrie,envieuse, basse, ayant l’horreur du travail et un appétit férocepour les bonnes choses auxquelles elle goûte rarement. Dans lestableaux de ce genre, on omettait ordinairement le gendarme, lesolide et vigoureux gendarme, protégeant le jeune noble, et l’onfeignait d’ignorer ce fait que, tandis que lord Redcar disposait àsa fantaisie, de par la loi, du pain et du logis de l’ouvrier,celui-ci ne pouvait même effleurer sa personne qu’en enfreignantgravement cette même loi.

Lord Redcar résidait à Lowchester House, magnifique châteausitué à cinq milles environ au-delà de Checkshill ; mais, pourprouver le peu de cas qu’il faisait de ses antagonistes, et aussisans doute pour se tenir au courant des négociations qui sepoursuivaient encore, il se montrait quotidiennement dans lesQuatre Villes ou aux alentours, conduisant sa formidable automobilequi le menait à cent kilomètres à l’heure. Le respect passionnéqu’on a, en Angleterre, pour des adversaires aux prises aurait dûsuffire, on pouvait le croire, pour enlever tout semblant de dangerà ces témérités ; cependant, il reçut parfois, au passage, desinsultes ; une fois même une Irlandaise ivre lui montra lepoing…

Une foule sombre et tranquille, s’augmentant chaque jour etcomposée de femmes surtout, – comme souvent un nuage pèse longtempsau sommet d’une montagne, – s’obstinait à rester sur la place duMarché, devant l’Hôtel de Ville, où se tenait la conférence…

Je me croyais le droit, moi aussi, de regarder, avec uneanimosité spéciale, passer lord Redcar dans son automobile, parceque notre toit était percé.

Nous louions notre petite maison à bail ; le propriétaire,nommé Pettigrew, était un vieillard mesquin et avare qui habitait,à Overcastle, une villa ornée de chiens et de chèvres en plâtre,et, malgré les conditions formelles du bail, il se refusait àprocéder aux plus indispensables réparations. Il abusait de latimidité de ma mère. Une fois, très longtemps auparavant, elleavait été en retard pour son loyer et il avait consenti à luiaccorder un mois de grâce ; depuis, sentant qu’elle auraitpeut-être encore besoin d’une pareille faveur, elle était devenueson esclave soumise. Elle redoutait même de lui parler de laréparation urgente de la toiture, craignant de l’offenser. Mais,une nuit, la pluie inonda son lit et trempa sa misérable couverturerapiécée, ce qui lui valut un rhume épouvantable. Alors, elle mefit écrire au vieux Pettigrew, une lettre polie à l’excès, lesuppliant de nous octroyer la faveur de tenir son engagement. Dansl’imbécillité générale de ces temps-là, la loi boiteuse et partialeétait un mystère impénétrable pour les gens du commun. Bien que nulne fût censé ignorer la loi, les stipulations du Code étaient à cepoint énigmatiques et incertaines que nul n’arrivait à lesinterpréter d’une manière précise et fixe, et il était infinimentdangereux, pour les pauvres, de mettre en mouvement la machinejudiciaire. En l’absence du Code clair et net qui régit nosrelations actuelles, l’étrange législation d’alors demeuraitl’indéchiffrable secret des spécialistes professionnels. Les genssans ressources, et surmenés par le labeur, devaient constammentaccepter sans récriminations une foule d’abus mesquins etd’iniquités graves, faute non seulement de pouvoir pénétrer lesinextricables subtilités de la loi, mais encore d’être à même defournir la dépense de temps, d’énergie et d’argent, qu’exigeait uneinvraisemblable procédure. Point de justice, alors, pour quiconquene pouvait s’assurer, au prix de monstrueux honoraires, lesservices loyaux et la déférence d’un avocat fameux ; la massede la population se contentait de la protection, souvent brutale,de la police, et de quelques avis ironiques accordés à regret pardes magistrats. La loi civile, plus que toute autre, était une armeredoutable dans les mains de la classe possédante, et je ne saispas d’injustice qui aurait incité ma mère à y avoir recours.

Pour incroyable que tout ceci puisse paraître, c’était l’exactevérité.

Cependant, quand j’appris que le vieux Pettigrew était venuraconter à ma mère une histoire de rhumatismes, qu’il avaitinspecté le toit et l’avait déclaré en état satisfaisant, je melaissai aller à un de ces mouvements d’indignation qui m’étaientalors habituels, et me décidai à prendre l’affaire en main.J’écrivis au vieil avare en termes hautains et techniques autantque je le pouvais, lui enjoignant d’avoir à réparer notre toiture «suivant conventions », et que, si cette réparation n’étaiteffectuée sous les huit jours, des poursuites lui seraientintentées. Je n’avais pas prévenu ma mère de cette arrogante miseen demeure ; aussi, quand le vieux Pettigrew se présentatenant ma lettre à la main et en proie à une émotion maldissimulée, ma mère ne fut guère moins émue que lui.

– Comment as-tu pu écrire à M. Pettigrew sur ce ton-là ? –me demanda-t-elle quand je rentrai.

Je ripostai que le vieux Pettigrew était une abominablecanaille, ou quelque chose de semblable, et quand je sus qu’elleavait tout arrangé avec lui, peu s’en fallut que, je la traitassede même, je l’avoue à ma honte. Comment avait-elle arrangél’affaire ? Elle se refusa à me le dire… Je ne le devinais quetrop. Aussi, quand elle voulut me faire promettre de ne plus m’enmêler, je refusai de mon côté.

Complètement libre de mon temps, je m’en fus du même pas, etfurieux par-delà toute expression, chez le vieux Pettigrew, dansl’intention de lui exposer la question tout au long et, selon moi,sous son vrai jour. Le vieux Pettigrew m’aperçut montant lesmarches de son perron. Je crois voir encore, à travers la jalousie,son vieux nez, son front plissé au-dessus des yeux, et son petittoupet de cheveux gris. Il donna l’ordre à la domestique de mettrela chaîne à la porte et de me répondre qu’il ne voulait pas merecevoir. Aussi je dus de nouveau recourir à la plume.

Une idée lumineuse me vint. Ne sachant quel genre de procédureemployer au juste, je m’avisai d’en appeler à lord Redcar,puisqu’il était le propriétaire foncier, et le seigneur féodal,pour ainsi dire, en lui démontrant que le gage du revenu qui luiétait dû se dépréciait entre les mains du vieux Pettigrew.J’ajoutai quelques observations générales sur les baux à longstermes, sur l’impôt des terrains de rapport et sur la propriétéprivée de la terre. Mais lord Redcar, qui tenait à prouver sarépugnance pour la démocratie en manifestant un mépris injurieuxenvers ses inférieurs, s’attira pour longtemps ma haine en faisantgriffonner, par son secrétaire, une lettre qui contenait, avec sescompliments, la prière de ne pas l’importuner de mes affaires et delaisser les siennes tranquilles. Je ressentis une colère violenteet déchirai la lettre en mille morceaux que je lançai aux quatrecoins de la chambre, ce qui m’obligea à les ramasser un à un, àquatre pattes, afin que ma mère ne s’aperçût pas de cette nouvelleincartade.

J’en étais encore à méditer une riposte terrible, une mise enaccusation de la classe à laquelle appartenait lord Redcar, et lacondamnation de la morale, des mœurs, des crimes économiques etpolitiques de tous ces riches, quand l’infidélité de Nettie vintchasser tous autres soucis, pas assez complètement, toutefois, pourque je ne me sois maintes fois soulagé en proférant à haute voixdes invectives, lorsque, dans ma longue recherche d’une arme à maconvenance, je croisais l’automobile ronflante du jeune lord.

Quelque temps après, je découvris que ma mère s’était blessée augenou et qu’elle boitait. Pour éviter de me fournir un nouveauprétexte à emportement, elle avait poussé seule son lit pour qu’ilne restât pas sous la fissure du toit, et, dans ses efforts,s’était violemment cognée. Tous ses pauvres meubles, maintenant, seréfugiaient contre les murs délabrés de la mansarde ; leplafond s’écaillait et se décolorait ; une cuvette occupait lecentre de la pièce…

Il est nécessaire que je replace les choses devant vous tellesqu’elles étaient, que je vous étale les preuves du peu de confortet de commodité dont on jouissait alors ; que je vous indiquequel vent de révolte soufflait cet été là par les rues torrides,l’inquiétude que faisait naître la perspective de la grève, lesrumeurs, les indignations, les réunions publiques et lesattroupements, les articles combatifs des journaux locaux, lagravité qui croissait sur les figures des agents de police, lespiquets de grévistes qui dévisageaient quiconque approchait desforges silencieuses d’où la fumée ne s’élevait plus. Mais cesimpressions, dans mon cerveau, s’entrechoquaient sans ordre, ellesformaient un fond mobile, aux teintes changeantes, pour le noirprojet que je méditais et dont un revolver devait être l’instrumentessentiel.

Le long des rues qui s’assombrissaient, parmi les foulesmoroses, la pensée de Nettie, de ma Nettie et de son aristocratiqueamoureux, entretenait, dans mon esprit, mon ardent désir devengeance.

3.

Ce fut trois jours après – c’est-à-dire le mercredi – que seproduisit la première des sinistres échauffourées qui finirent parla sanglante affaire de Peacock Grove et la totale inondation deshouillères de Swathinglea. De ces troubles, c’était le seul que jedevais voir, et ce fut seulement un des conflits préliminaires dela lutte.

Les comptes rendus qui en ont été publiés varient à l’infini. Àles lire, on conçoit l’extraordinaire mépris de la vérité qui adéshonoré la presse d’alors. J’ai, dans mon bureau, plusieurs desjournaux de cette époque, – à vrai dire, j’en ai réuni toute unecollection, – et je viens d’en relire trois ou quatre de cettedate-là, pour me rafraîchir la mémoire au moment de relater mesimpressions.

Ils sont là devant moi, sous la forme d’étranges feuilleseffrangées ; le papier bon marché est devenu brun et cassant,et s’est coupé dans les plis ; l’encre est effacée oudéteinte, et il me faut un soin extrême pour les manier, pourrelire leurs articles fulminants. À les feuilleter ainsi dans cecalme, leur caractère général, leur disposition, leur ton, leursarguments et leurs exhortations semblent provenir de lacollaboration incohérente d’hommes ivres et fous. Ils font l’effetde ces rauques hurlements, de ces clameurs de foule que l’onentend, affaiblis, à travers un phonographe…

C’est seulement le lundi que, casées après les nouvelles de laguerre, parurent quelques dépêches relatant que des choses gravesse passaient à Clayton et à Swathinglea.

Vers le soir se déroulèrent les événements dont je fus letémoin. Après le déjeuner, désirant m’exercer à tirer le revolver,j’avais gagné, à quatre ou cinq milles de distance, par-delà unelande déserte, un petit bois retiré, plein de jacinthes bleues, àmi-chemin de la grande route, entre Leet et Stafford. Toutel’après-midi, je m’habituai au maniement de l’arme et, avec uneâpre persistance, m’entraînai à perfectionner mon tir. J’avaisapporté, pour me servir de cible, un vieux cadre de cerf-volant,garni de papier épais, sur lequel je notai et numérotai chacun destrous percés par mes balles, de façon à m’assurer des progrès queje ferais. À la fin, je constatai avec plaisir qu’à trente pas jepouvais, neuf fois sur dix, atteindre une carte à jouer ; aujour tombant, je finis par ne plus distinguer les cercles et lepoint de mire que j’avais tracés au crayon, et je retournai chezmoi par Swathinglea, dans cette humeur chagrine qui souventaccompagne la faim chez l’homme en proie à la révolte.

La route que je suivais s’encaissait entre deux rangées depauvres habitations ouvrières, entassées les unes sur lesautres ; à partir du réverbère et de la boîte aux lettres, quimarquaient le point de départ du tramway à vapeur, elle s’arrogeaitle titre de Grande Rue de Swathinglea. Jusqu’à cet endroit, laroute sale, dans une atmosphère étouffante, avait été d’un rarecalme et d’un vide inaccoutumé ; mais, après le coin où segroupaient les cabarets, elle devenait très animée et populeuse.Tout était encore paisible ; les enfants eux-mêmes restaienttranquilles ; mais on voyait de nombreux groupes quisemblaient tous regarder dans la direction des grilles quifermaient l’entrée du puits de mine, dénommé Bantock Burden.

Des piquets de grévistes surveillaient les approches, bien queles mineurs n’eussent pas encore officiellement quitté le travailet que les conférences entre patrons et ouvriers se poursuivissentà l’Hôtel de Ville de Clayton. Mais un des ouvriers employés à lamine de Bantock Burden, Jack Briscoe, un socialiste, s’était faitremarquer par une lettre violente publiée dans le principal journalsocialiste anglais, le Clairon, lettre dans laquelle il osaitcritiquer l’attitude de lord Redcar. Cette publication avait étésuivie d’un renvoi immédiat. Ainsi que lord Redcar l’écrivit, unjour ou deux plus tard, au Times, – j’ai ce numéro du Times, avecla collection complète des journaux de Londres d’un mois avant leChangement, – « l’homme fut payé et mis à la porte : tout patronqui se respecte doit faire de même ». Le renvoi avait eu lieu laveille, et les ouvriers, dans cette conjoncture qui était aprèstout embarrassante et bien discutable, ne surent pas tout de suiteadopter une ligne de conduite précise. Presque aussitôt les mineursdes houillères de lord Redcar, au-delà du canal qui diviseSwathinglea, se mirent en grève sans avertissement préalable,commettant ainsi, par cette brusque cessation du travail, unerupture de contrat. Mais, dans ces sortes de conflits, les ouvriersde ces temps-là se plaçaient constamment en fâcheuse posture, àcause de cet irrésistible désir, si naturel aux esprits sanséducation, d’agir avec une promptitude dramatique. Pourtant tousles ouvriers n’étaient pas sortis du puits de Bantock Burden. Lamésintelligence régnait, ou l’indécision pour le moins ; lamine continuait à fonctionner, on y travaillait encore, et le bruitcourait que lord Redcar, prévoyant la grève, avait fait venir deDurham des équipes qui étaient déjà descendues dans le puits. Maisil est absolument impossible de démêler avec certitude ce qui sepassa alors. Les journaux affirment bien des choses, mais rien quisoit digne de confiance.

Je crois que j’eusse assisté fort placidement, somme toute, àcette crise stagnante du drame industriel, si, en même temps quej’y pénétrais moi-même, lord Redcar n’était apparu sur la scène etn’en eût incontinent troublé la sérénité.

Il avait déclaré que si les ouvriers voulaient la lutte il étaitprêt à leur livrer la plus belle bataille qu’ils eussent jamaisrêvée, et, toute l’après-midi, il s’était activement employé àprovoquer les hostilités et à embaucher avec le plus d’ostentationpossible les « jambes noires » qui, disait-il, – et on le croyait,– devaient remplacer les grévistes dans ses mines.

Je fus témoin oculaire de toute l’affaire et… je ne sais pas cequi s’est passé.

Imaginez-vous comment la chose se présenta à moi.

Je descendais une route raide et pavée, creusée entre deuxtrottoirs surélevés de peut-être six pieds, sur lesquelss’ouvraient, en séries monotones, les portes des petits cottagesbas et noircis. La perspective des toits d’ardoises trapus et descheminées pelotonnées allait à la dérive vers les terrainsirréguliers qui précédaient la mine, – terrains couverts d’une bouenoire, sillonnée par les roues des chariots, avec un coin d’herbedesséchée vers la gauche et les grilles du carreau de la mine surla droite. De là partait la Grand-rue, avec ses boutiques et lesrails des tramways à vapeur, tantôt brillant sous l’éclat deslumières, tantôt se perdant dans l’ombre, pour scintiller à nouveausous les rayons jaunâtres d’un réverbère qu’on venaitd’allumer.

Plus loin, s’étendait un marécage ténébreux de maisonnettes auxtoits fumants, d’où émergeaient çà et là de pauvres églises, descabarets, des écoles, jusqu’aux cheminées gigantesques des usinesde Swathinglea. À droite, s’érigeant par-dessus les alentours, unegrande claire-voie, portant une roue énorme, marquait les puits deBantock Burden, et d’autres structures semblables se profilaient,selon une perspective irrégulière, au long du filon. C’était, sousla voûte immense et harmonieuse du soir, une vision de vieconcentrée et sombre, que dominaient ces grandes roues, et là-haut,merveilleuse souveraine des profondeurs célestes, glissait lagrande Comète livide et éblouissante.

La lueur pâlissante du couchant projetait toutes les silhouettescontre l’ouest ; la Comète s’élevait dans l’est, au-dessus duvacarme et de la fumée des forges. La lune ne paraissait pasencore.

La Comète commençait à prendre cette forme nuageuse que desmilliers de dessins et de photographies nous ont rendue familière.D’abord, elle n’avait été visible qu’au télescope ; puis, elleavait grandi et était devenue peu à peu l’étoile la plus belle etla plus brillante des cieux ; maintenant, ses dimensionsdépassaient celles de la lune, et notre firmament n’a jamaiscontenu d’astre plus éclatant. Aucune photographie n’a jamais rendusa beauté ; jamais, à aucun moment, on ne lui vit cette sortede chevelure que l’on prête aux comètes. Les astronomes parlaientde sa double queue dont l’une, selon eux, la précédait et l’autretraînait derrière elle : mais, en réalité, elle avait la forme d’unovoïde lumineux dont le centre était plus opaque et plusresplendissant. Elle se leva, ce soir-là, dans une brume teintéejaune, et ce ne fut que plus tard, dans la soirée, qu’elles’affirma d’un blanc livide.

L’attention se trouvait forcément attirée vers elle ;malgré mes préoccupations terrestres, je ne pus m’empêcher de lacontempler un moment et de m’imaginer qu’après tout cet étrange etglorieux astre devait avoir sa signification, et je prévoyais qu’ilinfluencerait ma vie d’une façon quelconque. Maiscomment ?

Je pensais à Parload ; je songeais à la frayeur et àl’inquiétude que produisait la Comète et à l’assurance quedonnaient des savants qu’elle ne pesait au plus que quelquescentaines de tonnes et qu’alors même qu’elle viendrait à heurter laTerre rien de bien grave ne s’ensuivrait. Quoi qu’on prétende, medis-je enfin, quelle influence réelle les astres ont-ils jamais euesur les choses humaines et terrestres ?

Mais, à mesure qu’on descendait la côte, à travers la masse plusdense des maisons, au milieu des groupes de gens, la situationcritique faisait oublier la Comète.

Préoccupé de moi-même, de mes noirs projets concernant Nettie etmon honneur, je me faufilais au travers de cette foule compacte,réunie là on ne sait pourquoi, lorsque, soudain, toute la scène sechangea en drame…

Un irrésistible magnétisme, qui s’empara de moi aussi, comme lesflots attrapent un brin de paille, attira l’attention de tous versla Rue Haute. Tout à coup la foule fit entendre un mugissementuniforme. Ce n’était pas un mot, mais un son où se mêlaient lamenace et la protestation ; quelque chose comme des «ah ! » et des « oh ! oh » ! prolongés quis’enflaient avec une rauque intensité. « Tou-ou tou-ou », soufflaitla trompe de lord Redcar en ridicule répartie : « tou-ou, tou-ou ».On entendait l’auto bourdonner et haleter, tandis que la foule leforçait de ralentir à la descente.

Tout le monde se dirigeait vers les grilles de la mine ; jesuivis les autres.

Soudain, un cri s’éleva et, entre les formes noires quis’agitaient devant moi, je vis l’automobile s’arrêter, puis seremettre en marche, et j’aperçus quelque chose qui se tordait surle sol…

On a certifié, plus tard, que lord Redcar avait volontairementrenversé un gamin qui ne se rangeait pas ; on affirma, avecautant d’acharnement, que le prétendu gamin était un homme qui,ayant voulu traverser la chaussée devant l’automobile, n’y parvintque tout juste à temps et que son pied glissa sur le rail dutramway. J’ai les deux comptes rendus sous des titres flamboyants,dans les journaux fanés du temps. On n’arriva jamais à savoir lavérité. Mais, dans ce tumulte aveugle de colère, pouvait-il existermême une vérité ?

Il y eut une ruée en avant ; la trompe de la voiture lançases appels ; en une poussée violente, la foule s’écarta de dixmètres vers la droite, et on entendit une détonation comme celled’un revolver.

Au premier moment, tout le monde voulut fuir ; une femmeportant un enfant enveloppé d’un châle se jeta sur moi, dans sonégarement, et m’envoya rouler en arrière. On avait cru à unedétonation d’arme à feu, mais en réalité le bruit provenait des gazmal carburés qui avaient fait explosion dans le tuyaud’échappement, produisant une fumée légère et bleuâtre. La foule,dans son recul, avait laissé libre un large espace autour del’auto.

L’homme ou le gamin était resté seul à terre, bras et jambesétendus. La voiture était arrêtée, et six ou sept formes noiresl’entouraient et s’y cramponnaient comme pour l’empêcher derepartir ; l’une d’elles, Mitchell, un meneur bien connu,discutait, sur un ton bas mais enflammé, avec lord Redcar. J’étaistrop loin pour entendre ce qu’ils se disaient. Derrière moi, lesgrilles du puits s’ouvraient, et de cette direction allaitpeut-être venir du secours pour l’automobile. Entre la voiture etla grille s’étendaient environ cinquante mètres d’espace libre,tout boueux, et les roues et la tête du puits s’élevaient noirescontre le ciel. J’étais là, avec plusieurs autres qui, rangés endemi-cercle, regardaient, sans avoir encore pris parti dans ladiscussion.

Il était naturel, je suppose, que ma main serrât mon revolverdans ma poche.

Je m’avançai avec les plus vagues intentions, bousculé parquelques hommes qui me dépassaient, dans leur hâte de grossir legroupe entourant la voiture.

Lord Redcar, dans sa pelisse de fourrure, dominaitl’attroupement ; ses gestes étaient menaçants et sa voixtonnait. Il faisait grand effet, je dois l’avouer, ce superbe jeunehomme, avec sa tête énergique et le beau timbre de sa voix, prenantd’instinct l’attitude impressionnante. Mes yeux ne le quittaientpas. Il était comme le symbole triomphant des privilègesaristocratiques, de tout ce qui remplissait mon âme de haine et deressentiment. Le chauffeur, ramassé sur son siège, épiait la foulepar-dessous le bras de son maître. Mais Mitchell, lui aussi,apparaissait en puissant relief, et sa voix était ferme et vibrante:

– Vous avez renversé ce gamin, – répétait inlassablementl’ouvrier, – et vous ne partirez pas sans qu’on sache s’il estblessé.

– Je partirai ou je resterai, si ça me plaît, – répondaitRedcar.

Puis, s’adressant au chauffeur :

– Descendez, vous, et allez-y voir.

– Vous ferez mieux de ne pas bouger, – dit Mitchell.

Et le chauffeur demeura courbé et hésitant sur lemarchepied.

L’homme assis à l’arrière de la voiture se dressa, et, sepenchant, murmura quelque chose à Redcar. Je le remarquai pour lapremière fois. C’était le jeune Verrall. Sa belle figure sedessinait clairement à la lueur verte de la Comète.

Je cessai d’entendre la suite de la querelle qui s’envenimaitentre lord Redcar et Mitchell. Ils étaient rejetés à l’arrière-plande mon esprit par ce nouvel incident : le jeune Verrall étaitlà !

La vengeance que je projetais venait s’offrir à moi.

Une collision se produisait ici, qui certainement dégénéreraiten échauffourée ; et voilà que…

Qu’avais-je à faire ? Je réfléchis rapidement, et, si mamémoire ne me trompe pas, je dus agir sans perdre une seconde. Mamain serra plus violemment mon revolver, et je me souvins qu’ilétait déchargé. Ma décision fut prise aussitôt. Tournant lestalons, je me frayai un passage dans la foule irritée qui,maintenant, s’avançait en larges flots vers l’auto.

Là, de l’autre côté de la route, parmi les tas de gravats et demâchefer, je serais tranquille et hors de vue pour charger monarme…

Un grand gaillard me croisa, les poings crispés, et s’arrêta uninstant à ma vue.

– Quoi ! – s’écria-t-il. – Vous n’avez pas peur d’eux,j’espère ?

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, puis, regardantl’homme en face, je lui montrai presque mon arme. Son expressionchangea. Il parut perplexe et s’en fut avec un grognement.

Derrière moi, les voix se faisaient de plus en plus âpres etcourroucées.

J’hésitai l’espace d’une seconde, attiré par la dispute, puis jecourus vers les talus. Quelque chose me disait de ne pas me laissersurprendre en train de charger. J’étais donc assez de sang-froidpour songer aux suites de ce que j’allais faire.

J’observai une fois encore la scène de l’altercation devenuebataille, peut-être, puis, sautant dans un creux, je m’agenouillaidans l’herbe et pris mon arme avec des doigts tremblants. Jeglissai une balle dans le barillet, me relevai, revins sur mes pas,songeai aux éventualités, restai un instant en suspens, et enfin jeretournai glisser les cinq autres balles. Je le fis lentement, carje me sentais un peu nerveux ; j’inspectai le tout : sij’avais oublié quelque chose ? Pendant quelques secondes, jem’affaissai sur mes talons, luttant contre une impulsion contraire.Je réagis, et le grand météore livide envahit momentanément toutema pensée. Pour la première fois, je rattachai son apparition à lacrise de violence féroce qui semblait fondre sur l’humanité ;j’unissais ce fait à celui que j’étais résolu d’accomplir. J’allaistirer sur le jeune Verrall sous la bénédiction, pour ainsi dire, decette lueur livide…

Mais, dans ce projet, que devenait Nettie ?

Il me fut impossible de résoudre cette évidente difficulté.

Je regrimpai le talus et me dirigeai lentement vers labagarre.

Pas de doute possible, je devais le tuer…

Je veux que vous soyez bien convaincu que, à ce momentparticulier, je n’avais nullement l’intention d’assassiner le jeuneVerrall. Je ne m’étais jamais représenté des circonstances commecelles-ci ; je n’avais jamais pensé qu’il pût avoir quelquerapport avec lord Redcar et notre noir monde de l’industrie. Ilfaisait partie de ce Checkshill si lointain, et si différent, d’unmonde de parcs et de jardins, de la contrée aux émotionschaleureuses et ensoleillées : il était à côté de Nettie.

Son apparition ici me déroutait… J’étais pris par surprise, tropépuisé de faim et de fatigue pour réfléchir bien clairement. Je nevoyais plus que le fait brutal de notre antagonisme. Dans letumulte de mes émotions passées, j’avais constamment songé à notrerencontre probable, à des agressions, à des voies de fait, et àprésent toutes ces pensées me revenaient comme d’irrévocablesrésolutions.

Un cri aigu de femme, et la foule se ferma de nouveau sur legroupe : la lutte avait commencé. D’un bond, lord Redcar avaitterrassé Mitchell et du secours lui arrivait de la mine ; jejouai des coudes et fus emporté jusqu’au centre de la bataille,entre deux grands ouvriers qui me soulevaient sans que je pussemouvoir les bras ; la poussée m’échoua contre l’angle del’auto, et je me trouvai face à face avec le jeune Verrall, quidescendait du tonneau ; ses traits, sous la lumière jaune duphare, semblaient contorsionnés, car les ombres s’y allongeaient dela lueur projetée par la Comète ; l’effet ne dura qu’uninstant, mais j’en fus décontenancé. Dès son premier pas, et bienqu’il ne m’eût pas reconnu, il devina mon intention del’attaquer ; son coup de poing, lancé au hasard de l’ombre,m’atteignit à la joue. Lâchant mon revolver, je sortis vivement mamain droite de ma poche, esquissai une parade, puis mon poingdétendu le frappa en pleine poitrine.

Il chancela, et, sous le reflet qui l’éclaira pendant uneseconde, je vis son expression d’étonnement quand il mereconnut.

– Tu me reconnais, pourceau ! – hurlai-je, en lui portantun second coup. Un poing énorme s’abattit sur ma mâchoire et me fittournoyer sur moi-même tout étourdi. J’entrevis, dominant leremous, la carrure poilue de lord Redcar, dressé comme un hérosd’Homère.

Ma chute me donna l’impression qu’il surgissait de terre commeun géant. Je perdis l’équilibre, et il m’ignora. De sa grande voixblanche, il criait des conseils au jeune Verrall.

– File, Teddy, ça se gâte !

Je fus foulé aux pieds ; les clous d’un soulier de mineurm’écorchèrent la cheville ; on trébuchait sur mon corps, et letourbillon de cris et de jurons passa au-dessus de moi ; dansl’intervalle d’une seconde, j’aperçus le chauffeur, le jeuneVerrall et lord Redcar, – celui-ci retroussant grotesquement leslongs pans de sa pelisse, – qui gagnaient à toute allure, sous lesrayons froids de la Comète, les grilles de la mine. Je me soulevaisur les poignets. Le jeune Verrall… J’avais complètement oublié monrevolver, je n’étais qu’une masse de boue noire… Accablé par unsentiment d’impuissance ridicule, je me remis péniblement sur mesjambes. J’eus un moment d’hésitation, mais, me détournant de lamine, je repris en boitant le chemin de la maison ; vaincu,endolori, confus et honteux, je n’eus pas même assez de couragepour prêter la main à la démolition et à l’incendie del’automobile.

4.

Pendant la nuit, la fièvre, la douleur physique, la fatigue, etpeut-être aussi l’indigestion de mon souper de pain et de fromage,m’éveillèrent d’un sommeil agité pour me mettre en face de mondésespoir. J’étais une âme perdue au milieu des chagrins, de lahonte, du déshonneur, des mauvais traitements, des ruinesirréparables. Ma rage s’en prit au Dieu que je niais et que jeblasphémais. Ma fièvre, due autant à la surexcitation de mespassions juvéniles qu’à la souffrance et à l’accablement, dressaitdevant moi l’image de Nettie, une image étrangement déformée, et,dans les cauchemars qui m’assaillaient pendant les intervallesd’assoupissement, sa présence dominait ma misère. Son charmephysique, sa grâce et sa beauté m’apparaissaient avec une intensitéexagérée ; elle incarnait mon honneur blessé ; ellerésumait tous mes désirs et tout mon orgueil ; et ce n’étaitpas seulement une perte que d’en être dépossédé, mais un opprobre.Elle me représentait la vie et toutes les joies dont je seraisprivé, et elle narguait en moi un être impuissant et vaincu. Monâme s’élevait vers elle, et, aussitôt, je retombais, la mâchoireendolorie, la tête lourde, foulé dans la boue par mes rivaux.

Ma fureur s’exaspérait en folie ; je grinçais des dents,mes ongles s’incrustaient dans mes paumes, et, si je cessais mesinvectives et mes blasphèmes, c’est que les mots me faisaientdéfaut. Vers l’aube, je quittai mon lit et allai m’asseoir devantla glace, mon revolver à la main. M’étant ressaisi, je replaçail’arme dans un tiroir que je fermai à clef, et, à l’abri de cettesinistre tentation, je m’endormis pour quelques heures.

De pareilles nuits d’insomnie et de misère n’étaient pas raressous le règne du vieil ordre aboli. Dans quelque ville du monde quece fût, pas une seule nuit de l’année ne se passait sans qu’à côtéde gens qui goûtaient le repos bienfaisant du sommeil il y eût ceuxqui veillaient, plongés dans les dernières profondeurs del’affliction et du désespoir. Et c’est par milliers que desmalheureux, assaillis par les déboires et les maux de tous genres,aux confins de la folie, agonisaient au milieu d’un universenténébré et dévasté, et songeaient à se délivrer du poidsintolérable de l’existence.

Le lendemain, je fus en proie à une morne léthargie. Assis dansl’ombre de notre cuisine en sous-sol, le pied bandé, jem’abandonnai à mon rêve éploré et m’essayai à lire parintervalles ; ma visite projetée à Checkshill était devenueimpossible. Autour de moi, ma vieille mère s’occupait, et le regardde ses yeux bruns suivait avec étonnement, sur mes traits, lesombres et les froncements silencieux de mes pensées ; je nelui avais rien raconté de mes aventures, dont elle ne voyait queles effets. Simplement, de grand matin, pendant que je sommeillais,elle avait brossé la boue de mes vêtements.

Ah ! sans doute, aujourd’hui on ne traite plus de la sorteune mère ; cela doit, je suppose, m’être une consolation. Etpuis comment pourriez-vous vous imaginer cette petite pièce sanslumière, sale, sans ordre, avec sa table de bois blanc, son papierde tenture déchiré, les casseroles, les bouillottes groupées sur lepetit fourneau bon marché, mais si peu économique, les cendresaccumulées sous le foyer, le garde-feu rouillé où s’appuyait monpied malade. Vraiment, jusqu’à quel point pouvez-vous même vousfigurer le garnement hâve que j’étais, avec ses traits tirés, sabarbe de deux jours, son cou nu, assis dans un fauteuil au siège depaille, et, active autour de lui, allant, venant, cette petitevieille timide, au tablier sale, rayonnant d’entre ses paupièresplissées le muet dévouement de l’amour maternel.

Sortie dans la matinée pour faire emplette de quelques légumes,elle m’avait rapporté un journal à un sou, comme ceux que j’ai làsur mon bureau, avec cette différence, que la feuille était encorehumide de la presse, tandis que celles-ci, desséchées et raides,craquent sous le toucher ; je possède encore l’exemplaire decet organe, qui s’appelait emphatiquement : le Nouveau Journal,mais ses acheteurs, c’est-à-dire tout le monde, l’appelaient : leBraillard. Ce matin-là, les colonnes étaient pleines de nouvellessensationnelles, sous des manchettes plus sensationnelles encore, àce point que je fus tiré de mes rêvasseries égoïstes par despréoccupations plus générales : il n’était question de rien moinsque de la guerre imminente entre l’Angleterre et l’Allemagne.

De tous les phénomènes monstrueusement irrationnels de l’époquepassée, la guerre fut certainement le plus fou. En réalité, ellefut peut-être moins malfaisante que d’autres maux de ce temps-là,que par exemple l’acquiescement général à la propriété individuelledu sol ; mais l’horreur des effets de la guerre était siclairement perceptible que, même dans ces jours de désordreétouffant, elle scandalisait.

Les guerres modernes n’avaient aucune raison concevable ;les résultats en étaient nuls, hors le massacre et la mutilation demilliers de malheureux, la destruction d’un matériel incalculableet le gaspillage d’énergies inappréciables. La vieille guerre, ditebarbare, avait au moins cet effet que la tribu qui y faisait preuvede supériorité physique et de discipline annexait les terres de savoisine, confisquait les femmes, perpétuant et augmentant ainsi sapropre supériorité, transformant le développement de l’humanité.Hors donc quelques modifications dans le coloris des cartes,quelques émissions de timbres-poste nouveaux et quelques volte-facedans les relations de plusieurs personnalités accidentellement envue, ces guerres dites modernes n’avaient que des effets négatifs.Dans l’une des dernières de ces crises épileptiquesinternationales, par exemple, les Anglais, à grand renfort dedysenterie et d’exécrables couplets patriotiques, et en perdantenviron trois cents hommes sur le terrain, finirent par subjuguerles Boers de l’Afrique du Sud, à raison de quelque trois millelivres sterling par tête, alors que la dixième partie des frais decette folle expédition aurait suffi pour l’achat de gré à gré decet absurde pastiche de nation. Au reste, la substitution dequelques fonctionnaires à d’autres et l’accession au pouvoir d’unnouveau syndicat aussi corrompu que celui qu’il remplaçait furentles seules modifications amenées par cet immense effort. Ajoutons,pour être complet, qu’un jeune homme un peu exalté, habitantl’Autriche, se suicida à la nouvelle que le Transvaal avait cesséd’être une « nation ». Ceux qui parcoururent le théâtre de laguerre, quand tout fut fini, durent reconnaître que la populationn’avait pas changé ; appauvrie sans doute, elle reprenait lecours de ses vieilles habitudes et de ses erreurs, le Noir seterrait dans son kraal misérable, le Blanc dans sa bicoque laide etmal distribuée.

Cependant nous autres, en Angleterre, nous voyions tout cela àtravers le mirage des journaux et sous une lumière de folie. Monadolescence, de ma quatorzième à ma dix-septième année, marcha aurythme de ce grand tumulte futile : les applaudissements, les crisde la foule, les angoisses, les chansons patriotiques, les drapeauxqu’agitaient au vent des mains fébriles, les injustices dont futvictime le généreux Buller, la gloire de l’héroïque Dewet, quitoujours s’échappait (car en cela consistait son héroïsme). Et ilne nous vint jamais à l’esprit que la population totale que nouscombattions était moindre que la moitié de celle qui grouillait icià l’étroit entre les limites des Quatre Villes.

Mais, avant comme après ce stupide conflit, un antagonisme plusvaste prenait corps, s’affirmait lentement, silencieusement, commel’inévitable ; échappant un instant à l’attention publique, ilsurgissait soudain sous une forme plus vive, ou étendait ses effetsà quelque nouvelle province de la pensée : c’était l’antagonisme del’Allemagne et de la Grande-Bretagne.

Il m’est vraiment peu aisé de me faire comprendre. Ce qui futclair et facilement intelligible aux pères de la générationactuelle ne saurait être conçu par celle-ci sans un effortd’imagination rétrospective dont les éléments font défaut.

D’une part, voici quarante et un millions d’Anglais, dans unétat indescriptible d’incohérence économique et morale, et n’ayantni le courage ni l’énergie, voire l’intelligence, d’y porterremède, dans un état que personne n’osait analyser niéclaircir ; et toute l’activité, tous les intérêts de cesAnglais sont inextricablement liés aux états d’incohérence variéede trois cent cinquante millions d’individus épars sur la face duglobe. D’autre part, voici contre nous cinquante-six millionsd’Allemands, dans un état de confusion sociale égal au nôtre…Cependant, les petits êtres bruyants qui rédigeaient les journaux,écrivaient des livres, débitaient des discours, et prétendaientfigurer, en ces temps de démence mondiale, le cerveau del’humanité, – s’ingéniaient à déterminer, déterminaient de fait lesnations à consacrer à la préparation d’une guerre dévastatrice etruineuse leurs communes réserves d’énergies matérielle, morale etintellectuelle. Je suis forcé de vous affirmer ces choses, que vousy croyiez ou non, car elles sont d’une importance essentielle pourl’intelligence de ma narration, et je dois ajouter qu’il ne seserait pas trouvé un homme capable de vous exposer quel bénéficepermanent on tirerait de cette formidable collision, quel profitcompenserait tant de destruction et de souffrances, – quelle quedût être l’issue de la lutte.

Cette obsession guerrière correspondait, dans le microcosmenational, à l’envie haineuse et égoïste qui agitait mon microcosmeindividuel. Par elle, on pouvait mesurer de combien l’émotivitégénérale dépassait l’intelligence commune ; en elle, seretrouvait l’héritage de fureur animale que nous légua la brutedont nous descendons primitivement. De même qu’esclave de mon dépitet de mon ressentiment j’errais, mon revolver au poing, en quêted’on ne sait quel crime vague et indéterminé, de même ces nations,surexcitées et délirantes, parcouraient le globe avec leurs marineset leurs armées formidables, prêtes à en venir aux coups.

Toutefois, elles n’avaient pas même une Nettie comme prétexte.Il n’existait, de part et d’autre, que des griefs illusoires.

Et la presse était l’instrument principal qui entretenaitl’hostilité réciproque de ces deux peuples innombrables. La presse,– ces « journaux » qui nous paraissent aujourd’hui d’aussi étrangesphénomènes que les « nations », les « empires », les « trusts » etles autres monstrueux groupements de jadis, – la presse était unaccident imprévu dans ce développement irrationnel de touteschoses. Elle était survenue, comme la mauvaise herbe dans un jardinabandonné, – comme tout, en somme, était survenu dans notre monde,– parce qu’une claire volonté avait manqué pour faire lever quelquechose de mieux. Vers la fin, la presse était aux mains de ce typede « jeunes arrivistes » sans cerveau, incapables de se rendrecompte que leur travail était sans but, et besognant le néant avecun zèle et un orgueil inconcevables ; car, pour comprendrevraiment cette étrange époque, à laquelle la Comète mit un terme,il faut se la figurer débordante d’énergie vaine et d’une activitéaussi fébrile que futilement dirigée.

Laissez-moi vous expliquer comment se « fabriquait »quotidiennement un journal. Figurez-vous tout d’abord un bâtimenthâtivement construit, d’après des plans conçus plus hâtivementencore, au fond de quelque ruelle infecte et encombrée de chiffonsde papier, dans les bas-fonds du vieux Londres. Avec une vélocitéde projectiles, une nuée d’hommes mal vêtus y entre et ensort ; à l’intérieur, au fond d’une sorte de cuisineinfernale, des machines, sous le pianotage précipité descompositeurs, fondent et classent des caractères de métal ;au-dessus, dans des alvéoles très éclairés, des hommes échevelésécrivent, courbés sur leur papier. La pulsation sonore destéléphones, le cliquetis du télégraphe, la hâte des exprès semêlent au va-et-vient affolant d’hommes en sueur qui serrent despaquets d’épreuves et de copie. Voici maintenant le tintamarre desmachines, les grands cylindres multipliant leurs révolutions, commeatteints à leur tour de folie ; des mécaniciens, qui,semble-t-il, n’eurent jamais le temps de se laver les mains depuisleur naissance, se précipitent, armés de burettes, et le rubanindéfini du papier se déroule avec une rapidité frissonnante. Ledirecteur arrive comme un bolide, sur une auto aux explosionssonores : il a sauté à terre avant que la machine fûtarrêtée ; les mains pleines de manuscrits et de lettres, ils’engouffre dans la fournaise, décidé à talonner son personnel etréussissant, en effet, à se fourrer dans les jambes de tout lemonde. À sa vue, les petits messagers qui attendent sur le banc duvestibule se lèvent et courent çà et là. Animez encore le tableau,en imaginant des collisions, des jurons, un brouhaha assourdissant,une incohérence illimitée. À mesure que la nuit s’avance, tous lesrouages complexes de cette machine folle fonctionnentvertigineusement dans un crescendo de hâte et de surexcitation.Dans les locaux bourdonnants et trépidants, seules les aiguilles del’horloge poursuivent leur course lente et mesurée.

Enfin, le résultat de tous ces efforts va paraître. Sous l’aubegrise, les rues sombres et désertes sont soudain envahies par unflot de voitures au galop et d’hommes au pas de course. L’édificecrache des journaux à chaque issue, des paquets, des rouleaux, destorrents de papier qui sont lancés et attrapés en une sorte dejoute turbulente, et la horde frénétique se disperse aux quatrecoins de l’horizon, comme des semeurs fantastiques. Le bâtiment avomi son activité, qui devient désormais tout extérieure ; lesscribes des petits alvéoles bâillent, descendent de leurs sièges etregagnent leur logis ; les compositeurs s’en vont étirantleurs membres ankylosés, les machines se ralentissent et se taisent: le journal est fait.

On le distribue à présent.

D’immenses ballots encombrent les gares, des trains lesemportent qu’une seconde de plus ils auraient manqués ; enroute, ils se fragmentent, et, sous forme de projectiles, sontjetés au passage sur des quais de gares où avidement on lesrecueille, ils se fragmentent encore en paquets de toutesdimensions, par cent, par dix journaux, par unités enfin. L’aubearrive, sans qu’on le remarque dans le tumulte des crieurs quiparcourent les rues à toutes jambes, glissent leurs journaux dansles boîtes aux lettres, les poussent sous les portes, les disposentà la devanture des kiosques et des étalages. Pendant l’espace dequelques heures, le pays entier est parsemé de feuillesblanches ; des placards sont affichés où des titres énormesvocifèrent, pour l’œil du passant, le mensonge du jour ;hommes, femmes, lisent dans les compartiments des wagons, à latable du déjeuner, dans leurs lits ; des mères, des fils, desfilles attendent impatiemment que le père ait fini ; – desmillions d’êtres, épars sur la surface du pays, lisent, lisent sansdésemparer, ou aspirent fiévreusement à lire – c’est une inondationde papier imprimé. L’océan a projeté son écume dont les blancsflocons ont pointillé la grève, et, avant que la vague se retire,l’écume s’est évaporée, tout cet effort, tout ce paroxysmetapageur, toute cette surexcitation superflue n’est plus que néantet ne fut jamais qu’insanité, sottise malfaisante, force gaspillée,dépourvue de sens et de raison d’être.

C’était une de ces feuilles que je tenais, assis auprès de mamère dans la cuisine en sous-sol, entre le garde-feu où reposaitmon pied et les épluchures de pommes de terre tombant des doigtsactifs de la ménagère. Les en-têtes m’avaient secoué comme unglapissement, et j’en oubliais mes propres malheurs. Ce papierrépandait un miasme de fièvre, le mal me saisit comme il saisissaitles quarante et un millions d’Anglais qu’infectaient ces mensonges.Provoquant au même instant une réaction identique, la feuillesensationnelle dressait, en ligne de bataille debout et face àl’ennemi, toutes ces inconsciences.

La Comète était oubliée ; en vain, à la seconde page, unemanchette énonçait : « Les savants disent que la Comète entrera encollision avec la Terre ; les conséquences en seront-ellesgraves ? » ; nous n’avions d’yeux que pourl’Allemagne ; cette entité malveillante surgissait à mes yeuxsous les apparences d’un empereur corseté, aux moustachesagressives, déployant une envergure héraldique et noire, et munid’un sabre colossal. Cet entêté avait insulté notre drapeau. Lemonstre, à en croire le Nouveau Journal, avait apparu dans notreciel, le geste menaçant, et crachant, sans métaphore, surl’étendard impollué de ma nation. Somme toute, quelqu’un avaithissé un drapeau anglais sur la rive droite d’un fleuve desTropiques, dont je n’avais jamais entendu parler, et un officierallemand ivre, obéissant ou n’obéissant pas à des instructionsd’ailleurs ambiguës, l’avait jeté bas. En suite de quoi, un des siprécieux indigènes de ces régions, indiscutablement sujetbritannique, avait reçu une balle dans le mollet. Les circonstancesde l’incident étaient rien moins que clairement établies ; defait, rien n’était bien établi, si ce n’est que nous n’étions pasdisposés à supporter les outrages de l’Allemagne ; de quelquefaçon que les choses se fussent passées, nous étions décidés àexiger des excuses et une réparation que, de leur côté, lesAllemands n’étaient nullement disposés à nous accorder.

ENFIN ! NOUS AVONS LA GUERRE ! ! !

disait la manchette, et mon cœur bondissait d’un patriotiqueassentiment.

Mon imagination ne me montrait plus que batailles et victoiressur terre et sur mer, bombardements, tranchées, amoncellements decadavres… Ah ! Nettie reculait bien loin de ma pensée.

Le lendemain, toutefois, je me mis en marche vers Checkshill,plein d’un espoir nouveau, tout à moi-même et à mes amours,complètement insoucieux des comètes, des grèves et des guerres.

5.

Je dois le répéter, en partant pour Checkshill, je n’avais pasde projets meurtriers ; à vrai dire, je n’avais aucun projet.Sans doute, mon esprit débordait d’imaginations dramatiques, descènes de menaces, de reproches terribles, mais l’idée d’un meurtrene m’était pas venue. Le revolver devait seulement compenser moninfériorité d’âge et de vigueur, en face de mon rival ; etencore, ce revolver, je l’emportais parce que j’étais un jeuneimbécile et que sa possession dramatisait un peu mon geste.

Mon pied avait repris de la force et tout au long de cettecourse de vingt-cinq kilomètres, je me sentais envahi par un espoirirraisonné. Était-ce la continuation d’un rêve interrompu, mais, auréveil, j’étais persuadé que Nettie se repentait de son attitude àmon égard, qu’elle me rendait toute son affection, en dépit de ceque j’avais imaginé. Nettie allait dissiper tous mes soupçons. J’enarrivai même à me convaincre que mon interprétation de ce quej’avais vu était absolument chimérique… Mais tout de même lerevolver faisait bien dans ma poche.

