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Catherine Blum

Catherine Blum

d’ Alexandre Dumas

Chapitre 1 AVANT LE RÉCIT

Tu me disais hier, mon enfant :

– Cher père, tu ne fais pas assez delivres comme Conscience.

Ce à quoi je t’ai répondu :

– Ordonne : tu sais bien que je fais tout ce que tu veux. Explique-moi le livre que tu désires, et tu l’auras.

Alors, tu as ajouté :

– Eh bien ! je voudrais une de ces histoires de ta jeunesse, un de ces petits drames inconnus du monde, qui se passent à l’ombre des grands arbres de cette belle forêt dont les profondeurs mystérieuses t’ont fait rêveur, dont le mélancolique murmure t’a fait poète ; un de ces événements que tu nous racontes parfois en famille, pour te reposer des longues épopées romanesques que tu composes ; événements qui, selon toi, ne valent pas la peine d’être écrits. Moi, j’aime ton pays,que je ne connais pas, que j’ai vu de loin à travers tes souvenirs,comme on voit un paysage à travers un rêve !

– Oh ! et moi aussi, je l’aime, mon bon pays, mon cher village ! car ce n’est guère autre chose qu’un village, quoiqu’il s’appelle bourg et s’intitule ville ; je l’aime à en fatiguer, non pas vous autres,mes amis, mais les indifférents. Je suis, à l’endroit de Villers-Cotterêts, comme mon vieux Rusconi est à l’endroit de Colmar. Pour lui, Colmar est le centre de la terre, l’axe du globe ; l’univers tourne autour de Colmar ! c’est à Colmar qu’il a connu tout le monde : Carrel ! « Oùavez-vous donc connu Carrel, Rusconi ? – J’ai conspiré aveclui à Colmar, en 1821. » Talma ! « Où avez-vous doncconnu Talma, Rusconi ? – Je l’ai vu jouer à Colmar, en1818. » Napoléon ! « Où avez-vous donc connuNapoléon, Rusconi ? – Je l’ai vu passer à Colmar, en1808. » Eh bien ! tout date pour moi deVillers-Cotterêts, comme tout date de Colmar pour Rusconi.

Seulement, Rusconi a sur moi cet avantage ouce désavantage de n’être pas né à Colmar : il est né àMantoue, la ville ducale, la patrie de Virgile et de Sordello,tandis que moi je suis né à Villers-Cotterêts.

Aussi, tu le vois, mon enfant, ne faut-il pasme presser beaucoup pour me faire parler de ma bien-aimée petiteville, dont les maisons blanches, groupées dans le fond du fer àcheval que forme son immense forêt, ont l’air d’un nid d’oiseauxque l’église, avec son clocher au long col, domine et surveillecomme une mère. Tu n’as qu’à ôter de mes lèvres le sceau qui y clôtmes pensées et y enferme mes paroles, pour que pensées et paroless’en échappent vives et pétillantes comme la mousse du cruchon debière, qui nous fait jeter un cri et nous écarte les uns des autresà notre table d’exil, ou comme celle du vin de Champagne, qui nousarrache un sourire et nous rapproche en nous rappelant le soleil denotre pays.

En effet, n’est-ce pas là que j’aivéritablement vécu, puisque c’est là que j’ai attendu la vie ?On vit par l’espérance bien plus que par la réalité. Qui fait leshorizons d’or et d’azur ? Hélas ! mon pauvre enfant, tusauras cela un jour : c’est l’espérance !

Là, je suis né ; là, j’ai jeté monpremier cri de douleur ; là, sous l’œil de ma mère, s’estépanoui mon premier sourire ; là, j’ai couru, tête blonde auxjoues roses, après ces illusions juvéniles qui nous échappent ouqui, si on les atteint, ne nous laissent aux doigts qu’un peu depoussière veloutée, et qu’on appelle des papillons. Hélas !c’est encore vrai et étrange ce que je vais te dire : on nevoit de beaux papillons que lorsqu’on est jeune ; plus tardviennent les guêpes, qui piquent ; puis les chauves-souris,qui présagent la mort.

Les trois périodes de la vie peuvent serésumer ainsi : jeunesse, âge mûr, vieillesse ;papillons, guêpes, chauves-souris !

C’est là que mon père est mort. J’avais l’âgeoù l’on ne sait pas ce que c’est que la mort, et où l’on sait àpeine ce que c’est qu’un père.

C’est là que j’ai ramené ma mère morte ;c’est dans ce charmant cimetière, qui a bien plus l’air d’un enclosde fleurs à faire jouer des enfants que d’un champ funèbre oùcoucher des cadavres, qu’elle dort côte à côte avec le soldat ducamp de Maulde et le général des Pyramides. Une pierre que la maind’une amie a étendue sur leur tombe les abrite tous deux.

À leur droite et à leur gauche gisent lesgrands-parents, le père et la mère de ma mère, des tantes dont jeme rappelle le nom, mais dont je ne vois le visage qu’à travers levoile grisâtre des longues années.

C’est là enfin que j’irai dormir à mon tour,le plus tard possible, mon Dieu ! car ce sera bien malgré moique je te quitterai, mon cher enfant !

Ce jour-là, je retrouverai, à côté de cellequi m’a allaité, celle qui me berça : la maman Zine, dont jeparle dans mes Mémoires, et près du lit de laquelle lefantôme de mon père est venu me dire adieu !

Comment n’aimerais-je point à parler de cetimmense berceau de verdure où chaque chose est pour moi unsouvenir ? Je connaissais tout, là-bas, non seulement les gensde la ville, non seulement les pierres des maisons, mais encore lesarbres de la forêt ! Au fur et à mesure que ces souvenirs dema jeunesse ont disparu, je les ai pleurés. Têtes blanches de laville, cher abbé Grégoire, bon capitaine Fontaine, digne pèreNiguel, cher cousin Deviolaine, j’ai essayé parfois de vous fairerevivre ; mais vous m’avez presque effrayé, pauvres fantômes,tant je vous ai trouvés pâles et muets malgré ma tendre et amicaleévocation ! Je vous ai pleurés, pierres sombres du cloître deSaint-Rémy, grilles colossales, escaliers gigantesques, cellulesétroites, cuisines cyclopéennes, que j’ai vus tomber assise parassise, jusqu’à ce que le pic et la pioche découvrissent au milieudes débris vos fondations, larges comme des bases de remparts, etvos caves, béantes comme des abîmes ! Je vous ai pleurés, voussurtout, beaux arbres du parc, géants de la forêt, familles dechênes au tronc rugueux, de hêtres à l’écorce polie et argentée, depeupliers trembleurs, et de marronniers aux fleurs pyramidales,autour desquelles bourdonnaient, dans les mois de mai et de juin,des essaims d’abeilles au corps gonflé de miel, aux pattes chargéesde cire ! Vous êtes tombés tout à coup en quelques mois, vousqui aviez encore tant d’années à vivre, tant de générations àabriter sous votre ombre, tant d’amours à voir passermystérieusement et sans bruit sur le tapis de mousse que lessiècles avaient étendu à vos pieds ! Vous aviez connu FrançoisIer et madame d’Étampes, Henri II et Diane de Poitiers,Henri IV et Gabrielle ; vous parliez de ces illustres mortssur vos écorces creusées ; vous aviez espéré que cescroissants triplement enlacés, que ces chiffres amoureusementtordus les uns aux autres, que ces couronnes de lauriers et deroses vous sauvegarderaient d’un trépas vulgaire et de ce cimetièremercantile qu’on appelle un chantier. Hélas ! vous voustrompiez, beaux arbres ! Un jour, vous avez entendu le bruitretentissant de la cognée et le sourd grincement de la scie…C’était la destruction qui venait à vous ! c’était la mort quivous criait : « À votre tour,orgueilleux ! »

Et je vous ai vus couchés à terre, mutilés desracines au faîte, avec vos branches éparses autour de vous ;et il m’a semblé que, plus jeune de cinq mille ans, je parcouraiscet immense champ de bataille qui se déroule entre Pélion et Ossa,et que je voyais étendus à mes pieds ces titans aux trois têtes etaux cent bras qui avaient essayé d’escalader l’Olympe, et queJupiter avait foudroyés !

Si jamais tu te promènes avec moi et appuyé àmon bras, cher enfant de mon cœur, au milieu de tous ces grandsbois ; si tu traverses ces villages épars, si tu t’assieds surces pierres couvertes de mousse, si tu inclines la tête vers cestombes, il te semblera d’abord que tout est silencieux etmuet ; mais je t’apprendrai le langage de tous ces vieux amisde ma jeunesse, et alors tu comprendras quel doux murmure ils fontà mon oreille, vivants ou morts.

Nous commencerons par l’orient, et c’est toutsimple : pour toi, le soleil se lève à peine ; sespremiers rayons font encore cligner tes grands yeux bleus où leciel se mire. Là, nous visiterons, en appuyant un peu au midi, cecharmant petit château de Villers-Hélon, où j’ai joué, tout enfant,cherchant au milieu des massifs, à travers les vertes charmilles,ces fleurs vivantes que nos jeux éparpillaient et qui s’appelaientLouise, Augustine, Caroline, Henriette, Hermine. Hélas !aujourd’hui, deux ou trois de ces belles tiges si souples sontbrisées sous le vent de la mort ; les autres sont mères,quelques-unes grand-mères. Il y a quarante ans de l’époque dont jete parle, mon cher enfant, à toi qui, dans vingt ans seulement,sauras ce que c’est que quarante ans.

Puis, continuant le périple, nous traverseronsLorcy. Vois-tu cette pente rapide parsemée de pommiers, et quitrempe sa base dans cet étang à l’eau et aux herbes vertes ?Un jour, trois jeunes gens, emportés dans un char à bancs par uncheval imbécile ou furieux, ils n’ont jamais bien su si c’étaitl’un ou l’autre, roulaient comme une avalanche, se précipitant toutdroit dans cette espèce de Cocyte ! Par bonheur, une des rouesaccrocha un pommier ; ce pommier fut presque déraciné !Deux des jeunes gens furent lancés par-dessus le cheval !l’autre, comme Absalon, resta suspendu à une branche, non point parla chevelure, quoique sa chevelure eût fort prêté à cettependaison, mais par la main ! Les deux jeunes gens qui avaientété lancés par-dessus le cheval étaient, l’un mon cousin HippolyteLeroy, dont tu m’as quelquefois entendu parler, l’autre mon amiAdolphe de Leuven, dont tu m’entends parler toujours ; letroisième, c’était moi.

Que serait-il arrivé de ma vie, et, parconséquent de la tienne, mon pauvre enfant, si ce pommier ne se fûttrouvé là, à point nommé, sur ma route ?

À une demi-lieue à peu près, toujours en nousavançant de l’est au midi, nous devons trouver une grande ferme.Tiens, la voilà avec son corps de logis couvert de tuiles, et sesdépendances coiffées de chaume : c’est Vouty.

Là, mon enfant, demeure encore, je l’espère,quoiqu’il doive avoir aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, unhomme qui a été à ma vie morale, si je puis m’exprimer ainsi, ceque ce bon pommier que je te montrais tout à l’heure, et qui arrêtanotre char à bancs, a été à ma vie matérielle. Cherche dans mesMémoires, et tu trouveras son nom : c’est ce vieilami de mon père qui est entré un jour chez nous revenant de lachasse, une moitié de la main gauche emportée par son fusil quiavait crevé. Quand la rage me prit de quitter Villers-Cotterêts etde venir à Paris, au lieu de me mettre, comme les autres, deslisières aux épaules et des entraves aux jambes, il me dit :« Va ! c’est la destinée qui te pousse ! » etil me donna, pour le général Foy, cette fameuse lettre qui m’ouvritl’hôtel du général et les bureaux du duc d’Orléans.

Nous l’embrasserons bien fort, ce bon chervieillard à qui nous devons tant, et nous continuerons notrechemin, qui nous conduira sur une grande route, au faîte d’unemontagne.

Regarde, du haut de cette montagne, cettevallée, cette rivière et cette ville.

Cette vallée et cette rivière sont la valléeet la rivière d’Ouroy.

Cette ville, c’est La Ferté-Milon, la patriede Racine.

Il est inutile que nous descendions cettepente et que nous entrions dans la ville : personne ne sauraitnous y montrer la maison qu’habita le rival de Corneille, l’ingratami de Molière, le poète disgracié de Louis XIV.

Ses œuvres sont dans toutes lesbibliothèques ; sa statue, œuvre de notre grand sculpteurDavid, est sur la place publique ; mais sa maison n’est nullepart, ou plutôt la ville tout entière, qui lui doit sa gloire, estsa maison.

Enfin, on sait que Racine naquit à LaFerté-Milon, tandis qu’on ignore où naquit Homère.

Voilà maintenant que nous marchons du midi aucouchant. Ce joli village qui semble être sorti il n’y a qu’uninstant de la forêt pour venir se chauffer au soleil, c’estBoursonne. Te rappelles-tu la Comtesse de Charny, un deslivres de moi que tu préfères, cher enfant ? Eh bien !alors, ce nom de Boursonne t’est familier. Ce petit château, habitépar mon vieil ami Hutin, c’est celui d’Isidore Charny ; de cechâteau, le jeune gentilhomme sortait furtivement le soir, courbésur le cou de son cheval anglais, et, en quelques minutes, il étaitde l’autre côté de la forêt, sous l’ombre projetée par cespeupliers : de là, il pouvait voir s’ouvrir et se fermer lafenêtre de Catherine. Une nuit, il rentra tout sanglant : unedes balles du père Billot lui avait traversé le bras ; uneautre lui avait labouré le flanc. Enfin, un jour, il sortit pour neplus rentrer ; il allait accompagner le roi à Montmédy, etresta couché sur la place publique de Varennes, en face de lamaison de l’épicier Sausse.

Nous avons traversé la forêt du midi aucouchant, en passant par Le Plessis-aux-Bois, LaChapelle-aux-Auvergnats, et Coyolles ; encore quelques pas, etnous sommes en haut de la montagne de Vauciennes.

C’est à cent pas derrière nous qu’un jour, ouplutôt une nuit, en revenant de Crépy, je trouvai le cadavre d’unjeune homme de seize ans. J’ai raconté, dans mes Mémoires,ce sombre et mystérieux drame. Le moulin à vent qui s’élève àgauche de la route, et qui fait lentement et mélancoliquementtourner ses grandes ailes, sait seul, avec Dieu, comment les chosesse sont passées. Tous deux sont restés muets ; la justice deshommes a frappé au hasard : par bonheur, l’assassin en mouranta avoué qu’elle frappait juste.

La crête de montagne que nous allons suivre,et qui domine cette grande plaine à notre droite, cette bellevallée à notre gauche, c’est le théâtre de mes exploitscynégétiques. Là, j’ai débuté dans la carrière des Nemrod et desLevaillant, les deux plus grands chasseurs, à ce que je me suislaissé dire, des temps antiques et des temps modernes. À droite,c’était le domaine des lièvres, des perdrix et des cailles ; àgauche, celui des canards sauvages, des sarcelles et desbécassines. Vois-tu cet endroit plus vert que les autres, quisemble un charmant gazon peint par Watteau ? C’est unetourbière où j’ai failli laisser mes os ; je m’y enfonçaistout doucement : par bonheur, j’eus l’idée de passer mon fusilentre mes deux jambes ; la crosse d’un côté, le bout du canonde l’autre, rencontrèrent un terrain un peu plus solide que celuioù je commençais à m’engloutir ; je m’arrêtai dans cettedescente verticale, qui ne pouvait manquer de me conduire toutdroit aux enfers. Je criai : le meunier de ce moulin que tuaperçois d’ici, couché près de la vanne de ce grand étang, accourutà mes cris ; il me jeta la corde de son chien ;j’attrapai la corde ; il me tira à lui, et je fus sauvé. Quantà mon fusil, auquel je tenais beaucoup, qui tuait de très loin, etque je n’étais point assez riche pour remplacer, je n’eus qu’àserrer les jambes, et il fut sauvé avec moi.

Poursuivons notre chemin. Nous allonsmaintenant de l’occident au nord. Là-bas, cette ruine, dont unfragment se dresse pareil au donjon de Vincennes, c’est la tour deVez, seul reste d’un manoir féodal abattu depuis longtemps. Cettetour, c’est le spectre en granit des temps passés ; elleappartient à mon ami Paillet. Tu te rappelles cet indulgent maîtreclerc qui venait avec moi, en chassant de Crépy à Paris, et dont lecheval, quand nous apercevions un garde champêtre ou particulier,avait la bonté d’emporter le chasseur, son fusil, ses lièvres, sesperdreaux, ses cailles, tandis que l’autre chasseur, touristeinoffensif, se promenait les mains dans ses poches, admirant lepaysage et étudiant la botanique.

Ce petit château, c’est le château des Fossés.Là s’éveillèrent mes premières sensations ; de là datent mespremiers souvenirs. C’est aux Fossés que je vis mon père sortant del’eau, d’où, avec l’aide d’Hippolyte, ce nègre intelligent qui, depeur de la gelée, jetait les fleurs et rentrait les pots, il venaitde tirer trois jeunes gens qui se noyaient. L’un des trois, celuiqu’avait sauvé mon père, s’appelait Dupuy ; c’est le seul nomque je me rappelle. Hippolyte, excellent nageur, avait sauvé lesdeux autres.

Là cohabitaient Moquet, le garde champêtrecauchemardé qui mettait un piège sur sa poitrine pourprendre la mère Durand, et Pierre le jardinier, qui coupait endeux, avec sa bêche, des couleuvres du ventre desquelles sortaientdes grenouilles toutes vivantes ; là, enfin, vieillissaitmajestueusement le vieux Truff, quadrupède non classé par monsieurde Buffon, moitié chien, moitié ours, sur le dos duquel on meplaçait à califourchon, et qui me permit de prendre mes premièresleçons de haute école.

Maintenant, dans la direction du nord-ouest,voici Haramont, charmant village perdu sous ses pommiers, au milieud’une clairière de la forêt, et illustré par la naissance del’honnête Ange Pitou, le neveu de la tante Angélique, l’élève del’abbé Fortier, le condisciple du jeune Gilbert, et le compagnond’armes du patriote Billot. Cette illustration, contestée par desgens qui prétendent, avec quelque raison peut-être, que Pitou n’ajamais existé que dans mon imagination, étant la seule que puisserevendiquer Haramont, continuons notre route jusqu’à cette doublemare du chemin de Compiègne et du chemin de Vivières, près delaquelle je reçus l’hospitalité de Boudoux, le jour où je m’enfuisde la maison maternelle pour ne pas aller au séminaire de Soissons,où j’eusse probablement été tué deux ou trois ans après parl’explosion de la poudrière, comme le furent quelques-uns de mesjeunes camarades.

Viens au milieu de cette large percée qui vadans la direction du midi au nord ; nous avons à unedemi-lieue derrière nous le château massif bâti par FrançoisIer, et sur lequel le vainqueur de Marignan et levainqueur de Pavie a posé le cachet de ses salamandres, et devantnous, fermant l’horizon, une haute montagne couverte de genêts etde fougères. Un des souvenirs terribles de ma jeunesse se rattacheà cette montagne. Une nuit d’hiver où la neige avait étendu sonblanc tapis sur cette longue et large allée, je m’aperçus quej’étais silencieusement suivi à vingt pas par un animal de lataille d’un gros chien, dont les yeux brillaient comme deuxcharbons ardents.

Je n’eus pas besoin de regarder l’animal àdeux fois pour le reconnaître.

C’était un énorme loup !

Ah ! si j’avais eu mon fusil ou macarabine, ou seulement un briquet et une pierre à feu !… Maisje n’avais pas même un pistolet, pas même un couteau, pas même uncanif !

Heureusement, chasseur depuis cinq ans déjà,quoique je n’en eusse que quinze, je savais les mœurs du rôdeur denuit auquel j’avais affaire ; je savais que, tant que jeserais debout et que je ne fuirais pas, je n’avais rien à craindre.Mais regarde, mon cher enfant, la montagne est toute crevassée defondrières ; je pouvais tomber dans l’une de cesfondrières : alors, d’un seul bond, le loup serait sur moi, etil faudrait voir qui de nous deux aurait meilleures griffes etmeilleures dents.

Le cœur me battit fort, je me mis à chantercependant ; j’ai toujours chanté abominablement faux : unloup tant soit peu musicien se fût sauvé ! Le mien ne l’étaitpas ; la musique, au contraire, lui plut, à ce qu’ilparaît : il fit le second dessous avec un hurlement plaintifet affamé. Je me tus, et je continuai ma route en silence, pareil àces damnés à qui Satan a tordu le cou, et que Dante rencontre dansle troisième cercle de l’enfer, marchant en avant et regardant enarrière.

Mais je m’aperçus bientôt que je commettaisune grave imprudence ; en regardant du côté du loup, je nevoyais pas à mes pieds ; je trébuchai, le loup prit unélan.

J’eus le bonheur de ne pas tomber tout àfait ; mais le loup n’était plus qu’à dix pas de moi.

Pendant quelques secondes, les jambes memanquèrent ; malgré un froid de dix degrés, la sueur coulaitde mon front. Je m’arrêtai : le loup s’arrêta.

Il me fallut cinq minutes pour reprendre mesforces ; ces cinq minutes, à ce qu’il paraît, semblèrentlongues à mon compagnon de route : il s’assit sur sonderrière, et poussa un second hurlement plus affamé encore et plusplaintif que le premier.

Ce hurlement me fit frissonner jusqu’à lamoelle des os.

Je me remis en route en regardant désormais àmes pieds, m’arrêtant chaque fois que je voulais voir si le loup mesuivait toujours, se rapprochait ou s’éloignait.

Le loup s’était remis en route en même tempsque moi, s’arrêtant quand je m’arrêtais, marchant quand jemarchais, mais maintenant sa distance, et se rapprochant mêmeplutôt qu’il ne s’éloignait.

Au bout d’un quart d’heure il n’était plusqu’à cinq pas de moi.

Je touchais au parc, c’est-à-dire que j’étaisen ce moment à un kilomètre à peine de Villers-Cotterêts ;mais la route était coupée en cet endroit par un large fossé, cefameux fossé que je sautai pour donner à la belle Laurence une idéede mon agilité, et où je crevai si malheureusement la culotte denankin avec laquelle j’avais fait ma première communion, tu terappelles ? Ce fossé, je l’eusse bien sauté, et avec plusd’agilité encore, j’en réponds, que le jour en question ;mais, pour le sauter, il me fallait courir, et je savais qu’auquart de ma course j’aurais le loup sur les épaules.

J’étais donc obligé de faire un détour et depasser par une barrière à tourniquet. Tout cela n’eût été rien, sila barrière et le tourniquet n’eussent point été placés dansl’ombre projetée par les grands arbres du parc. Qu’allait-il sepasser pendant que je traverserais cette ombre ? L’obscuriténe ferait-elle point sur le loup l’effet contraire à celui qu’ellefaisait sur moi ? Elle m’effrayait : nel’enhardirait-elle point ? Plus l’obscurité est épaisse, plusle loup y voit.

Il n’y avait pas à hésiter cependant ; jem’engageai dans l’obscurité ; je n’exagère pas en disant qu’iln’y avait pas un seul de mes cheveux qui n’eût une goutte de sueur,pas un fil de ma chemise qui ne fût trempé. En traversant letourniquet, je jetai un coup d’œil derrière moi : l’obscuritéétait telle que la forme du loup avait disparu ; on ne voyaitplus dans la nuit que deux charbons ardents.

Une fois passé, je fis tourner violemment lecroisillon mobile ; le bruit qu’il rendit en tournant intimidale loup, qui s’arrêta une seconde ; mais, presque aussitôt, ilsauta si légèrement par-dessus la barrière, que je n’entendis pointla neige crier sous ses pattes, et qu’il se retrouva à la mêmedistance de moi.

Je regagnai le milieu de l’allée par la lignela plus droite.

Je me trouvai dans la lumière, et je revis,non plus seulement ces deux yeux terribles qui trouaientl’obscurité de leurs prunelles de flammes, mais bien mon loup toutentier.

À mesure que j’avançais vers la ville, et soninstinct l’avertissant que j’allais lui échapper, il se rapprochaitdavantage. Il n’était plus qu’à trois pas de moi, et, cependant, jen’entendais ni le bruit de sa marche, ni celui de sa respiration.On eût dit un animal fantastique, un spectre de loup.

Néanmoins, j’avançais toujours. Je traversaile jeu de paume, j’entrai dans ce qu’on appelle leParterre, vaste pelouse découverte et unie où je necraignais plus les fondrières. Le loup était tellement près de moi,que, si je me fusse arrêté tout à coup, il eût donné du nez contremes jarrets. Je mourais d’envie de frapper du pied, de battre desmains l’une contre l’autre en poussant quelque gros juron ;mais je n’osais pas ; si je l’eusse osé, sans aucun doute ileût fui, ou du moins se fût éloigné momentanément.

Je mis dix minutes à traverser la pelouse, etj’arrivai au coin du mur du château.

Là, le loup s’arrêta ; il était à centcinquante pas à peine de la ville.

Je continuai mon chemin sans me hâterdavantage ; lui, comme il avait déjà fait, s’assit sur sonderrière et me regarda m’éloigner.

Quand je fus à une centaine de pas de lui, ilpoussa un troisième hurlement plus affamé et plus plaintif que lesdeux autres, et auquel répondirent d’une commune voix les cinquantechiens de la meute du duc de Bourbon.

Ce hurlement, c’était l’expression de sonregret de n’avoir pu mordre quelque peu dans ma chair ; il n’yavait point à s’y tromper.

Je ne sais s’il passa la nuit où il s’étaitarrêté, mais à peine me sentis-je en sûreté que je partis d’unecourse effrénée, et que j’arrivai pâle et presque mort dans laboutique de ma mère.

Tu ne l’as pas connue, ma pauvre mère, sansquoi je n’aurais pas besoin de te dire qu’elle eut bien autrementpeur à mon récit que je n’avais eu peur, moi, à l’action.

Elle me déshabilla, me fit changer de chemise,me bassina mon lit et me coucha, comme elle faisait dix ansauparavant ; puis, dans mon lit, elle m’apporta un bol de vinchaud dont l’absorption, en me montant au cerveau, doubla leremords de n’avoir pas tenté quelque vaillantise du genre de cellesqui m’avaient trotté par l’esprit tout le long du chemin pour medébarrasser de mon ennemi.

Et maintenant, mon cher enfant, permets qu’ennarrateur intelligent je m’arrête sur cet épisode ; jen’aurais rien de plus émouvant à te dire. D’ailleurs, la préfaceest aussi longue, et même plus longue qu’elle ne devrait l’être.Parmi toutes ces histoires que je t’ai racontées dix fois, choisiscelle que je dois raconter au public. Mais choisis bien, tucomprends ; car, si tu choisissais mal, ce n’est plus sur moi,mais bien sur toi aussi que l’ennui retomberait.

– Eh bien ! père, raconte-nousl’histoire de Catherine Blum.

– Est-ce bien celle-là que tudésires ?

– Oui, c’est une de celles que j’aime lemieux.

– Allons ! va pour celle que tuaimes le mieux !

Écoutez donc, ô mes chers lecteurs !l’histoire de Catherine Blum. C’est l’enfant à qui jen’ai rien à refuser, l’enfant aux yeux bleus, qui veut que je vousla raconte.

Chapitre 2LA MAISON NEUVE DU CHEMIN DE SOISSONS

Juste au milieu de l’espace situé entre lenord et l’est de la forêt de Villers-Cotterêts, espace que nousavons négligé de parcourir, puisque nous avons commencé notrepèlerinage au château de Villers-Hélon, et que nous l’avonsabandonné à la montagne de Vivières, s’étend, avec les ondulationsd’un gigantesque serpent, la route de Paris à Soissons.

Cette route, après avoir déjà rencontré laforêt, qu’elle traverse dans la longueur d’un kilomètre, àGondreville, et qu’elle écorne à la Croix-Blanche ; aprèsavoir laissé à sa gauche le chemin de Crépy ; après avoirfléchi un instant devant les carrières de laFontaine-Eau-Claire ; après s’être précipitée dans la valléede Vauciennes ; après l’avoir remontée ; après avoir,d’une ligne assez droite, gagné Villers-Cotterêts, qu’elle occupepar un angle obtus, sort à l’extrémité opposée de la ville, et va,à angle droit, au pied de la montagne de Dampleux, côtoyer d’uncôté la forêt, et de l’autre la plaine où s’élevait autrefois cettebelle abbaye de Saint-Denis, dans les ruines de laquelle j’ai sijoyeusement couru étant enfant, et qui aujourd’hui, n’est plusqu’une jolie petite maison de campagne habillée de blanc, coifféed’ardoises, parée de contrevents verts, et perdue au milieu desfleurs, des pommiers et du feuillage mouvant des trembles.

Puis elle entre résolument dans la forêt,qu’elle occupe dans toute son épaisseur, pour n’en sortir, deuxlieues et demie plus loin, qu’au relais de poste nomméVertefeuille.

Pendant cette longue traversée, une seulemaison s’élève à droite du chemin ; elle a été bâtie du tempsde Philippe-Égalité, pour servir de demeure à un garde chef. On l’aappelée alors la Maison-Neuve, et, quoiqu’il y ait à peuprès soixante-dix ans qu’elle a poussé comme un champignon au pieddes hêtres et des chênes gigantesques qui l’ombragent, elle a,telle qu’une vieille coquette qui se fait appeler par son nom debaptême, conservé l’appellation juvénile sous laquelle elle ad’abord été connue.

Pourquoi pas ? Le Pont-Neuf, bâti en1577, sous Henri III, par l’architecte Ducerceau, se fait bientoujours appeler le Pont-Neuf !

Revenons à la Maison-Neuve, centre desévénements rapides et simples que nous allons raconter, etfaisons-la connaître au lecteur par une description détaillée.

La Maison-Neuve s’élève, en allant deVillers-Cotterêts à Soissons, un peu au-delà du Saut du Cerf,endroit où la route se resserre entre deux talus, et qui fut ainsinommé parce que, à une chasse de monsieur le duc d’Orléans(Philippe-Égalité, toujours : Louis-Philippe, on le sait,n’était point chasseur), un cerf effaré sauta d’un talus à l’autre,c’est-à-dire franchit un intervalle de plus de trentepieds !

C’est en sortant de cette espèce de défilé quel’on aperçoit, à cinq cents pas en avant, à peu près, laMaison-Neuve, bâtisse à deux étages et à toit de tuiles troué pardes lucarnes, avec deux fenêtres au rez-de-chaussée et deuxfenêtres au premier.

Ces fenêtres, percées sur un des côtés de lamaison, regardent l’occident, c’est-à-dire Villers-Cotterêts,tandis que sa face, tournée du côté du nord, s’ouvre sur la routemême par la porte qui donne entrée dans la salle du bas, et par unefenêtre qui donne jour à une chambre du haut.

La fenêtre est directement superposée à laporte.

À cet endroit, comme aux Thermopyles, où iln’y avait passage que pour deux chars, la route se réduit à lalargeur de son pavé, resserrée qu’elle est, d’un côté par lamaison, de l’autre par le jardin de cette même maison, qui, au lieud’être situé, comme d’habitude, derrière la bâtisse ou sur un deses flancs, est situé en face d’elle.

La maison a un aspect différent, selon lessaisons.

Au printemps, vêtue de sa vigne verte commed’une robe d’avril, elle se chauffe amoureusement au soleil ;on dirait alors qu’elle est sortie de la forêt pour venir secoucher au bord de la route. Ses fenêtres, et surtout une desfenêtres du premier étage, sont garnies de ravenelles, d’anthémis,de cobéas et de volubilis qui leur font des stores de verdure toutbrodés de fleurs d’argent, de saphir et d’or. La fumée quis’échappe de sa cheminée n’est qu’une vapeur bleuâtre ettransparente laissant à peine sa trace dans l’atmosphère. Les deuxchiens qui habitent les deux compartiments de la niche bâtie à ladroite de sa porte sont sortis de leur abri de planches ; l’unest couché et dort paisiblement, le museau allongé entre ses deuxpattes ; l’autre, qui sans doute a assez dormi pendant lanuit, est gravement assis sur son derrière, et, la face ridée,cligne des yeux au soleil. Ces deux chiens, qui appartiennentinvariablement à la vénérable race des bassets à jambes torses,race qui s’honore d’avoir eu mon illustre ami Decamps pour sonpeintre ordinaire, sont, invariablement encore, une femelle et unmâle ; la femelle s’appelle Ravaude et le mâleBarbaro. Sur ce dernier point, cependant, c’est-à-dire surcelui des noms, on comprend que ce serait se montrer systématiqueque d’être absolu.

En été, c’est autre chose : la maisonfait la sieste ; elle a fermé ses paupières de bois ;aucun jour n’y pénètre. Sa cheminée reste sans haleine et sansrespiration ; la porte seule, située au nord, demeure ouvertepour surveiller la route ; les deux bassets sont ou rentrésdans leur niche, aux profondeurs de laquelle le voyageur n’aperçoitqu’une masse informe, ou étendus le long du mur, au pied duquel ilscherchent à la fois la fraîcheur de l’ombre et l’humidité de lapierre.

En automne, la vigne a rougi ; la robeverte du printemps a pris des tons chauds et miroitants comme enont le velours et le satin qui ont été portés. Les fenêtress’entrebâillent ; mais aux ravenelles et aux anthémis, fleursdes saisons printanières, ont succédé les reines-marguerites et leschrysanthèmes. La cheminée recommence à éparpiller dans l’air deblancs flocons de fumée, et, quand on passe devant la porte, le feuqui brûle dans l’âtre, quoique à moitié voilé par la marmite oùbout le pot-au-feu, et par la casserole où cuit la gibelotte, tirel’œil du voyageur.

Ravaude et Barbaro ont secoué la somnolence dumois d’avril et le sommeil du mois de juillet : ils sontpleins d’ardeur et même d’impatience ; ils tirent leur chaîne,ils aboient, ils hurlent ; ils sentent que l’heure del’activité est venue pour eux, que la chasse est ouverte, et qu’ilfaut faire la guerre, et une guerre sérieuse, à leurs ennemiséternels, lapins, renards et même sangliers.

En hiver, l’aspect devient morne : lamaison a froid, elle grelotte. Plus de robe verte ou rougechangeant ; la vigne a laissé tomber ses feuilles une à uneavec ce triste murmure des feuilles qui tombent ; elle étendsur la muraille ses nerfs décharnés. Les fenêtres sonthermétiquement fermées ; toute fleur en a disparu, et l’onn’aperçoit plus que les ficelles, détendues comme celles d’uneharpe au repos, où montaient les volubilis et les cobéas absents.Une énorme colonne de fumée opaque qui s’échappe en spirale de lacheminée indique que, le bois étant un des bénéfices du garde, onne ménage pas le bois. Quant à Ravaude et à Barbaro, on leschercherait en vain dans leur niche vide ; mais, si, parhasard, la porte de la maison s’ouvre au moment où passe levoyageur, et qu’il plonge un regard curieux dans l’intérieur de lamaison, il pourra les apercevoir se dessinant en vigueur sur laflamme du foyer, d’où les écarte à chaque instant le coup de pieddu maître ou de la maîtresse de la maison, et où cependant ilsreviennent obstinément chercher une chaleur de cinquante degrés,qui leur brûle les pattes et le museau, et qu’ils ne combattentqu’en tournant mélancoliquement la tête à droite ou à gauche, et enlevant alternativement, et avec un cri plaintif, l’une ou l’autrepatte.

Voilà ce qu’était et qu’est encore, moins lesfleurs peut-être, qui tiennent toujours à la présence de quelquejeune fille au cœur tendre et inquiet, la maison neuve du chemin deSoissons, vue à l’extérieur.

Vue à l’intérieur, elle offrait d’abord aurez-de-chaussée la grande salle d’entrée que nous avons entrevue,meublée d’une table, d’un buffet et de six chaises de noyer, lesmurailles ornées de cinq ou six gravures représentant,selon les différentes périodes des gouvernements qui se sontsuccédé, soit Napoléon, Joséphine, Marie-Louise, le roi de Rome, leprince Eugène et la mort de Poniatowski ; soit le ducd’Angoulême, la duchesse d’Angoulême, le roi Louis XVIII, son frèreMonsieur et le duc de Berry ; soit enfin le roiLouis-Philippe, la reine Marie-Amélie, le duc d’Orléans et ungroupe d’enfants blonds et bruns composé du duc de Nemours, duprince de Joinville, du duc d’Aumale et des princesses Louise,Clémentine et Marie.

Aujourd’hui, je ne sais plus ce qu’il y a.

Au-dessus de la cheminée, trois fusils à deuxcoups, accrochés, se sèchent, dans des linges graissés, de ladernière pluie ou du dernier brouillard.

Derrière la cheminée s’étend un fournildonnant sur la forêt par une petite fenêtre.

Accolée à la face orientale, rampe une cuisineajoutée au bâtiment un jour que, la maison s’étant trouvée troppetite pour ses habitants, il fallut transformer en chambrel’ancienne cuisine.

Cette chambre qui a été cuisine, c’estordinairement la chambre du fils de la maison.

Au premier étage, deux autres chambres :celle du maître et de la maîtresse, c’est-à-dire du garde chef etde sa femme, et celle de leur fille ou de leur nièce, s’ils ont unefille ou une nièce.

Ajoutons que cinq ou six générations de gardesse sont succédé dans cette maison, et que ce fut à sa porte, etdans cette première salle, que se passa, en 1829, le drame sanglantqui amena la mort du garde chef Choron.

Mais, à l’époque où s’ouvre l’histoire quenous allons raconter, c’est-à-dire dans les premiers jours de mai1829, la Maison-Neuve était habitée par Guillaume Watrin, gardechef de la garderie de Chavigny, par Marianne-Charlotte Choron, safemme, qu’on appelait simplement la mère, et par BernardWatrin, leur fils, qui n’était connu que sous le nom deBernard.

Une jeune fille, l’héroïne de cette histoire,nommée Catherine Blum, avait aussi habité cette maison, mais depuisdix-huit mois ne l’habitait plus.

D’ailleurs, nous dirons les causes d’absenceet de présence, l’âge, l’aspect et le caractère des personnages,comme nous avons l’habitude de le faire, au fur et à mesure qu’ilsentreront en scène.

Reportons-nous donc purement et simplement àl’époque que nous avons dite, à savoir au 12 mai 1829.

Il est trois heures et demie du matin ;les premières lueurs du jour filtrent à travers les feuilles desarbres, encore vertes de ce vert virginal qui ne dure que quelquessemaines ; le moindre vent fait pleuvoir une rosée glacée quitremble à l’extrémité des branches, et roule sur les grandes herbescomme une grêle de diamants.

Un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatreans, blond, aux yeux vifs et intelligents, marchant de ce pascadencé familier aux marcheurs habitués à de longues routes, vêtudu petit uniforme des gardes, c’est-à-dire de la veste bleue avecla feuille de chêne d’argent au collet, coiffé de la casquettepareille, portant le pantalon de velours à côtes, les grandesguêtres de peau à boucles de cuivre, tenant, d’une main, son fusilsur l’épaule, et de l’autre un limier en laisse, traversait le murdu parc par une de ses brèches, et, en gardant avec soin le milieude la route, plutôt par habitude que pour éviter la rosée, dont ilétait trempé comme d’une pluie, s’avançait, par la laie des fondsHouchard, vers la maison neuve du chemin de Soissons, dont ilapercevait depuis bien longtemps, de l’autre côté de la route, laface occidentale, c’est-à-dire celle sur laquelle s’ouvrent lesquatre fenêtres.

Au reste, arrivé à l’extrémité de la laie, ilvit que porte et fenêtres étaient closes. Tout dormait encore chezles Watrin.

– Bon ! murmura le jeune homme, onse la passe douce chez le papa Guillaume !… Le père et lamère, je le conçois encore ; mais Bernard, un amoureux !Est-ce que ça doit dormir, un amoureux ?

Et il traversa la route, s’approchant de lamaison dans le but évident de troubler sans remords le sommeil desdormeurs.

Au bruit de ses pas, les deux chiens sortirentde leur niche, tout prêts à aboyer, et contre l’homme et contre lelimier ; mais, sans doute, reconnurent-ils deux amis, car leurbouche s’ouvrit démesurément, non pas pour un aboi menaçant, maispour un bâillement amical, en même temps que leur queue balayaitjoyeusement le sol, au fur et à mesure que s’avançaient les deuxnouveaux venus, qui, du reste, sans appartenir positivement à lamaison, ne lui paraissaient pas tout à fait étrangers.

Parvenu au seuil, le limier familiarisa avecles deux bassets, tandis que le garde, posant à terre la crosse deson fusil, cognait du poing contre la porte.

Rien ne répondit à ce premier appel.

– Ohé ! père Watrin ! grogna lejeune homme en frappant une seconde fois avec plus d’énergie encoreque la première, est-ce que vous êtes devenu sourd, parhasard ?

Et il appliqua son oreille contre laporte.

– Enfin, dit-il après un instantd’attention, c’est bien heureux !

Cette phrase de satisfaction lui étaitarrachée par un léger bruit qu’il entendait à l’intérieur.

Ce bruit, qu’affaiblissaient la distance etsurtout l’épaisseur de la porte, était celui de l’escalier, quicraquait sous les pas du vieux garde chef.

Le jeune homme avait l’oreille trop exercéepour se tromper à ce bruit et prendre le pas d’un homme decinquante ans pour celui d’un garçon de vingt-cinq. Aussimurmura-t-il :

– Ah ! c’est le père Guillaume.

Puis, tout haut :

– Bonjour, père Guillaume !cria-t-il. Ouvrez : c’est moi !

– Ah ! ah ! dit une voix venantde l’intérieur, c’est toi, François ?

– Parbleu ! qui voulez-vous que cesoit ?

– On y va ! on y va !

– Bon ! prenez le temps de passervos culottes… On n’est pas pressé, quoiqu’il ne fasse pas chaud…Brrrou !…

Et le jeune homme frappa alternativement dechacun de ses deux pieds contre terre, pendant que le limiers’asseyait grelottant, et tout trempé de rosée comme sonmaître.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et l’on vitapparaître la tête grisonnante du vieux garde, ornée, si matinqu’il fût, d’un brûle-gueule.

Il est vrai que ce brûle-gueule n’était pasencore allumé.

Ledit brûle-gueule, qui avait commencé parêtre une pipe, et qui était devenu brûle-gueule par suite desaccidents divers qui avaient successivement raccourci son tuyau, nequittait les lèvres de Guillaume Watrin que le temps strictementnécessaire à son propriétaire pour en expulser la vieille cendre ety introduire le tabac frais ; puis il reprenait, au côtégauche de sa bouche, entre deux dents creusées en tenailles, saplace accoutumée.

Il y avait encore un cas où le brûle-gueulefumait à la main du père Guillaume au lieu de fumer à seslèvres : c’était le cas où son inspecteur lui faisaitl’honneur insigne de lui adresser la parole.

Alors le père Guillaume tiraitrespectueusement son brûle-gueule de sa bouche, s’essuyaitproprement les lèvres avec la manche de sa veste, passait derrièreson dos la main qui tenait la pipe et répondait.

Le père Guillaume semblait avoir été élevé àl’école de Pythagore : quand il ouvrait la bouche pour faireune question, la question était toujours faite de la façon la plusbrève ; quand il ouvrait la bouche pour répondre à unequestion, la réponse était toujours faite de la façon la plusconcise.

Nous avons eu tort de dire : quand lepère Guillaume ouvrait la bouche, jamais la bouche du pèreGuillaume ne s’était ouverte que pour bâiller, en supposant même,ce qui n’est point probable, qu’il eût bâillé jamais.

Le reste du temps, la mâchoire du pèreGuillaume, habituée à maintenir entre ses dents un fragment de pipequi souvent n’avait pas plus de six ou huit lignes de tuyau, ne sedesserrait point ; il en résultait un sifflement qui n’étaitpas sans analogie avec celui du serpent, les paroles étant obligéesde s’échapper à travers l’écartement des deux mâchoires, écartementproduit par l’épaisseur du tuyau de la pipe, mais qui à peineoffrait un vide à pouvoir y glisser une pièce de cinq sous.

Quand la pipe avait quitté la bouche deGuillaume, soit pour donner à son maître le loisir de la vider oula faculté de la remplir, soit pour lui permettre de répondre àquelque haut personnage, les paroles, au lieu d’être plus faciles,devenaient plus vibrantes ; le sifflement, au lieu dediminuer, augmentait, et c’était tout simple : le tuyau de lapipe ne desserrant plus la mâchoire, les dents de la mâchoiresupérieure pesaient sur celles de la mâchoire inférieure de tout lepoids de l’habitude.

Alors, bien habile était celui qui pouvaitentendre ce que disait le père Guillaume !

Ce point culminant de la physionomie du pèreGuillaume établi, achevons son portrait.

C’était, nous l’avons dit, un homme decinquante ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, droitet sec, avec des cheveux rares et grisonnants, d’épais sourcils, uncollier de favoris encadrant son visage, de petits yeux perçants,un long nez, une bouche railleuse et un menton pointu. Sans avoirl’air d’écouter ou de voir, il avait toujours l’œil au guet, etvoyait et entendait d’une merveilleuse façon, soit ce qui sefaisait chez lui entre sa femme, son fils et sa nièce, soit ce quise passait dans la forêt entre les perdrix, les lapins, leslièvres, les renards, les putois et les belettes, animaux qui,depuis le commencement du monde, se font des guerres aussiacharnées que, de l’an 774 à l’an 370 avant le Christ, s’en firentles Messéniens et les Spartiates !

Watrin avait mon père en vénération, etm’aimait beaucoup moi-même. Il avait conservé sous un globe leverre dans lequel avait l’habitude de boire le général Dumas quandil chassait avec lui, et dans lequel aussi dix, quinze et vingt ansaprès, il ne manquait jamais de me faire boire moi-même lorsquenous chassions ensemble.

Tel était l’homme qui, la pipe à la bouche,passait sa tête moqueuse par l’entrebâillement de la porte de lamaison neuve du chemin de Soissons pour recevoir, à quatre heuresdu matin, le jeune garde qu’il avait appelé François, et qui seplaignait de n’avoir pas chaud, quoiqu’on fût, depuis un mois etvingt-sept jours, entré, au dire de Mathieu Laensberg, dans cettecharmante période de l’année qui se nomme le printemps.

Voyant à qui il avait affaire, GuillaumeWatrin ouvrit la porte toute grande, et le jeune homme entra.

Chapitre 3MATHIEU GOGUELUE

François marcha droit à la cheminée, déposason fusil dans l’angle, tandis que le limier, qui répondait au nomcaractéristique de Louchonneau,allait s’asseoir sans façonsur les cendres encore tièdes de la chaleur de la veille.

Ce qui avait fait donner au limier le nom deLouchonneau, c’était un bouquet de poils roux, espèce de grain debeauté qui lui était poussé à l’angle de la paupière, et qui lefaisait, non pas continuellement, mais de temps en temps loucher enlui tirant l’œil.

Louchonneau avait, à trois lieues à la ronde,la réputation d’être le meilleur limier de Villers-Cotterêts.

Quoique bien jeune encore pour avoir marquédans le grand art de la vénerie, François, de son côté, étaitregardé comme un des plus habiles suiveurs de piste desenvirons.

Quand il y avait quelque coup à reconnaître,quelque sanglier à détourner, c’était toujours François qui étaitchargé de cette méticuleuse besogne.

Pour lui, la forêt, si sombre qu’elle fût,n’avait point de mystères : un brin d’herbe brisé, une feuilleretournée, une touffe de poils accrochée à un buisson d’épines, luirévélaient, de la première à la dernière scène, tout un dramenocturne qui croyait n’avoir eu d’autre théâtre que le gazon,d’autres témoins que les arbres, d’autres flambeaux que lesétoiles.

Comme c’était le dimanche suivant qu’avaitlieu la fête de Corcy, les gardes des garderies environnant cecharmant village avaient reçu de l’inspecteur, M. Deviolaine,l’autorisation de tuer un sanglier à cette occasion. Ce sanglier,pour qu’on fût bien sûr qu’il n’échapperait point et ne feraitpoint faire aux chasseurs ce qu’en terme de vénerie on appellebuisson creux, c’était François qui avait été chargé de ledétourner.

