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Barnabé Rudge – Tome II

Barnabé Rudge – Tome II

de Charles Dickens

Chapitre 1

 

Le lendemain matin, le serrurier resta en proie aux mêmes incertitudes, et le surlendemain, et plusieurs jours de suite encore. Souvent, après la chute du jour, il entrait dans la rue et tournait ses regards vers la maison qu’il connaissait si bien ; et il était sûr d’y voir la lumière solitaire briller encore à travers les fentes du volet de la fenêtre, quand tout paraissait au dedans muet, immobile, triste comme un tombeau. Comme il ne voulait pas risquer de perdre la faveur de M. Haredale en désobéissant à ses injonctions précises, il ne s’aventurait jamais à frapper à la porte ou à trahir sa présence ; mais, chaque fois que l’attrait d’un vif intérêt et d’une curiosité non satisfaite le poussait à venir voir de ce côté, et Dieu sait s’il y venait souvent, la lumière était toujours là.

Quand il aurait su ce qui se passait au dedans, il n’en aurait guère été plus avancé ; ce n’est pas là ce qui lui aurait donné la clef de ces veilles mystérieuses. À labrune, M. Haredale se renfermait chez lui, et au point du jour il sortait. Il ne manquait jamais une seule nuit le même manège. Il entrait et sortait toujours tout seul, sans varier le moins du monde ses habitudes.

Voici comment il occupait sa veillée. Le soir,il entrait au logis, absolument comme le jour où le serrurierl’avait accompagné. Il allumait une bougie, parcouraitl’appartement, l’examinant avec soin et en détail. Cela fait, ilretournait dans la chambre du rez-de-chaussée, posait son épée etses pistolets sur la table, et s’asseyait devant jusqu’au lendemainmatin.

Il avait presque toujours avec lui un livreque souvent il essayait de lire, mais sans pouvoir jamais y fixerles yeux ou sa pensée cinq minutes de suite. Le plus léger bruit audehors frappait son oreille : il semblait qu’il ne pouvait pasrésonner un pas sur le trottoir qui ne lui fit bondir le cœur.

Il ne passait pas ces longues heures desolitude sans rien prendre. Il portait généralement dans sa pocheun sandwich au jambon, avec un petit flacon de vin, dont il seversait quelques gouttes dans une grande quantité d’eau, et ilbuvait ce sobre breuvage avec une ardeur fiévreuse, comme s’ilavait la gorge desséchée ; mais il était rare qu’il prit unemiette de pain pour déjeuner.

S’il était vrai, comme le serrurier, aprèsmûre réflexion, paraissait disposé à le croire, que ce sacrificevolontaire de sommeil et de bien-être dût être attribué à l’attentesuperstitieuse de l’accomplissement d’une vision ou d’un rêve enrapport avec l’événement qui l’avait occupé tout entier depuis tantd’années ; s’il était vrai qu’il attendit la visite de quelquerevenant qui courait les champs à l’heure où les gens sonttranquillement endormis dans leur lit, il ne montrait toujoursaucune trace de crainte ou d’hésitation. Ses traits sombresexprimaient une résolution inflexible ; ses sourcils froncés,ses lèvres serrées, annonçaient une décision ferme etprofonde ; et, quand il tressaillait au moindre bruit,l’oreille aux aguets, ce n’était point du tout le tressaillement dela peur, c’était plutôt celui de l’espérance : car aussitôt ilsaisissait son épée, comme si l’heure était enfin venue ; puisil la serrait à poing fermé, et écoutait avidement, l’œilétincelant et l’air impatient, jusqu’à ce qu’il n’entendît plusrien.

Ces désappointements étaient fréquents, carils se renouvelaient à chaque son extérieur ; mais saconstance n’en était point ébranlée. Toujours, toutes les nuits, ilétait là à son poste, comme une sentinelle lugubre et sans sommeil.La nuit se passait, le jour venait : il veillait toujours.

Et cela bien des semaines. Il avait pris unlogement garni au Vauxhall pour y passer la journée et goûterquelque repos ; c’est de là qu’à la faveur de la marée ilvenait, ordinairement par eau, de Westminster à London-Bridge. pouréviter les rues populeuses.

Un soir, peu de temps avant le crépuscule, ilsuivait sa route accoutumée le long de la rivière, dans l’intentionde passer par la salle de Westminster-Hall, puis par la cour dupalais, pour aller prendre, comme d’habitude, le bateau deLondon-Bridge. Il y avait pas mal de gens rassemblés autour desChambres, pour voir entrer et sortir les membres du Parlement,qu’ils accompagnaient de leurs acclamations bruyantes,d’approbations ou de sifflets, selon leurs opinions connues. Entraversant la foule il entendit deux ou trois fois pousser le cride : « Pas de papisme ! » qui n’était pasnouveau pour ses oreilles ; mais il n’y fit seulement pasattention, en voyant qu’il partait d’un attroupement de fainéantsde bas étage ; et, sans en prendre aucun souci, il continuason chemin avec la plus parfaite indifférence.

Il y avait dans la salle de Westminster depetits groupes épars au milieu desquels les uns, en petit nombre,levaient les yeux vers la voûte majestueuse de l’édifice, éclairéepar les derniers feux du soleil couchant, dont les rayons obliquescoloraient ses vitraux, avant de s’éteindre tout à fait dansl’ombre. D’autres, des passants bruyants, des ouvriers quiretournaient chez eux en sortant de leurs ateliers, pressaient lepas, éveillant de leurs voix animées les échos sonores, et bouchantle jour de la petite porte lointaine, quand ils défilaient devantpour continuer leur route. D’autres, en conversation réglée sur dessujets politiques ou personnels, se promenaient lentement de longen large, les yeux fixés sur le sol, et semblaient être toutoreilles depuis les pieds jusqu’à la tête, pour écouter ce qui sedisait. Ici une demi-douzaine de gamins se chamaillaient ensemble,de manière à faire de Westminster une vraie tour de Babel ; làun homme isolé, demi-clerc et demi-mendiant, se promenait à pascomptés, épuisé par la faim qui perçait dans le désespoir de sestraits ; coudoyé, en passant, par un petit garçon chargé dequelque commission, dandinant son panier, et fendant, de ses crisperçants, la charpente même du plafond ; pendant qu’unécolier, plus discret et surtout plus prudent, s’arrêtait àmi-chemin pour remettre sa balle dans sa poche, à la vue du bedeauqui arrivait de loin en grondant. C’était l’heure de la soirée où,rien que le temps de fermer les yeux, on trouve en les rouvrant quel’obscurité a fait des progrès. La dalle, usée par les pas qui laréduisaient en poussière, faisait un appel aux murs élevés del’enceinte pour répéter le bruit retentissant des pieds toujours enmouvement, à moins qu’il ne fût dominé tout à coup par la chute dequelque lourde porte retombant contre le bâtiment, comme un coup detonnerre, qui noyait tous les autres bruits dans son fracaséclatant.

M. Haredale, donnant à peine un coupd’œil à ces groupes en passant, et un coup d’œil distrait, avaitdéjà presque traversé la salle, lorsque son attention fut attiréepar deux personnes debout devant lui. L’une d’elles, un gentlemand’une mise élégante, portait à la main une badine qu’il faisaittourner, en se promenant, de la façon la plus fashionable ;l’autre l’écoutait d’un air de chien couchant, avec des manièresobséquieuses et rampantes : c’était à peine s’il se permettaitde glisser un mot dans leur colloque. La tête rentrée dans lesépaules jusqu’aux oreilles, il se frottait les mains avec une bassecomplaisance, ou répondait de temps en temps par une simpleinclination de tête, qui tenait un juste milieu entre un signed’approbation et une plate révérence.

Après tout, ces deux hommes n’offraient riende bien remarquable : car ce n’est déjà pas si rare de voirdes gens faire une cour servile à un bel habit accompagné d’unecanne, sans vouloir parler ici des cannes à pommes d’or ou d’argentde nos seigneurs les lords, ni des baguettes officielles de nosmagistrats. Et pourtant, dans ce monsieur bien mis, et aussi dansl’autre, il y avait quelque chose qui fit éprouver àM. Haredale une sensation désagréable. Il hésita, s’arrêta, etse disposait à se jeter de côté pour éviter leur rencontre,lorsque, au même moment, les deux autres, s’étant retournésvivement, se trouvèrent face à face avec lui avant qu’il eût puleur échapper.

Le gentleman à la canne leva son chapeau etcommençait à s’excuser de ce choc imprévu ; M. Haredalese hâtait d’accepter l’explication et de s’évader, quand le premiers’arrêta tout court et s’écria : « Tiens ! c’estHaredale ! Parbleu ! voilà qui est étrange !

– C’est vrai, répondit-il avecimpatience. Oui, je…

– Mon cher ami, cria l’autre en leretenant, comme vous êtes pressé ! Une minute, Haredale, aunom de notre ancienne connaissance.

– Je suis pressé, en effet. Nous nedésirions cette rencontre ni l’un ni l’autre. Nous n’avons rien demieux à faire que de l’abréger. Bonsoir.

– Fi ! fi ! répliqua sir John,car c’était lui, vous êtes aussi trop maussade. Justement nousparlions de vous. J’avais encore votre nom sur les lèvres ;peut-être même me l’avez-vous entendu prononcer… Non ? J’ensuis fâché, j’en suis vraiment fâché. Vous reconnaissez notre amiici présent, Haredale ? convenez que c’est une singulièrerencontre. »

L’ami en question, évidemment mal à son aise,avait pris la liberté de serrer le bras de sir John et de lui faireentendre, par toute sorte d’autres signes, qu’il désirait évitercette présentation. Mais comme cela n’entrait pas dans les vues desir John, il n’eut pas l’air de s’apercevoir de ces supplicationsmuettes, et le montra de la main, en même temps qu’il disait« notre ami, » pour appeler plus particulièrement sur luil’attention.

Notre ami n’eut donc plus d’autre ressourceque d’étaler sur son visage le plus brillant sourire dont ilpouvait disposer, et de faire une révérence propitiatoire au momentoù M. Haredale tourna sur lui ses yeux. Se voyant reconnu, ilavança la main d’un air de gaucherie et d’embarras, qui ne fitqu’augmenter lorsque Haredale la rejeta d’un air de mépris, endisant froidement :

« M. Gashford ! Alors on nem’avait pas trompé. Il paraît, monsieur, que vous avez décidémentjeté le masque, et que vous poursuivez à présent avec l’ardeuramère d’un renégat ceux dont les opinions étaient autrefois lesvôtres. Grand honneur pour la cause que vous embrassez,monsieur ! Je fais mon compliment à celle que vous venezd’épouser, d’avoir fait, une pareille acquisition. »

Le secrétaire se frottait les mains avec forcerévérences, comme pour désarmer son adversaire en s’humiliantdevant lui. Sir John Chester s’écriait de l’air le plusréjoui : « Vraiment, il faut convenir que c’est unesingulière rencontre ! » Et là-dessus il prenait dans satabatière une prise de tabac avec son calme ordinaire.

« M. Haredale, dit M. Gashford,levant les yeux en cachette et les baissant tout de suite après,quand ils eurent rencontré le regard fixe et ferme du premier,M. Haredale est trop consciencieux, trop honorable, tropsincère, assurément, pour attribuer à d’indignes motifs unchangement d’opinions plein de loyauté, même quand ces opinionsnouvelles ne seraient pas d’accord avec celles qu’il professelui-même ; M. Haredale est trop juste, trop généreux,d’une intelligence trop éclairée, pour…

– Ah ! vraiment, monsieur ?reprit l’autre avec un sourire sarcastique en le voyant s’arrêterembarrassé. Vous disiez donc… ?

Gashford haussa légèrement les épaules et,baissant encore les yeux sur les dalles, garda le silence.

« Non ; mais, réellement, dit Johnvenant alors à son aide, convenons que c’est une rencontre tout àfait singulière. Haredale, mon cher ami, pardon ; je ne croispas que vous soyez frappé, comme il faut l’être, de ce qu’elle a deremarquable. Voyez un peu : nous voici là, sans rendez-vouspréalable, trois anciens camarades de collège, réunis dans la sallede Westminster ; trois anciens pensionnaires du triste etennuyeux séminaire de Saint-Omer, où vous deux vous étiez obligés,par votre titre de catholiques, de faire votre éducation, et oùmoi, l’une des espérances en herbe du parti protestant de cetemps-là, j’avais été envoyé pour prendre des leçons de françaisd’un Parisien pur sang.

– Vous pourriez ajouter une particularitéqui rend la chose encore plus singulière, sir John, ditM. Haredale : c’est que quelques-unes de ces espérancesen herbe du parti protestant sont en ce moment liguées dansl’édifice là-bas pour nous dépouiller du privilège abusif etmonstrueux d’apprendre à nos enfants à lire et à écrire ;c’est que, dans ce pays de liberté prétendue, en Angleterre même,où nous entrons par milliers tous les ans dans vos troupes pourdéfendre votre liberté, et pour aller mourir en masse à votreservice dans les sanglantes batailles du continent, vous aussi, parmilliers, à ce que j’entends dire, vous vous laissez persuader parce M. Gashford, qu’il faut nous regarder tous comme des loupset des bêtes fauves. Vous pourriez ajouter encore que celan’empêche pas cet homme-là d’être reçu dans votre société, de sepromener tranquillement par les rues en plein jour, la tête levée(pas comme en ce moment) : et je vous réponds que ce n’est pasla particularité la moins étrange de cette étrange rencontre.

– Oh ! vous êtes bien sévère pournotre ami, répliqua sir John avec un sourire engageant ;vraiment, je vous trouve bien sévère avec notre ami.

« Laissez-le continuer, sir John, ditGashford en tripotant ses gants, laissez-le continuer, j’y mettraide la patience, sir John. Quand on a l’honneur de votre estime, onpeut se passer de celle de M. Haredale. M. Haredale estun des hommes qui se sentent atteints par nos lois pénales, etnaturellement je ne dois pas m’attendre à me voir en faveur auprèsde lui.

– Ma faveur ! monsieur, repartitHaredale, jetant un regard amer à l’autre interlocuteur, elle vousest au contraire si bien acquise, que je suis charmé de vous voiren si bonne compagnie. N’êtes-vous, pas à vous deux, l’essence devotre fameuse Association ?

– Je dois vous dire, reprit sir John deson air le plus doucereux, qu’ici vous faites une méprise. C’est devotre part, pour un homme aussi exact et aussi judicieux, uneerreur qui m’étonne. Je n’appartiens pas à l’Association dont vousparlez ; je professe un immense respect pour ses membres, maisje n’en fais pas partie, quoique je sois, il est vrai, opposé parconscience à ce qu’on vous rende vos droits. Je regarde cela commemon devoir, j’en ai beaucoup de regret ; mais c’est unenécessité fâcheuse, et qui me coûte plus que vous ne pensez…Voulez-vous une prise ? si vous ne voyez pas d’inconvénient àprendre cette légère infusion d’un parfum innocent, vous entrouverez l’arôme exquis, j’en suis sûr.

– Pardon, sir John, dit Haredale enfaisant signe qu’il n’en usait pas, pardon de vous avoir mis aurang des humbles instruments qui travaillent au grand jour.J’aurais dû faire plus d’honneur à votre génie. Les hommes de votrecapacité se contentent de comploter impunément dans l’ombre et delaisser leurs enfants perdus exposés au premier feu desmécontents.

– Comment donc ! répliqua sir John,toujours avec la même douceur, vous n’avez pas besoin de vousexcuser. Ce serait bien le diable si de vieux amis comme vous etmoi ne pouvaient pas se passer quelques libertés. »

Gashford, qui avait été tout ce temps-là dansune agitation perpétuelle, mais sans lever les yeux, se tournaenfin vers sir John et se hasarda à lui glisser à l’oreille qu’ilétait obligé de partir, pour ne pas faire attendre milord.

« Vous n’avez que faire de voustourmenter, mon bon monsieur, lui dit M, Haredale ; je vaisvous quitter pour vous mettre plus à l’aise. » Et c’est cequ’il allait faire sans plus de cérémonie, lorsqu’il fut arrêté parun murmure et un bourdonnement qui partaient du bout de lasalle ; et, jetant les yeux dans cette direction, il vitarriver lord Georges Gordon, entouré d’une foule de gens.

La figure de ses deux compagnons laissapercer, chacun à sa manière, une expression de triomphe secret, quidonna naturellement à M. Haredale l’envie de ne point sedéranger devant ce chef de parti, et de l’attendre de pied fermesur son passage. Il se redressa donc, et, croisant ses brasderrière son dos, prit une attitude fière et méprisante, pendantque lord Georges s’avançait lentement, à travers la foule qui sepressait autour de lui, juste vers l’endroit où les troisinterlocuteurs étaient réunis.

Il venait de quitter à l’instant la chambredes Communes, et était venu tout droit à la salle du palais,répandant, selon sa coutume, le long de son chemin, la nouvelle dece qui avait été dit, le soir même, relativement aux papistes, despétitions présentées en leur faveur, des personnes qui les avaientappuyées, du jour où l’on passerait le bill, et du moment opportunqu’il faudrait choisir pour présenter à leur tour leur grandepétition protestante. Il débitait tout cela aux personnes quil’entouraient, en élevant la voix et ne ménageant pas les gestes.Ceux qui se trouvaient le plus près de lui se communiquaient leurscommentaires, et laissaient éclater des menaces et desmurmures ; ceux qui étaient en arrière de la foulecriaient : « Silence, » ou bien : « Nefermez donc pas le passage, » ou se pressaient contre lesautres pour tâcher de leur prendre leurs places ; en un mot,ils avançaient péniblement, de la façon la plus irrégulière et laplus désordonnée, comme fait toujours la foule.

Quand ils furent arrivés près de l’endroit oùse tenaient le secrétaire, sir John et M. Haredale, lordGeorges se retourna en faisant quelques réflexions incohérentesd’une nature assez violente, finit par le cri banal de « À basles papistes ! » et demanda aux assistants trois salvesde hourras pour appuyer sa motion. Pendant qu’on s’empressait,autour de lui, d’y répondre avec une grande énergie, il sedébarrassa de la multitude et s’avança auprès de Gashford. Commeils étaient tous les deux, ainsi que sir John, bien connus de lapopulace, elle fit un pas en arrière pour les laisser tous quatreensemble.

« Voici M. Haredale, lord Georges,lui dit sir John Chester, voyant que le noble lord regardaitl’inconnu d’un œil scrutateur, un gentleman catholiquemalheureusement… je regrette beaucoup qu’il soit catholique… maisc’est une de mes connaissances que j’estime beaucoup, une ancienneconnaissance aussi de M. Gashford. Mon cher Haredale, voicilord Georges Gordon.

– J’aurais reconnu tout de suite SaSeigneurie, quand je ne l’aurais jamais vue auparavant, ditM. Haredale. J’espère qu’il n’y a pas deux gentilshommes enAngleterre qui, en s’adressant à une populace ignorante etpassionnée, fussent capables de lui parler dans les termesinjurieux que je viens d’entendre, d’une part considérable de leursconcitoyens. Fi ! milord, fi !

– Je n’ai rien à vous dire, monsieur,répliqua lord Georges à haute voix, en agitant la main avec untrouble visible ; il n’y a rien de commun entre nous.

– Il y a bien des choses au contraire quidevraient être communes entre nous, dit M. Haredale ; jepuis dire même que Dieu nous a donné tout en commun… la charitécommune à tous les hommes, le sens commun, les notions les pluscommunes des convenances qui devraient vous interdire une pareilleconduite. Quand chacun de ces hommes que vous avez là autour devous aurait des armes dans les mains, comme ils les portent déjàdans le cœur, je ne quitterais pas la place sans vous dire que vousdéshonorez votre rang.

– Je ne vous entends pas, monsieur,répliqua-t-il encore du même ton ; je ne veux pas vousentendre, je me moque bien de ce que vous dites. Gashford, nerépliquez pas (en effet le secrétaire faisait mine de vouloirrépondre), je n’ai rien de commun avec les adorateurs desidoles. »

À ces mots il lança un coup d’œil à sir John,qui leva les mains et les sourcils, comme pour déplorer la conduitetéméraire de M. Haredale, en même temps qu’il adressait à lafoule et à son chef un sourire d’admiration.

« Lui ! me répliquer ! criaHaredale en toisant Gashford des pieds à la tête. Un homme qui acommencé par être un voleur, quand il n’était pas plus haut quecela ; qui, depuis, est devenu le fripon le plus servile, leplus faux, le plus éhonté ! un homme qui a rampé à plat ventretoute sa vie, déchirant la main qu’il léchait et mordant ceux qu’ilflattait ! Un sycophante qui n’a su, de sa vie ni de sesjours, ce que c’est qu’honneur, vérité, courage ; qui, aprèsavoir ravi l’innocence à la fille de son bienfaiteur, l’a épouséepour lui briser le cœur par ses cruels traitements ! Un chiencouchant qui allait remuer la queue à la fenêtre de la cuisine pourattraper un morceau de pain ! un mendiant qui demandait troispence à la porte de nos églises ! Voilà l’apôtre de foi dontla conscience délicate renie les autels où la honte de sa vie a étépubliquement dénoncée !… À présent, vous reconnaissezl’homme.

– Oh ! réellement… vous êtes trop,trop sévère avec notre ami, s’écria sir John.

– Laissez continuer M. Haredale, ditGashford, dont la hideuse figure était, pendant tout ce temps-là,trempée et dégouttante de sueur, il peut bien dire tout ce qu’ilvoudra, cela m’est aussi indifférent qu’à milord. S’il traitemilord lui-même comme vous venez de l’entendre, comment voulez-vousque moi je n’y passe pas à mon tour ?

– Ce n’est pas assez, milord, continuaM. Haredale, que moi, un aussi bon gentilhomme que vous, je nepuisse plus garder ma propriété, quelle qu’elle soit, que par uneconnivence de l’État, effrayé lui-même des lois cruelles dirigéescontre nous ; que nous ne puissions plus faire apprendre à nosenfants, dans les écoles, les premiers éléments du bien et dumal : il faut encore qu’on lâche après nous des dénonciateurscomme cet homme-là ! En voilà un brillant chef de file pourdonner le signal à vos cris de : « Pas depapistes ! » Fi donc ! fi donc ! »

La noble dupe, lord Georges Gordon, avait plusd’une fois regardé du côté de sir John Chester, pour lui demanders’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’on disait là deGashford, et chaque fois sir John lui avait répondu en haussant lesépaules et en lui faisant des yeux qui voulaient dire ;« Oh ciel ! non, » Alors milord reprit, toujoursaussi haut et avec la même affectation que tout àl’heure :

« Monsieur, je n’ai rien à vous répondre,et ne me soucie pas d’en entendre davantage. Je vous prie de ne pasm’imposer votre conversation, et de ne point me mêler dans vosattaques personnelles. Je ferai mon devoir envers mon pays et mescompatriotes, et ce n’est point par de telles violences qu’on m’enempêchera, qu’elles viennent ou non des émissaires du pape, je vousen réponds ; venez, Gashford. »

Ils avaient fait quelques pas, tout enparlant, et ils étaient arrivés à la porte de la salle, parlaquelle ils passèrent ensemble. M. Haredale, sans un motd’adieu, tourna du côté de l’escalier de la Tamise dont il étaitprès, et appela le seul batelier qui se trouvât encore au bas.

Mais la populace, dont l’avant-garde n’avaitpas perdu une parole de lord Georges Gordon, et dans laquelle avaitpromptement circulé le bruit que l’étranger était un papiste quivenait d’insulter milord pour s’être fait l’avocat de la causepopulaire, se précipita pêle-mêle et, poussant devant elle le noblelord, son secrétaire et sir John Chester, qui avaient l’air d’êtreà sa tête, se réunit en foule au haut de l’escalier oùM. Haredale attendait que le bateau fut prêt, et là se tinttranquille, laissant entre elle et lui un espace vide.

Mais si elle était inactive, elle n’était paspour cela silencieuse. Il commença par s’élever au milieu d’euxquelques murmures indistincts, suivis de quelques sifflets, quibientôt eux-mêmes se transformèrent en un orage violent. Alors onentendit une voix crier : « À bas lespapistes ! » et tout le monde fit chorus, rien de plus.Quelques moments après un homme se mit à crier : « Ilfaut le lapider ; » un autre : « Il faut luidonner un plongeon ; » un autre d’une voix destentor : « Pas de papisme ! » les autresrépétèrent en écho ce cri favori que la foule (environ deux centsbraillards) accueillit par une acclamation générale.

M. Haredale était resté calme jusque-làsur le bord des marches : en entendant cette manifestation, illeur jeta à la ronde un regard de mépris et descendit lentementl’escalier. Il était déjà près du bateau, quand Gashford seretourna de côté, d’un air innocent, et aussitôt une main se levadans la foule et lança à M. Haredale une grosse pierre qui lefrappa à la tête, et le fit chanceler sur ses pieds comme un hommeivre.

Le sang jaillit à l’instant de sa blessure etcoula le long de ses vêtements. Il se retourna tout de suite et,remontant les marches avec une audace et une colère qui les fittous reculer :

« Qui est-ce qui a fait cela ?demanda-t-il. Qu’on me montre celui qui m’a visé. »

Pas une âme ne bougea ; et pourtant, jeme trompe, il y eut un homme ou deux sur les derrières quis’esquivèrent et se glissèrent de l’autre côté, où ils se mirent àregarder, les mains dans les poches, comme des spectateursindifférents.

« Qui est-ce qui a fait cela ?répéta-t-il. Qu’on me montre celui qui l’a fait. Misérable chienque vous êtes, est-ce vous ? Le coup part de votre tête, si cen’est pas de votre bras…, je vous connais. »

À ces mots, il se jeta sur Gashford et le jetaà ses pieds, il y eut un mouvement soudain dans la foule, etplusieurs bras se levèrent contre lui ; mais en voyant sonépée nue, tous reculèrent encore.

« Milord, sir John, criait-il,allons ! Dégainez donc, l’un ou l’autre ; c’est vous quime devez raison de cet outrage, et me voilà en face de vous.Allons ! l’épée au poing, si vous êtes desgentilshommes. »

En même temps, il frappait la poitrine de sirJohn du plat de sa lame, et se mettait en garde, la figureenflammée, l’œil étincelant, seul contre tous.

Un instant, un instant seulement, aussi rapideque la pensée, on vit passer sur la doucereuse figure de sir Johnun éclair sombre que personne n’y avait vu jamais. Le momentd’après, il fit un pas en avant, étendit une main sur l’arme deM. Haredale, pendant que de l’autre il essayait d’apaiser lafoule.

« Mon cher ami, mon bon Haredale, vousêtes aveuglé par la colère ; c’est bien naturel, extrêmementnaturel, mais cela vous empêche de reconnaître même vos amis d’avecvos ennemis.

– Que si, que je les reconnais bien,n’ayez pas peur que je m’y trompe, répliqua-t-il, presque fou defureur. Sir John, lord Georges, est-ce que vous ne m’avez pasentendu ? Vous êtes donc des lâches !

– Allons, allons ! dit un homme quiperça la foule et le poussa doucement devant lui vers le bas desescaliers ; ne parlons plus de cela. Au nom du ciel,allez-vous-en. Que diable voulez-vous faire en face de tous cesgens-là ? et ne voyez-vous pas qu’il y en a deux fois autantdans la rue voisine, qui vont tomber sur vous dans unmoment ? » Et, en effet, on les voyait accourir.« Vous n’auriez pas poussé la première botte, que voustomberiez étourdi du coup de pierre que vous venez de recevoir.Voyons ! retirez-vous, monsieur, ou je vous promets que vousallez vous faire écharper. Venez, monsieur, dépêchez-vous… plusvite que ça. »

M. Haredale, qui commençait à se sentirtourner le cœur, reconnut la justesse de cet avis et descendit lesmarches avec l’assistance de son ami inconnu. John Grueby (carc’était lui) le fit monter dans le bateau qu’il poussa du pied,l’envoyant du coup à trente pieds du rivage, et recommanda aubatelier de gagner au large hardiment ; puis il remonta avecautant de calme et de sang-froid que s’il venait de débarquer.

La populace montra d’abord quelque velléité delui faire payer son intervention dans l’affaire ; mais, commeJohn avait l’air solide et de sang-froid, comme d’ailleurs ilportait la livrée de lord Georges, on se ravisa, et l’on secontenta d’envoyer de loin, après le bateau, une grêle de caillouxqui firent sur l’eau des ricochets innocents : car la barque,pendant ce temps-là, avait passé le pont, et glissait à toutesrames au milieu du courant.

Après cette récréation, les gens de la foules’en retournèrent, donnant, sur leur chemin, des coups de marteau àla protestante dans les portes des catholiques, cassant quelqueslanternes et rossant quelques constables égarés. Mais, en entendantannoncer à voix basse qu’il arrivait un détachement des gardes duroi, ils prirent leurs jambes à leur col, et la rue fut balayée enun moment.

Chapitre 2

 

Après que le rassemblement se fut dispersé, sedirigeant, par petits groupes fortuits, dans différentesdirections, il ne resta plus, sur le lieu de la scène du dernierévénement, qu’un homme ; c’était Gashford. Tout meurtri de sachute, mais plus abattu encore par la honte, et furieux de laflétrissure qu’il venait de subir, il s’en allait boitant de droiteet de gauche, ne respirant que malédictions, menaces etvengeance.

Le secrétaire n’était pas homme à épuiser sacolère en vaines paroles. Tout en évaporant, dans ces effusionsviolentes, les premières bouffées de sa haine, il suivait d’un œilferme deux hommes qui, après avoir disparu avec les autres, quandon avait sonné l’alarme, étaient revenus depuis, et se montraient àprésent au clair de la lune, errant et causant ensemble, à quelquedistance, sur la place.

Il ne fit pas un mouvement pour s’avancer verseux, mais il attendit patiemment, dans le côté sombre de la rue,qu’ils fussent las de se promener de long en large et qu’ilsfussent partis de compagnie. Alors il les suivit, mais d’un peuloin, ne les perdant pas de vue, mais sans le faire paraître, etsurtout sans se laisser voir à ces deux personnages.

Ils montèrent dans la rue du Parlement,passèrent devant l’église Saint-Martin, tournèrent Saint-Gilles,gagnèrent la route de Tottenham-Court, derrière laquelle setrouvait alors, à l’ouest, une place appelée les Cheminsverts. C’était un endroit retiré, assez mal famé, quiconduisait dans la campagne. De gros tas de cendres, des maresd’eau stagnante, une végétation de mouron et de chiendent ;des tourniquets cassés, quelques pieux de barricades encore fichésen terre, après que les gens en avaient, depuis longtemps, emportéles barreaux pour faire du feu avec, et menaçant d’accrocher deleurs clous rouillés le promeneur distrait qui passait parlà : voilà les traits les plus remarquables du tableau queprésentait ce paysage. Seulement, çà et là, un baudet ou une rossedécrépite, attachés par la longe à un piquet, pour se régaler desmisérables touffes d’herbe rabougrie qu’ils pourraient disputer ausol rude et pierreux, étaient en parfaite harmonie avec le reste etannonçaient clairement, quand les maisons ne l’auraient pas assezfait connaître par elles-mêmes, la pauvreté des gens qui vivaientlà dans les buttes crevassées du voisinage, et la témérité qu’il yaurait à un homme qui aurait de l’argent dans ses poches, ou unemise cossue, de s’aventurer par là tout seul, autrement qu’en pleinjour.

Les pauvres sont, à certains égards, comme lesriches : ils ont aussi leurs caprices en fait de goût. Il yavait de ces cabanes avec de petites tourelles ; il y en avaitd’autres qui avaient de fausses fenêtres peintes sur leursmurailles en ruine. L’une d’elles soutenait un joujou de clochersur une tour caduque de quatre pieds de haut, qui servait à déroberaux yeux la cheminée. Il n’en était pas une qui n’eût, dans lepetit morceau de terre devant la maison, un banc rustique ou unberceau. La population du lieu faisait le commerce d’os, dechiffons, de verres cassés, de vieilles roues, de chiens etd’oiseaux. Tous ces divers objets, distribués sans ordre,emplissaient les jardins et répandaient un parfum qui n’était pasdes plus délicieux, dans l’air agité d’ailleurs par des aboiements,des cris, des hurlements.

C’est dans ce refuge que le secrétaire suivitles deux hommes qu’il n’avait pas perdus de vue ; c’est làqu’il les vit entrer chez eux dans une des maisons les plusmisérables, qui ne se composait que d’une chambre, et encore assezpetite. Il attendit dehors, jusqu’à ce que le bruit de leurs voix,mêlé à des chants discordants, lui eût fait connaître qu’ilsétaient en belle humeur ; et alors, s’approchant de la porte,au moyen d’une planche vacillante placée en travers sur le fossé,il frappa avec la main.

« Monsieur Gashford ! dit l’hommequi vint ouvrir, retirant sa pipe de ses dents avec une surpriseévidente. Par exemple, nous ne nous serions jamais attendus à tantd’honneur. Entrez, monsieur Gashford… entrez, monsieur. »

Gashford, sans se le faire dire deux fois,entra d’un air gracieux. Il y avait du feu dans la grille couvertede rouille ; car, en dépit du printemps qui était déjà bienavancé, les nuits étaient fraîches, et Hugh s’y chauffait, enfumant sa pipe sur un tabouret, Dennis approcha une chaise, sonunique chaise, pour le secrétaire, devant le foyer, et repritlui-même sa place sur le tabouret qu’il avait quitté pour allerouvrir au visiteur nocturne.

« Qu’est-ce qu’il y a donc de nouveau,monsieur Gashford ? dit-il en reprenant sa pipe et leregardant de côté. Est-il venu des ordres du quartiergénéral ? Allons-nous nous mettre en train ? Contez-nousça, monsieur Gashford.

– Oh ! rien, rien, dit le secrétaireen lui faisant un signe de tête amical. Mais c’est égal, voilà laglace rompue ; nous avons commencé la danse aujourd’hui…n’est-ce pas, Dennis ?

– Un bien petit commencement !répondit en grognant le bourreau ; il n’y en a pas pour madent creuse.

– Ni moi non plus, cria Hugh. Donnez-nousseulement quelque chose à faire où il y ait une vie au bout… oui,une vie au bout, notre bourgeois. Ha ! ha !… à la bonneheure !

– Mais, dit le secrétaire, de sonexpression de physionomie la plus hideuse et de son ton de voix leplus doux, vous ne voudriez pas que je vous donnasse quelque choseà faire avec la mort… la mort d’un homme au bout ?

– Je ne connais pas tout ça, répliquaHugh. Je ne connais que ma consigne. Je m’en moque pas mal,moi.

– Et moi donc ? vociféra Dennis.

– Les braves garçons ! dit lesecrétaire, d’une voix aussi pastorale que s’il recommandait auprône quelque rare merveille de valeur et de générosité. Àpropos… » Et ici il s’arrêta un moment, pour se chauffer lesmains ; puis les regardant en face soudainement :« Qui est-ce donc qui a jeté cette pierreaujourd’hui ?

M. Dennis toussa et branla la tête, commepour dire : « Ça, c’est un mystère. » Hugh restaitassis et fumait en silence.

« Pas mal visé, dit le secrétaire, sechauffant encore les mains devant le feu. Je voudrais bienconnaître le gaillard qui a fait ce coup-là.

– Est-ce vrai ? dit Dennis aprèsl’avoir regardé en face, pour s’assurer qu’il parlait sérieusement.Est-ce que réellement vous tenez à le connaître, monsieurGashford ?

– Certainement, répliqua lesecrétaire.

– Eh bien ! sur l’honneur, dit lebourreau en riant de la gorge, et en montrant Hugh du bout de sapipe, vous le voyez assis là : voilà votre gaillard. Millepipes ! monsieur Gashford, ajouta-t-il tout bas, en approchantde lui sa chaise et le poussant du coude, c’est une fine lame,allez ! On a autant de peine à le retenir qu’un bouledogue àla niche. Sans moi, il allait vous jeter à bas ce catholiqueromain, et, en moins de rien, vous aviez une émeute.

– Et pourquoi pas ? cria Hugh d’unevoix hargneuse, attrapant à la volée cette dernière observation.Qu’est-ce qu’on gagne à remettre toujours les choses ? Il fautbattre le fer tandis qu’il est chaud ; je ne connais queça.

– Ah ! reprit Dennis, secouant latête avec une espèce de pitié pour la candeur de son jeuneami ; vous supposez donc que le fer est chaud, mon cherfrère ? Il faut échauffer le sang des gens avant de frapper lepremier coup ; il faut les mettre en humeur. Ce n’est pas letout, voyez-vous, que d’aller faire quelques provocations, commeaujourd’hui. Si je vous avais laissé faire, vous alliez nous gâtertout pour demain, et ruiner nos affaires.

– Dennis a parfaitement raison, ditGashford d’un air doucereux. Parfaitement raison. Dennis a unegrande connaissance du monde.

– Comment ne connaîtrais-je pas le monde,moi qui aide tant de gens à en sortir ? » fit le bourreauen riant avec une grimace, et prononçant sa plaisanterie àdemi-voix derrière sa main.

Le secrétaire ne manqua pas de rire pour faireplaisir à Dennis ; puis après, se tournant versHugh :

« Vous avez pu voir, dit-il, que lapolitique de Dennis est aussi la mienne. Vous avez vu, par exemple,comme je me suis laissé tomber dès la première attaque. Je n’aifait aucune résistance ; je n’ai rien fait pour provoquer uneéchauffourée. Grand Dieu ! je m’en suis bien gardé.

– Ma foi ! c’est vrai, cria Dennisavec un rire bruyant ; vous êtes tombé tout tranquillement,monsieur Gashford, et tout de votre long, qui plus est. Je me suisdit sur le moment : « Voilà M. Gashford fini. »Je n’ai jamais vu personne mieux étendu sur le dos, ni plustranquillement que vous, à moins que ça ne fût un cadavre. C’estque c’est un rude jouteur, ce papiste-là ; ça, c’estvrai. »

La figure de secrétaire, pendant que Denniséclatait de rire en tournant ses yeux recoquillés du côté de Hugh,qui en faisait autant de son côté, aurait pu servir de modèle pourun portrait du diable. Il resta assis sans rien dire, jusqu’à ceque les autres eussent repris leur sérieux. Alors jetant un regardautour de lui :

« On est très agréablement ici, dit-il,si agréablement, Dennis, que, n’était le désir particulier que m’atémoigné milord que j’allasse souper avec lui, et voilà le momentd’y aller, je serais tenté de rester plus tard, au risque d’êtrearrêté en sortant sur mon chemin. Je suis venu vous trouver pourune petite affaire… oui… vous vous en doutez bien. Et vous nepouvez manquer d’être flatté que j’aie pensé à vous pour cela. Sinous devions un jour être obligés… on ne peut pas répondre de ça,vous savez… La vie du monde est quelque chose de si incertain…

– Je crois bien, monsieur Gashford, diten l’interrompant le bourreau avec un signe de tête plein degravité ; en ai-je assez vu, moi, d’incertitudes en ce quiregarde l’existence de la vie du monde ! en ai-je assez vu, deces chances inattendues comme il en arrive ! nom d’unepipe ! »

Et, trouvant le sujet trop vaste pour pouvoiry suffire, il se remit à fumer sa pipe en regardant les autres.

« Je disais donc, reprit le secrétairelentement et avec une intention marquée, que nous ne pouvons pasrépondre de ce qui arrivera ; et, si nous devions un jour êtreobligés d’avoir recours à la violence, milord (qui a souffertaujourd’hui toutes les impertinences qu’on peut souffrir) a faitchoix de vous deux, parce que je vous ai recommandés comme debraves et solides garçons, sur lesquels on peut compter, pour vousdonner l’agréable commission de punir cet Haredale. Arrangez-vousavec lui, ou ce qui lui appartient, comme vous l’entendrez, pourvuque vous ne lui fassiez pas de quartier, et que vous ne laissiezpas deux soliveaux de sa maison debout à la place où les a mis lecharpentier. Pillez, brûlez, faites ce que vous voudrez, mais quetout ça dégringole ; rasez-moi la place. Lui et tous ceux quil’intéressent, mettez-les nus comme vers, comme des nouveau-nés queleurs mères viennent d’exposer sans abri. Vous m’entendez ?dit Gashford faisant une pause et se pressant doucement les mainsl’une contre l’autre.

– Vous comprendre ? notrebourgeois ! cria Hugh. Vous vous expliquez assez clairement àprésent ; à la bonne heure, voilà qui s’appelleparler !

– Je savais que cela vous ferait plaisir,dit Gashford en lui donnant une poignée de main, j’en étais sûr.Allons, bonsoir. Ne vous levez pas, Dennis, je trouverai bien monchemin tout seul. Ce n’est peut-être pas la dernière fois que jereviendrai vous faire visite, et j’aime mieux aller et venir sansvous déranger. Je trouverai parfaitement bien mon chemin.Bonsoir. »

Et il était parti : il avait fermé laporte derrière lui. Les deux camarades s’entre-regardèrent avec unsigne de satisfaction. Dennis, ranimant le feu :

« Ça m’a l’air, dit-il, de prendretournure.

– Oui-da ! cria Hugh. Ça me va.

– J’avais toujours entendu dire quemaître Gashford, dit le bourreau, avait de la mémoire et uneconstance surprenante, qu’il ne savait pas ce que c’était qu’oubliet pardon… Buvons à sa santé. »

Hugh ne se fit pas prier ; et, sansverser une goutte du liquide sur le plancher, en manière delibation, ils trinquèrent à la santé du secrétaire, de l’hommeselon leur cœur.

Chapitre 3

 

Pendant que les passions les plus perversesdes hommes les plus pervers travaillaient ainsi dans l’ombre, etque le manteau de la religion, dont ils se couvraient pour cacherles difformités les plus hideuses, menaçait de devenir le linceulde tout ce qu’il y avait d’honnête et de paisible dans la société,il y eut une circonstance qui changea la position de deux de nospersonnages, dont nous nous sommes séparés depuis longtemps dans lecours de cette histoire, et que nous sommes obligés d’allerretrouver maintenant.

Dans une petite ville de province, enAngleterre, dont les habitants soutenaient leur existence par letravail de leurs mains, à tresser et préparer la paille pour lesfabricants de chapeaux et autres articles de toilette et d’ornementde ce genre, vivaient sous un nom supposé, dans une pauvretéobscure, étrangers aux variations, aux plaisirs, aux soucis de cemonde, occupés seulement de gagner, à la sueur de leur front, leurpain quotidien, Barnabé et sa mère. Le pas d’un visiteur n’avaitpas franchi le seuil de leur demeure dans les cinq ans qu’ils yavaient passés, depuis qu’ils étaient venus y chercher unasile ; et jamais, dans cet intervalle, ils n’avaient renouéconnaissance avec le monde auquel ils s’étaient dérobés à cetteépoque. La triste veuve n’avait pas d’autre pensée que detravailler en paix, et de se sacrifier corps et âme pour son pauvrefils. Si le bonheur avait pu jamais être le partage d’une femme enproie aux chagrins secrets qui la poursuivaient, elle aurait pu secroire heureuse à présent. La tranquillité, la résignation, l’amourdévoué qu’elle portait à un être auquel elle était si nécessaire,formaient le cercle étroit de ses joies tranquilles ; et ellene demandait qu’une chose : c’était de n’en pas voir lafin.

Quant à Barnabé, le temps avait coulé pour luiavec la rapidité du vent. Les jours et les années avaient passésans éclaircir les nuages de sa raison, sans que l’aube qui devaitdissiper la nuit, la sombre nuit de son intelligence, se fût encorelevée pour lui. Souvent il restait assis des jours entiers, sur sonpetit banc, auprès du feu ou à la porte de la chaumière, occupésans relâche du travail que lui avait enseigné sa mère, et prêtantl’oreille aux contes qu’elle lui répétait, pour le retenir sous sesyeux par l’appât de cette ruse innocente. Il ne se les rappelaitjamais. Le conte de la veille était nouveau pour lui le lendemain,il l’entendait toujours avec le même plaisir ; et, dans sesmoments de tranquillité, il restait patiemment à la maison,écoutant les histoires de sa mère comme un petit enfant, ettravaillant gaiement depuis le lever du soleil jusqu’au moment oùla nuit l’empêchait de continuer son ouvrage.

D’autres fois, et dans ces moments-là elleavait bien du mal à gagner leur pain grossier, il allait errer àl’aventure depuis les premières heures du jour jusqu’à l’heure oùle crépuscule avait fait place à la nuit. Presque personne dans lepays, même les petits enfants, n’avait de temps à perdre dansl’oisiveté, et il n’avait pas de camarade pour l’accompagner dansses excursions sans but. D’ailleurs, quand il y en aurait eu unelégion, ils n’auraient pas été tentés de le suivre. Mais il y avaitbien dans le voisinage une vingtaine de chiens errants dont ilaimait tout autant la compagnie. Il en prenait deux ou trois,quelquefois une demi-douzaine, qui l’escortaient en aboyantderrière ses talons, quand il partait pour quelque expédition quidevait durer tout le jour. Et le soir, quand ils rentraientensemble, ils étaient tous fatigués de leur course boitillant outirant la langue. Barnabé seul, debout le lendemain dès le lever dusoleil, comme si de rien n’était, reprenait, avec un cortège plusfrais, le cours de ses promenades lointaines, et revenait de même.Dans tous ses voyages, Grip, au fond de son petit panier, sur ledos de son maître, ne manquait pas une partie ; et, quand lebeau temps les mettait de belle humeur, il n’y avait pas un chiendans la bande qui criât plus haut que le corbeau.

Leurs plaisirs étaient bien simples : unecroûte de pain, avec une bouchée de viande, l’eau de la source oudu ruisseau, suffisaient à leurs repas. Barnabé s’amusait àmarcher, à courir, à sauter, jusqu’à ce qu’il fut las ; alorsil se couchait sur l’herbe, ou le long du blé, ou à l’ombre dequelque grand chêne, suivant des yeux les nuages qui flottaient surla surface d’un ciel d’azur, et écoutant le chant brillant del’alouette qui s’élevait dans l’air. Et puis il y avait des fleurschampêtres à cueillir, le coquelicot d’un rouge éclatant, lajacinthe parfumée, le coucou ou la rose. Il y avait des oiseaux àregarder ; des poissons, des fourmis, des insectes ; deslapins ou des lièvres qui traversaient comme une flèche l’allée dubois et disparaissaient au loin dans le fourré. Il y avait desmillions de créatures vivantes à étudier, à épier, qu’ilaccompagnait de ses battements de mains quand ils avaient fui de savue. À défaut de tout cela, ou pour varier son plaisir, il y avaitle gai soleil à poursuivre à travers les feuilles et les branchesdes arbres, où il jouait à cache-cache avec lui, descendant bienavant, bien avant dans des creux semblables à une mare d’argent, oùles rameaux frémissants baignaient leur feuillage en se jouant. Ily avait les douces senteurs de l’air par un soir d’été, quand ilavait traversé les chants de trèfle et de fèves ; le parfumdes feuilles ou de la mousse humides ; l’agitation vivante desarbres, dont les ombres changeantes suivaient tous les mouvements.Et puis après, quand il en avait assez de l’un ou de l’autre, oumême pour mieux savourer sa jouissance, il fermait les yeux, et ily avait un somme à faire au milieu de ces innocentes séductions dela campagne, avec le doux murmure du vent dont ses oreillesaimaient la musique, et tous les objets d’alentour dont lespectacle et le bruit se fondaient en un sommeil délicieux.

Leur hutte (car elle ne valait guère mieux)était placée sur les lisières de la ville, à une petite distance dela grande route, mais dans un endroit retiré, où il était bien rarequ’on rencontrât, dans aucune saison de l’année, quelques voyageurségarés. Il y avait un petit morceau de terre qui en dépendait, etque Barnabé, dans ses accès de travail, arrangeait ou soignait parboutades. En dedans comme en dehors, la mère ne cessait jamais detravailler pour leur commune subsistance : la grêle, la pluie,la neige ou le soleil, tout cela lui était bien égal.

Quoique déjà bien loin des scènes de sa viepassée, bien loin surtout de songer ou d’espérer qu’ellesrevinssent jamais, elle ressentait pourtant un désir étrange desavoir ce qui se passait dans le monde d’activité auquel elle étaitmaintenant étrangère. Sitôt qu’il lui tombait sous la main quelquevieux journal ou quelque bout de nouvelles de Londres, elle leslisait avec avidité. L’impression qu’elle en éprouvait n’était pastoujours agréable : car, dans ces moments-là, la plus viveanxiété et les angoisses de la crainte se peignaient quelquefoissur ses traits, mais sans lasser sa curiosité. Puis aussi, dans lesnuits de tempête, pendant l’hiver, quand le vent sifflait etfaisait rage, sa figure reprenait son expression d’autrefois, etelle tremblait de tous ses membres, comme dans un accès de fièvre.Mais Barnabé ne s’en apercevait guère : elle se contenait deson mieux, et finissait par recouvrer son calme apparent avantqu’il eût pu seulement remarquer chez elle le changement passagerqu’elle venait de subir.

Il ne faut pas croire que Grip fût le moins dumonde un membre oisif et inutile de l’humble communauté. Grâce auxleçons de Barnabé, grâce au développement d’une espaced’instruction naturelle commune à sa race, et à l’usage exercéqu’il faisait de ses rares facultés d’observation, il avait acquisun degré de sagacité qui l’avait rendu fameux à plusieurs milles àla ronde. Son esprit de conversation et ses à-propos surprenantsétaient le sujet de l’admiration générale, et, comme il venaitbeaucoup de monde voir l’oiseau merveilleux, et que chaque visiteurlaissait quelque souvenir de satisfaction pour son caquet (quand illui plaisait de se prêter à la circonstance, car on sait qu’il n’ya rien de capricieux comme le génie), il gagnait de quoi ajouter unitem important aux revenus du ménage. Bien mieux, l’oiseau lui-mêmeavait l’air de savoir ce qu’il valait ; malgré la liberté sansréserve à laquelle il s’abandonnait en présence de Barnabé ou de samère, il gardait en public une étonnante gravité, et ne s’abaissaitpas à donner jamais d’autres représentations gratis que d’allerbecqueter la cheville des petits vagabonds qui se trouvaient là(c’était un exercice, par parenthèse, qui paraissait lui faire unplaisir infini), ou bien de tuer, par occasion, quelque poulet, ouenfin d’avaler le dîner des chiens du voisinage, dont le plushargneux lui témoignait une crainte respectueuse.

Le temps s’était donc écoulé comme cela, sansqu’il fût rien survenu qui eût troublé ni changé l’uniformité deleur vie, lorsque, par une soirée de juin, ils étaient ensembledans leur petit jardin, prenant un peu de repos après les fatiguesdu jour. La veuve avait encore son ouvrage sur ses genoux, et à sespieds la paille nécessaire à ses travaux. Barnabé était debout,appuyé sur le manche de sa bêche, regardant le soleil couchant dansle lointain, et chantonnant tranquillement.

« Une brave soirée, ma mère ! Sinous avions seulement, en espèces sonnantes dans nos poches,quelques morceaux de cet or qui est empilé là-bas dans le ciel,nous serions riches pour le restant de nos jours.

– Nous sommes mieux comme nous sommes,répondit la veuve avec un sourire paisible. Il faut nous trouvercontents, sans nous donner seulement le souci d’y penser, quandmême il serait là reluisant à nos pieds.

– Oui ! dit Barnabé croisant sesbras sur sa bêche, et regardant toujours avec attention le soleilcouchant, c’est bel et bon, ma mère ; mais l’or est bon àprendre. Je voudrais bien savoir où en trouver. Grip et moi noussaurions bien en faire notre profit, je vous en réponds.

– Qu’est-ce que vous en feriez ?

– Ce que j’en ferais ? un tas dechoses. Nous nous mettrions comme des princes… je veux dire vous etmoi, mère, je ne parle pas de Grip. Nous aurions des chevaux, deschiens, des habits de riches couleurs et des plumes à notrechapeau ; nous ne travaillerions plus, nous vivrionsdélicatement et à notre aise. Oh ! que oui, que nous entrouverions bien l’emploi. Si je savais seulement où endéterrer ! J’aurais cœur à la besogne, allez !

– Vous ne savez pas, dit la mère, selevant de son siège en lui mettant la main sur l’épaule, ce quebien des gens ont fait pour en gagner, qui ont reconnu, trop tard,qu’il n’est jamais plus brillant que de loin, mais qu’il perd toutson prix et son éclat quand une fois on l’a dans la main.

– Eh ! eh ! vous dites ça. Vouscroyez ça, répondit-il, toujours l’œil fixé dans la mêmedirection : c’est égal, mère, je voudrais bien en essayer.

– Ne voyez-vous pas, dit-elle, comme ilest rouge ? Il n’y a rien au monde qui ait autant de taches desang que l’or. Évitez-le, Barnabé. Il n’y a personne qui ait plusde raison que moi d’en détester jusqu’au nom même. C’est lui qui aamassé sur votre tête et sur la mienne plus de misère et desouffrance que personne n’en a jamais connu, et que personne,j’espère, grâce à Dieu ! n’en connaîtra jamais. J’aimeraismieux que nous fussions morts et couchés dans la tombe que de vousvoir jamais aimer l’or. »

Il détourna un moment ses yeux pour regardersa mère avec étonnement ; puis, les portant alternativement durouge vif du ciel à la cicatrice de son poignet, comme pour encomparer la couleur, il allait lui adresser une question avecvivacité, lorsqu’un nouvel objet vint frapper son attention facileà distraire, et lui fit tout à fait oublier son dessein.

Il y avait là, debout, la tête nue, un hommedont les pieds et les vêtements étaient couverts de poussière, etqui se tenait derrière la baie de séparation entre leur jardin etle sentier. Il se penchait modestement en avant, comme pour semêler à leur conversation, quand il pourrait trouver l’occasion d’yplacer son mot. Il avait aussi la figure tournée du côté de lalumière du soleil couchant ; mais ses yeux exposés à l’éclatdes derniers feux du soir montraient, par leur immobilité, qu’ilétait aveugle et qu’il n’en éprouvait aucune perception.

« Dieu bénisse les voix qui frappent monoreille ! dit le voyageur. La soirée m’en semble plus belleencore à les entendre. Les voix remplacent pour moi les yeux.Voudraient-elles bien parler encore, pour réjouir le cœur d’unpauvre pèlerin ?

– Est-ce que vous n’avez pas deguide ? demanda la veuve après un moment de silence.

– Je n’en ai pas d’autre que celui-ci (etil levait son bâton vers le soleil), et quelquefois la nuit unastre plus doux pour diriger mes pas ; mais en ce moment il serepose.

– Est-ce que vous venez de faire un longvoyage ?

– Bien long et bien fatigant, répondit-ilen secouant la tête ; fatigant, on ne peut plus. Tiens !je viens de heurter avec mon bâton la margelle de votre puits…Faites-moi donc le plaisir de me donner un verre d’eau,madame ?

– Pourquoi m’appeler madame ?répliqua-t-elle. Je ne suis pas plus riche que vous.

– C’est que vous avez la parole douce etdistinguée, voilà pourquoi ; la bure ou la soie sont tout unpour moi, quand je ne peux les toucher. Je ne puis pas juger lesgens à leur mise.

– Tournez par ici, dit Barnabé, qui étaitsorti du jardin à sa rencontre. Donnez-moi la main. Vous êtes doncaveugle, et toujours dans l’obscurité, hein ? N’avez-vous paspeur de l’obscurité ? Est-ce que vous n’y voyez pas un tas defigures qui marmottent je ne sais quoi en faisant desgrimaces ?

– Hélas ! répliqua l’autre, je n’yvois rien du tout. Que je veille ou que je dorme, jamaisrien. »

Barnabé regarda ses yeux avec curiosité ;il les toucha da ses doigts, comme aurait pu le faire un enfantindiscret, en le conduisant à la maison.

« Si vous venez de si loin, dit la veuveallant au-devant de lui à la porte, comment avez-vous pu trouvervotre chemin tout le long de la route ?

– J’ai toujours entendu dire que le tempset le besoin sont de grands maîtres : ce sont bien lesmeilleurs, dit l’aveugle en s’asseyant sur la chaise vers laquellel’avait conduit Barnabé, et posant son bâton et son chapeau à terresur le carreau. Mais, c’est égal, puissiez-vous, vous et votrefils, vous passer de leurs leçons ! Ce sont de rudesmaîtres.

– Avec tout cela, vous vous êtes écartéde la route ? dit la veuve d’un ton de compassion.

– Cela se peut bien, cela se peut bien,reprit-il avec un soupir, et cependant aussi avec une espèce desourire dans ses traits. C’est très probable. Les poteaux et lesbornes militaires ne me disent rien, vous comprenez, je ne vous ensuis que plus obligé de me procurer une chaise pour me reposer, etun verre d’eau pour me rafraîchir. »

En même temps il leva le pot à l’eau vers sabouche. C’était de belle et bonne eau, bien claire, bien fraîche,bien appétissante ; mais avec tout cela il fallait qu’il ne latrouvât pas à son goût, ou qu’il n’eût pas bien soif, car il ne fitqu’y tremper ses lèvres et remit le pot sur la table.

Il portait, suspendue à une longue courroieautour de son cou, une espèce de sacoche ou de bissac à mettre dela nourriture. La veuve plaça devant lui un morceau de pain et dufromage ; mais il la remercia en disant que, grâce à quelquesâmes charitables, il avait déjeuné le matin, et qu’il n’avait plusfaim. Après cette réponse, il ouvrit son bissac pour y prendrequelques pence, la seule chose qu’il parût y avoir dedans.

« Voulez-vous bien me permettre de vousdemander, dit-il en se tournant du côté où Barnabé se tenait, lesyeux fixés sur lui, à vous qui n’êtes pas privé du don précieux dela vue, si vous ne voudriez pas aller m’acheter avec cela un peu depain pour me soutenir en route. Que Dieu répande ses bénédictionssur les jeunes pieds qui vont se déranger pour venir en aide à lamisère d’un pauvre aveugle ! »

Barnabé regarda sa mère, qui lui fit signequ’il pouvait accepter la commission, et le voilà parti dans sonempressement charitable. L’aveugle, sur son siège, écouta d’un airattentif jusqu’à ce que la veuve ne pût plus entendre les pas deson fils déjà loin, et changeant brusquement de ton :

« Voyez-vous, la veuve, il y a bien desespèces d’aveuglement, il y a l’aveuglement conjugal, madame ;celui-là, vous avez pu l’observer par vous-même dans le cours devotre propre expérience et c’est un aveuglement à peu prèsvolontaire, qui se met lui-même la bandeau sur les yeux. Il y al’aveuglement de parti, madame, et des hommes d’État :celui-là ressemble à celui d’un taureau furieux au milieu d’unrégiment de soldats en uniforme rouge. Il y a la confiance aveuglede la jeunesse, qui ressemble à l’aveuglement des petits chatonsdont les yeux ne se sont pas encore ouverts à la lumière. Il y aencore cet aveuglement physique, madame, dont je suis, bien malgrémoi, un trop illustre exemple. Enfin, madame, il y a cetaveuglement de l’intelligence dont nous avons un échantillon danscet intéressant jeune homme, votre fils, et qui, malgré quelqueslueurs, quelques éclairs lucides, ne peut pas inspirer plus deconfiance que des ténèbres absolues. Voilà pourquoi, madame, j’aipris la liberté de le tenir à l’écart un bout de temps pendant queje vais avoir avec vous un petit entretien ; et, comme cetteprécaution ne peut que faire honneur à la délicatesse de messentiments envers vous, je suis sûr, madame, que vous voudrez bienm’excuser. »

Après avoir prononcé ce discours avec desmanières élégantes et dégagées, il tira de dessous sa blouse unebouteille de grès plate, la déboucha, et, tenant le bouchon entreses dents, modifia d’une manière sensible le liquide du pot à l’eaupar une infusion plantureuse du breuvage de son cru. Il eut lapolitesse de le vider à la santé de la veuve et des dames engénéral ; puis, le déposant vide, il fit claquer ses lèvresavec une jouissance manifeste.

« Je suis, madame, un citoyencosmopolite, dit l’aveugle en rebouchant son flacon, et, si j’ail’air de me conduire franchement, comme vous voyez, en voilà laraison. Vous vous demandez qui je peux être, madame, et ce que jeviens faire ici. Je n’ai pas besoin de mes yeux pour lire cela dansles vôtres ; il me suffit de l’expérience que j’ai de lanature humaine pour connaître tous les mouvements de votre âme,comme si je les voyais écrits dans vos traits féminins. Je vaissatisfaire immédiatement votre curiosité, madame,immédiatement. »

Là-dessus, il donna une tape sur le plat de sabouteille, la remit en place sous sa blouse, passa les jambes l’unesur l’autre, se croisa les bras et s’installa bien dans sa chaise,avant de procéder à ses explications.

Ce changement de manières avait été si soudainet si inattendu ; l’astuce et l’audace de sa conduitefaisaient un tel contraste avec son infirmité (car nous sommesaccoutumés à voir, chez ceux qui ont perdu l’usage de quelque sens,ce vide rempli par je ne sais quoi de divin), et cette métamorphoseinspirait de telles craintes à celle qui en était témoin, qu’il luifut impossible de prononcer un mot. Le visiteur, après avoirattendu une réflexion ou une réponse, voyant qu’il attendaitvainement, reprit :

« Madame, je m’appelle Stagg. Un de mesamis, qui a passé ces cinq dernières années à espérer l’honneurd’un rendez-vous avec vous, m’a chargé de venir vous rendre visite.Je serais bien aise de vous dire dans le tuyau de l’oreille le nomde ce gentleman… Tudieu ! madame, êtes-vous sourde ? Vousn’entendez donc pas que je vous dis que je serais bien aise de vousglisser le nom de mon ami dans le tuyau de l’oreille ?

– Vous n’avez que faire de répéter ce quevous venez de dire, répondit la veuve avec un gémissementétouffé ; je ne sais que trop de quelle part vous venez.

– Mais, aussi vrai que je suis un hommed’honneur, madame, dit l’aveugle en se frappant sur la poitrine, etdont il n’y a pas à discuter les pouvoirs confidentiels, je vousdemande la permission de vous répéter que je veux absolument vousdire le nom du gentleman. Bien ! bien ! ajouta-t-il,comme s’il voyait avec son ouïe subtile jusqu’au mouvement desmains de la veuve repoussant cette confidence. Je ne vous le diraipas tout haut. Avec votre permission, madame, je désire la faveurde vous le dire tout bas. »

Elle s’approcha de lui et se baissa. Il luimurmura un nom dans l’oreille, et alors elle se tordit les mains etse promena de long en large dans la chambre, comme une femme audésespoir. L’aveugle, avec un calme parfait, fit une nouvelleexhibition de sa bouteille, se versa un autre grog à plein verre,leva le coude comme tout à l’heure, et, sirotant à petits coups, lasuivit du visage en silence.

« Vous n’avez pas la conversationprompte, la veuve, dit-il, pendant un petit intervalle qu’il mitentre deux gorgées. Est-ce que vous voulez que nous en parlionsdevant votre fils ?

– Que voulez-vous de moi ?répondit-elle. Que demandez-vous ?

– Nous sommes pauvres, la veuve ;nous sommes pauvres, répliqua-t-il en étendant sa main droite et ense frottant le pouce dans la paume de la main.

– Pauvres ! s’écria-t-elle. Et moi,qu’est-ce que je suis donc ?

– Les comparaisons sont toujoursodieuses, dit l’aveugle. Je n’en sais rien ; ça ne me faitrien ; ça ne me fait rien. Ce que je sais, c’est que noussommes pauvres. Les affaires de mon ami ne sont pasbrillantes ; les miennes non plus. Il nous faut nos droits ouun dédommagement. D’ailleurs, vous savez tout cela aussi bien quemoi ; à quoi bon tant de paroles ? »

Elle recommença à se promener d’un airterrifié, de long en large dans la chambre. À la fin, s’arrêtantbrusquement devant lui :

« Est-ce qu’il est près d’ici ?demanda-t-elle.

– Oui, tout près.

– Alors je suis perdue.

– Perdue, la veuve ! dit l’aveugleavec calme. Au contraire ; dites donc plutôt retrouvée.Voulez-vous que je l’appelle ?

– Pour rien au monde, répondit-elle enfrissonnant.

– Très bien, répliqua-t-il en croisant denouveau ses jambes, car il avait fait mine de se lever pour aller àla porte. Comme vous voudrez, la veuve ; sa présence n’est pasnécessaire, que je sache. Mais enfin, lui et moi, il faut bien quenous vivions. On ne peut pas vivre sans boire ni manger. On ne peutpas boire et manger sans avoir de l’argent… Je n’ai pas besoin devous en dire davantage.

– Vous ne savez donc pas, reprit-elle,que je ne vis moi-même que de privations ? Il faut que vousl’ignoriez apparemment. Si vous aviez des yeux et que vous pussiezles promener autour de vous dans ce pauvre réduit, vous auriezpitié de moi. Ah ! mon ami, que votre propre afflictionattendrisse aussi votre cœur en notre faveur et lui donne quelquesympathie pour ma misère ! »

L’aveugle fit claquer ses doigts etrépondit : « Vous n’êtes pas dans la question, madame,vous n’êtes pas dans la question. J’ai le cœur le plus tendre dumonde, mais ça ne suffit pas pour vivre. Au contraire, je connaisbien des gentlemen qui n’en vivent pas plus mal pour avoir la têtedure, mais qui ne feraient pas grand’chose d’un cœur tendre.Écoutez. Il s’agit ici d’une affaire qui n’a rien à voir avec lessympathies et le sentiment. En ma qualité d’ami commun, je désirearranger les choses d’une manière satisfaisante, si c’est possible,et c’est possible. Si vous êtes pauvre comme vous dites à présent,c’est que vous le voulez bien. Vous avez des amis qui ne vouslaisseraient pas dans le besoin s’ils le savaient. Mon ami, à moi,est dans une position plus gênée et plus misérable qu’on ne peutcroire, et, comme vous êtes l’un et l’autre les anneaux d’une mêmechaîne, il est tout naturel que ce soit de votre côté qu’il setourne pour obtenir aide et assistance. Il a partagé longtemps monlogis et ma table : car, je vous le disais tout à l’heure,j’ai le défaut d’avoir le cœur tendre, et je ne puis m’empêcher,comme ami, de trouver qu’il a tout à fait raison de s’adresser àvous. Vous avez toujours eu un abri sur votre tête ; lui, il atoujours erré sans asile. Vous avez votre fils pour vous aider etvous consoler ; lui, il n’a personne. Il ne faut pas que tousles avantages soient du même côté. Puisque vous êtes embarqués dansle même bateau, il faut vous partager le lest avec plusd’équité. »

Elle allait prendre la parole, lorsqu’il l’enempêcha pour continuer :

« Le seul moyen de le faire, c’est deboursicoter pour moi et mon ami ; et c’est le conseil que jevoulais vous donner. Il ne vous en veut pas, à ce que je peuxcroire, madame ; bien loin de là : car, malgré la duretéavec laquelle vous l’avez traité plus d’une fois, en le mettantpour ainsi dire à la porte, il a tant d’égards pour vous, je pense,que, même dans le cas où vous tromperiez aujourd’hui son attente,il consentirait à se charger de votre fils pour en faire unhomme. »

Il prononça ces derniers mots avec uneexpression particulière et se tut pour en voir l’effet. La pauvreveuve ne répondit que par des larmes.

« C’est un garçon, dit l’aveugle d’un airréfléchi, qui paraît avoir des dispositions : on pourra enfaire quelque chose. Il a l’air assez disposé, d’après ce que j’aientendu ce soir de sa conversation avec vous, à essayer de changerun peu l’uniformité de la vie qu’il mène ici… Mais ce n’est pastout ça. Mon ami a un besoin pressant de vingt livres sterling.Puisque vous refusez une pension pour vous, vous pouvez bien faireça pour lui. Il serait désagréable de vous exposer à voir troublerla paix de votre maison. Vous avez l’air d’être bien ici, et ilfaut faire un petit sacrifice pour y rester tranquillement. Vingtlivres, la veuve, ce n’est pas le diable. Vous savez bien où vousprocurer ça, quand vous voudrez : un petit mot à la poste ettout est dit… vous avez vos vingt livres. »

Elle allait encore lui répondre, lorsqu’ill’arrêta de nouveau pour lui dire :

« Ne vous pressez pas trop de me donnervotre réponse : vous pourriez vous en repentir. Pensez-y unpeu. Vingt livres… prises dans la poche d’un autre… ce n’est pasdifficile. Songez à tout ça. Je ne suis pas si pressé. Voici lanuit qui arrive, et, si vous ne me donnez pas à coucher ici, jen’irai toujours pas loin. Vingt livres ! je vous donne vingtminutes pour y réfléchir, madame, une guinée à la minute, c’estbien joli. En attendant, je vais prendre un peu l’air, qui est trèspur et très agréable dans ce pays. »

En même temps, il prit à tâtons le chemin dela porte, emportant avec lui sa chaise. Puis s’asseyant sous unchèvrefeuille touffu, et étendant ses jambes en travers de la portepour que personne ne pût entrer ni sortir sans qu’il en eûtconnaissance, il tira de sa poche une pipe, une pierre à fusil, unbriquet et de l’amadou, et se mit à fumer. La soirée étaitcharmante ; c’était dans la saison où le crépuscule est laplus jolie chose du monde. De temps en temps il s’arrêtait pourlaisser la fumée de sa pipe monter lentement en spirales dansl’air, et pour renifler le parfum délicieux des fleurs. Il était làsi à son aise ! il était comme chez lui : on aurait cruqu’il n’en avait pas bougé de sa vie ; et il attendait enmaître de céans la réponse de la veuve et le retour de Barnabé.

Chapitre 4

 

Quand Barnabé revint avec le pain demandé, lavue du bon vieux pèlerin fumant sa pipe et se mettant à son aiseavec si peu de cérémonie, parut lui causer, même à lui, beaucoup desurprise, surtout lorsqu’il vit ce digne et pieux personnage, aulieu de serrer précieusement et avec soin son pain dans son bissac,le repousser négligemment sur la table, et tirer sa bouteille enl’invitant à s’asseoir pour boire un coup avec lui.

« Car, dit-il, je ne m’embarque jamaissans biscuit, comme vous voyez. Goûtez-moi ça. Est-cebon ? »

Les yeux de Barnabé en pleuraient et iltoussait comme un malheureux, tant le grog était fort, ce qui nel’empêcha pas de répondre que c’était excellent.

« Encore une goutte, dit l’aveugle ;n’ayez pas peur, vous n’en prenez pas comme cela tous lesjours.

– Tous les jours, cria Barnabé, ditesdonc jamais !

– Vous êtes trop pauvre, reprit l’autreavec un soupir. Voilà le mal. Votre mère, la pauvre femme, seraitplus heureuse si elle était plus riche, Barnabé.

– Tiens ! comme cela setrouve ! C’est justement ce que je lui disais quand vous êtesvenu ce soir, en voyant tout l’or qui brillait au ciel, dit Barnabérapprochant sa chaise, et regardant attentivement l’aveugle enface. Dites-moi donc. N’y aurait-il pas quelque moyen de devenirriche, que je pourrais apprendre ?

– Quelque moyen ? il y en acent.

– Vraiment ? Comme vous ditesça ! Eh bien ! quels sont-ils ?… ne vous tourmentezpas, mère, c’est pour vous que je fais cette question, ce n’est paspour moi… quand je vous dis que c’est pour vous… Quels sont-ils,voyons ? »

L’aveugle tourna sa face, où perçait unsourire de joie triomphante, du côté où la veuve se tenait en grandémoi.

« Mais, répondit-il, mon bon ami, ça nese trouve pas comme ça à rester le derrière sur sa chaise.

– Sur sa chaise ! cria Barnabés’étirant les manches ; ce n’est toujours pas moi que vousvoulez dire ; ou bien vous vous trompez joliment, moi qui suissouvent à courir avant le lever du soleil, pour ne rentrer à lamaison qu’à la nuit. Vous me trouveriez dans les bois avant que lesoleil en ait chassé l’ombre, et j’y suis bien des fois encoreaprès que la lune brille au ciel, et regarde à travers les branchespour voir l’autre lune qui demeure dans l’eau. En allant à droite,à gauche, je cherche bien à trouver, dans l’herbe et dans lamousse, s’il n’y a pas quelqu’une de ces pièces de monnaie pourlesquelles elle se donne tant de mal à travailler et verse tant delarmes. Et, quand je suis couché à l’ombre, où je m’endors, c’estencore pour en rêver… Je rêve que j’en déterre des tas, que j’envois des cachettes dans les broussailles, que je les vois étincelerdans le feuillage, comme des gouttes de rosée. Mais, avec toutcela, je n’en trouve jamais. Dites-moi donc où il y en a. Fallût-ilun an pour y aller, j’y vais ; parce que je sais bien commevous qu’elle serait plus heureuse si elle m’en voyait revenirchargé. Parlez donc, je vous écoute, dussé-je vous prêter l’oreilletoute la nuit. »

L’aveugle passa légèrement sa main sur toutela personne du pauvre diable ; et, voyant qu’il avait lescoudes plantés sur la table, le menton appuyé sur ses deux mains,qu’il se penchait avidement en avant, montrant dans toute sonattitude l’intérêt et l’impatience dont il était animé, il s’arrêtaune minute avant de lui répondre, pour laisser la veuve considérerla chose à loisir.

« C’est dans le monde, mon brave Barnabé,c’est dans les joyeux amusements du monde : ce n’est pas dansdes endroits solitaires comme ceux où vous passez votretemps ; c’est dans les foules, au milieu du bruit et dutapage.

– Bravo ! bravo ! cria Barnabé,en se frottant les mains, à la bonne heure ! voilà ce quej’aime. Et Grip aussi. Voilà ce qu’il nous faut à tous les deux.Bravo !

– Dans les endroits, continua l’autre,comme il en faut à un jeune gars qui aime sa mère et qui peut fairelà pour elle, et pour lui par-dessus le marché, en moins d’un mois,ce qu’il ne ferait pas ici dans toute sa vie… c’est-à-dire avec unami, vous comprenez, pour lui donner de bons conseils.

– Vous entendez, mère ? criaBarnabé, se retournant vers elle avec délice. Et puis maintenantvenez donc me dire qu’il ne vaut pas seulement la peine qu’on leramasse, quand même il serait là reluisant à nos pieds ! Etpourquoi donc alors le recherchons-nous tant à présent, que, pouren avoir un peu, nous nous tuons de travail du matin jusqu’ausoir ?

– Certainement, dit l’aveugle,certainement… La veuve, n’avez-vous pas encore votre réponseprête ? Est-ce que, ajouta-t-il tout bas, vous n’êtes pasencore décidée ?

– Je veux vous dire un mot… à part.

– Mettez votre main sur ma manche, ditStagg se levant de table, et je vous suivrai où vous voudrez.Courage, mon brave Barnabé ! Nous reparlerons de ça. J’ai uncaprice pour vous. Attendez-moi là un peu, je vais revenir… Allons,la veuve ! »

Elle le mena à la porte, puis dans le petitjardin, où ils s’arrêtèrent.

« Il a bien choisi son commissionnaire,dit-elle à demi-voix ; vous êtes bien l’homme qu’il faut pourreprésenter celui qui vous envoie.

– Je lui dirai cela de votre part,répondit Stagg. Comme il a beaucoup de considération pour vous,l’éloge que vous voulez bien faire de moi ne pourra que me releverdans son estime. Mais il nous faut nos droits, la veuve.

– Des droits ! savez-vous qu’un seulmot de moi… ?

– Pourquoi ne continuez-vous pas ?répliqua l’aveugle avec calme, après un long silence. Est-ce quevous croyez que je ne sais pas bien qu’un mot de vous suffiraitpour faire faire à mon ami le dernier pas de danse qu’il pût jamaisfaire dans ce monde ? Que si, que je le sais bien. Eh bien,après ? ne sais-je pas bien aussi que ce mot-là, vous ne ledirez jamais, la veuve ?

– Vous croyez ça ?

– Si je le crois ! j’en suis si sûrque je ne veux pas seulement que nous perdions notre temps àdiscuter cette question. Je vous répète qu’il nous faut nos droits,ou un dédommagement. Ne vous écartez pas de là, ou je retourne àmon jeune ami, car ce garçon-là m’intéresse, et j’ai envie de lemettre en bon chemin pour faire fortune. Bah ! je sais bien ceque vous allez dire, ajouta-t-il bien vite ; vous n’avez pasbesoin de m’en parler, vous me l’avez déjà fait entendre. Vousvoulez me demander si je ne devrais pas avoir pitié de vous, parceque je suis aveugle. Eh bien ! non. Faut-il, parce que je nevois pas, que vous vous imaginiez que je dois mieux valoir que ceuxqui voient ? Et de quel droit ? Ne semble-t-il pas que lamain de Dieu se manifeste plutôt à me priver de mes yeux qu’à vouslaisser les vôtres ? Voilà bien votre jargon, à vousautres ! Oh ! quelle horreur ! c’est un aveugle etil a volé ; ou bien il a menti ; ou bien il a filouté.Voyez un peu la belle histoire ! Parce qu’il n’a pour vivreque les liards que vous lui jetez dans sa sébile, le long des rues,il est bien plus coupable que vous qui pouvez voir, travailler,vivre enfin indépendants de la charité d’autrui. Le diable soit devous ! Parce que vous avez vos cinq sens, vous pouvez êtreaussi vicieux que vous voulez. Parce que nous n’en avons quequatre, et qu’il nous manque le plus précieux de tous, il faut quenous vivions bien moralement de notre infirmité. Voilà la justiceet la charité du riche pour le pauvre, comme on l’entend par toutle monde ! »

Il s’arrêta là-dessus un moment, et entendantsonner da l’argent dans la main de la veuve :

« Bon, s’écria-t-il, reprenant tout desuite son air posé, voilà qui peut arranger les affaires. Est-ce lasomme, dites-moi, la veuve ?

– Je veux d’abord que vous répondiez àune question. Vous dites qu’il est près d’ici. Est-ce qu’il aquitté Londres ?

– S’il est près d’ici, la veuve, vouscomprenez qu’il faut qu’il ait quitté Londres.

– Oui, mais, je veux dire, est-ce pour debon ? Vous savez bien.

– Oui, ma foi ! c’est pour de bon.La vérité est que, s’il y était resté plus longtemps, cela pouvaitavoir pour lui des conséquences désagréables. C’est la raison quilui a fait quitter Londres.

– Écoutez, dit la veuve, faisant sonnerdes pièces de monnaie sur le banc près duquel ils étaient ;comptez.

– Six, dit l’aveugle en les écoutantattentivement à mesure. Comment ! pas davantage ?

– C’est l’épargne de cinq années. Sixguinées. »

Il prit une des pièces dans sa main, la tâtasoigneusement, la mit dans ses dents, la fit sonner sur le banc, etinvita la veuve à continuer.

« Ces guinées-là, je les ai amassées soupar sou, pour les cas de maladie, ou dans la prévision de la mortqui pourrait m’enlever à mon fils. C’est le prix de cinq années defaim, de veilles et de travail. Si vous êtes disposé à les prendre,prenez-les, mais à la condition que vous quitterez la maison àl’instant, et que vous ne rentrerez plus dans cette chambre où monfils est assis à vous attendre.

– Six guinées ! dit l’aveugle,secouant la tête ; il est vrai qu’elles sont de poids et debon aloi, mais ce n’est pas les vingt guinées que je vous demande,la veuve ; nous sommes loin de compte.

– Vous savez bien que, pour une sommepareille, il faut que j’écrive loin d’ici. Envoyer une lettre,recevoir la réponse tout cela demande du temps.

– Deux jours, peut-être ? ditStagg.

– Davantage.

– Quatre jours ?

– Huit jours. Revenez d’aujourd’hui enhuit, à la même heure ; mais pas ici : vous m’attendrezau coin de la ruelle.

– Et par conséquent, dit l’aveugle d’unair rusé, je suis sûr de vous retrouver encore ici ?

– Où voulez-vous que j’aille chercher unasile ailleurs ? N’êtes-vous pas encore content, après m’avoirréduite à la mendicité et m’avoir dépouillée du petit trésor sichèrement amassé, que je sacrifie, en ce moment, pour pouvoir aumoins rester chez moi ?

– Hum ! dit l’aveugle après quelquesmoments de réflexion : mettez-moi la face tournée du côté quevous dites, et juste dans le chemin. Suis-je bien là ?

– Vous y êtes.

– Eh bien ! d’aujourd’hui en huit aucoucher du soleil. N’oubliez pas le garçon qui est là dedans. Quantà présent, bonsoir ! »

Elle ne lui fit pas de réponse, et il n’enattendait pas. Il s’en alla lentement, retournant de temps en tempsla tête, et s’arrêtant pour écouter, comme s’il était curieux desavoir s’il n’y avait pas quelqu’un par là qui l’observât. Lesombres de la nuit s’épaississaient rapidement ; il fut bientôtperdu dans leur obscurité. Cependant, ce ne fut qu’après avoirtraversé la ruelle, d’un bout à l’autre, et s’être assurée qu’ilétait parti, qu’elle rentra dans sa cabane et se dépêcha de barrerla porte et la fenêtre.

« Mère, dit Barnabé, qu’est-ce que vousfaites donc ? Où est l’aveugle ?

– Il est parti.

– Parti ! cria-t-il en sursaut. Jevoulais encore lui parler. Par où est-il allé ?

– Je ne sais pas, répondit-elle en leprenant à bras-le-corps. Il ne faut pas sortir ce soir : il ya des revenants et des rêves dehors.

– Ah ! dit Barnabé, frissonnant toutbas.

– Il ne fait pas bon à bouger d’ici cesoir, et demain nous quittons la place.

– Quelle place ? Cette cabane… avecle petit jardin, mère ?

– Oui, demain matin au lever du soleil.Il nous faut aller à Londres ; tâcher de nous perdre danscette grande cohue : on nous suivrait à la trace dans touteautre ville : et puis, après cela, nous nous remettrons enroute pour aller chercher quelque nouveau gîte. »

Il ne fallait pas grands efforts de persuasionpour réconcilier Barnabé avec l’idée d’un changement. Au premiermoment il était fou de joie : le moment d’après il étaitaccablé de chagrin, en songeant qu’il allait se séparer de ses amisles chiens. Le moment d’après, il était plus enchanté quejamais ; puis il frissonnait à l’idée que sa mère lui avaitparlé de revenants pour l’empêcher de sortir ce soir, et rienn’égalait sa terreur et la singularité de ses questions. À la fin,grâce à la mobilité de ses sentiments, il surmonta sa peur, et secouchant tout habillé, pour être plus tôt prêt le lendemain, ils’endormit bientôt devant le triste feu de tourbe.

La mère ne ferma pas l’œil ; elle restaprès de lui à veiller. Chaque souffle de vent qu’elle entendait audehors retentissait à ses oreilles comme ce pas redouté qu’elleconnaissait si bien à sa porte, ou comme cette main scélérate poséesur le loquet ; cette nuit calme de l’été fut pour elle unenuit d’horreur. Enfin, Dieu merci ! le jour parut. Quand elleeut fini les petits préparatifs nécessaires pour son voyage, etfait à genoux sa prière avec bien des larmes, elle éveilla Barnabéqui, au premier appel, sauta gaiement sur ses pieds.

Son paquet d’habillements n’était pas bienlourd à porter, et Grip était plutôt un plaisir qu’une gêne. Aumoment où le soleil darda sur la terre ses premiers rayons, ilsfermèrent la porte de leur maison désormais abandonnée, etpartirent. Le ciel était bleu et clair. L’air était frais et chargéde doux parfums. Barnabé, les yeux en l’air, riait à gorgedéployée.

Mais, comme c’était un des jours qu’il avaitl’habitude de consacrer à ses grandes excursions, un des chiens, leplus laid de tous, vint d’un bond à ses pieds et se mit à sauterautour de lui en signe de joie. Quand il fallut faire la grossevoix pour le faire retourner chez lui, cela coûta beaucoup àBarnabé. Le chien battit en retraite, reculant d’un air moitiéincrédule, moitié suppliant ; puis, après avoir reculéquelques pas, il s’arrêta.

C’était le dernier appel d’un vieux camarade,d’un ami fidèle… repoussé désormais. Barnabé ne put supporter cetteidée, et, quand il fit de la main, en secouant sa tête, à soncompagnon de plaisir et de promenade, le dernier signe d’adieu pourle renvoyer chez lui, il éclata en un torrent de larmes.

« Ah ! ma mère, ma mère, comme il vaavoir du chagrin, quand il viendra gratter à la porte et qu’il latrouvera toujours fermée ! »

Il n’était pas le seul à penser aulogis ; elle-même, on voyait bien à ses yeux noyés dans lespleurs, qu’elle ne pouvait pas l’oublier ; d’ailleurs elle nel’aurait pas voulu, ni pour lui, ni pour elle, quand on lui auraitdonné tout l’or du monde.

Chapitre 5

 

Dans le catalogue des grâces inépuisables quele ciel a faites à l’homme, celle qui doit occuper la premièreplace, c’est, sans contredit, la faculté que nous avons de trouverquelques germes de consolation dans nos plus rudes épreuves :et ce n’est pas seulement parce qu’elle nous ranime et noussoutient quand nous avons le plus besoin de secours ; maisc’est aussi parce que, dans cette source de consolations, il y aquelque chose, à ce que nous pouvons croire, qui émane de l’espritdivin ; quelque chose de cette bonté suprême qui démêle aumilieu de nos fautes une qualité qui les rachète, quelque choseque, même dans notre chute, nous partageons avec les anges ;qui remonte au bon vieux temps où ils parcouraient la terre, etque, en partant, ils ont laissée derrière eux, par pitié pournous.

Que de fois, pendant leur voyage, la veuve serappela, d’un cœur reconnaissant, que, si Barnabé était si gai etsi aimant, il le devait surtout à l’infirmité de son esprit !Que de fois elle se répétait que, sans cela, il aurait été triste,morose, dur, éloigné d’elle, qui sait ? méchant et cruel,peut-être ! Que de fois elle trouva une consolation dans laforce de son fils, une espérance dans la simplicité de sanature ! Le monde était pour lui un monde de bonheur. Il n’yavait pas un arbre, une plante, une fleur, un oiseau, une bête, unfaible insecte déposé sur l’herbe par le souffle de la brise d’été,qui ne fût un plaisir pour lui ; et le plaisir de son filsétait aussi le sien. Dans les conditions de sa vie, que de filsplus sensés auraient été pour elle un sujet de chagrin, pendant quece pauvre idiot, avec la faiblesse de son esprit, remplissait lecœur de sa mère d’un sentiment de reconnaissance et d’amour !Leur bourse était bien légère : mais la veuve avait retenupour elle une guinée du petit trésor qu’elle avait compté dans lamain de l’aveugle ; avec quelques pence qu’elle avait ramassésd’ailleurs, cela valait, pour leurs habitudes frugales, une bonnesomme à la banque. Ils avaient, de plus, Grip avec eux ; etsouvent, quand il aurait fallu changer la guinée, ils n’avaientqu’à lui faire donner une représentation à la porte de quelquecabaret, ou sur la place d’un village, ou devant quelque maison decampagne, pour obtenir du caquet amusant de l’oiseau quelquesecours, qu’ils n’auraient pas obtenu de la charité des gens.

Un jour, car ils avançaient lentement, et,malgré les carrioles et les charrettes où on voulait bien lesrecevoir quelquefois un bout de chemin, ils furent près d’unesemaine en voyage, Barnabé, le corbeau sur l’épaule, et marchantdevant sa mère, demanda la permission au concierge d’allerseulement jusqu’à un château sur la route, au bout de l’avenue,pour montrer son oiseau. Le brave concierge avait bonne envie delui en accorder la permission, et s’y disposait sans doute, quandun gros gentleman, un fouet de chasse à la main, et la figureanimée comme s’il avait bu un bon coup le matin, vint à cheval à lagrille, en jurant et tempêtant plus qu’il n’était nécessaire pourse la faire ouvrir à l’instant.

« Avec qui donc êtes-vous là ?dit-il tout en colère au concierge, qui lui ouvrait la grille àdeux battants en lui ôtant son chapeau. Qu’est-ce que c’est que cesgens-là ? hein ? Vous êtes une mendiante, n’est-ce pas,la femme ? »

La veuve répondit, avec une humble révérence,qu’ils étaient de pauvres voyageurs.

« Des coureurs, dit le gentleman, desvagabonds. Vous avez donc envie que je vous fasse faireconnaissance avec le violon, hein ? le violon, le billot et lefouet ? d’où venez-vous ? »

Elle, d’un ton timide, en le voyant rouge defureur et en entendant sa grosse voix, le pria de ne pas se fâcher,car ils ne faisaient pas de mal et allaient se remettre en routesur-le-champ.

« Ah ! voyez-vous ça ? vouscroyez que nous allons laisser rôder des vagabonds par ici ?Je sais bien ce que vous venez faire. Vous venez voir s’il n’y apas du linge qui sèche sur les haies, ou quelque poulet égaré surles chemins. Hein ? Qu’est-ce que tu as là dans ton panier,grand fainéant ?

– Grip, Grip, Grip, Grip le malin, Griple savant, Grip l’habile homme, Grip, Grip, Grip, cria le corbeau,que Barnabé s’était empressé de renfermer à l’approche du monsieuren colère. Je suis un démon, je suis un démon. N’aie pas peur, mongarçon. Hourra ! coa, coa, coa. Polly, mets sur le feu labouilloire, nous allons prendre le thé.

– Sors-moi cette vermine, drôle, dit legentleman, que je la voie. »

Barnabé, sur une invitation si gracieuse, pritson oiseau avec crainte et tremblement, et le posa à terre. Grip nese sentit pas plutôt libre qu’il déboucha au moins cinquantebouteilles à la file et se mit à danser, regardant en même temps legentleman avec une insolence sans pareille, et tournant de côté satête en spirale, comme s’il avait juré de la démancher.

Les glouglous du bouchon parurent faire plusd’impression sur l’esprit du gentleman que le babil de l’oiseau,sans doute parce qu’ils répondaient mieux à ses habitudes et à sesgoûts. Il voulut lui faire répéter cet exercice ; mais, malgréses ordres péremptoires et les cajoleries de Barnabé, Grip restasourd à la requête et garda un morne silence.

« Viens me l’amener, » dit legentleman en montrant du doigt le château. Mais Grip, qui nes’endormait pas, s’était douté de la chose, et se mit à sauterdevant eux, échappant à la poursuite de son maître ; ilbattait des ailes et criait en courant :« Marguerite, » afin d’annoncer à la cuisinière qu’ilarrivait de la compagnie, pour laquelle elle ferait bien depréparer une petite collation.

Barnabé et sa mère, chacun de leur côté,accompagnaient le gentleman qui, du haut de son cheval, lesregardait, de temps en temps, d’un œil fier et farouche, vociférantpar-ci par-là quelque question dont Barnabé trouvait le ton sisévère que, dans son trouble, il n’y faisait point de réponse. Cefut dans une occasion de ce genre que, voyant le gentleman disposéà le châtier à coups de fouet, la veuve prit la liberté del’informer à voix basse, et la larme à l’œil, que son fils étaitimbécile.

« Tu es donc idiot, hein ? dit legentleman en regardant Barnabé. Y a-t-il longtemps que tu esidiot ?

– La mère sait ça, dit timidementBarnabé. Moi je crois que je l’ai toujours été.

– C’est de naissance, dit la veuve.

– Je ne crois pas ça, dit le gentleman,je n’en crois pas un mot. C’est une excuse pour faire le paresseux.Il n’y a rien de bon comme le fouet pour guérir ça tout de suite.Je vous réponds qu’il ne me faudrait pas dix minutes pour lui fairepasser cette maladie-là.

– Le ciel y a mis vingt-deux ans déjà,monsieur, sans y réussir, dit la veuve avec douceur.

– Alors, pourquoi ne le faites-vous pasenfermer ? Nous payons pourtant assez cher en province pources institutions-là, que Dieu confonde ! Mais c’est que vousaimez mieux le promener pour demander l’aumône, comme de raison.Oh ! je vous connais bien. »

Or, ce gentleman avait plusieurs petitssurnoms d’amitié dans ses connaissances. Les uns l’appelaient« un gentilhomme campagnard de la bonne roche, » d’autres« un gentilhomme campagnard du bon temps, » d’autres« un Nemrod, » d’autres « un Anglais pursang, », d’autres « un vrai John Bull ; » maistous ils s’accordaient en un point : c’est que c’était biendommage qu’il n’y en eût pas beaucoup comme lui, et que c’était làce qui faisait que le pays marchait tous les jours à sa ruine. Ilétait juge de paix : il savait à peine écrire son nomlisiblement ; mais il avait des qualités de premier ordre.D’abord, il était très sévère pour les braconniers ; ensuiteil n’y avait pas de meilleur tireur, de cavalier plusintrépide ; nul n’avait de meilleurs chevaux, de meilleurschiens ; il mangeait de la viande, il buvait du vin commepersonne ; il n’y avait pas, dans tout le comté, un hommecomme lui pour se coucher tous les soirs plus aviné, sans qu’il yparût le lendemain matin. Il se connaissait en bêtes chevalinesaussi bien qu’un vétérinaire ; il avait des connaissances enécurie, qui faisaient honte à son premier cocher. Il n’avait pas unporc dans ses étables qui pût se vanter d’être aussi glouton queson maître. Il n’avait pas un siège au Parlement en personne, maisil était extrêmement patriote, et menait ses gens au vote haut lamain. C’était un des plus chauds partisans de l’Église et del’État, et il n’aurait pas, au grand jamais, donné un bénéfice deson ressort à un curé qui n’aurait pas justifié de boire ses troisbouteilles à son repas, et de chasser le renard dans la perfection.Il n’avait aucune confiance dans l’honnêteté des pauvres gens quiavaient le malheur de savoir lire et écrire, et, dans le fond del’âme, il n’avait pas encore pardonné à sa femme d’en savoirlà-dessus plus long que lui. Bien entendu qu’il avait épousé cettedame pour cette bonne raison que ses amis appelaient « labonne vieille raison anglaise, » à savoir que les deuxpropriétés se touchaient. Bref, si nous appelons Barnabé un idiotet Grip une créature de pur instinct animal, je ne sais plus tropcomment qualifier notre gentilhomme.

Il poussa jusqu’à la porte d’une bellehabitation où l’on montait par un perron ; au bas des marchesse tenait un domestique pour prendre le cheval. Puis il lesconduisit dans un grand vestibule qui, tout spacieux qu’il était,sentait encore les orgies de la veille. Des manteaux de cheval, descravaches, des brides, des bottes à revers, des éperons, etc.,étaient épars de tous côtés et composaient, avec quelques grandsandouillets et des portraits de chevaux et de chiens, le principalembellissement de la pièce.

Il se jeta dans un grand fauteuil, qui, parparenthèse, lui servait souvent à ronfler, la nuit, quand il setrouvait que, ces jours-là, il avait été, selon ses admirateurs,plus beau gentilhomme campagnard encore que de coutume ; et ildonna l’ordre au valet de dire à sa maîtresse de descendre ;et aussitôt on vit, un peu agitée, à ce qu’il semblait, par cetappel inaccoutumé, paraître une dame beaucoup plus jeune que lui,qui n’avait pas l’air d’être bien forte de santé, ni bienheureuse.

« Tenez ! vous qui n’aimez pas àsuivre les chiens en bonne Anglaise, regardez-moi ça ; ça vousfera peut-être plus de plaisir. »

La dame sourit, s’assit à quelque distance delui, et jeta sur Barnabé un regard de commisération.

« C’est un idiot, à ce que dit cettefemme, remarqua le gentleman, en secouant la tête, quoique je necroie pas ça.

– Est-ce que vous êtes sa mère ?demanda la dame.

– Oui, madame.

– Qu’est-ce que vous avez besoin de luidemander ça ? dit le gentleman en fourrant ses mains dans sesgoussets ; vous savez bien qu’elle ne dira pas non. Il estprobable que c’est un imbécile qu’elle aura loué à tant par jour.Là ! voyons ! faites-lui faire quelque chose. »

Cependant Grip avait retrouvé sacivilité : il voulut bien condescendre, à la prière deBarnabé, à répéter son vocabulaire et à exécuter toutes sesgentillesses avec le plus grand succès. Le tire-bouchon, glou etl’encouragement ordinaire : « N’aie pas peur, mongarçon, » amusèrent si bien le gentleman, qu’il demanda bispour cette partie du rôle : mais Grip rentra dans son panier,et finit par refuser décidément d’ajouter un mot de plus. La dameaussi prit beaucoup de plaisir à l’entendre ; mais rien nedivertit son mari comme l’obstination de l’animal dans sonrefus : il en poussa des éclats de rire à faire trembler lamaison, et demanda combien il valait.

Barnabé eut l’air de ne pas comprendre laquestion, et probablement il ne la comprenait pas.

« Son prix ? dit le gentleman,faisant sonner de l’argent dans son gousset. Qu’est-ce que vous envoulez ? Combien ?

– Il n’est pas à vendre, réponditBarnabé, se dépêchant de fermer le panier et d’en passer lacourroie dans son col. Mère, allons-nous-en !

– Voyez-vous comme c’est un idiot, madamela savante ? dit le gentleman, jetant à sa femme un regardméprisant. Il n’est déjà pas si bête pour faire valoir samarchandise. Et vous, la vieille, voyons ! Qu’est-ce que vousen voulez ?

– C’est le fidèle camarade de mon fils,dit la veuve ; il n’est pas à vendre, monsieur, je vousassure.

– Pas à vendre ! cria le gentleman,dix fois plus rouge, plus enroué, plus tapageur que jamais ;pas à vendre !

– Je vous assure que non, répondit-elle.Nous n’avons jamais eu l’idée de nous en séparer, monsieur ;c’est la vérité pure. »

Il allait évidemment faire quelque répliqueviolente, lorsque, ayant attrapé au passage quelques mots prononcéstout bas par sa femme, il se tourna vivement vers elle pour luidire : « Hein ? quoi ?

– Je dis que nous ne pouvons pas lesforcer à vendre leur oiseau s’ils ne veulent pas, répondit-elled’une voix faible. S’ils préfèrent le garder…

– S’ils préfèrent le garder !répéta-t-il après elle. Des gens comme ça, qui traînent dans lepays pour vagabonder et voler de toutes mains, préférer garder unoiseau, quand un propriétaire terrier, un juge de paix, demande àl’acheter ! Voilà une vieille femme qui a été à l’école !c’est bien facile à voir. Ne me dites pas que non, cria-t-il detous ses poumons à la veuve. Moi, je vous dis que si. »

La mère de Barnabé se reconnut coupabled’avoir été à l’école ; mais, disait-elle, il n’y avait pas demal à ça.

« Pas de mal ! Non, pas demal ! pas de mal à ça, vieille rebelle, pas le moindre mal. Sij’avais seulement ici mon greffier, je te ferais tâter du billot,ou je te fourrerais dans la geôle pour apprendre à rôder à droite,à gauche, à l’affût d’un tas de menus larcins, bohémienne que tues. Ici, Simon, jetez-moi ces filous-là dehors, et qu’on les metteà la porte, par la grand’route. Ah ! vous ne voulez pas vendrecet oiseau, et vous venez mendier ici l’aumône ! S’ils nedétalent pas plus vite que ça, mettez-moi les chiens à leurstrousses. »

Ils n’attendirent pas leur reste et se mirentà se sauver en toute hâte, laissant le gentleman tempêter toutseul, car la pauvre dame s’était déjà retirée auparavant, et firenten vain tout ce qu’ils purent pour faire taire Grip, qui, excitépar le bruit, déboucha des bouteilles tout le long de l’avenue, dequoi régaler une ville entière, apparemment pour se réjouirméchamment d’avoir été la cause de tout ce tapage. Ils étaient déjàpresque arrivés à la loge du concierge, quand un autre domestique,sorti des massifs voisins, en faisant semblant de les presser des’en aller, mit un écu dans la main de la veuve, en lui disant toutbas que c’était de la part de la dame, et ferma doucement sur euxla porte.

Quand la veuve s’arrêta avec son fils à laporte d’un cabaret, à quelques milles de là, et qu’elle entenditvanter par ses amis le caractère du juge de paix, en songeant à cetincident, elle ne put s’empêcher de penser qu’il faudrait peut-êtrequelque chose de plus qu’une capacité d’estomac remarquable et ungoût prononcé pour les chenils et les écuries, pour former unparfait gentilhomme campagnard, ou un Anglais pur sang, ou un vraiJohn Bull, et que peut-être aussi c’était abuser de ces éloges quede les déshonorer ainsi dans l’application. Elle ne se doutaitguère alors qu’une circonstance si futile dût avoir jamais quelqueinfluence sur leur sort ; mais elle ne l’apprit que trop dutemps et de l’expérience.

« Mère, dit Barnabé, pendant qu’ilsétaient assis le lendemain sur un chariot qui devait les menerjusqu’à dix milles de la capitale, nous allons commencer,m’avez-vous dit, par aller à Londres ; y verrons-nousl’aveugle ? »

Elle allait lui répondre : « Dieunous en garde ! » mais elle se retint et se contenta delui dira : « Non, je ne crois pas. Pourquoi cettequestion ?

– C’est un homme d’esprit, dit Barnabéd’un air pensif ; je voudrais bien me retrouver encore aveclui. Qu’est-ce qu’il disait donc des foules ? Que l’or setrouvait dans les endroits où il y avait de la foule, et non pasparmi les arbres, ni dans des endroits si tranquilles ? Ilavait l’air d’aimer ça ; et, comme il ne manque pas de foule àLondres, je crois bien que je le trouverai là.

– Mais, mon cher enfant, pourquoi donctenez-vous tant à le voir ?

– Parce que, dit Barnabé en la regardantd’un air sérieux, il me parlait de l’or, qui est une chose bienprécieuse, et que vous-même, vous avez beau dire, vous voudriezbien en avoir, j’en suis sûr. Et puis, il n’a fait que paraître etdisparaître d’une manière si étrange ! Il m’a rappelé cesvieux bonshommes à tête grise, qui viennent quelquefois au pied demon lit, la nuit, me dire un tas de choses que je ne puis plus merappeler le lendemain, quand il fait jour. Il m’avait dit qu’il mereparlerait avant de partir : je ne sais pas pourquoi il nem’a pas tenu parole.

– Mais, mon cher Barnabé, je croyais quevous ne pensiez jamais, auparavant, à être riche ou pauvre, et jevous ai toujours vu content comme vous étiez. »

Il se mit à rire en la priant de lui répéterça. Puis il se mit à crier : « Hé ! hé !…oh ! oui ; » et recommença de rire. Mais bientôt illui passa une autre chose par la tête, qui chassa ce sujet de sonesprit, pour faire place elle-même à quelque autre rêve aussifugitif.

Cependant il était évident, par ce qu’ilvenait de dire, et par sa persévérance à revenir plusieurs foislà-dessus dans le courant de la journée et encore le lendemain, quela visite de l’aveugle et surtout ses paroles s’étaient fortementemparées de son esprit. L’idée de la richesse lui était-ellevraiment venue, pour la première fois, en regardant ce soir-là lesnuages dotés dans le ciel, quoiqu’il eût eu souvent sous les yeuxdes images pareilles auparavant à l’horizon ? Ou bien était-celeur vie misérable et pauvre qui, par contraste, lui avait, depuislongtemps, mis cette idée dans la tête ? Ou bien fallait-ilcroire, comme il le pensait, que c’était l’assentiment fortuitdonné par l’aveugle à ces pensées, qu’il couvait dans son espritqui l’avait décidé ? Serait-ce, enfin, qu’il avait été frappédavantage de cette circonstance, parce que c’était le premieraveugle avec lequel il avait jamais fait conversation ?C’était un mystère pour la mère. Elle fit tout ce qu’elle put pourobtenir quelque éclaircissement, mais ce fut en vain : il estprobable que Barnabé lui-même ne s’en rendait pas compte.

Elle était très malheureuse de lui voirtoucher cette corde ; mais tout ce qu’elle pouvait faire,c’était de l’amener doucement à quelque autre sujet pour chassercelui-là de son esprit. Quant à le mettre en garde contre leurvisiteur, à montrer quelque crainte ou quelque soupçon à cet égard,elle craignait que ce ne fût plutôt le moyen de redoubler l’intérêtque lui portait déjà Barnabé, et de lui faire souhaiter davantagela rencontre après laquelle il soupirait ; elle espérait, ense plongeant dans la foule, échapper à la poursuite terriblequ’elle fuyait ; puis ensuite, en s’échappant de Londres avecprécaution pour aller plus loin, elle voulait, si c’était possible,aller encore chercher une retraite inconnue où elle pût trouver lasolitude et la paix.

À la fin, ils arrivèrent à la station où ondevait les déposer, à dix milles de Londres, et y passèrent lanuit, après avoir fait marché avec un autre voiturier, moyennantpeu de chose, pour se faire emmener le lendemain dans une carriolequi s’en retournait à vide, et qui devait partir à cinq heures dumatin. Le voiturier fut exact, la route était bonne, sauf un peu depoussière que la chaleur et la sécheresse rendaientétouffante ; et, à sept heures du matin, le 2 juin 1780, quiétait un vendredi, ils mirent pied à terre au bas du pont deWesminster, prirent congé de leur conducteur, et se trouvèrentseuls ensemble sur le pavé brûlant ; car la fraîcheur que lanuit répand sur ces carrefours populeux était déjà partie, et lesoleil brillait dans tout son lustre.

Chapitre 6

 

Ne sachant où aller après, et effarouchés parla foule de gens qui étaient déjà sur pied, ils s’assirent àl’écart dans une des retraites du pont pour se reposer. Ilss’aperçurent bientôt que le courant d’activité générale se portaittout entier d’un côté, et qu’il y avait un nombre infini depersonnes qui traversaient la Tamise de la rive de Middlesex àcelle de Surrey, avec une précipitation extraordinaire et dans unétat d’excitation évident. Elles étaient, le plus souvent, réuniespar petits pelotons de deux ou trois, ou même d’une demi-douzaine,se parlaient peu, quelquefois observaient un silence absolu, etsuivaient leur route d’un pas pressé, comme des gens absorbés parun but unique et commun.

Barnabé et sa mère furent surpris de voirpresque tous les hommes de ce grand rassemblement, qui passaientdevant eux sans discontinuer, porter une cocarde bleue à leurchapeau, et ceux qui n’avaient pas cette décoration, passantsinoffensifs, se montrer inquiets et chercher timidement à éviterl’attention et les attaques des autres, auxquels ils laissaient lehaut du pavé, par voie de conciliation. C’était d’ailleurs asseznaturel, vu l’infériorité de leur nombre : car ceux quiportaient des cocardes bleues étaient à ceux qui n’en portaient pasdans la proportion de quarante ou cinquante au moins contre un.Cependant on ne voyait point de querelles. Les cocardes bleues sepressaient comme des essaims, cherchant à se passer l’une l’autre,et se hâtant de tout leur pouvoir au milieu de la multitude,échangeant seulement un regard, et encore pas toujours, avec lespassants qui n’appartenaient pas à leur association.

Au commencement, le courant populaire s’étaitborné à occuper les deux trottoirs ; un petit nombre detraînards seulement se rencontraient sur la chaussée. Mais, au boutd’une demi-heure environ, le passage fut complètement bloqué par lafoule qui, serrée et compacte à présent, embarrassée dans lescharrettes et les voitures qu’elle rencontrait, ne pouvait plusavancer que lentement, et quelquefois même se voyait obligée defaire des haltes, de huit ou dix minutes.

Au bout de deux heures environ, le nombre despassants commença à diminuer sensiblement ; on les vit, petità petit, s’éclaircir, débarrasser le pont, disparaître, saufquelques traînards à cocardes, qui, se sentant en retard, le visagepoudreux et échauffé, pressaient le pas pour ne point arriver troptard, ou s’arrêtaient à demander le chemin qu’avaient pris leursamis, et se hâtaient, après s’être renseignés, de marcher danscette direction avec une satisfaction visible. Au milieu de cettesolitude relative, qui lui semblait si étrange et si nouvelle aprèsla foule qui l’avait précédée, la veuve eut, pour la première fois,l’occasion de s’informer à un vieillard, qui était venu s’asseoirprès d’eux, de ce que signifiait ce concours extraordinaire degens.

« Mais d’où donc venez-vous ?répondit-il, si vous n’avez pas entendu parler de la GrandeAssociation de lord Georges Gordon. C’est aujourd’hui qu’ilprésente à la Chambre la pétition contre les catholiques. Que Dieul’assiste !

– Eh bien ! qu’est-ce que tous cesgens-là ont à voir là dedans ? demanda-t-elle.

– Ce qu’ils ont à voir là dedans ?Comme vous y allez ! Vous ne savez donc pas que Sa Seigneuriea déclaré qu’elle ne présenterait rien à la Chambre s’il n’y avaitpas, pour soutenir la pétition, quarante mille hommes au moins à laporte, et des gaillards solides ? Jugez de la foule qu’il va yavoir.

