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Bug-Jargal

Bug-Jargal

de Victor Hugo

PRÉFACE DE L’ÉDITION ORIGINALE

L’épisode qu’on va lire, et dont le fond est emprunté à la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791, a un air de circonstance qui eût suffi pour empêcher l’auteur de le publier. Cependant une ébauche de cet opuscule ayant été déjà imprimée et distribuée à un nombre restreint d’exemplaires, en1820, à une époque où la politique du jour s’occupait fort peu d’Haïti, il est évident que si le sujet qu’il traite a pris depuis un nouveau degré d’intérêt, ce n’est pas la faute de l’auteur. Ce sont les événements qui se sont arrangés pour le livre, et non le livre pour les événements.

Quoi qu’il en soit, l’auteur ne songeait pas à tirer cet ouvrage de l’espèce de demi-jour où il était comme enseveli ; mais, averti qu’un libraire de la capitale se proposait de réimprimer son esquisse anonyme, il a cru devoir prévenir cette réimpression en mettant lui-même au jour son travail revu et en quelque sorte refait, précaution qui épargne un ennui à son amour-propre d’auteur, et au libraire susdit une mauvaise spéculation.

Plusieurs personnes distinguées qui, soit comme colons, soit comme fonctionnaires, ont été mêlées aux troubles de Saint-Domingue, ayant appris la prochaine publication de cet épisode, ont bien voulu communiquer spontanément à l’auteur des matériaux d’autant plus précieux qu’ils sont presque tous inédits, l’auteur leur en témoigne ici sa vive reconnaissance. Ces documents lui ont été singulièrement utiles pour rectifier ce que le récit du capitaine d’Auverney présentait d’incomplet sous le rapport de la couleur locale, et d’incertain relativement à la vérité historique.

Enfin, il doit encore prévenir les lecteursque l’histoire de Bug-Jargal n’est qu’un fragment d’unouvrage plus étendu, qui devait être composé avec le titre deContes sous la tente. L’auteur suppose que, pendant lesguerres de la révolution, plusieurs officiers français conviennententre eux d’occuper chacun à leur tour la longueur des nuits dubivouac par le récit de quelqu’une de leurs aventures. L’épisodeque l’on publie ici faisait partie de cette série denarrations ; il peut en être détaché sans inconvénient ;et d’ailleurs l’ouvrage dont il devrait faire partie n’est pointfini, ne le sera jamais, et ne vaut pas la peine de l’être.

Janvier 1826.

PRÉFACE DE 1832

En 1818, l’auteur de ce livre avait seizeans ; il paria qu’il écrirait un volume en quinze jours. Ilfit Bug-Jargal. Seize ans, c’est l’âge où l’on parie pourtout et où l’on improvise sur tout.

Ce livre a donc été écrit deux ans avantHan d’Islande. Et quoique, sept ans plus tard, en 1825,l’auteur l’ait remanié et récrit en grande partie, il n’en est pasmoins, et par le fond et par beaucoup de détails, le premierouvrage de l’auteur.

Il demande pardon à ses lecteurs de lesentretenir de détails si peu importants ; mais il a cru que lepetit nombre de personnes qui aiment à classer par rang de tailleet par ordre de naissance les œuvres d’un poète, si obscur qu’ilsoit, ne lui sauraient pas mauvais gré de leur donner l’âge deBug-Jargal ; et, quant à lui, comme ces voyageurs quise retournent au milieu de leur chemin et cherchent à découvrirencore dans les plis brumeux de l’horizon le lieu d’où ils sontpartis, il a voulu donner ici un souvenir à cette époque desérénité, d’audace et de confiance, où il abordait de front un siimmense sujet, la révolte des noirs de Saint-Domingue en 1791,lutte de géants, trois mondes intéressés dans la question, l’Europeet l’Afrique pour combattants, l’Amérique pour champ debataille.

24mars 1832.

I

 

Quand vint le tour du capitaine Léopoldd’Auverney, il ouvrit de grands yeux et avoua à ces messieurs qu’ilne connaissait réellement aucun événement de sa vie qui méritât defixer leur attention.

– Mais, capitaine, lui dit le lieutenantHenri, vous avez pourtant, dit-on, voyagé et vu le monde.N’avez-vous pas visité les Antilles, l’Afrique et l’Italie,l’Espagne ? Ah ! capitaine, votre chienboiteux !

D’Auverney tressaillit, laissa tomber soncigare, et se retourna brusquement vers l’entrée de la tente, aumoment ou un chien énorme accourait en boitant vers lui.

Le chien écrasa en passant le cigare ducapitaine ; le capitaine n’y fit nulle attention.

Le chien lui lécha les pieds, le flatta avecsa queue, jappa, gambada de son mieux, puis vint se coucher devantlui. Le capitaine, ému, oppressé, le caressait machinalement de lamain gauche, en détachant de l’autre la mentonnière de son casque,et répétait de temps en temps : – Te voilà. Rask ! tevoilà ! – Enfin il s’écria : – Mais qui donc t’aramené ?

– Avec votre permission, mon capitaine…

Depuis quelques minutes, le sergent Thadéeavait soulevé le rideau de la tente, et se tenait debout, le brasdroit enveloppé dans sa redingote, les larmes aux yeux, etcontemplant en silence le dénouement de l’odyssée. Il hasarda à lafin ces paroles : Avec votre permission. moncapitaine… D’Auverney leva les yeux.

– C’est toi, Thad ; et comment diableas-tu pu ?… Pauvre chien ! je le croyais dans le campanglais. Où donc l’as-tu trouvé ?

– Dieu merci ! vous m’en voyez, moncapitaine, aussi joyeux que monsieur votre neveu, quand vous luifaisiez décliner cornu, la corne ; cornu, dela corne…

– Mais dis-moi donc où tu l’astrouvé ?

– Je ne l’ai pas trouvé, mon capitaine, j’aibien été le chercher.

Le capitaine se leva, et tendit la main ausergent ; mais la main du sergent resta enveloppée dans saredingote. Le capitaine n’y prit point garde.

– C’est que, voyez-vous, mon capitaine, depuisque ce pauvre Rask s’est perdu, je me suis bien aperçu, avec votrepermission, s’il vous plaît, qu’il vous manquait quelque chose.Pour tout vous dire, je crois que le soir où il ne vint pas, commeà l’ordinaire, partager mon pain de munition, peu s’en fallut quele vieux Thad ne se prît à pleurer comme un enfant. Mais non, Dieumerci, je n’ai pleuré que deux fois dans ma vie : la première,quand… le jour où… – Et le sergent regardait son maître avecinquiétude. – La seconde, lorsqu’il prit l’idée à ce drôle deBalthazar, caporal dans la septième demi-brigade, de me faireéplucher une botte d’oignons.

– Il me semble, Thadée, s’écria en riantHenri, que vous ne dites pas à quelle occasion vous pleurâtes pourla première fois.

– C’est sans doute, mon vieux, quand tu reçusl’accolade de La Tour d’Auvergne, premier grenadier deFrance ? demanda avec affection le capitaine, continuant àcaresser le chien.

– Non, mon capitaine ; si le sergentThadée a pu pleurer, ce n’a pu être, et vous en conviendrez, que lejour où il a crié feu sur Bug-Jargal, autrement ditPierrot.

Un nuage se répandit sur tous les traits ded’Auverney. Il s’approcha vivement du sergent, et voulut lui serrerla main ; mais malgré un tel excès d’honneur, le vieux Thadéela retint sous sa capote.

– Oui, mon capitaine, continua Thadée, enreculant de quelques pas, tandis que d’Auverney fixait sur lui desregards plans d’une expression pénible ; oui, j’ai pleurécette fois-là ; aussi, vraiment, il le méritait bien ! Ilétait noir, cela est vrai mais la poudre à canon est noire aussi,et…, et…

Le bon sergent aurait bien voulu acheverhonorablement sa bizarre comparaison. Il y avait peut-être quelquechose dans ce rapprochement qui plaisait à sa pensée ; mais ilessaya inutilement de l’exprimer ; et après avoir plusieursfois attaqué, pour ainsi dire, son idée dans tous les sens, commeun général d’armée qui échoue contre une place forte, il en levabrusquement le siège, et poursuivit sans prendre garde au souriredes jeunes officiers qui l’écoutaient :

– Dites, mon capitaine, vous souvient-il de cepauvre nègre ; quand il arriva tout essoufflé, à l’instantmême où ses dix camarades étaient là ? Vraiment, il avait bienfallu les lier. – C’était moi qui commandais. Et quand il lesdétacha lui-même pour reprendre leur place, quoiqu’ils ne levoulussent pas. Mais il fut inflexible. Oh ! quel homme !c’était un vrai Gibraltar. Et puis, dites, mon capitaine ?quand il se tenait là, droit comme s’il allait entrer en danse, etson chien, le même Rask qui est ici, qui comprit ce qu’on allaitlui faire, et qui me sauta à la gorge…

– Ordinairement, Thad, interrompit lecapitaine, tu ne laissais point passer cet endroit de ton récitsans faire quelques caresses à Rask ; vois comme il teregarde.

– Vous avez raison, dit Thadée avecembarras ; il me regarde, ce pauvre Rask ; mais… lavieille Malagrida m’a dit que caresser de la main gauche portemalheur.

– Et pourquoi pas la main droite ?demanda d’Auverney avec surprise, et remarquant pour la premièrefois la main enveloppée dans la redingote, et la pâleur répanduesur le visage de Thad.

Le trouble du sergent parut redoubler.

– Avec votre permission, mon capitaine, c’estque… vous avez déjà un chien boiteux, je crains que vous nefinissiez par avoir aussi un sergent manchot.

Le capitaine s’élança de son siège.

– Comment ? quoi ? que dis-tu, monvieux Thadée ? manchot ! – Voyons ton bras. Manchot,grand Dieu !

D’Auverney tremblait ; le sergent déroulalentement son manteau, et offrit aux yeux de son chef son brasenveloppé d’un mouchoir ensanglanté.

– Hé ! mon Dieu ! murmura lecapitaine en soulevant le linge avec précaution. Mais dis-moi donc,mon ancien ?…

– Oh ! la chose est toute simple. Je vousai dit que j’avais remarqué votre chagrin depuis que ces mauditsAnglais nous avaient enlevé votre beau chien, ce pauvre Rask, ledogue de Bug… Il suffit. Je résolus aujourd’hui de le ramener,dût-il m’en coûter la vie, afin de souper ce soir de bon appétit.C’est pourquoi, après avoir recommandé à Mathelet, votre soldat, debien brosser votre grand uniforme, parce que c’est demain jour debataille. Je me suis esquivé tout doucement du camp, armé seulementde mon sabre ; et j’ai pris à travers les haies pour être plustôt au camp des Anglais. Je n’étais pas encore aux premiersretranchements quand, avec votre permission, mon capitaine, dans unpetit bois sur la gauche, j’ai vu un grand attroupement de soldatsrouges. Je me suis avancé pour flairer ce que c’était, et, commeils ne prenaient pas garde à moi, j’ai aperçu au milieu d’eux Raskattaché à un arbre, tandis que deux milords, nus jusqu’ici commedes païens, se donnaient sur les os de grands coups de poing quifaisaient autant de bruit que la grosse caisse d’une demi-brigade.C’étaient deux particuliers anglais, s’il vous plaît, qui sebattaient en duel pour votre chien. Mais voilà Rask qui me voit, etqui donne un tel coup de collier que la corde casse, et que ledrôle est en un clin d’œil sur mes trousses. Vous pensez bien quetoute l’autre bande ne reste pas en arrière. Je m’enfonce dans lebois. Rask me suit. Plusieurs balles sifflent à mes oreilles. Raskaboyait ; mais heureusement ils ne pouvaient l’entendre àcause de leurs cris de French dog ! French dog ! comme sivotre chien n’était pas un beau et bon chien de Saint-Domingue.N’importe, je traverse le hallier, et j’étais près d’en sortirquand deux rouges se présentent devant moi. Mon sabre me débarrassede l’un, et m’aurait sans doute délivré de l’autre. si son pistoletn’eût été chargé à balle. Vous voyez mon bras droit. –N’importe ! French dog lui a sauté au cou, comme une ancienneconnaissance, et je vous réponds que l’embrassement a été rude…l’Anglais est tombé étranglé. – Aussi pourquoi ce diable d’hommes’acharnait-il après moi, comme un pauvre après unséminariste ! Enfin, Thad est de retour au camp, et Raskaussi. Mon seul regret, c’est que le Bon Dieu n’ait pas voulum’envoyer plutôt cela à la bataille de demain. – Voilà !

Les traits du vieux sergent s’étaientrembrunis à l’idée de n’avoir point eu sa blessure dans unebataille.

– Thadée !… cria le capitaine d’un tonirrité. Puis il ajouta plus doucement : – Comment es-tu fou àce point de t’exposer ainsi. – pour un chien ?

– Ce n’était pas pour un chien, mon capitaine,c’était pour Rask.

Le visage de d’Auverney se radoucit tout àfait. Le sergent continua :

– Pour Rask, le dogue de Bug…

– Assez ! assez ! mon vieux Thad,cria le capitaine en mettant la main sur ses yeux. – Allons,ajouta-t-il après un court silence, appuie-toi sur moi, et viens àl’ambulance.

Thadée obéit après une résistancerespectueuse. Le chien qui, pendant cette scène, avait à moitiérongé de joie la belle peau d’ours de son maître, se leva et lessuivit tous deux.

II

 

Cet épisode avait vivement excité l’attentionet la curiosité des joyeux conteurs. Le capitaine Léopoldd’Auverney était un de ces hommes qui, sur quelque échelon que lehasard de la nature et le mouvement de la société les aient placés,inspirent toujours un certain respect mêlé d’intérêt. Il n’avaitcependant peut-être rien de frappant au premier abord ; sesmanières étaient froides, son regard indifférent. Le soleil destropiques, en brunissant son visage, ne lui avait point donné cettevivacité de geste et de parole qui s’unit chez les créoles à unenonchalance souvent pleine de grâce. D’Auverney parlait peu,écoutait rarement, et se montrait sans cesse prêt à agir. Toujoursle premier à cheval et le dernier sous la tente, il semblaitchercher dans les fatigues corporelles une distraction à sespensées. Ces pensées, qui avaient gravé leur triste sévérité dansles rides précoces de son front, n’étaient pas de celles dont on sedébarrasse en les communiquant, ni de celles qui, dans uneconversation frivole, se mêlent volontiers aux idées d’autrui.Léopold d’Auverney, dont les travaux de la guerre ne pouvaientrompre le corps, paraissait éprouver une fatigue insupportable dansce que nous appelons les luttes d’esprit. Il fuyait les discussionscomme il cherchait les batailles. Si quelquefois il se laissaitentraîner à un débat de paroles, il prononçait trois ou quatre motspleins de sens et de haute raison, puis, au moment de convaincreson adversaire, il s’arrêtait tout court, en disant : Àquoi bon ? et sortait pour demander au commandant cequ’on pourrait faire en attendant l’heure de la charge ou del’assaut.

Ses camarades excusaient ses habitudesfroides, réservées et taciturnes, parce qu’en toute occasion ils letrouvaient brave, bon et bienveillant. Il avait sauvé la vie deplusieurs d’entre eux au risque de la sienne, et l’on savait ques’il ouvrait rarement la bouche, sa bourse du moins n’était jamaisfermée. On l’aimait dans l’armée, et on lui pardonnait même de sefaire en quelque sorte vénérer.

Cependant il était jeune. On lui eût donnétrente ans, et il était loin encore de les avoir. Quoiqu’ilcombattît déjà depuis un certain temps dans les rangs républicains,on ignorait ses aventures. Le seul être qui, avec Rask, pût luiarracher quelque vive démonstration d’attachement, le bon vieuxsergent Thadée, qui était entré avec lui au corps, et ne lequittait pas, contait parfois vaguement quelques circonstances desa vie. On savait que d’Auverney avait éprouvé de grands malheursen Amérique ; que, s’étant marié à Saint-Domingue, il avaitperdu sa femme et toute sa famille au milieu des massacres quiavaient marqué l’invasion de la révolution dans cette magnifiquecolonie. À cette époque de notre histoire, les infortunes de cegenre étaient si communes, qu’il s’était formé pour elles uneespèce de pitié générale dans laquelle chacun prenait et apportaitsa part. On plaignait donc le capitaine d’Auverney, moins pour lespertes qu’il avait souffertes que pour sa manière de les souffrir.C’est qu’en effet, à travers son indifférence glaciale, on voyaitquelquefois les tressaillements d’une plaie incurable etintérieure.

Dès qu’une bataille commençait, son frontredevenait serein. Il se montrait intrépide dans l’action commes’il eût cherché à devenir général, et modeste après la victoirecomme s’il n’eût voulu être que simple soldat. Ses camarades, enlui voyant ce dédain des honneurs et des grades ne comprenaient paspourquoi, avant le combat il paraissait espérer quelque chose, etne devinaient point que d’Auverney, de toutes les chances de laguerre, ne désirait que la mort.

Les représentants du peuple en mission àl’armée le nommèrent un jour chef de brigade sur le champ debataille ; il refusa, parce qu’en ce séparant de la compagnieil aurait fallu quitter le sergent Thadée. Quelques jours après, ils’offrit pour conduire une expédition hasardeuse, et en revint,contre l’attente générale et contre son espérance. On l’entenditalors regretter le grade qu’il avait refusé : – Car,disait-il, puisque le canon ennemi m’épargne toujours, laguillotine, qui frappe tous ceux qui s’élèvent aurait peut-êtrevoulu de moi.

III

 

Tel était l’homme sur le compte duquels’engagea la conversation suivante quand il fut sorti de latente.

– Je parierais, s’écria le lieutenant Henri enessuyant sa botte rouge, sur laquelle le chien avait laissé enpassant une large tache de boue, je parierais que le capitaine nedonnerait pas la patte cassée de son chien pour ces dix paniers demadère que nous entrevîmes l’autre jour dans le grand fourgon dugénéral.

– Chut ! chut ! dit gaiement l’aidede camp Paschal, ce serait un mauvais marché. Les paniers sont àprésent vides, j’en sais quelque chose ; et, ajouta-t-il d’unair sérieux, trente bouteilles décachetées ne valent certainementpas, vous en conviendrez, lieutenant, la patte de ce pauvre chien,patte dont on pourrait, après tout, faire une poignée desonnette.

L’assemblée se mit à rire du ton grave dontl’aide de camp prononçait ces dernières paroles. Le jeune officierdes hussards basques, Alfred, qui seul n’avait pas ri, prit un airmécontent.

– Je ne vois pas, messieurs, ce qui peutprêter à la raillerie dans ce qui vient de se passer. Ce chien etce sergent, que j’ai toujours vus auprès de d’Auverney depuis queje le connais, me semblent plutôt susceptibles de faire naîtrequelque intérêt. Enfin, cette scène…

Paschal, piqué et du mécontentement d’Alfredet de la bonne humeur des autres, l’interrompit.

– Cette scène est très sentimentale. Commentdonc ! un chien retrouvé et un bras cassé !

– Capitaine Paschal, vous avez tort, dit Henrien jetant hors de la tente la bouteille qu’il venait de vider, ceBug, autrement dit Pierrot, pique singulièrement ma curiosité.

Paschal, prêt à se fâcher, s’apaisa enremarquant que son verre, qu’il croyait vide, était plein.D’Auverney rentra ; il alla se rasseoir à sa place sansprononcer une parole. Son air était pensif, mais son visage étaitplus calme. Il paraissait si préoccupé, qu’il n’entendait rien dece qui se disait autour de lui. Rask, qui l’avait suivi, se couchaà ses pieds en le regardant d’un air inquiet.

– Votre verre, capitaine d’Auverney. Goûtez decelui-ci.

– Oh ! grâce à Dieu, dit le capitaine,croyant répondre à la question de Paschal, la blessure n’est pasdangereuse, le bras n’est pas cassé.

Le respect involontaire que le capitaineinspirait à tous ses compagnons d’armes contint seul l’éclat derire prêt à éclore sur les lèvres de Henri.

– Puisque vous n’êtes plus aussi inquiet deThadée, dit-il, et que nous sommes convenus de raconter chacun unede nos aventures pour abréger cette nuit de bivouac, j’espère, moncher ami, que vous voudrez bien remplir votre engagement, en nousdisant l’histoire de votre chien boiteux et de Bug… je ne saiscomment, autrement dit Pierrot, ce vrai Gibraltar !

À cette question, faite d’un ton moitiésérieux, moitié plaisant, d’Auverney n’aurait rien répondu, si tousn’eussent joint leurs instances à celles du lieutenant.

Il céda enfin à leurs prières.

– Je vais vous satisfaire, messieurs ;mais n’attendez que le récit d’une anecdote toute simple, danslaquelle je ne joue qu’un rôle très secondaire. Si l’attachementqui existe entre Thadée, Rask et moi vous a fait espérer quelquechose d’extraordinaire, je vous préviens que vous vous trompez. Jecommence.

Alors il se fit un grand silence. Paschal vidad’un trait sa gourde d’eau-de-vie, et Henri s’enveloppa de la peaud’ours à demi rongée, pour se garantir du frais de la nuit, tandisqu’Alfred achevait de fredonner l’air galicien demata-perros.

D’Auverney resta un moment rêveur, comme pourrappeler à son souvenir des événements depuis longtemps remplacéspar d’autres ; enfin il prit la parole, lentement, presque àvoix basse et avec des pauses fréquentes.

IV

 

Quoique né en France, j’ai été envoyé de bonneheure à Saint-Domingue, chez un de mes oncles, colon très riche,dont je devais épouser la fille.

Les habitations de mon oncle étaient voisinesdu fort Galifet, et ses plantations occupaient la majeure partiedes plaines de l’Acul.

Cette malheureuse position, dont le détailvous semble sans doute offrir peu d’intérêt, a été l’une despremières causes des désastres et de la ruine totale de mafamille.

Huit cents nègres cultivaient les immensesdomaines de mon oncle. Je vous avouerai que la triste condition desesclaves était encore aggravée par l’insensibilité de leur maître.Mon oncle était du nombre, heureusement assez restreint, de cesplanteurs dont une longue habitude de despotisme absolu avaitendurci le cœur. Accoutumé à se voir obéi au premier coup d’œil, lamoindre hésitation de la part d’un esclave était punie des plusmauvais traitements, et souvent l’intercession de ses enfants neservait qu’à accroître sa colère. Nous étions donc le plus souventobligés de nous borner à soulager en secret des maux que nous nepouvions prévenir.

– Comment ! mais voilà des phrases !dit Henri à demi-voix, en se penchant vers son voisin. Allons,j’espère que le capitaine ne laissera point passer les malheurs desci-devant noirs sans quelque petite dissertation sur lesdevoirs qu’impose l’humanité, et caetera. On n’en eût pasété quitte à moins au club Massiac.[1]

– Je vous remercie, Henri, de m’épargner unridicule, dit froidement d’Auverney, qui l’avait entendu.

Il poursuivit.

– Entre tous ces esclaves, un seul avaittrouvé grâce devant mon oncle. C’était un nain espagnol,griffe[2] de couleur, qui lui avait été donné commeun sapajou par lord Effingham, gouverneur de la Jamaïque. Mononcle, qui, ayant longtemps résidé au Brésil, y avait contracté leshabitudes du faste portugais, aimait à s’environner chez lui d’unappareil qui répondît à sa richesse. De nombreux esclaves, dressésau service comme des domestiques européens, donnaient à sa maisonun éclat en quelque sorte seigneurial. Pour que rien n’y manquât,il avait fait de l’esclave de lord Effingham son fou, à l’imitationde ces anciens princes féodaux qui avaient des bouffons dans leurscours. Il faut dire que le choix était singulièrement heureux, legriffe Habibrah (c’était son nom) était un de ces êtres dont laconformation physique est si étrange qu’ils paraîtraient desmonstres, s’ils ne faisaient rire. Ce nain hideux était gros,court, ventru, et se mouvait avec une rapidité singulière sur deuxjambes grêles et fluettes, qui, lorsqu’il s’asseyait, se repliaientsous lui comme les bras d’une araignée. Sa tête énorme. lourdementenfoncée entre ses épaules, hérissée d’une laine rousse et crépue,était accompagnée de deux oreilles si larges, que ses camaradesavaient coutume de dire qu’Habibrah s’en servait pour essuyer sesyeux quand il pleurait. Son visage était toujours une grimace, etn’était jamais la même ; bizarre mobilité des traits, qui dumoins donnait à sa laideur l’avantage de la variété. Mon onclel’aimait à cause de sa difformité rare et de sa gaieté inaltérable.Habibrah était son favori. Tandis que les autres esclaves étaientrudement accablés de travail, Habibrah n’avait d’autre soin que deporter derrière le maître un large éventail de plumes d’oiseaux deparadis, pour chasser les moustiques et les bigailles. Mon oncle lefaisait manger à ses pieds sur une natte de jonc, et lui donnaittoujours sur sa propre assiette quelque reste de son mets deprédilection. Aussi Habibrah se montrait-il reconnaissant de tantde bontés ; il n’usait de ses privilèges de bouffon, de sondroit de tout faire et de tout dire, que pour divertir son maîtrepar mille folles paroles entremêlées de contorsions, et au moindresigne de mon oncle il accourait avec l’agilité d’un singe et lasoumission d’un chien.

Je n’aimais pas cet esclave. Il y avaitquelque chose de trop rampant dans sa servilité ; et sil’esclavage ne déshonore pas, la domesticité avilit. J’éprouvais unsentiment de pitié bienveillante pour ces malheureux nègres que jevoyais travailler tout le jour sans que presque aucun vêtementcachât leur chaîne ; mais ce baladin difforme, cet esclavefainéant, avec ses ridicules habits bariolés de galons et semés degrelots, ne m’inspirait que du mépris. D’ailleurs le nain n’usaitpas en bon frère du crédit que ses bassesses lui avaient donné surle patron commun. Jamais il n’avait demandé une grâce à un maîtrequi infligeait si souvent des châtiments ; et on l’entenditmême un jour, se croyant seul avec mon oncle, l’exhorter àredoubler de sévérité envers ces infortunés camarades. Les autresesclaves cependant, qui auraient dû le voir avec défiance etjalousie, ne paraissaient pas le haïr. Il leur inspirait une sortede crainte respectueuse qui ne ressemblait point à del’amitié ; et quand ils le voyaient passer au milieu de leurscases avec son grand bonnet pointu orné de sonnettes, sur lequel ilavait tracé des figures bizarres en encre rouge, ils se disaiententre eux à voix basse : C’est un obi[3] !

Ces détails, sur lesquels j’arrête en cemoment votre attention, messieurs, m’occupaient fort peu alors.Tout entier aux pures émotions d’un amour que rien ne semblaitdevoir traverser, d’un amour éprouvé et partagé depuis l’enfancepar la femme qui m’était destinée, je n’accordais que des regardsfort distraits à tout ce qui n’était pas Marie. Accoutumé dès l’âgele plus tendre à considérer comme ma future épouse celle qui étaitdéjà en quelque sorte ma sœur, il s’était formé entre nous unetendresse dont on ne comprendrait pas encore la nature, si jedisais que notre amour était un mélange de dévouement fraternel,d’exaltation passionnée et de confiance conjugale. Peu d’hommes ontcoulé plus heureusement que moi leurs premières années ; peud’hommes ont senti leur âme s’épanouir à la vie sous un plus beauciel, dans un accord plus délicieux de bonheur pour le présent etd’espérance pour l’avenir. Entouré presque en naissant de tous lescontentements de la richesse, de tous les privilèges du rang dansun pays où la couleur suffisait pour le donner, passant mesjournées près de l’être qui avait tout mon amour, voyant cet amourfavorisé de nos parents, qui seuls auraient pu l’entraver, et toutcela dans l’âge où le sang bouillonne, dans une contrée où l’étéest éternel, où la nature est admirable ; en fallait-il pluspour me donner une foi aveugle dans mon heureuse étoile ? Enfaut-il plus pour me donner le droit de dire que peu d’hommes ontcoulé plus heureusement que moi leurs premières années ?

Le capitaine s’arrêta un moment, comme si lavoix lui eût manqué pour ces souvenirs de bonheur. Puis ilpoursuivit avec un accent profondément triste :

– Il est vrai que j’ai maintenant de plus ledroit d’ajouter que nul ne coulera plus déplorablement ses derniersjours.

Et comme s’il eût repris de la force dans lesentiment de son malheur, il continua d’une voix assurée.

V

 

C’est au milieu de ces illusions et de cesespérances aveugles que j’atteignais ma vingtième année. Elledevait être accomplie au mois d’août 1791, et mon oncle avait fixécette époque pour mon union avec Marie. Vous comprenez aisément quela pensée d’un honneur si prochain absorbait toutes mes facultés,et combien doit être vague le souvenir qui me reste des débatspolitiques dont à cette époque la colonie était déjà agitée depuisdeux ans. Je ne vous entretiendrai donc ni du comte de Peinier, nide M. de Blanchelande, ni de ce malheureux colonel deMauduit dont la fin fut si tragique. Je ne vous peindrai point lesrivalités de l’assemblée provinciale du nord, et de cetteassemblée coloniale qui prit le titre d’assembléegénérale, trouvant que le mot coloniale sentaitl’esclavage. Ces misères, qui ont bouleversé alors tous lesesprits, n’offrent plus maintenant d’intérêt que par les désastresqu’elles ont produits. Pour moi, dans cette jalousie mutuelle quidivisait le Cap et le Port-au-Prince, si j’avais une opinion, cedevait être nécessairement en faveur du Cap, dont nous habitions leterritoire, et de l’assemblée provinciale, dont mon oncle étaitmembre.

Il m’arriva une seule fois de prendre une partun peu vive à un débat sur les affaires du jour. C’était àl’occasion de ce désastreux décret du 15 mai 1791, par lequell’Assemblée nationale de France admettait les hommes de couleurlibres à l’égal partage des droits politiques avec les blancs. Dansun bal donné à la ville du Cap par le gouverneur, plusieurs jeunescolons parlaient avec véhémence sur cette loi, qui blessait sicruellement l’amour-propre, peut-être fondé, des blancs. Je nem’étais point encore mêlé à la conversation, lorsque je viss’approcher du groupe un riche planteur que les blancs admettaientdifficilement parmi eux, et dont la couleur équivoque faisaitsuspecter l’origine. Je m’avançai brusquement vers cet homme en luidisant à voix haute : – Passez outre, monsieur ; il sedit ici des choses désagréables pour vous, qui avez du sangmêlé dans les veines. – Cette imputation l’irrita au pointqu’il m’appela en duel. Nous fûmes tous deux blessés. J’avais eutort, je l’avoue, de le provoquer ; mais il est probable quece qu’on appelle le préjugé de la couleur n’eût pas suffiseul pour m’y pousser ; cet homme avait depuis quelque tempsl’audace de lever les yeux jusqu’à ma cousine, et au moment où jel’humiliai d’une manière si inattendue, il venait de danser avecelle.

Quoi qu’il en fût, je voyais s’avancer avecivresse le moment où je posséderais Marie, et je demeurais étrangerà l’effervescence toujours croissante qui faisait bouillonnertoutes les têtes autour de moi. Les yeux fixés sur mon bonheur quis’approchait, je n’apercevais pas le nuage effrayant qui déjàcouvrait presque tous les points de notre horizon politique, et quidevait, en éclatant, déraciner toutes les existences. Ce n’est pasque les esprits même les plus prompts à s’alarmer, s’attendissentsérieusement dès lors à la révolte des esclaves, on méprisait tropcette classe pour la craindre ; mais il existait seulemententre les blancs et les mulâtres libres assez de haine pour que cevolcan si longtemps comprimé bouleversât toute la colonie au momentredouté où il se déchirerait.

Dans les premiers jours de ce mois d’août, siardemment appelé de tous mes vœux, un incident étrange vint mêlerune inquiétude imprévue à mes tranquilles espérances.

VI

 

Mon oncle avait fait construire, sur les bordsd’une jolie rivière qui baignait ses plantations, un petit pavillonde branchages, entouré d’un massif d’arbres épais, où Marie venaittous les jours respirer la douceur de ces brises de mer qui,pendant les mois les plus brûlants de l’année, soufflentrégulièrement à Saint-Domingue, depuis le matin jusqu’au soir, etdont la fraîcheur augmente ou diminue avec la chaleur même dujour.

J’avais soin d’orner moi-même tous les matinscette retraite des plus belles fleurs que je pouvais cueillir.

Un jour Marie accourt à moi tout effrayée.Elle était entrée comme de coutume dans son cabinet de verdure, etlà elle avait vu, avec une surprise mêlée de terreur, toutes lesfleurs dont je l’avais tapissé le matin arrachées et foulées auxpieds ; un bouquet de soucis sauvages fraîchement cueillisétait déposé à la place où elle avait coutume de s’asseoir. Ellen’était pas encore revenue de sa stupeur, qu’elle avait entendu lessons d’une guitare sortir du milieu du taillis même qui environnaitle pavillon ; puis une voix, qui n’était pas la mienne, avaitcommencé à chanter doucement une chanson qui lui avait paruespagnole, et dans laquelle son trouble, et sans doute aussiquelque pudeur de vierge, l’avaient empêchée de comprendre autrechose que son nom, fréquemment répété. Alors elle avait eu recoursà une fuite précipitée, à laquelle heureusement il n’avait pointété mis d’obstacle.

Ce récit me transporta d’indignation et dejalousie. Mes premières conjectures s’arrêtèrent sur le sang-mêlélibre avec qui j’avais eu récemment une altercation ; mais,dans la perplexité où j’étais jeté, je résolus de ne rien fairelégèrement. Je rassurai la pauvre Marie, et je me promis de veillersans relâche sur elle, jusqu’au moment prochain où il me seraitpermis de la protéger encore de plus près.

Présumant bien que l’audacieux dontl’insolence avait si fort épouvanté Marie ne se bornerait pas àcette première tentative pour lui faire connaître ce que jedevinais être son amour, je me mis dès le même soir en embuscadeautour du corps de bâtiment où reposait ma fiancée, après que toutle monde fut endormi dans la plantation. Caché dans l’épaisseur deshautes cannes à sucre, armé de mon poignard, j’attendais. Jen’attendis pas en vain. Vers le milieu de la nuit, un préludemélancolique et grave, s’élevant dans le silence à quelques pas demoi, éveilla brusquement mon attention. Ce bruit fut pour moi commeune secousse ; c’était une guitare ; c’était sous lafenêtre même de Marie ! Furieux, brandissant mon poignard, jem’élançais vers le point d’où ces sons partaient, brisant sous mespas les tiges cassantes des cannes à sucre. Tout à coup je mesentis saisir et renverser avec une force qui me parutprodigieuse ; mon poignard me fut violemment arraché, et je levis briller au-dessus de ma tête. En même temps, deux yeux ardentsétincelaient dans l’ombre tout près des miens, et une double rangéede dents blanches, que j’entrevoyais dans les ténèbres, s’ouvraitpour laisser passer ces mots, prononcés avec l’accent de larage : Te tengo ! te tengo ![4]

Plus étonné encore qu’effrayé, je me débattaisvainement contre mon formidable adversaire, et déjà la pointe del’acier se faisait jour à travers mes vêtements, lorsque Marie, quela guitare et ce tumulte de pas et de paroles avaient réveillée,parut subitement à sa fenêtre. Elle reconnut ma voix, vit brillerun poignard, et poussa un cri d’angoisse et de terreur. Ce cridéchirant paralysa en quelque sorte la main de mon antagonistevictorieux ; il s’arrêta, comme pétrifié par unenchantement ; promena encore quelques instants avecindécision le poignard sur ma poitrine, puis le jetant tout àcoup : – Non ! dit-il, cette fois en français, non !elle pleurerait trop ! – En achevant ces paroles bizarres, ildisparut dans les touffes de roseaux ; et avant que je mefusse relevé, meurtri par cette lutte inégale et singulière, nulbruit, nul vestige ne restait de sa présence et de son passage.

Il me serait fort difficile de dire ce qui sepassa en moi au moment où je revins de ma première stupeur entreles bras de ma douce Marie, à laquelle j’étais si étrangementconservé par celui-là même qui paraissait prétendre à me ladisputer. J’étais plus que jamais indigné contre ce rivalinattendu, et honteux de lui devoir la vie. – Au fond, me disaitmon amour-propre, c’est à Marie que je la dois, puisque c’est leson de sa voix qui a fait seul tomber le poignard. – Cependant jene pouvais me dissimuler qu’il y avait bien quelque générosité dansle sentiment qui avait décidé mon rival inconnu à m’épargner. Maisce rival, quel était-il donc ? Je me confondais en soupçons,qui tous se détruisaient les uns les autres. Ce ne pouvait être leplanteur sang-mêlé, que ma jalousie s’était d’abord désigné. Ilétait loin d’avoir cette force extraordinaire, et d’ailleurs cen’était point sa voix. L’individu avec qui j’avais lutté m’avaitparu nu jusqu’à la ceinture. Les esclaves seuls dans la colonieétaient ainsi à demi vêtus. Mais ce ne pouvait être unesclave ; des sentiments comme celui qui lui avait fait jeterle poignard ne me semblaient pas pouvoir appartenir à unesclave ; et d’ailleurs tout en moi se refusait à larévoltante supposition d’avoir un esclave pour rival. Quel était-ildonc ? Je résolus d’attendre et d’épier.

VII

 

Marie avait éveillé la vieille nourrice quilui tenait lieu de la mère qu’elle avait perdue au berceau. Jepassai le reste de la nuit auprès d’elle, et, dès que le jour futvenu, nous informâmes mon oncle de ces inexplicables événements. Sasurprise en fut extrême ; mais son orgueil, comme le mien, nes’arrêta pas à l’idée que l’amoureux inconnu de sa fille pouvaitêtre un esclave. La nourrice reçut ordre de ne plus quitterMarie ; et comme les séances de l’assemblée provinciale, lessoins que donnait aux principaux colons l’attitude de plus en plusmenaçante des affaires coloniales, et les travaux des plantations,ne laissaient à mon oncle aucun loisir, il m’autorisa à accompagnersa fille dans toutes ses promenades jusqu’au jour de mon mariage,qui était fixé au 22 août. En même temps, présumant que le nouveausoupirant n’avait pu venir que du dehors, il ordonna que l’enceintede ses domaines fût désormais gardée nuit et jour plus sévèrementque jamais.

Ces précautions prises, de concert avec mononcle, je voulus tenter une épreuve. J’allai au pavillon de larivière, et, réparant le désordre de la veille, je lui rendis laparure de fleurs dont j’avais coutume de l’embellir pour Marie.

Quand l’heure où elle s’y retiraithabituellement fut venue, je m’armai de ma carabine, chargée àballe, et je proposai à ma cousine de l’accompagner à son pavillon.La vieille nourrice nous suivit.

Marie, à qui je n’avais point dit que j’avaisfait disparaître les traces qui l’avaient effrayée la veille, entrala première dans le cabinet de feuillage.

– Vois, Léopold, me dit-elle, mon berceau estbien dans le même état de désordre où je l’ai laissé hier ;voilà bien ton ouvrage gâté, tes fleurs arrachées, flétries ;ce qui m’étonne, ajouta-t-elle en prenant un bouquet de soucissauvages, déposé sur le banc de gazon, ce qui m’étonne, c’est quece vilain bouquet ne se soit pas fané depuis hier. Vois, cher ami,il a l’air d’être tout fraîchement cueilli.

J’étais immobile d’étonnement et de colère. Eneffet, mon ouvrage du matin même était déjà détruit, et ces tristesfleurs, dont la fraîcheur étonnait ma pauvre Marie, avaient reprisinsolemment la place des roses que j’avais semées.

– Calme-toi, me dit Marie, qui vit monagitation, calme-toi ; c’est une chose passée, cet insolentn’y reviendra sans doute plus ; mettons tout cela sous nospieds, comme cet odieux bouquet.

Je me gardai bien de la détromper, de peur del’alarmer ; et sans lui dire que celui qui devait, selon elle,n’y plus revenir, était déjà revenu, je la laissai fouler lessoucis aux pieds, pleine d’une innocente indignation. Puis,espérant que l’heure était venue de connaître mon mystérieux rival,je la fis asseoir en silence entre sa nourrice et moi.

À peine avions-nous pris place, que Marie mitson doigt sur ma bouche ; quelques sons affaiblis par le ventet par le bruissement de l’eau, venaient de frapper son oreille.J’écoutai ; c’était le même prélude triste et lent qui la nuitprécédente avait éveillé ma fureur. Je voulus m’élancer de monsiège, un geste de Marie me retint.

– Léopold, me dit-elle à voix basse,contiens-toi, il va peut-être chanter, et sans doute ce qu’il diranous apprendra qui il est.

En effet, une voix dont l’harmonie avaitquelque chose de mâle et de plaintif à la fois sortit un momentaprès du fond du bois, et mêla aux notes graves de la guitare uneromance espagnole, dont chaque parole retentit assez profondémentdans mon oreille pour que ma mémoire puisse encore aujourd’hui enretrouver presque toutes les expressions.

« Pourquoi me fuis-tu,Maria ?[5] pourquoi me fuis-tu, jeune fille ?pourquoi cette terreur qui glace ton âme quand tu m’entends ?Je suis en effet bien formidable ! je ne sais qu’aimer,souffrir et chanter !