Il venait d’accomplir cette besogne avec saconscience ordinaire, quand nous l’avons rencontré dans la laie desfonds Houchard, suivi jusqu’à la porte du père Guillaume, etentendu dire à celui-ci en battant la semelle :

– Prenez le temps de passer vos culottes…on n’est pas pressé, quoiqu’il ne fasse pas chaud !…Brrrou !…

– Comment ! répondit le pèreGuillaume quand François eut déposé son fusil dans la cheminée etque Louchonneau se fut assis le derrière sur les cendres, paschaud, au mois de mai ?… Qu’aurais-tu donc chanté si tu avaisfait la campagne de Russie, frileux ?

– Un instant ! quand je dis :Pas chaud, vous comprenez bien, père Guillaume, c’est unemanière de parler… Je dis : Pas chaud, la nuit !… Lesnuits, vous avez dû remarquer cela, vous, les nuits, ça ne va passi vite que les jours, probablement parce que ça ne voit pasclair : le jour, on est en mai ; la nuit, on est enfévrier… Je ne m’en dédis donc pas, il ne fait point chaud !Brrrou !

Guillaume s’interrompit de battre le briquet,et, regardant François du coin de l’œil et à la manière deLouchonneau :

– Eh ! garçon, fit-il, veux-tu queje te dise une chose ?

– Dites, père Guillaume, réponditFrançois, regardant de son côté le vieux garde chef avec cet airgouailleur si particulier au paysan picard et à son voisin lepaysan de l’Ile-de-France ; dites, père Guillaume ! vousparlez si bien quand vous consentez à parler !

– Eh bien ! tu fais l’âne pour avoirdu son !

– Je ne comprends pas.

– Tu ne comprends pas ?

– Non, parole d’honneur !

– Oui, tu dis que tu as froid pour que jet’offre la goutte !

– En vérité Dieu ! non, je n’ypensais pas… Ça ne veut pas dire, entendez-vous bien, que, si vousme l’offriez, je la refuserais… non ! oh ! non, pèreGuillaume ! je sais trop pour cela le respect que je vousdois !

Et il resta la tête inclinée, continuant deregarder le père Guillaume avec son œil narquois.

Guillaume, sans répondre autre chose qu’unhum ! qui indiquait ses doutes à l’égard dudésintéressement et du respect de François, remit en contact sonbriquet avec sa pierre ; au troisième coup, l’amadou prit feuen pétillant. Guillaume, d’un doigt qui paraissait complètementinsensible à la chaleur, appuya l’amadou sur l’orifice de sa pipebourrée de tabac, et commença d’aspirer la fumée, qu’il rejetad’abord en vapeur imperceptible, puis bientôt en flocons quiallèrent s’épaississant de plus en plus jusqu’à ce que, jugeant sapipe suffisamment allumée et ne craignant plus de la voirs’éteindre, il rendît à ses aspirations leur calme et leurrégularité ordinaires.

Pendant tout le temps qu’il avait été employéà cette grave besogne, la figure du digne garde chef n’avait rienexprimé qu’une préoccupation sincère et concentrée ; mais, unefois l’opération menée à bien, le sourire reparut sur son visage,et, s’avançant vers le buffet, d’où il tira une bouteille et deuxverres :

– Eh bien ! soit, dit-il, nousallons d’abord dire un mot au flacon de cognac, puis nous parleronsde nos petites affaires.

– Un mot ! est-il chiche de saconversation, le père Guillaume !

Comme pour donner un démenti à François, lepère Guillaume emplit les deux verres bord à bord ; puis,approchant le sien de celui du jeune homme, et le choquantdoucement :

– À ta santé ! dit-il.

– À la vôtre ! à celle de votrefemme ! et que le bon Dieu lui fasse la grâce d’être moinsentêtée !

– Bon ! dit le père Guillaume avecune grimace qui avait l’intention d’être un sourire.

Et, prenant de la main gauche sonbrûle-gueule, qu’il fit passer, selon son habitude, derrière sondos, il porta de la main droite son verre à sa bouche, et le vidad’un seul trait.

– Mais attendez donc ! dit en riantFrançois, je n’ai pas fini, et nous allons être obligés derecommencer… À celle de monsieur Bernard, votre fils !…

Et il avala à son tour le petit verre, mais enle savourant avec plus de délicatesse et de volupté que n’avaitfait le vieux garde.

Mais, à la dernière goutte, frappant du piedcomme au désespoir.

– Bon ! dit-il, voilà que j’aioublié quelqu’un !

– Et qui donc as-tu oublié ? demandaGuillaume en tirant avec véhémence deux bouffées de fumée de sapipe, qui, pendant le voyage qu’elle avait fait, avait faillis’éteindre.

– Qui j’ai oublié ? s’écriaFrançois ; eh parbleu ! mademoiselle Catherine, votrenièce !… Ah ! voilà qui n’est pas bien, d’oublier lesabsents !… mais c’est que le verre est vide, tenez, pèreGuillaume !

Et, versant la dernière goutte du limpidealcool sur l’ongle de son pouce :

– Tenez, dit-il, topaze surl’ongle !

Guillaume fit une grimace quisignifiait : « Farceur, je connais ton plan, mais, enfaveur de l’intention, je l’excuse ! »

Le père Guillaume parlait peu, comme nousl’avons dit, mais, en revanche, il avait poussé à son plus hautdegré la science de la pantomime.

Sa grimace faite, il prit la bouteille, etversa de telle façon que le verre déborda dans la soucoupe.

– Tiens ! dit-il.

– Oh ! oh ! reprit François, iln’a pas lésiné cette fois-ci, le père Guillaume ! On voit bienqu’il l’aime, sa jolie petite nièce !

Puis, portant le verre à ses lèvres avec unenthousiasme dont la jeune fille et la liqueur pouvaient chacuneréclamer leur part :

– Eh ! qui ne l’aimerait pas,dit-il, cette chère demoiselle Catherine ? c’est comme lecognac !

Et, cette fois, suivant l’exemple que luiavait donné le père Guillaume, il vida le verre d’un seultrait.

Le vieux garde accomplit le même mouvement etla même action avec une régularité toute militaire ; seulementchacun exprima d’une façon différente la satisfaction que luicausait la liqueur en traversant le thorax :

– Hum ! fit l’un.

– Houch ! fit l’autre.

– Est-ce que tu as encore froid ?demanda le père Guillaume.

– Non, dit François, au contraire, j’aichaud !

– Eh bien ! alors, ça vamieux ?

– Ma foi ! oui, me voilà au beaufixe, comme votre baromètre, saperlotte !

– En ce cas, dit le père Guillaumeabordant la question que ni l’un ni l’autre n’avait encoreeffleurée, nous allons un petit peu parler du sanglier.

– Oh ! le sanglier, fit François enclignant de l’œil, cette fois-ci, je crois que nous le tenons, pèreGuillaume !

– Oui, comme la dernière fois ! ditune voix aigre et railleuse qui, grinçant tout à coup derrière lesdeux gardes, les fit tressaillir.

Tous deux se retournèrent en même temps etd’un seul mouvement, quoiqu’ils eussent parfaitement reconnul’individu auquel appartenait cette voix.

Mais celui-ci, avec les habitudes d’unfamilier de la maison, passa derrière les deux gardes, secontentant d’ajouter aux quelques paroles qu’il avaitdites :

– Bonjour, père Guillaume, et votrecompagnie.

Et il alla s’asseoir vers la cheminée, qu’ilaviva en jetant sur les cendres une fraction de fagot qui prit feuen pétillant au contact de la première allumette qu’il enapprocha.

Puis, tirant de la poche de sa veste trois ouquatre pommes de terre, il les enfonça côte à côte dans la cendre,qu’il ramena dessus avec une précaution toute gastronomique.

Celui qui venait d’arriver juste à temps pourinterrompre, dès la première phrase, le récit qu’allait commencerFrançois, mérite, par le rôle qu’il va jouer dans cette histoire,que nous tentions d’esquisser son portrait physique et moral.

C’était un garçon de vingt à vingt-deux ans,aux cheveux roux et plats, au front abaissé, aux yeux louches, aunez camard, à la bouche avancée, au menton fuyant, à la barbe rareet sale. Son cou, mal caché par le col déchiré de la chemise,laissait voir cette espèce de loupe si commune dans le Valais,mais, par bonheur, si rare chez nous, qu’on appelle un goitre. Sesbras, gauchement attachés, semblaient démesurément longs, etdonnaient à sa marche traînante et en quelque sorte endormiel’allure familière à ces grands singes que monsieur GeoffroySaint-Hilaire, le grand classificateur, a désignés, je crois, sousle nom de chimpanzés. Accroupi sur ses talons ou assis sur untabouret, la ressemblance de l’homme manqué avec le singe accomplidevenait encore plus frappante : car, alors, comme font cescaricatures du bipède humain, il pouvait, à l’aide de ses mains oude ses pieds, ramasser à terre ou attirer à lui, et cela, presquesans mouvement de son torse, aussi mal moulé que le reste de sonindividu, les différents objets dont il avait besoin. Enfin, toutecette disgracieuse personne était supportée par des pieds quieussent pu rivaliser, en grandeur et en largeur, avec ceux deCharlemagne, et qui, à défaut du nom, eussent pu donner l’étalon decette mesure que, d’après et depuis l’illustre chef de la racecarlovingienne, on a appelée un pied de roi.

Quant au moral, la part de faveurs que lanature avait départie au pauvre diable était encore plus restreintequ’au physique. Tout au contraire de ces vilains et sales fourreauxqui parfois renferment une belle et bonne rapière, le corps deMathieu Goguelue, c’était le nom du personnage dont nous nousoccupons, le corps de Mathieu Goguelue renfermait une méchante âme.Était-il naturellement ainsi, ou avait-il essayé de faire souffrirles autres parce que les autres le faisaient souffrir ? C’estce que nous laissons à débattre et à résoudre à plus savant quenous touchant cette philosophique matière de la réaction duphysique sur le moral. Tant il y avait, au moins, que tout êtreplus faible que Mathieu jetait un cri du moment où Mathieu letouchait : l’oiseau, parce qu’il lui arrachait sesplumes ; le chien, parce qu’il lui marchait sur lapatte ; l’enfant, parce qu’il lui tirait les cheveux. Enéchange, avec les forts, Mathieu, sans cesser d’être railleur,était humble ; en recevait-il une insulte, un outrage, uncoup, si vive que fût l’insulte, si grave que fût l’outrage, siviolent que fût le coup, si poignante que fût la douleur morale ouphysique, le visage de Mathieu continuait à sourire de son sourirehébété ; mais, injure, outrage, coup, s’enregistraient au fonddu cœur de Mathieu en lettres indélébiles : un jour oul’autre, sans que l’on pût deviner d’où le mal venait, le mal étaitrendu au centuple, et Mathieu avait, au plus profond de son forintérieur, un moment de sombre et sinistre joie qui souvent luifaisait dire en lui-même qu’il était heureux du mal qu’on lui avaitfait, par la satisfaction que lui causait le mal qu’il avaitrendu.

Au reste, il faut l’avouer à la décharge de samauvaise nature, sa vie avait toujours été précaire et douloureuse.Un jour, on l’avait vu sortir d’une espèce de ravin, où, sansdoute, l’avaient abandonné ces espèces de bohémiens rôdeurs quitraversent les grandes forêts. Il avait trois ans ; il était àmoitié nu ; à peine parlait-il. Le paysan qui l’avaitrencontré se nommait Mathieu ; le ravin d’où il sortait senommait le fond Goguelue ; l’enfant fut appelé MathieuGoguelue. De baptême, il n’en fut jamais question ; Mathieun’avait pas pu dire s’il était ou non baptisé. D’ailleurs, qui seserait occupé de l’âme, quand le corps était dans une si misérableposition qu’il ne pouvait vivre que par l’aumône et lamaraude ?

C’était ainsi qu’il était arrivé à l’âged’homme. Quoique mal bâti et laid, Mathieu était vigoureux ;quoique hébété en apparence, Mathieu était fin et rusé. S’il fût nédans l’Océanie, sur les rives du Sénégal ou dans les mers du Japon,les sauvages eussent pu dire de lui ce qu’ils disent dessinges : « Ils ne parlent pas de peur qu’on ne les prennepour des hommes, et qu’on ne les fasse travailler ! »

Mathieu feignait d’être faible ; Mathieufeignait d’être idiot ; mais si une occasion se présentaitpour lui où il fût obligé de déployer sa vigueur, ou de fairepreuve de son intelligence, Mathieu alors montrait, ou la forcebrutale de l’ours, ou la ruse profonde du renard ; et, unefois le danger passé ou le désir satisfait, Mathieu redevenaitMathieu, le Mathieu de tout le monde, le Mathieu connu, raillé,impotent, idiot.

L’abbé Grégoire, cet excellent homme dont j’aiparlé dans mes Mémoires, et qui est appelé à jouer un rôledans ce livre, avait eu pitié de cette pauvre organisationcérébrale : se reconnaissant le tuteur-né du misérableorphelin, il avait voulu le faire avancer d’un degré dans la chaînedes êtres, et de cette espèce de polype faire un animal ; enconséquence, pendant un an, il s’était tué le corps et damné l’âmepour lui apprendre à lire et à écrire. Au bout d’un an, Mathieuétait sorti des mains du digne prêtre avec la réputation d’un ânebâté et archibâté. L’opinion commune, c’est-à-dire celle descondisciples de Mathieu, l’opinion particulière, c’est-à-dire celledu maître, était que Mathieu ne connaissait pas un O, et ne savaitpas faire un I ; mais condisciples et précepteur setrompaient ; opinion commune et opinion particulière étaienten défaut. Mathieu ne lisait point comme monsieur de Fontanes, quipassait pour le meilleur lecteur de son époque, mais Mathieu lisaitet même assez couramment. Mathieu n’écrivait pas comme monsieurPrudhomme, élève de Brard et de Saint-Omer, mais Mathieu écrivait,et même assez lisiblement. Seulement, personne n’avait jamais vuMathieu lisant ni écrivant.

De son côté, le père Guillaume avait essayé detirer Mathieu de son abrutissement physique, par le même sentimentqui avait poussé l’abbé Grégoire à le tirer de son abrutissementmoral, c’est-à-dire par cette douce miséricorde pour son semblableet cet instinct de dignité pour soi-même qui existent dans tous lesbons cœurs. Il avait remarqué dans Mathieu une certaine aptitude àimiter le chant des oiseaux, à contrefaire le cri des animauxsauvages, à suivre une piste ; il avait reconnu qu’avec sonœil louche, Mathieu voyait parfaitement un lapin ou un lièvre augîte ; il s’était aperçu plus d’une fois qu’il lui manquait dela poudre dans sa poire et du plomb dans son sac, et il en avaitauguré que, comme il n’est pas absolument nécessaire d’être taillésur le modèle de l’Apollon ou sur celui de l’Antinoüs pour faire unbon garde, peut-être arriverait-il à utiliser les dispositions deMathieu, et à faire de lui un garde-adjoint passable. Dans ce but,il avait parlé de Mathieu à monsieur Deviolaine, lequel avaitautorisé le père Guillaume à mettre un fusil aux mains de sonprotégé. Le fusil avait donc été mis aux mains de Mathieu, mais, aubout de six mois d’exercice dans son nouvel apprentissage, Mathieuavait tué deux chiens et blessé un rabatteur, sans jamais avoirtouché une pièce de gibier. Alors le père Guillaume, convaincu queMathieu avait tous les instincts du braconnier ! mais nepossédait aucune des qualités du garde, lui avait repris le fusildont il faisait un si maladroit usage, et Mathieu, insensible à cetaffront, qui lui fermait cependant la brillante perspective qui, uninstant, lui avait été ouverte, et qui eût ébloui des yeux moinsinsouciants ou moins philosophes que les siens, avait repris, sansvergogne, sa vie de vagabondage et de maraude.

Dans cette existence errante, la maison neuvedu chemin de Soissons et le foyer du père Guillaume étaient une deses haltes de prédilection, malgré la haine ou plutôt le dégoûtinstinctif que lui portaient la mère Madeleine, trop bonne ménagèrepour ne pas voir le tort que faisait à son jardin et à songarde-manger la présence de Mathieu Goguelue, et Bernard, le filsde la maison, que nous ne connaissons encore que par le toast portéen son honneur par François, et qui semblait deviner la fataleinfluence que cet hôte vagabond de son foyer devait un jour avoirsur sa destinée.

Au reste, nous avons oublié de dire que, demême que tout le monde ignorait les progrès cachés que Mathieuavait faits, chez le bon abbé Grégoire, dans la lecture del’écriture, tout le monde ignorait aussi que cette maladresse fûtfeinte, et que, lorsque Mathieu le voulait bien, il envoyait sacharge de plomb à un perdreau et sa balle à un sanglier avec autantde justesse qu’aucun des tireurs de la forêt.

Maintenant, pourquoi Mathieu dérobait-il sestalents aux regards de ses compagnons et à l’admiration dupublic ? C’est que Mathieu avait pensé qu’il pouvait lui être,non seulement utile de savoir lire, écrire et tirer un coup defusil, mais peut-être encore plus utile, dans un cas donné, qu’onle crût maladroit et illettré.

Comme on le voit, c’était donc un vilain etméchant garçon que celui qui, entrant juste au moment où Françoiscommençait son récit, avait interrompu ce récit par ces parolesdubitatives, lancées à propos du sanglier que le jeune gardecroyait déjà tenir :

– Oui, comme la dernière fois !

– Oh ! la dernière fois, répliquaFrançois, suffit ! Nous allons en causer tout à l’heure.

– Et où est-il le sanglier ? demandale père Guillaume, auquel la nécessité d’introduire une nouvellecharge dans sa pipe laissait momentanément la langue libre.

– Il est dans le saloir, puisque Françoisle tient, dit Mathieu.

– Non, pas encore, répondit François,mais avant que le coucou de la mère sonne sept heures, il ysera ! N’est-ce pas Louchonneau ?

Le chien, que la flamme ranimée par Mathieuplongeait dans une béatitude visible, se retourna à l’appel de sonmaître, et fit, en balayant la cendre du foyer avec sa longuequeue, entendre un petit grognement amical qui semblait répondreaffirmativement à la question que celui-ci venait de luiadresser.

Satisfait de la réponse de Louchonneau,François détourna ses yeux de Mathieu Goguelue, avec un dégoûtqu’il ne se donna pas même la peine de dissimuler, et reprit saconversation avec le père Guillaume, qui, heureux d’avoir une pipefraîche à consommer ou plutôt à consumer, s’apprêta à écouter sonjeune compagnon avec complaisance et sérénité.

– Je disais comme ça, père Guillaume,reprit François, que l’animal est à un petit quart de lieue d’ici,dans le fourré des Têtes de Salmon, près du champ Meutart… Lefarceur est parti, sur les deux heures et demie du matin, dutaillis du chemin de Dampleux…

– Bon ! interrompit Goguelue,comment sais-tu ça, toi, puisque tu n’es parti qu’à troisheures ?

– Ah ! dites donc, père Guillaume,en voilà une sévère ! il demande comment je sais ça,lui !… Je vais te le raconter, Louchonneau, mon ami, ça pourrate servir un jour.

François avait une mauvaise habitude quiblessait fort Mathieu : c’était d’appliquer indistinctement lenom de Louchonneau à l’homme et à l’animal, se fondant sur ce que,atteints tous les deux de la même infirmité, – quoique, à son avis,le limier louchât d’une façon bien autrement coquette que l’homme,– le même nom pouvait servir à désigner le bipède et lequadrupède.

La chose paraissait, à première vue, êtreaussi indifférente à l’un qu’à l’autre ; mais, dans lamanifestation de cette indifférence, nous devons dire que le chienseul était sincère.

François continua donc, ne se doutant pointqu’il venait d’augmenter d’un nouveau grief la somme des vieillesrancunes qui aigrissaient contre lui le cœur de MathieuGoguelue.

– À quelle heure tombe la rosée ?dit le jeune garde. À trois heures du matin, n’est-ce pas ? Ehbien ! s’il était parti après la rosée tombée, il aurait fouléla terre humide, et il n’y aurait pas d’eau dans les creux de satrace, tandis que, au contraire, il a foulé la terre sèche :la rosée est tombée ensuite, et elle a fait des abreuvoirs àrouges-gorges tout le long de sa route ; voilà !

– Quel âge a la bête ? demandaGuillaume, jugeant ou que l’observation de Mathieu n’avait qu’unemédiocre importance, ou que, d’après l’explication de François,Mathieu devait être suffisamment édifié.

– Six ou sept ans, répondit sanshésitation François ; ragot fini !

– Allons, bien ! dit Mathieu, voilàqu’il lui a montré son acte de naissance, à présent !

– Un peu, et signé de sa griffe… Tout lemonde n’en pourrait peut-être pas faire autant !… et, à moinsqu’il n’ait des motifs de cacher son âge, je réponds que je ne metrompe pas de trois mois. N’est-ce pas, Louchonneau ? Tenez,voyez-vous, père Guillaume, Louchonneau dit que je ne fais paserreur !

– Est-il seul ? demanda le pèreGuillaume.

– Non, il est avec sa laie, qui estpleine…

– Ah ! ah !

– Tout près de mettre bas.

– Tu as donc été accoucheur de sangliers,toi ? demanda Mathieu, ne pouvant prendre sur lui de laisserFrançois continuer tranquillement son récit.

– Oh ! la belle malice !… Ditesdonc, père Guillaume, un gaillard qui a été trouvé au milieu d’uneforêt, il ne sait pas quand une laie est pleine ou quand elle nel’est pas ! Mais qu’as-tu donc appris à l’école, toi ?…Puisqu’elle marche gras, imbécile ! puisque sa pince s’écarteen marchant, que l’on dirait qu’elle va se fendre, c’est qu’elle ale ventre lourd, cette pauvre bête !

– Est-ce un animal nouveau ? repritle père Guillaume tenant à savoir si le nombre des sangliers de sagarderie augmentait, diminuait ou restait dans le même état.

– Elle, la laie, oui ! réponditFrançois avec sa certitude ordinaire ; lui, non !… Elle,je n’ai jamais vu sa passée ; mais lui, connu ! Et voilàcomment je vous disais tout à l’heure, quand ce Goguelue de malheurest entré, que j’allais revenir à mon sanglier de l’autre fois…Lui, c’est le même à qui j’ai envoyé, il y a quinze jours, uneballe dans l’épaule gauche, du côté du taillis d’Yvors.

– Et qui te fait croire que c’est lemême ?

– Oh ! il faut vous dire ça, àvous ! vieux limier, qui rendriez des points àLouchonneau ?… Dis donc, Louchonneau, le père Guillaume quidemande… bon ! Je savais bien que je l’avais touché moi ;seulement, au lieu de lui mettre la balle au défaut de l’épaule, jela lui ai mise dans l’épaule même.

– Hum ! dit le père Guillaumesecouant la tête, il n’a pas fait sang.

– Eh ! non, parce que la balle estrestée entre cuir et chair, dans le lard… Aujourd’hui, la blessure,voyez-vous, est en train de guérir ; ça le démange, cetanimal, de sorte qu’il s’est frotté contre le troisième chêne àgauche du puits des Sarrasins… Il s’est frotté, il s’est frotté, aupoint qu’il en est resté un bouquet de poils à l’écorce de l’arbre.Voyez plutôt !

Et François tira de la poche de son gilet unbouquet de poils qui, humide de vieux sang caillé, venait à l’appuide son assertion.

Guillaume le prit, jeta dessus un coup d’œilde connaisseur, et, rendant à François le bouquet de poils, commesi c’eût été la chose la plus précieuse du monde :

– Ma foi ! oui, il y est tout demême, garçon, dit-il, et, maintenant, c’est comme si je levoyais.

– Ah ! vous le verrez encore bienmieux quand nous allons lui avoir donné son compte !

– Tu m’en fais venir l’eau à labouche ! J’ai envie d’aller, en flânant, faire un tour de cecôté-là.

– Oh ! allez ! je suistranquille, vous trouverez tout comme j’ai dit… Quant à lui, il ason repaire dans le grand roncier des Têtes de Salmon… Ne faitespas de façons pour monsieur ; approchez tant que vous voudrez,monsieur ne bougera point ; son épouse est souffrante etmonsieur est galant.

– Eh bien ! j’y vas tout de même,dit le père Guillaume avec un geste de résolution qui lui fitserrer les dents, et qui raccourcit encore le tuyau dubrûle-gueule, déjà un peu court de plus de trois centimètres.

– Voulez-vous Louchonneau ?

– Pourquoi faire !

– C’est vrai, vous avez des yeux :vous regarderez et vous verrez, vous chercherez et vous trouverez…Quant à l’homonyme de maître Mathieu, on va le remettre à la niche,après lui avoir fait le don patriotique d’un chiffon de pain,attendu qu’il a travaillé ce matin comme un amour !

– Eh ! Mathieu, dit le pèreGuillaume regardant avec tristesse le vagabond, qui mangeaittranquillement ses pommes de terre au coin du feu, tuentends ? un écureuil, il me dira sur quel chêne il amonté ; une belette, où elle a traversé la route ! voilàce que tu ne sauras jamais, toi !

– Et ce que je ne m’inquiète pas desavoir ou de ne pas savoir ! À quoi diable voulez-vous que çame serve ?

Guillaume haussa les épaules à cetteinsouciance de Mathieu, inexplicable pour un vieux garde ;puis il passa sa veste du matin, boucla ses demi-guêtres, prit sonfusil par habitude et parce qu’il n’aurait su que faire de son brasdroit s’il n’avait pas eu son fusil, donna une amicale poignée demain à François, et partit.

Quant à celui-ci, fidèle à la promesse qu’ilvenait de faire à Louchonneau, tout en suivant de l’œil le pèreGuillaume, qui prenait la route des Têtes du Salmon, il alla droità la huche, l’ouvrit, et coupa un morceau de pain noir d’unedemi-livre en murmurant :

– Oh ! le vieux limier !pendant que je faisais mon rapport, les pieds lui endémangeaient ! Allons ! Louchonneau, mon ami, voilà unjoli croûton ! Maintenant que nous avons bien travaillé,allons à la niche, et gaiement !

Et, sortant à son tour, mais par la porte dufournil, aux parois extérieures duquel était adossée la niche demaître Louchonneau, il disparut suivi de celui-ci, – pour qui lecroûton de pain adoucissait ce que ce retour à la niche avait dedésagréable, – et laissant, sans s’inquiéter davantage de lui,Mathieu Goguelue seul avec ses pommes de terre.

Chapitre 4L’OISEAU DE MAUVAIS AUGURE

À peine François fut-il hors de sa vue, queMathieu releva la tête, et qu’une expression d’intelligence dont oneût cru sa lourde physionomie incapable passa comme un éclair surson visage.

Puis il écouta le bruit des pas du jeune gardequi s’éloignait, le bruit de sa voix qui allait s’affaiblissant,et, sur la pointe du pied, il s’avança vers la bouteilled’eau-de-vie, regardant, grâce à ses yeux louches, d’un côté, laporte par laquelle était sorti le père Guillaume, de l’autre, cellepar laquelle venait de disparaître François.

Alors, soulevant la bouteille, et la plaçantdans le rayon de jour qui traversait la maison comme une flèched’or, afin de voir ce qui manquait de liquide, et ce qu’il enpouvait, par conséquent, absorber, sans tropd’inconvénient :

– Ah ! le vieux cancre !dit-il ; quand on pense qu’il ne m’en a pas offert !

Et, pour réparer l’oubli du père Guillaume,Mathieu approcha de ses lèvres le goulot de la bouteille et avalarapidement trois ou quatre gorgées du breuvage de flamme, comme sic’eût été la boisson la plus anodine, et cela, sans même faireentendre ni le hum ! du père Guillaume, ni lehouch ! de François.

Puis, comme les pas de celui-ci serapprochaient de la chambre, le vagabond alla, de sa même allurerapide et muette, reprendre sa place sur l’escabeau, au coin de lacheminée, attaquant, avec un air d’innocence qui eût trompéFrançois lui-même, une chanson, dont le régiment des dragons de lareine, longtemps caserné au château de Villers-Cotterêts, avaitlaissé la tradition dans la ville.

Mathieu en était au second couplet de sachanson quand François reparut sur le seuil du fournil.

Sans doute, pour témoigner du peu d’intérêtque lui causait la présence ou l’absence de François, MathieuGoguelue allait-il continuer l’interminable romance, et aborder lesecond couplet ; mais François, s’arrêtant devantlui :

– Allons ! dit-il, voilà que tuchantes, maintenant !

– Est-il défendu de chanter ?demanda Mathieu. Alors, que monsieur le maire fasse publier lachose à son de trompe, et l’on ne chantera plus.

– Non, répondit François, ça n’est pasdéfendu, mais ça va me porter malheur !

– Et pourquoi ça ?

– Parce que, quand le premier oiseau quej’entends chanter le matin est une chouette, je dis :« Mauvaise affaire. »

– C’est-à-dire, alors, que je suis unechouette ?… Allons ! va pour la chouette… Je suis tout cequ’on veut, moi !…

Et, rapprochant ses deux mains l’une del’autre, après avoir pris l’indispensable précaution de cracherdedans, Mathieu Goguelue fit entendre un cri qui imitait à s’ytromper le chant triste et monotone de l’oiseau de nuit.

François lui-même en tressaillit.

– Veux-tu te taire, oiseau de mauvaisaugure ! lui dit-il.

– Me taire ?

– Oui.

– Et si j’ai quelque chose à te chanter,moi, que diras-tu ?

– Je dirai que je n’ai pas le temps det’écouter… Tiens, fais-moi plutôt un plaisir.

– À toi ?

– Oui, à moi… Supposes-tu donc que tu nepuisses faire plaisir à personne, ou rendre service à qui que cesoit ?

– Si fait… que demandes-tu ?

– Que tu tiennes mon fusil devant le feu,pour qu’il sèche, pendant que je vas changer de guêtres.

– Oh ! changer de guêtres !Voyez donc monsieur François qui a peur de s’enrhumer.

– Je n’ai pas peur de m’enrhumer, mais jevas mettre les guêtres d’ordonnance, attendu que l’inspecteur peutvenir à la chasse, et que je veux qu’il me trouve au complet commehabillement… Eh bien ! ça ne te va pas, de faire sécher monfusil ?

– Ni le tien ni un autre… Je veux qu’onm’écrase la tête entre deux pierres, comme à une bête puante, si, àpartir d’aujourd’hui jusqu’au jour où l’on me portera en terre,j’en touche jamais un, de fusil !

– Eh bien ! je dis qu’il n’y aurapas de perte, pour la façon dont tu t’en sers, dit François ouvrantune espèce de soupente dans laquelle était enfermée une collectionde guêtres de tout genre, et cherchant ses guêtres au milieu decelles de la famille Watrin.

Mathieu le suivit de son œil gauche, tandisque son œil droit semblait s’occuper exclusivement de la dernièrepomme de terre, qu’il épluchait avec lenteur et maladresse, puis ilgrommela, tout en le suivant de l’œil.

– Tiens ! et pourquoi donc m’enservirais-je mieux que cela, d’un fusil, quand je m’en sers pourles autres ?… Que l’occasion se présente de m’en servir pourmon compte, et tu verras si je suis plus manchot que toi !

– Et que toucheras-tu, si tu ne touchespas un fusil ? demanda François, le pied sur une chaise, etcommençant à boucler ses longues guêtres.

– Je toucherai mes gages donc !Monsieur Watrin m’avait proposé de me faire recevoir gardesurnuméraire, mais, comme il faut servir gratis un an, deux ans etquelquefois même trois Son Altesse, merci, j’y renonce… J’aimemieux entrer domestique chez monsieur le maire.

– Comment ! domestique chez monsieurle maire ? domestique chez monsieur Raisin, le marchand debois ?

– Chez monsieur Raisin, le marchand debois, ou chez monsieur le maire, c’est tout un.

– Bon ! dit François, tout enbouclant ses guêtres, et avec un mouvement d’épaules qui indiquaitle mépris qu’il faisait d’un domestique.

– Ça te fâche ?

– Moi ? répondit François, ça m’estbien égal ! Je me demande seulement, dans tout ça, ce quedevient le vieux Pierre.

– Dame ! fit insoucieusementMathieu, apparemment qu’il s’en va.

– Il s’en va ? répéta François avecune nuance d’intérêt pour le vieux serviteur dont il étaitquestion.

– Sans doute ! puisque je prends saplace, il faut bien qu’il s’en aille, continua Mathieu.

– Mais impossible ! repritFrançois ; il est dans la maison Raisin depuis vingtans !

– Raison de plus, alors, pour que ce soitle tour d’un autre, dit Mathieu avec son méchant sourire.

– Tiens, tu es un vilain garçon,Louchonneau ! s’écria François.

– D’abord, répondit Mathieu de cet airniais qu’il savait prendre, je ne m’appelle pas Louchonneau ;c’est le chien que tu viens de reconduire à sa niche qu’on appelleLouchonneau, et non pas moi.

– Oui, tu as raison, dit François ;et quand il a su qu’on te donnait quelquefois, par hasard, le mêmenom qu’à lui, il a réclamé, pauvre bête ! en disant qu’ilserait incapable, lui qui est limier du père Watrin, d’allerréclamer la place du limier de monsieur Deviolaine, quoique lamaison d’un inspecteur soit naturellement meilleure que celle d’ungarde chef ; et, depuis sa réclamation, tu louches toujours,c’est vrai, mais on ne t’appelle plus Louchonneau.

– Voyez-vous cela ! si bien que jesuis un vilain garçon, à ton avis, hein, François ?

– Oh ! à mon avis et à celui de toutle monde !

– Et pourquoi donc ça ?

– N’as-tu pas de honte de prendre le painde la bouche à un pauvre vieux comme Pierre ? Que va-t-ildevenir sans place ! Il va être obligé de mendier pour safemme et ses deux enfants.

– Eh bien ! tu lui feras une pensionsur les cinq cents livres que tu touches par an de l’administrationcomme garde adjoint.

– Je ne lui ferai pas une pension,répondit François, parce que, avec ces cinq cents francs-là, jenourris ma mère, et que, la pauvre bonne femme, elle avanttout ! mais il trouvera toujours à la maison, quand il voudray venir, une assiettée de soupe à l’oignon et un morceau degibelotte de lapin, l’ordinaire du garde… Domestique chez monsieurle maire ! continua François, qui avait achevé de boucler saseconde guêtre ; comme ça te ressemble de te fairedomestique !

– Bah ! livrée pour livrée, ditMathieu, j’aime mieux celle qui a de l’argent dans le gousset quecelle qui a les poches vides.

– Eh ! un instant, l’ami !s’écria François.

Puis se reprenant :

– Non, dit-il, je me trompe, tu n’es pasmon ami… Notre habit n’est point une livrée : c’est ununiforme.

– Qu’il y ait une feuille de chêne brodéeau collet, ou un galon cousu à la manche, cela se ressemblediablement ! fit Mathieu avec un mouvement de tête quiétablissait par le geste en même temps que par la parole le peu dedifférence qu’il faisait de l’une à l’autre.

– Oui, reprit François, qui ne voulaitpas que son interlocuteur eût le dernier mot ; seulement, avecla feuille de chêne au collet, on travaille, n’est-ce pas ?tandis que, avec le galon à la manche, on se repose… C’est ce quit’a fait donner la préférence au galon sur la feuille de chêne,dis, fainéant ?

– C’est encore possible, réponditMathieu.

Puis, passant tout à coup d’une idée à uneautre, comme si cette idée se présentait subitement à sonesprit.

– À propos, reprit-il, on dit queCatherine revient aujourd’hui de Paris…

– Qu’est-ce que c’est que ça,Catherine ? demanda François.

– Eh bien ! mais, dit Mathieu,Catherine, c’est Catherine, quoi ! la nièce du père Guillaume,la cousine de monsieur Bernard, qui a fini son apprentissage delingère et de faiseuse de modes à Paris, et qui va reprendre lemagasin de mademoiselle Rigolot, sur la place de la Fontaine, àVillers-Cotterêts.

– Eh bien ! après ? demandaFrançois.

– Ah ! mais c’est que si ellerevenait aujourd’hui, je ne m’en irais que demain… Il va sans doutey avoir noce et festin ici pour le retour de ce miroir devertu !

– Écoute, Mathieu, dit François d’un airplus sérieux qu’il n’avait fait jusqu’alors, quand tu parlerasdevant d’autres que moi de mademoiselle Catherine, dans cettemaison, il faut faire attention devant qui tu en parles !

– Et pourquoi ça ?

– Mais parce que mademoiselle Catherineest la fille de la propre sœur de monsieur Guillaume Watrin.

– Oui, et la bien-aimée de monsieurBernard, n’est-ce pas ?

– Quant à ça, si on te le demande,Mathieu, reprit François, je te conseille de dire que tu n’en saisrien, vois-tu !

– Eh bien ! c’est ce qui tetrompe : je dirai ce que je sais… On a vu ce que l’on a vu, etl’on a entendu ce que l’on a entendu !

– Tiens, dit François regardant Mathieuavec une expression de dégoût et de mépris si parfaitement fondusensemble, qu’il était impossible de comprendre lequel des deuxsentiments l’emportait sur l’autre ; tu as décidément euraison de te faire laquais : c’était ta vocation, Mathieuespion et rapporteur !… Bonne chance dans ton nouveaumétier ! Si Bernard descend, je l’attends à cent pas d’ici, aurendez-vous, c’est-à-dire au Saut du Cerf, entends-tu ?

Et, jetant son fusil sur son épaule, de cemouvement qui n’appartient qu’à ceux qui ont une suprême habitudedu maniement de cette arme, il sortit en répétant :

– Oh ! je ne m’en dédis pas,Mathieu, tu es un vilain et méchant garçon !

Mathieu le regarda s’éloigner avec son éternelsourire ; puis, lorsque le jeune garde eut disparu, cet éclaird’intelligence qui n’avait fait qu’y apparaître brilla de nouveausur son front, et d’une voix pleine de menaces grossissant à mesureque celui qui était menacé s’éloignait :

– Ah, tu ne t’en dédis pas ! ah, jesuis un méchant garçon ! dit-il ; ah, je tire mal !ah, le chien de Bernard a réclamé parce qu’on m’appelaitLouchonneau comme lui ! ah, je suis un espion, un fainéant, unrapporteur !… Patience ! patience ! patience !le monde ne finit pas encore aujourd’hui, et peut-être bien que jete revaudrai ça avant la fin du monde !

En ce moment, les planches de l’escalier quiconduisait au premier étage craquèrent, une porte s’ouvrit, et unbeau et vigoureux jeune homme de vingt-cinq ans, complètementéquipé en garde-chasse, moins le fusil, parut sur le seuil.

C’était Bernard Watrin, ce fils de la maisondont il a déjà été question deux ou trois fois dans les chapitresprécédents.

La tenue du jeune garde étaitirréprochable : son habit bleu à boutons d’argent, fermé duhaut en bas, dessinait une taille admirablement prise ; unpantalon de velours collant, et une guêtre de cuir venantjusqu’au-dessus du genou, faisaient valoir une cuisse et une jambedu plus beau modèle ; enfin, des cheveux blond-fauve et desfavoris d’une teinte un peu plus chaude que les cheveuxs’harmonisaient parfaitement avec des joues dont le hâle et lesoleil n’avaient pu enlever la juvénile fraîcheur.

Il y avait quelque chose de si profondémentsympathique dans celui que nous venons d’introduire en scène, que,malgré la fermeté de son œil bleu-clair et l’arête un peu dure deson menton, signe d’une volonté poussée jusqu’à l’entêtement, ilétait impossible de ne pas se sentir tout de suite entraîné verslui.

Mais Mathieu n’était point de ceux qui selaissent aller à ces sortes d’entraînements. La beauté physique deBernard, qui faisait un contraste si complet avec sa laideur, àlui, Mathieu, avait été constamment chez le vagabond une caused’envie et de haine ; et, certes, s’il n’eût eu qu’à sesouhaiter un malheur pour qu’un malheur double du sien arrivât àBernard, il n’eût point hésité à se souhaiter de perdre un œil pourque Bernard perdît les deux yeux, ou de se casser une jambe pourque les deux jambes de Bernard fussent cassées.

Ce sentiment était si invincible chez lui que,quelque effort qu’il fît pour sourire à Bernard, il ne lui souriaitjamais, comme on dit, que du bout des dents.

Ce jour-là, son sourire fut encore plus vertet plus aigre que d’habitude. Il y avait dans ce sourire quelquechose d’une joie contrainte et impatiente : c’était celui deCaliban au premier roulement de tonnerre présageant unetempête.

Bernard ne fit point attention à ce sourire.Lui, au contraire, semblait avoir un joyeux concert chantant lajeunesse, la vie et l’amour au fond de son cœur.

Son regard s’étendit avec étonnement, je diraipresque avec inquiétude autour de lui.

– Tiens ! dit-il, je croyais avoirentendu la voix de François… N’était-il donc pas ici tout àl’heure ?

– Il y était, c’est vrai ! mais ils’est impatienté de vous attendre, et il s’en est allé.

– Bon ! nous nous retrouverons aurendez-vous.

Et Bernard alla à la cheminée, décrocha sonfusil, souffla dans les canons pour s’assurer qu’ils étaient videset propres, amorça les deux bassinets, fit couler une charge depoudre dans chaque canon, et tira de son carnet deux bourres enfeutre.

– Tiens, dit Mathieu, vous vous servezdonc toujours de bourres à l’emporte-pièce ?

– Oui, je trouve qu’elles pressent lapoudre plus également… Eh bien ! qu’ai-je donc fait de moncouteau ?

Bernard chercha dans toutes ses poches, maisne put y trouver l’objet dont il avait besoin.

– Voulez-vous le mien ? demandaMathieu.

– Oui, donne.

Bernard prit le couteau, traça deux croix surdeux balles, et glissa ces deux balles dans les canons de sonfusil.

– Que faites-vous donc là, monsieurBernard ? demanda Mathieu.

– Je marque mes balles, afin de pouvoirles reconnaître, s’il y avait contestation. Quand on tire à deuxsur le même sanglier, et que le sanglier n’a qu’une balle, on n’estpas fâché de savoir qui l’a tué.

Et Bernard s’avança vers la porte.

Mathieu le suivit de son œil louche, et cetœil avait, en ce moment, une incroyable expression de férocité.

Puis, quand le jeune homme toucha presque leseuil de la porte :

– Bah ! dit-il, un petit mot encore,monsieur Bernard… Du moment où c’est François, votre bichon, votrefavori, votre toutou, qui a détourné le sanglier, vous savez bienque vous ne ferez pas buisson creux… D’ailleurs, si matin que ça,les chiens n’ont pas de nez.

– Eh bien ! voyons, qu’as-tu à medire ? Parle.

– Ce que j’ai à vous dire ?

– Oui.

– Est-ce vrai que la merveille desmerveilles arrive aujourd’hui ?

– De qui veux-tu parler ? demandaBernard en fronçant le sourcil.

– De Catherine, donc !

À peine Mathieu avait-il prononcé ce nom,qu’un vigoureux soufflet retentissait, appliqué sur sa joue.

Il recula de deux pas sans que l’expression desa physionomie changeât ; mais, portant sa main à la partiefrappée :

– Tiens, demanda-t-il, qu’avez-vous doncce matin, monsieur Bernard ?

– Rien, répondit le garde forestier,seulement, je désire t’apprendre à prononcer désormais ce nom avecle respect que tout le monde a pour lui, et moi le premier.

– Oh ! dit Mathieu en laissanttoujours une de ses mains sur sa joue, et en fouillant de l’autre àsa poche, quand vous saurez ce qu’il y a dans ce papier-là, vousaurez regret du soufflet que vous venez de me donner.

– Dans ce papier ? répétaBernard.

– Oui.

– Voyons ce papier, alors.

– Oh ! patience !

– Voyons ce papier, te dis-je !

Et faisant un pas vers Mathieu, il lui arrachale papier des mains.

C’était une lettre portant cettesuscription :

À Mademoiselle Catherine Blum, rueBourg-l’Abbé, n° 15, à Paris.

Chapitre 5CATHERINE BLUM

Le simple contact de ce papier, la simplelecture de cette adresse, fit passer un frisson par tout le corpsde Bernard, comme s’il eût deviné que cette lettre renfermait pourlui toute une période d’existence nouvelle, toute une série demalheurs inconnus.

La jeune fille à laquelle était adressée cettelettre, et dont nous avons déjà dit deux mots, était la fille de lasœur du père Guillaume et, par conséquent, la cousine germaine deBernard.

Maintenant, comment cette jeune filleportait-elle un nom allemand ? comment avait-elle été élevéepar d’autres que son père et sa mère ? comment setrouvait-elle en ce moment rue Bourg-l’Abbé, n° 15, à Paris.C’est ce que nous allons dire.

En 1808, une colonne de prisonniers allemands,qui venaient des champs de bataille de Friedland et d’Eylau,traversa la France, logeant militairement chez les particuliers,comme logeaient les soldats français eux-mêmes.

Un jeune Badois, blessé grièvement à lapremière de ces deux batailles, se trouva avec son billet delogement chez le père Guillaume Watrin, marié depuis quatre ou cinqans, et dans la maison duquel demeurait Rose Watrin, sa sœur, bellejeune fille de dix-sept à dix-huit ans.

La blessure de l’étranger, déjà grave aumoment où il était sorti de l’ambulance, avait tellement empiré parles marches, les fatigues et le manque de soins, que force lui fut,sur un certificat du médecin et du chirurgien de Villers-Cotterêts,messieurs Lécosse et Raynal, de séjourner dans la ville natale decelui qui raconte cette histoire.

On voulut le conduire à l’hôpital ; maisle jeune soldat manifesta une telle répugnance pour cettetranslation, que le père Guillaume, qu’à cette époque on appelaitencore Guillaume tout court, attendu que c’était un beau jeunehomme de vingt-huit à trente ans, fut le premier à lui proposer derester à la Faisanderie.

C’est ainsi que se nommait, en 1808, larésidence de Guillaume, située à un quart de lieue à peine de laville, sous les plus beaux et les plus grands arbres de cettepartie de la forêt qu’on appelle le Parc.

Ce qui avait surtout inspiré à Frédéric Blum,tel était le nom du blessé, cette vive répugnance pour l’hôpital,c’étaient non seulement la propreté de son hôte et de sa jeunefemme, l’air excellent de la Faisanderie et la délicieuse vue de sapetite chambre donnant sur les parterres des gardes et les arbresverts de la forêt, mais encore, et bien plutôt, la vue de cettecharmante fleur qu’on eût crue cueillie dans l’un de ces parterreset que l’on nommait Rose Watrin.

Elle, de son côté, quand elle avait vu lejeune homme si beau, si pâle, si souffrant, prêt à être mis sur lebrancard des pauvres et transporté à l’hôpital, elle avait éprouvéune si douloureuse impression, que le cœur lui avait manqué, etqu’elle avait été trouver son frère, les mains jointes et leslarmes aux yeux, n’osant prononcer un seul mot, mais bien pluséloquente par son silence qu’elle ne l’eût été par les paroles lesplus pressantes de la terre.

Watrin avait compris tout ce qui se passaitdans l’âme de sa sœur, et, poussé moins encore par le désir de lajeune fille que par ce fonds de pitié qu’on est toujours sûr derencontrer dans les hommes de l’isolement et de la solitude, ilavait consenti à ce que le jeune Badois restât à laFaisanderie.

À partir de ce moment, par une conventiontacite, la femme de Watrin avait repris tout entiers les soins deson ménage et de son fils Bernard, alors âgé de trois ans ;tandis que Rose, la belle fleur de la forêt, s’était consacréeexclusivement à la garde du blessé.

La blessure avait été faite, qu’on nouspardonne les quelques mots scientifiques que nous allons êtreobligé de prononcer, la blessure avait, disons-nous, été faite parune balle qui avait frappé sur le condyle du fémur, avait glissé àtravers les aponévroses du fascia lata, et pénétré dansles couches profondes, où elle s’était engagée en y déterminant uneviolente irritation. D’abord, les chirurgiens avaient cru l’os dufémur brisé, et avaient voulu pratiquer la désarticulation ;mais cette opération avait effrayé le jeune homme, non pas tant àcause de la douleur dont elle devait être accompagnée que parl’idée d’une mutilation éternelle. Il avait déclaré qu’il préféraitmourir ; et, comme il avait affaire à des chirurgiensfrançais, auxquels il était à peu près égal qu’il mourût ou nemourût pas, ceux-ci l’avaient laissé à l’ambulance, où, peu à peu,pour me servir toujours du terme scientifique, la balle s’étaitenchatonnée dans les régions musculaires par une sécrétionaponévrotique.