– Quelle foule, en effet ! ditBarnabé. Entendez-vous, mère ?

– Ils vont, à ce qu’on dit, reprit levieillard, passer une revue de plus de cent mille hommes. Ah !vous n’avez qu’à laisser faire lord Georges. Il connaît bien sonpouvoir. Il y a de puissants visages à ces trois fenêtres là-bas(et il montrait la chambre des Communes qui dominait la rivière),qui vont devenir pâles comme la mort en voyant ce soir lord Georgesmonter à la tribune : et ils n’auront pas tort. Eh !eh ! laissez faire Sa Seigneurie, c’est un malin. »

Et là-dessus, marmottant, riant dans sa barbe,et remuant son index d’un air significatif, il se leva à l’aide deson bâton, et s’en alla comme un château branlant.

« Mère, dit Barnabé, quelle brave fouledont il parle là. Allons !

– Pas pour la rejoindre, toujours,cria-t-elle.

– Si, si, répondit-il en tirant lesmanches de sa veste. Pourquoi pas ? Allons !

– Vous ne savez pas, dit-elle avecinstance, le mal que ces gens-là peuvent faire, où ils peuvent vousconduire, ni quelles sont leurs intentions. Pour l’amour demoi…

– C’est justement pour l’amour de vous,cria-t-il en lui tapotant les mains. C’est bien cela, pour l’amourde vous, mère. Vous vous rappelez bien ce que l’aveugle nous disaitde l’or. Voilà une brave foule ! Allons ! ou plutôt,attendez que je sois revenu ; attendez-moi là. »

Avec toute l’énergie de sa crainte maternelle,elle essaya, mais en vain, de le détourner de son idée. Il étaitbaissé à boucler son soulier, quand un fiacre passa rapidementdevant eux, et, de l’intérieur, une voix ordonna au cocher des’arrêter.

« Jeune homme ! dit la voix.

– Qu’est-ce qu’on me veut ? criaBarnabé en levant les yeux.

– Est-ce que vous ne voulez pas portercette décoration ? reprit l’étranger en lui tendant unecocarde bleue.

– Au nom du ciel, n’en faites rien ;ne la lui donnez pas, s’écria la veuve.

– Parlez pour vous, bonne femme, ditl’autre froidement. Laissez le jeune homme faire ce qu’il luiplaît. Il est assez grand pour se décider tout seul ; il n’aplus besoin de s’accrocher aux cordons de votre tablier. Il saitbien, sans que vous ayez besoin de le lui dire, s’il veut ou nonporter le signe d’un fidèle Anglais. »

Barnabé, tremblant d’impatience, se mit àcrier : « Oui, oui, je veux le porter. » Il avaitdéjà répété ce cri plus de vingt fois, quand l’homme lui jeta unecocarde en lui disant : « Dépêchez-vous de vous rendreaux Champs de Saint-Georges. » Puis il ordonna aucocher de prendre le trot et les laissa là.

Barnabé, les mains tremblantes d’émotion,était en train d’attacher de son mieux ce signe de ralliement à sonchapeau, répondant avec vivacité aux larmes et aux instances de samère, lorsque deux gentlemen qui passaient de l’autre côté jetèrentles yeux sur eux, et, voyant Barnabé occupé à s’embellir de cetornement, se dirent quelques mots à l’oreille et revinrent surleurs pas, à leur rencontre.

« Qu’est-ce que vous faites donc là àvous reposer ? dit l’un d’eux, habillé tout en noir, avec degrands cheveux clairsemés sur sa tête, et une canne à la main.Pourquoi n’avez-vous pas suivi les autres ?

– J’y vais, monsieur, répliqua Barnabéfinissant sa besogne et mettant son chapeau d’un air crâne ;j’y cours à l’instant.

– Dites donc milord et non pas monsieur,jeune homme, si vous voulez bien, quand Sa Seigneurie vous faitl’honneur de vous adresser la parole, dit le second gentleman avecun air de doux reproche ; si vous n’avez pas reconnu lordGeorges Gordon tout de suite, il est grand temps maintenant.

– Non, non, Gashford, dit lord Georges,pendant que Barnabé se découvrait et lui faisait un beau salut. Çane fait pas grand’chose dans un jour comme celui-ci, que toutAnglais fidèle se rappellera avec orgueil et plaisir ;couvrez-vous, l’ami, et suivez-nous, car vous êtes en arrière etvous allez arriver trop tard. Voilà qu’il est dix heures passées.Vous ne saviez donc pas que le rassemblement se faisait à dixheures précises ?

Barnabé secoua la tête en les regardant l’unaprès l’autre, comme s’il ne se doutait pas de ce qu’on voulait luidire.

« Vous auriez dû le savoir, l’ami, ditGashford. C’était bien convenu. D’où venez-vous donc, que vous êtessi mal informé ?

– Il n’est pas dans le cas de vousrépondre, monsieur, dit la veuve. Cela ne sert à rien del’interroger. Nous ne faisons que d’arriver de bien loin dans laprovince, et nous ne savons rien de tout cela.

– Il paraît que la cause a poussé loinses racines, et qu’elle étend déjà ses branches de tous côtés, ditlord Georges à son secrétaire. Bonne nouvelle, et que Dieu soitloué !

– Ainsi soit-il ! cria Gashford d’unair solennel.

– Vous ne m’avez pas comprise, milord,dit la veuve. Pardon, vous vous méprenez cruellement sur ce quej’ai voulu dire. Nous n’entendons rien à tout ce qui se passe, etnous n’avons ni l’intention ni le droit d’y prendre avec vous lamoindre part. Ce jeune homme est mon fils, mon pauvre fils, infirmed’esprit, et qui m’est plus cher que la vie. Au nom du ciel,milord, allez-vous-en sans lui ; épargnez-lui la tentation devous suivre dans quelque danger.

– Ma bonne femme, dit Gashford, commentest-il possible ? Je ne vous comprends pas. Qu’est-ce que vousnous parlez de tentation et de danger ? Est-ce que vous prenezmilord pour le lion de l’Écriture, qui chercha quelqu’un àdévorer ? Que le bon Dieu vous bénisse !

– Non, non, milord ; pardonnez-moi,reprit la veuve éplorée, lui mettant les deux mains sur lapoitrine, sans savoir ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait, dansle trouble de son ardente prière ; mais j’ai des raisons devous supplier de céder à mes larmes, aux larmes d’une mère. Au nomdu ciel ! laissez-moi mon fils. Il n’est pas dans son bonsens ; il ne sait pas ce qu’il fait, je vous le jure.

– Voyez, dit lord Georges, reculantdevant les mains de la veuve et rougissant tout à coup, voyez unpeu la perversité de ce siècle ! On traite de folie le zèle deceux qui veulent servir fidèlement la bonne cause. Avez-vous bienle cœur de parler comme cela de votre propre fils, mèredénaturée ?

– Vous m’étonnez, dit Gashford à laveuve, avec une espèce de sévérité sans aigreur ; voilà untriste échantillon de la dépravation des femmes !

– Il n’en a toujours pas l’air, dit lordGeorges jetant un coup d’œil sur Barnabé, et demandant tout bas àson secrétaire s’il était vrai que le gars avait l’esprit dérangé.Et, quand ce serait, nous ne devons pas nous arrêter à unebagatelle comme ce prétendu dérangement d’esprit. Qui de nous (etil rougit encore) échapperait à ce reproche, si c’était un casd’exclusion ?

– Pas un de nous, répliqua le secrétaire.Dans un cas comme celui-ci, plus il y a de zèle, de fidélité, debonne volonté, plus la vocation est écrite là-haut, et plus sainteest la folie. Quant à ce jeune homme, milord, ajouta-t-il enretroussant légèrement sa lèvre, pendant qu’il regardait Barnabé,qui était là debout, à tourner dans les mains son chapeau, et àleur faire signe en cachette de partir, soyez sûr qu’il a toute saraison, et qu’il est aussi sain d’esprit que pas un.

– Ah çà ! désirez-vous faire partiede la Grande Association ? dit lord Georges ens’adressant à lui ; avez-vous l’intention d’être un desnôtres ?

– Oui ! oui ! dit Barnabé,l’œil étincelant. Certainement que j’en ai l’intention. Je le luidisais à elle-même, pas plus tard que tout à l’heure.

– Je vois ce que c’est, répliqua lordGeorges en jetant à la malheureuse mère un regard dereproche ; je m’en doutais. Eh bien ! vous n’avez qu’à mesuivre, moi et ce gentleman, et vous allez accomplir votredésir. »

Barnabé déposa sur la joue de sa mère untendre baiser, et lui disant d’avoir bon courage, que leur fortuneétait faite, il marcha derrière eux. Elle aussi, la pauvre femme,elle se mit à les suivre, en proie à une terreur et à un chagrininexprimables.

Ils marchèrent rapidement le long deBridge-Road, dont toutes les boutiques étaient fermées ; caren voyant passer cette cohue, et dans la crainte de leur retour,les gens n’étaient pas rassurés pour leurs marchandises et lesvitres de leurs fenêtres ; on pouvait apercevoir à l’étagesupérieur de leurs maisons tous les habitants réunis à leurscroisées, regardant en bas dans la rue avec des visages alarmés, oùse peignaient diversement l’intérêt, l’attente et l’indignation.Les uns applaudissaient, les autres sifflaient. Mais sans faireattention à ces manifestations, et tout entier au bruit du vasterassemblement voisin, qui retentissait à ses oreilles comme lemugissement de la mer, lord Georges Gordon hâta le pas et se trouvabientôt dans les Champs de Saint-Georges.

C’étaient réellement des champs à cetteépoque, et même très étendus. On y voyait rassemblée une multitudeimmense, portant des drapeaux de toute forme et de toute grandeur,mais tous d’une couleur uniforme, tous bleus, comme les cocardes.Il y avait des pelotons qui faisaient des évolutions militaires,d’autres en ligne, en carré, en cercle. Un grand nombre desdétachements qui marchaient sur le champ de parade et de ceux quirestaient stationnaires, chantaient des psaumes et des hymnes. Quelque fût le premier qui en avait eu l’idée, elle n’était pasmauvaise : car le son de ces milliers de voix élevées dans lesairs était fait pour remuer l’âme la plus insensible, et ne pouvaitmanquer de produire un effet merveilleux sur les enthousiastes debonne foi dans leur égarement.

On avait posté en avant du rassemblement dessentinelles pour annoncer l’arrivée du chef. Quand celles-ci sefurent repliées pour passer le mot d’ordre, il circula en un momentdans toute la troupe, et il y eut alors un moment de profond etmorne silence, pendant lequel les masses se tinrent si tranquilleset si immobiles, qu’on ne voyait plus, partout où pouvaient seporter les yeux, d’autre mouvement que celui des bannièresflottantes. Puis tout à coup éclata un hourra terrible, puis unsecond, puis un autre. L’air en était ébranlé et déchiré comme parun coup de canon.

« Gashford, cria lord Georges, serrant lebras de son secrétaire tout contre le sien, et parlant avec uneémotion qui se trahissait également par l’altération de sa voix etde ses traits, je sens maintenant que je suis prédestiné ; jele vois, je le sais. Je suis le chef d’une armée. Ils mesommeraient en ce moment, d’une commune voix, de les conduire à lamort, que je le ferais ; oui ! dussé-je tomber le premiermoi-même.

– En effet, c’est un fier et grandspectacle, dit le secrétaire ; une noble journée pourl’Angleterre et pour la grande cause du monde. Recevez, milord,l’hommage d’un humble mais dévoué serviteur…

– Qu’allez-vous faire ? lui cria sonmaître en le prenant par les deux mains, car il avait fait mine des’agenouiller à ses pieds ; cher Gashford, n’allez pas memettre hors d’état de remplir les devoirs qui m’attendent dans ceglorieux jour. » Et en disant ces mots le pauvre gentlemanavait des larmes dans les yeux. « Passons à travers leursrangs ; il nous faut trouver une place dans quelque divisionpour notre nouvelle recrue. Donnez-moi la main. »

Gashford glissa sa froide, son insidieusemain, dans l’étreinte fanatique de son maître, et alors, la maindans la main, toujours suivis de Barnabé et de sa mère, ils semêlèrent à la foule.

L’Association, pendant ce temps-là,s’était remise à chanter, et, à mesure que leur chef passait dansles rangs, tous élevaient leurs voix à qui mieux mieux. Parmi cesligueurs, coalisés pour défendre jusqu’à la mort la religion deleur pays, il y en avait beaucoup qui n’avaient pas même entendu nipsaume ni cantique de leur vie. Mais comme c’étaient de fameuxlurons, pour la plupart, cela ne les empêchait pas d’avoir de bonspoumons, et, comme ils aimaient naturellement à chanter, ilsbraillaient toutes les ribauderies et toutes les sottises qui leurpassaient par la tête, sachant bien que cela se perdrait dans lechœur général des voix, et ne s’inquiétant guère d’ailleurs qu’ons’en aperçût ou non. Il y eut bien de ces gaudrioles chantéesjusque sous le nez de lord Georges Gordon ; mais sans faireattention à leurs flonflons, il continua sa marche avec sa roideurhabituelle et sa majesté solennelle, charmé, édifié de la piété deses partisans.

Ils allaient donc toujours, toujours, tantôtsur le front de cette ligne, tantôt derrière celle-là, tournantautour de la circonférence de ce cercle, longeant les quatre côtésde ces carrés, et il y en avait sans fin à passer en revue, de cescercles, de ces carrés, de ces lignes. La chaleur du jour étaitarrivée à son apogée ; la réverbération du soleil sur la placedu rassemblement la rendait encore plus étouffante : ceux quiportaient les lourdes bannières commençaient à se sentir défaillir,et prêts à tomber de lassitude. La plupart des frères et amis ne segênaient pas pour ôter leurs cravates et déboutonner leurs habitset leurs gilets. Dans le centre, un certain nombre d’entre eux,accablés par l’excès de la chaleur rendue plus insupportable encorepar la multitude dont ils étaient entourés, se jetaient sur legazon, tout haletants, offrant d’un verre d’eau tout ce qu’ilsavaient d’argent. Et pourtant pas un homme ne quittait la place,pas même parmi ceux qui souffraient le plus ; et pourtant lordGeorges, tout ruisselant de sueur, continuait sa marche avecGashford ; et pourtant Barnabé et sa mère les suivaient deprès avec persévérance.

Ils étaient arrivés au bout d’une longue ligned’environ huit cents hommes sur une seule file et lord Georgesavait tourné la tête derrière lui, quand on entendit un cri dereconnaissance, à demi étouffé comme tous les cris que la voix faitentendre en plein air au milieu d’une foule ; et aussitôt unhomme sortit des rangs avec un grand éclat de rire, et posa salourde main sur l’épaule de Barnabé.

« Eh quoi ! s’écria-t-il, BarnabéRudge ? Voilà un siècle qu’on ne vous a vu. Où diableétiez-vous donc caché ? »

Dans ce moment-là, Barnabé pensait à touteautre chose ; l’odeur du gazon foulé aux pieds lui rappelaitses vieilles parties de cricket, du temps qu’il était petit garçonet qu’il allait jouer sur la pelouse de Chigwell. Surpris de cetteapostrophe soudaine et tapageuse, il fixa sur le personnage sesyeux effarouchés, sans pouvoir dire autre chose que « Est-cebien Hugh que je vois ? »

– Oui-da, Hugh en personne, répétal’autre ; Hugh du Maypole. Vous rappelez-vous mon chien ?Il vit toujours et il va bien vous reconnaître, je vous en réponds.Mais, Dieu me pardonne ! je crois que vous portez noscouleurs ? Tant mieux, ma foi, tant mieux ! Ha !ha !

– Vous connaissez ce jeune homme-là, à ceque je vois ? dit Lord Georges.

– Si je le connais, milord ! je leconnais aussi bien que ma main droite. Mon capitaine aussi leconnaît : nous le connaissons tous.

– Voulez-vous le prendre dans votredivision ?

– Il n’y a pas un garçon meilleur, niplus agile, ni plus décidé que Barnabé Rudge, dit Hugh ; jeparie avec qui voudra qu’on ne trouve pas son pareil. Il vamarcher, milord, entre Dennis et moi ; et c’est lui qui vaporter, ajouta-t-il en prenant un drapeau des mains d’un camaradefatigué, c’est lui qui va porter le plus gai drapeau de soie decette vaillante armée.

« Dieu du ciel ! non, cria la veuveeu s’élançant devant eux. Barnabé… milord… voyez… il faut qu’ilrevienne ; Barnabé, Barnabé.

– Comment, des femmes dans le camp !cria Hugh se jetant entre eux et les séparant. Holà !capitaine, à l’ordre !

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? criaSimon Tappertit, qui accourut en toute hâte et tout échauffé. Vousappelez cela de l’ordre !

– Ma foi ! non, capitaine, réponditHugh, tenant toujours la veuve en respect avec ses mainsétendues ; c’est bien plutôt du désordre. Les dames ne sontbonnes ici qu’à détourner nos vaillants soldats de leurs devoirs.Elles auraient bientôt rempli la place, si on les laissait faire.Allons, vite !

– Serrez les rangs ! cria Simon àplein gosier ; en avant, marche ! »

La pauvre femme était tombée sur le gazon.Tout le camp était en mouvement. Barnabé était entraîné au cœurd’une masse épaisse de ligueurs ; elle ne le voyait plus.

Chapitre 7

 

La populace ameutée avait été tout d’aborddivisée en quatre sections ; celles de Londres, deWestminster, de Southwark et d’Écosse. Chacune de ces divisions sedécomposait elle-même en divers corps, dont la figure et lescontours, étant loin d’offrir un ensemble uniforme, présentaient aupremier coup d’œil un ordre auquel il était impossible de riencomprendre, excepté peut-être pour les chefs et lescommandants : car, pour les autres, c’était comme le plan debataille qui n’est pas fait pour être compris du simple soldat,dont l’affaire est de se faire tuer en attendant. Pourtant, il nefaudrait pas croire que ce grand corps n’eût pas une méthode à lui.Car il n’y avait pas cinq minutes qu’on avait commandé lemouvement, que déjà la masse s’était répartie en trois grandessections, prêtes à passer chacune, selon les ordres donnésantérieurement, la rivière sur un pont différent, et à se dirigerpar détachements séparés sur la chambre des Communes.

C’est à la tête de la section qui avait pourdirection le pont de Wesminster, que lord Georges Gordon prit saplace. Il avait Gashford à sa droite et autour de lui une espèced’état-major composé de sacripants et de coupe-jarrets. La conduitede la seconde section, qui devait passer par Black-friars, étaitconfiée au Comité d’administration, composé de douze citoyens. Latroisième enfin, qui devait prendre London-Bridge, et traverser lesrues d’un bout à l’antre pour mieux faire connaître et apprécierleur nombre aux bons bourgeois de Londres, était commandée parSimon Tappertit (assisté par quelques officiers subalternes, prisdans la confrérie des Bouledogues unis), par Dennis, le bourreau,et quelques autres.

Au commandement de :« Marche ! » chacun de ces grands corps prit lechemin qui lui était assigné, et se forma dans un ordre parfait, etdans un profond silence. Celui qui traversa la Cité surpassait debeaucoup les autres en nombre, et tenait une si grande étendue,dans son développement, que, lorsque l’arrière-garde commença à semettre en mouvement, la tête était déjà à plus de quatre milles enavant, quoique les hommes marchassent trois de front, en emboîtantle pas.

En tête de cette division, à la place queHugh, dans la fougue de son humeur folâtre, lui avait assignée,entre ce dangereux compagnon et le bourreau marchait Barnabé, etbien des gens qui plus tard se rappelèrent ce jour-là n’oublièrentpas non plus la figure qu’il y faisait. Étranger à toute autrepensée qu’à son extase passagère, la face animée, l’œil étincelantde plaisir, sentant à peine le poids de la grande bannière dont ilétait chargé, et ne songeant qu’à la faire briller au soleil etflotter à la brise d’été, il avançait, plus fier, plus heureux,plus exalté qu’on ne peut dire : c’était peut-être le seulcœur insouciant, la seule créature innocente de toute l’émeute.

« Que pensez-vous de ça ? luidemanda Hugh en passant au travers des rues encombrées par lafoule, et en lui faisant lever les yeux vers les fenêtres garniesde spectateurs. Les voilà tous sortis pour voir nos drapeaux et nosbanderoles. Hein, Barnabé ? Ma foi ! c’est Barnabé quiest le héros de la fête ! C’est son drapeau qui est le plusgrand, et le plus beau, par-dessus le marché ! Il n’y a rien,dans tout le cortège, qui approche de Barnabé. Tous les yeux sonttournés sur lui. Ha ! Ha ! ha !

– Ne faites donc pas tant de tapage,frère, dit le bourreau en grognant, et en lançant du côté deBarnabé un coup d’œil qui n’avait rien de flatteur. J’espère qu’ilne s’imagine pas qu’il n’y a rien à faire qu’à porter ce chiffonbleu, comme un petit garçon qui porte sa bannière à la procession.Vous êtes prêt à agir sérieusement, je suppose, hein ? C’est àvous que je parle, ajouta-t-il en poussant rudement du coudeBarnabé. Qu’est-ce que vous faites là à bayer aux corneilles ?Pourquoi ne répondez-vous pas ? »

Barnabé, en effet, n’avait d’yeux que pour sondrapeau. Pourtant, sur cette apostrophe, il promena un regardhébété du bourreau au camarade Hugh, qui dit à l’autre :

« Il ne sait pas ce que vous voulez luidire ; attendez, je vais le lui faire comprendre. Barnabé, monvieux, écoute-moi bien.

– Je vais vous écouter, dit-il enregardant autour de lui avec inquiétude ; mais je voudraisbien la voir, et je ne la vois pas.

– Voir qui ? demanda Dennis d’un tonbourru. Seriez-vous par hasard amoureux ? j’espère que non. Ilne manquerait plus que ça. Nous n’avons que faire d’amoureuxici.

– Ah ! qu’elle serait fière de mevoir comme ça ! hein ? Hugh, dit Barnabé. Comme elleserait contente de me voir à la tête de ce grand spectacle !Elle en pleurerait de joie, j’en suis sûr ; où donc peut-elleêtre ? Elle ne me voit jamais à mon avantage ; etpourtant, qu’est-ce que ça me fait d’être gai et pimpant, si ellen’est pas là pour en jouir ?

– Bon ! voilà-t-il pas un beaucéladon ! s’écria M. Dennis avec le plus suprême dédain.Ah çà ! est-ce que vous croyez que nous prenons dansl’Association des amoureux pour faire du sentiment ?

– Ne vous tourmentez pas, frère, lui ditHugh. C’est de sa mère qu’il parle.

– De sa quoi ? dit M. Dennisavec un abominable juron.

– De sa mère.

– Et vous croyez que je suis venu memêler à cette division-ci, que je suis venu prendre part à ce jourmémorable pour entendre des petits garçons appeler leursmamans ! répondit en grondant M. Dennis avec le plusprofond dégoût. L’idée d’une maîtresse, c’était déjà assezennuyeux ; mais une maman ! »

Et il en eut si mal au cœur, qu’il cracha parterre sans pouvoir ajouter un mot.

« Barnabé a raison, cria Hugh avec unegrimace. Mais je vais vous dire, mon garçon ; regardez-moibien, mon brave. Si elle n’est pas ici pour vous admirer, c’est quej’ai eu soin d’elle : je lui ai envoyé une demi-douzaine degentlemen, chacun avec un beau drapeau bleu, quoique pas si beau demoitié que le vôtre, pour la mener, en grande cérémonie, à unemaison magnifique, tout ornée de banderoles d’or et d’argent, et demille autres choses plaisantes à voir, où elle va attendre que voussoyez revenu, et où je vous réponds qu’elle ne manque de rien.

– Ah ! vraiment ? dit Barnabé,la figure rayonnante de plaisir. Voilà qui me réjouit ! À labonne heure, mon bon Hugh !

– Bah ! ce n’est rien en comparaisonde ce que nous allons voir, reprit Hugh en clignant de l’œil àDennis, qui regardait avec un grand étonnement son nouveaucompagnon d’armes.

– Comment ! est-ce vrai ?

– Oh mais, rien du tout. De l’argent, deschapeaux à cornes avec des plumets, des habits rouges brodés d’or,tout ce qu’il y a de plus beau au monde, maintenant et jamais, toutcela est à nous, si nous promettons à ce noble gentleman, lemeilleur gentleman de la terre, de porter nos drapeaux pendantquelques jours sans les perdre : nous n’avons pas plus que çaà faire.

– Quoi ! pas plus que ça ? criaBarnabé avec des yeux animés, en serrant de toutes ses forces lahampe de son étendard. Je vous réponds, alors, que ce n’est pas moiqui perdrai le mien. Laissez faire, il est en bonnes mains. Vous meconnaissez, Hugh : n’ayez pas peur que personne me leprenne.

– Voilà qui est bien parlé, criaHugh ; ha ! ha ! noblement parlé. Je reconnais làmon intrépide Barnabé, avec qui j’ai tant de fois sauté et fait destours. Je savais bien que je ne me trompais pas sur son compte…Est-ce que vous ne voyez pas, ajouta-t-il à l’oreille de Dennis,vers lequel il s’était rapproché, que ce garçon-là est imbécile, etqu’on peut lui faire faire tout ce qu’on voudra si on sait leprendre ? Sans bêtise, savez-vous qu’il vaut douze hommes àlui tout seul ? vous n’avez qu’à essayer. Laissez-moi faire,vous verrez bientôt s’il peut nous être utile ou non. »

M. Dennis reçut ces explications avec dessignes de tête et des clignements d’yeux qui annonçaient sacomplète édification ; et, à partir de ce moment, il changeade ton avec Barnabé. Hugh, mettant son doigt à son nez pour luirecommander d’être discret, retourna prendre sa première place, etils avancèrent en silence.

Il était de deux à trois heures del’après-midi quand les trois grandes divisions se trouvèrentréunies à Westminster, et formant une masse formidable, poussèrentensemble un hourra terrible. Ce n’était pas seulement pour annoncerleur présence, c’était surtout un signal, pour ceux qui étaientchargés de ce soin, qu’il était temps de prendre possession descorridors des deux chambres, de tous les accès qui y aboutissaient,ainsi que des escaliers de la galerie. Ce fut aux escaliers queDennis et Hugh, toujours avec leur disciple au milieu d’eux, seprécipitèrent tout droit, Barnabé ayant remis son drapeau à un deleurs camarades, chargé de garder ce dépôt à la porte. Pressés parderrière par ceux qui les suivaient, ils se trouvèrent emportéscomme une vague jusqu’à la porte même de la galerie, d’où il étaitimpossible de revenir sur ses pas, quand on en aurait eu envie, àraison de la multitude qui obstruait les passages. On dit souventpar une expression familière, en parlant d’une grande foule, qu’onaurait pu marcher dessus, tant elle était serrée. C’est justementce qui se fit : car un petit garçon qui s’était trouvé, je nesais comment, dans la bagarre, et qui était en grand danger d’êtreétouffé, grimpa sur les épaules d’un homme près de lui, et courutsur les chapeaux et les têtes des gens jusqu’à la rue voisine,traversant dans sa course toute la longueur des deux escaliers etune longue galerie. Au dehors les rangs n’étaient pas moinsépais : car un panier jeté dans la foule fut ballotté de têteen tête, d’épaule en épaule, et, tournant comme un toton surlui-même, disparut au loin, sans être tombé par terre une seulefois.

Dans cette vaste cohue, il y avait bien par-cipar-là quelques honnêtes fanatiques ; mais la plus grandepartie se composait de l’écume et du rebut de Londres, de genstarés, de bandits, encouragés par un mauvais code de lois pénales,par de mauvais règlements dans les prisons, par une organisation depolice détestable, si bien que les membres des deux chambres duParlement qui n’avaient pas eu la précaution de se rendre de bonneheure à leur poste étaient obligés de faire le coup de poing pourpénétrer dans ces masses et se faire faire un passage.

On arrêtait, on brisait leurs voitures, on enarrachait les roues, on réduisait les glaces en atomes depoussière, on enfonçait les panneaux ; les cochers, leslaquais, les maîtres, étaient enlevés de leurs sièges et roulésdans la boue ; lords, évêques, députés, sans distinction depersonnes ou de partis, recevaient des coups de pied, desbourrades, des bousculades, passaient de main en main par tous lestraitements les plus injurieux ; et, quand ils finissaient pararriver à l’assemblée, c’était avec leurs habits en loques, leursperruques arrachées, qu’ils s’y présentaient sans voix et sanshaleine, tout couverts de la poudre qu’on avait fait tomber deleurs cheveux sur toute leur personne, à force de les battre et deles secouer. Il y eut un lord qui resta si longtemps dans les mainsde la populace, que les pairs en corps résolurent de faire unesortie pour le reprendre, et se disposaient réellement à exécuterleur dessein, lorsque heureusement il apparut au milieu d’eux toutcouvert de boue et tout meurtri de coups, à peine reconnaissableaux yeux de ses meilleurs amis. Le bruit et le vacarme ne faisaientque croître de moment en moment. L’air était plein de jurons, dehuées, de hurlements ; l’émeute furieuse mugissait sans cesse,comme un monstre enragé qu’elle était, et chaque insulte nouvelledont elle se rendait coupable enflait encore sa furie.

À l’intérieur, l’aspect des choses étaitpeut-être encore plus menaçant. Lord Georges, précédé d’un hommequi faisait porter sur un crochet une immense pétition à travers lecouloir jusqu’à la porte de la chambre, où deux huissiers vinrentla recevoir et la déplier sur la table disposée pour la soutenir,était venu de bonne heure occuper sa place, avant même que leprésident fit la prière. Ses partisans avaient profité de ce momentpour remplir en même temps, comme nous avons vu, le couloir et lesavenues. Les membres n’étaient donc plus seulement arrêtés enpassant dans les rues, mais on sautait sur eux jusque dans les mursmêmes du parlement, pendant que le tumulte, au dedans et au dehors,couvrait la voix de ceux qui voulaient prendre la parole. Ils nepouvaient pas seulement délibérer sur le parti que leur conseillaitla prudence dans une pareille extrémité, ni s’animer les uns lesautres à une résistance noble et ferme. Chaque fois qu’il arrivaitun membre, les habits en désordre et les cheveux épars, cherchant àpercer, à son corps défendant, la foule du couloir, on était sûrd’entendre pousser un cri de triomphe, et, au moment où la porte dela chambre entr’ouverte avec précaution pour le faire entrer,laissait jeter à la foule un regard rapide sur l’intérieur, ils endevenaient plus sauvages et plus farouches, comme des bêtes fauvesqui ont vu leur proie, et ils faisaient contre les battants duportail une poussée à rompre les serrures et les verrous dans leursgâches et à ébranler jusqu’aux solives du plafond.

La galerie des étrangers, placée immédiatementau-dessus de la porte de la chambre, avait été fermée par ordre àla première nouvelle des troubles, et par conséquent elle étaitvide. Seulement lord Georges allait s’y asseoir de temps en tempspour être plus à portée d’aller au haut de l’escalier qui yaboutissait, pour répéter au peuple ce qui se faisait àl’intérieur. C’est sur cet escalier qu’étaient postés Barnabé, Hughet Dennis. Il y avait deux montées de marches, courtes, hautes,étroites, parallèles l’une à l’autre, et conduisant aux deuxpetites portes communiquant avec un passage bas qui ouvrait sur lagalerie. Entre elles deux était une espèce de puits ou de jour sansvitres pour faire circuler l’air et la lumière dans le couloir, quipouvait bien avoir de dix-huit à vingt pieds de profondeur.

Sur un de ces petits escaliers, non pas celuioù se montrait en haut, de temps en temps, lord Georges, maisl’autre, se tenait Gashford, le coude appuyé sur la rampe, la têteposée sur sa main, avec l’expression d’astuce qui lui étaitfamilière. Chaque fois qu’il changeait le moins du monde cetteattitude, ne fût-ce que pour remuer doucement le bras, vous étiezsûr d’entendre un redoublement de cris furieux, non seulement là,mais dans le couloir au-dessous, où il faut croire qu’il y avait unhomme en vedette à examiner constamment ses moindresmouvements.

« À l’ordre ! cria Hugh d’une voixde stentor qui domina l’émeute et le tumulte, en voyant apparaîtrelord Georges sur l’escalier. Des nouvelles ! milord apportedes nouvelles ! »

Le bruit n’en continua pas moins, malgré cela,jusqu’à ce que Gashford se fût retourné. Aussitôt le plus profondsilence régna, même parmi le peuple qui encombrait les passages audehors ou les autres escaliers, et qui n’avait pu rien entendre,mais qui n’en reçut pas moins le signal de se taire avec unemerveilleuse rapidité.

« Messieurs, dit lord Georges très pâleet très agité, soyons fermes ! On parle ici d’ajourner, maisil ne nous faut pas d’ajournement. On parle de prendre notrepétition en considération pour mardi prochain, mais il faut qu’onla mette en délibération tout de suite. On montre des dispositionspeu favorables au succès de notre cause, mais il fautréussir ; nous le voulons !

– Il faut réussir ; nous levoulons ! » répéta la foule en écho.

Alors, au milieu de leurs cris et de leursapplaudissements, il les salua, se retira, et, presque tout desuite, revint sur ses pas. Sur un second geste de Gashford, le plusprofond silence se rétablit à l’instant.

« J’ai bien peur, dit-il, que, pour cettefois-ci, nous n’ayons pas lieu, messieurs, d’espérer justice duparlement. Mais il nous la faut, nous nous retrouverons ; nousdevons placer notre confiance dans la Providence, et elle béniranos efforts. »

Comme ce discours était un peu plus modéré quel’autre, il ne fut pas reçu avec la même faveur. Le bruit etl’exaspération étaient à leur comble, lorsqu’il revint encore leurdire qu’on venait de donner l’alarme à plusieurs milles à laronde ; qu’aussitôt que le roi allait apprendre la force deleur rassemblement, il était hors de doute que Sa Majesté enverraitdes ordres particuliers pour les satisfaire ; enfin, ilcontinuait cette harangue anodine, irrésolue et languissante,lorsqu’on vit tout à coup apparaître deux gentlemen à la porte, oùil se terrait ; ils passèrent devant lui et, descendant une oudeux marches, regardèrent le peuple avec assurance.

La hardiesse de cette démarche les prit audépourvu. Mais ils furent bien plus déconcertés encore lorsque l’unde ces gentlemen, se tournant vers lord Georges, lui dit d’une voixcalme et recueillie, mais assez haut pour que tout le monde pûtbien l’entendre :

« Voulez-vous me faire le plaisir de direà ces gens-là, milord, que c’est moi qui suis le général Conway,dont ils ont entendu parler ; que je suis opposé à leurpétition et à toute leur conduite dans cette affaire, ainsi qu’à lavôtre ? Veuillez bien leur dire aussi que je suis militaire,et que je saurai protéger la liberté de la chambre le sabre enmain. Vous savez, milord, que nous sommes tous armés iciaujourd’hui ; vous savez que le passage pour aborder lachambre est étroit, et vous n’ignorez pas qu’il y a pour ledéfendre des gens déterminés, qui feront tomber sans vie plus d’undes votres, si vous les laissez persévérer. Faites attention à ceque vous allez faire.

– Et moi, milord Georges, dit l’autregentleman, s’adressant à lui de même, j’ai besoin de vous dire,moi, le colonel Gordon, votre proche parent, que s’il y a, danscette foule qui nous assourdit de ses cris, un homme, un seul hommequi franchisse le seuil de la chambre des Communes, je donne ici maparole d’honneur qu’au même instant je passerai mon sabre autravers, non pas de son corps, mais du vôtre. »

Là-dessus, ils remontèrent les marches àreculons, le visage toujours tourné vers la foule, prirent le noblelord mal inspiré par ses ardeurs religieuses, chacun par un bras,l’entraînèrent par le corridor et fermèrent la porte, qu’onentendit à l’instant barricader en dedans.

Tout cela fut si vite fait, et la mine quefaisaient les deux gentlemen, qui n’étaient pas de jeunes fous,était si brave et si résolue, que, ma foi, les gens de l’émeuten’étaient pas fiers et se regardaient les uns les autres d’un airtimide et chancelant. Il y en avait déjà qui se retournaient ducôté des portes. Quelques autres encore, moins hardis, criaientqu’il n’y avait plus qu’à s’en aller, et demandaient qu’on leurlivrât passage, la confusion et la panique s’accrurent rapidement.Gashford parlait tout bas avec Hugh.

« Eh bien ! cria ce dernier detoutes ses forces, pourquoi donc vous en aller là-bas, vousautres ? Où pouvez-vous donc être mieux qu’ici ? unebonne poussade contre cette porte et une autre en même temps à laporte d’en bas, et le tour est fait. Allons, hardi ! Quant àla porte en dessous, laissez reculer ceux qui ont peur, et que ceuxqui n’ont pas peur rivalisent à qui passera le premier.Tenez ! vous allez voir. »

Au même instant, il s’élança par-dessus larampe dans le couloir au-dessous, et il n’était pas relevé sur sesjambes, que Barnabé était à ses côtés. Le second chapelain etquelques membres des Communes, qui étaient là à supplier le peuplede se retirer, se retirèrent précipitamment. Et aussitôt, poussantun grand cri, la foule se jeta des deux côtés pêle-mêle contre lesportes, pour assiéger en règle la chambre.

En ce moment, où un second effort allait lesmettre en face de leurs ennemis sur la défensive à l’intérieur, etfaire inévitablement couler le sang dans une lutte désespérée, onvit la foule par derrière lâcher pied, sur le bruit qui circula debouche en bouche, qu’un messager était allé par eau chercher destroupes, qui, déjà se formaient en lignes dans les rues. Lapopulace, qui n’était pas curieuse de soutenir une charge dans lesétroits passages où elle était bloquée, se mit à s’en aller avecautant d’impétuosité qu’elle était venue. Barnabé et Hugh furententraînés dans le courant, et là, à force de jouer des coudes, delutter à coups de poings, de piétiner sur ceux qui tombaient enfuyant ou d’être piétinés à leur tour, ils finirent, eux et lamasse dont ils étaient entourés, par s’écouler petit à petit dansla rue, où débouchait justement en toute hâte un gros détachementde gardes à pied et de gardes à cheval, balayant devant eux laplace avec tant de rapidité, qu’il semblait que la populace fondaitsur leurs pas.

Au commandement de :« Halte ! » la troupe forma ses rangs à travers larue. Les émeutiers, haletants et épuisés à la suite de leursderniers efforts pour se tirer de peine, en firent autant, maisd’une manière irrégulière et désordonnée. L’officier qui commandaitla force armée vint à cheval en toute hâte dans l’espace qui lesséparait, accompagné d’un magistrat et d’un huissier de la chambredes Communes, auxquels deux cavaliers s’étaient empressés de prêterleur cheval. On lut le Riot Act[1]mais pas unhomme ne bougea.

Au premier rang des insurgés se tenaientBarnabé et Hugh. Quoiqu’un avait jeté dans les mains de Barnabé,quand il sortit dans la rue, son précieux drapeau, qui, roulémaintenant tout autour de la hampe, avait l’air d’une canne degéant, à voir comme il la portait haute et ferme, en se tenant surses gardes. Si jamais homme, dans la sincérité de son âme, se crutengagé dans une juste cause, et se sentit résolu à rester fidèle àson chef jusqu’à la mort, c’était bien le pauvre Barnabé, inféodé àlord Georges Gordon.

Après avoir en vain essayé de se faireentendre, le magistrat donna l’ordre de charger, et leshorse-guards se mirent à chevaucher à travers la foule, pendantqu’il galopait encore de côté et d’autre, pour exhorter le peuple àse disperser ; et, quoique les soldats reçussent des pierresassez grosses pour que quelques-uns d’entre eux fussent toutmeurtris, leurs ordres ne leur permettaient que de faireprisonniers les insurgés les plus ardents, et d’écarter les autresavec le plat de leurs sabres. En voyant les chevaux venir sur elle,la foule céda sur plusieurs points, et les gardes, profitant deleur avantage, eurent bientôt nettoyé le terrain ; cependant,deux ou trois de ceux qui marchaient à l’avant-garde, et quiétaient en ce moment presque isolés des autres par la foule où ilss’étaient engagés, poussèrent droit à Hugh et à Barnabé, que sansdoute on leur avait désignés comme les deux hommes qui s’étaientélancés d’en haut dans le couloir. Ils avançaient donc petit àpetit, donnant aux plus mutins, sur leur route, quelquesestafilades légères, qui jetaient par-ci par-là quelque blessé dansles bras de ses camarades, au milieu des gémissements et de laconfusion.

À la vue de ces figures effrayées etsanglantes, qu’il aperçut un moment devant lui, avant qu’elleseussent disparu dans la foule, Barnabé devint pâle et se sentitfaillir le cœur. Mais il n’en resta pas moins ferme à son poste,serrant dans son poing le drapeau, et tenant l’œil fixé sur lesoldat le plus voisin, avec quelques signes de tête qu’il faisait àHugh. en réponse aux conseils que ce mauvais génie lui soufflait àl’oreille.

Le soldat donna de l’éperon, fit reculer soncheval sur les gens qui le pressaient de tous côtés, distribuantavec son sabre quelques coups de manchette à ceux qui portaient lesmains sur la rêne pour arrêter son coursier, et faisant signe à sescamarades de venir à son aide, pendant que Barnabé, sans reculerd’une semelle, attendait sa venue. Plusieurs insurgés lui crièrentde se sauver, d’autres s’approchaient de lui pour le faireéchapper, quand la hampe du drapeau s’abaissa sur leurs têtes, et,le moment d’après, la selle du cavalier était vide.

Alors Hugh et lui firent demi-tour ets’enfuirent à travers la foule qui leur livra passage et le fermabien vite, pour qu’on ne vit pas par où ils s’étaient enfuis ;hors d’haleine, échauffés, couverts de poussière, ils arrivèrent aubord du fleuve sains et saufs, et montèrent dans un bateau qui leseut mis bientôt à l’abri de tout danger immédiat.

En descendant le fleuve, ils entendaientdistinctement les applaudissements du peuple, et même, supposantque peut-être ils avaient forcé par ce trait d’audace la troupe àbattre en retraite, ils restèrent un moment suspendus sur leursrames, ne sachant s’ils devaient revenir ou non. Mais la populace,en passant sur le pont de Westminster, ne tarda pas à leur assurerque le rassemblement était dispersé, et Hugh, ayant conjecturé desapplaudissements de tout à l’heure que c’était une acclamation dela multitude pour remercier le magistrat d’avoir renvoyé la forcearmée, à la condition expresse que chacun s’en retourneraittranquillement chez soi, et que, par conséquent, lui et Barnabé nepouvaient pas mieux faire que de s’en aller aussi, résolut dedescendre avec Barnabé jusqu’à Blackfriars, au bout du pont, et degagner de là l’hôtel de la Botte, où ils étaient sûrs de trouver,non seulement bon vin et bon logis, mais certainement aussiquelques camarades qui viendraient les rejoindre. Barnabé yconsentit, et ils se mirent à ramer vers Blackfriars.

Heureusement pour eux, ils arrivèrent au bonmoment. Il était temps. En entrant dans Fleet-Street, ilstrouvèrent toute la rue en révolution ; et, quand ils endemandèrent la cause, on leur dit qu’il venait de passer undétachement de horse-guards au galop, escortant à Newgate quelquesinsurgés prisonniers, qu’on allait coffrer là. Bien contentsd’avoir échappé par bonheur à cette cavalcade, ils ne perdirent pasde temps à faire plus de questions, et se rendirent à la Botteaussi vite qu’ils purent ; Hugh pourtant modérant le pas, parprudence, pour ne pas se compromettre en attirant sur euxl’attention du public.

Chapitre 8

 

Ils avaient été des premiers à gagner lataverne ; mais il n’y avait pas dix minutes qu’ils y étaient,qu’on vit arriver, à la suite les uns des autres, quelques groupescomposés de gens qui avaient fait partie du rassemblement. Parmieux étaient M. Dennis et Simon Tappertit, qui tous deux, maissurtout le premier, saluèrent Barnabé de la manière la pluscordiale, en le félicitant de la prouesse qu’il avait faite.

« Et nom d’un chien, dit Dennis enplantant dans un coin son gourdin avec son chapeau dessus, et ens’attablant avec eux, ça me fait grand plaisir d’y penser. Quelleoccasion ! Mais non, on l’a laissée passer sans rien faire. Mafoi ! je ne sais plus ce qu’on attend. De ce temps-ci lepeuple n’a plus d’âme. Voyons, apportez-nous quelque chose à boireet à manger. Décidément je suis dégoûté de l’humanité.

– Sous quel rapport ? demandaM. Tappertit, qui venait d’éteindre l’ardeur de sa physionomiedans cinq ou six pots de bière. Est-ce que vous ne regardez pas çacomme un joli commencement, maître Dennis ?

– Qu’est-ce qui me dit que cecommencement là n’est pas aussi la fin ? répliqua le bourreau.Quand ce militaire a été abattu, nous pouvions prendre Londres.Mais non, nous restons là à bayer aux corneilles… le juge de paix…ah ! que j’aurais voulu lui mettre une balle de pistolet danschaque œil, pour mieux lui faire tourner la prunelle, quand il adit aux gens : « Mes enfants, si vous voulez me donnervotre parole de vous disperser, je vais congédier la troupe. »Alors, voilà mes gaillards qui poussent un hourra, qui jettent àleurs pieds les atouts qu’ils ont dans la main, et qui filent commeune meute docile de petits chiens qu’ils sont. Ah ! dit lebourreau, du ton d’un profond dégoût, je rougis de honte d’être lesemblable de pareilles créatures ; j’aurais mieux aimé naîtrebœuf ou bélier, ma parole la plus sacrée.

– Vous n’auriez toujours pas risquéd’avoir un caractère plus désagréable qu’à présent, répliqua SimonTappertit, en sortant avec une majesté superbe.

– Ne comptez pas là-dessus ;j’aurais du moins des cornes dont je ne ménagerais pas les fameuxhéros qui nous honorent ici de leur compagnie ; je ne feraisd’exception que pour ces deux-là, montrant Hugh et Barnabé, pour larésolution qu’ils ont montrée seuls aujourd’hui. »

Après cette justice douloureuse rendue à leurcourage, M. Dennis chercha quelque consolation dans son rosbiffroid et dans un cruchon de bière, mais sans détendre les plis desa triste et sombre figure, dont ces distractions solides etliquides augmentèrent plus qu’elles ne dissipèrent, par leurinfluence, l’expression sinistre.

La compagnie présente, si durement diffaméepar Dennis, n’aurait pas été en reste de récrimination, peut-êtremême en serait-on venu aux coups, s’ils n’avaient pas été tous sifatigués et si découragés. La plus grande partie d’entre euxétaient encore à jeun ; ils avaient tous énormément souffertde la chaleur, et dans les cris, les efforts violents, l’excitationde la journée, un bon nombre avaient perdu la voix et presque laforce de se tenir. Ils ne savaient plus que faire ; ilscraignaient les suites de ce qu’ils avaient fait ; ilssentaient bien qu’après tout ils avaient échoué dans leur plan, etqu’ils n’avaient guère fait qu’empirer les affaires. Si bien que,de ceux qui étaient venus à la Botte, en moins d’une heureil y en eut beaucoup de partis ; et les plus honnêtes, lesplus sincères, se promirent bien de ne plus jamais recommencerl’expérience qu’ils avaient faite le matin. Quelques autresrestèrent, mais seulement pour se rafraîchir, et s’en retourneraprès chez eux, tout démoralisés. D’autres enfin, qui n’avaient pasmanqué jusque-là de fréquenter régulièrement ce lieu derendez-vous, s’en dispensèrent tout à fait. La demi-douzaine deprisonniers tombés entre les mains de la troupe se multiplia dansles rapports qui circulèrent bientôt partout, jusqu’au chiffre dela cinquantaine, tout au moins ; et leurs amis, faibles decorps, et de sens rassis, sentirent si bien s’en aller leurénergie, sous l’influence de ces nouvelles décourageantes, qu’àhuit heures du soir il n’y restait plus que Dennis, Hugh etBarnabé, Encore étaient-ils à moitié endormis sur les bancs dans lasalle, quand ils furent réveillés par l’entrée de Gashford.

« Oh ! vous voilà donc ici ?dit le secrétaire. Je ne m’attendais guère à vous trouver là.

– Et où donc voulez-vous que nous soyons,maître Gashford ? répondit Dennis en se mettant sur sonséant.

– Oh ! nulle part, nulle part,répliqua-t-il de l’air le plus doucereux. Les rues sont pleines decocardes bleues, je pensais que vous étiez peut-être plutôt par là.Je suis bien aise de voir que non.

– En ce cas, vous avez donc des ordres ànous transmettre, notre maître ? dit Hugh.

– Des ordres ! oh ! ciel !non. Je n’en ai pas le moindre, mon brave garçon. Quels ordresvoulez-vous que j’aie à vous donner ? vous n’êtes pas à monservice.

– Mais, maître Gashford, fit observerDennis, nous appartenons à la Cause, n’est-ce pas ?

– La Cause ! répéta le secrétaire,en le regardant comme s’il ne savait pas ce que l’autre voulait luidire. Il n’y a pas de Cause. La Cause est perdue.

– Perdue !

– Mais certainement. Est-ce que vous n’enavez pas entendu parler ? La pétition a été rejetée à lamajorité de cent quatre-vingt-douze contre six. C’est une affairefinie. Nous aurions aussi bien fait de ne pas nous donner tant demal. Si ce n’était ça et la contrariété de milord, je n’y penseraisseulement plus. Qu’est-ce que ça me fait, dureste ? »

En même temps, il avait pris un canif dans sapoche, mis son chapeau sur ses genoux, et s’occupait à découdre lacocarde bleue qu’il avait portée tout le jour, en fredonnant uncantique qui avait été en faveur dans la matinée, et en paraissantla caresser avec une espèce de regret.

Ses deux acolytes se regardaient l’un l’autre,puis le regardaient à son tour, ne sachant trop comment poursuivrela conversation sur ce sujet. À la fin, Hugh, après bien des coupsde coude et des coups d’œil échangés avec M. Dennis, sehasarda à lui prendre la main pour lui demander pourquoi il ôtaitce ruban de son chapeau.

« Parce que, dit le secrétaire enrelevant les yeux avec un sourire qui pouvait bien passer pour unegrimace, parce que, de porter ça pour rester tranquille, ou deporter ça pour dormir, ou de porter ça pour se sauver, c’est unemauvaise farce. Voilà tout, mon ami.

– Qu’est-ce que vous vouliez donc quenous fissions, notre maître ? cria Hugh.

– Rien, répliqua Gashford en haussant lesépaules, rien du tout. Quand milord s’est vu insulter et menacerparce qu’il venait auprès de vous, moi, je suis trop prudent pouravoir désiré que vous fissiez quelque chose. Quand les militairessont venus vous écraser sous les pieds de leurs chevaux, j’auraisété bien fâché que vous fissiez quelque chose. Quand l’un d’eux aété renversé par une main hardie, et que j’ai vu la confusion et lacrainte sur tous leurs visages, j’aurais été bien fâché que vousfissiez quelque chose, et vous avez pensé comme moi, car vousn’avez rien fait. C’est là le jeune homme qui a eu si peu deprudence et tant de hardiesse ! Ah ! j’en suis bien fâchépour lui.

– Fâché ! notre maître, criaHugh.

– Fâché ! maître Gashford, répétaDennis.

– Je suppose qu’on vienne à afficherdemain une proclamation promettant une cinquantaine de livressterling, ou quelque misère de ce genre, à celui quil’arrêtera ; je suppose même qu’on y comprenne aussi un autrehomme qui s’est jeté dans le couloir du haut de l’escalier, ditGashford, ce ne serait pas encore la peine de faire quelquechose.

– Nom d’un tonnerre ! notre maître,cria Hugh en sautant sur son banc. Qu’est-ce que nous avons doncfait pour que vous nous parliez comme ça ?

– Rien du tout, reprit l’autre avec lemême rire. Si on vous jette en prison, si ce jeune homme (et ici ilregarda fixement la figure sérieuse et attentive de Barnabé), estarraché de nos bras et de ceux de ses amis, de gens qu’il aime peutêtre, et que sa mort mettra aussi au tombeau ; si on le plongedans un cachot jusqu’à ce qu’on l’en retire pour le pendre à leursyeux ; c’est égal, il ne faut rien faire. Je suis sûr que voustrouverez, comme moi, que c’est le parti le plus prudent.

– Venons-nous-en, cria Hugh, marchant àgrands pas vers la porte ; Dennis, Barnabé,venons-nous-en.

– Où cela ? quoi faire ? ditGashford, passant devant lui et s’appuyant contre la porte, pourl’empêcher de sortir.

– N’importe où ! n’importequoi ! cria Hugh. Ôtez-vous de là, notre maître, ou nousallons sauter par la fenêtre ; ça reviendra au même.Laissez-nous partir.

– Ha ! ha ! ha ! quels…quels gaillards ! dit Gashford qui tout à coup, changeant deton, prit celui d’une familiarité plaisante et railleuse. Quellesnatures inflammables ! Ah çà ! ça ne vous empêcheratoujours pas de boire un coup avant de partir ?

– Oh, non ! certainement, » ditDennis en grognant et en essuyant d’avance ses lèvres avides avecsa manche. Pas de rancune, frère ; buvons un coup avec maîtreGashford. »

Hugh essuya la sueur de son front et laissareparaître sur sa face un sourire, pendant que l’artificieuxsecrétaire riait à gorge déployée.

« Allons ! garçon, à boire, etdépêchons-nous, car il ne s’arrêtera pas ici davantage, pas mêmepour boire un coup. C’est un luron si déterminé ! dit ledoucereux secrétaire auquel M. Dennis répondait par des signesde tête et des jurons qu’il marmottait entre ses dents. Une foispiqué au jeu, voyez-vous, ce garçon-là ne se connaîtplus. »

Hugh balança son poing robuste en l’air, et enassena un bon coup à Barnabé dans le dos, en lui disant :« N’aie pas peur. » Après quoi ils se donnèrent unepoignée de main, Barnabé étant toujours évidemment sous l’empire dela même pensée, qu’il n’y avait pas au monde un héros aussivertueux, aussi désintéressé que lui ; ce qui faisait rireGashford encore plus fort.

« J’ai entendu dire, ajouta-t-iltranquillement, en versant dans leurs verres, à mesure qu’ils lesvidaient, autant de liqueur qu’ils en voulaient et répétant, à leurgré, cet exercice, j’ai entendu dire, mais je ne sais pas si c’estvrai ou si c’est faux, que les gens qui sont à flâner ce soir dansles rues, seraient assez disposés à aller démolir une ou deuxchapelles catholiques, s’ils avaient seulement des chefs. On m’amême parlé de celle de Duke-Street, aux Champs de Lincoln’s-Inn, etde celle de Warwick-Street, dans Golden-Square. Mais ce qu’on dit,vous savez…Vous n’allez pas par là ?

– Est-ce encore pour ne rien faire, monmaître ? cria Hugh. Diable ! il ne faut pas que Barnabéet moi nous allions passer par la geôle, et peut-être par lapotence. Nous allons leur en ôter la fantaisie. Ah ! on abesoin de chefs ! Allons, les amis, à l’ouvrage !

– Quel garçon impétueux ! cria lesecrétaire. Ah ! ah ! en voilà un gaillard qui n’a paspeur ! Quel feu, quelle véhémence ! C’est un bommequi… »

Mais ce n’était pas la peine d’achever saphrase : les autres s’étaient déjà précipités hors de lamaison, et ne pouvaient déjà plus l’entendre. Il s’arrêta donc aumilieu d’un éclat de rire, prêta l’oreille, ajusta ses gants,croisa ses bras derrière son dos, et, après avoir assez longtempsparcouru à grands pas la salle déserte, il dirigea sa marche ducôté de la Cité, et prit par les rues.

Elles étaient pleines de monde, car lesévénements du jour avaient fait grand bruit. Les gens qui n’étaientpas curieux de s’éloigner de chez eux étaient à leurs croisées ousur le pas de leurs portes, et l’on n’avait partout qu’un mêmesujet de conversation. Les uns racontaient que l’émeute était toutà fait dissipée ; les autres qu’elle venait derecommencer : il y en avait qui prétendaient que lord GeorgesGordon avait été envoyé sous bonne garde à la Tour ; d’autres,qu’il y avait eu un attentat contre la vie du roi, qu’on avaitrappelé la troupe, et qu’il n’y avait pas une heure qu’on avaitentendu distinctement, au bout de la ville, un feu de peloton. Àmesure que la nuit devenait plus sombre, les nouvelles devenaientaussi plus effrayantes et plus mystérieuses ; et souvent ilsuffisait d’un passant qui annonçait en courant que les agitateursn’étaient pas loin, qu’ils allaient être bientôt arrivés, pourfaire aussitôt fermer et barricader les portes, assurer lesfenêtres basses, enfin pour jeter autant de consternation etd’épouvante que si la ville venait d’être envahie par une arméeétrangère.

Gashford se promenait partout à la sourdine,écoutant, pour les répandre plus loin à son tour, ou pour lesconfirmer de son témoignage, toutes les fausses rumeurs quipouvaient servir à ses fins. Tout entier à ce soin, il venait detourner, pour la vingtième fois, le coin de Holborn, quand unetroupe de femmes et d’enfants qui se sauvaient, tout haletants etse retournant souvent pour regarder par derrière, au milieu d’unbruit confus de voix, attira son attention.

Cet indice assuré, joint à l’éclat rougeâtredont on voyait la réverbération sur les maisons d’en face, lui fitreconnaître l’approche de quelques amis ; il s’abrita unmoment dans une allée, dont il avait trouvé la porte ouverte enpassant, et, montant avec quelques autres personnes à une fenêtredu second étage, il se mit à regarder en bas la foule.

Ils avaient avec eux des torches quiéclairaient distinctement les visages des principaux acteurs decette scène. Ils venaient de démolir quelques bâtiments, on levoyait assez, et il n’était pas moins évident que c’était un lieuconsacré au culte catholique, comme le prouvaient les dépouillesqu’ils portaient en trophées, des soutanes, et des étoles avec deriches fragments des ornements de l’autel, couverts de suie, decrotte, de poussière et de plâtre. Leurs vêtements en lambeaux,leurs cheveux en désordre éparpillés autour de leurs têtes, leursmains et leurs figures écorchées et saignantes des clous rouilléscontre lesquels ils s’étaient meurtris, Barnabé, Hugh et Dennis,poursuivaient leur route en avant, furieux et hideux comme deséchappés de Bedlam. Derrière eux se pressait la foule pour lessuivre. Les uns chantaient, les autres poussaient des cris devictoire ; d’autres se querellaient ; d’autres menaçaientles spectateurs en passant ; d’autres, avec de grands éclatsde bois sur lesquels ils passaient leur rage, comme si c’eussentété des victimes vivantes, les brisaient en mille morceaux qu’ilsjetaient en l’air ; d’autres, en état d’ivresse, ne sentaientpas même les coups qu’ils avaient reçus par la chute des pierres,des briques ou de la charpente. Il y en avait un qu’on portait surun volet, en guise de civière, au milieu de la multitude ; ilétait couvert d’un drap sale, sous lequel on voyait seulement unbloc inanimé, une figure funèbre. Puis, c’étaient des visagesgrossiers qui passaient, éclairés ça et là par un bout de flambeaufumeux ; une fantasmagorie de têtes de démons, d’yeuxsauvages, de bâtons et de barres de fer dressés en l’air, quitournaient et s’agitaient sans fin. Tableau horrible où l’on voyaità la fois tant et si peu, tant de fantômes qu’on ne pouvait plusoublier de sa vie, et tant d’objets confus qu’on n’avait que letemps d’entrevoir d’un coup d’œil rapide ! Parais,disparais !

Pendant que la foule passait pour marcher àson œuvre de ruine et de colère, on entendit un cri perçant, verslequel se précipitèrent quelques personnes. Gashford était dunombre : il était descendu tout exprès. Seulement, il était enarrière du groupe de curieux, sans rien voir et sans rien entendre.L’un de ceux qui étaient mieux placés devant lui l’informa quec’était une femme veuve qui venait de reconnaître son fils parmiles émeutiers.

« Est-ce là tout ? dit lesecrétaire, se retournant comme pour rentrer chez lui. Mafoi ! cela commence à prendre tournure. »

Chapitre 9

 

Malgré les espérances que Gashford avait puconcevoir de ces préliminaires violents, qui avaient si bien l’airde prendre tournure en effet, les choses n’allèrent pas plus loinpour le moment. La troupe fut mandée de nouveau, elle fit encoreune demi-douzaine de prisonniers, et la foule se dispersa derechef,après une courte échauffourée, sans qu’il y eût eu de sang répandu.Au milieu de leurs transports et de leur ivresse, ils n’avaientpourtant pas encore rompu tout frein, ni bravé ouvertement legouvernement et les lois. Ils gardaient encore quelque chose deleur respect habituel pour l’autorité que la société avait commiseau soin de sa conservation ; et, si des mesures opportuneseussent rétabli plus tôt la majesté du pouvoir, le secrétaire enaurait été pour ses peines ; il ne lui restait plus qu’àdigérer ses désappointements.

À minuit, les rues étaient vides ettranquilles, et, sauf qu’il y avait dans deux quartiers de la villeun monceau de murs chancelants et un amas de décombres, à la placeoù le soleil s’était couché la veille sur un riche et magnifiqueédifice, tout avait son aspect ordinaire. Les catholiques bourgeoisou marchands, en assez grand nombre dans la Cité et ses faubourgs,n’avaient pas d’inquiétude pour leurs biens ou leurspropriétés ; peut-être même n’avaient-ils pas vu avec unegrande indignation le tort qu’on leur avait déjà fait en pillant etdétruisant leurs églises. Une foi sincère dans le gouvernement,dont la protection leur était acquise depuis bien des années, etune confiance en apparence bien fondée dans les bons sentiments etle jugement de la grande masse de leurs concitoyens, avec lesquels,malgré leur différence d’opinions religieuses, ils vivaient tousles jours sur le pied de l’intimité, de l’affection, de l’amitié,les rassuraient contre le renouvellement des excès commis laveille. Ils étaient convaincus qu’il ne fallait pas plus rendre lesvrais protestants responsables de ces outrages, qu’il n’eût étéjuste d’attribuer aux catholiques le billot, la question, le gibetet le poteau qui avaient déshonoré le règne de Marie.

La pendule allait sonner une heure, et GabrielVarden avec sa dame et miss Miggs, étaient encore assis dans lepetit salon à attendre. Le fait par lui-même n’était déjà pasordinaire. Mais la mèche languissante des chandelles tristes etcoulantes, le silence qui régnait parmi eux, et, par-dessus tout,les bonnets de nuit de madame et de sa gouvernante, montraient bienqu’il y avait longtemps qu’on était prêt à se mettre au lit, sil’on n’avait pas eu de fortes raisons d’attendre sur sa chaise bienaprès l’heure accoutumée.

À défaut d’autres preuves, on en aurait trouvéun témoignage suffisant dans la tenue de Mlle Miggs. Arrivée àcet état de sensibilité nerveuse et d’agitation du système quirésultent d’une veille prolongée, elle ne cessait de se frotter lenez et de se tortiller sur place, comme si sa chaise étaitrembourrée de noyaux de pêches qui lui rendissent à chaque instantun changement de position désirable : elle faisait de même àses paupières des frictions fréquentes, sans oublier les petitestoux, les petits gémissements, les tressaillements spasmodiques,les bâillements, les reniflements, mille autres démonstrations demême nature, qui avaient fini par tellement agacer et taquiner lapatience du serrurier, qu’après l’avoir quelque temps regardée ensilence, il éclata par cette apostrophe soudaine :

« Miggs, ma bonne fille, allez vouscoucher ; allez vous coucher. J’aimerais mieux entendre,goutte à goutte, tomber pendant une heure la pluie de vingt-cinqgouttières, ou vingt-cinq souris grignoter une croûte derrière lelambris, que de vous voir comme ça. Allez-vous coucher,Miggs : allez, vous m’obligerez.

– C’est que vous n’avez rien qui vouschiffonne, monsieur, répondit Mlle Miggs ; aussi votreproposition ne m’étonne pas du tout. Mais madame n’est pas commevous… et tant que vous ne serez pas tranquille, madame,ajouta-t-elle en se tournant vers la femme du serrurier, il meserait impossible d’aller maintenant me coucher l’esprit en paix,quand toutes les gouttières dont parlait monsieur me courraientdans le dos, avec leur eau glacée. »

Après cette déclaration, Mlle Miggs fitune foule d’efforts et de tours d’épaule pour se frotter unedémangeaison fictive dans une place imaginaire, et eut la chair depoule de la tête aux pieds, voulant par là faire entendre que lacascade en question lui dégringolait tout du long, mais que lesentiment du devoir la retenait sous cette douche cruelle, commeelle endurcirait sa patience contre toutes les autressouffrances.

Mme Varden étant trop assoupie pourpouvoir parler, et Mlle Miggs ayant dit tout ce qu’elle avaità dire, le serrurier, lui, n’eut rien de mieux à faire que desoupirer et de prendre patience comme il pourrait.

Mais quelle patience d’ange n’aurait-il pasfallu pour rester tranquille en face d’un pareil basilic ?S’il regardait d’un autre côté pour ne pas la voir, c’était encorepis ; il sentait qu’elle se frottait la joue, se tordaitl’oreille, clignait ses yeux, donnait à son nez toutes les formesles plus hétéroclites. Si elle était un moment délivrée de cespetits maux, c’est qu’elle avait le pied engourdi, ou desimpatiences dans les bras, ou une crampe à la jambe, ou quelqueautre maladie horrible qui mettait tout son être à la torture.Jouissait-elle enfin d’un moment de repos : alors, fermant lesyeux, ouvrant la bouche, on la voyait droite et roide sur sachaise ; puis elle penchait un peu la tête en avant, ets’arrêtait comme avec un ressort, crac. Puis encore la têtedescendait un tantinet ; le ressort jouait : elles’arrêtait, crac. Puis elle reprenait son assiette. L’instantd’après, la tête tombait, tombait, tombait insensiblement.Ah ! mon Dieu ! c’est fini, elle va perdrel’équilibre ; le pauvre serrurier sue sang et eau de peurqu’elle ne se fasse une bosse au front et peut-être ne se fracturele crâne : décidément il va la réveiller. Mais, non, pas dutout ; sans qu’on sache pourquoi ni comment, la voilà roide etdroite comme un I, les yeux tout grands ouverts, avec uneexpression provocante dans sa physionomie, car le sommeil ne lui arien fait rabattre de son obstination, et elle a l’air de vous diretout net : « Je puis vous donner ma parole d’honneur queje n’ai pas seulement fermé les yeux depuis la dernière fois que jevous ai regardé. »

À la fin des fins, quand l’horloge eut sonnédeux heures, on entendit un bruit à la porte de la rue, comme siquelqu’un était tombé par accident contre le marteau. AussitôtMlle Miggs, sautant sur ses pieds et frappant des mains, cria,par un singulier mélange du sacré et du profane : « Dieutout-puissant, mame, c’est le coup de marteau de Simon.

– Qui est là ? cria Gabriel.

– Moi, » répondit la voix bienconnue de M. Tappertit. Gabriel lui ouvrit la porte et le fitentrer.

M. Simon n’était pas à son avantage. Unhomme de sa taille n’avait pas dû être à son aise dans la foule,et, comme il avait joué un rôle actif dans les parades et lesbousculades de la veille, ses habits étaient littéralement toutaplatis des pieds à la tête. Quant à son chapeau, il avait subitant de renfoncements, qu’il n’avait plus de forme du tout, et sessouliers éculés auraient plutôt passé pour des savates. Son habitflottait par morceaux autour de lui ; il avait perdu à labataille ses boucles de culotte et d’escarpins ; il ne luirestait plus qu’une moitié de cravate, et le devant de sa chemiseétait déchiré en lambeaux. Cependant, malgré tous ces désavantagespersonnels, malgré sa faiblesse, son échauffement et sa fatigue,malgré la poussière et la crotte dont il était si bien barbouilléque, s’il avait été renfermé dans une boîte, il n’aurait pas étéplus difficile de reconnaître de quelle étoffe était sa peau ;malgré tout cela, il s’avança fièrement dans le petit salon, sejeta sur une chaise, et faisant tout ce qu’il pouvait pour fourrerses mains dans ses goussets, dont la poche retournée était étaléele long de ses cuisses et pendillait comme un gland de bonnet decoton, il se mit à considérer le ménage avec une dignitésombre.

« Simon, dit gravement le serrurier,comment se fait-il que vous reveniez au logis à des heurespareilles et dans l’état où vous êtes ? Donnez-moi votreparole que vous n’êtes pas allé avec les émeutiers, et je ne vousen demanderai pas davantage.

– Monsieur, répliqua M. Tappertitavec un air de mépris, je vous trouve bien hardi de me faire unequestion pareille.

– Vous venez de boire un coup, dit leserrurier.

– En principe général, monsieur, et dansle sens le plus injurieux du mot, répliqua l’élève à son bourgeoisavec un grand calme, je vous considère comme un menteur. Mais danscette dernière supposition, je dois dire que, sans le vouloir… sansle vouloir, monsieur, vous avez mis le nez dessus.

– Marthe, dit le serrurier se retournantvers sa femme, et secouant la tête tristement, pendant que safigure ouverte dissimulait mal un sourire en présence de l’absurdepersonnage étendu devant lui, je suis sûr que l’on finira parreconnaître que le pauvre garçon ne se sera pas compromis avec lesfous et les mauvais sujets dont nous avons tant parlé, et qui ontfait ce soir tant de mal. S’il a été à Warwick-Street ou àDuke-Street cette nuit…

– Il n’a été ni à l’un ni à l’autre,monsieur, » cria M. Tappertit d’une voix élevée qui finittout à coup en une espèce de grognement sourd, répétant auserrurier, sur lequel il avait les yeux fixés : « Il n’aété ni à l’un ni à l’autre.

– J’en suis bien aise, de tout mon cœur,dit le serrurier d’un ton sérieux : car s’il y était allé, etqu’on pût l’en convaincre, voyez-vous, Marthe, votre grandeAssociation serait devenue pour lui la charrette du bourreau quimène les gens à la potence, et les laisse là les jambes en l’air.Aussi sûr que nous sommes de ce monde, vous et moi. »

Mme Varden était trop effrayée duchangement qui s’était opéré dans les manières et l’extérieur deSimon ; elle était surtout trop épouvantée des récits qui luiavaient été faits ce soir-là sur le compte des émeutiers, pourhasarder aucune réponse, ni recourir à son système ordinaire depolitique matrimoniale. Mlle Miggs se tordait les mains etpleurait.

« Il n’a pas été à Duke-Street, ni àWarwick-Street, Georges Varden, dit Simon d’un air farouche ;mais il a été à Westminster. Peut-être bien que là, monsieur, ilaura donné des coups de pied à quelque membre de la chambre et destaloches à quelque lord… Ah ! cela vous étonne ! Ehbien ! je vais vous le répéter. Il a pu en faire saignerquelques-uns du nez et donner de bonnes taloches à quelque lord.Qui sait ? ajouta-t-il en portant la main à la poche de songilet, ce cure-dent-là, et il tira un large cure-dent, qui fitpousser à la fois un cri à Miggs et à Mme Varden, c’étaitpeut-être celui d’un évêque. Voyez-vous, Georges Varden ?

– Tenez, dit le serrurier vivement,j’aimerais mieux qu’il m’en eut coûté cinq cents guinées, et quecela ne fût pas arrivé. Idiot que vous êtes, savez-vous seulementle danger que vous courez ?

– Oui, monsieur, je le sais, et je m’enfais gloire. J’y étais, et tout le monde a pu m’y voir. J’étais envue, j’étais dans les honneurs de la chose. J’en braverai lesconséquences. »

Le serrurier, réellement troublé et agité, sepromenait silencieusement de long en large, jetant de temps entemps un coup d’œil sur son apprenti ; enfin s’arrêtant devantlui :

« Croyez-moi, dit-il, allez vous coucher,ne fût-ce qu’une couple d’heures, pour vous réveiller de sensrassis et repentant. Montrez seulement du regret de ce que vousavez, fait, et nous essayerons de vous sauver de là. Si je leréveille à cinq heures, dit Varden à sa femme vers laquelle ils’était tourné brusquement, il n’aura qu’à se lever et changerd’habits ; puis après cela il pourra gagner l’escalier de laTour, et partir pour Gravesend par le chasse-marée, avant qu’on aitfait des recherches contre lui. De là il peut aisément gagnerCanterbury, où votre cousin lui donnera de l’ouvrage jusqu’à ce quel’orage soit passé. Je ne suis pas bien sûr d’agir comme il faut enle sauvant du châtiment qu’il mérite ; mais il a demeuré cheznous douze ans au moins, petit garçon ou homme fait, et je seraisdésolé qu’il finît mal, pour un jour qu’il s’est mal conduit. Allezfermer la porte de devant, Miggs, et qu’on ne voie pas votrelumière dans la rue, quand vous monterez dans votre chambre.Allons ! vite, Simon, allons nous coucher !

– Et vous supposez, monsieur, répliquaM. Tappertit avec une difficulté et une lenteur d’élocutionqui formaient un contraste parfait avec la rapidité et l’élan deson excellent maître… Et vous supposez que je suis assez bas etassez vil pour accepter votre proposition humiliante ?…Mécréant !

– Tout ce que vous voudrez, monsieur,mais allez vous coucher. Il n’y a pas une minute à perdre. Miggs,par ici la lumière.

– Oui ! oui ! allez, allez vouscoucher tout de suite, » crièrent les deux femmes à lafois.

M. Tappertit se leva sur ses jambes, et,repoussant sa chaise pour montrer qu’il n’avait pas besoin de sonassistance, il répondit en se promenant à son tour de long enlarge, mais sans pouvoir décider sa tête à se mettre d’accord dansses mouvements avec son corps.

« Qu’est-ce que vous me parliez de Miggs,monsieur ? On pourrait bien la brûler vive, votre Miggs.

– Oh ! Simon, éjacula la demoiselled’une voix défaillante ; Dieu de Dieu ! quel coup ilvient de me donner !

– Toute la famille ici, on pourrait bienla brûler vive, monsieur, reprit M. Tappertit en la regardantavec un sourire d’ineffable dédain, excepté Mme Varden, pourlaquelle je suis venu ici ce soir. Madame Varden, prenez ce morceaude papier. C’est une sauvegarde, madame, vous pourrez en avoirbesoin. »

À ces mots, il tendit à la longueur du bras unsale chiffon de papier. Le serrurier le prit, l’ouvrit, et lut cequi suit :

Tous les bons amis de notre Cause aurontgrand soin, j’espère, de respecter la propriété de tout fidèleprotestant. Je sais pertinemment que le propriétaire de céans estun solide et respectable partisan de la Cause.

Georges Gordon.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? ditle serrurier en changeant de visage.

– C’est quelque chose qui peut vousrendre service, mon jeune cadet, répliqua son apprenti, et vous neserez pas fâché de le retrouver dans l’occasion. Serrez-moi çasoigneusement, et dans un endroit où vous puissiez mettre tout desuite la main dessus, en cas de besoin. Et n’oubliez pas d’écriredemain soir à la craie, sur votre porte, pour au moins huitjours : Pas de papisme ! voilà tout !

– C’est, ma foi, une pièce authentique,dit le serrurier après examen ; je reconnais l’écriture. Il ya quelque danger là-dessous. Quel diable y a-t-il donc enjeu ?

– Un diable de feu, repartit Simon, undiable de flamme et de colère. Tâchez de vous garer de son chemin,ou vous y resterez, mon cher. Vous ne direz pas qu’on ne vous a pasaverti ; c’est à vous maintenant à vous tenir sur vos gardes.Adieu ! »

Mais ici les deux femmes se jetèrent au-devantde lui, surtout Mlle Miggs, qui lui tomba sur le corps avectant de ferveur qu’elle le colla contre la muraille, en leconjurant l’une et l’autre, dans les termes les plus émouvants, dene pas sortir avant d’avoir repris son bon sens ; d’entendreenfin raison, de réfléchir à ce qu’il allait faire ; deprendre un peu de repos, après quoi il serait toujours à même defaire ce qu’il voudrait.

« Quand je vous dis que je suisdécidé ! la patrie sanglante m’appelle, et j’y vais. Miggs, sivous ne vous ôtez pas de mon chemin, vous allez vous fairepincer. »

Mlle Miggs, toujours accrochée aurebelle, poussa un cri douloureux, un seul cri ; mais était-cedans les transports de son émotion, était-ce parce que son ennemivenait d’exécuter sa menace ? c’est encore un mystère.

« Allez-vous me lâcher ? dit Simon,faisant des efforts désespérés pour se dégager de la chaste, maisétouffante étreinte de l’araignée qui l’enveloppait dans ses bras.Laissez-moi m’en aller. Je vous ai assuré un sort dans notreconstitution nouvelle de la Société, un joli petit sort… là !êtes-vous contente ?

– Ô Simon ! cria Mlle Miggs, ôSimon béni ! ô mame ! si vous saviez où en sont messentiments en ce moment d’épreuve ! »

Ma foi ! ses sentiments avaient bienl’air d’être d’une nature assez turbulente. Elle avait perdu sonbonnet à la bataille, elle était à genoux sur le carreau, révélantsans pudeur aux assistants la plus étrange collection de papillotesbleues et de papillotes jaunes, de tours de cheveux suspects,d’aiguillettes, de lacets de corset, de cordons, on ne peutvraiment pas dire de quoi. Elle était pantelante, elle crispait sesmains ; on ne lui voyait que le blanc des yeux ; ellepleurait comme une Madeleine : enfin, elle montrait tous lessymptômes les plus aigus d’une grande souffrance morale.

« Je laisse ici, dit Simon se tournantvers le bourgeois, sans faire seulement attention à l’afflictionvirginale de Mlle Miggs, je laisse au premier une caissed’effets : vous en ferez ce que vous voudrez. Moi, je n’en aipas besoin. Je ne reviendrai plus ici. Vous n’avez, monsieur, qu’àchercher un ouvrier : je ne suis plus l’ouvrier que de mapatrie ; désormais voilà dans quelle partie je travaille.

– Dans deux heures d’ici vous ferez toutce que vous voudrez ; mais, pour le moment, allez vouscoucher, reprit le serrurier en se plantant devant le passage de laporte. Vous m’entendez ? allez-vous coucher.

– Oui, je vous entends, et je me moque devous, Varden, répondit Simon Tappertit. J’ai été ce soir à lacampagne, arranger une expédition qui fera tressaillir de craintevotre âme de serrurier, poseur de sonnettes. C’est une affaire quidemande toute mon énergie : laissez-moi passer.

– Si vous faites seulement mined’approcher de la porte, je vous flanque par terre : ainsivous ferez bien d’aller vous coucher !

Simon, sans rien répondre, se releva aussidroit qu’il put, et piqua une tête dans le beau milieu de lapoitrine de son vieux patron, sur quoi les voilà tous les deux dansla boutique, accrochés l’un à l’autre, les mains et les pieds sibien entortillés, qu’on aurait cru voir en peloton unedemi-douzaine de combattants pour le moins ; je crois même queMiggs et Mme Varden en comptaient douze, au milieu de leurscris perçants.

Varden n’aurait pas eu de mal à terrasser sonancien apprenti et à le réduire, pieds et poings liés. Mais il luirépugnait de le malmener dans cet état d’ivresse sansdéfense : il se contentait donc de parer, quand il pouvait,ses coups, les acceptant pour bons quand il ne pouvait pas lesparer, restant toujours entre Simon et la porte, et attendant qu’ilse rencontrât quelque occasion favorable de le forcer à faireretraite dans l’escalier et de l’enfermer sous clef dans sachambre. Mais le brave homme avait trop compté sur la faiblesse deson adversaire ; il n’aurait pas dû oublier que souvent telivrogne, qui n’a plus la force de se soutenir, n’en court pas moinscomme un lapin. Simon Tappertit, prenant le temps à propos, fittraîtreusement semblant de tomber en arrière, et, pendant quel’autre se baissait pour le ramasser, il fut, en un clin d’œil, surses jambes, passa devant lui brusquement, ouvrit la porte, dont ilconnaissait bien le truc, et se précipita dans la rue comme unchien enragé. Le serrurier s’arrêta un moment, dans l’excès de sastupéfaction, puis lui donna la chasse.

On ne pouvait pas mieux choisir le moment pourcourir ; à cette heure silencieuse les rues étaient désertes,l’air frais ; la figure qu’il poursuivait se voyait clairementà distance, fuyant comme un trait, avec une ombre longue etgigantesque sur ses talons. Mais le pauvre serrurier était un peupoussif pour espérer de vaincre à la course un jeune homme commeSimon, que la graisse n’empêchait pas de courir : ah !autrefois, à la bonne heure, il l’aurait rattrapé en un rien detemps. Aussi commençait-il à être bien distancé, et, au moment oùles premiers rayons du soleil levant vinrent éblouir GabrielVarden, au tournant d’une rue, il ne fut pas fâché d’abandonner lapartie et de s’asseoir sur une marche pour reprendre haleine.Pendant ce temps-là, Simon, sans s’arrêter une fois, fuyaittoujours avec la même rapidité dans la direction de la Botte, où ilsavait bien qu’il allait retrouver des camarades. Cette respectableauberge, déjà avantageusement connue pour avoir attiré sur ellel’œil de la police, avait même organisé pour la circonstance unesurveillance amicale, et placé des vedettes pour attendre le retourdu petit capitaine.

« Fais comme tu voudras, Simon, faiscomme tu voudras, dit le serrurier, aussitôt qu’il put recouvrerl’usage de la parole. J’ai fait ce que j’ai pu pour te sauver, monpauvre garçon ; mais je vois bien que c’est inutile, et que tute mets toi-même la corde au col. »

En même temps il branla la tête d’un airtriste et découragé, revint sur ses pas, se dépêcha de rentrer chezlui, où il trouva Mme Varden et la fidèle Miggs quiattendaient avec impatience son retour.

Or, Mme Varden, et par conséquent aussiMlle Miggs, étaient troublées par de secrets reprochesqu’elles s’adressaient en elles-mêmes. Voilà ce que c’est qued’avoir aidé et soutenu, de toutes ses forces, le commencement d’undésordre dont personne à présent ne pouvait plus prévoir lafin ! Voilà ce que c’est que d’avoir indirectement amené lascène dont elles venaient d’être témoins ! À présent, c’étaitau serrurier à triompher et à faire des reproches. Cette dernièrepensée surtout était si cruelle à Mme Varden, qu’elle en avaitl’oreille basse, et que, pendant que son mari était à la poursuitede leur ouvrier échappé, elle cachait sous sa chaise la petitemaison en brique rouge avec son toit jaune, de peur que sa vue nefournit quelque occasion nouvelle de revenir sur ce sujetpénible ; et c’est pour cela qu’elle la cachait tant qu’ellepouvait sous ses jupes.

Mais justement le serrurier avait songé à cetarticle en route, et il ne fut pas plutôt rentré, qu’il le cherchades yeux dans la chambre, et, ne le trouvant pas, demanda tout desuite où il était.

Mme Varden n’avait pas d’autre ressourceque de livrer sa tirelire, ce qu’elle fit avec bien des larmes etdes protestations que si elle avait su ça…

« Oui, oui, dit Varden, c’est trop juste.Je le sais bien. Ce n’est pas pour vous en faire reproche, machère. Mais rappelez-vous une autre fois que, de toutes lesmauvaises choses, il n’y en a pas de pires que les bonnes, quand onen fait un mauvais usage. Une méchante femme, tenez ! c’estbien méchant. Eh bien ! quand la religion fait fausse route,c’est la même chose ; mais n’en parlons plus, machère. »

Là-dessus, il laissa tomber la maisonnette debrique rouge sur le carreau, mit le talon dessus, et l’écrasa enmille morceaux. Les gros sols, les petits sols, les pièces de sixpence et les autres contributions volontaires roulèrent dans tousles coins de la chambre, sans que personne songeât à les toucherpour les ramasser.

« Voilà quelque chose, dit le serrurier,de bien facile à faire ; plût à Dieu que les autres œuvres dela même Société ne présentassent pas plus de difficultés !

– Par bonheur encore, Varden, lui dit safemme en s’essuyant les yeux avec son mouchoir, qu’en cas denouveaux troubles… j’espère bien qu’il n’y en aura pas, je lesouhaite de tout mon cœur…

– Et moi aussi, ma chère.

– Dans ce cas-là, du moins, nous avons lepapier que ce pauvre jeune homme égaré nous a apporté.

– Ah ! tiens ! c’estvrai ! dit le serrurier se retournant vivement. Où est-ildonc, ce papier ? »

Mme Varden resta toute tremblante depeur, en lui voyant prendre dans ses mains la sauvegarde, ladéchirer en mille morceaux et les jeter dans l’âtre.

« Vous ne voulez pas vous enservir ? dit-elle.

– M’en servir ! cria le serrurier.Oh ! que non ! Ils peuvent venir, s’ils veulent, nousécraser sous notre toit renversé, brûler notre maison, notre cherlogis : je ne veux pas plus de la protection de leur chef queje ne veux inscrire leur hurlement d’antipapisme sur ma porte,quand ils devraient me fusiller. M’en servir ! Qu’ilsviennent, je les en défie. Le premier qui descend le pas de maporte pour ça ne le remontera pas si vite. Que les autres fassentce qu’ils voudront, mais ce n’est pas moi qui irai mendier leurpardon ; non, non, quand on me donnerait autant d’or pesantque j’ai de fer dans ma boutique. Allez-vous coucher, Marthe. Moi,je vais descendre les volets et me mettre au travail.

– Si matin ? lui dit sa femme.

– Oui, répondit gaiement le serrurier, simatin. Ils peuvent venir quand ils voudront, ils ne me trouverontpas à me cacher et à fouiner, comme si nous avions peur de prendrenotre part de la lumière du jour, pour la leur laisser toutentière. Ainsi, bon sommeil, ma chère, et de bons rêves que je voussouhaite. »

En même temps il donna un baiser cordial à safemme, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, sans quoi ilserait l’heure de se lever avant qu’elle fût seulement couchée.Mme Varden monta l’escalier, d’une humeur douce et aimable,suivie de Miggs, qui n’était pas non plus si revêche ; mais,malgré ça, elle ne pouvait s’empêcher, tout le long du chemin,d’avoir des quintes de toux sèche, des reniflements et deshélas ! en levant les mains au ciel, comme pour dire, dans sonprofond étonnement : « C’est égal, la conduite de notremaître est bien hardie. »

Chapitre 10

 

L’émeute est une créature d’une existencemystérieuse, surtout dans une grande ville. D’où vient-elle et oùva-t-elle ? presque personne n’en sait rien. Elle s’assemble,elle se disperse avec la même rapidité. Il n’est pas plus facile deremonter aux différentes sources dont elle se compose qu’à celledes flots de la mer, avec laquelle elle a plus d’un trait deressemblance : car l’Océan n’est pas plus changeant, plusincertain, ni plus terrible, quand il soulève ses vagues ; iln’est pas plus cruel ni plus insensé dans sa furie.

Les gens qui étaient allés faire du tapage àWestminster le vendredi matin, et qui avaient accompli le soirl’œuvre de dévastation plus sérieuse de Duke-Street et deWarwick-Street, étaient, en général, les mêmes. Sauf quelquesmisérables de plus, que tous les rassemblements sont moralementsûrs de s’adjoindre dans une ville où il doit y avoir un plus grandnombre de fainéants et de mauvais sujets, on peut dire quel’émeute, dans ces deux rencontres, était formée des mêmeséléments. Cependant, quand elle fut dispersée dans l’après-midi,elle s’était éparpillée dans diverses directions : il n’yavait pas eu de nouveau rendez-vous donné, pas de plan conçu oumédité ; en un mot, à ce qu’ils pouvaient croire, ils s’enretournaient chacun chez eux, sans espoir de se réunir encore.

À l’enseigne de la Botte, le quartiergénéral, comme nous avons vu, des émeutiers, il n’y en avait pas,le vendredi soir, une douzaine : deux ou trois dans l’écurieet les remises, où ils passaient la nuit ; autant dans lasalle commune ; le même nombre couchés dans les lits. Le resteétait retourné dans leurs logis ou plutôt dans leurs repairesordinaires. Peut-être parmi ceux qui étaient étendus dans leschamps et les sentiers voisins, au pied des meules de foin, ou prèsdes fours à chaux, n’y en avait-il pas une vingtaine qui eussent undomicile. Mais quant aux autres réduits publics, aux loueurs, auxgarnis, ils avaient à peu près leur compte de leurs locatairesordinaires, et pas d’étrangers ; ils avaient leur totalrégulier de vice et de turpitude, auquel ils étaient accoutumés,mais pas plus.

L’expérience d’une seule soirée, cependant,avait suffi pour donner la preuve à ces chefs d’émeute, à cescatilinas de rencontre, qu’ils n’avaient qu’à se montrer dans lesrues pour voir à l’instant se réunir autour d’eux des bandes qu’ilsn’auraient pu garder rassemblées, quand ils n’en avaient plus quefaire, sans beaucoup de dangers, de peine et de frais. Une foismaîtres de ce secret, ils se sentirent la même assurance que s’ilsavaient autour d’eux un camp de vingt mille soldats, dévoués àleurs ordres. Toute la journée du samedi, ils restèrenttranquilles. Le dimanche, ils songèrent plutôt à tenir leurs gensen haleine qu’à poursuivre sérieusement, par quelque mesureénergique, l’exécution de leurs premiers projets.

« J’espère, dit Dennis, bâillant de grandcœur le dimanche matin, et se relevant sur son séant d’une botte depaille qui lui avait servi de lit pour la nuit, en même temps qu’ils’appuyait la tête dans sa main et réveillait Hugh, étendu près delui ; j’espère que maître Gashford va nous laisser faire notredimanche ; à moins qu’il ne veuille déjà nous remettre àl’ouvrage, hein ?

– Il n’aime pas à laisser languir leschoses, on peut être sûr de ça, répondit Hugh en grognant. Etpourtant je ne me sens pas bien disposé à bouger de là. Je suisroide comme un cadavre, et couvert de sales égratignures, comme sij’avais passé la journée à me battre avec des chats sauvages.

– Dame ! aussi, vous avez tantd’enthousiasme ! dit Dennis regardant avec admiration la têtemal peignée, la barbe emmêlée, les mains déchirées, la figureégratignée du farouche camarade qu’il avait là ; vous êtes unvrai démon ! vous vous faites cent fois plus de mal qu’iln’est nécessaire, par l’envie que vous avez d’être toujours enavant, et d’en faire plus que les autres.

– Pour ce qui est de ça, répliqua Hugh,rejetant en arrière ses cheveux épars et lançant un coup d’œil à laporte de l’écurie où ils étaient couchés, en voilà un là qui mevaut bien. Qu’est-ce que je vous avais promis ? Quand je vousdisais qu’il en valait une douzaine à lui tout seul, et pourtantvous n’aviez pas confiance en lui ! »

M. Dennis, encore endormi et plié endeux, releva son menton dans sa main, pour imiter l’attitude deHugh, et lui dit en regardant aussi dans la direction de laporte :

« C’est vrai, c’est vrai, frère, vous leconnaissiez bien. Mais qui supposerait jamais, à voir ce garçon-là,qu’il pût faire de telles prouesses ? Quel dommage, frère,qu’au lieu de prendre un peu de repos, comme nous, pour se préparerà faire des nouveaux efforts en faveur de notre honorable Cause, ils’amuse à jouer au soldat comme un bambin ! Et voyez doncaussi comme il est propre, continuait M. Dennis, qui n’avaitpas du tout de raison de se sentir quelque sympathie pour les gensdélicats sur cet article ; comme on voit bien son imbécillitéjusque dans cet excès de propreté ! à cinq heures du matin, ilétait déjà à la pompe, quand tout le monde aurait parié qu’ildevait être assez fatigué d’avant-hier, pour avoir encore besoin dedormir à cette heure-là. Mais pas du tout ; je me suis éveilléseulement une minute ou deux, et il était déjà à la pompe. Etencore, il fallait le voir planter sa plume de paon dans sonchapeau, quand il a eu fini de se laver ! Ah ! je suisbien fâché que ce soit un esprit si borné ; mais quevoulez-vous ? le meilleur d’entre nous a sesdéfauts. »

Le sujet de ce dialogue et de cette conclusionproclamée d’un ton de réflexion philosophique n’était autre, commes’en doutent bien nos lecteurs, que Barnabé, qui, son drapeau enmain, se tenait en faction au soleil devant la porte éloignée, sepromenant quelquefois de long en large et chantonnant sur l’air ducarillon que faisaient entendre les cloches des églises voisines.Mais qu’il se tint tranquille, les deux mains appuyées sur la hampede son drapeau, ou qu’il le mit sur son épaule, pour monter lagarde d’un pas grave et mesuré, le soin avec lequel il avaitarrangé sa pauvre toilette, son port droit et fier, montraienttoute l’importance qu’il attachait au poste qu’on lui avait confié,et l’orgueil qu’il en ressentait dans son âme. De l’endroit où Hughet son camarade étaient étendus dans l’ombre obscure du hangar,Barnabé, avec la soleil, et le carillon pacifique du dimanche qu’ilaccompagnait de la voix, formait un charmant tableau de genre,auquel la porte servait de cadre, comme l’obscurité de l’écurie luiservait du fond. Ce tableau avait un pendant : c’était celuiqu’ils représentaient de leur côté, se vautrant, comme des animauximmondes, dans leur fumier et leur corruption sur leur litière.Eux-mêmes, ils en sentaient le contraste ; ils regardèrentquelques moments sans rien dire, et d’un air un peudouteux :

« Ah ! dit Hugh à la fin, avec ungrand éclat de rire, le drôle de corps que ce Barnabé ! il n’yen a pas un parmi nous qui puisse en faire autant, sans dormir,boire ni manger, comme lui. Quant à ce que vous disiez qu’il joueau soldat, c’est moi qui l’ai mis là en faction.

– Alors c’est que vous aviez une raisonpour ça, et une bonne, je gage, répliqua Dennis en montrant toutesses dents à force de rire et jurant comme un païen. Pourquoi doncça, frère ?

– Dame ! vous savez, lui dit Hugh ense rapprochant de lui sur sa paille, que notre noble capitaine delà-bas était joliment dedans hier matin, et puis encore, comme vouset moi, un peu plus en train hier au soir. »

Dennis regarda dans ce coin où Simon Tappertitgisait enfoncé dans une botte de foin, ronflant comme une toupie,et remua la tête en signe d’assentiment.

« Et notre noble capitaine, continuaHugh. encore avec un éclat de rire, notre noble capitaine et moinous avons fait pour demain le plan d’une expédition éclatante… etprofitable.

– Encore les papistes ? demandaDennis en se frottant les mains.

– Oui, contre les papistes ; contreun papiste au moins avec qui plusieurs d’entre nous, et moi tout lepremier, nous avons un vieux compte à régler.

– Ce n’est pas cet ami de maître Gashforddont il nous parlait chez moi, hein ? dit Dennis, bouillant deplaisir et d’impatience.

– Justement, c’est lui-même.

– Ah ! que c’est bien votreaffaire ! cria M. Dennis en lui donnant une poignée demain ; à la bonne heure ! Vengeons-nous, tue, assomme, etcela marchera deux fois plus vite. Eh bien après ? contez-moicela.

– Ha ! ha ! ha ! Lecapitaine, ajouta Hugh, a envie de profiter de cela pour enleverune femme dans la bagarre, et… Ha ! ha ! ha !… moiaussi. »

M. Dennis fit la grimace à cette partiede plan qu’on lui communiquait ; en principe général, il nevoulait pas entendre parler de femmes. C’étaient des créatures sipeu sûres et si glissantes, qu’il n’y avait pas à y faire lemoindre fond, et qu’on ne les trouvait jamais du même avis,vingt-quatre heures durant. Il en avait encore bien plus long àdire là-dessus ; mais il préféra demander à Hugh le rapportqu’il pouvait y avoir entre l’expédition proposée et la faction deBarnabé, posé en sentinelle à la porte de l’écurie. Voici ce queson camarade lui répondit avec mystère :

« Voyez-vous, les gens à qui nous avonsenvie de rendre visite étaient de ses amis, il n’y a pas bienlongtemps, et, du caractère que je lui connais, je suis sûr etcertain que, s’il croyait que. nous allions leur faire du mal, bienloin de nous aider, il se tournerait contre nous. C’est pour celaque je lui ai persuadé (je le connais de longue main) que lordGeorges l’a choisi de préférence pour garder ici la place demain ennotre absence, et que c’est un grand honneur pour lui. Voilàpourquoi il monte en ce moment la garde, fier comme un Artaban.Ha ! ha ! Qu’en dites-vous ? Si je suis un démon, jene suis toujours pas un étourdi. »

M. Dennis se confondit en compliments etajouta :

« Mais pour ce qui concerne l’expéditionelle-même ?

– Quant à ça, dit Hugh, vous enconnaîtrez tous les détails de la bouche du grand capitaine, et dela mienne, ensemble ou séparément ; car justement le voilà quis’éveille. Allons ! sus ! Cœur de Lion ! Ha !ha ! Bon courage, et buvez encore un petit coup. Encore dupoil de la chienne qui vous a mordu, capitaine ! Demandez àboire au garçon. J’ai là sous mon lit assez de tasses et dechandeliers d’or et d’argent pour payer votre écot, capitaine,quand vous boiriez le vin à tonneaux. » Et en même temps,dérangeant la paille, il montrait une place où la terre avait étéfraîchement remuée.

M. Tappertit reçut de très mauvaise grâceces encouragements joyeux ; deux nuits de ribote ne l’avaientpas accommodé : son esprit n’était guère moins fatigué que soncorps, qui ne pouvait seulement pas se tenir sur ses jambes.Cependant avec l’assistance de Hugh il parvint à gagner, enchancelant, la pompe où il se rafraîchit la gorge d’un bon verred’eau fraîche, et la tête et la figure d’une bonne douche deliquide à la glace, avant de commander un grog au lait et au rhum.Grâce à cet innocent breuvage, accompagné de biscuits et defromage, il se réconforta l’âme. Cela fait, il se mit à son aise,par terre entre ses deux compagnons, qui ne s’étaient pas épargnésà boire de leur côté et, se mit en devoir d’éclairer M. Dennissur les détails du projet annoncé pour le lendemain.

Leur conversation fut assez longue et leurattention assez soutenue pour qu’on pût voir l’intérêt manifestequ’ils prenaient au sujet. Il fallait aussi qu’il ne fût pastoujours d’un caractère bien attristant, ou qu’il fût du moinsenjolivé par des scènes plaisantes, car ils riaient souvent à gorgedéployée, jusqu’à faire sauter Barnabé sous les armes, toutscandalisé de leur légèreté. Cependant ils ne l’inviteront pas àvenir les rejoindre, avant qu’ils eussent bien bu, bien mangé etfait un bon somme pendant plusieurs heures : c’est-à-dire pasavant le crépuscule. Ils l’informèrent alors qu’ils allaient faireune petite démonstration dans les rues, seulement pour unir lesgens en éveil, parce que c’était dimanche soir, et qu’il fallaitbien au public un peu de divertissement ; qu’il était libre deles accompagner s’il voulait.

Sans autres préparatifs, si ce n’est qu’ilsemportèrent des gourdins et mirent à leur chapeau une cocardebleue, ils commencèrent à battre les rues ; et, sans autredessein prémédité que de faire tout le mal qu’ils pourraient, ilsles parcoururent au hasard. Bientôt leur nombre s’étant accru, ilsse divisèrent en deux bandes, et, après s’être donné rendez-vousdans les champs voisins de Welbeck-Street, ils traversèrent laville dans toutes les directions. Le corps le plus considérable,celui qui s’augmenta avec la plus grande rapidité, était celui dontHugh et Barnabé faisaient partie. Celui-là prit son chemin du côtéde Moorfield, où il y avait une riche chapelle à l’usage dequelques familles catholiques bien connues qui habitaient dans levoisinage.

Pour commencer, ils s’attaquèrent auxrésidences de ces familles, dont ils brisèrent les portes et lesfenêtres. Ils détruisirent le mobilier, ne laissant que les quatremurs, emportant avec soin, pour leur usage, tous les outils et lesengins de destruction qu’ils rencontrèrent, tels que marteaux,fourgons, haches, soies, et autres instruments de ce genre. Ungrand nombre d’émeutiers les passaient dans des ceinturons qu’ilsse faisaient avec une corde, un mouchoir, ou tout ce qu’ilstrouvaient de bon pour cela sous leurs mains ; et ilsportaient ces armes improvisées aussi ostensiblement qu’un sapeurdu génie qui va déblayer le champ de bataille. Pas le moindredéguisement, pas la moindre dissimulation, et même, ce soir-là,très peu d’excitation et de désordre. Dans les chapelles, ilsarrachèrent et emportèrent jusqu’à la pierre de l’autel, les bancs,les chaires, les chaises, les dalles mêmes ; dans les maisonsparticulières, ils mirent en pièces jusqu’aux lambris et jusqu’auxescaliers. Cette petite fête du dimanche fut par eux accompliecomme une tâche qu’ils s’étaient donnée et qu’ils voulaient faireen conscience. Il n’aurait pas fallu cinquante hommes bien résoluspour leur faire tourner le dos. Une simple compagnie de soldats lesaurait dispersés comme la paille au vent ; mais il n’y avaitpersonne pour les empêcher, pas d’autorité pour les réprimer, ou,pour mieux dire, n’était la terreur des victimes qui fuyaient àleur approche, personne ne faisait à eux plus d’attention que sic’étaient des ouvriers à la tâche, faisant leur travail régulier etlégal avec beaucoup de décence et de tenue.

Ils marchèrent de même, avec ordre, au lieu durendez-vous, allumèrent de grands feux dans les champs, et, gardantseulement ce qu’il y avait de plus précieux dans leur butin, ilsbrûlèrent le reste. Les ornements sacerdotaux, les images dessaints, de riches étoffes et de belles broderies, la garniture del’autel et le trésor de la sacristie, tout devint la proie desflammes, qui bientôt éclairèrent le pays alentour. Pendant cetemps-là ils dansaient, ils hurlaient, ils vociféraient autour deces feux jusqu’à s’en rendre malades, sans être un seul momenttroublés par personne dans ces exercices édifiants.

Quand l’attroupement quitta le théâtre dudésordre et enfila Welbeck-Street, ils rencontrèrent Gashford, quiavait été témoin de toute leur conduite, et marchait d’un pasfurtif le long du trottoir. Arrivé à sa hauteur, Hugh, marchant defront avec lui, sans avoir l’air de le connaître ni de lui parler,lui glissa ces mots dans l’oreille :

« Eh bien ! maître, est-cemieux ?

– Non, dit Gashford, c’est toujours lamême chose.

– Qu’est-ce que vous demandez donc ?dit Hugh. La fièvre ne commence pas par son paroxysme ; elleva pas à pas.

– Ce que je demande, dit Gashford en luipinçant le bras de manière à lui laisser imprimée dans la chair lamarque de ses ongles, ce que je demande, c’est que vous mettiezquelque méthode dans votre besogne, imbéciles que vous êtes !Vous ne pouvez pas nous faire d’autres feux de Saint-Jean qu’avecdes planches ou des chiffons de papier ? Vous n’êtes passeulement en état de nous faire tout de suite un incendie engrand ?

– Un peu de patience, notre maître !dit Hugh. Je ne vous demande que quelques heures et vousverrez ; vous n’aurez qu’à regarder le ciel demain soir, sivous voulez voir une aurore boréale. »

Là-dessus il recula d’un pas, pour reprendreson rang près de Barnabé, et, quand le secrétaire porta sur lui lesyeux, ils avaient déjà l’un et l’autre disparu dans la foule.

Chapitre 11

 

Le jour du lendemain fut annoncé au monde parde joyeux carillons et par des coups de canon tirés à la Tour. Onhissa des drapeaux sur un grand nombre de flèches des clochers dela ville. En un mot, on accomplit toutes les cérémonies d’usage enl’honneur du jour anniversaire de la naissance du roi, et chacuns’en alla vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires, comme si Londresétait dans un ordre parfait, et qu’il n’y eût pas encore dansquelques-uns de ses quartiers des cendres chaudes qui allaient serallumer aux approches de la nuit pour répandre au loin ladésolation et la ruine.

Les chefs de l’émeute, rendus plus audacieuxencore par leurs succès de la nuit dernière et par le butin qu’ilsavaient conquis, retenaient fermement unies les masses de leurspartisans, et ne songeaient qu’à les compromettre assez pourn’avoir plus à craindre que l’espoir de leur pardon ou de quelquerécompense ne leur donnât la tentation de trahir et de livrer entreles mains de la justice les ligueurs les plus connus.

Il est sûr que la crainte de s’être tropavancés pour pouvoir désormais obtenir leur pardon retenait lesplus timides sous leurs drapeaux non moins que les plus braves.Beaucoup d’entre eux, qui n’auraient pas fait difficulté dedénoncer les chefs et de se porter témoins contre eux en justice,sentaient qu’ils ne pouvaient espérer leur salut de ce côté, parceque leurs propres actes avaient été observés par des milliers degens qui n’avaient pas pris part aux troubles ; qui avaientsouffert dans leurs personnes, leur tranquillité, leurs biens, desoutrages de la populace ; qui ne demanderaient pas mieux quede porter témoignage, et dont le gouvernement du roi préféreraitsans doute les déclarations à celles de tous autres. Dans cettecatégorie se trouvaient beaucoup d’artisans qui avaient laissé làleurs travaux le samedi matin ; il y en avait même que leurspatrons avaient revus prenant une part active au tumulte :d’autres se savaient soupçonnés, et n’ignoraient pas que, s’ilsrevenaient dans leurs ateliers, ils seraient remerciéssur-le-champ. D’autres enfin avaient agi en désespérés dès lecommencement, et se consolaient avec ce proverbe populaire qui ditque, pendu pour pendu, autant vaut l’être pour un mouton que pourun agneau. Tous d’ailleurs espéraient et croyaient fermement que legouvernement, qu’ils semblaient avoir paralysé, finirait, dans sonépouvante, par compter avec eux et par accepter leurs conditions.Les plus raisonnables se disaient qu’au pis-aller ils étaient tropnombreux pour qu’on pût les punir tous, et chacun aimait à croirequ’il avait autant de chances d’échapper au châtiment que personne.Quant à la masse, elle ne raisonnait pas et ne pensait à rien,obéissant seulement à ses passions impétueuses, aux instincts de lapauvreté, de l’ignorance, à l’amour du mal, à l’espérance du vol etdu pillage.

Il est encore à remarquer que, à partir dumoment de leur première explosion à Westminster, tout symptômed’ordre arrêté d’avance ou de plan concerté entre eux avaitdisparu. Quand ils se divisaient par bandes pour courir dans lesdifférents quartiers de la ville, c’était d’après une inspirationsoudaine et spontanée. Chacune d’elles se grossissait sur sonchemin, comme les rivières à mesure qu’elles coulent vers lamer ; chaque fois qu’il leur fallait un chef, il s’enprésentait un, qui disparaissait sitôt que l’on n’en avait plusbesoin, pour reparaître encore à la première nécessité. Le tumulteprenait chaque fois une forme nouvelle et inattendue, selon lescirconstances du moment : on voyait de braves ouvriersretournant chez eux, après une journée de travail, jeter là leursoutils pour se mêler activement à l’émeute, en un instant ;des saute-ruisseaux en faisaient autant, laissant là lescommissions dont ils étaient chargés en ville. En un mot, c’étaitcomme une peste morale qui était tombée sur Londres. Le bruit, letumulte, l’agitation, avaient pour eux un attrait irrésistible quiles séduisait par centaines. La contagion s’étendait comme letyphus. Le mal, encore à l’état d’incubation, infectait à chaqueheure de nouvelles victimes, et la Société commençait à s’alarmersérieusement de leurs fureurs.

Il était à peu près deux ou trois heures aprèsmidi, lorsque Gashford vint dans le repaire que nous avons décritau dernier chapitre, et, n’y trouvant que Dennis et Barnabé,s’informa de ce qu’était devenu Hugh.

Il était sorti, à ce que lui dit Barnabé, il yavait bien une heure, et n’était pas encore revenu.

« Dennis, dit le souriant secrétaire, desa voix la plus doucereuse, en se tenant les jambes croisées sur unbaril ; Dennis ! »

Le bourreau, se réveillant en sursaut, se mitsur son séant, et le regarda les yeux tout grands ouverts.

