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Buridan, le héros de la tour Nesle

Buridan, le héros de la tour Nesle

de Michel Zévaco

Chapitre 1 LA COURTILLE-AUX-ROSES

Près du Temple, presque dans l’ombre sinistre de cette noire et silencieuse bastille aux abords de laquelle nul n’osait s’aventurer, c’était un enclos fleuri, d’une exquise et imprévue gaieté, plein de chants d’oiseaux, quelque chose comme une jolie primevère tapie au pied d’un monstrueux champignon.

On l’appelait la Courtille-aux-Roses, nom charmant de ce poétique jardin où, venue la belle saison, les roses de toutes nuances éclosaient, en effet, en buissons magiques.

Dans l’enclos, c’était une mignonne maison, un bijou, avec un toit aigu à clochetons, sa tourelle, ses fenêtres ogivales à vitraux de couleur, un logis qui respirait le bonheur.

Et là, par cette claire matinée caressée de brises folles, là, en une salle ornée de belles tapisseries et de meubles richement sculptés, c’était un groupe adorable de jeunesse et de beauté… deux amoureux ! Elle, délicate, fine, gentille à ravir ; lui, mince, fier, et très élégant dans son costume unpeu râpé.

Dans le fond de la pièce, une femme déjàvieille, au teint blafard, au sourire visqueux, les couvait de sonregard louche.

« Adieu, Myrtille… à demain, murmura lejeune homme.

– Demain ! répondit la jeune fille.Demain, hélas ! Puis-je être assurée que je te reverrai demainou jamais, quand tu cours à un si terrible danger ! Oh !si tu m’aimes, Buridan, renonce à cette folie ! »

Les bras autour du cou de l’aimé, ses cheveuxblonds dénoués en flots d’or, ses yeux d’azur pleins de larmes,elle suppliait :

« Songe que ce soir mon père seraici ! Songe que ce soir je vais lui avouer notreamour !

– Ton père, Myrtille ! fit le jeunehomme en tressaillant.

– Oui, Jean, oui, mon cher fiancé, cesoir, mon père saura tout !

– Ton père !… Mais ce père que je neconnais pas, qui ne me connaît pas, voudra-t-il de moi ? Quisait ?… Et qu’est-ce, ton père ? Ô Myrtille, depuis sixmois que tu m’apparus en cet enclos retiré, depuis le soir où tulaissas tomber sur moi ton doux regard, que de fois n’ai-je pasessayé d’entrevoir cet homme qui est ton père ! En vain !Toujours en vain ! »

La vieille au regard louches’avança :

« Maître Claude Lescot, dit-elle, esttoujours par monts et par vaux dans le lointain pays des Flandres,pour son commerce de tapisserie. Mais ce soir, sûrement, il seraici, comme il me l’a fait savoir…

– Et je lui dirai tout ! repritMyrtille. Si tu savais comme il m’aime, comme il me comble de satendresse ! Quand je lui dirai que je te veux pour époux, queje meurs si je ne suis pas à toi, il sera bien heureux, va, demettre ma main dans la tienne !

– À demain donc ! fit gaiement lejeune homme. Et puisse le digne Claude Lescot accueillir Buridanqui, alors, se croira admis dans le paradis des anges !

– Cher bien-aimé !… Mais est-ce biendans un jour comme celui-là, à la veille de notre bonheur, que tuveux… oh ! jure-moi de n’y pas aller… oh ! il secoue latête… Gillonne, ma bonne Gillonne, aide-moi à leconvaincre ! »

La vieille s’approcha et posa sa main sèchesur le bras du jeune homme.

« Ainsi, dit-elle, vous êtes résolu àparler à Mgr Enguerrand de Marigny ?

– Ce matin même. Et puisque tu as surprisce secret, vieille, puisque la langue t’a démangé et qu’à touteforce tu en as parlé à ta jeune maîtresse, répare ta faute en luidisant la vérité : que je ne cours aucun danger.

– Aucun danger ! gronda Gillonne.Insensé ! Il faut être possédé du diable pour s’attaquer à MgrEnguerrand de Marigny ! Écoutez, Jean Buridan, écoutez :ne savez-vous pas que le premier ministre est plus puissant que leroi lui-même ? Malheur à qui se heurte à pareil rocher !Celui-là est mis en pièces. Car cet homme sait tout, voit tout,peut tout ! L’un après l’autre, ses ennemis tombent par lepoignard ou le poison. Et il a encore la hache et la corde. Son œild’aigle lira dans votre conscience le projet que n’aurez bagayéqu’à votre pensée dans le silence des nuits profondes. Sa rude mainvous saisira au fond de la retraite la plus sûre, et, toutpantelant, vous jettera au bourreau. »

Gillonne fit un signe de croix.

« Tu entends ? » balbutiaMyrtille.

Un nuage assombrit le front du jeune homme.Mais, secouant la tête :

« Enguerrand de Marigny fût-il pluspuissant encore, fût-il escorté de cent diables des plus cornus etdes plus fourchus, rien ne peut m’empêcher d’aller au rendez-vousque m’ont assigné mes deux braves amis, Philippe et Gautierd’Aulnay. Et même, si je n’avais pas promis assistance à ces deuxloyaux gentilshommes, je hais Marigny comme il me hait. Il fautenfin que face à face…

– Écoutez ! » s’écriaGillonne.

Un bruit de cloches traversait l’espace.

Myrtille enlaça le cou de l’aimé.

« Jean ! fit-elle d’une voixmourante, par pitié, n’y va pas ! »

D’autres cloches se mettaient à sonner… puisd’autres, partout, dans Paris, et les airs se remplirent d’un vastebourdonnement.

« Voici le roi qui sort de sonLouvre ! cria Buridan. C’est l’heure ! Adieu,Myrtille !

– Buridan ! Mon fiancébien-aimé !

– À demain, Myrtille ! Demain,l’amour ! Aujourd’hui, la vengeance ! Demain, laCourtille-aux-Roses ! Aujourd’hui,Montfaucon ! »

En s’arrachant à l’étreinte désespérée, iljeta un dernier baiser du bout des doigts à Myrtille et s’élançaau-dehors.

Éperdue, sanglotante, Myrtille tomba à genouxdevant une naïve image de la Vierge…

À ce moment, Gillonne, d’un pas furtif, sortitdu logis dans l’enclos et de l’enclos sur la route.

Un homme était là, qui, d’un recoin de haie oùil se dissimulait, s’avançait vivement :

« Est-ce fait, Gillonne ?

– Oui, Simon Malingre. Et voici lachose. »

La vieille sortit d’une poche un petitcoffret, que l’homme ouvrit avec crainte.

Et c’était étrange ce que contenait cecoffret ! C’était une figure de cire ornée d’un diadème etvêtue d’un manteau royal ! Une épingle était plantée dans lesein, à l’endroit du cœur ! Alors, Gillonne, les yeux auxaguets, la voix sourde, murmura :

« Tu diras à ton maître, le noble Charlescomte de Valois : cette figure est le premier maléfice établipar la sorcière Myrtille à l’effet de tuer le roi. Myrtille en apréparé un autre qu’on trouvera dans sa chambre. Va, SimonMalingre, et répète bien ces paroles au comte deValois ! »

Simon Malingre, alors, cacha le coffret sousson manteau, puis s’élança, rasant les haies.

Gillonne, un livide sourire sur ses lèvresminces, rentra dans la Courtille-aux-Roses et gagna la salle oùMyrtille priait la Vierge pour son fiancé…

Chapitre 2LA MARCHE ROYALE

Ces cloches, ces fanfares, ces bruits quimontaient de Paris en puissantes rafales, c’étaient les rumeurs del’immense joie populaire saluant le nouveau roi de France.

Pour la première fois, Louis – dixième du nom– se montrait aux Parisiens.

Le cortège triomphal venait de sortir duLouvre, dans l’étincellement des armures, dans le piaffement deschevaux couverts de splendides caparaçons, dans la clameur énormedes applaudissements du peuple.

À l’encoignure de la rue Saint-Denis, unefoule plus épaisse était massée, acclamant au passage les grandsdignitaires de la couronne qui escortaient le monarque.

Là, trois hommes, pourtant, demeuraientsilencieux, trois jeunes hommes serrés l’un contre l’autre,guettant d’un regard ardent ces mêmes dignitaires que le peuplesaluait de ses vivats.

« Le voici ! fit sourdement l’und’eux en désignant un cavalier placé à gauche du roi. Gautier,regarde ! Philippe ! Philippe d’Aulnay, regarde !Voici l’homme qui a tué ta mère ! Voici Enguerrand deMarigny !…

– Oui ! répondit plus sourdementencore Philippe d’Aulnay. Oui ! c’est lui !… Maispuissé-je être foudroyé si je commets un sacrilège. Buridan,oh ! Buridan, ce n’est pas à Marigny que vont mes regardsinsensés !…

– Philippe ! tu pâlis ! Tutrembles !

– Je tremble, Buridan, et mon cœurdéfaille… car… la voici !… elle !… »

Les acclamations retentissaient plus ardentes,plus enivrées, plus idolâtres.

En effet, dans un carrosse, ou plutôt dans unchar découvert traîné par quatre chevaux blancs caparaçonnés deblanc, souriantes, enfiévrées de plaisir, envoyant des baisers,vêtues de somptueux costumes de soie et de velours, apparaissaientla reine et ses deux sœurs : Jeanne, femme du comte dePoitiers ; Blanche, femme du comte de La Marche.

Un délire, alors, soulevait la foule.

Car elles étaient puissamment belles,oh ! belles d’une capiteuse et violente beauté, capables defigurer le groupe des trois déesses du mont Ida, avec en plus on nesavait quoi d’orgueilleux et de fatal dans la volupté de leurssourires… elle surtout !

Elle ! avec sa taille sculpturale, seslourds cheveux du même blond lumineux que ceux d’Aphrodite sortantdes ondes, ses yeux voilés de longs cils entre lesquels passaitparfois un fulgurant jet de flamme, son sein qui se soulevait entumulte, comme si, dans cette inoubliable minute, son amour eûtrêvé d’enlacer ce peuple tout entier !

Elle ! dont on ne prononçait le nomqu’avec une admiration passionnée !

Elle !… La reine !

Marguerite de Bourgogne !…

*

**

C’était elle… c’était Marguerite que, d’unregard éperdu de passion, contemplait Philippe d’Aulnay, tandis queson frère Gautier et Buridan attachaient leurs yeux sur le premierministre Enguerrand de Marigny.

Et là, à cette encoignure de la rueSaint-Denis, il y eut dans le cortège une seconde d’arrêt.

La reine, à ce moment, se penchait comme pourmieux saluer le peuple. Et dans ce mouvement, ses yeux, à elle,tombèrent sur le jeune homme placé à côté de Philippe d’Aulnay, surle fiancé de Myrtille, sur Buridan !…

Marguerite eut comme un rapide frisson à fleurde chair. Elle pâlit comme avait pâli Philippe. Son sein palpita.Un soupir d’amour… un soupir de passion brûlante… une de cespassions qui dévorent, ravagent et tuent !

Déjà le cortège se remettait en route.

Philippe d’Aulnay, les mains jointes dans ungeste d’adoration, balbutia :

« Marguerite !… »

Et Marguerite de Bourgogne, reine de France,dans ce soupir qui râlait sur ses lèvres, murmurait :

« Buridan !… »

Et, à cet instant, Buridan saisissait Philipped’Aulnay et son frère par la main, et grondait :

« À Montfaucon !… »

C’était vers Montfaucon, en effet, que sedirigeait l’escorte royale.

Par les rues où les deux cent mille habitantsde Paris s’écrasaient, oscillaient en vaste flux et reflux, lecortège se développait, précédé par le prévôt qui, du haut de songrand cheval à housse bleue fleurdelisée d’or, criait àtue-tête :

« Place au roi ! Place à lareine ! Place au très-puissant comte de Valois ! Place àmonseigneur de Marigny ! Archers du guet, refoulez lepopulaire ! »

Escorté de chevaliers à bannières flottantes,d’évêques ruisselants de pierreries sur leurs chevaux caparaçonnésd’or, de capitaines empanachés, de seigneurs étincelants – duc deNivernais, comte d’Eu, Robert de Clermont, duc de Charolais,Geoffroy de Malestroit, sire de Coucy, Gaucher de Châtillon, centautres, somptueux, brodés, chatoyants –, rutilantes armures,casques à cimiers, manteaux d’hermine, d’azur, de pourpre, gensd’armes bardés de fer, gardes hérissés d’acier, prestigieusecavalcade où éclataient le luxe et la force guerrière de laféodalité, c’est dans cette mise en scène de puissance et degloire, c’est dans la rumeur des acclamations qu’apparaissait leroi !

Le roi ! Un mot, aujourd’hui. Alors, unechose effrayante, un être exceptionnel plus près du ciel que de laterre.

Élégant, hardi, robuste en la fleur de sesvingt-cinq ans, Louis X riait au peuple, faisait exécuter descourbettes à sa monture, échangeait des plaisanteries avec lesbourgeois, saluait les femmes, criait bonjour aux hommes.

Et Paris, qui sortait de ce cauchemar sanglantqu’avait été le siège de Philippe le Bel, Paris, qui depuis desannées ne respirait plus, s’émerveillait, applaudissait et croyaitses misères finies du coup, car, pour le peuple, un changement demaître, c’est toujours un espoir qui naît, quitte à bientôts’éteindre.

« Ah ! le bon sire ! comme ilrit à sa bonne ville !

– Un hutin ! c’est un vraihutin !

– Hutin, soit ! criait le roi,ramassant le mot au bond. Car hutin veut dire aussibatailleur ! Gare à mes ennemis, qui sont lesvôtres !

– Noël ! Vive LouisHutin ! »

Le peuple rugissait de joie, enthousiasmé parcette bonne grâce, et par la splendeur du cortège qui, sous sesyeux, déroulait sa pompe éblouissante. Et pourtant…

Dans ce cortège même, aussitôt après les gensdu roi, un malheureux, pieds nus, la tête basse, les yeux hagards,un cierge à la main, s’avançait entre deux moines et deux aides dubourreau : c’était son escorte, à lui.

La première sortie du roi, c’était une partiede plaisir.

La partie de plaisir, c’était ce que de nosjours on nomme une inauguration.

Ce qu’on devait inaugurer, ce matin-là,c’était un monument qu’à grand travail et grands frais, le ministreEnguerrand de Marigny avait fait bâtir pour le service de son roiPhilippe le Bel. Louis X héritait le ministre et le monument.

Et ce monument, c’était le gibet deMontfaucon !

*

**

Nul dans la foule ne s’occupait du condamnéqui, le premier, devait être accroché aux nouvelles fourchespatibulaires, honneur dont le pauvre diable se fût bien passé. Sonnom ? On le savait à peine. Son crime ? Onl’ignorait.

Nul ne s’occupait de lui, nul, si ce n’est unhomme de haute taille, de forte envergure, de mine glaciale ethautaine, de costume splendide, qui chevauchait aux côtés de LouisX.

Et cet homme qui seul se préoccupait ducondamné, c’était Charles, comte de Valois, l’oncle duroi !

Le patient, parfois, se retournait brusquementet levait sur le comte un regard désespéré où flamboyait unesuprême menace. Alors le comte, alors le puissant seigneur,frissonnait, pâlissait et faisait hâter la marche.

Quelle mystérieuse accointance pouvait doncexister entre ce superbe personnage, placé sur les degrés du trônepresque aussi haut que le roi, et ce misérable condamné qu’onallait pendre à Montfaucon ?

Pourquoi le regard de l’homme livré aubourreau faisait-il trembler l’homme qui, dans le cortège, tenaitla droite du roi ?

Dès que la cavalcade était passée, la foule sedispersait, les uns courant à la fontaine qui, tout ce jour, devaitverser du vin ; d’autres, s’arrêtant autour des jongleurs oudes ménétriers – ancêtres de nos camelots – qui, aux carrefours,chantaient un lai de circonstance ; d’autres, en plus grandnombre, se dirigeant vers la porte aux Peintres (plus tard porteSaint-Denis), pour prendre place autour du gibet de Montfaucon.

Et dans toutes les rues où passait Louis X,c’était le même spectacle de joie, c’étaient les mêmes acclamationsfrénétiques saluant l’un après l’autre tous les personnages quifiguraient dans la merveilleuse cavalcade.

Tous ?… Non ! Car des murmures, desourdes imprécations couraient comme des frissons de terreur etd’angoisse lorsque les yeux de la multitude se portaient sur lasombre physionomie que nous venons d’entrevoir : Valois,l’oncle du roi ! sur la physionomie plus sombre encore et plustourmentée d’Enguerrand de Marigny – le premier ministre duroi !

Valois et Marigny, l’un à droite, l’autre àgauche de Louis X, croisaient leurs regards mortels. L’incurablehaine qui divisait ces deux hommes éclatait maintenant au grandjour. Écrasé, dévoré de rage et d’envie, réduit à l’impuissance parMarigny triomphant sous Philippe le Bel, Charles de Valois avait,pendant des années, fait provision de fiel.

Quelle effroyable vengeance préparait-ildepuis que son neveu était roi ?

Quoi qu’il en soit, dans la foule, c’étaientles mêmes blasphèmes sourdement grondés, lorsque passaient ces deuxhommes également redoutés, également haïs.

Mais bientôt, comme si un rayon magique eûtdissipé ce nuage d’épouvante et de haine, les acclamationss’élevaient délirantes, pour saluer celle pour qui seule semblaientmugir les cloches, éclater les fanfares, rutiler le soleil deprintemps, onduler les bannières et rugir la clameur d’amour dedeux cent mille Parisiens :

« La reine !… Marguerite deBourgogne !… »

Chapitre 3MONTFAUCON

Une immense estrade. Le roi a pris place dansun grand fauteuil doré, sous un dais. Au pied de l’estrade semassent les gardes. Et sous les rayons du soleil, cela forme ungrandiose spectacle, d’une richesse de couleurs et de majesté quiélectrise le peuple, éternel spectateur de ces mises en scènefastueuses – qu’il paie !

Les princesses sont restées sur leur char, unpeu en avant de l’estrade.

La colline étincelle d’or, d’acier, debroderies, de joyaux… et sur toute cette magnificence, le gibetprojette son ombre monstrueuse…

Le gibet ! Colonne de maçonneriesupportant seize piliers titanesques, lesquels, à leur tour,supportent trois étages d’énormes poutres d’où pendent deschaînes.

Cela formait un enchevêtrement fantastique oùplus de cent condamnés pouvaient à la fois se balancer dansl’espace : cela apparaissait comme un effroyable rêve, etEnguerrand de Marigny souriait devant ce rêve réalisé en pierres detaille et en fer. Il souriait en dénombrant les fils de cette toiled’araignée géante.

Et Charles de Valois suivait d’un œil d’envieles évolutions du premier ministre courbé devant le roi. Charles deValois étouffait de rage devant ce nouveau triomphe de sonrival.

« Voilà, Sire, disait Enguerrand deMarigny, ce que j’ai fait pour la gloire et la sûreté de votreillustre père. Je ne veux pas qu’il en coûte un denier à l’État.Tout cela, ajouta-t-il avec un geste large, sera payé sur mamodeste fortune. Ce que je voulais offrir au père, je le donne aufils, trop heureux si mon roi est satisfait de mon zèle !

– Merci Dieu ! cria Louis X, vousêtes un bon serviteur et ce gibet est vraimentmagnifique. »

Un murmure d’admiration, alors, salua Marigny,qui, d’un regard, écrasa Valois.

Celui-ci grinça des dents et essuya la sueurque la haine faisait perler à son front.

À ce moment, un homme qui était parvenu à sehisser sur l’estrade se glissa jusqu’au comte de Valois et letoucha au bras. Puis il entrouvrit son manteau et, sous ce manteau,lui montra un objet… un coffret qu’il entrouvrit !… Puis à sonoreille, il murmura quelques paroles…

Et Valois, alors, ayant saisi le coffret, seredressa de toute sa hauteur, une joie épouvantable flamboyant dansle coup d’œil qu’à son tour il darda sur Marigny… et ilgronda :

« Enfin !… Je t’écrase !… Je tetiens !… »

Dans cette minute, le prévôt de Paris, voyantque le roi commençait à s’ennuyer et s’agitait dans son fauteuil,fit signe au bourreau d’en finir avec celui qu’on devaitpendre.

Capeluche, maître des hautes œuvres,s’approcha du condamné.

À cet instant suprême, le malheureux leva unedernière fois les yeux vers Valois, et celui-ci recula, blême,tremblant…

« Je veux parler ! » cria lecondamné d’une voix forte.

Valois chancela…

Mais dans cette seconde où tous se taisaientpour entendre ce que le patient avait à dire, soudain, par troisfois, le cor retentit, impérieusement.

Tous, roi, reine, princesses, seigneurs,gardes, bourreau, tous se tournèrent, du côté par où venait cetappel, et chacun vit un groupe d’une vingtaine de cavaliers, à latête desquels se trouvaient trois jeunes hommes de fière mine.

« Par Notre-Dame ! vociféra Louis Xen se levant, pâle de fureur, qui donc ose nous appeler ducor ?

– Moi ! dit une voix éclatante.

– Toi ! Et qui donc es-tu ?

– Quelqu’un qui demande justice !Justice contre Enguerrand de Marigny ! »

À ces mots, une sourde rumeur monta desprofondeurs de la foule, rumeur de haine, explosion des désespoirsde tout un peuple.

« Oui, Sire ! Justice !Justice !

– Sire, murmura Valois à l’oreille de sonneveu, écoutez la voix du peuple, car c’est la voix deDieu. »

Et le comte se recula, tandis que Marigny,livide, contemplait les audacieux cavaliers comme il eût contemplédes spectres.

« Voyons, jusqu’où ira leur insolence,dit Louis X. Ton nom ! ajouta-t-il, rudement.

– Jean Buridan !… Parlez, Gautierd’Aulnay ! Parlez, Philippe d’Aulnay !

– Moi, Gautier d’Aulnay, prononça lecavalier placé à droite de Buridan, devant Dieu et devant le roi,j’accuse Enguerrand de Marigny d’avoir fait mourir mon père et mamère, et je déclare que si on ne me fait justice, je me la feraimoi-même !

– J’atteste ! cria Buridan.

– Moi, Philippe d’Aulnay, continua lecavalier placé à gauche de Buridan, devant Dieu et devant le roi,j’accuse Enguerrand de Marigny d’avoir voulu nous tuer, mon frèreet moi, de nous avoir dépouillés de nos biens par fraude etfélonie, et je déclare que si on ne me fait justice, je me la feraimoi-même !

– J’atteste ! » criaBuridan.

Et tout aussitôt, dans le silence de stupeurqui pesait sur cette scène :

« Moi, Jean Buridan, devant le peuple deParis ici présent, j’accuse Enguerrand de Marigny d’avoir oppriméle royaume, d’avoir édifié sa fortune sur la misère publique,d’avoir versé le sang innocent, d’avoir fait plus d’orphelins quen’en peut faire une guerre. Et comme il est voué à l’exécration deshommes, je dis qu’il mérite d’être le premier pendu à ce monumentd’infamie et de mort dont il menace Paris. Et comme je prétendsfaire justice, j’assigne Enguerrand de Marigny en un combat loyaldans le délai de huit jours, dans le Pré-aux-Clercs. Afin qu’iln’en ignore, je lui jette ici mon gant ! »

Buridan se haussa sur ses étriers. Il eut ungeste violent. Et le gant lancé alla tomber sur l’estrade royale,en même temps qu’une tempête de cris, d’acclamations et de menacesse déchaînait sur le Montfaucon.

« Sire, sire, rugissait Marigny,laisserez-vous donc insulter le serviteur de votre père, levôtre !…

– Non, de par tous les diables !Gardes ! Holà ! Mon capitaine desgardes !… »

Des archers déjà s’élançaient…

À ce moment, une clameur d’épouvante jaillitde toutes les poitrines.

Exaspérés par les vociférations et le choc desarmures, pris de folie, les quatre chevaux attelés au char desprincesses et de la reine se lançaient dans un galop éperdu,furieux, droit devant eux, renversant, écrasant ceux qui essayaientde les arrêter !

Dans un nuage de poussière, on vit le charcahoté, ballotté, descendre la colline avec une vitessevertigineuse. On vit le roi, affolé, verser de grosses larmes et onl’entendait crier, les bras au ciel :

« Madame la Vierge, si vous sauvez lareine, je fais vœu de pendre cent hérétiques à ces fourches durantla première année de mon règne !… »

Dans cette minute de désarroi, de désespoir etde terreur, Capeluche, le bourreau, qui, un instant, avait tenté dese jeter au-devant du char, revint au pied du gibet pour surveillerle condamné.

Mais alors, Capeluche poussa un criterrible :

Le condamné n’était plus là !…

Le condamné s’était sauvé !…

Le char filait à cette allure folle qu’ont leschevaux emballés. Marguerite, Jeanne et Blanche, la reine et lesprincesses, les trois sœurs, se tenaient enlacées comme pour mourirensemble, et elles avaient des regards farouches qui défiaient lamort…

« Le char va droit aux fossés ! ditJeanne avec un calme étrange.

– Nous sommes perdues ! ajoutaBlanche.

– Mourir ! gronda Marguerite. Queldommage, quand la vie est si belle ! »

À cette seconde, elles tressaillirent,haletantes d’espoir, fascinées par le spectacle qui s’offrait àelles, oubliant jusqu’au danger de mort pour suivre la manœuvreinouïe qui s’exécutait sous leurs yeux.

Devançant les nombreux chevaliers quis’étaient élancés en vain, trop pesamment armés qu’ils étaient, uncavalier lancé en une fulgurante ruée venait d’atteindre le char,et galopait côte à côte avec le cheval de droite… le chevalconducteur…

Cela dura un éclair…

Puis elles virent cet homme se pencher, saisirla crinière du conducteur… il y eut un bond : et soudain,abandonnant sa selle par la plus hardie et la plus périlleuse desmanœuvres, l’homme se trouva enfourché sur le cheval conducteur duchar…

Presque aussitôt, il y eut une lueur d’acier,puis un hennissement terrible… Le cheval de gauche, frappé en pleinpoitrail, tombait sur ses genoux ; les trois autres, enrayés,s’abattaient… et les princesses, miraculeusement sauvées, calmes,froides, immobiles à leur place sur le char, répondaient par unsourire étrange au cavalier… à Jean Buridan, qui, ayant sauté àterre, les talons joints, la main sur la garde de sa rapière, commeà la parade, les saluait…

De toutes parts, on accourait… les cris dejoie retentissaient…

Buridan avait disparu…

Dans ces quelques secondes où elles setrouvèrent seules, la reine et les deux princesses rapprochantleurs têtes l’une de l’autre, se parlant à l’oreille, échangeantdes regards de feu, se dirent des choses mystérieuses, des chosesformidables sans doute, car lorsqu’elles se redressèrent, ellesétaient palpitantes et livides… elles qui avaient à peine un peupâli devant la mort…

Le premier de tous, un cavalier à minebasanée, au regard narquois, atteignit le char immobile.

La reine regarda derrière elle, et voyantqu’elle avait le temps de parler, consulta une dernière fois sessœurs d’un coup d’œil.

« Oui, répondirent-elles des yeux.

– Stragildo ! » fit la reineMarguerite.

Le cavalier s’approcha, se pencha, un ironiquesourire au coin des lèvres.

D’une voix basse, haletante, saccadée, lareine demanda :

« Tu connais les deux gentilshommes quiont accusé Marigny ?

– Philippe et Gautier d’Aulnay ?Oui, Majesté !

– Stragildo, tu connais le jeune hommequi a provoqué Marigny ?

– Et qui vient de sauver VotreMajesté ?

– Oui, le connais-tu ? dit la reineavec un tressaillement.

– Jean Buridan ? Je le connais,Majesté.

– Stragildo, murmura la reine, je veuxparler à ces trois cavaliers. Cherche-les, trouve-les,amène-les-moi !

– Quand ?

– Ce soir ! »

À ce moment, de nombreux chevaliersarrivaient, entouraient le char à demi brisé, agitaient leursécharpes et poussaient de frénétiques vivats…

« Sauvées, elles sont sauvées !

– Vivent les princesses ! Vive lareine ! »

Stragildo se pencha davantage, son souriresatanique se fit plus narquois, et il murmura ce seulmot :

« Où ?… »

Et tandis qu’elle saluait de la main la fouleaccourue, tandis qu’elle remerciait du sourire, d’une voix plussourde, Marguerite de Bourgogne répondit :

« À la Tour de Nesle !… »

Chapitre 4LE PÈRE DE MYRTILLE

Les ombres du soir enveloppaient laCourtille-aux-Roses. Aux environs, tout était solitude et silence.Dans la nuit tombante, la masse confuse du Temple apparaissait plusredoutable et sa silhouette semblait figurer quelque monstre àl’affût.

Accoudée à l’appui d’une fenêtre, Myrtille, lecœur battant, examinait la route par où devait arriver sonpère ; mais parfois, malgré elle, ses yeux se levaient sur lasombre forteresse, et alors elle frissonnait.

« Gillonne, murmura-t-elle, il faudra quemon père cherche un autre logis, la vue de ce manoir me glaced’effroi…

– Des idées de petite fille ! ditGillonne en grimaçant un sourire. Pourtant, vous ne devriez avoiraucune inquiétude. N’avez-vous pas su, tout à l’heure, que nonseulement votre cher Buridan est hors de tout péril, mais encorequ’il a sauvé la reine… ce qui lui vaudra quelque magnifiquerécompense du roi ?

– C’est vrai ! fit Myrtille,pensive. Il a sauvé la reine !… Gillonne… est-il vrai que lareine… soit aussi belle qu’on le dit ?

– Si belle que tous les seigneurs de lacour, et même beaucoup de bourgeois par la ville, en sont épris àse damner. Mais la reine est plus sage encore que belle. Et puis,qui donc oserait se déclarer amoureux de l’épouse du roi ?

– Cette forteresse me fait peur !dit Myrtille en refermant le châssis de la fenêtre.

– En effet… vous voici toute pâle… vous avezdes larmes plein vos yeux… Allons, que craignez-vous, enfant ?Ne suis-je pas là, moi, pour vous protéger ? Et puis, maîtreClaude Lescot va arriver…

– Oui… murmura fiévreusement la jeunefille. Et je lui demanderai de m’emmener d’ici dès demain… Jamaisle manoir du Temple ne m’a produit pareille impression. Mais,ajouta-t-elle en secouant sa tête charmante, dis-moi, Gillonne, nepenses-tu pas que mon père acceptera Buridan pour monépoux ?…

– Sans doute ! fit la vieille. Oùtrouverait-on un cavalier plus accompli et de meilleure grâce, etplus brave et plus… mais vous allez savoir à quoi vous en tenir,car voici maître Claude Lescot.

– Enfin ! » s’écriaMyrtille.

Et elle courut se jeter dans les bras de sonpère qui, en effet, venait d’ouvrir la porte et s’avançaitrapidement. Il étreignit la jeune fille sur sa poitrine, déposa unlong baiser sur son front virginal, et murmura d’une voixtremblante :

« Laisse-moi te voir… toujours aussijolie ! plus jolie devrais-je dire ?… Chère enfant !Depuis plus d’un mois que je n’ai pu venir, combien j’ai pensé àtoi !… Et toi ? As-tu un peu pensé à ton père ?…

– Mon bon père ! Comment nepenserais-je pas à vous, à qui je dois toutes les joies de ma vie…vous qui êtes toute ma famille… puisque je n’ai point connu mamère ! »

Un nuage passa sur le front de maître Lescot,mais se remettant aussitôt, il se mit à déposer sur une table descadeaux qu’il avait apportés, de belles écharpes de soie, desbijoux d’or enrichis de pierreries, que Myrtille contemplait etmaniait avec une joie naïve.

Maître Claude Lescot, tout en interrogeantGillonne, tout en se défaisant de sa toque et de sa cape de richemarchand, contemplait sa fille en souriant, heureux de sa joie.

C’était un homme d’environ quarante-cinq ans,aux traits durs, aux yeux froids, au front soucieux, à la parolerude et brève, habituée, semblait-il, au commandement.

Cette physionomie, dans ses moments de colère,devait être terrible.

Mais à ce moment elle s’estompait,s’adoucissait d’une profonde tendresse qui brillait dans ses yeuxnoirs enfoncés dans les orbites sous d’épaisses touffes desourcils.

Une demi-heure se passa en effusions, enquestions et réponses ; puis, tandis que Gillonne dressait latable pour le souper, maître Lescot s’assit dans un grand fauteuil,attira sa fille sur ses genoux et la considéra d’un regardprofond.

Myrtille tremblait, rougissait, palpitait,pâlissait… Le moment si terrible et si doux de l’aveu étaitvenu !

« Père, commença-t-elle, avec le secretespoir de renvoyer cet aveu au lendemain, resterez-vous au moinsquelques jours, cette fois ?

– Non, mon enfant… au contraire, je nepourrai même pas passer une journée entière près de toi, comme à madernière visite… il faut que dès demain matin je sois parti… jepasserai seulement la nuit ici, pour respirer pendant quelquesheures le même air que toi… quand le sommeil t’aura gagnée, je teregarderai dormir, et ce sera une douce vision que j’emporterai,ange consolateur, de cette misérable existence tourmentée qui estla mienne…

– Ô mon bon père ! Mais pourquoi necesseriez-vous pas votre commerce ? Pourquoi tant detourments, alors que vous pourriez être si heureux ?N’êtes-vous pas assez riche ?…

– Mon commerce périclite, dit maîtreLescot d’une voix sombre, tandis que ses yeux noirs lançaient desflammes. Si je me retirais maintenant, ce serait une défaite, uneruine, un aveu d’impuissance, et je ne veux pas !…Malheur ! oh ! malheur à ceux qui m’ont conduit au bordde l’abîme !… je leur montrerai, je leur prouverai… »

Claude Lescot s’interrompit par un gesteviolent.

Mais presque aussitôt, secouant sa tête commepour chasser des idées effrayantes, il ramena ses yeux sur sa filletremblante et se prit à sourire avec une ineffable tendresse.