Quand je pénétrai dans le parc, ces réflexions m’absorbaientencore. Mes yeux baissés rencontrèrent quelques dernièresjacinthes, et ainsi je revécus la scène de nos aveux : avoircueilli ces fleurs ensemble, pour ne devenir l’un pour l’autre quedes étrangers indifférents, ce n’était pas possible ! Unattendrissement m’envahissait, et le cœur m’en battait encore,quand j’abordai l’allée des houx ; puis, soudain, l’imageéthérée de mon premier amour se précisa, ce fut la Nettie du désir,celle que guettait dans l’ombre le monsieur en habit dont lasilhouette m’était apparue au clair de lune ; la lumièreprintanière pâlit, et je me retrouvai dans les ténèbres de monressentiment. Le cœur lourd, je traversai les jardins et, au seuilde la petite porte verte qui donne accès dans l’enclos, je fus prisd’un tremblement tel que je ne pus saisir le loquet. Je visclairement, dans mon esprit, l’aboutissement fatal de toutceci ; un froid m’envahit, je devais être blême ; j’euspitié de moi-même, et m’étonnai de la grimace involontaire quiplissa mes joues mouillées de larmes. Vaincu par mon émotion, jecédai à une violente crise de désolation. Lâchement, je réclamaisune minute de répit. Tournant le dos à la porte, je m’éloignai entitubant et m’affalai enfin sur l’herbe, la poitrine secouée desanglots… Le calme me revint peu à peu, et je restai quelquesminutes étendu sans bouger ; l’idée me hantait de renoncer àmes desseins. Puis, soudain, mon émotion s’évanouit comme un nuageet je pénétrai fort posément dans l’enclos.

À travers le vitrage d’une des serres, j’aperçus le vieux Stuart: il regardait devant lui, les mains dans les poches, siprofondément absorbé qu’il ne me remarqua même pas ; l’aspectgénéral du cottage présentait quelque chose d’insolite. Quand,après une courte hésitation, je fus arrivé devant la façade, jeremarquai qu’une des fenêtres du premier, entrebâillée, laissaitpendre un brise-bise au bout de sa tringle décrochée ; celadonnait à la maison une physionomie négligée fort peu en rapportavec son apparence coutumière. La porte était grande ouverte et lesilence régnait, absolu. Chose inouïe, à deux heures del’après-midi, il y avait encore, sur une des chaises de la salle,trois assiettes sales l’une dans l’autre, avec des couteaux et desfourchettes. J’entrai, déconcerté par ce désordre ; maissoudain, revenant sur mes pas, je saisis le heurtoir et rompis lesilence en appelant d’une voix que je rendis aussi gracieuse quepossible. Pas de réponse. J’étais là, immobile, et, dans l’attente,ma main glissa instinctivement jusqu’à mon arme. Un pas se fitentendre au premier et tout retomba dans le silence. La tension demes nerfs me rendit toutes mes facultés : je portais la main denouveau sur le heurtoir quand Mimi se montra dans l’encadrement dela porte ; nous nous dévisageâmes un instant sans motdire ; elle était toute décoiffée et sa figure portait destraces de larmes ; elle sembla sur le point de parler, puisdescendit quatre à quatre le perron.

– Écoute, Mimi, – m’écriai-je, en courant après elle. –Qu’est-ce qu’il y a, Mimi ? Où est Nettie ?

Mais la fillette disparut à l’angle de la maison. Au moment oùje me demandais si je devais la rejoindre, j’entendis une voix aupremier.

– Willie ! – C’était la voix de Mme Stuart. – Willie,est-ce toi ?

– Oui, c’est moi, – criai-je. – Où êtes-vous tous ? Où estNettie ? J’ai quelque chose à lui dire.

Elle ne répondit pas, mais, au frou-frou de sa jupe, je jugeaiqu’elle avait gagné le palier. J’avançai jusqu’au pied del’escalier, espérant qu’elle allait descendre. Et tout à coup, leplus étrange amalgame de sons, de sanglots, de parolesinarticulées, retentit au-dessus de ma tête ; c’étaient desbruits gutturaux, des exclamations angoissées, des parolesétouffées qui éclatèrent enfin en un grand cri de détresse. Onaurait pu supposer que c’étaient les vagissements d’un enfantdésolé.

– Je ne peux pas ! – geignait la voix. – Peux pas… peuxpas… – continua-t-elle à bredouiller.

Cette émission de sons étranges ne pouvait, me disais-je,provenir d’une petite femme aux allures maternelles etbienveillantes, en qui je n’avais vu jusqu’alors que l’inégalableconfectionneuse de gâteaux secs : j’en fus littéralement épouvanté.Gravissant l’escalier quatre à quatre, je me trouvai en face de MmeStuart qui, affalée, les coudes sur la commode, devant la porte desa chambre à coucher, était en proie à un accès de larmes, comme jen’en vis jamais ; une torsade de cheveux, échappée de sonchignon, pendillait en spirale entre ses épaules. Je n’avais jamaisremarqué qu’elle eût des cheveux gris. Entre deux sanglots, MmeStuart se lamentait.

– Oh ! faut-il que j’aie la honte de te dire une chosepareille, Willie !

Et sa tête retombait, le flot de larmes coupant ses paroles. Jerestai muet d’étonnement, puis me rapprochai d’elle. Je me rappelleencore que son mouchoir était trempé comme un linge qu’on sortiraitde l’eau.

– Oh ! faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour maudit !– répétait-elle, larmoyante. – J’aurais préféré la voir morte à mespieds !

Je commençais à comprendre.

– Où est Nettie ? Parlez, parlez, je vous en supplie, –articulai-je, la gorge serrée.

– Faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour ! – reprit MmeStuart, en guise de réponse.

J’attendis que le calme lui fût revenu. Je ne pensais plus à monarme et ne pouvais plus desserrer les dents. Bientôt, Mme Stuartparut plus maîtresse d’elle-même, et, se redressant, elle essuyases paupières boursouflées.

– Willie, elle est partie, – dit-elle, dans son dernier sanglot.– Elle s’est sauvée, elle a quitté les siens. Oh ! quellehonte, Willie ! Quel péché !

S’affalant sur mon épaule, elle m’étreignait, dans sa douleur,souhaitant encore que sa fille fût morte. Tremblant de tout monêtre, mais d’une voix dont je cherchais à maîtriser l’émotion :

– Savez-vous où elle est allée ?

Je ne pus rien tirer de la pauvre femme, toute à son affliction,et je dus lui prodiguer des paroles d’espoir et de consolation,alors que mon âme succombait sous le poids des chosesirrévocables.

– Nous n’en savons rien, – soupira-t-elle. Puis, avec une sortede volubilité : – Hier matin, elle est sortie. « Tu te fais belle,lui ai-je dit, pour une visite du matin. » – « À belle journée,belle parure », répliqua-t-elle. Oh ! Willie, ce sont sesdernières paroles… pas un mot de plus, Willie, à moi qui l’ainourrie de mon lait !

– Calmez-vous, voyons, calmez-vous, – murmurai-je. – Vous nesavez pas où elle est ?

– Elle est partie toute souriante, tirée à quatre épingles,partie pour toujours de cette maison, comme heureuse de s’en aller.– (Et un écho dans mon cœur répétait : « heureuse de s’en aller ».)– « Tu es bien belle, ce matin, lui ai-je dit, bien belle. » «Laisse la fillette se pomponner, pendant qu’elle est jeune », fitle père. Et elle avait préparé un paquet de ses effets, qu’elleavait caché dans la haie. Oh ! elle est partie pour toujours,c’est sûr !

Mme Stuart s’était calmée, et, après une courte interruption,elle reprit :

– Qu’elle se pomponne, pendant qu’elle est jeune !… Commentcontinuer à vivre maintenant, Willie ?… Oh ! il n’a riendit, lui, mais il est comme une bête frappée à mort. C’est au cœurque le coup a porté, c’était sa fille préférée ; jamais il n’aaimé Mimi comme il aimait celle-là. Ah ! elle lui fait saignerle cœur…

– Mais où donc est-elle partie ?

– Est-ce que nous savons, nous ? Elle a abandonné lessiens, elle veut agir à sa guise. Oh ! Willie, j’enmourrai ! Ah ! je voudrais qu’elle et moi nous fussionscouchées dans la même tombe…

– Mais, – dis-je avec effort et en humectant de ma langue meslèvres desséchées, – il se peut qu’elle vous ait quittés pour semarier.

– Oh ! si cela pouvait être ! J’ai prié pourcela ! J’ai prié le bon Dieu qu’il ait pitié d’elle… de lui,de celui avec qui elle est…

Je sursautai.

– Qui ça ?

– Dans sa lettre, elle a dit que c’était un gentleman, oui, ellel’a dit que c’était un gentleman.

– Elle vous a donc écrit ? Puis-je voir lalettre ?

– C’est son père qui l’a.

– Mais alors, si elle a écrit ?… Quand a-t-elleécrit ?

– La lettre est arrivée ce matin.

– Mais d’où venait-elle, cette lettre ? On peut savoir parle cachet…

– Elle ne dit pas où elle est. Elle nous prévient seulementqu’elle est heureuse… Elle raconte que l’amour l’a prise comme unouragan…

– Quelle blague ! – interrompis-je avec un juron. – Où estla lettre ? Montrez-la-moi. Et quant à votre gentleman…

Elle me fixa tout à coup.

– Vous savez qui c’est ? – soufflai-je.

– Willie ! – protesta-t-elle.

– Vous savez qui c’est, qu’elle l’ait nommé ou non ?

Son regard essaya une muette dénégation.

– C’est le jeune Verrall ?

Nos regards s’étaient compris.

Elle retomba affalée sur la commode, serrant dans sa main sonmouchoir trempé, et je vis bien que je n’en tirerais plus rien,qu’elle avait fui l’obsédante interrogation de mes yeux.

Toute la pitié qu’avait pu m’inspirer son chagrin se dissipa ducoup. Elle savait aussi bien que moi que le séducteur de sa filleétait le fils de leur maîtresse ; elle le savait depuislongtemps, elle l’avait deviné. Je la regardai un instant encore,stupéfait et écœuré. Puis, ma pensée se reporta soudain vers levieux Stuart, debout là-bas, dans la serre, et je redescendisl’escalier ; en levant les yeux une dernière fois, je vis lamère Stuart qui, courbée encore à moitié, se relevait pour regagnersa chambre.

6.

Le vieux Stuart faisait pitié.

Je le retrouvai, toujours inerte, dans la serre où je l’avaisd’abord aperçu. Il ne fit pas un mouvement à mon approche ; unsimple coup d’œil de mon côté, puis il reprit sa contemplation despots et des fleurs, devant lui.

– Eh bien, Willie, c’est un jour noir pour nous tous, –dit-il.

– Qu’allez-vous faire ? – questionnai-je.

– La mère en est si affectée que je suis venu ici.

– Qu’avez-vous l’intention de faire ?

– Que veux-tu qu’un homme fasse en un cas pareil ?

– Qu’un homme fasse ! – criai-je. – Qu’un hommefasse !…

– Il devrait l’épouser.

– Pour ça oui ! – répliquai-je – il faudra bien qu’ill’épouse !

– Il le devrait, – reprit le père. – C’est… c’est cruel. Maismoi, que veux-tu que je fasse ? Supposons qu’il ne veuille pasréparer… Et c’est probable qu’il ne le voudra pas… que faire,alors ?

Sa tête retomba sous le poids de son désespoir.

– Tiens, vois-tu ce cottage ? – fit-il, poursuivantl’argumentation intérieure que j’avais dû interrompre, – nous yavons passé notre vie, on peut dire… En déguerpir ! À mon âge…on ne peut pourtant aller mourir dans un taudis !

Je restais muet, m’efforçant, dans l’intervalle de ses phrasesdécousues, de deviner sa pensée. Je n’hésitais pas à trouverabominables sa léthargie morale et la flottante pauvreté de sesraisonnements.

– Vous avez sa lettre ? – demandai-je brusquement.

Il glissa la main dans sa poche de gousset, demeura immobile untemps, puis, comme sortant d’un songe, tira la missive de sonenveloppe et me la tendit. Enfin, se tournant vers moi pour lapremière fois :

– Qu’est-ce que tu as au menton, Willie ?

– Ce n’est rien, je me suis cogné.

Et j’ouvris la lettre. C’était un papier de fantaisie vert pâle,et le style me parut plus médiocre et plus banalement prétentieuxencore que de coutume.

L’écriture ne trahissait aucune émotion ; les caractèresétaient arrondis, droits et nets, au point de rappeler un cahier declasse. Les lettres de Nettie m’avaient toujours fait l’effet d’unmasque sur son image ; elles s’abaissaient comme un rideaudevant le charme changeant de son visage ; le son clair de savoix légère s’étouffait dans le souvenir, comme si l’on se fûttrouvé tout à coup en face d’un autre être, né de cette pagecalligraphiée.

Voici la lettre :

Ma chère Mère,

Ne vous tourmentez pas de mon départ. Je suis en lieu sûr avecquelqu’un qui m’entoure d’affection. Je suis désolée à cause devous tous, mais cela devait arriver. L’amour est chose étrange ets’empare de vous, soudain, on ne sait comment. N’allez pas croireque j’éprouve de la honte ; je suis fière de mon amour, etvous n’avez pas à vous soucier outre mesure de mon sort. Je suistrès, très heureuse (ceci souligné plusieurs fois).

Mille baisers à Père et à Mimi.

Votre fille qui vous aime.

NETTIE.

Le drôle de petit document ! Je le vois maintenant telqu’il est, enfantin et simple, mais, à ce moment-là, je ne le lusqu’avec un sentiment d’angoisse et de rage contenue. Cette lectureme plongea dans un abîme de honte et de désespoir. Il me semblaitque je ne pouvais plus relever la tête avant d’avoir accompli mavengeance. Je restai en contemplation devant cette écritured’écolière, redoutant de parler ou de bouger ; enfin, je jetailes yeux sur Stuart ; il tenait l’enveloppe entre ses doigtscalleux, et fixait, de son regard baissé, le timbre de laposte.

– On ne peut même pas savoir où elle est, – dit-il en retournantl’enveloppe avec un geste impuissant. – C’est dur pour nous,Willie… elle n’avait vraiment pas à se plaindre… Choyée par tous,on ne lui laissait même pas faire le ménage, et la voilà envoléecomme un oiseau qui a senti ses ailes… Pas un mot de confianceenvers nous, c’est ça qui me renverse… Elle risque… Mais voilà…qu’est-ce qui va lui arriver ?

– Et à lui, qu’est-ce qui va lui arriver ?

Il remua la tête, comme pour témoigner que la solution de ceproblème dépassait ses moyens.

– Vous allez les relancer, – continuai-je d’une voix tranquille.– Vous allez le forcer à l’épouser.

– Où veux-tu que j’aille ? – interrogea-t-il, désarmé, enme tendant l’enveloppe, – et qu’est-ce que je pourrais faire, quandmême je saurais… Comment veux-tu que je laisse lesjardins ?

– Bon Dieu ! – m’écriai-je. – Les jardins ! Il s’agitde votre honneur, mon bonhomme. Si elle était ma fille… si… si elleétait à moi, je… je mettrais la terre sens dessus dessous… Et vousallez supporter ça !…

Je suffoquais.

– Que faire ?

– Forcez-le à l’épouser ! Cravachez-le, je vous dis,cravachez-le !

Il se gratta pensivement les poils de la joue, entrouvrit labouche, et secoua la tête. Puis, avec un ton d’intolérable et doucesagesse, il dit :

– Des gens comme nous, vois-tu, Willie, ne peuvent pas faire ceschoses-là.

Je manquai devenir fou ; je l’aurais giflé. Jadis, étantgamin, je trouvai un jour un oiseau mutilé par un chat, et, dans unaccès d’horreur et de pitié, je l’achevai. C’est ce sentiment quej’éprouvais devant cette âme éclopée, se débattant dans lapoussière devant moi ; puis, tout à coup, je me désintéressaide lui et de sa misère.

– Voyons ? – fis-je.

Il me tendit l’enveloppe, comme à contrecœur.

– Voilà, – dit-il, et son gros doigt m’indiqua le timbre. – Yconnais-tu quelque chose ?

Le timbre adhésif, habituel en ces temps-là, était oblitéré parle cachet circulaire de la poste, lequel portait le nom du bureauexpéditeur et la date d’expédition ; l’impression étaitimparfaite, par défaut d’encrage, et la moitié des lettresmanquaient. Je pouvais distinguer :

HAP AMP. et au-dessous

D. S. O.

Je devinai le nom, dans un éclair intuitif : Shaphambury !…Les lacunes mêmes façonnaient ce nom pour mon esprit, et peut-êtreaussi, à peine visibles, d’autres lettres se laissaient-ellesdeviner. C’était une ville de la côte est, dans le Norfolk ou leSuffolk.

– Comment ! – m’écriai-je.

Mais je m’interrompis soudain. Pourquoi le lui dire aprèstout ?

Le vieux Stuart avait vivement levé les yeux, et me dévisageaitpresque peureusement.

– Tu n’as pas trouvé ? – balbutia-t-il.

Je casai ce nom, Shaphambury, dans ma mémoire, et lui repassail’enveloppe.

– J’ai cru d’abord que ça pourrait être Hampton.

– Comment, Hampton ? Où trouves-tu Hampton, Willie ?Tu y vois encore moins que moi.

Il glissa la lettre dans l’enveloppe et se redressa pour lareplacer dans son gousset.

Décidé à mettre tous les atouts dans mon jeu, j’écrivis, trèsvivement et à l’abri de son regard, sur ma manchette défraîchie, lemot Shaphambury. Je me retournai ensuite d’un air fort tranquilleet commençai une phrase banale… laquelle ? Je ne sais, mais jen’eus pas le temps d’achever, car, en levant les yeux, je vis unetroisième personne devant la porte de la serre.

7.

C’était Mme Verrall, mère.

Je voudrais vous dépeindre exactement cette vieille petite dame,extraordinairement blonde, au profil aquilin, avec une physionomietimide, malgré un grand air de dignité assumée. Elle était fortrichement mise. « Richement mise », j’aimerais souligner ces mots.Il n’est personne au monde aujourd’hui qui soit aussi richement misque l’était cette vieille dame ; cette somptuosité nous estinconnue désormais. Mais n’allez pas vous figurer des coupesextravagantes ou des splendeurs de coloris : le noir et le marrondominaient dans cette toilette, dont toute l’opulence provenait dela valeur des étoffes et des garnitures. Elle affectionnait lessoies brochées, aux dessins compliqués, les coûteuses dentellesnoires sur transparents de satin crème ou mauve, les empiècementset parements ouvragés où s’enlaçaient des tortils de velours, et,en hiver, des fourrures rares. Elle était exquisément gantée ;des chaînes d’or et de perles orgueilleusement simples etd’innombrables bracelets enserraient sa petite personne ; ilétait évident que le moindre détail de sa toilette avait plus coûtéque la garde-robe d’une douzaine de jeunes filles commeNettie ; son chapeau affectait une modestie qui dédaignaittoute parure. La richesse, voilà la première impression que donnaitcette vieille dame ; la seconde était une irréprochablepropreté : on sentait que la vieille Mme Verrall étaitimpeccablement propre. Vous auriez pu faire bouillir ma pauvrevieille mère dans l’eau de cristaux pendant un mois qu’ellen’aurait jamais été aussi propre que Mme Verrall l’étaitmanifestement et tous les jours. Mais ce qui dominait sa tournuregénérale, c’était la confiance en soi et la certitude de lasubordination du monde entier à sa grandeur.

Bien que pâle et un peu essoufflée, ce jour-là, elle n’avaitrien perdu de cette assurance ; elle venait évidemmententretenir le vieux Stuart de l’explosion de passion qui avait jetéun pont naturel sur l’abîme qui séparait leurs deux familles.

Me voici de nouveau réduit à employer des mots inintelligiblespour mes plus jeunes lecteurs. Ceux qui connaissent notre monde telqu’il est depuis le Grand Changement jugeront inconcevable unebonne partie de ce que je vais raconter. Je ne puis plus m’enréférer au témoignage des journaux de jadis : l’état de choses queje décris était si bien accepté par tous qu’on n’eût jamais songé àl’analyser ni à le commenter. L’Angleterre et l’Amérique, toutcomme le reste du monde civilisé, étaient alors partagées en deuxclasses : les gens bien assis et ceux qui se tenaient debout : –ceux qui jouissaient de la sécurité et ceux qui en manquaienttotalement. Il n’y avait dans ces deux pays aucune vraienoblesse ; les lords anglais, par une erreur commune, étaientconsidérés comme nobles, mais ni la loi ni les coutumesn’anoblissaient leurs familles ; la noblesse pauvre de Russie,par exemple, ne trouvait nulle analogie parmi nous ; unepairie était un titre de possession héréditaire, qui, comme ledomaine foncier, n’intéressait que les aînés de la maison ; iln’entraînait, ce titre, aucun lustre de noblesse oblige ; toutle reste du monde était, en droit et en fait, roturier. Mais, parsuite de l’établissement de la propriété privée du sol, – née enAngleterre grâce à la déchéance progressive des obligationsféodales, en Amérique grâce à l’absence absolue de prévoyancepolitique, – de vastes domaines avaient fini par se fixer entre lesmains d’une petite minorité avec laquelle toutes nouvellesentreprises publiques ou privées devaient nécessairement compter.Cette minorité était amalgamée non pas par quelque tradition deservices antérieurs et de distinction originelle, mais par lasympathie naturelle qui lie ceux dont les intérêts sont identiqueset qui mènent une existence large et luxueuse. Cette classe étaitsans frontières bien définies : de vigoureuses individualités, pardes moyens le plus souvent violents et douteux, se poussaient sanscesse au rang des gens bien assis, hors de l’insécurité, et vers lacertitude du lendemain ; par contre, les fils et les fillesdes familles assises pouvaient souvent, soit en gaspillant leursbiens, soit en se mariant dans la classe sans sécurité, soit à lasuite d’une conduite dépravée, retomber dans la vie d’anxiété etd’incertitude matérielle, lot commun du plus grand nombre,c’est-à-dire de ceux qui, dépourvus de tout bien foncier,n’arrivaient à exister légalement qu’en travaillant directement ouindirectement pour la classe solidement assise. Et telle fut, avantle Grand Changement, la pauvreté de notre intelligence, tel futl’égoïsme de nos sentiments que fort peu de ces jouisseurs auraientpu concevoir que cet ordre de choses ne fût fatal et naturel.

C’est la vie de ceux que talonnait cette insécurité quotidienneque j’expose ici, et je voudrais vous faire sentir quelque peu sonamertume désespérée ; toutefois, n’allez pas vous imaginer queles autres vécussent des heures de bonheur paradisiaque. Ilsétaient forcés de contempler à leurs pieds, sans rien y démêler,l’abîme où grouillait la foule en détresse ; la vie autourd’eux était laide ; laides les sordides masures, laide lacohue en guenilles ; laids les étalages vulgaires oùs’approvisionnait un peuple miséreux. Sous la tranquillitésuperficielle de leur esprit s’agitait un doute, une appréhension,et non seulement ne se préoccupaient-ils pas des questionsd’économie sociale, mais ils affichaient un désir instinctif de n’ypas penser. Leur sécurité n’était pas telle qu’ils ne redoutassentde reglisser à l’abîme, et leur ingéniosité s’inquiétait sans cesseet peu noblement de s’unir les uns aux autres par de nouveauxliens, de cultiver leurs « relations » et leurs intérêts, deconsolider et d’améliorer leur position. Lisez seulement ceux deleurs livres qui nous restent : c’est dans Thackeray que voustrouverez la plus savoureuse description de ces existences. Lamaladie n’avait nul égard aux distinctions de classes, et leursserviteurs donnaient aux gens bien assis de constants ennuis ;à chaque génération ils se lamentent sur la décadence de lafidélité chez les serviteurs, fidélité hypothétique qu’aucunegénération ne connut jamais : un monde pourri dans un de sesmembres est pourri dans tout le corps social. Persuadés qu’il n’yavait pas assez de biens pour tous, les gens bien assisattribuaient une fatalité divine à cet état de choses et ilssauvegardaient passionnément leurs prétendus droits à la partdisproportionnée qu’ils détenaient. Ils se groupaient mondainementen « Société », et leur choix de ce mot pour qualifier leurgroupement dit assez bien la valeur de leur philosophiesociale ; aussi bien, si vous pouvez vous rendre compte de cesidées qui forment la base du vieux système, vous percevrezfacilement l’horreur que provoquait chez ces gens le mariage d’undes leurs dans la classe dépourvue de sécurité matérielle. Leursfilles et leurs femmes se prêtaient rarement à ces mésalliances, etpour l’un et l’autre sexe, la chose prenait l’allure d’un crime etd’un désastre social : tout était préférable à cettemonstruosité.

Le sort abominable des filles pauvres qui, cédant à la nature,avaient négligé la formalité du mariage ne vous est guère connu, etvous ne concevez pas sans difficulté la situation de Nettie et dujeune Verrall l’un ou l’autre devait nécessairement pâtir, et commetous deux étaient en proie à une grande exaltation émotionnelle, etcapables par conséquent des plus étranges générosités réciproques,voici la question qui se posait à cette mère inquiète : son filsserait-il la victime élue, et Nettie, en conclusion de ce commercetéméraire, ne reparaîtrait-elle pas comme la maîtresse légale duchâteau de Checkshill ? Les chances n’étaient pas grandes enfaveur de cette éventualité, mais il y en avait des exemples.

Ces lois sociales et ces coutumes nous semblent aujourd’huil’invention de quelque fou à l’esprit pernicieux ; c’étaienttoutefois des faits incontestés et la règle quotidienne de ce mondeévanoui. Par contre, tout rêve d’amélioration y était taxé dedémence. Pensez-y un instant. La jeune fille que j’adorais de toutemon âme et à laquelle j’étais prêt à sacrifier ma vie n’était pasdigne d’épouser le jeune Verrall ! Et pourtant, je n’avaisqu’à regarder ce beau jeune homme à la figure sans caractère, pourreconnaître en lui un être plus faible et nullement meilleur quemoi. Elle serait son jouet jusqu’à ce que, lassé, il la rejetât, etle poison social avait à ce point corrompu la nature de Nettie,l’habit du jeune oisif, son allure dégagée, son argent lui avaientparu choses si belles, comparées à ma misère, qu’elle avaitconsenti à tout sans arrière-pensée. Et, néanmoins, le fait decritiquer ces conventions sociales était la marque, alors, de cequ’on appelait : la haine des classes, et des prédicateurs bien nésnous sermonnaient longuement, à la moindre récrimination contre uneinjustice tellement criante qu’aucun homme aujourd’hui vivant neconsentirait à la subir ou à en profiter.

À quoi bon prêcher l’amour et la paix, quand ce n’était partoutque lutte et exécration ? S’il existait, dans le désarroi dece vieux monde, un espoir, on ne le pouvait entrevoir que dans larévolte et la guerre à mort.

Si vous avez saisi tout ce qu’avaient de honteux et de grotesqueces conditions d’existence, vous êtes à même de conjecturer dequelle façon j’interprétai d’emblée l’apparition de MmeVerrall.

Elle venait proposer un compromis. Et les Stuart étaient prêts àtransiger, ce n’était que trop évident.

Une révolte de dégoût, en face de ces pourparlers qui allaientavoir lieu entre Stuart et la châtelaine, m’amena à agir avecviolence et avec un manque de bon sens absolu. J’éprouvais lebesoin de m’évader, pour ne pas être témoin de la scène, pour nepas même voir le premier geste du vieux Stuart, de m’évader à toutprix.

– Je file, – dis-je, en lui tournant le dos sans dire adieu.

Je ne pouvais m’esquiver qu’en passant devant la vieilledame ; aussi, je marchai droit sur elle : à mon approche, elleouvrit la bouche, écarquilla les yeux, plissa le front. Elle meprenait évidemment, à première vue, pour un quidam assez alarmantet, devant ma façon de foncer sur elle, pour ainsi dire, elledemeura bouche bée, en haut des trois ou quatre marches quidescendaient dans la serre. Mon allure était si déterminée qu’ellerecula d’un pas pour me laisser place, avec un air de dignitéoffensée.

Je ne fis aucun signe de salutation, et pourtant je la saluai,somme toute, à ma façon. Ce n’est pas le cas ici de m’excuser, etsi j’ai seulement pu vous exposer clairement les circonstances detemps, de lieu et de personnes, vous comprendrez et vous mepardonnerez… Je débordais du désir brutal et irrésistibled’insulter une opulente propriétaire.

J’interpellai cette pauvre petite vieille, si richementaccoutrée, dans les termes suivants, où je l’englobais dans unpluriel injurieux :

– Odieux voleurs de terre, vous voilà donc venus pour leuroffrir de l’argent ?

Et, sans attendre sa riposte, je la dépassai brutalement, lespoings fermés, ayant hâte de me sentir loin d’elle.

Quel effet avais-je pu produire sur cette vieille dame pour quije n’avais été, jusqu’à ce jour, qu’une petite entité humaine,entr’aperçue peut-être comme une tache noire insignifiante,cheminant au long de ses futaies ? Que signifiait pour ellemon apparition, au moment précis où, en proie à une douleur intime,elle venait, parée de son prestige, chercher dans ses propresserres le vieux Stuart, son jardinier ? Avec un grossissementcinématographique, je m’étais avancé vers elle, du fond de l’allée,grandissant à chaque pas, jusqu’à me dresser, magnifié, au-dessusd’elle, comme le fantôme presque d’une révolution, cependant qu’àses oreilles retentissait le grondement déplacé de mes insultesinintelligibles. Elle avait cru sans doute voir surgirl’anéantissement ; puis, soudain, le fantôme s’était évanoui,le monde reprenait, à ses yeux, son cours normal, et mon passage nelaissait dans son esprit que le sentiment d’un vague péril.

Mon erreur d’alors était de considérer globalement les richescomme de volontaires exploiteurs, pleinement conscients del’iniquité de leurs privilèges, clairement renseignés sur leursinjustices qu’ils se refusaient obstinément à redresser. De fait,la vieille Mme Verrall était aussi incapable d’un doute sur laparfaite moralité des droits de sa famille à dominer toute unepartie du pays qu’elle eût été incapable de critiquer lesTrente-Neuf Articles fondamentaux de l’Église Établie, oud’examiner la légitimité des autres assises sur lesquelles reposaitsa sécurité.

Elle avait pu ressentir de la peur, mais y démêler quoi que cesoit, elle ne l’avait certainement pas essayé.

Nul de sa classe ne comprit, en ces jours de révolte, lessoudaines lueurs de haine jaillies de l’ombre. Pour ces gens,c’était comme une sinistre figure de chemineau qu’éclaire soudainla lanterne d’une voiture et que la nuit engloutit de nouveau, – uncauchemar auquel il ne faut pas attacher d’importance, et dont onécarte l’obsession au réveil.

Chapitre 4LA GUERRE

1.

De l’heure où j’avais craché l’insulte à la figure de la vieilleMme Verrall, je devins un être représentatif : je me sentais ledélégué de tous les déshérités du monde. Pour moi, inutile deprétendre aux satisfactions de l’orgueil et du plaisir… désormais,je clamerais la révolte contre Dieu et les hommes ; désormais,plus d’hésitation, plus de fluctuation de volonté ; mon siègeétait fait, ma résolution prise : je devais protester etmourir.

Je tuerais Nettie, Nettie qui m’avait souri, qui s’était promiseà moi et s’était donnée à un autre, Nettie qui personnifiaitmaintenant les délices mortes, les imaginations fanées d’un cœuradolescent, toutes les joies de la vie inaccessibles à présent. Jetuerais Verrall, symbole, lui, de tous ceux qui profitaient del’injustice incurable régnant dans notre ordre social. Je lestuerais tous deux, et, cet acte accompli, je me brûlerais lacervelle, et ma vengeance serait la conséquence de mon refus à mesoumettre à cette existence.

Ma décision était irrévocable, et ma fureur croissaitmonstrueusement, cependant qu’au-dessus de moi, effaçant l’éclatdes étoiles, triomphant de la pâle lumière de la lune à son dernierquartier, le gigantesque météore voguait vers le zénith.

« Il faut que je les tue ! Il faut que je les tue ! »criais-je à pleine voix, pendant cet accès de rage frénétique.Depuis longtemps, en proie à une fièvre de faim et de fatigue,j’errais sur la varenne, vers Lowchester, et, maintenant que lanuit était tombée, je me trouvais avoir pris instinctivement lechemin de la maison. J’avais franchi ainsi quelque vingt-cinqkilomètres, sans songer même au repos, et je n’avais rien mangé nibu depuis le matin. À coup sûr, je devais avoir perdu la raison,mais le souvenir m’est resté de mes divagations.

Parfois je marchais en pleurant à travers cette atmosphèrelumineuse qui n’était ni le jour ni la nuit. D’autres fois,j’apostrophais et j’invectivais ce que j’appelais l’Esprit deToutes Choses, m’adressant toujours au glorieux phénomène dufirmament.

– Pourquoi suis-je ici à souffrir tant d’ignominie ? –clamais-je vers le ciel. – Pourquoi m’avoir donné un orgueil querien ne satisfait ? Est-ce une farce que le monde ?Est-ce un mauvais tour que tu joues à tes hôtes ? Moi-même,j’aurais plus d’esprit que cela… Oui, tu pourrais apprendre, demoi, un peu de décence et de pitié. Pourquoi ne pas anéantir toutcela ? Me suis-je jamais amusé à tourmenter, jour après jour,quelque malheureux vermisseau, gâchant, pour qu’il s’y enlise, uneboue répugnante, le meurtrissant, l’affamant, le raillant ?Pourquoi le fais-tu, toi ? Tes plaisanteries sontlourdes ! Essaie autre chose, entends-tu ? Invente un jeumoins infernalement douloureux. Tu éprouves mon âme, tu me façonnesà ta forge ? Allons donc ! Oublies-tu que j’ai des yeuxpour voir ?… Comment m’expliqueras-tu le crapaud qu’écrase lacharrette, l’oiseau que déchire le chat ?

Et j’accentuais tous ces blasphèmes d’un pauvre geste d’orateurdémagogue.

– Répondras-tu ?

Huit jours auparavant, à peine, le clair de lune régnait encore,blanc et noir, à travers le parc et ses futaies ; cette nuit,la lumière était livide et ressemblait à un brouillard diaphane.Une brume blanche roulait nonchalamment au ras du sol, parmi lesherbes, et les grands arbres dressaient au-dessus de cette mertranslucide leurs silhouettes de fantômes. Immense, étrange etvaporeux m’apparaissait le monde, cette nuit-là, et pas une âmen’était dehors. Moi seul rôdais dans ce désert, et seule ma petitevoix fêlée rompait la solennité de ce silencieux mystère. Tantôtj’éclatais encore en blasphèmes ; tantôt je continuais monchemin, butant aux obstacles, l’esprit vide, et tantôt ma torturemorale m’étreignait de nouveau. Parfois, brusquement, unbouillonnement de rage montait en moi, quand je pensais à Nettie,riant et se moquant de moi, quand je les voyais, elle et sonVerrall, enlacés dans les bras l’un de l’autre.

– Ça ne sera pas ! – hurlais-je. – Ça ne serapas !

Dans un de ces accès de furie, je sortis mon revolver de mapoche et je le déchargeai trois fois dans le silence de la nuit.Les balles sifflèrent en déchirant le calme nocturne ; lesarbres interloqués se racontèrent, en échos diminués, ce que jevenais de faire ; puis, avec la lenteur des chosesinéluctables, la nuit vaste et patiente me submergea dans sasérénité. Mes coups de feu, mes malédictions, mes blasphèmes, mesprières, – car, par instants, j’invoquais et j’implorais lespuissances divines, – tout s’engloutit dans le silence inexorable.Ce fut, pourrais-je dire, comme un cri de détresse, tranquillisésoudain, étouffé, dilué dans l’écrasante quiétude duresplendissement de l’astre. Le retentissement de mes coups de feu,leur, choc sur l’ambiance, avait été énorme, puis s’était apaiségraduellement ; et je restai debout, sur place, stupéfait, lerevolver à la main, ma surexcitation abattue par quelque chose queje ne parvenais pas à comprendre. Enfin, je levai les yeux, vers lemétéore, que je fixai longuement.

– Qui es-tu ? – l’apostrophai-je.

J’étais comme un homme qui, dans une contrée déserte, entendsoudain une voix…

Et cela aussi passa…

Je me souviens qu’en arrivant au sommet de Clayton Crest, lasolitude me frappa ; la foule n’était pas là, qui tous lessoirs venait contempler la Comète ; le chétif prédicateur quiexhortait les pécheurs à faire pénitence avant le Jugement n’étaitpas dans le terrain vague, au bout des palissades. C’est que minuitavait sonné depuis longtemps : tous avaient regagné leurs logis.Mais je n’y pensai pas tout d’abord, et c’est cette solitude qui merendit perplexe ; même les réverbères, qu’on avait éteints àcause de l’éclat de la Comète, accentuaient l’aspect insolite deces parages familiers. En passant devant le petit libraire de HighStreet, qui avait depuis longtemps clos ses volets, un placardoublié frappa ma vue ; j’y lus en grandes lettres ces mots:

LA GUERRE.

Figurez-vous les rues vides, où ne retentissait que l’écho demes pas, et, soudain, mon arrêt en face du placard, dans le silenceabsolu de la ville endormie ; l’affiche hâtivement posée, unpeu de travers, recroquevillée aux angles, mais distincte etéloquente à la lueur du météore, et sur laquelle hurlait ce motsans réponse, terrible et prophétique d’un mal sans mesure : laGuerre.

2.

Je m’éveillai dans cet état d’apaisement qui suit si souvent lesviolentes secousses morales.

Il était tard ; ma mère se tenait à mon chevet,m’apportant, sur un plateau éraillé, mon déjeuner du matin.

– Ne te lève pas encore, chéri, – dit-elle doucement, en posantle plateau sur mes genoux. – Tu es rentré à trois heures cettenuit, et tu devais être bien fatigué, car tu as dormi comme unplomb. Ah ! Tu m’en as fait une peur, avec ta figure pâle ettes yeux luisants… et tu trébuchais en grimpant l’escalier.

– J’ai été à Checkshill, – répliquai-je, cependant qu’un regardjeté sur la poche de mon veston à la proéminence significative merassurait ; elle n’avait pas touché à mes vêtements… – Tusais, peut-être…

– Oui, j’ai reçu une lettre hier soir.

Et, s’inclinant doucement vers moi, elle effleura mes cheveuxd’un baiser. Pour un moment, nous restâmes là, sa joue contre matempe.

– Ne touche pas à mes frusques, maman, – dis-je vivement, augeste qu’elle fit de les ramasser. – Je suis encore capable de medonner un coup de brosse. – Et, comme elle s’en allait, jel’étonnai en murmurant doucement : – Pauvre vieille mère, va… Oui,je comprends… mais laisse-moi un peu…

Et avec la docilité d’une servante bien dressée, elle s’en fut.Pauvre cœur soumis, dont le vieux monde et moi nous avions si malusé.

Il me sembla, ce matin-là, que j’étais désormais incapable d’unaccès passionnel ; je me sentais l’esprit clair et la volontéferme ; il n’y avait plus ni amour ni haine en moi, et, dansl’inflexibilité de ma résolution, à peine restait-il une place pourla pitié, pitié de ma mère, de tout ce qui devait lui arriver. Jedéjeunai sans hâte, réfléchissant au moyen de me renseigner surShaphambury et de m’y rendre ; je possédais pour tout avoircinq shillings.

M’étant habillé avec soin, et rasé de plus près que d’habitude,ayant choisi le moins élimé de mes faux cols, j’allai à labibliothèque communale pour étudier la carte. Shaphambury setrouvait sur la côte d’Essex ; le voyage était long etcompliqué. Je montai à la gare consulter les indicateurs ; lesemployés ne purent guère me donner de renseignements exacts, maisle préposé aux billets m’aida à résoudre le problème : il mefallait au moins deux livres sterling. Je regagnai la bibliothèquepublique pour réfléchir sur ce que j’avais à faire ; quoiqueje fusse absorbé dans mon projet, je remarquai une certaineanimation de la foule, autour des journaux du matin, qu’oncommentait bruyamment ; étonné un instant, je me renseignaivite : c’était la guerre avec l’Allemagne, naturellement. Unebataille navale se préparait, dans la mer du Nord. Quem’importait ! Je repris mes méditations.

Il y avait bien Parload. Irais-je me réconcilier avec lui et luiemprunter la somme ? Je supputai les chances de ce plan.Ensuite, l’idée me vint de vendre ou de mettre en gage quelquechose… Mais quoi ? C’était là le difficile. Je pensai à monpardessus d’hiver, mais battant neuf il n’avait pas coûté unelivre ; et puis à ma montre, mais on ne m’en donnerait quequelques shillings. En additionnant les deux, c’était uncommencement. Non sans répugnance, mon esprit se porta sur lapetite somme que thésaurisait ma mère en vue du loyer… Elle étaittrès cachottière, à ce sujet ; je savais que les quelquespièces d’or étaient serrées au fond d’une boite à thé, dans sachambre à coucher. Je savais aussi qu’il me serait presqueimpossible d’obtenir d’elle, de son plein gré, une partie de cettesomme, et, tout en me répétant qu’en face de ma vengeance et de mamort aucun futile détail ne comptait, je n’arrivais pas à penser àla boite à thé sans être tourmenté de scrupules. Ne pourrais-jetrouver ailleurs ? Peut-être qu’après avoir accumulé ce quipouvait provenir de diverses sources, déciderais-je ma mère àparfaire la somme.

– Ah ! les autres ! – disais-je, sans haine pour lapremière fois, en pareil cas. – Ah ! ces fils des riches, ilsn’en sont pas à baser leurs romans d’amour sur les générosités dumont-de-piété !… Quoi qu’il en soit, il faut aboutir.

Les heures s’écoulaient, mais je ne m’en inquiétais pas outremesure. « Aller lentement, c’est aller vite », rabâchait en touteoccasion Parload. Je voulais préparer soigneusement mon plan etagir ensuite comme une bombe.

En rentrant, je m’attardai devant la boutique d’un prêteur, maisje jugeai préférable de n’engager ma montre qu’en même temps quemon pardessus. Je déjeunai en silence, tout à mes projets.

3.

Après avoir fait justice d’un pudding de pommes de terre, farciçà et là de côtes de choux et de morceaux de lard, j’endossai monpardessus et sortis de la maison, pendant que ma mère était encoreoccupée dans son arrière-cuisine.

Cette arrière-cuisine, identique dans tous les sous-sols desmaisons comme la nôtre et telles qu’on les concevait jadis, étaitun réduit humide, fétide et en partie souterrain, en prolongementde la pièce obscure servant de cuisine, de salle à manger et desalon. La saleté caractéristique de ce réduit était augmentée, dansnotre cas, par l’ouverture de la soute à charbon, d’où débordaientd’innombrables grains de poussière que le pied écrasait sur lecarrelage ; c’était le refuge de la vaisselle à faire, lavagegraisseux, consécutif à chaque repas. Il y régnait une atmosphèrede vapeur froide, un relent de choux bouillis ; desmaculatures noires et circulaires y disaient le passage descasseroles et des bouilloires enfumées ; des épluchures depommes de terre étaient arrêtées au passage par la grille d’untuyau d’écoulement ; des loques infectes, dont l’horreur ne sedécrit pas, assumaient le nom de torchons à vaisselle. Tout celasurgit en ma mémoire, à ce nom d’arrière-cuisine. L’autel dusanctuaire était l’évier, augette de pierre qui répugnait autoucher, couverte d’une pellicule de graisse et repoussante pourles yeux ; au-dessus de l’évier s’avançait un robinet d’eaufroide, disposé de telle façon que l’eau en rejaillissaitnécessairement sur quiconque l’ouvrait ; c’était là notreseule prise d’eau. Qu’on se figure dans ce lieu une petite vieille,fort malhabile à ces travaux, une âme d’abnégation et de sacrifice,vêtue de hardes sordides dont les couleurs primitives se sontconfondues en un gris sombre et poussiéreux ; aux pieds, desbottines usées et mal ajustées, et la tête couronnée d’une masse decheveux gris en désordre : c’était ma mère ; ses pauvres mainsdéformées par un travail cruel étaient, l’hiver, couvertes degerçures et d’engelures, et un gros rhume la faisait tousser sanscesse. Pendant qu’elle lave la vaisselle dans ce taudis, je sorssubrepticement pour aller mettre en gage mon pardessus et mamontre, afin de pouvoir plus vite abandonner la dolentevieille.

J’éprouvai d’étranges hésitations quand le moment fut venud’engager les deux objets négociables que je possédais. Redoutant,par timidité, de faire la chose à Clayton, où le prêteur meconnaissait, je m’en fus jusqu’à Lynch Street, dans Swathinglea,chez l’homme à qui j’avais acheté mon revolver. Puis, peu soucieuxde le mettre si à fond dans mes affaires, je revins sur mes pas. Lasomme que j’obtins finalement du prêteur de Clayton fut un peuinférieure au prix d’un billet simple pour Shaphambury. Sansrenoncer à mon idée, je retournai à la bibliothèque, afin dem’enquérir si, en faisant à pied une dizaine de kilomètres, je nepourrais réaliser une économie sur le parcours en chemin de fer.Mais, voilà ! Mes bottines étaient dans un étatdéplorable ; la semelle gauche s’en allait par morceaux, et jedus convenir qu’un accident qui me déchausserait entraveraitsingulièrement l’exécution de mon plan ; la semelle tiendraitencore si je la ménageais, mais il ne fallait pas songer à unemarche prolongée. J’allai trouver un cordonnier de Hacker Street,mais il me demanda quarante-huit heures pour la plus sommaireréparation.

Je rentrai chez moi quelques minutes avant trois heures, décidé,en tout état de cause, à prendre le train de cinq heures pourBirmingham. Toutefois, la question d’argent n’était pasrésolue ; en vain, cherchai-je dans la maison un article dequelque valeur à mettre encore en gage. L’argenterie de ma mère,deux petites louches et une salière, était chez le prêteur depuisquelques semaines déjà, au juste depuis la veille du terme de juin.Néanmoins, mon esprit ne restait pas à court d’expédientshypothétiques.

En gravissant les marches du perron, je remarquai que M.Gabbitas levait soudain la tête, et, derrière ses rideaux rougeterne, m’épiait avec une expression à la fois alarmée et résolue.Tout à coup, il disparut, et, au moment où je m’engageais dans lecorridor, il ouvrit brusquement sa porte et me barra le chemin.

Vous vous figurez assez bien, je pense, mon apparence misérable,mon air maussade et taciturne, avec mes vêtements de camelote,râpés et luisants, avec une cravate écarlate toute décolorée, uncol et des manchettes éraillés. Ma main gauche s’obstine à plongerdans ma poche de veston, et serre nerveusement un objet qu’ellepréfère ne pas lâcher. M. Gabbitas était moins grand que moi, et sapetite taille, jointe à une agilité de mouvements affectée, donnaità première vue comme une impression d’oiseau. Cette impression, oneût dit qu’il s’efforçait de la produire ; mais, malgré sespetits gestes de tête, il n’avait vraiment rien de cette radieusevitalité qui caractérise la gent ailée. D’ailleurs, on voitrarement un oiseau essoufflé et le bec ouvert.

M. Gabbitas portait le costume ecclésiastique de l’Égliseanglicane, qui reste peut-être le plus surprenant entre ceux duvieux monde, et ce costume mal ajusté se présentait sous la formela moins avantageuse, avec son étoffe noire bon marché, et sa coupedésuète. Les longues basques de la jaquette accentuaient la formecylindrique du torse et soulignaient les jambes déjà courtes duvicaire. Le nœud blanc, sous le col droit fermant sur la nuque,était visiblement usé. Les yeux derrière les besicles lançaient unregard innocent et le Révérend tenait entre ses dents peu soignéesune pipe de bruyère. Son teint était blême, et, bien qu’il eût àpeine trente-trois ou trente-quatre ans, sa chevelure poivre et sels’éclaircissait sur le sommet de la tête.

