Aurélia

de Gérard de Nerval

Partie 1

 

Chapitre 1

 

Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible.Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme continue l’oeuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; – le monde des Esprits s’ouvre pour nous.

Swedenborg appelait ces visions Memorabilia; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil. L’Ane d’or d’Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d’une longue maladie qui s’est passée tout entière dans les mystères de mon esprit; – et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant.Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées; il me semblait tout savoir, tout comprendre; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent laraison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues?…

Cette Vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes quise rapportent à la première. – Une dame que j’avais aimée longtempset que j’appellerai du nom d’Aurélia, était perdue pour moi. Peuimporte les circonstances de cet événement qui devait avoir une sigrande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans sessouvenirs l’émotion la plus navrante, le coup le plus terriblefrappé sur l’âme par le destin; il faut alors se résoudre à mourirou à vivre: – je dirai plus tard pourquoi je n’ai pas choisi lamort. Condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont jen’espérais plus le pardon, il ne me restait qu’à me jeter dans lesenivrements vulgaires; j’affectai la joie et l’insouciance, jecourus le monde, follement épris de la variété et du caprice;j’aimais surtout les costumes et les moeurs bizarres despopulations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi lesconditions du bien et du mal; les termes, pour ainsi dire, de cequi est sentiment pour nous autres Français. – Quellefolie, me disais-je, d’aimer ainsi d’un amour platonique une femmequi ne vous aime plus. Ceci est la faute de mes lectures; j’ai prisau sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laureou une Béatrix d’une personne ordinaire de notre siècle… Passons àd’autres intrigues, et celle-là sera vite oubliée. -L’étourdissement d’un joyeux carnaval dans une ville d’Italiechassa toutes mes idées mélancoliques. J’étais si heureux dusoulagement que j’éprouvais, que je faisais part de ma joie à tousmes amis, et dans mes lettres, je leur donnais pour l’état constantde mon esprit, ce qui n’était que surexcitation fiévreuse.

Un jour, arriva dans la ville une femme d’une grande renomméequi me prit en amitié et qui, habituée à plaire et à éblouir,m’entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après unesoirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d’un charmedont tous éprouvaient l’atteinte, je me sentis épris d’elle à cepoint que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J’étaissi heureux de sentir mon coeur capable d’un amour nouveau!…J’empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmesqui, si peu de temps auparavant, m’avaient servi pour peindre unamour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j’auraisvoulu la retenir, et j’allai rêver dans la solitude à ce qui mesemblait une profanation de mes souvenirs.

Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille.La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout enmanifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J’avaisfranchi, en un jour, plusieurs degrés des sentiments que l’on peutconcevoir pour une femme avec apparence de sincérité. Elle m’avouaque je l’étonnais tout en la rendant fière. J’essayai de laconvaincre; mais quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuiteretrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorteque je fus réduit à lui avouer, avec larmes, que je m’étais trompémoi-même en l’abusant. Mes confidences attendries eurent pourtantquelque charme, et une amitié plus forte dans sa douceur succéda àde vaines protestations de tendresse.

Chapitre 2

 

Plus tard, je la rencontrai dans une autre ville où se trouvaitla dame que j’aimais toujours sans espoir. Un hasard les fitconnaître l’une à l’autre, et la première eut occasion, sans doute,d’attendrir à mon égard celle qui m’avait exilé de son coeur. Desorte qu’un jour, me trouvant dans une société dont elle faisaitpartie, je la vis venir à moi et me tendre la main. Commentinterpréter cette démarche et le regard profond et triste dont elleaccompagna son salut? J’y crus voir le pardon du passé; l’accentdivin de la pitié donnait aux simples paroles qu’elle m’adressa unevaleur inexprimable, comme si quelque chose de la religion semêlait aux douceurs d’un amour jusque-là profane, et lui imprimaitle caractère de l’éternité.

Un devoir impérieux me forçait de retourner à Paris, mais jepris aussitôt la résolution de n’y rester que peu de jours et derevenir près de mes deux amies. La joie et l’impatience medonnèrent alors une sorte d’étourdissement qui se compliquait dusoin des affaires que j’avais à terminer. Un soir, vers minuit, jeremontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levantles yeux par hasard, je remarquai le numéro d’une maison éclairépar un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, enbaissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, auxyeux caves, qui me semblait avoir les traits d’Aurélia. Je me dis:c’est sa mort ou la mienne qui m’est annoncée! Mais je nesais pourquoi j’en restai à la dernière supposition, et je mefrappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la mêmeheure.

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée.J’errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dontles unes étaient consacrées à l’étude, d’autres à la conversationou aux discussions philosophiques. Je m’arrêtai avec intérêt dansune des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres etmes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteursgrecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble uneprière à la déesse Mnémosine. – Je passai dans une autre salle oùavaient lieu des conférences philosophiques. J’y pris part quelquetemps, puis j’en sortis pour chercher ma chambre dans une sorted’hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de voyageursaffairés.

Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et entraversant une des galeries centrales, je fus frappé d’un spectacleétrange. Un être d’une grandeur démesurée, – homme ou femme, je nesais, – voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et semblait sedébattre parmi des nuages épais. Manquant d’haleine et de force, iltomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissantses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contemplerun instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailesbrillaient de mille reflets changeants. Vêtu d’une robe longue àplis antiques, il ressemblait à l’Ange de la Mélancolie,d’Albrecht Dürer. Je ne pus m’empêcher de pousser des crisd’effroi, qui me réveillèrent en sursaut.

Le jour suivant, je me hâtai d’aller voir tous mes amis. Je leurfaisais mentalement mes adieux, et sans leur rien dire de ce quim’occupait l’esprit, je dissertais chaleureusement sur des sujetsmystiques; je les étonnais par une éloquence particulière, il mesemblait que je savais tout, et que les mystères du monde serévélaient à moi dans ces heures suprêmes.

Le soir, lorsque l’heure fatale semblait s’approcher jedissertais avec deux amis, à la table d’un cercle, sur la peintureet sur la musique, définissant à mon point de vue la génération descouleurs et le sens des nombres. L’un d’eux, nommé Paul ***, voulutme reconduire chez moi, mais je lui dis que je ne rentrais pas. « Oùvas-tu? me dit-il. – Vers l’Orient! » Et pendant qu’ilm’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une Etoile, queje croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur madestinée. L’ayant trouvée, je continuai ma marche en suivant lesrues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pourainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir l’étoilejusqu’au moment où la mort devait me frapper. Arrivé cependant auconfluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. Il mesemblait que mon ami déployait une force surhumaine pour me fairechanger de place; il grandissait à mes yeux et prenait les traitsd’un apôtre. Je croyais voir le lieu où nous étions s’élever, etperdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine; – surune colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait lecombat de deux Esprits et comme une tentation biblique. – « Non!disais-je, je n’appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sontceux qui m’attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu asannoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j’aime leurappartient, et c’est là que nous devons nous retrouver! »

Chapitre 3

 

Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement dusonge dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenaitparfois un aspect double, – et cela, sans que le raisonnementmanquât jamais de logique, sans que la mémoire perdit les pluslégers détails de ce qui m’arrivait. Seulement mes actions,insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelleillusion, selon la raison humaine…

Cette idée m’est revenue bien des fois que dans certains momentsgraves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s’incarnait tout àcoup en la forme d’une personne ordinaire, et agissait ou tentaitd’agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ouen gardât le souvenir.

Mon ami m’avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et mecroyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marchecalmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis enroute dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessais defixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont jecroyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autreexistence, et qui me remplissait d’une joie ineffable. En mêmetemps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersaisautour de moi. La route semblait s’élever toujours et l’étoiles’agrandir. Puis, je restai les bras étendus, attendant le momentoù l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans lerayon de l’étoile. Alors je sentis un frisson; le regret de laterre et de ceux que j’y aimais me saisit au coeur, et je suppliaisi ardemment en moi-même l’Esprit qui m’attirait à lui, qu’il mesembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuitm’entourait; – j’avais alors l’idée que j’étais devenu très grand,- et que tout inondé de forces électriques, j’allais renverser toutce qui m’approchait. Il y avait quelque chose de comique dans lesoin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats quim’avaient recueilli.

Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analysersincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de lavie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, jem’arrêterais ici, et je n’essayerais pas de décrire ce quej’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être,ou vulgairement maladives… Etendu sur un lit de camp, je crus voirle ciel se dévoiler et s’ouvrir en mille aspects de magnificencesinouïes. Le destin de l’Ame délivrée semblait se révéler à moicomme pour me donner le regret d’avoir voulu reprendre pied detoutes les forces de mon esprit sur la terre que j’allais quitter…D’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes queforme l’eau troublée par la chute d’un corps. Chaque région peupléede figures radieuses, se colorait, se mouvait et se fondait tour àtour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant lesmasques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiaitenfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du cield’Asie.

Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le mondea pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à cequi se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp,j’entendais que les soldats s’entretenaient d’un inconnu arrêtécomme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par unsingulier effet de vibration, il me semblait que cette voixrésonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsidire, – distinctement partagée entre la vision et la réalité. Uninstant j’eus l’idée de me retourner avec effort vers celui dont ilétait question, puis je frémis en me rappelant une tradition bienconnue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et quelorsqu’il le voit, la mort est proche. – Je fermai les yeux etj’entrai dans un état d’esprit confus où les figures fantasques ouréelles qui m’entouraient se brisaient en mille apparencesfugitives. Un instant je vis près de moi deux de mes amis qui meréclamaient, les soldats me désignèrent; puis la porte s’ouvrit, etquelqu’un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortitavec mes amis que je rappelais en vain. « Mais on se trompe!m’écriais-je; c’est moi qu’ils sont venus chercher et c’est unautre qui sort! » Je fis tant de bruit, que l’on me mit aucachot.

J’y restai plusieurs heures dans une sorte d’abrutissement;enfin, les deux amis que j’avais cru voir déjà vinrent mechercher avec une voiture. Je leur racontai tout ce qui s’étaitpassé, mais ils nièrent être venus dans la nuit. Je dînai avec euxassez tranquillement, mais à mesure que la nuit approchait il mesembla que j’avais à redouter l’heure même qui la veille avaitrisqué de m’être fatale. Je demandai à l’un d’eux une bagueorientale qu’il avait au doigt et que je regardais comme un ancientalisman, et prenant un foulard, je la nouai autour de mon col, enayant soin de tourner le chaton, composé d’une turquoise, sur unpoint de la nuque où je sentais une douleur. Selon moi, ce pointétait celui par où l’âme risquerait de sortir au moment où uncertain rayon, parti de l’étoile que j’avais vue la veille,coïnciderait relativement à moi avec le zénith. Soit par hasard,soit par l’effet de ma forte préoccupation, je tombai commefoudroyé, à la même heure que la veille. On me mit sur un lit, etpendant longtemps je perdis le sens et la liaison des images quis’offrirent à moi.

Cet état dura plusieurs jours. Je fus transporté dans une maisonde santé. Beaucoup de parents et d’amis me visitèrent sans que j’eneusse la connaissance. La seule différence pour moi de la veille ausommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mesyeux; chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objetsmatériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, etles jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs sedécomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constanted’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plusdégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité.

Chapitre 4

 

Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords duRhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont laperspective s’ébauchait dans l’ombre. J’entrai dans une maisonriante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement lescontrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que jerentrais dans une demeure connue, celle d’un oncle maternel,peintre flamand, mort depuis plus d’un siècle. Les tableauxébauchés étaient suspendus çà et là; l’un d’eux représentait la féecélèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j’appelaiMarguerite et qu’il me semblait connaître depuis l’enfance, me dit: »N’allez-vous pas vous mettre sur le lit? car vous venez de loin,et votre oncle rentrera tard; on vous réveillera pour souper. » Jem’étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleursrouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée aumur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme unepersonne. Et j’avais l’idée que l’âme de mon aïeul était dans cetoiseau; mais je ne m’étonnais pas plus de son langage et de saforme que de me voir transporté comme d’un siècle en arrière.L’oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortesen divers temps, comme si elles existaient simultanément, et medit: « Vous voyez que votre oncle avait eu soin de faire sonportrait d’avance… maintenant, elle est avec nous. » Je portai lesyeux sur une toile qui représentait une femme en costume ancien àl’allemande, penchée sur le bord du fleuve, et les yeux attirésvers une touffe de myosotis. – Cependant la nuit s’épaississait peuà peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux seconfondaient dans mon esprit somnolent; je crus tomber dans unabîme qui traversait le globe. Je me sentais emporté sanssouffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils,dont les teintes indiquaient les différences chimiques,sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veinesqui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient,circulaient et vibraient ainsi, et j’eus le sentiment que cescourants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire,que la rapidité de ce voyage m’empêchait seule de distinguer. Uneclarté blanchâtre s’infiltrait peu à peu dans ces conduits, et jevis enfin s’élargir, ainsi qu’une vaste coupole, un horizon nouveauoù se traçaient des îles entourées de flots lumineux. Je me trouvaisur une côte éclairée de ce jour sans soleil, et je vis unvieillard qui cultivait la terre. Je le reconnus pour le même quim’avait parlé par la voix de l’oiseau, et soit qu’il me parlât,soit que je le comprisse en moi-même, il devenait clair pour moique les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nousvisiter sur la terre, et qu’ils assistaient ainsi, muetsobservateurs, aux phases de notre existence.

