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Balaoo

Balaoo

de Gaston Leroux

Partie 1
L’ÉPOUVANTE AU VILLAGE

 

I – LE CRIME DE L’AUBERGE DU SOLEIL-NOIR

Il était dix heures du soir et depuis longtemps déjà il n’y avait plus âme qui vive dans les rues de Saint-Martin-des-Bois. Pas une lumière aux fenêtres, car les volets étaient hermétiquement clos. On eût dit le village abandonné.Enfermés chez eux bien avant le crépuscule, les habitants n’eussent consenti, pour rien au monde, à débarricader leurs demeures avant le jour.

Tout semblait dormir, quand un grand bruit de galoches et de souliers ferrés retentit sur les pavés sonores de la rue Neuve. C’était comme une foule qui accourait ; et bientôt l’on perçut des voix, des cris, des appels, des explications entre gens qui venaient d’on ne sait où. Pas un volet, pas une porte ne s’ouvrit au passage bruyant de cette troupe inattendue.

Chacun était encore sous le coup des deux assassinats de Lombard, le barbier du cours National, et de Camus,le tailleur de la rue Verte, suivant toute une série d’événementstantôt tragiques, tantôt sinistrement comiques et souventinexplicables.

On n’osait plus s’attarder sur les routes oùde riches paysans, au retour des grands marchés de Châteldon et deThiers, avaient été attaqués par des bandits masqués et avaient dû,pour sauver leur vie, se défaire de tout leur argent. Quelquescambriolages, d’une audace extraordinaire, perpétrés sous le nezdes propriétaires, sans que ceux-ci osassent protester, avaient étéle point de départ d’enquêtes judiciaires qui, menées d’abordmollement, n’avaient abouti à rien de sérieux. Cependant, quand,après les attaques nocturnes, les incendies, les vols qualifiés etautres larcins, survinrent ces deux extraordinaires assassinats deCamus et de Lombard, la justice se vit dans la nécessité de pousserles choses à fond. Elle menaça les plus timides pour les faireparler. Ils se seraient plutôt laissé arracher la langue. Certes,la justice ne pouvait plus ignorer vers qui allaient les soupçonsde tout le pays, mais elle dut renoncer à recueillir un témoignagelui permettant d’inculper qui que ce fût. Et le mystère desderniers crimes s’en trouva épaissi d’une bien singulièrefaçon.

Et c’était le comble qu’à côté d’affreux coupsde force, il y eût des farces… des farces extravagantes quiépouvantaient comme un attentat. D’honnêtes commerçants, en pleinerue Neuve, le soir, avaient été giflés à tour de bras, sans pouvoirdire d’où leur tombait le horion. On avait retrouvé dans sa cour,où elle avait attiré les voisins par ses cris désespérés, la mèrecommère Toussaint, l’entrepreneuse en broderie jupes par-dessustête et le corps bien endolori d’une fessée terrible administréepar un mystérieux inconnu. Il y avait de petits événements quitenaient de la sorcellerie. Malgré portes et serrures, certainsobjets, les uns légers et futiles et sans aucune valeur apparente,les autres d’un poids considérable, disparaissaient comme parenchantement. Un matin, ouvrant les yeux, le bon docteur Honoratn’avait plus trouvé, dans sa chambre, sa commode ni sa table denuit. Il est vrai qu’il dormait la fenêtre ouverte. Il ne porta pasplainte et garda pour lui son ahurissement, se contentant de fairepart de l’étrange phénomène à son ami, M. Jules, qui luiconseilla de fermer sa fenêtre pour dormir.

Enfin, on n’osait plus traverser la forêt oùil se passait des choses que l’on ne savait pas… Ceux qui enétaient revenus, de ces choses-là, ne se vantaient de rien, mais nese risquaient plus jamais de ce côté… C’est ce qu’on appelaitle mystère des Bois-Noirs !

Tant d’épreuves ne suffisaient-ellespoint ? Quelle nouvelle épouvante faisait donc courir, cesoir, dans le couloir ordinairement désert de la rue Neuve, lespauvres gens du pays de Cerdogne ?

Une chose en apparence bien banale, unaccident de chemin de fer ou, pour mieux dire, un attentat à la viedes voyageurs sur la petite voie d’intérêt local qui rejoint laligne de Belle-Étable à celle de Moulins, aux confins duBourbonnais, était la cause de tout ce bruit.

Une main criminelle avait arraché les rails àla sortie du tunnel qui débouche sur la Cerdogne et, si le convoi,qui devait traverser l’eau sur un pont en réparation, n’étaitarrivé à cet endroit avec une vitesse très ralentie, la catastropheeût été inévitable. Heureusement, on en était quitte pour la peur.Le fourgon seul avait été démoli. Quant aux voyageurs – unevingtaine –, ils avaient été surtout secoués par l’émotion. Aussis’étaient-ils enfuis à travers champs jusqu’àSaint-Martin-des-Bois, jetant l’alarme dans le village déjàcalfeutré pour la nuit.

À l’exception de deux ou trois d’entre eux,qui habitaient le village même, tous se rendirent chez les Roubionqui tiennent l’auberge à l’enseigne du Soleil-Noir, au coin de laplace de la Mairie et de la rue Neuve.

À l’auberge, la confusion fut complète.Pendant que les uns réclamaient des chambres, ou tout au moins unlit, une paillasse, les autres s’excitaient mutuellement sur ledanger qu’ils avaient couru.

L’opulente Mme Roubionessayait de contenter tout le monde, mais y parvenaitdifficilement. Un matelas faillit être mis en pièces. Quand, tantbien que mal, chacun fut casé, il se présenta un dernier voyageur,le front caché sous un bandeau. C’était le seul blessé.

– Tiens ! Monsieur Patrice !Vous êtes blessé ? demanda Mme Roubion avecsollicitude, en tendant sa main grasse au nouvel arrivant, un jeunehomme dans les vingt-quatre à vingt-cinq ans, de figure douce etsympathique, aux jolis yeux bleus, à la petite moustache blondesoigneusement relevée en croc.

– Oh ! Une écorchure ! Rien degrave… Demain, il n’y paraîtra plus !… Avez-vous une chambrepour moi ?

– Une chambre, monsieur Patrice… Il mereste le billard, oui !…

– Je prends le billard ! répondit lejeune homme en souriant.

Sur quoi, Mme Roubion allas’occuper de M. Gustave Blondel, commis voyageur en nouveautésd’une des premières maisons de Clermont-Ferrand qui, dans l’office,était en train de faire son lit sur la table, tout en menaçant lapatronne de la peine de mort si elle ne lui procurait,sur-le-champ, un traversin.

– Voyez-vous, belle dame, je suis trèsbien ici, mieux que dans la salle de billard où tous ces bavardsm’empêcheraient de sacrifier à Morphée ! Qu’est-ce qu’ils ontà gueuler comme ça !… De quoi se plaignent-ils ?…Puisqu’ils savent qui a fait le coup, qu’ils le disent !…

En entendant ces mots,Mme Roubion s’empressa de disparaître.

Dans la salle du cabaret, M. Sagnier, lepharmacien, venait d’arriver. Prévenu par le maire, il s’étaithéroïquement arraché aux bras tremblants de la belleMme Sagnier et il apportait ses bons offices. Netrouvant personne à soigner, il en conçut immédiatement une fortméchante humeur et mêla ses propos agressifs aux plus hostiles,affirmant qu’en face de pareils attentats il n’était plus possibleà un honnête homme de vivre, non seulement à Saint-Martin-des-Bois,mais dans tout le pays de Cerdogne.

Sur ces entrefaites, M. Jules – le maire– fit son entrée, suivi du bon docteur Honorat. Ils revenaient dela gare où ils avaient recueilli, de la bouche même des employés,des témoignages ne laissant aucun doute sur l’attentat. Ils étaienttous deux aussi pâles que s’ils avaient couru danger de mort.

– Encore un malheur, monsieur lemaire ! fit Roubion.

– Oui, répondit M. Jules, d’une voixqu’il ne parvenait point à affermir. Heureusement que nous n’avonspoint à regretter d’accidents de personnes !…

Un silence de glace accueillit ces paroles.Et, tout à coup, il y eut une voix qui cria :

– Et les assassins ? Quandest-ce qu’on les arrête ?…

Alors, ce fut une explosion. Il y eut desapplaudissements et des encouragements à l’adresse de celui quiavait ainsi parlé, mais celui-là – un paysan – ayant dit, se tut.Il était rouge jusqu’aux oreilles et son regard fuyait celui deM. le maire.

– La justice est venue ! Si vous lesconnaissez, pourquoi ne les lui avez-vous pas nommés, pèreBorel ? demanda le maire.

Le père Borel n’était point plus bête qu’unautre. Il n’alla pas chercher sa réplique bien loin :

– Sommes pas de la police, fit-il… Nipolicier, ni maire. Chacun son métier !

On ne les sortait pas de là : ça n’étaitpas leur métier ! Au commissaire au juge d’instruction, ilsrépondaient toujours la même chose : « C’est votreaffaire, c’est pas la mienne ! Le gouvernement vous paie poursavoir, gagnez votre argent ! », et autres nargues dumême acabit.

On était encore sous le coup de la réplique dupère Borel, quand Gustave Blondel, écartant tout le monde, seprésenta. Le commis voyageur s’assit sur le billard, et, croisantles bras, regardant bien en face M. le maire, luidit :

– Qu’est-ce qui vous occupe tant que ça,monsieur le maire ? Faut s’attendre à tout, dans un pays où ily a des gens dont le nom commence comme vaurien.

Un murmure de sympathique assentiment etquelques méchants rires s’élevèrent aussitôt ; mais l’effet deGustave Blondel fut coupé net par un incident imprévu. Les rirescessèrent brusquement, et chacun, maintenant, se poussant du coude,regardait s’avancer un nouvel arrivant devant qui on faisait placeavec un ensemble surprenant.

L’individu était vêtu d’un complet de veloursjaune passé à grosses côtes. De hautes guêtres lui montaient auxgenoux. Le col de sa chemise était lâche, laissant à nu un cou detaureau. Un feutre, qui n’avait plus de couleur, rejeté en arrière,découvrait une chevelure rousse, épaisse et inculte. La figureétait extraordinairement énergique et calme. Les yeux vertsregardaient l’assistance avec tranquillité et ennui. Les membresétaient trapus, les épaules étaient carrées, le dos un peu voûté,les mains dans les poches. Une impression saisissante de forcebrutale au repos, mais en éveil, se dégageait de ce redoutablepersonnage.

Il s’avança de son pas égal, au milieu d’unsilence de mort, jusque sous le nez du commis voyageur qui leregardait venir, et il avait certainement entendu ce que celui-civenait de lancer au maire, car il lui jeta de sa voix rude etsourde, où l’on sentait de la colère domptée :

– Vautrin, Vauriens ! C’estça que tu veux dire, mon gros ? Ne te gêne pas avec moi, tusais, je ne suis pas susceptible !

Et il continua son chemin du côté de lacheminée où se trouvait M. le maire.

– Bonsoir, monsieur le maire !

– Bonsoir, Hubert…

Et M. Jules dut serrer la maintendue…

L’homme s’installa carrément au coin de l’âtredans lequel on venait d’allumer une flambée et commanda un verre deblanc que Roubion s’empressa de lui servir. Il vida le verre,s’essuya les lèvres d’un coup de sa manche, et, tourné versBlondel :

– En voilà encore un, monsieur le maire,qui n’a pas digéré le dernier ballottage !… Seulement, mongros, faudrait voir… Ça va bien en réunion électorale de se traiterde crapules… Maintenant, faudrait se fiche un peu la paix… S’pas,m’sieur le maire ?

M. Jules, très embarrassé, fit entendreun grognement inintelligible.

Le commis voyageur n’avait pas bougé. Ilcontinuait à regarder l’homme roux aux yeux verts avec obstinationet déplaisance. Hubert se leva et, tendant la main àBlondel :

– Allons ! sans rancune !Chacun travaille pour son patron, quoi !… Toi, pour le roi,moi, pour le président de la République ! Si jamais t’asbesoin d’un bureau de tabac !…

Blondel descendit sans se presser du billard,haussa les épaules, tourna le dos et gagna l’office.

– Monsieur le maire, fit Hubert, d’unevoix sourde, je vous prends à témoin : voilà comment on traiteici les bons républicains ! Mais il me revaudra ça auxprochaines élections ! Rien de perdu… Je marque tout sur mespetits papiers, bien que je sache pas écrire !… Vous entendez,vous autres, qu’aviez l’air de rigoler, tout à l’heure…

Le cynisme avec lequel il mettait, d’un mot,le maire de son côté, comme si celui-ci, après les promiscuités duvote, devenait nécessairement son complice et son ami, faisaitcouler des gouttes de sueur au front dénudé de M. Jules.

L’homme jeta quatre sous sur la table etretourna à la porte de son pas tranquille. Quand il fut sur leseuil, il se retourna :

– Je vas retrouver les frères !dit-il… À propos, je reviens du tunnel ! J’ai vu ledégât ! C’est un sacré gredin qui a fait le coup : je ledirai à Élie et à Siméon tout à l’heure. Faudra bien tout de mêmequ’on trouve le bougre qui nous fait des coups pareils. La vien’est plus tenable pour les honnêtes gens !

Et il disparut sous le trou noir de lavoûte.

Aussitôt, la salle se vida, comme si le départde l’homme eût rendu à tout ce monde la liberté de mouvements, cedont chacun profitait pour fuir un endroit où pareille visitepouvait se renouveler.

Roubion et sa femme, aidés des domestiques,fermèrent les portes avec grand soin, celle de la voûte et celle ducabaret donnant directement sur la rue.

Il ne resta plus, dans la salle, que le jeunePatrice à qui les patrons avaient souhaité bonne nuit. Cependant,bien qu’il fût seul, en face de son billard, il entendait du bruità côté de lui. Il se rendit compte que quelqu’un se déshabillaitdans l’office dont la porte était fermée, mais qui communiquaitencore avec le cabaret par la petite fenêtre, restée ouverte, dupasse-plats. Et il reconnut tout de suite la voix du commisvoyageur qui, penché à cette ouverture, lui disait :

– Bonsoir, monsieur Patrice ! Sivous avez besoin de quelque chose, vous m’appellerez par là !…Hein ! On se croirait à confesse !…

Tous ces détails ne devaient plus jamaisquitter la pensée de Patrice, mais alors il n’en soupçonnait pasl’importance.

Il répondit poliment à Blondel et se hissa surle matelas qu’on lui avait jeté sur le billard ; quand ilsfurent couchés tous deux, la conversation s’engagea :

– Comment n’êtes-vous pas allé coucherchez votre oncle ? demandait Blondel.

– J’ai frappé à sa porte et j’ai appelé.Tout le monde dormait déjà bien sûr ! Je n’ai pas voulu lesréveiller.

– Mademoiselle Madeleine vabien ?

– Mais je l’espère, merci.

– C’est pour quand, les noces ?

– Vous le demanderez à mon oncle.

Blondel comprit qu’il avait été indiscret. Ilchangea de sujet et ils arrivèrent tout de suite à parler del’attentat et des derniers crimes que le commis voyageur mettaitcarrément sur le dos des frères Vautrin.

– Oh ! fit Patrice, àClermont-Ferrand, comme ici, on est bien d’avis qu’on ne peut pastout expliquer avec les Trois Frères.

– Avec les Trois Frères et lasœur on explique tout, fit le commis voyageur.

– Ce qui est tout à fait incroyable,insista Patrice, c’est qu’on n’ait trouvé aucune trace desassassins, pas plus chez Camus que chez Lombard.

– Possible, mais il y a une chosecertaine, répliqua l’autre : c’est que, si Camus et Lombardn’avaient pas ouvert leur porte la nuit où on les a assassinés,quand ils ont entendu dans la rue des gémissements et la voix decette petite sauvage de Zoé… ils vivraient encore. C’est la sœurqui les a attirés…

À ce moment, les deux hommes se turent d’unsubit accord. Et ils se dressèrent sur leur séant, l’oreille auxécoutes. Des gémissements venaient de la rue.

– Entendez-vous ? demanda la voixtoute changée de Blondel.

Patrice n’eut même pas la force de répondre.Il entendit le commis voyageur qui se levait, sautait sur lecarreau de l’office et pénétrait avec de grandes précautions dansla salle de billard :

– On dirait qu’on assassine quelqu’underrière la porte !…

Patrice, dont le métier était celui de premierclerc de notaire de son père, rue de l’Écu à Clermont-Ferrand,avait toujours montré un naturel assez timide. C’est en frissonnantqu’il se laissa glisser de son billard. La gorge serrée, le fronten sueur, il admira le courage de Blondel qui se rapprochait de laporte du cabaret donnant sur la rue et derrière laquelle s’étaientfait entendre les gémissements.

Le commis voyageur avait passé son pantalon,mais avait gardé son mouchoir sur la tête en guise de bonnet decoton.

Le gros garçon, nu-pieds, la chemise de nuitlâche au-dessus de la ceinture, et les deux bouts de son mouchoiren cornes au-dessus du front, était parfaitement grotesque.Cependant, Patrice ne songea pas à en rire.

Les gémissements brusquement s’étaient tus.Blondel et Patrice se regardèrent en silence, à la lueur lugubred’une lampe dont on avait baissé la mèche au-dessus du billard.Tout le drame mystérieux dont Camus et Lombard avaient été victimesleur passait devant les yeux. C’est ainsi que, pour ces deuxmalheureux, l’affaire avait commencé : par desgémissements.

Et soudain, ils tournèrent la tête. La portede l’escalier conduisant à l’étage supérieur venait d’être poussée,et Roubion, un revolver au poing, apparaissait.

– Avez-vous entendu ? fit-il, dansun souffle.

– Oui.

Roubion était un grand gaillard taillé, commesa femme, en colosse. Il tremblait comme une feuille. Tous troisrestèrent un instant debout, derrière la porte de la rue, penchéssur le silence de la nuit villageoise que rien ne venait plustroubler.

– Nous nous sommes peut-êtretrompés ! émit Roubion dans un soupir et après beaucoupd’hésitation.

Blondel, qui avait reconquis tout sonsang-froid, secoua la tête, négativement.

– On verra bien !… fit-il.

– Quoi ?… Vous n’allez pas ouvrir,peut-être ! protesta l’aubergiste.

Blondel ne répondit pas et s’en fut tisonnerl’âtre qui rendit quelque éclat. La nuit n’était pas chaude, bienqu’on fût au commencement de la belle saison. Tous trois furentbientôt devant la cheminée où Roubion leur fit chauffer du vin dansune casserole.

– Tout de même, fit entendre le commisvoyageur, si on arrivait à les prendre sur le coup, les bandits,c’est une affaire qui en vaudrait la peine !…

– Taisez-vous, Blondel ! ordonnaRoubion. Ne vous occupez pas de ça… Ça vous porteraitmalheur !

– Certainement, acquiesça Patrice, çan’est pas notre affaire !…

– Rappelez-vous Camus et Lombard !…S’ils n’avaient pas ouvert leur porte…

Blondel, qui était en tournée au moment desdeux crimes, demanda des détails.

Roubion s’en fut encore écouter à la porte etrevint, n’ayant rien entendu, tranquillisé à peu près.

– Voici exactement comment c’est arrivé,expliqua l’aubergiste. Lombard et sa vieille tante, après avoirtout barricadé chez eux comme on le fait tous les soirs maintenantà Saint-Martin, s’étaient couchés. La chambre de Lombard et cellede sa tante étaient au rez-de-chaussée. Le barbier dormaitprofondément quand il fut réveillé par la vieille qui se trouvaitdebout au pied de son lit et qui lui conseillait à voix bassed’écouter ce qui se passait. Lombard écouta. En effet, quelqu’undans la rue se plaignait. C’étaient comme des râles entremêlés depetits cris plaintifs. Lombard se leva et alluma sa bougie et prit,dans le tiroir de sa table de nuit, son revolver. Vous savezcombien on est précautionneux à Saint-Martin, et on n’a pas tortmalheureusement. La tante souffla à Lombard : « Surtout,pour l’amour de Dieu !… N’ouvre pas !… » Lombard,sans ouvrir encore la porte, se décida à parler : « Quiest là ? demanda-t-il, et qui se plaint ? » Une voixlui répondit : « C’est moi, Zoé. Pitié à la maisond’homme ! »

– Qu’est-ce que ça veut dire :pitié à la maison d’homme ? interrompit Blondel.

– Ah ! c’est des expressions à laZoé. Cette petite vit comme une bête, soit dans la tanière de sesfrères, soit dans la forêt, et, comme ses frères parlent entre euxargot, il en résulte pour elle un langage qui n’est pas celui detout le monde.

– Alors, vous voyez bien que c’étaitelle, fit Blondel. Il n’y a pas d’erreur !…

– Attendez ! Il n’était pas plus dedix heures et demie. Malgré l’opposition de sa tante, Lombardouvrit la porte. Il regarda dans la rue. La nuit était claire. Ilne vit rien et en fut bien étonné. Quant aux gémissements, ilss’étaient tus. Craignant un piège, il resta prudemment sur leseuil, appela Zoé, ne reçut pas de réponse, referma bienprécautionneusement sa porte et se recoucha en disant :« C’est encore une farce, il n’y a plus moyen de dormirtranquille à Saint-Martin-des-Bois ! » La tante aussi serecoucha, mais, après cette algarade, ne dormit pas. Elle restaéveillée toute la nuit.

– Oh ! fit Patrice, elle a bien dûs’endormir… Sans cela, elle aurait entendu !…

– Elle jure qu’elle n’a pas fermé l’œil.Et la porte de communication avec la chambre de son neveu étaitrestée ouverte. Au matin, elle se leva, comme à son habitude, etalla pousser les volets de Lombard. En se retournant, elle fut bienétonnée de ne point le voir dans son alcôve. La couverture étaitrepliée, le lit ouvert, comme si Lombard venait de se lever.Stupéfaite, elle ouvrit la porte qui donnait sur le magasin decoiffure et poussa un cri terrible : le corps du malheureuxbarbier se balançait au milieu de sa boutique, pendu à la lyre decuivre qui servait à l’éclairage. On crut d’abord à un suicide,mais le docteur Honorat et le médecin légiste ont dû conclure à unestrangulation qui avait précédé la pendaison.

– Oh ! à une strangulationeffroyable !

– Et si soudaine que le malheureuxn’avait pas eu même le temps de dire « ouf ! », sansquoi la vieille l’eût entendu. Ce qui parut tout d’abord le grandmystère, c’est la façon dont le corps avait pu être transporté dansle magasin et pendu… Il a été établi qu’aucune trace de pas nepouvait être relevée dans le magasin qui, la veille au soir, avaitété sablé à neuf. Enfin, ce qui prouvait bien, dès l’abord, queLombard ne s’était pas pendu lui-même, c’est qu’à côté de lui ne setrouvaient ni chaise, ni escabeau renversés.

– Oui, oui ! déclaraBlondel en hochant la tête, les misérables ont plus d’un tour dansleur sac !… Et pour Camus ?

– Même histoire. Lui aussi entendit aumilieu de la nuit des gémissements et reconnut la voix de Zoé.Camus était l’ami de Lombard ; tous deux étaient les seulsboiteux de la commune, ce qui les avait rapprochés. Il crutl’occasion bonne de découvrir l’assassin du barbier et de vengercelui-ci. Il s’arma et ouvrit sa porte, et, comme l’autre, il nevit rien, il n’entendit plus rien.

Mais, la porte refermée, il ne se coucha pas.Prudent, il alluma toutes les lampes de son magasin, et, lerevolver à sa portée, se mit à la caisse où il entama des travauxde comptabilité. Sur quoi, il avait ordonné à son petit commis,l’enfant que vous connaissez, de s’aller coucher. Or, au matin, enrentrant dans le magasin, le commis poussait un cri déchirant. Sonmaître était pendu à la tige de fer qui soutient au plafond lemètre avec lequel il mesurait le drap aux clients ! Lerevolver était toujours sur la caisse. On n’avait pas touché à lacaisse. La gorge de Camus portait les mêmes terribles marques destrangulation qu’on avait relevées sur Lombard. Et, dans la demeuredu tailleur comme chez le barbier, il fut impossible de découvriraucune trace de pas, aucune empreinte permettant uneexplication plausible de la marche du crime… On a dit et l’ondit encore : les Vautrin !… les Vautrin !… Ehbien ! ce sont eux qui ont amené la petite Zoé au juged’instruction. Celle-ci n’a pas eu de peine à prouver qu’elle setrouvait loin du crime au moment où il se commettait, et qu’onavait certainement imité sa voix.

– Et où était-elle donc ? demandaBlondel.

– Elle aidait la bonne de M. lemaire à laver la vaisselle. Il y avait un grand dîner chezM. Jules.

– Voilà un bel alibi ! ricana lecommis voyageur.

– Monsieur Blondel, vous êtes aveuglé parla politique !

Et Roubion leur versa encore du vin chaud.

– Et les Vautrin ? Est-ce qu’on lesa interrogés ?

– Le juge a voulu les interroger. Ils luiont fait répondre que la petite Zoé avait parlé pour toute lafamille et que, quant à eux, ça n’était pas à leur âge qu’ilscommenceraient à avoir affaire à la justice de leur pays. Puis ilsont fait parvenir à M. de Meyrentin, le juged’instruction, un extrait de leur casier judiciaire qui, en effet,est vierge, et ils l’avaient accompagné de cette mention :« Faut nous f… la paix, S. V. P… »

– Quel toupet ! s’exclamaBlondel.

– Écoutez ! interrompit Patrice.

Les gémissements avaient recommencé. Ilsfurent debout tous trois.

Patrice flageolait sur ses jambes molles, etil faillit se laisser tomber, en percevant distinctement,extraordinairement distinctement, la phrase fatale :« C’est moi, Zoé ; pitié à la maisond’homme ! »

Roubion, la main crispée sur son revolver,était d’une pâleur de cierge. Blondel dit, à voix basse :

– C’est bien la voix de Zoé. Il n’y a pasd’erreur, je la reconnais.

Et il se glissa derrière la porte.

Les gémissements s’étaient encore rapprochés.C’était comme si, maintenant, on les avait dans l’oreille, comme siquelqu’un, qui eût été tout près, tout près, vous les eût souffléstout bas… ; on entendait le bruit d’une haleine oppressée etl’étrange phrase désespérée Pitié ! Pitié à la maisond’homme !

Blondel se retourna d’un bond et courut auxqueues de billard. Il en prit une par le petit bout.

– Ah ! non !… N’ouvrezpas ! N’ouvrez pas !… bégaya l’aubergiste. C’est le coupde Lombard et de Camus !… C’est comme ça qu’on les aassassinés !… N’ouvrez pas ! ou nous sommesperdus !…

Il râlait ses mots et il avait un teltremblement dans sa peur qu’il dégoûta Blondel.

– Ah ! Il n’y a donc que des lâchesdans ce pays-là ! De deux choses l’une… ou bien c’est qu’onl’assassine, la petite… ou bien c’est les autres qui se fichent denous !… Enfin, ajouta-t-il en s’essuyant fébrilement du reversde sa manche de chemise la sueur qui coulait de son front, c’estpeut-être bien l’Hubert qui vient prendre sa revanche… Mais noussommes trois, hein !… Et vous, avec votre revolver, pèreRoubion.

– N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas !répétait Roubion.

Maintenant on eût dit que Zoé sanglotaitderrière la porte.

– Il faut tout de même savoir ce quec’est ! protesta Blondel, toujours armé de sa queue debillard.

Alors il questionna d’une voixforte :

– Qui est là ? Qui est-ce quipleure ?… C’est toi, Zoé ?…

Les sanglots se changèrent en véritablesrâles.

Brusquement, il fit sauter le verrou et tournala clef de la porte :

– Où qu’ils sont, les bandits ?gronda-t-il… et il avança la tête…

Enfin il se planta sur le seuil avec sa queuede billard.

Ce coin de la rue Neuve était bien éclairé parla lumière du réverbère, au coin de la place de la Mairie.Cependant, Blondel ne distinguait rien et les gémissements, denouveau, avaient cessé. D’un signe, il appela Patrice et Roubion.Ils le rejoignirent, surmontant l’insupportable angoisse dont ilsavaient honte maintenant.

Au fond, ils ne se pardonnaient point d’êtresi lâches. Blondel l’avait dit : ils étaient trois… sanscompter que toute l’auberge était pleine de voyageurs quiaccourraient au premier appel ; il fallait, du moins,l’espérer.

– Est-ce que vous voyez quelquechose ? leur demanda le commis voyageur. Moi, je ne voisrien.

– Non ! Rien !… On ne voitrien !… Il n’y a rien !

– Tenez ! Attendez une seconde quej’aille jusqu’au coin de la ruelle… là…

– Monsieur Blondel, vous aveztort !… Vous avez tort !…

Mais l’autre était déjà dans la rue. Il nefaisait pas de bruit, marchant nu-pieds sur le pavé, et il seglissa ainsi jusqu’au coin de la ruelle de gauche, dans laquelle,sans s’y risquer, il regarda et écouta… Et puis il revint et s’enfut vers la droite, jusqu’au coin de la place de la Mairie.

La lueur du bec de gaz agitait l’ombreformidable de Blondel, toujours armé de la queue de billard, sur lemur d’en face… Un silence incompréhensible après les plaintes detout à l’heure pesait sur le village, et cela paraissait à Patriceplus effrayant que les gémissements eux-mêmes. Ces gémissements, onavait dû les entendre des maisons voisines : en face chez lesBouteiller et aussi chez Mme Godefroy, la receveusedes postes, mais rien n’avait remué de ce côté. La peur, quirégnait en maîtresse à Saint-Martin-des-Bois, n’ouvrait plus auxbruits de la nuit.

On referma la porte du cabaret. Dans le mêmemoment, Mme Roubion, plus morte que vive, rejoignitson mari et les deux voyageurs. Elle aussi avait entendu desbruits, mais jamais elle n’eût pensé que Roubion auraitl’imprudence de laisser ouvrir la porte. Et elle l’entraîna, lepoussant dans l’escalier, à coups de poing, emportant la clef de laporte de la rue pour être sûre qu’on ne rouvrirait point.

Quand il ne les entendit plus, Blondel setourna du côté de Patrice qui ne savait quelle contenancetenir.

– Mon petit, lui dit-il, vous êtes tropimpressionnable, vous ne pourrez plus dormir ici. Moi, ceshistoires-là, voyez-vous, ça me fait rire. On découvre comme ça destas de coïncidences une fois que les choses sont passées, et lesVautrin sont capables de tout ! Je les ai vus à l’œuvre auxélections dernières ! Il ne s’agit que de les connaître. S’ilsveulent se frotter à moi, qu’ils y viennent ! C’est moi quivais dormir derrière la porte, à votre place, sur le billard. Jeles attends.

Patrice répondit, un peu honteux :

– Nous ferions peut-être mieux de ne pasdormir du tout !

Mais l’autre avait déjà empoigné lescouvertures de Patrice et les transportait dans l’office. Et ilrevint avec ses affaires à lui qu’il jeta sur le billard.

Patrice le laissait faire, pas mécontent dutout de s’éloigner de la rue et de cette porte contre laquelle illui semblait entendre encore, par instants, des frôlements.

Ils burent encore un bol de vin fumant, seserrèrent la main en se souhaitant bonne nuit. Patrice voulaits’excuser, ne trouvait pas les mots, avait peur de passer pour unlâche. L’autre le poussa :

– Allez donc ! Allez donc, mon petitgars !

Puis Blondel grimpa sur le billard enbougonnant :

– V’là comme on vous élève les garçons,maintenant ; on en fait des demoiselles !

La tête sur l’oreiller, il alluma unecigarette dont il envoya la fumée au plafond. Par la petite porteentrouverte du passe-plats, Patrice le voyait parfaitement. Leclerc de notaire, sur son matelas disposé sur la table de l’office,était couché de telle sorte que sa tête se trouvait au niveau de latête de Blondel, sur le billard. Et, tout à coup, ce que vitPatrice, par le petit carré du passe-plats, le remplit d’une tellehorreur que ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

 

Il continuait simplement de voir la figure deBlondel, mais quelle figure ! La hideuse épouvante ne s’étaitjamais imprimée au masque d’un homme en traits plus atrocementbouleversés. Les yeux désorbités, la bouche ouverte mais incapablede laisser échapper aucun son, toute la physionomie affreusementcrispée, Blondel fixait le plafond, sans faire un mouvement.

Patrice ne pouvait voir ce que voyait Blondel,et, si épouvanté qu’il fût lui-même, sa terreur n’était que lereflet de la terreur de l’autre.

Patrice tenta un mouvement pour se lever… Oui,il eut encore cette force et aussi cette bravoure, car il lui enfallait pour remuer… et il devait se passer du côté du plafond del’autre pièce quelque chose d’abominable et sa propre sécurité luicommandait de ne point bouger.

Le geste qu’il fit fut-il perçu ?…Voulait-on l’annihiler d’épouvante à son tour ?… Mais, du côtédu plafond de l’autre pièce, il entendit une voix qui râlait,formidable, son nom… oui… oui… son nom… Patrice !… Etcela certainement était un ordre affreux !… une menace qui leclouait à sa place !

Cette fois, il ne bougea plus et, les yeuxpleins d’horreur, il continua de regarder le petit carré dupasse-plats où s’encadrait le visage épouvanté et comme hypnotiséde Blondel…

Et tout à coup, le jeune homme vit descendredans ce petit carré, du haut du plafond qu’il ne pouvaitapercevoir… vit descendre deux mains crispées au-dessous de deuxmanchettes qui faisaient deux taches blanches très nettes dans lapénombre… deux bras terribles qui s’abattirent sur Blondel, quil’agrippèrent à la gorge et qui remontèrent vers le plafond aveccette gorge prisonnière.

Et Blondel n’avait même pas fait ouf ! Satête déjà se renversait, sa tête dont Patrice ne devait plus jamaisoublier les yeux désorbités comme prêts à jaillir, énormes, de lagaine des paupières.

Soulevés par les mains assassines, la tête,puis tout le haut du corps, disparurent de l’encadrement dupasse-plats ; puis ce furent les jambes qui quittèrent lebillard et montèrent, pendantes et parallèles, vers leplafond !…

Horreur !… Horreur !… Ah !crier !… Crier ! Patrice ne le peut pas !… Il ne lepeut pas !… Parce qu’il a trop peur ! Oui !… Il estlâche !… Il est lâche !… Ah ! remuer… fuir… courir…Les jambes de Patrice sont en plomb, en plomb !… Ah ! ilparvient à en allonger une hors du lit… une seule, sans bruit… Maisqu’est-ce qu’il peut faire avec une seule jambe hors du lit ?…Et il sent bien qu’il n’aura jamais la force de sortir l’autre…S’il pouvait sortir l’autre… et se sauver… se sauver sur ses jambesde plomb !… Mais encore, dans un souffle rauque, là-bas, ducôté du plafond, il y a un ricanement monstrueux, dans lequel ilentend très distinctement prononcer son nom :Patrice !…

Du coup, l’autre jambe est venue, et le voilàmaintenant, les pieds par terre, sur les carreaux, mais les reinscollés à son matelas… Oui, son nom prononcé là-haut, du côté duplafond, l’a collé irrémédiablement contre le lit improvisé…Pourquoi a-t-on prononcé son nom ?

L’homme du plafond sait évidemment,évidemment… absolument qu’il est là, lui, Patrice, puisqu’ill’appelle par son nom et, bien charitablement, l’avertit de ne pasbouger.

… Alors, il ne bouge pas… Il obéit…

… Et du coup, le souffle s’est tu… L’haleineénorme venue du plafond… on ne l’entend plus !… On ne l’entendplus !

… Et on ne voit plus rien au-dessus dubillard, par la petite fenêtre du passe-plats…

Si ! Si !… il revoit quelque chose,quelque chose qui revient, qui redescend un peu… les deux piedsde Blondel qui se balancent !…se balancent… et puiscessent peu à peu leur mouvement de pendule… et restent enfinimmobiles, la pointe en bas…

Il n’y a plus, maintenant, dans la salle decabaret du Soleil-Noir qu’un profond silence, ces deux piedsimmobiles au-dessus du billard, et, dans l’office, PatriceSaint-Aubin évanoui.

… Et peut-être encore l’assassin.

Car, s’il est entré quand on a ouvert la portede la rue, il faut bien maintenant qu’il sorte.

II – LA PLUS ÉTRANGE PISTE DU MONDE

On est matinal au village. Ce matin-là, leshabitants de Saint-Martin-des-Bois mirent le nez à leurs fenêtresplus tôt encore que de coutume. Ils avaient hâte de savoir au justela cause de tout le tumulte de la nuit. Ils eurent tôt faitd’apprendre l’attentat du pont de la Cerdogne, et déjà ons’interpellait de porte en porte quand on vit courir comme un fou,du côté du cours National, le grand Roubion. C’est en vain qu’onvoulut l’arrêter et l’interroger. Alors on le suivit jusqu’à laporte de M. le maire où il sonna à tour de bras. M. Julesse montra à sa fenêtre, encore tout ensommeillé. Il aperçut Roubionéperdu et descendit lui ouvrir. Trois minutes plus tard, ilsressortaient tous les deux et M. Jules avait l’air aussiterriblement affairé que le grand Roubion. Ils marchèrent à grandspas, sans répondre à personne, du côté du Soleil-Noir. Une dizainede villageois les y accompagnèrent, faisant des recrues en route.Mais tout le monde fut consigné à la porte de l’auberge, où lemaire et Roubion entrèrent par la grande voûte.

Presque en même temps survenait le bon docteurqu’un domestique du Soleil-Noir était allé chercher. Le docteurHonorat pénétra dans l’auberge ; mais le domestique resta avecles curieux et les renseigna. C’est ainsi que l’on apprit àSaint-Martin-des-Bois que Blondel, le commis voyageur, venaitd’être trouvé pendu comme Lombard et Camus. Tout le village – ainsicontinuait-on à désigner Saint-Martin-des-Bois, mais en réalitéc’était un gros bourg qui avait pris un développement tout natureldepuis le passage de la ligne de Belle-Étable – tout le village futbientôt devant l’auberge, emplissant la rue Neuve.

Pour éviter cette foule qui était maintenuedevant la porte du cabaret par l’appariteur – le père Tambour,comme on l’appelait –, les voyageurs qui avaient hâte de quitterl’auberge et le pays partirent par-derrière, du côté de l’écolecommunale, et c’est par là aussi que sortirent le maire et Roubion,trois quarts d’heure plus tard, se rendant par un chemin détourné,à la gare où ils allaient attendre M. Herment du Meyrentin, lejuge d’instruction de Belle-Étable.

Celui-ci devait arriver au train de six heureset demie, prévenu dans la nuit du nouvel attentat sur la ligne deSaint-Martin à Moulins. Les trains, jusqu’à la réfection de laligne, n’iraient pas plus loin que Saint-Martin.

En attendant l’arrivée du juge, le maire etRoubion se promenèrent sur le quai, la tête basse, les mainsderrière le dos, se communiquant leurs pensées d’une voix sourde,comme s’ils redoutaient d’être écoutés et épiés.

Sur ces entrefaites arriva le docteur Honoratqui se joignit à eux, leur apprenant qu’il venait de faireaccompagner Patrice, dont l’état ne donnait plus aucune crainte,chez son oncle, le vieux Coriolis Saint-Aubin. Patrice était restécomme hébété, se contentant de secouer la tête à toutes lesquestions qu’on lui avait posées.

Quant au corps de Blondel, on l’avait couchésur le billard, en y touchant le moins possible. Le docteur n’avaitvoulu faire aucune constatation avant l’arrivée du juge. Il avaitcommandé le repos pour Patrice. C’était au juge également àl’interroger et à personne d’autre…

– Vous avez bien fait ! obtempéraM. Jules. Du reste, d’après ce que j’ai pu comprendre à sesmonosyllabes et à ses gestes, il n’a pas vu l’assassin.

Le bon docteur Honorat dit :

– Qu’il ait reconnu ou non les assassins,et même s’il ne les a pas vus, j’espère qu’après ce qui s’est passéhier soir entre Blondel et Hubert, on ne les ménagerapas !…

– Le juge fera ce qu’il voudra, répliquaM. Jules, assez énervé.

– Le juge est dans la main du député.Vous verrez qu’ils y couperont encore ! gémit Honorat.

Le maire les arrêta tous les deux, Honorat etRoubion, et leur prenant à chacun un bouton de leurpaletot :

– Il faut que vous sachiez une chose,c’est que l’on a découvert des traces qui ne peuvent pas avoir étéfaites par les Trois Frères !…

– Lesquelles donc ?

– Celles du cou !d’abord !…

– Ah ! Bah ! gronda Honorat.Vous me la baillez bonne ! Je les ai vues, moi, les empreintesdu cou !…

– Vous n’avez rien vu !…

– Vous dites !

– Ah ! le juge doit vous en parleraujourd’hui, et Roubion taira sa langue. J’en ai assez à la fin deme voir jeter dans les jambes : les Vautrin ! lesVautrin !… Non ! Docteur, vous n’avez rien vu !…

– Mais j’ai été le premier à examiner lecou de Lombard et celui de Camus.

Le maire l’interrompit :

– Soit dit sans vous offenser, si vousaviez pris le temps de les examiner, comme l’a fait le médecinexpert qui a été commis ensuite, vous vous seriez aperçu que lesterribles marques de strangulation étaient faites àl’envers !

– Comment ? Àl’envers !

– C’est tellement incroyable,continua M. Jules, que ça n’est pas étonnant que vous nel’ayez pas remarqué. Vous avez vu l’empreinte des doigts, et celavous a suffi : « Crime, strangulation ». Commentremarquer que l’empreinte du pouce se trouvait en bas etcelle des autres doigts au-dessus ? Pour cela, il eût falluimaginer que le crime avait été commis par l’assassin la têteen bas !

Le docteur et Roubion regardèrent le maire,comme si celui-ci était devenu subitement fou. Honorat finit parhausser les épaules :

– Si je n’ai point fait ces remarques,c’est qu’apparemment je les jugeais inutiles. La strangulation parles doigts était certaine. Mais jamais je n’aurais imaginé, eneffet, que le crime avait été commis par l’assassin la tête enbas ; il était plus facile et plus simple de voirl’assassin s’approcher, par-derrière, de sa victime et luirenverser la tête en arrière !

– Proposition rejetée par les résultatsde l’enquête, émit rudement M. Jules.

– Alors quoi ?… demanda timidementRoubion.

– Alors, fichez-moi la paix avec lesTrois Frères ! Est-ce que vous les avez jamais vus marcher latête en bas ?…

Roubion et le docteur se regardèrentencore.

– Ah ! çà mais ! Qu’est-ce quevotre juge d’instruction cherche donc ? Et que croit-ildonc ? questionna le bon docteur Honorat, les brascroisés.

– Vous allez le lui demander !répondit le maire.

En effet, le train entrait en gare.

La première personne qui en descendit futM. Herment de Meyrentin. Il sauta sur ses courtes jambes etsembla rouler tout de suite vers les autorités qui l’attendaient.Il était rond comme une toupie. Il avait une bonne figuresympathique que réjouissait un petit nez en trompette, et aussi lesentiment de sa haute responsabilité dans toute cette affairecriminelle de Saint-Martin-des-Bois. Derrière lui suivaitpéniblement le greffier, un long dégingandé vieil homme, touthabillé d’une immense redingote dans laquelle ilboitait.

Le maire, Roubion, le docteur étaient déjà surle juge qui tourna deux ou trois fois sur lui-même avant des’arrêter. Il ne leur laissa pas le temps de placer un mot. Ils’accrocha au maire :

– Dites donc, monsieur Jules ! Vousne m’aviez pas dit ça ! À ce qu’il paraît qu’il y a unedizaine d’années, on a trouvé tous les chiens pendus dans votrepays ?…

– Oui, monsieur le juge, maispermettez-moi…

– Est-ce vrai ? oui ounon ?…

– Nous avons une grave nouvelle…

– Il n’y en a pas de plus grave quecelle-là !… Est-ce vrai, oui ou non ?…

– C’est vrai !…

– Et on n’a jamais su comment ?…

– Non, monsieur le juge…

– Car, enfin, ces chiens ne s’étaient paspendus tout seuls !

– Non, monsieur le juge… Monsieur lejuge, on a encore assassiné quelqu’un !…

– Hein ?…

– Oui, Blondel, le commis voyageur deClermont-Ferrand, a été trouvé pendu, cette nuit, chez Roubion…

Le juge les regarda :

– Tonnerre !… fit-il… et il se mit àtourner :

– Venez !…

Ils le suivirent. Tous montèrent dansl’omnibus du Soleil-Noir qui venait d’arriver et où ils setrouvèrent seuls. Là, avant toutes choses, M. Herment deMeyrentin tendit un papier à M. Jules et lui dit :

– Lisez tout haut !

M. Jules lut. C’était un dernier mot dumédecin légiste qui disait :

« Les blessures à la gorge de Lombard etde Camus se présentent telles que si elles avaient été faites parquelqu’un qui eût marché la tête en bas ! »

Et la note se terminait ainsi :

« Imaginez que l’assassin soit venuau-devant de sa victime, non point en marchant sur le plancher,mais en marchant sur le plafond, et vous aurez cetteblessure-là ! »

– Hein ? Qu’est-ce que je vousdisais l’autre jour ? Je ne l’ai point inventé ! fitM. de Meyrentin en reprenant sa note d’un petit gesteorgueilleux.

M. Jules soupira. Le docteur et Roubionbaissèrent les yeux, ahuris, consternés. Le greffier se gratta lebout du nez qu’il avait long et antipathique.

Cinq minutes plus tard, tous quatrepénétraient dans le cabaret dont les fenêtres étaient restéescloses et derrière les auvents desquelles on entendait la rumeurd’une foule impatiente.

On avait allumé les deux lampes du billard. Lapremière chose que M. de Meyrentin vit, en entrant, fut,sur le billard, le corps inanimé de Gustave Blondel, le commisvoyageur en nouveautés de Clermont-Ferrand, l’un des agentspolitiques de M. le comte de Montancel, qu’il connaissaitbien. Il se pencha sur le cadavre.

M. de Meyrentin constata tout desuite à la gorge du malheureux garçon les terribles empreintes, lesmarques de strangulation à l’envers dont Lombard et Camusétaient morts.

Aussitôt il se redressa, assura son lorgnonsur son petit nez en trompette et regarda en l’air.

Que regardait-il ? Tous les yeux avaientsuivi la direction des siens. Mais on ne distinguait rien au-dessusdes lampes à abat-jour.

– Ouvrez les fenêtres ! ordonnaM. Herment de Meyrentin.

Roubion et les domestiques se précipitèrent.Les volets furent poussés. Le jour entra à flots et cent têtes sepressèrent aux fenêtres et à la porte pour voir. D’abord, ce furentdes cris et des plaintes sur le sort du pauvre Blondel dont onapercevait le corps sur lequel on avait jeté un drap. Et puis ons’aperçut que le juge regardait en l’air. On fit comme lui.

Et chacun vit ce que voyaitM. de Meyrentin qui, les bras étendus, la bouche ouverte,n’avait cessé de fixer le plafond.

Ce ne fut qu’un cri :

– Des pas au plafond !

III – LA GIFLE DANS LA RUE ET LE BAISERPENDANT L’ORAGE

Oui, des pas, dans leur dessin parfait,apparaissaient sur la blancheur plâtrée du plafond.

Ces pieds allaient, venaient, retournaient àleur point de départ et revenaient jusqu’à la tige de métalsoutenant les lampes du billard où le malheureux commis voyageuravait été trouvé pendu !

Aux bruits, aux cris de tout à l’heure, avaitsuccédé presque instantanément un silence de stupeur. Et puis,quelques réflexions montèrent de la foule penchée aux fenêtres,pendant que M. de Meyrentin, toujours immobile, necessait de considérer cette piste qui était bien la plus étrangepiste du monde.

– C’est-y que les assassins marcheraientcomme des mouches ? disait l’un.

– Pisqu’on ne trouvait jamais leurstraces par terre, fallait bien qu’y marchent quéqu’part !faisait entendre la mère commère Toussaint, toujours arrivée lapremière aux événements.

Sur un signe du juge, le père Tambour fermales fenêtres.

Alors, on écarta un peu le corps de Blondel,et M. de Meyrentin monta sur le billard. Longuement ilexamina les empreintes du plafond.

C’était un pied long, au talon fort, au grosorteil développé. Ces détails étaient visibles, bien que les piedsne se fussent point posés là tout nus, mais habillés dechaussettes. L’homme qui s’était promené au plafond avaitpris la précaution, pour ne point faire de bruit, de retirer seschaussures : et il les avait certainement enlevées avantd’entrer dans la maison, car les chaussettes s’étaient imprimées auplafond, tout humides encore du terreau noir sur lequel, dehors, ilavait dû marcher.

Par places, on distinguait le treillis degrosse laine et les raccommodages. M. de Meyrentin lesindiquait du doigt à M. Jules. Les reprises, au lieu d’êtrecorrectement faites, présentaient un grossier surjet très spécial,espèce de pièce rapportée au talon, ronde et large comme une piècede cent sous, et surjetée à la diable tout autour.

– Farce ou non, fitM. de Meyrentin, avec une trace pareille, celui qui l’alaissée le paiera de sa tête !…

Et il sauta sur le plancher où il fitplusieurs tours sur lui-même, tant il était content.

– Messieurs ! annonça-t-il le plussérieusement du monde. Nous allons chercher l’Homme qui marchela tête en bas !

– Comment qui fait pour boire ?interrogea à mi-voix Michel, le conducteur de la diligence desBois-Noirs, qui venait d’arriver et dont on entrevoyait lacasquette prudemment penchée à la porte de l’office.

Heureusement, le juge ne l’entendit pas. Ilavait demandé à Roubion s’il n’y avait point, quelque part autourde l’auberge, du terreau noir. Roubion le conduisit sur lesderrières du bâtiment, du côté de l’école communale, et, là, ilspurent relever distinctement, au milieu de la ruelle, les mêmestraces de pas qu’ils avaient vues au plafond. Ces tracess’arrêtaient subitement, entre deux hauts murs sans porte nifenêtre. Il était impossible de comprendre comment ces tracesne se retrouvaient nulle part !

– La farce continue !ricana M. de Meyrentin d’un petit air entendu…Maintenant, allons chez M. Saint-Aubin.

Les autres avaient déjà raconté en détail àM. de Meyrentin comment on avait trouvé Patrice évanouidans l’office, alors que, la veille au soir, il était entendu qu’ildevait coucher sur le billard. Cette sorte de transposition descorps semblait intéresser fort le juge d’instruction.

L’oncle de Patrice, M. Coriolis BoussacSaint-Aubin, habitait la plus importante et la plus anciennepropriété du pays et aussi la plus retirée, à l’extrémité du bourg,presque sur la lisière des bois.

Roubion et le maire avaient pris congé quandM. de Meyrentin souleva le marteau de Coriolis. Lavieille Gertrude vint lui ouvrir. Elle apprit à ces Messieurs queM. Patrice reposait. La bonne femme paraissait toutebouleversée. Le docteur la rassura. Coriolis survint, d’une humeurmassacrante, secouant ses longs cheveux blancs, à peine poli enversle juge, se plaignant qu’on ne le laissât point tranquille avectoutes ces histoires, regrettant amèrement que son neveu fût venule déranger à Saint-Martin sans sa permission.

– Je désirerais voir votre neveu tout desuite ! fit M. de Meyrentin, agacé.

– Il dort.

– On le réveillera.

L’oncle lui tourna le dos. Mais une jeunefille de figure douce et accueillante, et qui avait encore les yeuxrouges d’avoir pleuré, s’interposa :

– Suivez-moi, monsieur le juge…

Quand ils pénétrèrent dans la chambre,Patrice, en proie à un sommeil fiévreux, agitait les bras commepour écarter une épouvantable vision et prononçait des paroles sanssuite. Ils arrivèrent juste pour l’entendre s’écrier :

– Pitié à la maison d’homme !…Pitié à la maison d’homme ! Pourquoi m’as-tu appelé :Patrice !

M. de Meyrentin ne put se retenir detressaillir. Le docteur dit :

– Certes ! Il vaut mieux qu’onl’éveille. Des songes pareils ne peuvent que lui donner de lafièvre.

M. de Meyrentin fit signe au docteurde se taire et écouta encore le sommeil du témoin. Mais Patrice nefit plus entendre que des sons inintelligibles. Le juge se retournavers Coriolis :

– Vous n’attendiez pas votre neveu ?lui demanda-t-il.

– Il prétend qu’il m’avait envoyé dans lajournée un télégramme, je ne l’ai pas reçu… C’est ce qui expliqueque personne ne lui a ouvert quand il est venu frapper cette nuit àma porte.

– Greffier ! ordonnaM. de Meyrentin, allez demander tout de suite àMme Godefroy, la receveuse des postes, si elle n’apas reçu un télégramme pour M. Boussac-Saint-Aubin.

Le greffier se sauva en boitant dans sa longueredingote.

Et Patrice s’éveilla !

M. de Meyrentin attendait ce réveilavec impatience !

Peut-être enfin allait-on savoir. Savoirce que c’était que cette chose qui se promenait dans le plafondavec des mains qui étranglaient !

La première chose que le jeune homme aperçuten rouvrant les yeux fut le doux visage de Madeleine.

À l’instar de son fiancé, elle était blondeavec des yeux bleus. Ils s’aimaient depuis longtemps, depuis que,tout petits, ils s’étaient retrouvés aux vacances chez le pèreSaint-Aubin, rue de l’Écu, dans la capitale du Puy-de-Dôme, car lafille de Coriolis avait été élevée en France, pendant que son pèretravaillait de son négoce au bout du monde, à Batavia, où il tenaitrang de consul pour son pays. Patrice avait vu revenir avec regretd’Extrême-Orient l’oncle Coriolis qui s’enferma avec sa fille danssa propriété de Saint-Martin-des-Bois où il vivait comme un ours.L’oncle ne tenait point aux visites du neveu, et il le lui avaitfait comprendre. Il admettait les futures noces en principe et enavait dit deux mots au vieux Saint-Aubin de Clermont ; mais,en attendant, il exigeait qu’on lui fichât la paix.

Patrice regardait encore, avec une admirationattendrie, Madeleine quand le docteur Honorat prit la parole pourprésenter le juge d’instruction au jeune homme. Puis il luirecommanda le calme et lui ordonna de reprendre, avant tout,possession de ses esprits. Bref, le moment était venu pour Patricede se conduire avec courage et de n’avoir point peur de dire à lajustice tout ce qu’il lui avait été donné de voir et d’entendre. Ily allait de la sécurité de tout le pays.

M. le juge d’instruction sembla approuverces derniers mots d’un hochement de tête.

Or, dans le même moment, le long greffier noirboitillant rentra de sa course. Il était dans un extraordinaireétat de rage.

Ses poings dressés menaçaient on ne savait quiet il parlait si vite qu’on ne comprenait rien à ce qu’il disait.On crut entendre qu’il avait reçu une gifle !

– Une gifle ? interrogea Meyrentinstupéfait.

– Oui ! une gifle !

Et le greffier avait une si drôle de figure endisant cela que Mlle Madeleine ne put se retenir desourire et la vieille Gertrude d’éclater.

– Il n’y a pas de quoi rire !déclara, malgracieux, le greffier. Une vraie gifle à moi ! Àmoi ! Mais ça ne se passera pas comme ça !

– Voyons ! Voyons, monsieur Bombarda(le greffier s’appelait M. Bombarda), dites-nous d’abord commecela s’est passé.

M. Bombarda se frotta la joue, regardaGertrude avec fureur et dit :

– Je revenais de la poste et j’allaisquitter la rue Neuve pour prendre la route. Je marchais le plusvite que je pouvais et je frôlai en passant, oh ! trèslégèrement, un individu qui remontait devant moi et qui semblaitvouloir retenir le trottoir pour lui tout seul. Je le touchai àpeine, je murmurai une excuse, et je continuai mon chemin… quandpan ! je reçus une gifle !… Mais une gifle !…monsieur le juge d’instruction… une gifle qui m’a collé contre lemur… J’en ai vu trente-six chandelles et je m’apprêtais à me jetersur mon agresseur, quand je m’aperçus qu’il avait disparu comme sila terre s’était ouverte sous ses pieds !… Par où était-ilpassé ?… Je le cherchais !… Je criais !… Je lemenaçais. Bien sûr, il ne s’est pas montré, car je lui aurais faitun mauvais parti… Mais quelle gifle à moi !… Tenez, j’en aiencore la joue toute rouge… Mais je le retrouverai, mon homme, et,encore une fois, ça ne se passera pas comme ça !

– Oui ! Oui ! Oui ! fitM. de Meyrentin, pensif… une gifle ! Eh bien !nous en reparlerons !… Pour le moment, monsieur Bombarda,asseyez-vous et prenez vos notes !… Mais d’abord, qu’est-ceque vous a répondu la receveuse des postes ?

– Elle a répondu qu’elle a reçu hier untélégramme pour M. Coriolis et qu’elle l’a donné au domestiquede M. Coriolis qui était entré dans le moment pour y timbrerle courrier de son maître.

– Comment Noël ne m’a-t-il pas donné cetélégramme ? s’écria aussitôt Coriolis, c’est inexplicable. Vadonc le lui demander, Gertrude !

La vieille sortit et revint presque aussitôten se frappant le front d’une main et en agitant de l’autre lepapier bleu d’un télégramme.

– Ah ! ma mémoire !… Ma pauvretête ! faisait-elle, je ne suis plus bonne à rien ! Vousdevriez me jeter à la porte, mon cher monsieur !… Noël m’avaitdonné ce télégramme pour vous le remettre…, je l’ai mis dans mapoche et je viens de m’en souvenir seulement maintenant… Ah !on a tort de vieillir !…

– C’est bon ! fit Coriolis en luiarrachant le télégramme, va-t’en.

Gertrude se sauva. Coriolis lut. Le juged’instruction demanda que la dépêche lui fût communiquée.

– Mais le télégramme de mon neveu vousinquiète donc bien ? interrogea Coriolis.

– Énormément, monsieur, et je vais vousdire pourquoi. Le point de savoir si votre neveu était ou nonattendu à Saint-Martin est d’autant plus important que laquestion se pose de savoir qui on a voulu assassiner cettenuit : du commis voyageur ou deM. Patrice !

Madeleine ne put retenir un cri d’horreur etdevint instantanément aussi pâle que Patrice. Celui-ci reçutl’hypothèse du juge d’instruction comme un coup de massue ; lesang lui bourdonna aux oreilles, et il crut qu’il allait retournerau coma d’où il venait de sortir. Quant à Coriolis, il repoussal’idée que quelqu’un pût assez s’intéresser à son niais de neveupour l’assassiner. Il haussa les épaules et prononça cette phrasemordante :

– Il n’est point mêlé à nos luttesintestines et ne quitte point les jupes de sa mère.

Le docteur regretta à mi-voix queM. de Meyrentin eût pris si peu de précaution vis-à-visd’un malade, et il traduisit toute sa pensée en deuxmots :

– Ménagez-le !

Ce n’était point l’intention d’un juge quiavait dû ménager tout le monde jusque-là et qui trouvait l’occasionbonne de produire une forte impression sur un bon petit jeune hommed’où il espérait tirer enfin quelque chose.

Il mit poliment tout le monde à la porte,excepté son greffier, et resta en face de Patrice quibégayait :

– Me tuer !… Mais je ne connaispersonne ici, et je n’ai pas d’ennemi… monsieur le juge !…

– On s’imagine ne pas avoir d’ennemis,repartit sentencieusement M. de Meyrentin, et c’est dansle moment que l’on se croit le plus en sécurité que l’on est frappédans l’ombre. Dites-moi bien tout ce que vous savez, tout ce quevous avez vu, entendu… et soupçonné. Ayez donc confiance en moi,monsieur Saint-Aubin. Parlez !

Patrice fit aussi exactement que possible etfort minutieusement le récit des événements de la nuit, tels quenous les connaissons. Il avait besoin de s’éclairer lui-même. Aufur et à mesure, du reste, qu’il parlait, l’hypothèse du juged’instruction lui apparaissait plus plausible et il enfrissonnait.

Quand il eut fini, il considéra avec unegrande anxiété M. de Meyrentin. Celui-ci caressait sesfavoris poivre et sel d’une main énervée et ses petits yeuxbrillèrent de colère sous le binocle d’or :

– C’est tout ? fit-il d’un tonsec.

– Je vous ai dit tout ce que j’ai vu etentendu, soupira Patrice.

– Et vous n’en avez pas vudavantage ? Et vous n’avez pas eu, je ne dis pas le courage,mais la curiosité de vous traîner jusqu’à la porte du passe-platspour savoir ce qui se passait dans le plafond !

– Monsieur, j’étais anéanti, etdu moment que je n’avais plus de courage, j’avais encore moins decuriosité.

Mais M. de Meyrentin avait toutesles peines du monde à retenir l’expression de sondésappointement :

– Et vous avez laissé ainsi mourir cepauvre homme !

– Mais, monsieur le juge !…

– À votre place ! continuale juge, féroce… oui, à votre place ! Car l’autre croyait vousavoir pendu, monsieur, tout simplement !… Attendez !… Nevous évanouissez pas… Tout espoir n’est pas perdu… Répondez à mesquestions. Il avait été entendu publiquement que vous deviezcoucher sur le billard ?

– Oui, monsieur…

– Vous étiez entré dans l’auberge avec unbandeau sur le front et, pour se coucher, Blondel s’étais mis, luiaussi, un mouchoir autour du front ?

– Oui, monsieur…

– Êtes-vous bien sûr d’avoir entenduvotre nom prononcé dans le plafond ?

– Hélas ! oui, monsieur, trèsdistinctement…

– Attendez !… Attendez ! Dansl’état où vous étiez, vous ne pouviez pas bien vous rendre compte…Vous parlez d’un souffle énorme, d’une respiration monstrueuse aumilieu de laquelle vous auriez entendu prononcer votre nom :Patrice !… Êtes-vous bien sûr que c’est la respiration quia parlé… car il y avait dans le plafond la respiration et lependu… ; c’est peut-être le pendu, c’est peut-être GustaveBlondel qui, vous sachant à côté de lui, râlait un dernierappel : « Patrice ! »

– Monsieur, c’est invraisemblable. Il eûtappelé : « Au secours ! » et non« Patrice ». Je connaissais peu M. Blondel. Il nem’aurait pas appelé par mon petit nom !

– C’est assez juste, acquiesçaM. de Meyrentin, de plus en plus énervé, carl’interrogatoire du témoin semblait aller à l’encontre d’unecertaine idée qu’il avait depuis quelques jours sur les crimes deSaint-Martin-des-Bois.

– C’est tout à fait juste, reprit-ilaprès un silence… Donc c’est la respiration (je donne ce nom à lachose du plafond que vous n’avez pas vue, mais entendue),c’est-à-dire l’assassin qui parle !… Et l’assassin a unsouffle énorme, ce qui vient évidemment de la difficulté qu’il a àrespirer la tête en bas. Et l’assassin dit :« Patrice ! » Et sur quel ton dit-il« Patrice » ?

– Ah ! monsieur, je crois bien quec’est sur le ton de la haine !

– Voyez-vous ! Et qui donc, dans lavie, vous appelle ainsi de votre petit nom Patrice ?

– Il n’y a que mon père, ma mère, mononcle Coriolis et ma cousine Madeleine.

– Ah !

Un silence important pendant lequel M. lejuge réfléchit en se mordant les lèvres :

– Et, derrière la porte, vous avez bienentendu : « Pitié !… Pitié à la maisond’homme ! »

– Oui, nous avons parfaitement entenducette phrase.

– Et qu’est-ce qu’elle signifie, cettephrase, à votre avis ?

– Mais, monsieur, je n’en saisrien !…

– Ni moi non plus, monsieur !… fitle juge. Et l’assassin avait des manchettes ? Quelle sorte demanchettes ?

– Oh ! je ne saurais rien affirmer.J’ai vu du linge blanc qui dépassait des manches.

– Je voudrais savoir quelle idée vousavez eue en voyant descendre vers la gorge de Blondel ce que vousvoyiez de l’assassin.

– Ah ! à ce moment, je n’avais pasbeaucoup d’idées ; mais tout de même, je me suis rendu compteque c’étaient deux bras qui arrivaient pour étrangler Blondel.

– Vous les avez vus jusqu’où, cesbras ?…

– Jusqu’au coude, au moins.

– Pourriez-vous lesreconnaître ?

– Ma foi, je ne saurais… Les manchesétaient de couleur sombre… Vous savez, il faisait assez peu clairde l’autre côté du passe-plats…

– Ce qui explique qu’il a pendul’autre pour vous-même… Le fait me paraît de plus en pluscertain…, Réfléchissez-y bien. Ne pensez plus qu’à ça !…Aidez-moi de toute votre force, de toute votre intelligence…

– Mais, monsieur, je n’y comprends rien,je n’y comprends rien !…

– Ni moi non plus, monsieur !…

– Mais enfin, monsieur le juge, commentl’assassin est-il entré, comment est-il sorti ?

– J’allais vous le demander, fitM. de Meyrentin en se levant. Ah ! aussitôt que vouspourrez vous lever, et j’espère que ce sera tout de suite, allezdonc faire un tour dans le cabaret et demandez au père Tambour, quien défend l’entrée, de vous montrer de ma part les traces de paslaissées par l’assassin…

– Enfin, il a laissé des traces depas ?… Sur le parquet de la salle de billard, sansdoute ?

– Non, monsieur !… Sur leplafond !

Sur quoi, M. de Meyrentin prit congédu malheureux Patrice qui se mit à pleurer comme un enfant.

Heureusement pour le jeune homme, le vieuxCoriolis et Madeleine parvinrent prestement à le convaincre queM. de Meyrentin était le dernier des imbéciles. L’onclesurtout était furieux contre le juge d’instruction. Jamais lesSaint-Aubin, pas plus ceux de Clermont que ceux deSaint-Martin-des-Bois, n’avaient été mêlés à la politique dontBlondel venait certainement d’être la dernière victime. Rue del’Écu, on faisait de l’honnête notariat, sans plus ; et, d’unautre côté, depuis des années qu’il était revenu de Batavia,Coriolis prétendait ne plus trouver d’intérêt qu’à l’étudepassionnante de la plante à pain, fécule extraordinaire qu’il avaitrapportée d’Extrême-Orient et dont, patriotiquement, il voulaitdoter la France. Ce n’était pas en vivant de cette sorte qu’ilpouvait se créer des ennemis mortels. Si bien que Coriolis et lessiens avaient pu traverser à peu près tranquillement toute cetteaffreuse période où le pays de Cerdogne ne vivait plus que dansl’épouvante. Il était persuadé qu’on ne lui ferait jamais demal.

 

On, pour Coriolis comme pour tous lesautres, c’étaient, bien entendu, les Trois Frères… ; mais illes comblait de ses faveurs… Il ne leur avait jamais présenté laquittance du loyer de la masure qu’ils habitaient au bord du bois…et, comme le manoir où il vivait, lui, avec Madeleine, était assezisolé, il n’avait pas hésité à le faire garder par les troisvauriens. Ça, c’était un trait de génie. Le vieux Coriolis en riaitencore dans sa barbe. Se faire garder par les voleurs !

– C’est plus sûr que par les gendarmes,disait-il à ceux qui s’étonnaient qu’il eût donné le droit auxVautrin de se promener sur ses propriétés avec le fusil surl’épaule.

Le vieux ne chassait pas. C’est comme s’ilavait donné tout son gibier aux Trois Frères qui le lui auraientbien pris sans permission. Et il les payait, par-dessus lemarché !

Mais il avait la paix et on pouvait dormirchez lui sur les deux oreilles !…

Et voilà que cet imbécile de juged’instruction, qui ne connaissait rien aux mœurs de ce pays,prétendait qu’on avait voulu lui tuer son neveu !…

Il le fit lever, son neveu… et vivement, pourlui changer le cours des idées.

Il l’envoya au jardin où Madeleinel’attendait. Coriolis, qui avait hâte d’aller rejoindre sa plante àpain, les laissa seuls. Madeleine, tout de suite, dit àPatrice :

– J’ai bien réfléchi à ce que t’a dit(ils se tutoyaient depuis leur plus jeune âge, comme frère et sœur)cet idiot !… De deux choses l’une, ou l’assassin teconnaissait, ou il ne te connaissait pas. Il te connaissaitpuisqu’il t’appelait par ton nom en te commandant de ne pas bougerde l’endroit où tu étais. Et, te connaissant, comment eût-il pu setromper aussi grossièrement, au moment de t’étrangler et de tependre ? Voyait-on clair dans cette salle debillard ?

– Bien sûr qu’on y voyait assez clair… etla preuve, c’est que j’ai très bien vu la figure de Blondel.

– Alors lui aussi devait la voir ;tranquillise-toi donc, Patrice. Et donne-moi des nouvelles de matante. Ne pense plus à cette affreuse histoire. Tout ça, c’est desvengeances politiques qui ne nous regardent pas.

– Encore les Vautrin, hein ?…

Ils passaient près de la grille qui donne surles champs.

– Prends garde ! Ne parle pas sifort. Il y a toujours un des albinos qui rôde de ce côté. Quelleplaie pour le pays !

Ils restèrent un instant en face de la grille,regardant un petit toit qui émergeait de terre, là-bas, au bord dela route. C’était la demeure des Vautrin.

Hubert ! Siméon ! Élie ! Lestrois jumeaux que la mère Vautrin avait mis au monde comme uneportée de loups, les trois petits gars qui avaient été d’abordl’amusement du pays et qui en étaient maintenant la terreur.Chacun, longtemps, s’était dit leur ami, tant on les craignait. Etencore aujourd’hui, quand on les croisait sur les routes, c’était àqui leur serrait la main, bien sûr. Seulement on préférait ne pointles rencontrer, le soir ; et on évitait, en arrivant àSaint-Martin-des-Bois, de prendre par la lisière de la forêt, ducôté de la chaumière accroupie au bord de la route où la vieilleVautrin, paralysée, finissait de mourir en racontant les histoiresterribles du père qui avait été au bagne.

Ce dernier détail n’avait point empêché lesVautrin de faire figure politique dans le pays. Et ce n’était unsecret pour personne que, pendant trois législatures, dans lacirconscription de Belle-Étable, en distribuant, dans tous lesvillages des environs, des prospectus et des professions de foi, eten créant des incidents tumultueux dans les réunions publiques, ou,encore, en rendant le séjour du pays impossible aux concurrents quise croyaient menacés dans leur existence, les Trois Frères eussentfortement contribué à l’élection d’un député, honneur del’arrondissement et espoir de la Chambre.

Bien que leur demeure, au bord du chemin dubois, fût misérable, on les disait riches et mettant de côté, aufond des mystérieuses carrières de Moabit, le fruit de leurslarcins, ce qui expliquait qu’il était impossible d’en retrouvertrace chez les receleurs des environs. Eux, ils laissaient dire. Onpouvait penser que cela les amusait d’être l’épouvante du pays et,au cabaret, ils allaient quelquefois jusqu’à encourager lesracontars.

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’on dit denous ? J’avons-t’y fait encore un mauvais coup,aujourd’hui ?

Tous trois se ressemblaient, avec les mêmesdémarches et les mêmes tics. Hubert, cependant, était le plus fort.Élie et Siméon étaient d’un roux beaucoup plus blond. On appelaitces deux derniers les albinos…

Patrice entraîna Madeleine hors de cettevision :

– Comment pouvez-vous rester dans un payspareil ?

– Je vais te confier un secret. Papa en aassez, lui aussi, du pays ; nous allons le quitter bientôt,partir pour Paris.

– Pas possible ! Et lesnoces ?

– Elles auront lieu là-bas, répondit-elleassez vaguement. Oh ! nous ne partons pas demain ! Papa aencore quelques expériences à tenter avec la plante à pain… Il ditqu’elle n’est pas encore tout à fait prête, ajouta Madeleine enrougissant un peu et en détournant la tête.

– Quelle sacrée histoire que cette planteà pain !… Moi, je pense que ton père est un peu toqué commetous ceux qui ont une idée fixe. Il croit tout remplacer avec saplante à pain. Il aura bien des désillusions comme tous lesinventeurs. Le principal, c’est que ce n’est point un méchanthomme.