« Lorsque, à travers les tiges élancéesdes cocotiers de la rivière, je vois glisser ta forme légère etpure, un éblouissement trouble ma vue, ô Maria ! et je croisvoir passer un esprit !

« Et si j’entends, ô Maria ! lesaccents enchantés qui s’échappent de ta bouche comme une mélodie,il me semble que mon cœur vient palpiter dans mon oreille et mêleun bourdonnement plaintif à ta voix harmonieuse.

« Hélas ! ta voix est plus doucepour moi que le chant même des jeunes oiseaux qui battent de l’ailedans le ciel, et qui viennent du côté de ma patrie ;

« De ma patrie où j’étais roi, de mapatrie où j’étais libre !

« Libre et toi, jeune fille !j’oublierais tout cela pour toi ; j’oublierais tout, royaume,famille, devoirs, vengeance, oui, jusqu’à la vengeance !quoique le moment soit bientôt venu de cueillir ce fruit amer etdélicieux, qui mûrit si tard ! »

La voix avait chanté les stances précédentesavec des pauses fréquentes et douloureuses ; mais en achevantces derniers mots, elle avait pris un accent terrible.

« Ô Maria ! tu ressembles au beaupalmier, svelte et doucement balancé sur sa tige, et tu te miresdans l’œil de ton jeune amant, comme le palmier dans l’eautransparente de la fontaine.

« Mais, ne le sais-tu pas ? il y aquelquefois au fond du désert un ouragan jaloux du bonheur de lafontaine aimée ; il accourt, et l’air et le sable se mêlentsous le vol de ses lourdes ailes ; il enveloppe l’arbre et lasource d’un tourbillon de feu ; et la fontaine se dessèche, etle palmier sent se crisper sous l’haleine de mort le cercle vert deses feuilles qui avait la majesté d’une couronne et la grâce d’unechevelure.

« Tremble, ô blanche filled’Hispaniola ![6] tremble quetout ne soit bientôt plus autour de toi qu’un ouragan et qu’undésert ! Alors tu regretteras l’amour qui eût pu te conduirevers moi, comme le joyeux katha, l’oiseau de salut, guide à traversles sables d’Afrique le voyageur à la citerne.

« Et pourquoi repousserais-tu mon amour,Maria ? Je suis roi, et mon front s’élève au-dessus de tousles fronts humains. Tu es blanche, et je suis noir ; mais lejour a besoin de s’unir à la nuit pour enfanter l’aurore et lecouchant qui sont plus beaux que lui ! »

VIII

 

Un long soupir, prolongé sur les cordesfrémissantes de la guitare, accompagna ces dernières paroles.J’étais hors de moi. « Roi ! noir !esclave ! » Mille idées incohérentes, éveillées parl’inexplicable chant que je venais d’entendre, tourbillonnaientdans mon cerveau. Un violent besoin d’en finir avec l’être inconnuqui osait ainsi associer le nom de Marie à des chants d’amour et demenace s’empara de moi. Je saisis convulsivement ma carabine, et meprécipitai hors du pavillon. Marie, effrayée, tendait encore lesbras pour me retenir, que déjà je m’étais enfoncé dans le taillisdu côté d’où la voix était venue. Je fouillai le bois dans tous lessens, je plongeai le canon de mon mousqueton dans l’épaisseur detoutes les broussailles, je fis le tour de tous les gros arbres, jeremuai toutes les hautes herbes. Rien ! rien, et toujoursrien ! Cette recherche inutile, jointe à d’inutiles réflexionssur la romance que je venais d’entendre, mêla de la confusion à macolère. Cet insolent rival échapperait donc toujours à mon brascomme à mon esprit ! Je ne pourrais donc ni le deviner, ni lerencontrer !

En ce moment, un bruit de sonnettes vint medistraire de ma rêverie. Je me retournai. Le nain Habibrah était àcôté de moi.

– Bonjour, maître, me dit-il, et il s’inclinaavec respect ; mais son louche regard, obliquement relevé versmoi, paraissait remarquer avec une expression indéfinissable demalice et de triomphe l’anxiété peinte sur mon front.

– Parle ! lui criai-je brusquement, as-tuvu quelqu’un dans ce bois ?

– Nul autre que vous, señor mio, merépondit-il avec tranquillité.

– Est-ce que tu n’as pas entendu unevoix ? repris-je.

L’esclave resta un moment comme cherchant cequ’il pouvait me répondre. Je bouillais.

– Vite, lui dis-je, réponds vite,malheureux ! as-tu entendu ici une voix ?

Il fixa hardiment sur mes yeux ses deux yeuxronds comme ceux d’un chat-tigre.

– Que querre decirusted ?[7] par unevoix, maître ? Il y a des voix partout et pour tout ; ily a la voix des oiseaux, il y a la voix de l’eau, il y a la voix duvent dans les feuilles…

Je l’interrompis en le secouant rudement.

– Misérable bouffon ! cesse de me prendrepour ton jouet, ou je te fais écouter de près la voix qui sort d’uncanon de carabine. Réponds en quatre mots. As-tu entendu dans cebois un homme qui chantait un air espagnol ?

– Oui, señor, me répliqua-t-il sansparaître ému, et des paroles sur l’air… Tenez, maître, je vais vousconter la chose. Je me promenais sur la lisière de ce bosquet, enécoutant ce que les grelots d’argent de ma gorra[8] me disaient à l’oreille. Tout à coup, levent est venu joindre à ce concert quelques mots d’une langue quevous appelez l’espagnol, la première que j’aie bégayée, lorsque monâge se comptait par mois et non par années, et que ma mère mesuspendait sur son dos à des bandelettes de laine rouge et jaune.J’aime cette langue ; elle me rappelle le temps où je n’étaisque petit et pas encore nain, qu’un enfant et pas encore unfou ; je me suis rapproché de la voix, et j’ai entendu la finde la chanson.

– Eh bien, est-ce là tout ? repris-jeimpatienté.

– Oui, maître hermoso, mais, si vousvoulez, je vous dirai ce que c’est que l’homme qui chantait.

Je crus que j’aillais embrasser le pauvrebouffon.

– Oh ! parle, m’écriai-je, parle, voicima bourse, Habibrah ! et dix bourses meilleures sont à toi situ me dit quel est cet homme.

Il prit la bourse, l’ouvrit, et sourit.

– Diez bolsas meilleures quecelle-ci ! mais demonio ! cela ferait une pleinefanega de bons écus à l’image del rey Luisquince, autant qu’il en aurait fallu pour ensemencer le champdu magicien grenadin Altornino, lequel savait l’art d’y fairepousser de buenos doblones ; mais, ne vous fâchezpas, jeune maître, je viens au fait. Rappelez-vous, señor,les derniers mots de la chanson : « Tu es blanche, et jesuis noir ; mais le jour a besoin de s’unir à la nuit pourenfanter l’aurore et le couchant, qui sont plus beaux quelui. » Or, si cette chanson dit vrai, le griffe Habibrah,votre humble esclave, né d’une négresse et d’un blanc, est plusbeau que vous, si señorito de amor, je suis le produit del’union du jour et de la nuit, je suis l’aurore ou le couchant dontparle la chanson espagnole, et vous n’êtes que le jour. Donc jesuis plus beau que vous, si usted quiere, plus beau qu’unblanc.

Le nain entremêlait cette divagation bizarrede longs éclats de rire. Je l’interrompis encore.

– Où donc en veux-tu venir avec tesextravagances ? Tout cela me dira-t-il ce que c’est quel’homme qui chantait dans ce bois ?

– Précisément, maître, repartit le bouffonavec un regard malicieux. Il est évident que el hombre quia pu chanter de telles extravagances, comme vous les appelez, nepeut être et n’est qu’un fou pareil à moi ! J’ai gagné lasdiez bolsas !

Ma main se levait pour châtier l’insolenteplaisanterie de l’esclave émancipé, lorsqu’un cri affreux retentittout à coup dans le bosquet, du côté du pavillon de la rivière.C’était la voix de Marie. – Je m’élance, je cours, je vole,m’interrogeant d’avance avec terreur sur le nouveau malheur que jepouvais avoir à redouter. J’arrive haletant au cabinet de verdure.Un spectacle effrayant m’y attendait. Un crocodile monstrueux, dontle corps était à demi caché sous les roseaux et les mangles de larivière, avait passé sa tête énorme à travers l’une des arcades deverdure qui soutenaient le toit du pavillon. Sa gueule entrouverteet hideuse menaçait un jeune noir, d’une stature colossale, quid’un bras soutenait la jeune fille épouvantée, de l’autre plongeaithardiment le fer d’une bisaiguë entre les mâchoires acérées dumonstre. Le crocodile luttait furieusement contre cette mainaudacieuse et puissante qui le tenait en respect. Au moment où jeme présentai devant le seuil du cabinet, Marie poussa un cri dejoie, s’arracha des bras du nègre, et vint tomber dans les miens ens’écriant :

– Je suis sauvée !

À ce mouvement, à cette parole de Marie, lenègre se retourne brusquement, croise ses bras sur sa poitrinegonflée, et, attachant sur ma fiancée un regard douloureux, demeureimmobile, sans paraître s’apercevoir que le crocodile est là, prèsde lui, qu’il s’est débarrassé de la bisaiguë, et qu’il va ledévorer. C’en était fait du courageux noir, si, déposant rapidementMarie sur les genoux de sa nourrice, toujours assise sur un banc etplus morte que vive, je ne me fusse approché du monstre, et jen’eusse déchargé à bout portant dans sa gueule la charge de macarabine. L’animal, foudroyé, ouvrit et ferma encore deux ou troisfois sa gueule sanglante et ses yeux éteints, mais ce n’était plusqu’un mouvement convulsif, et tout à coup il se renversa à grandbruit sur le dos en roidissant ses deux pattes larges et écaillées.Il était mort.

Le nègre que je venais de sauver siheureusement détourna la tête, et vit les derniers tressaillementsdu monstre ; alors il fixa ses yeux sur la terre, et lesrelevant lentement vers Marie, qui était revenue achever de serassurer sur mon cœur, il me dit, et l’accent de sa voix exprimaitplus que le désespoir, il me dit :

– Porque le hasmatado ?[9]

Puis il s’éloigna à grands pas sans attendrema réponse, et rentra dans le bosquet, où il disparut.

IX

 

Cette scène terrible, ce dénouement singulier,les émotions de tout genre qui avaient précédé, accompagné et suivimes vaines recherches dans le bois, jetèrent un chaos dans ma tête.Marie était encore toute pensive de sa terreur, et il s’écoula untemps assez long avant que nous puissions nous communiquer nospensées incohérentes autrement que par des regards et desserrements de main. Enfin je rompis le silence.

– Viens, dis-je à Marie, sortons d’ici !ce lieu a quelque chose de funeste !

Elle se leva avec empressement, comme si ellen’eût attendu que ma permission, appuya son bras sur le mien, etnous sortîmes.

Je lui demandai alors comment lui était advenule secours miraculeux de ce noir au moment du danger horriblequ’elle venait de courir, et si elle savait qui était cet esclave,car le grossier caleçon qui voilait à peine sa nudité montraitassez qu’il appartenait à la dernière classe des habitants del’île.

– Cet homme, me dit Marie, est sans doute undes nègres de mon père, qui était à travailler aux environs de larivière à l’instant où l’apparition du crocodile m’a fait pousserle cri qui t’a averti de mon péril. Tout ce que je puis te dire,c’est qu’au moment même il s’est élancé hors du bois pour voler àmon secours.

– De quel côté est-il venu ? luidemandai-je.

– Du côté opposé à celui d’où partait la voixl’instant d’auparavant, et par lequel tu venais de pénétrer dans lebosquet.

Cet incident dérangea le rapprochement que monesprit n’avait pu s’empêcher de faire entre les mots espagnols quem’avait adressés le nègre en se retirant, et la romance qu’avaitchantée dans la même langue mon rival inconnu. D’autres rapportsd’ailleurs s’étaient déjà présentés à moi. Ce nègre, d’une taillepresque gigantesque, d’une force prodigieuse, pouvait bien être lerude adversaire contre lequel j’avais lutté la nuit précédente. Lacirconstance de la nudité devenait d’ailleurs un indice frappant.Le chanteur du bosquet avait dit : – Je suis noir. –Similitude de plus. Il s’était déclaré roi, et celui-ci n’étaitqu’un esclave, mais je me rappelais, non sans étonnement, l’air derudesse et de majesté empreint sur son visage au milieu des signescaractéristiques de la race africaine, l’éclat de ses yeux, lablancheur de ses dents sur le noir éclatant de sa peau, la largeurde son front, surprenante surtout chez un nègre, le gonflementdédaigneux qui donnait à l’épaisseur de ses lèvres et de sesnarines quelque chose de si fier et de si puissant, la noblesse deson port, la beauté de ses formes, qui, quoique maigries etdégradées par la fatigue d’un travail journalier, avaient encore undéveloppement pour ainsi dire herculéen ; je me représentaisdans son ensemble l’aspect imposant de cet esclave, et je me disaisqu’il aurait bien pu convenir à un roi. Alors, calculant une fouled’autres incidents, mes conjectures s’arrêtaient avec unfrémissement de colère sur ce nègre insolent ; je voulais lefaire rechercher et châtier… Et puis toutes mes indécisions merevenaient. En réalité, où était le fondement de tant desoupçons ? L’île de Saint-Domingue étant en grande partiepossédée par l’Espagne, il résultait de là que beaucoup de nègres,soit qu’ils eussent primitivement appartenu à des colons deSanto-Domingo, soit qu’ils y fussent nés, mêlaient la langueespagnole à leur jargon. Et parce que cet esclave m’avait adresséquelques mots en espagnol, était-ce une raison pour le supposerauteur d’une romance en cette langue, qui annonçait nécessairementun degré de culture d’esprit selon mes idées tout à fait inconnuaux nègres ? Quant à ce reproche singulier qu’il m’avaitadressé d’avoir tué le crocodile, il annonçait chez l’esclave undégoût de la vie que sa position expliquait d’elle-même, sans qu’ilfût besoin, certes, d’avoir recours à l’hypothèse d’un amourimpossible pour la fille de son maître. Sa présence dans le bosquetdu pavillon pouvait bien n’être que fortuite ; sa force et sataille étaient loin de suffire pour constater son identité avec monantagoniste nocturne. Était-ce sur d’aussi frêles indices que jepouvais charger d’une accusation terrible devant mon oncle etlivrer à la vengeance implacable de son orgueil un pauvre esclavequi avait montré tant de courage pour secourir Marie ?

Au moment où ces idées se soulevaient contrema colère, Marie la dissipa entièrement en me disant avec sa doucevoix :

– Mon Léopold, nous devons de lareconnaissance à ce brave nègre ; sans lui, j’étaisperdue ! Tu serais arrivé trop tard.

Ce peu de mots eut un effet décisif. Il nechangea pas mon intention de faire rechercher l’esclave qui avaitsauvé Marie, mais il changea le but de cette recherche. C’étaitpour une punition ; ce fut pour une récompense.

Mon oncle apprit de moi qu’il devait la vie desa fille à l’un de ses esclaves, et me promit sa liberté ; sije pouvais le retrouver dans la foule de ces infortunés.

X

 

Jusqu’à ce jour, la disposition naturelle demon esprit m’avait tenu éloigné des plantations où les noirstravaillaient. Il m’était trop pénible de voir souffrir des êtresque je ne pouvais soulager. Mais, dès le lendemain, mon onclem’ayant proposé de l’accompagner dans sa ronde de surveillance,j’acceptai avec empressement, espérant rencontrer parmi lestravailleurs le sauveur de ma bien-aimée Marie.

J’eus lieu de voir dans cette promenadecombien le regard d’un maître est puissant sur des esclaves, maisen même temps combien cette puissance s’achète cher. Les nègres,tremblants en présence de mon oncle, redoublaient, sur son passage,d’efforts et d’activité ; mais qu’il y avait de haine danscette terreur ! Irascible par habitude, mon oncle était prêt àse fâcher de n’en avoir pas sujet, quand son bouffon Habibrah, quile suivait toujours, lui fit remarquer tout à coup un noir qui,accablé de lassitude, s’était endormi sous un bosquet de dattiers.Mon oncle court à ce malheureux, le réveille rudement, et luiordonne de se remettre à l’ouvrage. Le nègre, effrayé, se lève, etdécouvre en se levant un jeune rosier du Bengale sur lequel ils’était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever.L’arbuste était perdu. Le maître, déjà irrité de ce qu’il appelaitla paresse de l’esclave, devient furieux a cette vue. Hors de lui,il détache de sa ceinture le fouet armé de lanières ferrées qu’ilportait dans ses promenades, et lève le bras pour en frapper lenègre tombé à genoux. Le fouet ne retomba pas. Je n’oublieraijamais ce moment. Une main puissante arrêta subitement la main ducolon. Un noir (c’était celui-là même que je cherchais !) luicria en français :

– Punis-moi, car je viens de t’offenser ;mais ne fais rien à mon frère, qui n’a touché qu’à tonrosier !

Cette intervention inattendue de l’homme à quije devais le salut de Marie, son geste, son regard, l’accentimpérieux de sa voix, me frappèrent de stupeur. Mais sa généreuseimprudence, loin de faire rougir mon oncle, n’avait fait queredoubler la rage du maître et la détourner du patient à sondéfenseur. Mon oncle, exaspéré, se dégagea des bras du grand nègre,en l’accablant de menaces, et leva de nouveau son fouet pour l’enfrapper à son tour. Cette fois le fouet lui fut arraché de la main.Le noir en brisa le manche garni de clous comme on brise unepaille, et foula sous ses pieds ce honteux instrument de vengeance.J’étais immobile de surprise, mon oncle de fureur ; c’étaitune chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée.Ses yeux s’agitaient comme prêts à sortir de leur orbite ; seslèvres bleues tremblaient. L’esclave le considéra un instant d’unair calme ; puis tout à coup, lui présentant avec dignité unecognée qu’il tenait à la main :

– Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prendsau moins cette hache.

Mon oncle, qui ne se connaissait plus, auraitcertainement exaucé son vœu, et se précipitait sur la hache, quandj’intervins à mon tour. Je m’emparai lestement de la cognée et jela jetai dans le puits d’une noria, qui était voisine.

– Que fais-tu ? me dit mon oncle avecemportement.

– Je vous sauve, lui répondis-je, du malheurde frapper le défenseur de votre fille. C’est à cet esclave quevous devez Marie ; c’est le nègre dont vous m’avez promis laliberté.

Le moment était mal choisi pour invoquer cettepromesse. Mes paroles effleurèrent à peine l’esprit ulcéré ducolon.

– Sa liberté ! me répliqua-t-il d’un airsombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté !nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront lesjuges de la cour martiale.

Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie etmoi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avaitcausé cette scène fut puni de la bastonnade, et l’on plongea sondéfenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d’avoirporté la main sur un blanc. De l’esclave au maître, c’était uncrime capital.

XI

 

Vous jugez, messieurs, à quel point toutes cescirconstances avaient dû éveiller mon intérêt et ma curiosité. Jepris des renseignements sur le compte du prisonnier. On me révélades particularités singulières. On m’apprit que ses compagnonssemblaient avoir le plus profond respect pour ce jeune nègre.Esclave comme eux, il lui suffisait d’un signe pour s’en faireobéir. Il n’était point né dans les cases ; on ne luiconnaissait ni père ni mère ; il y avait même peu d’années,disait-on, qu’un vaisseau négrier l’avait jeté à Saint-Domingue.Cette circonstance rendait plus remarquable encore l’empire qu’ilexerçait sur tous ses compagnons, sans même en excepter les noirscréoles, qui, vous ne l’ignorez sans doute pas, messieurs,professaient ordinairement le plus profond mépris pour les nègrescongos ; expression impropre, et trop générale, parlaquelle on désignait dans la colonie tous les esclaves amenésd’Afrique.

Quoiqu’il parût absorbé dans une noiremélancolie, sa force extraordinaire, jointe à une adressemerveilleuse, en faisait un sujet du plus grand prix pour laculture des plantations. Il tournait plus vite et plus longtempsque ne l’aurait fait le meilleur cheval les roues desnorias. Il lui arrivait souvent de faire en un jourl’ouvrage de dix de ses camarades pour les soustraire auxchâtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-iladoré des esclaves ; mais la vénération qu’ils lui portaient,toute différente de la terreur superstitieuse dont ilsenvironnaient le fou Habibrah, semblait avoir aussi quelque causecachée ; c’était une espèce de culte.

Ce qu’il y avait d’étrange, reprenait-on,c’était de le voir aussi doux, aussi simple avec ses égaux, qui sefaisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de noscommandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés,anneaux intermédiaires qui liaient en quelque sorte la chaîne de laservitude à celle du despotisme, joignant à la bassesse de leurcondition l’insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisirà l’accabler de travail et de vexations.

Il paraît néanmoins qu’ils ne pouvaients’empêcher de respecter le sentiment de fierté qui l’avait porté àoutrager mon oncle. Aucun d’eux n’avait jamais osé lui infliger depunitions humiliantes. S’il leur arrivait de l’y condamner, vingtnègres se levaient pour les subir à sa place ; et lui,immobile, assistait gravement à leur exécution, comme s’ilsn’eussent fait que remplir un devoir. Cet homme bizarre était connudans les cases sous le nom de Pierrot.

XII

 

Tous ces détails exaltèrent ma jeuneimagination. Marie, pleine de reconnaissance et de compassion,applaudit à mon enthousiasme, et Pierrot s’empara si vivement denotre intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvaisaux moyens de lui parler.

Quoique fort jeune, comme neveu de l’un desplus riches colons du Cap, j’étais capitaine des milices de laparoisse de l’Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde, et àun détachement des dragons jaunes, dont le chef, qui était pourl’ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait lecommandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque quece commandant était le frère d’un pauvre colon auquel j’avais eu lebonheur de rendre de très grands services, et qui m’étaitentièrement dévoué…

Ici tout l’auditoire interrompit d’Auverney ennommant Thadée.

– Vous l’avez deviné, messieurs, reprit lecapitaine. Vous comprenez sans peine qu’il ne me fut pas difficiled’obtenir de lui l’entrée du cachot du nègre. J’avais le droit devisiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour nepas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encoretoute flagrante, j’eus soin de ne m’y rendre qu’à l’heure où ilfaisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde,étaient endormis. Guidé par Thadée, j’arrivai à la porte ducachot ; Thadée l’ouvrit et se retira. J’entrai.

Le noir était assis, car il ne pouvait setenir debout à cause de sa haute taille. Il n’était pas seul ;un dogue énorme se leva en grondant et s’avança vers moi. –Rask ! cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint secoucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelquesmisérables aliments.

J’étais en uniforme ; la lumière querépandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible quePierrot ne pouvait distinguer qui j’étais.

– Je suis prêt, me dit-il d’un ton calme.

En achevant ces paroles, il se leva àdemi.

– Je suis prêt, répéta-t-il encore.

– Je croyais, lui dis-je, surpris de laliberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.

L’émotion faisait trembler ma voix. Leprisonnier ne parut pas la reconnaître.

Il poussa du pied quelques débris quiretentirent.

– Des fers ! je les ai brisés.

Il y avait dans l’accent dont il prononça cesdernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je nesuis pas fait pour porter des fers. Je repris :

– L’on ne m’avait pas dit qu’on vous eûtlaissé un chien.

– C’est moi qui l’ai fait entrer.

J’étais de plus en plus étonné. La porte ducachot était fermée en dehors d’un triple verrou. Le soupirailavait à peine six pouces de largeur, et était garni de deuxbarreaux de fer. Il paraît qu’il comprit le sens de mesréflexions ; il se leva autant que la voûte trop basse le luipermettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessousdu soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cettepierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pufacilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur lebois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel lefort était adossé.

Le chien, voyant l’issue ouverte, crut que sonmaître voulait qu’il sorte. Il se dressa prêt à partir ; ungeste du noir le renvoya à sa place.

La surprise me rendait muet ; tout à coupun rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier seredressa comme s’il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, etson front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissablede mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, debienveillance et d’étonnement douloureux, passa rapidement dans sesyeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, saphysionomie en moins d’un instant redevint calme et froide ;et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il meregardait en face comme un inconnu.

– Je puis encore vivre deux jours sans manger,dit-il.

Je fis un geste d’horreur ; je remarquaialors la maigreur de l’infortuné.

Il ajouta :

– Mon chien ne peut manger que de mamain ; si je n’avais pu élargir le soupirail, le pauvre Raskserait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui,puisqu’il faut toujours que je meure.

– Non, m’écriai-je, non, vous ne mourrez pasde faim !

Il ne me comprit pas.

– Sans doute, reprit-il en souriant amèrement,j’aurais pu vivre encore deux jours sans manger ; mais je suisprêt, monsieur l’officier ; aujourd’hui vaut encore mieux quedemain ; ne faites pas de mal à Rask.

Je sentis alors ce que voulait dire son jesuis prêt. Accusé d’un crime qui était puni de mort, ilcroyait que je venais pour le mener au supplice ; et cet hommedoué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir luiétaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant :Je suis prêt !

– Ne faites pas de mal à Rask, répéta-t-ilencore.

Je ne pus me contenir.

– Quoi ! lui dis-je, non seulement vousme prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de monhumanité envers ce pauvre chien qui ne m’a rien fait !

Il s’attendrit, sa voix s’altéra.

– Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc,pardonne, j’aime mon chien ; et, ajouta-t-il après un courtsilence, les tiens m’ont fait bien du mal.

Je l’embrassai, je lui serrai la main, je ledétrompai.

– Ne me connaissiez-vous pas ? luidis-je.

– Je savais que tu étais un blanc, et pour lesblancs, quelque bons qu’ils soient, un noir est si peu dechose ! D’ailleurs, j’ai aussi à me plaindre de toi.

– Et de quoi ? repris-je étonné.

– Ne m’as-tu pas conservé deux fois lavie ?

Cette inculpation étrange me fit sourire. Ils’en aperçut, et poursuivit avec amertume :

– Oui, je devrais t’en vouloir. Tu m’as sauvéd’un crocodile et d’un colon ; et, ce qui est pis encore, tum’as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux !

La singularité de son langage et de ses idéesne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie aveclui-même.

– Je vous dois bien plus que vous ne me devez,lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie.

Il éprouva comme une commotion électrique.

– Maria ! dit-il d’une voixétouffée ; et sa tête tomba sur ses mains, qui se crispaientviolemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les largesparois de sa poitrine.

J’avoue que mes soupçons assoupis seréveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J’étais trop prèsdu bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu’un pareil rival,s’il l’était en effet, pût exciter en moi d’autres sentiments quela bienveillance et la pitié.

Il releva enfin sa tête.

– Va ! me dit-il, ne me remerciepas !

Il ajouta, après une pause :

– Je ne suis pourtant pas d’un rang inférieurau tien !

Cette parole paraissait révéler un ordred’idées qui piquait vivement ma curiosité ; je le pressai deme dire qui il était et ce qu’il avait souffert. Il garda un sombresilence.

Ma démarche l’avait touché ; mes offresde service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Ilsortit, et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco.Puis il referma l’ouverture et se mit à manger. En causant aveclui, je remarquai qu’il parlait avec facilité le français etl’espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué deculture ; il savait des romances espagnoles qu’il chantaitavec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tantd’autres rapports, que jusqu’alors la pureté de son langage nem’avait pas frappé. J’essayai de nouveau d’en savoir lacause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèleThadée d’avoir pour lui tous les égards et tous les soinspossibles.

XIII

 

Je le voyais tous les jours à la même heure.Son affaire m’inquiétait ; malgré mes prières, mon oncles’obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes àPierrot ; il m’écoutait avec indifférence.

Souvent Rask arrivait tandis que nous étionsensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou.Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaienttracés, puis la déchirait. J’étais habitué à ne pas lui faire dequestions.

Un jour j’entrai sans qu’il parût prendregarde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot, etchantait d’un ton mélancolique l’air espagnol : Yo que soycontrabandista[10]. Quandil eut fini, il se tourna brusquement vers moi, et mecria :

– Frère, promets, si jamais tu doutes de moi,d’écarter tous tes soupçons quand tu m’entendras chanter cetair.

Son regard était imposant ; je lui promisce qu’il désirait, sans trop savoir ce qu’il entendait par cesmots : Si jamais tu doutes de moi… Il prit l’écorceprofonde de la noix qu’il avait cueillie le jour de ma premièrevisite, et conservée depuis, la remplit de vin de palmier,m’engagea à y porter les lèvres, et la vida d’un trait. À compterde ce jour, il ne m’appela plus que son frère.

Cependant je commençais à concevoir quelqueespérance. Mon oncle n’était plus aussi irrité. Les réjouissancesde mon prochain mariage avec sa fille avaient tourné son espritvers de plus douces idées. Marie suppliait avec moi. Je luireprésentais chaque jour que Pierrot n’avait point voulul’offenser, mais seulement l’empêcher de commettre un acte desévérité peut-être excessive ; que ce noir avait, par sonaudacieuse lutte avec le crocodile, préservé Marie d’une mortcertaine ; que nous lui devions, lui sa fille, moi mafiancée ; que, d’ailleurs, Pierrot était le plus vigoureux deses esclaves (car je ne songeais plus à obtenir sa liberté, il nes’agissait que de sa vie) ; qu’il faisait à lui seul l’ouvragede dix autres, et qu’il suffisait de son bras pour mettre enmouvement les cylindres d’un moulin à sucre. Il m’écoutait, et mefaisait entendre qu’il ne donnerait peut-être pas suite àl’accusation. Je ne disais rien au noir du changement de mon oncle,voulant jouir du plaisir de lui annoncer sa liberté tout entière,si je l’obtenais. Ce qui m’étonnait, c’était de voir que, secroyant voué à la mort, il ne profitait d’aucun des moyens de fuirqui étaient en son pouvoir. Je lui en parlai.

– Je dois rester, me répondit-ilfroidement ; on penserait que j’ai eu peur.

XIV

 

Un matin, Marie vint à moi. Elleétait rayonnante, et il y avait sur sa douce figure quelque chosede plus angélique encore que la joie d’un pur amour. C’était lapensée d’une bonne action.

 

– Écoute, me dit-elle, c’est dans trois joursle 22 août, et notre noce. Nous allons bientôt…

Je l’interrompis.

– Marie, ne dis pas bientôt, puisqu’il y aencore trois jours !

Elle sourit et rougit.

– Ne me trouble pas, Léopold,reprit-elle ; il m’est venu une idée qui te rendra content. Tusais que je suis allée hier à la ville avec mon père pour acheterles parures de notre mariage. Ce n’est pas que je tienne à cesbijoux, à ces diamants, qui ne me rendront pas plus belle à tesyeux. Je donnerais toutes les perles du monde pour l’une de cesfleurs que m’a fanées le vilain homme au bouquet de soucis ;mais n’importe. Mon père veut me combler de toutes ces choses-là,et j’ai l’air d’en avoir envie pour lui faire plaisir. Il y avaithier une basquina de satin chinois à grandes fleurs, quiétait enfermée dans un coffre de bois de senteur, et que j’aibeaucoup regardée. Cela est bien cher, mais cela est biensingulier. Mon père a remarqué que cette robe frappait monattention. En rentrant, je l’ai prié de me promettre l’octroi d’undon à la manière des anciens chevaliers ; tu sais qu’il aimequ’on le compare aux anciens chevaliers. Il m’a juré sur sonhonneur qu’il m’accorderait la chose que je lui demanderais quellequ’elle fût. Il croit que c’est la basquina de satin chinois ;point du tout, c’est la vie de Pierrot. Ce sera mon cadeau denoces.

Je ne pus m’empêcher de serrer cet ange dansmes bras. La parole de mon oncle était sacrée ; et tandis queMarie allait près de lui en réclamer l’exécution, je courus au fortGalifet annoncer à Pierrot son salut, désormais certain.

– Frère ! lui criai-je en entrant,frère ! réjouis-toi ! ta vie est sauvée, Marie l’ademandée à son père pour son présent de noces !

L’esclave tressaillit…

– Marie ! noces ! ma vie !Comment tout cela peut-il aller ensemble ?

– Cela est tout simple, repris-je. Marie, àqui tu as sauvé la vie, se marie.

– Avec qui ? s’écria l’esclave ; etson regard était égaré et terrible.

– Ne le sais-tu pas ? répondis-jedoucement ; avec moi.

Son visage formidable redevint bienveillant etrésigné.

– Ah ! c’est vrai, me dit-il, c’est avectoi ! Et quel est le jour ?

– C’est le 22 août.

– Le 22 août ! es-tu fou ? reprit-ilavec une expression d’angoisse et d’effroi.

Il s’arrêta. Je le regardais, étonné. Après unsilence, il me serra vivement la main.

– Frère, je te dois tant qu’il faut que mabouche te donne un avis. Crois-moi, va au Cap, et marie-toi avantle 22 août.

Je voulus en vain connaître le sens de cesparoles énigmatiques.

– Adieu, me dit-il avec solennité. J’en aipeut-être déjà trop dit ; mais je hais encore plusl’ingratitude que le parjure.

Je le quittai, plein d’indécisions etd’inquiétudes qui s’effacèrent cependant bientôt dans mes penséesde bonheur.

Mon oncle retira sa plainte le jour même. Jeretournai au fort pour en faire sortir Pierrot. Thadée, le sachantlibre, entra avec moi dans la prison. Il n’y était plus. Rask, quis’y trouvait seul, vint à moi d’un air caressant ; à son couétait attachée une feuille de palmier ; je la pris et j’y lusces mots : Merci, tu m’as sauvé la vie une troisième fois.Frère, n’oublie pas ta promesse. Au-dessous étaient écrits,comme signature, les mots : Yo que soycontrabandista.

Thadée était encore plus étonné que moi ;il ignorait le secret du soupirail, et s’imaginait que le nègres’était changé en chien. Je lui laissai croire ce qu’il voulut, mecontentant d’exiger de lui le silence sur ce qu’il avait vu.

Je voulus emmener Rask. En sortant du fort, ils’enfonça dans des haies voisines et disparut.

XV

 

Mon oncle fut outré de l’évasion de l’esclave.Il ordonna des recherches, et écrivit au gouverneur pour mettrePierrot à son entière disposition si on le retrouvait.

Le 22 août arriva. Mon union avec Marie futcélébrée avec pompe à la paroisse de l’Acul. Qu’elle fut heureusecette journée de laquelle allaient dater tous mes malheurs !J’étais enivré d’une joie qu’on ne saurait faire comprendre à quine l’a point éprouvée. J’avais complètement oublié Pierrot et sessinistres avis. Le soir, bien impatiemment attendu, vint enfin. Majeune épouse se retira dans la chambre nuptiale, où je ne pus lasuivre aussi vite que je l’aurais voulu. Un devoir fastidieux, maisindispensable, me réclamait auparavant. Mon office de capitaine desmilices exigeait de moi ce soir-là une ronde aux postes del’Acul ; cette précaution était alors impérieusement commandéepar les troubles de la colonie, par les révoltes partielles denoirs, qui, bien que promptement étouffées, avaient eu lieu auxmois précédents de juin et de juillet, même aux premiers joursd’août, dans les habitations Thibaud et Lagoscette, et surtout parles mauvaises dispositions des mulâtres libres, que le supplicerécent du rebelle Ogé n’avait fait qu’aigrir. Mon oncle fut lepremier à me rappeler mon devoir ; il fallut me résigner,j’endossai mon uniforme, et je partis. Je visitai les premièresstations sans rencontrer de sujet d’inquiétude ; mais, versminuit, je me promenais en rêvant près des batteries de la baie,quand j’aperçus à l’horizon une lueur rougeâtre s’élever ets’étendre du côté de Limonade et de Saint-Louis du Morin. Lessoldats et moi l’attribuâmes d’abord à quelque incendieaccidentel ; mais, un moment après, les flammes devinrent siapparentes, la fumée, poussée par le vent, grossit et s’épaissit àun tel point, que je repris promptement le chemin du fort pourdonner l’alarme et envoyer des secours. En passant près des casesde nos noirs, je fus surpris de l’agitation extraordinaire qui yrégnait. La plupart étaient encore éveillés et parlaient avec laplus grande vivacité. Un nom bizarre, Bug-Jargal, prononcéavec respect, revenait souvent au milieu de leur jargoninintelligible. Je saisis pourtant quelques paroles, dont le sensme parut être que les noirs de la plaine du nord étaient en pleinerévolte, et livraient aux flammes les habitations et lesplantations situées de l’autre côté du Cap. En traversant un fondmarécageux, je heurtai du pied un amas de haches et de piochescachées dans les joncs et les mangliers. Justement inquiet, je fissur-le-champ mettre sous les armes les milices de l’Acul, etj’ordonnai de surveiller les esclaves ; tout rentra dans lecalme.

Cependant les ravages semblaient croître àchaque instant et s’approcher du Limbé. On croyait même distinguerle bruit lointain de l’artillerie et des fusillades. Vers les deuxheures du matin, mon oncle, que j’avais éveillé, ne pouvantcontenir son inquiétude, m’ordonna de laisser dans l’Acul unepartie des milices sous les ordres du lieutenant ; et, pendantque ma pauvre Marie dormait ou m’attendait, obéissant à mon oncle,qui était, comme je l’ai déjà dit, membre de l’assembléeprovinciale, je pris avec le reste des soldats le chemin duCap.

Je n’oublierai jamais l’aspect de cette ville,quand j’en approchai. Les flammes, qui dévoraient les plantationsautour d’elle, y répandaient une sombre lumière, obscurcie par lestorrents de fumée que le vent chassait dans les rues. Destourbillons d’étincelles, formés par les menus débris embrasés descannes à sucre, et emportés avec violence comme une neige abondantesur les toits des maisons et sur les agrès des vaisseaux mouillésdans la rade, menaçaient à chaque instant la ville du Cap d’unincendie non moins déplorable que celui dont ses environs étaientla proie. C’était un spectacle affreux et imposant que de voir d’uncôté les pâles habitants exposant encore leur vie pour disputer aufléau terrible l’unique toit qui allait leur rester de tant derichesses ; tandis que, de l’autre, les navires, redoutant lemême sort, et favorisés du moins par ce vent si funeste auxmalheureux colons, s’éloignaient à pleines voiles sur une merteinte des feux sanglants de l’incendie.

XVI

 

Étourdi par le canon des forts, les clameursdes fuyards et le fracas lointain des écroulements, je ne savais dequel côté diriger mes soldats, quand je rencontrai sur la placed’armes le capitaine des dragons jaunes, qui nous servit de guide.Je ne m’arrêterai pas, messieurs, à vous décrire le tableau quenous offrit la plaine incendiée. Assez d’autres ont dépeint cespremiers désastres du Cap, et j’ai besoin de passer vite sur cessouvenirs où il y a du sang et du feu. Je me bornerai à vous direque les esclaves rebelles étaient, disait-on, déjà maîtres duDondon, du Terrier-Rouge, du bourg d’Ouanaminte, et même desmalheureuses plantations du Limbé, ce qui me remplissaitd’inquiétudes à cause du voisinage de l’Acul.

Je me rendis en hâte à l’hôtel du gouverneur,M. de Blanchelande. Tout y était dans la confusion,jusqu’à la tête du maître. Je lui demandai des ordres, en le priantde songer le plus vite possible à la sûreté de l’Acul, que l’oncroyait déjà menacée. Il avait auprès de luiM. de Rouvray, maréchal de camp et l’un des principauxpropriétaires de l’île, M. de Touzard, lieutenant-coloneldu régiment du Cap, quelques membres des assemblées coloniale etprovinciale, et plusieurs des colons les plus notables. Au momentoù je me présentai, cette espèce de conseil délibéraittumultueusement.

– Monsieur le gouverneur, disait un membre del’assemblée provinciale, cela n’est que trop vrai ; ce sontles esclaves, et non les sang-mêlés libres ; il y a longtempsque nous l’avions annoncé et prédit.

– Vous le disiez sans y croire, répartitaigrement un membre de l’assemblée coloniale appeléegénérale. Vous le disiez pour vous donner crédit à nosdépens ; et vous étiez si loin de vous attendre à unerébellion réelle des esclaves, que ce sont les intrigues de votreassemblée qui ont stimulé, dès 1789, cette fameuse et ridiculerévolte des trois mille noirs sur le morne du Cap ; révolte oùil n’y a eu qu’un volontaire national de tué, encore l’a-t-il étépar ses propres camarades !

– Je vous répète, reprit leprovincial, que nous voyons plus clair que vous. Cela estsimple. Nous restions ici pour observer les affaires de la colonie,tandis que votre assemblée en masse allait en France se fairedécerner cette ovation risible, qui s’est terminée par lesréprimandes de la représentation nationale : ridiculusmus !

Le membre de l’assemblée coloniale réponditavec un dédain amer :

– Nos concitoyens nous ont réélus àl’unanimité !

– C’est vous, répliqua l’autre, ce sont vosexagérations qui ont fait promener la tête de ce malheureux quis’était montré sans cocarde tricolore dans un café, et qui ont faitpendre le mulâtre Lacombe pour une pétition qui commençait par cesmots inusités : – Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit !

– Cela est faux, s’écria le membre del’assemblée générale. C’est la lutte des principes et celle desprivilèges, des bossus et des crochus !

– Je l’ai toujours pensé, monsieur, vous êtesun indépendant !

À ce reproche du membre de l’assembléeprovinciale, son adversaire répondit d’un air detriomphe :

– C’est confesser que vous êtes un pomponblanc ! Je vous laisse sous le poids d’un pareilaveu !

La querelle eût peut-être été poussée plusloin, si le gouverneur ne fût intervenu.

– Eh, messieurs ! en quoi cela a-t-iltrait au danger imminent qui nous menace ? Conseillez-moi, etne vous injuriez pas. Voici les rapports qui me sont parvenus. Larévolte a commencé cette nuit à dix heures du soir parmi les nègresde l’habitation Turpin. Les esclaves commandés par un nègre anglaisnommé Boukmann, ont entraîné les ateliers des habitations Clément,Trémès, Flaville et Noé. Ils ont incendié toutes les plantations etmassacré les colons avec des cruautés inouïes. Je vous en feraicomprendre toute l’horreur par un seul détail. Leur étendard est lecorps d’un enfant porté au bout d’une pique.

Un frémissement interrompitM. de Blanchelande.

– Voilà ce qui se passe au-dehors,poursuivit-il. Au-dedans, tout est bouleversé. Plusieurs habitantsdu Cap ont tué leurs esclaves ; la peur les a rendus cruels.Les plus doux ou les plus braves se sont bornés à les enfermer sousbonne clef. Les petits blancs[11] accusentde ces désastres les sang-mêlés libres. Plusieurs mulâtres ontfailli être victimes de la fureur populaire. Je leur ai fait donnerpour asile une église gardée par un bataillon. Maintenant, pourprouver qu’ils ne sont point d’intelligence avec les noirsrévoltés, les sang-mêlés me font demander un poste à défendre etdes armes.

– N’en faites rien ! cria une voix que jereconnus : c’était celle du planteur soupçonné d’êtresang-mêlé, avec qui j’avais eu un duel. N’en faites rien, monsieurle gouverneur, ne donnez point d’armes aux mulâtres.

– Vous ne voulez donc point vous battre ?dit brusquement un colon.

L’autre ne parut point entendre, etcontinua :

– Les sang-mêlés sont nos pires ennemis. Euxseuls sont à craindre pour nous. Je conviens qu’on ne pouvaits’attendre qu’à une révolte de leur part et non de celle desesclaves. Est-ce que les esclaves sont quelque chose ?

Le pauvre homme espérait par ces invectivescontre les mulâtres s’en séparer tout à fait, et détruire dansl’esprit des blancs qui l’écoutaient l’opinion qui le rejetait danscette caste méprisée. Il y avait trop de lâcheté dans cettecombinaison pour qu’elle réussît. Un murmure de désapprobation lelui fit sentir.

– Oui. monsieur, dit le vieux maréchal de campde Rouvray, oui, les esclaves sont quelque chose ; ils sontquarante contre trois ; et nous serions à plaindre si nousn’avions à opposer aux nègres et aux mulâtres que des blancs commevous.

Le colon se mordit les lèvres.

– Monsieur le général, reprit le gouverneur,que pensez-vous donc de la pétition des mulâtres ?

– Donnez-leur des armes, monsieur legouverneur ! répondit M. de Rouvray ; faisonsvoile de toute étoffe ! Et, se tournant vers le colonsuspect : – Entendez-vous, monsieur ? allez-vousarmer.

Le colon humilié sortit avec tous les signesd’une rage concentrée.

Cependant la clameur d’angoisse qui éclataitdans toute la ville se faisait entendre de moments en momentsjusque chez le gouverneur, et rappelait aux membres de cetteconférence le sujet qui les rassemblait.M. de Blanchelande remit à un aide de camp un ordre aucrayon écrit à la hâte, et rompit le silence sombre avec lequell’assemblée écoutait cette effrayante rumeur.

– Les sang-mêlés vont être armés, messieurs,mais il reste bien d’autres mesures à prendre.

– Il faut convoquer l’assemblée provinciale,dit le membre de cette assemblée qui avait parlé au moment ouj’étais entré.

– L’assemblée provinciale ! reprit sonantagoniste de l’assemblée coloniale. Qu’est-ce que c’est quel’assemblée provinciale ?

– Parce que vous êtes membre de l’assembléecoloniale ! répliqua le pompon blanc.

L’indépendant l’interrompit.

– Je ne connais pas plus la colonialeque la provinciale. Il n’y a que l’assemblée générale,entendez-vous, monsieur ?

– Eh bien, repartit le pompon blanc, je vousdirai, moi, qu’il n’y a que l’assemblée nationale de Paris.

– Convoquer l’assemblée provinciale !répétait l’indépendant en riant ; comme si elle n’était pasdissoute au moment où la générale a décidé qu’elle tiendrait sesséances ici.

Une réclamation universelle éclatait dansl’auditoire, ennuyé de cette discussion oiseuse.

– Messieurs nos députés, criait unentrepreneur de cultures, pendant que vous vous occupez de cesbalivernes, que deviennent mes cotonniers et macochenille ?

– Et mes quatre cent mille plants d’indigo auLimbé ! ajoutait un planteur.

– Et mes nègres, payés trente dollars par têtel’un dans l’autre ! disait un capitaine de négriers.

– Chaque minute que vous perdez, poursuivaitun autre colon, me coûte, montre et tarif en main, dix quintaux desucre, ce qui, à dix-sept piastres fortes le quintal, fait centsoixante-dix piastres, ou neuf cent trente livres dix sous, monnaiede France !

– La coloniale, que vous appelez générale,usurpe ! reprenait l’autre disputeur, dominant le tumulte àforce de voix ; qu’elle reste au Port-au-Prince à fabriquerdes décrets pour deux lieues de terrain et deux jours de durée,mais qu’elle nous laisse tranquilles ici. Le Cap appartient aucongrès provincial du nord, à lui seul !

– Je prétends, reprenait l’indépendant, queson excellence monsieur le gouverneur n’a pas droit de convoquerune autre assemblée que l’assemblée générale des représentants dela colonie, présidée par M. de Cadusch !

– Mais où est-il, votre présidentM. de Cadusch ? demanda le pompon blanc ; oùest votre assemblée ? il n’y en a pas encore quatre membresd’arrivés, tandis que la provinciale est toute ici. Est-ce que vousvoudriez par hasard représenter à vous seul une assemblée, touteune colonie ?

Cette rivalité des deux députés, fidèles échosde leurs assemblées respectives, exigea encore une foisl’intervention du gouverneur.

– Messieurs, où voulez-vous donc enfin envenir avec vos éternelles assemblées provinciale, générale,coloniale, nationale ? Aiderez-vous aux décisions decette assemblée en lui en faisant invoquer trois ou quatreautres ?

– Morbleu ! criait d’une voix de tonnerrele général de Rouvray en frappant violemment sur la table duconseil, quels maudits bavards ! J’aimerais mieux lutter depoumons avec une pièce de vingt-quatre. Que nous font ces deuxassemblées, qui se disputent le pas comme deux compagnies degrenadiers qui vont monter à l’assaut ! Eh bien !convoquez-les toutes deux, monsieur le gouverneur, j’en ferai deuxrégiments pour marcher contre les noirs ; et nous verrons sileurs fusils feront autant de bruit que leurs langues.

Après cette vigoureuse sortie, il se penchavers son voisin (c’était moi), et dit à demi-voix : – Quevoulez-vous que fasse entre les deux assemblées de Saint-Domingue,qui se prétendent souveraines, un gouverneur de par le roi deFrance ? Ce sont les beaux parleurs et les avocats qui gâtenttout, ici comme dans la métropole. Si j’avais l’honneur d’êtremonsieur le lieutenant-général pour le roi, je jetterais toutecette canaille à la porte. Je dirais : Le roi règne, et moi jegouverne. J’enverrais la responsabilité par-devant les soi-disantreprésentants à tous les diables ; et avec douze croix deSaint-Louis, promises au nom de sa majesté, je balaierais tous lesrebelles dans l’île de la Tortue, qui a été habitée autrefois pardes brigands comme eux, les boucaniers. Souvenez-vous de ce que jevous dis, jeune homme. Les philosophes ont enfanté lesphilanthropes, qui ont procréé les négrophiles,qui produisent les mangeurs de blancs, ainsi nommés en attendantqu’on leur trouve un nom grec ou latin. Ces prétendues idéeslibérales dont on s’enivre en France sont un poison sous lestropiques. Il fallait traiter les nègres avec douceur, non lesappeler à un affranchissement subit. Toutes les horreurs que vousvoyez aujourd’hui à Saint-Domingue sont nées au club Massiac, etl’insurrection des esclaves n’est qu’un contrecoup de la chute dela Bastille.

Pendant que le vieux soldat m’exposait ainsisa politique étroite, mais pleine de franchise et de conviction,l’orageuse discussion continuait. Un colon, du petit nombre de ceuxqui partageaient la frénésie révolutionnaire, qui se faisaitappeler le citoyen-général C***, pour avoir présidé à quelquessanglantes exécutions, s’était écrié :

– Il faut plutôt des supplices que descombats. Les nations veulent des exemples terribles :épouvantons les noirs ! C’est moi qui ai apaisé les révoltesde juin et de juillet, en faisant planter cinquante têtesd’esclaves des deux côtés de l’avenue de mon habitation, en guisede palmiers. Que chacun se cotise pour la proposition que je vaisfaire. Défendons les approches du Cap avec les nègres qui nousrestent encore.

– Comment ! quelle imprudence !répondit-on de toutes parts.

– Vous ne me comprenez pas, messieurs, repritle citoyen-général. Faisons un cordon de têtes de nègresqui entoure la ville, du fort Picolet à la pointe de Caracol ;leurs camarades insurgés n’oseront approcher. Il faut se sacrifierpour la cause commune dans un semblable moment. Je me dévoue lepremier. J’ai cinq cents esclaves non révoltés ; je lesoffre.

Un mouvement d’horreur accueillit cetteexécrable proposition.

– C’est abominable ! c’esthorrible ! s’écrièrent toutes les voix.

– Ce sont des mesures de ce genre qui ont toutperdu, dit un colon. Si on ne s’était pas tant pressé d’exécuterles derniers révoltés de juin, de juillet et d’août, on aurait pusaisir le fil de leur conspiration, que la hache du bourreau acoupé.

Le citoyen C*** garda un moment le silence dudépit, puis il murmura entre ses dents :

– Je croyais pourtant ne pas être suspect. Jesuis lié avec des négrophiles ; je corresponds avec Brissot etPruneau de Pomme-Gouge, en France ; Hans-Sloane, enAngleterre ; Magaw, en Amérique ; Pezll, enAllemagne ; Olivarius, en Danemark ; Wadstrohm, enSuède ; Peter Paulus, en Hollande ; Avendano, enEspagne ; et l’abbé Pierre Tamburini, en Italie !

Sa voix s’élevait à mesure qu’il avançait danssa nomenclature de négrophiles. Il termina enfin, endisant :

– Mais il n’y a point ici dephilosophes !

M. de Blanchelande, pour latroisième fois, demanda à recueillir les conseils de chacun.

– Monsieur le gouverneur, dit une voix, voicimon avis. Embarquons-nous tous sur le Léopard, qui estmouillé dans la rade.

– Mettons à prix la tête de Boukmann, dit unautre.

– Informons de tout ceci le gouverneur de laJamaïque, dit un troisième.

– Oui, pour qu’il nous envoie encore une foisle secours dérisoire de cinq cents fusils, reprit un député del’assemblée provinciale. Monsieur le gouverneur, envoyez un avisoen France, et attendons !

– Attendre ! attendre ! interrompitM. de Rouvray avec force. Et les noirsattendront-ils ? Et la flamme qui circonscrit déjà cette villeattendra-t-elle ? Monsieur de Touzard, faites battre lagénérale, prenez du canon, et allez trouver le gros des rebellesavec vos grenadiers et vos chasseurs. Monsieur le gouverneur,faites faire des camps dans les paroisses de l’est ;établissez des postes au Trou et à Vallières ; je me charge,moi, des plaines du fort Dauphin. J’y dirigerai les travaux ;mon grand-père, qui était mestre-de-camp du régiment de Normandie,a servi sous M. le maréchal de Vauban ; j’ai étudiéFolard et Bezout, et j’ai quelque pratique de la défense d’un pays.D’ailleurs les plaines du fort Dauphin, presque enveloppées par lamer et les frontières espagnoles, ont la forme d’une presqu’île, etse protégeront en quelque sorte d’elles-mêmes ; la presqu’îledu Mole offre un semblable avantage. Usons de tout cela, etagissons !

Le langage énergique et positif du vétéran fittaire subitement toutes les discordances de voix et d’opinions. Legénéral était dans le vrai. Cette conscience que chacun a de sonintérêt véritable rallia tous les avis à celui deM. de Rouvray ; et tandis que le gouverneur, par unserrement de main reconnaissant, témoignait au brave officiergénéral qu’il sentait la valeur de ses conseils, bien qu’ilsfussent énoncés comme des ordres, et l’importance de son secours,tous les colons réclamaient la prompte exécution des mesuresindiquées.

Les deux députés des assemblées rivales,seuls, semblaient se séparer de l’adhésion générale, et murmuraientdans leur coin les mots d’empiétement du pouvoir exécutif,de décision hâtive et de responsabilité.

Je saisis ce moment pour obtenir deM. de Blanchelande les ordres que je sollicitaisimpatiemment ; et je sortis afin de rallier ma troupe et dereprendre sur-le-champ le chemin de l’Acul, malgré la fatigue quetous sentaient, excepté moi.

XVII

 

Le jour commençait à poindre. J’étais sur laplace d’armes, réveillant les miliciens couchés sur leurs manteaux,pêle-mêle avec les dragons jaunes et rouges, les fuyards de laplaine, les bestiaux bêlant et mugissant, et les bagages de toutgenre apportés dans la ville par les planteurs des environs.

Je commençais à retrouver ma petite troupedans ce désordre, quand je vis un dragon jaune, couvert de sueur etde poussière, accourir vers moi à toute bride. J’allais à sarencontre, et, au peu de paroles entrecoupées qui lui échappèrent,j’appris avec consternation que mes craintes s’étaientréalisées ; que la révolte avait gagné les plaines de l’Acul,et que les noirs assiégeaient le fort Galifet, où s’étaientenfermés les milices et les colons. Il faut vous dire que ce fortGalifet était fort peu de chose ; on appelait fort àSaint-Domingue tout ouvrage en terre.

Il n’y avait donc pas un moment à perdre. Jefis prendre des chevaux à ceux de mes soldats pour qui je pus entrouver ; et, guidé par le dragon, j’arrivai sur les domainesde mon oncle vers dix heures du matin.

Je donnai à peine un regard à ces immensesplantations qui n’étaient plus qu’une mer de flammes, bondissantsur la plaine avec de grosses vagues de fumée, à travers lesquellesle vent emportait de temps en temps, comme des étincelles, degrands troncs d’arbres hérissés de feux. Un pétillement effrayant,mêlé de craquements et de murmures, semblait répondre auxhurlements lointains des noirs, que nous entendions déjà sans lesvoir encore. Moi, je n’avais qu’une pensée, et l’évanouissement detant de richesses qui m’étaient réservées ne pouvait m’endistraire, c’était le salut de Marie. Marie sauvée, que m’importaitle reste ! Je la savais renfermée dans le fort, et je nedemandais à Dieu que d’arriver à temps. Cette espérance seule mesoutenait dans mes angoisses et me donnait un courage et des forcesde lion.

Enfin un tournant de la route nous laissa voirle fort Galifet. Le drapeau tricolore flottait encore sur laplate-forme, et un feu bien nourri couronnait le contour de sesmurs. Je poussai un cri de joie. – Au galop, piquez des deux !lâchez les brides ! criai-je à mes camarades. Et, redoublantde vitesse, nous nous dirigeâmes vers le fort, au bas duquel onapercevait la maison de mon oncle, portes et fenêtres brisées, maisdebout encore, et rouge des reflets de l’embrasement, qui nel’avait pas atteinte, parce que le vent soufflait de la mer etqu’elle est isolée des plantations.

Une multitude de nègres, embusqués dans cettemaison, se montraient à la fois à toutes les croisées et jusque surle toit ; et les torches, les piques, les haches, brillaientau milieu de coups de fusil qu’ils ne cessaient de tirer contre lefort, tandis qu’une autre foule de leurs camarades montait,tombait, et remontait sans cesse autour des murs assiégés qu’ilsavaient chargés d’échelles. Ce flot de noirs, toujours repoussé ettoujours renaissant sur ces murailles grises, ressemblait de loin àun essaim de fourmis essayant de gravir l’écaille d’une grandetortue, et dont le lent animal se débarrassait par une secoussed’intervalle en intervalle.

Nous touchions enfin aux premièrescirconvallations du fort. Les regards fixés sur le drapeau qui ledominait, j’encourageai mes soldats au nom de leurs famillesrenfermées comme la mienne dans ces murs que nous allions secourir.Une acclamation générale me répondit, et, formant mon petitescadron en colonne, je me préparai à donner le signal de chargerle troupeau assiégeant.

En ce moment un grand cri s’éleva del’enceinte du fort, un tourbillon de fumée enveloppa l’édifice toutentier, roula quelque temps ses plis autour des murs, d’oùs’échappait une rumeur pareille au bruit d’une fournaise, et, ens’éclaircissant, nous laissa voir le fort Galifet surmonté d’undrapeau rouge. – Tout était fini !

XVIII

 

Je ne vous dirai pas ce qui se passa en moi àcet horrible spectacle. Le fort pris, ses défenseurs égorgés, vingtfamilles massacrées, tout ce désastre général, je l’avouerai à mahonte, ne m’occupa pas un instant. Marie perdue pour moi !perdue pour moi peu d’heures après celle qui me l’avait donnée pourjamais ! perdue pour moi par ma faute, puisque, si je nel’avais pas quittée la nuit précédente pour courir au Cap surl’ordre de mon oncle, j’aurais pu du moins la défendre ou mourirprès d’elle et avec elle, ce qui n’eût, en quelque sorte, pas étéla perdre ! Ces pensées de désolation égarèrent ma douleurjusqu’à la folie. Mon désespoir était du remords.

Cependant mes compagnons, exaspérés, avaientcrié : vengeance ! nous nous étions précipités le sabreaux dents, les pistolets aux deux poings, au milieu des insurgésvainqueurs. Quoique bien supérieurs en nombre, les noirs fuyaient ànotre approche, mais nous les voyions distinctement à droite et àgauche, devant et derrière nous, massacrant les blancs et se hâtantd’incendier le fort.

Notre fureur s’accroissait de leurlâcheté.

À une poterne du fort, Thadée, couvert deblessures, se présenta devant moi.

– Mon capitaine, me dit-il, votre Pierrot estun sorcier, un obi, comme disent ces damnés nègres, ou aumoins un diable. Nous tenions bon ; vous arriviez, et toutétait sauvé, quand il a pénétré dans le fort, je ne sais par où, etvoyez ! – Quant à monsieur votre oncle, à sa famille, àmadame…

– Marie ! interrompis-je, où estMarie ?

En ce moment un grand noir sortit de derrièreune palissade enflammée, emportant une jeune femme qui criait et sedébattait dans ses bras. La jeune femme était Marie ; le noirétait Pierrot.

– Perfide ! lui criai-je.

Je dirigeai un pistolet vers lui ; un desesclaves révoltés se jeta au-devant de la balle, et tomba mort.Pierrot se retourna, et parut m’adresser quelques paroles ;puis il s’enfonça avec sa proie au milieu des touffes de cannesembrasées. Un instant après, un chien énorme passa à sa suite,tenant dans sa gueule un berceau, dans lequel était le dernierenfant de mon oncle. Je reconnus aussi le chien ; c’étaitRask. Transporté de rage, je déchargeai sur lui mon secondpistolet ; mais je le manquai.

Je me mis à courir comme un insensé sur satrace ; mais ma double course nocturne, tant d’heures passéessans prendre de repos et de nourriture, mes craintes pour Marie, lepassage subit du comble du bonheur au dernier terme du malheur,toutes ces violentes émotions de l’âme m’avaient épuisé plus encoreque les fatigues du corps. Après quelques pas je chancelai ;un nuage se répandit sur mes yeux, et je tombai évanoui.

XIX

 

Quand je me réveillai, j’étais dans la maisondévastée de mon oncle et dans les bras de Thadée. Cet excellentThadée fixait sur moi des yeux pleins d’anxiété.

– Victoire ! cria-t-il dès qu’il sentitmon pouls se ranimer sous sa main, victoire ! les nègres sonten déroute, et le capitaine est ressuscité !

J’interrompis son cri de joie par monéternelle question :

– Où est Marie ?

Je n’avais point encore rallié mesidées ; il ne me restait que le sentiment et non le souvenirde mon malheur. Thadée baissa la tête. Alors toute ma mémoire merevint ; je me retraçai mon horrible nuit de noces, et legrand nègre emportant Marie dans ses bras à travers les flammess’offrit à moi comme une infernale vision. L’affreuse lumière quivenait d’éclater dans la colonie, et de montrer à tous les blancsdes ennemis dans leurs esclaves, me fit voir dans ce Pierrot, sibon, si généreux, si dévoué, qui me devait trois fois la vie, uningrat, un monstre, un rival ! L’enlèvement de ma femme, lanuit même de notre union, me prouvait ce que j’avais d’abordsoupçonné, et je reconnus enfin clairement que le chanteur dupavillon n’était autre que l’exécrable ravisseur de Marie. Pour sipeu d’heures, que de changements ! Thadée me dit qu’il avaitvainement poursuivi Pierrot et son chien ; que les nègress’étaient retirés, quoique leur nombre eût pu facilement écraser mafaible troupe, et que l’incendie des propriétés de ma famillecontinuait sans qu’il fût possible de l’arrêter.

Je lui demandai si l’on savait ce qu’étaitdevenu mon oncle, dans la chambre duquel on m’avait apporté. Il meprit la main en silence, et, me conduisant vers l’alcôve, il entira les rideaux.

Mon malheureux oncle était là, gisant sur sonlit ensanglanté, un poignard profondément enfoncé dans le cœur. Aucalme de sa figure, on voyait qu’il avait été frappé dans lesommeil. La couche du nain Habibrah, qui dormait habituellement àses pieds, était aussi tachée de sang, et les mêmes souillures sefaisaient remarquer sur la veste chamarrée du pauvre fou, jetée àterre à quelques pas du lit.

Je ne doutai pas que le bouffon ne fût mortvictime de son attachement connu pour mon oncle, et n’eût étémassacré par ses camarades, peut-être en défendant son maître. Jeme reprochai amèrement ces préventions qui m’avaient fait porter desi faux jugements sur Habibrah et sur Pierrot ; je mêlai auxlarmes que m’arracha la fin prématurée de mon oncle quelquesregrets pour son fou. D’après mes ordres, on rechercha son corps,mais en vain. Je supposai que les nègres avaient emporté et jeté lenain dans les flammes ; et j’ordonnai que, dans le servicefunèbre de mon beau-père, des prières fussent dites pour le reposde l’âme du fidèle Habibrah.

XX

 

Le fort Galifet était détruit, nos habitationsavaient disparu ; un plus long séjour sur ces ruines étaitinutile et impossible. Dès le soir même, nous retournâmes auCap.

Là, une fièvre ardente me saisit. L’effort quej’avais fait sur moi-même pour dompter mon désespoir était tropviolent. Le ressort, trop tendu, se brisa. Je tombai dans ledélire. Toutes mes espérances trompées, mon amour profané, monamitié trahie, mon avenir perdu, et par-dessus tout l’implacablejalousie, égarèrent ma raison. Il me semblait que des flammesruisselaient dans mes veines ; ma tête se rompait ;j’avais des furies dans le cœur. Je me représentais Marie aupouvoir d’un autre amant, au pouvoir d’un maître, d’un esclave, dePierrot ! On m’a dit qu’alors je m’élançais de mon lit, etqu’il fallait six hommes pour m’empêcher de me fracasser le crânesur l’angle des murs.

Que ne suis-je mort alors ! Cette crisepassa. Les médecins, les soins de Thadée, et je ne sais quelleforce de la vie dans la jeunesse, vainquirent le mal, ce mal quiaurait pu être un si grand bien. Je guéris au bout de dix jours, etje ne m’en affligeai pas. Je fus content de pouvoir vivre encorequelque temps, pour la vengeance.

À peine convalescent, j’allai chezM. de Blanchelande demander du service. Il voulait medonner un poste à défendre ; je le conjurai de m’incorporercomme volontaire dans l’une des colonnes mobiles que l’on envoyaitde temps en temps contre les noirs pour balayer le pays.

On avait fortifié le Cap à la hâte.L’insurrection faisait des progrès effrayants. Les nègres dePort-au-Prince commençaient à s’agiter ; Biassou commandaitceux du Limbé, du Dondon et de l’Acul ; Jean-François s’étaitfait proclamer généralissime des révoltés de la plaine deMaribarou ; Boukmann, célèbre depuis par sa fin tragique,parcourait avec ses brigands les bords de la Limonade ; etenfin les bandes du Morne-Rouge avaient reconnu pour chef un nègrenommé Bug-Jargal.

Le caractère de ce dernier, si l’on en croyaitles relations, contrastait d’une manière singulière avec laférocité des autres. Tandis que Boukmann et Biassou inventaientmille genres de mort pour les prisonniers qui tombaient entre leursmains, Bug-Jargal s’empressait de leur fournir les moyens dequitter l’île. Les premiers contractaient des marchés avec leslanches espagnoles qui croisaient autour des côtes, et leurvendaient d’avance les dépouilles des malheureux qu’ils forçaient àfuir ; Bug-Jargal coula à fond plusieurs de ces corsaires.M. Colas de Maigné et huit autres colons distingués furentdétachés par ses ordres de la roue où Boukmann les avait fait lier.On citait de lui mille autres traits de générosité qu’il seraittrop long de vous rapporter.

Mon espoir de vengeance ne paraissait pas prèsde s’accomplir. Je n’entendais plus parler de Pierrot. Les rebellescommandés par Biassou continuaient d’inquiéter le Cap, ils avaientmême une fois osé aborder le morne qui domine la ville, et le canonde la citadelle avait eu de la peine à les repousser. Le gouverneurrésolut de les refouler dans l’intérieur de l’île. Les milices del’Acul, du Limbé, d’Ouanaminte et de Maribarou, réunies au régimentdu Cap et aux redoutables compagnies jaune et rouge, constituaientnotre armée active. Les milices du Dondon et du Quartier-Dauphin,renforcées d’un corps de volontaires, sous les ordres du négociantPoncignon, formaient la garnison de la ville.

Le gouverneur voulut d’abord se délivrer deBug-Jargal, dont la diversion l’alarmait. Il envoya contre lui lesmilices d’Ouanaminte et un bataillon du Cap. Ce corps rentra deuxjours après complètement battu. Le gouverneur s’obstina à vouloirvaincre Bug-Jargal ; il fit repartir le même corps avec unrenfort de cinquante dragons jaunes et de quatre cents miliciens deMaribarou. Cette seconde armée fut encore plus maltraitée que lapremière.

Thadée, qui était de cette expédition, enconçut un violent dépit, et me jura à son retour qu’il s’envengerait sur Bug-Jargal.

Une larme roula dans les yeux ded’Auverney ; il croisa les bras sur sa poitrine, et parutquelques minutes plongé dans une rêverie douloureuse ; enfinil reprit.

XXI

 

– La nouvelle arriva que Bug-Jargal avaitquitté le Morne-Rouge, et dirigeait sa troupe par les montagnespour se joindre à Biassou. Le gouverneur sauta de joie : –Nous les tenons, dit-il en se frottant les mains. Le lendemainl’armée coloniale était à une lieue en avant du Cap, Les insurgés,à notre approche, abandonnèrent précipitamment Port-Margot et lefort Galifet, où ils avaient établi un poste défendu par de grossespièces d’artillerie de siège, enlevées à des batteries de lacôte ; toutes les bandes se replièrent vers les montagnes. Legouverneur était triomphant. Nous poursuivîmes notre marche. Chacunde nous, en passant dans ces plaines arides et désolées, cherchaità saluer encore d’un triste regard le lieu où étaient ses champs,ses habitations, ses richesses ; souvent il n’en pouvaitreconnaître la place.

Quelquefois notre marche était arrêtée par desembrasements qui des champs cultivés s’étaient communiqués auxforêts et aux savanes. Dans ces climats, où la terre est encorevierge, où la végétation est surabondante, l’incendie d’une forêtest accompagné de phénomènes singuliers. On l’entend de loin,souvent même avant de le voir, sourdre et bruire avec le fracasd’une cataracte diluviale. Les troncs d’arbres qui éclatent, lesbranches qui pétillent, les racines qui craquent dans le sol, lesgrandes herbes qui frémissent, le bouillonnement des lacs et desmarais enfermés dans la forêt, le sifflement de la flamme quidévore l’air, jettent une rumeur qui tantôt s’apaise, tantôtredouble avec les progrès de l’embrasement. Parfois on voit uneverte lisière d’arbres encore intacts entourer longtemps le foyerflamboyant. Tout à coup une langue de feu débouche par l’une desextrémités de cette fraîche ceinture, un serpent de flamme bleuâtrecourt rapidement le long des tiges, et en un clin d’œil le front dela forêt disparaît sous un voile d’or mouvant ; tout brûle àla fois. Alors un dais de fumée s’abaisse de temps à autre sous lesouffle du vent, et enveloppe les flammes. Il se roule et sedéroule, s’élève et s’affaisse, se dissipe et s’épaissit, devienttout à coup noir ; puis une sorte de frange de feu en découpevivement tous les bords, un grand bruit se fait entendre, la franges’efface, la fumée remonte, et verse en s’envolant un flot decendre rouge, qui pleut longtemps sur la terre.

XXII

 

Le soir du troisième jour, nous entrâmes dansles gorges de la Grande-Rivière. On estimait que les noirs étaientà vingt lieues dans la montagne.

Nous assîmes notre camp sur un mornet quiparaissait leur avoir servi au même usage, à la manière dont ilétait dépouillé. Cette position n’était pas heureuse ; il estvrai que nous étions tranquilles. Le mornet était dominé de touscôtés par des rochers à pic, couverts d’épaisses forêts. L’aspéritéde ces escarpements avait fait donner à ce lieu le nom deDompte-Mulâtre. La Grande-Rivière coulait derrière lecamp ; resserrée entre deux côtes, elle était dans cet endroitétroite et profonde. Ses bords, brusquement inclinés, sehérissaient de touffes de buissons impénétrables à la vue. Souventmême ses eaux étaient cachées par des guirlandes de lianes, qui,s’accrochant aux branches des érables à fleurs rouges semés parmiles buissons, mariaient leurs jets d’une rive à l’autre, et, secroisant de mille manières, formaient sur le fleuve de largestentes de verdure, l’œil qui les contemplait du haut des rochesvoisines croyait voir des prairies humides encore de rosée. Unbruit sourd, ou quelquefois une sarcelle sauvage, perçant tout àcoup ce rideau fleuri, décelaient seuls le cours de la rivière.

Le soleil cessa bientôt de dorer la cime aiguëdes monts lointains du Dondon ; peu à peu l’ombre s’étenditsur le camp, et le silence ne fut plus troublé que par les cris dela grue et les pas mesurés des sentinelles.

Tout à coup les redoutables chantsd’Oua-Nassé et du Camp du Grand Pré se firententendre sur nos têtes ; les palmiers, les acomas et lescèdres qui couronnaient les rocs s’embrasèrent, et les clartéslivides de l’incendie nous montrèrent sur les sommets voisins denombreuses bandes de nègres et de mulâtres dont le teint cuivréparaissait rouge à la lueur des flammes. C’étaient ceux deBiassou.

Le danger était imminent. Les chefss’éveillant en sursaut coururent rassembler leurs soldats ; letambour battit la générale ; la trompette sonnal’alarme ; nos lignes se formèrent en tumulte, et lesrévoltés, au lieu de profiter du désordre où nous étions,immobiles, nous regardaient en chantant Oua-Nassé.

Un noir gigantesque parut seul sur le plusélevé des pics secondaires qui encaissent la Grande-Rivière ;une plume couleur de feu flottait sur son front ; une hacheétait dans sa main droite, un drapeau rouge dans sa maingauche ; je reconnus Pierrot ! Si une carabine se fûttrouvée à ma portée, la rage m’aurait peut-être fait commettre unelâcheté. Le noir répéta le refrain d’Oua-Nassé, planta sondrapeau sur le pic, lança sa hache au milieu de nous, ets’engloutit dans les flots du fleuve. Un regret s’éleva en moi, carje crus qu’il ne mourrait plus de ma main.

Alors les noirs commencèrent à rouler sur noscolonnes d’énormes quartiers de rochers ; une grêle de balleset de flèches tomba sur le mornet. Nos soldats, furieux de nepouvoir atteindre les assaillants, expiraient en désespérés,écrasés par les rochers, criblés de balles ou percés de flèches.Une horrible confusion régnait dans l’armée. Soudain un bruitaffreux parut sortir du milieu de la Grande-Rivière. Une scèneextraordinaire s’y passait, les dragons jaunes, extrêmementmaltraités par les masses que les rebelles poussaient du haut desmontagnes, avaient conçu l’idée de se réfugier, pour y échapper,sous les voûtes flexibles de lianes dont le fleuve était couvert.Thadée avait le premier mis en avant ce moyen, d’ailleursingénieux…

Ici le narrateur fut soudainementinterrompu.

XXIII

 

Il y avait plus d’un quart d’heure que lesergent Thadée, le bras droit en écharpe, s’était glissé, sans êtrevu de personne, dans un coin de la tente, où ses gestes avaientseuls exprimé la part qu’il prenait aux récits de son capitaine,jusqu’à ce moment où, ne croyant pas que le respect lui permit delaisser passer un éloge aussi direct sans en remercier d’Auverney,il se prit à balbutier d’un ton confus :

– Vous êtes bien bon, mon capitaine.

Un éclat de rire général s’éleva. D’Auverneyse retourna, et lui cria d’un ton sévère :

– Comment : vous ici, Thadée ! etvotre bras ?

À ce langage, si nouveau pour lui, les traitsdu vieux soldat se rembrunirent ; il chancela et leva la têteen arrière, comme pour arrêter les larmes qui roulaient dans sesyeux.

– Je ne croyais pas, dit-il enfin à voixbasse, je n’aurais jamais cru que mon capitaine pût manquer à sonvieux sergent jusqu’à lui dire vous.

Le capitaine se leva précipitamment.

– Pardonne, mon vieil ami, pardonne, je nesais ce que j’ai dit ; tiens, Thad, me pardonnes-tu ?

Les larmes jaillirent des yeux du sergent,malgré lui.

– Voilà la troisième fois,balbutia-t-il ; mais celles-ci sont de joie.

La paix était faite, Un court silences’ensuivit.

– Mais, dis-moi, Thad, demanda le capitainedoucement, pourquoi as-tu quitté l’ambulance pour venirici ?

– C’est que, avec votre permission, j’étaisvenu pour vous demander, mon capitaine, s’il faudrait faire mettredemain la housse galonnée à votre cheval de bataille.

Henri se mit à rire.

– Vous auriez mieux fait, Thadée, de demanderau chirurgien-major s’il faudrait mettre demain deux onces decharpie sur votre bras malade.

– Ou de vous informer, reprit Paschal, si vouspourriez boire un peu de vin pour vous rafraîchir ; enattendant, voici de l’eau-de-vie qui ne peut que vous faire dubien ; goûtez-en, mon brave sergent.

Thadée s’avança, fit un salut respectueux,s’excusa de prendre le verre de la main gauche, et le vida à lasanté de la compagnie. Il s’anima.

– Vous en étiez, mon capitaine, au moment, aumoment où… Eh bien oui, ce fut moi qui proposai d’entrer sous leslianes pour empêcher des chrétiens d’être tués par des pierres.Notre officier, qui, ne sachant pas nager, craignait de se noyer,et cela était bien naturel, s’y opposait de toutes ses forces,jusqu’à ce qu’il vit, avec votre permission, messieurs, un groscaillou, qui manqua de l’écraser, tomber sur la rivière, sanspouvoir s’y enfoncer, à cause des herbes. – Il vaut encore mieux,dit-il alors, mourir comme Pharaon d’Égypte que comme saintEtienne. Nous ne sommes pas des saints, et Pharaon était unmilitaire comme nous. – Mon officier, un savant comme vous voyez,voulut donc bien se rendre à mon avis, à condition que j’essaieraisle premier de l’exécuter. Je vais. Je descends le long du bord, jesaute sous le berceau en me tenant aux branches d’en haut, et,dites, mon capitaine, je me sens tirer par la jambe ; je medébats, je crie au secours, je reçois plusieurs coups desabre ; et voilà tous les dragons, qui étaient des diables,qui se précipitent pêle-mêle sous les lianes (C’étaient les noirsdu Morne-Rouge qui s’étaient cachés là sans qu’on s’en doutât,probablement pour nous tomber sur le dos, comme un sac trop chargé,le moment d’après.) – Cela n’aurait pas été un bon moment pourpêcher ! – On se battait, on jurait, on criait. Étant toutnus, ils étaient plus alertes que nous ; mais nos coupsportaient mieux que les leurs. Nous nagions d’un bras, et nousbattions de l’autre, comme cela se pratique toujours dans cecas-là. – Ceux qui ne savaient pas nager, dites, mon capitaine, sesuspendaient d’une main aux lianes et les noirs les tiraient parles pieds. Au milieu de la bagarre, je vis un grand nègre qui sedéfendait comme un Belzébuth contre huit ou dix de mescamarades ; je nageai là, et je reconnus Pierrot, autrementdit Bug… Mais cela ne doit se découvrir qu’après, n’est-ce pas, moncapitaine ? Je reconnus Pierrot. Depuis la prise du fort, nousétions brouillés ensemble ; je le saisis à la gorge ; ilallait se délivrer de moi d’un coup de poignard, quand il meregarda, et se rendit au lieu de me tuer ; ce qui fut trèsmalheureux, mon capitaine, car s’il ne s’était pas rendu… – Maiscela se saura plus tard. – Sitôt que les nègres le virent pris, ilssautèrent sur nous pour le délivrer ; si bien que les milicesallaient aussi entrer dans l’eau pour nous secourir, quand Pierrot,voyant sans doute que les nègres allaient tous être massacrés, ditquelques mots qui étaient un vrai grimoire, puisque cela les mittous en fuite. Ils plongèrent, et disparurent en un clin d’œil. –Cette bataille sous l’eau aurait eu quelque chose d’agréable, etm’aurait bien amusé, si je n’y avais pas perdu un doigt et mouillédix cartouches, et si… pauvre homme ! mais cela était écrit,mon capitaine.

Et le sergent, après avoir respectueusementappuyé le revers de sa main gauche sur la grenade de son bonnet depolice, l’éleva vers le ciel d’un air inspiré.

D’Auverney paraissait violemment agité.

– Oui, dit-il, oui, tu as raison, mon vieuxThadée, cette nuit-là fut une nuit fatale.

Il serait tombé dans une de ces profondesrêveries qui lui étaient habituelles, si l’assemblée ne l’eûtvivement pressé de continuer. Il poursuivit.

XXIV

 

– Tandis que la scène que Thadée vient dedécrire… (Thadée, triomphant, vint se placer derrière lecapitaine), tandis que la scène que Thadée vient de décrire sepassait derrière le mornet, j’étais parvenu, avec quelques-uns desmiens, à grimper de broussaille en broussaille sur un pic nommé lePic du Paon, à cause des teintes irisées que le micarépandu à sa surface présentait aux rayons du soleil. Ce pic étaitde niveau avec les positions des noirs. Le chemin une fois frayé,le sommet fut bientôt couvert de milices ; nous commençâmesune vive fusillade. Les nègres, moins bien armés que nous, nepurent nous riposter aussi chaudement ; ils commencèrent à sedécourager ; nous redoublâmes d’acharnement, et bientôt lesrocs les plus voisins furent évacués par les rebelles, quicependant eurent d’abord soin de faire rouler les cadavres de leursmorts sur le reste de l’armée, encore rangée en bataille sur lemornet. Alors nous abattîmes et liâmes ensemble avec des feuillesde palmier et des cordes plusieurs troncs de ces énormes cotonnierssauvages dont les premiers habitants de l’île faisaient despirogues de cent rameurs. À l’aide de ce pont improvisé, nouspassâmes sur les pics abandonnés, et une partie de l’armée setrouva ainsi avantageusement postée. Cet aspect ébranla le couragedes insurgés. Notre feu se soutenait. Des clameurs lamentables,auxquelles se mêlait le nom de Bug-Jargal, retentirent soudain dansl’armée de Biassou. Une grande épouvante s’y manifesta, plusieursnoirs du Morne-Rouge parurent sur le roc où flottait le drapeauécarlate ; ils se prosternèrent, enlevèrent l’étendard, et seprécipitèrent avec lui dans les gouffres de la Grande-Rivière. Celasemblait signifier que leur chef était mort ou pris.