« Comment ça va-t-il, Dennis ? ditGashford, le saluant d’un signe de tête. J’espère que vous n’avezpas eu à vous plaindre de vos dernières expéditions,Dennis ?

– Maître Gashford, répondit le bourreau,fixant sur lui les yeux, vous avez une manière si tranquille devous dire les choses, qu’il y a de quoi faire sauter au plancher.Nom d’un chien, ajouta-t-il entre ses dents, sans détourner lesyeux, et d’un air pensif ; vous avez quelque chose de sirusé !

– De si distingué, vous voulez dire,Dennis.

– De si distingué, reprit l’autre en segrattant la tête, toujours sans quitter des yeux les traits dusecrétaire, que, quand vous me parlez, je crois entendre chacun devos mots jusque dans la moelle de mes os.

– Je suis charmé de vous voir l’ouïe sisubtile, et je m’applaudis de savoir me rendre pour vous siintelligible, dit Gashford, de son ton uniforme et invariable. Oùest votre ami ? »

M. Dennis se retourna comme s’ils’attendait à le trouver endormi sur son lit de paille ; puis,se rappelant qu’il l’avait vu sortir :

« Je ne peux pas vous dire, maîtreGashford. Je croyais qu’il devait rentrer plus tôt que ça. J’espèreque ce n’est pas encore le moment de nous mettre à la besogne,maître Gashford ?

– Mais, dit le secrétaire, je vous ledemande, comment voulez-vous que je vous dise ça, Dennis ?Vous êtes parfaitement maître de vos actions, vous savez, et vousn’en devez compte à personne, si ce n’est à la justice de temps àautre, n’est-ce pas ? »

Dennis, tout dérouté par le sang-froid demanières et de langage de son patron, reprit pourtant son assietteen lui entendant faire cette allusion à sa profession, et luimontra Barnabé en secouant la tête et en fronçant le sourcil.

« Chut ! cria Barnabé.

– Ah ! motus là-dessus, maîtreGashford, dit le bourreau à voix basse. Les préjugés populaires…vous n’y pensez jamais… Eh bien ! quoi, Barnabé ?qu’est-ce qu’il y a ? mon garçon.

– Je l’entends qui vient, répondit-il.Écoutez. Remarquez-vous ça ? c’est son pied. N’ayez pas peur,je reconnais bien son pas, et celui de son chien aussi. Tramp,tramp, pitt, patt, c’est bien ça, ils s’en viennent tous les deux,et, tenez ! Ha ! ha ! ha ! ha ! lesvoici. » Il criait joyeusement, saluant à deux mains la venuede son camarade, auquel il donna de petites tapes d’amitié sur ledos, comme si ce rude compagnon était le plus aimable des hommes.« Le voici, et il n’a pas de mal, encore ! Je suis biencontent de le voir revenu, ce vieux Hugh.

– Je veux être un renégat s’il ne me faitpas toujours un meilleur accueil que les gens raisonnables, ditHugh en lui secouant la main avec une tendresse étrange, quiressemblait à de la rage. Et vous, garçon, commentallez-vous ?

– À merveille, cria Barnabé, ôtant sonchapeau. Ha ! ha ! ha ! Et la joie au cœur, Hugh. Ettout prêt à faire ce qu’on voudra pour la bonne cause et lajustice, et à soutenir ce bon gentleman si doux et si blême, celord qu’ils ont maltraité ; n’est-ce pas, Hugh ?

– Oui, » répondit son ami, laissantaller sa main, et regardant un moment Gashford avec un changementd’expression notable avant de lui dire : « Bonjour,maître.

– Bonjour donc ! répliqua lesecrétaire en se caressant la jambe. Et puis encore bonjour etbonne année, accompagnés de beaucoup d’autres ! Vous êteséchauffé.

– Ma foi, maître, vous le seriez bienautant que moi, dit-il en s’essuyant la figure, si vous étiez venuici en courant aussi vite que moi.

– Alors vous savez les nouvelles ?En effet, j’ai supposé que vous deviez les savoir.

– Les nouvelles ? Quellesnouvelles ?

– Quoi, vous ne savez pas ? criaGashford, relevant les sourcils avec une exclamation de surprise.Est-ce possible ? Alors venez donc ; c’est moi qui vaisvous faire connaître votre honorable position, après tout.Voyez-vous là-haut les armes du roi ? lui demanda-t-il d’unair souriant, en prenant dans sa poche un papier qu’il déploya sousles yeux de Hugh.

– Eh bien ! qu’est-ce que ça mefait ?

– Ça vous fait beaucoup, maisbeaucoup ; répliqua le secrétaire. Lisez-moi ça.

– Vous savez bien que, la première foisque je vous ai vu, je vous ai dit que je ne savais pas lire, ditHugh d’un air d’impatience. Au nom du diable, qu’est-ce qu’il peuty avoir là dedans ?

– C’est une proclamation émanée du roi enson conseil, dit Gashford : elle est datée d’aujourd’hui etpromet une récompense de cinq cents guinées… Cinq cents guinées,c’est bien de l’argent et une grande tentation pour certaines gens…à quiconque dénoncera la personne ou les personnes qui ont pris lapart la plus active aux démolitions de ces chapelles catholiques desamedi soir.

– Ce n’est que ça ? cria Hugh d’unair indifférent. Je le savais déjà.

– J’aurais bien dû m’en douter, ditGashford, souriant, et repliant le document. J’aurais dû devinerque votre ami vous l’avait dit.

– Mon ami ? bégaya Hugh, faisant desefforts maladroits pour simuler la surprise. Quel ami ?

– Tut, tut ! croyez-vous que je nesais pas d’où vous venez ? repartit Gashford en se frottantles mains et se donnant de petites tapes du revers de l’une contrele creux de l’autre, avec un regard de fin renard. Vous me croyezdonc bien bête ? Voulez-vous que je vous dise sonnom ?

– Non pas, dit Hugh en jetant un coupd’œil rapide du côté de Dennis.

– Il vous aura sans doute appris aussi,continua le secrétaire après une petite pause, que les émeutiersqui ont été pris (les pauvres diables !) sont traduits enjustice, et qu’il y a déjà des témoins très actifs qui ont eu latémérité de comparaître à leur charge. Entre autres… et ici ilserra les dents, comme pour étrangler quelques mots violents quilui venaient sur le bout de la langue, et se mit à parlerlentement… entre autres un gentleman qui a vu toute la scène àWarwick-Street, un gentleman catholique, un certainHaredale. »

Hugh aurait voulu l’empêcher de prononcer cenom ; mais c’était déjà fait, et Barnabé, qui l’avait entendu,s’était retourné précipitamment.

« À votre poste, à votre poste, braveBarnabé ! cria Hugh, prenant son ton le plus brusque et leplus décidé, et lui mettant dans la main son drapeau appuyé contrela muraille. Montez la garde sans perdre de temps, car nous allonspartir pour notre expédition. Allons, Dennis, levons-nous, etalerte ! Brave Barnabé, vous aurez soin de ne laisser personneretourner ma paillasse : nous savons ce qu’il y a dessous,n’est-ce pas ? À présent, maître, vivement ! Si vous avezquelque chose à nous dire, faites tôt : car le petitcapitaine, avec un détachement, est là dans les champs, quin’attend plus que nous. Vite, des mots qui parlent et des coups quiportent ! »

L’attention de Barnabé ne tint pas contre leremue-ménage du départ. Le regard d’étonnement mêlé de colère qu’onavait pu voir dans ses traits, quand il s’était retourné tout àl’heure, s’était dissipé aussi rapidement que les mots étaientsortis de sa mémoire, comme l’haleine s’efface sur un miroir poli.Alors, empoignant l’arme que Hugh venait de lui fourrer dans lamain, il alla monter fièrement sa faction à la porte, trop loind’eux pour pouvoir les entendre.

« Vous avez manqué de gâter tout, maître,lui dit Hugh. Oui, vous ! N’est-ce pas drôle ?

– Qui diable pouvait supposer qu’il eûtl’oreille si subtile ? répondit Gashford pour sejustifier.

– Subtile ! Ma foi, je ne parle pasde ses mains, vous les avez vues à l’œuvre ; mais il aquelquefois la tête même aussi subtile que vous et moi, dit Hugh.Dennis, nous devrions être partis. On nous attend ; je suisvenu vous le dire. Donnez-moi mon bâton et mon baudrier. Un petitcoup de main, notre maître ; passez-moi ça par-dessusl’épaule, et bouclez-le par derrière, s’il vous plaît.

– Leste comme toujours ! dit lesecrétaire en lui ajustant son fourniment.

– C’est qu’il faut être lesteaujourd’hui. Nous avons à faire une besogne un peu leste.

– Est-ce vrai ? est-ce vrai ?dit Gashford avec un air si innocent, que l’autre, le regardantpar-dessus l’épaule d’un air courroucé, lui répliqua :

– Est-ce vrai ? Vous le savez bien, quec’est vrai. Comme si vous ne saviez pas mieux que personne que lapremière précaution à prendre c’est d’aller faire des exemples surces témoins-là pour faire peur aux autres, et leur apprendre àvenir encore déposer contre nous et contre les membres de notreAssociation !

– Je connais quelqu’un, et vous aussi,reprit Gashford avec un sourire expressif, qui sait cela au moinsaussi bien que vous et moi.

– Si le gentleman que je pense est lemême que celui dont vous parlez, comme je le crois, reprit Hughd’un ton radouci, il faut donc qu’il soit aussi bien informé detout que (ici il s’arrêta pour regarder autour de lui, comme pours’assurer que le gentleman en question n’était pas là)… que lediable en personne. Voilà tout ce que je peux dire. Voyons !est-ce tout, maître ? Vous n’en finirez donc pas, cesoir ?

– Eh bien ! voilà qui estfini ! dit Gashford, en se levant ; à propos, je voulaisencore vous dire… comme cela, vous n’avez pas trouvé que votre amidésapprouvât la petite expédition d’aujourd’hui ? Ha !ha ! ha ! c’est heureux que cela se rencontre si bienavec la leçon à donner à M. le témoin ; car je suis sûrqu’il n’a pas plus tôt entendu parler de votre projet qu’il a voulule voir exécuter. Et à présent vous voilà partis, hein ?

– À présent, nous voilà partis, maître.Vous n’avez pas un dernier mot à nous dire ?

– Ah ! ciel ! mon Dieu non, ditGashford avec une douceur charmante, pas le moindre.

– Bien sûr ? cria Hugh en poussantdu coude Dennis, qui riait dans sa barbe.

– Bien sûr, hein, maîtreGashford ? » dit le bourreau, toujours riant d’un rireétouffé.

Gashford réfléchit un moment, indécis entre saprudence et sa méchanceté. Puis, se plaçant entre eux deux, et leurposant à chacun une main sur l’épaule :

« Mes amis, leur dit-il tout bas d’unevoix crispée, n’oubliez pas… mais je suis sûr que vous vous ensouviendrez… n’oubliez pas notre conversation de l’autre soir… chezvous, Dennis… vous savez sur qui : Pas de merci, pas dequartier, ne laissez pas deux soliveaux de sa maison debout, à laplace où les a mis le charpentier. Le feu, comme on dit, estun bon serviteur, mais un mauvais maître. Que ce soit sonmaître ; il n’en mérite pas d’autre. Mais je suis bien sûr quevous serez fermes, je suis bien sûr que vous serez résolus ;je suis bien sûr que vous vous rappellerez qu’il a soif de votresang et de celui de vos braves compagnons. Si vous avez jamaismontré ce que vous savez faire, c’est aujourd’hui que vous allez lefaire voir. N’est-ce pas, Dennis ? n’est-ce pasHugh ? »

Ils le regardèrent tous les deux, ets’entre-regardèrent après ; alors ils se mirent à pousser ungrand éclat de rire, brandirent leurs gourdins au-dessus de leurstêtes, lui donnèrent une poignée de main, et sortirent encourant.

Gashford les laissa prendre un peu lesdevants, puis il les suivit. Il les vit à distance se diriger entoute hâte du côté des champs voisins, où leurs camarades étaientdéjà rassemblés. Hugh regardait en arrière et faisait tourner sonchapeau aux yeux de Barnabé, qui, charmé du poste de confiancequ’on lui avait laissé, répliquait de la même manière, et reprenaitaprès sa promenade de long en large devant la porte de l’écurie, oùdéjà ses pieds avaient tracé un sentier. Et lorsque Gashfordlui-même, déjà loin, se retourna pour la première fois, Barnabéétait toujours là à se promener de long en large, du même pascadencé. C’était bien le plus dévoué et le plus fier champion quieût jamais été chargé de défendre un poste : jamais personnene se sentit au cœur plus d’attachement à son devoir, ni plus dedétermination pour le défendre jusqu’à la mort.

Souriant de la simplicité de ce pauvre idiot,Gashford se rendit lui-même à Welbeck-Street par un chemindifférent de celui que devaient suivre les émeutiers, et là, assisderrière un rideau à l’une des fenêtres du premier étage de lamaison de lord Georges Gordon, il attendit avec impatience leurpassage. Ils y mirent tant de temps que, malgré la certitude qu’ilavait que c’était bien par là qu’ils étaient convenus de passer, ileut un moment l’idée qu’ils avaient dû changer leurs plans et leuritinéraire. À la fin pourtant le bruit confus des voix se fitentendre dans les champs voisins, et bientôt après ils défilèrenten foule, formant une troupe nombreuse.

Cependant ils étaient loin d’être tous là,comme on s’en aperçut bientôt, quand ils vinrent divisés en quatresections, qui s’arrêtèrent l’une après l’autre devant la maison,pour pousser trois salves de hourras, et passèrent ensuite leurchemin, après que les chefs qui les conduisaient eurent crié touthaut où ils allaient, en invitant les spectateurs à se joindre àeux. Le premier détachement, portant en bannières quelques restesdu pillage qu’ils avaient consommé à Moorfield, proclama qu’ilsétaient en route pour Chelsea, d’où ils reviendraient dans le mêmeordre, pour faire tout près de là un feu de joie des dépouillesqu’ils en rapporteraient. Le second déclara qu’ils allaient àEast-Smithfield, pour le même objet. Tout cela se faisait en pleinsoleil et au grand jour. De beaux équipages ou des chaises àporteurs s’arrêtaient pour les laisser passer, ou s’en retournaientsur leurs pas, pour éviter leur rencontre ; les piétons serangeaient dans l’encoignure d’une allée ou demandaient auxlocataires la permission de se tenir à une croisée ou dans levestibule, en attendant que l’émeute fût passée : maispersonne n’intervenait, et, sitôt que le flot était écoulé, chacunreprenait son trantran ordinaire.

Restait encore la quatrième division, etc’était celle que le secrétaire attendait avec le plusd’impatience. Enfin la voilà qui s’avance ! (Elle étaitnombreuse et composée d’hommes de choix : car, en cherchant àles reconnaître, il vit parmi eux bien des figures qui ne luiétaient pas inconnues, et, en tête naturellement, celles de SimonTappertit, Hugh et Dennis. Ils firent halte, comme les autres, pourpousser leurs hourras ; mais, quand ils se remirent en marche,ils ne proclamèrent pas, comme eux, le but qu’ils se proposaient.Hugh se contenta de lever son chapeau au bout de son gourdin, etpartit après avoir jeté un coup d’œil à un gentleman qui était làen spectateur, de l’autre côté de la rue.

Gashford suivit, par instinct, la direction dece coup d’œil, et vit, debout sur le trottoir, avec une cocardebleue, sir John Chester, qui leva son chapeau à quelques lignesau-dessus de sa tête pour faire honneur à l’émeute, et s’appuyaensuite avec grâce sur sa canne, souriant de la manière la plusagréable, déployant sa toilette et sa personne tout à fait à leuravantage, et surtout ayant l’air d’une tranquillité inimaginable.Cela n’empêcha pas, malgré toute son habileté, que Gashford ne levit bien faire un signe de protection à Hugh, pour le reconnaîtreen passant : car le secrétaire, oubliant la foule, n’eut plusd’yeux que pour sir John.

Celui-ci resta à la même place et dans la mêmeattitude, jusqu’au moment où le dernier homme de la foule euttourné le coin de la rue. Alors il prit sans hésiter son chapeau,dont il détacha la cocarde, et la remit soigneusement dans sa pochepour la prochaine occasion. Il se rafraîchit avec une prise detabac, ferma sa tabatière, et se remit en marche tout doucement. Aumême instant passait une voiture qui s’arrêta, une main de dame fittomber la glace, et sir John s’avança aussitôt, le chapeau à lamain. Au bout d’une minute ou deux de conversation à la portière,évidemment au sujet de l’émeute, il monta légèrement dans lavoiture, qui l’emmena.

Le secrétaire sourit ; mais il avait dessujets plus sérieux en tête, et ne songea pas longtemps à celui-là.On lui apporta son dîner, mais il le fit redescendre sans ytoucher. Il passa quatre mortelles heures à se promener de long enlarge dans sa chambre, sans fin et sans repos, à regarder toujoursà la pendule, à faire d’inutiles efforts pour s’asseoir et lire, ouà se jeter sur son lit, ou à regarder par la fenêtre. Quand il vitau cadran que le temps marqué était venu, il monta d’un pas furtifjusqu’au haut de la maison, passa sur la nuit en attique, ets’assit, le visage tourné vers l’est.

Il ne s’inquiétait guère ni de la fraîcheur del’air, qui saisissait son front échauffé en venant des prairiesvoisines, ni des masses de toits et de cheminées qu’il avait sousles yeux, ni de la fumée et du brouillard dont il cherchait àpercer les nuages, ni des cris perçants des enfants dans leurs jeuxdu soir, ni du bruit ni du tumulte bourdonnant de Londres, ni dugai souffle qui accourait de la campagne pour se perdre ets’éteindre dans le brouhaha de la grande ville. Non ; ilregardait… il regardait toujours autre chose jusque dansl’obscurité de la nuit, tachetée seulement çà et là de quelquesjets de lumière le long des rues, à distance ; et plusl’obscurité augmentait, plus augmentaient aussi son attention etson inquiétude.

« Rien que du noir, non plus, dans cettedirection, murmurait-il tout bas incessamment. L’animal ! oùdonc est cette aurore boréale qu’il m’avait promis de me faire voirce soir dans le ciel ? »

Chapitre 12

 

Pendant ce temps-là, le bruit des troubles dela ville avait déjà circulé joliment dans les bourgs et lesvillages des environs de Londres, et, chaque fois qu’il arrivaitdes nouvelles fraîches, elles étaient sûres d’être accueillies aveccet appétit pour le merveilleux et cet amour du terrible, qui sont,probablement depuis la commencement du monde, un des attributscaractéristiques de l’espèce humaine. Cependant ces rumeurs, auxyeux de certaines personnes de ce temps, comme elles le seraientaux nôtres mêmes, si les faits aujourd’hui n’étaient pas acquis àl’histoire, semblaient si monstrueuses et si invraisemblables,qu’un grand nombre des gens qui habitaient loin de là, quelquecrédules qu’ils pussent être d’ailleurs, ne pouvaient réellement semettre dans l’esprit que la chose fût possible, et repoussaient lesrenseignements qu’ils recevaient de toutes mains, comme de puresfables et des fables absurdes.

M. Willet, bien décidé à n’en riencroire, d’après des raisonnements infaillibles à lui connus, etd’une obstination constitutionnelle dont nous avons déjà eu despreuves, était un de ceux qui refusaient positivement laconversation sur un sujet si ridicule, selon eux. Ce soir-là même,et peut-être bien au moment où Gashford était en vedette sur lestoits, le vieux John avait la face si rouge, à force de branler latête pour contredire ses trois anciens camarades de bouteille, quec’était un vrai phénomène, et qu’on aurait payé sa place pour voirce visage rubicond, sous le porche du Maypole où ils étaient assistous quatre, briller comme les escarboucles-monstres qu’onrencontre dans les contes de fées.

« Croyez-vous, monsieur, ditM. Willet, regardant fixement Salomon Daisy (car c’était sonhabitude, toutes les fois qu’il avait une altercation personnelle,de s’en prendre au plus faible de la bande), croyez-vous, monsieur,que je sois un imbécile de naissance ?

– Non, non, Jeannot, répondit Salomon,regardant à la ronde le petit cercle dont il faisait partie. Nousne sommes pas assez bêtes pour croire cela. Vous n’êtes pas unimbécile, Jeannot ; que non, que non ! »

M. Cobb et M. Parkes secouèrent latête à l’unisson en marmottant entre leurs dents : « Non,non, Jeannot, bien loin de là. »

Mais, comme ces sortes de complimentsn’avaient ordinairement d’autre effet que de rendre M. Willetencore plus têtu qu’auparavant, il les examina d’un air de profonddédain et leur répondit en ces termes :

« Alors, qu’est-ce que vous venez mechanter, que ce soir vous allez faire un tour ensemble jusqu’àLondres… vous trois… pour vous en rapporter au témoignage de vossens. Est-ce que, leur dit M. Willet, mettant sa pipe entreses dents d’un air de dégoût solennel, le témoignage de mes sens, àmoi, ne vous suffit pas ?

– Mais, dit humblement Parkes pours’excuser, nous n’en avons pas connaissance, Jeannot.

– Vous n’en avez pas connaissance,monsieur ? répéta M. Willet en le toisant des pieds à latête. Ah ! vous n’en avez pas connaissance ? Vous en avezconnaissance, monsieur. Ne vous ai-je pas dit que Sa benoîteMajesté le roi Georges III ne laisserait pas plus l’émeute rigolerdans les rues de sa bonne ville de Londres, qu’il ne se laisseraitlui-même insulter par son parlement ?

– À la bonne heure, Johnny ; maisc’est là le témoignage de votre bon sens ; ce n’est pas letémoignage de vos sens, risqua M. Parkes.

– Et qu’en savez-vous ? repartitJohn avec une grande dignité. Vous vous permettez là descontradictions un peu lestes, monsieur. Qu’en savez-vous, si c’estl’un plutôt que l’autre ? je ne croyais pas vous l’avoir ditencore, monsieur. »

M. Parkes, se voyant embarqué dans unediscussion métaphysique dont il ne savait trop comment se tirer,balbutia une apologie et battit en retraite devant son antagoniste.Il s’ensuivit un silence de dix ou douze minutes, après lequelM. Willet se mit à grommeler, à branler la tête en éclatant derire, et à faire l’observation, à propos de son défunt adversaire,« qu’il l’avait joliment arrangé. » Sur quoiMM. Cobb et Daisy rirent aussi avec des signes de têteaffirmatifs, et Parkes fut définitivement considéré comme un hommemort.

« Vous imaginez-vous que, si tout celaétait vrai, M. Haredale serait toujours dehors, comme ilest ? dit John, après une autre pause. Croyez-vous qu’iln’aurait pas peur de laisser sa maison toute seule avec deux jeunesfemmes et une couple de serviteurs pour toute défense ?

– C’est vrai, mais c’est peut-être parceque son château est à une bonne distance de Londres ; voussavez qu’on dit que les émeutiers ne s’écartent pas à plus de deuxou trois milles. La preuve, c’est qu’il y a des catholiques, voussavez, qui ont envoyé, pour plus de sûreté, leurs bijoux et leurargenterie à la campagne… du moins, on le dit.

– On le dit, on le dit ! répétaM. Willet d’un air bourru. Oui, monsieur ; c’est comme ondit que vous avez vu un revenant en mars dernier, mais personnen’en croit rien.

– Eh bien ! dit Salomon, se levantpour distraire l’attention de ses deux amis, qui commençaient àrire de cette boutade, qu’on le croie ou qu’on ne le croie pas, quece soit vrai ou faux, si nous voulons aller à Londres, nous feronsbien de partir tout de suite. Ainsi, Johnny, une poignée de main,et bonne nuit !

– Je n’ai pas de poignée de main, repritl’aubergiste, qui fourra les siennes dans ses poches, à donner àdes gens qui s’en vont à Londres pour de pareillesbêtises. »

Les trois vieux compagnons en furent quittespour lui prendre les coudes au lieu de lui serrer les mains. Aprèscette cérémonie, ils décrochèrent leurs chapeaux, prirent leurscannes, leurs manteaux, lui souhaitèrent le bonsoir et partirent,en lui promettant de lui rapporter le lendemain des détailsvéridiques sur l’état réel de la ville ; et, s’ils latrouvaient tranquille, ils lui feraient de bon cœur amendehonorable.

John Willet les regarda partir sur la route,aux rayons abondants et riches d’une belle soirée d’été. Il fittomber les cendres de sa pipe, rit en lui-même de leur folie, às’en tenir les côtes. Il en était encore tout essoufflé, car celalui prit du temps, vu qu’il n’était pas plus prompt à rire qu’àpenser ou à parler, lorsqu’enfin il s’assit, le dos à la muraille,allongea ses jambes sur le banc, se couvrit la figure de sontablier, et tomba dans un profond sommeil.

Peu importe le temps qu’il dormit ;toujours est-il que ce fut assez long : car, lorsqu’ils’éveilla, la riche clarté du soleil couchant s’était éteinte, lesombres et les ténèbres de la nuit se précipitaient à l’horizon, eton voyait déjà briller au-dessus de sa tête quelques étoileséclatantes.

Tous les oiseaux étaient à leur perchoir, etles pâquerettes, sur le gazon, avaient fermé leur petit capuchonpour protéger leur sommeil ; le chèvrefeuille enlacé autour duporche exhalait ses parfums plus odorants que jamais, comme si, àcette heure silencieuse, il devenait moins timide, et qu’il aimât àprodiguer à la nuit ses douces senteurs ; le lierre remuait àpeine son feuillage d’un vert profond. Comme tout cela étaittranquille ! comme tout cela était beau !

Mais est-ce que je n’entends pas encore unautre bruit que le frôlement des feuilles dans les arbres et le gaifrémissement des sauterelles ? Écoutez bien ! c’estquelque chose de bien faible et de bien éloigné ; celaressemble assez à ce bruit de mer qu’on entend dans un coquillage.Mais le voici qui augmente… Ah ! maintenant il décroît !…il recommence… il redouble… il s’affaiblit encore… il éclate avecviolence.

En effet, c’était bien un bruit qu’onentendait sur la route, et qui variait avec les détours du chemin.Mais à présent il n’y avait plus à s’y méprendre ; c’étaientbien les voix, c’étaient bien les pas d’un grand nombre depersonnes.

Peut-être pourtant que, même alors, JohnWillet aurait été à cent lieues de penser à l’émeute, sans lesclameurs de sa cuisinière et de sa fille de service, qui se mirentà grimper l’escalier en poussant des cris, et à s’enfermer auverrou dans un vieux grenier, d’où elles firent entendre encoreaprès des hurlements plaintifs, apparemment pour mieux assurer lesecret de leur retraite. Ces deux demoiselles ont déposé plus tardque M. Willet, dans sa terreur, ne prononça qu’un mot, sixfois de suite, et d’une voix de stentor qui le fit retentirjusqu’au haut de l’escalier où elles étaient. Mais, comme ce mot nese composait que d’un monosyllabe[2],parfaitement inoffensif quand on l’emploie pour le quadrupède mêmequ’il désigne, mais très répréhensible quand on l’applique à desfemmes d’un caractère irréprochable, il y a des personnes qui ontété portées à croire que ces demoiselles étaient sous l’empire dequelque hallucination causée par l’excès de leur frayeur, etqu’elles avaient été dupes d’une erreur d’acoustique.

Quoi qu’il en soit, John Willet, chez lequel,à défaut de courage, il y avait un entêtement imbécile qui pouvaiten avoir l’air, s’établit sous le porche, où il les attendit depied ferme. Une fois, je crois, il lui passa par la tête une idéevague que cette porte, derrière lui, avait une serrure et desverrous. Il eut, par la même occasion, une autre idée confuse dansle cerveau, qu’il avait sous la main des volets pour fermer lesfenêtres du rez-de-chaussée. Mais il n’en resta pas moins là commeune souche, à regarder de loin dans la direction d’où le bruits’avançait rapidement, sans seulement se donner la peine de retirerles mains de ses goussets.

Il n’eut pas longtemps à attendre : unemasse noirâtre, qui se mouvait dans un nuage de poussière, se fitbientôt apercevoir. L’émeute doublait le pas ; criant àtue-tête, comme des sauvages, ils se précipitèrent pêle-mêle, et,en quelques secondes, ils s’étaient passé l’aubergiste, comme uneballe, de main en main, jusqu’au cœur de la troupe.

« Ohé ! cria une voix qu’ilreconnut, en même temps que l’homme qui parlait fendait la pressepour se faire un passage jusqu’à lui. Où est-il ?Donnez-le-moi. Ne lui faites pas de mal. Eh bien ! mon vieuxJean, comment ça va ? ha ! ha ! ha ! »

M. Willet le regarda, vit bien quec’était Hugh, mais sans rien dire, et peut-être sans en penserdavantage.

« Voilà des camarades qui ont soif ;il faut leur donner à boire, cria Hugh, en le poussant dans lamaison. Allons, Jean-Jean, hardi à la besogne ! Donnez-nous dece bon petit, de cet excellent petit… extra-fin que vous gardezpour votre boîte ordinaire. »

John articula faiblement ces mots :« Qui est-ce qui payera ?

– Dites donc, les autres,entendez-vous ? Il demande qui est-ce qui payera, » criaHugh avec des éclats de rire qui rebondirent dans la foule. Puis,se tournant vers John, il ajouta : « Qui payera ?mais, personne ! »

John arrêta ses yeux sur cette masse defigures, les unes ricanantes, les autres menaçantes, les uneséclairées par des torches, les autres indistinctes, quelques-unescouvertes par l’ombre et les ténèbres, ou le regardant fixement, oufaisant l’inspection de sa maison, ou se regardant les unes lesautres ; et, sans savoir comment, car il ne se rappelaitseulement pas avoir bougé, il se trouva dans son comptoir, assisdans son fauteuil, assistant à la destruction de ses biens, comme àquelque représentation théâtrale d’une nature surprenante etstupéfiante, mais qui ne le regardait pas du tout, à ce qu’ilpouvait croire.

Vraiment, oui ! voilà bien lecomptoir ! ce comptoir vénéré où les plus hardis n’auraientpas osé entrer sans une invitation spéciale du maître, lesanctuaire, le mystère, le Saint des saints : eh bien !le voilà, ce comptoir, qui regorge d’hommes, de gourdins, debâtons, de torches, de pistolets, qui retentit d’un bruitassourdissant de jurons, de cris, de huées, de menaces ; cen’est plus un comptoir, c’est une ménagerie, une maison de fous, untemple infernal et diabolique. Les gens vont et viennent, entrentet sortent, par la porte ou par la fenêtre, cassent les carreaux,tournent les cannelles, boivent les liqueurs dans de pleins bols deporcelaine ; ils se mettent à califourchon sur lestonneaux ; ils fument les pipes personnelles et consacrées deJohn et de ses pratiques ; ils élaguent le bosquet respectéd’oranges et de citrons, hachent et taillent en plein fromage dansle fameux chester, brisent des tiroirs inviolables et les ouvrenttout grands, mettent dans leurs poches des choses qui ne leurappartiennent pas, se partagent son propre argent sous ses propresyeux, gaspillent, brisent, cassent, foulent aux pieds comme desinsensés tout ce qu’ils trouvent ; il n’y a rien d’épargné,rien de sacré. On voit des hommes partout ; en haut, en bas,au premier, à la cuisine, dans les chambres à coucher, dans lacour, dans les écuries. Les portes sont ouvertes ; cela leurest égal, ils montent par la fenêtre. Qu’est-ce qui les empêche dedescendre par l’escalier ? non, ils aiment mieux sauter par lacroisée. Ils se jettent par-dessus les rampes, pour être plus tôtdans le corridor. À chaque instant ce ne sont que figuresnouvelles, une vraie fantasmagorie de gars qui hurlent, de gens quichantent, de gens qui se battent, de gens qui cassent les verres etles assiettes, de gens qui abreuvent le plancher de la liqueurqu’ils ne peuvent plus boire, de gens qui sonnent la cloche jusqu’àla démancher, de gens qui la frappent à coups de marteau jusqu’à cequ’ils l’aient mise en morceaux : toujours, toujours, des gensqui grouillent comme des fourmilières ; toujours du bruit, dela fumée de tabac, des torches, de l’obscurité, des folies, descolères, des rires, des gémissements, le pillage, l’effroi, laruine !

Presque tout le temps que John considéra cettescène épouvantable, Hugh se tint auprès de lui, et, quoiqu’il fûtbien le plus tapageur, le plus farouche, le plus malfaisant coquinde tous ceux qui étaient là, il empêcha nombre de fois qu’on nebrisât les os de son maître. Et même, quand M. Tappertit,animé par les liqueurs, passa par là, et, pour bien assurer saprérogative, donna poliment à John Willet des coups de pied dansles os des jambes, Hugh conseilla à son patron de les rendre, et,si le vieux John avait eu la présence d’esprit de comprendre cequ’il lui disait à demi-mot et d’en profiter, point de doutequ’avec la protection de Hugh il ne s’en fût tiré sans danger.

Enfin la bande commença à se reformer hors dela maison, et à rappeler ceux qui restaient à lambiner au dedans,pour faire corps avec eux. Pendant que les murmures croissaient etse formulaient hautement, Hugh et quelques-uns de ceux qui étaientencore arrêtés au comptoir, et qui étaient évidemment les meneursprincipaux, se consultèrent à part pour savoir ce qu’il fallaitfaire de John, afin de s’assurer de lui jusqu’à ce qu’ils eussentfini leur travail de Chigwell. Les uns proposaient de mettre le feuà la maison et de le laisser s’y consumer ; les autres, de luifaire prêter serment qu’il resterait là sur son fauteuil, sansbouger, pendant vingt-quatre heures ; d’autres enfin de luimettre un bâillon et de l’emmener avec eux, sous bonne garde. Aprèsavoir examiné et rejeté successivement toutes ces propositions, onfinit par décider qu’il fallait le garrotter dans son fauteuil, eton appela Dennis pour le charger de l’exécution.

« Faites bien attention, père Jean !lui dit Hugh en s’avançant vers lui : nous allons vous lierles pieds et les mains, mais sans vous faire d’autre mal. Vousentendez bien ? »

John Willet en regarda un autre, comme s’il nesavait pas qui est-ce qui parlait, et marmotta entre ses dents deuxou trois mots sur l’habitude qu’il avait de prendre quelque chosetous les dimanches à deux heures, ajoutant qu’il n’avait rien prisdepuis.

« Est-ce que vous ne m’entendezpas ? je vous dis qu’on ne vous fera pas de mal, beugla Hughen lui donnant un grand coup dans le dos pour mieux lui faireentrer son avis dans la tête. Il a eu si peur, qu’il ne sait plusoù il en est, je crois. Donnez-lui donc une goutte. Eh ! lesautres, passez-nous donc quelque chose. »

En effet, on lui passa un verre de liqueur,dont Hugh versa le contenu dans le gosier du vieux John.M. Willet fit légèrement claquer ses lèvres, fourra la maindans sa poche pour y chercher de l’argent, en demandant combienc’était : il ajouta, en promenant à la ronde des yeux hébétés,qu’il croyait qu’il y avait aussi à payer quelques verrescassés.

« Il a perdu la tête pour le moment,c’est sûr, dit Hugh, après l’avoir secoué rudement sans produired’autre effet sur tout son système qu’un cliquetis de clefs dans sapoche. Où est-il donc, ce Dennis ? »

On appela encore Dennis, qui vint enfin avecun bon bout de corde autour des reins, comme un capucin. Ilaccourait en toute hâte, escorté d’une demi-douzaine de gardes ducorps.

« Allons ! lestement ! criaHugh en frappant la terre du pied ; dépêchons-nous. »

Dennis ne fit que cligner de l’œil et déroulasa corde ; puis, levant les yeux vers le plafond, regarda toutautour, sur les murs et sur la corniche, d’un œil curieux :après cette inspection, il branla la tête.

« Mais allez donc, vous ne bougezpas ! cria Hugh, frappant encore du pied avec plusd’impatience. Allez-vous nous faire attendre ici qu’on ait sonnél’alarme à dix milles à la ronde, et qu’on vienne nous dérangerdans notre besogne ?

– C’est bon à dire, camarade, réponditDennis en faisant un pas vers lui, mais à moins… (et ici il luiparla tout bas)… à moins de l’accrocher à la porte, je ne vois riende propice pour ça dans toute la chambre.

– De propice pour quoi ?

– De propice pour quoi ! repritDennis ; vous savez bien ce qu’on veut faire du bonhomme.

– Quoi ! n’alliez-vous pas lependre ? cria Hugh.

– Eh bien ! il ne faut doncpas ? répliqua le bourreau étonné. Alors, qu’est-ce qu’il fautfaire ? »

Hugh ne répondit rien ; mais, arrachantla corde des mains de son camarade, il se mit en devoir de lier lepère John lui-même. Seulement il s’y prit d’une manière si gaucheet si maladroite, que M. Dennis le supplia, presque la larme àl’œil, de lui laisser faire son métier. Hugh y consentit, et lebourreau eut bientôt fait.

« Là ! dit-il, regardant tristementJohn Willet, qui ne montrait pas plus d’émotion dans ses liens quetout à l’heure, quand il était libre, voilà ce qui s’appelle de labonne ouvrage, et proprement faite. On le dirait empaillé !…mais dites donc, camarade, je voudrais vous dire un mot ; àprésent que le voilà troussé comme une volaille, et tout préparépour la chose, ne vaudrait-il pas mieux, pour tout le monde, ledépêcher sans plus tarder ? Ah ! que ça ferait bien dansle journal ! Le public en aurait bien plus de considérationpour nous. »

Hugh, comprenant l’intention de son camarade,mieux encore par ses gestes que par sa manière de s’exprimer un peutechnique, pour quelqu’un qui n’en avait pas l’habitude, rejetaderechef cette proposition, et prononça le commandement :« En avant ! » qui fut répété au dehors par centvoix en chœur.

« À la Garenne ! cria Dennis, encourant, suivi de tous ceux qui étaient encore dans la maison. À lamaison du témoin, camarades ! »

Un cri de rage répondit à cet appel, et lafoule tout entière courut, animée par l’amour de la destruction etdu pillage. Hugh resta quelques moments encore en arrière pourprendre quelque nouveau stimulant et pour ouvrir toutes lescannelles, qui pouvaient avoir été épargnées ; puis, jetant undernier coup d’œil sur cette chambre pillée et dévastée, où lesémeutiers avaient jeté le Mai lui-même par la fenêtre, car ilsl’avaient scié en morceaux, il alluma sa torche, donna une tape surle dos de John Willet muet et immobile, il balança son luminairesur sa tête, poussa un cri furieux, et se dépêcha de courir aprèsses compagnons.

Chapitre 13

 

John Willet, laissé seul dans son comptoirdémantibulé, continua de rester assis, tout abasourdi ; sesyeux tout grands ouverts montraient bien qu’il était éveillé maistoutes ses facultés de raison et de réflexion étaient abîmées dansun sommeil absolu. Il promenait les yeux autour de cette chambrequi avait été depuis de longues années, et qui était encore, pasplus tard qu’il y a une heure, l’orgueil de son cœur, mais sansqu’un muscle de sa figure en fût seulement ému. La nuit, au dehors,semblait noire et froide, à travers les trouées qui avaient éténaguère des fenêtres. Les liquides précieux, à présent à sec ou peus’en faut, tombaient goutte à goutte sur le plancher. Le Maypolebrisé avait l’air de regarder par la croisée rompue, comme lebeaupré d’un vaisseau naufragé, et rien n’empêchait de comparer leparquet au fond de la mer, tant il était, comme elle, semé dedébris précieux. Les courants d’air, qui n’avaient plusd’obstacles, faisaient claquer et crier sur leurs gonds lesvieilles portes. Les chandelles vacillaient et coulaient, garniesde je ne sais combien de champignons. Les beaux et brillantsrideaux d’écarlate flottaient et clapotaient au vent. Les bonspetits barils hollandais de curaçao ou d’anisette, tournés sensdessus dessous et vides, étaient jetés honteusement dans uncoin : ce n’était plus que l’ombre de ces jolis quartauts, quiavaient perdu toute leur jovialité, sans espérance de la retrouverjamais. John voyait cette désolation, ou plutôt il ne la voyaitpas. Il ne demandait pas mieux que de rester là, assis les yeuxtout grands ouverts, n’éprouvant pas plus d’indignation ou demalaise, revêtu de ses liens, que si c’eussent été des décorationshonorifiques. Personnellement, il ne voyait aucun changement :le temps allait son petit bonhomme de chemin, comme d’habitude, etle monde était toujours tranquille comme à l’ordinaire.

N’était qu’on entendait les barils se vidergoutte à goutte, les débris des fenêtres cassées crier sous lesouffle du vent, et le craquement monotone des portes ouvertes,tout était profondément calme : ces petits bruits, semblablesau tic-tac de la montre du temps pendant la nuit, ne faisaient querendre le silence plus saisissant et plus effrayant. Mais le bruitou le calme, pour John, c’était tout un : un train de grosseartillerie aurait pu venir exécuter des sarabandes sous sa fenêtre,qu’il n’en aurait été que ça. Il était désormais à l’abri de toutesurprise ; un revenant même ne lui aurait rien fait.

Justement il entendit un pas, un pasprécipité, et cependant discret, qui s’approchait de la maison. Cepas s’arrêta, avança encore, sembla faire le tour des bâtiments, etfinit par venir sous la fenêtre, par laquelle une tête plongea dansla salle.

Les chandelles agitées mettaient ce visagesingulièrement en relief sur le fond noir et sombre de la nuit audehors. Il était pâle, flétri, usé ; les yeux, à raison de samaigreur, paraissaient naturellement grands et brillants ; lescheveux étaient grisonnants. Il lança un regard pénétrant dans lachambre, en même temps qu’on entendit une voix creusedemander :

« Est-ce que vous êtes seul dans cettemaison ? »

John ne fit aucun signe, quoique cettequestion fût répétée deux fois et qu’il l’eût bien entendue. Aprèsun moment de silence, l’homme entra par la fenêtre. John ne parutpas plus surpris de cela que du reste. Il en avait tant vu monterou descendre par les croisées en une heure de temps, qu’il ne serappelait plus seulement qu’il y eût une porte, et qu’il croyaitavoir toujours vécu au milieu, de ces exercices gymnastiques depuisson enfance.

L’homme portait un grand habit noir passé, etun chapeau rabattu. Il marcha droit à John et le regarda en face.John lui rendit incontinent la monnaie de sa pièce.

« Est-ce qu’il y a longtemps que vousêtes assis là comme ça ? » dit l’homme.

John réfléchit, mais sans pouvoir trouver rienà dire.

« De quel côté sont-ils partis ?

À cette question, expliquez-moi comment il sefit, car je n’y comprends rien, que la forme particulière desbottes de l’étranger trotta dans la tête de M. Willet, quifinit par secouer ces distractions importunes et retomba dans sonpremier état.

– Ah çà ! vous feriez aussi bien deme répondre, dit l’autre ; ce serait le moyen de conserver aumoins votre peau, puisqu’il ne vous reste plus que ça. De quel côtésont-ils partis ?

– Par là, » dit John, retrouvanttout de suite la voix et faisant de bonne foi un signe de tête toutjuste dans la direction contraire à l’exacte vérité.

Il faut dire que ses pieds et ses mainsétaient liés si étroitement, qu’il ne lui restait plus que levisage pour montrer à l’étranger son chemin.

« Vous mentez, dit celui-ci avec un gestede colère et de menace. Je suis venu par là et je n’ai rien vu.Vous voulez me tromper. »

Cependant il était si visible que l’apathieimperturbable de John n’était pas un jeu ; qu’elle était aucontraire le résultat de la scène qui venait de se passer sous sontoit, que l’étranger retint sa main au moment de le frapper, et seretourna.

John le regarda faire sans seulementsourciller. L’autre alors se saisit d’un verre, le tint sous un despetits barils pour recueillir quelques gouttes, qu’il avala avecune grande avidité. Puis, trouvant que cela n’allait pas assezvite, il jeta le verre par terre avec impatience, prit le barilmême à deux mains, et s’en versa directement le contenu dans legosier. Il y avait çà et là quelques croûtes de painoubliées ; il tomba dessus aussitôt, les mangeant avecvoracité, et ne s’arrêtant que pour écouter de temps en tempsquelque bruit imaginaire au dehors. Après s’être restauré encourant, il souleva un autre baril pour l’appliquer à ses lèvres,rabattit son chapeau sur son front, comme s’il se disposait àquitter la maison, et revint à John.

« Où sont vosdomestiques ? »

M. Willet eut un souvenir confus d’avoirentendu les émeutiers leur crier de jeter par la fenêtre la clef dela chambre où elles s’étaient retirées. Il répliqua donc par cesmots :

« Elles sont sous clef.

– Elles feront bien de se tenirtranquilles et vous aussi, repartit l’autre. À présent, dites-moide quel côté ils sont partis. »

Cette fois-ci, M. Willet ne se trompapas : l’étranger se précipitait du côté de la porte poursortir, quand tout à coup le vent leur apporta le tintementéclatant et rapide d’une cloche d’alarme, puis on vit dans l’airune vive et subite clarté qui illumina non seulement toute lachambre, mais toute la campagne.

Ce ne fut pas le passage soudain des ténèbresà cette clarté terrible ; ce ne fut pas le son des crislointains et des hourras victorieux ; ce ne fut pas cetteinvasion effrayante du tumulte dans la paix et la sérénité de lanuit, qui fit reculer d’effroi l’étranger, comme s’il venait d’êtrefrappé d’un coup de tonnerre ; non, ce fut la cloche. La formela plus hideuse du plus épouvantable revenant que l’imaginationhumaine ait jamais pu se figurer, aurait surgi devant lui, qu’iln’aurait pas fui devant elle, d’un pas chancelant, avec autantd’horreur qu’il en montra au premier son de cette voix de ferretentissante. Les yeux lui sortaient de la tête, il tremblait detous ses membres, sa figure était horrible à voir, avec sa maindroite levée en l’air, la gauche pressant en bas quelque objetimaginaire qu’il frappait à coups redoublés, comme le meurtrier quiplonge un poignard au cœur de sa victime ; puis il se tira lescheveux, il se boucha les oreilles, il courut à droite, à gauche,comme un fou ; puis enfin il poussa un cri effroyable et serua dehors : et toujours, toujours la cloche tintait à sapoursuite, plus fort, plus fort, plus vite, plus vite.L’embrasement devenait plus brillant, le tumulte des voix plusprofond ; l’air était ébranlé par la chute de corps pesantsqui craquaient en tombant. Des ruisseaux d’étincelles enflamméesjaillissaient jusqu’au ciel ; mais il y avait quelque chose deplus sonore que la chute des murs ruinés, de plus rapide pourmonter jusqu’au ciel que les étincelles de l’incendie, de plusfurieux, de plus sauvage mille fois que le bruit confus des voix,quelque chose qui proclamait d’horribles secrets longtempsensevelis dans le silence, quelque chose qui parlait la langue desmorts : la cloche !… la cloche ! »

Une meute de spectres n’aurait jamais devancéà la course cette poursuite rapide, cette chasse enragée ; unelégion de revenants à ses trousses ne lui aurait pas inspiré tantde crainte. Cela aurait eu au moins un commencement et une fin,tandis qu’ici c’était répandu par tout l’espace. Il n’y avaitqu’une voix acharnée à sa poursuite, mais elle était partout :elle éclatait sur la terre, elle éclatait dans l’air ; ellecourbait en passant la pointe des herbes, elle hurlait à traversles arbres frémissants. Les échos la doublaient et la répétaient,les hiboux la saisissaient au passage dans le vent pour yrépondre ; le rossignol, de désespoir, en perdait la voix etallait cacher son effroi au plus épais des bois. Elle avait l’airde presser et de stimuler la colère de la flamme en délire ;tout était abreuvé d’une teinte écarlate ; le feu brillaitpartout. La nature semblait noyée dans le sang ; et toujoursle cri impitoyable de cette voix effrayante ; lacloche !… la cloche !

Elle cesse, mais pour les autres, non pas pourlui, qui en emporte le glas dans son cœur. Jamais tocsin sorti dela main des hommes n’a eu une voix pour vous vibrer ainsi dansl’âme, et vous répéter, à chaque son, qu’elle ne cessera pasd’appeler le ciel à son aide. Car cette cloche-là sait bien sefaire comprendre. Il n’y a pas moyen de ne pas savoir ce qu’elledit : Assassin ! assassin ! à chaquenote : cruel, barbare, sauvage assassin ! Assassin d’unbrave homme qui, dans sa confiance, avait mis sa main dans la mainde son bourreau. Rien que de l’entendre, les fantômes sortaient deleurs tombes. Tenez ! en voilà un, dont la figure animée d’unsourire amical se change tout à coup en une expressiond’incrédulité et d’horreur ; puis le moment d’après vous yvoyez la torture de la douleur ; il jette au ciel un regardsuppliant et tombe roide sur le sol, les yeux retournés dans leurorbite, comme la biche aux abois qu’il avait quelquefois vuemourir, quand il était petit enfant, qu’il tressaillait etfrissonnait… (quel triste souvenir en ce moment !) secramponnant au tablier de sa mère, curieux et effrayé à cette vue.L’autre, l’étranger, tombe aussi la face sur la terre, qu’il grattede ses mains comme pour s’y creuser un refuge, pour y cacher, aumoins pour y couvrir son visage et ses oreilles. Mais non, non,non. Une triple enceinte de murs, un triple toit d’airain, ne ledéfendraient pas contre cette voix. L’univers, le vaste univers,n’a point de refuge à lui donner contre elle.

Pendant qu’il se précipitait de tous côtés,sans savoir par où aller ; pendant qu’il restait rampant surla terre. sans pouvoir s’y cacher, la besogne marchait lestementlà-bas. En quittant le Maypole, les émeutiers s’étaient formés enun corps compact, et s’étaient avancés d’un pas rapide vers laGarenne. Devancés néanmoins par le bruit de leur approche, ilstrouvèrent les portes du jardin bien fermées, les fenêtresbarricadées, la maison ensevelie dans une obscurité profonde. Aprèsavoir inutilement tiré les sonnettes et frappé à la grille, ils seretirèrent à quelques pas de là, pour se concerter et prendreconseil sur ce qu’il y avait à faire.

La conférence ne fut pas longue ; ils nesoupiraient tous qu’après un même but, sous la double influenced’une ivresse furieuse et de leurs premiers succès, qui ne lesenivraient pas moins. L’ordre étant donné de bloquer le château,les uns grimpèrent sur la porte, ou descendirent dans le fossé pouren escalader le revers ; d’autres franchirent le mur declôture, d’autres renversèrent les barreaux de défense, dont ils sefirent à chaque brèche nouvelle des armes meurtrières. Quand lechâteau fut complètement cerné, on envoya un petit nombre d’hommesenfoncer dans le jardin un atelier d’outils, et en attendant leurretour les autres se contentèrent de frapper avec violence auxportes, en appelant les gens qui pouvaient être dans la maison, etles sommant de venir leur ouvrir s’ils voulaient avoir la viesauve.

Voyant qu’ils ne recevaient aucune réponse àces sommations, et que le détachement envoyé à la découverte desoutils revenait avec un supplément utile de pioches, de bêches, deboyaux, ils leur ouvrirent un passage, ainsi qu’à ceux qui étaientdéjà armés, ou pourvus d’avance de haches, de barres de fer, depinces ; quand ils eurent percé à travers la foule, ilsformèrent le premier rang des assaillants, tout prêts à faire lesiège en règle des portes et des fenêtres. Il n’y avait pour lemoment parmi eux pas plus d’une douzaine de torches allumées ;mais après tous ces préparatifs on distribua des flambeaux quipassèrent de main en main avec tant de rapidité, qu’en moins d’uneminute les deux tiers au moins de toute cette masse tumultueuseportaient des brandons incendiaires. Ils leur firent faire la roueau-dessus de leurs têtes, en poussant de grands cris, et se mirentà travailler les fenêtres et les portes.

Au beau milieu du tapage, pendant qu’onentendait le bruit sourd des coups de pioche, le fracas des vitrescassées, les cris et les jurons de la populace, Hugh et ses amisprofitèrent du désordre et du tumulte pour se rendre ensemble à laporte de la tourelle, où M. Haredale l’avait reçu la dernièrefois avec John Willet, et c’est contre cette porte qu’ilsconcentrèrent tous leurs efforts. Une bonne porte, ma foi ! envieux chêne, bien fort, soutenue derrière par de fameuses gâches etune traverse solide ! Mais, malgré tout, elle ne résista paslongtemps ; on l’entendit craquer et tomber sur l’escalier dederrière, où elle leur servit de plate-forme pour leur faciliterl’accès de la chambre haute. Presque au même moment, la maisonétait forcée sur une douzaine de points et la foule s’éboulait parchaque brèche, comme l’eau déborde à travers une digue rompue.

Il y avait deux ou trois domestiques postésdans le vestibule avec des fusils, dont ils tirèrent un coup oudeux sur les assaillants, quand ils eurent forcé le passage ;mais il n’y eut personne d’atteint, et, voyant leurs ennemis seprécipiter comme une légion de diables, ils ne songèrent plus qu’àleur propre sûreté et opérèrent leur retraite, en imitant les crisdes assiégeants, dans l’espérance de se confondre avec eux, aumilieu du vacarme. Et, en effet, ce stratagème leur réussit ;il n’y eut qu’un pauvre vieillard dont on n’entendit plus jamaisreparler ; on lui avait fait, dit-on, sauter la cervelle d’uncoup de barre de fer ; un de ses camarades le vit tomber, etson cadavre fut ensuite la proie des flammes.

Une fois maîtres du château, les assiégeantsse répandirent à l’intérieur, depuis la cave jusqu’au grenier, etcommencèrent leur œuvre de destruction violente. Pendant quequelques groupes allumaient des feux de joie sous les fenêtresd’autres cassaient les meubles et en jetaient les fragments par lacroisée pour alimenter la flamme. Là où l’ouverture dans le mur(car ce n’étaient plus des fenêtres) était assez grande, ilslançaient dans le feu les tables, les commodes, les lits, lesmiroirs, les tableaux, et, chaque fois qu’ils empilaient quelquespièces nouvelles sur le bûcher, c’étaient de nouveaux cris, denouveaux hurlements, un tintamarre infernal qui ajoutait encore àl’horreur de l’incendie. Ceux qui portaient des haches et quiavaient passé leur colère sur le mobilier, s’en prenaient après auxportes, aux impostes, qu’ils mettaient en pièces ; ilsbrisaient les parquets, coupaient les poutres et les solives, sanss’inquiéter s’ils n’allaient pas ensevelir sous des monceaux deruines les traînards qui n’avaient pas quitté assez tôt l’étagesupérieur. Il y en avait qui fouillaient dans les tiroirs, lescaisses, les boites, les pupitres, les armoires, pour y chercherdes bijoux, de l’argenterie, des pièces de monnaie ; d’autres,plus avides de destruction que de gain, les jetaient dans la coursans seulement y regarder, en invitant ceux d’en bas à les mettreen tas dans le brasier. D’autres, qui étaient descendus à la cavepour y défoncer les tonneaux, couraient ça et là comme des enragés,mettant le feu à tout ce qu’ils voyaient, souvent même auxvêtements de leurs camarades ; enfin brûlant si bien lesbâtiments par tous les bouts, qu’on en voyait plusieurs quin’avaient pas eu le temps de se sauver, suspendus avec leurs mainsdéfaillantes, et le visage noirci par la fumée, aux allèges descroisées où ils s’étaient traînés, en attendant qu’ils fussentattirés et dévorés dans la fournaise. Plus le feu sévissait etpétillait, plus les gens devenaient farouches et cruels, comme desdiables qui se sentent dans leur élément au milieu du feu ;ils avaient déjà dépouillé leur nature terrestre pour prendre unavant-goût des plaisirs de l’enfer.

Le bûcher en combustion qui montrait leschambres et les couloirs rouges comme le feu, à travers les trouspratiqués dans les murs écroulés ; les flammes égarées quiléchaient de leurs langues fourchues les murs de brique et depierre au dehors, pour trouver un passage et porter leur tribut àla masse ardente qui brûlait en dedans ; le reflet del’incendie sur le visage des brigands occupés à l’attiser ; lemugissement de la braise furieuse, si haute et si brillante qu’ellesemblait, dans sa rapacité, avoir dévoré jusqu’à la fuméemême ; les flammèches vivantes que le vent détachait dubrasier pour les emporter sur ses ailes, comme une neige defeu ; le bruit sourd des poutres brisées, qui tombaient commedes plumes sur le monceau de cendres, et se réduisaient presque aumême instant en un foyer d’étincelles et de poussièreenflammée ; la teinte blafarde qui couvrait le ciel, faisantmieux ressortir tout autour, par le contraste, les ténèbresprofondes ; la vue de tous les recoins dont leur usagedomestique faisait naguère un lieu sacré, livrés maintenant sanspudeur aux regards d’une populace effrontée ; la destructionpar des mains rudes et grossières des mille petits objets de laprédilection des maîtres, qui les associaient dans leurs cœurs avecde tendres et précieux souvenirs ; et cela, non pas au milieude visages sympathiques et de consolations murmurées par l’amitié,mais au bruit des acclamations les plus brutales, et de crisétourdissants qui faisaient sauver à la hâte jusqu’aux rats,habitués par une longue possession à ce domicile antique, etdevenus, pour ainsi dire, les commensaux de la maison : toutesces circonstances se combinaient pour présenter aux yeux une scèneque les spectateurs qui n’y prenaient point part ne devaient jamaisoublier, dussent-ils vivre cent ans.

Quels étaient ces spectateurs ? La cloched’alarme, remuée par des mains puissantes, avait longtemps retenti,mais pas une âme qu’on pût voir. Quelques rebelles prétendaientbien que, lorsqu’elle avait cessé d’appeler à l’aide, on avaitentendu des cris de femmes éplorées, et qu’on avait vu flotterleurs vêtements dans l’air, pendant qu’elles étaient emportées,malgré leur résistance, par une troupe de ravisseurs. Mais, dans unpareil désordre, personne ne pouvait dire si c’était vrai ou sic’était faux. Cependant où donc était Hugh ? Personne nel’avait plus vu depuis qu’on avait enfoncé les portes. Toute labande criait après lui ; où est donc Hugh ?

« Présent, répondit-il d’une voixenrouée, en sortant de l’obscurité, tout haletant, tout noirci parla fumée. Nous avons fait tout ce que nous pouvions faire. Voilà lefeu qui va s’éteindre de lui-même, et, s’il reste encore quelquepan de murailles, ce n’est plus qu’un amas de ruines.Dispersons-nous, mes gars, pendant qu’il y fait bon ; rentrezpar différents chemins, et nous nous retrouverons commed’habitude. »

Là-dessus, il disparut de nouveau… (c’étaitbien étrange, lui qui toujours arrivait le premier et ne s’enallait que le dernier)… et les laissa retourner chacun chez euxcomme ils voulaient.

Ce n’était pas une tâche facile qued’organiser la retraite d’une pareille multitude. Quand on auraitouvert toutes grandes les portes de Bedlam[3], il n’enserait pas sorti autant de fous qu’en avait fait sortir cette nuitde délire. On voyait des hommes danser et trépigner sur lesparterres de fleurs, comme s’ils croyaient écraser des victimeshumaines sous leurs pieds ; ils arrachaient leurs tiges avecfureur, comme des sauvages qui tordent le cou de leurs ennemis. Onen voyait d’autres jeter en l’air leurs torches enflammées, et lesrecevoir sans bouger sur leurs têtes et sur leurs visages toutenflés et tout couturés de brûlures hideuses. On en voyait qui seprécipitaient jusqu’au brasier et en écartaient la vapeur avec lemouvement de leurs mains, comme s’ils nageaient en pleineeau ; d’autres même qu’on avait beaucoup de peine à empêcherde s’y plonger pour satisfaire leur soif de feu. Sur le crâne d’ungarçon, de vingt ans à peine, étendu ivre mort sur le gazon avec legoulot d’une bouteille dans la bouche, coulait du toit une pluie deplomb liquide brûlé à blanc, qui faisait fondre sa tête comme unecire. Quand on réunit tous les gens épars, on retira des caves,pour les emporter à bras, des misérables, vivants encore, maismarqués comme d’un fer chaud sur tout le corps, et, le long de laroute, leurs porteurs cherchaient à les ragaillardir par desplaisanteries de corps de garde, en attendant qu’ils lesdéposassent morts à la porte de quelque hôpital. Mais tous cestableaux effroyables n’inspiraient à personne, dans cette troupehurlante, ni pitié ni dégoût ; il n’y en avait pas un dont larage aveugle, féroce, animale, fût seulement assouvie.

Le rassemblement se dispersa à la finlentement, et par petits pelotons, avec des hourras enroués, et aubruit de leurs cris ordinaires. Quelques traînards, les yeuxéraillés et injectés de sang, suivaient l’avant-garde d’un pasaviné. Les appels lointains par lesquels ils se répondaient, lesifflement convenu pour rallier ceux qui manquaient, devinrent deplus en plus rares et faibles, tant qu’enfin ces bruits mêmeexpirèrent, faisant place au silence des nuits.

Quel silence ! L’éclat éblouissant desflammes n’était plus à présent qu’une lueur d’accès, un éclairintermittent. Les charmantes étoiles du ciel, jusqu’alorsinvisibles, éclairaient à leur tour le monceau de cendres, bientôtobscur. Une fumée retardataire était encore suspendue le long desruines, comme pour les cacher aux yeux : le vent semblait larespecter. Des murailles nues, des toits ouverts, des chambres oùdes êtres bien chers, aujourd’hui défunts, avaient bien des foisrelevé le matin leur tête sur leurs chevets pour renaître à une vienouvelle avec une nouvelle énergie ; où tant d’autres,également bien aimés, avaient passé des jours de joie ou detristesse ; où se trouvaient mêlés ensemble tant de souvenirset de regrets, de soucis et d’espérances… tout cela… parti. Il nereste plus qu’un vide triste et navrant ; un monceau à demiétouffé de poussière et de cendres ; le silence et la solitudedu néant.

Chapitre 14

 

Les bonnes gens du Maypole, qui ne sedoutaient guère du changement qui bientôt allait se faire dans leurrendez-vous favori, entrèrent dans la forêt pour se rendre àLondres. Ils ne prirent pas la grand’route, pour éviter la chaleuret la poussière, et se tinrent dans les sentiers à travers champs.À mesure qu’ils approchaient de leur destination, ils se mirent àfaire des questions aux gens qui passaient, sur l’émeute, sur lavérité ou la fausseté des récits qu’on leur en avait faits. Lesréponses qu’ils reçurent laissaient bien loin derrière elles leschétives nouvelles qui avaient pénétré dans la paisible bourgade deChigwell. Un homme leur dit que, cette après-midi même, la troupe,chargée de conduire à Newgate quelques émeutiers qu’on venaitd’interroger en justice, avait été attaquée par la populace etforcée de faire retraite ; un autre, que l’on était en trainde démolir la maison de deux témoins à charge près de Clare-Market,au moment où il était parti de Londres ; un autre, que l’ondevait mettre ce soir le feu à celle de sir Georges Saville, dansle quartier de Leicester-Field, et que sir Georges passerait unmauvais quart d’heure s’il tombait entre les mains du peuple, parceque c’était lui qui avait présenté le bill en faveur descatholiques. Tous s’accordaient à dire que l’émeute était àl’œuvre, plus forte et plus nombreuse que jamais ; qu’il nefaisait pas bon dans les rues ; que l’épouvante publiquecroissait à chaque moment, et qu’il y avait déjà un grand nombre defamilles qui s’étaient sauvées à la campagne. Passa un drôle quiportait les couleurs populaires et qui les insulta pour n’avoirpoint de cocardes à leurs chapeaux, en leur recommandant d’allervoir le lendemain soir une fameuse poussée qu’on allait donner auxportes de la prison. Un autre leur demanda si c’est qu’ils étaientincombustibles, de sortir ainsi sur les chemins sans porter lamarque distinctive des honnêtes gens ; enfin un troisième, quiallait à cheval tout seul leur ordonna de lui jeter chacun unshilling dans son chapeau, pour la quête des émeutiers.

Malgré le désagrément de se voir ainsirançonnés, et la crainte que leur causaient tous cesrenseignements, ils persistèrent, puisqu’ils avaient tant fait quede venir, dans la résolution de pousser plus loin et d’aller voirde leurs propres yeux l’état réel des choses. Ils doublèrent lepas, comme on fait toujours en pareil cas, lorsqu’on vient durecevoir des nouvelles qui vous intéressent ; et, ruminant,chacun de leur côté, les rapports qu’ils venaient d’entendre, ilsne se disaient pas grand’chose.

Or, la nuit était venue, et, quand ilsapprochèrent de Londres, ils eurent de loin la triste confirmationde ce qu’on leur avait dit, dans la lueur qu’ils purent voir detrois incendies, tout près l’un de l’autre, dont la flamme jetaitune réverbération lugubre dans le ciel. En arrivant à l’entrée desfaubourgs, ils aperçurent, à la porte de presque toutes lesmaisons, ces mots écrits à la craie, en gros caractères :« Pas de papisme ! » Les boutiques étaient fermées,l’alarme et la crainte se lisaient sur tous les visages.

Chacun de nos curieux faisait à part soi cesremarques peu rassurantes, sans les communiquer à ses camarades,lorsqu’ils arrivèrent à une barrière qui se trouvait fermée. Ilspassaient par le Tourniquet sur la contre-allée, comme un cavalier,venant de Londres au grand galop, appela d’un ton très ému legarde-barrière : « Vite, vite, ouvrez-moi, au nom duciel ! »

À cette prière si pressante et si véhémente,l’homme accourut, une lanterne à la main, et se disposait à ouvrir,lorsque, jetant par hasard les yeux derrière lui, il s’écria :« Bonté divine ! qu’est-ce que c’est que ça ? encoreun feu ? »

À ces mots, les trois amateurs de Chigwelltournèrent la tête et virent à distance, juste dans la directiond’où ils venaient, jaillir une nappe de feu qui jetait sur lesnuages une clarté menaçante, comme si l’incendie était en effetderrière eux, semblable à un soleil couchant de sinistreprésage.

« Si je ne me trompe, dit le cavalier, jesais d’où partent ces flammes. Allons ! mon brave homme, nerestez pas là pétrifié. Ouvrez-moi la porte.

– Monsieur, lui cria le portier enmettant la main sur la bride de son cheval, au moment où il luiouvrait un passage, je crois vous reconnaître, monsieur ;croyez-moi, n’allez pas plus loin. Je les ai vus passer, je sais dequoi ces gens-là sont capables. Ils vous assassineront.

– Soit ! dit le cavalier, toujoursl’œil fixé sur le feu, et non sur son interlocuteur.

– Mais, monsieur, monsieur, cria l’hommeen serrant encore davantage la bride, si vous voulez aller plusloin, portez donc au moins le ruban bleu. Tenez ! monsieur,ajoutât-il en détachant la cocarde de son chapeau. Si je la porte,ce n’est pas par goût, c’est par nécessité ; c’est que j’aipeur pour moi et pour ma maison. Prenez-la seulement pour cettenuit… pour cette nuit seulement.

– Faites, monsieur, faites ce qu’il vousdit, crièrent les trois amis, se pressant autour de son cheval.

– Monsieur Haredale, mon digne monsieur,mon brave gentleman, je vous en prie, laissez-vous persuader.

– Qu’est-ce que j’entends-là ?répondit M. Haredale, se baissant pour mieux voir ;n’est-ce pas la voix de Daisy ?

– Oui, monsieur, répliqua le petit homme.Laissez-vous persuader, monsieur. Ce brave homme dit vrai. Votrevie peut en dépendre.

– Dites-moi, reprit Haredale brusquement,auriez-vous peur de venir avec moi ?

– Moi, monsieur ? n-o-n.

– Eh bien ! mettez cette cocarde àvotre chapeau. Si nous rencontrons ces gueux-là, vous leur jurerezque je vous emmène prisonnier, parce que vous la portez. Je leur endirai autant moi-même : car, aussi vrai que j’espère le pardondu bon Dieu dans l’autre monde, je ne veux pas qu’ils me fassentgrâce, pas plus que je ne leur ferai quartier, si nous en venonsaux mains ce soir. Allons ! sautez en croupe !… vite.Tenez-moi bien par la taille, et n’ayez pas peur. »

En un instant les voilà partis au grand galop,dans un nuage de poussière épaisse, et toujours courant devant eux,comme Robin des Bois.

Par bonheur que l’excellent coursier deHaredale connaissait bien la route : car pas une fois, pas uneseule fois, dans tout le voyage, M. Haredale n’abaissa lesyeux sur le sol, ni ne les détourna un moment de la clarté quiserrait de but et de fanal à leur course furieuse. Une fois il dità demi-voix : « C’est ma maison. » Mais il nedesserra pas les dents davantage. Quand ils arrivaient à desendroits où le chemin était plus mauvais et plus sombre, iln’oubliait jamais de poser sa main sur le petit homme pour bienl’affermir en selle ; mais il n’en continuait pas moins degarder la tête droite et les yeux fixés sur le feu, alors commetoujours.

La route n’était pas sans danger : carils avaient quitté la grand’route pour prendre le plus court,toujours à bride abattue, par des ruelles et des sentierssolitaires, où les roues des charrettes avaient fait des ornièresprofondes, où le passage étroit était bordé de haies et de fossés,où l’on avait sur la tête une arcade de grands arbres quiépaississaient l’ombre et l’obscurité. Mais c’est égal, en avant,en avant, en avant, sans s’arrêter et sans broncher, jusqu’à laporte du Maypole, d’où ils purent voir que le feu commençait às’éteindre, apparemment faute d’aliment.

« Descendons un moment, un seul moment,Daisy, dit M. Haredale, en l’aidant à sauter de cheval etsuivant ses pas. Willet, Willet, où sont ma nièce et mesdomestiques ?… Willet ! »

Tout en poussant ces cris de détresse, il seprécipite au comptoir. Qu’est-ce qu’il voit ? L’aubergiste liéet garrotté sur sa chaise, la salle démantibulée, dévastée, toutesens dessus dessous… Évidemment, personne n’avait pu venir chercherlà un refuge.

M. Haredale était un caractère fort,accoutumé à se contraindre et à réprimer ses plus vivesémotions ; mais cet augure sinistre des découvertes auxquellesil devait s’attendre (car, en voyant l’incendie, il avait biendeviné tout de suite que sa maison devait être rasée) vainquit soncourage. Il se couvrit la figure de ses mains pour un moment, etdétourna la tête.

« Johnny, Johnny, dit Salomon, et lebrave homme criait de toute sa force en se tordant les mains… moncher Johnny, oh ! quel changement ! Je n’aurais jamaiscru voir le Maypole en cet état, de ma vie vivante. Et le vieuxchâteau de la Garenne, donc ! Johnny ! MonsieurHaredale !… Ah ! Johnny ! quel affreuxspectacle !

En même temps le petit Salomon Daisy, montrantM. Haredale, plantait ses coudes sur le dos de la chaise deM. Willet, et pleurait comme un veau sur l’épaule del’aubergiste.

Le vieux John, pendant ce temps-là, lelaissait dire. Il restait assis, muet comme un merlan, fixant surlui un regard qui n’était pas de ce monde, et donnant tous lessymptômes possibles d’entière et de parfaite insensibilité à toutce qui se passait autour de lui. Cependant, quand Salomon ne ditplus rien, il suivit avec ses gros yeux ronds la direction desregards du sacristain, et commença à montrer quelque idée vaguequ’il pouvait bien y avoir là quelqu’un qui était venu le voir.

« Vous nous reconnaissez bien, n’est-cepas, Johnny ? dit Salomon en se donnant un coup sur lapoitrine : Daisy, vous savez bien… dans l’église de Chigwell…celui qui sonne les cloches… Vous rappelez-vous le petit lutrin desdimanches dans la chapelle… hein ! Johnny ? »

M. Willet réfléchit quelques minutes,puis il se mit à entonner tout bas, par un instinct mécanique, àpropos au lutrin : Magnificat anima mea…

« C’est cela, cria vivement le petithomme ; justement, c’est bien moi qui chante les vêpres,Johnny. Vous y êtes, n’est-ce pas ? Dites-moi que vous êtestout à fait remis.

– Remis ? dit Willet en récriminant,comme si c’était une question à vider entre lui et saconscience ; remis ? ah !

– Ils ne vous ont pas maltraité à coupsde bâton, de tisonniers, ou de tout autre instrument contondant,n’est-ce pas, Johnny ? demanda Salomon en jetant un coup d’œilplein d’inquiétude sur la tête de Willet. ils ne vous ont pasbattu, n’est-ce pas ? »

John fronça le sourcil, baissa les yeux commes’il était absorbé dans quelque calcul d’arithmétiquementale ; puis les releva, comme s’il cherchait au plafond letotal de l’addition rebelle ; puis les promena sur SalomonDaisy, depuis la pointe des cheveux jusqu’à la plante despieds ; puis les porta lentement tout autour de la salle. Etalors une grosse larme, ronde, plombée, et point du touttransparente, lui roula de chaque œil, lorsqu’en branlant la têteil répondit :

« S’ils avaient eu seulement la bonté dem’assassiner, combien ils m’auraient obligé !

– Non, non, ne dites pas ça, Johnny,reprit Daisy, la larme à l’œil ; c’est bien triste, mais ça neva pas jusque-là. Non, non.

– Voyez-moi ça, monsieur, cria John,tournant ses yeux douloureux sur M, Haredale, qui avait mis ungenou en terre pour travailler lestement à délivrer l’aubergiste deses liens. Voyez-moi ça, monsieur. Il n’y a pas jusqu’au Mailui-même, le vieux Mai, tout de bois et tout insensible qu’il est,qui regarde tout étonné à la fenêtre, comme s’il voulait medire : « John Willet, John Willet, allons-nous-en piquerune tête dans la mare la plus voisine, qui sera assez profonde pournous noyer, car c’est fait de nous à tout jamais. »

– Finissez, Johnny, finissez, lui criason ami, non moins touché de cet effort d’imagination douloureux dela part de M. Willet, que du ton sépulcral dont il avait parlédu Maypole. Je vous en prie, Johnny, finissez.

– Votre perte est grande et votre malheurest pénible, lui dit M. Haredale jetant un regard d’impatiencevers la porte, et ce n’est pas le moment de chercher à vousconsoler : ce ne serait pas moi, dans tous les cas, quipourrais le faire ; mais, avant de nous quitter, dites-moi unechose, et tâchez de me le dire nettement, je vous en supplie.Avez-vous vu Emma, ou avez-vous entendu parler d’elle ?

– Non, dit M. Willet.

– Vous n’avez donc vu que cettecanaille ?

– Oui.

– Elles se seront sauvées, j’espère,avant le commencement de ces scènes affreuses, ditM. Haredale, qui, au milieu de son agitation, de son désirimpatient de remonter à cheval, et de son peu d’habileté pourdébrouiller des cordes emmêlées, n’avait pas seulement défaitencore un nœud. Daisy un couteau !

– Vous n’auriez pas, dit John regardantautour de lui comme pour chercher son mouchoir de poche ou quelqueautre bagatelle qu’il aurait perdue, vous n’auriez pas, l’un oul’autre, trouvé quelque part par là… un cercueil ?

– Willet ! » criaM. Haredale.

Salomon laissa tomber de ses mains le couteau,et sentit une sueur froide lui courir tout le long du corps.« Ciel ! s’écria-t-il.

– C’est que, voyez-vous, continua Johnsans les regarder, un moment avant de vous voir, j’ai reçu lavisite d’un mort qui allait là-bas. Et s’il avait apporté là sabière ou que vous l’eussiez rencontrée sur le chemin, j’aurais bienpu vous dire le nom qu’il y avait sur la plaque. Enfin, s’il ne l’apas apportée, ça ne fait rien. »

M. Haredale, qui venait d’écouter cesparoles avec une attention palpitante, se releva à l’instant droitsur ses pieds, et, sans dire un seul mot, emmena Salomon Daisy à laporte, monta à cheval, le prit en croupe derrière lui, et volaplutôt qu’il ne galopa vers cet amas de ruines, qui était encore unchâteau majestueux quand le soleil couchant l’avait éclairé laveille de ses derniers feux. M. Willet les regarda, lesécouta, ramena ses yeux sur lui-même pour bien s’assurer qu’iln’était plus garrotté, et, sans donner le moindre signed’impatience, de surprise ou de désappointement, retomba doucementdans l’état léthargique dont il n’était sorti un moment que d’unemanière très imparfaite.

M. Haredale attacha son cheval à un troncd’arbre, et, serrant le bras de son compagnon, se glissa doucementle long du sentier, dans les lieux où était hier encore son jardin.Il s’arrêta un instant à regarder ses murs fumants et les étoilesqui envoyaient leur lumière, à travers les toits et les planchersouverts, jusque sur le tas de cendres et de poussière. Salomon jetade côté un coup d’œil timide sur sa figure, et vit que ses lèvresétaient étroitement serrées l’une contre l’autre, que ses traitsrespiraient une résolution sombre, sans qu’il lui échappât unelarme, un regard, un geste qui trahît sa douleur.

Il tira son épée, tâta sa poitrine, comme s’ilportait sur lui d’autres armes cachées, saisit de nouveau Salomonpar le poignet, et fit, d’un pas discret, le tour de la maison. Ilregardait à chaque porte, à chaque ouverture, revenait sur ses pas,quand il entendait seulement remuer une feuille, et cherchait àtâtons, les mains étendues devant lui, dans chaque encoignure plusobscure. C’est ainsi qu’ils firent tout le tour des bâtiments. Maisils revinrent au point de départ sans avoir rencontré aucunecréature humaine, ou sans trouver le moindre indice qu’il y eût làquelque traînard caché.

Après un moment de silence, M, Haredale se mità crier à deux ou trois reprises, puis enfin il dit touthaut : « Y a-t-il quelqu’un de caché ici, qui connaissema voix ! il n’y a plus rien à craindre : il peut semontrer. S’il y a là quelqu’un de ma maison, je le prie de merépondre. » Il les appela tous par leur nom, les uns après lesautres ; l’écho répéta sa voix lugubre sur bien destons ; ensuite tout redevint muet comme auparavant.

Ils se tenaient au pied de la tourelle oùétait suspendue la cloche d’alarme. Le feu ne l’avait pas épargnée,et depuis, les planchers en avaient été sciés, coupés, enfoncés.Elle était ouverte à tous les vents. Cependant il y restait un boutd’escalier au bas duquel était accumulé un grand tas de cendres etde poussière ; des fragments de marches ébréchées et rompuesoffraient ça et là une place mal sûre et mal commode pour y poserle pied, puis il disparaissait derrière les angles saillants dumur, ou dans les ombres profondes que projetaient sur lui d’autresportions de ruines : car, pendant ce temps-là, la lune s’étaitlevée à l’horizon et brillait d’un grand éclat.

Pendant qu’ils étaient là debout à écouter leséchos lointains et à espérer en vain d’entendre quelque voixconnue, des grains de poussière glissèrent du haut de cettetourelle en bas. Ému par le moindre bruit dans ce lieu sinistre,Salomon leva les yeux sur son compagnon, et vit qu’il venait de seretourner vers le même endroit, qu’il observait avec une grandeattention : il était tout yeux et tout oreilles.

M. Haredale couvrit de sa main la bouchedu petit homme, et se remit en observation. L’œil en feu, il luirecommanda expressément, sur sa vie, de se tenir tranquille, sansparler et sans bouger. Puis, retenant son haleine, et marchantcourbé en deux, il se glissa furtivement dans la tourelle, l’épéenue à la main, et disparut.

Effrayé de se voir laisser là tout seul, aumilieu de cette scène de destruction, après tout ce qu’il avait vu,tout ce qu’il avait entendu ce soir même, Salomon l’aurait suivi,si l’air et les manières de M. Haredale n’avaient pas eu, enlui défendant d’avancer, quelque chose dont le souvenir le tenait,pour ainsi dire, enchanté. Il resta donc comme enraciné à la placeoù il était, osant à peine respirer, montrant dans tous ses traitsun mélange de surprise et de crainte.

Encore des cendres qui glissent et roulent enbas… très, très doucement… puis encore… puis encore, comme si elless’écrasaient sous un pied furtif. Et puis voici une figure qui sedessine dans l’ombre, grimpant très doucement aussi et s’arrêtantsouvent pour regarder en bas ; la voilà qui poursuit sonascension difficile, et qui disparaît aux yeux encore unefois !

La voici qui reparaît dans un jour obscur etdouteux ! elle est un peu plus haut, pas beaucoup, parce quele chemin est escarpé et pénible ; elle ne peut avancer quelentement. Quel est donc le fantôme imaginaire qu’elle poursuitlà-haut, et pourquoi donc est-elle toujours à regarder enbas ? Cet homme ne sait-il pas qu’il est seul ? Est-ceque par hasard il aurait perdu l’esprit dans les pertes cruellesqu’il a pu faire cette nuit ? S’il allait se jeter la tête enbas du haut de ce mur chancelant ! Salomon, dans sa frayeur,se sentait défaillir et joignait les mains. Ses jambes tremblaientsous lui ; une sueur froide inondait son pâle visage.

S’il en avait eu la force, il aurait désobéiaux ordres de M. Haredale, mais il était incapable deprononcer un mot ou de faire un mouvement. Tout ce qu’il pouvaitfaire, c’était de tenir sa vue fixe sur un petit coin de clair delune où il allait voir sans doute apparaître la figure, si ellecontinuait de monter ; et, quand il la verrait arriver là, ilessayerait de l’appeler.

Encore des cendres qui glissent et tombent,des pierres qui roulent en bas avec un bruit, lourd et sourd.Salomon tenait sans cesse ses yeux tendus sur le coin de clair delune. La figure avançait toujours, car on voyait déjà son ombre surla muraille. Ah ! la voilà qui reparaît… la voilà qui seretourne… la voilà…

Le sacristain, frappé d’horreur, avait pousséun cri qui avait percé l’air : « Le revenant ! lerevenant ! » L’écho n’avait pas encore achevé de répéterce cri, qu’une autre figure à son tour passait au clair de la lune,se jetait sur la première, la terrassait, lui mettait un genou surla poitrine, et lui serrait la gorge avec ses deux mains.

« Scélérat ! cria M. Haredaled’une voix terrible, car c’était lui, c’est donc toi qui, par uneruse infernale, te fais passer aux yeux des hommes pour mort etenterré, mais que le ciel avait réservé pour ce jour de vengeance.Enfin… enfin, je te tiens, toi dont les mains sont teintes du sangde mon frère et de celui de son fidèle serviteur que tu as répanduaprès, pour cacher ton premier crime ! Toi, Rudge, doubleassassin, double monstre ; je t’arrête au nom de Dieu, quivient de te remettre entre mes mains. Non, non. Tu aurais la forcede vingt hommes comme toi, ajouta-t-il en voyant que le meurtrierluttait contre ses étreintes, non, tu ne m’échapperas pas, turesteras cette nuit dans mes serres. »

Chapitre 15

 

Barnabé, armé comme nous l’avons vu,continuait de se promener de long en large devant la porte del’écurie, enchanté de se retrouver seul, et savourant avec plaisirle silence et la tranquillité dont il avait perdu l’habitude. Aprèsle tourbillon de bruit et de tapage où il avait passé les joursderniers, il n’en sentait que mieux mille fois la douceur de lasolitude et de la paix. Il se sentait heureux : appuyé sur lemanche du drapeau, plongé dans ses rêveries, il avait sur toute safigure un sourire radieux, et son cerveau ne nourrissait que desvisions joyeuses.

Croyez-vous qu’il ne pensait pas àElle, à celle dont il était le seul bonheur, et qu’ilavait, sans le savoir, plongée dans cet abîme d’afflictionamère ? Oh ! que si : c’était elle qui était au cœurde ses plus brillantes espérances, de ses réflexions les plusorgueilleuses ; c’était elle qui allait jouir de tout cethonneur, de toute cette distinction de son fils : la joie etle profit, tout pour elle. Quelle félicité pour elle d’entendrefaire l’éloge des prouesses de son pauvre garçon ! Ah !Hugh n’avait pas besoin de le lui dire, il l’aurait bien deviné delui-même. Et puis, comme il était heureux encore de savoir qu’ellenageait dans l’aisance et qu’elle se rengorgeait (il se figuraitson air digne et fier dans ces moments-là) en entendant la hauteestime qu’on faisait de lui, le brave des braves, honoré du premierposte de confiance. Une fois, d’ailleurs, que tout ce bruit-làallait être fini, et que le bon lord aurait vaincu ses ennemis,quand la paix allait revenir, qu’elle serait riche et lui aussi,comme ils seraient heureux de parler ensemble de ces temps detrouble et de peine où il avait été un héros ! Quand ilsseraient là, assis ensemble tous les deux, en tête-à-tête, à lalueur d’un crépuscule tranquille et serein, qu’elle n’aurait plus às’inquiéter du lendemain, quel plaisir de pouvoir se dire quec’était l’œuvre de son pauvre nigaud de Barnabé ! comme il luidonnerait une petite tape sur la joue en riant de grand cœur !« Eh bien ! mère, suis-je toujours un imbécile ?.,.Voyons ! suis-je toujours un imbécile ? »

Là-dessus, d’un cœur plus léger, d’un pas plusglorieux, d’un œil plus triomphant au travers de ses larmes,Barnabé reprit sa promenade militaire, et, chantonnant tout bas, semit à garder son poste paisible.

Son camarade Grip, qui partageait avec lui safaction, ordinairement si avide de soleil, au lieu de s’y pavaneraujourd’hui, aimait mieux rôder dans l’écurie. Il y était trèsaffairé à fouiller dans la paille pour y cacher tous les menusobjets qu’il pouvait ramasser près de là, et à visiter depréférence le lit de Hugh, auquel il semblait prendre un intérêttout particulier. Quelquefois Barnabé, passant la tête par laporte, venait l’appeler, et alors il sortait en sautillant ;mais on voyait que c’était une simple concession qu’il croyaitdevoir, par pitié, à l’imbécillité de son maître, et il retournaittout de suite à ses occupations sérieuses. Il fourrait son bec dansla paille, regardait, recouvrait la place, comme si, nouveau Midas,il murmurait à la terre ses secrets pour les ensevelir dans sonsein : tout cela d’un air sournois, affectant, chaque fois queBarnabé passait, de regarder les nuages au firmament, sans avoirl’air d’y toucher ; en un mot, prenant, à tous égards, un airplus grave, plus profond, plus mystérieux qu’à l’ordinaire.

Le jour avançait. Barnabé, à qui sa consignene défendait pas de boire et de manger sur place, mais auquel onavait, au contraire, laissé pour ses besoins une bouteille de bièreet un panier de provisions, se décida à déjeuner, car il n’avaitrien pris depuis le matin. Pour ce faire, il s’assit par terredevant la porte, et mettant son drapeau sur ses genoux, pour ne pasle perdre en cas d’alarme ou de surprise, il invita Grip à venirdîner.

L’oiseau intelligent ne se le fit pas diredeux fois, et, sautant de côté vers son maître, se mit à crier enmême temps : « Je suis un diable, je suis un Polly, jesuis une bouilloire, je suis protestant : pas depapisme ! » Il avait appris cette dernière ritournelledes braves messieurs avec lesquels il faisait société depuispeu : aussi la prononçait-il avec une énergie peu commune.

« Bien dit, Grip ! cria son maîtreen lui choisissant les meilleurs morceaux pour sa part ; biendit, mon vieux !

– N’aie pas peur, mon garçon, coa, coa,coa, bon courage ! Grip ! Grip ! Grip !Holà ! il nous faut du thé ! je suis une bouilloireprotestante, pas de papisme ! criait le corbeau.

– Grip, vive Gordon ! » criaitde son côté Barnabé.

Le corbeau, mettant sa tête par terre,regardait son maître de côté, comme pour lui dire :« Redis-moi ça. »

Barnabé, comprenant parfaitement son désir,lui répéta la phrase bien des fois. L’oiseau l’écouta avec uneprofonde attention, répétant quelquefois ce cri populaire à voixbasse, comme pour comparer les deux manières et pour s’essayer dansce nouvel exercice ; quelquefois battant des ailes ouaboyant ; quelquefois enfin, dans une espèce de désespoir,tirant une multitude infinie de bouchons retentissants, avec uneobstination extraordinaire.

Barnabé était si occupé de son oiseau favori,qu’il ne s’aperçut pas d’abord de l’approche de deux cavaliers quivenaient au pas, juste dans la direction du poste qu’il avait àgarder. Cependant, quand ils furent à une portée de fusil, il lesvit, sauta vivement sur ses pieds, commanda à Grip de rentrer, prîtson drapeau à deux mains, et resta tout droit à attendre qu’il pûtreconnaître si c’étaient des amis ou des ennemis.

Presque au même instant, il vit que, de cesdeux cavaliers, l’un était le maître et l’autre ledomestique ; le maître était précisément lord Georges Gordon,devant lequel il se tint la tête découverte, les yeux fixés enterre.

« Bonjour, lui dit lord Georges sansarrêter son cheval avant d’être arrivé tout près de lui ; toutva bien ?

– Tout est tranquille, monsieur, tout vabien, cria Barnabé. Les autres sont partis : ils ont pris parlà ; voyez-vous ce sentier-là. Ils étaient beaucoup ?

– Ah ! dit lord Georges en leregardant d’un air sérieux, et vous ?

– Oh ! ils m’ont laissé ici ensentinelle… pour monter la garde… pour veiller à la sûreté du postejusqu’à leur retour, ce que je ferai, monsieur, pour l’amour devous. Vous êtes un bon gentilhomme, un excellent gentilhomme… ça,c’est sûr. Vous avez bien du monde contre vous ; mais vousleur ferez voir leur maître. N’ayez pas peur.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? ditlord Georges, en montrant le corbeau qui regardait du coin de l’œilà la porte de l’écurie ; mais en faisant cette question, ilregardait toujours Barnabé d’un air pensif, et, à ce qu’ilsemblait, avec une certaine inquiétude.

– Comment, vous ne savez pas ?répondit Barnabé, éclatant de rire ; ne pas savoir ce quec’est ! c’est un oiseau d’abord, mon oiseau, mon ami Grip.

– Un diable, une bouilloire, Grip ;Polly, un protestant, pas de papisme ! cria le corbeau.

– Ce n’est pas l’embarras, ajoutaBarnabé, passant la main sur le col du cheval de lord Georges, etparlant doucement ; vous n’aviez pas tort de me demander ceque c’est : car souvent je n’en sais rien moi-même, et il fautque je sois familiarisé avec lui comme je le suis, pour croire quece n’est qu’un oiseau. C’est plutôt un frère pour moi, que Grip… ilest toujours avec moi, toujours jasant… toujours content… n’est-cepas, Grip ? »

L’oiseau répondit par un croassement amical,et sautant sur le bras de son maître, que Barnabé lui avait tendupour cela, se laissa caresser d’un air de parfaite indifférencetournant son œil mobile et curieux, tantôt vers lord Georges,tantôt vers son domestique.

Lord Georges, se mordant les ongles d’un airun peu déconfit, regarda Barnabé quelque temps en silence, puis ilfit signe à son domestique de venir plus près de lui.

John Grueby toucha le bord de son chapeau parrespect et s’approcha.

« Aviez-vous déjà vu ce jeunehomme ? lui demanda son maître à voix basse.

– Deux fois, milord, dit John. Je l’ai vudans la foule hier au soir et samedi.

– Est ce que… est-ce que vous lui aveztrouvé l’air aussi singulier, aussi étrange ? continua lordGeorges d’une voix faible.

– Fou ! répondit John avec uneconcision énergique.

– Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’ilest fou, monsieur ? lui dit son maître d’un ton de dépit. Jevous trouve bien prompt à lâcher ce mot-là. Qu’est-ce qui vous faitcroire qu’il est fou ?

– Milord, vous n’avez qu’à voir soncostume, ses yeux, son agitation nerveuse ; vous n’avez qu’àl’entendre crier : « Pas de papisme ! » Fou,milord.

– Ainsi, parce qu’un homme s’habilleautrement que les autres, répliqua son maître avec colère, enjetant un coup d’œil sur son propre habillement ; parce qu’iln’est pas dans son port et dans ses manières exactement comme lesautres, et qu’il épouse avec chaleur une cause qu’abandonnent lesgens corrompus et irréligieux, c’est une raison pour qu’il soitfou, à votre avis ?

– Un vrai fou, tout ce qu’il y a de plusfou, un fou à lier, repartit l’inébranlable John.

– Comment osez-vous me dire cela enface ? cria son maître en se tournant vivement de soncôté.

– Je le dirais à n’importe qui, s’il mefaisait la même question.

– Je vois, dit lord Georges, queM. Gashford avait raison. Je croyais que c’était un effet deses préventions, et je me le reproche ; j’aurais bien dûsavoir qu’un homme comme lui était au-dessus de cela.

– Je sais bien que M. Gashford neparlera jamais en bien de moi, répliqua John en touchantrespectueusement son chapeau, et je n’y tiens pas.

– Vous êtes une mauvaise tête, un ingrat,dit lord Georges, un mouchard, peut-être. M. Gashford aparfaitement raison, j’en ai la preuve. J’ai tort de vous garder àmon service. C’est une insulte indirecte que j’ai faite à un amidigne de mon affection et de toute ma confiance, quand je songe àla cause pour laquelle vous avez pris parti, le jour où on l’amaltraité à Westminster. Vous quitterez ma maison dès ce soir… ouplutôt dès notre retour. Le plus tôt sera le mieux.

– Puisqu’il faut en venir là, je suis devotre avis, milord. Que M. Gashford triomphe, à la bonneheure ! Mais, quant à me traiter de mouchard, milord, voussavez bien que vous ne le croyez pas. Je ne sais pas ce que vousentendez par vos causes ; mais la cause pour laquelle j’aipris parti, c’est celle d’un homme que je voyais contre deux cents,et je vous avoue que je me rangerai toujours du côté de cettecause-là.

– En voilà assez, répondit lord Georgesen lui faisant signe de retourner à sa place. Je ne veux pas enentendre davantage.

– Si vous voulez me permettre d’ajouterun mot, milord, je voudrais donner un bon avis à ce pauvreimbécile : c’est de ne pas rester ici tout seul. Laproclamation a déjà circulé dans beaucoup de mains, et tout lemonde sait qu’il est intéressé dans l’affaire. Il fera bien, lepauvre malheureux, de se cacher en lieu sûr.

– Vous entendez ce qu’il dit, cria lordGeorges à Barnabé, qui les avait regardés avec étonnement pendantce dialogue. Il pense que vous pourriez bien avoir peur de rester àvotre poste, et qu’on vous retient peut-être ici contre votre gré.Qu’est-ce que vous dites de ça ?

– Ce que je pense, jeune homme, dit Johnpour expliquer son conseil, c’est que les soldats pourraient bienvenir vous prendre, et que certainement, dans ce cas, vous serezpendu par votre col jusqu’à ce que vous soyez mort… mort… mort,vous m’entendez ? Et ce que je pense, c’est que vous ferezbien de vous en aller d’ici, et au plus tôt. Voilà ce que jepense !

– C’est un poltron, Grip, unpoltron ! cria Barnabé à son corbeau, en le mettant à terre eten posant son drapeau sur son épaule. Qu’ils y viennent ! ViveGordon ! Qu’ils y viennent !

– Oui, dit lord Georges, qu’ils yviennent. Qu’ils se risquent à venir attaquer un pouvoir comme lenôtre, la sainte ligue d’un peuple tout entier ! Ah !c’est un fol ! C’est bon, c’est bon. Je suis fier d’avoir àcommander de tels hommes. »

En entendant ces mots, Barnabé sentit son cœurse gonfler d’orgueil dans sa poitrine. Il prit la main de lordGeorges et la porta à ses lèvres, caressa la crinière de soncoursier, comme si l’affection et l’amour qu’il portait au maîtres’étendaient jusqu’à sa monture, déploya son drapeau, le fitflotter fièrement, et se remit à marcher de long en large.

Lord Georges, l’œil brillant et la figureanimée, ôta son chapeau, le fit tourner autour de sa tête, et luidit adieu avec enthousiasme ; puis il se remit au petit trot,après avoir jeté derrière lui un regard de colère, pour voir si sondomestique le suivait. L’honnête John donna un coup d’éperon pourcourir après son maître, après avoir commencé par inviter encoreBarnabé à se retirer, par des signes répétés, qui n’étaient paséquivoques, mais auxquels celui-ci résista résolument jusqu’à ceque le détour de la route les empêchât de se voir.

Se trouvant seul encore une fois, et plus fierque jamais de l’importance du poste qui lui était confié, pleind’enthousiasme, d’ailleurs, en songeant à l’estime particulière etaux encouragements de son chef, Barnabé se promenait de long enlarge, dans le ravissement d’un songe délicieux, où il était plongétout éveillé. Les rayons du soleil couchant qu’il avait en face delui avaient passé dans son âme. Il ne manquait qu’une chose à sonbonheur. Ah ! si Elle pouvait seulement le voir en cemoment !

Le jour était sur son déclin ; la chaleurcommençait à faire place à la fraîcheur du soir. Le vent léger quise levait se jouait dans sa chevelure et faisait frissonnerdoucement le drapeau au-dessus de sa tête. Il y avait, dans cebruit glorieux et dans le calme d’alentour, comme un souffle fraiset libre qui répondait à ses sentiments. Il n’avait jamais été siheureux.

Il était donc appuyé sur sa hampe, regardantle soleil couchant, et songeant avec un sourire qu’il était ensentinelle pour garder l’or enterré près de là, lorsqu’il vit deloin trois ou quatre hommes qui s’avançaient d’un pas rapide versla maison, et qui faisaient signe de la main aux gens del’intérieur de se retirer pour ne pas se trouver au milieu d’undanger prochain. À mesure qu’ils s’approchaient, leurs gestesdevenaient de plus en plus expressifs, et ils ne furent pas plustôt à portée de la voix, que les premiers crièrent que les soldatsarrivaient.

À ces mots Barnabé plia son drapeau, etl’attacha autour de la lance. Son cœur battait bien fort, mais ilne songeait pas plus à avoir peur, ni à se retirer, que sa lanceelle-même. Les passants officieux qui l’avaient averti se hâtèrent,après l’avoir prévenu du danger qu’il courait, d’entrer dans lamaison, où ils jetèrent par leur arrivée le trouble et l’alarme.Les gens se mirent aussitôt à fermer les portes et les fenêtres, enlui faisant signe avec instance de fuir sans perdre de temps, etrépétèrent à plusieurs reprises cet avis : mais pour touteréponse il branla la tête d’un air indigné, et n’en resta que plusferme à son poste. Voyant alors qu’il n’y avait pas moyen de lepersuader, ils ne songèrent plus qu’à leur propre sûreté, etquittant la place, où ils ne laissèrent qu’une bonne vieille, ilsse sauvèrent à toutes jambes.

Jusque-là, rien n’annonçait que la crainteproduite par cette nouvelle ne fût pas imaginaire ; maisla Botte n’était pas évacuée depuis cinq minutes, qu’onvit apparaître, à travers champs, une troupe d’hommes en mouvement,et, à l’éclat de leurs armes et de leur équipement qui brillaientau soleil, à leur marche régulière et soutenue (car ils avançaientcomme un seul homme), il était facile de reconnaître que c’étaient…des soldats. En un moment Barnabé s’aperçut bien que c’était unfort détachement de gardes à pied, avec deux messieurs en habitbourgeois dans leurs rangs, et un petit peloton de cavalerie ;ces derniers étaient à l’arrière-garde et pas plus d’unedemi-douzaine.

Ils avançaient résolument, sans accélérer lepas en approchant, sans pousser un cri, sans montrer la moindreémotion ni la moindre inquiétude. Barnabé lui-même savait bien quecela n’avait rien d’extraordinaire dans la troupe ; cependantcet ordre invariable avait quelque chose de singulièrement imposantpour un homme accoutumé au bruit et au tumulte d’une populaceindisciplinée. Avec tout cela, il n’en resta pas moins décidé àgarder son poste, et fit bonne contenance.

Ils étaient déjà arrivés dans la cour, où ilsfirent halte. L’officier qui les commandait dépêcha une ordonnanceaux cavaliers, qui envoyèrent immédiatement un des leurs.L’officier échangea avec lui quelques mots, et ils jetèrent un coupd’œil à Barnabé, qui reconnut dans le cavalier celui qu’il avaitdémonté à Westminster, bien étonné de le revoir en face de lui.L’autre, renvoyé en toute hâte, fit le salut militaire aucommandant et retourna vers ses camarades, rangés à quelques pas delà.

L’officier ayant alors commandé :« amorcez… chargez, etc., » Barnabé, malgré la cruelleassurance que c’était pour lui que se faisaient ces préparatifs, neput se défendre d’un certain plaisir en entendant sonner la crossedes fusils à terre et retentir la baguette dans le canon de l’arme.Mais après quelques autres commandements, les soldats se mirentimmédiatement sur une file et cernèrent entièrement les bâtiments,à la distance d’une dizaine de pas ; du moins Barnabé n’encompta pas davantage entre lui et les soldats qui lui faisaientface. Les cavaliers restèrent à part, à leur place.

Les deux messieurs en habit bourgeois quis’étaient mis à l’ écart avancèrent à cheval avec l’officier aumilieu d’eux ; il y en eut un qui tira de sa poche laproclamation et la lut : l’officier somma alors Barnabé de serendre.

Au lieu de répondre, il alla se placer dansl’embrasure de la porte devant laquelle il montait la garde, etcroisa la lance pour se défendre. Après un moment d’un profondsilence eut lieu la seconde sommation.

Il n’y répondit pas davantage ; et alorsil eut fort à faire de promener ses yeux de tous côtés sur unedemi-douzaine d’adversaires qui vinrent immédiatement se poster enface de lui, avant de jeter son dévolu sur celui qu’il devaitfrapper le premier quand ils allaient se jeter sur lui. Ilrencontra les yeux de l’un d’eux dans le centre de la petitetroupe, et c’est celui-là qu’il résolut d’abattre, dût-il y perdrela vie.

Encore un silence de mort, puis la troisièmesommation.

Le moment d’après il reculait dans l’écurie,distribuant des coups à droite et à gauche comme un enragé. Deux deses ennemis étaient étendus à ses pieds. Celui qu’il avait choisipour première victime était tombé d’abord en effet : Barnabén’avait pas perdu la tête, car il en fit la remarque au milieu dutrouble et de l’animation de la lutte. Encore un coup… encore unhomme à bas puis à bas à son tour, terrassé, blessé à la poitrined’un coup de crosse (il l’avait vue tomber sur lui), inanimé…prisonnier…

Il fut rappelé à lui par un cri de surpriseque poussa l’officier. Il se retourna. Grip, après avoir travailléen secret toute l’après-midi avec un redoublement d’ardeur, pendantque tout le monde était occupé d’autre chose, avait écarté lapaille du lit de Hugh, et retourné de son bec en fer la terrefraîchement remuée. Il y avait là un trou qu’on avait négligemmentrempli jusqu’au bord, et qu’on avait seulement recouvert d’unecouche de terre. Des gobelets d’or, des cuillers d’or, desflambeaux d’or, des guinées… quel trésor fut mis tout à coup àdécouvert !

Ils apportèrent un sac et des pelles,déterrèrent tout ce qu’on avait caché là, et en retirèrent lacharge de deux hommes au moins. Quant à Barnabé, on lui mit lesmenottes, on lui lia les bras, on le fouilla, on lui prit tout cequ’il avait. Personne ne lui adressa ni une question ni unreproche, personne ne lui témoigna la moindre curiosité, les deuxsoldats qu’il avait étourdis furent emportés par leurs compagnonsavec le même ordre insouciant qui avait présidé à tout le reste.Finalement, on le laissa sous la garde de quatre soldats, labaïonnette au bout du fusil, pendant que l’officier dirigea enpersonne une perquisition générale dans la maison et dans lesbâtiments qui en dépendaient.

Ce fut bientôt fait. Les soldats sereformèrent en rangs dans la cour. « En avant,marche ! » Barnabé est emmené sous escorte ; on luifait une place, « Serrez les rangs. » Et les voilà partisavec leur prisonnier au centre.

Quand une fois ils furent dans les rues, ils’aperçut qu’il était en spectacle, et dans leur marche rapide ilpouvait voir tout le monde venir aux fenêtres quand il était passé,et relever la croisée pour le regarder. De temps en temps ilapercevait une figure de curieux par-dessus la tête des gardes quil’entouraient, ou par-dessous leurs bras, ou sur le haut d’unecharrette, ou sur le siège d’un cocher ; mais c’est tout cequ’il pouvait distinguer au milieu de sa nombreuse escorte. Lebruit même de la rue semblait dompté et garrotté comme lui, etl’air qu’il respirait était fétide et chaud comme les boufféesmalsaines qui s’exhalent d’un four.

« Une, deux ! une, deux ! latête droite ! les épaules effacées ! emboîtez lepas ! » Tout cela avec tant d’ordre et de régularité,sans que pas un d’eux le regardât ou parût se douter de saprésence ! Il ne pouvait croire qu’il fût prisonnier, mais ilne l’était que trop bien, il n’avait pas besoin qu’on le luidit : il sentait les menottes lui serrer les poignets, lacorde lui lier les bras au flanc, les fusils chargés à hauteur desa tête, avec ces pointes froides, brillantes, affilées, tournéesde son côté. Rien que de les regarder, lié et retenu comme il étaitmaintenant, c’en était assez pour lui glacer le sang dans lesveines.

Chapitre 16

 

Ils ne mirent pas longtemps à regagner lacaserne, car l’officier qui commandait le détachement voulaitéviter de soulever le peuple par un déploiement inusité de forcemilitaire dans les rues, et, par humanité d’ailleurs, il désiraitdonner le moins de tentation possible à la foule d’essayer quelquerébellion pour arracher le prisonnier de ses mains : car ilsavait bien que cela ne manquerait pas d’amener une effusion desang fatale, et que, si les autorités civiles qui l’accompagnaientl’autorisaient à faire tirer ses soldats, la première déchargeferait tomber sur la place un grand nombre d’oisifs innocents,victimes de leur sotte curiosité. Il fit donc marcher sa troupe aupas accéléré, évitant avec une prudence louable les rues populeuseset les carrefours, prenant de préférence le chemin qu’il croyait lemoins infesté par les partisans du désordre. Grâce à ces sagesprécautions, non seulement ils purent retourner dans leursquartiers sans embarras, mais ils déjouèrent complètement lesprojets d’une bande d’insurgés qui s’étaient rassemblés dans unegrande rue qu’on s’attendait à leur voir prendre, et qui restèrentencore à les attendre, pour délivrer le prisonnier, longtemps aprèsqu’ils l’avaient déjà déposé en lieu de sûreté, avaient fermé lesportes de la caserne, et doublé les postes de chacune d’elles pourmieux en assurer la défense.

Une fois là, le pauvre Barnabé fut coffré dansune chambre carrelée, où il n’y avait qu’une odeur empestée detabac, un air lourd et épais, avec un grand lit de camp pour vingthommes au moins. Quelques soldats à moitié déshabillés flânaientpar là, ou mangeaient à la gamelle. On voyait des uniformes pendusà des rangées de portemanteaux le long du mur blanchi à la chaux,et une demi-douzaine d’hommes couchés sur le dos, dormant etronflant de concert comme des bienheureux. Il avait à peine eu letemps de faire toutes ces remarques, lorsqu’on le tira de là pourl’emmener, à travers le champ de parade, dans une autre partie dubâtiment.

Dans une pareille situation, un coup d’œilsuffit pour vous faire voir bien des choses, qui vous prendraientbien plus de temps dans un moment moins critique. Il y a cent àparier contre un que, si Barnabé avait flâné en pleine liberté à laporte, il serait sorti de là avec une idée très imparfaite deslocalités, et qu’il ne s’en serait guère souvenu plus tard. Mais,avec les mains serrées dans les menottes, en traversant le préausablé des exercices du régiment, il ne laissa rien passer. L’aspectsec et aride de cette place poudreuse, et du bâtiment de briquesdans toute sa nudité ; les habits pendus ça et là à quelquesfenêtres ; les hommes en bras de chemises et en bretelles sebalançant à quelques autres, la moitié du corps en avant ; lesjalousies vertes dans le quartier des officiers, avec quelquesarbustes chétifs sur le devant ; les tambours étudiant dansune cour éloignée ; les hommes à l’exercice ; les deuxsoldats qui, tout en portant à eux deux le panier de provisions, seregardent du coin de l’œil, en voyant passer Barnabé, et font ungeste de la main en travers de la jugulaire sans rien dire, tristeaugure pour le prisonnier ; le joli sergent qui se dandine, sacanne à la main et sous son bras un registre à fermoir, recouvertde parchemin ; les lascars, au rez-de-chaussée, occupés àbrosser et à astiquer différents articles de toilette, quis’arrêtent pour le regarder et se parlent tous ensemble, faisantretentir de leurs voix bruyantes les échos des longs corridors etdes sonores galeries ; tout, jusqu’au râtelier d’armes devantle poste, et au tambour attaché dans un coin à son ceinturonblanchi à la terre de pipe, se grave dans son esprit, comme s’ilavait passé par là plus de cent fois, ou qu’il fût resté un jourentier avec eux, au lieu de cette minute d’observations faites encourant.