Le vieillard quitta son travail et m’accompagna jusqu’à unemaison qui s’élevait près de là. Le paysage qui nous entourait merappelait celui d’un pays de la Flandre française où mes parentsavaient vécu et où se trouvent leurs tombes: le champ entouré debosquets à la lisière du bois, le lac voisin, la rivière et lelavoir, le village et sa rue qui monte, les collines de grès sombreet leurs touffes de genêts et de bruyères, image rajeunie des lieuxque j’avais aimés. Seulement la maison où j’entrai ne m’était pointconnue. Je compris qu’elle avait existé dans je ne sais quel temps,et qu’en ce monde que je visitais alors, le fantôme des chosesaccompagnait celui du corps.

J’entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaientréunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits desparents morts que j’avais pleurés se trouvaient reproduits dansd’autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le mêmeaccueil paternel. Ils paraissaient s’être assemblés pour un banquetde famille. Un de ces parents vint à moi et m’embrassa tendrement.Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies,et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelqueressemblance avec la mienne. Il me semblait plus précisément vivantque les autres, et pour ainsi dire en rapport plus volontaire avecmon esprit. – C’était mon oncle. Il me fit placer près de lui, etune sorte de communication s’établit entre nous; car je ne puisdire que j’entendisse sa voix; seulement, à mesure que ma pensée seportait sur un point, l’explication m’en devenait claire aussitôt,et les images se précisaient devant mes yeux comme des peinturesanimées.

– Cela est donc vrai, disais-je avec ravissement, nous sommesimmortels et nous conservons ici les images du monde que nous avonshabité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aiméexistera toujours autour de nous!… J’étais bien fatigué de lavie!

– Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiensencore au monde d’en haut et tu as à supporter de rudes annéesd’épreuves. Le séjour qui t’enchante a lui-même ses douleurs, sesluttes et ses dangers. La terre où nous avons vécu est toujours lethéâtre où se nouent et se dénouent nos destinées; nous sommes lesrayons du feu central qui l’anime et qui déjà s’est affaibli…

– Eh quoi! dis-je, la terre pourrait mourir, et nous serionsenvahis par le néant?

– Le néant, dit-il, n’existe pas dans le sens qu’on l’entend;mais la terre est elle-même un corps matériel dont la somme desesprits est l’âme. La matière ne peut pas plus périr que l’esprit,mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal. Notrepassé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre raceet notre race vit en nous.

Cette idée me devint aussitôt sensible et, comme si les murs dela salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il mesemblait voir une chaîne non interrompue d’hommes et de femmes enqui j’étais et qui étaient moi-même; les costumes de tous lespeuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement àla fois, comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliéessans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui dutemps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. Monétonnement s’accrut en voyant que cette immense énumération secomposait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salleet dont j’avais vu les images se diviser et se combiner en milleaspects fugitifs.

– Nous sommes sept, dis-je à mon oncle.

– C’est en effet, dit-il, le nombre typique de chaque famillehumaine, et, par extension, sept fois sept, et davantage.[1]

Je ne puis espérer de faire comprendre cette réponse, qui pourmoi-même est restée très obscure. La métaphysique ne me fournit pasde termes pour la perception qui me vint alors du rapport de cenombre de personnes avec l’harmonie générale. On conçoit bien dansle père et la mère l’analogie des forces électriques de la nature;mais comment établir les centres individuels émanés d’eux, – dontils émanent comme une figure animique collective, dont lacombinaison serait à la fois multiple et bornée? Autant vaudraitdemander compte à la fleur du nombre de ses pétales ou desdivisions de sa corolle… , au sol des figures qu’il trace ausoleil, des couleurs qu’il produit.

Chapitre 5

 

Tout changeait de forme autour de moi. L’esprit avec qui jem’entretenais n’avait plus le même aspect. C’était un jeune hommequi désormais recevait plutôt de moi les idées qu’il ne me lescommuniquait… Etais-je allé trop loin dans ces hauteurs qui donnentle vertige? Il me sembla comprendre que ces questions étaientobscures ou dangereuses, même pour les esprits du monde que jepercevais alors… Peut-être aussi un pouvoir supérieurm’interdisait-il ces recherches. Je me vis errant dans les ruesd’une cité très populeuse et inconnue. Je remarquai qu’elle étaitbossuée de collines et dominée par un mont tout couvertd’habitations. A travers le peuple de cette capitale, jedistinguais certains hommes qui paraissaient appartenir à unenation particulière; leur air vif, résolu, l’accent énergique deleurs traits me faisaient songer aux races indépendantes etguerrières des pays de montagnes ou de certaines îles peufréquentées par les étrangers; toutefois c’est au milieu d’unegrande ville et d’une population mélangée et banale qu’ils savaientmaintenir ainsi leur individualité farouche. Qu’étaient donc ceshommes? Mon guide me fit gravir des rues escarpées et bruyantes oùretentissaient les bruits divers de l’industrie. Nous montâmesencore par de longues séries d’escaliers, au-delà desquels la vuese découvrit. Çà et là, des terrasses revêtues de treillages, desjardinets ménagés sur quelques espaces aplatis, des toits despavillons légèrement construits, peints et sculptés avec unecapricieuse patience; des perspectives reliées par de longuestraînées de verdures grimpantes séduisaient l’oeil et plaisaient àl’esprit comme l’aspect d’une oasis délicieuse, d’une solitudeignorée au-dessus du tumulte et de ces bruits d’en bas, qui làn’étaient plus qu’un murmure. On a souvent parlé de nationsproscrites, vivant dans l’ombre des nécropoles et des catacombes;c’était ici le contraire sans doute. Une race heureuse s’était créécette retraite aimée des oiseaux, des fleurs, de l’air pur et de laclarté. « Ce sont, me dit mon guide, les anciens habitants de cettemontagne qui domine la ville où nous sommes en ce moment. Longtempsils y ont vécu simples de moeurs, aimants et justes, conservant lesvertus naturelles des premiers jours du monde. Le peupleenvironnant les honorait et se modelait sur eux. »

Du point où j’étais alors, je descendis, suivant mon guide, dansune de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaientcet aspect étrange. Il me semblait que mes pieds s’enfonçaient dansles couches successives des édifices de différents âges. Cesfantômes de constructions en découvraient toujours d’autres où sedistinguait le goût particulier de chaque siècle, et cela mereprésentait l’aspect des fouilles que l’on fait dans les citésantiques, si ce n’est que c’était aéré, vivant, traversé des millejeux de la lumière. Je me trouvai enfin dans une vaste chambre oùje vis un vieillard travaillant devant une table à je ne sais quelouvrage d’industrie. – Au moment où je franchissais la porte, unhomme vêtu de blanc, dont je distinguais mal la figure, me menaçad’une arme qu’il tenait à la main; mais celui qui m’accompagnaitlui fit signe de s’éloigner. Il semblait qu’on eût voulu m’empêcherde pénétrer le mystère de ces retraites. Sans rien demander à monguide, je compris par intuition que ces hauteurs et en même tempsces profondeurs étaient la retraite des habitants primitifs de lamontagne. Bravant toujours le flot envahissant des accumulations deraces nouvelles, ils vivaient là, simples de moeurs, aimants etjustes, adroits, fermes et ingénieux, – et pacifiquement vainqueursdes masses aveugles qui avaient tant de fois envahi leur héritage.Eh quoi! ni corrompus, ni détruits, ni esclaves; purs, quoiqueayant vaincu l’ignorance; conservant dans l’aisance les vertus dela pauvreté. – Un enfant s’amusait à terre avec des cristaux, descoquillages et des pierres gravées, faisant sans doute un jeu d’uneétude. Une femme âgée, mais belle encore, s’occupait des soins duménage. En ce moment plusieurs jeunes gens entrèrent avec bruit,comme revenant de leurs travaux. Je m’étonnais de les voir tousvêtus de blanc; mais il paraît que c’était une illusion de ma vue;pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costumequ’il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu’ilsétaient ainsi en réalité. La blancheur qui m’étonnait provenaitpeut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où seconfondaient les teintes ordinaires du prisme. Je sortis de lachambre et je me vis sur une terrasse disposée en parterre. Là sepromenaient et jouaient des jeunes filles et des enfants. Leursvêtements me paraissaient blancs comme les autres, mais ils étaientagrémentés par des broderies de couleur rose. Ces personnes étaientsi belles, leurs traits si gracieux, et l’éclat de leur âmetransparaissait si vivement à travers leurs formes délicates,qu’elles inspiraient toutes une sorte d’amour sans préférence etsans désir, résumant tous les enivrements des passions vagues de lajeunesse.

Je ne puis rendre le sentiment que j’éprouvai au milieu de cesêtres charmants qui m’étaient chers sans que je les connusse.C’était comme une famille primitive et céleste, dont les yeuxsouriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je memis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d’un paradisperdu. Là, je sentis amèrement que j’étais un passant dans ce mondeà la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devaisretourner dans la vie. En vain, femmes et enfants se pressaientautour de moi comme pour me retenir. Déjà leurs formes ravissantesse fondaient en vapeurs confuses; ces beaux visages pâlissaient, etces traits accentués, ces yeux étincelants se perdaient dans uneombre où luisait encore le dernier éclair du sourire…

Telle fut cette vision ou tels furent du moins les détailsprincipaux dont j’ai gardé le souvenir. L’état cataleptique où jem’étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliquéscientifiquement, et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi mecausaient une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait àl’aberration d’esprit les mouvements ou les paroles coïncidant avecles diverses phases de ce qui constituait pour moi une séried’événements logiques. J’aimais davantage ceux de mes amis qui, parune patiente complaisance ou par suite d’idées analogues auxmiennes, me faisaient faire de longs récits des choses que j’avaisvues en esprit. L’un d’eux me dit en pleurant: « N’est-ce pas quec’est vrai qu’il y a un Dieu? Oui! » lui dis-je avecenthousiasme.

Et nous nous embrassâmes comme deux frères de cette patriemystique que j’avais entrevue. – Quel bonheur je trouvai d’aborddans cette conviction! Ainsi ce doute éternel de l’immortalité del’âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pourmoi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux quej’aimais, parents, amis me donnaient des signes certains de leurexistence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par lesheures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une doucemélancolie.

Chapitre 6

 

Un rêve que je fis encore me confirma dans cette pensée. Je metrouvai tout à coup dans une salle qui faisait partie de la demeuréde mon aïeul. Elle semblait s’être agrandie seulement. Les vieuxmeubles luisaient d’un poli merveilleux, les tapis et les rideauxétaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que lejour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avaitdans l’air une fraîcheur et un parfum des premières matinées tièdesdu printemps. Trois femmes travaillaient dans cette pièce, etreprésentaient, sans leur ressembler absolument, des parentes etdes amies de ma jeunesse. Il semblait que chacune eût les traits deplusieurs de ces personnes. Les contours de leurs figures variaientcomme la flamme d’une lampe, et à tout moment quelque chose del’une passait dans l’autre; le sourire, la voix, la teinte desyeux, de la chevelure, la taille, les gestes familierss’échangeaient comme si elles eussent vécu de la même vie, etchacune était ainsi un composé de toutes, pareille à ces types queles peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser une beautécomplète.

La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse queje reconnaissais pour l’avoir entendue dans l’enfance, et je nesais ce qu’elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse.Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d’unpetit habit brun de forme ancienne, entièrement tissu à l’aiguillede fils ténus comme ceux des toiles d’araignées. Il était coquet,gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuniet tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts defée, et je les remerciais en rougissant, comme si je n’eusse étéqu’un petit enfant devant de grandes belles dames. Alors l’uned’elles se leva et se dirigea vers le jardin.

Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bienqu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive.Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dansun petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargésde lourdes grappes de raisins blancs et noirs; à mesure que la damequi me guidait s’avançait sous ces berceaux, l’ombre des treilliscroisés variait encore pour mes yeux ses formes et ses vêtements.Elle en sortit enfin, et nous nous trouvâmes dans un espacedécouvert. On y apercevait à peine la trace d’anciennes allées quil’avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée depuislongues années, et des plants épars de clématites, de houblon, dechèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d’aristoloche étendaient entredes arbres d’une croissance vigoureuse leurs longues traînées delianes. Des branches pliaient jusqu’à terre chargées de fruits, etparmi des touffes d’herbes parasites s’épanouissaient quelquesfleurs de jardin revenues à l’état sauvage.