« Je suis fou, dit-il, fou de te troublerainsi ! Oublie ce que je viens de dire, ma Myrtille chérie…tout s’arrangera bientôt ; oui, bientôt, je l’espère, jepourrai vivre toujours près de toi… Alors, mon enfant, je veux,oh ! je veux de toutes mes forces que tu sois heureuse… Parmiles plus riches, parmi les meilleurs, parmi les plus nobles même,je te choisirai un époux… ne rougis pas… te voilà en âge d’êtremariée… et tiens, je connais un jeune homme qui… »

Myrtille était devenue très pâle.

Elle cacha sa tête sur la poitrine de sonpère, jeta ses bras autour de son cou, et comme l’aveu, tout d’uncoup, montait à ses lèvres, elle balbutia :

« Père, mon bon et digne père,écoutez-moi ! J’ai à vous demander pardon de vous avoirdésobéi… »

Maître Lescot se leva brusquement, entraînaMyrtille près du grand flambeau de cire qui brûlait dans unetorchère d’argent, écarta rudement les mains dont elle se couvraitle visage, la fixa un instant et, d’une voix basse,gronda :

« Quelqu’un est venu ici !…

– Oui ! fit Myrtille dans unsouffle.

– Quelqu’un qui t’a parlé !… Que tuas revu !… qui a profité de mon absence pourt’entretenir !… Quelqu’un que tu aimes !…

– Oui ! » répéta Myrtille.

Maître Lescot baissa la tête, et avec uneindicible amertume murmura :

« Cela devait arriver !… Encore unde mes rêves qui s’évanouit !… Mais je ne puis t’en vouloir,Myrtille. Je voulais moi-même te choisir un époux digne de toi…Mais à Dieu ne plaise que je contrarie le vœu de ton cœur.J’aimerais mieux mourir que te voir pleurer par ma faute. Mon rêve,je le brise. La parole que j’ai donnée, je lareprendrai… »

Myrtille éclata en sanglots, car au visagedésespéré de son père, à sa parole tremblante, elle comprenaitqu’en cette minute il accomplissait un immense sacrifice…

« Mon père, mon cher et vénéré père,dit-elle, que Dieu, la Vierge et les anges vous bénissent pour lapreuve d’affection que vous me donnez en ce moment ! Car si jene pouvais être à celui que mon cœur a choisi, j’en mourrais…

– Oui, je le vois, je le sens, tu aimes àjamais cet inconnu… Eh bien, soit ! dit maître Lescot avec unprofond soupir. Et qu’importe, après tout, s’il est digne detoi !

– Certes, mon père ! Et sans vousconnaître, il vous aime ! Vous l’aimerez aussi dès que vousl’aurez vu. Il est si bon, tendre, et puis gai comme un enfant…s’il est noble, je ne saurais le dire, mais il porte fièrementl’épée, et il a des pensées dignes du plus fier gentilhomme !Que de fois il a souhaité vous voir ! Que de fois il vous acherché ! »

Maître Lescot, peu à peu, devant le bonheur desa fille, reprenait son sourire de tendresse.

Le sacrifice de ses rêves accompli, il nesongeait plus qu’à la joie de cette enfant adorée.

Et, d’ailleurs, il était bien sûr queMyrtille, avec sa nature fière, délicate, son sens profond de labeauté et de la générosité, ne pouvait pas avoir choisi un hommeindigne.

À chacune de ces paroles, il voyait clairementque cet amour profond et absolu était innocent, et que l’inconnuavait respecté la candeur de sa fille… et déjà, dans son cœur, ilse mettait à aimer cet inconnu.

Myrtille, délirante de bonheur, le couvrait decaresses et de baisers.

Et maintenant, laissant déborder son amour,elle parlait de l’aimé, le décrivait cent fois, citait ses moindresparoles, racontait comment, pour la première fois, ils s’étaientvus et comment elle l’avait aimé…

« Très bien ! dit enfin maîtreLescot avec un sourire radieux, mais cette perle des amoureux, cephénix, ce gentilhomme enfin, car, d’après tes descriptions, il nepeut être que gentilhomme, et des plus fiers, ton fiancé, dis-je,tu n’as oublié qu’une chose, c’est de me dire son nom… »

Myrtille éclata de rire en frappant ses mainsl’une contre l’autre…

« Il s’appelle Jean Buridan,dit-elle.

– Qu’as-tu dit ? hurla maîtreLescot, devenu soudain livide.

– Père, bégaya Myrtille, épouvantée, j’aidit : Jean Buridan, le nom de mon fiancé…

– Malheureuse ! » tonna ClaudeLescot, en repoussant violemment sa fille.

Et tandis que Myrtille, défaillante deterreur, allait tomber dans un fauteuil, lui, les traits convulséspar une sorte d’effroyable haine, les poings levés au ciel dans ungeste de menace et de défi, la parole saccadée, rauque, terrible,rugissait :

« Jean Buridan ! C’est Jean Buridanque tu aimes !… »

Un éclat de rire atroce éclata sur ses lèvresblanchies.

« Père ! Père ! sanglotaMyrtille, affolée d’épouvante et d’angoisse, quel vertige voussaisit ? Par pitié, revenez à vous. Oh ! vous me faitesmourir !… »

Il s’était approché d’elle, lui avait saisiles deux poignets, et, penché sur sa fille, la figure flamboyante,la voix brisée par les sanglots ou par un paroxysme de fureur, ilgrondait :

« Ah ! c’est Jean Buridan que tuaimes ! Dis ! C’est bien Jean Buridan !Malheureuse ! Ah ! oui, malheureuse ! Sais-tu ce quec’est que Jean Buridan ? Sais-tu qui est cet homme que tuaimes ? Dis ! Le sais-tu ?… Non, tu ne le saispas !… Je le sais, moi ! et je vais te ledire !… »

À ce moment, trois coups violents retentirentà la porte extérieure de l’enclos ; sans doute ces coupsétaient frappés d’une façon spéciale que reconnut maître Lescot,car il eut un tressaillement qui l’agita tout entier, et s’élançalui-même pour aller ouvrir.

Pantelante de terreur et de désespoir,Myrtille perdit connaissance en murmurant :

« Ô mon cher Buridan !… »

Maître Lescot, d’un bond, avait franchi laCourtille.

La porte ouverte, il vit un homme à cheval quitenait en main une deuxième monture.

« Toi ici, Tristan ! gronda ClaudeLescot avec une sombre inquiétude. Que sepasse-t-il ? »

L’homme se pencha jusqu’à l’oreille du richemarchand de tapisseries flamandes et lui murmura quelques motsrapides qui le firent frissonner.

« Je vous ai amené un cheval, ajouta cethomme en terminant.

– C’est bien, dit Claude Lescot ;attends-moi !… » Dans la salle où il s’élança, il ne fitaucune attention à sa fille évanouie, mais, saisissant par le brasla vieille gouvernante qui s’empressait autour deMyrtille :

« Gillonne, fit-il d’une voixterriblement froide, écoute-moi. Je t’avais confié ma fille. Grâceà ta négligence, un malheur me frappe, plus affreux que tous lesmalheurs : ma fille aime un homme que je tuerai ou qui metuera. Gillonne, tu mérites la mort…

– Doux Jésus ! Mon bon maître…

– Tais-toi et écoute. Si tu exécutes bienmes ordres, je te pardonnerai…

– Faut-il me jeter au feu ?Faut-il…

– Tais-toi ! Il faut tout simplementtout préparer pour que je puisse emmener ma fille d’ici cette nuit.Je serai de retour dans deux heures. D’ici là, tire les verrous,tends les chaînes, barricade les portes… Si ce Buridan vient,n’ouvre pas ! N’ouvre à personne au monde ! Quand ceserait Dieu qui frappe, n’ouvre pas ! Voilà tout ce que jeveux de toi : deux heures de surveillance, et tu espardonnée ; sinon, la mort !… Que dans deux heures toutsoit prêt pour le départ de Myrtille. »

Sans attendre la réponse de la vieille, maîtreClaude Lescot, certain de l’obéissance passive de Gillonne, bonditjusqu’à la porte, sauta sur le cheval que lui avait amené l’hommeet s’élança à toute bride vers le centre de Paris.

Bientôt, il mettait pied à terre devant unesorte de palais où de forteresse, jetait un mot de passe auxsentinelles, franchissait une cour, montait un escalier ettraversait précipitamment plusieurs salles magnifiques.

Il arriva enfin devant une haute porte quegardait un huissier.

À la vue de maître Lescot, cet huissier sehâta d’ouvrir la porte et, d’une voix forte, annonça :

« Monsieur le premier ministre Enguerrandde Marigny ! »

Chapitre 5LE MYSTÉRIEUX RENDEZ-VOUS

Tout près du Louvre s’ouvrait la rueFromentel, ou Froidmantel, étroit passage où deux cavalierspouvaient à peine se présenter de front. Car les rues, alors,n’étaient que des ruelles, et les ruelles des boyaux.

Paris n’était pas encore la belle villequ’elle devait devenir plus tard sous François Ier etqui ne devait s’épanouir en plein qu’à partir d’Henri IV.

À l’époque reculée où régnait le roi Louis leHutin, Paris était un inextricable fouillis de voies tortueuses,capricieuses, biscornues, titubantes, les maisons plantées chacuneà sa guise, de côté, de travers, en long ou en large, celle-cibouchant tout à coup la rue, celle-là se renfrognant au contraire,lacis impénétrable avec, comme points de repères, les églises, leshôtels seigneuriaux, les piloris et les gibets, assemblage informede maisons bancales ou boiteuses s’appuyant cahin-caha les unes surles autres, s’enjambant ou se soutenant, étages se surplombant,toitures aiguës, se touchant d’un bord à l’autre de la rue etdansant dans les airs une ronde folle, pignons à croisillons debois, petites fenêtres à vitraux enchâssés dans les filets de plombet placées au hasard, un défi général à la bonne règle, unreniement universel de l’alignement, l’exubérance de la fantaisie,une indépendance échevelée à laquelle tôt ou tard la police etl’art coalisés devaient mettre bon ordre : car l’indépendanceest aussi dangereuse dans l’apparence d’une ville que dans l’espritd’un peuple. Et il faut dire qu’il y avait alors autantd’indépendance que les mœurs en pouvaient supposer. La fouleparlait au roi comme sûrement elle n’oserait parler aujourd’hui àun brigadier de sergents de ville. En revanche, la société étant enétat de guerre perpétuelle, on vous pendait pour des crimes quiaujourd’hui feraient sourire le brigadier. Et nul ne s’en étonnait,pas plus qu’on ne s’étonne d’un coup de fusil à la guerre. Ons’attaquait et on se défendait, du haut en bas de l’échellesociale, voilà tout.

Pour en revenir à la rue Froidmantel, c’étaitdonc une rue ou plutôt une ruelle sombre entre les toits delaquelle le soleil trouvait à peine place pour risquer un coupd’œil sur la chaussée bourbeuse où coulait un ruisseau, lequelrecevait les immondices ménagères, lesquelles attendaient d’êtrebalayées par le grand et unique balayeur public de ce temps :l’orage.

Vers le milieu de la rue, il y avait un enclosau fond duquel s’élevait un vaste et solide bâtiment. Cet enclosétait bordé de hautes et solides murailles que, par surcroît deprécautions, couronnait une grille de fer en épais barreauxentre-croisés et haute elle-même d’une dizaine de pieds.

De ce bâtiment, et parfois de la cour del’enclos, s’élevaient de temps à autre des rugissements effrayants.L’été surtout, aux jours où l’air se chargeait d’électricité, cesvoix étranges formaient un formidable concert qui portait l’alarmedans tout le voisinage…

Ce bâtiment, c’était le logis des lions de SaMajesté !

Ce bâtiment, c’était une ménagerie contenantune douzaine de superbes fauves que le roi entretenait et qu’ilprenait plaisir à visiter en compagnie de la reine, laquelle aimaitfort à contempler de près ces hôtes redoutables.

Or, sur la gauche de l’enclos aux lions, sedressait un antique hôtel qui devait remonter pour le moins à saintLouis, hôtel abandonné en apparence, avec son fossé comblé, sesmurs d’enceinte démolis par le temps, ses fenêtres fermées demémoire de voisins, un hôtel qui avait dû être fort riche et danslequel nous introduisons le lecteur, le soir même de ce jour où,sur la route de Montfaucon, Jean Buridan, Philippe et Gautierd’Aulnay avaient insulté et provoqué Enguerrand de Marigny.

C’est là, dans une pièce bien conservéedonnant sur l’enclos aux lions, autour d’une table qui supportaitdivers flacons et trois gobelets d’argent, c’est là que nousretrouvons ces trois dignes compagnons que nous demandons lapermission de présenter, en engageant notre formelle parole defaire aussi brève que possible cette indispensableprésentation.

Buridan était mince et même maigre, mais bienfait de sa personne. Son œil gris, plus astucieux que rêveur outendre, sa mine hardie et parfois provocante, son sourire peubienveillant et plutôt railleur, sa parole mordante et son gestecinglant eussent fait de lui le type du coureur de rues, à cetteépoque où batailleurs et chercheurs d’aventures pullulaient, maiscet ensemble était corrigé par la finesse du visage et par unecertaine dignité inconsciente des attitudes. Il portait fièrementl’épée, et peut-être n’en avait-il pas le droit, vu les récentesprescriptions royales qui enjoignaient, sous peine de mort, à tousles bourgeois, écoliers et manants de sortir sans armes, etpermettaient aux seuls gentilshommes le port de la dague ou de larapière. Mais ce droit, s’il ne l’avait pas, il l’avait pris, voilàtout. Il était toujours vêtu avec beaucoup de soin, bien qu’il fûtévident que ses costumes étaient achetés au rabais dans lesfriperies. Voilà Buridan au physique ; quant au moral, nous leverrons à l’œuvre.

Philippe d’Aulnay pouvait avoir vingt-six ans.C’était un jeune homme aux yeux doux et profonds, d’une beauté devisage très pure, d’une parfaite distinction de manières. Il yavait en lui cette sorte de mélancolie qu’on remarque chez lesêtres aux sensations violentes et presque morbides, car il semblaitêtre d’une vibrante sensibilité ; il était de taille moyenne,admirablement proportionné, d’une exquise élégance de gestes, detenue et de parole.

Moins âgé de deux ans que son frère, plusgrand, plus fort que lui, Gautier faisait avec Philippe uncontraste frappant. Débraillé, vêtu à la diable, grand coureur defemmes, pilier de cabarets mal famés ; de geste violent, deparole abondante et quelque peu hâbleur ; la figure joyeuse,les joues rouges, la moustache conquérante, toujours prêt à endécoudre, on le voyait passer, les épaules roulantes, une immenserapière en travers des mollets, bousculant le bourgeois qui ne serangeait pas assez vite, glissant aux jolies filles des complimentsqui les faisaient rougir et s’enfuir, puis finissant pars’engouffrer dans quelque taverne où il mettait tout sens dessusdessous pour une demi-pinte d’hypocras, jurant, sacrant, ne parlantque de capilotades d’oreilles, de crânes pourfendus et de poitrinespercées comme des écumoires : au demeurant, jusqu’à l’heure oùnous faisons la connaissance du terrible Gautier, il n’avait encorecoupé que les oreilles des têtes de porcs qu’il allait manger àl’auberge de la Fleur de Lys en Grève et dont il raffolait.

Ce trio étant ainsi campé, ou à peu près, nouspouvons nous hasarder dans cette honorable société destinée à jouerun rôle actif dans ce récit.

« Tête et ventre ! criait Gautieravec un rire qui congestionnait sa face, rien que pour revoir lavilaine figure que faisait Marigny, je risquerais volontiers lahart ou la hache !

– Pourquoi pas d’être ébouillanté dansune chaudière sur la place du marché aux pourceaux ! fitBuridan qui semblait de méchante humeur. C’est très joli ce quenous avons fait là, mes braves amis ; devant la cour et lepeuple de Paris, nous avons un peu dit ses vérités à ce pendeur, àce suceur de sang, à ce pillard, à ce tueur de pauvres gens, à cefaussaire de la monnaie publique, à ce… mais la liste des crimesserait trop longue. Donc, nous avons provoqué Marigny, et cela nousdonne une crâne allure qui ne me déplaît pas, mais…

– Regretteriez-vous votre belle vaillancede ce matin ? fit doucement Philippe d’Aulnay.

– Oh ! cher ami, ce n’est pas à moique vous croyez parler. Je ne regrette rien. Si c’était à refaire,j’irais de nouveau avec vous. N’empêche que c’est vraiment dommagede se dire que trois gaillards comme nous, beaux et bien faits, nedemandant qu’à vivre, vont porter leur tête surl’échafaud !

– Bah ! fit Gautier, Marigny n’oserapas. Tout Paris se lèverait pour nous défendre. Buridan, nousn’irons pas à l’échafaud, et nos têtes resteront sur nosépaules.

– À moins que nous ne soyons pendus, ouroués, ou écorchés vifs, ou brûlés en Grève, ou soumis à laquestion jusqu’à ce que mort s’ensuive, et toutes ces manières detrépasser ne sont rien encore à côté des mille autres moyens dontdispose Marigny.

– Où voulez-vous en venir, Buridan ?dit Philippe.

– À ceci, que Marigny nous a sûrementcondamnés comme nous l’avons condamné, et que, maintenant, ils’agit de nous défendre… Nous avons attaqué, la riposte seraterrible ; nous avons attaqué à visage découvert, en pleinjour ; c’est la nuit, traîtreusement, que viendra cetteriposte… nous sommes engagés dans une guerre où il ne sera pointfait de quartier.

– Ah ! Buridan, qu’importe ce quepeut tenter Marigny ! Nous lui avons dit ce que nous avionssur le cœur. Loyalement, nous l’avons prévenu de notre intention denous faire justice. Nous lui avons offert le combat… Pour moi,depuis ce matin, je me sens plus léger. Et vous surtout, vousdevriez être heureux… vous dont j’envie la chance… vous qui l’avezsauvée… qui lui avez parlé… qui l’avez vue de près…

– Qui ça ? fit Buridan.

– La reine ! répondit sourdementPhilippe d’Aulnay, tandis qu’une pâleur s’étendait sur sonvisage.

– Au fait ! dit Gautier enremplissant son gobelet, la reine nous doit protection, puisquenous l’avons sauvée ! Je dis nous, car Buridan, c’est nous, etnous, c’est Buridan ; il est impossible que Madame Margueriteignore ce détail. »

Buridan saisit une main de Philipped’Aulnay.

« Ainsi, dit-il, cette malheureusepassion vous tient toujours au cœur ?…

– Toujours ! Buridan ! ditesqu’elle s’est développée au point de faire de moi le plus misérabledes hommes ! répondit Philippe en étouffant un sanglot.

– Bois ! fit Gautier d’un tonconciliant. Moi, quand je m’aperçois que je suis amoureux, je boisjusqu’à ce que je roule sous la table, et à mon réveil, plus rien,guéri. Tu vois comme c’est simple. »

Philippe repoussa le gobelet que lui tendaitson frère, puis le saisit avec une sorte de rage, le vida d’untrait pour le remplir et le vider encore, comme s’il eût espéré, eneffet, noyer son désespoir.

« Tête et ventre ! cria Gautierémerveillé.

– Buridan, continua Philippe en serrantconvulsivement la main du jeune homme, vous avez dit passionmalheureuse, et c’est vrai, car j’en mourrai. Lorsque j’y pense,lorsque je songe que je suis assez insensé pour aimer la reine deFrance, il y a des moments où j’ai envie de me briser la têtecontre un mur, ou de me fouiller le cœur avec une dague pouressayer d’en arracher cette prodigieuse souffrance qu’est monamour ! Savez-vous, Buridan, savez-vous que pour un sourired’elle je me ferais tuer ! Savez-vous, oh ! savez-vousque si elle me commandait de pardonner au meurtrier de mon père etde ma mère, j’oublierais père et mère, et je me mettrais à aimerMarigny ! Savez-vous que ce matin, pour avoir quelque chosed’elle, j’ai franchi le cordon des gardes qu’on avait mis autour deson char brisé, après son départ, et que j’ai volé cette écharpeoubliée sur les coussins, cette écharpe que j’ai là sur la poitrineet qui me brûle le cœur ! Savez-vous que son image adorée mesuit partout et toujours, que je veille ou que je rêve, et que jeme sens peu à peu mourir parce que je sais que cette image, c’esttout ce que j’aurai jamais d’elle !… »

Philippe d’Aulnay se couvrit les yeux de samain et laissa éclater ses sanglots.

« Par la tête ! Par le ventre !rugit Gautier, je vais pleurer comme un veau, moi ! Eh !que diable ! veux-tu que j’aille te la chercher, taMarguerite ? Je cours au Louvre, je la saisis et je tel’amène !… Et, d’ailleurs, je ne vois pas ce qu’il y a de siterrible à être amoureux !… Moi aussi, je suisamoureux !

– Depuis combien de minutes ? fitBuridan.

– Il y a, ma foi, quelques heures :depuis ce matin.

– Et de qui êtes-vous amoureux, mon digneGautier ?

– Des princesses Blanche et Jeanne, ditGautier sans sourciller.

– Des deux à la fois ?…

– Mais oui. Pourquoi pas, puisque lesdonzelles sont également jolies ? Et puis, mon frère aimantune reine, je ne puis moins faire que d’aimer deux princesses pourétablir la balance. »

Buridan approuva d’un signe de tête cettearithmétique amoureuse.

À ce moment, des rugissements montèrent de lacour de l’enclos voisin, et on entendit une voix d’homme quihurlait :

« La paix, Brutus ! La paix,Néron ! Ou gare à la fourche !

– Qu’est-ce que c’est que ça ? fitBuridan.

– Ça, dit Gautier, ce sont les lions dela reine qui plaisantent, et leur gardien, le digne Stragildo, quigourmande. Dieu me damne si je n’aime mieux la voix des fauves quecelle de l’homme !…

– Buridan, dit Philippe, vous avezentendu rugir le lion. Eh bien, figurez-vous que c’est la voix demon amour dans mon cœur. Ces bêtes sauvages, Buridan, je les envie,je les trouve plus heureuses que moi ! Car elle vient lesvoir, elle les caresse de son regard, elle leur parle doucement… Etmoi, alors caché derrière cette fenêtre, je pleure de n’être qu’unhomme…

– Un homme ! fit Buridan. Oui,tâchez d’être un homme, Philippe ! Je sais ce que c’est qued’aimer. Et moi aussi, si celle que j’aime ne pouvait être à moi,il me semble que je serais bien malheureux. Mais il me semble aussique je n’oublierais pas pour cela le danger que courent mesamis.

– Vous avez raison ! s’écriafiévreusement Philippe. J’oublie que depuis ce matin nous sommesliés par une destinée commune, et que je me dois à vous…Pardonnez-moi, ami… Nous avons entrepris une lutte terrible, etavant même de songer à la mort, il faut vaincre !

– Vous voilà comme je vous aime,vaillant, prêt à faire face au péril, capable de vous mesurer avecun Marigny !… Voici donc ce que je prépare : il est sûrque Marigny ne viendra pas au Pré-aux-Clercs, mais il est non moinssûr qu’il y enverra un nombre respectable de sbires et d’archerspour nous arrêter. Car il sait bien que nous irons, nous ! Ehbien, tenez-vous prêts, car je n’ai pas envie d’aller moisir auChâtelet ou au Temple et je prépare une défense dont il sera parlé,je vous jure !

– Par la sambleu ! rugit Gautierenthousiasmé.

– Ce soir même, j’ai rendez-vous avecquelques beaux garçons. Nous irons sur le Pré-aux-Clercs, escortéspar des gens capables de faire trembler le roi dans sonLouvre !

– Ah ! ah ! s’écria Gautier enassenant un coup de poing à la table. Il paraît que nous allons endécoudre ! Il paraît que nous allons un peu frotter messieursdu guet ! Tête et ventre ! Je ne suis pas content si jen’en occis une vingtaine à moi tout seul, et si je n’emporte leursvingt paires d’oreilles pour les faire manger à leurs camaradessurvivants !…

– Adieu donc ! fit Buridan qui seleva. Si nous avons étonné Paris par notre provocation, nousl’étonnerons davantage lorsque nous nous rendrons sur lePré-aux-Clercs. Mais, d’ici là, pas d’imprudence, pas même pourvoir la reine, Philippe, pas même pour admirer les princesses,Gautier ! Si vous sortez, soyez armés jusqu’aux dents. Si vousallez au cabaret, que l’hôte boive d’abord devant vous du vin qu’ilverse. Si quelqu’un veut vous aborder dans la rue, dégainez d’abordet causez ensuite. Car le poison et le poignard sont les armesfavorites d’Enguerrand de Marigny, et songez que si cet hommepouvait tuer à distance par la pensée, nous serions foudroyés àl’instant. »

Et Buridan s’étant élancé au-dehors, Gautier,tout frissonnant, se hâta vers la porte pour tendre la chaîne etpousser les verrous.

Mais à cette porte même, à ce moment, onfrappa !

Gautier d’Aulnay était aussi brave que sonfrère et que Buridan. Mais il sentit un rapide frisson courir surson échine. Après les paroles de Buridan, cette visite imprévuedans cet hôtel abandonné où nul ne savait leur présence le frappaitd’une sorte de terreur superstitieuse.

« Qui va là ? gronda-t-il.

– Quelqu’un qui désire parler à messiresPhilippe et Gautier d’Aulnay pour affaire d’importance.

– Allez au diable ! grondaGautier.

– Ouvre ! » dit froidementPhilippe.

Gautier tira sa dague, puis ouvrit. Un hommeétait là, masqué, encapuchonné, qui s’inclina profondément avec unrespect ironique.

« Comment savez-vous que nous sommes icice soir ? demanda Philippe en essayant vainement de dévisagerl’homme.

– Qu’importe ! Puisque je voustrouve, c’est l’essentiel !

– Entrez…

– Inutile. Je n’ai que quelques mots àvous dire…

– Parle donc, fusses-tu Satan cherchant ànous attirer en enfer ! » gronda Gautier.

L’homme tressaillit.

« Parlez mon ami », ditPhilippe.

L’inconnu, alors, se pencha vers eux etmurmura :

« Un terrible danger vous menace, unredoutable ennemi vous guette. Voulez-vous échapper audanger ? Voulez-vous terrasser l’ennemi ?

– Je devine de quoi et de qui vousparlez. Mais vous, au nom de qui venez-vous ?

– Au nom d’une puissante personne qui, cematin, vous a vus à Montfaucon et qui hait mortellement celui quevous haïssez. Si vous voulez venger votre père et votre mèreassassinés, rendez-vous ce soir à dix heures sur les berges de laSeine et suivez celui qui vous dira : « Marigny » età qui vous répondrez : « Montfaucon ! »

– Et sur quelle rive de la Seinedevrons-nous nous trouver ?

– Au pied de la Tour deNesle ! »

Sur ces mots, l’inconnu fit une deuxièmesalutation plus profonde que la première et disparut au fond del’escalier branlant de l’antique hôtel d’Aulnay, laissant les deuxfrères stupéfaits.

*

**

Buridan, après avoir quitté ses amis, s’étaitengagé dans la rue Froidmantel, se dirigeant vers la Halle.

Mais il n’avait pas fait dix pas, qu’une femmesortant d’une encoignure s’approcha de lui, le toucha au bras etmurmura :

« Bonsoir, Jean Buridan ! »

Buridan jeta un rapide regard autour de lui enportant la main à sa dague, mais voyant que la rue étaitparfaitement paisible et déserte, il ramena ses yeux sur celle quilui parlait.

Elle était impénétrable, la tête couverte desa capuche rabattue, et masquée par surcroît.

« Holà ! fit Buridan, es-tu doncsorcière, toi qui sais mon nom ?

– Peut-être ! fit sourdement lafemme.

– Bah ! Et que me veux-tu ? Situ viens m’inviter à quelque sabbat, ce que j’accepteraisd’ailleurs, je te prierai de remettre ton invitation à plus tard,car je suis fort pressé…

– Buridan, dit la femme, veux-tutriompher de Marigny ? Veux-tu tenir à ta merci cet ennemi quine te pardonnera pas, qui te guette, et qui t’aurait déjà faitsaisir si une puissante volonté ne t’avait sauvé… pouraujourd’hui ?

– Triompher de Marigny ! Certes, jele veux !

– Buridan, tu es pauvre et sans avenirassuré. Veux-tu d’un coup gagner la fortune et leshonneurs ?

– Voilà qui me conviendrait assez. Tuparles d’or, bonne femme.

– Eh bien, cette puissante personne dontje te parlais t’attend ce soir, à dix heures et demie :trouve-toi à ce moment au rendez-vous, où tu verras quelqu’un quite dira : « Marigny. » Toi, tu répondras :« Montfaucon. »

– Et où est ce rendez-vous ?

– Au pied de la Tour de Nesle… »

L’inconnue, alors, fit une révérence et,rapide, silencieuse, s’éloigna, pareille à un spectre.

Suivons-la un instant.

Elle pénétra dans le Louvre où les sentinellesla virent passer avec une sorte de respect mêlé de terreur,traversa plusieurs cours, parvint à un escalier dérobé qu’ellemonta, et pénétra enfin dans une galerie au fond de laquelle setrouvait un oratoire où, pâle et palpitante, attendait unefemme.

« Est-ce fait, Mabel ?… murmura enfrissonnant l’habitante de l’oratoire…

– Oui, Majesté !… » réponditcelle qui s’appelait Mabel.

La reine Marguerite de Bourgogne, alors, fitun bref signe d’adieu, et majestueuse, calmant d’une main lespalpitations de son sein, sortit de l’oratoire.

Mabel la suivit du regard jusqu’à ce qu’elleeût disparu.

Alors elle laissa tomber sa capuche, retirason masque, et son visage apparut, glacial, animé seulement par lesyeux flamboyants.

Et elle gronda :

« Va, reine insensée ! Fie-toi àmoi ! Laisse-toi enlacer dans le filet que je tends autour detoi !… Quand il en sera temps, je n’aurai qu’un mot à dire, unsigne à faire pour que ta belle tête tombe sous la hache dubourreau !… Mais il faut que tu souffres d’abord ce que tum’as fait souffrir ! Puisses-tu bientôt être mère comme jel’ai été… et alors… »

Un sanglot l’interrompit.

Longtemps, elle demeura à la même place,immobile et pensive. Puis, lentement, elle porta ses deux mains àson front flétri.

Et qui se fût alors trouvé près d’elle l’eûtentendue qui sanglotait ceci tout bas :

« Ce Buridan s’appelle Jean… Mon petit,lui aussi, s’appelait Jean… »

Chapitre 6ENGUERRAND DE MARIGNY

Le père de Myrtille, que nous avons vu quitterprécipitamment la Courtille-aux-Roses, était entré dans la grandesalle où il venait d’arriver.

Il était entré d’un pas rude, en homme habituéà voir toutes les têtes se courber sur son passage.

Devant le Louvre, il s’était simplement défaitdu manteau qu’il avait endossé pour aller à la Courtille-aux-Roses,et Tristan, le serviteur qui était venu le chercher, lui avaitremis sa lourde épée à forte garde de fer en croix qu’il avaitceinte.

Enguerrand de Marigny se dirigea droit vers ungroupe qui occupait le fond de la pièce où il venait depénétrer.

C’était Louis X, debout, pâle et agité.C’était le comte Charles de Valois, souriant d’un sourire detriomphe. C’était le connétable Gaucher de Châtillon, c’étaitGeoffroy de Malestroit, c’était le capitaine des gardes, Hugues deTrencavel. C’étaient divers autres seigneurs, tous penchés autourd’une table sur laquelle ils considéraient un coffret en hochant latête avec une sorte de terreur.

« Sire, dit Enguerrand de Marigny, mevoici aux ordres de Votre Majesté.

– Par Notre-Dame ! Il y a plus d’uneheure, monsieur, que je vous attends !

– Votre Majesté daignera m’excuser. Je metrouvais loin de mon hôtel. Prévenu par un serviteur que le roi memandait pour affaire grave, j’ai tout quitté pouraccourir. »

Marigny attendait, la main appuyée sur lagarde de son épée de guerre, et jetait un profond regard sur lesseigneurs présents. Tous détournèrent la tête, sauf Geoffroy deMalestroit qui le regarda fixement et lui fit un signeimperceptible. À ce signe, Marigny pâlit, mais, les sourcilsfroncés, il prit une attitude de menace et de défi.

Le roi Louis, que les bourgeois de Parisavaient, le matin, surnommé Hutin, le roi allait et venait,mâchonnant de sourdes imprécations. Sur son passage, il trouva unetable chargée de verreries précieuses : d’un violent coup depied, il envoya rouler table et verreries. Parvenu à la fenêtre, ildonna dans les vitraux un formidable coup de poing, les vitrauxsautèrent en éclats, la main du roi saigna, et Louis X se mit àsacrer, à rugir des jurons qui eussent ébahi les mariniers de laSeine.

« Par les tripes du diable !hurla-t-il, par les entrailles maudites de la mère qui me mit aujour ! Y a-t-il au monde un roi plus misérable que moi !On me veut meurtrir lâchement. On veut que je crève comme quelquecharogne au coin de la Grève. »

Il y eut une nouvelle bordée de jurons, suiviede coups de pied assenés aux fauteuils et aux meubles, de coups depoing qui pleuvaient un peu partout.

En quelques minutes, le cabinet royal setrouva dévasté comme s’il eût été envahi par une bande de truandspillards : les sièges renversés, les porcelaines en pièces,les rideaux déchirés…

Calme et grave, Marigny attendait la fin de cedéchaînement de fureur.

Enfin Louis X marcha sur le premier ministre,se croisa les bras et gronda :

« Savez-vous ce qui se passe,monsieur ?

– Sire, dit Marigny, Paris est dans lajoie, le royaume est tranquille, voilà ce qui se passe. Pour lereste, j’ignore s’il y a un reste !

– Vous ignorez ! Vous qui devriezsavoir ! Vous ignorez qu’on me veut trucider ! Voilà uneheure que je vous le crie ! Venez !Regardez ! » ajouta Louis X en entraînant Marigny jusqu’àla table sur laquelle se penchaient les témoins de cette scène.