On le mena dans une petite cour pavée, sur lederrière, et là on ouvrit une grande porte, doublée de fer, percée,à cinq pieds du sol, de quelques trous pour laisser pénétrer l’airet le jour. C’était le cachot, où on le mit incontinent ; puison ferma la porte sur lui, on plaça devant une sentinelle, et onl’abandonna à ses réflexions.

Ce caveau ou trou noir, selonl’inscription peinte sur la porte, était très sombre, et, comme ledernier occupant était un déserteur ivre, la place n’était paspropre. Barnabé alla trouver à tâtons un peu de paille au fond, et,regardant du côté de la porte, essaya de s’accoutumer àl’obscurité, ce qui n’était pas facile, en sortant de la clartéd’un beau soleil couchant.

Il y avait au dehors une espèce de portique oucolonnade, qui interceptait encore le peu de jour qui aurait pu àgrand’peine faire son chemin par les petites ouvertures pratiquéesdans la porte. Les pas cadencés de la sentinelle retentissaientavec un bruit monotone sur la dalle, de long en large, rappelant àBarnabé la garde qu’il avait montée lui-même une heureauparavant ; et, chaque fois que le factionnaire passait etrepassait devant la porte, son ombre obscurcissait tellement lecaveau que, quand elle disparaissait, il semblait que le jourrevenait : c’était comme une nouvelle aurore.

Quand le prisonnier fut resté quelque tempsassis sur la paille, à regarder les crevasses de la porte et àécouter les pas éloignés ou rapprochés de la sentinelle, le soldatse tint tranquille en place. Barnabé, qui n’avait pas assez deprévoyance pour réfléchir au sort qu’on pouvait lui réserver, avaitété bercé dans une espèce de sommeil enfantin par le pas régulierdu factionnaire ; mais, quand l’autre s’arrêta, cela leréveilla, et alors il s’aperçut qu’il y avait deux hommes enconversation sous la colonnade, tout près de la porte de sacellule.

Il lui était impossible de dire s’il y avaitlongtemps qu’ils étaient là à causer, car il était tombé dans unétat d’apathie où il avait totalement oublié sa position réelle,et, au moment où il entendit les pas du soldat cesser, il était entrain de répondre tout haut à une question que lui faisait Hughdans l’écurie : à quel propos ? sur quel sujet ?qu’allait-il lui répondre ? Quoiqu’il eût encore la réponsesur les lèvres en s’éveillant, il ne se rappelait plus la moindrechose. Les premiers mots qui frappèrent ses oreilles furentceux-ci :

« Pourquoi donc l’a-t-on amené là, si ondevait le reprendre sitôt ?

– Et où vouliez-vous qu’il allât ?Croyez-vous qu’il pût être nulle part aussi en sûreté qu’avec lestroupes du roi ? Que vouliez-vous qu’on en fit ?Fallait-il pas le livrer à un tas de péquins qui tremblent dansleurs bottes à en enfoncer la semelle, à la moindre menace desgueux de son bord ?

– Pour ça, c’est vrai.

– Si c’est vrai !… tenez ! jevais vous dire. Je voudrais tant seulement, Tom Green, êtrecapitaine comme je ne suis que sous-officier, et qu’on me donnât àcommander deux compagnies… je ne demanderais que deux compagnies …de mon régiment. Après ça qu’on m’appelle pour apaiser l’émeute.Qu’on me donne carte blanche et une demi-douzaine de cartouches àballe…

– Ouais ! disait l’autre voix, vousen parlez bien à votre aise, mais ils ne vous donneront pas carteblanche. Et si le magistrat ne veut pas vous autoriser, qu’est-ceque vous voulez que fasse l’officier ? »

Cette difficulté parut embarrasser le sergent,qui s’en tira en envoyant les magistrats à tous les diables.« De tout mon cœur, répondit son ami.

– Qu’y a-t-il besoin d’unmagistrat ? reprit l’autre. Un magistrat, dans ce cas-là, cen’est qu’une cinquième roue à un carrosse, une espèce d’intrusinconstitutionnel. Voilà une proclamation. Voilà un homme désignédans la proclamation. Voilà des preuves contre lui, et un témoinoculaire. Que diable ! mettez-le en place, et tirez-lui uneballe dans la tête, monsieur. Pour quoi faire unmagistrat ?

– Quand est-ce qu’on le mène devant sirJohn Fielding ? demanda le premier interlocuteur.

– Ce soir, à huit heures, réponditl’autre. Eh bien ! voyez un peu les suites de tout ça. Lemagistrat l’envoie à Newgate. Bon ! nous l’amenons à Newgate.Les insurgés nous attaquent. Nous reculons devant les insurgés. Onnous jette des pierres, on nous insulte : nous ne tirons pasun coup de fusil. Pourquoi ça ? Parce qu’il y a desmagistrats. Que le diable emporte les magistrats ! »

Après s’être donné la consolation d’épuisertoutes les malédictions de son vocabulaire contre les magistrats,l’homme ne fit plus entendre qu’un grognement sourd, qui luiéchappait de temps en temps, toujours à l’adresse de ces autoritésrespectables.

Barnabé, qui avait encore assez d’esprit pourcomprendre que cette conversation l’intéressait directement, restaparfaitement tranquille jusqu’à la fin ; puis, quand ils nedirent plus rien. Il reprit à tâtons le chemin de la porte, etjetant un coup d’œil par les trous ventilatoires, il essaya de voirce que c’était que les hommes qu’il venait d’entendre causerlà.

Celui qui condamnait en termes si énergiquesle pouvoir civil, était un sergent, pour le moment employé, commeon le voyait aux rubans qui flottaient sur sa calotte, au servicedu recrutement. Il était appuyé de côté contre un pilier, presqueen face de la porte, et, tout en grommelant entre ses dents, ildessinait avec sa canne des arabesques sur le trottoir. L’autreavait le dos tourné au cachot, et ne laissait voir à Barnabé que saforme. À en juger par les apparences, c’était un bel homme, bientaillé, bien tourné, mais qui avait perdu le bras gauche. Onl’avait amputé entre le coude et l’épaule, et sa manche flottanteet vide était croisée sur sa poitrine.

C’est sans doute à cette circonstance qu’ildut d’attirer de préférence l’attention et l’intérêt de Barnabé. Ilavait quelque chose de militaire dans la tenue, et il portait unetoque gracieuse et une veste qui dessinait bien sa taille.Peut-être avait-il déjà servi ; dans tous les cas il nepouvait pas y avoir bien longtemps, car il était encore toutjeune.

« Bon ! bon ! dit-il d’un airpensif. Que la faute en soit où ça voudra, il n’en est pas moinsvrai qu’il est triste de revenir dans ma bonne vieille Angleterrepour la voir dans cet état-là.

– Je suppose que les cochons vont s’enmêler, dit le sergent, avec une imprécation contre les émeutiers, àprésent que les oiseaux leur ont déjà donné l’exemple.

– Les oiseaux ! répéta TomGreen.

– Mais oui, les oiseaux, répéta lesergent d’un air bourru Est-ce que vous n’entendez plus votrelangue ?

– Ma foi ! je ne vous comprendspas.

– Vous n’avez qu’à aller voir auposte : vous y trouverez un oiseau qui sait leur cri deralliement comme pas un d’eux ; vous l’entendrezbrailler : Pas de papisme ! comme un homme, ou comme undiable, car il prend lui-même ce titre, et franchement je croisqu’il a raison. Il faut que le diable soit déchaîné quelque partdans Londres. Dieu me damne ! si on voulait me croire, je luiaurais bientôt tordu le col. »

Le jeune manchot s’était reculé de deux outrois pas pour filer voir l’animal, quand la voix de Barnabél’arrêta :

« C’est à moi, cria-t-il, moitié riant,moitié pleurant ; c’est mon chéri, mon ami Grip. Ha !ha ! ha ! n’allez pas lui faire du mal ; il ne vousen a pas fait. C’est moi qui lui ai appris ce qu’il sait : cen’est donc pas sa faute, c’est la mienne. Vous devriez bien mel’apporter. C’est le seul ami que j’aie à présent. Avec vous,voyez-vous, il se gardera bien de danser, de causer ou desiffler ; mais avec moi, c’est bien différent, parce qu’il meconnaît ; vous ne croiriez jamais comme il m’aime. Vous n’êtespas capable d’aller faire du mal à un oiseau, n’est-ce pas ?Vous êtes un brave soldat, monsieur ; vous n’iriez pas fairedu mal à une femme ou à un enfant : un oiseau, c’est toutcomme.

Cette dernière supplication s’adressait ausergent, que Barnabé, d’après son habit rouge et ses épaulettes,jugeait d’un grade assez élevé dans les honneurs militaires, pourpouvoir décider d’un mot la destinée de Grip. Mais ce gentleman,pour toute réponse, l’envoya au diable comme un brigand de rebellequ’il était, et jurant par le sang, par la mort, par la tête, etc.,finit par l’assurer que, si cela ne dépendait que de lui, il auraitbientôt coupé le sifflet de l’oiseau… et de son maître par-dessusle marché.

– Vous êtes bien brave en paroles avec unpauvre homme en cage, dit Barnabé furieux. Si j’étais seulement del’autre côté de la porte qui nous sépare, et que nous fussionsentre quatre yeux, je vous ferais bientôt chanter une autregamme…Oui, oui, remuez la tête tant que vous voudrez… je vousferais chanter une autre gamme. Tuer mon oiseau !… Ehbien ! essayez. Tuez tout ce que vous voudrez ; mais gareaux représailles, quand ceux qui ont les mains liées pour le quartd’heure seront en état de vous le rendre ! »

Après ce beau défi, il se jeta dans le coin deson cachot. en marmottant :

« Au revoir, Grip… au revoir, mon bonvieux Grip ! » Puis il versa des larmes, pour la premièrefois depuis sa captivité, et se cacha la figure dans la paille.

Il avait eu d’abord dans l’idée que le manchotaurait pris son parti, ou qu’au moins il lui aurait dit un mot oudeux d’encouragement. Pourquoi ? c’est ce qu’il n’aurait puexpliquer, mais enfin il s’était imaginé ça. Le jeune invalide, enl’entendant parler, avait pris soin de ne pas se retourner de soncôté, et de se tenir immobile, sans dire un mot, écoutantattentivement chaque mot de ce que disait Barnabé. Peut-êtreétait-ce cette attention de sa part, ou sa jeunesse ou son airfranc et honnête, sur lesquels le prisonnier avait bâti sessuppositions. Dans tous les cas, il avait bâti sur le sable.L’autre s’en alla tout de suite quand Barnabé eut fini de parler,sans lui répondre, sans se retourner seulement de son côté. Tantpis ! tant pis ! Il voyait maintenant que tout le mondeétait contre lui ; il aurait bien dû s’en douter :« Au revoir, mon vieux Grip, au revoir. »

Au bout de quelque temps, on vint ouvrir saporte et l’appeler pour sortir. Il fut aussitôt sur pied : caril n’aurait pas voulu, pour tout au monde, leur laisser croirequ’il eût la moindre émotion, la moindre crainte. Il sortit donc etse mit à marcher comme un homme, en les regardant face à face.

Pas un des soldats qui l’accompagnaient ne fitseulement attention à cette fanfaronnade. Ils le ramenèrent auchamp d’exercice par le même chemin qu’ils avaient pris pour venir,et s’arrêtèrent là, au milieu d’un détachement deux fois aussinombreux que celui qui l’avait fait prisonnier dans l’après-midi.L’officier, qu’il reconnut, lui dit en peu de mots de bien faireattention que, s’il essayait de s’échapper, quelle que fûtl’occasion qu’il pût rencontrer de le faire avec une chance desuccès, il y avait là des hommes dont la consigne était de fairefeu sur lui au moment même. Après quoi ils l’enveloppèrent comme lapremière fois, et l’emmenèrent de nouveau.

C’est dans cet ordre invariable qu’ilsarrivèrent à Bow-Street[4], suivis etpressés de tous côtés par une foule toujours croissante. Là on lefit comparaître devant un brave monsieur qui n’y voyait pas clair,et on lui demanda s’il avait, quelque chose à dire :

« Moi ? rien. Que diable voulez-vousque j’aie à vous dire. »

Après quelques minutes de conversation entreles officiers de police, dont il ne prit aucun souci, tant ilmontrait d’indifférence, on lui annonça qu’il allait se rendre àNewgate, et on l’emmena.

Quand il fut dans la rue, il était si bienentouré des deux côtés par les soldats qui le pressaient qu’il nepouvait rien voir. Seulement, au murmure qu’il entendit, ilreconnaissait la présence d’une foule considérable, et la mauvaisedisposition des assistants pour la troupe, qui se manifestait pardes malédictions et des coups de sifflets. Avec quelle ardeur ilprêtait l’oreille pour démêler la voix de Hugh ! Mais non,dans toutes ces voix confuses, il n’y en avait pas une qu’ilconnût. Hugh ne serait-il pas aussi prisonnier par hasard ?alors, adieu l’espérance !

À mesure qu’ils approchaient de la prison, leshuées du peuple devenaient plus violentes. On jetait des pierres àla troupe. De temps en temps on faisait contre les soldats unepoussade qui leur faisait perdre un moment l’équilibre. L’un d’eux,tout près de lui, atteint d’un coup à la tempe, mit son fusil enjoue ; mais l’officier releva l’arme avec son sabre, en luidéfendant, sous peine de mort, de tirer. Ce fut là le dernierincident que Barnabé put voir d’une manière un peu distincte :car immédiatement après, il fut poussé, ballotté, agité comme unebarque sur une mer orageuse. Mais, c’est égal, qu’on poussât par-ciou par-là, il retrouvait toujours fidèlement ses gardes à sescôtés. Deux ou trois fois il fut renversé avec eux ; mais,même alors, il ne pouvait échapper un seul moment à leur vigilance.Ils étaient debout sur leurs pieds, et le serraient de près, avantque leur prisonnier, embarrassé d’ailleurs par ses menottes, eût puseulement songer à jouer des jambes.

Ainsi gardé, il se sentit bientôt hissé etsoulevé jusqu’au haut d’un étage d’escalier, d’où il put un momentembrasser, d’un coup d’œil, les assauts livrés par la foule auxsoldats, qu’on voyait çà et là faisant des efforts désespérés pourrejoindre leurs camarades. Puis, le moment d’après, tout devintsombre et ténébreux. Il se trouva dans le corridor de la prison, aucentre d’un groupe d’hommes inconnus.

Il y avait là un serrurier qui l’attendaitpour river ses fers. Trébuchant sous le poids inaccoutumé deschaînes dont il était chargé, il fut conduit à un cachot solide, enpierre de taille, où on le laissa en toute sécurité, après avoirfermé sur lui toutes les serrures, les barres et les verrous de laporte. Il avait un compagnon qu’on lui avait jeté là avec lui, sansqu’il s’en aperçût d’abord ; c’était Grip, qui, la tête basseet les plumes noires toutes chiffonnées et tout ébouriffées,semblait comprendre et partager la triste fortune de sonmaître.

Chapitre 17

 

Il nous faut maintenant retourner à Hugh, quenous avons laissé dispersant les émeutiers de la Garenne, avec unmot d’ordre pour se trouver à un autre rendez-vous, et rentrantfurtivement dans l’ombre dont il venait de sortir un moment pour neplus reparaître de la nuit.

Il s’arrêta dans le taillis, se dérobant à lavue de ses compagnons furieux qui attendaient encore dansl’incertitude, ne sachant s’ils devaient lui obéir et se retirer,ou s’ils ne feraient pas mieux de rester là quelque temps encore,dans l’espérance de revenir avec lui. Il en vit même quelques-unsqui n’étaient point du tout disposés à s’en retourner sans lui, etqui se dirigeaient du côté où il se tenait caché, pour aller à sarencontre et le presser encore de leur tenir compagnie au retour.Mais ces traînards, s’entendant à leur tour presser par leurs amisde partir, et ne se sentant pas bien braves pour s’aventurer dansl’obscurité du bois, où ils avaient peur d’une surprise, et où ilspouvaient tomber entre les mains des voisins ou des serviteurs dela famille qui peut-être les épiaient derrière les arbres,renoncèrent bientôt à leur premier projet, et, formant une petitetroupe de ceux de leurs compagnons qu’ils trouvèrent disposés à semettre en route à l’instant, ils décampèrent.

Après s’être assuré que la grande majorité desperturbateurs avaient pris ce parti, et que le jardin allaitbientôt être évacué tout à fait, il plongea dans le plus épais dufourré, cassant les branches sur son passage, et marchant toutdroit vers une lumière lointaine qui lui servait à se guider, ainsique les dernières et sombres lueurs de l’incendie par derrière.

À mesure qu’il approchait du fanal vacillantvers lequel il dirigeait sa course, il commença à voir apparaîtrela flamme rougeâtre de quelques torches, et à entendre des hommesdont la voix contenue rompait le silence de la nuit, troubléseulement à présent par quelques cris rares et lointains. Il finitpar sortir du bois, et, sautant un fossé, il se trouva dans unsentier obscur où un groupe de bandits d’assez mauvaise mine, qu’ilavait laissés là un quart d’heure auparavant, attendaient sonretour avec impatience.

Ils étaient réunis autour d’une vieille chaisede poste, menée par l’un d’eux assis en postillon sur le porteur.Les stores étaient baissés, et les deux fenêtres gardées par M,Tappertit et Dennis. C’est le premier qui commandait la troupe, etqui, en cette qualité, adressa la parole à Hugh quand il le vitrevenir. Pendant le dialogue, les autres, qui s’étaient couchés parterre, en attendant, autour de la voiture, se levèrent et serangèrent près de lui.

« Eh bien ! dit Simon à voix basse,tout va-t-il bien ?

– Pas mal, répliqua Hugh sur le même ton.Les voilà qui s’en vont ; ils étaient déjà en train de sedisperser quand je les ai quittés pour venir.

– Et la route est-elle sûre ?

– Oh ! pour les camarades, je vousen réponds. ils ne rencontreront pas beaucoup de gens disposés àvenir leur chanter pouille, après la besogne qu’on sait qu’ilsviennent de faire ce soir… Quelqu’un a-t-il quelque chose à medonner à boire ici ? »

Chacun d’eux avait fait sa provision dans lescaves, et on lui offrit aussitôt une demi-douzaine de flacons et debouteilles. il choisit la plus grande, la mit à sa bouche, et fitdégringoler le vin gargouillant dans sa gorge. Quand il l’eutvidée, il la jeta par terre, et tendit la main pour en prendre uneautre qu’il vida d’un trait comme la première. On lui en passa unetroisième qu’il ne vida qu’à moitié, réservant le reste pour lecoup de l’étrier.

« Ah çà ! demanda-t-il, vous autres,n’avez-vous pas quelque chose à me donner à manger ? J’ai unefaim de loup. Qui est ce qui a rendu visite au garde-manger ?…Allons !

– Moi, camarade, dit Dennis, ôtant sonchapeau pour chercher quelque chose, si ça peut vous aller ;j’ai là dedans un bout de pâté de venaison.

– Bon, cria Hugh en s’asseyant sur lechemin. Aboule, et dépêchons ; qu’on m’éclaire et qu’onm’entoure. Je veux faire mon gala en grande cérémonie, mes gars,ha ! ha ! ha ! »

Ils n’avaient pas besoin d’être excitésdavantage à partager ses dispositions tapageuses ; ils avaienttous bu plus que de raison, et il n’y en avait pas un qui eût latête plus saine que lui dans tous ceux qui vinrent se grouperautour de lui. Il y en avait deux qui lui tenaient une torche dechaque côté pour illuminer son grand couvert. M. Dennis qui,pendant ce temps-là, était parvenu à aveindre dans le fond de sonchapeau un gros morceau de pâté, si serré dans la forme que cen’était pas une petite affaire de l’en extraire, le servit devantHugh. Celui-ci emprunta à un honorable membre de la société uneustache ébréché, et se mit vigoureusement à l’ouvrage.

« Dites donc, frère, lui cria Dennisaprès quelques moments, si vous m’en croyez, vous ferez biend’avaler tous les jours un petit incendie comme cela une heureavant votre dîner, pour vous ouvrir l’appétit : c’est étonnantcomme ça vous réussit. »

Hugh le regarda, ainsi que les figuresnoircies dont il était entouré, et, arrêtant un moment l’exercicede ses mâchoires pour faire voltiger son couteau au-dessus de satête, il répondit par un grand éclat de rire.

« Tenez-vous tranquille, hein, si vousvoulez bien, dit Simon Tappertit.

– Ah ! voilà-t-il pas, nobleofficier, qu’il ne sera plus permis de se régaler à présent !répliqua Hugh, en écartant avec son couteau les gens quil’empêchaient de voir le capitaine… Il ne sera donc plus permis dese régaler un brin, après avoir travaillé comme j’ai fait ? Envoilà un capitaine mal commode ! Diable de capitaine ! Cen’est pas un capitaine, c’est un tyran. Hal ha ! ha !

– Je voudrais qu’il y eût là un camaradequi tînt constamment une bouteille à la bouche du lieutenant pourl’empêcher de crier ; du moins nous n’aurions pas à craindrede voir bientôt les militaires sur notre dos.

– Eh bien, après ! quand nous lesaurions sur notre dos ? répondit Hugh. Qu’est-ce que ça nousfait ? Croyez-vous qu’on en ait peur ? Qu’ils y viennent,je ne leur dis que ça, qu’ils y viennent. Le plus tôt sera lemieux. Mettez-moi seulement Barnabé à côté de moi, et à nous deuxnous vous les arrangerons, les militaires, sans vous donner lapeine de vous en occuper. À la santé de Barnabé ! »

Cependant, comme la majorité des camarades làprésents en avaient assez pour cette nuit, et ne demandaient pasd’autre affaire, dans l’état de fatigue et d’épuisement où ilsétaient déjà, ils se rangèrent du parti de M. Tappertit, etpressèrent l’autre de se dépêcher de souper, disant qu’on n’avaitdéjà que trop différé le départ. Hugh, de son côté, au milieu mêmede son ivresse frénétique, ne pouvait s’empêcher de reconnaîtrequ’ils courraient de gros risques à rester là sur le théâtre desviolences récentes ; il finit donc son repas sans autreréplique, se leva, s’approcha vers M. Tappertit, et luidonnant une lape sur le dos :

« Là, maintenant, cria-t-il, on est prêt.Il y a de jolis oiseaux dans cette cage, hein ? des petitsoiseaux bien délicats ? de tendres et amoureusescolombes ? C’est moi qui les ai mises en cage. C’estmoi ; voyons que j’y regarde encore. »

En disant cela, il jeta de côté le petithomme, monta sur le marchepied qui était à moitié baissé, leva deforce le store, et mit l’œil à la fenêtre de la chaise, commel’ogre qui regarde dans son garde-manger.

« Ha ! ha ! ha ! c’estdonc vous qui m’avez égratigné, pincé, battu, ma joliebourgeoise ? se mit-il à crier en saisissant une petite mainqui cherchait en vain à se dégager de ses griffes. Voyez-vousça ? avec des yeux si pétillants ! des lèvres sivermeilles ! une taille si appétissante ! Eh bien !je ne vous en aime que mieux, madame. Vrai, ma parole. Je veux bienque vous me poignardiez, si ça vous fait plaisir, pourvu que cesoit vous qui me guérissiez après. Ah ! que j’aime à vous voircette mine fière et dédaigneuse ! Vous n’avez jamais été sijolie ; et, pourtant qui est-ce qui peut se vanter d’avoirjamais été aussi jolie que vous, ma belle petite ?

– Allons, dit M. Tappertit, quiavait entendu ces complimenta avec une impatience manifeste, envoilà assez : partons. »

La petite main, du fond de la voiture, vint enaide à ce commandement, en repoussant de toutes ses forces lagrosse vilaine tête de Hugh, et en relevant le store, au milieu durire bruyant du lieutenant éconduit, qui jurait ses grands dieuxqu’il lui fallait encore un petit coup d’œil dans la voiture, parceque le dernier l’avait mis en appétit. Cependant, en voyantl’impatience longtemps contenue de la bande éclater enfin enmurmures ouverts, il renonça à son dessein et s’assit surl’avant-train, se contentant de taper de temps en temps au carreaude devant et d’essayer d’y jeter furtivement un regard.M. Tappertit, monté sur le marchepied, et suspendu comme unbeau page à la portière, donnait de là ses ordres au postillon,dans l’attitude du commandement, et d’une voix militaire ; lesautres venaient par derrière ou voltigeaient sur les flancs, commeils pouvaient. Il y en avait qui, à l’exemple de Hugh, essayaientd’apercevoir à la dérobée le visage dont il avait tant vanté labeauté ; mais ils voyaient bientôt leur indiscrétion répriméepar un coup de gourdin de M. Tappertit. C’est ainsi qu’ilspoursuivirent leur voyage par des routes détournées et des circuitsnombreux, gardant en résumé un ordre passable et un silence assezdiscret, excepté quand ils faisaient une halte pour reprendrebaleine, ou qu’ils se disputaient sur le meilleur chemin à prendrepour gagner Londres.

Pendant ce temps-là, que faisait Dolly ?…la belle, la charmante, la séduisante petite Dolly ! Lescheveux en désordre, sa robe déchirée, ses cils noirs tout humectésde larmes, son sein palpitant, le visage tantôt pâle de crainte,tantôt cramoisi de colère et d’indignation, mais après tout, danscet état d’excitation, mille fois plus jolie que jamais, ellefaisait tout ce qu’elle pouvait, mais vainement, pour remettreMlle Haredale, et lui donner un peu de cette consolation dontelle aurait eu tant de besoin elle-même. Les soldats allaientvenir, bien sûr. Elles allaient retrouver leur liberté. Il étaitimpossible qu’on les conduisît à travers les rues de Londres sansque, en dépit des menaces de leurs ravisseurs, elles appelassentpar leurs cris les passants à leur secours. Si elles choisissaientpour cela le moment où elles seraient dans les endroits les plusfréquentés, comment vouliez-vous qu’on ne vînt point lesdélivrer ? Voilà ce que disait la pauvre Dolly, ce qu’elleessayait même de se persuader ; mais tous ses beauxraisonnements finissaient toujours par un déluge de larmes :elle pleurait, elle se lamentait, elle se tordait les mains en sedemandant ce qu’on faisait, ce qu’on pensait, ce qu’on souffraitlà-bas, à la Clef d’or ; et elle sanglotait à fendre lecœur.

Miss Haredale, dont les sentiments étaienttoujours d’une nature moins turbulente que ceux de Dolly, mais plusprofonds, éprouvait de cruelles alarmes ; elle était à peineremise d’un évanouissement qui lui avait encore laissé la figuretoute pâle ; sa main, dans celle de sa compagne, était froidecomme la glace. Néanmoins, elle lui rappelait qu’après Dieu toutdépendait de leur prudence ; que si elles se tenaienttranquilles, pour endormir la vigilance des misérables qui lestenaient entre leurs mains, elles auraient bien plus de chances depouvoir obtenir du secours quand elles seraient arrivées enville ; qu’à moins de supposer que la société tout entière fûtbouleversée, on devait déjà s’être mis à leur recherche avecardeur, et qu’elle était bien sûre que son oncle ne se donneraitpas de repos qu’il ne fût parvenu à les découvrir et à lesdélivrer. Mais en prononçant ces dernières paroles d’espérance, àl’idée malheureusement trop vraisemblable, après tout ce qu’ellevenait de voir et de souffrir elle-même, qu’il avait pu succomberdans un massacre général des catholiques, elle redevint muette defrayeur ; et, abîmée dans le souvenir des horreurs dont ellevenait d’être témoin, dans la crainte de celles qu’elle pouvaitavoir à subir encore, elle se sentait incapable de rien penser nide rien dire ; elle n’osait même laisser un libre cours à sadouleur : elle était roide, froide et blanche comme unmarbre.

Ah ! que de fois, pendant ce long voyage,Dolly songea à son ancien amoureux, au pauvre Joe, si bon pourelle, et si peu digne de ses dédains ! Que de fois elle serappela le soir où elle s’était précipitée dans ses bras pouréchapper à l’homme qui, en ce moment même, plongeait son regardinsolent dans les ténèbres où elle était assise dans sonaffliction, lançant d’odieuses œillades d’une admirationdégoûtante ! Et quand elle pensait à Joe, qu’elle sereprésentait ce brave garçon, tout prêt, s’il était là, à venirhardiment se jeter au milieu de ces brigands, sans calculer leurnombre… son petit poing se fermait de colère, ses petits piedstrépignaient d’impatience, et l’orgueil qu’elle avait un momentressenti d’avoir conquis un si grand cœur s’éteignait dans unruisseau de larmes, et elle poussait des soupirs plus amers quejamais.

Cependant la nuit avançait, et on leur faisaitprendre des chemins qui leur étaient tout à fait inconnus, dont lavue redoublait leur inquiétude, car elles cherchaient vainement àreconnaître sur la route les objets qui pouvaient y avoir frappéquelquefois leurs regards en passant. Et cette inquiétude n’étaitque trop fondée. Comment deux belles filles comme ellespouvaient-elles se voir emportées, Dieu sait où, par une bande debrigands qui les poursuivaient de leurs yeux effrontés, sanscraindre tout ce qu’il y avait de pis ? Enfin, quand ellesentrèrent dans Londres, par un faubourg qu’elles ne connaissaientpas le moins du monde, il était plus de minuit, et les rues étaientsombres et vides. Encore si ce n’eût été que cela ! mais lachaise s’étant arrêtée dans un endroit isolé, Hugh vint tout à coupouvrir la portière, sauta dans la voiture, et s’assit entre ellesdeux.

Elles eurent beau crier au secours : ilpassa un bras autour du col de chacune d’elles, en jurant par tousles diables de les étouffer de ses baisers si elles n’étaient passilencieuses comme la tombe.

« Je suis venu ici pour vous faire tenirtranquilles, dit-il, et c’est comme ça que je m’y prendrai. Ainsi,ne vous tenez pas tranquilles, mes belles demoiselles, si cela vousfait plaisir ; criez tant que vous voudrez, j’en serai bienaise, je ne puis qu’y gagner. »

Elles avancèrent alors au grand trot, etprobablement avec un cortège moins nombreux que tout à l’heure,quoique l’obscurité de la nuit, maintenant qu’ils avaient éteintleurs torches, ne leur permît pas de s’en assurer par leurs yeux.Elles se reculaient pour ne point le toucher, chacune dans soncoin ; mais Dolly avait beau se reculer, elle n’en sentait pasmoins sa taille enlacée dans le bras hideux qui la serrait. Elle necriait plus, elle ne parlait plus ; la terreur et le dégoûtlui en ôtaient la force : seulement, elle lui repoussait lebras avec une telle énergie qu’elle espérait mourir dans cesefforts suprêmes pour se dégager de ses étreintes, et se glissaitau fond de la voiture en détournant la tête, et continuant à sedébattre avec une vigueur qui l’étonnait elle-même autant que sonpersécuteur. La voiture s’arrêta de nouveau.

« Emportez celle-là, dit Hugh à l’hommequi vint ouvrir la portière, en prenant la main de miss Haredale etla sentant retomber inanimée ; elle est pâmée.

– Tant mieux, grogna Dennis, car c’étaitcet aimable gentleman : elle en sera plus tranquille. J’aimeça, quand elles se pâment, à moins qu’elles ne soient calmes etdouces comme des colombes.

– Pouvez-vous la prendre à vous toutseul ? demanda Hugh.

– Je ne peux pas le savoir avantd’essayer. Mais je dois pouvoir en venir à bout. J’en ai déjàenlevé bien d’autres dans ma vie, dit le bourreau. Allons !hop. Elle n’est pas légère, camarade. Ces jolies filles sont toutescomme ça. Allons ! encore un petit coup de main !là ! je la tiens. »

Pendant ce temps-là il avait pris à bras lajeune demoiselle, et s’en allait chancelant sous son fardeau.

« À votre tour, ma jolie poulette, ditHugh, attirant à lui Dolly. Vous vous rappelez ce que je vous aidit : « Chaque cri, chaque baiser. » À présent,criez bien fort, si vous m’aimez, ma mignonne. Un petit cri,seulement, mademoiselle. Ma belle demoiselle, un petit criseulement pour l’amour de moi. »

Repoussant sa face de toutes ses forces, et serenversant la tête en arrière, Dolly se laissa transporter hors dela chaise, à la suite de miss Haredale, dans une méchante cabane,où son ravisseur, qui la serrait contre sa poitrine, la déposadoucement par terre.

Pauvre Dolly ! elle avait beau faire,elle n’en était que plus jolie et plus attrayante. Quand ses yeuxpétillaient de colère et qu’elle entrouvrait ses lèvres de pourprepour laisser casser le souffle rapide de sa fureur, commentvouliez-vous qu’on résistât à cela ? Quand elle pleurait, etsanglotait à se fendre le cœur, et qu’elle se lamentait de sespeines de la plus douce voix qui eût jamais charmé une oreille,comment vouliez-vous qu’on restât insensible à cette charmantemauvaise humeur qu’elle montrait de temps en temps d’un airrevêche, dans la franche et sincère expansion de sa douceur ?lorsque, s’oubliant elle-même et ses propres peines, elles’agenouillait devant son amie pour se pencher sur elle, pourapprocher ses joues de la sienne, pour lui passer ses bras autourdu col, quels sont donc les yeux mortels qui auraient pu sedétacher de cette taille délicate et souple, de cette chevelureabondante, de ce négligé de toilette, de cet abandon complet etnaturel, qui faisaient mieux valoir encore ses charmes et sabeauté ? Qui donc aurait pu la regarder prodiguant et samaîtresse ses tendresses et ses caresses, sans souhaiter d’être àla place d’Emma Haredale, ou au moins à la place de l’une oul’autre, de celle qui tenait son amie dans ses bras, ou de cellequi était dans les bras de son amie ? Ce n’était toujours pasHugh ; ce n’était toujours pas Dennis.

« Tenez ! mes jeunes demoiselles,dit M. Dennis, je vais vous dire. Je ne suis pas un homme àbeaucoup songer aux dames pour moi-même, et je ne suis pas ici pourmon compte : je n’y suis que pour donner un coup de main à desamis. Mais s’il faut que j’en voie beaucoup comme ça, je sens queje vais changer de rôle, et que je ne jouerai pas longtemps unpersonnage secondaire, je vous le dis franchement.

– Pourquoi nous avez-vous amenéesici ? dit Emma. Est-ce pour nous tuer ?

– Vous tuer ! cria Dennis ens’asseyant sur un tabouret, et la regardant de l’air le plusaimable. Mais, mon chéri, qui donc voudrait couper le col à dejolis petits poulets comme vous ? Demandez-moi plutôt si onvous a amenées ici pour y trouver des maris, à la bonneheure ! »

Et ici il échangea un rire affreux avec Hugh,qui faisait exprès de détourner modestement ses yeux du visage deDolly.

« Que non, que non, mes petits amours,qu’on ne vous tuera pas. Il n’est pas question de ça : c’esttout le contraire.

– Vous qui êtes plus âgé que votrecamarade, monsieur, dit Emma toute tremblante, est-ce que vousn’aurez pas pitié de nous ? Vous voyez pourtant que nous nesommes que des femmes.

– Je le vois bien, ma chère,répliqua-t-il : il faudrait donc que je fusse aveugle de nepas le voir, avec deux pareils échantillons de votre sexe sous lesyeux ! Ha ! ha ! certainement, je le vois bien, etje ne suis pas seul à le voir, mademoiselle. »

Il secoua la tête d’un air de mauvais sujet etfit des yeux en coulisse à Hugh, comme s’il avait dit la plus bellechose du monde, et qu’il s’applaudît de se voir si bien enverve.

« Non, non, on ne vous tuera pas le moinsdu monde. Eh bien ! pourtant, continua-t-il en retroussant sonchapeau pour se gratter plus commodément la tête, et en regardantgravement son compagnon, n’est-il pas bien remarquable, à l’honneurde l’égalité des sexes devant la loi, qu’elle n’admet pas dedistinction là-dessus dans la pénalité entre un homme et unefemme ? J’ai souvent entendu le juge dire à un voleur de grandchemin, ou à quelque malfaiteur qui avait pénétré dans les maisons,et qui avait garrotté des femmes pieds et poings liés pours’assurer d’elles (pardon, excuse, mesdemoiselles, de cetépisode) : « Malheureux ! vous n’aviez donc passeulement de respect pour leur sexe ? » Or, je vous diraique ce juge-là ne savait pas son métier, mon camarade, et que, sij’avais été à la place des accusés, je n’aurais pas été embarrassépour lui répondre : « Qu’est-ce que vous me chantez là,milord ? J’ai montré pour le sexe le même respect que la loi,pouvais-je faire mieux ? » Vous n’avez qu’à faire dansles journaux le relevé du nombre de femmes qui ont été exécutées,dans cette ville-ci seulement, depuis dix ans, dit M. Dennisd’un ton pensif, et vous serez étonné du total… mais très étonné.C’est une belle chose que l’égalité, et bien honorable pour ladignité de la loi. Malheureusement, il n’est pas sûr du tout quecela dure. Les voilà qui commencent déjà à ménager lespapistes : je m’attends, du train dont on y va, à voir un deces jours réformer même cette égalité. Ma foi ! oui, je m’yattends. »

Ce sujet de conversation sentait trop sonbourreau pour intéresser un profane comme Hugh, qui ne devait pasavoir la même partialité pour la profession ; mais,d’ailleurs, Dennis n’eut pas le temps de continuer sesdoléances : car, à l’instant même, M. Tappertit entraprécipitamment, et sa vue arracha un cri de joie à Dolly, qui sejeta de bonne foi dans ses bras.

« Je le savais bien, j’en étais sûre,cria-t-elle. Mon cher père est à la porte. Merci, ô merci, grandDieu ! Qu’il vous bénisse, Simon ! Que le ciel vousbénisse d’être venu ici ! »

Simon Tappertit, qui s’était d’abord imaginédans son for intérieur que la fille du serrurier, ne pouvant plusréprimer sa passion pour lui, allait y donner un libre cours, etdéclarer qu’elle était à lui pour toujours, parut déconcerté enentendant cette méprise ; d’autant plus que Hugh et Dennisl’accueillirent par un grand éclat de rire qui la fit reculer, etporter sur son prétendu libérateur un regard fixe et inquiet.

« Miss Haredale, dit Simon après unsilence plein d’embarras, j’espère que vous êtes aussi bien ici quele permettent les circonstances. Dolly Varden, ma chérie, montendre et délicieux amour, j’espère que vous n’êtes pas mal nonplus. »

Pauvre petite Dolly ! elle vit tout desuite ce qu’il en était, se cacha la face dans ses mains, et se mità pousser encore des sanglots plus amers que jamais.

« Vous voyez en moi, miss Varden, ditSimon, la main sur le cœur, vous voyez en moi non pas un apprenti,un ouvrier, un esclave, la victime du joug tyrannique de votrepère ; mais le chef d’un grand peuple, le capitaine d’unenoble troupe dont ces messieurs sont, comme qui dirait, lescaporaux et les sergents. Vous voyez en moi, non pas un individucomme tout le monde, mais un homme public ; non pas unrapiéceur de serrures, mais un médecin des plaies vives de samalheureuse patrie. Dolly Varden, charmante Dolly Varden, combien ya-t-il d’années que j’attends cette rencontre d’aujourd’hui !Combien y a-t-il d’années que j’aspire à vous relever et vousennoblir par mon choix ! Mais me voici payé de mes peines.Voyez en moi désormais… votre mari. Oui, belle Dolly, charmanteenchanteresse, Simon Tappertit est à vous pour toujours. »

En disant ces mots il s’avança vers elle.Dolly recula jusqu’au pied de la muraille ; et là, ne pouvantaller plus loin, elle tomba par terre. Persuadé que ce n’étaitqu’une frime pudique, Simon essaya de la relever. Mais alors Dolly,poussée au désespoir, lui saisit la crinière à deux mains, et,s’écriant tout en larmes que ce n’était qu’un misérable petitpolisson, et qu’il n’avait jamais été que ça, le secoua, le tira,le battit si bien, que c’était plaisir de la voir, et d’entendre lemalheureux appeler au secours. Jamais elle n’avait paru si belle àHugh que dans ce moment.

« Il faut qu’elle ait les nerfs bienagacés ce soir, dit Simon en rajustant ses plumes toutesfripées ; elle ne sait pas ce qu’elle fait. Il faut la laisserseule jusqu’à demain matin, cela va la remettre un peu. Emportez-ladans la maison voisine. »

À l’instant, Hugh la prit dans ses bras. Mais,soit que M. Tappertit se sentit réellement attendrir le cœur àla vue de sa douleur, soit qu’il ne trouvât pas bienséant qu’on vitsa future se débattre dans les bras d’un autre homme, il ordonna àHugh, réflexion faite, de la déposer là, et la regarda de mauvaisœil, pendant qu’elle allait bien vite se réfugier auprès de missHaredale, s’attachant après son amie, et cachant dans les plis desa robe la rougeur de son front.

« Elles vont rester ensemble ici jusqu’àdemain matin, dit Simon, qui avait eu le temps de reprendre toutesa dignité… jusqu’à demain matin. Partez.

– Bah ! cria Hugh, comment,capitaine ? Partez ! Ha ! ha ! ha !

– Qu’est-ce qui vous fait rire ?demanda Simon d’un air sévère.

– Rien, capitaine, rien, » réponditHugh ; et en même temps il tapait de sa main l’épaule du petithomme et recommençait à rire dix fois plus fort sans en expliquerla raison.

M. Tappertit le toisa des pieds à la têteavec une expression de dédain suprême (ce qui fit rire l’autre deplus belle), et se tournant vers les belles captives :

« Mesdames, leur dit-il, vous n’oublierezpas que cette maison est surveillée de tous côtés, et que lemoindre bruit qu’on y entendrait serait suivi à l’instant des plusfunestes conséquences. Demain, nous vous ferons connaître, à l’uneet à l’autre, nos intentions. En attendant, tâchez de ne pas vousmontrer à la fenêtre, et de ne pas appeler à votre aide lespassants : car, au premier mot, le public verra que vous venezd’une maison catholique, et tous les efforts de nos gens pourdéfendre votre vie seraient impuissants à vous sauver. »

Après cet avertissement, qui ne manquait pasde vraisemblance, il s’en retourna vers la porte, suivi de Hugh etde Dennis. Ils s’arrêtèrent un moment, avant de sortir, à lescontempler enlacées dans les bras l’une de l’autre ; puis ilsquittèrent la cabane, verrouillèrent la porte en dehors et y mirentbonne garde, ainsi qu’autour de la maison.

« Savez-vous, grommela Dennis en s’enallant avec ses compagnons, que nous avons là deux jolis brins defilles ? Celle de maître Gashford vaut bien l’autre, qu’endites-vous ?

– Chut ! dit Hugh avecprécipitation ; n’appelez pas les gens par leurs noms :c’est une mauvaise habitude.

– Eh bien ! je ne voudrais pas êtreà sa place, au monsieur dont vous ne voulez pas qu’on dise le nom,quand il viendra lui faire sa déclaration : voilà tout, ditDennis. C’est une de ces brunes à l’œil noir, orgueilleuses etfières, auxquelles je ne me fierais pas, si je leur voyais uncouteau sous la main. J’en ai déjà vu plus d’une. Mais il y en aune surtout que je me rappelle qui a été exécutée, il y a bien desannées (il y avait aussi un gentleman dans l’affaire) : elleme dit d’une lèvre tremblante, mais d’un cœur aussi ferme que celuide Judith devant Holopherne : « Dennis, je suis près dema fin, mais je voudrais avoir au bout de mes doigts une lame et levoir, lui, devant moi, pour le frapper roide mort. » Ah !mais, c’est qu’elle l’aurait fait comme elle le disait.

– Qui donc, roide mort ? demandaHugh.

– Comment voulez-vous que je vous ledise, camarade ? répondit Dennis. Elle ne l’a pas nommé, mafoi ! »

Hugh parut un moment tenté de demander encorequelques renseignements sur ce souvenir incohérent ; maisSimon Tappertit, qui, pendant ce temps-là, était plongé dans sesméditations profondes, donna à ses pensées une nouvelledirection.

« Hugh, lui dit-il, vous avez bientravaillé aujourd’hui. Vous serez récompensé. Et vous aussi,Dennis… vous n’avez pas quelque jeune beauté à faire enlever pourvotre compte ?

– N-o-n, répondit le gentleman passant samain sur sa barbe grise, longue au moins de deux pouces, je ne voispas que j’en aie une qui me tienne au cœur.

– Très bien ! dit Simon ; alorsnous trouverons quelque autre moyen de vous indemniser. Quant àvous, mon brave garçon (en se tournant vers Hugh), vous aurezMiggs, vous savez, celle que je vous ai promise, et cela avantqu’il soit trois jours. Comptez là-dessus : je vous en donnema parole ; c’est comme si vous la teniez. »

Hugh le remercia de tout son cœur, et de toutson cœur aussi se mit à rire, si bien et si fort qu’il s’en tenaitles côtes, et qu’il était obligé de s’appuyer sur l’épaule de sonpetit capitaine, pour ne pas se rouler par terre, car il n’auraitpas pu s’en empêcher sans cela.

Chapitre 18

 

Les trois honorables compagnons se dirigèrentdu côté de la Botte avec l’intention de passer la nuitdans ce lieu de rendez-vous, et de chercher, à l’abri de leurantique repaire, le repos dont ils avaient tant besoin : car,maintenant que l’œuvre de destruction qu’ils avaient méditée setrouvait accomplie, et qu’ils avaient mis, pour la nuit, leursprisonnières en lieu de sûreté, ils commençaient à se sentirépuisés, et à éprouver les effets énervants du transport de folie,qui les avait entraînés à de si déplorables résultats.

Malgré la fatigue et la lassitude à laquelleil succombait alors, comme ses deux camarades, et, on peut dire,comme tous ceux qui avaient pris une part active à l’incendie de laGarenne, Hugh retrouvait encore toute sa verve de tapageuse gaieté,chaque fois qu’il regardait Simon, et, à la grande colère du petitcapitaine, il la manifestait par de tels éclats de rire qu’ils’exposait à attirer sur eux l’attention de la police, et à semettre sur les bras quelque affaire dans laquelle leur état defaiblesse et d’épuisement ne leur aurait pas fait jouer un rôlebrillant. M. Dennis lui-même, qui n’était pas très sensible àl’endroit de la dignité personnelle et de la gravité, et qui avaitde plus un extrême plaisir à voir les excès d’humeur bouffonne deson jeune ami, crut devoir lui faire des remontrances surl’imprudence d’une telle conduite, qu’il considérait comme uneespèce de suicide ; or le suicide étant une anticipationvolontaire sur l’action de la loi par la main du bourreau, il netrouvait rien de plus sot ni de plus ridicule.

En dépit de ces remontrances, Hugh, sansrabattre un iota de son humeur folâtre et bruyante, s’en allait sebalançant entre eux deux, en leur donnant le bras, jusqu’au momentoù ils se trouvèrent en vue de la Botte, à quelque centpas de cette honnête taverne. Heureusement pour eux qu’il avaitcessé de rire avec sa grosse voix en approchant du but de leurcourse. Ils continuaient donc leur marche sans bruit, lorsqu’ilsvirent sortir avec précaution de sa cachette un ami qu’on avaitchargé de faire le guet toute la nuit dans les fossés du voisinagepour avertir les traînards qu’il y avait du danger à venir se faireprendre dans cette souricière : « Arrêtez, leurcria-t-il.

– Arrêtez ! et pourquoi ? ditHugh.

– Parce que la maison est pleine deconstables et de soldats, depuis qu’elle a été envahie hier ausoir. Les habitants sont en fuite ou en prison, je ne sais paslequel des deux. J’ai déjà empêché bien des gens de venir s’y faireprendre, et je crois qu’ils sont allés dans les marchés et lesplaces pour y passer la nuit. J’ai vu de loin la lueur desincendies, mais ils sont éteints maintenant. D’après tout ce quej’ai entendu dire aux gens qui passaient et repassaient, ils nesont pas tranquilles et se montrent inquiets. Quant à Barnabé, dontvous me demandez des nouvelles, je n’en ai pas entenduparler ; je ne le connais pas même de nom, mais, par exemple,il paraît qu’on a pris ici un homme qu’on a emmené à Newgate.Est-ce vrai, est-ce faux ? je ne sauraisl’affirmer. »

Le trio d’amis, à cette nouvelle, délibéra surce qu’ils devaient faire. Hugh, supposant que Barnabé pouvait bienêtre entre les mains des soldats, et détenu en ce moment sous leurgarde à l’auberge de la Botte, voulait qu’on s’avançâtfurtivement et qu’on mît le feu à la maison ; mais sescompagnons, qui n’avaient pas envie de se lancer dans cesentreprises téméraires tant qu’ils n’avaient pas un peupled’insurgés derrière eux, lui représentèrent que, s’il était vraiqu’ils eussent attrapé Barnabé, ils n’avaient pas manqué de lefaire passer dans une prison plus sûre ; qu’ils n’auraient pasété assez simples pour le garder toute la nuit dans un lieu sifaible et si isolé. Cédant à ces raisons et docile à leursconseils, Hugh consentit à revenir sur ses pas et à prendre lechemin de Fleet-Market, où ils retrouveraient, selon touteapparence, quelques-uns de leurs plus intrépides camarades, quis’étaient dirigés de ce côté-là en recevant le même avis.

La nécessité d’agir leur rendit une forcenouvelle et rafraîchit leur ardeur ; ils pressèrent donc lepas sans songer à la fatigue qui les accablait cinq minutesauparavant, et furent bientôt arrivés à destination.

Fleet-Market, à cette époque, était une longuefile irrégulière de hangars et d’appentis en bois qui occupaient lecentre de ce qu’on appelle aujourd’hui Farringdon-Street. Cesconstructions grossières, adossées malproprement l’une à l’autre,empiétaient jusque sur le milieu de la route, au risque d’encombrerla chaussée et de gêner les passants, qui se dépêchaient de setirer de là comme ils pouvaient, à travers les charrettes, lespaniers, les brouettes, les diables, les tonneaux, les bancs et lesbornes, coudoyés par les portefaix, les marchands ambulants, lescharretiers, par la foule bigarrée d’acheteurs, de vendeurs, devoleurs, de coureurs, de flâneurs. L’air était parfumé de lapuanteur des herbes pourries et des fruits moisis, des rebuts de laboucherie, des boyaux et des tripailles jetés sur le chemin. Oncroyait alors qu’il fallait acheter par ces incommodités publiquesl’avantage d’avoir dans les villes certains commerces utiles, etFleet-Market exagérait encore la chose.

C’est en cet endroit, peut-être parce que seshangars et ses paniers pouvaient remplacer passablement un lit pourceux qui n’en avaient pas, peut-être aussi parce qu’il offrait lesmoyens de faire, en cas de besoin, des barricades improvisées, queles émeutiers étaient venus en nombre, non seulement cette nuit-là,mais depuis déjà deux ou trois nuits. Il faisait alors grandjour ; mais, comme la matinée était fraîche, il y avait ungroupe de ces vagabonds autour de l’âtre du cabaret, buvant desgrogs bouillants d’absinthe, fumant leur pipe et concertant denouvelles expéditions pour le lendemain. Comme Hugh et ses deuxamis étaient bien connus de la plupart de ces buveurs, ils furentreçus avec des marques d’approbation distinguées, et on leur laissala place d’honneur pour s’asseoir. La chambre fut fermée etbarricadée pour éloigner les fâcheux, et on commença à sacommuniquer les nouvelles qu’on pouvait avoir.

« Il parait, dit Hugh, que les soldatsont pris possession de la Botte. Y a-t-il quelqu’un iciqui puisse nous dire ce qui en est ?

– Certainement, » s’écrièrentensemble plusieurs voix. Mais, comme la plupart de ceux qui étaientlà avaient pris part à l’assaut de la Garenne, et que le resteavait fait partie de quelque autre expédition nocturne, il setrouva que personne n’en savait là-dessus plus que Hugh lui-même.ils avaient tous été avertis l’un par l’autre, ou par l’ami cachésur la route, mais ils ne savaient rien personnellement.

« C’est que, dit Hugh, nous avons laissélà hier en faction un homme qui n’y est plus. Vous savez bien quije veux dire… Barnabé, celui qui a renversé le cavalier àWestminster. Y a-t-il quelqu’un qui l’ait revu ou qui ait entenduparler de lui ? »

Ils secouaient la tête et murmuraient tous quenon, en se regardant à la ronde pour se questionner les uns lesautres, quand on entendit du bruit à la porte : c’était unhomme qui demandait à parler à Hugh… il fallait absolument qu’ilvit Hugh.

« Ce n’est qu’un homme seul ? criaHugh à ceux qui gardaient la porte ; laissez-le entrer.

– Oui, oui, répétèrent les autres ;qu’il entre, qu’il entre. » En conséquence on débarre laporte ; elle s’ouvre, et l’on voit paraître un manchot, latête et la figure enveloppées d’un linge sanglant, comme un hommequi a reçu de sérieuses blessures. Ses habits étaient déchirés, etsa main unique pressait un bon gourdin. Il se précipite au milieud’eux tout haletant, demandant après Hugh.

« Présent ! lui répondit celui à quiil s’était adressé ; c’est moi qui suis Hugh. Qu’est-ce quevous me voulez ?

– J’ai une commission pour vous, ditl’homme. Vous connaissez un certain Barnabé ?

– Qu’est-ce qu’il est devenu ?Est-ce de sa part que vous venez ?

– Oui, il est arrêté. Il est dans un desplus forts cachots de Newgate. Il s’est défendu de son mieux, maisil a été accablé par le nombre. Voilà ma commission faite.

– Quand donc l’avez-vous vu ?demanda Hugh avec empressement.

– Pendant qu’on l’emmenait en prison sousescorte nombreuse, ils ont pris une rue détournée où nous avionscru qu’ils ne passeraient pas. J’étais un de ceux qui ont essayé dele délivrer. Il m’a chargé de vous dire où il était. Nous n’avonspas réussi ; mais c’est égal, l’affaire a été chaude :regardez plutôt. »

Il montrait du doigt ses habits et le bandeausanglant qui ceignait sa tête : il paraissait encore toutessoufflé de sa course, en regardant la compagnie à la ronde.Enfin, se retournant de nouveau vers Hugh :

« Je vous connaissais bien de vue,dit-il, car j’étais des vôtres vendredi, samedi et hier, mais je nesavais pas votre nom. Je vous reconnais maintenant. Vous êtes unfameux gaillard, et lui aussi. Il s’est battu le soir comme unlion, quoique ça ne lui ait pas servi à grand’chose. Moi aussi,j’ai fait de mon mieux, surtout pour un manchot, »

Il jeta de nouveau un regard curieux autour dela chambre : du moins il en eut l’air, car il était difficilede distinguer ses traits sous le bandeau qui lui couvrait levisage ; puis, regardant encore fixement du côté de Hugh, ilempoigna son bâton, comme s’il s’attendait à une attaque et qu’ilse mît sur la défensive.

Au reste, s’il en eut un moment la peur, ellene dura pas longtemps, en présence de la tranquillité de tous lesassistants. Personne ne songea plus à s’occuper du porteur denouvelles ; tous s’occupèrent des nouvelles elles-mêmes. Onn’entendait de tous côtés que des jurons, des menaces, desmalédictions. Les uns criaient que, si on souffrait ça, ce seraitbientôt leur tour à se voir tous emmenés à la geôle ; lesautres, que c’était bien fait, que, s’ils avaient délivré d’abordles autres prisonniers, cela ne serait pas arrivé. Un homme se mità crier de toutes ses forces : « Qui est-ce qui veut mesuivre à Newgate ? » Tout le monde lui répondit par uneacclamation bruyante, en se précipitant vers la porte.

Mais Hugh et Dennis s’adossèrent contre ellepour les empêcher de sortir, attendant que la clameur confuse deleurs voix se fût apaisée et permît de faire entendre desobservations raisonnables. Ils leur représentèrent que de vouloirs’en aller faire ce beau coup en plein jour à présent, ce serait untrait de folie ; tandis que, s’ils attendaient la nuit, etqu’ils combinassent auparavant un plan d’attaque, non seulement ilspourraient reprendre tous leurs camarades, mais encore délivrer lesprisonniers, et mettre le feu à la prison pardessus le marché.

« Et encore pas à la prison de Newgateseule, leur cria Hugh, mais à toutes les prisons de Londres, pourqu’ils n’aient plus d’endroits où mettre les prisonniers qu’ilspourraient nous faire. Nous les brûlerons toutes, nous en feronsdes feux de joie. Tenez, dit-il en saisissant la main du bourreau,s’il y a des hommes ici, qu’ils viennent croiser leurs mains avecles nôtres, en gage d’alliance. Barnabé en liberté, et à bas lesprisons ! Qui est-ce qui le jure avec nous ? »

Tous, jusqu’au dernier, vinrent tendre leursmains. Tous jurèrent avec des serments effroyables d’arracher, lanuit suivante, leurs amis, à Newgate, d’enfoncer les portes, demettre le feu à la geôle, ou de périr eux-mêmes dans lesflammes.

Chapitre 19

 

Cette nuit-là même, car il y a des temps debouleversement et de désordre où vingt-quatre heures suffisent pourembrasser plus d’événements émouvants qu’une vie tout entière,cette nuit-là même M. Haredale, ayant garrotté son prisonnier,avec l’aide du petit sacristain, le força à monter sur son chevaljusqu’à Chigwell, afin de s’y procurer un moyen de transport pourl’emmener à Londres devant un juge de paix. Il ne doutait pas qu’enconsidération des troubles dont la ville était le théâtre, iln’obtint aisément de le faire mettre en prison provisoirementjusqu’au point du jour, car il n’y aurait pas eu de sécurité à ledéposer au corps de garde ou au violon. Et, quant à conduire unprisonnier par les rues, lorsque l’émeute en était maîtresse, ce neserait pas seulement une témérité puérile, ce serait un défiimprudent jeté à la populace. Laissant au sacristain le soin deconduire son cheval par la bride, il ne quittait pas l’assassin, etc’est dans cet ordre qu’ils traversèrent le village au beau milieude la nuit.

Tout le monde y était encore sur pied, carchacun avait peur de se voir incendier dans son lit, et cherchait àse réconforter par la compagnie de quelques autres, en veillant encommun. Quelques-uns des plus braves s’étaient armés et réunisensemble sur la pelouse. C’est à eux que M. Haredale, qui leurétait bien connu, s’adressa d’abord, leur exposant en deux mots cequi était arrivé, et les priant de l’aider à transporter à Londresle criminel avant le point du jour.

Mais il n’y avait pas de danger qu’il s’entrouvât un qui eût le courage de l’aider seulement du bout dudoigt. Les émeutiers, en passant par le village, avaient menacé deleurs vengeances les plus atroces quiconque lui porterait secourspour éteindre le feu et lui rendrait le moindre service, aussi bienqu’à tout autre catholique. Ils étaient allés jusqu’à les menacerdans leur vie et leurs propriétés. S’ils s’étaient rassemblés,c’était pour veiller à leur propre conservation, mais ils n’avaientpas envie de se risquer à lui prêter main-forte. C’est ce qu’ilslui déclarèrent, avec quelque hésitation accompagnée del’expression de leurs regrets, en se tenant à l’écart au clair dela lune, et en jetant de côté un regard craintif sur le lugubrecavalier, qui se tenait là, la tête penchée sur sa poitrine et sonchapeau rabattu sur ses yeux, sans remuer et sans dire un mot.

Voyant qu’il était impossible de leur faireentendre raison, et désespérant de les convaincre après lesexemples qu’ils avaient vus des furieuses vengeances de lamultitude, M. Haredale les pria au moins de le laisser agirlui-même librement et prendre la seule chaise de poste et la seulepaire de chevaux qui se trouvassent dans le bourg à sa disposition.Ce ne fut pas sans difficulté qu’ils y consentirent : pourtantils finirent par lui dire de faire ce qu’il voudrait, pourvu qu’illes quittât le plus promptement possible, au nom du bon Dieu.

Laissant le sacristain à la tête du cheval, ilsortit la chaise en la faisant rouler de ses propres mains, et ilallait mettre aux chevaux les harnais, lorsque le postillon duvillage, une espèce de vaurien et de vagabond, mais qui n’avait pasmauvais cœur, en voyant la peine qu’il se donnait, jeta là lafourche dont il était armé, en jurant que les émeutiers lecouperaient s’ils voulaient menu, menu comme chair à pâté, maisqu’il ne resterait pas là, les bras croisés, à voir un honnêtegentleman, qui ne leur avait pas fait de mal, réduit à une telleextrémité, sans lui prêter son assistance. M. Haredale luidonna une cordiale poignée de main, et le remercia de tout soncœur ; au bout de cinq minutes, la chaise était prête et lebon drille sur sa selle. On mit l’assassin dans l’intérieur :on baissa les stores, le sacristain s’assit sur le brancard ;M. Haredale monta sur son cheval et ne quitta pas la portière.Les voilà partis, au fort de la nuit et dans le plus profondsilence, sur la route de Londres.

Telle était la terreur générale dans le pays,que les chevaux mêmes de la Garenne qui avaient échappé aux flammesn’avaient pu trouver d’abri nulle part. Les voyageurs passèrentdevant eux sur la route, pendant qu’ils étaient à brouter un maigregazon ; et le conducteur leur dit que les pauvres bêtesavaient commencé par venir errer dans le village, mais qu’on les enavait chassées pour ne point attirer sur les habitants la colère etla vengeance des ennemis de M. Haredale.

Et il ne faut pas croire que ce sentiment delâche frayeur fût borné à de petits endroits comme celui-là, où lesgens étaient timides, ignorants et sans secours. Quand ilsapprochèrent de Londres, ils rencontrèrent, au faible crépuscule dumatin, de pauvres familles catholiques qui, sous l’influence desmenaces effrayantes et des avertissements répétés de leurs voisins,quittaient la ville à pied, faute, disaient-elles, d’avoir putrouver à louer ni charrette ni chevaux pour déménager leurseffets, qu’elles avaient été obligées de laisser derrière elles àla merci de la populace. Près de Mile-End ils passèrent devant unemaison dont le locataire, un gentleman catholique d’une fortunemodique, après avoir loué un chariot pour le déménager à minuitavait fait descendre, en attendant, son mobilier dans la rue, –afin de charger sans perdre de temps. Mais l’homme avec lequel ilavait fait ses conventions, alarmé par les incendies de cette nuit,et par la vue des émeutiers, qui avaient passé devant sa porte,avait refusé de tenir sa parole ; de manière que le pauvregentleman, avec sa femme, quatre domestiques et leurs petitsenfants, étaient assis, grelottants sur leurs paquets, à la belleétoile, redoutant la venue du jour et ne sachant comment faire pourse tirer de là.

On leur dit qu’il en était de même avec lesvoitures publiques. La panique était si grande, que les malles etles diligences avaient peur de transporter des voyageurs de lareligion attaquée. Quand les conducteurs les connaissaient pour descatholiques, ou obtenaient d’eux l’aveu qu’ils appartenaient àcette croyance, ils ne voulaient pas les prendre, même pour degrosses sommes d’argent. La veille même, il y avait des gens quiévitaient de reconnaître, en passant dans les rues, des catholiquesde leur connaissance, de peur qu’il n’y eût là des espions apostésqui pourraient les dénoncer et les brûler, comme ils disaient,c’est-à-dire mettre le feu à leur maison. Un bon vieillard, unprêtre, dont on avait détruit la chapelle, un pauvre homme, faible,patient, inoffensif, qui s’en allait tout seul à pied sur la route,dans l’espérance de rencontrer plus loin quelque diligence quivoulût bien le prendre, dit à M. Haredale qu’il serait bienheureux s’il trouvait un magistrat assez hardi pour se charger, sursa plainte, de faire mettre son prisonnier en état d’arrestation.Malgré tous ces récits décourageants, ils continuèrent de sediriger vers Londres, et, au lever du soleil, ils étaient devantMansion-House.

M. Haredale se jeta à bas decheval ; mais il n’eut pas besoin de frapper à la porte, carelle était déjà ouverte, et sur le seuil se tenait un vieuxgentleman de bonne mine, rouge ou plutôt pourpre de figure, dont laphysionomie animée montrait qu’il faisait des représentations àquelque autre personne placée en haut de l’escalier, pendant que leportier essayait, petit à petit, de se débarrasser de lui et de luifermer la porte sur le nez. Avec l’impatience et l’excitationnaturelles à son caractère et à sa position, M. Haredales’avança de son côté pour prendre la parole, quand le gros monsieurlui dit :

« Mon bon monsieur, laissez-moi, je vousprie, obtenir d’abord une réponse. Voici la sixième fois que jeviens ici. Hier seulement, je suis venu cinq fois. On menace dedétruire ma maison. Ils doivent venir la brûler ce soir. C’étaitdéjà leur projet hier ; mais ils ont eu de l’occupationailleurs. Laissez-moi, je vous prie, obtenir une réponse.

– Mon bon monsieur, réponditM. Haredale en secouant la tête, ma maison a été brûlée defond en comble. Mais, à Dieu ne plaise que la vôtre soit incendiéede même ! Obtenez votre réponse ; seulement, de grâce,tâchez que ce ne soit pas long.

– Eh bien ! milord, vousentendez ? dit le vieux gentleman à quelqu’un qui se trouvaiten haut de l’escalier, où l’on voyait voltiger sur le palier le pand’une robe de magistrat. Voici un gentleman dont la maison a étéeffectivement réduite en cendres cette nuit.

– Mon Dieu ! mon Dieu !répliqua une voix bourrue. J’en suis bien fâché, mais qu’est-ce quevous voulez que j’y fasse ? Je ne peux pas la rebâtir, si elleest démolie. Le chef de la justice de la Cité ne peut pas êtreoccupé à rebâtir les maisons qu’on démolit, mon bon monsieur ;vous sentez que c’est ridicule.

– Mais il me semble que le chef de lamagistrature de la Cité pourrait empêcher les gens d’avoir besoinqu’on rebâtisse leurs maisons, si le chef de la magistrature est unhomme et non pas une momie… qu’en dites-vous, milord ? cria levieux gentleman en colère.

– Vous devriez être plus respectable,monsieur, dit le lord-maire, du moins plus respectueux, voulais-jedire.

– Plus respectueux, milord !répondit le vieux gentleman. J’ai été cinq fois assez respectueuxcomme cela hier. Le respect est une bonne chose, mais il ne fautpas en abuser. On ne peut pas toujours être à faire du respect,quand on sait qu’on va avoir sa maison brûlée sur sa tête, avectout ce qu’il y a dedans. Dites-moi ce qu’il faut que je fasse,milord. Voulez-vous, oui ou non, me donner protection ?

– Je vous ai déjà dit hier, monsieur, ditle lord-maire, qu’on pourra vous donner un alderman chez vous, sivous en voulez un.

– Et que diable voulez-vous que je fassed’un alderman ? répliqua le vieux gentleman toujourscourroucé.

– Pour intimider la foule, monsieur, ditle lord-maire.

– Est-il Dieu possible ! repartitd’un ton désolé le vieux gentleman, en essuyant son front, dans unétat d’impatience risible ; songer à m’envoyer un aldermanpour intimider la foule ! Mais, milord, quand tous ces gens-làseraient des poupons à la mamelle, quelle peur voulez-vous qu’ilsaient d’un alderman ? Viendrez-vous vous-même ?

– Moi ? dit le lord-maire avecénergie ; certainement non.

– Eh bien ! alors, qu’est-ce qu’ilfaut que je fasse ? Ne suis-je pas citoyen anglais ? Nedois-je pas jouir du bénéfice des lois de mon pays ? Ne medoit-on pas protection pour la taxe que je paye au roi ?

– Ma foi ! je ne sais pas. Queldommage que vous soyez catholique ! Pourquoi n’êtes-vous pasprotestant ? Vous ne seriez pas compromis dans tout ce gâchis…Il y a de grands personnages au fond de tous ces troubles… MonDieu ! mon Dieu ! quel ennui que d’être un hommepublic ! Repassez dans la journée. Voulez-vous que je vousdonne un porte-javeline[5] ? Oubien, tenez, je peux disposer du constable Philips… celui-là estlibre aujourd’hui. Il n’est pas encore trop vieux pour sonâge ; il n’y a que les jambes qui ne sont pas solides ;mais, en le mettant à une fenêtre, le soir, à la chandelle, ilaurait encore l’air assez jeune, et il leur ferait une peur dudiable… Mon Dieu ! mon Dieu ! eh bien, nous verronsça.

– Arrêtez ! cria M. Haredale enpoussant la porte que le concierge voulait fermer violemment, et enparlant d’un ton animé ; milord maire, ne vous en allez pas,s’il vous plaît. J’ai là un homme qui a commis un assassinat, il ya vingt-huit ans. Je n’ai qu’un mot à vous dire et à prêter sermentdevant vous, pour vous mettre à même de le faire mettre en prisonen attendant l’instruction. Je ne vous demande, pour le moment, quede le mettre en lieu sûr. Le moindre retard peut le faire tomberentre les mains des émeutiers.

– Ah ! mon Dieu ! monDieu ! cria le lord-maire, qu’est-ce que je vaisdevenir ? Dieu du ciel… il y a de grands personnages au fondde tous ces troubles, vous savez… vraiment, je ne peux pas.

– Milord, dit M. Haredale, lavictime était mon propre frère. Je lui ai succédé dans sesbiens : il n’a pas manqué de langues traîtresses dans le tempspour faire circuler tout bas le bruit que j’étais pour quelquechose dans cet horrible assassinat ; oui, moi, moi quil’aimais, Dieu le sait, si tendrement ! Enfin, voici le momentvenu, après tant d’années d’angoisse et de misères, de le venger,et de mettre au jour un crime si artificieux et si diabolique qu’iln’a pas son pareil. Chaque minute de retard de votre part peutdélier les mains sanglantes de ce misérable, et le faire échapper àla justice. Milord, je vous somme de m’entendre, et d’expédiercette affaire sur-le-champ.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! cria lechef de la magistrature, mais vous savez bien que ce n’est pasl’heure de mes séances… je ne vous comprends pas d’agir avec cetteinsistance indiscrète… vous ne devez pas… réellement vous ne devezpas… et encore je parierais que, vous aussi, vous êtescatholique ?

– C’est vrai, dit M. Haredale.

– Dieu du ciel ! je crois que toutle monde se fait catholique exprès pour m’ennuyer et me tourmenter.Vous aviez bien besoin de venir ici : ils vont venir, à leurtour, mettre le feu, c’est sûr, à Mansion-House, et c’est à vousque nous en aurons l’obligation. Faites enfermer votre prisonnier,monsieur, donnez-lui un gardien… et… et… repassez à l’heure desséances… alors nous verrons. »

Avant que M. Haredale eût seulement letemps de répliquer, le bruit d’une porte qui se ferma et desverrous qu’on tira en dedans lui annonça que le lord-maire venaitde faire retraite dans sa chambre à coucher, et que touteréclamation serait désormais inutile. Les deux clients déconfits seretirèrent ensemble, et le concierge ferma la porte derrièreeux.

« Et voilà comme il me congédie !reprit le vieux gentleman, sans que je puisse obtenir de lui aideni justice Qu’est-ce que vous allez faire, monsieur ?

– Je vais essayer d’autre chose, répondîtM. Haredale, qui était déjà remonté sur son cheval.

– Je vous assure que je vous plains, etd’autant plus que nous sommes tous les deux dans le même cas. Je nesuis pas sûr d’avoir ce soir une maison à vous offrir :laissez-moi vous l’offrir, au moins, pendant qu’elle est encoredebout. Pourtant, en y réfléchissant, ajouta le vieux gentleman enremettant dans sa poche son portefeuille qu’il avait déjà tiré, jene veux pas vous donner ma carte : car, si on la trouvait survous, cela pourrait vous mettre encore dans l’embarras. Jem’appelle Langdale ; je suis marchand de vindistillateur ; je demeure à Holborn-Hill. Si vous venez mevoir, vous serez là bienvenu. »

M. Haredale s’inclina et piqua des deux,tout près de la chaise, comme auparavant, pour se rendre chez sirJohn Fielding, qui passait pour un magistrat actif et résolu ;il était d’ailleurs déterminé, si les émeutiers venaient àl’attaquer, à exécuter lui-même l’assassin de ses propres mains,plutôt que de le laisser échapper.

Ils arrivèrent cependant à la demeure dumagistrat, sans encombre : car l’émeute, comme nous l’avonsvu, était occupée à concerter des plans plus profonds, et il frappaà la porte. Comme le bruit s’était généralement répandu que sirJohn avait été mis au ban par les émeutiers, sa maison avait étégardée toute la nuit par des agents de la police. L’un d’eux, surla déclaration de M. Haredale, jugeant l’affaire assezimportante pour l’introduire devant le magistrat, lui procurasur-le-champ une audience.

On ne perdit pas de temps pour délivrer unmandat d’arrêt, afin de mettre l’assassin à Newgate, bâtiment neufqui venait d’être récemment achevé à grands frais, et que l’onconsidérait comme une prison d’une force respectable. Quand on eutle mandat, trois agents de police garrottèrent l’accusé denouveau : car, dans les efforts qu’il avait faits en sedébattant en voiture, il s’était dégagé de ses menottes. Ils lebâillonnèrent pour qu’il ne pût pas appeler à son secours, dans lecas où l’on aurait à traverser quelque rassemblement, et prirentplace dans la chaise, à côté de lui. Ils étaient bien armés etformaient une escorte formidable : cependant ils prirentencore la précaution de baisser les stores pour faire croire qu’iln’y avait personne dans la voiture, et recommandèrent àM. Haredale de prendre les devants pour ne pas attirerl’attention en ayant l’air d’être avec eux.

On eut bientôt lieu de s’applaudir de cesmesures de prudence : car, en prenant rapidement le chemin dela Cité, ils eurent à traverser quelques groupes qui, sans aucundoute, auraient arrêté la chaise, s’ils avaient pu se douter qu’ily eût quelqu’un dedans. Mais les gens qui se trouvaient àl’intérieur se tenant cois, et le cocher ne s’amusant pas àprovoquer des questions, ils arrivèrent bientôt à la prison, et,une fois là, ils firent sortir l’homme et le coffrèrent, en un clind’œil, dans la lugubre enceinte de Newgate.

Les yeux ardents de M. Haredale lesuivirent avec attention, jusqu’à ce qu’il l’eut vu enchaîné, etbien barricadé dans son cachot. Bien plus, il avait déjà quitté laprison, et se trouvait dans la rue, qu’il passait encore les mainssur les plaques de fer de la porte, et tâtait la pierre de cesfortes murailles, comme pour s’assurer que ce n’était pas un songe,et pour se féliciter de voir que tout cela était si solide, siimpénétrable, si froid. Ce ne fut qu’après avoir perdu de vue laprison et regardé les rues encore vides, sans mouvement et sansvie, à cette heure matinale, qu’il sentit de nouveau le poids qu’ilavait sur le cœur ; qu’il retrouva ses angoisses et sestortures pour les malheureuses femmes qu’il avait laissées chezlui, quand il avait un chez lui : car sa maison détruiten’était plus elle-même qu’un des grains du long rosaire de sesregrets.

Chapitre 20

 

Le prisonnier, laissé à lui-même, s’assit surson grabat, et, les coudes sur ses genoux, son menton dans sesmains, resta plusieurs heures de suite dans cette attitude. Ilserait difficile de dire quelle était, pendant ce temps, la naturede ses réflexions. Elles n’étaient point distinctes ; et, saufquelques éclairs de temps en temps, elles n’avaient pas trait à sacondition présente, ni à la suite de circonstances qui l’avaitamené là. Les craquelures des dalles de son cachot, les rainuresqui séparaient les pierres de taille dont se composait la muraille,les barreaux de sa fenêtre, l’anneau de fer rivé dans le parquet…tout cela se confondait à sa vue d’une manière étrange, et luicréait un genre inexplicable d’amusement et d’intérêt quil’absorbait tout entier. Et, quoique au fond de chacune de sespensées il y eût un sentiment pénible de son crime et une crainteconstante de la mort, ce n’était que la douleur vague qu’éprouve lemalade dans son sommeil, lorsque son mal le poursuit au milieu mêmede ses songes, lui ronge le cœur au sein de ses plaisirsimaginaires, lui gâte les meilleurs banquets, prive de toute sadouceur la musique la plus suave, empoisonne son bonheur même, sansêtre cependant une sensation palpable et corporelle ; fantômesans nom, sans forme, sans présence visible ; corrompant toutsans avoir d’existence réelle ; se manifestant partout, sanspouvoir être perçu, saisi, touché nulle part, jusqu’à l’heure où lesommeil s’en va et laisse la place à l’agonie qui s’éveille.

Longtemps après, la porte de son cachots’ouvrit. Il leva les yeux, vit entrer l’aveugle, et retomba danssa première attitude.

Guidé par le souffle de sa respiration, levisiteur s’avança vers son lit, s’arrêta près de lui, et, étendantla main pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, resta longtempssilencieux.

« Ce n’est pas bien, Rudge. Ce n’est pasbien, » finit-il par dire.

Le prisonnier trépigna du pied en sedétournant de lui, sans rien répondre.

« Comment donc vous êtes-vous laisséprendre ? demanda-t-il, et où cela ? Vous ne m’avezjamais confié tout votre secret. N’importe, je le sais maintenant.Eh bien ! lui demanda-t-il encore en se rapprochant de lui,comment cela est-il arrivé et dans quel endroit ?

– À Chigwell, dit l’autre.

– À Chigwell ? pour quoi fairealliez-vous là ?

– Parce que, répondit-il, je voulaisjustement visiter l’homme sur lequel je suis tombé ; parce quej’y étais entraîné par lui et par le Destin ; parce que j’yétais poussé par quelque chose de plus fort que ma volonté. Quandje l’ai vu veiller dans la maison où elle demeurait, tant de nuitsde suite, j’ai reconnu sur-le-champ que je ne pourrais jamais luiéchapper… jamais ! et quand j’ai entendu la cloche… »

Il frissonna ; il marmotta entre sesdents qu’il faisait un froid glacé ; il se promena à grandspas de long en large dans son étroit cachot, se rassit, et repritson ancienne posture.

« Vous disiez donc, reprit l’aveugleaprès quelque temps de silence, que, lorsque vous avez entendu lacloche…

– Laissez la cloche tranquille,voulez-vous ? répliqua l’autre d’une voix précipitée. Il mesemble l’entendre encore. »

L’aveugle tourna vers lui sa figure attentiveet curieuse, pendant que l’autre, sans y faire attention, continuade parler.

« J’étais allé à Chigwell pour y trouverl’émeute. J’avais été tellement traqué et poursuivi par cet homme,que je n’espérais plus de salut qu’en me cachant dans la foule. Ilsétaient déjà partis ; je me suis mis à les suivre, quand ellea cessé…

– Quand elle a cessé ? quidonc ?

– La cloche. Ils avaient quitté la place.J’espérais trouver encore quelque traînard attardé là, et j’étais àchercher dans les ruines, quand j’entendis… (Il tira péniblementson souffle de sa poitrine et passa sa manche sur son front)… quandj’entendis sa voix.

– Qu’est-ce qu’elle disait ?

– N’importe : je ne sais pas ;j’étais alors au pied de la tour où j’ai commis le…

– Oui, dit l’aveugle en agitant la têteavec un calme parfait… je comprends.

– Je grimpai l’escalier, ou du moins cequ’il en restait, dans l’intention de me cacher jusqu’à sondépart ; mais il m’entendit et me suivit au moment même où jemettais le pied sur les cendres encore chaudes.

– Vous auriez dû vous cacher contre lemur, ou jeter l’homme en bas, ou le poignarder, dit l’aveugle.

– Vous croyez ça ; vous ne savezdonc pas qu’entre cet homme et moi il y en avait un autre qui leguidait (je le voyais, moi, s’il ne le voyait pas, lui), et quidressait sur sa tête une main sanglante. C’était justement dans lachambre du premier, où lui et moi nous nous sommes regardés en facela nuit du meurtre, et, où avant de tomber il a levé sa main commecela, fixant sur moi les yeux. Je savais bien que c’était là aussique je finirais par être traqué.

– Vous avez l’imagination forte, ditl’aveugle avec un sourire.

– Vous n’avez qu’à baigner la vôtre dansle sang, et vous verrez si elle ne deviendra pas aussi forte que lamienne. »

En même temps il poussa un gémissement, il sebalança sur son lit, et levant les yeux pour la première fois, ildit d’une voix basse et caverneuse :

« Vingt-huit ans ! vingt-huitans ! Et dans tout ce temps-là il n’a jamais changé ; iln’a pas vieilli ; il est resté toujours le même. Il n’a pascessé d’être devant moi ; la nuit, dans l’ombre ; lejour, au grand soleil ; à la lueur du crépuscule, au clair dela lune, à la clarté de la flamme, de la lampe, de la chandelle, etaussi dans les ténèbres les plus profondes : toujours lemême ! En compagnie, dans la solitude, à terre, à bord ;quelquefois il me laissait des mois, quelquefois il ne me quittaitplus. Je l’ai vu, sur mer, venir se glisser, dans le fort de lanuit, le long d’un rayon de la lune sur l’eau paisible. Et je l’aivu aussi, sur les quais, sur les places, la main levée, dominant,au centre de la foule empressée, qui allait à ses affaires sanssavoir l’étrange compagnon qu’elle avait avec elle dans ce revenantsilencieux. Imagination ! dites-vous. N’êtes-vous pas un hommeen chair et en os ? Et moi, ne le suis-je pas ? Nesont-ce pas des chaînes de fer que je porte là, rivées par lemarteau du serrurier ? ou bien croyez-vous que ce soient desimaginations que je puisse dissiper d’un souffle ? »

L’aveugle l’écoutait en silence.

« Imagination ! c’est donc enimagination que je l’ai tué ? c’est donc en imagination qu’enquittant la chambre où il gisait, j’ai vu la figure d’un hommeregarder derrière une porte obscure, et montrer clairement, dansson expression d’effroi, qu’elle me soupçonnait du coup ! Jene me rappelle donc pas bien que j’ai commencé par lui parlerdoucement, que je me suis approché de lui tout doucement, toutdoucement, le couteau encore tout chaud dans ma manche ! C’estdonc une imagination qu’il est mort, comme je le vois encore !Il n’a donc pas chancelé contre l’angle du mur où je l’avais faitreculer ? Et là, le sang lui noyait le cœur ; il n’estpeut-être pas resté debout dans le coin, roide mort, sans tomberpar terre ? Je ne l’ai donc pas vu un instant, comme je vousvois, droit sur ses pieds… mais mort ? »

L’aveugle, qui entendit qu’en disant ces motsil venait de se lever tout debout, lui fit signe de se rasseoir surson lit ; mais l’autre n’y prit seulement pas garde.

« C’est alors que me vint la premièreidée de faire retomber sur lui le soupçon du crime ; c’estalors que je le revêtis de mes habits, et que je le tirai tout dulong de l’escalier jusqu’à la pièce d’eau. Je ne me rappelle doncpas bien encore le bruit crépitant des bulles d’eau qui montèrent àla surface quand je l’eus roulé dedans ? Je ne me rappelledonc pas avoir essuyé sur ma figure l’eau qu’il fit rejaillirjusque sur moi en tombant, et qui me semblait sentir lesang ?

« Je ne suis peut-être pas retourné chezmoi après ce temps-là ? Et, grand Dieu ! que cela me pritde temps !… Je ne me suis pas présenté à ma femme, et je nelui ai pas raconté la chose ? Je ne l’ai pas vue tomber à larenverse, et, quand j’ai voulu la relever, elle ne m’a donc pasrepoussé avec force, comme si je n’avais été qu’un enfant, tachantde sang la main dont elle m’avait serré le poignet ? Tout ça,c’est donc de l’imagination ?

« Elle ne s’est peut-être pas jetée àgenoux pour appeler le ciel à témoin qu’elle et son enfant… encoreà naître, ils me reniaient à jamais ? Elle ne m’a pas ordonné,en termes si solennels que j’en devins froid comme glace, moi toutbouillant encore des horreurs que venait d’accomplir ma main… ellene m’a pas ordonné de fuir pendant qu’il en était temps encore,décidée, disait-elle, malgré le silence qu’elle me devait comme mafemme infortunée, à ne plus me donner d’abri ? Je ne suispeut-être pas allé, cette nuit-là même, abandonné des hommes et desdieux, promis en proie à l’enfer, commencer sur la terre mon longpèlerinage de torture, à la longueur du câble dont le démon tenaitle bout, toujours sûr de me ramener au gîte quand ilvoudrait ?

– Pourquoi y êtes-vous retourné ?dit l’aveugle.

– Pourquoi le sang est-il rouge ? Jene pouvais pas plus m’en empêcher que je ne peux vivre sansrespirer. J’ai lutté contre la force qui m’entraînait ; maiselle me tirait en dépit de tout obstacle et de toute résistance,comme un dragueur de la force de cent chevaux. Rien n’était capablede m’arrêter. Ni l’heure ni le jour n’étaient de mon choix.Dormant, veillant, il y avait de longues années que je revisitaisle vieux théâtre de la chose, que je hantais mon tombeau. Pourquoij’y suis retourné ! parce que Newgate ouvrait sa geôle béantepour me recevoir, et que lui, il était à la porte à me faire signed’entrer.

– On ne vous reconnaissait pas ! ditl’aveugle.

– Comment vouliez-vous qu’on mereconnût ? Il y avait vingt-deux ans que j’étais mort.

– Vous auriez dû garder mieux votresecret.

– Mon secret ? Vous croyez quec’était le mien ? C’était un secret que le premier soufflepouvait à son gré répandre et faire circuler dans l’air. Lesétoiles le trahissaient dans leur lueur scintillante, l’eau dans lemurmure de son cours, les feuilles dans leur frémissement, lessaisons dans le retour de leurs quartiers. On l’aurait vu percerdans les traits ou dans la voix du premier venu. Est-ce que toutechose n’avait pas des lèvres où il tremblait à chaque instant,impatient de se trahir… mon secret !

– Dans tous les cas, dit l’aveugle, c’estbien vous qui l’avez révélé de vous-même.

– De moi-même ! c’est bien moi quil’ai fait, mais non pas de moi-même. Je me sentais forcé d’aller,de temps en temps, errer tout autour, tout autour de l’endroit.Quand ça me prenait, vous m’auriez mis à la chaîne, que je l’auraisbrisée pour y aller tout de même. Aussi vrai que l’aimant attire lefer, lui, dans le fond de son tombeau, il m’attirait aussi quand illui en prenait fantaisie. Ah ! vous appelez ça del’imagination ! Ah ! vous croyez que c’était pour monplaisir que j’y allais, quand je luttais et résistais au contrairede toutes mes forces contre un pouvoirirrésistible ! »

L’aveugle haussa les épaules, et sourit d’unair incrédule. Le prisonnier reprit sa première attitude, et ilsrestèrent là muets tous les deux pendant longtemps.

« Alors, je suppose, dit le visiteurrompant enfin le silence, que vous voilà pénitent et résigné ;que vous n’avez plus d’autre désir que de faire votre paix avectout le monde, et en particulier avec votre femme qui vous aconduit où vous êtes : en un mot que vous ne demandez pasd’autre faveur que d’être mené à Tyburn[6] le plus tôtpossible ; que, par conséquent, je ferai bien de vous laisserlà, car je sens que, dans ces dispositions, vous n’auriez pas enmoi une compagnie bien agréable.

– Ne vous ai-je pas dit, reprit l’autreavec rage, que j’ai lutté et résisté de toutes mes forces contre lepouvoir qui m’a entraîné ici ? Ma vie a-t-elle été autre chosedepuis vingt-huit ans qu’un combat perpétuel, qu’une résistanceincessante, et pouvez-vous croire que je sois disposé à me coucherpar terre pour y attendre le coup de la mort ? La mort faithorreur à tous les hommes… à moi surtout.

– Ah ! voilà qui s’appelle parler, àla bonne heure, Rudge (mais je ne vous donnerai plus ce nom), c’estce que vous avez dit de mieux depuis longtemps, répondit l’aveugled’un ton plus familier et en lui mettant la main sur l’épaule.Voyez-vous, moi, je n’ai jamais tué personne, parce que je n’aijamais été dans une situation à en avoir besoin. Je vais plusloin : je ne trouve pas cela bien de tuer un homme, et je necrois pas que j’en donnasse le conseil ou que j’en eusse le goût,dans l’occasion… parce que c’est très hasardeux. Mais puisque vous,vous avez eu le malheur de passer par là avant notre connaissance,et que vous êtes devenu mon camarade, que vous m’avez été utiledepuis longtemps déjà, je passe là-dessus, et je ne pense qu’à unechose, c’est que vous n’avez que faire d’aller mourir sansnécessité. Or, pour le moment, je ne vois pas du tout que ce soitnécessaire.

– Et comment voulez-vous que je fasseautrement ? répondit le prisonnier. Ne voulez-vous pas que jegrignote ces murs avec mes dents, comme une souris, pour me faireun trou par où je m’échappe ?

– Il y a des moyens plus faciles queça ; promettez-moi de ne plus me parler de toutes vosimaginations, de toutes ces idées sottes et folles, qui ne sont pasdignes d’un homme… et moi je vous dirai ce que je pense.

– Eh bien ! dites.

– Votre honorable dame, à la consciencesi délicate, votre scrupuleuse, votre vertueuse, votrepointilleuse, je voudrais pouvoir dire votre affectueuse femme…

– Après ?

– Elle est en ce moment à Londres.

– Qu’elle soit où elle voudra, que lediable l’emporte !

– Je trouve ce souhait naturel. Si elleavait accepté sa pension comme d’habitude, vous ne seriez pas ici,et nous serions mieux tous les deux dans nos affaires. Mais cela nefait rien à la chose. Elle est donc à Londres. Elle aura eu peur,je suppose, de mes représentations la dernière fois que je suisallé la voir, et surtout de l’assurance que je lui ai donnée,sachant bien quel en serait l’effet, que vous étiez là tout prèsd’elle, et elle aura quitté son gîte pour venir à Londres.

– Comment le savez-vous ?

– Je le sais de mon ami, le noblecapitaine, l’illustre général de blaguerie, M. Tappertit.C’est lui qui m’a dit, la dernière fois que je l’ai vu,c’est-à-dire pas plus tard qu’hier au soir, que votre fils que vousappelez Barnabé… je ne pense pas que ce soit du nom de sonpère…

– Malédiction ! à quoi bon…

– Comme vous êtes vif ! dit aveccalme le bon aveugle. C’est bon signe, cela sent la vie… Il medisait donc que votre fils Barnabé avait été entraîné loin de samère par un de ses anciens amis de Chigwell, et qu’il est parti,pour le moment, avec les émeutiers.

– Et qu’est-ce que cela me fait ? sion doit pendre en même temps le père et le fils, la belleconsolation pour moi !

– Doucement, doucement l’ami, répliqual’aveugle d’un air narquois ; vous allez trop vite au but. Jesuppose que je déterre votre douce dame, et que je lui dise quelquechose comme ceci : « Vous voudriez bien retrouver votrefils, madame ; bien. Comme je connais les personnes qui leretiennent auprès d’elles, je puis vous le faire rendre,madame ; bien. Seulement il faut payer pour le ravoir :c’est toujours bien. Et cela ne vous coûtera pas cher, madame…c’est encore le meilleur de l’affaire. »

– Qu’est-ce que c’est que cette mauvaiseplaisanterie ?

– Très probablement c’est ce qu’elle medira ; mais moi je lui répondrai ; « Ce n’est pas dutout une plaisanterie ; un monsieur qu’on dit votre mari,madame, quoique l’identité ne soit pas facile à constater après unlaps de temps si considérable, est en prison. Sa vie est endanger ; il est accusé d’assassinat. Or, madame, vous savezque votre mari est mort depuis bien, bien longtemps. Le monsieurdont il s’agit ne pourra donc pas être pris pour lui, pour peu quevous ayez la bonté de déclarer en justice, sous serment, quand ilest mort et comment ; mais que, quant au monsieur qu’on vousreprésente, et qui lui ressemble assez, à ce qu’il paraît, il n’estpas plus votre mari que moi. Une pareille déposition décideral’affaire. Promettez-moi de la faire, madame, et je vais essayer demettre en sûreté votre fils (un joli garçon, ma foi !) enattendant que vous nous ayez rendu ce petit service, après quoi jevous le ferai rendre sain et sauf. Si, au contraire, vous vousrefusez à ce que je vous demande, j’ai grand’peur qu’il ne soittrahi, livré à la justice, qui, sans aucun doute, le condamnera àmort. Vous avez donc le choix ; c’est à vous qu’il devra lavie ou la mort. Si vous refusez, le voilà pendu. Si vous consentez,le chanvre dont on doit faire la corde qui lui sera passée autourdu cou n’est pas encore près de pousser. »

– Il y a là une lueur d’espérance, criale prisonnier.

– Une lueur ! répliqua sonami ; dites une aurore radieuse, un beau et glorieux soleil.Chut ! j’entends des pas à distance. Comptez sur moi.

– Quand viendrez-vous me reparler deça ?

– Aussitôt que je pourrai. Je voudraispouvoir vous dire que ce sera demain. On vient nous dire que letemps de ma visita est expiré. J’entends tinter le trousseau declefs. Pas un mot de plus là-dessus ; on pourrait ensurprendre quelque chose. »

Comme il finissait ces mots, la serruretourna, et un guichetier apparut à la porte pour annoncer qu’ilétait l’heure pour les visiteurs de sortir.

« Déjà ! dit Stagg d’un air patelin.C’est bien dommage ; mais qu’y faire ? Allons ! ducourage, mon ami ; ce n’est qu’une méprise qui sera bientôtreconnue, et alors vous remonterez sur votre bête. Si ce charitablegentleman veut voir la complaisance de conduire seulement jusqu’auporche de la prison un pauvre aveugle, qui n’a d’autre récompense àlui offrir que ses prières, et de lui tourner la figure dans ladirection de l’ouest, il fera un acte de charité. Merci, mon bonmonsieur, je vous suis bien obligé. »

En disant ces mots, et, après s’être un momentarrêté à la porte pour tourner vers son ami son visage ricanant, ilpartit.

Le guichetier le reconduisit jusqu’au porche,puis il revint ouvrir et débarrer la porte du cachot, et, la tenanttoute grande ouverte, il informa le prisonnier qu’il avait laliberté de se promener, pendant une heure, dans la cour voisine, sicela lui faisait plaisir.

Celui-ci répondit par un signe de tête qu’ilacceptait, et, quand il se retrouva seul, il se mit à ruminer cequ’il venait d’entendre dire à l’aveugle, et à peser la valeur desespérances que cette conversation récente avait éveillées dans sonâme, tout en regardant machinalement et tour à tour, pendant cetemps-là, la clarté du jour au dehors, ou l’ombre projetée par unmur sur l’autre, et s’allongeant sur les dalles. La cour dont iljouissait n’était qu’un petit carré, rendu plus froid et plussombre par la hauteur des murs dont il était entouré, et capable enapparence de donner le frisson au soleil même. La pierre dont elleétait formée, nue, rude et dure, donnait, par contraste, même àRudge, des pensées de campagne, de prairies et d’arbres verdoyants,avec un désir brûlant de prendre la clef des champs. Cependant ilse leva, alla s’appuyer contre le chambranle de la porte et regardal’azur éclatant du ciel, qui semblait sourire même à cet affreuxrepaire du crime. À voir le prisonnier, on pouvait croirequ’oubliant un moment sa prison, il se trouvait, par souvenir,étendu sur le dos dans quelque champ embaumé, où ses yeuxpoursuivaient les rayons du soleil à travers le mouvement desbranches étendues sur sa tête… il y avait bien longtemps.

Tout à coup son attention fut attirée par unbruit de ferraille… il savait bien ce que c’était, car il avaittressailli tout à l’heure de s’entendre lui-même faire un bruitpareil en marchant pour sortir du cachot. Puis une voix se mit àchanter, et il vit l’ombre d’une personne se dessiner sur lesdalles. Cette ombre s’arrêta… se tut brusquement, comme si lechanteur s’était rappelé tout à coup, après l’avoir un momentoublié, qu’il était en prison… puis le même bruit de ferraille, etl’ombre disparut.

Il se promena dans la cour de long en large,effarouchant les échos du tintement sonore de ses fers. Il y avaitauprès de la porte de son cachot une autre porte, entr’ouvertecomme la sienne.

Il n’avait pas fait une demi-douzaine de foisle tour de sa cour qu’en s’arrêtant à regarder cette porte. Ilentendit encore le bruit de ferraille ; puis il vit à lafenêtre grillée une figure, bien indistincte (le cachot était sisombre et les barreaux si épais !) puis, immédiatement après,parut un homme qui vint vers lui.

La solitude lui pesait, comme s’il y avait unan qu’il fût en prison. L’espoir d’avoir un camarade lui fitdoubler le pas. pour faire la moitié du chemin au-devant du nouveauvenu.

Qui était cet homme ? C’était sonfils.

Ils s’arrêtèrent face à face, se dévisageantl’un l’autre. Lui, il recula tout honteux, malgré lui : quantà Barnabé, en proie à des souvenirs imparfaits et confus, il sedemandait, où il avait déjà vu cette figure-là. Il ne fut paslongtemps incertain : car tout à coup, portant sur lui lesmains, et le colletant pour le jeter à terre, il luicria :

« Ah ! je sais, c’est vous levoleur ! »

Rudge d’abord, au lieu de répondre, baissa latête et soutint la lutte en silence ; mais, voyant quel’agresseur était trop jeune et trop fort pour lui, il releva latête, le regarda fixement entre les deux yeux, et luidit :

« Je suis ton père. »

Cette parole produisit un effet magique :Barnabé lâche prise à l’instant, recule, et le regardeeffrayé ; puis, par un élan subit, il lui passe les brasautour du cou, et lui presse la tête contre ses joues.

Oui, oui, c’était son père : il n’enpouvait douter. Mais où donc était-il resté si longtemps, laissantsa mère toute seule, ou, ce qui était bien pis, seule avec sonpauvre idiot d’enfant ? Était-elle réellement maintenantheureuse et à son aise, comme on avait voulu le lui fairecroire ? Où était-elle ? N’était-elle pas prèsd’eux ? Ah ! bien sûr elle n’était pas heureuse, lapauvre femme, si elle savait son fils en prison Oh ! non.

À toutes ces questions précipitées, l’autre nerépondit pas un mot : il n’y eut que Grip qui croassa detoutes ses forces, sautillant autour d’eux, tout autour, comme s’illes enveloppait dans un cercle magique, pour invoquer sur euxtoutes les puissances du mal.

Chapitre 21

 

Pendant le cours de cette journée, tous lesrégiments de Londres ou des environs furent de service dans quelquequartier de la ville. Les troupes régulières et la milice,dispersées en province, reçurent l’ordre, dans chaque caserne etdans chaque poste à vingt-quatre heures de marche, de commencer àse diriger sur la capitale. Mais les troubles avaient pris uneproportion si formidable, et, grâce à l’impunité, l’émeute étaitdevenue si audacieuse, que la vue de ces forces considérables,continuellement accrues par de nouveaux renforts, au lieu dedécourager les perturbateurs, leur donna l’idée de frapper un coupplus violent et plus hardi que tous les attentats des joursprécédents, et ne servit qu’à allumer dans Londres une ardeur derévolte qu’on n’y avait jamais vue, même dans les anciens temps dela révolution.

Toute la veille et tout ce jour-là, lecommandant en chef essaya de réveiller chez les magistrats lesentiment de leur devoir, et, en particulier chez le lord-maire, leplus poltron et le plus lâche de tous. À plusieurs reprises, ondétacha, dans ce but, des corps nombreux de soldats versMansion-House pour attendre ses ordres. Mais, comme ni menaces niconseils ne faisaient rien sur lui, et que la troupe restait là enpleine rue, sans rien faire de bon, exposée plutôt à de mauvaisesconversations, ces tentatives louables firent plus de mal que debien. Car la populace, qui n’avait pas tardé à deviner lesdispositions du lord-maire, ne manquait pas non plus d’en tireravantage pour dire que les autorités civiles elles-mêmes étaientopposées aux papistes, et n’auraient pas le cœur de tourmenter desgens qui n’avaient pas d’autre tort que de penser comme elles. Bienentendu que c’était surtout aux oreilles des soldats qu’on faisaitrésonner ces espérances, et les soldats, qui, de leur côté,naturellement, n’ont pas de goût pour se battre contre le peuple,recevaient ces avances avec assez de bienveillance, répondant àceux qui leur demandaient s’ils iraient volontiers tirer sur leurscompatriotes : « Non ! de par tous lesdiables ! » montrant enfin des dispositions pleines debonté et d’indulgence. On fut donc bientôt persuadé que lesmilitaires n’étaient pas des soldats du pape, etn’attendaient que le moment de désobéir aux ordres de leurs chefspour se joindre à l’émeute. Le bruit de leur répugnance pour lacause qu’ils avaient à défendre, et de leur inclination pour celledu peuple, se répandit de bouche en bouche avec une étonnanterapidité, et, toutes les fois qu’il y avait quelque militaireécarté à flâner dans les rues ou sur les places, il se formaitaussitôt un rassemblement autour de lui : on lui faisait fête,on lui donnait des poignées de main, on lui prodiguait toutes lesmarques possibles de confiance et d’affection.

Cependant la foule était partout. Plus dedéguisement, plus de dissimulation ; l’émeute allait têtelevée dans toute la ville. Un des insurgés voulait-il de l’argent,il n’avait qu’à frapper à la porte de la première maison venue, ouà entrer dans une boutique, pour en demander au nom del’Émeute : il était sûr de voir sa demande sur-le-champsatisfaite. Les citoyens paisibles ayant peur de leur mettre lamain sur le collet quand ils marchaient seuls et isolés, il n’yavait pas de danger qu’on allât leur chercher querelle quand ilsétaient en corps nombreux. Ils se rassemblaient dans les rues, lestraversaient selon leur bon plaisir, et concertaient publiquementleurs plans. Le commerce était arrêté, presque toutes les boutiquesfermées. Presque sur toutes les maisons était déployé un drapeaubleu, en gage d’adhésion à la cause populaire. Il n’y avait pasjusqu’aux juifs de Houndsditch, dans le quartier de Whitechapel,qui écrivaient sur leurs portes et leurs volets : « C’estici la maison d’un vrai et fidèle protestant. » La foulefaisait loi, et jamais loi ne fut acceptée avec plus de crainte etd’obéissance.

Il était à peu près six heures du soir quandun vaste attroupement se précipita dans Lincoln’s-Inn-Fields partoutes les avenues, et là se divisa, évidemment d’après un planpréconçu, en diverses branches. Ce n’est pas que l’arrangementprémédité fut connu de toute la foule : c’était le secret dequelques meneurs qui, venant se mêler aux autres, à mesure qu’ilsarrivaient sur les lieux, et les distribuant dans tel ou teldétachement, exécutaient le mouvement avec autant du rapidité quesi c’eût été une manœuvre faite au commandement, et que chacun eûteu son poste assigné d’avance.

Tout le monde savait, du reste, que la bandela plus considérable, comprenant à peu près les deux tiers de lamasse, était désignée pour l’attaque du Newgate. Elle se formait detous les perturbateurs qui s’étaient distingués dans les premierstroubles ; de tous ceux que la rumeur publique signalait commedes gens de résolution et d’audace, des hommes d’action ; detous ceux qui avaient eu des camarades arrêtés dans les affairesdes jours précédents, enfin d’un grand nombre de parents ou d’amisde criminels détenus dans la prison. Cette dernière classe de hérosne renfermait pas seulement les bandits les plus désespérés et lesplus redoutables de Londres ; on y voyait aussi quelquespersonnes comparativement honnêtes. Plus d’une femme s’étaithabillée en homme pour aller aider à la délivrance d’un fils oud’un frère. Il y avait les deux fils d’un condamné à mort, dont lasentence devait être exécutée le surlendemain, en compagnie detrois autres criminels. Combien de mauvais sujets dont lescamarades avaient été emprisonnés pour filouterie ! Et aussique de misérables femmes, parias du genre humain, qui allaient làpour faire relâcher quelque autre créature de bas étage commeelles, ou peut-être entraînées, Dieu seul pourrait le dire, par unsentiment général de sympathie qui les intéressait à tous lesmalheureux sans espoir !

De vieux sabres, et de vieux pistolets sanspoudre ni balles ; des marteaux de forge, des couteaux, desscies, des haches, des armes pillées dans des étals deboucherie ; une véritable forêt de barres de fer et de massuesde bois ; des échelles longues, pour escalader les murs,portées par une douzaine d’hommes ; des torches allumées, desétoupes enduites de poix, de soufre, de goudron, des pieux arrachésà des palissades ou à des haies ; jusqu’à des béquillesenlevées à des mendiants estropiés dans les rues : voilàquelles étaient leurs armes. Quand tout fut prêt, Hugh et Dennis,aux côtés de Simon Tappertit, prirent la tête ; et derrièreeux se pressa la foule, mouvante et grondante comme une mer quimarche.

Au lieu de descendre tout droit d’Holborn à laprison, comme tout le monde s’y attendait, les chefs de la troupeprirent par Clerkenvall, et se répandant dans une rue paisible,s’arrêtèrent devant une boutique de serrurier… À la clefd’or.

« Tapez à la porte, cria Hugh aux gensqui étaient près de lui. Il nous faut ce soir un homme du métier.Enfoncez plutôt la porte, si on ne vous répond pas. »

La boutique était fermée. La porte et lesvolets étaient de force et de taille ; on avait beau taper,rien ne bougeait. Mais quand la foule impatiente se fut avisée decrier : « Mettons le feu à la maison, » et que lestorches s’avancèrent pour mettre la menace à exécution, la croiséedu premier s’ouvrit toute grande, et le brave vieux serrurier sedressant à la fenêtre :

« Eh bien ! canaille, dit-il,qu’est-ce que vous me voulez ? Venez-vous me rendre mafille ?

– Pas de questions, mon vieux, réponditHugh en faisant signe de la main à ses camarades de le laisserparler. Pas de questions ; mais dépêchez-vous de descendreavec les outils de votre état. Nous avons besoin de vous.

– Besoin de moi ! cria le serrurierjetant un coup d’œil sur l’uniforme qu’il portait. Eh bien !si bien des gens de ma connaissance n’étaient pas des cœurs depoulets, il y a déjà quelque temps que vous n’auriez plus besoin demoi. Faites bien attention à ce que je vais vous dire, mon garçon,et vous aussi, les autres. Vous avez là parmi vous une vingtaine degens que je vois et que je connais bien, et que je regarde, àpartir de ce moment, comme des hommes morts. Tenez ! filez,vous avez encore le temps de faire l’économie d’unenterrement ; sans cela, avant qu’il soit longtemps, vousn’aurez plus qu’à commander vos cercueils.

– Voulez-vous descendre ? criaHugh.

– Voulez-vous me rendre ma fille,brigand ? cria le serrurier.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire,répliqua Hugh. Allons ! camarades, mettons le feu à laporte.

– Arrêtez ! cria le serrurier d’unevoix qui les fit trembler, en leur présentant la gueule de sonfusil. Faites plutôt faire la besogne par un vieux ; ce seraitdommage de tuer cet innocent. »

Le jeune gars qui tenait la torche, et quis’était accroupi devant la porte pour y mettre le feu, se hâta dese lever à ces mots et recula de quelques pas. Le serrurier promenases yeux sur les visages qui lui faisaient face, en abaissant sonarme dirigée sur le pas de sa porte. La crosse de son fusil fixéecontre son épaule n’avait pas besoin d’autre appui, elle étaitferme comme un roc.

« Je préviens l’individu qui va faire çade commencer par dire son In manus, ajouta-t-il d’une voixsûre ; je ne le prends pas en traître. »

Arrachant à un de ses voisins la torche qu’ilportait, Hugh s’avançait en jurant comme un possédé, quand il futarrêté par un cri vif et perçant, et en levant les yeux il vit unvêtement flottant au haut de la maison.