De loin en loin s’élevaient des massifs de peupliers, d’acaciaset de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noirciespar le temps. J’aperçus devant moi un entassement de rocherscouverts de lierre d’où jaillissait une source d’eau vive, dont leclapotement harmonieux résonnait sur un bassin d’eau dormante àdemi voilée des larges feuilles de nénuphar.

La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans unmouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetaschangeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige derose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon delumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme,et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et lesfestons de ses vêtements; tandis que sa figure et ses brasimprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je laperdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car ellesemblait s’évanouir dans sa propre grandeur. « Oh! ne fuis pas!m’écriai-je… car la nature meurt avec toi! »

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces,comme pour saisir l’ombre agrandie qui m’échappait, mais je meheurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste defemme. En le relevant, j’eus la persuasion que c’était le sien… Jereconnus des traits chéris, et portant les yeux autour de moi, jevis que le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voixdisaient: « L’Univers est dans la nuit! »

Chapitre 7

 

Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grandeperplexité. Que signifiait-il? Je ne le sus que plus tard. Auréliaétait morte.

Je n’eus d’abord que la nouvelle de sa maladie. Par suite del’état de mon esprit, je ne ressentis qu’un vague chagrin mêléd’espoir. Je croyais moi-même n’avoir que peu de temps à vivre, etj’étais désormais assuré de l’existence d’un monde où les coeursaimants se retrouvent. D’ailleurs elle m’appartenait bien plus danssa mort que dans sa vie… Egoïste pensée que ma raison devait payerplus tard par d’amers regrets.

Je ne voudrais pas abuser des pressentiments; le hasard faitd’étranges choses; mais je fus alors vivement préoccupé d’unsouvenir de notre union trop rapide. Je lui avais donné une bagued’un travail ancien dont le chaton était formé d’une opale tailléeen coeur. Comme cette bague était trop grande pour son doigt,j’avais eu l’idée fatale de la faire couper pour en diminuerl’anneau, je ne compris ma faute qu’en entendant le bruit de lascie. Il me sembla voir couler du sang…

Les soins de l’art m’avaient rendu à la santé sans avoir encoreramené dans mon esprit le cours régulier de la raison humaine. Lamaison où je me trouvais, située sur une hauteur, avait un vastejardin planté d’arbres précieux. L’air pur de la colline où elleétait située, les premières haleines du printemps, les douceursd’une société toute sympathique, m’apportaient de longs jours decalme.

Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par lavivacité de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs dePharaon. La vue qui s’étendait au-dessus de la plaine présentait dumatin au soir des horizons charmants, dont les teintes graduéesplaisaient à mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuagesde figures divines dont il me semblait voir distinctement lesformes. – Je voulus fixer davantage mes pensées favorites, et àl’aide de charbons et de morceaux de briques que je ramassais, jecouvris bientôt les murs d’une série de fresques où se réalisaientmes impressions. Une figure dominait toujours les autres: c’étaitcelle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité, tellequ’elle m’était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait uneroue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier cegroupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. – Que de foisj’ai rêvé devant cette chère idole! Je fis plus, je tentai defigurer avec de la terre le corps de celle que j’aimais. Tous lesmatins mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de monbonheur, se plaisaient à en détruire l’image.

On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai àreprésenter, par mille figures accompagnées de récits de vers etd’inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d’histoiredu monde mêlée de souvenirs d’étude et de fragments de songes quema préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeait ladurée. Je ne m’arrêtais pas aux traditions modernes de la création.Ma pensée remontait au-delà: j’entrevoyais, comme en un souvenir,le premier pacte formé par les génies au moyen de talismans.J’avais essayé de réunir les pierres de la Table sacrée,et représenter à l’entour les sept premiers Eloïm quis’étaient partagé le monde.

Ce système d’histoire, emprunté aux traditions orientales,commençait par l’heureux accord des Puissances de la nature, quiformulaient et organisaient l’univers. – Pendant la nuit quiprécéda mon travail, je m’étais cru transporté dans une planèteobscure où se débattaient les premiers germes de la création. Dusein de l’argile encore molle s’élevaient des palmiersgigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortilléesautour des cactus; – les figures arides des rochers s’élançaientcomme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideuxreptiles serpentaient, s’élargissaient ou s’arrondissaient aumilieu de l’inextricable réseau d’une végétation sauvage. La pâlelumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres decet étrange horizon; cependant à mesure que ces créations seformaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de laclarté.

Chapitre 8

 

Puis, les monstres changeaient de forme, et dépouillant leurspremières peaux, se dressaient plus puissants sous des pattesgigantesques; l’énorme masse de leurs corps brisait les branches etles herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraientdes combats auxquels je prenais part moi-même, car j’avais un corpsaussi étrange que les leurs. Tout à coup une singulière harmonierésonna dans nos solitudes, et il semblait que les cris, lesrugissements et les sifflements confus des êtres primitifs semodulassent désormais sur cet air divin. Les variations sesuccédaient à l’infini, la planète s’éclairait peu à peu, desformes divines se dessinaient sur la verdure et sur les profondeursdes bocages, et, désormais domptés, tous les monstres que j’avaisvus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes etfemmes; d’autres revêtaient, dans leurs transformations, la figuredes bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux.

Qui donc avait fait ce miracle? Une déesse rayonnante guidait,dans ces nouveaux avatars, l’évolution rapide des humains.Il s’établit alors une distinction de races qui, partant de l’ordredes oiseaux, comprenait aussi les bêtes, les poissons et lesreptiles. C’étaient les Dives, les Péris, les Ondins et lesSalamandres; chaque fois qu’un de ces êtres mourait, il renaissaitaussitôt sous une forme plus belle et chantait la gloire des dieux.- Cependant l’un des Eloïm eut la pensée de créer une cinquièmerace, composée des éléments de la terre, et qu’on appela lesAfrites. – Ce fut le signal d’une révolution complèteparmi les Esprits qui ne voulurent pas reconnaître les nouveauxpossesseurs du monde. Je ne sais combien de mille ans durèrent cescombats qui ensanglantèrent le globe. Trois des Eloïm avec lesEsprits de leurs races furent enfin relégués au midi de la terre,où ils fondèrent de vastes royaumes. Ils avaient emporté lessecrets de la divine cabale qui lie les mondes, etprenaient leur force dans l’adoration de certains astres auxquelsils correspondent toujours. Ces nécromans, bannis aux confins de laterre, s’étaient entendus pour se transmettre la puissance. Entouréde femmes et d’esclaves, chacun de leurs souverains s’était assuréde pouvoir renaître sous la forme d’un de ses enfants. Leur vieétait de mille ans. De puissants cabalistes les enfermaient, àl’approche de leur mort, dans des sépulcres bien gardés où ils lesnourrissaient d’élixirs et de substances conservatrices. Longtempsencore ils gardaient les apparences de la vie, puis, semblables àla chrysalide qui file son cocon, ils s’endormaient quarante jourspour renaître sous la forme d’un jeune enfant qu’on appelait plustard à l’empire.

Cependant les forces vivifiantes de la terre s’épuisaient ànourrir ces familles, dont le sang toujours le même inondait desrejetons nouveaux. Dans de vastes souterrains, creusés sous leshypogées et sous les pyramides, ils avaient accumulé tous lestrésors des races passées et certains talismans qui lesprotégeaient contre la colère des dieux.

C’est dans le centre de l’Afrique, au-delà des montagnes de laLune et de l’antique Ethiopie, qu’avaient lieu ces étrangesmystères: longtemps j’y avais gémi dans la captivité ainsi qu’unepartie de la race humaine. Les bocages que j’avais vus si verts neportaient plus que de pâles fleurs et des feuillages flétris; unsoleil implacable dévorait ces contrées, et les faibles enfants deces éternelles dynasties semblaient accablés du poids de la vie.Cette grandeur imposante et monotone, réglée par l’étiquette et lescérémonies hiératiques, pesait à tous sans que personne osât s’ysoustraire. Les vieillards languissaient sous le poids de leurscouronnes et de leurs ornements impériaux, entre des médecins etdes prêtres, dont le savoir leur garantissait l’immortalité. Quantau peuple, à tout jamais engrené dans les divisions des castes, ilne pouvait compter ni sur la vie, ni sur la liberté. Au pied desarbres frappés de mort et de stérilité, aux bouches des sourcestaries, on voyait sur l’herbe brûlée se flétrir des enfants et desjeunes femmes énervés et sans couleur. La splendeur des chambresroyales, la majesté des portiques, l’éclat des vêtements et desparures n’étaient qu’une faible consolation aux ennuis éternels deces solitudes.

Bientôt les peuples furent décimés par des maladies, les bêteset les plantes moururent, et les immortels eux-mêmes, dépérissaientsous leurs habits pompeux. – Un fléau plus grand que les autresvint tout à coup rajeunir et sauver le monde. La constellationd’Orion ouvrit au ciel les cataractes des eaux; la terre, tropchargée par les glaces du pôle opposé, fit un demi-tour surelle-même, et les mers, surmontant leurs rivages, refluèrent surles plateaux de l’Afrique et de l’Asie; l’inondation pénétra lessables, remplit les tombeaux et les pyramides, et, pendant quarantejours, une arche mystérieuse se promena sur les mers portantl’espoir d’une création nouvelle.

Trois des Eloïm s’étaient réfugiés sur la cime la plus haute desmontagnes d’Afrique. Un combat se livra entre eux. Ici ma mémoirese trouble et je ne sais quel fut le résultat de cette luttesuprême. Seulement je vois encore debout, sur un pic baigné deseaux, une femme abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, sedébattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruitdes eaux… Fut-elle sauvée? je l’ignore. Les dieux, ses frères,l’avaient condamnée; mais au-dessus de sa tête brillait l’Etoile dusoir, qui versait sur son front des rayons enflammés.

L’hymne interrompu de la terre et des cieux retentitharmonieusement pour consacrer l’accord des races nouvelles. Etpendant que les fils de Noé travaillaient péniblement aux rayonsd’un soleil nouveau, les nécromans, blottis dans leurs demeuressouterraines, y gardaient toujours leurs trésors et secomplaisaient dans le silence et dans la nuit. Parfois ilssortaient timidement de leurs asiles et venaient effrayer lesvivants ou répandre parmi les méchants les leçons funestes de leurssciences.

Tels sont les souvenirs que je retraçais par une sorte de vagueintuition du passé: je frémissais en reproduisant les traits hideuxde ces races maudites. Partout mourait, pleurait ou languissaitl’image souffrante de la Mère éternelle. A travers les vaguescivilisations de l’Asie et de l’Afrique, on voyait se renouvelertoujours une scène sanglante d’orgie et de carnage que les mêmesesprits reproduisaient sous des formes nouvelles.

La dernière se passait à Grenade, où le talisman sacrés’écroulait sous les coups ennemis des chrétiens et des Maures.Combien d’années encore le monde aura-t-il à souffrir, car il fautque la vengeance de ces éternels ennemis se renouvelle sousd’autres cieux! Ce sont les tronçons divisés du serpent qui entourela terre… Séparés par le fer, ils se rejoignent dans un hideuxbaiser cimenté par le sang des hommes.