Notre audace s’en accrut à un tel point que jerésolus de chasser à l’arme blanche les rebelles des rochers qu’ilsoccupaient encore. Je fis jeter un pont de troncs d’arbres entrenotre pic et le roc le plus voisin ; et je m’élançai lepremier au milieu des nègres. Les miens allaient me suivre, quandun des rebelles, d’un coup de hache, fit voler le pont en éclats.Les débris tombèrent dans l’abîme, en battant les rocs avec unbruit épouvantable.

Je tournai la tête ; en ce moment je mesentis saisir par six ou sept noirs qui me désarmèrent. Je medébattais comme un lion ; ils me lièrent avec des cordesd’écorce, sans s’inquiéter des balles que mes gens faisaientpleuvoir autour d’eux.

Mon désespoir ne fut adouci que par les crisde victoire que j’entendis pousser autour de moi un instantaprès ; je vis bientôt les noirs et les mulâtres gravirpêle-mêle les sommets les plus escarpés, en jetant des clameurs dedétresse. Mes gardiens les imitèrent ; le plus vigoureuxd’entre eux me chargea sur ses épaules, et m’emporta vers lesforêts, en sautant de roche en roche avec l’agilité d’un chamois.La lueur des flammes cessa bientôt de le guider ; la faiblelumière de la lune lui suffit ; il se mit à marcher avec moinsde rapidité.

XXV

 

Après avoir traversé des halliers et franchides torrents, nous arrivâmes dans une haute vallée d’un aspectsingulièrement sauvage. Ce lieu m’était absolument inconnu.

Cette vallée était située dans le cœur mêmedes mornes, dans ce qu’on appelle à Saint-Domingue les doublesmontagnes. C’était une grande savane verte, emprisonnée dansdes murailles de roches nues, parsemée de bouquets de pins, degayacs et de palmistes. Le froid vif qui règne presquecontinuellement dans cette région de l’île, bien qu’il n’y gèlepas, était encore augmenté par la fraîcheur de la nuit, quifinissait à peine. L’aube commençait à faire revivre la blancheurdes hauts sommets environnants, et la vallée, encore plongée dansune obscurité profonde, n’était éclairée que par une multitude defeux allumés par les nègres ; car c’était là leur point deralliement. Les membres disloqués de leur armée s’y rassemblaienten désordre, les noirs et les mulâtres arrivaient de moment enmoment par troupes effarées, avec des cris de détresse ou deshurlements de rage, et de nouveaux feux, brillants comme des yeuxde tigre dans la sombre savane, marquaient à chaque instant que lecercle du camp s’agrandissait.

Le nègre dont j’étais le prisonnier m’avaitdéposé au pied d’un chêne, d’où j’observais avec insouciance cebizarre spectacle. Le noir m’attacha par la ceinture au tronc del’arbre auquel j’étais adossé, resserra les nœuds redoublés quicomprimaient tous mes mouvements, mit sur ma tête son bonnet delaine rouge, sans doute pour indiquer que j’étais sa propriété, etaprès qu’il se fut ainsi assuré que je ne pourrais ni m’échapper,ni lui être enlevé par d’autres, il se disposa à s’éloigner. Je medécidai alors à lui adresser la parole, et je lui demandai enpatois créole, s’il était de la bande du Dondon ou de celle duMorne-Rouge. Il s’arrêta et me répondit d’un air d’orgueil :Morne-Rouge ! Une idée me vint. J’avais entenduparler de la générosité du chef de cette bande, Bug-Jargal, et,quoique résolu sans peine à une mort qui devait finir tous mesmalheurs, l’idée des tourments qui m’attendaient si je la recevaisde Biassou ne laissait pas que de m’inspirer quelque horreur. Jen’aurais pas mieux demandé que de mourir, sans ces tortures.C’était peut-être une faiblesse, mais je crois qu’en de pareilsmoments notre nature d’homme se révolte toujours. Je pensai doncque si je pouvais me soustraire à Biassou, j’obtiendrais peut-êtrede Bug-Jargal une mort sans supplices, une mort de soldat.

Je demandai à ce nègre du Morne-Rouge de meconduire à son chef, Bug-Jargal. Il tressaillit. Bug-Jargal !dit-il en se frappant le front avec désespoir ; puis passantrapidement à l’expression de la fureur, il grinça des dents et mecria en me montrant le poing : – Biassou ! Biassou !– Après ce nom menaçant, il me quitta.

La colère et la douleur du nègre merappelèrent cette circonstance du combat de laquelle nous avionsconclu la prise ou la mort du chef des bandes du Morne-Rouge. Jen’en doutai plus ; et je me résignai à cette vengeance deBiassou dont le noir semblait me menacer.

XXVI

 

Cependant les ténèbres couvraient encore lavallée, où la foule des noirs et le nombre des feux s’accroissaientsans cesse. Un groupe de négresses vint allumer un foyer près demoi. Aux nombreux bracelets de verre bleu, rouge et violet quibrillaient échelonnés sur leurs bras et leurs jambes, aux anneauxqui chargeaient leurs oreilles, aux bagues qui ornaient tous lesdoigts de leurs mains et de leurs pieds, aux amulettes attachéessur leur sein, au collier de charmes suspendu à leur cou,au tablier de plumes bariolées, seul vêtement qui voilât leurnudité, et surtout à leurs clameurs cadencées, à leurs regardsvagues et hagards, je reconnus des griotes. Vous ignorezpeut-être qu’il existe parmi les noirs de diverses contrées del’Afrique des nègres, doués de je ne sais quel grossier talent depoésie et d’improvisation qui ressemble à la folie. Ces nègres,errant de royaume en royaume, sont, dans ces pays barbares, cequ’étaient les rhapsodes antiques, et, dans le moyen âge lesminstrels d’Angleterre, les minsingerd’Allemagne, et les trouvères de France. On les appellegriots, leurs femmes, les griotes, possédées comme euxd’un démon insensé, accompagnent les chansons barbares de leursmaris par des danses lubriques, et présentent une parodie grotesquedes bayadères de l’Hindoustan et des almées égyptiennes. C’étaientdonc quelques-unes de ces femmes qui venaient de s’asseoir en rond,à quelques pas de moi, les jambes repliées à la mode africaine,autour d’un grand amas de branchages desséchés, qui brûlait enfaisant trembler sur leurs visages hideux la lueur rouge de sesflammes.

Dès que leur cercle fut formé, elles seprirent toutes la main, et la plus vieille, qui portait une plumede héron plantée dans ses cheveux, se mit à crier :Ouanga ! Je compris qu’elles allaient opérer un deces sortilèges qu’elles désignent sous ce nom. Toutesrépétèrent : Ouanga ! La plus vieille, après unsilence de recueillement, arracha une poignée de ses cheveux, et lajeta dans le feu en disant ces paroles sacramentelles :Malé o guiab ! qui, dans le jargon des nègrescréoles, signifient : – J’irai au diable. Toutes les griotes,imitant leur doyenne, livrèrent aux flammes une mèche de leurscheveux, et redirent gravement : – Malé oguiab !

Cette invocation étrange, et les grimacesburlesques qui l’accompagnaient, m’arrachèrent cette espère deconvulsion involontaire qui saisit souvent malgré lui l’homme leplus sérieux ou même le plus pénétré de douleur, et qu’on appellele fou rire. Je voulus en vain le réprimer, il éclata. Ce rire,échappé à un cœur bien triste, fit naître une scène singulièrementsombre et effrayante.

Toutes les négresses, troublées dans leurmystère, se levèrent comme réveillées en sursaut. Elles nes’étaient pas aperçues jusque-là de ma présence.

Elles coururent tumultueusement vers moi, enhurlant : Blanco ! blanco ! Je n’ai jamaisvu une réunion de figures plus diversement horribles que nel’étaient dans leur fureur tous ces visages noirs avec leurs dentsblanches et leurs yeux blancs traversés de grosses veinessanglantes.

Elles m’allaient déchirer. La vieille à laplume de héron fit un signe, et cria à plusieurs reprises :Zoté cordé ! zoté cordé ![12] Cesforcenées s’arrêtèrent subitement, et je les vis, non sanssurprise, détacher toutes ensemble leur tablier de plumes, lesjeter sur l’herbe, et commencer autour de moi cette danse lasciveque les noirs appellent la chica.

Cette danse, dont les attitudes grotesques etla vive allure n’expriment que le plaisir et la gaieté, empruntaitici de diverses circonstances accessoires un caractère sinistre.Les regards foudroyants que me lançaient les griotes au milieu deleurs folâtres évolutions, l’accent lugubre qu’elles donnaient àl’air joyeux de la chica, le gémissement aigu et prolongéque la vénérable présidente du sanhédrin noir arrachait de temps entemps à son balafo, espèce d’épinette qui murmure comme unpetit orgue, et se compose d’une vingtaine de tuyaux de bois durdont la grosseur et la longueur vont en diminuant graduellement, etsurtout l’horrible rire que chaque sorcière nue, à certaines pausesde la danse, venait me présenter à son tour, en appuyant presqueson visage sur le mien, ne m’annonçaient que trop à quels affreuxchâtiments devait s’attendre le blanco profanateur de leurOuanga. Je me rappelai la coutume de ces peuplades sauvages quidansent autour des prisonniers avant de les massacrer, et jelaissai patiemment ces femmes exécuter le ballet du drame dont jedevais ensanglanter le dénouement. Cependant je ne pus m’empêcherde frémir quand je vis, à un moment marqué par le balafo, chaquegriote mettre dans le brasier la pointe d’une lame de sabre, ou lefer d’une hache, l’extrémité d’une longue aiguille à voiture, lespinces d’une tenaille, ou les dents d’une scie.

La danse touchait à sa fin ; lesinstruments de torture étaient rouges. À un signal de la vieille,les négresses allèrent processionnellement chercher, l’une aprèsl’autre, quelque arme horrible dans le feu.

Celles qui ne purent se munir d’un fer ardentprirent un tison enflammé. Alors je compris clairement quelsupplice m’était réservé, et que j’aurais un bourreau dans chaquedanseuse. À un autre commandement de leur coryphée, ellesrecommencèrent une dernière ronde, en se lamentant d’une manièreeffrayante. Je fermai les yeux pour ne plus voir du moins les ébatsde ces démons femelles, qui, haletants de fatigue et de rage,entrechoquaient en cadence sur leurs têtes leurs ferraillesflamboyantes, d’où s’échappaient un bruit aigu et des myriadesd’étincelles. J’attendis en me roidissant l’instant où je sentiraismes chairs se tourmenter, mes os se calciner, mes nerfs se tordresous les morsures brûlantes des tenailles et des scies, et unfrisson courut sur tous mes membres. Ce fut un moment affreux.

Il ne dura heureusement pas longtemps. Lachica des griotes atteignait son dernier période, quand j’entendisde loin la voix du nègre qui m’avait fait prisonnier. Il accouraiten criant : Que haceis, mujeres de demonio ? Quehaceis alli ? Dexaïs mi prisonero ![13] Je rouvris les yeux. Il était déjàgrand jour. Le nègre se hâtait avec mille gestes de colère. Lesgriotes s’étaient arrêtées ; mais elles paraissaient moinsémues de ses menaces qu’interdites par la présence d’un personnageassez bizarre dont le noir était accompagné.

C’était un homme très gros et très petit, unesorte de nain, dont le visage était caché par un voile blanc, percéde trois trous, pour la bouche et les yeux, à la manière despénitents. Ce voile, qui tombait sur son cou et ses épaules,laissait nue sa poitrine velue, dont la couleur me parut être celledes griffes, et sur laquelle brillait, suspendu à une chaîne d’or,le soleil d’un ostensoir d’argent tronqué. On voyait le manche encroix d’un poignard grossier passer au-dessus de sa ceintureécarlate qui soutenait un jupon rayé de vert, de jaune et de noir,dont la frange descendait jusqu’à ses pieds larges et difformes.Ses bras, nus comme sa poitrine, agitaient un bâton blanc ; unchapelet, dont les grains étaient d’adrézarach, pendait à saceinture, près du poignard ; et son front était surmonté d’unbonnet pointu orné de sonnettes dans lequel, lorsqu’il s’approcha,je ne fus pas peu surpris de reconnaître la gorrad’Habibrah. Seulement, parmi les hiéroglyphes dont cette espèce demitre était couverte, on remarquait des taches de sang. C’étaitsans doute le sang du fidèle bouffon. Ces traces de meurtre meparurent une nouvelle preuve de sa mort, et réveillèrent dans moncœur un dernier regret.

Au moment où les griotes aperçurent cethéritier du bonnet d’Habibrah, elles s’écrièrent toutesensemble : – L’obi ! et tombèrent prosternées.Je devinai que c’était le sorcier de l’armée de Biassou. –Basta ! Basta ! dit-il en arrivant auprèsd’elles, avec une voix sourde et grave, dexaïs el prisonero deBiassu[14]. Toutes les négresses, se relevant entumulte, jetèrent les instruments de mort dont elles étaientchargées, reprirent leurs tabliers de plumes, et, à un geste del’obi, elles se dispersèrent comme une nuée de sauterelles.

En ce moment le regard de l’obi parut se fixersur moi ; il tressaillit, recula d’un pas, et reporta sonbâton blanc vers les griotes, comme s’il eût voulu les rappeler.Cependant, après avoir grommelé entre ses dents le motmaldicho[15], et ditquelques paroles à l’oreille du nègre, il se retira lentement, encroisant les bras, et dans l’attitude d’une profondeméditation.

XXVII

 

Mon gardien m’apprit alors que Biassoudemandait à me voir, et qu’il fallait me préparer à soutenir dansune heure une entrevue avec ce chef.

C’était sans doute encore une heure de vie. Enattendant qu’elle fût écoulée, mes regards erraient sur le camp desrebelles, dont le jour me laissait voir dans ses moindres détailsla singulière physionomie. Dans une autre disposition d’esprit, jen’aurais pu m’empêcher de rire de l’inepte vanité des noirs, quiétaient presque tous chargés d’ornements militaires et sacerdotaux,dépouilles de leurs victimes. La plupart de ces parures n’étaientplus que des haillons déchiquetés et sanglants. Il n’était pas rarede voir briller un hausse-col sous un rabat, ou une épaulette surune chasuble. Sans doute pour se délasser des travaux auxquels ilsavaient été condamnés toute leur vie, les nègres restaient dans uneinaction inconnue à nos soldats, même retirés sous la tente.Quelques-uns dormaient au grand soleil, la tête près d’un feuardent ; d’autres, l’œil tour à tour terne et furieux,chantaient un air monotone, accroupis sur le seuil de leursajoupas, espèces de huttes couvertes de feuilles debananier ou de palmier, dont la forme conique ressemble à nostentes canonnières. Leurs femmes noires ou cuivrées, aidées desnégrillons, préparaient la nourriture des combattants. Je lesvoyais remuer avec des fourches l’igname, les bananes, la patate,les pois, le coco, le maïs, le chou caraïbe qu’ils appellent tayo,et une foule d’autres fruits indigènes qui bouillonnaient autourdes quartiers de porc, de tortue et de chien, dans de grandeschaudières volées aux cases des planteurs. Dans le lointain, auxlimites du camp, les griots et les griotes formaient de grandesrondes autour des feux, et le vent m’apportait par lambeaux leurschants barbares mêlés aux sons des guitares et des balafos.Quelques vedettes, placées aux sommets des rochers voisins,éclairaient les alentours du quartier général de Biassou, dont leseul retranchement, en cas d’attaque, était un cordon circulaire decabrouets, chargés de butin et de munitions. Ces sentinellesnoires, debout sur la pointe aiguë des pyramides de granit dont lesmornes sont hérissés, tournaient fréquemment sur elles-mêmes, commeles girouettes sur les flèches gothiques, et se renvoyaient l’une àl’autre, de toute la force de leurs poumons, le cri qui maintenaitla sécurité du camp : Nada !Nada ![16]

De temps en temps, des attroupements de nègrescurieux se formaient autour de moi. Tous me regardaient d’un airmenaçant.

XXVIII

 

Enfin, un peloton de soldats de couleur, assezbien armés, arriva vers moi. Le noir à qui je semblais appartenirme détacha du chêne auquel j’étais lié, et me remit au chef del’escouade, des mains duquel il reçut en échange un assez gros sac,qu’il ouvrit sur-le-champ. C’étaient des piastres. Pendant que lenègre, agenouillé sur l’herbe, les comptait avidement, les soldatsm’entraînèrent. Je considérai avec curiosité leur équipement. Ilsportaient un uniforme de gros drap, brun, rouge et jaune, coupé àl’espagnole ; une espèce de montera castillane, ornéed’une large cocarde rouge[17], cachaitleurs cheveux de laine. Ils avaient, au lieu de giberne, une façonde carnassière attachée sur le côté. Leurs armes étaient un lourdfusil, un sabre et un poignard. J’ai su depuis que cet uniformeétait celui de la garde particulière de Biassou.

Après plusieurs circuits entre les rangéesirrégulières d’ajoupas qui encombraient le camp, nous parvînmes àl’entrée d’une grotte, taillée par la nature au pied de l’un de cesimmenses pans de roches dont la savane était murée. Un grand rideaud’une étoffe thibétaine qu’on appelle le katchmir, et qui sedistingue moins par l’éclat de ses couleurs que par ses plismoelleux et ses dessins variés, fermait à l’œil l’intérieur decette caverne. Elle était entourée de plusieurs lignes redoubléesde soldats, équipés comme ceux qui m’avaient amené.

Après l’échange du mot d’ordre avec les deuxsentinelles qui se promenaient devant le seuil de la grotte, lechef de l’escouade souleva le rideau de katchmir, et m’introduisit,en le laissant retomber derrière moi.

Une lampe de cuivre à cinq becs, pendue pardes chaînes à la voûte, jetait une lumière vacillante sur lesparois humides de cette caverne fermée au jour. Entre deux haies desoldats mulâtres, j’aperçus un homme de couleur, assis sur unénorme tronc d’acajou, que recouvrait à demi un tapis de plumes deperroquet. Cet homme appartenait à l’espère des sacatras,qui n’est séparée des nègres que par une nuance souventimperceptible. Son costume était ridicule. Une ceinture magnifiquede tresse de soie, à laquelle pendait une croix de Saint-Louis,retenait à la hauteur du nombril un caleçon bleu, de toilegrossière ; une veste de basin blanc, trop courte pourdescendre jusqu’à la ceinture, complétait son vêtement. Il portaitdes bottes grises, un chapeau rond, surmonté d’une cocarde rouge,et des épaulettes, dont l’une était d’or avec les deux étoilesd’argent des maréchaux de camp, l’autre de laine jaune. Deuxétoiles de cuivre, qui paraissaient avoir été des molettesd’éperons, avaient été fixées sur la dernière, sans doute pour larendre digne de figurer auprès de sa brillante compagne. Ces deuxépaulettes, n’étant point bridées à leur place naturelle, par desganses transversales, pendaient des deux côtés de la poitrine duchef. Un sabre et des pistolets richement damasquinés étaient poséssur le tapis de plumes auprès de lui.

Derrière son siège se tenaient, silencieux etimmobiles, deux enfants revêtus du caleçon des esclaves, et portantchacun un large éventail de plumes de paon. Ces deux enfantsesclaves étaient blancs.

Deux carreaux de velours cramoisi, quiparaissaient avoir appartenu à quelque prie-Dieu de presbytère,marquaient deux places à droite et à gauche du bloc d’acajou. L’unede ces places, celle de droite, était occupée par l’obi qui m’avaitarraché à la fureur des griotes. Il était assis, les jambesrepliées, tenant sa baguette droite, immobile comme une idole deporcelaine dans une pagode chinoise. Seulement, à travers les trousde son voile, je voyais briller ses yeux flamboyants, constammentattachés sur moi.

De chaque côté du chef étaient des faisceauxde drapeaux, de bannières et de guidons de toute espèce, parmilesquels je remarquai le drapeau blanc fleurdelysé, le drapeautricolore et le drapeau d’Espagne. Les autres étaient des enseignesde fantaisie. On y voyait un grand étendard noir.

Dans le fond de la salle, au-dessus de la têtedu chef, un autre objet attira encore mon attention, C’était leportrait de ce mulâtre Ogé, qui avait été roué l’année précédenteau Cap, pour crime de rébellion, avec son lieutenant Jean-BaptisteChavanne, et vingt autres noirs ou sang-mêlés. Dans ce portrait,Ogé, fils d’un boucher du Cap, était représenté comme il avaitcoutume de se faire peindre, en uniforme de lieutenant-colonel,avec la croix de Saint-Louis, et l’ordre du mérite du Lion, qu’ilavait acheté en Europe du prince de Limbourg.

Le chef sacatra devant lequel j’étaisintroduit était d’une taille moyenne. Sa figure ignoble offrait unrare mélange de finesse et de cruauté. Il me fit approcher, et meconsidéra quelque temps en silence ; enfin il se mit à ricanerà la manière de l’hyène.

– Je suis Biassou, me dit-il.

Je m’attendais à ce nom, mais je ne pusl’entendre de cette bouche, au milieu de ce rire féroce, sansfrémir intérieurement. Mon visage pourtant resta calme et fier. Jene répondis rien.

– Eh bien ! reprit-il en assez mauvaisfrançais, est-ce que tu viens déjà d’être empalé, pour ne pouvoirplier l’épine du dos en présence de Jean Biassou, généralissime despays conquis et maréchal de camp des armées de su magestadcatolica ? (La tactique des principaux chefs rebellesétait de faire croire qu’ils agissaient, tantôt pour le roi deFrance, tantôt pour la révolution, tantôt pour le roid’Espagne.)

Je croisai les bras sur ma poitrine, et leregardai fixement. Il recommença à ricaner. Ce tic lui étaitfamilier.

– Oh ! oh ! me pareces hombre debuen corazon.[18] Eh bien,écoute ce que je vais te dire. Es-tu créole ?

– Non, répondis-je, je suis français.

Mon assurance lui fit froncer le sourcil. Ilreprit en ricanant :

– Tant mieux ! Je vois à ton uniforme quetu es officier. Quel âge as-tu ?

– Vingt ans.

– Quand les as-tu atteints ?

À cette question, qui réveillait en moi debien douloureux souvenirs, je restai un moment absorbé dans mespensées. Il la répéta vivement. Je lui répondis :

– Le jour où ton compagnon Léogri futpendu.

La colère contracta ses traits ; sonricanement se prolongea. Il se contint cependant.

– Il y a vingt-trois jours que Léogri futpendu, me dit-il. Français, tu lui diras ce soir, de ma part, quetu as vécu vingt-quatre jours de plus que lui. Je veux te laisserau monde encore cette journée, afin que tu puisses lui conter où enest la liberté de ses frères, ce que tu as vu dans le quartiergénéral de Jean Biassou, maréchal de camp, et quelle est l’autoritéde ce généralissime sur les gens du roi.

C’était sous ce titre que Jean-François, quise faisait appeler grand amiral de France, et son camaradeBiassou, désignaient leurs hordes de nègres et de mulâtresrévoltés.

Alors il ordonna que l’on me fit asseoir entredeux gardes dans un coin de la grotte, et, adressant un signe de lamain à quelques nègres affublés de l’habit d’aide decamp :

– Qu’on batte le rappel, que toute l’armée serassemble autour de notre quartier général, pour que nous lapassions en revue. Et vous, monsieur le chapelain, dit-il en setournant vers l’obi, couvrez-vous de vos vêtements sacerdotaux, etcélébrez pour nous et nos soldats le saint sacrifice de lamesse.

L’obi se leva, s’inclina profondément devantBiassou, et lui dit à l’oreille quelques paroles que le chefinterrompit brusquement et à haute voix.

– Vous n’avez point d’autel, dites-vous,señor cura ! cela est-il étonnant dans cesmontagnes ? Mais qu’importe ! depuis quand le bonGiu[19] a-t-il besoin pour son culte d’untemple magnifique, d’un autel orné d’or et de dentelles ?Gédéon et Josué l’ont adoré devant des monceaux de pierres ;faisons comme eux, bon per[20] ;il suffit au bon Giu que les cœurs soient fervents. Vousn’avez point d’autel ! Eh bien, ne pouvez-vous pas vous enfaire un de cette grande caisse de sucre, prise avant-hier par lesgens du roi dans l’habitation Dubuisson ?

L’intention de Biassou fut promptementexécutée. En un clin d’œil l’intérieur de la grotte fut disposépour cette parodie du divin mystère. On apporta un tabernacle et unsaint ciboire enlevés à la paroisse de l’Acul, au même temple oùmon union avec Marie avait reçu du ciel une bénédiction sipromptement suivie de malheur. On érigea en autel la caisse desucre volée, qui fut couverte d’un drap blanc, en guise de nappe,ce qui n’empêchait pas de lire encore sur les faces latérales decet autel : Dubuisson et Cie. pour Nantes.

Quand les vases sacrés furent placés sur lanappe, l’obi s’aperçut qu’il manquait une croix ; il tira sonpoignard, dont la garde horizontale présentait cette forme, et leplanta debout entre le calice et l’ostensoir, devant le tabernacle.Alors, sans ôter son bonnet de sorcier et son voile de pénitent, iljeta promptement la chape volée au prieur de l’Acul sur son dos etsa poitrine nue, ouvrit auprès du tabernacle le missel à fermoird’argent sur lequel avaient été lues les prières de mon fatalmariage, et, se tournant vers Biassou, dont le siège était àquelques pas de l’autel, annonça par une salutation profonde qu’ilétait prêt.

Sur-le-champ, à un signe du chef, les rideauxde katchmir furent tirés, et nous découvrirent toute l’armée noirerangée en carrés épais devant l’ouverture de la grotte. Biassou ôtason chapeau et s’agenouilla devant l’autel. – À genoux !cria-t-il d’une voix forte. – À genoux ! répétèrent les chefsde chaque bataillon. Un roulement de tambours se fit entendre.Toutes les hordes étaient agenouillées.

Seul, j’étais resté immobile sur mon siège,révolté de l’horrible profanation qui allait se commettre sous mesyeux ; mais les deux vigoureux mulâtres qui me gardaientdérobèrent mon siège sous moi, me poussèrent rudement par lesépaules, et je tombai à genoux comme les autres, contraint derendre un simulacre de respect à ce simulacre de culte.

L’obi officia gravement. Les deux petits pagesblancs de Biassou faisaient les offices de diacre et desous-diacre.

La foule des rebelles, toujours prosternée,assistait à la cérémonie avec un recueillement dont legénéralissime donnait le premier l’exemple. Au moment del’exaltation, l’obi, élevant entre ses mains l’hostie consacrée, setourna vers l’armée, et cria en jargon créole : – Zotéconé bon Giu ; ce li mo fe zoté voer. Blan touyé li, touyéblan yo toute.[21] À cesmots, prononcés d’une voix forte, mais qu’il me semblait avoir déjàentendue quelque part et en d’autres temps, toute la horde poussaun rugissement ; ils entrechoquèrent longtemps leurs armes, etil ne fallut rien moins que la sauvegarde de Biassou pour empêcherque ce bruit sinistre ne sonnât ma dernière heure. Je compris àquels excès de courage et d’atrocité pouvaient se porter des hommespour qui un poignard était une croix, et sur l’esprit desquelstoute impression est prompte et profonde.

XXIX

 

La cérémonie terminée, l’obi se retourna versBiassou avec une référence respectueuse. Alors le chef se leva, et,s’adressant à moi, me dit en français :

– On nous accuse de n’avoir pas de religion,tu vois que c’est une calomnie, et que nous sommes bonscatholiques.

Je ne sais s’il parlait ironiquement ou debonne foi. Un moment après, il se fit apporter un vase de verreplein de grains de maïs noir, il y jeta quelques grains de maïsblanc ; puis, élevant le vase au-dessus de sa tête, pour qu’ilfût mieux vu de toute son armée :

– Frères, vous êtes le maïs noir ; lesblancs vos ennemis sont le maïs blanc.

À ces paroles, il remua le vase, et quandpresque tous les grains blancs eurent disparu sous les noirs, ils’écria d’un air d’inspiration et de triomphe : Guettéblan si la la[22].

Une nouvelle acclamation, répétée par tous leséchos des montagnes, accueillit la parabole du chef. Biassoucontinua, en mêlant fréquemment son méchant français de phrasescréoles et espagnoles :

– El tiempo de la mansuetud espasado.[23] Nous avons été longtemps patientscomme les moutons, dont les blancs comparent la laine à noscheveux ; soyons maintenant implacables comme les panthères etles jaguars des pays d’où ils nous ont arrachés. La force peutseule acquérir les droits ; tout appartient à qui se montrefort et sans pitié. Saint-Loup a deux fêtes dans le calendriergrégorien, l’agneau pascal n’en a qu’une ! – N’est-il pasvrai, monsieur le chapelain ?

L’obi s’inclina en signe l’adhésion.

– … Ils sont venus, poursuivit Biassou, ilssont venus les ennemis de la régénération de l’humanité, cesblancs, ces colons, ces planteurs, ces hommes de négoce,verdaderos demonios vomis de la bouche d’Alecto !Son venidos con insolencia[24]. Ilsétaient couverts, les superbes, d’armes, de panaches et d’habitsmagnifiques à l’œil, et ils nous méprisaient parce que nous sommesnoirs et nus. Ils pensaient, dans leur orgueil, pouvoir nousdisperser aussi aisément que ces plumes de paon chassent les noirsessaims des moustiques et des maringouins !

En achevant cette comparaison. il avaitarraché des mains d’un esclave blanc un des éventails qu’il faisaitporter derrière lui, et l’agitait sur sa tête avec mille gestesvéhéments. Il reprit :

– … Mais, ô mes frères, notre armée a fondusur la leur comme les bigailles sur un cadavre ; ils sonttombés avec leurs beaux uniformes sous les coups de ces bras nusqu’ils croyaient sans vigueur, ignorant que le bon bois est plusdur quand il est dépouillé d’écorce. Ils tremblent maintenant, cestyrans exécrés ! Yo gagné peur ![25]

Un hurlement de joie et de triomphe répondit àce cri du chef, et toutes les hordes répétèrentlongtemps :

– Yo gagné peur !

– … Noirs créoles et congos, ajouta Biassou,vengeance et liberté ! Sang-mêlés, ne vous laissez pasattiédir par les séductions de los diabolos blancos. Vospères sont dans leurs rangs, mais vos mères sont dans les nôtres.Au reste, o hermanos de mi alma[26], ils nevous ont jamais traités en pères, mais bien en maîtres ; vousétiez esclaves comme les noirs. Pendant qu’un misérable pagnecouvrait à peine vos flancs brûlés par le soleil, vos barbarespères se pavanaient sous de buenos sombreros, et portaientdes vestes de nankin les jours de travail, et les jours de fête deshabits de bouracan ou de velours, a diez y siete quartos lavara[27]. Maudissez ces êtres dénaturés !Mais, comme les saints commandements du bon Giu ledéfendent, ne frappez pas vous-même votre propre père. Si vous lerencontrez dans les rangs ennemis, qui vous empêche,amigos, de vous dire l’un à l’autre : Touyé papamoé, ma touyé quena toué[28] !Vengeance, gens du roi ! Liberté à tous les hommes ! Cecri a son écho dans toutes les îles ; il est parti deQuisqueya[29], ilréveille Tabago à Cuba. C’est un chef des cent vingt-cinq nègresmarrons de la montagne Bleue, c’est un noir de la Jamaïque,Boukmann, qui a levé l’étendard parmi nous. Une victoire a été sonpremier acte de fraternité avec les noirs de Saint-Domingue.Suivons son glorieux exemple, la torche d’une main, la hache del’autre ! Point de grâce pour les blancs, pour lesplanteurs ! Massacrons leurs familles, dévastons leursplantations ; ne laissons point dans leurs domaines un arbrequi n’ait la racine en haut. Bouleversons la terre pour qu’elleengloutisse les blancs ! Courage donc, amis et frères !nous irons bientôt combattre et exterminer. Nous triompherons ounous mourrons. Vainqueurs, nous jouirons à notre tour de toutes lesjoies de la vie ; morts, nous irons dans le ciel, où lessaints nous attendent, dans le paradis, où chaque brave recevra unedouble mesure d’aguardiente[30] et unepiastre-gourde par jour !

Cette sorte de sermon soldatesque, qui ne voussemble que ridicule, messieurs, produisit sur les rebelles un effetprodigieux. Il est vrai que la pantomime extraordinaire de Biassou,l’accent inspiré de sa voix, le ricanement étrange qui entrecoupaitses paroles, donnaient à sa harangue je ne sais quelle puissance deprestige et de fascination. L’art avec lequel il entremêlait sadéclamation de détails faits pour flatter la passion ou l’intérêtdes révoltés ajoutait un degré de force à cette éloquence,appropriée à cet auditoire.

Je n’essaierai donc pas de vous décrire quelsombre enthousiasme se manifesta dans l’armée insurgée aprèsl’allocution de Biassou. Ce fut un concert distordant de cris, deplaintes, de hurlements. Les uns se frappaient la poitrine, lesautres heurtaient leurs massues et leurs sabres. Plusieurs, àgenoux ou prosternés, conservaient l’attitude d’une immobileextase. Des négresses se déchiraient les seins et les bras avec lesarêtes de poissons dont elles se servent en guise de peigne pourdémêler leurs cheveux. Les guitares, les tamtams, les tambours, lesbalafos, mêlaient leurs bruits aux décharges de mousqueterie.C’était quelque chose d’un sabbat.

Biassou fit un signe de la main ; letumulte cessa comme par un prodige ; chaque nègre reprit sonrang en silence. Cette discipline, à laquelle Biassou avait pliéses égaux par le simple ascendant de la pensée et de la volonté, mefrappa, pour ainsi dire, d’admiration. Tous les soldats de cettearmée de rebelles paraissaient parler et se mouvoir sous la main duchef, comme les touches du clavecin sous les doigts dumusicien.

XXX

 

Un autre spectacle, un autre genre decharlatanisme et de fascination excita alors mon attention ;c’était le pansement des blessés. L’obi, qui remplissait dansl’armée les doubles fonctions de médecin de l’âme et de médecin ducorps, avait commencé l’inspection des malades. Il avait dépouilléses ornements sacerdotaux, et avait fait apporter auprès de lui unegrande caisse à compartiments dans laquelle étaient ses drogues etses instruments. Il usait fort rarement de ses outils chirurgicaux,et, excepté une lancette en arête de poisson avec laquelle ilpratiquait fort adroitement une saignée, il me paraissait assezgauche dans le maniement de la tenaille qui lui servait de pince,et du couteau qui lui tenait lieu de bistouri. Il se bornait, laplupart du temps, à prescrire des tisanes d’oranges des bois, desbreuvages de squine, et de salsepareille, et quelques gorgées devieux tafia, Son remède favori, et qu’il disait souverain, secomposait de trois verres de vin rouge, où il mêlait la poudred’une noix muscade et d’un jaune d’œuf bien cuit sous la cendre. Ilemployait ce spécifique pour guérir toute espèce de plaie ou demaladie. Vous concevez aisément que cette médecine était aussidérisoire que le culte dont il se faisait le ministre ; et ilest probable que le petit nombre de cures qu’il opérait par hasardn’eût point suffi pour conserver à l’obi la confiance des noirs,s’il n’eût joint des jongleries à ses drogues, et s’il n’eûtcherché à agir d’autant plus sur l’imagination des nègres qu’ilagissait moins sur leurs maux. Ainsi, tantôt il se bornait àtoucher leurs blessures en faisant quelques signes mystiques ;d’autres fois, usant habilement de ce reste d’anciennessuperstitions qu’ils mêlaient à leur catholicisme de fraîche date,il mettait dans les plaies une petite pierre fétiche enveloppée decharpie ; et le malade attribuait à la pierre les bienfaisantseffets de la charpie. Si l’on venait lui annoncer que tel blessé,soigné par lui, était mort de sa blessure, et peut-être de sonpansement : – Je l’avais prévu, répondait-il d’une voixsolennelle, c’était un traître ; dans l’incendie de tellehabitation il avait sauvé un blanc. Sa mort est un châtiment !– Et la foule des rebelles ébahis applaudissait, de plus en plusulcérée dans ses sentiments de haine et de vengeance. Le charlatanemploya, entre autres, un moyen de guérison dont la singularité mefrappa. C’était pour un des chefs noirs, assez dangereusementblessé dans le dernier combat. Il examina longtemps la plaie, lapansa de son mieux, puis, montant à l’autel : – Tout celan’est rien, dit-il. Alors il déchira trois ou quatre feuillets dumissel, les brûla à la flamme des flambeaux dérobés à l’église del’Acul, et, mêlant la cendre de ce papier consacré à quelquesgouttes de vin versées dans le calice : – Buvez, dit-il aublessé ; ceci est la guérison[31]. –L’autre but stupidement, fixant des yeux pleins de confiance sur lejongleur, qui avait les mains levées sur lui, comme pour appelerles bénédictions du ciel ; et peut-être la conviction qu’ilétait guéri contribua-t-elle à le guérir.

XXXI

 

Une autre scène, dont l’obi voilé était encorele principal acteur, succéda à celle-ci ; le médecin avaitremplacé le prêtre, le sorcier remplaça le médecin.

– Hombres, escuchate ![32] s’écria l’obi, sautant avec uneincroyable agilité sur l’autel improvisé, où il tomba assis lesjambes repliées dans son jupon bariolé, escuchate,hombres ! Que ceux qui voudront lire au livre du destinle mot de leur vie s’approchent, je le leur dirai ; héestudiado la ciencia de las gitanos[33].

Une foule de noirs et de mulâtres s’avancèrentprécipitamment.

– L’un après l’autre ! dit l’obi, dont lavoix sourde et intérieure reprenait quelquefois cet accent criardqui me frappait comme un souvenir ; si vous venez tousensemble, vous entrerez tous ensemble au tombeau.

Ils s’arrêtèrent. En ce moment, un homme decouleur, vêtu d’une veste et d’un pantalon blanc, coiffé d’unmadras, à la manière des riches colons, arriva près de Biassou. Laconsternation était peinte sur sa figure.

– Eh bien ! dit le généralissimeà voix basse, qu’est-ce ? qu’avez-vous, Rigaud ?

C’était ce chef mulâtre du rassemblement desCayes, depuis connu sous le nom de général Rigaud, hommerusé sous des dehors candides, cruel sous un air de douceur. Jel’examinai avec attention.

– Général, répondit Rigaud (et il parlait trèsbas, mais j’étais placé près de Biassou, et j’entendais), il y alà, aux limites du camp, un émissaire de Jean-François. Boukmannvient d’être tué dans un engagement avecM. de Touzard ; et les blancs ont dû exposer sa têtecomme un trophée dans leur ville.

– N’est-ce que cela ? dit Biassou ;et ses yeux brillaient de la secrète joie de voir diminuer lenombre des chefs, et, par conséquent, croître son importance.

– L’émissaire de Jean-François a en outre unmessage à vous remettre.

– C’est bon, reprit Biassou. Quittez cettemine de déterré, mon cher Rigaud.

– Mais, objecta Rigaud, ne craignez-vous pas,général, l’effet de la mort de Boukmann sur votre armée ?

– Vous n’êtes pas si simple que vous leparaissez, Rigaud, répliqua le chef ; vous allez jugerBiassou. Faites retarder seulement d’un quart d’heure l’admissiondu messager.

Alors il s’approcha de l’obi, qui, durant cedialogue, entendu de moi seul, avait commencé son office de devin,interrogeant les nègres émerveillés, examinant les signes de leursfronts et de leurs mains, et leur distribuant plus ou moins debonheur à venir, suivant le son, la couleur et la grosseur de lapièce de monnaie jetée par chaque nègre à ses pieds dans une patèned’argent doré. Biassou lui dit quelques mots à l’oreille. Lesorcier, sans interrompre, continua ses opérationsmétoposcopiques.

« – Celui, disait-il, qui porte au milieu dufront, sur la ride du soleil, une petite figure narrée ou untriangle, fera une grande fortune sans peine et sans travaux.

« La figure de trois Srapprochés, en quelque endroit du front qu’ils se trouvent, est unsigne bien funeste : celui qui porte te signe se noierainfailliblement, s’il n’évite l’eau avec le plus grand soin.

« Quatre lignes partant du nez, et serecourbant deux à deux sur le front au-dessus des yeux, annoncentqu’on sera un jour prisonnier de guerre, et qu’on gémira captif auxmains de l’étranger. »

Ici l’obi fit une pause.

– Compagnons, ajouta-t-il gravement, j’avaisobservé ce signe sur le front de Bug-Jargal, chef des braves duMorne-Rouge.

Ces paroles, qui me confirmaient encore laprise de Bug-Jargal, furent suivies des lamentations d’une hordequi ne se composait que de noirs, et dont les chefs portaient descaleçons écarlates ; c’était la bande du Morne-Rouge.

Cependant l’obi recommençait : « – Sivous avez, dans la partie droite du front, sur la ligne de la lune,quelque figure qui ressemble à une fourche, craignez de demeureroisif ou de trop rechercher la débauche.