Sur ces entrefaites était arrivé l’ordre defaire filer les prisonniers sur la France. Les prisonniers, blessésou non, avaient été mis dans des charrettes, et avaient étéexpédiés à leur destination : Frédéric Blum comme les autres,et avec les autres. Il avait fait deux cents lieues de cettefaçon ; mais, en arrivant à Villers-Cotterêts, ses souffrancesavaient été, comme nous l’avons dit, si intolérables, qu’il luiavait été impossible d’aller plus loin.

Par bonheur, ce que l’on pouvait regardercomme une aggravation était, au contraire, un commencement deconvalescence. La balle, soit qu’elle eût été chassée par quelqueviolent effort, soit qu’elle eût été entraînée par son proprepoids, avait déchiré son enveloppe anormale, et descendait àtravers la séparation des muscles, dont elle déchirait, endescendant, le tissu intersticiel.

Or, on le comprend, ce miracle de la nature,cette guérison étrange que le corps entreprend pour son proprecompte, ne s’opère pas instantanément et sans de violentesdouleurs. Le blessé resta trois mois étendu sur sa couchefiévreuse, puis peu à peu une amélioration sensible semanifesta ; il put se lever, marcher jusqu’à la fenêtred’abord, ensuite jusqu’à la porte, puis sortir, puis se promenerappuyé au bras de Rose Watrin, sous les grands arbres quiavoisinent la Faisanderie ; puis enfin, un jour, il sentitentre les fléchisseurs de sa jambe gauche rouler un corps étranger.Il appela le chirurgien : le chirurgien opéra une légèreincision, et la balle, qui avait failli être mortelle, tombainoffensive dans les mains de l’opérateur.

Frédéric Blum était guéri.

Mais, à la suite de cette guérison, il setrouva qu’il y avait dans la maison Watrin deux blessés au lieud’un.

Heureusement, la paix de Tilsit arriva. Unnouveau royaume avait été créé dès 1807 ; il empruntait àl’ancien duché de Westphalie l’évêché de Paderborn, Horn etBilefeld ; il y joignait une partie des cercles du Haut-Rhinet de la Basse-Saxe ; il comprenait en outre le sud duHanovre, Hesse-Cassel et les principautés de Magdebourg et deVerden.

Ce royaume se nommait le royaume deWestphalie. Demeuré à l’état de mythe tant que la grande questiondébattue à main armée ne fut pas résolue par les victoires deFriedland et d’Eylau, il fut reconnu par Alexandre, à la paix deTilsit, et désormais compta parmi les royaumes européens, où il nedevait figurer que pendant six ans.

Un matin Frédéric Blum se réveilla doncdéfinitivement Westphalien, et, par conséquent, allié du peuplefrançais, au lieu d’en être l’ennemi.

Alors, il fut sérieusement question deréaliser l’idée qui préoccupait les deux jeunes gens depuis plus desix mois, c’est-à-dire de les marier.

La véritable difficulté avait disparu :Guillaume Watrin était trop bon Français pour donner sa sœur à unhomme exposé à servir contre la France, et à tirer un jour descoups de fusil contre Bernard, que son père voyait déjà revêtu d’ununiforme et marchant au pas de charge contre les ennemis de sonpays ; mais Frédéric Blum, devenu Westphalien, par conséquentFrançais, le mariage des deux jeunes gens était la chose la plussimple du monde.

Frédéric engagea sa parole de bon et braveAllemand de revenir avant trois mois, et partit.

Il y eut force larmes au départ ; mais laloyauté était si bien peinte sur le visage de Blum, que l’on nedouta pas un seul instant de son retour.

Il avait un projet dont il n’avait rien dit àpersonne : c’était d’aller trouver le nouveau roi à Cassel, etde lui présenter un placet par lequel il lui raconterait toute sonhistoire, et lui demanderait une place de garde dans cette forêt dequatre-vingts lieues de long sur quinze de large qui s’étend duRhin au Danube, et qu’on appelle la forêt Noire.

Le plan était simple et naïf : il réussità cause même de sa simplicité et de sa naïveté.

Un jour, du balcon de son château, le roi vitun soldat qui, un papier à la main, semblait solliciter sabienveillance ; il était de bonne humeur, comme tous les roisqui en sont aux premières marches du trône : au lieu d’envoyerprendre le placet, il envoya chercher le soldat. Celui-ci luiexposa en assez bon français ce que contenait ce placet. Le roi mitle mot accordé au-dessous de la demande, et Frédéric Blumse trouva garde chef d’un canton de la forêt Noire.

Un congé d’un mois, pour donner au nouveaugarde chef le temps d’aller chercher sa fiancée, et unegratification de cinq cents florins pour l’aider à faire le voyage,étaient joints au brevet qui assurait l’avenir de nos deux jeunesgens.

Frédéric Blum avait demandé trois mois, on levit revenir au bout de six semaines. C’était une épreuve de sonamour qui parlait d’elle-même, et si haut, que Guillaume Watrinn’eut aucune objection à faire.

Mais Marianne en fit une, et des plussérieuses même.

Marianne était bonne catholique, allant tousles dimanches entendre la messe à l’église de Villers-Cotterêts, etcommuniant aux quatre grandes fêtes de l’année, sous la directionde l’abbé Grégoire.

Or, Frédéric Blum était protestant, et, auxyeux de Marianne, l’âme de Frédéric Blum était inévitablementperdue, et celle de sa belle-sœur sérieusement compromise.

On fit venir l’abbé Grégoire.

L’abbé Grégoire était un excellent homme,myope comme une taupe des yeux du corps ; mais cette myopieextérieure et matérielle avait rendu plus perçante chez lui la vuede l’âme. Il était impossible d’avoir un sens plus juste et plusdroit des choses de ce monde et des choses du ciel que le digneabbé, et nul prêtre, depuis que des vœux abnégatifs ont étéprononcés par un homme, n’est, j’en réponds, resté plusscrupuleusement fidèle aux vœux qu’il avait faits.

L’abbé Grégoire répondit qu’il y avait unereligion qu’il fallait suivre avant tout, savoir, celle del’âme ; or, l’âme des deux jeunes gens avait fait sermentd’amour mutuel : Frédéric Blum suivrait sa religion ;Rose Watrin la sienne ; les enfants seraient élevés dans lareligion du pays qu’ils habiteraient, et, au jour du jugementdernier, Dieu, qui est toute miséricorde, se contenterait deséparer, c’était l’espoir du brave abbé, non pas les protestantsdes catholiques, mais simplement les bons des méchants.

Cette décision de l’abbé Grégoire, appuyée parles deux fiancés et par Guillaume Watrin, ayant réuni trois voix ensa faveur tandis que la proposition contraire n’en avait eu qu’uneseule, celle de Marianne, il fut convenu que le mariage aurait lieuaussitôt que seraient accomplies les formalités religieuses.

Ces formalités prirent trois semaines, aprèslesquelles Rose Watrin et Frédéric Blum furent mariés à la mairiede Villers-Cotterêts, sur les registres de laquelle on peut voirleurs noms à la date du 12 septembre 1809, et à l’église de la mêmeville.

L’absence d’un pasteur protestant fit différerle mariage au temple jusqu’à l’arrivée des deux époux enWestphalie.

Un mois après, jour pour jour, ils étaientremariés par le pasteur de Verden, et toutes les cérémonies quiliaient l’un à l’autre les deux sectateurs de deux cultesdifférents se trouvèrent accomplies.

Au bout de dix mois naquit un enfant du sexeféminin, lequel ou plutôt laquelle reçut le nom de Catherine, etfut, selon l’usage du pays où elle était née, élevée dansla religion protestante.

Trois ans et demi d’une félicité parfaites’écoulèrent pour les jeunes époux ; puis vint la campagne de1812, mère désastreuse de la non moins fatale campagne de 1813.

La grande armée disparut sous les neiges de laRussie et sous les glaces de la Berezina. Il fallut lever une arméenouvelle : tout ce qui avait déjà figuré sur les cadres, toutce qui n’avait pas trente ans révolus, fut appelé à prendre lesarmes.

Frédéric Blum, par ce décret, se trouvait deuxfois soldat : soldat pour avoir figuré autrefois sur lescadres de l’armée, soldat parce qu’il n’avait que vingt-neuf ans etquatre mois.

Peut-être eût-il pu faire valoir près du roide Westphalie ce motif d’exemption, qu’il souffrait parfoiscruellement de son ancienne blessure ; il n’y songea même pas.Il partit pour Cassel, se présenta au roi, se fît reconnaître delui, demanda à servir, comme autrefois, dans la cavalerie,recommanda au prince sa femme et son enfant, et partit commebrigadier dans les chasseurs westphaliens.

Il était parmi les vainqueurs à Lützen et àBautzen ; il fut parmi les vaincus et les morts à Leipzig.

Cette fois, une balle saxonne lui avaittraversé la poitrine, et il se coucha pour ne plus se relever, aumilieu des soixante mille mutilés de cette journée, où l’on tiracent dix-sept mille coups de canon, cent onze mille de plus qu’àMalplaquet. On voit que la succession des siècles amène leprogrès !

Le roi de Westphalie n’oublia pas la promessefaite : une pension de trois cents florins fut accordée à laveuve de Frédéric Blum et vint la trouver au milieu de son deuil etde ses larmes ; mais, dès le commencement de 1814, le royaumede Westphalie n’existait plus, et le roi Jérôme avait cessé decompter au nombre des têtes couronnées.

Frédéric Blum avait été tué dans les rangsfrançais ; à cette époque de réaction, c’était assez pour quesa veuve fût mal vue dans cette Allemagne qui venait de se soulevertout entière contre nous. Elle se mit donc en route avec les débrisde l’armée française qui repassait la frontière, et, un matin, sonenfant dans les bras, elle vint frapper à la porte de son frèreGuillaume.

La mère et l’enfant furent reçus par ce cœurd’or comme des envoyés de Dieu.

La petite fille, – elle avait trois ans, –devint la sœur de Bernard qui en avait neuf ; la mère reprit,sur le lit de douleur de Blum, dans la petite chambre d’où l’onapercevait les jardins de la forêt, la place de Frédéric Blum.

Hélas ! la pauvre femme était plusdangereusement malade que ne l’avait été son mari ; la fatigueet le chagrin avaient donné chez elle naissance à une péripneumoniequi dégénéra en phtisie pulmonaire, et qui, malgré tous les soinsdont elle fut entourée par son frère et sa belle-sœur, amena lamort.

Vers la fin de 1814, c’est-à-dire à l’âge dequatre ans, la petite Catherine Blum se trouva donc orpheline.

Orpheline de nom, bien entendu, car elle eûtretrouvé un père et une mère dans Watrin et dans sa femme, si unpère et une mère perdus se retrouvaient jamais.

Mais ce qu’elle trouva, aussi tendre, aussidévoué que s’il eût eu le même père et la même mère qu’elle, ce futun frère dans le jeune Bernard.

Les deux enfants grandirent sans s’inquiéterle moins du monde des vicissitudes politiques qui agitèrent laFrance, et qui mirent deux ou trois fois en question l’existencematérielle de leurs parents.

Napoléon abdiqua à Fontainebleau, rentra un anaprès à Paris, tomba une seconde fois à Waterloo, s’embarqua àRochefort, fut enchaîné et mourut sur son rocher de Sainte-Hélène,sans que toutes ces grandes catastrophes prissent à leurs yeuxaucune des proportions que devait un jour leur donnerl’histoire.

Ce qui importait à la famille perdue sous cesépais feuillages, où la vie et la mort des puissants de ce mondeavaient un si faible écho, c’est que le duc d’Orléans, redevenucomme apanagiste propriétaire de la forêt de Villers-Cotterêts, eûtconservé à Guillaume Watrin sa position de garde chef.

Cette position lui avait été conservée, ets’était même améliorée. À la mort tragique de Choron, Watrin avaitété appelé de la garderie de la Pépinière à celle de Chavigny, etavait dû quitter son logement de la Faisanderie pour la maisonneuve du chemin de Soissons.

Or, cent francs de plus étaient attribués àcette garderie, et une augmentation de cent francs c’était unenotable amélioration dans les appointements du vieux gardechef.

De son côté, Bernard avait grandi, et, admiscomme garde adjoint à dix-huit ans, avait été nommé garde auxappointements de cinq cents francs le jour même où il avait atteintsa majorité. Il en résultait quatorze cents francs réunis dans lamême maison, lesquels, joints au logement gratuit et aux bénéficesdu coup de fusil, avaient amené l’aisance dans la famille.

Tout le monde s’était ressenti de cetteaisance : Catherine Blum avait été mise en pension àVillers-Cotterêts, et y avait reçu une éducation qui de la paysanneavait peu à peu fait une demoiselle de la ville. Puis, en mêmetemps que son éducation, sa beauté avait fleuri, et Catherine Blumà seize ans était une des plus charmantes filles deVillers-Cotterêts et des environs.

C’était alors que cet amour de frère, queBernard avait pendant toute sa jeunesse porté à Catherine, changeainsensiblement de nature, et se transforma en un amour d’amant.

Cependant, ni l’un ni l’autre des deux jeunesgens n’avait vu bien clair dans ce sentiment : chacun de soncôté comprenait qu’il aimait l’autre davantage, au fur et à mesurequ’il passait de l’enfance à l’adolescence, mais aucun d’eux ne serendit compte de la situation de son cœur, jusqu’au moment où vintune circonstance qui leur prouva que leur double existence n’avaitqu’une seule source, comme deux fleurs n’ont qu’une même tige.

Au sortir de sa pension, c’est-à-dire à l’âgede treize ou quatorze ans, Catherine Blum avait été mise enapprentissage chez mademoiselle Rigolot, la premièrelingère-modiste de Villers-Cotterêts ; elle y était restéedeux ans, et y avait donné tant de preuves d’intelligence et degoût, que mademoiselle Rigolot avait déclaré que, si Catherine Blumpassait un an ou dix-huit mois à Paris pour y prendre le goût de lacapitale, elle n’hésiterait pas, même sans argent comptant, maismoyennant deux mille livres par an pendant six ans, à lui céder sonfonds, et cela de préférence à toute autre.

Cette ouverture était trop sérieuse pour nepoint ordonner de graves réflexions entre Guillaume Watrin et safemme.

Il fut décidé que, munie d’une lettre demademoiselle Rigolot pour sa correspondante de Paris, Catherinepartirait de Villers-Cotterêts et s’installerait pendant un an oudix-huit mois dans la capitale.

La rue Bourg-l’Abbé n’était peut-être pas unedes rues où la mode se produisît sous son aspect le plus neuf et leplus élégant ; mais rue Bourg-l’Abbé demeurait lacorrespondante de mademoiselle Rigolot, et l’on s’en rapportait àCatherine pour corriger ce que le goût des habitants de cette ruebourgeoise pouvait avoir de trop arriéré.

Ce fut lorsque Bernard et Catherine durent sequitter qu’ils apprécièrent véritablement le point où en était venuleur amour, et qu’ils s’aperçurent que cet amour avait toutl’égoïsme de celui d’un amant à une maîtresse, loin d’avoirl’élasticité de celui d’un frère à une sœur.

Des promesses de penser éternellement l’un àl’autre, de s’écrire au moins trois fois par semaine, et de segarder une fidélité inébranlable, furent échangées entre les deuxjeunes gens, qui, muets comme de véritables amants, enfermèrentdans leurs deux cœurs le secret de leur amour, dont peut-être ne serendaient-ils point parfaitement compte eux-mêmes.

Pendant les dix-huit mois d’absence deCatherine, Bernard avait obtenu deux congés de quatre jourschacun ; ces deux congés, dus à la protection spéciale de soninspecteur, qui aimait comme homme et appréciait comme serviteursles deux Watrin, furent tout naturellement employés par Bernard àfaire à Paris deux voyages qui ne servirent qu’à resserrer encoreles liens qui unissaient les deux jeunes gens.

Enfin l’heure du retour était arrivée, et pourfêter ce retour, l’inspecteur avait permis qu’un sanglier fût mis àmort. C’était donc dans ce but que François s’était levé à troisheures du matin, qu’il avait détourné la bête, qu’il avait fait sonrapport au père Guillaume, que le père Guillaume était allé de sapersonne vérifier le rapport, que les gardes de la garderie deChavigny, acolytes et convives naturels des hôtes de laMaison-Neuve, avaient pris rendez-vous au Saut du Cerf, et queBernard, bercé par les plus doux rêves à l’idée de ce retour, étaitdescendu peigné, frisé, pomponné, souriant et joyeux, lorsque lalettre mise sous ses yeux par Mathieu Goguelue avait tout à coupchangé ce sourire en un froncement de sourcils, et cette joie eninquiétude !

Chapitre 6LE PARISIEN

En effet, sur l’adresse de la lettre, Bernardavait reconnu l’écriture d’un jeune homme nommé Louis Chollet, filsd’un négociant en bois de Paris, lequel était venu s’installer,depuis deux ans, chez monsieur Raisin, le premier marchand de boisde Villers-Cotterêts, qui était en même temps maire de laville.

Il apprenait là le côté pratique de son état,c’est-à-dire qu’il faisait chez monsieur Raisin le métier degarde-vente, comme en Allemagne, et particulièrement sur les bordsdu Rhin, les fils des plus grands hôteliers remplissent chez descollègues de leur père l’emploi de premiers garçons.

Le père Chollet était très riche, et faisait àson fils, pour les menus plaisirs, une pension de cinq cents francspar mois.

Avec cinq cents francs par mois, àVillers-Cotterêts, on a tilbury, cheval de selle et cheval devoiture.

En outre, et surtout quand on s’habille àParis, et que l’on trouve moyen de faire payer son tailleur à lacaisse paternelle, on est le roi de la fashionprovinciale.

C’est ce qui arrivait à Louis Chollet.

Jeune, riche, beau garçon, habitué à la vie deParis, où de faciles amours lui avaient donné des femmes cette idéeque s’en font les jeunes gens qui n’ont jamais connu que desgrisettes ou des filles entretenues, Chollet avait pensé que rienne saurait lui résister, et que, y eût-il à Villers-Cotterêts lescinquante filles du roi Danaüs, il accomplirait avec elles, dans untemps plus ou moins long, le treizième travail d’Hercule, qui avaitfait dans l’antiquité, au fils de Jupiter, la plus belle part de saréputation.

Donc, en arrivant, et dès le premier dimanche,pensant que, grâce à son frac taillé sur le dernier patron, à sonpantalon de couleur tendre, à sa chemise brodée à jour et à sachaîne de montre aux mille breloques, il n’aurait, comme un autreSoliman, qu’à jeter le mouchoir, il s’était présenté à la salle dedanse, et, examen fait de toutes les jeunes filles, il avait jetéle mouchoir à Catherine Blum.

Malheureusement il lui était arrivé, à lui, cequi était arrivé trois siècles auparavant à l’illustre Solimanauquel nous lui avons fait l’honneur de le comparer ; lemouchoir ne fut pas plus relevé par la Roxelane moderne qu’il nel’avait été par la Roxelane du moyen-âge, et le Parisien, c’étaitde ce sobriquet qu’on avait tout d’abord baptisé le nouveau venu,en avait été pour ses frais.

Il y avait plus : comme le Parisiens’était occupé avec affectation de Catherine, Catherine n’avaitpoint paru à la danse le dimanche suivant.

Et cela s’était fait d’une façon toutenaturelle ; elle avait lu dans les yeux de Bernardl’inquiétude que lui avait causée l’assiduité du jeune garde-vente,et, la première, elle avait proposé à son cousin, ce que celui-ciavait accepté d’enthousiasme, de venir passer le dimanche à laMaison-Neuve, au lieu que son cousin, comme il avait l’habitude dele faire depuis que Catherine habitait la ville, vînt passer sondimanche à Villers-Cotterêts.

Mais le Parisien ne s’était point tenu pourbattu : il avait commandé des chemises à mademoiselle Rigolot,puis des mouchoirs, puis des faux cols, ce qui lui avait donné pourvoir Catherine une multitude d’occasions dans lesquelles celle-cin’avait pu opposer qu’une grande politesse comme premièredemoiselle de comptoir, et une grande froideur comme femme.

Ces visites du Parisien chez mademoiselleRigolot, visites à la cause desquelles il n’y avait point à setromper, avaient fort inquiété Bernard : mais comment empêcherces visites ? Le futur marchand de bois était le seul etunique juge du nombre de chemises, de mouchoirs et de faux colsqu’il devait posséder, et, s’il lui plaisait d’avoir vingt-quatredouzaines de chemises, quarante-huit douzaines de mouchoirs et sixcents faux cols, cela ne regardait aucunement Bernard Watrin.

Il était, en outre, maître de commander deschemises une à une, et les mouchoirs et les faux cols un à un, cequi lui permettrait d’entrer trois cent soixante-cinq fois par anchez mademoiselle Rigolot.

De ce nombre de jours, nous devons cependantdéfalquer les dimanches, non pas que, le dimanche, mademoiselleRigolot fermât son magasin, mais tous les samedis, à huit heures dusoir, Bernard venait chercher sa cousine, qu’il ramenait tous leslundis, à huit heures du matin. Et il était à remarquer que, dumoment où cette habitude avait été connue du Parisien, le Parisienn’avait jamais eu l’idée, non seulement de rien commander ledimanche à mademoiselle Rigolot, mais même de s’informer, cejour-là, si les objets commandés par lui pendant la semaine étaientprêts.

C’était sur ces entrefaites qu’était venue, dela part de mademoiselle Rigolot, la proposition d’envoyer Catherineà Paris, proposition qui, ainsi que nous l’avons dit en son temps,avait été accueillie favorablement par Guillaume et la mère Watrin,et à laquelle Bernard eût certes apporté une bien autre résistance,s’il n’eût pas songé que l’exécution de ce projet mettaitsoixante-douze kilomètres de distance entre le détesté LouisChollet et la bien-aimée Catherine Blum.

Cette idée avait donc un peu, à l’endroit deBernard, adouci la douleur de la séparation.

Mais, quoiqu’il n’y eût point de chemin de ferà cette époque, soixante-douze kilomètres n’étaient pas unempêchement pour un amoureux, surtout quand cet amoureux,garde-vente amateur, n’avait pas besoin de demander le congé de sonpatron, et possédait cinq cents francs par mois d’argent depoche.

Il en résulta donc que, contre les deuxvoyages qu’avait faits Bernard à Paris dans l’espace de dix-huitmois, Chollet, qui était libre de ses actions, et qui touchait, àchaque trentième jour de ces mois, la même somme que Bernardtouchait seulement ou plutôt avait touché le trois centsoixante-cinquième jour de l’année ; il en résulta, dis-je,que, contre ces deux voyages, Chollet en fit douze !

Et il y avait cela de remarquable : c’estque, depuis le départ de Catherine pour Paris, Chollet avait cesséde se fournir de chemises chez mademoiselle Rigolot, place de laFontaine, à Villers-Cotterêts, et qu’il se fournissait à Paris,chez madame Cretté et compagnie, rue Bourg-l’Abbé, 15.

Il va sans dire que Bernard avait étéimmédiatement mis par Catherine au courant de ce détail, qui avaitune grande importance pour mademoiselle Rigolot, mais qui avait uneimportance bien autrement grande pour lui.

Or, le cœur humain est ainsi fait ;quoiqu’il fût sûr du sentiment que lui avait voué sa cousine, cettepoursuite du Parisien ne laissait point que de l’alarmer.

Vingt fois il avait eu l’idée de chercher àLouis Chollet quelqu’une de ces bonnes querelles qui se terminentpar un coup d’épée ou un coup de pistolet, et comme, grâce à sesexercices particuliers, Bernard tirait le pistolet de premièreforce ; comme, grâce à un de ses camarades qui avait étéprévôt dans un régiment, et qui, de voisin à voisin, lui avaitdonné autant de leçons qu’il lui avait plu d’en prendre, il maniaittrès agréablement la brette, la chose poussée à ses dernièresconséquences ne l’eût que médiocrement inquiété ; mais lemoyen de chercher querelle à un homme dont il n’avait aucunement àse plaindre ; qui, poli avec tout le monde, l’était peut-êtreplus particulièrement avec lui qu’avec tout autre ? C’étaitchose impossible !

Il fallait donc attendre l’occasion. Bernardl’avait attendue dix-huit mois, et, pendant ces dix-huit mois, ellene s’était pas une seule fois présentée.

Mais voilà que, le jour même où devait revenirCatherine Blum, on lui remettait une lettre adressée à la jeunefille, et qu’il reconnaissait que l’adresse de cette lettre étaitécrite de la main de son rival.

On comprend donc l’agitation et la pâleur quis’étaient emparées de Bernard à la seule vue de cette lettre.

Il la tourna et la retourna, comme nousl’avons dit, dans sa main, tira son mouchoir de sa poche ets’essuya le front.

Puis, comme s’il eût pensé qu’il aurait encorebesoin de son mouchoir, il le maintint sous son bras gauche, aulieu de le mettre dans sa poche, et, de l’air d’un homme qui prendune grande résolution, il décacheta la lettre.

Mathieu le regardait faire avec son méchantsourire, et, s’apercevant qu’il devenait plus pâle et plus agité aufur et à mesure qu’il lisait :

– Voyez-vous, monsieur Bernard, voilà ceque je me suis dit en prenant cette lettre dans la poche de Pierre…je me suis dit : « Bon ! je vas éclairer monsieurBernard sur les manigances du Parisien, et, du même coup, je feraichasser Pierre ! » En effet, ça n’a pas manqué :quand Pierre est venu dire qu’il avait perdu la lettre…l’imbécile ! comme s’il ne pouvait pas dire qu’il l’avait miseà la poste, je vous demande un peu ! Ça aurait d’abord eu cetavantage que le Parisien, croyant que la première était partie,n’en aurait pas écrit une seconde, et que, par conséquent,mademoiselle Catherine ne l’aurait pas reçue, et, ne l’ayant pasreçue, n’y aurait pas répondu.

En ce moment, Bernard, qui lisait la lettrepour la seconde fois, s’interrompit, et, avec une espèce derugissement :

– Comment, répondu ?s’écria-t-il ; tu dis, malheureux, que Catherine a répondu auParisien ?

– Ouais ! dit Mathieu engarantissant sa joue avec sa main, de peur d’un second soufflet, jene dis point précisément cela !

– Et que dis-tu, alors ?

– Je dis que mademoiselle Catherine estfemme, et que le péché tente toujours une fille d’Ève.

– Je te demande positivement si Catherinea répondu ! entends-tu, Mathieu ?

– Peut-être bien que non… Mais,dame ! vous savez, qui ne dit rien consent.

– Mathieu ! s’écria le jeune hommeen faisant un geste de menace.

– Dans tous les cas, il devait partir cematin pour aller au-devant d’elle avec le tilbury.

– Et est-il parti ?

– S’il est parti ?… est-ce que jesais cela, dit Mathieu, puisque j’ai couché ici dans lefournil ! Mais voulez-vous le savoir ?

– Oui, certes, je le veux !

– Eh bien ! c’est chose facile. Envous informant à Villers-Cotterêts, la première personne à qui vousdemanderez : « A-t-on vu monsieur Louis Chollet aller ducôté de Gondreville avec son tilbury ? » vousrépondra : « Oui ! »

– Oui !… mais il y a donc étéalors ?

– Oui ou non… Moi, je suis un imbécile,comme vous savez… Je vous dis qu’il devait y aller, je ne vous dispoint qu’il y ait été, moi !

– Mais comment peux-tu savoircela !… En effet, la lettre avait été décachetée etrecachetée.

– Ah ! dame ! je n’en saisrien… Peut-être le Parisien l’a-t-il rouverte pour écrire unpost-scriptum, comme on dit.

– Alors, ce n’est pas toi qui l’asdécachetée et recachetée ?

– Pourquoi faire ? je vous ledemande… Est-ce que je sais lire, moi ! Est-ce que je ne suispas une bête brute à laquelle on n’a jamais pu faire entrer l’A, B,C, D dans la tête ?

– C’est vrai, murmura Bernard ;mais, enfin, comment sais-tu qu’il devait aller au-devantd’elle ?

– Ah ! il m’a dit comme ça :« Mathieu, il faudra étriller le cheval de bon matin, parceque je pars à six heures avec le tilbury, pour aller au-devant deCatherine. »

– Il a dit Catherine toutcourt ?

– Attendez qu’il ait pris des mitainespour ça !

– Ah ! murmura Bernard, si j’avaisété là, si j’avais eu le bonheur de l’entendre !

– Oui, vous lui auriez donné un souffletcomme à moi… ou plutôt, non, vous ne le lui auriez pas donné.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous tirez bien le pistolet,c’est vrai, mais qu’il y a des arbres, dans la vente de monsieurRaisin, qui prouvent, tout criblés de balles qu’ils sont, qu’il netire pas mal non plus… parce que vous tirez bien l’épée, c’estvrai, mais que lui, il a fait, l’autre jour, assaut avec lesous-inspecteur, un qui sort des gardes du corps, et qu’il l’ajoliment boutonné, comme on dit !

– Bon ! dit Bernard, et tu crois quec’est cela qui m’aurait retenu ?

– Je ne dis pas ça ; mais vousauriez peut-être un peu plus réfléchi tout de même à donner unsoufflet au Parisien qu’à en donner un au pauvre Mathieu Goguelue,qui n’a pas plus de défense qu’un enfant.

Un bon mouvement, un mouvement de pitié etpresque de honte, passa dans le cœur de Bernard, et, tendant lamain à Mathieu :

– Pardonne-moi, lui dit-il, j’ai eutort.

Mathieu lui donna timidement sa main froide etfrissonnante.

– Quoique… quoique… continua Bernard,quoique tu ne m’aimes pas, Mathieu !

– Ah ! Dieu de Dieu ! s’écriale vagabond, pouvez-vous dire cela, monsieur Bernard ?

– Sans compter que tu mens chaque foisque tu ouvres la bouche.

– Bon ! reprit Mathieu, prenons quej’ai menti… Qu’est-ce que ça me fait, à moi, que le Parisien soitou ne soit pas le bon ami de mademoiselle Catherine, et aille oun’aille pas au-devant d’elle dans son tilbury, du moment oùmonsieur Raisin, qui fait tout ce que veut monsieur Chollet, dansl’espérance que celui-ci épousera sa fille Euphrosine, a renvoyéPierre, et m’a pris pour domestique en son lieu et place ?… Çame va mieux, je dois le dire, qu’on ne sache pas que c’est moi qui,par dévouement pour vous, ai pris la lettre dans la poche du vieux.C’est un mauvais gars que maître Pierre, sournois en diable ;et quand le sanglier est forcé, dame ! vous savez, monsieurBernard, gare au coup de boutoir !

Bernard, tout en répondant à ses proprespensées, tout en froissant la lettre dans sa main, écoutaitMathieu, quoiqu’il eût l’air de ne pas l’entendre.

Tout à coup, se retournant de son côté etfrappant à la fois la lettre du pied et de la crosse de sonfusil :

– Tiens, décidément, Mathieu, dit-il, tues…

– Oh ! ne vous retenez pas, monsieurBernard, dit Mathieu de son air moitié bête, moitié malin : çafait du mal de se retenir !

– Tu es une canaille ! ditBernard ; va-t’en !

Et il fit un pas vers le vagabond pour lefaire sortir de force, dans le cas où celui-ci ne serait pasdisposé à sortir de bonne volonté : mais, selon son habitude,Mathieu n’opposa aucune résistance : au pas que fit Bernard enavant, il répondit en faisant deux pas en arrière.

Puis, tout en s’éloignant à reculons, et enregardant derrière lui pour ne pas manquer la porte :

– Peut-être, répondit-il, vaudrait-ilmieux me remercier autrement ; mais c’est votre manière àvous… Chacun sa manière, comme on dit. Au revoir, monsieurBernard ! au revoir !…

Puis, de la porte, et d’un accent où débordaittoute sa vieille et sa nouvelle haine :

– Entendez-vous ? cria-t-il ;je vous dis : AU REVOIR !

Et, accélérant son pas, d’ordinaire si lent etsi endormi, il sauta le fossé qui sépare la route de la forêt, ets’enfonça sous l’ombre des grands arbres, où il disparut.

Chapitre 7JALOUSIE

Mais l’œil de Bernard, au lieu de suivreMathieu dans sa fuite et dans sa menace, était déjà retombé sur lalettre.

– Oui, murmurait-il, qu’il lui ait écritcette lettre en sa qualité de Parisien, je le comprendsparfaitement : il ne doute de rien ! mais qu’ellerevienne justement par la route qu’il lui indique, ou qu’elleaccepte une place dans son tilbury, c’est ce que je ne puiscroire !… Ah ! pardieu ! c’est toi, François !soit le bien venu !

Ces mots s’adressaient au jeune garde à quinous avons fait tout ensemble ouvrir et la porte du père Guillaumeet le premier chapitre de ce roman.

– Oui, c’est moi, dit-il ; par mafoi ! je venais voir un peu si tu n’étais pas mort d’apoplexiefoudroyante !

– Non, pas encore, dit Bernard avec unsourire qui crispa le coin de sa lèvre.

– Alors, en route ! continuaFrançois ; Bobineau, La Feuille, Lajeunesse et Berthelin sontdéjà au Saut du Cerf, et, si papa bougon nous retrouve ici enrentrant, c’est nous qui aurons la chasse, et pas lesanglier !

– En attendant, viens ici ! ditBernard.

Ces paroles furent prononcées d’une voix rudeet impérative, qui était si peu dans les habitudes de Bernard, queFrançois le regarda avec étonnement ; mais, voyant à la foisla pâleur de son visage, l’altération de ses traits, et cettelettre qu’il tenait à la main et qui semblait être la cause de cechangement survenu dans la physionomie et dans les manières dujeune homme, il s’avança, moitié souriant, moitié inquiet, et,portant la main à sa casquette, à la manière des militaires quisaluent un chef :

– Me voilà, mon supérieur !dit-il.

Bernard, qui voyait l’œil de François fixé surla lettre, rejeta derrière son dos la main qui tenait le papier,et, posant l’autre sur l’épaule de François :

– Que dis-tu du Parisien ?demanda-t-il.

– De ce jeune homme qui est chez monsieurRaisin, le marchand de bois ?

– Oui.

François fit un mouvement de tête accompagnéd’un claquement de langue appréciateur.

– Je dis qu’il est bien vêtu,répondit-il, et toujours à la plus nouvelle mode, à ce qu’ilparaît.

– Il ne s’agit pas de sonhabit !

– Comme figure, alors ? Ah !dame ! c’est un joli garçon, je ne puis pas dire lecontraire.

Et François fit un autre gested’appréciation.

– Je ne te parle pas de lui au physique,dit Bernard impatienté : je te parle de lui au moral.

– Au moral ? s’écria Françoisindiquant, par l’intonation de sa voix, que, du moment où ils’agissait du moral, son opinion allait changer du tout autout.

– Oui, au moral, répéta Bernard.

– Eh bien ! reprit François, je disqu’au moral il n’est pas fichu de retrouver la piste de la vache dela mère Watrin, si elle était perdue dans le champ Meutart. Çalaisse pourtant une fière piste, une vache !

– Oui, mais il est fort capable dedétourner une biche, de la lancer et de la suivre jusqu’à cequ’elle soit forcée, surtout si la biche porte un bonnet et unjupon !

La figure de François prit, à cette demande,une expression d’hilarité approbative à laquelle il n’y avait pointà se tromper.

– Ah ! dame ! sous cerapport-là, dit-il, il a la réputation d’un jolichasseur !

– Soit, reprit Bernard en serrant lepoing, mais qu’il ne vienne pas chasser sur mes terres, ou gare aubraconnier !

Bernard avait prononcé ces mots avec un telaccent de menace, que François le regarda tout effaré.

– Hein ! fit-il, qu’as-tudonc ?

– Approche ! fit Bernard.

Le jeune homme obéit.

Bernard enveloppa de son bras droit le cou deson camarade, et lui mettant, de la main gauche, la lettre deChollet devant les yeux :

– Que dis-tu de cette lettre ?demanda-t-il.

François regarda Bernard d’abord, puis lalettre, puis enfin il lut :

« Chère Catherine !… »

– Oh ! oh ! fit-il ens’interrompant, la cousine ?

– Oui, dit Bernard.

– Eh bien ! mais il me semble quecela ne lui écorcherait pas la bouche de l’appeler mademoiselleCatherine, comme tout le monde !

– Oui, d’abord… mais attends, tu n’es pasau bout !

François continua, commençant à comprendre dequoi il s’agissait :

« Chère Catherine, j’apprends que vousallez revenir, après dix-huit mois d’absence pendant lesquels jevous ai vue à peine, dans mes courts voyages à Paris, sans pouvoirparvenir à vous parler. Il est inutile de vous dire que pendant cesdix-huit mois votre charmant minois m’a constamment trotté dans latête, et que je n’ai, nuit et jour, pensé qu’à vous. Comme j’aihâte de vous répéter de vive voix ce que je vous écris, j’irai àvotre rencontre jusqu’à Gondreville ; j’espère que je voustrouverai plus raisonnable à votre retour que vous ne l’étiez àvotre départ, et que l’air de Paris vous aura fait oublier cerustre de Bernard Watrin.

» Votre adorateur pour la vie,

» Louis Chollet. »

– Oh ! oh ! fit François, il aécrit ça le Parisien ?

– Heureusement !… « Ce rustrede Bernard Watrin ! » Tu vois !

– Ah ça ! mais… et mademoiselleCatherine ?

– Oui, comme tu dis, François, etmademoiselle Catherine ?

– Crois-tu donc qu’il soit allé à sarencontre ?

– Pourquoi pas ? Ces gens de laville, ça ne doute de rien ! Et puis, à quoi bon se gêner pourun rustre comme moi ?

– Mais, enfin, toi ?

– Moi ! Après ?

– Dame ! écoute, tu sais comment tues avec mademoiselle Catherine, peut-être.

– Je le savais avant son départ, mais,depuis dix-huit mois qu’elle est à Paris, qui sait ?

– Mais tu as été la voir ?

– Deux fois, et il y a huit mois que jene l’ai vue… En huit mois, il passe tant de choses dans la têted’une jeune fille !

– Allons donc, fi ! une mauvaiseidée ! s’écria François ; eh bien ! moi, je connaismademoiselle Catherine, et je réponds d’elle !

– François, François, la meilleure femmeest, sinon fausse, au moins coquette… Ces dix-huit mois de Paris…Ah !

– Et moi je te dis que tu vas laretrouver au retour comme tu l’as quittée au départ, bonne etbrave !

– Oh ! si elle monte dans sontilbury, vois-tu ! s’écria Bernard avec un geste de suprêmemenace.

– Eh bien ! quoi ? demandaFrançois effrayé.

– Ces deux balles, dit Bernard en tirantde sa poche les deux balles sur lesquelles il avait fait une croixavec le couteau de Mathieu, ces deux balles à mon chiffre, quej’avais marquées à l’intention du sanglier…

– Eh bien !

– Eh bien ! il y en aura une pourlui et l’autre pour moi !

Il coula les deux balles dans le canon de sonfusil, et, les assurant avec deux bourres :

– Viens, François ! dit-il.

– Eh ! Bernard, Bernard, fit lejeune homme en se raidissant pour résister.

– Je te dis de venir, François, s’écriaBernard avec violence ; viens donc !

Et il l’entraîna ; mais il s’arrêta toutà coup : entre lui et la porte, il venait de rencontrer samère.

– Ma mère ! murmura Bernard…

– Bon ! la vieille ! ditFrançois se frottant les mains dans l’espoir que la présence de samère changerait quelque chose aux terribles dispositions deBernard.

La bonne femme entrait, le visage souriant, ettenant à la main une tasse de café posée sur une assiette, avecl’accompagnement obligé de deux rôties.

Elle n’eut besoin que de jeter un regard surson fils pour comprendre, avec l’instinct d’une mère, qu’il sepassait quelque chose d’extraordinaire en lui.

Cependant, elle n’en fit rien paraître, et,avec son sourire habituel :

– Bien le bonjour, mon enfant !dit-elle.

– Bien merci, ma mère ! réponditBernard.

Il fit un mouvement pour sortir, mais elle leretint.

– Comment as-tu dormi, garçon ?demanda-t-elle.

– À merveille !

Puis, voyant que Bernard continuait des’avancer vers la porte :

– Tu t’en vas déjà ? dit-elle.

– Ils attendent là-bas, au Saut du Cerf,et François vient me chercher.

– Oh ! ça ne presse pas, ditFrançois ; ils attendront ! Dix minutes de plus ou demoins ne font rien à l’affaire.

Mais Bernard s’avançait toujours.

– Un instant donc ! reprit la mèreWatrin ; à peine si je t’ai dit bonjour, et je ne t’ai pointembrassé !

Puis, jetant un coup d’œil sur leciel :

– On dirait que le temps est sombre,aujourd’hui !

– Bah ! fit Bernard, ils’éclaircira… Adieu, ma mère !

– Attends !

– Quoi ?

– Prends donc quelque chose avant desortir.

Et elle tendit au jeune homme la tasse de caféqu’elle venait de préparer pour elle-même.

– Merci ! ma mère : je n’ai pasfaim, dit Bernard.

– C’est de ce bon café que tu aimes tant,et Catherine aussi, insista la vieille ; bois !

Bernard secoua la tête.

– Non ?… Eh bien ! trempes-ytes lèvres seulement… Il me semblera meilleur quand tu y aurasgoûté.

– Pauvre chère mère ! murmuraBernard.

Et, prenant la tasse, il y trempa ses lèvres,et la reposa sur l’assiette.

– Merci ! dit-il.

– On dirait que tu trembles,Bernard ? demanda la vieille de plus en plus inquiète.

– Non, au contraire, je n’ai jamais eu lamain si sûre… Voyez plutôt.

Et, par ce geste habituel aux chasseurs, iljeta son fusil de la main droite dans la main gauche.

Puis, comme pour rompre la chaîne dont ilcommençait à se sentir enlacé :

– Allons, allons, dit-il, adieu !pour cette fois, ma mère, il faut que je m’en aille.

– Eh bien ! oui, va-t’en, puisque tuveux absolument t’en aller ; mais reviens vite : tu saisque Catherine arrive ce matin.

– Oui, je le sais, dit le jeune hommeavec un accent impossible à rendre ; viens,François !

Et Bernard s’élança pour sortir ; mais,sur le seuil même de la porte, il rencontra Guillaume.

– Bon ! mon père, à présent !dit-il en reculant d’un pas.

Le père Guillaume revenait, sa pipe à labouche, comme il était parti ; seulement, son petit œil grisbrillait d’une satisfaction visible.

Il ne vit pas même Bernard, ou ne fit passemblant de le voir, et, s’adressant à François :

– Bravo ! garçon ! bravo !dit-il ; tu sais que je ne suis pas complimenteur,moi ?

– Non, il s’en faut ! dit François,ne pouvant, si préoccupé qu’il fût, comprimer un sourire.

– Eh bien ! reprit le vieux garde,bravo !

– Ah ! ah ! s’écria François,tout est donc comme je vous ai dit ?

– Tout !

Bernard fit de nouveau un mouvement poursortir, profitant de ce que son père paraissait ne point faireattention à lui ; mais François l’arrêta.

– Voyons ! écoute donc un peu,Bernard, dit-il : il s’agit du sanglier…

– Des sangliers, tu veux dire !répéta Guillaume.

– Oui.

– Eh bien ! ils sont là couchés,comme tu l’as dit, dans le roncier des Têtes de Salmon… couchéscôte à côte, la laie pleine à crever, lui blessé à l’épaule :un ragot de six ans… on dirait que tu l’as pesé ! Je les aivus tous les deux comme je vous vois, toi et Bernard. Si ça n’avaitpas été de peur que les autres ne disent : « Ah !c’est pour ça que vous nous avez dérangés, pèreGuillaume ? » parole d’honneur ! sans aller plusloin, je leur faisais leur affaire !

– Alors, dit Bernard, vous voyez bienqu’il ne faut pas perdre de temps… Adieu ! père.

– Mon enfant ! dit la mère Watrin,ne t’expose pas, surtout !

Le vieux garde regarda sa femme avec ce riresilencieux qui semblait ne pouvoir passer entre ses dentsserrées.

– Bon ! dit-il, si tu veux allertuer le sanglier à sa place, la mère, lui restera ici pour faire lacuisine.

Puis, se retournant et posant dans la cheminéeson fusil, tout cela avec un mouvement d’épaules qui n’appartenaitqu’à lui :

– Si ça ne fait pas suer, dit-il, unefemme de garde !

Bernard, pendant ce temps, s’était approché deFrançois.

– François, dit-il, tu m’excuseras prèsdes autres, n’est-ce pas ?

– Pourquoi ?

– Parce que, au premier tournant, je tequitte.

– Oui-da !

– Vous allez au roncier des Têtes deSalmon, vous autres ?

– Oui.

– Eh bien ! moi, je vais auxbruyères de Gondreville… Chacun son gibier.

– Bernard ! s’écria François ensaisissant le jeune homme par le bras.

– Allons, assez ! dit Bernard, jesuis majeur et libre de faire ce que je veux.

Puis, sentant qu’une main se posait sur sonépaule, et voyant que cette main était celle deGuillaume :

– Plaît-il, mon père ?demanda-t-il.

– Ton fusil est chargé ?

– Un peu !

– À balle franche, comme il convient à unjoli tireur ?

– À balle franche.

– Alors, tu comprends, au défaut del’épaule !

– Je connais la place, merci !répondit Bernard.

Et tendant la main au vieux garde :

– Une poignée de main, monpère ?

Puis s’avançant vers Marianne :

– Et vous, ma mère, ajouta-t-il,embrassez-moi !

Et après avoir serré la bonne femme dans sesbras :

– Adieu ! s’écria-t-il,adieu !

Et il s’élança hors de la maison, tandis queGuillaume, regardant sa femme, lui demandait avec une certaineinquiétude :

– Dis donc, la mère, qu’a-t-il ce matin,ton fils ? il me semble tout chose !

– Et à moi aussi ! s’écria vivementla bonne femme. Tu devrais le rappeler, vieux !

– Bah ! pourquoi faire ?répondit Guillaume ; pour savoir s’il n’a pas fait de mauvaisrêves ?

Alors, s’avançant jusque sur le seuil, sa pipeà la bouche et les mains dans ses poches :

– Eh ! Bernard ! tuentends ? cria-t-il, au défaut de l’épaule !

Mais Bernard avait déjà quitté François, qui,seul, continuait de marcher dans la direction du Saut du Cerf.

Une voix, qui était celle du jeune homme, nerépondit pas moins, traversant l’espace avec un accent qui fitfrissonner le vieux :

– Oui, mon père ! On sait, Dieumerci ! où se loge une balle. Soyez tranquille !

– Dieu protège le pauvre enfant !murmura Marianne en faisant un signe de croix.

Chapitre 8LE PÈRE ET LA MÈRE

Restés seuls, Guillaume et Marianne seregardèrent.

Puis, se parlant à lui-même comme si enpareille circonstance la présence de sa femme ne pouvait apporteraucun éclaircissement dans la question qu’il se posait :

– Que diable va donc faire Bernard ducôté de la ville ? demanda Guillaume.

– Du côté de la ville ! ditMarianne ; va-t-il du côté de la ville ?

– Oui. Il a même pris le plus court,c’est-à-dire que, au lieu de suivre la route, il a coupé à traversla forêt.

– À travers la forêt, tu essûr ?

– Parbleu ! voilà les autres quientrent dans la laie des fonds Houchard, et Bernard n’est pas aveceux… Eh ! les autres !

Le père Guillaume fit un mouvement, moitiépour appeler à lui les forestiers, moitié pour aller à eux, mais safemme l’arrêta.

– Reste, dit-elle, vieux ; j’ai à teparler.

Guillaume la regarda de côté ; Mariannefit de la tête un signe confirmatif.

– Bon ! s’écria-t-il, si l’ont’écoutait, tu as toujours quelque chose à dire, toi !…Seulement, c’est à savoir si ce que tu as à dire vaut la peined’être écouté.

Et il s’apprêta de nouveau à sortir pours’informer près de François ou de ses compagnons de la cause quiéloignait d’eux Bernard.

Mais Marianne l’arrêta une seconde fois.

– Eh ! reste donc ! fit-elle,puisqu’on te dit de rester.

Guillaume resta, mais avec une impatiencevisible.

– Voyons, dit-il, que me veux-tu ?parle vite !