Chapitre 9

 

Telles furent les images qui se montrèrent tour à tour devantmes yeux. Peu à peu le calme était rentré dans mon esprit, et jequittai cette demeure qui était pour moi un paradis. Descirconstances fatales préparèrent longtemps après une rechute quirenoua la série interrompue de ces étranges rêveries. – Je mepromenais dans la campagne préoccupé d’un travail qui se rattachaitaux idées religieuses. En passant devant une maison, j’entendis unoiseau qui parlait selon quelques mots qu’on lui avait appris, maisdont le bavardage confus me parut avoir un sens; il me rappelacelui de la vision que j’ai racontée plus haut, et je sentis unfrémissement de mauvais augure. Quelques pas plus loin, jerencontrai un ami que je n’avais pas vu depuis longtemps et quidemeurait dans une maison voisine. Il voulut me faire voir sapropriété, et, dans cette visite, il me fit monter sur une terrasseélevée d’où l’on découvrait un vaste horizon. C’était au coucher dusoleil. En descendant les marches d’un escalier rustique, je fis unfaux pas, et ma poitrine alla porter sur l’angle d’un meuble. J’eusassez de force pour me relever et m’élançai jusqu’au milieu dujardin, me croyant frappé à mort, mais voulant, avant de mourir,jeter un dernier regard au soleil couchant. Au milieu des regretsqu’entraîne un tel moment, je me sentais heureux de mourir ainsi, àcette heure, et au milieu des arbres, des treilles et des fleursd’automne. Ce ne fut cependant qu’un évanouissement, après lequelj’eus encore la force de regagner ma demeure pour me mettre au lit.La fièvre s’empara de moi; en me rappelant de quel point j’étaistombé, je me souvins que la vue que j’avais admirée donnait sur uncimetière, celui même où se trouvait le tombeau d’Aurélia. Je n’ypensai véritablement qu’alors, sans quoi je pourrais attribuer machute à l’impression que cet aspect m’aurait fait éprouver. – Celamême me donna l’idée d’une fatalité plus précise. Je regrettaid’autant plus que la mort ne m’eût pas réuni à elle. Puis, en ysongeant, je me dis que je n’en étais pas digne. Je me représentaiamèrement la vie que j’avais menée depuis sa mort, me reprochant,non de l’avoir oubliée, ce qui n’était point arrivé, mais d’avoir,en de faciles amours, fait outrage à sa mémoire. L’idée me vintd’interroger le sommeil, mais son image, qui m’était apparuesouvent, ne revenait plus dans mes songes. Je n’eus d’abord que desrêves confus, mêlés de scènes sanglantes. Il semblait que toute unerace fatale se fût déchaînée au milieu du monde idéal que j’avaisvu autrefois et dont elle était la reine. Le même Esprit quim’avait menacé, – lorsque j’entrais dans la demeure de ces famillespures qui habitaient les hauteurs de la Ville mystérieuse,- passa devant moi, non plus dans ce costume blanc qu’il portaitjadis, ainsi que ceux de sa race, mais vêtu en prince d’Orient. Jem’élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillementvers moi. O terreur! ô colère! c’était mon visage, c’était toute maforme idéalisée et grandie… Alors je me souvins de celui qui avaitété arrêté la même nuit que moi et que, selon ma pensée, on avaitfait sortir sous mon nom du corps de garde, lorsque deux amisétaient venus pour me chercher. Il portait à la main une arme dontje distinguais mal la forme, et l’un de ceux qui l’accompagnaientdit: « C’est avec cela qu’il l’a frappé. »

Je ne sais comment expliquer que dans mes idées les événementsterrestres pouvaient coïncider avec ceux du monde surnaturel, celaest plus facile à sentir qu’à énoncer clairement [2] . Mais quel était donc cet Esprit quiétait moi et en dehors de moi. Etait-ce le Double deslégendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellentFerouër? – N’avais-je pas été frappé de l’histoire de cechevalier qui combattit toute une nuit dans une forêt contre uninconnu qui était lui-même? Quoi qu’il en soit, je crois quel’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans cemonde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j’avaisvu si distinctement.

Une idée terrible me vint: « L’homme est double », me dis-je. -« Je sens deux hommes en moi », a écrit un Père de l’Eglise. – Leconcours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps quilui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites danstous les organes de sa structure. Il y a en tout homme unspectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. LesOrientaux ont vu là deux ennemis: le bon et le mauvais génie. »Suis-je le bon? suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas,l’autre m’est hostile… Qui sait s’il n’y a pas tellecirconstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent? Attachésau même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l’unest-il promis à la gloire et au bonheur, l’autre à l’anéantissementou à la souffrance éternelle? » Un éclair fatal traversa tout à coupcette obscurité… Aurélia n’était plus à moi!… Je croyais entendreparler d’une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d’unmariage mystique qui était le mien, et où l’autre allaitprofiter de l’erreur de mes amis et d’Aurélia elle-même. Lespersonnes les plus chères qui venaient me voir et me consoler meparaissaient en proie à l’incertitude, c’est-à-dire que les deuxparties de leurs âmes se séparaient aussi à mon égard, l’uneaffectionnée et confiante, l’autre comme frappée de mort à monégard. Dans ce que ces personnes me disaient, il y avait un sensdouble, bien que toutefois elles ne s’en rendissent pas compte,puisqu’elles n’étaient pas en esprit comme moi. Un instantmême cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et àSosie. Mais si ce symbole grotesque était autre chose, – si, commedans d’autres fables de l’antiquité, c’était la vérité fatale sousun masque de folie. « Eh bien, me dis-je, luttons contre l’espritfatal, luttons contre le dieu lui-même avec les armes de latradition et de la science. Quoi qu’il fasse dans l’ombre et lanuit, j’existe, – et j’ai pour le vaincre tout le temps qu’il m’estdonné encore de vivre sur la terre. »

Chapitre 10

 

Comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisirentpeu à peu? Un mauvais génie avait pris ma place dans le monde desâmes, – pour Aurélia, c’était moi-même, et l’esprit désolé quivivifiait mon corps, affaibli, dédaigné, méconnu d’elle, se voyaità jamais destiné au désespoir ou au néant. J’employai toutes lesforces de ma volonté pour pénétrer encore le mystère dont j’avaislevé quelques voiles. Le rêve se jouait parfois de mes efforts etn’amenait que des figures grimaçantes et fugitives. Je ne puisdonner ici qu’une idée assez bizarre de ce qui résulta de cettecontention d’esprit. Je me sentais glisser comme sur un fil tendudont la longueur était infinie. La terre, traversée de veinescolorées de métaux en fusion, comme je l’avais vue déjà,s’éclaircissait peu à peu par l’épanouissement du feu central, dontla blancheur se fondait avec les teintes cerise qui coloraient lesflancs de l’orbe intérieur. Je m’étonnais de temps en temps derencontrer de vastes flaques d’eau, suspendues comme le sont lesnuages dans l’air, et toutefois offrant une telle densité, qu’onpouvait en détacher des flocons; mais il est clair qu’il s’agissaitlà d’un liquide différent de l’eau terrestre, et qui était sansdoute l’évaporation de celui qui figurait la mer et les fleuvespour le monde des esprits.

J’arrivai en vue d’une vaste plage montueuse et toute couverted’une espèce de roseaux de teinte verdâtre, jaunis aux extrémitéscomme si les feux du soleil les eussent en partie desséchés, – maisje n’ai pas vu de soleil plus que les autres fois. – Un châteaudominait la côte que je me mis à gravir. Sur I ‘autre versant, jevis s’étendre une ville immense. Pendant que j’avais traversé lamontagne, la nuit était venue, et j’apercevais les lumières deshabitations et des rues. En descendant, je me trouvai dans unmarché où l’on vendait des fruits et des légumes pareils à ceux duMidi.

Je descendis par un escalier obscur et me trouvai dans les rues.On affichait l’ouverture d’un casino, et les détails de sadistribution se trouvaient énoncés par articles. L’encadrementtypographique était fait de guirlandes de fleurs si bienreprésentées et coloriées, qu’elles semblaient naturelles. – Unepartie du bâtiment était encore en construction. J’entrai dans unatelier où je vis des ouvriers qui modelaient en glaise un animalénorme de la forme d’un lama, mais qui paraissait devoir être munide grandes ailes. Ce monstre était comme traversé d’un jet de feuqui l’animait peu à peu, de sorte qu’il se tordait, pénétré parmille filets pourprés, formant les veines et les artères etfécondant pour ainsi dire l’inerte matière, qui se revêtait d’unevégétation instantanée d’appendices fibreux d’ailerons et detouffes laineuses. Je m’arrêtai à contempler ce chef-d’oeuvre, oùl’on semblait avoir surpris les secrets de la création divine. »C’est que nous avons ici, me dit-on, le feu primitif qui anima lespremiers êtres… Jadis il s’élançait jusqu’à la surface de la terre,mais les sources se sont taries. » Je vis aussi des travauxd’orfèvrerie où l’on employait deux métaux inconnus sur la terre;l’un rouge qui semblait correspondre au cinabre, et l’autre bleud’azur. Les ornements n’étaient ni martelés, ni ciselés, mais seformaient, se coloraient et s’épanouissaient comme les plantesmétalliques qu’on fait naître de certaines mixtions chimiques. « Necréerait-t-on pas aussi des hommes? » dis-je à l’un destravailleurs; mais il me répliqua: « Les hommes viennent d’en hautet non d’en bas: pouvons-nous nous créer nous-mêmes? Ici, l’on nefait que formuler par les progrès successifs de nos industries unematière plus subtile que celle qui compose la croûte terrestre. Cesfleurs qui vous paraissent naturelles, cet animal qui sembleravivre, ne seront que des produits de l’art élevé au plus haut pointde nos connaissances, et chacun les jugera ainsi. »

Telles sont à peu près les paroles, ou qui me furent dites, oudont je crus percevoir la signification. Je me mis à parcourir lessalles du casino et j’y vis une grande foule, dans laquelle jedistinguai quelques personnes qui m’étaient connues, les unesvivantes, d’autres mortes en divers temps. Les premiers semblaientne pas me voir, tandis que les autres me répondaient sans avoirl’air de me connaître. J’étais arrivé à la plus grande salle, quiétait toute tendue de velours ponceau à bandes d’or tramé, formantde riches dessins. Au milieu se trouvait un sofa en forme de trône.Quelques passants s’y asseyaient pour en éprouver l’élasticité;mais, les préparatifs n’étant pas terminés, ils se dirigeaient versd’autres salles. On parlait d’un mariage et de l’époux qui,disait-on, devait arriver pour annoncer le moment de la fête.Aussitôt un transport insensé s’empara de moi. J’imaginai que celuiqu’on attendait était mon double qui devait épouserAurélia, et je fis un scandale qui sembla consterner l’assemblée.Je me mis à parler avec violence, expliquant mes griefs etinvoquant le secours de ceux qui me connaissaient. Un vieillard medit: « Mais on ne se conduit pas ainsi, vous effrayez tout lemonde. » Alors je m’écriai: « Je sais bien qu’il m’a frappé déjà deses armes, mais je l’attends sans crainte et je connais le signequi doit le vaincre. »

En ce moment un des ouvriers de l’atelier que j’avais visité enentrant parut tenant une longue barre, dont l’extrémité secomposait d’une boule rougie au feu. Je voulus m’élancer sur lui,mais la boule qu’il tenait en arrêt menaçait toujours ma tête. Onsemblait autour de moi me railler de mon impuissance… Alors je mereculai jusqu’au trône, l’âme pleine d’un indicible orgueil, et jelevai le bras pour faire un signe qui me semblait avoir unepuissance magique. Le cri d’une femme, distinct et vibrant,empreint d’une douleur déchirante, me réveilla en sursaut! Lessyllabes d’un mot inconnu que j’allais prononcer expiraient sur meslèvres… Je me précipitai à terre et je me mis à prier avec ferveuren pleurant à chaudes larmes. – Mais quelle était donc cette voixqui venait de résonner si douloureusement dans la nuit?

Elle n’appartenait pas au rêve; c’était la voix d’une personnevivante, et pourtant c’était pour moi la voix et l’accentd’Aurélia…

J’ouvris ma fenêtre; tout était tranquille, et le cri ne serépéta plus. – Je m’informai au-dehors, personne n’avait rienentendu. – Et cependant, je suis encore certain que le cri étaitréel et que l’air des vivants en avait retenti… Sans doute, on medira que le hasard a pu faire qu’à ce moment-là même une femmesouffrante ait crié dans les environs de ma demeure. – Mais selonma pensée, les événements terrestres étaient liés à ceux du mondeinvisible. C’est un de ces rapports étranges dont je ne me rendspas compte moi-même et qu’il est plus aisé d’indiquer que dedéfinir…

Qu’avais-je fait? J’avais troublé l’harmonie de l’universmagique où mon âme puisait la certitude d’une existence immortelle.J’étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystèreredoutable en offensant la loi divine; je ne devais plus attendreque la colère et le mépris! Les ombres irritées fuyaient en jetantdes cris et traçant dans l’air des cercles fatals, comme lesoiseaux à l’approche d’un orage.

Partie 2

Chapitre 1

 

Une seconde fois perdue!

Tout est fini, tout est passé! C’est moi maintenant qui doismourir et mourir sans espoir. – Qu’est-ce donc que la mort? Sic’était le néant… Plût à Dieu! Mais Dieu lui-même ne peut faire quela mort soit le néant.

Pourquoi donc est-ce la première fois, depuis si longtemps, queje songe à lui? Le système fatal qui s’était créé dans monesprit n’admettait pas cette royauté solitaire… ou plutôt elles’absorbait dans la somme des êtres: c’était le dieu de Lucrétius,impuissant et perdu dans son immensité.

Elle, pourtant, croyait à Dieu, et j’ai surpris un jour le nomde Jésus sur ses lèvres. Il en coulait si doucement que j’en aipleuré. O mon Dieu! cette larme, cette larme… Elle est séchéedepuis si longtemps! Cette larme, mon Dieu! rendez-la-moi!