« Un petit signe bien important, lafigure arabe du chiffre 3, sur la ligne du soleil, vous présage desloups de bâton… »

Un vieux nègre espagnol-domingois interrompitle sorcier. Il se traînait vers lui en implorant un pansement. Ilavait été blessé au front, et l’un de ses yeux, arraché de sonorbite, pendait tout sanglant. L’obi l’avait oublié dans sa revuemédicale. Au moment où il l’aperçut il s’écria :

– Des figures rondes dans la partie droite dufront, sur la ligne de la lune, annoncent des maladies aux yeux. –Hombre, dit-il au misérable blessé, ce signe est bienapparent sur ton front ; voyons ta main.

– Alas ! exelentisimo señor,repartit l’autre, mir usted mi ojo ![34]

– Fatras[35],répliqua l’obi avec humeur, j’ai bien besoin de voir son œil !– Ta main, te dis-je !

Le malheureux livra sa main, en murmuranttoujours : mi ojo !

– Bon ! dit le sorcier. – Si l’on trouvesur la ligne de vie un point entouré d’un petit cercle, on seraborgne, parce que cette figure annonce la perte d’un œil. C’estcela, voici le point et le petit cercle, tu seras borgne.

– Ya le soy[36],répondit le fatras en gémissant pitoyablement.

Mais l’obi, qui n’était plus chirurgien,l’avait repoussé rudement, et poursuivait sans se soucier de laplainte du pauvre borgne :

« Escuchate, hombres ! – Siles sept lignes du front sont petites, tortueuses, faiblementmarquées, elles annoncent un homme dont la vie sera courte.

« Celui qui aura entre les deux sourcilssur la ligne de la lune la figure de deux flèches croisées mourradans une bataille.

« Si la ligne de vie qui traverse la mainprésente une croix à son extrémité près de la jointure, elleprésage qu’on paraîtra sur l’échafaud… »

– Et ici, reprit l’obi, je dois vous le dire,hermanos, l’un des plus braves appuis de l’indépendance,Boukmann, porte ces trois signes funestes.

À ces mots tous les nègres tendirent la tête,retinrent leur haleine ; leurs yeux immobiles, attachés sur lejongleur, exprimaient cette sorte d’attention qui ressemble à lastupeur.

– Seulement, ajouta l’obi, je ne puis accorderce double signe qui menace à la fois Boukmann d’une bataille etd’un échafaud. Pourtant mon art est infaillible.

Il s’arrêta, et échangea un regard avecBiassou. Biassou dit quelques mots à l’oreille d’un de ses aides decamp, qui sortit sur-le-champ de la grotte.

« – Une bouche béante et fanée, reprit l’obi,se retournant vers son auditoire avec son accent malicieux etgoguenard, une attitude insipide, les bras pendants, et la maingauche tournée en dehors sans qu’on en devine le motif annoncent lastupidité naturelle, la nullité, le vide, une curiositéhébétée. »

Biassou ricanait. – En cet instant l’aide decamp revint ; il ramenait un nègre couvert de fange et depoussière, dont les pieds, déchirés par les ronces et les cailloux,prouvaient qu’il avait fait une longue course. C’était le messagerannoncé par Rigaud. Il tenait d’une main un paquet cacheté, del’autre un parchemin déployé qui portait un sceau dont l’empreintefigurait un cœur enflammé. Au milieu était un chiffre formé deslettres caractéristiques M et N, entrelacées pourdésigner sans doute la réunion des mulâtres libres et des nègresesclaves. À côté de ce chiffre je lus cette légende :« Le préjugé vaincu, la verge de fer brisée ; vive leroi ! » Ce parchemin était un passeport délivré parJean-François.

L’émissaire le présenta à Biassou, et, aprèss’être incliné jusqu’à terre, lui remit le paquet cacheté. Legénéralissime l’ouvrit vivement, parcourut les dépêches qu’ilrenfermait, en mit une dans la poche de sa veste, et, froissantl’autre dans ses mains, s’écria d’un air désolé :

– Gens du roi !…

Les nègres saluèrent profondément.

– Gens du roi ! voilà ce que mande à JeanBiassou, généralissime des pays conquis, maréchal des camps etarmées de sa majesté catholique, Jean-François, grand amiral deFrance, lieutenant général des armées de sa dite majesté, le roides Espagnes et des Indes :

« Boukmann, chef de cent vingt noirs dela Montagne Bleue à la Jamaïque, reconnus indépendants par legouvernement général de Belle-Combe, Boukmann vient de succomberdans la glorieuse lutte de la liberté et de l’humanité contre ledespotisme et la barbarie. Ce généreux chef a été tué dans unengagement avec les brigands blancs de l’infâme Touzard. Lesmonstres ont coupé sa tête, et ont annoncé qu’ils allaientl’exposer ignominieusement sur un échafaud dans la place d’armes deleur ville du Cap. – Vengeance ! »

Le sombre silence du découragement succéda unmoment dans l’armée à cette lecture. Mais l’obi s’était dressédebout sur l’autel, et il s’écriait, en agitant sa baguetteblanche, avec des gestes triomphants :

– Salomon, Zorobabel, Eléazar Thaleb, Cardan,Judas Bowtharicht, Averroès, Albert le Grand, Bohabdil, Jean deHagen, Anna Baratro, Daniel Ogrumof, Rachel Flintz,Altornino ! je vous rends grâces. La ciencia desvoyants ne m’a pas trompé. Hijos, amigos, hermanos ;muchachos, mozos, madres, y vosotros todos qui me escuchaisaqui[37], qu’avais-je prédit ? quehabia dicho ? Les signes du front de Boukmann m’avaientannoncé qu’il vivrait peu, et qu’il mourrait dans un combat ;les lignes de sa main, qu’il paraîtrait sur un échafaud. Lesrévélations de mon art se réalisent fidèlement, et les événementss’arrangent d’eux-mêmes pour exécuter jusqu’aux circonstances quenous ne pouvions concilier, la mort sur le champ de bataille, etl’échafaud ! Frères, admirez !

Le découragement des noirs s’était changédurant ce discours en une sorte d’effroi merveilleux. Ilsécoutaient l’obi avec une confiance mêlée de terreur ;celui-ci, enivré de lui-même, se promenait de long en large sur lacaisse de sucre, dont la surface offrait assez d’espace pour queses petits pas pussent s’y déployer fort à l’aise. Biassouricanait.

Il adressa la parole à l’obi.

– Monsieur le chapelain, puisque vous savezles choses à venir, il nous plairait que vous voulussiez bien lirece qu’il adviendra de notre fortune, à nous Jean Biassou,mariscal de campo.

L’obi, s’arrêtant fièrement sur l’autelgrotesque où la crédulité des noirs le divinisait, dit aumariscal de campo : – Venga vuestramerced [38]! En ce moment l’obi étaitl’homme important de l’armée. Le pouvoir militaire céda devant lepouvoir sacerdotal. Biassou s’approcha. On lisait dans ses yeuxquelque dépit.

– Votre main, général, dit l’obi en sebaissant pour la saisir. Empezo[39]. Laligne de la jointure, également marquée dans toute salongueur, vous promet des richesses et du bonheur. La ligne devie, longue, marquée, vous prédit une vie exempte de maux, uneverte vieillesse ; étroite, elle désigne votre sagesse, votreesprit ingénieux, la generosidad de votre cœur ;enfin j’y vois ce que les chiromancos appellent le plusheureux de tous les signes, une foule de petites rides qui luidonnent la forme d’un arbre chargé de rameaux et qui s’élèvent versle haut de la main, c’est le pronostic assuré de l’opulence et desgrandeurs. La ligne de santé, très longue, confirme lesindices de la ligne de vie ; elle indique aussi lecourage ; recourbée vers le petit doigt, elle forme une sortede crochet. Général, c’est le signe d’une sévérité utile.

À ce mot, l’œil brillant du petit obi se fixasur moi à travers les ouvertures de son voile, et je remarquaiencore une fois un accent connu, caché en quelque sorte sous lagravité habituelle de sa voix. Il continuait avec la même intentionde geste et d’intonation :

– … Chargée de petits cercles, la ligne desanté vous annonce un grand nombre d’exécutions nécessairesque vous devrez ordonner. Elle s’interrompt vers le milieu pourformer un demi-cercle, signe que vous serez exposé à de grandspérils avec les bêtes féroces, c’est-à-dire les blancs, si vous neles exterminez. – La ligne de fortune, entourée, comme laligne de vie, de petits rameaux qui s’élèvent vers le haut de lamain, confirme l’avenir de puissance et de suprématie auquel vousêtes appelé ; droite et déliée dans sa partie supérieure, elleannonce le talent de gouverner. – La cinquième ligne, celle dutriangle, prolongée jusque vers la racine du doigt dumilieu, vous promet le plus heureux succès dans toute entreprise. –Voyons les doigts. – Le pouce, traversé dans sa longueur de petiteslignes qui vont de l’ongle à la jointure, vous promet un grandhéritage : celui de la gloire de Boukmann sans doute !ajouta l’obi d’une voix haute. – La petite éminence qui forme laracine de l’index est chargée de petites rides doucementmarquées : honneurs et dignités ! – Le doigt du milieun’annonce rien. Votre doigt annulaire est sillonné de lignescroisées les unes sur les autres : vous vaincrez tous vosennemis, vous dominerez tous vos rivaux ! Ces lignes formentune croix de Saint-André, signe de génie et de prévoyance ! –La jointure qui unit le petit doigt à la main offre des ridestortueuses : la fortune vous comblera de faveurs. J’y voisencore la figure d’un cercle, présage à ajouter aux autres, quivous annonce puissance et dignités !

« Heureux, dit Éléazar Thaleb, celui quiporte tous ces signes ! le destin est chargé de sa prospérité,et son étoile lui amènera le génie qui donne la gloire. »

– Maintenant, général, laissez-moi interrogervotre front. « Celui, dit Rachel Flintz la bohémienne, quiporte au milieu du front sur la ride du soleil une petite figurecarrée ou un triangle, fera une grande fortune… » La voici,bien prononcée. « Si ce signe est à droite, il promet uneimportante succession… » Toujours celle de Boukmann !« Le signe d’un fer à cheval entre les deux sourcils,au-dessous de la ride de la lune, annonce qu’on saura se venger del’injure et de la tyrannie. » Je porte ce signe : vous leportez aussi.

La manière dont l’obi prononça les mots,je porte ce signe, me frappa encore.

– On le remarque, ajouta-t-il du même ton,chez les braves qui savent méditer une révolte courageuse et briserla servitude dans un combat. La griffe de lion que vous avezempreinte au-dessus du sourcil prouve votre bouillant courage.Enfin, général Jean Biassou, votre front présente le plus éclatantde tous les signes de prospérité, c’est une combinaison de lignesqui forment la lettre M, la première du nom de la Vierge.En quelque partie du front, sur quelque ride que cette figureparaisse, elle annonce le génie, la gloire et la puissance. Celuiqui la porte fera toujours triompher la cause qu’ilembrassera ; ceux dont il sera le chef n’auront jamais àregretter aucune perte ; il vaudra à lui seul tous lesdéfenseurs de son parti. Vous êtes cet élu du destin !

– Gratias, monsieur le chapelain, ditBiassou, se préparant à retourner à son trône d’acajou.

– Attendez, général, reprit l’obi, j’oubliaisencore un signe. La ligne du soleil, fortement prononcée sur votrefront, prouve du savoir-vivre, le désir de faire des heureux,beaucoup de libéralité, et un penchant à la magnificence.

Biassou parut comprendre que l’oubli venaitplutôt de sa part que de celle de l’obi. Il tira de sa poche unebourse assez, lourde et la jeta dans le plat d’argent, pour ne pasfaire mentir la ligne du soleil.

Cependant l’éblouissant horoscope du chefavait produit son effet dans l’armée. Tous les rebelles, surlesquels la parole de l’obi était devenue plus puissante que jamaisdepuis les nouvelles de la mort de Boukmann, passèrent dudécouragement à l’enthousiasme, et, se confiant aveuglément à leursorcier infaillible et à leur général prédestiné, se mirent àhurler à l’envi : – Vive l’obi ! ViveBiassou ! L’obi et Biassou se regardaient, et je crusentendre le rire étouffé de l’obi répondant au ricanement dugénéralissime.

Je ne sais pourquoi cet obi tourmentait mapensée ; il me semblait que j’avais déjà vu ou entenduailleurs quelque chose qui ressemblait à cet être singulier ;je voulus le faire parler.

– Monsieur l’obi, señor cura, doctormedico, monsieur le chapelain, bon per ! luidis-je.

Il se retourna brusquement vers moi.

– Il y a encore ici quelqu’un dont vous n’avezpoint tiré l’horoscope, c’est moi.

Il croisa ses bras sur le soleil d’argent quicouvrait sa poitrine velue, et ne me répondit pas.

Je repris :

– Je voudrais bien savoir ce que vous augurezde mon avenir ; mais vos honnêtes camarades m’ont enlevé mamontre et ma bourse, et vous n’êtes pas sorcier à prophétisergratis.

Il s’avança précipitamment jusqu’auprès demoi, et me dit sourdement à l’oreille :

– Tu te trompes ! Voyons ta main.

Je la lui présentai en le regardant en face.Ses yeux étincelaient. Il parut examiner ma main.

« – Si la ligne de vie, me dit-il, est coupéevers le milieu par deux petites lignes transversales et bienapparentes, c’est le signe d’une mort prochaine. – Ta mort estprochaine !

« Si la ligne de santé ne se trouve pasau milieu de la main, et qu’il n’y ait que la ligne de vie et laligne de fortune réunies à leur origine de manière à former unangle, on ne doit pas s’attendre, avec ce signe, à une mortnaturelle. – Ne t’attends point à une mort naturelle !

« Si le dessous de l’index est traverséd’une ligne dans toute sa longueur, on mourra de mortviolente ! » Entends-tu ? prépare-toi à une mortviolente ! Il y avait quelque chose de joyeux dans cette voixsépulcrale qui annonçait la mort ; je l’écoutai avecindifférence et mépris.

– Sorcier, lui dis-je avec un sourire dedédain, tu es habile, tu pronostiques à coup sûr.

Il se rapprocha encore de moi.

– Tu doutes de ma science ! ehbien ! écoute encore. – La rupture de la ligne du soleil surton front m’annonce que tu prends un ennemi pour un ami, et un amipour un ennemi.

Le sens de ces paroles semblait concerner ceperfide Pierrot que j’aimais et qui m’avait trahi, ce fidèleHabibrah, que je haïssais, et dont les vêtements ensanglantésattestaient la mort courageuse et dévouée.

– Que veux-tu dire ? m’écriai-je.

– Écoute jusqu’au bout, poursuivit l’obi. Jet’ai dit de l’avenir, voici du passé : – La ligne de la luneest légèrement courbée sur ton front ; cela signifie que tafemme t’a été enlevée.

Je tressaillis ; je voulais m’élancer demon siège. Mes gardiens me retinrent.

– Tu n’es pas patient, reprit lesorcier ; écoute donc jusqu’à la fin. La petite croix quicoupe l’extrémité de cette courbure complète l’éclaircissement. Tafemme t’a été enlevée la nuit même de tes noces.

– Misérable ! m’écriai-je, tu sais oùelle est ! Qui es-tu ?

Je tentai encore de me délivrer et de luiarracher son voile ; mais il fallut céder au nombre et à laforce ; et je vis avec rage le mystérieux obi s’éloigner en medisant :

– Me crois-tu maintenant ? Prépare-toi àta mort prochaine !

XXXII

 

Il fallut, pour me distraire un moment desperplexités où m’avait jeté cette scène étrange, le nouveau dramequi succéda sous mes yeux à la comédie ridicule que Biassou etl’obi venaient de jouer devant leur bande ébahie.

Biassou s’était replacé sur son sièged’acajou ; l’obi s’était assis à sa droite, Rigaud à sagauche, sur les deux carreaux qui accompagnaient le trône du chef.L’obi, les bras croisés sur la poitrine, paraissait absorbé dansune profonde contemplation ; Biassou et Rigaud mâchaient dutabac ; et un aide de camp était venu demander au mariscalde campo s’il fallait faire défiler l’armée, quand troisgroupes tumultueux de noirs arrivèrent ensemble à l’entrée de lagrotte avec des clameurs furieuses. Chacun de ces attroupementsamenait un prisonnier qu’il voulait remettre à la disposition deBiassou, moins pour savoir s’il lui conviendrait de leur fairegrâce que pour connaître son bon plaisir sur le genre de mort queles malheureux devaient endurer. Leurs cris sinistres nel’annonçaient que trop : Mort ! Mort ! –Muerte ! muerte ! – Death ! Death !criaient quelques nègres anglais, sans doute de la horde deBoukmann, qui étaient déjà venus rejoindre les noirs espagnols etfrançais de Biassou.

Le mariscal de campo leur imposasilence d’un signe de main, et fit avancer les trois captifs sur leseuil de la grotte. J’en reconnus deux avec surprise ; l’unétait ce citoyen-général C***, ce philanthrope correspondant detous les négrophiles du globe, qui avait émis un avis si cruel pourles esclaves dans le conseil, chez le gouverneur. L’autre était leplanteur équivoque qui avait tant de répugnance pour les mulâtres,au nombre desquels les blancs le comptaient. Le troisièmeparaissait appartenir à la classe des petits blancs ; ilportait un tablier de cuir, et avait les manches retrousséesau-dessus du coude. Tous trois avaient été surpris séparément,cherchant à se cacher dans les montagnes.

Le petit blanc fut interrogé le premier.

– Qui es-tu, toi ? lui dit Biassou.

– Je suis Jacques Belin, charpentier del’hôpital des Pères, au Cap.

Une fine surprise mêlée de honte se peignitdans les yeux du généralissime des pays conquis.

– Jacques Belin ! dit-il en se mordantles lèvres.

– Oui, reprit le charpentier ; est-ce quetu ne me reconnais pas ?

– Commence, toi, dit le mariscal decampo, par me reconnaître et me saluer.

– Je ne salue pas mon esclave ! réponditle charpentier.

– Ton esclave, misérable ! s’écria legénéralissime.

– Oui, répliqua le charpentier, oui, je suiston premier maître. Tu feins de me méconnaître ; maissouviens-toi, Jean Biassou ; je t’ai vendu treizepiastres-gourdes à un marchand domingois.

Un violent dépit contracta tous les traits deBiassou.

– Hé quoi ! poursuivit le petit blanc, tuparais honteux de m’avoir servi ! Est-ce que Jean Biassou nedoit pas s’honorer d’avoir appartenu à Jacques Belin ? Tapropre mère, la vieille folle ! a bien souvent balayé monéchoppe ; mais à présent je l’ai vendue à monsieur lemajordome de l’hôpital des Pères ; elle est si décrépite qu’ilne m’en a voulu donner que trente-deux livres, et six sous pourl’appoint. Voilà cependant ton histoire et la sienne ; mais ilparaît que vous êtes devenus fiers, vous autres nègres et mulâtres,et que tu as oublié le temps où tu servais, à genoux, maître Belin,charpentier au Cap.

Biassou l’avait écouté avec ce ricanementféroce qui lui donnait l’air d’un tigre.

– Bien ! dit-il.

Alors il se tourna vers les nègres qui avaientamené maître Belin :

– Emportez deux chevalets, deux planches etune scie, et emmenez cet homme. Jacques Belin, charpentier au Cap,remercie-moi, je te procure une mort de charpentier.

Son rire acheva d’expliquer de quel horriblesupplice allait être puni l’orgueil de son ancien maître. Jefrissonnai ; mais Jacques Belin ne fronça pas lesourcil ; il se tourna fièrement vers Biassou.

– Oui, dit-il, je dois te remercier, car jet’ai vendu pour le prix de treize piastres, et tu m’as rapportécertainement plus que tu ne vaux.

On l’entraîna.

XXXIII

 

Les deux autres prisonniers avaient assistéplus morts que vifs à ce prologue effrayant de leur propretragédie. Leur attitude humble et effrayée contrastait avec lafermeté un peu fanfaronne du charpentier ; ils tremblaient detous leurs membres.

Biassou les considéra l’un après l’autre avecson œil de renard ; puis, se plaisant à prolonger leur agonie,il entama avec Rigaud une conversation sur les différentes espècesde tabac, affirmant que le tabac de la Havane n’était bon qu’àfumer en cigares, et qu’il ne connaissait pas pour priser demeilleur tabac d’Espagne que celui dont feu Boukmann lui avaitenvoyé deux barils, pris chez M. Lebattu, propriétaire del’île de la Tortue. Puis, s’adressant brusquement aucitoyen-général C*** :

– Qu’en penses-tu ? lui dit-il.

Cette apostrophe inattendue fit chanceler lecitoyen. Il répondit en balbutiant :

– Je m’en rapporte, général, à l’opinion devotre excellence…

– Propos de flatteur ! répliqua Biassou.Je te demande ton avis et non le mien. Est-ce que tu connais untabac meilleur à prendre en prise que celui deM. Lebattu ?

– Non vraiment, monseigneur, dit C***, dont letrouble amusait Biassou.

– Général ! Excellence !monseigneur ! reprit le chef d’un air impatienté ;tu es un aristocrate !

– Oh ! vraiment non ! s’écria lecitoyen-général ; je suis un bon patriote de 91 et ferventnégrophile…

– Négrophile, interrompit legénéralissime ; qu’est-ce que c’est qu’unnégrophile ?

– C’est un ami des noirs, balbutia lecitoyen.

– Il ne suffit pas d’être ami des noirs,repartit sévèrement Biassou, il faut l’être aussi des hommes decouleur.

Je crois avoir dit que Biassou étaitsacatra.

– Des hommes de couleur, c’est ce que jevoulais dire, répondit humblement le négrophile. Je suis lié avectous les plus fameux partisans des nègres et des mulâtres…

Biassou, heureux d’humilier un blanc,l’interrompit encore : Nègres et mulâtres !qu’est-ce que cela veut dire ? Viens-tu ici nous insulter avecces noms odieux, inventés par le mépris des blancs ? Il n’y aici que des hommes de couleur et des noirs, entendez-vous, monsieurle colon ?

– C’est une mauvaise habitude contractée dèsl’enfance, reprit C*** ; pardonnez-moi, je n’ai point eul’intention de vous offenser, monseigneur.

– Laisse là ton monseigneur ; jete répète que je n’aime point ces façons d’aristocrate.

C*** voulut encore s’excuser ; il se mità bégayer une nouvelle explication.

– Si vous me connaissiez, citoyen…

– Citoyen ! pour qui me prends-tu ?s’écria Biassou avec colère. Je déteste ce jargon des jacobins.Est-ce que tu serais un jacobin, par hasard ? Songe que tuparles au généralissime des gens du roi !Citoyen !… l’insolent !

Le pauvre négrophile ne savait plus sur quelton parler à cet homme, qui repoussait également les titres demonseigneur et de citoyen, le langage desaristocrates et celui des patriotes ; il était atterré.Biassou, dont la colère n’était que simulée, jouissait cruellementde son embarras.

– Hélas ! dit enfin le citoyen-général,vous me jugez bien mal, noble défenseur des droits imprescriptiblesde la moitié du genre humain.

Dans l’embarras de donner une qualificationquelconque à ce chef qui paraissait les refuser toutes, il avait eurecours à l’une de ces périphrases sonores que les révolutionnairessubstituent volontiers au nom ou au titre de la personne qu’ilsharanguent.

Biassou le regarda fixement et luidit :

– Tu aimes donc les noirs et lessang-mêlés ?

– Si je les aime ! s’écria le citoyenC***, je corresponds avec Brissot et…

Biassou l’interrompit en ricanant.

– Ha ! Ha ! Je suis charmé de voiren toi un ami de notre cause. En ce cas, tu dois détester cesmisérables colons qui ont puni notre juste insurrection par lesplus cruels supplices, Tu dois penser avec nous que ce ne sont pasles noirs, mais les blancs qui sont les véritables rebelles,puisqu’ils se révoltent contre la nature et l’humanité. Tu doisexécrer ces monstres !

– Je les exècre ! répondit C***.

– Hé bien ! poursuivit Biassou, quepenserais-tu d’un homme qui aurait, pour étouffer les dernièrestentatives des esclaves, planté cinquante têtes de noirs des deuxcôtés de l’avenue de son habitation ?

La pâleur de C*** devint effrayante.

– Que penserais-tu d’un blanc qui auraitproposé de ceindre la ville du Cap d’un cordon de têtesd’esclaves ?…

– Grâce ! grâce ! dit le citoyenterrifié.

– Est-ce que je te menace ? repritfroidement Biassou. Laisse-moi achever… D’un cordon de têtes quienvironnât la ville, du fort Picolet au cap Caracol ? Quepenserais-tu de cela, hein ? réponds !

Le mot de Biassou, Est-ce que je temenace ? avait rendu quelque espérance à C*** ; ilsongea que peut-être le chef savait ces horreurs sans en connaîtrel’auteur, et répondit avec quelque fermeté, pour prévenir touteprésomption qui lui fût contraire :

– Je pense que ce sont des crimes atroces.

Biassou ricanait.

– Bon ! et quel châtiment infligerais-tuau coupable ?

Ici le malheureux C*** hésita.

– Hé bien ! reprit Biassou, es-tu l’amides noirs, ou non ?

Des deux alternatives, le négrophile choisitla moins menaçante ; et ne remarquant rien d’hostile pourlui-même dans les yeux de Biassou, il dit d’une voixfaible :

– Le coupable mérite la mort.

– Fort bien répondu, dit tranquillementBiassou en jetant le tabac qu’il mâchait.

Cependant son air d’indifférence avait renduquelque assurance au pauvre négrophile ; il fit un effort pourécarter tous les soupçons qui pouvaient peser sur lui.

– Personne, s’écria-t-il, n’a fait de vœuxplus ardents que les miens pour le triomphe de votre cause. Jecorresponds avec Brissot et Pruneau de Pomme-Gouge, enFrance ; Magaw en Amérique ; Peter Paulus, enHollande ; l’abbé Tamburini, en Italie…

Il continuait d’étaler complaisamment cettelitanie philanthropique, qu’il récitait volontiers, et qu’il avaitnotamment débitée en d’autres circonstances et dans un autre butchez M. de Blanchelande, quand Biassou l’arrêta.

– Eh ! que me font à moi tous tescorrespondants ! indique-moi seulement où sont tes magasins,tes dépôts ; mon armée a besoin de munitions. Tes plantationssont sans doute riches, ta maison de commerce doit être forte,puisque tu corresponds avec tous les négociants du monde.

Le citoyen C*** hasarda une observationtimide.

– Héros de l’humanité, ce ne sont point desnégociants, ce sont des philosophes, des philanthropes, desnégrophiles.

– Allons, dit Biassou en hochant la tête, levoilà revenu à ses diables de mots inintelligibles. Eh bien, si tun’as ni dépôts ni magasins à piller, à quoi donc es-tubon ?

Cette question présentait une lueur d’espoirque C*** saisit avidement.

– Illustre guerrier, répondit-il, avez-vous unéconomiste dans votre armée ?

– Qu’est-ce encore que cela ? demanda lechef.

– C’est, dit le prisonnier avec autantd’emphase que sa crainte le lui permettait, c’est un hommenécessaire par excellence. C’est celui qui seul apprécie, suivantleurs valeurs respectives, les ressources matérielles d’un empire,qui les échelonne dans l’ordre de leur importance, les classesuivant leur valeur, les bonifie et les améliore en combinant leurssources et leurs résultats, et les distribue à propos, comme autantde ruisseaux fécondateurs, dans le grand fleuve de l’utilitégénérale, qui vient grossir à son tour la mer de la prospéritépublique.

– Caramba ! dit Biassou en sepenchant vers l’obi. Que diantre veut-il dire avec ses mots,enfilés les uns dans les autres comme les grains de votrechapelet ?

L’obi haussa les épaules en signe d’ignoranceet de dédain. Cependant le citoyen C*** continuait :

–… J’ai étudié, daignez m’entendre, vaillantchef des braves régénérateurs de Saint-Domingue, j’ai étudié lesgrands économistes, Turgot, Raynal, et Mirabeau, l’ami deshommes ! J’ai mis leur théorie en pratique. Je sais la scienceindispensable au gouvernement des royaumes et des étatsquelconques…

– L’économiste n’est pas économe deparoles ! dit Rigaud avec son sourire doux et goguenard.

Biassou s’était écrié :

– Dis-moi donc, bavard ! est-ce que j’aides royaumes et des états à gouverner ?

– Pas encore, grand homme, repartit C***, maiscela peut venir ; et d’ailleurs ma science descend, sansdéroger, à des détails utiles pour la gestion d’une armée.

Le généralissime l’arrêta encorebrusquement.

– Je ne gère pas mon armée, monsieur leplanteur, je la commande.

– Fort bien, observa le citoyen ; vousserez le général, je serai l’intendant. J’ai des connaissancesspéciales pour la multiplication des bestiaux…

– Crois-tu que nous élevons lesbestiaux ? dit Biassou en ricanant ; nous les mangeons.Quand le bétail de la colonie française me manquera, je passerailes mornes de la frontière, et j’irai prendre les bœufs et lesmoutons espagnols qu’on élève dans les hattes des grandes plainesde Cotuy, de la Vega, de Sant-Jago, et sur les bords de laYuna ; j’irai encore chercher, s’il le faut, ceux qui paissentdans la presqu’île de Samana et au revers de la montagne de Cibos,à partir des bouches du Neybe jusqu’au-delà de Santo-Domingo.D’ailleurs je serai charmé de punir ces damnés planteurs espagnols,ce sont eux qui ont livré Ogé ! Tu vois que je ne suis pasembarrassé du défaut de vivres, et que je n’ai pas besoin de tascience nécessaire par excellence !

Cette vigoureuse déclaration déconcerta lepauvre économiste ; il essaya pourtant encore une dernièreplanche de salut.

– Mes études ne se sont pas bornées àl’éducation du bétail. J’ai d’autres connaissances spéciales quipeuvent vous être fort utiles. Je vous indiquerai les moyensd’exploiter la braie et les mines de charbon de terre.

– Que m’importe ! dit Biassou. Quand j’aibesoin de charbon, je brûle trois lieues de forêt.

– Je vous enseignerai à quel emploi est proprechaque espèce de bois, poursuivit le prisonnier ; le chicaronet le sabiecca pour les quilles de navire, les yabas pour lescourbes ; les tocumas[40] pour lesmembrures ; les hacamas, les gaïacs, les cèdres, lesaccomas…

– Que te lleven todos los demonios de lasdiez-y-siete infiernos ![41] s’écriaBiassou impatienté.

– Plaît-il, mon gracieux patron ? ditl’économiste tout tremblant, et qui n’entendait pas l’espagnol.

– Écoute, reprit Biassou, je n’ai pas besoinde vaisseaux. Il n’y a qu’un emploi vacant dans ma suite ; cen’est pas la place de mayor-domo, c’est la place de valetde chambre. Vois, señor filosofo, si elle te convient. Tume serviras à genoux ; tu m’apporteras la pipe, lecalalou[42] et la soupe de tortue ; et tuporteras derrière moi un éventail de plumes de paon ou deperroquet, comme ces deux pages que tu vois. Hum ! réponds,veux-tu être mon valet de chambre ?

Le citoyen C***, qui ne songeait qu’à sauversa vie, se courba jusqu’à terre avec mille démonstrations de joieet de reconnaissance.

– Tu acceptes donc ? demanda Biassou.

– Pouvez-vous douter, mon généreux maître, quej’hésite un moment devant une si insigne faveur que celle de servirvotre personne ?

À cette réponse, le ricanement diabolique deBiassou devint éclatant. Il croisa les bras, se leva d’un air detriomphe, et, repoussant du pied la tête du blanc prosterné devantlui, il s’écria d’une voix haute :

– J’étais bien aise d’éprouver jusqu’où peutaller la lâcheté des blancs, après avoir vu jusqu’où peut allerleur cruauté ! Citoyen C***, c’est à toi que je dois ce doubleexemple. Je te connais ! comment as-tu été assez stupide pourne pas t’en apercevoir ? C’est toi qui as présidé auxsupplices de juin, de juillet et d’août ; c’est toi qui asfait planter cinquante têtes de noirs des deux côtés de ton avenue,en place de palmiers ; c’est toi qui voulais égorger les cinqcents nègres restés dans tes fers après la révolte, et ceindre laville du Cap d’un cordon de têtes d’esclaves, du fort Picolet à lapointe Caracol. Tu aurais fait, si tu l’avais pu, un trophée de matête ; maintenant tu t’estimerais heureux que je voulusse detoi pour valet de chambre. Non ! non ! j’ai plus de soinde ton honneur que toi-même ; je ne te ferai pas cet affront.Prépare-toi à mourir.

Il fit un geste, et les noirs déposèrentauprès de moi le malheureux négrophile, qui, sans pouvoir prononcerune parole, était tombé à ses pieds comme foudroyé.

XXXIV

 

– À ton tour à présent ! dit le chef ense tournant vers le dernier des prisonniers, le colon soupçonné parles blancs d’être sang-mêlé, et qui m’avait envoyé un cartel pourcette injure.

Une clameur générale des rebelles étouffa laréponse du colon. – Muerte ! muerte !Mort ! Death ! Touyé ! touyé !s’écriaient-ils en grinçant des dents et en montrant les poings aumalheureux captif.

– Général, dit un mulâtre qui s’exprimait plusclairement que les autres, c’est un blanc ; il faut qu’ilmeure !

Le pauvre planteur, à force de gestes et decris, parvint à faire entendre quelques paroles.

– Non, non ! monsieur le général, non,mes frères, je ne suis pas un blanc ! C’est une abominablecalomnie ! Je suis un mulâtre, un sang-mêlé comme vous, filsd’une négresse comme vos mères et vos sœurs !

– Il ment ! disaient les nègres furieux.C’est un blanc. Il a toujours détesté les noirs et les hommes decouleur.

– Jamais ! reprenait le prisonnier. Cesont les blancs que je déteste. Je suis un de vos frères. J’aitoujours dit avec vous : Nègre cé blan, blan cénègre ![43]

– Point ! point ! criait lamultitude ! touyé blan, touyé blan ![44]

Le malheureux répétait en se lamentantmisérablement :

– Je suis un mulâtre ! Je suis un desvôtres.

– La preuve ? dit froidement Biassou.

– La preuve, répondit l’autre dans sonégarement, c’est que les blancs m’ont toujours méprisé.

– Cela peut être vrai, répliqua Biassou, maistu es un insolent.

Un jeune sang-mêlé adressa vivement la paroleau colon.

– Les blancs te méprisaient, c’estjuste ; mais en revanche tu affectais, toi, de mépriser lessang-mêlés parmi lesquels ils te rangeaient. On m’a même dit que tuavais provoqué en duel un blanc qui t’avait un jour reprochéd’appartenir à notre caste.

Une rumeur universelle de rage etd’indignation s’éleva dans la foule, et les cris de mort, plusviolents que jamais, couvrirent les justifications du colon, qui,jetant sur moi un regard oblique d’étonnement et de prière,redisait en pleurant :

– C’est une calomnie ! Je n’ai pointd’autre gloire et d’autre bonheur que d’appartenir aux noirs. Jesuis un mulâtre !

– Si tu étais un mulâtre, en effet, observaRigaud paisiblement, tu ne te servirais pas de ce mot[45].

– Hélas ! sais-je ce que je dis ?reprenait le misérable. Monsieur le général en chef, la preuve queje suis sang-mêlé, c’est ce cercle noir que vous pouvez voir autourde mes ongles[46].

Biassou repoussa cette main suppliante.

– Je n’ai pas la science de monsieur lechapelain, qui devine qui vous êtes à l’inspection de votre main.Mais écoute ; nos soldats t’accusent, les uns d’être un blanc,les autres d’être un faux frère. Si cela est, tu dois mourir. Tusoutiens que tu appartiens à notre caste, et que tu ne l’as jamaisreniée. Il ne te reste qu’un moyen de prouver ce que tu avances etde te sauver.

– Lequel, mon général, lequel ? demandale colon avec empressement. Je suis prêt.

– Le voici, dit Biassou froidement. Prends cestylet et poignarde toi-même tes deux prisonniers blancs.

En parlant ainsi, il nous désignait du regardet de la main. Le colon recula d’horreur devant le stylet queBiassou lui présentait avec un sourire infernal.

– Eh bien, dit le chef, tu balances !C’est pourtant l’unique moyen de me prouver, ainsi qu’à mon armée,que tu n’es pas un blanc, et que tu es des nôtres. Allons,décide-toi, tu me fais perdre mon temps.

Les yeux du prisonnier étaient égarés. Il fitun pas vers le poignard, puis laissa retomber ses bras, et s’arrêtaen détournant la tête. Un frémissement faisait trembler tout soncorps.

– Allons donc ! s’écria Biassou d’un tond’impatience et de colère. Je suis pressé. Choisis, ou de les tuertoi-même, ou de mourir avec eux.

Le colon restait immobile et commepétrifié.

– Fort bien ! dit Biassou en se tournantvers les nègres ; il ne veut pas être le bourreau, il sera lepatient. Je vois que c’est un blanc ; emmenez-le, vousautres…

Les noirs s’avançaient pour saisir le colon.Ce mouvement décida de son choix entre la mort à donner et la mortà recevoir. L’excès de la lâcheté a aussi son courage. Il seprécipita sur le poignard que lui offrait Biassou, puis, sans sedonner le temps de réfléchir à ce qu’il allait faire, le misérablese jeta comme un tigre sur le citoyen C***, qui était couché prèsde moi.

Alors commença une horrible lutte. Lenégrophile, que le dénouement de l’interrogatoire dont l’avaittourmenté Biassou venait de plonger dans un désespoir morne etstupide, avait vu la scène entre le chef et le planteur sang-mêléd’un œil fixe, et tellement absorbé dans la terreur de son suppliceprochain, qu’il n’avait point paru la comprendre ; mais quandil vit le colon fondre sur lui, et le fer briller sur sa tête,l’imminence du danger le réveilla en sursaut. Il se dressadebout ; il arrêta le bras du meurtrier en criant d’une voixlamentable :

– Grâce ! grâce ! Que me voulez-vousdonc ? Que vous ai-je donc fait ?

– Il faut mourir, monsieur, répondit lesang-mêlé, cherchant à dégager son bras et fixant sur sa victimedes yeux effarés. Laissez-moi faire, je ne vous ferai point demal.

– Mourir de votre main, disait l’économiste,pourquoi donc ? Epargnez-moi ! Vous m’en voulez peut-êtrede ce que j’ai dit autrefois que vous étiez un sang-mêlé ?Mais laissez-moi la vie, je vous proteste que je vous reconnaispour un blanc. Oui, vous êtes un blanc, je le dirai partout, maisgrâce !

Le négrophile avait mal choisi son moyen dedéfense.

– Tais-toi ! tais-toi ! cria lesang-mêlé furieux, et craignant que les nègres n’entendissent cettedéclaration.

Mais l’autre hurlait, sans l’écouter, qu’il lesavait blanc et de bonne race. Le sang-mêlé fit un dernier effortpour le réduire au silence, écarta violemment les deux mains qui leretenaient, et fouilla de son poignard à travers les vêtements ducitoyen C***.

L’infortuné sentit la pointe du fer, et morditavec rage le bras qui l’enfonçait.

– Monstre ! scélérat ! tum’assassines !

Il jeta un regard vers Biassou.

– Défendez-moi, vengeur del’humanité !

Mais le meurtrier appuya fortement sur lepoignard ; un flot de sang jaillit autour de sa main etjusqu’à son visage. Les genoux du malheureux négrophile plièrentsubitement, ses bras s’affaissèrent, ses yeux s’éteignirent, sabouche poussa un sourd gémissement. Il tomba mort.

XXXV

 

Cette scène, dans laquelle je m’attendais àjouer bientôt mon rôle, m’avait glacé d’horreur. Le vengeur del’humanité avait contemplé la lutte de ses deux victimes d’un œilimpassible. Quand ce fut terminé, il se tourna vers ses pagesépouvantés.

– Apportez-moi d’autre tabac, dit-il ; etil se remit à le mâcher paisiblement.

L’obi et Rigaud étaient immobiles, et lesnègres paraissaient eux-mêmes effrayés de l’horrible spectacle queleur chef venait de leur donner.

Il restait cependant encore un blanc àpoignarder, c’était moi ; mon tour était venu. Je jetai unregard sur cet assassin, qui allait être mon bourreau. Il me fitpitié. Ses lèvres étaient violettes, ses dents claquaient, unmouvement convulsif dont tremblaient tous ses membres le faisaitchanceler, sa main revenait sans cesse, et comme machinalement, surson front pour en essuyer les taches de sang, et il regardait d’unair insensé le cadavre fumant étendu à ses pieds. Ses yeux hagardsne se détachaient pas de sa victime.

J’attendais le moment où il achèverait satâche par ma mort. J’étais dans une position singulière avec cethomme ; il avait déjà failli me tuer pour prouver qu’il étaitblanc ; il allait maintenant m’assassiner pour démontrer qu’ilétait mulâtre.

– Allons, lui dit Biassou, c’est bien. Je suiscontent de toi, l’ami ! Il jeta un coup d’œil sur moi, etajouta : – Je te fais grâce de l’autre. Va-t’en. Nous tedéclarons bon frère, et nous te nommons bourreau de notrearmée.

À ces paroles du chef, un nègre sortit desrangs, s’inclina trois fois devant Biassou, et s’écria en sonjargon, que je traduirai en français pour vous en faciliterl’intelligence :

– Et moi, général ?