– Eh ! patience donc ! avectoi, il faudrait avoir fini avant d’avoir commencé !

– Oh ! reprit Guillaume en riant ducoin de la lèvre qui ne serrait point sa pipe, c’est que toi, onsait quand tu commences, mais pas quand tu finis !

– Moi ?

– Oui… Tu commences par Louchonneau, ettu finis par le Grand-Turc !

– Eh bien ! cette fois, jecommencerai et je finirai par Bernard !… Es-tucontent ?

– Va toujours ! dit Guillaume encroisant ses bras avec résignation, et je te dirai ça après.

– Eh bien ! voilà !… Tu as dittoi-même que Bernard était allé du côté de la ville ?

– Oui.

– Qu’il avait même coupé à travers laforêt pour prendre le plus court ?

– Après ?

– Enfin, qu’il n’était point remonté avecles autres du côté des Têtes de Salmon ?

– Non… Eh bien ! sais-tu où il estallé, toi ! Si tu le sais, dis-le, et que la chose soit finie…Tu le vois, je t’écoute… si tu ne le sais pas, ce n’est pas lapeine de me retenir !

– Tu remarqueras que c’est toi quiparles, et non pas moi !

– Je me tais, dit Guillaume.

– Eh bien ! reprit la mère, il estallé à la ville…

– Pour rencontrer plus viteCatherine ? La belle malice ! Si ce sont là tesnouvelles, garde-les pour l’almanach de l’an passé.

– Voilà ce qui te trompe, c’est qu’iln’est point allé à la ville pour rencontrer plus viteCatherine !

– Ah ! et pour qui donc est-il alléà la ville ?

– Il est allé à la ville pourmademoiselle Euphrosine.

– La fille du marchand de bois, la filledu maire, la fille de monsieur Raisin ? Allons donc !

– Oui, pour la fille du marchand debois ; oui, pour la fille du maire ; oui, pour la fillede monsieur Raisin !

– Tais-toi !

– Pourquoi ça ?

– Tais-toi !

– Enfin…

– Mais tais-toi donc !

– Ah ! je n’ai jamais vu un hommepareil ! s’écria la mère Watrin en levant les bras au cield’une façon désespérée. Jamais raison !… Je fais ceci d’unefaçon : j’ai tort ! Je le fais d’une autre : j’aitort ! Je parle : silence ! j’aurais dû metaire ! Je me tais : bien ! j’aurais dûparler !… Mais Seigneur du bon Dieu ! pourquoi donca-t-on une langue, si ce n’est pour dire ce que l’on a sur lecœur ?

– Mais il me semble, répondit le pèreGuillaume regardant sa femme d’un air narquois, que tu ne te privespas de la faire aller, ta langue !

Et Guillaume, comme s’il eût su ce qu’ilvoulait savoir, se mit à bourrer sa pipe, tout en sifflotant unpetit air de chasse qui avait pour but d’inviter poliment sa femmeà laisser la conversation s’arrêter là.

Mais Marianne était de plus durerésistance.

– Eh bien ! continua-t-elle, si jete disais, moi, que c’est la jeune fille elle-même qui m’a parlé deça la première.

– Quand ? demanda laconiquementGuillaume.

– Dimanche dernier, en sortant de lamesse, ah !

– Que t’a-t-elle dit ?

– Elle m’a dit… Veux-tu m’écouter, oui ounon ?

– Eh ! je t’écoute !

– Elle m’a dit : « Savez-vous,madame Watrin, que monsieur Bernard est un garçon fortentreprenant ? »

– Lui, Bernard ?

– Je te dis ce qu’elle a dit…« Quand je passe, il me regarde, oh ! mais que, si jen’avais pas un éventail, je ne saurais que faire de mesyeux. »

– T’a-t-elle dit que Bernard lui eûtparlé ?

– Non, elle ne m’a pas dit ça.

– Eh bien !

– Attendons ! Es-tu pressé, monDieu !… Mais elle a ajouté : « Madame Watrin, nousirons vous faire une visite un de ces jours avec mon père ;mais tâchez que monsieur Bernard ne soit point là, je serais tropembarrassée, car, de mon côté, je le trouve très bien, votrefils ! »

– Oui, dit Guillaume en haussant lesépaules, et ça te fait plaisir, à toi ? Ça a caressé tonamour-propre, qu’une belle demoiselle de la ville, la fille dumaire, te dise qu’elle trouvait Bernard joli garçon ?

– Mais sans doute !

– Et voilà que ta tête a battu lacampagne, et que ton imagination a fait toutes sortes de planslà-dessus !

– Pourquoi pas ?

– Et tu as vu Bernard gendre de monsieurle maire !

– Dame ! s’il épousait sa fille…

– Tiens, dit Guillaume ôtant sa casquetted’une main et saisissant de l’autre une poignée de ses cheveux griscomme s’il voulait les arracher ; tiens, vois-tu, j’ai connudes bécasses, des oies, des grues qui étaient plus malignes quetoi !… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! si ça ne faitpas mal d’entendre dire des choses pareilles ! Enfin,n’importe ! puisque je suis condamné à ça, faisons notretemps.

– Cependant, continua la mère, exactementcomme si Guillaume n’eût rien dit, si j’ajoutais que monsieurRaisin lui-même m’a arrêtée, pas plus tard qu’hier, comme jerevenais de faire mon marché, et m’a dit : « MadameWatrin, j’ai entendu parler de vos gibelottes, et j’irai un jour,sans façon, en manger avec vous et le père Guillaume. »

– Mais tu ne vois donc pas le motif detout ça ? s’écria le vieux, tirant, ainsi que c’était sonhabitude quand il s’échauffait, des bouffées de fumée de sa pipe,et commençant à disparaître, comme Jupiter tonnant, dans un nuagede vapeur.

– Non, répondit Marianne, ne comprenantpas que l’on pût voir dans les paroles qu’elle avait rapportéesautre chose que ce qu’elles semblaient dire.

– Eh bien ! je vais te l’expliquer,moi.

Et l’explication devant être longue, commedans toutes les circonstances solennelles, le père Guillaume ôta sapipe de sa bouche, passa sa main derrière son dos, et, les dentsplus serrées encore que d’habitude :

– C’est un malin, vois-tu, que monsieurle maire, moitié Normand, moitié Picard, qui a de l’honnêteté toutjuste ce qu’il en faut pour ne pas être pendu. Eh bien ! ilespère qu’en te faisant parler de ton fils par sa fille, en teparlant lui-même de tes gibelottes, tu me tireras mon bonnet decoton jusque sur les yeux, de sorte que, s’il met à terre quelquehêtre, ou s’il abat quelque chêne qui ne soit pas de son lot, jen’y ferai point attention… Ah ! mais pas de ça, monsieur lemaire ! Coupez les foins de votre commune pour nourrir voschevaux, ça ne me regarde pas ; mais vous aurez beau me fairetous les compliments que vous voudrez, vous n’abattrez pas dansvotre lot un soliveau de plus qu’il ne vous en a étévendu !

Sans être vaincue, Marianne fit un mouvementde tête qui signifiait qu’il pouvait bien y avoir, au bout ducompte, quelque chose de vrai dans ce que le vieux disait là.

– Soit ! n’en parlons plus, alors,fit-elle avec un soupir ; mais tu ne nieras pas, au moins, quele Parisien ne soit amoureux de Catherine ?

– Allons ! s’écria Guillaume faisantun geste comme pour briser sa pipe contre terre, voilà que noustombons de fièvre en chaud mal !

– Pourquoi ça ? demanda la mère.

– As-tu fini ?

– Non.

– Tiens, fit Guillaume en mettant la mainà son gousset, je t’achète un petit écu ce qui te reste à dire… àla condition que tu ne le diras pas !

– Enfin, as-tu quelque chose contrelui ?

Guillaume tira de sa poche la pièce demonnaie.

– Le marché est-il fait ?demanda-t-il.

– Un beau garçon ! poursuivit lavieille avec cet entêtement dont François, en buvant à sa santé,lui avait souhaité de se corriger.

– Trop beau ! réponditGuillaume.

– Riche ! insista Marianne.

– Trop riche !

– Galant !

– Trop galant, morbleu ! tropgalant ! Il pourrait lui en coûter le bout de ses oreilles,sinon ses oreilles tout entières, pour sa galanterie !

– Je ne te comprends pas.

– N’importe ! ça m’est bienégal : du moment où je me comprends, ça me suffit.

– Conviens, au moins, dit Marianne en seretournant, que ce serait un beau parti pour Catherine.

– Pour Catherine ? reprit lepère ; d’abord, rien n’est trop beau pour Catherine !

La vieille fit un mouvement de tête presquedédaigneux.

– Elle n’est cependant pas d’une défaitefacile ! dit-elle.

– Bon ! voilà que tu vas direqu’elle n’est pas belle ?

– Jésus ! s’écria la mère, elle estbelle comme le jour !

– Qu’elle n’est pas sage ?

– La Sainte-Vierge n’est pas plus purequ’elle !

– Qu’elle n’est pas riche ?

– Dame ! avec la permission deBernard, elle aura la moitié de ce que nous avons.

– Oh ! dit Guillaume riant de sonrire silencieux, et tu peux être tranquille, Bernard ne refuserapas la permission !

– Non, dit la vieille secouant la tête,ce n’est point tout ça.

– Qu’est-ce que c’est donc,alors ?

– C’est l’histoire de la religion, ditMarianne avec un soupir.

– Ah ! oui, parce que Catherine estprotestante comme son pauvre père… La même chanson,toujours !

– Dame ! il n’y a pas beaucoup degens qui verront avec plaisir entrer une hérétique dans leurfamille.

– Une hérétique comme Catherine ?Alors, moi, je suis tout le contraire des autres : je remerciechaque matin le bon Dieu qu’elle soit de la nôtre !

– Il n’y a pas de différence entre leshérétiques ! continua Marianne avec une assurance qui eût faithonneur à un théologien du seizième siècle.

– Ah ! tu sais ça, toi ?

– Dans son dernier sermon, que j’aientendu, monseigneur l’évêque de Soissons a dit que tous leshérétiques étaient damnés !

– Eh ! je me moque de ce que ditl’évêque de Soissons comme de la cendre de ce tabac, dit Guillaumeen cognant, pour le vider, son brûle-gueule sur l’ongle de sonpouce. Est-ce que l’abbé Grégoire ne nous dit pas, lui, nonseulement dans son dernier sermon, mais encore dans tous sessermons, que les bons cœurs sont élus ?

– Oui, reprit la vieille avecacharnement, mais l’évêque en doit savoir plus que lui, puisqu’ilest évêque, et que l’abbé Grégoire n’est qu’abbé !

– Ah ! dit Guillaume, qui, pendantce temps, ayant débourré et rebourré sa pipe, paraissait désireuxde la fumer tranquille ; et maintenant, as-tu dit tout ce quetu avais à dire ?

– Oui, quoique ça n’empêche pas quej’aime Catherine, vois-tu ?

– Je le sais.

– Comme ma propre fille !

– Je n’en doute pas.

– Et que celui qui viendrait me dire dumal d’elle, ou qui essaierait de lui faire le moindre déplaisir,serait mal venu de moi !

– Bravo !… maintenant, un conseil,la mère !

– Lequel ?

– Tu as assez parlé.

– Moi ?

– Oui, c’est mon avis… Eh bien ! neparle plus que je ne te questionne… ou, mille millions desacrements !…

– C’est parce que j’aime Catherine commej’aime Bernard justement que j’ai fait ce que j’ai fait, continuala vieille, qui paraissait avoir, comme madame de Sévigné, gardépour le post-scriptum ce qu’elle avait de plus intéressantà dire.

– Ah ! morbleu ! s’écriaGuillaume presque effrayé, voilà que tu ne t’es pas contentée dedire, voilà que tu as fait… Eh bien ! voyons un peu ce que tuas fait ?

Et Guillaume, réintégrant sa pipe, nonallumée, mais bourrée jusqu’à la gueule, dans l’arcade dentaire quilui servait de tenailles, se croisa les bras et attendit.

– Parce que, si Bernard pouvait épousermademoiselle Euphrosine, et le Parisien Catherine… continua lavieille, coupant, avec une science oratoire dont on l’eût crueincapable, la phrase sur un sens suspendu.

– Voyons, qu’as-tu fait ? demandaGuillaume, qui semblait décidé à ne pas se laisser surprendre parles artifices du langage.

– Ce jour-là, continua Marianne, le pèreGuillaume serait forcé de reconnaître que je ne suis pas unebécasse, une oie sauvage, une grue !

– Oh ! quant à ça, je le reconnaistout de suite ; les bécasses, les oies sauvages et les gruessont des oiseaux de passage, tandis qu’il y a vingt-six ans que tume fais enrager, printemps, été, automne et hiver !… Voyons,accouche ! Qu’as-tu fait ?

– J’ai dit à monsieur le maire, qui mecomplimentait sur mes gibelottes : « Eh bien !monsieur le maire, c’est demain double fête à la maison : fêtepour la fête de Corcy, de la paroisse duquel nous relevons ;fête pour le retour de ma nièce Catherine… Venez donc manger unegibelotte à la maison, avec mademoiselle Euphrosine et monsieurLouis Chollet ; et, après le dîner, eh bien ! s’il faitbeau, nous irons tous ensemble faire un tour à la fête. »

– Ce qu’il a accepté, n’est-ce pas ?dit Guillaume avec une crispation de mâchoires qui fit craquer letuyau de son brûle-gueule et le diminua de deux centimètres.

– Sans fierté !

– Oh ! vieille cigogne !s’écria le garde chef avec désespoir ; elle sait que je nepeux pas le voir, son maire ; elle sait que je ne peux pas lasentir, sa bégueule d’Euphrosine ; elle sait que je l’évented’une lieue, son Parisien ! Eh bien ! elle les invite àdîner chez moi ! Quand cela ? un jour de fête !

– Enfin, dit la vieille, enchantéed’avoir avoué le méfait qui lui pesait sur le cœur, ils sontinvités !

– Oui, ils sont invités ! ditGuillaume rageant.

– On ne peut pas les désinviter, n’est-cepas ?

– Non, par malheur ! Mais je saisquelqu’un qui digérera mal son dîner, ou plutôt qui ne le digérerapas du tout… Adieu !

– Où vas-tu ? s’écria lavieille.

– J’ai entendu le fusil deFrançois ; je vas voir si le sanglier est mort.

– Vieux ! fit Marianne d’un airsuppliant.

– Non !

– Si j’ai eu tort…

Et la pauvre bonne femme joignit lesmains.

– Tu as eu tort !

– Pardonne-moi, Guillaume, j’ai agi dansune bonne intention.

– Dans une bonne intention ?

– Oui.

– De bonnes intentions, l’enfer en estpavé !

– Écoute donc !

– Laisse-moi tranquille, ou…

Et Guillaume leva la main.

– Oh ! dit Marianne résolue, çam’est bien égal ! je ne veux pas que tu sortes ainsi ; jene veux pas que tu me quittes en colère ; vieux, à notre âgesurtout, quand on se sépare, Dieu sait si l’on se revoit.

Et deux grosses larmes roulèrent sur les jouesde Marianne.

Guillaume vit ces larmes. Les larmes étaientrares dans la maison du vieux garde chef ! Il haussa lesépaules, et, faisant un pas vers sa femme :

– Grosse bête, avec ta colère !dit-il ; je suis en colère contre le maire, et non contre mavieille !

– Ah ! fit la mère.

– Voyons, embrasse-moi, radoteuse !continua Guillaume en serrant sa vieille compagne sur sa poitrine,mais en levant la tête pour ne pas compromettre sonbrûle-gueule.

– C’est égal, murmura Marianne, qui,rassurée quant au fond, n’était pas fâchée d’épiloguer un peu surle détail, tu m’as appelée vieille cigogne !

– Eh bien ! après ? ditGuillaume ; est-ce que la cigogne n’est pas un oiseau de bonaugure ? Est-ce qu’elle ne porte pas bonheur aux maisons oùelle fait son nid ?… Eh bien ! tu as fait ton nid danscette maison, et tu lui portes bonheur ; voilà ce que jevoulais dire.

– Tiens ! qu’est-ce que c’est queça ?

En effet, le bruit d’une carriole, quiquittait le pavé de la route pour venir s’arrêter devant la portede la Maison-Neuve, distrayait l’oreille du vieux garde, en mêmetemps que se faisait entendre une jeune et joyeuse voix quicriait :

– Papa Guillaume ! mamanMarianne ! c’est moi ! me voilà !

Et, à ces mots, une belle jeune fille dedix-neuf ans s’élançait du marchepied de la carriole, et retombaitsur le seuil de la maison.

– Catherine !… s’écrièrent ensemblele garde chef et sa femme en s’avançant vers la nouvelle venue etlui tendant les bras.

Chapitre 9LE RETOUR

C’était, en effet, Catherine Blum qui arrivaitde Paris.

Ainsi que nous venons de le dire, Catherineétait une belle jeune fille de dix-neuf ans, svelte et gracieusecomme un roseau, avec ce ravissant type de la douceur allemandeempreint dans toute sa personne.

Ses cheveux blonds, ses yeux bleus, ses lèvresroses, ses dents blanches, le velouté de ses joues, en faisaientune de ces nymphes bocagères que les Grecs appelaient Glycère ouAglaé.

Des quatre bras qui lui étaient ouverts, ceuxqu’elle choisit les premiers furent les bras du pèreGuillaume ; sans doute avait-elle compris que là était pourelle la sympathie la plus complète.

Puis, Marianne fut embrassée à son tour.

Pendant que la jeune fille embrassait sa mèreadoptive, le père Guillaume regardait autour de lui ; il luisemblait impossible que Bernard ne fût point là puisque Catherine yétait.

Il y eut un premier moment pendant lequel onn’entendit que ces mots entrecoupés qui échappent aux émotionsréelles.

Mais, presque aussitôt, d’autres cris mêlés defanfares se firent entendre : c’étaient François et sescamarades qui revenaient vainqueurs de cet autre sanglier deCalydon.

Le vieux garde balança un instant entre ledésir d’embrasser une seconde fois sa nièce ou de lui demander deses nouvelles, et la curiosité de voir l’animal, les cris et lesfanfares ne lui permettant pas de douter que celui-ci ne fût sur lechemin du saloir.

Mais, juste au moment où, dans son hésitation,le père Guillaume penchait vers le sanglier, les chasseursapparurent sur le seuil, et entrèrent portant la bête suspendue àun baliveau par ses quatre pattes liées.

Cette apparition fit une diversion momentanéeà l’arrivée de Catherine, de la part de Guillaume et de Marianne,tandis que, au contraire, à la vue de la jeune fille, les chasseurspoussèrent un hourra en son honneur.

Mais, il faut le dire, le premier mouvement decuriosité passé, lorsque Guillaume eut examiné l’ancienne et lanouvelle blessure, lorsqu’il eut félicité François, qui, à soixantepas, avait roulé le vieux sanglier comme un lapin ; lorsque,enfin, il eut recommandé de mettre à part la fressure, et invitéchaque garde à prendre, dans d’équitables proportions, une part dela bête, toute l’attention du garde chef se reporta sur la nouvellearrivante.

De son côté, François, enchanté de revoirCatherine, qu’il aimait de tout son cœur, et surtout de la revoirsouriante, preuve certaine que rien de fâcheux n’était arrivé, deson côté, disons-nous, François déclara qu’il croyait avoir assezfait pour la société en tuant le sanglier, et que, afin deconsacrer tout son temps à mademoiselle Catherine, il laissait àses camarades le soin de dépecer le mort.

Il en résulta que la conversation, à peineengagée à l’arrivée de Catherine, reprit, dix minutes après cettearrivée, avec une volubilité que rendait plus bruyante la somme decuriosité qui s’était amassée pendant ces dix minutes.

Au reste, ce fut le père Guillaume qui remitun peu d’ordre dans l’interrogatoire.

Il s’était aperçu que Catherine arrivait, nonpas par la route, mais par la laie de Fleury.

– Comment arrives-tu de si bonne heure etpar la route de La Ferté-Milon, chère enfant ? luidemanda-t-il.

François dressa l’oreille à cettequestion : elle lui apprenait une chose qu’il ignorait, c’estque Catherine n’était pas venue par la route de Gondreville.

– Oui, répéta Marianne, comment viens-tupar là, et arrives-tu à sept heures du matin au lieu d’arriver àdix ?

– Je vais vous dire cela, pèrechéri ; je vais vous dire cela, bonne mère, répondit la jeunefille. C’est que, au lieu de venir par la diligence deVillers-Cotterêts, je suis venue par celle de Meaux et de LaFerté-Milon, qui part à cinq heures de Paris, au lieu de partir àdix comme l’autre.

– Ah ! bon ! murmura Françoisavec une satisfaction visible, il en aura été pour ses frais detilbury, le Parisien !

– Et pourquoi as-tu pris cechemin-là ? demanda Guillaume, qui n’admettait pas qu’onquittât la ligne droite pour la ligne courbe, et que l’on fîtquatre lieues de trop sans nécessité.

– Mais, dit Catherine en rougissant deson mensonge, si innocent qu’il fût, parce qu’il n’y avait pas deplace à la diligence de Villers-Cotterêts.

– Oui, dit François à voix basse, et uneidée dont te remerciera Bernard, bel ange du bon Dieu !

– Mais regarde-la donc ! s’écria lamère Watrin passant de l’ensemble au détail ; elle est grandiede toute la tête !

– Et pourquoi pas du cou avec ? ditGuillaume en haussant les épaules.

– Oh ! d’ailleurs, insista la mèreWatrin avec cet entêtement si naturel à son caractère qu’ellel’appliquait aux petites comme aux grandes choses, c’est bienfacile à vérifier : quand elle est partie, je l’ai mesurée… lamarque est contre le chambranle de la porte… Tiens, la voilà !je la regardais tous les jours… Viens voir, Catherine !

– Nous n’avons donc pas oublié le pauvrevieux ? dit Guillaume retenant Catherine pour l’embrasser.

– Oh ! pouvez-vous demander cela,père chéri ? s’écria la jeune fille.

– Mais viens donc voir ta marque,Catherine ! insista la vieille.

– Ah ça ! dit Guillaume en frappantdu pied, te tairas-tu, là-bas, avec tes bêtises ?

– Ah bien ! oui, murmura François,qui connaissait par cœur la mère Watrin, prenez garde qu’elle setaise !

– Suis-je donc en effet si fortgrandie ? demanda Catherine au père Guillaume.

– Viens à la porte, et tu verras, dit lamère Watrin.

– Satanée entêtée ! s’écria le vieuxgarde chef, elle n’en démordra pas !… Allons, vas-y, à laporte, Catherine, ou nous n’aurons pas la paix de toute lajournée !

Catherine alla à la porte en souriant, et seplaça contre sa marque, qui disparut derrière le haut desa tête.

– Eh bien ! quand je disais, s’écriala mère Watrin triomphante ; plus d’un pouce !

– Ça ne fait pas tout à fait la tête,mais n’importe !

Et, comme Catherine, heureuse d’avoir donnésatisfaction à sa tante, revenait près de Guillaume :

– Alors, tu as voyagé toute lanuit ? lui demanda celui-ci.

– Toute la nuit, oui, père !répondit la jeune fille.

– Oh ! mais, dans ce cas, s’écriaMarianne, pauvre enfant, tu dois être écrasée de fatigue ! tudois mourir de faim !… Que veux-tu ? du café, du vin, unbouillon ? Tiens, du café, ça vaudra mieux… je vas aller te lefaire moi-même. Allons, bon.

La mère Watrin fouilla dans toutes sespoches.

– Où sont donc mes clefs ?… Voilàque je ne sais plus ce que j’ai fait de mes clefs… Voilà que mesclefs sont perdues ? Où donc ai-je mis mes clefs ?Attends ! attends !

– Mais quand je vous dis, chère mère, queje n’ai besoin de rien !

– Besoin de rien ! après une nuitpassée en diligence et en carriole ? Oh ! si je savaisseulement où sont mes clefs !

Et la mère Watrin retourna ses poches avec uneespèce de fureur.

– Mais c’est inutile ! ditCatherine.

– Ah ! voilà mes clefs !s’écria Marianne. Inutile ? Je sais mieux ça que toi,peut-être : quand on voyage, et surtout la nuit, le matin, ona besoin de se refaire. La nuit n’est l’amie de personne !Avec ça qu’elles sont toujours fraîches, les nuits… Et rien dechaud encore sur l’estomac à huit heures du matin ! Tu vasavoir ton café à la minute, mon enfant, tu vas l’avoir.

Et la bonne vieille femme sortit toutcourant.

– Enfin ! dit Guillaume enl’accompagnant du regard, morbleu ! elle a un fier moulin pourle moudre, son café, la mère, si c’est le même qui lui sert àmoudre ses paroles.

– Oh ! mon bon cher petitpère ! dit Catherine se laissant aller à sa tendresse pour levieux garde chef sans craindre désormais d’éveiller la jalousie desa femme, imaginez-vous que ce maudit postillon m’a gâté toute majoie en allant au pas, et en mettant trois heures pour venir de LaFerté-Milon ici !

– Et quelle joie voulais-tu donc tedonner ou plutôt nous donner, chère petite ?

– Je voulais arriver à six heures dumatin, descendre à la cuisine sans rien dire, et, quand vous auriezcrié : « Femme, mon déjeuner ! » c’est moi quil’eusse apporté, et qui vous eusse dit à la manièred’autrefois : « Le voici, petit père ! »

– Oh ! tu voulais faire cela, enfantdu bon Dieu ? dit le père Guillaume. Laisse-moi t’embrassercomme si tu l’eusses fait… Oh ! l’animal de postillon !il ne faudra pas lui donner de pourboire !

– Je l’avais dit comme vous ; mais,par malheur, c’est fait !

– Comment, c’est fait ?

– Oui, quand j’ai vu la chère maison dema jeunesse qui blanchissait le long de la grande route, j’ai toutoublié ; j’ai tiré cent sous de ma poche, et j’ai dit à monconducteur : « Tenez, voici pour vous, mon ami, et queDieu vous bénisse ! »

– Chère enfant ! chèreenfant ! ! chère enfant ! ! ! s’écriaGuillaume.

– Mais, dites-moi, père, fit Catherine,qui, depuis qu’elle était arrivée, avait cherché quelqu’un desyeux, et qui n’avait pas le courage de se contenter plus longtempsde cette muette et stérile investigation.

– Oui, n’est-ce pas ? demandaGuillaume, comprenant la cause de l’inquiétude de la jeunefille.

– Il me semble… murmura Catherine.

– Que celui qui aurait dû être ici avanttous les autres y a manqué ! dit le père Guillaume.

– Bernard !

– Oui, mais sois tranquille, il était làtout à l’heure, et ne saurait être loin… Je vais courir jusqu’auSaut du Cerf ; de là, je verrai à une demi-lieue sur la route,et, si je l’aperçois, je lui ferai signe.

– Alors, vous ne savez plus où ilest ?

– Non, dit Guillaume ; mais, s’ilest à un quart de lieue aux environs, il reconnaîtra ma manière del’appeler.

Et le père Guillaume, qui ne concevait pasplus que Catherine que Bernard ne fût point là, sortit de lamaison, et, de son pas le plus rapide, s’avança, comme il l’avaitdit, vers le Saut du Cerf.

Restée seule avec François, Catherines’approcha du jeune homme, qui, ainsi qu’on l’a vu, était demeuré àpeu près silencieux pendant la scène précédente, et le regardant demanière à lire jusqu’au fond de son cœur, s’il essayait de luicacher quelque chose.

– Et toi, François, lui demanda-t-elle,sais-tu où il est ?

– Oui, répondit François des lèvres et dela tête tout à la fois.

– Eh bien ! où est-il ?

– Sur la route de Gondreville, ditFrançois.

– Sur la route de Gondreville ?s’écria Catherine. Mon Dieu !

– Oui, continua François en accentuantses paroles pour leur donner toute l’importance qu’elles avaientréellement, il est allé au-devant de vous.

– Mon Dieu ! répéta Catherine avecune émotion croissante, je vous remercie, c’est vous qui m’avezinspiré de revenir par La Ferté-Milon, au lieu de revenir parVillers-Cotterêts !

– Chut ! voici la mère qui rentre,dit François. Bon, elle a oublié son sucre !

– Tant mieux ! s’écriaCatherine.

Puis, jetant un regard sur la mère Watrin,qui, après avoir posé son café sur le rebord du buffet de noyer,s’éloignait rapidement pour aller, comme l’avait dit François,chercher son sucre, elle s’approcha du jeune homme, et, lui prenantla main :

– François, dit-elle, mon ami, unegrâce !

– Une grâce ? Dix, vingt, trente,quarante ! À vos ordres, la nuit comme le jour !

– Eh bien ! mon cher François, vaau-devant de lui, et préviens-le que je suis arrivée par la routede la Ferté-Milon.

– Voilà tout ? s’écria François.

Et il prit son élan pour sortir tout courantpar la porte de la grande route. Mais Catherine l’arrêta ensouriant :

– Non, point par là ! dit-elle.

– Vous avez raison, et c’est moi qui suisune bête ! Père bougon me verrait, et il me demanderait :« Où vas-tu ? »

Et, au lieu de sortir par la porte donnant surla grande route, François sauta par la fenêtre donnant sur laforêt.

Il était temps : Marianne rentrait avecson sucre.

– Ah ! dit François, ce coup-ci,voilà la mère !

Et, faisant un dernier signe à Catherine avantde disparaître sous les arbres :

– Soyez tranquille, dit-il, mademoiselleCatherine, je vous le ramène !

En effet, la mère Watrin rentrait, sucrait soncafé, comme elle eût fait pour un enfant, et, le présentant àCatherine :

– Tiens, prends-moi ton café,dit-elle ; attends, il est trop chaud peut-être… je vaissouffler dessus.

– Merci, maman ! dit Catherinesouriant et prenant la tasse ; je vous assure que, depuis queje vous ai quittée, j’ai appris à souffler moi-même sur moncafé.

Marianne regarda Catherine avec une tendressemêlée d’admiration, en joignant les mains et en secouantjoyeusement la tête.

Puis, après un instant decontemplation :

– Est-ce que ça t’a coûté beaucoup, dedire adieu à la grande ville ?

– Oh ! mon Dieu, non ! je n’yconnais personne.

– Eh quoi ! tu n’as pas regretté lesbeaux messieurs, les spectacles, les promenades ?

– Je n’ai rien regretté, bonne mère.

– Tu n’aimais donc personnelà-bas ?

– Là-bas ?…

– À Paris ?

– À Paris ? Non, personne !

– Tant mieux ! fit la vieillepoursuivant son idée, si mal accueillie une heure auparavant parGuillaume, car j’ai, moi, une idée pour ton établissement.

– Pour mon établissement ?

– Oui, tu sais, Bernard…

– Oh ! bonne chère mère !s’écria Catherine toute joyeuse, et se trompant à ce début.

– Eh bien ! Bernard…

– Bernard ? répéta Catherine avec uncommencement de crainte.

– Eh bien ! continua la mèreconfidentiellement, Bernard aime mademoiselle Euphrosine !

Catherine jeta un cri, et, devenantaffreusement pâle :

– Bernard, balbutia-t-elle d’une voixtremblante, Bernard aime mademoiselle Euphrosine ?… MonDieu ! mon Dieu ! que me dites-vous là, maman ?

Et, posant sur la table sa tasse de café àpeine effleurée, elle tomba sur une chaise.

Quand la mère Watrin poursuivait une idée,elle avait la myopie volontaire des gens entêtés, c’est-à-direqu’elle ne voyait que son idée.

– Oui, continua-t-elle, Bernard aimemademoiselle Euphrosine, et, elle aussi, elle aime Bernard, si bienqu’il n’y a qu’à dire : « Je consens » et ce seraune affaire faite !

Catherine passa avec un soupir son mouchoirsur son front ruisselant de sueur.

– Seulement, continua la mère, le vieuxne veut pas, lui.

– Ah ! vraiment ? murmuraCatherine se reprenant en quelque sorte à la vie.

– Oui, il soutient que ce n’est pas vrai,que je suis aveugle comme une taupe, et que Bernard n’aime pasmademoiselle Euphrosine.

– Ah ! fit Catherine respirant avecun peu plus de liberté.

– Oui, il soutient ça… il dit qu’il enest sûr.

– Mon cher oncle ! murmuraCatherine.

– Mais te voilà, Dieu merci ! monenfant, et tu m’aideras à le persuader.

– Moi ?

– Et, quand tu te marieras, continua lamère en manière d’avis, tâche toujours de maintenir ton autoritésur ton mari, ou sinon, il t’arrivera ce qui m’arrive.

– Ce qui vous arrive ?

– Oui, c’est-à-dire que tu ne compterasplus pour rien dans la maison.

– Ma mère, dit Catherine en levant lesyeux au ciel avec une indicible expression de prière, à la fin dema vie, je dirai que Dieu m’a comblée de bienfaits, s’il m’a donnéune existence semblable à la vôtre.

– Oh ! oh !

– Ne vous plaignez pas, mon Dieu !mon oncle vous aime tant !

– Certainement qu’il m’aime, répondit lavieille embarrassée ; mais…

– Pas de mais, ma bonnetante ! Vous l’aimez, il vous aime ; le ciel a permis quevous fussiez unis : le bonheur de la vie est dans ces deuxmots.

Et Catherine se leva et fit un pas versl’escalier.

– Où vas-tu ? demanda la mère.

– Je remonte dans ma petite chambre, ditCatherine.

– Ah ! oui, c’est vrai, nousattendons du monde, et tu vas te faire belle, coquette !

– Du monde ?

– Oui… Monsieur Raisin, mademoiselleEuphrosine, monsieur Louis Chollet, le Parisien… Il me semble quetu le connais ?

Et la mère accompagna cette dernière phrased’un malin sourire en ajoutant :

– Fais-toi belle ! fais-toibelle ! mon enfant !

Mais Catherine secoua tristement la tête.

– Oh ! Dieu sait que ce n’est paspour cela que je remonte, dit-elle.

– Et pourquoi remontes-tu donc ?

– C’est que ma chambre donne sur la routepar laquelle Bernard doit revenir, et que Bernard est le seul quine m’ait pas encore souhaité ma bienvenue dans cette chèremaison.

Et Catherine monta lentement l’escalierrampant le long de la muraille, et dont les marches de boiscraquaient sous ses pieds, si légers et si mignons qu’ilsfussent.

Au moment où elle rentrait dans sa chambre, unlong soupir sorti de son cœur vint frapper l’oreille de Marianne,qui, la regardant avec étonnement, sembla commencer dès lorsseulement à entrevoir la vérité.

Sans doute la mère Watrin, dont l’esprit nepassait pas facilement d’une idée à une autre, fût restée absorbéedans la recherche du point lumineux qui naissait au fond de soncerveau, si une voix ne se fût fait entendre derrière elle.

– Eh ! dites donc ! mèreWatrin ! articulait cette voix.

Marianne se retourna et reconnut Mathieu, vêtud’une méchante redingote qui avait la prétention d’avoir étéautrefois une livrée.

– Ah ! c’est toi, mauvaissujet ? dit-elle.

– Merci ! dit Mathieu en ôtant sonchapeau sur lequel noircissait un vieux galon d’or faux ;seulement, faites attention qu’à compter d’aujourd’hui je remplacele vieux Pierre, et suis au service de monsieur le maire : or,c’est insulter monsieur le maire que de m’insulter.

– Bon ! te voilà… Et que viens-tufaire ?

– Je viens en coureur, – on n’a pasencore eu le temps de me faire dérater, voilà pourquoi jem’essouffle, – je viens en coureur vous annoncer que mademoiselleEuphrosine et son papa arrivent à l’instant même en calèche.

– En calèche ? s’écria la vieille,tout éblouie de recevoir la visite de gens qui arrivaient encalèche.

– Oui, en calèche, rien que ça !

– Mon Dieu ! s’écria la mère Watrin,et où sont-ils ?

– Le papa et monsieur Guillaume causentensemble de leurs affaires.

– Et mademoiselle Euphrosine ?

– Tenez, dit Mathieu, la voilà !

Et, entrant dans son rôle dedomestique :

– Mademoiselle Euphrosine Raisin,annonça-t-il, fille de monsieur le maire !

Chapitre 10MADEMOISELLE EUPHROSINE RAISIN

La jeune fille que précédait cette pompeuseannonce entra majestueusement dans la maison du vieux garde chef,n’ayant pas l’air de douter un instant du grand honneur qu’ellefaisait à cette pauvre maison en franchissant son humble seuil.

Il était incontestable qu’elle était belle,mais de cette beauté peu sympathique qui est faite d’un mélanged’orgueil et de vulgarité pétris avec cette fraîcheur de lajeunesse que les jeunes gens du peuple intitulent si justementla beauté du diable.

Elle était mise avec cette exagérationd’ornements qui indique l’élégante provinciale.

Elle entra, jeta un regard autour d’elle,cherchant évidemment deux personnes absentes : Bernard etCatherine.

La mère Watrin demeura comme ravie de cettebeauté solaire qui apparaissait, à neuf heures du matin, aussiparée qu’elle l’eût été, le soir, dans un bal, à la lumière de cinqcents bougies !

Puis, se précipitant sur une chaise qu’ellepoussa du côté de la belle visiteuse :

– Oh ! ma chère demoiselle,s’écria-t-elle.

– Bonjour, chère madame Watrin, réponditd’un air protecteur mademoiselle Euphrosine en faisant signequ’elle resterait debout.

– Comment ! c’est vous !continua la mère, vous dans notre pauvre petite maison !… Maisasseyez-vous donc… Dame ! les chaises ne sont pas rembourréescomme chez vous. N’importe ! asseyez-vous toujours, je vous enprie !… Et moi qui ne suis pas habillée ! Dame ! jene m’attendais pas à vous voir si matin !

– Vous nous excuserez, réponditEuphrosine, ma chère madame Watrin, mais on est toujours pressé devoir les gens que l’on aime.

– Oh ! vous êtes bien bonne !…En vérité, je suis toute confuse !

– Bah ! dit mademoiselle Euphrosineen écartant sa mante et en laissant voir une toilette de cour, voussavez que je ne tiens pas à la cérémonie, et moi-même, vousvoyez !

– Je vois, dit la mère Watrin éblouie,que vous êtes belle comme un ange et parée comme une châsse… maisce n’est point ma faute si je suis en retard : c’est que lafillette nous est arrivée ce matin de Paris.

– N’est-ce point de votre nièce, de lapetite Catherine que vous voulez parler ? demanda négligemmentmademoiselle Euphrosine.

– Oui, d’elle-même… mais nous noustrompons en l’appelant, moi, la fillette, et vous lapetite Catherine : c’est véritablement une grande fille,et qui a la tête de plus que moi !

– Ah ! tant mieux ! fitmademoiselle Euphrosine, je l’aime beaucoup votre nièce !

– Bien de l’honneur pour elle,mademoiselle ! répondit la mère Watrin en faisant larévérence.

– Quel mauvais temps ! continua lajeune citadine, en passant d’un sujet à un autre, comme ilconvenait à un esprit aussi élevé que le sien ;comprenez-vous, pour un jour de mai !

Puis, en manière de phraseincidente :

– À propos, continua-t-elle, où est doncmonsieur Bernard ? À la chasse, probablement. N’ai-je pasentendu dire que l’inspecteur avait bien voulu vous accorder lapermission de tuer un sanglier à l’occasion de la fête deCorcy ?

– Oui, et aussi du retour deCatherine.

– Ah ! vous croyez que l’inspecteurs’est inquiété de ce retour ?

Et mademoiselle Euphrosine fit une petite mouequi voulait dire : « Il faut que son inspection nel’occupe pas beaucoup pour qu’il ait le temps de songer à depareilles niaiseries ! »

La vieille sentit instinctivement le mauvaisvouloir de mademoiselle Euphrosine, et se raccrochant au côté de laconversation qu’elle devinait lui être le plus agréable :

– Bernard, disiez-vous ? Vousdemandiez où est Bernard ? En vérité, je n’en sais rien. Ildevrait être ici, puisque vous y êtes… Sais-tu où il est, toi,Mathieu ?

– Moi ? répondit Mathieu ; etcomment voulez-vous que je sache ça ?

– Mais il est sans doute près de sacousine ! dit aigrement mademoiselle Euphrosine.

– Oh ! non, non, non ! fitvivement la vieille.

– Et… est-elle embellie, votrenièce ? demanda mademoiselle Raisin.

– Ma nièce ?

– Oui.

– Embellie ?

– Je vous le demande.

– Elle est… elle est gentille, réponditla mère Watrin embarrassée.

– Je suis enchantée qu’elle soit revenue,continua mademoiselle Euphrosine reprenant ses airs protecteurs.Pourvu que Paris ne lui ait pas donné des habitudes au-dessus de saposition !

– Oh ! non, il n’y a pas dedanger ! Vous savez qu’elle était à Paris pour y apprendrel’état de lingère et de faiseuse de modes ?

– Et vous croyez qu’elle n’aura pasappris autre chose à Paris ? Tant mieux !… maisqu’avez-vous donc, madame Watrin ? vous semblez inquiète.

– Oh ! ne faites pas attention,mademoiselle… Cependant, si vous le permettiez, j’appelleraisCatherine, qui vous tiendrait compagnie tandis que j’irais…

Et madame Watrin jeta un coup d’œil désespérésur son humble costume, qui était celui de tous les jours.

– Faites comme vous voudrez, réponditmademoiselle Euphrosine avec un laisser-aller plein de dignité.Quant à moi, je serai charmée de la voir, cette chère petite.

À peine la mère Watrin eut-elle reçu cettepermission, que, se tournant vers l’escalier :

– Catherine ! Catherine !cria-t-elle, descends vite, mon enfant ! descends !…C’est mademoiselle Euphrosine qui est là.

Catherine parut à l’instant même sur lepalier.

– Descends, mon enfant !descends ! dit la mère Watrin.

Catherine descendit silencieuse.

– Maintenant, mademoiselle, vouspermettez ? demanda Marianne en se tournant vers la fille dumaire.

– Comment donc ! allez !allez !

Et jetant à la dérobée un coup d’œil surCatherine, tandis que la vieille se retirait en faisant forcerévérences :

– Mais, ajouta tout bas mademoiselleEuphrosine en fronçant le sourcil, elle est plus que gentille,cette petite ! Que disait donc la mère Watrin ?

Catherine, pendant ce temps, s’avançait sansembarras ni sans modestie affectée, et, s’arrêtant devantmademoiselle Euphrosine, qui la regardait de son air le plusdigne :

– Pardon ! mademoiselle, dit-elleavec une simplicité parfaite, mais j’ignorais que vous fussiezici ; sans quoi je me serais empressée de descendre et de vousprésenter mes hommages.

– Oh ! murmura mademoiselleEuphrosine se parlant à elle-même, et néanmoins se parlant assezhaut pour que Catherine ne perdît pas un mot de son monologue,que vous fussiez… empressée de descendre… présenter meshommages… Mais, en vérité, c’est tout à fait une Parisienne,et il faudra la marier avec monsieur Chollet ; les deux ferontla paire.

Puis, se tournant vers Catherine :

– Mademoiselle, dit-elle d’un airgoguenard, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

– Ma tante a-t-elle songé à s’informer sivous aviez besoin de quelque chose, mademoiselle ? demandaCatherine sans paraître s’apercevoir le moins du monde del’intention malveillante que la fille du maire avait mise dans sesparoles.

– Oui, mademoiselle, mais je n’avaisbesoin de rien.

Puis, ayant l’air de faire cesser cesrelations d’égale à égale :

– Avez-vous apporté de nouveaux patronsde Paris ? demanda-t-elle.

– J’ai essayé, dans le mois qui a précédémon retour, de réunir ce qu’il y avait de plus nouveau, oui,mademoiselle.

– Vous avez appris à faire des bonnets,là-bas ?

– Des bonnets et des chapeaux.

– Chez qui étiez-vous ? Chez madameBaudrand ou chez madame Barenne ?

– J’étais dans une maison plus modeste,mademoiselle ; mais j’espère, cependant, n’en pas savoir plusmal mon état.

– C’est ce que nous verrons, réponditmademoiselle Euphrosine de son air protecteur : aussitôt quevous serez installée dans votre magasin de la place de la Fontaine,je vous enverrai quelques vieux bonnets à refaire, et un chapeau del’an dernier à retoucher.

– Merci, mademoiselle ! dit ens’inclinant Catherine. Mais, tout à coup, la jeune fille redressala tête, écouta et tressaillit.

Il lui semblait avoir entendu prononcer sonnom.

En effet, une voix bien connue de son cœurcriait du dehors, et tout en se rapprochant avecrapidité :

– Catherine !… où est doncCatherine ?

En même temps, couvert de poussière, le frontruisselant de sueur, Bernard s’élançait dans la chambre.

– Ah ! cria-t-il en apercevantCatherine, avec l’accent d’un homme longtemps submergé qui revientsur l’eau et reprend sa respiration, ah ! mon Dieu !c’est donc toi !… Enfin ! enfin !

Et il tomba sur une chaise, tout en tenant lesmains de la jeune fille.

– Bernard ! cher Bernard !s’écria Catherine en lui présentant ses joues.

Au cri jeté par son fils, la mère Watrin étaitentrée, et, en voyant, d’un côté, mademoiselle Euphrosine seule,debout, la figure crispée, et, de l’autre, ce groupe isolé du mondeet tout entier à son bonheur, elle avait compris son erreur àl’égard des sentiments amoureux de son fils pour mademoiselleRaisin, et, toute blessée de voir sa perspicacité si complètementmise en défaut :

– Eh bien ! Bernard !s’écria-t-elle, eh bien ! est-ce donc là une manière devivre ?

Mais lui, sans écouter sa mère, et sanss’apercevoir de la présence de mademoiselle Euphrosine :

– Ah ! Catherine, dit-il, si tusavais ce que j’ai souffert, va ! Je croyais… j’ai craint…mais rien, te voilà ! Tu as pris par Meaux et La Ferté-Milon,n’est-ce pas ? Je sais cela ; François me l’a dit, desorte que tu as voyagé toute la nuit, et fait trois lieues encarriole ! Pauvre chère enfant ! ah ! que je suisdonc content, que je suis donc heureux de te revoir !

– Mais ! garçon, mais, garçon !répéta la mère avec indignation, tu ne fais donc pas attention àmademoiselle Euphrosine ?

– Ah ! pardon ! dit Bernard,levant sa tête étonnée du côte de la jeune fille ; c’est vrai…excusez-moi : je ne vous voyais pas… Votreserviteur !

Puis, revenant à Catherine :

– Est-elle grande ! est-ellebelle ! Mais regardez donc, ma mère ! regardezdonc !

– Avez-vous fait bonne chasse, monsieurBernard ? demanda Euphrosine.

La voix parvint à l’oreille de Bernard commeun son vague dont il parvint cependant à saisir le sens.

– Moi ? non… oui… si… je ne saispas, dit-il ; qui est-ce qui a chassé ?… Tenez,excusez-moi, je perds la tête, tant je suis joyeux ! J’ai étéau-devant de Catherine, voilà ce que j’ai fait !

– Et vous ne l’avez pas rencontrée, à cequ’il paraît ? répliqua Euphrosine.

– Non, par bonheur ! s’écriaBernard.

– Par bonheur ?

– Oh ! oui, oui… Cette fois je saisce que je dis !

– Si vous savez ce que vous dites,monsieur Bernard, reprit Euphrosine en étendant le bras, comme pourchercher un appui, moi, je ne sais ce que j’ai… je ne me trouve pasbien !

Mais Bernard était si occupé de Catherine,elle lui souriait si tendrement, elle le remerciait par de si douxserrements de main de cette agitation dont il venait de donner despreuves, qu’il n’entendit point ce que disait Euphrosine, et ne vitpoint sa pâleur et son tremblement vrais ou supposés.

Il n’en fut pas de même de la mère Watrin, quine perdait pas de vue mademoiselle Euphrosine.

– Mon Dieu ! mon Dieu !Bernard ! s’écria-t-elle, n’entends-tu pas que mademoiselle nese trouve pas bien ?

– Oh ! oui, sans doute, dit Bernard,il fait trop chaud ici !… Mère, donne le bras à mademoiselleEuphrosine, et toi, François, porte un fauteuil dehors.

– Voilà le fauteuil demandé ! ditFrançois.

– Non, non, dit Euphrosine, cela ne serarien.

– Oh ! si fait ! insista lamère Watrin ; vous êtes toute pâle, chère demoiselle, et l’ondirait que vous allez vous évanouir !