Si vous pouviez le contempler, en chair et en os, devant vous,il vous apparaîtrait comme la figure la plus étrange dans soninsouciance complète de toute beauté et de toute dignité physiques.Vous le trouveriez, à coup sûr, extraordinairement cocasse ;mais, en ces jours-là, il était non seulement acceptable, mais vuavec respect et considération. Il vivait encore il y a quelquesannées, mais bien changé. Je ne vis en lui, cet après-midi-là,qu’un petit être négligé, empoté, gauche. Son costume, certes,était disgracieux et baroque, mais si vous en aviez dépouillél’homme, vous auriez aperçu une de ces panses bedonnantes, quiindiquent des muscles flasques et des appétits relâchés ; dansles épaules arrondies, dans la peau jaune et plissée, vous auriezreconnu la même indifférence envers la beauté pure, la même absencede sentiments esthétiques. Vous vous seriez rendu compte que cettedéchéance datait de loin, de la naissance, que cette épave physiqueavait dérivé à vau-la-vie, se nourrissant de ce qu’ellerencontrait, avalant les croyances qu’elle trouvait en chemin,inerte, et soumise aux forces qui la heurtaient ; de la sorte,elle avait assumé une manière d’existence. Ce n’était pas làl’enfant de l’orgueil et de la volonté, le fruit de la splendidepassion d’amour c’était une créature de hasard. D’ailleurs, nousétions tous, alors, des créatures de hasard. Mais pourquoi diableprendre ce ton pour parler de ce pauvre vicaireinoffensif ?

– Comment va ? – dit-il, en affectant une familiaritéamicale. – On ne vous a pas vu depuis des semaines. Entrez doncfaire un brin de causette.

L’invitation de ce locataire de marque équivalait à un ordre.J’aurais bien voulu l’esquiver, mais je n’eus pas la présenced’esprit de trouver un prétexte pour me récuser.

– Heu… Volontiers, – répondis-je maladroitement. Et je franchisla porte qu’il tenait ouverte.

– Tout à fait charmé, mon ami ! Les interlocuteursintelligents sont rares dans la paroisse.

– Que me veut-il donc ? – me demandais-je à part moi.

Il trottinait çà et là, avec des gestes d’hospitalité empressée,des phrases entrecoupées, se frottant les mains et me regardantpar-dessus ses lunettes. Je pris place dans un fauteuil de cuir quime rappelait, je ne sais trop pourquoi, celui de certain dentistede Clayton.

– Il paraît que nous allons avoir du grabuge dans la mer duNord, – remarqua-t-il d’un ton de plaisanterie innocente. – Enfin,on en est donc venu aux mains !

L’atmosphère intellectuelle de la pièce m’en imposait toujourset je m’en sentais, même en cette occasion, gêné malgré moi. Sur latable, devant la fenêtre, s’étalait un matériel photographique àcôté des derniers albums de souvenirs continentaux collectionnéspar le maître de céans. Des rayons ornés de festons de toile ciréesupportaient ce qui me semblait alors un nombre incroyable devolumes ; il y en avait peut-être huit cents, y compris lesalbums photographiques du révérend gentleman et ses anciens livresde classe ; ces rayons étaient nichés dans les retraits de lamuraille, de chaque côté de la cheminée, au-dessus de laquelle,contre la glace, un écu, aux armes de quelque collège d’Oxford,affirmait l’intellectualité du lieu. En outre, le mur opposés’ornait d’une photographie où M. Gabbitas paradait en robe et entoque d’étudiant. Au-dessous, était placé le bureau, dont lecouvercle, fermé en ce moment, dissimulait, je le savais, descasiers ; c’était le bureau d’un écrivain, me semblait-il, et,de fait, le pauvre homme y mettait au net des sermons de sacomposition.

– Oui, – dit-il, debout devant la cheminée, – la guerre devaitéclater tôt ou tard. Si nous réussissons à détruire leur flotte, cesera une affaire terminée.

Il se dressa sur ses orteils et se laissa retomber sur lestalons, le regard fixé sur une petite aquarelle de sa sœur,représentant un bouquet de violettes, et suspendue au-dessus d’unpetit buffet qui servait à la fois de garde-manger et de cave.

– Oui, – fit-il, sentencieusement.

Je toussai, cherchant un prétexte à m’esquiver ; mais lui,m’invita à fumer – bizarre vieille habitude d’alors. Après monrefus poli, il aborda, sur le ton de la confidence, cetteabominable question des grèves.

– La guerre n’y portera pas remède, – proféra-t-ilgravement.

Puis, ce fut l’éternelle rengaine : l’insouciance des ouvrierspour le bien-être de leurs femmes et de leurs enfants, sacrifiés àla cause des syndicats. Du coup, j’oubliai mon désir de partir.

– Je ne suis pas de votre avis, – dis-je fermement. – Si lesouvriers ne se mettent pas en grève pour défendre leur syndicat,s’ils le laissent dissoudre, qui soutiendra leurs revendicationsquand on réduira leurs salaires ?

Il répliqua banalement que les patrons ne pouvaient pas accorderle salaire maximum, quand le charbon était au plus bas prix.

– Ce n’est pas la question, – ripostai-je. – Les patronsn’agissent pas loyalement envers les ouvriers, qui ont raison de seregimber.

Mais M. Gabbitas de répliquer :

– Peut-être pas… Il y a longtemps que j’exerce mon ministèredans les Quatre Villes, et l’injustice ne me semble pas toujours ducôté des patrons.

– Ma foi non, le poids de l’injustice retombe toujours sur lesouvriers, – rétorquai-je, en dénaturant volontairement saphrase.

L’entretien dégénérait en discussion.

– Au diable les patrons et les grèves, – grommelai-je toutbas ; mais j’étais incapable de trouver une excuse pour filer,et mon irritation se trahit dans le ton de ma voix.

Trois petites taches rouges apparurent sur les joues et le nezde M. Gabbitas, mais sa voix, à lui, ne manifesta aucunement ledépit que lui causaient mes contradictions.

– Voyez-vous, – repris-je, – je suis socialiste, et je ne pensepas que le monde ait été créé pour qu’une petite minorité danse surtoutes les autres têtes.

– Mon cher garçon, je suis aussi socialiste que vous, – ripostale Révérend Gabbitas. – Qui n’est pas socialiste,aujourd’hui ? Mais cela ne comporte nullement la haine desclasses.

– C’est que vous n’avez pas senti sur vous le talon de lamaudite Société. Moi, je l’ai senti.

– Allons, – commençait-il, quand un bruit, dans le corridor, luicoupa la parole.

Ma mère avait ouvert à quelqu’un et frappait timidement à laporte.

– Ouf ! – fis-je, mentalement, et je me levai d’unepièce ; mais son geste me retint.

– Non, non, restez, ce n’est que pour le secours des Dorcas.Entrez ! – Et, se retournant vers moi : – Notre conversationcommençait à devenir intéressante. Accordez-moi un instant.

Miss Ramell, une personne un peu mûre, très adonnée aux bonnesœuvres paroissiales, pénétra dans la pièce. Je restai inaperçu,cependant qu’il la saluait et s’installait devant son bureau.

– Je ne vous interromps pas ? – fit miss Ramell.

– Oh ! nullement, – dit-il, tout en ouvrant le meuble.

J’étais debout et placé de façon à suivre tous ses mouvements.J’étais si vexé de mon impuissance à prendre congé que, sur lemoment, en le voyant manier des pièces de monnaie, je ne songeainullement à mes démarches du matin pour m’en procurer. L’airmaussade, j’écoutais la conversation, et je vis, seulement « avecle devant de mes yeux », comme on dit au pays de Galles, le petittiroir plat sur le fond duquel étaient éparpillés une quantité desouverains d’or.

– Ils sont si déraisonnables ! – se lamentait missRamell.

Qui donc aurait pu rester sage dans une organisation sociale quifrisait la démence ?

Je leur tournai le dos, posai un pied sur le garde-feu, et, uncoude sur la tablette de la cheminée couverte de peluche à franges,j’étudiai les photographies, les pipes et les cendriers quil’ornaient. Qu’avais-je donc à me procurer avant de retourner à lagare ?

Mais oui, c’est cela. J’éprouvai comme un soubresaut moral, monesprit franchit d’un bond involontaire un abîme sans fond, et monattention se porta sur les pièces d’or, au moment même où M.Gabbitas repoussait le tiroir.

– Je serais désolée de vous déranger plus longtemps, – minaudamiss Ramell, reculant vers la porte.

M. Gabbitas, plein de prévenances, la reconduisit, la précédadans le vestibule, et, un instant, j’eus la sensation nette que sesdix ou douze souverains étaient à ma portée.

La portée d’entrée se referma et M. Gabbitas reparut ;l’occasion de m’échapper était perdue.

4.

– Mais il faut que je parte, – protestai-je, pris du désir plusvif encore de décamper.

– Mon cher ami, insista-t-il, – jamais de la vie. À coup sûr,rien ne vous appelle ailleurs.

Et aussitôt, pour nourrir la conversation interrompue, il meposa cette question inattendue :

– À propos, vous ne m’avez jamais dit ce que vous pensiez dupetit livre de Burble.

Furieux d’être ainsi retenu, je me demandai pourquoi, aprèstout, je mitigerais et atténuerais mes opinions par déférence pourmon hôte ? Pourquoi afficherais-je une sorte d’inférioritéintellectuelle et sociale en face de lui ? Il me demandait monopinion sur Burble, je la lui donnerais et sans périphrase…Peut-être qu’alors il me laisserait partir. Refusant de m’asseoir,je m’appuyai au coin de la cheminée.

– Vous voulez parler du petit livre que vous m’avez prêté l’étédernier ?

– C’est raisonné serré, n’est-ce pas ? – fit-il, meréitérant, du geste de sa main plate, son invitation à user dufauteuil et s’armant d’un sourire persuasif.

Je restai debout.

– Je ne fais pas grand cas de sa puissance de raisonnement, –répliquai-je.

– Il fut un des évêques les plus distingués que Londres aitjamais connus, – objecta-t-il.

– Ça se peut, mais la cause qu’il défend de son mieux m’a parufameusement faible.

– Vous voulez dire ?

– Tout bonnement qu’il fait fausse route et qu’il n’arrive pas àdémontrer ce qu’il veut. Le Christianisme, du reste, est une fable,votre bonhomme sait bien qu’il s’abuse avec ça, et il déraisonne àgogo.

M. Gabbitas pâlit, et l’aménité disparut de son attitude ;ses yeux et sa bouche s’arrondirent, ses sourcils s’arquèrentprodigieusement, et sa figure sembla toute ronde.

– Je suis fâché que vous jugiez de la sorte, – souffla-t-ilenfin, en reprenant haleine.

Il ne m’invitait plus à m’asseoir, mais, marchant d’un passaccadé vers la fenêtre, il se retourna tout d’une pièce.

– Vous voudrez bien admettre, je suppose… – commença-t-il d’unton de condescendance intellectuelle peu fait pour me calmer, et ladiscussion continua.

Je vous en épargnerai les détails. Si vous en êtes curieux, vousen retrouverez les éléments dans quelque coin de musée ou debibliothèque ; feuilletez, par exemple, les brochures del’Association de la Presse Rationaliste, où j’avais puisé mesarguments, et, pour les ripostes de mon contradicteur, ellestraînaient dans ces limbes étranges où grouillent les « Réfutations» de l’orthodoxie ; toute cette littérature gît aujourd’hui,confondue et oubliée, comme dans la fosse commune les morts dequelque grande bataille. Nos jeunes contemporains ne liraient toutcela qu’avec une impatience étonnée ; on se figure mal que desindividus sains d’esprit se soient imaginé qu’ils finiraient pars’entendre dans ces controverses amphigouriques. Toutes lesvieilles méthodes de raisonnement systématique, les absurditéssaugrenues de la vieille logique d’Aristote ont rejoint dansl’oubli les grimoires des alchimistes et les précis de magie.

Vous ne pouvez pas plus comprendre nos disputes théologiques queles scrupules de ces anciens peuples qui ne parlaient de leursdieux que par allusions, ou ceux des sauvages qui se laissaientmourir pour avoir été photographiés, ou encore ceux des paysans dutemps d’Elisabeth, qui se détournaient de leur chemin etregagnaient leur cabane parce qu’ils avaient vu troiscorbeaux ; moi-même, qui ai passé par tout cela, je ne puis merappeler nos controverses qu’avec incrédulité.

Aujourd’hui, nous comprenons la foi, nous vivons tous par lafoi ; mais, en ces vieux temps, la foi se confondait pour tousavec la croyance à une foule de traditions peu authentiques. Jepense même que croyants ou athées en étaient tous au mêmepoint ; leurs moyens intellectuels ne leur permettaient pas deconcevoir la foi que nous connaissons ; il leur fallaitquelque chose à toucher, quelque chose à dire, un objet, uneformule, comme leurs ancêtres barbares n’admettaient pas l’échangesans un signe monétaire. S’ils n’en étaient plus à adorer desfétiches de bois ou de pierre, ou à chercher l’exaucement de leursdésirs dans des pèlerinages et des cérémonies, ils en étaientencore aux images parlées, aux mots imprimés, aux formulesconsacrées… Mais pourquoi ressusciter les échos de ces vieilleslogomachies ?

Toujours est-il que nous nous échauffâmes promptement la bile àrechercher Dieu et la vérité, et que, d’un côté comme de l’autre,de jolies bêtises furent proférées ; impartialement, avecl’expérience de mes soixante-seize ans, je puis affirmer sansinjustice que si ma dialectique était faible celle du RévérendGabbitas valait encore moins.

De petits points roses se promenaient sur ses joues, sa voixprenait des tons aigus, nous nous interrompions de plus en plusvivement ; nous inventions des faits, nous invoquions desautorités dont j’écorchais les noms. Au cours du débat, ayantremarqué que la haute critique allemande en imposait à Gabbitas, jelui lançai, avec un effet foudroyant, les noms de Karl Marx etd’Engels, que je proclamai de grands exégètes ! Toute ladiscussion fut d’une sottise désarmante ; le ton se haussaitet l’irritation allait croissant. Ma pauvre mère, besognant dansl’escalier, entendait certainement ma voix, et, tout alarmée,devait m’adjurer tout bas :

– Mon cher enfant, n’offense pas la société ni la religion.Oh ! ne les offense pas ! M. Gabbitas est bien avecelles, efforce-toi de penser ce que pense M. Gabbitas.

Quoi qu’il en fût, nous conservions encore, dans cettecontroverse, le ton de la déférence mutuelle. Je ne sais comment lasupériorité morale du Christianisme sur toute autre religion futmise en cause : dès lors la hardiesse de nos affirmations et de nosgénéralisations ne connut plus de limites, nos données historiquesétant de part et d’autre des plus vagues. J’en arrivai à prétendreque la morale chrétienne n’était qu’une morale d’esclaves et jecitai Nietzsche, un philosophe allemand fort en vogue à l’époque,et dont je me déclarai le disciple.

Pour un disciple, je dois avouer que je connaissais mal lesouvrages de mon auteur. Au vrai, tout ce que je connaissais de luime venait de la lecture d’un article de deux colonnes paru lasemaine précédente dans le Clairon, mon journal socialiste. Maisvoilà : le Révérend Gabbitas ne lisait pas le Clairon.

Est-ce demander grand effort à votre crédulité que de dire queM. Gabbitas ignorait absolument jusqu’au nom de Nietzsche, malgréles attaques ingénieuses et imprévues que cet écrivain avaitdirigées contre la religion que le révérend gentleman avait missionde défendre ?

– Je suis un disciple de Nietzsche ! – m’écriai-jederechef, avec l’air d’en avoir dit long.

Il se cabra si drôlement en entendant ce vocable insolite que jene pus résister au désir de le répéter encore une fois.

– Naturellement, vous savez ce qu’en dit Nietzsche ? –questionnai-je malicieusement.

– Il a été réfuté victorieusement, – répondit-il, espérant sansdoute s’en tirer par cette affirmation aventurée.

– Et par qui, s’il vous plaît ? – lui répliquai-je, du tacau tac. – Je vous serais bien reconnaissant de me renseigner.

Et, avec une satisfaction impitoyable, j’attendis saréplique.

5.

Un incident heureux permit à M. Gabbitas d’esquiver le défi,mais il fut cause aussi que je fis un pas de plus vers maperte.

Le piaffement d’un équipage, qui s’arrêta dans un grondement deroues, attira mon attention.

– Tiens ! – s’exclama le Révérend, se précipitant vers lafenêtre. – Mais, c’est Mme Verrall ! Voilà Mme Verrall !Que peut-elle bien me vouloir ?

Se retournant vers moi, il me montra une figure où unrayonnement de satisfaction avait effacé les traces de lacontrariété. Ce n’est pas tous les jours, pensai-je, que MmeVerrall lui rend visite.

– Nous sommes si souvent interrompus ! – dit-il, avec unsourire bienveillant. – Vous m’excusez une minute ? Aprèsquoi… je… je vous dirai ce qu’il faut penser de ce… commentdonc ?… de cet écrivain. Ne partez pas… Je vous assure, c’esttrès intéressant… très intéressant.

Et il sortit en coup de vent, me repoussant du geste au fond dela pièce.

– Mais il faut que je parte ! – lui criai-je dans ledos.

– Non, non ! restez ! – répondit-il dans le corridor.– Je tiens une réfutation.

Et, de la fenêtre, je pus le voir dégringoler le perron ettomber en courbette devant la vieille dame. Mon exaspération sesoulagea en blasphèmes. Je fis trois pas et me trouvai à portée demain du maudit tiroir, que je reluquai involontairement ; mesregards se portèrent vers la vieille dame à qui sa richesse donnaitune puissance absurde, et, d’emblée, l’image de son fils et deNettie surgit dans mon cerveau. Les Stuart avaient sans douteaccepté le fait accompli, et moi aussi, apparemment.

Qu’est-ce que je faisais là ? Pourquoi m’attardais-je, aurisque de laisser échapper ma juste vengeance ? Je sortaiscomme d’un rêve ; mon énergie se réveilla, un regard encorejeté sur l’échine courbée du vicaire, sur le nez pointu de lavieille dame, sur sa main tremblante, et, avec la vivacité del’éclair, j’avais ouvert le tiroir, empoché quatre souverains,refermé le meuble… À travers la vitre, je les vis qui continuaientà causer.

Tout allait bien. Il ne vérifierait pas avant des heurespeut-être le contenu de son tiroir. Un coup d’œil à la pendule :j’avais vingt minutes pour le train de Birmingham, le temps dem’acheter une paire de chaussures et de filer… Mais comment arriverà la gare ?

Délibérément, je gagnai le corridor, pris ma canne et monchapeau. Allais-je sortir maintenant et passer auprès delui ?

Oui, le moyen était excellent. Il n’oserait insister longuementpendant qu’une personne aussi importante l’occupait.

Je descendis crânement le perron.

– Vous me dresserez une liste, mon cher monsieur Gabbitas, detous les cas vraiment méritoires, – disait la vieille MmeVerrall.

Chose singulière, il ne me vint pas un instant à l’idée quec’était là la femme dont je me proposais d’assassiner le fils. Jene la vis pas du tout sous cet aspect-là. Elle m’apparut comme lesymbole des injustices, de l’imbécillité sociale, qui accordait àcette vieille femme le pouvoir de dispenser ou de refuser, suivantses pauvres fantaisies, les nécessités vitales à des milliers decréatures, ses semblables.

– J’établirai une sorte de liste provisoire, – bredouillait M.Gabbitas, qui, en m’apercevant, me lança un regard inquiet.

– Il faut que je parte, – fis-je, en réponse à son évidenteinterrogation. – Je serai de retour dans vingt minutes, –ajoutai-je sans m’arrêter.

J’étais extraordinairement calme et résolu, autant qu’enchantéde ce vol si promptement et si aisément accompli. Somme toute, jeme trouvais en mesure à présent d’exécuter ma grande résolution. Lacrainte des obstacles ne m’oppressait plus… Je me sentais capabled’affronter toutes les difficultés et de les tourner à monavantage. Je pris la direction de Hacker Street, où, en dixminutes, je ferais l’emplette d’une paire de solidesbottines ; puis, en cinq minutes, je serais à la gare, et… enroute !

Je me croyais aussi énergique et amoral que si j’eusse été leSurhomme même de Nietzsche. Je n’oubliais qu’un détail : c’est quela pendule du vicaire pouvait retarder.

6.

Je manquai le train.

La pendule du vicaire et les lenteurs du cordonnier étaientresponsables du contretemps. Au surplus, j’avais donné à ce dernierune fausse adresse, le priant de m’y faire parvenir mes vieuxsouliers, ruse destinée à dépister toute poursuite. Bref, je necessai d’être le Surhomme nietzschéen qu’en voyant filer montrain.

Cette déception même ne me fit pas perdre la tête. Je me rendiscompte, presque aussitôt, qu’il valait infiniment mieux, au casd’une poursuite immédiate, que je n’eusse pas pris le train àClayton, et qu’une heureuse chance, en somme, m’épargnait cetteerreur. J’avais en effet attiré l’attention sur moi, à la gare deClayton, par mes demandes de renseignements concernant Shaphambury,et, une fois sur la piste, l’employé se fût certainement souvenu demoi. Désormais, il était bien peu probable qu’il eût à intervenirdans l’affaire. J’évitai toute démonstration de dépit d’avoirmanqué mon train et je m’abstins même d’entrer dans la gare. Jedescendis tranquillement la route, franchis la passerelle de fer,et, en contournant la briqueterie White et les corons, je revins àla route de Two Mile Stone, où, calculai-je, je devais pouvoirprendre un train à 6 h 13, ce qui me laissait de la marge.

Je ne ressentais que peu d’inquiétude.

– Supposons, – me disais-je, – que le vicaire visite tout desuite son tiroir : s’apercevra-t-il de la disparition de quatrepièces d’or sur les douze ou quinze qu’il contenait ? Si oui,me soupçonnera-t-il immédiatement ? Admettons qu’il me croiele coupable : n’attendra-t-il pas mon retour ? Agira-t-il sansretard ? Renseignera-t-il ma mère ou appellera-t-il aussitôtla police ? En outre, il y avait une dizaine de routes etautant de lignes de chemin de fer pour quitter la région deClayton. Comment devinerait-il laquelle j’ai prise ? Commentsaurait-il en quel endroit je me rends ? Et quand il tomberaitjuste, quand il irait à la station par où je devrais partir,personne ne se rappellerait m’avoir vu, pour la bonne raison que jen’y serais pas allé. Mais l’employé de la gare ? Il était bieninvraisemblable que, ne m’ayant pas revu, il m’identifiât avec lepersonnage qui l’avait consulté au sujet de Shaphambury.

Néanmoins, je résolus de compliquer mon voyage ; deBirmingham j’irais à Monkshampton, de là à Wyvern, enfin àShaphambury, que j’atteindrais par la voie du Nord.

Ce détour nécessiterait sans doute un arrêt d’une nuit à l’unede ces villes intermédiaires, mais je parviendrais mieux ainsi àdépister les poursuites, peu actives probablement, car il nes’agissait pas encore d’un meurtre, mais seulement du vol de quatresouverains.

Avant même d’atteindre Clayton Crest, j’avais éliminé ainsi, uneà une, toutes les causes d’anxiété.

Arrivé au sommet de la montée, je me retournai pour contemplerla ville.

Quel monde s’étalait sous mes yeux ! Et soudain l’idée mefrappa que je le voyais pour la dernière fois. Si je rejoignais lesfugitifs et si j’accomplissais mon projet, je mourrais avec eux ouje serais pendu. Ma contemplation de cette large et laide valléedevint plus attentive.

C’était ma vallée natale. J’allais en sortir sans retour ;et pourtant, dans ce dernier coup d’œil panoramique, cetteagglomération de villes où j’étais né, qui m’avait amoindri,comprimé et déformé, qui m’avait moralement estropié, qui m’avaitfait ce que j’étais, me donna une impression indéfinissable.

Mes occupations journalières me rendaient son aspect nocturneplus familier ; je l’avais rarement contemplée sous un soleild’après-midi ; peut-être aussi les émotions de cette semaineavaient-elles rendu plus intenses mes facultés sentimentales…Toujours est-il que, pour la première fois, la promiscuité de cetohu-bohu de mines et de corons, de manufactures et de hautsfourneaux, de gares de marchandises, de canaux, d’écoles, deforges, d’églises, de bicoques, – agglomération irrégulière,enfumée où s’accumulaient des vies humaines, heureuses comme desgrenouilles dans la cendre, – frappa mon imagination. Il étaitévident que toutes ces choses avaient été accolées au hasard, sanssouci des commodités voisines : la fumée des hautes cheminéessalissait la terre blanche des potiers ; le tintamarre destrains assourdissait les fidèles dans leurs sanctuaires ; lescabarets versaient leur corruption au seuil même des écoles, et lestristes demeures s’écrasaient misérablement au milieu de cesmonstruosités de l’industrialisme, comme si une imbécillitétâtonnante avait présidé à toute cette incohérence. L’humanités’étouffait sous ses propres produits, et ses énergiesaboutissaient au désordre, comme un être frappé de cécité sedébattrait dans une fondrière en s’enlisant par son propreeffort.

Certes, tout cela ne m’apparut pas si clairement cetaprès-midi-là ; encore moins me demandai-je, accaparé par mesprojets meurtriers, comment j’avais supporté ces difformités ;c’est plutôt mes impressions d’aujourd’hui que je vous donne là, etje les relate comme une traduction des sentiments obscurs éprouvésà la contemplation de ce spectacle que je ne devais plusrevoir.

En tout cas, je n’avais nul regret ; au moins mourrais-jeau grand air et sous un ciel pur.

Du lointain de Swathinglea, un petit bruit m’arriva, leshurlements soudains d’une émeute, puis trois coups de feu, quiarrêtèrent un instant mon attention. Qu’importait, aprèstout ? Je quittais cet enfer pour toujours. Dieu merci, c’enétait fini, et, me retournant pour reprendre ma course, le souvenirde ma mère passa dans mon esprit. C’était tout de même un bienvilain monde pour l’y laisser seule ; ma pensée s’envola verselle et je la vis très nettement : elle allait et venait dans lalumière de l’après-midi, ignorante encore de ce qu’elle perdait,courbée, furetant dans l’ombre de son sous-sol… peut-être mêmepénétrait-elle, une lampe à la main, dans l’arrière-cuisine ;ou encore, assise, patiente, devant le feu, m’attendait-elle pourle thé… Une immense pitié m’étreignit, un grand remords pour tousles malheurs qui s’amassaient comme un nuage noir sur sa têteinnocente. En somme, pourquoi avais-je entrepris cetteexpédition ?

Pourquoi ?

Et soudain, immobile sur la crête même de la colline, je fus surle point de rebrousser chemin pour rentrer auprès d’elle.

Mais les souverains du vicaire nous séparaient ; s’ils’était aperçu déjà de leur disparition, vers quelle honteretournerais-je ? Et s’il n’avait rien découvert encore,comment les replacer dans le tiroir ? Quelle nuitpasserais-je, si je renonçais à ma vengeance ? Et que nesouffrirais-je pas au retour du jeune Verrall et deNettie ?

Non, cet acte devait s’accomplir.

Pourtant j’aurais pu embrasser ma mère avant de partir ;j’aurais pu lui laisser un petit mot qui l’eût rassurée, ne fût-ceque pour quelques heures… Elle passerait la nuit à m’attendre,attentive au moindre bruit… Si, de la gare, je lui envoyais untélégramme ?

Allons, trop tard, trop tard ! C’eût été défaire tout ceque j’avais combiné, c’eût été attirer sur moi une poursuite tropsûre de m’atteindre ; non, décidément, mieux valait laisser mamère dans l’angoisse…

J’arrivai à Birmingham dans la soirée, juste à temps pour ledernier train de Monkshampton, où je projetais de passer lanuit.

Chapitre 5 ÀLA POURSUITE DES AMANTS

1.

Le train qui m’emporta de Birmingham à Monkshampton m’entraînaitnon seulement dans des régions où je n’avais jamais mis le pied,mais aussi bien loin de la clarté coutumière du jour et dessensations ordinaires et quotidiennes des choses : vers la nuitétrange et sans précédent que dominait le gigantesque météore desderniers jours.

Le contraste entre la nuit et le jour s’accentua à cette époquede curieuse façon. Une différence accrue sans cesse les sépara ence qui concernait toutes les affaires de ce monde. Pendant le jour,la Comète était un fait divers dans les journaux, une occurrenceque des préoccupations plus immédiates reléguaient au second plan,et ce n’était rien en comparaison des menaces de guerre imminente.C’était un phénomène astronomique, là-bas, très loin, quelque partau-dessus de la Chine, à des millions de kilomètres dansl’immensité. On l’oubliait. Mais aussitôt que le soleil avaitsombré à l’occident, les regards se tournaient vers l’orient, etl’astre reprenait son empire.

On s’attendait à son apparition certaine, et pourtant, chaquesoir, il surgissait à l’horizon comme une surprise. Chaque soir ilsurgissait plus brillant qu’on n’avait osé le penser, plus vasteaussi, avec une étrange modification de son contour. À sa surface,le cône d’ombre de la Terre projetait un disque plus lumineux etplus vert, qui s’agrandissait en même temps que l’astre. Le météoreétant lumineux par lui-même, cette projection circulaire ne sedessinait pas d’un trait vif et dur ; elle apparaissaitphosphorescente et augmentait d’éclat à la chute du jour. Quand ilmontait dans le sillage du soleil abdiquant, son irradiation lividebannissait les réalités du jour et revêtait toutes les formes d’unaspect fantomatique. Il transformait, autour de lui, le ciel sansétoiles en un abîme d’un extraordinaire bleu foncé, teinte auxprofondeurs infinies telles que je n’en revis jamais. Par laportière du wagon qui me trimbalait vers Monkshampton, jeremarquai, sans pouvoir me l’expliquer, qu’une lueur d’un rougeanimé se mélangeait à toutes les ombres.

Grâce à la Comète, nos hideuses villes industriellesd’Angleterre étaient transformées en cités fantômes ; lesautorités municipales économisaient leurs frais d’éclairage ;on pouvait partout lire un journal dans ce resplendissementnocturne. Débarqué à Monkshampton, je suivis, sous cette blêmeclarté, des rues inconnues dont les globes électriques éteints etleurs colonnes projetaient des ombres indistinctes sur lestrottoirs ; çà et là, des fenêtres éclairées faisaient destaches vermeilles sur les façades et semblaient des trous taillésdans quelque rideau de rêve tendu devant un brasier ardent. Unpoliceman aux pieds silencieux m’indiqua une auberge tissée declair de lune ; l’homme qui m’accueillit avait une figureverte. C’est là que je passai la nuit. Le lendemain matin, ensortant, je me trouvai dans une rue bruyante et passante, auxpetits pavés pointus ; l’auberge de rêve apparut comme cequ’elle était, un sale petit estaminet empuanti de relents debière, et l’aubergiste-fantôme révéla une figure maussade au boutd’un long cou tacheté de rouge.

Je partis, ayant réglé mon compte ; les camelotsbraillaient les nouvelles, excitant l’émulation d’un chien hargneux: « Désastre anglais dans la mer du Nord… Un cuirassé coulé corpset bien.

J’achetai un journal et parcourus, chemin faisant, les détailsfournis sur ce résultat triomphal de la vieille civilisation : ungrand vaisseau, qui, au seul contact d’une torpille lancée par unsous-marin allemand, avait sauté avec ses canons, ses munitions,toute une machinerie, la plus coûteuse et la plus belle qu’on fûtcapable de créer à l’époque, et avec lui neuf cents hommes valides,robustes et vigoureux. Une fièvre guerrière m’envahit ; j’enoubliai non seulement la Comète, mais jusqu’au mobile qui mepoussait vers la gare, et c’est machinalement que je pris monbillet et m’installai dans le train qui m’emportait versShaphambury.

Ainsi le jour imposait une fois de plus sa despotiquedomination, et les gens ne pensaient plus à la nuit lumineuse.

Chaque soir, cette beauté, cet émerveillement, cette promesseprophétique venue des abîmes, nous inondait de sa splendeur, etnous nous taisions, fascinés, pour une heure… Puis, aux premièreslueurs de l’aube grise, c’était de nouveau le grincement desserrures, le tintamarre des voitures de laitiers, et, dans lareprise de la monotonie quotidienne, nous nous étirions, nousbâillions déjà notre ennui. La souillure des fumées de la houilleenvahissait encore le firmament, et nous nous préparions àreprendre l’incohérente et rebutante routine de l’existence.

La vie a toujours été ainsi faite, nous disions-nous, et ellesera toujours la même.

Ces nuits glorieuses étaient considérées surtout comme unspectacle sans signification pour nous ; dans toute l’Europeoccidentale, seule une petite fraction de la classe ignorantevoyait dans la Comète le présage de la fin du monde. Les paysans decertaines contrées continentales étaient plus crédules ; mais,en Angleterre, il n’y avait plus de paysans, tout le monde savaitlire, et nos journaux, avant que notre soudaine querelle avec lesAllemands eût atteint son maximum d’acuité, avaient dissipé touteappréhension possible au sujet du météore. Depuis les chemineaux dela grand-route jusqu’aux enfants de la nurserie, tous avaientappris que ce météore sans consistance pesait à peine quelquestonnes ; ce n’était qu’un nuage étincelant de matièresgazeuses. Le fait était démontré péremptoirement par l’angle dedéviation qu’avait déterminé dans la trajectoire de la Comète laforce attractive de la Terre. Elle avait côtoyé quelques-uns desplus petits astéroïdes sans modifier aucunement leur orbite, tandisqu’elle-même avait décrit une courbe de près de trois degrés. Quandelle en viendrait à heurter notre globe, le spectacle paraîtraitsans doute superbe à ceux qui, placés du bon côté de la planète, enseraient témoins ; c’est là tout ce qui se passerait. Il étaitpeu probable que nous nous trouvions du côté où aurait lieu lacollision. Le météore grandirait de plus en plus dans l’espace,mais la projection du cône d’ombre terrestre obstruerait dans unemesure correspondante son éclat ; à la fin, pourtant, ilenvahirait toute l’atmosphère et l’on verrait un ciel de nuagesverts et diaphanes, bordé, à l’orient et au couchant, deluminosités intenses. Puis, une pause suivrait dont il étaitdifficile d’apprécier la durée ; enfin, sans doute, unefulguration d’étoiles filantes qui, peut-être, prendraient unecouleur nouvelle à cause de l’élément inconnu dont la présenceétait indiquée par la ligne verte tant discutée. Il tomberait duzénith une véritable averse d’aérolithes qu’on espérait recueilliret analyser.

Les nuages verts tourbillonneraient et disparaîtraient et il yaurait peut-être des orages. Mais, derrière le voile momentané dela Comète, le vieux firmament, les vieilles étoiles reparaîtraient,et tout serait comme devant. Puisque le phénomène devait avoir lieuentre une heure et onze heures du matin, le mardi suivant (c’est lanuit du samedi que j’avais passée à Monkshampton), on concluaitqu’il ne serait que partiellement observable de notre côté de laplanète. S’il y avait du retard, peut-être n’en apercevrions-nousque quelques étoiles filantes au ras de l’horizon. Tels étaient lespronostics de la science. N’empêche que ces dernières nuits furentles plus belles et les plus mémorables qu’ait connuesl’humanité.

2.

Le train que je devais prendre à Wyvern pour Shaphambury avaitun retard d’une heure, attribuable, disait-on, à un mouvement detroupes concentrées sur la côte, en prévision d’un débarquementpossible des ennemis.

La petite ville de Shaphambury était bizarre, même pourl’époque ; j’avais, au reste, une disposition d’esprit qui meportait à noter la singularité des choses admises. Dans le recul dutemps, cette singularité me parait plus grande encore. Le lieuétait nouveau pour moi ; la mer même y affectait un aspectinconnu ; il faut dire que j’avais fait deux excursions, partrain de plaisir, en un port du pays de Galles, dont les côtesdécoupées, avec leurs énormes falaises granitiques et les hautesmontagnes de l’intérieur, n’offraient en rien l’horizon immense decette région de l’est où l’on appelait falaise un talus croulant etgris sale qui dominait la mer de cinquante pieds à peine.

Quand le petit train local arriva à l’entrée de la ville, aprèsavoir contourné un épaulement de colline, j’aperçus une séried’herbages onduleux, au milieu desquels étaient dressés de grandschâssis de planches couverts d’affiches qui attiraient l’œil etinterceptaient l’horizon de la mer. Ces placards vantaient tour àtour les qualités de tel ou tel comestible et les vertus de tel outel remède, avec une sollicitude égale pour les estomacs, et leurscouleurs se préoccupaient d’être frappantes bien plus que belles etde ressortir sur les tons gris adoucis du paysage. La plupart deces réclames, – qui étaient un facteur si remarquable de la vie decette époque-là, et qui rendaient possible l’existenced’innombrables journaux en papier de bois, – recommandaient desaliments, des boissons, des tabacs et des drogues qui promettaientde restaurer les organismes que les autres articles auraientsérieusement détériorés. On ne pouvait perdre de vue, dans ce «banquet de la vie », le terrible memento mori, griffonnésur l’espace et qui rappelait à chacun que l’homme, content devivre dans ses tanières, de se nourrir sans révolte de pareillesordures, consistait en un canal digestif « muni d’appendicespropres à en alimenter le fonctionnement », et qu’il n’était guèreplus qu’un ver de fumier, aveugle et sourd.

À côté de pareils placards, on en voyait d’autres, affichant, ennoir et blanc, des noms sonores de « domaines ». Les idées purementindividualistes de ces temps-là avaient entraîné la division parlots et par quartiers des terrains en bordure sur la mer. Presquetoute la côte de l’Est et du Sud avait été allotie de cettemanière, et si ces projets avaient réussi, la population entière denotre île eût pu se loger dans ces innombrables cottages virtuels.Il va sans dire que rien de pareil ne se réalisa, et que cettedéfiguration de nos côtes ne fut utile qu’à un petit nombre despéculateurs. On voyait, tantôt neuves et tantôt pourries, despancartes d’agences sans clients, dressées sur des terrains coupéspar des « voies d’exploitation » que l’herbe avait envahies et quedes écriteaux à demi effacés baptisaient pompeusement « Avenue deTrafalgar » ou « Boulevard de la Plage ». Çà et là, quelquesboutiquiers avaient consacré les économies d’une vie de travail às’ériger un cottage, et la piteuse bicoque, grotesque et minable,s’acroquevillait dans l’isolement de terrains vagues, au milieu dupetit lot, mal clôturé de planches, dans lequel, sur des cordestendues, flottaient au vent, comme on ne sait quel symbole de lafaillite environnante, les drapeaux versicolores d’une lessivebourgeoise.

Après avoir traversé une route, nous roulâmes entre desalignements de maisons ouvrières identiques, construites en pauvrebrique jaune, ayant toutes une arrière-cour avec un hangar enplanches noircies. Ce système de lotissement avait eu pour résultatd’attrister et de salir les approches de toute agglomération et enparticulier les abords de cette petite ville que les guidesqualifiaient, en un langage imagé, d’une « des plus délicieusesstations de cette région fleurie ».

Puis, ce furent d’autres maisons minables, la vaste hideur desusines de force électrique, et l’inévitable cheminée monumentaledont la hauteur accusait notre imbécile impuissance à rendrecomplète la combustion de la houille ; enfin, la gare, situéeà un bon kilomètre du centre de cet asile de santé et deplaisir.

Dès mon arrivée, je procédai à une exploration systématique deShaphambury. Les soirées devenaient très chaudes, et mes vainesrecherches dans Shaphambury s’exaspérèrent encore sousl’incomparable gloire de la nuit revenue, quand je pensai que, souscette bénédiction splendide de la nature, le jeune Verrall etNettie vivaient leurs amours.

Je me souviens de mes interminables allées et venues, au long dela plage, de mes regards indiscrets sous le nez de tout jeunescouples, et toujours la main prête dans ma poche, cependant qu’enmon cœur battait une douleur étrange qui n’était ni de la rage nide l’impatience. Je ne m’arrêtai que quand je fus seul sous lesétoiles, les derniers flâneurs ayant regagné leurs lits. Mesrecherches et mes questions furent sans cesse contrecarrées par ledésir exclusif qu’éprouvait chacun de mes interlocuteurs dediscuter les chances de débarquement allemand avant l’arrivée del’escadre de la Manche. J’avais passé la nuit dans un petit hôtelborgne, au fond de la ville, où je n’étais arrivé qu’à deux heuresde l’après-midi, à cause du petit nombre de trains qui circulent ledimanche, et ce n’est que dans la soirée du lundi que je trouvai unindice qui me mit sur la bonne piste.

Je commençai par une visite minutieuse de la ville ; la rueque j’abordai offrait tout d’abord une rangée de boutiquesprétentieuses et sentant la faillite prochaine, puis un café et unestation de voitures. Au bout d’une double enfilade de petitesvillas en briques rouges, emmitouflées de verdure, elle débouchaitdans une assez jolie Grande Rue, dont les magasins, dans l’accalmiedominicale, avaient clos leurs devantures ; une cloche sonnaitquelque part pour l’office, et des groupes d’enfants endimanchés serendaient au catéchisme. Traversant une place bordée de maisons auxfaçades de stuc, qui me rappelaient, en plus propre, mon quartier,je me trouvai soudain dans un grand jardin aux allées bitumées,qualifié somptueusement de « Terrasse Marine ». Du banc de fonte oùje m’étais assis, je parcourus du regard la vaste étendue d’uneplage de sable boueux avec des rangées de cabines sur roues,couvertes d’affiches préconisant des pilules ; puis, meretournant, j’examinai, du côté de la terre, les maisons quisemblaient hypnotisées par la lecture perpétuelle de ces conseilsmédicaux. Des pensions de famille, des hôtels, des maisonsmeublées, étaient groupés en terrasse à ma droite, puis cessaientbrusquement ; un échafaudage indiquait l’accroissement de laville dans la direction du nord, et, au bout d’un grand terraindésert, la silhouette rouge et monstrueuse d’un vaste caravansérailécrasait de sa masse tous les environs. Plus loin, sur les sommetsdes falaises basses et crayeuses, s’éparpillaient, comme untroupeau, les tentes blanches des volontaires de la régionconvoqués à la hâte, et, vers le sud, les dunes sablonneusesdéveloppaient à l’infini leurs varennes piquées çà et là d’ungroupe de pins, de buissons d’arbustes malingres ou d’une affichetendue à bout de perche. Un ciel bleu et métallique englobait cepaysage, et un soleil ardent y couchait des ombres noires ; àl’orient, blanchoyait la mer. C’était un dimanche, et le déjeunerplus tardif faisait la solitude dans les rues et sur la plage.

Étrange monde que celui-là, pensais-je alors, – et combien ildoit vous paraître plus invraisemblable !… Je fis un effortpour reprendre la suite de mes idées. Qui devais-jeinterroger ? Que fallait-il demander ? Voici ladétermination ingénieuse à laquelle je m’arrêtai. Venu àShaphambury afin d’y passer quelques jours de vacances, jeprofitais de l’occasion pour rechercher la propriétaire d’un boa deplumes oublié dans l’hôtel de mon oncle, à Wyvern, par une jeunedame voyageant avec un jeune gentleman, apparemment de nouveauxmariés. Ils devaient être arrivés à Shaphambury le mardi. Je merépétai longuement mon histoire imaginaire et inventai, pour mononcle supposé et son hôtel, des noms plausibles. L’histoirejustifierait mes questions.

Ce point décidé, je demeurai assis sur le banc, recueillant mesforces pour me mettre en campagne. Enfin, résolu, je me dirigeaivers un superbe hôtel que son luxe, à mes yeux inexpérimentés,désignait comme le lieu même que devait choisir un jeune hommeopulent et distingué.

La porte d’entrée, aux glaces pivotantes, me fut ouverte par unportier ironique et cérémonieux, qui, tout raide dans son uniformevert chamarré, m’écouta en m’examinant des pieds à la tête, pour enréférer aussitôt, avec un accent tudesque, à un somptueuxportier-chef qui, à son tour, me mena à un personnage princiertrônant derrière un bureau de chêne et de cuivre admirablementpolis. Tout en me répondant, l’élégant commis ne détachait pas sonregard de mon col et de ma cravate, que je savais dans un étatlamentable.

– Je cherche une dame et un monsieur qui sont arrivés àShaphambury mardi, – déclarai-je avec assurance.

– Des amis à vous ? – fit-il, avec une ironieimpitoyablement subtile.

Finalement, je parvins à la certitude que les jeunes gensn’étaient pas descendus là et n’y avaient pas retenu de chambre. Jeressortis par le majestueux tourniquet que manœuvra le portiernarquoisement obséquieux, et je me trouvai dans un état de désarroiet de malaise tel que je n’affrontai de l’après-midi aucun autreétablissement. Je me sentais abattu, et ma résolution chancelait.Les promeneurs chics du dimanche m’en imposaient. Le sentiment dema médiocrité personnelle me faisait perdre de vue le butpoursuivi ; la bosse que faisait à ma poche de vestonl’indéfectible revolver devait se remarquer et j’en avais honte.J’allai m’étendre parmi les galets et les glauciers, à quelquedistance de la ville, en face de la mer. Cette lassitude me tinttoute l’après-midi ; vers le coucher du soleil, je m’en fusinterroger, devant la gare, les portefaix, mais je constatai quecette classe d’hommes se souvenait plus facilement des malles quedes gens et j’ignorais totalement quels bagages avaient emportésles amants.

J’engageai ensuite la conversation avec un bonhomme à jambe debois, occupé à balayer les marches qui menaient à la plage ;je n’en tirai que des plaisanteries assez risquées sur les jeunescouples en général, mais rien de précis sur ce qui m’intéressait.Ce dialogue me rappela désagréablement les motifs sensuels de majalousie : aussi fus-je soulagé quand l’apparition d’un torpilleurau large fixa l’attention du bonhomme et coupa court à cedéplaisant entretien.

Je repris ma place sur le banc de la promenade et contemplai, àl’horizon, le rouge lever du phénomène dont l’éclat humiliait lescouchers de soleil et les aurores. Je retrouvais mon énergie, et, –à mesure que la lueur poussiéreuse du jour laissait la place auxlueurs nocturnes, entraînant avec elle la précision des chosesquotidiennes, – le sentiment romanesque me reprenait, la passionréchauffait mon sang, et je m’exaltais de nouveau à l’idée de monhonneur et de ma vengeance.

En ces temps-là, la nuit et la clarté des astres éveillaient ennous un sens plus intime de nous-mêmes et des choses. Le grandjour, avec le spectacle des villes, des rues encombrées, étaitattachant, mais n’influençait que comme un tintamarre ;l’effet en était dispersif en même temps qu’accablant. Lesténèbres, au contraire, couvrant de leur voile uniforme l’aspectabsurde des agglomérations humaines, rendaient les esprits àeux-mêmes, leur permettaient de se ressaisir on pouvait existerpour soi, vivre pour son imagination.

Or, cette nuit-là, j’eus l’étrange pressentiment que Nettie etson amant étaient tout proches, que j’allais soudain me trouver enface d’eux. Vous ai-je déjà dit que, dans le crépuscule, j’avaisdévisagé tous les couples que je rencontrais, dans l’espoir de lesreconnaître ?

Je m’endormis, ce soir-là, dans une chambre décorée de citationsbibliques enluminées, me maudissant d’avoir gaspillé majournée.

3.

Le lendemain matin, mes recherches furent vaines ; mais,vers midi, plusieurs pistes, découvertes coup sur coup, medésorientèrent quelque peu. Jusque-là, je n’avais rien obtenu quicorrespondit au signalement de Nettie et de Verrall, et voici quequatre couples s’offraient à mes investigations.

L’un quelconque d’entre eux pouvait être celui que jerecherchais, sans que j’eusse pour aucun d’indications spéciales :tous étaient arrivés depuis le mercredi ou le jeudi. Je me fusbientôt assuré que deux de ces couples n’avaient pas quitté laville ; ils étaient en promenade aux alentours. Vers troisheures, je réduisis ma liste en éliminant un jeune homme vêtu d’uncostume gris fer, orné de favoris et de longues manchettes, quiaccompagnait une dame très comme il faut, âgée d’une trentained’années. J’enrageai à leur vue ; et je m’installai àsurveiller la pension qu’habitaient les deux autres, pour ne pasmanquer leur retour, me distrayant entre-temps à admirer la montéedu météore qui se mêlait à un couchant flamboyant : je les manquainéanmoins, car je les aperçus plus tard dans la salle à manger,assis à une petite table placée contre les vitrages de lavéranda ; des bougies à abat-jour roses éclairaientl’argenterie, et tous deux contemplaient, à travers les glaces, lemagnifique spectacle du ciel. La jeune dame, vêtue d’un costume desoirée, était fort jolie, assez pour me mettre en fureur : sesbeaux bras, ses épaules bien tombantes, le profil de sa joue quechatouillait une mèche follette, étaient prometteurs de toutes lesdélices ; mais ce n’était pas Nettie, et son heureux compagnonreprésentait le type dégénéré de notre vieille aristocratie :menton fuyant, grand nez osseux, tempes étroites, cheveux albinos,expression languissante, et le cou protégé moins par un faux colque par une manche empesée. Du dehors, sous l’éclatante lumière dumétéore, je débitai tout bas, à leur adresse, de haineuses injurespour m’avoir ainsi fait perdre mon temps. Je demeurai là assezlongtemps pour qu’ils me remarquassent, silhouette noire de l’enviecontre le ciel éblouissant.