Alors on entendit encore un cri, puis unautre ; puis une voix perçante s’écria : « Simonest-il en bas ? » En même temps un grand col maigres’allongea sur la fenêtre de la mansarde, et Mlle Miggs, dontla forme indistincte commençait à être moins manifeste sousl’influence du crépuscule se mit à crier avec frénésie :

« Ah ! mes chers messieurs,laissez-moi, laissez-moi entendre Simon me répondre de ses propreslèvres. Parlez-moi, Simon ; parlez-moi donc ! »

M. Tappertit, qui n’était pas autrementflatté de cette faveur, leva les yeux pour la prier de se taire etlui donner l’ordre de descendre ouvrir la porte, parce qu’ilsavaient besoin de son maître, et qu’il ne ferait pas bon leurdésobéir.

« Ô mes bons messieurs, criaMlle Miggs. Ô mon précieux, précieux Simon !

– Dites donc, avez-vous bientôt fini vosbêtises ? répliqua M. Tappertit. Descendez donc plutôtnous ouvrir la porte… Gabriel Varden, relevez votre fusil, ou vousn’en serez pas le bon marchand.

– Ne vous inquiétez pas de son fusil,cria Miggs, Simon et messieurs, j’ai versé dans le canon une chopede petite bière. »

La foule poussa un grand cri de joie, qui futbientôt suivi d’un grand éclat de rire. « N’ayez pas peurqu’il parte, quand il serait chargé jusqu’à la gueule, continuaMiggs, Simon et messieurs, je suis enfermée dans la mansarde, lapetite porte à droite, quand vous croirez être tout en haut de lamaison ; et, par parenthèse, prenez garde, en montant lesdernières marches du coin, de ne pas vous cogner la tête contre lespoutres et de ne pas marcher sur le côté : vous tomberiez àtravers le plafond dans la chambre à deux lits du premier étage,car le plafond est mince, je vous en préviens. Simon et messieurs,je suis enfermée ici pour plus du sûreté ; mais ils aurontbeau faire, mon intention a toujours été et sera toujours demarcher dans la bonne cause, la sainte cause… Je renonce au pape deBabylone, et à toutes ses œuvres intérieures et extérieures. Foindu païen !… Je sais bien que mon opinion n’est pas grand’chose(et ici sa voix devenait de plus en plus criarde et perçante),puisque je ne suis qu’une pauvre domestique, et par conséquent unobjet d’humiliation ; mais ça ne m’empêchera pas de dire ceque je pense, et de me confier dans l’appui de ceux qui pensentcomme moi. »

Une fois que Miggs eut déclaré que le fusilétait hors de service, personne ne s’avisa plus de s’amuser àl’écouter, et on la laissa bavarder à son aise. Les assiégeantsdressèrent une échelle contre la fenêtre où se tenait le serrurier,et, malgré la résistance de son courage obstiné, on eut bientôtforcé l’entrée en cassant un carreau et en mettant le châssis enpièces. Après avoir distribué quelques bons coups autour de lui, ilse trouva sans défense au milieu d’une populace furieuse quiinondait la chambre et ne présentait plus partout qu’une masseconfuse de figures inconnues, à la fenêtre et à la porte.

On était très irrité contre lui, car il avaitblessé deux hommes grièvement, et on invitait d’en bas ceux quiétaient montés à l’apporter pour le pendre à un réverbère. MaisGabriel restait indomptable, et, regardant tour à tour Hugh etDennis qui lui tenaient chacun un bras, et Simon Tappertit qui luifaisait face :

« Vous m’avez déjà volé ma fille,disait-il, ma fille qui m’est plus chère que la vie ; vouspouvez bien me prendre aussi la vie, si vous voulez. Je remercieDieu d’avoir permis que j’aie pu dérober ma femme à cette scène, etde m’avoir donné un cœur qui ne demandera pas quartier à des genscomme vous.

– Oui, oui, disait M. Dennis, vousavez raison. Vous êtes un brave homme, et vous ne pouvez pasmontrer plus de cœur pour votre âge. Bah ! qu’est-ce que çavous fait, un réverbère ce soir, ou un lit de plume dans dix ansd’ici ? Voilà-t-il pas une belle affaire ! »

Le serrurier lui lança un regard dédaigneuxsans lui rien répondre.

« Pour ma part, dit le bourreau, quitrouvait particulièrement de son goût l’idée du réverbère, j’honorevos principes et je les partage. Quand je rencontre des gens aussibien pensants (et ici il colora son discours par un bon grosjuron), je suis tout prêt à leur épargner, comme à vous, la moitiédu chemin… N’avez-vous pas quelque part par là un bon bout decorde ? Si vous n’en avez pas, ne vous inquiétez pas ; unmouchoir fera l’affaire tout de même.

– Pas de bêtises, maître ! murmuraHugh en saisissant rudement Varden par l’épaule. Faites ce qu’onvous dit. Vous saurez bientôt ce qu’on vous demande. Allons !faites.

– Je ne ferai rien du tout de ce que vousme demanderez ni vous, ni tout autre coquin de la bande, réponditle serrurier. Si vous vous attendez à obtenir de moi quelqueservice, vous pouvez vous épargner la peine de me dire ce quec’est. Je vous en préviens d’avance, je ne ferai rien pourvous.

M. Dennis fut si touché de la constancedu vieux grognard, qu’il protesta, presque la larme à l’œil, qu’ily aurait de la cruauté à faire violence à ses inclinations et que,pour sa part, il ne voudrait pas avoir pareil tort sur laconscience. Ce gentleman, disait-il, avait déjà déclaré à plusieursreprises qu’il lui était égal qu’on l’exécutât ; enconséquence, il regardait comme un devoir pour eux, en leur qualitéde populace civilisée et éclairée, de l’exécuter en effet. Onn’avait pas, comme il le faisait observer, on n’avait pas tous lesjours la bonne fortune de pouvoir s’accommoder aux vœux des gensdont on était assez malheureux pour ne pas partager la manière devoir. Mais, puisqu’ils étaient justement tombés sur un individu quiexprimait un désir auquel ils pouvaient raisonnablement satisfaire(et, pour sa part, il ne demandait pas mieux que d’avouer que, dansson opinion, ce désir faisait honneur à ses sentiments), ilespérait bien qu’on se déciderait à lui passer sa fantaisie avantd’aller plus loin. C’était un exercice qui, avec un peu d’habiletéet de dextérité, ne demandait pas plus de cinq minutes pours’accomplir à l’entière satisfaction des deux parties ; et,quoique sa modestie l’empêchât de faire lui-même son propre éloge,il demandait la permission de dire qu’il avait dans ces matièresdes connaissances pratiques assez connues, et que comme il était enmême temps d’un caractère obligeant et serviable, il se ferait unvéritable plaisir d’exécuter le gentleman.

Ces observations, débitées à la foule quil’entourait, au milieu d’un tapage et d’un brouhaha effroyables,furent reçues avec grande faveur, peut-être moins à cause del’éloquence du bourreau que de l’entêtement obstiné du serrurier.Gabriel était dans un péril imminent, et il le savait bien ;mais il gardait un silence constant, et n’aurait pas ouvertdavantage la bouche, quand on aurait débattu devant lui la questionde savoir si on ne le ferait pas rôtir à petit feu.

Pendant que le bourreau parlait, il y eutquelque agitation et quelque confusion sur l’échelle, et aussitôtqu’il eut cessé, au grand désappointement de la foule qui était enbas et qui n’avait pas eu le temps d’apprendre ce qu’il venait dedire, ni d’y répondre par ses acclamations, quelqu’un cria par lafenêtre :

« Il a les cheveux gris, il estvieux ; ne lui faites pas de mal. »

Le serrurier se retourna vivement du côté d’oùvenaient ces paroles de pitié, et fixant un regard assuré sur ceuxqui étaient là le long de l’échelle sans rien faire, accrochés lesuns aux autres.

« Tu n’as que faire de respecter mescheveux gris, jeune homme, se mit-il à dire, répondant au timbre dela voix qu’il avait entendue, plutôt qu’à la personne même qu’iln’avait pas vue. Je ne vous demande pas de grâce. Si j’ai lescheveux gris, j’ai le cœur encore assez vert pour vous mépriser etvous braver tous, tas de brigands que vous êtes. »

Ce discours imprudent n’était pas fait, commeon pense, pour apaiser la férocité des assaillants. Ilsrecommencèrent à demander à grands cris qu’on le leur descendît, etl’honnête serrurier allait passer un mauvais quart d’heure si Hughne leur avait pas rappelé, dans la réponse qu’il leur adressa,qu’ils avaient besoin de ses services, et qu’il fallait le garderpour ça.

« Voyons, dit-il à Simon Tappertit,dépêchez-vous donc de lui faire savoir ce que nous lui demandons.Et vous, brave homme, ouvrez vos oreilles toutes grandes, si vousvoulez qu’on vous les laisse. »

Gabriel croisa ses bras maintenant libres, etconsidéra en silence son ancien apprenti.

« Voyez-vous, Varden, dit Simon, c’estque nous allons à Newgate de ce pas.

– Certainement que vous y allez, je levois bien, répliqua le serrurier, vous n’avez jamais dit plusgrande vérité.

– Un instant, reprit Simon, ce n’est pascomme ça que je l’entends. Nous allons le réduire en cendres,forcer les portes et mettre les prisonniers en liberté. C’est vousqui avez aidé dans le temps à faire la serrure de la grandeporte.

– Oui, oui, dit le serrurier, et vousverrez, avant peu, quand vous y serez, que vous ne me devez pasd’obligation pour cela.

– C’est possible, mais en attendant, ilfaut que vous nous montriez le moyen de la forcer.

– Ah vraiment !

– Sans doute, parce qu’il n’y a que vousqui le sachiez ; moi, je n’en sais rien. Ainsi, venez avecnous pour la briser de vos propres mains.

– Quand vous me verrez faire ça, dit touttranquillement le serrurier, c’est que mes mains me tomberont desbras ; et vous ferez bien de les ramasser, Simon Tappertit,pour vous en faire des épaulettes, mon garçon.

– C’est bon, on verra ça, cria Hugh quiintervint en ce moment parce qu’il voyait l’indignation de la foules’échauffer bien fort. Allons ! remplissez-lui un panier desoutils dont il va avoir besoin pendant que moi, je vais vous fairedescendre l’homme. Ouvrez les portes en bas, vous autres, pendantqu’il y en aura qui vont éclairer le grand capitaine. Tudieu, mesgars, à vous voir là à ne rien faire que de grommeler les brascroisés, ne dirait-on pas que nous n’avons plus debesogne !

Ils se regardèrent les uns les autres, et sedispersant aussitôt, montèrent à l’escalade sur la maison, pillanttout, cassant tout, selon leur habitude, et emportant tous lesarticles de quelque valeur qui venaient à les tenter. ils n’eurentpas du reste grand temps à perdre dans cette expédition, car lepanier d’outils fut bientôt prêt et suspendu aux épaules d’un hommede bonne volonté. Les préparatifs étant donc achevés, et toutdisposés pour l’attaque, ceux qui étaient occupés à des œuvres depillage et de destruction dans les autres pièces furent rappelés enbas dans l’atelier. Enfin ils allaient tous sortir lorsque celuiqui venait de descendre le dernier du haut de la maison, s’avançapour demander s’il fallait relâcher la jeune femme qui était dansle grenier où elle faisait, dit-il un tapage terrible, sansdiscontinuer.

En ce qui le concernait, Simon Tappertitn’aurait pas manqué de se prononcer pour la négative ; mais lamasse des frères et amis, se rappelant le bon office qu’elle leuravait rendu en abreuvant le canon de fusil du serrurier, semontrant d’un avis contraire, le capitaine se vit bien obligé derépondre qu’il fallait la mettre en liberté. L’homme alors retournaà son secours, et reparut bientôt avec miss Miggs pliée en deux ettoute mouillée de ses larmes.

Comme cette jeune demoiselle s’était laisséemporter tout le long de l’escalier sans donner signe de vie, sonlibérateur la déclara morte ou mourante, et ne sachant trop quefaire d’elle, il cherchait déjà des yeux quelque banc ou quelquetas de cendres commode pour déposer dessus la belle insensible,lorsque tout à coup elle se dressa sur ses pieds par je ne saisquel mécanisme mystérieux, rejeta ses cheveux en arrière, regardaM. Tappertit d’un air égaré en criant « la vie de monSimmun est sauve ! » et à l’instant elle se jeta dans lesbras du héros avec tant de promptitude qu’il en perdit l’équilibreet recula de quelques pas sous le choc de son aimable fardeau.

« Ah ! que c’est embêtant ! ditM. Tappertit. Voyons ! des hommes ici ! qu’onl’empoigne, et qu’on la remette sous les verrous ; on n’auraitjamais dû lui ouvrir.

– Mon Simmun ! criaitMlle Miggs en larmes et défaillante ; mon cher, mon béni,mon adoré à toujours Simmun !

– Voyons ! allez-vous vous tenir,hein ? disait M. Tappertit d’un ton tout différent, oubien je vais vous laisser tomber par terre. Que diable avez-vousdonc à glisser comme ça vos pieds le long du plancher au lieu devous redresser ?

– Mon bon ange Simmun ! murmuraitMiggs… Il m’a promis…

– Promis ! Ah ! c’est vrai,répondit Simon d’un ton bourru. N’ayez pas peur, je vous tiendraima promesse. Je vous ai dit que je vous pourvoirais, et vous pouvezy compter. Allons ! mais tenez-vous donc !

– Où voulez-vous que j’aille àprésent ? Qu’est-ce que je vais devenir après ce que j’ai faitce soir ? cria Miggs. Je n’ai plus d’autre lieu de repos àespérer que le silence de la tombe.

– Plût à Dieu que vous y fussiez déjà,dans le silence de la tombe, répliqua M. Tappertit, et d’unebonne tombe encore, et bien serrée… Venez ici, cria-t-il à l’un descamarades ; puis il lui donna le mot d’ordre à voix basse dansle tuyau de l’oreille. Emmenez-la avec vous. Vous savezoù ? »

L’autre fit signe qu’il le savait ; et laprenant dans ses bras, malgré ses protestations, ses sanglots et sarésistance, y compris les égratignures, qui ne laissaient pas derendre la lutte peu agréable, il enleva son Hélène. Tous ceux quiétaient restés jusque-là dans la maison sortirent dans la rue. Leserrurier fut mis en tête de la bande et forcé de marcher entredeux conducteurs. Toute la troupe se mit aussitôt enmouvement ; et sans cri, sans tumulte, ils allèrent droit àNewgate, et firent halte au milieu d’une masse énorme d’insurgésdéjà réunis devant la porte de la prison.

Chapitre 22

 

Rompant le silence qu’ils avaient gardéjusque-là, ils se mirent à pousser un grand cri, aussitôt qu’ils sefurent rangés devant la prison, et demandèrent à parler augouverneur. Leur visite n’était pas tout à fait inattendue, car samaison, qui se trouvait sur la rue, était fortementbarricadée ; le guichet de la geôle était fermé, et on nevoyait personne aux grilles ni aux fenêtres. Avant qu’ils eussentrépété plusieurs fois leur sommation, un homme apparut sur le toitde l’habitation du gouverneur, pour leur demander ce qu’ilsvoulaient.

Les uns disaient une chose, les autres uneautre, la plupart ne faisaient que grogner et siffler. Comme ilfaisait déjà presque nuit, et que la maison était haute, il y avaitdans la foule un grand nombre de gens qui ne s’étaient pas mêmeaperçus qu’il fût venu personne pour leur répondre, et quicontinuaient leurs clameurs, jusqu’à ce que la nouvelle s’en fûtrépandue partout dans le rassemblement. Il s’écoula bien au moinsdix minutes avant qu’on pût entendre une voix distincte, et,pendant ce temps-là, on voyait cette figure qui restait perchéelà-haut, et dont la silhouette se détachait sur le fond brillantd’un ciel d’été, regardant en bas dans la rue où se passait lascène de trouble.

« N’êtes-vous pas, finit par crier Hugh,monsieur Akerman, le geôlier en chef de la prison ?

– Certainement, c’est lui,camarade, » lui dit Dennis à l’oreille.

Mais Hugh, sans faire attention à lui, voulaitavoir la réponse de l’homme même.

« Oui, dit-il, c’est moi.

– Vous avez là, sous votre garde, maîtreAkerman, quelques-uns de mes amis.

– J’ai là beaucoup de monde sous magarde ; » et en même temps il jetait en bas un coup d’œildans l’intérieur de la prison.

Et l’idée qu’il pouvait voir de là lesdifférentes cours, et embrasser tout ce qui leur était masqué parces murailles maudites, irritait et excitait si fort la populace,qu’ils hurlaient comme des loups.

« Eh bien ! délivrez seulement nosamis, dit Hugh, et vous pourrez garder les autres.

– Mon devoir est de les gardertous ; et je ferai mon devoir.

– Si vous ne nous ouvrez pas les portestoutes grandes, nous allons les enfoncer, dit Hugh, parce que nousvoulons absolument faire sortir les gens de l’émeute.

– Tout ce que je peux faire pour vous,mes braves gens, répliqua Akerman, c’est de vous exhorter à vousdisperser, et de vous rappeler que toutes les conséquences dumoindre trouble causé dans cette maison ne peuvent qu’être trèssérieuses, et donner à bon nombre d’entre vous d’amers etd’inutiles regrets, quand il ne sera plus temps. »

Il fit mine de se retirer là-dessus, mais ilfut arrêté par la voix du serrurier.

« Monsieur Akerman, cria Gabriel,monsieur Akerman !

– Je ne veux plus entendre un seuld’entre vous, répondit le gouverneur, se tournant vers l’homme quilui parlait, et lui faisant signe de la main qu’il ne voulait pasparlementer plus longtemps.

– Mais je ne suis pas un d’entre eux, ditGabriel. Je suis un honnête homme, monsieur Akerman, un honorableindustriel… Gabriel Varden, le serrurier. Vous me connaissezbien ?

– Comment ! vous dans lafoule ! cria le gouverneur d’une voix altérée.

– Ils m’ont amené de force… ils m’ontamené ici pour leur forcer la serrure de la grand’porte, réponditle serrurier. Veuillez m’être témoin, monsieur Akerman, que je m’yrefuse, que je n’en veux rien faire, advienne que pourra de monrefus. S’ils me font quelque violence, faites-moi le plaisir devous rappeler ça.

– N’avez-vous plus moyen de vous tirer delà ? dit le gouverneur.

– Non, monsieur Akerman. Vous allez fairevotre devoir et moi le mien… Encore une fois, tas de brigands et decoupe-jarrets, dit le serrurier, se retournant de leur côté, jerefuse. Ah ! enrouez-vous tant que vous voudrez à hurlercontre moi, je refuse.

– Un moment, un moment, se hâta de direle geôlier, Monsieur Varden, Je vous connais pour un digne homme,pour un homme qui ne consentirait jamais à rien faire contre laloi… à moins d’y être forcé.

– Forcé, monsieur ! reprit leserrurier, qui voyait bien d’après le ton dont c’était dit, que legouverneur lui ménageait une excuse bien suffisante pour céder à lamultitude qui l’assiégeait et l’étreignait de toutes parts, et aumilieu de laquelle on voyait debout ce vieillard, seul contre tous.Forcé, monsieur ! je ne ferai rien de force ni de gré.

– Où donc est l’homme qui me parlait toutà l’heure ? dit le gardien avec inquiétude.

– Présent ! répondit Hugh.

– Ne savez-vous pas ce que c’est qu’uneaccusation de meurtre, et qu’en retenant cet honnête artisan avecvous, vous mettez sa vie en péril ?

– Nous savons bien ça, répondit-il ;pourquoi donc croyez-vous que nous l’avons amené ici, si ce n’estpas pour ça ? Donnez-nous nos amis, maître Akerman, et nousvous donnons le vôtre. N’est-ce pas que vous ratifiez, ce troc, mesgars ? »

La populace lui répondit par un bruyanthourra.

« Vous voyez ce que c’est, cria Varden.Ne les laissez pas entrer, au nom du roi Georges, et rappelez-vousce que je viens de vous dire. Bonne nuit. »

Les négociations finirent là. Une grêle depierres et d’autres projectiles força le gouverneur à se retirer,et la multitude, s’avançant par essaims le long des murailles,bloqua Gabriel Varden contre la porte.

C’est en vain qu’on mit à ses pieds le paquetd’instruments de son état ; c’est en vain qu’on employa tour àtour, pour le forcer d’en faire usage, les promesses, les coups,des offres de récompense, des menaces de mort sur place :« Non, cria l’intrépide serrurier, non, je ne veuxpas. »

Il n’avait jamais tant aimé la vie, mais rienne put l’ébranler. Les faces sauvages qui le dévisageaient de touscôtés, les cris de ceux qui étaient altérés de son sang, comme desbêtes féroces, la vue des hommes qui fendaient la foule etmarchaient sur le corps de leurs camarades pour arriver jusqu’àlui, le visant, par-dessus la tête des autres, avec leurs haches etleurs piques, tout échouait devant son courage obstiné. Il lesregardait l’un après l’autre, homme par homme, face à face, ettoujours avec sa voix fatiguée, son visage pâlissant, il leurcriait haut et ferme ; « Non, je ne veuxpas ! »

Dennis lui asséna sur la figure un coup depoing qui le jeta par terre. Il se remit sur ses pieds avec laprestesse d’un jeune homme, et, le front tout ensanglanté, il luisauta à la gorge.

« Ah ! c’est toi, chien delâche ? lui dit-il ; rends-moi ma fille, rends-moi mafille. »

Ils luttèrent ensemble. Il y en avait quicriaient : « Tuez-le ! et d’autres qui heureusementne se trouvaient pas assez près, qui voulaient l’écraser sous leurspieds. Quant au bourreau, il avait beau serrer de toutes ses forcesles poignets de son adversaire, il ne pouvait pas venir à bout delui faire lâcher prise.

« Si c’est comme ça que vous meremerciez, monstre d’ingratitude ! dit-il enfin avec forcejurons et hors d’haleine, car il avait toutes les peines du monde àarticuler une parole.

– Rends-moi ma fille, criait leserrurier, devenu aussi furieux que ceux qui l’entouraient ;rends-moi ma fille.

Renversé encore une fois, encore une foisredressé, puis par terre, il luttait contre une vingtaine d’hommesqui se le passaient de main en main, quand un grand coquin, quisortait de l’abattoir avec ses habits et ses grandes bottes encorechauds et fumants de sang et de graisse, leva une hallebarde et,poussant un horrible jurement, visa la tête découverte du bravevieillard. Au même instant, pendant qu’il avait le bras levé pourfrapper, il tomba lui-même comme d’un coup de foudre, et un manchotlui passa sur le corps pour venir en aide au serrurier. Il avait unautre homme avec lui, et à eux deux ils saisirent vivement etrudement l’artisan.

« Vous n’avez qu’à nous le laisser,crièrent-ils à Hugh en jouant des pieds et des mains pour se frayerun passage en arrière à travers la foule. Vous n’avez qu’à nous lelaisser. N’allez-vous pas gaspiller votre force contre cet homme-làquand il n’en faut que deux comme nous pour lui faire son affaireen deux minutes ? Vous perdez votre temps. Songez, auxprisonniers, songez à Barnabé. »

Ceci fut répété partout dans la foule. Lesmarteaux commencèrent à battre contre les murs ; chacun fitdes efforts pour arriver au pied de la prison et prendre place aupremier rang. S’ouvrant de force un passage à travers les mutinsavec une ardeur aussi désespérée que s’ils étaient au milieud’ennemis acharnés et non de leurs propres camarades, les deuxhommes opérèrent leur retraite avec le serrurier au milieu d’eux,et l’entraînèrent jusqu’au cœur même du rassemblement.

Pendant ce temps-là, les coups commençaient àpleuvoir comme la grêle sur la grande porte et sur le bâtiment, quine s’en émouvait guère : car ceux qui ne pouvaient approcherde la porte étaient toujours bien aises de décharger leur rage surn’importe quoi… même sur les gros blocs de pierre qui brisaientleurs armes en morceaux dans leurs mains, leur donnant jusque dansles bras des fourmillements douloureux, comme s’ils ne secontentaient pas d’une résistance passive et qu’ils leur rendissentcoup pour coup. Le fracas du fer contre le fer se mêlait au tumulteétourdissant qu’il dominait par son bruit éclatant, à mesure queles grands marteaux de forge s’abaissaient sur les clous et lesplaques de la porte. C’était une pluie d’étincelles. Les genstravaillaient par bandes et se relayaient à de courts intervalles,pour mettre toute la fraîcheur de leur force au service de cetteœuvre de destruction. Mais c’est égal : on voyait toujoursdebout le grand portail, aussi fier, aussi sombre, aussi fortqu’avant, et, sauf les marques des coups à sa surface, toujours lemême.

Pendant qu’il y en avait qui dépensaient touteleur énergie à cette tâche pénible, il y en avait d’autres quidressaient des échelles contre la prison, et qui essayaient degrimper de là jusqu’au haut des murs, où elles ne pouvaientatteindre parce qu’elles étaient trop courtes. Il y en avaitd’autres qui soutenaient un engagement avec une escouade de lapolice, forte d’une centaine d’hommes, et la faisaient reculer àgrands coups, ou l’écrasaient sous leur nombre ; d’autresencore faisaient le siège de la maison sur laquelle s’était montréle gouverneur, et, enfonçant les portes, revenaient avec tous lesmeubles, les empilaient contre la porte de la prison pour en faireun feu de joie qui pût la consumer. Aussitôt qu’on eut vent decette idée, tous ceux qui se donnaient jusque-là une peine inutilejetèrent là leurs outils et se mirent à augmenter le tas, quibientôt atteignit la largeur de la moitié de la rue, et une tellehauteur que ceux qui allaient porter en haut des combustiblesétaient obligés de prendre des échelles. Quand tout le mobilier etles effets du gouverneur eurent été jetés sur ce riche bûcher,jusqu’au dernier, on se mit à les enduire de poix, de goudron, derésine, apportés de toutes parts, et on arrosa le tout detérébenthine. Ils en firent autant à tout le bois qui garnissaitles portes de la prison, sans oublier la moindre traverse ni lemoindre madrier. Après avoir accompli ce baptême infernal, ilsmirent le feu au bûcher avec des allumettes flamboyantes et dugoudron enflammé ; puis alors ils se tinrent auprès, pour ensurveiller le résultat.

Comme les meubles étaient très secs et rendusplus inflammables encore par l’huile et la bougie qui s’ytrouvaient mêlées, sans parler des autres moyens employés, ilsn’eurent pas de peine à prendre feu. Les flammes s’élancèrent avecun rugissement terrible, noircissant le mur de la prison, et sedressant jusqu’au haut de sa façade en serpents de feu. Dans lecommencement, les insurgés ramassés autour de l’incendie netémoignaient l’ivresse de leur triomphe que par leurs regardssatisfaits ; mais quand il devint plus brûlant et plusmenaçant… quand il se mit à craquer, à bondir, à mugir, comme unegrande fournaise… quand il se réfléchit sur les maisons vis-à-vis,et qu’il illumina non seulement les visages pâles et étonnés auxfenêtres, mais jusqu’aux plus intimes recoins de chaque habitation…quand ils le virent caresser la grande porte de sa lueur rougeâtre,et badiner avec elle, tantôt s’attachant à sa surface durcie,tantôt la quittant tout à coup avec une inconstance sauvage pourprendre son essor vers les cieux, puis revenant l’envelopper dansses serres brûlantes et préparer sa ruine… quand il répandit une sivive clarté que le cadran de l’église du Saint-Sépulcre, dontl’aiguille marque si souvent l’heure de la mort pour les condamnés,était aussi lisible qu’en plein jour, et que le coq qui tourne auhaut de son clocher brillait à ce soleil inaccoutumé comme un richejoyau monté de pierreries chatoyantes… quand la pierre noircie etla brique sombre devinrent toutes rouges par la force de laréflexion, et que les croisées reluisirent comme de l’or bruni,miroitant aussi loin que pouvait s’étendre la vue, avec leursvitres purpurines… quand les murs et les tours, les toits et lesblocs de cheminées, au milieu des flammes vacillantes, semblèrenttrembler et chanceler comme un homme ivre… quand des milliersd’objets qu’on n’avait jamais vus jusqu’alors vinrent s’étaler à lavue, et que les choses les plus familières prirent un aspect toutnouveau… alors la populace commença à faire chorus avec letourbillon enflammé, et à pousser des cris, des clameurs, desvociférations comme heureusement il est rare d’en entendre,s’agitant en même temps pour entretenir le feu et le tenir enhaleine, afin de ne pas le laisser décroître.

Quoique la chaleur fût si intense que lebadigeon des maisons en face de la prison grillait et secraquelait, formant ça et là des boursouflures, comme des pustulesà la peau du patient tenu sur le gril par le bourreau, et finissaitpar crever et tomber en miettes : quoique les carreauxtombassent en éclats des croisées, et que le plomb et le fer surles toits dépouillassent la main imprudente qui venait à s’yfrotter par hasard ; que les moineaux sortissent de leurstrous pour prendre leur vol sur les gouttières, et qu’étourdis parla fumée, ils tombassent tremblants jusque sur le bûcherembrasé ; le feu n’en était pas moins activé sans relâche pardes mains infatigables, et l’on voyait tout autour des ombres alleret venir sans cesse. Jamais ils ne se ralentissaient dans leurzèle, jamais ils ne se retiraient à l’écart ; au contraire,ils serraient la flamme de si près que les spectateurs du premierrang avaient fort à faire pour que les chauffeurs, dans leurardeur, ne les jetassent pas dedans, par la même occasion. Si unhomme s’évanouissait ou se laissait choir, il y en avait unedouzaine qui se disputaient sa place, et cela, quoiqu’ils sussentbien que c’était un poste de torture, de soif, de fatigueinsupportables. Ceux qui tombaient évanouis, et qui avaient lebonheur de ne pas être écrasés sous les pieds ou brûlés par laflamme, étaient emportés dans une cour d’auberge tout près de là,pour y recevoir une douche à la pompe. On se passait de mains enmains de pleins baquets d’eau dans la foule ; mais la soifétait si ardente et si générale, l’empressement si grand à quiboirait le premier, que, le plus souvent, tout le contenu en étaitrenversé par terre, sans que pas un eût pu seulement humecter seslèvres.

Cependant, au milieu des cris et du vacarme,ceux qui étaient le plus près du bûcher continuaient de rejeterdans le tas les fragments embrasés qui venaient à rouler en bas, etpoussaient les charbons ardents contre la porte, qui, malgré celinceul de flammes, n’en restait pas moins fermée et barricadée,sans leur ouvrir de passage. On passait, par-dessus la tête desgens, de gros tisons à ceux qui se tenaient au pied des échelles,tout prêts à grimper jusqu’au dernier échelon, pour les tenir d’unemain contre le mur de la prison, déployant tout ce qu’ils avaientd’habileté et de force pour lancer ces brandons sur le toit, ou lesjeter en bas dans les cours intérieures. Souvent ils en venaient àbout, et c’était alors un redoublement d’horreur dans cette scèneeffroyable : car les prisonniers enfermés là-dedans, voyant, àtravers leurs barreaux, le feu prendre dans plusieurs endroits ets’approcher menaçant, pendant qu’ils étaient là sous clef pour lanuit, commençaient à s’apercevoir qu’ils étaient en danger debrûler vifs. Cette crainte horrible, se répandant de cellule encellule, leur arrachait des cris et des lamentationsépouvantables ; ils appelaient au secours avec des cris siaffreux, que la prison tout entière retentissait de leursplaintes ; on entendait leurs clameurs dominer les hurlementsde la populace et le mugissement des flammes : c’était untumulte d’agonie et de désespoir à faire trembler les plushardis.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que cescris commencèrent par le côté de la prison qui faisait face àNewgate-Street, où tout le monde savait qu’étaient renfermés leshommes condamnés à être exécutés le mardi suivant. Et non seulementces quatre criminels, qui avaient si peu de temps à vivre, furentles premiers à prendre l’alarme, en se voyant menacés de brûlervifs, mais ce furent aussi, du commencement jusqu’à la fin, lesplus importuns de tous : car on les entendait distinctement,malgré la solide épaisseur des murailles, crier que le vent donnaitde leur côté et que les flammes allaient bientôt lesatteindra ; ils appelaient les agents de la prison, pourqu’ils vinssent éteindre le feu en puisant de l’eau à la citernequi était dans leur cour, et pleine d’eau. À en juger du milieu dela foule, au dehors, ces quatre condamnés ne cessaient pas uninstant d’appeler au secours, et cela avec autant de frayeur etd’attachement frénétique à l’existence, que si chacun d’eux avaitdevant lui le long espoir d’une vie heureuse et honorée, au lieu dequarante-huit heures d’un emprisonnement misérable, suivi d’unemort violente et infâme.

Mais rien ne saurait décrire l’angoisse et lasouffrance des deux fils d’un de ces malheureux, chaque fois qu’ilsentendaient ou croyaient entendre la voix de leur père. Aprèss’être tordu les mains, en courant à droite, à gauche, comme desfous furieux, l’un d’eux montait sur les épaules de l’autre pouressayer de grimper jusqu’au mur élevé, surmonté dans le haut pardes piques et des pointes de fer. Et quand il retombait dans lafoule, tout meurtri qu’il était, cela ne l’empêchait pas deremonter, de retomber ; et enfin, lorsqu’il reconnutl’inutilité de ses tentatives, il se mit à battre les pierres pourles déchirer avec ses mains, comme s’il pouvait par là faire brèchedans l’épaisse muraille et s’y ouvrir de force un passage. À lafin, ils se frayèrent, à travers la multitude, un chemin jusqu’à laporte, quoique bien des hommes, douze fois plus forts qu’eux,eussent en vain essayé de le faire ; et on les vit dans lefeu, oui, dans le feu, faire des efforts désespérés pour la jeterpar terre avec des leviers.

Et ils n’étaient pas les seuls à être émus parle vacarme qui se faisait entendre de la prison. Les femmes quiétaient là à regarder, criaient à tue-tête, frappaient leurs mainsl’une contre l’autre et se bouchaient les oreilles ; d’autrestombaient évanouies. Les hommes qui n’avaient pu approcher de lamuraille pour prendre part au siège, plutôt que d’être là à ne rienfaire, arrachaient les pavés de la rue avec une furie et une ardeuraussi grandes que si c’eût été la prison même et qu’ils avançassentainsi leur projet. Il n’y avait pas dans la foule une seulecréature qui ne fût dans une agitation perpétuelle. Toute cettemasse énorme était folle.

Un grand cri ! Encore !encore ! sans que la plupart pussent savoir pourquoi, ni ceque cela voulait dire. C’est que les gens qui étaient autour de laporte l’avaient vue céder tout doucement et se détacher du gondd’en haut. Elle n’était plus suspendue de ce côté que sur celuid’en bas ; mais cela ne l’empêchait pas de rester encore toutedroite, soutenue derrière par la barre, et affermie par son proprepoids, qui l’avait fait enfoncer au pied, dans le tas de cendres.On voyait maintenant par en haut une ouverture béante, à traverslaquelle se montrait un passage obscur, caverneux, sombre…« Entassez le feu ! »

Le feu brûlait avec rage, La porte en étaittoute rouge et l’ouverture s’élargissait. Ils essayaient en vain des’abriter le visage avec leurs mains, et, debout, tout prêts àprendre leur élan, ils surveillaient le progrès du leur œuvre. Onvoyait passer le long du toit de sombres figures, les unes rampantsur leurs mains et leurs genoux, les autres emportées à bras. Ilétait clair que la prison ne pouvait pas tenir plus longtemps. Legouverneur, avec ses agents, leurs femmes et leurs enfants,s’échappaient… « Entassez le feu ! »

La porte s’enfonce encore ; elle descendplus avant dans les cendres… elle chancelle… elle cède… la voilàpar terre !

Ils poussent un nouveau cri, reculent un paset laissent un espace libre entre eux et l’entrée de la prison.Hugh saute sur le monceau de braise ardente et fait voler dans lesairs un tourbillon d’étincelles, illumine le sombre passage avecles flammèches qui se sont attachées à ses vêtements, et s’élancedans l’intérieur.

Le bourreau le suit. Et alors il s’enprécipite tant d’autres derrière eux, que le feu s’écrase sousleurs pas et va joncher la rue ; mais ils n’ont plus besoin delui maintenant : au dedans comme au dehors, toute la prisonest en flammes.

Chapitre 23

 

Pendant tout le cours de la terrible scène quivenait de finir par ce succès, il y avait dans Newgate un homme enproie à une crainte et à une torture morale qui n’avait point depareille au monde, même celle des criminels condamnés à mort.

Lorsque les mutins s’étaient assemblés d’aborddevant les bâtiments, l’assassin avait été tiré de son sommeil… sile sien mérita ce nom béni… par l’éclat des voix et le tumulte dela foule. Il tressaillit en entendant ce bruit, et s’assit sur sonlit pour écouter.

Après un court intervalle de silence, le bruitredoubla. Écoutant toujours d’une oreille attentive, il finit parcomprendre que la prison était assiégée par une multitude furieuse.Aussitôt sa conscience coupable lui représenta ces gens commeanimés contre lui, et lui donna la crainte qu’ils ne vinssentl’arracher seul de sa cellule pour le mettre en pièces.

Une fois sous l’empire de cette terrible idée,tout semblait fait exprès pour la confirmer et la fortifier. Sondouble crime, les circonstances dans lesquelles il avait étécommis, la longueur du temps qui s’était écoulé depuis ladécouverte survenue en dépit de tout, faisaient de lui, pour ainsidire, l’objet visible de la colère du Tout-Puissant. Au milieu descrimes, des vices, de la peste morale de ce grand lazaret de lacapitale, il était là tout seul, marqué et désigné comme victimeexpiatoire de ses forfaits, un Lucifer au milieu des démons. Lesautres prisonniers n’étaient qu’une vile tourbe, occupés à secacher et à se dissimuler, une populace comme celle qui frémissaitdans la rue. Lui, il était l’homme, l’homme unique, en butte àtoutes ces fureurs réunies ; un homme à part, solitaire,isolé, dont les captifs eux-mêmes s’éloignaient et se reculaientavec effroi.

Soit que la nouvelle de sa capture ébruitée audehors les eût amenés tout exprès pour le tirer de là et le tuerdans la rue, soit que ce fussent les émeutiers qui, fidèles àquelque plan arrêté d’avance, étaient venus pour saccager laprison ; dans l’un comme dans l’autre cas, il n’avait aucuneespérance qu’on épargnât sa vie. Chaque cri qu’ils poussaient,chaque clameur qu’ils faisaient entendre, était un coup nouveau quile frappait au cœur ; à mesure que l’attaque avançait, ildevenait de plus en plus égaré par ses terreurs frénétiques ;il essayait de renverser les barreaux qui défendaient la cheminéepour l’empêcher de grimper par là ; il appelait à haute voixles guichetiers pour qu’ils vinssent se ranger autour de sa celluleet le sauver de la furie de la canaille.

« Mettez-moi si vous voulez dans uncachot souterrain, n’importe la profondeur, je me moque bien qu’ilsoit sombre ou dégoûtant, que ce soit un nid de rats ou de vipères,pourvu que je puisse m’y cacher et m’y dérober à touterecherche. »

Mais personne ne venait, personne ne répondaità ses cris. Ses cris mêmes lui faisaient craindre d’attirer sur luil’attention, et il retombait dans le silence. De temps en temps, enregardant par la grille de sa fenêtre, il voyait une étrange clartésur la muraille et sur le pavé de la cour ; cette clarté,d’abord assez faible, augmenta insensiblement ; c’était commesi des gardiens passaient et repassaient avec des torches sur letoit de la prison. Bientôt l’air était tout rouge, et des brandonsenflammés venaient en tourbillonnant tomber à terre, éparpiller lefeu sur le sol, et brûler tristement dans les coins. L’un d’euxroula sous un banc de bois et le mit en combustion. Un autreattrapa un tuyau et s’en vint tout du long grimper sur le mur,laissant derrière lui une longue traînée de feu. Le moment d’après,une pluie épaisse de flammèches commença à tomber petit à petitdevant la porte, du haut de quelque partie voisine de la toiture,apparemment incendiée.

Se rappelant que sa porte ouvrait en dehors,il reconnut que chaque étincelle qui venait tomber sur le tas et yéteindre sa force et sa vie, ne laissant en mourant qu’un saleatome de plus de cendre et de poussière, aidait à l’ensevelir làcomme dans une tombe vivante. Et pourtant, quoique la prisonretentît de clameurs et du cri : « Ausecours !… » quoique le feu bondit dans l’air comme sichaque flamme détachée avait une vie de tigre, et mugit comme sichacune d’elles avait une voix affamée… quoique la chaleurcommençât à devenir intense et l’air suffoquant, que le bruit allâtcroissant, que le danger de sa situation, ne fût-ce que de la partde l’élément impitoyable, devint à chaque instant plus menaçant…c’est égal, il avait peur de faire entendre de nouveau savoix : la foule alors pourrait se porter par là et se dirigerd’après le témoignage de ses oreilles ou les renseignements donnéspar les autres prisonniers, du côté où il était détenu. C’est ainsique, redoutant également les gens de la prison et les gens dudehors, le bruit et le silence, le jour et l’obscurité, entre lacrainte d’être relâché et celle d’être abandonné là pour y mourir,il souffrait un supplice et des tortures si violentes, que jamaisl’homme, dans le plus horrible caprice d’un pouvoir despotique etbarbare, n’a pu infliger à l’homme un plus cruel châtiment quecelui qu’il s’infligeait lui-même.

Enfin, la porte était donc renversée. Alorsles voilà qui se précipitent dans la prison, s’appelant les uns lesautres dans les corridors voûtés ; secouant les grilles de ferqui séparaient chaque cour ; frappant à la porte des celluleset des gardiens, enfonçant serrures, gâches et verrous, arrachantles dormants, pour faire sortir par là les prisonniers ;essayant de les tirer de vive force par des ouvertures et descroisées où un enfant n’aurait pas pu passer ; poussant deshuées et des hurlements à tout confondre ; courant au traversde l’air embrasé et des flammes, comme des salamandres. Par lescheveux, par les jambes, par la tête, ils saisissaient lesprisonniers pour les faire sortir. Il y en avait qui se jetaientsur les détenus à mesure qu’ils accouraient aux portes, pouressayer de limer leurs fers ; d’autres qui dansaient autourd’eux avec une joie frénétique, qui leur déchiraient leursvêtements, tout prêts, en vérité, dans leur folie, à leur écartelerles membres. Une douzaine d’assiégeants vint alors à percer dans lacour où l’assassin jetait des regards effrayés du haut de safenêtre obscure ; cette bande tirait par terre un prisonnierdont ils avaient si bien déchiré les vêtements, qu’ils ne luitenaient plus au corps, et qui était là sanglant et inanimé entreleurs mains. Plus loin, une vingtaine de prisonniers couraient çàet là, égarés dans la prison comme dans un labyrinthe, tellementeffarouchés par le bruit et la lumière, qu’ils ne savaient quefaire ni par où aller, criant toujours au secours comme avant, àtue-tête. Quelque malheureux affamé, qui s’était fait arrêtervolant un pain ou un morceau de viande, se glissait à la dérobée etles pieds nus… s’échappant lentement, en voyant brûler sa maison,sans en avoir une autre prête à le recevoir, ni des amis prêts àlui tendre les bras, ni quelque ancien asile où chercher un gîte,ni d’autre liberté à recouvrer que la liberté de mourir de faim.Ailleurs, un groupe de voleurs de grandes routes s’en allait entroupe, sous la conduite des amis qu’ils avaient dans la foule, etqui, le long du chemin, leur enveloppaient leurs menottes demouchoirs ou de cordes de foin pour les cacher, jetaient sur euxdes manteaux et des redingotes, leur donnaient à boire, en leurtenant la bouteille contre les lèvres, parce qu’ils n’avaient pasde temps à perdre à briser les fers de leurs mains. Tout cela, Dieusait avec quel accompagnement de bruit, de précipitation, deconfusion ! C’était pis qu’un mauvais rêve, et sans relâche,sans intervalle même d’un seul instant de repos.

Il était encore à regarder ce spectacle duhaut de sa fenêtre, quand une bande de gens avec des torches, deséchelles, des haches, des armes de toute espèce, s’élança dans lacour et, frappant à la porte à coups de marteau, demanda s’il yavait là dedans un prisonnier. En les voyant venir, il avait quittéla croisée pour se blottir dans le coin le plus reculé de sacellule ; mais il eut beau ne point leur répondre, comme ilss’étaient mis dans l’idée qu’il y avait quelqu’un, ils dressèrentleurs échelles et commencèrent à arracher les barreaux de safenêtre, et, non contents de cela, à faire tomber jusqu’aux pierresde la muraille.

Aussitôt qu’ils eurent fait une brèche assezlarge pour y passer la tête, l’un d’eux y jeta une torche etregarda tout autour de la chambre. Lui, il suivit le regard del’inconnu, jusqu’à ce qu’il s’arrêta sur lui, et qu’il l’entenditlui demander pourquoi il n’avait pas répondu ; mais iln’ouvrit pas la bouche.

Dans ce trouble et cette stupéfactiongénérale, ils n’en furent pas surpris. Sans dire un mot de plus,ils élargirent la brèche de manière à y passer le corps d’un homme,et alors ils sautèrent par là sur le plancher, l’un après l’autre,jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de place dans la cellule. Ils leprirent avec eux, le passèrent par la fenêtre à ceux qui setenaient sur les échelles, et qui le passèrent à leur tour jusquedans la cour. Alors ils sortirent l’un après l’autre, et, lui ayantbien recommandé de se sauver sans perte de temps, parce que,autrement, il trouverait le passage obstrué, ils se précipitèrentailleurs pour en sauver d’autres.

Il lui semblait que tout cela n’avait pas duréplus d’une minute. Il chancelait sur ses jambes, sans pouvoircroire encore que ce fût vrai, lorsque la cour se remplit denouveau d’une multitude empressée qui emmenait avec elle Barnabé.En une minute encore, peut-être moins ; à peine uneminute ; au même instant ; sans intervalle de temps… luiet son fils étaient passés de main en main à travers la fouleépaisse amassée dans la rue, et jetaient derrière eux un coup d’œilsur une masse de feu : quelqu’un leur dit que c’était làNewgate.

Dès le moment où ils avaient commencé à entrerdans la prison, les assiégeants s’étaient dispersés dans diversesdirections, s’élançant comme une fourmilière par chaque trou etchaque crevasse, comme s’ils avaient une parfaite connaissance desréduits les plus secrets, et qu’ils portassent dans leur tête unplan exact des bâtiments. Il est vrai qu’ils devaient en grandepartie cette connaissance immédiate de la place au bourreau qui setenait dans le couloir, disant à l’un d’aller par ici, à l’autre detourner par là, et qui leur fut d’un grand secours pour lamerveilleuse rapidité avec laquelle fut opérée la délivrance desprisonniers.

Mais ce fonctionnaire légal tenait en réserveun petit bout de renseignement important qu’il gardaitprécieusement pour lui-même. Quand il eut distribué sesinstructions relatives aux diverses parties de l’établissement, quela populace se fut dispersée d’un bout à l’autre, et qu’il la vitsérieusement à la besogne, il prit dans un placard du mur voisin untrousseau de clefs, et s’en alla, par un corridor particulier toutprès de la chapelle, qui joignait la maison du gouverneur, et setrouvait alors en proie à l’incendie, rendre visite aux cellules decondamnés. C’était une série de petites chambres lugubres et biendéfendues, donnant sur une galerie basse, protégée, du côté où ilentra, par un fort guichet en fer, et à l’autre bout par deuxportes et une grille épaisse. Il ferma par-dessus lui le guichet àdouble tour, et, après s’être bien assuré que les autres entréesétaient également solidement fermées, il s’assit sur un banc dansla galerie, et se mit à sucer la tête de sa canne avec un air decomplaisance, de calme et de satisfaction extrêmes.

C’eût été déjà bien étrange de voir un hommese donner ce genre de plaisir avec tant de tranquillité, pendantque la prison était en feu et au milieu du tumulte qui déchiraitl’air, quand il aurait été hors de l’enceinte des murs. Mais ici,au cœur même du bâtiment, et, de plus, assourdi par les prières etles cris des quatre condamnés dont les mains, étendues à travers legrillage des portes de leurs cellules, se serraient avec frénésiesous ses yeux pour implorer son aide, c’était une particularitébien remarquable. C’est que, voyez-vous, M. Dennis s’était ditapparemment que ce n’était pas tous les jours fête, et qu’il nefallait pas perdre cette bonne occasion de rire un peu à leursdépens. En effet, il s’était planté son chapeau sur le coin del’oreille, en vrai farceur, et suçait la tête de sa canne avecdélice, de plus en plus charmé et souriant, comme s’il se disait enlui-même : « Dennis, Dennis, vous êtes un chien devaurien : le drôle de corps que vous faites ! Il n’y en apas deux comme vous au monde : vous êtes un vraioriginal. »

Il resta comme cela sur son banc quelquesminutes, pendant que les quatre misérables dans leurs cellules,certains d’avoir entendu entrer dans la galerie quelqu’un qu’ils nepouvaient pas voir, éclataient en prières aussi pathétiques etaussi pitoyables qu’on pouvait s’y attendre de la part demalheureux dans leur position ; suppliant l’inconnu, quelqu’il fût, de les mettre en liberté, au nom du ciel ! etprotestant, avec une ferveur qui pouvait être vraie dans lacirconstance, qu’ils s’amenderaient, et qu’ils ne feraient plusjamais, jamais, jamais, le mal devant Dieu et devant les hommes,qu’ils mèneraient, au contraire, une vie honnête et pénitente, pourréparer par leur chagrin et leur repentir les crimes qu’ils avaientcommis. L’énergie terrible de leur langage aurait ému le premiervenu. Bon ou mauvais, juste ou injuste (s’il eût été possible qu’onhomme bon et juste fût égaré là cette nuit), personne, non personnen’aurait pu s’empêcher de les délivrer, et, laissant à d’autres lesoin de leur trouver une autre punition, personne ne se seraitrefusé à les sauver de cette peine terrible et répugnante qui n’ajamais ramené au bien une âme portée au mal, et qui en a endurcides milliers naturellement peut-être portées au bien.

M. Dennis, qui avait été, lui, élevé etnourri dans les principes de notre bonne vieille école, et quiavait administré nos bonnes vieilles lois d’après notre bon vieuxsystème, toujours au moins une fois ou deux par mois, et celadepuis longtemps, supportait tous ces appels à sa pitié envéritable philosophe. À la fin pourtant, comme ces cris répétés letroublaient dans sa jouissance, il frappa avec sa canne à l’une desportes en criant :

« Dites-moi, voulez-vous me faire leplaisir de vous taire ? »

Là-dessus, ils se mirent tous à vociférerqu’ils allaient être pendus le surlendemain, et renouvelèrent leurssupplications pour obtenir son aide.

« Mon aide ! pourquoi faire ?dit M. Dennis, s’amusant à cogner sur les doigts de la mainqui se trouvait à la grille de la cellule la plus voisine.

– Pour nous sauver, crièrent-ils.

– Oh ! certainement, ditM. Dennis en clignant de l’œil au mur en face, faute d’avoirun autre compagnon à qui faire partager sa belle humeur de cetteplaisanterie goguenarde. Et vous disiez donc, camarades, qu’on doitvous exécuter ?

– Si nous ne sommes pas relâchés ce soir,cria l’un d’eux, nous sommes des hommes morts.

– Tenez, je vais vous dire ce que c’est,reprit le bourreau gravement. J’ai peur, mon ami, que vous ne soyezpas dans cet état d’esprit qui convient à votre condition, d’aprèsce que je vois. On ne vous relâchera pas, ne comptez pas là-dessus…Voulez-vous finir ce tapage indécent ? Je m’étonne que vous nesoyez pas honteux : moi, je le suis pour vous. »

Il accompagna ce reproche d’un bon coup decanne sur les dix doigts de chaque cellule, l’une après l’autre,après quoi il alla reprendre son siège d’un air enchanté.

« Comment ! vous avez deslois ? dit-il en se croisant les jambes et en relevant sessourcils ; vous avez des lois faites pour vous toutexprès ; une jolie prison faite pour vous tout exprès ;un prêtre pour votre service tout exprès ; un officierconstitutionnel nommé pour vous tout exprès ; une charretteentretenue pour vous tout exprès… et vous n’êtes pas encorecontents !… Voulez-vous bien cesser votre tapage, vous,monsieur, tout là-bas ? »

Un gémissement fut toute la réponse.

« Autant que je puis croire, ditM. Dennis d’un ton demi-badin, demi-fâché, il n’y a pas unseul nomme parmi vous. Je commence à croire que j’ai pris un côtépour l’autre, et que je suis ici chez les dames. Et pourtant, pource qui est de ça, j’ai vu bien des dames faire bonne mine à mauvaisjeu d’une manière tout à fait honorable pour le sexe… Dites donc,numéro deux, ne grincez donc pas des dents comme ça. Jamais,continua le bourreau en frappant la porte avec sa canne, jamais jen’ai vu ici de si mauvaises manières jusqu’à ce jour. Tenez !vous me faites rougir ; vous déshonorez Bailey. »

Après avoir attendu un moment quelquejustification en réponse, M. Dennis reprit d’un toncâlin :

« Faites bien attention tous les quatre.Je suis venu ici pour prendre soin de vous et pour veiller à ce quevous ne soyez pas brûlés, au lieu de l’autre chose. Vous n’avez pasbesoin de faire tant de bruit, parce que vous ne serez pas trouvéspar ceux qui ont forcé la prison ; vous ne ferez que vouségosiller inutilement. La belle avance, si vous perdez la voixquand il vous faudra en venir au fameux speech, vous savez !ce serait grand dommage. C’est ce que je ne cesse de leur diretoujours pour le speech de la fin : « Donnez-moi un bontour de gueule, c’est ma maxime : donnez-moi un bon tour degueule. » C’est moi qui en ai entendu, continua le bourreau,ôtant son chapeau pour prendre son mouchoir dans la coiffe et s’enessuyer la face, et se recoiffant après d’un air un peu plus crâneencore, c’est moi qui en ai entendu, de l’éloquence sur leplancher !… vous savez bien le plancher dont je veux vousparler !… C’est moi qui en ai entendu de fameux tours degueule en manière de speechs, qui étaient aussi clairs qu’unecloche, et aussi réjouissants qu’une vraie comédie ! À labonne heure ! parlez-moi de ça. Quand la chose est de nature àvous amener à l’endroit où est marquée ma place, voilà ce quej’appelle une disposition d’esprit décente. Prenons donc, s’il vousplaît, une disposition d’esprit décente, je puis même direhonorable, agréable, sociable. Quoi que vous fassiez (et c’est àvous en particulier que je m’adresse, dites donc là-bas, numéroquatre), ne pleurnichez jamais. J’aimerais cent fois mieux, quoiqueje ne parle pas là dans mon intérêt, voir un homme déchirer exprèsses habits devant moi pour me gâter mes profits, que de le voirpleurnicher. C’est toujours, au bout du compte, une dispositiond’esprit bien plus décente. »

Pendant que le bourreau leur tenait ce langagedu ton paterne d’un pasteur en conversation familière avec sontroupeau, le bruit s’était un peu apaisé, parce que les émeutiersétaient occupés à transporter les prisonniers à Sessions-House,située en dehors des murs d’enceinte de la prison, quoiqu’elle enfût une dépendance, et à les faire passer de là dans la rue. Maisau moment où il en était là de ses admonitions bénévoles, le bruitdes voix dans la cour prouva clairement que la populace étaitrevenue de ce côté sur ses pas, et aussitôt après une violentesecousse à la grille d’en bas annonça qu’ils voulaient finir parune attaque contre les Cellules : c’était le nom qu’on donnaità cette partie de la prison.

C’est en vain que le bourreau courait de porteen porte, couvrant les guichets l’un après l’autre avec sonchapeau, et se consumant en efforts inutiles pour étouffer les crisdes quatre prisonniers. C’est en vain qu’il repoussait leurs mainsétendues, les frappait de sa canne ou les menaçait d’ajouter parsurcroît pour les punir quelque douleur de plus à leur exécution,quand il en serait chargé, et de les faire languir pour la peine,cela ne les empêchait pas de faire retentir la maison de leurscris. Au contraire, stimulés par l’assurance où ils étaient qu’iln’y avait plus qu’eux maintenant sous les verrous, ils pressaientles assiégeants avec tant d’insistance que ceux-ci, avec unecélérité incroyable, forcèrent la forte grille d’en bas, formée debarreaux en fer de deux pouces carrés, renversèrent les deux autresportes, comme si c’eussent été des cloisons de bois blanc, etapparurent au bout de la galerie, séparés seulement des Cellulespar un ou deux barreaux.

« Holà ! cria Hugh, qui fut lepremier à plonger les yeux dans le corridor sombre. C’est Dennisque je vois là ! C’est bien fait, mon vieux. Dépêche-toi denous ouvrir ; sans quoi nous allons être suffoqués par lafumée en nous en allant.

– Vous n’avez qu’à vous en aller tout desuite, dit Dennis Qu’est-ce que vous venez chercher ici ?

– Chercher ! répéta Hugh. Ehbien ! et les quatre hommes ?

– Dis donc les quatre diables ! criale bourreau. Est-ce que vous ne savez pas bien qu’ils restent làpour être pendus mardi ? Est-ce que vous n’avez plus aucunrespect pour la loi et la constitution… rien du tout ? Laissezces quatre hommes tranquilles.

– Allons ! nous n’avons pas le tempsde rire, cria Hugh. Ne les entendez-vous pas ? Retirez cesbarres qui sont là fixées entre la porte et le plancher, etlaissez-nous entrer.

– Camarade, dit le bourreau à voix basse,en se baissant pour n’être pas entendu des autres, sous prétexte defaire ce que Hugh désirait, mais ne le quittant pas des yeux ;ne peux-tu pas bien me laisser ces quatre hommes à ma discrétion,si c’est mon caprice comme ça ? Tu fais bien ce que tu veux,toi ; tu te fais en toute chose la part que tu veux… ehbien ! moi, voilà ma part que je te demande. Je te le répète,laisse-moi ces quatre hommes-là tranquilles, je n’en veux pasdavantage.

– Voyons, à bas les barreaux, oulaisse-nous passer, fut la réponse de Hugh.

– Tu sais bien, reprit doucement lebourreau, que tu peux remmener ce monde-là, si ça te convient.Comment ! tu veux décidément entrer ?

– Oui.

– Tu ne laisseras pas ces quatrehommes-là tranquilles, à ma discrétion ? Tu n’as donc derespect pour rien… hein ? continua le bourreau en opérant saretraite par où il était entré, et regardant son compagnon d’un airsombre. Tu veux entrer, camarade, tu le veux ?

– Quand je te dis que oui. Quediable ! qu’est-ce que tu as donc ?… Où veux-tualler ?

– Je vais où je veux, ça ne te regardepas, répliqua le bourreau, jetant encore du guichet de fer où ilétait, et qu’il tenait entrebâillé, un regard dans la galerie,avant de le fermer sur lui tout à fait. Ne t’inquiète pas où jevais ; mais fais attention où tu cours : tu t’ensouviendras. Je ne t’en dis pas davantage. »

Là-dessus, il secoua d’un air menaçant du côtéde Hugh son portrait sculpté sur sa canne, et, lui faisant unegrimace encore moins aimable que son sourire habituel, il ferma laporte et disparut.

Hugh ne perdit pas de temps. Stimulé à la foispar les cris des condamnés et par l’impatience de la foule, ilrecommanda au camarade qui était immédiatement derrière lui (il n’yavait de place que pour un homme de front), de reculer un peu pourne pas attraper de mal, et brandit avec tant de force un marteau deforge, qu’en quatre coups il fit ployer et rompre le barreau, quileur livra passage.

Si les deux fils du prisonnier dont nous avonsparlé déployaient déjà auparavant un zèle qui allait jusqu’à lafureur, on peut juger à présent de leur vigueur et de leurrage ; ce n’étaient plus des hommes, c’étaient des lions.Après avoir prévenu le prisonnier renfermé dans chaque cellule dese reculer de la porte aussi loin qu’il pourrait, pour ne pas sefaire blesser par les coups de hache qu’ils allaient donner dans laporte, ils se divisèrent en quatre groupe ; pour peser surelle chacun de leur côté, et l’enfoncer de vive force en faisantsauter gâches et verrous. Mais, quoique la bande où se trouvaientces deux jeunes gens ne fût pas la plus forte, il s’en faut ;quoiqu’elle fût la plus mal armée, et qu’elle n’eût commencéqu’après les autres, c’est leur porte qui céda la première, et leurhomme qui fut le premier délivré. Quand ils l’entraînèrent dans lagalerie pour briser ses fers, il tomba à leurs pieds, comme un vraitas de chaînes, et on l’emporta dans cet état sur les épaules deses libérateurs sans qu’il donnât signe de vie.

Ce fut là le couronnement de cette scèned’horreur ; ce fut la mise en liberté de ces quatremisérables, traversant en pareille escorte, d’un air égaré,abasourdi, les rues pleines d’agitation et de vie, qu’ils n’avaientplus espéré revoir jamais, avant le jour où on viendrait lesarracher à la solitude et au silence pour leur dernier voyage, lejour où l’air serait chargé du souffle infect de milliers depoitrines haletantes, où les rues et les maisons ne seraient plusbâties et recouvertes de briques, de moellons et de tuiles, mais defaces humaines étagées les unes au-dessus des autres. À voir en cemoment leur figure pâle, leurs yeux creux et hagards, leurs piedschancelants, leurs mains étendues en avant pour ne pas tomber, leurair égaré, la manière dont ils ouvrirent la bouche béante pourrespirer comme s’ils se noyaient, la première fois qu’ilsplongèrent dans la foule, on reconnaissait bien que ce ne pouvaientêtre qu’eux. Il n’y avait pas besoin de dire : « Vousvoyez bien cet homme-là, il était condamné à mort ; » ilportait hautement ces mots-là imprimés et marqués du fer rouge surson front. Le monde se retirait devant eux pour les laisser passer,comme si c’étaient des déterrés qui venaient de ressusciter avecleurs linceuls ; et l’on vit plus d’un spectateur qui venait,par hasard, de toucher ou de frôler leurs vêtements à leur passage,frissonner de tous ses membres, comme si c’étaient en effet devrais morts.

Sur l’ordre de la populace, les maisons furenttoutes illuminées cette nuit-là… avec des lampions, du haut en bas,comme dans un jour de grande réjouissance publique. Bien des annéesaprès, les vieilles gens, qui, dans leur jeunesse, habitaient cequartier, se rappelaient à merveille cette clarté immense en dedanscomme en dehors, et l’effroi avec lequel ils regardaient, petitsenfants, par la fenêtre passer la Figure. La foule,l’émeute avec toutes les autres terreurs, s’étaient déjà presqueévanouies de leur souvenir, que celui-là, celui-là seul et unique,était encore distinct et vivant dans leur mémoire. Même à cet âgeinnocent de la première enfance, il suffisait d’avoir vu un seulinstant un de ces condamnés passer comme un dard, pour que cetteimage suprême dominât, obscurcît toutes les autres, absorbâtl’esprit tout entier, et ne le quittât plus jamais.

Quand ce beau chef-d’œuvre fut achevé, lescris et les clameurs devinrent de plus en plus faibles ; lecliquetis des chaînes qui retentissait de tous côtés au moment oùles prisonniers s’étaient échappés ne se fit plus entendre. Tout letapage de la foule se changea en un murmure vague et sourd commedans le lointain ; et, quand ce débordement de flots humainsse fut retiré, il ne resta plus qu’un triste monceau de ruinesfumantes, pour marquer la place qui venait d’être le théâtre dutumulte et de l’incendie.

Chapitre 24

 

Quoiqu’il n’eût pas eu de repos la nuitprécédente, et qu’il eut veillé presque sans relâche depuisquelques semaines, ne dormant que dans le jour et à bâtons rompus,M. Haredale, depuis l’aube du matin jusqu’au coucher dusoleil, cherchait sa nièce partout où il pouvait croire qu’elle eûtcherché un refuge. Tout le long du jour, rien, pas une goutted’eau, ne passait ses lèvres ; il avait beau poursuivre sesrecherches au loin, de tous côtés, il ne s’était seulement pasassis… pas une fois.

Tous les quartiers qu’il pouvait imaginer, etChickwell, et Londres, et les maisons des artisans et commerçants àqui il avait affaire, et toutes ses connaissances, il n’avait riennégligé dans ses courses laborieuses. En proie à l’anxiété la plusharassante, aux appréhensions les plus pénibles, il allait demagistrat à magistrat, jusqu’au secrétaire d’État même. C’est de ceministre seulement qu’il reçut un peu de consolation. « Legouvernement, lui dit-il, poussé par les factieux jusqu’auxdernières prérogatives de la couronne, était déterminé à en faireusage ; on allait probablement publier le lendemain uneproclamation qui donnerait à la force armée un pouvoirdiscrétionnaire et illimité pour la répression de l’émeute. Lessympathies du roi, de l’administration et des deux chambres duparlement, comme aussi certainement des honnêtes gens de toutes lessectes religieuses, étaient acquises aux catholiquespersécutés ; et on était résolu à leur faire justice à toutrisque et à tout prix. » Il l’assura de plus que d’autrespersonnes, dont on avait incendié les maisons, avaient aussipendant quelque temps perdu la trace de quelque enfant ou dequelque parent, qu’ils avaient toujours, à sa connaissance, finipar retrouver ; qu’on ne perdrait pas de vue sa déclaration,qu’on la recommanderait particulièrement dans les instructionstransmises aux chefs de la police et à ses plus infimesagents ; qu’on ne négligerait rien de ce qu’on pourrait faireen sa faveur, et qu’on y apporterait toute la bonne volonté et laconstance qu’il avait droit d’espérer.

Reconnaissant de ces bonnes paroles, quelquepeu rassurantes que fussent ses démarches antérieures, et sans sefaire illusion sur l’espérance qu’il en devait concevoir pour lesujet de peine dont son cœur était dévoré, remerciant pourtant leministre du fond du cœur pour l’intérêt qu’il lui témoignait dansson malheur et qu’il paraissait si bien ressentir, M. Haredalese retira. Il se trouva, à l’entrée de la nuit, seul dans les rues,sans savoir seulement où aller reposer sa tête.

Il entra dans un hôtel près de Charing-Cross,pour demander quelque rafraîchissement et un lit. Il s’aperçut queson air fatigué et abattu attirait l’attention de l’aubergiste etde ses serviteurs. Il eut l’idée que peut-être on supposait qu’iln’avait pas le sou ; il tira sa bourse et la mit sur la table.« Ce n’est pas cela, lui dit l’aubergiste d’une voixtroublée. » Il craignait seulement que monsieur ne fût une desvictimes de l’émeute, auquel cas il n’oserait risquer de lerecevoir chez lui. Il était père de famille, et il avait déjà reçudeux avertissements de prendre garde aux hôtes qu’il admettraitdans son hôtel. Il en était bien fâché, et il en demandait bienpardon à monsieur, mais il ne pouvait faire autrement.

Non. M. Haredale le sentait mieux quepersonne ; c’est ce qu’il lui dit en quittant sa maison.

Comprenant qu’il aurait dû s’y attendre,d’après ce qu’il avait vu le matin à Chigwell, où pas un hommen’avait osé toucher à une bêche, en dépit de ses offres libérales,pour venir fouiller les ruines de sa maison, il prit par le Strand,trop fier pour s’exposer encore à un refus, et d’un esprit tropgénéreux pour vouloir envelopper dans son chagrin ou sa ruinequelque honnête commerçant qui aurait été assez faible pour luidonner asile. Il errait donc dans une des rues parallèles à laTamise, marchant au hasard, d’un air soucieux, et pensant à deschoses bien anciennes dans son souvenir, quand il entendit undomestique crier à un autre en face, par la fenêtre, que lapopulace était en train de mettre le feu à Newgate.

À Newgate ! où était son homme ! Saforce défaillante lui revint, et son énergie, sur le moment, futdix fois plus puissante que jamais. Quoi ! se pourrait-ilfaire… S’ils allaient délivrer l’Assassin… et que lui, Haredale,après tout ce qu’il avait déjà souffert, finit par mourir sansavoir pu se laver du soupçon d’avoir égorgé son frère !

Sans savoir seulement qu’il se dirigeait versla prison, il ne s’arrêta que quand il fut en face d’elle. La fouley était en effet, serrée et pressée en une masse épaisse, sombre,mouvante ; et on voyait les flammes prendre leur essor dansles airs. La tête lui tournait, mille lumières dansaient devant sesyeux, et il se débattait contre deux hommes qui arrêtaient sonélan.

« Non, non, disait l’un ;possédez-vous, mon bon monsieur. Nous attirons ici l’attention.Allons-nous-en. Qu’est-ce que vous voulez faire dans tout cemonde-là ?

– C’est égal, le gentleman est pour qu’onfasse quelque chose, dit l’autre, l’entraînant tout en parlant. Jelui sais toujours gré de ça ; je lui en sais bongré. »

Pendant ce temps-là ils avaient gagné une courprès de là, tout à fait à côté de la prison. Lui, il les regardaittour à tour, et, en essayant de se remettre, il sentit qu’iln’était pas bien ferme sur ses jambes. Le premier qui lui avaitparlé était le vieux gentleman qu’il avait vu chez lelord-maire ; l’autre était John Grueby, qui l’avait sibravement soutenu à Westminster.

« Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda-t-il d’une voix défaillante. Où donc nous sommes-nousrencontrés ?

– Derrière la foule, répondit ledistillateur ; mais venez avec nous. Je vous en prie, venezavec nous. Il me semble que vous connaissez mon ami quevoilà ?

– Certainement, dit M. Haredale. leregardant avec une sorte de stupeur.

– Eh bien ! il vous dira, reprit levieux gentleman, que je suis un homme à qui vous pouvez vous fier.Il me connaît, c’est mon domestique. Il était ci-devant (comme voussavez, je crois) au service de lord Georges Gordon ; mais ill’a quitté, et, par pur intérêt pour moi et quelques autresvictimes désignées de l’émeute, il est venu me donner lesrenseignements qu’il a pu recueillir sur les desseins de cesmisérables.

– C’est vrai, monsieur, dit John, mettantla main à son chapeau ; mais vous savez, à unecondition : c’est que vous ne porterez pas témoignage contremilord… Un homme égaré, monsieur ; mais au fond un bon homme.Ce n’est pas milord qui a jamais conduit ces complots.

– C’est une condition que j’observerai,vous pouvez en être sûr, répliqua le vieux distillateur. Je vous legarantis sur mon honneur. Mais venez avec nous, monsieur, je vousen prie, venez avec nous. »

John Grueby, sans joindre ses instances àcelles de son maître, adopta un autre moyen de persuasion plusdirect, en passant son bras dans celui de M. Haredale, pendantque son maître en faisait autant de son côté, et en l’emmenant auplus tôt.

M. Haredale, à l’étrange égarement de satête, et à la difficulté qu’il éprouvait à fixer ses idées,tellement qu’il ne pouvait se rappeler ses nouveaux compagnons deuxminutes de suite sans les regarder tour à tour, sentit qu’il avaitle cerveau troublé par l’agitation et la souffrance qui l’avaientassailli depuis quelque temps, et auxquelles il était encore enproie : il se laissa donc emmener où ils voulaient. Tout lelong du chemin, il avait le sentiment qu’il ne savait plus ce qu’ildisait ni ce qu’il faisait, et qu’il avait peur de devenir fou.

Le distillateur demeurait, comme il le luiavait déjà dit lors de leur première rencontre, à Holborn-Hill, oùil avait de vastes magasins, et où il faisait son commerce sur unegrande échelle. Ils pénétrèrent chez lui par une porte de derrière,pour ne pas attirer l’attention de la foule, et montèrent dans unechambre sur le devant. Cependant les fenêtres en étaient, commetoutes celles de la maison, fermées au volet, pour qu’à l’extérieurtout parût dans l’obscurité.

Ils le placèrent là sur un sofa, tout à faitsans connaissance. Mais, John ayant couru tout de suite chercher unchirurgien qui lui fit une copieuse saignée, il repritgraduellement ses sens. Comme il était, pour le moment, trop faiblepour marcher, ils n’eurent pas de peine à lui persuader de passerlà la nuit, et le mirent au lit sans perdre une minute. Cela fait,ils lui firent prendre un cordial et un biscuit avec une bonnepotion fortifiante, dont l’influence le plongea bientôt dans uneléthargie où il oublia un instant toutes ses peines.

Le négociant en vins, qui était un vieillardplein de cœur, et tout à fait un digne homme, n’avait pas lamoindre envie de se coucher lui-même, car il avait reçu desémeutiers plusieurs avertissements menaçants, et, s’il était sortice soir-là, c’était précisément pour tâcher de savoir, dans lesconversations de la populace, si ce n’était pas sa maison qu’ondevait venir attaquer après. Il passa toute la nuit dans la mêmechambre, sur un fauteuil, faisant par-ci par-là un petit somme, etrecevant de temps en temps les rapports de John Grueby et de troisou quatre autres employés de confiance, qui s’en allaient auxécoutes dans la foule ; il leur avait fait préparer, pour lessoutenir, une bonne provision de comestibles dans la chambrevoisine, et même, malgré son anxiété, il allait de temps en tempslui-même y chercher du réconfort.

Ces rapports étaient tout d’abord d’une natureassez alarmante ; mais, à mesure que la nuit avançait, ilsn’en furent que plus inquiétants, et contenaient de telles menacesde violence et de destruction, qu’en comparaison de ce nouveauplan, tous les troubles antérieurs ne paraissaient rien.

La première nouvelle qu’on lui apporta futcelle de la prise de Newgate et de la fuite de tous lesprisonniers, dont la marche, à mesure qu’ils montaient par Holbornet les rues adjacentes, s’annonçait à tous les citoyens renfermésdans leurs maisons par le fracas de leurs chaînes, concertépouvantable, qui s’entendait dans toutes les directions, commeautant de forges en exercice. D’ailleurs les flammes jetaient untel éclat par les voûtes vitrées du distillateur, que les chambreset les escaliers au-dessous étaient presque aussi bien éclairésqu’en plein jour, pendant que les clameurs éloignées de lamultitude faisaient trembler jusqu’aux murailles et auxplafonds.

À la fin on les entendit approcher de lamaison, et il y eut là quelques minutes d’une anxiété épouvantable.Ils arrivèrent tout près, et s’arrêtèrent devant ; mais, aprèsavoir poussé trois cris effroyables, ils continuèrent leur chemin,et, quoiqu’ils y revinssent cette nuit à plusieurs reprises,donnant chaque fois une nouvelle alarme, ils ne firent rien :ils avaient les mains pleines. Peu de temps après qu’ils avaientdisparu pour la première fois, un des éclaireurs du brave négociantaccourut avec la nouvelle qu’ils s’étaient arrêtés devant la maisonde lord Mansfield, dans Bloomsbury-Square.

Bientôt après, il en arriva un autre, puis unautre ; puis le premier revint à son tour, et ainsi de suite,petit à petit : voici ce qu’ils racontèrent. L’attroupementqui s’était arrêté devant la maison de lord Mansfield avait somméles gens qui étaient dedans de leur ouvrir, et ne recevant point deréponse (lord et lady Mansfield s’échappaient en ce moment par uneporte dérobée), ils étaient entrés de force, selon leur habitude.Là, ils se mirent à démolir la maison avec la plus grande furie,et, y mettant le feu en plusieurs endroits, ils avaient enveloppédans une ruine commune tout le mobilier, qui était d’une grandevaleur, l’argenterie, les bijoux, une magnifique galerie detableaux, la plus rare collection de manuscrits qu’il y eût jamaiseu au monde entre les mains d’un particulier, et, ce qui était pisencore, parce que c’était irréparable, l’immense bibliothèque dedroit, contenant presque à chaque page des notes de la main même dujuge, et d’une valeur inestimable, parce que c’était le résultatdes études et de l’expérience de sa vie tout entière. Pendantqu’ils étaient à sauter en hurlant autour du feu, une troupe desoldats, un magistrat en tête, était survenue, trop tard, il estvrai, pour empêcher le mal déjà fait ; mais pourtant ilss’étaient mis à disperser la foule. On avait lu le riotact, et, comme l’attroupement ne se dissipait pas, les soldatsavaient reçu l’ordre de faire feu, et, mettant leurs fusils enjoue, avaient fait tomber roide morts, à la première décharge, sixhommes et une femme ; il y avait eu beaucoup de blessés. Ilsavaient rechargé sur-le-champ, fait une seconde décharge, maisprobablement en l’air, car on n’avait vu tomber personne.Là-dessus, effrayée sans doute aussi par les cris et le tumulte, lafoule s’était mise à se disperser ; les soldats avaientavancé, laissant par terre les morts et les blessés. Mais ilsn’avaient pas eu plus tôt le dos tourné, que les factieux étaientrevenus emporter les cadavres et les blessés pour faire uneprocession funèbre, les corps en tête. Ils avaient marché dans cetordre avec des éclats de gaieté horrible et sauvage, fixant desarmes dans la main même des morts pour leur donner l’air d’êtrevivants, et précédés par un drôle qui agitait de toutes ses forcesla cloche du dîner de lord Mansfield.

Les éclaireurs rapportèrent encore que cettebande de mutins s’était renforcée d’un certain nombre d’autres gensqu’ils avaient rencontrés, revenant de faire semblablebesogne ; et que, laissant seulement un détachement pourescorter les blessés et les morts, ils s’étaient mis en marche pourla maison de campagne de lord Mansfield à Caen-Wood, entreHampstead et Highgate, dans l’intention de lui faire subir le mêmesort qu’à la maison de ville, et se promettant d’y allumer un feuqui, de cette hauteur, illuminerait Londres tout entier. Mais ilsavaient été désappointés dans cette espérance par la rencontre d’unparti de cavalerie qui les attendait là, et qui les avait faitrevenir, plus vite qu’ils n’étaient allés, tout droit àLondres.

Chaque bande séparée qui s’était reformée dansles rues, était allée, de son côté, se mettre à l’œuvre, selon soncaprice, et le feu avait été mis, en un moment, à une douzaine demaisons, parmi lesquelles celle de sir John Fielding et de deuxautres juges de paix. On en avait incendié dans Holborn (alors undes carrefours les plus populeux de Londres) quatre autres quibrûlaient toutes à la fois, et ne laissèrent bientôt plus qu’unamas de cendres, car le peuple avait coupé les tuyaux d’irrigation,et n’avait pas voulu laisser les pompiers faire jouer leurs pompes.Dans une maison près de Moorfields, ils trouvèrent quelques serinsen cage ; ils les prirent et les jetèrent tout vivants dansles flammes. Les pauvres petites créatures criaient, dit-on, commedes enfants, quand on les lança sur la braise : il y eut mêmeun homme qui, touché de leur sort, fit de vains efforts pour lessauver, à la grande indignation de la foule, qui voulait lui faireun mauvais parti.

Dans cette même maison, un des garnements quiavaient parcouru les appartements, brisant les meubles et prêtantleur aide à la destruction de la maison, trouva une poupée depetite fille… un méchant jouet… qu’il exposa par la fenêtre auxyeux de la populace dans la rue, comme une idole qu’adoraient leshabitants de la maison. Pendant ce temps-là, un autre de sescompagnons qui avait la conscience aussi tendre (c’étaientjustement ces deux hommes-là qui avaient été les premiers à fairerôtir tout vifs les serins), s’assit sur le parapet de la maison,pour adresser de là à la foule une harangue tirée d’une brochuremise en circulation par l’Association, sur les vrais principes duChristianisme. Que faisait, pendant ce temps-là, lelord-maire ? Il avait les mains dans ses poches, contemplanttout cela du même œil qu’il aurait contemplé tout autre spectacle,charmé, à le voir, d’avoir trouvé une bonne place.

Tels furent les rapports communiqués au vieuxnégociant par ses serviteurs, pendant qu’il était assis auprès dulit de M. Haredale, sans avoir pour ainsi dire fermé l’œildepuis la commencement de la nuit, aux cris de la populace, à lalueur des divers incendies, au bruit de la fusillade des soldats.Si on ajoute à ces détails la mise en liberté de tous lesprisonniers de la prison neuve, à Klerkenwell, bon nombre de volscommis dans les rues contre les passants, car la foule pouvaitfaire à son aise tout ce qui lui renaît dans la tête, telles furentles scènes dont, heureusement pour lui, M. Haredale ne sedouta seulement pas, et qui se passèrent toutes avant minuit.

Chapitre 25

 

Quand les ténèbres commencèrent à faire placeau jour, la ville avait un aspect étrange.

C’est à peine si personne avait songé à secoucher de toute la nuit. L’inquiétude générale était si visiblesur les visages des habitants, avec une expression si altérée parle défaut de sommeil (car tous ceux qui avaient quelque chose àperdre étaient restés sur pied depuis le lundi), qu’un étranger quiserait tombé dans les rues, sans rien savoir, aurait pu croirequ’il y avait quelque peste ou quelque épidémie qui désolait laville. Au lieu de l’animation qui égaye d’habitude le matin, toutétait mort et silencieux. Les boutiques restaient fermées, lesbureaux et les magasins étaient clos, les stations de fiacres et dechaises à porteurs étaient désertes ; pas une charrette, pasun wagon qui réveillât de ses cahots les rues paresseuses ;les cris des marchands ne se faisaient pas entendre ; partoutrégnait un silence morne. Un grand nombre de gens étaient dehorsdès avant le point du jour ; mais ils glissaient plutôt qu’ilsne marchaient, comme s’ils avaient peur du bruit même de leurspas : on aurait dit que la voie publique était plutôt hantéepar des revenants que fréquentée par la population, et on voyait,autour des ruines fumantes, des ombres muettes écartées les unesdes autres, qui n’osaient pas se risquer à blâmer les perturbateursou à en avoir seulement l’air par leurs chuchotements.

Chez le lord président à Piccadilly, dans lepalais Lambeth, chez le lord chancelier dans Grent-Ormond-Street, àla Bourse, à la Banque, à Guildhall, dans les Inns de laCour, dans les salles de justice, dans chaque chambre ayant safaçade sur les rues des environs de Westminster et du Parlement, ily avait des détachements de soldats, postés là avant le jour. Uncorps de Horse-Guards était en parade devant Palace-Yard. On avaitformé dans le Park un camp où quinze cents hommes et cinqbataillons de la milice étaient sous les armes ; la Tour étaitfortifiée, les ponts-levis étaient dressés, les canons chargés etpointés, avec deux régiments d’artillerie occupés à renforcer laforteresse et à la mettre en état de défense. Un fort détachementde soldats stationnait sur le qui-vive à New-River-Head, que lepeuple avait menacé d’attaquer, et où l’on disait qu’ils avaientl’intention de couper les conduits, afin qu’il n’y eût pas d’eaupour éteindre les flammes. Dans le marché à la volaille, àCorn-Hill, sur plusieurs autres points principaux, on avait tendu àtravers les rues des chaînes de fer ; des escouades avaientété distribuées dans quelques vieilles églises de la Cité, pendantqu’il faisait encore nuit, ainsi que dans un certain nombre demaisons particulières, comme celle de lord Buckingham àGrosvenor-Square : on les avait barricadées comme pour ysoutenir un siège, avec des canons pointés aux fenêtres. Le soleil,en se levant, éclaira des appartements somptueux remplis d’hommesarmés ; les meubles mis en tas dans les coins, à la hâte etsans précaution, au milieu de la terreur du moment ; les armesqui brillaient dans les chambres de la Cité au milieu des pupitres,des tabourets, des livres poudreux ; les petits cimetièresenfumés dans les ruelles tortueuses et les rues de traverse, avecdes soldats étendus parmi les tombes, ou flânant à l’ombre dequelque vieil arbre, et leurs fusils en faisceau étincelant aujour ; les sentinelles solitaires se promenant de long enlarge dans les cours de la Cité, maintenant silencieuses, mais hierencore animées par le bruit et le mouvement des affaires ;enfin partout des postes militaires, des garnisons, des préparatifsmenaçants.

À mesure que le jour faisait fuir l’ombre, onvoyait dans les rues des spectacles encore plus inaccoutumés. Lesportes du Banc du roi et des prisons de Fleet, quand on vint lesouvrir à l’heure ordinaire, se trouvèrent placardées d’avisannonçant que les émeutiers reviendraient cette nuit pour lesréduire en cendres. Les directeurs, sachant qu’ils ne tiendraientque trop bien, selon toute apparence, leur parole, ne demandaientpas mieux que de lâcher leurs prisonniers et de leur permettre dedéménager. De sorte que, tout le long du jour, ceux qui avaientquelques meubles s’occupèrent à les emporter, les uns ici, lesautres là, la plupart chez des revendeurs, pour en tirer le plusd’argent qu’ils pourraient. Parmi ces débiteurs incarcérés pourdettes, il y en avait qui étaient si abattus par le long séjourqu’ils avaient fait en prison, si misérables, si dénués d’amis, simorts au monde, sans personne qui eût conservé leur souvenir ou quileur eût gardé quelque intérêt, qu’ils suppliaient leurs geôliersde ne pas leur rendre leur liberté, et de les diriger sur quelqueautre maison de force. Mais les geôliers n’en avaient garde ;ils craignaient trop de s’exposer à la colère de la populace, etles mettaient à la porte, où ils erraient çà et là dans les rues,se rappelant à peine les chemins dont leurs pieds avaient depuis silongtemps perdu l’habitude ; et ces pauvres créaturesdégradées et pourries jusqu’au cœur par le séjour de la prison s’enallaient, la larme à l’œil, ratatinées dans leurs haillons, ettraînant la savate tout le long de la chaussée.

Parmi les trois cents prisonniers eux-mêmesqui s’étaient échappés de Newgate, il y en avait… un petit nombre,il est vrai, mais quelques-uns pourtant… qui cherchaient partoutleurs geôliers pour se remettre entre leurs mains, préférantl’emprisonnement et une punition nouvelle aux horreurs d’une nuit àpasser encore comme la dernière. Plusieurs détenus, ramenés au lieude leur ancienne captivité par quelque attrait indéfinissable, oupar le désir de triompher de sa chute et de repaître leurressentiment du plaisir de le voir réduit en cendres, necraignaient pas d’y retourner en plein midi et de flâner autour descachots. Ce jour-là, on en reprit cinquante dans l’enceinte de laprison ; ce qui n’empêcha pas les autres d’y retourner, malgrétout, et de s’y faire prendre, tout le long de la semaine,plusieurs fois par jour, par groupes de deux ou trois. Sur lescinquante dont nous venons de parler, il y en avait quelques-unsd’occupés à essayer de ranimer le feu ; mais en général ils nesemblaient avoir d’autre objet que de venir errer et se promenerautour de leur ancienne résidence : car souvent on les trouvalà endormis au milieu des ruines, ou assis à causer ensemble, oumême occupés à boire et à manger, comme dans un lieu deplaisir.

Outre les placards affichés aux portes desprisons de Fleet et du Banc du roi, on déposa plusieurs avispareils, avant une heure de l’après-midi, à la porte de quelquesmaisons particulières ; et plus tard l’émeute proclama sonintention de se saisir de la Banque, de la Monnaie, de l’Arsenal deWoolwich et des palais royaux. Ces avis étaient presque toujoursdistribués par un porteur seul, qui tantôt, si c’était uneboutique, entrait pour le déposer, avec des menaces sanglantespeut-être, sur le comptoir ; tantôt, si c’était une maisonbourgeoise, frappait à la porte, et le remettait à la servante.Malgré la présence de la force armée dans chaque quartier de laville, et de la troupe nombreuse campée dans le Park, ces messagerscontinuèrent la distribution de leurs manifestes avec impunité,tout le long de la journée. On vit de même deux jeunes garçonsdescendre Holborn, armés de barreaux pris aux grilles de la maisonde lord Mansfield, et quêtant de l’argent pour les émeutiers. Onvit ainsi un homme de haute taille aller à cheval dansFleet-Street, faire une collecte pour le même objet : celui-làrefusait de recevoir autre chose que des pièces d’or.

Il circulait aussi, dans ce moment, une rumeurqui répandait encore plus de terreur dans toute la ville de Londresque ces intentions même annoncées publiquement d’avance parl’émeute, quoique tout le monde ne doutât pas que la réussite deces machinations ne dût entraîner une banqueroute nationale et laruine générale. On disait qu’ils étaient résolus à ouvrir lesportes de Bedlam et à lâcher les fous. C’était là ce qui présentaità l’esprit de la population des images si effrayantes, et quimenaçait en effet d’un attentat si fécond en horreurs d’un nouveaugenre, dont l’imagination même ne pouvait se rendre compte, qu’iln’y avait pas de perte si importante ni de cruauté si barbare donton n’eût plus volontiers couru le risque, et que beaucoup d’hommesjouissant de leur bon sens quelques heures auparavant furent sur lepoint d’en perdre la tête.

C’est ainsi que se passa la journée : lesprisonniers déménageaient ; les gens couraient çà et là dansles rues, emportant ailleurs leurs meubles et leurs effets, desgroupes silencieux restaient debout autour des maisonsruinées ; tout commerce était suspendu ; et les soldats,disposés dans l’ordre que nous avons vu, restaient dans unecomplète inaction. C’est ainsi que se passa la journée, enattendant la nuit qu’on voyait approcher avec terreur.

Enfin, le soir, sur le coup de sept heures, leConseil privé du roi publia une proclamation solennelledéclarant : qu’il était devenu nécessaire d’employer la forcearmée ; que les officiers avaient reçu l’ordre le plus directet le plus formel de faire à l’instant usage de tous les moyens enleur pouvoir pour réprimer les troubles ; que tous les sujetshonnêtes de Sa Majesté étaient invités à rester chez eux cettenuit-là, eux, leurs domestiques et leurs apprentis. Puis ondistribua aux soldats de service trente-six cartouches parhomme ; on battit le tambour, et toute la troupe fut sous lesarmes au soleil couchant.

Les autorités municipales, stimulées par cesmesures de rigueur, se réunirent en assemblée générale, votèrentdes remercîments aux autorités militaires pour le concours qu’ellesvoulaient bien prêter à l’administration civile, l’acceptèrent etplacèrent les corps désignés sous la direction des deux shériffs.Dans le palais de la reine, une double garde, les yeomen deservice, les officiers des menus plaisirs, et tous les autresserviteurs, furent placés dans les corridors et sur les escaliers,à sept heures, avec la recommandation expresse de veiller à leurposte toute la nuit ; puis on ferma toutes les portes. Lesgentlemen du Temple et autres Inns montèrent la garde à l’intérieurde leurs bâtiments, et firent dépaver le devant de la rue pourbarricader leurs portes. Dans Lincoln’s Inn, ils cédèrent lagrand’salle et les communs à la milice du Northumberland, commandéepar lord Algernon Percy ; dans quelques quartiers de la Cité,les bourgeois s’offrirent d’eux-mêmes et, sans forfanterie, firentbonne contenance. Des centaines de gentlemen forts et robustesvinrent se jeter, armés jusqu’aux dents, au milieu des salles desdiverses compagnies, fermèrent à double tour et au verrou toutesles portes, en disant aux factieux dont ils étaient entourés ;« Venez-y, si vous l’osez, et vous allez voir. » Tous cesarrangements faits simultanément, ou à peu près, furent complétés,en attendant qu’il fît tout à fait noir : les rues setrouvèrent comparativement dégagées, gardées aux quatre coins etdans les abords principaux par les troupes, pendant que desofficiers à cheval allaient dans toutes les directions, ordonnantaux traînards qu’ils pouvaient rencontrer de rentrer chez eux, etinvitant les habitants à rester dans leurs maisons, et même, en casde fusillade, à ne pas approcher des fenêtres. On doubla leschaînes dressées dans les carrefours où l’on pouvait craindredavantage l’invasion des masses, et on y établit des postesconsidérables de soldats. Quand on eut pris toutes ces précautionset qu’il fit tout à fait nuit, les commandants attendirent lerésultat avec quelque anxiété, mais aussi avec quelque espéranceque ces démonstrations vigoureuses suffiraient pour décourager lapopulace et prévenir de nouveaux désordres.

Mais ils s’étaient cruellement trompés dansleurs calculs : car, moins d’une demi-heure après, comme si latombée de la nuit eût été le signal arrêté d’avance, les émeutiers,ayant pris d’abord la précaution d’empêcher, par petites bandes,l’allumage des réverbères, se levèrent comme une mer en furie, semontrant à la fois sur tant de points différents, et avec une ragesi inconcevable, que les officiers qui commandaient les troupes nesurent d’abord de quel côté se tourner ni que faire. De nouveauxincendies éclatèrent, l’un après l’autre, dans chaque quartier dela ville, comme si les insurgés avaient l’intention d’envelopper laCité dans un cercle de flammes qui, se resserrant petit à petit, laréduirait en cendres tout entière ; la foule grouillait dansles rues comme une fourmilière, avec des cris affreux ; et,comme il n’y avait plus dehors que les perturbateurs d’un côté etles soldats de l’autre, ceux-ci pouvaient croire qu’ils voyaient làLondres tout entier rangé contre eux en bataille, et qu’ils étaientseuls contre toute la ville.

En deux heures, trente-six incendies,trente-six conflagrations importantes, étaient signalés ;parmi lesquels on comptait Borough-Clink dans Tooley-Street, leBanc du roi, la prison de la Fleet, et le nouveau Bridewell. Chaquerue était un champ de bataille. Dans chaque quartier, le bruit desmousquets de la troupe dominait les clameurs et le tumulte de lapopulace. La fusillade commença dans le marché à la volaille, où onavait tendu une chaîne au travers de la chaussée ; c’est làque la première décharge tua du coup une vingtaine de factieux. Lessoldats, après avoir à l’instant emporté leurs cadavres dansl’église Saint Médard, firent feu une seconde fois, et, serrant deprès la foule qui avait commencé à céder passage en voyantl’exécution commencer, se reformèrent en ligne dans Cheapside etchargèrent à la baïonnette.

Les rues offraient alors un horriblespectacle. Les huées de la canaille, les cris des femmes, lesplaintes des blessés, le bruit incessant de la fusillade, formaientun accompagnement étourdissant et épouvantable aux diverses scènesétalées sous les yeux à chaque bout. Là où le chemin était barrépar des chaînes était aussi le fort du combat et le plus grandnombre de victimes ; mais on peut dire qu’il n’y avait pas uncarrefour important où l’affaire ne fût pas chaude etsanglante.

À Holborn-Bridge, à Holborn-Hill, la confusionétait plus grande que partout ailleurs ; car la foule quidébordait de la Cité en deux courants impétueux, l’un parLudgate-Hill, et l’autre par Newgate-Street, se réunissait là etformait une masse si compacte, qu’à chaque décharge les genssemblaient tomber par tas. On avait posté en cet endroit un grosdétachement de soldats qui tiraient tantôt du côté de Fleet-Market,tantôt du côté de Holborn, ou de Snowhill, balayant constamment lesrues dans toutes les directions. Là aussi il y avait plusieursincendies considérables, de sorte que toutes les horreurs de cettenuit terrible semblaient s’être donné rendez-vous sur ce seul etmême théâtre.

Au moins vingt fois les assaillants, ayant àleur tête un homme qui brandissait une hache dans sa main droite,monté sur un gros et grand cheval de brasseur, caparaçonné avec leschaînes emportées de Newgate, dont le cliquetis accompagnait chacunde ses pas, firent une tentative pour forcer le passage et mettrele feu à la maison du négociant en vins. Au moins vingt fois ilsfurent repoussés avec perte, ce qui ne les empêcha pas de revenir àla charge ; et, quoique le bandit qui était à leur tête fûtbien reconnaissable, et bien visible, car il n’y avait pas d’autrefactieux à cheval, pas un coup ne put l’atteindre. Chaque fois quela fumée de la fusillade se dissipait, on était sûr de le trouverlà, appelant ses compagnons de sa voix enrouée, brandissanttoujours sa hache sur sa tête, et prenant un nouvel élan, commes’il portait un charme qui protégeât sa vie, et qu’il fût àl’épreuve de la poudre et des balles.

C’était Hugh : c’était lui qu’on voyaitse multiplier sur tous les points dans l’émeute. C’était lui quiavait dirigé deux attaques sur la Banque, qui avait aidé àrenverser les baraques de péage sur le pont de Black-Friars, et enavait semé l’argent sur le pavé ; qui avait mis le feu de sapropre main à deux prisons ; qui, ici, là, partout ettoujours, était à l’avant-garde, toujours en mouvement, frappantles soldats, encourageant la foule, faisant entendre la musique defer de son cheval à travers les cris et le tapage, sans jamais êtreatteint ni arrêté un moment. Cerné d’un côté, il se faisait jour devive force ailleurs ; obligé de se retirer sur ce point, ilavançait sur cet autre à l’instant même. Repoussé de Holborn pourla vingtième fois, il poussait son cheval à la tête d’une grossetroupe d’insurgés droit à Saint-Paul, attaquait un poste de soldatschargés de la garde des prisonniers derrière les grilles, lesforçait à la retraite, leur prenait les hommes dont ils devaientcompte, et, avec ce renfort, revenait à la charge, dans le déliredu vin et de la rage, les excitant de ses hourras comme undémon.

Le plus habile cavalier aurait eu bien de lapeine à rester à cheval au milieu d’une telle foule et d’un pareiltumulte mais, quoique ce furieux roulât sur la croupe (il n’avaitpas de selle) comme un bateau ballotté par la mer, il n’était pasun instant embarrassé de se tenir ferme et de diriger sa monturepartout où il voulait. Dans les rangs les plus épais et les pluspressés, sur les cadavres et les débris enflammés, tantôt sur lestrottoirs, tantôt sur la chaussée, tantôt poussant son cheval surles marches d’un perron pour mieux se faire voir de son parti,tantôt enfin se frayant un passage dans une masse d’êtres vivants,si serrée et si compacte qu’on n’aurait pas pu en couper unetranche avec la lame d’un couteau, il allait toujours, sûr desurmonter tous les obstacles à son gré. Et peut être est-ce à cettecirconstance même qu’il devait de n’avoir pas encore reçu uneballe : car son audace extrême, et la certitude où l’on étaitqu’il devait être un de ceux dont la proclamation officielle avaitmis à prix la capture, inspiraient aux soldats le désir de leprendre vivant et détournaient bien des coups qui, sans cela, ne seseraient pas égarés loin de lui.

Le négociant et M. Haredale, ne pouvantplus rester tranquillement assis à écouter le bruit, sans voir cequi se passait, avaient grimpé sur le toit de la maison, et là,cachés derrière une pile de cheminées, ils regardaient en bas avecprécaution dans la rue ; ils avaient quelque espérancequ’après tant d’attaques toujours repoussées, les assaillantsallaient céder, quand un grand cri leur annonça qu’un parti nouveauarrivait de l’autre côté, et quand l’effroyable fracas de ces fersmaudits les avertit en même temps que c’était encore Hugh qui étaità la tête de cette troupe. Les soldats s’étaient avancés dansFleet-Market, où ils étaient occupés à disperser la foule devanteux ; ce qui permit aux assaillants de marcher sans rencontrerd’obstacle et d’arriver bientôt devant la maison.

« Tout est perdu maintenant, dit lenégociant : dans une minute voilà cinquante mille livressterling qui vont être jetées dans la rue. Il faut nous sauver.Nous ne pouvons plus rien faire, trop heureux si nous pouvonsseulement échapper. »

Leur première idée avait été de se glissercomme ils pourraient le long des toits des maisons, et d’allerfrapper à la fenêtre de quelque mansarde pour qu’on leur permît depasser par là, et de descendre dans la rue afin de se sauver. Maisun autre cri, plus furieux encore, monta de la populace, dont tousles visages en l’air étaient tournés vers eux, et leur appritqu’ils étaient découverts, que même on avait reconnuM. Haredale : car Hugh, le voyant en plein, à la lueur dufeu qui éclairait ce côté de la maison a giorno, l’appelapar son nom, en jurant qu’il voulait avoir sa vie.

« Laissez-moi, dit M. Haredale aunégociant, et au nom du ciel, mon bon ami, sauvez-vous… Viens ydonc, marmottait-il entre ses dents en se tournant du côté de Hugh,et en lui faisant face, sans prendre davantage aucun souci de secacher. Le toit est haut et, si une fois je t’y tiens, je teréponds que nous mourrons ensemble.

– Folie ! dit l’honnête marchand enle tirant par derrière ; folie toute pure ! Entendezraison, monsieur ; mon bon monsieur, entendez raison. Je nepourrais plus maintenant me faire ouvrir en allant cogner à quelquefenêtre, et, quand je le pourrais, je ne trouverais personned’assez hardi pour favoriser ma fuite. Traversons les caves ;il y a là sur la rue de derrière une espèce de passage par où nousentrons et sortons les tonneaux. Ne perdez pas un instant :venez avec moi… pour nous deux… pour moi… mon chermonsieur. »

Tout en parlant, tout en tirantM. Haredale, il put, comme lui, jeter un coup d’œil sur larue ; un simple coup d’œil, mais qui suffit pour leur montrerla foule se resserrant et se pressant contre la maison : lesuns avec des armes courant au premier rang pour enfoncer les porteset les fenêtres ; les autres apportant des tisons du feuvoisin ; d’autres, le nez en l’air, suivant des yeux leurcourse sur les toits et les montrant à leurs compagnons ;tous, furieux et mugissants, comme les flammes qu’ils avaientallumées. Ils virent des hommes avides des trésors de liqueursfortes qu’ils savaient entassés là, ils en virent d’autres, quiavaient été blessés, étendus par terre pour y mourir, dans lesallées d’en face, misérables abandonnés, au milieu de ce vasterassemblement ; ici une femme tout effrayée qui cherchait às’échapper ; là un enfant perdu ; plus loin un ignobleivrogne, qui, sans s’apercevoir seulement d’une blessure mortellequ’il avait reçue à la tête, criait et se battait jusqu’à la fin.Ils virent tout cela distinctement, même avec une foule d’incidentsvulgaires, comme un homme qui avait perdu son chapeau, ou qui seretournait, ou qui se baissait, ou qui donnait une poignée de mainà un autre, mais d’un coup d’œil si rapide que, rien que le tempsde faire un pas pour se retirer, ils avaient perdu de vue tout cespectacle, et ne voyaient plus que leur pâleur mutuelle, et le cielen feu sur leurs têtes.

M. Haredale céda aux prières de soncompagnon, plutôt parce qu’il était résolu à le défendre. que parsouci de sa propre vie et pour assurer sa fuite ; ilsrentrèrent donc dans la maison et redescendirent ensemblel’escalier. Les coups roulaient comme le tonnerre sur lesvolets ; les pinces travaillaient déjà sous la porte ;les vitres tombaient des croisées : une lumière éclatantebrillait par les plus minces ouvertures, et ils entendaient parlerles meneurs si près de chaque trou de serrure ou autre, qu’onaurait dit que ces brigands leur murmuraient à l’oreille d’une voixenrouée des menaces de mort. Ils n’eurent que le temps d’arriver aubas des degrés de la cave et de fermer la porte derrière eux :la populace était entrée dans la maison.

Les voûtes étaient d’une obscurité profonde,et, comme ils n’avaient ni torche ni chandelle (ils se seraientbien gardés de trahir ainsi leur lieu de refuge), ils étaientobligés de chercher leur chemin à tâtons. Mais ils ne furent paslongtemps sans y voir clair : car ils n’avaient encore faitque quelques pas, lorsqu’ils entendirent l’émeute forcer la porte,et, en jetant derrière eux un regard sous les arcades du corridor,ils purent les voir de loin se précipiter çà et là avec desflambeaux, mettre les tonneaux en perce, défoncer les cuves,tourner à droite à gauche dans les celliers, et se jeter à platventre pour boire aux ruisseaux de spiritueux qui déjà coulaientsur le sol.

Les deux fugitifs n’en pressaient que mieux lepas, et déjà ils avaient pénétré jusqu’à la dernière voûte qui lesséparait du passage, quand tout à coup, dans la direction où ilsallaient, une vive lumière vint éclairer leurs visages, et, avantmême qu’ils eussent pu se jeter sur le côté, ou faire un pas enarrière, ou chercher une cachette, deux hommes, dont l’un portaitune torche, arrivèrent sur eux et s’écrièrent, dans une espèce demurmure de saisissement : « Les voilà ! »

Au même instant ils jetèrent la coiffurepostiche dont ils s’étaient affublés. M. Haredale vit devantlui Édouard Chester, et puis après, quand le négociant étonné eutla force d’ouvrir la bouche pour prononcer ce nom… Joe Willet.

Vraiment oui ! c’était bien Joe Willet enpersonne, le même Joe (avec un bras de moins pourtant), qui, tousles ans, faisait à chaque trimestre un voyage sur la jument grisepour venir payer le mémoire du rougeaud marchand de vins. Etc’était ce même rougeaud marchand de vins, ci-devant deThomas-Street, qui en ce moment le regardait en face et l’appelaitpar son nom.

« Donnez-moi la main, dit Joe doucementet, qui plus est, la prenant de lui-même bon gré mal gré, n’ayezpas peur de secouer la mienne : elle est à vous de boncœur ; malheureusement elle n’a plus sa camarade. Mais,avez-vous bonne mine ! quel gaillard vous faites ! Etvous… que Dieu vous bénisse, monsieur. Prenez courage, prenezcourage. Nous les retrouverons, allez ! n’ayez pas peur ;nous n’avons pas perdu notre temps. »

Il y avait dans le langage de Joe quelquechose de si franc et de si honnête, que M. Haredale,involontairement, lui mit la main dans la main, quoique leurrencontre ne laissât pas de lui être un peu suspecte. Mais leregard qu’il lança en même temps à Édouard Chester, la discrétionavec laquelle ce jeune gentleman se tenait à l’écart, n’échappèrentpas à Joe, qui se mit à dire hardiment, en jetant aussi un coupd’œil du côté d’Édouard :

« Les temps sont bien changés, monsieurHaredale, et voilà le moment venu de distinguer nos amis de nosennemis et de ne pas prendre les uns pour les autres. Permettez-moide vous dire que, sans ce gentleman, il est bien probable que vousne seriez plus en vie à cette heure, ou que vous seriez pour lemoins grièvement blessé.

– Que dites-vous là ? lui demandaM. Haredale.

– Je dis premièrement qu’il ne fallaitdéjà pas être capon pour aller dans la foule, déguisé comme ungueux de leur clique : mais passons là-dessus, j’y songe,puisque je me trouvais dans le même cas ; secondement, quec’est une action brave et glorieuse (voilà comme je l’appelle),d’avoir porté à ce gredin-là un coup qui l’a descendu de soncheval, et sous leurs yeux.

– Quel gredin ? sous les yeux dequi ?

– Quel gredin, monsieur ! dit Joe.Un gredin qui ne vous veut guère de bien et qui a bien en luil’étoffe de vingt gredins, ou plutôt de vingt diables. Ce n’est pasd’aujourd’hui que je le connais. S’il avait été une fois dans lamaison, il vous aurait bien trouvé, lui, n’importe où. Les autresn’ont pas de rancune particulière contre vous, et, tant qu’ils nevous verront pas, ils ne songeront qu’à boire à mort. Mais nousperdons là notre temps. Êtes-vous prêt ?

– Oui, dit Édouard. Éteignez la torche,Joe, et en avant. Surtout du silence, et vous serez un bongarçon.

– Silence ou pas, murmura Joe en jetantla torche allumée par terre et en l’écrasant avec son pied, en mêmetemps qu’il prenait M. Haredale par la main ; c’estégal : c’était toujours une action brave et glorieuse… ça yest. »

M. Haredale et le digne négociant étaienttrop étonnés et trop pressés pour faire d’autres questions :ils suivirent donc leurs guides en silence. Seulement, d’après deuxmots de chuchotement entre eux et le brave marchand sur le moyen leplus sûr de sortir de là, il apprit qu’ils étaient entrés par laporte de derrière, grâce à la connivence de John Grueby, quifaisait le guet dehors avec la clef dans sa poche et qu’ils avaientmis dans leur confidence. Comme il y avait justement une banded’insurgés qui arrivaient de ce côté au moment où ils venaientd’entrer, John avait refermé la porte à double tour, et était alléchercher des soldats pour couper la retraite à ces malfaiteurs.

Cependant, comme la porte de devant étaitenfoncée, et que cette petite troupe, impatiente de se ruer sur lesliquides, n’avait pas envie de perdre son temps à en enfoncer uneautre, elle avait fait le tour et était entrée par Holborn avec lesautres, laissant tout à fait libre et déserte l’étroite ruelle surlaquelle donnait le derrière de la maison. Ainsi donc, quandM. Haredale et ses compagnons eurent rampé par le passagequ’avait indiqué le négociant (ce n’était qu’une espèce de trappemobile pour passer les tonneaux), et qu’ils eurent réussi, avecquelque difficulté, à déchaîner et lever la porte du fond, ilsdébouchèrent dans la rue sans avoir été observés ni interrompus parpersonne. Joe, qui n’avait pas lâché M. Haredale, et Édouard,qui tenait bon aussi avec le négociant, se dépêchèrent de filer parles rues d’un pas rapide ; se jetant seulement, par occasion,à l’écart, pour laisser passer quelques fugitifs, ou pour ne pasembarrasser la marche de quelques soldats qui arrivaient derrièreeux au pas de course, et dont les questions, quand ils s’arrêtèrentpour leur en faire, furent tout de suite satisfaites par un mot deréponse que Joe leur glissa à l’oreille.