Marigny vit le coffret, et, dans le coffret,comme en un cercueil, une figurine de cire couverte d’un manteauroyal, une épingle plantée à l’endroit du cœur.

Le premier ministre prit le simulacre etl’examina attentivement.

« Savez-vous ce que c’est que cela ?cria Louis X.

– Oui, Sire, c’est un misérable sortilègecomme en font les sorciers et les sorcières, race maudite dont nousdevrons purger Paris et le royaume. Ce sortilège semble avoir étéfait contre Votre Majesté. »

Le comte de Valois s’approcha du roi etmurmura à son oreille.

« Vous entendez, Sire ?

– Sans doute, fit Marigny qui avaitsurpris ces paroles. La chose est incontestable. Il faudrait êtrel’ennemi du roi pour ne pas reconnaître en cette figure un maléficedestiné à faire mourir Sa Majesté… »

Le premier ministre jeta à Valois un mortelregard de défi et ajouta :

« Est-ce que monseigneur le comte, onclede Sa Majesté, aurait des doutes à cet égard ? »

Valois, à son tour, fixa Marigny et renditdéfi pour défi :

« Non seulement je n’ai pas de doutes,mais encore, c’est moi qui, en votre lieu et place, ai prévenu moncher sire et neveu du détestable complot tramé contre lui par dessorciers ou des sorcières. »

Marigny grinça des dents. Et déjà il apprêtaitquelque foudroyante riposte, lorsque Louis X, posant sa main surl’épaule du ministre, lui jeta un long regard chargé desoupçons.

Marigny comprit ce soupçon. Et il eut froidjusque dans la moelle des os. Car ce soupçon, s’il ne l’écrasaitpas… ce n’était pas seulement la ruine, la déchéance, c’était lamort, le supplice, l’affreuse torture infligée auxrégicides !…

« Marigny ! dit Louis X avec unegravité qui fit frémir les témoins de cette scène bien plus quen’avait fait sa colère furieuse, Marigny, consentiriez-vous à jurerque vous ne connaissiez pas l’existence de cesacrilège ? »

Marigny s’inclina très bas. Puis, seredressant de toute sa hauteur, d’une voix tonnante, ilprononça :

« Gentilshommes, seigneurs, ducs etcomtes, il est un homme qui cent fois a risqué sa vie et mille foissa fortune pour le service du glorieux Philippe, père de notreillustre sire ! Cet homme, dans les batailles contre l’ennemide France, a donné son sang et il n’a pas compté ! Cet homme,aux jours où le roi affolé voyait ses coffres vides, a vendujusqu’à ses derniers bijoux pour donner de l’or au roi, et il n’apas compté ! Cet homme a passé des nuits de fièvre àtravailler pour que son roi pût dormir tranquille ! Cet hommea délivré son roi des Templiers ! Cet homme a réduit Parisrévolté à demander pardon à son roi !… Si Sa Majesté Philippesortait du tombeau où nous l’avons couché il y a un mois, le roiPhilippe le Bel, sachant ce qui se passe et que ce soit en sonLouvre, entrerait ici, vous regarderait tous en face et vouscrierait ce que je vous crie : « Qui donc ose soupçonnerle serviteur de la monarchie ! Qui ose donc demander à Marignyde jurer qu’il est fidèle à son roi !… Que celui-làparle ! Que celui-là jette le masque ! Et par le tonnerredu Ciel, celui-là, ici même, est un homme mort !…

En parlant ainsi, Enguerrand de Marigny avaità demi sorti sa dague, et, majestueux, superbe d’audace et deforce, foudroyait Valois de son regard.

Le comte recula, blême de rage ; unfrisson électrique passa parmi les seigneurs présents.

« Par la mort de Dieu ! criaGeoffroy de Malestroit, si on soupçonne ainsi à la cour de France,nous n’avons qu’à briser nos épées et prendre le froc !

– C’est vrai, c’est vrai !grondèrent les autres. Sire, Enguerrand de Marigny est la colonnedu royaume ! »

Mais déjà la violente apostrophe du ministreavait produit son effet sur Louis X et fait évanouir tout soupçonde son esprit.

« Marigny, dit-il, tu dis vrai, tu esinsoupçonnable, et voici ma main ! »

Enguerrand de Marigny plia le genou, saisit lamain royale et la baisa.

Le comte de Valois eut un sourire qui semblaitdire :

« Ce n’est pas fini !… »

« Sire, dit Marigny en se relevant, jevais, dès cette nuit, faire fouiller toutes les maisons suspectesd’abriter sorciers ou sorcières, et demain les coupables serontlivrés à la justice.

– C’est inutile ! » ditValois.

Ce n’était qu’un mot prononcé d’une voixpaisible. Et, pourtant, ce mot fit trembler Marigny. Une sorte deterreur se fit jour jusqu’à son âme.

« Inutile ? Pourquoi ?demanda-t-il.

– C’est que, dit Valois, du moment quej’ai pu mettre la main sur le sortilège, le premier ministre du roidoit penser que je connais aussi la sorcière !… Sire, uneidée ! Puisque nous tenons une sorcière !… ce sera unebelle occasion pour inaugurer le magnifique gibet construit parvotre ministre… le gibet de Montfaucon.

– La sorcière ? fit Marigny. C’estdonc une femme ?

– Une jeune fille ! » ditValois, avec un long regard féroce, le regard que peut avoir lechat-tigre quand il s’amuse de sa proie.

Quelque chose comme un de ces pressentimentsfunèbres qui vous assaillent tout à coup à de certains horriblesmoments contracta atrocement le cœur de Marigny.

« Une jeune fille ! »bégaya-t-il machinalement.

Et Valois, les yeux sanglants, une écume detriomphe aux coins des lèvres, prononça :

« Une jeune fille qui demeure près duTemple, séjour des damnés sorciers que vous avez fait brûler,Enguerrand de Marigny ! Une jeune fille qui demeure dans unenclos appelé la Courtille-aux-Roses !… Une jeune fille quis’appelle Myrtille ! »

Enguerrand de Marigny chancela.

Il porta les mains à ses tempes, un sourdgémissement agita ses lèvres livides, et il leva sur son rival desyeux hagards, des yeux affreusement tristes qui demandaientgrâce !… Marigny s’avouait vaincu !… Marigny, d’un gestevague de ses mains, eut comme une supplication insensée versValois…

Valois, les bras croisés, buvait goutte àgoutte la fielleuse et suave liqueur de ce triomphe… Cela n’avaitduré qu’un éclair… Et déjà Marigny se remettait. Avec safoudroyante rapidité de conception, il venait d’échafauder sonplan.

Chargé sans aucun doute d’arrêter la sorcière,– il irait prendre sa fille, il fuirait avec elle ! Quant àessayer de la disculper, c’était, dans cet âge sombre deformidables superstitions, une entreprise aussi insensée qued’essayer de faire luire le soleil à minuit, en pleinesténèbres.

Par un effort d’énergie farouche, le pèrecommanda à son cœur de s’apaiser, à ses nerfs de se calmer, à sesmuscles de ne pas tressaillir, à son visage de n’exprimer pas mêmeune surprise.

« Eh bien, dit Louis X, qu’en penses-tu,Marigny ?

– Sire, dit le père de Myrtille d’unevoix calme et ferme, je pense qu’à un crime aussi monstrueux, ilfaut un châtiment d’une promptitude terrible. Quand Satan redressela tête, il faut que la foudre de Dieu intervienne ! Dans uneheure, la sorcière sera arrêtée.

– Et qui l’arrêtera ? dit Louis. Caril faut un rude courage pour entrer chez une sorcière.

– Moi, Sire !… » dit Enguerrandde Marigny. Le roi jeta un regard à Charles de Valois, comme pourlui dire :

« Vous voyez bien que vos soupçonsétaient injustes ! »

« Sire ! dit Valois, c’est moi quiai découvert le sortilège et le complot. Je revendique l’honneurd’arrêter moi-même la sorcière. C’est mon droit. Que si on mefaisait cette injustice de me refuser ce droit, la torture même nepourrait me faire dire où se trouve le deuxième maléfice préparépar la sorcière.

– C’est juste ! cria le roi,épouvanté par cette menace du deuxième maléfice dont dépendait savie. C’est trop juste ! Allez, comte deValois ! »

Marigny demeura foudroyé, se tordant lesmains, tantôt se demandant s’il ne ferait pas bien de sauter à lagorge de Valois et de l’étrangler, tantôt se disant qu’il pouvaits’élancer, arriver avant le comte à la Courtille-aux-Roses…

À ce moment, Charles de Valois ajoutait :« Dans deux heures, Sire, je serai de retour et vous rendraicompte de ma mission. D’ici là, je demande que les portes du Louvresoient fermées, que nul ne puisse ni entrer ni sortir, pas mêmevous, Sire ! Car cela pourrait rompre le charme, et alors…

– Messieurs, dit Louis X, vous êtes mesprisonniers jusqu’au retour du comte. Capitaine, faites fermer lesportes et baisser les ponts-levis. »

Marigny ployait les épaules, comme si le coupeût été trop rude, et demeura frappé de stupeur.

Hugues de Trencavel s’élança pour exécuter cetordre. Valois était déjà dehors.

« Que faire ? songea Marigny, quisentait sa tête se perdre. Que dire, qu’inventer pour lasauver ? »

« Messieurs, continua le roi, vous êtes,ou plutôt nous sommes tous prisonniers dans le Louvre, mais parNotre-Dame, je prétends que notre prison ne soit pas un tristeséjour, et nous allons passer ces deux heures à célébrer le bon vinde Brie ! Qui m’aime me suive ! »

Louis X se dirigea vers la grande salle desfestins.

Marigny fit quelques pas rapides et se plantadevant le roi.

« Qu’est-ce ? » fit celui-ci,les sourcils froncés.

Enguerrand de Marigny était livide comme unspectre ; cet homme si fort, qui faisait trembler un royaume,tremblait, grelottait de fièvre, il y avait de la folie dans sesyeux hagards ; il comprenait qu’il était le jouet de lafatalité, que rien ne pourrait sauver son enfant et, dans ses yeuxde folie, la hideuse vision se dressait d’un bûcher sur lequel onjette les membres sanglants de la sorcière écartelée !

La sorcière !… Myrtille !… Cettedouce et naïve enfant ! Sa fille bien aimée !… le rayonde joie de sa vie tourmentée !…

Il cherchait des paroles pour dire, pourexpliquer, supplier et sur ses lèvres il n’y avait que des sonsrauques, inintelligibles… seulement de grosses larmes roulaientlentement sur ses joues et venaient se perdre sur ses lèvres quiles buvaient l’une après l’autre…

« Qu’est-ce donc ? » répéta leroi.

Marigny, lourdement, tomba à genoux.

Il faisait un effort inouï pour parler, pourcrier ce que hurlait sa pensée, et il ne parvenait pas à exprimerces simples paroles qui retentissaient dans sa tête :

« C’est ma fille, Sire !… Cettesorcière, cette Myrtille, c’est ma fille ! Ma fille,comprenez-vous !… Je n’ai que son sourire au monde ! Jen’ai que le regard de ses yeux si doux ! Sire !Sire ! C’est ma fille qu’on arrête ! C’est ma fille quevous allez livrer au bourreau !… »

Oui ! il criait cela en lui-même !Et ses lèvres blanches ne proféraient qu’un murmure indistinct.

« Parlerez-vous, messire deMarigny ? » gronda Louis X.

Un suprême effort parvint à mettre une lueurde calme dans l’épouvantable agonie de cet esprit. Marigny leva satête blafarde vers le roi. Il leva ses mains tremblantes… Il allaitparler !…

À ce moment, la porte s’ouvrit et l’huissier,d’une voix retentissante, annonça :

« Sa Majesté la reine !… »

D’un bond, Marigny fut debout. Son regardflamboyant se tourna vers Marguerite de Bourgogne, qui faisait sonentrée, et, au fond de lui-même, il rugit ceci :

« Malédiction ! Dire cela devant lareine ! Impossible ! Devant la reine !… Devant lamère de Myrtille !… »

*

**

« Sire, balbutia Marigny, hagard, jevoulais demander pardon à Votre Majesté de m’être follement emportédevant vous tout à l’heure…

– N’est-ce que cela, mon braveMarigny ? Eh ! oui, tu es pardonné ! d’autant que tuétais dans ton droit et que j’avais eu tort de soupçonner, non pasta fidélité, mais ta vigilance. Qu’il n’en soit plusquestion. »

Et le roi, passant outre, s’avança vivementau-devant de la reine qui s’approchait, suivie de ses demoisellesd’atour. Haletant, le front baigné d’une sueur glacée, Marignycontemplait Marguerite de Bourgogne. Une pensée soudaine venait dese lever en lui.

Et dans cette tragique seconde, une aubed’espérance illumina ce cœur torturé !

« Marguerite ! Ô Marguerite !murmura-t-il dans sa pensée éperdue. Je ne voulais pas te dire oùest ta fille… notre fille… le fruit de nos jeunes amours !…Que de fois tu t’es traînée à mes pieds pour la voir !… Etmoi, j’étais résolu à ne jamais te le dire, Marguerite !J’avais peur ! Eh bien ! tu vas savoir ! Je vais tedire où est ta fille ! Car si Dieu même serait impuissant àsauver Myrtille, accusée de sortilège, Marguerite, tu lasauveras ! Car toi tu es la mère ! »

Et, ardemment, il se prit à écouter ce queMarguerite de Bourgogne disait au roi :

« Sire, j’ai appris l’affreux complottramé par une sorcière contre les jours sacrés de Votre Majesté. Jeviens prévenir le roi que j’ai résolu de passer la nuit enprières…

– Ah ! madame, s’écria Louis enbaisant la main de la reine, jamais, il est vrai, je n’eus plusbesoin de prières. Soyez donc remerciée et bénie, car si une voixpeut de la terre s’élever jusqu’au Tout-Puissant, c’est la vôtre,madame.

– Je passerai donc la nuit entière dansmon oratoire. Désireuse de n’être dérangée en cette circonstancepar qui ou quoi que ce soit, je serais reconnaissante à VotreMajesté de faire respecter mon recueillement.

– Allez, madame, dit le roi, profondémentému, je vais donner des ordres pour que nul, sous peine de mort, nepuisse approcher de la galerie de l’oratoire. »

La reine fit une de ces lentes, gracieuses etmajestueuses révérences dont elle semblait seule avoir le secret.Puis, passant entre la double haie de seigneurs courbés, elle seretira de ce pas souple, fier et triomphant dont Vénus Astartédevait marcher sur les pentes de l’Olympe.

De sept ans plus âgée que Louis X, en pleinépanouissement de la splendide beauté de sa trente-deuxième année,Marguerite semblait encore plus jeune que ses jeunes demoisellesd’atour, et il était impossible de rêver une plus souveraineharmonie de grâce juvénile et de magnificence plastique unies danscette beauté.

Louis X la regarda disparaître avec un regardd’extase.

Puis, poussant un soupir :

« Allons boire, mesbraves ! »

*

**

Une demi-heure se passa, au bout de laquelleEnguerrand de Marigny parvint à sortir de la salle des festins sansque le roi remarquât son départ.

Sans doute, le premier ministre connaissaitles tours et détours de cet inextricable enchevêtrement debastions, de cours, de ruelles, de ponts-levis, de couloirs quiétait ce Louvre, dont le Louvre moderne ne peut donner aucune idée.Si magnifique et grandiose qu’il soit, le Louvre moderne n’estqu’un palais. Le vieux Louvre était une ville dans une ville. LeLouvre protégé de hautes et épaisses murailles, entouré d’unprofond fossé plein d’eau, hérissé de tourelles menaçantes,enfermant dans sa vaste enceinte tout ce qui était nécessaire àl’existence de ses deux mille hôtes, depuis le moulin jusqu’à laboulangerie, le Louvre était un monde dans lequel nous aurons àpromener le lecteur.

Ce monde, Marigny le connaissait.

Au lieu de se rendre à la galerie au fond delaquelle se trouvait l’oratoire de la reine, Marigny descendit,traversa plusieurs cours, parvint sur les derrières du bâtimentqu’il venait de quitter, monta un escalier, arriva devant une portesecrète, et, là, haletant, frappa trois coups.

Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvritet Marigny entra.

Il se trouvait dans les appartements privés dela reine !

Une femme d’un certain âge, – esquissons d’untrait cette figure que nous avons à peine entrevue et qui s’agiteradans notre récit : grande, forte, le visage comme immobilisé,les yeux sans expression, la physionomie glacée, cette femme devaitsouffrir de quelque mystérieuse et incurable douleur ;d’ordinaire, elle portait un masque de velours, ce qui n’avaitalors rien d’étonnant ; elle était vêtue de noir comme si elleeût porté un deuil éternel ; – ce fut cette femme, donc, quiouvrit à Marigny.

« Mabel, dit sourdement le premierministre, je veux voir la reine !

– Impossible, la reine est enprières !

– Il s’agit de ma vie ! Mabel, vaprévenir Marguerite qu’Enguerrand veut lui parler àl’instant ! Va donc, misérable femme ! »

Et comme la femme ne semblait pas disposée àobéir, Marigny bondit jusqu’à la porte, qu’il ouvrit violemment,traversa en courant plusieurs chambres, et pénétra enfin dans unepièce sévèrement décorée où il y avait un grand Christ au mur et unprie-Dieu au pied du Christ.

C’était l’oratoire de la reine.

Marigny jeta autour de lui un regard etétouffa un cri de terreur.

L’oratoire était vide !…

Alors, sans doute, il comprit ! Car ilbaissa la tête, ses bras retombèrent, et, chancelant comme un hommeivre, il revint à celle qu’il appelait Mabel.

« La reine n’est pas au Louvre ?bégaya-t-il.

– Non, dit froidement Mabel.

– Écoute. Regarde-moi. Tu sais qui jesuis, ce que je suis, quels effroyables secrets je puis porter,quelle prodigieuse récompense je puis t’offrir. Maintenant,réponds : veux-tu me dire où est la reine ?

– Non », dit simplement Mabel.

Marigny, un instant, leva ses poings commes’il allait écraser cette femme, puis, poussant un sourdgémissement, il s’enfuit, titubant, se heurtant aux murs, les mainsaux oreilles comme pour ne pas entendre le cri qu’enfantait sonimagination :

« Mon père, sauvez-moi du bourreau !Mon père, sauvez-moi du bûcher ! »

Un dernier espoir restait pourtant à cet hommeet surnageait dans cet esprit capable de lutter jusqu’au derniersouffle.

En quelques minutes, Marigny eut rejoint lasalle des festins où le roi et ses seigneurs buvaient et devisaientjoyeusement.

Marigny prit par le bras le capitaine desgardes, Hugues de Trencavel, et l’entraîna dans le cabinetroyal.

Il était si pâle que Trencavel sentit son cœurfrissonner sous sa cuirasse.

Marigny lui appuya les deux mains sur lesépaules, plongea ses yeux dans ses yeux et dit :

« Trencavel, ma fortune se monte àvingt-cinq millions de livres d’or. J’ai complété le derniermillion il y a huit jours. »

Somme fabuleuse pour l’époque, représentantenviron cinquante millions de monnaie moderne et, en réalité, si onfait la transposition des mœurs et des nécessités de la vie,représentant le degré de fortune d’un de nos milliardairesactuels.

Trencavel ouvrit des yeux émerveillés ettordit sa grosse moustache.

« Par Satan, roi de l’or, messire !vous êtes plus riche que dix rois.

– Trencavel, cette masse d’or énorme estrangée par sacs de cinquante mille livres chacun, biensoigneusement empilés au fond d’une cave, à trois minutes duLouvre… »

Le capitaine des gardes se mit à rire, torditplus que jamais sa moustache et grommela :

« Que ne puis-je, saints anges, pénétrerdans cette bienheureuse cave, ne fût-ce qu’une minute, et moi quine possède pas dix écus vaillants, emporter sur mes épaules, nefût-ce que l’un de ces merveilleux sacs !… »

Marigny se cramponna aux épaules du capitaine,y incrusta ses ongles, et gronda :

« Trencavel, fais-moi sortir du Louvre.Je te conduis à la cave. Je t’en donne les clefs. Tu viendras avecune charrette. Tu y chargeras autant d’or que tu pourras en uneheure de temps. Mais fais-moi sortir de ceLouvre !… »

Le capitaine des gardes, d’une secousse, sedébarrassa de l’étreinte de Marigny, recula de deux pas etdit :

« Je m’appelle Hugues de Trencavel,c’est-à-dire que je suis d’une famille où jamais la félonie n’estentrée ! J’ai fait serment d’obéissance au roi. En meproposant de désobéir à mon maître en une nuit où sa vie est enjeu, vous me proposez, messire, une félonie que dix caves remplieschacune d’autant de millions d’or qu’il y en a dans la vôtreseraient impuissantes à payer. Tout ce que je puis faire, de parl’admiration que m’inspire votre génie, c’est d’ensevelir à jamaisdans le secret de ma conscience la honteuse proposition parlaquelle vous m’avez voulu acheter comme un manant, comme une choseà l’encan. Adieu, messire !… »

Trencavel rentra dans la salle des festins ensifflant une marche guerrière.

Enguerrand de Marigny leva au ciel ses yeuxsanglants, cria :

« Malédiction !… »

Et tomba tout d’une masse sur le plancher,vaincu, assommé !

Chapitre 7LE COMTE DE VALOIS

Valois s’était jeté hors du Louvre à la têted’une vingtaine d’archers à cheval qui attendaient dans la grandecour, ayant d’avance reçu des ordres. Au grand trot, précédée detorches, par les ruelles noires déjà désertes, la cavalcade, avecun grand bruit d’armures entrechoquées, avait traversé Paris et mispied à terre devant la Courtille-aux-Roses.

« Attention ! dit Valois. Il s’agitd’une sorcière. Ainsi, que chacun prenne garde et se recommande ausaint qu’il préfère. »

Des imprécations éclatèrent parmi les soldats,des cris de haine, des insultes, des menaces.

« Qu’elle ose me regarder, je lui fendsle crâne d’un coup d’estramaçon !

– Si elle fait un signe, c’est qu’elleveut nous jeter un sort. Alors, moi, je l’assomme avec mamasse !

– Il vaut mieux lui crever lesyeux !

– Et lui trancher tout de suite lespoignets !…

– Tenons-nous bien, camarades !Voici Mgr le comte qui frappe à la porte maudite…

– Il faut vraiment qu’il soitbrave !

– Et ce n’est pas étonnant, puisqu’il estde sang royal… »

Valois, dans sa hâte, frappait lui-même dupoing. Les archers frémirent et firent le signe de croix.

« Gillonne, Gillonne ! quels sontces bruits ? »

Myrtille tremblante, Myrtille pâle comme unlis qui se meurt, depuis la scène qu’elle avait eue avec son père,Myrtille qui, depuis le départ de maître Lescot, était demeurée àla même place, n’ayant de force que pour pleurer, Myrtille avait,au bruit des chevaux, relevé la tête et écouté sans terreur.

Que la maison fût même attaquée par une bandede truands, tout lui était indifférent.

Elle songeait seulement qu’elle allait quitterla Courtille-aux-Roses sans pouvoir prévenir Buridan, et que sonpère haïssait celui qu’elle aimait de toute son âme…

« Gillonne, va voir ce que sont ces genset ce qu’ils veulent !… »

Gillonne déjà ouvrait la porte de l’enclos.Valois entra.

« Elle est là ? demanda-t-ilsourdement.

– Oui, monseigneur.

– Où trouverai-je le sortilège ?

– Dans la chambre du haut, vous verrez àla tête du lit un prie-Dieu. Au-dessus du prie-Dieu l’image de laVierge. Et sous la Vierge un bénitier. J’en ai retiré l’eau bénite.C’est là, dans ce bénitier, que Monseigneur trouvera la figurineensorcelée semblable à celle que je lui ai envoyée…

– Et tu seras prête à témoigner que cetteMyrtille est la propre fille d’Enguerrand de Marigny ?…

– Qui se fait appeler ici maître Lescot,oui, monseigneur !

– Et tu seras prête à témoigner que lepère de la sorcière a assisté à la fabrication dusortilège ?

– Oui, monseigneur !

– Et qu’il a consenti à être le parrainde la figurine ?

– Oui, monseigneur !

– C’est bien. Gagne mon hôtel. Unechambre t’y est préparée. Tu y resteras jusqu’à ce que j’aie besoinde toi, et, pour commencer, tu y trouveras la moitié de la sommeconvenue.

– Et quand aurai-je l’autre moitié,monseigneur ?

– Le jour où le cadavre de Marigny sebalancera au gibet de Montfaucon ! » répondit Valois.

La hideuse mégère eut un sourire, hideux commeelle. Puis, s’enveloppant de son manteau et de sa capuche, ellesortit de l’enclos sans tourner la tête et se dirigea versParis.

Valois appela le chef de l’escorte et luidit :

« Monte cet escalier jusqu’à la chambred’en haut. À la tête du lit, tu verras un bénitier. Prends ce quelu trouveras dans ce bénitier et apporte-le-moi. »

Le soudard s’élança et Valois pénétra dans lelogis, tandis que les archers, se rapprochant à mesure qu’ilavançait, pénétraient dans la Courtille-aux-Roses.

Il était sombre de joie. Car la joie, chezcertaines natures et sur certaines physionomies, prend des teintesfunèbres. Une effroyable haine gonflait le cœur de cet homme à lefaire éclater. Ce qu’il avait souffert d’humiliation, de rage,d’envie pendant les dernières années du règne de Philippe le Bel,alors que lui, frère du roi, était moins honoré qu’un intendant deMarigny, ce long supplice de l’ambitieux qui ronge son frein, del’envieux forcé de se courber devant le rival exécré, toute cettetorture enfin avait détruit en lui tout sentiment humain et ne luiavait laissé qu’une raison de vivre :

La vengeance.

Oh ! elle serait implacable, féroce, avecdes raffinements de hideur que, durant ses longues nuitsd’insomnie, l’un après l’autre, il avait imaginés.

Pour se venger, il descendrait jusqu’à lalâcheté ! Il se ferait chien, il se ferait chacal, n’ayant puêtre le lion qui d’un coup de sa patte puissante fracasse la têtede l’adversaire.

Et pourtant, cet homme avait de brillantesqualités que signale l’histoire. Et qui sait si ce n’est pas àcause de ces qualités, bien plus encore que pour complaire àMarigny, que Philippe le Bel, toujours tourmenté de soupçons, avaittenu son frère à l’écart ? Grand, fort, audacieux, brave,entreprenant, qui sait de quelles héroïques actions Charles deValois eût été capable si, trouvant l’emploi de ce qu’il avait enlui de fier et de généreux, il ne s’était pas lentement enlisé danscette fange fétide qui croupit au fond du cœur humain :

L’envie !…

Maintenant, c’était fini. Il se sentait déchu.Il comprenait qu’il avait descendu les derniers degrés del’infamie, et il se disait :

« Que je sois haï, que je sois méprisépour les moyens que j’emploie, soit ! Mais, que du moins mavengeance soit si effroyable que la haine soit plus forte encoreque l’opprobre !… »

Sa vengeance ! Il la tenait ! Aussicomplète qu’il l’eût jamais rêvée !… Le lendemain, Marignyserait mis en accusation ! Marigny, impuissant, verraitcondamner et mourir sous ses yeux cette enfant qu’il adorait. Etpuis, lui-même serait traîné au supplice !

Voilà ce que Charles de Valois se disait enpénétrant dans le logis de Myrtille.

Les portes avaient été laissées ouvertes parGillonne. Il arriva dans la grande salle paisible où Myrtille,assise dans un fauteuil, la figure dans les mains, ayant oubliédéjà ces bruits de chevaux et d’armures, songeait à sonmalheur…

« C’est vous qu’on appelleMyrtille ? dit rudement Valois en entrant.

– C’est moi, monsieur », répondit lajeune fille, qui se leva, tremblante.

Valois prononça :

« Jeune fille, tu es accusée de sortilègeet maléfice dirigés contre la personne sacrée du roi. Sorcière, aunom de Sa Majesté, je… je… »

Il voulait dire : « Jet’arrête !… » Et le mot s’étranglait dans sagorge !…

Le comte de Valois bégayait, pâlissait,rougissait et dévorait des yeux la sorcière qu’il venait arrêter,la fille d’Enguerrand de Marigny !…

Que se passait-il en lui ? Quelbouleversement s’opérait dans son esprit ? Il voulaitdire : « Je t’arrête !… » et en lui-même,éperdu de stupeur et d’admiration, il balbutiait :

« Quoi, c’est là la fille deMarigny ! Quoi ! c’est là cette jeune fille que je vaislivrer au bourreau ! Quoi ! c’est là cette enfant que jevais convaincre de sorcellerie !… Quoi ! tant de beauté,de grâce et de suave innocence réunies sur un même visagehumain !… »

Ce qui se passait dans l’esprit ou dans lecœur de Charles de Valois ?… Il se passait qu’une passionviolente, impétueuse, terrible par sa soudaineté même, une de cespassions qui, parfois, frappent un cœur d’homme à l’improviste,comme la foudre frappe un chêne, se déchaînait en lui ! Il sepassait que, sans se l’avouer, sans le savoir, alors qu’il croyait– seulement lutter contre une passagère faiblesse de pitié,Charles, comte de Valois, se mettait à aimer de toute son âme, detous ses sens, de tout son être, Myrtille, fille d’Enguerrand deMarigny !…

*

**

Sous l’épouvantable accusation, Myrtille avaitchancelé ! Elle savait trop bien ce qui l’attendait, mêmeinnocente, et qu’une pareille accusation, c’était la mort, la plusaffreuse des morts, dans les tortures et les flammes !

Éperdue d’horreur, elle joignit les mains,leva sur le sombre personnage la pureté radieuse de ses yeuxd’azur, et d’une voix faible, pareille à la plainte de la biche auxabois, simplement, elle murmura :

« Oh ! monsieur, que vous ai-jefait ?… »

C’était si imprévu, cette question, c’était sipoignant, c’était une si profonde divination de l’horrible vérité,que toute éloquente défense eût paru inutile et fausse après ce criqui disait tout.

Valois, frappé au cœur, demeurait muet, hagardet songeait ceci :

« C’est impossible ! C’estmonstrueux ! Il faut qu’elle fuie ! »

Nous disons qu’il pensait ces choses. Maisc’était vague, imprécis… tout ce qu’il comprenait, c’est qu’iléprouvait un vertige d’horreur à la pensée de livrer cette enfantau bourreau, c’est qu’il ne voulait plus sa mort, c’est qu’ilvoulait maintenant de toutes ses forces qu’elle pûtvivre !

Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, ilalla à la fenêtre, en grondant :

« Elle peut fuir par là… écoute, jeunefille, je…

– Monseigneur ! Monseigneur !hurla à ce moment une voix, je tiens la chose ! J’ai trouvé lesortilège !… Abomination ! C’est dans un bénitier, sousune image de la Vierge, que la sorcière lecachait !… »

Le chef des archers faisait irruption dans lasalle, agitant la figurine de cire !

En même temps ses soldats entraient entumulte, avec des imprécations terribles ; en un instant,Myrtille fut entourée, saisie, entraînée…

Stupide d’épouvante, non pas devantl’arrestation de Myrtille, mais devant ce qu’il entrevoyait au fondde son propre cœur, Valois suivit, sans un mot, marchant enrêve.

Quelques minutes plus tard, Myrtille, rudementpoussée par l’escorte forcenée, franchissait le pont-levis duTemple…

Quelque chose comme un pâle sourire, d’uneinfinie détresse, passa sur ses lèvres et elle murmura :

« Je savais bien que l’ombre du manoir duTemple glacerait ma vie !… »

Entre Valois et le gouverneur de la forteressedes Templiers, transformée en prison par Philippe le Bel, il y eutune brève explication.

Puis, le comte de Valois remonta à cheval et,au pas, s’arrêtant parfois, lentement, écrasé par de formidablespensées, il regagna le Louvre.

Myrtille fut saisie par deux geôliers qui, nonsans multiplier les signes de croix, s’emparèrent d’elle, lapoussèrent vers un escalier qui s’enfonçait dans les entrailles dela terre, puis, à demi morte, la jetèrent dans une sorte de trou dequelques pieds carrés, et, violemment, refermèrent la porte de ferde ce cachot…

Et Myrtille demeura plongée dans les ténèbressilencieuses, pareilles aux ténèbres de la tombe… Seulement dans celourd silence, à intervalles réguliers, résonnait un bruitmat : c’étaient les gouttes d’eau qui se formaient au plafondet tombaient dans la large flaque de boue qui était le sol ducachot. Seulement aussi, au fond de cette nuit, des pointsminuscules brillaient d’une lueur pâle : c’était le salpêtrequi couvrait les murs de la tombe…

Chapitre 8LA TOUR DE NESLE

Gautier d’Aulnay, malgré ses airs matamores,était plus prudent que son frère. Nous ne disons pas moins brave.Mais Philippe avait ce genre de courage qui refuse de parlementeravec le danger. Dans la situation d’esprit où il se trouvait, avecau cœur un incurable amour sans issue possible, il recherchaitavidement les occasions de s’exposer. C’est lui qui avait eu l’idéede la provocation à Marigny.

Gautier, bon vivant, adorant la vie qui luiétait douce, vu qu’il avait eu le soin de ne l’empêtrer d’aucunbagage sentimental, Gautier eût voulu vivre trois cents ans, àcondition d’être toujours robuste et de trouver toujours descabarets dignes de lui ; Gautier donc, l’homme de la franchelippée, savait compter avec le péril et trouvait intempestives lesoccasions d’offrir inutilement aux coups sa belle et largepoitrine.

Lors donc qu’ils eurent reçu la visite del’homme qui leur donnait rendez-vous à la Tour de Nesle, Gautiercommença par fermer et cadenasser la porte en disant :

« Nous n’irons pas. C’est un piège quenous tend le Marigny. Mais le piège est trop grossier. Il nouscroit donc bien bêtes ? C’est humiliant. Et je porte encorececi à son compte.