Dès lors, j’en avais fini avec Shaphambury ; il me restaità décider maintenant lequel des deux autres couples j’allais suivreà la piste.

Je retournai à petits pas jusqu’au jardin public, discutant tantbien que mal les décisions à prendre, car, sous la luminositémerveilleuse de ce ciel, on se sentait le cerveau un peu brouilléet la tête légère.

Allons ! un des couples était reparti pour Londres,l’autre, m’avait-on dit, s’était installé dans un des chaletsrustiques qu’on louait pour la saison d’été, à Bone Cliff. Où celapouvait-il bien être ?

Au sommet de l’escalier de la plage, je retrouvai mon homme à lajambe de bois.

– Eh bien ! – l’interpellai-je.

Il montra la mer du bout de sa pipe.

– Mazette ! – fit-il.

– Qu’est-ce que c’est ? – demandai-je.

– Des projecteurs, de la fumée, de grands bâtiments qui cinglentvers le nord… Si ce n’était cette maudite espèce de Voie lactée, jepourrais distinguer quelque chose.

À ma demande de renseignement, il ne répondit pas d’abord ;puis, condescendant, et par-dessus son épaule :

– Si je connais les chalets de Bone Cliff ?… Plutôt !Des artistes et autres. Il s’y passe de jolies choses… Hommes etfemmes, tout ça se baigne ensemble. On ne s’y embête pas… duscandale, quoi…

– Mais où est-ce que ça se trouve ? – insistai-je, exaspérépar ces réflexions.

– Voyez donc cette lueur… c’est un coup de canon, le diablem’emporte !

Plus moyen de rien tirer de lui. Cependant, à forced’obstination, et en l’assurant que je l’importunerais jusqu’à cequ’il m’ait fourni les renseignements que je voulais, je l’arrachaià la contemplation de ces allées et venues fantomatiques entrel’extrême horizon du large et l’irradiation du firmament.Finalement, je le secouai par le bras ; il se retourna avec unjuron.

– Ça se trouve à sept milles sur cette route-ci, tout droit…Maintenant allez au diable et fichez-moi la paix.

Je le remerciai par quelque sarcasme désobligeant et lui tournailes talons.

Vers l’extrémité de la terrasse, je rencontrai un policeman,occupé aussi à surveiller le ciel, et je vérifiai auprès de luil’exactitude des renseignements du bonhomme.

– Un peu déserte, la route ! – me cria-t-il de loin.

Une intuition bizarre me certifia que j’étais sur la bonnepiste. Laissant derrière moi la masse noire de Shaphambury, jem’enfonçai dans la pâle lumière nocturne, du pas assuré d’unvoyageur qui atteint son but.

Je n’ai souvenir d’aucun des incidents qui durent marquer cettelongue étape, sinon d’une fatigue croissante, d’une mer étale commeun grand miroir, une coulée d’argent barrée par de lentesondulations que, par instants, une brise faible comme un soupirchiffonnait de rides miroitantes qui, lentement, progressivement,s’effaçaient. La route, par places, était faite d’un sable incoloredans lequel les pieds enfonçaient profondément, puis, sur unecertaine distance, c’était un cailloutis crayeux, dont les cassuresavaient des facettes brillantes. Des broussailles noirâtres, partouffes ou par taillis, garnissaient les dunes ; dans unpâturage, de grands moutons se mouvaient comme des fantômes sur unfond de grisaille uniforme. Puis, l’ombre lourde d’une pinèdecouvrait le chemin jusqu’à une orée d’arbres fantastiquementrabougris ; parfois, des pins solitaires semblaient faire, surmon passage, des gestes de sorciers. C’est dans cette solitude queje me trouvai soudain face à face avec un écriteau annonçant à toutce silence, à ces ombres, et à la lueur du météore, que « lesmaisons seraient construites au gré des acquéreurs ».

L’aboiement lointain d’un chien me fit saisir instinctivementmon arme et l’examiner avec soin. Sans doute, dans ce geste, l’idéede Nettie et de ma vengeance était incluse, mais je n’en ai nulsouvenir. Ce que je revois distinctement, c’est la lueur verte quisemblait ouater le canon et le chien de l’arme, cependant que je laretournais dans ma main.

Mais ce qui m’impressionnait plus que tout, c’était la vue duciel, merveilleux, lumineux, sans étoiles ni lune, et, entrel’horizon de mer et les bords de la Comète, cet abîme de profondeurbleue. Tout à coup, fantômes étranges silhouettés contre la lueur,minuscules dans le lointain, apparurent trois vaisseaux de guerresans mâts, sans voiles, sans fumée, sans feux, sombres, mortels,furtifs, faisant route à toute vitesse en conservant strictementleurs distances. Puis, tout cela disparut, englouti dans la brumelumineuse.

Une sorte d’éclair, que je pris pour la lueur d’un coup decanon, parcourut le ciel ; mais, levant les yeux, je remarquaiune traînée verte qui s’attardait au firmament. Aussitôt, il y eutcomme un frisson dans l’air ; le sang me battit plus vite auxartères : c’était une sensation de soulagement, et comme uneénergie nouvelle qui m’envahissait.

La route bifurqua : je continuai au hasard. Ma lassitudecroissait, je me heurtais à des tas de varechs et d’algues, butaisdans des ornières laissées en tous sens par les charrettes ;toute trace de chemin s’effaça et je pressai le pas, glissant ettrébuchant parmi les dunes. Je débouchai finalement sur une plagesablonneuse toute parsemée de reflets scintillants. Des traînéesphosphorescentes m’attirèrent jusqu’au bord des flots et j’examinailes petits points lumineux qui ballottaient sur lesondulations.

Me redressant tout à coup, je contemplai longuement cette nuitmerveilleuse dont rien ne troublait la paix. La Comète avaitmaintenant étalé son filet brillant sur l’immensité des cieux ets’en allait vers son déclin ; à l’orient, l’azur reprenaitpossession du ciel ; la mer barrait d’une ligne noirel’horizon ; et, luttant avec une persistance audacieuse contrele resplendissement du météore, une seule étoile tremblotante sebalançait au bord de l’abîme.

Quelle beauté ! Quel silence et quelle splendeur !Quelle paix ! la paix qui passe toute intelligence, la paixdescendue vers nous dans sa robe de lumière… Mon cœur débordait etje me pris à verser des larmes.

Quelque chose était entré dans mon sang, et cette pensée me vintque vraiment je ne voulais pas tuer.

Non, je ne voulais pas tuer, je ne voulais plus être l’esclavede mes passions. Je souhaitai de fuir la lumière du jour, dedéserter la vie qui n’est qu’effort consumant, bataille implacable,désirs déçus, – de m’échapper vers cette nuit fraîche et éternelle,vers le repos. J’avais joué mon rôle : j’en avais assez.

L’esprit de la prière, d’une prière inarticulée, envahissant monêtre, debout sur la rive de l’océan immense ; je désiraiardemment la paix intérieure, la paix avec moi-même.

Mais bientôt, à l’orient, voici la déchirure quotidienne dumystère : l’aube grise éclairerait encore une fois le monde étroitet positif. Je savais que ma résolution allait reprendre toute saforce. Ces quelques moments n’avaient été qu’un intervalle derepos, un intermède ; demain, je serais de nouveau WilliamLeadford, le mal nourri, le mal vêtu, le mal équipé, le maladroit,le voleur éhonté, une souillure sur la face du monde, un être detourments et de douleurs pour sa mère elle-même, pour sa mère qu’ilaimait… Non, il n’y avait plus d’espoir pour moi que dans lavengeance. Quelle pauvre histoire !… Il me vint pourtant àl’esprit que je pouvais en finir tout seul et abandonner les autresà leur sort.

M’avancer dans cette mer, me livrer aux tièdes caresses de cesvagues et de cette lumière, plonger jusqu’aux épaules et me tirerun coup de revolver dans la bouche…

Pourquoi pas, en somme ?

Je m’arrachai à cette obsession avec effort et remontailentement la plage… Encore une fois, je me retournai, avec unregard de regret, vers la mer, mais quelque chose en moi me criait: « Non ! » Ne fallait-il pas réfléchir ?

La marche, dans ce terrain inégal et broussailleux, devenaitpénible ; je m’assis, le menton aux genoux, parmi des touffesnoires… Prenant mon revolver, je le chargeai minutieusement et legardai à la main ; la vie ou la mort ?

Je sondais, me semblait-il, les plus intimes profondeurs de monêtre… De fait, je m’assoupis insensiblement, et mon sommeil futagité de rêves…

4.

Je m’étais éveillé. Deux êtres se baignaient dans la mer. Lalumière était toujours merveilleusement blanche, et la bande bleuede l’horizon ne s’était pas élargie ; ces gens avaient dûarriver au moment même où je m’endormais et m’avaient réveillépresque aussitôt. Ils revenaient vers la plage, avec de l’eaujusqu’à la poitrine : la femme portait sa chevelure abondanterelevée au sommet de la tête, et l’homme la poursuivait ;leurs bustes se silhouettaient en noir sur un fond d’argent, ettraçaient un sillage de petites lames aux scintillements verts.Soudain, l’homme se mit à frapper l’eau des deux mains,éclaboussant sa compagne qui ripostait. En quelques pas, ilsn’eurent de l’eau que jusqu’aux genoux et bientôt leurs piedsrompirent la souple bordure d’argent que se tissaient lesvagues.

Tous deux avaient, pour unique costume, des maillots collantsqui ne dissimulaient rien de la beauté de leurs jeunes formes. Lafemme lança un coup d’œil par dessus son épaule, et, voyant quel’homme l’avait presque rejointe, elle tressaillit, gesticula etpoussa un cri qui me perça jusqu’au cœur ; elle précipita safuite, passa comme le vent près de moi, et se perdit dans l’ombredes broussailles, suivie de près par son compagnon dont j’entendisla voix mâle et le rire que saccadait l’essoufflement.

Tout à coup, une fureur bestiale me secoua des pieds à la tête.Je bondis, les poings tendus dans un geste d’impuissante menacevers le ciel… car cette ombre légère et vive c’était Nettie, etl’homme, c’était l’amant pour qui elle m’avait trahi.

Quoi ! j’aurais pu mourir là, dans une minute dedéfaillance, quand la vengeance était à portée de ma main. Alors,le revolver au poing, je m’élançai à la poursuite des deuxbaigneurs insouciants… À chaque pas, je trébuchais parmi lesobstacles ou enfonçais dans le sable mouvant et silencieux.

5.

Du haut de la crête, je découvris le village que je cherchais,niché au creux des dunes. Une porte se referma avec bruit : lesdeux baigneurs avaient disparu.

L’œil fixe, je fis halte.

Un groupe de trois maisonnettes basses était tout proche etc’est dans l’une d’elles qu’ils avaient disparu ; mais j’étaissurvenu trop tard pour les voir entrer. Les fenêtres et les portes,sans nulle lumière à l’intérieur, bâillaient confiantes sur lanuit.

Cette petite plage où j’étais enfin arrivé devait son existenceà une réaction de l’esprit artistique, au besoin de désinvoltesimplicité qu’éprouvaient les gens indépendants, écœurés du luxeonéreux, des simagrées mondaines et du manque de confort quicaractérisaient les grandes plages à la mode. Comme, depuis unassez bon nombre d’années, les compagnies de chemins de fer sedébarrassaient à des prix avantageux de leurs vieux wagons, quandils étaient hors de service, un individu avisé avait eu l’idée degénie de transformer ces caisses hors d’usage en de petites cabineshabitables pendant la belle saison. Ces installations avaient unvif succès dans un certain monde bohème ; on accolait cabinecontre cabine, et ces chalets improvisés, peints de couleurs gaies,agrandis et enjolivés de marquises et de larges vérandas, formaientle plus ravissant contraste avec les mornes rigidités des stationsestivales fréquentées par la société mondaine. Sans doute, pour seplaire dans ces campements, il fallait accepter, de gaieté de cœur,bien des incommodités qui faisaient, d’ailleurs, que cette vasteplage de sable restait réservée plus sûrement à la jeunesse et à labelle humeur. Les mousselines artistiques, les guitares et lesmandolines, les lanternes vénitiennes et le chant de la fritureformaient la gamme d’impressions qu’on gardait de pareillesvillégiatures. Pour moi, tout était mystérieux et déroutant dans lavie de ces nomades du plaisir ; j’en aggravais plutôt que jen’en mitigeais l’impression anormale, au souvenir de ce que m’enavait insinué le balayeur à la jambe de bois. Je ne vis pas toutcela sous un riant aspect de paresse joyeuse et de cœur léger, maissombrement, avec le regard du pauvre qu’empoisonne la privationéternelle de toute joie. Car le pauvre, l’ouvrier calleux n’avaientnul droit à la beauté et à la propreté ; du fond d’une viecrasseuse et sordide, du fond de son désir boueux, il regardait deloin, d’un œil d’envie, ces êtres heureux. Imaginez cette sociétéoù les gens du commun voyaient l’amour sous une forme bestiale etcomme le frère jumeau de l’ivrognerie.

L’amour sexuel, à cette époque lointaine déjà, avait un fond decruauté et de tristesse ; c’est du moins l’impression que j’enai rapportée de par-delà le Grand Changement. Réussir en amoursemblait un tel triomphe que tout autre succès pâlissait auprès,mais n’y pas réussir entachait comme d’une tare ou d’unesouillure.

Cet accès de sauvagerie qui traversait mes émotions, qui lesfondait toutes en un besoin de tuer, ne m’était nullementpersonnel. J’avais des motifs plausibles de croire, – et je medonne encore raison, – que l’étreinte de tous les vrais amantsétait comme un défi, et que, formant un monde égoïste à eux seuls,ils bravaient et raillaient le monde du dehors ; on aimaitalors contre le monde, et ces deux là aimaient contre moi. Ilss’occupaient uniquement d’eux-mêmes, sous la menace d’une férocitéqui les épiait, avec la mort qui se cachait sous les bosquets deroses. Quel que soit le plus ou moins de vérité de ces aphorismes,mon imagination les considérait comme une certitude. Je ne fusjamais de ces amants badins ou moqueurs ; mon désirs’affirmait absolu, impatient : c’était lui, peut-être, qui m’avaitdicté mes lettres brutales, car je ne pouvais considérer comme unjeu cette ardeur toute-puissante.

Le souvenir de la forme lumineuse de Nettie, du don hardiqu’elle faisait d’elle-même à son facile vainqueur, m’enflammaitd’une rage presque trop forte pour la résistance que pouvaitopposer mon être physique. Je descendis lentement, à travers lesdunes, vers ce village d’insouciante sensualité ; tout moncorps chétif restait froidement insensible à la douleur et à lamort ; ma haine me consumait comme un feu sombre ;j’étais l’épée de malheur brandie sur leurs têtes.

6.

Irais-je frapper successivement aux trois maisonnettes ?…Et si c’était un domestique qui m’ouvrait ?…

Devais-je attendre et surveiller les portes, jusqu’aumatin ?… Mais pendant ce temps-là…

Aucun bruit ne venait de cette direction. Si je me glissais àpas de loup, peut-être qu’un mot surpris, quelque chose entr’aperçupar une fenêtre, me guideraient. Devais-je faire un détour pourm’approcher des chalets, ou m’avancer franchement jusqu’à leurseuil ? Il faisait assez clair pour qu’elle pût me reconnaîtrede loin. Sans doute, une question posée à la première personnerencontrée aurait pu me fixer, mais alors je me serais trouvé enface des « traîtres », avec, autour de moi, des gens prêts àarrêter mon geste, à immobiliser mes mains. Et puis, quel nomportaient-ils ici ?

Boum !… Un sourd bourdonnement envahit mes sens et serépéta ; je me retournai impatiemment, comme on se rebiffe àune impertinence, et j’aperçus, à quatre milles à peine du rivage,un grand cuirassé fendant à toute vapeur la nappe d’argent. Sescheminées vomissaient dans le ciel un nuage d’étincelleséblouissantes ; l’éclair de ses canons braqués vers le largeprovoquait, en retour, d’autres éclairs, comme un écho renvoyé parla ligne de fumée qui traînait au ras de l’horizon. Je restaispétrifié devant l’irruption inopinée de ce vacarme. Mais quem’importait tout cela ?

Le sifflement frissonnant d’une fusée jaillit du promontoire ets’éparpilla en or contre la lueur du zénith ; un troisième etun quatrième coup de canon retentirent.

Successivement, aux fenêtres du village, brilla, en carrésrouges, la lueur des lampes vite allumées : des ombres de têtes s’yencadraient ; une porte s’ouvrit, laissant échapper du seuilune coulée de lumière jaune qui se fondit dans la clarté de laComète. Ce remue-ménage me rappela à mes affaires.

Boum ! Boum !… Derrière les cheminées du cuirasséj’aperçus une spirale de flamme et j’entendis le halètement et leronflement de ses machines surchauffées.

Des voix s’interpellaient dans le village ; une formedrapée de blanc, encapuchonnée dans un peignoir de bain, rappelantgrotesquement la silhouette d’un Arabe en burnous, sortit d’une desmaisonnettes les plus proches et se dressa sans ombre dans la lueurdiffuse.

De la main protégeant ses yeux, l’homme observa l’horizon, et,avec de grands éclats de voix, il invita à le rejoindre ses voisinsrestés chez eux.

Ses voisins, c’était mon couple. Mes doigts se crispèrent surmon revolver. Quel intérêt pouvait avoir pour moi cettecanonnade ? J’allais faire le tour des maisonnettes, et lesprendre de flanc. La bataille navale favorisait mon projet : encela seul elle m’intéressait. Boum ! Boum ! lesconcussions de l’air m’ébranlaient physiquement. Qu’importe !Nettie allait peut-être se montrer, elle aussi. En effet, une, puisdeux formes drapées rejoignirent le premier spectateur : celui-ci,le bras tendu, expliquait le combat.

– C’est un Allemand, il est cerné.

Quelqu’un contesta son opinion ; il s’ensuivit unediscussion que je ne saisis pas. Cependant j’opérais sans hâte monmouvement tournant, l’œil sur le groupe. Un cri unanime, que leurarrachait un incident nouveau, m’arrêta, et je me tournai aussivers le large ; une gerbe d’eau jaillit sous la chute d’unprojectile qui avait manqué son but, une seconde trombe d’eausurgit de la mer, puis une troisième et une quatrième, qui serapprochaient de nous à chaque fois ; enfin, une colonne depoussière s’éleva du promontoire d’où était montée la fusée et sedispersa de gauche et de droite. Presque en même temps un fracasformidable éclata et l’homme à la voix de ténor cria :

– Touché !

Voyons !… Mais je devais faire le tour de la maisonnette etaborder le groupe par-derrière.

À ce moment, une voix de femme se fit entendre, aiguë etclaire.

– Hé ! les amoureux ! Il n’y a pas que la lune demiel ! Arrivez donc en voir une autre.

L’ombre de la dernière maisonnette s’éclaira et, de l’intérieur,un homme riposta par quelques paroles, que je ne perçus pas ;mais soudain la voix de Nettie prononça distinctement :

– Nous rentrons du bain.

Puis, ce fut la voix du ténor.

– N’entendez-vous pas le canon ? On se bat à moins de cinqmilles du large.

– Comment ? – cria-t-on dans le chalet, et la fenêtres’ouvrit.

– Oui, là-bas !

Je n’entendis pas la réponse, car j’avais fait du bruit enmarchant. À coup sûr, tout ce monde était trop absorbé par labataille pour regarder de mon côté ; je marchai donc droitdevant moi, dans les ténèbres qui cachaient Nettie.

– Voyez donc ! – cria quelqu’un, en montrant le ciel.

Je levai les yeux, moi aussi. Tout le firmament était strié debrillantes bandes vertes. Elles rayonnaient autour d’un point situéà mi-distance de l’horizon occidental et du zénith ; unmouvement flottant se manifestait dans la masse nuageuse du météorequi semblait à la fois se déverser vers l’ouest et retomber versl’est, et l’on entendait un crépitement incessant, comme si toutel’atmosphère pétillait d’une fusillade continue. La Comète venait àmon secours, me semblait-il, voilant de ce rideau de bruit lessottises qui se jouaient au large.

Boum ! fit un canon du grand cuirassé. Boum !Lança-t-il encore, et aussitôt les pièces des croiseurs qui lepourchassaient tonnèrent à leur tour.

Cette écume lumineuse qui bouillonnait dans toute l’étendue duciel donnait le vertige dès qu’on la regardait. Je restai uninstant étourdi ; la tête me tournait. Une pensée soudaine,curieusement étrangère à mes soucis du moment, me traversa l’esprit: si, après tout, ce qui s’était dit de la fin du monde allaits’accomplir ? C’est Parload qui aurait eu raison !

Puis, tout cela me parut machiné pour consacrer ma vengeance :en bas, cette bataille, là-haut, ce firmament de feu, n’étaient quele vêtement orageux de mon action. La voix de Nettie s’éleva àmoins de cinquante mètres, réveillant ma colère. Je devais laretrouver, – dans cette heure de terreur, je devais lui apporterune mort inattendue. Elle serait à moi : je la reprendrais, d’uneballe de revolver, sous les grondements du tonnerre et dans lesaffres de l’épouvante. À cette pensée, je poussai un cri sauvagequi se perdit dans le tumulte, et je m’avançai, téméraire, l’armeau poing.

Cinquante, quarante, trente mètres… le petit groupe, insoucieuxde mon approche, s’augmentait de nouveaux arrivants ; mon butseul m’accaparait : la bataille navale, les feux du météore medevenaient indifférents. Quelqu’un, en courant, sortit de lamaisonnette, et, une phrase inachevée aux lèvres, fit halte soudainà ma vue : c’était Nettie, coquettement drapée dans un manteausombre. La lumière verte éclairait en plein ses traits charmants etson cou d’ivoire. Elle offrit l’expression de la surprise et de laterreur, en me voyant avancer sur elle ; on eût dit qu’uneforce l’avait saisie au cœur et l’immobilisait pour servir de cibleà mes balles.

Boum ! hurla le cuirassé d’un ton comminatoire.

Bang ! glapit le revolver dans mon poing crispé. Le gesteavait été plus fort que moi… je ne voulais pas tirer sur elle à cemoment-là, non ! Bang ! fit mon arme une seconde fois,tandis que j’avançais encore. Des deux coups, aucun n’avait porté,semblait-il.

Elle fit deux pas vers moi, le regard fixe, puis quelqu’uns’interposa, en qui je reconnus le jeune Verrall.

Un gros homme, l’individu au burnous, surgit brusquement devanteux comme un bouclier absurdement inefficace. Son visage convulséexprimait la frayeur et l’effarement. Il se précipita au-devant demoi, les bras ouverts, en criant quelque bêtise, avec l’allure dequi barre la route à un cheval emballé. Il s’efforçait, compris-je,de me dissuader. C’était bien le moment de déconseiller !

– Imbécile ! – l’invectivai-je, la voix rauque, – ce n’estpas à vous que j’en ai.

Mais il n’en fit pas moins à Nettie un écran de sacorpulence.

Par un effort terrible de volonté, je me retins de lui tirer autravers du corps. Malgré ma surexcitation, j’avais encoreconscience que je ne devais pas le tuer, celui-là. Pendant quelquessecondes, je ne sus vraiment à quoi me résoudre, puis, me décidantbrusquement, je fis un bond de côté, fonçai sous son bras gaucheétendu, et me trouvai en face de deux autres individus à l’attitudeassez irrésolue. Je tirai un troisième coup en l’air, par-dessusleur tête, et courus sur eux ; ils s’écartèrent à droite et àgauche. Je m’arrêtai pour attendre un jeune homme à museau derenard qui accourait de côté et projetait sans doute de m’assaillirde flanc. Il recula d’un pas devant mon offensive résolue, courbal’échine et, de son coude levé, se protégea la tête. Ma route étaitlibre et j’aperçus, devant moi, Nettie que Verrall entraînait parle bras dans une fuite éperdue.

– Parfait ! – me dis-je.

Ma quatrième balle se perdit dans leur direction. Exaspéré parces maladresses successives, je me lançai furieusement à leurpoursuite, déterminé à les pourchasser jusqu’à bout de forces, et àne plus tirer qu’à bout portant.

– C’est à ceux-là que j’en veux ! – criai-je, écartant tousles importuns. – À un mètre ! – me répétais-je, haletant. – Àun mètre… Ne risque pas une balle avant d’être à un mètre, pas uneballe !…

J’entendis courir derrière moi, mais au train où nous allions,les deux amants et moi, ces gêneurs eurent tôt fait d’abandonner lacourse.

Nous détalions à toutes jambes, et, pendant un moment, je fustout entier absorbé par la monotonie de ce galop rapide. Le sabletourbillonnait sous mes pas en nuages teintés de vert. L’atmosphèreétait assourdie par des grondements incessants de tonnerre ;un brouillard vert et lumineux roulait sur le sol, autour de nous.Qu’importaient de pareils détails ? Nous courions toujours…Gagnais-je du terrain ou non ? Telle était ma préoccupation.Ils franchirent la brèche d’une clôture soudain interposée etfilèrent à droite ; nous nous trouvions sur une route. Mais cebrouillard vert qui s’épaississait ! Il semblait qu’on dût lefendre pour avancer. Les fuyards commençaient à ydisparaître ; mon énergie redoubla et je gagnai une douzained’enjambées.

Elle faillit tomber ; il la soutint et l’entraîna en avant.Ils tournèrent à gauche, quittant la route et passant à traverschamps. Un faux pas me fit rouler dans un fossé qui semblait pleinde fumée. En me relevant, je ne distinguai plus qu’à peine lasilhouette des fugitifs dans le brouillard livide. Mais je reprisma course opiniâtre.

En avant ! En avant ! La violence de l’effort metirait des gémissements intermittents. Je trébuchai de nouveau, etproférai des jurons furibonds. Les concussions des pièces de groscalibre, dans l’air opaque, me faisaient bourdonner lesoreilles…

On ne les voyait plus. On ne voyait plus rien, mais j’allaistoujours. Mon pied choppa encore une fois. De hautes herbes ou desbruyères m’entravaient les jambes. Je ne voyais pas sur quoi jemarchais, car la couche de brouillard tournoyait maintenant àhauteur de mes genoux. Mon cerveau était pris de vertige. Quelquechose tourbillonnait et ronflait dans ma tête, tandis que je medébattais en vain sous les plis multipliés de ce rideau vert sombrequi s’écroulait sur moi. Des ténèbres impénétrables enveloppaienttoutes choses.

Dans un dernier et frénétique effort, je tendis mon revolver àbout de bras et je fis feu au hasard en m’affalant, de tout monlong, sur le sol.

Le lourd rideau vert était devenu tout noir, et rien ne subsistadu monde et de moi.

Partie 2
LES BROUILLARDS VERTS

Chapitre 1LE CHANGEMENT

1.

Je crus sortir d’un sommeil bienfaisant.

Je ne m’éveillai pas en sursaut : mes paupières s’entrouvrirentet je restai étendu, considérant une rangée de coquelicots d’unextraordinaire rouge écarlate qui semblait flamber contre un cield’incendie. C’était un ciel d’aurore magnifique où, dans une merd’or vert, s’éparpillait un archipel d’îles violettes aux plagesvermeilles. Les coquelicots, avec leurs cous de cygne, leursboutons, leurs corolles enflammées, leurs pistils translucides etfièrement dressés, semblaient faits d’une substance lumineuse,façonnés même avec une sorte de lumière solide.

Je contemplai ces choses, longtemps et sans étonnement, maisbientôt mes regards distinguèrent, parmi les coquelicots, lehérissement des épis d’or vert des jeunes orges. Où pouvais-jeêtre ? Cette question se posait avec langueur dans mon esprit.Le silence régnait ; tout était silencieux comme la mort.

Je me sentais léger ; un doux bien-être s’infiltrait danstous mes membres. Je me trouvai couché sur le côté, dans un coinfoulé d’un champ d’orge, parsemé de fleurs et comme saturé delumière et de beauté. Assis maintenant sur mon séant, jeconsidérais, envahi de joie, le charme délicat d’un volubiliss’enroulant à une tige d’orge, et sur le sol l’entrelacement despimprenelles.

Où étais-je ? Quel était cet endroit ? Pourquoiavais-je dormi là ?… J’avais perdu toute mémoire. Mes membressemblaient nouveaux et ces orges et ces herbes si belles, cetteaube, si lente à s’éployer là-bas ! Tout était nouveau,insolite. Je faisais partie d’un vitrail aux nuanceséclatantes ; les rayons de l’ombre me traversaient, j’étaiscomme un personnage de quelque merveilleux tableau peint avec descouleurs de lumière et de joie.

Une brise caressante murmura parmi les épis d’orge, et vint enaide à ma pensée. Qui étais-je moi-même ? Levant ma maingauche, j’examinai ses callosités, la manchette effilochée, et toutcela était transfiguré comme par le pinceau de quelque Botticelliqui aurait peint un mendiant. Le bouton de nacre retint longtempsmon regard admirateur. Je me souvenais de Willie Leadford, lepropriétaire de ce bras et de cette main, comme s’il se fût agid’un autre.

Mais oui ! C’est bien ça ! Dans ses lignes générales,mon histoire, plus que le passé immédiat, commença à se dessinerdans ma mémoire, très réduite, brillante et lointaine, comme vue àtravers un microscope : Clayton, Swathinglea, ces bas-fonds, cesombres, tout cela reproduit avec la minutie d’un Dürer en couleurssombres et agréables… et au travers je revoyais ma destinée. Lesmains aux genoux, je me remémorai l’étrange période de passion quis’était conclue par des coups de feu, dans l’ombre croissante de laFin. Ces coups de feu m’émurent, et si grotesques me parurent-ilsque j’eus un sourire de pitié.

Pauvre petit être de colère et de misère ! Pauvre petitmonde coléreux et misérable !

J’eus un sourire de pitié, non seulement pour moi-même, maispour tous les cœurs embrasés, toutes les cervelles torturées,tendues, s’efforçant vers l’Espoir à travers la Douleur, et quidésormais avaient trouvé le repos sous la chute du brouillard et lasuffocation de la Comète. Parce qu’à coup sûr ce monde était bienfini… J’avais été si faible et si malheureux, et je me sentais àprésent si fort et si calme. J’étais indubitablement mort : aucunêtre vivant n’aurait pu jouir d’une si parfaite certitude du bien,de cette paix ferme et confiante. J’en avais terminé avec cettefièvre appelée la vie : j’étais mort, plus rien n’importait, ettoutes ces choses…

Une pensée m’arrêta.

Ce seraient donc ici les champs d’orge de Dieu, les calmes,silencieux champs de Dieu, semés de pavots immarcescibles,prodigues de paix à jamais ?

2.

C’était tout de même drôle de trouver des champs d’orge dans leciel, mais je devais me préparer sans doute à bien desétonnements.

Quel silence ! Quelle paix ! La paix qui passe touteintelligence, je la possédais enfin. Mais, vraiment, ce silenceétait si absolu ! Pas un chant d’oiseau. Je restaiscertainement seul au monde ; tous les bruits de la vies’étaient assoupis, le mugissement lointain du bétail, les aboisdes chiens…

Une sorte de crainte heureuse envahit mon cœur : il n’y avaitrien à redouter, sans doute ; mais rester seul ! Je fusdebout, comme pour répondre à l’appel des premiers rayons du soleiljaillis vers moi porteurs d’heureuses nouvelles par-dessus lestêtes hérissées des orges…

Aveuglé, je fis un pas, mon pied heurta un objet dur ;abaissant les regards, je reconnus mon revolver, tout bleu et noir,comme un serpent tué à mes pieds. Ce me fut un problème, dontj’abandonnai aussitôt la solution ; une merveilleuse quiétudeavait pris possession de mon âme. L’aurore et nul chantd’oiseau !

Quelle beauté sur toutes choses, mais quel silence ! Je medirigeai lentement, à travers les orges, vers des touffes de sureauentrelacé de viornes et de ronces, qui fermaient le champ. Jeremarquai en passant une musaraigne morte parmi les mottes. Plusloin un crapaud ne s’écarta pas devant moi ; m’inclinant, jele ramassai : le corps avait la souplesse de la vie, mais la bêtene se débattit pas, ses yeux étaient voilés et elle ne remuait mêmepas dans ma main ; je la reposai sur le sol, tremblant d’uneémotion indicible. Mon regard percevait maintenant, parmi les tigesd’orge, tout un monde d’insectes immobilisés là où les avaitsurpris le brouillard. Ils n’existaient plus que comme sur unetoile peinte ; presque tous étaient nouveaux pour moi, car jen’avais jamais vu la nature de près.

– Dieu Tout-Puissant ! – m’écriai-je, – serais-je seulà…

Soudain, un petit cri s’éleva ; je me retournai vivement,mais ne pus voir qu’un mouvement de l’herbe, la fuite de quelquecréature invisible. Je considérai de nouveau mon crapaud : son œilremuait, et bientôt l’animal, d’un geste infirme et hésitant, étirases membres et s’éloigna en rampant.

L’étonnement, ce frère de la peur, me tenait. Sur un bleuet,devant moi, vibrait comme à la brise l’aile d’un papillon écarlate: mais non, l’insecte renaissait à la vie. Sous mes yeux, il pritson essor, voletant de-ci delà, et disparut soudain. De tous côtés,la vie ranimait les choses, tantôt celle-ci, tantôt celle-là, avecde longs étirements, des balancements, des gazouillis, desfrémissements et des émois… J’avançais lentement, avec précaution,à cause de tout ce réveil d’êtres faibles sous mes pas… J’atteignisainsi la haie : haie glorieuse qui retint mes regards,s’allongeant, s’entrelaçant comme une admirable portée de musique.C’était une harmonie faite. de campanules, de lupins, dechèvrefeuilles, de lychnides et de fleurs d’azur : le houblon s’ymêlait à la pivoine des haies ; la souple clématite y traçaitses guirlandes, et, sur le bord du fossé, les pervenches étoiléestendaient leurs visages enfantins. Je n’ouïs jamais pareillesymphonie florale, et, soudain, la mélodie croisée s’affirma duchant d’un oiseau et d’un battement d’ailes.

Non, rien n’était mort, tout s’était métamorphosé en beauté. Lajoie, je la buvais des yeux, étonné, émerveillé, devant cette richeet délicate matière dont Dieu avait façonné ses mondes.

Un chant d’alouette traversa l’espace, comme une navetteharmonieuse lancée sur la chaîne tendue des rayons de l’aurore, et,dans les régions élevées de l’air, c’était maintenant une harmoniecontinue où l’azur et l’or fondaient leurs notes enchanteresses. LaTerre avait été recréée ; je ne puis m’exprimer mieux pourdépeindre la virginale fraîcheur de cette aube. J’étais l’Adamnouveau, attentif d’abord aux seules beautés du détail. Ma vieillevie de passion jalouse, de douleur impatiente, s’était évanouie.Oui, je pourrais vous décrire, jusqu’en leur détail infini, tellesfleurs fermées qui s’épanouissaient à mes yeux, tel rameau, ou telbrin d’herbe, tel oiseau à demi engourdi que je pris dans ma mainavec tendresse ; l’élégante finesse d’une plume ne m’avaitjamais frappé auparavant ; l’oiselet entrouvrit ses petitsyeux brillants, étira sa minuscule envergure, se percha familiersur mon doigt, puis s’éleva comme un souffle. Dans un coin dufossé, une flaque d’eau bouillonnait de la ronde des têtards, qui,comme tous les êtres aquatiques, n’avaient pas été affectés par lebrouillard vert. Telles furent ces premières minutes de vienouvelle, et je perdais l’impression de l’ensemble dans lacontemplation émerveillée de ces menus incidents.

Sans hâte, heureux de vivre, suivant des yeux la beauté de ceciet de cela, je m’en fus, – m’arrêtant à chaque pas entre la haie etles orges, – par un sentier qui me mena bientôt à un chemin creuxtout ombragé.

Sur le montant vermoulu de la barrière de chêne qui clôturait lechamp, s’offrit soudain à mes yeux une petite affiche rondeportant, en lettres noires, ce conseil : « Ne prenez que lespilules Cockins, marque G. 90. » Je m’assis sur la barrière,comprenant à peine la portée de ces mots, qui me déroutaient bienplus que ne l’avaient fait le revolver et ma manchetteeffilochée.

Autour de moi, le chœur des oiseaux s’amplifiait.

Je relus attentivement l’annonce, et, la rapprochant de cesfaits matériels : que je portais encore mon vieux vêtement, et quemon revolver n’était pas loin, – je dus forcément conclure que laplanète était toujours la même et que je ne me trouvais pas dans leglorieux au-delà. Ce pays des merveilles n’était que l’ordinairemonde, le vieux monde de ma colère et de ma mort. Mais au moins, àle voir sous ce jour, c’est comme si on eût rencontré une vulgairefille de cuisine, lavée, parée, et tirée à quatre épingles… quedis-je, vêtue d’une robe royale, adorable et adorée.

Certes, ce ne pouvait être que le vieux monde, mais unrayonnement de santé et de bonheur enveloppait toute chose de sonprestige ; c’était évidemment le vieux monde, mais lessouillures de la vieille vie en étaient retranchées.

Je me rappelai les dernières phases de ma précédente existence,le paroxysme de mon exaspération et de ma folie meurtrière,l’universelle ténèbre, le tourbillonnement suffoquant du brouillardvert : la Comète avait frappé la Terre et mis fin à tout cela.

Mais depuis ?… Et maintenant ?…

J’interrogeais mes imaginations d’enfance ; j’avais crufermement à l’inévitable d’un dernier jour, à la trompette terribledu Jugement, à la résurrection. J’étais donc par-delà ce Jugementdernier qui avait dû avoir lieu et j’y avais échappé ; dumoins, le souvenir s’en était effacé en moi, et je me trouvais dansce monde mis à neuf, balayé de ses immondices pour toutrecommencer. Mais on avait oublié l’affiche.

Je ne doutai pas que Cockins eût été traité selon ses mérites.Ce Cockins m’obsédait, avec son puffisme imbécile. Ce marchandd’ordures salissait de ses réclames mensongères l’innocence despaysages, à seule fin de conquérir pour lui-même un luxe criard,une grande maison laide et bête, une automobile affolante, unnombre considérable de domestiques abjects et goguenards, etd’acheter, par des contributions électorales, un titre de baron,couronnement sans doute de ses rêves. Vous vous imaginez mal lapetitesse de ces temps passés, leur naïve et bizarre absurdité.Pour la première fois, ces pensées me trouvèrent sans amertume :j’avais vu, jadis, de la méchanceté et de la tragédie là où je nevoyais plus que les effets d’une extraordinaire sottise. Le côtéridicule du faste et de l’orgueil humain m’apparut, et ce nouvelaspect des choses révolues m’éclaira dans ces rayons d’aurore, etprovoqua un rire inextinguible. Cockins ! Cockins, sans doutedamné ! La vision du Jugement dernier en devenait burlesque etjoyeuse : je voyais les anges dissimuler de leurs ailes un rireirrépressible, cependant que le corps de Cockins s’élevait dansl’espace parmi l’ironie des sphères.

– Voici encore un joli spécimen, qu’est-ce qu’il faut faire decette jolie chose ?

Et l’Ange du Jugement extrayait, de cette masse charnelle, uneâme, comme un mollusque de sa coquille.

Mon rire fut sonore et prolongé… Mais pendant même que je riais,le sentiment intime des choses accomplies refréna ma gaieté ;je pleurai, secoué de sanglots bruyants, et les larmes inondèrentmes joues.

3.

L’aurore fut le signe du réveil universel ; nous nousréveillâmes dans la splendeur du matin, éblouis d’une lumière quiétait de la joie. Il en fut partout de même ce fut un matinprolongé. Les rayons directs du soleil modifièrent, enl’atteignant, l’azote de notre atmosphère, qui ne prit qu’alors saforme permanente ; jusque-là les dormeurs reposèrent là où ilsétaient tombés. Dans cette phase intermédiaire, l’atmosphèreinerte, incapable de produire des effets soit vivifiants soitstupéfiants, avait perdu sa couleur verte, mais n’était pas encoredevenue le gaz qui vit en nous désormais.

Chacun traversa, je crois, la crise que j’avais subie, cetémerveillement, ce sentiment de nouveauté joyeuse ; la mémoireavait des lacunes, on se retrouvait difficilement soi-même. Assissur la barrière du champ d’orge, j’en étais arrivé à doutersérieusement de mon identité.

– Si je suis moi-même, – me disais-je, – pourquoi ne suis-je pasà la poursuite de Nettie ? Nettie est maintenant le dernier demes soucis, et avec elle s’en sont allés mes griefs. Pourquoi cettepassion m’a-t-elle quitté ? Pourquoi la pensée de Verrall melaisse-t-elle indifférent ?

Des doutes de ce genre furent communs, ce matin-là, à desmillions d’êtres.

C’est grâce, sans doute, à la familiarité des sensationscorporelles qu’on retrouve sa personnalité au sortir du sommeil, oude l’insensibilité ; or, ce matin là, toutes ces sensationsétaient modifiées, le processus chimique de la vie nes’accomplissait plus de même, le fonctionnement des nerfs s’opéraitautrement. La pensée, naguère fluctuante, incertaine, obscurcie parla passion, résultait désormais d’un jeu normal, bien réglé, sainet complet ; les sensations aussi se percevaient plus netteset plus subtiles, et je crois que, sans notre nouvel équilibremental, ces altérations sensorielles eussent amené la folie chezdes multitudes d’hommes ; nous étions heureusement en état decomprendre.

On éprouvait une délivrance, une exaltation définitive, effets,semblait-il, d’une légèreté et d’une clarté de cerveau plusgrandes, et la modification de nos sensations physiques, bien loinde produire un trouble mental, – tel que, sous l’ancien régime deschoses, l’amnésie ou la perte de son identité, – ne fit que nousdétacher davantage de la passion violente et des entraves de la vieégoïste.

Dans cette précédente narration de ma jeunesse sidouloureusement entravée, j’ai cherché à vous faire comprendrel’étroitesse, l’intensité, la confusion, la poussiéreuse ardeur dece vieux monde. Une heure après mon réveil, j’avais la certitudeque tout cela était fini ; telle fut aussi l’impressiongénérale. Les hommes se levaient, aspirant à pleins poumons l’airnouveau, et tout le passé les quittait comme un vieuxvêtement ; désormais, ils pouvaient pardonner, oublier,s’efforcer vers autre chose.

Ce n’était pas un miracle qui abolissait ainsi le vieux régime :c’était un changement dans les conditions matérielles etatmosphériques, un lien rompu… et pour quelques-uns cettedélivrance fut la mort. L’homme restait le même. Avant leChangement, à des instants de vie plus noble, en soi ou chez lesautres, à travers les récits historiques, la musique, les œuvreshautes et belles, à travers les épisodes héroïques et les contesmerveilleux, nous savions, même les plus vils d’entre nous, combienl’homme pouvait s’élever, combien tout homme pouvait parfoisgrandir et devenir pour ainsi dire surhumain. Mais l’airempoisonné, manquant des éléments nobles capables de provoquer cheztous ces moments de paroxysme, tout cela s’était modifié. Dansl’atmosphère différente, l’esprit de l’homme, engourdi jusque-là,oubliait le lourd cauchemar du mal, s’éveillait enfin pourcontempler, à travers des yeux plus purs, une vie régénérée qu’ilétait prêt à vivre.

4.

Cet éveil miraculeux eut lieu pour moi dans la solitude, et futaccompagné de rire et puis de larmes. Ce n’est qu’au bout d’uncertain temps que je rencontrai un de mes semblables. Jusqu’aumoment où j’entendis une voix appelant au secours, je ne me souciaipas de savoir s’il existait au monde d’autre créature humaine quemoi. L’humanité semblait disparue, comme toutes les misères dupassé. De la tanière individuelle où mon timide égoïsme s’étaitblotti, je sortais l’âme si large que je me figurais être toutel’humanité. J’avais ri de Cockins, comme j’aurais ri de moi-même,et cette voix qui appelait à l’aide m’arrivait comme une idéesoudaine de mon propre cerveau. On réitéra l’appel :

– Je suis blessé !

La voix montait du chemin creux ; descendant de quelquespas dans cette direction, j’aperçus Melmont assis près d’un fosséet me tournant le dos.

Certaines des menues impressions sensorielles de cette matinéedurent creuser dans mon esprit une trace si profonde que je croisfermement qu’à l’heure où je passerai par-delà l’existence vers lemystère à venir, quand les choses de cette vie s’évanouiront devantmes yeux, comme les brumes du matin se dissipent devant le soleil,ces impressions s’effaceront les dernières sous le voile interposéde la mort. J’assortirais encore, par exemple, la fourrured’automobile de Melmont, je pourrais peindre la teinte rougeâtre deses grandes joues, ses cils clairs filtrant la lumière qui sereflétait dans l’œil. Son chapeau gisait à terre, et il penchaitvers son pied tordu sa tête en dôme à la chevelure lisserouge-blond. Son dos paraissait énorme, et quelque chose, dans cetaspect massif, me remplit de sympathie affectueuse.

– Vous êtes blessé ? – demandai-je.

– Oui, – dit-il, de sa voix pleine et lente.

Et, se retournant, il me montra un profil régulier, au nez bienmodelé, et cette lèvre lourde, joie des caricaturistes du mondeentier.

– Je suis bien embarrassé. J’ai fait une chute et je me suisfoulé le pied. Où êtes-vous donc ?

En trois pas, je fus en face de lui, observant ce visage siconnu. Il avait retiré sa guêtre, sa bottine et sa chaussette, jetéde côté ses gants de chauffeur et il explorait, entre ses deuxpouces, sa cheville enflée.

– Je ne me trompe pas, vous êtes bien Melmont ?

– Melmont ? – Il réfléchit un instant. – Oui, c’est bienmon nom… – et il ajouta sans lever la tête – Mais ça ne me remetpas la cheville.

Il y eut un instant de silence, qu’interrompit un grognement dedouleur.

– Savez-vous ce qui est arrivé ? – questionnai-je.

Palpant toujours, il acheva son diagnostic.

– Elle n’est pas fracturée.

Je répétai ma question.

– Mais non, – répondit-il, et, sans curiosité, il leva pour lapremière fois la tête.

– Il y a un Changement…

– Oui, un Changement, – dit-il, avec un regard d’intérêt et avecun sourire que je n’avais pas prévu si agréable. – Mes sensationsinternes ont un peu monopolisé mon attention, mais je remarque quetout est extraordinairement lumineux. C’est ce que vous voulezdire ?

– En partie, et de plus une singulière sensation, une netteté decerveau…

Il me dévisagea fixement et sembla méditer.

– Voyons, je viens de m’éveiller, – murmura-t-il, avançant àtâtons dans ses souvenirs.

– Tout comme moi.

– Je m’étais trompé de chemin… Je ne me souviens plus comment…Ah ! oui, un étrange brouillard vert…

Il examina son pied malade.

– C’est cela, – reprit-il, – la Comète… Je marchais dansl’obscurité au long d’une haie… Je voulus courir et j’ai dûdégringoler au fond de ce chemin creux, voyez plutôt. – Et il fitsigne de la tête. – Cette traverse à la brisure fraîche, c’est à çaque j’ai buté ; c’est ça, oui… – conclut-il en considérant lestraces de l’accident.

– On n’y voyait pas. Une sorte de gaz vert arrivait departout ; je ne me souviens que de cela.