– Eh bien, toi ! que veux-tu dire ?demanda Biassou.

– Est-ce que vous ne ferez rien pour moi, mongénéral ? dit le nègre. Voilà que vous donnez de l’avancementà ce chien de blanc, qui assassine pour se faire reconnaître desnôtres. Est-ce que vous ne m’en donnerez pas aussi à moi qui suisun bon noir ?

Cette requête inattendue parut embarrasserBiassou ; il se pencha vers Rigaud, et le chef durassemblement des Cayes lui dit en français :

– On ne peut le satisfaire, tâchez d’éluder sademande.

– Te donner de l’avancement ? dit alorsBiassou au bon noir ; je ne demande pas mieux, Quelgrade désires-tu ?

– Je voudrais être official[47].

– Officier ! reprit le généralissime, ehbien ! quels sont tes titres pour obtenirl’épaulette ?

– C’est moi, répondit le noir avec emphase,qui ai mis le feu à l’habitation Lagoscette, dès les premiers joursd’août. C’est moi qui ai massacré M. Clément, le planteur, etporté la tête de son raffineur au bout d’une pique. J’ai égorgé dixfemmes blanches et sept petits enfants ; l’un d’entre eux amême servi d’enseigne aux braves noirs de Boukmann. Plus tard, j’aibrûlé quatre familles de colons dans une chambre du fort Galifet,que j’avais fermée à double tour avant de l’incendier. Mon père aété roué au Cap, mon frère a été pendu au Rocrou, et j’ai faillimoi-même être fusillé. J’ai brûlé trois plantations de café, sixplantations d’indigo, deux cents carreaux de cannes à sucre ;j’ai tué mon maître M. Noë et sa mère…

– Épargne-nous tes états de service, ditRigaud, dont la feinte mansuétude cachait une cruauté réelle, maisqui était féroce avec décence, et ne pouvait souffrir le cynisme dubrigandage.

– Je pourrais en citer encore bien d’autres,repartit le nègre avec orgueil ; mais vous trouvez sans douteque cela suffit pour mériter le grade d’official, et pourporter une épaulette d’or sur ma veste, comme nos camarades quevoilà.

Il montrait les aides de camp et l’état-majorde Biassou. Le généralissime parut réfléchir un moment, puis iladressa gravement ces paroles au nègre :

– Je serais charmé de t’accorder ungrade ; je suis satisfait de tes services ; mais il fautencore autre chose. – Sais-tu le latin ?

Le brigand ébahi ouvrit de grands yeux, etdit :

– Plaît-il, mon général ?

– Eh bien oui, reprit vivement Biassou,sais-tu le latin ?

– Le… latin ?…, répéta le noirstupéfait.

– Oui, oui, oui, le latin ! sais-tu lelatin ? poursuivit le rusé chef. Et, déployant un étendard surlequel était écrit le verset du psaume : In exitu Israëlde Aegypto, il ajouta : – Explique-nous ce que veulentdire ces mots.

Le noir, au comble de la surprise, restaitimmobile et muet, et froissait machinalement le pagne de soncaleçon, tandis que ses yeux effarés allaient du général audrapeau, et du drapeau au général.

– Allons, répondras-tu ? dit Biassou avecimpatience.

Le noir, après s’être gratté la tête, ouvritet ferma plusieurs fois la bouche, et laissa enfin tomber ces motsembarrassés :

– Je ne sais pas ce que veut dire legénéral.

Le visage de Biassou prit une subiteexpression de tolère et d’indignation.

– Comment ! misérable drôle !s’écria-t-il, comment ! tu veux être officier et tu ne saispas le latin !

– Mais, notre général…, balbutia le nègre,confus et tremblant.

– Tais-toi ! reprit Biassou, dontl’emportement semblait croître. Je ne sais à quoi tient que je nete fasse fusiller sur l’heure pour ta présomption. Comprenez-vous,Rigaud, ce plaisant officier qui ne sait seulement pas lelatin ? Eh bien, drôle, puisque tu ne comprends point ce quiest écrit sur te drapeau, je vais te l’expliquer. Inexitu, tout soldat, Israël, qui ne sait pas le latin,de Aegypto, ne peut être nommé officier. – N’est-ce pointcela, monsieur le chapelain ?

Le petit obi fit un signe affirmatif. Biassoucontinua :

– Ce frère, que je viens de nommer bourreau del’armée, et dont tu es jaloux, sait le latin.

Il se tourna vers le nouveau bourreau.

– N’est-il pas vrai, l’ami ? Prouvez à tebutor que vous en savez plus que lui. Que signifie Dominusvobiscum ?

Le malheureux colon sang-mêlé, arraché de sasombre rêverie par cette voix redoutable, leva la tête, et quoiqueses esprits fussent encore tout égarés par le lâche assassinatqu’il venait de commettre, la terreur le décida à l’obéissance. Ily avait quelque chose d’étrange dans l’air dont cet homme cherchaità retrouver un souvenir de collège parmi ses pensées d’épouvante etde remords, et dans la manière lugubre dont il prononçal’explication enfantine.

– Dominus vobiscum… cela veutdire : Que le Seigneur soit avec vous !

– Et cum spiritu tuo ! ajoutasolennellement le mystérieux obi.

– Amen, dit Biassou. Puis, reprenantson accent irrité, et mêlant à son courroux simulé quelques phrasesde mauvais latin à la façon de Sganarelle, pour convaincre lesnoirs de la science de leur chef : – Rentre le dernier danston rang ! cria-t-il au nègre ambitieux. Sursumcorda ! Ne t’avise plus à l’avenir de prétendre monter aurang de tes chefs qui savent le latin, orate fratres, ouje te fais pendre ! Bonus, bona, bonum !

Le nègre, émerveillé et terrifié toutensemble, retourna à son rang en baissant honteusement la tête aumilieu des huées générales de tous ses camarades, qui s’indignaientde ses prétentions si mal fondées, et fixaient des yeuxd’admiration sur leur docte généralissime.

Il y avait un côté burlesque dans cette scène,qui acheva cependant de m’inspirer une haute idée de l’habileté deBiassou. Le moyen ridicule qu’il venait d’employer avec tant desuccès[48] pour déconcerter les ambitions toujourssi exigeantes dans une bande de rebelles me donnait à la fois lamesure de la stupidité des nègres et de l’adresse de leur chef.

XXXVI

 

Cependant l’heure del’almuerzo[49] deBiassou était venue. On apporta devant le mariscal de campo desû magestad catolica une grande écaille de tortue danslaquelle fumait une espèce d’olla podrida, abondammentassaisonnée de tranches de lard, où la chair de tortue remplaçaitle carnera[50], et lapatate les garganzas[51]. Unénorme chou caraïbe flottait à la surface de ce puchero.Des deux côtés de l’écaille, qui servait à la fois de marmite et desoupière, étaient deux coupes d’écorce de coco pleines de raisinssecs, de sandias[52],d’ignames et de figues ; c’était le postre[53]. Un pain de maïs et une outre de vingoudronné complétaient l’appareil du festin. Biassou tira de sapoche quelques gousses d’ail et en frotta lui-même le pain ;puis, sans même faire enlever le cadavre palpitant couché devantses yeux, il se mit à manger, et invita Rigaud à en faire autant.L’appétit de Biassou avait quelque chose d’effrayant.

L’obi ne partagea point leur repas. Je comprisque, comme tous ses pareils, il ne mangeait jamais en public, afinde faire croire aux nègres qu’il était d’une essence surnaturelle,et qu’il vivait sans nourriture.

Tout en déjeunant, Biassou ordonna à un aidede camp de faire commencer la revue, et les bandes se mirent àdéfiler en bon ordre devant la grotte. Les noirs du Morne-Rougepassèrent les premiers ; ils étaient environ quatre milledivisés en petits pelotons serrés que conduisaient des chefs ornés,comme je l’ai déjà dit, de caleçons ou de ceintures écarlates. Cesnoirs, presque tous grands et forts, portaient des fusils, deshaches et des sabres ; un grand nombre d’entre eux avaient desarcs, des flèches et des zagaies, qu’ils s’étaient forgés à défautd’autres armes. Ils n’avaient point de drapeau, et marchaient ensilence d’un air consterné.

En voyant défiler cette horde, Biassou sepencha à l’oreille de Rigaud, et lui dit en français :

– Quand donc la mitraille de Blanchelande etde Rouvray me débarrassera-t-elle de ces bandits duMorne-Rouge ? Je les hais ; ce sont presque tous descongos ! Et puis ils ne savent tuer que dans le combat ;ils suivaient l’exemple de leur chef imbécile, de leur idoleBug-Jargal, jeune fou qui voulait faire le généreux et lemagnanime. Vous ne le connaissez pas, Rigaud ? Vous ne leconnaîtrez jamais, je l’espère. Les blancs l’ont fait prisonnier,et ils me délivreront de lui comme ils m’ont délivré deBoukmann.

– À propos de Boukmann, répondit Rigaud, voiciles noirs marrons de Macaya qui passent, et je vois dans leursrangs le nègre que Jean-François vous a envoyé pour vous annoncerla mort de Boukmann. Savez-vous bien que cet homme pourraitdétruire tout l’effet des prophéties de l’obi sur la fin de cechef, s’il disait qu’on l’a arrêté pendant une demi-heure auxavant-postes, et qu’il m’avait confié sa nouvelle avant l’instantoù vous l’avez fait appeler ?

– Diabolo ! dit Biassou. vousavez raison, mon cher ; il faut fermer la bouche à cethomme-là. Attendez !

Alors, élevant la voix :

– Macaya ! cria-t-il.

Le chef des nègres marrons s’approcha, etprésenta son tromblon au col évasé en signe de respect.

– Faites sortir de vos rangs, reprit Biassou,ce noir que j’y vois là-bas, et qui ne doit pas en fairepartie.

C’était le messager de Jean-François. Macayal’amena au généralissime, dont le visage prit subitement cetteexpression de colère qu’il savait si bien simuler.

– Qui es-tu ? demanda-t-il au nègreinterdit.

– Notre général, je suis un noir.

– Caramba ! je le voisbien ! Mais comment t’appelles-tu ?

– Mon nom de guerre est Vavelan ; monpatron chez les bienheureux est saint Sabas, diacre et martyr, dontla fête viendra le vingtième jour avant la nativité deNotre-Seigneur.

Biassou l’interrompit :

– De quel front oses-tu te présenter à laparade, au milieu des espingoles luisantes et des baudriers blancs,avec ton sabre sans fourreau, ton caleçon déchiré, tes piedscouverts de boue ?

– Notre général, répondit le noir, ce n’estpas ma faute. J’ai été chargé par le grand-amiral Jean-François devous porter la nouvelle de la mort du chef des marrons anglais,Boukmann ; et si mes vêtements sont déchirés, si mes piedssont sales, c’est que j’ai couru à perdre haleine pour vousl’apporter plus tôt ; mais on m’a retenu au camp, et…

Biassou fronça le sourcil.

– Il ne s’agit point de cela,gavacho ! mais de ton audace d’assister à la revuedans ce désordre. Recommande ton âme à saint Sabas, diacre etmartyr, ton patron. Va te faire fusiller !

Ici j’eus encore une nouvelle preuve dupouvoir moral de Biassou sur les rebelles. L’infortuné, chargéd’aller lui-même se faire exécuter, ne se permit pas unmurmure ; il baissa la tête, croisa les bras sur sa poitrine,salua trois fois son juge impitoyable, et, après s’être agenouillédevant l’obi, qui lui donna gravement une absolution sommaire, ilsortit de la grotte. Quelques minutes après, une détonation demousqueterie annonça à Biassou que le nègre avait obéi et vécu.

Le chef, débarrassé de toute inquiétude, setourna alors vers Rigaud, l’œil étincelant de plaisir, et avec unricanement de triomphe qui semblait dire : –Admirez ![54]

XXXVII

 

Cependant la revue continuait. Cette armée,dont le désordre m’avait offert un tableau si extraordinairequelques heures auparavant, n’était pas moins bizarre sous lesarmes. C’étaient tantôt des troupes de nègres absolument nus, munisde massues, de tomahawks, de casse-têtes, marchant au son de lacorne à bouquin, comme les sauvages ; tantôt des bataillons demulâtres, équipés à l’espagnole ou à l’anglaise, bien armés et biendisciplinés, réglant leurs pas sur le roulement d’un tambour ;puis des cohues de négresses, de négrillons, chargés de fourches etde broches ; des fatras courbés sous de vieux fusils sanschien et sans canon ; des griotes avec leurs paruresbariolées ; des griots, effroyables de grimaces et decontorsions, chantant des airs incohérents sur la guitare, letam-tam et le balafo. Cette étrange procession était de temps àautre coupée par des détachements hétérogènes de griffes, demarabouts, de sacatras, de mamelucos, de quarterons, de sang-mêléslibres, ou par des hordes nomades de noirs marrons à l’attitudefière, aux carabines brillantes, traînant dans leurs rangs leurscabrouets tout chargés, ou quelque canon pris aux blancs, qui leurservait moins d’arme que de trophée, et hurlant à pleine voix leshymnes du camp du Grand-Pré et d’Oua-Nassé. Au-dessus de toutes cestêtes flottaient des drapeaux de toutes couleurs, de toutesdevises, blancs, rouges, tricolores, fleurdelysés, surmontés dubonnet de liberté, portant pour inscriptions : – Mort auxprêtres et aux aristocrates ! – Vive la religion ! –Liberté ! Égalité ! – Vive le roi ! – À bas lamétropole ! – Viva España ! – Plus de tyrans !etc. Confusion frappante qui indiquait que toutes les forces desrebelles n’étaient qu’un amas de moyens sans but, et qu’en cettearmée il n’y avait pas moins de désordre dans les idées que dansles hommes.

En passant tour à tour devant la grotte, lesbandes inclinaient leur bannière, et Biassou rendait le salut. Iladressait à chaque troupe quelque réprimande ou quelqueéloge ; et chaque parole de sa bouche, sévère ou flatteuse,était recueillie par les siens avec un respect fanatique et unesorte de crainte superstitieuse.

Ce flot de barbares et de sauvages passaenfin. J’avoue que la vue de tant de brigands, qui m’avait distraitd’abord, finissait par me peser. Cependant le jour tombait, et, aumoment où les derniers rangs défilèrent, le soleil ne jetait plusqu’une teinte de cuivre rouge sur le front granitique des montagnesde l’orient.

XXXVIII

 

Biassou paraissait rêveur. Quand la revue futterminée, qu’il eut donné ses derniers ordres. et que tous lesrebelles furent rentrés sous leurs ajoupas, il m’adressa laparole.

– Jeune homme, me dit-il, tu as pu juger à tonaise de mon génie et de ma puissance. Voici que l’heure est venuepour toi d’en aller rendre compte à Léogri.

– Il n’a pas tenu à moi qu’elle ne vint plustôt, lui répondis-je froidement.

– Tu as raison, répliqua Biassou. Il s’arrêtaun moment comme pour épier l’effet que produirait sur moi ce qu’ilallait me dire, et il ajouta : – Mais il ne tient qu’à toiqu’elle ne vienne pas.

– Comment ! m’écriai-je étonné ; queveux-tu dire ?

– Oui, continua Biassou, ta vie dépend detoi ; tu peux la sauver, si tu le veux.

Cet accès de clémence, le premier et ledernier sans doute que Biassou ait jamais eu, me parut un prodige.L’obi, surpris comme moi, s’était élancé du siège où il avaitconservé si longtemps la même attitude extatique, à la mode desfakirs hindous. Il se plaça en face du généralissime, et éleva lavoix avec colère :

– Que dice el exelentisimo señor mariscalde campo ?[55] Sesouvient-il de ce qu’il m’a promis ? Il ne peut, ni lui ni lebon Giu, disposer maintenant de cette vie : ellem’appartient.

En ce moment encore, à cet accent irrité, jecrus me ressouvenir de ce maudit petit homme ; mais ce momentfut insaisissable, et aucune lumière n’en jaillit pour moi.

Biassou se leva sans s’émouvoir, parla bas uninstant avec l’obi, lui montra le drapeau noir que j’avaisremarqué, et, après quelques mots échangés, le sorcier remua latête de haut en bas et la releva de bas en haut, en signed’adhésion. Tous deux reprirent leurs places et leursattitudes.

– Écoute, me dit alors le généralissime entirant de la poche de sa veste l’autre dépêche de Jean-François,qu’il y avait déposée ; nos affaires vont mal ; Boukmannvient de périr dans un combat. Les blancs ont exterminé deux millenoirs dans le district du Cul-de-Sac. Les colons continuent de sefortifier et de hérisser la plaine de postes militaires. Nous avonsperdu, par notre faute, l’occasion de prendre le Cap ; elle nese représentera pas de longtemps. Du côté de l’est, la routeprincipale est coupée par une rivière ; les blancs, afin d’endéfendre le passage, y ont établi une batterie sur des pontons, etont formé sur chaque bord deux petits camps. Au sud, il y a unegrande route qui traverse ce pays montueux appelé leHaut-du-Cap ; ils l’ont couverte de troupes et d’artillerie.La position est également fortifiée du côté de la terre par unebonne palissade, à laquelle tous les habitants ont travaillé, etl’on y a ajouté des chevaux de frise. Le Cap est donc à l’abri denos armes. Notre embuscade aux gorges de Dompte-Mulâtre a manquéson effet. À tous nos échecs se joint la fièvre de Siam, quidépeuple le camp de Jean-François. En conséquence, le grand amiralde France[56] pense, et nous partageons son avis,qu’il conviendrait de traiter avec le gouverneur Blanchelande etl’assemblée coloniale. Voici la lettre que nous adressons àl’assemblée à ce sujet : écoute !

« Messieurs les députés,

« De grands malheurs ont affligé cetteriche et importante colonie ; nous y avons été enveloppés, etil ne nous reste plus rien à dire pour notre justification. Un jourvous nous rendrez toute la justice que mérite notre position. Nousdevons être compris dans l’amnistie générale que le roi Louis XVI aprononcée pour tous indistinctement.

« Sinon, comme le roi d’Espagne est unbon roi, qui nous traite fort bien, et nous témoigne desrécompenses, nous continuerons de le servir avec zèle etdévouement.

« Nous voyons par la loi du 28 septembre1791 que l’assemblée nationale et le roi vous accordent deprononcer définitivement sur l’état des personnes non libres etl’état politique des hommes de couleur. Nous défendrons les décretsde l’assemblée nationale et les vôtres, revêtus des formalitésrequises, jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Il serait mêmeintéressant que vous déclariez, par un arrêté sanctionnéde monsieur le général, que votre intention est de vous occuper dusort des esclaves. Sachant qu’ils sont l’objet de votresollicitude, par leurs chefs, à qui vous feriez parvenir cetravail, ils seraient satisfaits, et l’équilibre rompu serétablirait en peu de temps.

« Ne comptez pas cependant, messieurs lesreprésentants, que nous consentions à nous armer pour les volontésdes assemblées révolutionnaires. Nous sommes sujets de trois rois,le roi de Congo, maître-né de tous les noirs ; le roi deFrance, qui représente nos pères ; et le roi d’Espagne, quireprésente nos mères. Ces trois rois sont les descendants de ceuxqui, conduits par une étoile, ont été adorer l’Homme-Dieu. Si nousservions les assemblées, nous serions peut-être entraînés à fairela guerre contre nos frères, les sujets de ces trois rois, à quinous avons promis fidélité.

« Et puis, nous ne savons ce qu’on entendpar volonté de la nation, vu que depuis que le monde règnenous n’avons exécuté que celle d’un roi. Le prince de France nousaime, celui d’Espagne ne cesse de nous secourir. Nous les aidons,ils nous aident ; c’est la cause de l’humanité. Et d’ailleursces majestés viendraient à nous manquer, que nous aurions bien vitetrôné un roi.

« Telles sont nos intentions, moyennantquoi nous consentirons à faire la paix.

« Signé JEAN-FRANCOIS,général ; BIASSOU, maréchal de camp ; DESPREZ, MANZEAU,TOUSSAINT, AUBERT, commissaires ad hoc. »[57]

– Tu vois, ajouta Biassou après la lecture decette pièce de diplomatie nègre, dont le souvenir s’est fixé motpour mot dans ma tête, tu vois que nous sommes pacifiques. Or,voici ce que je veux de toi. Ni Jean-François, ni moi, n’avons étéélevés dans les écoles des blancs, où l’on apprend le beau langage.Nous savons nous battre, mais nous ne savons point écrire.Cependant nous ne voulons pas qu’il reste rien dans notre lettre àl’assemblée qui puisse exciter les burlerias orgueilleusesde nos anciens maîtres. Tu parais avoir appris cette sciencefrivole qui nous manque. Corrige les fautes qui pourraient, dansnotre dépêche, prêter à rire aux blancs. À ce prix, je t’accorde lavie.

Il y avait dans ce rôle de correcteur desfautes d’orthographe diplomatique de Biassou quelque chose quirépugnait trop à ma fierté pour que je balançasse un moment. Etd’ailleurs, que me faisait la vie ? Je refusai son offre.

Il parut surpris.

– Comment ! s’écria-t-il, tu aimes mieuxmourir que de redresser quelques traits de plume sur un morceau deparchemin ?

– Oui, lui répondis-je.

Ma résolution semblait l’embarrasser. Il medit après un instant de rêverie :

– Écoute bien, jeune fou, je suis moinsobstiné que toi. Je te donne jusqu’à demain soir pour te décider àm’obéir ; demain, au coucher du soleil, tu seras ramené devantmoi. Pense alors à me satisfaire. Adieu, la nuit porte conseil.Songes-y bien, chez nous la mort n’est pas seulement la mort.

Le sens de ces dernières paroles, accompagnéesd’un rire affreux, n’était pas équivoque ; et les tourmentsque Biassou avait coutume d’inventer pour ses victimes achevaientde l’expliquer.

– Candi, ramenez le prisonnier, poursuivitBiassou ; confiez-en la garde aux noirs du Morne-Rouge ;je veux qu’il vive encore un tour de soleil, et mes autres soldatsn’auraient peut-être pas la patience d’attendre que lesvingt-quatre heures fussent écoulées.

Le mulâtre Candi, qui était le chef de sagarde, me fit lier les bras derrière le dos. Un soldat pritl’extrémité de la corde, et nous sortîmes de la grotte.

XXXIX

 

Quand les événements extraordinaires, lesangoisses et les catastrophes viennent fondre tout à coup au milieud’une vie heureuse et délicieusement uniforme, ces émotionsinattendues, ces coups du sort, interrompent brusquement le sommeilde l’âme, qui se reposait dans la monotonie de la prospérité.Cependant le malheur qui arrive de cette manière ne semble pas unréveil, mais seulement un songe. Pour celui qui a toujours étéheureux, le désespoir commence par la stupeur. L’adversité imprévueressemble à la torpille ; elle secoue, mais engourdit ;et l’effrayante lumière qu’elle jette soudainement devant nos yeuxn’est point le jour. Les hommes, les choses, les faits, passentalors devant nous avec une physionomie en quelque sortefantastique ; et se meuvent comme dans un rêve. Tout estchangé dans l’horizon de notre vie, atmosphère etperspective ; mais il s’écoule un long temps avant que nosyeux aient perdu cette sorte d’image lumineuse du bonheur passé quiles suit, et, s’interposant sans cesse entre eux et le sombreprésent, en change la couleur et donne je ne sais quoi de faux à laréalité. Alors tout ce qui est nous paraît impossible etabsurde ; nous croyons à peine à notre propre existence, parceque, ne retrouvant rien autour de nous de ce qui composait notreêtre, nous ne comprenons pas comment tout cela aurait disparu sansnous entraîner, et pourquoi de notre vie il ne serait resté quenous. Si cette position violente de l’âme se prolonge, elle dérangel’équilibre de la pensée et devient folie, état peut-être heureux,dans lequel la vie n’est plus pour l’infortuné qu’une vision, dontil est lui-même le fantôme.

XL

 

J’ignore, messieurs, pourquoi je vous exposeces idées. Ce ne sont point de celles que l’on comprend ni que l’onfait comprendre. Il faut les avoir senties. Je les ai éprouvées.C’était l’état de mon âme au moment ou les gardes de Biassou meremirent aux nègres du Morne-Rouge. Il me semblait que c’étaientdes spectres qui me livraient à des spectres, et sans opposer derésistance je me laissai lier par la ceinture au tronc d’un arbre.Ils m’apportèrent quelques patates cuites dans l’eau, que jemangeai par cette sorte d’instinct machinal que la bonté de Dieulaisse à l’homme au milieu des préoccupations de l’esprit.

Cependant la nuit était venue ; mesgardiens se retirèrent dans leurs ajoupas, et six d’entre euxseulement restèrent près de moi, assis ou couchés devant un grandfeu qu’ils avaient allumé pour se préserver du froid nocturne. Aubout de quelques instants. tous s’endormirent profondément.

L’accablement physique dans lequel je metrouvais alors ne contribuait pas peu aux vagues rêveries quiégaraient ma pensée. Je me rappelais les jours sereins et toujoursles mêmes que, peu de semaines auparavant, je passais encore prèsde Marie, sans même entrevoir dans l’avenir une autre possibilitéque celle d’un bonheur éternel. Je les comparais à la journée quivenait de s’écouler, journée où tant de choses étranges s’étaientdéroulées devant moi, comme pour me faire douter de leur existence,où ma vie avait été trois fois condamnée, et n’avait pas étésauvée. Je méditais sur mon avenir présent, qui ne se composaitplus que d’un lendemain, et ne m’offrait plus d’autre certitude quele malheur et la mort, heureusement prochaine. Il me semblaitlutter contre un cauchemar affreux. Je me demandais s’il étaitpossible que tout ce qui s’était passé, que ce qui m’entourait fûtle camp du sanguinaire Biassou, que Marie fût pour jamais perduepour moi, et que ce prisonnier gardé par six barbares, garrotté etvoué à une mort certaine, ce prisonnier que me montrait la lueurd’un feu de brigands, fût bien moi. Et, malgré tous mes effortspour fuir l’obsession d’une pensée bien plus déchirante encore, moncœur revenait à Marie. Je m’interrogeais avec angoisse sur sonsort ; je me roidissais dans mes liens comme pour voler à sonsecours, espérant toujours que le rêve horrible se dissiperait, etque Dieu n’aurait pas voulu faire entrer toutes les horreurs surlesquelles je n’osais m’arrêter dans la destinée de l’ange qu’ilm’avait donnée pour épouse. L’enchaînement douloureux de mes idéesramenait alors Pierrot devant moi, et la rage me rendait presqueinsensé ; les artères de mon front me semblaient prêtes à serompre ; je me haïssais, je me maudissais, je me méprisaispour avoir un moment uni mon amitié pour Pierrot à mon amour pourMarie ; et, sans chercher à m’expliquer quel motif avait pu lepousser à se jeter lui-même dans les eaux de la Grande-Rivière, jepleurais de ne point l’avoir tué. Il était mort ! j’allaismourir ; et la seule chose que je regrettasse de sa vie et dela mienne, c’était ma vengeance.

Toutes ces émotions m’agitaient au milieu d’undemi-sommeil dans lequel l’épuisement m’avait plongé. Je ne saiscombien de temps il dura ; mais j’en fus soudainement arrachépar le retentissement d’une voix mâle qui chantait distinctement,mais de loin : Yo que soy contrabandista. J’ouvrisles yeux en tressaillant ; tout était noir, les nègresdormaient, le feu mourait. Je n’entendais plus rien ; jepensai que cette voix était une illusion du sommeil, et mespaupières alourdies se refermèrent. Je les ouvris une seconde foisprécipitamment ; la voix avait recommencé, et chantait avectristesse et de plus près ce couplet d’une romanceespagnole :

En los campos de Ocaña,

Prisonero cai ;

Me llevan à Cotadilla ;

Desdichado fui ![58]

Cette fois, il n’y avait plus de rêve. C’étaitla voix de Pierrot ! Un moment après, elle s’éleva encore dansl’ombre et le silence, et fit entendre pour la deuxième fois,presque à mon oreille, l’air connu : Yo que soicontrabandista. Un dogue vint joyeusement se rouler à mespieds, c’était Rask. Je levai les yeux. Un noir était devant moi,et la lueur du foyer projetait à côté du chien son ombrecolossale ; c’était Pierrot. La vengeance me transporta ;la surprise me rendit immobile et muet. Je ne dormais pas. Lesmorts revenaient donc ! Ce n’était plus un songe, mais uneapparition. Je me détournai avec horreur. À cette vue, sa têtetomba sur sa poitrine.

– Frère, murmura-t-il à voix basse, tu m’avaispromis de ne jamais douter de moi quand tu m’entendrais chanter cetair ; frère, dis, as-tu oublié ta promesse ?

La colère me rendit la parole.

– Monstre ! m’écriai-je, je te retrouvedonc enfin ; bourreau, assassin de mon oncle, ravisseur deMarie, oses-tu m’appeler ton frère ? Tiens, ne m’approchepas !

J’oubliais que j’étais attaché de manière à nepouvoir faire presque aucun mouvement. J’abaissai commeinvolontairement les yeux sur mon côté pour y chercher mon épée.Cette intention visible le frappa. Il prit un air ému, maisdoux.

– Non, dit-il, non, je n’approcherai pas. Tues malheureux, je te plains ; toi, tu ne me plains pas,quoique je sois plus malheureux que toi.

Je haussai les épaules. Il comprit ce reprochemuet. Il me regarda d’un air rêveur.

– Oui, tu as beaucoup perdu ; mais,crois-moi, j’ai perdu plus que toi.

Cependant ce bruit de voix avait réveillé lessix nègres qui me gardaient. Apercevant un étranger, ils selevèrent précipitamment en saisissant leurs armes ; mais dèsque leurs regards se furent arrêtés sur Pierrot, ils poussèrent uncri de surprise et de joie, et tombèrent prosternés en battant laterre de leurs fronts.

Mais les respects que ces nègres rendaient àPierrot, les caresses que Rask portait alternativement de sonmaître à moi, en me regardant avec inquiétude, comme étonné de monfroid accueil, rien ne faisait impression sur moi en ce moment.J’étais tout entier à l’émotion de ma rage, rendue impuissante parles liens qui me chargeaient.

– Oh ! m’écriai-je enfin, en pleurant defureur sous les entraves qui me retenaient, oh ! que je suismalheureux ! Je regrettais que ce misérable se fût faitjustice à lui-même ; je le croyais mort, et je me désolaispour ma vengeance. Et maintenant le voilà qui vient me narguerlui-même ; il est là, vivant, sous mes yeux, et je ne puisjouir du bonheur de le poignarder ! Oh ! qui me délivrerade ces exécrables nœuds ?

Pierrot se retourna vers les nègres, toujoursen adoration devant lui.

– Camarades, dit-il, détachez leprisonnier !

XLI

 

Il fut promptement obéi. Mes six gardienscoupèrent avec empressement les cordes qui m’entouraient. Je melevai debout et libre, mais je restai immobile ; l’étonnementm’enchaînait à son tour.

– Ce n’est pas tout, reprit alorsPierrot ; et, arrachant le poignard de l’un de ses nègres, ilme le présenta en disant : – Tu peux te satisfaire. À Dieu neplaise que je te dispute le droit de disposer de ma vie ! Tul’as sauvée trois fois ; elle est bien à toi maintenant ;frappe, si tu veux frapper.

Il n’y avait ni reproche ni amertume dans savoix. Il n’était que triste et résigné.

Cette voie inattendue ouverte à ma vengeancepar celui même qu’elle brûlait d’atteindre avait quelque chose detrop étrange et de trop facile. Je sentis que toute ma haine pourPierrot, tout mon amour pour Marie ne suffisaient pas pour meporter à un assassinat ; d’ailleurs quelles que fussent lesapparences, une voix me criait au fond du cœur qu’un ennemi et uncoupable ne vient pas de cette manière au-devant de la vengeance etdu châtiment. Vous le dirai-je enfin ? il y avait dans leprestige impérieux dont cet être extraordinaire était environnéquelque chose qui me subjuguait moi-même malgré moi dans ce moment.Je repoussai le poignard.

– Malheureux ! lui dis-je, je veux biente tuer dans un combat, mais non t’assassiner.Défends-toi !

– Que je me défende ! répondit-ilétonné ! et contre qui ?

– Contre moi !

Il fit un geste de stupeur.

– Contre toi ! C’est la seule chose pourlaquelle je ne puisse t’obéir. Vois-tu Rask ? je puis bienl’égorger, il se laissera faire ; mais je ne saurais lecontraindre à lutter contre moi, il ne me comprendrait point. Je nete comprends pas ; je suis Rask pour toi.

Il ajouta après un silence :

– Je vois la haine dans tes yeux, comme tul’as pu voir un jour dans les miens. Je sais que tu as éprouvé biendes malheurs, ton oncle massacré, tes champs incendiés, tes amiségorgés ; on a saccagé tes maisons, dévasté tonhéritage ; mais ce n’est pas moi, ce sont les miens. Écoute,je t’ai dit un jour que les tiens m’avaient fait bien du mal ;tu m’as répondu que ce n’était pas toi ; qu’ai-je faitalors ?

Son visage s’éclaircit ; il s’attendait àme voir tomber dans ses bras. Je le regardai d’un air farouche.

– Tu désavoues tout ce que m’ont fait lestiens, lui dis-je avec l’accent de la fureur, et tu ne parles pasde ce que tu m’as fait, toi !

– Quoi donc ? demanda-t-il.

Je m’approchai violemment de lui, et ma voixdevint un tonnerre :

– Où est Marie ? qu’as-tu fait deMarie ?

À ce nom, un nuage passa sur son front ;il parut un moment embarrassé. Enfin, rompant le silence :

– Maria ! répondit-il. Oui, tuas raison… Mais trop d’oreilles nous écoutent.

Son embarras, ces mots : Tu asraison, rallumèrent un enfer dans mon cœur. Je crus voir qu’iléludait ma question. En ce moment il me regarda avec son visageouvert, et me dit avec une émotion profonde :

– Ne me soupçonne pas, je t’en conjure. Je tedirai tout cela ailleurs. Tiens, aime-moi comme je t’aime, avecconfiance.

Il s’arrêta un instant pour observer l’effetde ses paroles, et ajouta avec attendrissement :

– Puis-je t’appeler frère ?

Mais ma colère jalouse avait repris toute saviolence, et ces paroles tendres, qui me parurent hypocrites, nefirent que l’exaspérer.

– Oses-tu bien me rappeler ce temps ?m’écriai-je, misérable ingrat !

Il m’interrompit. De grosses larmes brillaientdans ses yeux.

– Ce n’est pas moi qui suis ingrat !

– Eh bien, parle ! repris-je avecemportement. Qu’as-tu fait de Marie ?

– Ailleurs, ailleurs ! me répondit-il.Ici nos oreilles n’entendent pas seules ce que nous disons. Aureste, tu ne me croirais pas sans doute sur parole, et puis letemps presse. Voilà qu’il fait jour, et il faut que je te tired’ici. Écoute, tout est fini, puisque tu doutes de moi, et tu ferasaussi bien de m’achever avec un poignard ; mais attends encoreun peu avant d’exécuter ce que tu appelles ta vengeance ; jedois d’abord te délivrer. Viens avec moi trouver Biassou.

Cette manière d’agir et de parler cachait unmystère que je ne pouvais comprendre. Malgré toutes mes préventionscontre cet homme, sa voix faisait toujours vibrer une corde dansmon cœur. En l’écoutant, je ne sais quelle puissance me dominait.Je me surprenais balançant entre la vengeance et la pitié, ladéfiance et un aveugle abandon. Je le suivis.

XLII

 

Nous sortîmes du quartier des nègres duMorne-Rouge. Je m’étonnais de marcher libre dans ce camp barbare oùla veille chaque brigand semblait avoir soif de mon sang. Loin dechercher à nous arrêter, les noirs et les mulâtres se prosternaientsur notre passage avec des exclamations de surprise, de joie et derespect. J’ignorais quel rang Pierrot occupait dans l’armée desrévoltés ; mais je me rappelais l’empire qu’il exerçait surses compagnons d’esclavage, et je m’expliquais sans peinel’importance dont il paraissait jouir parmi ses camarades derébellion.

Arrivés à la ligne de gardes qui veillaitdevant la grotte de Biassou, le mulâtre Candi, leur chef, vint ànous, nous demandant de loin, avec menaces, pourquoi nous osionsavancer si près du général ; mais quand il fut à portée devoir distinctement les traits de Pierrot, il ôta subitement samontera brodée en or, et, comme terrifié de sa propre audace, ils’inclina jusqu’à terre, et nous introduisit près de Biassou, enbalbutiant mille excuses, auxquelles Pierrot ne répondit que par ungeste de dédain.

Le respect des simples soldats nègres pourPierrot ne m’avait pas étonné ; mais en voyant Candi, l’un deleurs principaux officiers, s’humilier ainsi devant l’esclave demon oncle, je commençai à me demander quel pouvait être cet hommedont l’autorité semblait si grande. Ce fut bien autre chose quandje vis le généralissime, qui était seul au moment où nous entrâmes,et mangeait tranquillement un calalou, se lever précipitamment àl’aspect de Pierrot, et, dissimulant une surprise inquiète et unviolent dépit sous des apparences de profond respect, s’inclinerhumblement devant mon compagnon, et lui offrir son propre trôned’acajou. Pierrot refusa.

– Jean Biassou, dit-il, je ne suis pas venuvous prendre votre place, mais simplement vous demander unegrâce.

– Alteza, répondit Biassou enredoublant ses salutations, vous savez que vous pouvez disposer detout ce qui dépend de Jean Biassou, de tout ce qui appartient àJean Biassou, et de Jean Biassou lui-même.

Ce titre d’alteza, qui équivaut àcelui d’altesse ou de hautesse, donné à Pierrot parBiassou, accrut encore mon étonnement.

– Je n’en veux pas tant, reprit vivementPierrot ; je ne vous demande que la vie et la liberté de ceprisonnier.

Il me désignait de la main. Biassou parut unmoment interdit ; cet embarras fut court.

– Vous désolez votre serviteur,alteza ; vous exigez de lui bien plus qu’il ne peutvous accorder, à son grand regret. Ce prisonnier n’est point JeanBiassou, n’appartient pas à Jean Biassou, et ne dépend pas de JeanBiassou.

– Que voulez-vous dire ? demanda Pierrotsévèrement. De qui dépend-il donc ? Y a-t-il un autre pouvoirque vous ?

– Hélas oui ! alteza.

– Et lequel ?

– Mon armée.

L’air caressant et rusé avec lequel Biassouéludait les questions hautaines et franches de Pierrot annonçaitqu’il était déterminé à n’accorder à l’autre que les respectsauxquels il paraissait obligé.

– Comment ! s’écria Pierrot, votrearmée ! Et ne la commandez-vous pas ?

Biassou, conservant son avantage, sans quitterpourtant son attitude d’infériorité, répondit avec une apparence desincérité :

– Sù alteza pense-t-elle que l’onpuisse réellement commander à des hommes qui ne se révoltent quepour ne pas obéir ?

J’attachais trop peu de prix à la vie pourrompre le silence ; mais ce que j’avais vu la veille del’autorité illimitée de Biassou sur ses bandes aurait pu me fournirl’occasion de le démentir et de montrer à nu sa duplicité. Pierrotlui répliqua :

– Eh bien ! si vous ne savez pascommander à votre armée, et si vos soldats sont vos chefs, quelsmotifs de haine peuvent-ils avoir contre ce prisonnier ?

– Boukmann vient d’être tué par les troupes dugouvernement, dit Biassou, en composant tristement son visageféroce et railleur ; les miens ont résolu de venger sur ceblanc la mort du chef des nègres marrons de la Jamaïque ; ilsveulent opposer trophée à trophée, et que la tête de ce jeuneofficier serve de contrepoids à la tête de Boukmann dans la balanceoù le bon Giu pèse les deux partis.

– Comment avez-vous pu, dit Pierrot, adhérer àces horribles représailles ? Écoutez-moi, Jean Biassou ;ce sont ces cruautés qui perdront notre juste cause. Prisonnier aucamp des blancs, d’où j’ai réussi à m’échapper, j’ignorais la mortde Boukmann, que vous m’apprenez. C’est un juste châtiment du cielpour ses crimes. Je vais vous apprendre une autre nouvelle ;Jeannot, ce même chef de noirs, qui avait servi de guide aux blancspour les attirer dans l’embuscade de Dompte-Mulâtre, Jeannot vientaussi de mourir. Vous savez, ne m’interrompez pas, Biassou, qu’ilrivalisait d’atrocité avec Boukmann et vous ; or, faitesattention à ceci, ce n’est point la foudre du ciel, ce ne sontpoint les blancs qui l’ont frappé, c’est Jean-François lui-même quia fait cet acte de justice.