– Nous irons, dit Philippe.

– Diable !… Mais explique-moipourquoi nous devons aller nous faire mettre en marmelade par lessbires que Marigny n’aura pas manqué d’aposter à cette Tour deNesle ? Que tu aies envie de mourir, toi, cela se conçoit,puisque tu n’aimes que la reine et que la reine est sacrée !Mais moi, frère, j’aime les deux princesses, et ce serait bien lediable, tête et ventre ! si je ne faisais partager mon amourau moins à l’une des deux. Donc, je ne vois pas…

– Nous ne trouverons aucun sbire,interrompit Philippe. Si Marigny avait su notre présence dans cethôtel, au lieu de nous envoyer quelqu’un pour nous attirer dans unguet-apens, il nous eût simplement envoyé douze archers et nousserions déjà au fond de quelque basse fosse.

– Tiens ! C’est vrai, cela !…Allons donc à la Tour de Nesle. D’autant… d’autant… attendsdonc… »

Gautier se rapprocha de son frère. Il avaitpris une mine des plus réjouies, clignait de l’œil, et la figureémerveillée, s’écriait :

« Oh ! oh ! mais oui… c’estbien cela !

– Quoi donc, mon brave Gautier ?

– Des histoires que je me suis laisséraconter après boire sur une certaine tour. Je me rappelle àprésent, c’est bien de la Tour de Nesle qu’il s’agit dans ceshistoires ! »

Gautier s’esclaffa.

« Et que t’a-t-on raconté, voyons ?dit Philippe.

– On raconte… on dit… c’est drôle,vois-tu !… on raconte que, parfois, les sombres fenêtresgrillées de la Tour de Nesle s’illuminent… Des gens disent qu’àcertains soirs, ils ont vu une femme d’une beauté magnifique…Oh ! mais d’une beauté, vois-tu ! dont serait jalouse lareine Marguerite elle-même !…

– Frère ! murmura Philippe, je t’ensupplie, ne mêle pas le nom pur de la reine à ces contes desgrossières amours de quelque ribaude.

– Des contes ? Par la Vierge et parVénus ! Dis des faits authentiques, réels. Il n’est pas unetaverne de la rue du Val-d’Amour à la rue Tirevache où on n’enparle comme de choses tout à fait sûres ! On dit donc quecette femme splendide guette les passants, et quand elle en voit unqui lui plaît, elle l’appelle de son sourire et de la main… On ditqu’alors on entend dans la tour des bruits d’orgies, qui durentfort tard avant dans la nuit… Écoute ! Faut-il te ledire ? Souvent je suis passé devant la tour, à l’heure brune,dans l’espoir d’être pour une nuit l’élu de la belle inconnue…

– Et l’as-tu vue ? demanda Philippeavec un sourire.

– Jamais. Sans cela, tu penses bienqu’elle n’eût pas manqué de me remarquer. Je n’ai vu que lespierres noires et effritées de la vieille tour, les barreauxeffrayants de ses fenêtres et l’eau sombre du fleuve clapotant àses pieds et s’en allant avec des gémissements, comme si, aprèsavoir touché ces pierres, la Seine emportait des âmes detrépassés…

– Tu vois bien. Et as-tu jamais rencontrél’un de ces hommes invités à ces nocturnes orgies ?

– Jamais. Je l’avoue. Et nul n’en ajamais vu un seul. Mais si ce soir nous allions voir la damemystérieuse ! Si elle allait me sourire !… Ou bien àtoi !

– En ce cas, je n’irais pas. Seulement,ce n’est pas vrai, mon bon Gautier. Qu’importe, au surplus !Celui qui nous appelle est un ennemi de Marigny, voilà tout. Etc’est assez ! Cet homme, fût-il un démon, je le bénirai s’ilnous donne le moyen de venger notre père et notre mère. »

La décision prise, les deux frères attendirentavec impatience le moment d’aller au mystérieux rendez-vous. Versneuf heures et demie, ils se mirent en route, passèrent la Seine,non par les ponts qui étaient barrés et tendus de chaînes dès lecouvre-feu, mais grâce à un batelier complaisant, et, à dix heures,s’approchèrent de la Tour de Nesle.

Elle élevait sa silhouette décharnée dans lanuit noire et se dressait, pareille au fantôme de quelquetitanesque sentinelle, en face du vieux Louvre, qui, de l’autrecôté de l’eau, découpait sur le ciel sombre la confusion de sesbâtiments, de ses tourelles et de ses murailles d’enceinte. Et cesdeux êtres de pierre, dont l’âme étrange palpitait dans lesténèbres, semblaient se regarder comme s’ils eussent eu des secretsterribles à échanger.

Tout à coup, Gautier posa sa main frémissantesur l’épaule de son frère.

« As-tu vu ? fit-il dans unsouffle.

– Quoi ?

– Les fenêtres de la tour sont éclairées…oh !… éclairées comme on dit dans les histoires qui seracontent chez Agnès Piedeleu ! »

Philippe haussa les épaules et dit :

« Puisque celui qui nous appelle nousattend dans la tour, il faut bien que l’on ait allumé lesflambeaux.

– C’est juste », fit Gautier avec unsoupir de regret.

À ce moment, une ombre se dressa près d’eux.Philippe reconnut ou crut reconnaître la silhouette de l’homme quis’était présenté rue Froidmantel. Il s’approcha etmurmura :

« Marigny.

– Montfaucon ! », réponditl’homme qui se mit en marche droit vers la tour en leur faisantsigne de le suivre.

La main sur la garde de leurs dagues, ilsobéirent et, bientôt, ils se trouvèrent devant une porte basse etcintrée qui était entrouverte.

« Passez, mes gentilshommes… on vousattend ! »

Philippe jeta un rapide regard autour de lui,mais tout était tranquille… et, d’ailleurs, il eût été trop tardpour reculer. Il entra le premier. Gautier suivit. Ils setrouvèrent dans une large pièce dallée où il n’y avait aucun meubleet au fond de laquelle commençait un escalier tournant.

À ce moment, comme Philippe se retournait, ilvit l’homme qui, sans bruit, sans un grincement, refermait lalourde porte d’entrée, poussait les verrous, tournait la clef dansla serrure et la cachait sous son manteau.

Il frissonna.

Le silence funèbre qui régnait dans la tour,le froid de glace qui des voûtes de cette salle lui tombait sur lesépaules, la manœuvre de l’homme, tout cela fit battre son cœur d’unsinistre pressentiment… mais déjà le guide commençait à monterl’escalier.

« Par la sambleu ! murmura Gautier,il faut avouer que si ce qu’on raconte est vrai, la dame auxrendez-vous a choisi un triste lieu de plaisir. J’ai la petite mortdans les moelles ! »

Au premier étage, cette impression se dissipasoudain. Là, c’était un appartement bien clos, bien tiède, avec debeaux meubles tels que les riches bourgeois en possédaient dansleurs logis, généralement parés avec une entente parfaite de ce quenous appelons le confort. Car, dans ce temps, on vivait à lamaison, les rues de Paris étant loin d’être ce qu’elles sont de nosjours : de véritables salons de promenades, de conversation etd’affaires.

Au second étage, ce fut encore bien mieux.Philippe et Gautier d’Aulnay furent introduits dans une petitepièce tendue de belles tapisseries, aux sièges ornés d’épaiscoussins, et où régnait un doux parfum que Gautier renifla engrondant, les yeux écarquillés et le visage pourpre :

« Ça sent encore meilleur que chezAgnès… »

Une indéfinissable inquiétude s’empara dePhilippe. Leur guide avait disparu. Mais au moment où cet hommefranchissait la porte du fond en leur faisant signe d’attendre,Philippe avait pu entrevoir son visage, dans un rapide mouvement deson capuchon. Il tressaillit et, saisissant son frère par lebras : « Dieu me damne, murmura-t-il, si notre guide neressemble pas à quelqu’un que nous avons vu souvent du haut denotre fenêtre de la rue Froidmantel !

– Bah ! À qui ça ?

– À Stragildo !…

– Au gardien des lionnes duroi !

– Oui ! Et des lions de lareine !…

– Bah ! Qu’est-ce que celaprouve ? On dit bien que je ressemble, trait pour trait, ànotre sire le roi Louis !… Et pourtant, je ne suis pas le roi,malheureusement, car si j’étais le roi, tête et ventre ! jecommencerais par… »

Gautier n’eut pas le temps d’énumérer lesinnombrables réjouissances que lui eût values ce titre de roi,qu’il regrettait de ne pas avoir. Les deux frères, tout à coup,furent envahis par ce sentiment de stupeur qui saisit l’hommedevant l’invraisemblable réalité.

La porte venait de s’ouvrir toute grande, etce qui apparaissait à leurs yeux, c’était une somptueuse et largepièce éclairée par six torchères supportant chacune six flambeauxde cire teintée de rose, dont les flammes très douces dégageaientune légère fumée odorante. Au fond, un bahut supportait un serviced’argent massif comme on n’en pouvait voir que chez le roi :aiguières, surtouts, plats, curieuses et précieuses salières,flacons richement travaillés… En face, sur un dressoir,s’alignaient des mets tout préparés, et une table éblouissanteattendait les convives, tout embaumée de fleurs rares qui devaientsortir de quelque serre.

À cette table, trois femmes étaient assises.Entre chacune d’elles, il y avait un siège vide. C’est donc qu’onattendait trois convives…

Devant ces trois inconnues, qui apparaissaientsoudainement comme des fées ou des spectres, Philippe et Gautierd’Aulnay demeuraient comme frappés de vertige. Une sensationexorbitante s’emparait d’eux, une sorte de langueur subtile, unetorpeur des sens due aux parfums dégagés par les flambeaux et,presque aussitôt, une surexcitation de l’esprit qui leur fitconcevoir qu’ils étaient transportés tout éveillés en quelque rêvemagique.

En effet, ces trois femmes étaient d’unesomptueuse beauté.

Nous parlons de la beauté plastique du corps,car, pour les visages, ils étaient masqués de noir et on ne pouvaiten voir que les bouches rouges comme des grenades s’ouvrant sousl’ardent baiser des soleils d’Espagne, et les yeux scintillantscomme des astres au fond des ciels noirs des nuits hivernales.

Elles avaient toutes trois la gorge, les seinset les bras découverts.

Elles portaient des robes d’une excessivelégèreté, des robes d’une sorte de gaze vaporeuse qu’une ribaude ducabaret du Val-d’Amour eût hésité à revêtir, des robes subtilementarrangées pour dévêtir, plutôt que pour habiller ces troisadmirables statues qui semblaient des copies de déesses duParthénon, mais des copies palpitantes de vie.

L’une d’elles se souleva à demi et d’une voixsuave prononça :

« Daignez entrer, messires, et prendreplace près de nous ; en attendant l’arrivée de votre amiBuridan sans qui nous ne commencerons pas ce souper, nousécouterons la musique des violes et nous échangerons des parolesd’amour. Car il faut bien vous le dire, c’est un faux prétexte quenous avons pris pour vous faire venir ici… la vérité, c’est quenous sommes… mettons trois sœurs… oui, trois sœurs amoureuses devous… Voici ma sœur Pasithée qui est éprise de vous, seigneurPhilippe, à en mourir ; voici ma sœur Thalie qui brûle pourvous, seigneur Gautier, et moi, Églé, c’est pour le seigneurBuridan que mon cœur s’est enflammé… »

Ayant ainsi fait la présentation sous les nomsdes trois déesses filles de Jupiter et de Vénus, la dame fit auxdeux frères un geste gracieux qui les invitait à prendre place àtable.

Ces paroles étranges, la frénétique impudencede l’aveu d’amour qu’elles contenaient, la splendide impudicité desattitudes et des costumes, l’imprévu de cette scène qui semblaitdue à la délirante imagination de quelque trouvère passionné, lemystère fastueux de ce décor… c’était dans l’esprit des deux frèresun prodigieux étonnement, mais s’il semblait à Philippe que cetteperversité des trois inconnues dépassait les bornes humaines, s’ilsongeait, bien qu’il ne partageât pas toutes les superstitions deson époque, qu’il avait peut-être affaire à une infernaleapparition, Gautier émerveillé, Gautier rugissant, Gautier un peupâle, s’avançait, subjugué, fasciné, et s’asseyait près de cellequ’on avait nommée Thalie.

« Elle est blonde ! songea-t-ilsimplement. Ma foi, ce soir, j’adore les blondes… »

Et comme il cherchait vainement une parole àdire à cette inconnue, brusquement il appuya ses lèvres sur lesépaules blanches, violent baiser qui fit tressaillir laribaude.

Car, quel autre nom pourrions-nous donner àces femmes ?

Gautier, à ce moment, éclatait d’un rireterrible où il y avait un peu de folie, et bégayait :

« Ainsi, notre brave Buridan sera de lapartie ?

– Il devrait être ici déjà, dit d’unevoix rauque d’impatience celle qui s’était donné à elle-même le nomd’Églé. Mais vous, seigneur Philippe, qu’attendez-vous pour vousasseoir près de ma sœur Pasithée ? N’avez-vous pas entenduqu’elle vous aime ?… Ne voyez-vous pas qu’elle vous tend lesbras ?… »

Il y avait une sourde irritation dans l’accentde la dame qui proférait ces paroles exorbitantes.

Pâle comme la mort, Philippe d’Aulnaydemeurait debout à la même place, sans un geste.

Et comme la musique des violes commençait à sefaire entendre – une musique aussi douce, aussi mystérieuse que leparfum des flambeaux, que l’harmonie des fleurs rares expirant surla table, une musique créatrice de sensations perverses et delangueurs éperdues –, comme cette musique donc, si savante dans sonétrange simplicité, commençait à s’épandre en accords lointainsvenus, semblait-il, du haut de la tour, ou du ciel, Gautier saisitun flacon d’argent qui contenait un vin au puissant fumet, il enversa les flots de rubis sombre dans la coupe en cristal de Thalieet remplit au ras bord sa propre coupe qu’il vida d’un trait endisant :

« Je bois au maître éternel qui conduitle monde à travers les délices des rêves glorieusement impurs, àl’Amour ! Je bois à vous, déesses ou mortelles, filles du cielou filles d’enfer, beautés souveraines, et à toi, magique Thalie,dont le seul sourire me verse des voluptés inouïes… Allons, frère,approche, puisqu’on t’y invite ! Laisse un instant tes soucisque tu reprendras à la porte de cette tour ; vivons une heurece rêve puisque nous y sommes transportés… Quant à moi, jem’abandonne au charme qui m’étreint, dussé-je y trouver lamort !…

– Bien dit ! s’écria celle qui senommait Pasithée. Mais, ajouta-t-elle avec une ironie qui avait onne sait quoi de funèbre, votre frère ne semble pas professer lamême courtoisie que vous… à moins qu’il ne me trouve moins belleque vous, seigneur Gautier, ne trouvez belle ma sœur Thalie…

– Madame, dit Philippe, en s’adressant àÉglé, c’est-à-dire à celle qui semblait diriger cette scène,madame, je voudrais vous parler à vous… à vous seule. »

D’un geste irrité, Églé frappa sur la tableavec un petit marteau d’argent.

Une servante parut, jeune, jolie, aussi peuvêtue que les maîtresses, capable de remplir ses fonctions à cettetable sans déparer l’harmonieux ensemble de l’orgie.

« Buridan ? » demanda Églé.

La servante secoua négativement la tête. Unerougeur de colère empourpra ce qui, dans le visage masqué d’Églé,demeurait visible.

« C’est bien, gronda-t-elle. Voici onzeheures et le seigneur Buridan ne vient pas. Sans doute, il ignoreles lois de la courtoisie… comme monsieur ! ajouta-t-elle endésignant Philippe.

– Madame, répéta Philippe, je désire vousparler… à vous seule. Peut-être daignerez-vous me pardonner, quandvous connaîtrez les causes de mon attitude, qui, à bon droit, je leconfesse, peut vous sembler étrange. »

Il y avait une si haute et si noble politessedans les paroles et l’accent du jeune homme que la dame en parutfrappée.

« Qu’on serve la collation, dit-elle ense levant, messire Gautier voudra bien, pour quelques minutes,tenir tête à mes deux sœurs Thalie et Pasithée…

– Fussent-elles dix, cria glorieusementGautier, que le verre en main, l’amour au cœur, je trouveraisencore les paroles dignes de chacune d’elles ! »

Alors, d’un bras il attira à lui Thalie qui setrouvait à sa gauche, Pasithée qui se trouvait à sa droite, et dansun double baiser murmura :

« Par le Ciel, j’ai tenu tête, un soir,au Val-d’Amour, à quatre princesses… et vous n’êtes ici quedeux !… »

À ce mot de princesses, que Gautier jetaitinnocemment, les deux femmes tressaillirent…

La musique des violes continuait sa complaintelointaine, où parfois semblaient passer par bouffées deslamentations et des sanglots ; les flambeaux de cirecontinuaient à jeter leurs lueurs parfumées, qui pâlissaientparfois comme les flammes de cierges funéraires… Sur cette salled’orgie, sur cette table splendide, sur ces femmes superbementimpudiques, sur cet homme qui s’enivrait de ses propres penséesd’amour, passaient des souffles glacés, pesaient des silencesfunèbres, et il semblait que sur le groupe étrange de Gautier,Thalie et Pasithée, enlacés, la mort déployât à ce moment degrandes ailes noires…

Chapitre 9MARGUERITE DE BOURGOGNE

Philippe d’Aulnay, dans la petite pièce quiprécédait la salle du festin, n’avait pas bougé de sa place. Il vitcelle qui se nommait Églé se lever de table, venir à lui et laporte se fermer.

Églé saisit un vaste manteau jeté en traversd’un fauteuil, s’en enveloppa tout entière et s’assit. Philippedemeura debout. Il y eut alors un si brusque changement dans lesattitudes de cette femme, ses attitudes apparurent empreintes d’unefierté si dédaigneuse, d’une si majestueuse dignité, que Philippe,oubliant presque le monstrueux spectacle qu’il venait d’avoir sousles yeux, et les paroles, si impudentes qu’elles en semblaientinconscientes, prononcées par l’inconnue, s’inclina très bas, avecun profond respect.

« Qu’avez-vous à me dire ? »demanda-t-elle d’un ton de hautaine froideur.

Et comme Philippe, le cœur palpitant, l’espritbouleversé par cette prodigieuse aventure, se taisait :

« Celle que j’appelle ma sœur Pasithée,reprit-elle, celle qui vous a remarqué, celle qui vous a avoué lapassion que vous avez fait naître en elle, celle enfin à qui vousvenez de faire un sanglant affront, est femme de haute bourgeoisie,seigneur Philippe. Elle pourrait se venger de votre dédain. Maiscette amie, dont le cœur est plus pur que vous ne pouvez lesupposer, cette amie, qui s’est comme moi laissé entraîner à uneminute de folie et d’égarement, n’est pas capable d’une vengeance.En elle, tout est bonté. Vous pouvez donc parler sans crainte.Qu’avez-vous à dire ?

– Ceci, madame, que je suis un pauvreêtre qui ne s’appartient plus ; qu’une passion insensée,absolue, folie de mes jours, angoisse de mes nuits, délire de mesrêves, me conduit dans la vie comme un corps sans âme ; quepas un de mes regards, pas une de mes pensées, pas une parcelle demon cœur, même si je le veux fortement, même si telle est, pour uneminute, ma volonté formelle, ne peuvent aller à d’autres qu’àcelle… »

Il s’interrompit d’un geste violent ;l’inconnue le considérait avec une sorte d’étonnement, comme si,peut-être, elle n’avait pas compris que de telles amours pussentexister.

« Vous aimez ? fit-elle d’une voixadoucie.

– Oui, madame ! répondit Philippeavec une sorte de désespoir.

– Et… votre ami Buridan… aime-t-il doncaussi, lui qui n’a même pas daigné venir ?

– Buridan, madame ? S’il était là,il vous répondrait lui-même. Mais, moi, je n’ai pas pénétré lessecrets de son cœur, dit Philippe en s’inclinant.

– Très bien ; vous êtes aussi fidèleen amitié qu’en amour. Qui pourrait vous en faire un crime ?Je dois me contenter d’envier ceux qui vous ont pour ami et celleque vous honorez de vos affections. »

Devant la glaciale ironie de l’inconnue,Philippe secoua sa tête pâle. Son désespoir montait à ses lèvres.Comme tous les amoureux sincères qui souffrent, il éprouvaitl’immense besoin d’une consolation, d’une plainte caressant sadouleur, d’une larme rafraîchissant son cœur.

« Madame, dit-il sourdement, j’ignore sicelle que j’aime est à envier ; mais, ce que je sais, c’estque je suis bien à plaindre, moi.

– Elle ne vous aime donc pas ?s’écria la dame masquée, avec cette curiosité aiguë qui pousse lesfemmes à s’intéresser aux histoires d’amour et à s’y mêler.

– Elle ne m’a jamais vu, dit Philipped’une voix morne. Ou si, par hasard, son regard est tombé sur moi,ce regard a glissé, indifférent, sur l’atome de poussière que jesuis à ses yeux…

– Oh ! oh ! C’est donc une biengrande dame ?

– Oui… une grande dame !…

– De la cour, peut-être ?

– Oui, madame, de la cour !

– Vraiment… je ne puis vous demander sonnom… et pourtant… pardonnez-moi, monsieur, ce n’est pas unevulgaire curiosité qui me pousse… je vous vois si malheureux…Oh ! jamais je n’ai vu dans des yeux d’homme les larmes que jevois dans les vôtres !…

– C’est vrai, madame, râla Philippe enlaissant éclater ses sanglots, je pleure… et je bénis cette pitiéqui, pour une fugitive seconde, a fait trembler votre voix… Jepleure, madame, parce que celle que j’aime est inaccessible à monamour…

– L’épouse de quelque haut comte oubaron, peut-être ?

– Parce que je l’adore, continua Philippeexalté par le déchaînement de sa passion, comme on adore unechimère qu’on n’atteindra jamais, une illusion qui tient plus durêve divin que de la réalité terrestre ! Je pleure parcequ’elle est la pureté souveraine en même temps que la beautédésespérante ! Je pleure parce que, si elle est infinimentpure, elle est aussi sacrée, aussi vénérée par un peuple immenseque le serait une sainte !

– Oh ! palpita l’inconnue, cesparoles de flamme me bouleversent !

– Je pleure enfin, rugit Philippe, parcequ’elle est si haut placée au-dessus de moi, au-dessus des plusfiers barons, des plus hauts princes, qu’à peine, du fond desténèbres où rampe mon amour, osé-je lever les yeux sur elle, commesur une étoile lointaine et inaccessible ! »

L’inconnue se leva d’un bond, toute droite, lesein en tumulte, la gorge pantelante, et gronda :

« Il n’y a qu’une femme en France dont onpuisse ainsi parler ! »

Philippe fléchit le genou, et d’un accent depassion pareil à l’accent des croyants qui parlent de la Divinité,murmura :

« Marguerite !…

– La reine !…

– Oui !… La reine !… »

L’inconnue avait eu un cri terrible,incompréhensible, un cri où il y avait de la joie, de l’orgueil, unineffable étonnement, un amer regret et, peut-être, une profondepitié…

Elle retomba dans son fauteuil en comprimantde ses deux mains son sein soulevé.

« La reine ! répéta Philippe en serelevant. Je vous disais, madame, que je suis un pauvre corps sansâme, un être qui ne s’appartient pas, quelque chose comme un fou…Vous voyez que j’avais raison… Je ne regrette pas d’avoir laissééchapper devant vous qui m’êtes inconnue le secret de cet amourinsensé… car ce secret, je voudrais le crier à la terre entière…mais vous voyez, madame, que je ne puis rester une minute de plusici et qu’il faut me pardonner comme on pardonne aux fous…

– Restez, je vous l’ordonne ! »pantela l’inconnue en voyant Philippe se diriger vers la porte.

Il y avait dans ces paroles une inexplicableterreur…

La dame de la Tour de Nesle, celle qui portaitsi orgueilleusement le nom d’Églé, qui veut dire : Splendeur…palpitait d’une étrange émotion.

Elle se rapprocha de Philippe.

Elle saisit sa main. Et Philippe d’Aulnaysentit que cette main fine, nerveuse, brûlait de fièvre. D’une voixsaccadée, implorante et impérieuse à la fois, ellehaleta :

« Pourquoi vous désespérer !Peut-être celle dont vous parlez n’est-elle pas inaccessible commevous dites ! Peut-être si elle avait sous ses yeux lespectacle de cet amour qui m’émeut jusqu’à l’âme, peut-être soncœur palpiterait comme le mien !

– Rêve ! Folie ! murmuraPhilippe accablé par ses pensées.

– Écoutez-moi ! Je le veux… Jeconnais… tenez ! je vais vous dire mon secret aussi àmoi !… Je ne suis pas une bourgeoise… Je suis une dame de lacour… Je connais la reine ! Oh ! voustremblez !…

– Je tremble, murmura Philippe éperdu, deme sentir si près d’un être qui voit la reine tous les jours, quil’approche, lui parle… »

D’un élan passionné, le jeune homme porta àses lèvres cette main qu’il tenait dans la sienne et y déposa unfurieux baiser qui fit frémir l’inconnue.

« Je connais Marguerite, continua-t-elled’une voix plus basse, plus rauque ; je puis lui dire quellepassion elle a inspirée… Je crois… je suis sûre qu’elle seratouchée…

– Madame ! oh !… quedites-vous !…

– La vérité !… Marguerite,peut-être, n’est pas la pureté que vous dites ! Marguerite estfemme ! Elle a un cœur qui vibre !… »

Une sorte de sombre délire emportaitl’inconnue qui, presque défaillante, continua :

« Une femme ?… Ah ! il n’en estpas de plus ardente qu’elle. Nulle femme plus qu’elle et mieuxqu’elle n’aime l’amour ! Écoutez ! oh ! écoutejusqu’au bout ! Sais-tu ce que c’est qu’un baiser deMarguerite ! Sais-tu quels trésors de magnificence recouvre lemanteau royal qu’elle jette sur ses épaules !… Sais-tu que sonâme sait s’ouvrir aux passions délirantes ; que, reine, elleest femme, orgueilleuse d’être femme, et que ceux qu’elle a serrésune fois dans ses bras meurent de désespoir, certains qu’ils sontde ne jamais retrouver volupté pareille !… »

Philippe recula de trois pas, et livide, lamain à sa dague, bégaya :

« Madame, vous venez d’outrager lareine ! Vous venez de la couvrir d’opprobre comme si elleétait une ribaude !… Une ribaude comme vous !…

– La reine ! » rugit l’inconnueavec un éclat de rire de folie. En même temps, elle laissa tomberson manteau et réapparut telle qu’elle était d’abord, les seinsnus, la gorge palpitante, le corps à peine caché sous la gazelégère…

« Remerciez Dieu, reprit Philippesourdement, de n’être qu’une femme. Car homme, par l’enfer, je vouseusse fait rentrer vos insultes dans la gorge avec la dague quevoici !

– La reine ! répéta l’inconnue avecce même accent de passion déchaînée. Tu aimes la reine ?…

– Oh ! bégaya Philippe, quen’est-elle là pour que je me traîne à ses pieds, pour lui demanderpardon… oh ! pardon… pardon des insultes qui, par ma faute,éclaboussent son nom sacré !

– À genoux donc, Philippe d’Aulnay !rugit Marguerite de Bourgogne en laissant tomber son masque. Àgenoux devant la reine !… »

L’effet de ces paroles fut foudroyant. Hébété,hagard, stupide d’horreur et d’épouvanté, Philippe d’Aulnaydemeurait foudroyé, les yeux fixés sur cette femme comme ilseussent été fixés sur un insondable abîme…

Un affreux déchirement, dans cette secondefatale, se produisit en lui.

Son rêve d’amour pur se brisait dans lafange ! La reine était une ribaude !…

Ardente et rapide, Marguerite se rapprocha delui, l’enlaça, murmura d’une voix éteinte :

« Répète ! oh ! répète comme tum’aimes ! Enivre-moi encore des magiques paroles qui tout àl’heure tremblaient sur tes lèvres !… Je t’aime,Philippe ! Je t’aime et suis à toi !… Buridan ? non…Ne pense pas à ce que je disais… Je le hais, ce Buridan !C’est toi que j’aime !… »

D’une violente secousse, il se dégagea,recula, hébété, fou de douleur, épouvanté du désespoir qui hurlaiten lui !

Ne pas être aimé de la reine, l’aimer de loin,sans espoir, c’était l’enfer…

Voir la reine agir comme une ribaude,l’entendre parler comme une ribaude, sentir se briser en lui cettefleur d’adoration, s’évanouir ce rêve d’infinie pureté, c’étaitplus que l’enfer : c’était une douleur d’homme, poignante,terrible.

« Quoi ! râla Marguerite, tu merepousses ! Que signifie ? Tu m’aimes ! Tu l’asdit ! Tes paroles palpitent encore au fond de mon cœur !Eh bien, je t’aime ! Ne fût-ce que pour une heure, je t’aimeet suis à toi !…

– Malheureux ! » sanglotaPhilippe.

Un rugissement de rage crispa les lèvres deMarguerite qui, à son tour, se recula, grondante, comme unepanthère blessée.

Le regard que lui jeta Philippe d’Aulnay futépouvantable.

C’est ainsi que, dans les légendes bibliques,les damnés regardent le ciel qui se ferme à jamais…

Il eut ce regard de désespoir sublime, et sansun mot, sans un geste vers la reine, marcha jusqu’à la porte qu’ilouvrit et franchit…

À ce moment, Marguerite de Bourgogne se ruajusqu’à une sorte de gong suspendu dans un angle de cette pièce,elle saisit un marteau et frappa violemment…

Le gong rendit un son grave, solennel,funèbre, qui s’épandit en lentes ondulations d’une affreusetristesse et fit tressaillir la Tour de Nesle de ses fondations àson couronnement !

*

**

À ce bruit prolongé qui, dans la tour,éveillait de longs échos lugubres, quelque chose se mit enmouvement dans le troisième étage, c’est-à-dire au-dessus de lasalle du festin. Il y eut comme une marche rapide et sourde de passilencieux, précipités, des chocs étouffés, des cliquetis soudain,puis, dans l’escalier, une ruée de ces êtres inconnus…

Et à l’instant où Philippe d’Aulnay, sansavoir conscience de ce qu’il faisait, ayant oublié son frère, et oùil était, et ce qu’il faisait là, commençait à descendrel’escalier, il fut brusquement saisi par derrière, soulevé, emportéjusqu’à l’étage supérieur, ses armes disparues, ses bras, sesjambes vigoureusement étreints par les mains rudes de six hommes,dans l’impossibilité de se défendre.

Se défendre ! Il n’y pensa pas. Mais dansla seconde où il se sentit ainsi harponné, il éprouva comme unejoie funeste et cria :

« Sois bénie, ô mort, délivrancesuprême ! Soyez bénis, vous qui allez me tuer…

– Soyez tranquille, messire d’Aulnay,ricana une voix, la chose sera faite en douceur et avec toute lapromptitude que vous pouvez souhaiter. Mais c’est la première foisque je m’entends bénir par l’un des hôtes de la Tour deNesle ! »

Et l’homme s’étant penché sur Philippe,celui-ci reconnut le visage tourmenté, les joues maigres, les yeuxironiques et le sourire grimaçant de Stragildo.

« Les hôtes de la Tour de Nesle… murmurale jeune homme éperdu.

– Eh !… Si je sais compter, vousêtes bien le dix-septième ! Avec votre noble frère, cela faitdix-huit. Joli compte, ma foi, et qui me fait honneur, car… Mais cedigne seigneur ne m’entend plus… Déposez-le dans ce coin, etpréparons notre affaire ! »

Philippe n’avait pu en supporterdavantage ; un gémissement atroce avait déchiré la gorge dumalheureux jeune homme et la vie s’était arrêtée en lui…

*

**

Dans le même moment où Philippe d’Aulnay avaitété saisi, une deuxième bande de huit ou dix hommes armés de daguess’était ruée dans la salle du festin.

Gautier était à table entre les deuxprincesses. Renversé sur le dossier de son fauteuil, la facepourpre, les yeux clignotants et la langue pâteuse, il bredouillaitdes choses énormes dont les deux femmes riaient follement, chacuned’elles lui versant à boire à tout instant pour l’exciterencore…

Au bruit funèbre du gong, elles bondirent,effarées, palpitantes… car on était bien loin de l’heure encore… del’heure hideuse où les hôtes de la Tour de Nesle étaient livrés àStragildo, l’orgie commençait à peine, ou plutôt elle n’avait pasencore commencé…

« Qu’est-ce que c’est ? bégayaGautier. Ça, venez ici, mes biches blanches ! Oh !oh ! ajouta-t-il avec un rire qui fit trembler les cristaux dela table dans leurs armatures d’or, quels sont ces gens ?…C’est du renfort pour vider ces vénérables flacons ! Venez,mes braves, venez boire ! C’est Gautier d’Aulnay qui vousinvite, par la sambleu, et nous allons… »

Il ne put en dire davantage, l’un des hommesvenait de lui jeter une écharpe autour de la tête et le bâillonnaitsolidement. À moitié dégrisé, Gautier porta la main à sa dague,mais déjà cette dague lui était enlevée ; en même temps, ilessaya de se lever, et aussitôt il trébucha, saisi par les jambes,saisi par les bras…

Alors, il jeta autour de lui des yeux hagardset il vit que celles qui s’appelaient Thalie et Pasithée avaientdisparu de la salle.

Alors une épouvante sans nom s’empara delui…

Sa griserie se dissipa comme une fumée ausouffle de l’ouragan…

Et dans cette minute terrible où il se sentitsoulevé et emporté, il comprit pourquoi nul n’avait jamais pu voirl’un de ceux qui étaient entrés à la Tour de Nesle !