Ils marchaient gentiment penchés l’un versl’autre, se faisant leurs confidences et se sentant bien chez euxdans ce véritable paradou, dans ce jardin abandonné où toutpoussait à la diable ; car, dans son vaste manoir, Coriolisn’avait point voulu d’autre domestique, avec la vieille Gertrude,que son boy, un garçon bien tranquille et doux comme un mouton, quine disait pas aux gens vingt paroles par jour et qui s’était laisséramener d’Extrême-Orient avec la plante à pain. On l’appelaitNoël.

Or, Noël n’avait pas le temps de s’occuper dujardin. Il passait ses journées avec son maître, à l’extrémité dela propriété, dans un coin où s’élevait un corps de logis un peufruste précédé d’une serre, où l’on soignait la plante mystérieuseque Patrice n’avait pu contempler que bien rarement, sans riencomprendre, du reste, aux travaux de son oncle.

Ce corps de logis était entouré d’un vergersauvage fermé lui-même d’une porte qu’aucun étranger n’avait ledroit de franchir. Toute cette partie du manoir était consacrée auxexpériences dont Coriolis tenait, au jour le jour, un état qu’ilrédigeait le soir dans son cabinet de travail et qu’il enfermaitensuite bien précieusement dans son coffre-fort. Le cabinet detravail de Coriolis était tout en haut du manoir, dans la tour dumirador. Le vieux s’enfermait là pour écrire des nuits entières,après avoir consacré les heures du jour aux travaux duverger.

Tout cela avait paru d’abord bien mystérieux àPatrice, surtout dans les premiers temps où l’oncle lui marquaittant de mauvaise humeur dès que le jeune homme venait au manoir.Dans ces temps-là, Coriolis avait absolument défendu à Patrice depénétrer dans le verger… mais, depuis trois ans que la rigueur dela consigne s’était bien atténuée et que Patrice pouvait sepromener partout, dans le manoir et même dans le bâtiment du vergeravec Madeleine (quand l’oncle avait cessé de travailler), le clercde notaire s’était fait une raison, qui lui permettait de toutexpliquer : « Le père de Madeleine, avec sa plante àpain, est un vieux fou !… »

Les deux jeunes gens ne s’étaient pas encoreembrassés. Ils y songèrent tout à coup, se firent part de cetteanomalie amoureuse, et Patrice, très convenablement, comme un bonpremier clerc de notaire de la rue de l’Écu qui connaît ses droitset ses devoirs de fiancé, déposa un chaste baiser sur les cheveuxde Madeleine.

Aussitôt, le tonnerre éclata.

Madeleine tressaillit visiblement, devint unpeu pâle et regarda avec inquiétude son fiancé. Patrice levait lesyeux au ciel qui était pur de tout nuage.

– Ça, c’est trop fort, fit Patrice… C’estla seconde fois qu’une pareille chose m’arrive…

– Quoi donc ? demanda Madeleine quiétait, sans raison apparente, redevenue toute rouge.

– Qu’il fait du tonnerre quand jet’embrasse !…

IV – L’ALBINOS

– Je ne comprends pas ce que tuveux dire, Patrice… C’est un orage de chaleur, ajouta-t-elle, caron ne voit pas de nuages. On ferait peut-être bien de rentrer…

– Tu te rappelles que, la dernière foisque je suis venu, je prenais, avant de vous quitter, congé de voussous la voûte. Ton père me dit : « Allons,embrasse-la ! » Je vais pour t’embrasser. Pan ! Uncoup de tonnerre, comme si la foudre était tombée sur lamaison !… Et je n’ai pas pu t’embrasser… Ton père m’alittéralement jeté dehors en me criant : « Va vite !Va vite !… L’orage. Cours à la gare ! » et il m’afermé la porte sur le nez… Dehors, il n’y avait pas d’orage dutout !…

– Oh ! fit Madeleine, en jouantnégligemment avec une fleur qu’elle venait de cueillir, chez nouson n’y fait pas attention. Il tonne souvent, à propos de rien, ducôté des Bois-Noirs. C’est la forêt qui veut ça. Papa dit que c’estl’électricité forestière.

– L’électricitéforestière ! Je n’ai jamais entendu parler de cetteélectricité-là.

– Papa a voulu me l’expliquer, mais jen’y ai rien compris. À ce qu’il paraît qu’à Java, les forêtstonnent comme ça tout le temps… Écoute, l’orage s’éloigne…Entends-tu, Patrice ?…

Et ils tournèrent la tête du côté de lagrille, à travers les barreaux de laquelle on apercevait la lisièredes Bois-Noirs. Aussitôt, ils virent, contre les barreaux, unefigure extraordinairement blonde, couverte de taches de rousseur,dans laquelle s’ouvraient deux yeux d’or d’albinos. Cette figure,immobile, les observait sans remuer, avec une obstinationindécente. Le jeune homme, outré, avait fait déjà un mouvement versla grille quand la voix de l’albinos le cloua sur place :« Monsieur Patrice ! »

Ces mots, qui lui ordonnaient de ne pasbouger, la façon dont fut prononcé son nom Patrice, sonnèrentsi formidablement aux oreilles du jeune homme qu’il s’arrêta, lecœur battant, le sang aux tempes. Madeleine lui avait pris la mainet ne bougeait pas plus que lui, observant l’albinos.

Celui-ci, tranquillement, allongea, entre lesbarreaux de la grille, le canon de son fusil et tira dans leurdirection. Les jeunes gens poussèrent un cri horrible…

Un merle tomba à leurs pieds.

– Eh bien ! qu’est-ce que vousavez ? demanda avec une grande sérénité le chasseur. Vousn’êtes pas blessés ?…

– Non ! Mais on n’a pas idée detirer comme ça sous le nez des gens ! fit Madeleine encolère…

– Eh ! je n’ai jamais manqué moncoup… De quoi avez-vous peur ?…

Patrice, encore tout frissonnant, s’étaitbaissé pour ramasser l’oiseau.

– La pauvre bête ! murmura-t-il.

– Je l’offre aux amoureux pour leurdéjeuner… ; adieu, mademoiselle Madeleine ; adieu,monsieur Patrice.

Et comme Patrice voulait lui jeter l’oiseau àtravers la grille, la jeune fille l’arrêta prudemment dans songeste brutal :

– Adieu, monsieur Élie et merci !fit-elle d’une voix sourde.

L’albinos avait déjà disparu derrière le mur.Patrice allait parler. Mais Madeleine lui mit sa petite main sur labouche. Cette main tremblait affreusement. Elle l’ôta seulementquand on n’entendit plus le bruit des pas de l’autre sur lescailloux de la sente…

– Oh ! fit-elle, qu’il m’a fait peuravec son fusil !…

– Et avec sa phrase !… soufflaPatrice…

– C’est que je vois encore le fusilpasser au travers des barreaux, dit Madeleine… Tu sais, mon chéri,s’il avait tiré sur nous, c’est moi qu’il frappait la première… Jem’étais mise devant toi…

C’était vrai. Patrice ne s’était pas renducompte de ce mouvement héroïque, tout d’abord. Il prit Madeleinedans ses bras. Quelqu’un toussa derrière eux. C’était Noël queCoriolis envoyait au-devant des jeunes gens :

– Le maître appelle, dit-il, de sa voixtoujours un peu enrouée…

Et il s’en retourna, les mains dans les pocheset l’échine triste. Ils le suivirent du côté du verger.

– Quelle existence est la tienne !reprit Patrice, entre ton père monomane, la vieille Gertrudestupide, et ce garçon que je n’ai jamais vu rire (il montrait lasilhouette penchée de Noël). Ils ne sont pas gais, les naturelsd’Haï-Nan, et ce n’est pas la culture de la plante à pain quisemble devoir les réjouir…

– Tu ne connais pas Noël, fit Madeleine…Quand il veut, il n’y a pas plus gai compagnon que lui. Demande àGertrude. Il y a des jours où il nous fait rire comme desfolles.

– Tant mieux ! mais moi, je l’aitoujours vu triste à pleurer…

– Quand il y a du monde, il est comme ça.Il est timide…

Ils étaient arrivés à la porte du verger.Noël, qui paraissait de plus en plus affligé, la leur tenaitouverte, bien humblement. Ils passèrent.

– Il n’a pas embelli ! dit Patrice àMadeleine.

– Oh ! fit vivement Madeleine, tu letrouves laid ? As-tu regardé ses yeux ? J’en ai rarementvu d’aussi intelligents.

– C’est vrai ! acquiesça Patrice,peu contrariant.

Coriolis était devant eux, sur la porte de laserre. Il n’avait pas l’air enchanté…

– Je vous ai fait appeler par Noël, ditle vieux Coriolis en fronçant le sourcil (geste qui lui étaithabituel et qui n’effrayait plus que Noël) parce que j’ai cruentendre qu’il faisait de l’orage… mais je me suis peut-êtretrompé… À mon âge, on commence à ne plus être sûr de sonoreille…

Patrice l’écoutait, stupéfait du ton surlequel il parlait de l’orage… ; son étonnement ne connut plusde bornes quand il entendit Coriolis leur demander avecbrutalité :

– Enfin !… vous !… Vous nevoudriez pas me tromper !… A-t-il tonné, oui ounon ?

– Moi, je n’ai rien entendu,répondit Madeleine avec la plus grande effronterie. Et elle avaitfait un geste discret vers Patrice, pour que celui-ci ne ladémentît point. Malheureusement, le jeune homme disait déjà, sansdissimuler son ahurissement :

– S’il a tonné ?… Mais je pense bienqu’il a tonné !… J’ai cru que le tonnerre était tombé sur lamaison !

Madeleine était devenue rouge jusqu’à laracine des cheveux ; Coriolis la menaçait de son indexsévère :

– Tu as tort, Madeleine !… Tu saisque je n’aime pas ça !… Où irions-nous si jet’écoutais…

– Mais papa, moi, je t’assureque je n’ai pas fait attention au tonnerre… ce doit être à cause ducoup de fusil d’un albinos qui m’a bien effrayée…

– Encore Élie, sans doute… bougonnaCoriolis…

– Oui, papa, Élie… Il a eu le toupet detirer un merle dans le jardin, pendant que nous yétions !…

– Le voilà ! dit Patrice en montrantl’oiseau qu’il avait apporté.

– Le bandit !… murmura l’oncle… Ilfaudra que je lui dise d’aller garder notre gibier un peu plusloin, s’il lui plaît… On voit trop sa figure à celui-là depuisquelque temps…

Madeleine, dont l’embarras n’avait pas cessé,dit :

– Tu as bien raison, papa, mais je le luiai fait déjà dire par Zoé.

– Qu’est-ce que tu lui as faitdire ?…

– Qu’il aille chasser un peu plus loin…que ses coups de fusil me faisaient peur… Il a fait répondre par sasœur qu’il veillait sur nous de plus près, parce que, depuis lesassassinats, le pays n’était pas sûr…

– Et qu’est-ce que tu as répondu,toi ?

– Rien ! Je lui ai fait porter unlitre de rhum. Il y avait longtemps qu’on ne lui avait donnéquelque chose.

– Tu as bien fait, Madeleine !…Encore un peu de patience avec tous ces vauriens… Tu n’as pas dit àPatrice ?…

– Non, papa, je ne lui ai rien dit,répondit, avec un aplomb enchanteur, la jeune fille…

Patrice pensa : « Comme ellement ! » Et il ne la trouva que plus charmante.

– Eh bien ! apprends-lui que nousallons prochainement nous installer à Paris… Oui, mon cher Patrice,à Paris…

– Vous avez donc fini de travailler laplante à pain, mon oncle ?

– Oui, mon neveu, elle estmajeure !… Allez faire un petit tour avant le déjeuner…J’ai un mot à dire à Noël…

Les jeunes gens quittèrent le verger… Patricefut étonné, en repassant auprès de Noël, de voir le pauvre garçontrembler comme une feuille.

Cinq minutes plus tard, comme Patrice etMadeleine entraient dans la cuisine de Gertrude pour s’intéresserau déjeuner, ils entendirent de lointains et terribles cris dedésespoir.

– Qu’est-ce que c’est ? interrogeaPatrice, en frissonnant.

– Rien, fit Madeleine, la bouche un peupincée… C’est Noël qui aura fait encore quelque bêtise et papa lecorrige.

Patrice, étonné, tourna la tête du côté de lavieille Gertrude et vit qu’elle pleurait :

– Mon Dieu ! il va le tuer !fit-elle en se mouchant… Ça n’est pas raisonnable de battre ungrand garçon comme ça…

– C’est extraordinaire !… ditPatrice, outré, et jamais je n’aurais cru que mon oncle…

– Ton oncle sait ce qu’il a à faire avecun vaurien comme ce Noël, répliqua Madeleine. Il n’y a pas d’autresfaçons de se faire obéir des boys d’Extrême-Orient, et puis papaest très énervé chaque fois qu’il entend le tonnerre !ajouta-t-elle rapidement. Elle semblait bouder Patrice et étaitpresque aussi émue que Gertrude.

– C’est donc cela, fit Patrice, que tu mefaisais signe et que tu mentais à ton père avec le tonnerre…

– Oui, c’est cela, Patrice…

Le jeune homme allait s’excuser, mais il futinterrompu par l’arrivée d’une gamine de treize à quatorze ans,noire comme une taupe, avec des yeux magnifiques. Elle était vêtued’une méchante petite jupe rapiécée qui laissait voir des molletsde coq. Elle dit, haletante :

– C’est Noël qui crie encore commeça ? Monsieur le bat encore !

– Oui, Zoé… fit Gertrude… C’est unepitié !…

– Oh ! j’ai bien pensé qu’il yaurait encore du grabuge de ce côté-là, quand j’ai entendu letonnerre, fit-elle.

– Viens donc m’aider à récurer mescuivres, dit Gertrude.

Ainsi, dans les ménages de Saint-Martin, onoccupait, de temps à autre, cette petite gamine de Zoé pour sefaire bien voir des Trois Frères.

V – DANS L’OMBRE DU CELLIER

Le déjeuner fut assez maussade. Coriolis etMadeleine semblaient se bouder l’un l’autre, et le repas se passaen silence.

L’après-midi fut prise pour Patrice parl’enquête. Il subit un nouvel interrogatoire deM. de Meyrentin dans la salle même du cabaret, et ilresta longtemps à contempler, stupide, les traces des pas auplafond, le curieux dessin de ces chaussettes et leur singuliersurjet.

M. le juge paraissait de plus en plusintrigué, surtout depuis un petit incident, ridicule en soi, maisqui ne laissait pas de l’occuper étrangement. Après le déjeuner,alors que M. le juge faisait sa sieste (oh ! une toutepetite sieste d’une demi-heure) dans sa chambre chez les Roubion,on lui avait volé sur lui sa montre ! Il disait bien qu’elleétait en doublé et que le voleur avait été volé ; mais, aufond, il ne pensait plus qu’à cela car, sur le plancher de lachambre où il avait dormi, M. de Meyrentin avait relevéla trace des pieds du plafond !…Quel était donc cepersonnage invisible qui tournait autour d’eux, criminel etfarceur, en se moquant de tout le monde ?

De son côté, Patrice revint au manoir de plusen plus effrayé de ce qu’il voyait et entendait… et le repas dusoir s’en ressentit encore.

Gertrude servait tout le monde en silence…Tout à coup, elle se décida à adresser la parole à sonmaître :

– Monsieur, Zoé est là !

Coriolis daigna descendre de son rêve pourconsidérer sa vieille servante.

– Ah ! Eh bien ! est-ce que tului as parlé ?

– Oui. Elle dit qu’elle suivrait Monsieurau bout du monde. Seulement, elle n’a pas encore osé en parler àses frères.

– Oh ! ses frères ! Je m’encharge… On leur graissera la patte… et ils ne seront pas autrementfâchés de voir déménager la petite ; le tout, c’est que ça luiplaise… ; tu lui as dit que c’était pour aller à laville ?…

– Oui, oui, elle ira où Monsieur voudra.Je l’ai gardée à dîner. Savez-vous ce qu’elle me demande ? Quevous pardonniez à Noël.

– Va ouvrir à Noël ! fit Coriolis,en tendant une clef à Gertrude. Il est au cachot. Je crois que j’aifrappé un peu fort. Mais c’est sa faute aussi. Il devrait être plusraisonnable, à son âge.

– Oh ! il a bien de la peine quandMonsieur est chagrin. Zoé sera bien contente. Il la fait toujoursrire.

Et elle s’en alla avec la clef. Quelquesminutes plus tard, on entendait les éclats de rire de Zoé dans lacuisine. Coriolis regarda Patrice :

– Les entends-tu ? C’est Noël quiles amuse, fit-il. Ah ! il n’a pas de rancune. Il ne feraitpas de mal à une mouche !… mais il a besoin d’être battu detemps en temps.

– Vous ne craignez pas qu’il aille seplaindre au garde-champêtre ? demanda Patrice.

À ce moment, on entendit, venant de lacuisine, les cris perçants de Zoé.

– Eh bien ! quoi ? Qu’est-cequ’il se passe ? s’écria l’oncle, et tout le monde courut à lacuisine. Zoé était en larmes.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Où estNoël ? demanda Coriolis.

– Oh ! ce n’est rien, fit Zoé dansses pleurs. C’est Noël qui m’a tiré les cheveux et qui m’a dit quej’étais laide !

– Pourquoi t’a-t-il tiré lescheveux ? Tu l’auras encore taquiné ?

– Non ! je lui ai dit qu’il étaitbeau et il a cru que je me moquais de lui.

– Il a bien fait… Vous êtes toujours àvous moquer de lui. Vous finirez par lui rendre la vieinsupportable, à ce garçon, déclara péremptoirement l’oncle quiavait oublié, pour sa part, la raclée de coups de bâton dont ilvenait de lui caresser les côtes.

On se leva de table. La nuit était venue.L’oncle trouva que Patrice devait être bien fatigué et lui ordonnade s’aller coucher. Obéissant, le jeune homme lui souhaita lebonsoir et tendit sa main à Madeleine.

– Embrasse-la ! permit Coriolis.

Patrice approcha ses lèvres du front de safiancée. Et il ne pouvait s’empêcher alors de penser :« Bien sûr, il va tonner ! » mais Madeleine futembrassée par Patrice et il ne tonna point. Le jeune homme avaitessayé, en même temps, de saisir la main de Madeleine, dansl’ombre, pour la lui serrer gentiment comme font les amoureux,mais, cette main, il ne la trouva pas. Il en fut encore tout marri.Décidément, Madeleine était bien indifférente. Tout triste, ilremonta dans sa chambre.

– Si tu as besoin de quelque chose,frappe au plafond ; Gertrude couche au-dessus de toi. Bonnenuit ! lui cria l’oncle, et enferme-toi bien.

– N’ayez pas peur, mon oncle…

Quand il fut chez lui, la première chose àlaquelle il prit garde fut, en effet, de s’enfermer. Puis ilregarda sous son lit, dans les armoires, dans les placards,partout.

Enfin, il eut la précaution, sa lampe éteinte,d’ouvrir tout doucement la fenêtre pour examiner les alentours etécouter un peu l’ombre de la forêt. Sa chambre était au premierétage, tout à fait à l’aile gauche du manoir. Il voyait sur sadroite, dans un retour du bâtiment, le mirador déjà éclairé pour letravail de Coriolis et puis, en bas, les lumières de la cuisine, etil entendait le bruit que faisait Gertrude, en lavant sa vaisselle,aidée par Zoé.

Devant Patrice, c’était la cour d’honneur avecles communs, les écuries, des bâtisses qui ne servaient plus à rienqu’à la lessive, une fois l’an, et à garder des provisions depommes. Un peu sur sa gauche, presque au-dessous de lui, une autrepetite bâtisse basse était le cellier, avec sa voûte obscure. Lanuit était sombre, et c’est tout juste s’il pouvait distinguer bienloin, là-bas, sur la droite du jardin qu’entouraient les hautsmurs, l’ombre de la demeure de la plante à pain. Mais celle-cisoudain s’éclaira. Une fenêtre brilla. Évidemment, c’était Noël quise couchait. Et puis, presque aussitôt, la lumière s’éteignit.

Une brise légère, qui avait passé sur laplaine, apporta à Patrice l’odeur troublante de la terre. SiPatrice avait été poète, il eût goûté fortement la paix de lanature et respiré avec délice l’âme de la nuit. Mais, outre qu’iln’était pas poète, c’était, pour le moment, un garçon qui avaitquelques raisons d’être fortement préoccupé : d’abord laterrible aventure de la nuit précédente, et puis les brutaleshypothèses du juge d’instruction qui lui revenaient à chaqueinstant à l’esprit, en dépit des arguments de Coriolis et deMadeleine… Enfin, quelque chose qu’il n’eût pu définir exactementet qui lui venait du mécontentement de sa journée.

C’était la vérité qu’il n’était content depersonne ici, ni de l’oncle, ni de Gertrude, ni surtout deMadeleine. Selon son idée, après les affreux dangers qu’il avaitcourus, il eût dû être l’objet constant et unique despréoccupations de sa fiancée.

Or, Madeleine était comme les autres quisemblaient, tout le temps, penser à autre chose.

Ce n’était point la première fois qu’il avait,au bout de quelques heures passées au manoir, cette sensationsingulière, que ses habitants pensaient continuellement à une chosedont il ne soupçonnait même pas la nature ; mais jamais cettesensation n’avait été aussi aiguë, ni aussi douloureuse.

Ainsi songeait-il à sa fenêtre, quand tout àcoup, il retint son souffle. Il venait d’apercevoir au long du mur,glissant rapidement dans l’ombre des communs, une forme si légèreque sa course ne faisait aucun bruit. Il avait un battement de cœurtel qu’il crut encore qu’il allait défaillir. Il se maintintcependant, rejeté dans le coin de la fenêtre, invisible. La formeavait disparu sous la voûte du cellier, et il perçut très nettementla voix de Zoé qui appelait doucement :Mademoiselle !

La voix de Madeleine répondit aussitôt.

Alors il y eut, dans l’ombre du cellier, unsingulier dialogue que Patrice, de l’endroit où il se trouvait, putentendre parfaitement et qui n’était point précisément pour lerassurer. Zoé et Madeleine se croyaient à l’abri de touteindiscrétion : mais la voûte ouverte du cellier renvoyait àPatrice les deux voix comme le cornet d’un phonographe :

– Je t’ai fait signe de venir pour que tume dises la vérité, exigeait Madeleine… C’est Élie qui a fait lecoup, n’est-ce pas ?

– Je vous jure, mademoiselle, que je n’ensais rien. Si je le savais, je vous le dirais ! Je vous distout ; mais, ces choses-là, je ne les sais jamais. Ils seméfient de moi ! Ils me content bien leurs farces, à moi et àla mère… Mais, des histoires pareilles, personne n’en sait jamaisrien, ni moi, ni la mère, ni les autres… Seulement, la mère, enapprenant la chose, m’a dit : « On raconte que le Blondela été tué comme Camus et Lombard ; vois-tu, Zoé, j’ai peur quetes frères ne fassent des bêtises… »

– Tu vois bien, Zoé… Après ?…

– Après… après… Écoutez, mademoiselle,vous ne le direz à personne ?… C’est pour vous touteseule.

– Oui, oui, va…

– Eh bien ! hier soir… hier soiravant l’assassinat, Hubert est rentré furieux à la maison. Iljurait, il menaçait de mettre le feu au village pour faire tairetout le monde. Il arrivait du Soleil-Noir où il avait eu des motsavec le Blondel. Tous les deux s’étaient jeté des mauvaises raisonsà la tête… Ça n’est pas la première fois… Aux élections ils avaientdéjà failli se battre…

– Hubert ne demande qu’à se battre avectout le monde… Ça ne signifie rien…

– Vous croyez ? Tant mieux,mademoiselle. Moi, il me fait peur… En l’entendant crier comme ça…j’ai été me coucher…

– C’est vrai que tu as été tecoucher ?

– Je le jure. Je l’ai encore dit au juged’instruction, cet après-midi…

– C’est pourtant ta voix qui a faitouvrir… Il faut qu’il te connaisse bien, celui qui imite tavoix…

– Est-ce que je sais, moi ?

– Tu dois bien avoir une idée. Tes frèresdoivent facilement imiter ta voix…

– Je n’en sais rien… Je n’en saisrien…

– Tu t’es couchée… Et Hubert aussi s’estcouché ?

– Ne le répétez jamais… Non ! il apassé la nuit dehors… avec son fusil… Il a été braconner dans laforêt… Ne le dites pas, il me tuerait…, il est allé braconner avecSiméon…

– Écoute, Zoé, je ne te parle ni deHubert, ni de Siméon ; mais, si tu veux venir à Paris avecnous et avec Noël, il faut que tu me dises ce qu’a fait Élie, hiersoir, pendant qu’on assassinait le commis voyageur au Soleil-Noir.As-tu compris, cette fois ? As-tu compris ?

– Oh ! oui mademoiselle. Mais jevous jure, je n’en sais rien !

– C’est bien !… C’est bien !…Adieu Zoé !

– Non ! Non ! Écoutez !…Je n’en sais rien, parce qu’Élie n’est pas rentré de lanuit !…

– Ah ! tu vois ! C’est déjàquelque chose, cela !… Il n’est pas rentré de la nuit !…Et tu ne sais pas ce qu’il a fait pendant cette nuit-là ?…

– Non !… Je le jure, non !

– Eh bien ! il faut que tu lesaches…

– Vous croyez donc que c’est lui qui atué Blondel ?… Qu’est-ce que ça peut vous faire, mademoiselle,puisque c’est de la politique ?

– Je vais te dire une chose, Zoé. Je necrois pas que ce soit de la politique.

– Dites-moi ce que vous croyez alors, etje comprendrai peut-être après.

– Je crois qu’Élie s’est trompé enassassinant Blondel et qu’il voulait assassinerM. Patrice !…

– Oh !… Oh !…Oh !… je vous comprends, mademoiselle, je vouscomprends !… Oh ! maintenant, je vous comprends…Oh ! c’est terrible !… Oh !

– M’as-tu comprise tout à fait ?

– Oui…

– Qu’est-ce que tu vas faire ?…

– Voilà ! Je vous promets de savoirce qu’Élie a fait la nuit du crime et je vous diraitout !…

– Prends garde !… Il faut que tusaches cela demain… Tu l’as vu, aujourd’hui, Élie. Qu’est-ce qu’ilt’a dit ?…

– Il m’a dit de lui rapporter encoredes rubans…

– J’en étais sûre. Le rubande mes cheveux a disparu… Je m’en suis bien aperçue,Zoé !… Petite voleuse… rends-moi mon ruban !…

– Quand je ne lui rapporte rien, il mebat à me crever…

– Rends-moi mon ruban !…

– Le voilà !… Mais Noël et moi, onest bien malheureux !… On est battus tout le temps…

– Tu ne dois pas les aimer, tesfrères ?…

– Ça dépend des jours…

Patrice, plus pâle qu’un mort, écoutaitencore, mais il n’entendit plus rien… Bientôt il vit les deuxombres qui se glissaient hors du cellier avec mille précautions.Madeleine rentrait chez elle et Zoé retournait à la cuisine oùGertrude remuait encore des casseroles.

Il ferma sa fenêtre et s’effondra sur unechaise. Il ne pouvait plus douter de l’affreuse chose : onavait voulu… on voulait l’assassiner !… Et la raisonde cet abominable crime était simple : il avait unrival !…

Pour un jeune homme qui avait toujours rêvéd’une vie calme et bourgeoise, le coup était rude. Il se trouvaitécrasé sous le poids de cette situation aussi romanesque quedangereuse ; et bien qu’il aimât Madeleine par-dessus tout, ilrésolut de quitter le pays dès le lendemain, à la première heure,et par la diligence, prenant ainsi un chemin qui n’était pas lesien, mais ou personne n’irait le chercher. Fort de cette décision,il se releva. Il voulait parler tout de suite à Zoé. Ildescendit.

VI – LE SURJET

Patrice, qui entendait la voix de Zoé dans lacuisine, poussa la porte.

Gertrude finissait de ranger ses casseroles,pendant que Zoé, assise près de la grande table ronde, s’était miseà repriser des bas et des chaussettes. Elle en avait un paquet prèsd’elle dans la bannette.

Patrice, qui était entré sous prétexte dechercher des allumettes, regardait dans la bannette sans voir, sedemandant comment il pourrait faire comprendre à Zoé qu’il désiraitlui parler.

Tout à coup, il vit ! Il vit lachaussette ! Il vit le surjet ! Il eut uneexclamation sourde.

Elle était là, la chaussette de l’homme quimarchait la tête en bas. Il la voyait, la pièce d’étoffe grandecomme une pièce de cent sous, reliée à la chaussette par lesurjet !…

Et il avança rapidement la main, croyant lasaisir déjà.

Mais il se trouva en face de Zoé, toute pâle,qui, d’un geste brusque, avait repoussé la précieuse bannettederrière elle.

Patrice fut stupéfait de l’attitude deZoé ; mais il regrettait surtout sa propre imprudence.Évidemment, il avait eu tort de donner l’éveil à la sœur desVautrin ; mais pouvait-il se douter que celle-ci connaissaitla valeur de l’objet qui avait brusquement attiré son regard ?Non ! il n’était point admissible qu’il en eût même lesoupçon ; sans quoi eût-elle été assez stupide pour repriserces chaussettes accusatrices, quasi en public ?

Alors pourquoi s’était-elle levée avec cetempressement ? Pourquoi ce geste qui éloignait de Patrice lapetite bannette à ouvrage ? Pourquoi Zoé était-elle sipâle ? Enfin, une autre question, formidable celle-là, seposait, s’imposait : Pourquoi les chaussettes de l’hommequi marche la tête en bas se trouvaient-elles chezCoriolis ?…

Toutes ces questions qui restaient sansréponse ne donnaient que plus de prix encore à la possession dufameux surjet et, bousculant Zoé, Patrice allongea encore la maindu côté de la bannette. Mais la jeune fille, leste comme un singe,se trouvait déjà de l’autre côté de la table, la petite corbeilledans les mains.

– Zoé, qu’avez-vous ? Pourquoi nevoulez-vous pas me laisser regarder votre ouvrage ? interrogeaPatrice, la voix haletante, essayant en vain de dompter l’émotionqui le possédait…

– Mon ouvrage, c’est mon ouvrage, fitl’autre, les lèvres pincées et méchantes… ; je n’aime pasqu’on touche à mon ouvrage. Après, je ne m’y reconnais plus etMademoiselle me gronde…

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandaGertrude qui abandonna sa batterie de cuisine pour assister à unequerelle qu’elle ne comprenait pas.

– Il y a, fit Patrice (d’un ton simenaçant que la cuisinière, qui avait d’abord cru à un jeu, enresta toute tremblante sur ses vieilles jambes)… il y a que je veuxvoir ce qu’il y a là-dedans !…

Et il montrait de son doigt fébrile labannette aux mains de Zoé…

Gertrude, qui était derrière Zoé, n’eut qu’àallonger le bras pour saisir la bannette. La jeune fille, qui nes’attendait point à ce coup, poussa un cri et lâcha labannette : mais, auparavant, sa main, agile, avait ramassé lachaussette convoitée par Patrice ; et, comme à son autrepoing, Zoé avait encore la chaussette de l’homme qui marche la têteen bas, Patrice n’eut plus le désir de la bannette elle-même. Ilpoursuivit Zoé qui courait autour de la table : Ah ! ilne riait pas !… l’autre non plus !… Ils se regardaientcomme des ennemis qui se souhaitent la mort et qui voudraient se ladonner…

– Donne-moi ça, ragea-t-il…

– Non ! lui rejeta la petite, c’està moi ! C’est de l’ouvrage à moi ! Ça m’appartient…Prenez le reste qui est dans la bannette, si vous le voulez !…je dirai à mademoiselle Madeleine que vous l’avez pris, voilàtout !…

– Pourquoi ne veux-tu pas me donnerça ?… cette paire de chaussettes que tu as dans la main…celle-là, je ne t’en demande pas d’autres…

– Parce que je vous dis que celle-là…c’est du travail à moi !… Je ne veux pas que vous alliez lemontrer à mademoiselle Madeleine, bien sûr !… Elle me paiepour raccommoder les affaires d’ici ; elle me chasserait sielle savait que je passe chez elle mon temps à repriser leschaussettes et les bas de mes frères…

– Ah ! voyez-vous, la petitegueuse ! glapit Gertrude, suffoquée de cet aveu.

– C’est de la chaussette à tes frères,ça ?… interrogea Patrice qui essayait de se rapprochersournoisement de Zoé…

Mais l’autre, se reculant :

– Bien sûr que c’est de la chaussette àmes frères…

– Eh bien ! donne et je ne dirairien à Madeleine.

Mais il n’eut pas de réponse. Zoé se trouvaiten face de la porte de la cuisine ouverte sur la cour. Elles’élança dans la cour.

Il bondit derrière elle… Dans le noir, elleconnaissait mieux le chemin que lui… On entendait, du côté duparadou, le bruit rapide et sourd des semelles de bois de Zoé surla terre sèche. La petite était encore dans le domaine !… Ilfallait l’empêcher d’en sortir… Sûrement, elle pensait à gagner lapetite porte près du verger qui donnait sur les bois.

Patrice passa à travers tout, sans s’occuperdu chemin, foulant les plantes d’un pied ailé, et il arriva à lapetite porte juste pour voir Zoé qui la lui rabattait sur le nez,mais il la repoussa… Cette enfant ne pouvait être bien loin… Ill’aperçut, en effet, à une vingtaine de mètres… mais pour larattraper, ce fut une autre affaire…

Elle s’était débarrassée de ses galoches etcourait pieds nus… Zoé, pieds nus, c’était un petit oiseau ;l’autre s’essoufflait bien inutilement… mais il voulaitl’atteindre… C’était sa seule pensée… son seul but… Il neréfléchissait pas qu’elle allait bientôt retrouver son gîte… seréfugier dans son trou, et que ce trou était celui des Vautrin,devant lequel on passait généralement (quand c’était absolumentnécessaire) sans faire de bruit et sans tourner la tête.

Zoé se rapprochait, en effet, de la masureredoutée, accroupie là-bas au bord de la route, avec son œil allumédans la nuit, à la fenêtre…

Patrice ne s’aperçut qu’il était chez lesVautrin que lorsque Zoé eut poussé la porte de la tanière et s’yfut jetée, le laissant, tout haletant, contre le talus qu’elleavait franchi d’un bond de chèvre.

Alors il se rendit compte de toute sonimprudence. Il n’avait pas une arme. Et il venait de traquer commeune bête, jusque chez elle, la sœur des Trois Frères… La petiteallait naturellement les mettre au courant, en quelques mots, del’incident du surjet. C’était leur apprendre que Patrice ne doutaitplus du rôle qu’ils avaient joué dans les crimes deSaint-Martin-des-Bois, et qu’il en poursuivait la preuve par tousles moyens ; qu’en tout cas, il leur avait déclaré laguerre.

Il pensa qu’ils n’allaient pas être longtempsà apparaître, à le rechercher et, s’ils le trouvaient !…Réflexions rapides qui l’affectèrent, d’autant plus que des éclatsde voix se faisaient entendre dans la masure. Patrice tournait surlui-même, ne sachant à quoi se résoudre, ni où se cacher. Il setrouvait alors contre la maison ; et la porte de celle-cis’ouvrit, faisant un carré de lumière sur la route. Il n’avait pasle temps de gagner le rideau de peupliers qui encerclait, àquelques mètres de là, le clos des Vautrin. Seule, la maison étaitlà pour le cacher. Qu’un des frères en fît le tour d’un côté etl’autre de l’autre, il était pris. Heureusement, il y avait letoit. C’était un toit de chaume qui, sur le derrière, du côtéopposé à la route par conséquent, descendait presque jusqu’au sol.Il s’y hissa, s’y aplatit, y rampa jusqu’à la cheminée. Il entenditla voix d’Élie et celle de l’un des frères qui lui répondait. Commeil l’avait craint, les deux Vautrin faisaient le tour de la maison.Il les vit, l’un s’avancer sur la route, l’autre faire quelques pasdans le clos. La nuit était sombre, heureusement. Zoécria :

– Il sera reparti, laissez-le !…C’est pas la peine, allez, je saurai bien lui raconter quelquechose demain.

Et, tout à coup, sous lui, une grosse voixéraillée, la voix de la mère cria :

– Rentrez donc ! Vous le retrouvereztoujours bien !

Les deux autres, après un dernier coup d’œilautour d’eux, rentrèrent et la porte fut refermée et le carré delumière, sur la route, disparut. Patrice se disposait déjà à selaisser glisser de son toit, quand il distingua encore trèsnettement la voix éraillée qui disait :

– Mais enfin, Zoé, quéqu’il a eu à courircomme ça ?

Et Zoé répondait :

– Bien sûr qu’il aura vu quéquechose, sans ça, il ne m’aurait pas demandé lachaussette !

– Montre-moi ça ! ordonnala grosse voix.

Étonné d’entendre aussi nettement ce qui sedisait à l’intérieur de la masure alors que la porte en étaitfermée, Patrice examina le toit autour de lui. Une lueur filtraitpresque sous son coude, entre le chaume. C’était certainement parlà qu’il entendait. Il y avait là une ouverture, une usure duchaume, une pourriture du toit. Tout doucement, il écarta lavieille paille et, non seulement il put entendre, mais il putvoir.

VII – « POITOU D’ORIENT, C’EST DUROUGET ! »

La bicoque n’avait pas de plafond ;c’était quasi une grande cabane séparée en deux chambres par unecloison. Derrière la cloison, c’était sûrement la chambre desTrois.

Ce que Patrice voyait, c’était la sallecommune avec l’âtre, la cheminée, une espèce de refend dans lequelétait étendue la vieille Barbe, impotente,Mme Vautrin mère. Une paillasse sur un châssis defer, dans un coin, devait être le lit de Zoé. Une table grossière,des escabeaux, un buffet à portes pleines, énorme, contre lamuraille ; une rangée de bols de faïence peinte sur lacheminée. Des fusils et des carnassières pendus aux murs. Pas deplancher, pas de carreaux… un sol de terre battue. Sur la table,une grosse miche de pain, de lourdes assiettes creuses, descouverts d’étain. Des verres et une bouteille. Dans l’âtre, unemarmite qui chantait.

Patrice reconnut les deux albinos qui étaientrevenus s’asseoir près de la table, le couteau à la main, unmorceau de viande sur du pain.

Il y avait une bougie sur la table. La lueurde cette bougie n’allait pas jusqu’à l’alcôve, mais la flamme del’âtre éclairait par instants le visage redoutable de la vieilleBarbe qui surgissait de l’ombre avec un relief effrayant. L’éclatdiabolique de ce regard de sorcière était insoutenable, et, dureste, on n’ignorait pas dans le pays que ce regard faisait baisserla tête à Hubert lui-même. Ah ! la gueule de la Barbe !Une face de masque antique avec des creux et des bosses quiremuaient sans cesse ; de la chair morte en mouvement autourde la seule dent qui restât debout sur l’antre de sa bouche. Onn’avait jamais vu la barbe coiffée autrement que des mèches endésordre de ses cheveux blancs, secs comme du chanvre, qu’elleramenait, sans s’arrêter jamais, d’un geste inconscient, derrièrel’oreille où ils ne restaient point, car elle ne cessait de branlerla tête et s’agitait sur sa couche, qu’elle ne quittait jamais,plus vive que Zoé. Seulement, les jambes ne la portaient plus. Elleavait toujours un bâton près d’elle, qu’elle lançait sur saprogéniture à toute volée, quand ça lui disait. Et les garçons luirapportaient le bâton docilement. Zoé ne l’aimait guère, car ellelui administrait des coups plus souvent qu’à son tour ; maisHubert et les albinos la respectaient parce qu’elle leur racontaitdes histoires de bagne (où le père avait été) dont ils ne selassaient point.

Quand Patrice mit l’œil à sa lunetteimprovisée, il aperçut tout de suite la vieille penchée sur lachaussette que lui tendait Zoé. Il reconnut le surjet. Les deuxtêtes de Barbe et de Zoé se rapprochèrent encore… puis il y eut unsilence pendant lequel les albinos, qui observaient attentivementla scène de l’alcôve, avaient cessé leurs bruits demâchoire… ; puis Zoé demanda s’il fallait approcher la bougie,à quoi la vieille répondit que ça n’était pas la peine. Alors Zoés’écarta de Barbe. La vieille ricanait d’une façon si sinistre quePatrice, sur son chaume, en eut un frisson jusque dans les moelles.Et les albinos aussi se prirent à ricaner. Zoé, seule, ne riaitpas. Elle remettait la chaussette dans sa poche, tandis que Barbeglapissait : « Poitou d’Orient, c’est durouget ! »

Patrice était en train de se demander quellesignification il fallait attacher à cette phrase étrangeaccompagnant la disparition de la chaussette au surjet dans lapoche de Zoé, quand la porte s’ouvrit et Hubert fit son entrée.

Il avait le chapeau rabattu sur les yeux, ungros gourdin à la main et paraissait très las. Il était enblouse : une blouse sarrau qui lui descendait jusqu’auxgenoux.

Après avoir repoussé bruyamment d’un coup depied, par-derrière, la porte, il resta planté là devant eux tous,sans bouger, le chapeau sur les yeux.

– Bonsoir, la mère, fit-il ; allons,vous autres, des fois qu’on viendrait me vider ?

Les deux albinos étaient déjà près de lui etglissaient leurs mains énormes sous le sarrau. Elles en sortaientavec des paquets de tabac qu’ils avaient trouvés sous la ceinture.Hubert s’expliqua :

– C’est le résultat d’un p’tit verre surle zinc, chez la mère Soupe. Le débit venait de recevoir saprovision. J’ai aidé la vieille à faire son compte.

Il parlait sans remuer, les coudes collés aucorps.

– Plus haut, ordonna-t-il à ses frèresqui farfouillaient toujours sous la blouse en quête de butin.

Élie et Siméon conduisirent leurs recherchesjusque sous les bras et sortirent de là deux bouteilles de fineblanche dont ils enlevèrent illicole bouchon pour enapprécier l’odeur, le nez sur le goulot. Ils rebouchèrent et firentclaquer, en connaisseurs, leur langue gourmande. La mère aussivoulut sentir à son tour.

– Où que t’as eu ça ? demanda lavieille Barbe dont les yeux étincelèrent.

– Ça ne doit pas être de la mauvaise,répondit Hubert. J’ai rencontré le rat-de-cave[1] et ils’y connaît.

– Tu y as montré ta prise ? fit-elleétonnée.

– C’est lui qui m’a montré la sienne,répliqua Hubert. Je l’ai rencontré au coin de la rue Verte. Illongeait le mur sans demander son chemin à personne. Tu saiscomment il marche le soir quand il rentre chez lui : il nebalance pas plus les pattes d’en haut que si elles étaient en boiset, plus d’une fois, je m’étais dit : « Ça n’est pasnaturel : pourquoi qui colle les bras comme ça ? »J’ai été carrément à lui, je lui ai dit bonjour, bien poliment, etje lui ai secoué la main avec affection… ; mais il trouvaitque je la secouais trop, et il m’a dit : « Pas sifort !… » Je lui ai aussitôt mis la main àl’aisselle ! Pétard ! Il avait là sa bouteille… et puisde l’autre côté aussi ! Alors, je lui ai dit :« C’est du propre, monsieur l’inspecteur ! C’est comme çaque vous surveillez les deniers de notre République ! Je parieque vous vous êtes laissé séduire par un réac ! Il n’y a qu’unci-devant pour oser acheter la conscience d’un honnête homme commevous, avec deux bouteilles de blanche ! J’en parlerai à notredéputé. » Il m’a lâché les deux bouteilles et m’en a promisdeux pareilles, tous les mois, si on gardait sa langue. Etmaintenant, à la soupe, mes enfants.

Il avait jeté son chapeau loin de lui. Patriceput voir de près la terrible tête rousse aux yeux verts dont onrêvait la nuit au fond des chaumières. Hubert se glissa un escabeauentre les jambes et se pencha sur sa pitance que Zoé lui servait,fumante. Tout en soufflant dessus, il répéta :

– Oui, tout ça, c’est de lamoulerie ! Mais j’en ai une bath à vous raconter ! Chacunson os ! Y en a qui passent la journaille à potiner ;moi, c’est pas mon boulot ! J’écoute, et des deux ansesencore ! Qui vivra verra ! Comment ça va, la pouliotte,fit-il gentiment en détachant une taloche formidable à Zoé qui semit à chialer.

– T’es pas contente ? J’te demandepourtant des nouvelles de ta santé !

– Pourquoi que tu la bouchonnes ?demanda la Barbe.

– Alle te le dira. Je l’ai encore vuefaire du plat à Balaoo, c’t’après-midi, du côté de Pierrefeu.

– C’est une innocente, fit la mère, etBalaoo ne ferait pas de mal à une mouche.

– Possible ! Mais j’ai une sœur etje veux qu’alle se tienne et qu’a nous fasse honneur ! Aprèson aurait des difficultés à la marier !

– Pour ça, Hubert a raison, mais je tedis que c’est une innocente. Montre ta chaussette à Hubert, glapitla vieille du fond de son alcôve.

La petite sortit sa chaussette et Patrice vitqu’Hubert se penchait sur l’objet et en examinait même la laine, àl’envers, et Hubert rendit la chaussette à Zoé qui la remit dans sapoche, et Hubert dit :

– Poitou d’Orient, c’est durouget !

Et les autres, encore, éclatèrent de rire.

– Heureusement qu’on ne compte point surelle pour sa dot, fit Hubert, après avoir vidé son écuelle qu’illevait à hauteur de sa mâchoire animale. Mais t’en occupe pas, va,ma pouliotte, garde tes sentiments et ta vertu et on pourra tout demême te conduire chez le notaire avant d’aller chez le curé.Messieurs ! fit-il solennellement en posant les coudes sur latable, je vous ai annoncé qu’il y avait un beau coup à faire. Quiqu’en est ? Qui qui d’mande la parole ?

– Tu sais bien que les albinos sont pasbavards, dit la mère, et qu’ils te suivent partout comme deschiens. Va donc, mon coq.

Hubert se tourna du côté de Zoé :

– Va compter jusqu’à cent dans laforêt ! Tu me feras bien plaisir ! dit-il à lagamine.

Celle-ci, effrayée de l’air d’Hubert, ne se lefit pas répéter deux fois. Elle ouvrit la porte de la cabane, lareferma et fut dehors. Patrice pensait déjà à la suivre etremerciait le ciel de l’occasion qui allait lui permettre d’entrerenfin en possession de la précieuse chaussette, quand il s’aperçut,en allongeant la tête, que la petite ne s’éloignait pas de lacabane, mais qu’au contraire elle était restée tout contre laporte, l’oreille collée près du loquet. Il garda son poste, et,intrigué par les dernières paroles d’Hubert, se reprit à observeret à écouter… Hubert s’était allongé comme un animal qui s’étire,avait dressé ses poings au plafond… puis était retombé les coudessur la table, le menton dans les mains énormes.

– Deux cent mille !dit-il…

Les albinos eurent un haut-le-corps et lavieille Barbe sauta d’effarement sur son grabat.

– Oui, continua Hubert sans s’attardersur l’effet produit… oui, mais il y aura p’t’être duraisiné[2].

– Dommage ! bougonna la Barbe…j’trouve qu’ça saigne beaucoup dans le pays depuis quelquetemps !… Vous verrez que ça finira mal !… Vot’défunt pèreme le disait encore à son lit de mort : « Méfie-toi duraisiné ! »

– Je sais c’que tu veux dire, la mère…mais tu t’exprimes mal… Camus, Lombard et Blondel n’ont pas étésaignés, mais étranglés et pendus bien proprement par quelqu’un quisavait y faire… déclara Hubert. Tout de même, j’ai trouvé quec’était de la besogne bien inutile. C’est point parce qu’on a euquelques discussions politiques qu’il faut se réjouir de la mortdes gens. Sans ça, bien sûr, on butterait[3] tout lemonde !

– Enfin, Hubert, dit Barbe, en secouantson horrible caboche, on ne te demande point tes comptes, maispense bien que je ne pourrais plus vivre sans vous… Vous seriez lesmaîtres du pays si vous vouliez… Y a manière de s’y prendre… C’estpoint en engueulant Blondel en plein café la veille de samort qu’on rend la tranquillité à sa vieille mère…

Hubert regarda la vieille et puis, en dessous,les deux albinos qui le regardaient, lui, également en dessous.

– Ma foi, fit-il, je n’y ai point touché…mais y en a p’t’être bien des gens qui s’mêlent de venger lesquerelles de famille… Dans tous les cas, ça a été bien fait. Legerbier[4] n’y a vu que du feu ! et puis lespieds dans le plafond, ça, c’est rigolo !…

– Rigole point trop, Hubert, défunt tonpère me disait que, s’il avait voulu toujours être sérieux, iln’aurait point eu besoin de passer vingt ans à la relingue[5] avant de venir s’établir honnête hommeici !

– En v’là assez, la mère ! T’es plusbête que les pieds du brigadier de gendarmerie. Tu me ferais monterà l’abbaye[6] si on t’entendait !… J’aime pas lesparoles inutiles… Écoute les albinos s’ils jabotent !…

De fait, Siméon et Élie, depuis qu’on avaitparlé du triple assassinat de Saint-Martin, ne disaient plus unmot.

Les singuliers étranglements de Lombard, deCamus et finalement de Blondel avaient fait l’objet de plus d’uneconversation et de plus d’un silence, chez les Vautrin… et iln’était point étonnant que l’allusion à ces étonnants crimes(encore tout chauds) détournât un instant l’attention éveillée parles mystérieuses paroles d’Hubert, relatives aux deux centmille !

Ce fut la vieille Barbe qui y revint lapremière ; mais Hubert, maintenant, paraissait hésiter.

– C’est bien gros à risquer.

– Conte toujours.

– Écoutez… J’étais chez la mère Soupe àcompter avec elle son arrivée de tabac.

– C’était elle qui t’avait appelé, ricanaBarbe.

– Penses-tu ! mais elle est troppolie pour refuser le service des Vautrin, bien sûr !…

– Si tu te taisais, la mère, fit Siméon,on apprendrait p’t’être bien quelque chose.

– Nous étions au comptoir, dans le coindu débit, quand la Gaule est entré et a demandé un canon ; etpuis un autre petit maigriot est entré avec lui, que je ne connaispas. Il a pris de la blanche, celui-là. J’ai compris bientôt à leurjactance que le petit était un employé des travaux qu’on est entrain de faire de l’autre côté du Montancel où ils percent untunnel ! Vous y êtes ? Y a pas de chemin de fer parlà !… Eh bien ! vous savez bien qu’on est en train d’enfaire un !… Si vous ne le savez pas, je vous l’apprends, mêmequ’y a cinq cents ouvriers. C’est quéque chose, ça, cinq centsouvriers qu’i faut payer… avec de la monnaie comptant ! Toi,Élie, qui sais calculer, dis-moi donc combien que ça peut faire, àsix ou sept francs par jour…

– S’ils étaient payés dix francs, au boutdu mois ça ferait dans les cent cinquante mille francs… ditÉlie.

– Eh bien ! mon vieux, c’est deuxcent mille qu’il faut aux entrepreneurs à la fin du mois…

– Ils sont donc plus de cinq cents…

– À ce qu’il paraît qu’il y a des travauxconséquents par là-bas… le petit qui était avec la Gaule seplaignait qu’ils étaient loin de tout, que c’était pas rigolo… pasde moyens de communication…

– Mais, interrompit Siméon, y a dix ansqu’ils devaient faire des travaux par là !…

– Eh bien ! y a deux mois qu’i sontcommencés… et tous les mois, comprenez bien, les albis…entends-tu, toi, la mère !… il faut payer les ouvriers !…Pour les payer, il faut de l’argent, et où que ça se trouve,l’argent ?… Ça se trouve dans les banques.

– C’est-y que tu voudrais dévaliser labanque de Clermont ? interrogea Barbe dont la figure setendait, farouche de convoitise, vers les trois hommes…

– Qu’est-ce que ça signifie ce que tu dislà, la mère ?… Y a des moments que tu perds la boule, fitHubert… Laisse donc la banque tranquille, faut que l’argent ensorte, bien sûr…

– C’est-y qu’t’aurais appris le cheminque la paye y prendrait ?

– Te v’là bien curieuse.

– Et comment que tu l’asappris ?

– Eh bien ! j’ai suivi la Gaule etson copain sans qu’ils s’en doutent. Ils sont allés chez Mathieuprendre un verre. Le petit en avait plein le citron. Il ne faisaitque jaspiner sur les travaux et puis sur tout. Je les ai écoutés,oui, d’un coin qu’ils ne me voyaient pas… Je sais maintenant par oùqu’elle vient la paye, termina Hubert en baissant la voix d’unefaçon sinistre…

La mère et les deux autres firentsimplement : Ah !…

La Barbe n’y pouvait plus tenir ; ellefit signe à Hubert de se rapprocher de son grabat, et les autres,aussi, s’avancèrent.

Et ils furent tous trois bouche à bouche,oreille à oreille, à se dire des choses qui ne durèrent paslongtemps et que, malheureusement, Patrice n’entendit pas.

Quand le conciliabule fut terminé, Siméon seredressa en demandant :

– Et qu’est-ce qu’il disait de ça, lui,la Gaule ?

– Oh ! la Gaule n’avait pas l’airenchanté ! Je crois qu’il se serait bien passé de lacommission, répondit Hubert. Le petit couchait chez Mathieu. LaGaule lui a dit : « Et maintenant, mon gros, va tecoucher. T’es soûl. Demain matin, tu seras bien content de n’avoirparlé qu’à un honnête homme !… »

– Il se gobe, la Gaule ! toussaÉlie.

Ils étaient revenus tous trois à la table. Ily avait un grand silence. La tête de la vieille était rentrée dansl’ombre au fond de son trou. On ne la voyait plus. Tout ce monde-làréfléchissait.

– Eh bien ! qui qui parle ?finit par dire Hubert… Je vous écoute.

Et ses yeux verts firent le tour de lasociété, de l’alcôve à la table.

– Sûr qu’y aura du raisiné, dit, du fondde son antre, la voix de la Barbe.

– Eh bien ! il y aura du raisiné,conclut brutalement Hubert en allumant sa pipe.

À ce moment, la voix de Zoé se fit entendre àla porte, demandant la permission d’entrer.

– Entre ! lui cria la mère.

– Où que t’étais ? demandaHubert.

– Derrière la porte, fit la petite, àvous écouter. Y vaut mieux que ce soye moi que les gendarmes…

Et, comme ils levaient déjà leurs mains pourla talocher, elle leur jeta hâtivement :

– P’t’être bien qu’il n’y aurait pasde raisiné avec Balaoo ! Rappelez-vous la malle àBarrois !

– La p’tite a raison, fitHubert.

– Faudrait lui causer tout de suite, àBalaoo.

– C’est pas difficile, déclara Zoé… ilest chez lui !…

– Allons-y !…

– Allons-y !…

– Vous n’allez pas me laisser touteseule ! piaula la Barbe.

– Les affaires sont les affaires, gémitHubert. On ne te mangera pas !… En route, Zoé !

– Oh ! moi, fit Zoé. Le concierge aordre de ne plus me laisser entrer !… Je suis plutôt malavec Général Captain !

– Viens toujours !…

Ils décrochèrent leurs fusils et furent toutde suite sur la route qu’ils traversèrent avec la petite. Zoé lesprécédait à travers champs. Patrice vit leurs ombres qui entraientdans la forêt.

Il descendit de son toit et courut auSoleil-Noir, demandant à parler au juge d’instruction qui devait ypasser la nuit ; mais M. de Meyrentin était déjàcouché, ayant donné l’ordre qu’on le réveillât dès l’aurore. AlorsPatrice rentra chez Coriolis par le verger. Cette nuit-là, lesbruits du dehors le laissèrent tranquille. Sa fatigue était sigrande qu’il s’assoupit par moments, mais il eut des cauchemarsépouvantables dans lesquels lui apparaissaient, tantôtl’énigmatique figure de son rival, et tantôt l’ombrefarouche et indécise du complice des Trois Frères, lenommé Balaoo ou Bilbao ; il ne se rappelaitplus bien.

VIII – LA DILIGENCE

Patrice fut debout à quatre heures du matin.Il fit sa toilette à tâtons pour ne donner l’éveil à personne.

Voir le juge et puis se sauver, c’était là leplus pressé. Le reste n’était que politesse. Et il continuait depenser que de la rapidité de sa disparition dépendait son salut. Ilavait encore dans l’oreille la menace des albinos, après sonimprudente poursuite de Zoé : « On le retrouvera biendemain ! » Or, demain, c’était aujourd’hui !… Et ilnoua sa cravate à l’envers. Puis il écrivit, à l’adresse deCoriolis et de Madeleine, deux mots qu’il laissa bien en évidencesur sa table.

Quand il arriva à l’auberge, un garçond’écurie ouvrait la porte cochère.

Dans le même moment, Michel, le conducteur dela diligence du Chevalet, arriva et se rendit tout de suite à sonpetit kiosque, situé dans la cour, où, sur un bureau, il feuilletale registre des voyageurs. Patrice retint une place à l’intérieur.Il aurait toujours le temps de se montrer plus tard, loin du pays,sur l’impériale…

Ceci fait, il fut plus tranquille et s’enquitdu juge.

Une petite souillon de bonne, qui se frottaitencore les yeux, lui apprit que M. de Meyrentin étaitdéjà dans la salle du cabaret, condamnée à tous depuis le drame.Patrice s’y rendit, croyant trouver le juge d’instruction en faced’un premier déjeuner ; mais il le découvrit juché sur unearmoire, près de la porte qui ouvrait sur la rue. Il était à quatrepattes, là-haut.

Patrice ne prit point le temps de s’étonner decette position exceptionnelle pour un juge :

– Monsieur ! lui cria-t-il, vousaviez raison !… Il y a un complice !…

– Je vous crois, jeune homme, qu’il y aun complice… et comment ! Un complice àl’envers ! ricana M. de Meyrentin du haut deson meuble… Je suis en train de relever ses traces àl’envers !… car tout dans cette affaire marche la tête enbas. L’assassin – celui que nous appellerons lecomplice si vous voulez bien –, enfin celui que je croisl’instrument des Trois Frères, s’est glissé au-dessus devos têtes aussitôt la porte ouverte, jusque sur cette armoire où ils’est blotti… et vous n’y avez vu que du feu, naturellement… ;pourquoi ? parce que vous regardiez en bas quand tout sepassait en haut ! Il y a des traces de l’assassinpartout… jeune homme, mais au-dessus des meubles. Maintenant,écoutez-moi bien !… (M. de Meyrentin, pour faireplus commodément ses confidences à Patrice, prie le jeune homme demonter debout sur une chaise, cependant qu’il s’asseoit lui-même,les jambes ballantes, au haut de son meuble)… Je vais vous poserune question formidable… vous entendez : formidable !…Êtes-vous sûr ?… êtes-vous bien sûr, là… réfléchissez !…et ne vous pressez pas… Êtes-vous bien sûr de l’avoirentendu ?…

– Comment ! si je l’aientendu !…

– Réfléchissez !…Réfléchissez !… Rappelez-vous !… C’est peut-être unetromperie de vos oreilles… Et dites-moi, dites-moi bien…Êtes-vous sûr de l’avoir entendu parler ?

– Mais oui !… maisoui !…

– Ah ! c’est dommage !… C’estdommage !… C’est dommage !…

– Mais que croyez-vous donc ?…

– Plus rien, puisqu’ilparle !…

– Vous vous exprimez parénigmes, monsieur le juge, fit Patrice. Et je ne comprendspas ! Mais moi, je vais vous dire une chose bien claire :j’ai poursuivi, cette nuit, la sœur des Vautrin qui raccommodaitune chaussette dont le surjet représentait d’une façon frappante ledessin que vous êtes en train d’examiner au plafond !

– Ah ! ah ! trèsintéressant !… très intéressant !… fit enfinM. de Meyrentin, en assujettissant son binocle et enpenchant son regard sur le jeune homme à ses pieds… Et pourquoifuyait-elle ?…

– Parce que je voulais lui prendre sachaussette…

– Elle en connaissait donc lavaleur ?

– J’en doute, puisqu’elle la reprisaitpubliquement… Toujours est-il qu’elle s’est enfuie jusque chez elleet qu’elle a montré la chaussette à sa mère qui lui a lancé unephrase étrange, mais que j’ai retenue parce qu’elle a été répétéepar les Frères… : « Poitou d’Orient, c’est durouget ! »

– « Poitou d’Orient, c’est durouget ! » s’exclama le juge, en sautant comme une balleélastique sur le carreau et en se dressant sous le nez de Patrice…« Poitou d’Orient, c’est du rouget ! », vous avezentendu cela, vous ! Et chez les Vautrin ? Vous êtes doncallé chez les Vautrin, vous ?… et ils vous ont laissé sortirvivant ?…

– Monsieur, j’étais sur letoit !…

Et il lui conta tout, par le détail, luirapportant ce qui était venu jusqu’à lui du coup des deux centmille entrepris contre la paye des ouvriers du Montancel.M. de Meyrentin ne pouvait se retenir de manifester sajoie, sa satisfaction… « Ah ! enfin !… on allait lestenir, les Vautrin ! Pas un n’échapperait !… » LesTrois Frères et le complice ! un nommé Bilbao, avait ditPatrice. S’il ne s’était retenu à cause du sentiment qu’il neperdait jamais tout à fait de sa dignité judiciaire, il eûtembrassé Patrice. Il se contenta de lui serrer la main aveceffusion… et de lui brûler la politesse. Il disparut.

Le jeune homme, un peu étonné de ce brusquedépart, se fit alors servir un bol de lait chaud ; puis ce futl’heure de la diligence.

Mais Patrice constata que celle-ci n’étaitguère prête à partir.

On l’avait sortie dans la cour, mais leschevaux n’y étaient point, et elle n’avait plus que trois pattesou, pour mieux dire, trois roues : la quatrième étaitremplacée par un cric.

Et le jeune homme apprit des voyageurs irritésque le conducteur, Michel, venait de s’apercevoir, au derniermoment, que cette quatrième roue manquait tout à fait de solidité.Il l’avait fait transporter chez le charron qui avait déclaréqu’elle ne serait pas prête avant une heure. Patrice en fut biendésolé.

Pour tromper le temps, il essaya de revoirM. de Meyrentin, mais il apprit de Roubion que le juges’en était allé réveiller Mme Godefroy, lareceveuse des postes et télégraphes.

L’heure s’écoula, au bout de laquelle les cinqvoyageurs, qui battaient la semelle autour de la grande caisseimmobilisée de la diligence, apprirent que le charron exigeait uneautre heure pour rajouter une pièce de bois à la jante. Alors, ilsse décidèrent à renoncer, pour ce jour-là, à leur voyage, à causede cette roue aléatoire.

De son côté, Patrice, en dépit de larépugnance qu’il avait à changer son plan d’action, voyant que ladiligence lui faisait défaut, et plus décidé que jamais à quitterle pays, se résolut à courir à la gare, où il était encore tempsqu’il prît le train. Arrivé à la gare, la première personne qu’ilaperçut fut Zoé qui semblait guetter sa venue.

Après ce qui s’était passé la veille au soir,il ne doutait point qu’elle ne fût là pour lui et que, ne l’ayantpas vu au manoir, elle n’eût averti ses frères qui l’avaientenvoyée en surveillance.

Pendant ce temps-là, ils étaient peut-être entrain de démolir la voie quelque part, à son intention. Car enfin,on n’était pas encore fixé sur le mystère du premierattentat ; et le moins que le juge d’instruction en laissâtpressentir était qu’il avait retrouvé, autour du tunnel de laCerdogne, quelques empreintes rappelant, à s’y méprendre, celles duPlafond du Soleil-Noir.

Patrice, après avoir évité le regard pourtantperspicace de Zoé, revint à l’auberge, démonté à un point que l’onne saurait dire.

Enfin, la roue arriva, et, en même temps quela roue, une nouvelle série de voyageurs (frais débarqués du train)qui profitaient du retard de la diligence pour prendre, le jourmême, cette correspondance inespérée avec le pays du Chevalet.

Ces nouveaux voyageurs étaientquatorze !

On n’avait jamais vu, dans la cour duSoleil-Noir, un pareil encombrement. Patrice n’eut point l’idée des’étonner de cet afflux de voyageurs, ni de leur attitudesingulière. Pour des gens du commun, qui avaient fait le trajet decompagnie, n’était-il point incompréhensible qu’ils ne secausassent point ? Il y avait là des paysans qui portaient lablouse d’une façon bien embarrassée : par exemple, ils nesavaient point où trouver leurs poches, comme s’ils en avaientoublié la place. Enfin, ces rustres étaient de mine triste, tantôtpâle, tantôt jaune, mais ni rugueuse, ni rutilante comme sont lesvraies mines des paysans morvandiaux.

Ils n’adressaient aucune question à Roubionqui, lui, les interrogeait, et à qui ils ne répondaient quevaguement, en lui tournant le dos.

Roubion en était si intrigué qu’il s’en allaréveiller Mme Roubion, laquelle se mit à la fenêtreen camisole de nuit et bigoudis au front pour voir cesextraordinaires clients.

Patrice, qui s’était caché dans l’ombre de lasalle, n’en sortit que pour monter dans la diligence. Quand il sedisposa à prendre place, il fut effrayé de la foule qui remplissaitla caisse, surtout qu’à ce moment se présentèrent encore deuxvoyageurs avec une petite valise qu’ils portaient tous deux et quiparaissait fort lourde. Ils introduisirent l’objet en même tempsque leurs personnes dans la voiture et, événement plus inexplicableque le reste, les occupants ne protestèrent point contre l’arrivéede ce lourd bagage dans un espace déjà si bien rempli.

Patrice hésitait sur le marchepied.Mme Roubion lui cria :

– Montez donc sur l’impériale, monsieurPatrice !… Il fait beau !…

Le jeune homme leva le nez, tout rouge… Commeelle avait crié son nom !… On avait dû l’entendre de tout levillage… jusque chez les Vautrin, là-bas, au bord de la route…

Il lui fit une réponse rapide de politesse,et, pour n’attirer l’attention de personne, grimpa en trois bondssur l’impériale qui était vide, alors que l’on s’écrasait àl’intérieur et dans le coupé. Et il se jeta dans l’encoignure de labâche, à l’abri des malles que Michel, aidé du garçon d’écurie,debout sur une échelle appuyée à la diligence, achevaitd’arrimer.

Les chevaux étaient attelés et secouaientleurs grelots, impatients. « À quelle heure qu’on vaarriver ! » bougonnait Michel… et il ajoutait, entre sesdents : « Si on arrive ! » Mais Patrice nel’entendit pas.

Patrice n’était occupé qu’à se dissimuler, àse demander si on n’allait pas l’apercevoir quand la voitureentrerait en forêt, pas bien loin de la masure des TroisFrères.

Enfin, on partit. Coups de trompe, coups defouet. Cahots dans la rue Neuve et trotte la guimbarde !…

Avant d’entrer en forêt, le jeune homme risquaun coup d’œil du côté des Vautrin ; la bicoque était fermée etil ne vit rien de suspect ; mais son regard, qui monta plushaut, jusqu’au manoir, aperçut, sur le seuil de la petite porte quiouvrait du paradou sur les bois, la silhouette fine de Madeleinequi agitait un mouchoir.

Patrice en reçut un coup au cœur, non pointque celui-ci se gonflât, à l’instant, d’un amour immodéré, maisbien d’une crainte subite que lui inspirait pareille imprudence.« Ah ! bien ! se dit-il, ça n’est pas fort de sapart !… Je l’aurais crue plus intelligente ! »

Mais, en forêt, il se rassura. Chaque mètrequi l’éloignait de Saint-Martin lui rendait peu à peu laquiétude.

Ça ne devait pas durer.

On n’avait pas fait deux kilomètres sous boisque Michel lançait un juron en retenant ses chevaux dont l’un avaitfait un brusque écart. La faute en était à une gamine qui venait desauter sur la route avec la légèreté d’une biche !

– Ah ! la Zoé… grinça la boucheédentée de Michel.

Zoé !… Elle était donc partout… partoutoù il était, lui, Patrice… Elle le poursuivait. Il en eut une suéeen se rejetant sous sa bâche ; mais, bien sûr, elle l’avaitvu, car elle lui cria :

– Eh ! bonjour, monsieurPatrice !… Vous voilà donc parti ! Où que vous allez parlà ?…

Et, comme l’autre, là-haut, ne lui répondaitpas, elle lui lança un « Bon voyage ! » dans unéclat de rire qui fit frissonner le jeune homme.

La Zoé avait disparu depuis longtemps,poursuivie par la mèche du fouet de Michel, que Patrice avaitencore devant les yeux sa petite forme bondissante et menaçantedans la poussière blonde de la route.

– Croyez-vous, demanda Patrice auconducteur, que nous puissions être arrivés à Saint-Barthélémyavant la nuit ?

– Pas avant dix heures du soir !répondit l’autre en faisant claquer son fouet, avec mauvaisehumeur.

IX – LE MYSTÈRE DES BOIS-NOIRS

Michel ne devait pas être causeur ; il nese retournait même pas sur le jeune homme quand celui-ci luiadressait la parole. Il paraissait fort occupé de ses chevaux etaussi de la route qu’il scrutait de ses petits yeux aux paupièresrouges, avec un soin de tous les instants. Patrice s’étonna encored’être seul sur l’impériale, alors qu’il y avait tant de monde enbas, et il fit part de cette réflexion à Michel qui lui réponditassez sèchement : « C’est leur affaire !… »

Dans les côtes, la diligence se vidait, ou àpeu près… Seuls, les deux voyageurs à la valise ne bougeaient pasde leur coin, tout au fond, près du coupé. Ils avaient leur bagagesous la banquette. Michel restait sur son siège et Patrice, nonplus, ne descendit pas. Il n’avait nulle envie de flâner le longdes talus pour cueillir un bouquet sauvage. Monotone et sansincident, le voyage se poursuivit ainsi jusqu’au relais de Mongeronoù l’on arriva à deux heures et où l’on mangea un déjeunerfroid.

Patrice avait songé, un instant, à coucher àMongeron d’où il serait reparti le lendemain matin avec une voiturede louage, ce qui lui eût évité la traversée de la forêt, lanuit ; mais il préféra finalement le risque de voyager, mêmela nuit, en nombreuse compagnie, à celui de rester, au cœur desbois, dans cette auberge isolée.

Aucun incident pendant le déjeuner. Au départ,les voyageurs reprirent leur place du matin. Maintenant ils étaientplus bavards et, dans les côtes, se parlaient déjà comme de vieuxamis ; ils avaient même l’air de se faire des confidences,autour de la diligence qu’ils ne quittaient point, du reste, devue.

Patrice, plus que jamais, regrettait cetteimagination néfaste qu’il avait eue de prendre ce chemin pour fuirSaint-Martin. Cette route, depuis qu’il avait vu Zoé, luiapparaissait comme la plus dangereuse de toutes, surtout depuisqu’elle se faisait plus sombre. Ils avaient abordé depuis longtempsla haute et profonde futaie, et c’était maintenant que ces forêtsméritaient vraiment leur nom lugubre des Bois-Noirs. Lalumière du jour n’arrivait plus que difficilement à percer lesfeuillages épais. Et, sous les grands arbres, quel silence !Seule, la mèche claquante de Michel éveillait de temps à autre leséchos de ce désert.

Cependant, Michel n’était plus aussi taciturneque le matin. L’aubergiste de Mongeron l’avait fêté et lui avaitrempli sa gourde de fine blanche. Par instants, Patrice l’entendaitse parler à lui-même avec des airs de tête entendus. Il semblaitavoir pris son parti de quelque chose qu’il était seul à connaîtreet répétait : « Va toujours !… Vatoujours !… »

Il pouvait être six heures du soir quand onarriva à la côte du Loup, ainsi nommée de ce qu’elle est surplombéepar un roc qui a, à peu près, avec quelque imagination, la formed’un loup.