Biassou, qui écoutait avec un sombre respect,fit une exclamation de surprise. En ce moment Rigaud entra, saluaprofondément Pierrot, et parla bas à l’oreille du généralissime. Onentendait au-dehors une grande agitation dans le camp. Pierrotcontinuait :

– … Oui. Jean-François, qui n’a d’autre défautqu’un luxe funeste, et l’étalage ridicule de cette voiture à sixchevaux qui le mène chaque jour de son camp à la messe du curé dela Grande-Rivière. Jean-François a puni les fureurs de Jeannot.Malgré les lâches prières du brigand, quoique à son dernier momentil se soit cramponné au curé de la Marmelade, chargé de l’exhorter,avec tant de terreur qu’on a dû l’arracher de force, le monstre aété fusillé hier, au pied même de l’arbre armé de crochets de ferauxquels il suspendait ses victimes vivantes. Biassou, méditez cetexemple ! Pourquoi ces massacres qui contraignent les blancs àla férocité ? Pourquoi encore user de jongleries afind’exciter la fureur de nos malheureux camarades, déjà tropexaspérés ? Il y a au Trou-Coffi un charlatan mulâtre, nomméRomaine-la-Prophétesse, qui fanatise une bande de noirs ; ilprofane la sainte messe ; il leur persuade qu’il est enrapport avec la Vierge, dont il écoute les prétendus oracles enmettant sa tête dans le tabernacle ; et il pousse sescamarades au meurtre et au pillage, au nom de Marie !

Il y avait peut-être une expression plustendre encore que la vénération religieuse dans la manière dontPierrot prononça ce nom. Je ne sais comment cela se fit, mais jem’en sentis offensé et irrité.

–… Eh bien ! poursuivit l’esclave, vousavez dans votre camp je ne sais quel obi, je ne sais quel jongleurcomme ce Romaine-la-Prophétesse ! Je n’ignore point qu’ayant àconduire une armée composée d’hommes de tous pays, de toutesfamilles, de toutes couleurs, un lien commun vous est nécessaire,mais ne pouvez-vous le trouver autre part que dans un fanatismeféroce et des superstitions ridicules ? Croyez-moi, Biassou,les blancs sont moins cruels que nous. J’ai vu beaucoup deplanteurs défendre les jours de leur esclave ; je n’ignore pasque, pour plusieurs d’entre eux, ce n’était pas sauver la vie d’unhomme, mais une somme d’argent ; du moins leur intérêt leurdonnait une vertu. Ne soyons pas moins cléments qu’eux, c’est aussinotre intérêt. Notre cause sera-t-elle plus sainte et plus justequand nous aurons exterminé des femmes, égorgé des enfants, torturédes vieillards, brûlé des colons dans leurs maisons ? Ce sontlà pourtant nos exploits de chaque jour. Faut-il, répondez,Biassou, que le seul vestige de notre passage soit toujours unetrace de sang ou une trace de feu ?

Il se tut. L’éclat de son regard, l’accent desa voix donnaient à ses paroles une force de conviction etd’autorité impossible à reproduire. Comme un renard pris par unlion, l’œil obliquement baissé de Biassou semblait chercher parquelle ruse il pourrait échapper à tant de puissance. Pendant qu’ilméditait, le chef de la bande des Cayes, ce même Rigaud qui laveille avait vu d’un front tranquille tant d’horreurs se commettredevant lui, paraissait s’indigner des attentats dont Pierrot avaittracé le tableau, et s’écriait avec une hypocriteconsternation :

– Eh ! mon bon Dieu, qu’est-ce que c’estqu’un peuple en fureur !

XLIII

 

Cependant la rumeur extérieure s’accroissaitet paraissait inquiéter Biassou. J’ai appris plus tard que cetterumeur provenait des nègres du Morne-Rouge, qui parcouraient lecamp en annonçant le retour de mon libérateur, et exprimaientl’intention de le seconder, quel que fût le motif pour lequel ils’était rendu près de Biassou. Rigaud venait d’informer legénéralissime de cette circonstance ; et c’est la crainted’une scission funeste qui détermina le chef rusé à l’espèce deconcession qu’il fit aux désirs de Pierrot.

– Alteza, dit-il avec un air dedépit, si nous sommes sévères pour les blancs, vous êtes sévèrepour nous. Vous avez tort de m’accuser de la violence dutorrent ; il m’entraîne. Mais enfin que podria hacerahora[59] qui vous fût agréable ?

– Je vous l’ai déjà dit, señorBiassou, répondit Pierrot ; laissez-moi emmener ceprisonnier.

Biassou demeura un moment pensif, puiss’écria, donnant à l’expression de ses traits le plus de franchisequ’il put :

– Allons, alteza, je veux vousprouver quel est mon désir de vous plaire. Permettez-moi seulementde dire deux mots en secret au prisonnier ; il sera libreensuite de vous suivre.

– Vraiment ! qu’à cela ne tienne,répondit Pierrot.

Et son visage, jusqu’alors fier et mécontent,rayonnait de joie. Il s’éloigna de quelques pas.

Biassou m’entraîna dans un coin de la grotteet me dit à voix basse :

– Je ne puis t’accorder la vie qu’à unecondition ; tu la connais, y souscris-tu ?

Il me montrait la dépêche de Jean-François. Unconsentement m’eût paru une bassesse.

– Non, lui dis-je.

– Ah ! reprit-il avec son ricanement.Toujours aussi décidé ! Tu comptes donc beaucoup sur tonprotecteur ? Sais-tu qui il est ?

– Oui, lui répliquai-je vivement ; c’estun monstre comme toi, seulement plus hypocrite encore !

Il se redressa avec étonnement ; et,cherchant à deviner dans mes yeux si je parlaissérieusement :

– Comment ! dit-il, tu ne le connais doncpas ?

Je répondis avec dédain :

– Je ne reconnais en lui qu’un esclave de mononcle, nommé Pierrot.

Biassou se remit à ricaner.

– Ha ! ha ! voilà qui estsingulier ! Il demande ta vie et ta liberté, et tu l’appelles« un monstre comme moi » !

– Que m’importe ? répondis-je. Sij’obtenais un moment de liberté, ce ne serait pas pour lui demanderma vie, mais la sienne !

– Qu’est-ce que cela ? dit Biassou. Tuparais pourtant parler comme tu penses, et je ne suppose pas que tuveuilles plaisanter avec ta vie. Il y a là-dessous quelque choseque je ne comprends pas. Tu es protégé par un homme que tuhais ; il plaide pour ta vie, et tu veux sa mort ! Aureste, cela m’est égal, à moi. Tu désires un moment de liberté,c’est la seule chose que je puisse t’accorder. Je te laisserailibre de le suivre ; donne-moi seulement d’abord ta paroled’honneur de venir te remettre dans mes mains deux heures avant lecoucher du soleil. – Tu es français, n’est-ce pas ?

Vous le dirai-je, messieurs ? la viem’était à charge ; je répugnais d’ailleurs à la recevoir de cePierrot, que tant d’apparences désignaient à ma haine ; je nesais pas si même il n’entra pas dans ma résolution la certitude queBiassou, qui ne lâchait pas aisément une proie, ne consentiraitjamais à ma délivrance ; je ne désirais réellement quequelques heures de liberté pour achever, avant de mourir,d’éclaircir le sort de ma bien-aimée Marie et le mien. La paroleque Biassou, confiant en l’honneur français, me demandait était unmoyen sûr et facile d’obtenir encore un jour ; je ladonnai.

Après m’avoir lié de la sorte, le chef serapprocha de Pierrot.

– Alteza, dit-il d’un ton obséquieux,le prisonnier blanc est à vos ordres ; vous pouvezl’emmener ; il est libre de vous accompagner.

Je n’avais jamais vu autant de bonheur dansles yeux de Pierrot.

– Merci, Biassou ! s’écria-t-il en luitendant la main, merci ! Tu viens de me rendre un service quite fait maître désormais de tout exiger de moi ! Continue àdisposer de mes frères du Morne-Rouge jusqu’à mon retour.

Il se tourna vers moi.

– Puisque tu es libre, dit-il,viens !

Et il m’entraîna avec une énergiesingulière.

Biassou nous regarda sortir d’un air étonné,qui perçait même à travers les démonstrations de respect dont ilaccompagna le départ de Pierrot.

XLIV

 

Il me tardait d’être seul avec Pierrot. Sontrouble quand je l’avais questionné sur le sort de Marie,l’insolente tendresse avec laquelle il osait prononcer son nom,avaient encore enraciné les sentiments d’exécration et de jalousiequi germèrent en mon cœur au moment où je le vis enlever à traversl’incendie du fort Galifet celle que je pouvais à peine appeler monépouse. Que m’importait, après cela, les reproches généreux qu’ilavait adressés devant moi au sanguinaire Biassou, les soins qu’ilavait pris de ma vie, et même cette empreinte extraordinaire quimarquait toutes ses paroles et toutes ses actions ? Quem’importait ce mystère qui semblait l’envelopper ; qui lefaisait apparaître vivant à mes yeux quand je croyais avoir assistéà sa mort ; qui me le montrait captif chez les blancs quand jel’avais vu s’ensevelir dans la Grande-Rivière ; qui changeaitl’esclave en altesse, le prisonnier en libérateur ? De toutesces choses incompréhensibles, la seule qui fût claire pour moi,c’était le rapt odieux de Marie, un outrage à venger, un crime àpunir. Ce qui s’était déjà passé d’étrange sous mes yeux suffisaità peine pour me faire suspendre mon jugement, et j’attendais avecimpatience l’instant où je pourrais contraindre mon rival às’expliquer. Ce moment vint enfin.

Nous avions traversé les triples haies denoirs prosternés sur notre passage, et s’écriant avecsurprise : Miraculo ! ya no estaprisonero ![60] J’ignoresi c’est de moi ou de Pierrot qu’ils voulaient parler. Nous avionsfranchi les dernières limites du camp ; nous avions perdu devue derrière les arbres et les rochers les dernières vedettes deBiassou ; Rask, joyeux, nous devançait, puis revenait ànous ; Pierrot marchait avec rapidité ; je l’arrêtaibrusquement.

– Écoute, lui dis-je, il est inutile d’allerplus loin. Les oreilles que tu craignais ne peuvent plus nousentendre ; parle, qu’as-tu fait de Marie ?

Une émotion concentrée faisait haleter mavoix. Il me regarda avec douceur.

– Toujours ! me répondit-il.

– Oui, toujours ! m’écriai-je furieux,toujours ! Je te ferai cette question jusqu’à ton derniersouffle, jusqu’à mon dernier soupir. Où est Marie ?

– Rien ne peut donc dissiper tes doutes sur mafoi ! – Tu le sauras bientôt.

– Bientôt, monstre ! répliquai-je. C’estmaintenant que je veux le savoir. Où est Marie ? où estMarie ? entends-tu ? Réponds, ou échange ta vie contre lamienne ! Défends-toi !

– Je t’ai déjà dit, reprit-il avec tristesse,que cela ne se pouvait pas. Le torrent ne lutte pas contre sasource ; ma vie, que tu as sauvée trois fois, ne peutcombattre contre ta vie. Je le voudrais d’ailleurs, que la choseserait encore impossible. Nous n’avons qu’un poignard pour nousdeux.

En parlant ainsi il tira un poignard de saceinture et me le présenta.

– Tiens, dit-il.

J’étais hors de moi. Je saisis le poignard etle fis briller sur sa poitrine. Il ne songeait pas à s’ysoustraire.

– Misérable, lui dis-je, ne me force point àun assassinat. Je te plonge cette lame dans le cœur, si tu ne medis pas où est ma femme à l’instant.

Il me répondit sans colère :

– Tu es le maître. Mais, je t’en prie à mainsjointes, laisse-moi encore une heure de vie, et suis-moi. Tu doutesde celui qui te doit trois vies, de celui que tu nommais tonfrère ; mais, écoute, si dans une heure tu en doutes encore,tu seras libre de me tuer. Il sera toujours temps. Tu vois bien queje ne veux pas te résister. Je t’en conjure au nom même deMaria… Il ajouta péniblement : – De ta femme. –Encore une heure ; et si je te supplie ainsi, va, ce n’est paspour moi, c’est pour toi !

Son accent avait une expression ineffable depersuasion et de douleur. Quelque chose sembla m’avertir qu’ildisait peut-être vrai, que l’intérêt seul de sa vie ne suffiraitpas pour donner à sa voix cette tendresse pénétrante, cettesuppliante douceur, et qu’il plaidait pour plus que lui-même. Jecédai encore une fois à cet ascendant secret qu’il exerçait surmoi, et qu’en ce moment je rougissais de m’avouer.

– Allons, dis-je, je t’accorde ce sursis d’uneheure ; je te suivrai.

Je voulus lui rendre le poignard.

– Non, répondit-il, garde-le, tu te défies demoi. Mais viens, ne perdons pas de temps.

XLV

 

Il recommença à me conduire. Rask, qui pendantnotre entretien avait fréquemment essayé de se remettre en marche,puis était revenu chaque fois vers nous, demandant en quelque sortedu regard pourquoi nous nous arrêtions, Rask reprit joyeusement sacourse. Nous nous enfonçâmes dans une forêt vierge. Au bout d’unedemi-heure environ, nous débouchâmes sur une jolie savane verte,arrosée d’une eau de roche, et bordée par la lisière fraîche etprofonde des grands arbres centenaires de la forêt. Une caverne,dont une multitude de plantes grimpantes, la clématite, la liane,le jasmin, verdissaient le front grisâtre, s’ouvrait sur la savane.Rask allait aboyer, Pierrot le fit taire d’un signe, et, sans direune parole, m’entraîna par la main dans la caverne.

Une femme, le dos tourné à la lumière, étaitassise dans cette grotte, sur un tapis de sparterie. Au bruit denos pas, elle se retourna. – Mes amis, c’était Marie !

Elle était vêtue d’une robe blanche comme lejour de notre union, et portait encore dans ses cheveux la couronnede fleurs d’oranger, dernière parure virginale de la jeune épouse,que mes mains n’avaient pas détachée de son front. Elle m’aperçut,me reconnut, jeta un cri, et tomba dans mes bras, mourante de joieet de surprise. J’étais éperdu.

À ce cri, une vieille femme qui portait unenfant dans ses bras accourut d’une deuxième chambre pratiquée dansun enfoncement de la caverne. C’était la nourrice de Marie, et ledernier enfant de mon malheureux oncle. Pierrot était allé chercherde l’eau à la source voisine. Il en jeta quelques gouttes sur levisage de Marie. Leur fraîcheur rappela la vie ; elle ouvritles yeux.

– Léopold, dit-elle, mon Léopold !

– Marie !… répondis-je ; et le restede nos paroles s’acheva dans un baiser.

– Pas devant moi au moins ! s’écria unevoix déchirante.

Nous levâmes les yeux ; c’était Pierrot.Il était là, assistant à nos caresses comme à un supplice. Son seingonflé haletait, une sueur glacée tombait à grosses gouttes de sonfront. Tous ses membres tremblaient. Tout à coup il cacha sonvisage de ses deux mains, et s’enfuit hors de la grotte en répétantavec un accent terrible : – Pas devant moi !

Marie se souleva de mes bras à demi, ets’écria en le suivant des yeux :

– Grand Dieu ! mon Léopold, notre amourparaît lui faire mal. Est-ce qu’il m’aimerait ?

Le cri de l’esclave m’avait prouvé qu’il étaitmon rival ; l’exclamation de Marie me prouvait qu’il étaitaussi mon ami.

– Marie ! répondis-je, et une félicitéinouïe entra dans mon cœur en même temps qu’un mortel regret ;Marie ! est-ce que tu l’ignorais ?

– Mais je l’ignore encore ; me dit-elleavec une chaste rougeur. Comment ! il m’aime ! Je ne m’enétais jamais aperçue.

Je la pressai sur mon cœur avec ivresse.

– Je retrouve ma femme et mon ami !m’écriai-je ; que je suis heureux et que je suiscoupable ! J’avais douté de lui.

– Comment ! reprit Marie étonnée, delui ! de Pierrot ! Oh oui, tu es bien coupable. Tu luidois deux fois ma vie, et peut-être plus encore, ajouta-t-elle enbaissant les yeux. Sans lui le crocodile de la rivière m’auraitdévorée ; sans lui les nègres… C’est Pierrot qui m’a arrachéede leurs mains, au moment où ils allaient sans doute me rejoindre àmon malheureux père !

Elle s’interrompit et pleura.

– Et pourquoi, lui demandai-je, Pierrot net’a-t-il pas renvoyée au Cap, à ton mari ?

– Il l’a tenté, répondit-elle, mais il ne l’apu. Obligé de se cacher également des noirs et des blancs, cela luiétait fort difficile. Et puis, on ignorait ce que tu étais devenu.Quelques-uns disaient t’avoir vu tomber mort, mais Pierrotm’assurait que non, et j’étais bien certaine du contraire, carquelque chose m’en aurait avertie ; et si tu étais mort, jeserais morte aussi, en même temps.

– Pierrot, lui dis-je, t’a donc amenéeici ?

– Oui, mon Léopold ; cette grotte isoléeest connue de lui seul. Il avait sauvé en même temps que moi toutce qui restait de la famille, ma bonne nourrice et mon petitfrère ; il nous y a cachés. Je t’assure qu’elle est biencommode ; et sans la guerre qui fouille tout le pays,maintenant que nous sommes ruinés, j’aimerais à l’habiter avec toi.Pierrot pourvoyait à tous nos besoins. Il venait souvent ; ilavait une plume rouge sur la tête. Il me consolait, me parlait detoi, m’assurait que je te serais rendue. Cependant, ne l’ayant pasvu depuis trois jours, je commençais à m’inquiéter, lorsqu’il estrevenu avec toi. Ce pauvre ami, il a donc été techercher ?

– Oui, lui répondis-je.

– Mais comment se fait-il avec cela,reprit-elle, qu’il soit amoureux de moi ? En es-tusûr ?

– Sûr maintenant ! lui dis-je. C’est luiqui, sur le point de me poignarder, s’est laissé fléchir par lacrainte de t’affliger ; c’est lui qui te chantait ces chansonsd’amour dans le pavillon de la rivière.

– Vraiment ! reprit Marie avec une naïvesurprise, c’est ton rival ! Le méchant homme aux soucis est cebon Pierrot ! Je ne puis croire cela. Il était avec moi sihumble, si respectueux, plus que lorsqu’il était notreesclave ! Il est vrai qu’il me regardait quelquefois d’un airsingulier ; mais ce n’était que de la tristesse, et jel’attribuais à mon malheur. Si tu savais avec quel dévouementpassionné il m’entretenait de mon Léopold ! Son amitié parlaitde toi presque comme mon amour.

Ces explications de Marie m’enchantaient et medésolaient à la fois. Je me rappelais avec quelle cruauté j’avaistraité ce généreux Pierrot, et je sentais toute la force de sonreproche tendre et résigné : – Ce n’est pas moi qui suisingrat !

En ce moment Pierrot rentra. Sa physionomieétait sombre et douloureuse. On aurait dit un condamné qui revientde la torture, mais qui en a triomphé. Il s’avança vers moi à paslents, et me dit d’une voix grave, en montrant le poignard quej’avais placé dans ma ceinture :

– L’heure est écoulée.

– L’heure ! quelle heure ? luidis-je.

– Celle que tu m’avais accordée ; ellem’était nécessaire pour te conduire ici. Je t’ai supplié alors deme laisser la vie, maintenant je te conjure de me l’ôter.

Les sentiments les plus doux du cœur, l’amour,l’amitié, la reconnaissance, s’unissaient en ce moment pour medéchirer. Je tombai aux pieds de l’esclave, sans pouvoir dire unmot, en sanglotant amèrement. Il me releva avec précipitation.

– Que fais-tu ? me dit-il.

– Je te rends l’hommage que je te dois ;je ne suis plus digne d’une amitié comme la tienne. Tareconnaissance ne peut aller jusqu’à me pardonner moningratitude.

Sa figure eut quelque temps encore uneexpression de rudesse ; il paraissait éprouver de violentscombats ; il fit un pas vers moi et recula, il ouvrit labouche et se tut. Ce moment fut de courte durée ; il m’ouvritses bras en disant :

– Puis-je à présent t’appeler frère ?

Je ne lui répondis qu’en me jetant sur soncœur.

Il ajouta, après une légère pause :

– Tu es bon, mais le malheur t’avait renduinjuste.

– J’ai retrouvé mon frère, lui dis-je ;je ne suis plus malheureux ; mais je suis bien coupable.

– Coupable, frère ! Je l’ai été aussi, etplus que toi. Tu n’es plus malheureux ; moi, je le seraitoujours !

XLVI

 

La joie que les premiers transports del’amitié avaient fait briller sur son visage s’évanouit ; sestraits prirent une expression de tristesse singulière eténergique.

– Écoute, me dit-il d’un ton froid ; monpère était roi au pays de Kakongo. Il rendait la justice à sessujets devant sa porte ; et, à chaque jugement qu’il portait,il buvait, suivant l’usage des rois, une pleine coupe de vin depalmier. Nous vivions heureux et puissants. Des européensvinrent ; ils me donnèrent ces connaissances futiles qui t’ontfrappé. Leur chef était un capitaine espagnol ; il promit àmon père des pays plus vastes que les siens, et des femmesblanches ; mon père le suivit avec sa famille… – Frère, ilsnous vendirent !

La poitrine du noir se gonfla, ses yeuxétincelaient ; il brisa machinalement un jeune néflier qui setrouvait près de lui, puis il continua sans paraître s’adresser àmoi.

– Le maître du pays Kakongo eut un maître, etson fils se courba en esclave sur les sillons de Santo-Domingo. Onsépara le jeune lion de son vieux père pour les dompter plusaisément. – On enleva la jeune épouse à son époux pour en tirerplus de profit en les unissant à d’autres. – Les petits enfantscherchèrent la mère qui les avait nourris, le père qui les baignaitdans les torrents ; ils ne trouvèrent que des tyrans barbares,et couchèrent parmi les chiens !

Il se tut ; ses lèvres remuaient sansqu’il parlât, son regard était fixe et égaré. Il me saisit le brasbrusquement.

– Frère, entends-tu ? j’ai été vendu àdifférents maîtres comme une pièce de bétail. – Tu te souviens dusupplice d’Ogé ; ce jour-là j’ai revu mon père. Écoute :– c’était sur la roue !

Je frémis. Il ajouta :

– Ma femme a été prostituée à des blancs.Écoute, frère : elle est morte et m’a demandé vengeance. Te ledirai-je ? continua-t-il en hésitant et en baissant les yeux,j’ai été coupable, j’en ai aimé une autre. – Maispassons !

Tous les miens me pressaient de les délivreret de me venger. Rask m’apportait leurs messages.

Je ne pouvais les satisfaire, j’étais moi-mêmedans les prisons de ton oncle. Le jour où tu obtins ma grâce, jepartis pour arracher mes enfants des mains d’un maîtreféroce ; j’arrivai. – Frère, le dernier des petits-fils du roide Kakongo venait d’expirer sous les coups d’un blanc ! lesautres l’avaient précédé.

Il s’interrompit et me demandafroidement :

– Frère, qu’aurais-tu fait ?

Ce déplorable récit m’avait glacé d’horreur.Je répondis à sa question par un geste menaçant. Il me comprit etse mit à sourire avec amertume. Il poursuivit :

– Les esclaves se révoltèrent contre leurmaître, et le punirent du meurtre de mes enfants. Ils m’élurentleur chef. Tu sais les malheurs qu’entraîna cette rébellion.J’appris que ceux de ton oncle se préparaient à suivre le mêmeexemple. J’arrivai dans l’Acul la nuit même de l’insurrection. – Tuétais absent. – Ton oncle venait d’être poignardé dans son lit. Lesnoirs incendiaient déjà les plantations. Ne pouvant calmer leurfureur, parce qu’ils croyaient me venger en brûlant les propriétésde ton oncle, je dus sauver ce qui restait de ta famille. Jepénétrai dans le fort par l’issue que j’y avais pratiquée. Jeconfiai la nourrice de ta femme à un noir fidèle. J’eus plus depeine à sauver ta Maria. Elle avait couru vers la partieembrasée du fort pour en tirer le plus jeune de ses frères, seuléchappé au massacre. Des noirs l’entouraient ; ils allaient latuer. Je me présentai et leur ordonnai de me laisser me vengermoi-même. Ils se retirèrent. Je pris ta femme dans mes bras, jeconfiai l’enfant à Rask, et je les déposai tous deux dans cettecaverne, dont je connais seul l’existence et l’accès. – Frère,voilà mon crime.

De plus en plus pénétré de remords et dereconnaissance, je voulus me jeter encore une fois aux pieds dePierrot, il m’arrêta d’un air offensé.

– Allons, viens, dit-il un moment après en meprenant par la main, emmène ta femme et partons tous les cinq.

Je lui demandai avec surprise où il voulaitnous conduire.

– Au camp des blancs, me répondit-il. Cetteretraite n’est plus sûre. Demain, à la pointe du jour, les blancsdoivent attaquer le camp de Biassou ; la forêt seracertainement incendiée. Et puis nous n’avons pas un moment àperdre ; dix têtes répondent de la mienne. Nous pouvons noushâter, car tu es libre ; nous le devons, car je ne le suispas.

Ces paroles accrurent ma surprise ; jelui en demandai l’explication.

– N’as-tu pas entendu raconter que Bug-Jargalétait prisonnier ? dit-il avec impatience.

– Oui, mais qu’as-tu de commun avec ceBug-Jargal ?

Il parut à son tour étonné, et réponditgravement :

– Je suis ce Bug-Jargal.

XLVII

 

J’étais habitué, pour ainsi dire, à lasurprise avec cet homme. Ce n’était pas sans étonnement que jevenais de voir un instant auparavant l’esclave Pierrot setransformer en roi africain. Mon admiration était au comble d’avoirmaintenant à reconnaître en lui le redoutable et magnanimeBug-Jargal, chef des révoltés du Morne-Rouge. Je comprenais enfind’où venaient les respects que rendaient tous les rebelles, et mêmeBiassou, au chef Bug-Jargal, au roi de Kakongo.

Il ne parut pas s’apercevoir de l’impressionqu’avaient produite sur moi ces dernières paroles.

– L’on m’avait dit, reprit-il, que tu étais deton côté prisonnier au camp de Biassou ; j’étais venu pour tedélivrer.

– Pourquoi me disais-tu donc tout à l’heureque tu n’étais pas libre ?

– Il me regarda, comme cherchant à deviner cequi amenait cette question toute naturelle.

– Écoute, me dit-il, ce matin j’étaisprisonnier parmi les tiens. J’entendis annoncer dans le camp queBiassou avait déclaré son intention de faire mourir avant lecoucher du soleil un jeune captif nommé Léopold d’Auverney. Onrenforça les gardes autour de moi. J’appris que mon exécutionsuivrait la tienne, et qu’en cas d’évasion dix de mes camaradesrépondraient de moi. – Tu vois que je suis pressé.

Je le retins encore.

– Tu t’es donc échappé ? lui dis-je.

– Et comment serais-je ici ? Nefallait-il pas te sauver ? Ne te dois-je pas la vie ?Allons, suis-moi maintenant. Nous sommes à une heure de marche ducamp des blancs comme du camp de Biassou. Vois, l’ombre de cescocotiers s’allonge, et leur tête ronde parait sur l’herbe commel’œuf énorme du condor. Dans trois heures le soleil sera couché.Viens, frère, le temps presse.

Dans trois heures le soleil seracouché. Ces paroles si simples me glacèrent comme uneapparition funèbre. Elles me rappelèrent la promesse fatale quej’avais faite à Biassou. – Hélas ! en revoyant Marie, jen’avais plus pensé à notre séparation éternelle et prochaine ;je n’avais été que ravi et enivré ; tant d’émotions m’avaientenlevé la mémoire, et j’avais oublié ma mort dans mon bonheur. Lemot de mon ami me rejeta violemment dans mon infortune. Danstrois heures le soleil sera couché ! Il fallait une bonneheure pour me rendre au camp de Biassou.

– Mon devoir était impérieusementprescrit ; le brigand avait ma parole, et il valait mieuxencore mourir que de donner à ce barbare le droit de mépriser laseule chose à laquelle il parût se fier encore, l’honneur d’unfrançais. L’alternative était terrible ; je choisis ce que jedevais choisir ; mais, je l’avouerai, messieurs, j’hésitai unmoment. Étais-je coupable ?

XLVIII

 

Enfin, poussant un soupir, je pris d’une mainla main de Bug-Jargal, de l’autre celle de ma pauvre Marie, quiobservait avec anxiété le nuage sinistre répandu sur mestraits.

– Bug-Jargal, dis-je avec effort, je te confiele seul être au monde que j’aime plus que toi, Marie. – Retournezau camp sans moi, car je ne puis vous suivre.

– Mon Dieu, s’écria Marie respirant à peine,quelque nouveau malheur !

Bug-Jargal avait tressailli. Un étonnementdouloureux se peignait dans ses yeux.

– Frère, que dis-tu ?

La terreur qui oppressait Marie à la seuleidée d’un malheur que sa trop prévoyante tendresse semblait devinerme faisait une loi de lui en cacher la réalité et de lui épargnerdes adieux si déchirants ; je me penchai à l’oreille deBug-Jargal, et lui dis à voix basse :

– Je suis captif. J’ai juré à Biassou derevenir me mettre en son pouvoir deux heures avant la fin dujour ; j’ai promis de mourir.

Il bondit de fureur ; sa voix devintéclatante.

– Le monstre ! Voilà pourquoi il a voulut’entretenir secrètement ; c’était pour t’arracher cettepromesse. J’aurais dû me défier de ce misérable Biassou. Commentn’ai-je pas prévu quelque perfidie ? Ce n’est pas un noir,c’est un mulâtre.

– Qu’est-ce donc ? Quelle perfidie ?Quelle promesse ? dit Marie épouvantée ; qui est ceBiassou ?

– Tais-toi, tais-toi, répétai-je bas àBug-Jargal, n’alarmons pas Marie.

– Bien, me dit-il d’un ton sombre. Maiscomment as-tu pu consentir à cette promesse ? pourquoi l’as-tudonnée ?

– Je te croyais ingrat, je croyais Marieperdue pour moi. Que m’importait la vie ?

– Mais une promesse de bouche ne peutt’engager avec ce brigand ?

– J’ai donné ma parole d’honneur.

Il parut chercher à comprendre ce que jevoulais dire.

– Ta parole d’honneur ! Qu’est-ce quecela ? Vous n’avez pas bu à la même coupe ? Vous n’avezpas rompu ensemble un anneau ou une branche d’érable à fleursrouges ?

– Non.

– Eh bien ! que nous dis-tu donc ?Qu’est-ce qui peut t’engager ?

– Mon honneur, répondis-je.

– Je ne sais pas ce que cela signifie. Rien nete lie avec Biassou. Viens avec nous.

– Je ne puis, frère, j’ai promis.

– Non ! tu n’as pas promis !s’écria-t-il avec emportement ; puis élevant la voix : –Sœur, joignez-vous à moi ! empêchez votre mari de nousquitter ; il veut retourner au camp des nègres d’où je l’aitiré, sous prétexte qu’il a promis sa mort à leur chef, àBiassou.

– Qu’as-tu fait ? m’écriai-je.

Il était trop tard pour prévenir l’effet de cemouvement généreux qui lui faisait implorer pour la vie de sonrival l’aide de celle qu’il aimait. Marie s’était jetée dans mesbras avec un cri de désespoir. Ses mains jointes autour de mon coula suspendaient sur mon cœur, car elle était sans force et presquesans haleine.

– Oh ! murmurait-elle péniblement, quedit-il là, mon Léopold ? N’est-il pas vrai qu’il me trompe, etque ce n’est pas au moment qui vient de nous réunir que tu veux mequitter, et me quitter pour mourir ? Réponds-moi vite ou jemeurs. Tu n’as pas le droit de donner ta vie, parce que tu ne doispas donner la mienne. Tu ne voudrais pas te séparer de moi pour neme revoir jamais.

– Marie, repris-je, ne le crois pas ; jevais te quitter en effet ; il le faut ; mais nous nousreverrons ailleurs.

– Ailleurs, reprit-elle avec effroi, ailleurs,où ?…

– Dans le ciel ! répondis-je, ne pouvantmentir à cet ange.

Elle s’évanouit encore une fois, mais alorsc’était de douleur. L’heure pressait ; ma résolution étaitprise. Je la déposai entre les bras de Bug-Jargal, dont les yeuxétaient pleins de larmes.

– Rien ne peut donc te retenir ? medit-il. Je n’ajouterai rien à ce que tu vois. Comment peux-turésister à Maria ? Pour une seule des paroles qu’elle t’adites, je lui aurais sacrifié un monde, et toi tu ne veux pas luisacrifier ta mort ?

– L’honneur ! répondis-je. Adieu,Bug-Jargal ; adieu frère, je te la lègue.

Il me prit la main ; il était pensif, etsemblait à peine m’entendre.

– Frère, il y a au camp des blancs un de tesparents ; je lui remettrai Maria ; quant à moi, je nepuis accepter ton legs.

Il me montra un pic dont le sommet dominaittoute la contrée environnante.

– Vois ce rocher ; quand le signe de tamort y apparaîtra, le bruit de la mienne ne tardera pas à se faireentendre. – Adieu.

Sans m’arrêter au sens inconnu de cesdernières paroles, je l’embrassai ; je déposai un baiser surle front pâle de Marie, que les soins de sa nourrice commençaient àranimer, et je m’enfuis précipitamment, de peur que son premierregard, sa première plainte ne m’enlevassent toute ma force.

XLIX

 

Je m’enfuis, je me plongeai dans la profondeforêt, en suivant la trace que nous y avions laissée, sans mêmeoser jeter un coup d’œil derrière moi. Comme pour étourdir lespensées qui m’obsédaient, je courus sans relâche à travers lestaillis, les savanes et les collines, jusqu’à ce qu’enfin, à lacrête d’une roche, le camp de Biassou, avec ses lignes decabrouets, ses rangées d’ajoupas et sa fourmilière de noirs,apparût sous mes yeux. Là, je m’arrêtai. Je touchais au terme de macourse et de mon existence. La fatigue et l’émotion rompirent mesforces ; je m’appuyai contre un arbre pour ne pas tomber, etje laissai errer mes yeux sur le tableau qui se développait à mespieds dans la fatale savane.

Jusqu’à ce moment je croyais avoir goûtétoutes les coupes d’amertume et de fiel. Je ne connaissais pas leplus cruel de tous les malheurs ; c’est d’être contraint parune force morale plus puissante que celle des événements à renoncervolontairement, heureux, au bonheur vivant, à la vie. Quelquesheures auparavant, que m’importait d’être au monde ? Je nevivais pas ; l’extrême désespoir est une espèce de mort quifait désirer la véritable. Mais j’avais été tiré de cedésespoir ; Marie m’avait été rendue ; ma félicité morteavait été pour ainsi dire ressuscitée ; mon passé étaitredevenu mon avenir, et tous mes rêves éclipsés avaient reparu pluséblouissants que jamais ; la vie enfin, une vie de jeunesse,d’amour et d’enchantement, s’était de nouveau déployée radieusedevant moi dans un immense horizon. Cette vie, je pouvais larecommencer ; tout m’y invitait en moi et hors de moi. Nulobstacle matériel, nulle entrave visible. J’étais libre, j’étaisheureux, et pourtant il fallait mourir. Je n’avais fait qu’un pasdans cet éden, et je ne sais quel devoir, qui n’était pas mêmeéclatant, me forçait à reculer vers un supplice. La mort est peu dechose pour une âme flétrie et déjà glacée par l’adversité ;mais que sa main est poignante, qu’elle semble froide, quand elletombe sur un cœur épanoui et comme réchauffé par les joies del’existence ! Je l’éprouvais ; j’étais sorti un moment dusépulcre, j’avais été enivré dans ce court moment de ce qu’il y ade plus céleste sur la terre, l’amour, le dévouement, laliberté ; et maintenant il fallait brusquement redescendre autombeau !

L

 

Quand l’affaissement du regret fut passé, unesorte de rage s’empara de moi ; je m’enfonçai à grands pasdans la vallée ; je sentais le besoin d’abréger. Je meprésentai aux avant-postes des nègres. Ils parurent surpris etrefusaient de m’admettre. Chose bizarre ! je fus contraintpresque de les prier. Deux d’entre eux enfin s’emparèrent de moi,et se chargèrent de me conduire à Biassou.

J’entrai dans la grotte de ce chef. Il étaitoccupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments detorture dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes enm’introduisant, il tourna la tête ; ma présence ne parut pasl’étonner.

– Vois-tu ? dit-il en m’étalantl’appareil horrible qui l’environnait.

Je demeurai calme ; je connaissais lacruauté du « héros de l’humanité », et j’étais déterminéà tout endurer sans pâlir.

– N’est-ce pas, reprit-il en ricanant,n’est-ce pas que Léogri a été bien heureux de n’être quependu ?

Je le regardai sans répondre, avec un froiddédain.

– Faites avertir le chapelain, dit-il alors àun aide de camp.

Nous restâmes un moment tous deux silencieux,nous regardant en face. Je l’observais ; il m’épiait.

En ce moment Rigaud entra ; il paraissaitagité, et parla bas au généralissime.

– Qu’on rassemble tous les chefs de mon armée,dit tranquillement Biassou.

Un quart d’heure après, tous les chefs, avecleurs costumes diversement bizarres, étaient réunis devant lagrotte. Biassou se leva.

– Écoutez, amigos ! les blancscomptent nous attaquer ici, demain au point du jour. La positionest mauvaise ; il faut la quitter. Mettons-nous tous en marcheau coucher du soleil, et gagnons la frontière espagnole. – Macaya,vous formerez l’avant-garde avec vos noirs marrons. – Padrejan,vous enclouerez les pièces prises à l’artillerie de Praloto ;elles ne pourraient nous suivre dans les mornes. Les braves de laCroix-des-Bouquets s’ébranleront après Macaya. – Toussaint suivraavec les noirs de Léogane et du Trou. – Si les griots et lesgriotes font le moindre bruit, j’en charge le bourreau de l’armée.– Le lieutenant-colonel Cloud distribuera les fusils anglaisdébarqués au cap Cabron, et conduira les sang-mêlés ci-devantlibres, par les sentiers de la Vista. – On égorgera lesprisonniers. s’il en reste. On mâchera les balles ; onempoisonnera les flèches. Il faudra jeter trois tonnes d’arsenicdans la source où l’on puise l’eau du camp ; les coloniauxprendront cela pour du sucre, et boiront sans défiance. – Lestroupes du Limbé, du Dondon et de l’Acul marcheront après Cloud etToussaint. – Obstruez avec des rochers toutes les avenues de lasavane ; carabinez tous les chemins ; incendiez lesforêts. – Rigaud, vous resterez près de nous. – Candi, vousrassemblerez ma garde autour de moi. – Les noirs du Morne-Rougeformeront l’arrière-garde, et n’évacueront la savane qu’au soleillevant.

Il se pencha vers Rigaud. et dit à voixbasse :

– Ce sont les noirs de Bug-Jargal ; s’ilspouvaient être écrasés ici ! Muerta la tropa, muerto elgefe ![61] Allez,hermanos, reprit-il en se redressant. Candi vous porterale mot d’ordre.

Les chefs se retirèrent.

– Général. dit Rigaud, il faudrait expédier ladépêche de Jean-François. Nous sommes mal dans nos affaires ;elle pourrait arrêter les blancs.

Biassou la tira précipitamment de sapoche.

– Vous m’y faites penser ; mais il y atant de fautes de grammaire, comme ils disent, qu’ils en riront. –Il me présenta le papier. – Écoute, veux-tu sauver ta vie ? Mabonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi àrefaire cette lettre ; je te dicterai mes idées ; tuécriras cela en style blanc. Je fis un signe de tête négatif. Ilparut impatienté.

– Est-ce non ? me dit-il.

– Non ! répondis-je.

Il insista.

– Réfléchis bien.

Et son regard semblait appeler le mien surl’attirail de bourreau avec lequel il jouait.

– C’est parce que j’ai réfléchi, repris-je,que je refuse. Tu me parais craindre pour toi et les tiens, tucomptes sur ta lettre à l’assemblée pour retarder la marche et lavengeance des blancs. Je ne veux pas d’une vie qui serviraitpeut-être à sauver la tienne. Fais commencer mon supplice.

– Ah ! ah ! muchacho !répliqua Biassou en poussant du pied les instruments de torture, ilme semble que tu te familiarises avec cela. J’en suis fâché, maisje n’ai pas le temps de t’en faire faire l’essai. Cette positionest dangereuse ; il faut que j’en sorte au plus vite.Ah ! tu refuses de me servir de secrétaire ! aussi bien,tu as raison, car je ne t’en aurais pas moins fait mourir après. Onne saurait vivre avec un secret de Biassou ; et puis, moncher, j’avais promis ta mort à monsieur le chapelain.

Il se tourna vers l’obi, qui venaitd’entrer.

– Bon per, votre escouade est-elleprête ?

Celui-ci fit un signe affirmatif.

– Avez-vous pris pour la composer des noirs duMorne-Rouge ? Ce sont les seuls de l’armée qui ne soient pointencore forcés de s’occuper des apprêts du départ.

L’obi répondit oui par un second signe.

Biassou alors me montra du doigt le granddrapeau noir que j’avais déjà remarqué, et qui figurait dans uncoin de la grotte.