Alors, la pensée de la mort se présenta à luidans sa hideur imminente… il ne voulait pas mourir… Il se raiditdans un effort désespéré ; dans cet effort, le bâillon glissade sa bouche et il hurla :

« À moi, Philippe ! À moi,frère !… À moi, gentille Thalie ! À moi, Pasithéed’amour ! Oh ! vous m’avez dit que vous m’aimiez !Oh ! vous m’avez donné vos chères lèvres !… Et vous melaissez mourir !… »

Les clameurs de Gautier qui, même dans cettesuprême minute, gardait une sorte de loi aux deux inconnues et secroyait encore aimé, ces clameurs atroces se perdirent dansl’escalier.

« Oh ! c’est affreux, murmura laprincesse Blanche…

– Épargnons ce malheureux qui nous a faittant rire ! » balbutia Jeanne, livide.

Marguerite, qui, penchée, la sueur au front,écoutait les cris déchirants de Gautier, secoua rudement la tête etdit :

« Ces hommes nous ont reconnues !Ils savent qui nous sommes…

– Qu’ils meurent, alors !… »grondèrent les deux princesses dans un long frisson.

Gautier d’Aulnay, arrivé au troisième étage dela tour, vit qu’il se trouvait dans une vaste pièce sans meubles,froide et nue, pareille à celle du rez-de-chaussée. On l’avaitcouché sur les dalles, et dix hommes, appuyés sur lui, lemaintenaient.

Il ne criait plus… son regard sombre errait çàet là.

Tout à coup, ce regard tomba sur son frèrecouché comme lui sur les dalles à quelques pas, mais que personnene maintenait : alors, les larmes jaillirent de ses yeux et ilmurmura :

« Pauvre frère ! Ils l’ont déjàtué !… C’est pourtant lui qui a voulu venir ! Adieu, monbrave Philippe… Et vous, truands, qu’attendez-vous pour m’égorgercomme lui !…

– Patience, que diable !…

– Stragildo ! gronda Gautierépouvanté de ce qu’il entrevoyait de plus horrible encore dans sonaventure, Stragildo, le gardien des lions du roi ! Stragildoici !… »

Et les yeux hagards, les nerfs tendus à serompre dans l’effort insensé qu’il faisait pour se délivrer, avecune sorte de curiosité mortelle, il considéra ce que faisaitStragildo.

Et alors l’horreur s’accumula surl’horreur ! Des épouvantes de cauchemars se juxtaposèrent auxépouvantes qui lui rongeaient le cerveau…

Stragildo, par une corde solide, attachait uneénorme masse de fer au bas d’un sac immense, un sac en forte doubletoile qu’il manœuvrait vivement, en homme habitué à ce travail…Gautier comprit !…

On n’allait pas le poignarder !… Car lesang laisse des traces ! Le sang accuse ! On a beau laverle sang, il reparaît et profère des actes d’accusation qui fonttomber des têtes, ces têtes fussent-elles couronnées !…Non ! on n’allait pas le poignarder… On allait l’enfermer dansce sac, que la masse de fer entraînerait au fond de l’eau ! Onallait le jeter à la Seine ! On allait le noyer !…

« Oh ! pas cela ! pascela ! Un coup de dague au cœur ! Oh ! vous êtesdonc des démons ! Vous n’avez donc ni cœur nientrailles ! Et ces femmes ! Ce sont donc des fillesd’enfer !…

– En voilà un ! » ditStragildo, avec un petit rire qui grinça.

Un ?… Un quoi ? Un sac, sansdoute ? Il y avait deux condamnés… donc deux sacs ?…Non.

Simplement, deux hommes avaient saisi Philippeévanoui et l’avaient glissé dans le sac, l’unique sac qui devaitentraîner ensemble les deux frères au fond de la Seine !

Les cheveux de Gautier se hérissèrent sur satête : il allait mourir avec son frère ! Il allait mourirdans cet effroyable enlacement où il sentirait le corps de sonfrère palpiter dans le spasme suprême !…

Un hoquet d’agonie râla sur les lèvres lividesde Gautier et, paralysé par l’angoisse à son paroxysme, ils’abandonna !…

Lorsque, l’instant d’après, on le souleva,lorsqu’on l’introduisit dans le sac funèbre, il n’opposa aucunerésistance.

À ce moment, la porte s’ouvrit, une voix defemme gronda :

« Est-ce fait ?

– À l’instant », réponditStragildo.

Gautier parvint, dans un dernier effort vital,à soulever sa tête, et alors, dans l’encadrement de la porte,debout, démasquée, drapée dans son grand manteau, semblable à uneapparition d’outre-tombe, il vit cette femme ! Et il lareconnut… Et il se souleva, tendit le poing et d’une voixsolennelle prononça :

« Reine infâme, reine d’orgie, reinesanglante, en mon nom, au nom de mon frère qui meurt comme moiassassiné par toi, au nom des victimes de la Tour de Nesle, je temaudis ! Marguerite de Bourgogne, mauditesois-tu !… »

Dans la même seconde, le sac fut violemmentrefermé…

L’ouverture en fut nouée solidement…

Puis une douzaine d’hommes le saisirent,l’enlevèrent, et, quelques instants plus tard, arrivèrent avec leurfunèbre fardeau sur la plate-forme de la tour.

« Attention ! gronda Stragildo.Balancez bien ! Envoyez au loin dans le courant !Une !… Deux !… Trois !… »

On entendit un cri étouffé. Le sac traversal’espace et disparut au fond des ténèbres… Puis, Stragildo, penchédans le vide, perçut le bruit de l’eau qui s’ouvre en jaillissantet retombe avec des plaintes pareilles à des malédictions…

« Bon voyage ! cria-t-il.

– Cet homme m’a maudite ! »murmura Marguerite de Bourgogne.

Et le fleuve continua de couler, sinistrementpaisible… c’était fini…

Philippe et Gautier d’Aulnay étaient au fondde la Seine !

Chapitre 10BURIDAN

Maintenant que nous avons raconté comment lesdeux frères avaient passé leur soirée, il nous faut de toutenécessité dire comment Buridan avait passé la sienne. En quittantl’hôtel d’Aulnay et la rue Froidmantel, Buridan s’était dirigé versla Halle. Il songeait au singulier rendez-vous que venait de luidonner cette femme inconnue. Il était à peu près décidé d’ailleursà ne pas se rendre à la Tour de Nesle. Non qu’il eût des soupçonsbien précis contre cette personne qui se disait ennemied’Enguerrand de Marigny, mais il avait d’autres affaires entête.

« Il faut, se disait-il en marchant àgrands pas, que, dès ce soir, j’aie tout réglé, afin que ma journéede demain soit libre. Si donc j’en ai fini à temps, j’irai à laTour de Nesle, ne fût-ce que pour connaître l’ennemi de mon ennemi.Mais il est probable que je n’aurai pas terminé avant minuit. Tantpis ! je n’irai pas… Demain ! ajouta-t-il avec un soupir.Que me réserve demain ? Ma chère Myrtille m’annoncera-t-elleque son père, le digne Claude Lescot, consent à mon bonheur ?…Tu verras, mon pauvre Buridan, que tu n’auras pas de chance, car tues né sous une mauvaise étoile, au dire de cette sorcière qui l’alu un jour dans ta main… comment s’appelle-t-elle donc déjà ?Mabel !… Oui, c’est cela… »

Comme il débouchait devant le pilori de laHalle et qu’il monologuait ainsi selon l’immémoriale habitude desamoureux en particulier et en général de toute personne qui authéâtre ou dans un roman éprouve le besoin de faire connaître aupublic ce qu’il pense, comme il se disait, donc, ces choses asseztristes qui démentaient pourtant un secret espoir, un homme tout àcoup lui barra le passage en disant :

« Joie, honneur et prospérité à messireJean Buridan !… J’ai l’honneur de vous saluer bien humblement,mon gentilhomme, et de vous offrir mes vœux les plussincères. »

L’homme était vêtu de haillons, coiffé d’unfeutre en bataille, couvert d’un vaste manteau troué, frangé, querelevait par derrière une immense rapière.

« Or ça ! grommela Buridan, c’estdonc la soirée aux rencontres de gens qui me connaissent et que jene connais pas ? Qui es-tu ?

– Est-ce mon nom ou mon état que vousvoulez savoir ?

– Ton nom, d’abord.

– Lancelot Bigorne.

– Beau nom. Ton état, maintenant.

– Condamné à mort.

– Tu dis ?

– Je dis condamné à être pendu la hart aucol et, muni de cette belle cravate de chanvre, à m’agiter dans levide jusqu’à ce que la mort s’ensuive. Même que c’est aujourd’hui,ce matin, que je devais avoir l’insigne honneur d’étrenner le gibetde Montfaucon.

– Ah ! ah !… Je te reconnais, àprésent. C’est toi qui devais être pendu en présence du roi et quia eu, en te sauvant, l’indélicatesse de priver Sa Majesté de cetamusant spectacle.

– Comme vous dites, messire !s’écria Lancelot Bigorne, enchanté de cette plaisanterie macabre.On ne m’avait pas menti en m’assurant que Buridan était un joyeuxcompagnon…

– Et que me veux-tu ? Qu’as-tu à medire ?

– J’ai à vous dire que j’ai mille chosesà vous dire, et que si vous consentez à m’écouter, je crois quevous n’aurez pas lieu de vous en repentir… Un mot, continua cethomme d’un ton soudain plus grave. Ce matin, c’est grâce à vous quej’ai pu me sauver. Et ensuite, lorsque vous couriez après le char,tandis qu’on me poursuivait, vous avez trouvé le moyen de renverserdu poitrail de votre cheval…

– Ceux qui te voulaient pendre ? Mafoi, je ne l’ai pas fait exprès.

– Hum ! Faut-il vous croire ?…Peu importe, après tout ! Je vous dois la vie, voilà ce quiest clair. Ce qui est également sûr, c’est que Lancelot Bigornen’oublie jamais ni une injure, ni un bienfait. Maintenant, seigneurBuridan, si vous voulez me faire savoir où et quand je pourrai vousparler…

– Quand ?… Eh bien ! quand tuvoudras. Où ?… Rue Saint-Denis. Connais-tu l’enseigne desRois-Mages ?… Oui ?… Eh bien, la maison à côté desRois-Mages appartient à la dame Chopinel, personne mûre,respectable, vénérable entre toutes et que je vénère vu qu’elle meloge sans que je lui paye de loyer. C’est là que tu metrouveras. »

Lancelot Bigorne salua profondément etdisparut au coin d’une ruelle, tandis que Buridan, sans plus songerà cette singulière rencontre, poursuivait son chemin et s’en allaitvers la place de Grève.

Là, en face la maison aux piliers où seréunissaient les échevins, entre le pilori de Grève où l’onexposait les blasphémateurs et le gibet de Grève où on pendait unpeu tous les jours, là, disons-nous, au-dessus de la porte àvitraux d’une maison de belle apparence, une enseigne énorme sebalançait au vent qui venait de la Seine. Cette enseignereprésentait une fleur de lis. Et cette maison, c’était l’aubergede la Fleur-de-Lys, très convenablement achalandée, hantée surtoutpar les jeunes gentilshommes, les écoliers riches et les chercheursd’aventures.

Buridan traversa sans s’y arrêter la grandesalle, remplie de buveurs jouant aux dés. À ce moment, le patron del’établissement criait d’une voix enrouée : « Voici lecouvre-feu !… Dehors, mes gentilshommes ! Dehors, mesbraves écoliers ! Dehors, mes bons clients !

– Que la peste t’étouffe !

– Que la fièvre maligne te fassegrelotter jusqu’à crevaison !

– Que messire Satan te réserve sa plusbouillante chaudière ! »

Tels furent les hurlements qui, accompagnésd’autres aménités, accueillirent l’ultimatum du patron ; mais,en somme, et tout en enrageant, on obéissait et la foule s’écoulaitpeu à peu.

Buridan jugea sans doute que les ordonnancesrelatives au couvre-feu ne le concernaient pas, car, ayanttraversé, comme nous l’avons dit, la grande salle de l’auberge, ilpénétra dans un cabinet retiré où deux hommes, qui avaient l’air demener joyeuse vie, étaient attablés devant les restes d’unevolaille, devant un flanc intact encore, devant d’innombrablesflacons déjà vides et deux ou trois derniers encore pleins.

« Salut à Jean Buridan ! crièrentles deux hommes en agitant leurs gobelets.

– Salut à Riquet Haudryot, roi de laBasoche ! Salut à Guillaume Bourrasque, empereur deGalilée !… Eh bien, mes braves, vous a-t-on bientraités ? Avez-vous bu et mangé votre soûl ?

– Tes ordres, Buridan, fit GuillaumeBourrasque, ont été exécutés de point en point par le digne patronde céans… nous sommes pleins comme des boudins à la Noël…

– Oui, ajouta Riquet Haudryot, maisBuridan n’est pas venu partager le dîner qu’il nous a offert, lemeilleur que j’aie fait depuis la dernière fête des fous. Il n’y aplus rien à manger…

– Mais il reste à boire, dit Bourrasque.Bois, Buridan, bois, mon vieux frère… à ta santé,tiens ! »

Buridan jeta sur les deux ivrognes l’éclair deses yeux gris et murmura :

« Les voilà à point pour les grandesrésolutions ! »

Et ayant vidé d’un trait le gobelet qu’onvenait de lui remplir, il s’accouda à la table et dit :

« Maintenant, écoutez-moi…

– Attends, bredouilla Riquet Haudryot,attends que de ce flan j’aie fait trois parts fraternelles,c’est-à-dire égales, car le principe de la fraternité, c’estl’égalité… c’est écrit en toutes lettres dans Aristote…

– Bah ! ricana Guillaume Bourrasque,tu crois qu’Aristote… »

Le reste se perdit dans un gloussement quidevait être un éclat de rire.

C’étaient deux graves et importantspersonnages que ces deux suppôts de Bacchus.

L’un était roi de la Basoche.

L’autre, empereur de Galilée.

Le lecteur aurait tort de croire que c’étaientlà les titres dérisoires de chimériques royaumes et d’empires defantaisie. On ne tardera pas à voir quelles puissantes associationsc’étaient que le royaume de Basoche et l’empire de Galilée. Pour lemoment, contentons-nous de dire que ces titres flamboyants étaientdes plus authentiques, puisque le roi de France les reconnaissaittels, puisqu’il a fallu des siècles à la monarchie de France pourdétruire les monarchies de Basoche et de Galilée, puisqu’enfin lesdeux corporations étaient armées de redoutables privilèges et queleurs chefs jouissaient d’une autorité qui put balancer celle duprévôt de Paris, des évêques et de l’Université !

Pour le quart d’heure, ces deux monarquesauxquels, comme on vient de le voir, Buridan avait payé unebombance, étaient ivres de vin, ivres de dispute philosophique,ivres d’attendrissement.

Guillaume Bourrasque, en dépit de son nomtempétueux, était généralement un homme de paisible apparence,gros, gras, fleuri, paraissant toujours plongé en de profondesréflexions, surtout à l’heure où il digérait un bon dîner,réflexions qui devaient être le plus souvent couleur de rose, car,d’habitude, un sourire de béatitude errait sur ses lèvreslippues.

Riquet Haudryot, bien que plus maigre, plussec, plus nerveux d’allure, ne donnait pas, comme on disait alors,sa part aux chiens – expression qui s’est maintenue jusqu’à nosjours depuis l’époque lointaine où les chiens errants pullulaientdans les rues. Tout comme son ami Bourrasque, Haudryot aimait lesfins morceaux et prisait à sa juste valeur un pot d’hypocras. Ilprenait moins de ventre, voilà tout, et il était d’un tempéramentplus inquiet.

Tels étaient les deux personnages à qui, encette mémorable soirée, Buridan vint raconter des chosesmystérieuses, dans ce cabinet retiré au fond de l’auberge dont ladevanture, depuis longtemps, était fermée.

Quelles étaient ces choses mystérieuses ?Quelles étaient ces grandes résolutions dont avait parléBuridan ?

C’est ce que nous ne tarderons pas àsavoir.

Pour le moment, entraînés par notre récit etdésireux de laisser aux événements leur ordre chronologique, nousnous abstiendrons d’écouter ce qu’écoutaient si attentivement leroi de la Basoche et l’empereur de Galilée.

Mais ce n’est pas une raison pour abandonnerBuridan et les deux compères.

Nous proposons au lecteur d’imaginer – on peuttoujours imaginer ce qu’on veut –, de se figurer donc, qu’il a, ennotre compagnie, vidé à petits coups une pinte d’hydromel dans lagrande salle où ronfle sur un escabeau le patron de l’auberge,tandis que Buridan, Haudryot et Bourrasque s’entretiennent dans lecabinet.

Ce cabinet finit par s’ouvrir.

Buridan apparut, suivi de l’empereur et duroi, qui se prêtaient un mutuel appui.

Il réveilla l’hôte, lui paya la dépense, et laporte extérieure ayant été entrebâillée, le roi, l’empereur etl’aventurier sortirent, salués jusqu’à terre par le patron de laFleur-de-Lys.

À ce moment, le veilleur de nuit, son falot àla main, passait lentement le long des piliers qui soutenaient lamaison des échevins et qui découpaient bizarrement dans la nuitleurs silhouettes fantastiques.

Et le veilleur, de sa voix grave et prolongée,cria dans le profond silence :

« Il est onze heures ! Parisiens,dormez en paix ! Tout est tranquille !… »

Comme pour démentir cette bonne assurance quele veilleur donnait aux bourgeois enfoncés sous les courtines deleurs lits, des ombres grouillaient aux coins des ruelles, deséclairs d’acier parfois luisaient au fond des ténèbres, et tout àcoup, des plaintes lointaines, des cris de terreur fusaient dans lesilence.

« Au meurtre ! Au feu ! Autruand !… »

Clameurs de rares passants attaqués etdépouillés jusqu’à la chemise, sans que nul, d’ailleurs, s’eninquiétât, pas même le guet dont, parfois, les patrouilles de dixhommes, commandées par un dizainier, passaient d’un pas alourdi parle sommeil et les armures.

« Adieu, mes chers amis ! » ditBuridan, qui s’arrêta non loin du Louvre.

Le roi de la Basoche le saisit par le brasgauche et l’empereur de Galilée par le bras droit :

« Comment, adieu ? sanglotaGuillaume Bourrasque. Ne nous séparons plus, Buridan !…Buridan, ne m’abandonne pas au moment où j’ai si soif…

– Soif ? bégaya Riquet Haudryot enpouffant de rire. Et faim, donc !… Buridan, tu as dit que nouspasserions la nuit ensemble. J’ai faim, moi !

– On a crié onze heures depuis plus d’unedemi-heure. Il est temps de dormir… »

Les deux Majestés eurent une protestationindignée.

Buridan s’assit sur une borne cavalière quifaisait l’angle d’une rue et se croisa les bras.

« Buridan est ivre, dit GuillaumeBourrasque.

– Il ne peut plus mettre un pas devantl’autre, ajouta Riquet Haudryot.

– Mes chers amis, dit Buridan,laissez-moi dormir. Tenez, voici un écu pour chacun, mais, au nomde saint Laurent, qui dormit sur un gril, laissez-moi me coucherici !

– Buridan, fit le roi de la Basoche, tun’as donc pas soif ?

– Moi ? C’est-à-dire que j’ail’enfer dans le gosier.

– Buridan, fit l’empereur de Galilée, tun’as donc pas faim ?

– Moi ? C’est-à-dire que j’enrage etque, tout à l’heure, Riquet, je vais te mordre.

– D’où j’infère… commença Guillaume.

– D’où j’infère que j’ai également faimet soif ! interrompit Buridan.

– En ce cas, bredouilla Riquet Haudryot,puisque tu as si faim, viens-t’en rue des Oies[1], auCoupe-Gueule ; on y mange des oies bardées de lard, fourréesde marrons, rissolantes de graisse mordorée.

– Non ! grogna Guillaume Bourrasque,puisqu’il a si soif, il faut qu’il s’en vienne au Franc-Cornet, oùl’on boit des vins blancs qui moussent, pétillent et chantent lagloire du divin Bacchus…

– Écoutez, mes chers amis, écoutez !s’écria Buridan. Toi, Riquet, dis-moi à quelle distance nous sommesdu Coupe-Gueule, où l’on mange si bien ?

– À trois cents toises, parici !

– Et toi, Guillaume, dis-moi à quelledistance nous sommes du Franc-Cornet, où l’on boit de si jolivin ?

– À trois cents toises, par là !

– Bene !… J’infère de làque nous sommes à égale distance de la mangeaille et de labuverie ?

– C’est vrai ! s’écrièrent les deuxMajestés.

– Bene !… reprit Buridan.Et maintenant, supposez que je sois un âne…

– Un âne !… Toi ! firent avecstupeur Guillaume et Riquet.

– Oui. Un âne à longues oreilles, àjambes en fuseau, à queue pelée, un âne enfin ! Il y a deshommes qui sont des lions, d’autres qui sont des tigres, d’autresdes loups… moi, il me plaît d’être un âne. Et maintenant,confrères, supposez que cet âne a également faim et soif. Supposezqu’il est placé à égale distance d’un picotin d’avoine et d’un seaud’eau fraîche… Que fera-t-il, Guillaume Bourrasque ?

– Pardieu ! il ira droit au seau,surtout si on remplace l’eau par du vin.

– Et toi, Riquet Haudryot, qu’endis-tu ?

– Pardieu ! il ira droit au picotin,surtout si on remplace l’avoine par quelque volaille…

– Vous errez, compères ! ditBuridan. Car l’âne ayant aussi soif que faim et aussi faim quesoif, l’âne également sollicité par le seau d’eau et par le picotind’avoine, eh bien, cet âne ne pourra ni manger ni boire ! Cars’il se dirige vers l’eau, la faim le tirera vers l’avoine, et s’ilveut aller au picotin, la soif le tirera vers le seau. Donc, ildevra mourir de soif et de faim sur place. J’ai dit.

– Ivre ! bégayèrent les Majestés. Ilest ivre mort !

– Je dis, continua Buridan, que sollicitéégalement par les poulardes du Coupe-Gueule et par le vin clair duFranc-Cornet, je dis que me trouvant à égale distance de l’un et del’autre, je ne puis plus bouger d’ici. Adieu,compères !… »

Et Buridan, se couchant contre la borne, semit à ronfler.

« Adieu donc, fit Riquet Haudryot, ahuripar la logique de Buridan, je m’en vais au Franc-Cornet boire tonécu, adieu ! »

Le roi de la Basoche et l’empereur de Galilée,après un dernier regard jeté sur Buridan endormi, après un dernierhochement de tête, s’éloignèrent chacun de son côté, mais égalementtitubants et maugréant des lambeaux de pensée où l’âne de Buridanjouait un rôle extravagant.

À peine furent-ils à vingt pas, que Buridan semit debout, plus leste que jamais, et s’éloigna, lui aussi, maissans tituber le moins du monde.

« Au diable les ivrognes !murmura-t-il, en se hâtant. J’ai cru que je ne m’en débarrasseraispas de la nuit. Et pourtant, je veux voir si, par hasard, mon hommede la Tour de Nesle ne m’aurait pas attendu… Après tout, je ne suisen retard que d’une heure et demie… On dit que le roi Philippe,père de notre Sire, arriva à Mons-en-Puelle avec deux heures deretard, ce qui ne l’empêcha pas de gagner la bataille… »

Secrètement fier de s’être comparé à Philippele Bel et d’avoir une demi-heure d’avance sur ce monarque, Buridanarriva sur la berge de la Seine, non loin de la grosse Tour duLouvre, laquelle faisait presque vis-à-vis à la Tour de Nesle.

« Les fenêtres sont éclairées !fit-il en tressaillant. C’est donc que je suisattendu ? »

Au loin, très loin, la voix du veilleurs’éleva :

« Parisiens, il estminuit !… »

Buridan s’avança jusqu’au bord de l’eau, dontles petites vagues bruissaient sur le sable. Là, quelques pieuxsolides étaient plantés en terre. À chacun de ces pieux étaitattachée une chaînette de fer, et au bout de chaque chaîne unebarque.

Sans plus de réflexions, Buridan détacha lepremier venu de ces esquifs, sauta dedans et se mit à ramer, ouplutôt à godiller, comme c’était l’habitude des mariniers de Seine.Debout à l’arrière de l’embarcation, il se dirigeait sur la Tour deNesle, dont, avec une émotion inouïe, il contemplait la sombremasse qui se détachait en noir sur fond noir.

D’où venait cette émotion, dont il ne serendait pas compte ?

Simplement de ce que Buridan savait regarder,c’est-à-dire qu’il savait extraire de tout spectacle la dose desensation qu’il comporte. Il y a des natures sur qui la sensationglisse ou s’émousse, et ce sont au fond les plus heureuses ;il y en a d’autres qui la reçoivent, s’en pénètrent et mêmel’exagèrent.

Buridan était de celles-ci.

Avez-vous jamais remarqué, lecteur, que tellehonnête façade de maison bien bourgeoise, bien calme, bienpaisible, pourtant, vous cause tout à coup une instinctivehorreur ? Que tel coin de route, au détour de quelque bois,vous apparaît soudain avec une physionomie de crime ?… D’oùviennent ces impressions ? Sont-elles simplement envous ? En êtes-vous le créateur inconscient ?… Ou bienest-ce que les choses auraient une face qui est triste ougaie ? Est-ce que les choses auraient une âme impénétrable quigarde de profonds secrets et qui, tout à coup, les révèle aupassant ? Qui sait ?…

Car, pourquoi Buridan, arrivé vers le milieudu fleuve, sentit-il une espèce de torpeur s’emparer de lui ?Pourquoi, qui dira pourquoi devant cette Tour de Nesle, semblable àtant de tours dont se hérissait Paris, une pesante tristesse, àcette heure, descendit sur lui, mêlée d’une indéfinissable horreurqui faisait courir un frisson sur sa nuque ?…

Cette impression devint si violente queBuridan s’apprêta à virer de bord…

À ce moment, sur la rive droite, le crimélancolique du veilleur répéta :

« Parisiens, dormez en paix… Il estminuit ! »

Et à ce cri, sur la rive gauche, répondit uncri plus prolongé, quelque chose comme une lamentation funéraire…C’était le crieur des morts qui disait :

« Parisiens, priez pour l’âme destrépassés !… »

Dans la même seconde, Buridan perçut au-dessusde sa tête, très haut dans le ciel, une clameur étouffée, uneplainte déchirante… Il lui sembla que c’était le cri d’agonie dequelque oiseau nocturne blessé à mort… et, dans cet instant, où,frappé d’une sorte de mystérieuse épouvante, il levait la tête, ilvit, en effet, un être ou une chose énorme qui tournoyait dans lesairs et tombait… tombait… Cela tomba à deux brasses de la barque,qui oscilla violemment… L’eau jaillit… puis tout redevintsilence !…

La barque vide, lentement, descendit le coursdu fleuve, puis, prise par un remous, vira de bout en bout,remonta, puis redescendit…

La barque était vide…

Où était Buridan ?

Buridan, sans réflexion, sans hésitation,avait plongé !…

Buridan, à la seconde où la chose qui tombaitavait atteint la surface de l’eau, avait vu que cette chose étaitun sac !… Buridan avait entendu un instant avant une clameurde détresse qui ne pouvait venir que de ce sac !

Et Buridan avait plongé !…

Il s’enfonça, pour ainsi dire, dansl’entonnoir d’eau que forma le sac, au moment même où ils’engouffra.

Buridan était un intrépide nageur !

Il coula à pic.

Sa chute et celle du sac ne firent qu’unechute, et Buridan, les mains tendues en avant, sentit ses mains secrisper tout à coup sur quelque chose comme de l’étoffe. Ils’amarra à cette étoffe. Avec elle, il descendit au fond del’eau…

Alors, son esprit éperdu, à défaut de seslèvres, eut un rugissement, et il sentit qu’il avait peur, qu’il setrouvait devant un mystère effroyable… En effet, là, dans ce sac,c’étaient deux êtres palpitants que ses mains devinaient !Deux hommes !… Assassinés !… D’une mortpareille !…

La lutte de Buridan contre le sac, au fond dela Seine, tandis que les masses d’eau hurlaient, tandis qu’ilsentait les soubresauts des inconnus, cette lutte fut pareille àces étranges, à ces impossibles batailles que l’imaginationpervertie enfante dans les rêves de la fièvre… l’eau voulait garderle sac et son secret !

Une rage s’empara de Buridan…

Il se cramponna… puis, à pleines dents, ilempoigna le nœud supérieur du sac, et ce fut ainsi, ce fut danscette position qu’il se maintint deux secondes contre lecourant…

Ces deux secondes, où il eut les mains libres,lui suffirent ; il tira sa dague et l’enfonça dans l’étoffequi se déchira… Il y eut deux ou trois secousses… Le sac se fenditdu haut en bas… puis, un grouillement se produisit… puis, là, sousles eaux, trois ombres confuses s’agitèrent…

Une demi-minute à peine s’était écoulée depuisl’instant où le sac avait été précipité du haut de la Tour deNesle.

À ce moment, trois têtes livides, hagardes,apparurent à la surface du fleuve.

Buridan se secoua, s’ébroua, jeta un regardautour de lui, et, à une vingtaine de brasses, vit la barque quidescendait le courant. Il vit de plus que les deux inconnus, sesoutenant mutuellement, nageaient parfaitement.

« Par ici ! » gronda-t-il,haletant.

Il se mit à nager vers la barque, l’atteignitd’un dernier effort ; il se hissa et, épuisé, se laissa tomberdans l’intérieur. Presque au même instant, la barque se pencha àgauche, puis à droite… Sur l’un et l’autre bord, Buridan vit desmains frénétiques cramponnées… et tout à coup, sur le bord degauche, une tête blafarde apparut… puis sur le bord de droite uneautre tête… empreinte d’un morne désespoir…

Et Buridan sentit l’épouvante glacer sesveines… Il crut vivre un rêve prodigieux, terrible, où la réalitéétait moins affreuse encore que ce qu’il croyait deviner derrièrecette réalité… car ces deux têtes, il les reconnut ! Ces deuxhommes qu’il venait de sauver, il les reconnut !… Il vit latête de gauche, et, frappé de stupeur, bégaya :

« Gautier !… »

Il vit la tête de droite, et, dans une sortede délire, il rugit :

« Philippe !… »

C’étaient Philippe et Gautier d’Aulnay !…Dans ce sac !… Précipités dans la Seine !… Du haut de laTour de Nesle !… De cette tour où lui-même avait étéconvoqué !… Comment ?… Pourquoi ?… Qu’était-ce doncque la Tour de Nesle ?… Que s’y passait-il donc ?… Quelsêtres de mort l’habitaient donc ?…

À l’horreur de ces questions, dans cetteminute d’inexprimable angoisse, il n’était pas de réponsepossible.

Car les deux frères, comme frappés de folie,ne semblaient pas le reconnaître !

Peut-être même ne le voyaient-ilspas !

Gautier, dressant ses poings et son visageflamboyant vers le ciel, grondait :

« Il y a donc une justice aumonde !… Marguerite ! Marguerite de Bourgogne !malheur à toi, puisque Gautier d’Aulnay estvivant ! »

Et Philippe, debout, sa face livide tournéevers la tour maudite, ses yeux de désespéré fixés sur les fenêtreséclairées, murmurait :

« Ô Marguerite, je vis ! C’est pourtoi ! C’est pour te sauver que Philippe d’Aulnay accepte devivre ! »

Et comme les deux frères, dans un mouvementinstinctif, se tournaient l’un vers l’autre, tous deuxtressaillirent.

Car tous deux comprirent que quelque chosevenait de se dresser entre eux et les séparait peut-être àjamais !…

Chapitre 11LE LOUVRE

Vers cette heure-là, Charles, comte de Valois,après avoir terminé son expédition contre la sorcière Myrtille,rentrait au Louvre. Lorsqu’il pénétra dans la salle où le roi etles seigneurs l’attendaient, nul ne remarqua l’altération de sestraits.

Enguerrand de Marigny était près de Louis X.Et, par un effort d’énergie qui pouvait ou le tuer ou le rendrefou, il paraissait calme et froid comme d’habitude.

Valois lui jeta un coup d’œil et ne puts’empêcher de l’admirer. Marigny lui apparut pour ainsi dire avecun visage nouveau. Cet homme qu’il haïssait de toute son âme,c’était le père de Myrtille ! Il ne le haïssait pas moinsqu’avant d’avoir vu la jeune fille. Mais, maintenant, il ne voulaitplus la mort de cette enfant ! Mais, maintenant, il luifallait trouver le moyen de tuer Marigny et de sauver sa fille… luiqui n’avait frappé Myrtille que pour atteindre le premierministre !

Tout cela était vague encore en lui. Car siMyrtille avait produit sur lui une foudroyante impression, s’ilétait encore sous le coup de la stupeur admirative et passionnéequ’il avait éprouvée à la Courtille-aux-Roses, il ne s’avouait pasclairement qu’il y avait dans son âme un élément nouveau aveclequel il lui faudrait compter : l’amour !

Oui, toute la question maintenant étaitlà : tuer Enguerrand de Marigny sans tuer Myrtille.

Comment ferait-il ?… Il ne savaitpas.

« Oh ! songeait-il, tout à l’heure,je suis parti pour arrêter la sorcière ; avec quelle joie jeme disais qu’à mon retour j’allais crier : « Sire, cettesorcière a un père ! Ce père, c’est Enguerrand deMarigny ! » Je me disais cela, et je frémissaisd’impatience jusqu’au fond des entrailles… Qui m’eût dit quemaintenant, quelques heures plus tard, je n’oserais pas dénoncerl’homme que je hais éperdument et que la seule vision de cettejeune fille suffirait pour me rendre sacrée la tête de Marigny…Sacrée ?… Oui ! pour un jour… pour deux jours…patience ! »

Et, tout haut, il ajouta :

« Sire, Votre Majesté est sauvée. Voicila figurine maléficieuse que nous avons trouvée chez lasorcière… »

Marigny pâlit affreusement, mais ne bronchapas.

« Qu’avez-vous fait de cette femme ?demanda Louis X en examinant, sans le toucher, le simulacre trouvédans le bénitier de Myrtille.

– Elle est en sûreté dans un cachot duTemple, par conséquent, incapable de vous nuire désormais.