– Et puis vous vous êtes éveillé, comme moi, avec une sensationd’effarement. Il est certain que l’atmosphère a quelque chosed’insolite. Ah ! j’y suis… Je filais sur une route dans monauto ; j’étais très agité et préoccupé ; je suisdescendu… Tout me revient, – s’écria-t-il, avec un geste triomphant: – Les cuirassés… Maintenant, j’y suis ! Nous avions disposénotre flotte depuis cette côte-ci jusqu’au Texel. Nous leur avionscoupé la retraite. Ils nous ont coulé le Lord Warden. Grandsdieux ! Un cuirassé qui a coûté deux millions de livres !Cet imbécile de Rigby prétendait que ça ne faisait rien : onzecents hommes coulés à fond… Nous balayions la mer du Nord commeavec un filet, et l’escadre du Nord-Atlantique les attendait auxFéroé. Et pas un de leurs vaisseaux n’avait de charbon pour troisjours. Ai-je rêvé ? Mais non, j’ai raconté tout ça à un tas degens dans une réunion… parfaitement… pour les rassurer… Ils étaienttrès emballés, mes auditeurs, mais singulièrement alarmés par levoisinage de la flotte ennemie. Quels drôles de gens… gnomesventrus et chauves, pour la plupart… Où ça donc ? Mais oui…Nous avons eu toute la lyre, banquet, huîtres ; c’était àColchester. Je m’y étais rendu pour démontrer que ces rumeurs dedébarquement n’avaient aucun bon sens… et précisément j’enrevenais. Comme ça paraît lointain… Ça se passait hier, cependant…Mais oui, il n’y a pas de doute sur ce point… J’étais descendu del’auto, au pied de la montée, pour gagner la falaise par unsentier ; on m’avait dit que leur cuirassé était acculé à lacôte. Mon souvenir est net… j’entendais les canons.

Il réfléchit un instant.

– Étrange que j’aie pu oublier cela… – marmotta-t-il. – Lesavez-vous entendus, vous ?

Je répondis affirmativement.

– Était-ce la nuit dernière…

– À deux ou trois heures du matin, – précisai-je.

Il s’appuya en arrière sur les poings et, me regardant avec unfranc sourire, il reprit :

– C’est curieux, mais, en ce moment même, tout cela me semble unsonge ridicule. Est-ce que vous croyez que le Lord Warden a jamaisexisté ? Pensez-vous sérieusement que nous avons fait coulertoute cette belle mécanique par manière de jeu ? C’est unmauvais rêve… et cependant c’est arrivé.

C’eût été, suivant les anciennes habitudes, une chose fortsingulière que cette conversation libre et familière avec un sigrand personnage.

– Oui, – répliquai-je simplement, – vous avez trouvél’explication. On s’est réveillé d’autre chose que des effets d’ungaz vert. C’est comme si tout le reste n’avait jamais été laréalité.

Il fronça ses sourcils et tâta rêveusement son mollet. – J’aifait un discours à Colchester…

Je crus qu’il allait continuer, mais ses habitudes réticentes,un reste de discrétion diplomatique, l’arrêtèrent.

– C’est curieux, – dit-il, changeant de sujet, – que la douleurque j’éprouve soit plus intéressante que désagréable.

– Vous souffrez ?

– Oui, ma cheville souffre. C’est une fracture ou une mauvaiseentorse, je penche plutôt pour l’entorse. Tout mouvement m’estdouloureux ; mais, personnellement, je ne souffre pas. Jen’éprouve rien de ce malaise général qui accompagne toujours unecontusion locale, absolument rien.

Il réfléchit, puis :

– J’ai parlé à Colchester, discouru sur la guerre. Je m’yretrouve mieux maintenant ; les reporters griffonnaient pagessur pages… Des vins vieux, des crus fameux… un brouhaha… deshuîtres excellentes…

Voyons, qu’est-ce que je leur disais de la guerre ?…Ah ! voilà… qu’elle serait, sans doute, longue et sanglante…qu’elle réclamerait des sacrifices au château comme à la chaumière…Quelle rhétorique ! Avais-je trop bu, hier soir ?

Il prit entre ses mains son genou droit et, y appuyant lementon, il regarda, droit devant lui, des choses invisibles.

– Grand Dieu ! – murmura-t-il avec dégoût.

Grossi par sa fourrure, il faisait l’effet, au soleil, d’un êtred’une taille extraordinaire, et je sentis que je devais respectersa méditation. C’était la première fois que je rencontrais un hommepareil ; avant le Changement, je n’étais pas certain que cespersonnages existassent vraiment. Mes idées sur ce que pouvait êtreun homme d’État furent, avant le Changement, des plus vagues, et,si je me les rappelais, elles n’accorderaient sans doute aucuneconsistance individuelle et humaine à ces sortes d’entités.L’opinion que je m’en formais provenait en partie de caricatures eten partie d’articles de journaux. Je n’avais pour eux aucunrespect, et voilà, comme premier effet du Changement, que je metrouvais en face d’un être dont je percevais nettement lasupériorité et que j’avais pu aborder sans servilité, avecfranchise et avec une respectueuse attention. Mon égoïsme rance etulcéré, ou bien les amertumes de la vie, ne me l’auraient paspermis avant le Changement.

Il abandonna sa méditation, non sans conserver une attitudequelque peu perplexe.

– Ce discours que je prononçai hier soir fut une sottisemalfaisante, voyez-vous. On n’y changera rien. Tous ces petitsgnomes ventripotents, en habits noirs, gobant des huîtres, fidonc…

Un des effets les plus naturels de ce matin de merveille fut quej’acceptai ce ton de franchise à peine croyable, sans rien perdrede ma déférence pour mon interlocuteur.

– Oui, – dit-il, – vous avez raison ; tout cela estindéniablement vrai, et pourtant je ne peux y voir autre chosequ’un rêve.

5.

Ces souvenirs se détachent, sur le sombre passé du monde, avecune pureté et une clarté extraordinaires.

Dans cette admirable matinée, sonore du chant des oiseaux,dominait, semblait-il, un bruit joyeux et lointain decarillon ; ce fut une hallucination sans doute, mais lafraîcheur et la nouveauté de toutes choses appelaient cetteillusion, et des cloches de Pâques sonnaient dans nos cerveaux.Devant moi, assis, ce grand homme pensif et blond avait une sortede beauté massive dans la gaucherie même de sa pose, comme si leGrand Maître de la force et de la gaieté équilibrées l’avaitfaçonné de sa main.

Puis (me ferai-je bien comprendre aujourd’hui ?) il meparlait à moi, étranger, sans réserve, sans précautions oratoires,comme on cause à présent. En ces temps-là, non seulement nouspensions mal, mais notre pauvre pensée même, par suite de milleconsidérations myopes de dignité, de discipline, de discrétion,nous la voilions de circonlocutions avant de la communiquer à nossemblables.

– Tout me revient à présent, – continua-t-il, et, sans que jel’interrompisse, il exposa, en un long soliloque, ses penséesnouvelles.

Comme je voudrais pouvoir vous redire toutes ses paroles. Imagessur images jaillissaient de son cerveau en raccourcis de phrasesbrisées. Si, dans ce que je me rappelle de cette matinée, il merestait autre chose que tel ou tel détail presque effacé sous uneimpression générale, il serait de mon devoir de vous rapporter motà mot ce discours. En voici, fragmentairement, le sens général. Jerevois encore Melmont s’écriant :

– Le cauchemar empira vers la fin. La guerre ! Quelleabominable chose ! Ah ! l’horrible obsession à laquellepersonne n’échappait, personne… et il fallut emboîter le pas autroupeau.

Toute discrétion diplomatique l’avait abandonné.

Il me dévoila les secrets motifs de la guerre, comme tous lesvoient aujourd’hui ; mais ce matin-là, ces révélations mestupéfiaient. Accroupi sur le sol, insoucieux de son pied nu etenflé, me traitant à la fois comme le plus humble des acolytes etcomme son parfait égal, il libéra son esprit des réflexions quil’importunaient.

– Nous aurions pu l’éviter, cette guerre. Il suffisait d’uneparole d’un de nous… un peu seulement de franchise honnête. Quinous empêchait d’être francs les uns avec les autres ? Leurempereur ? Sans doute, il s’était juché sur un amas deridicules et de présomptions. Mais au fond il n’était pas aussi fouqu’il s’en donnait l’air.

En quelques phrases tranchantes et vigoureuses, il démolit toutel’outrecuidance et les fanfaronnades de l’empereur allemand, de lapresse allemande, du peuple allemand, – et les nôtres. Il plaçaittout cela au point d’où nous l’envisageons désormais, et avecl’animosité d’un homme qui se sent coupable à demi et quiregrette.

– Oh ! leurs haïssables petits professeurs, sanglés dansleurs redingotes ! – s’écria-t-il incidemment – se peut-il quede pareils hommes existent ? Et les nôtres donc ?… Nousaurions pu, quelques-uns au moins, adopter une ligne de conduiteplus ferme… étouffer dès le début cette folie…

Sa voix retomba du murmure au silence.

Et moi, j’étais là à le regarder, comprenant tout de lui,apprenant davantage à chacune de ses paroles, et, au cours de cettematinée qui suivit le Changement, je ne m’occupai pas plus deNettie et de Verrall que s’ils eussent été les personnages dequelque roman, dont j’aurais interrompu la lecture pour causer aveccet homme.

– Eh bien ! – dit-il, sortant de ses pensées, – nous voiciréveillés. Rien de tout cela ne peut continuer, il faut y mettrefin. Comment même pareille abomination a-t-elle pucommencer ?… Je me sens comme un nouvel Adam. Croyez-vous quele phénomène ait été général ? Ou bien allons-nous retrouvertous ces gnomes et leurs démêlés ? Qu’importe, aprèstout !

Il fit un mouvement pour se relever, mais se souvint de sonentorse. Il me pria de lui prêter mon appui jusqu’à sa maisonnette,et, chose curieuse, cette réquisition de mes services semblaitaussi naturelle que mon prompt consentement. Je l’aidai à entourerd’un bandage sa cheville, et nous nous mimes en route, moi luiservant de béquille, de telle sorte que nous figurions, dans cechemin creux, grimpant vers les falaises, on ne sait quelquadrupède boiteux.

6.

Sa maisonnette se trouvait à deux kilomètres par-delà le jeu degolf. Nous gagnâmes la plage et suivîmes, au pied des falaises, lasurface plane du sable, être à trois pattes, titubant, clopinant,dans une danse qui m’épuisait vite ; nous nous reposions alorsquelques minutes. Il y avait, de fait, fracture de la cheville, etMelmont ne pouvait poser le pied sans éprouver une douleurintolérable. Nous ne mimes pas moins de deux heures pour parvenir àsa maison, et nous aurions certainement mis davantage, si son valetde chambre n’était venu à la rescousse. On avait trouvél’automobile brisée et le chauffeur inanimé, à une courbe de laroute, près de la maison, et on avait cherché Melmont de ce côté,sans quoi on nous aurait découverts plus tôt. Pendant les étapes dece long trajet, assis tantôt sur l’herbe, tantôt sur un fragment derocher, tantôt sur une épave, nous avions causé avec la franchisequi convient entre hommes bienveillants, sans réserve hautaine desa part, sans familiarité déplacée de la mienne, comme nous savonscauser aujourd’hui, mais d’une façon qui, somme toute, était laplus inattendue et la plus insolite, jugée d’après les vieillesrègles. C’est lui qui parla pendant presque tout ce temps ;toutefois, en réponse à une question indirecte, et aussi clairementqu’il m’était possible de traduire des passions devenues dès lors àpeu près inintelligibles pour moi-même, je lui narrai commentj’avais poursuivi Nettie et son amant, le revolver au poing, etcomment le brouillard vert m’avait surpris et terrassé. Il hochaitla tête en m’écoutant, comme quelqu’un qui comprend tout, et, parquelques questions brèves et pénétrantes, s’enquit de moninstruction, de mon éducation, de mes occupations. Il avait, danssa manière, quelque chose de volontaire et de réfléchi, avec decourtes pauses, une autorité qui n’admettait ni refus ni délai.

– Oui ! sans doute… Quel sot j’ai été ! – dit-il.

Et ce fut tout jusqu’à notre prochaine étape. Pour ma part, jene percevais pas bien quel rapport pouvait avoir mon histoire aveccette sorte de mea culpa.

– Supposez, – fit-il, en s’affalant sur un brise-lames, –supposez qu’il eût existé un homme d’État… – Il se tourna vers moi.– Si celui-là avait pris sur lui de débrouiller ce fatras dediscordes, s’il avait pris tout cela à pleines mains, comme unsculpteur sa terre, comme un maçon ses briques et son mortier, ets’il en avait façonné…

Il eut un geste de sa large main vers les gloires du firmamentet de la mer, et il reprit bruyamment haleine.

– … s’il en avait façonné quelque chose qui convînt à cecadre !

Et il ajouta, en commentaire :

– Alors, des histoires comme la vôtre eussent été impossibles,voyez-vous… Donnez-moi d’autres détails encore, parlez-moi devous-même… J’ai la conviction que tout cela est aboli et que leChangement est bien définitif. Désormais, vous ne serez plusl’homme que vous étiez. Ce que vous avez fait… importe peu. Nousnous sommes rencontrés, nous que séparait l’ombre qui est derrièrenous. Racontez-m’en davantage.

Je lui narrai mon histoire, aussi simplement et aussifranchement que je viens de le faire.

– Et voilà, – reprit-il, – là où ce semis de petits écueilsdépasse le promontoire, les chalets… Qu’avez-vous fait durevolver ?

– Je l’ai laissé, là-bas, dans les orges.

Il me regarda entre ses cils clairs.

– S’il en est de tous comme de vous et de moi, il y aurabeaucoup de revolvers abandonnés dans les orges aujourd’hui.

Ainsi causions-nous, ce grand homme puissant et moi, avec uneaffection fraternelle si mutuelle qu’il n’était pas besoin del’affirmer par des paroles. Nos âmes se rejoignaient, en pleinebonne foi, et pourtant je n’avais éprouvé jusque-là qu’un sentimentde méfiance alerte pour mes semblables. Je le vois encore, assissur le brise-lames tapissé de mollusques, les yeux fixés sur uncadavre de matelot que la mer venait de rejeter à nos pieds :celui-là avait manqué de peu l’aube du nouveau jour. Maisn’exagérons pas les horreurs du temps passé ; la mort n’étaitguère plus fréquente en Angleterre qu’elle ne l’est de nos jours.Nous reconnûmes le cadavre d’un matelot du Rother Adler, le grandcuirassé allemand, qui était échoué, – nous ne le savions pasalors, – à quelque quatre milles de là, sur la côte, parmi lesdébris de la falaise labourée de projectiles, – masse éventrée demécanique de précision. La marée haute l’avait recouvert etretenait, dans les entrelacs de ferraille, les cadavres de neufcents braves gens, hier encore vigoureux et habiles, capables debelles choses…

Je me rappelle parfaitement le pauvre gars : il s’était noyépendant la période anesthésique du gaz vert. Son jeune visage blondparaissait tranquille et calme ; mais sa poitrine avait étééchaudée par un jet de vapeur, et son bras droit était bizarrementtordu derrière son dos. Cette mort cruelle et inutile avait revêtu,dans l’aube nouvelle, de la dignité et de la beauté. Un même liensignificatif unissait les personnages de cette scène moi, dans mespauvres habits, prolétaire miséreux ; Melmont sous sa coûteusefourrure de chauffeur qu’il n’avait pas quittée, penché sur lebrise-lames primitif vers cette triste victime d’une guerre dont ilétait pour une part responsable.

– Pauvre garçon, enfant que nos erreurs ont envoyé à lamort ! Voyez donc la beauté calme de sa figure… Quelle pitiéd’avoir été sacrifié de la sorte !

Près du cadavre, une étoile de mer, abandonnée par la vague,s’efforçait, de ses lents tentacules, de regagner l’eau et laissaitune légère empreinte sur le sable.

– Plus de ceci désormais, – dit Melmont d’une voix étouffée, ens’appuyant à mon épaule. – Plus de ceci !

Mais la figure de Melmont m’est encore plus présente à lamémoire quand je le revois aussi sur un bloc de rocher crayeux,éclairé en plein par le soleil, et le visage couvert d’une rosée detranspiration. Il prenait à mi-voix des résolutions :

– Il faut mettre fin à la guerre. C’est une stupidité. Avec lenombre de gens capables de lire et de penser, dès à présent, iln’est besoin de rien de pareil. Quelle triste besogne nousaccomplissions, nous, les dirigeants ! Engourdis, comme desgens entassés dans une pièce sans air, trop abêtis, tropsomnolents, trop ignoblement disposés les uns envers les autres,pour que l’un de nous se levât et ouvrît la fenêtre. Dans quelgâchis nous pataugions !

Grande figure puissante, il est demeuré tel, dans ma mémoire,intrigué, émerveillé de lui-même et de toutes choses.

– Pourquoi tant de faiblesse, juste ciel ? – fit-il, avecle même geste large vers l’étendue, et, autour de sa taillegigantesque soudain dressée, un vol de mouettes tourbillonnait,criard, symbole assez exact de notre activité vaine de naguère. Ilparlait avec étonnement des choses abolies.

– Vous êtes-vous jamais figuré la mesquinerie de toute personnemêlée à une déclaration de guerre ? – interrogea-t-il.

Et il fit lui-même la réponse, comme pour se confirmer à hautevoix l’incroyable ; il décrivait Laycock, qui le premierformula la phrase redoutable au Conseil des ministres :

– Gommeux d’Oxford, une taille de nabot, une voix de crécelle,un menu bagage de racines grecques, sot minuscule élevé par dessœurs aînées en adoration devant sa prétentieuse nullité… Je ne leperdais pas de vue, – continua-t-il, – et je songeais que cet ânebâté avait charge de millions de vies humaines… J’aurais mieux faitd’en penser autant de moi-même. Je ne le contrecarrai en rien. Lesatané petit imbécile se démenait jusqu’au cou en pleinetragédie ; il lançait des éclats de voix, et roulait vers nousde gros yeux ronds. « C’est la guerre », proclama-t-il. Richoverhaussa les épaules ; je protestai pour la forme et cédaiaussi… Je l’ai revu depuis, dans mes songes… Quelle bande nousfaisions ! Tous légèrement épouvantés de nous-mêmes…instruments, pour ainsi dire, du hasard. Ce sont des imbéciles decette sorte qui mènent à ceci…

Et, de la tête, il montrait le cadavre.

– Il va être intéressant de voir ce qu’il est advenu du monde, –reprit-il. – Ces brouillards verts… l’étrange substance… Je sais aumoins ce qu’il est advenu de moi… Je suis converti. J’ai toujourseu le sentiment que… mais ceci est de l’imbécillité. Assez debavardage… J’y mettrai le holà.

Il me tendit une main impuissante, faisant signe qu’il voulaitse remettre en route.

– Le holà à quoi ? – questionnai-je, m’empressant à sonaide.

– À la guerre, mon ami, – fit-il de sa grosse voix sourde, ens’appuyant sur mon épaule, mais sans achever l’effort de se lever.– Je vais arrêter la guerre, mettre fin à toutes les choses qui nedoivent plus subsister. L’univers est beau ; la vie est grandeet superbe ; il nous suffit d’ouvrir les yeux pour le savoir.Songez aux merveilles que nous avons traversées, inconscients commeun troupeau de pourceaux dans un parterre de fleurs. Les couleursde la vie, ses sons, ses formes ! Nous avons eu nos jalousies,nos disputes, nos discussions ardues, nos préjugés invincibles, nosactivités vulgaires, nos timidités fainéantes, nous nous sommesplumés à coups de bec, nous avons pollué l’univers… comme descorneilles dans un clocher, comme des volailles dans le sanctuairede Dieu. Ma vie a été une sottise, une mesquinerie, de grossiersplaisirs, un gaspillage… ma vie tout entière. Me voici, pauvreombre noire devant l’aube, être de repentance et de honte. Et, sansla miséricorde divine, j’aurais pu mourir cette nuit… comme cepauvre enfant… dans l’ordure de mes péchés. Plus de toutcela ! Que le monde ait changé ou non, il n’importe. Nous deuxnous avons vu cette aube.

Il se tut un moment.

– Je me lèverai et j’irai vers mon père, – commença-t-il, – etje lui dirai…

Sa voix s’éteignit en un murmure imperceptible, sa main secrispa sur mon épaule et nous partîmes…

Chapitre 2LE RÉVEIL

1.

C’est ainsi que le Grand Jour se leva pour moi. Et, sous cettemême aube, ainsi s’éveilla le monde.

Car l’universalité des êtres vivants avait été surprise par lamême marée insensibilisante ; dans l’espace d’une heure, lefrisson de ce changement catalytique avait fait le tour du globe.On dit que ce fut le nitrogène de l’atmosphère, notre ancien azote,qui, en un clin d’œil, s’était transformé, et qui, au bout d’uneheure ou deux, était devenu un gaz respirable, très différent, ilest vrai, de l’oxygène, mais activant et doublant son action, commeun bain de force et de santé, pour les nerfs et le cerveau. Je nesais préciser scientifiquement la nature de cette modification, niuser des mots que nos chimistes ont créés pour l’analyser : mestravaux personnels m’ont tenu à l’écart de ces recherches ;tout ce que je puis dire c’est qu’elle eut pour résultat de rénovertous les hommes.

Je me figure, dans l’espace, cet incident planétaire, la buée dumétéore tourbillonnant vers la Terre, et celle-ci comme recouverted’une couche d’ombre, à travers laquelle les rivages des continentslumineux bornaient la tache sombre des océans ; au contact dela Comète cette couche devenait verte, puis se clarifiait denouveau.

Donc, le phénomène dura trois heures, nous le savons, car lesmontres et les pendules n’en furent pas arrêtées, et, pendant cestrois heures, tous les êtres vivant à la surface du globedemeurèrent inertes.

Pour tous ceux qui ont vécu ces instants, il y eut le mêmebourdonnement aux oreilles, les mêmes remous de masse gazeuse, lesmêmes crépitations dans l’air, la même pluie d’étoiles. L’Hindous’était arrêté sur le sillon matinal, pour contempler la merveilleet tomber évanoui ; le Chinois vêtu de bleu s’était affaissédevant son bol de riz ; le marchand japonais sorti de saboutique avait culbuté sur le seuil ; les oisifs qui, le soir,aux Portes d’Or, attendaient le lever de l’astre avaient étésurpris à leur tour. L’effet avait été le même dans chaque ville del’univers, dans chaque vallon solitaire, dans chaque maison, danschaque abri, dans chaque clairière ; sur les hautes mers, lespassagers groupés pour voir la merveille, pris soudain de terreur,tombaient en gagnant les escaliers et les écoutilles, et lecapitaine, titubant sur sa dunette, tombait, pendant que tombaientaussi, parmi la houille, les chauffeurs ; et les machinescontinuaient leur œuvre, dépassaient la barque de pêche d’où nemontait pas un cri d’appel, qui voguait au gré des flots, libre degouvernail.

À la grande voix de la destinée, criant :  » Halte ! « , lesacteurs du drame quotidien trébuchèrent, chancelèrent, ets’écroulèrent sur place. À New York, cette métaphore fut laréalité. C’était l’heure du théâtre, et, pour rassurer lesspectateurs pris de panique, les acteurs continuèrent leur jeu aumilieu de l’obscurité croissante, cependant que le public, éduquépar maints désastres antérieurs, regagnait loges et fauteuils.C’est ainsi que les spectateurs furent atteints par la somnolenceuniverselle, rangés en file dans l’orchestre, les uns tombant enavant, les autres glissant sous les sièges. Parload m’a raconté,bien que je ne sache pas sur quelles données reposent sesaffirmations, qu’au bout d’une heure, la combinaison du nitrogènes’étant opérée, l’atmosphère redevint claire commed’habitude ; mais, dans ce sommeil universel, il n’y eut pasde paupières ouvertes pour contempler les premières heures duChangement. À Londres, la nuit était avancée, mais à New York, parexemple, la population se livrait aux plaisirs de la soirée, et àChicago l’heure du dîner approchait et tout le monde était dehors.Le clair de lune dut y éclairer les rues et les places semées decorps affalés, à travers lesquels les tramways électriques, nonmunis de freins automatiques, continuaient leur chemin jusqu’à ceque l’amas des corps eût arrêté leur élan. Les gens gisaient, dansleurs vêtements de soirée, à travers les salles à manger, lessalles de restaurants, les escaliers, les vestibules, là où ilsavaient été surpris. Les joueurs devant le tapis vert, les ivrognesdevant le bar, les voleurs en embuscade, les couples adultères,tous furent frappés inopinément, pour se retrouver, l’âme et laconscience en éveil, au milieu du désordre de leurs méfaits et deleurs folies. Malgré la nuit, l’Angleterre courait le risque d’unebataille navale qui pouvait être une grande victoire ; sur lamer du Nord, ses flottes se rejoignaient, comme les deux bouts d’unfilet, autour de l’ennemi. Sur terre, cette même nuit promettaitaussi d’être décisive : les camps allemands étaient en armes, deRedingen à Markirch, et les colonnes de l’infanterie s’étaientcouchées, comme l’herbe fauchée, surprises pendant une marche denuit, entre Longwy et Thiaucourt, et d’Avricourt au Donon. Par-delàSpincourt, les collines fourmillaient de tirailleurs françaisassoupis, et, sur la longue ligne des avant-postes, officiers etsoldats dormaient parmi les outils épars, dans les tranchéesinachevées qui menaçaient le front des colonnes allemandes, sur lafrontière des Vosges.

Le paysan hongrois ou italien, s’étirant dans un bâillement,trouvait sombre la matinée, et, se retournant, était saisi par unsommeil sans rêves. Agenouillé sur son tapis de prière, le musulmansuccombait au sommeil, cependant qu’à Sydney, à Melbourne et dansla Nouvelle-Zélande, le brouillard survenait l’après-midi etdispersait les foules rassemblées aux champs de courses ou auxparties de cricket, interrompait le déchargement des vaisseaux, etinquiétait les gens qui faisaient la sieste et qui, étourdis etchancelants, sortaient joncher les rues.

2.

Mes pensées s’en vont vers les forêts et les déserts, vers lavie sauvage des jungles, qui connurent, comme l’homme, cet arrêt detoute activité : je vois des millions d’actes de férocitéinterrompus, suspendus comme les paroles gelées que Pantagruelrencontra sur la mer. Toutes les créatures vivantes, tout ce quirespire, devint insensible et inanimé. Dans l’universel crépuscule,les bêtes féroces et les oiseaux furent paralysés, parmi lesarbres, les buissons et les herbes inertes. Le tigre s’allongeauprès de sa victime égorgée qui saigne à mort dans le silencesoudain du fourré. Les mouches mêmes, atteintes par la somnolence,se laissent tomber, les ailes éployées ; l’araignée se replieau centre de sa toile surchargée. Je vois flotter, comme un floconde neige multicolore, le grand papillon qui tournoie et se pose.Par un contraste remarquable, on suppose que le phénomène n’eutaucune action sur la vie des poissons et de tous les animauxaquatiques.

Ce détail me remémore une curieuse exception de cetteprostration générale ; l’équipage du sous-marin B 94 eut unsort particulier. Autant que je le sache, ce sont les seuls humainsqui n’aient pas vu le brouillard vert envelopper le monde. Pendanttout le temps que dura l’engourdissement des êtres vivants à lasurface de la terre et des flots, le sous-marin, sinistre crustacéd’acier, bondé de matières explosives, pénétrait dans l’embouchurede l’Elbe, avec une lenteur et des précautions extrêmes, pouréviter les mines ; rampant sur le lit du fleuve, il traînaitderrière lui, pour servir de guide à ceux qui allaient le suivre,une longue amarre qui le reliait au formidable cuirassé des flancsduquel il était sorti : parvenu dans le canal, par-delà les fortsde l’embouchure, il remonta enfin à la surface, pour se munir ànouveau d’air respirable et choisir ses victimes. Ceux del’équipage qui montèrent sur le pont durent sortir de leur carapaceau crépuscule du matin, car, par la suite, ils parlèrent del’extraordinaire éclat des étoiles. Ils furent stupéfaitsd’apercevoir, à moins de trois cents mètres d’eux, un cuirassééchoué dans la vase du rivage et que la marée descendante faisaitpencher sur le flanc ; il était en feu, par le milieu, du côtédes machines, mais nul n’y prenait garde ; dans le grandsilence éclairé par l’aube, personne ne prenait garde à rien. Cevaisseau, et tous les autres cuirassés d’alentour, noirs etmassifs, semblaient montés par des équipages de morts.

Ils passèrent là par une épreuve singulière ; ayant échappéaux instants d’immobilisation et d’insensibilité universelles, cefut, m’a-t-on raconté, soudainement et avec un grand rire, qu’ilsrespirèrent l’atmosphère renouvelée. Aucun d’eux ne s’est préoccupéde nous laisser une relation écrite de ce qui fut dit et faitalors, et nous n’avons aucun détail de leur surprise et de leurémerveillement. Seuls, donc, ils vécurent la nouvelle vie pendantles deux heures qui précédèrent l’éveil général, et, quand lesAllemands surgirent à leur tour du sommeil transformateur, ilstrouvèrent leur cuirassé aux mains de ces étrangers souillés etlas, qui, avec une ardeur incomparable, s’efforçaient, à la clartéde l’aube éblouissante, d’arracher quelques ennemis, insensiblesencore, à l’incendie et à l’immersion.

Ce spectacle sublime ne peut détourner longtemps ma pensée dessinistres et des horreurs qui furent comme la rançon et le prix dubien-être dont nous jouissons. Que de vaisseaux, dont la barreavait été lâchée par des pilotes somnolents, se brisèrent sur lesrochers et sombrèrent. Combien, sur les routes du monde,d’automobiles précipitées vers la destruction. Combien de trainscontinuèrent, malgré les signaux, à filer à toute vapeur, et queles mécaniciens ahuris retrouvèrent, les feux éteints, sur desvoies inaccoutumées ; et combien d’autres, moins heureux,présentèrent, au regard épouvanté des paysans ou des hommesd’équipe s’étirant sur des talus, le spectacle de leurs ruinesamoncelées et fumantes. Les hauts fourneaux de nos Quatre Villesvomissaient toujours vers le firmament la souillure de leurfumée ; les foyers sans surveillance s’étendirent ; lesfeux brûlaient, il est vrai, plus ardents dans cette atmosphèreplus carburante et se propagèrent…

3.

Se figure-t-on bien les événements qui séparèrent la compositionet le tirage de ce numéro du Nouveau Journal que j’ai là devantmoi ? C’est le premier journal imprimé sur terre après leGrand Changement ; la pâte en est durcie et brisée aux plis,car elle ne fut jamais fabriquée pour durer. Je trouvai ce numérosur la table, dans un bosquet de l’auberge où j’attendais Nettie etVerrall, précisément avant la conversation que j’aurai à vousraconter tout à l’heure. La vue de cette vieille feuille me remettout en mémoire : Nettie, toute blanche contre le fond bleu vert dujardin ensoleillé, me regardait attentivement pendant que jelisais… et Verrall se penchait pardessus mon épaule, ce que jen’aimais guère. Cette lecture contribua à dissiper la légère gênede notre première rencontre ; mais gardons tout cela pour monprochain chapitre…

Il est facile de constater que le Nouveau Journal avait été misen pages la veille et qu’un bon nombre de clichés avaient étéenlevés et remplacés au matin. Je ne connais pas assez les détailsde fabrication de l’imprimerie d’autrefois pour vous expliquer cesremaniements, mais on a la certitude que des fragments entiers decopie composée durent être retranchés pour permettre d’insérerd’autres articles ou dépêches. L’ensemble du journal offre unaspect discordant et hétéroclite. Les insertions nouvelles sontd’une impression plus noire et plus barbouillée que le reste,excepté sur le bord gauche où l’encre a dû manquer et forme deséchancrures. Un de mes amis, mieux au courant de ces choses, estd’avis que les presses du Nouveau Journal avaient dû êtreendommagées pendant la nuit et que Banghurst fut forcé de fairetirer par un imprimeur voisin qui lui avait peut-être desobligations financières.

Les feuilles extérieures appartiennent entièrement à l’âgeprécédent ; seuls, les deux feuillets du milieu ont subi desmodifications ; c’est là que, sur quatre curieuses colonnes,nous lûmes ce titre : CE QUI EST ARRIVÉ. Cet espace rectangulaireempiétait sur une autre colonne où se lisait : La GrandeBataille Navale a lieu. Le sort de deux Empires en jeu. Pertenouvelle de deux…

On sentait que toutes ces choses n’auraient plus aucuneimportance désormais. Selon toute probabilité, du reste, c’étaientdes nouvelles de pure imagination, fabriquées pour les besoins dela dernière heure.

Il est amusant de rapprocher les fragments de ce vieux journalet de lire les premiers comptes rendus de l’époque transformée.Comme ces quelques phrases simples et d’une netteté insolite meparurent singulières dans ce cadre de mauvais anglais et de jargontonitruant ; elles produisent aujourd’hui l’effet d’une voixd’homme de bon sens au milieu de paroles violentes et tumultueusesqui cessent brusquement, mais elles témoignent surtout combienLondres fut prompt à revenir de son engourdissement, quelle énergienouvelle animait cette vaste population. Je suis encore étonné, enrelisant ces lignes, de constater quelle somme de recherches,d’expériences, d’inductions, il fallut dépenser dans le courtespace qui précéda le tirage de cette feuille… Mais tout cela diten passant ; pendant que je m’abandonne à ma rêverie, devantces feuilles détériorées, la curieuse et lointaine vision merevient de ces bureaux et de ces imprimeurs immobilisés soudain enpleine effervescence.

La vague catalytique avait dû envahir l’immeuble en pleinefièvre nocturne, fièvre que la Comète et la guerre, celle-cisurtout, devaient rendre plus intense. Le Changement avait pénétrélà inaperçu, au milieu du bruit des voix, du tintamarre desmachines, de l’éblouissement des lampes électriques ; on yavait dû prendre les premières vapeurs vertes pour quelquebrouillard prématuré, car Londres, en ces temps-là, même à la bellesaison, était aveuglé par des brouillards impénétrables. Tout àcoup, le Changement entra de toutes parts et paralysa cetteaffolante activité.

Le seul avertissement de la venue du phénomène ne put être quele silence soudain de la rue, succédant à un tumulteinhabituel.

La vapeur dut engourdir le personnel avant qu’on ait pensé àarrêter les presses. Le brouillard se glissa dans tous les recoinsdes locaux, enveloppa les hommes, et les coucha, endormis, à terre,– et ce tableau a toujours frappé mon imagination, parce que, sansdoute, c’est le premier que je me sois représenté de ce qui s’étaitproduit dans les villes. De même aussi, ai-je, jusqu’à ce jour,considéré comme particulièrement étrange le fait que, malgrél’intervention du phénomène, les machines continuèrent àfonctionner. Je ne sais précisément pourquoi ce fait me parutspécialement bizarre, mais je n’ai jamais pu me débarrasser decette impression. Je suppose que cette activité indépendante desmachines, alors que s’était interrompue soudain l’activité humaine,nous paraît anormale à cause de l’habitude que nous avons deconsidérer la force mécanique comme une simple extension de laforce musculaire de l’homme et comme une annexe inséparable de nosopérations cérébrales.

Les lampes électriques, par exemple, percèrent, pendant quelquetemps au moins, de leur incandescence nébuleuse, le brouillardenveloppant ; dans les ténèbres croissantes, les grandespresses poursuivirent leur grondante besogne, imprimant, pliant,empilant, exemplaire sur exemplaire, les comptes rendus mensongersde la bataille ; les vastes locaux continuèrent à trépider età retentir du fracas des machines, et cela bien que toute directionhumaine eût cessé.

Quand elles eurent épuisé leur provision d’encre et de papier,les machines poursuivirent leur mouvement à vide, avec descraquements, des à-coups, des grincements assourdissants, puis lesfoyers, que nul n’alimentait plus, s’éteignirent, la pressionfaiblit sur les pistons, un ralentissement général se produisit,et, avec lui, un fléchissement intermittent dans l’intensité deslampes solidaires de la rotation des dynamos. Qui peut s’imaginertout cela avec précision ?

Et, alors que ces bruits s’affaiblissaient et se taisaient, lebrouillard vert s’éclaircit et se dissipa. En moins d’une heure, ileut disparu, et peut-être qu’une brise s’éleva et parcourut laTerre…

Toutes les rumeurs de la vie s’éteignirent, mais il en est querien ne ralentit et qui persistèrent triomphalement dansl’universel déclin. Sur un monde indifférent au temps, les clochesdes tours et des églises annoncèrent deux heures, puis troisheures. Partout, d’un bout à l’autre de la Terre, les horlogess’opiniâtrèrent à sonner pour des oreilles assourdies…

Enfin parurent les premiers rayons de l’aube, s’entendirent lespremiers bruissements du réveil. Dans les bureaux du journal, lesfilaments des lampes rougeoient encore, quelque machine gémitimperceptiblement, les formes, affaissées dans toutes lespositions, se secouent mollement, se dressent et redeviennent deshommes qui promènent autour d’eux des regards ahuris. Le prote futsans doute fort scandalisé de constater qu’il avait dormi. L’énormeorganisme du Nouveau Journal se réveilla, clignotant, étonné devantson propre aspect. L’une après l’autre, les horloges de la villesonnèrent quatre heures. Les rédacteurs, les vêtements en désordre,les cheveux ébouriffés, mais avec, dans les veines, un sentimentétrange de renouveau, entouraient les presses endommagées ;les questions étonnées se croisaient dans l’air ; le rédacteuren chef relisait ses manchettes de la veille avec un rire incrédule: ce matin-là fut sonore de rires involontaires. En bas, dans larue, les cochers des voitures de distribution flattaient le cou etbouchonnaient les jambes de leurs chevaux qui s’éveillaient.

Puis, tout ce monde perplexe, s’interrogeant mutuellement, seremit lentement en devoir de terminer le journal. Imaginez ces gensahuris et désorientés, emportés par la routine de leur besognecoutumière, faisant de leur mieux pour achever un travail dont lavanité leur était soudain apparue. Ils reprirent leur labeur avecentrain, échangeant leurs impressions. Mais à chaque moment ildevait se produire des entractes occupés par des discussionsinévitables. Le numéro n’arriva au village de Menton que cinq joursplus tard.

4.

Voulez-vous, maintenant, que je vous rapporte les impressionstoutes vives d’un personnage prosaïque ? Il s’agit d’unépicier du nom de Wiggins. J’ai entendu le récit qu’il en fit dansle bureau de poste de Menton, le soir du premier jour, quand l’idéeme fut venue de télégraphier à ma mère : ce bureau était installédans une épicerie, et je trouvai Wiggins en conversation avec lepropriétaire du magasin. Ils se faisaient une concurrence acharnéeet, de la boutique rivale, de l’autre côté de la rue, Wiggins étaitvenu pour rompre un silence hostile qui durait bien depuis quelquevingt années. Le reflet du Changement brillait dans leur regard,sur leurs joues plus rosées, dans leurs gestes plus dégagés, danstout leur être physique rénové.

– Ah ! notre vieille haine, – me dit M. Wiggins, comme pourm’expliquer l’émotion de cette rencontre, – quel bénéfice enavons-nous tiré, nous et notre clientèle ? Voilà ce que jesuis venu lui dire… Mettez-vous cela dans la tête, jeune homme, sijamais vous ouvrez boutique. C’est une malveillance idiote qui noustenait ! Comment ne nous en sommes-nous pas aperçus plustôt ? Mais ce fut bien moins de la méchanceté que de la bêtise: une jalousie stupide. Pensez donc un peu : voilà deux êtreshumains qui ont vécu pendant vingt ans à portée de voix et quin’ont pas trouvé moyen de se parler, tant leurs cœurs s’étaientendurcis l’un contre l’autre.

– Je ne comprends pas comment nous en sommes arrivés là, –répondit l’épicier concurrent, tout en ficelant, d’un gestemachinal, par paquets d’une livre le thé qu’il avait peséminutieusement. – Ce fut de l’orgueil et de l’obstination. Noussavions parfaitement, et tout le temps, à quel point nous étionsbêtes.

Tout en écoutant, j’affranchissais mon télégramme.

– Tenez, – reprit-il en s’adressant à moi, – l’autre matinseulement, j’étais en train de liquider une caisse d’œufs, je lesvendais à perte pour m’en débarrasser. Ne voilà-t-il pas qu’ilaffiche les siens à neuf pence la douzaine ? Je vois ça enarrangeant mon étalage et je riposte du tac au tac : « Œufs à huitpence la douzaine, les mêmes qui sont vendus ailleurs neuf pence. »Une baisse d’un penny d’un coup… presque à prix coûtant… et notezbien, – ajouta-t-il d’un ton impressionnant, en se penchantau-dessus du comptoir : – ce n’étaient pas du tout les mêmesœufs.

– Eh bien ! je vous le demande, ne fallait-il pas être foupour en arriver là ? – renchérit l’ancien adversaire.

Je remis mon télégramme, dont le boutiquier se chargeacomplaisamment, et, à mon tour, j’entamai alors la conversationavec M. Wiggins. Il n’en savait pas plus long que moi sur la naturedu Changement survenu. Si alarmé fût-il par les lueurs vertesqu’après les avoir considérées quelque temps de derrière lespersiennes de sa chambre à coucher il s’était levé et habillé,avait fait endosser à ses proches leurs vêtements du dimanche afinque tous fussent prêts « pour le départ ». Tout ensemble ilssortirent dans le jardin, partagés entre l’admiration du spectaclegrandiose et une terreur qui allait croissant. Fervents méthodisteset très religieux, hors des heures d’affaires, il leur sembla, dansces derniers moments de magnificence céleste, que la sciences’était leurrée et que les fanatiques avaient raison. Les vapeursvertes les convainquirent que la fin du monde approchait et ils sepréparèrent à comparaître devant leur Dieu.

Ce Wiggins était un petit homme d’aspect commun, en manches, dechemise, le ventre sanglé dans un tablier d’épicier. Avec un accentqui sonnait pauvre et bref à mes oreilles habituées à laprononciation large du Staffordshire, il me narra son histoire,sans une pensée d’orgueil, et pourtant elle me donna parfois lasensation de l’héroïsme.

Ces gens ne s’enfuirent pas çà et là comme tant d’autres ;le père, la mère et les deux filles, groupés parmi les groseilliersde leur jardinet, sentant s’appesantir sur eux la terreur de leurDieu et de leur Juge, unirent leurs voix dans un cantique.

Tous quatre, à pleine voix et d’une façon un peu languissante etcriarde, selon la commune habitude, chantèrent jusqu’à ce que, l’unaprès l’autre, ils se fussent affaissés sur le sol. Dans lesténèbres qui s’épaississaient, le receveur des postes avaitdistingué les paroles de leurs hymnes.

C’était vraiment la chose la plus extraordinaire du monde qued’entendre cet homme rougeaud, aux gros yeux pleins de gaieté, quiracontait l’histoire de sa mort récente. Il semblait impossible quetout cela se fût passé douze heures auparavant à peine. Le tableauétait lointain déjà, diminué dans la perspective, de ces genschantant, au milieu des ténèbres croissantes, les louanges de leurDieu. On eût dit qu’il me montrait une miniature édifiante pourmédaillon.

Toutes choses antérieures avaient subi cette réduction, cetteminimisation, si je puis dire ; cette sensation, ai-je apprispar la suite, ne me fut pas personnelle : il semblait que nouseussions grandi. Le petit être, qui avait traversé furieusementl’Angleterre à la poursuite de Nettie, n’eut plus qu’à peine unpouce de hauteur dans le recul des heures. Cette vie d’hier n’avaitété qu’une tragi-comédie pour marionnettes, jouée dans un jourcrépusculaire.

5.

Ces scènes du Changement ne me reviennent jamais en mémoire sansque je songe à ma mère.

Je me souviens de la confession qu’elle me fit. Elle dormit malcette nuit-là, et prit les détonations produites par les étoilesfilantes pour des feux de salve. Toute la journée, l’émeute avaitfait rage, dans Clayton et Swathinglea ; inquiète et persuadéeque j’étais mêlé à ces troubles, elle se leva pour regarder par lafenêtre. Elle n’assista pas au début du phénomène.

– Mais, – disait-elle, – en voyant cette pluie d’étoiles, jepensai que tu étais sous l’averse, et je murmurai une petite prièreà ton intention. Tu ne peux m’en vouloir de cela, n’est-ce pas, monenfant ?

Et voici un autre de mes tableaux : surprise par les vapeursvertes, agenouillée au chevet de son grabat, la chère vieille jointses mains noueuses pour une prière vers Cela, sa divinité vague.Et, à travers l’étoffe jaune des rideaux, à travers les storesbaissés, je vois, au-dessus des cheminées, les étoiles pâlir dansle ciel, l’aube envahir l’espace, cependant que vacille encore, aufond du bougeoir, la flamme mourante de sa chandelle. À mon insu,j’étais accompagné, à travers le sommeil et la paix, par cettemuette figure agenouillée, par cette prière vers Dieu, prièrestagnante, soudain silencieuse dans un monde de silence, suspenduedans le vide de l’espace.

6.

Avec l’aube, ce réveil fit le tour de la Terre. Je vous ai ditcomment il me vint, et comment je marchai, émerveillé, à travers lechamp d’orge de Shaphambury. Il vint de même à tous. Non loin demoi, et pour quelque temps complètement oubliés, Verrall et Netties’éveillèrent, l’un auprès de l’autre, et chacun entendit, avanttout autre son, dans ce silence lumineux, la voix de l’autre. Etles locataires des maisonnettes, dispersés çà et là, s’éveillèrent.Les habitants endormis du village de Menton, sursautant, s’assirentdans leur lit, désorientés par cette nouveauté… Les ombrescontorsionnées du jardin, avec, sur leurs lèvres encore, l’hymneinterrompu, bougèrent parmi les fleurs, et se touchèrent timidementde la main, en pensant au Paradis… Ma mère se retrouva blottiecontre son lit, et se leva, forte de la conviction que sa prièreétait exaucée…

Nous nous éveillions à peine que déjà les soldats allemands,entassés entre les files de peupliers poudreux, sur la routed’Allarmont, bavardaient et partageaient leur café avec lestirailleurs français, qui leur avaient envoyé le salut, de leurstranchées bien dissimulées parmi les vignes. Une certaineperplexité avait envahi ces tireurs d’élite, qui s’étaient endormisdans l’attente anxieuse de la fusée-signal qui devait mettre enmouvement le mécanisme de leurs fusils à répétition. À la vue et aubruit de la foule sur la route, à leurs pieds, une même penséeétait venue à chacun d’eux, on ne pouvait tirer. Un conscrit, toutau moins, a raconté son réveil : combien bizarre lui avait paru lefusil qui reposait près de lui et comme il l’avait placé en traversde ses genoux pour le mieux examiner. Puis, à mesure que se faisaitplus clair le souvenir de l’usage auquel l’engin était destiné, ill’avait laissé tomber et s’était levé, pris d’une sorte d’horreurjoyeuse à l’idée du crime évité ; il considéra plusattentivement les hommes qu’il lui aurait fallu assassiner : «braves types », pensa-t-il, qui ne méritaient pas un pareil sort.La fusée-signal ne s’élança jamais vers le ciel. En bas, les hommesne reprirent pas leurs rangs, mais s’assirent sur le talus, ou segroupèrent en cercle pour bavarder, discutant, avec une incréduliténouvelle, les causes avouées de la guerre.

– L’Empereur ? – disaient-ils. – Quelle bêtise Nous sommesdes êtres civilisés. Qu’on trouve d’autres gens pour cette besogne.Buvons le café, maintenant.

Les officiers tenaient eux-mêmes leurs chevaux par la bride, etcausaient cordialement avec les hommes, insoucieux de ladiscipline. Quelques Français, sortant de leurs tranchées,descendirent le coteau, en flânant ; d’autres hésitaient, lefusil encore aux mains. Les troupes allemandes regardaientcurieusement ces derniers et l’on entendait :

– Eux, nous tirer dessus ? Allons donc. Ce sont derespectables citoyens français.

Un tableau de cette scène nous a été conservé, un tableau auxtons clairs et aux détails poussés, sous cette lumièrematinale ; il se trouve dans la Galerie des Batailles, parmiles ruines du vieux Nancy. On y voit l’uniforme du « troupier »d’autrefois, l’étrange képi, le ceinturon, les bottes, lacartouchière, la gourde, et l’espèce de sac de touriste que lessoldats portaient sur les épaules, tout un équipement étrange etcompliqué. Les soldats s’étaient éveillés un à un, et je me demandeparfois, au cas où l’éveil eût été simultané, si, par un effetd’habitude et de routine, la bataille ne se serait pas engagée.Mais les premiers à s’éveiller se mirent sur leur séant, et, jetantleurs regards autour d’eux avec étonnement, ils eurent le temps deréfléchir.