Lorsque l’âme flotte incertaine entre la vie et le rêve, entrele désordre de l’esprit et le retour de la froide réflexion, c’estdans la pensée religieuse que l’on doit chercher des secours; – jen’en ai jamais pu trouver dans cette philosophie qui ne nousprésente que des maximes d’égoïsme ou tout au plus de réciprocité,une expérience vaine, des doutes amers; elle lutte contre lesdouleurs morales en anéantissant la sensibilité; pareille à lachirurgie, elle ne sait que retrancher l’organe qui fait souffrir.- Mais pour nous, nés dans des jours de révolutions et d’orages, oùtoutes les croyances ont été brisées; – élevés tout au plus danscette foi vague qui se contente de quelques pratiques extérieureset dont l’adhésion indifférente est plus coupable peut-être quel’impiété ou l’hérésie, – il est bien difficile, dès que nous ensentons le besoin, de reconstruire l’édifice mystique dont lesinnocents et les simples admettent dans leurs coeurs la figuretoute tracée. « L’arbre de science n’est pas l’arbre de vie! »Cependant, pouvons-nous rejeter de notre esprit ce que tant degénérations intelligentes y ont versé de bon ou de funeste?L’ignorance ne s’apprend pas.

J’ai meilleur espoir de la bonté de Dieu: peut-êtretouchons-nous à l’époque prédite où la science, ayant accompli soncercle entier de synthèse et d’analyse, de croyance et de négation,pourra s’épurer elle-même et faire jaillir du désordre et desruines la cité merveilleuse de l’avenir… Il ne faut pas faire sibon marché de la raison humaine, que de croire qu’elle gagnequelque chose à s’humilier tout entière, car ce serait accuser sacéleste origine… Dieu appréciera la pureté des intentions sansdoute, et quel est le père qui se complairait à voir son filsabdiquer devant lui tout raisonnement et toute fierté! L’apôtre quivoulait toucher pour croire n’a pas été maudit pour cela!

Qu’ai-je écrit là? Ce sont des blasphèmes. L’humilité chrétiennene peut parler ainsi. De telles pensées sont loin d’attendrirl’âme. Elles ont sur le front les éclairs d’orgueil de la couronnede Satan… Un pacte avec Dieu lui-même?… O science! ô vanité!

J’avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeai danscette étude, et j’arrivai à me persuader que tout était vrai dansce qu’avait accumulé là-dessus l’esprit humain pendant des siècles.La conviction que je m’étais formée de l’existence du mondeextérieur coïncidait trop bien avec mes lectures pour que jedoutasse désormais des révélations du passé. Les dogmes et lesrites des diverses religions me paraissaient s’y rapporter de tellesorte que chacune possédait une certaine portion de ces arcanes quiconstituaient ses moyens d’expansion et de défense. Ces forcespouvaient s’affaiblir, s’amoindrir et disparaître, ce qui amenaitl’envahissement de certaines races par d’autres, nulles ne pouvantêtre victorieuses ou vaincues que par l’Esprit.

Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sontmélangées d’erreurs humaines. L’alphabet magique, l’hiéroglyphemystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par letemps, soit par ceux-là même qui ont intérêt à notre ignorance;retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons lagamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde desesprits.

C’est ainsi que je croyais percevoir les rapports du monde réelavec le monde des esprits. La terre, ses habitants et leur histoireétaient le théâtre où venaient s’accomplir les actions physiquesqui préparaient l’existence et la situation des êtres immortelsattachés à sa destinée. Sans agiter le mystère impénétrable del’éternité des mondes, ma pensée remonta à l’époque où le soleil,pareil à la plante qui le représente, qui de sa tête inclinée suitla révolution de sa marche céleste, semait sur la terre les germesféconds des plantes et des animaux. Ce n’était autre chose que lefeu même qui, étant un composé d’âmes, formulait instinctivement lademeure commune. L’Esprit de l’Etre-Dieu, reproduit et pour ainsidire reflété sur la terre, devenait le type commun des âmeshumaines, dont chacune, par suite, était à la fois homme et Dieu.Tels furent les Eloïm.

Quand on se sent malheureux, on songe au malheur des autres.J’avais mis quelque négligence à visiter un de mes amis les pluschers, qu’on m avait dit malade. En me rendant à la maison où ilétait traité, je me reprochais vivement cette faute. Je fus encoreplus désolé lorsque mon ami me raconta qu’il avait été la veille auplus mal. J’entrai dans une chambre d’hospice, blanchie à la chaux.Le soleil découpait des angles joyeux sur les murs et se jouait surun vase de fleurs qu’une religieuse venait de poser sur la table dumalade. C’était presque la cellule d’un anachorète italien. – Safigure amaigrie, son teint semblable à l’ivoire jauni, relevé parla couleur noire de sa barbe et de ses cheveux, ses yeux illuminésd’un reste de fièvre, peut-être aussi l’arrangement d’un manteau àcapuchon jeté sur ses épaules, en faisaient pour moi un être àmoitié différent de celui que j’avais connu. Ce n’était plus lejoyeux compagnon de mes travaux et de mes plaisirs: il y avait enlui un apôtre. Il me raconta comment il s’était vu au plus fort dessouffrances de son mal saisi d’un dernier transport qui lui parutêtre le moment suprême. Aussitôt la douleur avait cessé comme parprodige. – Ce qu’il me raconta ensuite est impossible à rendre: unrêve sublime dans les espaces les plus vagues de l’infini, uneconversation avec un être à la fois différent et participant delui-même, et à qui, se croyant mort, il demandait où était Dieu. »Mais Dieu est partout, lui répondait son esprit; il est entoi-même et en tous. Il te juge, il t’écoute, il te conseille;c’est toi et moi qui pensons et rêvons ensemble, – et nous ne noussommes jamais quittés, et nous sommes éternels! »

Je ne puis citer autre chose de cette conversation, que j’aipeut-être mal entendue ou mal comprise. Je sais seulement quel’impression en fut très vive. Je n’ose attribuer à mon ami lesconclusions que j’ai peut-être faussement tirées de ses paroles.J’ignore même si le sentiment qui en résulte n’est pas conforme àl’idée chrétienne.

Dieu est avec lui, m’écriai je… mais il n’est plus avec moi! Omalheur! je l’ai chassé de moi-même, je l’ai menacé, je l’aimaudit! C’était bien lui, ce frère mystique, qui s’éloignait deplus en plus de mon âme et qui m’avertissait en vain! Cet épouxpréféré, ce roi de gloire, c’est lui qui me juge et me condamne, etqui emporte à jamais dans son ciel celle qu’il m’eût donnée et dontje suis indigne désormais!

Chapitre 2

 

Je ne puis dépeindre l’abattement où me jetèrent ces idées. « Jecomprends, me dis-je, j’ai préféré la créature au créateur; j’aidéifié mon amour et j’ai adoré, selon les rites païens, celle dontle dernier soupir a été consacré au Christ. Mais si cette religiondit vrai, Dieu peut me pardonner encore. Il peut me la rendre si jem’humilie devant lui; peut-être son esprit reviendra-t-il en moi! »J’errais dans les rues, au hasard. plein de cette pensée. Un convoicroisa ma marche, il se dirigeait vers le cimetière où elle avaitété ensevelie; j’eus l’idée de m’y rendre en me joignant aucortège. « J’ignore, me disais-je, quel est ce mort que l’on conduità la fosse, mais je sais maintenant que les morts nous voient etnous entendent, – peut-être sera-t-il content de se voir suivi d’unfrère de douleurs, plus triste qu’aucun de ceux quil’accompagnent. » Cette idée me fit verser des larmes, et sans douteon crut que j’étais un des meilleurs amis du défunt. O larmesbénies! depuis longtemps votre douceur m’était refusée!… Ma tête sedégageait, et un rayon d’espoir me guidait encore. Je me sentais laforce de prier, et j’en jouissais avec transport.

Je ne m’informai pas même du nom de celui dont j’avais suivi lecercueil. Le cimetière où j’étais entré m’était sacré à plusieurstitres. Trois parents de ma famille maternelle y avaient étéensevelis; mais je ne pouvais aller prier sur leurs tombes, carelles avaient été transportées depuis plusieurs années dans uneterre éloignée, lieu de leur origine. – Je cherchai longtemps latombe d’Aurélia, et je ne pus la retrouver. Les dispositions ducimetière avaient été changées, – peut-être aussi ma mémoireétait-elle égarée… Il me semblait que ce hasard, cet oubli,ajoutaient encore à ma condamnation. – Je n’osai pas dire auxgardiens le nom d’une morte sur laquelle je n’avais religieusementaucun droit… Mais je me souvins que j’avais chez moi l’indicationprécise de la tombe, et j’y courus, le coeur palpitant, la têteperdue. Je l’ai dit déjà: j’avais entouré mon amour desuperstitions bizarres. – Dans un petit coffret qui lui avaitappartenu, je conservais sa dernière lettre. Oserai-je avouerencore que j’avais fait de ce coffret une sorte de reliquaire quime rappelait de longs voyages où sa pensée m’avait suivi: une rosecueillie dans les jardins de Schoubrah, un morceau de bandeletterapportée d’Egypte, des feuilles de laurier cueillies dans larivière de Beyrouth, deux petits cristaux dorés, des mosaïques deSainte-Sophie, un grain de chapelet, que sais-je encore?… enfin lepapier qui m’avait été donné le jour où la tombe fut creusée, afinque je pusse la retrouver… Je rougis, je frémis en dispersant cefol assemblage. Je pris sur moi les deux papiers, et au moment deme diriger de nouveau vers le cimetière, je changeai de résolution. »Non, me dis-je, je ne suis pas digne de m’agenouiller sur la tombed’une chrétienne; n’ajoutons pas une profanation à tant d’autres!… » Et pour apaiser l’orage qui grondait dans ma tête, je me rendis àquelques lieues de Paris, dans une petite ville où j’avais passéquelques jours heureux au temps de ma jeunesse, chez de vieuxparents, morts depuis. J’avais aimé souvent à y venir voir coucherle soleil près de leur maison. Il y avait là une terrasse ombragéede tilleuls qui me rappelait aussi le souvenir de jeunes filles, deparentes, parmi lesquelles j’avais grandi. Une d’elles…

Mais opposer ce vague amour d’enfance à celui qui a dévoré majeunesse, y avais-je songé seulement? Je vis le soleil décliner surla vallée qui s’emplissait de vapeurs et d’ombre; il disparut,baignant de feux rougeâtres la cime des bois qui bordaient dehautes collines. La plus morne tristesse entra dans mon coeur. -J’allai coucher dans une auberge où j’étais connu. L’hôtelier meparla d’un de mes anciens amis, habitant de la ville, qui, à lasuite de spéculations malheureuses, s’était tué d’un coup depistolet… Le sommeil m’apporta des rêves terribles. Je n’en aiconservé qu’un souvenir confus. – Je me trouvais dans une salleinconnue et je causais avec quelqu’un du monde extérieur, – l’amidont je viens de parler, peut-être. Une glace très haute setrouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup d’oeil, ilme sembla reconnaître A ***. Elle semblait triste et pensive, ettout à coup, soit qu’elle sortit de la glace, soit que passant dansla salle elle se fût reflétée un instant avant, cette figure douceet chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la main, laissatomber sur moi un regard douloureux et me dit: « Nous nous reverronsplus tard… à la maison de ton ami. »

En un instant je me représentais son mariage, la malédiction quinous séparait… et je me dis: « Est-ce possible? reviendrait-elle àmoi? » « M’avez-vous pardonné? demandais-je avec larmes. » Mais toutavait disparu. Je me trouvais dans un lieu désert, une âpre montéesemée de roches, au milieu des forêts. Une maison, qu’il mesemblait reconnaître. dominait ce pays désolé. J’allais et jerevenais par des détours inextricables. Fatigué de marcher entreles pierres et les ronces, je cherchais parfois une route plusdouce par les sentes du bois. « On m’attend là-bas! » pensais-je. Unecertaine heure sonna… Je me dis: Il est trop tard! Des voix merépondirent: « Elle est perdue! »

Une nuit profonde m’entourait, la maison lointaine brillaitcomme éclairée pour une fête et pleine d’hôtes arrivés à temps. -Elle est perdue! m’écriai-je, et pourquoi?… Je comprends, – elle afait un dernier effort pour me sauver; – j’ai manqué le momentsuprême où le pardon était possible encore. Du haut du ciel, ellepouvait prier pour moi l’Epoux divin… Et qu’importe mon salut même?l’abîme a reçu sa proie! Elle est perdue pour moi et pour tous!… Ilme semblait la voir comme à la lueur d’un éclair, pâle et mourante,entraînée par de sombres cavaliers… Le cri de douleur et de rageque je poussai en ce moment me réveilla tout haletant.