– Que dès demain on commence à instruireson procès. Je veux un châtiment qui fasse trembler d’épouvantetoutes les sorcières de Paris et du royaume. Veillez à cela, moncher Marigny.

– Oui, Sire, répondit le père deMyrtille, d’une voix qui ne tremblait pas.

– Messieurs, vous pouvez vous retirer,dit le roi. Trencavel, faites ouvrir les portes du Louvre : laconsigne est levée. Adieu, messieurs. Merci de m’avoir assisté danscette dure épreuve. Allez dormir. Moi, je vais annoncer à la reineque ses prières ont été exaucées. Valois, je vous donne lecommandement du Temple. Marigny, occupez-vous du procès. Châtillon,vous ferez demain, dans Paris, des patrouilles armées, et si onbouge, frappez ! Trencavel, vous doublerez les gardes duLouvre. Bonsoir, messieurs ! »

Et de ce pas rapide, violent, qui lui étaitparticulier, Louis X passa entre les deux haies des seigneurscourbés et se dirigea vers la galerie de l’oratoire.

L’officier de garde à la porte de la galeriese plaça devant lui, en disant :

« On n’entre pas, Sire !

– Vous êtes fou, monsieur, rugit le roichez qui, dans le même instant, se déchaîna une effrayantecolère.

– Sire ! dit le malheureux officier,pâle comme la mort, vous avez donné l’ordre de ne laisser entrerpersonne, pas même Votre Majesté, tant que la reine serait enprières… »

Sans répondre, Louis saisit l’officier par laceinture, le souleva dans ses bras et, le rejetant avec violence,l’envoya rouler à dix pas. Brusquement, il éclata de rire.

« Monsieur, dit-il, allez trouver votrecapitaine, M. de Trencavel, et faites-vous mettre auxfers. Demain, vous mourrez. Allez ! »

L’officier, raide de terreur, fit un salut,et, d’un pas automatique, traversa la galerie. Louis X le suivit àpas de loup. Trencavel était encore dans la salle du festin, avecquelques seigneurs qui couchaient au Louvre.

« Capitaine, dit l’officier, ordre de SaMajesté : faites-moi mettre aux fers. Puis, vous pourrezprévenir le bourreau qu’il aura demain à trancher une tête :la mienne ! »

Trencavel, stupéfait, répéta ce qu’avait ditle roi :

« Vous êtes fou, monsieur ?…

– Ce n’est pas un fou, dit Louis X enentrant précipitamment. C’est un brave. Monsieur, reprit-il ens’adressant à l’officier, vous vous êtes trompé : je vous aidonné l’ordre d’aller vous reposer dans votre lit !

– Sire, balbutia l’infortuné qui, cettefois, chancela.

– Et j’ai ajouté que je vous ordonnais depasser demain à la caisse de mon Trésor pour vous y faire comptercent écus d’argent. Allez ! »

L’officier salua et se retira. Mais cet homme,qui avait supporté stoïquement sa condamnation à mort, n’eut pasfait dix pas qu’il tombait comme une masse, évanoui.

Déjà Louis Hutin était sorti. Cette fois, nulne l’arrêta dans la galerie, et il parvint à l’oratoire qu’ilouvrit d’un geste violent… mais aussitôt cette violence, qui étaitchez lui à l’état naturel, tomba.

La vue de la reine suffisait pour calmer SaMajesté.

Marguerite de Bourgogne, agenouillée sur sonprie-Dieu, la tête dans les mains, était immobile, dans une sorted’extase.

Une minute, le roi la contempla avecpassion.

Il l’aimait éperdument.

Il l’aimait avec toute la fougue de sajeunesse exubérante, et cet amour est sans doute le seul sentimentsérieux qui ait agité ce monarque.

Louis X, faible d’esprit, plus ignorantqu’aucun de ses chevaliers, en ce siècle où c’était un honneur qued’être ignorant – l’honneur, d’âge en âge, change de forme –, plussuperstitieux qu’une vieille femme, Louis X, bon par boutades, leplus souvent cruel sans même le savoir, Louis Hutin, qui menaçaitdu poing ses conseillers lorsqu’ils le retenaient trop longtemps auConseil, cet homme donc, sorte d’élégant soudard couronné,méprisait fort le travail de l’esprit et le sentiment du cœur.

Et, pourtant, il éprouvait pour la reine unepassion admirative qu’il cherchait à cacher.

Marguerite était pour lui une sorte dedivinité, un être d’exception dont les vertus égalaient lasplendide beauté.

Dans ses moments de fureur folle qu’un riendéchaînait, la présence de la reine, tout à coup, le faisaitsourire, calmé, souriant, heureux comme un enfant qui retrouve unjouet favori.

Marguerite ne l’aimait pas.

Pourquoi ?… Il était vraiment beau, plushardi, plus fier dans un tournoi, plus rude dans le combat, plusfastueux dans les cérémonies qu’aucun des seigneurs de lachrétienté.

Il ne faut jamais demander aux femmes pourquoielles aiment ou pourquoi elles n’aiment pas, vu que, la plupart dutemps, elles n’en savent rien.

Marguerite n’aimait pas son royal époux, etvoilà tout.

Après quelques instants de contemplation, leroi s’approcha de Marguerite en disant doucement :

« Madame, la Vierge et les saints vousont entendue. Et eussent-ils pu faire autrement, quand c’était vousqui demandiez ! Cessez donc d’importuner ces vénérablespersonnages, car ils ont accordé ce que vous souhaitiez. »

Il n’y avait aucune ironie dans ces paroles,mais la puérile et profonde logique d’un croyant sincère qui voyaitDieu et les saints à l’image de l’homme et qui trouvait inutile deles déranger plus longtemps dans leurs célestes occupations,puisqu’il était sauvé !

La reine tressaillit, releva la tête, et,surprise de voir le roi, murmura :

« Vous, mon cher Sire !… »

Ce tressaillement n’était pas simulé, cettesurprise n’était pas feinte, cette prière que faisait Margueriten’était pas une hypocrisie… Seulement, si elle priait réellement,ce n’était pas pour le roi !

Elle se releva. Et alors le roi la vit sipâle, avec un visage si bouleversé, qu’un naïf orgueil monta à sonfront.

« Marguerite, dit-il, ne craignez plus.Chassez la terreur que je vois peinte encore sur votre beau visage.Je vous répète que je suis sauvé. Le maléfice est détruit, lasorcière est arrêtée…

– Ah ! Sire, quelle heureusenouvelle ! » balbutia Marguerite en faisant un effortpour ramener à la situation présente, des sombres et lointainesrégions où il voguait, son esprit haletant.

Louis saisit la main de sa femme et la porta àses lèvres.

« Sire, murmura la reine, si je n’ai plusà parler aux saints pour les jours glorieux de Votre Majesté, ilfaut maintenant que je les remercie. J’ai fait vœu de passer lanuit en prières. Que diraient ces vénérables personnages, si jedédaignais de les remercier ?

– C’est juste ! Par Notre-Dame,c’est trop juste ! s’écria Louis X, pris pour ainsi dire aupiège de sa propre logique de croyant. Faites donc, madame, etpardonnez-moi de vous avoir un instant dérangée… »

La reine sourit… fit une révérence, et retombaà genoux sur son prie-Dieu.

Louis Hutin la considéra longuement avec uneexpression de regret et d’amour, puis, sur la pointe des pieds, ilsortit sans bruit et rentra dans la galerie. Mais alors il se remità marcher à grands pas, tout furieux et tout maugréant :

« Ces saints sont bien exigeants !N’eussent-ils pu attendre à demain pour êtreremerciés ! »

Louis gagna sa chambre à coucher, et bientôtun silence énorme pesa sur le vieux Louvre.

Le roi dormait…

La reine priait…

*

**

Lorsque Louis X se fut éloigné, Marguerite seredressa, tendit ses bras dans un bâillement nerveux et douloureux,puis, étrangement pâle, murmura :

« Buridan n’est pas venu… »

Sa tête retomba sur son sein agité.

Et alors ce furent d’autres pensées qui,pareilles à des oiseaux funèbres, vinrent heurter leurs ailes à satête, car, cette fois, sa pâleur s’accentua, une épouvante passadans ses yeux, et elle prononça :

« Maudite !… Cet homme… Ce Gautierm’a maudite !… »

Lentement, elle se dirigea vers la piècevoisine, sorte de vestibule qui séparait l’oratoire de la chambre àcoucher. Là, une femme attendait, celle-là même que nous avonsentrevue à diverses reprises.

« Mabel, dit sourdement la reine, est-ilvrai… oh ! toi qui étudies les secrets de la vie et lesarcanes de la mort… toi qui sais lire les parchemins couverts dessignes du mystère, dis-moi, est-il vrai que les paroles prononcéespar un mourant se réalisent toujours ?… Que le dernier vœu del’homme qui va mourir est recueilli toujours par les anges desténèbres ?…

– Imaginations !…

– Est-il vrai, continua la reine, dontles dents s’entrechoquaient, est-il vrai que lorsqu’un homme meurtde mort violente, la dernière personne qu’il fixe de son regard luisoit enchaînée dans la mort ?

– Qui donc est mort cette nuit ?murmura Mabel.

– Tu ne me réponds pas !…

– Je réponds ! Folie, madame !Quoi ! une reine puissante s’abaisse à ces misérablesspéculations, bonnes pour le vulgaire ! La mort, madame, c’estle mystère sur lequel l’humanité se penche en vain, c’est l’abîmedont vous ne pouvez apercevoir le fond. Laissez les morts à leurcercueil ou à leur linceul, robe de bois, robe d’étoffe rude cousueen sac… laissez-les à leur éternel sommeil et si, par hasard,quelque spectre vient troubler vos nuits, appelez-moi, je leconjurerai… à moins que ce ne soit le spectre d’unemorte !

– Tu vois bien, oh ! tu vois bienqu’ils peuvent revenir. Tu le dis toi-même ! Et si c’était unemorte, tu ne me protégerais donc pas !… »

Un pâle sourire glissa sur les lèvresdécolorées de Mabel qui, semblable elle-même à un spectre, suivaitd’un regard aigu les ravages de la terreur dans l’esprit de lareine.

« Misérables spéculations, dis-tu ?poursuivit Marguerite. Alors, pourquoi cherches-tu à surprendre leshideux secrets de la tombe ?…

– Ce n’est pas la mort que j’étudie, ditMabel d’une voix profonde, c’est la vie. Et le principe de la vie,ma souveraine, est dans l’amour.

– L’amour ! gronda sourdementMarguerite, dont la pensée suivait la pente où la poussait Mabel.L’amour ! je l’ai cherché, je le cherche et je ne le trouvepas… ou, du moins, je ne trouve pas celui que je voudrais… Mabel,écoute… ce breuvage que tu m’as promis de composer… ce philtre quiinspirera à celui qui l’aura bu une passion violente pour celle quile lui aura versé…

– L’Élixir d’amour !…

– Oui ! Eh bien, es-tu parvenue à lefaire sortir enfin goutte à goutte des plantes que tudistilles ?…

– Je cherche encore, ma reine. Encorequelques jours… et l’Élixir d’amour, le suprême que tantd’alchimistes ont vainement cherché, sera une œuvreaccomplie… »

Marguerite de Bourgogne cacha son visage dansses mains brûlantes, et Mabel la considéra d’un regard sombre oùflamboyaient les feux de la haine.

« Mabel, reprit la reine avec un soupir,Buridan n’est pas venu…

– Vous me l’avez dit, madame… pourtant,j’avais employé le prétexte le plus capable d’attirer ce jeuneaventurier, j’avais fait appel à sa haine contre Marigny… Une autrefois, je ferai appel à l’amour, je lui dirai que quelque nobleprincesse éprise de lui veut sa fortune et son bonheur, et nousverrons si, chez ce jeune homme, l’amour est plus fort que lahaine.

– Qui sait, murmura la reine, toujoursles mains sur les yeux comme pour concentrer sa pensée ou suivreune vision, qui sait ce qu’il peut penser, et quels charmes peuventagir sur lui ! Je ne l’ai jamais mieux vu qu’à Montfaucon,lorsque d’un geste d’insulte il a envoyé son gant jusque surl’estrade du roi… Et ensuite, Mabel… lorsqu’il a risqué sa vie poursauver la mienne… Alors, Mabel, il m’a regardée, et j’ai vu qu’iln’y a pas d’amour pour moi dans ce cœur… Mabel, je suis bienmalheureuse !… »

Et, entre les doigts fuselés de la reine,roulèrent deux larmes que Mabel dévora du regard.

Marguerite de Bourgogne pleurait…

*

**

Ceci est le deuxième aspect de cette étrangecréature.

À la Tour de Nesle, nous l’avons vue,impudique ribaude, offrir sa beauté aux baisers de Philipped’Aulnay qu’elle n’aime pas.

Nous l’avons vue infâme et nous l’avons vuehideusement cruelle.

Nous l’avons vue, effroyable goule, ordonnerfroidement la mort de deux hommes… et nous avons entendu Stragildo,son exécuteur, faire le compte des meurtres qui ont précédéceux-ci, dénombrer les fantômes qui hantent la tour maudite.

C’est cette même femme qui pleure !…

C’est bien la ribaude de tout à l’heure quiprofère une plainte douce et attendrie comme celle d’une chastejeune fille.

C’est bien la goule sinistre qui avoue qu’ellea un cœur humain !…

Et maintenant, voici le troisième aspect deMarguerite.

*

**

Une porte lointaine venait de s’ouvrir, etMarguerite, avec la finesse de ses sens exaspérés, avait entendu cefaible bruit.

« Laisse-moi, fit-elle, voici Enguerrandqui revient. Que peut-il avoir à me dire ? »

Dans la même seconde, son visage se modifia,toute trace d’émotion disparut de sa physionomie, son sein agité secalma, ses yeux noyés de larmes reprirent leur éclat.

Mabel avait disparu.

Enguerrand de Marigny entra et s’inclina avecun profond respect devant la reine. Marguerite s’était jetée dansun vaste fauteuil, et, les pieds sur un coussin richement brodé, lecoude sur le bras du fauteuil, le menton dans la main, en une posede gracieuse mélancolie, fixait le premier ministre.

« Voilà bien longtemps, dit-elle d’unevoix harmonieuse, que vous n’avez usé du droit d’entrer par cetteporte dont seul vous avez la clef. Il y a près de trois ans, si jene me trompe. Depuis, bien des événements se sont passés… et entreautres des événements tout récents. Le père de Louis est mort… Monépoux s’appelle maintenant Louis dixième, et moi, je ne m’appelleplus Marguerite… je m’appelle la reine ! »

Une flamme brilla dans les yeux de Marguerite,et avec un accent d’indéfinissable mépris, elle ajouta :

« C’est sans doute pour cela que vousvous êtes rappelé le chemin par où vous veniez visiter la princesseMarguerite de Bourgogne. Eh bien, monsieur, la reine vousécoute ! »

Enguerrand de Marigny, de nouveau, se courba.Mais cette fois, il s’inclina si bas que ses genoux finirent partoucher le parquet. Il demeura ainsi prosterné.

« Relevez-vous, monsieur », ditfroidement la reine.

Enguerrand de Marigny demeura à genoux.Seulement, il dressa vers la reine un visage si douloureux, sibouleversé de désespoir, qu’elle tressaillit.

« Ce n’est pas à la reine que je veuxparler, dit sourdement le ministre. C’est à Marguerite. Madame,pardonnez-moi mon audace. Faites appeler vos gardes, si vousvoulez, faites-moi jeter au cachot, faites-moi dépouiller de mafortune, faites-moi conduire au gibet… mais écoutez d’abord !…Écoutez-moi comme vous m’écoutiez jadis… il y a bien longtemps…jusqu’au jour où Charles de Valois me remplaça dans votrecœur ! »

À ce moment, une tapisserie s’agitalégèrement.

Derrière cette tapisserie, Mabel, l’oreilleaux écoutes, murmura :

« Que vais-je apprendre ? Vais-jeenfin surprendre le secret de Marguerite ? Vais-je enfinsavoir pourquoi, seuls de ses amants, Marigny et Valois ont étéépargnés ! Pourquoi Enguerrand survit à l’amour mortel deMarguerite !…

– Parlez, monsieur ! dit la reine,pensive devant ce double passé d’amour que Marigny venaitd’évoquer.

– Sommes-nous seuls ? repritMarigny. Comprenez-moi, madame. Je dis qu’il faut que personne nepuisse m’entendre !…

– Il n’y a dans mes appartements queMabel. Et Mabel n’écoute pas, ne voit pas. Elle n’entend et neregarde que lorsque je lui en donne l’ordre. Mais relevez-vousd’abord… »

Cette fois, Marigny obéit et se tint deboutdevant la reine.

Alors, d’une voix basse, rauque, tremblante,le premier ministre de Louis X parla.

« Marguerite, il y a dix-sept ans, unenuit de mars, par un temps d’orage et de foudre qui était peut-êtreun signe de la colère céleste, une jeune fille pénétrait dans unemaison isolée des environs de Dijon. Elle était accompagnée par uncavalier qui la soutenait et l’encourageait, et par une vieillefemme qui devait la soigner. La jeune fille, en effet, souffraitaffreusement, et il lui avait fallu un fier courage pour venirjusqu’à cette maison… car elle était sur le point d’êtremère !… »

Dès les premiers mots de ce récit, les yeux deMarguerite s’étaient étrangement dilatés et son cœur s’était mis àbattre à coups sourds, un tremblement nerveux l’avait agitée.

« Dans cette nuit même, continuaEnguerrand de Marigny, la jeune fille mit au monde une enfant, unpetit être de grâce merveilleux, jolie comme les amours, et sidouce !… à peine si ses premiers vagissements pouvaients’entendre… et quelques heures après sa naissance, déjà quelquechose comme l’aurore exquise d’un sourire se jouait sur les lèvresmignonnes. »

Marguerite étouffa un sanglot.

« Dès le premier instant, poursuivitMarigny, la mère se mit à adorer l’enfant. Si bien que, malgréd’effroyables périls, pendant trois jours et trois nuits, elledemeura dans la maison solitaire. Et pourtant, il y allait de lavie pour elle, il lui fallut se séparer de ce cher ange, ne fût-ceque pour quelque temps. Le cavalier qui était le compagnon de cettemère, ce cavalier qui était l’amant de cette jeune fille, cet hommedonc partit, emportant l’enfant. Il partit avec la vieille femmequi avait donné ses soins à la mère. À mille pas de la maison, lecavalier poignarda la vieille femme, afin qu’il n’y eut commetémoin de la naissance de l’enfant, que la mère, le père… etDieu ! »

La reine eut comme un gémissement.

Et le premier ministre de Louis Xacheva :

« Ce cavalier était ambassadeur du roi deFrance à la cour de Bourgogne et s’appelait Enguerrand deMarigny ; cette jeune mère s’appelait Marguerite et c’était lafille aînée de Hugues, quatrième duc de Bourgogne…

– Ma fille, bégaya Marguerite. Oh !si vraiment vous n’avez pas un cœur de bronze, vous me direz cequ’est devenue cette enfant, la chair de ma chair, le sang de monsang… Ah ! misérable reine ! misérable mère !misérable femme ! Sais-tu, Enguerrand, les larmes que j’airépandues ! Oui, tu le sais ! Car combien de fois mesuis-je traînée à tes pieds !… »

À ce moment, la tapisserie du fond de lapièce, une fois encore, trembla légèrement. Et si Marigny avaitsoulevé cette tapisserie, voici ce qu’il eût vu :

Aux derniers mots qu’il avait prononcés, Mabelétait tombée à genoux. Ses bras s’étaient dressés au ciel. Et ellegrondait ceci :

« Mère ! Elle est mère commemoi !… Dieu du ciel, Dieu juste, Dieu vengeur, béni sois-tudans les siècles des siècles, toi qui m’envoies la vengeance àl’heure où je commençais à désespérer !… »

Marguerite de Bourgogne continuait :

« Sais-tu, Enguerrand, ce que je suisdevenue ! Oui, tu le sais, maudit ! Car pas une de mesactions, pas un de mes gestes ne t’échappe !… Et queserais-je, dis, si j’avais ma fille ? Que serais-je,qu’eussé-je été si la lumière de son sourire candide avait illuminél’enfer de mon âme ?

– C’est vrai, madame, dit Marigny d’unevoix morne. En vous refusant de vous rendre votre enfant… notrefille, j’étais peut-être criminel. Mais que voulez-vous !J’avais peur ! Moi qui n’ai peur de rien, j’avais peur devous ! Je savais que tant que vous auriez ce secret àm’arracher, je vivrais ! Je savais que du jour où vousn’auriez plus besoin de moi pour retrouver l’enfant, j’étaiscondamné ! C’est pourquoi, madame, j’ai commis ce crime devous laisser pleurer à mes pieds. C’est pourquoi, lorsque mon cœurfaiblissait, lorsque je sentais que mon secret allait m’échapper,comme je me fusse plutôt arraché la langue que de parler, jem’enfuyais. »

Marguerite enfonçait ses ongles dans lespaumes de ses mains. Une sueur froide coulait de son front. Ellefaisait un effort terrible pour ne pas se ruer à la gorge de cethomme qui avait deviné sa pensée et qui, avec une si violentesimplicité, exposait cette pensée de mort !

« Et maintenant, rugit-elle, que veux-tude moi, Enguerrand de Marigny ! Quelle faveur viens-tuarracher à la reine qui est la mère de ta fille ! De quellesmenaces viens-tu braver la malheureuse femme qui n’a au cœur qu’unepensée de pureté : son enfant !

– Marguerite, dit Marigny d’une voixbasse comme un souffle, je viens te dire où est tafille… »

La reine bondit.

Une étrange transfiguration se fit sur sonvisage.

Il y eut un ineffable étonnement dans sesyeux, une joie réelle venue du fond du cœur, et en même temps dudoute, de la crainte. Sa main se crispa sur celle de Marigny, etd’un ton bref :

« Parle, dit-elle. Et après, demande ceque tu veux ! demande-moi de démembrer le royaume de France etde t’en donner la moitié ! Parle ! Où est mafille ?

– Au temple ! dit Marigny d’unaccent qui secoua Marguerite d’un long frisson d’épouvante.

– Au temple ! répéta-t-elle. Et quefait-elle en ce lieu sinistre ?

– Que fait-on au Temple,Marguerite ? On y souffre, on y désespère, on y meurt deterreur quand on n’y succombe pas au froid glacial des cachots, àla faim, à la torture !… Ta fille, Marguerite, est au Temple,parce qu’elle est prisonnière du roi.

– Ma fille prisonnière ? bégayaMarguerite en passant sa main sur son front. Ma fille ?Mourante de désespoir, de froid ? Ma fille ? Aucachot ? Ça, Marigny, suis-je folle, ou est-ce toi qui esinsensé ?… Toi ! Toi ! Enguerrand de Marigny !Toi le premier du royaume après le roi ! Toi plus puissant queles deux princes, frères du roi, et que Valois, oncle du roi !Toi ! Tu aurais laissé arrêter ta fille !…

– Je l’ai laissé arrêter, Marguerite,parce que, tandis qu’on la saisissait, j’étais prisonnier dans lesappartements du roi ! Parce que les portes du Louvre étaientfermées, comprends-tu, tandis que Charles, comte de Valois,arrêtait la sorcière Myrtille, accusée de maléfice contre leroi ! Parce que, accouru ici pour te demander de me fairesortir du Louvre, comprends-tu, Marguerite, je ne t’ai pastrouvée ! Parce que, tandis que Valois plongeait ta fille dansl’enfer du Temple, toi, Marguerite, tu étais à la Tour deNesle !… »

Un cri lugubre, désespéré, déchira le lourdsilence qui pesait sur le Louvre endormi.

Et Marguerite de Bourgogne, la mère deMyrtille, s’affaissait sur le parquet, en exhalant cette clameurd’épouvante qui fit chanceler Marigny :

« La malédiction de Gautierd’Aulnay !… »

Chapitre 12LANCELOT BIGORNE

Le logis de dame Clopinel, sis rueSaint-Denis, et attenant à la boutique d’un drapier qui, sanssavoir lui-même pourquoi, avait mis son commerce sous l’invocationdes Rois Mages, ce logis de modeste apparence comprenait unrez-de-chaussée, un étage et une mansarde sous le toit. DameClopinel, veuve âgée, superstitieuse, peureuse, confite en dévotionet toujours tremblant d’être dévalisée la nuit, cette digne matronetenait boutique de toutes sortes d’épices. La mansarde était louéeà Buridan moyennant le contrat suivant :

Le locataire ne payait rien ; son hôtesses’engageait à repriser ses chausses et à blanchir son linge. Enrevanche, Buridan devait défendre dame Clopinel de sa rapière et desa dague, au cas où elle aurait à subir quelque assaut nocturne,cas qui était alors loin d’être rare.

De cette façon, le jeune homme et la vieillefemme pouvaient dormir tranquilles : Buridan parce qu’il étaitdébarrassé de l’obsédant souci du loyer à payer, et dame Clopinelparce qu’elle ne redoutait pas les truands sous la protection d’untel garde du corps.

Seulement, il arrivait souvent que le jeunehomme rentrait tard ou ne rentrait pas du tout.

Ces nuits-là, dame Clopinel les passait enprières.

En sorte que, lorsque Buridan passait la nuitdehors, c’était la vieille qui, au matin, avait les yeux battus, lafigure tirée et la mine fatiguée.

Il était environ neuf heures du matin etBuridan achevait de s’habiller en maugréant :

« Rude nuit !… Quelle étrangeaventure pour ce pauvre Philippe et ce digne Gautier !… Quediable s’est-il donc passé ? C’est ce qu’ils n’ont voulu direni l’un ni l’autre !… Mais je le saurai, quand je devraisaller quinze nuits de suite frapper à la porte basse de la Tour deNesle !… Bah ! oublions ceci pour quelquesheures… »

Et son esprit suivant une pente nouvelle, sonfin visage s’éclaira d’un sourire.

« Ô ma chère petite Myrtille !murmurait le jeune homme, je vais donc te revoir !… Que vas-tum’annoncer ?… Au diable les pressentiments de tristesse, et àquoi sert-il de se ronger d’avance le cerveau ?… Et puis,après tout, pourquoi maître Lescot me refuserait-il ? S’ilveut, je me ferai comme lui marchand de tapisseries… et pourquoipas ? C’est un état honorable, et puis, sur ces tapisseries,on voit des tournois, de beaux coups d’estoc et de taille… ce seraune consolation… et puis on voyage, on s’en va par les Flandres, etje me suis laissé dire que les Flamands sont de rudes gens, témoinla bataille de Courtrai. Je veux connaître les Flamands, je vendraides tapisseries, j’étoufferai maître Lescot sous mes tapisseries,je deviendrai un bourgeois plus riche que lui, et alors,j’épouserai Myrtille, voilà ! »

Tout en songeant ainsi, Buridan allait etvenait, sifflant, souriant, ouvrant au grand soleil les châssis desa fenêtre, écoutant les cris qui montaient de la rue, en somme,heureux de vivre.

La mansarde était fort proprement meublée d’unlit à colonnes enveloppé de courtines de serge bleue, d’un grandbahut, d’une table, de plusieurs chaises et de deux fauteuils.

Au mur, quelques rapières et une collection dedagues donnaient à cette chambre un aspect formidable qui faisaitfrémir d’aise la veuve Clopinel.

Sur la table, il y avait une écritoire, unpaquet de plumes d’oies, les unes taillées, les autres attendantleur tour, et enfin, luxe véritable, cinq ou six copies demanuscrits.

Buridan, donc, faisait sa toilette avec cesoin, cette émotion, cet attendrissement que les amoureux apportentà cette importante affaire, lorsqu’on heurta sa porte qui, sur soninvitation, s’ouvrit pour laisser passage à un homme grand, deforte encolure, basané, le visage couturé de cicatrices, et couvertde vêtements qu’on eût pu appeler des haillons.

« Ah ! ah ! fît Buridan. C’esttoi, mon brave pendu !

– Pas tout à fait pendu, mon gentilhomme,mais je dois avouer qu’il s’en est fallu de peu… C’est donc moi,Lancelot Bigorne, pour vous servir.

– Tu viens me dire les mille choses quetu m’annonçais hier ?

– Et d’autres encore, si votre seigneurieveut bien m’écouter.

– Je le veux. Seulement, mon digneBigorne, il est neuf heures. À onze heures, je dois être aux abordsdu Temple… ainsi, arrange-toi pour que tes mille et autres chosestiennent en une heure. En employant bien les soixante minutes, jene doute pas que tu n’y arrives. Sur ce, prends un de ces sièges,verse-toi un gobelet de ce petit vin blanc que tu vois là sur lebahut et commence sans t’inquiéter de savoir si je t’écoute… car jen’en réponds pas absolument.

– Vous m’écouterez, dit gravementLancelot Bigorne. Au surplus, je n’ai pas besoin d’autant deminutes que vous m’en octroyez généreusement. »

Après s’être recueilli, Lancelot Bigorne parutéprouver le besoin de se donner du courage, car d’un seul coup ilvida la moitié du flacon que Buridan lui avait signalé.

Buridan allait et venait en sifflotant et sansparaître s’occuper du personnage, mais il ne le perdait pas devue.

« Voilà bien l’homme qu’il me faudrait,songeait Bigorne. Brave, joyeux compère, insoucieux au point quej’entre chez lui et m’y installe comme si j’étais de sesamis… »

« Que peut bien me vouloir cedrôle ? pensait de son côté Buridan. Figure intelligente, œilrusé, audacieux… quelque truand, sans doute ! Au fait,pourquoi devait on le pendre ?… »

« Monsieur, dit tout à coup Bigorne, vousavez besoin d’un valet et j’ai besoin d’un maître. Voulez-vous queje sois l’un, voulez-vous être l’autre ?

– Ah ! ah ! fit Buridan, lesyeux écarquillés, tu crois que j’ai besoin d’un valet ?

– Sans aucun doute. Un homme comme vous,lancé dans les aventures que vous vaudra votre algarade deMontfaucon, un homme qui aura à lutter contre un Marigny, contre unroi, contre la reine, contre la cour, contre le guet, contre leprévôt, contre le vent, contre la bourrasque, la tempête, contretout ce qui peut mener au gibet ; un homme comme vous, dis-je,a besoin près de lui à toute heure du jour et de la nuit, dequelqu’un qui soit une intelligence capable de tout comprendre, unbras capable de tout exécuter ; quelqu’un enfin capable derecevoir au besoin un coup de poignard qui vous sera destiné, desaisir au vol et d’étrangler le bravo qui s’élancera sur vous, undévouement…

– Et tu crois que tu es cetteintelligence ?

– J’ai servi, dit Bigorne en grinçant desdents, j’ai servi le noble comte Charles de Valois, c’est-à-direl’homme le plus rusé du royaume, le maître dont le serviteur doitêtre un génie d’astuce.

– Et tu crois que tu es cebras ?

– Je porte dix-sept entailles sur lecorps, et vous en pouvez admirer quelques-unes sur mon visage, cequi prouve que j’ai assez l’habitude d’en découdre.

– Et tu crois que tu es cedévouement ?

– Vous m’avez sauvé la vie.

– Mais si j’ai besoin d’un valet, moi, ettu viens de le démontrer en trois points comme un docteur enSorbonne, pourquoi as-tu besoin d’un maître, toi ?

– Parce que, gueux, couvert de misère,j’en suis réduit à demander la bourse ou la vie aux bourgeoisattardés. Et cela me fend le cœur, voyez-vous ! Toutes lesfois que j’ai dépouillé un bourgeois, j’éprouve ensuite de telsremords que je me hâte de porter la moitié de mon butin auvénérable curé de Saint-Eustache, mais cela ne m’enlève que lamoitié de mes remords ; alors, pour noyer l’autre moitié, jebois le reste de mon butin. Mais il arrive toujours que, par-ci,par-là, il surnage des remords, ce qui me force à boire un peu plusque je n’ai d’argent. Alors le remords refusant de me faire crédit,je bois à crédit. Il en résulte que plus je dépouille de bourgeois,plus ma dette augmente chez Noël-Jambes-Tortes, le cabaretier de larue Tirevache. Et comme, d’autre part, mes remords s’accumulent, vuque je n’en vends que la moitié au curé de Saint-Eustache, à chaqueexpédition, il en résulte que bientôt je serai étouffé à la fois deremords et de soif. »

Buridan se mit à rire.

« Et si je te prends, fit-il, que veux-tucomme gages ?

– La niche, la pâtée, vos fonds debouteilles, vos vieux habits. »

Buridan ouvrit une porte qui donnait sur unétroit cabinet où il mettait sa vieille friperie.

« Voici la niche, dit-il ; tuprendras un matelas et une couverture à mon lit ; choisis àces clous de quoi te composer un costume honorable ; quant auxfonds de bouteilles, je te les promets ; quant à la pâtée,dame, tu mangeras toutes les fois que je mange.

– Et je ferai carême tous les jours oùvous jeûnez. Ainsi donc, vous me prenez ?

– Dès cet instant, tu fais partie de mamaison. Maintenant, je veux savoir pourquoi tu devais être pendu àMontfaucon.

– C’est ce que je ne vous aurais pas ditsi vous n’aviez pas voulu de moi. Et c’est ce que je vais vous diremaintenant que je suis à vous.

– Parle, j’ai encore une demi-heure àt’écouter. »

Lancelot Bigorne réfléchit quelques instants.Une indéfinissable expression de gravité sombre s’étendit sur cevisage rusé.

« Monsieur, dit-il, après avoir poussé unlong soupir, il y a dix-sept ans, j’étais en Bourgogne, à Dijon,belle ville qu’habitait alors le duc Hugues, père de notre vénéréereine.

– Est-ce que tu vas me raconter tout ceque tu as fait depuis dix-sept ans ? fit Buridan avecinquiétude.