– C’est de l’air, dit Bernard, de l’airqu’il faut à mademoiselle !

– Si, au moins, vous me donniez le bras,monsieur Bernard, dit Euphrosine d’un air languissant.

Bernard vit qu’il n’y avait point àreculer.

– Comment donc, mademoiselle, dit-il,avec le plus grand plaisir !

Et tout bas à Catherine :

– Reste là, je reviens !

Puis, prenant Euphrosine par le bras etl’entraînant plus vite que son apparente faiblesse ne semblait lepermettre :

– Venez, mademoiselle, venez !dit-il, tandis que François, obéissant de son côté à l’ordre reçu,les suivait en disant :

– Voilà le fauteuil !

Et que la mère Watrin ajoutait :

– Et du vinaigre pour vous frotter lestempes.

Catherine resta seule.

Ce qui venait de se passer, l’empressementréel de Bernard, le feint évanouissement d’Euphrosine, avaientparlé plus clair à ses yeux et surtout à son cœur que n’eussent pule faire toutes les explications et tous les serments du monde.

– Ah ! maintenant, dit-elle, mèreMarianne peut me dire tout ce qu’elle voudra, je suis bientranquille !

À peine achevait-elle ces mots, que Bernardrentrait et se jetait à ses genoux. En même temps, François, tirantla porte du dehors, les isolait avec leur amour et leurbonheur.

– Oh ! Catherine, s’écriait Bernarden embrassant les genoux de la jeune fille, que je t’aime !que je suis heureux !…

Catherine abaissa sa tête ; les yeux desdeux jeunes gens disaient si bien tout ce qu’ils avaient à dire,que sans prononcer une seule parole, leurs haleines se confondirentet leurs lèvres se touchèrent.

Leurs deux poitrines jetèrent ensemble deuxcris de joie qui n’en firent qu’un seul, et ils demeurèrent, leregard voilé, plongés dans un si doux ravissement qu’ils ne virentpas la tête haineuse de Mathieu qui s’allongeait par la porteentrouverte de la cuisine, et n’entendirent pas sa voix stridentequi murmurait :

– Ah ! monsieur Bernard, vous m’avezdonné un soufflet ; ce soufflet-là vous coûteracher !…

Chapitre 11RÊVES D’AMOUR

Une heure après, comme des oiseaux qui ontpris leur vol, emportés sur une brise du matin, sur un rayon desoleil, sur un murmure des arbres, les deux jeunes gens avaientdisparu, et, à leur place, dans la salle basse de la Maison-Neuve,deux hommes courbés sur un plan de la forêt de Villers-Cotterêtstraçaient un contour que l’un d’eux eût eu grande tendance àélargir, si l’autre, à chaque erreur, ne l’eût fait rentrer dansles limites convenues.

Ces deux hommes, c’étaient Anastase Raisin,maire de Villers-Cotterêts, et Guillaume Watrin, notre vieilami.

Ces limites que le marchand de bois voulaittoujours étendre, et que le garde chef restreignait impitoyablementà la ligne tracée par le compas de l’inspecteur, c’étaient cellesde la vente achetée par maître Raisin, à la dernièreadjudication.

Enfin Guillaume Watrin, secouant la tête enmanière d’approbation et cognant son brûle-gueule sur son onglepour en faire tomber la cendre :

– Savez-vous, dit-il au marchand de bois,que c’est un joli lot que vous avez là, et pas cher dutout !

Monsieur Raisin se redressa à son tour.

– Pas cher du tout, deux cent millefrancs ? s’écria-t-il. Bon ! il paraît que l’argent vousest facile à gagner, père Guillaume ?

– Ah ! oui, parlons de ça !répondit celui-ci. Neuf cents livres par an, le logement, lechauffage, tous les jours deux lapins dans la casserole, les joursde grande fête un morceau de sanglier, il y a de quoi devenirmillionnaire avec cela, n’est-ce pas ?

– Bah ! dit le marchand de bois enregardant le père Watrin, et souriant de ce fin sourire qu’onpourrait appeler le sourire du commerce, on devient toujoursmillionnaire quand on veut… relativement parlant, bienentendu !

– Alors, dites-moi un peu votre secret,répondit Guillaume ; ça me fera plaisir, paroled’honneur !

Le marchand de bois regarda de nouveau legarde chef d’un œil fixe et brillant ; puis, comme s’il eûtpensé que le moment de faire une si importante ouverture n’étaitpas encore venu :

– Eh bien ! oui, répondit-il, onvous le dira, le secret, après le dîner, en tête à tête, le verre àla main, en buvant à la santé de nos enfants respectifs, et, s’il ya moyen de… moyenner, eh bien ! entendez-vous, père Guillaume,on fera des affaires.

Le père Guillaume le regarda à son tour enpinçant les lèvres et en secouant la tête ; et il était assezdifficile de deviner ce qu’il allait répondre à cettequasi-ouverture du maire, lorsque Marianne entra tout effarée.

– Oh ! monsieur le maire,s’écria-t-elle, en voilà un malheur !

– Eh ! mon Dieu ! lequel,madame Watrin ? demanda celui-ci avec une certaineinquiétude.

Quant au père Watrin, habitué aux façons de safemme, il parut moins impressionné que son hôte le marchand debois.

– Qu’y a-t-il donc ? dit lemaire.

– Qu’est-il arrivé, la vieille ?demanda à son tour Watrin.

– Mais il est arrivé que voilàmademoiselle Euphrosine qui dit comme ça qu’elle estindisposée !

– Bah ! ce ne sera rien ! ditle maire, qui, probablement connaissait sa fille aussi bien queGuillaume connaissait sa femme.

– Oh, la bégueule ! murmura le gardechef, qui, de son côté, paraissait avoir fait une appréciationassez exacte du mérite de mademoiselle Euphrosine.

– Mais, continua la mère, c’est qu’elleveut absolument retourner à la ville.

– Allons, bon ! dit monsieurRaisin ; Chollet est-il là ? s’il était là, il lareconduirait.

– Non, on ne l’a pas encore vu, et c’est,je crois, ce qui a augmenté le mal de la demoiselle.

– Et où est-elle, Euphrosine ?

– Elle est remontée dans la calèche etelle vous demande.

– Eh bien, soit ! attendez, c’estcela… Au revoir, papa Watrin ! nous avons à causerlonguement ; je vais la reconduire, et, dans une heure, – leschevaux sont bons, – dans une heure je serai ici, et si vous êtesbon garçon…

– Si je suis bon garçon ?

– Eh bien ! touchez là ! je nevous en dis pas davantage… Au revoir, père Guillaume ! aurevoir, maman Watrin ! soignez la gibelotte, et il y aura desépingles pour attacher votre tablier de cuisine !

Et comme le maire sortait sur ces mots, lavieille le reconduisit en faisant force révérences, et tout endisant :

– Au revoir, monsieur le maire ! aurevoir ! faites bien nos excuses à mademoiselleEuphrosine !

Guillaume, lui, était resté à sa place ensecouant la tête. Décidément, il ne s’était pas trompé sur la causede l’amabilité du maire.

Il s’agissait, comme il l’avait dit, de luitirer son bonnet de coton sur les yeux.

Aussi, quand Marianne revint à lui, toutepiteuse du départ de mademoiselle Euphrosine, en disant :

– Ah ! mon pauvre vieux, j’espèreque tu gronderas Bernard ?

– Et de quoi le gronderai-je ?demanda brusquement le garde chef.

– Comment ! mais de ce qu’il n’ad’yeux que pour Catherine, et qu’il a à peine salué mademoiselleRaisin.

– C’est qu’il avait vu mademoiselleRaisin à peu près tous les jours depuis dix-huit mois, réponditGuillaume, et que pendant ces dix-huit mois il n’a vu que deux foissa cousine.

– C’est égal… ah ! mon Dieu !mon Dieu ! murmura Marianne.

Le père Guillaume resta non seulementinsensible à ce désespoir, mais il parut même lui inspirer quelqueimpatience.

Il regarda sa femme.

– Dis-moi un peu, la mère ?demanda-t-il.

– Eh bien ! quoi ?

– As-tu entendu ce que t’a dit monsieurle maire ?

– À quel propos ?

– À propos de la gibelotte, qu’il terecommandait de soigner.

– Oui.

– Eh bien ! c’est un bon conseil,femme, qu’il t’a donné là !

– Mais c’est qu’enfin je voudrais tedire…

– Et puis, il y a aussi la tarte qu’ilfaudrait enfourner.

– Ah ! oui, je comprends, tu merenvoies ?

– Je ne te renvoie pas ; je te dissimplement d’aller à la cuisine voir si j’y suis.

– C’est bien, dit la mère Watrin blesséedans sa dignité : on y va, à la cuisine ! on yva !

– Regarde ! fit le garde chef ensuivant sa femme des yeux, quand on pense que ça n’est pas plusdifficile que ça d’être aimable, et que tu l’es sirarement !

– Ah ! je suis aimable parce que jem’en vas ?… C’est gracieux, ce que tu dis là !

Le père Guillaume s’approcha d’une fenêtre,tira sa pipe de sa poche, et se mit à siffloter un air.

– Ah ! oui, continua la mère, c’estjoli ce que tu fais là ; siffle la vue !

Puis, comme elle était arrivée à la porte dela cuisine :

– Enfin !… dit-elle.

Et elle sortit.

– Oui, murmura Guillaume resté seul, oui,je siffle la vue, et je siffle la vue parce queje vois les pauvres chers enfants, et que ça me fait plaisir de lesvoir ! tenez, continua-t-il, quoiqu’il n’eût personne à quifaire partager sa joie, ne dirait-on pas deux anges du bon Dieu,tant ils sont beaux et souriants ? Ils viennent par ici :ne les dérangeons pas !

Et le père Guillaume, continuant de siffler,monta vers sa chambre en sifflant plus bas à mesure qu’ilsapprochaient, de sorte que, au moment où il ouvrait la porte de sachambre, eux apparaissaient sur le seuil de la salle basse.

Mais, du haut de l’escalier où il s’étaitarrêté pour ne les perdre de vue que le plus tard possible, ilmurmura ces mots :

– Dieu vous bénisse, enfants !… Ilsne m’entendent pas : tant mieux ! c’est qu’ils écoutentune autre voix qui chante plus doucement que la mienne !

Guillaume ne se trompait point : cettevoix qui n’arrivait pas jusqu’à lui, mais qu’il devinait, c’étaitla voix céleste de la jeunesse et de l’amour ; et voici cequ’elle disait par la bouche des deux jeunes gens :

– M’aimeras-tu toujours ? demandaitCatherine.

– Toujours ! répondait Bernard.

– Eh bien ! c’est singulier, repritCatherine, cette promesse, qui devrait me remplir le cœur de joie,me rend au contraire toute triste.

– Pauvre chère Catherine ! murmuraBernard de son accent le plus doux, si je te rends triste en tedisant que je t’aime, je ne sais plus que te dire pour t’égayeralors.

– Bernard, continua la jeune fillerépondant à sa pensée bien plus qu’aux paroles de son amant, tesparents sont mariés depuis vingt-six ans, et, sauf quelques petitesquerelles sans importance, ils vivent aussi heureux que le premierjour de leur mariage… Chaque fois que je les regarde, je me demandesi nous serons aussi heureux, et surtout si nous serons heureuxaussi longtemps qu’ils l’ont été.

– Et pourquoi pas ? dit Bernard.

– Cette question que je te fais, repritCatherine, si j’avais une mère, ce serait cette mère qui, inquiètepour le bonheur de sa fille, te la ferait elle-même ; mais jen’ai ni père ni mère ; je suis orpheline, et tout mon bonheur,comme tout mon amour, est entre tes mains ! Écoute, Bernard,si tu crois qu’il te soit possible de m’aimer un jour moins que tune m’aimes, rompons à l’instant ! j’en mourrai, je le saisbien ; mais si tu devais ne plus m’aimer un jour, oh ! jepréférerais mourir tandis que tu m’aimes, plutôt que d’attendre cejour-là, vois-tu !

– Regarde-moi, Catherine, réponditBernard, et tu trouveras ma réponse écrite dans mes yeux.

– Mais t’es-tu éprouvé, Bernard ?es-tu sûr que ce n’est pas l’amitié d’un frère, mais que c’estl’amour d’un amant que tu as pour moi ?

– Je ne me suis pas éprouvé, répondit lejeune homme ; mais tu m’as éprouvé, toi !

– Moi ! et comment cela ?demanda Catherine.

– Par tes dix-huit mois d’absence !…Crois-tu donc que ce ne soit point une épreuve suffisante que cesdix-huit mois de séparation ? À part mes deux courts voyages àParis et quelques jours de bonheur depuis ton départ, je n’ai pasvécu, car cela ne s’appelle pas vivre que de vivre sans son âme, dene rien aimer, de n’avoir de goût à rien, d’être sans cesse demauvaise humeur ! Eh ! mon Dieu ! tous ceux qui meconnaissent te le diront ; ma forêt, cette belle forêt où jesuis né, mes grands chênes pleins de murmures, mes beaux hêtres àl’écorce d’argent, eh bien ! depuis ton départ, rien de toutcela ne me plaisait plus !… Autrefois, quand je partais lematin, dans la voix de tous les oiseaux qui s’éveillaient, quichantaient l’aurore au Seigneur, j’entendais ta voix ! lesoir, quand je revenais, et que, quittant mes compagnons quisuivaient le sentier, je m’enfonçais dans le bois, c’est qu’il yavait comme un beau fantôme blanc qui m’appelait, qui glissaitentre les arbres, qui me montrait mon chemin, qui disparaissait àmesure que je m’approchais de ma maison, et que je retrouvaisdebout et m’attendant à la porte ! Depuis que tu es partie,Catherine, il n’y a pas eu de matinée où je n’aie dit auxautres : « Où sont donc les oiseaux, je ne les entendsplus chanter comme autrefois ! » et il n’y a pas eu desoir où, au lieu d’arriver avant tout le monde, gai, dispos etjoyeux, je ne sois arrivé le dernier, las, triste etfatigué !

– Cher Bernard ! murmura Catherine,en donnant son beau front à baiser au jeune homme.

– Mais depuis que tu es là, Catherine,continua Bernard avec cet enthousiasme juvénile qui n’appartientqu’aux premiers battements du cœur, aux premiers rêves del’imagination ; depuis que tu es là, tout est changé !les oiseaux sont revenus dans les branches ; mon beau fantôme,j’en suis sûr, m’attend là-bas, sous la futaie, pour me fairequitter le sentier et me guider vers la maison… et, sur le seuil decette maison, oh ! sur ce seuil, je suis sûr aussi deretrouver, non plus le fantôme de l’amour, mais la réalité dubonheur !

– Oh ! mon Bernard, combien jet’aime ! s’écria Catherine.

– Et puis… et puis, continua Bernard enfronçant le sourcil et en passant la main sur son front, et puis…Mais non, je ne veux pas te parler de cela !

– Parle-moi de tout ! dis-moitout ! je veux tout savoir !

– Et puis, ce matin, Catherine, quand cemauvais esprit de Mathieu m’a montré cette lettre du Parisien… lalettre où cet homme te parlait, à toi, ma Catherine, à qui je neparle, moi, que comme à la Sainte-Vierge, où cet homme te parlait,à toi, mon beau muguet des bois, ainsi qu’il parle à ces filles dela ville, eh bien ! j’ai senti une telle douleur, que j’ai cruque j’allais mourir, et, en même temps, une telle rage, que je mesuis dit : « Je vais mourir, soit ! mais, avant demourir, oh ! du moins je le tuerai. »

– Oui, dit Catherine de sa voix la pluscaressante, et voilà pourquoi tu es parti par la route deGondreville avec ton fusil chargé, au lieu d’attendretranquillement ici ta Catherine ! Voilà pourquoi tu as faitsix lieues en deux heures et demie, au risque de mourir de fatigueet de chaleur ! Mais tu as été puni : tu as revu taCatherine une heure plus tard !… Il est vrai que l’innocente aété punie avec le coupable !… jaloux !

– Oui ! oui, jaloux ! murmuraBernard les dents serrées, tu as dit le mot ! Oh ! tu nesais pas ce que c’est que la jalousie, toi !

– Si ! un instant, j’ai été jalouse,dit Catherine en riant ; mais sois tranquille, je ne le suisplus !

– C’est-à-dire, vois-tu, continua Bernarden portant son poing fermé à son front, c’est-à-dire que, si lemalheur eût voulu que tu n’eusses pas reçu cette lettre, ou que,l’ayant reçue, tu n’eusses rien changé à ta route ; que si,enfin, tu fusses venue par Villers-Cotterêts, et que tu eussesrencontré ce fat… tiens ! tiens ! tiens ! à cetteseule pensée, Catherine, ma main s’étend vers mon fusil, et…

– Tais-toi ! s’écria Catherineeffrayée de l’expression qu’avait prise la figure du jeune homme,et en même temps comme frappée d’une apparition.

– Moi, me taire ! et pourquoi metaire ? demanda le jeune homme.

– Là ! là ! là ! murmuraCatherine en approchant sa bouche de l’oreille de Bernard,là !… il est là, sur la porte !

– Lui ! s’écria Bernard, et quevient-il faire ici ?

– Silence ! dit Catherine enpressant le bras du jeune homme ; c’est ta mère elle-même quil’a invité à venir avec monsieur le maire et mademoiselleEuphrosine… Bernard, il est ton hôte.

En effet, un jeune homme d’une mise élégante,en redingote du matin, en cravate de couleur, et une cravache à lamain, venait de paraître sur le seuil, et, voyant les deux jeunesgens presque dans les bras l’un de l’autre, semblait se demanders’il devait entrer ou sortir.

Le regard de Bernard se croisa en ce momentavec le sien.

Les yeux du jeune garde lançaient deséclairs.

Le Parisien comprit instinctivement qu’ilvenait de tomber dans la caverne du tigre.

– Pardon ! monsieur Bernard,murmura-t-il, mais je cherchais…

– Oui, répondit celui-ci, et, encherchant, vous avez trouvé ce que vous ne cherchiez pas ?

– Bernard ! fit tout bas Catherine,Bernard !

– Laisse ! dit le jeune garde enessayant de se débarrasser de l’étreinte de Catherine ; j’aiquelques mots à dire à monsieur Chollet ; ces mots dits, laquestion clairement et nettement posée entre nous, tout serafini.

– Bernard ! insista Catherine, ducalme, du sang-froid !

– Sois tranquille… seulement, laisse-moidire deux mots à… monsieur ! ou, ma foi !… au lieu dedeux je lui en dirai quatre !

– Soit ! mais…

– Mais je te dis d’êtretranquille !

Et avec un mouvement à la violence duquel iln’y avait point à se tromper, Bernard poussa Catherine du côté dela porte.

La jeune fille comprit que tout obstaclephysique ou moral ne ferait qu’augmenter la colère de sonamant ; elle se retira les mains jointes, et se contentant dele supplier du regard.

La porte de la cuisine refermée sur Catherine,les deux jeunes gens se trouvèrent seuls.

Bernard s’assura que la porte était bienfermée, en y allant lui-même, et en assujettissant le loquet dansson arête.

Puis, revenant au Parisien :

– Eh bien ! moi aussi, monsieur, luidit-il, je cherchais quelque chose ou plutôt quelqu’un ; mais,plus heureux que vous, ce quelqu’un je l’ai trouvé. Je vouscherchais, monsieur Chollet ?

– Moi ?

– Oui, vous !

Le jeune homme sourit. Du moment où un hommel’attaquait, il allait répondre en homme.

– Vous me cherchiez ?

– Oui.

– Mais je ne suis pas difficile àtrouver, ce me semble.

– Excepté cependant quand vous partez lematin en tilbury pour aller attendre la diligence de Paris sur laroute de Gondreville.

Le jeune homme se redressa, et, avec undédaigneux sourire :

– Je sors le matin à l’heure qui meconvient, dit-il, et je vais où il me plaît, monsieur Bernard. Celane regarde que moi.

– Vous avez parfaitement raison,monsieur ; chacun est libre de ses actions ; mais il y aune vérité que vous ne contesterez pas plus, je l’espère,quoiqu’elle vienne de moi, que je ne conteste celle qui vient devous.

– Laquelle ?

– C’est que chacun est maître de sonbien.

– Je ne le conteste pas, monsieurBernard.

– Maintenant, vous comprenez, monsieurChollet : mon bien, c’est mon champ, si je suis métayer ;c’est ma bergerie, si je suis éleveur de bestiaux ; c’est maferme, si je suis fermier… Eh bien ! un sanglier sort de laforêt et vient dévaster mon champ : je me mets à l’affût, etje tue le sanglier. Un loup sort du bois pour étrangler mesmoutons : j’envoie une balle au loup, et le loup en est poursa balle. Un renard entre dans ma ferme et étrangle mespoules : je prends le renard au piège, et je lui écrase latête à coups de talon de botte ! Tant que le champ n’étaitpoint à moi, tant que les moutons ne m’appartenaient pas, tant queles poules étaient à d’autres, je ne me reconnaissais pas cedroit ; mais du moment où champ, moutons et poules sont à moi,c’est différent !… Ah ! à propos, monsieur Chollet, j’ail’honneur de vous annoncer que, sauf le consentement du père et dela mère, je vais épouser Catherine, et que, dans quinze jours,Catherine sera ma femme, ma femme à moi, mon bien, ma propriété parconséquent, ce qui veut dire : « Gare au sanglier quiviendrait pour dévaster mon champ ! gare au loup quitournerait autour de ma brebis ! gare au renard quiconvoiterait mes poules ! » Maintenant, si vous avezquelques objections à faire à cela, faites-les-moi, monsieurChollet, faites-les-moi tout de suite. Je vous écoute.

– Malheureusement, répondit le Parisienqui, tout brave qu’il était, n’était probablement pas fâché qu’onle tirât d’une position fausse ; malheureusement, vous nem’écoutez pas seul ?

– Pas seul ?

– Non… Vous plaît-il que je vous répondedevant une femme et devant un prêtre ?

Bernard se retourna et aperçut effectivementl’abbé Grégoire et Catherine sur le pas de la porte.

– Non… vous avez raison : silence,dit-il.

– Alors, à demain, n’est-ce pas ?demanda Chollet.

– À demain ! à après-demain !…quand vous voudrez, où vous voudrez, comme vous voudrez !

– Très bien.

– Mon ami, interrompit Catherine, tropheureuse que l’arrivée du bon abbé Grégoire lui eût fourni ce moyend’interruption, voici notre cher abbé Grégoire, que nous aimons detout notre cœur, et que moi, pour mon compte, je n’ai pas vu depuisdix-huit mois.

– Bonjour, mes enfants !bonjour ! dit l’abbé.

Les deux jeunes hommes échangèrent un dernierregard qui équivalait à une mutuelle provocation, et tandis queLouis Chollet se retirait en saluant Catherine et l’abbé, Bernardallait, le sourire sur le front et sur les lèvres, baiser la maindu bon prêtre en disant :

– Soyez le bienvenu, homme de paix !dans cette maison où l’on ne demande pas mieux que de vivre enpaix !

Chapitre 12L’ABBÉ GRÉGOIRE

Il y a, dans les existences les plus simples,des événements qui semblent providentiels. L’apparition de l’abbéGrégoire, juste à point nommé, au moment où les deux jeunes gensallaient probablement échanger un défi, était un de cesévénements-là.

Aussi, comme c’était une grande course pour lebon abbé que de venir, entre sa messe basse et ses vêpres, à laMaison-Neuve, où il n’était jamais venu qu’une seule fois ;comme rien n’expliquait la présence de l’abbé à l’heure où cetteprésence se manifestait, Bernard, après lui avoir baisé la main,releva la tête et lui demanda en riant :

– Que venez-vous faire ici, monsieurl’abbé ?

– Moi ?

– Oui… Je parie, continua Bernard, quevous ne vous doutez pas de ce que vous êtes venu faire, ou plutôtde ce que vous allez faire à la Maison-Neuve !

L’abbé ne chercha pas même à deviner l’espèced’énigme qui lui était posée.

– L’homme propose et Dieu dispose,dit-il. Je me tiens à la disposition de Dieu ! Puis ilajouta : – Quant à moi, je me proposais tout simplement defaire une visite au père.

– L’avez-vous vu ! demandaBernard.

– Non ; pas encore, réponditl’abbé.

– Monsieur l’abbé, reprit Bernard enregardant tendrement Catherine, tandis qu’il adressait la parole auprêtre, vous êtes toujours le bien venu, mais mieux venu encoreaujourd’hui que les autres jours !

– Oui, je devine, dit l’abbé, à cause del’arrivée de la chère enfant.

– Un peu à cause de cela, cherabbé ; beaucoup à cause d’autre chose.

– Eh bien ! mes enfants, dit l’abbé,cherchant des yeux une chaise, vous allez me raconter cela.

Bernard courut à un fauteuil, et, le mettant àportée du prêtre, qui, fatigué de la course, ne se fit point prierpour s’asseoir :

– Écoutez, monsieur l’abbé, dit-il, jedevrais peut-être vous faire un grand discours, mais j’aime mieuxvous dire la chose en deux mots. Nous voulons nous marier,Catherine et moi.

– Ah ! ah !… Et tu aimesCatherine, garçon ? demanda l’abbé Grégoire.

– Je crois bien que je l’aime !

– Et toi, tu aimes Bernard, monenfant ?

– Oh ! de toute mon âme !

– Mais cette confidence appartient, ce mesemble, aux grands parents.

– Oui, monsieur l’abbé, ditBernard ; mais vous êtes l’ami de mon père, vous êtes leconfesseur de ma mère, vous êtes notre cher abbé à tous : ehbien ! causez de cela avec le père Guillaume, lequel encausera avec la mère Marianne… Tâchez de nous avoir leurconsentement, ce qui, je l’espère, ne sera pas une chose difficile,et vous verrez deux jeunes gens bien heureux !… Eh !tenez, ajouta Bernard en posant sa main sur l’épaule de l’abbé,voici le père Guillaume qui sort de sa chambre… Vous connaissez laredoute qu’il s’agit d’emporter, chargez à fond ! pendant cetemps-là, nous nous promènerons, Catherine et moi, en chantant voslouanges… Viens, Catherine !

Et tous deux, joyeux et légers comme desoiseaux, prirent leur vol vers la porte, et de la porte à traversle bois.

Pendant ce temps, le père Guillaume s’étaitarrêté sur le palier, et l’abbé Grégoire, se retournant de soncôté, le saluait de la main.

– Je vous avais vu venir de loin,commença le père Guillaume, et je me disais : « C’estl’abbé ! mais, nom d’un nom ! c’est l’abbé ! »Seulement, je n’y pouvais pas croire. Quelle chance !aujourd’hui, justement !… Je parie que vous venez, non paspour nous, mais pour Catherine ?

– Eh bien ! non, vous vous trompez,car j’ignorais son arrivée.

– Alors, vous n’en aurez été que plusjoyeux de la trouver ici, n’est-ce pas ? Hein ! commeelle est embellie !… Vous restez à dîner, j’espère ?Ah ! je vous en préviens, monsieur l’abbé, tout ce qui entreaujourd’hui dans la maison n’en sort plus qu’à deux heures dumatin.

Et le père Guillaume se mit à descendretendant ses deux mains ouvertes à l’abbé Grégoire.

– Deux heures du matin ! répétal’abbé ; mais cela ne me sera jamais arrivé de me coucher àdeux heures du matin.

– Bah ! et le jour de la messe deminuit, donc !

– Comment m’en irai-je ?

– Monsieur le maire vous reconduira danssa calèche.

L’abbé secoua la tête.

– Heu ! dit-il, nous ne sommes pastrès bien, le maire et moi.

– C’est votre faute, dit Guillaume.

– Comment, ma faute ? demandal’abbé, étonné que son vieil ami le garde chef lui donnât tortainsi de prime abord.

– Oh ! oui, vous avez eu le malheurde dire devant lui :

Le bien d’autrui tu ne prendras

Ni retiendras à ton escient !

– Eh bien ! reprit l’abbé,je ne dis pas qu’au risque de m’en retourner, la nuit, à pied, jene serai pas des vôtres. D’ailleurs je m’en doutais en venant ici,que j’y resterais plus longtemps que de raison, et j’ai priémonsieur le curé de me remplacer à vêpres et au salut.

– Bravo ! comme vous me rendez toutema belle humeur, l’abbé !

– Tant mieux ! dit celui-ci enappuyant son bras sur celui du garde chef, car j’ai besoin de voustrouver dans ces dispositions-là !

– Moi ? fit Guillaume avecétonnement.

– Oui… Vous êtes un peu grognon,parfois.

– Allons donc !

– Et aujourd’hui… justement…

L’abbé s’arrêta en regardant Guillaume d’unesingulière façon.

– Quoi ! demanda le garde chef.

– Eh bien ? aujourd’hui, j’aipar-ci, par-là, deux ou trois choses à vous demander.

– À moi, deux ou trois choses ?

– Voyons, mettons deux, afin de ne pasvous effrayer.

– Pour qui ?

– Vous devez, au reste, être accoutumé àcela, père Guillaume ; chaque fois que j’étends la main versvous, c’est pour vous dire : « Mon cher monsieur Watrin,la charité, s’il vous plaît ! »

– Eh bien ! qu’est-ce ?Voyons ! demanda en riant le père Guillaume.

– Il s’agit d’abord du vieux Pierre.

– Ah ! oui, pauvre diable ! jesais son malheur. Ce vagabond de Mathieu est parvenu à le fairerenvoyer de chez monsieur Raisin.

– Il y était depuis vingt ans, et, àcause d’une lettre perdue avant-hier…

– Monsieur Raisin a eu tort, dit le pèreGuillaume ; je le lui ai déjà dit ce matin, et vous le luirépéterez quand il va revenir. On ne chasse pas un serviteur devingt ans ; un serviteur de vingt ans, c’est une portion de lafamille. Moi, je ne chasserais pas un chien qui serait resté dixans dans ma cour !

– Ah ! je connais votre bon cœur,père Guillaume : aussi je me suis mis dès le matin en route,afin de faire une collecte pour le bonhomme… Les uns m’ont donnédix sous, les autres vingt… Alors j’ai pensé à vous. Je me suisdit : « Je vais aller à la maison neuve du chemin deSoissons ; c’est une lieue et demie pour aller, une lieue etdemie pour revenir, trois lieues en tout ; je taxerai le pèreGuillaume à vingt sous par lieue, et cela fera trois francs… Sanscompter que j’aurai le plaisir de lui serrer lamain ! »

– Dieu vous récompense, monsieurl’abbé ! car vous êtes un brave cœur !

Et le père Guillaume, fouillant à sa poche, entira deux pièces de cinq francs qu’il donna à l’abbé Grégoire.

– Oh ! dit l’abbé, dix francs !c’est beaucoup pour votre fortune, cher monsieur Watrin ?

– Je dois quelque chose de plus que lesautres, puisque c’est moi qui ai recueilli ce louveteau de Mathieu,et que c’est en quelque sorte de chez moi qu’il est sorti pourfaire le mal.

– J’aimerais mieux, dit l’abbé, entournant les pièces de cinq francs entre ses doigts, comme s’il eûteu remords de priver le pauvre ménage d’une pareille somme,j’aimerais mieux, cher papa Guillaume, que vous ne me donnassiezque trois francs, ou même rien du tout, et que vous lui permissiezde ramasser un peu de bois sur votre garderie.

Le père Guillaume regarda l’abbé entre lesdeux yeux, comme on dit ; puis, avec une admirable expressionde naïve honnêteté :

– Le bois appartient à monseigneur le ducd’Orléans, mon cher abbé, dit-il, tandis que l’argent est à moi.Prenez donc l’argent, et que Pierre se garde de toucher aubois !… Maintenant, voilà une affaire réglée ; passons àl’autre. Voyons ! qu’avez-vous encore à me demander ?

– Je me suis chargé d’une pétition.

– Pour qui ?

– Pour vous.

– Une pétition pour moi ? Bon !voyons-la.

– Elle est verbale.

– De qui cette pétition ?

– De Bernard.

– Que veut-il ?

– Il veut…

– Eh bien ! achevez donc !

– Eh bien ! il veut semarier !

– Oh ! oh ! oh ! fit lepère Guillaume.

– Pourquoi donc oh ! oh !oh ! N’est-il pas en âge ? demanda l’abbéGrégoire.

– Si fait ! mais avec qui veut-il semarier ?

– Avec une bonne fille qu’il aime et dontil est aimé.

– Pourvu que ce ne soit pas mademoiselleEuphrosine qu’il aime, je lui permets de prendre pour femme qui ilvoudra, fût-ce ma grand-mère !

– Tranquillisez-vous, mon braveami ; la femme qu’il aime, c’est Catherine.

– Vrai ? vrai ? s’écria le pèreGuillaume joyeux ; Bernard aime Catherine, et Catherinel’aime ?

– Ne vous en doutiez-vous pas ?demanda l’abbé Grégoire.

– Oh ! si ! j’avais peur de metromper !

– Vous consentez, alors ?

– De grand cœur ! s’écria le pèreGuillaume.

Puis, s’arrêtant tout à coup :

– Mais… dit-il.

– Mais quoi ?

– Mais, seulement, il faut en parler à lavieille… Tout ce que nous avons fait depuis vingt-six ans, nousl’avons fait d’accord. Bernard est son fils comme le mien : ilfaut donc en parler à la vieille… Oui, oui, continua le pèreGuillaume, c’est nécessaire !

Alors, allant ouvrir la porte de lacuisine :

– Eh ! la mère, cria-t-il, viensici !

Puis, se rapprochant de l’abbé en serrant sapipe entre ses dents et en se frottant les mains, ce qui était chezle père Guillaume le signe de la plus haute satisfaction :

– Ah ! ah ! ce coquin deBernard, ajouta-t-il, c’est bien la bêtise la plus spirituellequ’il aura faite de sa vie !

En ce moment, la mère Watrin parut sur laporte de sa cuisine, s’essuyant le front avec son tablierblanc.

– Eh bien ! voyons, qu’ya-t-il ? demanda-t-elle.

– Viens ici, on te dit ! réponditGuillaume.

– Ah ! faut-il être bête de medéranger comme ça au moment de pétrir ma pâte !

Puis, tout à coup, apercevant son hôte,qu’elle n’avait pas encore vu :

– Tiens ! monsieur l’abbéGrégoire ! s’écria-t-elle. Votre servante, monsieurl’abbé ! Je ne savais point que vous fussiez là ; sansquoi, on n’eût pas eu besoin de m’appeler.

– Bon ! dit Guillaume à l’abbé,entendez-vous, entendez-vous ? la voilà partie !

– Vous vous portez bien ? continuala mère Watrin ; et votre nièce, mademoiselle Alexandrine,elle se porte bien aussi ? Vous savez que tout le monde est enjoie dans la maison, à cause du retour de Catherine ?

– Bien ! bien ! bien !…Vous m’aiderez à lui mettre une martingale, n’est-ce pas, monsieurl’abbé, si je n’en viens pas à bout tout seul ?

– Pourquoi m’as-tu appelée, alors,répliqua Marianne avec un reste d’aigreur qu’elle avait conservé desa dernière sortie, si tu m’empêches de complimenter monsieurl’abbé et de lui demander de ses nouvelles ?

– Je t’ai appelée pour que tu me fassesun plaisir.

– Et lequel ?

– Celui de me donner ton opinion en deuxmots et sans phrases sur une affaire importante. Bernard veut semarier.

– Bernard ! se marier ! Et avecqui ?

– Avec sa cousine.

– Avec Catherine ?

– Avec Catherine, oui… Et maintenant, tonopinion ? Allons, vite !

– Catherine, répondit la mère Watrin,c’est une brave enfant, une bonne fille…

– Ça va bien ! continue.

– Qui ne pourrait pas nous faire dehonte…

– En route ! en route !

– Seulement, elle n’a rien.

– Rien ?

– Absolument rien !

– Femme, ne mets pas dans la balancequelques misérables écus et le malheur de ces pauvresenfants !

– Mais sans argent, cependant, vieux, onvit mal !

– Et sans amour on vit bien plus malencore, va !

– Ah ! c’est vrai ! murmuraMarianne.

– Quand nous nous sommes mariés, continuale père Guillaume, est-ce que nous en avions, nous, del’argent ? Non, nous étions gueux comme deux rats, sanscompter qu’aujourd’hui nous ne sommes pas encore très riches… Ehbien ! qu’aurais-tu dit, alors, si nos parents avaient voulunous séparer sous prétexte qu’il nous manquait quelques centainesd’écus pour nous mettre en ménage ?

– Oui, tout ça est bel et bon, réponditla mère Watrin : aussi, n’est-ce pas là le principalobstacle.

Et elle prononça ces mots d’un ton qui fitcomprendre à Guillaume que, s’il avait cru tout fini, il setrompait fort, et qu’il allait surgir quelque difficulté aussitenace qu’inattendue.

– Bon ! dit Guillaume se raidissantde son côté pour la lutte ; et, cet obstacle, quelest-il ? Voyons !

– Oh ! tu me comprends bien !dit Marianne.

– N’importe ! répondit Guillaume,fais comme si je ne te comprenais pas.

– Guillaume, Guillaume, dit la mère ensecouant la tête, nous ne pouvons pas prendre ce mariage-là surnotre conscience !

– Et pourquoi ça ?

– Dame ! parce que Catherine esthérétique.

– Ah ! femme, femme, s’écriaGuillaume en frappant du pied, je me doutais que ce serait là lapierre d’achoppement, et cependant je ne voulais pas ycroire !

– Que veux-tu, vieux ! comme j’étaisil y a vingt ans, je suis encore aujourd’hui… Je me suis opposéeautant que j’ai pu au mariage de sa pauvre mère avec Frédéric Blum.Malheureusement, c’était ta sœur : elle était libre, et ellen’a pas eu besoin de mon consentement ; seulement, je lui aidit : « Rose, souviens-toi de ma prédiction : ça teportera malheur d’épouser un hérétique ! » Elle ne m’apas écoutée et s’est mariée, et ma prédiction s’est accomplie… Lepère a été tué, la mère est morte, et la petite fille est restéeorpheline !

– Ne vas-tu pas lui reprocherça ?

– Non, mais je lui reproche d’être unehérétique.

– Mais, malheureuse ! s’écria lepère Guillaume, sais-tu seulement ce que c’est qu’unehérétique ?

– C’est une créature qui seradamnée !

– Même si elle est honnête ?

– Même si elle est honnête !

– Même si elle est bonne mère, bonnefemme, bonne fille ?

– Même si elle est tout ça !

– Même quand elle aurait toutes lesvertus ?

– Toutes les vertus n’y font rien, dèsqu’elle est hérétique.

– Mille millions de sacrements !s’écria le père Guillaume.

– Jure si tu veux, dit Marianne ;mais ça n’y changera rien, de jurer.

– Tu as raison : aussi je ne m’enmêle plus !

Puis, se retournant vers le digne prêtre, quiavait écouté toute cette discussion sans prononcer un seulmot :

– Et maintenant, dit-il, monsieur l’abbé,vous avez entendu : ça ne me regarde plus ; c’est votretour !

Puis, s’élançant hors de la chambre comme unhomme pressé de respirer le grand air :

– Oh ! femmes, femmes !s’écria-t-il, que vous avez bien été créées et mises au monde pourdamner le genre humain !

Mais elle, pendant ce temps, secouant la tête,murmurait, se parlant à elle-même :

– Non, il a beau dire, c’estimpossible ! Bernard n’épousera point une hérétique… Tout ceque l’on voudra, mais pas ça ! Non, non, non, pasça !

Chapitre 13LE PÈRE ET LE FILS

Le père Guillaume sorti, l’abbé Grégoire etmadame Watrin restaient en face l’un de l’autre.

Il va sans dire que l’abbé avait accepté lamission dont le vieux garde chef l’avait chargé en abandonnant lechamp de bataille, non pas en homme vaincu, mais en homme quicraint d’employer pour vaincre des armes dont il aurait honte de seservir.

Malheureusement, depuis trente ans queMarianne était sa pénitente, l’abbé Grégoire connaissait bien celleà laquelle il allait avoir affaire ; et, comme le péchédominant de la mère Watrin était l’entêtement, il n’avait pas grandespoir de réussir là où Guillaume avait échoué.

Aussi, malgré son air de confiance, ce futavec un certain doute intérieur qu’il aborda la question.

– Chère madame Watrin, dit-il ens’approchant de la mère, n’avez-vous donc pas d’autre objection àce mariage que la différence des religions ?

– Moi ! monsieur l’abbé ?répondit la mère, aucune ! mais il me semble que celasuffit.

– Allons ! allons ! enconscience, mère Watrin, au lieu de dire non, vous devriez direoui.

– Oh ! monsieur l’abbé, s’écriaMarianne en levant les yeux au ciel, c’est vous qui me poussez àdonner mon consentement à un pareil mariage ?

– Sans doute, c’est moi.

– Eh bien ! je vous dis que ceserait, au contraire, votre devoir de vous y opposer !

– Mon devoir, chère madame Watrin, est,dans l’étroite voie où je marche, de donner à ceux qui me suiventle plus de bonheur possible ; mon devoir est de consoler lesmalheureux, et surtout d’aider à être heureux ceux qui peuvent ledevenir !

– Ce mariage serait la perte de l’âme demon enfant : je refuse !

– Voyons, raisonnons, chère madameWatrin, insista l’abbé : Catherine, quoiqu’elle soitprotestante, vous a-t-elle toujours aimée et respectée comme unemère ?

– Oh ! sur ce chapitre-là, je n’airien à dire… Toujours ! et c’est une justice à luirendre !

– Elle est douce, bonne,bienfaisante ?

– Elle est tout ça.

– Pieuse, sincère, modeste ?

– Oui.

– Eh bien ! alors, chère madameWatrin, que votre conscience se tranquillise : la religion quienseigne toutes ces vertus à Catherine ne perdra point l’âme devotre fils.

– Non, non, monsieur l’abbé ; non,ça ne se peut pas ! répéta Marianne s’enfonçant de plus enplus dans son aveugle entêtement.

– Je vous en prie ! dit l’abbé.

– Non !

– Je vous en supplie !

– Non, non, non !

L’abbé leva les yeux au ciel.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu !murmura-t-il, vous si bon, vous si clément, vous si miséricordieux,vous qui n’avez qu’un regard pour juger les hommes, mon Dieu !vous voyez dans quelle erreur est cette mère, qui donne à sonaveuglement le nom de piété ; mon Dieu ! éclairez-la.

Mais la bonne femme continua de faire dessignes de dénégation.

En ce moment, le père Guillaume qui, sansdoute, avait écouté à la porte, rentra.

– Eh bien ! monsieur l’abbé,demanda-t-il en jetant sur sa femme un regard de travers, est-elledevenue plus raisonnable, la vieille ?

– Madame Watrin réfléchira, je l’espère,répondit l’abbé.

– Ah ! fit Guillaume en secouant latête et en serrant les poings.

Le geste fut vu de la mère ; mais, dansson impassible entêtement :

– Fais ce que tu voudras, dit-elle ;je sais que tu es le maître ; mais, si tu les maries, ce seracontre mon gré.

– Mille sacrements ! Vous l’entendezmonsieur l’abbé ? dit Watrin.

– Patience ! cher monsieurGuillaume, patience ! répondit l’abbé, voyant que le bonhommes’échauffait.

– De la patience ? s’écria levieux : mais l’homme qui aurait de la patience en pareilleoccasion ne serait pas un homme ! Ce serait une brute qui nevaudrait pas une charge de poudre !

– Bah ! dit l’abbé à demi-voix, ellea bon cœur : soyez tranquille, elle reviendra d’elle-même.

– Oui, vous avez raison, je ne veux plusqu’elle accepte mon opinion comme contrainte et forcée ; je neveux pas qu’elle joue la mère désolée, la femme martyre… Je luidonne toute la journée pour réfléchir, et si, ce soir, elle nevient pas d’elle-même me dire : « Vieux ! il fautmarier les enfants… »

Guillaume jeta un regard de côté sur sa femme,mais celle-ci secoua la tête ; mouvement qui redoublal’exaspération du garde chef.

– Si elle ne vient pas me dire cela,continua-t-il, eh bien ! écoutez, monsieur l’abbé, il y avingt-six ans que nous sommes ensemble… oui, vingt-six ans au 15juin prochain… eh bien ! monsieur l’abbé, foi d’hommed’honneur ! nous nous séparerons comme si c’était d’hier, etnous finirons le peu de jours qui nous restent à vivre, elle de soncôté et moi du mien !

– Que dit-il là ? s’écria lavieille.

– Monsieur Watrin ! dit l’abbé.

– Je dis… je dis la vérité !entends-tu, femme, entends-tu ?

– Oui, oui, j’entends !… Oh !malheureuse, malheureuse !

Et la mère Watrin se précipita en sanglotantdans sa cuisine, mais sans faire, si désespérée qu’elle parût être,et qu’elle fût en réalité, un pas dans la voie de laréconciliation.

Restés ensemble, le garde chef et l’abbé seregardèrent.

Ce fut l’abbé qui rompit le premier lesilence.

– Mon cher Guillaume, dit-il, voyons, ducourage ! et surtout du sang-froid !

– Mais avez-vous vu pareille chose ?s’écria Watrin furieux : l’avez-vous jamais vue ?

– J’ai encore bon espoir, reprit l’abbé,mais évidemment dans le but de consoler le bonhomme plutôt que parconviction ; il faut que les enfants la voient, il faut queles enfants lui parlent.

– Elle ne les verra pas, elle ne leurparlera pas ! Il ne sera pas dit qu’elle aura été bonne parpitié ; non, elle sera bonne pour être bonne, ou je n’ai plusrien à faire avec elle. Que les enfants la voient ? que lesenfants lui parlent ? Non, j’en aurais honte ! Je ne veuxpas qu’ils sachent qu’ils ont pour mère une pareille sotte.

En ce moment, la tête inquiète de Bernardpassa à travers la porte entrebâillée ; Guillaume l’aperçut,et, se tournant vers l’abbé :

– Silence sur la vieille entêtée !monsieur l’abbé, dit-il, je vous en prie !

Bernard avait remarqué le regard de son père,et le silence dans lequel restait celui-ci ne diminuait pasl’inquiétude du jeune homme.

– Eh bien ! père ? sedécida-t-il à demander d’une voix timide.

– Qui t’a appelé ? fitGuillaume.

– Mon père ! murmura Bernard presquesuppliant.

Cet accent de son fils pénétra jusqu’au cœurde Watrin ; mais il cuirassa son cœur, et, d’une voix aussibrusque que celle de Bernard était persuasive :

– Je te demande qui t’a appelé ?…réponds-moi ! reprit Watrin.

– Personne, je le sais… maisj’espérais…

– Va-t’en ! tu étais un sotd’espérer.

– Mon père ! mon cher père !dit Bernard, une bonne parole ! une seule !

– Va-t’en !

– Pour l’amour de Dieu, père !

– Va-t’en, te dis-je ! s’écria lepère Guillaume. Il n’y a rien à faire ici pour toi !

Mais la famille Watrin était comme la familled’Orgon : chacun y avait sa dose d’entêtement. Au lieu delaisser le nuage qui couvrait le front de son père se dissiper, etde revenir plus tard, comme celui-ci le lui conseillait un peubrutalement peut-être, Bernard fit un pas de plus dans la chambre,et, continuant d’insister :

– Père, dit-il d’une voix plus ferme, lamère pleure et ne répond pas ; vous pleurez et vous mechassez…

– Tu te trompes, je ne pleure pas.

– Du calme, Bernard ! ducalme ! dit l’abbé ; tout peut changer.

Mais, au lieu de répondre à la voix de l’abbé,Bernard répondit à la voix du désespoir, qui commençait à gronderen lui.

– Oh ! malheureux !murmura-t-il, croyant que sa mère consentait au mariage, et quec’était son père qui s’y opposait, malheureux que je suis !Vingt-cinq ans d’amour pour mon père, et mon père ne m’aimepas !

– Malheureux !… oui, malheureux quetu es, s’écria l’abbé, car tu blasphèmes !

– Mais vous voyez bien que le père nem’aime pas, monsieur l’abbé, dit Bernard, puisqu’il me refuse laseule chose qui puisse faire mon bonheur.

– Vous l’entendez ?… s’écriaGuillaume s’emportant de sa vieille colère plus encore que d’unecolère nouvelle ; voilà comment ça juge ! Oh !jeunesse ! jeunesse !