– Mon Dieu, mon Dieu! pour elle et pour elle seule, mon Dieu,pardonnez! m’écriai-je en me jetant à genoux.

Il faisait jour. Par un mouvement dont il m’est difficile derendre compte, je résolus aussitôt de détruire les deux papiers quej’avais tirés la veille du coffret: la lettre, hélas! que je relusen la mouillant de larmes, et le papier funèbre qui portait lecachet du cimetière. « Retrouver sa tombe maintenant? me disais-je,mais c’est hier qu’il fallait y retourner, – et mon rêve fataln’est que le reflet de ma fatale journée! »

Chapitre 3

 

La flamme a dévoré ces reliques d’amour et de mort, qui serenouaient aux fibres les plus douloureuses de mon coeur. Je suisallé promener mes peines et mes remords tardifs dans la campagne,cherchant dans la marche et dans la fatigue l’engourdissement de lapensée, la certitude peut-être pour la nuit suivante d’un sommeilmoins funeste. Avec cette idée que je m’étais faite du rêve commeouvrant à l’homme une communication avec le monde des esprits,j’espérais… j’espérais encore! Peut-être Dieu se contenterait-il dece sacrifice. Ici, je m’arrête; il y a trop d’orgueil à prétendreque l’état d’esprit où j’étais fût causé seulement par un souvenird’amour. Disons plutôt qu’involontairement j’en parais les remordsplus graves d’une vie follement dissipée où le mal avait triomphébien souvent, et dont je ne reconnaissais les fautes qu’en sentantles coups du malheur. Je ne me trouvais plus digne même de penser àcelle que je tourmentais dans sa mort après l’avoir affligée danssa vie, n’ayant dû un dernier regard de pardon qu’à sa douce etsainte pitié.

La nuit suivante, je ne pus dormir que peu d’instants. Une femmequi avait pris soin de ma jeunesse m’apparut dans le rêve et me fitreproche d’une faute très grave que j’avais commise autrefois. Jela reconnaissais, quoiqu’elle parût beaucoup plus vieille que dansles derniers temps où je l’avais vue. Cela même me faisait songeramèrement que j’avais négligé d’aller la visiter à ses derniersinstants. Il me sembla qu’elle me disait: « Tu n’as pas pleuré tesvieux parents aussi vivement que tu as pleuré cette femme. Commentpeux-tu donc espérer le pardon? » Le rêve devint confus. Des figuresde personnes que j’avais connues en divers temps passèrentrapidement devant mes yeux. Elles défilaient s’éclairant, pâlissantet retombant dans la nuit comme les grains d’un chapelet dont lelien s’est brisé. Je vis ensuite se former vaguement des imagesplastiques de l’antiquité qui s’ébauchaient, se fixaient etsemblaient représenter des symboles dont je ne saisissais quedifficilement l’idée. Seulement je crus que cela voulait dire: »Tout cela était fait pour t’enseigner le secret de la vie, et tun’as pas compris. Les religions et les fables, les saints et lespoètes s’accordaient à expliquer l’énigme fatale, et tu as malinterprété… Maintenant il est trop tard! »

Je me levai plein de terreur, me disant: « C’est mon dernierjour! » A dix ans d’intervalle, la même idée que j’ai tracée dans lapremière partie de ce récit me revenait plus positive encore etplus menaçante. Dieu m’avait laissé ce temps pour me repentir, etje n’en avais point profité. – Après la visite du convive depierre, je m’étais rassis au festin!

Chapitre 4

 

Le sentiment qui résulta pour moi de ces visions et desréflexions qu’elles amenaient pendant mes heures de solitude étaitsi triste, que je me sentais comme perdu. Toutes les actions de mavie m’apparaissaient sous leur côté le plus défavorable, et dansl’espèce d’examen de conscience auquel je me livrais, la mémoire mereprésentait les faits les plus anciens avec une nettetésingulière. Je ne sais quelle fausse honte m’empêcha de meprésenter au confessionnal; la crainte peut-être de m’engager dansles dogmes et dans les pratiques d’une religion redoutable, contrecertains points de laquelle j’avais conservé des préjugésphilosophiques. Mes premières années ont été trop imprégnées desidées issues de la Révolution, mon éducation a été trop libre, mavie trop errante, pour que j’accepte facilement un joug qui surbien des points offenserait encore ma raison. Je frémis en songeantquel chrétien je ferais si certains principes empruntés au libreexamen des deux derniers siècles, si l’étude encore des diversesreligions ne m’arrêtaient sur cette pente. – Je n’ai jamais connuma mère, qui avait voulu suivre mon père aux armées, comme lesfemmes des anciens Germains; elle mourut de fièvre et de fatiguedans une froide contrée de l’Allemagne, et mon père lui-même ne putdiriger là-dessus mes premières idées. Le pays où je fus élevéétait plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Unde mes oncles qui eut la plus grande influence sur ma premièreéducation s’occupait, pour se distraire, d’antiquités romaines etceltiques. Il trouvait parfois dans son champ ou aux environs desimages de dieux et d’empereurs que son admiration de savant mefaisait vénérer, et dont ses livres m’apprenaient l’histoire. Uncertain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptuneet une Amphitrite sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, etsurtout la bonne grosse figure barbue d’un dieu Pan souriant àl’entrée d’une grotte, parmi les festons de l’aristoloche et dulierre, étaient les dieux domestiques et protecteurs de cetteretraite. J’avoue qu’ils m’inspiraient alors plus de vénération queles pauvres images chrétiennes de l’église et les deux saintsinformes du portail, que certains savants du pays prétendaient êtrel’Esus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de cesdivers symboles, je demandai un jour à mon oncle, ce que c’étaitque Dieu. « Dieu, c’est le soleil, me dit-il. » C’était la penséeintime d’un honnête homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie,mais qui avait traversé la révolution, et qui était d’une contréeoù plusieurs avaient la même idée de la Divinité. Cela n’empêchaitpas que les femmes et les enfants n’allassent à l’église, et je dusà une de mes tantes quelques instructions qui me firent comprendreles beautés et les grandeurs du christianisme. Après 1815, unAnglais qui se trouvait dans notre pays me fit apprendre le Sermonsur la montagne et me donna un Nouveau Testament… Je ne cite cesdétails que pour indiquer les causes d’une certaine irrésolutionqui s’est souvent unie chez moi à l’esprit religieux le plusprononcé.

Je veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie route,je m’y suis senti ramené par le souvenir chéri d’une personnemorte, et comment le besoin de croire qu’elle existait toujours afait rentrer dans mon esprit le sentiment précis des diversesvérités que je n’avais pas assez fermement recueillies en mon âme.Le désespoir et le suicide sont le résultat de certaines situationsfatales pour qui n’a pas foi dans l’immortalité, dans ses peines etdans ses joies; – je croirai avoir fait quelque chose de bon etd’utile en énonçant naïvement la succession des idées parlesquelles j’ai retrouvé le repos et une force nouvelle à opposeraux malheurs futurs de la vie.

Les visions qui s’étaient succédé pendant mon sommeil m’avaientréduit à un tel désespoir, que je pouvais à peine parler; lasociété de mes amis ne m’inspirait qu’une distraction vague; monesprit, entièrement occupé de ces illusions, se refusait à lamoindre conception différente; je ne pouvais lire et comprendre dixlignes de suite. Je me disais des plus belles choses: Qu’importe!cela n’existe pas pour moi. Un de mes amis, nommé Georges,entreprit de vaincre ce découragement. Il m’emmenait dans diversescontrées des environs de Paris, et consentait à parler seul, tandisque je ne répondais qu’avec quelques phrases décousues. Sa figureexpressive, et presque cénobitique, donna un jour un grand effet àdes choses fort éloquentes qu’il trouva contre ces années descepticisme et de découragement politique et social qui succédèrentà la révolution de Juillet. J’avais été l’un des jeunes de cetteépoque, et j’en avais goûté les ardeurs et les amertumes. Unmouvement se fit en moi; je me dis que de telles leçons nepouvaient être données sans une intention de la Providence, etqu’un esprit parlait sans doute en lui… Un jour, nous dînions sousune treille, dans un petit village des environs de Paris; une femmevint chanter près de notre table, et je ne sais quoi, dans sa voixusée mais sympathique, me rappela celle d’Aurélia. Je la regardai:ses traits mêmes n’étaient pas sans ressemblance avec ceux quej’avais aimés. On la renvoya, et je n’osai la retenir, mais je medisais: « Qui sait si son esprit n’est pas dans cette femme! » et jeme sentis heureux de l’aumône que j’avais faite.

Je me dis: « J’ai bien mal usé de la vie, mais si les mortspardonnent, c’est sans doute à condition que l’on s’abstiendra àjamais du mal, et qu’on réparera tout celui qu’on a fait. Cela sepeut-il?… Dès ce moment, essayons de ne plus mal faire, et rendonsl’équivalent de tout ce que nous pouvons devoir. » J’avais un tortrécent envers une personne; ce n’était qu’une négligence, mais jecommençai par m’en aller excuser. La joie que je reçus de cetteréparation me fit un bien extrême; j’avais un motif de vivre etd’agir désormais, je reprenais intérêt au monde.

Des difficultés surgirent: des événements inexplicables pour moisemblèrent se réunir pour contrarier ma bonne résolution. Lasituation de mon esprit me rendait impossible l’exécution detravaux convenus. Me croyant bien portant désormais, on devenaitplus exigeant et, comme j’avais renoncé au mensonge, je me trouvaispris en défaut par des gens qui ne craignaient pas d’en user. Lamasse des réparations à faire m’écrasait en raison de monimpuissance. Des événements politiques agissaient indirectement,tant pour m’affliger que pour m’ôter le moyen de mettre ordre à mesaffaires. La mort d’un de mes amis vint compléter ces motifs dedécouragement. Je revis avec douleur son logis, ses tableaux, qu’ilm’avait montrés avec joie un mois auparavant; je passai près de soncercueil au moment où on l’y clouait. Comme il était de mon âge etde mon temps, je me dis: « Qu’arriverait-il, si je mourais ainsitout d’un coup? »

Le dimanche suivant je me levai en proie à une douleur morne.J’allai visiter mon père, dont la servante était malade, et quiparaissait avoir de l’humeur. Il voulut aller seul chercher du boisà son grenier, et je ne pus lui rendre que le service de lui tendreune bûche dont il avait besoin. Je sortis consterné. Je rencontraidans les rues un ami qui voulait m’emmener dîner chez lui pour medistraire un peu. Je refusai, et, sans avoir mangé, je me dirigeaivers Montmartre. Le cimetière était fermé, ce que je regardai commeun mauvais présage. Un poète allemand m’avait donné quelques pagesà traduire et m’avait avancé une somme sur ce travail. Je pris lechemin de sa maison pour lui rendre l’argent.

En tournant la barrière de Clichy je fus témoin d’une dispute.J’essayai de séparer les combattants, mais je n’y pus réussir. Ence moment un ouvrier de grande taille passa sur la place même où lecombat venait d’avoir lieu, portant sur l’épaule gauche un enfantvêtu d’une robe couleur d’hyacinthe. Je m’imaginai que c’étaitsaint Christophe portant le Christ, et que j’étais condamné pouravoir manqué de force dans la scène qui venait de se passer. Adater de ce moment, j’errai en proie au désespoir dans les terrainsvagues qui séparent le faubourg de la barrière. Il était trop tardpour faire la visite que j’avais projetée. Je revins donc à traversles rues vers le centre de Paris. Vers la rue de la Victoire jerencontrai un prêtre, et, dans le désordre où j’étais, je voulus meconfesser à lui. Il me dit qu’il n’était pas de la paroisse etqu’il allait en soirée chez quelqu’un; que, si je voulais leconsulter le lendemain à Notre-Dame, je n’avais qu’à demanderl’abbé Dubois.

Désespéré, je me dirigeai en pleurant vers Notre-Dame deLorette, où j’allai me jeter au pied de l’autel de la Vierge,demandant pardon pour mes fautes. Quelque chose en moi me disait:La Vierge est morte et tes prières sont inutiles. J’allai me mettreà genoux aux dernières places du choeur, et je fis glisser de mondoigt une bague d’argent dont le chaton portait gravés ces troismots arabes: Allah! Mohamed! Ali! Aussitôt plusieursbougies s’allumèrent dans le choeur, et l’on commença un officeauquel je tentai de m’unir en esprit. Quand on en fut à l’AveMaria, le prêtre s’interrompit au milieu de l’oraison et recommençasept fois sans que je pusse retrouver dans ma mémoire les parolessuivantes. On termina ensuite la prière, et le prêtre fit undiscours qui me semblait faire allusion à moi seul. Quand tout futéteint je me levai et je sortis, me dirigeant vers lesChamps-Elysées.

Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de medétruire. A plusieurs reprises je me dirigeai vers la Seine, maisquelque chose m’empêchait d’accomplir mon dessein. Les étoilesbrillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’ellesvenaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vuesà l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que noustouchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saintJean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et unglobe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis: « La nuitéternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriverquand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil? » Jerevins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysansattardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchaijusqu’à la place, et là un spectacle étrange m’attendait. A traversdes nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunesqui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terreétait sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmamentcomme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoilesqui grandissaient ou diminuaient tour à tour. Pendant deux ou troisheures, je contemplai ce désordre et je finis par me diriger ducôté des halles. Les paysans apportaient leurs denrées, et je medisais: « Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit seprolonge…  » Cependant les chiens aboyaient çà et là et les coqschantaient.

Brisé de fatigue, je rentrai chez moi et je me jetai sur monlit. En m’éveillant je fus étonné de revoir la lumière. Une sortede choeur mystérieux arriva à mon oreille; des voix enfantinesrépétaient en choeur: Christe! Christe! Christe!… Jepensai que l’on avait réuni dans l’église voisine(Notre-Dame-des-Victoires) un grand nombre d’enfants pour invoquerle Christ. « Mais le Christ n’est plus! me disais-je; ils ne lesavent pas encore! » L’invocation dura environ une heure. Je melevai enfin et j’allai sous les galeries du Palais-Royal. Je me disque probablement le soleil avait encore conservé assez de lumièrepour éclairer la terre pendant trois jours, mais qu’il usait de sapropre substance, et, en effet, je le trouvais froid et décoloré.J’apaisai ma faim avec un petit gâteau pour me donner la forced’aller jusqu’à la maison du poète allemand. En entrant, je lui disque tout était fini et qu’il fallait nous préparer à mourir. Ilappela sa femme qui me dit: « Qu’avez-vous? – Je ne sais, luidis-je, je suis perdu. » Elle envoya chercher un fiacre, et unejeune fille me conduisit à la maison Dubois.

Chapitre 5

 

Là, mon mal reprit avec diverses alternatives. Au bout d’un moisj’étais rétabli. Pendant les deux mois qui suivirent, je repris mespérégrinations autour de Paris. Le plus long voyage que j’aie faita été pour visiter la cathédrale de Reims. Peu à peu je me remis àécrire et je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois jel’écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuillesdétachées, suivant le hasard de ma rêverie ou de ma promenade. Lescorrections m’agitèrent beaucoup. Peu de jours après l’avoirpubliée, je me sentis pris d’une insomnie persistante. J’allais mepromener toute la nuit sur la colline de Montmartre et y voir lelever du soleil. Je causais longuement avec les paysans et lesouvriers. Dans d’autres moments, je me dirigeais vers les halles.Une nuit, j’allai souper dans un café du boulevard et je m’amusai àjeter en l’air des pièces d’or et d’argent. J’allai ensuite à lahalle et je me disputai avec un inconnu, à qui je donnai un rudesoufflet; je ne sais comment cela n’eut aucune suite. A unecertaine heure, entendant sonner l’horloge de Saint-Eustache, je mepris à penser aux luttes des Bourguignons et des d’Armagnac, et jecroyais voir s’élever autour de moi les fantômes des combattants decette époque. Je me pris de querelle avec un facteur qui portaitsur sa poitrine une plaque d’argent, et que je disais être le ducJean de Bourgogne. Je voulais l’empêcher d’entrer dans un cabaret.Par une singularité que je ne m’explique pas, voyant que je lemenaçais de mort, son visage se couvrit de larmes. Je me sentisattendri, et je le laissai passer.

Je me dirigeai vers les Tuileries, qui étaient fermées et suivisla ligne des quais; je montai ensuite au Luxembourg, puis je revinsdéjeuner avec un de mes amis. Ensuite j’allai vers Saint-Eustache,où je m’agenouillai pieusement à l’autel de la Vierge en pensant àma mère. Les pleurs que je versai détendirent mon âme, et, ensortant de l’église, j’achetai un anneau d’argent. De là j’allairendre visite à mon père, chez lequel je laissai un bouquet demarguerites, car il était absent. J’allai de là au jardin desPlantes. Il y avait beaucoup de monde, et je restai quelque temps àregarder l’hippopotame qui se baignait dans un bassin. – J’allaiensuite visiter les galeries d’ostéologie. La vue des monstresqu’elles renferment me fit penser au déluge, et, lorsque je sortis,une averse épouvantable tombait dans le jardin. Je me dis: « Quelmalheur! Toutes ces femmes, tous ces enfants, vont se trouvermouillés!…  » Puis, je me dis: « Mais c’est plus encore! c’est levéritable déluge qui commence. » L’eau s’élevait dans les ruesvoisines; je descendis en courant la rue Saint-Victor et, dansl’idée d’arrêter ce que je croyais l’inondation universelle, jejetai a l’endroit le plus profond l’anneau que j’avais acheté àSaint-Eustache. Vers le même moment l’orage s’apaisa, et un rayonde soleil commença à briller.

L’espoir rentra dans mon âme. J’avais rendez-vous à quatreheures chez mon ami Georges; je me dirigeai vers sa demeure. Enpassant devant un marchand de curiosités, j’achetai deux écrans develours couverts de figures hiéroglyphiques. Il me sembla quec’était la consécration du pardon des cieux. J’arrivai chez Georgesà l’heure précise et je lui confiai mon espoir. J’étais mouillé etfatigué. Je changeai de vêtements et me couchai sur son lit.Pendant mon sommeil, j’eus une vision merveilleuse. Il me semblaitque la déesse m’apparaissait, me disant: « Je suis la même queMarie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes lesformes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves j’ai quittél’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verrastelle que je suis. » Un verger délicieux sortait des nuages derrièreelle, une lumière douce et pénétrante éclairait ce paradis, etcependant je n’entendais que sa voix, mais je me sentais plongédans une ivresse charmante. – Je m’éveillai peu de temps après etje dis à Georges: Sortons. Pendant que nous traversions le pont desArts, je lui expliquai les migrations des âmes, et je lui disais: »Il me semble que ce soir j’ai en moi l’âme de Napoléon quim’inspire et me commande de grandes choses. » Dans la rue du Coqj’achetai un chapeau, et pendant que Georges recevait la monnaie dela pièce d’or que j’avais jetée sur le comptoir, je continuai maroute et j’arrivai aux galeries du Palais-Royal.

Là il me sembla que tout le monde me regardait. Une idéepersistante s’était logée dans mon esprit, c’est qu’il n’y avaitplus de morts; je parcourais la galerie de Foy en disant: « J’aifait une faute », et je ne pouvais découvrir laquelle en consultantma mémoire que je croyais être celle de Napoléon… « Il y a quelquechose que je n’ai point payé par ici! » J’entrai au café de Foy danscette idée, et je crus reconnaître dans un des habitués le pèreBertin des Débats. Ensuite je traversai le jardin et jepris quelque intérêt à voir les rondes des petites filles. De là jesortis des galeries et je me dirigeai vers la rue Saint-Honoré.J’entrai dans une boutique pour acheter un cigare, et quand jesortis la foule était si compacte que je faillis être étouffé.Trois de mes amis me dégagèrent en répondant de moi et me firententrer dans un café pendant que l’un d’eux allait chercher unfiacre. On me conduisit à l’hospice de la Charité.

Pendant la nuit, le délire augmenta, surtout le matin, lorsqueje m’aperçus que j’étais attaché. Je parvins à me débarrasser de lacamisole de force et vers le matin je me promenai dans les salles.L’idée que j’étais devenu semblable à un dieu et que j’avais lepouvoir de guérir me fit imposer les mains à quelques malades, et,m’approchant d’une statue de la Vierge, j’enlevai la couronne defleurs artificielles pour appuyer le pouvoir que je me croyais. Jemarchai à grands pas, parlant avec animation de l’ignorance deshommes qui croyaient pouvoir guérir avec la science seule, etvoyant sur la table un flacon d’éther, je l’avalai d’une gorgée. Uninterne, d’une figure que je comparais à celle des anges, voulutm’arrêter, mais la force nerveuse me soutenait, et, prêt à lerenverser, je m’arrêtai, lui disant qu’il ne comprenait pas quelleétait ma mission. Des médecins vinrent alors, et je continuai mesdiscours sur l’impuissance de leur art. Puis je descendisl’escalier, bien que n’ayant point de chaussure. Arrivé devant unparterre, j’y entrai et je cueillis des fleurs en me promenant surle gazon.

Un de mes amis était revenu pour me chercher. Je sortis alors duparterre, et, pendant que je lui parlais, on me jeta sur lesépaules une camisole de force, puis on me fit monter dans un fiacreet je fus conduit à une maison de santé située hors de Paris. Jecompris, en me voyant parmi les aliénés, que tout n’avait été pourmoi qu’illusions jusque-là. Toutefois les promesses quej’attribuais à la déesse Isis me semblaient se réaliser par unesérie d’épreuves que j’étais destiné à subir. Je les acceptai doncavec résignation.

La partie de la maison où je me trouvais donnait sur un vastepromenoir ombragé de noyers. Dans un angle se trouvait une petitebutte où l’un des prisonniers se promenait en cercle tout le jour.D’autres se bornaient, comme moi, à parcourir le terre-plein ou laterrasse, bordée d’un talus de gazon. Sur un mur, situé aucouchant, étaient tracées des figures dont l’une représentait laforme de la lune avec des yeux et une bouche tracésgéométriquement; sur cette figure on avait peint une sorte demasque; le mur de gauche présentait divers dessins de profil dontl’un figurait une sorte d’idole japonaise. Plus loin, une tête demort était creusée dans le plâtre; sur la face opposée, deuxpierres de taille avaient été sculptées par quelqu’un des hôtes dujardin et représentaient de petits mascarons assez bien rendus.Deux portes donnaient sur des caves, et je m’imaginai que c’étaientdes voies souterraines pareilles à celles que j’avais vues àl’entrée des Pyramides.

Chapitre 6

 

Je m’imaginai d’abord que les personnes réunies dans ce jardinavaient toutes quelque influence sur les astres, et que celui quitournait sans cesse dans le même cercle y réglait la marche dusoleil. Un vieillard, que l’on amenait à certaines heures du jouret qui faisait des noeuds en consultant sa montre, m’apparaissaitcomme chargé de constater la marche des heures. Je m’attribuai àmoi-même une influence sur la marche de la lune, et je crus que cetastre avait reçu un coup de foudre du Tout-Puissant qui avait tracésur sa face l’empreinte du masque que j’avais remarquée.

J’attribuais un sens mystique aux conversations des gardiens età celles de mes compagnons. Il me semblait qu’ils étaient lesreprésentants de toutes les races de la terre et qu’il s’agissaitentre nous de fixer à nouveau la marche des astres et de donner undéveloppement plus grand au système. Une erreur s’était glissée,selon moi, dans la combinaison générale des nombres, et de làvenaient tous les maux de l’humanité. Je croyais encore que lesesprits célestes avaient pris des formes humaines et assistaient àce congrès général, tout en paraissant occupés de soins vulgaires.Mon rôle me semblait être de rétablir l’harmonie universelle parart cabalistique et de chercher une solution en évoquant les forcesoccultes des diverses religions.

Outre le promenoir, nous avions encore une salle dont les vitresrayées perpendiculairement donnaient sur un horizon de verdure. Enregardant derrière ces vitres la ligne des bâtiments extérieurs, jevoyais se découper la façade et les fenêtres en mille pavillonsornés d’arabesques, et surmontés de découpures et d’aiguilles, quime rappelaient les kiosques impériaux bordant le Bosphore. Celaconduisit naturellement ma pensée aux préoccupations orientales.Vers deux heures on me mit au bain, et je me crus servi par lesWalkyries, filles d’Odin, qui voulaient m’élever à l’immortalité endépouillant peu à peu mon corps de ce qu’il avait d’impur.

Je me promenai le soir plein de sérénité aux rayons de la lune,et en levant les yeux vers les arbres, il me semblait que lesfeuilles se roulaient capricieusement de manière à former desimages de cavaliers et de dames, portés par des chevauxcaparaçonnés. C’étaient pour moi les figures triomphantes desaïeux. Cette pensée me conduisit à celle qu’il y avait une vasteconspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dansson harmonie première, et que les communications avaient lieu parle magnétisme des astres, qu’une chaîne non interrompue liaitautour de la terre les intelligences dévouées à cette communicationgénérale, et que les chants, les danses, les regards, aimantés deproche en proche, traduisaient la même aspiration. La lune étaitpour moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées de leurscorps mortels travaillaient plus librement à la régénération del’univers.