– Non, rassurez-vous, bien qu’à vrai direon pourrait faire de mes aventures un fabliau qui en vaudrait bienun autre. Donc, j’étais à Dijon. Et j’y étais, monsieur, en qualitéde valet de Mgr le comte de Valois. Valet de confiance. J’étais sonâme damnée, et vous ne pourrez jamais vous figurer quelle vilaineâme ce peut être que l’âme damnée de ce puissant seigneur. Dans unfaubourg de la ville habitait alors une dame de grande beauté quis’appelait Anne de Dramans. La dame de Dramans était de la bonnenoblesse du pays. Elle était belle. Elle était bonne. Elle adoraitson fils, un garçonnet qui pouvait avoir quatre ou cinq ans, unjoli petit diable rose, frais, joufflu, qu’elle appelait Jehan…

– Comme moi ! dit Buridan.

– Tout juste, seigneur Jean Buridan. Monnoble maître allait tous les jours régulièrement chez la dame deDramans. J’ai oublié de vous dire que depuis environ cinq ans, Anneétait la maîtresse du comte, qui était donc le père du petitJehan.

– Je le regrette pour le petit Jehan, fitBuridan. Car ce comte de Valois est un oiseau de malheur qui méritetout autant que Marigny d’être pendu haut et court.

– À qui le dites-vous, monsieur ! Lecomte de Valois était l’amant d’Anne de Dramans et autant que jepus le comprendre, ils devaient se marier dès que certainesdifficultés toujours évoquées par le comte auraient disparu. Ladame de Dramans pleurait. Mais comme, en somme, elle aimait fortson noble amant et que son cher Jehan lui était une grandeconsolation, elle attendait patiemment. Tout à coup, le comte deValois cessa de venir chez Anne. Ce fut un mardi que cet abandoncommença. Et si je m’en souviens, c’est que la veille, lundi, jourde la Saint-Babolin, eut lieu le départ pour la France de MgrEnguerrand de Marigny, qui se trouvait à la cour de Bourgogne enqualité d’ambassadeur.

– Valois ! Marigny ! grommelaBuridan, cela faisait un beau couple de ruffians…

– Comme vous dites, seigneur Buridan, fitLancelot Bigorne, dont l’œil pétilla. Maintenant vous saurez qu’àla cour de Bourgogne se trouvait à ce moment une jeune demoiselled’une si merveilleuse beauté que nul ne pouvait la voir sans enêtre féru d’amour, et que cette demoiselle devint la maîtresse ducomte de Valois. »

Ici, la voix de Bigorne se fit plus sourde. Ilse leva, alla jusqu’à la porte écouter un instant, puis revint, sepencha à l’oreille de Buridan et murmura :

– Ce secret est terrible, seigneurBuridan ! Je vais vous dire le nom de cette jeune fille… maissi vous tenez à votre tête n’en parlez jamais ! Car cettejeune fille… eh bien ! elle s’appelait Marguerite, c’étaitl’aînée des filles du duc de Bourgogne et elle est aujourd’huil’épouse de notre sire Louis dixième !…

– La reine !… » murmura Buridanqui frissonna.

Lancelot Bigorne fit oui de la tête, et, lavoix basse, les yeux aux aguets, continua :

« Comment cela put-il se faire ?Comment la fille du duc de Bourgogne, qui passait pour plus sageencore que belle, consentit-elle à se donner au comte deValois ? Qui le saura jamais ! Mais moi je vous jure surma part de paradis que la chose est vraie !

– Je te crois, fit Buridan avec unsourire goguenard. Et après tout, de savoir que notre bon roi futcocu même avant que d’avoir le droit de l’être, ce n’est pas unechose aussi terrible que tu le dis. Mais quel rapport les amours dela reine Marguerite avec Valois peuvent-ils avoir avec la cordetoute neuve dont tu as failli être cravaté ?

– Patience, monsieur ! Vous allez levoir, le rapport ! Ah ! il y est bien, le rapport !Plût au Ciel et à saint Barnabé qu’il n’y fût pas, lerapport ! Donc, je vous ai dit que mon maître, le comte deValois, étant devenu l’amant de Marguerite, abandonna Anne deDramans et son fils Jehan. Un mois se passa, pendant lequel je fuschargé tous les trois ou quatre jours d’aller porter de faussesnouvelles à la pauvre Anne qui se consumait et se desséchait, sibien que moi, qui n’étais guère tendre, je sentais mon cœurs’amollir à la voir si désespérée. J’en parlai à mon maître. Etsoit qu’il eût été touché de pitié, soit qu’il eût craint quel’abandonnée ne se portât à quelque extrémité contre lui, le comtede Valois retourna la voir une fois, deux mois environ après ledépart d’Enguerrand de Marigny. Au moment où le comte de Valoisassurait pour la millième fois à la malheureuse Anne que bientôt ill’épouserait, la porte s’ouvrit et Marguerite parut… Oui, monsieur,Marguerite était jalouse, Marguerite avait fait suivre lecomte ! Marguerite venait de surprendre les baisers et lespromesses de Valois !… Et elle entrait, furieuse !Ah ! je vous assure que moi, qui assistais à la scène, d’unepièce voisine, j’ai tremblé…

– Je n’ai plus qu’une douzaine de minutesà te donner, dit Buridan.

– Nous y sommes, monsieur ! noustouchons au but comme j’ai failli toucher à la mort, but suprême denotre pauvre vie. Voilà donc Marguerite comme une tigresse.

« – Cette femme est votremaîtresse », crie-t-elle au comte.

« Valois pâlit, balbutie, tremble. Annes’avance et répond :

« – C’est vrai, je suis sa maîtresse, enattendant d’être sa femme. Et vous, qui êtes-vous ? Quevoulez-vous ?

« – Me venger », réponditMarguerite.

« Et en même temps, elle tirait de saceinture une mignonne dague qu’elle y portait toujours et enfournit un si rude coup à la dame de Dramans que celle-ci tomba,inanimée. Le comte de Valois n’avait pas bougé. Moi, dans mon coin,j’étais comme assommé. Je ne pouvais détacher mes yeux de cetteMarguerite si belle, qui, à ce moment, flamboyait comme la foudrequi tue… Et alors, monsieur, la voilà qui se penche sur sa rivale,puis se relève en disant : Morte !… Puis elle se retournevers Valois, blanc comme un linge, tremblant comme le saule sous latempête, et elle gronde :

« – L’enfant, maintenant !…

« Ah ! seigneur Buridan, ceci estaffreux. Après avoir tué la mère, elle voulait tuer le fils !Une tigresse ! Je vous dis que c’était une tigresse !

– Et que fit Valois ? demandaBuridan.

– Valois ! Ceci est le plus beau del’affaire ! La tigresse se met à rugir :

« – Au tour de l’enfant, comte, ou jecours au palais, j’ameute la cour contre vous et vous fais chassercomme larron d’honneur !… »

« Et Valois, claquant des dents,répond :

« – C’est bien !…J’obéis !… »

« Alors, il m’appelle, j’accours. EtValois me dit, oui, monsieur, il me dit :

« – Prends l’enfant et va lenoyer !… »

« Je sors. Je vais à la chambre oùdormait le petit Jehan, et je le prends, je le roule dans monmanteau, et je reviens le montrer à Marguerite dans l’espoirqu’elle fera grâce. Ah ! oui, grâce ! Elle me regardedans les yeux et ce regard-là, quand j’y pense, me donne encorefroid au cœur… et elle me dit :

« – Tu as entendu, n’est-cepas ?… »

« Là-dessus, je sors de la maison encourant, étouffant les cris et les pleurs du pauvre petit. Jemarche une heure, le front ruisselant de sueur, puis, j’entre enfindans une chaumière abandonnée… L’enfant s’était endormi. Je ledépose sur un tas de mousse et de feuilles, et je m’en vaisrejoindre le comte.

« – L’enfant ? me dit-il.

« – Noyé ! » répondis-je…

« Il ne pleura pas, monsieur !…Seulement, il devint un peu pâle. J’attends une heure. J’attendsdeux heures, et me voilà parti pour reprendre l’enfant et le mettreen lieu sûr. En passant devant le logis de la dame de Dramans, uneterrible curiosité m’envahit, de revoir la morte. J’entre… et jevois Anne toute sanglante qui se traînait, essayant de gagner laporte. Elle n’était pas morte, monsieur !…

– Tu n’as plus que cinq minutes pour medire le reste, fit Buridan.

– Nous y sommes !… Anne n’était pasmorte. Et maintenant, écoutez ce qu’il y a d’épouvantable enceci ! Non seulement elle n’était pas morte, mais elle avaitentendu l’ordre à moi donné de noyer son fils !… Du moins,c’est ce que j’ai compris à quelques mots qui tremblaient sur seslèvres. Alors, pris de terreur, les cheveux hérissés, je m’élancepour aller chercher l’enfant et le rapporter à la mère… J’arrive àla chaumière, plus d’enfant, monsieur. Le petit Jehan avaitdisparu. »

Lancelot Bigorne se tut un instant, les yeuxperdus dans le vague, comme s’il eût revu ces choses lointaines.Puis il reprit :

« Dix-sept ans ont passé là-dessus.Persuadé que le comte de Valois me ferait tuer s’il apprenait quel’enfant… son fils, n’était pas mort, je le quittai un beau jour.Les mois, les ans s’écoulèrent, et j’avais fini par oublier cettehistoire, lorsque l’avènement au trône de Louis, époux deMarguerite, me la remit en mémoire. Or, il y a trois jours,monsieur, je rôdais aux environs de l’hôtel de Marigny, rueSaint-Martin, en quête de quelque bourgeois attardé, pareil au loupque la faim attire hors des bois, je rôdais, dis-je, le cœur asseztriste, vu que je m’étais passé de souper, lorsque j’aperçois uneombre qui semblait essayer de voir ce qui se passait dans l’hôtelMarigny. « Voici mon affaire, me dis-je aussitôt. L’homme estseul. C’est le Ciel qui te l’envoie. » Remerciant donc saintBarnabé de cette aubaine, je m’approche, je mets ma dague sur lapoitrine du bourgeois, et je lui demande poliment sa bourse. Maisvoilà qu’il pousse un appel. Une douzaine de gaillards tombent surmoi. Je suis pris, lié, emporté jusqu’au Châtelet, où mon bourgeoisme suit. Au Châtelet, à la lumière, je dévisage l’homme, et quiest-ce que je reconnais ? Mgr le comte de Valois, mon ancienmaître. Alors, une idée me passe par la tête, une idée que sansdoute me souffla le diable.

« – Monseigneur, lui dis-je à voix basse,je vous donne huit jours pour me faire délivrer. Sans quoi, jem’arrange pour être conduit au roi de France et je lui raconte lesamours de la reine Marguerite avec Charles deValois !… »

« Alors il devient blanc comme un suaire.Il m’examine et murmure avec épouvante :

« – Lancelot Bigorne !

« – Moi-même, monseigneur, dis-je,certain de l’avoir terrorisé.

« – Tais-toi, me dit-il. Pas un mot.Avant huit jours, tu seras libre, et riche… »

– Plus qu’une minute ! interrompit àce moment Buridan.

– C’est fini, monsieur. Je m’endormaispaisiblement, persuadé que Valois allait, en effet, me fairerelâcher. Le troisième jour, au matin, on vient me chercher de moncachot. Je me lève tout joyeux. On me mène dehors… et on me placeentre des moines et des aides du bourreau pour me conduire àMontfaucon !… Vous savez le reste…

– Et tu conclus de tout cela ? fitBuridan.

– Je conclus que ma vie ne tient plusqu’à un fil ; que le Valois va me faire chercher partout où setrouvent les tire-laine de mon espèce, et que, comme je tiens àmourir beaucoup plus tard, j’ai dû changer mon genre de vie et merésigner au métier d’honnête homme, et m’attacher à quelqu’un quipût au besoin me défendre.

– Amen ! dit Buridan. Et,dis-moi, qu’était devenu le petit Jehan ? Il m’a ému, cepetit-là…

– C’est ce que je n’ai jamais su. Pasdavantage que je n’ai appris ce qu’était devenue sa mère, la damede Dramans… mais sans doute elle est morte du coup de poignard deMarguerite… »

Buridan n’avait semblé prendre qu’un médiocreintérêt du récit de Lancelot Bigorne. En réalité, il avait écoutéavec une profonde attention cette étrange histoire où la reineMarguerite jouait un rôle qui lui semblait impossible, vu sa granderéputation de vertu.

« Tâche de ne plus te trouver nez à nezavec le comte de Valois, reprit-il en s’apprêtant à sortir.

– C’est pourtant ce qui m’est arrivéhier, dans la nuit. J’ai failli retomber dans ses filets, comme unebête stupide. Gare à notre troisième rencontre ! Il faudraque, de moi ou de Valois, l’un de nous y laisse ses os !Monsieur, ajouta Lancelot Bigorne, je vous accompagne : jecommence tout de suite mon service près de vous.

– Soit ! fit Buridan. Suis-moi àdistance, jusqu’à certain logis où j’entrerai et à la porte duqueltu m’attendras. »

Là-dessus, Buridan descendit, fit sortir soncheval d’une petite écurie attenante à la boutique, se mit enselle, se dirigea vers la rue Vieille-Barbette[2] etsuivit dans sa longueur cette voie aux rares maisons espacées parde grands jardins ; bientôt, les maisons devinrent deschaumières, puis il n’y eut plus que des enclos de courtilles, etce fut devant l’un d’eux que Buridan s’arrêta : laCourtille-aux-Roses.

Buridan, comme nous l’avons dit, était àcheval. Dans ce temps-là, pour toutes sortes de raisons dont laprincipale était la malpropreté des rues, on ne voyait à pied queles gens à qui leur état de fortune ne permettait pas l’entretiend’une monture.

Buridan donc, lorsqu’il eut mis pied à terredevant la Courtille-aux-Roses, remit la bride de son cheval àLancelot Bigorne, qui avait suivi à pied.

Bigorne, en voyant que son maître s’arrêtait àcet endroit, avait pris un air des plus effarés.

Mais Buridan ne remarqua pas cet étonnement,et, le cœur battant, poussa la porte de l’enclos : elle étaitentrouverte comme d’habitude.

En effet, le jeune homme n’était jamais venuqu’en plein jour à la Courtille-aux-Roses. Et comme on savaitl’heure de sa venue, Gillonne avait toujours soin d’ouvrir la portede l’enclos.

Buridan pénétra donc dans l’enclos, qu’ilfranchît avec la rapidité d’un amoureux – il n’y a rien de pluspressé que les amoureux, excepté peut-être les créanciers, et,après tout, un amoureux n’est-il pas une sorte de créancier ?et par contre, si l’on veut aller au fond des choses, ne peut-onconsidérer le créancier comme un amoureux d’argent ?

Bref, en deux bonds, Buridan se trouva devantla porte du frais et riant logis, ouverte aussi.

« Myrtille ! ChèreMyrtille ! » murmura Buridan, certain que, commed’habitude, sa jolie fiancée, venue à sa rencontre, l’attendaitderrière cette porte.

Myrtille n’y était pas, cette fois.

Buridan pénétra dans la grande salle du logis,l’unique pièce où il fût jamais entré. Personne. Tout y était calmecomme à l’ordinaire, d’un silence que troublaient seules lesdisputes des verdiers et des chardonnerets dans la haie del’enclos.

Un beau rayon de soleil tamisé par les vitrauxéclairait cette pièce où si souvent il avait échangé des sermentsavec celle qu’il aimait.

« Gillonne ! » appela Buridan,d’une voix étranglée.

Il eut une courte hésitation, puis, très pâle,le cœur serré, se mit à parcourir la maison de haut en bas. Iln’avait qu’une idée.

Myrtille avait fait à maître Lescot l’aveu deson amour ; maître Lescot, riche bourgeois, repoussait sansmême daigner le connaître celui qu’aimait sa fille et, pour séparertout de suite les fiancés, avait, séance tenante, emmenéMyrtille.

Mais comme en amour il n’y a de désespoirvéritable que de ne pas être aimé, comme Buridan savait que satendresse était payée de retour, ce qu’il éprouvait ressemblaitplutôt à de la colère.

« Je veux, grondait-il, je veux, avanttrois jours, avoir retrouvé ce Lescot, ce tapissier du diable, cebarbare qui fait pleurer Myrtille, et s’il ne revient pas à demeilleurs sentiments, par le Ciel, j’enlève la fille au nez dubarbon ! »

Comme il se disait ces choses, assis dans lefauteuil où Myrtille avait coutume de s’asseoir, tout à coup, depâle qu’il était, il se sentit devenir livide, son cœur trembla,l’angoisse remonta à sa gorge et l’étreignit de ses griffes, et ilcomprit que le désespoir alors seulement entrait en lui avec ceraisonnement terrible de simplicité et de vraisemblance :

« Ce n’est pas maître Claude Lescot qui aemmené Myrtille. Myrtille eût trouvé le moyen d’envoyer iciGillonne ce matin pour m’attendre !… Et pourquoi maître Lescotaurait-il laissé les portes du logis et de l’enclos ouvertes à tousvenants ?… »

Alors, il se prit à sangloter… Car il setrouvait en présence de l’inconnu.

À ce moment, une ombre intercepta le rayon desoleil qui illuminait cette fine figure bouleversée de douleur.Buridan releva la tête et reconnut Bigorne.

« Vous pleurez ? fit le truand quivenait, selon sa propre expression, de se résigner au métierd’honnête homme.

– Non ! dit Buridan, les dentsserrées, tandis que de grosses larmes roulaient sur ses joues.

– Vous pleurez, reprit le truand, et jevais vous dire pourquoi : c’est parce qu’on a enlevé, cettenuit, la jeune fille qui habitait ici. Je le sais. »

Buridan bondit, sa main s’abattit sur l’épaulede Bigorne, effaré, qui, d’un brusque élan, avait reculéjusqu’au-delà du seuil. Cette main se glissa jusqu’à la gorge, sesyeux flamboyaient, chargés de soupçons.

« Comment sais-tu ? rugit-il. Parle.Avoue que tu m’as été envoyé par celui qui a enlevéMyrtille !…

– Si vous m’étranglez, râla Bigorne,comment voulez-vous que je parle ?

– C’est juste ! dit Buridan quidesserra l’étreinte. Parle, maintenant… Et dis toute la vérité,sans quoi, tu vois ce pommier, n’est-ce pas ?…

– Bel arbre, en vérité !

– Eh bien, dans deux minutes, ce sera legibet où ta carcasse fera peur aux moineaux, à moins que tu ne medises tout.

– Eh ! par le diable et par saintBarnabé, mes deux patrons ! Vous sauriez déjà la vérité sivous ne m’aviez coupé la voix. Sang Dieu ! quels doigts !Ouf ! à peine si je respire !… Je vois, seigneur Buridan,que j’aurai grande joie à vous servir de valet.

– Parleras-tu ?

– Voici, maître : hier soir, jerôdais autour du Louvre, lorsque j’en vis sortir, escorté d’archersà cheval, le comte de Valois. Par curiosité, et aussi parce quej’ai mon idée à l’endroit du comte, je me mets à suivre la bandequi, pareille à une nuée de corbeaux, s’envolait de ce vieux nid duLouvre. Je me glisse donc à leur suite, et je vois mes corbeauxs’abattre sur ce logis…

– Valois ! bégaya Buridan, quisentit une vague terreur s’emparer de lui. Valois ! Tu dis quec’est Valois qui est venu ici !…

– Mgr Charles, comte de Valois, princed’enfer, oncle du roi, cousin de Satan, oui, monsieur, Valois enchair et os ! Valois qui venait, comme je l’ai compris par lescroassements de ses corbeaux, arrêter cette jeune fille…

– L’arrêter ! râla Buridan, secouépar un long frisson.

– Et c’est ce qu’il fit, le maîtresbire !…

– Arrêtée !… Myrtillearrêtée !…

– Et conduite au Temple ! Aussi vraique le soleil nous éclaire ! Aussi vrai que je suis chrétienet que je n’ai jamais dépouillé un bourgeois sans dire une prière àsaint Barnabé ! Aussi vrai, monsieur, que je hais Valois etque je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour letenir cinq minutes seul, la nuit, au coin de quelque ruelle… cettejeune fille a été conduite au Temple ! »

Une épouvante insensée se déchaîna dans lecœur de Buridan.

« Mais pourquoi ? hurla-t-il, ensaisissant ses cheveux à pleines mains.

– Parce qu’elle est accusée de maléficecontre le roi ; les archers criaient : « Mort à lasorcière ! »

Buridan retomba dans le fauteuil, écrasé,foudroyé.

Chapitre 13LE TEMPLE

Quelques heures plus tard, vers la tombée dela nuit, le crieur de la prévôté, à cheval, entouré de sergents,escorté d’un héraut sonnant de la trompette, s’arrêtait sur laplace de Grève après une longue tournée dans Paris. Le hérautsonna. La foule se rassembla et le crieur, à haute voix, se mit àlire un parchemin qu’il déroula :

« Ce jourd’hui, douzième du mois de maide cet an 1314, nous, Jean de Précy, prévôt de cette ville, à toushabitants, artisans, bourgeois et autres, faisons savoir lesvolontés expresses de Sa Majesté notre sire roi, que Dieu tienne engarde ! lesquelles volontés sont que :

« Premièrement, Mgr le comte de Valoisest choisi pour gouverner la forteresse du Temple ;

« Deuxièmement, qu’il soit tenu rigueurpar les gens du guet à tout bourgeois ou autre habitant quienfreindra les ordonnances du couvre-feu ;

« Troisièmement, qu’il est enjoint auxjuifs habitant cette ville de se prêter de bonne grâce à l’exacteperquisition qui sera faite dans leurs demeures ;

« Quatrièmement, qu’il est enjoint à touthabitant de dénoncer sur l’heure tel voisin ou telle voisine qui, àsa connaissance, aurait des relations avec le diable etfabriquerait des maléfices ou sortilèges. »

Puis, le crieur ayant terminé sa tournée, sedirigea vers le Châtelet, et la foule qui l’avait écouté sedispersa, très satisfaite, pour deux motifs : d’abord, le roiparlait de molester quelque peu les juifs, ce qui était toujoursune cause de réjouissance, vu qu’après chaque perquisition, on enbrûlait bien quelques-uns ; ensuite, le roi ne parlait pas denouveaux impôts, chose que les bourgeois redoutaient toujours quandils entendaient la trompette du crieur prévôtal. Égalementsatisfaits de ce que disait le roi et de ce qu’il ne disait pas,les badauds se retiraient donc en criant à tue-tête :

« Vive Louis Hutin ! »

À ce moment, une litière, fermée de rideaux decuir, passait sur la Grève et entrait dans la rue Vieille-Barbette.Ce véhicule était de pauvre apparence et nul n’y prenait garde. Ilcheminait paisiblement et ne s’arrêta que tout au bout de la rue,c’est-à-dire aux abords de la bastille du Temple.

Un seul homme à cheval escortait cettelitière ; il était modestement vêtu, sans armes, la têtecouverte d’un capuchon.

Lorsque la litière se fut arrêtée devant lagrande porte du Temple, l’homme mit pied à terre et se dirigea versle pont-levis.

« Au large ! cria la sentinelle.

– Appelle l’officier degarde ! » dit l’homme d’un accent impérieux.

Le soldat, subjugué par ce ton d’autorité,obéit, et bientôt l’officier qui commandait à la porte s’avançad’un air menaçant vers le bourgeois assez audacieux pour dérangerun homme d’armes.

Mais le bourgeois souleva son capuchon, etalors l’officier, interdit, s’inclina en tremblant.

« Avance à l’ordre ! » dit lebourgeois.

L’officier s’approcha, et l’homme lui parla àvoix basse.

L’officier finit par faire un geste derespectueuse obéissance et rentra dans la forteresse.

Alors, le bourgeois encapuchonné s’approcha dela litière et dit :

« La route est libre, madame. »

En effet, c’était une femme qui se trouvaitdans la litière. Elle était aussi modestement vêtue et aussiencapuchonnée que le bourgeois.

« Attendez-moi ici, dit la dame ensautant légèrement sur la chaussée.

– J’attendrai, madame, j’attendrai lamort dans l’âme !

– Rassurez-vous, Marigny, dit alors ladame, nul n’oserait résister à un ordre de la reine… nul !…pas même le roi !… »

Rapidement, elle traversa le pont-levis, passasous la voûte et, là, trouva l’officier qui l’attendait et se mit àmarcher devant elle en donnant tous les signes d’un profondrespect. Ils arrivèrent ainsi devant une porte qui s’ouvrait sur devastes et somptueux appartements – demeure du grand-maître desTempliers, il y avait quelques années à peine –, et maintenantlogis du nouveau gouverneur qui venait d’en prendre possessiondepuis deux heures.

L’officier murmura :

« Dois-je entrer pour annoncer à Mgr lecomte l’auguste visite que Votre Majesté daigne luifaire ?

– Non, monsieur, répondit la dame, vouspouvez vous retirer. »

Et, ouvrant elle-même la porte, elleentra.

Derrière la porte, un hallebardier, immobile,debout, gigantesque, la tête sous le casque, le visage sous lavisière, la poitrine sous la cuirasse, les jambes et les brascouverts d’acier, tout pareil à l’une de ces armures qu’on voit denos jours dans les musées, comme des carapaces d’êtres disparus duglobe, cet homme, donc, appuyé sur sa hallebarde, montait safaction.

La dame prononça :

« Va dire à ton maître que la reine veutlui parler à l’instant… »

L’armure tressaillit, s’ébranla avec descliquetis, se mit lourdement en route…

Quelques instants plus tard, il y eut un pasrapide, puis le comte de Valois entra, effaré…

La dame laissa tomber son capuchon et ôta sonmasque.

Valois fléchit le genou, puis, se relevant,attendit que la reine lui parlât la première.

« Comte, dit Marguerite de Bourgogne, jeviens vous parler de la sorcière que vous avez arrêtée. »

Valois eut un tressaillement, avant-coureurdes épouvantes qui saisissent l’homme quand il se voit placé aubord d’un abîme où il va tomber s’il fait un faux pas, où iltombera mieux encore s’il ne tente aucun mouvement.

En effet, la voix de la reine était rude,rauque, menaçante.

Et il la connaissait, cette voix ! Il lareconnaissait ! Ce souffle mortel ! il leconnaissait !

Ce mouvement fébrile de cette belle main qui,en se levant, peut faire tomber une tête, il le connaissait.

« Madame, dit-il, plaise à Votre Majestéme permettre de la précéder en une salle plus digne d’elle…

– Inutile, gronda la reine, dont leslèvres tremblantes de fureur et le regard d’acier firent chancelerle comte. Si autour de ces murs il y a des oreilles qui écoutent,tant pis pour vous. Vous affirmez donc que la jeune fille arrêtéepar vous, Myrtille, est une sorcière ?…

– Madame, balbutia le comte, il me sembleque les maléfices trouvés chez elle…

– Comte de Valois, fit Marguerite d’unevoix blanche, voulez-vous savoir le grand maléfice que vousreprochez à cette infortunée ?

– Je ne comprends pas, Majesté…

– C’est qu’elle est la fille d’Enguerrandde Marigny !… »

« Je suis perdu ! » songeaValois, qui s’aplatit, s’écrasa, se prosterna.

« Comte, reprit la reine, je veux voir àl’instant cette jeune fille.

– Les désirs de Votre Majesté sont desordres sacrés. Je vais la faire amener ici, et…

– Non pas ! interrompit la reine,qui, d’un geste rude, arrêta Valois au moment où il se dirigeaitvers la porte. Faites-moi conduire à son cachot. Je veuxl’interroger. Si vraiment c’est une sorcière, comte, tant mieuxpour vous. Mais si je découvre l’innocence de l’accusée… »

Elle crispa ses mains et s’avança sur Valoiscomme pour l’étrangler.

« Que fera Votre Majesté ? demandaValois en se redressant.

– Eh bien, fit la reine, en secontraignant au calme, je l’emmènerai d’ici, voilàtout ! »

L’imminence du danger rendit toute son énergieà Valois.

« Madame, dit-il d’une voix ferme, le roim’a nommé gouverneur du Temple, tout exprès pour surveiller laprisonnière. Je suis aux ordres de Votre Majesté, si elle désireinterroger cette fille… Mais quant à laisser partir d’ici celledont je réponds sur ma tête, je ne le ferai que sur un ordre duroi…

– Voici cet ordre !… » ditMarguerite de Bourgogne, qui écrasa Valois d’un sourire detriomphe.

En même temps, elle tira de son sein un papierqu’elle tendit au comte.

Hagard, la tête perdue, Valois pritmachinalement le papier et le déplia.

À peine en eut-il parcouru les premiers mots,qu’il leva sur Marguerite un regard d’épouvante et se mit àtrembler convulsivement.

Ce papier n’était pas un parchemin contenantun ordre royal !

Ce papier était une lettre… signée du comte deValois !

Et cette lettre, adressée à Marguerite deBourgogne, dont le nom s’y trouvait à différents passages, étaitune brûlante déclaration d’amour ! Une demande de rendez-vousnocturne ! Une peinture audacieuse de la passion la plusviolente que puisse éprouver un homme. La plus sanglante desinsultes faites au roi de France !…

Mais cette lettre était datée du 22 février del’an 1297, c’est-à-dire à l’époque où Marguerite, âgée d’environdix-sept ans, habitait encore au palais de son père Hugues IV, ducde Bourgogne.

« Charles de Valois, dit Marguerite,d’une voix basse et sifflante, reconnais-tu cette lettre ?Voici bien longtemps que tu l’écrivis ! Peut-être l’avais-tuoubliée !…

– Cette lettre n’est pas de mon écriture,bégaya Valois.

– En effet, ce n’en est que la copie… lavraie lettre, la tienne, Valois, est au Louvre ! Ce soir, ellesera entre les mains du roi ! »

Le comte poussa le soupir d’agonie de l’hommequ’on tue…

« Elle date de dix-sept ans ! fitValois en grinçant des dents. Je dirai la vérité au roi ! Jelui dirai que je vous ai aimée à une époque où j’avais le droit devous demander en mariage ! Je dirai que, repoussé par vous, jevous ai toujours témoigné plus de respect que je n’avais eu d’amourpour vous !

– En disant cela, tu mentiras, Valois,car je ne t’ai pas repoussé.

– Eh bien, je mentirai ! rugitValois. Mensonge pour mensonge, vie pour vie, mort pour mort !Vous m’attaquez, je me défends. La date de cette lettre ferafoi !… »

Marguerite eut un étrange sourire, et, devantce sourire, le comte se sentit devenir fou de terreur.

« Tu connais Mabel ? dit la reine.Non, tu ne la connais pas. Tu ne sais pas tout ce qu’il y a descience chez cette femme qui m’est dévouée, qui m’appartient, quifait ce que je veux, qui ne vit que pour moi !

– Mabel ? bégaya Valois.

– Oui, ma fidèle servante, qui veille surmoi quand je dors, qui pense pour moi, qui est savante pourmoi !… Eh bien, écoute, Valois ! Par sa science, Mabel atrouvé le moyen de rendre à l’encre jaunie de cette lettre toute safraîcheur, si bien qu’elle semble avoir été écrite hier !…

– Il y a la date ! grinçafurieusement Valois.

– Mabel a trouvé le moyen d’effacer ladate. Et, à la place de 22 février de 1297, sais-tu ce qu’elle aécrit… écrit de ta propre écriture… eh bien, elle a mis : 11mai de 1314… C’est-à-dire hier matin !… »

Le comte poussa un sourd gémissement.

« Tu obéiras, Valois ?

– Oui, Majesté ! fit le comte dansun souffle.

– Et si je reconnais que Myrtille estinnocente, tu me la laisseras emmener ? Tu ne diras à personneque c’est moi qui l’ai emmenée ?… »

Valois, écrasé, se redressa comme la vipèresur laquelle on marche.

« C’est ma vie que vous me demandez,dit-il. Prenez-la donc ! Car elle est à vous !… Oh !j’expie bien cher l’amour que, jadis, vos regards ont allumé enmoi ! Oh ! je me sens dans la main d’une puissanceterrible et maudite, cette puissance vînt-elle même du Ciel !…Mais prenez garde, Marguerite ! Prenez garde, ma reine !car pour oublier la torture que vous venez de m’infliger, ilfaudrait que je fusse un ange de Dieu, et je ne suis qu’unhomme !

– Dis un démon d’enfer… Mais va ! Jene te crains pas, et la preuve, c’est que tu vis ! Prie Dieu,si tu peux, de me faire oublier ce que tu viens de dire, et, enattendant, marche devant moi, conduis-moi au cachot de lasorcière ! »

Chapitre 14LA MÈRE

Morne, comme un condamné qu’on mène ausupplice, Valois se mit à précéder la reine. Il oubliait tout à cemoment, jusqu’à cette passion même qu’il ressentait pour saprisonnière. La situation, en effet, était hérisséed’écueils : il comprenait ou croyait comprendre qu’il y avaitentente entre Marguerite et Enguerrand de Marigny. Cette allianceaboutissait à un complot destiné à assurer la fuite de Myrtille.Or, la fuite de la sorcière – car c’était une véritable évasion quise préparait – cette fuite, ce n’était pas seulement son propreécrasement et le triomphe de Marigny, c’était aussi le procès dehaute trahison, c’était la condamnation assurée… c’était lamort.

Valois avait donc pu s’écrierrigoureusement :

« C’est ma vie que vous medemandez ! »

La reine avait remis son masque et rabattu sacapuche sur sa tête.

Ils arrivèrent dans une cour, et là, sur unsigne de Valois, un homme, porteur de clefs et muni d’une torche,les précéda. Bientôt ils s’enfoncèrent dans l’escalier quidescendait sous la grosse tour. Il régnait là une atmosphèreméphitique, mais Marguerite n’y prenait pas garde, et si ellefrissonnait, c’était de ses propres pensées.

Le porteur des clefs ouvrit une porte.

Marguerite se tourna vers Valois et le regardafixement.

Le comte comprit ce regard : la torcheayant été plantée sur une tige de fer qui servait à cet usage, ilse retira, emmenant le geôlier.