– Voici qui doit avertir les tiens du momentoù ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. – Tu sensque dans cet instant-là je dois déjà être en marche. – À propos. tuviens de te promener, comment as-tu trouvé les environs ?

– J’y ai remarqué, répondis-je froidement,assez d’arbres pour y pendre toi et toute ta bande.

– Eh bien ! répliqua-t-il avec unricanement forcé, il est un endroit que tu n’as sans doute pas vu,et avec lequel le bon per te fera faire connaissance. –Adieu, jeune capitaine, bonsoir à Léogri.

Il me salua avec ce rire qui me rappelait lebruit du serpent à sonnettes, fit un geste, me tourna le dos, etles nègres m’entraînèrent. L’obi voilé nous accompagnait, sonchapelet à la main.

LI

 

Je marchais au milieu d’eux sans faire derésistance ; il est vrai qu’elle eût été inutile. Nousmontâmes sur la croupe d’un mont situé à l’ouest de la savane, oùnous nous reposâmes un instant ; là je jetai un dernier regardsur ce soleil couchant qui ne devait plus se lever pour moi. Mesguides se levèrent, je les suivis. Nous descendîmes dans une petitevallée qui m’eût enchanté dans un tout autre instant. Un torrent latraversait dans sa largeur et communiquait au sol une humiditéféconde ; ce torrent se jetait à l’extrémité du vallon dans unde ces lacs bleus dont abonde l’intérieur des mornes àSaint-Domingue. Que de fois, dans les temps plus heureux, jem’étais assis pour rêver sur le bord de ces beaux lacs, à l’heuredu crépuscule, quand leur azur se change en une nappe d’argent oùle reflet des premières étoiles du soir sème des paillettesd’or ! Cette heure allait bientôt venir, mais il fallaitpasser ! Que cette vallée me sembla belle ! on y voyaitdes platanes à fleurs d’érable d’une force et d’une hauteurprodigieuses ; des bouquets touffus de mauritias,sorte de palmier qui exclut toute autre végétation sous sonombrage, des dattiers, des magnolias avec leurs larges calices, degrands catalpas montrant leurs feuilles polies et découpées parmiles grappes d’or des faux ébéniers. L’odier du Canada y mêlait sesfleurs d’un jaune pâle aux auréoles bleues dont se charge cetteespèce de chèvrefeuille sauvage que les nègres nommentcoali. Des rideaux verdoyants de lianes dérobaient à lavue les flancs bruns des rochers voisins. Il s’élevait de tous lespoints de ce sol vierge un parfum primitif comme celui que devaitrespirer le premier homme sur les premières roses de l’Eden.

Nous marchions cependant le long d’un sentiertracé sur le bord du torrent. Je fus surpris de voir ce sentieraboutir brusquement au pied d’un roc à pic, au bas duquel jeremarquai une ouverture en forme d’arche, d’où s’échappait letorrent. Un bruit sourd, un vent impétueux sortaient de cette archenaturelle. Les nègres prirent à gauche, et nous gravîmes le roc ensuivant un chemin tortueux et inégal, qui semblait y avoir étécreusé par les eaux d’un torrent desséché depuis longtemps. Unevoûte se présenta, à demi bouchée par les ronces, les houx et lesépines sauvages qui y croissaient. Un bruit pareil à celui del’arche de la vallée se faisait entendre sous cette voûte. Lesnoirs m’y entraînèrent. Au moment où je fis le premier pas dans cesouterrain, l’obi s’approcha de moi, et me dit d’une voixétrange : – Voici ce que j’ai à te prédire maintenant ;un de nous deux seulement sortira de cette voûte et repassera parce chemin. – Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dansl’obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort ; nous nenous entendions plus marcher. Je jugeai qu’il devait être produitpar une chute d’eau ; je ne me trompais pas.

Après dix minutes de marche dans les ténèbres,nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée parla nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie decette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent quijaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable.Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte dedôme tapissé de lierre d’une couleur jaunâtre. Cette voûte étaittraversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à traverslaquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronnéd’arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. Àl’extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avecfracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter sans pouvoiry pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Surl’abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branchesse mêlaient à l’écume de la cascade, et dont la souche noueuseperçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre,baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, quise projetait sur le gouffre comme un bras décharné, était sidépouillé de verdure qu’on n’en pouvait reconnaître l’espèce. Iloffrait un phénomène singulier : l’humidité qui imprégnait sesracines l’empêchait seule de mourir, tandis que la violence de lacataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, etle forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.

LII

 

Les noirs s’arrêtèrent en cet endroitterrible, et je vis qu’il fallait mourir.

Alors, près de ce gouffre dans lequel je meprécipitais en quelque sorte volontairement, l’image du bonheurauquel j’avais renoncé peu d’heures auparavant revint m’assaillircomme un regret, presque comme un remords. Toute prière étaitindigne de moi ; une plainte m’échappa pourtant.

– Amis, dis-je aux noirs qui m’entouraient,savez-vous que c’est une triste chose que de périr à vingt ans,quand on est plein de force et de vie, qu’on est aimé de ceux qu’onaime, et qu’on laisse derrière soi des yeux qui pleureront jusqu’àce qu’ils se ferment ?

Un rire horrible accueillit ma plainte.C’était celui du petit obi. Cette espèce de malin esprit, cet êtreimpénétrable s’approcha brusquement de moi.

– Ha ! ha ! ha ! Tu regrettesla vie. Labado sea Dios ! Ma seule crainte, c’étaitque tu n’eusses pas peur de la mort !

C’était cette même voix, ce même rire, quiavaient déjà fatigué mes conjectures.

– Misérable, lui dis-je, qui es-tudonc ?

– Tu vas le savoir ! me répondit-il d’unaccent terrible. Puis, écartant le soleil d’argent qui parait sabrune poitrine : – Regarde !

Je me penchai jusqu’à lui. Deux noms étaientgravés sur le sein velu de l’obi en lettres blanchâtres, traceshideuses et ineffaçables qu’imprimait un fer ardent sur la poitrinedes esclaves. L’un de ces noms était Effingham, l’autre était celuide mon oncle, le mien, d’Auverney ! Je demeurai muet desurprise.

– Eh bien ! Léopold d’Auverney, medemanda l’obi, ton nom te dit-il le mien ?

– Non, répondis-je étonné de m’entendre nommerpar cet homme, et cherchant à rallier mes souvenirs. Ces deux nomsne furent jamais réunis que sur la poitrine du bouffon… Mais il estmort, le pauvre nain, et d’ailleurs il nous était attaché, lui. Tune peux pas être Habibrah !

– Lui-même ! s’écria-t-il d’une voixeffrayante ; et, soulevant la sanglante gorra, ildétacha son voile. Le visage difforme du nain de la maison s’offrità mes yeux ; mais à l’air de folle gaieté que je luiconnaissais avait succédé une expression menaçante et sinistre.

– Grand Dieu ! m’écriai-je frappé destupeur, tous les morts reviennent-ils ? C’est Habibrah, lebouffon de mon oncle !

Le nain mit la main sur son poignard, et ditsourdement :

– Son bouffon, – et son meurtrier.

Je reculai avec horreur.

– Son meurtrier ! Scélérat, est-ce doncainsi que tu as reconnu ses bontés ?

Il m’interrompit.

– Ses bontés ! dis sesoutrages !

– Comment ! repris-je, c’est toi qui l’asfrappé, misérable !

– Moi ! répondit-il avec une expressionhorrible. Je lui ai enfoncé le couteau si profondément dans lecœur, qu’à peine a-t-il eu le temps de sortir du sommeil pourentrer dans la mort. Il a crié faiblement : À moi,Habibrah ! – J’étais à lui.

Son atroce récit, son atroce sang-froid merévoltèrent.

– Malheureux ! lâche assassin ! tuavais donc oublié les faveurs qu’il n’accordait qu’à toi ? tumangeais près de sa table, tu dormais près de son lit…

– … Comme un chien ! interrompitbrusquement Habibrah ; como un perro ! Va !je ne me suis que trop souvenu de ces faveurs qui sont desaffronts ! Je m’en suis vengé sur lui, je vais m’en venger surtoi ! Écoute. Crois-tu donc que pour être mulâtre, nain etdifforme, je ne sois pas homme ? Ah ! j’ai une âme, etune âme plus profonde et plus forte que celle dont je vais délivrerton corps de jeune fille ! J’ai été donné à ton oncle comme unsapajou. Je servais à ses plaisirs, j’amusais ses mépris. Ilm’aimait, dis-tu ; j’avais une place dans son cœur ; oui,entre sa guenon et son perroquet. Je m’en suis choisi une autreavec mon poignard !

Je frémissais.

Oui, continua le nain, c’est moi ! c’estbien moi ! regarde-moi en face, Léopold d’Auverney ! Tuas assez ri de moi, tu peux frémir maintenant. Ah ! tu merappelles la honteuse prédilection de ton oncle pour celui qu’ilnommait son bouffon ! Quelle prédilection, bonGiu ! Si j’entrais dans vos salons, mille riresdédaigneux m’accueillaient ; ma taille, mes difformités, mestraits, mon costume dérisoire, jusqu’aux infirmités déplorables dema nature, tout en moi prêtait aux railleries de ton exécrableoncle et de ses exécrables amis. Et moi, je ne pouvais pas même metaire ; il fallait, o rabia ! il fallait mêlermon rire aux rires que j’excitais ! Réponds, crois-tu que depareilles humiliations soient un titre à la reconnaissance d’unecréature humaine ? Crois-tu qu’elles ne vaillent pas lesmisères des autres esclaves, les travaux sans relâche, les ardeursdu soleil, les carcans de fer et le fouet des commandeurs ?Crois-tu qu’elles ne suffisent pas pour faire germer dans un cœurd’homme une haine ardente, implacable, éternelle, comme le stigmated’infamie qui flétrit ma poitrine ? Oh ! pour avoirsouffert si longtemps, que ma vengeance a été courte ! Quen’ai-je pu faire endurer à mon odieux tyran tous les tourments quirenaissaient pour moi à tous les moments de tous les jours !Que n’a-t-il pu avant de mourir connaître l’amertume de l’orgueilblessé et sentir quelles traces brûlantes laissent les larmes dehonte et de rage sur un visage condamné à un rire perpétuel !Hélas ! il est bien dur d’avoir tant attendu l’heure de punir,et d’en finir d’un coup de poignard ! Encore s’il avait pusavoir quelle main le frappait ! Mais j’étais trop impatientd’entendre son dernier râle ; j’ai enfoncé trop vite lecouteau ; il est mort sans m’avoir reconnu, et ma fureur atrompé ma vengeance ! Cette fois, du moins, elle sera pluscomplète. Tu me vois bien, n’est-ce pas ? Il est vrai que tudois avoir peine à me reconnaître dans le nouveau jour qui memontre à toi ! Tu ne m’avais jamais vu que sous un air riantet joyeux ; maintenant que rien n’interdit à mon âme deparaître dans mes yeux, je ne dois plus me ressembler. Tu neconnaissais que mon masque ; voici mon visage !

Il était horrible.

– Monstre ! m’écriai-je, tu te trompes,il y a encore quelque chose du baladin dans l’atrocité de testraits et de ton cœur.

– Ne parle pas d’atrocité ! interrompitHabibrah. Songe à la cruauté de ton oncle…

– Misérable ! repris-je indigné, s’ilétait cruel, c’était par toi ! Tu plains le sort desmalheureux esclaves ; mais pourquoi alors tournais-tu contretes frères le crédit que la faiblesse de ton maîtret’accordait ? Pourquoi n’as-tu jamais essayé de le fléchir enleur faveur ?

– J’en aurais été bien fâché ! Moi,empêcher un blanc de se souiller d’une atrocité ! Non !non ! Je l’engageais au contraire à redoubler de mauvaistraitements envers ses esclaves, afin d’avancer l’heure de larévolte, afin que l’excès de l’oppression amenât enfin lavengeance ! En paraissant nuire à mes frères, je lesservais !

Je restai confondu devant une si profondecombinaison de la haine.

– Eh bien ! continua le nain, trouves-tuque j’ai su méditer et exécuter ? Que dis-tu du bouffonHabibrah ? Que dis-tu du fou de ton oncle ?

– Achève ce que tu as si bien commencé, luirépondis-je. Fais-moi mourir, mais hâte-toi ! il se mit à sepromener de long en large sur la plate-forme, en se frottant lesmains.

– Et s’il ne me plaît pas de me hâter, àmoi ? si je veux jouir à mon aise de tes angoisses ?Vois-tu, Biassou me devait ma part dans le butin du dernierpillage. Quand je t’ai vu au camp des noirs, je ne lui ai demandéque ta vie. Il me l’a accordée volontiers ; et maintenant elleest à moi ! Je m’en amuse. Tu vas bientôt suivre cette cascadedans ce gouffre, sois tranquille ; mais je dois te direauparavant qu’ayant découvert la retraite où ta femme avait étécachée, j’ai inspiré aujourd’hui à Biassou de faire incendier laforêt, cela doit être commencé à présent. Ainsi ta famille estanéantie. Ton oncle a péri par le fer ; tu vas périr parl’eau, ta Marie par le feu !

– Misérable ! misérable !m’écriai-je ; et je fis un mouvement pour me jeter surlui.

Il se retourna vers les nègres.

– Allons, attachez-le ! il avance sonheure.

Alors les nègres commencèrent à me lier ensilence avec des cordes qu’ils avaient apportées. Tout à coup jecrus entendre les aboiements lointains d’un chien, je pris ce bruitpour une illusion causée par le mugissement de la cascade. Lesnègres achevèrent de m’attacher, et m’approchèrent du gouffre quidevait m’engloutir. Le nain, croisant les bras, me regardait avecune joie triomphante. Je levai les yeux vers la crevasse pour fuirson odieuse vue, et pour découvrir encore le ciel. En ce moment unaboiement plus fort et plus prononcé se fit entendre. La têteénorme de Rask passa par l’ouverture. Je tressaillis. Le nains’écria :

– Allons ! Les noirs, qui n’avaient pasremarqué les aboiements, se préparèrent à me lancer au milieu del’abîme.

LIII

 

– Camarades ! cria une voix tonnante.

Tous se retournèrent ; c’étaitBug-Jargal. Il était debout sur le bord de la crevasse ; uneplume rouge flottait sur sa tête.

– Camarades, répéta-t-il, arrêtez !

Les noirs se prosternèrent. Ilcontinua :

– Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts,en poussant des cris dont il était difficile de distinguerl’expression.

– Déliez le prisonnier, cria le chef.

Ici le nain parut se réveiller de la stupeuroù l’avait plongé cette apparition inattendue. Il arrêtabrusquement les bras des noirs prêts à couper mes liens.

– Comment ! qu’est-ce ?s’écria-t-il, Que quiere decir eso ?

Puis, levant la tête versBug-Jargal :

– Chef du Morne-Rouge, que venez-vous faireici ?

Bug-Jargal répondit :

– Je viens commander à mes frères !

– En effet, dit le nain avec une rageconcentrée, ce sont des noirs du Morne-Rouge ! Mais de queldroit, ajouta-t-il en haussant la voix, disposez-vous de monprisonnier ?

Le chef répondit :

– Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leursfronts.

– Bug-Jargal, reprit Habibrah, ne peut défairece qu’a fait Biassou. Ce blanc m’a été donné par Biassou. Je veuxqu’il meure ; il mourra. – Vosotros, dit-il auxnoirs, obéissez ! Jetez-le dans le gouffre.

À la voix puissante de l’obi, les noirs serelevèrent et firent un pas vers moi. Je crus que c’en étaitfait.

– Déliez le prisonnier ! criaBug-Jargal.

En un clin d’œil je fus libre. Ma surpriseégalait la rage de l’obi. Il voulut se jeter sur moi. Les noirsl’arrêtèrent. Alors il s’exhala en imprécations et en menaces.

– Demonios ! rabia ! infierno demi alma ! Comment ! misérables ! vous refusezde m’obéir ! vous méconnaissez mi voz ! Pourquoiai-je perdu el tiempo à écouter estemaldicho ! J’aurais dû le faire jeter tout de suite auxpoissons del baratro ! À force de vouloir unevengeance complète, je la perds ! Ô rabia de Satan !Escuchate, vosotros ! Si vous ne m’obéissez pas, si vousne précipitez pas cet exécrable blanc dans le torrent, je vousmaudis ! Vos cheveux deviendront blancs ; les maringouinset les bigailles vous dévoreront tout vivants ; vos jambes etvos bras plieront comme des roseaux ; votre haleine brûleravotre gosier comme un sable ardent ; vous mourrez bientôt, etaprès votre mort vos esprits seront condamnés à tourner sans cesseune meule grosse comme une montagne, dans la lune où il faitfroid !

Cette scène produisait sur moi un effetsingulier. Seul de mon espèce dans cette caverne humide et noire,environné de ces nègres pareils à des démons, balancé en quelquesorte au penchant de cet abîme sans fond, tour à tour menacé par cenain hideux, par ce sorcier difforme, dont un jour pâle laissait àpeine entrevoir le vêtement bariolé et la mitre pointue, et protégépar le grand noir, qui m’apparaissait au seul point d’où l’on pûtvoir le ciel, il me semblait être aux portes de l’enfer, attendrela perte ou le salut de mon âme, et assister à une lutte opiniâtreentre mon bon ange et mon mauvais génie.

Les noirs paraissaient terrifiés desmalédictions de l’obi. Il voulut profiter de leur indécision, ets’écria :

– Je veux que le blanc meure. Vousm’obéirez ; il mourra.

Bug-Jargal répondit gravement :

– Il vivra ! Je suis Bug-Jargal. Mon pèreétait roi au pays de Kakongo, et rendait la justice sur le seuil desa porte.

Les noirs s’étaient prosternés de nouveau.

Le chef poursuivit :

– Frères ! allez dire à Biassou de ne pasdéployer sur la montagne le drapeau noir qui doit annoncer auxblancs la mort de ce captif ; car ce captif a sauvé la vie àBug-Jargal, et Bug-Jargal veut qu’il vive !

Ils se relevèrent. Bug-Jargal jeta sa plumerouge au milieu d’eux. Le chef du détachement croisa les bras sursa poitrine, et ramassa le panache avec respect ; puis ilssortirent sans proférer une parole.

L’obi disparut avec eux dans les ténèbres del’avenue souterraine.

Je n’essaierai pas de vous peindre, messieurs,la situation où je me trouvais. Je fixai des yeux humides surPierrot, qui de son côté me contemplait avec une singulièreexpression de reconnaissance et de fierté.

– Dieu soit béni, dit-il enfin, tout estsauvé. Frère, retourne par où tu es venu. Tu me retrouveras dans lavallée.

Il me fit un signe de la main, et seretira.

LIV

 

Pressé d’arriver à ce rendez-vous et de savoirpar quel merveilleux bonheur mon sauveur m’avait été ramené si àpropos, je me disposai à sortir de l’effrayante caverne. Cependantde nouveaux dangers m’y étaient réservés. À l’instant où je medirigeai vers la galerie souterraine, un obstacle imprévu m’enbarra tout à coup l’entrée. C’était encore Habibrah. Le rancuneuxobi n’avait pas suivi les nègres comme je l’avais cru ; ils’était caché derrière un pilier de roches, attendant un momentplus propice pour sa vengeance. Ce moment était venu. Le nain semontra subitement et rit. J’étais seul, désarmé ; un poignard,le même qui lui tenait lieu de crucifix, brillait dans sa main. Àsa vue je reculai involontairement.

– Ha ! ha ! maldicho !tu croyais donc m’échapper ! mais le fou est moins fou quetoi. Je te tiens, et cette fois je ne te ferai pas attendre. Tonami Bug-Jargal ne t’attendra pas non plus en vain. Tu iras aurendez-vous dans la vallée, mais c’est le flot de ce torrent qui sechargera de t’y conduire.

En parlant ainsi, il se précipita sur moi lepoignard levé.

– Monstre ! lui dis-je en reculant sur laplate-forme, tout à l’heure tu n’étais qu’un bourreau, maintenanttu es un assassin !

– Je me venge ! répondit-il en grinçantdes dents.

En ce moment j’étais sur le bord duprécipice ; il fondit sur moi, afin de m’y pousser d’un coupde poignard. J’esquivai le choc. Le pied lui manqua sur cettemousse glissante dont les rochers humides sont en quelque sorteenduits ; il roula sur la pente arrondie par les flots. –Mille démons ! s’écria-t-il en rugissant. – Il était tombédans l’abîme.

Je vous ai dit qu’une racine du vieil arbresortait d’entre les fentes du granit, un peu au-dessous du bord. Lenain la rencontra dans sa chute, sa jupe chamarrée s’embarrassadans les nœuds de la souche, et, saisissant ce dernier appui, ils’y cramponna avec une énergie extraordinaire. Son bonnet aigu sedétacha de sa tête ; il fallut lâcher son poignard ; etcette arme d’assassin et la gorra sonnante du bouffon disparurentensemble en se heurtant dans les profondeurs de la cataracte.

Habibrah, suspendu sur l’horrible gouffre,essaya d’abord de remonter sur la plate-forme ; mais sespetits bras ne pouvaient atteindre jusqu’à l’arête del’escarpement, et ses ongles s’usaient en efforts impuissants pourentamer la surface visqueuse du roc qui surplombait dans leténébreux abîme. Il hurlait de rage.

La moindre secousse de ma part eût suffi pourle précipiter ; mais c’eût été une lâcheté, et je n’y songeaipas un moment. Cette modération le frappa. Remerciant le ciel dusalut qu’il m’envoyait d’une manière si inespérée, je me décidais àl’abandonner à son sort, et j’allais sortir de la sallesouterraine, quand j’entendis tout à coup la voix du nain sortir del’abîme, suppliante et douloureuse :

– Maître ! criait-il, maître ! nevous en allez pas, de grâce ! au nom du bon Giu, nelaissez pas mourir, impénitente et coupable, une créature humaineque vous pouvez sauver. Hélas ! les forces me manquent, labranche glisse et plie dans mes mains, le poids de mon corpsm’entraîne, je vais la lâcher ou elle va se rompre. – Hélas !maître ! l’effroyable gouffre tourbillonne au-dessous demoi ! Nombre santo de Dios ! N’aurez-vous aucunepitié pour votre pauvre bouffon ? Il est bien criminel ;mais ne lui prouverez-vous pas que les blancs valent mieux que lesmulâtres, les maîtres que les esclaves ?

Je m’étais approché du précipice presque ému,et la terne lumière qui descendait de la crevasse me montrait surle visage repoussant du nain une expression que je ne luiconnaissais pas encore, celle de la prière et de la détresse.

– Señor Léopold, continua-t-il, encouragé parle mouvement de pitié qui m’était échappé, serait-il vrai qu’unêtre humain vît son semblable dans une position aussi horrible, pûtle secourir, et ne le fît pas ? Hélas ! tendez-moi lamain, maître. Il ne faudrait qu’un peu d’aide pour me sauver. Cequi est tout pour moi est si peu de chose pour vous !Tirez-moi à vous, de grâce ! Ma reconnaissance égalera mescrimes.

Je l’interrompis :

– Malheureux ! ne rappelle pas cesouvenir !

– C’est pour le détester, maître !reprit-il. Ah ! soyez plus généreux que moi ! Ôciel ! ô ciel ! je faiblis ! Je tombe. – Aydesdichado ! La main ! votre main ! tendez-moila main ! au nom de la mère qui vous a porté !

Je ne saurais vous dire à quel point étaitlamentable cet accent de terreur et de souffrance ! J’oubliaitout. Ce n’était plus un ennemi, un traître, un assassin, c’étaitun malheureux qu’un léger effort de ma part pouvait arracher à unemort affreuse. Il m’implorait si pitoyablement ! Toute parole,tout reproche eût été inutile et ridicule ; le besoin d’aideparaissait urgent. Je me baissai, et, m’agenouillant le long dubord, l’une de mes mains appuyée sur le tronc de l’arbre dont laracine soutenait l’infortuné Habibrah, je lui tendis l’autre… – Dèsqu’elle fut à sa portée, il la saisit de ses deux mains avec uneforce prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d’ascensionque je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m’entraîneravec lui dans l’abîme. Si le tronc de l’arbre ne m’eût pas prêté unaussi solide appui, j’aurais été infailliblement arraché du bordpar la secousse violente et inattendue que me donna lemisérable.

– Scélérat ! m’écriai-je, quefais-tu ?

– Je me venge ! répondit-il avec un rireéclatant et infernal. Ah ! je te tiens enfin !Imbécile ! tu t’es livré toi-même ! je te tiens ! Tuétais sauvé, j’étais perdu ; et c’est toi qui rentresvolontairement dans la gueule du caïman, parce qu’elle a gémi aprèsavoir rugi ! Me voilà consolé, puisque ma mort est unevengeance ! Tu es pris au piège, amigo ! etj’aurai un compagnon humain chez les poissons du lac.

– Ah ! traître ! dis-je en meroidissant, voilà comme tu me récompenses d’avoir voulu te tirer dupéril !

– Oui, reprenait-il, je sais que j’aurais pume sauver avec toi, mais j’aime mieux que tu périsses avec moi.J’aime mieux ta mort que ma vie ! Viens !

En même temps, ses deux mains bronzées etcalleuses se crispaient sur la mienne avec des effortsinouïs ; ses yeux flamboyaient, sa bouche écumait ; sesforces. dont il déplorait si douloureusement l’abandon un momentauparavant, lui étaient revenues, exaltées par la rage et lavengeance ; ses pieds s’appuyaient ainsi que deux leviers auxparois perpendiculaires du rocher, et il bondissait comme un tigresur la racine, qui, mêlée à ses vêtements, le soutenait malgrélui ; car il eût voulu la briser afin de peser de tout sonpoids sur moi et de m’entraîner plus vite. Il interrompaitquelquefois, pour la mordre avec fureur, le rire épouvantable quem’offrait son monstrueux visage. On eût dit l’horrible démon decette caverne cherchant à attirer une proie dans son palaisd’abîmes et de ténèbres.

Un de mes genoux s’était heureusement arrêtédans une anfractuosité du rocher ; mon bras s’était en quelquesorte noué à l’arbre qui m’appuyait ; et je luttais contre lesefforts du nain avec toute l’énergie que le sentiment deconservation peut donner dans un semblable moment. De temps entemps je soulevais péniblement ma poitrine, et j’appelais de toutesmes forces : Bug-Jargal ! Mais le fracas de la cascade etl’éloignement me laissaient bien peu d’espoir qu’il pût entendre mavoix.

Cependant le nain, qui ne s’était pas attenduà tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Jecommençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eût duré bienmoins de temps qu’il ne m’en faut pour vous la raconter. Untiraillement insupportable paralysait presque mon bras ; mavue se troublait ; des lueurs livides et confuses secroisaient devant mes yeux, des tintements remplissaient mesoreilles ; j’entendais crier la racine prête à se rompre, rirele monstre prêt à tomber, et il me semblait que le gouffre hurlantse rapprochait de moi.

Avant de tout abandonner à l’épuisement et audésespoir, je tentai un dernier appel ; je rassemblai mesforces éteintes, et je criai encore une fois :Bug-Jargal ! Un aboiement me répondit. J’avais reconnu Rask,je tournais les yeux, Bug-Jargal et son chien étaient au bord de lacrevasse. Je ne sais s’il avait entendu ma voix ou si quelqueinquiétude l’avait ramené. Il vit mon danger.

– Tiens bon ! me cria-t-il.

Habibrah, craignant mon salut, me criait deson côté en écumant de fureur :

– Viens donc ! viens ! et ilramassait, pour en finir, le reste de sa vigueur surnaturelle.

En ce moment, mon bras fatigué se détacha del’arbre. C’en était fait de moi ! quand je me sentis saisirpar-derrière ; c’était Rask. À un signe de son maître il avaitsauté de la crevasse sur la plate-forme, et sa gueule me retenaitpuissamment par les basques de mon habit. Ce secours inattendu mesauva. Habibrah avait consumé toute sa force dans son derniereffort ; je rappelai la mienne pour lui arracher ma main. Sesdoigts engourdis et roides furent enfin contraints de melâcher ; la racine, si longtemps tourmentée, se brisa sous sonpoids ; et, tandis que Rask me retirait violemment en arrière,le misérable nain s’engloutit dans l’écume de la sombre cascade, enme jetant une malédiction que je n’entendis pas, et qui retombaavec lui dans l’abîme.

Telle fut la fin du bouffon de mon oncle.

LV

 

Cette scène effrayante, cette lutte forcenée,son dénouement terrible, m’avaient accablé. J’étais presque sansforce et sans connaissance. La voix de Bug-Jargal me ranima.

– Frère ! me criait-il, hâte-toi desortir d’ici ! Le soleil sera couché dans une demi-heure. Jevais t’attendre là-bas. Suis Rask.

Cette parole amie me rendit tout à la foisespérance, vigueur et courage. Je me relevai. Le dogue s’enfonçarapidement dans l’avenue souterraine ; je le suivis ; sonjappement me guidait dans l’ombre. Après quelques instants je revisle jour devant moi ; enfin nous atteignîmes l’issue, et jerespirai librement. En sortant de dessous la voûte humide et noireje me rappelai la prédiction du nain, au moment où nous y étionsentrés :

« L’un de nous deux seulement repasserapar ce chemin. »

Son attente avait été trompée, mais saprophétie s’était réalisée.

LVI

 

Parvenu dans la vallée, je revisBug-Jargal ; je me jetai dans ses bras, et j’y demeuraioppressé, ayant mille questions à lui faire et ne pouvantparler.

– Écoute, me dit-il, ta femme, ma sœur, est ensûreté. Je l’ai remise, au camp des blancs, à l’un de vos parents,qui commande les avant-postes ; je voulais me rendreprisonnier, de peur qu’on ne sacrifiât en ma place les dix têtesqui répondent de la mienne. Ton parent m’a dit de fuir et de tâcherde prévenir ton supplice, les dix noirs ne devant être exécutés quesi tu l’étais, ce que Biassou devait faire annoncer en arborant undrapeau noir sur la plus haute de nos montagnes. Alors j’ai couru,Rask m’a conduit, et je suis arrivé à temps, grâce au ciel !Tu vivras, et moi aussi.

Il me tendit la main et ajouta :

– Frère, es-tu content ?

Je le serrai de nouveau dans mes bras ;je le conjurai de ne plus me quitter, de rester avec moi parmi lesblancs ; je lui promis un grade dans l’armée coloniale. Ilm’interrompit d’un air farouche.

– Frère, est-ce que je te propose de t’enrôlerparmi les miens ?

Je gardai le silence, je sentais mon tort. Ilajouta avec gaieté :

– Allons, viens vite revoir et rassurer tafemme !

Cette proposition répondait à un besoinpressant de mon cœur ; je me levai ivre de bonheur ; nouspartîmes. Le noir connaissait le chemin ; il marchait devantmoi ; Rask nous suivait…

Ici d’Auverney s’arrêta et jeta un sombreregard autour de lui. La sueur coulait à grosses gouttes de sonfront. Il couvrit son visage avec sa main. Rask le regardait d’unair inquiet.

– Oui, c’est ainsi que tu me regardais !murmura-t-il.

Un instant après, il se leva violemment agité,et sortit de la tente. Le sergent et le dogue l’accompagnèrent.

LVII

 

– Je gagerais, s’écria Henri, que nousapprochons de la catastrophe ! Je serais vraiment fâché qu’ilarrivât quelque chose à Bug-Jargal ; c’était un fameuxhomme !

Paschal ôta de ses lèvres le goulot de sabouteille revêtue d’osier, et dit :

– J’aurais voulu, pour douze paniers de Porto,voir la noix de coco qu’il vida d’un trait.

Alfred, qui était en train de rêver à un airde guitare, s’interrompit, et pria le lieutenant Henri de luirattacher ses aiguillettes ; il ajouta :

– Ce nègre m’intéresse beaucoup. Seulement jen’ai pas encore osé demander à d’Auverney s’il savait aussi l’airde la hermosa Padilla.

– Biassou est bien plus remarquable, repritPaschal ; son vin goudronné ne devait pas valoir grand-chose,mais du moins cet homme-là savait ce que c’est qu’un Français. Sij’avais été son prisonnier, j’aurais laissé pousser ma moustachepour qu’il me prêtât quelques piastres dessus, comme la ville deGoa à ce capitaine portugais. Je vous déclare que mes créancierssont plus impitoyables que Biassou.

– À propos, capitaine ! voilà quatrelouis que je vous dois ! s’écria Henri en jetant sa bourse àPaschal.

Le capitaine regarda d’un œil étonné songénéreux débiteur, qui aurait à plus juste titre pu se dire soncréancier. Henri se hâta de poursuivre.

– Voyons, messieurs, que pensez-vous jusqu’icide l’histoire que nous raconte le capitaine ?

– Ma foi, dit Alfred, je n’ai pas écouté fortattentivement, mais je vous avoue que j’aurais espéré quelque chosede plus intéressant de la bouche du rêveur d’Auverney. Et puis il ya une romance en prose, et je n’aime pas les romances enprose ; sur quel air chanter cela ? En somme, l’histoirede Bug-Jargal m’ennuie ; c’est trop long.

– Vous avez raison, dit l’aide de campPaschal ; c’est trop long. Si je n’avais pas eu ma pipe et monflacon, j’aurais passé une méchante nuit. Remarquez en outre qu’ily a beaucoup de choses absurdes. Comment croire, par exemple, quece petit magot de sorcier… comment l’appelle-t-il déjà ?Habitbas ? comment croire qu’il veuille, pour noyer sonennemi, se noyer lui-même ?

Henri l’interrompit en souriant :

– Dans de l’eau, surtout ! n’est-ce pas,capitaine Paschal ? Quant à moi, ce qui m’amusait le pluspendant le récit d’Auverney, c’était de voir son chien boiteuxlever la tête chaque fois qu’il prononçait le nom deBug-Jargal.

– Et en cela, interrompit Paschal, il faisaitprécisément le contraire de ce que j’ai vu faire aux vieillesbonnes femmes de Celadas quand le prédicateur prononçait le nom deJésus ; j’entrais dans l’église avec une douzaine decuirassiers…

Le bruit du fusil du factionnaire avertit qued’Auverney rentrait. Tout le monde se tut. Il se promena quelquetemps les bras croisés et en silence. Le vieux Thadée, qui s’étaitrassis dans un coin, l’observait à la dérobée, et s’efforçait deparaître caresser Rask, pour que le capitaine ne s’aperçût pas deson inquiétude.

D’Auverney reprit enfin :

LVIII

 

– Rask nous suivait. Le rocher le plus élevéde la vallée n’était plus éclairé par le soleil ; une lueurs’y peignit tout à coup, et passa. Le noir tressaillit ; il meserra fortement la main.

– Écoute, me dit-il.

Un bruit sourd, semblable à la décharge d’unepièce d’artillerie, se fit entendre alors dans les vallées, et seprolongea d’échos en échos.

– C’est le signal ! dit le nègre d’unevoix sombre.

Il reprit : – C’est un coup de canon,n’est-ce pas ?

Je fis un signe de tête affirmatif.

En deux bonds il fut sur une rocheélevée ; je l’y suivis. Il croisa les bras, et se mit àsourire tristement.

– Vois-tu ? me dit-il.

Je regardai du côté qu’il m’indiquait, et jevis le pic qu’il m’avait montré lors de mon entrevue avec Marie, leseul que le soleil éclairât encore, surmonté d’un grand drapeaunoir.

Ici, d’Auverney fit une pause.

– J’ai su depuis que Biassou, pressé departir, et me croyant mort, avait fait arborer l’étendard avant leretour du détachement qui avait dû m’exécuter.

Bug-Jargal était toujours là, debout, les brascroisés, et contemplant le lugubre drapeau. Soudain il se retournavivement et fit quelques pas, comme pour descendre du roc.

– Dieu ! Dieu ! mes malheureuxcompagnons ! Il revint à moi. – As-tu entendu le canon ?me demanda-t-il. – Je ne répondis point.

– Eh bien ! frère, c’était le signal. Onles conduit maintenant.

Sa tête tomba sur sa poitrine. Il se rapprochaencore de moi.

– Va retrouver ta femme, frère ; Rask teconduira.

Il siffla un air africain, le chien se mit àremuer la queue, et parut vouloir se diriger vers un point de lavallée.

Bug-Jargal me prit la main et s’efforça desourire, mais ce souffre était convulsif.

– Adieu ! me cria-t-il d’une voixforte ; et il se perdit dans les touffes d’arbres qui nousentouraient.

J’étais pétrifié. Le peu que je comprenais àce qui venait d’avoir lieu me faisait prévoir tous lesmalheurs.

Rask, voyant son maître disparaître, s’avançasur le bord du roc, et se mit à secouer la tête avec un hurlementplaintif. Il revint en baissant la queue ; ses grands yeuxétaient humides ; il me regarda d’un air inquiet, puis ilretourna vers l’endroit d’où son maître était parti, et aboya àplusieurs reprises. Je le compris ; je sentais les mêmescraintes que lui. Je fis quelques pas de son côté ; alors ilpartit comme un trait en suivant les traces de Bug-Jargal ! jel’aurais eu bientôt perdu de vue, quoique je courusse aussi detoutes mes forces, si, de temps en temps, il ne se fût arrêté,comme pour me donner le temps de le joindre. – Nous traversâmesainsi plusieurs vallées, nous franchîmes des collines couvertes debouquets de bois. Enfin…

La voix de d’Auverney s’éteignit. Un sombredésespoir se manifesta sur tous ses traits ; il put à peinearticuler ces mots :

– Poursuis, Thadée, car je n’ai pas plus deforce qu’une vieille femme.

Le vieux sergent n’était pas moins ému que lecapitaine ; il se mit pourtant en devoir de lui obéir. – Avecvotre permission. – Puisque vous le désirez, mon capitaine… – Ilfaut vous dire, mes officiers, que, quoique Bug-Jargal, ditPierrot, fût un grand nègre, bien doux, bien fort, bien courageux,et le premier brave de la terre, après vous, s’il vous plaît, moncapitaine, je n’en étais pas moins bien animé contre lui, ce que jene me pardonnerai jamais, quoique mon capitaine me l’ait pardonné.Si bien, mon capitaine, qu’après avoir entendu annoncer votre mortpour le soir du second jour, j’entrai dans une furieuse colèrecontre ce pauvre homme, et ce fut avec un vrai plaisir infernal queje lui annonçai que ce serait lui ou, à défaut, dix des siens, quivous tiendraient compagnie, et qui seraient fusillés en matière dereprésailles, comme on dit. À cette nouvelle, il ne manifesta rien,sinon qu’une heure après il se sauva en pratiquant un grandtrou…

D’Auverney fit un geste d’impatience. Thadéereprit :

– Soit ! – Quand on vit le grand drapeaunoir sur la montagne, comme il n’était pas revenu, ce qui ne nousétonnait pas, avec votre permission, mes officiers, on tira le coupde canon de signal, et je fus chargé de conduire les dix nègres aulieu de l’exécution, appelé la Bouche-du-Grand-Diable, et éloignédu camp environ… Enfin, qu’importe ! Quand nous fûmes là, voussentez bien, messieurs, que ce n’était pas pour leur donner la clefdes champs, je les fis lier, comme cela se pratique, et je disposaimes pelotons. Voilà que je vois arriver de la forêt le grand nègre.Les bras m’en tombèrent. Il vint à moi tout essoufflé.

– J’arrive à temps ! dit-il. Bonjour,Thadée.

– Oui, messieurs, il ne dit que cela, et ilalla délier ses compatriotes. J’étais là, moi, tout stupéfait.Alors, avec votre permission, mon capitaine, il s’engagea un grandcombat de générosité entre les noirs et lui, lequel aurait bien dûdurer un peu plus longtemps… N’importe ! oui, je m’en accuse,ce fut moi qui le fis cesser. Il prit la place des noirs. En cemoment son grand chien… Pauvre Rask ! il arriva et me sauta àla gorge. Il aurait bien dû, mon capitaine, s’y tenir quelquesmoments de plus ! Mais Pierrot fit un signe, et le pauvredogue me lâcha ; Bug-Jargal ne put pourtant pas empêcher qu’ilne vînt se coucher à ses pieds. Alors, je vous croyais mort, moncapitaine. J’étais en colère… – Je criai…

Le sergent étendit la main, regarda lecapitaine, mais ne put articuler le mot fatal.

– Bug-Jargal tombe. – Une balle avait cassé lapatte de son chien – Depuis ce temps-là, mes officiers (et lesergent secouait la tête tristement), depuis ce temps-là il estboiteux. J’entendis des gémissements dans le bois voisin ; j’yentrai ; c’était vous, mon capitaine, une balle vous avaitatteint au moment où vous accouriez pour sauver le grand nègre. –Oui, mon capitaine, vous gémissiez ; mais c’était surlui ! Bug-Jargal était mort ! – Vous, mon capitaine, onvous rapporta au camp. Vous étiez blessé moins dangereusement quelui, car vous guérîtes, grâce aux bons soins de madame Marie.

Le sergent s’arrêta. D’Auverney reprit d’unevoix solennelle et douloureuse :

– Bug-Jargal était mort !

Thadée baissa la tête.

– Oui, dit-il ; et il m’avait laissé lavie ; et c’est moi qui l’ai tué !

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Tags: Victor Hugo