La diligence, une fois de plus, s’était vidée,et Michel, somnolent sur son siège, laissait traînasser les guidessur la croupe des chevaux, quand il fut secoué de sonappesantissement par une voix qui lui criait de la route :

– Ne dors pas, laGaule !…

Du coup, Patrice eut les yeux ouverts, luiaussi ! La Gaule ! Qui donc avait crié laGaule ?… et à qui en avait-on ? Il se penchaau-dessus de la route et aperçut, près des chevaux, un individu quiétait resté jusqu’alors dans la voiture, à toutes les côtes, et quiétait l’un de ceux qui, le matin, l’avaient bousculé sur lemarchepied au moment de faire entrer la petite valise lourde dansla diligence. C’était un petit gars sec, qui avait une casquettesur la tête et dont l’aspect correspondait assez bien ausignalement qu’avait donné de lui Hubert Vautrin à ses frères,quand il leur parlait de la conversation du petit et de laGaule !…

Le petit gars sec avait le nez en l’air etregardait, à demi farceur, le conducteur de la diligence qui luiallongea, en douceur, son fouet dans les jambes.

Les yeux de Patrice allaient de la route ausiège de la diligence.

– Quoi ? fit-il à Michel, avec uneémotion qu’il ne cherchait même pas à dissimuler : c’est vous,la Gaule ?…

Michel ne répondait pas.

– Pardon, monsieur ?… C’est vousmonsieur la Gaule ?

Enfin, l’autre se retourna :

– Quéqu’ça peut vous faire ? Jem’appelle Michel Pottevin, mais ils m’appellent la Gaule,dans le pays. C’est un nom que la mère Vautrin m’a donné comme çapour rigoler autrefois. On a dansé ensemble, quand elle avait desjambes, à plus d’une fête, à Saint-Martin. Maintenant elle n’peutplus. Paraît que dans son argot, la Gaule, ça veutdire : le conducteur. C’est peut-être à cause de monfouet que ça veut dire ça… C’est vrai, j’ai toujours l’air d’avoirune gaule à la main, comme qui dirait pour pêcher à laligne. Ça vous suffit-il ? Êtes-vous content ?…

Patrice ne put, sur-le-champ, lui répondre. Lepetit gars sec à la casquette était grimpé lestement près de Michelet lui parlait à l’oreille. L’autre haussa les épaules. Le petitredescendait aussitôt, pendant que la Gaule lui disait :« Si ça fait ton affaire, moi, je me serais bien passé de lacommission !… »

Une étrange lueur éclairait soudain lasituation dans le cerveau en déconfiture de Patrice.

Eh bien ! il en avait de la veine !…Il prenait la diligence pour fuir les aventures, et voilà qu’ilétait embarqué dans l’une des affaires les plus dangereuses qui sepussent imaginer depuis l’attaque du courrier de Lyon : lepillage d’une diligence. Comment n’avait-il rien vu, rien devinédepuis le matin ? Fallait-il qu’il eût le cerveau plein desévénements passés pour qu’il ne se fût pas aperçu de ce qui secomplotait autour de lui ! Ah ! il en était sûr,maintenant ! C’était pour tout à l’heure, pour tout de suite,peut-être, le coup des deux cent mille !… Oui, oui, tout étaitsimple !… trop simple !… La petite valise lourde, c’étaitla caisse de la paye… et il n’y avait qu’à regarder plusattentivement tous ces voyageurs pour deviner sans effort à quelgenre d’administration ils appartenaient !… Il comprenaittout !… les deux heures et demie de retard de la diligence…l’obstination de M. de Meyrentin à rester chez lareceveuse des postes et télégraphes, Mme Godefroy,qu’il était allé réveiller juste après ses confidences !…M. de Meyrentin avait pris tout le temps qu’il luifallait (après avoir trouvé le truc de la roue), pour organiser ladéfense des deux cent mille !… C’est lui qui avait fait venir,par train spécial, tous ces faux paysans avec lesquels il espéraits’emparer de la bande Vautrin, de toute la bande… des Trois etdu mystérieux complice…

Le seul espoir de Patrice était maintenant quece plan fût justement trop simple. Il pensait que, déjà, les Troisdevaient être prévenus… et que ce n’était point pour rien que Zoésurveillait la gare et la forêt… Ils n’oseraient pas s’yfrotter !… Et, du coup, Patrice traversait les Bois-Noirsgardé par tout un régiment d’agents de police…

C’est avec de tels raisonnements que le pauvregarçon essayait de se redonner du courage, car il était bien bas…Cette dernière découverte lui avait cassé les jambes…

Il faisait de plus en plus noir. Ça n’étaitpas encore la nuit ; mais l’obscurité humide, qui tombait del’arceau de verdure sombre sous lequel la diligence venait des’engager, était plus impressionnante que la nuit elle-même, carcette obscurité ne paraissait point naturelle, mais truquée pour desinistres desseins, par les mauvais génies de la forêt.

– Fais pas la bête et rentre dans laboîte, conseilla Michel au petit homme sec qui trottait en débitantdes plaisanteries sous le nez des chevaux. Je n’aime pas la côte duLoup !…

À ces mots, les voyageurs, sur la route,opérèrent un mouvement de rassemblement autour de la diligence, peuà peu, sans ordre apparent ; il était aisé à Patrice de serendre compte que les abords de la voiture étaient bien gardés. Cesmessieurs étaient prêts à tout, les mains dans les poches ou sousles blouses qui devaient cacher les armes.

– Monsieur la Gaule, dit Patrice en serapprochant du conducteur… c’est moi qui ai parlé ce matin àM. de Meyrentin !… le juge d’instruction.

L’autre se retourna cette fois :

– Ah ! c’est vous qui avez surprisle coup préparé par les Trois Frères… Eh bien ! vous avez faitune belle affaire, là ! mon garçon ! déclara la Gaule enallumant sa pipe… Je ne vous fais pas mes compliments.

– Pourquoi ? demanda Patrice,ahuri.

– Mais parce qu’il faut aimer les horionspour se mêler de choses pareilles… et vous v’là là !… Ehben ! vous en avez du courage !… Moi, j’m’en fiche aprèstout… j’suis bien avec eux… et ils ne me feront pas de mal… et jene ferai rien pour qu’ils m’en fassent, vous pouvez le croire… Maisvous, mon p’tit, puisque vous avez jaboté… feriez mieux d’être chezvous, à c’t’heure !…

– Alors, je n’aurais dû rien dire ?demanda le jeune homme qui ne savait plus à quel saint se vouer etqui s’essuyait, d’un geste machinal, son front en sueur.

– Aurait mieux valu ! réponditl’autre.

– Pas pour vous, en tout cas ; si jen’avais rien dit, vous auriez été attaqué bien plus sûrement et iln’y aurait eu personne pour vous défendre !

– C’est pas moi, répliqua Michel,logique, c’est pas moi qu’aurait été attaqué… C’est la caisse deces messieurs entrepreneurs et, je m’en fiche, moi, de la caisse deces messieurs entrepreneurs !

– Mais, enfin, monsieur, soupira Patrice,vous ne croyez point que les Trois Frères oseront attaquer ceconvoi !…

– C’est pas moi qui l’ai dit, repartit,têtu, le conducteur… Mais, s’ils l’ont dans la tête, je ne voispoint pourquoi qu’ils ne le feraient pas !

– Pensez-vous qu’ils ne s’apercevront pasà temps que toute cette troupe de faux paysans ne voyage que pourgarder la caisse ?

– Ah ! si c’est eux qui veulentfaire le coup, bien sûr qu’ils savent déjà à quoi s’en tenir… Ilsont dû déjà nous reluquer à plus d’un coin de route !…

– Ils peuvent donc nous suivre aussifacilement que ça ?

– Ah ! pour être mobiles, ils sontmobiles !… Il n’y a point de bêtes plus mobiles dans la forêt,pour sûr… Ils nous auront vus devant, derrière et sur les côtés… etils ont des chemins de traverse qui les mènent partout, autour denous, sans que nous nous en doutions seulement une minute !…Oui, mon petit monsieur… c’est comme si, tenez, c’est comme s’ilsavaient fait la forêt au lieu que ce soye le bon Dieu…

– On a raconté beaucoup de choses sur cequ’ils font dans la forêt…

– Et puis sur ce qu’ils ne font pas, biensûr… On n’est pas né d’hier, et c’est pas d’hier qu’on parle duMystère des Bois-Noirs, j’vous l’accorde à vous qu’êtesbien jeune !

– Qu’est-ce que le Mystère desBois-Noirs ?

– Vous le demanderez à ceux quivoyagent quelquefois du pays du Chevalet au pays de Cerdogne ;ils vous répondront p’t’être… mais y en aura pas un pour seplaindre, bien sûr…

– Est-ce vrai ce qu’on a raconté desvoyageurs arrêtés par une bande de masques noirs ?

– Ah ! c’est bien vieux… bienvieux !… C’est un truc usé, le truc des masques noirs…Maintenant, dans les voyages en diligence, on est à peu prèstranquille… pourvu qu’on se conduise bien avec la pierre duLoup…

– Comment, qu’on se conduise bien avec lapierre du Loup ?

– Avez-vous une pièce de centsous ?

– Pour quoi faire ?

– Donnez ! fit l’autre en prenant lapièce que Patrice avait sortie de sa poche.

Et il la jeta au petit gars sec qui setrouvait au milieu d’un groupe, la casquette tendue à la main. Levoyageur ramassa les cent sous sans demander d’explication etgravit le talus, à quelques pas de là. Ce talus était surmontéjustement de cette énorme pierre du Loup que l’on apercevait sibien quand on arrivait au bas de la côte. Le quêteur s’accrocha àla pierre et versa dans un creux de cette pierre tout le contenu dela casquette qui rendit un son argentin, et puis il y jeta la piècede cinq francs et il redescendit.

Patrice avait assisté à l’opération sans yrien comprendre. Son regard allait de la pierre du Loup auxvoyageurs et au conducteur. Michel, le voyant si intrigué, ricanade satisfaction :

– Ce que vous venez de voir là, mon jeunemonsieur, c’est le denier du Loup (clac ! clic !clac ! avec le fouet), parfaitement, le denier du Loup…Clic ! clic ! clac ! pour le denier du Loup !…Comprenez pas ? Non ? Eh bien ! quand le voyageur adonné le denier du Loup, il peut être à peu près tranquille, entrela Cerdogne et le Chevalet, mon jeune monsieur !… Maintenantque vous avez donné cent sous, je pourrais vous dire (si c’était unjour ordinaire) ; « dormez sur vos deuxoreilles ! » Mais aujourd’hui, c’est une autre paire demanches… On a l’histoire de la caisse, en bas, mon jeunemonsieur !

Patrice demanda :

– Alors, c’est ça, le Mystère desBois-Noirs ?

– C’est ça et puis bien d’autreschoses…

– Alors, tout à l’heure, ils vont venirchercher le denier du Loup… Les autres, en bas, l’ont payé pour nepas éveiller l’attention des Vautrin, bien sûr, ajouta Patrice,perspicace.

– D’abord, pas de noms propres, c’estdéplaisant ! Ils viennent chercher le denier du Loup quand çaleur chante… Le denier reste dans son creux de pierre des foispendant quinze jours… sans que personne ose y toucher… ; aupassage, les voyageurs vont le voir et le revoir, quelquefois parcuriosité, avant d’y ajouter leur obole… Ah ! on a vu deschoses bien drôles, allez, à ce sujet-là !… des choses…inexplicables et qui prouvent que la forêt fait tout ce qu’ilsveulent, les mâtins !…

– Quoi donc ? demanda Patrice quientrevoyait avec plus de confiance le terme du voyage, car, à bienles regarder, tous les voyageurs qui étaient là n’avaient pointl’air d’avoir froid aux yeux… Depuis quelque temps, il lesregardait tourner autour des buissons, en bordure de la route, avecune audace nonchalante qui le rassurait, lui là-haut, sur sonimpériale.

C’est alors que le père la Gaule se soulevasur son siège et cligna des yeux, fixant au loin derrière luiquelque chose qu’on ne savait pas… et puis il se rassit,disant :

– Allons, j’croyons bien que tout irapour le mieux, aujourd’hui !… J’aime autant ça !Voyez-vous… Eh bien ! qu’est-ce que vous avez à me reluquercomme ça ?… Vous voudriez p’t’être que j’vous dise l’histoirede la malle à Barrois ?

– Je vous la demande et je neregretterai plus mes cent sous ! avoua Patrice qui, sans êtreavare (loin de là), était économe. « La malle à Barrois !Mais Zoé, dans la masure, a justement parlé de cettemalle-là ! » pensait-il.

– Au pays du Chevalet, on la connaît bien– allez ! – l’histoire, et en Cerdogne aussi, commença l’autreen hochant la tête… Mais avec les étrangers on se méfie toujours…et la malle à Barrois, c’est une histoire qu’on ne racontequ’entre soi, comme toutes les histoires du Mystère des Bois-Noirs,qui pourraient parfois donner des idées à la police ! Compris,hein ?… Et la police, on n’en a pas besoin ! Qui donc quila ferait mieux dans la forêt que ceux du denier du Loup ?…Mais il faut qu’on les paye, comme de juste… Eh bien ! c’est àcause de quelqu’un qui, non seulement n’a pas voulu payer, mais aosé voler le denier du Loup, que l’affaire de la malle à Barroisest arrivée ! Oui, mon jeune monsieur…

– Mais c’est une véritable histoire quiest vraiment arrivée ?

– Elle s’est passée là, à mes côtés, oùvous êtes, jeune homme… à l’endroit juste ! Eh bien,voilà !… Vous avez entendu parler de Blondel, celui-là qui aété assassiné l’autre jour chez Roubion ?

Si Patrice avait entendu parler deBlondel ! Il se nomma, et l’autre sut de quelle sorte il avaitété mêlé à la tragique aventure du malheureux commis voyageur.

– Eh bien ! Blondel qu’a étéassassiné (je ne sais pas par qui, c’est pas mon affaire) avait unami dans la représentation, un ami qui faisait le malin et qui semoquait de lui, parce que Blondel lui avait raconté que, chaquefois que ceux du Chevalet passaient par la pierre du Loup, ilsdonnaient leur denier au Loup pour que ça leur porte bonheur.Blondel, lui, donnait dix sous comme les autres, quand il prenaitla diligence du Chevalet, et il ne s’en cachait pas (faut dire qu’àce moment, il n’avait pas encore eu d’affaires politiques avec lesTrois Frères… Entre nous, la politique, c’est fait pour brouillerles meilleurs amis, s’pas ?)… Alors, l’ami à Blondel, un nomméBarrois… Désiré Barrois… se mit à parier qu’il passerait devant lapierre du Loup et qu’il ne donnerait jamais dix sous et qu’il nelui arriverait jamais rien…

Or, ce Barrois venait de prendre lareprésentation d’une maison de Cluse pour toute la contrée… C’étaitbien imprudent, parce qu’il allait avoir souvent besoin de ladiligence… et voilà ce qui est arrivé, aussi vrai que vous êtes là,mon cher monsieur !… (Ah bien ! quoi… Nestor !… Tuvas pas te tenir tranquille un peu ! Qui qui m’a fichu unebique pareille ? Regardez-le !… regardez-le piquer desoreilles !… Tu sais bien que je n’aime pas ces manières-là,hein ? Clic ! Clac !)… La première fois donc queBarrois passe devant la pierre du Loup… (c’était en revenant deSaint-Barthélémy… On descendait la côte et la diligence venait des’arrêter pour permettre aux voyageurs d’aller déposer leurdenier)… Barrois, qui voit ça, gueule comme un âne… que c’est unehonte !… qu’il est pressé… que les diligences ne doivent pass’arrêter en descendant les côtes… et patati ! etpatata !… Mais c’est comme s’il chantait… Les autres avaientfait la quête dans un chapeau et versé la collecte là-haut, dans lecreux du Loup…

Barrois grimpe alors à la pierre et voit letrésor. Il y avait bien vingt-cinq à trente francs, ce qui prouvaitque le Loup n’était point passé depuis au moins trois jours.Barrois ramasse tout et glisse toute la monnaie dans sa poche.« Ça vous guérira, qui dit… Chaque fois que je passerai, çasera comme ça… Quand vous saurez que c’est moi qui ramasse tout,vous ne mettrez plus rien ! Remerciez-moi ! » Lesautres bougonnèrent bien, mais, comme ils avaient fait leur devoir,eux, ils s’en lavaient les mains, s’pas !…

Le lendemain, Barrois, qui était descendu auSoleil-Noir, recevait un p’tit mot qui était signé le Loup desBois-Noirs, où qu’on lui disait « que s’il ne remettaitpas dans le creux du Loup autant de pièces d’or qu’il avait pris depièces en tout, il lui en cuirait » !…

Barrois s’est entêté et n’a rien remis dutout ; mais, à quelque temps de là, v’là ce qui lui estarrivé, parole d’honneur ! En passant à Mongeron où qu’ilavait affaire, il a ouvert sa malle d’échantillons pour montrer samarchandise à l’aubergiste… une grosse malle qu’avait fait levoyage là-dessus, m’sieur, là où qu’vous êtes… Eh bien ! lamalle qu’il avait embarquée pleine, devant nous tous, àSaint-Barthélemy, était vide !… Oui, m’sieur ! vide, maislà ce qu’il y a de plus vide… On n’avait pas oublié une chaîne demontre !… (il était représentant en bijouterie et horlogerie)…Dans la malle, il y en avait p’t’être pour trente millefrancs !… Vous jugez du coup !…

Barrois en était comme idiot !… carc’était un mystère, ça, un vrai mystère des Bois-Noirs !… etun tour du Loup qu’était pas ordinaire ! Blondel, en apprenantça au Soleil-Noir, se met à rigoler et dit à Barrois :

– Qu’est-ce que je t’avais dit ?Maintenant tu n’as plus qu’à déposer tes pièces d’or, comme a ditle Loup, sur la pierre, et à remettre ta malle vide sur ladiligence… p’t’être bien qu’elle se remplira… À tout péché,miséricorde !…

Aussitôt dit, aussitôt fait… Barrois reprendla diligence le lendemain ; pour revenir à Saint-Barthélemy etremet sa malle, là où vous êtes, et puis s’assied à côté de moi… etpuis, en passant près de la pierre au Loup, il a vite dégringolépour aller porter ses pièces d’or… trois cent soixante francs enpièces de dix francs… Le Loup n’avait point « dit dans sonpetit mot si les pièces d’or devaient être de vingt francs… ;après quoi, il remonte sur la voiture, toujours à côté de moi, et,arrivé à Saint-Barthélemy, on descend la malle !… Ah ! yen a eu une émotion… Elle était lourde à ne pas pouvoir la remuer,c’était même trop lourd pour de la bijouterie. On l’ouvre !…Savez-vous ce qu’il y avait dedans ?… Des cailloux !… descailloux qu’on casse sur les routes !… On s’est montré depuisle tas de cailloux où le Loup avait puisé pour emplir la malle…C’est-il pas un mystère, ça ?… Comment que le Loup avait faitson compte ? On n’a jamais su et on a appelé ça l’affaire dela malle à Barrois… et je vous prie de croire que chacun, depuis, atoujours payé son denier au Loup et n’a plus touché aux pièces ducreux de la pierre du Loup !… Les pièces d’or de Barrois sontmême restées dans le creux plus de trois mois… oui, m’sieur… commeun exemple pour tout le monde… et puis, le Loup les a prises commeles autres… et puis Barrois, qui s’était couché de maladie, en estmort !… V’là l’histoire de la malle à Barrois, commeje l’ai de mes yeux vue, foi de la Gaule ! M’est avis que leLoup a maintenant des montres de quoi savoir l’heure !…

Patrice pensa :

– Ça ne l’a pas empêché de voler encorecelle d’un juge d’instruction…

Le conducteur aurait voulu jouir en paix del’effet de son histoire ; mais il dut s’occuper beaucoup deses chevaux qui, depuis quelque temps, se montraient inquiets etindociles… Et cependant on allait au pas et il ne les taquinaitpas… et ils connaissaient bien la côte… Nestor étaitparticulièrement insupportable, et Michel ne le lui envoya pasdire, mais il lui allongea un bon coup de fouet dans lesoreilles…

– Monsieur, demanda Patrice, toujourssongeur, dans les côtes, vous descendez, ordinairement ?

– Dame, oui !

– Vous et les voyageurs del’impériale ?

– Presque toujours.

– Et ces deux fois-là, les fois de lamalle, est-ce que vous êtes descendus de l’impériale, dans lescôtes ?

– Ma foi, je peux vous l’assurer, car, enremontant, la seconde fois, on plaisantait Barrois en voyant que samalle était toujours à sa place… Mais, si on descendait, on nequittait guère d’un pas la voiture… et les femmes restaient àl’intérieur… Eh bien ! personne n’a rien vu…

– Oui ! Eh bien ! fit Patrice,après avoir bien réfléchi à la malle de Barrois, cette malle a étéprise sur l’impériale en cours de route, et remise à sa place sansque vous vous en soyez aperçus, pendant que vous montiez les côtes.Comment une pareille chose a-t-elle pu se faire ?… Il n’y aqu’une hypothèse, c’est qu’en passant dans certains endroits de laforêt où les arbres font comme une voûte au-dessus de la diligence,quelqu’un s’est penché du haut de cette voûte et a pris la mallepour la rapporter un peu plus loin… Voilà tout le miracle… Mais ila fallu quelqu’un de bien adroit, de bien fort, de bien leste, etqui ait bien l’habitude de la forêt…

– Eh ! eh ! monsieur, leLoup dont je vous parle a justement toutes cesqualités-là…

– Monsieur la Gaule, avez-vous entenduparler quelquefois dans la forêt d’un nommé Bilbao ?… risquaPatrice qui, depuis quelques instants, ne pensait plus qu’au nombizarre prononcé par Zoé dans la masure des Vautrin, et dont ilavait peine à se rappeler exactement la consonance.

– Bilbao !… Attendez un peu !…Jamais !… non, jamais !… Bilbao !… Attendez !…Mais quelquefois on entend parfois crier dans la forêt… quand tombele soir, du côté de la clairière de Pierrefeu !… Oui, j’aientendu crier des fois comme ça, le soir… Baoo ! Baoo !…p’t’être bien Bilbaoo !…

– Et vous ne l’avez jamais vu ?interrogea Patrice.

– Je ne sais point seulement si c’est dela chair ou du poisson ! répliqua la Gaule.

– Eh bien ! c’est lui p’t’être bienqui a fait le coup de la malle à Barrois, fit Patrice… et c’estencore sur lui que les Trois Frères comptent pour enlever la caissedes entrepreneurs !… Heureusement pour eux qu’ils l’ont mise àl’intérieur… et qu’elle est gardée par quinze agents. Le nomméBilbao en sera pour ses frais de dérangement.

Michel regardait Patrice comme si celui-ci luiavait parlé hébreu.

– Mais qu’est-ce que ce serait donc quece Bilbao ? demanda-t-il.

– Ce serait le complice des TroisFrères !

Le conducteur ricana :

– Ils sont encore bien assez malinspour avoir inventé ce complice-là !

Patrice fut frappé de cette parole et du tonde conviction avec lequel elle fut dite ; ce n’était point lapremière fois qu’il l’entendait. De toute évidence, les paysans (deSaint-Martin au Chevalet) pensaient que les Trois Frères n’avaientbesoin de la complicité de personne.

Tout à coup, le conducteur se rejeta enarrière, retenant ses chevaux à pleines mains. Ceux-ci paraissaientprêts à s’affoler et hennissaient :

– Oh ! Oh !… fit Michel à voixbasse… Attention ! ils ne sont pas loin !…

– Comment savez-vous ça ? interrogeaPatrice qui se prit à trembler.

– Regardez mes chevaux, fit la Gaule… jene peux plus les tenir… C’est toujours comme ça quand les autrespassent aux environs… Mes chevaux sentent comme ils sentiraientune bête fauve !…

Patrice, extrêmement inquiet de ce que luidisait la Gaule, se pencha au-dessus de la diligence pour voir cequi se passait sur la route. Les groupes d’agents, étonnés desmouvements désordonnés de l’attelage, s’étaient rapprochés vivementde la voiture. Ils paraissaient impressionnés, eux aussi, commes’ils devinaient que le moment décisif était proche et quel’attaque allait venir de la forêt… et peut-être avaient-ils vu ouentendu quelque chose…

Ils parlaient entre eux, rapidement, à voixbasse. Des ordres brefs étaient échangés.

D’autres ombres dans le crépuscule surgirenten avant d’un buisson et firent entendre un léger sifflement auquelceux de la diligence répondirent. Patrice pensa que c’était durenfort venu du pays du Chevalet et qui avait dû surveiller lesroutes toute la journée.

Cette nouvelle petite troupe arriva, sans sepresser, comme des paysans qui rentrent chez eux, bien qu’il n’yeût point une cabane à deux lieues à la ronde.

L’hypothèse de Patrice devait être juste, car,arrivé à hauteur de la diligence, tout ce monde, dans l’ombre, semêla. Et les chevaux, encore une fois, s’ébrouèrent, et la Gauleeut tant de peine à les maintenir qu’une voix, sur la route, luidemanda ce que ses bêtes pouvaient bien avoir pour se montrer aussisingulièrement indociles.

Michel ne répondit pas.

À un moment, Nestor se cabra en hennissant etles deux autres chevaux hennirent après lui et donnèrent tous lessignes de la plus intense frayeur. Ils firent un écart et ladiligence se mit presque en travers de la route. Patrice, les mainsau garde-fou de fer, examinait toutes choses, autant que la nuitcommençante le lui permettait.

Une terrible anxiété le gagnait en constatantle désarroi d’en bas.

Un groupe d’agents, sur l’ordre de l’un d’eux,se disposait à remonter dans la voiture, et le petit homme sec à lacasquette allongeait déjà la main pour saisir la bride de Nestor,de plus en plus intraitable et hennissant, quand, brutalement, avecune furie sauvage, incroyable, tout l’équipage se précipita,bondit, vola sur la route au milieu des cris et des appelsdésespérés.

Les chevaux, ventre à terre, emportaient,comme si elle avait pesé une plume, la grande boîte cahotante de ladiligence, loin, bien loin des agents qui couraient ets’essoufflaient en vain derrière elle et qui la perdirent bientôtde vue…

Croyant sa dernière heure venue, Patrice, quiavait toutes les peines du monde à se maintenir sur son impériale,les mains crispées à la barre de fer, se retourna vers Michel.

Il aperçut le dos du conducteur, si droit etsi correct et si tranquille sur le siège qu’il ne comprit pas…qu’il ne comprit pas… Michel tenait les guides, haut la main, nonpoint avec l’effort burlesque d’un automédon qui veut dompter sesbêtes et qui n’y arrive point, mais avec le noble orgueil d’unconcurrent victorieux dans une course de chars antiques… Quesignifiait ?… Que signifiait ?… Est-ce que Michel avaitperdu la tête ? Et Patrice appela : « Michel !…Michel !… ».

Le conducteur se retourna. Ce n’était pasMichel !

Et, au fait, on n’eût pu dire qui c’était, caril avait un masque noir sur la figure.

Ce fut là le suprême épouvantement. Incapablemême de hurler sa terreur, Patrice, cahoté par le char démoniaque,glissa à genoux :

– Bouge pas, Patrice ! fitle Masque Noir, avec la voix de l’assassin de Blondel.

Patrice ne pouvait plus avoir d’autresmouvements que ceux que lui imposaient les bonds effrayants de ladiligence. Un cahot plus fort que les autres l’envoya rouler auxpieds de ce cocher de l’enfer qui, maintenant, se tenait debout,tout droit, au-dessus de l’équipage déchaîné… Ce conducteur devaitavoir une poigne terrible pour pouvoir maintenir, dans la route, àune allure pareille, des bêtes folles d’épouvante…

Quelle poigne !… La poigne qui avaitétranglé Blondel sans qu’il eût seulement dit« ouf ! »… Et Patrice put voir qu’il lui suffisait,à ce conducteur du diable, d’une seule poigne, d’une seule pour lestrois chevaux… ; quant à l’autre… l’autre poigne, elledescendit… descendit lentement… (Ah ! c’était bien le mêmebras long, au bout duquel glissait la manchette éclatante deblancheur, la manchette allongeant si singulièrement le bras, dansle petit trou du passe-plats de la salle de billard)… Lentement,mais sûrement, elle descendit jusqu’à la gorge de Patrice commeelle était allée à la gorge de Blondel (dans le petit trou dupasse-plats).

Et Patrice sentit un étau de fer à sagorge…

Et il râla… et les yeux lui sortirent presquede la tête, de sa tête qui était tirée au niveau de la tête masquéede noir…

Affreuse ! affreuse agonie pendantlaquelle (oh ! bien rapidement) il put s’épouvanter encore del’éclat fulgurant de haine que lui jetaient les deux trous d’yeuxdu Masque Noir…

Et il entendit (il put encore entendre cela,tout juste), il entendit, sous le masque noir, une voix qui luidemandait… (ah ! c’était bien la même voix qui avait assassinéBlondel) :

– Reviendras-tu à la maisond’homme ?

Or, comme (ô joie bouillonnante de larespiration naturelle), comme l’étau, autour de la gorge, s’étaitun peu desserré, Patrice put jeter tout juste un mot, unseul :

– Jamais ! ! !…

Mais ce mot, qu’il jetait au Masque Noir,était empreint d’un tel accent de sincérité qu’il suffit à luisauver la vie. Le terrible conducteur cessa d’étrangler Patrice (ilétait encore temps et les yeux voilèrent leur éclat terrible).Même, il sembla à Patrice (autant que l’on peut se rendre compted’une pareille chose dans un pareil moment) que le terribleconducteur, sous son masque, ricanait.

En tout cas, ce que vit parfaitement Patrice,c’est que le cocher-démon lâcha les guides pour le saluer, lui,Patrice, bien poliment, en ôtant sa casquette (et en la remettanttout de suite).

Puis, comme la diligence longeait (en allantmoins vite, maintenant, car les chevaux étaient à bout de souffle)une haute futaie, l’homme au masque saisit une branche, s’y trouvaaccroché comme par enchantement, se balança, exécuta un surprenantrétablissement sur les reins et disparut dans le sombrefeuillage.

X – MONSIEUR NOËL,S. V. P. ?

Presque aussitôt, la voiture s’arrêta. Patriceétait sauvé. Mais la petite valise lourde des deux cent millefrancs avait disparu. Il ne restait plus, dans la diligence, quePatrice, à moitié évanoui sur l’impériale et, à l’intérieur, lechargé d’affaires des entrepreneurs qui eut tout juste la force deraconter aux agents de M. de Meyrentin, lorsque ceux-cieurent enfin rejoint la diligence fantôme, comment il avait étévolé le plus simplement du monde par un monsieur au masque noirqui, bondissant sur lui, lui avait mis tranquillement un revolversur le front. Il n’avait point eu le temps de lui résister. Etl’homme, du reste, avait déjà jeté la valise sur la route et, d’unbond, l’avait rejointe.

Le commis avait à peine terminé son court etdésolant récit que l’on vit accourir le père la Gaule. Leconducteur, lui aussi, était sain et sauf. Il rapporta, avec uneémotion qui était loin d’être calmée, comment il s’était sentisoudain enlevé de son siège par une force irrésistible. Et, avantmême qu’il eût pu dire deux mots, il s’était trouvé dans lesarbres, entre les bras d’un monsieur au masque noir qui ledescendit tout de go, avec beaucoup de précaution, sur la route etqui, le saluant, lui avait souhaité bon voyage !… Sur quoi lepère la Gaule s’était empressé de prendre un chemin de traversepour rejoindre la diligence au haut de la côte.

Quant aux agents, ils étaient consternés. Ilsdéclaraient qu’ils n’oseraient plus reprendre leur service, ni mêmerentrer à la préfecture. Ils étaient voués pour toujours à la riséepublique.

On ne s’étonnera point qu’en apprenantl’insuccès de son expédition, M. de Meyrentin en conçutun tel chagrin qu’il dut prendre le lit avec la jaunisse. Et c’estpendant qu’il gardait la chambre que – ironie du sort ! – lesTrois Frères furent arrêtés ! Et cela le plus stupidement dumonde.

La tyrannie la plus monstrueuse et aussi laplus mystérieuse qu’eût jamais eue à souffrir un petit pays sembla(nous disons sembla) avoir pris fin, parce que deuxgendarmes passèrent par hasard, sur la route, dans le moment queces messieurs Vautrin venaient de renvoyer au grand Tout l’âmemalpropre de l’huissier Bazin… Quoi qu’on en eût dit, les TroisFrères n’étaient point méchants, et, si on ne leur résistait pas,on n’avait rien à craindre d’eux. Mais il ne fallait pas leurrésister ! Cet imbécile d’huissier vivrait encore s’il leuravait tendu gentiment sa sacoche. Un coup de gourdin est vitedonné. Ils n’en avaient point mesuré les conséquences. L’huissierBazin en mourut.

C’était un grand malheur pour lui que lesTrois-Frères, quand il les rencontra, n’eussent point porté cejour-là leurs fusils. Il leur eût tout accordé sans récriminer etdélivrerait encore des contraintes. C’était un malheur aussi pourles Vautrin qui durent céder à la menace des revolvers desgendarmes sans même essayer de lutter.

Le procès des Trois Frères fut instruit à Riomet marcha dare-dare. Maintenant qu’ils n’étaient plus à craindre,tout le monde se souleva contre eux et ils furent chargés de tousles crimes du département depuis dix ans (de tous les crimes quin’avaient pas encore de propriétaires). Les assassinats de Lombard,de Camus et de Blondel leur échurent, naturellement. Et ce fut biende leur faute, car ils se défendirent de cela avec mollesse,nullement persuadés que l’un d’eux n’était pas le coupable, et nevoulant, pour rien au monde, se charger mutuellement.

Du reste, ils eurent une attitude héroïque etcynique, se vantant des forfaits qu’ils étaient sûrs d’avoircommis, et étalant le mépris qu’ils avaient de l’humanité engénéral, et du gouvernement en particulier. Ils ne pardonnaientpoint au gouvernement de ne pas avoir trouvé un truchement pour lessauver de la cour d’assises, et ils faisaient entendre que, s’ilsredevenaient jamais libres, cette fois, ils ne seraient point sibêtes et qu’ils voteraient pour M. le comte. Aussi, on lessurveillait de près.

Aux assises, la question du complice futposée. Le procureur n’en voulait pas, le président non plus,trouvant que tout s’expliquait très bien sans complice, et tousdeux étaient d’accord avec les accusés eux-mêmes qui affirmaientn’avoir jamais eu de complice.

Mais M. de Meyrentin, lui, envoulait. Et il fit allusion à un certain Bilbao…

Patrice aussi, entendu naturellement commetémoin, prononça timidement le nom de Bilbao, sans insister, dureste, quand le procureur lui affirma qu’il avait mal entendu ouqu’il avait rêvé.

On fit venir Zoé qui répondit, comme sesfrères, que c’était la première fois qu’elle entendait ce nom-là…Sans M. le maire qui continua d’affirmer que, les soirs decrime, elle travaillait chez lui, elle eût été impliquée dans lespoursuites. On la laissa en liberté, par pitié pour la vieilleBarbe.

Et les Trois Frères, sans plus d’incidents,furent condamnés à mort !…

Mais ils n’étaient pas encoreexécutés !…

M. de Meyrentin, lui, resta persuadéde l’existence de Bilbao, et si nous sommes curieux de connaîtretoute sa pensée, nous allons rejoindre l’honorable magistrat àSaint-Martin-des-Bois même, dans cette petite hutte de cantonnierpratiquée dans le talus de la route qui longe les derrières de lapropriété Coriolis.

Il est là depuis la nuit dernière, caché,guettant tout simplement la rentrée au logis deM. Noël ! ! !…

Si, au procès, M. de Meyrentin n’apas pris sur lui de contredire trop ouvertement M. leprocureur sur la question du complice, c’est qu’alors cettequestion était loin, pour lui, d’être résolue.

Aujourd’hui elle l’est !… Du moins lepense-t-il.

Elle l’est grâce à sa patience ! Que denuits passées dans la petite hutte de cantonnier, l’œil tantôt surla masure des Vautrin, et tantôt sur la demeure de Coriolis,pendant qu’il se répétait : « Poitou d’Orient, c’estdu rouget ! » ce qui signifie dans le plus purargot : « Ce n’est pas de l’or ! C’est ducuivre ! », phrase qui correspondait si étrangementaux préoccupations de M. de Meyrentin quand Patrice étaitvenu la lui redire. Ne venait-on pas en effet de voler à M. lejuge d’instruction une montre non dénuée de tout alliage ?

Comme on comprenait maintenant la fuite de Zoéavec la chaussette dans laquelle elle avait caché la montre !Mais cette montre ne pouvait avoir été donnée à cette petite quepar l’homme du plafond, par l’homme qui marche la tête enbas, par le mystérieux complice.

Zoé était donc l’amie du complice, si bien sonamie qu’elle lui raccommodait ses chaussettes… C’est donc Zoé qu’ilfallait surveiller ! Il la surveilla. Et cela, le cœur battantde ce qu’il allait découvrir…

M. de Meyrentin avait été porté àcroire, pendant un certain temps, que l’extraordinaire complicen’était ni plus ni moins que quelque animal dressé par les TroisFrères, caché par eux dans la forêt et les servant aveuglément,dans leurs bizarres ou tragiques expéditions. Cela, du reste,semblait répondre assez à ce que l’on osait, de temps à autre,dévoiler des mystères des Bois-Noirs.

Dans tout le pays, la légende des bêtesdévastatrices et malicieuses, loups-garous, monstres dévoreursd’enfants et de bestiaux, ne s’était jamais éteinte. Au momentde l’épidémie de pendaison des chiens, tous les paysansavaient été d’accord pour prétendre que c’était un coup de laBête de Pierrefeu, qui ne voulait pas être précédée del’aboiement des chiens quand elle venait se promener du côté duvillage pour faire un mauvais coup. M. de Meyrentinavait, tout de suite, lui, imaginé, en apprenant le fait, quec’était au contraire un coup des Trois Frères qui, ainsi, avaientdébarrassé leur bête du flair et de l’aboiement deschiens !

Mais cette bête : quelleétait-elle ?… Elle ne pouvait être faite comme la fameuse bêtedu Gévaudan. M. de Meyrentin avait à peine osé serépondre à lui-même et après combien d’hésitation : unsinge !

Car il fallait au moins quatre mains àl’individu qui, suspendu au toit, trouvait le moyen, ens’accrochant au haut d’une porte entrouverte ou d’un meuble, depénétrer chez Lombard, ou chez Camus ou chez Roubion ! sansque personne s’en aperçût. Il lui fallait quatre mains pour seretenir aux suspensions ou aux barres de fer ou aux becs de gaz enforme de lyre, tout en étranglant, la tête en bas, sesmalheureuses victimes tellement épouvantées qu’elles n’en pouvaientpousser un cri !

Enfin, c’est du haut de ces meubles où l’avaitsurpris Patrice que M. de Meyrentin avait pu toutcomprendre de la course de l’assassin, dans le plafond :bondissant sûrement sur les mains de devant dont les traces étaientrestées dans la poussière du haut des meubles, il avait lancéau plafond, pour y prendre appui en un nouvel élan, ses mains dederrière chaussées de chaussettes qui, elles aussi, laissaientlà-haut, au plafond, leurs empreintes, les empreintes des pas del’homme qui marche la tête en bas…

L’homme qui marche la tête en bas serait doncun singe !

Mais Patrice lui avait dit :« Il parle ! »

Et tout s’était effondré…

Effondré d’autant plus vite queM. de Meyrentin ne pouvait se dissimuler la difficulté defaire admettre son singe, à moins de le présenter dans une cage auparquet de Belle-Étable…

Il trouva toutes ces déductions admirables enprincipe, mais si exceptionnelles qu’il n’osa les dévoilerclairement à personne. Et lui-même, à cause de ce que Patrice avaitaffirmé (il parle), s’en détacha pour chercher, plus prèsde lui, dans l’humanité, l’acrobate exceptionnel qui, dans sapensée, remplacerait le singe.

En l’attendant, il trouvait des ruses d’apachepour surveiller Zoé.

Mais la petite n’allait guère que chezCoriolis, puis rentrait chez elle. On la voyait de temps à autreavec M. Noël, le domestique de Coriolis, un grand garçon, bientranquille, qui faisait les commissions de son maître sanss’attarder à bavarder avec les commères du village et en saluanttout le monde, bien honnêtement, dans la rue. Ce M. Noël étaitle seul individu qui franchît quelquefois le seuil des Vautrin,sans doute par charité pour la vieille Barbe dont on venait decondamner les fils à mort !

Or, un jour, sur la lisière de la forêt d’oùil paraissait venir, M. Noël s’était rencontré avec Zoé quisortait de chez Coriolis, et très distinctement,M. de Meyrentin, qui était dans sa petite cabane, avaitentendu Zoé dire à M. Noël :

– Madeleine t’attend, mon petitBalaoo !

Balaoo ! Bilbaoo !…

Grand éclair !… Illumination de premièreclasse dans la cervelle embrasée de monsieur le juged’instruction !… Il considère que Noël a été ramenéd’Extrême-Orient. Qu’y a-t-il de plus leste, de plus acrobate aumonde qu’un Chinois ou un Japonais ?

Un jour, le juge fut assez heureux pourrelever des empreintes de souliers de M. Noël correspondantexactement à l’empreinte de semelles découvertes par lui sur letoit de Roubion près de la cheminée, dans la suie… là où sans doutel’assassin, après son crime, allait se rechausser… et correspondantaussi, autant que possible, à l’empreinte des pas auplafond…

Il n’y avait plus à douter…

– Ah ! le Noël, avec ses airssournois et mélancoliques, trompait bien son monde !

Coriolis devait être aussi ignorant des crimesde M. Noël que Patrice lui-même. Et Patrice devait ignorer, deson côté, la haine qu’il avait inspirée à M. Noël.

Eh bien ! M. de Meyrentinallait délivrer ces gens-là !… Il allait faire un coup quiallait bien ennuyer M. le procureur de la République, mais quile couvrirait de gloire, lui… Il allait arrêter le complice desTrois Frères…

Il resta deux jours à Belle-Étable, pour toutpréparer, sans, du reste, rien dire à personne et revint àSaint-Martin suivi de deux gendarmes qui devaient attendre un ordreau coin de la forêt et de la route de Riom !

Et il s’en fut s’enfermer une dernière fois,dans sa cabane, attendant d’être sûr que M. Noël fût chezCoriolis pour accomplir son devoir de magistrat. C’est là que nousle retrouvons.

Or, M. Noël ne donnait pas signe de vie.Et le soir tombait.

Peut-être M. Noël n’était-il point dutout sorti du manoir.

M. de Meyrentin sortit, lui, de sahutte et, délibérément, alla agiter la sonnette de la petite portequi donnait sur les bois.

Coriolis lui-même vint ouvrir.

– Monsieur Noël, s’il vous plaît ?demanda le juge en soulevant son chapeau.

– Entrez donc, monsieur de Meyrentin,répondit Coriolis, cramoisi.

Et il referma la porte.

Partie 2
BALAOO S’AMUSE

I – LA PATIENCE DE BALAOO A DESBORNES

Quand Balaoo apparut sur la lisière de laforêt, le soleil d’automne, qui se couchait derrière le petit bourgde Saint-Martin-des-Bois, lui envoya son dernier rayon. Et Balaoo,ébloui, rentra immédiatement sous bois, attendant la nuit pleine,car, pour rien au monde, il n’eût voulu se trouver en face d’un dela race humaine, avec son paletot en loques et son pantalondéchiré.

Sans compter qu’il avait perdu son chapeau.Cette tenue négligée et le coup qu’il venait de faire à Riom,l’avaient, du reste, incité jusque-là à fuir la grand-route et à seméfier des passants. Tranquillement, il s’assit au cœur d’un fourréet s’appuya au tronc d’un hêtre aux fins de passer ses bottes qu’ilôtait généralement pour traverser la forêt et quand il était sûr dene point rencontrer un de la race humaine.

C’est qu’on lui avait appris à ne jamaisattirer l’attention, soit par sa mise, soit par ses gestes desauvage. Depuis qu’on lui avait expliqué ce que c’était qu’unanthropopithèque[7], il exagérait la douceur et latimidité de ses manières, car, pour rien au monde, il n’eût vouluêtre confondu avec un de la race singe qui est si mal élevée.C’était déjà bien assez de passer, à cause de ses yeux bridés, deson nez légèrement épaté et de sa face aux larges méplats, pour unnaturel d’Haï-Nan que le Dr Coriolis, qui avait été consul àBatavia, avait ramené de ses voyages et attaché à son service, enqualité de jardinier.

Balaoo mettait donc ses bottes. Comme iléprouvait quelque difficulté à y faire entrer ses mainspostérieures (car Balaoo a beau dire, tout anthropopithèque qu’ilest, il tient encore plus du singe que de l’homme, puisqu’il aquatre mains, ce qui est la caractéristique évidente duquadrumane), il poussait de légers soupirs, c’est-à-dire qu’ilfaisait entendre des grondements que les habitants deSaint-Martin-des-Bois avaient, plus d’une fois, pris pour desbruits précurseurs de l’orage.

Au surplus, c’était encore une de ses pluschères distractions que d’imiter, loin des hommes, et pour leurfaire peur, avec sa voix retentissante et roulante, le tonnerre. Ilse rappelait très bien avoir vu son père et sa mère procurer àtoute la maisonnée, à ses petits frères, à ses petites sœurs, à savieille tante, et à lui-même, Balaoo, une joie indicible en sefrappant des coups sur la poitrine là-bas, au fond de la forêt deBandang, pas bien loin des villages de roseaux, suspendus au-dessusdes marécages. Ils se frappaient sur la poitrine comme deschanteurs hommes qui vont chanter, et ils en sortaient le tonnerre.Ah ! ça ne traînait pas !… Cachés derrière lespalétuviers, ils voyaient aussitôt ceux de la race humaine les plusbraves, même les Dayacks, qui sont armés de flèches, fuir, commedes rats d’eau, à la recherche d’un abri, d’un kampong bienfortifié, derrière lequel on les entendait implorer PattiPalang-Kaing, le roi des animaux lui-même. On riait bien dans cetemps-là !

Balaoo était sur ses bottes. Il pensait que,maintenant, dès qu’il imitait la voix du tonnerre, il était grondéen rentrant à la maison. Et il y avait de quoi, certainement, carenfin il risquait qu’on s’aperçût un beau jour que le tonnerre,c’était lui. Et le maître lui avait dit carrément qu’il nerépondrait plus de rien, de rien !… Ceux de la race humaine letraiteraient comme un gorille ou un vulgaire gibbon. Il irait dansune cage : ce serait bien fait. Il devait réfléchir à cela. Ilréfléchissait surtout, dans le moment, au coup qu’il venait defaire à Riom.

Et comme, à la dernière lueur du jour, il vitpasser, sur la route, deux gendarmes, les poils ras du sommet de satête se hérissèrent et commencèrent de se mouvoir rapidement, signeindiscutable d’effroi… et de colère.

Il trouvait que les gendarmes ne s’en allaientpas assez vite. Il était en retard. Depuis deux jours qu’il étaitparti, que devaient dire son maître etMlle Madeleine ? Il entendait déjà leursreproches : ils avaient dû le chercher, l’appeler dans laforêt. Tout de même, avant de rentrer, il devait aller prévenir Zoédu coup qu’il avait fait à Riom.

La route était libre. Il la traversa d’un bondet, à travers champs, courut vers la masure des Trois FrèresVautrin.

Quand il poussa la porte, une ombre, accroupieau coin de l’âtre, demanda :

– Qui est là ? Ilrépondit :

– C’est moi, Noël.

La voix de Balaoo était à la fois sourde etgutturale, raclant les syllabes au fond du gosier. On avait usé desflacons de sirop à lui humaniser cette voix-là. Elle étaitun peu déchirante, énervante, mais point déplaisante à entendre. Etmême, avec cette voix-là, comme il avait le génie de l’imitation,il arrivait à imiter bien des voix, mais sa voix naturelle, à lui,faisait plaindre une laryngite incurable. Quand il tentait del’adoucir, en parlant aux demoiselles, elle produisait unsifflement bizarre qui faisait rire, ce dont il souffrait beaucoup.Il racontait couramment que c’était l’abus du bétel qui lui avaitprocuré cette singulière atonie, au temps de sa jeunesse. Mais,bien entendu, depuis qu’il était au service du bon maître Coriolis,il ne chiquait plus !

– C’est moi, Noël !…

L’ombre, au coin de l’âtre, s’était levée etune autre ombre, au fond d’une alcôve, dans la muraille, s’étaitdressée sur son séant. La mère Vautrin l’impotente, et la petiteZoé l’interrogeaient.

Zoé craquait une allumette. Balaoo labouscula, mit sa botte sur le bois enflammé. Il signala lesgendarmes sur la route et fit comprendre qu’il ne voulait pas êtrevu dans la cabane. La vieille mère gémissait dans la nuit etrâlait, car elle était très malade ; mais une phrase de Balaoolui rendit la respiration.

– Une carriole les amènera cette nuit, àonze heures… tenez-vous prêtes…

Zoé était à genoux, embrassait les bottes del’anthropopithèque :

– Tu les as sauvés, Noël ?… Tu lesas vus ?… Ils vont venir tous les trois ?

Et elle les nomma tous les trois pour êtresûre qu’il n’en manquerait pas un.

– Siméon ? Élie ?Hubert ?

Balaoo grogna : Siméon, Élie, Hubert.

– Tu as fait ça, Noël ? Tu as faitça ?

Et, comme elle se traînait à ses pieds, il larepoussa du talon. Cette petite fille l’agaçait : quand sesfrères étaient en liberté, elle se plaignait toujours d’être battueet, maintenant qu’elle apprenait qu’ils s’étaient sauvés de leurprison, elle léchait, de joie, du cuir de botte !

– Vite ! dit-il, il faut que jerentre. Qu’est-ce qu’ils vont dire là-bas ?

La petite pleura :

– Mlle Madeleine t’acherché toute la journée. Elle est allée partout dans la forêt enchantant : Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !…

– Pitié de moi ! fit Balaoo en sedonnant un grand coup de poing sur la poitrine qui résonna comme ungong, et il ne salua même point la vieille, tant il avait hâted’être dehors.

Dehors, il renifla. Ça ne sentait plus legendarme. Il prit par les vignes, chemin qu’il connaissait pourl’avoir suivi cent fois, quand il sautait le mur de son maître pourvenir chercher les Vautrin et courir, avec eux, l’aventure, oufaire une noce carabinée dans la forêt. Et, tout de suite, ilarriva sur les derrières de la propriété Coriolis, à la petiteporte qui donnait sur les bois. Avec précaution, il respira lesentier qui conduisait à la gare, mais ça ne sentait pas levoyageur. Alors, en tremblant, il tira le cordon de la sonnette.Celle-ci tintinnabula avec une telle force que Balaoo fut près dedéfaillir.

Au-delà du mur, des pas firent craquer lesfeuilles mortes.

Balaoo se mit à genoux sur le seuil depierre.

La porte s’ouvrit et Balaoo se sentit tout desuite pris par l’oreille.

– Vaurien ! lui dit une jeune voixféminine, irritée ; tu vas me payer ça !… Deux jours etdeux nuits dehors. Et dans quel état ! Ah ! c’est dupropre ! J’en pleurerais !… J’en ai pleuré,Balaoo !… J’en ai pleuré !… Ah ! ne pleure pas, toi,ne pleure pas ! Tu vas ameuter tout le village ! Espècede petit voyou ! En loques ! En loques !… unpantalon tout neuf… Ton paletot de la Belle Jardinière !… Tues allé encore dans les arbres, dis !… Tu es allé rêver à lalune !… Papa en est malade.

Traîné par l’oreille, docile, repentant,larmoyant et le cœur sonore du remords qui le faisait battre,Balaoo se laissa conduire jusque chez lui. Mais, arrivé tout aubout du fameux potager où il était censé travailler fortmystérieusement, avec M. Coriolis, aux différentestransformations de la plante à pain, et les portes de sonappartement poussées, il se trouva en face de Coriolis lui-même.Aussitôt, il fit un mouvement comme pour regagner, d’un bond, laforêt propice.

La figure de Coriolis était plus froide, plusmorte qu’un marbre.

Balaoo connaissait cette tête-là. Il neredoutait rien tant que de la voir. Il eût préféré les coups dematraque et même les coups de fouet avec lesquels on avait domptésa première jeunesse, que le muet reproche de ces yeux immobiles,de ce masque méprisant et hautain d’un de la race humaine qui a eutort, évidemment, de croire que l’on pourrait faire quelque chosede bien avec un simple anthropopithèque.

Et les lèvres de Coriolis (si elles remuaient,car il leur arrivait de rester fermées des jours, comme si laparole humaine allait se déshonorer avec un anthropopithèque), etles lèvres allaient peut-être lui demander devantMlle Madeleine – quelle honte ! – comment seportaient ses amis : le gros sanglier de la Crau-mort et lalaie, sa compagne, et les marcassins, leurs petits ; ou s’ilavait de bonnes nouvelles de la famille des loups qui dorment surla pierre plate du Roc de Madon. Quelle misère ! Lui quifréquentait les frères Vautrin avant leur entrée en prison !Et qui était traité par eux en camarade de la même race ! Etcela encore, il ne pouvait pas le dire, évidemment, car le maîtrelui avait déclaré un jour qu’il l’avait rencontré sur la route, aumilieu des trois compères, qu’il eût préféré l’avoir vu dans lasociété des hyènes et des chacals. Alors ! On ne savaitplus ! Ils étaient pourtant bien, eux, de la race humaine.

Coriolis remua les lèvres :

– Tourne-toi !

Balaoo n’obéit point.

– Tourne-toi ! répéta Coriolis.

Mais Balaoo fit comme s’il n’avait pasentendu. Il savait que son paletot n’était plus qu’une loque et quele fond de son pantalon pendait. Jamais il ne montrerait uneaffaire pareille devant Mlle Madeleine.

Coriolis fit un pas vers Balaoo. Celui-ci seprit à trembler de tous ses membres. Madeleine s’interposa avec sadouce voix, avec son doux visage suppliant. Elle avait compris lahonte de Balaoo. Elle voulait lui éviter le déshonneur. Il avaitdes larmes dans les yeux. Ah ! Celle-là ! Ill’aimait ! Il l’aimait ! Il l’aimait ! Comme ill’aimait !…

Mais le docteur ordonna :

– Je veux qu’il se retourne !

Alors, la douce voix dit :

– Retourne-toi, mon petit Balaoo.

Ah ! Mon petit Balaoo !Elle pouvait faire de lui tout ce qu’elle voulait quand elleoubliait son nom de la race humaine pour lui donner celui qu’iltenait de son père et de sa mère de la forêt de Bandang…Balaoo !…

Balaoo enfonça les ongles de ses pieds dans lecuir de ses bottes et se retourna :

Aussitôt, il y eut, dans la pièce, un rirequ’il ne connaissait pas !…

Il fit un demi-tour terrible ! Un hommeétait là qu’il reconnut tout de suite pour l’avoir rencontréquelquefois dans la rue du village !…

C’était l’ami du petit homme noir qui boitaitet que lui, Balaoo, ne pouvait voir en peinture, l’ami de ceM. Bombarda, qu’il giflait chaque fois que l’occasion s’enprésentait. C’était aussi l’ami des gendarmes qui avaientemprisonné les Trois Frères. Est-ce qu’il venait pourl’emprisonner, lui aussi ? Qu’est-ce qu’il faisait là ?C’était la première fois qu’on lui faisait l’honneur de lui amenerun étranger chez lui ! C’était la première fois qu’il recevaitun hôte sous son toit ! Qu’on daignait lui présenter dans sesappartements un de la Race ! Par Patti Palang-Kaing ! Parson roi, par son dieu ! L’homme avait ri devant le fond deculotte de l’anthropopithèque. Mais le demi-tour de Balaoo avaitété si rapide et si effrayant que le rire de l’homme en avait étécassé et que l’homme, épouvanté, s’était jeté derrière latable.

– N’ayez donc pas peur, monsieur, fitCoriolis, il n’est pas méchant. Il ne ferait pas de mal à unemouche !

« À une mouche, grognait Balaoo dans sonfor intérieur… À une mouche !… Va donc demander à Camus, letailleur du cours National, qui se moquait tout le temps de moi… Vadonc lui demander si je ne ferais pas de mal à unemouche ! »

Coriolis commanda :

– Viens ici, Noël !

Et, comme Balaoo s’avançait, frémissant,Coriolis, à la noble barbe blanche, qui avait retrouvé son langaged’ami, donna à l’anthropopithèque une petite tape de sa dextrecaressante sur la joue rageuse. Balaoo rentra ses canines ets’essuya le front avec son mouchoir. Il était temps. Encore un peuplus, l’étranger l’aurait pris pour une brute.

L’étranger dit :

– C’est extraordinaire ! J’ai vu dessinges dans les music-halls ! Mais jamais… jamais !

Balaoo mit ses deux poings sur sa bouche pourempêcher le tonnerre qui gonflait sa poitrine de sortir. Coriolisdit :

– Ne prononcez jamais devant lui cemot-là !

– Lequel ?

– Singe !

– Ah ! Il comprend à cepoint ?

– Eh ! Regardez-moi la mine qu’ilfait et dites-moi s’il ne comprend pas ?

– En effet, il me fait peur, déclaral’étranger avec un mouvement de recul.

– Encore une fois, ne craignez rien. Vousl’avez contrarié avec ce mot-là mais il ne ferait pas de mal à unemouche !

« Il m’embête avec sa mouche, pensaBalaoo. Qu’il aille donc demander à Lombard, le perruquier de larue Verte, l’ami de Camus… qu’il aille donc lui demander si je nefais pas de mal à une mouche ! »

– Oh ! il comprend tout !reprit Coriolis.

– Et vous dites qu’il parle ?

– Mieux que nos paysans ! Parle,Balaoo, dis-moi quelque chose.

Balaoo, en se voyant ainsi traité comme uncurieux animal de foire devant un de la Race, tourna sa pauvre faceravagée par le désespoir et la honte du côté de celle qui avaittoujours été, dans les pires épreuves, sa suprême consolation et,quelquefois, dans la nuit animale où son cerveau retombait, sonétoile de salut.

Madeleine, qui voit sa peine, lui sourit enprononçant cette phrase :

– Civilité, n° 10.

L’anthropopithèque se retourna aussitôt versl’étranger.

– Je n’ai pas encore eu l’honneur de vousêtre présenté, monsieur, fait-il, d’une voix rugissante, dont lamaison tremble.

– Oh ! s’exclama l’étranger.Oh ! Ah ! Ah !…

Et il ouvre les yeux de quelqu’un qui vagaloper de peur. Mais Coriolis n’est pas content :

– Poliment ! reprend-il,poliment !… Avec ta voix la plus douce.

– Va ! Balaoo ! Avec ta voix laplus douce… insiste Madeleine, à la voix douce.

Et Balaoo répète la phrase :

– Je n’ai pas encore eu l’honneur de vousêtre présenté, monsieur (avec cette voix qui faisait toujours rireles demoiselles, mais qui ne fit pas rire Madeleine).

– Mais c’est inouï, clame l’autre de laRace, inouï… Inouï… Ce n’est pas possible… Ce n’est pas unanthropopithèque !

– Ce n’en est plus un, obtempèreCoriolis : c’est un homme !

À ces mots, Balaoo, triomphant, relève unfront d’orgueil. Coriolis procède aux présentations comme dans lemanuel de civilité :

– J’ai l’honneur de vous présenterM. Noël, mon plus précieux collaborateur dans mes études de laplante à pain.

Puis, à Balaoo :

– Monsieur Herment de Meyrentin, juged’instruction qui désirait fort vous connaître, mon cher ami :asseyez-vous, messieurs.

Ces messieurs s’assoient.

– Tu sais ce que c’est qu’un juge ?mon cher Noël, questionne, important, Coriolis.

– Un juge, répond, non moins important,Balaoo, c’est celui qui met en prison les voleurs.

– Qu’est-ce qu’un voleur ? oseinterroger à son tour M. de Meyrentin.

– C’est un, répond Balaoo, imperturbable…c’est un qui prend sans prévenir avec de l’argent !(Et il ferme les yeux pour ne pas voir plus longtemps le regardsingulier de l’étranger. Ce juge est bien ennuyeux : est-cequ’il ne va pas bientôt s’en aller ?)

– Je vais servir le thé, annonce la voixmusicale de Madeleine.

Le thé ! Balaoo, ébloui, rouvre les yeux…Madeleine lui passe une tasse et il remue le sucre dans l’eauodoriférante, du bout de sa cuiller de vermeil. Seulement, aumoment de boire, comme il croit les regards détournés un instant delui, il plonge rapidement une main dans le liquide et se suce lesdoigts à la mode anthropopithèque. Ça, c’est plus fort quelui !

Coriolis et M. de Meyrentin, quiparlent entre eux avec animation, n’ont pas vu l’abominable geste,mais Madeleine s’est aperçue de tout et gronde, à la muette,Balaoo, de son index qui menace. Balaoo, les yeux en coulisse, luirigole, sournois. Puis, Coriolis le regardant à nouveau, il boitcomme un homme et dépose sa tasse avec gentillesse sur leplateau.

Puis Balaoo croise les jambes, les balanceavec une élégance négligente, se renverse avec des mines sur ledossier de son fauteuil et sourit d’une façon stupide. Tout à coup,M. Herment de Meyrentin se baisse et lui prend la main droitequ’il regarde avec attention.

– Mais ce ne sont point des mains de…

– Taisez-vous, coupe court Coriolis. Jevous ai dit de ne point prononcer ce mot-là… Et je vous ai déjàentretenu du travail auquel je me suis livré depuis dix ans… Avecl’épilation, et les pâtes et la patience, on arrive à tout.Regardez-moi son visage ; ne dirait-on point un Chinois ou unJaponais un peu tanné ? Qui croirait voir un quadrumane ?Vous pouvez vous servir de ce terme, il ne le comprendpas.

– Quadrumane ? Quadrumane… faitassez nerveusement Herment de Meyrentin, je ne lui ai encore vu quedeux mains !…

– Balaoo ! Déchausse-toi !

Balaoo croit avoir mal entendu ! Maisnon ! Coriolis répète l’ordre abominable : sedéchausser !… Lui à qui on a toujours défendu de montrer sesmains de souliers ! et qui a été élevé dans l’horreurde ses extrémités postérieures !… et qui n’en a jamais dévoiléle mystère que devant les frères Vautrin, au plus profond de laforêt, aux jours de chasses défendues !… quand il leurapprenait, dans les arbres, à se construire de petites huttesinvisibles…

Eh bien ! non ! Il ne se déchausserapas ! C’est trop de honte, à la fin ! Et il se lève, lesmains dans les poches et sifflant un petit air comme s’il pensaitdéjà à autre chose. Étonnement ! Les autres ne lui disentrien ! Ils l’observent dans sa marche, car Balaoo marche delong en large, le front pensif comme on fait quelquefois chez soiquand on a des préoccupations. Il a oublié qu’il n’a plus de fondde pantalon. Un coin de conversation surpris entre ses deux hôtesle lui rappelle.

– Vous voyez, il n’a pas d’appendicecomme on en voit aux quadrumanes inférieurs : pas de queue etpas de callosités !… En outre, les os du bassin que nousappelons ischion et qui forment la charpente solide de la surfacesur laquelle le corps repose chez l’individu assis, ses os sontmoins développés que chez les quadrumanes à callosités et sontplutôt constitués comme chez l’homme. Enfin, il marcheordinairement avec lenteur et circonspection, et je lui ai faitperdre l’habitude de se dandiner…

Justement, Balaoo, agacé, se met à sedandiner.

– Dandine ! Dandine donc ! faitCoriolis, furieux… Je t’enverrai te dandiner dans les rues duvillage, et les petites de l’école se moqueront de toi,Balaoo ! (Balaoo pense : « Va donc demander à Camuset à Lombard que l’on a trouvés pendus, pourquoi je les ai envoyésse dandiner au bout d’une corde[8]. »)

Mais Balaoo n’est pas au bout de sespeines.

Son maître l’a fait asseoir et lui a enlevélui-même ses souliers et même ses chaussettes (Pourquoidonc, en apercevant les chaussettes, le monsieur qui met lesvoleurs en prison a-t-il eu ce mouvement du corps et ce coup detête ? Balaoo pense : « La vue de mes mains desouliers le dégoûte, c’est sûr. » Et il s’enfonce deuxdoigts dans le nez pour comprimer sa fureur.)

Coriolis lui prend ses mains de souliers dansses mains à lui, homme. Balaoo détourne la tête pour ne pasassister à un spectacle qui lui répugne. Mais il faut qu’ill’entende.

CORIOLIS. – Vous voyez bien que le gros orteildu pied, plus long que chez l’homme, est au contraire bien plusflexible, et peut s’opposer au reste du pied. (Balaoo pense :« Pourvu qu’il ne me chatouille pas ! »)

M. HERMENT DE MEYRENTIN – Je vois !Je vois ! C’est incroyable !… Un quadrumane ! Unquadrumane ! qui parle !… Euh ! Euh !… C’estincroyable !

CORIOLIS. – Toutes les bêtes parlent, mais lequadrumane, qui est une bête supérieure, possède plus de sonsdistincts que les autres animaux pour exprimer son désir, sonplaisir, sa faim, sa soif, son effroi, etc. C’est donc un langage.Chez mon anthropopithèque, qui est le premier des quadrumanes,celui qui se rapproche le plus de l’homme, je suis allé jusqu’àdécouvrir quarante sons bien distincts !

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Mais enfin, cen’est pas avec quarante sons qu’un anthropopithèque pourraprononcer toutes les syllabes humaines !…

CORIOLIS. – Je n’ai pourtant pu en faire unhomme qu’à cette condition-là[9] !

M. DE MEYRENTIN. – Comment avez-vousfait ?

CORIOLIS. – Je lui ai donné les autres sons,tout simplement : Ouvre ta bouche, Balaoo ! (Balaoo, quiest prêt à mourir de honte, n’a point le temps de protester.Coriolis, qui lui tenait tout à l’heure ses mains de souliers, luitient maintenant, sans antisepsie intermédiaire, la mâchoire, et enfait jouer les deux parties sur leurs apophyses coronoïdes, commeil eût fait d’un piège à loup qu’il s’agirait de tendre. Balaoo,qui bave, regarde de ses bons gros yeux ronds, qui pleurent,Mlle Madeleine qui assiste, attristée, àl’opération. Ainsi, la patiente, qui va se faire arracher une dent,fixe, avec une morne et douloureuse angoisse, la personne dévouéequi a bien voulu l’accompagner chez le praticien.)

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Il a des dentsadmirables !

CORIOLIS. – Regardez-moi ce pharynx. (Balaoopense : « il ne s’aperçoit pas qu’il me crache dans labouche. »)

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Vous avezperfectionné ce pharynx, modifié cette arrière-gorge, travaillé cescordes vocales, et cela vous aurait suffi, d’après vous pour faired’un s… d’un quadrumane… un homme !…

CORIOLIS. (qui laisse un instant reposer lamâchoire.) – Pourquoi pas ? Il n’est pas difficile de prouverqu’entre l’homme et les animaux immédiatement inférieurs à lui, lesdifférences anatomiques ne sont pas plus prononcées qu’entred’autres membres d’un seul et même ordre[10] !

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Tout de même,mon cher, il y a un abîme entre le si… la bête et l’homme…

CORIOLIS. – J’estime autant que quiconque ladignité de la nature humaine, j’admets aussi volontiers quequiconque la largeur de l’abîme béant entre l’homme et le reste dela création par rapport aux problèmes intellectuels etmoraux ; mais, même à ce dernier point de vue intellectuelet moral, je prétends qu’avec la modification de la structure,l’abîme peut être comblé !

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Votre paroleme séduit à la fois et m’épouvante… (À part lui, le jugepense : « C’est toi qui vas être épouvanté tout àl’heure, quand je te ferai connaître où t’ont conduit tes théoriesd’école primaire, laïque, et obligatoire. » CarM. de Meyrentin, cousin du grand Meyrentin, del’Institut, est resté idéaliste et antidarwinien, comme la gloirede la famille.)

CORIOLIS. – Allons donc ! Qu’est-ce quifait de l’homme ce qu’il est ? N’est-ce pas la faculté deparler ? Le langage lui permet de tenir note de sesexpériences : c’est lui qui augmente le bagage scientifiquedes générations successives. C’est grâce à lui que l’homme resserretoujours davantage les rapports qui le rattachent à l’homme.L’homme se distingue ainsi de tout le reste du monde animal. Cettedifférence de fonctions est immense et les conséquences en sontextraordinaires. Et tout cela peut dépendre, cependant, de laplus petite modification dans l’état de l’arrière-gorge. Car,qu’est-ce donc que ce don de la parole ? Je vous parle en cemoment ; mais, si vous modifiez le moins du monde laproportion des forces nerveuses actuellement en action dans lesdeux nerfs qui régissent les muscles de ma glotte, à l’instant mêmeje deviendrai muet. La voix n’est produite qu’autant que les cordesvocales sont parallèles ; celles-ci ne sont parallèles quetant que certains muscles se contractent de façon identique ;et ceci dépend à son tour de l’égalité d’action des deux nerfs dontje viens de vous parler. Le moindre changement dans la structure deces nerfs, et même dans la partie où ils prennent naissance, lamoindre modification même dans les vaisseaux sanguins intéressés,ou encore dans les muscles où arrive le sang, pourrait nous rendremuets. Une race d’hommes muets, privés de toute communication avecceux qui peuvent parler, serait une race de bêtes[11] !

M. HERMENT DE MEYRENTIN. –Évidemment ! Évidemment !

CORIOLIS. – Je ne vous l’ai pas fait dire. Nete gratte pas, Balaoo ! (Honte de Balaoo qui croyait qu’on nel’avait pas vu.) Eh bien ! moi, j’ai fait le contraire decelui qui travaillerait à rendre muet ; j’ai travaillé àdonner plus d’extension à un organe déjà susceptible de rendrecertains sons de la parole. Ces nerfs, ces muscles, ces vaisseauxsanguins, je les ai eus, pour la gloire de ma démonstration, aubout de mes pinces. (Balaoo, qui avait été endormi lors desopérations, écoute avec un intérêt passager.) Et je suis arrivé àrendre toujours possible le parallélisme nécessaire des cordesvocales de mon Balaoo ! Ouvre ta bouche, Balaoo.(Balaoo ouvre une bouche effroyable qu’on lui renverse sous lalampe et se demande quand donc cet effroyable supplice aura unefin.) Voyez, cher monsieur, voyez… ici… on aperçoit encore lescicatrices…

M. HERMENT DE MEYRENTIN. –Étourdissant ! Étourdissant !… Et il peut maintenantparler comme un homme !… Mais est-ce qu’il a conservéégalement la possibilité d’émettre les sons animauxd’autrefois ?

CORIOLIS. – Oui, mais il lui faut un effortplus grand qu’autrefois. Parle, Balaoo, comme autrefois !

BALAOO (pour se venger et pour faire une bonnefarce, Balaoo parle comme autrefois, mais quand il était en colère,c’est-à-dire qu’on entendait sa voix à une lieue à la ronde). –Goek ! Goek ! Goek ! ha ! ha ! ha !Hâââ !… hâââ ! hâââ ! Goek ! Goek !…

M. HERMENT DE MEYRENTIN. – Goek !Qu’est-ce que ça veut dire ?

BALAOO (qui est de plus en plus gêné par lesingulier persistant regard de ce monsieur qui met les voleurs enprison). – Ça veut dire : Va-t’en !…

– Tiens ! fait observerM. de Meyrentin, c’est presque comme en anglais :go out !

Balaoo n’insiste pas, car il ne connaît pasl’anglais. Et M. Herment reste.