7.

Partout ce furent des rires, et partout aussi des larmes. Leshommes et les femmes de la vie ordinaire, se trouvant soudainexaltés et pleins d’énergie, capables de faire ce qui jusque-làavait été impossible, incapables de faire ce qui jusque-là avaitété irrésistible, heureux, pleins d’espoir, d’altruisme et deforce, rejetaient entièrement l’hypothèse que ce Changement ne fûtqu’une modification subie par le sang et la contexture matériellede la vie. Ils reniaient les corps que Dieu leur avait donnés,comme jadis les sauvages du Haut Nil s’étaient arraché les dentscanines, parce qu’elles les assimilaient aux bêtes. Ils déclaraientque ce nouvel état était dû à la venue d’un esprit, et leur besoind’explication ne se satisfaisait pas de moins. Et, dans un sens,l’Esprit vint. Le Grand Réveil procéda directement du Changement,et ce fut la dernière, la plus profonde, la plus vaste, la plusdurable de toutes les inondations d’émotion religieuse auxquelleson accole ce nom.

Mais, de fait, ce réveil différait essentiellement desinnombrables mouvements analogues qui l’avaient précédé : ceux-cin’avaient été que des accès de fièvre, celui-là fut le premiermouvement de santé ; il fut tout à la fois plus calme, plusintellectuel, plus intime, plus religieux qu’aucun des autres. Dansl’ancien temps, et plus spécialement dans les pays protestants, –où les choses de la religion se formulaient plus hardiment, oùl’absence de confession et de prêtres bien dressés rendaient cesmouvements comme explosifs et contagieux, – le « réveil », à sesdivers degrés, était une phase normale de la vie religieuse. Il yavait, d’une façon continue, des « réveils » : tantôt une petiteperturbation des consciences dans un village ; tantôt unesoirée d’émotion dans une salle de mission, tantôt une grandetempête qui balayait toute une contrée, et tantôt un effortorganisé, qui faisait son entrée dans les villes, précédé defanfares, de bannières, d’automobiles, de distribution deprospectus, à seule fin de sauver des âmes. Jamais, à aucuneépoque, je n’avais pris part à ces manifestations, jamais jen’avais même été attiré par aucun de ces mouvements. Montempérament, bien que passionné, était trop porté à la critique,trop sceptique, si vous aimez mieux, car c’est à peu près la mêmechose, et trop timide, pour que je me laissasse entraîner dans cestourbillons ; cependant, en plusieurs occasions, Parload etmoi, plaisantant mais un peu troublés néanmoins, nous avions prisplace au dernier rang de quelque réunion de « réveil ».

J’en ai assez vu pour comprendre leur nature et je ne fus pasétonné d’apprendre qu’avant la Comète, sur toute la surface de laTerre, jusque parmi les sauvages et les anthropophages, les mêmes,ou tout au moins de très semblables mouvements d’exaltationreligieuse, se produisaient. Le monde étouffait, il était secouépar la fièvre, et ces phénomènes témoignaient de la lutteinstinctive de l’organisme humain contre la défaillance de sesforces, l’engorgement de ses veines, la limitation de son activitévitale. Invariablement, ces « réveils » succédaient à des périodesde vie sordide et restreinte : les hommes obéissaient à leursinstincts bas et immédiats, jusqu’à ce que le monde en devîntinsupportablement amer. Quelque désillusion, quelque échecilluminaient – d’une lueur crépusculaire, il est vrai, maissuffisante pour une vision indistincte, – la fange grouillante, leténébreux enclos de la vie. Un dégoût soudain de l’étroitesseinsensée de la vieille façon de vivre, la conscience du péché, unsentiment de l’indignité de toute poursuite individuelle, le besoinde quelque chose de compréhensif qui fût un soutien, de quelquechose de plus grand, de communions moins étriquées, de choses moinshabituelles, s’emparaient des hommes ; leurs âmes, qui avaientété façonnées pour des destinées plus larges, criaient soudain,parmi les intérêts mesquins et les interdictions étroites de la vie: « Plus de tout cela ! Assez de tout cela ! » Un granddésir de s’échapper de la prison exiguë d’eux-mêmes, une passioninarticulée, balbutiante, sanglotante, les secouait…

Je me souviens d’avoir vu, dans la chapelle des méthodistescalvinistes de Clayton, le vieux quincaillier Pallet exprimer sonrepentir – j’ai vu sa figure couperosée et grasse, étrangementconvulsée sous la lueur vacillante du gaz. Il s’avança jusqu’aubanc des pénitents, réservé pour les manifestations de ce genre, etsanglota sa tristesse et son dégoût pour quelque aventurescabreuse, – c’était un veuf, – et je revois encore son corps graset mou tremblant et se balançant à chaque hoquet de douleur. Ilexposa sa turpitude devant cinq cents personnes auxquelles, entemps ordinaire, il dissimulait chacune de ses pensées, chacun deses projets, et, – ce qui prouve, en fait, de quel côté se trouvaitla vérité, – nous autres jeunes gens n’eûmes pas un sarcasme pourtout ce grotesque bafouillage, nous ne pensâmes même pas à ensourire. Nous restions là, graves et attentifs, émus peut-être… Cene fut qu’après, et en faisant effort, que nous nous moquâmes.

Dans ces vieux temps, dis-je, les « réveils » étaient lesmouvements d’un corps qui étouffe. Ce furent, avant le Changement,les manifestations les plus claires de ce sentiment commun à tousles hommes, que les choses n’étaient pas ce qu’elles devaientêtre ; mais trop souvent ces manifestations ne furent qued’éphémères hallucinations. Leur force se dispersait en crisdésordonnés, en gesticulations et en larmes. Elles n’étaient quedes éclairs prophétiques. Le dégoût de la vie étroite et de labassesse prenait une forme étroite et basse. L’âme ravivée n’étaitplus, à la fin de la soirée, qu’une hypocrite ; les prophètesse disputaient des préséances ; les rechutes, le fait estindéniable, étaient fréquentes parmi les pénitents, et Ananias, quiretournait chez lui converti, revenait avec une offrandemensongère. D’ailleurs, on admettait presque universellement que leconverti fût impatient et immodéré, plein de mépris pour la raisonet pour le choix des moyens, ennemi de l’équilibre, del’intelligence et de la science. Plein de grâce, à en déborder,comme une vieille outre trop gonflée, il sentait qu’il seraitaussitôt défoncé s’il prenait contact avec la dure réalité et lebon sens.

Ainsi se gaspillaient les anciens réveils… Mais le Grand Réveilne s’est pas dispersé ainsi ; il se développa jusqu’à devenir,pour la plus grande partie de la Chrétienté, l’expressionpermanente du Changement. Pour beaucoup, il a revêtu la forme d’uneconviction absolue que ce fut « la seconde Rédemption ». Ce n’estpas à moi de discuter la valeur d’une pareille affirmation, car, aubout du compte, elle a eu pour résultat un élargissement durable detous les buts de l’existence.

Le souvenir me revient d’une vision d’autant plus sympathiquequ’elle est plus synthétique, c’est une femme excessivement belle,aux joues toutes roses, aux yeux brillants de larmes, qui passaprès de moi, sans une parole, tout entière à quelque projetinconnu. Je la croisai, cet après-midi du premier jour, quand,frappé par un remords subit, je m’étais rendu à Menton pourtélégraphier à ma mère que j’étais sain et sauf. Où allait cettefemme ? D’où venait-elle ? Je ne sais, je ne l’ai jamaisrevue, mais son visage seul, éclairé d’une énergie nouvelle etrayonnante, est toujours devant mes yeux…

Car cette expression était celle du monde…

Chapitre 3LE CONSEIL DE CABINET

1.

Quel événement étrange et sans précédent que ce Conseil decabinet auquel j’assistai, conseil tenu deux jours plus tard dansla maisonnette de Melmont, et où l’on décida de convoquer laconférence qui devait élaborer la constitution du Nouvel ÉtatMondial. J’étais là, parce qu’il m’était avantageux et facile derester avec Melmont. Son logis, où le retenait sa chevillefracturée, n’était occupé que par un secrétaire et un valet. Commeje n’avais nulle part où aller en particulier, il me garda pourl’aider dans sa part spéciale du labeur immense qui incombait auxréformateurs du monde. J’avais une pratique suffisante de lasténographie, et, comme il n’avait même pas de phonographe pourenregistrer ses paroles, sitôt que sa cheville fut pansée, jem’installai à son bureau pour écrire sous sa dictée. L’étrangemollesse, la prodigieuse négligence qui allaient de pair avec laviolence impulsive et spasmodique de la vieille époque, sont fortbien caractérisées par ce fait que le secrétaire du ministren’était pas sténographe et qu’il n’y avait pas de téléphone dansl’endroit. Tout message devait être porté au village de Menton, aubureau auxiliaire installé chez l’épicier, à un demi-mille de là…Je m’assis donc dans le fond de la chambre de Melmont, où sonbureau avait été poussé, et griffonnai toutes les notes qu’ilestima nécessaires. À ce moment-là, cette chambre me paraissait lamieux meublée du monde ; je pourrais reconnaître, aujourd’huiencore, la gaie cotonnade du sofa sur lequel était étendu le grandhomme d’État, le luxueux papier de tenture, les gros bâtons rougesde cire à cacheter, la garniture de bureau en argent que j’avais àma disposition. Je sais maintenant que ma présence dans cette pièceétait chose anormale et surprenante ; la porte laisséeouverte, les libres allées et venues de Parker, le secrétaire, toutcela aussi était autant d’innovations. Dans le vieux temps, unconseil de cabinet était un conclave secret ; le mystère et ladissimulation formaient comme la trame et la chaîne de la viepublique d’alors. Tout le monde était sans cesse occupé à cacherquelque chose à quelqu’un, on se tenait continuellement sur sesgardes, on usait d’équivoque, on mentait, on trompait, et laplupart du temps sans raison aucune. Sans qu’on y prit garde, lemystère disparut de la vie.

En fermant les yeux, j’évoque cette réunion et j’entends la voixdes ministres qui délibèrent ; d’abord, je les revois,imprécis dans la lumière crue du jour ; puis, groupés et commeconcentrés dans l’ombre et sous le voile des abat-jour ; surce tableau se détache, dans ma mémoire, le souvenir de miettes debiscuits répandues sur la table et de gouttelettes d’eauscintillantes qu’absorba bientôt le tapis vert.

Je me rappelle surtout la figure de lord Adisham ; ilarriva à la maisonnette un jour avant les autres, étant l’amipersonnel de Melmont. Cet homme d’État, un des quinze quidécidèrent de la dernière des guerres, mérite que je vous ledécrive ; il était le plus jeune des membres du gouvernementet il portait agréablement et sympathiquement la quarantaine ;le profil pur, le teint mat, il avait les yeux souriants, une voixamicale et prudente, des lèvres rasées, un maintien très simple etdes manières aisées. Toute son allure était d’homme facilementparvenu à la situation que sa naissance et sa fortune luiréservaient ; il avait le tempérament de ce qu’on appelaitalors un philosophe, un indifférent, dirions-nous. – Le Changementl’avait surpris pendant sa récréation hebdomadaire : il pêchait àla mouche ; et même, raconta-t-il, il se réveilla, la tête àun mètre du bord de l’eau. Dans les moments de crise, lord Adishams’en allait invariablement pêcher à la mouche, du samedi au lundi,pour se rafraîchir le cerveau, et, en l’absence de crise, il selivrait à sa distraction favorite simplement pour le plaisir. Ildéclara qu’il avait pris cette résolution, entre autres, derenoncer définitivement à la pêche ; j’étais présent lors desa rencontre avec Melmont et je l’entendis de ses propreslèvres ; de toute évidence il en était arrivé, par des voiesplus naïves, au même point que mon maître. Je les laissai seulsquelques instants, puis je revins rédiger les longs télégrammesqu’ils adressaient à leurs collègues attendus. Lord Adisham avaitété atteint par le Changement aussi profondément sans doute queMelmont, mais son habituelle attitude de politesse et d’ironie, dedésinvolture moqueuse, lui était restée et, pour exprimer sesémotions transformées, il usa d’un langage d’homme du monde, dontla tenue et la modération affectée traduisaient comme à contrecœurl’enthousiasme dont il était rempli.

Ces quinze hommes qui gouvernaient l’Empire britannique nerépondaient en rien à l’idée que je m’en étais faite ; je lesconsidérais avec attention chaque fois que je pouvais lever lesyeux de mon travail. Ils formaient une classe à part, cespoliticiens, ces hommes d’État anglais, classe aujourd’huitotalement disparue. Par certains côtés, ils différaient des hommesd’État des autres pays, et je n’ai trouvé dans aucun livre uneanalyse vraiment complète de leurs caractéristiques… Si vous lisezparfois de vieux bouquins, vous trouverez leur type exagéré avechostilité par Dickens dans Bleak House ; tracé en traitsflatteurs, mais un peu poussés à la caricature, par Disraeli quiparvint accidentellement au pouvoir en se méprenant totalement surcette catégorie de gens et en profitant de son habileté à plaire àla Cour ; en outre, dans les romans de Mme Humphry Ward, leursprétentions sont exposées mélodramatiquement et présomptueusementpeut-être, mais avec une certaine vérité, pour autant que les gensde la classe officielle permanente en pouvaient juger. Tous ceslivres sont encore à la disposition des curieux ; joignez-y lephilosophe Badgehot, l’historien pittoresque Macaulay, qui laissententrevoir quelque chose de leur méthode de pensée, et le romancierThackeray, qui dévoile timidement quelques dessous de leur viesociale ; ajoutez quelques passages ironiques, desdescriptions et des souvenirs personnels rassemblés dans « legrenier du XXe siècle » et dus à la plume de personnages renseignéscomme Sidney Low. Mais on ne les a jamais dépeints dans un portraitd’ensemble. On les voyait de trop près, et leur grandeur enimposait ; depuis lors, ils sont très vite devenusinintelligibles.

Nous autres, gens du commun, dans le vieux monde, nous nousfaisions nos idées sur les hommes d’État presque exclusivementd’après la caricature, qui était l’arme la plus puissante et laplus redoutable dans les batailles et les controverses politiques.De même que la plupart des manifestations importantes du vieil étatde choses, cet art de la caricature s’était développé anormalement,comme une excroissance parasitique, aux dépens du vague petit idéalde justice populaire qu’il étouffait presque complètement. Lacaricature présentait sous des aspects risibles, vulgaires etdéshonorants, non seulement les personnalités dirigeantes, mais lesconceptions fondamentales les plus sacrées de notre organisationsociale, au point d’en détruire le prestige et de tuer toutsentiment de gravité et de respect vis-à-vis des choses de l’État.La Grande-Bretagne était généralement représentée sous les traitsd’un fermier cossu, la face enluminée, le ventre proéminent, dansson costume traditionnel. Ce beau rêve de liberté, les États-Unis,était figuré en la personne d’un coquin dégingandé, rusé, au visageémacié, vêtu d’un pantalon à rayures et d’un habit bleu. Lesprincipaux ministres devenaient tantôt des pickpockets, tantôt desblanchisseuses, des pitres, des baleines, des ânes, des éléphantset Dieu sait quoi, et les affaires qui concernaient le bien-être demillions d’hommes étaient persiflées et ridiculisées, comme lesacteurs burlesques de quelque pantomime imbécile. La tragiqueguerre sud-africaine, qui avait désolé des millions de foyers,ruiné deux grandes provinces, causé la mort ou la mutilation decinquante mille hommes, fut présentée comme une dispute comiqueentre un individu saugrenu et violent, nommé Chamberlain, orné d’unmonocle et d’une orchidée, et « le vieux Krugère », vieillardobstiné et fort matois, coiffé d’un affreux chapeau haut de forme.Le conflit fut mené, tantôt avec une brutalité coléreuse, tantôtavec une insouciance absolue ; l’heureux concussionnaireannexa son joyeux commerce à cette inepte bagarre, et, derrière cecombat de fantoches que masquaient toutes ces sottises, la destinéemarchait… Elle écartait du geste les saltimbanques et leurscaricatures pour laisser voir la faim et la souffrance, la lueursinistre des incendies, l’éclair des épées, le voile rouge de lahonte… Ces hommes que j’avais devant moi étaient parvenus à lacélébrité et au pouvoir dans cette atmosphère de simagréesburlesques, et ils m’apparurent, ce jour-là, un peu comme desacteurs qui ont renoncé tout à coup à leur rôle grotesque etfutile ; le fard avait été essuyé, la pose scéniqueabandonnée.

Si même les caricatures ne présentaient pas leurs victimes sousun jour franchement bouffon et dégradant, les articles des gazettesinduisaient en erreur. Quand je lis, par exemple, ce que l’onécrivait sur le compte de Laycock, je me figure un être d’uneintelligence large et active, sinon très sûre, dans un corpsherculéen, débitant, comme un défi à la Goliath, le discours quiavait précipité les hostilités. Cette image ne correspondaucunement au personnage que je vis, bégayant, la voix aiguë, lecrâne dépouillé, tourmenté de remords et bien plus près del’esquisse méprisante que Melmont m’en avait tracée. Je doute quele grand public se forme jamais une idée juste de ces hommes, telsqu’ils étaient avant le Changement. D’année en année, ilss’éloignent incroyablement de notre compréhension sympathique. Etsi la part qu’ils prirent aux événements du passé ne saurait leurêtre enlevée, leur personnage se fait, pour nous, de plus en plusirréel. Leur rôle historique nous semble de plus en plus rattaché àquelque étrange drame barbare joué il y a longtemps dans une langueoubliée. Ils se démènent, vus à travers la bizarre déformation descaricatures, ces Premiers ministres, ces présidents, démesurémentgrandis par le cothurne politique, leurs traits cachés par degrands masques sonores sans rien d’humain, leur voix traduite dansl’idiome ridicule des réunions publiques, – ne présentant, sousleur déguisement, aucune ressemblance avec une humanité saine, ettous hurlant et criant par l’organe de la presse. La voilà, cetteexhibition de cabotins aux costumes fanés, pitres jetés de côté,silencieux aujourd’hui et dénués de tout intérêt ; leur vanitéest désormais aussi inexplicable que les cruautés de la Venise duMoyen Age ou que la théologie de Byzance. Pourtant, ils furent lepouvoir et influencèrent la vie de presque un quart de l’humanité,ces politiciens ; leurs luttes clownesques ébranlèrentl’univers, provoquèrent le rire peut-être, causèrent desbouleversements et résultèrent en une misère infinie.

Je voyais donc ces hommes, régénérés par le Changement, il estvrai, mais portant encore les étranges costumes de jadis,conservant les allures, les façons conventionnelles du vieuxtemps ; bien que dégagés du point de vue ancien, ils devaients’y référer sans cesse pour établir un commun point de départ. Monintelligence renouvelée étant capable d’un jugement sain, je croisles avoir bien vus. Il y avait là Gorrell-Browning, le chancelierdu duché ; je me souviens de lui comme d’un gros homme à faceronde, dont la vanité innée, l’expression niaise, l’habitude desphrases redondantes et plates triomphaient absurdement, de temps entemps, du nouvel esprit éveillé en lui ; il luttait contrecette intrusion du passé, se moquait de lui-même en riant de boncœur. Tout à coup, simplement, avec un grand sérieux, – et ce futpour chacun de nous un moment de malaise réconfortant, – il dit:

– Je n’ai été qu’un vaniteux, qu’un présomptueux. Je suis de peud’utilité ici ; je me suis adonné à la politique et à sesintrigues, et la force de vivre m’a abandonné.

Puis il demeura longtemps silencieux.

Il y avait aussi Carton, le lord Chancelier, un homme de bonsens ; son visage pâle, aux traits lourds, était rasé deprès ; il aurait pu figurer parmi les bustes des Césars ;sa voix était lente, d’une élocution laborieuse ; sa lèvrequelque peu oblique donnait à sa bouche une expression satisfaiteet triomphante, et il avait, par moments, des clins d’œil spontanéset facétieux.

– Nous avons beaucoup à pardonner, – opina-t-il,

– beaucoup à pardonner à nous-mêmes pour commencer.

Ces deux ministres étaient assis au bout de la table, de sorteque je pouvais bien voir leurs figures. Madgett, le ministre del’Intérieur, petit homme aux sourcils froncés, au sourire gelé surdes lèvres minces, était à côté de Carton ; il se mêla peu àla discussion, si ce n’est par des commentaires avisés ; et,quand les lampes électriques s’allumèrent, l’ombre de son arcadesourcilière lui donna l’aspect cocasse d’un gnome ironique. Près delui se trouvait un des plus fameux pairs du royaume, le comte deRichover, dont l’indolence avait accepté le rôle de patriciencultivé, dans cette Rome britannique du XXe siècle ; il avaitpartagé également son temps entre ses jockeys, ses occupationspolitiques et la composition d’études littéraires au diapason durôle assumé.

– Nous n’avons rien accompli qui vaille, – dit-il. – Quant àmoi, j’ai fait assez pauvre figure…

Il réfléchit sans doute à ses belles années patriciennes, auxsomptueuses demeures qui étaient le cadre de sa grandeur, auxhippodromes qui avaient retenti de son nom victorieux, aux foulesenthousiastes qu’il avait nourries de beaux espoirs, à ses futilesdébuts d’Olympien…

– J’ai été un sot, – résuma-t-il, et tous l’écoutaient dans unsilence sympathique et respectueux.

Gurker, le Chancelier de l’Échiquier, m’était en partie cachépar le dos de lord Adisham. Avec un mouvement en avant souventrépété, Gurker prenait part à la discussion. Il avait une grossevoix rauque, un grand nez, une grande bouche à la lèvre inférieurependante, des yeux perçants enfoncés dans des amas de rides et deplis de la peau. Il fit sa confession au nom de sa race :

– Nous autres juifs, nous avons subsisté dans les sociétés de cemonde, ne créant rien, consolidant bien des choses, en détruisantbeaucoup d’autres. Notre vanité de race a été monstrueuse. Ilsemblerait que nous n’ayons fait usage de notre vaste et grossièreintellectualité que pour développer, accaparer et perpétuer lapropriété individuelle, changer la vie en une sorte de jeu d’échecsmercantile, et dépenser nos gains sans discernement… Nous n’avonsen rien compris les services dus à l’humanité, et la beauté, quiest divine, nous en avons fait une marchandise dont ontrafique.

Ces hommes et leurs paroles me restent gravés dans lamémoire ; peut-être ai-je pris des notes sur le moment, je nesaurais le dire. Quant à sir Digby Privet, à Revel, à Markheimer etaux autres, ils ne vivent dans mon souvenir que par quelquesinterruptions, quelques phrases, quelques observations, quej’aurais peine à leur attribuer individuellement…

On gardait l’impression que tous, hors peut-être Gurker etRevel, n’avaient jamais ambitionné bien nettement le pouvoir qu’ilsdétenaient, et qu’une fois en place ils n’avaient pas souhaitéd’accomplir quoi que ce fût. Ils s’étaient trouvés membres ducabinet, et, jusqu’à cette aube révélatrice, ils n’en avaient paseu honte ; toutefois, soucieux de garder la correcte attitudedu gentleman, ils s’étaient abstenus des grands airs du parvenu quis’étonne lui-même de son élévation. Huit d’entre ces quinze hommesétaient sortis de la même école, avaient reçu la même éducation :un peu de grec, des éléments de mathématiques, quelques notionsémasculées de sciences, un peu d’histoire, quelques lectureschoisies dans les ouvrages timides et orthodoxes de la littératureanglaise des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, et, à tous les huit, onavait inculqué la même tenue traditionnelle et un peu morne dugentleman, – tradition enfantine, dépourvue de toute ressourceimaginative, sans éclairs d’épées, sans art lyrique, tradition apteaux effusions sentimentales, et qui, lors d’une crise morale, érigeen vertu sublime l’accomplissement maladroit d’un très simpledevoir. Aucun de ces huit personnages n’avait été en contact brutalavec la vie ; dès l’enfance, ils portaient des œillères commedes chevaux ; la nourrice les avait transmis à lagouvernante ; de la gouvernante, ils avaient passé à l’écolepréparatoire, de là à Eton et à Oxford, et en quittant Oxford ilsétaient entrés dans la routine politico-sociale. Même leurs viceset leurs défaillances avaient été réglés par certaines conventionsde bon ton ; tous étaient allés aux courses en cachette,pendant leurs années d’Eton ; tous, lors de leur séjour àOxford, avaient fait des escapades à Londres pour y voir la vie, lavie des music-halls ; après quoi ils reprenaient place dans lerang… Et voilà que, soudain, ils s’apercevaient de tout ce qui leurmanquait.

– Qu’allons-nous faire ? – demanda Melmont. – Nous voiciréveillés et l’Empire est dans nos mains…

Je sais que, de toutes les choses que j’ai à raconter du vieilordre social, celle-ci est la plus fabuleuse, mais je la vis de mesyeux et l’entendis de mes oreilles. Il est constant que ce grouped’hommes constituaient le gouvernement d’un cinquième de la terrehabitable. Ils disposaient d’un million de soldats, d’une marinetelle que l’humanité n’en avait jamais connu d’aussi puissante, etd’un empire composé de tant de nations, de langues, de peuplesdissemblables qu’on en est étonné encore de nos jours. Et il esttout aussi constant qu’ils n’avaient pas une idée commune sur cequ’ils allaient faire de ce monde. De fait, il n’y avait nulle partd’idée commune, et ce grand empire n’était qu’une épave à la mercides flots, un organisme incohérent qui mangeait, buvait et dormait,brandissait ses armes, incroyablement infatué de soi, parce qu’auhasard seul il devait son existence. Il n’y avait ni plan, ni but,aucun clair dessein. Les autres grands empires, dérivant, euxaussi, comme de dangereuses mines au ras des flots, se trouvaientdans le même cas. Quelque absurde que puisse vous paraîtreaujourd’hui un conseil des ministres britanniques, il n’était pasplus grotesque que le ganglion directeur, que le conseilautocratique, que le comité présidentiel, que le gouvernement, enun mot, des autres empires, ses rivaux aveugles.

2.

Une chose me frappa grandement : ce fut l’absence de toutediscussion, de toute divergence d’opinions sur les principesgénéraux qui furent la base de notre état actuel. Ces hommesavaient vécu jusque-là dans un système de conventions et deconvictions acquises, – la loyauté due au parti, la loyauté due àcertains accords et compromis secrets, la loyauté due à laCouronne. Ils s’étaient docilement pliés à la règle desprécédents ; ils avaient ignoré le doute subversif et lesquestions brûlantes ; ils exerçaient le plus parfait contrôlesur leurs émotions religieuses, ils semblaient protégés, par desbarrières invisibles mais impénétrables, contre les spéculationsaventureuses et destructives, les théories socialistes,républicaines, collectivistes, qui ont laissé leurs traces danstoute cette littérature des derniers jours d’avant la Comète.Soudain, au moment même du réveil, ces palissades s’étaientévanouies, comme si les brouillards verts, en traversant lescerveaux, y avaient renversé cent obstacles, cent frontièresdressées. Ces hommes avaient accepté, et s’étaient assimilé ducoup, tout ce que contenaient de sain ces doctrines turbulentes etdisparates, propagées naguère jusqu’au seuil de leur espritfermé ; ils s’éveillaient d’un songe absurde et mesquin ;et ils arrivaient naturellement, de front, sur la grandeplate-forme de l’entente raisonnable et nécessaire, base désormaisde notre ordre mondial.

Essaierai-je de vous énumérer les principales illusions quis’étaient évanouies de leur esprit ? D’abord le vieux mystèrede la propriété, qui avait embarrassé d’un inextricable filetadministratif le sol sur lequel nous vivions. Jadis, personne necroyait à la justice et à l’absolue commodité de ce système, maischacun l’acceptait ; la communauté humaine qui vivait sur lesol était censée avoir renoncé à tout lien avec ce sol, exceptionfaite des grandes routes et des biens communaux. Tout le reste dupays était partagé de la façon la plus insensée en parcelles detoutes formes et de dimensions différentes, qui allaient demilliers d’hectares à quelques arpents de superficie, et quiétaient placées sous l’autorité absolue d’une classed’administrateurs appelés propriétaires. La terre leur appartenaità peu près comme aujourd’hui votre chapeau vous appartient ;ils achetaient la terre, la vendaient, la morcelaient comme dufromage ou du jambon ; ils étaient libres de la ruiner, de lalaisser à l’abandon ou d’y dresser d’horribles constructions. Si lacommunauté avait besoin d’une route ou d’un tramway, si ellevoulait édifier une ville ou un village dans une position choisie,– bien mieux, si elle voulait aller et venir à sa guise, elle ne lepouvait qu’en subissant les exigences exorbitantes que luiimposaient ces monarques dont il était nécessaire d’acquérir lesterritoires. Aucun homme ne pouvait trouver, sur la face de laterre, de la place pour ses pieds, avant qu’il eût payé un loyer,et rendu hommage à l’un d’entre eux. Ces propriétaires n’étaientastreints, en fait, à aucune obligation, à aucun devoir envers legouvernement municipal ou national dont les plus vastes possessionsenglobaient leurs domaines. Ceci semble, je le sais, un rêve defou ; mais le genre humain était fou. Et cette folie nerégnait pas seulement dans les vieilles contrées de l’Europe et del’Asie, où ce système provenait, à l’origine, d’une délégationrationnelle du contrôle local aux possesseurs du sol, qui, grâce àl’universelle anarchie de ces temps-là, avaient fini par éluder etdéserter entièrement leurs devoirs. Mais les « pays nouveaux »,comme nous les appelions alors, les États-unis, la Colonie du Cap,l’Australie et la Nouvelle-Zélande, passèrent la majeure partie duXIXe siècle à concéder à perpétuité des territoires à toutepersonne qui voulait bien les prendre. Y avait-il une mine decharbon ou d’or, des sources de pétrole, une terre fertile, unerade hospitalière, un site naturel pour y édifier une ville, cesgouvernements idiots et imprévoyants réclamaient à cor et à cri despionniers, et, sur ces richesses, s’abattait une nuée d’aventuriersfaméliques et de forbans loqueteux, qui fondaient une sectionnouvelle de l’aristocratie territoriale. Après un siècle deconfiance et d’orgueil, la grande République des États-Unis, espoirde l’humanité, s’était peuplée, en grande partie, d’une foule degens sans biens et sans résidence fixe ; les maîtres de laterre et ceux des chemins de fer, ceux de la nourriture (car laterre est nourriture) et ceux des minéraux la gouvernaient etorganisaient son existence. Ils lui donnaient des universités,comme on donne l’aumône aux mendiants, et dépensaient toutes sesressources en fantaisies criardes et prétentieuses telles que lemonde n’en avait encore vu de pareilles. C’était là une des chosesqu’avant le Changement les hommes d’État auraient considérées commedans l’ordre naturel du monde et que, maintenant, pas un seuld’entre eux ne regarderait autrement que comme une folle illusiond’une période de démence.

Il en était ainsi non seulement de la question du sol, mais decent autres systèmes, institutions, facteurs compliqués etfalsifiés de la vie de l’homme.

Les ministres parlèrent du commerce et je me rendis compte, pourla première fois, qu’il était possible d’acheter et de vendre, sansqu’il en résultât de perte pour personne ; ils parlèrentd’organisation industrielle, et on la put concevoir aux mains dechefs qui n’y chercheraient pas des avantages honteux. Lebrouillard des vieilles associations, des incohérencesparticulières, des préjugés courants, s’était levé, et l’on voyaitclairement la méthode et les procédés d’éducation sociale del’humanité. Des choses longtemps cachées se découvrirentétonnamment simplifiées et en pleine lumière. Ces hommes, quis’étaient réveillés, eurent un rire libérateur, et le vieuxméli-mélo d’écoles, de collèges, de manuels et de traditions, levieil enseignement tâtonnant, formaliste et figuratif des Églises,le fatras des suggestions et des allusions confuses et énervantesentre lesquelles l’orgueil et l’honneur de l’adolescence hésitaientpour chopper et se meurtrir aux réalités, – tout cela ne fut pluspour eux qu’un souvenir qu’on était heureux de voir se perdre dansle lointain.

– Il faut une éducation commune pour la jeunesse, une initiationfranche de tous les jeunes gens. Jusqu’ici, nous les avons moinséduqués que nous ne leur avons dissimulé la vie et posé destraquenards. Et cela aurait pu être si facile… Nous le ferons sansdifficulté.

Ces paroles de Richover hantent ma mémoire, comme exprimant lerefrain de cette conférence.

« Cela peut se faire si facilement. » Et elles m’arrivaient auxoreilles, animées, dirai-je, d’une force régénératriceextraordinaire… Tout peut se faire si facilement, avec de lafranchise, avec du courage… Il fut un temps où ces axiomes eurentla fraîcheur et le rayonnement d’un Évangile.

Dans ces perspectives agrandies, la guerre avec les Allemandsparut un épisode clos (car l’Allemagne représentée comme une viragomythique, héroïque, armée et cuirassée, n’habitait plus sous cestraits-là l’imagination des hommes). Melmont avait déjà faitconclure un armistice, et ce groupe de ministres, après quelquesétonnements rétrospectifs, avait classé le règlement définitif dela Paix comme une simple question d’arrangements particuliers.L’organisation entière de l’ancien monde avait pris, dans leuresprit, le caractère du provisoire ; ils rejetaient le tout,du petit au grand : l’enchevêtrement des édilités, desmunicipalités, des communes, des districts, des comtés, des États,des ministères, des nations ; les autorités débordant les unessur les autres et sans cesse en conflit ; le capitonnage depetits intérêts, de litiges, de procès, de pouvoirs, deréclamations d’ayants droit, où s’embusquaient une multituded’avocats, d’hommes d’affaires, de représentants, de gérants, commeautant de mites dans un vieil habit crasseux ; toutes lestoiles d’araignées de la procédure, de la concurrence, tout lebâclage hâtif des besognes individuelles, – ils repoussèrent toutcela du pied.

– Quels sont nos nouveaux besoins ? – conclut Melmont. – Cegâchis est vraiment trop pourri pour qu’on le manipule. Nousreprenons sur nouveaux frais. Faisons d’abord table rase… etrecommençons.

3.

« Recommençons ! » Ce verdict du bon sens me parut alors laparole la plus courageuse et la plus noble, et mon cœur bondit dejoie en entendant Melmont la prononcer. Pourtant elle était, cejour-là, aussi vague qu’elle était vaillante : nous n’entrevoyionsmême pas l’esquisse de ce que nous entreprenions. Seule, nousapparaissait l’inéluctable nécessité de faire cesser les vieuxerrements. Bientôt, mue par une fraternité hésitante, maiseffective, l’humanité se mit en devoir de refaire le monde. Cesannées du début, ces deux premières décades des temps nouveaux,furent une suite continue et quotidienne de joyeux labeur. Chacunconcevait surtout sa part de l’œuvre, et fort mal l’ensemble. C’estmaintenant seulement, avec l’expérience de toute une vie, du hautde cette tour, que je peux démêler l’enchaînement dramatique de cestransformations, revoir la cruelle confusion de ces vieux tempss’éclairer progressivement, se clarifier, se simplifier,s’évanouir.

Où est ce vieux monde, à présent ? Où est Londres, cettesombre cité de fumée et de ténèbres flottantes, pleine du sourdrugissement, de l’obsédante rumeur de son activité désordonnée,avec son fleuve huileux, luisant, aux rives vaseuses, et sillonnéd’innombrables embarcations ; ses clochers et son dômenoircis, sa morne étendue de maisons maculées de suie, ses cohortesde prostituées immondes, ses millions d’employés surmenés ?Les feuilles mêmes de ses arbres étaient souillées et boueuses…

Où est Paris aux façades blanches, avec ses feuillagesverdoyants et disciplinés, son goût sévère et sûr, son viceélégamment organisé, et les myriades de ses travailleurs, aux piedstapageurs, traversant les ponts sous la lumière froide et grise del’aube ?

Où est New-York, la haute cité du vacarme et de la folleénergie, balayée du vent, tourmentée par la concurrence ? Oùsont ses énormes constructions se bousculant l’une et l’autre,montant à l’escalade du ciel, et couvrant de leur ombre impitoyableles édifices plus modestes ? Où sont ses quartiers de luxelourd et ostentatoire, le vice honteux et sanglant, la corruptionmenaçante de ses dessous à l’abandon, et toute la laideurextravagante et disloquée de sa vie intense ? Où sont encorePhiladelphie, aux innombrables habitations isolées, et Chicago, sesmanufactures et ses usines colossales, où ruisselle de toutes partsle sang frais, où grouille une populace polyglotte, exaspérée de saservitude ?

Toutes ces vastes cités sont démolies, ont été rasées, comme ilen fut de mes « Poteries » natales et du « Pays-Noir ». Et cescréatures qu’elles happaient, qu’elles estropiaient et mutilaientparmi leurs labyrinthes, dans leur désarroi, leur chaos, leurmachinisme industriel immense, inhumain et mal conçu, – s’en sontéchappées vers la Vie. Ces villes, nées du hasard et sans cesseaccrues, ont entièrement disparu ; aucune cheminée ne vomitplus sur notre monde ses impures fumées. Les enfants harassés etfaméliques, le désespoir muet des mères ployant sous le fardeau, letumulte des rixes brutales au fond d’impasses, tous les plaisirshonteux et toute la hideuse grossièreté de la richesse infatuée,tout cela a disparu avec les cités monstrueuses et tentaculaires.Quand mes regards se reportent vers le passé, je vois s’élever,dans la claire atmosphère qui succéda aux vapeurs vertes, un nuageradieux de poussière montant des maisons éventrées, des bouges etdes palais abattus, des ruines et des décombres accumulés par cettedévastation volontaire.

Je crois revivre l’année des Tentes, l’année des Échafaudages :comme l’essor triomphal d’un motif nouveau dans une symphoniegénérale, les grandes villes des temps nouveaux surgissent. VoiciCaerlyon et Armedon, les cités jumelles de la Basse-Angleterre,reliées par les méandres de la ville d’été de la Tamise. Le spectresordide du vieil Édimbourg s’évanouit pour se redresser,éblouissant et superbe à l’ombre de son antique colline. Dublin demême, refaçonnée, enrichie, ravissante et spacieuse, la ville durire opulent et des cours chaleureux, scintille là-bas, gaiement,sous un rai de soleil qui perce la molle et tiède ondée. Jecontemple les vastes cités que l’Amérique a conçues et construites: la Cité d’Or, avec des fruits sans cesse mûrissant au long deslarges voies, et la Ville aux Cent Clochers qu’égayent sescarillons. J’évoque encore, telles que je les ai vues, la ville desThéâtres et des lieux de réunions, la Ville de la Baie du Soleil,et la ville nouvelle qui a conservé le nom d’Utah. Puis, dominéepar le dôme de son Observatoire et les lignes simples et nobles dela façade de son Université construite sur la montagne, c’estMartenabar, la grande station d’hiver, blanche au milieu desplateaux neigeux. Ce sont enfin les villes moindres, aussi bien queles bourgs, les calmes asiles du repos, – villages forestiers avecle murmure des ruisseaux au long de leurs rues, villages auxspacieuses avenues bordées de cèdres, villages de jardins, deroseraies, de fleurs merveilleuses, où chante le bourdonnementindiscontinu des abeilles. Et par tous les chemins de la terre s’envont nos enfants, nos fils, dont l’ancien monde eût fait des commisserviles et des boutiquiers, des gars de charrue et des hommes depeine ; nos filles, jadis anémiées par des labeursasservissants, réduites à la prostitution, à l’infamie, ployéessous des maternités angoissantes, ou desséchées par les regretsd’une vie stérile. Ils vont, nos enfants, sur les chemins de cemonde, actifs, heureux, pleins de joie, vaillants et libres. Je lesvois errant dans la lumineuse quiétude des ruines de Rome, parmiles tombeaux de l’Égypte, ou les temples d’Athènes ; je lesvois arriver à Mainington pour y goûter un délicieux bonheur ;débarquer à Orba et admirer la merveille de ses frêles tourellesblanches…

Qui trouvera des mots pour dire la plénitude et le charme de laVie ? Et qui dénombrera les villes de notre nouveau monde,villes édifiées avec amour par la main des hommes vivants, villesoù, en entrant, le voyageur verse des larmes, si grande est leurbeauté, si parfaite leur grâce, si illimitée leur bonté…

Une vision de cet avenir dut m’être accordée, pendant quej’écoutais Melmont étendu sur son sofa, mais ma connaissance de cequi a été accompli se superpose à mes souvenirs et la réalitéefface les espoirs du rêve. Certes, j’ai dû prévoir alors quelquechose de tout cela, sans quoi mon cœur eût-il bondi dejoie ?

Partie 3
LES TEMPS NOUVEAUX

Chapitre 1L’AMOUR APRÈS LE CHANGEMENT

1.

Jusqu’à présent je n’ai rien dit de Nettie, et je me suis écartéfort loin de mon histoire personnelle. Je me suis efforcé de vousfaire comprendre les effets du Changement sur l’économie généralede la vie humaine : action prompte, aurore magnifique, invasiontoute-puissante, inondation irrésistible d’un flot de lumière, del’Esprit même de la vie. Mon existence, avant le Changement, seprésente dans ma mémoire comme un corridor sombre, à peine éclairé,çà et là, par des lampes sans éclat, d’un rayon de quelquebeauté ; tout le reste est douleur sourde et ténèbres. Puis,tout à coup, les murailles qui m’emprisonnaient s’écroulent ets’évanouissent, et je m’élance ébloui, incertain et pourtantjoyeux, dans ce monde de douceur et de beauté, indéfiniment varié,inépuisable en satisfactions, et j’exulte de ce glorieux don de lavie. Si le génie de la musique m’avait été donné, je feraiss’enfler et s’amplifier, dans l’orchestre, un motif large comme lemonde, motif qui s’adjoindrait tour à tour tel thème, puis telautre, pour éclater enfin en une extase sonore de triomphe et dejoie : j’y mettrais toutes les voix, tous les orgueils, tous lesespoirs d’un départ sous l’aube éclatante, toutes les jubilationsnées des événements inattendus, toutes les réjouissances intimesd’un effort pénible achevé et soudain récompensé. Ce serait commeles floraisons neuves, comme le jeu folâtre des enfants, comme lesourire des mères à travers les larmes quand elles serrent contreleur cœur leur premier-né, comme des villes qui se bâtiraient auson des instruments, comme de grands vaisseaux tout pavoisésd’oriflammes qui glissent pour la première fois vers la mer, auxacclamations délirantes des foules, leur proue baptisée de vin… Et,au milieu de ce cortège, ce serait l’Espérance radieuse etinvincible, rythmant de tous ces motifs combinés sa marchetriomphale : l’Espérance victorieuse franchissant, au son destrompettes et dans le vent des bannières, les portails grandsouverts du monde.

Puis, voici surgir, hors de ce lumineux brouillard de joie,Nettie elle-même, transfigurée.

C’est ainsi qu’elle me revint, merveilleuse, incroyablementoubliée.

Elle revient et Verrall est à son côté. Dans ma mémoire,aujourd’hui, elle reparaît, telle qu’elle frappa ma vue ce jour-là,vision d’abord un peu étrange, et pas très distincte, faussée parles vitres décolorées et ondulées du bureau de poste auxiliaire deMenton.

Cela se passa le second jour après le Changement : je venaisd’expédier les télégrammes de Melmont, qui se préparait à regagnerle palais ministériel de Downing Street. Le couple m’apparutd’abord très petit, déformé : le verre les courbait, et modifiaitleurs gestes et leur démarche. Je sentais qu’il m’incombait de leurdire : « La paix soit entre nous », et je sortis, faisant retentirla sonnette de la porte.

En me reconnaissant, ils s’arrêtèrent court, et Verrall s’écria,du ton de quelqu’un qui trouve ce qu’il cherchait :

– Le voici !

Et Nettie de son côté m’appela :

– Willie !

Je m’avançai vers eux et, pendant ces quelques pas, toute laperspective de mon univers reconstruit se modifia. Il me semblaitrencontrer ce couple pour la première fois. Comme ils étaientbeaux, gracieux et humains ! J’aurais pu croire que je ne lesavais jamais regardés, et, de fait, je ne les avais jamaisconsidérés l’un et l’autre qu’à travers un brouillard de passionégoïste. Eux aussi avaient pâti naguère de l’aveuglement et del’amoindrissement universels, et, aujourd’hui, ils participaient àl’exultation générale du renouveau. Et voici soudain que Nettie, etmon amour, et ma grande passion pour Nettie, renaissaient en moi ceChangement, élargissant le cœur des hommes, avait fait l’Amour sanslimites, – l’amour s’en était agrandi et embelli par-delà toutemesure. Ce rêve du monde reconstruit qui remplissait mon esprit,Nettie y entra et l’accapara tout entier. Une mèche folle de sescheveux caressait sa joue, ses lèvres s’entrouvraient pleinesd’émerveillement ; son regard souhaitait la bienvenue,exprimait une amitié courageuse et infinie.

Je pris sa main tendue, et l’émerveillement me possédaaussi.

– Je voulais vous tuer, – affirmai-je simplement, tâchant decomprendre ce que je disais.

C’était comme si on eût parlé de poignarder les étoiles,d’assassiner le jour.

– Après, nous vous avons cherché, – dit Verrall. – Nous n’avonspas pu vous trouver… nous avions entendu une secondedétonation…

Je tournai mon regard vers lui, laissant retomber la main deNettie. Alors je me représentai comment ils étaient tombés,enlacés, et quelle joie avait dû être la sienne en s’éveillant,avec Nettie à son côté. Je les entrevoyais comme naguère à traversle brouillard sans cesse plus dense, côte à côte, la main dans lamain ; sur leurs pas incertains, les vautours verts duChangement étendaient l’ombre de leurs ailes : ils tombèrent… pours’éveiller, amants unis dans l’aube du Paradis. Quels mots dirontcombien riants leur parurent ces premiers rayons, combien suavesles fleurs, combien doux le chant des oiseaux ! Ces sentimentsremplissaient mon cœur et pourtant mes lèvres disaient :

– En m’éveillant, j’ai jeté mon revolver.

Ma pensée vide ne s’exprimait plus que par du silence ; jeformulais des paroles dénuées de sens :

– Je suis très heureux de ne pas vous avoir tués… heureux quevous soyez si beaux… Je retourne à Clayton après-demain, –ajoutai-je, me réfugiant dans des explications. – Je viens deservir de sténographe à Melmont ; mais j’ai presque fini…

Ni l’un ni l’autre ne répondait, comme si tout avait soudaincessé d’importer ; je continuai de les informer :

– On va le transporter à Downing Street, où il retrouvera sessténographes ; il n’aura donc plus besoin de mes services… Maprésence auprès de Melmont vous étonne ?… Précisément, je l’airencontré par hasard, aussitôt après le Réveil. Il s’était fracturéla cheville dans un chemin creux. Je vais partir maintenant pourles Quatre Villes, y collaborer à la reconstruction. Aussi, suis-jecontent de vous avoir revus – ma voix eut une défaillance, –heureux de pouvoir vous dire adieu et de vous souhaiter bonnechance.

Voilà à peu près le discours que je leur débitai. Mais cesphrases ne traduisaient ni mes sentiments ni mes pensées. Si jepoursuivais mon bavardage, c’était pour éviter un silence. En larevoyant, j’avais aussitôt senti qu’il allait m’être dur de meséparer de Nettie ; mes paroles sonnaient faux, je me tus, et,un moment, nous nous regardâmes l’un l’autre sans parler.

C’est moi sans doute qui lisais le plus vite dans moncœur ; je me rendais compte inopinément que le Changementavait bien peu modifié le fond de ma nature. Le spectacle desmerveilles nouvelles avait repoussé au second plan de ma mémoirecette histoire amoureuse ; j’avais oublié un instant : maispas plus. Rien n’était perdu de ce que j’avais été, rien n’étaitsorti de moi, mais ma puissance de pensée et de volonté s’étaitmerveilleusement accrue, et mon attention s’était portée vers denouveaux objets. Le brouillard vert avait passé sur nous ; noscerveaux en avaient été balayés et comme remeublés ; mais nousrestions nous-mêmes, bien qu’un air plus jeune et plus subtilemplît nos poitrines. Mes affinités n’étaient pas modifiées. Cetélargissement de mes perceptions avivait pour moi la beauté deNettie, et, debout devant elle, les yeux dans les yeux, mon désird’elle se réveilla, non plus frénétique, mais sain et sensé.