Chapitre 26

 

Pendant que Newgate brûlait, la nuitprécédente, Barnabé et son père, après avoir passé de main en mainà travers la foule, s’arrêtèrent dans Smithfield, derrière lapopulace, à contempler les flammes comme des gens qui venaient dese réveiller en sursaut. Il s’écoula quelques moments avant qu’ilspussent reconnaître distinctement où ils étaient, et comment ils yétaient venus, oubliant, pendant qu’ils restaient là spectateursinactifs et nonchalants de l’incendie, qu’ils avaient dans lesmains des outils qu’on leur avait donnés pour se délivrer eux-mêmesde leurs fers.

Barnabé, tout enchaîné qu’il était, n’auraitrien eu de plus pressé, s’il avait suivi son instinct, ou qu’il eûtété seul, que de revenir se mettre aux côtés de Hugh, que sonintelligence bornée lui représentait en ce moment comme brillantd’un nouveau lustre, depuis qu’il voyait en lui son libérateur etson plus fidèle ami. Mais la terreur que son père éprouvait àrester dans les rues se communiqua bientôt à son esprit, quand ileut compris toute l’étendue de ces craintes, et lui inspira le mêmeempressement à chercher ailleurs leur salut.

Dans un coin du marché, au milieu des stallesà bétail, Barnabé s’agenouilla, et se mit à briser les fers de sonpère, en s’arrêtant de temps en temps pour lui passer sur la figureune main caressante, ou pour le regarder avec un sourire. Lorsqu’ill’eut vu se dresser, libre, sur ses pieds, et qu’il se futabandonné au transport de joie que lui causait cette vue, il se mità l’ouvrage pour son propre compte, et bientôt ses chaînes tombantavec fracas laissèrent ses membres souples et dégagés.

Quand cette tâche fut achevée, ils seglissèrent ensemble furtivement, passèrent devant des groupes degens rassemblés autour de quelque misérable, accroupi devant eux,pour le cacher aux yeux des passants mais sans pouvoir empêcherqu’on entendit retentir le bruit des marteaux, qui annonçaientassez haut qu’ils étaient aussi occupés de la même besogne. Lesdeux fugitifs se dirigèrent du côté de Clerkenwell, puis de làgagnèrent Islington, comme la sortie de Londres la plus voisine, etse trouvèrent en un moment dans les champs. Après avoir errélongtemps, ils trouvèrent dans un pâturage, près de Finchley, unmisérable hangar dont les murs étaient de pisé et le toit debroussailles et de bruyère ; c’était un abri destiné auxbestiaux, mais il était désert pour l’instant. C’est là qu’ils secouchèrent pour y passer la nuit. Ils errèrent encore de tout côté,quand le jour fut venu, et Barnabé alla seul une fois vers un petithameau à deux ou trois milles de là, pour y acheter du pain et dulait. Mais n’ayant pas trouvé de meilleur lieu de retraite, ilsrevinrent au même endroit, et s’y couchèrent encore en attendant lanuit.

Il n’y a que Dieu qui puisse dire avec quellevague idée de devoir et d’affection, avec quelle étrangeinspiration de la nature, aussi claire pour lui que pour un hommequi aurait eu l’intelligence la plus radieuse et les facultés lesplus développées ; avec quelle obscure souvenance des enfantsdont il partageait les jeux quand il était enfant lui-même, et quilui parlaient toujours de leur père, de leur amour pour lui, de sonamour pour eux ; par quelles associations de souvenirs obscursde la douleur, des larmes et du veuvage de sa mère, il soignait cethomme et veillait tendrement sur lui. Mais si vagues, si confusesque fussent ces idées qui étaient venues l’émouvoir par degrés,c’est à elles qu’il devait le chagrin qu’il montrait en regardantson visage égaré, les larmes qui inondaient ses yeux en se baissantpour l’embrasser, le soin avec lequel il l’éveillait tout contentau milieu de ses pleurs, l’abritant du soleil, l’éventant avec desbranchages, la calmant dans les sursauts de son sommeil… Ah !quel sommeil agité !… et se demandant si elle, elle nevoudrait pas bientôt les rejoindre, pour que leur bonheur fûtcomplet. Il resta assis près de lui tout le jour, l’oreille auguet, pour écouter le pas de sa mère à chaque souffle de l’air,cherchant au loin son ombre sur les herbes mollement balancées parle vent, tressant les fleurs des haies pour qu’elle en eût leplaisir quand elle arriverait, et lui aussi quand ils’éveillerait ; enfin se baissant de temps en temps pourécouter les murmures des rêves de son père, et pour s’étonner qu’ilne goûtât pas un meilleur repos dans un lieu si tranquille.

Le soleil disparut, la nuit vint et le trouvaaussi paisible, tout entier à ces pensées, comme s’il n’y avaitqu’eux au monde, et que le lourd nuage de fumée qu’on voyait deloin suspendu sur l’immense cité ne recelât ni vices, ni crimes, nivie, ni mort, ni aucun sujet d’inquiétude… comme si c’étaitseulement le vide de l’air.

Mais l’heure était enfin venue où il fallaitqu’il allât seul chercher l’aveugle (quel bonheur pour lui !)et le ramener là, en prenant grand soin qu’on ne l’épiât et qu’onne le suivît en chemin. Il écouta bien les instructions qu’ildevait observer, les répéta souvent pour être sûr de les retenir,et, après être revenu deux ou trois fois sur ses pas pour faire unesurprise à son père, en riant à cœur joie, il finit par partirsérieusement pour accomplir sa commission, en lui recommandantd’avoir soin de Grip, qu’il n’avait pas oublié d’emporter de laprison dans ses bras.

Agile et impatient de revenir, il ne fut paslong à gagner la ville ; cependant, quand il arriva, lesincendies étaient déjà allumés et insultaient aux ténèbres de lanuit avec leur éclat affreux. À son entrée dans la ville, peut-êtrece changement venait-il de ce qu’il n’avait plus là près de lui sesanciens compagnons, et qu’il n’était point chargé d’une commissionviolente ; peut-être aussi cela venait-il de la beauté de lasolitude, où il avait passé la journée, ou des pensées quil’avaient occupé, mais enfin Londres lui parut peuplé d’une légionde démons. Cette fuite et cette poursuite, cette dévastationcruelle par le fer et la flamme, ces cris effrayants, ce tapageétourdissant, il se demandait si c’était bien là la noble cause dubon lord.

Malgré la stupeur où le plongeait cette scènesauvage, il trouva pourtant le logis de l’aveugle. Tout étaitfermé : il n’y avait personne. Il attendit longtemps, mais envain. Il finit par s’en aller, et, comme il apprit justement en cemoment-là que les soldats venaient de tirer, et qu’il devait yavoir beaucoup de morts, il se dirigea vers Holborn, où on luiavait dit qu’était le grand rassemblement ; il voulait essayerd’y rencontrer Hugh, pour lui persuader d’éviter le danger et derevenir avec lui.

S’il avait été abasourdi et dégoûté du tumultetout à l’heure, son horreur ne fit que redoubler en pénétrant dansce tourbillon de l’émeute, et lorsqu’il en eut sous les yeux ceterrible spectacle, sans y prendre part. Mais enfin, là, au beaumilieu, dominant le reste des insurgés, tout près de la maisonqu’on attaquait alors, Hugh était à cheval, appelant, animant tousles autres.

Le tumulte qui l’entourait, la chaleurétouffante, les cris, les craquements, tout cela lui faisait mal aucœur ; cependant il pénétra de force au travers de la foule,reconnu de bien des gens qui se reculaient eu poussant des bravospour le laisser passer, et il arrivait justement auprès de Hugh, aumoment où il proférait des menaces sauvages contre quelqu’un ;mais contre qui et pourquoi, l’extrême confusion de cette scène nepermettait pas à Barnabé de le savoir. Au même instant, la foule seprécipita dans la maison dont elle avait brisé la porte, et Hugh…il fut impossible de savoir comment… tomba à terre tout de sonlong.

Barnabé était à côté de lui, quand il se remitsur ses pieds, encore tout chancelant ; heureusement pour luiqu’il fit entendre sa voix, car Hugh levait sa hache pour luifendre le crâne en deux.

« Barnabé !… vous ! Quelleétait donc la main qui m’a jeté par terre ?

– Ce n’est toujours pas la mienne.

– Qui donc est-ce ?,… je vousdemande qui c’est ? cria-t-il en vacillant et en regardantautour de lui d’un air farouche. Voyons !dépêchons-nous ! où est-il ? qu’on me le montre.

– Vous avez du mal, » lui ditBarnabé ; et, en effet, il était blessé à la tête, d’abord ducoup qu’il avait reçu, et puis d’une ruade de son cheval.« Venez-vous-en avec moi. »

En même temps il prit en main la bride, tournale cheval, et entraîna Hugh à quelques pas de là. Cela suffit pourles dégager de la foule qui se précipitait de la rue dans les cavesdu négociant en vins.

« Où donc ?… où donc estDennis ? dit Hugh s’arrêtant tout court et saisissant Barnabéde son bras vigoureux. Où est-il resté tout le jour ?Qu’est-ce qu’il voulait dire en me laissant là, hier au soir, dansla prison ? Dites-moi ça… le savez-vous ? »

En faisant tourner son arme dangereuse, iltomba par terre, étendu comme un chien. Une minute après, quoiqueexalté déjà jusqu’à la frénésie par la boisson et par sa blessure àla tête, il rampa jusqu’à un courant d’eau-de-vie enflammée quicoulait dans le ruisseau, et se mit à en boire comme de l’eau.

Barnabé le tira de là et le força à serelever. Quoiqu’il ne fût capable ni de marcher ni de se tenirdebout, il se dirigea involontairement en trébuchant jusqu’à soncheval, grimpa sur son dos et s’y tint attaché. Après de vainsefforts pour dépouiller l’animal de ses harnais sonores, Barnabésauta en croupe derrière Hugh, attrapa la bride, tourna dansLeather-Lane, qui était tout près de là, et mit à un bon trot lecoursier effrayé.

Cependant, avant de sortir de la rue, ilregarda derrière lui : il regarda un spectacle tel qu’il nedevait plus s’effacer jamais, même de sa pauvre mémoire, dût-ilvivre cent ans. La maison du négociant en vins, avec unedemi-douzaine de maisons voisines, n’était plus qu’une grande etbrûlante fournaise. Toute la nuit, personne n’avait essayéd’éteindre les flammes ou d’en arrêter le progrès ; mais, pourle moment, un détachement de soldats étaient sérieusement occupés àabattre deux maisons en bois qui étaient à chaque instant en dangerde prendre feu, et qui ne pouvaient manquer, si on les laissaits’enflammer, d’étendre au loin l’incendie. La chute bruyante desmurs vacillants et des énormes pièces de charpente ; les huéeset les vociférations de la foule furieuse, la fusillade lointained’autres détachements militaires ; les regards éplorés et lescris de détresse de ceux dont les habitations étaient enpéril ; la course errante des gens effrayés qui emportaientleurs effets ; la réflexion, sur chaque partie du ciel, desflammes d’un rouge de sang qui s’élançaient dans l’air, comme si ledernier jour était enfin venu et que tout l’univers fût enfeu ; la poussière, la fumée, les tourbillons de flammèchesqui venaient roussir et allumer tous les objets sur lesquels ellestombaient ; les bouffées de chaleur malsaine qui venaient toutinfecter ; les étoiles, la lune, le ciel même, éclipsés :tout cela présentait un tel spectacle de ruine et de terreur, qu’oneût dit que le firmament était effacé du coup, et que la nuit, avecson repos tranquille et sa lumière douce, ne reviendrait plusjamais visiter la terre.

Mais voici un spectacle bien pireencore ; pire cent fois que le feu et la fumée, et même que larage insensée, impitoyable de la canaille ! Les gouttières dela rue, et chaque crevasse, chaque fissure dans les pierres de lamuraille, versaient les spiritueux enflammés, qui, bientôt endiguéspar des mains actives, débordaient sur le trottoir et la chausséeet formaient une grande mare où les gens tombaient morts pardouzaines. Ils étaient couchés par tas autour de ce lac effroyable,maris et femmes, pères et fils, mères et filles, des femmes avecdes enfants dans leurs bras ou contre leur mamelle, et là ilsbuvaient jusqu’à la mort. Pendant que les uns étaient penchés,pressant leurs lèvres sur le bord pour ne jamais relever la tête,d’autres, d’un bond, s’arrachaient à cette boisson de feu, et semettaient à danser, moitié dans les transports d’un triompheinsensé, moitié dans l’agonie d’une suffocation dévorante, jusqu’àce qu’enfin ils tombaient là, plongeant leurs cadavres dans laliqueur qui les avait tués. Eh bien ! cela même, ce n’étaitpas encore la mort la plus cruelle et la plus effrayante qu’on eûtà déplorer cette nuit-là. Du fond des celliers enflammés où ilsavaient bu dans leurs chapeaux, dans des seaux, dans des baquets,des cuviers, des souliers, on tira quelques hommes encore vivants,mais qui n’étaient qu’une flamme, des pieds à la tête. Dansl’angoisse de leurs souffrances insupportables, avides de tout cequi ressemblait à de l’eau, ils roulaient leurs corps sifflantsdans cet étang hideux, et lançaient à droite et à gauche deséclaboussures du feu liquide qui lapait tout ce qu’il rencontraitdans sa course, n’épargnant pas plus les vivants que les morts.Dans cette dernière nuit des grands troubles, car ce fut ladernière, les malheureuses victimes d’une révolte absurde devinrentelles-mêmes la cendre et la poussière des flammes qu’elles avaientallumées, et jonchèrent de leurs débris méconnaissables les rues etles places de Londres.

L’âme profondément empreinte de ce souvenirineffaçable qu’un seul coup d’œil avait suffi pour lui révéler danssa fuite, Barnabé sortit en courant de la ville qui recelait detelles horreurs ; et baissant la tête pour ne pas même voir lalueur des feux souiller le tranquille paysage qui s’étendait sousses yeux, il fut bientôt sur la route des champs paisibles.

Il s’arrêta environ à un demi-mille du hangaroù était couché son père, et faisant comprendre avec quelquedifficulté à Hugh qu’il fallait descendre là, il jeta le harnais ducheval au fond d’une mare d’eau stagnante, et abandonna l’animal àlui-même. Après cela il soutint son compagnon du mieux qu’il put,et l’emmena tout doucement du côté de leur asile.

Chapitre 27

 

On était au cœur de la nuit, et d’une nuittrès noire quand Barnabé, avec son trébuchant ami, s’approcha del’endroit où il avait laissé son père ; cependant il put levoir se dérobant dans les ténèbres, car il ne se fiait pas même àson fils, et se retirant d’un pas rapide. Après lui avoir crié deuxou trois fois, mais sans succès, qu’il pouvait revenir, qu’il n’yavait rien à craindre, il laissa tomber Hugh sur le sol et se mit àla recherche de son père pour le ramener.

L’autre continua de se glisser furtivementdans l’ombre, jusqu’à ce que Barnabé l’eût rattrapé. Alors il seretourna, et lui dit d’une voix terrible, quoiqueétouffée :

« Laisse-moi aller. Ne me touche pas. Tul’as dit à ta mère, et vous vous êtes entendus pour metrahir. »

Barnabé le regarda en silence.

« Tu as vu ta mère ?

– Non, cria Barnabé avec ardeur.Oh ! non, il y a bien longtemps… plus longtemps que je ne puisdire. Il doit bien y avoir un an. Est-ce qu’elle estici ? »

Son père le regarda fixement quelquesinstants, puis il lui dit en se rapprochant de lui, car, rien qu’àvoir sa figure et à l’entendre parler, il était impossible dedouter de sa sincérité :

« Qu’est-ce que c’est que cethomme-là ?

– Hugh… c’est Hugh. Pas davantage, voussavez bien. Ce n’est pas celui-là qui vous fera du mal.Comment ! vous aviez peur de Hugh ! ha ! ha !ha ! peur de ce bon gros vieux farceur de Hugh !

– Je vous demande qui il est, repritl’autre d’un ton si farouche que Barnabé s’arrêta au beau milieu deses éclats de rire, et recula quelques pas, le regardant d’un airde stupéfaction et de terreur.

– Dieu ! êtes-vous sévère !vous me faites trembler, comme si vous n’étiez pas mon père.Pourquoi donc me parlez-vous comme cela ?

– Je veux, répondit-il en repoussant lamain que son fils, d’un air timide, posait, pour l’apaiser, sur samanche, je veux une réponse, et au lieu de cela vous me répliquezpar les plaisanteries et des questions. Quel est l’homme que vousvenez d’amener dans notre cachette, pauvre imbécile ? et oùest l’aveugle ?

– Je ne sais pas où il est. Sa maisonétait fermée. J’ai attendu, sans voir personne venir : cen’est pas ma faute. Quant à celui-ci, c’est Hugh… le brave Hugh,qui a enfoncé cette odieuse prison pour nous délivrer. Ah !dites à présent que vous ne l’aimez pas, hein ? n’est-ce pasque vous l’aimez ?

– Pourquoi est-il couché parterre ?

– Il a fait une chute, et puis il a tropbu. Les champs, les arbres, tout ça tourne, tourne, tourne autourde lui, et la terre lui manque sous les pieds. Vous le connaissezbien ! vous vous le rappelez ! Tenez !regardez-le. »

En effet ils étaient revenus à l’endroit où ilétait couché, et ils se baissèrent sur lui tous les deux pour voirsa figure.

« Bien ! je me le rappelle, murmurale père. Pourquoi l’avez-vous amené ici ?

– Parce qu’il aurait été tué, si jel’avais laissé là-bas. Si vous aviez vu comme on tirait des coupsde fusil et comme le sang coulait ! La vue du sang ne vousfait-elle pas trouver mal, mon père ? Je vois bien que si, àvotre figure. C’est comme moi… qu’est-ce que vous regardezdonc ?

– Rien, dit l’assassin doucement, aprèsavoir reculé un pas ou deux pour regarder avec les lèvres serréeset l’œil fixe par-dessus la tête de son fils. Rien. »

Il resta dans la même attitude et avec la mêmeexpression dans ses traits pendant quelques minutes ; puis ilpromena lentement son regard autour du lui, comme s’il avait perduquelque chose, et revint en frissonnant vers le hangar.

« Voulez-vous que je l’emporte là-dedans,père ? » demanda Barnabé qui était resté, pendant cetemps-là, à regarder aussi, sans savoir ce que cela voulaitdire.

Il ne répondit que par un gémissement étouffé,en se couchant par terre enveloppé de son manteau jusque par-dessusla tête, et se retira dans le coin le plus obscur.

Voyant qu’il n’y avait pas moyen, pour lemoment, d’éveiller Hugh ou de lui faire reprendre ses sens, Barnabéle traîna sur l’herbe et le coucha sur un petit tas de foin et depaille de rebut, dont il avait déjà lui-même fait son lit, aprèsavoir commencé par apporter un peu d’eau d’un ruisseau voisin, pourlaver sa blessure et lui nettoyer les mains et la figure. Ensuiteil se coucha lui-même, entre eux deux, pour y passer la nuit, et,la face tournée vers les étoiles, il tomba dans un profondsommeil.

Réveillé de bonne heure, le lendemain matin,par l’éclat du soleil, le chant des oiseaux et le bourdonnement desinsectes, il laissa dormir les autres dans la hutte, pour aller sepromener un peu et respirer cet air doux et frais. Mais il sentitque ses sens harassés, accablés, alourdis par les terribles scènesde la veille et des autres soirées précédentes, se refusaient àjouir des beautés du jour naissant, dont il avait si souvent goûtéla douceur avec un plaisir infini. Il pensa à ces matinéesheureuses où il allait avec ses chiens, bondissant comme lui, autravers des plaines et des bois, et ce souvenir lui remplit lesyeux de larmes. Il ne se reprochait pas, Dieu le bénisse !d’avoir fait le moindre mal, et il n’avait pas changé de sentimentsur la justice de la cause où il s’était engagé, ou des hommes quila défendaient : mais il était, en ce moment, plein de soucis,de regrets, de souvenirs effrayants ; il souhaitait, pour lapremière fois, que tel ou tel événement ne fut jamais arrivé, etqu’on eût épargné à bien des gens tant de chagrins et desouffrances. Il commença aussi à songer combien ils seraientheureux, son père, sa mère, Hugh et lui, s’ils s’en allaientensemble demeurer dans quelque endroit solitaire, où il n’y eûtaucun de ces troubles à craindre ; peut-être l’aveugle, quiparlait de l’or en connaisseur, et qui lui avait confié qu’il avaitde grands secrets pour en gagner, pourrait-il leur apprendre àvivre sans ressentir l’aiguillon de la faim et du besoin. À cepropos, il regretta encore davantage de ne pas l’avoir vu la nuitdernière, et il méditait encore là-dessus, quand son père vint luitoucher l’épaule.

« Ah ! cria Barnabé, tressaillant ausortir de sa rêverie. Ce n’est que vous !

– Qui donc vouliez-vous que cefût ?

– Je croyais presque que c’étaitl’aveugle. Il faut, père, que j’aie avec lui un bout deconversation.

– Et moi aussi : car, si je ne levois pas, je ne sais plus où fuir ni que faire, et j’aimerais mieuxla mort que de perdre mon temps ici. Il faut que vous alliez toutde suite le voir et que vous me l’ameniez ici.

– Vraiment ? s’écria Barnabé charmé.À la bonne heure, mon père. C’est tout ce que je demandais.

– Mais c’est lui qu’il faut me ramener,et pas d’autre. Surtout, quand vous devriez l’attendre à sa portependant vingt-quatre heures, attendez toujours, et ne revenez passans lui.

– N’ayez pas peur, cria-t-il gaiement. Jevous l’amènerai, je vous l’amènerai.

– Mettez bas ces babioles, dit le père enlui arrachant les bouts de ruban et les plumes qu’il portait à sonchapeau, et jetez mon manteau par-dessus vos habits. Faites bienattention à votre démarche ; du reste, on est trop occupéd’autre chose dans les rues pour qu’on vous remarque. Quant à votreretour, ne vous en inquiétez pas ; il saura bien y pourvoir entoute sûreté.

– Je crois bien ! dit Barnabé,certainement qu’il y pourvoira. C’est ça un habile homme, n’est-cepas, mon père, et bien capable de nous apprendre le moyen dedevenir riches ? Oh ! je le connais bien, je le connaisbien. »

Il fut bientôt habillé, et aussi bien déguiséque possible. Cette fois il avait le cœur plus léger enentreprenant ce second voyage, et en laissant Hugh, encore abrutipar l’ivresse, étendu par terre sous le hangar, avec son père quise promenait devant, de long en large.

L’assassin, en proie aux plus tristes pensées,le regarda partir, et se remit à marcher comme tout à l’heure,troublé par le moindre murmure de l’air dans les branches, et parl’ombre la plus légère que les nuages en passant jetaient sur lesprés émaillés de marguerites. Il était impatient de voir son filsrevenu sain et sauf, et cependant, quoique sa vie et sa sûreté endépendissent, il n’était pas fâché de le voir parti. Le profondsentiment d’égoïsme que lui inspiraient ses crimes, toujoursprésents à ses yeux avec leurs conséquences actuelles ou futures,absorbait et faisait entièrement disparaître toute pensée deBarnabé, comme étant son fils. Bien plus, la présence de cemalheureux était pour lui un reproche pénible et cruel ; ilretrouvait dans ses yeux égarés les terribles images de cette nuitcriminelle. Son visage de l’autre monde, son esprit informe,représentaient à l’assassin une créature qui avait pris naissancedans le sang de sa victime. Il ne pouvait supporter son regard, savoix, son toucher. Et pourtant il se voyait forcé, par sa conditiondésespérée. et son unique chance d’échapper au gibet, de l’avoir àses côtés et de reconnaître qu’il ne pouvait sans lui songer à sesoustraire à la mort.

Il se promena donc de long en large, sansrepos, tout le jour, roulant ces pensées dans son esprit, et Hughétait encore étendu, sans le savoir, sous le hangar. À la fin, aumoment où le soleil allait se coucher, Barnabé revint, amenantl’aveugle et causant avec lui d’un air animé tout le long duchemin.

L’assassin s’avança à leur rencontre, etordonnant à son fils d’aller parler à Hugh qui venait de se dressersur ses pieds, il le remplaça près de l’aveugle, et le suivit à paslents du côté du hangar.

« Pourquoi l’avoir envoyé,lui ? dit Stagg. Ne saviez-vous pas que c’était lemoyen de le perdre, sitôt qu’on l’aurait reconnu ?

– Ne vouliez-vous pas que j’y allassemoi-même ? répliqua l’autre.

– Hem ! peut-être que non. J’étaisdevant la prison mardi soir ; mais, dans la foule, je vous aimanqué. On a fait hier soir de fameuse besogne… oh ! mais dela jolie besogne !… une besogne profitable, ajouta-t-il enfaisant sonner l’argent dans son gousset.

– Avez-vous…

– Vu votre bonne dame ?…Certainement.

– Eh bien ! n’avez-vous rien à medire de plus ?

– Oh ! je vais vous dire tout,reprit l’aveugle en éclatant de rire. Pardon, mais j’aime à vousvoir si impatient : c’est signe d’énergie.

– Consent-elle à dire le mot qui peut mesauver ?

– Non, répondit l’aveugle d’un tondécidé, en tournant vers lui son visage. Non ; voici ce quec’est : elle a été à deux doigts de la mort, depuis qu’elle aperdu son cher fils… elle est restée privée de sentiment, enfin, jene sais pas quoi. Je l’ai été chercher dans un hôpital, et me suisprésenté (sauf votre permission) au chevet de son lit. Notreconversation n’a pas été longue ; elle était trop faible, etpuis il y avait là tant de monde auprès de nous, que je n’étais pasà mon aise. Mais je lui ai dit tout ce dont j’étais convenu avecvous ; je lui ai fait toucher au doigt, et dans les termes lesplus forts, la situation du jeune gentleman. Elle a voulum’attendrir ; mais, comme je lui ai dit, c’était peine perdue.Alors elle s’est mise à pleurer et à gémir, bien entendu :c’est toujours comme ça avec les femmes Puis, ne voilà-t-il pas quetout d’un coup elle a retrouvé sa force et sa voix pour me direqu’elle se mettait, elle et son fils, sous la garde de Dieu ;que c’était à lui qu’elle en voulait appeler contre nous… et ellele fit, ma foi ! dans un langage tout à fait gentil, je vousassure. Je lui conseillai, en ami, de ne pas trop compter sur uneassistance aussi éloignée ; je lui recommandai d’y songer àdeux fois ; je lui laissai mon adresse, en lui disant quej’étais sûr qu’elle enverrait chez moi le lendemain avant midi, etje la quittai pâmée ou faisant semblant de l’être. »

Après ce beau récit, qu’il interrompit detemps à autre pour casser et croquer à son aise quelques noix, dontil paraissait avoir sa poche pleine, l’aveugle tira d’une autrepoche un flacon dont il commença par boire une gorgée, et qu’iloffrit ensuite à son compagnon.

« Vous n’en voulez pas, n’est-cepas ? dit-il en sentant que l’autre repoussait le flacon.Comme il vous plaira. Le brave gentleman qui loge là à côté de vousne me refusera peut-être pas, lui. Eh, sacripant !

– Au nom du diable ! dit l’assassinen le retenant par la basque ; ne me direz-vous pas ce qu’ilfaut que je fasse ?

– Ce que vous fassiez ! Il n’y arien de plus aisé : une petite course de deux heures, pasplus, au clair de la lune, avec le jeune gentleman, qui ne demandepas mieux ; je l’ai catéchisé en chemin, et éloignez-vous deLondres tant que vous pourrez. Vous me ferez savoir où vous êtes,et je me charge du reste. Il faudra bien qu’elle revienne :elle ne peut pas résister longtemps ; et en attendant, quantaux chances de vous voir rattraper, songez que ce n’est pas unprisonnier seulement qui s’est échappé de Newgate, il y en a troiscents. Cela ne doit-il pas vous rassurer ?

– Mais enfin, il faut que nous vivions.Comment cela ?

– Comment ! répliqual’aveugle ; en buvant et en mangeant. Et comment boire etmanger ? Il faut payer. C’est donc de l’argent qu’il faut,cria-t-il en tapant sur son gousset ; c’est de l’argent quevous voulez dire, n’est-ce pas ? Bah ! les rues enétaient pavées. Ce serait diablement dommage que ça fût déjà fini,car c’est un bien joli moment : un moment d’or, comme on n’envoit guère, pour pêcher en eau trouble dans tout ce remue-ménage.Eh ! holà ! Veux-tu boire, sacripant ? Voyons, bois.Où est-tu donc ? eh ! »

En proférant ces vociférations d’un tontapageur qui montrait sa parfaite confiance dans le désordregénéral et, la licence des temps, il alla à tâtons vers le hangar,où Hugh et Barnabé étaient assis par terre.

« Prends-moi ça, cria-t-il en passant àHugh son flacon. Il ne coule plus maintenant que du vin et de l’ordans les ruisseaux de Londres. Les pompes mêmes ne versent plus quede l’eau-de-vie et des guinées. Prends-moi ça, et ne l’épargnepas. »

Épuisé, sale, la barbe longue, barbouillé defumée et de suie, les cheveux emmêlés par le sang, la voix presqueéteinte, et ne parlant que par chuchotements ; la peaudesséchée par la fièvre, tout le corps en capilotade, couvert deplaies et de meurtrissures, Hugh eut pourtant encore la force deprendre le flacon et de le porter à ses lèvres. Il était en trainde boire, quand le devant du hangar fut tout à coup obscurci parune ombre : c’était Dennis qui venait là se planter devanteux.

« Je ne vous dérange pas ? dit cepersonnage d’un ton railleur, au moment où Hugh cessait de boire,pour le toiser d’un air peu agréable des pieds à la tête. Je nevous dérange pas, camarade ? Tiens, Barnabé ici avecvous ? Comment ça va-t-il, Barnabé ? Et ces deux autresmessieurs aussi ? votre serviteur très humble, messieurs. Jene vous dérange pas non plus, j’espère ? n’est-ce pas,camarades ? »

Malgré le ton amical et l’air confiant dont illeur tenait ce langage, on voyait qu’il éprouvait quelquehésitation à entrer, et qu’il restait volontiers dehors, il étaitun peu mieux mis que de coutume : c’était toujours le mêmehabillement noir usé jusqu’à la corde ; mais il avait autourdu col une cravate d’assez mauvaise mine, d’un blanc jaune, et àses mains des gants de peau, comme les jardiniers en portent dansl’exercice de leur état. Ses souliers étaient tout frais graissés,et décorés d’une paire de boucles d’acier rouillé ; lesrosettes des genoux de sa culotte courte avaient été renouvelées,et, à défaut de boutons, il avait ses vêtements attachés avec desépingles. En somme, il avait l’air d’un recors ou d’un aide degarde du commerce, terriblement fané, mais encore jaloux deconserver les apparences de son rôle officiel, et faisant bonnemine à mauvais jeu.

« Vous êtes joliment bien ici, ditM. Dennis, tirant de sa poche un mouchoir moisi quiressemblait plutôt à un licou en décomposition, et s’en frottant lefront de toutes ses forces.

– Pas assez bien, pourtant, pour vousempêcher de nous trouver, à ce qu’il parait, répondit Hugh demauvaise humeur.

– Écoutez donc, je vais vous dire,camarade, reprit Dennis avec un sourire amical ; quand vousvoudrez que je ne sache pas de quel côté vous êtes à chevaucher,vous ferez bien de ne pas attacher de pareils grelots au cou devotre cheval. Ah ! je les ai assez entendus la nuit dernièrepour ne pas les oublier ; il me semble que je les ai encoredans l’oreille ; voilà la vérité. Mais, voyons ! commentça va-t-il, camarade ?

Pendant ce temps-là il s’était approché, et ils’était même risqué à s’asseoir à côté de lui.

« Comment je vais ? répondit Hugh.Dites-moi d’abord ce que vous avez fait hier. Où donc êtes-vousallé quand vous m’avez quitté dans la prison ? Pourquoim’avez-vous quitté ? Et qu’est-ce que vous aviez à rouler vosyeux comme vous faisiez, et à me montrer le poing, hein ?

– Moi, montrer le poing… à vous,camarade ! dit Dennis, arrêtant doucement la main que Hughvenait de lever d’un air menaçant.

– Alors c’était votre bâton : c’esttoujours la même chose.

– Que le bon Dieu vous bénisse !camarade ; je n’avais rien du tout. Vous me connaissez bienmal. Je ne serais vraiment pas étonné maintenant, ajouta-t-il duton découragé d’un homme qui se sent calomnié, que vous vousfussiez mis dans la tête, parce que je vous demandais de me laisserces drôles-là en prison, que j’allais déserter le drapeau.

– Eh bien, oui ! je me l’étais misdans l’idée, répondit Hugh en jurant.

– Quand je vous disais ! répliquaM. Dennis tristement. En vérité, il y a de quoi dégoûter de laconfiance. Déserter le drapeau, moi, Ned, Dennis, comme m’a baptiséfeu mon père… Est-ce à vous, cette hache-là, camarade ?

– Oui, c’est à moi, dit Hugh du même tonde mauvaise humeur. Vous l’auriez bien sentie, si vous vous étiezseulement trouvé sur son chemin cette nuit. Posez-la par terre.

– Je l’aurais sentie ! ditM. Dennis sans la lâcher, et examinant d’un air distrait sielle avait bien le fil. Je l’aurais sentie ! Et moi qui,pendant ce temps-là, travaillais de mon mieux ! Voilà bien lemonde ! Vous n’auriez seulement pas le cœur de me demander sije ne boirais pas bien un coup au goulot de cette bouteille,hein ? »

Hugh la lui passa. Comme l’autre l’approchaitde ses lèvres, Barnabé fit un bond et, lui recommandant de setaire, regarda dehors d’un air sérieux.

« Qu’est-ce que vous avez, Barnabé ?dit Dennis, observant Hugh et laissant tomber le flacon, mais nonpas la hache, qu’il gardait toujours à la main.

– Chut ! répondit tout bas Barnabé.Qu’est-ce que je vois briller là, derrière la haie ?

– Ce que c’est ? cria le bourreau àtue-tête, en se saisissant de lui et de Hugh, ce ne seraient pas…ce ne seraient pas les soldats, peut-être ? »

Au même instant, le hangar se remplit de gensarmés, et un détachement de cavalerie arriva, à travers champs, augrand galop.

« Là ! dit Dennis, qui était restélibre pendant qu’ils s’étaient saisis de leurs prisonniers ;voici, messieurs, les deux jeunes gens que la proclamation a mis àprix. L’autre, là-bas, est un criminel échappé… J’en suis bienfâché, camarade, ajouta-t-il d’un ton résigné, en s’adressant àHugh, mais c’est votre faute ; c’est vous qui m’y avez forcé.Vous n’avez pas voulu respecter les plus fermes principesconstitutionnels, vous savez : vous êtes venu violer etébranler les fondements mêmes de la société. Je ne sais pas ce queje n’aurais pas donné pour que vous ne fissiez pas ça, ma paroled’honneur… Si vous voulez, messieurs, les tenir ferme, je crois queje ne serai pas embarrassé pour les lier plus solidement que vousne pourriez le faire. »

Cependant, cette opération fut suspendue pourquelques moments par un autre événement. L’aveugle, dont lesoreilles étaient plus clairvoyantes que les yeux de bien des gens,avait été alarmé, avant Barnabé, par un bruit de frottement dansles buissons à l’abri desquels les soldats s’étaient avancés. Ilavait fait immédiatement bonne retraite, et s’était tapi dans uncoin quelques minutes ; mais, dans son trouble, s’étant trompésans doute en sortant de sa cachette, il était maintenant en pleinevue, courant à travers la plaine.

Un officier cria aussitôt qu’il lereconnaissait pour avoir aidé la nuit précédente à piller unemaison. On lui ordonna à haute voix de se rendre. Il n’en courutque plus fort ; encore quelques secondes, et il était troploin pour qu’un coup de feu pût l’atteindre. L’ordre donné, lessoldats tirèrent.

Il y eut un moment de profond silence, chacunretenant son haleine. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Onl’avait vu tressaillir au moment de la décharge, comme s’il avaiteu seulement peur du bruit. Mais il ne s’était pas arrêté : iln’avait seulement point ralenti son pas ; au contraire, ilavait continué sa course encore une quarantaine de mètres plusloin. Mais là, sans tournoyer, sans chanceler, sans aucun signe defaiblesse ou de frémissement dans ses membres, il tomba comme unplomb.

Quelques soldats coururent à l’endroit où ilétait étendu. Le bourreau les accompagnait. Tout cela s’était passési vivement, que la fumée n’était pas tout à fait dissipée etserpentait encore dans l’air en un léger nuage, qu’on aurait puprendre pour l’esprit que venait de rendre le défunt et quidésertait son corps d’un air solennel. Il n’y avait que quelquesgouttes de sang sur l’herbe ; un peu plus de l’autre côté,quand on l’eût retourné… Voilà tout.

« Venez voir un peu ! venez voir unpeu ! dit le bourreau se baissant, un genou en terre, à côtédu corps, et regardant d’un air désolé l’officier avec seshommes : voilà qui est joli !

– Ôtez-vous de là, répliqua l’officier.Sergent, voyez ce qu’il avait sur lui. »

Le sergent retourna les poches de l’aveugle,les vida sur l’herbe, et trouva, sans compter quelques pièces demonnaie étrangère et deux bagues, quarante-cinq guinées en or. Onles emporta enveloppées dans un mouchoir, laissant là, pour lemoment, le cadavre, avec le sergent et six soldats chargés de letransporter au poste le plus voisin.

« À présent, si vous voulez partir, ditle sergent en donnant une tape sur l’épaule de Dennis et en luimontrant l’officier qui retournait vers le hangar. »

À quoi M. Dennis réponditseulement : « Je vous défends de me parler. Et en mêmetemps il répéta ce qu’il avait déjà dit, en terminant encorepar : « Voilà qui est joli !

– Il me semble que c’était un homme quine vous intéressait pas beaucoup ? remarqua le sergentfroidement.

– Et qui donc intéresserait-il, répliquaM. Dennis en se relevant, si ce n’est pas moi ?

– Oh ! je ne savais pas que vousaviez le cœur si tendre, dit le sergent : voilà tout.

– Le cœur si tendre ! répétaDennis ; le cœur si tendre ! Regardez-moi cethomme-là ! Trouvez-vous ça constitutionnel ? Voyez-vouscomme on l’a percé d’une balle de part en part, au lieu del’exécuter comme un bon Anglais ? Le diable m’emporte si jesais maintenant de quel côté me retourner. Votre parti ne vaut pasmieux que l’autre. Que va devenir le pays, si le pouvoir militairese permet de se substituer comme ça aux autorités civiles ?Qu’avez-vous fait des droits du citoyen, de cette pauvre créature,notre semblable, en le privant du privilège de m’avoir, moi, pourl’assister à ses derniers moments ? Est-ce que je n’étais paslà ? Je ne demandais pas mieux que de le servir. J’étais toutprêt. Nous voilà bien lotis, camarade, si nous faisons crier commeça les morts contre nous, et que nous allions nous couchertranquillement par là-dessus : c’est dupropre ! »

Peut-être trouva-t-il dans son chagrin quelqueconsolation à garrotter les autres prisonniers ; il fautl’espérer pour lui. Dans tous les cas, la sommation qu’on lui fitde se mettre à la besogne parut le distraire, pour le moment, deses pénibles réflexions, en donnant à ses pensées une occupationqui les flattait davantage.

On ne les emmena pas tous troisensemble : on en fit deux escouades. Barnabé et son pèreallèrent d’un côté, au centre d’un peloton d’infanterie, et Hugh,bien attaché sur un cheval, suivit un autre chemin, avec une bonneescorte de cavaliers.

Ils n’eurent pas occasion d’avoir ensemble lamoindre communication pendant le court intervalle qui précéda leurdépart, parce qu’on eut soin de les tenir rigoureusement séparés.Hugh s’aperçut seulement que Barnabé marchait la tête basse aumilieu de ses gardes, et qu’en passant devant lui il soulevadoucement, en signe d’adieu, sa main chargée de chaînes, sans leverles yeux. Quant à lui, il ne perdait pas courage, tout le long duchemin, persuadé que la populace viendrait forcer sa prison, oùqu’il fût, pour le mettre en liberté. Mais quand ils furent entrésdans Londres, et particulièrement dans Fleet-Street, naguère lequartier général de l’émeute, et qu’il y vit les soldats occupés àpoursuivre jusqu’à la dernière trace du rassemblement, il vit qu’ilfallait renoncer à cette espérance, et reconnut qu’il marchait à lamort.

Chapitre 28

 

M. Dennis avait dépêché ce petit boutd’affaire sans aucun désagrément personnel ; retiré maintenantdans la sécurité respectable de la vie privée, il eut envie d’allerse donner une heure ou deux de bon temps dans la société des dames.Dans cette aimable intention, il dirigea ses pas vers la maison oùDolly était encore emprisonnée avec Mlle Haredale et où l’onavait aussi transporté miss Miggs, par ordre de M. SimonTappertit.

En s’en allant le long des rues avec ses gantsde peau croisés derrière son dos et le visage animé par la doucegaieté que lui inspiraient ses heureux calculs, M. Dennispouvait se comparer à un fermier qui rumine ses gains futurs aumilieu de ses blés, et qui jouit, par anticipation, des bienfaitsabondants de la Providence. De quelque côté qu’il se tournât, ilvoyait des amas de ruines qui lui promettaient d’amples et richesexécutions. La ville entière semblait comme une plaine où quelquebon génie avait préparé les sillons avec la charrue et semé legrain, fécondé par le temps le plus propice. Il ne lui restait plusqu’à récolter une magnifique moisson.

Tout en prenant les armes et en s’associantaux actes de violence qui s’étaient commis, dans le grand et simplebut de conserver à Old-Bailey toute sa pureté, et à la potencetoute son utilité première, comme aussi toute sa grandeur morale,ce serait peut-être aller trop loin d’affirmer que M. Denniseût envisagé et deviné d’avance d’aussi heureux résultats. Il avaitplutôt considéré la chose comme une de ces belles combinaisons dusort dont la loi impénétrable est de tourner au profit et àl’avantage des honnêtes gens comme lui. Il se sentaitpersonnellement privilégié dans cette maturité prospère de lamoisson promise au gibet, et jamais il ne s’était autant félicitéd’être le favori, l’enfant gâté de la Destinée ; jamais de lavie il n’avait tant aimé cette belle dame, ni montré autant decalme et de vertueuse confiance.

Car de supposer que lui, on pût aussil’arrêter comme perturbateur, et le punir avec les autres, c’estune idée que M. Dennis rejetait bien loin de lui, comme unepure chimère. Il se disait que la ligne de conduite qu’il avaitadoptée dans Newgate, et le service qu’il avait rendu ce jour-là,protesteraient assez haut contre tous les témoignages quipourraient établir son identité comme complice de l’émeute. Si parhasard quelqu’un de ceux qui feraient des révélations, se sentanten danger, venait à déposer de sa complicité, cela ne ferait riendu tout ; et, quand on découvrirait, au pis aller, quelquepetite indiscrétion par lui commise, l’utilité plus grande quejamais de sa profession et les commandes considérables qui allaientse présenter en foule pour l’exercice de ses fonctions, nemanqueraient pas de faire qu’on mettrait de l’indulgence à passerlà-dessus. En un mot, il avait joué son jeu d’un bout à l’autreavec beaucoup d’habileté ; il avait viré de bord au bonmoment ; il avait livré deux des insurgés les plus notables etencore un criminel distingué, par-dessus le marché : il étaitdonc bien tranquille, sauf pourtant (car il y avait une petiteréserve à faire, qui empêchait même M. Denis de jouir d’unbonheur parfait)… sauf pourtant une circonstance : c’était ladétention de Dolly et de miss Haredale dans une maison presqueattenante à la sienne. C’était là la pierre d’achoppement :car, si on venait à les découvrir et à les reprendre, ellespouvaient, en portant contre lui témoignage, le mettre dans unesituation où il y avait de grands risques à courir. D’un autrecôté, les mettre en liberté, après leur avoir arraché auparavant leserment de garder le secret sans rien dire, il n’y avait pas à ypenser. La considération du danger qu’il devinait de ce côté avaitpeut-être bien remplacé dans ce moment, chez le bourreau, son goûtgénéral pour le conversation des dames, lorsque, hâtant sa course,il se dépêchait d’aller goûter les charmes de leur société, donnantde bon cœur à tous les diables les amoureuses ardeurs de Hugh et deM. Tappertit, à chaque pas qu’il faisait.

Quand il entra dans le misérable réduit où onles tenait enfermées, Dolly et miss Haredale se retirèrent ensilence dans le coin le plus reculé. Mais Mlle Miggs, quiétait très prude à l’endroit de sa réputation, tomba aussitôt àgenoux et se mit à pousser des cris de mélusine :« Qu’est-ce que je vais devenir ?… où est monSimmuns ? Ayez pitié, mon bon gentleman, de la faiblesse demon sexe ; » et d’autres lamentations non moinspathétiques, qu’elle lançait avec une pudeur et un décorum trèspropres à lui faire honneur.

« Mademoiselle, mademoiselle, lui insinuaDennis à l’oreille, en lui faisant un signe de son index, venezici, je ne veux pas vous faire de mal. Venez ici, mon agneau,voulez-vous ? »

En entendant cette tendre épithète,Mlle Miggs, qui avait suspendu ses cris pour mieux l’écouterquand il avait ouvert la bouche, recommença à crier de plusbelle : « Oh ! mon agneau ! Il m’appelle sonagneau ! Oh ! faut-il que je sois malheureuse de n’êtrepas venue au monde vieille et laide ! Pourquoi le ciel a-t-ilfait de moi la plus jeune de six enfants, tous défunts etmaintenant dans leurs tombes bénies, excepté ma sœur mariée, quiest établie dans la Cour du Lion d’or, numéro vingt-six, le secondcordon de sonnette à…

– Ne vous ai-je pas dit que je ne veuxpas vous faire de mal ? dit Dennis en lui montrant une chaisepour la faire asseoir. Alors, mademoiselle, qu’est-ce qu’il ya ?

– Demandez-moi plutôt ce qu’il n’y a pas,cria Miggs en se serrant les mains dans l’agonie de la douleur. Ily a tout, quoi.

– Mais quand je vous dis au contrairequ’il n’y a rien, reprit le bourreau. Voyons ! commencez parne plus faire tout ce tapage et par venir vous asseoir ici.Voulez-vous, mon petit poulet ? »

Le ton caressant dont il disait ces dernièresparoles aurait peut-être manqué son but, s’il ne l’avait pasaccompagné de plusieurs mouvements saccadés de son pouce par-dessusson épaule, et de divers autres signes d’intelligence, comme decligner l’œil et de soulever sa joue avec sa langue, pour fairecomprendre à la demoiselle, comme elle n’y manqua pas, qu’ildésirait l’entretenir à part au sujet de miss Haredale et de Dolly.Comme Miggs avait une curiosité admirable et une jalousie trèsactive, elle se releva, et, tout en frissonnant, en tremblant, enimprimant un mouvement musculaire des plus prononcés à tous lespetits os de sa gorge, elle finit par approcher un peu de lui.

« Asseyez-vous, » dit lebourreau.

Joignant le geste à la parole, il la jeta, unpeu brusquement et sans préparation, sur la chaise, et, pour larassurer par un petit trait de jovialité innocente, comme il enfaut pour plaire au sexe et pour le fasciner, il fit de son indexune espèce de poinçon ou de vilebrequin dont il fit semblant devouloir lui percer le flanc : sur quoi Mlle Miggs poussaencore de nouveaux cris et montra quelque envie de tomber enpâmoison.

« Mon cher cœur, lui murmura Dennis àl’oreille en approchant sa chaise près de la sienne, quand est-ceque votre jeune homme est venu ici la dernière fois,hein ?

– Mon jeune homme, bon gentleman !répondit Miggs avec un charmant embarras.

– Oui, Simmuns, vous savez… lui,quoi !

– Oh oui ! il est bien à moi, criaMiggs avec des éclats de douleur amère… » Et en même tempselle lançait un regard jaloux à Dolly. « À moi, vousavez raison, bon gentleman. »

C’était juste ce que M. Dennis voulait etespérait.

« Ah ! » dit-il, regardant sitendrement, pour ne pas dire si amoureusement, Mlle Miggs,qu’elle était assise, comme elle en fit depuis l’observation, surdes épines plus piquantes que toutes les aiguilles et les épinglesde Whitechapel, se méfiant des intentions que laissaitnaturellement supposer cette expression inquiétante de sestraits ; voilà justement ce que je craignais, j’en étais sûre.Aussi c’est sa faute à elle. Pourquoi est-elle toujours à lesattirer par ses coquetteries ?

« Ce n’est pas moi, criait Miggs,croisant les mains et regardant en face d’elle dans le vide desairs avec une espèce de componction dévote, ce n’est pas moi quivoudrais me jeter à leur tête comme elle fait ; ce n’est pasmoi qui aurais cette effronterie ; ce n’est pas moi quivoudrais avoir l’air de dire à toutes les créatures mâles del’autre sexe : Venez n’embrasser … (Et ici elle eut une chairde poule qui lui fit trembler tous les membres). Non, non, quand onm’offrirait tous les royaumes de la terre. Des mondes,ajouta-t-elle d’un ton solennel, des milliers de mondes n’yréussiraient pas ; non, quand je serais une Vénus.

– Mais vous en êtes une Vénus, vous lesavez bien, lui dit M. Dennis d’un air confidentiel.

– Non, je n’en suis pas une, bongentleman, répondit Miggs en branlant la tête d’un air révolté, quisemblait proclamer qu’elle savait bien qu’il ne tenait qu’à elled’en être une, mais qu’elle en serait bien fâchée. Non, je n’ensuis pas une, bon gentleman, ne me calomniez pas. »

Jusque-là elle s’était retournée de temps entemps du coté où s’étaient retirées Dolly et Mlle Haredale, etalors elle poussait un cri ou un gémissement, ou bien elle mettaitla main sur son cœur, en tremblant de tous ses membres, afin degarder les apparences et de faire croire à ses compagnes que, sielle s’entretenait avec leur visiteur, c’était forcée, contrainte,et qu’elle ne se résignait à ce sacrifice personnel que dans leurintérêt commun. Mais en ce moment M. Dennis eut l’air siexpressif et lui fit une grimace si singulièrement significativepour qu’elle vint encore plus près de lui, qu’elle renonça à cespetits artifices pour lui donner sans partage sa pleine et entièreattention.

« Je vous demandais quand Simmuns estvenu ici, lui dit Dennis à l’oreille.

– Pas depuis hier matin, et encore iln’est resté que quelques minutes ; il n’était pas venu du toutla veille.

– Vous savez que tout ce qu’il a faitc’était uniquement pour enlever celle-là, dit Dennis en indiquantDolly du doigt, le plus légèrement qu’il put, et pour vous repasserà un autre ? »

Mlle Miggs, qui était tombée dans un étatdu désespoir intolérable en entendant la première partie de laphrase, revint un peu à elle en entendant la fin, et, par lavivacité soudaine avec laquelle, elle réprima ses larmes, elle eutl’air de déclarer que cet arrangement ne la contrarierait pasautrement, et que c’était peut-être une chose à voir.

« Mais malheureusement, poursuivitDennis, qui pénétra ses sentiments, malheureusement cet autre estaussi amoureux d’elle, et, quand cela ne serait pas, cet autre estarrêté comme perturbateur, et il ne faut plus penser àlui. »

Mlle Miggs retomba dans sondésespoir.

« À présent, continua Dennis, il faut queje fasse évacuer la maison pour vous donner satisfaction. Qu’endites-vous ? ne ferais-je pas bien de la renvoyer d’ici pourqu’elle ne vous embarrasse plus, hein ? »

Mlle Miggs, se ranimant, répondit, avecbeaucoup de suspensions et d’interruptions causées par son troubleexcessif, que c’étaient les tentations qui avaient été la perte deSimmuns ; qu’il n’y avait pas de sa faute ; que c’étaitcette Dolly qui avait tout fait ; que les hommes ne savaientpas démêler, comme les femmes, ces artifices odieux, et que c’estpour cela qu’ils se laissaient attraper et mettre en cage commeSimmuns ; qu’elle ne disait pas ça par un sentiment de rancunepersonnelle ; bien loin de là, elle ne voulait que du bien àtout le monde ; mais, comme elle savait bien que Simmuns, unefois uni à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse (elle ne voulaitrien dire d’offensant pour personne, ce n’était pas dans soncaractère), à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse, ne pouvaitmanquer d’être misérable et malheureux pour le restant de sesjours, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir des préventions.

« Ça, c’est vrai, ajouta-t-elle, je nedemande pas mieux que de le confesser. » Mais comme cen’était, au bout du compte, que son opinion particulière, et qu’onpourrait croire que c’était par esprit de vengeance, elles’excusait auprès du gentleman de ne pas vouloir en dire plus long.Il aurait beau dire : résolue à accomplir son devoir envers legenre humain, même envers les gens qui avaient toujours été sesplus cruels ennemis, elle ne voulait pas seulement l’écouter.

Là-dessus elle se boucha les oreilles, etremua la tête de droite à gauche, pour faire savoir àM. Dennis qu’il pouvait s’époumoner à lui parler, si cela luifaisait plaisir, mais qu’à partir de ce moment elle était sourdecomme un pot.

« Voyons, ma canne à sucre, ditM. Dennis, si vos vues concordent avec les miennes, vousn’avez qu’à vous tenir coite et vous éclipser au bon moment, etdemain j’aurai fait maison nette pour nous délivrer de tout cetracas… Un moment pourtant, voilà l’autre.

– Quel autre, monsieur ? demandaMiggs, toujours les doigts dans ses oreilles, et secouant la têteavec un refus obstiné de l’entendre.

– Mais le grand, là-bas » ditDennis, en se caressant le menton ; et il ajouta à mi-voix,comme s’il se parlait à lui même, quelque chose comme qui diraitqu’il ne fallait pas contrarier maître Gashford.

Mlle Miggs répliqua (toujours sourdecomme un pot) que, si Mlle Haredale le gênait, il pouvait semettre l’esprit en repos de ce côté ; que, d’après ce quis’était passé la dernière fois entre Hugh et M. Tappertit,elle croyait savoir qu’on devait la transporter seule le lendemainsoir, non pas chez eux, mais chez quelque autre.

M. Dennis ouvrit de grands yeux à cettenouvelle, siffla, réfléchit, et finalement se frappa le front etremua la tête, tout cela à la fois, comme s’il venait d’attraper lefil de cette translation mystérieuse et qu’il eût arrêté son plan.Puis il fit part de ses vues sur Dolly à Mlle Miggs, quiredevint immédiatement plus sourde que jamais, sans en démordre,jusqu’à la fin.

Voici quel était ce plan remarquable :M. Dennis allait sur-le-champ s’occuper de trouver dans lesinsurgés quelque gaillard jeune et entreprenant (il en avait,dit-il, déjà un en vue), qui, effrayé des menaces qu’il pourraitlui faire, et alarmé par la prise de tant d’autres qui ne valaientni mieux ni pis que lui, saisirait avec empressement une occasionde pouvoir partir à l’étranger pour y sauver sûrement son butin,quand on y mettrait pour condition de l’embarrasser de la compagniede quelque personne qu’il faudrait emmener de force ; que,bien entendu, cette personne qu’il faudrait emmener de force étantune jolie fille, ce serait pour lui un attrait et une tentation deplus. Une fois le ravisseur trouvé, Dennis se proposait de l’amenerlà le soir même, quand le Grand n’y serait plus, et queMlle Miggs se serait retirée tout exprès ; qu’alors onvous bâillonnerait Dolly, qu’on l’entortillerait bien dans unmanteau, et qu’on l’emporterait dans quelque voiture quil’attendrait pour l’emmener sur le bord de la rivière ; qu’ily avait là toute sorte de facilités pour la faire transporter encontrebande dans quelque petite embarcation, gentiment et sansqu’on fit de questions. Quant aux frais de cet enlèvement, ilcroyait bien, à vue de nez, qu’il ne faudrait pas, pour lescouvrir, plus de deux ou trois théières ou cafetières d’argent,avec un petit pourboire supplémentaire, comme un plat à muffins ouun porte-rôtie ; que, comme les émeutiers avaient enterrédiverses pièces d’argenterie dans différents endroits de Londres,et, en particulier, à sa connaissance, dans Saint-James Square, quiétait facile d’accès, peu fréquenté à la tombée de la nuit, et quiavait au milieu de la place une pièce d’eau bien commode, les fondsnécessaires étaient faciles à se procurer, et qu’on pourrait endisposer au premier moment, quand on en aurait besoin. Leravisseur, d’ailleurs, ne serait tenu qu’à une chose, à l’emmeneret à la garder au loin. On laisserait entièrement à sa discrétionle soin d’arranger et de régler tout le reste.

Si Mlle Miggs n’avait pas été sourde,point de doute qu’elle n’eût été grandement choquée parl’indélicatesse d’une pareille proposition. Une jeune femme s’enaller avec un étranger, la nuit ! car la moralité de Miggs,nous l’avons déjà dit, était des plus chatouilleuses et se seraitrévoltée sur-le-champ. Mais, comme elle le dit elle-même àM. Dennis, quand il eut fini de parler, il avait perdu sontemps ; elle n’avait rien entendu. Tout ce qu’elle pouvaitdire (toujours ses doigts dans les oreilles), c’est qu’il n’y avaitqu’une sévère leçon pratique qui pût sauver la fille du serrurierde son entière ruine, et qu’elle se croyait moralement obligée, nefût-ce que pour remplir un devoir sacré envers la famille, desouhaiter que quelqu’un voulût bien se donner la peined’entreprendre de la réformer. Mlle Miggs remarqua, et avecbeaucoup de sens, comme une idée fortuite qui venait de lui passerpar la tête, qu’elle ne craignait pas de dire que le serrurier etsa femme feraient bien entendre quelques murmures et quelquesregrets, s’ils venaient, par un enlèvement ou autrement, à perdreleur enfant ; mais qu’il était bien rare que nous pussionssavoir nous-mêmes ce qu’il nous faut dans ce monde, notre natureétant trop peccative et trop imparfaite pour que la plupart d’entrenous en vinssent à bien comprendre leurs véritables intérêts.

Après cette conclusion satisfaisante de leurentretien, ils se séparèrent : Dennis, pour aviser àl’exécution de ses desseins, et faire une petite promenade dans saferme ; Mlle Miggs pour se lancer, quand il l’eutquittée, dans une telle explosion d’angoisse morale (qu’elleattribua, dans son récit à ces dames, à certains propos scabreuxqu’il avait eu l’audace et la présomption de lui tenir), que lepetit cœur de la triste Dolly en fut tout attendri. Aussi, lapauvrette en dit tant, en fit tant pour apaiser la sensibilitéoutragée de Mlle Miggs, et, pendant tout ce temps-là, elleparaissait si jolie, que si sa jeune chambrière n’avait pas eu,pour se consoler de son dépit furieux, la connaissance du complotqui se brassait contre elle, elle lui aurait sauté aux yeux àl’instant pour lui égratigner la figure.

Chapitre 29

 

Toute la journée du lendemain, Emma Haredale,Dolly et Miggs restèrent claquemurées ensemble dans cette prison oùelles avaient déjà passé tant de jours, sans voir personne, sansentendre d’autre voix que les murmures d’une conversation chuchotéedans une chambre voisine entre les hommes chargés de lessurveiller. Il paraissait y en avoir un plus grand nombre depuisquelque temps, et on n’entendait plus du tout les voix de femmesqu’elles avaient pu clairement distinguer d’abord. Il semblaitaussi qu’il régnât parmi eux un peu plus d’agitation, car ilsétaient toujours à entrer et à sortir avec mystère, et ne faisaientque questionner les nouveaux arrivants. Ils avaient commencé par nepoint se gêner le moins du monde dans leur conduite : cen’était que tapage, querelles entre eux, batailles, danses etchansons. À présent, ils étaient réservés et silencieux, necausaient plus qu’à demi-voix, entraient ou sortaient sur la pointedu pied, au lieu de ces pas bruyants et de ces démarchesfanfaronnes dont le fracas annonçait leur arrivée ou leur départ àleurs captives tremblantes.

Ce changement venait-il de ce qu’il y avaitmaintenant quelque personne d’autorité parmi eux, dont la présenceleur imposait, ou bien fallait-il l’attribuer à d’autrescauses ? elles n’en pouvaient rien savoir. Quelquefois elless’imaginaient qu’il fallait en imputer la raison à ce qu’il y avaitdans cette chambre un malade, parce que la nuit précédente on avaitentendu un piétinement de gens qui paraissaient apporter unfardeau, et, après cela, un bruit semblable à un gémissement. Maiselles n’avaient aucun moyen de s’en assurer ; les moindresquestions, les moindres prières de leur part ne leur attiraientqu’un orage de jurements, ou d’insultes pires encore ; etelles ne demandaient qu’une chose, c’était qu’on les laissâttranquilles, sans avoir à subir de menaces ou de compliments ;trop heureuses de cet isolement pour risquer de compromettre lapaix qu’elles y trouvaient par quelque communication aventureuseavec ceux qui les tenaient en captivité.

Il était bien évident, pour Emma et même pourla pauvre petite fille du serrurier, que c’était elle, Dolly, quiétait le grand objet de convoitise de ces brigands ; etqu’aussitôt qu’ils auraient le loisir de s’occuper de soins plustendres, Hugh et M. Tappertit ne manqueraient pas d’en veniraux coups pour elle, auquel cas il n’était pas difficile de prévoirà qui tomberait cette jolie prise. En proie à son ancienne horreurpour ce misérable, ravivée maintenant par le danger et devenue unsentiment indicible d’aversion et d’épouvantable dégoût ; enproie à mille souvenirs, à mille regrets, à mille sujetsd’angoisse, d’anxiété, de crainte, qui ne lui laissaient aucunrepos, la pauvre Dolly Varden… la suave, la florissante, la folâtreDolly, commençait à pencher la tête, à se faner et se flétrir commeune belle fleur. Les roses s’éteignaient sur ses joues, son couragel’abandonnait, son triste cœur était en défaillance. Adieu tous sescaprices provocants, ses goûts de conquête et d’inconstance, toutesses petites vanités séduisantes : il n’en restait plus rien.Elle demeurait blottie tout le long du jour contre le sein d’EmmaHaredale ; tantôt appelant son cher père, son vieux père encheveux gris, tantôt sa mère ; tantôt soupirant même après sonlogis, si précieux à sa mémoire ; elle dépérissait lentement,comme un pauvre oiseau dans sa cage.

Cœurs légers, cœurs légers, qui vous laissezdoucement entraîner au courant paisible de la vie, étincelant etflottant gaiement sur ses eaux aux rayons du soleil… duvet de lapêche, fleur des fleurs, vapeur purpurine du jour d’été, âme del’insecte ailé qui ne vit qu’un jour… ah ! qu’il faut peu detemps pour vous plonger au fond du torrent, quand il est troublépar l’orage ! Le cœur de la pauvre Dolly, cette petite chosesi gentille, si insouciante, si mobile, toujours dans le vertiged’une agitation sans fin et sans repos, qui ne connaissait deconstance que dans ses regards pénétrants, son sourire gracieux etles éclats de sa joie… le cœur de Dolly allait se briser.

Emma, qui avait connu la douleur, était pluscapable de la supporter. Elle n’avait pas grandes consolations àdonner ; mais elle pouvait toujours calmer et soigner sacompagne. Elle n’y manquait pas, et Dolly ne la quittait pas plusque l’enfant ne quitte sa nourrice. En essayant de lui rendrequelque courage, elle augmentait le sien, et, quoique les nuitsfussent bien longues, les jours bien pénibles, et qu’elle ressentitla funeste influence de la veille et de la fatigue, quoiqu’elle eûtpeut-être une idée plus claire et plus distincte de leur isolementet des périls effrayants qui en étaient la suite, elle ne laissaitpas échapper une plainte. Devant les bandits qui les tenaient enleur pouvoir, elle avait à la fois dans sa tenue tant de calme etde dignité ; au milieu même de ses terreurs, elle montrait sibien sa conviction secrète qu’ils n’oseraient pas la toucher, qu’iln’y en avait pas un parmi eux qui ne la regardât avec un certainsentiment de crainte : il y en avait même qui la soupçonnaientde porter sur elle quelque arme cachée, toute prête à en faireusage.

Telle était leur condition lorsqueMlle Miggs vint les rejoindre, leur donnant à entendre qu’elleaussi elle avait été emprisonnée avec elles pour ses charmes, etleur comptant par le menu tant d’exploits de sa résistancehéroïque, dont elle avait puisé la force surnaturelle dans savertu, qu’elles regardèrent comme un bonheur d’avoir avec elles unpareil champion. Et ce ne fut pas la seule consolation qu’ellestirèrent d’abord de la présence de Miggs et de sa société :car cette jeune demoiselle déploya tant de résignation et delonganimité, tant de patience céleste dans ses peines ; enfintous ses chastes discours respiraient tant de pieuse confiance etde soumission, tant de dévote assurance de voir tout cela finirbien, qu’Emma se sentit encouragée par ce brillant exemple, sansmettre en doute la vérité de tout ce qu’elle disait, et bienpersuadée que c’était, comme elles, une victime arrachée à tout cequ’elle aimait, en proie à toutes les souffrances de l’inquiétudeet de la crainte. Quant à la pauvre Dolly, elle fut un peu raniméed’abord à la vue d’une personne qui lui rappelait la maisonpaternelle ; mais en apprenant dans quelles circonstances ellel’avait quittée, et dans quelles mains était tombé son père, ellese remit à verser des larmes plus amères que jamais, et à refusertoute consolation.

Mlle Miggs se donnait bien du mal à luifaire des remontrances sur ces dispositions d’esprit, à la supplierde prendre exemple sur elle :

« Voyez-moi, disait-elle ; voyezcomme je recueille à présent, à de gros intérêts, dix fois lemontant de mes souscriptions à la petite maison rouge, par la paixde l’âme et la tranquillité de conscience qu’elles meprocurent.

Et, pendant qu’elle en était sur ces sujetssérieux, elle crut de son devoir d’essayer la conversion de missHaredale. Pour son édification, elle se lança dans une polémiqueassez confuse, dans le cours de laquelle elle se comparait à unmissionnaire d’élection, et mademoiselle à un cannibale réprouvé.Enfin, elle revint si souvent là-dessus, elle les conjura tant defois de prendre exemple sur elle, avec un suave mélange de vanterieet de modestie, en songeant à son mérite indigne et à l’énormité deses péchés, qu’elle ne tarda pas à les ennuyer plutôt qu’à lesconsoler dans cet étroit réduit, et les rendit encore plusmalheureuses, s’il était possible, qu’elles ne l’avaient été avantsa venue.

Cependant la nuit était arrivée, et, pour lapremière fois, car leurs geôliers avaient toujours mis beaucoupd’exactitude à leur apporter le soir des lumières et leurnourriture, on les laissa dans l’obscurité. Tout changementd’habitudes, dans leur situation et dans un pareil lieu, leurinspirait naturellement de nouvelles craintes, et, au bout dequelques heures qu’on les eut laissées ainsi dans les ténèbres,Emma ne put réprimer plus longtemps ses inquiétudes.

Elles prêtèrent une oreille attentive.C’étaient toujours les mêmes chuchotements dans la chambre voisine,avec un gémissement de temps en temps, poussé, à ce qu’il semblait,par une personne très souffrante, qui faisait, mais en vain, toutce qu’elle pouvait pour étouffer ses plaintes. Ces hommessemblaient aussi dans l’obscurité de leur côté, car on ne voyaitpas briller la moindre lueur à travers les fentes de laporte : ils ne remuaient pas comme à l’ordinaire, ils avaientl’air de se tenir cois ; c’est tout au plus si l’on entendaitpar hasard rompre le silence par quelque chose comme le craquementd’un buffet qu’on ouvrait.

Dans les commencements, Mlle Miggss’étonnait grandement en elle-même de ce que ce pouvait être quecette personne malade ; mais, après réflexion, elle en vint àpenser que c’était sans doute un stratagème qui rentrait dans leplan en exécution, un artifice habile, destiné, selon elle, à ungrand succès, pour apporter à miss Haredale quelqueconsolation : ce devait être un mécréant de papiste qui avaitété blessé ; et cette heureuse supposition l’encouragea à direplusieurs fois à mi-voix : « Dieu soitlié ! Dieu soit lié ! »

« Est-il possible, dit Emma avec quelqueindignation, vous qui avez vu ces hommes commettre tous lesoutrages dont vous nous avez parlé, et qui avez fini par tomberentre leurs mains, que vous veniez louer Dieu de leurscruautés !

– Les considérations personnelles,mademoiselle, répliqua Miggs, sont moins que rien devant une sinoble cause. Dieu soit lié ! Dieu soitlié ! mes bons messieurs. »

On aurait cru, à entendre la voix perçante deMlle Miggs, répétant obstinément cet alléluia d’un nouveaugenre, qu’elle le criait jusque par le trou de la serrure ;mais il faisait trop noir pour qu’on pût la voir.

« S’il doit venir un temps, et Dieu saitque cela peut être d’un moment à l’autre, où ils voudront mettre àexécution les projets, quels qu’ils soient, pour lesquels ils nousont amenées ici, pouvez-vous encore les encourager comme vousfaites, et avoir l’air de prendre leur parti ? demandaEmma.

– Si je le puis ? certainement oui,grâces en soient rendues à mes bonnes étoiles du bon Dieu,certainement je le puis et je le fais, reprit Miggs avec unredoublement d’énergie… Dieu soit lié ! Dieu soitlié ! mes bons messieurs. »

Dolly elle-même, tout abattue, tout anéantiequ’elle était, se ranima à ce cri, et ordonna à Miggs de se tairesur-le-champ.

« À qui faites vous l’honneur d’adressercette observation, miss Varden ? » dit Miggs, en appuyantavec une attention marquée sur le pronom interrogatif.

Dolly lui répéta son ordre.

« Oh ! bonté divine, cria Miggs ense tenant les côtes à force de rire, bonté divine ! Bien sûrque je vais me taire, ô mon Dieu oui ! Ne suis-je pas une vileesclave qui n’est bonne qu’à travailler, peiner, se fatiguer, sefaire gronder, vilipender, qui n’a seulement pas le temps de sedébarbouiller, en un mot le vaisseau du potier, n’est-ce pas,mademoiselle ? Ô mon Dieu, oui ! ma position est humble,mes capacités bornées, et mon devoir est de m’humilier devant lesfilles dégénérées, dénaturées, de bonnes et dignes mères, de vraiessaintes qui souffrent le martyre à voir toutes les persécutionsqu’elles ont à souffrir de leur famille corrompue : mon devoirest peut-être aussi de courber l’échine devant elles, ni plus nimoins que les infidèles devant leurs idoles… n’est-ce pas,mademoiselle ? Ô mon Dieu, oui ! je ne suis bonne qu’àaider de jeunes coquettes païennes à se brosser, à se peigner, à setransformer en sépulcres blanchis, pour faire croire aux jeunesgens qu’il n’y a pas seulement là-dessous un morceau de ouate pourremplir les vides, ni cosmétiques, ni pommades, ni aucune inventionde Satan et des vanités terrestres. N’est-ce pas,mademoiselle ? Oh certainement ! mon Dieuoui ! »

Après avoir débité cette tirade ironique avecune volubilité étonnante, et surtout avec une voix perçante quiétourdissait les oreilles, surtout quand elle lançait comme autantde fusées chaque interjection, Mlle Miggs, par pure habitude,et non pas parce que les larmes pouvaient être justifiées par lacirconstance, puisqu’il s’agissait pour elle d’un vrai triomphe,termina en répandant un ruisseau de pleurs et en appelant, du tonle plus pathétique, le nom, le doux nom de Simmuns.

Qu’est-ce que Emma Haredale et Dolly allaientfaire, et où se serait arrêtée Mlle Miggs, une fois qu’elleavait arboré franchement son drapeau et qu’elle se disposait à lebalancer victorieusement sous leurs yeux étonnés, c’est ce qu’ilest impossible de savoir ; mais, d’ailleurs, il serait inutiled’approfondir cette question, car il y eut sur le moment même unincident saisissant qui vint interrompre le cours de l’éloquence deMiggs et enlever d’assaut leur attention tout entière.

C’était un violent coup de marteau frappé à laporte de la maison, qu’on entendit immédiatement s’ouvrirbrusquement ; puis tout de suite une bagarre dans l’autrechambre et un bruit d’armes. Transportée par l’espérance quel’heure de la délivrance était enfin arrivée, Emma et Dollyappelèrent à grands cris au secours, et leurs cris reçurent bientôtune réponse. Au bout d’un moment à peine d’intervalle, un homme,portant d’une main une épée nue et de l’autre au flambeau, seprécipita dans la chambre qui leur servait de prison.

Leurs premiers transports furent réprimés parla vue d’un étranger, car elles ne connaissaient pas l’homme qui seprésentait alors à leurs yeux ; cependant elles s’adressèrentà lui pour le supplier, dans les termes les plus pathétiques, deles rendre à leurs familles.

« Et croyez-vous que je sois ici pourautre chose ? répondit-il en fermant la porte, contre laquelleil appuya son dos, comme pour en défendre le passage. Pourquoi doncvous imaginez-vous que je me sois frayé un passage jusqu’à vous àtravers tant de dangers et tant d’obstacles, si ce n’est pas pourvous sauver ? »

Avec une joie impossible à décrire, ellestombèrent dans les bras l’une de l’autre, en remerciant le ciel dece secours inespéré. Leur libérateur s’avança de quelques pas pourmettre le flambeau sur la table ; et retournant sur-le-champprendre sa première position, il ôta son chapeau et les regardad’un air souriant.

« Vous avez des nouvelles de mon oncle,monsieur ? dit Emma, se tournant vivement de ce côté.

– Et de mes père et mère ? ajoutaDolly.

– Oui, dit-il, de bonnes nouvelles.

– Ils sont vivants et sains etsaufs ? crièrent-elles à la fois.

– Vivante et sains et saufs,répéta-t-il.

– Et tout près de nous ?

– Je ne puis pas dire cela, répondit-ild’un air doucereux ; ils sont, au contraire, bien loin. Lesvôtres, ma mignonne, ajouta-t-il en s’adressant à Dolly, ne sontqu’à quelques heures d’ici : vous pourrez leur être rendue,j’espère, cette nuit.

– Mon oncle, monsieur ?… balbutiaEmma.

– Votre oncle, chère demoiselle Haredale,heureusement… je dis heureusement, parce qu’il s’est tiré mieuxqu’un grand nombre de nos coreligionnaires de ce conflit… est enlieu de sûreté… Il a traversé la mer et s’est réfugié sur lecontinent.

– Dieu soit béni ! dit Emma presquedéfaillante.

– Vous avez bien raison ; il y a dequoi le bénir plus que vous ne pouvez l’imaginer peut-être, n’ayantpas eu la douleur de voir une seule de ces nuits de cruelsoutrages.

– Désire-t-il, dit Emma, que j’aille lerejoindre ?

– Comment pouvez-vous le demander ?cria l’étranger d’un air de surprise. S’il le désire ! Maisvous ne savez donc pas le danger qu’il y aurait pour vous à resteren Angleterre, la difficulté d’échapper, tous les sacrifices queferaient volontiers des milliers de personnes pour en acheter lesmoyens ! sans cela vous ne me feriez pas pareille question.Mais pardon ! j’oubliais que vous ne pouviez pas vous douterde tout cela, étant restée ici prisonnière.

– Je m’aperçois, monsieur, dit Emma aprèsun moment de silence, par tout ce que vous venez de me faireentendre sans oser me le dire, que je n’ai vu que la première et lamoins violente des scènes de désordre dont nous pouvions êtremenacés, et que leur furie ne s’est pas encore ralentie. »

Il haussa les épaules, secoua la tête, levales mains au ciel, et toujours avec le même sourire doucereux, quin’était pas agréable à voir, abaissa ses yeux à terre et restasilencieux.

« Vous pouvez hardiment, monsieur, repritEmma, me dire toute la vérité : les maux par lesquels nousvenons de passer nous ont préparées à tout entendre. »

Mais ici Dolly s’entremit, pour la prier de nepas insister pour savoir tout, le mal comme le bien, et supplia legentleman de ne dire que le bien, et de garder le reste pour lemoment où elles seraient réunies avec leurs parents et leursamis.

« Cela peut se dire en deux mots,répondit-il en lançant à la fille du serrurier un regard de dépit.Le peuple s’est levé comme un homme contre nous. Les rues sontremplies de soldats qui soutiennent l’insurrection et font causecommune avec elle. Nous n’avons aucun secours à attendre d’eux, etpoint d’autre salut que la fuite. Encore est-ce une pauvreressource, car on nous épie de tous côtés, et on veut nous retenirici par la force ou par la fraude. Miss Haredale, il m’est pénible,croyez-le bien, de vous parler de moi, ou de ce que j’ai fait ou dece que je suis disposé à faire ; j’aurais trop l’air de vousvanter mes services. Mais comme j’ai des connaissances puissantesparmi les protestants, et que toute ma fortune est embarquée dansleur navigation et leur commerce, j’ai eu le bonheur de trouver làle moyen de sauver votre oncle. Je puis vous sauver de même, etc’est pour acquitter la promesse sacrée que je lui ai faite de nepas vous quitter avant de vous avoir remise dans ses bras, que vousme voyez ici. La trahison ou le repentir d’un des hommes qui vousentourent m’a fait découvrir votre retraite, et vous voyez commentje m’y suis frayé un chemin l’épée à la main.

– Vous m’apportez sans doute, dit Emmadéfaillante, quelque lettre ou quelque gage de la part de mononcle ?

– Non, il n’en a pas, cria Dolly en luimontrant l’étranger avec vivacité. Je suis sûre à présent qu’iln’en a pas. Pour tout au monde n’allez pas avec lui.

– Taisez-vous, petite sotte, taisez-vous,répliqua-t-il en fronçant le sourcil avec colère ; non,mademoiselle Haredale, je n’ai ni lettre ni gage d’aucune espècecar, en vous montrant de la sympathie, à vous et à ceux d’entrevous qui vous trouvez victimes d’un malheur si accablant et si peumérité, je ne me dissimule pas que j’expose ma vie ; et jen’avais pas envie, par conséquent, d’apporter sur moi une lettrequi m’aurait valu une mort certaine. Je n’ai pas songé un moment àdemander, ni M. Haredale à me proposer le moindre gage de lafidélité de mon message… peut-être aussi n’en a-t-il pas eu l’idée,se fiant à la parole, à la sincérité d’un homme à qui il devait lavie. »

Il y avait dans cette réponse un reproche quine pouvait manquer son effet sur un caractère confiant et généreuxpomme celui de miss Haredale ; mais Dolly, qui n’était pas sicandide, n’en fut pas touchée le moins du monde, et continua de laconjurer, dans les termes de l’affection et de rattachement lesplus tendres, de ne pas s’y laisser prendre.

« Le temps presse, dit leur visiteur,qui, malgré ses efforts pour leur témoigner le plus vif intérêt,avait jusque dans son langage une certaine froideur qui glaçaitl’oreille, et le danger nous menace. Si je m’y suis exposé pourvous en vain, à la bonne heure ; seulement promettez-moi, sinous nous retrouvons jamais, de me rendre témoignage. Si vous êtesdécidée à rester, comme je le suppose, rappelez-vous, mademoiselleHaredale, que je n’ai pas voulu vous quitter sans vous donner unavertissement solennel, sans me laver les mains de toutes lesconséquences dont vous voulez courir les risques.

– Arrêtez, monsieur, cria Emma… encore unmoment, je vous prie. Ne pouvez-vous pas, et elle tenait Dollyserrée plus près encore de son cœur, ne pouvez-vous pas nousemmener ensemble ?

– C’est déjà une tâche assez difficile,répondit-il, d’emmener une femme en toute sûreté, au milieu desscènes que nous allons rencontrer, sans compter que nous devonséviter d’attirer l’attention de la foule rassemblée dans les rues.Je vous ai dit qu’elle sera rendue cette nuit à ses parents. Sivous acceptez mon offre de services, mademoiselle Haredale, je vaisla faire à l’instant placer sous bonne garde pour acquitter mapromesse. Êtes-vous décidée à rester ? Il y a, en ce moment,des gens de tout rang et de toute religion qui cherchent à sesauver de la ville, saccagée d’un bout à l’autre. Permettez-moid’aller voir si je ne puis pas me rendre utile à quelques autres.Partez-vous ou restez-vous ?

– Dolly, dit Emma d’un ton précipité, machère enfant, nous n’avons plus que cette seule espérance. Si nousnous séparons à présent, c’est seulement pour nous retrouver plustard heureuses et honorées. Je me confie à ce gentleman.

– Non… non… non, criait Dolly, qui nevoulait pas la lâcher ; je vous en prie, je vous en supplie,n’en faites rien.

– Vous l’entendez, dit Emma ; cettenuit… cette nuit même… dans quelques heures… songez-y… vous allezêtre au milieu de ceux qui mourraient de chagrin loin de vous, etque votre absence plonge en ce moment dans le plus profonddésespoir. Vous prierez pour moi, chère enfant comme je prierai demon côté pour vous ; n’oubliez jamais les heures de douce paixque nous avons passées ensemble. Dites-moi : « Que Dieuvous bénisse ! » et séparons-nous avec cesouhait. »

Mais Dolly ne voulut rien dire : non,malgré tous les baisers qu’Emma déposait sur sa joue, qu’ellecouvrait en même temps de ses larmes, tout ce que Dolly pouvaitfaire, c’était de se pendre à son col, de sangloter, de l’étreindresans vouloir la lâcher.

« Voyons ! nous n’avons plus detemps pour tout cela, cria l’homme en lui desserrant les mains etla repoussant rudement, en même temps qu’il attirait Emma Haredaledu côté de la porte. À présent, dehors, vite. Sommes-nousprêts ?

– Oui-da, cria une voix retentissante quile fit tressaillir, tout prêts. Arrière, ou vous êtesmort. »

Et au même instant il fut jeté par terre commeun bœuf dans l’abattoir ; il fut terrassé du coup, comme si unbloc de marbre venait de se détacher du toit pour l’écraser sur laplace ; puis on vit entrer à la fois une lumière éclatante etdes visages rayonnants… et Emma se sentit étreindre dans lesembrassements de son oncle, et Dolly avec un cri qui perça l’air,tomba dans les bras de son père et de sa mère.

Comme on se pâmait, comme on riait aux éclats,comme on pleurait, comme on sanglotait, comme on se souriait commeon s’adressait une foule de questions dont on n’attendait pas laréponse, parlant tous ensemble, sans savoir ce qu’on disait dansces transports de joie ! Et puis après, comme on s’embrassait,comme on se félicitait, comme on se serrait dans les bras les unsdes autres, comme on s’abandonnait à tous les ravissements dubonheur, encore et encore et toujours ! Il n’y a pas moyen dedépeindre cette scène-là.

Enfin, après bien longtemps, le vieuxserrurier, par souvenir, alla accoler bel et bien deux étrangersqui s’étaient tenus à part tout seuls devant ce tableau ; etalors qu’est-ce qu’on vit là ?… qui ça ? C’étaient ma foibien Edward Chester et Joseph Willet.

« Regardez ! cria le serrurier.Regardez par ici. Où serions-nous tous sans ces deux-là ?Eh ! monsieur Édouard, monsieur Édouard…Oh ! Joe, Joe,comme vous avez soulagé mon cœur ce soir ! et pourtant il estencore bien plein.

– C’est M. Édouard qui l’a flanquépar terre, dit Joe. J’en avais grande envie pour mon compte, maisje lui en fais le sacrifice… Allons, mon brave et honnêtegentleman, reprenez vos sens, car vous n’avez pas longtemps à vousdorloter comme ça par terre. »

En même temps il avait le pied sur la poitrinedu faux libérateur, et le roulait tout doucement. Gashford, carc’était bien lui, et pas un autre, bas et rampant, mais aussiméchant que jamais, souleva sa face malfaisante, comme dans letableau du péché terrassé par l’ange, et demanda qu’on le traitâtdoucement.

« Je sais où trouver tous les papiers demilord, monsieur Haredale, dit-il d’une voix soumise, pendant queM. Haredale lui tournait le dos, sans le regarder seulementune fois ; et il y a dans le nombre, des documents trèsimportants. Il y en a beaucoup dans des tiroirs secrets, et dansd’autres endroits, qui ne sont connus que de milord et de moi. Jepuis fournir à l’accusation des renseignements précieux et rendrede grands services à l’enquête. Vous aurez à répondre de cela, sivous me faites subir de mauvais traitements.

– Pouah ! cria Joe avec un profonddégoût. Levez-vous, eh ! l’homme de bien On vous attenddehors, voyons ! debout !m’entendez-vous ? »

Gashford se releva lentement, ramassa sonchapeau, et regardant tout autour de la chambre d’un air demalveillance déconfite, mais en même temps d’humilité méprisable,se glissa dehors furtivement.

« Et à présent, messieurs, dit Joe, quiparaissait être l’orateur de la troupe, car tous les autresgardaient le silence, plus tôt nous serons revenus au LionNoir, mieux cela vaudra, je crois. »

M. Haredale fit un signe d’assentiment,et passant sous son bras le bras de sa nièce, en prenant une de sesmains qu’il pressa dans les siennes, il sortit tout droit, suivi duserrurier, de Mme Varden et de Dolly, qui, vraiment, quandelle aurait été, à elle toute seule, une douzaine de Dolly,n’aurait pas présenté assez de surface pour contenir tous lesencrassements et les caresses dont elle était comblée par sesparents. Édouard Chester et Joe fermaient la marche.

Et vous me demanderez peut-être si c’est queDolly ne retourna pas une fois la tête pour regarder derrière elle…pas même une pauvre fois ? s’il n’y eut pas comme un petitclignotement égaré de ses cils d’ébène, presque à fleur de sa jouerougissante, comme un petit éclair de l’œil étincelant, quoiqueabattu, qu’ils voilaient à demi ? Dame ! Joe le crut, etil est bien probable qu’il ne s’était pas trompé, car il n’y avaitpas beaucoup d’yeux comme ceux de Dolly : c’est une justice àleur rendre.

La chambre voisine, qu’il leur fallaittraverser, était pleine de gens, parmi lesquels M. Dennis, quiétait sous bonne garde, et près de là, depuis la veille, dans unecachette dont on avait tiré la coulisse, Simon Tappertit, l’amusantapprenti, couvert de brûlures et de contusions, avec un coup de feudans le côté, et des jambes… ces jolies jambes que vous savez,l’orgueil et la gloire de son existence… d’une laideur difforme,grâce aux meurtrissures dont elles avaient été victimes. Comprenantà présent les gémissements qui l’avaient tant étonnée, Dolly seserra contre son père, toute frissonnante à cette vue. Mais lescontusions, les brûlures, les meurtrissures, le coup de feu, toutela torture enfin qu’il subissait dans chacun de ses membresdétraqués, ne causèrent pas au cœur de Simmuns la moitié de ladouleur qu’il éprouva en voyant passer Dolly pour sortir avec Joeson libérateur.

Il y avait une voiture toute prête à la portepour le voyage, et Dolly fut tout heureuse de s’y trouver enliberté dans l’intérieur, accompagnée de son père, de sa mère,d’Emma Haredale et de son oncle, en personnes naturelles, assisvis-à-vis d’elle. Mais point de Joe, ni d’Édouard, qui n’avaientrien dit. Ils s’étaient contentés de leur faire un salut, ets’étaient tenus à distance. Le voyage allait lui paraître bien longpour arriver au Lion Noir !

Chapitre 30

 

En effet, le Lion Noir était si loin,et il fallait tant de temps pour y arriver, que, malgré les fortesprésomptions que Dolly trouvait en elle-même de la réalité desderniers événements, dont les effets étaient bien visibles, elle nepouvait pas se débarrasser de l’idée que ce ne pouvait être qu’unrêve qui durait toute la nuit. Elle se défiait de ses yeux et deses oreilles, même quand elle vit, à la fin des fins, la voitures’arrêter au Lion Noir, l’hôte de cette taverne approcherà la lueur éclatante d’une prodigalité de flambeaux, pour les aiderà descendre, et leur souhaiter une cordiale bienvenue.

Ce n’est pas le tout : à la portière dela voiture, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, étaient déjàÉdouard Chester et Joe Willet : il fallait qu’ils fussentvenus par derrière dans une autre voiture, procédé si étrange, sibizarre, si inexplicable, que Dolly n’en était que plus disposée àse bercer de l’idée qu’elle dormait de plus en plus profondément.Mais quand M. Willet apparut aussi… le vieux John lui-même…avec sa grosse caboche têtue et son double menton si copieux quel’imagination la plus téméraire, dans ses conceptions les plusextravagantes, n’aurait jamais rêvé un menton avec de si vastesproportions… alors elle reconnut son erreur, et fut bien obligé des’avouer qu’elle était, ma foi ! bien éveillée.

Et Joe, qui n’avait plus qu’un bras !…Joe, ce joli garçon si bien tourné, si bel homme ! Quand Dollyjeta un regard de son côté, et qu’elle pensa au mal qu’il avait dûsouffrir, aux pays lointains où il était allé se perdre, et qu’ellese demanda qui est-ce qui avait été sa garde-malade, souhaitantdans son cœur que cette femme, quelle qu’elle fût, l’eût soignéavec autant de bonté et de ménagement qu’elle l’eût fait elle-même,les larmes montèrent à ses beaux yeux, une par une, petit à petit,si bien qu’elle ne put plus les retenir, et se mit à pleurer devanttout le monde, comme une Madeleine.

« Nous voilà tous maintenant, Dolly, luidit son père avec douceur ; nous ne serons plus séparés ;courage, ma chérie, courage ! »

La femme du serrurier devinait peut-être mieuxque lui la cause du chagrin de sa fille. Mais Mme Vardenn’était plus du tout la même femme ; c’était toujours celaqu’on devait à l’émeute : elle joignit donc aussi sesconsolations à celles de son mari, et adressa à sa fille desreprésentations amicales du même genre.

« Peut-être bien, dit M. Willetsenior, en regardant la compagnie à la ronde, peut-être bienqu’elle a faim. Ça doit être ça, soyez-en sûrs… c’est commemoi. »

Le Lion noir qui, à l’exemple du vieux John,avait prolongé l’attente du souper : au delà de tout délairaisonnable et tolérable, applaudit à cet amendement comme à ladécouverte philosophique la plus profonde et la plus fine à lafois ; et, comme la table était toute servie, on se mit ausouper à l’instant même.

La conversation ne fut pas des plus animées,et il y avait bien quelques convives qui n’avaient pas un grosappétit. Mais le vieux John ne laissa languir ni l’un ni l’autre,et, si quelqu’un eut ce double tort, il fut bien réparé par levieux John, qui ne s’était jamais tant distingué.

Ce n’est pas que M. Willet soutint uneconversation bien suivie ; ce n’est pas par là qu’il brilla ausouper ; il n’avait pas là un seul de seul de ses vieuxcamarades d’enfance à « asticoter » et il n’osait trops’y risquer avec Joe : il avait à son égard quelque vaguepressentiment que ce gaillard-là, au premier mot qui ne luiplairait pas, flanquerait par terre le Lion noir et s’en irait toutdroit en Chine, ou dans quelque autre région lointaine égalementinconnue, pour le restant de ses jours, ou au moins jusqu’à cequ’il se fût débarrassé du bras qui lui restait et de ses deuxjambes, peut-être même d’un œil ou de quelque chose comme çapar-dessus le marché. Le beau de la conversation de M. Willet,c’était une espèce de pantomime dont il animait chaque intervallede silence, et qui faisait dire au Lion noir, son ami intime depuislongues années, qu’il ne l’avait jamais vu comme ça, et qu’ildépassait l’attente et l’admiration de ses amis les plusémerveillés de son esprit.

Le sujet qui occupait toutes les méditationsde M. Willet et qui occasionnait ces démonstrations mimiques,n’était autre que le changement corporel qu’avait subi sonfils ; il n’avait jamais pu prendre sur lui d’y croire et des’en rendre raison. Peu de temps après leur première entrevue, ons’était aperçu qu’il s’en était allé, d’un air égaré, dans un étatde grande perplexité, tout droit à la cuisine, dirigeant son regardsur le feu de l’âtre, comme pour consulter son conseiller ordinaireen matières de doute et dans les cas embarrassants. Seulement,comme il n’y avait pas de chaudron au Lion noir, et que le sienavait été si bien arrangé par les insurgés, qu’il était tout à faithors de service, il sortit encore d’un air égaré, dans uneffroyable gâchis de confusion morale, et dans son incertitude ilavait recours aux moyens les plus étranges pour dissiper sesdoutes : par exemple, d’aller tâter la manche de Joe, commes’il croyait que le bras de son fils était peut-être caché dedans,ou de regarder ses propres bras et ceux de tous les autresassistants, comme pour s’assurer que c’était bien deux, et non pasun, qui étaient le lot ordinaire de chacun, ou de rester assis uneheure de suite dans une méditation profonde, comme s’il essayait dese remettre en mémoire l’image de Joe quand il était plus jeune, etde se rappeler si c’était réellement un bras qu’il avait dans cetemps-là, ou s’il avait bien la paire ; enfin de se donner unefoule d’occupations et d’imaginer une foule de vérifications dumême genre.

Se voyant donc, au souper, entouré de visagesqu’il avait si bien connus dans son vieux temps, M. Willetreprit son sujet avec une nouvelle vigueur : on voyait qu’ilétait décidé à savoir le fin mot aujourd’hui ou jamais. Tantôt,après avoir mangé deux ou trois bouchées, il déposait sa fourchetteet son couteau, pour regarder fixement son fils de toute sa force,surtout du côté mutilé. Puis il promenait ses yeux tout autour dela table, jusqu’à ce qu’il eût rencontré ceux de quelque convive,et alors il remuait la tête avec une grande solennité, se donnaitune petite tape sur l’épaule, clignait de l’œil, pour ainsi dire,car un clin d’œil n’était pas chez lui synonyme d’un mouvementrapide : il y mettait le temps ; il serait plus exact dedire qu’il se mettait à dormir d’un œil pendant une minute ou deux.Puis il donnait encore à sa tête une secousse solennelle, reprenaitson couteau et sa fourchette, et se remettait à manger. Tantôt ilportait à sa bouche un morceau d’un air distrait, et, concentrantsur Joe toutes ses facultés, le regardait, dans un transport destupéfaction, couper sa viande d’une seule main, jusqu’à ce qu’ilfut rappelé à lui par des symptômes d’étouffement qui finissaientpar lui rendre sa connaissance. D’autres fois, il imaginait unefoule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou lepoivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu’il voyait ducôté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passerce qu’il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, ilfinit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien,qu’après un intervalle de silence plus long que tous lesprécédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés deson assiette, but une bonne gorgée au pot d’étain qu’il avait prèsde lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant sur ledos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les convivesà la ronde :

« C’est coupé.

– Par saint Georges ! dit de soncôté le Lion noir en frappant sa main contre la table, il a trouvéça.

– Oui, monsieur, reprit M. Willet,de l’air d’un bomme qui sentait qu’il avait bien gagné lecompliment qu’on faisait de sa sagacité, et qu’il le méritait. Ondira ce qu’on voudra ; c’est coupé.

– Racontez-lui donc où ça vous estarrivé, dit le Lion noir à Joe.

– À la défense de la Savannah, monpère.

– À la défense de la Savaigne, répétaM. Willet tout bas, en jetant encore un regard autour de latable.

– En Amérique, dans le pays qui est enguerre, dit Joe.

– En Amérique, dans le pays qui est enguerre, répéta M. Willet. On l’a coupé à la défense de laSavaigne en Amérique, dans le pays qui est en guerre. » Aprèsavoir continué de se répéter en lui-même ces paroles à voix basse(notez que c’était bien la cinquantième fois qu’on lui avait déjàdonné auparavant ce renseignement dans les mêmes termes),M. Willet se leva de table, tourna autour de Joe, lui tâta samanche tout du long, depuis le poignet jusqu’au moignon, lui donnaune poignée de main, alluma sa pipe, en tira une bonne bouffée, sedirigea vers la porte, se retourna quand il y fut, se frotta l’œilgauche avec le dos de son index, et dit d’une voixdéfaillante : « Mon fils a eu le bras… coupé… à ladéfense de la… Savaigne… en Amérique… dans le pays qui est enguerre. » Là-dessus, il se retira pour ne plus revenir detoute la nuit.

Au reste, sous un prétexte ou sous un autre,chacun en fit autant à son tour, excepté Dolly qu’on laissa làtoute seule, assise sur sa chaise. Elle était bien soulagée de setrouver seule, pour pleurer tout son content, quand elle entenditau bout du corridor la voix de Joe qui souhaitait bonne nuit àquelqu’un. Elle l’entendit encore marcher dans le corridor etpasser devant la porte ; seulement sa marche trahissaitquelque hésitation. Il revint sur ses pas… comme le cœur de Dollyse mit à battre !… et regarda dans la chambre.

« Bonne nuit !… » Il n’ajoutapas : « Dolly ; » mais c’est égal, elle étaitbien aise qu’il n’eût pas dit non plus : « MademoiselleVarden.

– Bonne nuit ! sanglota Dolly.

– Je suis bien fâché de vous voir encoresi affectée de choses qui sont maintenant passées pour toujours,dit Joe avec bonté. Ne pleurez donc pas. Je n’ai pas le courage devous voir si triste. Voyons ! n’y pensez plus. Vous voilàmaintenant sauvée et heureuse. »

Dolly n’en pleurait que de plus belle.

« Vous avez dû bien souffrir pendant cepeu de jours… et pourtant je ne vous trouve point du tout changée,si ce n’est peut-être en bien. On m’avait dit que vous étiezchangée ; mais moi, je ne vois pas ça. Vous étiez… vous étiezdéjà très jolie, mais vous voilà plus jolie que jamais. C’est vraicomme je vous le dis. Vous ne pouvez pas m’en vouloir de vous fairece compliment ; car enfin, vous le savez bien vous-même, et cen’est pas d’aujourd’hui qu’on vous l’a dit, bien sûr. »

La vérité est que Dolly le savait bien, et quece n’était pas la première fois qu’elle se l’entendait dire ;loin de là. Mais il y avait des années qu’elle avait reconnu que lecarrossier n’était qu’un âne bâté ; et, soit qu’elle eût peurde faire la même découverte chez les autres, ou que, à forced’entendre, elle se fût blasée en général sur les compliments, ilest sûr et certain que, tout en pleurant bien fort, elle se sentaitplus flattée de celui-là, dans ce moment, qu’elle ne l’avait jamaisété de tout autre auparavant.

« Je bénirai votre nom, dit en sanglotantla bonne petite fille du serrurier, tant que je vivrai. Je nel’entendrai jamais sans me sentir briser le cœur. Je ne l’oublieraijamais dans mes prières, soir et matin, jusqu’à la fin de mesjours !

– Vraiment ? fit Joe avecvivacité : est-ce bien vrai ? cela me rend… vous nesauriez croire comme cela me rend heureux et fier de vous entendredire de ces choses-là. »

Dolly sanglotait toujours en tenant sonmouchoir devant ses yeux ; et Joe restait toujours là debout,à la regarder.

« Votre voix, dit-il, me reporte avectant de plaisir à mon bon vieux temps, que, pour le moment, il mesemble comme si cette soirée… je peux bien en parler, n’est-ce pas,maintenant, de cette soirée-là… comme si cette soirée était encorelà, et qu’il ne fût rien arrivé dans l’intervalle. J’ai oubliétoutes les peines que j’ai endurées depuis, et il me semble quec’est hier que j’ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venuvous voir, mon paquet sur l’épaule, avant de décamper… Vousrappelez-vous ? »

Si elle se rappelait ! mais elle ne ditmot ; elle leva seulement les yeux un petit instant. Ce ne futqu’un coup d’œil, un petit coup d’œil timide et larmoyant, mais quifit garder à Joe le silence… bien longtemps.

« Bah ! finit-il par direrésolument, il fallait que ça arrivât comme c’est arrivé. Je suisdonc allé bien loin me battre tout l’été, et me geler tout l’hiver,depuis ce temps-là. Me voilà revenu, la bourse aussi vide qu’enpartant, et estropié par-dessus le marché. Mais voyez-vous, Dolly,c’est égal ; j’aimerais mieux encore avoir perdu l’autre bras…j’aimerais mieux avoir perdu ma tête… que d’être revenu pour vousvoir morte, et non pas telle que je me figurais toujours vous voir,telle que je n’ai pas cessé d’espérer et de souhaiter vousretrouver. Ainsi, au bout du compte, Dieu soitloué ! »

Ah ! comme la petite coquette d’il y acinq ans était devenue sensible depuis ce temps-là ! Elleavait fini par se trouver un cœur. C’est parce qu’elle n’enconnaissait pas tout le prix, qu’elle avait tant méconnu le prix ducœur de Joe, mais à présent elle ne l’aurait pas donné pour toutl’or du monde.

« N’ai-je pas eu autrefois, dit Joe avecson ton de franchise un peu brusque, l’idée que je pourrais revenirriche et me marier avec vous ? Mais dans ce temps-là j’étaisun enfant, et il y a longtemps que je ne suis plus si bête. Je saisbien que je ne suis qu’un pauvre soldat licencié et mutilé, tropheureux maintenant de traîner son existence comme il pourra.Pourtant, là ! vrai ! même à présent, je ne peux pas direque ça me fera plaisir de vous voir mariée, Dolly ; mais c’estégal, je suis content… Oui, je le suis, et je suis bien aise del’être… en songeant que vous êtes admirée et courtisée, et que vouspouvez, quand vous voudrez, choisir à votre goût un homme pour vousrendre heureuse. C’est une consolation pour moi de savoir que vousparlerez quelquefois de moi à votre mari ; et je ne désespèrepas d’en arriver un jour à l’aimer, à lui donner une bonne poignéede main, à venir vous voir quelquefois, comme un pauvre ami quivous a connue petite fille. Que Dieu vous bénisse ! »

Sa main tremblait ; mais, avec tout ça,il sut bien la contenir, et quitta Dolly.

Chapitre 31

 

La nuit de ce vendredi-là, car c’était levendredi de la semaine des émeutes qu’Emma et Dolly furentdélivrées, grâce à l’aide empressée de Joe et d’Édouard Chester,les troubles furent entièrement apaisés ; l’ordre et latranquillité furent rétablis dans la ville épouvantée. Mais comme,en vérité, après ce qui s’était passé, personne ne pouvait dire sice calme nouveau durerait longtemps ou si on n’était pas destiné àvoir éclater tout à coup de nouveaux orages qui viendraient remplirles rues de Londres de sang et de ruines, ceux qui s’étaientdérobés par la fuite au tumulte récent se tenaient encore àdistance, et bien des familles. qui n’avaient pu jusque-là seprocurer les moyens de fuir, profitaient de ce moment de répit pourse retirer à la campagne. De Tyburn à Whitechapel, les boutiquesétaient encore fermées, et il ne se faisait guère d’affaires dansaucun des centres habituels du mouvement commercial. Cependant,malgré les prédictions sinistres des alarmistes, cette nombreuseclasse de la société qui voit toujours si clair dans les évènementsles plus obscurs, la ville restait dans une tranquillité profonde,la force armée, composée de troupes considérables, distribuée surtous les points les plus dangereux, et postée dans tous lesendroits principaux, tenait en échec les restes dispersés del’émeute. On poursuivait avec une vigueur infatigable la recherchedes perturbateurs, et s’il s’en trouvait encore parmi eux d’assezincorrigibles et d’assez téméraires pour avoir la fantaisie, aprèsles terribles scènes des derniers jours, de se risquer dans lesrues, ils étaient tellement abattus par ces mesures fermes etrésolues, qu’ils se dépêchaient de retourner s’ensevelir dans leurscachettes, ne songeant plus qu’à leur propre salut.

En un mot, l’émeute était en déroute. On avaittué à coups de fusil plus de deux cents insurgés dans les rues. Ily en avait en outre deux cent cinquante dans les hôpitaux avec desblessures graves : là-dessus, peu de jours après, on comptaitsoixante-dix ou quatre-vingts morts de plus. Il y en avait unecentaine d’arrêtés, sans compter ceux qu’on arrêtait d’heure enheure. Quant à ceux qui avaient péri victimes de l’incendie ou deleurs propres excès, le nombre en était inconnu.

Cependant il est certain qu’il y avaitbeaucoup de ces misérables qui avaient trouvé une horriblesépulture dans la cendre brûlante des feux qu’ils avaient allumés,ou qui s’étant glissés dans des caves et des celliers, soit pour yboire en secret, soit pour y panser leurs blessures, ne revirentjamais le jour. Bien des semaines après que le foyer de l’incendiene contenait plus qu’une cendre noire et froide, la bêche dufossoyeur, mise en réquisition, ne laissa point de doute à cetégard.

Pendant les quatre grands jours del’insurrection, soixante-dix maisons particulières et quatreprisons considérables avaient été détruites. La perte totale desobjets mobiliers, d’après l’estimation de ceux qui l’avaient subie,était de cent cinquante mille livres sterling. À l’estimer au plusbas, d’après l’évaluation plus impartiale de personnesdésintéressées, elle montait toujours bien à plus de centvingt-cinq mille livres. Cette perte immense fut bientôt aprèscouverte par une indemnité sur la fortune publique, en exécutiond’un vote de la chambre des Communes, la somme ayant été prélevéesur les différents quartiers de Londres, et sur le comté et lebourg de Southwark. Toutefois, lord Mansfield et lord Saville nevoulurent ni l’un ni l’autre recevoir d’indemnité d’aucungenre.

La chambre des Communes dans sa séance dumardi, avec ses portes fermées et bien gardées, avait émis unerésolution à l’effet de procéder, immédiatement après la fin desémeutes, à l’examen des pétitions présentées par un grand nombredes sujets protestants de Sa Majesté, et à leur prise en sérieuseconsidération. Pendant qu’on débattait cette question,M. Herbert, l’un des membres présents, se leva indigné et priala chambre de remarquer que lord Georges Gordon était là sur sonbanc, au-dessous de la galerie, avec la cocarde bleue, signe deralliement de la rébellion, attachée à son chapeau. Non seulementceux qui siégeaient auprès de lui l’obligèrent de l’ôter ;mais, quand il s’offrit à aller dans les rues pacifier l’émeute,rien qu’avec la vague assurance que la chambre était disposée àleur donner « la satisfaction qu’ils voulaient, »plusieurs membres se réunirent pour le retenir de force sur sonbanc. Bref, le désordre et la violence qui régnaient en vainqueursau dehors, pénétrèrent aussi dans le sénat, et là, comme ailleurs,l’alarme et la terreur étaient à l’ordre du jour, et les formesrégulières furent un moment oubliées.

Le mardi, les deux chambres s’étaientajournées au lundi suivant, déclarant impossible de continuer lecours de leurs délibérations avec la gravité et la liberténécessaires, tant qu’elles seraient entourées par la troupe armée.Mais, à présent que les révoltés étaient dispersés, les citoyensfurent assaillis par une autre crainte. En effet, en voyant lesplaces publiques et leurs lieux ordinaires de réunion remplis desoldats autorisés à faire usage à discrétion de leurs fusils et deleurs sabres, ils commencèrent à prêter une oreille avide au bruitqui circulait de la proclamation d’une loi martiale et à des conteseffrayants de prisonniers qu’on aurait vus pendus aux lanternes deCheapside et de Fleet-Street. Ces terreurs ayant été promptementdissipées par une proclamation déclarant que tous les perturbateursseraient jugés par une commission spéciale, constituée conformémentà la loi, on eut une autre alerte. Il se disait tout bas, d’un boutde la ville à l’autre, qu’on avait trouvé de l’argent français surquelques insurgés, et que ces troubles avaient été soudoyés par lespuissances étrangères, pour arriver au renversement et à la ruinede l’Angleterre. Cette sourde rumeur, entretenue par des placardsanonymes semés avec profusion, quoique dénués probablement de toutfondement, tenait sans doute à la découverte de quelques pièces demonnaie qui n’étaient point de fabrication anglaise, trouvées, avecd’autres objets volés, en fouillant les poches des rebelles, ou surles prisonniers arrêtés et les cadavres des victimes. Celan’empêcha pas que ce bruit, une fois répandu, produisit une grandesensation, et, au milieu de cette excitation générale qui disposeles gens à saisir avidement toute nouvelle alarmante, il futcolporté avec une merveilleuse activité.