Balaoo soupire ; il n’a jamais tantsouffert. Une main, tendrement, prend la sienne. Ah !Madeleine !… Mad !… Mad !… Le cœur dans la poitrinede Balaoo fait : Boum ! Boum ! Boum !…

Ah ! voici M. Herment de Meyrentinqui se lève. Il va donc s’en aller, cette fois !… Il sedécide !… Enfin ! Oui, oui. Il fait toutes sesfélicitations à Coriolis… comme un mufle… comme un mufle !… Ila l’air carrément de se moquer de Balaoo et de projeter quelquechose qu’on ne sait pas… Il faut toujours se méfier de ces gens quimettent les voleurs en prison… Et, c’est sûr, M. Herment deMeyrentin a bien tort, en tout cas, d’avoir l’air de se fiche deBalaoo, car ça pourrait encore mal tourner, cette affaire-là.

Le juge dit avec une froideurcalculée :

– Ah ! cher monsieur, toutes mesfélicitations !… Vous avez fait un petit d’homme. Avec lascience et votre scalpel, vous égalez Dieu !

Coriolis trouve qu’il exagère et il le luidit. M. Herment concède qu’il a exagéré et, avec un coup d’œilinsolent qui montre Balaoo :

– Oui, acquiesce-t-il. C’est vrai !Dieu les faisait plus beaux !

Il lance ça devant Madeleine, Balaoo en estd’abord suffoqué. L’étonnement le paralyse, l’abrutit. Coriolis,qui voit la peine que le visiteur a faite à son élève, à l’enfantde sa création, veut prononcer des paroles consolatrices :

– Dieu en a fait de plus beaux, mais iln’en a pas fait de plus doux, de meilleur, de plus aimant, de plusdévoué. Celui-ci a bien récompensé son vieux maître de tout le malqu’il lui a d’abord donné, car, il faut bien avouer que ça a étédur de lui faire oublier pendant les premières années les jeux dela forêt de Bandang ; mais, maintenant, c’est tout à fait,j’ose le prétendre et suis enfin prêt à le prouver, un de la racehumaine.

À ce discours qui aurait dû le toucher,M. Herment de Meyrentin sourit comme un sot, et, montrant dudoigt le paletot et le pantalon en pièces (Balaoo pleurerait, maisil retient ses larmes devant un étranger), il dit :

– Hum ! Hum ! Il se permetencore quelques petites frasques !…

Mais le bon Coriolis répond à l’imbécilesolennel :

– J’ai connu des enfants des hommes, quin’avaient pas plus de dix-sept ans, dont les parents eussent étéheureux qu’ils passassent leur temps à arracher leurs fonds deculottes en montant aux arbres pour y chiper des pommes. Ce n’estpas à moi de vous conseiller de consulter les annales des assises,mon cher maître ; vous n’ignorez certainement pas à quoipassent leur temps des petits hommes de dix-sept ans, un couteau àla main ! (Balaoo pense : « Le maître a raison, jen’ai jamais donné de coups de couteau à personne, moi !… C’estbon pour les petits d’hommes qui n’ont pas de force dans lamain. »)

M. HERMENT DE MEYRENTIN (sur un ton quifait loucher Balaoo). – Dans ce pays, pour les crimes, monsieurCoriolis, on ne se sert pas de couteau. On étrangle. Les doigtssuffisent. (Balaoo clapote des paupières et pense :« Pourquoi a-t-il dit ça ? »)

CORIOLIS. (montrant la main de Balaoo). –Voilà une main qui ne ferait pas de mal à une mouche ! (Balaoopense avec timidité et les yeux baissés, car il sait admirablementle faire à l’hypocrisie : « Tu tiens à ta mouche, maismoi qui ne ferais pas de mal à une mouche, j’étranglerais bien cenoble étranger. »)

M. Herment de Meyrentin, qui se souvientque son cousin illustre de l’Institut a toujours combattu ledarwinisme avec des arguments un peu vieillots sur l’impossibilitéde la reproduction indéfinie dans le mélange des espèces, ne veutpas partir sans lancer la flèche du Parthe : cela feraréfléchir cet imprudent Coriolis qui a déchaîné, sans s’en douter,tous les mauvais instincts de la forêt de Bandang dans la sociétécivilisée des hommes et qui en sera puni avant l’heure de la soupepar l’arrestation de son anthropopithèque queM. de Meyrentin pense bien revenir chercher avec tous sesgendarmes.

M. HERMENT DE MEYRENTIN (de sa plus bellevoix de gorge) – Mes compliments, cher monsieur, vous n’avez plusmaintenant qu’à le marier (et il a un gros rire infâme). Bientôt,il aura la majorité légale. J’espère que vous pensez déjà à lajeune fille qu’il conduira à l’autel !Mlle Madeleine sera demoiselle d’honn…

M. Herment de Meyrentin ne peut acheverni son sourire ni sa phrase, car il a, autour de la gorge, deuxtenailles qui se resserrent avec une force inquiétante pourquelqu’un de la race humaine qui aurait encore l’espérance de vivrelongtemps sur la terre et d’y prononcer des paroles stupides etindécentes. Il râle ! Il se débat ! Il étouffe !Balaoo serre, serre, serre !

Coriolis et Madeleine poussent des clameursd’épouvante et s’accrochent, se pendent à Balaoo pour lui fairelâcher prise. Coriolis s’est armé d’un chenet et frappe des coupsqui résonnent sur Balaoo comme sur un tambour ; mais Balaoo nesent rien ! Madeleine pleure, sanglote, supplie, délire ;mais Balaoo n’entend rien. Il serre, il serre, il serre.

Et il ne s’arrête de serrer que lorsqueM. Herment de Meyrentin s’arrête de se débattre. Ça luiapprendra, à ce monsieur, à trouver que Balaoo qui ne ferait pas demal à une mouche n’est pas beau, et il ne se moquera plus de luidevant les jeunes filles à marier. Le voilà bien avancémaintenant : il est mort !

Mort ! M. le juge d’instructionHerment de Meyrentin, cousin germain de l’illustre professeur,membre de l’Institut, secrétaire de la section des Sciences moraleset politiques, Herbert de Meyrentin ! Voilà une famille endeuil ! Une illustre famille ! Voilà tout ce qui reste detant de puissance humaine, d’un juge d’instruction ! Uneloque, un pantin cassé sur le bras d’un anthropopithèque !Balaoo jette ce débris à terre. Il voit avec stupéfaction le bonCoriolis coller son oreille sur la poitrine de ça ! Il y a desgens qui ne sont pas dégoûtés ! Mais où est sa petite sœurMadeleine ? Balaoo la cherche du regard et la trouve, tout àfait appuyée à plat contre la muraille, la bouche grande ouverte etles yeux brillants d’effroi.

« Décidément, pense l’anthropopithèque,j’ai dû faire une bêtise. Ils n’ont pas l’aircontent ! »

Coriolis se relève, aussi pâle que lemort.

– Misérable ! râle-t-il. Qu’est-ceque tu as fait ? Tu as assassiné ton hôte !

« Bah ! pense Balaoo, pourquoi semettent-ils dans un état pareil ? C’est le cadavre qui lesgêne, je le vois bien ! Et ils doivent craindre le commissairede police qui vient toujours quand on fait du mal à ceux de la racehumaine. Par exemple, on peut assassiner mon ami Huon, le grandvieux sanglier solitaire qu’ils ont tué proprement d’un coup decouteau au cœur devant tout le monde (et personne n’a protesté), etmon ami Dhole, le grand vieux loup vert qu’ils ont criblé de coupsde fusil, parce qu’il avait mangé un petit enfant de six mois quine disait pas encore : papa, maman… ; mais on n’a pas ledroit d’étrangler naturellement, avec ses mains, un de la racehumaine. C’est la loi ! C’est bon ! C’est bon ! Jevais enlever le cadavre et personne ne saura rien. Je vais encorele pendre : c’est un bon truc ! »

Ce pensant, Balaoo a pris par les pattes dederrière le grand corps mou de M. Herment de Meyrentin, et ille traîne jusqu’à la porte. Coriolis veut l’arrêter, mais Balaoocrie si fort : Goek ! Goek ! que Coriolis voit bienqu’il n’y a rien à faire de l’anthropopithèque dans un tel moment.Balaoo est tout frémissant, tout exalté, tout glorieux de l’ouvrageterrible. Il ne ferait pas de mal à une mouche ; tout de même,le docteur Coriolis comprend qu’il ne ferait pas bon de le séparerde sa proie. L’anthropopithèque la traîne derrière lui avec unorgueil aussi conscient que, dans le triomphe, le général romaintraînant les dépouilles opimes. Ah ! quel front relevé il a,ce Balaoo… Et bien fait pour la couronne de lauriers. Dans toutsinge, il y a un général romain !… Et pan ! un bon coupde sa main de soulier dans la porte et celle-ci s’ouvre en deuxpour laisser passer le cortège.

Madeleine ne peut plus remuer et Coriolistremble comme une poule mouillée, tandis que Balaoo, solennel,pénètre, avec son fardeau, sous les branches de la forêtprochaine.

II – LA ROBE DE L’IMPÉRATRICE

Il devait y avoir veillée ce soir-là chezMme Roubion, au Soleil-Noir ; car on avaitrepris les veillées dans le village depuis qu’on avait arrêté lesTrois Frères et que les rues, la nuit, étaient redevenues à peuprès sûres. À neuf heures, Mme Mûre, une petitevieille à bonnet, qui habitait la troisième maison sur le cheminconduisant à la gare, glissa dans son cabas son nécessaire àbroder, puis des têtes de pavots qu’elle écraserait et dont ellemangerait les graines au cours de la soirée, enfin des noix àéplucher dont elle savait Mlle Franchet gourmande(Mlle Franchet à laquelle elle ne parlait pasdepuis cinq ans et qui regarderait les autres se régaler des noixde Mme Mûre). Le cabas rempli,Mme Mûre poussa avec précaution sa porte. L’heuresonnait à l’église. D’autres portes, du côté du cours National,s’entrouvrirent. D’autres petites vieilles montrèrent leur bonnetsous la lune, hésitant à franchir le seuil, ayant perdu l’habitudede sortir après la soupe ; Certes ! on était à peu prèstranquille en ce moment que ces affreux frères Vautrin setrouvaient si bien à l’ombre des prisons de l’État et prêts à payerleur dette à la société, mais on ne pouvait tout de même abandonnertoute prudence du jour au lendemain.

– Ou hou ! Ou hou ! Des ombressur la route, bringuebalant des lanternes : c’estM. Roubion et ses domestiques qui passent, appelant lesbrodeuses pour la veillée de la robe de l’impératrice deRussie.

Les petites portes s’entrouvrentdavantage ; les petits bonnets blancs se risquent, le cabas àun bras, la coffiette (la chaufferette) pendue à l’autre. Ah !elles n’auraient garde, par ce temps sec, d’oublier leurs cornettesqui leur brûlent si bien la peau des jambes depuis tant d’annéesque certaines, bien sûr, ne doivent plus avoir, sous leurs jupes,que deux tisons noircis.

– Ou hou !… Ou hou !… ellesgalochent, elles accourent, après avoir fermé à clef les portes.Ah ! c’est la dernière veillée de la robe de l’impératrice deRussie ! Elles n’y manqueraient pas pour tout l’empire destsars. Deux heures d’ouvrage et ce sera fini ; on dit quel’entrepreneur doit venir le lendemain à Saint-Martin pour prendrelivraison. Du moins, la mère commère qui a traité avecl’entrepreneur (la mère Toussaint) l’a affirmé, peut-être pourstimuler leur zèle.

Le cortège va trottinant, galochant dans larue Neuve. Des volets battent contre les murs sur son passage. Plusd’une voudrait être invitée à aller voir la robe de l’impératriceet ne dort pas qui devrait être couchée.

Le grand Roubion presse le pas. Personne nevoudrait traîner la jambe. On galoche, on galoche. Il fait froid,elles ont rabaissé la capuche de la cape sur le bonnet, etfrissonnent des épaules, moins de froid que de peur quand même, àcause du souvenir des Trois Frères qui accourt dans toutes lesombres de la nuit.

Au coin de la ruelle du cimetière, il y a unelumière sous une porte. On passe vite. Là habite la mère Pâques quidit la bonne aventure pour trois sous. Son seul voisinage lesépouvante, parce qu’elle leur a raconté qu’un soir qu’ellestravaillaient toutes autour de l’âtre, les brodeuses étaient alléesau sabbat sans s’en apercevoir. Mais elle, qui était là, la mèrePâques, s’en était bien aperçue ! Elle leur avait parlé etelles, les brodeuses, ne lui avaient pas répondu. Alors, elle lesavait touchées du doigt les unes après les autres, sur leursescabeaux, et tous leurs vêtements s’étaient affalés, étaienttombés, vidés des corps qu’ils habillaient ordinairement :parce que les corps n’étaient plus là. Ce n’est qu’à une heure dumatin sonnant que les vêtements s’étaient redressés sur lesescabeaux, preuve que les corps étaient revenus. Et, dame, commeelles s’étaient quasi endormies sur l’ouvrage entre minuit et uneheure, les commères étaient effrayées naturellement de ce qu’ellesavaient bien pu faire chez le diable pendant ce temps-là ! Eton n’avait plus jamais invité à la veillée la mère Pâques, à causede cette histoire qu’après tout elle n’avait peut-être pasinventée.

Il y a grande chambrée au complet chezMme Roubion pour la dernière veillée de la robe del’impératrice. C’est dans la vaste salle à manger d’été, réservéedans la belle saison à messieurs les voyageurs de commerce,condamnée l’hiver, que les brodeuses travaillent. La robemerveilleuse est étalée tout au large sur les rallonges de la tabled’hôte, et chaque ouvrière prend sa place. Il y en a deux qui fontles œillets, une autre les pois, une autre achève une rosace, uneautre travaille aux festons et deux mêmes mains font uneapplication de vieilles dentelles. Mme Toussaint,la mère commère, veille à tout et houspille toutes.Mme Roubion, tête énorme déposée sur une poitrineformidable, ne s’occupe que de ses invitées. Le cabaret fermé, on avu arriver M. le maire et Mme Jules, sonépouse ; M. Sagnier, notaire, et madame qui a de sibelles perles fausses ; M. Valentin, le pharmacien, etmadame qui est la seule femme du pays qui se farde – etcomment ! – et qui est aussi la seule femme du pays pouvant sevanter d’avoir eu une aventure, l’automne dernier, aux grandesmanœuvres, avec un officier de cavalerie. Tout ce beau monde estvenu admirer le chef-d’œuvre de l’industrie française, prêt àpartir pour la cour de Russie.

Mais ces dames quittèrent peu à peu la salled’été pour aller rejoindre, au cabaret, leurs maris qui, endégustant une vieille bouteille, parlaient, autour de l’âtre, del’affaire Vautrin. Ah ! on avait parlé de cette affaire-làdepuis l’arrestation ! Mais il semblait qu’elle fût toujoursnouvelle. Maintenant qu’ils allaient être guillotinés, etqu’on n’avait plus à les craindre, on était comme fier d’avoir eusi peur !

Personne cependant ne voulait convenir de sestranses, au contraire. C’était à qui avait dénoncé les Vautrin à lavindicte publique ! Par la porte entrouverte, les brodeusesqui ne pensaient, elles aussi, qu’aux Trois Frères, écoutaient lepharmacien et le notaire se vanter de leur propre courage en courd’assises où ils avaient accablé de leurs témoignages les bandits.Il est vrai qu’alors la condamnation était certaine, et cettecertitude n’avait certainement pas été étrangère à l’attitudehéroïque de MM. Valentin et Sagnier et de l’excellent docteurHonorat qui s’était particulièrement distingué.

– C’est le docteur qui les a faitscondamner à mort, proclame le maire avec autorité et, je le répète,il l’a fait avec courage, car, aussi longtemps que je vivrai, jeverrai Siméon se lever au banc des accusés et dire, en montrant lepoing au docteur Honorat : « Toi ! tiens-toibien ! Car, si jamais j’en réchappe !… ma première visitet’appartient ! » C’était à vous donner le frisson.

Les deux autres se récrièrent :

– Et nous ? Est-ce que nous n’avonspas été menacés ? Élie et Hubert nous ont dit :« Vous êtes des menteurs et, la prochaine fois que nous vousrencontrerons, nous vous casserons la gueule !… »Textuellement !…

– Moi, j’en ai été malade pendant quinzejours, déclara Mme Valentin.

– Moi aussi, fitMme Sagnier.

– C’est pas tout ça ! interrompit lagrosse Mme Roubion en faisant le tour de la sociétéavec ses bols de vin chaud à la cannelle, il n’y a pas besoin deperdre son temps à discuter, puisque leur affaire est faite. Quandest-ce qu’on leur coupe la tête ? On aurait dû la leur couperici ; mais, puisque c’est entendu que la chose aura lieu àRiom, est-ce que M. le maire a pensé à retenir unefenêtre ?

– Écoutez, répondit brutalementM. Jules, j’aime mieux parler d’autre chose.

Et, pendant cinq minutes, on ne parla plus derien du tout. Chacun était à sa pensée et tous avaient lamême : « On ne serait vraiment tranquille que lorsque lesTrois Frères auraient trépassé. On n’avait qu’une crainte, celleque le président de la République fit grâce à l’un d’eux, carenfin, il n’est point rare que l’on s’échappe du bagne !…Est-ce qu’on sait jamais ?… »

Mme Roubion fit un effortnouveau pour chasser l’image des Vautrin :

– Vous savez, dit-elle, queMlle Madeleine Coriolis va bientôt semarier ?

– Ah bah ! demandaMme Valentin… et avec qui ?

– Mais avec M. Patrice Saint-Aubin,son cousin de Clermont.

– Le bruit en avait couru, ditMme Sagnier, mais il n’y a pas de temps de perdu.Il est encore bien jeune.

– Bien jeune ! il a vingt-quatreans, reprit Mme Roubion, et il vient d’être reçudocteur en droit. Enfin, le père est pressé de lui passer sonétude. Il veut le voir installé, marié et derrière ses dossiers dela rue de l’Écu avant sa fin qu’il croit prochaine.

– Il a raison, déclara le pharmacien. Onne prend jamais trop de précautions. On ne sait ni qui vit ni quimeurt.

– On dit le fils Saint-Aubin riche pourdeux, émit Mme Valentin. Est-ce que la petiteMadeleine a une dot ?

Toute l’assemblée fut d’avis qu’elle n’enavait pas. Le docteur Coriolis, un vieil original, qui avait étéconsul à Batavia, aurait pu faire fortune en Malaisie ; maisl’opinion générale lui reprochait d’être revenu de là-bas avec unefuneste passion pour la plante à pain qui devait lui manger sesderniers écus. A-t-on idée d’une folie pareille ? Vouloirremplacer, avec une seule plante, le pain, le lait, le beurre, lacrème, les asperges, et même les choux de Bruxelles qu’ilprétendait pouvoir fabriquer avec des déchets ! Et, depuis desannées, il vivait avec cette lubie, au fond de son immense jardinentouré de hauts murs derrière lesquels il travaillait dans unisolement quasi complet, ne recevant point, ne voulant être aidéque par son jardinier, un gamin qu’il avait ramené de là-bas et quilui paraissait, du reste, fort dévoué ; un gentil garçon, dureste, ce Noël, un peu timide, qui ne parlait à personne, mais quisaluait tout le monde avec tant de civilité… Quand il traversait larue où son maître l’envoyait parfois en commission, il avaitpresque toujours le chapeau à la main, comme s’il vivait dans lacrainte de faire des avanies à quiconque.

– Il n’est pas beau ! émitM. Roubion.

– Il n’est pas laid non plus, fitMme Valentin ; seulement, il a la figure unpeu plate.

Dans la salle d’été, les brodeuses, autour dela robe de l’impératrice, avaient cessé d’écouter la conversationde ces messieurs et dames, du moment qu’ils avaient fini de parlerdes Trois Frères. Eux seuls avaient le don d’intéresserMme Toussaint, Mlle Franchet,Mme Boche et Mme Mûre et, sur cesujet, elles étaient intarissables, trouvant toujours des chosesnouvelles à dire ou même rabâchant les anciennes, sans sefatiguer.

La certitude où elles étaient d’en être àjamais débarrassées leur permettait de libres propos, à ellesaussi.

Elles reprenaient goût à la vie.

C’est dans ce moment où les différents hôtesde l’auberge du Soleil-Noir exprimaient leur satisfaction d’unequiétude dont ils s’étaient déshabitués qu’on entendit sur lespavés pointus de la rue Neuve un galop effréné.

Ce galop était accompagné d’un bruit de charléger et tapageur qui appartenait en propre au tilbury du docteurHonorat. Tous le reconnurent, à preuve que tous crièrent :

– C’est le docteur Honorat !…

Mais qu’était-il arrivé ? Pourquoi cetumulte ? Cette précipitation ?

Est-ce que son cheval avait pris le mors auxdents ? Est-ce que le docteur avait perdu les guides ?Mlle Franchet cria :

– On l’a peut-être assassiné !

Mais tout le monde fut dans l’instant rassuré,tout au moins sur l’existence du docteur Honorat, car on entenditsa voix rauque qui criait :

– Ouvrez !… Ouvrez vite !…

Aussitôt, M. Jules (le maire),M. Roubion, MM. Sagnier et Valentin tirèrent de leurpoche leurs revolvers qui ne les quittaient plus depuislongtemps ; et toutes ces dames, voyant sortir ces armesdangereuses, se mirent à trembler, ne pouvant plus prononcer uneparole.

Seulement, Mme Roubion ditgravement :

– N’ouvrez pas !

– Qu’est-ce qu’il y a ? demandaRoubion qui se pencha derrière la porte.

– Mais ouvrez donc ! Ouvrezdonc ! C’est moi, le docteur Honorat ! Ouvrez,Roubion !

– Vous êtes seul ? demanda encore leprudent Roubion.

– Oui ! Oui ! Je suis seul,ouvrez !

– Tu ne peux pas laisser le docteur à laporte, déclara Mme Roubion, ouvre !

Aussitôt chacun recula, pendant que lesbrodeuses, abandonnant leur ouvrage, se montraient pleinesd’angoisse sur le seuil de la porte qui faisait communiquer lasalle d’été avec le cabaret.

Roubion ouvrit la porte.

Le docteur Honorat, qui avait attaché soncheval, dont on entendait le souffle haletant, à l’anneau de lamuraille, se rua dans la pièce comme une trombe. Roubion avaitrefermé la porte au verrou, et tout le monde fut autour du docteurqui s’était laissé tomber sur une chaise. Il était d’une pâleurmortelle. Il pouvait à peine parler. Ses yeux étaient hagards. Ilparvint à gémir :

– Les Vautrin !… LesVautrin !…

– Quoi ? Quoi ? LesVautrin ?…

– Les Vautrin sont ici !…

Tous poussèrent des cris. La peur souffla sonvent de démence, soulevant les bras, en gestes insensés, secouantl’assemblée qui tourna, tourbillonna ; on eût dit que soudaintous avaient perdu l’équilibre : Hein ?… Quoi ?…Où ?… Les Vautrin ?… Qu’est-ce qu’il a dit ?… Il estfou !… Où les avez-vous vus ?…

– Chez eux ! râla le docteur !…Chez eux !… Dans leur maison !…

– Il a rêvé !… Pour sûr !… Il arêvé !…

Le pharmacien et le notaire étaient maintenantaussi pâles que le docteur. Ils ne le croyaient pas. Ils nepensaient pas qu’une chose pareille fût possible ; mais toutde même, dès qu’il eut seulement exprimé une telle abominationirréalisable, ils en restèrent comme abrutis, les bras et lesjambes cassés, le gosier sec, le cœur en folie.

La terreur sans nom peinte sur leur visagesembla ragaillardir quelque peu M. le maire qui, lui, faisantrapidement son examen de conscience, estimait qu’il avait su, danstoute cette affaire, conserver une attitude suffisamment prudentepour n’avoir rien à redouter de la vengeance des Trois Frères. Ilmontra ce sang-froid qui ne doit jamais abandonner le premiermagistrat du pays devant ses administrés. Il fit taire lesgémissements stupides des brodeuses et les questions malcoordonnées de ces dames.

– Voyons, docteur, dit-il, ne perdez pasainsi la tête. Êtes-vous bien sûr de les avoir vus ?

– Comme je vous vois !

– Dans leur maison du bord de laroute ?

– Dans leur maison. Ils n’avaient mêmepas tiré les rideaux des fenêtres. Je passais sur la route,revenant de ma tournée, au petit trot de ma jument. J’aperçois unecarriole devant la porte des Vautrin, et de la lumière auxfenêtres, et il me semble entendre des voix. J’ai comme lepressentiment que je vais assister à quelque chose d’inouï. Je nem’étais pas trompé. Je passais juste en face de la porte quand laporte s’est ouverte, et j’ai vu, comme je vous vois, Élie, Siméon,Hubert, qui transportaient tranquillement dans la carriole unecaisse. Aussitôt, je donne un grand coup de fouet à ma jument quidétale. Mais ils m’avaient vu et reconnu ! Ils m’ontcrié : « À bientôt, docteur. » J’ai cru que j’allaisdevenir fou !… Ah ! je les croyais derrière moi, nousavons filé un train d’enfer ! J’étais perdu si je n’arrivaispas à Saint-Martin avant eux ! Car ils vont venir !… Ilsvont venir !…

– Taisez-vous donc, docteur, interrompitM. le maire, de sa voix la plus grave. Si ce sont eux, c’estqu’ils se sont sauvés de la prison, et ils n’oseront jamais venirjusqu’ici !

– Je vous dis qu’ils vont venir. Ils mel’ont promis à la cour d’assises ! Je suis un hommemort !…

Disant cela, M. Honorat, un brave hommede docteur, qui, avant cette funeste rencontre, avait pris,peut-être, au cours de sa tournée une vieille bouteille de plusqu’il ne fallait (car, à l’ordinaire, c’était un bon vivant), ledocteur Honorat, disons-nous, aperçut les deux figures de cire deM. Sagnier et de M. Valentin, et il eut la satisfactionde se rappeler qu’eux aussi avaient été menacés en courd’assises ; et cette satisfaction, il l’exprima :

– Et vous aussi, monsieur Sagnier !…Et vous aussi, monsieur Valentin, vous êtes des hommesmorts !

M. Sagnier secoua la tête et dit d’unevoix expirante :

– Ça n’est pas vrai ce que vous dites là,ça n’est pas possible !…

M. Valentin était de cet avis. Ilsusurra :

– Comment voulez-vous qu’ils se soientsauvés de la prison de Riom ? Ça n’est pas possible !

Décidément, c’était le mot de la situation, ettout le monde répéta :

– Non ! Non ! ça n’est paspossible !

M. le maire souriait en regardant desgens qui avaient si peur !

– Allons, fit-il, mesdames,remettons-nous. Ce brave docteur a eu la berlue !Mme Roubion, donnez-lui donc un verre de vin chaudà la cannelle, ça lui fera du bien !

– Je ne veux rien, dit le docteur, et ilpromena sur l’assemblée des yeux de plus en plus hagards.

M. le maire haussa les épaules, etvoyant, autour de lui, pareilles à des poules qui cherchent refugesous l’aile de leur coq : Mme Toussaint,Mme Mûre, Mme Boche etMlle Franchet, il les renvoya à leur ouvrage. Elless’en retournèrent dans la salle d’été avec des gloussementsd’inquiétude ; mais, aussitôt qu’elles y furent, elles firententendre de tels cris que ce fut au tour de ceux qui étaient restésdans la salle du cabaret d’aller les rejoindre.Mme Toussaint, la mère commère, était en train dese livrer à une attaque de nerfs en règle : la robe del’impératrice avait disparu !…

III – LE SIÈGE DE L’AUBERGE

Qu’était devenue la merveille de l’industriefrançaise ?

De toute évidence, il y avait du Vautrinlà-dessous. Cela ressemblait à tant d’autres disparitions ménagèresqu’on n’avait jamais pu expliquer et qui avaient été mises sur lecompte des Trois Frères ! On ne douta plus dès lors qu’Élie,Siméon, Hubert ne fussent de retour et qu’ils eussent accompli lemiracle d’avoir échappé au couperet du bourreau, dans le but uniqued’accourir à Saint-Martin-des-Bois voler la robe del’impératrice.

Si M. Jules (le maire), qui avaittoujours eu un faible pour ces chenapans, à cause des hautesrelations qu’ils entretenaient avec les élus de la nation, hésitaitencore à se rendre à l’évidence, son hésitation ne devait pas êtrede longue durée…

En effet, on frappa de nouveau à la porte del’auberge du Soleil-Noir, et la personne qui frappait ainsiparaissait aussi pressée d’entrer que le docteur Honorat l’avaitété lui-même. Un silence affreux régna aussitôt à l’intérieur del’auberge, car tous se demandaient déjà s’ils n’allaient pointentendre la voix des Trois Frères. Mais chacun reconnut latremblante voix de Mme Godefroy, la receveuse despostes de Saint-Martin.

– Une officielle ! Uneofficielle pour M. le maire ! Ouvrez, monsieur Roubion,c’est très pressé.

Sur l’ordre du maire, la porte fut entrouverteet Mme Godefroy apparut. Elle avait cette mêmepâleur mortelle, ces mêmes yeux hagards qui étaient entrés en mêmetemps que le docteur Honorat. Un papier jaune tremblait entre sesdoigts. M. le maire s’empara de la dépêche ; il lut touthaut le texte officiel : « Préfet du Puy-de-Dôme à MaireSaint-Martin-des-Bois. Trois frères Vautrin échappésaujourd’hui de la prison de Riom ; faitesnécessaire. »

Le maire, qui ne disposait en fait de forcearmée que de l’appariteur et de son tambour, laissa tomber unregard atone sur tous ceux qui l’entouraient. Ces pauvres gensparaissaient n’avoir plus la force de respirer. M. etMme Sagnier, M. etMme Valentin se tenaient étroitement enlacés,formant deux couples comme on en voit sur les images quireprésentent les premiers ménages chrétiens promis aux bêtes.M. Honorat, sur sa chaise, ne donnait plus signe de vie. Lavieille petite troupe des brodeuses se serrait autour de lapuissante Mme Roubion qui s’efforçait en vain, lesdeux mains posées à plat sur sa vaste poitrine, de commander auxmouvements de son cœur. Enfin, la terreur était telle queMme Toussaint elle-même, que soutenaitMme Boche, laquelle était soutenue parMme Mûre, laquelle ne lâchait pas la main deMlle Franchet, en avait cessé de gémir sur ladisparition de la robe de l’impératrice.

Le maire répétait :

– Faites nécessaire… Faites nécessaire…Il est bon, lui, le préfet… Quel nécessaire veut-il que jefasse ? C’est à lui de faire le nécessaire… Il devrait déjànous avoir envoyé des gendarmes !… Il devait bien se douterqu’ils allaient revenir ici !…

Mais voici de nouveaux coups à la porte ducabaret : Pan ! Pan ! Pan !… Tout le mondesursaute encore. Et une voix dans la rue :

– Vite ! Vite ! Ouvrez !…C’est moi, Clarice ! Au nom du ciel, ouvrez !

– Le commis de Camus ! On devraitéteindre ces lumières. Ils vont tous venir ici ! s’écriaRoubion.

Mais l’autre tambourinait de plusbelle :

– Ouvrez ! Ouvrez !

On lui ouvrit, mais on jura qu’on n’ouvriraitplus à personne ! Celui-là était encore plus effaré que lesautres, et il y avait de quoi !… Il n’avait pas vu les TroisFrères, lui ; mais il s’était heurté au cadavre deM. de Meyrentin pendu à un arbre sur la route de Riom.Ah ! on en poussa des cris : La vengeance des Vautrincommençait !… À quoi allait-on assister, Seigneur !…Après les cris, ce fut une consternation générale, un désespoirmuet… Et puis cela se transforma encore, comme il fallait s’yattendre…

Comme M. le maire réfléchissait auxtristesses de la situation sans pouvoir se résoudre à rien, il vitsoudain se dresser en face de lui un spectre furieux etgesticulatoire : c’était le docteur Honorat qui lui criait,les poings sous le nez :

– Tout ça, c’est de votrefaute !…

Ah ! il n’en fallait pas davantage pourdonner du courage aux autres. Le notaire et le pharmacien étaientdéjà sur lui : Sûr que c’était de sa faute ! Sans lui,rien de tout cela ne serait arrivé !… Sans lui, il y avaitbeau temps que ces bandits eussent débarrassé le pays de leurprésence !

Et ils faisaient un si beau bruit qu’ilsn’entendirent pas que l’on frappait, cette fois à la porte cochère,avec le lourd marteau.

Ce fut Mme Boche qui allatendre l’oreille dans le corridor. Elle revint, les bras en l’air,et les jambes flageolantes :

– Écoutez !… Écoutez !…

Tous se turent, et, les appels du marteaus’étant tus également, chacun perçut une lointaine voix rude quiappelait M. le maire.

Cette fois, il n’y avait plus à s’y tromper.C’était Hubert, l’aîné des Vautrin, qui était là ! Onreconnaissait sa voix, et, comme c’était le plus terrible destrois, il y eut un recul général dans le coin le plus obscur ducabaret. Les femmes se mirent à pousser des miaulements de chattesqu’on écorche. M. le maire, cependant que madame le retenaitpar les pans de sa jaquette, se détacha du troupeau tremblant. Ildit à Roubion :

– Venez, Roubion, il faut savoir cequ’ils veulent. Vous n’avez jamais eu d’histoire, vous, avec lesVautrin ?

– Jamais ! Jamais ! proclamaRoubion, en grande hâte et avec une évidente satisfaction. Non,non, nous n’avons jamais rien eu ensemble !

– Vous n’allez pas leur ouvrir ?sanglota Mme Valentin.

– Non, dit le maire, mais on peuttoujours causer.

– On ouvrira le judas, et on verra bience que c’est, déclara Roubion.

– Ne leur dites pas que je suis là !gémit le docteur Honorat, qui avait à peine la force de parler.

– Ni moi non plus !… Ni moi nonplus ! firent Valentin et Sagnier.

Le maire et Roubion, suivis de leurs femmes,se risquèrent sous la voûte de la cour.

Encore, Mme Jules etMme Roubion restèrent-elles à l’entrée de lavoûte.

L’absence du maire et de Roubion dura au moinscinq minutes. Quand ils rentrèrent, les autres virent tout desuite, à leurs figures consternées, qu’il ne se passait rien debon. Le docteur Honorat, le pharmacien et le notaire ne quittaientpoint des yeux M. le maire, attendant qu’il parlât. Et lecondamné à mort, qui, au petit jour, dans sa cellule, regarde lemagistrat chargé de lui annoncer le rejet de son pourvoi, n’a pointplus d’épouvante au cœur.

– Mais enfin, dites-nous ce qu’il ya ? grelotta Mme Sagnier.

– Eh bien ! voilà, répondit le maireen s’épongeant le front avec son mouchoir. J’ai vu Hubert par lejudas. Il demande qu’on lui livre le docteur Honorat.

Le docteur, sur sa chaise, reçut comme unesecousse. M. Jules ajouta :

– J’ai fait mon devoir, j’ai refusé.

Là-dessus, il y eut un silence de mort. Cesdames, à part elles, pensaient que le maire en prenait bien à sonaise. Après tout, le docteur Honorat était célibataire.

Mme Godefroy surmonta, lapremière, la tyrannie de ses nerfs :

– Qu’est-ce qu’il a répondu ?

– Il a dit, fit le maire, qu’il allaitconsulter ses frères et il est parti !

– Lui avez-vous dit, au moins, qu’ilscouraient les plus grands dangers en restant ici ? que lesgendarmes allaient venir, et qu’ils feraient mieux de s’enfuir dansun autre pays ? interrogea M. Sagnier.

– Je lui ai dit tout ça ! déclarafroidement le maire, mais il m’a répondu que ça ne me regardaitpas !

Mme Roubion dit :

– Il est parti, ils ne reviendrontpeut-être plus ! Tout le monde ferait peut-être bien de s’enaller.

Tous jetèrent des cris : ils étaient biend’accord pour ne pas quitter l’auberge avant le jour et surtoutavant l’arrivée des gendarmes qu’on ne manquerait pas d’envoyer àSaint-Martin-des-Bois.

– Écoutez donc comme ils sontpartis ! fit Mme Boche.

En effet, les coups de marteau recommençaient.Le maire se dressa de nouveau comme un héros qui marche à la mort,sans défaillance, et se dirigea vers la voûte. M. Roubionvoulut le suivre encore ; mais, cette fois,Mme Roubion lui ordonna tout sec de rester auprèsd’elle :

– T’occupe donc pas des affaires desautres !

M. Roubion se le tint pour dit.

Il sembla à tous que l’absence du maire seprolongeait plus que la première fois. Quand il revint, il étaitaussi pâle que les autres.

– Hubert m’a dit qu’il avait consulté sesfrères, laissa-t-il tomber d’une voix blanche qui tremblait un peu.Tous trois sont d’accord pour massacrer tout ce qu’il y a ici, sion ne leur livre pas le docteur Honorat. J’ai répondu que nousétions armés et que nous nous défendrions et que nous ne livrerionspas le docteur Honorat.

Là-dessus, la troupe des brodeuses fitentendre des glapissements : « Elles n’avaient jamais euaffaire avec les Trois Frères et, si les Frères savaient qu’ellesétaient là, ils les laisseraient sortir sans leur faire de mal,bien sûr !… Elles ne voulaient pas rester dansl’auberge ! On ne savait pas ce qui allait arriver !…Puisque les Trois Frères n’en voulaient qu’au docteur Honorat,elles ne couraient aucun risque en rentrant chez elles. Ellesvoulaient partir. »

– On n’ouvrira point les portes sans monordre, dit le maire, et puis vous ne sortiriez pas. Les portes sontgardées par Hubert, Élie, Siméon et la petite Zoé. Hubert m’arépété qu’ils massacreraient tout ce qui tenterait desortir !… Enfin, ils savent très bien que vous êteslà !

– Et nous ? Et nous ?savent-ils que nous sommes là ? interrogèrent le pharmacien etle notaire.

– Oui, ils le savent !

– Et… et… et… ils ne vous ont rien dit…pour nous ?

– Non !…

– Ils n’en veulent qu’au docteurHonorat ! C’est clair ! jeta Mme Sagnieren dirigeant sur le malheureux un effroyable regard.

– Oui ! Oui ! répétèrentsourdement le notaire et le pharmacien, ils n’en veulent qu’audocteur Honorat !…

À ce moment, on entendit un gros remue-ménagedans la rue. Puis il y eut des cris, des jurons. Et ce fut comme sion traînait un camion devant la grande porte du Soleil-Noir. Onentendit distinctement des volets claquer contre les murs d’enface, et, aussitôt, la grosse voix de Siméon qui éclatait dans lanuit sonore :

– Ah ! cachez vos gueules, là-haut,ou je les ferme avec du plomb !

Cette menace n’était pas plutôt prononcéequ’elle était suivie du tonnerre d’un coup de feu qui réveilla toutle village.

Les brodeuses tombèrent à genoux.Mme Mûre et Mlle Franchet, quiétaient pratiquantes, commencèrent un Ave Maria. Lesbruits qui venaient du dehors attestaient que toute la rue Neuveétait en pleine rumeur ; mais les fenêtres, entrouvertes parles curieux épouvantés, avaient dû se refermer aussitôt, car lesmenaces des Trois Frères avaient cessé. On n’entendait plusmaintenant que le va-et-vient de leurs gros souliers sur les pavésou sur le trottoir. Que faisaient-ils ? Voilà ce que tout lemonde se demandait dans l’auberge avec la sueur de l’angoisse et lefrémissement du désespoir.

Le docteur Honorat, qui ne ressemblait plus àrien d’humain, était affalé sur une chaise, dans un coin, comme unechose inerte. Tous lui lançaient des regards malfaisants et seretenaient tout juste pour ne point l’agonir d’injures.

Les sanglots des unes et les patenôtres desautres finirent par agacer le maire dont tout le système auditiftâchait à comprendre ce qui se passait dans la rue. Il les fittaire en jurant le nom du Seigneur, et, ayant ainsi rétabli lesilence, il grimpa sur une chaise préalablement disposée sur unetable pour atteindre aux vasistas. De là, son regard pouvaitplonger dans la rue. Ce qu’il vit à la lueur falote du réverbèrechargé d’éclairer ce coin de Saint-Martin-des-Bois sembla l’emplird’un nouvel effroi, car il ne put retenir une exclamation quiaugmenta la fièvre des assiégés. Ceux-ci voulurent desexplications, mais il ne leur répondit même pas et sauta sur latable et de là sur le parquet avec une adresse et une souplesse devingt ans.

– Ah non ! cria-t-il, pas ça !…Pas ça !

– Mais quoi ? Quoi ?

– Pas ça ! Pas ça ! Laissez-moidonc, vous autres, et silence ! (ici un abominable juron)…Ah ! Pas ça !… Taisez-vous ! Taisez-vous ! Jevais les interroger !

Et repoussant les malheureux quil’entouraient, il se pencha contre la porte du cabaret qui donnaitsur la rue Neuve et y colla son oreille après avoir frappé contrele volet trois énormes coups de poing.

– Eh là ! vous autres, hurla-t-il,qu’est-ce que vous faites ?

Le bruit cessa dehors comme il avait cessédedans.

Le maire reprit sa position en appelant parleurs noms les Trois Frères ; alors, on entendit quelqu’unqui, dans la rue, se rapprochait du volet.

– Qui est là ? demanda le maire.

– C’est moi, Hubert !

– C’est le maire qui vous parle.

– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service,monsieur Jules ?

– Qu’est-ce que vous faites là devant laporte, dans la rue et au coin de la place ?

– Nous déchargeons de la paille, monsieurle maire, de la belle paille bien sèche qui risquait de s’abîmerdans le grenier aux Delarbre.

– Et pour quoi faire ?

– Pour vous faire flamber, monsieur lemaire, puisque vous ne voulez pas nous livrer l’Honorat !

À l’annonce de cette nouvelle et imminentecatastrophe, les clameurs reprirent dans la salle du cabaret. Ungeste terrible du maire réclama le silence.

– Vous n’allez pas faire ça,Hubert !… Vous n’allez pas faire ça !… Ah ! il ne merépond pas !… Mais taisez-vous donc, vous autres !…Hubert !… Hubert !…

– Quoi, m’sieur le maire ?

– Vous n’allez pas faire ça ?

– Non, je vais me gêner. Zoé, passe-moiles allumettes !…

Nouveaux cris, nouveaux hurlements dans lecabaret.

– Hubert !… Hubert !… Vous nepouvez pas faire ça !… Il y a ici des femmes !… desjeunes filles !… (ceci pour Mlle Franchet quia cinquante-six ans bien sonnés !)

Mais la voix épouvantable d’Hubert remplittoute la rue. On a prétendu, depuis, qu’on l’avait entendu alorsd’un bout à l’autre du village.

– Vous y passerez tous, et le notaire, etle pharmacien… Et la femme du notaire, et la femme dupharmacien !… si vous ne nous livrez pas le docteurHonorat !… Donnez-nous l’Honorat, et tout sera dit, toutsera oublié !

Cette fois, le bandit parlait trop près pourn’être pas compris. Il sembla à Sagnier et à Valentin que sa voixse vrillait dans leurs oreilles pour y glisser les parolestentatrices. Et, comme il y eut, dans le moment, une grande flammequi illumina les vasistas, la peur et la lâcheté commencèrent leurœuvre et ils se ruèrent tous deux sur le docteur, loque affaléedans son coin. Ils n’eurent point de peine à entraîner avec eux lesfemmes qui déliraient déjà à l’idée d’être brûlées vives. Elles ledéchiraient, en le traitant de lâche, parce qu’il n’avait pas lecœur de les sauver tous en sacrifiant sa peau.

Derrière cette ruée, la devanture commençait àflamber. On entendit le bois crépiter, et toute la maison, par lesvasistas, fut illuminée.

Dehors, il y eut encore des cris, des coups defeu ; et, soudain, lugubre, le tocsin sonna sur le village,sur les campagnes, annonçant le drame, appelant du secours. Lesvoix féroces et cyniques des Trois Frères et la petite voix aiguëde la petite Zoé dominaient tous les bruits. Avec un madrier dontils se servaient comme du bélier, les Vautrin, maintenant,tentaient de défoncer la porte du cabaret, pendant que destourbillons de fumée enveloppaient déjà le Soleil-Noir.

Les femmes durent lâcher le docteur en sangqui, devant la mort, s’était défendu avec acharnement. Suivies deshommes, elles se précipitèrent dans la cour. On ne pouvait sortirde cette cour que par la grande porte cochère, sous la voûte. Et lechemin par là était bien fermé. Roubion ne cessait de crier :« Mais les pompiers ne vont donc pas venir !… »oubliant qu’il était lui-même capitaine des pompiers et que lapompe était à l’abri sous son hangar.

La bande entourait à nouveau le maire et lesommait d’avoir, sur-le-champ, à la sauver de là. Et ils seseraient peut-être tous jetés sur lui comme ils l’avaient fait surle docteur, si l’embrasement du ciel, dont toute la cour étaitcomme enflammée, n’était tombé soudain, comme si on avait soufflédessus !

Les bruits du dehors avaient cessé. Le tocsins’était tu. On n’entendait plus les terribles coups de béliercontre la porte du cabaret. Ce calme subit, la nuit noire ettranquille surprirent tout le monde. On resta quelque temps sansparler, sans crier, car on ne savait que penser. Enfin, on entenditla voix du maire qui disait :

– Ils ont brûlé quelques bottes de paillepour nous faire peur et ils sont partis !…

Mme Roubion pensa touthaut :

– Les gendarmes sont peut-êtrearrivés !…

M. Roubion, que poursuivait l’idée de sedébarrasser de toute cette clique, cause de la tragédie, eut uneidée :

– Il y a peut-être un moyen de noussauver tous à la mairie. Là, on serait à l’abri, montez avec moidans le grenier à foin !

Ils le suivirent, grimpant un escalier debois, dont la rampe était faite d’une corde graisseuse.

– Surtout, pas d’allumettes !

Ils étaient dans l’obscurité, se tâtant, secherchant les uns les autres, trébuchant à chaque pas. Enfin,précautionneusement, la lucarne par laquelle on hissait le fourragefut ouverte par Roubion, et un coin de la nuit, moins noir que legrenier, se découpa dans l’ombre opaque. Ils avaient oubliéHonorat. Personne ne savait ce qu’était devenu le docteur et nul nes’en occupait.

Roubion se pencha à la lucarne. Il regardadans la ruelle qui séparait l’auberge des derrières de lamairie.

– Les Vautrin ne s’imagineront jamaisqu’on peut se sauver par ce chemin-là !… Et nous serons loinqu’ils seront encore à nous guetter aux portes ! fit-il à voixbasse.

– Ça n’est pas une mauvaise idée, dit lemaire.

– Eh bien ! montrons l’exemple, ditRoubion ; il y a là une poulie et une corde, c’est tout cequ’il nous faut !

Le maire déclara que, comme un capitaine surson navire, c’était lui qui devait partir le dernier. Mais on luidémontra que ce n’était pas la même chose. C’était même tout lecontraire. C’est le premier qui allait risquer quelque chose. Sicelui-là se sauvait, tout le monde était sauvé. Il se décida àl’aventure après avoir embrassé Mme Jules ; etc’est par ce chemin qu’ils sortirent tous de l’auberge, hommes etfemmes. On devait en parler longtemps !

Quand la petite troupe fut au complet, lemaire dit :

– Et maintenant à la mairie,tous !…

– Sans bruit ! conseillaMme Jules.

Mais personne ne songeait à en faire.

Comme la bande allait pénétrer sur la place,se glissant contre les murs et profitant de l’ombre, elle s’arrêtad’un seul mouvement. Il n’y eut pas un cri, pas un geste, rien quipût la trahir. Ce qu’elle apercevait dans le cercle de lumière quitombait du réverbère dressé au coin de la rue Neuve, l’avaitimmobilisée, foudroyée : Élie et Siméon passaient, en traînantle docteur Honorat, un bâillon sur la bouche et les mainsligotées ; suivaient Hubert et la petite Zoé. Hubert avait unfusil sur l’épaule. La petite Zoé en avait deux.

IV – BALAOO N’OSE PAS RENTRER À LAMAISON

Balaoo, ayant roulé la robe de l’impératricefort proprement sous son bras, s’assit sur la lisière de la forêt.La nuit était profonde ; les dernières lumières s’éteignaientaux fenêtres de Saint-Martin-des-Bois. Il réfléchissait. Ilregrettait sincèrement l’accident qui lui était arrivé avec lenoble étranger qui lui avait rendu visite. Non point qu’il souffrîtd’avoir tué avec aussi peu de formes et sans avis préalable un dela race humaine qui l’avait insulté ; mais il craignaitd’avoir fait un bien gros chagrin à sa chère petite Madeleine. Queldrôle de visage elle lui avait montré quand il traînait avec tantd’orgueil, par les deux pattes de derrière, le noble étranger envisite ! Et son bon maître Coriolis, quels yeuxterribles !… Quelles grimaces désespérées ! Quelleaffaire !…

Non, décidément, tout bien réfléchi, ilpréférait ne pas encore rentrer ce soir à la maison.

Balaoo se gratta les poils ras mouvants dudessus du crâne. Perplexité…

Et puis, il considéra, avec inquiétude, sonbutin.

C’était dans la pensée d’acheter son pardon etde se préparer une bonne rentrée auprès de Madeleine qu’il avaitchipé tout à l’heure la robe de l’impératrice. La chose étaitarrivée le plus naturellement du monde. Après avoir pendu le mortcomme il convenait, par sa cravate, sur la route de Riom, Balaoo,le dos lourd, la tête pesante, le pas traînard et les mains d’enhaut dans les poches, était revenu dans le village et avaitrencontré la petite troupe apeurée des brodeuses à galoches et àchaufferettes se rendant, pour la veillée, au Soleil-Noir. Ilsourit sans trop savoir ce qu’il faisait, peut-être parce qu’ilavait reconnu Mme Mûre etMme Boche, et qu’avec elles il y avait toujoursquelque bonne farce à faire. Il entendit qu’elles parlaient entreelles d’une robe merveilleuse, d’une robe comme on en porteseulement chez les empereurs des hommes : la robe del’impératrice. Balaoo était curieux. Il voulut voir ce chef-d’œuvrede l’industrie humaine ! Il retira ses chaussures et se lesattacha au cou par les lacets. Dès lors, tout à son aise, il n’eutbesoin que d’une gymnastique sommaire par-dessus deux murs et untoit pour arriver au vasistas de cette salle d’été oùMme Toussaint déployait la merveille. Aussitôtqu’il l’eut vue, Balaoo eut son idée faite. Cette robe irait àravir à Madeleine. Et, à la première occasion qui lui était fourniepar l’absence des brodeuses, il poussait le vasistas, se retenaitpar les mains de derrière à la fenêtre, se balançait, attrapait auvol avec les mains de devant l’objet de ses convoitises,rebondissait par le vasistas et disparaissait sur les toits avec larobe de l’impératrice.

D’une traite, il avait couru ensuite à laporte du fond du jardin de Coriolis, sa porte à lui ; mais samain, qui était déjà sur la sonnette, s’en était allée gratter lespoils mouvants du dessus de son crâne. Il se rappelait laloi : les leçons de la loi, que lui avait apprisesMadeleine. On doit toujours prévenir avec de l’argent quand onprend quelque chose ! Or, Balaoo venait de prendre sansprévenir avec de l’argent. (Pour Balaoo, voler et prendre, c’est lamême chose, et la question d’argent avant la prise de possessionn’est qu’une question de politesse inventée par ceux de la racehumaine qui ne veulent rien faire comme ceux des autres races.)Donc, Madeleine ne serait pas contente !

Mélancoliquement, il s’était éloigné de lapetite porte du fond du jardin et avait gagné la campagne.

Ah ! Balaoo a fait de beaux coupsaujourd’hui ! C’est une journée qui compte ! Il doit êtrecontent de lui !… Eh bien ! non, puisque Madeleine a dela peine, Balaoo est triste.

Cependant, comme il ne peut rester toute lanuit sur la lisière des bois à gémir comme un enfant et qu’il estmalsain de dormir à la belle étoile, il se lève pour rentrer dansle chez-lui de la forêt : dans son pied-en-l’air du gros hêtrede la clairière de Pierrefeu.

Tout cet enchevêtrement de charmes, de frênes,de gros chênes et de gros hêtres et toute cette collection biendroite de milliers de sapins, tout cela qui constitue lesBois-Noirs, n’est qu’un pis-aller pour Balaoo, comme qui dirait unparc ; et, quand quelques-uns de ses amis des sous-bois, commele renard As, par exemple, fait le malin avec sa charmille épaisseet protectrice, Balaoo a beau jeu de lui raconter des histoires delianes géantes, en grondant de rire.

Ainsi, la dernière fois que l’autre est venului faire bonjour au gros hêtre, Balaoo ne s’est pas gêné :« As, tu n’es qu’un enfant qui vient de naître. Si tu avaisvu, comme moi, dans ma forêt de Bandang, les arbres à trois pieds(les mangliers) qui portent notre hutte sur l’eau épaisse desmarécages et si tu avais vu le mur de lianes géantes tressé d’unarbre à l’autre qui empêche depuis cent mille ans ceux de la racehumaine de pénétrer dans notre village, tu n’oserais plus nousparler de ton trou de maison défendu par la charmille deSaint-Martin-des-Bois ! »

Cet As, avait pensé Balaoo, qui passe pourmalin ici, chez nous ferait sourire un éléphant. « Et puisd’abord, c’est bien simple, avait-il ajouté, ma forêt de Bandang,quand on veut pénétrer dedans, il faut y faire un trou comme untunnel ! Ça n’a rien à faire avec les forêts de parici ! »

As n’avait pas insisté, sachant qu’il n’auraitpas le dessus avec Balaoo et connaissant le proverbe :« À beau mentir qui vient de loin. » As comprenait toutce que lui disait Balaoo, parce que l’anthropopithèque avait soin,quand il s’exprimait devant les bêtes, d’oublier la langue deshommes que Coriolis et Madeleine lui avaient apprise. Ainsi, il semettait gentiment et sans se faire prier à égalité de bête à bête,et la communication était établie tout de suite entre instinctsanimaux (ce qui ne l’empêchait pas de garder son quant-à-soi humainet même de penser avec sa pensée humaine, tout en s’exprimantdevant les autres, comme tout le monde de la race bête). Et ilagissait même ainsi avec le général Captain qui, lui, prononçaitdes mots d’hommes sans les comprendre, et ne comprenait que lesmots de bête.

Le général Captain était le perroquet qu’ilavait volé à Mlle Franchet et qu’il avait emmené enesclavage dans sa hutte de la forêt, où il lui servait deconcierge. Balaoo avait le plus grand mépris pour le généralCaptain, trouvant qu’il n’y a rien de plus bête pour une bête quede s’acharner à parler avec des mots d’homme qu’elle ne comprendpas.

Ainsi pensait Balaoo à travers la forêtprofonde, en marchant sans route et sans boussole et sansallumettes, en pleine nuit sans lune, vers sa hutte du grand hêtrequi était pour lui comme qui dirait sa garçonnière. Ainsi pensaitBalaoo, le cœur troublé de ses méfaits, et portant sous le bras,dans un paquet proprement roulé, la robe de l’impératrice.

Une voix, au-dessus de lui, tout là-haut, lesortit de sa réflexion :

– As-tu bien déjeuné, Jacquot ?

– L’idiot ! fit tout haut Balaoo, enhaussant les épaules.

Aussitôt la voix reprit dans les arbresnoirs :

– Bonjour, madame, comment vousportez-vous ?

– Quand tu auras fini de fairel’imbécile, général Captain ! commanda l’anthropopithèqued’une voix rude et animale et en employant des sons animaux quiproduisirent leur effet immédiat.

Général Captain cessa de jouer à l’homme et,du haut d’une branche si élevée que nul être, d’en bas, ne pouvaitl’apercevoir, même si on avait été en plein jour clair, même si onavait eu les yeux de Balaoo, il souhaita humblement, comme unhumble concierge-perroquet qu’il était dans la langueanimale-perroquet que Balaoo comprenait très bien, car presquetoutes les langues animales se comprennent, la bienvenue à sonmaître.

Balaoo émit quelques grognements et luidemanda comment il se faisait qu’il ne dormait pas encore à cetteheure. Général Captain lui répondit qu’il avait été réveillé parune grande lueur qui brillait du côté du village.

– D’en bas, tu ne peux la voir, fitcomprendre l’oiseau-concierge à l’anthropopithèque ; mais moi,je la vois très bien. Le ciel est tout rouge, tout rouge, éclatantcomme lorsque le soleil se lève dans mon pays !

Balaoo ricana, car il connaissait lesprétentions du général Captain. Cet animal, qui était, du reste,menteur comme un arracheur de dents, affirmait avoir vu autant depays que Balaoo ; mais il était incapable de dire lesquels. Aufond, il n’avait un peu de bagou que parce qu’il se souvenaitd’avoir entendu un loro (perroquet du Brésil) conter, chezl’oiseleur de Marseille, où il avait échoué tout jeune, sesprouesses équatoriales. Balaoo le faisait toujours taire en luidisant : « Tais-toi, j’en ai connu, moi, des perroquets,dans la forêt de Bandang. Ils n’étaient point d’un vert-de-griscomme toi, mais ils avaient de l’incarnat aux ailes, et de l’azur àla tête, et de l’or au cou ! Tu ne sais même pas, généralCaptain, comment les mères-perroquets de la forêt de Bandangobtiennent de leurs petits de l’or au cou ! Eh bien ! monvieux, c’est en les nourrissant avec des jaunes d’œufs. Il n’y arien de meilleur pour l’or au cou. C’est avec ça que, dans la forêtde Bandang, on fait la couleur serin, général Captain ! »Le général alors se taisait, parce que tout le monde savait bienque Mlle Franchet ne le nourrissait point avec desjaunes d’œufs.

Balaoo montait donc dans l’arbre, inquiet dece que lui avait dit le perroquet, rapport à l’incendie.

Le grand hêtre de la clairière de Pierrefeuétait au moins quatre fois centenaire. Il était, à lui seul, unmonde, une nature, un univers. C’était le plus bel arbre de laforêt, et il avait bien près de cinquante mètres de haut et plus dedeux mètres de diamètre. Balaoo en avait le plus grand orgueil,bien qu’il ne manquât jamais de raconter à ses amis de la futaiequi lui en faisaient compliment, que cet arbre n’était rien à côtéde ceux de la forêt de Bandang, et que son père et sa mère, avantd’aller suspendre leur maison sur les mangliers des marécages,avaient d’abord habité, au temps de sa première jeunesse, uneucalyptus qui avait plus de quinze cents pieds de haut (qu’ildisait) et trente pieds de diamètre. Enfin, il voulait bien secontenter de cet arbre-là dont il aimait le tronc lisse et propre,la ramure soyeuse, les feuilles polies et luisantes après la pluieet dont il dévorait les fruits en ayant bien soin d’en rejeterl’écorce (la nature – dont la voix ne cessait jamais de lui parlerà l’oreille – lui ayant soufflé qu’elle contenait le pire poison,celui qui rend épileptique et vous fait ressembler à un hommesoûl).

Balaoo, au moment de son emménagement dansl’arbre, en avait chassé tous les animaux, excepté les petitsoiseaux dont il respecta avec grand soin tous les nids.

Ce n’était point qu’il fût, à l’excès,sentimental, mais il aimait la fine omelette : ce donts’aperçurent, à la longue, les oiseaux qui le quittèrent, quoiqu’il prît garde de ne les point chasser.

Balaoo, ayant traversé dix étages de ramures,arriva à son petit pied-en-l’air de garçon anthropopithèque. Leconcierge était sur la porte, le bec ouvert, tourné vers lelointain incendie. Balaoo mit sa main en visière sur son front etregarda. Cela brûlait au beau milieu de Saint-Martin, du côté de laplace de la mairie. Il fut rassuré tout de suite. Du moment que lademeure de Madeleine n’était point en danger, le reste lui étaitbien égal. Il pensa instinctivement aux Trois Frères quiaimaient, comme lui, à faire des farces à ceux de la racehumaine, et il se dit qu’une si grande lueur était peut-être deleur invention, et il ne regretta point le coup qu’il avait fait àRiom, quand il leur avait ouvert leur cage d’homme.

Comme la lueur tombait et que le tocsin setaisait, Balaoo rentra chez lui. Il fit craquer une allumette.

Il alluma une bougie, qui ne lui avait pascoûté cher, non plus que le bougeoir. On pouvait dire que Balaoos’était meublé à peu de frais. Les épiceries-merceries etdifférents commerces du village lui avaient fourni, à la longue, lenécessaire ; et il avait des provisions dans son cellier, carsa hutte, qu’il avait fort proprement, et solidement, etconfortablement construite à la mode anthropopithèque avec desroseaux, des feuilles, des fougères, des branchages, de lacharmille, se divisait en deux chambres à la mode des hommes. Dansla plus reculée, il entassait les objets de son industrie et lesfruits de son larcin ; dans la première, qui était toujoursbien propre et fort agréablement tenue et à peu près décorative, iln’y avait que le strict nécessaire, c’est-à-dire : une natte,une commode qui contenait quelque linge et effets de rechange,surtout des faux-cols et des manchettes bien empesés pour lesquelsBalaoo avait une vraie passion (la commode avait appartenu dans letemps au docteur Honorat), une table de nuit (de même provenance),sur laquelle il avait disposé un portrait-carte de Madeleine, etc’était tout.

Pas de lit. C’était bien assez d’en avoir unavec des draps, dans son appartement de la maison du village. Ici,quand on voulait dormir, on couchait sur la natte ; et quandon voulait causer, aussi. Balaoo avait horreur des fauteuils, àquelque style qu’ils appartinssent. Ceci ne signifiait point qu’ilfût l’ennemi de l’art décoratif ; ainsi, il avait disposé surses murs des tableaux-réclames des meilleurs chocolats et des plussucculents biscuits. Longtemps, on avait cherché à l’auberge duSoleil-Noir un admirable carton où une jeune et jolie femme,court-vêtue, dégustait, le petit doigt en l’air, un Byrrh doré. Cecarton, qui ornait autrefois le mur de la salle à manger d’été desRoubion, faisait maintenant partie de la galerie de tableaux duseigneur Balaoo, dans sa maison de campagne du grand hêtre dePierrefeu.

Le général Captain était attaché à ce palais,en qualité de concierge, par une patte. Son rôle ne consistaitpoint seulement à nettoyer d’un bec habile tout l’établissement,pendant les absences de son maître, mais encore à introduire lesvisiteurs et à les faire attendre, en leur offrant des faines. CarBalaoo recevait, quand il était de bonne humeur, ses amis de lahaute et basse futaie. Pour ceux qui avaient le derrière lourd, ilavait imaginé un système de petites coches à même le tronc, formantescalier. L’idée lui en était venue en regardant le perchoir degénéral Captain, chez Mlle Franchet. Balaoo, quin’avait jamais vu d’ascenseur, était très fier de cet ouvrage quipermettait à son ami Dhole lui-même, qui n’avait jamais quitté laterre, de se promener dans son arbre comme chez lui et de se donner(ce qui était d’ailleurs parfaitement ridicule pour un loup) desairs de jaguar.

Balaoo avait donc fait de la lumière. Ildéroula aussitôt, devant le général Captain, médusé, les splendeursde la robe de l’impératrice. Puis, l’ayant secouée, comme on luiavait appris à secouer les étoffes, aux fins d’enlever les plis, ill’accrocha à un clou. Ceci fait, il s’étendit, rêveur, sur sanatte, l’esprit tout brouillé des événements du jour.

Il aurait bien voulu la paix ; maisgénéral Captain ne cessait de lui poser des questions auxquelles,d’ailleurs, il ne répondait pas.

La robe de l’impératrice intriguait leconcierge. Il voulait savoir si c’était pour s’en revêtir queBalaoo avait apporté cette parure, et si on verrait bientôt sonmaître se promener dans cette belle robe blanche. Il la retournaitavec son bec et trouva le moyen de lui arracher un bout dedentelle, ce qui lui valut une gifle.

– Tu as tort de te fâcher, exprima legénéral Captain, en se mettant hors de portée, je suis sûr qu’ellet’irait joliment bien.

– Général Captain, fait Balaoo sur un tonnégligent, tu ne sais pas ce que c’est que lejacarei ?

– Jacarei ? Non,Balaoo.

– C’est un crocodile de la forêt deBandang. Quand la panthère de Java commence à le manger par laqueue, il ne bronche pas d’une semelle ; quand la panthère deJava en a mangé la moitié et que sa faim, pour ce jour-là, estapaisée, la panthère s’en va, mais le jacarei reste. Oui,ma parole, il reste, attendant que la panthère revienne manger, lelendemain, son autre moitié. Est-il bête, hein ?

– Pourquoi me racontes-tu ça ?demanda le concierge, abruti.

– Pour que tu saches bien que, dans laforêt de Bandang, il y a tout plus beau qu’ici ! Ainsi lejacarei est encore plus bête que toi ! Mais ne t’y fiepas, général Captain. Certes ! ce n’est pas moi qui temangerai jamais par la queue ; mais mon ami As pourrait bien,si je le lui permettais, être moins dégoûté. (À ce moment, ongratta à la porte. Balaoo ordonna à son domestique d’ouvrir, car ilavait reconnu un grattement ami ; et As, justement, le renard,entra, une poule dans la gueule et saluant de sa queue entrompette.)

Balaoo lui ordonna aussitôt d’aller déposer saproie dehors, sur le paillasson. Balaoo avait reconnu une poule deMme Boche, et lui fit reproche de ses instinctscarnassiers. As déposa la poule précieusement dans un coin, à saportée ; il avait le museau tout sanglant et tout emplumé, etil l’allongea sur ses pattes en philosophe qui prétend vivre à saguise et qui peut écouter sans se fâcher les observations desautres, ayant le ventre plein et ses provisions faites pour lelendemain. Il laissa parler le vertueux Balaoo, qui vantait lesdouceurs pacifiques du régime végétarien ; et, au moment oùl’autre s’y attendait le moins, il lui décocha un argument quiassomma quasiment l’anthropopithèque :

– Tu te vantes d’être un homme, dit As,et tu ne manges même pas de poules !

Balaoo ne dit plus rien pendant des instantsqui lui parurent interminables. Est-ce qu’il ne lui viendrait pasune bonne réponse à la cervelle ? Ce n’était vraiment pas lapeine d’avoir fait des études, d’avoir appris à lire les motsd’hommes sur les cubes de bois et à les écrire d’abord avec unpinceau, et puis avec une plume trempée dans l’encre noire, pours’en laisser boucher un coin, de la sorte, par un simple As. Enfin,il se redressa sur son séant, l’œil brillant, toussa etdéclara :

– Je ne ferais pas de mal à une mouchepour manger ! Moi aussi, je tue ; mais je tue parce qu’onm’embête, mais jamais pour manger, je trouve ça dégoûtant,et je ne te l’envoie pas dire.

– Alors, dit As, tu n’aimes pas ceux quituent pour manger. Pourquoi, alors, aimes-tu les Trois Frères quituent pour manger ?

Balaoo répliqua :

– Je les ai vus tuer l’huissier, et ilsn’ont pas mangé l’huissier.

– Oui, mais ils nous tuent, nous autres,dans la forêt, et c’est pour nous manger.

– Tu te vantes, dit Balaoo, en haussantles épaules, les Trois Frères ne mangent jamais de renard. Leshommes ne mangent pas de renard. Tu n’es même pas bon à manger,pour ceux qui mangent de tout, ce qui ne veux pas dire que lesTrois-Frères ne te tueront pas, car ils n’aiment pas les bavards.Ce sont les bons et les mauvais côtés de la vie de la forêt. Et,maintenant, mon vieux As, tu vas me laisser dormir.

– On peut dormir, dit As, qui compritqu’on le mettait à la porte, lorsque, comme toi, on a le cœurtranquille et qu’on est l’ami des hommes. Dis donc, Balaoo, il y aun pendu au premier arbre à gauche sur la route de Riom, tu devraisaller le décrocher.

Balaoo sauta sur la patte d’As et faillit lalui briser.

– Qu’est-ce qui t’a dit ça ?

– On ne me l’a pas dit, je l’ai vu !annonça As, en tirant sa patte qu’il lécha.

– Qu’est-ce que tu as vu ? grondaBalaoo.

As jeta un coup d’œil de côté et vit que laporte était restée entrouverte :

– J’ai vu que tu lui remettais sacravate, jeta-t-il en bondissant hors du petit pied-en-l’airdu grand hêtre de Pierrefeu.

Balaoo courut jusque sur le seuil, maisl’autre était déjà au diable. On entendait son petit riredéplaisant dans les lointains ténébreux et feuillus.

Balaoo qui étouffait de rage, ne trouva, pourexprimer son courroux animal, qu’un mot de la languehomme :

– Saloperie !

V – LE SIÈGE DE LA FORÊT

Le lendemain de cette nuit d’épouvante, lestroupes venues de Clermont-Ferrand commencèrent le fameux siège desBois-Noirs. Il ne fallut pas moins, tout d’abord, d’un régiment etd’un escadron de cavalerie, à la tête duquel se trouvait M. levicomte de Terrenoire, pour encercler l’espace dans lequel onestimait que les Trois Frères pouvaient avoir cherché refuge. Toutela police du chef-lieu, naturellement, et M. le préfet Mathieude La Fosse étaient là.

Le gouvernement était très embêté de cettenouvelle histoire, à cause du bruit qui commençait à courir que lesTrois Frères, agents politiques, n’avaient gardé le silence surleurs relations électorales pendant toute la durée du procès, queparce qu’on leur avait promis une évasion bien conditionnée.

Et, de fait, elle avait été soignée !Elle n’était explicable qu’avec une aide venue du dehors ettravaillant, à son gré, sans être dérangée par les gardiens quiprétendaient n’y avoir vu que du feu ! L’enquête n’arrivaitpoint à conclure et se déclarait impuissante à l’expliquer par lesmoyens ordinaires humains. Les Trois Frères, réunis dans une mêmecellule et gardés par cinq agents armés qui ne les quittaient pas,s’étaient envolés comme s’ils avaient eu des ailes. Quand la choseétait survenue, les gardiens jouaient aux cartes, comme toujoursassis tous à la même table, tandis que Siméon, Élie et Hubert,debout autour d’eux, leur donnaient des conseils. C’était unepartie de rami. Quand les gardiens avaient relevé la tête, lapartie finie, ils avaient cherché en vain les prisonniers. On avaittrouvé à une fenêtre deux barreaux tordus par un effort qu’aucunbras d’homme au monde n’était capable de donner. C’est par làqu’ils s’étaient envolés. Et, en vérité, il n’y avait point d’autremot pour définir la situation… Car ils avaient dû glisser comme desoiseaux sur les toits. Bref, l’affaire tenait du rêve, et legouvernement, qui serait certainement interpellé, ne pourraitapporter à la tribune de la Chambre ce conte à dormir debout !Aussi l’administration préfectorale comprenait-elle parfaitementque, puisqu’on ne pouvait trouver l’explication de l’évasion, ilfallait, pour écarter toute idée de complicité, retrouver lesévadés, morts ou vivants !

– Rondement !… Rondement !…avait dit M. Mathieu de La Fosse au vicomte de Terrenoirequ’il avait trouvé en train de faire le beau sur son alezan devantles fenêtres de Mme Valentin, avec tout le villageautour de lui… Commandant ! vous allez courir avec vos hommessur la route de Tournadon-la-Rivière, jusqu’à la Grange-aux-Belles,et là joindre le détachement qui arrive du côté du Chevalet. Iln’est plus que ce chemin-là de libre. Il faut le leur barrer. Alorsvous vous entendrez là-bas avec le colonel du Briage et vous nousrabattrez le gibier entre Moabit et Pierrefeu. Et dites-lui bien,au colonel, qu’il jette tout son régiment dans la forêt, que seshommes battent chaque buisson et fouillent tout ! Et,s’ilsse défendent, qu’on tire sur eux comme sur deslapins ! Quand vous approcherez de Moabit, envoyez-moi uneestafette et nous entrerons à notre tour dans la forêt !Compris ? Adieu et bonne chance ; moi, je retourne toutde suite chez la vieille Vautrin qui finira peut-être par nousdonner un renseignement. Quand on songe qu’ils ont eu le toupet derevenir chez eux et d’aller y chercher leurs affaires !Quelles affaires ? De la politique, encore ! Biensûr ! On n’avait rien trouvé lors des perquisitions !… Etla Zoé, qu’est-elle devenue ? La vieille dit qu’elle estpartie à courir la forêt avec eux !… Ça n’est guère probable,elle leur serait plutôt un embarras !…

– La petite Zoé connaît la forêt aussibien qu’eux, dit M. le maire qui venait d’arriver, et ellegrimpe aux arbres comme un singe. Ils ne sont pas encore pris,allez ! Vous auriez mieux fait de les garder dans votreprison, monsieur le préfet.