C’était comme jadis, quand j’allais à Checkshill après quelqueépître socialiste.

J’abandonnai sa main : c’était absurde de se séparer de lasorte.

Nous éprouvions tous trois ce même sentiment, et nous demeurionslà, maladroits et gênés. C’est Verrall, je crois, qui donna uneforme à ma pensée, en proposant pour le lendemain un rendez-vous oùnous nous ferions nos adieux : cette rencontre se transformaitainsi en une circonstance purement occasionnelle. Nous convînmesque nous nous reverrions à l’auberge de Menton, tous les trois, etque nous déjeunerions ensemble.

Nous n’avions plus rien à nous dire, à ce moment-là. Nous primescongé assez gauchement. Je descendis la rue du village sans meretourner, étonné de moi-même, extraordinairement désorienté.J’avais, semblait-il, découvert quelque chose d’omis, quidérangeait tous mes plans, quelque chose d’infiniment déconcertant.Pour la première fois, je retournai préoccupé et sans ardeur versmon travail auprès de Melmont. J’aurais voulu poursuivre maméditation au sujet de Nettie ; mon cerveau était devenusoudain d’une activité prodigieuse concernant Verrall et elle.

2.

La conversation que nous eûmes, tous trois, à l’aube des tempsnouveaux, est gravée dans ma mémoire ; elle fut imprégnée, sije puis dire, de fraîcheur et de simplicité, et comme de jeunesseet d’exaltation. Nous abordions, nous discutions, avec une sorte detimidité naïve, les questions les plus délicates dont le Changementeût proposé la solution à l’humanité. Nous les réduisîmes à leursvéritables proportions. Où en étions-nous ? Tel est le sujetque nous débattions, nous, et des millions de nos semblables.

Le hasard voulut qu’à cette dernière rencontre avec Nettie setrouve associée, en quelque sorte, la femme de l’aubergiste deMenton.

Cette auberge de Menton était un des rares coins agréables duvieux monde : singulièrement prospère, l’établissement servaitsurtout des déjeuners et des thés à une nombreuse clientèle que luienvoyait Shaphambury. Un vaste boulingrin moussu et verdoyants’encadrait de bosquets recouverts de plantes grimpantes, au milieude plates-bandes où la rose trémière se mariait aux mufliers et auxdelphinia bleus ; un fond sombre de lauriers et de houxfaisait ressortir ces bouquets versicolores ; les pignons del’auberge s’abritaient sous les gigantesques hêtres pourpres, etson enseigne (saint Georges, sur un cheval blanc, terrassant ledragon) se balançait contre le ciel éclatant. pendant que, dans ceravissant lieu de rendez-vous, j’attendais Nettie et Verrall, je mepris de conversation avec la patronne, femme à la carrurepuissante, au visage affable plein de taches de rousseur ;nous causâmes du matin du Changement. Cette matrone corpulente,florissante, avec son abondante chevelure rousse, ne doutait pas uninstant que tout, de par le monde, allait être modifié au mieux.Cette confiance, et un je-ne-sais-quoi dans le son de sa voix, mela firent aimer.

– Nous voilà réveillés, – disait-elle. – Un tas de choses vontêtre redressées, qui n’avaient ni queue ni tête… Pourquoi ?Hé, parce que j’en suis sûre.

Son regard bleu rencontra le mien avec une expression d’infinieamitié ; ses lèvres, entre ses phrases, assumèrent un sourireléger et joli.

Les vieilles traditions étaient ancrées en nous : dans touteauberge anglaise de cette époque, on avait coutume de corserl’addition, et je me renseignai sur le prix du déjeuner.

– Payez ou non, – dit-elle, – et ce qu’il vous plaira. C’estfête, ces jours-ci. Il faudra bien, je suppose, que nous ayonstoujours des additions et des recettes, de quelque façon que nousnous arrangions, mais ce ne sera plus le souci d’autrefois, j’ensuis sûre. Voyez-vous, cette partie-là n’a jamais été mon fort.Bien des fois, je me suis prise à regarder entre les feuillages età me demander ce qu’il serait juste pour moi et les miens dedemander aux clients, et quelle somme ils paieraient sans se croireécorchés. L’argent, ça m’est égal ! Il y en aura duchangement, tenez-le-vous pour dit ; mais moi, je resteraiici, à contenter les gens de mon mieux, tous ceux qui passent surla route. C’est charmant ici, vous savez, quand on est gai ;ce n’est que quand il y a de la jalousie, de la malveillance, de lafatigue, ou de la gloutonnerie, à manger plus qu’on ne peut tenir,à boire trop… alors le diable est de la partie. J’en ai vu, allez,des figures joyeuses ; on nous revient comme des amis ;mais il n’y a jamais rien eu de pareil à ce qui va se passer, àprésent que tout sera remis en place.

Elle sourit, l’excellente femme, du sourire de la joie et del’espérance.

– Je vous ferai une omelette, – promit-elle. – Vous m’en direzdes nouvelles ; on n’en mange comme cela qu’au ciel. J’ai dela cuisine dans les doigts, ces jours-ci, comme je ne m’en suisjamais senti. Vous n’avez pas idée du plaisir que j’y prends.

Nettie et Verrall se montrèrent à ce moment, sous l’arceaurustique revêtu de roses écarlates. Nettie était toute en blanc,avec un chapeau de soleil ; lui portait un complet gris.

– Voilà mes amis ! – m’écriai-je.

Mais, malgré les merveilles du Changement, une légère angoisseattrista la radieuse joie de mon âme, comme un nuage atténue lesrayons du soleil.

– Un joli couple, – fit l’hôtesse, en les suivant du regardpendant qu’ils traversaient le tapis vert du boulingrin.

Ils formaient vraiment un beau couple, mais je n’éprouvais quepeu de joie à les admirer.

3.

Ce premier numéro, nouvelle série, du vrai Nouveau Journal,relique desséchée d’un âge évanoui, me rappelle « l’objetappartenant à la personne », que les gens superstitieux de jadismettaient entre les mains des « somnambules extralucides ». Rienqu’à effleurer le grain du papier, je franchis rétrospectivement unabîme de cinquante années, et je nous revois tous les trois,attablés sous la tonnelle ; un parfum d’églantine nousenveloppe, et, quand la conversation s’interrompt, c’est le murmuredes abeilles, dans les héliotropes des bordures, qui nousberce.

C’est l’aube des temps nouveaux, mais nous traînons encore lesstigmates et la livrée des temps anciens.

J’ai toujours mon teint brun, mes mauvais vêtements et, sur majoue, l’ecchymose jaune et bleue que le poing de lord Redcar ydessina. Le jeune Verrall, assis en coin, mieux pris de taille,mieux vêtu, blond et calme, est de deux ans mon aîné, mais ne leparaît pas, à cause de la fraîcheur de son teint ; Nettie mefait vis-à-vis, et me fixe de ses yeux noirs, plus grave et plusbelle que je ne la vis jamais. C’est la même robe blanche quej’avais remarquée quand je la rencontrai dans le parc, et, à soncou, s’enroule encore le même collier de perles où pend unmédaillon d’or. Elle est tellement la même et elle est tellementchangée ! Une fillette alors, et aujourd’hui une femme ;dans l’intervalle de cette métamorphose, toutes mes angoisses ettoutes les merveilles du Changement ont passé. Au bout de la tableverte où nous nous accoudons, une nappe immaculée porte le modestecouvert. Derrière moi, à flots prodigues, le soleil inonde lejardin bigarré.

Je revois toute la scène ; je suis encore assis, mangeantgauchement ; ce journal est étalé sur la table, et Verrallparle du Changement :

– Vous ne pouvez pas vous imaginer, – explique-t-il, de sa voixfine et assurée, – combien de billevesées le Changement a détruitesau fond de moi. Je ne me sens pas encore éveillé. Les hommes de masorte sont à tel point des êtres factices. Je ne le soupçonnaismême pas jusqu’ici.

Il se penche vers moi, par-dessus la table, soucieux de se fairebien comprendre.

– Je me sens, dirais-je, comme un mollusque qu’on a sorti de sacoquille, mou, nouveau. On m’a appris à m’habiller selon la mode, àpenser, à agir d’une certaine façon ; je vois maintenantl’erreur et l’étroitesse de cette éducation ; c’était le motd’ordre d’une classe… On était correct et convenable entre soi,mais pour faire corps contre le reste du monde. En vérité, desgentlemen ! Mais c’est déroutant…

J’entends encore sa voix quand il prononça ces paroles ; jevois le mouvement de ses sourcils, et le sourire agréable quiéclairait sa figure.

Il se tut. Il avait éprouvé le besoin d’exprimer ces choses,mais ce n’était pas ce que nous avions à nous dire.

Je m’inclinai légèrement en avant et pris mon verre à pleinemain.

– Dites-moi, vous deux, vous allez vous marier ? Ilss’entre-regardèrent.

– Je ne songeais pas à me marier quand je suis partie, – avouaNettie à mi-voix.

– Sans doute, – fis-je.

Et, relevant péniblement la tête, mon regard rencontra celui deVerrall.

Ce fut lui qui répondit.

– Je pense que nous avons uni nos existences, mais ce qui nousempoigna fut une sorte de folie.

J’approuvai de la tête.

– Toute passion est une folie.

Puis je me pris à douter de la vérité de mes paroles.

– Pourquoi avons-nous fait ces choses ? – interrogea-t-il,en se retournant soudain vers elle.

Elle appuya son menton sur ses mains fermées, et garda les yeuxbaissés.

– Il nous fallut les faire, – répliqua-t-elle, et elle éclatatout à coup : – Willie, – m’interpella-t-elle, le regard éploré, –je n’avais pas l’intention de te traiter mal, non, vraiment. Je necessai de penser à toi, à papa et à maman, tout le temps.Seulement, ça ne me causait aucun chagrin. Je ne m’en écartais pasd’un pas, de la route que j’avais choisie.

– Choisie ! – m’écriai-je.

– Quelque chose me tenait, – avoua-t-elle. – C’est siinexplicable…

Elle eut un geste de désespoir.

Les doigts de Verrall tambourinaient sur la nappe, puis, seretournant de nouveau vers moi :

– Quelque chose me criait : prends-la ! Tout ! C’étaitun désir furieux d’elle… Je ne sais. Tout m’y poussait, le resten’existait pas. Vous…

– Allez toujours, – fis-je.

– Quand je vous connus…

Je fixai Nettie.

– Tu lui avais donc parlé de moi ? – demandai-je. avec, aucœur, comme une piqûre du vieil aiguillon.

Verrall répondit pour elle.

– Non, mais le hasard s’en mêla. Quand je vous rencontrai dansle parc, un soir, mes instincts étaient en éveil. Je devinai quivous étiez.

– Vous avez triomphé de moi. Si je l’avais pu, j’aurais triomphéde vous. Mais, continuez.

– Tout conspirait pour faire de cette passion la plus belleaventure du monde. Cela vous avait un air de témérité généreuse, derisque capital : tout mon avenir de politique et d’affaires, pourlequel j’avais été élevé, et où il allait de mon honneur de fairefigure, pouvait en être compromis. La chose n’en était que plusbelle… Aucun homme sensé ou propre n’aurait approuvé ce que jefaisais. La chose en devenait sublime… Je disposais de tous lesavantages de la position sociale et j’en abusais ignoblement. Quem’importait !

– Oui, c’est vrai, – dis-je. – Et la même vague sombre qui vousavait soulevés m’entraîna à votre suite… balbutiant de haine et defureur… avec ce revolver. Et le mot d’ordre auquel tu obéissais,Nettie, c’était : Livre-toi ! Jette-toi à l’abîme !

Les mains de Nettie retombèrent sur la table.

– Je ne puis te dire ce que c’était, – fit-elle, parlant à cœurouvert. – Les filles ne sont pas élevées comme les hommes, àregarder dans leurs pensées. Je n’y vois pas clair encore. Il yavait toute sorte de petits motifs mesquins, mêlés à la force quidisait : il faut ! Quels motifs ?… Je songeais toujours àl’élégance de sa mise. – Elle sourit, avec un rapide coup d’œil surVerrall. – Je me répétais que je serais comme une dame, installéedans un hôtel, servie par des domestiques. C’est l’abominablevérité, Willie. D’autres choses, aussi pauvres que cela… Et de plusmisérables même.

Je la vois encore qui plaide sa cause, la parole franche,claire, et aussi étonnante que l’aube du premier grand matin.

– Non, tout ne fut pas misérable, – protestai-je lentement,après un silence.

– Non, – répondirent-ils ensemble.

– Mais, plus que l’homme la femme choisit, – ajouta Nettie. – Jevis toute l’aventure par petits tableaux séduisants. Tu sais, cettejaquette… elle a quelque chose… ça ne te fait rien que je te ledise ?… peu t’importe, à présent…

J’acquiesçai d’un signe.

Elle continua, comme elle se fût adressée à mon âme, doucement,sérieusement, cherchant à formuler la vérité.

– Ce vêtement avait un vilain aspect cotonneux, – reprit-elle. –Je sais qu’il est ridicule et honteux d’être à la merci depareilles impressions, mais c’est cela qui me menait… Imagine-toiune pareille confession naguère !… Et puis, je détestaisClayton et sa tristesse. Oh ! cette cuisine, l’horriblecuisine de ta mère ! Et, par-dessus le marché, Willie, tu mefaisais peur : je ne te comprenais pas comme je le comprenais, lui.Maintenant, c’est différent… Je savais ce qu’il me proposait… Etpuis le son de sa voix !

– C’est vrai, – dis-je à. Verrall, sans me formaliser de toutesces révélations. – Vous avez un beau timbre de voix. Je n’y avaisjamais fait attention.

Nous restâmes un temps silencieux, devant cette table dedissection où gisaient nos passions palpitantes.

– Grand Dieu ! – m’écriai-je. – La voyez-vous, notre petiteintelligence, comme un panier ballotté par toutes les vagues del’instant et du désir indicible, par tout le flot écumeux de nossens, comme on ne sait quelle cage à poulets qu’un coup de mer aentraînée par-dessus bord et dont les prisonniers piaillent, à ladérive sur l’Océan.

Verrall eut un rire approbateur pour cette image un peuhardie.

– Il y a huit jours, – dit-il, poursuivant ma métaphore, – nousétions cramponnés à nos cages à poulets, montant et descendant avecla houle. C’était vrai, il y a huit jours… maisaujourd’hui ?

– Aujourd’hui, – repris-je, – le vent est tombé, la tempête dumonde s’est calmée, et chaque cage à poulets, métamorphosée parmiracle, est devenue un vaisseau qui tient tête à la mer.

4.

– Qu’allons-nous faire ? – demanda Verrall.

Nettie choisit un œillet rouge sombre dans le bouquet qui ornaitla table, et se mit à arracher les pétales un à un. Son gestecontinuel sembla rythmer nos paroles ; elle aligna devant elleles pétales arrachés, les rangeant et les dérangeant à safantaisie, et plus tard, quand ils furent tous deux partis, jerestai seul à considérer son dessin laissé incomplet.

– Eh bien ! – dis-je, – la chose semble assez simple. Tousdeux, – je m’armai de tout mon courage, – vous vousaimez ?

Je m’interrompis. Ils ne me répondirent que par le silence, unsilence rêveur.

– Vous vous appartenez ; j’y ai réfléchi, j’ai examiné lachose à plus d’un point de vue… J’aspirais à un bonheur impossible.Je me suis mal conduit. Je n’avais pas le droit de vous poursuivre.– Et, me tournant du côté de Verrall : – Vous vous considérez commelié à elle ?

Il fit un signe d’assentiment.

– Nulle influence sociale, nul obscurcissement de cette clartégénéreuse qui nous environne… car la nuit pourra venir !… nemodifiera ?…

Il me répondit, en fixant sur les miens ses regardshonnêtes.

– Non, Leadford, jamais.

– Je ne vous connaissais pas, – continuai-je. – Je vous croyaistout autre que vous vous montrez aujourd’hui…

– J’étais autre, – répliqua-t-il.

– Maintenant, – continuai-je, – tout est changé.

Et je m’arrêtai, ayant perdu le fil de ma pensée.

_ Quant à moi, – poursuivis-je, en jetant un coup d’œil àNettie, qui baissait la tête, et contemplant ensuite les pétalesqui jonchaient la table entre nous, – puisque je suis possédé parune affection pour Nettie, puisque cette affection est grosse dedésir, puisque, de la voir à vous et tout entière à vous, m’est unspectacle intolérable, je dois m’éloigner ; vous devrezm’éviter, comme je devrai vous éviter… Il faut que nous nouspartagions la terre, comme le firent Esaü et Jacob… Je meconsacrerai, avec toute la puissance de ma volonté, à quelqueoccupation absorbante. Somme toute, cette passion n’est pas la vie.C’est peut-être la vie pour des brutes et des sauvages, mais nonpas pour des hommes. Nous devons nous séparer et je dois oublier.Quoi d’autre à faire ?

Je ne relevai pas mon regard, fixant, jusqu’à les graver dansmes yeux, les pétales rouges étalés sur la nappe ; mais jedevinais l’assentiment de Verrall. Le silence se prolongea ;Nettie le rompit.

– Mais… – commença-t-elle, et elle s’arrêta.

J’attendis un moment, poussai un soupir et m’appuyai au dossierde ma chaise.

– C’est très simple, – fis-je, avec un sourire, – maintenant quenos têtes ne sont plus échauffées.

– Est-ce si simple que cela ? – ajouta Nettie, et son douteanéantit tout mon discours.

Je levai les yeux : elle regardait Verrall.

– Voyez-vous, – lui dit-elle, – c’est que j’aime Willie. Il estdifficile de bien exprimer ce qu’on ressent. Mais je ne veux pasqu’il s’en aille ainsi.

– Mais, – objecta Verrall, – comment ?…

– Non… – interrompit Nettie, amassant ses pétales d’œillet ets’occupant à les aligner ensuite en file. C’est si difficile…Jamais jusqu’ici je n’avais essayé de voir jusqu’au fond de moncœur. D’abord, j’ai mal agi à l’égard de Willie. Il comptait surmoi, je le sais ; j’étais toute son espérance, sa joiepromise, comme la couronne de sa vie, un bonheur comme il n’enavait jamais eu, un orgueil intime. Il vivait de moi. Je le savais…quand nous avons commencé nos rendez-vous, tous deux… Je me suisrendue coupable d’une sorte de trahison.

– De trahison ! – me récriai-je. – Non, tu marchais àtâtons à travers toutes les perplexités.

– Tu as pensé, pourtant, que c’était une trahison – Avant, oui,mais plus maintenant.

– Je l’ai pensé et je le pense encore, car tu avais besoin demoi.

Je protestai faiblement, et me pris à réfléchir.

– Oui, même pendant qu’il nous poursuivait pour nous tuer, jesympathisais avec sa douleur, tout au fond de moi, – dit-elle àVerrall. – Ah ! je me rends compte de toutes ses tristesses,des humiliations qu’il subissait…

– Certes, – concédai-je. – Mais je ne vois pas…

– Et moi je ne vois pas mieux… J’essaie de voir. Toujoursest-il, Willie, que tu fais partie de ma vie. Je te connais depuisplus longtemps que je ne connais Edward ; je te connais mieux,je te connais, comment dire ?… de tout mon cœur. Tu as cru queles choses que tu me disais étaient paroles perdues, que je n’avaisjamais compris ce côté de toi-même, tes ambitions et le reste.Eh ! bien, non ! je comprenais tout, et bien mieux que jene croyais alors… Tout est clair à présent. Ce que j’avais àcomprendre en toi était plus profond que ce que m’apportait Edward.Je l’ai senti, tu fais partie de ma vie, et je ne veux pasretrancher et rejeter de moi tout cela, maintenant que je l’aicompris.

– Mais tu aimais Verrall…

– L’amour est une chose si bizarre… Y a-t-il un amour… n’ya-t-il qu’un seul amour, veux-je dire ? – Et, se retournantvers Verrall : – Je sais que je vous aime, je peux le dire touthaut désormais. Mon cœur s’est échappé d’une prison… Maisqu’est-ce, au juste, que cet amour que j’éprouve pour vous ?C’est un tas de petites choses… des façons d’être à vous, desaspects de vous, ce sont les sens… et le sentiment de certainesbeautés. Il y a aussi de la vanité, des flatteries, des mots quevous avez dits, des espoirs, des erreurs à propos de moi. Et toutcela réuni a été renforcé par les émotions profondes qui dormaientdans mon être ; cela embrassait tout, cela semblait être tout.Mais non, comment le décrirai-je ? Ce fut comme une lamebrillante à l’abat-jour épais ; presque toute la chambre estvoilée d’ombre, vous enlevez l’abat-jour, et toute la pièce estclaire ; c’est la même lumière, seulement elle éclaire tout lemonde.

Elle se tut. Pour un moment, personne ne dit mot, et Nettie,d’un rapide mouvement, forma une pyramide avec les pétales.

Le langage imagé m’a toujours troublé, et cette phrase : « C’esttoujours la même lumière », me revenait à l’esprit comme unrefrain.

– Il n’y a pas de femme qui admette ces choses et y ajoute foi,– affirma-t-elle soudain.

– Quelles choses ?

– Aucune femme ne partagerait cette opinion.

– Il vous faut choisir un homme, – dit Verrall, la comprenantavant moi.

– Nous sommes élevées avec cette idée. On nous dit… c’est dansles livres, dans les contes, dans ce que les gens rabâchent, dansla façon dont ils se conduisent… « Un jour un homme viendra… » Ilsera tout « et rien ne comptera plus. Quittez tout et vivez enlui…

– À l’homme aussi on dit cela d’une certaine femme, – répliquaVerrall.

– Seulement, les hommes ne le croient pas. Ils sont plusobstinés… Les hommes ne se sont jamais conduits comme s’ils lecroyaient. Il n’est pas besoin d’être vieux pour savoir ça. Parleur nature même, ils en doutent. Mais la femme n’écoute pas sanature. Elle s’enferme dans un moule, se cachant à elle-même sespensées.

– Oui, autrefois, – dis-je.

– Vous ne vous êtes pas caché les vôtres, en tout cas, –remarqua Verrall.

– Je suis sortie de moi-même. C’est la Comète, et Willie. Etparce que, au fond, je n’ai jamais cru au moule, même quand jepensais que j’y croyais. Je trouve bête de renvoyer Willie, peiné,déçu, et sans espoir de le revoir jamais, quand je l’aime. C’estcruel, c’est méchant et c’est laid de se jeter sur lui, comme surun ennemi vaincu, et de faire semblant de pouvoir être heureusequand même. Il n’y a pas de bon sens dans une règle de vie quiprescrit ça. C’est égoïste, brutal, insensé. Je… – Il y eut unsanglot dans sa voix. – Willie ! Je ne veux pas !

J’étais assis, rêveur, et mes yeux suivaient ses doigtsagiles.

– C’est brutal, en effet, – prononçai-je enfin, avec un toncalme, posé, résolu. – Néanmoins, c’est dans la nature des choses…Non !… Vois-tu Nettie, nous sommes après tout plus qu’à moitiédes brutes. Et les hommes, comme tu dis, sont plus obstinés que lesfemmes. La Comète n’a pas changé cela ; elle a rendu la choseplus claire. Nous devons notre existence à un tumulte de forcesaveugles… Je répète ce que je disais tout à l’heure ; nousconstatons que nos pauvres intelligences, notre raison, notre bonnevolonté de vivre selon le bien, s’en vont à la dérive, ballottéssur les flots des passions, des instincts animaux et stupides… Etnous voici donc comme des naufragés s’accrochant à une épave, commedes gens s’éveillant sur un radeau.

– Nous revenons à ma question, – observa Verrall doucement. –Qu’avons-nous à faire ?

– Nous séparer, – déclarai-je. – Vois-tu, Nettie, les corps quenous avons ne sont pas ceux des anges. Ils ont les mêmes organesqu’avant… J’ai lu quelque part que l’on pouvait trouver dans noscorps la preuve d’une origine très basse ; que, dansl’intérieur de nos oreilles, je crois, et dans nos dents, il y aquelque chose du poisson ; que nous avons des os rappelant…qu’est-ce déjà ?… les os d’ancêtres marsupiaux, et cent tracesdu singe. Même ton beau corps, Nettie, renferme ces tares. Non,écoute ! – Je me penchai vers elle, vivement. – Nos émotions,nos passions, nos désirs, leur substance, comme la substance de noscorps, forment un animal, une chose combative aussi bien qu’unechose de désirs. Tu nous parles en ce moment comme un esprit à desesprits… C’est facile lorsqu’on a pris de l’exercice, lorsqu’on abien mangé et que l’on n’a rien à faire… Mais lorsqu’on retourne àla vraie vie, on retourne à la matière.

– Oui, – dit Nettie, me suivant lentement. – Mais on peut lavaincre.

– En lui obéissant dans une certaine mesure. Il n’y a pas demagie là-dedans… Pour conquérir la matière, nous devons divisernotre ennemie et la prendre pour alliée. Il est absolument vraique, de nos jours, un homme, par la foi, peut transporter desmontagnes ; il peut dire à une montagne : « Sois déplacée etque la mer t’engloutisse. » Mais il ne réussit que parce qu’il aideses frères, les hommes, et se fait aider par eux, parce qu’il al’esprit, la patience et le courage de s’adjoindre le fer, l’acier,la dynamite, les grues, les machines, l’argent des autres… Pourvaincre mon désir de toi, je ne dois pas le stimulerperpétuellement par ta présence, il faut que je m’en aille, afin dene plus te voir… Il me faut chercher d’autres intérêts, me jeterdans le tourbillon de luttes et de débats…

– Et oublier ? – intervint Nettie.

– Non, pas oublier, – protestai-je. – Mais en tout cas cesser dete regretter.

Elle réfléchit pendant quelques instants.

– Non, – dit-elle. Puis, démolissant le dessin de ses fleurs,elle regarda Verrall, qui s’agitait.

Verrall se pencha en avant, les coudes sur la table, et lesmains croisées.

– Vous savez que je n’ai guère pensé à ces questions, –déclara-t-il. – Au collège et à l’Université, on ne s’en préoccupepas… le système d’éducation prohibe soigneusement ce sujet. On vachanger tout ça, sans doute… Nous semblons, – continua-t-ilpensivement, – nous semblons patiner sur des questions que nousavions entrevues dans le grec, avec variantes, dans Platon, maisqu’aucun de nous ne songea jamais à transporter de cette languemorte dans les faits réels de la vie…

Il s’arrêta, et répondit à une interrogation intérieure qu’ils’était posée :

– Non, je pense, comme Leadford l’a dit, qu’il est dans lanature de l’homme d’être exclusif. Les esprits sont libres etvagabondent par le monde, mais une femme ne peut être possédée quepar un seul homme. Elle doit écarter les rivaux. Nous sommes faitspour la bataille de la vie… Nous sommes la bataille de lavie ; les choses qui vivent sont le combat incarné de la vie,et cela fait que les hommes se battent pour leur compagne ;pour chaque femme, un homme seul prévaut. Les autres s’en vont.

– Comme les animaux, – se moqua Nettie.

– Oui…

– Il y a bien des incertitudes dans la vie, – déclarai-je, –mais celle-là est la dure, brutale et universelle vérité.

– Cependant, ç’a été changé réfuta Nettie, – vous ne combattezplus, depuis que l’humanité possède une raison.

– Oui, et c’est la femme qui décide elle-même de son choix, –rétorquai-je.

– Et si je ne veux pas choisir ?

– Ton choix est fait.

– Oh ! – fit-elle, avec un peu d’impatience. – Pourquoi lesfemmes sont-elles les esclaves du sexe ? Est-ce que cet âge deRaison et de Lumière ne va rien changer à cette situation ? Ilme semble que tout est bête. Je ne crois pas que ce soit là lasolution juste du problème, ce n’est qu’une mauvaise habitude dutemps révolu… L’instinct ! Il est une foule d’autres choses oùvous ne laissez pas vos instincts vous diriger. Me voici entrevous. Voici Edward. Je … l’aime parce qu’il est gai et agréable etparce que… parce qu’il me plait. Voilà Willie… une partie demoi-même, mon premier secret, mon plus vieil ami. Pourquoi nepuis-je les avoir tous les deux ? Ne suis-je pas aussi unesprit, que vous ne me consultiez qu’en tant que femme, qu’en choseà posséder, à conquérir par la lutte ?…

Elle se tut, et nous ne songions pas à lui répondre. Soudain,elle formula son inquiétante proposition.

– Ne nous séparons pas. Se séparer, c’est se haïr, Willie.Pourquoi ne serions-nous pas amis quand même ? On se verraitsouvent. On causerait…

– On causerait ! – me récriai-je. – De tout cela ?

Par-dessus la table, je rencontrai les yeux de Verrall, et nousnous étudiâmes l’un et l’autre. C’était le loyal et pur examen d’unantagonisme honnête.

– Non, – décidai-je. – Entre nous, rien de la sorte n’estpossible.

– Jamais ? – insista Nettie.

– Jamais ! – affirmai-je, convaincu.

Avec un violent effort pour rester maître de mon émotion, jecontinuai :

– Nous ne pouvons toucher aux lois et aux coutumes qui régissentces problèmes ; ces passions se rattachent trop intimement ànotre être essentiel. Plutôt une amputation qu’une pluielanguissante. De Nettie, mon amour veut tout. L’amour d’un hommen’est pas le dévouement, le sacrifice… c’est une exigence, un défi.Et d’ailleurs, – ici, j’outrai mes développements, – je me suisdonné maintenant à une autre maîtresse, et c’est moi, Nettie, quisuis l’infidèle. Derrière toi et au-dessus de toi s’élève la Citédu monde à venir, et ma place y est marquée. Cher cœur ! Tu esseulement le bonheur… et cela… oui vraiment, cette vocationm’appelle. Quand bien même mon sang devrait baptiser la pierreangulaire… et je voudrais espérer que ce sera là mon sort, Nettie,… je suis prêt à répondre à l’appel… – Et dans ces derniers mots jemis toute ma conviction : – Nul conflit de passion ne doit medétourner.

Il y eut un silence après cette conclusion quelque peuboiteuse.

– Alors, nous devons nous séparer, – articula Nettie, qui avaitl’expression d’une femme qu’on frappe à la face.

Je fis un signe d’assentiment.

Un nouveau silence, et je me levai. Nous étions à présent debouttous les trois. Nous nous quittâmes presque de mauvaise humeur,sans un mot de plus, et je restai seul dans le berceau deverdure.

Je ne crois pas les avoir suivis des yeux. Je me souviensseulement de moi-même, demeuré là, affreusement vide et seul. Jem’assis de nouveau et m’abandonnai à une vague rêverie.

Soudain, je levai les yeux. Nettie était devant moi et meregardait.

– Depuis notre conversation, j’ai réfléchi, – dit-elle. – Edwardm’a laissée revenir vers toi. Et je sens que peut-être je pourraimieux te parler en tête à tête.

Je ne soufflai mot, et ce mutisme l’embarrassa.

– Je ne pense pas que nous devions nous séparer, –répéta-t-elle. – On vit de différentes façons. Je me demande si tucomprendras ce que je vais te confier, Willie. C’est difficile deformuler ce que je sens, mais il faut que ce soit dit. Si nousdevons nous quitter pour toujours, il faut que ce soit spécifiéclairement… Auparavant, j’avais toujours cet instinct féminin,cette éducation de femme qui fait qu’on se cacha. Mais… Edwardn’est pas tout de moi. Pense bien à ce que je dis… Edward n’est pastout de moi… Je voudrais pouvoir mieux t’exprimer comment je voiscela. Je ne suis pas tout de moi-même non plus. Toi, en tous cas,tu es une partie de moi, et je ne peux endurer l’idée de telaisser. Et je ne vois pas pourquoi je te laisserais. Il y a commeun lien du sang entre nous, Willie. Nous avons grandi ensemble.Nous faisons partie l’un de l’autre. Je te comprends. Oui,maintenant, je te comprends vraiment. J’en suis venue en quelquesorte à te comprendre tout à coup. Assurément je te comprends, toiet ton rêve. Je veux t’aider. Edward… Edward n’a pas de rêve… Celam’est insupportable, Willie, de penser que nous deux devons nousséparer.

– Nous avons décidé pourtant, n’est-ce pas ? Il faut nousséparer.

– Mais… Pourquoi ?

– Je t’aime.

– Eh bien ! pourquoi le cacherais-je, Willie ?… Jet’aime…

Nos yeux se rencontrèrent. Elle rougit, puis continua résolument:

– Tu es ridicule. Le tout est ridicule. Je vous aime tous lesdeux.

– Tu ne sais pas ce que tu dis, Nettie.

– Tu veux que je parte ?

– Oui, oui, pars.

Un instant, nous nous dévisageâmes, sans prononcer une parolecomme si, par-delà les ténèbres insondables, par-delà la surface etla présente réalité des choses, quelque révélation muette sefaisait pressentir. Elle voulut parler, mais se retint.

– Faut-il donc que je parte ? – s’écria-t-elle enfin, leslèvres tremblantes et des larmes aux yeux, comme des étoiles. Ellevoulut m’objurguer encore.

– Willie…

– Pars – interrompis-je. – Oui, pars !

Nous ne bougeâmes ni l’un ni l’autre.

Elle restait là, en larmes, attendrie et apitoyée ;soupirant après moi, me plaignant. Quelque chose de cet amour pluslarge, qui mènera nos descendants au-delà de toutes les limites, detoutes les rigoureuses et claires obligations de notre viepersonnelle, nous émut, comme le premier souffle d’un vent venantdu ciel, qui s’agite et passe. J’eus l’envie de prendre sa main etd’y poser mes lèvres, mais je savais qu’en la touchant toute maforce m’abandonnerait…

Ainsi, debout, à distance, nous nous quittâmes, et, àcontrecœur, regardant derrière elle, Nettie s’en fut avec l’hommequ’elle avait élu, vers le sort qu’elle s’était choisi, hors de mavie… comme le soleil hors de ma vie…

Ensuite, je suppose que j’ai dû plier le journal et le mettredans ma poche. Mais mon souvenir de cette rencontre se termine avecle visage de Nettie se tournant pour partir. Je me rappelle fortdistinctement toute cette scène. Je pourrais presque garantirl’exactitude de chaque parole que j’ai mise dans nos bouches… Puis,vient une lacune. J’ai le vague souvenir d’être retourné dans lamaisonnette, près des terrains du jeu de golf, d’avoir assisté auxpréparatifs et au départ de Melmont, d’avoir trouvé importunel’activité de Parker, le secrétaire, et d’avoir été me poster surla route, avec le désir profond d’être seul pour dire au revoir àMelmont.

Peut-être étais-je déjà ébranlé dans ma résolution de me séparerde Nettie pour toujours, car je me proposais, je crois, de raconterà Melmont tout ce qui avait été fait et dit.

Je ne pense pas que j’aie eu avec lui la moindre conversation ouautre chose qu’une poignée de main. Ce détail m’est sorti del’esprit. Mais j’ai conservé la mémoire de la crise de désolationque j’ai traversée, du moment où l’auto de Melmont eut disparu ausommet de Mapleborough Hill ; c’est alors que s’imposa à moila conviction que le Changement et la tâche nouvelle qui m’étaitfixée dans la vie ne me procureraient pas le parfait bonheur. Uneprotestation s’éleva en moi, comme contre une injustice extrême,lorsque mes compagnons de ces derniers jours m’eurent quitté.

– C’est trop tôt, – murmurai-je, – c’est trop tôt pour melaisser seul.

Mon sacrifice était excessif, pensais-je. Après cet adieu à lavie de passion ardente et immédiate, après ce renoncement à Nettie,à mon désir, à la rivalité physique et personnelle, après cettemutilation de moi-même, il était cruel de me laisser seul, le cœursaignant, de m’envoyer tout de suite vers l’inexorable austérité dulabeur, réclamé par la vie plus large. Il me semble que jerenaissais, soudain dépouillé de tout, abandonné, perplexe.

– À l’œuvre ! – dis-je, me contraignant à l’héroïsme.

Je pressai le pas en soupirant, heureux toutefois que le cheminà suivre me menât vers ma mère… Mais, chose curieuse, je merappelle que je fus plutôt gai dans la ville de Birmingham, cesoir-là. J’éprouvais le besoin d’agir, de m’intéresser à quelquechose. J’avais dû m’arrêter pour la nuit, parce que le service destrains était quelque peu troublé. J’assistai à un concert donnédans le parc, – un orchestre qui jouait sur les vieux instrumentsde cuivre une musique du vieux monde, – et je liai conversationavec un homme qui, me dit-il, avait été reporter d’un des journauxlocaux. Il manifestait une curiosité avisée sur les projets dereconstruction qui se formaient pour la vie de l’humanité, et sespropos ravivèrent tout l’intérêt que je prenais à ce noble rêve. Ennous promenant au clair de lune, nous arrivâmes à un endroit appeléBourneville, et nous discutâmes alors des nouveaux groupementssociaux qui devaient remplacer les anciens domiciles particulierset isolés, et de la façon dont les gens seraient logés.

Ce Bourneville se prêtait bien au sujet. De gros manufacturiersy avaient essayé d’améliorer les habitations de leurs ouvriers.Pour nos idées d’aujourd’hui, ce qu’ils firent paraîtrait le plusfaible des efforts, mais, à cette époque, on venait de loin pourvoir des cottages coquets, avec leurs bains dissimulés dans leplancher de la cuisine (l’emplacement était bien choisi, envérité !), et autres ingénieux aménagements. Personne, danscet âge agressif, ne voyait qu’on attentait à la liberté enfaisant, des ouvriers, les locataires et les débiteurs de leurspatrons, bien qu’une loi eût été depuis longtemps votée, quiinterdisait toutes les tentatives peu importantes de ce genre.Mais, mon compagnon de rencontre et moi, nous paraissions avoirtoujours prévu les développements possibles dans ce sens, et nousne doutions pas que le devoir de loger les gens ne fût uneresponsabilité publique. Notre intérêt se portait plutôt vers lapossibilité d’établir des nurseries, des cuisines et des sallespubliques qui économiseraient le travail et donneraient au peupleplus de temps et plus de liberté.

C’était un sujet très captivant, mais qui n’avait rien departiculièrement gai, et, quand je fus étendu dans mon lit, cettenuit-là, je songeai à Nettie, aux bizarres raisons qu’elle avaitinvoquées pour justifier sa double préférence, et ma rêverie setransforma en une sorte de prière. Je priai, cette nuit-là,laissez-moi vous l’avouer, ou plutôt j’exposai mes aspirations àune image que je m’étais forgée dans mon cœur, et qui me sertencore de symbole pour tout ce qui est mystérieux etinconcevable ; j’adressai ma requête à un Maître Artisan, aucapitaine invisible de tous ceux qui contribuent à l’édification dumonde, au façonnement de l’humanité.

Après comme avant ma prière, j’imaginai que je causais etraisonnais et me rencontrais encore avec Nettie… Mais elle n’entrajamais avec moi dans le sanctuaire de mon culte.

Chapitre 2LES DERNIERS JOURS DE MA MÈRE

1.

Cher cœur ! Il ne lui restait plus que quelques courtsinstants à passer dans le monde renouvelé. Je ne savais pas alorsquelle serait la durée de ce temps, mais le peu que je pouvaisfaire, – peut-être, après tout, que ce peu fut beaucoup pour elle,– je le fis pour compenser mes jours de dureté et de révolte. Jepris soin d’être toujours auprès d’elle, car je comprenaismaintenant son étrange besoin de moi. Ce n’était pas que nouseussions des idées à échanger, mais elle aimait me voir à table, autravail, ici et là. Il n’y avait plus, pour elle, de besognessordides, elle se livrait seulement à ces petites occupations quisont agréables aux femmes âgées et fatiguées, et je crois qu’ellefut heureuse vers sa fin.

Elle conserva, sans la rectifier en rien, sa vieille conceptionXVIIIe siècle de la religion. Elle avait trop longtemps porté sonamulette pour jamais s’en défaire. Cependant, l’influence duChangement était perceptible dans cette persistance même.

– Mais, chère mère, – lui demandai-je un jour, – croyez-voustoujours à cet enfer de flammes… vous, dont le cœur est sitendre ?

Elle affirma qu’elle y croyait.

Quelque subtilité théologique lui imposait cette croyance, mais,tout de même…

Elle considéra pensivement un parterre de primevères, puis,appuyant sa main tremblante sur mon bras :

– Tu sais, Willie, mon enfant, – dit-elle, comme voulantéclaircir pour moi une méprise enfantine, – je ne crois pas quepersonne aille jamais dans cet enfer. Je n’ai jamais pensécela…

2.

Le lendemain, j’étais chez moi, à Clayton.

L’étrange rayonnement qui embellissait le monde était là plusradieux encore, opposé aux ténébreux et pénibles souvenirsd’enfance assombrie, de jeunesse laborieuse, d’adolescence aigrie,tissés autour de ce lieu pour moi. Il me semblait que, pour lapremière fois, je voyais le matin. Aucune cheminée ne fumait, cejour-là, aucun haut fourneau ne brûlait ; on s’occupaitd’autre chose. Le soleil réconfortant et splendide, la lumineusetransparence de l’air sans poussière, donnaient aux rues étroitesune étrange gaieté. Je croisai des gens souriants qui s’enrevenaient des repas publics servis à l’Hôtel de Ville, enattendant l’organisation meilleure et définitive. Soudain, parmices passants, j’aperçus Parload.

– Tu avais raison, mon vieux, à propos de cette Comète ! –lui criai-je gaiement.

Il vint à moi et me serra la main.

– Qu’est-ce qu’on fait ici ? – m’enquis-je.

– On nous envoie de la nourriture du dehors, – me répondit-il. –Et nous allons niveler toutes ces infectes masures… On campera sousla tente, par là-bas, sur les landes.

Il me mit au courant de tout ce qui se préparait. Les Comités duCentre s’étaient mis tout de suite à la besogne avec une ardeurremarquable ; une répartition nouvelle de la population étaitdéjà projetée dans ses lignes principales. Parload, pour sa part,travaillait à un collège improvisé de sciences mécaniques. Enattendant que des plans de réorganisation fussent arrêtés, chacunretournait à l’école pour acquérir toutes les connaissancestechniques possibles, nécessitées par l’énorme entreprise dereconstruction à laquelle on préludait.

Il m’accompagna jusqu’à ma porte. Le vieux Pettigrew descendaitles marches du perron. Il paraissait couvert de poussière etfatigué, mais son œil était plus brillant que de coutume, et ilportait, à la façon de quelqu’un qui n’en a guère l’habitude, unetrousse d’ouvrier.

– Comment vont les rhumatismes, monsieur Pettigrew ? –demandai-je.

– Un bon régime peut faire des miracles, – répondit levieillard, en me regardant en face. – Ces maisons, – ajouta-t-il, –sont destinées à être démolies, je suppose, et nos notions sur lapropriété devront subir une sévère révision… à la lumière de laraison ; mais, en attendant, j’ai fait de mon mieux pourréparer les lézardes du toit. Quand je pense que j’ai putergiverser, barguigner.

Il leva la main, dans un geste propitiateur, abaissa les coinsde sa grande bouche et hocha sa vieille tête.

– Ce qui est passé est passé, monsieur Pettigrew.

– Votre pauvre chère mère, une si bonne et si honnêtefemme ! Si simple, si généreuse, si indulgente !Ah ! en y songeant, à présent, mon cher jeune ami, –proféra-t-il courageusement, – je suis honteux.

– Le monde entier a rougi à l’aube, l’autre jour, monsieurPettigrew, et, ma foi, fort joliment, – dis-je.

– Tout cela est fini maintenant. Juste Ciel ! qui n’est pashonteux de tout ce qui s’est fait avant mardi ?

Oubliant naïvement qu’en ce lieu j’étais un voleur je lui tendisune main clémente ; il la serra et s’en alla, secouant latête, et répétant qu’il était honteux, mais au fond un peu consolé,je pense.

La porte s’ouvrit et le visage de ma pauvre vieille mèreapparut.

– Ah ! Willie, mon enfant. Toi ! C’est toi !

Je courus au-devant d’elle, car je craignais qu’elle netombât.

Comme elle se cramponnait à moi, la chère femme !… Mais,d’abord, elle repoussa sur nous la porte d’entrée. Sa vieillehabitude de respecter mon incorrigible caractère la retenaitencore.

– Ah ! chéri, mon chéri ! Comme tu as étédouloureusement éprouvé !

Elle appuya son visage contre mon épaule, redoutant dem’offenser en me laissant voir ses larmes.

Elle eut un soubresaut, redevint calme un instant, me serrant,avec ses longues mains usées, tout contre son cœur.

Bientôt, elle me remercia pour mon télégramme, et je l’entouraide mon bras et l’entraînai dans la pièce.

– Tout va bien pour moi, mère chérie. Et les jours sombres sontpassés, sont passés pour toujours, mère.

Là-dessus son courage céda, et elle sanglota tout haut, sans quepersonne l’en empêchât. Il y avait cinq noires années qu’ellen’avait osé pleurer en ma présence.

3.

Cette causerie est restée dans ma mémoire, à cause de cetteagréable décision théologique qu’elle prit, mais nous en eûmes biend’autres. Il faisait bon, l’après-midi, après le travail de lamatinée et avant l’étude du soir, d’aller flâner dans les jardinsde Lowchester, d’y fumer une cigarette, pendant qu’elle bavardaitde choses qui l’intéressaient. Le Grand Changement n’avait guèrerenouvelé ni consolidé son être physique ; sa vie, dans lesous-sol de Clayton, l’avait trop usée pour qu’un rajeunissementpût se produire en elle. Comme une étincelle parmi des cendres,elle jeta un éclat, sous une bouffée d’air frais ; et, certes,sa fin en fut hâtée. Mais ses derniers jours s’écoulèrent trèscalmes, dans une félicité sans efforts. Pour elle, la vie a étécomme une journée de pluie et de vent, où le ciel ne se montrerasséréné qu’au soleil couchant.

Elle ne prit pas de nouvelles habitudes parmi les conforts dontelle profitait, ne fit rien qui ne lui fût habituel, mais secontenta de jouir d’une lumière de joie éclairant son passé.

Elle vivait dans la société d’autres vieilles dames de notre «commune », à l’étage supérieur du vaste édifice qu’on appelaitjadis Lowchester House. Ces appartements des derniers étagesétaient simples et spacieux, bien disposés, bien décorés et conçuspour offrir le maximum de confort avec un minimum de service. Nousavions approprié les « châteaux » à des usages communaux ;salles à manger, car les cuisines y étaient grandes et bienoutillées ; lieux de repos pour les personnes ayant dépassé lasoixantaine, etc. Le château de lord Redcar fut ainsi transforméet, de même, celui de Checkshill, où la vieille Mme Verrall faisaitfigure d’hôtesse digne et capable. Il en fut ainsi de la plupartdes aristocratiques habitations de cette belle région qui s’étendentre les Quatre Villes et les montagnes galloises. Les « communs», buanderies, dépendances pour serviteurs mariés, écuries etremises, laiteries, que ces châteaux dissimulaient parmi desbosquets d’arbres, furent aménagés pour nos logis particuliers : ony adjoignit d’abord des tentes et des chalets en bois, et, plustard, des résidences moins provisoires. Pour me rapprocher de mamère, je m’étais installé dans deux chambres du nouvel édificecollégial que notre commune avait été l’une des premières àériger ; de là, je gagnais commodément une station du rapideélectrique qui m’emmenait à nos conférences quotidiennes et à montravail de secrétariat et de statistiques, à Clayton.

Notre commune est une de celles qui furent le plus promptes às’organiser selon les nécessités modernes, l’énergie de lord Redcarnous fut d’un puissant secours. Il avait un sentiment très délicatdu pittoresque de son domaine ancestral ; le détour que fait,dans la forêt d’Ouest, notre ligne électrique, parmi les hêtres,les fougères et les jacinthes, épargnant ainsi les grands espaceslibres du parc, est dû à son initiative ; nous étions fiers àbon droit du paysage qui nous environnait. Presque toutes lesautres communes qui, dans ce pays de parcs bordant la valléeindustrielle des Quatre Villes, se fondirent de tous côtés, àmesure que les travailleurs se déplacèrent, ne furent construitesqu’après qu’on fut venu étudier l’architecture de nos édifices, denos maisons d’habitation, de nos monuments, et la disposition desplaces, des avenues et des jardins qui remplaçaient déjà pour nousles rues étroites, jadis étranglées entre les immenses bâtisses etles résidences ecclésiastiques, autour de la Cathédrale. Onadmirait, pour l’imiter, la façon dont nous avions adapté cesbâtiments à nos nouveaux besoins sociaux. Certaines communes setarguèrent d’avoir amélioré notre plan ; mais aucune nepouvait rivaliser avec notre Jardin de Rhododendrons ; c’étaitlà un luxe unique en notre coin d’Angleterre, et la végétationvigoureuse de ces plantes était due à la richesse d’une épaissecouche de terreau exempt de chaux.