Peu lui importait, d’ailleurs, ce que la reinepouvait avoir à dire à la prisonnière !…

Lorsqu’il remonta dans la cour, il faisaitassez nuit pour qu’on ne remarquât pas sa pâleur…

« Je suis perdu, répéta-t-il en lui-même.De quelque côté que je me tourne, je ne vois aucune issue à lasituation. Armée de cette lettre, implacable, âme de glace quand ils’agit de pitié, âme de feu quand il s’agit de tuer, la reine meréduira en poussière au premier geste que je ferai pour medéfendre. Eh bien ! soit ! Je vais partir. Je meréfugierai chez quelqu’un de ces seigneurs qui, depuis la mort dufeu roi, redressent la tête. Et là, je préparerai contre Marigny,contre la reine, contre le roi, contre Paris, contre tout ce qui mehait… oui, j’ourdirai une de ces trames qui enlacent millevictimes. Je veux, patiemment et fortement, m’assurer une de cesvengeances qui étonnent le monde et qui lui font dire :« Celui-là était un fort ! Celui-là a entrepris une lutteeffrayante contre tout et tous à la fois, et il l’a menée àbien !… »

Un orgueil sinistre flamboya un instant sur lefront de cet homme qui, courbé tout à l’heure, se redressaitmaintenant.

« Simon ! appela-t-il d’une voixbrève.

– Me voici, monseigneur ! »

Et Simon Malingre – celui-là que nous avons vuune seconde à la Courtille-aux-Roses, à l’heure où nous avonsouvert ce récit –, Simon Malingre, qui ne quittait jamais le comtede Valois, se détacha d’un pan d’ombre…

Ce Simon Malingre surgissait toujours descoins noirs et humides, comme les cloportes.

« Simon, fit le comte d’une voix basse etardente, tout est perdu…

– J’ai tout entendu, tout compris,monseigneur !

– Cours à l’hôtel. Que dans une heuretout soit prêt pour ma fuite !…

– Nous sommes toujours prêts,monseigneur ! Des chevaux toujours sellés attendent ! Desmules sont prêtes à recevoir les outres pleines d’écus qu’il n’y aqu’à placer sur les bâts. Pour le reste, je conseille à Monseigneurde laisser l’hôtel en état. Peut-être la fuite ne sera-t-elle pasindispensable dès cette nuit…

– Que veux-tu dire ? gronda lecomte. Parle !… Çà, ce m’est un terrible crève-cœur que departir en laissant ici cette Myrtille… »

Le comte étouffa un soupir.

« Que Monseigneur lise d’abord cettemissive ! » dit Simon Malingre.

Étonné, Valois prit le papier que lui tendaitson valet, se rapprocha d’une lanterne accrochée au mur et se mit àlire. Voici ce que contenait la lettre :

« Monseigneur,

« Vous ne me connaissez pas, mais je vousconnais, et cela suffit pour l’instant. Je sais que vous haïssezMarigny. Ma haine égale la vôtre : voilà ce que je puis vousdire. Voulez-vous que de ces deux haines nous en fassions uneseule ? Voulez-vous que je vous aide à triompher deMarigny ? Voulez-vous m’aider, vous, à assurer ma vengeancecontre cet homme ?… Si c’est non, brûlez ou déchirez cettelettre que je confie à votre honneur de chevalier… Si c’est oui, jevous attendrai trois nuits de suite à partir de demain, versminuit, au-dehors de la porte aux Peintres. Et je signe de monnom : JEAN BURIDAN. »

« Jean Buridan ! murmura Valois. Lesalut, peut-être !… Oui, l’homme qui a été capable d’oser ceque celui-ci a osé à Montfaucon, ce rude homme peut, en effet, mesauver !… Avec un millier d’écus, je puis me l’attacher…Simon !

– Je suis là, monseigneur !

– Simon, dit Valois, nous ne partironspas cette nuit !… »

*

**

Marguerite avait pénétré dans le cachot queles lueurs rougeâtres de la torche laissée dans le couloiréclairaient de vagues clartés mouvantes.

Dans l’angle le plus renfoncé de ce réduit,elle vit Myrtille…

Une minute, elle la contempla avidement,silencieuse, palpitante d’une émotion qu’elle cherchait à refouleret, tout au fond d’elle-même, elle murmura :

« Ma fille ! »

Myrtille, les yeux agrandis par l’épouvante,regardait de son côté cette inconnue…

Si vous avez jamais vu l’oiseau qu’on vient deprendre au filet au moment où, heureux, ivre d’espace, il racontaitau ciel, au bois, au ruisseau, l’infini bonheur d’être libre etd’aimer, si vous l’avez vu tremblant, le cœur battant, ses petitsyeux pleins d’étonnement et d’effroi, blotti au plus loin etparaissant demander pourquoi il y a des êtres si méchants sous lalumière du soleil qui luit pour tous, vous aurez une idée del’attitude et des pensées de Myrtille.

La reine songeait ceci :

« Comme elle est belle !… Aussibelle que je l’étais à son âge, avec plus de suave douceur dans leregard… Pauvre petite ! »

Peut-être y avait-il au fond du cœur deMarguerite une sourde jalousie contre cette beauté qui l’étonnait.Elle secoua la tête et, comme pour s’exciter à la pitié,répéta :

« Pauvre petite ! Comme elletremble !… Ne craignez rien de moi, mon enfant »,fit-elle d’une voix si harmonieuse et si miséricordieuse que leslarmes jaillirent des yeux de Myrtille…

Et dans le même instant, la jeune fille, d’unpas hésitant encore, s’avança vers cette femme qui lui apportait unrayon de consolation.

Marguerite tremblait…

Cette enfant que si souvent elle avaitdemandée à Marigny, oh ! que de fois elle avait pleuré ensongeant a elle ! Que de fois elle avait imaginé avec destressauts d’angoisse la minute où elle la reverrait !… Etcette minute était arrivée ! Sa fille était devantelle !

Marguerite eut comme un vague mouvement desbras vers sa fille.

Elle eut au fond du cœur comme le balbutiementd’un cri qui eût été peut-être sa rédemption :

« Je suis ta mère ! »

Mais ce cri vint expirer sur ses lèvres.

Mais les bras qui se tendaient pour étreindrel’enfant si ardemment désirée retombèrent.

Et Marguerite se répéta :

« Comme elle est belle ! »

Et cette fois, elle tressaillit, car ellecomprenait que cela la faisait sourdement souffrir !… Une foisde plus, c’était le mauvais génie qui triomphait dans cetteâme.

« Oh ! madame, murmura Myrtille,vous paraissez si bonne et si douce ! M’apportez-vous desnouvelles de mon père ?… Comme il doit pleurer et sedésespérer ! Ah ! dans l’affreuse situation où je metrouve, c’est cela, voyez-vous, qui me fait le plus de mal…

– Je ne connais pas votre père »,dit sourdement Marguerite.

Myrtille baissa la tête et recula de deuxpas.

« J’ai voulu vous voir, continua lareine, comme je viens voir toutes les prisonnières qu’on amène ici…J’ai voulu vous apporter quelques consolations.

– Soyez bénie, madame, dit Myrtille d’unevoix morne.

– Mais… pourquoi vous a-t-on mise auTemple, pauvre enfant ? Vous parliez de votre père… Mais votremère… elle doit bien pleurer aussi ?

– Je n’ai pas de mère, dit Myrtille. Elleest morte le lendemain de ma naissance. Jusqu’à ce jour,voyez-vous, lorsque je songeais à ma mère, j’étais triste de ne pasl’avoir connue, mais maintenant je vois que c’est heureux qu’ellesoit morte… car quel serait son désespoir !… »

Marguerite tressaillit et se mordit violemmentles lèvres.

« Vous me demandez, continua laprisonnière, pourquoi on m’a mise ici. Je n’en sais rien,madame ! Des hommes sont venus à la Courtille-aux-Roses…Connaissez-vous la Courtille-aux-Roses ?… C’est tout près duTemple, et même, lorsque je regardais la bastille, je me souviensque l’ombre de son donjon s’allongeait jusqu’à ma fenêtre et mefaisait peur… Il me semblait que cela voulait me prendre !…Enfin, c’est pour vous dire. Je n’ai fait aucun mal… Mon pères’appelle maître Claude Lescot ; il achète et il vend lesmagnifiques tapisseries qui se font au lointain pays des Flandres,comme vous pouvez le savoir. C’est pour vous dire qu’il m’avaitmise avec Gillonne à la Courtille-aux-Roses où je vivais bienheureuse depuis des années, n’ayant d’autre souci que de prier pourmon père les soirs où les vents et la pluie fouettaient le logis…Quel mal ai-je pu faire ?

– On dit que vous êtes sorcière, fitMarguerite en essayant d’assurer sa voix.

– Comment serais-je sorcière, ditdoucement Myrtille, puisque j’ai encore communié à Pâques, ainsique le desservant de la chapelle Saint-Nicolas pourrait entémoigner ? »

Et Myrtille se reprit à pleurer. Elle était sipâle, si triste, si jolie que les plus indifférents eussent étébouleversés de pitié à voir tant de grâce et d’innocente beauté ence lieu de terreur.

Marguerite sentait son cœur trembler.

Il y eut en elle comme un rayonnement d’amourmaternel. Les pensées perverses, les passions terribles, les idéessanglantes s’enfuirent de son esprit comme les oiseaux des ténèbresdes trous impurs où, par hasard, entre un jet de lumièrevivante ; son sein palpita, sa gorge s’oppressa… elle fit deuxpas rapides, saisit la jeune fille dans ses bras et l’étreignitconvulsivement.

« Ne pleure plus, râla-t-elle, ne pleureplus, enfant ! je puis beaucoup… Je puis t’arracher à la mort…Je puis te faire sortir à l’instant de ce lieud’épouvante… »

Extasiée, enivrée, Myrtille écoutait cesparoles et croyait rêver…

Et dans ce cœur d’une adorable naïveté, àcette minute radieuse où elle entrevoyait la liberté, la vie, lebonheur, elle joignit les mains et balbutia :

« Ô ! mon bon père, tu ne pleurerasdonc plus… Ô ! mon cher Buridan, tu ne mourras donc pas de lamort de Myrtille !… »

Marguerite de Bourgogne, lentement, desserrala maternelle étreinte dont elle enlaçait sa fille.

Puis, lentement, elle recula.

Et comme Myrtille levait sur elle ses yeuxcandides et purs, elle la vit affreusement pâle…

« Madame, fit-elle dans un élan,qu’avez-vous ?… Oh ! vous souffrez !…

– Non, non, bégaya Marguerite.Rassurez-vous. Tenez, parlez-moi du bonheur de ceux que vous allezrevoir… votre père… votre bon père… et puis… comment avez-vousdit ?

– Buridan… Jean Buridan », fitMyrtille avec un sourire d’infinie tendresse.

Marguerite étouffa le rugissement qui montaità ses lèvres. Et tandis que, comme après les accalmies, la tempête,l’horrible tempête des passions, se déchaînait, hurlait dans soncœur, elle aussi sourit !… Et elle dit doucement :

« Votre frère, peut-être ?…Non ?… Un ami, sans doute ?

– Mon fiancé, dit Myrtille.

– Votre fiancé… fit Marguerite, avec unsoupir atroce, et il vous aime ?… Vous l’aimez ?

– Je crois, madame, que si Buridanmourait, je mourrais, voilà tout… Et je suis sûre que s’ilm’arrivait malheur, il viendrait mourir là où je serais morte…

– Oui, oui… gronda précipitamment lareine, je comprends. Eh bien !… Eh bien, rassurez-vous, jeunefille… il est impossible que l’amour de Buridan ne vous sauve pas…attendez quelques heures encore… je vais m’occuper de votrebonheur !… »

En parlant ainsi, elle reculait… elle entraitdans le couloir… elle repoussait la porte… et quand elle eut fermécette porte, comme le geôlier était parti avec Valois, sa main… samain blanche, fine, nerveuse, sa main maternelle s’abattit surl’énorme verrou, muselière de fer pour la gueule du cachot.

Un instant, elle hésita…

Elle regarda autour d’elle, comme si elleallait commettre l’irrévocable crime pour lequel il n’est pas depardon possible…

Brusquement, sa main poussa le verrou…

Le verrou grinça.

Le cachot sanglota…

Et la mère de Myrtille, ayant achevéd’enfermer sa fille, lente, pantelante, courbée, se glissa le longdu couloir et remonta vers la lumière des étoiles.

*

**

Valois était là.

En la voyant reparaître seule, il frémit. Maisil n’eut pas le temps de se demander ce que cela signifiait, heurou malheur : déjà Marguerite s’approchait de lui.

« Comte, dit-elle d’une voix encoreagitée, je n’emmène pas la prisonnière. Au lieu d’être ton ennemie,je deviens ton alliée. Écoute-moi bien, suis bien mes ordres, etpeut-être jamais ne fus-tu aussi près de la puissance que tuconvoites. »

Valois s’inclina. Mais il songeait :

« La tigresse fait patte de velours…est-ce qu’il serait déjà trop tard pour que je puisse medéfendre ?… »

« Ce soir, à minuit, continua la reine,tu remettras la prisonnière aux gens qui viendront en mon nom etqui la conduiront en lieu sûr. Nul au monde, par ma faute, ne sauraque la sorcière n’est plus au Temple. Et comme le roi ne connaîtpas son visage, il t’est facile… écoute ! il t’est facile demettre à sa place quelque fille qui sera interrogée puisquestionnée, puis pendue ou brûlée comme si elle était Myrtille…sommes-nous d’accord, Valois ?

– Oui, Majesté, répondit le comte.

– À ce prix-là, dès la fin du procès quiva s’instruire, je te rendrai la lettre… tu sais… la belle lettred’amour qui t’enverrait demain à Montfaucon si je la remettais cesoir au roi ! »

Sur cette dernière menace, la reines’éloigna.

« Va, rugit le comte, va, vipère !je n’aurai pas besoin pour t’écraser de t’arracher la dentempoisonnée dont tu cherches à m’épouvanter !… Ce Buridan…oui, cet homme peut, d’un bon coup de dague, me débarrasser d’abordde Marigny… et alors, Marguerite, ce sera à nous deux !…Alors, Marguerite, ce sera à ton tour de trembler ! Car jet’ai guettée, Marguerite, car j’ai sondé le fleuve où tu enfouistes sanglants secrets ! Car j’ai interrogé les spectres quiescortent ta funeste Majesté et ils m’ont répondu :« Cherche à la Tour de Nesle !… »

La reine avait rejoint la litière près delaquelle Enguerrand de Marigny attendait. Il n’avait pas bougé deplace. Il était resté immobile, les yeux fixés sur le pont-levis duTemple.

Lorsqu’il vit que Myrtille n’accompagnait pasla reine, il eut seulement un tremblement de mains. Et quandMarguerite fut près de lui, il l’interrogea d’un regard si sombrequ’elle frissonna :

« Inexorable ! dit-elle rapidement.Rien n’a fait. Nul prières, ni menaces. Marigny, il nous fautchercher un autre moyen de la délivrer.

– Vous l’avez vue ? demandaavidement le premier ministre.

– Oui, je l’ai vue !…

– Que fait-elle ? Quedit-elle ? Oh ! qu’elle doit pleurer ! Vous a-t-elleparlé de moi ?

– Elle ne pleure pas, Marigny. Elle nem’a pas dit un mot de son père…

– Pas un mot ? Quoi ! pas unmot pour moi !…

– Non, Marigny, pas un mot. Et c’estnaturel, puisqu’elle n’est préoccupée que de celui qu’elle aime…car elle aime… elle me l’a dit, elle ne m’a parlé que de son amourpour ce Jean Buridan… »

Marigny se redressa violemment, son visagedouloureux jusqu’alors prit une sauvage expression de fureur et dehaine.

« Ah ! gronda-t-il, ellel’aime ! même après ce que je lui ai dit ! Même au fondde cette prison ! Pas un mot pour son père !…Buridan ! Toujours Buridan… Eh bien, dussé-je moi-même mourirde douleur à la voir mourir, plutôt d’accepter l’infamie de cetamour.

– Eh bien, Marigny ?

– Eh bien… qu’elle meuredonc !… »

Chapitre 15LA REVANCHE DE BIGORNE

Le surlendemain du soir où s’étaient dérouléesces scènes, quatre hommes sortaient de Paris au moment où l’onallait fermer les portes. À deux cents pas de la porte Saint-Denisou porte aux Peintres, par laquelle ils franchirent murs et fossés,quelques misérables chaumières s’élevaient sur le bord de cetteplaine, sur l’horizon de laquelle ondulaient les hauteurs deMontfaucon, couronnées par la silhouette géante du gibet neuf.

À la porte de l’une de ces chaumières pendaitun bouquet de feuillage, au-dessus du bouquet était clouée uneplanche sur laquelle un peintre naïf avait entrepris de représenterune futaille dont la bonde ouverte laissait couler un fleuve devin.

Si modeste que fût cette conception, il fautavouer que le génie inconnu n’avait réussi qu’à donner une idéetrès vague de ce qu’il avait prétendu représenter. Heureusement, engros caractères maladroits, il avait, sur la partie de la planchefigurant le ciel, tracé ces mots qui donnaient la clef durébus :

« À la Bonne Futaille quicoule. »

C’était long, mais expressif, et cela nemanquait pas d’un certain réalisme élégant.

Ce fut donc vers la Bonne Futaille qui couleque les quatre hommes se dirigèrent, l’un d’entre eux portant unénorme panier pesamment chargé.

« Par la Basoche triomphante etrégnante ! s’écria l’un des hommes, il est bien heureux quej’aie eu l’idée d’apporter des victuailles, car il est sûr queBuridan veut nous faire mourir de faim en ce damné cabaret où ilnous traîne depuis deux jours.

– De faim et de soif, ajouta soncompagnon, soif comme on n’eut jamais soif en Galilée où pourtanton passe sa vie à avoir soif ! »

Ces deux-là, c’étaient Riquet Haudryot etGuillaume Bourrasque.

« Patience, mes bons amis, fit letroisième. Encore une faction ce soir et ce sera fini… Fini ?ajouta-t-il en lui-même. Est-ce que ce sera vraimentfini ?… »

Et celui-là, c’était Buridan.

« Ouf, grogna le quatrième en déposantson panier sur une table du cabaret borgne. Si je n’avais espoird’en boire et manger ma part, voilà une charge que, par mégarde,j’eusse laissé tomber en passant sur lepont-levis ! »

Celui-là, c’était Lancelot Bigorne.

Le maître de ce méchant cabaret où de raresParisiens venaient les dimanches d’été boire sous d’étiquestonnelles une exécrable piquette en jouant aux boules – et pourceux qu’intéresse ce jeu, nous pouvons ajouter qu’elles étaientcerclées de fer –, ce maître, donc, attendait ses hôtes sur le pasde la porte, le bonnet à la main. Buridan lui dit :

« Comme hier, voici un bel écu d’argenttout neuf. Comme hier, nous ne te demandons ni à boire ni à manger.Mais comme hier, tu vas disparaître, te coucher, et nous laisser lechamp libre. Est-ce compris ? »

Le cabaretier esquissa un salut respectueux,saisit l’écu avec une grimace de jubilation et se hâta d’obéir, nonsans avoir renouvelé la torche fumeuse qui, vaguement, éclairait ceréduit où trois tables et quelques escabeaux occupaient toute laplace.

Déjà Riquet Haudryot déballait les victuaillesqui consistaient en : un cuissot de chevreuil rôti au four,une oie flambée à la broche, un jambonneau, un chapelet desaucisses grillées et enfin une outre de ventre respectable, emplied’épernay.

« Avec ces munitions, dit-il, nous nousmoquons du guet et du contre-guet. Quand bien même vingt gensd’armes déployant le guidon aux deux grandes gueules de parmonsieur Saint-Georges viendraient mettre le siège…

– Tu brais comme docteur en Sorbonne, fitGuillaume Bourrasque. Par mon gobelet, voici Jean Buridan,bachelier, à qui je demanderai de faire sa thèse sur ce mirifiquesujet : Licitum est occidere loquacem quia nuns estbibendum… il est permis de tuer le bavard qui m’empêche deboire !… Ohé ! Jean Buridan, bachelier d’enfer,m’entends-tu ?

– J’entends, et je leprouve ! » fit Buridan, qui se mit à remplir lesgobelets.

Les trois amis attablés attaquèrent ensembleles provisions étalées en bon ordre.

Lancelot Bigorne, en faction à la porte,recevait, bien entendu, de quoi s’éclaircir la vue et les idées.Bientôt, dans la chaumière fermée, on n’entendit plus que leséclats de voix, les rires sonores, les chocs des gobelets, puis unsilence relatif s’établit : Guillaume Bourrasque et RiquetHaudryot jouaient aux dés…

Le son aigre d’une cloche sonna onzeheures.

À ce moment, Buridan étendit la main sur latable et prononça :

« Compagnons, il esttemps ! »

Guillaume Bourrasque fit disparaître dés etcornet, et il tira l’immense rapière qui lui pendait le long desjambes. Riquet Haudryot en fit autant. Le roi de la Basoche etl’empereur de Galilée étaient devenus graves.

« Tes ordres ? firent-ils.

– Les mêmes qu’hier. Je vais attendreprès de la porte aux Peintres. L’homme ne viendra pas ou viendra.S’il ne vient pas, nous attendrons ici le jour pour rentrer dansParis comme ce matin. Reste le deuxième cas.

– Tu parles mieux qu’un docteur esscience logique !…

– Parbleu, je n’ai jamais étudié lalogique. Donc, deuxième cas : l’homme vient. Et alors, de deuxchoses l’une : ou il vient seul, ou il vient accompagné. S’ilvient seul, vous ne bougez pas. S’il vient accompagné, au cride : « Basoche et Galilée ! » vous chargez lesgêneurs et me laissez arranger mon homme.

– Tête de Dieu ! Jamais guet-apensne fut mieux ourdi !

– Galilée à la rescousse ! marapière me brûle dans la main !

– Adieu donc, compagnons, fit Buridan ensortant, et tant que vous n’entendrez pas crier, tenez-vous enrepos comme les saints du porche central de Notre-Dame.

« Et toi, ajouta-t-il en passant près deBigorne, à ton poste ! »

Buridan se rapprocha alors des murs de Pariset alla s’arrêter près de la porte, en s’abritant sous l’ombreépaisse d’un chêne aux branches basses. Là, il ne bougea plus. Letemps s’écoulait. Minuit sonna. Le jeune homme frissonnaitd’impatience et mâchait de sourds jurons.

Enfin, il tressaillit de joie.

Au moment où, désespérant de voir celui qu’ilattendait, il allait reprendre le chemin du cabaret, les chaînes dupont-levis s’agitèrent. Il y eut dans les ténèbres des grincementsaigus et le pont commença de s’abaisser.

« C’est lui ! » gronda Buridandont les yeux jetaient des éclairs.

En effet, pour quel autre qu’un seigneur commeCharles de Valois eût-on, en pleine nuit, baissé la herse et lepont !

Quelques minutes plus tard, trois cavalierss’avancèrent prudemment.

Buridan sortit de son abri et marcha droit surle groupe.

« Qui êtes-vous ? fit une voixsoupçonneuse.

– Jean Buridan.

– Ah ! ah ! c’est vous,maître !

– Oui, et je n’ai pas besoin de vousdemander votre nom pour vous reconnaître, monseigneur !…répondit Buridan d’un accent qui eut de singulières vibrations.

– Parle. Qu’as-tu à me proposer ?dit Valois.

– Pas ici, monseigneur. La porte est tropprès. Et une porte, ça écoute, ça regarde ! Ça voit et entendles choses qui doivent demeurer secrètes. Méfiez-vous des portes,monseigneur, fût-ce la porte de la tombe ! »

En même temps, Buridan se mit en marche versles chaumières.

Après une courte hésitation, les cavaliers lesuivirent, et lorsqu’ils le virent s’arrêter mirent pied àterre.

« Monseigneur, dit alors Buridan, vousavez eu tort de venir accompagné. Voulez-vous renvoyer lesgentilshommes qui vous escortent ?

– Ils sont de mes amis et connaissent mesaffaires. Parle donc sans crainte.

– Monseigneur, je ne veux parler qu’àvous seul. Que ces gentilshommes connaissent vos affaires, ce n’estpas une raison pour que je leur dise les miennes.

– En ce cas, dit Valois, en jetant autourde lui un regard de soupçon, je m’en irai sans vous entendre.

– Non, monseigneur, dit Buridan d’unevoix sourde. Il est trop tard. Vous entendrez ce que j’ai à vousdire, et vous l’entendrez seul. Si vos amis ne veulent pas seretirer, je serai forcé de les faire charger !…

– Insolent ! grondèrent les deuxpersonnages qui accompagnaient le comte. Qu’est-ce àdire ? »

Dans le même instant, ils marchèrent sur lejeune homme en tirant leurs dagues.

« Basoche et Galilée ! » hurlaBuridan qui, au même instant, se jeta sur Valois et l’étreignitdans ses bras nerveux.

Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot,flamberge au vent, se ruèrent hors de la chaumière.

Lancelot Bigorne avait disparu.

« Ils ne sont que deux ! tonitruaGuillaume. Range-toi, Riquet, je les embroche !

– Et moi, je les veux purger d’une pintechacun, ôte-toi de là », glapit Riquet.

Le roi et l’empereur se poussant, sebousculant, sacrant tous les saints et tous les diables, grognant,gloussant, et paraissant s’amuser énormément, se trouvèrent engarde chacun devant un adversaire et attaquèrent avec une furie quin’excluait pas la méthode. De la main gauche, ils tenaient leursdagues, forts poignards acérés, et de la droite, leurs épées.Pendant près d’une minute, le silence fut haché de cliquetisféroces et les ténèbres furent striées d’éclairs d’acier.

« Gare, monsieur, je vous égorge,rugissait Bourrasque.

– Attention, gentilhomme, jet’étripe ! » hurlait Haudryot.

Les deux compagnons de Valois, fermes, l’épéeau poing, le bras gauche protégé par le manteau roulé, sedéfendaient, attaquaient, paraient, ripostaient, le tout sans unmot…

« Par les saints Pierre et Paul et Madamela Vierge, vous êtes mort ! je vous l’avais dit. »

Le premier, Guillaume venait de dépêcher sonadversaire qui demeurait étendu, sans mouvement.

Presque en même temps, celui de Riquets’abattit avec une plainte sourde.

« J’en suis fâché, dit Riquet, mais il yavait longtemps que j’avais envie d’éventrer un gentilhomme !Je vous l’avais bien dit !…

– Évohé ! hurlèrent alors les deuxcompagnons. Nunc est bibendum ! »

Et rengainant ensemble, ils se prirent par lebras, rentrèrent dans la chaumière, emplirent leurs gobelets,tirèrent leurs cornets et leurs dés et, quelques secondes plustard, on les eût entendu discuter :

« Tiens ! Un quatre et uncinq ! Riquet, je te joue la bourse de mongentilhomme !

– Tope ! Contre la bourse dumien ! On comptera après… Tiens, deux six !… »

*

**

Lecteur, vous auriez tort de juger ces deuxhommes d’après les idées de notre temps. Bourrasque et Haudryotn’étaient ni plus féroces ni plus insensibles que les meilleurs deceux qui formaient le milieu où ils s’agitaient. C’était leurépoque qui était, non féroce, mais inconsciente de ce sens quilentement s’est développé dans l’humanité : le respect de lavie humaine. Sens qui bégaie à peine, sens atrophié chez beaucoupde modernes, sens à qui il faut des siècles encore pour arriver àla force morale des autres sens. Au Moyen Âge, on voyait mourirsans émotion, on tuait, on était tué, la vie comptait pour rien…Pourquoi ? Les historiens ont accumulé les raisons. On adit : barbarie, civilisation incomplète, ignorance, rudesse demœurs, et bien autre chose. À tant de raisons valables, nouspouvons bien joindre la nôtre, et la voici :

En ces âges, on ne mourait pas. Nous voulonsdire : on ne croyait pas à la mort. La mort, c’était, dans laconviction profonde et absolue de tous, un changement de vie, lepassage d’une vie à une autre. L’essentiel était d’être en règleavec le gendarme qui veillait aux portes de la tombe : Dieu.Une fois bien et dûment confessé, mourir n’était pas plus difficileque d’aller de Paris à Montmartre. C’était un voyage. Il fallaitsimplement avoir le prix du voyage, et l’extrême-onction s’appelleencore viatique… Aujourd’hui, c’est autre chose : on croittrès bien à la mort, c’est-à-dire à une conclusion définitive de ceroman qui est la vie ; on croit au mot : fin. Il est doncraisonnable qu’on tienne à cette vie, puisqu’il n’y en aura pas uneautre après, puisqu’il n’y a pas de suite au prochain numéro ;et puisque chacun tient à la vie, il n’est pas raisonnable desupposer que les autres n’y tiennent pas moins : c’est ce quis’appelle le respect de la vie humaine.

*

**

Nous avions d’autant plus le droit de nouslivrer à ces considérations que nous reconnaissons hautement aulecteur le droit de les enjamber, et nous voici partis à la suitede Buridan qui entraîne Valois.

Buridan avait sauté à la gorge du comte,l’avait étreint, enlacé, paralysé, et, comme Valois tirait sa daguepour le frapper dans le dos, il la lui avait arrachée, en avaitplacé la pointe sur la poitrine de son adversaire et lui avait dit,de cet accent de froideur terrible qui fait tout de suitecomprendre qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie :

« Marchez, monsieur, ou je voustue ! »

C’est à ce moment que Valois vit tomber l’unaprès l’autre ses deux compagnons.

Alors, il jugea la résistance inutile.Haussant les épaules avec dédain, il gronda :

« Je vois que je suis entre les mains desfrancs bourgeois de la truanderie…

– Non, monsieur, dit Buridan aveccalme.

– Je suis tombé dans un traquenard.

– Ceci est vrai. Traquenard est le mot.On l’emploie pour les fauves pris au piège.

– Est-ce à ma bourse que tu enveux ? Dis-le !

– Non, monseigneur…

– Que veux-tu alors, Buridan del’enfer !

– Tu vas le savoir, Valois. Enroute !

– Où cela ? rugit le comte.

– Là-haut », dit Buridan, quiallongea le bras.

Valois suivit de l’œil la direction de cebras. Et il devint livide. Alors une sueur glacée pointa à laracine de ses cheveux.

Car ce qu’il voyait là-haut, c’est-à-dire surle sommet de la butte, ce qu’il voyait se profiler sur le fond duciel parsemé d’une poussière d’étoiles, c’était le monstrueuxgibet, c’était la toile d’araignée géante tendue par Marigny surles hauteurs de Montfaucon !…

Déjà Buridan l’avait harponné au bras etl’entraînait rudement.

Au bout d’une marche assez longue à traversles broussailles de la côte, ils arrivèrent au pied du vastesoubassement de maçonnerie qui supportait les seize piliers.

Valois jeta sur le funèbre monument un regardvacillant d’épouvante. Et ce qu’il vit alors changea cetteépouvante en une horreur qui submergeait sa pensée…

Là-haut, à califourchon sur la première poutretransversale, il y avait quelque chose qui grouillait, qui agitaitla chaîne… un être bizarre perdu dans l’enchevêtrement dutitanesque échafaudage de mort, un être qui se démenait, achevaiton ne sait quel étrange préparatif et chantait d’une sorte degrognement narquois, rocailleux, goguenard et pouffant derire :

Holà, Marion !

Ohé, Madelon ! Tric et troc, la hart au col,

Hi, han !

Une ! deux ! trois !

Tirez-le par les pieds qu’il gambille,

Pendard, pendu, pendille,

Tirez, tira, ti…

« Est-ce fini ? » vociféraBuridan.

On ne sait où se fût arrêtée la joyeuse etsinistre chanson du fantastique travailleur à califourchon là-haut,sur la poutre du gibet, perdu dans la nuit noire, si Buridan,rudement, ne l’eût interrompu.

« Voilà, cria l’inconnu avec un profondsoupir de satisfaction. C’est fait. Hi ! Han ! » Etse laissant glisser avec une agilité de singe le long de la chaîne,il retomba sur ses pieds, s’approcha en esquissant un pas de danse,toujours pouffant de rire, et s’inclina dans un salutexorbitant.

« Cette voix !… murmura Valois quiclaquait des dents. Cet homme !…

– C’est fait, monsieur ! Et bienfait ! La corde de monseigneur est prête…

– Bon, fit Buridan. Mets-toi là et nebouge plus, Lancelot Bigorne.

– Lancelot Bigorne ! rugit Valoisavec un hoquet de terreur folle.

– Naguère pendu, cette nuitpendeur ! quel honneur, monseigneur ! Hi, han ! Tricet troc, la hart au…

– Te tairas-tu, truand !Monseigneur, pardonnez à cet homme. La joie de savoir qu’il va vouspendre le rend par trop insolent.

– La hart au col, pouffa Bigorne. Qui vatirer les nobles pieds de monseigneur ? Hi, han !c’est…

– Ah ! coquin d’âne mitré, finis tonsermon ou je te renvoie, et tu ne verras rien.

– Miséricorde ! Ne pas voirmonseigneur où il voulait me voir ! Je me tais ! Jem’arrache la langue ! Je suis muet !

– Monseigneur comte, reprit alorsBuridan, j’ai, moi aussi, à vous demander pardon. Je vous ai écrit,– car je sais écrire, étant bachelier –, je vous ai écrit, dis-je,que je souhaitais fort vous entretenir de cet autremonseigneur : Enguerrand de Marigny, inventeur et constructeurde cette magnifique machine à tuer… Je vous ai menti,monseigneur ! Ce n’est pas de Marigny que je voulaisparler…

– Que vouliez-vous ? Soyez bref, monmaître, dit rudement Valois en reprenant son sang-froid.

– Oh ! nous avons le temps… Jevoulais : que j’avais envie de vous pendre, simplement…

– Soit, dit Valois avec un méprisapparent, d’autant plus courageux que la peur le mordait auxentrailles. Pendez-moi donc, et que cela finisse !… Seulement,écoute. La chose te coûtera plus cher que tu ne crois.

– Bah ! Vie pour vie, ça m’est égalde mourir quand je vous aurai laissé là-haut avec une belle cravatede chanvre au cou.

– Pour belle, j’en réponds, grinçaBigorne. Une corde toute neuve, que j

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