Le préfet fit celui qui n’avait pas entendu etse dirigea, suivi de tout le village, vers la masure des Vautrin oùgémissait la vieille Barbe.

Elle était plus fière que jamais d’avoir misau monde une pareille progéniture, dont toute la Républiques’occupait et qui chambardait tout un département ! Et ellefaisait passer un frisson dans le dos de tous ceux qui étaiententrés dans sa masure, rien qu’avec la façon dont elledisait :

– Ah ! bien ! Ils ont emmené ledocteur Honorat ! J’voudrais pas être, à c’t’heure, dans sapeau, à celui-là !

Et elle reprenait, devant les autoritésatterrées :

– Ah ! les gars ! quand jepense que je les ai eus tous les trois d’une seule portée ! Ya-t-il beaucoup de mères comme moi au monde ! On devrait-y pasme décorer ? Sans compter que, le jour du baptême, j’ai biencru qu’on allait me f… la Légion d’honneur ! Le maire y m’aembrassée, oui m’sieur Jules ! Vlà comme ils faisaient lesmaires avec la Barbe, dans ce temps-là ! On les a baptiséstous les trois en même temps. On avait mis trois oreillers dans unecharpagne, ma parole ! Et les trois petits gars dessus quichialaient comme des veaux. Et on a porté la charpagne pleine destrois mioches à m’sieur le curé et on leur a mis le sel sur lalangue ! Il y avait trois parrains qui y ont donné chacunleurs noms ! Et le souër, tout le village était soûl, et lemaire, et le curé aussi !… V’là comme on faisait, m’sieurJules, dans ce temps-là !… Tâchez pas d’y faire du mal à mespetits ! C’est pas d’main que la vieille Barbe pourrait enrecommencer trois pareils !

Et puis elle se tut et ne voulut plus répondreà aucune question.

Tout à coup, il y eut un grand remue-ménagesur la route autour de la maison des Vautrin. Chacun se bousculaitpour mieux voir quelque chose de blanc qui s’avançait au milieu duchemin, venant de la forêt.

C’était comme une apparition de la Vierge…Oui, une forme toute blanche et vaporeuse et glissante et ondulantequi se dirigeait vers la foule stupéfaite. Et, soudain, une voixcria :

– Mais c’est la robe del’impératrice !

Alors toutes les bouches reprirent :

– C’est la robe de l’impératrice !C’est la robe de l’impératrice qui revient !

Mais elle n’était pas toute seule, la robe del’impératrice, et bientôt on put voir qu’elle revenait sur le dosde la petite Zoé. Oui, parole ! C’était Zoé, dans la robe del’impératrice, qui, sur le chemin, lui donnait des airs de reine duciel.

Elle portait cette robe, qui n’était pasencore cousue, comme une chape, dont le morceau d’arrière faisaitsur les talons une traîne immense, et elle avait passé ses brasfrêles, nus et dorés, dans les trous des manches qui restaient àmettre. Sa tignasse, bleu aile-de-corbeau, glissait sur ses épauleset coulait en flots d’encre sur toute cette blancheur encoreimmaculée. La figure de Zoé était sérieuse, comme en cérémonie. Etses yeux insultaient tous ceux qui étaient là.

Elle adressa tout de suite la parole àM. Le maire.

– Monsieur le maire, dit-elle, avecassurance, de sa petite voix aigrelette et vinaigrée, je viens dela part de mes frères qui ont quelque chose à dire à M. leprésident de la République. Ils veulent qu’on les gracie !

L’ambassadrice dit sa petite affaire toutd’une traite, et de façon à ce que tout le monde pût l’entendre. Etpuis, elle souffla, toussa un peu en se mettant les doigts devantsa bouche, comme une écolière qui essaie de se rappeler les termesexacts de sa leçon.

Une audace aussi tranquille laissait tout lemonde désemparé. Elle continua :

– Si M. le président de laRépublique fait ça, on n’entendra plus jamais parler de mes frères,qui ne feront plus de mal à personne, et qui s’en iront dupays.

Une voix alors, méchante et menaçante,s’éleva. C’était M. Mathieu de La Fosse qui recouvrait sesesprits :

– Et si on ne les gracie pas, tes frères,qu’est-ce qu’ils feront ?

Zoé toussa, rougit un peu, donna un coup detalon à la traîne de sa belle robe et dit :

– Si M. le Président de laRépublique ne les gracie pas, ils tueront le docteurHonorat !

– Et surtout, ne me touchez pas !ajouta-t-elle précipitamment. Mes frères ont dit que, si on metouchait, ils tueraient le docteur Honorat d’abord et qu’ilsmettraient le feu à Saint-Martin ensuite. (Grosses rumeurs que faittaire, d’un geste M. le préfet.)

– On ne te touchera pas, mon enfant,promit avec une douceur soudaine Mathieu de La Fosse, mais tu vasnous dire où est le docteur Honorat.

– Il est avec mes frères.

– Et tes frères, où sont-ils ?

– Avec le docteur Honorat, répliqua lapetite, en se mouchant sur un coin de la robe de l’impératrice.

Le maire s’avança à son tour.

– Zoé, dit-il, je te promets qu’on ne tefera pas de mal, et tu vas rentrer tranquillement dans la forêt oùt’attendent tes frères, et tu leur diras qu’ils n’ont rien à gagnerà se conduire comme ils le font.

Zoé toussa, les doigts à la bouche, et puisdemanda :

– C’est-y ça, vot’réponse ?

– Nous leur répondons qu’il faut qu’ilsse rendent et que le président de la République verra après ce quilui reste à faire ! S’ils sont raisonnables et ne font pas demal au docteur Honorat, ils pourraient peut-être bien ne pas s’enrepentir… Dis-leur cela !

– Moi, je veux bien, fit Zoé, en hochantla tête, mais tout ça, ça n’est pas des réponses…

– Rapporte-leur ça tout de même et tuverras que ça les fera réfléchir s’ils sont intelligents, dit lemaire… Va donc ! Comment se porte-il, le docteurHonorat ?

– Eh bien ! il va bien !…

– Qu’est-ce qu’il dit ?

– Il ne dit rien !

– Surtout, qu’ils ne le fassent passouffrir !

– Ah ! il est attaché pour qu’il nese sauve pas ! En dehors de ça, on ne s’occupe pas delui !

– On lui donne à manger, aumoins ?

– Ah ! ce matin, on lui a pousséson morceau ; mais probable qu’il n’a pas faim, il n’apas touché à son écuelle… Alors, c’est tout ce que vous avez à medire ?… Eh bien ! au revoir, messieurs, la compagnie, àtantôt !…

Et elle s’en retourna, dans sa robed’impératrice, sans que nul osât faire allusion à la manière dontelle avait pu se procurer cette somptueuse toilette. Personne n’eûtvoulu se mettre mal avec les Vautrin… Il y eut même quelques voixpour vanter la belle mine de Zoé dans ses falbalas. Quelqu’undit : « Ça lui va rudement bien !… »

Elle disparut comme elle était venue, toutedroite, hautaine comme une dame, ne daignait point se retourner,balayant toute la poussière de la route…

… De l’autre côté de la haute futaie dePierrefeu, le colonel du Briage avait échelonné ses hommes, maishésitait à pénétrer dans les bois. En fait, il mettait de lamauvaise volonté à accomplir cette besogne de police. Il avaitrépondu au vicomte de Terrenoire qui, à la tête de son escadron,allait d’un bout à l’autre du pays, reliant les diverses unités decette étrange armée de siège, qu’il voulait s’entretenir toutd’abord avec le préfet, car il entendait repousser dans l’affairela plus petite responsabilité.

 

L’épisode de l’ambassade de Zoé devaitretarder encore les opérations. Le préfet télégraphia au ministèrede l’Intérieur, et on attendit la réponse du ministre qui n’étaitpas encore arrivée à trois heures.

À trois heures, en revanche, Zoé réapparut surla lisière de la forêt, toujours en impératrice.

Tout le village, en une seconde, fut autourd’elle. Elle dit qu’elle apportait la réponse des Trois Frères etqu’elle voulait parler au maire. On lui apprit que le maire, lepréfet, le chef de la Sûreté de Clermont, le colonel du Briagelui-même et deux commandants, finissaient de dîner auSoleil-Noir.

Elle entra au Soleil-Noir.

Une minute après, on l’introduisait auprès desautorités civiles et militaires.

Ce fut le préfet, naturellement, quiinterrogea :

– Approchez, mon enfant, lui dit-il commes’il avait eu affaire à une jeune fille timide.

Mais Zoé approcha sans timidité. Elle tenaitdans une main un paquet enveloppé dans un numéro de journal qu’elletendit au préfet.

– Voici leur réponse, dit-elle.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Regardez, vous le saurez, fit-elle,avec son aplomb ordinaire.

Après avoir promené les yeux sur tous lesassistants pour leur faire comprendre son étonnement,M. Mathieu de La Fosse prit le paquet des mains de Zoé etcommença de le développer.

La curiosité de tous fut excitée à l’extrêmequand, le premier papier enlevé, il s’en trouva un second toutmaculé de taches sanglantes.

Rapidement, le préfet ouvrit. Aussitôt, ildéposa le paquet sur la table en laissant échapper une exclamationd’horreur. Ils étaient tous penchés sur lui ; ils crièrenttous d’horreur comme lui.

Dans le paquet, il y avait undoigt.

Quand l’émotion se fut un peu calmée,M. Mathieu de La Fosse posa des questions à Zoé. Il était pâleet mordait sa moustache.

– C’est un petit doigt du docteurHonorat, répondit la placide Zoé.

– Tes frères ont coupé un doigt audocteur ?

– Dame ! Ce n’est point le vôtre,monsieur le préfet, ou le mien !

– Oh ! c’est bien le petit doigt dudocteur Honorat !

– Je le reconnais, dit le maire, et ilmontra la bague en or qu’on avait laissée à la phalange comme pouren attester l’authenticité.

– Mais c’est abominable ! exprima lepréfet, de plus en plus pâle.

– Pourquoi qu’ils ne couperaient pas undoigt à ceux qui veulent leur couper la tête ? expliqua Zoé,logique.

– Et pourrais-tu me dire, petitemisérable, pourquoi ils ont commis cette cruautéeffroyable ?

– Ils disent comme ça que c’est pour bienvous prouver qu’ils sont prêts à tout avec le docteur Honorat si leprésident de la République ne leur donne pas leur grâce. Ils m’ontdit de vous dire qu’ils donnaient au président de la Républiquejusqu’à demain midi tapant. Si demain, à midi tapant, le présidentne les a pas graciés, ils couperont l’autre petit doigt du docteurpour vous faire réfléchir encore. Je vous répète ce qu’ils m’ontdit. Enfin, après-demain, ils le tueront tout à fait, et vous enenverront les morceaux, et ils reprendront leur liberté,et vous serez responsables de tout ce qui pourra arriver… J’ai pasautre chose à vous dire. Est-ce que je peux m’enretourner ?

À ce moment, on apporta au préfet uneofficielle. C’était la réponse tant attendue. M. Mathieu de LaFosse l’ouvrit fébrilement et la lut d’un coup d’œil. Aussitôt, illaissa échapper l’expression de son mécontentement et de sonindignation !

– Ça, par exemple, c’est lecomble !

Et il passa la dépêche au colonel et au mairequi lurent : « Impossible à gouvernement entrer enpourparlers avec des gens qui se sont mis hors la loi. Il faut queforce reste à la loi, mais, à cause du docteur Honorat,agissez avec prudence ! »

– Nous voilà bien avancés ! conclutle maire.

– En somme, monsieur le préfet, expliquale colonel, le gouvernement vous laisse toute la responsabilité desopérations. Moi, je ferai ce que vous me direz, mais pasd’équivoque, je veux des ordres précis et, du reste, je m’en laveles mains.

– Mais, qu’est-ce que je vaisfaire ? Qu’est-ce que je vais faire ? Vous voyez bienqu’ils vont le tuer ! s’exclamait M. Mathieu de LaFosse.

– Ça, c’est sûr ! déclara Zoé, quetout le monde avait oubliée.

Le maire dit :

– On pourrait télégraphier au ministrel’histoire du petit doigt, ça lui ferait peut-être prendre unedécision !

Le préfet acquiesça :

– Tout de suite ! et il demanda uneplume et de l’encre.

– Écoute, petite, je te garde à madisposition jusqu’à ce que j’aie reçu une réponse du ministère. Tuvas entrer dans cette salle à côté, il faut en finir !

– Eh bien ! finissez-en le plus tôtpossible, conseilla Zoé, car ils commencent à s’impatienter dans laforêt.

Zoé passa dans une pièce à côté et le préfetécrivit sa dépêche. La dépêche partie, on recommença à discuter,jusqu’à ce que survînt la deuxième réponse du gouvernement. Elleétait aussi catégorique que la première :« Abominable sauvagerie. Répétons que force doit rester àla loi. Terminez affaire aujourd’hui même et envoyez rapporttélégraphique. Interpellation demain. Agissez avec prudence àcause du docteur Honorat ! »

Comme on le pense, ces nouvelles instructionsn’apportèrent aucun apaisement aux perplexités de M. Mathieude La Fosse. Il cacha sa déconvenue sous un air de hautainedécision :

– Tu diras à tes frères, ordonna-t-il àZoé, que le gouvernement ne veut les connaître que pour enregistrerleur soumission. Encore une fois, qu’ils se constituent prisonnier,et M. le président de la République verra ce qu’il aura àfaire. Il veut bien leur laisser encore jusqu’à demain matin dixheures pour réfléchir. Et ce n’est point la mort du docteur Honoratqui empêchera tes frères d’être guillotinés, au contraire !Va !

Elle partit en faisant la lippe.

Aussitôt qu’elle fut dehors, il y eut conseilde guerre dans la salle des Roubion.

Le préfet exposa son projet. Puisqu’il avaitordre d’agir vite et prudemment, il unirait avec adresse la ruse àla force. Déjà, il avait commencé à réaliser ce plan machiavélique,en faisant dire aux Vautrin qu’on les laisserait tranquillesjusqu’au lendemain dix heures. Ostensiblement, on allait ordonneraux troupes qui gardaient la lisière du bois de former lesfaisceaux. Elles camperaient sur place, prépareraient la soupe,paraîtraient s’installer là pour passer la nuit, en tout repos. Etpuis, à deux heures du matin, tout le monde se mettrait en branledans le plus grand silence.

On allait tenter de prendre par surprise lescarrières de Moabit !

Tel était le plan qui fut adopté àl’unanimité. Et c’est ainsi qu’à minuit on vit trois ombres quitterla bâtisse municipale, enveloppées de manteaux et esquivant laclarté du réverbère. C’étaient MM. le préfet Mathieu de LaFosse, le colonel du Briage et le chef de la Sûreté de Clermont.Quant au maire, il avait déclaré qu’il ne quitterait point le posted’honneur de la mairie où il restait, prêt à toutes leséventualités !…

VI – HUBERT, SIMÉON, ÉLIE

Pendant qu’à Saint-Martin, les autoritésciviles et militaires commençaient à piocher le plan d’attaque deM. Mathieu de La Fosse, les rayons obliques du soleild’automne allumaient la cime des arbres autour de la clairière deMoabit. Sous les hautes fougères et au cœur de l’inextricableenchevêtrement d’arbrisseaux qui faisaient de ce coin de forêt unasile inviolable, les Trois Frères, étendus auprès de leurs fusilschargés, dormaient. Des débris de victuailles, des flaconsrenversés dans l’herbe ou sortant des besaces attestaient qu’àMoabit on ne manquait de rien. Ils étaient vautrés là comme desbêtes repues. Le plus fort était Hubert, tout en carré, taillé àcoups de hache et qu’on eût dit fait du bois de la forêt. Unbuisson fauve lui descendait de la bouche au ventre, et cette barbemagnifiquement inculte cachait à demi son torse velu. Il ronflait,et cependant il eût été imprudent de se dire que, sous la paupièrelégèrement relevée, la prunelle ne veillait point. Il devait enêtre, pour ces gars, des yeux comme des oreilles, et, éduqués parles bêtes mêmes qu’ils chassaient, leurs sens ne devaient jamaisreposer au plein. On savait que tous trois voyaient, pendant lanuit, mieux qu’en plein jour et qu’ils traînaient dans leur sillondes instincts de chats-tigres. C’étaient des gens qui ne s’étaientjamais plu parmi les hommes qui ont des lois contre lachasse ; et, à la vérité, ils ne s’amusaient, dans la bonnesociété, qu’au moment des élections qui est un temps de paradis surla terre.

Ils dormaient, mais le docteur Honorat nedormait pas.

Au pied du chêne où il était solidementattaché par la patte, il songeait encore, bien qu’il souffrîtbeaucoup de son petit doigt de la main gauche, à l’adresse aveclaquelle avait été faite l’amputation. Cette admiration, touteintime, n’était point venue, comme l’on pense bien, immédiatement.Elle avait été précédée de la plus profonde horreur ; et ilest entendu qu’il faut renoncer à décrire l’épouvante déliranteavec laquelle cet excellent homme avait vu venir à lui l’opérateur,armé de son couteau.

Élie avait coupé ; Hubert, quiconnaissait la vertu des herbes, avait soigné comme il convient etempouponné la phalange sanglante ; Siméon avaitexpliqué :

– Tu penses bien que si nous voulions tefaire du mal, nous ne te couperions pas un doigt. Suis bien monraisonnement ; tu représentes pour nous la chose la plusprécieuse au monde : la vie ! Nous te rendrons à tes amisle jour où M. le président de la République annoncera dans sonjournal officiel que notre peine de mort est commuée en ce qu’ilvoudra. Le bagne ! nous n’y sommes pas encore ! Mais onne saurait prendre trop de précautions contre la guillotine. Ehbien ! mon vieux ! voilà : c’est pour encourager leprésident de la République à nous laisser nos trois têtes sur nosépaules que nous te prenons un doigt. Quand il recevra ça par laposte, il comprendra que c’est sérieux et qu’il ne faut pasplaisanter avec les Trois Frères !

– Et s’il ne cède pas ? avaitdemandé le prisonnier.

– Ah ! Ah ! eh bien, s’il necède pas… le second jour, nous lui enverrons encore un petitmorceau…

– Oui-dà !… un petit morceau, avaitbalbutié le pauvre homme… un petit morceau, et, s’il ne cède pasencore, que lui enverrez-vous le troisième jour ?

– Ah ! le troisième jour,dame ! je crois bien que tu pourras faire ta prière !…Mais il y a des chances pour que nous n’en soyons pas réduits, nid’un côté, ni de l’autre, à d’aussi fâcheuses extrémités.

Et, ma foi, c’est ce qu’avait fini par se direle docteur… S’il pouvait sortir d’une telle aventure avec un petitdoigt de moins, l’affaire lui paraissait magnifique.

Tout au fond, tout au fond de lui, il sedisait encore que le gouvernement, né malin, pourrait toujourspromettre à ces brigands la vie sauve. Après, on verrait bien… etil s’assit, patient, au pied de son arbre où il était attaché parla patte d’un nœud si mystérieux qu’il eût en vain cherché à endémêler le secret.

Et puis, il savait bien qu’au moindremouvement suspect les Trois Frères seraient sur lui…

Élie, le premier, se redresse. Un coup d’œilau prisonnier, qui n’a pas bougé, assis dans l’herbe, appuyé aupied de son arbre. Puis il s’étire en bâillant. Mâchoire énorme.Dents magnifiques.

Le bâillement réveille les autres.Redressement des torses, mâchoires ouvertes, gueules de tigres.

– Oh ! Oh ! grogneHubert ; il se fait tard, la petite n’est pas revenue.

Et il n’en dit pas davantage, décrochant d’ungeste brutal son couteau de chasse.

Là-bas, un soupir au pied de l’arbre, untremblement de la peur accroupie.

– Oui, mon vieux, grinche Hubert audocteur, qu’elle ne soit pas revenue dans une heure… ton compte estbon, va !…

Paroles inintelligibles au pied de l’arbre,balbutiement, gâtisme, membres glacés.

– Qu’est-ce que tu dis ? On net’entend pas, docteur ; parle donc distinctement !

– Ah ! ricane Siméon, sinistre, ilparlait mieux en cour d’Assises !

– C’est moins que rien ! Les autresn’en voudront même pas pour nous racheter ! fait Hubert.

– Sûr qu’il faudrait mieux tenir leprésident de la République ! imagine tout haut Siméon, le plusinventif des trois.

– Oh ! ils n’oseront point noustoucher, maintenant que nous sommes dehors avec les papiers del’État !… réplique Élie.

– Bah ! un député, c’est pasl’État ! explique, avec une lippe méprisante, Siméon… C’estpoint encore parce que celui-là nous doit sa situation que laRépublique prononcera notre divorce d’avec laVeuve !

Hubert dit :

– La vache ! Il n’aurait jamaispassé sans nous au ballottage !

Et tous trois, repris par le souvenir desélections, se mettent à parler bulletins et listes, et comités,comme des greffiers de mairie.

Le docteur, au pied de l’arbre, son fil à lapatte, n’en revient pas ! Au fond de cette forêt, ces troisbêtes sauvages qui escomptent les chances d’un candidat à laprochaine législature et font, à l’avance, le tranquille décomptedes voix avant d’aiguiser leurs couteaux pour le couper, lui, enmorceaux et l’envoyer par la poste au président de laRépublique ! Quel spectacle ! Quelle perspective !Est-ce qu’il n’y a pas de quoi, sans étonner personne, devenirgâteux sur l’heure !…

Bondissement inquiétant de Hubert sur sespiliers trapus.

– C’est pas tout ça. La petite n’est pasencore revenue !

– Le jour tombe, fait remarquer à sontour Élie, mais y a pas de pé (péril) ! S’il y avaitdu pé, Balaoo serait déjà là !…

– Ah ! v’là un homme !… V’là unhomme ! reprend d’enthousiasme Hubert.

– Tu devrais lui donner notre sœur enmariage, ricane Siméon, en se dressant sur ses pieds énormes et ense dandinant comme une sarigue.

– Pourquoi pas ? fait Élie.

– Quand il voudra. À quand lesbans ? fait Hubert.

– Je crois bien que la petite nedemanderait pas mieux, reprend Siméon en soufflant dans le canon deson fusil.

– Il n’est ni bossu, ni bancal, et iln’a point des pieds de feignant, le citoyen ! déclareÉlie, les yeux en coulisse vers ses frères.

– Il n’a pas besoin de montrer ses piedsà M. le maire ! déclare Hubert, péremptoire, qui vide unegourde. C’est point avec les pieds qu’on jure de rendre unefemme heureuse !

– Eh bien ! si tu veux, onlui en parlera la prochaine fois qu’on aura l’honneur de lerecevoir à notre table ! émet Siméon.

– Justement ! le voilà, dit Hubert,le nez vers les cimes.

Et, tous les trois, de leurs grosses voixjoyeuses : Bonjour, Balaoo !… Bonjour, Balaoo !…Bonjour, Balaoo !…

– À qui disent-ils bonjour ? sedemande, flapi d’une émotion nouvelle, le docteur Honorat.

Personne n’est apparu dans la petiteclairière. Les autres regardent au ciel. Honorat ne distingue rien.Il pense que les autres se moquent de lui. Est-ce qu’ils attendentune visite en aéroplane ?

– Eh bien ! Qu’est-ce qu’ilattend ?… fait Hubert.

– Il a vu qu’il y avait du monde,explique Élie. Tu vois bien qu’il met ses chaussettes.

Le docteur tire ses lunettes de leur étui etles pose, de plus en plus inquiet, sur son nez en sueur. Et voilàqu’en effet, tout là-haut, entre deux branches, il aperçoit unparticulier qui, commodément assis, est en train de passer unepaire de chaussettes.

– Eh bien ! Balaoo, crient les TroisFrères. C’est-il pour aujourd’hui ! C’est-il pourdemain !…

– Voilà, voilà, répond Balaoo de sa voixdouce comme un gong.

Et le docteur Honorat, qui n’en peut croireses yeux ni ses lunettes, voit descendre du haut, tout du haut descimes de la forêt, comme on descend du haut d’un étage de maison,un monsieur, ma foi, très correct, à part qu’il marche sur seschaussettes et qu’il a gardé ses chaussures sur l’épaule. Ildescend de là-haut les mains dans les poches, le chapeau surl’oreille, de branche en branche, et, tout le long du tronc, commeon a l’habitude, sans se presser, de descendre tout le long d’unescalier. Le docteur Honorat n’a jamais vu une chose pareille qu’aucirque à Clermont, avec des Japonais qui descendaient et montaientle long d’une perche. Qu’est-ce que c’est que cet acrobate ?Eh ! mais ! le docteur ne se trompe pas !… C’estbien lui !… Ma foi… Dame ! Il le reconnaît bien ! Iln’y a pas à s’y tromper. C’est M. Noël !… Bonjour,monsieur Noël !…

Le prisonnier, au sein de cette forêtprofonde, livré à trois bandits qui pouvaient lui ôter la vie d’uneminute à l’autre, vit arriver Balaoo comme un sauveur.

La bonne face épatée et tranquille du nouveauvenu, ses yeux ronds de bon enfant donnaient confiance au docteur.Évidemment, celui-ci n’attendait point M. Noël, surtout par unpareil chemin, et il en gardait, au fond de lui-même, un parfaitétonnement, bien qu’il essayât de s’expliquer vaguement cetteanomalie par la facilité avec laquelle la race jaune grimpe sur lesbâtons lisses (instructions sommaires du cirque). Mais enfin, sessens ne le trompaient point ; M. Noël était là et, danssa situation, il était décidé à accepter l’aide la moins espérée etmême la plus saugrenue.

M. Noël, le jardinier du docteurCoriolis, qu’il avait vu passer quelquefois dans le village,solitaire et sournois, semblait au mieux avec les Trois Frères.

Le docteur, de plus en plus intrigué,s’efforçait d’entendre ce qui se disait dans un conciliabule où sonsort se décidait peut-être, mais les voix ne venaient point jusqu’àlui. Or, Balaoo apportait des nouvelles :

– J’arrive, disait-il, de la dernièrebranche du grand hêtre de Pierrefeu. Personne n’a encore pénétrédans la forêt. Tourôô !… Tourôô !… (mot desatisfaction singe équivalent à all right ! tout vabien.) Cependant, il y a beaucoup de pantalons rouges dans laplaine. Ils n’ont pas l’air de se préparer à la bataille. Tousmangent la soupe ou fument, étendus sur l’herbe, comme des vaches.J’ai vu Zoé ce matin qui m’a dit qu’elle courait à Saint-Martin.Elle y est retournée cet après-midi. Vous n’avez pas peur que ceuxde votre race lui fassent du mal ? Moi, je lui ai crié quec’était imprudent… mais elle ne m’a pas écouté. Est-ce qu’elle estrevenue ? Non ?… Maintenant, voilà ce que j’ai entendudire dans la forêt. J’ai entendu dire par As qu’on va vous attaquerde partout à la fois. As donne l’alarme à toutes les bêtes, commeun froussard qu’il est. Tous les habitants de la forêt sont rentréschez eux et se calfeutrent, se barricadent en tremblant. Moi, jeveille, et je vois bien que tout ça c’est des histoires de bêtespeureuses, car les pantalons rouges sont étendus sur l’herbe commedes vaches ! ! ! Tourôô !Tourôô !…

Les frères questionnèrent Balaoo à tour derôle sur la disposition des troupes et l’air qu’elles avaient etsur ce que faisaient les chefs et si on se remuait beaucoup du côtéde Saint-Martin. Il répondit le mieux qu’il put, disant qu’ilretournerait à son poste avant la tombée de la nuit et qu’onpouvait dormir tranquille ! qu’il était un peu là commeveilleur de nuit !

Puis il se tourna du côté du docteur etdemanda ce qu’ils voulaient en faire ! S’ils allaient lemanger ?

Les autres se mirent à rire. Balaoo répliquasérieusement qu’il n’avait posé une question pareille que parcequ’il savait qu’ils mangeaient tout le gibier qu’ils faisaientprisonnier, et parce qu’il avait entendu As raconter que les TroisFrères avaient tué l’huissier pour le manger !

Hubert lui répondit qu’il conservait ledocteur comme otage. À quoi Balaoo demanda ce que c’était qu’unotage.

Mais l’autre n’eut pas le temps de luiexpliquer : la charmille, à côté du groupe, s’entrouvrit, etla figure éveillée de Zoé apparut, le nez joyeux. Elle regardaautour d’elle, vit que tout était en ordre et tomba dans le cerclecomme une sauterelle. Elle était quasi nue avec trois loques sur lapeau… Balaoo la regarda avec un air de mauvaise humeur :

– Qu’est-ce que tu as fait, lui dit-il,de la robe de l’impératrice ?

Zoé rougit et tenta de ne point répondre.

Mais Balaoo grogna encore obstiné :

– Qu’est-ce que tu as fait de la robe del’impératrice ?

– Je l’ai serrée, finit-elle parexpliquer. Je ne veux pas l’abîmer, ce n’est pas une robe deforêt.

– Woop ! Woop ! (je t’enprie ! je t’en prie ! dans la languesinge-anthropopithèque. Ainsi Balaoo, devant les Trois Frères etleur sœur, se plaisait assez souvent à leur montrer qu’il parlaitles langues étrangères.) Woop ! Je te dis, moi, queje ne veux pas te voir toute nue comme une bête. Tu me dégoûtes,Zoé ; mets ta robe, ou je m’en vais, foi de Balaoo !

Zoé disparut sous la charmille, et, cinqminutes plus tard, réapparaissait avec, sur le dos, la magnifiquerobe blanche. Les frères, qui n’étaient pas au courant, poussèrentdes cris de joie et ne ménagèrent point les témoignages de leuradmiration. Hubert, de voir sa sœur en impératrice au milieu de laclairière de Moabit, n’en pouvait plus de rire. Et Siméon et Élie,les deux albinos, se claquaient les cuisses. Zoé allait et venait,indifférente comme une reine.

– Ah ! mince alors ! Oùqu’c’est qu’t’as déniché ça ? interrogea Hubert.

– C’est moi qui la lui ai offerte, ditBalaoo. Quand je l’ai vue passer ce matin dans ses loques, j’ai eupitié d’elle. Je ne veux pas qu’elle aille toute nue sur lesroutes. C’est indécent. J’avais justement une robe à la maison, jelui ai jeté ça sur les épaules du haut du grand hêtre de Pierrefeu,ça lui va comme un gant !… Tourôô !Tourôô !…

– C’est une robe, dit avecintention Siméon (une intention si grossièrement soulignée qu’ellefut comprise de tout le monde)… C’est une robe qu’elle a bienraison de soigner. Elle ne pourrait pas en avoir de plus belle lejour de ses noces !

Aussitôt Zoé cessa de parader dans ses atourset devint rouge comme un bouquet de cerises. Balaoogronda :

– J’aime pas qu’on parle mariage devantmoi !

Alors, il y eut un froid. Hubert crut devoirdire, la voix douce :

– Il n’y a rien qui puisse te mettre demauvaise humeur, Balaoo, dans ce qu’on vient de dire. Il faudrabien que Zoé se marie un jour.

– C’est son affaire ! jeta Balaoodont le front se gonfla et dont les joues soufflèrent.

– Et toi aussi, Balaoo ! Il lefaudra bien un jour !…

– Moi, bondit l’anthropopithèque !Moi ! Me marier ! avec une femme d’homme ! Ah !jamais ! jamais !… jamais ! Phoh !Phoh ! Goek ! Goek ! tch ! tch !phoh ! phoh ! phoh ! phoh !… Une femmed’homme !…

Il se frappa sur le cœur qui rendit un son degrosse caisse et s’éloigna de ses amis hommes.

– T’as donc laissé ton amoureuse dans tonpays, Balaoo ?

– Oui, peut-être, dans la forêt deBandang, répondit, dans un souffle humide et la voix grosse desanglots, Balaoo menteur. Et il s’éloigna encore d’eux et se jetatout à coup la face contre terre, la tête dans les mains, et restaainsi immobile, longtemps. Les autres le laissèrent faire.

– Il rêve, dirent-ils, à la forêt deBandang, occupons-nous de nos affaires…

Et ils songèrent seulement alors à demander àZoé le résultat des pourparlers, tant ils étaient sûrs à l’avanceque l’ennemi, dont ils avaient appris à connaître l’entêtement,lors des périodes électorales, n’accepterait point leursconditions, au premier petit doigt !

VII – EN ATTENDANT LE SECOND PETITDOIGT

La nuit est venue sur la forêt. Il est entenduqu’on coupera le second petit doigt du docteur aux premiers feux del’aurore et que Zoé le portera à M. le préfet, à dix heures,heure convenue pour les résolutions du lendemain. Quand legouvernement verra avec quel empressement les Trois Frèresdécoupent les docteurs en morceaux, certainement il s’empresserad’accorder à ces messieurs ce qu’ils demandent.

Ce n’est pas encore cette nuit-ci que ledocteur dormira. Il a été averti de son sort et son angoisse estextrême. Il n’a voulu manger de rien. Du reste, il a la fièvre, cequi est bien compréhensible, et il n’est qu’un petit tas de peur aupied de l’arbre, dans la nuit muette.

Cette clairière de Moabit n’était plusmaintenant qu’un trou noir, terrible comme un antre, profonde commeun puits.

On ne savait jamais si les lianes surlesquelles on mettait le pied n’allaient point s’enfoncer et vousengloutir pour toujours. Un simple tapis de mousse, dont on ne seméfie pas, pouvait être tout simplement le rideau jeté sur l’entréeà pic d’une carrière abandonnée depuis le commencement del’histoire de France et où les Trois Frères rangeaient peut-êtreleurs économies et leurs provisions, au milieu de squelettesd’animaux sans nombre.

Le fait est qu’Élie, Siméon, Hubert avaientdisparu tout d’un coup, sans que le docteur fût capable de pouvoirdire comment ; et cela, bien avant la nuit noire. Zoé seuleétait restée là à veiller le prisonnier. Quant à Balaoo, il venaitde se dresser dans l’ombre, prêt à regagner son échauguette dugrand hêtre de Pierrefeu. Zoé, la voix mouillée, lui dit :

– Tu t’en vas, Balaoo ?

– Oui, répondit-il, tout adouci et un peutriste, je m’en vais. C’est plus prudent. S’il y a quelque chose denouveau, je ferai le tonnerre, et alors il faudra faireles morts dans le trou. Si les hommes approchent du côté de Moabit,je frapperai sur ma poitrine trois coups, comme ça…

Et il se décocha trois terribles coups depoing sur sa poitrine qui résonna comme une cloche de bronze.

– Ça, ça voudra dire : attention àMoabit ! Compris ?

– Compris, dit Zoé, mais ils n’auront pasle toupet de faire quelque chose avant demain dix heures. Ils mel’ont promis.

– On ne sait jamais avec ceux de tarace ! grogna Balaoo !

– Oui, oui, au fond, je sais bien que tunous méprises, murmura Zoé.

– Non, pas tes frères, parce qu’ils sontde la Race sans en être et qu’ils voient clair la nuit. Ceux-là,ils m’ont plu tout de suite. Et aussi, parce qu’ils ont un nez quisent tout dans la forêt et qu’ils ne confondraient pas, bien sûr,la piste d’un lapin avec celle d’un éléphant, comme les autres dela Race qui ne savent rien que lire dans les livres. S’ilsn’avaient pas de livres, je me demande ce qu’ils feraient… ce quemon maître Coriolis ferait ! Tandis que tes frères, ils n’ontbesoin de rien. Ils sont comme les bêtes qui savent tout et à quion n’en fait pas accroire, dans la forêt. Tes frères, je les aimebien. Ils auraient été heureux comme tout, s’ils étaient nés dansla forêt de Bandang.

– Tu parles toujours de ta forêt deBandang, Balaoo ! Tu la regrettes donc bien ?

– Des fois !

– Et moi, osa interroger la voixtremblante de Zoé : m’aimes-tu ?

– Toi tu ne comptes pas, tu es une femmed’homme !

– Écoute, Balaoo, je connais une femmed’homme qui n’a qu’à se promener dans la forêt en disant :Balaoo ! Balaoo ! et Balaoo accourt d’aussi loin qu’ilest et aussi vite qu’il peut.

– Celle-là, souffla Balaoo, nerveux,celle-là, vois-tu, tu ferais mieux de ne pas en parler et neprononce jamais son nom devant moi, tu le salirais rien qu’à lefaire passer par ta sale petite bouche de sale petite sorcièred’hommes ! Parle aux hommes, toi ; les hommes tecomprendront et te prendront dans leur basse-cour si ça peut tefaire plaisir… mais ne parle pas à Balaoo !

Zoé pleurait dans l’ombre.

– Pourquoi pleures-tu, Zoé ?

– Il n’y a pas de quoi rire, bien sûr, dece que tu m’as dit ; j’avais cru que tu étais redevenu monami, à cause que tu m’as donné la robe. Pourquoi que tu es ici,puisque tu ne te plais que chez elle !

– Espèce de sale petite sorcièred’hommes, tu oublies que je suis venu dans la forêt pour défendretes frères contre ceux de ta race.

– Et aussi pour le pendu ?

– C’est As qui t’a dit ça ?

– C’est bon pour toi de comprendre lelangage des bêtes, Balaoo. Moi, je ne les comprends quelorsqu’elles ne parlent pas. Et il y en a bien qui me connaissentdans la forêt et qui se promènent sur mes genoux et nous nouscomprenons sans parler. J’ai des amis dans la forêt. Tiens !je n’ai qu’à me montrer du côté de la grande sapinière avec desnoisettes dans les deux mains, et j’ai des écureuils jusque sur lesépaules. Mais, ton ami As, je le méprise trop pour le fréquenter.Un soir que nous nous sommes rencontrés dans la cour deMme Boche tous les deux, il a voulu me saluer, sousprétexte, bien sûr, qu’il nous avait vus ensemble ; je te luiai envoyé une grosse pierre qui a bien failli lui casser lapatte.

– Qu’est-ce que tu crois, avec lependu ? interrogea Balaoo, ennuyé.

– Je crois que tu l’as pendu comme tu aspendu Camus et Lombard, après leur avoir fait leur affaire. Osedire que ce n’est pas toi ; j’étais là quand on les adépendus. J’ai bien reconnu la place de ton long pouce. Un poucecomme ça, on appelle ça chez nous un pouce d’assassin. Moi, çam’est égal, je t’aime comme ça. Aussi je n’ai rien dit à personne,quand on a accusé mes frères, et même quand ils ont été condamnés.Leurs trois têtes, tu vois, c’est rien à côté d’un sourire de toi,Balaoo… mais tu ne me souris plus jamais et tu te moques de moitoujours. Ta robe de l’impératrice, je ne l’ai mise que pour que tume trouves belle. Mais tu t’es moqué de moi, comme tout lemonde…

« Et pourtant, tu ne sauras jamais ce quej’ai fait pour toi ! au moment de la mort de Blondel…

– Tu vas te taire, saloperie ! râlaBalaoo.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! sanglota Zoé !… comme il me parle !…

– Pourquoi me parles-tu de ça ? Jene m’en parle jamais à moi-même, c’est pas pour que tu m’en parles,bien sûr !… Lombard, Camus s’étaient moqués de moi. J’ai jouéavec leur gorge et ils sont morts. Je ne regrette rien. MaisBlondel ne m’avait rien fait… Ce soir-là je me suistrompé !

– Et Patrice, alors, t’avait-ilfait quelque chose ?…

Balaoo commença, au fond de sa caverned’anthropopithèque, l’orage. Toute sa poitrine gronda d’un lointaintonnerre…

– Ne me parle jamais de celui-là !…glissa-t-il hors de sa terrible mâchoire.

– Ni de celui-là, ni d’elle !… Jesais !… Je sais !…

Zoé renifla, se moucha (toujours dans la robede l’impératrice) et dit, dans son désespoir humide :

– Tu nous racontes que tu ne te plaisqu’avec nous dans la forêt, tu mens !… Tu ne penses qu’à elle…et, si tu es là, c’est que tu n’oses pas rentrer à ta maison duvillage, à cause qu’elle te reprocherait ton pendu, car elle croitque c’est ton premier crime, Balaoo !… Si elle savait !…Si elle savait !… Je te l’ai vu traîner, celui-là, par lespattes, de la porte du jardin à la forêt. Ah ! t’as fait unebelle besogne et ils seront contents de toi, à ta maison duvillage. Non, ne me raconte pas d’histoires. Ne me dis pas que tuaimes mes frères, et ce n’est pas la peine de me traiter desaloperie comme Siméon. Tu ne rentres pas parce que tu n’oses pas,voilà tout !…

– C’est vrai ! fit Balaoo, c’estvrai ; mais pour les pendus, je ne regrette que Blondel, cequi prouve bien que je ne suis pas un méchant garçon !…

– Qui est-ce qui te dit que tu es unméchant garçon ?

Ils ne se dirent plus rien, mais ledocteur Honorat avait tout entendu !

Son fil à la patte, les cheveux dressésd’horreur sur la tête, il avait assisté à cette singulièreconversation en se demandant s’il rêvait. Mais hélas ! Depuisqu’on lui avait coupé ses chères petites phalanges, il avait perdule droit de douter de la réalité de sa formidable aventure.Celle-ci se compliquait d’une révélation inouïe de crimes et decomplicité de crimes incroyables pour quelqu’un qui avait vu passerde loin en loin, dans la rue du village, la figure falote etinoffensive de M. Noël, le domestique jardinier de ce vieiloriginal de Coriolis.

Sans compter qu’il n’avait pu comprendre laplus grande partie de la conversation (justement la partie quil’intriguait plus que tout le reste) : qu’est-ce qu’ilsvoulaient dire avec les reproches qu’ils s’adressaient chacun àpropos de leur race et de leurs fréquentations de bêtes de laforêt ? Maintenant, M. Noël lui faisait peur comme unmonstre et lui apparaissait, avec l’ombre de ses forces rudes etsurhumaines découpées par la lune qui était venue se pendre, tel unglobe de lampe, au milieu de la clairière du Moabit, comme une bêtede l’Apocalypse.

Et il eut la force de reculer sa peuraccroupie, de cinquante centimètres au moins, ce qui était louable,vu que sa peur n’avait jamais pesé si lourd.

Mais rien ne recule dans la forêt, sans queBalaoo ne l’entendre, même quand il n’écoute pas.

– On a bougé ! constata-t-il.

– C’est le docteur ! enseignaZoé.

– Qu’est-ce qu’ils veulent enfaire ? demanda Balaoo, pour dire quelque chose.

– Ils veulent le tuer parce qu’il a malparlé aux juges… C’est pas encore ça qui avancera leurs affaires.On n’est jamais tranquille avec eux. Moi, je commence à en avoirassez ! C’est assez de crimes comme ça !

– Oui ! Oui ! souffla Balaoo,exténué de ses derniers travaux de pendaison ; assez de crimescomme ça !… Où vas-tu, Zoé ?…

– Je rentre dans la carrière…Voilà deux nuits que je n’ai pas dormi… Bonsoir, Balaoo !…

Et Zoé, malgré la pleine lune qui l’éclairait,disparut soudain aux yeux du docteur comme si la terre l’avaitengloutie.

Au milieu de cet épouvantable cauchemar, ledocteur Honorat entendait sonner et résonner à son oreille cettephrase : « Assez de crimes comme ça ! » Zoél’avait dite et était partie, mais M. Noël l’avait répétée etétait resté. Qu’est-ce que ça pouvait bien être que ceparticulier-là qui se promenait si aisément sur les cimes de laforêt, les mains dans les poches. Il fallait que les Trois Frèreseussent bien confiance en lui pour ne lui cacher aucun de leurssecrets ! Sur ces entrefaites, il entendit M. Noël quidisait tout haut :

– Zoé ? Zoé ? Eh bien ! etle docteur ! Tu le laisses tout seul ?

La voix de Zoé monta tout près de lui, d’unpetit buisson qui n’eût pu cacher un couple de lézards. Zoé devaitêtre sous la terre.

– Laisse donc ! on lui a fait unnœud de braconnier… Bonsoir, Balaoo !…

Et, à partir de ce moment, un silence énormerecommença sous la lune.

Dix minutes, l’anthropopithèque fut plusimmobile qu’une statue. Il regardait le docteur qui faisaitsemblant de dormir. Persuadé que le prisonnier dormait, il remuaenfin avec des gestes prudents qui ne déplaçaient pas l’air ;calé sur son séant, il enleva ses chaussettes, son chapeau, sonpardessus, son veston, son faux-col et sa cravate, sa chemise, sonpantalon. Alors, comme au temps de la forêt de Bandang, il fut toutnu sous la lune. Le docteur regardait les pieds de M. Noël.Un singe ! M. Noël était un singe ! Et ce singeparlait !

Pour ne point crier, il faillit avaler salangue. Ah ! il n’y avait pas à douter, à cause des mainsde pieds !… les mains de pieds avec lesquelles il sesuspendait à la branche la plus proche et faisait balançoire, avecdélices, la tête en bas, comme au temps de la forêt de Bandang. Etpuis, il lâchait tout et se trouvait suspendu avec ses mains debras ; et balancez par-ci, et balancez par-là… et il serattrapait au vol avec les mains de pieds et ainsi, à travers laclairière, il volait d’arbre en arbre, roi des trapèzes de laforêt, sous la lune silencieuse.

VIII – L’ATTAQUE

Tout à coup, un bond le jeta, assis devant ledocteur qui faisait semblant de dormir et qui était si bien adosséà son arbre qu’il paraissait ne plus vouloir faire qu’un avec letronc. Balaoo, un coude à la cuisse gauche et la joue dans la maindroite d’en haut, dans la position d’un de la race qui pense,contemplait le prisonnier. À quoi pense Balaoo ? Pourquoi cessoupirs ? Ce tremblement ? Ce remuement deslèvres ?… Quelle est la phrase d’homme qui glisse de cettebouche animale ?… « Assez de crimes commecela ! » Balaoo, malin, imagine que, s’il sauvait un dela Race, Madeleine lui pardonnerait peut-être d’avoir traîné parles pattes de derrière le noble étranger en visite jusqu’à l’arbreoù il l’a pendu ? Et, ma foi, voilà Balaoo qui défait le nœudde braconnier et qui, oubliant tout à fait sa tenued’anthropopithèque, tape sur l’épaule du docteur Honorat.

– Hop ! lui dit-il poliment.

Se lever ! Le quadrumane lui ordonne dese lever ! Le quadrumane le délivre ! Dans son cerveaustupide et apte aux déductions hâtives et sentimentales, ledocteur, à cause de ce geste généreux, met déjà les bêtes bienau-dessus des hommes. Se lever, il ne demande que ça. Hélas !il ne peut se lever, parce que ce singe, avec sa façon des’exprimer humaine, lui a donné un coup sur la cervelle pluspuissant qu’avec un épieu. Balaoo le soulève, Balaoo lui fait boireun coup de la liqueur de feu, reste du festin, au fond d’unegourde. Le bon Honorat soupire, s’appuie au bras du bon quadrumane…fait quelques pas, se sent plus rassuré et songe tout à coup qu’ilva, peut-être, s’il veut reprendre des forces, ne plusmourir !…

Ces dernières forces, il les rassemble… Et,accroché au quadrumane qui le précède, si droit, si droit pendantque lui, homme, est quasi à quatre pattes sous la futaie, il entresous les branches. Quelquefois le quadrumane le prend dans ses braset l’emporte dans les arbres. Le docteur se laisse faire comme unbébé dans les bras de sa nourrice. Ah ! le bonquadrumane ! Enfin, voici un sentier… Balaoo l’y dépose… Oui,oui, le docteur se rappelle des histoires d’hommes des bois quisont racontées dans les livres des voyageurs… Après tout, du momentque cet original de Coriolis avait chez lui un homme des bois, sonaventure n’est peut-être pas aussi extraordinaire qu’elle en al’air. Il est vrai que celui-là parle !… Eh bien !pourquoi ne lui aurait-on pas appris à parler ?… Il y en a deces savants, qui disent que ce n’est pas impossible !… Enfin,le principal, c’est que lui, le bon docteur Honorat, sorte le plustôt possible de sa fâcheuse position.

Balaoo, sur le sentier, lui a indiqué ladirection à suivre, et l’anthropopithèque s’en retourne, solennel,sans seulement attendre qu’on lui dise merci !… Délivré !le docteur se met à courir comme un fou ! Comme un fou !Comme un fou qu’il est certainement en train de devenir.

Depuis combien de temps court-il ?… Il nedoit plus être bien loin de la grand-route, maintenant ! Ilest sauvé ! Soudain il s’arrête net. On lui a frappé surl’épaule. Il reconnaît le coup de main du quadrumane. Il seretourne, très ennuyé ; Balaoo est, en effet, derrièrelui :

– Tu ne m’avais pas dit, fait Balaoo quiest certainement aussi essoufflé que le docteur, que tu es d’unautre âge !

(Silence consterné du docteur).

BALAOO. – Du moment que tu es d’un autreâge, il faut revenir ! (Silence désespéré dudocteur).

BALAOO. – Tant que tu seras d’un autreâge, on ne peut pas faire de mal à mes amis… Reviens doncvite… (Silence comateux du docteur).

Qui ne dit mot consent. Balaoo remporte sousson bras le docteur Honorat qui, un quart d’heure plus tard, seretrouvait au pied de son arbre, le nœud de braconnier à la patteet toute la tribu des Vautrin autour de lui, essayant de lui fairecomprendre que Balaoo ne l’aurait jamais lâché s’il avait pu sedouter, un instant de la valeur réelle d’un otage.

Mais le docteur Honorat ne devait plus jamaisrien comprendre… Il s’était endormi du sommeil paisible del’enfance… Le docteur Honorat était fou !…

Phoh !… Phoh !… Hack !…Hack !… Voilà l’ami Dhole aux yeux jaunes, la queue entre lesjambes, claquant ses dents de loup… Hubert s’est jeté sur sonfusil, mais Balaoo en a rabattu le canon.

– Qu’est-ce qu’il y a, Dhole ? Tu nepourrais pas faire taire tes dents ?

– Est-ce qu’on peut venir par ici ?demanda Dhole à Balaoo en trois mots loups. La Race arrive !Est-ce qu’il y a de la place pour mère Dhole et les petits ?On ne sait plus où se mettre dans la forêt !

Balaoo, qui connaît par cœur toutes leslangues de la forêt, a compris tout cela qui tient dans trois motsloups. Il y a, sur les branches, un peu plus loin que la queue deDhole, à ras de mousse, une grande paire d’yeux jaunes, largescomme des lunettes de mère-grand et, tout à côté, six petitesétoiles perçantes, et, autour de cela, un grand bruit de dents quiclaquent. C’est la famille Dhole qui a peur, derrière son chef.

– Nous sommes allés au grand hêtre dePierrefeu, explique Dhole. Mais l’abri n’est pas sûr. Ceux de laRace qui accourent de tous les points de la forêt ne doivent pas enêtre bien loin. J’ai parlé à général Captain qui m’a dit que tuétais avec les Trois Frères à la clairière de Moabit ; alorsj’ai pensé que tu voudrais bien parler pour nous aux Trois Frères.Jamais, les autres de la Race ne viendront jusque-là. On est bientranquille ici, Balaoo, s’il te plaît !

Tout cela toujours en trois, ou quatre, oucinq mots au maximum, et dans lesquels ceux de la Race qui nesavent que lire des livres, n’auraient entendu que des« Hack ! Hack ! » où ils n’auraient riencompris du tout, naturellement.

Balaoo parlait aux Trois Frères, et il y eutune discussion sérieuse sur la conduite à tenir. Dhole était lepremier éclaireur annonçant l’attaque de l’ennemi. On lui en tintcompte en lui permettant de caser sa famille dans un petit coin deMoabit, avec défense cependant de mordre les mollets nus de Zoé.Dhole n’avait pas fini de s’installer que l’ami As montrait le boutinquiet de son museau. Balaoo apprit de lui que les bêtestremblaient de peur au fond de leurs trous et que certainesn’osaient même plus y rester, du moins celles qui, comme As,avaient vu les hommes enfumer les trous. Jamais on n’avait aperçutant d’hommes à la chasse, surtout la nuit. Personne ne savait ceque ça voulait dire ; mais c’était bien inquiétant, ilsavaient beau se cacher, ils avaient compté sans la lune, et on lesvoyait se glisser comme des serpents dans les herbes. Et puis, onles sentait de loin, car le vent arrivait en pleinSaint-Martin-des-Bois.

Tout ça, c’était d’utiles renseignements àdonner aux Trois Frères : Balaoo les leur transmit. As eut ledroit, lui aussi, de s’asseoir en rond dans un coin deMoabit ; mais il choisit le coin opposé à celui de la familleDhole avec laquelle il était en mauvaise intelligence. As n’avaitpas de famille. Depuis qu’il était au monde, il faisait legarçon.

Au milieu de Moabit, Élie, Siméon, Hubert,Zoé, Balaoo palabraient. Ils étaient tous d’accord pour trouver queceux de la Race qui se servaient de la parole pour mentir ettransgresser des serments étaient plus méprisables que la vache dela prairie qui ne savait que se laisser traire par des mainsmercenaires.

À ce moment, une famille de chevreuils à troispointes, le père, la chevrette et leur petit broquart vinrent ducôté opposé à Saint-Martin. Ils s’arrêtèrent au bord de laclairière sur leurs pattes frémissantes, ne sachant plus où aller,montrant déjà l’écusson blanc sous la queue, tournant casaque àcause des hommes. Mais, de quel côté fuir ? Des hommes, il yen avait partout ! Balaoo les siffla et ils grelottèrent deterreur pendant qu’il allait à eux avec de douces paroles. Ilaurait voulu les interroger, eux aussi, mais il n’en eut pas letemps. Il y eut un grand bruit lointain qui s’approchait. Toute laforêt paraissait froissée par mille ailes et mille pattes, et lesbranches par terre craquèrent comme du bois sec qui brûle. Et, d’uncoup, Moabit s’emplit de la troupe innombrable des bêtesépouvantées. Elles se précipitaient comme aveuglées dans la forêtet tournaient, tournaient comme des animaux qu’on fouette dans uncirque. Les lapins arrivaient par bataillons. On marchait dessus.Et toutes les branches des arbres étaient pleines d’oiseaux. Unvieux cerf leva vers la lune sa ramure désespérée. Une famille desangliers avec ses marcassins avait tellement peur, qu’oublianttoute précaution, elle se laissa choir dans un trou sans fond de lavieille carrière. C’est en vain que Balaoo essayait de calmer toutce monde, en affirmant que ceux de la Race n’oseraient jamaiss’aventurer au-dessus des carrières de Moabit. Ce n’était dans toutle cirque que pleurs et gémissements, à cause aussi de la présencedes Trois Frères dont on se serait bien passé. Il est vrai que lesTrois Frères ne tuaient jamais les bêtes devant Balaoo, et toute laforêt savait cela.

Hubert fit taire Balaoo qui recommençait àvouloir donner de la confiance aux foules, et lui dit àl’oreille :

– On voit bien que tu n’as jamais faitton service militaire. Ils iront jusqu’où on leur ditd’aller. C’est ça la consigne. Et tu verras qu’ils viendrontjusqu’ici.

– Tant pis pour eux ! fit simplementl’anthropopithèque.

Sur quoi il demanda à ce qu’on lui fit placesur un arbre, et il grimpa jusqu’à la cime. Il en redescenditpresque aussitôt.

– Les voilà, dit-il, attention !

Et, comme il avait remis son pantalon, ill’ôta, pour être plus à son aise.

IX – BALAOO SE DÉFEND

Voilà deux nuits que Coriolis n’a point quittésa tour.

Il avait fait construire là-haut une sorte debelvédère où il aimait à aller se recueillir, ne se trouvant pas,sur sa terre, malgré les murs qui la défendaient, assezloin des hommes qu’il méprisait.

Là, Coriolis vient de passer deux nuits et unjour atroces.

On ne saura jamais ce qu’il a souffert, bienqu’il ne fût point porté à s’exagérer l’importance de ladisparition d’un Herment de Meyrentin de la surface du globe.

Quand on est le cousin germain d’un monsieurqui a écrit sur le darwinisme et sur les théories transformistestoutes les bêtises dont ce bibliothécaire prétentieux, pendantvingt ans, a rempli les revues savantes, on ne doit pas s’attendreà être pleuré par un vieil original qui, lui, a étudié la nature deprès, sous toutes les latitudes et qui l’a embrassée d’un coupd’œil, la jugeant une et indivisible et s’apprêtant, avec sonanthropopithèque, à le prouver.

Au fond, qu’était-il venu faire chez lui, ceMeyrentin de juge ? Il lui avait peut-être été envoyé par lecousin de l’Institut qui aurait eu vent del’anthropopithèque !…

Évidemment, cet anthropopithèque allait gênerbien du monde ; mais tant pis !… tant pis pour lesimbéciles qui ne croient pas au transformisme… À-t-on jamaisentendu une stupidité pareille ? Croire que les espèces ne sesont jamais transformées sur la terre ? Mais la terre, elle,est-ce qu’elle se transforme, oui ou non ? Depuis l’époque dufeu jusqu’à celle des croûtes de l’Institut ! Alors, sur laterre qui se transforme, sur le monde qui mue, on auraittranquillement déposé des espèces qui, elles, ne changentpas ! ne s’améliorent pas, ne pourrissent pas, avec lesmondes !… Ah ! les colères de Coriolis dans sonmirador ! Heureusement qu’il était là, lui !…Parfaitement… et cette prodigieuse chaîne de la vie,orgueilleusement rompue par l’homme qui ne veut rien savoir de sesfrères, les animaux… il allait la souder pour toujours à la pattede ce révolté !… Avec son anthropopithèque il allait dire àl’homme : animal toi-même !… puisqu’il avaitfait de l’anthropopithèque un homme !

Mais, hélas ! quellecatastrophe !

C’est au moment où il se proposait, après tantd’années de travail et de patience, de faire connaître sonchef-d’œuvre et de le faire entrer, de plein droit, dansla grande famille humaine, que le produit humain de songénie et de ses veilles se conduisait comme une vieille bêtesauvage de la forêt de Bandang !

Car (il ne pouvait plus se le dissimuler), legeste de meurtre de son petit Balaoo avait été aussi inconscientque le craquement de la mâchoire des fauves sur la proie, dans lajungle !

Quelle catastrophe ! Quellecatastrophe !…

Ah ! oui, Coriolis souffrait bien, car ilaimait Balaoo comme un père aime son enfant.

Du reste, tous ceux qui connaissaient Balaoone pouvaient que l’aimer, tant il était gentil, simple, charmant etnaturel.

Il est certain que, si Balaoo en avait laisséle temps à M. Herment de Meyrentin, celui-ci eût été séduitcomme les autres, mais il ne lui en avait pas laissé le temps.

On comprendra ceci dit pourquoi, tout en hautde sa tour, Coriolis pleurait, et pourquoi Madeleine qui, dans lasalle à manger, sous la lampe, tâchait à coudre sans y arriver,pleurait dans la petite bannette d’osier où elle rangeait sonfil ; et pourquoi la vieille Gertrude, dans sa cuisine,arrosait de ses larmes le cuir à nettoyer les couteaux.

Gertrude ignorait le malheur survenu à unnoble étranger en visite chez son cher Noël ; mais, comme onn’avait pas vu Balaoo depuis cinq jours, elle n’était point loin decroire qu’il avait fait un sale coup.

Depuis trois jours surtout, on n’osait plusparler au maître qui s’était enfermé dans sa tour, et Madeleineessuyait ses yeux humides dans tous les coins. Enfin, choseextraordinaire, depuis trois jours on avait défendu à Gertrude desortir dans le village sous quelque prétexte que ce fût. Bienmieux, toutes les portes de la maison avaient été fermées, quasibarricadées. C’est sur ces entrefaites qu’une nuit on avait entendudes coups de fusil dans le village et qu’une grande lueur avaitmonté derrière la place de la Mairie. Tant de mystère faisaittrembler. Pour Balaoo, Gertrude avait redouté le pire. Son angoissen’avait pas connu de bornes lorsqu’un après-midi, étant montée dansla chambre de Mademoiselle, elle avait aperçu les routes noires demonde et, dans les champs, se dirigeant vers la forêt, des soldats.On lui avait répondu que c’étaient « manœuvres ».

Mais tout ceci était loin d’être clair.

Un fait certain était que Balaoo ne revenaitpoint.

Gertrude avait eu plus d’une fois l’occasionde contempler les mains de pieds de Balaoo et elle était au courantdu grand mystère. Aussi elle aimait Balaoo, non point comme un êtrehumain, mais comme une chère petite bête à soi, c’est-à-dire avecun amour de vieille femme incommensurable.

Par la porte entrouverte, les deux femmeseussent pu se communiquer leur mutuel chagrin et, cependant, elleshésitaient à le faire, surtout qu’elles ne pouvaient quel’approfondir.

Enfin, Gertrude n’y tint plus :

– Où peut-il être, maintenant ?…Quand je pense, gémit-elle, que samedi dernier, il était encore là,assis sur cette chaise, à m’éplucher mes poireaux, en me racontantses histoires de la forêt de Bandang, il y a de quoi en mourir dechagrin. Pour sûr, il lui est arrivé un malheur !

Elle ne comprenait pas que Madeleine ne sortîtpoint pour l’appeler comme elle faisait quand il tardait trop.

– Il fera ce qu’il voudra !soupirait Madeleine. S’il est si longtemps dehors, c’est qu’il nenous aime plus. Papa a raison : il est assez grand maintenantpour un homme. Il doit savoir ce qu’il lui reste à faire. Si lasociété de la forêt lui plaît davantage que la nôtre, tant pis pourlui ; ça ne sera jamais qu’un Balaoo de la forêt, et il fautrenoncer, à son âge, à en faire un homme convenable.

– Mademoiselle se console bienfacilement, repartait Gertrude, et je ne trouve pas ça naturel. Onme cache quelque chose ici. On n’a plus confiance en moi. Si jegêne, il faut le dire.

– Tu parles comme une toquée de vieillebonne femme. On ne te cache rien. Balaoo ne nous aime plus et je nevois pas pourquoi je ne m’en consolerais pas : ça n’est qu’unsinge après tout.

– Vous me crevez le cœur avec des motspareils ! (Gertrude avait un cœur sensible, et elle avaitfailli jadis mourir de chagrin à la mort d’un petit bossu de chatqu’elle avait, par mégarde, enfermé dans un tiroir.) Vous n’avezpas toujours dit ça ! Vous disiez : « Ce garçon aune intelligence extraordinaire… Il comprend tout ce qu’on lui ditet il devine le reste. Il en remontrerait au maire et aucuré. » Avez-vous dit ça, oui ou non ?

– Le mauvais instinct reprend toujours ledessus chez les enfants qui ont eu de mauvais parents, répliquaitMadeleine en montrant son petit nez rouge, tout inondé de seslarmes et de son sincère désespoir.

– Il ne les a pas connus assez longtempspour prendre de mauvaises manières, repartait Gertrude quidéfendait Balaoo pied à pied.

– Oh ! il avait cinq ou six ansquand il les a quittés, c’est beaucoup pour un petit de grandsinge, ma vieille Gertrude, tu ne sais pas cela.

– Je sais qu’il ne savait pas encoreparler, bien sûr, il a tout appris chez vous, et toutes lesmanières qu’il a, c’est les vôtres, toutes crachées ! Ilmarche comme Monsieur, le dos un peu voûté et les pieds en dehors.Et quand il rit, il vous imite si bien, mademoiselle, que, si on nele voyait pas, on croirait que c’est vous !

– Merci, Gertrude.

– Je ne vous dis pas ça pour vousfroisser : il y a un temps où je vous aurais fait plaisir.Mais vous n’aimez plus Balaoo ; je ne sais pas ce qui s’estpassé !

À ce moment, la vieille Gertrude s’arrêta derepasser ses couteaux et courut dans la salle à manger, carMademoiselle avait une vraie crise. Elle sanglotait, les coudes àla table, sa jolie petite tête blonde dans les mains, et l’onvoyait ses épaules sauter sous le spasme.

– Mademoiselle !…Mademoiselle !… Mais qu’est-ce qu’il y a ? SeigneurJésus !… c’est moi qui vous ai fait de la peine ?… Maisdites-moi quelque chose !… Vous me faites peur !…

– Laisse-moi, Gertrude,laisse-moi !

– Plus souvent que je vous laisserai dansun état pareil, je vais appeler Monsieur !

– Non ! Non ! Gertrude, nel’appelle pas !… là c’est fini… c’est fini !…

– Pour sûr, il y a un malheurd’arrivé !

– Tais-toi avec tes malheurs. Quelmalheur veux-tu qui soit arrivé ?… Il n’y a pas de malheur dutout ! Entends-tu, vieille bête !

– Je vous demande bien pardon,mademoiselle, fit Gertrude blessée dans son orgueil, et elleretourna à sa cuisine.

Elles restèrent là sans plus se dire un mot.La nuit s’avançait.

Gertrude alluma sa lanterne et se prépara àregagner sa soupente ; elle adressa un bonsoir attendri àMadeleine qui leva la tête et lui demanda de ne point la quitter detoute la nuit.

– Tu m’as fait peur avec tes malheurs,Gertrude !… Viens coucher dans ma chambre. On jettera unmatelas par terre.

– Mais qu’est-ce qui se passe ?Seigneur Jésus !… Je ne vous ai jamais vue comme ça,mademoiselle !… Vous n’allez pas dire bonsoir à votrepère ?

– Non, il ne veut pas qu’on le dérange…il travaille.

– Il ne travaille pas plus quenous ; il attend que Balaoo revienne, mademoiselle. C’est pasà la vieille Gertrude qu’on en ferait accroire.

Elles couchèrent toutes deux dans la mêmechambre ; mais Gertrude, sur le plancher, pas plus queMadeleine dans son lit, ne purent dormir. Et il était bien dans lesdeux heures du matin quand, d’un même mouvement, elles sedressèrent toutes deux sur leur séant, l’oreille aux écoutes…

– Vous avez entendu,mademoiselle ?

– Oui, oui, Gertrude… on dirait que c’estlui, n’est-ce pas ?

– Ça vient du côté de la forêt.

– On dirait que la forêtsoupire…

– C’est mauvais signe, ditMadeleine, la voix tout angoissée… ces soupirs-là m’ont toujoursfait peur.

Elles se turent… et puis, comme les soupirs dela forêt reprenaient, elles se levèrent, passèrent hâtivement unvêtement et entrouvrirent la fenêtre.

Et tout de suite elles murmurèrent :« C’est lui !… c’est lui ! » Au loin, sous lalune, elles apercevaient la lisière des bois, et c’est de cethorizon proche, mystérieux et troublant qu’un étrange soufflegrondant accourait vers elles.

Le grondement augmentait et devenait roulementcomme le bruit commençant de la foudre qui s’essaie avant l’orage.Comme un immense nuage noir lourd de tempête, la forêt était poséesur la terre, sur les champs qui déjà tressaillaient sous la voixencore lointaine du tonnerre. Et, soudain, le tonnerreéclata[12], et si furieusement que Madeleine,défaillante, gémit :

– Mon Dieu ! qu’est-ce qu’on luifait ? Balaoo n’a jamais tonné si fort !

Et comme, dans le même moment, des coups defeu se firent entendre sous bois avec des clameurs, les deux femmesse jetèrent dans les bras l’une de l’autre, épouvantées,balbutiant : « Balaoo, Balaoo ! » Une nouvelledécharge lointaine les galvanisa, les jeta hors la chambre commedes folles, traversant toute la maison et courant à la tour dontelles escaladèrent l’escalier branlant en appelant le docteur. Ontuait Balaoo ! Les hommes tuaient Balaoo !

Elles firent irruption dans le belvédère, aumilieu duquel le vieil original s’agitait comme un fauve dans unecage, se précipitant d’une vitre à l’autre, les poings crispés, labouche ardente. Coriolis, étouffant, avait arraché sa cravate, sonfaux-col, sa chemise, et, de temps à autre, quand les coups de feuretentissaient à nouveau au cœur des bois sombres, ses onglesallaient ensanglanter sa poitrine nue. Il râlait, les yeux hors desorbites.

– Ils vont me le tuer !… Ils vont mele tuer !… Ah ! les bandits !… les assassins !…les hommes !…

Sa rage souveraine ne trouvait pointd’expression plus forte, et, du reste, n’en cherchait pas. Elle s’ytint : « les hommes,leshommes. »

Était-ce possible, cela, qu’ils allaientdétruire son œuvre ! Lui tuer son enfant !… On avaitdécouvert Balaoo !

Jamais quadrumane supérieur, attaqué par labande des chasseurs de la brousse, n’avait fait résonner lesprofondeurs équatoriales d’une colère plus gigantesque, au milieudes coups de feu !

Coriolis s’arrachait les cheveux à poignée. Ilne prit point garde à l’entrée des femmes. Penché au-dessus de latour, il criait maintenant dans la nuit :

– Hardi !… Hardi !…Hardi !… Balaoo !… Défends-toi !… Les lâches !…Les lâches qui se mettent mille contre un ! mille contreun ! avec des fusils !… Hardi !… Tue !…Tue !…

Madeleine, voyant son égarement, essaya de lefaire taire, mais ce fut en vain. Il la repoussait avec la dernièrebrutalité. Il montrait le poing au ciel, à la terre. Il maudissaitl’univers.

Un pareil ouvrage ! On lui assassinait unpareil ouvrage ! L’ouvrage d’un dieu ! Car il avait étéaussi fort que Dieu, ce vieil original, avec sonanthropopithèque ! Il avait créé l’homme ! et plus viteque lui ! Là où l’autre avait mis peut-être cinq cent milleans, il avait mis dix ans, lui, le vieil original, dix ans avecdeux coups de bistouri sous la langue… Et tout cela pour aboutir àquoi ? À ce qu’on osât lui anéantir son chef-d’œuvre au coind’un bois !… Misère !… Et il pleura…

Il pleura, car on n’entendait plus rien…L’affaire devait être terminée… Il ne devait plus rien rester deBalaoo.

Madeleine avait pris la tête de son père surses genoux et le caressait et le consolait comme un vieilenfant.

Il ne lui répondait pas.

Il ne l’entendait certainement pas. De tempsen temps, il reprenait :

– C’est fini !… c’est fini !…On ne reverra plus Balaoo, on ne le reverra plus !…

Gertrude aussi pleurait. À travers lesdivagations du maître, elle avait compris que son Balaoo avait faitquelque chose d’horrible.

Le jour les surprit tous trois dans lebelvédère : ils étaient encore là à l’heure où la naturesemble s’arracher des brouillards de l’aube, où les teintes grisesopaques enveloppent les basses futaies, tandis que tout là-bas,dans l’horizon plus clair, on voit pointiller la cime chaude desgrands arbres.

Et ils assistèrent, le cœur terrifié, auréveil de la nature. C’est le moment où la terre fume, où la brisetombe, où les fauves hument l’haleine de la terre qui les faitforts… Ah ! comme Balaoo l’avait aimée, cette heure-là !…Et que de fois Coriolis l’avait surpris, le nez dans les herbesfraîches, reniflant l’odeur âcre du matin ! Que de fois ilavait dû le ramener presque de force, à l’étude où l’attendait sadictée !… Pauvre Balaoo, qui avait tant aimé l’écolebuissonnière !… Comment se faire à l’idée qu’il ne devait plusêtre qu’un cadavre en pièces que ces brutes d’hommes qui se mettentmille contre un allaient ramener sur deux branches d’arbres, nesoupçonnant point quel miraculeux gibier ils avaient tuélà !

Mais la pensée de Coriolis se transforma toutà coup à une réflexion de Madeleine.