– Mais, continua Bernard, il ne sera pasdit que, pour obéir à un incroyable caprice, j’abandonnerai lapauvre fille ; si elle n’a ici qu’un ami, du moins cet ami luitiendra lieu de tous les autres.

– Oh ! je t’ai déjà dit trois foisde t’en aller, Bernard ! s’écria Guillaume.

– Je m’en vais, dit le jeune homme ;mais j’ai vingt-cinq ans, vingt-cinq ans passés ; je suislibre de mes actions, et, ce qu’on me refuse si cruellement, ehbien ! la loi me donne le droit de le prendre, et je leprendrai !

– La loi ! s’écria le père Guillaumeexaspéré ; je crois, Dieu me pardonne, qu’un fils a dit :La loi ! devant son père !

– Est-ce ma faute ?

– La loi !…

– Vous me poussez à bout !

– La loi !… Hors d’ici !… Laloi, à ton père ! Hors d’ici, malheureux, et ne reparaisjamais devant mes yeux !… La loi !…

– Mon père, dit Bernard, je m’en vais,puisque vous me chassez ; mais souvenez-vous de cette heure oùvous avez dit à votre fils : « Enfant, sors de mamaison ! » et que tout ce qui arrivera retombe survous !

Et Bernard, prenant son fusil, s’élança horsde la maison comme un insensé.

Le père Guillaume fut prêt à sauter sur lesien.

L’abbé l’arrêta.

– Que faites-vous, monsieur l’abbé ?s’écria le vieux. N’avez-vous pas entendu ce que vient de dire cemisérable ?

– Père ! père ! murmura l’abbé,tu as été trop dur pour ton fils !

– Trop dur ! s’écriaGuillaume : vous aussi ? Est-ce moi qui ai été trop dur,ou la mère ? Vous et Dieu le savez ! Trop dur !quand j’avais des larmes plein les yeux en lui parlant ; carje l’aime ou plutôt je l’aimais comme on aime un enfant unique…Mais, maintenant, continua le vieux garde d’une voix étouffée,qu’il aille où il voudra, pourvu qu’il s’en aille ! qu’ildevienne ce qu’il pourra, pourvu que je ne le revoieplus !

– L’injustice engendre l’injustice,Guillaume ! dit solennellement l’abbé. Prenez garde, aprèsavoir été dur dans la colère, d’être injuste à cœur reposé… Dieuvous a déjà pardonné la colère et l’emportement : il ne vouspardonnerait pas l’injustice !

L’abbé achevait à peine, que Catherine à sontour entra pâle et effarée dans la salle. Ses grands yeux bleusétaient fixes, et il en tombait de grosses larmes qui, pareilles àdes perles, roulaient sur ses joues.

– Ô cher père ! dit-elle regardantavec effroi le visage triste de l’abbé et la physionomie sombre dugarde chef ; qu’y a-t-il donc, et que s’est-ilpassé ?

– Bon ! voilà l’autre,maintenant ! murmura Guillaume en tirant sa pipe de sa bouche,et en la remettant dans sa poche, ce qui était chez lui un signe desuprême émotion.

– Bernard m’a embrassée trois fois enpleurant, continua Catherine ; il a pris son chapeau, soncouteau de chasse, et il est parti courant comme un fou.

L’abbé se retourna et épongea ses yeux humidesavec son mouchoir.

– Bernard… Bernard est unmalheureux ! répondit Guillaume, et toi… toi…

Sans doute allait-il confondre Catherine dansla malédiction, mais son regard irrité rencontra le regard doux etsuppliant de la jeune fille, et ce qui restait en lui de colèrefondit comme la neige sous un rayon de soleil d’avril.

– Et toi… toi… murmura-t-il ens’attendrissant, toi, Catherine, tu es une bonne fille !Embrasse-moi, mon enfant.

Puis, repoussant doucement sa nièce, et setournant vers l’abbé :

– Monsieur Grégoire, dit-il, c’est vrai,j’ai été dur ; mais, vous le savez, c’est la faute de la mère…Allez et tâchez d’arranger ça avec elle… Quant à moi… quant à moi,je vas faire un tour dans la forêt. J’ai toujours remarqué quel’ombre et la solitude sont pleines de bons conseils.

Et, donnant une poignée de main à l’abbé, maissans oser regarder du côté de Catherine, il sortit de la maison,traversa diagonalement la route, et alla s’enfoncer dans la futaieen face.

L’abbé, pour éviter une explication, eût bienvoulu en faire autant, et il s’acheminait vers la cuisine, endroitoù il était à peu près sûr de retrouver la mère Watrin, sidésespérée qu’elle fût ; mais Catherine l’arrêta.

– Au nom du ciel ! monsieur l’abbé,ayez pitié de moi, dit-elle, et racontez-moi ce qui s’est passéici.

– Mon enfant, répondit le digne vicaireprenant les deux mains de la jeune fille, vous êtes si bonne, sipieuse, si dévouée, que vous ne pouvez avoir que des amis ici-baset au ciel. Demeurez donc en espérance, n’accusez personne, etlaissez à la bonté de Dieu, aux prières des anges, et à l’amour devos parents, le soin d’arranger les choses.

– Mais moi, moi, qu’ai-je à faire ?demanda Catherine.

– Priez pour qu’un père et un fils qui sesont quittés dans la colère et les larmes se retrouvent dans lepardon et dans la joie !

Et, laissant Catherine un peu plus calme,sinon plus rassurée, il entra dans la cuisine, où la mère Watrin,tout en secouant la tête, en répétant non ! non !non ! et en pleurant, dépouillait ses lapereaux etpétrissait sa pâte.

Catherine regarda s’éloigner l’abbé Grégoirecomme elle avait regardé s’éloigner son père adoptif, et necomprenant pas plus la recommandation de l’un que le silence del’autre.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! sedemanda-t-elle tout haut, quelqu’un ne me dira-t-il pas ce qui sepasse ici ?

– Si fait, moi ; avec votrepermission, mademoiselle Catherine, dit Mathieu apparaissant,accoudé à l’appui de la fenêtre.

Cette apparition de Mathieu fut presque unejoie pour la pauvre Catherine. Venant en quelque sorte au nom deBernard, et pour lui donner des nouvelles de Bernard, de hideuxqu’il était, le vagabond ne lui sembla plus que laid.

– Oh ! oui, oui, s’écria la jeunefille, dis-moi où est Bernard et pourquoi il est parti.

– Bernard ?

– Oui, oui, mon cher Mathieu, dis,dis ! Je t’écoute.

– Eh bien ! il est parti… eh !eh !

Mathieu se mit à rire de son gros rire,pendant que Catherine tendait vers lui l’oreille avec anxiété.

– Il est parti, reprit le vagabond,dame !… faut-il vous le dire ?

– Oui, puisque je t’en prie.

– Eh bien ! il est parti parce quemonsieur Watrin l’a chassé.

– Chassé ! le père a chassé lefils ! Et pourquoi ?

– Pourquoi ? parce qu’il voulaitvous épouser malgré tout le monde, l’enragé !

– Chassé ! chassé à cause demoi ! chassé de la maison de son père !

– Oui… Oh ! je crois bien ! ily a eu des gros mots ! Voyez-vous, moi j’étais dans lefournil ; j’ai tout entendu. Oh ! sans écouter ! Jen’écoutais pas, non ; mais ils criaient si haut que j’ai bienété forcé d’entendre… Il y a même eu un moment, quand monsieurBernard a dit au père Guillaume : « C’est sur vous queretomberont les malheurs qui vont arriver ! » il y a mêmeeu un moment où j’ai cru que le vieux allait sauter sur son fusil…Oh ! ça se serait mal passé ! C’est que le pèreGuillaume, ce n’est pas comme moi, qui ne puis pas mettre une balledans une porte cochère à vingt-cinq pas !

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! pauvre cher Bernard !

– Ah ! oui, n’est-ce pas, ce qu’il arisqué pour vous, ça vaut bien que vous le revoyiez encore unefois, dites, quand ce ne serait que pour l’empêcher de fairequelque sottise ?

– Oh ! oui, oui, le revoir ! jene demande pas mieux ; mais comment ?

– Il vous attendra ce soir…

– Il m’attendra ?

– Oui, voilà ce que je suis chargé devous dire.

– Par qui ?

– Par qui ?… par lui,donc !

– Et où cela m’attendra-t-il ?

– À la fontaine du Prince.

– À quelle heure ?

– À neuf heures.

– J’y serai, Mathieu, j’yserai !

– N’y manquez pas, au moins ?

– Je n’ai garde !

– Ça retomberait encore sur moi… c’estqu’il n’est pas tendre, le citoyen Bernard ! ce matin, il m’aenvoyé un soufflet, que la joue m’en cuit encore ! mais jesuis bon garçon, moi, je n’ai pas de rancune.

– Sois tranquille, mon bon Mathieu, ditCatherine en remontant à sa chambre ; oh ! Dieu terécompensera !

– Je l’espère bien, dit Mathieu en lasuivant des yeux jusqu’au moment où la porte se fut refermée surelle.

Puis alors, avec un sourire de démon qui voitune pauvre âme innocente donner dans son piège, il se retourna ducôté de la forêt, dans laquelle il entra à grands pas, tout enfaisant des signes.

À ces signes, un cavalier qui se tenait àquelque distance accourut.

– Eh bien ? demanda-t-il à Mathieuen arrêtant court son cheval en face du vagabond.

– Eh bien ! tout va à merveille,l’autre a tant fait de sottises, qu’il paraît qu’on en a assezcomme ça ; et puis, on regrette Paris.

– Que dois-je faire ?

– Ce que vous devez faire ?

– Oui.

– Le ferez-vous ?

– Sans doute.

– Eh bien ! courez àVillers-Cotterêts, bourrez vos poches d’argent… À huit heures à lafête de Corcy, et à neuf heures…

– À neuf heures ?

– Eh bien ! quelqu’un qui n’a pas puvous parler ce matin, quelqu’un qui n’est pas revenu parGondreville, uniquement de peur du scandale, ce quelqu’un-là vousattendra à la fontaine du Prince.

– Mais elle consent donc à partir avecmoi ? s’écria le Parisien tout joyeux.

– Elle consent à tout ! dit levagabond.

– Mathieu, reprit le jeune homme, il y avingt-cinq louis pour toi si tu ne m’as pas menti !… À cesoir, neuf heures !

Et, enfonçant ses éperons dans le ventre deson cheval, il s’éloigna au galop dans la direction deVillers-Cotterêts.

– Vingt-cinq louis ? murmura Mathieuen le regardant fuir à travers les arbres, c’est un joli denier,sans compter la vengeance !… Ah ! je suis unechouette ! ah ! la chouette est un oiseau de mauvaisaugure !… Monsieur Bernard, la chouette vous ditbonsoir !

Et, rapprochant ses deux mains de la bouche,il fit entendre deux fois le cri de la chouette.

– Bonsoir, monsieur Bernard !

Et il s’enfonça au plus épais de la futaie,dans la direction du village de Corcy.

Chapitre 14LA FÊTE DE VILLAGE

Il y a vingt-cinq ans, c’est-à-dire à l’époqueoù se passaient les événements que nous avons entrepris deraconter, les fêtes des villages situés aux environs deVillers-Cotterêts étaient de véritables fêtes, non seulement pources villages, mais encore pour la ville autour de laquelle cesvillages rayonnent comme des satellites autour de leur planète.

C’était surtout au commencement de l’année,quand les premières fêtes coïncidaient avec les premiers beauxjours ; quand, aux jeunes rayons du soleil de mai, un de cesvillages s’élevait tout à coup caquetant et chantant sous lafeuillée comme un nid de fauvettes ou de mésanges nouvellementéclos ; c’était surtout à ce moment-là, disons-nous, que lafête présentait un nouveau charme, un double attrait.

Alors, quinze jours d’avance dans le village,huit jours d’avance à la ville, commençaient des préparatifs decoquetterie de la part de tous ceux à qui revenait, soit enintérêt, soit en spéculation, soit en plaisir, une part quelconquede cette fête.

Les cabarets ciraient leurs tables, frottaientleurs carreaux, récuraient leurs gobelets d’étain, mettaient desbouchons neufs à leur porte.

Les ménétriers balayaient, désherbaient,piétinaient la place sur laquelle on devait danser.

Les guinguettes improvisées s’élevaient sousles arbres, comme les tentes, non pas d’un champ de bataille, maisd’un camp de plaisir.

Enfin, jeunes gens et jeunes fillesapprêtaient leurs toilettes, de même qu’avant une grande revue lessoldats qui doivent y prendre part apprêtent leurs armes.

Le matin de ce fameux jour, tout s’éveillaitde bonne heure, tout vivait, tout agissait, tout se préparait dèsl’aube.

Les jeux de bagues fixaient leur mécaniquetournante ; les roulettes en plein air s’affermissaient surleurs quatre pieds boiteux ; les poupées de plâtre destinées àêtre brisées par les balles de l’arbalète s’alignaient sur leurspals ; les lapins attendaient tristement, craintifs et lesoreilles couchées sur le cou, l’heure où un anneau adroitementenfilé dans un piquet disposerait de leur sort et les ferait passerdu panier du spéculateur dans la casserole du gagnant.

Pour le village, dès le matin, la fête étaitdonc la fête.

Il n’en était pas de même pour lesreprésentants que la ville devait envoyer à cette fête, et qui nepartaient que vers trois ou quatre heures de l’après-midi, à moinsque des invitations particulières ou des liens de famille avec lesfermiers ou les principaux habitants du village ne changeassentpour eux les habitudes générales.

Donc, vers trois ou quatre heures del’après-midi, selon que le village était plus ou moins distant dela ville, une longue procession commençait à se dérouler sur laroute.

Elle se composait de fashionables à cheval,d’aristocrates en voiture, et de membres du tiers état à pied.

Ces membres du tiers état, c’étaient lesclercs de notaire, les commis de contributions, les ouvriersélégants, ayant sous le bras chacun une jolie fille en bonnet àrubans roses ou bleus, narguant sous sa jupe de jaconas oud’indienne, avec ses yeux vifs et ses dents blanches, la dame enchapeau et en char à bancs qui passait orgueilleusement prèsd’elle.

À cinq heures, tout le monde était aurendez-vous, et la fête avait sa véritable signification, car ellecontenait les trois éléments constitutifs : aristocrates,bourgeois, paysans.

Tout cela dansait dans la même enceinte, c’estvrai, mais cependant sans se mêler ; chaque caste formait sonquadrille, et, si l’un de ces quadrilles était enviable et envié,c’était celui des grisettes aux rubans roses et bleus.

À neuf heures du soir le chapelet de la danses’égrenait ; tout ce qui appartenait à la ville reprenait lechemin de la ville : aristocrates en voiture ; clercs,commis, ouvriers et grisettes à pied.

C’étaient ces longs retours sous l’ombre desgrands arbres, sous les rayons tamisés de la lune, sous lespremières brises chaudes de l’année, qui étaient charmants.

Ces fêtes étaient plus ou moins courues, selonl’importance des villages ou selon leur situation plus ou moinspittoresque.

Sous ce rapport, Corcy était placé au premierrang.

Rien de plus gracieux que ce petit village,situé à l’entrée des vallées de Nadon, et formant un angle aiguavec les étangs de la Ramée et de Javaye.

À dix minutes du chemin de Corcy, il y asurtout un site d’un caractère tout particulier, doux et sauvage àla fois : on l’appelle la fontaine du Prince.

Rappelons ici, en passant, que c’était auprèsde cette fontaine que Mathieu avait donné son double rendez-vous auParisien et à Catherine, et revenons à Corcy.

Dès quatre heures de l’après-midi, Corcy étaitdonc en pleine fête.

Transportons nos lecteurs, non pas précisémentau milieu de cette fête, mais à la porte d’un de ces cabaretsimprovisés dont nous parlions tout à l’heure.

Ce cabaret, qui revivait tous les ans, pendanttrois jours, d’une vie nouvelle et éphémère, était une anciennemaison de garde abandonnée, et qui, par suite de cet abandon,restait fermée trois cent soixante jours par année.

Pendant les trois jours de fête, l’inspecteurmettait cette maison à la disposition d’une bonne femme nommée lamère Tellier, de son état cabaretière à Corcy, laquelle faisait decette maison une succursale de son établissement.

La fête durait trois jours, disons-nous. Descinq jours que nous avons distraits de l’année, le premier fait laveille, le dernier le lendemain, c’est-à-dire que le premierreprésente les préparatifs de la fête et le dernier le rangementobligé qui suit la fête.

Tant que la fête durait, le cabaret vivait,buvait, chantait : on l’eût dit éternel.

Puis il se refermait pour trois cent soixanteautres jours, pendant lesquels il restait morne, silencieux,endormi, en léthargie : on l’eût dit mort.

Il était situé à moitié chemin de Corcy à lafontaine du Prince, de sorte qu’il offrait une halte toutenaturelle à ceux qui allaient à la fontaine.

Et entre les contredanses, vu le charme dusite et ce besoin de solitude si naturel aux amoureux, tout lemonde allait du village à la fontaine et s’arrêtait au cabaret dela mère Tellier pour boire un verre de vin et manger un quartier deflan à la crème.

Vers cinq, six et sept heures, l’établissementmomentané de la mère Tellier était donc à l’apogée de sa splendeur,puis, peu à peu, il se démeublait, devenait de plus en plussolitaire, et, en général, vers dix heures du soir, il fermait sespaupières de bois et s’endormait sous la garde d’une jeune fillenommée Babet, qui suppléait la mère Tellier et était honorée detoute sa confiance.

Le lendemain, dès le point du jour, ilbâillait d’abord à la porte, puis, l’un après l’autre, ouvrait sesdeux volets, et comme la veille attendait résolument lesconsommateurs.

Les consommateurs se tenaient de préférencesous une espèce de marquise champêtre, formée à l’extérieur de lamaison par des lierres, des vignes et des liserons, montant le longde piliers qui supportaient cet avant-toit de verdure.

En face, au pied d’un hêtre, géant d’un autreâge et qui semblait entouré de ses enfants, s’élevait une hutte defeuillage sous laquelle rafraîchissait le jour le vin qu’onrentrait le soir, la confiance de la mère Tellier dans la sobriétéet la probité de ses compatriotes n’allant pas jusqu’à laisser leliquide tentateur passer la nuit au grand air, si rafraîchissantqu’il fût comparé à l’air du jour.

Or, vers sept heures du soir, en même tempsque la place de la fête présentait l’aspect le plus animé, lasuccursale du cabaret de la mère Tellier offrait de son côté celuid’une réunion des plus brillantes.

Elle se composait de buveurs de vin à dix, àdouze et à quinze sous, la mère Tellier avait trois prix, et deconsommateurs de flan et de frangipane.

Quelques-uns plus affamés allaient cependantjusqu’à l’omelette au lard, la salade, ou le saucisson.

Cinq tables sur six étaient occupées, et lamère Tellier et mademoiselle Babet suffisaient à peine à faire faceaux fréquents appels des consommateurs.

À l’une de ces tables étaient assis deux desgardes qui avaient assisté le matin à la chasse du sanglierdétourné par notre ami François.

Ces deux gardes, c’étaient Bobineau etLajeunesse.

Bobineau, gros bonhomme tout rond, à l’œil àfleur de tête, à la figure épanouie, natif d’Aix-en-Provence, toutgai, passant sa vie à blaguer les autres et à être blagué lui-même,grasseyant en parlant, comme un véritable Provençal qu’il était,plein de verve dans l’attaque comme dans la défense, et, dans l’unou l’autre cas, trouvant des mots qu’on cite encore aujourd’huiqu’il est mort depuis quinze ans.

Lajeunesse, grand, sec, maigre, baptisé de cenom juvénile, en 1784, par le duc d’Orléans Philippe-Égalité, parcequ’à cette époque il était le plus jeune des gardes, avait conservéson sobriquet, quoiqu’il en fût devenu à peu près le plusvieux ; il était aussi grave que Bobineau était rieur, aussisobre de paroles que Bobineau était bavard.

À gauche de la maison, sur sa face orientale,le reste d’une haie, qui, peut-être autrefois s’était prolongéecarrément pour faire une espèce d’enclos à la maison, mais qui,aujourd’hui, se contentait d’aller, par un retour de cinq ou sixpieds, jusqu’à la hutte en feuillages, au-delà de laquelle elledisparaissait, laissant l’abord de la maison parfaitementlibre.

Derrière cette haie, ouverte par une portedont la partie solide était absente et dont il ne restait plus queles deux poteaux, une espèce de monticule couronné par un grandchêne au pied couvert de mousse et dominant la petite vallée oùcoule la fontaine du Prince.

Au pied de ce monticule, en dehors de la haie,Mathieu jouait aux quilles, nous allions dire avec trois ou quatregarnements de son espèce, mais nous nous reprenons, les garnementsde son espèce étant assez rares pour qu’on n’en fasse point sifacile collection.

Plus loin, sous l’ombre mystérieuse de laforêt, sur ce tapis de mousse, qui assourdit les pas aux troisième,quatrième et cinquième plans, comme on dit au théâtre, dans lecrépuscule qui commençait à tomber, passaient, s’effaçant de plusen plus, selon leur plus ou moins d’éloignement, les promeneurssolitaires ou accouplés.

Puis, comme un accompagnement aux voix desbuveurs, des mangeurs, des joueurs de quilles et des promeneurs, onentendait le son des violons et le cri de la clarinette, qui nes’éteignaient à distance égale que juste ce qu’il fallait de tempsaux cavaliers pour reconduire les danseuses à leurs bancs, choisirune autre dame et se remettre en place pour une nouvellecontredanse.

Et maintenant que notre toile est levée, quenotre mise en scène est rendue compréhensible par l’explication,ramenons nos lecteurs sous la treille de la mère Tellier, occupée àservir en ce moment un sybarite qui a demandé une omelette au lardet du vin à douze, tandis que Babet apporte à Bobineau et àLajeunesse un morceau de fromage de la grosseur d’une brique,lequel les aidera à finir leur seconde bouteille de vin.

– Eh bien ! voilà ce que c’est,disait de son air grave Lajeunesse à Bobineau, lequel, d’autantplus penché en arrière que l’autre était penché en avant,l’écoutait avec son air gouailleur ; et, si tu en doutes, tupourras le voir de tes propres yeux. Quand je dis propres, tucomprends, c’est une manière de parler. Celui dont je te parle estun nouveau venu ; il arrive d’Allemagne, du pays du père àCatherine, et il s’appelle Mildet.

– Et où va-t-il demeurer, cegaillard-là ? demanda Bobineau avec ce charmant accentprovençal que nous avons déjà dit lui être particulier.

– À l’autre bout de la forêt, àMontaigu ; il a une petite carabine pas plus haute que ça.Quinze pouces de canon du calibre 30, des balles comme deschevrotines. Il vous prend un fer à cheval, il le cloue le long dela muraille, et, à cinquante pas, il met, les unes après lesautres, une balle dans chacun de ses trous.

– Troun de l’air ! dit Bobineau,prononçant son juron familier en riant comme d’habitude, si bienque la muraille est percée ! Pourquoi donc ne se fait-il pasmaréchal, ce gaillard-là, il n’aurait pas peur des coups de pied dechevaux… Quand je verrai ça, je le croirai, n’est-ce pas,Molicar ?

Celle interpellation s’adressait à un nouveauvenu, qui, après avoir été buter dans les quilles de Mathieu,faisait son entrée, accompagné des malédictions des joueurs,lesquels le menaçaient de prendre ses jambes, passablement avinées,comme un supplément à leur jeu.

À son nom, le disciple de Bacchus, comme ondisait encore à cette époque-là au Caveau moderne, – à l’agonie delaquelle j’ai eu la douleur d’assister, – à son nom, disons-nous,Molicar se retourna et, reconnaissant comme à travers un brouillardcelui qui l’avait interpellé :

– Ah ! murmura-t-il en écarquillantles yeux et en arrondissant la bouche, c’est toi,Bobineau ?

– Oui, c’est moi.

– Et tu dis ?… Répète un peu ce quetu disais, tu me feras plaisir.

– Rien, des bamboches ; c’est cefarceur de Lajeunesse qui me fait poser.

– Mais, dit Lajeunesse, blessé dans sonamour-propre de narrateur, quand je te dis…

– À propos, Molicar, reprit Bobineau,qu’est devenu ton procès avec le voisin Lafarge ?

– Mon procès ? demanda Molicar, qui,dans la situation d’esprit un peu embarrassée dans laquelle il setrouvait, avait quelque peine à enjamber d’une idée à l’autre.

– Oui, ton procès.

– Avec Lafarge le perruquier ?

– Oui.

– Je l’ai perdu, mon procès.

– Comment l’as-tu perdu ?

– Je l’ai perdu parce que j’ai étécondamné.

– Par qui ?

– Par monsieur Bassinot, le juge depaix.

– Et à quoi as-tu été condamné ?

– À trois francs d’amende.

– Que lui avais-tu donc fait, à Lafargele perruquier ? demanda Lajeunesse avec sa gravitéordinaire.

– Ce que je lui avais fait ? demandaMolicar, oscillant sur ses jambes comme un balancier de pendule. Jelui avais détérioré le nez. Mais cela sans mauvaise intention,parole d’honneur ! Tu connais bien le nez de Lafarge leperruquier, n’est-ce pas Bobineau ?

– D’abord, rectifions, dit le joyeuxProvençal, ce n’est pas un nez, c’est un manche.

– Oh ! il l’a dit ! il a trouvéle mot. Satané Bobiné, va ! Non, je veux dire satané Bobineau.C’est la langue qui me fourche.

– Eh bien ? demanda Lajeunesse.

– Eh bien ! quoi ? demanda àson tour Molicar, déjà à cent lieues de la conversation.

– Il demande l’histoire du nez du pèreLafarge.

– C’est vrai. C’était justement il y aaujourd’hui quinze jours, continua Molicar, en essayant par ungeste obstinément répété d’écarter de lui une mouche qui n’existaitpas, nous sortions ensemble du cabaret.

– Alors vous étiez gris, ditBobineau.

– Non, foi d’homme ! répliquaMolicar.

– Je te dis que vous étiez gris.

– Et moi, je te dis que non ; nousétions ivres.

Et Molicar éclata de rire, lui aussi il avaittrouvé son mot.

– À la bonne heure ! ditBobineau.

– Mais tu ne te corrigeras doncjamais ? demanda Lajeunesse.

– De quoi ?

– De te griser.

– Me corriger ! pour quoifaire ?

– Cet homme est plein de raison, ditBobineau ; un verre de vin, Molicar.

Molicar secoua la tête.

– Comment, tu refuses ?

– Oui.

– Tu refuses un verre de vin,toi ?

– Deux, ou pas.

– Bravo !

– Pourquoi deux ? demandaLajeunesse, dont l’esprit, plus mathématique que celui de Bobineau,demandait pour toute chose une solution positive.

– Parce qu’un seul, dit Molicar, çaferait le treizième de ce soir.

– Ah ! oui, fit Bobineau.

– Et que treize verres de vin cela meporterait malheur.

– Superstitieux, va ! Continue, tuauras les deux verres.

– Nous sortions donc du cabaret, continuaMolicar se rendant à l’invitation de Bobineau.

– Quelle heure était-il ?

– Oh ! de bonne heure.

– Enfin ?

– Il pouvait être une heure ou une heureet demie du matin ; je voulais rentrer chez moi, comme ilconvient à un honnête homme qui a trois femmes et un enfant.

– Trois femmes !

– Trois femmes et un enfant.

– Quel pacha !

– Eh ! non ; une femme et troisenfants, qu’il est bête ce Bobineau ! Est-ce qu’on peut avoirtrois femmes ; si j’avais eu trois femmes, je ne serais pasrentré chez moi. Souvent je n’y rentre pas parce que j’en ai déjàtrop d’une. Bon ! voilà qu’il me prend cette mauvaise idée dedire à Lafarge le perruquier, qui demeure sur la place de laFontaine, tandis que moi, comme tu sais, je demeure au bout de larue de Larguy ; voilà qu’il me prend cette mauvaise idée delui dire : Voisin, reconduisons-nous. Vous me reconduirezd’abord, je vous reconduirai ensuite, puis ça sera votre tour, puisle mien, et à chaque voyage nous nous arrêterons chez la mèreMoreau, pour boire chopine.

– Ah ! dit-il, c’est une idée,cela.

– Oui, reprit Bobineau, tu n’avaisprobablement, comme aujourd’hui, absorbé que treize verres, et tucraignais que cela te portât malheur.

– Non, ce jour-là, je ne les avais pascomptés, et c’est un tort, ça ne m’arrivera plus. Nous nous enallions donc ensemble comme deux bons amis, comme deux vraisvoisins, quand, en arrivant à la porte de mademoiselle Chapuis, tusais, la directrice de la poste ?

– Oui.

– Il y avait une grosse pierre, ilfaisait une nuit !… Tu as de bons yeux, toi, n’est-ce pas,Lajeunesse ? Tu as de bons yeux, toi, n’est-ce pas,Bobineau ? Eh bien ! par cette nuit-là, vous auriez prisun chat pour un garde champêtre.

– Jamais, dit gravement Lajeunesse.

– Jamais ! Tu dis jamais ?

– Mais non, il ne dit rien.

– S’il ne dit rien, c’est autre chose, etc’est moi qui ai tort.

– Oui, tu as tort, continue.

– Quand, arrivé à la porte demademoiselle Chapuis, la directrice de la poste, je rencontre lapierre. Comme un pauvre malheureux que j’étais, je ne la voyaispas. Comment l’aurais-je vue ?… le voisin Lafarge ne voyaitpas son nez, qui est bien plus près de ses yeux que mes yeux nel’étaient de la pierre. Je trébuche, je tends la main, je merattrape à ce que je peux. Bon ! c’était le nez du voisinLafarge. Dame ! vous savez, quand on se noie dans l’eau, ontient ferme, mais quand on se noie dans le vin, c’est encore pis.Ma foi ! ça a fait l’effet, tiens, le même effet que quand tutires ton couteau de chasse de la gaine, Bobineau ; le voisinLafarge a tiré son nez de ma main, mais la peau de son nez, elleest restée dans ma main. Vous voyez bien qu’il n’y avait pas de mafaute, d’autant plus que je n’ai pas refusé un instant de la luirendre, sa satanée peau. Eh bien ! le juge de paix, il m’acondamné à trois francs de dommages et intérêts pour cela.

– Et le voisin Lafarge a eu la petitessede les toucher, tes trois francs ?

– Oui, mais nous venons de les jouer à laboule. Je les lui ai regagnés, et nous les avons bus. Monquatorzième verre, Bobineau ?

– Dites donc, père Bobineau, fit Mathieu,interrompant les interlocuteurs, ne disiez-vous pas que vouscherchiez monsieur l’inspecteur ?

– Non, répondit Bobineau.

– Je croyais, et comme il vient par ici,je vous en prévenais, afin que vous n’ayez pas la peine d’aller lechercher.

– En ce cas-là !… dit le pèreLajeunesse en mettant la main à sa poche.

– Eh bien ! dit Bobineau, quefais-tu donc ?

– Je paie pour nous deux. Tu me rendrascela plus tard, autant vaut que monsieur l’inspecteur ne nous voiepas à la table d’un cabaret : pour un verre de vin qu’on prendpar hasard, il croirait qu’on en fait habitude. C’est trente-quatresous, n’est-ce pas, mère Tellier ?

– Oui, messieurs, dit la mèreTellier.

– Eh bien ! voilà ; et aurevoir.

– Oh ! les lâches ! dit Molicaren s’asseyant à la table qu’ils venaient d’abandonner, et en mirantau soleil couchant une troisième bouteille à peine entamée ;les lâches ! de quitter le champ de bataille quand il resteencore des ennemis.

Et emplissant bord à bord les deux verres etles choquant l’un contre l’autre :

– À ta santé ! Molicar, dit-il.

Pendant ce temps, les deux gardes, si pressésqu’ils fussent de disparaître, s’étaient arrêtés appuyés l’un àl’autre, et regardaient avec stupéfaction un nouveau venu quivenait d’entrer en scène.

Ce nouveau venu, c’était Bernard.

Mais Bernard pâle, défiguré, sa cravateouverte et le front couvert de sueur.

Chapitre 15LE SERPENT

Le jeune homme était si changé que ses deuxcamarades furent un instant à le regarder sans le reconnaître. Puisenfin, Lajeunesse se hasardant :

– Tiens, dit-il, c’est Bernard. Bonjour,Bernard.

– Bonjour, répondit brusquement Bernard,visiblement contrarié de les voir là.

– Te voilà ici, toi ? hasarda à sontour Bobineau.

– Et pourquoi pas ! Est-ce défendude venir à la fête, quand on veut s’amuser ?

– Oh ! je ne dis pas que cela soitdéfendu, troun de l’air ! reprit Bobineau, seulement, çam’étonne de te voir seul.

– Seul ?

– Oui.

– Et avec qui donc veux-tu que jesois ?

– Mais il me semble que lorsqu’on a unefiancée, une jeune et belle fiancée…

– Ne parlons plus de cela, dit Bernard enfronçant le sourcil.

Puis frappant une table avec la crosse de sonfusil.

– Du vin ! cria-t-il.

– Chut ! dit Lajeunesse.

– Pourquoi chut ?

– Monsieur l’inspecteur est ici.

– Eh bien ! après ?

– Je te dis : fais attention,monsieur l’inspecteur est ici ; voilà tout.

– Eh bien ! qu’est-ce que ça me faità moi, qu’il soit ici ou qu’il n’y soit pas, monsieurl’inspecteur ?

– Oh ! oh ! c’est autre chosealors.

– Il y a de la brouille dans le ménage,dit Bobineau à Lajeunesse en le touchant du bras.

Lajeunesse fit signe que c’était aussi sonopinion, puis se retournant du côté de Bernard :

– Ce que j’en disais, vois-tu, Bernard,continua-t-il ce n’est point pour te régenter ou t’êtredésagréable ; mais c’est que, tu sais, monsieur l’inspecteur,il n’aime pas qu’on nous voie au cabaret.

– Et si j’aime à y aller, moi ?répondit Bernard. Crois-tu que c’est monsieur l’inspecteur quim’empêchera de faire à ma volonté ?

Frappant alors une seconde fois sur la table,avec plus de violence que la première :

– Du vin ! criait-il, duvin !

Les deux gardes virent alors que c’était unparti pris.

– Allons ! allons ! ditBobineau, il ne faut pas empêcher un fou de faire sa folie. ViensLajeunesse, viens.

– N’en parlons plus, dit Lajeunesse.Adieu ! Bernard.

– Adieu ! répondit celui-ci de savoix brève et tranchante, adieu !

Les deux gardes s’éloignèrent du côté opposé àcelui par lequel venait l’inspecteur, qui, du reste, absorbé danssa conversation et ayant la vue basse, passa près du cabaret sansvoir ni les deux gardes ni Bernard.

– Mais viendra-t-on ? cria celui-cien donnant à la table un coup de crosse qui faillit la faire tomberen éclats.

La mère Tellier accourut, une bouteille dechaque main, et sans savoir encore quel était le buveur impatientqui demandait du vin avec tant de violence.

– Voilà ! voilà ! voilà !dit-elle, notre provision de vin en bouteille est épuisée, et il afallu le temps de tirer du tonneau.

Puis, reconnaissant alors seulement celui àqui elle avait affaire :

– Ah ! c’est vous, dit-elle, chermonsieur Bernard. Mon Dieu ! comme vous êtes pâle !

– Vous trouvez, la mère ? dit lejeune homme, eh bien ! c’est pour cela que je veuxboire : le vin donne des couleurs.

– Mais vous êtes malade, monsieurBernard, insista la mère Tellier.

Bernard haussa les épaules et, lui arrachantune des bouteilles de la main :

– Donnez donc ! dit-il.

Et, portant la bouteille à ses lèvres, il butà même.

– Seigneur Dieu ! s’écria la bonnefemme, regardant avec stupéfaction Bernard accomplir cette actionsi fort en dehors de ses habitudes ; vous allez vous fairemal, mon enfant.

– Bon ! dit Bernard en s’asseyant etposant violemment la bouteille sur sa table, laissez-moi boirecelui-là ; qui sait si vous m’en servirez jamaisd’autre ?

La stupéfaction de la mère Tellier allaitcroissant, elle oubliait toutes ses autres pratiques pour nes’occuper que du jeune homme.

– Mais qu’est-il arrivé donc, chermonsieur Bernard ? insista-t-elle.

– Rien ; seulement, donnez-moi uneplume, de l’encre et du papier.

– Une plume, de l’encre et dupapier ?

– Oui, allez.

La mère Tellier s’empressa d’obéir.

– Une plume, de l’encre et du papier,répéta Molicar, de plus en plus ivre et en achevant la troisièmebouteille de Lajeunesse et de Bobineau. Excusez, monsieur lenotaire ! Est-ce qu’on vient au cabaret pour demander desplumes, de l’encre et du papier ? on vient au cabaret pourdemander du vin.

Puis joignant l’exemple au précepte :

– Du vin ! la mère Tellier, duvin ! cria-t-il.

Pendant ce temps, la mère Tellier, laissant àBabet le soin de servir Molicar, était revenue à Bernard, et avaitdéposé devant lui les trois choses demandées.

Bernard leva les yeux sur elle, ets’apercevant qu’elle était habillée de noir :

– Pourquoi êtes-vous en deuil ?demanda-t-il.

La bonne femme pâlit à son tour, et d’une voixà moitié suffoquée :

– Ô mon Dieu ! dit-elle, vous nevous souvenez donc plus du grand malheur qui m’estarrivé ?

– Je ne me souviens de rien, dit Bernard.Pourquoi donc êtes-vous en deuil ?

– Eh ! vous le savez bien, mon bonmonsieur Bernard, puisque vous êtes venu à son enterrement. Je suisen deuil de mon pauvre enfant, Antoine, qui est mort il y a unmois.

– Ah ! pauvre femme !

– Je n’avais que lui, monsieur Bernard,un fils unique, et le bon Dieu me l’a repris tout de même.Oh ! il me manque bien, allez ! Quand une mère a eu sonenfant vingt ans sous les yeux et que tout à coup son enfant n’estplus là, que faire ? pleurer. On pleure ; mais quevoulez-vous ? ce qui est perdu est perdu.

Et la bonne femme éclata en sanglots.

Molicar choisit ce moment pour entonner unechanson ; c’était sa chanson favorite et le thermomètre de ceque le bonhomme pouvait jauger de liquide.

Quand il commençait sa chanson c’est qu’ilétait ivre.

Il commença :

Si j’avais dans mon jardin

Un seul carré de vignes.

Cette chanson, venant pour insulter à ladouleur de la mère Tellier, douleur si sympathique à Bernardderrière sa fausse indifférence, fit bondir celui-ci comme si ladouleur l’eût frappé d’un aiguillon aussi nouveau qu’inattendu.

– Veux-tu te taire ! cria-t-il.

Mais Molicar, ne faisant aucune attention à ladéfense de Bernard, reprit :

Si j’avais dans mon jardin…

– Tais-toi ! te dis-je, fitle jeune homme avec un geste de menace.

– Et pourquoi ça, me taire ? ditMolicar.

– N’entends-tu pas ce que dit cettefemme ! ne vois-tu pas qu’il y a là une mère qui pleure, etqui pleure son enfant ?

– C’est vrai, dit Molicar, je vaischanter tout bas.

Et il reprit à demi-voix :

Si j’avais…

– Ni bas, ni haut ! criaBernard. Tais-toi, ou va-t’en.

– Oh ! dit Molicar, c’est bon, jem’en vas. J’aime les cabarets où l’on rit et pas ceux où l’onpleure. Mère Tellier, mère Tellier, fit-il en frappant sur latable, venez chercher votre dû.

– C’est bien ! dit Bernard, jeréglerai ton compte. Laisse-nous.

– Bon ! fit Molicar chancelant, jene demande pas mieux.

Et il s’éloigna, s’appuyant aux arbres etchantant toujours plus haut à mesure qu’il s’éloignait :

Si j’avais dans mon jardin

Un seul carré de vignes.

Bernard le regarda s’éloigner avec un profonddégoût, puis revenant à l’hôtelière qui continuait depleurer :

– Oui vous avez raison, dit-il, ce quiest perdu est perdu ; tenez, mère Tellier, je voudrais être àla place de votre fils, et que votre fils ne fût pas mort.

– Oh ! que Dieu vous garde !s’écria la bonne femme ; vous, monsieur Bernard ?

– Oui, moi ! paroled’honneur !

– Vous qui avez de si bons parents !reprit-elle. Ah ! si vous saviez le mal que cela fait à unemère de perdre son enfant, vous ne risqueriez pas un pareilsouhait.

Pendant ce temps, Bernard essayait d’écrire,mais inutilement ; la main lui tremblait si fort, qu’il nepouvait former une lettre.

– Oh ! je ne peux pas ! je nepeux pas ! s’écria-t-il en écrasant la plume sur la table.

– En effet, dit la bonne femme, voustremblez comme si vous aviez la fièvre.

– Tenez, reprit Bernard, rendez-moi unservice, mère Tellier.

– Oh ! bien volontiers, monsieurBernard ! s’écria la bonne femme ; lequel ?

– Il n’y a qu’un pas d’ici à la maisonneuve du chemin de Soissons, n’est-ce pas ?

– Dame ! pour un quart d’heure dechemin, en marchant bien.

– Alors, faites-moi l’amitié… je vousdemande bien pardon de la peine.

– Dites donc toujours.

– Faites-moi l’amitié d’aller là-bas, dedemander Catherine.

– Elle est donc revenue ?

– Oui, ce matin ; et de lui dire queje lui écrirai bientôt.

– Que vous lui écrirez bientôt ?

– Demain, aussitôt que je ne trembleraiplus.

– Vous quittez donc le pays ?

– On dit que nous allons avoir la guerreavec les Algériens.

– Qu’est-ce que ça vous fait, la guerre,à vous, qui avez tiré à la conscription et qui avez pris un bonnuméro ?

– Vous allez aller où je vous dis,n’est-ce pas, mère Tellier ?

– Oui, à l’instant même, cher monsieurBernard ; mais…

– Mais quoi ?

– À vos parents ?

– Après, à mes parents ?

– Que voulez-vous que je leurdise ?

– À eux ?

– Oui.

– Rien.

– Comment ! rien ?

– Non, rien, sinon que je suis passé parici, qu’ils ne me reverront plus, et que je leur dis adieu.

– Adieu ! répéta la mèreTellier.

– Dites-leur encore qu’ils gardentCatherine avec eux, que je leur serai reconnaissant de toutes lesbontés qu’ils auront pour elle ; et puis encore que, si parhasard je venais à mourir, comme votre pauvre Antoine, je les priede faire Catherine leur héritière.

Et le jeune homme, au bout de sa fièvre, etpar conséquent de sa force, laissa tomber, avec un soupir quiressemblait à un sanglot, sa tête entre ses deux mains.

La mère Tellier le regardait avec une profondepitié.

– Eh bien ! c’est dit, monsieurBernard, reprit-elle. Voici la nuit tout à fait venue ; jen’aurai plus beaucoup de monde maintenant ; Babet suffira pourservir. Je cours à la Maison-Neuve.

Puis, à elle-même et en rentrant chezelle :

– Je crois, dit-elle, que c’est unservice à lui rendre, pauvre garçon !

On entendait dans le lointain la voix avinéede Molicar qui chantait :

Si j’avais dans mon jardin

Un seul carré de vignes.

Bernard resta quelques minutes plongé dans sesréflexions, réflexions douloureuses et profondes qui setrahissaient par les soubresauts convulsifs de ses épaules ;puis enfin, relevant le front, secouant la tête et se parlant àlui-même :

– Allons ! du courage, dit-il,encore un verre de vin, et partons.

– Oh ! c’est égal, dit derrièreBernard une voix dont le timbre le fit tressaillir ; moi, jene partirais pas comme cela.

Bernard se retourna, quoique à la rigueur iln’eût pas besoin de se retourner. Il avait reconnu la voix.

– C’est toi, Mathieu ? dit-il.

– Oui, c’est moi, répondit celui-ci.

– Que disais-tu ?

– Vous n’avez pas entendu ?Bon ! vous avez l’oreille dure.

– J’ai entendu, mais je n’ai pascompris.

– Eh bien ! je vais répéter.

– Répète.

– Je disais qu’à votre place, je nepartirais pas comme cela.

– Tu ne partirais pas ?

– Non ; du moins sans… suffit, jem’entends.

– Sans quoi ? voyons.

– Eh bien ! sans me venger de l’unou de l’autre. Voilà le grand mot lâché.

– Qui ?… quoi ?… de l’un ou del’autre ?

– Oui, de l’un ou de l’autre, de lui oud’elle.

– Est-ce que je puis me venger de monpère et de ma mère ? fit Bernard en haussant les épaules.

– Allons donc ! de votre père ou devotre mère ! Est-ce qu’il est question d’eux dans toutcela ?

– Mais de qui est-il doncquestion ?

– Bon ! il est question du Parisienet de mademoiselle Catherine.

– De Catherine et de monsieurChollet ! s’écria Bernard en se dressant sur ses pieds commesi une vipère l’eût mordu.

– Eh ! oui.

– Mathieu ! Mathieu !

– Bon ! voilà qui m’avertit de nerien dire.

– Pourquoi cela ?

– Tiens ! parce que ça retomberaitencore sur moi ce que je dirais.

– Non, non, Mathieu ; non, je te lejure ; parle.

– Mais vous ne devinez donc pas ?dit Mathieu.

– Que veux-tu que je devine ?Voyons, je te le répète, parle.

– Ah ! par ma foi ! continua levagabond, ce n’est pas la peine d’avoir de l’esprit et del’éducation pour être sourd et aveugle.

– Mathieu ! s’écria Bernard, as-tuvu ou entendu quelque chose ?

– La chouette voit clair la nuit, ditMathieu ; elle a les yeux ouverts quand les autres les ontfermés. Elle veille quand les autres dorment.

– Voyons, répéta Bernard en essayantd’adoucir sa voix, qu’as-tu vu et qu’as-tu entendu ? Ne mefais pas languir plus longtemps, Mathieu.

– Eh bien ! répondit celui-ci,l’obstacle à votre mariage, car il y a un obstacle, n’est-cepas ?

– Oui, après ?

– Savez-vous d’où il vient ?

La sueur coulait sur le front de Bernard.

– De mon père, dit-il.

– De votre père ! Ah ! bienoui ! Il ne demanderait pas mieux que de vous voir heureux. Ilvous aime, pauvre cher homme !

– Ah !… et l’obstacle alors vient dequelqu’un qui ne m’aime pas ?

– Dame ! reprit Mathieu, sans perdrede son œil louche aucune des émotions qui se succédaient sur levisage de Bernard, dame ! vous savez, il y a quelquefois desgens qui font comme ça semblant de vous aimer, qui disent :Mon cher Bernard par-ci, mon cher Bernard par-là, et, au fond, quivous trompent.

– Voyons, de qui vient l’obstacle, moncher Mathieu, de qui vient-il ? dis.

– Oui, pour que vous me sautiez à lagorge et que vous m’étrangliez.

– Non, non, foi de Bernard, je tejure !

– En attendant, dit Mathieu, laissez-moim’éloigner un peu de vous.

Et il fit deux pas en arrière.

Puis, se sentant un peu plus en sûreté par ladistance :

– Eh bien ! dit-il, ne voyez-vouspas que l’obstacle vient de mademoiselle Catherine.

Bernard devint livide, mais il ne fit pas unmouvement.

– De Catherine ? reprit-il ; tuavais dit de quelqu’un qui ne m’aimait pas ; prétendrais-tuque Catherine ne m’aime pas, par hasard ?

– Je prétends, dit Mathieu s’enhardissantau calme affecté de Bernard, qu’il y a des jeunes filles, quandelles ont tâté de Paris surtout, qui aiment mieux être à Paris lamaîtresse d’un jeune homme riche que d’être la femme d’un jeunehomme pauvre dans un village.

– Tu ne dis pas cela pour Catherine etpour le Parisien, j’espère ?

– Hé ! hé ! fit Mathieu, quisait ?

– Malheureux ! s’écria Bernard ens’élançant d’un seul bond sur Mathieu et en le saisissant des deuxmains à la gorge.

– Eh bien ! que vous avais-jedit ! s’écria Mathieu d’une voix étranglée, et en faisantd’inutiles efforts pour se débarrasser de l’étreinte de fer. Voilàque vous m’étranglez, monsieur Bernard. Monsieur Bernard, nom d’unnom ! je ne vous dirai plus rien.