Cependant, comme la tranquillité ne sedémentit pas pendant toute la journée de vendredi, puis pendanttoute la nuit, et qu’on ne fit plus de nouvelles découvertes, laconfiance commença à renaître, et les plus timides, les plusdécouragés, recommencèrent à respirer. Rien que dans Southwark, iln’y eut pas moins de trois mille habitants qui se formèrent engarde privée, pour faire dans les rues des patrouilles d’heure enheure. Les citoyens de Londres ne restèrent pas en arrière pourimiter ce bel exemple, et, selon l’habitude des gens paisibles, quideviennent d’une audace incroyable quand le danger est passé, ilétait impossible de rien voir de plus intraitable et de plus hardi.Ils n’hésitaient pas à faire subir au passant le plus robuste uninterrogatoire sévère, et menaient haut la main les petitscommissionnaires, les bonnes et les apprentis qu’ils trouvaient surleur chemin.

Quand le jour s’obscurcit pour faire place ausoir, à l’heure où les ténèbres commencèrent par se glisser dansles coins et recoins de la ville comme pour s’essayer en secret etprendre leur clan avant de s’aventurer en pleine rue, Barnabé étaitassis dans son cachot, s’étonnant du silence, et attendant en vainle bruit et les clameurs qui avaient troublé les nuits précédentes.À côté de lui était assis, la main dans la sienne, une compagnedont la présence mettait son âme en paix. Elle était pâle, bienchangée, accablée de chagrin, et elle avait le cœur biengros ; mais elle était pour lui toujours la même.

« Ma mère, dit-il après un long silence,combien de temps encore… combien de jours et de nuits… vont-ils meretenir ici ?

– Pas beaucoup, mon enfant ; pasbeaucoup, j’espère.

– Vous espérez ! c’est bon, mais cen’est pas avec des espérances que vous ferez tomber mes chaînes.Moi aussi j’espère, mais cela leur est bien égal. Gripespère ; mais qui est-ce qui se soucie deGrip ? »

Le corbeau poussa un petit cri triste etmélancolique.

« Personne, dit-il, aussi clairement quepeut parler un corbeau.

– Qui est-ce qui se soucie de Grip,excepté vous et moi ? dit Barnabé, passant la main sur lesplumes ébouriffées de l’oiseau. Il ne parle jamais ici ; il nedit pas un mot en prison. Il est là à se morfondre toute la journéedans son petit coin noir, tantôt faisant un somme, tantôt regardantle jour qui se glisse à travers les barreaux et qui brille dans sonœil, perçant comme une étincelle de ces grands feux qui viendrait àtomber dans la chambre, et qui brûlerait encore. Mais qui est-cequi se soucie de Grip ?

Le corbeau croassa encore :« Personne.

– Et à propos, dit Barnabé, retirant samain de l’oiseau pour la mettre sur le bras de sa mère, en laregardant fixement en face, s’ils me tuent, car c’est bienpossible, j’ai entendu dire qu’ils me tueraient ; quedeviendra Grip, quand ils m’auront fait mourir ? »

Le son du mot ou le courant de ses proprespensées suggéra à l’oiseau sa vieille sentence : « N’aiepas peur de mourir. » Seulement il s’arrêta au beau milieu,tira un bouchon mélancolique, et finit par un croassementlanguissant, comme s’il ne se sentait pas le courage d’allerjusqu’au bout de sa phrase, quoiqu’elle ne fût pas bien longue.

« Est-ce qu’ils lui ôteront la vie commeà moi ? dit Barnabé. Je le voudrais bien ; si lui et moiet vous nous mourions tous ensemble, il ne resterait personne pouren avoir du chagrin et de la peine, Mais ils feront ce qu’ilsvoudront, je ne les crains pas, mère.

– Ils ne vous feront pas de mal,dit-elle, d’une voix presque étouffée par ses larmes. Ils nevoudront pas vous faire de mal, quand ils sauront tout. Je suissûre qu’ils ne vous en feront pas.

– Oh ! n’en soyez pas trop sûre,cria Barnabé, qui montrait un étrange plaisir à croire qu’elle setrompait, mais que lui, il avait trop de sagacité pour tomber dansla même erreur. Ils m’ont désigné, mère, dès le commencement. Je leleur ai entendu dire entre eux quand ils m’ont amené ici la nuitdernière, et je les crois. Ne pleurez pas pour ça, mère. Ilsdisaient que j’étais hardi, et je leur ferai voir jusqu’au boutqu’ils ne se trompent pas. On peut me croire imbécile, mais cela nem’empêchera pas de mourir aussi bien qu’un autre… Je n’ai pas faitde mal, n’est-ce pas ? ajouta-t-il vivement.

– Pas devant Dieu, répondit-elle.

– Eh bien ! alors, dit Barnabé,qu’ils me fassent tout ce qu’ils voudront. Vous m’avez dit un jour,vous-même, un jour que je vous demandais ce que c’était que lamort, que c’était quelque chose qui n’était pas à craindre, quandon n’avait pas fait de mal. Ha ! ha ! mère, je suis sûreque vous pensiez que j’avais oublié cela. »

Elle était navrée de voir ce joyeux éclat derire et le ton enjoué avec lequel il lui disait ces mots. Elle leserra contre son cœur et le supplia de lui parler tout bas et de setenir tranquille, parce qu’il commençait à faire nuit, qu’ilsn’avaient plus que peu de temps à rester ensemble, et qu’elleallait être obligée de le quitter.

« Vous reviendrez demain ? ditBarnabé.

– Oui, et tous les jours, et nous ne nousséparerons plus. »

Il répliqua avec joie que c’était bien, quec’était tout ce qu’il désirait, et qu’il était sûr d’avance de saréponse. Puis il lui demanda où elle était restée depuis silongtemps, et pourquoi elle n’était pas venue le voir, pendantqu’il était un grand soldat ; et alors il se mit à luidétailler tous les plans qu’il avait formés pour qu’ils pussentdevenir riches et vivre dans l’opulence. Cependant il eut quelquesoupçon qu’elle avait du chagrin et que c’était lui qui en était encause ; il essaya de la consoler et de la distraire en luiparlant de la vie qu’ils menaient autrefois ensemble, de sesamusements et de la liberté dont il jouissait alors. Il ne sedoutait pas que chacune de ses paroles redoublait la douleur de samère, et qu’elle répandait des larmes de plus en plus amères àchaque souvenir qu’il ravivait de leur tranquillité perdue.

« Mère, dit Barnabé, quand ilsentendirent approcher l’homme qui venait fermer les cellules pourla nuit, tout à l’heure, quand je vous ai parlé de mon père, vousm’avez crié : « Chut ! » et vous avez détournéla tête ; pourquoi donc ? dites-moi pourquoi en deuxmots. Vous l’aviez cru mort. Vous n’êtes pas fâchée qu’il vive etqu’il soit revenu nous voir ? où est-il ? serait-ilici ?

– Ne demandez à personne où il est ;ne parlez de lui à qui que ce soit, répondit-elle.

– Pourquoi pas ? Est-ce parce quec’est un homme sévère et qui a la parole rude ? Car enfin, jene l’aime pas, et je ne tiens pas à me trouver seul avec lui ;mais pourquoi ne pas parler de lui ?

– Parce que je suis fâchée qu’il viveencore, fâchée qu’il soit revenu nous voir, fâchée que vous et luivous vous soyez trouvés ensemble. Parce que, cher Barnabé, j’aifait ce que j’ai pu, toute ma vie, pour vous tenir séparés.

– Séparés ! un fils et unpère ! Pourquoi ?

– Il a, lui murmura-t-elle à l’oreille,il a versé le sang ; le temps est venu de vous faire cetterévélation ; il a versé le sang d’un homme qui l’aimait bien,qui avait placé en lui sa confiance, qui ne lui avait jamais riendit ni rien fait de mal. »

Barnabé recula d’horreur, et, jetant un coupd’œil rapide sur la tache de son poignet, la cacha en frissonnantsous sa veste.

« Mais, ajouta-t-elle avec précipitation,en entendant la clef tourner dans la serrure, quoique nous devionsle fuir, ce n’en est pas moins votre père, mon cher enfant, et moi,je n’en suis pas moins sa malheureuse femme. On en veut à sa vie,et il la perdra. Il ne faut pas que nous y soyons pour quelquechose. Bien au contraire, si nous pouvions l’amener à se repentir,notre devoir serait de l’aimer encore. N’ayez pas l’air de leconnaître, si ce n’est comme un homme qui s’est sauvé de la prison,et, si on vous fait des questions sur son compte, ne répondez pas.Que Dieu veille sur vous toute cette nuit, cher enfant ! queDieu soit avec vous ! »

Elle s’arracha de ses bras et, quelquessecondes après, Barnabé fut tout seul. Il resta longtemps commeenraciné là, la figure cachée dans ses mains, puis il se jeta ensanglotant sur son triste lit.

Mais la lune vint tout doucement dans sagloire modeste, et les étoiles se montrèrent à travers le petitespace de la fenêtre grillée, comme, à travers l’étroite brèched’une bonne action, dans une sombre vie de crime, la face du cielrayonne pleine d’éclat et de miséricorde. Il leva la tête, regardaen l’air ce ciel tranquille qui avait l’air de sourire à la terreaffligée, comme si la nuit, plus compatissante que le jour,abaissait des regards de pitié sur les souffrances et les fautesdes hommes, et qu’elle voulût insinuer sa paix au fond du cœur deBarnabé. Un pauvre idiot comme lui, emprisonné dans son étroitecellule, se sentait élevé aussi près de Dieu, en contemplant cetteclarté si douce, que l’homme le plus libre et le plus heureux detoute cette vaste cité ; et dans sa prière, qu’il ne serappelait pas bien, dans le bout d’hymne, souvenir de son enfance,qu’il se chantonnait pour se bercer avant de s’endormir, il y avaitun souffle aussi pur pour monter vers le ciel que dans toutes leshomélies du monde, et dans l’écho des voûtes des plus vieillescathédrales.

Sa mère, en traversant une cour pour sortir,vit, à travers une porte grillée qui donnait sur une autre cour,son mari, marchant autour de l’enceinte, les mains croisées sur sapoitrine et la tête penchée. Elle demanda à l’homme qui laconduisait si elle ne pourrait pas dire un mot au prisonnier. Il yconsentit, mais en lui recommandant de se dépêcher, parce qu’ilallait fermer pour la nuit, et il n’avait plus qu’une ou deuxminutes à lui. En même temps, il ouvrit la porte et lui ditd’entrer.

La porte, en tournant, grinça bien fort surses gonds ; mais lui, il était sourd au bruit, et continuaitsa promenade circulaire dans la petite cour, sans lever la tête nichanger d’attitude le moins du monde. Elle lui parla ; mais savoix était si faible qu’elle ne pouvait se faire entendre. Enfin,elle alla au-devant de ses pas, et, quand il vint, elle étendit lamain et le toucha.

Il tressaillit et recula d’un pas, tremblantdes pieds à la tête ; mais en voyant qui c’était, il luidemanda ce qu’elle venait faire là. Sans attendre saréponse :

« Voyons ! dit-il, venez-vous merendre la vie ou me l’ôter ? m’assassiner aussi, ou mesauver ?

– Mon fils… notre fils, répondit-elle,est dans cette prison.

– Qu’est-ce que ça me fait ?cria-t-il en frappant du pied avec impatience le pavé de la cour.Je sais bien cela. Il ne peut pas plus m’aider que je ne puisl’aider. Si vous êtes venue pour me parler de lui, vous pouvez vousen aller. »

En même temps il reprit sa promenade, et semit à faire son tour dans la cour comme auparavant, d’un pasprécipité. Quand il la retrouva où il l’avait laissée, il s’arrêtapour lui dire :

« Venez-vous me rendre la vie ou mel’ôter ? Vous repentez-vous ?

– Oh ! c’est à vous qu’il fautdemander ça, répondit-elle. Voulez-vous vous repentir, pendantqu’il en est temps encore ? Quant à vous sauver, croyez bienque je n’en aurais pas le pouvoir, quand j’en aurais lecourage.

– Dites que c’est la volonté qui vousmanque, répondit-il avec un juron, en cherchant à se dégager d’elleet à passer outre. Dites que vous ne le voulez pas.

– Écoutez-moi un instant seulement,répliqua-t-elle, rien qu’un instant. Je ne fais que de releverd’une maladie dont je croyais que je ne relèverais jamais. Lesmeilleurs d’entre nous, dans des moments pareils, pensent auxbonnes intentions qu’ils n’ont pas réalisées, aux devoirs qu’ilsont laissés inachevés. Si j’ai jamais, depuis cette fatale nuit,manqué à prier Dieu pour vous envoyer le repentir avant votre mort…si j’ai manqué de vous en suggérer la pensée, même au moment oùl’horreur de votre crime était encore toute fraîche, si, ladernière fois que je vous ai vu, tout entière à la crainte quivenait de m’accabler, j’ai oublié de tomber à deux genoux pour vousadjurer de la façon la plus solennelle, au nom de celui que vousavez envoyé au ciel pour y porter témoignage contre vous, de vouspréparer à la punition qui ne pouvait manquer de vous atteindre, etqui s’approche insensiblement en ce moment même… je m’humiliedevant vous, et, dans l’agonie de mon rôle de suppliante, je vousconjure de me laisser expier ma faute.

– Qu’est-ce que tout ce jargon veutdire ? répondit-il rudement. Parlez donc de manière que jepuisse vous comprendre.

– Je vais le faire,répliqua-t-elle ; c’est tout ce que je désire. Accordez-moiencore un moment de patience. La main de celui qui a mauditl’assassin s’est appesantie sur nous, vous n’en pouvez douter.Notre fils, notre innocent enfant, sur lequel est tombée sa colère,avant même qu’il vînt au monde, est ici en danger de perdre la vie…il y est, conduit par votre faute, oui, Dieu le sait, par votreunique faute : car, si la faiblesse de son intelligence l’aentraîné dans ses égarements, n’est-ce pas la terrible conséquencede votre crime ?

– Si vous venez pour m’ennuyer de vosreproches et de vos criailleries de femme… marmotta-t-il entre sesdents, en essayant encore de passer.

– Non. Je viens pour autre chose, qu’ilfaut que vous entendiez. Si ce n’est pas ce soir, c’est demain. Sice n’est pas demain, ce sera un autre jour ; mais il faut quevous l’entendiez. Mon mari, il n’y a point d’espoir pour vous devous sauver de là… c’est impossible.

– Et c’est vous qui venez me direça ? » En même temps il leva sa main chargée de fers etl’en menaça. « Ah ! c’est vous ?

– Oui, dit-elle, avec une vivacitéinexprimable, c’est moi. Mais pourquoi ?

– Sans doute pour me tranquilliser danscette prison. Pour me faire passer agréablement le temps d’icijusqu’à ma mort. Pour mon bien… oui, pour mon bien sans aucundoute, dit-il en grinçant des dents et en lui adressant un sourireavec sa face livide.

– Non, ce n’est pas pour vous accabler dereproches, répliqua-t-elle ; non, ce n’est pas pour aggraverles misères et les tortures de votre situation ; non, ce n’estpas pour vous dire une seule parole amère : c’est au contrairepour vous rendre l’espérance et la paix. Mon mari, mon cher mari,avouez seulement ce crime abominable ; implorez seulement lepardon du ciel et de ceux que vous avez offensés sur la terre.Écartez seulement ces vaines pensées qui vous troublent, et qui nese réaliseront jamais, pour ne compter que sur votre repentir etvotre sincérité, et je vous promets, au nom suprême du créateur,dont vous avez détruit l’image, qu’il vous donnera aide etconsolation. Et moi, cria-t-elle en joignant les mains et en levantles yeux au ciel, je jure devant lui, devant lui qui connaît moncœur et qui peut y lire la vérité de mes paroles, je vous promets,à partir de ce moment-là, de vous aimer tendrement comme autrefois,de veiller sur vous nuit et jour durant le court intervalle quinous reste, de vous prodiguer les témoignages de ma plus fidèleaffection comme je le dois, de joindre mes prières aux vôtres pourque Dieu suspende le jugement qui menace votre tête, pour qu’ilépargne notre fils et lui permette de bénir ici son saint nom, deson mieux, le pauvre enfant, à l’air libre et à la clarté dujour. »

Il recula et fixa ses yeux sur elle, pendantqu’elle lui adressait ces prières ardentes, comme s’il était unmoment frappé de respect pour elle, et qu’il ne sût que faire. Maisla crainte et la colère prirent bientôt le dessus, et il larepoussa avec mépris.

« Allez-vous-en ! cria-t-il.Laissez-moi. Vous complotez contre moi, n’est-ce pas ? Vousvoulez me faire parler, pour aller dire que je suis bien ce qu’onsoupçonne. Malédiction sur vous et votre enfant !

– Hélas ! elle est déjà tombée surlui, la malédiction, répliqua-t-elle en se tordant les mains.

– Qu’elle y tombe plus lourdementencore ! Qu’elle tombe sur lui et sur vous tous ! Je vousdéteste tous les deux. Je n’ai plus rien à perdre. La seuleconsolation qui puisse me rester et que je me souhaite, c’est desavoir avant de mourir que la malédiction vous atteint. À présent,partez. »

Elle allait encore lui faire de doucesinstances, même après cet éclat de fureur ; mais il menaça dela frapper de sa chaîne.

« Je vous le répète, partez… je vous lerépète pour la dernière fois. Le gibet me tient dans ses griffes,et c’est un noir fantôme qui peut me porter encore à d’autresexcès. Allez-vous-en ! Je maudis l’heure où je suis né,l’homme que j’ai tué, et toutes les créatures vivantes de cemonde. »

Dans un paroxysme de rage, de terreur, decrainte de la mort, il la repoussa, pour se précipiter dans lesténèbres de sa cellule, où il se jeta pantelant sur le carreau,qu’il grattait de ses mains enchaînées. Le geôlier revint fermer laporte du cachot, et emmena ensuite la malheureuse femme.

Dans cette nuit de juin, chaude et embaumée,il y avait par toute la ville des visages heureux et des cœurs gaiset légers, qui savouraient doublement la douceur d’un sommeildepuis plusieurs jours inconnu, au milieu des horreurs qui venaientd’avoir lieu. Cette nuit-là, chacun chez soi se réjouissait enfamille ; on se félicitait les uns les autres d’avoir échappéau danger commun ; ceux qui avaient été désignés pour victimespar l’émeute, s’aventuraient à sortir dans les rues ; ceux quiavaient été pillés, allaient gagner quelque bon refuge ; mêmele pusillanime lord-maire, qui avait été cité ce soir-là devant leConseil privé pour donner des explications sur sa conduite, revintcontent, déclarant à tous ses amis qu’il avait été bien heureuxd’en être quitte pour une réprimande, et leur répétant avec la plusgrande satisfaction sa mémorable défense devant le Conseil,« qu’il avait montré dans les troubles une telle témérité decourage, qu’il avait bien cru la payer de sa vie. »

Cette nuit-là aussi, quelques agents dispersésde l’émeute furent poursuivis jusque dans leurs cachettes, etarrêtés. Dans les hôpitaux, ou sous les amas de ruines qu’ilsavaient faites, dans les fossés, dans les champs, on trouva de cesmisérables enterrés sans linceul ; plus heureux que ceux qui,pour avoir pris une part active au désordre, dans des prisonsprovisoires, reposaient en ce moment sur la paille leur têtepromise au bourreau.

À la Tour aussi, dans une chambre lugubre dontles murs épais interdisaient l’accès au moindre bourdonnement de lavie et entretenaient un silence dont les inscriptions laissées pard’anciens prisonniers sur ces témoins muets ne faisaient queredoubler l’horreur, gisait sur sa couche un homme tourmenté deremords pour chaque cruauté commise par chaque révolté,reconnaissant à présent que leur crime était son crime, et quec’était lui qui avait mis leurs vies en péril ; ne trouvant,au milieu de ces réflexions, qu’une triste consolation dans sonfanatisme, ou dans sa vocation imaginaire ; c’était lemalheureux autour de tout le mal… lord Georges Gordon.

On l’avait arrêté le soir même. « Si vousêtes sûr que c’est moi que vous voulez, dit-il à l’officier quil’attendait à la porte de chez lui avec un mandat d’amener sous laprévention de haute trahison, je suis prêt à vousaccompagner… »

Et en effet, il le suivit sans résistance. Oncommença par le conduire devant le Conseil privé, puis à la casernedes Horse-Guards, puis on l’emmena par le pont de Westminster, pouréviter l’embarras des rues, jusqu’à la Tour, sous l’escorte la plusforte qu’on eût encore vue chargée d’y conduire un prisonnierseul.

De tous ses quarante mille hommes, il ne luien restait pas un pour lui tenir compagnie. Tant amis que protégés,clients et serviteurs… il n’avait personne. Son tartuffe desecrétaire l’avait trahi et l’homme qui s’était laissé, dans safaiblesse, pousser et compromettre par tant d’intrigants uniquementoccupés de leurs intérêts personnels, se trouvait à présent seul etabandonné.

Chapitre 32

 

M. Dennis, ayant été fait prisonnier àune heure avancée le même soir, fut emmené pour la nuit seulementau violon voisin, et le lendemain, samedi, on le fit comparaîtredevant un juge de paix. Comme les charges qui s’élevaient contrelui étaient nombreuses et importantes, qu’en particulier, il futprouvé par le témoignage de Gabriel Varden qu’il avait manifestébonne envie de lui ôter la vie, il fut renvoyé devant les assises.De plus, il eut l’honneur distingué de se voir considérer comme unchef de révoltés, et de recevoir de la bouche même du magistrat laflatteuse assurance qu’il était dans une position d’un dangerimminent, et qu’il ferait bien de s’attendre à tout.

Dire que la modestie de M. Dennis ne futpas un peu émue par ces honneurs insignes, ou qu’il fût bienpréparé à une réception si obligeante, ce serait lui prêter un plusgrand fonds de philosophie stoïque qu’il n’en posséda jamais. Àdire vrai, le stoïcisme de ce gentleman était de ceux (combien envoit-on comme cela !) qui mettent un homme en état desupporter avec un courage exemplaire les afflictions de ses amis,mais qui, par une espèce de compensation, le rendent, en ce qui leconcerne, très sensible à ses maux, et d’un égoïsme trèssusceptible. On peut donc, sans calomnier ce fonctionnaireintéressant, déclarer sans réserve et sans déguisement qu’ilcommença par se montrer très alarmé tout d’abord, et qu’ilmanifesta des émotions qui ne faisaient pas honneur à son héroïsme,jusqu’à ce qu’il eut appelé à son aide ses facultés ratiocinatives,qui lui firent entrevoir une perspective moins désespérée.

À mesure que M. Dennis exerçait lesqualités intellectuelles dont la nature l’avait doué à passer enrevue ses chances les plus favorables de se tirer d’affairebellement et sans grand désagrément personnel, il sentait renaîtreses esprits et augmenter sa confiance. Quand il se rappelait lahaute estime dans laquelle était tenu son ministère, et le besoinconstant qu’on avait de ses services ; quand il se considéraitlui-même, dont le Code pénal avait fait une espèce de remèdeuniversel, applicable aussi bien aux femmes qu’aux hommes, auxvieillards qu’aux enfants, aux gens de tout âge, de toute variétéde criminalité ; quand il songeait à la haute faveur dont iljouissait, par titre officiel, près de la Couronne, et des deuxChambres du parlement, de la Monnaie, de la Banque d’Angleterre etdes Juges du territoire ; quand il repassait dans son esprittous les ministres successifs dont il était resté toujours lapanacée favorite ; quand il réfléchissait que c’était à luique l’Angleterre devait de rester isolée dans la gloire de lapendaison parmi les nations civilisées de la terre ; quand ilse représentait tous ces titres et qu’il les pesait dans sonesprit, il n’avait pas l’ombre d’un doute qu’il y allait del’honneur de la nation reconnaissante de l’acquitter desconséquences de ses dernières escapades, et qu’elle ne pouvaitmanquer de lui rendre son ancienne place dans le bienheureuxsystème social.

Il en était donc resté, comme on dit, sur sabonne bouche, quand il prit place au milieu de l’escorte quil’attendait, et il se rendit à la prison avec une indifférencehéroïque. Et arrivant à Newgate, où on avait réparé à la hâte lesruines de quelques cachots pour y tenir en toute sûreté lesrévoltés, il reçut un accueil chaleureux des porte-clefs, charmésde voir un cas extraordinaire, un cas intéressant, qui rompaitagréablement la monotonie de leur service uniforme. Aussi, sousl’empire de cette aimable surprise, lui mit-on les fers avec unsoin tout particulier, avant de le coffrer dans l’intérieur de laprison.

« Camarade, dit le bourreau, pendant que,sous la conduite d’un officier de la geôle, il traversait, dans cetattirail nouveau pour lui, tous les corridors qu’il connaissait sibien, est-ce que je vais rester longtemps avec quelqu’un ?

– Si vous nous aviez laissé plus decellules debout, on vous en aurait donné une pour vous tout seul,lui répondit-on ; mais, pour le moment, la place nous manque,et nous sommes obligés de vous donner de la compagnie.

– À la bonne heure, répliqua Dennis, jen’ai pas de répugnance pour être en compagnie, camarade ; aucontraire, j’aime assez la société. J’étais né pour la société,vrai.

– Quel dommage, n’est-ce pas ? ditson conducteur.

– Mais non, répondit Dennis, je ne trouvepas. Pourquoi donc serait-ce dommage, camarade ?

– Oh ! dame ! je ne sais pas,dit l’autre négligemment. C’est que, comme vous dites que vousétiez né pour la société, et qu’on va vous en priver dans votrefleur, vous comprenez…

– Dites-moi donc, reprit l’autrevivement, de quoi diable me parlez-vous là ? Qu est-ce quec’est que ces gens-là qu’on va priver dans leurs fleurs ?

– Oh ! personne précisément :je croyais que c’était peut-être vous, » dit le geôlier.

M. Dennis s’essuya la face, qui étaitdevenue tout à coup rouge comme le feu. « Vous avez toujoursaimé à dire des farces » dit-il à son conducteur d’une voixtremblante, et il le suivit en silence, jusqu’à ce qu’il se futarrêté devant la porte.

– C’est là ma résidence, n’est-cepas ? demanda-t-il d’un air facétieux.

– Oui, voilà la boutique,monsieur, » répliqua l’autre. Dennis se disposait à y entrer,d’assez mauvaise grâce, quand tout à coup il s’arrêta et reculatout saisi.

« Eh bien ! dit le geôlier, commevous voilà ému !

– Hum ! dit Dennis à voix basse etfort alarmé. Il y a de quoi ! Fermez cette porte.

– C’est ce que je vais faire, quand vousserez entré.

– Mais je n’entrerai pas du tout. Je neveux pas qu’on m’enferme avec cet homme-là. Est-ce que vous avezenvie de me faire étrangler, camarade ? »

Le geôlier n’avait pas l’air d’avoir lamoindre envie pour ou contre ; mais lui faisant observer endeux mots qu’il avait sa consigne, et qu’il voulait l’exécuter, ilferma la porte par-dessus lui, tourna la clef et se retira.

Dennis se tenait tout tremblant le dos contrela porte, et levant le bras par un mouvement involontaire pour semettre en défense, les yeux fixés sur un homme, le seul locatairepour le moment du cachot, qui était étendu tout de son long sur unbanc de pierre, et qui venait de suspendre sa respiration commes’il était en train de se réveiller. Cependant il se roula sur lecôté, laissa pendre son bras négligemment poussa un long soupir et,murmurant quelques mots inintelligibles, retomba aussitôt dans lesommeil.

Légèrement rassuré par ce répit, le bourreaudétourna un moment les yeux de son compagnon endormi, et jeta uncoup d’œil autour du cachot pour voir s’il ne trouverait pasquelque endroit favorable ou quelque arme propice pour se défendre.Il n’y avait pas d’autre meuble qu’une mauvaise table, qu’on nepouvait déranger sans faire du bruit, et une lourde chaise. Il seglissa sur la pointe du pied vers ce dernier article de mobilier,l’emporta dans le coin le plus reculé, et le mettant devant luipour s’en faire un rempart, il surveilla de là les mouvements del’ennemi avec la plus grande vigilance et une extrême défiance.

L’homme qui dormait là, c’était Hugh. Etnaturellement Dennis devait se trouver dans un état d’attente assezpénible, et souhaiter à part lui que l’autre ne se réveillâtjamais. Fatigué de rester debout, il s’accroupit dans son coin aubout de quelque temps, et finit par s’asseoir sur le pavé glacé.Cependant, quoique la respiration de Hugh annonçât toujours qu’ildormait d’un bon somme, il ne pouvait se résoudre à le quitter desyeux un instant. Il en avait si grand’peur, il redoutait tellementun assaut subit de sa part, que, non content d’observer ses yeuxfermés au travers des barreaux de la chaise, il se levait entapinois de temps en temps sur ses pieds pour le regarder, le coutendu, et s’assurer qu’il était réellement bien endormi, et qu’iln’allait pas profiter d’un moment de surprise pour s’élancer surlui.

Hugh dormit si longtemps et si profondément,que M. Dennis commença à croire qu’il ne se réveillerait pasavant la visite du porte-clefs. Déjà il se félicitait de cettesupposition flatteuse, et bénissait son étoile avec ferveur, quandil se manifesta deux ou trois symptômes assez peu rassurants, commepar exemple un nouveau mouvement du bras, un nouveau soupir, uneagitation incessante de la tête ; puis, juste au moment où ledormeur allait tomber lourdement à bas de ce lit étroit, les yeuxde Hugh s’ouvrirent.

Le hasard voulut que sa figure se trouvâtprécisément tournée du côté de son visiteur inattendu, il leregarda bien une douzaine de secondes tranquillement, sans avoirl’air d’être surpris ni de le reconnaître. Puis tout à coup il fitun bond et prononça son nom avec un gros juron.

« N’approchez pas, camarade, n’approchezpas, cria Dennis, se cachant derrière la chaise, ne me touchez pas.Je suis prisonnier comme vous. Je n’ai pas la liberté de mesmembres. Je ne suis qu’un pauvre vieux. Ne me faites pas demal. »

Il prononça les derniers mots d’un air sicâlin et d’un ton si piteux, que Hugh, qui avait saisi la chaise etla tenait en l’air pour lui en asséner un coup, se retint et luidit de se relever.

« Oui certainement, camarade, je vais merelever, cria Dennis, prompt à l’apaiser par tous les moyens en sonpouvoir ; je ne demande pas mieux que de faire tout ce quipeut vous être agréable, bien sûr ; là ! me voici relevé.Qu’est-ce que je puis faire pour vous ? Vous n’avez qu’un motà dire, et je le ferai.

– Ce que vous pouvez faire pourmoi ! cria Hugh, en l’empoignant par le collet avec ses deuxmains et le secouant aussi rudement que s’il voulait lui couper larespiration. Et qu’est-ce que vous avez fait pour moi ?

– J’ai fait de mon mieux, ce que jepouvais faire de mieux. » répondit le bourreau.

Hugh, sans répliquer, le secoua dans sesserres vigoureuses à lui faire branler les dents dans la mâchoire,le lança par terre, et alla se rejeter lui-même sur son banc.

« Si ce n’était pas le plaisir que jeressens au moins de vous voir ici, murmura-t-il entre ses dents, jevous aurais écrasé la tête contre la muraille ; oh ! oui,et ça ne serait pas long. »

Il se passa quelque temps avant que Dennis eûtretrouvé sa respiration pourpouvoir parler ; mais sitôt qu’il put reprendre son langagehumble et soumis, il n’y manqua pas. « Oui, j’ai fait de monmieux, dit-il d’un ton caressant ; savez-vous que j’avais làdeux baïonnettes dans les reins, et je ne sais pas combien decartouches à mon service, pour me forcer à aller où vous étiez, etque, si vous n’aviez pas été pris, vous auriez été tué à coups defusil ? Jugez un peu, la belle figure que vous auriezfaite !… un beau jeune homme commevous !

– Je vaisdonc faire à présent plus belle figure, hein ? demanda Hugh,en relevant la tête avec une expression si terrible que l’autren’osa pas lui répliquer pour le moment.

– Il n’y apas de doute, dit Dennis d’un ton doucereux, après un instant desilence. D’abord il y a les chances du procès, et vous en avezmille pour vous. Nous pouvons nous en tirer les braiesnettes : on a vu des choses plus extraordinaires que ça. Aprèscela, quand même ce ne serait pas, et que les chances tourneraientcontre nous, nous en serons quittes pour être exécutés une bonnefois ; et ça se fait, voyez-vous, avec tant de propreté,d’adresse et d’agrément, si le terme ne vous paraît pas trop fort,que vous ne pourriez jamais croire qu’on ait pu porter la chose àce point de perfection. Tuer un de nos semblables à coups de fusil…Pouah ! » Et cette idée seule révoltait tellement sanature, qu’il cracha sur le pavé du cachot.

La chaleur qu’ilmontrait sur ce sujet pouvait passer pour du courage aux yeux dequelqu’un qui ne connaissait pas ses goûts et ses préférencesartistiques ; de plus, comme il se gardait bien de laisserpercer ses espérances secrètes, et qu’il avait l’air au contrairede se mettre sur le même pied que Hugh, ce vaurien fut plussensible à ces considérations pour se laisser attendrir, qu’il nel’aurait été à tous les plus beaux raisonnements ou à la soumissionla plus abjecte. Il reposa donc ses bras sur ses genoux, et, sebaissant en avant, il regarda Dennis par-dessous les mèches de sescheveux, avec une espèce de sourire sur les lèvres.

« Le faitest, camarade, dit le bourreau d’un ton de plus intime confiance,que vous vous étiez fourré là en assez mauvaise compagnie. Vousétiez avec un homme qu’on poursuivait bien plus que vous :c’était lui que je cherchais. Au reste, vous voyez ce que j’aigagné à tout cela. Me voici ici comme vous : nous sommes dansla même barque.

– Tenez,gredin, lui dit Hugh en fronçant les sourcils, je ne suis pas assezdupe pour ne pas savoir que vous comptiez y gagner quelque chose,sans quoi vous ne l’auriez pas fait ; mais c’est une affairefinie. Vous voilà ici. Il ne sera bientôt pas plus question de vousque de moi ; et je ne tiens pas plus à vivre qu’à mourir, àmourir qu’à vivre ; ce m’est tout un. Alors, pourquoi medonnerais-je la peine de me venger de vous ? Boire, manger,dormir, tout le temps que j’ai à rester ici, je ne me soucie pasd’autre chose. S’il pouvait seulement pénétrer un peu plus desoleil dans ce maudit trou, pour qu’on pût s’y réchauffer, jevoudrais y rester couché tout le long du jour, sans me donner lapeine de me lever ou de m’asseoir une fois : voilà comme je mesoucie de moi. Pourquoi donc me soucier devous ? »

Il finit cetteharangue par un grognement qui ressemblait assez au bâillementd’une bête féroce, se remit tout de son long sur le banc, et fermade nouveau les yeux.

Après l’avoirregardé quelques moments en silence, Dennis tout heureux de l’avoirtrouvé si bénin, approcha de sa couche grossière la chaise surlaquelle il s’assit près de lui ; pourtant il prit laprécaution de ne pas se mettre à portée de son brasnerveux.

« Bien dit,camarade, on ne peut pas mieux dire, se risqua-t-il à répondre.Nous allons boire et manger tant que nous pourrons, dormir tant quenous pourrons, nous rendre la vie douce tant que nouspourrons ; et avec de l’argent on a tout : dépensons-legaiement.

– Del’argent ! dit Hugh en se retournant dans une position pluscommode… où est-il ?

– Dame !ils m’ont pris le mien à la loge, dit M. Dennis, mais ils netraitent pas tout le monde de même.

– Vouscroyez ? Eh bien ! ils m’ont pris le mienaussi.

– Alors jevais vous dire, camarade, il faut vous adresser à vosparents.

– Mesparents ! dit Hugh se relevant en sursaut et se soutenant surses mains ; où sont-ils, mes parents ?

– Vous aveztoujours bien de la famille ?

– Ha !ha ! ha ! dit Hugh en éclatant de rire et balançant sonbras au-dessus de sa tête. Ne va-t-il pas parler de parents, neva-t-il pas parler de famille à un homme dont la mère a péri de lamort qui attend son fils, et l’a laissé, pauvre affamé, sans unvisage de connaissance au monde ! Venez donc me parler deparents et de famille !

– Camarade,cria le bourreau, dont les traits éprouvèrent un changement subit,vous ne voulez pas dire que…

– Je veuxdire, reprit Hugh, qu’ils l’ont pendue à Tyburn. Ce qui était bonpour elle est assez bon pour moi. Qu’ils m’en fassent autant quandils voudront… le plus tôt sera le mieux. Pas un mot de plus ;je vais dormir.

– Aucontraire, j’ai besoin de vous parler ; j’ai besoin d’avoirlà-dessus plus de détails, dit Dennis, changeant decouleur.

– Ne vousavisez pas de ça, répondit Hugh en grognant ; vous ferez biende tenir votre langue. Quand je vous dis que je vaisdormir ! »

Dennis s’étantrisqué à dire quelques mots encore malgré cet avertissement, soncamarade, furieux, lui lança de toute sa force un coup de poing quipourtant ne l’atteignit pas, puis se recoucha en murmurant unefoule de jurons et d’imprécations et en se tournant la face contrela muraille. Après avoir essayé encore une ou deux fois à sesrisques et périls, malgré la terrible humeur de son compagnon, dele tirer tout doucement par la basque de son habit pour reprendrecette conversation dont M. Dennis, pour des raisons à luiconnues, tenait tant à poursuivre le cours, il n’eut pas d’autrealternative que d’attendre, aussi patiemment qu’il le put, le bonplaisir du dormeur.

Chapitre 33

 

Un mois s’est écoulé… Nous sommes dans lachambre à coucher de sir John Chester. À travers la fenêtreentr’ouverte, le jardin du Temple paraît vert et agréable. Lapaisible rivière, égayée par des bateaux et des barques, sillonnéepar le battement des rames, étincelle au loin. Le ciel est clair etbleu, et l’air suave de l’été pénètre doucement dans la chambre,qu’il remplit de ses parfums. La ville même, cette ville de fumée,est radieuse. Ses toits élevés, ses clochers, ses dômes,ordinairement noirs et tristes, ont pris une teinte de gris clairqui est presque un sourire. Toutes les vieilles girouettes dorées,les boules, les croix qui surmontent les édifices, brillent ànouveau au gai soleil du matin, et bien haut, au-dessus de tous lesautres, domine Saint-Paul, montrant sa crête majestueuse d’orbruni.

Sir John était en train de déjeuner dans sonlit. Son chocolat et sa rôtie étaient placés près de lui sur unepetite table. Des livres et des journaux étaient étalés sur lecouvre-pied, et, s’interrompant tantôt pour jeter un coup d’œil desatisfaction tranquille autour de sa chambre rangée dans un ordreparfait, tantôt pour contempler d’un air indolent le ciel azuré, ilcontinuait de manger, de boire et de lire les nouvelles, en hommequi sait savourer les douceurs de la vie élégante.

La joyeuse influence du matin semblaitproduire quelque effet, même sur son humeur toujours uniforme. Sesmanières étaient plus gaies qu’à l’ordinaire, son sourire plusserein et plus agréable, sa voix plus claire et plus animée. Ildéposa le journal qu’il venait de lire, se renfonça dans sonoreiller de l’air d’un homme qui s’abandonne au cours d’une foulede charmants souvenirs, et, après un moment de repos, s’adressa àlui-même le monologue suivant :

« Et mon ami le Centaure, qui suit lestraces de sa petite maman ! cela ne m’étonne pas, Et sonmystérieux ami, M. Dennis, qui prend le même chemin !cela ne m’étonne pas non plus. Et mon ancien facteur, ce jeuneimbécile de Chigwell, avec ses allures indépendantes ! cela mefait infiniment de plaisir. Il ne pouvait rien lui arriver de plusheureux. »

Après s’être soulagé de ces réflexions, ilretomba dans le cours de ses pensées souriantes, auxquelles il nes’arracha plus que pour finir son chocolat, qu’il ne voulait paslaisser refroidir, et pour tirer la sonnette afin qu’on lui enapportât encore une tasse.

La tasse arrivée, il la prit des mains de sondomestique, et lui dit, en le congédiant avec une affabilitécharmante : « Bien obligé, Peak. »

« C’est une circonstance bienremarquable, se dit-il d’un ton nonchalant, en jouanttranquillement avec sa petite cuiller, qu’il ne s’en est fallu derien que mon ami l’imbécile s’échappât de là. Par bonheur (ou,comme on dit dans le monde, par un cas providentiel), le frère demilord le maire s’est trouvé juste à point à l’audience avecd’autres juges de paix campagnards, dont la tête épaisse n’a purésister à la curiosité d’aller voir ça. Car, bien que le frère demilord le maire eût décidément tort, et donnât par sa dépositionstupide une nouvelle preuve de sa parenté avec ce drôle depersonnage, en déclarant que la tête de mon ami était très saine,et qu’à sa connaissance il avait parcouru la province avec savagabonde mère pour y proclamer des sentiments révolutionnaires etséditieux, je ne lui en suis pas moins obligé d’avoir porté delui-même ce témoignage. Ces créatures idiotes font quelquefois desobservations si étranges et si embarrassantes, qu’en vérité il n’ya rien de mieux à faire que de les pendre, pour le repos de lasociété. »

Le juge de paix campagnard avait en effettourné les chances contre le pauvre Barnabé, et décidé les doutesqui faisaient pencher la balance en sa faveur. Grip ne se doutaitguère de la responsabilité qui pesait sur lui dans cetteaffaire.

« Cela fera un trio singulier, dit sirJohn, s’appuyant la tête sur sa main et dégustant son chocolat, untrio très curieux. Le bourreau en personne, le Centaure etl’imbécile. Le Centaure ferait un excellent sujet d’autopsie dansl’amphithéâtre de chirurgie et rendrait grand service à la science,j’espère qu’ils n’auront pas manqué de le retenir d’avance… Peak,je n’y suis pas, vous sentez : pour personne, excepté lecoiffeur. »

Cette recommandation à son domestique futprovoquée par un petit coup à la porte, que Peak se dépêcha d’allerouvrir. Après un chuchotement prolongé de demandes et de réponses,il revint, et, au moment où il venait de fermer soigneusementderrière lui la porte de la chambre, on entendit tousser un hommedans le corridor.

« Non, c’est inutile, Peak. dit sir John,levant la main pour lui faire signe qu’il pouvait s’épargner lapeine de lui rendre compte de son message : je n’y suis pas,je ne puis pas vous entendre. Je vous ai déjà dit que je n’y étaispas, et ma parole est sacrée. Vous ne ferez donc jamais ce que jevous commande ? »

N’ayant rien à répondre à un ordre sipéremptoire, l’homme allait se retirer, quand le visiteur qui luiavait valu ce reproche, impatient d’attendre, apparemment, cognaplus fort à la porte, en criant qu’il avait à communiquer à sirJohn Chester une affaire urgente, qui n’admettait point de retard.« Faites-le entrer, dit sir John. Mon brave homme, ajouta-t-ilquand la porte fut ouverte, comment pouvez-vous vous introduire sifamilièrement et d’une manière si extraordinaire dans lesappartements particuliers d’un gentleman ? Comment pouvez-vousvous manquer ainsi à vous-même, et vous exposer au reproche méritéde vous montrer si mal élevé ?

– L’affaire qui m’amène, sir John, n’estpas ordinaire, je vous assure, répondit la personne à quis’adressait ce mauvais compliment ; et si je n’ai pas suiviles règles de la politesse ordinaire pour me présenter devant vous,j’espère que vous voudrez bien me le pardonner, par cetteconsidération.

– À la bonne heure ! Nous verronsbien, nous verrons bien, reprit sir John, dont le visages’éclaircit aussitôt qu’il eut vu celui de son visiteur, et quireprit tout à fait son sourire avenant. Je crois que nous noussommes déjà vus quelque part ? ajouta-t-il de son tonséduisant ; mais, réellement, je ne me rappelle plus votrenom.

– Je m’appelle Gabriel Varden.

– Varden ? Ah ! oui,certainement. Varden, reprit sir John en se donnant une tape sur lefront. Mon Dieu ! comme ma mémoire devient quinteuse !Certainement, Varden… M. le serrurier Varden. Vous avez unecharmante femme, monsieur Varden, et une bien belle fille !Ces dames se portent bien ?

– Oui, monsieur, très bien ; je vousremercie.

– J’en suis charmé. Rappelez-moi à leursouvenir quand vous allez les revoir, et dites-leur que je regrettebien de ne pouvoir être assez heureux pour leur faire moi-même lescompliments dont je vous ai chargé pour elles. Eh bien !demanda-t-il après un moment de silence de l’air le plus mielleux,qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Disposez de moi, nevous gênez pas.

– Je vous remercie, sir John, dit Gabrielavec un peu de fierté ; mais ce n’est pas pour vous demanderune faveur que je viens ici, c’est simplement pour une affaire…particulière, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil du côté dudomestique, qui restait là à regarder… une affaire trèspressante.

– Je ne vous dirai pas que votre visiten’en est que plus agréable pour être désintéressée, et que vousn’eussiez pas été également le bienvenu si vous aviez eu à medemander quelque chose, car je me serais estimé heureux de vousrendre service ; mais enfin, soyez le bienvenu dans tous lescas… Faites-moi le plaisir, Peak, de me verser encore un peu dechocolat, et de ne pas rester là. »

Le domestique se retira et les laissaseuls.

« Sir John, dit Gabriel, je ne suis qu’unouvrier, et je n’ai jamais été autre chose de ma vie ; si jene sais pas bien vous préparer à entendre ce que j’ai à vous dire,si je vais tout droit au but, un peu brusquement, si je vous donneun coup qu’un gentleman vous aurait mieux ménagé ou au moins adoucimieux que moi, j’espère que vous me saurez toujours gré del’intention : car j’ai bien le désir d’y mettre du soin et dela discrétion, et je suis sûr que, de la part d’un homme tout rondcomme moi, vous prendrez l’intention pour le fait.

– Monsieur Varden, répliqua l’autre, sansêtre en rien déconcerté par cet exorde, je vous prie de vouloirbien prendre une chaise. Je ne vous offre pas de chocolat, vous nel’aimez peut-être pas ? À la bonne heure ! Ce n’est pasun goût primitif.

– Sir John, dit Gabriel, qui avaitreconnu par un salut l’invitation à lui faite de s’asseoir, sansvouloir en profiter ; sir John… » Il baissa la voix ets’approcha plus près de lui… « J’arrive tout droit deNewgate.

– Dieu du ciel ! s’écria sir John,se mettant bien vite sur son séant dans son lit ; de Newgate,monsieur Varden ! Il n’est pas possible que vous ayezl’imprudence de venir de Newgate. Newgate, où il y a des typhus deprison, des gens en guenilles, des va-nu-pieds, tant hommes quefemmes, et un tas d’horreurs ! Peak, apportez le camphre,vite, vite. Ciel et terre ! mon cher monsieur Varden, ma bonneâme ! est-il vraiment possible que vous veniez deNewgate ? »

Gabriel, sans répondre, regardait seulement ensilence, pendant que Peak, qui venait d’entrer à propos avec lesupplément de chocolat tout chaud, courait ouvrir un tiroir, etrapportait une bouteille dont il aspergeait la robe de chambre deson maître, et toute la literie ; après quoi il en arrosa leserrurier lui-même, à pleines mains, et décrivit autour de lui uncercle de camphre sur le tapis. Cela fait, il se retira denouveau ; et sir John, appuyé nonchalamment sur son oreiller,tourna encore une fois sa face souriante du côté de sonvisiteur.

« Vous me pardonnerez, j’en suis sûr,monsieur Varden, de m’être montré si ému tout de suite, dans votreintérêt comme dans le mien. J’avoue que j’en ai été saisi, malgrévotre exorde délicat. Voulez-vous me permettre de vous demander lafaveur de ne pas approcher davantage ?… Réellement, est-ce quevous venez de Newgate ? »

Le serrurier inclina la tête.

« Vrai… ment ! Eh bien ! alors,monsieur Varden, toute exagération et tout embellissement à part,dit sir John d’un ton confidentiel, en savourant son chocolat, quelgenre d’endroit est-ce que Newgate ?

– C’est un endroit bien étrange, sirJohn, répondit le serrurier. Un endroit d’un genre bleu triste etbien affligeant. Un endroit étrange, où l’on voit et où l’on entendd’étranges choses ; mais il ne peut pas y en avoir de plusétranges que celles dont je viens vous entretenir. C’est un casurgent. Je suis envoyé ici…

– Ce n’est toujours pas… de laprison ? Non, non, ce n’est pas possible.

– Si, de la prison, sir John.

– Mais mon bon, mon crédule, mon braveami, dit sir John en posant sa tasse pour rire aux éclats, envoyépar qui donc ?

– Par un homme du nom de Dennis… qui,après en avoir tant pendud’autres depuis des années, sera demain lui-même un pendu. »répondit le serrurier. Sir John s’était attendu… il en était mêmesûr dès le commencement… qu’il lui dirait que c’était Hugh quil’avait envoyé, et il tenait là-dessus sa réponse prête. Mais cequ’il entendait là lui causa un degré d’étonnement que, pour lemoment, malgré son habileté à composer son visage, il ne puts’empêcher de laisser percer dans ses traits. Cependant il eutbientôt dissimulé ce léger trouble, et dit du même tonléger :

« Etqu’est-ce que le gentleman veut de moi ? Ma mémoire peut bienencore me faire défaut, mais je ne me souviens pas d’avoir jamaiseu le plaisir de lui être présenté, ou de le compter au nombre demes amis personnels, je vous assure, Varden.

– Sir John,répondit le serrurier gravement, je vais vous répéter, aussiexactement que je pourrai, dans les termes mêmes dont il s’estservi, ce qu’il désire vous communiquer, et ce qu’il faut que voussachiez, sans perdre un instant. »

Sir John Chesters’installa dans une position plus moelleuse encore et regarda sonvisiteur avec une expression qui semblait dire : « Voilàun brave homme bien amusant ; il faut que je l’entendejusqu’au bout. »

« Peut-êtreavez-vous vu dans le journal, dit Gabriel, en montrant celui quesir John avait sous la main, que j’ai déposé comme témoin contrecet homme dans son procès, il y a déjà quelques jours, et que cen’est pas sa faute si j’ai vécu assez pour être à même de dire ceque j’avais vu ?

– Peut-être ! cria sir John. Commentpouvez-vous dire peut-être ? Mon cher monsieur Varden, vousêtes un héros, et vous méritez bien de vivre dans la mémoire deshommes. Rien ne peut surpasser l’intérêt avec lequel j’ai lu votredéposition, et avec lequel je me suis rappelé que j’avais leplaisir de vous connaître un peu… J’espère bien que nous allonsfaire publier votre portrait !

– Ce matin,monsieur, dit le serrurier, sans faire attention à ces compliments,ce matin, de bonne heure, on m’a apporté de Newgate un message dela part de cet homme, qui me priait d’aller le voir, parce qu’ilavait quelque chose de particulier à me communiquer. Je n’ai pasbesoin de vous dire que ce n’est pas un de mes amis, et que je nel’avais même jamais vu avant le siège de ma maison par lesinsurgés. »

Sir John s’éventadoucement avec le journal, en faisant un signe de tête pourtémoigner de son assentiment.

« Cependant,reprit Gabriel, je savais, par le bruit public, que le mandatd’exécution pour le mettre à mort demain était arrivé la nuitdernière à la prison, et le regardant comme un homme in extremis,je cédai à sa demande.

– Vous êtesun vrai chrétien, monsieur Varden, dit sir John ; et cetteaimable qualité de plus redouble le désir que je vous ai déjàexprimé de vous voir prendre une chaise.

– Il m’a dit,continua Gabriel, en regardant avec fermeté le chevalier, qu’ilm’avait envoyé chercher parce qu’en sa qualité d’exécuteur deshautes œuvres, il n’avait ni ami ni camarade au monde, et parcequ’il croyait, d’après la manière dont il m’avait vu déposer enjustice, que je devais être un homme loyal, qui agirait franchementet fidèlement avec lui. Il ajouta qu’étant évité par chacun de ceuxqui connaissaient sa profession, même par les gens du plus basétage et de la plus misérable condition, et voyant, quand il étaitallé rejoindre les rebelles, que ceux auxquels il s’était associéne s’en doutaient pas (et je crois qu’il m’a dit vrai, car il avaitlà pour camarade un pauvre imbécile d’apprenti que j’avais depuislongtemps à la boutique), il s’était bien gardé de leur livrer sonsecret, jusqu’au moment où il avait été pris et mené enprison.

– C’est trèsdiscret de la part de M. Dennis, fit observer sir John avec unléger bâillement, quoique toujours avec la plus extrême affabilitémais… à l’exception de votre manière admirable et lucide de narrer,contre laquelle je n’ai rien à dire… ce n’est pas autrementintéressant pour moi.

– Lorsque,poursuivit le serrurier sans se laisser intimider par cesinterruptions auxquelles il ne faisait seulement pas attention…lorsqu’il fut mené en prison, il y trouva pour camarade de chambréeun jeune homme nommé Hugh, un des chefs de l’émeute, qui avait ététrahi et livré par lui. D’après quelques paroles échappées à cemalheureux dans le cours de la conversation vive qu’ils échangèrenten se retrouvant, il découvrit que la mère de Hugh avait subi lamême mort que celle qui leur était à tous deux réservée… Le tempsest bien court, sir John. »

Le chevalier posason éventail de papier, remit sa tasse sur la table près de lui,et, à l’exception du sourire qui perça dans le coin de sa bouche,il regarda le serrurier d’un œil aussi assuré que le serrurier leregardait lui-même.

« Voicimaintenant un mois qu’ils sont en prison. De fil en aiguille, lebourreau a bientôt reconnu, par leurs conversations, en comparantles dates, les lieux, les circonstances, que c’était lui-même quiavait exécuté la sentence prononcée contre cette femme par la loi.Tentée par le besoin, comme tant d’autres, elle s’était laisséentraîner au délit fatal de passer de faux billets de banque. Elleétait jeune et belle, et les industriels qui emploient des hommes,des femmes et des enfants à ce trafic, jetèrent les yeux sur ellecomme sur une personne faite pour réussir dans leur commerce, etprobablement pour ne pas éveiller de longtemps les soupçons. Ilss’étaient bien trompés : elle fut arrêtée du premier coup, etcondamnée à mort pour son début. Elle était Bohémienne denaissance, sir John… »

Peut-êtren’était-ce que l’effet d’un nuage qui obscurcit le soleil enpassant, et jeta une ombre sur la figure du chevalier ; maisil devint d’une pâleur mortelle. Cela ne l’empêcha pas de soutenird’un œil ferme l’œil du serrurier, comme auparavant.

« Elle étaitBohémienne de naissance, sir John, répéta Gabriel, et elle avaitl’âme haute, indépendante ; raison de plus, avec sa bonne mineet ses manières distinguées, pour intéresser quelques-uns de cesgentlemen qui se laissent aisément prendre à des yeux noirs :on fit donc des efforts pour la sauver. On y aurait réussi, si elleavait voulu seulement leur dire quelques mots de son histoire. Maiselle n’y consentit jamais, elle s’obstina dans son silence. On eutmême des raisons de soupçonner qu’elle attenterait à sa vie. On lamit en surveillance nuit et jour, et, à partir de ce moment, ellen’ouvrit plus la bouche. »

Sir John étenditla main vers sa tasse, mais le serrurier l’arrêta enchemin :

« Excepté,ajouta-t-il, une minute avant de mourir. Car alors elle rompit lesilence pour dire d’une voix ferme, qui ne fut entendue que de sonexécuteur, lorsque toute créature vivante s’était retirée pourl’abandonner à son sort : « Si j’avais là une dague dansles doigts, et qu’il fût à portée de mes mains, je la luienfoncerais dans le cœur, même en ce moment suprême ! – Àqui ça ! demanda l’autre. – Au père de mon garçon, »dit-elle. »

Sir John retira samain, et, voyant que le serrurier s’était tu, il lui fit signe avecla plus tranquille politesse et sans aucune émotion apparente, decontinuer.

« C’était lepremier mot qui lui fût échappé depuis le commencement, qui pûtfaire soupçonner qu’elle eût aucun attachement sur la terre.« Et l’enfant, est-il vivant ? demanda-t-il.– Oui, » répondit-elle. Il lui demanda où il était, quelétait son nom, et si elle avait quelque souhait à former pour lui.« Je n’en ai qu’un : c’est qu’il puisse vivre et grandirdans une ignorance absolue de son père, pour que rien au monde nepuisse lui apprendre ce que c’est que douceur et pardon. Quand ilsera devenu un homme, je m’en fie au dieu de ma tribu pour le fairerencontrer avec son père, et me venger par mon fils. » Il luifit encore quelques questions, mais elle ne répondit plus rien.Encore, d’après le récit du bourreau, n’est-ce pas à lui qu’ellesemblait dire ce peu de mots, car elle avait, pendant ce temps-là,les yeux levés vers le ciel, sans les tourner vers lui une seulefois. »

Sir John prit uneprise de tabac, en regardant d’un air approbateur une éléganteesquisse représentant la Nature sur muraille, et, relevant les yeuxvers le visage du serrurier, il lui dit d’un air de courtoisieprotectrice.

« Vous alliezremarquer, monsieur Varden …

– Que jamais,répliqua Gabriel, qui ne se laissait pas démonter par tous cessemblants et n’en gardait pas moins son ton ferme et son regardassuré, que jamais elle ne tourna les yeux vers lui ; pas uneseule fois, sir John, et que c’est comme cela qu’elle mourut. Lui,il l’eut bientôt oubliée ; mais, quelques années après, unhomme fut de même condamné à mort, un Bohémien comme elle, ungaillard au teint brun et basané, une espèce d’enragé. Et, pendantqu’il était en prison, en attendant l’exécution, comme il avait vubien des fois le bourreau avant d’être arrêté. Il lui sculpta sonportrait sur sa canne, comme pour montrer qu’il bravait la mort, etpour faire voir à ceux qui l’approchaient le peu de souci qu’ilavait de la vie. Arrivé à Tyburn, il lui remit sa canne entre lesmains, en lui disant que la femme dont il lui avait parlé avaitdéserté sa tribu pour aller trouver un gentleman, et que, se voyantensuite abandonnée par son séducteur et répudiée par ses anciennescamarades, elle avait fait le serment, dans son orgueil irrité, dene jamais plus demander aide ni secours à personne, quelle que fûtsa misère. Il ajouta qu’elle avait tenu parole jusqu’au derniermoment, et que le rencontrant dans les rues, même lui, qui, à cequ’il paraît, l’avait autrefois tendrement aimée, elle avait faitun détour pour échapper à sa vue, et qu’il ne l’avait plus revuedepuis, que le jour où, se trouvant dans un des fréquentsrassemblements de Tyburn, avec quelques-uns de ses rudescompagnons, il était devenu presque fou, en la voyant, mais sous unautre nom, parmi les criminels dont il était venu contempler lamort. Là donc, debout sur la même planche où elle avait figuréavant lui, il raconta tout cela au bourreau, et lui dit le vrai nomde la femme, qui n’était connu que de sa tribu et du gentleman pourl’amour duquel elle avait abandonné les siens… Ce nom, sir John, ilne veut plus le dire qu’à vous.

– Qu’àmoi ! s’écria le chevalier s’arrêtant dans le geste de portersa tasse à ses lèvres, d’une main ferme comme un roc, et courbanten l’air son petit doigt, pour déployer à son avantage la splendeurd’une bague de diamant dont il était orné. Qu’à moi !… moncher monsieur Varden. À quoi bon, je vous prie, me choisir toutexprès pour me faire cette confidence, quand il avait sous sa mainun homme aussi digne que vous de toute saconfiance ?

– Sir John,sir John, répondit le serrurier, demain à midi ces hommes-là serontmorts, Écoutez le peu de mots que j’ai encore à vous dire, etn’espérez pas me tromper. Car je ne suis, il est vrai, qu’un hommesimple et humble de condition, tandis que vous, vous êtes ungentleman de haut rang et de grand savoir ; mais la véritém’élève à votre niveau, et je sais que vous devinez où j’en veuxvenir, et que vous êtes convaincu que Hugh le condamné est votrefils.

– Parexemple ! dit sir John, en le raillant d’un ton badin ;je ne suppose pas que ce gentleman sauvage, qui est mort sisubitement, soit allé jusque-là.

– C’est vrai,reprit le serrurier, car elle lui avait fait prêter serment,d’après un rite connu seulement de ces gens-là, et que les plusdétestables parmi eux respectent comme sacré, de ne point direvotre nom ; seulement, il avait sculpté sur sa canne un dessinfantastique où l’on voyait quelques lettres, et quand le bourreaula reçut de ses mains, l’autre lui recommanda particulièrement,s’il devait jamais rencontrer plus tard le fils de la Bohémienne,de ne pas oublier l’endroit désigné par ces lettres.

– Quelendroit ?

– Chester. »

Le chevalieracheva sa tasse de chocolat avec l’air d’y trouver un plaisirinfini, et s’essuya soigneusement les lèvres sur sonmouchoir.

« Sir John,dit le serrurier, voilà tout ce qu’il m’a dit ; mais, depuisque ces deux hommes ont été laissés ensemble, en attendant la mort,ils ont conféré ensemble très intimement. Allez les voir, allezentendre ce qu’ils peuvent vous dire de plus. Voyez ce Dennis. ilvous apprendra ce qu’il n’a pas voulu me confier à moi-même. Vousqui tenez maintenant le fil dans les mains, si vous voulez quelqueconfirmation de tous ces faits, rien ne vous est plusaisé.

– Ah çà,qu’est-ce donc, mon cher, mon bon, mon estimable monsieurVarden ? car, en vérité, malgré moi, je ne puis pas me fâchercontre vous, dit sir John Chester en se relevant de son oreiller ets’appuyant sur son coude ; qu’est-ce donc que tout celasignifie ?

– Je vousprends pour un homme, sir John, et je suppose que cela signifiequ’il faut réveiller quelque affection naturelle dans votrecœur ; qu’il faut tendre tous vos nerfs et déployer toutes les facultés et l’influencedont vous pouvez jouir en faveur de votre misérable fils et del’homme qui vous a révélé son existence. Au moins devez-vous, jesuppose, aller voir votre fils, pour lui inspirer l’horreur de soncrime et le sentiment du danger qui le menace : car pour lemoment il y est insensible. Jugez de ce qu’a dû être sa vie, par ceque je lui ai entendu dire, que si je réussissais à vous dérangerle moins du monde, ce ne serait que pour faire hâter sa mort, sivous en aviez le pouvoir, parce qu’elle vous répondrait de sonsilence ! – Et est-il possible, mon bon monsieur Varden,dit sir John d’un ton de doux reproche, est-il réellement possibleque vous ayez vécu jusqu’à l’âge que vous avez, et que vous soyezresté assez simple et assez crédule pour venir trouver un gentlemand’un caractère bien connu, avec une pareille mission, de la part dequelques misérables poussés à bout par le désespoir, et qui serattacheraient à un fétu ? Dieu du ciel ! ah, fidonc ! fi donc ! »

Le serrurierallait répliquer, mais l’autre l’arrêta.

« Sur toutautre sujet, monsieur Varden, je serai charmé… de converser avecvous ; mais je dois à ma dignité d’ajourner cette question àun autre moment.

– Réfléchissez-y bien, monsieur, quand je vaisêtre parti, répondit le serrurier ; réfléchissez-y bien.Quoique vous ayez trois fois, depuis quelques semaines, mis à laporte votre fils légitime, M. Édouard, vous pouvez avoir letemps, vous pouvez avoir des années devant vous pour faire votrepaix avec celui-là, sir John ; mais ici vous n’avez plus quedouze heures : c’est bientôt passé, et après cela ce serafini.

– Je vousremercie beaucoup, répliqua le chevalier en envoyant de sa maindélicate un baiser en forme d’adieu au serrurier, je vous remerciede votre avis ingénu. Je regrette seulement, mon brave homme,quoique vous soyez d’une simplicité charmante, que vous n’ayez pasavec cela un peu plus de connaissance du monde. Je n’ai jamais étéplus contrarié qu’en ce moment d’être interrompu par l’arrivée demon coiffeur. Que Dieu vous bénisse ! Bonjour. N’oubliez pas,je vous prie, ma commission auprès de ces dames, monsieur Varden.Peak, conduisez M. Varden jusqu’à la porte. »

Gabriel ne ditplus rien ; il rendit seulement à sir John un signe d’adieu,et le quitta. Comme il sortait de la chambre, la figure de sir Johnchangea, et le sourire stéréotypé fit place à une expression égaréeet inquiète. Comme celle d’un acteur ennuyé, épuisé par le rôledifficile qu’il vient de jouer. Il se leva de son lit avec unsoupir pénible, et s’enveloppa dans sa robe de chambre.

« Ainsi ellea tenu parole, dit-il, elle a fidèlement exécuté sa menace. Jevoudrais pour beaucoup n’avoir jamais vu cette sombre figure… Ilétait facile d’y lire du premier coup toutes ces conséquences.C’est une affaire qui ferait un bruit terrible, si elle reposaitsur un témoignage plus honnête ; mais celui-là, avec tous lesanneaux rompus qui empêchant de renouer la chaîne, je peuximpunément le braver … C’est extrêmement désagréable d’être le pèred’une créature si grossière. Pourtant je lui avais donné un bonavis, je lui avais bien dit qu’il se ferait pendre. Qu’aurais-je pufaire de plus si j’avais su le secret de notre parenté ? carenfin, combien y a-t-il de pères qui n’en font pas même autant pourleurs bâtards !… Vous pouvez faire entrer le coiffeur,Peak. »

Le coiffeur entra,et, dans sir John Chester, dont la conscience accommodante futbientôt tranquillisée par les nombreux exemples que lui fournissaitsa mémoire à l’appui de sa dernière réflexion, il retrouva le mêmegentleman séduisant, élégant, imperturbable, qu’il avait vu laveille, l’avant-veille et toujours.

Chapitre 34

 

En s’en allant tout doucement de chez sir JohnChester, le serrurier ralentit encore son pas sous les arbres quiombrageaient l’entrée, avec une sorte d’espérance qu’on allaitpeut-être le rappeler. Il était revenu déjà sur ses pas, ets’arrêtait encore au détour de la rue, quand l’horloge sonna douzefois. Douze heures, tintement solennel ! non pas seulement enpensant à demain, mais il savait que c’était le glas funèbre del’assassin, il l’avait vu passer dans la rue encombrée par lafoule, au milieu des imprécations de la multitude ; il avaitremarqué sa lèvre frémissante et ses membres tremblants ; lacouleur plombée de sa face, son front gluant, son œil égaré… lacrainte de la mort qui absorbait chez lui toute autre pensée, etqui lui dévorait sans pitié le cœur et la cervelle. Il avaitremarqué son regard errant, en quête de quelque espérance, et nerencontrant, de quelque côté qu’il se tournât, que le désespoir. Ilavait vu cette créature agitée par son crime, pitoyable et désolée,conduite avec sa bière à côté d’elle dans la charrette jusqu’augibet. Il savait que jusqu’à la fin il était resté inflexible,obstiné ; que, dans la terreur sauvage de sa condition, ils’était plutôt endurci qu’attendri à l’égard de sa femme et de sonfils ; que ses dernières paroles avaient été des paroles demalédiction contre eux, comme étant ses ennemis.

M. Haredale avait résolu d’y aller, pours’assurer par ses yeux du dénoûment. Il n’y avait que le témoignagede ses sens qui pût satisfaire cette soif ardente de vengeance quile tenait en haleine depuis tant d’années. Le serrurier le savait,et, quand les cloches eurent cessé leur carillon, il courut à sarencontre.

« Quant à ces deux hommes, lui dit-il enarrivant, je ne peux plus rien faire. Que le ciel ait pitiéd’eux !… Hélas ! je ne peux rien faire pour eux ni pourd’autres. Mary Rudge aura un gîte, et elle est assurée d’un amifidèle qu’elle retrouvera au besoin. Mais Barnabé… le pauvreBarnabé… le bon Barnabé… quel service puis-je lui rendre ? Ily a bien des hommes dans leur bon sens, Dieu me pardonne !cria l’honnête serrurier en s’arrêtant dans une cour étroite qu’ilstraversaient, pour passer sa main sur ses yeux humides, que je merésignerais plus facilement à perdre que Barnabé. Nous avonstoujours été bons amis ; mais je ne savais pas, non je n’aijamais su jusqu’à ce jour combien j’aimais ce garçon-là. »

Il n’y avait pas grand monde dans la ville quipensât à Barnabé ce jour-là, si ce n’est comme à l’acteur principaldu spectacle qu’on allait donner au peuple le lendemain. Mais,quand toute la population y aurait songé, pour souhaiter de voirépargner sa vie, il n’y en avait pas un parmi eux qui l’eût faitavec un zèle plus pur, ni avec une plus grande sincérité de cœurque la bon serrurier.

Barnabé devait mourir. Il n’y avait plusd’espérance. Ce n’est pas le moindre des maux qui résultent decette punition suprême et terrible, la peine de mort, qu’elleendurait les cours de ceux qui ont affaire à elle, et fait deshommes les plus aimables d’ailleurs, les êtres les plusindifférents à la grande responsabilité qui pèse sur eux :souvent même ils ne s’en doutent pas. On avait prononcé la sentencequi condamnait à mort Barnabé. On la prononçait, tous les mois,pour des crimes plus légers. C’était une chose si ordinaire, qu’ily avait bien peu de personnes que cet arrêt épouvantable fittressaillir, ou qui se donnassent la peine d’en discuter lalégitimité. Cette fois encore, cette fois surtout, où la Loi avaitété outragée d’une manière si flagrante, il fallait assurer,disait-on, « la dignité de la Loi. » Le symbole de sadignité, gravé à chaque page du Code criminel, c’était la potence,et Barnabé devait mourir.

On avait essayé de le sauver. Le serrurieravait porté pétitions sur pétitions, mémoires sur mémoires, de sespropres mains à la source des grâces. Mais la source des grâcesn’était pas, comme dans la Bible, la fontaine de miséricorde, etBarnabé devait mourir.

Depuis le commencement, sa mère ne l’avait pasquitté un moment, excepté la nuit ; et, en la trouvant à sescôtés, il était content comme toujours. Ce jour-là, qui devait êtrele dernier pour lui, il fut plus animé et plus fier qu’il nel’avait encore été ; et, quand elle laissa tomber de ses mainsle saint livre qu’elle venait de lui lire tout haut, pour luisauter au cou, il s’arrêta dans le soin empressé qu’il prenait derouler un morceau de crêpe autour de son chapeau, tout surpris desangoisses de sa mère. Grip proféra un faible croassement, moitiéencouragement, à ce qu’on pouvait croire, moitié remontrance ;mais il n’eut pas le cœur d’aller plus loin, et retomba brusquementdans un profond silence.

Pendant qu’ils étaient là sur le bord de cegrand golfe, au delà duquel personne ne peut voir l’Océan, leTemps, qui allait bientôt lui-même se perdre dans le vaste abîme del’Éternité, roulait avec eux comme un puissant fleuve qui enfle etprécipite son cours à mesure qu’il approche de la mer. C’est àpeine si le matin était arrivé, ils étaient restés assis à causerensemble comme dans un rêve, et déjà venait le soir. L’heureredoutable de la séparation, qui, hier encore, semblait siéloignée, allait sonner.

Ils marchaient ensemble dans la cour descondamnés, sans se quitter l’un l’autre, mais sans parler. Barnabétrouvait que la prison était un séjour pénible, lugubre, misérable,et espérait le lendemain comme un libérateur qui allait l’arracherà ce lieu de tristesse pour le conduire vers un lieu de lumière etde splendeur. Il avait une idée vague qu’on s’attendait à le voirse conduire en brave… qu’il était un homme d’importance, et que lesgeôliers seraient trop contents de le surprendre à verser deslarmes. À cette pensée, il foulait la terre d’un pied plus ferme,en recommandant à sa mère de prendre courage et de ne plus pleurer.« Sentez ma main, lui disait-il, vous voyez bien qu’elle netremble pas. Ils me traitent d’imbécile, ma mère, mais ils verront…demain. »

Dennis et Hugh étaient dans la même cour. Hughsortit de sa cellule en même temps qu’eux, s’étirant les membrescomme s’il venait de dormir. Dennis était assis sur un banc dans uncoin, son menton enfoncé dans ses genoux, et il se balançait dehaut en bas, comme une personne qui souffre des douleursatroces.

La mère et le fils restèrent d’un côté de lacour, et ces deux prisonniers de l’autre, Hugh marchait à grandspas de long en large, jetant de temps à autre un regard farouchevers le ciel brillant d’un jour d’été, puis se retournant, aprèscela, pour regarder la muraille.

« Pas de sursis ! pas desursis ! Personne ne vient. Nous n’avons plus que la nuit, àprésent, disait Dennis d’une voix faible et gémissante en setordant les mains. Croyez-vous qu’ils vont m’accorder mon sursis cesoir, camarade ? Ce ne serait pas la première fois quej’aurais vu arriver des sursis la nuit. J’en ai vu qui n’arrivaientqu’à cinq, six et même sept heures du matin. Ne pensez-vous pasqu’il me reste encore quelque bonne chance, n’est-ce pas ?Dites-moi que oui, dites-moi que oui, jeune homme, criait lamisérable créature avec un geste suppliant, implorant Barnabé, ouje vais devenir fou.

– Il vaut mieux être fou ici que dans sonbon sens. Tu n’as qu’à devenir fou, lui dit Hugh.

– Mais dites-moi donc ce que vous enpensez. Comment ! quelqu’un ne me dira pas ce qu’il en pense,continuait le malheureux, si humble, si misérable, si abject, quela Pitié en personne aurait tourné le dos en voyant tant debassesse sur la figure d’un homme. Ne me reste-t-il plus unechance ? pas une seule chance favorable ? N’est-il pasvraisemblable qu’ils ne tardent tant que pour me faire peur ?N’est-ce pas que vous le croyez ? Oh ! ajoutait-il avecun cri perçant, en se tordant toujours les mains, personne ne veutdonc me consoler !

– C’est vous qui devriez montrer le plusde courage, et c’est vous qui en montrez le moins, dit Hugh ens’arrêtant devant lui. Ha ! ha ! ha ! voyez-vous lebourreau, quand c’est à son tour !

– Vous ne savez pas ce que c’est, vous,criait Dennis, qui se tordait en deux tout en parlant ; moi,je le sais. Comment ! je pourrais être exécuté !moi ! moi ! en venir là !

– Et pourquoi pas ? dit Hugh,rejetant de côté ses mèches de cheveux pour mieux voir son anciencollègue de révolte. Que de fois, avant de connaître votre état,vous ai-je entendu parler de ça, de manière à en faire venir l’eauà la bouche ?

– Je suis toujours le même ; j’enparlerais encore de même, si j’étais encore bourreau. C’en est unautre que moi qui hérite de mon opinion, à l’heure qu’il est. C’estbien ce qui m’afflige le plus. Il y a quelqu’un, à présent, quim’attend avec impatience pour m’exécuter. Je sais bien par moi-mêmece qui en est.

– Il n’a pas longtemps à attendre, ditHugh en reprenant sa promenade. Vous n’avez qu’à vous dire celapour vous tranquilliser. »

Quoiqu’un de ces deux hommes étalât dans sesparoles et son attitude l’immobilité la plus absolue, et quel’autre, dans chaque mot, dans chaque geste, fît preuve d’unelâcheté si abjecte, que c’était humiliant de le voir, il étaitdifficile de dire quel était celui des deux qui présentait lespectacle le plus repoussant et le plus dégoûtant. Chez Hugh,c’était le désespoir obstiné d’un sauvage attaché au poteaufuneste, le bourreau, au contraire, était réduit à l’état d’unchien qu’on va noyer, et qui a déjà la corde au cou. CependantM. Dennis aurait pu dire, car il le savait bien parexpérience, que ce sont là les deux formes les plus ordinaires chezles patients qui vont sauter le pas. Telle est, en gros, la bellerécolte du grain semé par la Loi, qu’on regardait généralementcette moisson comme une chose toute naturelle.

Il y avait cependant des points par lesquelsils se ressemblaient tous. Le cours errant et fatal de leurspensées, qui les ramenait à des souvenirs subits de chosesanciennes dans le passé, depuis longtemps oubliées, sans relationsentre elles… le vague besoin, qui les tourmentait sans cesse, dequelque chose d’indéfini que rien ne pouvait leur donner… la fuiteailée des minutes qui formaient des heures, comme par enchantement…la venue rapide de la nuit solennelle… l’ombre de la mort plananttoujours sur eux, dont cependant l’obscurité ténébreuse n’empêchaitpas les détails les plus communs et les plus triviaux de surgir aumilieu de l’horreur dont ils étaient frappés, pour les forcer à lescontempler… l’impossibilité de conserver leur esprit, quand ils yeussent été disposés, dans un état de pénitence et de préparationdernière, ou même de le tenir fixé sur toute autre chose quel’image hideuse qui fascinait toutes leurs facultés, voilà cequ’ils avaient tous de commun ; il n’y avait de différence quedans les signes extérieurs.

« Allez nous chercher le livre que j’ailaissé là dedans… sur votre lit, dit-elle à Barnabé en entendantsonner l’heure. Embrassez-moi d’abord. »

Il regarda son visage et vit bien dans sestraits que le moment était venu. Après s’être tenus longtemps dansles bras l’un de l’autre, il s’arracha de ceux de sa mère, en luirecommandant de ne pas bouger avant son retour. Il ne fut pas longà revenir, car il avait été rappelé par un cri déchirant… Mais elleétait partie.

Il courut à la porte de la cour, pour regarderau travers. Il vit qu’on l’emportait. Elle lui avait dit que soncœur se briserait. Hélas ! plût à Dieu !

« Ne croyez-vous pas, lui dit Dennis enpleurnichant et en se traînant jusqu’à lui, pendant qu’il était làdebout, le pied enraciné dans le sol, à regarder la muraille nue etvide ; ne croyez-vous pas qu’il me reste encore quelquechance ? C’est une fin si terrible ! une fin si terriblepour un homme comme moi ! Ne croyez-vous pas qu’il se trouveraquelque chance, je ne dis pas pour vous, mais pour moi ?Parlez bas, que celui-là (montrant Hugh) ne nous entende pas :c’est un tel garnement !

– Allons, dit le gardien, qui venait defaire sa ronde en dedans et en dehors avec les mains dans sespoches, et qui bâillait comme s’il s’ennuyait à mourir, allons, mesgars, il est temps de rentrer !

– Non, pas encore, cria Dennis ; pasencore : il s’en faut d’une heure.

– Dites donc… il parait que votre montrea bien changé d’allure, reprit le gardien ; j’ai vu le tempsoù elle avançait : elle a maintenant le défaut contraire.

– Mon ami, criait la misérable créatureen tombant à genoux, mon cher ami, car vous avez toujours été moncher ami, il faut qu’il y ait quelque méprise. Il y a, j’en suissûr, quelque lettre égarée, quelque messager qui aura été arrêté enroute. Qui sait s’il n’est pas tombé de mort subite ? J’ai vucomme cela, une fois, un homme tomber roide mort dans la rue ;je l’ai vu de mes yeux, et même il avait des papiers dans sa poche.Envoyez demander. Que quelqu’un aille aux informations. Il n’estpas possible qu’ils veuillent me pendre ; c’est tout à faitimpossible… Mais si, j’y pense, ils veulent me pendre, reprit-il ense relevant sur ses pieds avec un cri d’angoisse. Ils veulent mependre par surprise, et c’est pour cela qu’ils retiennent la grâcequ’on m’a faite. C’est un complot contre ma vie, ils veulent que jela perde. »

Et poussant un autre hurlement, il tomba parterre dans une crise de nerfs.

« Voyez-vous le bourreau, quand c’est sontour ! répéta Hugh, pendant qu’on emportait son camarade.Ha ! ha ! ha ! Courage, brave Barnabé ! ça nenous fait rien à nous. Votre main. D’ailleurs ils font bien de nousretirer du monde : car, s’ils nous relâchaient, nous ne lestiendrions pas quittes à si bon marché, hein ? Encore unepoignée de main ; on ne meurt qu’une fois. Si vous vousréveillez la nuit, vous n’avez qu’à vous bercer avec ce gairefrain, et vous retomberez tout de suite la tête sur l’oreiller,Ha ! ha ! ha ! »

Barnabé jeta encore un coup d’œil par lagrille de la cour, qui était vide maintenant. Puis il regarda Hughenjamber hardiment le pas qui conduisait à son cachot. Ill’entendit crier bravo ! et partir d’un grand éclat de rire enfaisant tourner son chapeau au-dessus de sa tête. Alors, il s’enalla lui-même, comme un somnambule, aussi insensible à la crainteou au chagrin, et se jeta sur sa paillasse, écoutant l’heurequ’allait sonner l’horloge.

Chapitre 35

 

Le temps suivait son cours. Le tapage des ruesdevenait moins fréquent petit à petit, jusqu’à ce qu’enfin lesilence ne fut plus guère interrompu que par les cloches des toursde l’église, marquant la marche… plus lente et plus discrètependant le sommeil de la ville endormie, de ce grand Veilleur àtête grise, qui ne connaît pour lui ni sommeil ni repos. Dans lecourt intervalle des ténèbres et du calme dont jouissent les villesaprès la fièvre de la journée, tout bruit d’affaires s’éteint, etceux qui, par hasard, s’éveillent de leurs songes, restent àécouter dans leurs lits, à soupirer après l’aube, à regretter quela fin de la nuit ne soit pas encore écoulée.

Dans la rue, en dehors du long mur de laprison, des ouvriers vinrent en flânant à cette heure solennelle,par groupes de deux ou trois, et, en se rencontrant sur lachaussée, ils posèrent leurs outils par terre et se mirent àchuchoter entre eux. D’autres sortirent bientôt de la prison même,portant sur leur dos des planches et des charpentes. Quand ilseurent sorti tous ces matériaux, les premiers se mirent à labesogne à leur tour, et le son lugubre des marteaux commença àretentir dans les rues jusque-là silencieuses.

Çà et là, parmi ces ouvriers réunis, on envoyait un, avec une lanterne ou une torche fumante à la main, setenir auprès des autres pour les éclairer dans leur travail ;et à l’aide de cette lueur douteuse on en entrevoyait quelques-unsdans l’ombre qui arrachaient des pavés sur le chemin, pendant qued’autres tenaient tout droits de grands poteaux ou les fixaientdans des trous préparés d’avance pour les recevoir. D’autresamenaient lentement à leurs camarades une charrette vide, quigrondait derrière eux en sortant de la prison ; pendant qued’autres, enfin, dressaient de longues barricades en travers de larue. Ils étaient tous très occupés à leur ouvrage. Leurs figuressombres, qui se mouvaient de droite et de gauche, à cette heureinaccoutumée, si actives et si silencieuses, auraient pu passerpour des ombres de revenants employés, à l’heure de minuit, àquelque ouvrage fantastique, qui s’évanouirait comme elles au chantdu coq, au premier rayon du jour, ne laissant plus à leur place quele brouillard et les vapeurs du matin.

Tant qu’il fit encore noir, il s’amassa sur laplace un petit nombre de curieux, qui étaient venus tout exprèsavec l’intention d’y rester. Ceux même qui ne traversaient la placequ’en passant pour aller ailleurs, s’arrêtaient là quelque tempscomme par un attrait irrésistible. Cependant le bruit de la scie etdu maillet allait son train gaillardement, mêlé au fracas desplanches qu’on jetait sur le pavé de la chaussée, et de temps entemps aux voix des ouvriers qui s’appelaient les uns les autres.Toutes les fois qu’on entendait le carillon de l’église voisine, etc’était à chaque quart d’heure, une étrange sensation, instantanéeet inexprimable, mais bien visible, courait comme un frisson sur lecorps de tous les assistants.

Petit à petit on vit apparaître à l’orient unefaible lueur, et l’air, qui était resté chaud toute la nuit, devintfroid et glacé. Ce n’était pas encore le jour, mais l’obscuritédiminuait, et les étoiles pâlissaient. La prison, qui n’avait étéjusque-là qu’une masse noire sans figure et sans forme, prit sonaspect accoutumé, et de temps à autre on put voir sur son toit unveilleur solitaire s’arrêter pour regarder de là les préparatifsqu’on faisait dans la rue. Comme cet homme faisait, en quelquesorte, partie de la prison même, et qu’il savait, ou du moins onpouvait le supposer, tout ce qui s’y passait, il devenait par celamême l’objet d’un intérêt particulier, et on regardait sasilhouette, on se la montrait les uns aux autres avec autant devivacité que si c’était un esprit.

Cependant la faible lueur devint pluséclatante, et les maisons, avec leurs inscriptions et leursenseignes, se détachèrent distinctement sur le fond grisâtre dumatin. De grosses voitures publiques sortirent lourdement de lacour d’auberge vis-à-vis, avec les voyageurs avançant la tête pouravoir leur part du coup d’œil ; et en s’en allant cahin-caha,chacun d’eux jetait en arrière un dernier regard sur la prison.Puis bientôt les premiers rayons du soleil vinrent éclairer la rue,et l’œuvre nocturne qui, dans ses divers progrès et surtout dansl’imagination variée des spectateurs, avait pris cent formessuccessives, possédait enfin sa vraie et due forme, … c’était unéchafaud et un gibet.

Dès que la chaleur d’un jour éclatant commençaà se faire sentir à la foule encore peu épaisse, on entendit leslangues se délier, les volets s’ouvrir, les jalousies setirer ; les personnes qui avaient couché dans des appartementsde l’autre côté de la prison, et qui avaient de bonnes places àlouer à grand prix pour voir l’exécution, sortirent de leur lit àla hâte. Dans plusieurs maisons, les gens étaient occupés à releverles châssis des croisées pour la plus grande commodité desspectateurs ; il y en avait même d’autres où les spectateursétaient déjà à leur poste, assis sur leurs chaises, et jouant auxcartes, ou buvant, ou plaisantant ensemble, pour passer le temps.Quelques-uns avaient loué des places jusque sur le toit, et on lesvoyait déjà grimper pour les prendre, par le parapet ou par lesfenêtres des greniers. Quelques autres, ne trouvant pas leursplaces assez bonnes hésitaient à les occuper, et restaient deboutdans un état d’indécision, contemplant en bas la foule quigrossissait successivement, avec les ouvriers qui se reposaientnonchalamment contre l’échafaud, et affectant de se montrer peusensibles à l’éloquence du propriétaire, qui leur vantait lemagnifique coup d’œil qu’on avait de la maison, et le bon marchéqu’il en demandait.

Jamais on n’avait vu plus belle matinée duhaut des toits et des étages supérieurs de ces bâtiments ; lesclochers des églises de Londres et le dôme de la grande cathédraleappelaient les regards, bien au-dessus de la prison, découpés surun ciel bleu, et colorés par les nuages légers d’un jour d’été,montrant dans une atmosphère pure et claire jusqu’aux dessinsdentelés de leur architecture, toutes leurs niches et leursouvertures. Tout était lumière et bonheur, excepté en bas dans larue, encore dans l’ombre ; l’œil plongeait là dans une grandefosse sombre, où, au milieu de tant de vie et d’espérance, aumilieu de cette renaissance générale, était dressé le terribleinstrument de mort. On aurait dit que le soleil même ne pouvait passe décider à regarder par là.

Mais cet appareil lugubre était encore mieuxainsi, triste et caché dans l’ombre, qu’au moment où la journéeétant plus avancée, il étala dans la pleine gloire du soleilbrillant sa peinture noire toute craquelée, et ses nœuds coulantsqui se balançaient à la lumière du jour comme des guirlandeshideuses. Il était mieux dans la solitude et la tristesse del’heure de minuit, avec un petit nombre de formes vivantes groupéesautour de lui, qu’à la fraîcheur du matin, signal du réveil de lavie, au centre d’une foule avide. Il était mieux quand il hantaitla rue comme un spectre, pendant que tout le monde était couché, etqu’il ne pouvait infecter de son influence que les rêves de laville, que lorsqu’il vint braver le grand jour et salir de saprésence impure les sens des citoyens éveillés.

Cinq heures étaient sonnées… puis six… puishuit. Le long des deux grandes rues, à chaque bout de la place, ily avait maintenant un torrent de monde qui roulait ses flotsvivants vers les rendez-vous d’affaires et les marchés où lesappelaient l’amour du gain. Les charrettes, les diligences, lesfourgons, les camions, les diables et les brouettes se frayaient deforce un passage à travers les derniers rangs de la foule, pour serendre dans la même direction. Les voitures publiques qui venaientdes environs s’arrêtaient, et le conducteur montrait avec son fouetle gibet, quoiqu’il eût pu s’en épargner la peine : car sesvoyageurs n’avaient pas besoin de cela pour tourner tous la tête dece côté, et les portières étaient tapissées d’yeux tout grandsouverts. Dans quelques charrettes et quelques fourgons, on pouvaitvoir des femmes jetant avec épouvante un coup d’œil du côté decette horrible machine ; il n’y avait pas jusqu’aux petitsenfants que leurs papas tenaient au-dessus de leur tête dans lafoule pour leur faire voir le beau joujou qu’on appelle unepotence, et pour leur apprendre comment on pend un homme.

On devait mettre à mort, devant la prison,deux des insurgés qui avaient pris part à l’attaque dirigée contreelle ; immédiatement après on devait en exécuter un autre dansBloomsbury-Square, À neuf heures, un fort détachement de soldats semit en marche dans la rue, se forma en double haie, et ne laissaqu’un étroit passage dans Holborn, qui avait été, tant bien quemal, occupé toute la nuit par les constables. À travers les rangsde la troupe, on amena une autre charrette (celle dont nous avonsdéjà parlé servait à la construction de l’échafaud), et on la roulajusqu’à la porte de la prison. Après ces préparatifs, les soldatspurent mettre l’arme au pied : les officiers se promenaient delong en large dans le passage qu’ils avaient pratiqué, ou causaientensemble au pied de l’échafaud. Quant à la foule qui s’étaitrapidement accrue depuis quelques heures, et qui recevait encore denouveaux renforts à chaque minute, elle attendait midi avec uneimpatience que redoublait chaque carillon de l’horloge duSaint-Sépulcre.

Jusqu’à ce moment la foule était restéetranquille, et même, vu les circonstances, comparativementsilencieuse, excepté quand l’arrivée de quelque nouvelle société àune fenêtre encore inoccupée fournissait l’occasion de regarder parlà et de faire quelques observations. Mais, à mesure que l’heureapprochait, il s’éleva un bourdonnement, un murmure qui, croissantde moment en moment, finit par devenir un tumulte assez fort pourremplir l’air d’alentour.

Il n’y avait pas moyen d’entendredistinctement des mots ni même des voix dans cette clameur, etd’ailleurs on ne se parlait guère les uns aux autres : si cen’est que, par exemple, ceux qui se prétendaient mieux informés,disaient peut-être à leurs voisins qu’ils reconnaîtraient bien lebourreau quand il paraîtrait, parce qu’il était plus petit quel’autre ; ou bien que l’homme qui devait être pendu avec luis’appelait Hugh, et que c’était Barnabé Rudge qu’on pendrait àBloomsbury-Square.

À l’approche du moment fatal, le bourdonnementdevint si fort, que ceux qui étaient aux fenêtres ne pouvaient pasentendre sonner l’heure à l’horloge de l’église, quoiqu’elle fûttout près d’eux. Il est vrai qu’ils n’avaient pas besoin del’entendre, ils pouvaient bien la voir sur le visage des gens. Iln’y avait pas plus tôt un nouveau quart de sonné, qu’il se faisaitun mouvement dans la foule… comme s’il venait de leur passerquelque chose sur la tête… comme s’il y avait un changement subitdans la température… et dans ce mouvement on pouvait lire le faitcomme sur un cadran d’airain avec le bras d’un géant pouraiguille.

Onze heures trois quarts ! le murmuredevient étourdissant, et cependant chacun a l’air d’être muet.Regardez partout où vous voudrez dans la foule, et vous ne voyezque des yeux tendus, des lèvres serrées. L’observateur le plusvigilant aurait eu bien de la peine à vous montrer tel point ou telautre, et à vous dire : « Tenez, c’est l’homme de là-basqui vient de crier. » Il serait aussi facile de voir unehuître remuer les lèvres dans son écaille.

Onze heures trois quarts ! Bon nombre despectateurs, qui s’étaient retirés de leurs fenêtres, reviennentrestaurés, comme si c’était l’heure juste où ils doivent reprendreleur faction. Ceux qui s’étaient endormis se réveillent, et chacundans la foule fait un dernier effort pour se ménager une meilleureplace, ce qui occasionne une presse effrayante contre lesbalustrades, et les fait céder et ployer sous le poids comme desimples roseaux. Les officiers, qui jusque-là s’étaient tenus engroupes, vont reprendre leurs positions respectives, et commanderla manœuvre, le sabre en main : « Portez armes !« et l’acier poli, en circulant à travers la foule, brille ets’agite au soleil comme les eaux d’un fleuve. Au milieu de cettetraînée éclatante, deux hommes amènent vivement un cheval qu’on sedépêche d’atteler à la charrette qui est à la porte de laprison ; puis un profond silence remplace le tumulte quin’avait fait jusque-là que s’accroître, et après cela un moment decalme pendant lequel tout le monde retient sa respiration. Pour lecoup, chaque croisée était bouchée par les têtes etagées les unessur les autres : les toits grouillaient de gens, quis’attachaient aux cheminées, qui avançaient le corps par-dessus lesgouttières, qui se tenaient n’importe où, au risque de se voirentraînés sur le pavé de la rue par la première tuile qui viendraità leur manquer dans la main. La tour de l’église, le toit del’église, le cimetière de l’église, les plombs de la prison,jusqu’aux tuyaux de descente et aux poteaux de réverbères, il n’y apas un pouce de terrain qui ne fourmille de créatures humaines.

Au premier coup de midi, la cloche de laprison commença à tinter. Alors le tumulte, mêlé maintenant descris de : « À bas les chapeaux ! » et de :« Les pauvres diables ! » et par-ci par-là dans lafoule de quelques cris et de quelques gémissements, éclata avec uneforce nouvelle. C’était affreux à voir (si on avait rien pu voirdans ce moment d’excitation et de terreur) tout ce pêle-mêle d’yeuxavides braqués sur l’échafaud et la potence.

Le murmure sourd se faisait entendre dans laprison aussi distinctement qu’au dehors. Pendant qu’il résonnaitdans l’air, on amena les trois prisonniers dans la cour ; ilssavaient bien ce que c’était que tout ce bruit.

« Entendez-vous ? cria Hugh, sans enéprouver aucun souci. Ils nous attendent. Je les ai entendus quicommençaient à se rassembler, quand je me suis éveillé cette nuit,et je me suis retourné de l’autre côté pour me rendormir tout desuite. Nous allons voir l’accueil qu’ils vont faire au bourreau, àprésent que c’est son tour. Ha ! ha !ha ! »

L’aumônier, qui arrivait justement en cemoment, le gronda de sa joie indécente et l’avertit de changer deconduite.

« Et pourquoi ça, notre maître ? ditHugh. Qu’est-ce que je peux faire de mieux que de ne pas m’endésoler ? Il me semble que vous, vous ne vous en désolez pastrop non plus. Oh ! vous n’avez pas besoin de me le dire,cria-t-il au moment où l’autre allait parler, vous n’avez pasbesoin de prendre vos airs tristes et solennels, je sais bien quevous ne vous en souciez guère. On dit qu’il n’y a personne commevous dans Londres pour savoir faire une salade de homards.Ha ! ha ! je savais ça, comme vous voyez, avant de venirici. Allez-vous en avoir une bonne, ce matin ? Avez-vous jetéun coup d’œil au déjeuner ? J’espère qu’il y en a à gogo pourtoute cette compagnie affamée qui prendra place à table avec vous,quand la comédie sera finie.

– Je crains bien, fit observer leministre en secouant la tête, que vous ne soyez incorrigible.

– Vous avez raison. Je le suis, répliquaHugh sévèrement. Pas d’hypocrisie, notre maître. Puisque c’est pourvous un jour de plaisir et de régal tous les mois, laissez-moi merégaler et prendre du plaisir à ma manière. S’il vous fautabsolument un garçon qui se meure de peur, il y en a là un qui ferabien votre affaire : vous n’avez qu’à essayer votre pouvoirsur lui. »

En même temps il lui montra Dennis que deuxhommes tenaient entre eux, se traînant à peine sur ses jambes et sitremblant que toutes ses articulations et ses jointures avaientl’air d’être agitées par des convulsions ; puis détournant latête de cet ignoble spectacle, il appela Barnabé qui se tenait àpart.

« Courage, Barnabé ! ne te laissepas abattre mon garçon, c’est bon pour lui.

– Ma foi ! cria Barnabé, ens’approchant vers lui d’un pas léger, je n’ai pas peur, Hugh. Jesuis très content. On m’offrirait maintenant de me laisser la vieque je n’en voudrais pas ; regardez-moi, trouvez-vous quej’aie l’air d’avoir peur de mourir ? Croyez-vous qu’ilspourront me voir trembler, moi ? »

Hugh contempla un moment ses traits, où il yavait un sourire étrange qui n’était pas de ce monde ; son œilvif étincela, et se mettant entre lui et l’aumônier, il murmurarudement quelques mots à l’oreille de ce dernier.

« Tenez ! notre maître, si j’étais àvotre place, je ne lui en dirais pas bien long. Vous avez beauavoir l’habitude de ces choses-là, cette fois-ci ça pourrait vousgâter l’appétit pour votre déjeuner. »

Barnabé était le seul des trois condamnés quise fût levé et eût fait sa toilette le matin. Les autres n’yavaient pas songé seulement une fois, depuis que leur sentenceavait été prononcée. Il portait encore à son chapeau les débris deses plumes de paon, et tous ses atours ordinaires étaient disposéssur sa personne avec le même soin. Son œil de feu, son pas ferme,son port fier et résolu, auraient fait honneur à quelque hautexploit de véritable héroïsme, à quelque acte de sacrificevolontaire, inspiré par une noble cause et un honnête enthousiasme.Quel dommage de les voir honorer la mort d’un rebelle !

Mais tout cela ne faisait encore qu’ajouter àson crime. C’était le comble de l’audace. Ainsi l’avait déclarél’arrêt ; il fallait bien que cela fut. Le bon ministrelui-même avait été grandement choqué, pas plus tard qu’un quartd’heure avant, de voir comme il avait fait des adieux à Grip. Unhomme, dans sa position, s’amuser à caresser un oiseau !…

La cour était pleine de gens ; defonctionnaires civils de bas étage, d’officiers de justice, desoldats, d’amateurs et d’étrangers qu’on avait invités à venir làcomme à la noce. Hugh regardait autour de lui, faisait d’un airsombre un signe de tête à quelque autorité qui lui indiquait de lamain par où il devait avancer, et, donnant une tape sur l’épaule deBarnabé, il passait outre avec la démarche d’un lion.

Ils entrèrent dans une grande chambre, sivoisine de l’échafaud qu’on pouvait de là très bien entendre ceuxqui se tenaient contre les barrières, demander avec instance auxhallebardiers de les enlever de la foule où ils étouffaient, etd’autres crier à ceux de derrière de reculer, au lieu de les foulerà les écraser, et de les suffoquer faute d’air.

Au milieu de cette chambre, deux serruriers,avec leurs marteaux, se tenaient près d’une enclume. Hugh alladroit à eux, et plaça son pied si hardiment sur l’enclume, qu’il lafit résonner comme sous le coup de quelque arme pesante. Puis,croisant les bras, il resta debout pour se faire ôter ses fers,promenant hautement dans la salle ses yeux menaçants sur ceux quiétaient là à le dévisager en se chuchotant à l’oreille.

On perdit tant de temps à traîner Dennis, quela cérémonie était finie pour Hugh et presque pour Barnabé avantqu’il parût. Cependant il ne fut pas plus tôt à cette place qu’ilconnaissait si bien, et au milieu de figures qui lui étaient sifamilières, qu’il retrouva assez de force et de sentiment pourjoindre les mains et faire un dernier appel à la pitié.

« Messieurs, mes bons messieurs, criacette abjecte créature, rampant sur ses genoux, et finissant par sejeter tout de son long étendu sur les dalles : gouverneur,cher gouverneur… honorables shériffs… mes dignes gentlemen, prenezpitié d’un pauvre homme qui a vécu au service de Sa Majesté, de lajustice, du parlement, et… ne me laissez pas mourir… par uneméprise.

– Dennis, dit le gouverneur de la prison,vous savez bien comment tout cela se fait, et que le mandatd’exécution est venu pour vous en même temps que pour les autres.Vous savez bien que nous n’y pouvons rien changer, quand nous enaurions l’envie.

– Tout ce que je demande, monsieur, toutce que je demande et ce que je désire, c’est du temps pour qu’ons’assure du fait, cria le pauvre diable tout tremblant, en jetantde tous côtés un regard qui implorait la sympathie. Le roi et legouvernement ne peuvent pas savoir que c’est de moi qu’ils’agit ; sans cela ils n’auraient jamais le cœur de m’envoyerà cette affreuse boucherie. Ils ont vu mon nom, mais ils ne saventpas que c’est moi. Retardez mon exécution… par charité, retardezmon exécution, mes bons messieurs du bon Dieu… jusqu’à ce qu’onsoit allé leur dire que c’est moi qui suis bourreau ici depuis prèsde trente ans. Quoi ! n’y a-t-il personne qui veuille aller leleur dire ? » Et en même temps il pressait ses mains d’unair suppliant et regardait tout autour, tout autour, bien des fois…« N’y a-t-il pas une âme charitable qui veuille aller le leurdire ?

– Monsieur Akerman, dit un monsieur quise trouvait là près de lui, après un moment de silence ; commeil ne serait pas impossible que cette certitude rendît à cemalheureux homme un peu du calme désirable en un pareil moment,voulez-vous me permettre de lui donner l’assurance qu’on n’ignoraitpas, quand on a rendu la sentence, que c’était bien lui qui étaitle bourreau ?

– Oui ; mais en ce cas, peut-êtren’auront-ils pas cru la peine si forte, s’écria le criminel, setraînant aux genoux de l’interlocuteur, pour le saisir de ses deuxmains, tandis qu’elle est plus forte pour moi, cent fois pire quepour tout autre. Faites-leur savoir ça, monsieur. Ils m’ont puniplus sévèrement rien qu’en m’infligeant la même peine. Retardez monexécution jusqu’à ce qu’ils le sachent. »

Le gouverneur fit un signe, et les deux hommesqui l’avaient soutenu s’approchèrent. Il poussa un cri perçant.

« Attendez, attendez ! un seulmoment ! un seul moment encore. Laissez-moi cette dernièrechance de sursis ; il y en a un de nous trois qui doit aller àBloomsbury-Square. Permettez que ce soit moi. Le sursis peut venirpendant ce temps-là ; je suis sûr qu’il va venir. Au nom duciel ! permettez qu’on m’envoie à Bloomsbury-Square. Ne mependez pas ainsi. C’est un assassinat. »

On lui mit le pied sur l’enclume : maislà même on entendait ses vociférations au-dessus du fracas desmarteaux entre les mains des serruriers, et de la rage enrouée dela foule ; il criait qu’il connaissait la naissance de Hugh…que son père était vivant, et que c’était un gentilhomme d’unenaissance et d’un rang distingués… qu’il possédait des secrets defamille importants ; qu’il ne pouvait les révéler si on ne luien donnait pas le temps, et qu’on le forcerait à mourir en lesayant sur la conscience. Enfin il ne cessa de déraisonner quelorsque la voix lui manqua, et qu’il tomba comme un paquet de lingesale entre les mains de ses deux gardiens.

C’est à ce moment que l’horloge frappa lepremier coup de midi, et que la cloche de la prison commença àtinter. Les différents employés de la prison, avec deux shériffs àleur tête, se mirent en marche vers la porte. Tout était prêt quandle dernier coup de l’heure frappa les oreilles.

On en avertit Hugh en lui demandant s’iln’avait pas quelque chose à dire.

« À dire ! s’écria-t-il ; moi,non ; je suis tout prêt… Ah ! mais si, ajouta-t-il enjetant les yeux sur Barnabé ; j’ai un mot à dire en effet.Viens ici, mon garçon. »

Il y avait en ce moment quelque chose de bon,même de tendre, en désaccord avec son visage farouche, quand ilsaisit son pauvre camarade par la main.

« Voilà ce que j’ai à dire, cria-t-il enregardant d’un œil ferme autour de lui ; c’est que quandj’aurais dix vies à perdre, et que la perte de chacune d’ellesdevrait me donner dix fois l’agonie de la mort la plus douloureuse,je les donnerais toutes… oui, messieurs là-bas qui avez l’air de nepas me croire… je les donnerais toutes les dix pour sauverseulement celle-là… seulement celle-là, répéta-t-il en serrantencore la main de Barnabé… celle qu’il va perdre par ma faute.

– Ce n’est pas par votre faute, ditl’idiot avec douceur, ne dites pas ça ; il n’y a pas dereproche à vous faire : vous avez toujours été très bon pourmoi… Hugh, nous allons enfin savoir qu’est-ce qui fait briller lesétoiles, à présent.

– Je l’ai enlevé à sa mère par surprise,sans savoir qu’il dût en résulter tant de mal, dit Hugh, lui posantla main sur la tête et parlant d’un ton de voix moins élevé ;je la prie de me pardonner, et toi aussi, Barnabé… Tenez,ajouta-t-il avec énergie, regardez ! voyez-vous bien cegarçon-là ?

– Oui, oui, murmura-t-on de tous côtés,sans trop savoir pourquoi cette question.

– Le gentleman de là-bas… il montral’aumônier… m’a souvent entretenu ces jours derniers de foi et deferme croyance. Vous voyez tous ce que je suis… plutôt une brutequ’un homme : on me l’a dit assez de fois… Eh bien ! avectout cela j’avais assez de foi pour croire, et je l’ai cru aussifortement que pas un de vous, messieurs, peut croire quelque chose,que cette vie-là, du moins, serait épargnée. Voyez-le !regardez-le ! »

Barnabé avait fait un pas vers la porte, où ilse tenait debout en lui faisant signe de le suivre.

« Si ce n’était pas là de la foi, si cen’était pas là une ferme croyance, cria Hugh, tenant son brasétendu en avant et levant les yeux au ciel dans l’attitude d’unprophète sauvage que l’approche de la mort a rempli d’uneinspiration fatidique, alors c’est qu’il n’y en a pas. Quel autresentiment pouvait m’apprendre… avec une naissance comme la mienneet une éducation comme celle que j’ai reçue, à espérer encore de lapitié dans ce lieu barbare, cruel, impitoyable ? Moi qui n’aijamais joint les mains pour prier, j’invoque sur cette boucheriehumaine la colère de Dieu ; sur cet arbre de deuil, dont jevais être le fruit mûr suspendu à la branche qui m’attend,j’appelle la malédiction de toutes ses victimes, passées, présenteset à venir, sur la tête de l’homme qui, dans sa conscience, saitbien que je suis son fils, je dépose le vœu qu’il ne meure pas dansson lit de duvet, mais de mort violente comme moi, et qu’il n’aitpas d’autre pleureur à ses funérailles que le vent de la nuit. Etlà-dessus, ainsi soit-il ! ainsi soit-il ! »

Son bras retomba à son côté ; il seretourna et se dirigea vers eux d’un pas assuré. Il était redevenule même homme qu’auparavant.

« Vous n’avez rien de plus àdire ? » reprit le gouverneur.

Hugh fit signe à Barnabé de ne pas l’approcher(sans porter les yeux de son côté), et répondit : « Riende plus. En avant ! À moins, dit Hugh, jetant avec vivacité unregard derrière lui, à moins qu’il n’y ait parmi vous quelqu’un quiait envie d’un chien, et encore à la condition qu’il le traiterabien. J’en ai un qui m’appartient dans la maison d’où je viens, etil serait difficile d’en trouver un meilleur. Il commencera bienpar grogner un peu, mais ça passera… Cela vous étonne que je penseà un chien dans un moment comme ça, ajouta-t-il presque enriant ; mais, voyez-vous, si je connaissais un homme qui leméritât seulement à moitié autant que lui, ce n’est pas au chienque je penserais. »

Il n’ajouta plus un mot et alla prendre saplace, d’un air insouciant, tout en écoutant cependant le servicedes morts, avec quelque chose comme une attention sombre ou unecuriosité vivement excitée. Aussitôt qu’il eut passé la porte, onemporta son misérable compagnon de supplice… et la foule vit lereste.