– S’ils l’ont tué, disait-elle, on lesaura bien. On reconnaîtra M. Noël !

Certainement ! Certainement ! Il setrouverait bien des gens pour le reconnaître, et on allait bientôtvenir lui demander à lui, Coriolis, des explications…

Eh bien ! il en donnerait… Qu’à cela netienne ! Il en donnerait ! Il en appellerait autémoignage de ceux qui avaient parlé à M. Noël, àMme Boche, à Mme Mûre, aux petitscommerçants de la rue Neuve, et même à ces sacripants de frèresVautrin, dans leur prison, car le docteur Coriolis ignorait tout deleur évasion. Et l’on saurait ce qu’on avait tué !… ce qu’onavait à jamais fait taire ! La parole humaine dans lagorge d’un singe !

Comme il en était à cette période nouvelle deson désespoir, il vit des groupes qui sortaient de la forêt et quimarchaient lentement, devant quelque chose qu’il ne pouvait encoredistinguer, mais qui ressemblait à un fardeau jeté sur des branchesd’arbres, et il ne douta plus que ce fût la dépouille mortelle deBalaoo que l’on rapportait au village. Bientôt, il reconnut, entête, le maire et le préfet qu’il avait vus de loin, la veille, etdont la bizarre attitude lui avait déjà causé tant d’inquiétude.Tous deux semblaient parler avec une grande agitation et faisaientles gestes d’une désolation immense. Des soldats, des paysanssuivaient avec les mêmes gesticulations. Et tout ce mondeaccompagnait l’espèce de litière funèbre sur laquelle on avaitrejeté un grand manteau militaire. Au fur et à mesure que lecortège avançait, on voyait mieux les détails. Quand la litièrepassa au pied de la tour, Madeleine et Gertrude éclatèrent ensanglots, cependant que Coriolis, pâle comme un mort, se penchait àtomber, pour mieux voir. Mais il ne vit rien d’autre que le manteausous lequel se dessinait une forme humaine qui devait êtrela forme de Balaoo !…

Ce cortège passé, il en arriva tout de suiteun autre, et c’était encore des tas de gens et des militairesautour d’une civière recouverte d’un manteau avec, dessous, uneautre forme humaine… Et puis, il y en eut une autre… et une autreencore… Ça faisait quatre cortèges funèbres…

– Oh ! Oh ! murmura Coriolis,qui n’avait plus la force de se soutenir et qui put croire que saraison allait le quitter pour toujours… Oh ! Oh ! Balaoos’est défendu !…

Mais ce n’était pas fini… Peu à peu, la forêtrendait tous les soldats qu’elle avait pris la veille… mais dansquel état ! Après les morts, les blessés : il y en avaitau moins une vingtaine qui arrivaient à la queue leu leu, soutenuspar des camarades, les bras en écharpe, des linges sur le front…Sacré Balaoo, va !… Enfin, un dernier cortège survint.

Il était formé d’un groupe dans lequel sedébattait étrangement une figure qui ne paraissait point inconnue àCoriolis. Tout à coup, celui-ci la reconnut : le docteurHonorat ! Mais quel docteur Honorat ! Coriolis necomprenait rien à l’attitude de ce cher docteur ni à ses cris, lafigure d’Honorat était en sang et il chantait laMarseillaise !

Celui-là, c’était un que Balaoo avait rendufou !

Coriolis, se rappelant enfin qu’il était un dela race humaine, secoua la tête et demanda :

– Combien de morts ?…

Comme les autres ne répondaient toujours pas,il eut un mouvement terrible d’impatience :

– Je vous demande combien de morts ?Combien de morts ?

– Mais, papa, nous ne savons pas !fit enfin la voix tremblante de Madeleine.

– Eh bien ! toi, Gertrude, va auxnouvelles !

Elle y alla.

Il y avait quatre morts et vingt-septblessés.

La première victime était le vicomte deTerrenoire, mort au champ d’honneur, à la tête de ses troupes, lecrâne fracassé comme une coquille de noix. C’était lui qui setrouvait sous le premier manteau, et il avait été déposé en grandepompe sur le pupitre de la salle des mariages. Les trois autresmorts, de simples soldats, avaient été alignés par terre, à même leplancher de la salle des délibérations du conseil municipal.

Autour de ces quatre héros, il y avaitbeaucoup d’éclopés, de bras et de jambes cassés, de nezdémolis ; mais le plus abîmé était certainement le colonel duBriage, à qui il était arrivé une aventure inouïe sur laquelle ilne pouvait malheureusement s’expliquer, car il était revenu lamâchoire en capilotade, les dents brisées et la langue coupée. Ensus, les deux poignets rompus. Quant aux Trois Frères, bienentendu, on n’en avait pas ramené un seul, mort ou vivant. Bienmieux, on ne les avait pas vus et ils n’avaient pas tiré uncoup de fusil. On les avait fusillés au hasard, mais nul nepouvait dire si on avait réussi seulement à les atteindre. Onn’avait retrouvé que le docteur Honorat au centre de la clairièrede Moabit, attaché au pied d’un arbre. Pendant tout le combat, ilavait chanté le Chant des Girondins : « Mourirpour la patrie ! » et, après, quand on avait voulu lefaire parler, il avait entonné la Marseillaise qu’ilchantait encore. Le maire était consterné ; quant au préfet,il ne s’occupait que d’un télégramme que l’on venait de luiapporter et dans lequel le gouvernement lui annonçait sarévocation.

Après être allée à la mairie, Gertrude s’étaitdirigée vers le Soleil-Noir. Il y avait une telle foule dans larue, qu’elle vit bien qu’elle ne pourrait jamais atteindre la portedes Roubion chez lesquels généralement se centralisaient toutes lesnouvelles du pays.

Cependant, elle parvint, par les cuisines,dans la grande salle d’été transformée en infirmerie, dans lemoment même que Boit-sans-Soif, sergent à la Deux du Trois,racontait les terribles et rapides et incompréhensibles événementsauxquels personnellement il avait assisté. Il avait la veine, lui,de s’en tirer avec une oreille fendue.

Et maintenant que c’était passé, pour sûr, ilne regrettait rien.

Boit-sans-Soif s’exprimait autant avec lesgestes qu’avec la parole, et souvent on comprenait mieux les unsque les autres.

On voyait très bien, comme si on y avait été,la petite troupe qu’il commandait se glisser dans les hautesfougères, sans bruit, dans les ténèbres et le silence de la forêt…et cela rien qu’à la façon dont il se courbait, assouplissait lecorps, allongeait les bras, remuait les doigts tâtonnants etprudents.

Et puis, toute la mystérieuse batailles’évoquait avec son torse redressé, ses poings fendant l’air,frappant on ne sait qu’elle forme fuyante et inconnue. Etpuis, c’étaient les fusillades, pan ! pan ! pan !pan !… la joue penchée sur son bras comme s’il visait…Ah ! on y était !… On y était !… Mais on n’en savaitpas plus long pour ça, car enfin, qu’est-ce qu’on savait ?…Rien !… Mais rien de rien !… On savait qu’il y avait desmorts, voilà tout, et des blessés !… Mais comment tout çaétait-il arrivé ?… Ah ! voilà le hic ! Voilà lehic !…

Le colonel seul, peut-être, aurait pu le dire.Mais il ne pouvait plus parler ! et pour l’écrire, il faudraitattendre longtemps, car il avait les deux poignets brisés !…Quant à lui, Boit-sans-Soif, il ne pouvait affirmer qu’une chose,c’est que toute l’affaire était venue d’en haut !… Oui !la catastrophe était tombée comme qui dirait du ciel !…

Dans le moment qu’on croyait surprendre lesTrois Frères et qu’on n’était plus loin de Moabit, il avait vu,devant lui, sous la lune, debout au milieu d’un petit sentier,l’ombre du colonel du Briage qui, tout à coup, se soulevait deterre absolument comme on voit, dans les tableaux d’église,Notre-Seigneur Jésus-Christ s’élever comme en ballon, le jour deson ascension. Le colonel montait au ciel. Pas un mot !… Pasun cri !… Il ne disait rien, le colo ; mais il montait auciel, les bras étendus, comme pour bénir la terre.

Boit-sans-Soif n’était pas le seul à avoir vuune chose pareille ; tous ses camarades, à côté de lui,l’avaient vue… et tous en avaient été si frappés qu’ils avaient crud’abord qu’ils rêvaient… qu’ils étaient victimes d’une illusion,d’une hallucination… Et puis il avait bien fallu se rendre compteque le colonel avait disparu… Deux officiers, derrière lui, avaientégalement assisté à l’inouï sortilège… et ils s’étaient tous mis,officiers et soldats, la tête en l’air, à appeler le colonel àmi-voix : « Colonel !… Colonel !… » commes’ils espéraient qu’il allait leur tomber du ciel. Son ombre avaitdisparu derrière les hautes branches des arbres, montanttoujours…

Le premier mouvement d’affolement passé, ons’était précipité… on avait grimpé dans les branches, on avaitrapidement battu ce coin de forêt… Mais rien, personne !… Plusde colonel ! Une pareille nouvelle s’était répandue rapidementsur toute la ligne qui resserrait son étreinte autour deMoabit.

Boit-sans-Soif, envoyé en mission par sonlieutenant auprès du commandant de Terrenoire, arriva juste pourvoir disparaître celui-ci, comme il avait vu s’envoler le colonel.Mais, cette fois, ce fut épouvantable.

Le commandant et quelques officiers setenaient à cheval sous les branches d’un gros chêne. À ce moment,on craignait en effet la pluie, car, bien que le ciel fût clair etla lune nette comme une pièce de cent sous, les premiersgrondements d’un orage tout proche se faisaient entendre.

Tout à coup, on put croire que le chênelui-même venait d’être frappé, car il y eut un coup de tonnerreeffrayant dans l’arbre, et les chevaux sautèrent, se cabrèrent,hennirent de terreur. Il était impossible de les maintenir.Boit-sans-Soif vivrait cent ans qu’il n’oublierait jamais l’instantoù le commandant de Terrenoire, sur son cheval cabré, futenlevé de selle par quelque chose qui tombait de l’arbre et quicependant y restait suspendu. C’était comme une balançoire àlaquelle était pris maintenant, par les pieds, le vicomte dont latête balayait la terre. Il était impossible de se rendre biencompte d’un aussi singulier spectacle, d’abord parce qu’il faisaitnuit et que la lune arrivait difficilement sous les branches ;ensuite parce que tout le monde avait perdu son sang-froid.

Les chevaux, renversant tout obstacle,s’étaient enfuis emportant leurs cavaliers ou les laissant sous lesbranches.

Les hommes à pied s’étaient portés au secoursde l’officier qui se mit à tournoyer et à s’abattre comme unemassue dans le groupe imprudent qui avait voulu le sauver.Ah ! ça n’avait pas duré une minutes ! Il y en avaitdeux, un lieutenant et un sous-lieutenant, qui avaient été tués surle coup, à coups de vicomte dont la tête n’était plus que de labouillie. Et lui-même, le vicomte, devenue arme inutile, avait étévite rejeté par la balançoire, au milieu des morts et deséclopés.

Au bruit de cette bataille, aux cris, auxgémissements des mourants et des blessés, des officiers étaientaccourus et, sans savoir sur qui on tirait, avaient commandéd’ouvrir le feu, quitte à ce qu’on se fusillât les uns les autres,à bout portant. On s’était rué ensuite sur Moabit en poussant descris de sauvages. Tous les hommes encore valides, furieux, enragés,se déchirant aux ronces, aux buissons impénétrables, bondissantdans les taillis, affolés à l’idée qu’on se battait contre uneforce mystérieuse, contre une arme nouvelle de la forêtinventée par les Trois Frères, s’étaient élancés avec des cris debarbares comme lorsqu’on monte à l’assaut. Ah ! cet assaut deMoabit ! Boit-sans-Soif l’avait encore dans l’oreille avecles clameurs des pousse-cailloux et le tonnerre des arbres,car les arbres, autour d’eux, grondaient, haletaient, rugissaientcomme s’ils avaient été l’orage lui-même. On eût dit que les arbresse défendaient. Et de temps à autre, il arrivait du haut des arbresdes coups terribles, décochés par les Trois Frères qu’on ne voyaitjamais et sur lesquels on tirait toujours !… des coups à vousassommer… ; à côté de vous un camarade tombait sans qu’on pûtse rendre compte de rien !… Il ne disait même pas ouf !Des coups de matraque effrayants qui pleuvaient des arbres et quivous fichaient le nez en terre, assommé.

Lui, Boit-sans-Soif, avait été éraflé par uncoup pareil, simplement éraflé, heureusement, et il en avait eul’oreille fendue et il avait été assis par terre comme un enfant,et il en avait vu trente-six chandelles !

Mais il y en avait d’autres qui ne remueraientpas une patte d’ici longtemps et d’autres aussi qui ne remueraientplus jamais, jamais… Ah ! on s’en souviendrait des TroisFrères et du siège des Bois-Noirs !… Mais jamais, bien sûr,non plus, on ne pourrait s’expliquer comment la forêt s’étaitdéfendue comme ça !…

Sans compter les bêtes qui s’étaient battuesaussi comme des enragées… des animaux par centaines qui semblaients’être réfugiés dans Moabit comme dans un fort et qui faisaient dessorties, se ruaient sur les soldats, détalaient de tous côtés, dessangliers, des loups qui se sauvaient de toutes parts, semant ledésordre dans les rangs, des bandes qui se précipitaient devantelles en aveugles, renversant et piétinant tout ce qu’ellesrencontraient.

On avait retrouvé, au petit jour, le coloneldans l’état qui a été dit, à l’endroit même d’où il s’étaitenvolé…

Alors, on avait ramassé les blessés et lesmorts et on était revenu.

Boit-sans-Soif s’était tu.

Tout près de là, la cloche des trépasséscontinuait à pleurer sur cette expédition néfaste et, à tous pointsde vue, déplorable.

Gertrude s’en alla.

Mais elle ne rentra pas tout de suite ;elle alla rendre visite à Mme Mûre et àMme Boche et à la cuisinière deMme Valentin qu’elle trouva toute en larmes à causede ce pauvre monsieur de Terrenoire qui aimait tant Madame.

Et ainsi elle put apprendre encore tous lesévénements de la veille et de l’avant-veille.

Lestée, elle reprit le chemin de la tour deCoriolis, le cœur en joie.

– Eh bien ? lui demanda Coriolis desi loin qu’il l’aperçut, cependant que Madeleine, de son côté,s’apprêtait à entendre les pires nouvelles.

– Eh bien ! il n’a rien !

– Comment, il n’a rien ?

– Mais non ! Tout ça ne leregarde pas ! Ils ont chassé dans la forêt les TroisFrères, qui s’étaient échappés de prison et qui avaient pendu lejuge d’instruction comme ils avaient pendu déjà Camus et Lombard,et ce pauvre M. Blondel !

Elle expliqua avec une naïvetéparfaite :

– Les Trois Frères se sont défendus et enont assommé une trentaine. Il y en a quatre de morts !

– Ah bah ! s’exclama Coriolis quirevenait à la vie et dont le cœur recommençait à battre sous lescoups d’une puissante allégresse… et Balaoo ?

– Quoi, Balaoo ?… Qu’est-ce qui vousparle de Balaoo ? Quand on vous dit qu’il n’y étaitpas !

– Mon Dieu ! s’écria, reconnaissanteenvers la Providence, Madeleine… Mon Dieu ! serait-cepossible !…

– C’est comme je vous le dis… sur ma partde paradis !… répliqua, avec un toupet admirable, la vieillefemme qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur la mystérieusedéfense de la forêt et sur la bataille des arbres.

Coriolis et Madeleine s’embrassèrent. Aprèsquoi, Madeleine, hésitante, dit :

– Tout de même, il a bien tonné cettenuit, dans la forêt.

– C’est les soldats qui lui auront faitpeur, répliqua Gertrude.

– Et puis, il a peut-être du chagrin,émit avec intention Coriolis. Il est resté trop longtemps dehors,et il n’ose plus rentrer. Tu devrais aller le chercher,Madeleine.

Madeleine ne se le fit pas dire deux fois. Unquart d’heure après, elle se promenait à petits pas dans lessentiers de la forêt, appelant de sa voix la plus douce :Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !…

Et elle ne fut pas longtemps à voir venir àelle, les habits en désordre, la tête basse, la mine repentante,pleurnichant et geignant, le timide Balaoo qui se jeta à ses genouxen murmurant comme aux jours de la forêt de Bandang, quand, aprèsun mauvais coup, il rentrait à la hutte maternelle où une bonnecorrection l’attendait :

– Woohoup ! brout !…Woohoup brout !… brout !…brout !…[13]

– Veux-tu parler chrétien ?sauvage ! fit-elle les larmes aux yeux.

– Grâce ! soupira-t-il, avec sabonne voix de gong fêlé.

Elle le ramena à la maison par l’oreille. Toutde même, c’était lui qui avait pendu M. Herment deMeyrentin.

Il fit huit jours de cachot qu’il n’avait pasvolés.

Partie 3
BALAOO HOMME DU MONDE

I – LA TABLE DE FAMILLE

Patrice ne trouva personne qui l’attendît surle quai de la gare, quand il arriva à Paris par le train de septheures quinze du soir. Il en fut tout étonné, bien que, depuistrois ans que son futur beau-père avait quittéSaint-Martin-des-Bois, Coriolis se fût conduit avec lui de tellesorte qu’il eût dû ne plus s’étonner de rien !

D’abord, on l’avait tenu éloigné de Madeleine.Si celle-ci était venue deux ou trois fois à Clermont avec sonpère, le jeune homme, en revanche, n’avait jamais été invité àvenir à Paris.

Au bout de deux années, comme Coriolisretardait toujours, sous des prétextes inadmissibles, l’échéance dumariage, les Saint-Aubin s’étaient montrés curieux de ce quipouvait bien se passer chez leur parent. Ils avaient eu recours àune agence de police privée qui avait bientôt donné desrenseignements si absurdes qu’on regrettait des les avoir payésd’avance.

Cependant, à la longue, certains de cesrenseignements se confirmaient. C’est ainsi qu’il était exact queCoriolis ne sortait plus sans le jeune Noël et qu’il semblait surle tard s’être pris pour ce garçon timide et taciturne d’uneaffection insensée. Il lui faisait faire sondroit !

Son droit ! Parole ! Noël étaitétudiant libre à la faculté, et Coriolis l’accompagnait à tous lescours !

Qu’est-ce que cela signifiait et que pouvaitbien cacher cette suprême fantaisie de l’ex-consul deBatavia ? C’est dans le moment que les Saint-Aubin, deClermont, se posaient cette question avec anxiété et consternation,que le mariage de Patrice et Madeleine fut décidé, tout d’uncoup.

Coriolis hâta les choses avec frénésie. Lesnoces auraient lieu à Paris ; mais le vieil original n’avaitpoint permis à Patrice de faire sa cour à Madeleine. Il trouvaitcette vieille mode ridicule.

Le jeune homme ne devait venir à Paris quequarante-huit heures avant la cérémonie, qui aurait lieu dans uneintimité d’autant plus stricte que les Saint-Aubin, retenus àClermont par la goutte du père, n’y pourraient assister.

Seulement, le soir même des noces, lesnouveaux époux devaient prendre le train d’Auvergne et allerembrasser les vieux avant de partir pour l’Italie où ilspasseraient leur lune de miel.

Et Patrice arriva donc à Paris au train desept heures quinze, comme le lui avait recommandé Coriolis.

Et il ne trouva personne à la gare.

Il en eut le cœur serré.

Sa malle sur une voiture, il donna l’adressede la rue de Jussieu. C’est là que le vieil original s’étaitinstallé dans un antique hôtel sur les confins du quartier desÉcoles ; c’est là qu’il avait fait transporter sa fille, savieille domestique, son boy et tous ses travaux sur la plante àpain.

Quand il fut rue de Jussieu et que la voiturel’eut déposé devant l’hôtel de son oncle, la paix du quartier luiplut. Il aurait pu se croire en province.

L’éclairage rare, le pavé sonore au pied d’unpassant lointain et la solitude où il se trouvait le reportèrentpar la pensée dans certaines rues de Clermont où il avait accoutuméde faire un petit tour, le soir avant de s’aller coucher.

Il avait sonné. Ce fut Gertrude qui vint luiouvrir. Elle ne marqua aucun étonnement, ni plaisir de le voir.Elle dit simplement avec indifférence :

– Ah ! c’est vous !Mademoiselle va être bien contente !

– On ne m’attendait donc pas cesoir ? interrogea le jeune homme stupéfait.

– Mais si ! Mais si ! répliquala vieille servante. Votre couvert est mis.

Ils se trouvaient dans un grand vestibulefroid, dallé de pierres, sur lequel descendait un vaste escalier àrampe de fer forgé. Gertrude lui montra les marches, pendant qu’unevoix se faisait entendre en haut :

– C’est toi, Patrice ?

– Bien oui ! c’est moi !répondit le jeune homme d’assez méchante humeur, bien qu’il eûtreconnu la voix de sa fiancée.

Mais Madeleine descendit rapidement et se jetadans ses bras. Patrice embrassa sa cousine qu’il trouva peunaturelle dans ses démonstrations. Elle paraissait plutôt inquiètequ’heureuse de le voir.

Il ne la jugeait point embellie, à cause queParis lui avait fait perdre ses belles couleurs. Cependant, elleavait acquis d’autres grâces féminines, que Saint-Martin-des-Boisne lui aurait jamais données. Mais, quand on est de la rue del’Écu, c’est pour longtemps.

Madeleine, de son côté, trouva Patricemaussade.

– Qu’est-ce que tu as ? lui dit-elleen faisant la moue. Tu n’as pas l’air content. Est-ce parce qu’onn’est pas allé te chercher à la gare ?

– Mais je ne me plains pas ! fitPatrice, les lèvres pincées. Où est-il, mon oncle, que jel’embrasse ?

– Tu le verras à table, Gertrude va teconduire à ta chambre. Dépêche-toi, on dîne à huit heures tapant,tu as cinq minutes.

La chambre de Patrice était au second étage,elle était immense et nue. Un petit lit entre de hautes murailleset de hautes fenêtres qui fermaient mal. Aux murs, de merveilleusesboiseries écaillées, effritées, qu’il ne regarda même pas. Aucuneintimité, aucune douceur. Aucune prévenance. Pas un bouquet dans unpot. Pas un portrait. Il eût aimé que Madeleine, par une allusionquelconque, eût prouvé qu’elle s’était intéressée à celui quiallait venir habiter là. Mais rien ! il soupira. Il setrouvait seul ! seul !…

Avec quelle hâte, elle l’avait embrassé,poussé, bousculé ! Et ils allaient se marier dans deuxjours !

Il était assis, désolé, au pied de son lit. Lavoix de Gertrude le fit sursauter, derrière la porte.

– Eh bien ! monsieur Patrice, vousêtes prêt ? Mademoiselle voudrait vous parler.

Il n’eut aucune coquetterie, ne se regardamême pas dans la glace. Il se lava les mains et trouva Gertrudeimpatiente.

– Venez-vous ? Voyons !…bougonna-t-elle… et elle le fit descendre, le poussa dans le salon.C’était le vieux salon Empire qu’il avait connu àSaint-Martin-des-Bois. Là encore, aucune fleur dans les vases. Etles meubles avaient encore leurs housses. Madeleine l’attendait,debout. Elle lui prit la main, et lui dit rapidement, àmi-voix :

– Mon petit Patrice, quand nous seronsmariés, nous ferons ce que nous voudrons, n’est-ce pas ? Maisici, nous sommes chez papa, et il ne faut pas le contrarier. Il estdevenu de plus en plus maniaque. Il ne faut pas trop lui envouloir, car il a une grosse peine de me voir partir. L’idée de monmariage lui a toujours été insupportable. Finalement, il s’y estrésolu, comme il se serait décidé à se faire l’opération del’appendicite. Il souffre, il voudrait que ce soit, une bonne fois,fini. Mais, en attendant que ce soit fini, il ne veut pas enentendre parler. Donc à table et partout, dans cette maison,qu’il ne soit pas question de mariage ! C’est entendu ?…Tu feras vis-à-vis de tout le monde, comme si tu étais venu passerdeux ou trois jours à Paris pour des affaires urgentes que tu n’aspas besoin de faire connaître… C’est compris ?

Elle n’attendit même pas sa réponse. Comme ilrestait là, abasourdi, elle ouvrit la porte de la salle à manger ety pénétra. Alors, il suivit comme dans un rêve.

Assise au coin d’une fenêtre, une jeunepersonne, de tournure élégante, lisait. Au bruit qu’ils firent enentrant, elle leva la tête. Patrice ne put retenir uneexclamation : Zoé !… Il savait bien que Zoé avait suiviCoriolis à Paris ; mais il croyait la trouver à lacuisine.

Eh quoi ! C’était bien vrai qu’il eût enface de lui la petite coureuse de la forêt ! Cette belle jeunefille qui se levait en le saluant, de manière si aisée, sitranquille, de tenue si parisienne dans sa simplicité et, dans samise, d’un goût modeste et sûr, c’était la sœur des Vautrin qu’ilavait connue courant comme une biche sauvage dans les sentiers dela forêt, sa tignasse au vent, des mèches folles sur lesyeux ! Par quel miracle, aujourd’hui, la voyait-il sitransformée ?

Il ne savait s’il devait lui tendre la main.C’est elle qui offrit la sienne, très simplement, en lui demandantdes nouvelles de sa santé.

Mais il n’eut pas le temps de s’extasierdavantage ; l’oncle Coriolis faisait son entrée, suivi d’unjeune gentleman de haute et forte apparence qui bombait la poitrineet des épaules solides dans une jaquette impeccable. Le fiancé deMadeleine connaissait cette figure simiesque aux yeux bridés dontle type extrême-oriental étonne toujours quand il est corrigé parles modes d’Europe : par exemple, par l’aplatissement parfaitdu cheveu lisse divisé par la raie droite ; et par le port dumonocle. Oui, M. Noël portait monocle ! Patrice, qui nel’avait jamais examiné de si près, le jugea à son avantage. Lacorrection de sa tenue et toute son attitude glacée lui donnaitpresque grand air. La laideur particulière du visage attiraitplutôt la curiosité qu’elle ne la repoussait ; Patriceregretta seulement pour cet exotique la trop forte bâtisse de lamâchoire animale[14].

Patrice avait été étonné par Zoé. Mais la vuede Noël le plongea dans une stupéfaction profonde. « Il a bienchangé depuis le verger de la plante à pain », pensa-t-il ens’inclinant assez froidement devant le salut bref de l’ex-commisjardinier.

Et tout ce monde se mit à table !

Coriolis n’avait point été démonstratif avecson neveu. Il lui avait, en une phrase rapide, demandé desnouvelles de ses parents, et, sans attendre la réponse, lui avaitindiqué sa place entre Madeleine et Zoé ! Noël se trouvaitentre Zoé et Coriolis.

– Quand tu auras fini de faire des yeuxde capote de cabriolet, tu me diras ce qui t’étonne ici, mongarçon ?

C’était Coriolis qui rompait le silence gênantqui avait suivi l’absorption du potage.

Patrice, ainsi interpellé, fut honteux devantMadeleine. Il eut cependant l’audace de répliquer en baissant lenez dans son assiette.

– Ce qui m’étonne ici, c’est le monoclede M. Noël !

Madeleine l’avertit aussitôt, d’un petit coupde pied sous la table, qu’il venait de dire une bêtise. Mais ilétait trop tard, l’oncle l’entreprenait déjà.

– Ton père porte bien des lunettes ;je ne vois point pourquoi M. Noël, dont la vue estfaible de l’œil gauche, se priverait d’un verre concave.L’astigmatisme n’est point le privilège de la race blanche, nil’usage des lentilles pour le corriger !

Ceci fut dit d’un ton sec et méprisant quifoudroya Patrice. Le jeune homme voulut dissimuler sonanéantissement sous un sourire aimable.

– Pourquoi souris-tu ? Tu te trouvessans doute spirituel ? Console-toi, tu n’es point le seul deton espèce. Ils sont tous fabriqués du même bois, les jeunes gensd’aujourd’hui qui n’ont point quitté les jupes de leur mère. Si tuavais fait, comme moi, trois fois le tour du monde, tu ne resteraispoint ébahi devant un indigène de Malaisie qui porte mieux que toile complet-jaquette et le gilet-châle (tu ne l’as pas encore vu ensmoking) et qui t’en remontrerait, tout premier clerc de notaireque tu es, sur le Baudry-Lacantinerie[15].

Et comme Patrice, assommé, setaisait :

– Interroge !… Mais interroge-ledonc…

– Ne mécanisez donc point comme ça cepauvre jeune homme, émit la voix pleurarde de Gertrude dans unbruit d’assiettes et d’argenterie.

Elle se fit mettre à la porte avec tous leshonneurs qui lui étaient dus.

Madeleine eut la mauvaise inspiration deprotester ! Coriolis lui ferma la bouche, à elleaussi :

– Je ne veux pas, vous entendezbien !… Je ne veux pas qu’on se moque de Noël !…

– Mais mon oncle ! personne ne semoque de lui, finit par s’écrier Patrice, dans un sursautd’exaspération.

– Allons donc, il n’était pas plutôtentré ici que tu le regardais comme un phénomène ! Je ne veuxpas !… tu entends !… Je ne veux pas qu’on le regardecomme un phénomène !… Tout le monde ne peut être né ruede l’Écu, à Clermont-Ferrand !…

– Papa ! Patrice n’a rien dit quipuisse te contrarier. Tu te montes la tête, maintenant, à propos derien !

– Eh ! vous me rendrez malade tousici, autant que vous êtes, Noël comme les autres !

Noël semblait ne pas entendre et se bourraitconsciencieusement d’une potée de choux de Bruxelles.

– Bon ! voilà maintenant que c’estNoël ! émit Madeleine, en se forçant à rire.

– Et Zoé aussi ! continua Coriolisterriblement bougon.

– Qu’est-ce que j’ai fait ? demandala voix innocente et harmonieuse de la gentille Zoé.

– Tu as encore fait quatre grosses fautesdans ta dictée, et tu as de mauvaises notes pour ta géographie.

– La géographie, dit Zoé, ça ne peut pasm’entrer dans la tête !

– Et l’orthographe ? Est-ce que çapeut t’entrer dans la tête, l’orthographe ?

– Mais oui, monsieur, mais il faut letemps.

– Le temps de quoi ? Te voilà l’âgede te marier. Tu dois savoir l’orthographe et la géographie. Si jete disais, Patrice, que j’ai eu plus de mal avec cette petitequ’avec Noël, ça te donnerait peut-être une moins fière idée de larace blanche ! hein, mon garçon ?…

Patrice hocha la tête. Il voulait que sononcle le crût de son avis, mais il ne comprenait rien à unepareille histoire. On faisait de Zoé une savante,maintenant !…

– Il faut que tu comprennes, ma petite,continuait Coriolis, tourné vers Zoé, que je ne te fais rienapprendre de trop, si tu veux être heureuse en ménage.

Patrice pensait : « Madeleine s’estmal exprimée en me défendant de parler mariage ; en somme, ona le droit de parler de tous les mariages ici, excepté dumien !…

– Je ne me marierai jamais !répondit tristement Zoé, en baissant les yeux. Qui est-ce quivoudrait de moi ?

– Ça me regarde, gronda Coriolis d’unegrosse voix bourrue.

Et, en disant cela, comme il jetait un coupd’œil à Noël, celui-ci leva le nez en l’air. Son indifférence pourtout ce qui se disait à cette table était majestueuse. Patricel’admirait. L’oncle grogna :

– C’est très mal élevé de faire celui quirêve à table et de n’être jamais à la conversation. À bonentendeur, salut !

Mais il est probable que M. Noëln’entendit pas, car il ne salua pas. En revanche, il se gratta.Sans doute, sa manche le gênait, car, de sa main gauche, il segrattait nerveusement sous le bras droit, ce qui est défendu dansles salons d’hommes. L’oncle lui envoya, à toute volée, sur lamain, un coup fameux d’un petit bâton d’ébène que Patrice avaitdéjà vu sur la table et dont il ignorait l’usage. Pan !…M. Noël eut un cri de bête que l’on corrige et laissa samanche tranquille.

– C’est honteux ! fitCoriolis ; est-ce que tu te crois ici à Haï-Nan ? C’esthonteux pour un étudiant en droit de la faculté de Paris.

– Il est inscrit ? demanda Patrice,goguenard.

– Il suit les cours avec moi.

– Et où en êtes-vous, mononcle ?…

– Aux différentes manières dont onacquiert la propriété, répondit Coriolis. Noël, dis-nous un peuquelles sont les différentes manières dont on acquiert lapropriété ?

M. Noël toussa (en mettant sa longue mainaristocratique d’Haï-Nan devant sa bouche) et répondit, de sa voixtoujours un peu enrouée, et sur le ton récitatif d’un garçon quisait bien son catéchisme :

BALAOO

(qui pense : est-ce que Gertrude va bientôt apporter lesnoix ?)

Les différentes manières dont on acquiert lapropriété sont : les successions, les donations et lestestaments ; les contrats, contrats de vente et contrats de ils’arrête brusquement.

CORIOLIS

(sourcils froncés)

Eh bien ?… et contrats de…

BALAOO

(regardant voler une mouche)

Vous savez bien, monsieur, que c’est un motqui me déplaît devant les étrangers. (Coup d’œil de hainesauvage du côté de Patrice.)

CORIOLIS

Vraiment ! (Il allonge la main ducôté du petit bâton d’ébène.)

BALAOO

(rapidement, à voix basse, et devenant tout pâle, ce qui est safaçon, à lui, de rougir)

… Et contrats de mariage… demariage. (Il relève la tête, satisfait de s’être vaincu ;il essaie maintenant de regarder Patrice avec un grand aird’indifférence comme un de la Race qui sait dissimuler sessentiments intimes.)

CORIOLIS

(heureux du résultat)

Eh bien ! Patrice, qu’est-ce que tu enpenses ?

PATRICE

C’est merveilleux !

– Et tu sais, tu peux l’interroger surtout, reprenait Coriolis, je lui ai fait donner une éducationcomplète de bon fils de famille. Il connaît sesclassiques !

– Est-ce qu’il sait lelatin ?

– Tu as tort de te moquer de ton vieiloncle, Patrice. Non, Noël ne sait pas encore le latin ! Maissois persuadé que, le jour où il s’y mettra, il te collera au boutde trois mois… Interroge-le donc sur les dates et sur l’histoireromaine.

Patrice vit qu’il n’y échapperait pas. Ildevait interroger :

– Cela ne vous ennuie pas, monsieur, queje vous interroge ?

M. Noël, qui venait de se tailler un cubeimposant de fromage de gruyère, l’engloutit tranquillement et nerépondit pas.

CORIOLIS

Tu n’as pas entendu ? Mon neveu Patricete demande s’il peut t’interroger. Montre-lui que tu n’es pas unsot.

BALAOO

(la bouche enfin libre : on ne doit pas parler la bouchepleine)

Ayons des qualités pour en faire usage et nonpour en faire parade ! (Négligemment, il laisse tomber sonmonocle de l’arcade sourcilière, au bout de son cordon, sans seservir de la main.)

PATRICE

(comme un niais)

Ça, c’est répondu !

MADELEINE

Oh ! il est rarement à court ; maisce soir, tu l’intimides. (Mouvement brusque de Balaoo quiremet, d’un geste furieux, son monocle sur son œil.)

CORIOLIS

(à Balaoo)

Tu es fâché ?

ZOÉ

(d’une voix émue)

Moi, je sais bien pourquoi il est fâché.

CORIOLIS

Pourquoi ?

ZOÉ

Parce que Gertrude n’apporte pas les noix.

PATRICE

M. Noël aime les noix ?

MADELEINE

Oh ! c’est son idéal !

PATRICE

(pour dire quelque chose)

C’est vrai, monsieur, que les noix sont votreidéal ?

BALAOO

Malheur à qui ne se conduit pas d’après unidéal ; il peut toujours être content de lui, mais il esttoujours loin de tout ce qui est beau et bon ! (Il regardedu côté de la porte ; mais Gertrude n’apporte toujours pas lesnoix.)

PATRICE

(d’un air important)

M. Noël est un grand philosophe !Il sourit d’un air idiot.

CORIOLIS

(à Patrice)

Tu n’as pas besoin de sourire d’un air idioten disant cela !

PATRICE

(vexé)

Bien, mon oncle !

BALAOO

(enchanté et sans qu’on lui demande rien)

Peu de gens sont assez sages pour préférer leblâme qui leur est utile à la louange qui les trahit ! (Ilregarde toujours du côté de la porte).

MADELEINE

(pour faire diversion)

Qu’est-ce que fait donc Gertrude ?(Elle se lève et va à la cuisine. Elle en revientaussitôt). J’ai trouvé Gertrude en pleurs. Elle avait préparéune belle tarte pour ce soir, et elle ne peut plus mettre la maindessus.

BALAOO

(qui tremble)

C’est général Captain qui l’a mangésûrement !

CORIOLIS

(sévère)

Tu mens ! Général Captain a bon dos etbon bec ! Mais c’est un honnête serviteur. Ne l’as-tu ramenédes Bois-Noirs que pour le charger de tes fautes ? Répondscomme un homme ! Et ne détourne pas la tête !Pourquoi as-tu mangé cette tarte ? Tu savais bien que tufaisais mal ! Réponds !

BALAOO

(qui dévore sa honte devant Patrice en attendant vainement sesnoix)

C’est vrai ! La notion si claire que nousavons de nos fautes est une marque certaine de la liberté que nousavons eue à les commettre !

– C’est bon ! fait Coriolis. Tu saistes maximes ; mais elles ne t’ont pas empêché de voler unetarte ! Tu n’auras pas de noix !

Justement, Gertrude les apportait. Elle lesdéposa sur la table. Les yeux de M. Noël brillaient comme desescarboucles. Mais la main de Coriolis, sans avoir l’air de rien,jouait déjà avec le petit bâton d’ébène.

– Papa ! supplia Madeleine.

Noël la remercia d’un coup d’œil humide. Lemonocle était retombé.

– Papa ! continuait Madeleine… tu essi content de lui pour la conférence Bottier !

– M. Noël fait desconférences ? interrogea Patrice.

– Jeune provincial ! répliquaCoriolis. Si vous n’aviez pas fait votre droit dans des facultéslointaines, vous sauriez que la conférence Bottier est uneassemblée de jeunes étudiants qui se destinent au barreau et qui seréunissent le soir au palais de justice pour se donner l’illusiondes plaidoiries et pour s’accoutumer à la parole.

– M. Noël veut êtreavocat ?

– Nous verrons cela plus tard !…Pour le moment, je lui fais travailler le maniement du discours. Ilne s’en tire pas mal ! Oh ! celui qui lui a coupé lefilet n’a pas perdu son temps ni, comme on dit, volé sonargent !

– Il a pris la parole à laconférence Bottier ?

– Pas encore !… j’hésite à attirerl’attention sur mon élève avant d’être tout à fait sûr du succès.Mais je l’accompagne là-bas : il voit comment on établitl’affirmative et comment on y répond par la négative. Le jouroù il prononcera son premier discours sera un beaujour !

Coriolis émit cette dernière phrase avec unetelle chaleur, un tel élan que Patrice en fut frappé. Il plaignitsincèrement son oncle qui, décidément, à ses yeux, tombait augâtisme.

CORIOLIS

En attendant, pour le former, je lui faisapprendre, en français, du Cicéron.

ZOÉ

(timidement)

Oh ! monsieur, vous devriez lui demanderqu’il nous dise son histoire sur le Baladin !

GERTRUDE

(qui fourre des noix dans les poches de Balaoo sans queCoriolis s’en aperçoive)

Oh ! oui, monsieur, son histoire sur leBaladin !

CORIOLIS

(souriant)

Eh bien ! je ne demande pas mieux !…Va, Noël, dis-nous ton histoire sur le Baladin !

(Balaoo, boudeur, ne bouge pas plus qu’un terme.)

CORIOLIS

Mais va donc, grand sot !… Tu pourras,après, manger des noix !

(En entendant cela, Balaoo se lève, passederrière sa chaise, y appuie la main gauche, tandis que la droitereste libre pour les gestes.)

BALAOO

(de sa plus belle voix de poitrine)

Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vousde notre patience ? Serons-nous longtemps encore l’objet devotre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements devotre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on fait toutesles nuits sur le mont Palatin…

PATRICE

(sursautant)

Ah ! le mont Palatin !… Je ne savaispas ce qu’elles voulaient dire avec leurbaladin !

– Misérable, vas-tu tetaire !

Cette vocifération venait de Coriolis. Ilavait les yeux hors de la tête et presque le poing levé surPatrice, coupable d’avoir interrompu M. Noël dans sesexercices. Patrice, instinctivement, recula, se disant enaparté que son oncle était mûr pour le cabanon et sepromettant de ne point le lui marchander dès qu’il aurait convoléen justes noces.

Coriolis, voyant son effarement, s’exclama,honteux :

– Laisse donc continuer, tu l’interromps.Après, il ne se rappellera plus !

– Il faut que je recommence tout, déclaraNoël.

– Eh bien ! recommence.

BALAOO

(derrière sa chaise, faisant des gestes comme à latribune)

Jusques à quand donc, Catilina, abuserez-vousde notre patience ? Serons-nous longtemps encore le jouet devotre fureur ? Quel terme mettez-vous aux emportements devotre audace effrénée ? Quoi ! la garde qu’on fait toutesles nuits sur le mont Palatin, les soldats distribués dans tous lesquartiers de la ville, l’effroi du peuple, le concours de tous lesbons citoyens, ce lieu fortifié où s’assemble le sénat, laprésence, les regards de ces sénateurs, rien ne fait doncimpression sur vous ? Ne sentez-vous pas que vos complots sontdécouverts ! Ne voyez-vous pas que, éclairée de toutes parts,votre conjuration est comme arrêtée et enchaînée ? Croyez-vousqu’un seul de nous ignore ce que vous avez fait la nuit dernière.(Moi, la nuit dernière, j’ai été chez Maxim, penseBalaoo.) Ô temps ! ô mœurs ! Le sénat est instruitde ces démarches, un consul les voit et Catilina vitencore !

– Bravo !… Bravo !…Bravo !… clama Patrice qui voulait reconquérir les bonnesgrâces de Coriolis au moins jusqu’à la cérémonie.

Madeleine applaudissait gentiment, Zoé étaitpâle d’émotion, Gertrude pleurait. (Maintenant Gertrude pleurait àpropos de rien.)

– Oui, bravo ! râla Coriolis quiétouffait d’orgueilleuse joie. Et tu as vu comme il a ditça !… avec quels gestes !… Est-ce senti ?Hein ? Tu vois ça du haut des rostres ? hein ?… enplein Forum !… Je lui ferai faire le voyage ! Ah !mais oui ! oui !… le voyage de Rome !… leForum ! Les rostres ! Mon Noël là-dessus à la place deCicéron !… Ah ! mais je verrai ça ! bafouillaitCoriolis qui délirait.

– Est-ce qu’il comprend bientout ce qu’il dit ? eut le tort de demanderPatrice.

Il reçut un coup de poing formidable dans lesreins. L’oncle l’aurait tué.

– De quoi ?… De quoi ?… Ilcomprend mieux que toi !…

– Enfin !… il y a des mots tout demême… ça n’est pas à Haï-Nan qu’il a entendu parler du montPalatin…

CORIOLIS

(rugissant, à Patrice)

Pourrais-tu nous dire, toi ce qu’il y avaitsur le Palatin ?

PATRICE

(bégayant)

Il y avait… il y avait… je ne sais pas,moi !… des fortifications !

CORIOLIS

(explosant)

Il y avait un temple, idiot !

MADELEINE

(s’interposant, car Patrice a les larmes aux yeux)

Papa !… Papa !…

CORIOLIS

Mais laisse-moi donc !… Monsieur veutfaire le malin avec Noël… des fortifications !… Je dis :un temple !… et tu sais le nom de ce temple ?…

PATRICE

(d’une voix déchirante)

Non, mon oncle !

CORIOLIS

Dis-le lui, Noël !

BALAOO

(sans hésitation, guignant les noix sur la table et tripotantcelles que Gertrude a mises dans ses poches)

Le temple de Jupiter Stator !… c’estautour du mont Palatin que Romulus traça les premières limites dela future capitale du monde !

CORIOLIS

(rayonnant)

Eh bien ? es-tu collé ?

PATRICE

(les yeux baissés)

Oui, mon oncle, je suis collé !

CORIOLIS

(lançant une tape amicale à Balaoo)

Allons ! tu peux manger tesnoix !

M. Noël ne se le fait pas répéter deuxfois. Il se jette sur l’assiette et, avec une rapidité et uneadresse extraordinaires, il casse les grosses noix avec ses dents,les épluche, les avale… Patrice n’en revient pas !

CORIOLIS

(avec bonhomie)

Ça, c’est plus fort que lui ! Je lui aifait perdre beaucoup de mauvaises habitudes rapportées d’Haï-Nan…mais jamais, non, jamais, je n’ai pu arriver à ce qu’il se servîtd’un casse-noisettes.

PATRICE

Chacun a ses petites manies.

CORIOLIS

Je le tuerais plutôt. On dirait qu’il a autantde plaisir à casser ses noix avec ses dents qu’à les mangerensuite.

PATRICE

(péremptoire)

Je parie que M. Noël préfère encore lesnoix aux discours de Cicéron.

CORIOLIS

Réponds, Noël !

BALAOO

(la dernière noix disparue)

Il y a autour de nous une infinité de joiesvraies, simples et faciles. Il ne s’agit que de s’en emparer.

(Il remet son monocle et, après avoir regardéPatrice avec un mépris parfait, il détourne la tête, car la vue dece garçon lui est décidément insupportable).

Patrice s’incline. On passe au salon. Coriolisordonne à Noël d’offrir son bras à Zoé, ce qui est fait sans grandempressement. Noël regarde, par contre, Madeleine qui vient deprendre le bras de Patrice. Alors, tout en n’ayant l’air de rien,il lui marche sur sa robe qu’il déchire dans la grande largeur. Ils’excuse.

Coriolis n’a pas la force de le gronder, carlui, qui le connaît bien, lit dans les yeux de l’anthropopithèqueune tristesse sans bornes.

BALAOO

(après avoir conduit Zoé près de la table à thé)

Monsieur, je suis un peu fatigué cesoir ; je vous demanderai la permission de me retirer.

Coriolis acquiesce à son désir ; Balaoosalue rapidement à la ronde et monte à sa chambre sans serrer lamain de Madeleine.

II – LA TRISTESSE DE BALAOO

Dans sa chambre, Balaoo trouva Gertrude quilui préparait son smoking et ses bottines vernies.

– Va-t’en ! lui dit Balaoo, avecrudesse. Je ne sors pas !

– Personne n’en saura rien, réponditGertrude en soupirant, et ça te fera du bien de prendre un peul’air. Tiens ! voilà vingt francs pour t’amuser. Je descendsservir le café et je reviens. Habille-toi.

Elle descendit et revint cinq minutes plustard. Balaoo était allongé sur la descente de lit. Il ne s’étaitpas habillé et il pleurait. Gertrude fut affolée.

– Qu’est-ce que tu as ?… Qu’est-ceque tu as ?

– Tu le sais bien, ce que j’ai !répondit Balaoo, les deux poings sur la bouche, pour comprimer sondésespoir. Pourquoi est-il revenu ?

– On ne peut pas lui défendre devenir à Paris. C’est le neveu de Monsieur. Il est venu pour sesaffaires.

– Alors, dis-moi pourquoi, vieille taupe,on a voulu me faire partir avec Zoé pour la maison d’homme, àSaint-Martin-des-Bois ? Il s’en est fallu de l’épaisseur d’unenoix que je parte. On savait bien ce qu’on faisait et que j’auraisdu plaisir à voir le grand hêtre de Pierrefeu… et la pierre platede Mahon… et le verger de ma jeunesse… Mais je me suis méfié… etc’est lui qui est venu !… jure-moi que vous nel’attendiez pas !… Tu n’oses pas me le jurer, hein ?…Saloperie !

À ce moment, on entendit que l’on frappait àla porté. Toc ! toc ! toc ! Gertrude, qui inondaitson mouchoir de ses larmes, alla ouvrir, et général Captain fit sonentrée :

– As-tu bien déjeuné, Jacquot ?demanda-t-il.

– Voilà encore ce sale raseur, grognaBalaoo. Qu’est-ce que tu veux, général Captain ?

Général Captain fit entendre toute une sériede sons gutturaux et rapides comme des paroles de vieille femme encolère.

– Qu’est-ce qu’il dit ? demandaGertrude.

– Il dit, répondit Balaoo, qu’il necomprend pas pourquoi nous ne sommes pas déjà partis. Je lui avaispromis de l’emmener à Pierrefeu.

GÉNÉRAL CAPTAIN. – Pierrefeu !Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu !…

– Il me casse les oreilles, fit Balaoo ense retournant sur sa descente de lit. Va l’attacher à son perchoir,dans la cuisine.

GÉNÉRAL CAPTAIN (trémoussant sesailes). – Pierrefeu ! Partons ! Partons !

– Ah ! en voilà assez, déclaral’anthropopithèque en lui lançant une ruade à l’assommer.

Gertrude, toujours pleurant, mit généralCaptain à la porte. On l’entendit, un instant, sur le palier,déverser un flot d’injures. Et puis, il descendit prudemment, encomptant les marches jusqu’à la cuisine. Là, il grimpa sur sonperchoir qui était placé près de la porte et fit semblant dedormir. La vérité était qu’il observait tout ce qui se passait, caril était plus curieux qu’un concierge d’hommes. Il n’attendit pointlongtemps pour voir descendre dans le vestibule, avec milleprécautions, Gertrude et Balaoo.

Celui-ci était « beau comme unastre ». On apercevait, sous son léger pardessus entrouvert,le plastron éclatant de sa chemise, et les revers de soie de sonsmoking. Les bottines vernies étaient deux étoiles noires sur lesdalles blanches.

« Il va encore faire la noce, et lavieille va encore se crever à l’attendre ! » pensagénéral Captain.

Balaoo, avant de partir, se laissa embrasserpar Gertrude qui lui glissa encore dans la main quelquemonnaie.

– Ah ! fit Balaoo, en soupirant, sije n’avais pas promis à Gabriel d’aller le chercher, je seraisresté, bien sûr.

Gertrude le poussa doucement sur le trottoir,et referma plus doucement encore la lourde porte. Puis elle revintdans sa cuisine et s’installa pour y passer, en somnolant, courbéesur la table, une grande partie de la nuit. Elle se réjouissaitd’avoir réussi à faire sortir Balaoo. « Ça lui change lesidées », se disait-elle, et elle se félicitait d’avoirpréparé, dans ce but, à l’avance, sur le lit, la chemise auplastron éclatant et aux belles manchettes raides comme de l’acieret le faux-col haut, haut… toutes choses auxquelles ne résistepoint un anthropopithèque[16] !

Général Captain dit en français :

– Bonne nuit, madame !

Gertrude répondit poliment :

– Bonne nuit, général Captain !

Tant de politesse ne pouvait durer. GénéralCaptain éprouva le besoin de traiter, lui aussi, la vieilleGertrude de saloperie ! ; mais il apprit à ses dépens quece qui était permis à Balaoo ne l’était pas toujours à un généralCaptain. Il reçut une raclée de coups de pincettes qu’il accompagnade tels cris que Madeleine descendit.

– Qu’est-ce que tu as ?demanda-t-elle, anxieuse, à Gertrude, tu as encorepleuré ?

– Oui.

– Balaoo ?… se doute-t-il de quelquechose ?…

– Bien sûr qu’il se doute… Ah ! çava être terrible !…

– Terrible ! répéta Madeleine,pensive.

*

**

Pendant ce temps, le triste Balaoo, les mainsenfoncées dans les poches de son pardessus, sa badine sous le bras,le front penché vers la terre, les épaules courbées, glissait commeune ombre dans les rues désertes, voyageant dans son rêveintérieur.

Il descendit, par des voies dérobées, vers laSeine et remonta le cours de l’eau. À sa droite, il avait leslugubres bâtisses de la halle aux vins.

Que venait faire son smoking dans ce désertsinistre ?

Eh ! eh ! le smoking de Balaooallait au jardin des Plantes.

Coriolis s’était cru très fort en arrachantBalaoo à la mauvaise influence de la forêt et en transférant lademeure de l’anthropopithèque en pleine capitale ; mais ils’était montré grossièrement imprévoyant en lui faisant éliredomicile à quelques pas de la fosse aux ours, de la cage aux singeset de celle des tigres du Bengale et du lion de Numidie. On nepense pas à tout.

Et c’était toujours de ce côté, vers lesfrères animaux, que le conduisait presque inconsciemment sarêverie ; quand le cœur de Balaoo était triste, à cause deshommes.

Au coin du pont d’Austerlitz, Balaoo s’accoudaau parapet et considéra l’eau frissonnante et les refletszigzagants des becs de gaz.

Comme il venait de soupirer avec force, il sesentit touché à l’épaule. Il se retourna.

– Circulez !

C’était un sergent de ville, inquiet, etflairant un désespoir.

– Tchsschwopp ! fitBalaoo.

– Hein ? qu’est-ce que vousdites ?

Balaoo haussa les épaules et s’éloigna dans lanuit.

– Un étranger, pensa le sergent de ville.Un prince russe, peut-être…

Tchsschwopp, en singe oriental, veutdire à peu près : « Il n’y a pas moyen d’êtretranquille. » Comme il avait obliqué un peu sur la droite, ilse trouva à côté du bureau d’omnibus. Il pressa le pas, longeant lagrille, cherchant la solitude.

Il la trouva. Alors, il appuya son frontcontre la grille, la grille qui entourait le jardin des Plantes,l’immense cage où les hommes avaient enfermé ses frères, lesanimaux. Il resta longtemps ainsi ; le froid des barreaux luifaisait du bien.

Tout las et grelottant de sa douleur, le frontappuyé aux barreaux, le regard du pauvre Balaoo descendait, suivide deux larmes lourdes et rondes comme des billes d’enfant…descendait tout le long de sa personne, jusqu’aux étoiles noires deses souliers vernis. C’était là qu’était le mystère, le mystère deson malheur sans bornes qui faisait de lui pire qu’un paria parmiles hommes, quelque chose comme une bête apprivoisée, c’est-à-direla dernière horreur du monde. Car le lion de Numidie est encorequelqu’un dans sa cage où les hommes craintifs l’ont ensevelivivant ; mais lui, Balaoo, qu’est-ce qu’il est, dans sessouliers vernis ? Un jouet d’hommes, ni plus ni moins…

Tout là-bas, en face de lui, par-delà lesbosquets noirs des arbres, c’étaient les repaires grillés desfauves dont il sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfumlourd. Il se les représentait calmes et fatals et tranquilles,reposant leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans leursmaisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caissespareilles à des cercueils, ne faisant pas plus de bruit que s’ilsavaient été déjà empaillés. Non loin de là, c’étaient, sous descouvertures, dont ils enveloppaient leur rêve digestif, lesserpents, de nobles familles de serpents, les aspics de Cléopâtre,petites bêtes stupides que leur gloire n’empêchait pas de dormir.Oui, tout ce monde-là dormait. Les singes mêmes, qui ne s’arrêtentpas de remuer pendant le jour, ronflaient, le soir venu, comme desbrutes, – comme des brutes, se répétait Balaoo en se représentanttout le peuple animal appesanti, pendant que lui pleurait contre lagrille son angoissant chagrin d’anthropopithèque.

Même dans leur captivité, ceux-là, derrièreleurs barreaux, lui parurent enviables.

Il souffrait trop !

Quel bonheur de ne pas savoir !…d’ignorer la différence !…Oh ! elle n’était pasgrande, la différence ! elle était enclose dans sesdeux souliers vernis… et les passants ne pouvaient pas se douter,bien sûr, en croisant ce superbe jeune homme en smoking, de cequ’il traînait avec lui, dans ses souliers vernis !… Mais lui,lui, lui, il ne pensait qu’à cela, à la différence… etcela lui gâtait toujours ses soirées. Partout, au café, à laconférence Bottier, et même quand il allait au théâtre, il neparvenait pas à chasser l’horrible pensée de ladifférence !

Les soupirs de Balaoo n’ont plus riend’humain, ce soir ! Qu’il prenne garde ; il a déjàéveillé l’attention d’un sergent de ville et voilà que, derrièreles grilles, un gardien qui fait sa ronde est resté, sans le voir,le pas suspendu. Le gardien a écouté d’où venaient ces soufflesextraordinaires. Est-ce l’hippopotame qui se plaint ?l’éléphant qui appelle ? la panthère qui s’ennuie ?Non !… gardien… continue ta ronde… c’est Balaoo qui pleure… EtBalaoo, ça ne te regarde pas !…

Le gardien s’éloigna, et Balaoo, à mi-voix,exhala cette plainte qui était plutôt une complainte, qu’ilemportait toujours avec lui, dans le fond de son tristecœur :

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Pourquoi le Dieu des Chrétiens

N’a-t-il pas mes doigts lié,

Mes doigts de mains de souliers ?…

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Demande au Dieu des Chrétiens

Pourquoi on a changé ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang !

Et pourquoi j’ai appris à pleurer

Si on n’a pu mes doigts lier,

Mes doigts de mains de souliers !…

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Redemande au Dieu des Chrétiens,

Redemande ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang !

Et rends-moi mes palétuviers

Et mes doigts de mains sans souliers !…

Pauvre Balaoo ! Heureusement qu’il luireste Gabriel pour le consoler, Gabriel qui l’attend !

Mais il ne faut rien tenter avant l’heure dela fin de ronde. Elle sonne. Balaoo essuie avec son mouchoir sesyeux humides, et il crache dans ses mains (chose qu’il ne faisaitjamais avant d’avoir vu les gymnastes des music-halls), et, grâce àun rétablissement des reins bien méticuleux pour ne pas froisser leplastron de sa chemise, le voilà à l’intérieur du jardin desPlantes.

Balaoo n’a peur, sur toute la terre, que deschiens.

Il ne redoute plus la ronde d’homme dontl’heure est passée, mais il craint le réveil, là-bas, des chiensqui le sentent venir jusque dans leur sommeil. Heureusement qu’ilssont à l’attache dans la petite cour près de la ménagerie. Tout demême, il faut combattre l’odeur. Mais Balaoo a un bon truc qui luia toujours réussi quand il va en visite, chez ses amis, la nuit. Ilva d’abord saluer les fouines, dans les rotondes de sortie, et, ensortant de là, il pue la fouine à plein nez. Alors il peut sepromener partout et s’approcher autant qu’il veut des bâtimentsgardés par les chiens. L’odeur de fouine ne fait pas aboyer. C’estune odeur naturelle du jardin des Plantes. Tandis que l’odeurd’homme et l’odeur d’anthropopithèque (c’est la même chose, penseBalaoo) font aboyer les chiens.

Balaoo sait où sont pendues les clefs desmaisons de ses amis, dans la demeure d’homme, tout près d’un petitvasistas que l’on n’a qu’à pousser. Et puis on n’a qu’à avancer lamain. Il n’y a aucun danger.

On ne l’entend pas marcher. Il a appris àmarcher en silence, même avec des souliers vernis. Et puis, le longde sa route, aucune bête à plume qui dort sur sa patte, ne seraitassez maladroite, étant réveillée en sursaut, pour crier àl’assassin. Elle sait tout de suite que c’est l’ami Balaoo quipasse.

Aucun animal ne donnera l’éveil ; il peutêtre tranquille, il peut être tranquille pourvu que les chienssentent la fouine.

Les chèvres d’Abyssinie, dans leurs huttes,ont un petit bonsoir de bêlement complice qu’il est le seul àcomprendre et auquel il répond sans s’arrêter par un simplesoufflement des narines. Les grands échassiers, les grands héronslui jouent, en sourdine, avec leur long bec, un petit air declaquoir.

Mais il n’entrera pas chez l’horrible tribusinge de basse classe, autrement dit : singe àqueue prenante. Ça, c’est le rebut et la honte de l’animalitéuniverselle.

Chaque race a ses hontes… Il y a chez ceux dela race d’hommes de honteux troglodytes qui vivent enfermés dansdes trous de pierre, toujours assis sur leur derrière, avec descheveux jusqu’aux talons ; comme il y a d’étonnants Esquimauxà cuisses de peau de phoque, comme il y a des nègres, des nègresqui osent mettre des faux-cols blancs. Si Balaoo était quelquechose parmi ceux de la Race, si jamais, un jour, il se réveillaitavec des pieds de souliers convenables, il ferait des conférencesdans le monde entier pour que les nègres n’aient le droit que demettre des faux-cols noirs.

Mais les singes de basse classe à queueprenante, c’est la honte des hontes de tout !

Un anthropopithèque peut fréquenter toute lacréation, du haut en bas, sans déchoir, mais il ne peut fréquenterça !…

Si lui, anthropopithèque de la forêt deBandang, faisait une chose pareille, aucun anthropoïde oriental nelui pardonnerait, et Gabriel lui cracherait au visage, en apprenantune chose pareille… carrément !

Balaoo, après être allé dire bonsoir auxfouines et avoir exploré les alentours et promené son odeur defouine, est revenu à la maison des féroces.

Rien qu’à la façon dont il tourne la clef dansla serrure, ilssavent que c’est lui ! Et il y a duremue-ménage dans les cages, avant même qu’il ait fait le premierpas dans le corridor. S’ils se sont promis, ce soir, unbon palabre avec Balaoo qui leur raconte toujours des histoiresextraordinaires d’hommes, ils se sont trompés. La visite estcourte. C’est à peine si on a le temps de se dire bonjour, bonsoir.Et Balaoo ressort, avec un camarade à peu près de sa taille, qu’iltient par la main.

C’est Gabriel, le grand chimpanzéoriental.

Entre eux d’abord nulle parole.

Gabriel voit bien, à l’air et au silence deBalaoo, que son ami est triste et a de la peine.

Gabriel, doucement, serre la main de Balaoopour lui faire comprendre que, sans savoir, il compatit à sonchagrin. Au tournant des otaries, Gabriel veut poser une question,mais Balaoo lui ferme la bouche d’un bref et impatient :Woop ! (je t’en prie, tais-toi !) Et Gabriel,voyant son ami d’une humeur si désolée, lui serre encore la mainfort… fort…

« Tourôô ! C’est bon, lamain d’un ami ! » pensa Balaoo.

Balaoo n’avait pas d’ami parmi les hommes, pasde camarades. Il redoutait leur familiarité comme le plus granddanger qui le menaçait. Il cachait sa honte sous son intransigeantefierté.

Enfin, depuis deux mois surtout, il luisemblait bien qu’on lui mesurait le temps qu’il pouvait passerauprès de Madeleine.

Quand il n’était pas avec Coriolis, qui étaitson maître, avec Gertrude qui était sa domestique, avec Zoé, quiétait sa petite esclave, il était tout seul… tout seul avec lapensée de Madeleine et sa honte à lui.

 

Les nuits sont terribles à passer. Une foisqu’il avait trouvé quelque consolation dans la société des grandsfauves de la ménagerie et que Gabriel, débarqué depuis peu derrièreles grilles de la civilisation, avait prêté une attention des plusflatteuses à tout ce qu’avait raconté Balaoo, la pensée était venueà celui-ci de se faire un camarade du chimpanzé. Avec lui, ils’entendait bien, il avait beaucoup moins de mal qu’avec les autresà traduire ce qu’il appelait sa pensée d’homme en langage de bête.Ils avaient des tournures de phrases communes, des idiotismescommuns qui les ravissaient et sentaient leur forêt de Bandangd’une lieue. Java, mère mystérieuse et farouche, avait coulé lemême sang dans leurs veines.

Balaoo tenait toujours Gabriel par la main.Gabriel était le plus docile des amis, sortant quand onvenait le chercher et ne faisant point de difficultés pour rentrerquand on le ramenait. Car Gabriel se rendait bien comptequ’il ne pouvait rien, chez les hommes, sans Balaoo. Et Balaoo nevoulait pas avoir d’ennui à cause de Gabriel. C’était bien entendu.Tourôô !Ils glissèrent ainsi jusqu’à la demeureabandonnée aux papillons morts. Souvent tous deux avaient passé làdes heures à bavarder, sûrs de n’être dérangés par personne. C’estlà que Balaoo, bien avant de risquer les premiers pas de Gabrieldans la nuit d’hommes, avait fait ses dernières recommandations etdonné ses suprêmes leçons de maintien devant une glace à trumeauxqui datait de Mme de Pompadour.

Et c’est au fond d’un vieux placard où Cuvieravait peut-être jadis mis ses hardes que Balaoo avait suspendu lecomplet-veston fort correct dont il avait fait cadeau à Gabriel etdont celui-ci se vêtait toujours orgueilleusement, avant leursescapades.

Ils pénétraient là-dedans par des moyens àeux, des moyens de fenêtres et de gouttières.

Et ils en sortaient sans se salir.

Balaoo n’était plus le voyou du grand hêtre dePierrefeu qui revenait à la maison d’homme, avec un fond depantalon déchiré. Son pantalon, en dépit de tous ses exercices,n’avait jamais d’autre pli que celui qu’il fallait. Balaoo tenait àce que Gabriel eût autant de soin que lui-même de ses affaires.

Tous deux portaient aussi le petit chapeau moude feutre noir qui était alors à la mode. Enfin, Balaoo avait faitdon à Gabriel d’une magnifique paire de lunettes. L’un avec sonmonocle, l’autre avec ses lunettes, pouvaient aller dans le mondesans craintes d’avanies.

Mais il fallait se méfier des chiens.

Balaoo et Gabriel, derrière la grille d’entréequi donne en face de la Pitié, vêtus convenablement comme desjeunes hommes, attendent sans se presser que ça ne sente plus legardien de la paix.

Soudain :

– Allons-y, fait Balaoo.

Deux temps, trois mouvements, la grille estfranchie. Mais ils ne s’attardent pas. En trois bonds, ils sontdans la rue Lacépède. Là, ils respirent. Et, posément,correctement, ils débouchent dans la lumière des trottoirs de larue Monge.

Rien de particulier jusqu’à la rue des Écoles.Ils marchent gentiment, toujours en se tenant par la main.

– Écoute, maintenant je vais te lâcher lamain, Gabriel, parce que nous arrivons dans un quartier chic etqu’on ne se tient plus par la main à notre âge. Mais fais bienattention. Ne me quitte pas. Fais tout ce que je fais ; etsurtout, ne fais pas le malin.

Lors des premières sorties, c’étaient là desrecommandations superflues. Gabriel, tout tremblant et toutanxieux, se contentait d’imiter tous les gestes de Balaoo (ce qui,du reste, un soir, les avait fait remarquer et passer, aux yeux decertains, pour des rastas facétieux) ; mais maintenant,Gabriel commençait à prendre de l’aisance et Balaoo redoutait sesinitiatives.

– Ne fais pas le malin, répéta-t-il… etgare aux chiens !

Car, encore une fois, Balaoo n’a peur que deschiens sur toute la terre. Peur n’est pas assez dire, il en ahorreur. Quand il en voit un, il pâlit et se sauve. Il monte dansun tramway, se jette dans une voiture qui passe à vide et crien’importe quoi au cocher : « Bandang ! » parexemple. Il perd son sang-froid. Aussitôt qu’un chien le voit,c’est pour regarder illico les pieds de Balaoo. On diraitqu’il sait, qu’il devine ce qu’il y a dans les souliers deBalaoo, et, alors que ce chien respecte les souliers de tous lesautres passants, il n’a de cesse (si Balaoo n’est pas assez malinpour se retirer à temps) qu’il n’ait entrepris, de ses dentsimpatientes, le cuir des souliers de Balaoo.

– La crainte des chiens, explique Balaooà Gabriel (dans un langage singe rapide et très complet, car ils’accompagne d’une pantomime du visage et des mains, significativeaussi bien pour les singes que pour les hommes qui terminent, euxaussi, leurs mots avec les mains et les grimaces du visage), lacrainte des chiens est le commencement de la sagesse. PattiPalang-Kaing met les hommes et les chiens dans le même sac. PattiPalang-Kaing dit, dans son livre de la forêt : « Ne tefie pas à leur air de bête, à leur langue pendante, à leur queue entrompette et à leur façon de se promener pour leur propre plaisiren respirant la bonne odeur de la terre. Ils travaillent pour leshommes en dessous, comme des traîtres, et te planteront carrémentleurs crocs dans la gorge pour un simple merci d’homme. »

– Patti Palang-Kaing parle des groschiens de chasse, mais pas des petits chiens que l’on rencontredans les cafés, fit observer Gabriel, en se grattant le bout dunez, ce qui lui valut un coup de badine de Balaoo.

– Oh ! les petits chiens dans lescafés sur les genoux des dames sont bien embêtants aussi. Tantqu’on est dans la salle, ils ne cessent pas d’aboyer. Moi, jeregarde toujours avant de m’asseoir s’il n’y a pas, quelque part,un petit chien.

Justement, ils passaient devant la brasserieAmédée, et un petit chien, qui était sur les genoux d’une dame à laterrasse, se mit à japper furieusement.

– Sauvons-nous ! ordonna Balaoo.

Et il reprit la main de Gabriel pourl’entraîner sur l’autre trottoir ; mais le petit chien avaitété plus rapide que leur fuite, et, bondissant des genoux de ladame, il avait déjà les dents aux mollets de Gabriel qui, sanspatience, lui détacha un bon coup de talon sur la gueule et le tuanet.

La chose fut si rapide que Balaoo n’eut pas letemps d’intervenir : « Ah ! bien, c’est fini !pensa Balaoo, en constatant le dommage, nous voilàpropre ! »

En effet, ils furent entourés en un instant,pendant que la dame ameutait contre eux tout le quartier enpoussant des cris déchirants.

Tous les consommateurs s’étaient levés commeun seul homme en les traitant de sauvages, de bêtes féroces. Lesdemoiselles d’étudiants leur cassaient sur le dos leurs ombrelleset leurs parapluies. Un monsieur tendait sa carte à Gabriel.

Balaoo n’avait pas lâché la main de Gabrielqui tremblait et claquait des dents. Gabriel était surtout effrayépar les yeux du monsieur qui lui tendait sa carte.

– Ah ! les sales rastas[17] ! criait-on.

– Réponds pas ! conseillait Balaoo,qui semblait avoir l’expérience de ces sortes d’émeute, pour avoirsans doute bien malgré lui, au cours de ses escapades nocturnes,déchaîné plus d’une fois les colères populaires. Réponds pas !et recule ! (Balaoo, pas à pas, reculait, entraînant Gabriel.)Recule sans rien dire et surtout ne les touche pas !

Mais la foule suivait leur mouvement. Et lemonsieur à la carte ne les lâchait pas d’une semelle, mettant avecobstination son carré de bristol sous le nez de Gabriel. Gabriel neput s’empêcher de souffler sur la carte qui le chatouillait (desouffler avec son nez), et cela fit du joli. Le monsieur hurla quece misérable assassin, ce lâche qui ne voulait pas se battre, luiavait craché dans la figure.

Un monôme d’étudiants, qui descendait la rueChampollion, vint ajouter au vacarme et à la confusion. Balaoo(toujours à reculons, car il savait où il allait et toujours enentraînant Gabriel) eut l’idée géniale de prendre la carte duforcené et de lui déclarer qu’il pouvait s’attendre à recevoirleurs témoins, le lendemain matin. Cédant toujours à la poussée,ils furent bientôt contre le mur du musée de Cluny (Balaoon’attendait que cela).

– Hop ! fit-il. (Hop ! poursauter. C’est la même chose en singe et en homme : voyagede M. Philippe Garner aux forêts équatoriales.) Hop !Gabriel comprit. Un peu de lierre était là, grimpant jusqu’à unegargouille. Balaoo et le chimpanzé étaient déjà dans le jardin dumusée que les autres se demandaient encore par où ils étaientpassés. Quand ils comprirent, ils augmentèrent leurs clameurs. Unefenêtre du musée s’entrouvrit, et un poète (M. Haraucourt) sepencha au-dessus de la rue pour déclarer qu’il lui était impossiblede travailler.