Ces jardins avaient été dessinés sous le troisième lord Redcar,il y avait plus de cinquante ans ; ils abondaient enrhododendrons et en azalées, et, dans les endroits abrités et bienexposés au soleil, de grands magnolias fleurissaient. Les troncsvigoureux des arbres étaient dissimulés sous les rosiers grimpantsfestonnés de pourpre et d’or ; une infinie variété d’arbustesà fleurs, de superbes conifères et d’herbes de pampas faisaientl’orgueil de ce jardin. Barrés par l’ombre des hauts bouquetsd’arbres, de vastes espaces libres verdoyaient ; çà et là, desmassifs de rosiers nains, des parterres de plantes bulbeuses, etdes corbeilles printanières : pensées, primevères, myosotis,silènes. Ma mère préférait ces pelouses et ces allées fleuries,avec les innombrables yeux ronds des petites corolles multicolores.Au printemps de l’Année des échafaudages, elle m’accompagna jouraprès jour jusqu’au banc d’où l’on voyait mieux cette partie dujardin.

Ces promenades lui procuraient, je crois, entre autresimpressions agréables, le sentiment d’une délectable opulence :dans les temps révolus, elle n’avait jamais su ce que c’était qued’avoir un peu plus qu’il ne faut de ce qui est agréable.

Elle restait assise, rêvant et bavardant, devant ce spectacle,et il s’était formé entre nous comme une intelligence mutuelle dece que nous pensions, alors même que nous gardions le silence.

– Le ciel est un jardin, – dit-elle un jour.

Je voulus la taquiner un peu.

– Il s’y trouve aussi des joyaux, des murailles et des portesserties de pierres précieuses, et des chants ineffables, n’est-cepas ?

– Oui, pour ceux qui aiment ces choses, – répliqua ma mère avecfermeté, et elle réfléchit un instant. – Il y aura de quoisatisfaire tous les goûts ; mais pour moi ce ne serait pas leciel, mon enfant, si ce n’était un jardin, un beau jardinensoleillé, avec la certitude d’y rencontrer ceux qui nous sontchers.

Vous autres, nés de la génération heureuse, ne pouvez pas vousrendre compte de l’émerveillement des premiers jours, du sentimentinconcevable de sécurité et des extraordinaires effets ducontraste. Le matin, si ce n’est au cœur de l’été, je me levaisavant l’aube ; je déjeunais dans le train rapide et bienéquilibré, et il m’arrivait parfois de découvrir le soleil levantau sortir du petit tunnel qui perçait la colline de Clayton ;puis, au travail, virilement. Nous avions arraché à la promiscuitédes houilles, des minerais de fer et des terres à potier, nosdemeures, nos écoles et toutes les douceurs de la vie. Débarrassésdésormais de l’obstruction des droits acquis et des timiditésanciennes, nous pouvions nous élancer dans de vastes entreprises,combiner une foule d’activités jadis dispersées et entravées parles patrimoines et les propriétés immobilières, grouper etconsolider d’immenses énergies, réaliser de la sorte de formidableséconomies, – et la vallée cessa d’être un abîme sordide ettragique, avec ses industries rivales, assuma une manière de beautépropre, une beauté sauvage et surhumaine, faite de force mécaniqueet de l’ardeur des flammes ; on se sentait un titan dans cetEtna.

À midi, on s’en revenait, on prenait son bain et on changeait devêtements dans le train ; puis, c’était le déjeuner savouré àloisir dans la salle du club à Lowchester, et les causeries del’après-midi, dans la fraîcheur verte et ensoleillée de nosretraites.

Parfois, dans ses moments de songerie plus profonde, ma mère sedemandait si cette dernière phase de sa vie n’était pas unrêve.

– Un rêve, – lui assurais-je, – un rêve en effet, mais un rêvequi est plus près de la réalité que le cauchemar des tempsanciens.

Mon costume avait pour elle un grand intérêt, car le vêtementétait complètement modifié ; ces nouvelles modes luiplaisaient, disait-elle. J’étais vêtu d’un drap marron très simple,qu’elle palpait avec beaucoup d’admiration, car elle avait, commetoutes les femmes, le goût des étoffes. Je grandis de deux pouces,je gagnai deux pouces de tour de poitrine, et mon poids s’augmentade douze kilos avant ma vingt-troisième année.

Parfois, en joignant ses vieux doigts usés et rugueux, – car sesmains ne devinrent jamais douces, – ma mère se remémorait le passé.Elle me raconta bien des détails inconnus sur sa vie de jeune femmeet sur mon père. Comme ces fleurs écrasées et fanées qu’on trouveaux feuillets d’un vieux livre et qui gardent quelque chose de leurparfum, ces souvenirs avaient une saveur surannée. Et jem’imaginais, avec un bonheur mélancolique, que ma mère avait puêtre aimée avec passion, que mon père avait un jour versé deslarmes de tendresse entre ses bras. Elle tenta même parfois de meparler de Nettie, avec ces vieilles phrases de naguère, que seslèvres savaient dépouiller de leur amertume :

– Elle n’était pas digne de toi, mon cher enfant, disait-elletout à coup, me laissant deviner à qui elle faisait allusion.

– Aucun homme n’est digne de l’amour d’une femme, aucune femmen’est digne de l’amour d’un homme. Je l’aimais, ma chèremère ; à cela vous ne pouvez rien changer.

– Il y en a d’autres, – rêvait-elle, – il y en a d’autres.

– Pas pour moi : tout mon cœur, je l’ai donné ; je ne puisrecommencer, mère chérie.

Elle soupirait et ne disait plus rien. Une autre fois, – voici,je crois, ses propres paroles :

– Tu te sentiras bien seul quand je n’y serai plus.

– Alors ne partez pas, – répliquai-je.

– Que veux-tu, mon enfant, le jeune homme doit s’unir à la jeunefille.

Je ne répondis rien à cela.

– Tu penses beaucoup trop à Nettie, mon fils. Ah ! Si jepouvais te voir marié à quelque gentille épouse, à quelque bonne, àquelque douce fille.

– Chère mère, je n’ai aucune envie de me marier. Peut-être qu’unjour… Je puis attendre.

– Mais vraiment, tu fuis la société des femmes.

– J’ai mes amis. Ne vous inquiétez pas, ma mère ; il y aassez de besogne au monde, aujourd’hui, pour un homme, quand mêmeil serait devenu insensible à l’amour. Nettie était pour moi la vieet la beauté, elle l’est encore, elle le sera toujours ; necroyez pas que j’aie trop perdu.

Car, dans mon cœur, je me disais que le dénouement n’était pasencore venu, que tout n’était pas fini.

Une autre fois, elle me décocha une question qui me surprit:

– Où sont-ils, maintenant ? – demanda-t-elle.

– Qui ça ?

– Nettie et… l’autre ?

Elle avait pénétré le fond de mes pensées.

– Je ne sais pas, – dis-je d’une voix brève.

Sa main décharnée toucha la mienne.

– Ça vaut mieux ainsi, – murmura-t-elle, comme en s’excusant. –Vraiment ça vaut mieux.

Et quelque chose dans le tremblement de sa vieille voix meramenait à ces temps où ses conseils de soumission, sesexhortations suppliantes à la patience, au respect de tout ce quinous écrasait, éveillaient en moi la colère et l’esprit derévolte.

– C’est précisément de cela que je doute, – répliquai-je.

Sentant bien que je ne pouvais poursuivre cette conversation surNettie, brusquement je me levai et sortis, pour revenir au bout dequelques instants lui parler d’autre chose, en lui rapportant unbouquet de narcisses.

Je ne passais pas tous mes après-midi auprès d’elle. Mon désirmal étouffé de Nettie se réveillait parfois, et j’avais besoin desolitude. Je me calmais par la marche et la bicyclette et bientôtje m’adonnai avec un intérêt nouveau à l’équitation. Le chevalavait profité du Changement : dès la première année, la tractionanimale était totalement abandonnée. Désormais et partout, lestransports furent l’œuvre de machines, et le cheval devint unadmirable instrument pour la distraction et la culture physique dela jeunesse. Je montais avec selle et, ce qui est mieux, àpoil ; et je constatai que les exercices violents étaient unbon remède contre les crises d’écrasante mélancolie quim’envahissaient. Quand, au bout d’un certain temps, l’équitationeut perdu de sa nouveauté, je me joignis aux aviateurs quis’exerçaient à planer par-delà les collines de Horsemarden. Bref jeconsacrais à ma mère un jour sur deux et, à tout prendre, les deuxtiers de mes après-midi.

4.

Lorsque soudain cette curieuse maladie, cet affaiblissementprogressif, – qui fit du trépas une euthanasie pour la partie laplus âgée de la population, au début des temps nouveaux, – s’emparade ma mère, Anna Reeves vint lui servir de fille, selon la récentecoutume. Elle vint de son plein gré. Nous la connaissions déjà unpeu, pour l’avoir rencontrée, et nous avions apprécié certainsservices qu’elle avait rendus à ma mère dans les jardins. Elleaimait secourir ; elle semblait une de ces filles bonnes etsimples qu’aux pires époques le monde n’a cessé de produire, et quifurent sans doute, aux âges de ténèbres, l’antisepsie cachée de nosvies bousculées, haineuses et déloyales. Ces filles inlassablesaccomplissaient leur œuvre, murmuraient en silence leurs prièresperpétuelles, sans se soucier de récompense ou de gratitude ;elles furent les créatures charitables, les servantes fidèles,l’humble providence des foyers. Anna Reeves avait presqueexactement trois ans de plus que moi. D’abord, je ne trouvai aucunebeauté en elle ; elle était courte, ramassée de taille, leteint coloré, les cheveux roux, les sourcils blonds et épais, lesyeux d’un brun vif ; mais ses mains, couvertes de taches derousseur, étaient adroites et secourables, et sa voix avait desaccents enjoués et réconfortants.

Elle ne fut d’abord pour moi qu’une bienveillance vêtue de bleu,avec un tablier blanc, active dans l’ombre de la ruelle, autour dulit où ma vieille mère étendue s’endormait paisiblement dans lamort. Elle était prompte à prévenir tel menu besoin, à prodiguertels petits soins, et ma mère la récompensait toujours d’unsourire. Bientôt, j’eus découvert la beauté équilibrée de ce corpsde femme aux gestes empressés ; la grâce de sa bontéinfatigable m’apparut avec la douceur de sa pitié tendre et lesrichesses de sa voix aux mots rares et rassurants. Je notai, jem’en souviens, comment une fois la vieille main amaigrie de lamoribonde caressa la sienne toute pointillée d’or.

– C’est une véritable fille pour moi, – me dit ma mère. – Voilàcomment doit être une fille… Je n’ai jamais eu de fille à moi.

Elle s’abandonna un instant à une calme rêverie, et ajouta :

– Ta petite sœur mourut si jeune !

Je n’avais jamais entendu parler de cette petite sœur.

– C’était le dix novembre, – continua ma mère. – Elle avaitvingt-neuf mois et trois jours… Ah ! que j’ai pleuré !C’était avant ta naissance, mon fils, il y a si longtemps. Jerevois tout cela… J’éprouvais tant de joie d’être mère, et ton pèrese montrait si bon pour moi… Je revois ses mains, ses chèrespetites menottes pâles… Willie, on dit que maintenant on ne laisseplus mourir les petits enfants.

– Non, chère mère, nous ferons mieux désormais.

– Le médecin de l’assistance ne pouvait venir ; ton père yalla deux fois… il y avait un autre malade, un malade payant. Alorston père courut jusqu’à Swathinglea, mais l’autre docteur nevoulait pas venir sans être payé d’avance, et ton père s’était faitbeau, pour mieux inspirer confiance, mais il n’avait pas d’argent,pas même de quoi prendre le tramway pour rentrer. Ah ! que cefut cruel d’attendre ainsi, avec la petite qui souffrait. Ah !Nous aurions pu la sauver, j’en suis sûre. Mais c’était comme çapour les pauvres, dans les anciens jours ; toujours commeça !… Quand enfin le médecin arriva, il nous rudoya : «Pourquoi ne m’avez-vous pas fait venir plus tôt ? » criait-il.« Il fallait m’expliquer le cas… » Il ne se donna pas grand mal… Jele suppliais à genoux ; mais il était trop tard.

Elle murmura ces phrases à voix basse, les yeux mi-clos, commequelqu’un qui raconte un rêve.

– Tout cela sera mieux organisé, désormais, – répondis-je, prisd’une étrange colère rétrospective à écouter cette lamentablepetite histoire que me narrait sa voix éteinte.

– Elle parlait, – continua ma mère. – Elle parlait si bien pourson âge… Elle disait : hippopotame…

– Comment ?

– Hippopotame, mon enfant. Elle dit cela, très clairement, unjour que son père lui montrait des images. Elle répétait sespetites prières aussi… « Et maintenant… je vais faire dodo. » Jelui tricotais de petits bas… le talon était si difficile…

Elle avait fermé les yeux, et se parlait à elle-même. Ellemurmura d’autres paroles vagues, phrases entrecoupées, fantômes deminutes mortes. La voix se fit moins distincte.

Soudain, le sommeil la prit et, me levant, je sortis de lapièce, l’esprit étrangement obsédé par la pensée de cette petitevie joyeuse et pleine d’espoir, qui s’abîma sitôt dans le néant…par la pensée de cette petite sœur dont je n’avais jamais entenduparler.

Je fus saisi, tout à coup, par une rage folle, à l’idée detoutes les tristesses irréparables du passé, du vaste océan dedouleur inutile et évitable dont cette larme de ma mère n’étaitqu’une goutte. Je marchai dans le jardin, et le jardin me fut tropétroit ; je partis errer sur la lande.

– Le passé est passé ! – m’écriai-je, et par-dessus cegouffre de vingt-cinq années, j’écoutais les pleurs déchirants dema mère, ses lamentations sur cette enfant qui souffrit et quimourut. Le vieil esprit de révolte n’était pas éteint en moi,malgré toutes les transformations… Je me calmai à la fin, trouvantune austère bien qu’insuffisante consolation à songer que ledernier mot des choses nous échappe, échappe fatalement à nosintelligences. Je me répétais, – ce qui était un plus puissantréconfort, – qu’avec la nouvelle force qui nous anime, le nouveaucourage, le don d’amour éclairé qui nous ont été dispensés, noussaurions, – si cruelles et navrantes qu’aient été les épreuvesd’autrefois, – éviter à l’avenir les misères et les douleurs jugéesnaguère fatales. Nous pourrions désormais prévoir, empêcher,sauver.

– Le passé est passé ! – dis-je, avec un soupir, mais pleinde résolution, au moment où les cent fenêtres de Lowchester House,incendiées par les rayons du couchant, me frappèrent la vue. – Cesdouleurs ne seront plus !

Mais je ne parvins que difficilement à me débarrasser de latristesse commune à ce début des temps nouveaux, tristesse née dusouvenir et de l’énigme insoluble de ces vies innombrables dont lespas avaient buté, et dont les ténèbres lugubres avaient voilé lachute… avant que notre atmosphère se fût purifiée.

Chapitre 3BELTAINE ET LA VEILLE DU JOUR DE L’AN

1.

Finalement, ma mère mourut presque subitement, et sa mort me futun choc violent. Le diagnostic médical commençait à peine à devenirplus exact et plus assuré. Les docteurs, certes, avaientparfaitement conscience du peu de valeur de leur éducation médicaleet faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour y remédier, mais ilsétaient encore d’une ignorance profonde. Un symptôme dans lamaladie de ma mère fut inintelligemment observé, son états’aggrava, elle eut un accès de fièvre qui l’emporta trèsrapidement. Je ne sais quels remèdes furent employés pour combattreson mal ; je n’appris l’événement que lorsque tout futfini…

À cette époque, mon attention se rapportait toute àl’organisation du Beltaine, le festival qui se donna le premier deMai, dans l’année de la Reconstruction. Ce fut la première des dixgrandes crémations de décombres et de rebut, qui inaugurèrent l’âgenouveau. Les jeunes gens de nos jours ne peuvent s’imaginerl’énorme masse de débris, de vieilleries et de détritus dont nousdûmes nous défaire. Si nous n’avions pas réservé à cet effetcertains jours, le monde entier eût été quotidiennement empuantipar les fumées de petits bûchers. La remise en honneur del’ancienne coutume des feux de joie de mai et de novembre futheureuse, à mon sens. Cette crémation devait nécessairement fairerenaître la vieille idée de purification : on brûlait aussi mainteschoses quasi spirituelles mêlées aux matériaux encombrants ;des actes, des documents, des traites impayées, des souvenirsvindicatifs avaient leur place dans ces flammes. Des gens passaienten priant au long des bûchers… et c’était un beau symbole : unetolérance plus avisée régnait désormais parmi les hommes, car ceuxqui trouvaient encore leur consolation dans les Fois orthodoxes serendaient à ces assemblées pour prier librement que toute hainedivisant leurs sectes pût être ainsi consumée. Même dans lesbûchers de Baal, aujourd’hui que les hommes ont dépouillé toutehaine indigne, on peut trouver le symbole du Dieu vivant.

Infinie fut la quantité des choses que nous dûmes détruire, lorsde ces gigantesques nettoyages : d’abord, toutes les habitations,tous les édifices du vieux temps ; au bout du compte, nousn’eûmes pas à conserver une construction sur cinq mille de cetteAngleterre d’avant la Comète.

D’année en année, à mesure que nous élevions les demeuresconformes aux besoins rationnels de nos nouvelles famillessociales, nous balayions un lot de plus de ces hideuses etdifformes structures, de ces bâtiments d’habitation construits à lahâte, sans imagination, sans beauté, sans honnêteté, sans confortapproprié, et dans lesquels le vingtième siècle naissant s’étaitabrité. Nous n’épargnâmes – de ces innombrables constructionsgauches et mélancoliques – que ce qui pouvait avoir quelque attraitou quelque intérêt. Évidemment nous ne pouvions porter les maisonsmêmes sur nos bûchers, mais nous y jetions les portes mal jointes,les affreuses croisées, les escaliers, terreur des domestiques, lesplacards humides et noirs, les papiers de tentures infestés devermine et arrachés aux murs écaillés, les tapis imprégnés depoussière et de boue, les tables et les chaises au vilain galbeprétentieux, les buffets, les commodes, les vieux livres saturés depoussière, les ornements sales, pourris et pénibles à regarder,parmi lesquels on trouvait, je me souviens, des oiseaux mortsempaillés. Nous brûlâmes la plus grande partie des édifices privés,avec toutes les boiseries, tous les meubles, hors quelques milliersde pièces d’une beauté remarquable et réelle, desquelles noustirâmes les modèles que nous avons créés depuis ; nousdétruisîmes la presque totalité des vêtements de jadis, et n’enconservâmes que quelques spécimens soigneusement désinfectés qu’onvoit encore dans nos musées.

On ne saurait désormais parler qu’avec une horreur spéciale deces vêtements des temps passés. Les hommes portaient leurs costumespendant plus d’un an, sans le moindre souci d’un nettoyageefficace, si ce n’est un coup de brosse superficiel, de temps àautre ; c’étaient des tissus sombres, aux dessins mêlés, afinde dissimuler l’usure ; ces tissus, feutrés et poreux, étaientadmirablement conçus pour recueillir et accumuler toutes lesmalpropretés ambiantes. Beaucoup de femmes revêtaient des robesfaites des mêmes étoffes, longues, incommodes, traînantinévitablement sur toutes les abominations de nos routesfréquentées par les chevaux. Nous nous vantions, en Angleterre, quetoute notre population fût chaussée ; la laideur de nos pieds,certes, réclamait des chaussures, mais il est aujourd’huiinconcevable qu’on ait pu emprisonner des pieds dans les étonnantesgaines de cuir ou d’imitation de cuir dont on se servait alors.J’ai entendu dire que la déchéance physique remarquée chez notrepeuple pendant les dernières années du XIXe siècle, – due sansdoute à la mauvaise nourriture absorbée, – était attribuable aussi,pour une bonne part, à l’ignominie de la chaussure ordinaire. Lesgens évitaient l’exercice en plein air, à cause de l’usure ruineusede ces instruments de torture qui leur comprimaient douloureusementles pieds. J’ai raconté quel rôle jouèrent mes propres souliersdans le drame misérable de mon adolescence, et j’éprouvai unsentiment de triomphe impitoyable, – comme en face d’un ennemi àterre, – quand j’eus à guider, les uns après les autres, leswagonnets remplis de bottes et de brodequins à bon marché, tout lestock de Swathinglea, pour les déverser dans les hauts fourneaux deGlanville.

Vlan ! Toute cette infecte camelote s’engouffra dansl’orifice du cône, lorsque Beltaine arriva, et le rugissement de laflamme qui les consumait emplit l’air… Plus jamais un rhume nenaîtrait de l’humidité de leurs semelles de carton ; plusjamais un cor ne serait la conséquence de leur formeridicule ; plus jamais un de leurs clous ne blesserait dechair endolorie.

Puis nous eûmes à nous débarrasser des réseaux démodés deschemins de fer à vapeur ; ce furent les gares, les signaux,les barrières, le matériel roulant – tout un système d’appareilsmal conçus, propagateurs de fumée et de bruit, qui, dans l’ancienétat des choses, auraient perpétué, pendant plus d’un demi-siècleencore, cette vieille vie étiolante et obstructive. Nous fîmesensuite la grande récolte des clôtures, des panneaux d’affichage,des palissades, des hideuses baraques en volige : toute la vieilleferraille du monde entier, tout ce qui était empuanti de goudron,les gazomètres et les réservoirs à pétrole, tous les véhicules àchevaux, les camions, les haquets, tout fut démoli et brûlé.

Ce n’étaient là que les matériaux les plus grossiers de cesbûchers de Phénix, qui brûlaient par le monde. Ce n’étaient là queles signes extérieurs et visibles des droits de propriété, descontrats, des dettes, des quittances, des mémoires, des actes, deschartes que nous jetâmes au feu. Un énorme amas d’insignes etd’uniformes, ni assez curieux ni assez beaux pour valoir d’êtreconservés, activèrent le foyer, et, avec eux, tous nos symbolesguerriers, tous nos engins meurtriers, à l’exception de quelquestrophées vraiment glorieux.

Les pseudo-chefs-d’œuvre de nos anciens beaux-arts bâtards,mi-industriels, mi-artistiques, furent condamnés séance tenante :les vastes toiles peintes, barbouillées pour satisfaire le goût denotre bourgeoisie mi-éduquée, jetèrent une grande flamme etdisparurent dans le Néant. Des marbres académiques setransformèrent en chaux utile ; une grossière multitude degroupes absurdes, de statuettes stupides, de faïences décorées, destas de tapisseries, de broderies, de mauvaise musique etd’instruments sans valeur, eurent la même destinée. Des livresinnombrables, des ballots d’imprimés et de journaux, à leur tour,haussèrent les bûchers. Dans les seules maisons particulières deSwathinglea, – dont je jugeais les habitants, apparemment avecraison, totalement illettrés, – nous recueillîmes toute unecharretée d’exemplaires à bon marché des « classiques anglais »,insipides pour la plupart et presque dans leur état neuf… et nouseûmes de quoi surcharger un vaste camion avec les romans à deuxsous, en livraisons usées et maintes fois feuilletées, lavasselittéraire, dégorgement de l’hydropisie intellectuelle de lanation… Et il me semblait, en recueillant ces publications, quenous amassions là plus que du papier imprimé – tout un capharnaümd’idées ratatinées et biscornues, d’incitations basses etcontagieuses, de formules, de tolérances résignées et d’impatiencestupide, tout un lot d’ingénieux paradoxes, certifiant deshabitudes de paresse intellectuelle, toute l’évasive nonchalance dela pensée apeurée… Et j’en éprouvais mieux qu’une satisfactionmaligne, à prêter mon concours à cette besogne.

J’étais si absorbé, disais-je, par ce travail de « boueux », queje ne remarquais pas, comme je l’eusse fait dans d’autrescirconstances, les changements imperceptibles qui modifiaientl’état de ma mère. À vrai dire, je la croyais mieux portante ;elle avait le teint plus animé, elle causait davantage.

La veille de la fête de Beltaine, notre nettoyage de Lowchesterayant été mené à bonne fin, je remontai la vallée jusqu’àl’extrémité de Swathinglea, pour aider au tri d’une faïencerie,dont la principale production avait consisté en ornements decheminées en faux marbre ; il y avait peu à choisir. C’est làque le message de la garde-malade Anna me parvint par téléphone,m’informant que ma mère était morte le matin, soudainement, et trèspeu de temps après mon départ.

Je ne pus d’abord y croire ; cet événement très attendum’abasourdit, comme si je ne l’avais jamais prévu un seul instant.Je continuai mon travail ; puis, mécaniquement, comme mû parune curiosité involontaire, je partis pour Lowchester.

J’y arrivai comme on achevait la toilette mortuaire ; on mefit voir le visage livide et calme de ma vieille mère, si paisible,mais, à mon sens, un peu froid et dur d’expression, changé et peufamilier, parmi les fleurs blanches.

J’entrai seul auprès d’elle, dans la pièce silencieuse, etdemeurai longtemps debout à son chevet. Puis, je m’assis etméditai.

Enfin, cédant à un étrange besoin de silence, avec un abîme desolitude béant devant mes pas, je sortis de cette chambre etredescendis vers la vie, vers un monde aux regards clairs, un mondeactif, bruyant, heureux, et occupé à ces derniers préparatifs de lagrande Crémation du passé et des choses désuètes.

2.

Je me souviens que la Vigile de cette première fête de Beltainefut la plus terriblement solitaire des nuits que j’ai vécues ;dans ma mémoire, elle reste fragmentaire, débordant d’émotions,avec des vides.

C’est d’abord, très distinctement, le grand escalier de lamaison de Lowchester, où je me trouvai, sans savoir comment, ni paroù j’avais passé, et sur le palier, voici Anna qui monte à marencontre. Elle venait seulement d’apprendre mon retour ; nousnous arrêtâmes, et, pendant que nous nous serrions les mains, sonregard, comme parfois le regard des femmes, scrutait mon visage.Cela dura une seconde, deux secondes ; je ne pouvais rien luidire, mais je sentais son émoi me gagner. Ma main répondit à lapression de sa main, que je laissai retomber, et, après unesingulière hésitation, je continuai à descendre, retournant à mespréoccupations. L’idée ne me vint pas alors de me demander quelspouvaient être ses sentiments à elle et ses pensées.

Je me rappelle le vestibule plein d’une lumière dorée, etcomment je fis quelques pas, machinalement, vers la salle à manger.Puis, à la vue de toutes ces petites tables, et au bruit des voixque la porte entrouverte m’envoya en bouffée, je réfléchis que jen’avais pas envie de dîner… Ensuite, je me vois traversant lespelouses devant la maison, et prenant le chemin des brandessolitaires. Un passant prononça le mot chapeau, et je m’aperçus quej’étais sorti nu-tête…

Les ombres s’allongeaient sur le gazon, doré des rayons dusoleil couchant… Le monde était étrangement vide, me semblait-il,sans Nettie et sans ma mère : les choses n’avaient plus de raisond’être… Nettie reprenait sa place dans mes pensées…

Puis, me voici sur les brandes. J’évite le sommet des collinesoù s’entassent les bûchers ; je recherche les lieux déserts.Je me souviens, très nettement, de m’être assis sur une barrière,un peu plus loin que le parc, dans un creux de la colline dont lesommet me cachait le feu de joie de Beacon Hill et les foules quil’entouraient. Je regardais et j’admirais le soleil couchant. Laterre et le ciel m’apparurent comme une bulle de savon irisée,flottant dans la sphère des vanités humaines. Puis, au crépuscule,je m’engageai dans un sentier inconnu, hanté des chauves-souris,entre de hautes haies.

Je ne dormis pas sous un toit, cette nuit-là. Mais j’eus faim,et me restaurai vers minuit dans une petite auberge près deBirmingham, à bien des milles de chez moi. Instinctivement, j’avaisévité les hauteurs où les foules s’assemblaient autour des feux dejoie ; mais il y avait, à l’auberge, de nombreux soupeurs, etje dus partager ma table avec un homme qui portait une liassed’hypothèques inutiles, pour les jeter au feu. J’en causai aveclui, mais mon âme était loin de mes lèvres.

Bientôt, les sommets se fleurirent d’une petite tulipe deflammes : de minuscules silhouettes noires l’entouraient, tachetantla base de ses pétales ; le reste de l’humanité vagabonderestait enseveli dans les ténèbres… À force de m’écarter des routeset des sentiers frayés, je parvins à m’isoler, bien que le fruitconfus des voix, le rugissement et le pétillement des grandsbrasiers parvinssent à mes oreilles.

Je pensai à ma mère, à ma nouvelle solitude… et au désir deNettie, qui me rongeait le cœur.

Je pensai à bien des choses, cette nuit-là, mais surtout àl’amour qui débordait de moi et à la tendresse qui m’était venuedans le sillage du Changement, du besoin plus pressant où j’étaisde ce seul être qui pouvait combler mes désirs.

Aussi longtemps qu’avait vécu ma mère, elle avait, en unecertaine mesure, occupé mon cœur : l’amour que je lui vouais avaitnourri suffisamment mes affections, avait mitigé le vide de monâme… mais, soudain, cette consolation m’était enlevée. Bien desgens, au moment du Changement, avaient cru que cet ampleélargissement de l’humanité entraînerait l’abolition de l’amourindividuel : il ne l’avait rendu, au contraire, que plus délicat,plus absorbant, d’une nécessité plus vitale. Certains s’étaientimaginés que les hommes, – désormais tout remplis de la passiond’agir et de créer, heureux, aimants, serviables entre eux, –n’éprouveraient plus le besoin de cette communion intime etconfiante qui fut la plus belle chose de l’ancienne vie. Et, pourautant que cet amour résultait d’avantages matériels et de la luttepour l’existence, ils n’avaient pas tort. Mais, en tant qu’émotionde l’âme, que sensation exquise de la vie, ils se trompaient dutout au tout.

Nous n’avions pas éliminé l’amour individuel, nous n’avions faitque le dépouiller de ses enveloppes grossières, de sa vanité, deses soupçons, de ses éléments intéressés, de ses rivalités, jusqu’àle dresser, éblouissant et invincible, devant notre esprit. Àtravers toutes les manifestations belles et divergentes de la vienouvelle, nous comprîmes avec plus d’évidence encore que, pourchacun de nous, telles personnes, mystérieusement etinexprimablement accordées au même rythme que nous-mêmes, nousoffraient une joie par leur présence, exigeaient notre tendressepar leur existence même ; et, servie par les circonstances,leur idiosyncrasie, en s’unissant à celle de leurs amantsprédestinés, devait former une harmonie complète et prédominante.Ces personnes étaient l’essentiel de la vie ; sans leurappoint, le beau spectacle du monde rajeuni ressemblait à quelquedestrier caparaçonné, mais sans cavalier, à un vase qui necontiendrait pas une fleur, à un théâtre où il n’y aurait pas dereprésentation…

Pour moi, au cours de cette vigile de Beltaine, il était clair,comme les grandes flammes blanches dans l’ombre, que Nettie, etNettie seule, pouvait éveiller en moi ces harmonies. Mais elleétait partie ! Je l’avais renvoyée de moi, je ne savais où latrouver. Dans un accès de vertu inconsidérée, je l’avais retranchéeà jamais de ma vie.

C’est ainsi qu’alors je jugeais ma situation, étendu, invisible,dans l’obscurité, pleurant et appelant Nettie à voix sourde. Lafigure dans l’herbe, je versais des larmes, pendant que la foulejoyeuse allait et venait, que la flamme des brasiers montait versles étoiles lointaines, s’illuminait de reflets rouges,épaississait ses ombres et dansait sur la face de la terre.

Non, le Changement nous avait délivrés de nos passions moinsnobles, de la concupiscence vulgaire et animale, des pauvreséventualités, des imaginations grossières ; mais de la passiond’aimer il ne nous avait pas affranchis. Il avait rendu à Éros,prince de la vie, son empire. À travers cette longue nuit detristesse, moi, qui l’avais repoussé, je reconnaissais sapuissance, au milieu de mes larmes et des regrets que je ne pouvaisapaiser. Je ne me rappelle pas, même vaguement, à quel moment je merelevai, ni comment j’errai à travers les vallées, entre lesbrasiers nocturnes, ni comment j’évitai le rire et la joie desmultitudes, dont le flot regagna, entre trois et quatre heures, leshabitations. Mais, vers l’aube, une aube grise et froide qui mefaisait frissonner sous mon vêtement léger, quand les cendres de lajoie universelle se ternirent, j’arrivai, en traversant uneclairière, à un petit taillis tapissé de jacinthes bleues ;une bizarre sensation de déjà vu arrêta mes pas et je restai là,intrigué, à une douzaine de pas du sentier. Bientôt, un arbreétrangement tordu éveilla mes souvenirs. L’endroit m’était connu,certes. C’est là que j’avais attaché mon vieux cerf-volant, etc’est d’ici que je m’exerçais à tirer sur cette cible avec monrevolver, me préparant à ma rencontre avec Verrall.

Cerf-volant et revolver, tout ce passé irascible et mesquinn’existait plus, et ses derniers vestiges s’étaient recroquevillés,étaient montés en fumée parmi les tourbillons des brasiers deBeltaine. Ainsi, je marchais, enfin, à travers un monde de cendresgrises vers la grande maison où reposait, morte, l’image, ladépouille abandonnée de ma pauvre chère mère.

3.

Je revins à Lowchester dans un état lamentable, épuisé par mesvains désirs de Nettie, sans me demander même ce que l’avenir meréservait.

Une fascination curieuse m’attira vers la grande maison, pour ycontempler la quiétude silencieuse qui avait été la figure de mamère. À mon entrée dans la chambre, Anna, qui était assise devantla fenêtre ouverte, s’avança à ma rencontre. Elle avait l’air dequelqu’un qui attend ; elle aussi était pâle, d’avoir veillétoute la nuit, souhaitant ma venue, veillé entre la morte reposantdans la pièce et les grands feux de Beltaine au-dehors.

Je restai muet entre elle et le lit mortuaire.

– Willie, – dit-elle, à voix basse, semblant, dans ses regardset son attitude, incarner la pitié.

Une présence invisible nous poussa l’un vers l’autre. Le visagede ma mère me parut prendre une expression résolue, impérieuse.

Je me tournai vers Anna, comme un enfant se tourne vers sanourrice. Je posai mes mains sur ses fortes épaules ; ellem’entoura de ses bras, et mon cœur céda. Je cachai ma figure surson sein et, défaillant, j’éclatai en sanglots passionnés.

Elle me serra dans ses bras avides.

– Allons ! Allons ! – murmura-t-elle, comme pourconsoler un enfant.

Et bientôt, telle une mère compatissante, elle m’embrassa avecune passion anxieuse et profonde, couvrant de baisers mes joues etmes lèvres. Et sa bouche sur la mienne était amère du sel de seslarmes.

Je lui rendis ses baisers, puis, cessant soudain ces caresses,nous nous écartâmes, nous observant l’un l’autre, en silence.

4.

Le souvenir, tantôt si intense, de Nettie s’évanouit totalementde mon esprit au contact des lèvres d’Anna. J’aimais Anna.

Nous nous rendîmes devant le conseil de notre groupe (qu’onappelait « commune » à cette période provisoire) et elle me futaccordée en mariage. Dans l’année, elle me donna un fils.

Nous nous vîmes très souvent pendant cette période et nosconversations nous rapprochèrent beaucoup.

Elle devint mon amie fidèle et l’est toujours restée. Quelquetemps même nous fûmes des amants passionnés. Elle m’a toujours aiméet m’a rempli l’âme d’une gratitude tendre et d’un sincèreattachement pour elle. À chacune de nos rencontres, nos mains seserraient et nos yeux se saluaient en un accueil amical, et,pendant toute notre vie, depuis cette heure, nous avons été l’unenvers l’autre prompts à nous secourir, francs, doux et ouvertsdans nos paroles…

Puis, après un certain temps, mon amour et mon désir pour Nettieme revinrent comme s’ils ne s’étaient jamais évanouis.

Aujourd’hui personne n’éprouvera de difficulté à comprendrecette récidive, mais, dans les mauvais jours de fièvre de l’ancienmonde, on en eût considéré le simple aveu comme une monstruosité.Il m’aurait fallu étouffer ce retour de ma première tendresse, labannir de mes pensées, la cacher à Anna, et mentir, sur ce point, àl’univers entier. La théorie du vieux monde n’admettait qu’uneaffection. Nous autres, qui voguons sur un océan d’amour, nous nousimaginons difficilement même cette théorie. L’homme tout entier,supposait-on, se donnait, se remettait à la jeune fille ou à lafemme qui le possédait, et celle-ci, en retour, se donnait, sefondait tout entière en lui ; on ne devait rien réserver desoi. C’était une faute déshonorante de ressentir un surplusd’amour. À eux deux, avec les enfants qui naissaient, l’homme et lafemme formaient un système secret et à part ; l’homme étaitcondamné à ne trouver ni beauté, ni douceur, ni intérêt aux autresfemmes, et l’épouse, de son côté, devait en agir de même avec lesautres hommes.

Les hommes et les femmes du vieux temps s’en allaient à l’écartpar couples, se réfugiant dans de petites maisons comme des bêtesdans leur tanière, et, dans ces foyers, ils s’installaient avecl’intention de s’aimer. En réalité, ils en arrivaient promptement àune surveillance jalouse, née de ce sentiment extravagant depropriété mutuelle. Tout imprévu s’effaçait bientôt de leurconversation ; tout orgueil disparaissait de leur vie commune.Se permettre une liberté réciproque eût été une infamantedépravation.

Que des époux qui s’aiment, comme nous nous aimions, Anna etmoi, vivent après leur voyage nuptial, d’une existence séparée,chacun vaquant à ses occupations particulières, prenant ses repasaux tables publiques jusqu’au jour où la maternité interromptmomentanément, pour la femme, cette indépendance, – voilà quiaurait paru jadis un danger de tous les instants pour notre stricteet implacable loyauté. Le fait encore que j’avais l’audace decontinuer à aimer Nettie, Nettie qui aimait à la fois etdifféremment Verrall et moi, eût été considéré comme un scandaleuxoutrage à la quintessence même de l’antique conventionmatrimoniale.

Dans les vieux jours, l’amour était une affaire de férocepropriété. Aux temps nouveaux, Anna pouvait permettre à Nettie des’épanouir dans le monde de mon imagination, aussi librement qu’unerose tolère auprès d’elle la floraison d’un beau lys blanc.

Puisque je pouvais percevoir des notes que sa voix ne me donnaitpas, Anna était heureuse, parce qu’elle m’aimait, que j’entendissed’autre musique que la sienne. Et elle aussi était sensible à labeauté de Nettie. La vie, à présent, est si riche et nous dispense,avec une telle profusion, l’amitié, les consolations, l’entraide,mille occasions d’affectueuse tendresse, que nul ne marchande auxautres la jouissance pleine et multiple de la beauté. Depuis lecommencement, Nettie était, pour moi, l’image de la beauté, laforme et la couleur du principe divin qui illumine le monde. Pourchacun, il existe des types, des visages et des formes, des gestes,des voix et des intonations qui ont ce caractère inexplicable etinanalysable. On les rencontre dans la foule amicale etbienveillante, et on les reconnaît pour siens. Ils nous émeuventmystérieusement, ils agitent en nous des profondeurs que riend’autre ne troublerait, ils font percevoir et interpréter le monde.S’en détourner, c’est refuser la lumière du soleil, c’estassombrir, c’est immoler la vie… J’aimais Nettie, j’aimais tout cequi lui ressemblait, dans la mesure de cette ressemblance, j’aimaistoutes les femmes qui me la rappelaient, par la voix, les yeux, lesformes ou le sourire. Entre Anna, mon épouse, et moi, il n’y avaitaucune amertume de ce que la grande déesse, l’immortelle génitrice,l’Aphrodite, reine des mers vivantes, visitât ainsi monimagination. Notre amour n’en était en rien diminué, puisquemaintenant, dans notre monde transformé, l’amour est sans limites.C’est un filet d’or jeté sur le globe et qui enveloppe l’humanitéentière.

Je songeais beaucoup à Nettie ; et, chaque fois que j’étaisému par des choses belles, – musique affinée, couleurs pures etprofondes, toutes les pensées tendres et solennelles, – son imagem’apparaissait. Les étoiles et le mystère du clair de lune étaientà elle. De la lumière, elle en avait les cheveux poudrés ;dans ses boucles, comme des fils d’or, s’entrelaçaient des rayonsde soleil…

Un jour, à l’improviste, une lettre d’elle me parvint ;c’était la même écriture large et claire, – mais, avec desexpressions nouvelles, Nettie me disait maintes choses. Elle avaitappris la mort de ma mère, et, depuis, ma pensée avait fini parl’obséder à un point tel qu’elle se risquait à rompre le silenceque je lui avais imposé. Nous échangeâmes plusieurs lettres, commedes amis ordinaires, avec une certaine contrainte entre nous, audébut, car, dans mon cœur, croissait une fois de plus un désirdouloureux de la revoir. Je m’obstinai quelque temps à ne pas luifaire part de ce désir, mais à la fin je ne pus y résister pluslongtemps.

Et c’est ainsi que le premier jour de l’An Quatre elle vint metrouver à Lowchester.

Avec quelque netteté, par-delà un abîme de cinquante années, jeme rappelle cette arrivée. J’allai au bout du parc au-devantd’elle, afin que notre rencontre n’eût pas de témoins. Le matinétait clair et froid, sans un souffle ; une neige immaculéetapissait le sol, et les arbres étaient festonnés d’une dentelleimmuable, où luisaient, en cabochons, des cristaux de glace. Lesoleil levant illuminait cette blancheur d’une coulée d’or, et moncœur bondissait et chantait dans ma poitrine. Oui, je me rappellel’épaule neigeuse de la colline, brillant au soleil contre le bleuprofond du ciel. Soudain j’aperçus la femme aimée qui s’en venait,entre les arbres blancs et immobiles…

J’avais fait une déesse de Nettie, et voici la mortelle adorée.Elle s’acheminait vers moi, chaudement emmitouflée et frissonnante,des larmes de tendresse au bord des yeux, les mains tendues – etson cher sourire tremblait sur ses lèvres. Elle descendit de monrêve, réelle, humaine, avec ses aspirations et ses regrets, sabonté tendre. La déesse transparaissait en elle, rayonnait danstout son corps, elle m’était un temple d’amour adorable : mais jetenais, comme une joie inimaginée, la chair vivante de ses doucesmains de femme.

Chapitre 4ÉPILOGUE: LA FENÊTRE DE LA TOUR

C’est tout ce qu’avait écrit le beau vieillard à barbegrise. La première partie de son histoire m’avait absorbé au pointque j’oubliai l’aimable écrivain, et l’agréable pièce dans laquelleil était installé, au sommet de la haute tour. Mais peu à peu, àmesure que j’approchais de la fin, un sentiment d’étrangetém’envahit. Il était de plus en plus évident que c’était là unehumanité tout autre que celle que j’avais connue, une humanitéirréelle, avec des meurs, des croyances, une intelligence et dessentiments différents. La Comète n’avait pas seulement transforméles conditions et les institutions, elle avait opéré unetransformation des cœurs et des esprits. Elle avait, d’une manière,déshumanisé le monde, l’avait dépouillé de ses méchancetés, de sesintenses petites jalousies, de ses inconséquences, de ses caprices.À la fin, et particulièrement après la mort de la mère, jen’éprouvai plus aucune sympathie pour l’histoire du vieillard. Cesbûchers de Beltaine avaient consumé en lui quelque chose quibrûlait avec ardeur en moi, et me révoltait contre le retour deNettie. Mon attention diminua. Je ne me sentais plus d’accord aveclui, et je ne saisissais plus aussi complètement le sens de sesphrases. Son prince Éros, vraiment ! Ces gens transfigurés etlui-même, ils étaient beaux et nobles, comme les personnages desgrands tableaux, ou les dieux de la sculpture, mais ils n’étaientpas plus qu’eux conformes à l’homme. À chaque phase du Changement,l’abîme s’élargissait, et il devenait plus malaisé pour moi desuivre le récit.

Je remis sur la table les derniers feuillets, et son regardamical croisa le mien… Il était difficile de ne pas aimer cevieillard.

J’éprouvais un embarras subtil à poser la question qui merendait perplexe, et, cependant, il me semblait absolumentessentiel de la poser.

– Est-ce que… – demandai-je, – vous êtes devenusamants ?

– Certes oui, – répondit-il, en me considérant avecétonnement.

– Mais votre femme… ?

Il était évident qu’il ne me comprenait pas. La crainte decommettre une indélicatesse me retenait.

– Mais… – bredouillai-je, – votre femme… vous l’avezgardée ?

– Oui.

Je me demandai s’il n’y avait pas de sa part ou de la miennequelque méprise. Je risquai une question encore plusaudacieuse.

– Nettie n’eut-elle pas d’autres amants ?

– Une femme aussi belle ! Je ne sais combien d’autresaimèrent la beauté en elle, et j’ignore chez combien d’autres ellel’aima aussi ! Mais, à dater de ce jour, nous fûmes tousquatre fort intimes, comprenez-vous, nous fûmes amis, et amantspersonnels dans un monde d’amants.

– Tous quatre ?

– En comptant Verrall.

Je devinai tout à coup que les pensées qui s’agitaient enmon esprit étaient honteuses et viles, que les soupçons incongrus,que les grossièretés et les basses jalousies de mon antique monden’existaient plus pour ces âmes habituées à une vie belle etnoble.

– Alors, – dis-je, voulant faire preuve d’idées larges, –alors, vous vous êtes créé un foyer à quatre ?

– Un foyer ?

Il leva les yeux sur moi, et, je ne sais pourquoi, jebaissai les miens jusque sur mes pieds. Quelle chose malconditionnée, incommode et lourde qu’une bottine ! Et commemes habits me paraissaient déplaisants et rococo ! Comme jedétonnais au milieu des objets parfaits de cette pièceharmonieuse ! Un instant, je ressentis une impulsion derévolte et de haine, avec un désir violent de sortir sur-le-champ.Après tout, rien, dans l’ambiance, n’allait avec mon genre. Jevoulus à tout prix dire quelque chose qui le vexerait, qui luirabattrait le caquet, lancer une accusation offensante quil’obligerait à préciser et à confirmer mes soupçons. Je relevai latête. Le vieillard était debout.

– J’avais oublié, – dit-il. – Vous vous figurez sans douteque l’ancien ordre de choses persiste encore. Unfoyer !

Il étendit la main et, sans le moindre bruit, la fenêtres’élargit et s’abaissa devant nous : la splendide perspective d’unecité de rêve s’étendit sous mes yeux. Pendant un moment de lucideclarté, je la contemplai : ses galeries, ses places spacieuses, sesarbres aux fruits dorés, ses eaux cristallines, ses musiques et sesréjouissances, l’amour et la beauté se déroulant par ses ruesentrelacées et variées… Je voyais les gens les plus prochesdistinctement, à présent, et non plus dans le miroir déformateursuspendu au plafond. À coup sûr, ils ne justifiaient guère messoupçons, et cependant… C’étaient les mêmes gens que l’on voit surterre… les mêmes, sauf qu’ils étaient changés ! Commentexprimerai-je ce changement ? Comme une femme est changée auxyeux de son amant, comme une femme est changée par l’amour d’unamant. Ils étaient exaltés…

Debout aussi, à côté de lui, j’admirais lespectacle.

J’étais quelque peu troublé, – les pommettes et les oreillesrouges, – par le souvenir de mes curiosités inconvenantes et par lesentiment horripilant des différences morales qui nous séparaientsi profondément…

Il était plus grand que moi…

– Le voilà, notre foyer, – dit-il, avec un sourire, fixantsur moi ses yeux pensifs.

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