Barnabé aurait volontiers monté les marches enmême temps qu’eux… il avait même voulu les devancer ; mais onle retint les deux fois, parce que c’était ailleurs qu’il devaitsubir sa peine. Quelques minutes après, les shériffs reparurent. Lamême procession reprit sa marche à travers un grand nombre depassages et de corridors, pour passer par une autre porte où lacharrette attendait. Il baissa la tête pour éviter de voir ce qu’ilsavait bien que ses yeux ne manqueraient pas de rencontrer sanscela, et s’assit tristement, quoiqu’avec un certain orgueil et unecertaine joie d’enfant… sur le véhicule. Les aides prirent leursplaces à côté, devant et derrière. Les voitures des shériffsvinrent après. Un détachement de soldats entoura le tout, et on semit lentement en route à travers les rangs pressés de la foule,pour arriver à la maison en ruines de lord Mansfield.

C’était bien triste à voir… tout cet appareil,toute cette force déployée, toutes ces baïonnettes étincelantesautour d’une créature sans défense… Mais ce qui était plus tristeencore, c’était de remarquer comme tout le long du chemin sespensées errantes trouvaient un étrange encouragement dans lespectacle de ces fenêtres garnies de curieux et de la multitude quiencombrait les rues ; c’était d’observer comme dans cemoment-là même il se montrait sensible à l’influence du beau cielbleu dont il semblait chercher à pénétrer, le sourire sur leslèvres, la profondeur impénétrable. Mais on avait déjà vu tant descènes pareilles depuis la fin des émeutes ; on en avait vu desi attendrissantes, de si repoussantes, qu’elles avaient bienplutôt réussi à éveiller la pitié pour les victimes que le respectde la Loi, dont le bras rigoureux semblait, dans bien des cas,s’être appesanti avec autant de barbare plaisir, une fois le dangerpassé, qu’elle s’était montrée, lâchement paralysée dans le périlde la crise.

Deux boiteux…deux vrais enfants… l’un avec unejambe de bois, l’autre traînant, à l’aide d’une béquille, sesmembres tout tortillés, furent pendus à cette même place deBloomsbury-Square. Quand la charrette fut au moment de glisser sousleurs pieds pour consommer leur supplice, on s’aperçut qu’ilstournaient le dos au lieu de tourner la face à la maison qu’ilsavaient aidé à piller, et on prolongea leur angoisse pour réparercet oubli. On pendit aussi dans Bowstreet un autre petitgarçon ; d’autres jeunes gars eurent le même sort dans diversquartiers de la ville ; quatre malheureuses femmes furentmises à mort : en un mot, ceux qu’on exécuta comme insurgésn’étaient guère, pour la plupart, que les plus faibles, les plusvulgaires, les plus misérables d’entre eux. La meilleure satirequ’on pût faire du fanatisme hypocrite qui avait servi de prétexteà tous ces maux, c’est qu’un certain nombre de ces malheureuxdéclarèrent qu’ils étaient catholiques, et demandèrent des prêtresde cette religion pour les assister à leurs derniers moments.

On pendit dans Bishopsgate-Street un jeunehomme dont le vieux père avec sa tête grise attendait son arrivéeau pied de la potence pour l’embrasser, et s’assit là par terre,jusqu’à ce qu’on eût descendu le corps. On lui aurait bien faitcadeau du cadavre de son fils ; mais il n’avait ni corbillard,ni bière, ni rien pour l’emporter : il était troppauvre ! il fallut qu’il se contentât de la satisfaction demarcher tout bonnement à côté de la charrette qui ramenait sonenfant à la prison, essayant, le long du chemin, de toucher aumoins sa main sans vie.

Mais la foule avait oublié ces détails, ou, sielle n’en avait pas perdu la mémoire, elle ne s’en souciaitguère ; et, pendant qu’une multitude nombreuse se battait ettempêtait pour s’approcher du gibet devant Newgate, afin d’y jeterun dernier coup d’œil avant de s’en séparer, il y en avait uneautre qui suivait l’escorte du pauvre Barnabé, pour aller grossirla foule qui l’attendait sur les lieux.

Chapitre 36

 

Le même jour, et presque à la même heure,M. Willet senior fumait sa pipe sur sa chaise, dans unechambre du Lion Noir. Quoiqu’on fût en pleine chaleurd’été, M. Willet était assis tout contre le feu. Il étaitplongé dans une profonde méditation, tout entier à ses proprespensées, auquel cas il ne manquait jamais de se mijoter à l’étuvée,persuadé que ce procédé de cuisson était favorable pour mettre enfusion ses idées, qui, lorsqu’il commençait à mitonner, semettaient quelquefois à couler assez copieusement pour l’étonnerlui-même.

Mille et mille fois déjà, les amis etconnaissances de M. Willet, pour le consoler, lui avaientdonné l’assurance que, pour se récupérer des pertes et dommagesqu’il avait soufferts dans le pillage du Maypole, il pouvait avoir« un recours sur le comté. » Mais comme cette manière deparler avait le malheur de ressembler à cette expressionpopulaire : « avoir recours à la paroisse[7], » M. Willet ne voyait dans cesconsolations prétendues qu’un paupérisme déguisé, sur une plusgrande échelle peut-être, mais qui n’en était pas moins le signe desa ruine à un point de vue plus étendu. En conséquence, il n’avaitjamais manqué de recevoir ces communications par un mouvement detête douloureux, ou par de grands yeux hébétés, de sorte qu’on levoyait toujours plus mélancolique après une visite de condoléance,qu’à tout autre moment des vingt-quatre heures de chaquejournée.

Cependant le hasard voulut que, se trouvantassis devant le feu dans cette occasion particulière, soit qu’ilfût déjà, pour ainsi dire, rissolé à point, soit qu’il fût dans unétat d’esprit plus gaillard que d’habitude, soit par un heureuxconcours de ces deux circonstances combinées… le hasard voulut que,se trouvant assis dans cette occasion particulière, M. Willetaperçût de loin, dans les profondeurs les plus reculées de sonintellect, une espèce d’idée cachée, ou de faible probabilité qu’ily avait peut-être à tirer sur la bourse publique des fondsapplicables à la restauration du Maypole, pour lui faire reprendreson ancienne splendeur parmi les tavernes de ce monde. Et ce rayonmystérieux de lumière encore incertaine se fit tout doucement sibien jour au dedans de lui, qu’il finit par y prendre feu, et parl’illuminer d’une pensée claire et visible à ses yeux, comme lebrasier devant lequel il était assis. Enfin, bien convaincu qu’ilavait les premiers honneurs de cette découverte ; que c’étaitlui qui avait levé, chassé, visé et abattu d’un bon coup à la têteune idée parfaitement originale, qui ne s’était jamais jusque-làprésentée à aucun homme, mort ou vivant, il posa sa pipe pour sefrotter les mains, et rit à gorge déployée.

« Eh mais ! père, lui cria Joe, quientrait en ce moment, vous êtes bien gai, aujourd’hui !

– Oh ! rien de particulier, ditM. Willet, continuant de rire de bon cœur, rien du tout departiculier, Joseph. Voyons ! contez-moi quelque chose decette Savaigne. »

Et, après avoir exprimé ce désir,M. Willet eut un troisième accès de rire, et interrompit cesdémonstrations d’humeur légère qui ne lui étaient pas ordinaires,en remettant sa pipe entre ses dents.

« Que voulez-vous que je vous dise,père ? répondit Joe en posant la main sur l’épaule paternelle,et en regardant son visage en face ; que me voilà revenu pluspauvre qu’un rat d’église ? Ce n’est pas nouveau pour vous. Oubien que me voilà revenu mutilé et estropié ? C’est encorequelque chose qui n’est pas nouveau pour vous.

– On l’a coupé, marmotta M. Willet,toujours les yeux fixés sur le feu, à la défense de la Savaigne, enAmérique, dans le pays où on fait la guerre.

– C’est bien cela, répliqua Joe, souriantet s’appuyant, avec le coude qui lui restait, sur le dos dufauteuil de son père. C’est justement le sujet dont je venaiscauser avec vous. Un homme qui n’a plus qu’un bras, père, ne peutpas servir à grand’chose dans l’activité générale de ce monde.

C’était là une de ces propositions vastesauxquelles M. Willet n’avait jamais réfléchi et qui méritaientmûre considération. Aussi ne répondit-il pas.

« Dans tous les cas, reprit Joe, il n’estpas libre de prendre et de choisir ses moyens d’existence comme unautre. Il ne peut pas dire : « Je vais mettre la main àceci, » ou : « Je ne veux pas mettre la main àcela ; » il faut qu’il prenne ce qu’il trouve, et encorequ’il se trouve heureux de n’être pas réduit à pis…Plaît-il ? »

M. Willet venait, en effet, de se répétertout bas à lui-même, d’un air rêveur, les mots :« Défense de la Savaigne, » mais il parut embarrasséd’avoir été entendu, et répondit : « Rien.

– Maintenant, écoutez bien, père.M. Édouard est revenu en Angleterre des Indes occidentales. Àl’époque où on l’a perdu de vue (vous savez, père, le même jour oùje me sauvai de mon côté), il a fait un voyage dans une île de cepays-là, où s’était établi un de ses camarades de collège. Quand ill’eut retrouvé là, il ne se crut pas déshonoré de prendre un emploidans son domaine et… et, bref, il y a bien fait ses affaires ;il y prospère, il a fait ici un voyage pour son compte, et va yretourner au plus tôt. C’est un bonheur de toute manière que noussoyons revenus à peu près en même temps, et que nous nous soyonsrencontrés dans les derniers troubles : car non seulement cefut pour nous l’occasion de rendre service à d’anciens amis ;mais cette circonstance m’a procuré l’avantage de pouvoir me tirerd’affaire sans être à charge à personne. En un mot, père, il peutme donner de l’occupation ; de mon côté, je me suis assuré queje peux lui être de quelque utilité, et je m’en vais emporter monunique bras à son service pour en tirer le meilleur partipossible. »

Aux yeux intellectuels de M. Willet, lesIndes occidentales, ou plutôt toute contrée étrangère, n’étaienthabitées que par des nations sauvages qui ne faisaient toute lajournée qu’enterrer le calumet de paix, brandir des tomahawks, etse tatouer sur le corps des dessins plus étranges les uns que lesautres. Il n’eut donc pas plus tôt entendu cette déclaration qu’ilse renversa sur son fauteuil, tira sa pipe de ses lèvres, et fixasur son fils des yeux aussi effarés que s’il le voyait déjà attachéà un pieu, et livré aux plus cruelles tortures pour l’amusementd’une population folâtre. Quelle forme allait-il donner àl’expression de ce sentiment, c’est ce qu’on n’a jamais pusavoir ; mais peu importe, d’ailleurs : car, avant qu’ileût pu trouver une syllabe, Dolly Varden accourut dans la chambre,toute en larmes, se jeta sur le sein de Joe, sans un motd’explication, et lui passa ses bras blancs autour du cou.

« Dolly ! cria Joe. Dolly !

– Oui, appelez-moi comme ça, toujourscomme ça, s’écria la petite demoiselle du serrurier. Et ne meparlez plus avec froideur ; ne me tenez pas à distance, commevous faisiez ; ne m’en veuillez plus jamais de mes folies,dont je me suis depuis longtemps repentie, ou vous me ferez mourirde chagrin, Joe.

– Moi vous en vouloir ! dit Joe.

– Oui… car chaque mot de bonté et desincère franchise que vous prononciez m’allait au cœur ; carvous, qui avez tant souffert avec moi… car vous, qui ne devez qu’àmes caprices toutes vos peines et vos chagrins… quand je vous voissi bon… si noble pour moi, Joe… »

Il ne put rien lui dire, pas une syllabe, il yavait bien une sorte d’éloquence assez drôle dans son bras gauchequi lui avait serré la taille ; mais, quant à ses lèvres,elles étaient muettes.

« Encore, si vous m’aviez rappelé par unmot… seulement un petit mot… continua Dolly, sanglotant, ets’attachant encore à lui de plus près, que je ne méritais pas lapatience que vous m’aviez montrée ; si vous vous étiez un seulmoment prévalu de votre triomphe, j’en aurais eu moins dechagrin.

– Mon triomphe ! » répéta Joe,avec un sourire qui semblait dire : « Avec cela que jesuis un beau garçon pour triompher !

– Oui, votre triomphe, criait-elle,toujours de tout son cœur et de toute son âme, qui éclataient danssa voix et dans les larmes dont étaient inondées ses joues, carc’en est un. Je suis heureuse de penser et de reconnaître que c’enest un. Je ne voudrais pas pour tout au monde me sentir moinshumiliée… Oh non ! je ne voudrais pas avoir perdu le souvenirde ce dernier soir où nous nous sommes entretenus ici même… non,non, quand même je pourrais effacer le passé de ma mémoire, etqu’il dépendrait de moi que ce fût hier seulement que notreséparation eût eu lieu. »

Jamais vous n’avez vu regard d’amoureux commecelui de Joe en ce moment.

« Cher Joe, dit Dolly, je vous aitoujours aimé… oui, dans le fond du cœur je vous aimais toujours,malgré ma vanité et mes étourderies. J’avais espéré que vousreviendriez ce soir-là. Je m’étais figuré que vous n’y manqueriezpas. J’en ai fait au ciel la prière à deux genoux. Et dans tout lecours de ces longues, longues années que vous avez passées loin demoi, jamais je n’ai cessé de penser à vous, et d’espérer qu’enfinnous aurions un jour le bonheur d’être réunis. »

L’éloquence du bras de Joe surpassa toutecelle du langage le plus passionné ; et celle de ses lèvres,donc !… Et cependant, avec tout cela, il ne disait pas unmot.

« Et maintenant enfin, cria Dolly toutepalpitante de l’ardeur qu’elle mettait dans ses paroles, quand vousseriez malade, estropié de tous vos membres, valétudinaire,infirme, morose ; quand même, au lieu d’être ce que vous êtes,vous ne seriez aux yeux de tout le monde, non pas aux miens, qu’undébris, qu’une ruine, plutôt qu’un homme, je n’en serais pas moinsvotre femme, votre bonne amie, avec plus d’orgueil et de joie quesi vous étiez le lord le plus magnifique de toute l’Angleterre.

– Qu’ai-je fait, s’écria Joe à son tour,qu’ai-je donc fait pour obtenir une telle récompense ?

– Vous m’avez appris, dit Dolly, levantvers lui sa jolie figure, à me connaître et à vous apprécier ;à valoir un peu mieux que je ne valais ; à mieux me rendredigne de votre brave et virile nature. Plus tard, cher Joe, vousverrez avec le temps que vous m’avez appris tout cela : car jeveux être, non seulement à présent que nous sommes jeunes et pleinsd’espérance, mais encore quand nous serons devenus vieux et cassés,je veux être votre douce, votre patiente, votre infatigable petitefemme. Je ne veux plus avoir de pensée ni de soin que pour notreménage et pour vous ; je veux m’étudier sans cesse à vousplaire par le témoignage constant de ma plus vive affection et demon amour le plus dévoué. Je le veux, oh oui, je leveux ! »

Joe ne put que répéter ses premiers mouvementsd’éloquence, mais… c’était bien tout ce qu’il pouvait faire demieux approprié à la circonstance.

« Ils le savent à la maison ; ditDolly. Pour vous suivre, je les quitterais, s’il le fallait ;mais je n’en ai pas besoin ; ils savent tout, et ils en sontcharmés ; ils sont aussi fiers de vous que moi-même, et aussipleins de reconnaissance…Ne viendrez-vous pas me voir, comme unpauvre cher ami qui m’a connue, quand j’étais petite fille ?n’est-ce pas que vous viendrez, cher Joe ? »

C’est bon ! c’est bon ! ne vousinquiétez pas de ce que Joe dit en réponse : il en dit bienlong, à coup sûr. Et Dolly ne fut pas en reste. Et il pressa Dollydans son bras, qui la serrait joliment, pour un bras seul. Et Dollyne fit pas de résistance ; et s’il y a jamais eu un coupleheureux dans ce monde, qui avec tous ses défauts n’est pas encoresi misérable, au bout du compte, vous pouvez dire, sans risque devous tromper, que c’était celui-là.

Dire que, durant ces évolutions,M. Willet senior éprouvait les plus grandes émotions desurprise dont la nature humaine soit susceptible ; dire qu’ilétait dans une espèce de paralysie d’étonnement, et qu’il étaitenlevé dans les régions les plus ardues, les plus étourdissantes,les plus inaccessibles, d’une stupéfaction compliquée… ce seraitfaire en termes bien imparfaits une esquisse trop incomplète del’état d’esprit où il se trouvait égaré. Si un Roc, unaigle, un griffon, un éléphant volant, un cheval marin avec sesgrandes ailes, lui eût apparu subitement, qu’il l’eût pris sur sondos, et l’eût emporté corporellement au cœur même de laSavaigne, ce n’aurait été pour lui qu’un événementvulgaire et journalier, en comparaison de ce qu’il voyait de sesyeux. Quoi ! être là sur sa chaise tout tranquillement, àregarder et à entendre tout ça ! se voir complètement négligé,oublié, laissé de côté, pendant que son fils et une demoisellecausaient ensemble d’une manière si passionnée, s’embrassaient l’unl’autre, et ne se gênaient pas plus que s’ils étaient chezeux ! c’était vraiment une position si monstrueuse, siinexplicable, qui passait si bien ses plus vastes facultés decompréhension, qu’il en tomba dans une léthargie d’ébahissementdont il ne pouvait pas plus se réveiller qu’un dormeur enchantédans la première année de son bail emphytéotique avec les fées.

« Père, dit Joe en lui présentant Dolly,vous voyez de quoi il s’agit ? »

M. Willet regarda d’abord la jeune fille,puis son fils, puis encore Dolly, et alors il fit un effort inutilepour tirer une bouffée de sa pipe, qui était éteinte depuislongtemps.

« Dites seulement un mot, quand ce neserait que… comment vous portez-vous ? insista Joe.

– Certainement, Joseph, réponditM. Willet, oui, sans doute. Pourquoi pas ?

– Vous avez raison, dit Joe. Pourquoipas ?

– Oh ! répliqua le père, pourquoipas ? »

Et en faisant cette réflexion à voix basse,comme s’il discutait en lui-même quelque grave question, il seservit de son petit doigt… si toutefois il en avait un sur les dixqui méritât cette qualification ; il se servit du petit doigtde sa main droite comme d’un bourre-pipe, et retomba dans sonsilence.

Et il resta là assis au moins une demi-heure,quoique Dolly, du ton le plus caressant, lui exprimât plus d’unedouzaine de fois l’espérance qu’il n’était pas fâché contre elle.Il resta là assis une demi-heure, comme pétrifié, sans remuer, niplus ni moins qu’une grosse quille. À l’expiration de cettepériode, tout à coup, et sans la moindre préparation, il poussa, augrand saisissement des deux jeunes gens, un éclat de rire bruyantet court, en répétant :

« Certainement, Joseph. Oui, sans doute.Pourquoi pas ? »

Et il sortit pour faire un petit tour.

Chapitre 37

 

Ce n’est pas du côté de la Clef d’orque le vieux John alla faire son petit tour de promenade : carentre la Clef d’or et le Lion Noir il y a tout unvoyage de rues à la file, comme le savent bien ceux qui connaissentles distances respectives de Clerkenwell et de White-Chapel, etM. Willet était connu pour n’être pas un fameux piéton. Maisla Clef d’or se trouve sur notre chemin, si elle n’étaitpas sur le sien ; ce chapitre va donc nous suivre, s’il vousplaît, à la Clef d’or.

La Clef d’or en personne, cet emblèmenaturel de l’état de serrurier, avait été jetée à bas par lesémeutiers, et foulée injurieusement sous leurs pieds. Mais, en cemoment, on l’avait remontée à sa place, dans toute la gloire d’unenouvelle couche de peinture, et jamais elle n’avait eu si bonnemine.

Elle n’était pas la seule. Toute la façade dela maison était élégante et coquette : on l’avait si bienrafraîchie du haut en bas, que, s’il restait encore quelques-unsdes perturbateurs, qui étaient venus l’attaquer, la vue de ce bonvieux logis, rajeuni et prospère, devait être pour eux un verrongeur, un vrai crève-cœur.

Cependant les volets de la boutique étaientclos ; les jalousies du premier étage étaient toutesabaissées, et, au lieu de la gaieté qui régnait d’ordinaire dans lamaison, on lui voyait un extérieur triste et comme un air de deuil,que les voisins, accoutumés à voir autrefois entrer et sortir lepauvre Barnabé, n’avaient pas de peine à comprendre. La porte étaitentre-bâillée, mais on n’entendait pas le marteau surl’enclume ; le chat était ronflant accroupi sur les cendres dela forge : tout était désert, sombre et silencieux.

M. Haredale et Édouard Chester serencontrèrent sur le seuil de la porte. Le jeune homme céda le pasà l’autre, et, après être entrés tous les deux d’un air defamiliarité qui semblait indiquer qu’ils attendaient là quelquechose, et qu’on était accoutumé à les laisser entrer et sortir sansles questionner, ils fermèrent la porte derrière eux.

Ils entrèrent dans l’ancien parloir, montèrentl’escalier à pic, façonné à l’ancienne mode, et tournèrent à droitedans la belle salle, l’orgueil et la gloire de Mme Varden,autrefois le théâtre des labeurs domestiques de Miggs.

« D’après ce que m’a appris Varden, ditM. Haredale, il a amené la mère ici hier au soir.

– Oui, répondit Édouard ; elle est àprésent au second, dans la chambre au-dessus. On dit que sa douleurpasse toute croyance. Je n’ai pas besoin de vous dire, vous lesavez d’avance, que le soin, l’humanité, la sympathie de ces bravesgens, sont sans limites.

– Je m’en doute. Que le ciel lesrécompense de cet acte de bonté et de bien d’autres ! Vardenn’est pas ici ?

– Il est retourné avec votre messager,qui l’a trouvé au moment où il revenait chez lui. Il a été dehorstoute la nuit… mais cela, vous le savez bien, puisqu’il en a passéla plus grande partie avec vous.

– C’est vrai. Si je ne l’avais pas eu,c’est comme s’il m’eût manqué mon bras droit : il a beau êtreplus âgé que moi, rien ne l’arrête.

– C’est bien le cœur le plus ferme et ence moment l’homme le plus gai de la terre.

– Il en a bien le droit. Il en a bien ledroit. Il n’y a jamais eu de meilleure créature au monde. Il nefait que récolter ce qu’il a semé… Ce n’est que trop juste.

– Tout le monde, dit Édouard après unmoment d’hésitation, n’a pas le bonheur de pouvoir en direautant.

– Il y en a plus que vous ne croyez,reprit M. Haredale ; seulement nous, nous faisons plusd’attention au temps de la moisson qu’à celui des semailles ;voilà aussi pourquoi vous vous trompez en ce qui meconcerne. »

Le fait est que son visage pâle, ses yeuxhagards et son extérieur sombre, avaient eu tant d’influence sur laréflexion qu’Édouard avait faite, que celui-ci, pour le moment, nesut que répondre.

« Bah ! bah ! ditM. Haredale, votre allusion n’était pas difficile à deviner.Mais, c’est égal, vous vous êtes trompé. J’ai eu ma part dechagrins, plus que ma part, peut-être ; mais je n’ai pas su lasupporter comme il fallait. J’ai rompu, quand j’aurais dû plier.J’ai perdu dans la rêverie et la solitude le temps que j’aurais dûemployer à mêler mon existence à celles de toutes les créatures dubon Dieu. Les hommes qui apprennent la patience, sont ceux quidonnent à tous leurs semblables le nom de frère. Mais moi, j’aitourné le dos au monde, et j’en subis la peine. » Édouardallait protester, mais M. Haredale ne lui en laissa pas letemps.

« Il est trop tard, continua-t-il, pouren éviter maintenant les conséquences. Je me dis quelquefois que,si j’avais à recommencer ma vie, je pourrais réparer cette faute…non pas tant précisément, il me semble, en y réfléchissant, paramour pour ce qui est bien, que dans mon propre intérêt. Je reculepar instinct devant l’idée de souffrir une seconde fois tout ce quej’ai souffert, et c’est dans cette circonstance que je puise latriste assurance que je serais encore le même, quand je pourraiseffacer le passé, et recommencer à nouveau en prenant pour guidel’expérience que j’ai déjà faite.

– Non, non ; vous ne vous rendez pasjustice, dit Édouard.

– Vous croyez cela, réponditM. Haredale, et j’en suis bien aise. Mais je me connais mieuxque personne, et c’est ce qui fait que je n’ai pas en moi tant deconfiance. Passons à un autre sujet de conversation… qui,d’ailleurs, n’est pas aussi éloigné du premier qu’on pourrait lecroire au premier abord. Monsieur, vous aimez toujours ma nièce, etelle vous est toujours attachée.

– J’en tiens l’assurance de sa bouchemême, dit Édouard, et vous savez… je suis sûr que vous n’en doutezpas… que je n’échangerais pas cet aveu contre toute autrebénédiction que le ciel voudrait m’octroyer.

– Vous êtes un jeune homme franc,honorable et désintéressé, dit M. Haredale. Vous en avez portéla conviction jusque dans mon esprit malade, et je vous crois.Attendez ici mon retour. »

En même temps il quitta la chambre, et revintl’instant d’après avec Mlle Haredale.

« La première et seule fois, dit-il, enles regardant tour à tour, que nous nous sommes trouvés ensembletous les trois sous le toit du père de ma nièce, je vous aienjoint, Édouard, de le quitter, et je vous ai défendu d’y revenirjamais.

– C’est le seul détail de l’histoire denotre amour que j’aie oublié, reprit Édouard.

– Vous portez un nom, ditM. Haredale, que je n’ai que trop de raisons de me rappeler.J’étais poussé, excité par des souvenirs de torts et d’injures quim’étaient personnels, je le sais et le confesse ; mais, mêmeen ce moment, je me calomnierais si je vous disais qu’alors oujamais j’aie cessé de faire au fond du cœur les vœux les plusardents pour son bonheur, ou que j’aie agi en cela (je reconnais dureste mon erreur) par une autre impulsion que le désir pur, unique,sincère, de remplacer près d’elle, autant que je le pouvais dumoins, le père qu’elle avait perdu.

– Cher oncle, dit Emma en pleurant, jen’ai jamais connu d’autre père que vous. Ma mère et mon père nem’ont laissé à chérir que leur mémoire ; mais vous, j’ai puvous aimer toute ma vie. Jamais père n’a été plus tendre pour sonenfant que vous ne l’avez été pour moi, depuis le premier momentque je puis me rappeler jusqu’au dernier.

– Vous me parlez avec trop de tendresse,répondit-il, et pourtant je n’ai pas le courage de souhaiter quevous me jugiez moins favorablement : j’ai trop de plaisir àentendre ces mots de votre bouche, comme j’en aurai toujours à meles rappeler quand nous serons séparés ; ce sera le bonheur dema vie. Encore un peu de patience, je vous prie, Édouard ;elle et moi nous avons passé bien des années ensemble ; et,quoique je sache bien qu’en la remettant entre vos mains je mets lesceau à son bonheur futur, je sens qu’il me faut un effort pour m’yrésigner. »

Il la pressa tendrement contre son sein et,après une minute de silence, il reprit :

« J’ai eu tort avec vous, monsieur, et jevous en demande pardon… ce n’est pas ici une formule banale, ni unregret affecté : c’est l’expression vraie et sincère de mapensée. Avec la même franchise, je vous avouerai à tous deux qu’ila été un temps où je me suis rendu complice par connivence d’unetrahison dont le but était de vous séparer à jamais… car, si je n’yai point trempé moi-même, j’ai du moins laissé faire : je m’enconfesse coupable.

– Vous vous jugez trop sévèrement, ditÉdouard. Laissons cela de côté.

– Non, cette trahison se dresse pour macondamnation ; je regarde en arrière, et ce n’est pasaujourd’hui la première fois, répondit-il. Je ne peux pas meséparer de vous sans obtenir mon pardon plein et entier. Car jen’ai plus guère de temps à passer dans la vie commune du monde, etj’ai déjà bien assez de regrets à emporter dans la solitude àlaquelle désormais je me voue, sans en grossir le nombre.

– Vous n’emporterez de nous deux,dit-elle, que des bénédictions. Ne mêlez jamais le souvenir devotre Emma… qui vous doit tant d’amour et de respect… avec aucunautre sentiment que celui d’une affection et d’une reconnaissanceéternelles pour le passé, et les vœux les plus ardents pour votrefélicité à venir.

– L’avenir, reprit son oncle avec unsourire mélancolique, est un mot plein de bonheur pour vous, et sonimage doit vous apparaître entourée d’une guirlande de joyeusesespérances. Mais, pour moi, c’est autre chose : puisse-t-ilêtre seulement un temps de paix, exempt de soucis et dehaine ! Quand vous quitterez l’Angleterre, je la quitteraicomme vous. Il y a sur le continent des cloîtres, mon seul asile,maintenant que les deux grands vœux de ma vie sont satisfaits. Celavous fait de la peine, parce que vous oubliez que je deviens vieux,et que me voilà bientôt au bout de ma carrière. Allons ! nousen reparlerons… plutôt deux fois qu’une, et je vous demanderai,Emma, vos bons conseils.

– Pour les suivre ? lui dit sanièce.

– Au moins les écouterai-je, répondit-ilen l’embrassant, et je vous promets que je les prendrai enconsidération. Voyons ! n’ai-je pas encore quelque chose àvous dire ? Vous vous êtes vus beaucoup depuis quelque temps.Il vaut mieux il est plus convenable que je laisse de côté lescirconstances du passé qui avaient causé votre séparation et seméentre nous le soupçon et la défiance.

– Oui, oui, cela vaut beaucoup mieux,répéta tout bas Emma.

– J’avoue la part que j’y ai prise àcette époque, dit M. Haredale, tout en me le reprochant. Celaprouve qu’on ne doit jamais s’écarter, si peu que ce soit, du bonchemin, du chemin de l’honneur, sous le prétexte spécieux que lafin justifie les moyens. Quand la fin qu’on se propose est bonne,il faut l’obtenir par de bons moyens. Ceux qui font autrement sontdes méchants, et il n’y a rien de mieux à faire que de les regardercomme tels et de ne point se faire leur complice. »

Il détourna ses yeux de sa nièce pour lesreporter sur Édouard, et lui dit d’un ton plus doux :

« Vous avez maintenant presque autant defortune l’un que l’autre. J’ai été pour elle un intendant fidèle,et à ce qui lui reste des biens autrefois plus considérables de sonpère, je désire ajouter, comme gage de mon affection, une pauvrepitance qui ne vaut pas la peine d’en parler, et dont je n’ai plusbesoin. Je suis bien aise que vous alliez voyager à l’étranger. Quenotre maison maudite reste en ruines ! Quand vous reviendrezaprès quelques années prospères, vous en ferez bâtir une meilleure,et, j’espère, plus fortunée. Voulez-vous faire lapaix ? »

Édouard prit la main que lui tendait Haredale,et la serra cordialement.

« Vous ne mettez ni retard ni froideurdans votre réponse, dit M. Haredale, en lui rendant unepoignée de main aussi chaleureuse, et maintenant, que je vousconnais, je me dis, quand je vous regarde, que vous êtes bienl’homme que j’aurais voulu lui choisir pour époux. Son père étaitd’un caractère généreux, et vous lui auriez convenu tout à fait. Jevous la donne en son nom, et je vous bénis pour lui. Si le monde etmoi, nous nous séparons là-dessus, nous nous serons séparés enmeilleurs termes que nous n’avons vécu ensemble depuislongtemps. »

Il la mit dans les bras de son mari, et ilallait quitter la chambre, quand il fut arrêté dans sa marche, surle pas de la porte, par un grand bruit dans le lointain, qui lesfit tressaillir en silence.

C’était un tumulte éclatant, mêléd’acclamations frénétiques qui déchiraient l’air. Les clameursapprochaient de plus en plus à chaque moment, avec tant de rapiditéque, rien que le temps d’y prêter l’oreille, elles éclatèrent enune confusion de sons assourdissants au coin de la rue.

« Il faut mettre ordre à ça… il fautapaiser ce tapage, dit M. Haredale avec vivacité. Nous aurionsdû y penser et l’empêcher. Je vais les trouver àl’instant. »

Mais, avant qu’il pût atteindre la porte de larue, avant qu’Édouard eût eu seulement le temps de prendre sonchapeau pour le suivre, ils furent encore arrêtés par un criperçant, qui, cette fois, partait du haut de l’escalier. En mêmetemps la femme du serrurier se précipita dans la chambre, etcourant tout bonnement se jeter dans les bras de M. Haredale,elle s’écria :

« Elle sait tout, cher monsieur… ellesait tout. Nous lui en avons dit quelques mots petit à petit, etmaintenant elle est toute préparée. »

Après cette communication, accompagnée desactions de grâces les plus ferventes pour remercier Dieu de cenouveau bienfait, la bonne dame, fidèle à l’usage classique desmatrones dans toutes les occasions d’une émotion vive, se pâma toutde suite.

Ils coururent à la fenêtre, levèrent lechâssis, et regardèrent dans la rue encombrée par la foule. Aumilieu d’une immense multitude parmi laquelle il n’y avait pas unepersonne qui restât un moment en repos, on voyait en plein la bonnegrosse et rougeaude figure du serrurier, culbuté à droite, àgauche, comme s’il luttait contre une mer agitée. Tantôt il étaitemporté vingt pas en arrière, tantôt poussé en avant presquejusqu’à la porte ; puis emporté par un nouveau flot, puispressé contre le mur d’en face, puis contre les maisons attenantesà la sienne, puis soulevé jusque sur un perron où les bras d’unecinquantaine de gens le poursuivaient de leurs saluts, pendant quetous les autres, dans le plus grand tumulte, s’égosillaient àl’applaudir de toutes leurs forces. Quoique véritablement il fût endanger de se voir mettre en morceaux par l’enthousiasme général, leserrurier, aussi rassuré que jamais, répondait à leurs acclamationspar les siennes, jusqu’à s’en faire mal à la gorge, et, dans unélan de joie et de bonne humeur, il agitait son chapeau avec tantd’ardeur, que le jour avait fini par y passer entre le bord et laforme.

Mais au milieu de tout cela, ballotté de mainen main, avançant un pas, reculant deux, poussé, bousculé comme ilétait, il n’en reparaissait que plus jovial et plus radieux aprèschaque assaut. La paix de son âme n’en était pas plus affectée ques’il avait volé comme une plume sur la surface de l’eau et il n’entenait pas moins ferme, sans le lâcher seulement une fois, un brasserré contre le sien ; c’était celui d’un ami vers lequel ilse tournait de temps en temps pour lui frapper sur l’épaule, oubien pour lui glisser un mot d’encouragement solide, ou bien pourl’égayer par un sourire ; mais avant tout, son soin constantétait de le défendre contre l’empressement indiscret de la foule,et de lui ouvrir un passage pour le faire entrer à la Clefd’or. Passif et timide, effarouché, pâle, étonné, regardant lafoule comme s’il venait de ressusciter des morts, et qu’il seconsidérât lui-même comme un revenant au milieu des vivants,Barnabé… non pas Barnabé en esprit, mais bel et bien Barnabé enchair et en os, avec un pouls naturel, des nerfs, des muscles, uncœur qui battait bien fort, et des émotions violentes… se pendaitau bras de son vieil ami, le robuste serrurier, se laissantconduire par lui comme un enfant.

C’est ainsi qu’à la fin des fins ilsatteignirent la porte, que des mains complaisantes tenaient touteprête en dedans pour les recevoir. Alors, se glissant parl’ouverture, et repoussant de vive force la foule de ses pétulantsadmirateurs, Gabriel ferma la porte derrière lui, et se trouvaentre M. Haredale et Édouard Chester, pendant que Barnabé nefaisait qu’un bond au haut de l’escalier et tombait à genoux aupied du lit de sa mère.

« Bénie soit la fin de la plus heureuseet de la plus rude besogne que nous ayons faite de notre vie !dit à M. Haredale le serrurier haletant. Les mâtins !avons-nous eu du mal à nous en débarrasser ! En vérité, j’aivu le moment où, avec toutes leurs belles amitiés, nous allions yrester. »

Ils avaient employé toute la journéeprécédente à tâcher d’arracher Barnabé à son triste destin. Trompésdans leurs tentatives auprès des premières autorités auxquelles ilss’étaient adressés, ils les renouvelèrent d’un autre côté. Encorerepoussés par là, ils recommencèrent sur nouveaux frais au milieude la nuit, et finirent par parvenir, non seulement jusqu’au jugeet au jury qui l’avaient condamné, mais jusqu’à des personnagesinfluents à la cour, jusqu’au jeune prince de Galles, et jusqu’àl’antichambre du roi lui-même, ayant enfin réussi à éveillerquelque intérêt en sa faveur, et à donner l’envie d’examiner soncas avec moins de passion, ils avaient eu une entrevue avec leministre, dans son lit, à huit heures du matin. Le résultat d’uneenquête minutieuse, due à leurs démarches, et secondée par lesattestations en faveur d’un pauvre garçon qu’ils connaissaientdepuis son enfance, fut qu’entre onze heures et midi le pardonabsolu da Barnabé Rudge fut apprêté, signé, et confié à un cavalierpour le porter en toute hâte au lieu de l’exécution. Le messager degrâce arriva sur les lieux juste au moment où on voyait déjàparaître la fatale charrette ; et, pendant qu’elle remportaitBarnabé à la prison, M. Haredale, après s’être assuré que toutétait fini, était revenu tout droit de Bloomsbury-Square à laClef d’or, laissant à Gabriel l’agréable tâche de leramener chez lui en triomphe.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, fitobserver là-dessus le serrurier après avoir donné des poignées demain à tous les hommes de la maison, et serré dans ses bras toutesles femmes plus de quarante-cinq fois, qu’excepté entre nous, enfamille, ce n’est pas moi qui ai voulu en faire un triomphe ;mais nous n’avons pas été plus tôt dans la rue qu’on nous areconnus, et alors a commencé le vacarme. Si on me donnait le choixentre les deux, ajouta-t-il en essuyant sa figure toute cramoisie,et après avoir éprouvé l’un et l’autre, je crois que j’aimeraisencore mieux me voir enlevé de ma maison par une bande d’ennemisqu’escorté à la maison par une émeute d’amis. »

Mais on voyait bien que c’était seulement dela part de Gabriel une façon de parler, et qu’au contrairel’affaire, d’un bout à l’autre, lui causait un plaisirextrême ; car le peuple continuant son tapage au dehors, etredoublant ses acclamations comme s’il venait de prendre desgosiers de rechange, capables de durer au moins une quinzaine, ilenvoya chercher Grip au second étage ; Grip était revenu surle dos de son maître et avait reconnu les faveurs de la multitudeen tirant du sang de chaque doigt qui s’aventurait à la portée deson bec. Alors, prenant l’oiseau sur son bras, il se présentalui-même à la fenêtre du premier et agita encore son chapeau, sibien que cette fois il ne tenait plus qu’à un fil entre les quatredoigts et le pouce. Cette démonstration ayant été accueillie pardes vivats mérités, et le silence s’étant un peu rétabli, il lesremercia de leur sympathie, et, prenant la liberté de les informerqu’il y avait quelqu’un de malade dans la maison, il leur proposatrois hourras en faveur du roi Georges, trois autres en faveur dela vieille Angleterre, puis trois autres en faveur de n’importequi, pour la clôture. La foule y consentit, en substituantseulement le nom de Gabriel Varden dans le hourra de n’importe qui,et en lui en donnant un de plus, pour faire la bonne mesure ;puis elle se dispersa pleine de bonne humeur. Ainsi finit lacérémonie.

Toutes les félicitations échangées parmi leshabitants de la Clef d’or, quand on les eut laisséstranquilles ; le débordement de joie et de bonheur qu’ilsressentaient ; la difficulté où Barnabé en personne setrouvait de l’exprimer autrement qu’en allant comme un fou de l’unà l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, ayant recouvré plus de calme, ilvint s’étendre par terre auprès de la couche de sa mère, et y tombadans un profond sommeil ; tout cela n’a pas besoin de sedire ; heureusement, car ce ne serait pas facile à décrire, sic’était nécessaire à notre récit.

Avant de quitter cette scène charmante, nousferons bien de jeter un coup d’œil sur un tableau plus sombre etd’un genre tout différent, qui, cette nuit-là même, avait eu unpetit nombre de spectateurs.

C’était dans un cimetière, à l’heure deminuit ; il n’y avait d’autres assistants qu’Édouard Chester,un ministre, un fossoyeur, et les quatre porteurs d’une bièregrossière. Ils se tenaient tous debout autour d’une fossenouvellement creusée, et l’un des porteurs tenait à la main unelanterne sourde, la seule lumière qui éclairât ces lieux funèbres,pour répandre sa faible lueur sur le livre d’offices. Il la plaçaun moment sur le cercueil, avant de la descendre avec l’aide de sescompagnons. Le couvercle de la bière ne portait aucuneinscription.

La terre humide retomba avec un bruit solennelsur la dernière demeure de cet homme sans nom ; et le bruit dugravier laissa un triste écho même dans l’oreille endurcie de ceuxqui l’avaient porté à son dernier asile. La fosse fut rempliejusqu’au haut, puis aplanie en piétinant dessus, et ils s’enallèrent tous ensemble.

– Vous ne l’avez jamais vu de sonvivant ? demanda le ministre à Édouard.

– Pardon, souvent, mais il y a bien desannées, et je ne ne doutais pas que ce fût mon frère.

– Jamais depuis ?

– Jamais. J’ai voulu le voir hier, maisil s’y est refusé obstinément, malgré les instances répétées quej’ai fait faire auprès de lui.

– Et il a refusé de vous voir ? Ilfallait que ce fût un cœur endurci et dénaturé.

– Croyez-vous ?

– Vous avez l’air de n’être pas de monavis ?

– En effet. Nous entendons tous les joursle monde s’étonner de voir ce qu’il appelle des monstresd’ingratitude. Ne dirait-on pas qu’il s’attendait plutôt à voirpartout des monstres d’affection, comme si c’était la chose la plusnaturelle ? »

Cependant ils étaient arrivés à la porte de lagrille. Là ils se souhaitèrent bonne nuit, et s’en retournèrentchacun chez soi.

Chapitre 38

 

Cette après-midi, après avoir fait un sommepour se reposer de ses fatigues ; après s’être rasé, habillé,rafraîchi des pieds à la tête ; après avoir dîné et s’êtrerégalé d’une pipe, d’un petit extra de Toby, d’une sieste dans legrand fauteuil, et d’une causerie familière avec Mme Vardensur tout ce qui venait de se passer, sur tout ce qui se passait,sur tout ce qui allait se passer, dans la sphère de leurs intérêtsdomestiques, le serrurier s’assit à la table de thé dans le petitparloir de derrière, l’homme le plus vermeil, le plus à son aise,le plus gai, le plus cordial, le plus satisfait de tous les bonsvieux gaillards d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse.

Il était là assis, avec son œil rayonnant fixésur Mme Varden ; sa figure respirait la joie, et sonvaste gilet semblait sourire dans chaque pli : je vous assureque son humeur joviale lui perçait par tous les pores et luimontait sous la table tout le long de ses gros mollets :c’était un spectacle à faire tourner en douce crème debienveillante satisfaction jusqu’au vinaigre même de lamisanthropie. Il était là assis, à suivre des yeux sa femme quidécorait la salle de fleurs pour faire plus d’honneur à Dolly et àJoseph Willet, qui étaient allés se promener ensemble et que labouilloire appelait depuis plus de vingt minutes de son chant leplus engageant, auprès du feu, en gazouillant comme jamaisbouilloire n’a gazouillé. On avait aussi pour eux déployé sur latable, dans toute sa gloire, le beau service de porcelaine, mais devraie porcelaine de Chine, avec des mandarins joufflus qui tenaientde larges parapluies. On avait encore, pour tenter l’appétit dujeune couple, mis en évidence un jambon clair, transparent, juteux,garni de feuilles de laitue verte toute fraîche et de concombreodorant, le tout posé sur une table dressée dans le demi-jour, etcouverte d’une nappe blanche comme de la neige. C’était poursatisfaire leur friandise qu’on avait répandu avec tant deprofusion des confitures, des marmelades, des gâteaux frisés etd’autres menues pâtisseries, dont on ne fait qu’une bouchée, avecdes petits pains nattés, du pain de ménage, des flûtes de pain bisou blanc : c’étaient eux dont la jeunesse rajeunissait aussiMme Varden, qui se tenait là toute droite, avec sa robe àfleurs ponceau sur un fond blanc ; bien tirée à quatreépingles, bien cambrée dans son corset, les lèvres aussi vermeillesque les joues, la cheville bien prise, toute riante et de bellehumeur, enfin, à tous égards, délicieuse à voir… Il était là assis,le serrurier, au milieu de tous ces délices et de bien d’autres,comme le soleil qui leur communiquait leur éclat ; le centredu système, entouré de ses satellites ; la source de lalumière, de la chaleur, de la vie, de la joie vive et franche quiégayaient toute la maison.

Et Dolly donc ! ce n’était plus du toutla Dolly que vous connaissez. Il fallait la voir entrer, brasdessus bras dessous avec Joe ; il fallait voir comme elle sedonnait du mal pour ne pas en avoir l’air honteuse du tout, dutout ; comme elle faisait semblant de ne pas tenir le moins dumonde à s’asseoir à côté de lui à table ; comme elle câlinaitle serrurier en lui disant deux mots à l’oreille, pour lui demandertrêve de plaisanteries ; comme ses couleurs allaient etvenaient dans une petite agitation de plaisir continuelle, qui luifaisait faire tout de travers, et cela d’une manière si charmanteque tout n’en allait que mieux… vraiment ! je ne suis pasétonné que le serrurier dît à sa femme, quand ils se retirèrentpour aller se coucher, qu’il serait resté là vingt-quatre heures desuite à regarder la chose sans se lasser.

Et les souvenirs encore, dont ils serégalèrent tout le long du thé, jusque bien avant dans lasoirée ! L’air jovial dont le serrurier demandait à Joe s’ilse rappelait cette nuit d’orage au Maypole, où il commença à courirà la recherche de Dolly !… Les éclats de rire de toute lacompagnie, à propos de la nuit où elle était allée en soirée dansla chaise à porteur !… La malice avec laquelle ils raillaientsans pitié Mme Varden d’avoir mis là, à cette même fenêtre,les fameuses fleurs à la belle étoile !… La peine queMme Varden eut d’abord à prendre part au rire général qu’on sepermettait à ses dépens, et l’éclatante revanche qu’elle prit parsa belle humeur… Les déclarations confidentielles de Joe sur lejour précis, l’heure exacte où il s’était aperçu pour la premièrelois qu’il raffolait de Dolly, et les aveux que Dolly fit enrougissant, moitié de son propre gré, moitié malgré elle, sur lemoment où elle avait découvert qu’elle ne voyait pas Joe de mauvaisœil… Quel fonds inépuisable de conversation animée !

Et puis, il y avait tant à dire de la part deMme Varden sur ses doutes, sur ses alarmes maternelles, surses soupçons prudents ! car il paraît, au dire deMme Varden, que rien n’avait jamais échappé à sa pénétrationet à son extrême sagacité. Comme si elle ne s’était pas tenue aucourant tout du long ! Comme si elle n’avait pas vu ça dupremier coup ! Comme si elle ne l’avait pas toujoursprédit ! Comme si elle n’avait pas été la première à s’enapercevoir, même avant les amoureux ! Elle ne s’étaitpeut-être pas dit en elle-même, car elle se rappelait ses propresexpressions : « Le jeune Willet observe trop notre Dollypour que je ne l’observe pas lui-même ? » Oh ! quesi ! elle l’avait joliment observé, et elle avait remarqué unefoule de petites circonstances (qu’elle énumérait l’une aprèsl’autre) si excessivement minutieuses, que personne, excepté elle,n’en pouvait tirer aucune induction, même maintenant. En un mot, ilparaît que, depuis le commencement jusqu’à la fin, elle avaitmontré une habileté infinie, auprès de laquelle la tactique dugénéral le plus consommé n’était que de la Saint-Jean.

Naturellement, la nuit où Joe avait monté àcheval pour accompagner leur retour à côté de la carriole, et oùMme Varden avait insisté pour qu’il retournât chez lui, ne futpas non plus passée sous silence… pas plus que le soir où Dollys’était trouvée mal en entendant prononcer le nom du jeune homme…pas plus que les mille et mille fois où Mme Varden, toujoursun modèle de prudence et de vigilance, l’avait trouvée toute tristeet toute rêveuse dans sa chambre. Bref, on n’oublia rien, ettoujours, d’une manière ou d’une autre, on en revint à cetteconclusion, que l’heure d’à présent était l’heure la plus heureusede leur vie ; que, par conséquent, tout s’était passé pour lemieux, et qu’on ne pouvait rien imaginer qui eût pu ajouter à leurbonheur.

Pendant qu’ils étaient dans le feu de laconversation, ne voilà-t-il pas un coup saisissant qui se faitentendre dans la rue à la porte de la boutique, qu’on avait tenuefermée toute la journée pour n’être pas dérangés ! Joeconnaissait trop son devoir pour permettre à personne d’allerouvrir quand il était là, et se hâta de quitter la chambre pour yaller.

En vérité, il serait par trop étrange que Joeeût oublié le chemin de la porte ; et quand même, elle étaitma foi assez grande et tout droit devant lui pour qu’il ne lui fûtpas facile de s’y tromper. Cela n’empêcha pas que Dolly, peut-êtreparce qu’elle était sous l’influence de cette agitation d’esprit àlaquelle ils venaient de se livrer tous, ou peut-être parce qu’ellecraignait, comme il n’avait qu’un bras, qu’il ne fût pas en état del’ouvrir (car elle ne pouvait pas avoir d’autres raisons), seprécipita derrière lui. Et ils s’arrêtèrent si longtemps dans lecorridor… je suppose que c’était parce que Joe la suppliait de nepas s’exposer au froid du courant d’air (en juillet) qui allaitinfailliblement entrer par la porte, quand elle s’ouvrirait… que lecoup fut répété d’une manière plus saisissante encore que lapremière fois.

« Est-ce que personne ne va ouvrir cetteporte ? cria le serrurier. Faut-il que j’y aillemoi-même ? »

Sur quoi, Dolly accourut bien vite dans leparloir, toute rouge jusque dans le fond de ses fossettes ; etJoe ouvrit avec un bruit terrible et d’autres démonstrationssuperflues, pour faire voir l’empressement qu’il y mettait.

« Eh bien ! dit le serrurier en levoyant reparaître, qu’est-ce que c’est donc, Joe ? qu’est-cequi vous fait rire ?

– Rien, monsieur, voilà que ça vient.

– Comment ? ça vient ! Quiest-ce qui vient ? »

Mme Varden, aussi embarrassée que sonmari, ne sut que répondre par un mouvement de tête négatif auregard de son mari, qui semblait lui demander une explication.Alors le serrurier fit tourner son fauteuil sur ses roulettes, pourmieux voir la porte, qu’il contempla les yeux tout grands ouverts,avec une espérance mélangée de curiosité et de surprise qui éclatasur sa joviale figure.

Au lieu de voir apparaître immédiatement uneou plusieurs personnes, on ne fit qu’entendre divers sonsremarquables, d’abord dans l’atelier, puis après dans le petitcorridor qui le séparait du parloir, comme si c’était quelquecoffre écrasant ou quelque meuble bien lourd qu’on apportât, avecun déploiement de forces humaines mal proportionné à la pesanteurde la charge. Enfin, après qu’on eut fait bien des efforts, bienheurté, bien meurtri la muraille des deux côtés, la porte futenfoncée comme d’un coup de bélier ; et le serrurier,regardant fixement ce qui venait derrière, se frappa la cuisse,releva les sourcils, ouvrit la bouche, et s’écria d’une voixprofondément consternée :

« Le diable m’emporte si ce n’est pasMiggs qui revient ! »

La jeune demoiselle dont il venait deprononcer le nom n’eut pas plus tôt entendu ces mots, que, laissantlà un tout petit garçon et une très grande caisse dont elle étaitaccompagnée, et s’avançant avec tant de précipitation que sonchapeau lui tomba de la tête, elle se rua dans la chambre, joignitles mains, dans lesquelles elle portait une paire de patins, l’un àgauche et l’autre à droite, leva les yeux dévotement vers leplafond, et versa un ruisseau de larmes.

« Toujours la même histoire ! criale serrurier en la regardant avec un désespoir inexprimable. Cettejeune personne-là était née pour faire un éteignoir, un véritablerabat-joie ; il n’y a pas moyen de lui échapper.

– Oh ! mon maître ! oui ma’ame,cria Miggs : je ne peux pas réprimer ici mes sentiments dansces heureux moments de réconciliation générale, Oh ! monsieurVarden, que de bénédictions dans notre famille ! que depardons pour les injures ! comme c’est bon etaimable ! »

Le serrurier promenait ses yeux de sa femme àDolly, de Dolly à Joe, et de Joe à Miggs, avec ses sourcilstoujours relevés et sa bouche toujours ouverte. Quand il en vint àles porter sur Miggs, ils y restèrent… fascinés.

« Quand on pense, cria Miggs dans unaccès de joie frénétique, que M. Joe et la chèreMlle Dolly sont réellement revenus bien ensemble, après toutce qui s’est dit et fait de contraire ! Quand on les voitassis là, auprès l’un de l’autre, lui et elle, si gracieux et toutà fait aimables et avenants ! Et moi qui ne savais pas ça etqui n’étais seulement pas là pour leur préparer leur thé !Oh ! c’est bien dépitant ; mais c’est égal, ça me donnedes sensations bien agréables tout de même. »

Soit en serrant ses mains, soit dans uneextase de joie pieuse, Mlle Miggs, en ce moment, fit claquerl’un contre l’autre ses patins, comme une paire de cymbales ;après quoi elle répéta, de son plus doux accent :

« Madame n’a pas pu croire sansdoute…Oh ! Dieu du ciel ! aurait-elle pu lecroire ?… que sa bonne Miggs, qui l’a soutenue dans toutes sesépreuves, et qui a si bien compris son caractère, du temps que lesautres, avec les meilleures intentions du monde, mais avec desprocédés si rudes, donnaient des assauts continuels à sasensibilité… Non, elle n’a pas pu croire que Miggs irait la planterlà ? Elle n’a pas pu croire que Miggs, toute domestiquequ’elle est, car je sais bien que service d’autrui n’est pas unhéritage, oubliât jamais qu’elle avait été l’humble instrumentqui servait à les raccommoder ensemble dans leurs bisbilles, et quec’était elle qui parlait toujours au bourgeois de la douceur et dela patience d’agneau de sa maîtresse ? Elle n’a pas pu croireque Miggs ne fût pas susceptible d’attachement ? Elle n’a paspu croire que Miggs ne fût sensible qu’à sesgages ? »

À tous ces interrogatoires adressés avec uneéloquence plus pathétique les uns que les autres, Mme Vardenne répondit pas un mot. Mais Miggs, sans se laisser intimider parcette circonstance, se tourna vers le petit garçon qu’elle avaitamené pour l’aider (c’était l’aîné de ses neveux et nièces… le filsde sa propre sœur mariée… il était né dans la cour du Liond’Or, n° 27, et il avait été élevé à l’ombre même du secondcordon de sonnette à main droite du chambranle de la porte), et,tout en faisant abus de son mouchoir de poche pour essuyer sasensibilité, elle s’adressa à lui pour le prier, à son retour chezses parents, de consoler sa tante de la perte qu’elle faisait de sanièce, en leur faisant un récit fidèle de l’accueil qu’elle avaitreçu au sein de cette famille, avec laquelle iceux et susditsparents n’ignoraient pas qu’elle avait incorporé ses affections lesplus chères ; de leur rappeler qu’il ne fallait rien moins quele sentiment impérieux de son devoir et son dévouement à son vieuxmaître et à madame, comme aussi à Mlle Dolly et au jeuneM. Joe, pour refuser l’invitation pressante que ses parents,comme il pouvait en porter témoignage, lui avaient faite decoucher, boire et manger chez eux à perpétuité, sans aucun frais niredevance ; enfin de l’aider à monter son coffre, puis de s’enretourner chez lui directement avec sa bénédiction et sesinjonctions absolues de mêler à ses prières du soir et du matin levœu exprimé au Tout-Puissant de faire de lui un jour un serrurier,ou un M. Joe, et d’avoir Mme Varden et Mlle Dollypour parentes et pour amies.

Ayant enfin terminé cette admonition, bieninutile, à vrai dire, car nous sommes obligé d’avouer que le jeunegentleman au profit duquel elle était destinée, n’y fit pas lamoindre attention, toutes ses facultés mentales étant, à ce qu’ilparaît, pour le moment, absorbées dans la contemplation desfriandises étalées sur la table… Mlle Miggs signifia à lacompagnie en général de ne pas se tourmenter, qu’elle allaitrevenir tout à l’heure ; et, avec l’aide de son neveu, elle seprépara à porter sa garde-robe au haut de l’escalier.

« Ma chère, dit le serrurier à sa femme,est-ce que c’est là votre désir ?

– Mon désir ! répondit-elle. Je suisétonnée… je suis surprise de son audace. Qu’elle déguerpisse d’ici,et promptement. »

Miggs, en entendant cela, laissa tomberlourdement le bout de sa malle, fit un reniflement bruyant, secroisa les bras, vissa le coin de sa bouche et cria, sur une gammeascendante : « Ho ! miséricorde ! » troisfois bien distinctes.

« Vous entendez ce que dit votremaîtresse, ma belle enfant, reprit le serrurier. Je crois que vousferez bien de vous en aller. Tenez ! prenez ça en mémoire devotre ancien service dans la maison. »

Mlle Miggs empoigna le billet de banquequ’il avait pris dans son portefeuille pour le lui donner ;elle le mit en dépôt dans sa petite bourse de cuir rouge, qu’elleenfonça dans sa poche (mettant à découvert, par la même occasion,une portion considérable de quelque vêtement de dessous, enflanelle, et montrant plus de bas de coton noir qu’on n’al’habitude d’en laisser voir en public), puis elle remua la tête enregardant Mme Varden et en répétant :

« Ho ! miséricorde !

– Voici, ma chère, la seconde fois, si jese me trompe, que vous nous avez dit ça, fit observer leserrurier.

– Les temps sont changés, à ce qu’ilparaît, ma’ame, s’écria Miggs en redressant la tête. Il paraît quevous pouvez vous passer de moi, maintenant. Vous n’avez plus besoinde moi pour les tenir en bride. Il ne vous faut plus personne àgronder, ou à vous servir de souffre-douleur, ma’ame, à ce que jevois. Je suis charmée de vous voir devenue si indépendante. Je vousen fais mon compliment, bien sûr. »

Là-dessus elle fit une belle révérence, ettenant sa tête bien droite, l’oreille tournée du côté deMme Varden, et l’œil sur le reste de la compagnie, à mesurequ’elle adressait à l’un ou à l’autre quelque allusion spécialedans ses réflexions, elle continua ainsi :

« Oui, bien sûr, je suis enchantée devous voir tant d’indépendance pour le quart d’heure, quoique je nepuisse pas m’empêcher en même temps de vous plaindre, ma’ame,d’avoir été réduite à tant de soumission, faute d’avoir làquelqu’un pour vous soutenir… hé ! hé ! hé ! vousdevez joliment souffrir (surtout quand on pense à tout le mal quevous disiez toujours de M. Joe), de finir par l’avoir pourgendre. Et je m’étonne que Mlle Dolly aussi puisse se remettreavec lui, après toutes ses allées et venues avec le carrossier. Ilest vrai que j’ai entendu dire que le carrossier a réfléchi à lachose… hé ! hé ! hé !… et qu’il a confié à un jeunehomme de ses amis, qu’il n’était pas si bête que de se laissermettre dedans, malgré les efforts extraordinaires qu’elle et toutesa famille faisaient pour l’attirer. »

Ici elle s’arrêta pour attendre une réplique,et, n’en recevant pas, elle reprit sa course :

« J’ai aussi entendu dire, ma’ame, qu’ily avait des dames dont toutes les maladies n’étaient que dessimagrées, et qu’elles savent tomber évanouies, roides commemortes, toutes les fois que la fantaisie leur en prend. Vous pensezbien que ce n’est pas moi qui ai jamais rien vu de pareil de mespropres yeux… non, non. Hé ! Hé ! hé ! ni lesbourgeois non plus… non, non. Hé ! hé ! hé ! J’aiencore entendu des voisins faire la remarque qu’il y a quelqu’un deleur connaissance, une bonne pâte de pauvre nigaud d’homme, qui estallé un jour à la pêche pour en rapporter une femme, et qui n’aattrapé qu’un pied de nez. Vous pensez bien que moi,personnellement, je n’ai jamais, que je sache, rencontré cettepersonne-là, ni vous non plus, ma’ame… non, non ! Je medemande qui ce peut être… qu’en dites-vous, ma’ame ? Je suissûre que vous n’en savez pas plus long que moi. Oh ! peut-êtreque si. Hé ! Hé ! hé ! »

Autre pause de Miggs, attendant encore uneréplique. La réplique ne vient pas, et alors elle est tellementgonflée de dépit et de douleur qu’elle se sent prête à éclater.

« Cela me fait bien plaisir de voir rireMlle Dolly, cria-t-elle en riant elle-même du bout des dents.J’aime beaucoup à voir rire les gens… et vous aussi, n’est-ce pas,ma’ame ! Cela vous a toujours fait plaisir de voir les gens debonne humeur, n’est-ce pas, ma’ame ? Aussi avez-vous toujoursfait tout ce que vous pouviez pour entretenir ces dispositionsfolâtres, n’est-ce pas, ma’ame ? Ce n’est pourtant pas qu’il yait tant de quoi rire, au bout du compte… qu’en dites-vous,ma’ame ! Ce n’est pas le Pérou, après avoir tant fait sarevêche quand elle n’était encore qu’une poupée, après avoir tantdépensé de toilette et d’affiquets, ce n’est déjà pas le Pérou degagner à la loterie un pauvre diable de pioupiou, et manchot,encore, n’est-ce pas, ma’ame ! Hé ! hé ! ce n’estpas moi, toujours, qui voudrais d’un mari manchot. Je voudrais, aumoins, qu’il eût ses deux bras. Deux bras, ce n’est pas de trop,quand il devrait avoir seulement deux crocs au bout de sesmoignons, en guise de mains, comme le balayeur qui est là devantnotre porte. »

Mlle Miggs allait ajouter, et avait mêmedéjà commencé, qu’à tout prendre, un balayeur était encore un partiplus sortable qu’un pioupiou, quoique, bien sûr, quand les gens nepeuvent plus choisir, il faille bien qu’ils prennent ce qu’ilstrouvent, et encore qu’ils se regardent comme bien heureux ;mais comme ses vexations et son chagrin étaient de cette natureamère qui vous tourne sur le cœur sans pouvoir se soulager par desmots, et qui s’exalte jusqu’à la folie, faute d’être alimentée parla contradiction, elle ne put pas aller plus longtemps comme ça, etéclata en une tempête de larmes et de sanglots.

Réduite à cette extrémité, elle tomba surl’infortuné neveu, en veux-tu en voilà, et lui dérobant une poignéede cheveux qui lui resta dans la main, elle lui déclara qu’ellevoudrait bien savoir s’il voulait la faire encore attendre làlongtemps à se faire insulter, s’il avait ou non l’intention del’aider à remporter sa malle, et s’il trouvait plaisir à entendrevilipender sa famille ; je vous fais grâce d’une fouled’autres questions semblables. Victime de ces provocationshumiliantes, le petit garçon qui, tout ce temps-là, avait été,petit à petit, poussé à la révolte par la vue d’un croquet surlequel il ne pouvait pas mettre la main, s’en alla pleind’indignation, laissant sa tante se démener à son aise avec samalle pour tâcher de le suivre.

Enfin, tant bien que mal, à force de tirer, depousser, on réussit à gagner la porte de la rue. Et là,Mlle Miggs, tout essoufflée de cet effort, épuisée d’ailleurspar ses sanglots et ses larmes, s’assit sur sa propriété pour ycuver sa douleur, jusqu’à ce qu’elle pût enjôler quelque autrejeunesse pour l’aider jusque chez elle.

« Il n’y a pas de quoi s’occuper de ça,Marthe, il n’y a que de quoi rire, dit le serrurier à l’oreille desa femme, en la suivant à la fenêtre et en lui essuyant les yeuxavec bonhomie. Qu’est-ce que ça vous fait ? Ce n’est pasd’aujourd’hui que vous avez reconnu vos torts. Allons ! encoreun petit verre de Toby, ma chère. Dolly va nous chanter une petitechanson, et cette interruption ne fera qu’ajouter à notregaieté. »

Chapitre 39

 

Un mois après, on était presque à la find’août, et M. Haredale se trouvait seul dans le bureau de lamalle-poste, à Bristol. Quoiqu’il ne se fût écoulé que quelquessemaines depuis sa conversation avec Édouard Chester et sa mèredans la maison du serrurier, et qu’il n’eût rien changé dansl’intervalle à sa mise ordinaire, son extérieur n’était plus dutout le même. Il avait l’air beaucoup plus vieux et plus cassé.L’agitation et l’inquiétude n’épargnent pas à l’homme les rides etles cheveux blancs ; mais le renoncement secret à nosanciennes habitudes, et la rupture des liens qui nous sont chers etfamiliers, laissent des traces encore plus profondes. Nosaffections ne sont pas aussi faciles à blesser que nospassions ; mais le coup descend plus avant, et la plaiedemande plus longtemps pour se cicatriser. Il n’était plusmaintenant qu’un homme tout à fait solitaire, et le cœur qu’ilportait avec lui n’était aussi qu’isolement et tristesse.

Il semble que la réclusion et l’exil auxquelsil s’était condamné tant d’années eussent dû lui faire paraître sasolitude actuelle moins pénible ; mais il sentait maintenantque c’était une mauvaise préparation : car elle n’avait faitqu’aiguiser sa sensibilité ; peut-être un petit tour dans lesplaisirs du monde aurait-il mieux valu. Il avait si bien compté sursa nièce pour lui tenir compagnie ; il l’avait tantaimée ; elle était devenue une part si précieuse et siimportante de son existence ; ils avaient eu en commun tant desoucis et de pensées que personne d’ailleurs n’avait partagés aveceux, que la perdre, à présent, c’était recommencer la vie. Oùtrouverait-il, pour cet essai nouveau, l’espérance et l’élasticitéde la jeunesse pour triompher des doutes, de la défiance, desdécouragements de l’âge ?

L’effort qu’il avait fait de montrer, en seséparant d’elle, un faux-semblant de gaieté et d’espérance… etc’était la veille seulement qu’ils s’étaient fait leurs adieux…l’avait encore accablé davantage. C’est sous l’empire de cessentiments qu’il allait revoir Londres pour la dernière fois :il voulait jeter encore les yeux sur les murs de leur vieux logisavant de lui tourner le dos pour toujours.

C’était un voyage qui ne ressemblait guèrealors à ce que nous voyons aujourd’hui. Pourtant Haredale en vit lafin, les plus longs voyages en ont une, et il se retrouva sur sespieds dans les rues de la métropole. Il prit une chambre àl’auberge où arrêtait la malle, et résolut, avant d’aller secoucher, de ne faire savoir à personne son arrivée, de ne pluspasser après qu’une nuit à Londres, et de s’épargner la tristessed’un adieu même avec l’honnête serrurier.

Les dispositions d’esprit auxquelles il étaiten proie en se couchant ne prêtent que trop aux écarts del’imagination, aux visions désordonnées. Il le sentait à l’horreurmême qu’il éprouva en se réveillant en sursaut de son premiersommeil, et il courut à la fenêtre pour dissiper son trouble par laprésence de quelque objet hors de sa chambre, qui n’eût pas été,pour ainsi dire, témoin de son rêve. Cependant ce n’était pas uneterreur née de son sommeil cette nuit-là même ; elle s’étaitdéjà bien des fois présentée à ses sens, sous mille formes. Ellel’avait hanté souvent au temps jadis ; elle était venue lechercher sur son oreiller, toujours et toujours. Si ce n’avait étéqu’un objet hideux, un spectre fantastique qui le poursuivît dansson sommeil, le retour de ce cauchemar sous son ancienne formen’aurait éveillé chez lui qu’une sensation de crainte momentanée,qui aurait passé sitôt qu’il aurait ouvert les yeux. Mais cettevision était impitoyable ; elle ne voulait pas le quitter,elle résistait à tout. Quand il refermait les paupières, il lasentait voltiger près de lui. À mesure qu’il s’enfonçait toutdoucement dans le sommeil, il savait qu’elle prenait de la force etde la consistance, et qu’elle revenait graduellement à sa formerécente ; quand il sautait à bas de son lit, le même fantôme,en s’évanouissant de son cerveau enflammé, le laissait plein d’unecrainte contre laquelle le raisonnement et la réflexion dans l’étatde veille étaient impuissants.

Le soleil avait déjà paru, avant queM. Haredale eût pu secouer ces impressions. Il se leva tard,mais fatigué, et resta renfermé tout le jour. Il avait envied’aller ce soir-là rendre sa dernière visite à son vieux manoir,parce que c’était le temps où il avait l’habitude d’y faire unepetite tournée, et qu’il était bien aise de le revoir sous l’aspectqui lui était le plus familier. À l’heure qui lui permettait d’yarriver avant le coucher du soleil, il quitta donc l’auberge et setrouva au détour de la grande rue.

Il n’avait encore fait que quelques pas, etmarchait tout pensif au travers de la foule bruyante, quand ilsentit une main sur son épaule, et reconnut, en se retournant, undes garçons de l’auberge, qui lui dit : « Pardon,monsieur, mais vous avez oublié votre épée.

– Pourquoi me la rapportez-vous ?demanda-t-il en étendant la main, sans reprendre encore son arme audomestique, mais en le regardant d’un air troublé et agité.

– Je suis bien fâché, dit l’homme,d’avoir désobligé monsieur, je vais la remporter. Monsieur avaitdit qu’il allait faire un petit tour à la campagne, et qu’il nereviendrait pas de bonne heure ; or, comme les routes ne sontpas trop sûres pour un voyageur seul attardé après la brune, etque, depuis les troubles, ces messieurs prennent encore plusqu’auparavant la précaution de ne pas se hasarder sans armes dansdes endroits écartés, nous avons pensé, monsieur, qu’étranger à cepays, vous aviez cru peut-être nos routes plus sûres qu’elles nesont ; mais après cela, peut-être qu’au contraire vous lesconnaissiez bien et que vous avez sur vous des armes àfeu… »

Il prit l’épée, et l’attachant à son côté, ilremercia le domestique et continua son chemin.

On se rappela longtemps après qu’il fit toutcela d’une manière étrange et d’une main si tremblante que legarçon resta à le regarder pendant qu’il poursuivait sa route,incertain s’il ne devait pas le suivre pour le surveiller. On serappela longtemps après qu’on l’avait entendu arpenter à grands passa chambre au fort de la nuit ; que les domestiques s’étaiententretenus le lendemain matin de sa pâleur et de sa minefiévreuse ; qu’enfin, lorsque le garçon qui lui avait portéson épée était revenu à l’auberge, il avait dit à un de sescamarades qu’il avait encore comme un poids sur l’estomac de toutce qu’il avait observé dans ce court intervalle, et qu’il avaitpeur que le gentleman n’eût l’intention de se détruire et qu’on nele vît jamais revenir en vie.

M. Haredale, à peu près sûr que sontrouble avait attiré l’attention du domestique, en se rappelantl’expression de ses traits quand ils s’étaient quittés, hâta lepas, gagna une place de fiacres, et monta dans le meilleur, aprèsavoir fait prix avec le cocher pour le conduire sur la routejusqu’au sentier qui conduisait chez lui à travers champs, et pourattendre son retour auprès d’une maison de plaisance qui setrouvait à une portée de fusil loin de là. Il ne tarda pas àarriver à sa destination, et descendit pour faire le reste duchemin à pied. Il passa si près du Maypole qu’il pouvait en voir lafumée monter au-dessus des arbres, pendant qu’une bande de pigeons…sans doute de ses vieux habitants avant l’incendie… déployantgaiement leurs ailes pour retourner au colombier, lui cachait lavue du ciel. « La vieille maison va me rajeunir, dit-il enregardant de ce côté, et il y aura là un gai foyer sous son toitcouvert de lierre. C’est toujours une consolation de penser quetout n’est pas ruines dans le voisinage. Je serai bien aise d’avoirau moins un tableau moins morne et moins sombre où reposer monesprit. »

Il reprit sa marche, en dirigeant ses pas ducôté de la Garenne. Quelle belle soirée, claire, calme,silencieuse ! pas un souffle de vent pour agiter les feuilles,rien que les sonnettes monotones des agneaux qui tintaient dans lacampagne, et, par intervalles, le beuglement lointain du bétail oul’aboiement des chiens du village. Le ciel était rayonnant de lagloire adoucie d’un soleil couchant ; sur la terre, comme dansl’air, régnait un profond repos. Telle était l’heure à laquelle ilarriva à ce manoir abandonné qui avait été si longtemps sa demeure,et il se mit à regarder pour la dernière fois ses murs noircis parla flamme.

Les cendres du feu le plus ordinaire donnenttoujours à l’âme une émotion mélancolique, car elles portent enelles un souvenir de quelque chose qui a été vivant et animé, etqui n’est plus maintenant qu’une inerte, froide et odieusepoussière, une image de mort et de destruction, qui attire malgrénous notre sympathie. Mais combien sont plus tristes encore lesrestes épars d’une maison qui fut la nôtre, consumée parl’incendie, le renversement du grand autel domestique, où les plusmauvais d’entre nous célèbrent quelquefois le culte secret du cœur,et où les meilleurs ont offert de si nobles sacrifices et accomplide tels actes d’héroïsme que, s’ils étaient enregistrés dansl’histoire, ils forceraient les temples les plus orgueilleux del’antiquité, avec leurs fanfaronnes annales, à rougir devanteux !

Il s’arracha à ses méditations profondes pourse promener à pas lents autour de la maison. Il commençait à fairenoir. Il avait déjà presque achevé le tour des bâtiments, quand ilpoussa une exclamation à demi étouffée, tressaillit et se tint coi.Appuyé dans une attitude tranquille, le dos contre un arbre, etcontemplant les ruines avec une expression de plaisir… de plaisirsi vif que, malgré son indolence habituelle, la surveillance qu’ilsavait si bien exercer sur ses traits, sa joie éclatait sur sonvisage, libre de toute contrainte et de toute réserve… oui, devantHaredale, sur sa propre terre, et triomphant encore comme il avaittriomphé de toutes les infortunes, de toutes les contrariétés deson ennemi, se tenait l’homme au monde dont l’autre pouvait lemoins supporter la présence, n’importe où, mais surtout là.

Quoique son sang se révoltât contre cet homme,quoique sa rage bouillonnât si violemment dans son âme, qu’ill’aurait volontiers frappé roide mort, il eut assez de puissancesur lui-même pour se retenir et passa sans dire un mot, sans jeterun coup d’œil de son côté. Oui, et il allait continuer, il ne seserait même pas retourné, car il voulait résister au diable quitroublait sa cervelle par d’affreuses tentations (et ce n’était pasun effort facile), si cet imprudent ne l’avait pas lui-même engagéà s’arrêter ; et cela avec une voix de compassion affectée quile rendit presque fou, et lui fit perdre en un instant toute lapatience qu’il avait voulu garder malgré son angoisse… la pluspoignante, la plus irrésistible de toutes les angoisses.

Aussitôt, réflexion, raison, pitié, clémence,tout ce qui peut aider à contenir la rage et le courroux d’un hommestimulé par la vengeance, tout cela s’envola au moment même où ilse retourna. Et pourtant il lui dit lentement et avec le plus grandcalme… beaucoup plus de calme qu’il n’en avait jamais mis à luiparler : « Pourquoi m’avez-vous adressé laparole ?

– Pour vous faire remarquer, dit sir JohnChester avec son flegme habituel, le drôle de hasard qui nous faitrencontrer ici.

– Oui, c’est un hasard étrange.

– Étrange ! c’est la chose la plusremarquable et la plus singulière du monde. Je ne monte jamais àcheval le soir. Voilà des années que cela ne m’est arrivé. C’estune fantaisie qui m’a passé, je ne puis m’expliquer comment, par latête, au beau milieu de la nuit dernière… Comme ceci estpittoresque !… »

Il lui montrait en même temps la maisondémantelée, et ajustait son lorgnon pour mieux voir.

« Vous ne vous gênez pas pour admirervotre œuvre. ».

Sir John laissa retomber son lorgnon, penchale visage du côté d’Haredale avec un air des plus courtois, commepour lui demander une explication, et en même temps il secouaitlégèrement la tête, comme s’il se disait à lui-même :« Il faut que cet animal soit devenu fou. »

« Je vous répète que vous ne vous gênezpas pour admirer votre œuvre.

– Mon œuvre ! dit sir John enregardant autour de lui d’un air souriant. Mon ouvrage, àmoi !… je vous demande pardon… réellement je vous demandepardon, mais…

– Sans doute, vous voyez bien ces murs.Vous voyez bien ces chevrons chancelants ; vous voyez bien detous les côtés le ravage du feu et de la fumée. Vous voyez bienl’esprit de destruction qui s’est déchaîné ici… n’est-cepas ?

– Mon bon ami, répondit le chevalier,réprimant doucement d’un signe de sa main la fougue d’Haredale,certainement je le vois. Je vois tout ce dont vous me parlez là,quand vous vous mettez de côté et que vous ne m’en dérobez pas lavue. J’en suis bien fâché pour vous. Si je n’avais pas eu leplaisir de vous rencontrer ici, je crois même que je vous auraisécrit pour vous le dire. Mais vous ne supportez pas ça aussi bienque je m’y serais attendu… veuillez m’excuser, mais je trouve que…vraiment j’attendais mieux de vous. »

Il tira sa tabatière, et, s’adressant à lui del’air supérieur d’un homme qui, à raison de son caractère plusélevé, se sentait le droit de faire à l’autre une leçon de morale,il continua ainsi :

« Car enfin, vous êtes philosophe, voussavez… et de cette secte de philosophes austères et rigides quisont bien au-dessus des faiblesses de l’humanité en général. Vousêtes si loin de toutes les frivolités de ce monde ! vous lesregardez du haut de votre sérénité, et vous les raillez avec uneamertume très émouvante : je vous ai entendu le faire.

– Et vous m’entendrez encore !

– Merci ! Voulez-vous que nousfassions un petit tour de promenade en causant ? car voilà leserein qui tombe un peu fort. Non ! eh bien ! comme ilvous plaira. Seulement, je suis fâché d’être obligé de vous direque je n’ai plus qu’un petit moment à vous donner.

– Plût à Dieu que vous ne m’en eussiezpas donné du tout ! Plût à Dieu, je le dis de toute mon âme,que vous fussiez allé au paradis (si l’on peut proférer un pareilmensonge), plutôt que de venir ici ce soir !

– Mais non, répondit sir John…certainement vous ne vous rendez pas justice ; vous n’êtes pasd’une compagnie très agréable, mais je ne voudrais pas aller siloin pour vous éviter.

– Écoutez-moi ! ditM. Haredale, écoutez-moi.

– Vous allez railler ?

– Non, je vais détailler toute votreinfamie. Vous avez pressé et sollicité de faire votre ouvrage unagent capable, mais qui par caractère, par essence plutôt, n’estqu’un traître, et qui vous a trahi malgré la sympathie mutuelle quivous rapprochait tous deux, comme il a trahi tous les autres ;par allusions, par signes, par mots détournés qui ne signifientrien quand on les répète, vous avez mis Gashford à l’œuvre… à cetteœuvre que vous voyez là devant nous. Toujours grâce à cesallusions, à ces signes, à ces mots détournés qui ne signifientrien quand on les répète, vous l’avez encouragé à satisfaire lahaine mortelle qu’il me porte, et que, Dieu merci, je me flatted’avoir méritée. Vous l’avez encouragé à la satisfaire par le raptet le déshonneur de ma fille. Vous l’avez fait. Je le lis sur votrefigure, cria-t-il en la montrant brusquement et en faisant un pasen arrière : vous le niez, mais vous ne pouvez le nier que parun mensonge. »

Il avait la main sur la garde de sonépée ; mais le chevalier, avec un sourire de mépris, luirépliqua aussi froidement qu’auparavant.

« Vous remarquerez, monsieur, s’il vousreste assez de jugement pour le faire, que je ne me suis pas donnéla peine de rien nier. Je ne vous crois pas assez de discernementpour lire dans les physionomies, à moins que ce ne soit dans cellesqui sont aussi grossières que votre langage, et, autant que je puisme le rappeler, vous n’avez jamais eu ce don ; autrement, jeconnais une figure où vous auriez pu lire plutôt l’indifférence,pour ne pas dire le dégoût. Je parle là d’un temps bien éloigné denous… mais vous me comprenez.

– Dissimulez tant que vous voudrez, iln’en est pas moins vrai que vous le niez. Que ce soit un désaveuclair ou équivoque, exprimé ou sous-entendu, ce n’en est pas moinsun mensonge : car, enfin, puisque vous dites que vous ne leniez pas… l’admettez-vous ?

– Vous avez vous-même, répondit sir John,laissant le cours régulier de sa parole couler tout uniment commes’il n’avait pas été effleuré par le moindre mot d’interruption,vous avez vous-même proclamé le caractère da gentleman en question(je crois que c’était à Westminster) dans des termes qui medispensent de faire à ce personnage plus ample allusion. Peut-êtreaviez-vous de bonnes raisons pour le faire, peut-être non, je n’ensais rien. Mais, en supposant que le gentleman fût tel que vous ledécriviez, et qu’il vous eût fait, à vous ou à tout autre, desdéclarations qui peuvent lui avoir été suggérées par le soin de sapropre sûreté, ou par la tentation de l’argent, ou par le désir des’amuser, ou par toute autre considération… tout ce que je puisdire de lui, c’est que ceux qui l’emploient ne peuvent échapper aureproche de participer à la honte de cet être dégradé. Vous êtes sifranc vous-même, que vous voudrez bien, j’espère, excuser aussichez moi un peu de franchise.

– Encore une fois, sir John, vous nem’échapperez pas, cria M. Haredale ; chacun de vos mots,de vos regards, de vos gestes, est calculé pour faire croire que ceque je vous reproche n’était point de votre fait. Eh bien !moi, je vous dis que c’est le contraire, que c’est vous qui avezpratiqué l’homme dont je parle, et votre malheureux fils (Dieu luipardonne !), pour leur faire faire cette besogne. Vous parlezde dégradation et de bassesse de caractère ; mais nem’avez-vous pas dit un jour que c’était vous qui aviez achetél’absence du pauvre idiot et de sa mère, quand j’ai découvertdepuis ce que j’avais déjà soupçonné, que vous étiez allé seulementpour les tenter, et que vous les aviez trouvés partis ? C’està vous que je fais remonter les insinuations perfides que la mortde mon frère n’avait profité qu’à moi, ainsi que toutes lesattaques odieuses et les calomnies secrètes qui en ont été lasuite. Il n’y a pas un acte de ma vie, depuis cette premièreespérance que vous avez changée en deuil, en désolation, où je nevous aie trouvé, comme mon mauvais génie, entre la paix et moi. Entout et partout vous avez toujours été le même, un sans cœur, unhypocrite, un indigne vilain. Pour la seconde et dernière fois jevous jette ces accusations à la face, et je vous repousse avecmépris comme un chien que vous êtes, homme déloyal etfaux. »

En même temps il leva son bras et lui frappala poitrine d’un coup si rude, que l’autre chancela. Sir John nefut pas plus tôt remis de cet outrage, qu’il tira son épée, jeta auloin le fourreau et son chapeau, et se précipitant sur sonadversaire, lui porta au cœur une botte désespérée qui l’auraitcouché sans vie sur le gazon, s’il n’avait pas opposé à sa fureurune parade vive et sûre.

En frappant sir John, Haredale avait commeépuisé sa rage, il se contentait maintenant de parer ses passesrapides sans riposter, et lui conseillait, avec une espèce deterreur frénétique peinte sur son visage, de ne pas avancer un pasde plus.

« Pas ce soir, pas ce soir,criait-il ; au nom du ciel, pas ce soir ! »

En le voyant abaisser son arme, décidé à nepoint riposter encore, sir John abaissa aussi la sienne.

« Pas ce soir ! lui cria encore sonadversaire ; profitez de mon avis.

– Vous venez de me dire (il faut que cesoit dans un moment d’inspiration), répliqua sir John d’un tondégagé, quoique à présent il eût jeté le masque pour lui montrer sahaine en face, vous venez de me dire que c’était la dernière fois.Vous pouvez en être sûr. Est ce que vous pensiez, par hasard, quej’avais oublié notre dernière entrevue ? Vous imaginez-vousque je ne me souvienne pas de chacune de vos paroles, de chacun devos regards, pour vous en demander compte ? Qui de nous deux,pensez-vous, a choisi son moment ? est-ce vous, est-cemoi ? Voyez un peu l’honnête homme avec son jargon de probité,qui, après avoir contracté avec moi un engagement pour prévenir uneunion qu’il faisait semblant de ne pas trouver à son goût,engagement tenu par moi fidèlement et à la lettre, le viole de soncôté, et saisit l’occasion de bâcler le mariage, pour sedébarrasser d’un fardeau qui lui pesait sur les bras, et jeter sursa maison un lustre mal acquis !

– J’ai agi, cria M. Haredale, avechonneur et de bonne foi. J’agis de même encore maintenant, en vousavertissant de ne pas me forcer à recommencer ce duel avec vous cesoir.

– Vous parliez tout à l’heure de mon« malheureux fils, » je crois, dit sir John avec unsourire. Le pauvre sot ! s’être laissé duper par un pareiltartufe, enlacer dans leurs filets par un pareil oncle et par unepareille nièce ! vous avez bien raison de le plaindre. Mais cen’est plus mon fils : je vous fais mon compliment, monsieur,de la belle prise que vous avez faite là ; elle fait honneur àvotre ruse.

– Encore une fois, lui cria son ennemifrappant du pied dans un transport de rage, quoique vous soyezcapable de me faire renier mon bon ange, je vous conjure de ne pasvenir ce soir au bout de mon épée. Oh ! quel malheur que voussoyez venu ici ! Pourquoi nous sommes-nous rencontrés ?Demain nous étions séparés pour toujours.

– Puisque c’est comme ça, reprit sir Johnsans la moindre émotion, c’est fort heureux que nous nous soyonsrencontrés ce soir. Haredale, je vous ai toujours méprisé, voussavez, mais pourtant je vous croyais capable d’une espèce decourage brutal. Pour l’honneur de mon jugement, dans lequel j’aitoujours eu confiance, je suis fâché de voir que vous n’êtes qu’unlâche. »

Après cela, pas un mot ne fut échangé des deuxparts. Ils croisèrent le fer, malgré les ténèbres, et s’attaquèrentl’un l’autre avec acharnement. Ils étaient bien assortis :chacun d’eux était une fine lame.

Au bout de quelques secondes, ils devinrentplus animés et plus furieux, ils se serrèrent de plus près,portèrent et reçurent des blessures légères. Ce fut immédiatementaprès en avoir attrapé une au bras que maître Haredale, sentantruisseler son sang tout chaud, fit une attaque plus vive, etplongea son épée jusqu’à la garde à travers le corps de sonadversaire.

Leurs yeux se rencontrèrent tout près l’un del’autre, quand il retira son arme fumante. Haredale passa le brasautour du mourant, qui le repoussa faiblement et tomba sur l’herbe.Là, se soulevant sur ses mains, sir John le contempla un instantavec des yeux de haine et de mépris ; mais il parut serappeler, même alors, que cette expression enlaidirait ses traitsaprès sa mort : il essaya donc de sourire, et, remuant sadroite défaillante, comme pour cacher dans son gilet son lingeensanglanté, il retomba en arrière ; il était mort… c’était làle Fantôme de la nuit passée.

Chapitre 40

 

Donnons un coup d’œil d’adieu à chacun desacteurs de cette petite histoire que nous n’avons pas encorecongédiés dans le cours des événements, et nous aurons fini.

Maître Haredale s’enfuit cette nuit-là même.Avant qu’on eût pu commencer les poursuites, avant même qu’on sefût aperçu de la disparition de sir John et qu’on se fût mis à sarecherche, son adversaire avait déjà quitté la Grande-Bretagne. Ilalla tout droit à un établissement religieux, renommé en Europepour la rigueur et la sévérité de sa discipline et pour lapénitence inflexible que sa règle imposait à ceux qui venaient ychercher un refuge contre le monde : c’est là qu’il fit lesvœux qui, à partir de ce moment, l’enlevèrent à ses parents et sesamis, et qu’après quelques années de remords il fut enterré dansles sombres cloîtres du couvent.

Il se passa deux jours avant qu’on retrouvâtle corps de sir John. Aussitôt qu’on l’eut reconnu et emporté chezlui, son estimable valet de chambre, fidèle aux principes de sonmaître, disparut avec tout l’argent et les objets de prix surlesquels il put mettre la main, grâce à quoi il alla quelque partfaire le gentilhomme dans la perfection, pour son propre compte. Ileut un véritable succès dans cette carrière distinguée, et ilaurait même fini par épouser quelque héritière, sans un malheureuxmandat d’arrêt qui occasionna sa fin prématurée. Il mourut d’unefièvre contagieuse qui faisait alors de grands ravages, et qu’onappelait communément le typhus des prisons.

Lord Georges Gordon, après être restéemprisonné à la Tour jusqu’au lundi 5 février de l’année suivante,fut jugé ce jour-là à Westminster pour crime de haute trahison. Ilest vrai qu’après une enquête sérieuse et patiente, il fut déchargéde cette accusation, faute de pouvoir prouver qu’il eût agité lapopulation dans des intentions déloyales et illégales. Il y avaitmême encore tant de personnes à qui ces troubles n’avaient passervi de leçon pour modérer leur faux zèle, qu’on fit, en Écosse,une souscription pour payer les frais de la défense.

Pendant les sept années qui suivirent, il setint tranquille par comparaison, grâce à l’intercession assidue deses amis ; pourtant il trouva encore, de temps en temps,l’occasion de déployer son fanatisme protestant par quelquesmanifestations extravagantes qui réjouirent fort ses ennemis ;il fut même excommunié en forme par l’archevêque de Canterbury,pour avoir refusé de comparaître comme témoin, sur la citationexpresse de la Cour ecclésiastique. Dans l’année 1788, il futpoussé par un nouvel accès de folie à composer et publier unpamphlet injurieux, écrit en termes très violents contre la reinede France. Accusé de diffamation, après avoir fait devant la courdifférentes déclarations qui n’étaient pas moins insensées, il futcondamné, et se sauva en Hollande pour échapper à la peineprononcée contre lui. Mais, comme les bons bourgmestres d’Amsterdamn’étaient pas flattés d’accueillir un pareil hôte, ils lerenvoyèrent chez lui en toute hâte. Il arriva à Harwich dans lemois de juillet, et se dirigea de là à Birmingham, où il fit, enaoût, profession publique de la religion juive. Il y figura commeisraélite jusqu’au moment où il fut arrêté et ramené à Londres poursubir sa peine. En vertu de l’arrêt porté contre lui, il fut, aumois de décembre, jeté dans la prison de Newgate, où il passa cinqans et dix mois, obligé en outre de payer une forte amende, et defournir des garanties sérieuses de bonne conduite à l’avenir.

Après avoir adressé, au milieu de l’été del’année suivante un appel à la commisération de l’Assembléenationale en France, appel auquel le ministre anglais refusa sasanction, il s’arrangea pour subir jusqu’au bout la punition quilui était infligée ; il laissa croître sa barbe jusqu’à saceinture, et se conformant sous tous les rapports aux cérémonies desa nouvelle religion, il s’appliqua à l’étude de l’histoire, et,par occasion, à l’art de la peinture, pour lequel, dans sajeunesse, il avait montré des dispositions. Abandonné par sesanciens amis et traité, à tous égards, en prison, comme le plusgrand criminel, il y demeura gai et résigné, jusqu’au1er novembre 1793, époque où il mourut dans soncachot : il n’avait que trente-quatre ans.

Il y a bien des gens qui ont fait dans lemonde plus brillante figure et qui ont laissé une renommée pluséclatante, sans avoir jamais témoigné autant de sympathie pour lesmalheureux et les nécessiteux. Il ne manqua pas de pleureurs à sesfunérailles. Les prisonniers déplorèrent sa perte etl’accompagnèrent de leurs regrets : car, avec des moyensbornés, sa charité était grande, et, dans la distribution qu’ilfaisait parmi eux de ses aumônes, il ne considérait que leursbesoins, sans distinction de secte ou de symbole religieux. Il y a,dans les hauts parages de la société, bien des esprits supérieursqui pourraient apprendre à cet égard quelque chose, même de cepauvre cerveau fêlé de lord qui est mort à Newgate.

Jusqu’au dernier moment, le brave John Gruebyne déserta pas son service. Il n’y avait pas vingt-quatre heuresque son maître était à la Tour, qu’il vint près de lui pour ne plusle quitter jusqu’à la mort.

Lord Gordon eut encore des soins constants etdévoués dans la personne d’une jeune fille juive d’une grandebeauté, elle s’était attachée à lui par un sentiment demi religieuxet demi romanesque, mais dont le caractère vertueux et désintéresséparait avoir défié le soupçon des censeurs les plus téméraires.

Gashford, naturellement, l’avait abandonné. Ilsubsista quelque temps du trafic qu’il fit des secrets de sonmaître, mais tout a un terme, et, quand il eut épuisé son fonds,son commerce ne pouvant plus lui rapporter rien, il se procura unemploi dans le corps honorable des espions et des mouchards auservice du gouvernement. En cette qualité, comme tous lesmisérables de son espèce, il traîna sa honteuse et pénibleexistence, tantôt à l’étranger, tantôt en Angleterre, et enduralongtemps toutes les misères d’un pareil poste. Il y a dix ou douzeans… tout au plus… un vieillard maigre et hâve, maladif et réduitau dernier état de gueuserie, fut trouvé mort dans son lit, je nesais dans quel cabaret borgne du Bourg, où il était tout à faitinconnu. Il avait pris du poison. On ne put avoir aucunrenseignement sur son nom : on découvrit seulement, d’aprèscertaines notes du carnet qu’il portait dans sa poche, qu’il avaitété secrétaire de lord Georges Gordon, à l’époque des fameusesémeutes…

Bien des mois après le rétablissement del’ordre et de la paix, quand on n’en parlait déjà plus dans laville ; qu’on ne disait plus, par exemple, que chaque officiermilitaire entretenu aux frais de Londres pendant les dernierstroubles avait coûté pour la table et le logement quatre livressterling quatre shillings par jour, et chaque simple soldat deuxshillings, deux pence et un demi penny ; bien des mois aprèsqu’on avait oublié même ces détails intéressants et que tous lesBouledogues-Unis avaient été jusqu’au dernier, ou tués, ouemprisonnés ou transportés, M. Simon Tappertit, ayant ététransféré de l’hôpital à la prison, et de là devant la Cour, futrenvoyé gracié, avec deux jambes de bois. Dépouillé des membres quifaisaient sa grâce et son orgueil, et déchu de sa haute fortunepour tomber dans la condition la plus humble et la plus profondemisère, il se décida à retourner boiteux chez son ancien maître,pour lui demander quelque soulagement. Grâce aux bons conseils et àl’aide du serrurier, il s’établit décrotteur et ouvrit boutique encette qualité sous une arcade voisine des Horse-Guards. Comme c’estun quartier central, il eut bientôt une nombreuse clientèle, et,les jours de lever du roi, il est prouvé qu’il a eu jusqu’à vingtofficiers, à demi-solde qui faisaient queue pour se faire cirerleurs bottes. Son commerce reçut même une telle extension que, dansle cours des temps, il entretint jusqu’à deux apprentis, sanscompter qu’il prit pour femme la veuve d’un chiffonnier éminent,ci-devant à Milbank.

Il vécut avec cette dame (qui l’assistait dansson négoce) sur le pied de la plus douce félicité domestique,entaillée seulement de quelques uns de ces petits orages passagersqui ne servent qu’à éclaircir l’atmosphère des ménages et à enégayer l’horizon. Il arriva quelquefois, par exemple, dans cesbouffées de mauvais temps, que M. Tappertit, jaloux dumaintien de ses prérogatives, s’oublia jusqu’à corriger la dame àcoups de brosse, de bottes et de souliers ; pendant que saménagère (mais il faut lui rendre la justice que c’était seulementdans des cas extrêmes) se vengeait en lui emportant ses jambes eten le laissant exposé dans la rue aux huées des petits polissons,qui ne prennent jamais tant de plaisir qu’à mal faire.

Mlle Miggs, déçue dans tous ses rêvesd’établissement matrimonial ou autres, par la faute d’un mondeingrat, qui ne méritait pas ses regrets, tourna à l’aigre comme dupetit-lait. Elle finit par devenir si acide, pinçant, cognant,tordant toute la journée les cheveux et le nez de la jeunesse de lacour du Lion d’Or, que, par un consentement unanime, elle futexpulsée de ce sanctuaire, et voulut donner la préférence à quelqueautre localité bénie du ciel, pour la régaler de sa présence. Il setrouva justement qu’en ce moment les justices de paix de Middlesexfirent savoir, par des affiches officielles, qu’il leur fallait unporte-clefs femelle pour le Bridewell[8] du comté,et désignèrent l’heure et le jour du concours des aspirantes.Mlle Miggs, fidèle au rendez-vous, fut choisie d’emblée ethors ligne sur cent vingt-quatre concurrentes, et immédiatementrevêtue de l’emploi qu’elle ne cessa d’exercer jusqu’à sa mort,c’est-à-dire plus de trente ans durant, mais hélas ! toujourscélibataire pendant tout ce temps-là. On remarqua que cettedemoiselle, inflexible d’ailleurs et revêche pour tout le troupeaude femmes dont elle était le pasteur, n’était jamais plus méchantequ’avec celles qui pouvaient avoir quelque prétention à la beauté,et, comme preuve de son indomptable vertu et de sa chasteté sévère,ne faisait jamais quartier à celles qui avaient tenu une conduitelégère ; elle leur tombait sur le corps à la premièreoccasion ; elle n’avait même pas besoin d’occasion du toutpour décharger sur elles sa colère. Entre autres inventions utileset de son cru, qu’elle mettait en pratique avec cette classe demalfaiteurs, et qui ont mérité de passer à la postérité, il ne fautpas oublier l’art d’infliger un coup fourré des plus traîtres dansles reins, tout près de l’épine dorsale, avec la garde d’une clefqu’elle tenait toujours en main pour cet usage. Elle étaitégalement brevetée pour une manière de marcher par accident (quandelle était munie de ses bons patins ferrés) sur celles qui avaientde petits pieds. Nous recommandons ce procédé comme extrêmementingénieux, et tout à fait inconnu avant elle.

Vous pouvez être sûrs qu’il ne se passa paslongtemps avant que Joe Willet et Dolly Varden fussent bien etdûment mari et femme, et, avec une somme bien ronde sur la Banque(car le serrurier ne se fit pas prier pour donner à sa fille unebonne dot), ils rouvrirent le Maypole. Vous pouvez être bien sûrsaussi qu’il ne se passa pas longtemps avant qu’un gros rougeaud depetit garçon fût toujours à trébucher dans le corridor du Maypoleet à piétiner avec ses talons sur la pelouse devant la porte. Il nese passa pas non plus de longues années avant qu’on vît une grosserougeaude de petite fille, et puis un autre rougeaud de petitgarçon, et puis une pleine troupe de petites filles et de petitsgarçons : de manière que vous pouviez aller à Chigwell quandvous voulez, vous étiez, toujours sûr d’y voir, ou dans la rue duvillage, ou sur la pelouse, ou folichonnant dans la cour de laferme… oui-da, de la ferme, c’en était une à présent aussi bienqu’une taverne… tant de petits Joe et de petites Dolly, qu’on n’ensavait pas le compte. Et tout ça ne fut pas long ; mais, parexemple, il se passa du temps avant que Joe parût avoir seulementcinq ans de plus, ni Dolly non plus, ni le serrurier non plus, nisa femme non plus : car la gaieté et le contentement sont defameux embellisseurs et de fameux cosmétiques, je vous en réponds,pour conserver la bonne mine.

Il se passa bien du temps aussi avant qu’il yeut dans toute l’Angleterre une auberge de village comme leMaypole. C’est même encore une grande question de savoir si, àl’heure qu’il est, il y en a une pareille, ou s’il y en aurajamais. Il se passa bien du temps aussi… car, jamais, c’est tropdire… avant qu’on cessât de montrer au Maypole un intérêt toutparticulier pour les soldats blessés, ou que Joe oubliât de lesfaire rafraîchir, par souvenir de ses anciennes campagnes ; ouavant que le sergent en tournée de recrutement manquât d’y donnerun coup d’œil de temps en temps, ou avant qu’ils fussent las, l’unou l’autre, de parler sièges et batailles, et du causer desrigueurs du temps et du service, et de mille choses qui intéressentla vie du soldat. Quant à la grande tabatière d’argent que le roiavait envoyée à Joe de sa propre main, pour récompenser sa conduitedans les émeutes, quel est l’hôte qui descendit une seule fois auMaypole sans y mettre le doigt et le pouce, et en retirer unegrande prise, quand même il n’aurait jamais respiré auparavant unatome de tabac, et qu’il aurait dû se donner des convulsions àforce d’éternuer ? Pour ce qui est du distillateur cramoisi,quel est l’homme qui a vécu dans ce temps-là et qui ne l’a jamaisvu au Maypole, aussi à son aise dans la belle chambre que s’ilétait chez lui ? Et pour ce qui est des fêtes, des baptêmes,des galas de Noël et de la célébration des anniversaires denaissance, de mariage, je ne sais pas de quoi, ou au Maypole ou àla Croix d’Or… si vous n’en avez pas entendu parler, vous n’avezdonc entendu parler de rien.

M. Willet Senior, s’étant fourré dansl’esprit, on ne sait par quel procède extraordinaire, que Joe avaitenvie de se marier, et qu’en sa qualité de père il ferait bien dese retirer dans la vie privée, pour mettre son fils à même de vivreà son aise, choisit pour résidence un petit cottage à Chigwell. Ony élargit l’âtre ; on agrandit la cheminée pour lui ; ony pendit le chaudron à la crémaillère, et surtout on y planta, dansle petit jardin devant la porte de la façade, un petit mai pourrire, de manière qu’il se trouva tout de suite chez lui. C’est là,dans sa nouvelle habitation, que Tom Cobb, Phil Parkes et SalomonDaisy venaient régulièrement tous les soirs, et que, dans le coinde la cheminée, ils gobeletaient tous les quatre, fumant, phrasant,faisant un somme tout de même qu’au temps jadis. Comme on découvritpar hasard, au bout de peu de temps, que M. Willet avait l’airde se considérer encore comme aubergiste de profession, Joe luiprocura une ardoise, sur laquelle le bonhomme inscrivaitrégulièrement des comptes énormes de dépenses pour la consommationde viande, de liquide et de tabac. À mesure qu’il avança en âge,cette passion redoubla d’ardeur, et son plus grand plaisir étaitd’enregistrer à la craie, au nom de chacun de ses vieux camarades,une somme fabuleuse, impossible à payer jamais ; et la joiesecrète qu’il éprouvait à établir ses chiffres était telle, qu’onle voyait toujours aller derrière la porte pour jeter un coup d’œilà son tableau, et revenir avec l’expression de la satisfaction laplus vive.

Il ne se remit jamais bien de la surprise quelui avaient faite les insurgés, et resta dans la même conditionmentale jusqu’au dernier moment de sa vie, qui fut bien près de seterminer brusquement la première fois qu’il vit son petit-fils, carce spectacle parut frapper son esprit de l’idée qu’il était arrivéà Joe quelque miracle d’une nature alarmante. Heureusement, unesaignée pratiquée à propos par un habile chirurgien le tira delà ; et, quoique les docteurs fussent tous d’accord, quand ileut une attaque d’apoplexie six mois après, qu’il allait mourir, etqu’ils eussent trouvé très mauvais qu’il n’en fît rien, il resta envie… peut-être par suite de sa lenteur constitutionnelle… encoresept ans en sus ; mais cette fois on le trouva un beau matindans son lit, privé de la parole. Il resta dans cet état, sanssouffrir, toute une semaine, et reprit subitement connaissance enentendant la garde murmurer à l’oreille de son fils que le vieuxpapa s’en allait :

« Oui, Joseph, je m’en vais, ditM. Willet se retournant vivement, dans la Savaigne. »

Et immédiatement il rendit l’esprit.

Il laissa un joli magot. Son bien était plusconsidérable qu’on ne l’avait cru ; quoique les voisins,suivant la coutume pratiquée par le genre humain, quand il calculepar supposition les économies d’autrui, eût estimé la siennerondement. Joe, son unique héritier, devint par là un hommeconséquent dans le pays, et surtout parfaitement indépendant.

Il se passa quelque temps avant que Barnabéput prendre le dessus du coup qu’il avait reçu, et recouvrer sasanté et son ancienne gaieté. Cependant il revint petit à petit,et, sauf qu’il ne put jamais séparer sa condamnation et sadélivrance de la supposition d’un songe terrible, il devint, àd’autres égards, plus raisonnable. À dater de son rétablissement,il eut la mémoire meilleure et plus de suite dans les idées mais unnuage obscur plana toujours sur le souvenir de son existencepremière, et ne s’éclaircit jamais.

Il n’en fut pas plus malheureux pourcela ; car il conserva toujours avec la même vivacité sonamour de la liberté et son intérêt sympathique pour tout ce qui ale mouvement et la vie, pour tout ce qui puise son être dans leséléments. Il demeura avec sa mère sur la ferme du Maypole, soignantles bestiaux et la volaille, travaillant au jardin, et donnant uncoup de main partout où il en était besoin. Il n’y avait pas danstout le pays un oiseau ou un quadrupède qui ne le connût, et à quiil n’eût donné un nom particulier. Jamais vous n’avez vu uncampagnard plus paisible de cœur, une créature plus populaire chezles jeunes comme chez les vieux, une âme plus ouverte et plusheureuse que Barnabé ; et, quoique personne ne l’empêchâtd’aller courir, il ne voulut jamais La quitter, et restatoujours désormais auprès d’elle pour être sa consolation et sonbâton de vieillesse.

Une chose remarquable, c’est que, malgré cetteobscurité qui, chez lui, jetait un voile sur le passé, il allachercher le chien de Hugh, l’emmena pour en prendre soin, et qu’ilrésista à toutes les tentations de retourner jamais à Londres.Lorsque les émeutes furent plus vieilles de quelques années, etqu’Édouard revint avec sa femme et une petite famille presque aussinombreuse que celle du Dolly, apparaître un beau jour devant leporche du Maypole, Barnabé les reconnut bien et se mit à pleurer età sauter de joie. Mais jamais, ni pour leur rendre visite, ni sousaucun autre prétexte, quelque plaisir et quelque amusement qu’onlui pût promettre, il ne voulut se laisser persuader de mettre lepied dans les rues : jamais il ne put même surmonter sarépugnance jusqu’à regarder du côté de la grande ville.

Grip eut bientôt repris sa bonne mine, etredevint lisse et luisant comme dans son beau temps ; mais ilresta profondément silencieux. Avait-il désappris l’art de soutenirune conversation polie à Newgate, ou bien n’avait-il pas plutôtfait vœu, dans ces temps de trouble, de suspendre, pendant un tempsdéterminé, l’exercice de ses talents ? on n’a jamais pu lesavoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant une année toutentière, il ne fit pas entendre un autre son qu’un grave etmajestueux croassement. À l’expiration de ce terme, par unebrillante matinée de beau soleil, on l’entendit interpeller leschevaux de l’écurie, au sujet de la Bouilloire, dont il a été sisouvent question dans ces pages ; et, avant que le témoin quil’avait surpris à parler pût courir en porter la nouvelle à lamaison, et déclarer, qui plus est, sur sa parole d’honneur la plussolennelle, qu’il l’avait entendu rire aux éclats, l’oiseaus’avança lui-même d’un pas fantastique jusqu’à la porte de la salleà boire, et là il se mit à crier : « Je suis undiable ! je suis un diable, moi ; je suis undiable ! »

Depuis lors, quoiqu’on ait eu des raisons decroire qu’il ne fut pas insensible à la mort de M. WilletSenior, il ne cessa pas de s’exercer et de se perfectionner dans lalangue vulgaire ; et, comme ce n’était encore qu’un bébé decorbeau quand Barnabé avait déjà les cheveux gris, il y a gros àparier qu’il parle encore à l’heure qu’il est.

FIN.

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