On lui expliqua qu’il y avait deux banditsdans son jardin. Alors il réveilla tous les gardiens, mais on netrouva personne derrière les vieilles pierres de Julienl’Apostat.

La foule, en commentant diversement lesévénements, retourna prendre des bocks à la brasserie Amédée.

Pendant ce temps, à la terrasse d’un café quifaisait le coin de l’avenue Victoria et de la place du Châtelet,assis bien tranquillement dans un coin d’ombre où on pouvait boireà son aise (avec ses doigts), Balaoo disait à Gabriel :

– Tu vois ce qui peut arriver avec leschiens. Moi, j’avais un système à Saint-Martin-des-Bois. Pour nepas avoir d’ennuis, je les avais tous pendus. On a cru à unemaladie des chiens, et personne n’a plus eu de chiens dans le payset j’ai été bien tranquille. Mais à Paris, il y en atrop !

– La dernière fois, tu m’avais promis deme conduire chez Maxim, dit Gabriel. Est-ce qu’il y a deschiens ?

– Non ; mais tu ne pourras pas boireavec tes doigts.

Balaoo, au commencement, s’était bien promisd’entreprendre l’éducation parfaite de Gabriel, mais ça n’avait étélà qu’une velléité de son imagination complaisante. Et quand ilsétaient sûrs d’être tout seuls, dans l’ombre d’une terrasse, lechapeau sur les yeux, ils buvaient tout de suite leurs bocks avecleurs doigts, tous les deux (on trempe ses doigts dans le verre eton suce). Ça soulageait Balaoo de bien des contraintes.

Sur cette terrasse du Châtelet, tout alla bienjusqu’à l’arrivée du marchand de cacahuètes.

Balaoo eut la douleur de voir Gabriel bondirsur cet honnête homme et lui ravir, en un tour de main, samarchandise.

Fou d’épouvante, le marchand de cacahuètes,qui avait cru sa dernière heure venue, se contenta de se ramasserdu ruisseau où il avait roulé et de se sauver à toutes jambes à larecherche d’un sergent de ville.

Il en trouva un qu’il amena à pas lents,jusqu’à la terrasse du café où le drame venait de se dérouler.

Les paisibles clients, effarés, lui apprirentque son voleur était parti avec un monsieur qui avait déclaré qu’ilrépondait de tout, mais qui n’avait pas payé les consommations.

Quant aux garçons qui avaient réclamé leur dû,ils déclaraient avoir eu la sensation bien nette que ce clientindélicat allait les mordre.

Pendant que monsieur l’agent, tout en prenantdes notes sur son calepin, conseillait à ces gens de parler chacunson tour et que le plaignant se lamentait sur une marchandise qu’ilne devait plus jamais revoir, Balaoo et Gabriel (comme ne cessentde le conseiller les sergents de ville) circulaient depuislongtemps.

Assis sur l’impériale du tramwayMontrouge-Gare de l’Est, le panier entre eux deux, ils appréciaientla douceur du temps, la fraîcheur des feuilles toutes neuves auxarbres du boulevard, le charme de cette soirée de printemps etl’excellence des cacahuètes.

Balaoo attendait, pour « faire desreprésentations » à Gabriel que le panier fût vide, ce quiadvint à la hauteur de la prison Saint-Lazare.

Comme Gabriel proposait alors de descendre dutramway pour se mettre le long des terrasses de cafés, à larecherche d’autres marchands de cacahuètes, Balaoo crut le momentvenu de lui exposer les dangers de sa conduite.

Balaoo avait pris sa voix sévère pour lui direque, s’il continuait à voler des cacahuètes, il irait en prison. Etil lui expliqua, en lui montrant les murs d’en face, ce que c’étaitqu’une prison d’hommes.

Gabriel ne put s’empêcher de frissonner devantl’horrible bâtisse. Il songeait à sa grande cage si gaie du jardindes Plantes parmi les arbres et les fleurs, où il recevait lavisite quotidienne des nourrices de petits d’hommes et desguerriers aux jambes écarlates.

Il promit à Balaoo tout ce que celui-civoulut, pourvu qu’il le conduisît chez Maxim. Balaoo lui en avaitparlé comme le meilleur café de Paris pour les bananes et lesananas ; seulement, il fallait savoir s’y tenir tranquilleparce que c’était très bien fréquenté.

– Je veux bien te conduire chez Maxim,répondit Balaoo, mais tu comprends que, si tu te jettes sur lesbananes et sur les ananas comme tu t’es jeté sur les cacahuètes, çafinira par faire du vilain. Il faut attendre qu’on vous serve et nepas croire que tous les plats qui passent sont pour vous !

Gabriel attesta Patti Palang-Kaing qu’ilgarderait les mains dans ses poches.

Une demi-heure plus tard, ils entraient chezMaxim, descendant d’une auto-taxi qui, n’ayant pas été payée, lesattendit, comme il convient, devant la porte.

Balaoo et Gabriel, timides, ne s’étaient pointsenti le courage de déranger toutes les belles personnes quiencombraient l’allée du milieu. Balaoo, qui s’était déjà risquédans l’établissement deux ou trois fois (parce qu’il en avaitentendu parler à la conférence Bottier entre l’affirmativeet la négative), Balaoo avait, du reste, son petit coinpréféré, en entrant à gauche, derrière la porte. C’est là qu’onétait le moins remarqué et le plus tranquille pour manger lesbananes et les ananas.

HENRY

(le gérant, qui voit entrer Balaoo et son ami)

Ah ! voilà le professeur hindou. À ungarçon. Baptiste, portez un ananas au professeur hindou.(Dans les bonnes maisons, il suffit qu’un clientvienne deux fois, pour que l’on soit tout de suite au courantde ses goûts et de ses habitudes.) Ah !n’oubliez pas non plus les bananes !

Baptiste s’éloigne pour exécuter les ordres etrevient presque aussitôt.

BAPTISTE

Le professeur hindou voudrait vous parler. Jene comprends pas ce qu’il me demande.

HENRY

Il parle pourtant français ?

BAPTISTE

Oui, mais il me demande du riz cru. Je ne peuxpourtant pas lui donner du riz cru.

HENRY

Du riz cru ? (Il va à la table oùsont assis Balaoo et Gabriel. Il salue.) Vous avez commandé,messieurs ?

BALAOO

(découpant un ananas pour Gabriel)

Voilà. J’ai amené un ami. Mon ami serait trèsheureux de manger un peu de riz. Pourriez-vous nous faire donner duriz ?

HENRY

(toujours très correct et ne s’étonnant jamais derien)

Mais parfaitement, monsieur. Le voulez-vous aulait ? Le voulez-vous en potage ? En croquettes ou engâteaux ? Voulez-vous du riz au gras ?

BALAOO

(donnant la moitié de l’ananas à Gabriel)

Nous le voulons cru.

HENRY

Tout cru ?

BALAOO

Oui, tout cru, dans un saladier. Ça n’est pasdifficile. Vous remplissez un grand saladier de riz cru, vous nousl’apportez, et nous, nous versons du champagne dedans.

HENRY

Ah ! je comprends, c’est un plathindou ! ce doit être délicieux, il court commander leplat.

BALAOO

(à Gabriel)

Tâche de manger proprement, on nous regarde,ça n’est pas difficile de manger un ananas proprement.

GABRIEL

(la bouche pleine)

Ici, il n’y a pas de chiens, mais il y abeaucoup de dames.

BALAOO

Prends garde aux dames, il y en a qui sontaussi embêtantes que les chiens. Si elles te parlent, ne leur donnepas de coups de talon ; laisse-moi répondre.

GABRIEL

(qui a fini son ananas, mange les cure-dents sans que Balaoos’en aperçoive)

Woop ! Tu peux y compter…

UNE DAME

(qui passe)

Tiens ! voilà le professeur hindou. Il aamené son singe, ce soir.

BALAOO

(pâle de rage)

Je connais, dans la forêt de Bandang, desguenons qui sont plus belles que vous, madame !

LA DAME

(qui s’arrête)

Qu’est-ce que vous dites ?

BALAOO

(affectant de ne point regarder la dame, les yeux auplafond)

Sachons sourire, sourire à la vie, sourire ànos devoirs, sourire même à nos peines.

LA DAME

Je ne vous demande pas tout ça ! Espècede mal élevé !… Elle passe très digne.

BALAOO

(la suivant des yeux)

Goek ! (Va-t-en.) Elle sent labosse de bison !

Mais la vue de ces femmes effrontées et quisentent si fort le ramène par une fatale antithèse à la penséed’une jeune femme d’homme qui sent comme le printemps quand lesviolettes poussent entre les racines moussues du grand hêtre dePierrefeu. C’est en vain qu’il a essayé de se distraire avec lescacahuètes, le chien mort et tous les incidents créés parl’inexpérience et la charmante naïveté de Gabriel, au long duchemin ; la triste pensée anxieuse de la jeune femme d’hommelui cuit le cœur sournoisement, comme lui brûle l’estomac, quand ilvide à lui tout seul un pot de cornichons.

GABRIEL

(qui a fini de manger les bananes, l’ananas et lescure-dents)

Il n’y a plus rien à manger ?

BALAOO

Je suis décidé à faire la noce. Je t’offre unsaladier de riz au champagne ! J’attends. (Au sommelierqui vient aux ordres.) champagne ! de la tisane dechampagne ! (montrant Gabriel) à cause dupetit !…

GABRIEL

(qui mange les allumettes)

C’est bon, le champagne ?

BALAOO

(lugubre)

Ça pique dans le nez et ça fait marcher detravers.

GABRIEL

(qui a fini les allumettes et qui maintenant mange laboîte)

Comme tu me dis tout cela tristement,Balaoo !

BALAOO

(sinistre)

L’homme de Saint-Martin est revenu.

GABRIEL

(le plaignant)

Phch ! Phch !

BALAOO

(s’essuyant discrètement un œil au coin de saserviette)

Wohoup ! Wohoup !(Hélas ! Hélas !)

GABRIEL

(s’emparant avec la rapidité de l’éclair des petits bâtons quel’on vient d’apporter, pour épurer, de son gaz, lechampagne)

J’avais bien vu que tu étais triste, va !Phch ! Phch ! (Il lui serre la main sous latable.)

BALAOO

(prêt aux larmes)

Douce est la chaleur de ta main… Tourôô…tourôô !… dans le sens de merci. Je suis bien malheureux,Gabriel. Gabriel mange les petits bâtons. Qu’est-ce que tumanges ?

GABRIEL

(pâlissant)

Rien !…

BALAOO

(lui ouvrant la bouche)

Montre voir ! (Il referme la bouchede Gabriel.) Ah ! ce sont les petits bâtons du champagne.Tu as bien raison. Ils ne valent rien avec le champagne, ils luienlèvent tout son piqué dans le nez. Il vaut mieux les manger toutseuls.

GABRIEL

Regarde ce que cette dame a sur son chapeau.Est-ce que c’est bon à manger ?

BALAOO

(les yeux brillants)

Oh ! la magnifique paille de riz !Mais retiens-toi ! Moi aussi je mangeais les chapeaux quandj’étais petit, tous les chapeaux d’été de Madeleine, car leschapeaux d’hiver, ça ne vaut rien, et puis j’ai grandi et jelaissais ses chapeaux tranquilles… J’attendais qu’elle me donnât àmanger dans sa main… Wohoup ! Où est-il le temps oùje mangeais dans la main de Madeleine ?… le temps où je lavoyais arriver dans le verger de ma jeunesse ?… Elle y étaitcomme un bouton de rose. Elle ressemblait aussi à la perdrix quicourt vers son petit ; mais la perdrix a un corsage moins beauet une démarche moins légère. Sa voix était douce comme le chantdes bengalis.

GABRIEL

Je ne comprends pas tout ce que tu dis, maismon cœur est dans ta poitrine !…

BALAOO

(lui serrant la main sous la table)

Tourôô ! (dans le sens de :merci) Qu’est-ce que tu as dans la main ?… Il regarde. Oùas-tu pris ce cigare-là ?

GABRIEL

Dans la boîte, pendant que le monsieur neregardait pas… (Le garçon a repris la boîte de cigares ets’éloigne en les comptant discrètement.)

BALAOO

Qu’est-ce que tu vas en faire ?

GABRIEL

Le manger…

BALAOO

Au dessert ! Tu m’en donneras la moitié.Tiens ! Voilà notre saladier de riz et notre champagne !(On sert ces messieurs ; Henry a tenu lui-même à apporterle saladier.)

HENRY

J’ai suivi les ordres de ces messieurs. Il estcru. J’ai fait fondre au fond du saladier trois morceaux de sucre.Est-ce assez ?

BALAOO

(hésitant et puis se risquant tout de même)

Dites-moi, Henry ? vous n’avez pas de lacanne à sucre ? (Geste négatif d’Henry qui s’amuse.)Remuez, Henry !… Remuez, comme pour la salade. (Henry remue leriz dans le saladier.) Pendant ce temps-là, je vais verser.

HENRY

Est-ce assez remué ?

BALAOO

Oui, c’est dommage que vous n’ayez pas de lacanne à sucre !

HENRY

(souriant)

Monsieur plaisante !

BALAOO

(furieux)

Gock !

(Henry s’éloigne. Balaoo étend la main du côtéde la bouteille de champagne que le sommelier débouche. Mais,distrait par les grimaces de Gabriel, le sommelier laisse partir lebouchon qui va frapper le plafond en faisant un bruit de poudre àcanon. Aussitôt Gabriel, épouvanté, a franchi en un seul bondl’espace qui sépare la table où il est assis du bar qui est enface.)

GABRIEL

(se cachant derrière le bar, d’une voix déchirante)

Brout ! Brout ! Wohoupout ! (Grâce ! Grâce !Hélas ! Grâce !)

LES CLIENTS

(en chœur)

Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il ya ?…

UNE DAME

Mais c’est le singe desFolies-Bergères !

TOUS

Il lui ressemble.

Sur quoi, la dame s’étant trop approchée deGabriel, celui-ci, affolé, lui enlève prestement son beau chapeaude magnifique paille de riz qu’il se met illico,n’écoutant plus que son instinct, à dévorer. En voyant disparaîtreentre les dents de l’anthropoïde le chef-d’œuvre de la rue de laPaix, la dame, l’ami de la dame et le garçon poussent des clameursdéchirantes. Mais Balaoo a jeté le cri de guerre, le cri d’appel dela forêt de Bandang, et d’un nouveau bond Gabriel l’a rejoint. Tousdeux sont déjà dehors quand le plus illustre client de chez Maximarrive tout juste pour calmer le personnel en émoi :

– Vous voyez bien, dit M. B…, quec’est le maharaja de Karpurthagra, qui se promène avec sonsinge !…

Pendant ce temps, l’auto, qui les amena, lesremporte au plus vite ; le chauffeur, qui a très peu vu lafigure de ses voyageurs dans l’obscurité, croit ses clients un peu« bus ».

Quand ils furent arrivés à la grille duMuséum, Balaoo prouva au chauffeur que le maharaja de Karpurthagraavait fait, cette nuit-là, une telle noce qu’il ne lui restaitplus, au fond de ses poches, qu’une infime monnaie. Le chauffeurn’en voulut point entendre davantage. Il se déclara le serviteur dumaharaja et annonça qu’il viendrait se mettre à ses ordres versonze heures du matin ; puis il disparut après avoir saluémonseigneur. Si Balaoo avait été vraiment gai, ce soir-là, il n’eûtpoint manqué de crier au chauffeur :

– Vous demanderez M. Gabriel, latroisième cage à gauche !

Mais Balaoo n’était pas vraiment gai…

Ayant franchi les grilles avec Gabriel, ilmarchait la tête basse et plus triste que jamais, en dépit d’uneaussi belle soirée.

Ils arrivèrent devant l’étang des otaries, àl’heure où l’aurore commence de dissiper les ténèbres de la nuit.Gabriel, qui craignait d’être grondé, ne disait rien. Mais Balaoone songeait guère à faire de la peine à Gabriel. Il le fit asseoirsur la terre, près de lui ; il lui prit la main, et frissonnaet soupira. Et il dit des mots d’homme que Gabriel ne comprenaitpas. Mais il les disait si tristement que Gabriel en avait leslarmes aux yeux.

BALAOO

Écoute, Gabriel. Au printemps, je lui ai faitcadeau des premières branches fleuries. Alors elle m’a regardé etm’a dit : « Mon pauvre Balaoo ! » Et ce futtout ! Oui… pauvre Balaoo ! Balaoo pleure. Balaoo est leplus à plaindre des créatures de Patti Palang-Kaing…

GABRIEL

Woop ! (Dans le sens de :Je t’en prie, calme-toi.)

BALAOO

(serrant la main de Gabriel)

Il n’y a que toi qui me comprennes, sur laterre, Gabriel. Je vais te dire une chose que je n’ai jamais dite àpersonne, pas même à elle. Mais nous pleurons ensemble, toi et moi.Ainsi les plantes faibles s’entrelacent pour résister à latempête.

GABRIEL

Wohoup !Wohoup ! (Hélas !Hélas !)

BALAOO

C’est une chanson que j’ai faite. Écoute.Approche ton oreille. C’est une chanson en langue d’homme. Maisrien qu’à la douceur des mots, tu comprendras monchagrin !

GABRIEL

Wohoup ! Wohoup !

BALAOO

(à l’oreille de Gabriel)

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Écoute mon chagrin.

Je me suis promené dans le jardin d’homme,

Comme un de la race qui pleure.

Mais personne n’a vu mes larmes,

Pas même celle pour qui je meurs.

Mais elle a entendu mon cœur

(Qui soupirait dans son malheur),

Et elle a dit à l’autre qui levait le nez en l’air :

« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing :

Écoute mon chagrin.

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers,

Je dirais à Patti Palang-Kaing :

Garde tes palétuviers,

Tes bananiers, tes mangliers,

Puisque j’ai mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers.

Patti Palang-Kaing !

Balaoo ne regrette rien !…

Et je dirais à Madeleine,

Avec ma plus douce haleine :

« Madeleine, je veux,

Veux embrasser tes cheveux. »

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers !…

Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,

Veux embrasser tes cheveux. »

Et moi, je ne dis rien !

Et je lui lèche la main !…

GABRIEL

(essuyant les larmes de Balaoo)

Pauvre Balaoo ! Pauvre Balaoo !

III – À LA NOCE

Le jour des noces, Patrice, depuis huit heuresdu matin, était en habit de soirée et cravate blanche. Comme iln’avait plus rien à faire dans sa chambre, il en sortit ;mais, sur le palier, il trouva Gertrude qui le pria poliment derentrer chez lui, en lui annonçant la visite de Monsieur.

Coriolis ne tarda pas à arriver, et lapremière chose qu’il fit fut de railler avec âpreté la tenue dePatrice. Il l’appela marié de village et le pria de passer uneredingote ou une jaquette, s’il ne tenait pas absolument à ce queles gamins de Paris ne criassent à la chienlit sur son passage. Ilajouta que c’était bien assez de cette mode stupide qui imposaitaux jeunes filles du XXe siècle de se déguiser encorepour aller à l’autel en vierges antiques marchant ausacrifice : bref, il trouva prétexte à écouler son humeur qui,depuis quarante-huit heures, était exécrable.

Le jeune homme enleva son habit, mais, en bonclerc de notaire de la rue de l’Écu, garda sa cravate blanche.

Il était résolu à ne plus s’étonner derien ; une fois pour toutes, il avait mis sur le compte duchagrin désordonné de Coriolis qui allait perdre son enfant (carPatrice espérait bien, autant que possible, ne pas la lui rendre)les rebuffades odieuses dont il était l’objet de la part de sonfutur beau-père et aussi tout le curieux mystère, toutel’incroyable discrétion qui, jusqu’alors, avaient entouré lespréparatifs de la cérémonie.

Depuis deux jours qu’il était chez son oncle,Patrice, à la veille de ses noces, n’avait pas encore vu un ruban,aperçu un paquet, un carton à chapeau, une robe, une fleur.

Le bouquet, qu’il avait rapporté d’une de sessorties, avait été saisi, dès son arrivée dans le vestibule, parles mains forcenées de Gertrude qui l’avait jeté, sans donnerd’explications, dans la boîte à ordures.

Il excusa la vieille domestique comme ilexcusait le père. « Je leur enlève une perle, sedisait-il ; quoi d’étonnant, après tout, à ce qu’ils ne me lepardonnent pas ? »

Au fond, comme il se sentait le plus fort,d’heure en heure, son humiliation goûtait une joie secrète etmauvaise à se faire plus petite, plus insignifiante à la pensée dela revanche prochaine.

Toutes les formalités avaient été remplies.Patrice avait déjà vu le notaire, le maire et le curé. Cependant,il avait, la veille, très peu vu Madeleine, et pas du toutMlle Zoé ni le redoutable étudiant en droit. Maisl’absence, au repas, de Zoé et de Noël, ne lui pesait point. Ilavait cru comprendre, à quelques phrases prononcées dans les coinsentre Gertrude et Madeleine, que M. Noël avait pris la libertéde passer toute une nuit dehors et qu’il n’était rentré chez luique vers dix heures du matin, dans un état tel qu’il avait fallu leporter dans sa chambre où on le soignait depuis comme le filsprodigue de la maison.

Cette petite escapade ne semblait point avoircontrarié outre mesure Madeleine ; mais Coriolis n’était pas àprendre avec des pincettes.

La cérémonie à la mairie était fixée pour dixheures et il en était neuf trois quarts. C’est ce que Patrice fitbien timidement observer à son oncle, lequel avait encore sonveston d’intérieur ; enfin, le jeune homme fut étonné, enmettant le nez à la fenêtre, de ne voir, devant la porte, aucun deces extraordinaires landaus de louage qui ont accoutumé de promenerle bonheur légitime datant d’un jour dans la capitale.

– Une voiture ? Pour quoifaire ? demanda Coriolis.

Patrice pâlit :

– Eh bien ! mais, est-ce que lemoment n’était pas venu d’aller se marier ?

– La mairie n’est pas si loin !répliqua l’oncle. Nous irons à pied !

Le jeune homme sursauta. C’était ainsi que levieil original espérait ne pas se faire remarquer !… enpromenant à son bras, sur les trottoirs, sa fille en toilette demariée, fleurs d’oranger en tête !

Suffoqué, Patrice ouvrit la bouche, sinon pourémettre un son, du moins pour respirer. Coriolis, d’une tapeamicale, l’envoya respirer sur le palier.

– Allons ! arrive, lui dit-il, onn’attend plus que toi !

Cependant il l’arrêta encore devant lesmarches, et Patrice le vit qui se penchait au-dessus de la rampepour demander d’une voix sonore :

– On peut descendre ?

La voix de Gertrude répondit au mêmediapason :

– Oui, on peut !…

Alors, ils descendirent un étage et entrèrentdans le salon. Madeleine s’y trouvait avec Gertrude. Patricerecula : Madeleine était en noir !…

Il n’en pouvait croire ses yeux. Elle étaitlà, devant lui, la jeune épouse, enveloppée d’une mante sombre etencapuchonnée d’une capeline qui devaient lui servir pouraccompagner Gertrude au marché, les jours de pluie.

Après avoir reculé, Patrice avança. Cettefois, s’il tremblait, c’était de rage. Il était prêt à mettre enpièces les vêtements, l’oncle, la nièce et Gertrude. Mais, commeapparaîtrait tout à coup, dans le ciel d’orage le plus noir, unrayon de soleil, le sourire de Madeleine brilla sous la capeline,en même temps que le manteau s’entrouvrait pour laisser voir laplus jolie petite mariée que Patrice eût pu jamais imaginer, mêmeen rêve, cependant qu’une aimable odeur de fleurs d’orangernaturelles – cadeau de Gertrude qui en avait couronné le front desa jeune maîtresse – se répandait dans la pièce.

Patrice tomba aux genoux de Madeleine etembrassa ses adorables petits pieds qui, chaussés de satin blanc,se dissimulaient dans d’humbles sandales en caoutchouc. Lemalheureux jeune homme sanglotait.

– Pourquoi, dit-il au milieu de seslarmes, pourquoi me faites-vous ainsi souffrir ? Me ledirez-vous enfin ?

Ce fut Coriolis qui le releva et le serra surson cœur :

– Madeleine te le dira, mon enfant, fitle vieillard, dont l’émotion était à son comble… Oui, Madeleine tedira tout et tu nous pardonneras. Allons ! Embrasse ta femme,Patrice, et courons chez le maire. C’est vrai que nous sommes enretard. Finissons-en !

– Oh ! oui que tout celafinisse ! prononça à voix basse Madeleine en mouillant à sontour de ses pleurs les bonnes joues de Patrice… que tout celafinisse !

Patrice dit, sincère, en semouchant :

– Moi ! je ne demande pasmieux !

Et il crut devoir ajouter, lyrique :

– Ça aurait été plus vite fini avec unevoiture…

Mais Madeleine l’entraînait déjà dansl’escalier. Elle lui avait pris le bras et, d’un geste rapide,s’était à nouveau renfermée dans les plis maussades de sonmanteau.

L’oncle venait de passer à la hâte uneredingote usagée que lui avait tendue Gertrude. Il n’y avait que lavieille servante qui parût en toilette. Elle était entrée avecassez de difficulté dans une robe de soie puce qu’elle s’était faitfaire, en grand secret, pour la circonstance, et que Coriolis,malgré une colère foudroyante, n’avait pu lui ôter.

Tous quatre descendirent l’escalier quand uneporte au-dessus d’eux s’ouvrit, et Patrice entendit des pasprécipités. Il se retourna. Mlle Zoé était derrièreeux, plus pâle qu’une statue de cire. C’est à peine si elle eut laforce, dans l’émotion qui soulevait son aimable corsage, de direces mots auxquels Patrice chercha vainement un sensdramatique :

– Il est à la fenêtre.

Mais Coriolis ne les eut pas plutôt entendusqu’il s’écria :

– Nom d’un chien de nom d’un chien !Passons par l’escalier de service !

Car l’hôtel avait un escalier de serviceaboutissant à une petite porte qui ouvrait sur une ruelleadjacente ; seulement les portes de cet escalier et l’escalierlui-même n’avaient point servi depuis des années sans nombre et ladescente par cette étroite et sinistre galerie, raide comme unpuits, fut une entreprise presque tragique.

Il fallut se battre, non seulement contre desgonds vermoulus, mais encore contre une saleté séculaire. Ce fut unbonheur que l’antique serrure qui fermait la porte de la ruelle netînt presque plus, sans quoi la noce ne serait jamais sortie de cetaffreux boyau.

Quand ils furent enfin dehors, ils seregardèrent. Les deux hommes étaient horriblement sales, mais lesdeux femmes avaient miraculeusement traversé cette poussière sansen rien garder sur elles. L’oncle secouait déjà son neveu, nonpoint pour le brosser, mais pour qu’il hâtât le pas. Il avait prisla tête de l’expédition et ne se retournait que pour jeter àmi-voix : « Vite, vite ! » Il marchait le doscourbé et rasait la muraille comme quelqu’un qui veut sedissimuler. Le plus extraordinaire était que Madeleine et Gertrudeimitaient cette étrange attitude. Les deux femmes avaient ramasséleurs jupes et trottinaient en effaçant les épaules.

Patrice essayait en vain d’obtenir uneexplication : il semblait qu’on n’eût point le temps de luirépondre, et, s’il s’arrêtait, tantôt l’oncle, tantôt Madeleine,tantôt Gertrude, le tirait par la main comme un enfant paresseuxqu’il y a du danger à laisser derrière soi.

– Quelle drôle de noce ! pensait lejeune homme. À nous voir, on dirait une fuite de suspects, quitentent d’échapper, pendant la Terreur, aux agents du Comité desalut public.

Enfin, par des chemins étrangement détournés,on arriva à la mairie. Certainement, si Patrice n’avait pris laprécaution, la veille, de songer aux pauvres de M. le maire,celui-ci ne l’aurait point si longtemps attendu. La cérémonie futbâclée, comme on dit, en cinq sec. Coriolis avait dit àPatrice : « Ne t’occupe point des témoins, j’ai notreaffaire ! »

En effet, le savetier, le concierge, lecommissionnaire du coin et leurs amis ne manquèrent point aurendez-vous. Dès l’arrivée de ces messieurs, Madeleine laissatomber le sombre vêtement qui cachait sa grâce, sa fraîcheur et sajeunesse ; et Patrice eût pu penser qu’elle ne s’étaithabillée que pour ces manants, si Patrice avait été en état depenser quoi que ce fût en une minute aussi impressionnante.

Pour aller de la mairie à l’église, on pritune voiture fermée. Messieurs les décrotteurs suivirent dans unfiacre découvert : Coriolis commençait à faire bien leschoses.

Il y eut une basse messe vite expédiée, et,les signatures données à la sacristie, les témoins payés, lesnouveaux époux se trouvant en règle avec Dieu et avec les hommes,on songea à déjeuner.

Coriolis conduisit son monde dans un petitrestaurant renommé des bords de l’eau qu’il avait fréquenté autemps de sa jeunesse, et où la vieille servante avait préalablementporté une valise renfermant un vêtement ordinaire de ville pourMadeleine. Les malles étaient, paraît-il, déjà à la gare.

Une inestimable sensation de paix, detranquillité, de calme, venait de ce coin du quai peu fréquenté, etde cet unique restaurant aux clients rares. Après toutes lestribulations de cette mémorable matinée, Patrice se crut en droitde respirer. Il soupira. Il soupira de bonheur sur la main deMadeleine qu’il porta à ses lèvres, et il commençait à lui exprimerla joie qu’il ressentait d’un moment si doux quand le garçonapporta les coquillages.

En même temps qu’il apportait les coquillages,il annonça à ces messieurs qu’il y avait quelqu’un en bas qui lesdemandait et qui paraissait fort pressé de les voir.

Coriolis se leva tout pâle :

– C’est Zoé ! s’écria Madeleine dansune grande agitation.

– Faites monter ! Faites monter toutde suite, ordonna Coriolis.

Et quand le garçon fut parti, le père et lafille se regardèrent avec une inquiétude qui troubla singulièrementPatrice :

– Qu’est-ce qui a bien pu se passer ennotre absence ? pensait Gertrude tout haut… ; pourqu’elle soit venue, il faut qu’elle ait des raisons !

Et Zoé fit son entrée. Elle était nu-tête, lescheveux dénoués qu’elle essayait en vain de rattraper, de ressaisird’un geste de torsade fébrile. Son visage exprimait l’angoisse laplus intense, ses yeux cernés disaient une grande douleur, et lescoins de sa bouche tremblaient.

– Qu’y a-t-il ? Mon Dieu ?demandèrent, d’un même cri, Coriolis, Madeleine et Gertrude.

– Il y a qu’il vous cherche !…

– Hein !…

– Il y a qu’il s’est échappé !… Ilsait tout !… Il s’est enfui comme un forcené !… Prenezgarde !… Il est capable de tout !

Et Zoé se laissa aller, épuisée, haletante,sur les genoux de Gertrude.

– Mais qui, qui ? hurlait Patrice,ne comprenant rien à l’épouvante de tous ceux quil’entouraient.

– Qui ?… Noël !… veux-tu lesavoir ! Noël ! clamait Coriolis qui se tenait la tête àdeux mains comme s’il craignait qu’elle lui échappât.

– Mais il va peut-être arriver ici,conseillait Gertrude. Fuyons !

– Mais où, papa… Où fuir ? gémissaitMadeleine… Il vaut mieux ne pas descendre dans la rue s’il est surnotre piste.

– Il a perdu la piste ! souffla Zoéqui étouffait, mais qui n’osait demander à Gertrude de la délacerdevant Patrice.

– Ah ! Ah ! il a perdu lapiste !… mais il ne t’a pas suivie, surtout, tu en essûre ?…

– C’est moi qui le suivais… Je m’étaisjetée dans un fiacre… Ah ! c’est affreux… affreux !… Ilest comme fou !…

– Mais fou de quoi ? interrogeaitPatrice, au comble de l’exaspération.

– Fou de Madeleine !… Veux-tu lesavoir, là !… Oui, il est amoureux fou de ta femme !… Illui fait des vers, là, es-tu content ?…

– Et c’est parce qu’un monsieur fait desvers à Madeleine que vous êtes dans un état pareil ?… Maisqu’il vienne donc, ce garçon-là, je lui parlerai : en voilàune histoire !…

Et Patrice montra ses poings ; Coriolishaussa les épaules.

– Mais qu’est-ce que ça peut bien nousfaire, Noël ? répéta avec rage, le malheureux jeune homme,éperdu à cause de cette bombe inexplicable qui éclatait au milieude son bonheur tout neuf !

Hélas ! Personne ne s’occupait dePatrice.

Fébrilement, ne sachant à quoi se résoudre,après avoir précautionneusement fermé portes et fenêtres, lesautres interrogeaient Zoé qui racontait, par petites phraseshachées et coupées de sanglots, une histoire si fantastique, quePatrice put se demander s’il ne rêvait point qu’il était tombé dansun asile d’aliénés où les mots que l’on entend n’ont plus de sensmême pour ceux qui les prononcent.

– C’est à croire, soupirait Zoé, qu’ilfaisait l’ivre mort exprès pour qu’on ne s’occupât pas delui ; il a été si vite debout, tout à coup, ce matin, et sivite habillé ! toilette tapageuse ! pan ! pan !coups de pieds dans l’armoire, dans les tiroirs de lacommode ; coups de pieds partout, pan ! pan !pan ! dans la porte, quand je lui parle, derrière la portepour lui demander ce qu’il a et qu’il me répond que les femmesd’hommes le dégoûtent et que Patti Palang-Kaing lui a défendude se marier avec les femmes d’hommes, « mais que la loide la forêt de Bandang ne défend pas à M. Noël d’assister àune si belle cérémonie, quand il n’y va pas de sonhonneur ! » Des misères, des misères !… tout cequ’il m’a dit !… Et que je n’avais pas besoin de m’habiller enParisienne, que je ne serais jamais aussi belle qu’une guenon deshuttes des marécages ! Enfin !… le plus terrible était(je le regardais aller et venir par le trou de la serrure) qu’ilcourait à chaque instant à la fenêtre, tout en s’habillant, commes’il guettait quelque chose dans la rue…

Comme il venait de jeter, par la fenêtre, unepaire de chaussures, cette fois, je lui ai demandé ce qu’ilavait : il m’a répondu d’une voix terrible (que j’auraitoujours dans les oreilles, même si je vivais mille ans, bien sûr)…Il m’a répondu d’une voix terrible : « Est-ce que çane sent pas la fleur d’oranger ? »

– Pardon ! interrompit Patrice,pardon, mon oncle si je ne comprends pas très bien !

Mais Patrice en resta là, épouvanté parl’accès de fureur de Coriolis, lequel secouait avec une honteuseviolence les breloques de la vieille Gertrude.

L’oncle ne pardonnait point à sa servanted’avoir éveillé le flair de M. Noël avec une fleur quin’aurait rien senti du tout si Gertrude ne s’était imaginé del’offrir naturelle.

– Et après ? demanda-t-ilrageusement à Zoé, quand il se fut un peu calmé, sous lesobjurgations de Madeleine.

– Alors, continua la pauvre Zoé, ilouvrit la porte. Je ne l’avais jamais vu aussi pâle :« La fleur d’oranger, dit-il, c’est une odeur quise porte le jour des noces. » Et il descendit, enm’écartant brutalement de son chemin. Il alla, enreniflant, tout droit au salon dans lequel Madeleine avaitattendu Patrice. Quand il sortit de ce salon, son visage étaiteffrayant à voir. Il eut la force de me poser quelques questionsavec sa mâchoire tremblante : « Où estMadeleine ? » Je lui répondis qu’elle était sortie. Ildemanda aussi des nouvelles de M. Patrice et de vous,monsieur. Je ne savais que lui répondre et j’inventai une histoire,disant que vous alliez tous rentrer bientôt à la maison, quand ilreprit sa terrible voix de gong de la forêt de Bandang :« Une odeur de la fleur d’oranger, ça se porte chezM. le maire ! » Il descendit, là-dessus,l’escalier en trois bonds et fut dans la rue. Je courus derrièrelui…

Tout d’abord il fut assez désemparé. Ilcherchait l’odeur sans la retrouver. Elle n’était point sur letrottoir… Il aspirait l’air de tous côtés… Enfin, il fit le tour dela maison… entra dans la ruelle et retrouva l’odeur près de lapetite porte… Il ne s’occupait pas plus de moi que si je n’avaispas été là… et n’entendait même pas ce que je lui disais… Il futbientôt hors de la ruelle… J’avais toutes les peines du monde à lesuivre. Il allait d’une rapidité folle, toujours le nez en l’air,bousculant les passants, les chevaux, les voitures et même arrêtantles omnibus… Je le vis entrer de loin à la mairie et puis ressortirpresque aussitôt… Comme je savais que vous deviez prendre unevoiture en sortant de la mairie pour vous rendre au restaurant, jeme disais : « À cause de la voiture, il va peut-êtreperdre la piste… »

– Pardon !… interrompit encorePatrice, pardon ; mais si pénétrante que soit l’odeur de lafleur d’oranger, je ne comprends plus…

– Assez ! Tu ne comprendras jamaisrien !… clame l’oncle… Continue, Zoé… Il sort de lamairie…

– Oui, il sort de la mairie et, toujoursle nez en l’air, toujours bousculant les passants, il se rend àl’église… de là… sans une hésitation aucune, il prend le chemin leplus direct qui semble conduire ici… Cette fois, je le rattrape, jeveux lui parler ; il me jette au pied d’un mur comme un paquetde linge sale et se met à courir… courir… Moi, je m’élance dans unevoiture pour venir vous prévenir, s’il en était temps encore…quand, au coin du boulevard Saint-Germain, au lieu de prendre larue qui mène ici, il continue son chemin… Je veux voir où il va. Ilcontinue le boulevard… continue… le nez en l’air… et brusquements’arrête, et je le vois entrer, sans aucune hésitation, dans unétablissement très bien, le restaurant Moilly, je crois ;qu’est-ce qu’il allait faire là ?… Soudain, je compris… il yavait devant le trottoir toute une file de landaus et un coupé demariage !… À partir de la mairie et de l’église, Noëlavait suivi une autre fleur d’oranger !… Il tombait dansune autre noce ! Je ne sais pas ce qu’il a pu leurfaire !… J’ai entendu des cris ! des cris ! J’ai vudes gens qui accouraient aux fenêtres et qui appelaient au secours,comme s’il y avait eu le feu !… Après, je ne sais plus… Je mesuis sauvée pour venir ici enfin… ; pour le moment… vouspouvez être tranquilles… Mais le pauvre garçon est fou !… Jene l’ai jamais vu comme ça… tremblant de la tête aux pieds, l’œilhagard… Ah ! ce qu’ils ont dû prendre dans la noce àcôté !…

Ainsi parla la gentille désespérée Zoé quilaissa ensuite couler librement ses larmes.

– Pourvu qu’il ne lui arriverien !… avec cette histoire de noce… espéra tout hautCoriolis.

Patrice se pencha sur Madeleine qui,mélancolique et silencieuse, semblait suivre une pensée auloin :

– À quoi penses-tu ?

– Je pense comme papa : pourvu qu’ilne lui arrive rien, avec cette histoire de noce !…

Ainsi, il n’y avait dans cette salle de penséeet de sollicitude que pour ce fou sauvage qui se jetait au traversde son bonheur comme une bête dangereuse.

– Ça, c’est trop fort, protesta-t-il.

Zoé l’arrêta :

– Je ne pense pas qu’il y ait à craindrepour lui. Vous savez bien qu’on ne peut pas l’attraper… Il va,il vient, il disparaît comme il veut !… Non, ce qu’ilfaut plutôt redouter, c’est que, s’apercevant de son erreur, il neretourne à la mairie et à l’église et ne retrouve la véritablepiste. S’il a gardé quelque sang-froid, Il peut tout avec sonnez !

– Comment ! il peut toutavec son nez ?… explosa Patrice qui luttait contrel’abrutissement dans lequel avaient commencé à le plonger lesétranges discours de Zoé.

Zoé le regarda stupéfaite : Eh !quoi, il ne savait encore rien, celui-là ! Patrice lut, dansses yeux, à la fois de la peine et de la malice.

– Ah ! fit-elle, sans répondre à sesétonnements. Pour un jour de mariage, nous ne sommes à la noce, niles uns ni les autres !… Le mieux que vous auriez à faireserait de prendre le train le plus tôt possible et de ne pasattendre jusqu’à ce soir : c’est un bon conseil que je vousdonne !…

– Mais pourquoi ? pourquoi ?pourquoi ? Moi, je veux manger, protesta Patrice, et mangertranquillement !… N’est-ce pas, Madeleine, que nous voulonsmanger tranquillement ? Ce n’est pas parce qu’un énergumène…Il n’acheva pas…

– Le voilà ! s’écria Zoé qui s’étaitpenchée à la fenêtre.

Ah ! le beau sauve-qui-peut !…Coriolis entraînait, ou plutôt emportait déjà dans ses brasMadeleine défaillante. Gertrude bousculait Patrice, le poussantdevant lui à coups de poings. Au coin d’un petit escalier quel’oncle semblait connaître depuis longtemps, Coriolis se retournaet jeta à Zoé la fatale fleur d’oranger, arrachée au front deMadeleine, malgré les aboiements de Patrice :

– Reste ici, toi, arrête-le !criait-il à Zoé ! enferme-le !…

Et d’un geste furieux, Coriolis, repoussantZoé, enfonça le reste de la petite troupe dans le petit gouffre dupetit escalier.

Pendant ce temps, M. Noël montait legrand escalier du restaurant, les narines palpitantes…

*

**

Patrice et Madeleine, accompagnés de Corioliset de Gertrude, arrivèrent à la gare d’Austerlitz pour voir partirle train d’Auvergne. Le train suivant était omnibus et desservaittoutes les petites stations de banlieue. Patrice déclara que safemme et lui le prendraient. Il avait hâte de quitter Paris, de setrouver seul avec Madeleine pour l’interroger, pour se soulager detoutes les pensées horribles qu’il avait sur le cœur.

Mais voilà que, sur le quai de la gare,Madeleine qui, depuis qu’on était parti si précipitamment durestaurant, n’avait pas prononcé un mot, subitement se trouva malet glissa par terre, les yeux fermés.

Ce fut un brouhaha sans nom. Madeleine étaittoujours dans sa robe de mariée. Cette mariée qui s’évanouissaitdans une gare attira à elle tous les voyageurs et fit le vide dansles trains qui attendaient la minute du départ. Les hommes d’équipelâchèrent leur travail ; les facteurs, leur colis ; lesgarçons accoururent du buffet. Au-dessus de la foule, on entendaitles glapissements de Gertrude et les cris de Coriolis.

Le bruit se répandait déjà avec persistancequ’il s’agissait d’une jeune fille que l’on avait mariée contre songré et qui venait de s’empoisonner, là, devant tout le monde, surle quai de la gare, plutôt que de suivre son mari. HeureusementMadeleine souleva ses paupières et regarda Patrice avec une doucetendresse où il y avait comme une supplication de pardon pourl’extraordinaire journée de noce qu’on lui faisait passer… Labouche aussi de Madeleine s’entrouvrit pour laisser passer dans unsouffle ces trois mots qui firent frissonner le pauvrePatrice : « À la maison ! »

– Oui, grogna Coriolis qui était aussirouge que sa fille était pâle et qui paraissait sous la menace d’uncoup de sang… Oui… retournons à la maison… Je ne peux pas telaisser partir dans cet état de faiblesse !…

Mais Patrice déclare qu’il s’oppose à ce queMadeleine retourne à la maison, aussitôt, la foule se dresse contrelui et menace de lui faire un mauvais parti. On le traite de bruteet on plaint tout haut la jeune et charmante petite femme qui esttombée sur un sauvage pareil ! Une dame fait respirer des selsà Madeleine qui suffoque ; un monsieur qui se dit médecin seprépare à lui dégraffer son corsage. Patrice est décidé à mourir enhéros ! Il saisit sa femme dans ses bras et s’élance à traversla cohue, vers la première porte. Il a le bonheur de l’atteindre.Une auto-taxi est là, il y dépose Madeleine au milieu d’un chœur demalédictions. Le chauffeur demande une adresse. Patrice luicrie : « Route d’Auvergne ! » mais Coriolis,accouru, ordonne : « rue de Jussieu… » et montre àPatrice Madeleine qui a refermé les yeux. Gertrude, avant de montersur le siège à côté du chauffeur, a encore une parole deprudence : « Rue de Jussieu, mais si l’autre est là,Monsieur ! » À quoi Coriolis répond :« S’il est là, tu sais bien qu’il n’y a que Madeleine pour luifaire entendre raison ! » Et les lèvres de Madeleines’entrouvrent encore : « Oui, moi, ilm’écoutera !… »

L’auto démarre. La foule a disparu. Quelqu’undit :

– Ils auraient bien mieux fait d’allerdans une pharmacie. Des mariages comme ça, ça devrait êtredéfendu !…

Et comme Patrice a le malheur de montrer sonnez à la portière, on le salue :

– Eh ! va donc,Barbe-Bleue !

IV – INCONVÉNIENTS DE CERTAINE AUDACIEUSEENTREPRISE

Mais ce n’était pas à la foule qu’allait larancune de Patrice. Le sentiment qu’il nourrissait, à cette heure,à l’endroit de Coriolis, était dénué de la moindre tendresse. Dansl’auto, le jeune homme se jurait bien que le singulier vieillardlui paierait cher les tristes heures qu’il venait de passer.

Maintenant, Coriolis avait une figure deréflexion sévère. Cette sévérité devait être dirigée contrelui-même, car il prononça une étrange phrase :

– Je touche peut-être au châtiment !Que la volonté de Dieu soit faite si je l’ai offensée.

Madeleine, qui rouvrait les yeux, ne putentendre ces paroles sans frissonner, et ses bras fragilesserrèrent contre elle celui qui les avait prononcées.

Comme la voiture entrait dans la rue deJussieu, Madeleine dit :

– Rassure-toi, papa ; ce n’estplus une bête sauvage.Je lui parlerai et il comprendra. Notretort a été de le fuir comme une bête sauvage ; et c’estcertainement cela qu’il ne nous pardonne pas. Mais, si je luiparle comme on doit parler à un homme, il agira en homme.

Gertrude dit simplement :

– Oui, il se tuera comme unhomme !

Ils arrivèrent à l’hôtel. Événementincroyable : Madeleine paraissait avoir retrouvé toutes sesforces. Ce fut elle la première descendue, et sans l’aide depersonne. Patrice, stupéfait, la regardait : tout de même,elle était aussi blanche que sa robe.

Patrice exigea que l’auto attendît. Sur letrottoir, ils examinèrent le visage de la maison. Il était clos.Coriolis avait des clefs. On entra. Le jeune homme avait pris lebras de Madeleine presque de force. Il sentait trembler ce bras surle sien. Elle avait peur !… Elle avait peur !… Alorspourquoi était-elle revenue ? Pourquoi avait-elle voulurevenir ? Elle dit tout haut, après avoir écouté le silence dela maison :

– Il n’est pas là !

C’était donc pour lui qu’elle étaitrevenue.

Patrice souffrit atrocement, et cependant ilne doutait point que Madeleine ne l’aimât. Tous avaient l’oreilletendue vers le silence de la maison. La jeune femme, avec unsoupir, dit encore :

– Ils ne sont pas rentrés. Zoé lui aurafait peut-être entendre raison ! Mon Dieu, si elle avait pu ledécider à faire un tour au jardin d’Acclimatation ! (Coriolisavait défendu, une fois pour toutes, à Balaoo, le jardin desPlantes qu’il trouvait trop près.)

– C’est bizarre, je ne vois pas généralCaptain !

Justement, comme elle disait cela, généralCaptain apparut sur la dernière marche du premier étage.

L’oiseau-concierge avait un drôle d’air.

D’abord, il ne leur demandait pas s’ilsavaient bien déjeuné. Il ne leur demandait rien du tout : ilne parlait pas, ce qui était tout à fait anormal pour généralCaptain. Et il balançait sa petite tête verte d’une façon régulièreet désolée :

– Général Captain a quelque chose !remarqua tout de suite Gertrude qui le connaissait bien.

Silencieux, au fur et à mesure qu’ilsavançaient, il reculait, par petits bonds, toujours en lesregardant et toujours en balançant la tête.

– Il y a quelque chose ! Il y aquelque chose ! reprit Gertrude.

Patrice sentit trembler davantage, sur sonbras, la main de Madeleine. Elle était de l’avis deGertrude :

– Suivons-le, dit-elle, vous voyez bienqu’il nous appelle.

Tout cela était enfantin et sinistre. Cetoiseau vert, à la démarche mystérieuse et au balancement de têteincessant… leur apparaissait au milieu de ce vaste escalier, oùhésitaient leurs pas inquiets, comme la mauvaise fée de l’hôtelfroid et sonore.

Il les conduisit à travers des corridors,jusqu’au haut de la galerie de service qu’ils avaient prise lematin même pour échapper à la curiosité de M. Noël ; etlà, ils découvrirent, tout en haut des marches, étendue, les brasen croix et le visage couvert de sang, Zoé ! Ils crièrentd’effroi. Coriolis, qui s’était précipité sur ce corps inerte,releva sa figure effarée.

– Elle a reçu un coup terrible à la tête,fit-il, mais elle n’est pas morte !

On la transporta dans sa chambre. On l’étenditsur son lit ; Coriolis lui fit respirer de l’éther. Elleouvrit les yeux. À la vue de cette jeune femme en robe de mariéequi la soignait, elle fut secouée comme d’une déchargeélectrique :

– C’est toi, Madeleine !… Toi,ici !… Ah ! va-t’en !… va-t’en !…va-t’en !… Ma petite Madeleine, va-t’en…

On essaya de la faire taire, de la calmer,mais rien n’y fit. Elle était animée d’une force incroyable pourrepousser Madeleine :

– Va-t’en ! Il va venir !… Ilva venir !… et il te tuera !…

Ils virent qu’elle délirait, mais les parolesde son délire les affolaient.

– Oui, il te tuera !… Quand il a vuque tu étais partie avec Patrice, que tu t’étais enfuie durestaurant, rien n’a pu le retenir. Il m’a frappée, parce que jevoulais le retenir ! Je lui ai crié, en râlant, que vous étiezà la gare de Lyon. Alors, il n’a fait qu’un bond jusqu’à la fenêtremais il va revenir !… Il va revenir !… Et comme je lui aimenti… il me tuera ! Tant mieux… Je ne suis revenue ici quepour cela… mais la force, la force m’a manqué au haut des marches…Ah ! qu’il me tue avec son poing terrible, puisqu’il nem’aimera jamais !…

Madeleine essuya doucement le sang quicouvrait le jeune et douloureux visage de sa petite amie, et ellel’embrassa sur le front en pleurant.

– Fuyons ! dit Patrice, fuyons cemonstre que vous avez recueilli chez vous ! et qui n’a plusrien d’humain.

– Oui, partez, ordonna la voix lugubre deCoriolis… Partez !… Tu vois, Madeleine, ce qu’il a fait deZoé… Partez !…

– Eh ! mon père, vous savez bienqu’il ne peut entendre la voix de Zoé, mais qu’il a toujours obéi àla mienne !…

– Emmenez votre femme, Patrice !ordonna Coriolis.

– Vous n’avez donc plus foi dansvotre œuvre, mon père ? demanda Madeleine, de sa voixharmonieuse et calme.

Coriolis fit quelques pas dans la pièce enproie à une mystérieuse agitation ; mais il s’arrêta en facede Madeleine et la regardant bien dans les yeux :

– Et si nous n’avions pas tué labête ?

Madeleine ne baissa pas les yeux :

– Je vous jure qu’elle estmorte ! Pourquoi n’avez-vous pas voulu me croire ?Tout ceci aujourd’hui ne serait pas arrivé. Il a droit à desparoles d’homme !

Mais la voix de Zoé s’éleva,éperdue :

– Partez ! Partez !… Il varevenir… et il tuera… Il tuera tout avec sa mainterrible !…

– Non, fit Madeleine, en s’asseyant auchevet de Zoé, il ne tuera pas, parce que je resterai et que je luiparlerai.

Mais Zoé, malgré les bras qui voulaient laretenir, avait glissé du lit… et, à genoux, suppliait Madeleine etPatrice de fuir au plus vite.

– Il vous tuera tous les deux !…Vous ne savez pas ! vous ne savez pas !… Ce n’est pasde sa faute si Patrice n’est pas déjà mort !… Il letuera comme il a tué Blondel, comme il a tué Camus !… comme ila tué Lombard… et…, un autre… un autre que vous savez bien !…C’est lui !… C’est lui qui les a tués tous !… Je t’aimenti, Madeleine, ce n’est pas Élie qui criait dans la nuit :Pitié ! Pitié ! à la maison d’homme !… c’était…C’ÉTAIT BALAOO !…

Délirante, elle se traînait sur les genoux etMadeleine reculait devant cette voix épouvantable, cette voix quevoulait faire taire maintenant Coriolis à toute force !… àtoute force !… Ah ! les poings de Coriolis sur la bouchede Zoé : « Tais-toi !… Tais-toi !… », cerâle de Coriolis… la figure de cent ans de Coriolis… et la tête defolle de Madeleine… les yeux fous… la bouche ouverte… muetted’horreur… Mais on n’arrête plus la voix de Zoé… « Il voustuera !… comme il les a tués tous !…tous !… » Et les mains de Zoé agrippent Madeleine,la tirent dehors, la poussent dans la galerie, lui jettent unmanteau :

– Vous tuera !Partez ! Partez ! Partez !… Il n’est quetemps !… vous tuera !

Zoé réclame du renfort, et maintenant lesmains de Zoé, de Patrice, de Coriolis, de Gertrude, toutes lesmains poussent Madeleine hors de la vieille maison…

Ils fuient, les deux jeunes mariés, ils fuientdans la nuit commençante, dans l’orage qui éclate sur la ville. Aufond de l’auto, Patrice croit tenir dans ses bras une morte,cependant que, dans le ronflement du moteur, la trépidante machinesemble répéter éternellement : « Balaoo !…Balaoo !… Balaoo !… »

*

**

« Balaoo ! » Ces trois syllabesremontent du fond de son tragique souvenir…

Patrice donne un coup de poing dans lavitre : l’auto stoppe devant une boutique. Cinq minutes après,le jeune homme remonte.

– D’où reviens-tu ? lui demandeMadeleine, ressuscitée par l’arrêt brusque de la voiture.

– Je suis allé acheter un revolver.

– Pourquoi faire ?

– Pour tuer votre Balaoo.

– C’était bien inutile. On ne tue pas unanthropopithèque avec ce que tu viens d’acheter là !

– Un quoi ?…

– Un anthropopithèque…

*

**

Enfin seuls dans le train qui les emporte,Patrice a écouté Madeleine. La jeune femme est arrivée, d’une voixblanche, au bout de son récit. Patrice n’ignore plus rien !Courbé sur ses mains qui étreignent sa pauvre tête et cachant sonhonteux visage, il laisse, entre ses doigts, passer des mots quivont frapper Madeleine au cœur comme des petits coups de marteaudur : toc ! toc ! toc !

– Voilà ce que c’est, dit la voixmétallique et sèche et si lointaine de Patrice… Voilà ce que c’estque d’avoir un oncle qui a des idées de génie.

Madeleine se renverse en arrière sur labanquette, manquant d’air, pâmée. Il ne la voit même pas, mais iltermine sa pensée :

– Nous nous retrouverons tous en courd’assises… Ton père est un assass…

Quelque chose lui roule entre les jambes,comme un bagage tombé du filet. C’est le corps blanc de Madeleineque ballottent les cahots du train d’Auvergne.

– Le dîner est servi ! lance dans lecouloir du wagon la voix du maître d’hôtel. Une glace baissée, del’air, des sels, un corsage entrouvert, des baisers et des pleurs,et Madeleine revient à elle.

– Ô Madeleine chérie ! Pourquoi nem’avoir point parlé de ces terribles choses plus tôt ?

– Mon amour ! Mon amour ! Je tejure que, si j’avais pu songer une seconde que cet horrible Balaoofût capable de commettre les crimes dont a parlé Zoé, je t’auraistout dit avant d’être ta femme ! Et si j’avais cru qu’il leseût commis, j’aurais refusé ta main ! Mais je ne crois pas,non, je ne crois pas ce que dit Zoé. Zoé a voulu se venger deBalaoo. Je n’aurais pas pensé cela d’elle !

– Mais elle a dit qu’il a encore tuéquelqu’un que vous savez bien ?

– Oh ! cela, c’est quand ilétait tout jeune et ça a été un accident. Il a serré trop fort aucou un monsieur qui en est mort. Balaoo ne connaît pas la force desa main. Il a une main d’assassin sans le savoir. Mon amour, il nefaut pas croire ce que dit Zoé… Balaoo n’a commis qu’un homicidepar imprudence…, ça peut arriver à tout le monde… Maintenant,depuis qu’il est à Paris, il sait qu’il ne doit plus toucher auxcous d’hommes avec sa main terrible… Il sait ce qu’il en coûte…Papa l’a mené voir une exécution capitale, et il en est revenu toutà fait impressionné, je t’assure… mon Patrice… à quoi penses-tuencore ?… Te voilà tout rêveur !…

– Eh bien ! nous voilàpropres ! fait Patrice avec vulgarité…

– Patrice !…

– Madeleine !…

– Le second service,messieurs !…

Les deux jeunes gens ont faim.

Ils n’ont pas déjeuné, il est huit heures dusoir ! Et les émotions, ça creuse !…

Ils se dirigent vers le wagon-restaurant. Ilss’assoient à une petite table de deux.

Le second service a rempli les deuxcompartiments qui sont séparés par une glace, par une simple glace.Là-bas, c’est le compartiment des fumeurs. Mais on y dîne à toutesles tables !…

– Oh ! Madeleine… si tu voyais…c’est trop drôle… non, ne te retourne pas… Mais tout à l’heure, turemarqueras… là-bas, tout au fond, il y a une dame avec unchapeau !… Oh ! un chapeau !… Il inspirerait généralCaptain… Tu verras, c’est une dame qui est à droite, à côté… àcôté… de… de… Oh !… Madeleine !…

– Qu’est-ce qu’il y a, Patrice ?…Mais, dis-moi ! Qu’est-ce qu’il y a ?… Mais c’est toi,maintenant, qui vas te trouver mal !…

– Madeleine, dit la voix sourde dePatrice… la personne qui dîne à côté de la dame au chapeau… jecrois bien que c’est Balaoo !…

– Ah !…

– Ne te retourne pas !… Ne teretourne pas !… Il est penché… Je ne puis bien voir… Sonchapeau de feutre lui cache les yeux… Ah ! il les lève surnous !… Il nous regarde !… C’est lui !

Madeleine ne put s’empêcher de se retourner.Patrice ne s’était pas trompé. Elle reconnut Balaoo. Celui-ci avaitbaissé brusquement la tête dès qu’il s’était aperçu que Madeleinele regardait.

– N’aie pas peur, dit-elle à son mari, ilest déjà dompté. Son coup de brutalité est passé, il baisse déjà latête, il n’ose plus me regarder.

Patrice, qui était devenu extrêmement pâle,dit :

– Si je tremble, c’est du désir d’enfinir d’un coup avec cet horrible personnage.

– Tais-toi, mon ami, et passe-moi lacarte.

– S’il vient, je sais ce qu’il me reste àfaire.

– S’il vient, tu le laisseras venir,déclara Madeleine d’un ton sec et qui déplut singulièrement aujeune homme.

– Un bon coup de revolver dans l’oreillele ferait se tenir tranquille, tout comme unautre !

– Patrice, si tu m’aimes, tu vasm’obéir… D’abord, laisse ton revolver dans ta poche.

– Ensuite ?

– Ensuite, quand le service sera terminé,tu t’en iras avec les autres voyageurs et tu me laisseras seule iciavec Balaoo…

– Cela ! Jamais !

– Ah ! s’exclame Madeleine,inquiète… Il se lève, il va s’en aller, il va nous échapper… Tuvois bien qu’il a peur. Suivons-le. Il faut lui parler, coûte quecoûte… Il faut savoir ce qu’il veut !…

– Oui, répète Patrice, savoir… savoir cequ’il veut… nous ne pouvons pas continuer ce voyage avec cettechose autour de nous.

Ils s’étaient levés. Patrice voulut passerdevant Madeleine, mais celle-ci le repoussa derrière elle assezbrutalement, et ils traversèrent rapidement les deux compartimentsdu wagon-restaurant avec l’allure cahotée de gens ivres et enquerelle. Ils étaient l’objet d’une curiosité générale et leurattitude prêta à rire. Balaoo, qui n’avait pas encore quitté lapasserelle reliant le wagon-restaurant à la voiture adjacente, seretourna furieux, croyant certainement qu’on se moquait de lui.

Patrice fut comme aveuglé par la double flammede ce regard de bataille… et il frissonna jusqu’aux moelles. Ilvenait de reconnaître le regard du monstre au masque noir de lacôte du Loup.

Madeleine avait pressé le pas derrière Balaooqui venait de gagner le couloir, précipitamment. DerrièreMadeleine, Patrice arma son revolver… et ils se poursuivirent ainsitous les trois. Madeleine, d’une voix sourde, appelait :« Balaoo !… Balaoo !… » L’autre, certainement,entendait, mais ne tournait plus la tête… tout à sa fuite le longdu corridor… Il glissait comme une ombre entre les voyageursstupéfaits, qui suivaient de leurs yeux effarés une poursuite quiavait l’air d’un jeu…

– Balaoo ! ordonnait la voix deMadeleine ; mais c’est en vain que cette voix se faisaitautoritaire à l’instar de celle d’un maître de cage qui se prépareà fouailler ses bêtes… l’autre n’obéissait plus !…Alors, comme il gagnait du terrain, la voix de Madeleine se fitdouce, cette fois, et suppliante… et elle lança leBalaoo ! qui l’avait toujours ramené, gémissant, àses pieds, aux pires heures de révolte de son cerveau sauvage… MaisBalaoo ne parut même pas l’avoir entendue et se jeta dans lecorridor de la troisième voiture. Quand ils arrivèrent, ils ne levirent plus… et c’est en vain qu’ils fouillèrent tout le train…dans une inquiétude galopante, Balaoo avait disparu !… Et celaleur parut plus effrayant que de l’avoir en face d’eux, dînantsournoisement à une table de wagon-restaurant, faisanthypocritement tous les gestes d’un de la Race qui commande sonrepas, cependant qu’en dessous se préparent, pour le bondissementassassin, les bons jarrets d’un de la forêt de Bandang !…Patrice et Madeleine se retirèrent anéantis dans leur compartimenthâtivement fermé, verrouillé, mais si peu défendu contrel’entreprise d’un Balaoo. La jeune femme ne se faisait plus aucuneillusion ; puisque sa voix avait été impuissante jusque dansla prière, ils étaient à la merci du monstre. Qu’allait-il advenird’eux, avec cette pensée abominable de l’anthropopithèque autourd’eux ? Ils pensaient que chacun de leurs gestes était épié,d’un endroit qu’ils ne pouvaient découvrir, mais où avait bien suse réfugier la malice d’un anthropoïde.

Yeux hagards de Patrice et de Madeleine, enhaut, en bas, autour. Où est-il ? C’est épouvantable de ne passavoir où il est, car ils sentent ses yeux…

Le train va à une vitesse qui leur ferait peurs’ils pouvaient avoir peur, en ce moment, d’autre chose que desyeux qui les regardent… Ils se rapprochent peu à peu,inconsciemment, instinctivement, l’un de l’autre… Ils s’entourentde leurs bras timides et ils frissonnent éperdument sous le regardqui les tue… Le train brûle toutes les stations avec dessifflements qui déchirent les voiles noirs de la nuit comme de lasoie. Quelquefois, le train fait un bruit de tonnerre… C’est qu’ilpasse sous un tunnel… justement voilà le bruit de tonnerre, dans lemoment qu’ils ont le plus peur !… Et alors ! Etalors !… Ils aperçoivent les yeux qui les regardent… derrièrela glace !… la glace de la portière toute noire, sous letunnel et formant cadre noir à la tête formidable de Balaoo qui lesregarde !…

Patrice a fait le geste qui les délivrera. Sonbras s’est détendu comme un ressort, son bras armé du revolver, etc’est en vain que Madeleine lui a jeté le cri de sa pitiésuprême !

– Ne tire pas !

Patrice a tiré entre les deux yeux…

Le train fait un tel bruit de tonnerre sous cetunnel qu’ils ont été les seuls à entendre le coup de feu qui doittuer Balaoo.

C’est avec tous les signes du désespoir queMadeleine regarde… Elle a voulu se jeter sur la glace, ouvrir laportière, au risque de se faire écraser sous le tunnel. Patricedoit user de toutes ses forces pour la retenir, et maintenant, ilsassistent, haletants, au drame qui se passe derrière la glace…

La balle a fait un petit rond bien net dans laglace de la portière et un autre petit rond moins net à cause dusang à la naissance du nez de Balaoo… ; derrière la portière àlaquelle, désespérément, il s’accroche, Balaoo regarde Madeleine deses yeux qui se ferment… Et jamais Madeleine n’a vu, même dans lesyeux des meilleures bêtes, un regard plus humain,au momentde mourir… même dans les yeux des chiens de chasse, quand ilsmeurent entre les bras de leurs maîtres qui les ont frappés parmaladresse… Et Balaoo lâche la portière et disparaît dans le trounoir retentissant.

Madeleine étouffe. Mais Patrice commence àrespirer.

*

**

Or, c’est dans le moment que l’on se croitenfin à l’abri du sort, que celui-ci se retourne contre vous avecla cruauté la plus funeste. Ainsi en arriva-t-il pour PatriceSaint-Aubin. Sa chère petite Madeleine étant quasi expirante pourla troisième fois, dans cette misérable journée de noces, ilrésolut d’abréger ce premier voyage. Ils abandonnèrent le train àMoulins et se firent conduire à l’ancien hôtel de la gare.

Là, Patrice retint un appartement dont iln’eut point le temps d’apprécier tout le confort, car, comme ilétait descendu pour donner des ordres à l’aubergiste, il entenditun cri effrayant poussé par Madeleine : « Ausecours !… » Tout ce qu’on peut mettre de terreur dans uncri se trouvait dans celui-là. L’aubergiste et Patrice sentirentleurs cheveux se dresser sur leurs têtes. Ils bondirent jusqu’à lachambre de la malheureuse. La jeune femme n’y était plus ;mais la fenêtre était grande ouverte sur la nuit.

Madeleine avait dû tenter une défense suprême.La marque de ses doigts ensanglantés fut retrouvée sur les drapsarrachés du lit. Enfin une traînée de sang conduisait du lit à lafenêtre.

V – DRAMES PUBLICS ET TRAGÉDIES PRIVÉES –LA GRANDE PRESSE S’AFFOLE

Voici dans quelles circonstances mémorables lemalheur privé de la famille Saint-Aubin prit les proportions d’unecatastrophe publique.

Il faut d’abord citer deux petites notes quiparurent, l’une dans La Patrie en danger, et l’autre dansL’Observateur impartial. Elles avaient passé quasiinaperçues. Ce n’est que plus tard que l’on s’imagina de lesrattacher aux événements extraordinaires qui vinrent bouleverserl’existence de la cité. La Patrie en danger racontait dansses Faits-Paris : « L’audace des étrangers ne connaîtplus de limites. Ils traitent Paris en ville conquise. C’est unfait que chacun de nous peut observer. Au théâtre, il leur faut lesmeilleures places et la terrasse des cafés leur appartient. Hiersoir, deux étudiants roumains qui venaient de s’arrêter devant labrasserie Amédée, rue des Écoles, ont tué froidement à coups derevolver[18] un petit chien qui les gênait pours’asseoir. Poursuivis par la foule indignée, ils n’ont eu que letemps de grimper à une gouttière du musée de Cluny pour échapper auchâtiment qui les attendait. C’est en vain que le sympathiqueconservateur de notre musée national, M. Haraucourt, ainterrompu son travail pour chercher les délinquants. Ils avaientpu prendre la fuite par le truchement d’une gargouille du haut delaquelle un honnête homme se serait, vingt fois, rompu lecou. »

Le même jour, on lisait dans L’Observateurimpartial, sous ce titre TOUT LE MONDE N’AIME PAS LESCACAHUÈTES : « Si cette bonne pâte de contribuablesqu’est le public parisien s’avisait de temps à autre de se fairejustice lui-même quand il est à bout de toutes les vexations qu’onlui impose, la vie redeviendrait peut-être plus agréable dans notrechère capitale. Il y a quelques années, on pouvait encore s’asseoirà la terrasse d’un café sans être appréhendé par les marchandsambulants. Il n’en est plus de même, hélas ! aujourd’hui, etnous comprenons très bien que l’on devienne subitement enragédevant l’obstination d’un négociant en cacahuètes dont on a refusévingt fois déjà la marchandise. Hier soir, au café Sarah-Bernhardt,deux jeunes attachés à la légation du Japon, las d’un supplicequ’on ne leur a sans doute point appris à supporter dans les ruesde Nagasaki, ont carrément envoyé rouler dans le ruisseau unmarchand de cacahuètes un peu trop entreprenant. Ce petitévénement, arrivant dans l’entracte, avait causé quelque scandale,et déjà les représentants du préfet de police s’apprêtaient àverbaliser, quand les jeunes Japonais eurent l’adresse dedisparaître avec une agilité de singes, s’accrochant à un tramwayqui passait et grimpant à l’impériale, sans passer par l’escalier,à la seule force des biceps, sans doute pour prouver à messieursles voyageurs de Montrouge-Gare de l’Est que l’on n’est pointmanchot dans l’empire du Soleil Levant. »

À la fin de la semaine, on lisait encore dansles échos mondains du Gaulois des dimanches :« S. A. R. le maharaja de Karpurthagra, qui est venuen France pour étudier nos mœurs et coutumes et les bienfaits de latélégraphie sans fil, soupe tous les soirs chez Maxim. Son Altessea rapporté de son pays une recette de riz cru au champagne qui faitles délices des habitués de l’endroit où il est toujours de mode,pour une clientèle bien parisienne, de venir se reposer des travauxdu jour. Henry, le gérant que tout le monde connaît, recommandepour la confection de ce plat exotique, mais succulent, l’emploi duMinimum brut de la maison Boistes-Chansons (marqueincomparable). »

Nous n’avons aucune raison également pourpasser sous silence ces lignes singulières que chacun put lire dansLe Courrier des théâtres, au lendemain du mariage deMlle Arlette des Barrières, la divette bien connue,avec le ténor Massepain : « Contrairement à la coutumequi s’est implantée chez nous de la disparition des époux après leléger lunch qui suit la cérémonie nuptiale, les nouveaux mariésavaient résolu de passer comme jadis la première journée de nocesau milieu de leurs amis. Comme ceux-ci sont nombreux, il ne fallutpas moins de la grande salle des fêtes du restaurant de Mouillypour les réunir à peu près tous. C’est que tous les théâtres ettous les genres de talents étaient là représentés autour de latoute gracieuse Arlette, si jolie dans sa robe blanche et sous lacouronne de fleurs d’oranger. La fête promettait d’être des plusréussies et la gaieté générale commençait à monter autour destables où se trouvait servi un festin pantagruélique, quand unincident des plus ridicules et des plus funestes vint toutbouleverser.

« Un farceur (était-ce bien unfarceur ? On ne sait, en vérité, quel nom donner à ce sinistreplaisant), enfin, un individu que l’on n’a pu reconnaître tant ils’était si bien fait une étrange tête de prince Charles àmonocle, se présenta à l’entrée des salons, demandant à diredeux mots à la mariée. Son allure était si bizarre et l’agitationde tout son inquiétant personnage si menaçante que les domestiquesle consignèrent dans le vestibule et allèrent prévenir aussitôtM. Massepain qui se leva et vint très étonné auxrenseignements.

« Le sympathique ténor se trouva en faced’un visiteur qui ne voulut point donner son nom et qui, sanss’arrêter une seconde de remuer, de se balancer, de se dandiner,dans une imitation grotesque de prince Charles des Folies-Bergères,déclara qu’il ne s’en irait pas tant qu’il n’aurait pas dit deuxmots à la mariée. Il ajouta (ce qui fit rire, du reste, tous ceuxqui l’écoutaient), en aspirant l’air grossièrement :“Ah ! je sais bien qu’elle est ici ! Ça sent la fleurd’oranger !”