Bernard voulait tout savoir. Quiconque atrempé ses lèvres dans la coupe amère de la jalousie veut boiredepuis l’écume jusqu’à la lie.

Bernard lâcha Mathieu et laissa retomber sesdeux bras inertes.

– Mathieu, dit-il, je te demande pardon,parle, parle ; mais si tu mens !

Et ses poings se fermèrent et ses bras seraidirent.

– Eh bien ! si je mens, dit Mathieu,il sera temps de vous fâcher ; mais comme vous vous fâchezd’abord, je ne parlerai pas.

– J’ai eu tort, reprit Bernard en forçanttous ses traits d’exprimer le calme, quand toutes les vipères de lajalousie lui mordaient le cœur.

– Eh bien ! à la bonne heure, ditMathieu, vous voilà raisonnable.

– Oui.

– Mais n’importe, continua levagabond.

– Comment ! n’importe.

– Oui, j’aime mieux vous faire voir,j’aime mieux vous faire toucher la chose. Ah ! vous êtes del’acabit de saint Thomas, vous !

– Oui, dit Bernard, tu as raison ;fais-moi voir, Mathieu, fais-moi voir.

– Je veux bien.

– Ah ! tu veux bien.

– Mais à une condition.

– Laquelle ?

– Vous me donnerez votre parole d’honneurde voir jusqu’au bout.

– Jusqu’au bout. Oui, paroled’honneur ! Mais quand saurai-je que je suis au bout ?Quand saurai-je que j’ai tout vu ?

– Dame ! quand vous aurez vumademoiselle Catherine et monsieur Chollet à la fontaine duPrince.

– Catherine et monsieur Chollet à lafontaine du Prince ! s’écria Bernard.

– Oui.

– Et quand verrai-je cela,Mathieu ?

– Il est huit heures. Huit heurescombien ? Voyez à votre montre, monsieur Bernard.

Bernard tira sa montre d’une main qui étaitdevenue ferme. En approchant de la lutte, l’athlète reprenait sesforces.

– Huit heures trois quarts, dit-il.

– Eh bien ! dans un quart d’heure,reprit Mathieu ; ce n’est pas bien long, n’est-cepas ?

– À neuf heures, alors, dit Bernard,passant sa main sur son front couvert de sueur.

– À neuf heures, oui.

– Catherine et le Parisien à la fontainedu Prince ! murmura Bernard, demeurant incrédule malgrél’assurance de Mathieu : mais que viennent-ils yfaire ?

– Dame ! je n’en sais rien, ditMathieu, qui ne perdait pas un mot de Bernard, pas un mouvement desa physionomie, pas un des tressaillements de son cœur :organiser leur départ, peut-être.

– Leur départ ! fit Bernard serrantsa tête entre ses deux mains comme s’il allait devenir fou.

– Oui, continua Mathieu. Ce soir, àVillers-Cotterêts, le Parisien cherchait de l’or.

– De l’or ?

– Il en demandait à tout le monde.

– Mathieu, murmura Bernard, tu me faisbien souffrir ; si c’est pour le plaisir de me faire souffrir,gare à toi !

– Chut ! dit Mathieu.

– Le pas d’un cheval, murmuraBernard.

Mathieu posa une de ses mains sur le bras deBernard, et, allongeant l’autre dans la direction d’où venait lebruit :

– Regardez, dit-il.

Et Bernard vit, à travers les arbres et aumilieu de l’obscurité, s’avancer un cavalier qu’à sa haine surtoutil reconnut pour son rival.

Un mouvement instinctif le fit se jeterderrière l’arbre qui se trouvait le plus proche de lui.

Chapitre 16L’OCCASION FAIT LE LARRON

Le jeune homme s’arrêta à cinquante pas à peuprès du cabaret de la mère Tellier, regarda tout autour de lui, etne voyant rien qui dût l’inquiéter, sauta à bas de son cheval etl’attacha à un arbre.

Puis, après avoir jeté de nouveau dans la nuitun regard investigateur, il s’avança vers le cabaret.

– Ah ! le voilà, murmura Bernard.Ah ! il vient.

Et il fit un mouvement pour se jeter sur sonchemin.

Mais Mathieu l’arrêta.

– Prenez garde, dit-il, s’il vous voit,vous ne verrez rien, vous.

– Oh ! oui, oui, tu as raison,répondit Bernard, et il tourna autour de l’arbre, pour gagner lecôté ou il projetait son ombre, tandis que Mathieu se glissait sousla hutte de feuillage, comme le serpent dont il venait de jouer lerôle.

Le jeune homme continua d’avancer, et bientôtse trouva dans le cercle de lumière projeté par les chandellesrestées sur les tables des buveurs ; seulement, peu à peu lesbuveurs avaient disparu.

Le cabaret était ou paraissait être désert.Louis Chollet put donc se croire parfaitement seul.

– Ma foi ! dit-il, en détaillant duregard les différents objets qui se présentaient à lui, je suisbien à peu près sûr que voilà le cabaret de la mère Tellier, maisle diable m’emporte si je sais où est la fontaine duPrince !

Bernard était si près de lui, que, si basqu’il eût parlé, il avait tout entendu.

– La fontaine du Prince !répéta-t-il.

Et il regarda autour de lui pour chercherMathieu.

Mais Mathieu avait disparu, à ses regards dumoins, Mathieu était sous la hutte.

– Eh ! mère Tellier, s’écria LouisChollet, mère Tellier.

La jeune fille que nous avons vue aider lamère Tellier dans le service du cabaret et que nous avons dit senommer Babet, sortit à cet appel.

– Vous appelez la mère Tellier, monsieurChollet ? dit-elle.

– Oui, mon enfant, répliqua celui-ci.

– Dame ! c’est qu’elle n’y estpas.

– Où est-elle donc ?

– Elle est allée à la maison neuve duchemin de Soissons, chez les Watrin.

– Diable ! fit le jeune homme,pourvu qu’elle n’aille pas rencontrer Catherine et l’empêcher devenir.

– Rencontrer Catherine et l’empêcher devenir ! répéta Bernard qui ne perdait pas un mot de ce quedisait le Parisien.

– Oh ! bah ! continua le jeunehomme, ce serait un hasard.

Puis appelant Babet :

– Viens ici, mon enfant, dit-il.

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur ?

– Peut-être pourras-tu m’enseigner ce queje cherche, toi.

– Dites, monsieur.

– La fontaine du Prince, est-ce encoreloin d’ici ?

– Oh ! non. C’est là, monsieur,répondit la jeune fille, à cent pas tout au plus d’ici.

– À cent pas !

La jeune fille indiqua le chêne qui s’élevaiten dehors de la porte.

– Tenez, dit-elle, du pied de ce chênevous la voyez.

– Montre-moi cela, mon enfant.

La jeune fille monta sur la butte, au sommetde laquelle s’élevait un chêne magnifique, contemporain de FrançoisIer, et qui était resté debout tandis que douzegénérations de bois avaient passé.

– Tenez, dit-elle, là-bas, sous ce rayonde lune, ce filet d’eau qui reluit comme un écheveau d’argent,c’est la fontaine du Prince.

– Merci ! mon enfant, dit le jeunehomme.

– Il n’y a pas de quoi.

– Si fait, et la preuve, c’est que voilàpour la peine.

Louis Chollet, que le bonheur rendaitgénéreux, tira sa bourse toute gonflée d’or pour y prendre unepièce de monnaie.

Mais la bourse alourdie lui échappa des mainset, tombant à terre, dégorgea sur le sol une partie de la sommequ’elle contenait.

– Bon ! dit Chollet, voilà que jelaisse tomber ma bourse.

– Attendez, dit Babet, on va vouséclairer ; ce n’est pas la peine d’en semer, monsieur Chollet,ça ne pousse pas.

– Oh ! murmura Bernard, qui avaittressailli au bruit qu’avait fait la bourse en tombant, c’étaitdonc la vérité !

En ce moment, Babet revenait avec unechandelle, et, la baissant vers le sol, elle faisait reluire unecentaine de pièces d’or répandues sur le sable, tandis qu’à traversles mailles de la longue bourse on voyait briller une sommedouble.

Chollet mit un genou à terre pour ramasserl’or.

S’il eût été moins préoccupé de cetteopération, il eût pu voir la tête batracienne de Mathieu, quis’allongeait hors de la hutte, les yeux fixes et ardents.

– Oh ! en voilà-t-il de l’or,murmura-t-il ; quand on pense qu’il y a des gens qui ont tantd’or, tandis qu’il y en a d’autres…

Chollet fit un mouvement, et la tête deMathieu rentra sous la hutte, comme une tête de tortue rentre danssa carapace.

Le jeune homme avait fini sa récoltedorée ; il prit la dernière pièce de vingt francs, et, au lieude la remettre dans la bourse avec les autres, il la donna àBabet.

– Merci ! ma petite, dit-il, voilàpour toi.

– Une pièce de vingt francs ?s’écria la jeune fille joyeuse, mais vous vous trompez, ce n’estpoint pour moi tout cela.

– Si fait, ce sera le commencement de tadot.

On entendit les vibrations de l’horloge duvillage.

– Quelle heure est-ce cela ? demandale Parisien.

– Neuf heures, répondit l’enfant.

– Ah ! bon, je craignais d’être enretard.

Et appuyant la main sur sa poitrine, pours’assurer que sa bourse était bien dans la poche de côté de sonhabit, la poche du gilet eût été trop étroite pour la contenir, ilgravit la petite éminence, s’appuya un instant contre le chêne pourregarder devant lui, et descendant vers la petite vallée où coulela fontaine, il disparut.

– Ah ! murmura la jeune fille enmirant sa pièce d’or à la lumière de sa chandelle, à la bonneheure ! c’est ceux-là qui sont riches et généreux !

Et elle rentra dans la maison ; puis,comme il n’y avait plus de chance de voir arriver une pratiquequelconque, elle ferma l’un après l’autre les deux volets, et aprèsles deux volets la porte, dont on entendit successivement grincerla serrure et les deux verrous.

Bernard resta seul dans l’obscurité, ou plutôtcrut rester seul ; il ne songeait plus à Mathieu.

Il demeurait l’épaule appuyée au hêtre, lesourcil douloureusement froncé, une main sur son cœur, l’autrecrispée autour du canon de son fusil.

Mathieu l’examinait à travers une ouverturequ’il avait pratiquée dans les branchages de la hutte.

On eût dit Bernard changé en statue, tant,pendant une minute ou deux, il resta immobile et muet.

Puis enfin il parut se ranimer, et, regardantautour de lui :

– Mathieu ! murmura-t-il,Mathieu !

Le vagabond se garda bien de lui répondre.Seulement, l’altération de la voix de Bernard lui ayant indiqué àquel trouble il était en proie, son attention redoubla.

– Ah ! continua Bernard, il estparti ; il aura eu peur de ce qui va se passer. Si Catherinevient à ce rendez-vous, il aura eu raison.

Et Bernard, quittant l’ombre du hêtre, fitrapidement quelques pas dans la direction suivie par son rival.Mais, s’arrêtant tout à coup :

– Au bout du compte, dit-il, il n’y apoint que Catherine dont ce jeune homme puisse être amoureux. Quime dit que Mathieu ne s’est point trompé, et que celle aveclaquelle il a rendez-vous n’est point quelque jeune fille deVillers-Hélon, de Corcy ou de Longpont ? D’ailleurs, nousverrons bien : je suis ici pour cela.

Puis, comme les jambes luimanquaient :

– Allons, se dit-il, du courage,Bernard ! Mieux vaut savoir à quoi s’en tenir que de douter.Oh ! Catherine, continua-t-il en gagnant à son tour le chêne,oh ! si tu es fausse à ce point, si tu m’as trompé ainsi, jene croirai plus à rien, non, à rien, à rien au monde ! MonDieu ! moi qui l’aimais tant, moi qui l’aimais siprofondément, si sincèrement, moi qui eusse donné ma vie pour ellesi elle me l’eût demandée !

Et regardant autour de lui avec une indicibleexpression de menace :

– Par bonheur, ajouta-t-il, tout le mondeest parti, les lumières sont éteintes, et s’il se passe quelquechose, ce sera entre la nuit, eux et moi.

Alors, d’un pas muet, du pas du loup quis’approche d’une bergerie, il gagna doucement le pied du chêne, et,en rampant le long de ses racines, parvint jusqu’au tronc.

Arrivé là, il respira.

Le Parisien était encore seul. Bernard, lefusil en arrêt comme un chasseur à l’affût, attentif, le regardfixe, ne perdait pas un seul mouvement de son rival.

– Bon ! dit-il en se parlant àlui-même et en embrassant des yeux tout l’horizon qu’il pouvaitparcourir, celle qu’il attend doit venir, à ce qu’il paraît, ducôté de la route de Soissons. Si j’allais au-devant d’elle ?Si je lui faisais honte ? Non, je ne saurais rien : ellementirait.

Puis, tout à coup, tournant la tête du côtéopposé :

– Du bruit par là, dit-il ; non,c’est son cheval qui s’impatiente et qui frappe du pied ;d’ailleurs, ajouta-t-il avec indifférence, que m’importe le bruitqui vient de ce côté-là ? non, c’est par là que doiventregarder mes yeux ; c’est par là que doivent écouter mesoreilles. Mon Dieu ! je vois comme une ombre à travers lesarbres ; mais non !

Bernard essuya ses yeux troublés.

– Mais si !… continua-t-il avec uneintonation si sourde qu’on la sentait venir du fond de sa poitrine,mais si ; c’est une femme ; elle hésite !… Non, ellecontinue !… Elle va traverser une clairière ; et alors jeverrai bien…

Il y eut un moment de silence, puis une espècede rugissement se fit entendre.

– Oh ! c’est Catherine ! grinçaBernard ; il l’a vue ! il se lève ! Oh ! iln’ira pas jusqu’à elle !

À ces mots Bernard se redressa sur un genou enmurmurant :

– Catherine ! Catherine ! quele sang que je vais verser retombe sur toi !

Et il approcha lentement le fusil de sonépaule.

Trois fois la joue du jeune garde s’abaissasur la crosse du fusil, trois fois son doigt pressa la détente,mais à chaque fois son doigt et sa joue s’éloignèrent.

Puis enfin, la sueur sur le front, un voile desang sur les yeux, la poitrine haletante :

– Non ! murmura-t-il. Non ! jene suis pas un assassin ! Je suis Bernard Watrin, c’est-à-direun honnête homme. À moi ! mon Dieu ! mon Dieu !secourez-moi !

Et, jetant son fusil loin de lui, il s’enfuitéperdu à travers le bois, sans savoir où il allait.

Alors il se fit de nouveau un instant desilence, et le démon qui inspirait ce dessein put voir Mathieusortir la tête hors de sa hutte de feuillages, ramper, larespiration suspendue, jusqu’au pied du chêne, regarder à son tourdans la direction de la fontaine du Prince, allonger la main pourretrouver le fusil jeté par Bernard, le saisir de sa main crispéeen murmurant :

– Oh ! ma foi, tant pis !pourquoi avait-il tant d’or ? l’occasion fait lelarron !

Et il mit en joue à son tour le jeuneParisien.

Un éclair illumina la nuit, une détonation sefit entendre, et Louis Chollet tomba en poussant un cri.

Un autre cri y répondit : c’était celuide Catherine, qui s’était arrêtée, hésitant, en trouvant leParisien là où elle croyait trouver son amant, et qui fuyaitépouvantée en voyant tomber le rival de Bernard.

Chapitre 17CHEZ LE PÈRE WATRIN

Pendant que ce drame nocturne et visible àl’œil de Dieu seul s’accomplissait à la fontaine du Prince, ledîner, qui devait faire ressortir aux yeux du maire les talentsculinaires de la mère Watrin, tirait à sa fin, attristé parl’absence de Bernard.

Huit heures et demie sonnèrent au coucou.L’abbé Grégoire, qui déjà deux ou trois fois avait fait mine de seretirer, parut se lever définitivement.

Mais ce n’était point l’habitude du pèreWatrin de laisser ainsi s’éloigner ses convives.

– Oh ! non, non, monsieur l’abbé,dit-il, pas avant que vous ayez porté une dernière santé.

– Mais, dit la mère inquiète, et qui d’unœil humide n’avait pas un instant perdu de vue la place de Bernardrestée vide, il faudrait que Catherine et François fussent là.

Elle n’osait parler de Bernard, quoique ce fûttoujours à lui qu’elle pensât.

– Eh bien ! où sont-ils ?demanda Watrin ; ils étaient là tout à l’heure.

– Oui, mais ils sont sortis chacun à sontour, et l’on dit que cela porte malheur de trinquer à la fin durepas en l’absence de ceux qui ont assisté au commencement.

– Eh bien ! Catherine ne sauraitêtre loin ; appelle-la, femme.

La mère Watrin secoua la tête.

– Je l’ai déjà appelée, dit-elle, et ellene m’a point répondu.

– Il y a près de dix minutes qu’elle estpartie, dit l’abbé.

– As-tu vu dans sa chambre ? demandaWatrin.

– Oui, elle n’y est pas.

– Et François ?

– Oh ! quant à François, dit lemaire, nous savons où le retrouver : il est allé aider àatteler la calèche.

– Monsieur Guillaume, dit l’abbé, nousprierons Dieu qu’il nous pardonne d’avoir porté un toast enl’absence de deux convives ; mais il se fait tard, et je doisme retirer.

– Femme, dit Watrin, verse à monsieur lemaire, et que tout le monde fasse raison à notre cher abbé.

L’abbé leva son verre au tiers rempli, et,avec cette bonne et douce voix avec laquelle il parlait à Dieu etaux pauvres :

– À la paix intérieure, dit-il, à l’uniondu père et de la mère, du mari et de la femme, seule union delaquelle puisse sortir le bonheur des enfants !

– Bravo ! l’abbé, s’écria lemaire.

– Merci ! monsieur, dit le pèreGuillaume, et puisse le cœur que vous avez l’intention de touchern’être pas sourd à votre voix !

Et un regard jeté à Marianne lui indiqua quece souhait était lancé à son adresse.

– Et maintenant, mon cher Guillaume, ditl’abbé, vous ne trouverez pas mauvais que je cherche mon manteau,ma canne et mon chapeau, et que je presse monsieur le maire de meramener à la ville ; neuf heures vont sonner.

– Oui, cherchez tout cela, l’abbé, dit lemaire, et tandis que vous le chercherez, je dirai un dernier mot aupère Watrin, moi.

– Venez, monsieur l’abbé, dit Marianne,que le toast du digne prêtre avait rendue rêveuse, je crois quevotre bagage est dans la chambre à côté.

– Je vous suis, madame Watrin, ditl’abbé.

Et, en effet, il sortit derrière elle.

En ce moment, neuf heures sonnaient.

Guillaume et le maire restèrent seuls.

Il se fit un moment de silence ; chacund’eux semblait attendre que l’autre hasardât le premier mot.

Ce fut Guillaume qui se risqua.

– Eh bien ! monsieur le maire,dit-il, voyons votre recette pour devenir millionnaire.

– D’abord, dit le maire, une poignée demain en signe de bonne amitié, cher monsieur Guillaume.

– Oh ! cela, avec plaisir.

Et les deux hommes, placés de chaque côté dela table, allongèrent leurs mains, qui se rencontrèrent au-dessusdes débris de cette fameuse tarte qui avait tant préoccupé la mèreWatrin.

– Et maintenant, dit Guillaume, j’attendsla proposition.

Le maire toussa.

– Vous touchez sept cent cinquante-sixlivres d’appointements par an, n’est-ce pas ?

– Et cent cinquante livres degratifications, en tout neuf cents livres.

– De sorte qu’il vous faut dix ans pourtoucher neuf mille francs.

– Vous comptez comme feu Barême, monsieurRaisin.

– Eh bien ! moi, père Guillaume,continua le maire, ce que vous gagnez en dix ans, j’offre de vousle faire gagner en trois cent soixante-cinq jours.

– Oh ! oh ! voyons un peu lachose, dit le père Guillaume en posant ses deux coudes sur la tableet en appuyant sa tête sur ses deux mains.

– Eh bien ! continua le maire avecun rire matois, il ne s’agit pour vous que de fermeralternativement l’œil droit ou l’œil gauche, en passant à côté decertains arbres qui sont à droite ou à gauche de mon lot. C’estbien facile, tenez, il n’y a que cela à faire.

Et en effet, avec une facilité extrême,l’honnête marchand de bois ferma alternativement l’un et l’autreœil.

– Oui-da ! dit Guillaume en leregardant fixement, voilà votre moyen à vous ?

– Mais, répondit le marchand de bois, ilme semble qu’il en vaut bien un autre.

– Et vous me donnez neuf mille francspour cela ?

– Quatre mille cinq cents francs pourl’œil droit, quatre mille cinq cents francs pour l’œil gauche.

– Et pendant ce temps-là, vous…

Le père Guillaume fit le geste d’un homme quiabat un arbre.

– Et pendant ce temps-là, moi… réponditle marchand de bois en faisant le même geste.

– Pendant ce temps-là vous, vous volez leduc d’Orléans.

– Oh ! voler, voler, dit Raisinricanant malgré le mot, il y a tant d’arbres dans la forêt, quepersonne n’en sait le compte.

– Oui, dit Guillaume avec une certainesolennité presque menaçante, excepté celui qui sait non seulementle compte des arbres, mais encore celui des feuilles, excepté celuiqui voit et entend tout, et qui sait déjà, quoique nous soyonsseuls ici, que vous venez de me faire une proposition infâme.

– Monsieur Guillaume ! s’écria lemaire, croyant, en haussant la voix, imposer au vieux gardechef.

Mais Guillaume se leva, et, appuyant sa mainsur la table, tandis que de l’autre il montrait la fenêtre aumarchand de bois :

– Voyez-vous cette fenêtre ?dit-il.

– Après ? demanda le maire,pâlissant moitié de crainte, moitié de colère.

– Eh bien ! dit Guillaume, si lamaison n’était pas à moi, si nous ne venions pas de manger à lamême table, vous auriez déjà passé par cette fenêtre.

– Monsieur Guillaume !

– Attendez ! dit le vieux garde sanss’émouvoir.

– Eh bien ?

– Vous voyez bien le seuil de cetteporte ?

– Oui.

– Eh bien ! plus vite vous serez del’autre côté, mieux la chose vaudra pour vous.

– Monsieur Guillaume !

– Seulement, en le franchissant,dites-lui adieu.

– Monsieur !

– Silence ! on vient, il est inutilequ’on sache que j’ai reçu un coquin à ma table.

Et Guillaume, tournant le dos au maire, se mità siffloter un petit air de chasse avec lequel nos lecteurs ontdéjà fait connaissance et qu’il gardait pour les grandesoccasions.

Les gens devant lesquels Guillaume ne voulaitpas dire au marchand de bois qu’il était un coquin, c’étaientl’abbé Grégoire et la mère Watrin.

– Me voilà, monsieur le maire, dit l’abbécherchant le marchand de bois de son regard myope. Êtes-vousprêt ?

– Si bien prêt, dit Guillaume, quemonsieur le maire, vous le voyez, vous attend de l’autre côté de laporte.

Et il lui montra du doigt le marchand de boisqui, suivant son avis, avait gagné au large.

L’abbé ne vit et ne comprit rien de ce quis’était passé, et sortant à son tour, sans s’apercevoir de lachaleur de la conversation :

– Bonsoir ! monsieur Guillaume,dit-il ; puisse, avec la bénédiction que je vous donne, lapaix du Seigneur descendre sur votre maison !

– Votre servante, monsieur l’abbé ;votre servante, monsieur le maire, dit la mère Watrin, suivant sesdeux hôtes et faisant une révérence à chaque pas.

Guillaume les suivit des yeux tant qu’il putles voir, puis, tournant le dos à la porte, avec un mouvementd’épaules qui lui était commun, il tira sa pipe, qu’il bourrajusqu’à la gueule, la pinça entre ses deux mâchoires et, tout enbattant le briquet :

– Bon ! murmura-t-il les dents siserrées qu’à peine les paroles pouvaient passer entre ses dents, mevoilà avec un ennemi de plus, mais n’importe, on est honnête hommeou on ne l’est pas. Si on l’est, arrive qui plante ! On faitce que j’ai fait. Bon ! voilà la vieille qui rentre ;motus, Guillaume !

Et, appuyant avec la pierre à feu son amadouallumé sur l’orifice de sa pipe, il commença d’en tirer des nuagesde fumée, symbole de la colère sourde qui assombrissait son cœur etson front.

La mère Watrin n’eut besoin que de jeter uncoup d’œil sur son mari pour s’apercevoir qu’il s’était passéquelque chose d’extraordinaire.

Elle alla, vint, tourna, passa devant lui,derrière lui, mais ne put en tirer autre chose qu’une fumée de plusen plus épaisse.

Enfin, elle se décida à rompre la première lesilence.

– Dis donc ? fit-elle.

– Quoi ? répondit Watrin avec unesobriété de paroles qui eût fait honneur à un pythagoricien.

Marianne hésita un instant.

– Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle.

– Rien !

– Pourquoi ne parles-tu pas ?

– Parce que je n’ai rien à dire.

La mère Watrin s’éloigna et se rapprochaplusieurs fois du vieux garde chef.

Si son mari n’avait rien à dire, évidemmentelle n’était pas dans les mêmes dispositions.

– Hum ! dit-elle.

Watrin ne remarqua point le hum !

– Vieux !

– Plaît-il ? répondit Guillaume.

– À quand la noce ? demanda la mèreWatrin.

– Quelle noce ?

– Eh bien ! la noce de Catherine etde Bernard donc !

Watrin se sentit soulagé d’un grand poids,mais cependant n’en fit rien paraître.

– Ah ! ah ! dit-il en appuyantses mains sur ses hanches et en la regardant en face, te voilà doncdevenue raisonnable ?

– Dis donc, continua Marianne sansrépondre, je crois que le plus tôt sera le mieux.

– Oui-da !

– Si nous mettions cela à la semaineprochaine ?

– Et les bans ?

– On irait à Soissons demander unedispense.

– Bon ! voilà que tu es plus presséeque moi maintenant.

– Ah ! vois-tu, vieux, dit Marianne,c’est que… c’est que…

– C’est que ? c’est que ?…quoi ?

– C’est que je n’ai jamais passé unepareille journée.

– Bah !

– Nous séparer l’un de l’autre, mourirchacun de notre côté !

Et sa poitrine s’oppressa.

– Et cela, après vingt-six ans demariage ! continua-t-elle.

Elle éclata en sanglots.

– Ta main, la mère, dit Guillaume.

– Oh ! la voilà ! s’écriaMarianne, et de grand cœur.

Guillaume attira la bonne vieille à lui.

– Et maintenant, dit-il,embrasse-moi.

Puis la regardant :

– Tiens ! lui dit-il, tu es lameilleure femme de la terre.

Mais ajoutant une restriction que notrelecteur lui-même ne trouvera pas trop sévère :

– Lorsque tu veux, bien entendu.

– Oh ! répondit la mère, je tepromets, Guillaume, qu’à partir d’aujourd’hui je voudraitoujours.

– Amen ! dit Guillaume.

En ce moment François rentra. Celui qui eûtregardé le brave garçon plus attentivement que ne le faisait lepère Watrin se fût aperçu qu’il n’était pas dans son état dequiétude ordinaire.

– Là ! fit-il avec une intentionévidente, afin que Guillaume remarquât sa présence.

Guillaume se retourna en effet.

– Eh bien ! demanda-t-il, sont-ilsemballés ?

– Les entendez-vous ?

En ce moment, justement, une voiture roulaitsur la route.

– Les voilà qui partent.

Puis, tandis que Guillaume écoutait ceroulement qui s’éloignait graduellement, François alla prendre sonfusil dans l’angle de la cheminée.

Guillaume vit ce mouvement.

– Eh bien ! lui demanda-t-il, oùvas-tu donc ?

– Je vais… Tenez, il faut que je vousdise cela à vous, mais à vous seul.

Guillaume se retourna vers sa femme :

– Vieille ! dit-il.

– Hein ?

– Si tu faisais bien, tudesservirais ; ce serait autant de bâclé pour demain.

– Eh bien ! que fais-je donc ?demanda celle-ci, tenant une bouteille vide sous son bras et unedemi-douzaine d’assiettes dans chaque main, et en s’éloignant dansla direction de la cuisine, dont la porte se referma sur elle.

Guillaume la suivit des yeux, et, quand elleeut disparu :

– Qu’y a-t-il ? fit Guillaume.

François se rapprocha de lui et, à voixbasse :

– Il y a, dit-il, que, tandis que j’étaisoccupé à atteler le cheval de monsieur le maire, j’ai entendu uncoup de fusil.

– Dans quelle direction ?

– Du côté de Corcy, comme ça, auxalentours de la fontaine du Prince.

– Et tu crois que c’est quelquebraconnier, hein ? demanda Guillaume.

François secoua la tête.

– Non ?

– Non, répéta François.

– Eh bien ! qu’est-ce doncalors ?

– Père, continua François en baissant lavoix d’un degré, j’ai reconnu le bruit du fusil de Bernard.

– Tu es sûr ? demanda Watrin avecune certaine inquiétude, car il ne comprenait point à quel proposBernard eût tiré un coup de fusil à cette heure.

– Entre cinquante je le reconnaîtrais,reprit François : vous savez qu’il charge avec des ronds defeutre ou de carton, et cela résonne autrement que des bourres depapier.

– Le fusil de Bernard, se demandaGuillaume, de plus en plus inquiet, qu’est-ce que cela veutdire ?

– Ah ! oui ! qu’est-ce que celaveut dire ? C’est ce que je me suis demandé.

– Écoute ! dit Guillaumetressaillant, j’entends du bruit.

François écouta.

– C’est un pas de femme,murmura-t-il.

– Celui de Catherine peut-être ?François fit de sa tête signe que non.

– C’est un pas de vieille femme,dit-il ; mademoiselle Catherine marche plus légèrement quecela. Ces pas-là ont passé la quarantaine.

En même temps retentit le bruit de deux coupsfrappés vivement à la porte.

Chapitre 18LE REGARD D’UN HONNÊTE HOMME

Les deux hommes se regardèrent, il y avaitdans l’air quelque chose comme le pressentiment d’un malheur.

Pendant cet instant de silence etd’inquiétude, on entendit prononcer deux fois le nom de monsieurWatrin.

La mère rentrait en ce moment.

– Qu’est-ce que cela, et qui donc appellele vieux, demanda-t-elle ?

– C’est la voix de la mère Tellier, ditGuillaume ; ouvre, femme.

Marianne alla vivement à la porte, l’ouvrit,et en effet la mère Tellier, toute haletante de la rapidité de sacourse, parut sur le seuil.

– Bonsoir, monsieur Watrin et lacompagnie, dit-elle ; une chaise s’il vous plaît, unechaise : j’ai toujours couru depuis la fontaine du Prince.

Les deux hommes, à ce nom de la fontaine duPrince, se regardèrent de nouveau.

Puis Guillaume le premier, d’une voixaltérée :

– Et qui nous procure le plaisir de vousvoir à pareille heure, mère Tellier ? demanda-t-il.

Mais, pour toute réponse, la mère Tellierporta la main à sa gorge.

– Un peu d’eau pour l’amour deDieu ! dit-elle, j’étrangle !

La mère Watrin s’empressa d’apporter à labonne femme ce qu’elle demandait.

Elle but avidement.

– La mère, dit-elle, maintenant que jepuis parler, je vais vous dire ce qui m’amène.

– Dites, la mère, dites, firent ensembleGuillaume et Marianne, tandis que François se tenait à part,secouant tristement la tête.

– Eh bien ! continua la mèreTellier, je viens de la part de votre garçon.

– De la part de Bernard ?

– De la part de mon fils ? direntensemble Guillaume et Marianne.

– Que lui est-il donc arrivé, à ce pauvrejeune homme ? demanda la messagère ; il est entré chezmoi, il y a une heure, pâle comme un mort.

– Femme ! dit Guillaume en regardantMarianne.

– Tais-toi, tais-toi, murmura celle-ci,comprenant tout ce qu’il y avait de reproches dans ce seul mot.

– Il a bu coup sur coup deux ou troisverres de vin. Quand je dis coup sur coup, je me trompe, il les abus d’un seul coup, car il buvait à même la bouteille.

Ce seul détail suffit pour épouvanterGuillaume ; boire à même la bouteille était chose si peu dansles habitudes de Bernard, que cette action indiquait un dérangementconsidérable dans l’équilibre de son esprit.

– Bernard buvait à même la bouteille,répéta Guillaume, impossible !

– Et il buvait comme cela sans riendire ? demanda Marianne.

– Si fait, reprit la bonne femme, il m’adit au contraire comme cela : « Mère Tellier, faites-moile plaisir d’aller jusqu’à la maison ; vous direz à Catherineque je lui écrirai bientôt. »

– Comment ! il a dit cela ?s’écria la mère Watrin.

– Écrire à Catherine ! et pourquoiécrire à Catherine ? demanda Guillaume de plus en plusinquiet.

– Oh ! le coup de fusil ! lecoup de fusil ! murmura François.

– Et il a dit cela et rien de plus ?demanda Marianne.

– Oh ! si fait, attendez donc.

Jamais narrateur n’avait eu auditoire plusattentif.

La mère Tellier continua :

– Alors, je lui ai demandé :« Et pour le père, n’y a-t-il rien ? n’y a-t-il rien pourla mère ? »

– Ah ! vous avez bien fait, firentles deux époux en respirant comme des gens qui vont enfin savoirquelque chose.

– Alors il a répondu : « Aupère et à la mère, annoncez-leur que je suis passé par ici, etdites-leur adieu de ma part. »

– Adieu ? répétèrent trois voix enmême temps, avec trois intonations différentes.

Puis Guillaume seul :

– Il vous a chargée de nous direadieu ?

Et se retournant vers sa femme avec un tond’indicible reproche :

– Oh ! femme ! femme !s’écria-t-il en portant sa main sur ses deux yeux.

– Mais ce n’est pas tout, continua lamessagère.

Un même mouvement rapprocha d’elle Guillaume,Marianne et François.

– Qu’a-t-il ajouté ? demandaGuillaume.

– Il a ajouté : « Dites-leurencore qu’ils gardent Catherine avec eux, que je leur seraireconnaissant de toutes les bontés qu’ils auront pour elle, et, sije venais à mourir comme votre pauvre Antoine… »

– À mourir ! interrompirent ensembleet en pâlissant les deux vieillards.

– « Dites-leur, continua la mèreTellier, qu’ils fassent Catherine leur héritière. »

– Femme ! femme ! femme !cria Guillaume en se tordant les bras.

– Oh ! le malheureux coup defusil ! murmura François.

Marianne était tombée sur une chaise enéclatant en sanglots, car elle sentait, la pauvre mère, qu’elleétait la cause première de tout cela, et, de plus que l’inquiétudequ’éprouvait son mari, elle en avait encore le remords.

En ce moment un cri douloureux retentitau-dehors.

– Au secours ! au secours !criait une voix éteinte.

Si éteinte que fût cette voix, chacun lareconnut, et Guillaume, Marianne, François et la mère Telliercrièrent ensemble :

– Catherine !

Mais, de tous, Guillaume fut le premier à laporte.

La porte en s’ouvrant laissa apparaîtreCatherine, pâle, les yeux hagards, échevelée, presque folle.

– Assassiné ! cria-t-elle,assassiné !

– Assassiné ! s’écrièrent lesspectateurs de ces deux scènes, pendant lesquelles la terreurallait croissant.

– Assassiné ! assassiné !répétait Catherine haletante entre les bras du père Guillaume.

– Assassiné ! mais qui ?

– Monsieur Louis Chollet…

– Le Parisien ! s’écria Françoispresque aussi pâle à son tour que Catherine.

– Mais quoi ? mais que racontes-tudonc ? Voyons, parle ! répéta Guillaume.

– Assassiné ! où ? chèredemoiselle Catherine, demanda François.

– À la fontaine du Prince, murmuracelle-ci.

Guillaume qui la soutenait faillit la laissertomber.

– Mais par qui ? demandèrent à lafois la mère Tellier et la mère Watrin, qui, n’ayant pas les mêmesraisons que Guillaume et François de craindre un grand malheur,avaient conservé la faculté d’interroger.

– Par qui ?

– Je ne sais, répondit Catherine.

Les deux hommes respirèrent.

– Mais enfin, demanda Guillaume, commentcela s’est-il passé ! Comment étais-tu là ?

– Je croyais aller rejoindre Bernard à lafontaine du Prince.

– Rejoindre Bernard ?

– Oui, Mathieu m’avait donné rendez-vousen son nom.

– Oh ! s’il y a du Mathieu danscette affaire, murmura François, nous ne sommes pas au bout.

– Et, interrogea Guillaume, tu as été àla fontaine du Prince ?

– Je croyais que Bernard m’yattendait ; je croyais qu’il voulait me dire adieu. Ce n’étaitpas vrai, ce n’était pas lui.

– Ce n’était pas lui ! s’écriaGuillaume, se rattachant à chaque lueur d’espérance.

– C’était un autre homme.

– Le Parisien ! s’écriaFrançois.

– Oui, en m’apercevant il vint à moi,car, par le magnifique clair de lune qu’il fait, il pouvait, àtravers la clairière, me voir à plus de cinquante pas. Quand nousne fûmes plus qu’à dix pas l’un de l’autre, je le reconnus :je compris alors que j’étais tombée dans un piège. J’allais crier,appeler au secours, quand tout à coup un éclair a brillé dans ladirection du grand chêne qui couvre le cabaret de madame Tellier.Un coup de fusil s’est fait entendre, monsieur Chollet a poussé uncri, a porté la main à sa poitrine et est tombé. Alors moi-même,vous le comprenez, je me suis sauvée comme une folle ; j’aitoujours couru, et me voilà ; mais, si la maison eût étéseulement de vingt pas plus éloignée, je m’évanouissais, je mouraissur le chemin.

– Un coup de fusil ! répétaGuillaume.

– C’est celui que j’avais entendu,murmura François.

Tout à coup une idée terrible qui paraissaitl’avoir abandonnée parut revivre dans l’esprit de Catherine ;elle regarda autour d’elle avec un effroi croissant, et, voyant quecelui qu’elle cherchait n’était point là :

– Où est Bernard, cria-t-elle, où estBernard ? au nom du ciel, où est-il ? qui l’avu ?

Le plus morne silence eût répondu seul à cettedouloureuse interrogation, si du seuil de la porte entrouvertedepuis l’entrée de Catherine, une voix glapissante n’eûtdit :

– Où il est, pauvre monsieurBernard ? où il est ? je vas vous le dire, moi… il estarrêté.

– Arrêté ! balbutia simplementGuillaume.

– Arrêté ! Bernard, monenfant ! s’écria la mère.

– Oh ! Bernard ! Bernard !voilà ce que je craignais, murmura Catherine en laissant tomber satête sur son épaule comme si elle s’évanouissait.

– Quel malheur ! mon Dieu ! fitla mère Tellier en joignant les mains.

Seul, François, l’œil fixé sur le vagabond,comme s’il eût voulu lire en lui-même tout ce qu’il dirait etsurtout tout ce qu’il ne dirait pas, grinça entre sesdents :

– Mathieu ! Mathieu !

– Arrêté ! répéta Guillaume,comment, pourquoi cela ?

– Dame ! je ne peux pas trop vousdire, moi, répondit Mathieu, traversant d’un pas lent et pénibletoute la largeur de la salle pour aller s’asseoir dans la cheminée,sa place ordinaire. Il paraît qu’on a tiré un coup de fusil sur leParisien. Les gendarmes de Villers-Cotterêts, qui revenaient de lafête de Corcy, ont vu Bernard qui se sauvait, alors ils ont couruaprès lui, ils lui ont mis la main sur le collet, ils l’ontgarrotté, et ils l’emmènent.

– Mais où cela l’emmènent-ils ?demanda Guillaume.

– Oh ! je n’en sais rien, moi ;où on emmène les gens qui ont assassiné. Seulement, moi je me suisdit comme ça : J’aime monsieur Bernard, j’aime monsieurGuillaume, j’aime toute la maison Watrin, qui m’a fait du bien, quim’a nourri, qui m’a chauffé : il faut que je leur dise lemalheur qui est arrivé au pauvre monsieur Bernard, parce que enfins’il y a un moyen de le sauver…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriala mère, et quand on pense que c’est moi, mon entêtement, monmisérable entêtement qui est cause de tout cela !

Quant au père Guillaume, il paraissait pluscalme et plus fort, mais peut-être, malgré l’apparence,souffrait-il plus que sa femme.

– Et tu dis, François, demanda-t-il àvoix basse, que tu as reconnu le bruit de son fusil ?

– Puisque je vous l’ai dit ; ça,voyez-vous, j’en réponds.

– Bernard un assassin ! murmuraGuillaume, impossible !

– Écoutez, dit François comme frappéd’une illumination subite.

– Quoi ! demanda le vieux gardechef.

– Je vous demande trois quartsd’heure.

– Pourquoi faire ?

– Pour vous dire si Bernard est ou n’estpas l’assassin de monsieur Louis Chollet.

Et sans prendre ni son chapeau ni son fusil,François s’élança hors de la maison, et disparut en courant sous lafutaie.

Guillaume était tellement préoccupé de ce quevenait de lui dire François, et cherchait avec tant d’acharnement àse rendre compte de son projet, qu’à peine s’apercevait-il de deuxchoses. La première, c’est que sa femme était évanouie, et laseconde, c’est que l’abbé Grégoire venait de rentrer.

Ce fut Catherine qui, la première, aperçut ledigne prêtre, que son vêtement noir empêchait de distinguer dansl’obscurité.

– Oh ! s’écria-t-elle en courant àlui, c’est vous, monsieur l’abbé, c’est vous !

– Oui, dit-il. Je me suis douté qu’il yavait des larmes à essuyer ici, et je suis revenu.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! c’est ma faute, s’écria la mère Watrin en se laissanttomber de sa chaise à genoux ; c’est ma faute ! c’est matrès grande faute !

Et la pauvre pécheresse repentante frappait detoute la force de ses poings sa poitrine maternelle.

– Hélas ! mon cher Guillaume, ill’avait dit en vous quittant : que le malheur retombe survous ! et c’est sur vous en effet que retombe le malheur.

– Oh ! monsieur l’abbé, s’écria levieux garde chef, est-ce que vous aussi allez dire comme les autresqu’il est coupable ?

– Nous allons bien le savoir, ditl’abbé.

– Eh bien ! oui, nous allons lesavoir, répondit Guillaume. Bernard est vif, emporté, colère, maisil n’est point menteur.

Le père Watrin prit son chapeau.

– Où allez-vous ?

– Je vais à la prison.

– Inutile, nous l’avons rejoint sur lagrande route entre ses deux gendarmes, et monsieur le maire aordonné de le ramener ici pour procéder en votre présence aupremier interrogatoire ; il espère que vous aurez sur Bernardqui vous aime tant le pouvoir de lui faire dire la vérité.

En ce moment, comme s’il n’eût attendu quel’instant d’être annoncé par l’abbé, le maire entra.

En l’apercevant, Guillaume tressaillitd’instinct. Il sentait bien qu’il se trouvait en face d’unennemi.

– Ma foi ! monsieur Watrin, dit lemaire avec un méchant sourire, vous m’aviez défendu de passer leseuil de votre porte… mais vous comprenez bien qu’il y a tellecirconstance…

Guillaume avait vu son sourire.

– Et vous n’êtes pas fâché de lacirconstance, n’est-ce pas, monsieur le maire ? dit-il.

En ce moment, on entendit le piétinement deschevaux à la porte ; ce bruit tira le maire d’embarras en ledispensant de répondre.

Il tourna le dos à Guillaume, et, s’adressantaux gendarmes encore invisibles :

– Faites entrer le prévenu, dit-il, etgardez la porte.

À peine cet ordre était-il donné que Bernard,pâle, le front couvert de sueur, mais calme, parut sur le seuil dela porte, les deux pouces des mains liés l’un à l’autre.

En l’apercevant, la mère Watrin revint à elle,et avec un admirable élan de mère :

– Mon enfant ! mon cherenfant ! s’écria-t-elle en s’apprêtant à s’élancer dans sesbras, tandis que Catherine voilait son visage de ses deuxmains.

Mais Guillaume l’arrêta par le poignet.

– Un instant, dit-il, il s’agitauparavant de savoir si nous parlons à notre enfant ou à unassassin.

Et s’adressant au maire, tandis que lesgendarmes conduisaient Bernard dans le fond de la salle :

– Monsieur le maire, dit-il, je demande àregarder Bernard en face, à lui dire deux mots, et ensuite c’estmoi qui vous déclarerai s’il est coupable ou s’il ne l’est pas.

La permission était trop difficile à refusertout à fait. Le maire fit entendre un grognement qui pouvait passerpour une autorisation.

Alors Guillaume, comme on dit au théâtre,s’empara de la scène, et, tandis qu’un demi-cercle se faisait, dontBernard et les deux gendarmes formaient le point central, ilétendit la main, et, avec un accent qui n’était point dépourvud’une certaine solennité :

– Soyez tous témoins, vous qui êtes ici,de ce que je vais lui demander et de ce qu’il va me répondre,dit-il. En présence de cette femme qui est ta mère, de cette autrefemme qui est ta fiancée ; en présence de ce digne prêtre quia fait de toi un chrétien, Bernard, moi, ton père, moi, qui t’aiformé à l’amour de la vérité et à la haine du mensonge, Bernard, jete demande ici, comme Dieu te le demandera un jour : Bernardes-tu coupable ou es-tu innocent ?

Et il fixa sur le jeune homme un regard quisemblait vouloir lire au plus profond de son cœur.

– Mon père…, répondit le jeune hommed’une voix douce et calme.

Mais Guillaume l’interrompit :

– Prends ton temps, Bernard, ne te hâtepas de répondre, afin que ton cœur ne se précipite pas dansl’abîme, tes yeux sur mes yeux, Bernard, et vous tous, regardez-lebien, écoutez-le bien. Réponds, Bernard.

– Je suis innocent, mon père, dit Bernardavec une voix aussi calme que s’il se fût agi pour lui de laquestion la plus indifférente.

Excepté des bouches de Mathieu, du maire etdes gendarmes, un cri de joie sortit de toutes les bouches.

Guillaume étendit la main, et, la posant surl’épaule de Bernard :

– À genoux, mon fils, dit-il.

Bernard obéit.

Alors, avec une expression de foi difficile àrendre :

– Je te bénis, mon enfant, ditGuillaume ; tu es innocent, c’est tout ce qu’il me faut. Quantà la preuve de ton innocence, elle viendra quand il plaira à Dieu.C’est maintenant une affaire entre les hommes et toi. Embrasse-moi,et que la justice ait son cours.

Bernard se releva et se jeta dans les bras deson père.

– Maintenant, dit celui-ci en faisant unpas de côté pour démasquer Bernard, à toi, la vieille !

– Oh ! mon enfant ! mon cherenfant ! s’écria la mère Watrin, il m’est donc permis encorede t’embrasser.

Elle lui jeta les bras autour du cou.

– Ma bonne, mon excellente mère !s’écria Bernard.

Catherine attendait ; mais, quand ellefit un mouvement pour aller au prisonnier, celui-ci fit un geste deses mains.

– Plus tard, dit-il, plus tard. Moiaussi, Catherine, sur votre salut éternel, j’ai une question à vousfaire.

Catherine se recula avec un doux sourire, carelle aussi, maintenant, était aussi sûre de l’innocence de Bernardque de la sienne.

Ce que Catherine pensait tout bas, la mèreWatrin le dit tout haut :

– Oh ! moi aussi, s’écria-t-elleaprès l’avoir embrassé, j’en réponds bien, qu’il est innocent.

– Bien ! dit le maire en ricanant,n’allez-vous pas croire, s’il est coupable, qu’il va tout bonnementdire comme ça : « Eh bien ! oui, là ! c’est moiqui ai tué monsieur Chollet ? » Pas si bête,pardieu !