Pour moi déjà, le temps de chaque journée semblait augmenté dedeux heures; de sorte qu’en me levant aux heures fixées par leshorloges de la maison, je ne faisais que me promener dans l’empiredes ombres. Les compagnons qui m’entouraient me semblaient endormiset pareils aux spectres du Tartare jusqu’à l’heure où pour moi selevait le soleil. Alors je saluais cet astre par une prière, et mavie réelle commençait.

Du moment que je me fus assuré de ce point que j’étais soumisaux épreuves de l’initiation sacrée, une force invincible entradans mon esprit. Je me jugeais un héros vivant sous le regard desdieux; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et desvoix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, desplus humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. Le langagede mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais lesens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes auxcalculs de mon esprit; – des combinaisons de cailloux, des figuresd’angles, de fentes ou d’ouvertures, des découpures de feuilles,des couleurs, des odeurs et des sons je voyais ressortir desharmonies jusqu’alors inconnues. « Comment, me disais-je, ai-je puexister si longtemps hors de la nature et sans m’identifier à elle?Tout vit, tout agit, tout se correspond; les rayons magnétiquesémanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîneinfinie des choses créées; c’est un réseau transparent qui couvrele monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche enproche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur laterre, je m’entretiens avec le choeur des astres, qui prend part àmes joies et à mes douleurs! »

Aussitôt je frémis en songeant que ce mystère même pouvait êtresurpris. « Si l’électricité, me dis-je, qui est le magnétisme descorps physiques, peut subir une direction qui lui impose des lois,à plus forte raison des esprits hostiles et tyranniques peuventasservir les intelligences et se servir de leurs forces diviséesdans un but de domination. C’est ainsi que les dieux antiques ontété vaincus et asservis par des dieux nouveaux; c’est ainsi, medis-je encore, en consultant mes souvenirs du monde ancien, que lesnécromans dominaient des peuples entiers, dont les générations sesuccédaient captives sous leur sceptre éternel. O malheur! la Mortelle-même ne peut les affranchir! car nous revivons dans nos filscomme nous avons vécu dans nos pères, – et la science impitoyablede nos ennemis sait nous reconnaître partout. L’heure de notrenaissance, le point de la terre où nous paraissons, le premiergeste, le nom, la chambre, – et toutes ces consécrations, et tousces rites qu’on nous impose, tout cela établit une série heureuseou fatale d’où l’avenir dépend tout entier. Mais si déjà cela estterrible selon les seuls calculs humains, comprenez ce que celadoit être en se rattachant aux formules mystérieuses quiétablissent l’ordre des mondes. On l’a dit justement: rien n’estindifférent, rien n’est impuissant dans l’univers; un atome peuttout dissoudre, un atome peut tout sauver!

O terreur! voilà l’éternelle distinction du bon et du mauvais.Mon âme est-elle la molécule indestructible, le globule qu’un peud’air gonfle, mais qui retrouve sa place dans la nature, ou ce videmême, image du néant qui disparaît dans l’immensité? Serait-elleencore la parcelle fatale destinée à subir, sous toutes sestransformations, les vengeances des êtres puissants? » Je me visamené ainsi à me demander compte de ma vie, et même de mesexistences antérieures. En me prouvant que j’étais bon, je meprouvai que j’avais dû toujours l’être. « Et si j’ai été mauvais, medis-je, ma vie actuelle ne sera-t-elle pas une suffisanteexpiation? » Cette pensée me rassura, mais ne m’ôta pas la crainted’être à jamais classé parmi les malheureux. Je me sentais plongédans une eau froide, et une eau plus froide encore ruisselait surmon front. Je reportai ma pensée à l’éternelle Isis, la mère etl’épouse sacrée; toutes mes aspirations, toutes mes prières seconfondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, etparfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique,parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. La nuitme ramena plus distinctement cette apparition chérie, et pourtantje me disais: « Que peut-elle, vaincue, opprimée peut-être, pour sespauvres enfants? » Pâle et déchiré, le croissant de la lunes’amincissait tous les soirs et allait bientôt disparaître;peut-être ne devions-nous plus le revoir au ciel! Cependant il mesemblait que cet astre était le refuge de toutes les âmes soeurs dela mienne, et je le voyais peuplé d’ombres plaintives destinées àrenaître un jour sur la terre…

Ma chambre est à l’extrémité d’un corridor habité d’un côté parles fous, et de l’autre par les domestiques de la maison. Elle aseule le privilège d’une fenêtre, percée du côté de la cour,plantée d’arbres, qui sert de promenoir pendant la journée. Mesregards s’arrêtent avec plaisir sur un noyer touffu et sur deuxmûriers de la Chine. Au-dessus, l’on aperçoit vaguement une rueassez fréquentée, à travers des treillages peints en vert. Aucouchant, l’horizon s’élargit; c’est comme un hameau aux fenêtresrevêtues de verdure ou embarrassées de cages, de loques quisèchent, et d’où l’on voit sortir par instant quelque profil dejeune ou vieille ménagère, quelque tête rose d’enfant. On crie, onchante, on rit aux éclats. c’est gai ou triste à entendre, selonles heures et selon les impressions.

J’ai trouvé là tous les débris de mes diverses fortunes, lesrestes confus de plusieurs mobiliers dispersés ou revendus depuisvingt ans. C’est un capharnaüm comme celui du docteur Faust. Unetable antique à trépied aux têtes d’aigles, une console soutenuepar un sphinx ailé, une commode du dix-septième siècle, unebibliothèque du dix-huitième, un lit du même temps, dont lebaldaquin, à ciel ovale, est revêtu de lampas rouge (mais on n’a pudresser ce dernier); une étagère rustique chargée de faïences et deporcelaines de Sèvres assez endommagées la plupart; un narguilérapporté de Constantinople, une grande coupe d’albâtre, un vase decristal; des panneaux de boiseries provenant de la démolition d’unevieille maison que j’avais habitée sur l’emplacement du Louvre, etcouverts de peintures mythologiques exécutées par des amisaujourd’hui célèbres, deux grandes toiles dans le goût de Prudhon,représentant la Muse de l’histoire et celle de la comédie. Je mesuis plu pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer dans lamansarde étroite un ensemble bizarre qui tient du palais et de lachaumière, et qui résume assez bien mon existence errante. J’aisuspendu au-dessus de mon lit mes vêtements arabes, mes deuxcachemires industrieusement reprisés, une gourde de pèlerin, uncarnier de chasse. Au-dessus de la bibliothèque s’étale un vasteplan du Caire; une console de bambou, dressée à mon chevet,supporte un plateau de l’Inde vernissé où je puis disposer mesustensiles de toilette. J’ai retrouvé avec joie ces humbles restesde mes années alternatives de fortune et de misère, où serattachaient tous les souvenirs de ma vie. On avait seulement mis àpart un petit tableau sur cuivre, dans le goût du Corrège,représentant Vénus et l’Amour, des trumeaux dechasseresses et de satyres et une flèche que j’avais conservée enmémoire des compagnies de l’arc du Valois, dont j’avais fait partiedans ma jeunesse: les armes étaient vendues depuis les loisnouvelles. En somme, je retrouvais là à peu près tout ce quej’avais possédé en dernier lieu. Mes livres, amas bizarre de lascience de tous les temps, histoire, voyages, religions, cabale,astrologie, à réjouir les ombres de Pic de la Mirandole, du sageMeursius et de Nicolas de Cusa, – la tour de Babel en deux centsvolumes, on m’avait laissé tout cela! Il y avait de quoi rendre fouun sage; tâchons qu’il y ait aussi de quoi rendre sage un fou.

Avec quelles délices j’ai pu classer dans mes tiroirs l’amas demes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscuresou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou despays lointains que j’ai parcourus. Dans des rouleaux mieuxenveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, desreliques du Caire et de Stamboul. O bonheur! ô tristesse mortelle!ces caractères jaunis, ces brouillons effacés, ces lettres à demifroissées, c’est le trésor de mon seul amour… Relisons… Bien deslettres manquent, bien d’autres sont déchirées ou raturées; voicice que je retrouve.

… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …… …

Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d’extase. Un desservants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fitdescendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m’enferma. Jecontinuais mon rêve et, quoique debout, je me croyais enfermé dansune sorte de kiosque oriental. J’en sondai tous les angles et jevis qu’il était octogone. Un divan régnait autour des murs, et ilme semblait que ces derniers étaient formés d’une glace épaisse,au-delà de laquelle je voyais briller des trésors, des châles etdes tapisseries. Un paysage éclairé par la lune m’apparaissait autravers des treillages de la porte, et il me semblait reconnaîtrela figure des troncs d’arbres et des rochers. J’avais déjà séjournélà dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître lesprofondes grottes d’Ellorah. Peu à peu un jour bleuâtre pénétradans le kiosque et y fit apparaître des images bizarres. Je crusalors me trouver au milieu d’un vaste charnier où l’histoireuniverselle était écrite en traits de sang. Le corps d’une femmegigantesque était peint en face de moi, seulement, ses diversesparties étaient tranchées comme par le sabre; d’autres femmes deraces diverses et dont les corps dominaient de plus en plus,présentaient sur les autres murs un fouillis sanglant de membres etde têtes, depuis les impératrices et les reines jusqu’aux plushumbles paysans. C’était l’histoire de tous les crimes, et ilsuffisait de fixer les yeux sur tel ou tel point pour voir s’ydessiner une représentation tragique. « Voilà, me disais-je, ce qu’aproduit la puissance déférée aux hommes. Ils ont peu à peu détruitet tranché en mille morceaux le type éternel de la beauté si bienque les races perdent de plus en force et perfection…  » Et jevoyais, en effet, sur une ligne d’ombre qui se faufilait par un desjours de la porte, la génération descendante des races del’avenir.

Je fus enfin arraché à cette sombre contemplation. La figurebonne et compatissante de mon excellent médecin me rendit au mondedes vivants. Il me fit assister à un spectacle qui m’intéressavivement. Parmi les malades se trouvait un jeune homme, anciensoldat d’Afrique, qui depuis six semaines se refusait à prendre dela nourriture. Au moyen d’un long tuyau de caoutchouc introduitdans son estomac, on lui faisait avaler des substances liquides etnutritives. Du reste, il ne pouvait ni voir ni parler.

Ce spectacle m’impressionna vivement. Abandonné jusque-là aucercle monotone de mes sensations ou de mes souffrances morales, jerencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient, assiscomme un sphinx aux portes suprêmes de l’existence. Je me pris àl’aimer à cause de son malheur et de son abandon, et je me sentisrelevé par cette sympathie et par cette pitié. Il me semblait,placé ainsi entre la mort et la vie, comme un interprète sublime,comme un confesseur prédestiné à entendre ces secrets de l’âme quela parole n’oserait transmettre ou ne réussirait pas à rendre.C’était l’oreille de Dieu sans le mélange de la pensée d’un autre.Je passais des heures entières à m’examiner mentalement, la têtepenchée sur la sienne et lui tenant les mains. Il me semblait qu’uncertain magnétisme réunissait nos deux esprits, et je me sentisravi quand la première fois une parole sortit de sa bouche. On n’envoulait rien croire, et j’attribuais à mon ardente volonté cecommencement de guérison. Cette nuit-là j’eus un rêve délicieux, lepremier depuis bien longtemps. J’étais dans une tour, si profondedu côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute monexistence semblait devoir se consumer à monter et descendre. Déjàmes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage,quand une porte latérale vint à s’ouvrir; un esprit se présente etme dit: « Viens, frère!…  » Je ne sais pourquoi il me vint à l’idéequ’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade,mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagneéclairée des feux des étoiles; nous nous arrêtâmes à contempler cespectacle, et l’esprit étendit sa main sur mon front comme jel’avais fait la veille en cherchant à magnétiser mon compagnon;aussitôt une des étoiles que je voyais au ciel se mit à grandir, etla divinité de mes rêves m’apparut souriante, dans un costumepresque indien, telle que je l’avais vue autrefois. Elle marchaentre nous deux, et les prés verdissaient, les fleurs et lesfeuillages s’élevaient de terre sur la trace de ses pas… Elle medit: « L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme;ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou àgravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions quiembarrassaient ta pensée, et maintenant rappelle-toi le jour où tuas imploré la Vierge sainte et où, la croyant morte, le délires’est emparé de ton esprit. Il fallait que ton voeu lui fût portépar une âme simple et dégagée des liens de la terre. Celle-là s’estrencontrée près de toi, et c’est pourquoi il m’est permis àmoi-même de venir et de t’encourager. » La joie que ce rêve répanditdans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençaità poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition quim’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots: « Tu m’as visitécette nuit. »

J’inscris ici, sous le titre de Mémorables, lesimpressions de plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens derapporter.

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