« M. Massepain, légèrementimpatienté par le genre de plaisanterie qui menaçait de seprolonger, voulut prendre le bras de son interlocuteur, mais il futrepoussé avec tant de brutalité que des cris indignés partirentaussitôt du groupe d’invités qui étaient venus le rejoindre.Certains voulurent intervenir et secouer d’importance lemalotru ; mais M. Massepain les écarta et, s’avançantvers le personnage qui tournait dans le vestibule comme un oursdans sa cage :

« – Monsieur, lui dit-il, je ne sais pasqui vous êtes !

« – Moi non plus, répondit l’autre, maisje sais que la mariée est là. Quand je lui aurai parlé, je m’enirai. Vous n’avez qu’à lui dire un mot, un seul, et elle me recevratout de suite ! »

« Le scandale prenait une proportiontelle que M. Massepain, pour y mettre court, demanda auvisiteur :

« – Quel mot faut-il donc luidire ?

« – Dites-lui Bilbao !

« – Bilbao ?

« – Oui, Bilbao ! ellecomprendra, allez.

« – Bilbao ! répétait-on,en se moquant, il grandira, car il est espagnol ! »

« À peine l’affreux individu se fut-ilaperçu que l’on avait l’air de se moquer de son Bilbao(son pays d’origine, sans doute), qu’il redevint tout à faitfurieux. Bousculant et renversant tous ceux qui voulaient s’opposerà sa marche en avant, il pénétra dans la salle des fêtes. La mariées’était réfugiée dans un cabinet particulier ; mais ce futprécaution perdue, car l’autre devina où elle était et, renversanttables et chaises, brisant vaisselle et service pendant que lesinvités couraient aux fenêtres du boulevard Saint-Germain pourappeler au secours, arrivait contre la porte qui le séparait denotre Arlette nationale et défonçait l’huis d’un coup de soulierterrible. Arrivé auprès de la mariée qui se pâmait dans les bras deses demoiselles d’honneur, il parut étonné et lui demanda pardon endisant tout haut : “Tiens ! Je me suis trompé !” Etil revint à pas tranquilles et le sourcil froncé dans la salle desfêtes où régnaient un désordre et un tumulte bien compréhensibles.Des gardiens de la paix, montés en hâte, voulurent lui mettre lamain au collet, mais il fit un bond jusqu’à une fenêtre et sautadans un arbre. Une foule énorme, attirée par les cris qui venaientdu restaurant, stationnait sur le boulevard. Des clameursaccueillirent l’apparition et la fuite de l’homme qui sautait debranche en branche, d’arbre en arbre avec une vélocité surnaturellequi lui permit bientôt d’échapper aux agents qui lepoursuivaient.

« L’opinion générale est que l’on s’esttrouvé aux prises avec une espèce de clown de music-hall (chacunsait que Mlle Arlette des Barrières a débuté aumusic-hall), en tout cas, un vilain monsieur qui croyait peut-êtreavoir à se venger de notre charmante divette. M. Massepain afait toutes ses déclarations à la police, et nous saurons bientôtce qu’il y a au fond de cette méchante histoire, pour laquelle nousadressons à Mlle Arlette des Barrières et à sonsympathique époux, nos bien sincères condoléances. »

Voici maintenant une autre note publiée parLe Gaulois des dimanches : « S. A. R.le maharaja de Karpurthagra proteste auprès de nous qu’il n’est pasencore entré chez Maxim depuis son arrivée à Paris, et qu’il nefaut point le confondre avec l’individu qui a apporté dans cetétablissement de premier ordre la mode du riz cru au champagne(Minimum brut Boistes-Chansons : marqueincomparable). Nous avons téléphoné à Henry (le gérant bien connu),qui regrette d’autant plus cette usurpation de qualité chez sonclient qu’il n’a plus revu celui-ci et que personne ne s’est encoreprésenté pour payer l’addition. »

Quelques journaux reproduisirent ces notesagrémentées de commentaires plus ou moins spirituels à la mode duBoulevard, et puis ces divers incidents semblaient totalementoubliés quand La vie à Paris publia dans sa feuille dusoir un filet surmonté d’un titre en gros caractères :

RÉAPPARITION DU FAUX MAHARAJA DE KARPURTHAGRA.Après avoir rappelé la première apparition de ce seigneur chezMaxim, le journal disait :

« La rue royale était hier soir enémoi : un chauffeur d’auto, qui avait été victime desfantaisies du faux maharaja, le reconnut à la terrasse du caféDurand où il buvait tranquillement un bock avec la sérénité d’unehonnête conscience. Aussitôt le chauffeur arrêta sa voiture au rasdu trottoir et se précipita sur son altesse pseudo-hindoue, luiréclamant le prix d’une nuit d’automobile à travers les rues lesplus gaies de la capitale ; mais, sans doute, le maharaja d’onne sait plus quel Karpurthagra avait-il, lui aussi, reconnu sonchauffeur, car il s’empressa de quitter la terrasse et de lâcherson bock, en oubliant naturellement de le payer. Les garçons sejoignirent au chauffeur dont les cris eurent vite fait d’ameuterles badauds. Les gardiens de la paix accoururent, et notre maharajaaurait infailliblement passé la nuit au poste, si, par un mystèrede gymnastique qui reste à expliquer, il ne s’était enfui dansle feuillage déjà touffu des arbres du boulevard où il futimpossible de le retrouver. »

Cette manière toute personnelle qu’avait lefaux maharaja de Karpurthagra de se dérober à toutes les poursuitesdevait avoir pour conséquence de faire naître dans l’esprit deM. Massepain et de ses amis un rapprochement tout naturelentre cet étrange personnage et le singulier visiteur du café deMouilly. Il n’y a pas tant de gens à Paris capables de sesauver dans les arbres. Enfin, il se trouva une feuille duQuartier latin pour émettre cette hypothèse qu’il devait y avoirune corrélation entre les faits du boulevard Saint-Germain, de larue Royale, et l’escalade des murailles, grilles, gouttières etgargouilles du musée de Cluny.

Les journaux eurent tôt fait de mettre tousles événements bizarres qui s’étaient passés depuis quelques mois àParis sur le compte d’un mystérieux clown dont les fantaisies,dénotant un esprit atteint de folie, risquaient de devenirdangereuses pour la population.

Et c’est à ce moment que la presse manqua dece sang-froid auquel j’ai fait allusion en tête de ce chapitre etdont elle avait tant besoin, pour le communiquer à notrepopulation, que les entreprises fantastiques et criminelles del’insaisissable maharaja allaient exciter et troubler, jusqu’audélire. La première manchette, qui répandit l’émoi, était ainsilibellée :

JEUNES FILLES, NE QUITTEZ PAS VOS PARENTS !

Elle (la manchette) surmontait un article oùil était dit que le clown mystérieux qui marche dans les arbresavait été vu dans un marronnier des Tuileries (celui justement quiavait donné, cette année-là, la fleur du 20 mars), et qu’on avaitdes raisons de croire qu’il n’y était pas seul. Des personnesdignes de foi prétendaient l’avoir vu emporter, comme un sauvage,une jeune fille dans ses bras.

Mais cette première manchette (qui répanditl’émoi) n’était rien à côté de la seconde qui, elle, répandit laterreur :

QUATRE JEUNES FILLES DISPARUES

Un monstre, indigne du nom d’homme, lestraîne par les cheveux dans les arbres, les emporte, comme uneproie, sur les toits de la capitale.

C’est La Patrie en danger qui parut,à quatre heures de l’après-midi, avec cette manchette émouvante ettragique.

Les camelots qui affolaient la foule de leurscris et de leurs courses insensées, vendirent des numéros jusqu’àcinq sous pièce. Les pères et les mères de familles voulaient,avant tous les autres, être renseignés, et ne regardaient pas, cejour-là, à la dépense. À la terrasse des cafés on s’arrêtait deboire, sur les trottoirs on s’arrêtait de marcher. Et on lisait.Tout le monde lisait ou écoutait lire ; c’était, du reste,très simple. Depuis le matin, quatre jeunes filles avaient disparu,emportées par le monstre ; une, au coin de la rue de Médiciset de la rue de Vaugirard ; une autre, en plein boulevardSaint-Germain ; une troisième, près du square Louvois ;une quatrième avait été cueillie sur l’impériale d’un tramway quipassait sur le quai du Louvre, toujours dans des endroits où ily a des arbres. Le monstre se cachait dans les arbres et,soudain, allongeait la main, tirant avec une force invisible lescheveux de la jeune fille. La jeune fille, poussant des hurlements,suivait, et si rapidement que personne n’avait le temps de laretenir. Une jeune personne, qui sortait de l’hôpital et qui sereposait sur un banc du square Montholon, n’avait dû son salut qu’àce qu’au cours de sa maladie, on lui avait rasé la tête. Le chignonseul était resté entre les mains du monstre.

Quant au monstre, il était doué d’une vélocitéinfernale et on le cherchait encore dans les arbres qu’ilapparaissait de l’autre côté de la rue ou du boulevard sur un toitpour disparaître, presque aussitôt, avec sa proie.

La préfecture de police était sur lesdents.

On exigeait du conseil municipal des mesuresexceptionnelles. Des imbéciles, comme il y en a toujours dans lesmoments les plus difficiles où personne n’a envie de rire, desimbéciles prétendirent qu’il n’y avait qu’un moyen de sedébarrasser du clown mystérieux qui marche dans lesarbres, c’était de couper tous les arbres ! Les famillesdes jeunes filles disparues étaient interviewées par tous lesjournaux et soigneusement photographiées jusqu’au quatrième degré.La Ville Lumière perdait la tête.

Mais l’incroyable scandale éclatavéritablement sur la cité en épouvante, avec la fameuse manchettede dernière heure du premier journal d’information du monde :L’Époque. La voici dans toute son horreur :

PARIS EN PROIE AU MINOTAURE

On connaît le monstre. C’est une bête àcerveau humain. L’anthropopithèque qui parle. Formidable inventiondu professeur Coriolis Boussac Saint-Aubin.

Et voici l’article qui fut reproduit par tousles journaux du monde :

« Il n’y a point de mystère pourL’Époque.

« Cette fois encore, à cette heurecritique, L’Époquea réussi à pénétrer le secret de lapersonnalité étrange et redoutable du voleur de jeunes filles. Déjànous pouvons dire aux mères : Rassurez-vous ! car,instruits par l’Époque de l’ennemi qu’il faut vaincre, lespouvoirs publics sauront bientôt nous débarrasser de cetteépouvante.

« C’est en étudiant pas à pas lesapparitions fantastiques de celui que l’on a pris pour un clownfrappé de folie que nous avons pu circonscrire peu à peu l’espacedans lequel le monstre évoluait à l’ordinaire.

« Nous fûmes ainsi conduits au Quartierlatin, et de là rue de Jussieu, où nous avons frappé à l’hôteldésert de son maître, un homme dont le nom retentira à travers lessiècles : M. Coriolis Boussac Saint-Aubin.

« Dans cet hôtel (dans lequel nous avonspénétré par une fenêtre), toutes choses se trouvent dans le plusgrand désordre. L’immeuble paraissait avoir été abandonné avecprécipitation.

« Nous fûmes reçus cependant par unperroquet qui ne cessa pendant plus d’une heure de nous crier avecfureur un mot ou plutôt un nom auquel nous ne comprîmes rien toutd’abord, mais qui restera, lui aussi, célèbre dans l’histoire desraces ! Balaoo ! Balaoo ! Balaoo !… Balaoo,c’est le nom de bête du monstre qui, dans la vie parisienne, a sonnom d’homme : M. Noël ! Balaoo ! c’est le nomdu premier singe qui aura parlé la langue deshommes !

« Ah ! dans son quartier, on connaîtM. Noël !Ses allures bizarres, sa singulièrelaideur, son dandinement caractéristique, n’avaient pu passerinaperçus, et les grimaces qu’il fait autour de son monocle ontplus d’une fois excité les rires et les plaisanteries des petitsvauriens de la rue. Mais qui donc aurait pu jamais se douter que cepersonnage un peu excentrique, mais jusqu’alors correct, étaitl’anthropopithèque de Java, car M. Noël est unhabitué du Vachette et de la brasserie Amédée.M. Noël va à la Faculté de droit !M. Noëlfait partie, au palais de justice, de laconférence Bottier ! M. Noëls’habille comme unhonnête homme ! M. Noël parle français commevous et moi. Et cependant, ô prodigieux mystère des rues,M. Noël n’est pas un homme ! M. Noël n’estqu’un anthropoïde ! Il a quatre mains ! Il s’apparentedirectement au grand chimpanzé oriental des forêts de Java dont ona pu voir le type au jardin des Plantes dans le singe Gabriel.

« Et maintenant, quel est ce mystère quiva bouleverser le monde ? Comment sommes-nous arrivés àpénétrer un pareil secret ? Comment avons-nous pu rejoindre lemaître de Balaoo ? Tout ceci s’est passé de la façon la plussimple, mais encore fallait-il y penser ! Nous nous sommesd’abord emparé des papiers qui traînaient dans les cartons ducabinet de travail de M. Coriolis Saint-Aubin. C’est là quenous avons trouvé les fiches les plus curieuses que l’on puisseconcevoir concernant la transformation de Balaoo enM. Noël. Ces fiches, certes, ne nous appartiennentpas. De par leur importance, nous pouvons dire qu’ellesn’appartiennent pas davantage à M. Coriolis Saint-Aubin, leurnaturel propriétaire. Elles appartiennent à la science universelle.Aussi nous les publierons prochainement !

« En attendant, notre devoir était touttracé. Il nous fallait atteindre le plus tôt possible l’homme dontl’imprudence scientifique avait déchaîné ce monstre sur l’humanité.Il ne faisait pas de doute, pour nous (à regarder le désordre deson hôtel), que cet homme, que ce savant génial, mais dangereux,avait fui, fui évidemment devant les conséquences abominables deson audace, fui en apprenant les crimes de son terribleélève !

« Nous nous livrâmes immédiatement à uneenquête des plus serrées sur les derniers gestes publics deCoriolis Saint-aubin et nous apprîmes qu’il y a quelques jours,il avait marié sa fille à son neveu M. PatriceSaint-Aubin ; que cette cérémonie s’était passée dans la plusstricte intimité, presque dans l’incognito (!), queM. Noël n’y avait pas assisté, et que les jeunesépoux prenaient hâtivement le train d’Auvergne pendant que, presqueà la même heure, le clown mystérieux qui marche dans les arbresfaisait le scandale que l’on sait au lunch qui avait suivi lemariage de Mlle Arlette des Barrières et du ténorMassepain.

« Cette coïncidence des deux événements,la fuite des jeunes mariés et le scandale du boulevardSaint-Germain, nous donna fort à réfléchir. Le résultat de cesréflexions ne pouvait être douteux. Il modifiait légèrement laconception que nous avions eue d’abord de la fuite de Coriolis.M. Noël poursuivait la mariée ; nous pensâmes que le pèreavait couru après M. Noël pour en débarrasser sa fille. M.Coriolis devait craindre un drame. Était-il arrivé à temps ?Les avait-il rejoints ? Nous nous sommes élancés sur sestraces, et aujourd’hui nous pouvons dire que malheureusementM. Coriolis est arrivé trop tard ! Il a retrouvé, sur laroute du Bourbonnais, son gendre ; mais sa fille avaitdisparu, et dans des conditions épouvantables qui ont étécertainement comme le prélude de tous les crimes, de tous les raptsdont gémit, aujourd’hui, la capitale !

« Ah ! la responsabilité de ce foude génie qu’est M. Coriolis Saint-Aubin est véritablementeffrayante, effrayante devant l’histoire, devant la science, etdevant la justice !

Si nous prononçons ce dernier mot de justice,ce n’est point qu’il nous appartienne d’attirer les foudres deThémis sur un homme qui a cru accomplir une grande œuvre ;nous ne faisons là encore qu’acte d’information. M. CoriolisSaint-Aubin est en ce moment sous les verrous ! Il s’estconstitué prisonnier, il y a deux heures ! C’est sur sa prièreque nous l’avons conduit nous-mêmes devant notre nouveau préfet depolice, M. Mathieu de La Fosse !…

« On connaît le fauve, on connaît ledompteur ; il ne s’agit plus, espérons-le, que de les mettreen face l’un de l’autre. Mais qu’on prépare la cage !la cage dans laquelle on enfermera le nouveau minotaure qui,puisqu’il parle français, consentira peut-être à nous direce qu’il a fait de ses victimes !

« Dernière minute : deux de nosrédacteurs nous font téléphoner qu’ils viennent de retrouver lestraces du monstre sur les toits de l’hôtel de ville où il sepromène, en pleine sécurité, comme chez lui. Nos rédacteurs vontimmédiatement organiser une battue. »

 

Tel était cet article qui eut le pouvoir defaire se ruer tous les journalistes de la capitale chez le préfetde police. Mais là, ils apprirent que M. Mathieu deLa Fosse, le nouveau préfet, que l’avènement d’un ministèreultra-radical-socialiste venait de relever si triomphalement de sadisgrâce, était à la place Beauvau où le ministre de l’Intérieurvenait de réunir d’urgence tous ses collègues du cabinet.

Nous ne pouvons mieux faire que de publier lanote quasi officielle qui fut dictée à tous les journalistesprésents, à la suite de ce conseil de cabinet où fut entenduM. le préfet de police.

M. le président du conseil avait vouluque les détails précis de cette mémorable séance fussent portés àla connaissance du public, dans un moment où il n’y avait plus unefamille, à Paris, qui pût se croire en sécurité[19].

M. le préfet de police a été entendu hierpar les ministres réunis en conseil de cabinet. Voici ce qu’il leura déclaré :

« Un homme, dont je n’avais jamaisentendu parler, M. Coriolis Boussac Saint-Aubin, me faisaitpasser sa carte, en me priant de le recevoir sur-le-champ. Je luifis demander ce qu’il me voulait ; mais il me répondit qu’ilne parlerait que devant moi, et qu’il fallait se presser, car ils’agissait d’une question de vie ou de mort.

« Je le fis entrer.

« Il ne me parut point fou. Avant mêmeque je lui eusse adressé la parole, il me disait d’une voix nette,bien posée et profondément douloureuse :

« Monsieur le préfet de police, je suisun misérable, je viens me constituer prisonnier entre vos mains.C’est moi qui suis le seul coupable de tous les crimes quiépouvantent aujourd’hui Paris et pour lesquels on poursuivrait envain un pauvre être auquel je ne suis point parvenu à donner laresponsabilité.

« Oui, monsieur le préfet de police, j’aifait cela, moi ! J’ai fait parler un singe !… commeun homme ; mais je ne suis point parvenu, malgré tous mesefforts, à lui donner une conscience humaine !… JE L’AIRATÉ !

« Car j’ai raté tout, monsieur le préfetde police, je suis un médecin raté, un professeur raté, uncommerçant raté, un fonctionnaire raté… J’avais rêvé d’être lepremier des hommes… ; en pouvant réaliser mon rêve insensé,j’ai été chercher un singe au fond d’une forêt de Java, pour enfaire le dernier des hommes !…

« Eh bien ! cela encore, je ne l’aipas réussi !… Je suis maudit !… Dieu m’a frappé comme jele mérite !… J’ai voulu refaire ou hâter son œuvre… Hâterl’œuvre de Dieu, voilà le crime de l’orgueil des hommes… J’ysuccombe.

« Mon scalpel a pu, en tranchant un nerf,et en me permettant d’en rapprocher un autre sous lalangue, avancer de cent mille années l’œuvre de transformationde l’espèce ; mais moi, je n’ai pu donner (n’ayant aucuninstrument pour cela) les cent mille années de consciencenécessaires à mon anthropopithèque, pour qu’il se promenât sansdanger parmi les hommes… sans danger qu’il commît des crimesinconscients… car, pour les autres, monsieur le préfet de police,les hommes s’en chargent !… »

« Sur ces mots, qui furent accompagnés delarmes et d’une grande crise de désespoir, M. le préfet depolice posa les questions les plus précises à M. CoriolisSaint-Aubin, et celui-ci lui répondit de telle sorte qu’il n’estplus possible de douter de la nature du monstre auquel nous avonsaffaire !

« Dans ces conditions, il a été décidéque toutes mesures seraient prises pour s’emparer deBalaoo, coûte que coûte, mort ouvivant !…

« Les instructions, sur cepoint, donnent plein pouvoir à M. le préfet de police.

« Nous devons cependant enregistrer ledésir exprimé par M. le ministre de l’Instruction publique etaussi par M. le ministre de l’Agriculture que ce monstre fût,autant que possible, capturé vivant, l’étude d’un pareil phénomènedevant être des plus attachantes pour la scienceuniverselle. »

Suivait une note, émanant, celle-là,directement de la préfecture de police, et faisant entendrequ’après toutes les recherches auxquelles les agents s’étaientlivrés dans tous les coins de la capitale pour retrouver au moinsla trace des jeunes filles emportées par le monstre, bien peud’espoir restait d’en découvrir, par le plus grand des hasards,même les cadavres. Ce mot sinistre n’était pas prononcé, mais onl’entendait derrière les lignes de la communication officielle. Onavait tout fouillé, tout, jusqu’aux égouts ! Le monstreavait-il donc pris les jeunes filles pour les manger ?

Traqué sur les toits de l’hôtel de ville, parles journalistes, les pompiers, les employés de bureau, et aussipar les agents des brigades centrales requis à cause de leur forcebien connue, de leur poitrine large et de leurs poings solides(ceux-ci avaient reçu mission d’essayer de capturer le monstrevivant), on avait pu croire un moment qu’on le tenait.

De fait, la course avait été menée avec unentrain qui tenait de la rage et du désespoir. De mansarde enmansarde, de cheminée en cheminée, on l’avait fait reculer jusquesur le toit d’un petit pavillon, en face de la caserne Lobeau.

Les agents des brigades centrales, les unsmunis de filets et les autres de lassos, sorte de nœudcoulant dont ils paraissaient fort embarrassés, étaient prêts à sejeter sur lui, quand on amena sur la gouttière le professeurCoriolis lui-même, qui constata que, malgré l’horreur de cettelutte tragique, le monstre avait conservé un peu de ce vernis decivilisation qu’il avait eu tant de mal à lui inculquer.L’anthropopithèque, en effet, lui apparut, une seconde, entre deuxcheminées (bondissant de l’une à l’autre), le monocle àl’œil !

– Balaoo !… Balaoo !…cria-t-il, d’une voix tendre et désolée où il y avait moins decolère et de reproches que de désespoir qui demandait à êtreconsolé !… Balaoo !…

Mais, à cette voix, à ce cri, au lieu derépondre à celui qui l’appelait, l’autre sembla retrouverune nouvelle énergie. La peur qui, tout à l’heure, l’avait faitfuir, se tourna en rage et, fonçant comme un bolide sur un grouped’agents et de quelques employés de bureau (ces derniers, à touthasard, s’étaient armés de leur couteau à papier), il les boutahors de la gouttière et les fit (trois ou quatre) basculer dans levide.

Les malheureux allèrent s’écraser sur laplace, au milieu de la populace accourue et de mille crisd’horreur.

Vingt coups de feu retentirent alors autour dumonstre qui les reçut presque à bout portant sans avoir l’air des’en soucier, et qui rentra à nouveau dans l’hôtel de ville par unemansarde après avoir, d’un coup de poing, assommé un agent de labrigade centrale qui montrait sa tête à cette mansarde.

Et le monstre se rua dans les corridors.

On le vit passer comme une flèche à traverstous les services. Des contribuables, qui attendaient là, depuisdes jours, l’occasion d’être reçus, s’enfuirent en hurlant et on neles revit plus jamais.

De corridors en escaliers, il pénétra dans lasalle du conseil municipal où M. Mathieu de la Fosse essayaiten vain de rassurer les vingt édiles qui n’avaient pas encoreabandonné la séance (au fond, ils s’y croyaient peut-être plus ensûreté qu’ailleurs).

Là aussi, ce fut un sauve-qui-peut général,mais ils tremblaient tous encore que l’autre était passé depuislongtemps… passé et disparu !…

Pendant vingt-quatre heures, on ne sut cequ’il était devenu. On le chercha partout. On alla jusqu’à enfumerles caves de l’hôtel de ville pour l’en faire sortir dans le cas oùil y aurait un refuge.

Un cordon de troupes, avec munitions deguerre, entourait le bâtiment municipal. Cinq agents de la Sûretétraînaient partout le professeur Coriolis qui, les cheveux épars etl’œil fou, se laissait conduire des caves au grenier enappelant : Balaoo ! Balaoo !…

Mais Balaoo ne répondait pas !…,Qu’était-il devenu ? Aucune nouvelle jeune fille n’avaitdisparu dans la ville (du fait de Balaoo ou autre). Et celas’explique en ce qu’on les tenait, les jeunes filles, toutesétroitement enfermées dans la demeure de leurs parents. Les séancesdu conseil municipal avaient été suspendues jusqu’à nouvel ordre.Et l’angoisse était plus grande que jamais, doublée du mystère decette disparition, quand, le soir même, le monstre réapparut ausommet de la tour Saint-Jacques. Les employés du bureaumétéorologique l’avaient aperçu les premiers et s’étaient enfuis enle signalant aux agents. Cette fois, on pensait bien toucher à lafin du drame.

La tour Saint-Jacques, isolée immédiatementpar un cercle de police et de troupes, demeurait un bien petit etdangereux refuge pour Balaoo.

Celui-ci sembla, du reste, s’en rendre compte,car, se voyant serré de si près par cette foule en armes et cepeuple qui criait vers lui mille malédictions, il entra dans unefureur peu commune, même chez les grands singes orientaux deJava.

On entendait ses longs roulants et grondantscris jusqu’à la place de la Bastille et jusqu’au Louvre. Lacirculation était naturellement interrompue dans la rue de Rivoli.Sur la plateforme des omnibus et des tramways, tout le monde étaitdebout, montrant le poing à la tour Saint-Jacques et hurlant à lamort de l’anthropopithèque.

Quelquefois on apercevait l’ombre dansante etculbutante du monstre au sommet même de la tour, mais presqueaussitôt disparu, il réapparaissait, faisant du trapèze à unéchafaudage.

On avait déjà tiré sur lui plus de cent coupsde fusil et l’on n’avait réussi qu’à augmenter, semblait-il bien,sa rage. Abrité derrière les échafaudages, il se mit à lancer desprojectiles sur la foule.

Ce fut une véritable pluie de pierres quis’abattit, frappa, blessa, tua. Les abords de la rue de Rivoli etdu square Saint-Jacques furent ainsi vite nettoyés par le monstre.La troupe et les agents eux-mêmes durent reculer. Pour se défendre,l’anthropopithèque démolissait la tourSaint-Jacques !

Et cela avec une telle rapidité qu’il y eutdes loustics (il y en a toujours pour faire de l’esprit quand on neleur demande rien) pour prétendre qu’avec trois ou quatre jours desiège, il ne resterait plus de la tour Saint-Jacques que seséchafaudages !

C’était bien exagéré ! Mais enfin, il nefaisait point de doute que les plus belles gargouilles gisaient enmiettes sur la chaussée et qu’à tout prendre, le monstre allaitplus vite à démolir le fameux monument que les ingénieurs de laville à le réparer.

Et cela dura tout la nuit.

 

Au matin, M. Mathieu de La Fosse arrivaavec les cinq agents qui traînaient toujours M. CoriolisSaint-Aubin. Le nouveau préfet de police était dans un état pour lemoins aussi lamentable que l’ex-consul de Batavia lui-même. Ilavait moins de désespoir et de douleur, mais plus d’exaspération.Une sorte de fatalité diabolique paraissait attachée à sa carrièreet il ne pouvait mieux comparer les difficultés actuelles,singulières et tragiques, qu’aux événements inouïs du siège desBois-Noirs alors qu’il était préfet du Puy-de-Dôme.

Derrière le groupe, suivait un énorme monsieurtout guêtré de cuir fauve et portant sur l’épaule une carabine.

L’attention populaire s’était attachée dèsl’abord à ce nouveau personnage.

C’était un géant.

Il dépassait la foule d’une bonne tête.Bientôt son nom courut la foule, car cet homme était célèbre.C’était le fameux Barthuiset, le tueur de lions.

S’il fallait en croire la légende et ce qui seracontait autour des tables de café, sur le boulevard, à l’heure del’apéritif, cet homme avait, en Afrique, tué plus de lions qu’iln’y en eut jamais dans l’Atlas.

C’était sur lui que M. Mathieu de LaFosse comptait pour tuer Balaoo.

Depuis le matin, Balaoo ne donnait plus signede vie, mais on se méfiait et personne n’avait osé s’approcher deséchafaudages.

Quand il fut à dix mètres de la tour,M. Mathieu de La Fosse dit à Coriolis qui paraissait hébété ettout à fait hagard :

– Vous allez l’appeler.

– Pour quoi faire ? demanda l’autre,de plus en plus stupide.

– Pour parlementer !… Comprenez quenous ne tuerons votre anthropopithèque qu’à la dernière extrémité…expliqua le préfet. Il nous en a déjà fait voir de toutes lescouleurs. Puisque vous prétendez qu’il entend raison, parlez-lui…amadouez-le, dites-lui quelque chose, prouvez-nous enfin que cen’est pas tout à fait un sauvage !

Coriolis, à ces mots, se laissa prendre.

Car le terrible était (et le préfet l’avaitdeviné) qu’en dépit des crimes de Balaoo et de l’enlèvement deMadeleine, Coriolis, instinctivement, voulait sauver Balaoo… Sesappels, sur les toits de l’hôtel de ville, étaient surtout desavertissements, des prières de fuir !…

Du moment qu’il ne s’agissait plus de tuerBalaoo, Coriolis allait l’appeler autrement… et, en effet, il cessade lui adresser un appel d’homme. Et il lui cria en langagesinge :

– Tourôô ! Tourôô !(Tout va bien). Gooot !(Viens). Woop !(je t’en prie.)

Aussitôt, on vit, entre deux planches del’échafaudage, le monstre qui avançait prudemment la tête,considérait anxieusement cette foule innombrable et, en ce moment,silencieuse.

Tant de silence après un tel tumulte, semblaitle surprendre et l’inquiéter. Il assura, d’un geste hésitant, sonmonocle dans l’arcade sourcilière, et se pencha davantage, presquede tout son corps, au-dessus du groupe d’où venaient les mots amisde la langue de sa race :

– Tourôô ! Gooot !Woop !

Et pan ! le coup partit ! le coup dela carabine à balle explosible de Barthuiset, le tueur delions.

Un immense, prodigieux, prolongé cri, fait demilliers de milliers de clameurs, monta de la ville, du pavé de laville délivrée.

L’anthropoïde avait basculé et venait, à sontour, s’abattre au pied de ces murailles dont il avait étél’effroi.

Mais il tomba sur un massif de terre molle etne succomba qu’au bout de quelques minutes.

Alors, les hommes de la ville purent entendrel’agonie du singe, du grand singe, du grand singe anthropoïde, dugrand ancêtre, telle qu’on l’entend au fond des forêts équatorialeset telle qu’elle existe dans le corps mourant de ses mystérieuxfrères animaux, même chez ceux qui ne sont point encorel’anthropopithèque…

Les hommes de la ville la connurent, cetteplainte désespérée dont le voyageur Louis Jacolliot a dit :« À la suprême minute de la mort, la terrible bête renddes sons qui ont quelque chose d’humain… sa dernière plainte vousdonne l’illusion d’un être plus élevé dans la classificationnaturelle, et il vous semble que vous venez de commettre unmeurtre. »

Coriolis, à ce coup de feu, avait senti soncœur se déchirer et il avait pu croire, un instant, que c’était luiqui était frappé à mort… Il vit le grand corps tournoyer dansl’air, il se précipita comme pour le recevoir dans ses bras.Heureusement, l’être s’écrasa près de lui, sans le toucher.Coriolis se précipita sur cette dépouille qui mourait avec desgémissements d’homme.

… Il se pencha… et… tout à coup, se relevaavec un cri insensé de triomphe… Ce n’était pas Balaoo !…

*

**

VI – ON RETROUVE LES JEUNES FILLES

Non, ce grand singe, habillé en homme etportant monocle comme Balaoo, ce n’était pas Balaoo. Quelquesheures plus tard, on savait que c’était Gabriel, le grand chimpanzéoriental de Java, du jardin des Plantes.

Comme il avait déjà fait maintes farces et,qu’à plusieurs reprises, il s’était montré d’une certaine humeurfarouche, on eut tôt expliqué sa formidable incartade. Il avaitprofité, le premier, de la négligence soûlographique du gardien,habitué du père Lunette, et avait pris ainsi la clef des toits.

Fallait-il s’étonner qu’avec son instinctirrésistible d’imitation et d’assimilation, il eût chipé un completpour s’en vêtir ? Non ! à ce point de vue, il ne fauts’étonner de rien chez les singes.

La cage de Gabriel, au jardin des Plantes,était double, comme beaucoup d’autres cages, avec une chambregrillée en plein air et une autre chambre grillée à l’intérieur dela ménagerie. On avait accoutumé de laisser la porte decommunication de Gabriel ouverte, de telle sorte que le prisonnierpût, selon l’heure ou la température, aller chercher l’ombre ou lesoleil. Comme le gardien ou le visiteur ne peut voir qu’une seulechambre à la fois, chacun avait dû croire Gabriel dans la secondequand il regardait la première, et vice versa. Ainsis’expliquait encore que Gabriel eût pu, pendant des jours et desnuits, courir les toits de la capitale et épouvanter la ville deses sinistres exploits sans que son absence fût signalée à laménagerie du Muséum…

Mais alors, que devenait en tout ceci lefameux anthropopithèque, le monstre, mi-homme, mi-bête, qui parlaitle langage des hommes ?

Que devenait l’invention deCoriolis ?

On était trop heureux à la préfecture d’êtredébarrassé d’un monstre pour s’embarrasser d’un autre ! Ondéclara, sans plus tarder, que l’invention de Coriolis était uneimagination de ce cerveau malade… On traita le professeurcomme un monomane… et on le pria de retourner enfermer sa monomaniedans son hôtel de la rue de Jussieu, tout en restant à ladisposition de la justice.

La journée qui vit la délivrance de Paris vitaussi celle des jeunes filles collectionnées.

Toutes celles qui avaient été volées par lechimpanzé furent retrouvées par le plus grand des hasards, et aumoment où on désespérait de savoir jamais ce que Gabriel avait puen faire.

Elles furent toutes retrouvées saines etsauves dans une salle du musée de la Marine, où leurétrange ravisseur les avait enfermées après les y avoir amenées parles toits. C’est à la curiosité scientifique et navale d’unM. Benezecque, percepteur dans une petite commune des environsde Montauban, que ces jeunes filles doivent la vie, car, au fond dece grenier lointain, elles seraient toutes mortes de faim et desoif, si, poussé par le désir de voir des bateaux,M. Benezecque n’était monté dans les combles de notre vieilillustre palais où des coups sourds l’avaient averti qu’on appelaità l’aide, coups frappés contre une porte que l’on peut voir encoreaujourd’hui (avant quatre heures, le lundi, le mercredi et ledimanche) à côté de la galère du XIIIe siècle.

Le professeur Coriolis rentrait en son hôtelde la rue de Jussieu quand une édition du soir de La Patrie endanger vint lui apprendre l’heureuse délivrance des victimesde la fantaisie diabolique de Gabriel, et il ne fut pas étonné dene point découvrir parmi les noms de ces jeunes filles celui deMadeleine…

Il savait bien, lui, que Madeleine n’avait pasété volée par Gabriel… Comme il franchissait le seuil de sa porte,sombre et si désespéré qu’il songeait à se donner la mort, iltrouva un pli sur les dalles du vestibule.

Ce pli venait de Saint-Martin-des-Bois etétait ainsi libellé :

« Vous attends au grand hêtre dePierrefeu : Balaoo. »

*

**

VII – PAUVRE BALAOO !

Depuis des heures, Coriolis, les vêtementsdéchirés, le visage ensanglanté par les épines et les ronces,écarte vainement des branches.

Il ne retrouve plus la carrière de Pierrefeuque surplombe le grand hêtre bien connu de sa jeunesse. Il estperdu dans la forêt. Il est venu là tout seul, ne voulant plusmêler personne à sa terrible histoire de famille et ne sachantquelle dernière funeste surprise l’attend à l’étrange rendez-vousfixé par Balaoo.

Et d’abord, qui l’eût accompagné ?N’est-il point seul désormais sur la terre ? Patrice, que l’onsoigne à Clermont, n’a point voulu le recevoir, l’accusant de tousles crimes dans un délire où peut-être sombre sa raison.

La petite Zoé, dont il a voulu faire unedemoiselle pour Balaoo au temps où il espérait, dans sa folieextraordinaire, pouvoir faire accorder un état civil au fils de laforêt de Bandang, la petite Zoé, frappée au cœur par l’amourcriminel de Balaoo pour Madeleine, se meurt dans les bras deGertrude. Toutes deux également ont fui sa demeure et ne le veulentplus connaître.

Et sa fille ! Où est sa fille ?Est-il vrai que le monstre l’ait tuée plutôt que de se voir séparéd’elle ? Et va-t-il se trouver en face du cadavre de sonenfant ?

Balaoo, éperdu de remords, l’appelle-t-il pourpleurer sur une tombe ? Pourquoi, dans le mot qu’il envoie, nelui parle-t-il pas de Madeleine ? Silence tragique !Abominable incertitude ! Madeleine ! Balaoo !…

Depuis des heures, voilà les deux noms chérisque l’infortuné Coriolis jette à l’écho de la forêt, et l’écho seullui répond.

Plusieurs fois, il a cru reconnaître lessentiers qui mènent au grand hêtre de Pierrefeu ; mais ses passe sont mêlés et peut-être n’a-t-il fait que tourner sur lui-même.Le soleil décline et perce de ses flèches obliques la haute futaie.Le crépuscule va venir : Balaoo ! Madeleine !…

Balaoo ! toi qui aimais tant ta petitemaîtresse, est-il vrai que tu l’aies ravie comme une bête sauvageet que tu sois resté sourd à sa voix ?

Il crie, dans le soir qui tombe :

– Ma fille est morte ! Ma fille estmorte !…

Alors, tombant à genoux et levant les mains auciel dans un geste de pitié et de pardon, pour la premièrefois, il regrette son œuvre.

Comme son regard, où il y avait tout ledésespoir du monde, montait au zénith, il rencontra un épais cerclede corbeaux qui jacassaient horriblement, ainsi que font les bêteset les hommes, après un grand festin.

Ce cercle montait, puis descendait, et enfindisparut comme s’il tombait dans la forêt avec un accompagnementforcené de cris rauques et stridents comme des rires et des hoquetsd’oiseaux de proie repus.

Le cœur de Coriolis se glaça.

Et soudain ses yeux accrochèrent un voileblanc que retenait la griffe d’une jeune pousse. Il se releva entitubant, et il se pencha sur ce voile ou plutôt sur ce lambeaublanc comme le voile d’une jeune épousée.

Il ne douta plus que ce fût là le voile deMadeleine.

Il le reconnaissait. Sa terreur lui disaitqu’il ne se trompait pas. Il l’arracha à la forêt de ses doigtsfébriles et le porta à ses lèvres en sanglotant. Quelques pas plusloin, ce fut un morceau de satin de la robe qu’il trouva… Et puisun petit soulier… C’était le petit soulier blanc deMadeleine ; il le baisa éperdument…

Et il appela de toute la force de sadouleur :

– Madeleine ! Madeleine !Madeleine !…

Non point comme on appelle une vivante, maiscomme on appelle une morte qui vous est chère, pour qu’elle vousapparaisse. Car il y a des moments où la douleur humaine ne craintpoint les fantômes et où elle évoque les ombres pour les pressersur son cœur, des moments où la douleur ne tremble point sur leseuil du grand mystère, des moments où l’amour des vivants voudraitfaire sortir les morts de la nuit et où il s’étonne naïvement (tantil a appelé avec force) que les ombres ne viennent point le baisersur la bouche.

– Madeleine !…

Seuls, les cris des corbeaux lui répondirent…et c’est guidé par les cris des corbeaux qu’il continua de marcherà travers les branches.

Quand il eut écarté les dernières lianes de cecoin de futaie épaisse, il y avait comme un incendie au ras de laterre et des troncs, et il lui parut qu’il débouchait au centre dela fournaise. Il reconnut la carrière de Moabit. Plus de millecorbeaux étaient là qui ne tournèrent même point la tête, trèsoccupés qu’ils étaient à manger la triple charogne de trois grandscadavres d’hommes étendus sur l’herbe, les bras en croix.

Et, bien qu’ils eussent le front fracassé etbeaucoup de chair mangée, Coriolis reconnut les Trois Frères qui,de si longues années, avaient été la terreur du pays. Leurs fusilsgisaient près d’eux ; le plus fort des trois, Hubert, à labarbe rousse, avait encore son arme dans sa main crispée.

À l’entour, les fougères et les arbrisseauxétaient renversés et brisés et piétinés. La lutte qu’ils avaientsubie, et dont les Trois Frères étaient morts, avait fait comme uncirque, comme une piste rase ; et il avait dû y avoir là uncombat terrible.

Qui donc avait été assez fort pour vaincre lesTrois Frères armés de leurs trois fusils ? Et quelle armetoute-puissante avait couché ces grands corps sur la terreensanglantée ?… Oh ! C’est une arme de bois, toutsimplement. Elle repose, elle aussi, sur l’herbe, après avoir faitson ouvrage. C’est un beau jeune arbre qui pouvait compter sur delongues années de l’admirable vie de la forêt et qui, biensolidement, et confiant en l’avenir, avait enfoncé ses racines dansle sol nourricier. Or, une main l’avait arraché de la terre commes’il n’y avait pas été attaché, et c’était ce tronc de bouleau dontla blancheur d’argent se maculait des tâches brunâtres du sangqu’il avait fait gicler des trois têtes, c’était ce tronc debouleau qui avait tué !

Quel géant, quel héros avait combattuici ? Quelle main d’archange avait manié ce glaive de boisflamboyant ?

À une branche de cet arbre, Coriolis distinguaencore un coin de ce voile blanc qui faisait battre son cœur danssa poitrine comme un tambour, et aussi, il vit (après avoir dérangéles corbeaux qui protestèrent et roulèrent autour de lui comme unetroupe noire ivre), il vit encore un morceau de la robe blanche auxdoigts de l’un des albinos.

Et il ne douta plus que son enfant n’eût étéle butin convoité de cette bataille de sauvages. Sa pensée, plusrouge que la forêt crépusculaire en flammes, lui développa d’uncoup toutes les phases du tournoi de mort et de sang.

Les brutes hommes s’étaient dressées contrel’animal en lui voyant une si belle proie et ils avaient voulu, euxaussi, la lui ravir.

Ils étaient morts, et Balaoo avait transportéailleurs l’objet sacré de cette lutte de dieux. Balaoo !…Balaoo !…

Moabit soudain tomba dans la nuit noire, etCoriolis se heurta aux murailles vivantes de la clairière quireferma sur lui ses bras de branches et ses mains de feuilles. Etil s’y laissa aller, au bout de son désespoir, comme en unberceau…

Au matin, il se réveilla et il crut rêverencore en voyant, penchée sur lui, la figure triste et grave deBalaoo…

Il voulut crier. Balaoo, le doigt sur labouche, lui ordonna le silence.

– Prends garde ! ditl’anthropopithèque, dont la voix semblait, pour arriver jusqu’àlui, traverser des larmes, des larmes, tout un lac désespéré depleurs… Prends garde !… Tu vas la réveiller…

– Est-elle morte ?… Est-ellevivante ?…

– Elle dort !… Silence !…

– Est-elle morte ? Est-ellevivante ?…

– Elle dort et il ne faut pas laréveiller…

Et, le doigt sur la bouche, marchant devantlui, tournant de temps à autre la tête pour constater qu’il étaitsuivi. Balaoo lui fit faire un très grand chemin à travers laforêt. Tout se taisait sur leur passage. Les oiseaux suspendaientleurs chants, et les feuillages cessaient de frémir de joie dans levent du matin. Le doigt sur la bouche de Balaoo semblait commanderle silence à la nature entière, pour qu’elle laissât reposer cellevers qui ils marchaient.

Était-elle morte ?

Était-elle vivante ?

Reposait-elle pour l’éternité ?

Ils arrivèrent au grand hêtre dePierrefeu.

Balaoo montra à Coriolis l’étage supérieur desfeuilles et le chemin qu’il fallait prendre.

Ils montèrent dans l’arbre.

Cet arbre était grand comme un petit bois quieût entouré la demeure particulière de Balaoo.

Et on arriva à la demeure particulière, à lahutte bâtie dans le style de la forêt de Bandang, et que Coriolis(qui se rappelait les huttes élevées par les anthropopithèques surles mangliers des marécages) ne s’étonna point du tout de trouverlà.

Seulement, à cette hutte, il y avait une portecomme chez les hommes.

Il poussa la porte, cependant que Balaoo, deplus en plus triste et de plus en plus poli comme un quelconquehomme qui prie un étranger de franchir le seuil de sa demeure, setenait modestement derrière lui.

Coriolis poussa la porte et se trouva devantMadeleine étendue sur le lit de feuilles sèches et recouvertedécemment d’une couverture qu’il se rappela lui avoir été dérobéejadis dans son cabriolet.

Madeleine était pâle comme une morte, maiselle n’était pas morte.

Au bruit que fit son père en entrant, elleouvrit les yeux. Et deux syllabes glissèrent entre ses lèvresexsangues.

– Papa !…

Coriolis tomba à genoux devant son enfant,souleva cette tête chérie, la pressa contre son cœur et l’arrosa deses larmes.

– Pardon !… Pardon !…

– Pardon de quoi, mon papa ?… Balaoone t’a rien dit ? Embrasse-le… C’est lui qui m’asauvée !…

Le regard de Coriolis allait de Madeleine àBalaoo qui, sur le seuil, détournait la tête pour qu’on ne le vîtpas pleurer.

– Comment ! Il t’a sauvée ?

Alors, Madeleine, entourant de ses beaux brastremblants le cou de son père, lui confia la terrible histoire àl’oreille : l’enlèvement dans la chambre de Moulins parÉlie, l’Albinos…

*

**

Le fils de la mère Vautrin avait dû apprendrele mariage de celle qu’il n’avait cessé d’aimer et la prochainearrivée des nouveaux époux à Clermont-Ferrand. La résolution qu’ilavait prise subitement d’aller se mettre sur leur route, comme unebête à l’affût pour se jeter sur sa proie, au passage, en disaitlong sur la mentalité des trois individus, qui, depuis des années,chassés définitivement de la société des hommes par leurcondamnation à mort, vivaient au fond de la forêt comme des animauxsauvages.

Mais, si Hubert et Siméon ne vivaient plus quepour manger et pour respirer au creux de leur tanière, le cœurd’Élie s’animait encore et de temps à autre, farouchement, ausouvenir d’une forme blanche, apparue jadis, quand il rentrait lematin de ses chasses clandestines, au seuil de la plaine et auseuil de l’aurore. L’image de Madeleine vivait au fond de cecerveau de brute et, s’il en était arrivé à ne plus prononcer unmot, à ne plus répondre à l’appel de ses frères, c’est qu’il necessait de converser avec l’image de Madeleine et de lui dire deschoses qui ne devaient être confiées à personne.

En errant avec ses frères comme un chacalautour des villages qu’ils terrorisaient, par périodes, de leursrapines, Élie fut mis au courant du retour prochain de Madeleine àClermont avec son jeune époux.

Il ne dit rien à ses frères, se rendit àClermont, vint se renseigner dans le voisinage de la rue de l’Écuet remonta jusqu’à Moulins.

Son but était d’enlever Madeleine avant sonarrivée dans le chef-lieu du Puy-de-Dôme.

Là, il lui eût peut-être fallu renoncer à sonsinistre projet. Tandis que, s’il ravissait Madeleine en pleinecampagne, il se faisait fort, ne voyageant avec sa proie que denuit, de regagner son repaire de la forêt sans être inquiété.

Monter dans le train et profiter d’un arrêt àune station secondaire, ou même du ralentissement du convoi àcertains passages qu’il connaissait, et bondir dans la nuit avec lajeune femme dans ses bras, tel était le plan extrêmement simple quepouvait concevoir son cerveau de brute.

Les événements se chargèrent encore desimplifier les choses.

À Moulins, il vit descendre du convoiMadeleine et Patrice.

C’est tout juste s’il eut la force de seretenir de la saisir, là, sur le quai, au milieu des voyageurs. Sielle n’avait passé si vite, au bras de Patrice, peut-être aurait-iltenté le coup. Il se sentait le cœur bouillonnant, des flammes aucerveau et tout tremblant de l’impatience de son rapt.

À l’hôtel, il entra carrément derrière eux,mais continua, attentif, son chemin dans la cour. Une fenêtres’éclairait, et il y vit l’ombre de Madeleine. Dix minutes plustard, Madeleine était dans ses bras ; son poing étouffait labouche hurlante et il la jetait à demi morte dans une carriole surle siège de laquelle il bondit.

Il s’arrêta, quand la bête, expirante,s’abattit dans les brancards.

Il avait fait un long chemin sur la route deParis, remontant du côté opposé au pays de Cerdogne ; et cecidevait dépister, quelques heures plus tard, Patrice d’abord,Coriolis, accouru, ensuite.

Enfin, les événements déclenchés par Gabrielachevèrent, par leur coïncidence, de donner la tranquillité auravisseur qui s’acheminait à petites et prudentes étapes vers lacarrière de Moabit.

Il ne disait pas un mot à Madeleine, mais illa forçait à boire et à manger par la terreur.

Madeleine espéra un instant que les recherchesdont elle devait être l’objet actif et désespéré aboutiraient avantque le misérable ne l’eût enfermée pour toujours dans quelqu’une deces affreuses carrières de Moabit dont on prenait le chemin. Elleen connaissait la terrible légende, toute peuplée de fantômes, decadavres, tapissée de squelettes et de trésors.

Mais la forêt se referma sur eux avant que lesecours fût venu, et ils arrivèrent à Moabit.

Les deux frères accueillirent en silencel’albinos et sa proie toute blanche. Élie leur dit :

– Voici celle qui sera ma femme, la femmed’Élie de Moabit.

Les autres s’avancèrent sur elle avec desregards de flamme. Elle vit qu’ils étaient armés et qu’ils seregardaient tous trois avec une grande haine. Elle comprit que lesTrois Frères allaient se battre et qu’elle serait le butin duvainqueur.

Et les autres, avec leurs bras terribles, sel’arrachaient déjà ; déjà elle sentait autour d’elle leursdoigts monstrueux qui la déchiraient, quand elle poussa un grandcri qui roula au fond des échos de la forêt :

– Balaoo !… Balaoo !…

Et Balaoo parut.

Ah ! ce fut un combat de géants, unelutte mythologique avec la foudre du fusil moderne en plus. Mais,soit que les dieux anthropopithèques veillassent avec un soinjaloux sur leur héros terrestre, soit que la nature l’eût douéd’une chair impénétrable au vulgaire plomb de chasse des hommes, lafoudre humaine fut impuissante à arrêter l’élan de ses brasvengeurs.

La forêt elle-même l’arma du terrible glaive,et l’arme tournoya autour des fronts…

Balaoo ! Balaoo ! Il étaitvenu ! Il frappait pour elle ! Il tuait pourelle ses Trois Frères de la forêt !

En vain avait-elle appelé les hommes !Nul n’était venu ! Mais elle n’avait eu qu’à prononcer son nompour qu’il se ruât dans la mêlée et en sortît vainqueur, le cher,formidable et doux et terrible Balaoo !…

Et pour elle, pour elle qui avait regardéPatrice tirer sur Balaoo sans qu’elle eût détourné son bras, pourelle qui, à genoux, au centre de Moabit, pendant que se déroulaitle combat, ressemblait à un grand lis blanc !

Ah ! dans les tournois, y eut-il jamaisun chevalier plus redoutable ? frappant d’estoc et de tailleet de ses doigts de mains de souliers !… Balaoo !…Balaoo !… Frappe ! Abats ! Voilà pour Siméon !…Et puis pour Élie !… Quant à Hubert, il faut lui réserver toncoup le plus rude.

Ils ont tourné autour de toi avec leurs fusilsvides qu’ils agitent maintenant comme des massues ; mais toi,tu as ta bonne massue d’arbre et tu leur en fais voir de toutes lescouleurs ! De la couleur rouge partout !

Ah ! que de sang sur les bras et sur lesjoues !… Hop ! Hop ! Balaoo ! Elle n’a eu qu’àprononcer ton nom et tu es venu ! Tourôô !Tourôô ! Pan ! encore un bon coup dans les reins decet Élie qui ne s’en relèvera plus et qui se traîne sur l’herbecomme un lièvre aux pattes brisées !

Et ils ont le front fendu tout de même, et çacoule, le sang. Mais ce sont de solides gaillards qu’un coupd’arbre sur le front ne démolit pas du premier coup ! Il fauty revenir à plusieurs fois ! Ils sont durs comme de la chairet de l’os d’anthropopithèque ! Woop ! phch !phch !… Un coup par-ci, un coup par-là !…

Les guerriers sont comme ivres et dansentautour de Balaoo comme des ours ; c’est toi, Balaoo qui lesfais danser ainsi, comme un bohémien son ours. Gock !Gock !… L’enfer de Patti Palang-Kaing vousattend !

Ouf ! Ils ne respirent plus !… Ilsne gémissent plus !… Ils ne bougent plus !…

Ils sont morts tous les trois, les bras encroix, sur l’herbe rouge. Mais toi, tu es bien mal arrangé aussi,mon pauvre Balaoo !…

Mais il s’agit bien de te soigner à cetteheure où le blanc lis de la carrière de Moabit s’affaisse aprèsavoir vu ta victoire, tout doucement sur la terre, épuisé.

C’est ton tour d’emporter le blanc lis danstes bras, avec beaucoup de précautions dignes d’une nourrice depetits hommes, par le seigneur dieu Patti Palang-Kaing !…

Et tu as étendu le lis sur la fraîcheur du litde feuilles sèches de ta demeure solitaire du grand hêtre dePierrefeu !… Que Patti Palang-Kaing qui veille sur les cœurssincères, du haut de son trône de la forêt de Bandang, et quirécompense les belles batailles de la forêt… que Patti Palang-Kaingsoit béni, puisqu’il a béni ta demeure, ô Balaoo !…

Tel avait été ce dernier épisode, sanglant,tragique, héroïque et beau comme l’antique.

Ce n’est point avec sa pauvre voix si fragile,avec le souffle pâle de son haleine de lis expirant, que Madeleinea pu raconter d’aussi retentissants hauts faits à Coriolis quipleure. Mais les quelques mots qu’elle lui dit à l’oreille et cequ’il a vu : les cadavres et les blessures de l’humble Balaoo,tout cela lui fait comprendre le drame, le fait sangloterd’allégresse et fait bondir son cœur d’orgueil, car Madeleine estsauve et Balaoo a agi comme un de la Race au temps des chevalierssans peur et sans reproches.

Balaoo détourne toujours la tête au seuil desa demeure forestière, pour qu’on ne voie pas ses yeux rudes pleinsde larmes.

Madeleine dit, en soupirant :

– Il faut bien lui demander pardon trèsfort ! Nous avons eu tort de ne pas le traiter comme un de laRace. Il m’a dit : « Je voulais te revoir encore,Madeleine, avant ton départ avec le mari de ta race. Que croyais-tudonc et que craignais-tu ? Un qui a des doigts de soulierssera toujours l’excellent ami de la fille des hommes et, si tuconnaissais la loi de la forêt, établie par Patti Palang-Kaing, aucommencement du monde, tu saurais cela que la fille des hommes peutse promener sans crainte dans la forêt. Mais ce n’est pas défendude toucher des lèvres les traces de ses pas ou de lui lécher lamain ! »… Voilà ce qu’a dit Balaoo. N’est-ce pas, monBalaoo ? Il m’a dit tout cela, à côté du lit de feuillessèches, en attendant que tu viennes… Il me l’a même dit dans desvers immortels, car Balaoo est un grand poète, n’est-ce pas,Balaoo ? Balaoo, à la porte, fait signe que oui de la tête…mais la tête toujours tournée, car il n’en peut plus… Sa douleur vaéclater comme un orage intempestif… et il se retient pour ne pastomber dans le ridicule. Il tâche à avaler ses sanglots et à garderson tonnerre pour lui. Pauvre Balaoo qui sait que Coriolis est venupour emmener Madeleine… Pauvre Balaoo qui a appelé lui-même sonmaître, sur l’ordre de sa petite maîtresse et qui est allélui-même, après l’avoir écrite lui-même (car Madeleine était alorstrop malade) mettre de nuit, dans la rue du village, sa lettre dansla boîte aux lettres de la poste de Mme lareceveuse… Même qu’il a failli être reconnu par cette sacréevieille taupe de mère commère Toussaint qui pense toujours à larobe de l’impératrice.

*

**

C’est fini, cette fois, bien fini ! Elleest partie ! Elle est partie rejoindre son mari et il ne lareverra plus !… Son maître reviendra, lui ; mais elle,elle ne doit plus revenir à cause de la loi d’hommes qui luiordonne de suivre son mari… Elle est partie à l’instant même, et,après des adieux qui ont fait croire à tous les villageois du paysde Cerdogne qu’il y avait un gros orage dans les bois et sur lamontagne, il est resté là, lui, sur le seuil de sa demeureforestière du grand hêtre de Pierrefeu, il est resté immobile, lesbras et les jambes pendants et la tête sur la poitrine, sansremuer, comme un anthropopithèque en bois.

Et il est resté comme ça tant que les grelotsdu cheval de la voiture ont grelotté sur son cœur desséché commeune peau de tambour, car il n’y a plus rien dans son cœur,rien ; elle a tout emporté. Du moins, ça lui produit ceteffet-là, une sensation de creux ; oui, il a là comme unecaisse vide et que rien ne remplira jamais plus !… Rien que lesouvenir, Balaoo !…

Et tu verras, Balaoo, que le souvenir, çaremplit tout de même le cœur, à en étouffer…

On n’entend plus rien au loin sous lafeuillée. Balaoo rentre chez lui et s’étend sur le lit de feuillessèches qui a gardé la forme de son corps… et, chose incroyable,Balaoo a encore des larmes.

Les dernières écoulées, il restera sur le litde feuilles sèches, pendant deux jours et deux nuits, étendu sansmouvement comme un anthropopithèque en bois. D’anciens camarades dela forêt seront montés jusque chez lui et auront regardé par laporte entrouverte, sans seulement qu’il se soit dérangé d’uneligne. Le vieil As, qui maintenant a une patte cassée, a regardécela et est reparti sans rien dire, en haussant les épaules.

Balaoo ne connaît plus ces gens-là.

Au bout du second jour, quand Coriolis estrevenu, il a trouvé Balaoo assis, au coin de sa porte, l’épaule ausoleil et lisant mélancoliquement Paul et Virginie…

Coriolis a dit à sa fille qu’il allait seretirer définitivement à Saint-Martin-des-Bois ; mais, dans sapensée, il a menti, c’est au grand hêtre de Pierrefeu qu’ilvoudrait se retirer… loin de la société qui ne peut que le maudire,tout seul avec son chef-d’œuvre de dieu, avec l’Homme de Java queson génie a mis au monde…

Enfin, on va voir ce qu’on va faire. Defâcheux bruits courent le département sur une histoired’anthropopithèque. Coriolis trouve qu’on est très bien dans laforêt gardée par le souvenir des Trois Frères et de la bataille oùpérirent quelques braves officiers et soldats… C’est une retraite àpeu près sûre et inviolable, à peu près…

D’abord, Coriolis songe avant tout à vaincrela tristesse de Balaoo. Il a raison, car le malheureux garçon estbien malade et s’il continue à s’attrister ainsi, sans remuer, auhaut de son arbre, il deviendra phtisique.

Coriolis arrache d’abord Balaoo à sesmauvaises lectures. Il lui confisque Paul et Virginie, etil l’emmène se promener dans la forêt.

Pour détourner les pensées de son élève, il lemet au courant des frasques d’un certain Gabriel, dont on a pucroire, un instant, qu’il était Balaoo. En vérité ! Lui-mêmes’y était trompé, à cause de la façon qu’il avait de porter sonveston ouvert en mettant brusquement un doigt dans les poches deson gilet ou aux entournures ; enfin, à cause d’unmonocle.

– J’ai beaucoup connu ce Gabriel,répondit Balaoo, en faisant effort pour suivre la pensée de sonmaître ; il m’empruntait tout, mes costumes, et jusqu’à lafaçon de les porter. Je lui avais fait don d’une paire delunettes : et je vois qu’il a réussi à en faire un monocleparce que j’en portais un. Ces singes ne peuvent se passerd’imiter les gens.

Ils marchèrent quelque temps sans rien dire,puis ce fut Balaoo qui reprit :

– Pendant que l’on mettait sur mon comptetoutes ces horreurs, je prenais, désespéré, le chemin dePierrefeu ; j’avais voulu revoir Madeleine, toutsimplement ; je l’ai revue à travers les vitres du wagon, maisl’autre a voulu me tuer et je regrette bien qu’il n’aitpas réussi.

Coriolis serra le bras de Balaooaffectueusement. Alors, Balaoo lui rendit humblement la pression etbaissa le front en finissant…

– Oui, je ne demande plus qu’à mourir…qu’à mourir dans ces lieux qui l’ont connue, qui ont entendu sadouce voix quand elle appelait : Balaoo !… Balaoo !…Balaoo !… Ma seule joie maintenant sera de reconnaître lesarbres au pied desquels nous nous asseyions, quand elle voulaitm’instruire de quelque histoire nouvelle… Ici… je retrouveraipartout son image… Patti Palang-Kaing est bon !… Ah ! jesaurai mourir ici…

Coriolis voulait en vain le faire taire.Balaoo ne pensait qu’à Madeleine et se plaisait douloureusement àconfier sa pensée à toutes les branches du chemin. Il dépérissaitvisiblement. Il ne sortait de son rêve que pour parler de Paul etVirginie, dont l’histoire lui agréait par-dessus tout parce qu’il ytrouvait de la ressemblance avec ses propres malheurs. Et, commePaul, après le départ de Virginie, il revit tous les lieux où ils’était trouvé avec la compagne de son enfance, tous les endroitsqui lui rappelaient leurs inquiétudes, leurs jeux, leurs repaschampêtres et la bienfaisance de la petite sœur bien-aimée… Unjeune bouleau qu’elle avait planté, les tapis de mousse où elleaimait à courir, les carrefours de la forêt où elle se plaisait àchanter et où leurs deux voix s’étaient mêlées avec leurs deuxnoms : Balaoo !… Madeleine !…

Au bout de cinq jours, il se coucha ; etCoriolis put croire que c’était pour ne plus se relever.

Un matin, Balaoo se réveilla de sonassoupissement et vit Zoé et Gertrude à ses côtés. Il n’en marquaaucune colère, ni la moindre humeur. Bien mieux, il se laissatendrement embrasser par Gertrude, et il demanda pardon à Zoé detoute la peine qu’il n’avait, depuis qu’il la connaissait, cessé delui causer. Sa voix était douce, il se laissait soigner etdorloter. Il était faible comme un enfant qui va mourir. Coriolis,qui le soutenait derrière lui, bien qu’il fût aussi faible que lui,se risqua à user du mot-remède que la petite Zoé, avec soncœur et son intelligence, avait apporté toute seule.

Coriolis se pencha et glissa les deux syllabesà l’oreille de Balaoo :

– Bandang !

Aussitôt l’œil de Balaoo s’alluma, son torsese redressa, sa poitrine respira fortement et répéta :

– Bandang !…

Alors Zoé dit :

– Veux-tu, Balaoo, veux-tu retourner dansla forêt de Bandang ?…

– Oh ! fit Balaoo, avec un soupireffrayant… Oh ! que je voudrais la revoir, avant demourir !…

– Eh bien ! nous t’yconduirons !… Nous irons tous ensemble, Balaoo !…

Balaoo posa sur ses lèvres ses énormes poingstremblants, comme lorsqu’il avait dessein de retenir l’expressiontrop bruyante de sa joie ou de sa douleur.

– Partons !… fit-il !…Oh ! partons !… loin des maisons d’hommes !…Retournons dans ma forêt de Bandang !

Il n’y avait pas à hésiter. C’était le salut,non seulement pour Balaoo, mais encore pour eux tous, pour Coriolissurtout, car Zoé était revenue de Clermont avec les plus fâcheusesnouvelles. M. Mathieu de La Fosse avait maintenant lacertitude que les beaux officiers et les beaux soldats, qui avaientété tués lors de l’assaut de la forêt, étaient tombés sous lescoups de l’anthropopithèque de Coriolis. L’enquête officiellefinissait de démêler ces choses sombres et l’on recherchait, ànouveau, le maître et son terrible élève.

Il n’était que temps de fuir.

Ils traversèrent les frontières et montèrentsur des nefs. Ils fuirent jusqu’à la forêt de Bandang.

*

**

ÉPILOGUE

Balaoo fut sauvé le jour qu’il revit les lieuxoù il avait aperçu sa mère pour la dernière fois. C’était à troisjours de marche de Batavia, à quelques centaines de mètres desmangliers millénaires qui enfoncent leurs racines jusqu’au cœurmême de la terre. Il reconnut les dispositions du carrefour et lesvoûtes épaisses qui distribuaient la même ombre et la même lumière,car il faut des centaines de siècles pour modifier ces paysagescréés par les dernières perturbations du monde et l’élan de lapremière sève universelle.

Il dit : « C’est là. » Et ilarrêta ses compagnons.

– C’est là ! C’est ma forêt deBandang !… Voilà les bois de mon enfance !… Là, je jouaisavec ma mère et mon petit frère et ma petite sœur. Moi, j’étaisdéjà vigoureux et fort, mais encore un baby, cinq ou six ans àpeine… Mon petit frère et ma petite sœur commençaient à peine àmarcher ; moi, je gambadais en vérité et j’appelais mon jeunefrère et ma petite sœur par mes gestes et mes cris et je lesengageais à venir partager mes ébats.

Le petit, pour me suivre, essayait quelquesgambades, mais il faisait de vains efforts ! Oh ! je levois encore trembler sur ses petites jambes qui le supportaient àpeine ; il tombait, et ma petite sœur aussi tombait… et notremère les relevait tendrement et les encourageait de la voix et dugeste.

C’est à ce moment (je verrai cela toute mavie). Ma mère, devant la maladresse et la fatigue des petits,venait de les coucher dans ses bras et commençait de les endormiren les berçant et en chantant une douce chanson des marécages.Ah ! Patti Palang-Kaing ! Ceux de la Race sont arrivésalors… Et ils ont lancé sur moi un filet dans lequel je medébattais, pendant que ma mère s’enfuyait pour sauver mon petitfrère et ma petite sœur, en me jetant un cri d’adieu.

Ceux de la Race ont eu beaucoup de chance quemon père ait été occupé ailleurs dans la forêt, ce jour-là… Oui,c’est ici, ma forêt de Bandang ! Ah ! PattiPalang-Kaing ! Reverrai-je jamais, et mon père qui tonnait sifort, et ma mère qui présidait à nos jeux, et mon petit frère et mapetite sœur qui tombaient et se roulaient sur l’herbe comme dejeunes chevreaux malhabiles[20] ?

Balaoo ne retrouva pas ses parents. Et il putvoir qu’il avait été oublié de ses amis de la forêt, depuis bienlongtemps.

Le village des marécages avait disparu. MaisBalaoo reconstruisit les huttes sur les racines en triangle desmangliers géants. Et tous quatre, Gertrude, Coriolis, Zoé et luivécurent en cet endroit, avec tranquillité. Gertrude se faisaittrès vieille et ne bougeait plus, occupée à tricoter deschaussettes que Balaoo ne mettait plus jamais, car il sepromenait maintenant avec ses doigts de pieds sanssouliers.

Zoé s’était faite la servante active et deplus en plus sauvage de ses deux maîtres. Elle ne parlait à Balaooqu’à la troisième personne singe. Elle avait oublié les modes deParis et s’habillait de feuillages. Et elle était bien contente dene plus apprendre la géographie. Coriolis avait perdu l’habitude deparler homme et ne transmettait plus sa pensée qu’à l’aide dequelques monosyllabes de langue anthropoïde, et il se sentait avecune âpre jouissance retourner à ce qu’il pensait être le point dedépart, la source de la vie humaine : à la race singe. Lemalheureux n’avait plus la force cérébrale nécessaire à concevoirque cette rétrogradation lui était envoyée peut-être comme unchâtiment du ciel pour avoir osé s’amuser au jeu défendu par lanature du mélange des espèces.

Seul, Balaoo, qui continuait tous les six moisà retourner à la ville de Batavia pour chercher une lettre deMadeleine, poste restante, et qui n’avait cessé de lire Paul etVirginie, avait conservé presque toute sa civilisationacquise.

Le souvenir de Madeleine l’aidait beaucoup encela. Il vivait toujours avec la pensée de sa jeune maîtresse… Elleétait maintenant notairesse à Clermont, et deux petits enfantsjouaient dans l’étude de la rue de l’Écu, avec l’abominable généralCaptain.

« Si jamais, se disait Balaoo, ces deuxgamins-là ont besoin de quelque chose dans la vie, ils n’ont qu’àfaire un signe, je suis là !… Tourôô !… Woop !…Tourôô ! »

J’ai dit que Balaoo avait conservé, dans saforêt de Bandang, presque toute sa civilisation acquise.

Mais il n’en montrait aucune fierté.

Et quand les hôtes de la forêt, les vraisfrères fauves de Bandang, se furent rapprochés peu à peu de lanouvelle famille du village des mangliers, et que, les soirs deprintemps, ils faisaient le cercle autour de Balaoo pour qu’il leurracontât des histoires d’hommes, Balaoo leur disait dans leurlangage, après une courte prière à Patti Palang-Kaing : –Les animaux sont les animaux, et les dieux sont lesdieux : mais les hommes, ça n’est rien du tout !…Bref (concluait Balaoo en mettant les doigts dans le nez, à lamode injurieuse anthropopithèque) : les hommes, c’est desdieux manqués !

 

 

COMPLAINTE À PATTI PALANG-KAING, DIEU DE TOUS LES ANIMAUX DE LAFORÊT DE BANDANG

 

Dédiée à Mlle Madeleine Coriolis BoussacSaint-Aubin par Balaoo.

Voopwooppwooppwoop ! (Cette exclamation mise ici enexergue, correspond à peu près, dans la langue singe, à la longueplainte exprimée dans ce vers de je ne sais plus quel tragiquegrec : ototototoi ! qui signifie : hélas !)

 

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Pourquoi le dieu des chrétiens

N’a-t-il pas mes doigts lié,

Mes doigts de mains de souliers ?

Pourquoi avoir changé ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang,

M’avoir appris à pleurer,

Si on n’a pu mes doigts lier,

Mes doigts de mains de souliers ?

Je me suis promené dans le jardin d’homme

Comme un de la race qui pleure ;

Mais personne n’a vu mes larmes,

Pas même celle pour qui je meurs.

Mais elle a entendu mon cœur

(Qui soupirait dans son malheur)

Et elle a dit à l’autre qui levait le nez en l’air :

« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers,

Je dirais à Patti Palang-Kaing :

« Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Garde tes palétuviers,

Tes bananiers, tes mangliers,

Puisque j’ai mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers…

Patti Palang-Kaing !

Balaoo ne regrette rien !… »

Et je dirais à Madeleine,

Avec ma plus douce haleine,

« Madeleine, je veux,

Veux embrasser tes cheveux !

Si j’avais mes doigts liés,

Mes doigts de mains de souliers ! »

Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,

Veux embrasser tes cheveux »,

Et moi je ne dis rien

Et je lui lèche la main !

Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !

Redemande au dieu des chrétiens,

Redemande ma langue,

Ma langue de ma forêt de Bandang,

Et rends-moi mes palétuviers

Et mes doigts de mains sans souliers.

Paris, Juillet 1911

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