Bernard fixa sur le maire son œil clair etpresque impératif, et avec une grande simplicitéd’accent :

– Je dirai, non pas pour vous, monsieurle maire, mais pour ceux-là qui m’aiment, je dirai, et Dieu quim’entend sait si je mens ou si je dis la vérité : oui, monpremier mouvement a été de tuer monsieur Chollet, quand j’ai vuapparaître Catherine et quand je l’ai vu, lui, se lever pour allerau-devant d’elle ; oui, je me suis élancé dans cetteintention ; oui, dans cette intention, j’ai appuyé la crossede mon fusil à mon épaule ; mais alors Dieu est venu à monaide ; il m’a donné la force de résister à la tentation :j’ai jeté mon fusil loin de moi, et j’ai fui ; c’est pendantque je fuyais qu’on m’a arrêté ; seulement, je fuyais, non pasparce que j’avais commis un crime, mais pour ne pas lecommettre.

Le maire fit un signe ; un gendarme luiprésenta un fusil.

– Reconnaissez-vous ce fusil ?demanda-t-il à Bernard.

– Oui, c’est le mien, répondit simplementle jeune garde.

– Il est déchargé du côté droit, commevous voyez.

– C’est vrai.

– Et on l’a trouvé au pied du chêne quidomine la petite vallée de la fontaine du Prince.

– C’est, en effet, là que je l’ai jeté,dit Bernard.

En ce moment Mathieu se leva avec effort,porta la main à son chapeau, et l’on entendit une voix, à lamodestie de laquelle on attribua son peu d’assurance, quidisait :

– Pardon ! excuse, monsieur lemaire, mais j’ai peut-être une raison à faire valoir pourinnocenter ce pauvre monsieur Bernard. Mais peut-être en cherchantbien qu’on retrouverait les bourres ; monsieur Bernard necharge pas, comme les autres gardes, avec du papier, mais avec desronds de feutre enlevés à l’emporte-pièce.

Un murmure flatteur accueillit cette ouvertureinattendue ; depuis un quart d’heure Mathieu étaitcomplètement oublié.

– Gendarmes, dit le maire, l’un de vousira sur le théâtre de l’assassinat, et essaiera de retrouver lesbourres.

– Demain matin au petit jour on y sera,répondit un des gendarmes.

Bernard jeta un regard franc sur Mathieu etrencontra le regard terne de celui-ci ; il lui sembla voirl’œil d’un serpent briller dans l’ombre. Il se détourna avecdégoût.

Sous le rayon de flamme que projetait l’œil dujeune homme, peut-être Mathieu fût-il resté muet, mais Bernards’étant détourné comme nous l’avons dit, le vagabond prit courageet continua :

– Et puis, dit-il, il y a encore unechose qui sera bien autrement convaincante pour l’innocence demonsieur Bernard.

– Laquelle ? dit le maire.

– J’étais là ce matin, dit Mathieu, quandmonsieur Bernard a chargé son fusil pour aller à la battue dusanglier : eh bien ! à seule fin de reconnaître sesballes, il les avait marquées d’une croix.

– Ah ! ah ! dit le maire, illes avait marquées d’une croix.

– Ça, j’en suis sûr, dit Mathieu, c’estmoi qui lui ai prêté mon couteau pour faire la croix ; pasvrai, monsieur Bernard ?

Sous l’intention bienveillante, Bernardsentait si instinctivement la dent aiguë et douloureuse de lavipère qu’il ne répondit même pas.

Le maire attendit un instant et, voyant queBernard gardait le silence :

– Prévenu, dit-il, ces deux circonstancessont-elles exactes ?

– Oui, monsieur, dit Bernard, c’est lavérité.

– Dame ! reprit Mathieu, vouscomprenez bien, monsieur le maire, si l’on pouvait retrouver laballe et qu’elle n’eût point de croix, je répondrais bien alors quece n’est point monsieur Bernard qui a fait le coup, de même que si,par exemple, la balle portait une croix et que les bourres fussenten feutre je ne saurais plus que dire.

Un gendarme s’approcha du maire, et portant lamain à son chapeau :

– Pardon ! excuse, monsieur lemaire, dit-il.

– Qu’y a-t-il, gendarme ?

– Il y a, monsieur le maire, que cegarçon a dit la vérité.

Et le gendarme montrait Mathieu.

– Comment savez-vous cela,gendarme ? demanda le maire.

– Voilà : pendant que ce garçonparlait, j’ai débourré le côté gauche du fusil. La balle a unecroix et les bourres sont en feutre : voyez.

Le maire se tourna vers Mathieu.

– Mon ami, lui dit-il, tout ce que vousvenez de dire dans une bonne intention pour Bernard tournemalheureusement contre Bernard, puisque voilà son fusil, et que sonfusil est déchargé.

– Ah ! c’est-à-dire, reprit Mathieu,que le fusil fût déchargé, ça ne voudrait rien dire, monsieur lemaire ; monsieur Bernard peut avoir déchargé son fusilailleurs ; il n’y a que si l’on trouve la balle et les bourresen feutre, ah ! dame ! alors ce sera malheureux, trèsmalheureux !

Le maire se retourna vers leprévenu :

– Ainsi, demandait-il, vous n’avez rienautre chose à dire pour votre défense ?

– Rien, répondit Bernard, sinon que lesapparences sont contre moi, mais que je suis innocent.

– J’avais espéré, dit solennellement lemaire, que la vue de vos parents, de votre fiancée… il montral’abbé Grégoire, de ce digne prêtre, vous inspirerait de dire lavérité, voilà pourquoi je vous ai ramené ici. Je me trompais, iln’en est rien.

– Je ne puis dire que ce qui est,monsieur le maire. Je suis coupable d’une mauvaise pensée, je nesuis pas coupable d’une mauvaise action.

– C’est bien décidé ?

– Quoi ? demanda Bernard.

– Vous ne voulez pas avouer ?

– Je ne mentirais pas pour moi, monsieur,je ne saurais mentir contre moi.

– Allons ! gendarmes, dit lemaire.

Les gendarmes firent un mouvement de la tête,et, poussant Bernard de la main :

– Allons, marchons, dirent-ils.

Mais alors la mère Watrin, sortant de sastupeur, s’élança entre la porte et son fils.

– Eh bien ! que faites-vous donc,monsieur le maire, s’écria-t-elle, vous l’emmenez ?

– Sans doute je l’emmène, dit lemaire.

– Mais où cela ?

– En prison, pardieu !

– En prison, mais vous n’avez donc pasentendu qu’il est innocent ?

– Le fait est, murmura Mathieu, que tantqu’on n’aura pas retrouvé la balle marquée d’une croix et lesbourres de feutre…

– Ma chère madame Watrin, ma belledemoiselle, dit le maire, c’est un devoir bien rigoureux. Je suismagistrat. Un crime a été commis. Je n’examine pas à quel pointdoit me toucher ce crime qui frappe un jeune homme placé chez moipar ses parents, un jeune homme qui m’était cher, un jeune hommesur lequel j’étais chargé de veiller. Non, Chollet, comme votrefils, ne sont à mes yeux que deux étrangers. Mais il faut que lajustice ait son cours. Il y a mort d’homme. Le cas est donc desplus graves. Allons ! gendarmes.

Les gendarmes poussèrent de nouveau Bernardvers la porte.

– Adieu, mon père ; adieu, mamère ! dit le jeune homme.

Bernard, suivi du regard ardent de Mathieu,qui semblait le pousser des yeux comme les gendarmes le poussaientde la main, fit quelques pas vers la porte.

Mais alors, à son tour, Catherine se trouvasur sa route.

– Et moi, Bernard, n’y a-t-il donc rienpour moi ? demanda-t-elle ?

– Catherine, dit le jeune homme d’unevoix étouffée, au moment de mourir, et de mourir innocent,peut-être te pardonnerai-je ; mais en ce moment-ci, oh !je n’en ai pas la force.

– Oh ! l’ingrat ! s’écriaCatherine en se détournant, je le crois innocent et il me croitcoupable !

– Bernard ! Bernard ! dit lamère Watrin, avant de la quitter, par grâce ! mon enfant, disà ta pauvre mère que tu ne lui en veux pas.

– Ma mère, dit Bernard avec unerésignation pleine de tristesse et de grandeur, si je dois mourir,je mourrai en fils reconnaissant et respectueux, remerciant leSeigneur de m’avoir donné de si bons et si tendres parents.

Puis, à son tour, se retournant vers lesgendarmes :

– Allons ! messieurs, dit-il, jesuis prêt.

Et au milieu des cris étouffés, des pleurs,des sanglots, il fit de la main un dernier signe d’adieu ets’avança vers la porte.

Mais sur le seuil il trouva François,haletant, la sueur au front, sans cravate, son habit sur le bras,et qui lui barrait le passage.

Chapitre 19LES BRISÉES DE MATHIEU

À la vue du jeune homme, faisant d’un airimpératif signe à tout le monde de ne pas faire un pas de plus,chacun comprit que François était porteur de quelque nouvelleimportante.

Excepté Bernard, tout le monde fit donc un pasen arrière.

Mathieu ne pouvait reculer, le mur de lacheminée l’en empêchant, mais, quoiqu’il parût éprouver quelquedifficulté à rester debout, il ne s’assit cependant point.

– Ouf ! dit François en jetant, ouplutôt en laissant tomber son habit contre la muraille et ens’appuyant au chambranle de la porte, comme un homme prêt àtomber.

– Eh bien ! demanda le maire,qu’est-ce encore ? n’en finirons-nous pas aujourd’hui !Gendarmes ! à Villers-Cotterêts.

Mais l’abbé Grégoire comprit que c’était dusecours qui arrivait.

– Monsieur le maire, dit-il en faisant unpas en avant, ce jeune homme a quelque chose d’important à nousdire, écoutez-le ; n’est-ce pas, François, que tu apportesquelque chose de nouveau et d’important ?

– Non, ne faites pas attention, ditFrançois à la mère Tellier et à Catherine, qui s’empressaient prèsde lui, tandis que l’abbé, la mère Watrin et Guillaume leregardaient, comme des naufragés perdus sur un radeau, au milieu del’Océan et par la tempête, regardent à l’horizon le navire qui doitles sauver.

Puis, s’adressant au maire et auxgendarmes.

– Eh bien ! où allez-vous donc, vousautres ? demanda-t-il.

– François ! François ! s’écriala mère Watrin, ils emmènent mon enfant, mon fils, mon pauvreBernard, en prison !

– Oh ! dit François, bon ! iln’est pas encore en prison, et il y a une lieue et demie d’ici àVillers-Cotterêts, sans compter que le père Sylvestre est couché,et que ça lui ferait de la peine de se lever à cette heure-ci.

– Ah ! fit Guillaume en respirant,car il comprenait que du moment où François le prenait sur ce ton,François n’avait plus d’inquiétudes.

Et il bourra sa pipe, oubliée depuis plusd’une demi-heure.

Quant à Mathieu, il fit un mouvement dontpersonne ne s’aperçut, il se glissa de la cheminée à la fenêtre,sur le rebord de laquelle il s’assit.

– Ah ça ! dit le maire, nous sommesdonc ici les serviteurs de monsieur François ? En route,gendarmes, en route.

– Pardon ! monsieur le maire, ditFrançois, mais j’ai quelque chose à dire contre ça.

– Contre quoi ?

– Contre l’ordre que vous venez dedonner.

– Et ce que tu as à dire en vaut-il lapeine ? demanda le maire.

– Dame ! vous allez en juger.Seulement, je vous en préviens, cela sera peut-être un peulong.

– Ah ! si c’est si long que tu ledis, c’est bien ; ce sera pour demain, alors.

– Oh ! non, monsieur le maire, ditFrançois, pour bien faire, il faudrait que ce fût pour ce soir.

– Mon ami, reprit le maire d’un tond’impatience protectrice, comme des renseignements positifs peuventseuls être admis en matière criminelle, vous trouverez bon que jepasse outre. Gendarmes, emmenez le prisonnier.

– Eh bien ! dit François enredevenant sérieux, alors vous m’écouterez, monsieur le maire, carles renseignements que j’apporte sont positifs.

– Monsieur le maire ! s’écria l’abbéGrégoire, au nom de la religion et de l’humanité, je vous adjured’écouter ce jeune homme !

– Et moi, monsieur, dit Guillaume, au nomde la justice, je vous ordonne de surseoir !

Le maire s’arrêta, presque effrayé, devantl’autorité magistrale de cet amour paternel. Cependant, ne voulantpas avoir l’air de se rendre :

– Messieurs, dit-il, du moment où il y aun mort, il y a un assassin.

– Pardon ! monsieur le maire,interrompit François, il y a un assassin, c’est vrai, mais il n’y apas de mort.

– Comment ! pas de mort ?s’écria le maire.

– Pas de mort ? répétèrent tous lesassistants.

– Que dit-il donc ? fit Mathieu.

– Le Seigneur soit loué ! dit leprêtre.

– Eh bien ! reprit François, quandje n’aurais que cela à vous dire, il me semble que c’est déjà unejolie nouvelle.

– Expliquez-vous, jeune homme, fitmajestueusement le maire, enchanté d’avoir cette bonne nouvellepour prétexte du sursis accordé à Bernard.

– Monsieur Chollet a été renversé par laviolence du coup, il est tombé évanoui du choc, mais la balle s’estaplatie sur la bourse pleine d’or qu’il avait dans la poche de sonhabit, et elle a glissé le long des côtes.

– Oh ! oh ! fit le maire, quedites-vous, mon ami ; la balle s’est aplatie sur labourse ?

– En voilà de l’argent bien placé,hein ! monsieur le maire, fit François.

– N’importe ! mort ou non, repritcelui-ci, il y a eu tentative d’assassinat.

– Eh ! continua François, qui vousdit le contraire ?

– Allons au fait, fit le magistrat.

– Dame ! dit François, je ne demandepas mieux ; mais vous m’interrompez à tout moment.

– Voyons, parlez, parlez, François !s’écrièrent tous les assistants.

Deux d’entre eux restaient seuls muets, maisdans une attente bien différente : Bernard et Mathieu.

– Eh ! dit François, écoutez donc,monsieur le maire, voici comment la chose s’est passée…

– Mais, demanda le magistrat, commentpeux-tu savoir de quelle façon la chose s’est passée, puisque tuétais avec nous dans cette chambre, à table, tandis qu’elle sepassait à près d’une demi-lieue d’ici, et que tu ne nous as pasquittés ?

– Eh bien ! non, je ne vous ai pasquittés ; après ? mais est-ce que, quand je dis : Ily a un sanglier là, c’est un mâle ou une femelle ; c’est untiéran, un ragot ou un solitaire, est-ce que j’ai vu lesanglier ? Non, j’ai vu la trace, et c’est tout ce qu’il mefaut.

François n’avait pas même regardé du côté deMathieu, mais Mathieu n’en avait pas moins senti un frisson luipasser par tout le corps.

– Je reprends donc, continuaFrançois ; voici comment cela s’est passé : monsieurBernard est arrivé le premier au cabaret de la mère Tellier. Est-cevrai, mère Tellier ?

– C’est vrai, dit la bonne femme,après ?

– Il était fort agité ?

– Oh ! dit-elle, c’est encorevrai.

– Silence ! fit le maire.

– Il marchait comme cela, continuaFrançois en faisant de grands pas, et deux ou trois fois,d’impatience, il a frappé du pied près de la table qui estvis-à-vis de la porte.

– En demandant du vin, c’est vrai encore,s’écria la mère Tellier en levant au ciel des bras qui exprimaientson admiration pour la perspicacité presque miraculeuse deFrançois.

Mathieu essuya avec sa manche la sueur quiperlait sur son front.

– Oh ! dit François, répondant àl’exclamation de la bonne femme, cela n’est pas bien difficile àvoir ; il y a dans le sable des empreintes de soulier, detrois ou quatre lignes plus profondes que les autres.

– Comment as-tu pu voir cela lanuit ?

– Bon, et la lune ! Vous croyez doncqu’elle est là-haut pour faire aboyer les chiens seulement ?Alors monsieur Chollet est arrivé à cheval, du côté deVillers-Cotterêts ; il a mis pied à terre à trente pas ducabaret de la mère Tellier, il a attaché sa bête à un arbre, puisil a passé devant monsieur Bernard. Je croirais même qu’il avaitperdu et cherché quelque chose comme de l’argent, car il y avait dusuif à terre, ce qui prouve qu’on a regardé à terre avec unechandelle. Pendant ce temps-là, monsieur Bernard était cachéderrière le hêtre qui est en face de la maison, et il continuait derager beaucoup ; la preuve, c’est qu’il y avait deux ou troisplaces où la mousse avait été arrachée à la hauteur de la main.Après avoir retrouvé ce qu’il cherchait, le Parisien s’est éloignédu côté de la fontaine du Prince, puis il s’est assis à quatre pasde la fontaine, puis s’est levé ; puis il a fait vingt-deuxpas du côté de la route de Soissons : alors il a reçu le coupet est tombé.

– Oh ! c’est bien cela, c’est biencela ! s’écria Catherine.

– Demain, dit le maire, on saura qui atiré le coup de fusil ; on retrouvera la bourre et l’oncherchera la balle.

– Oh ! il n’y a pas besoind’attendre à demain pour cela, je les rapporte, moi !

Un rayon de joie illumina le front livide deMathieu.

– Comment, dit le maire, vous lesrapportez ? vous rapportez les bourres et la balle ?

– Oui, les bourres, comprenez-vous, ellesétaient dans la direction du coup, et il était bien facile de lesretrouver, mais pour la balle il y a eu plus de besogne, ladiablesse de bourse et puis peut-être aussi un peu la côtel’avaient fait dévier, mais n’importe, je l’ai retrouvée dans unhêtre, tenez, la voici.

Et François, dans le creux de sa main,présenta au maire les deux bourres et la balle aplatie. Le maire sefit éclairer par un des gendarmes.

– Vous voyez, messieurs, dit-il, que lesbourres sont en feutre, et quant à la balle, quoique aplatie etdéformée, elle porte encore la marque d’une croix.

– Pardieu ! dit François, la bellemerveille ! puisque ce sont les bourres de Bernard, et quecette croix, c’est celle qu’il a faite ce matin sur la balle.

– Que dit-il donc, mon Dieu !s’écria le père Watrin retenant sa pipe prête à lui échapper de sesmâchoires tremblantes.

– Oh ! mais il le perd, lemalheureux ! s’écria Catherine.

– Ah ! voilà ce dont j’avais peur,balbutia Mathieu avec une feinte pitié. Pauvre monsieurBernard !

– Mais vous reconnaissez donc que le coupa été tiré avec le fusil de Bernard ?

– Certainement que je le reconnais, ditFrançois. C’est le fusil de monsieur Bernard, c’est la balle demonsieur Bernard, et ce sont les bourres de monsieur Bernard ;mais tout cela ne prouve pas que le coup ait été tiré par monsieurBernard.

– Oh ! oh ! murmura Mathieu, sedouterait-il de quelque chose ?

– Seulement, comme je vous l’ai dit,monsieur Bernard rageait beaucoup ; il frappait du pied, ilarrachait la mousse, puis, quand monsieur Chollet s’est éloigné, ila suivi monsieur Chollet jusqu’au pied du chêne ; là il avisé, puis tout à coup il a changé d’avis, il a fait quelques pas àreculons, puis il a jeté son fusil à terre ; le chien quiétait armé et le bout du canon sont marqués dans le chemin ;puis il s’est enfui !

– Oh ! mon bon seigneur Jésus !dit la mère Watrin, il y a miracle.

– Que vous ai-je dit, monsieur lemaire ? demanda Bernard.

– Tais-toi, Bernard, fit le pèreGuillaume, laisse parler François ; ne vois-tu pas qu’il estsur la piste, le fin lévrier ?

– Oh ! oh ! murmura Mathieu,cela commence à devenir inquiétant.

– Alors, continua François, un autre estvenu.

– Quel autre ? demanda le maire.

– Oh ! je ne sais pas, moi, ditFrançois en clignant de l’œil à Bernard ; un autre, voilà toutce que j’ai pu voir.

– Bon ! je respire, fit Mathieu.

– Il a ramassé le fusil, il a mis ungenou en terre, ce qui prouve qu’il n’est pas si fin tireur queBernard, et il a fait feu ; c’est alors, comme je vous l’aidit, que monsieur Chollet est tombé.

– Mais quel intérêt le nouveau venupouvait-il avoir à tuer monsieur Chollet ?

– Ah ! je n’en sais rien, pour levoler peut-être.

– Comment savait-il qu’il avait del’argent ?

– Est-ce que je ne vous ai pas dit que jecroyais que le Parisien avait laissé tomber sa bourse dans la huttede feuillage où la mère Tellier fait rafraîchir son vin ? Ehbien ! je ne serais pas étonné que l’assassin eût été cachédans la hutte à ce moment-là. J’y ai vu la trace d’un homme couchéà plat ventre, et qui avait creusé le sable avec ses mains.

– Mais on a donc volé monsieurChollet ? demanda Guillaume.

– Je crois bien, on lui a pris deux centslouis : rien que cela.

– Oh ! pardon ! mon pauvreBernard, dit le père Guillaume ; je ne savais pas qu’on eûtvolé le Parisien quand je t’ai demandé si tu étais sonmeurtrier.

– Merci ! bon père, dit Bernard.

– Mais enfin, le voleur ? demanda lemaire.

– Puisque je vous dis que je ne leconnais pas ; seulement, en courant de l’endroit où il a tiréle coup à celui où monsieur Chollet est tombé, il a enfoncé unterrier de lapins, et il s’est donné une entorse au piedgauche.

– Oh ! le démon ! murmuraMathieu qui sentait ses cheveux se dresser sur sa tête.

– Par exemple ! c’est tropfort ! s’écria le maire. Comment peux-tu savoir qu’il s’estdonné une entorse ?

– Ah ! la belle malice !répondit François. Pendant trente pas, les deux pieds sont tracésd’une façon égale ; pendant tout le reste de la route, il n’yen a plus qu’un qui porte tout le poids du corps. Celui-là, c’estle droit ; l’autre marque à peine, c’est le gauche : doncil s’est donné une entorse au pied gauche, et quand il appuiedessus, dame ! ça lui fait mal.

– Ah ! murmura Mathieu.

– Voilà pourquoi il ne s’est pas sauvé,continua François. Non, s’il s’était sauvé, il serait à cette heureà cinq ou six lieues d’ici, d’autant plus qu’avec les pieds qu’il ail doit bien marcher. Non, il est venu enterrer ses deux centslouis à vingt pas de la route et à cent pas d’ici, entre deux grosbuissons, au pied d’un bouleau ; il est reconnaissable, étantseul de son espèce, – le bouleau bien entendu.

Mathieu passa, en s’essuyant le front pour laseconde fois, une de ses jambes de l’autre côté de la croiséeouverte.

– Et de là, demanda le maire, où est-ilallé ?

– Ah ! de là, il est allé sur lagrande route, et sur la grande route, il y a des pavés : ni vuni connu, je t’embrouille.

– Et l’argent ?

– Pardon ! c’est de l’or, monsieurle maire, toutes pièces de vingt et de quarante francs.

– Cet or, vous l’avez pris et apportécomme preuve de conviction ?

– Ouf ! dit François. Je m’en suisgardé, de l’or de voleur, ça brûle.

Et il secoua les doigts comme s’il s’étaitbrûlé effectivement.

– Mais enfin ?

– Et puis, continua François, je me suisdit : Mieux vaut faire une descente sur les lieux avec lajustice, et, comme le voleur ne se doute pas que je connais sacachette, on trouvera le magot.

– Tu te trompes, dit Mathieu en enjambantla fenêtre et en jetant un regard de haine à Bernard et à François,on ne le trouvera pas.

Et il s’éloigna sans que personne, exceptéFrançois, s’aperçût de son départ.

– Est-ce tout, mon ami ? demanda lemaire.

– Ma foi ! oui, à peu près, monsieurRaisin, répondit François.

– C’est bien ; la justice apprécieravotre déposition. En attendant, comprenez bien que, comme vous nenommez personne, comme tout roule sur des suppositions,l’accusation continue de peser sur Bernard.

– Ah ! quant à cela je n’ai rien àdire, répliqua François.

– En conséquence, j’en suis désespéré,monsieur Guillaume, j’en suis désespéré, madame Watrin, maisBernard doit suivre les gendarmes et se rendre en prison.

– Eh bien ! soit, monsieur lemaire ; femme, donne-moi deux chemises et ce qu’il me fautpour rester en prison avec Bernard.

– Et moi aussi ! et moi aussi !s’écria la mère, je suivrai mon fils partout où il ira.

– Faites comme vous voudrez, mais enroute.

Et le maire fit un signe aux gendarmes, quiforcèrent Bernard de faire un pas vers la porte.

Mais François fit ce qu’il avait déjà fait,et, se mettant sur la route du prisonnier :

– Encore un instant, monsieur le maire,dit-il.

– Si tu n’as rien à ajouter à ce que tuas dit, répliqua le maire…

– Non, rien ; mais c’est égal.Tenez, supposons…

Il parut chercher quelque chose dans satête.

– Supposons quoi ? demanda lemaire.

– Supposons, une supposition, supposonsque je connaisse le coupable.

Tout le monde jeta un cri.

– Supposons, par exemple, continuaFrançois en baissant la voix, qu’il était là tout à l’heure.

– Mais alors ! s’écria le maire, lapreuve nous échapperait, et nous retomberions dans le doute.

– Oui, c’est vrai ; mais unedernière supposition, monsieur le maire. Supposons que j’aieembusqué dans le buisson de droite Bobineau, et dans le buisson degauche Lajeunesse, et qu’au moment où le voleur mettra la main surson trésor, ils mettent eux, la main sur le voleur, ah !

En ce moment, ou entendit un bruit sur lagrande route, pareil à celui d’un homme qui ne voudrait pointmarcher et qu’on force de marcher malgré lui.

– Eh ! tenez, dit François avec unéclat de rire qui couronnait sa période, ils le tiennent, il neveut pas revenir, et ils sont obligés de le pousser.

En même temps Lajeunesse et Bobineau, tenantMathieu au collet, parurent sur le seuil de la porte.

– Eh ! troun de l’air ! ditBobineau, marcheras-tu, vagabond ?

– Allons ! drôle, ne fais pas leméchant, dit Lajeunesse.

– Mathieu ! s’écrièrent lesassistants d’une seule voix.

– Tenez, monsieur le maire, ditLajeunesse, voilà la bourse…

– Et voilà le voleur, ajouta Bobineau.Allons causer un peu avec monsieur le maire, mon bijou.

Et il poussa Mathieu, qui, obéissant malgrélui à l’impulsion, fit quelques pas en boitant.

– Eh bien ! s’écria François, quandje vous disais qu’il boitait de la jambe gauche. En prendrez-vousune autre fois de mes almanachs, monsieur le maire ?

Mathieu vit qu’il n’y avait point ànier ; il était pris, il ne lui restait plus qu’à faire contrefortune bon cœur.

– Eh bien ! oui, dit-il. Quoi ?Après ? C’est moi qui ai fait le coup, je ne nie pas. Jevoulais seulement brouiller monsieur Bernard avec mademoiselleCatherine, parce que monsieur Bernard m’avait donné un soufflet.Quand j’ai vu l’or, ça m’a tourné la tête. Monsieur Bernard avaitjeté son fusil ; le diable m’a tenté, je l’ai ramassé, et puisvoilà. Mais pas un cheveu de préméditation, et, comme le Parisienn’est pas mort, on en sera quitte pour dix ans de galères.

Toutes les poitrines se dilatèrent, tous lesbras se tendirent vers Bernard, mais la première qui fut sur lecœur du jeune homme fut Catherine.

Bernard fit un mouvement inutile pour lapresser contre son cœur, il avait les mains liées.

L’abbé Grégoire aperçut le douloureux sourirequi passa sur les lèvres du jeune homme.

– Monsieur le maire, dit-il, j’espère quevous allez ordonner qu’à l’instant même Bernard soit libre.

– Gendarmes, ce jeune homme est libre,dit le maire ; déliez-lui les mains.

Les gendarmes obéirent.

Il y eut alors un moment de confusion danslequel père, mère, enfant, fiancée, formèrent un groupe sans formecomme sans nom, d’où il sortait des cris de bonheur, des sanglotsde joie.

Tout le monde pleurait, il n’y eut pasjusqu’au maire qui essuya une larme.

Mais comme Mathieu jurait dans letableau :

– Emmenez cet homme à la prison deVillers-Cotterêts, dit-il aux gendarmes en désignant Mathieu, etécrouez-le solidement.

– Oh ! le père Sylvestre, ditMathieu, va-t-il être embêté d’être réveillé à cetteheure-ci !

Et dégageant ses mains de celles des gendarmesqui voulaient lui mettre les menottes, il fit entendre une dernièrefois le cri de la chouette.

Après quoi il livra ses mains, se laissagarrotter, et sortit entre les gendarmes.

Chapitre 20CONCLUSION

Mathieu fut donc conduit à la prison deVillers-Cotterêts, et écroué chez le père Sylvestre, aux lieu etplace de Bernard Watrin.

Une fois le vrai coupable arrêté et entraînépar les gendarmes sur la grande route ;

Une fois le maire sorti, la tête basse etjetant en arrière un regard de repentir ;

Une fois les braves habitants de laMaison-Neuve rendus à eux-mêmes et débarrassés des étrangers, carla mère Tellier, la bonne ménagère, car le digne abbé Grégoire, carLajeunesse et Bobineau, ces deux habiles acteurs qui avaientcontribué au dénouement du drame, car l’ami François, l’adroitsuiveur de traces qui l’avait accompli avec une sagacité qui eûtfait honneur au dernier des Mohicans, n’étaient point desétrangers, rien ne troubla plus l’explosion de joie qui éclata dansla famille.

Ce fut d’abord une loyale poignée de mainéchangée entre le fils et le père. La poignée de main du filsdisant :

– Vous voyez que je ne vous mentaispoint, mon père.

La poignée de main du pèrerépondant :

– Est-ce que je t’ai jamais sérieusementsoupçonné, Bernard ?

Puis vint une longue étreinte entre le fils etla mère, étreinte dans laquelle la mère murmurait toutbas :

– Et quand on pense que tout cela, c’estma faute !

– Chut ! n’en parlons plus,répondait Bernard.

– Que c’est moi qui, par mon entêtement,suis cause de tout !

– Voulez-vous bien ne pas direcela ?

– Me pardonneras-tu, mon pauvre cherenfant ?

– Oh ! ma mère ! ma bonnemère !

– En tout cas, j’ai été bien punie,va !

– Et vous serez bien récompensée, jel’espère.

Puis Bernard alla prendre les deux mains del’abbé Grégoire, et, regardant le bon prêtre en face :

– Ni vous non plus, monsieur l’abbé,dit-il, vous n’avez pas douté de moi ?

– Est-ce que je ne te connaissais pasmieux que ton père et ta mère ?

– Oh ! mieux, monsieur l’abbé, ditla mère Watrin.

– Eh ! oui, mieux, dit le père.

– Oh ! par exemple, s’écria lavieille, prête à commencer une discussion, je voudrais bien savoirqui est-ce qui connaît mieux un enfant que sa propremère ?

– Celui qui a fait l’esprit après que lamère a fait le corps, dit Watrin. Est-ce que je réclame, moi ?Fais comme moi, vieille, tais-toi.

– Oh ! non ça ! par exemple, jene me tairai jamais quand on me dira qu’il y a quelqu’un quiconnaît mieux mon fils que moi-même.

– Si, ma mère, si, vous vous tairez, ditBernard ; et je n’aurai pour cela qu’un mot à dire à une femmeaussi religieuse que vous êtes ; puis il ajouta enriant : Oubliez-vous que monsieur l’abbé est monconfesseur ?

Puis vint le tour de Catherine ; Bernardl’avait gardée pour la dernière.

L’égoïste ! c’était pour la garder pluslongtemps.

Aussi, arrivé à elle :

– Catherine, s’écria Bernard d’une voixétouffée, chère Catherine !

– Bernard, mon bon Bernard ! murmuracelle-ci avec des larmes plein les yeux et plein la voix.

– Oh ! viens, viens, dit Bernard enentraînant la jeune fille par la porte restée ouverte.

– Eh bien ! mais où vont-ilsdonc ? s’écria la mère Watrin avec un mouvement si rapidequ’il ressemblait à de la jalousie.

Le père haussa les épaules.

– À leurs affaires, il faut croire,dit-il en bourrant sa pipe : laisse-les donc aller, femme.

– Mais…

– Voyons, est-ce qu’à leur âge et enpareille circonstance nous n’aurions pas eu quelque chose à nousdire ?

– Hum ! fit la mère en jetant undernier regard du côté de la porte.

Mais la porte eût-elle été ouverte, elle n’eûtrien vu ; les deux jeunes gens avaient déjà gagné le bois ets’étaient perdus sous l’ombre la plus épaisse.

Quant à Bobineau, à Lajeunesse, à François etau père Watrin, ils s’étaient mis à mirer à la lumière deschandelles les bouteilles qui restaient sur la table, et à étudierconsciencieusement ce qui leur restait dans le ventre.

L’abbé Grégoire profita de cette occupationdans laquelle étaient absorbés les quatre compères, pour prendresilencieusement sa canne et son chapeau, se glisser sans bruit parl’entrebâillement de la porte, et reprendre sans bruit le chemin deVillers-Cotterêts, où il retrouva sa sœur, madame AdélaïdeGrégoire, qui l’attendait dans la plus vive anxiété.

Les deux femmes, la mère Watrin et la mèreTellier, s’accroupirent dans la grande cheminée, et se mirent àdévider un écheveau de paroles qui, pour être dévidé à voix basse,n’en fut ni moins long, ni moins embrouillé.

Aux premiers rayons du jour, Bernard etCatherine reparurent sur le seuil de la porte comme deux oiseauxvoyageurs qui, partis ensemble, reviennent ensemble. Catherine, lesourire sur les lèvres, et tout en perdant de vue le moins possibleson fiancé, alla embrasser la mère Watrin, le père Watrin, ets’apprêta à remonter à sa chambre.

Mais à peine eut-elle fait le premier pas quiconduisait de la table où étaient assis les quatre hommes à laporte de l’escalier, que Bernard l’arrêta comme si elle oubliaitquelque chose.

– Eh bien ! fit-il du ton d’un douxreproche.

Catherine n’eut point besoin de demanderd’explication : Bernard était compris par cette âme sœur de lasienne.

Elle alla à François et lui présenta les deuxjoues.

– Quoi ? demanda François toutétonné d’une pareille aubaine.

– Elle t’embrasse pour te remercier,parbleu ! dit Bernard. Il me semble que nous te devons biencela.

– Ah ! s’écria François. Ah !mademoiselle Catherine, et il s’essuya la bouche avec sa serviette,et fit claquer un gros baiser sur chaque joue rougissante de lajeune fille.

Puis Catherine, tendant une dernière fois lamain à Bernard, remonta dans sa chambre.

– Allons, allons, mes enfants ! ditcelui-ci, je crois qu’il serait temps de se mettre en tournée. Cen’est pas le tout que d’être heureux, il faut que la besogne du ducd’Orléans se fasse.

Et il reprit avec un indéfinissable regard sonfusil, rapporté par les gendarmes comme preuve de conviction, etdéchargé d’un côté.

– Et quand on pense, murmura-t-il…enfin.

Et, enfonçant son chapeau sur satête :

– Partons, dit-il, partons !

En sortant, Bernard leva la tête.

Catherine était à sa fenêtre, souriant à cesoleil levant qui allait éclairer un de ses bons jours. Elle vitBernard, cueillit un œillet, y déposa un baiser et le lui jeta.

Bernard ne laissa point tomber l’œilletjusqu’à terre. Il le retint à la volée, reprit le baiser qui étaitcaché entre ses feuilles parfumées, et mit l’œillet dans sapoitrine.

Puis, suivi de ses trois camarades, ils’enfonça dans la forêt.

Le jour rappelait la mère Tellier à sacantine. Elle prit congé des amis Watrin et s’achemina vers lacabane de la fontaine du Prince, du même pas pressé qu’elle étaitvenue.

Puis elle emportait une somme de nouvelles quiallait défrayer les conversations de toute la journée.

Bernard innocent, Mathieu coupable, le mariagede Catherine et de Bernard fixé à quinze jours. Il y avaitlongtemps qu’un pareil sujet de causerie n’avait été livré auxcommères du village.

Il y eut alors une lutte de dévouement entrele père et la mère Watrin, chacun des deux voulant envoyer coucherl’autre et tenant à se sacrifier pour la garde de la maison. Comme,grâce à l’entêtement de la mère, cet assaut d’abnégation menaçaitde dégénérer en querelle, le père Watrin prit son chapeau, enfonçases mains dans ses poches, et s’en alla se promener sur la route deVillers-Cotterêts.

Arrivé au Saut du Cerf, il vit monsieur Raisinqui revenait dans sa petite carriole avec son ancien domestique,Pierre.

À la vue du maire, Watrin fit un mouvementpour gagner la forêt ; mais il avait été reconnu.

Monsieur Raisin arrêta sa carriole, sauta àterre et courut vers le bonhomme en criant :

– Eh ! monsieur Watrin ! chermonsieur Watrin !

Watrin s’arrêta.

Ce qui lui faisait fuir le maire, c’était cesentiment de pudeur que tout honnête homme a au fond de laconscience, qui s’étend de lui aux autres, et qui le fait rougirpour les autres quand ceux-ci accomplissent des actes qui ne sontpas précisément honnêtes.

Or, on se rappelle que les propositions que lemarchand de bois avait faites la nuit précédente au père Watrinn’étaient pas précisément honnêtes.

Tout en s’arrêtant, le père Watrin sedemandait donc ce que pouvait lui vouloir le maire.

Il attendit, le dos tourné ; et,seulement quand le maire fut près de lui, il fit volte-face.

– Eh bien ! demanda-t-il brusquementà monsieur Raisin, qu’y a-t-il encore ?

– Il y a, monsieur Watrin, dit le maireassez embarrassé et parlant chapeau bas au vieux garde, tandis quecelui-ci l’écoutait le chapeau sur la tête, il y a que, depuis queje vous ai quitté ce matin, j’ai beaucoup réfléchi.

– Ah ! vraiment, dit le père Watrin,et à quoi ?

– À tout, cher monsieur Watrin, et,particulièrement à ceci, qu’il n’est ni bien ni beau de vouloirs’emparer du bien de son voisin, ce voisin fût-il prince.

– À quel propos me dites-vous cela,monsieur, et de quel bien ai-je jamais voulu m’emparer ?demanda le vieillard.

– Mon cher monsieur Watrin, dans ce queje viens de dire, continua le maire avec une certaine humilité,croyez qu’il n’a aucunement été question de vous.

– Et de qui donc est-il question,alors ?

– Mais de moi seulement, monsieur Watrin,et des méchantes propositions que je vous ai faites cette nuit àpropos des baliveaux et des modernes qui peuvent avoisiner leslimites de ma vente.

– Bon ! et c’est cela qui vousramène ?

– Pourquoi pas, si j’ai compris quej’avais tort et que je devais des excuses à un brave et honnêtehomme que j’avais insulté ?

– Moi ? vous ne m’avez pas insulté,monsieur le maire.

– Si fait. On insulte un honnête hommequand on lui fait des propositions telles qu’il ne peut lesaccepter qu’en donnant un démenti à sa vie tout entière.

– Bon ! ce n’était point la peine devous déranger pour si peu, monsieur Raisin.

– Vous appelez si peu que derougir devant son semblable et de ne plus oser lui donner la mainquand on le rencontre ! J’appelle cela beaucoup, moi,monsieur. Aussi je vous prie de me pardonner, monsieur Watrin.

– Moi ? demanda le vieux garde.

– Oui, vous.

– Je ne suis pas l’abbé Grégoire pourvous pardonner, dit le vieillard moitié touché, moitié riant.

– Non, mais vous êtes monsieur Watrin, ettous les honnêtes gens sont une même famille. J’en suis sorti uninstant, donnez-moi la main pour y rentrer, monsieur Watrin.

Le maire prononça ces paroles avec un accentsi profondément senti, que les larmes en vinrent aux yeux duvieillard. Il ôta son chapeau de la main gauche, comme il eût faitdevant l’inspecteur monsieur Deviolaine, et tendit la main aumaire.

Celui-ci la lui prit, et la lui serrant à labriser, si la main du vieux garde n’avait pas été douée elle-mêmed’une grande solidité :

– Maintenant, monsieur Watrin, luidit-il, ce n’est pas le tout !

– Comment, ce n’est pas le tout ?demanda le garde.

– Non.

– Qu’y a-t-il donc encore, monsieurRaisin ?

– J’ai que je n’ai pas eu de torts cettenuit seulement vis-à-vis de vous seul.

– Ah ! oui, vous voulez parler devotre accusation contre Bernard. Vous voyez, monsieur le maire, ilne faut pas se hâter d’accuser.

– Je vois, monsieur, que ma colère contrevous m’a rendu injuste et a failli me faire commettre une actionqui sera le remords de toute ma vie, si monsieur Bernard ne mepardonne pas.

– Oh ! qu’à cela ne tienne !tranquillisez-vous, monsieur le maire, Bernard est si heureux qu’ila déjà tout oublié.

– Oui, cher monsieur Watrin, mais danscertains moments il peut se souvenir, et, dans ces moments-là,secouer la tête et dire entre ses dents : « C’est égal,monsieur le maire est un méchant homme tout demême ! »

– Ah ! dit le père Watrin en riant,je ne vous réponds pas que dans un moment de méchante humeur lachose ne lui revienne à la pensée.

– Il y a un moyen ; non pas que lachose ne lui revienne pas à la pensée, on n’est pas maître de samémoire, – mais que la chose lui venant à la pensée, il larepousse !

– Lequel ?

– C’est qu’il me pardonne cordialement etsincèrement comme vous venez de le faire, vous.

– Oh ! quant à cela, je vous enréponds comme de moi-même. Bernard, voyez-vous, il n’a pas plus defiel qu’un poulet. Ainsi, regardez donc la chose comme faite ;s’il le faut même, pour ne pas vous déranger, et comme au bout ducompte il est le plus jeune, il passera chez vous.

– J’espère bien qu’il passera chez moi etqu’il s’y arrêtera même, et vous, la mère Watrin, et Catherine, etFrançois, et tous les gardes de votre garderie.

– Bon ! Et quand cela ?

– En sortant de la messe nuptiale.

– À quel propos ?

– À propos du repas des noces.

– Ah ! monsieur Raisin, non,merci !

– Ne dites pas non, monsieur Watrin,c’est résolu ainsi ; dame ! à moins que vous ne teniezabsolument à me garder rancune, vous et votre fils. Je me suis misdans la tête que ce serait moi qui donnerais le dîner de noces, quevoulez-vous ? J’ai été à peine couché en revenant de chezvous, cette nuit, que ça m’a trotté dans la tête au point dem’empêcher de dormir. J’en ai fait le menu.

– Mais, monsieur Raisin…

– Il y aura d’abord un jambon du sanglierque vous avez tué hier, ou plutôt que François a tué ; puismonsieur l’inspecteur permettra bien qu’on abatte unchevreuil ; j’irai moi-même aux étangs de la Ramée choisir lepoisson ; la maman Watrin fera les gibelottes, attendu qu’elleles fait, dame ! comme personne ; – puis nous avons unjoli vin de Champagne qui vient directement d’Épernay, et un vieuxvin de Bourgogne, qui ne demandent qu’à se laisser boire.

– Cependant, monsieur Raisin…

– Pas de si, pas demais, pas de cependant,père Guillaume, ou bien jedirai : Allons ! Raisin, il paraît que tu es vraiment unméchant homme, puisque te voilà brouillé à mort avec les plushonnêtes gens de la terre.

– Monsieur le maire, je ne puis vousrépondre de rien.

– Ah ! si vous ne répondez de rien,alors ça ira mal pour les femmes, car ce sont les femmes,voyez-vous, c’est madame Raisin, c’est mademoiselle Euphrosine, quim’ont fourré un tas de sottes et jalouses idées dans la tête !Ah ! que monsieur l’abbé a bien raison de dire que de touttemps la femme a perdu l’homme !

Le père Watrin allait peut-être résisterencore, quand il sentit qu’on le tirait par la poche de saveste.

Il se retourna.

C’était le vieux Pierre.

– Ah ! monsieur Watrin, dit lebonhomme, ne refusez pas à monsieur le maire ce qu’il vousdemande ! au nom… au nom…

Et le vieux Pierre chercha au nom de quoi ilpouvait invoquer la miséricorde du père Guillaume.

– Ah ! dit-il, au nom des deuxpièces de cent sous que vous avez données pour moi à monsieurl’abbé Grégoire, quand vous avez su que monsieur le maire m’avaitchassé pour prendre Mathieu.

– Encore une idée que ces satanées femmesm’avaient fourrée dans la tête. Ah ! les femmes, lesfemmes ! il n’y a que la vôtre qui soit une sainte, monsieurWatrin.

– La mère, elle !… s’écria Watrin.Oh ! oh ! l’on voit bien…

Le père Watrin allait dire : On voit bienque vous ne la connaissez pas ; mais il s’arrêta à temps, eten riant acheva sa phrase :

– On voit bien que vous la connaissez,dit-il.

Puis regardant le maire, qui attendait saréponse définitive avec anxiété :

– Allons ! dit-il, c’est convenu. Ondînera chez vous le jour de la noce.

– Et la noce aura lieu huit jours plustôt que vous ne croyez, s’écria monsieur Raisin.

– Comment cela ? demanda le vieuxgarde.

– Devinez où je vais ?

– Quand ?

– De ce pas ?

– Où vous allez ?

– Oui. Eh bien ! je vais à Soissonsacheter les dispenses à monseigneur l’évêque.

Et le maire remonta dans sa carriole avec levieux Pierre.

– Eh bien ! dit le père Watrin enriant, je vous réponds de Bernard alors. Vous lui en auriez faitdix fois pire qu’il vous pardonnerait tout de même.

Monsieur Raisin fouetta sa carriole, que lepère Guillaume suivit des yeux avec tant de préoccupation qu’il enlaissa éteindre sa pipe.

Puis, quand la carriole eut disparu :

– Ma foi ! dit-il, je ne le croyaispas si brave homme que cela !

Et battant le briquet :

– Il a raison, continua-t-il, ce sont lesfemmes… Oh ! les femmes ! les femmes ! murmura lepère Watrin entre les bouffées de fumée de sa pipe.

Puis, secouant la tête, il revint d’un paslent et pensif vers la Maison-Neuve.

Quinze jours après, grâce aux dispensesachetées par monsieur Raisin à monseigneur l’évêque de Soissons,l’orgue retentissait joyeusement dans la petite église deVillers-Cotterêts, tandis que Bernard et Catherine, agenouillésdevant l’abbé Grégoire, souriaient aux plaisanteries de François etde quiot Biche, qui suspendaient au-dessus de la tête des deuxjeunes gens le poêle nuptial.

Madame Raisin et sa fille, mademoiselleEuphrosine, agenouillées sur des chaises rembourrées de velours etmarquées à leur chiffre, assistaient à la cérémonie, un peu endehors des autres conviés.

Mademoiselle Euphrosine regardait du coin del’œil le beau Parisien encore pâle de sa blessure, mais déjà assezbien remis cependant pour assister à la noce.

Mais il était évident que monsieur Cholletétait bien autrement préoccupé de la belle mariée, touterougissante sous sa couronne d’oranger, que de mademoiselleEuphrosine.

L’inspecteur et toute sa famille assistaient àla cérémonie, entouré de ses trente ou quarante gardes forestierscomme d’une garde d’honneur.

L’abbé Grégoire prononça un discours qui nedura pas plus de dix minutes, mais qui fit fondre en larmes tousles assistants.

À la sortie de l’église, une pierre lancéeavec force tomba au milieu de la noce, mais par bonheur sansblesser personne.

La pierre venait du côté de la prison, quin’est séparée de l’église que par une petite ruelle.

On aperçut Mathieu derrière les barreaux d’unefenêtre.

C’était lui qui venait de lancer lapierre.

Alors, voyant qu’on le regardait, il rapprochases mains l’une de l’autre, et imita le cri de la chouette.

– Ohé ! monsieur Bernard, cria-t-il,vous savez, le cri de la chouette porte malheur.

– Oui, répondit François ; maisquand le prophète est mauvais, la prédiction est fausse.

Et la noce s’éloigna, laissant le prisonniergrincer les dents.

Le lendemain, Mathieu fut transféré desprisons de Villers-Cotterêts dans celles de Laon, où se tiennentles assises du département.

Comme il l’avait prévu, il fut condamné à dixans de galères.

Dix-huit mois après, les journaux, aux faitsdivers, contenaient cette nouvelle :

« On lit dans le Sémaphore deMarseille :

» Une évasion vient d’êtretentée au bagne de Toulon, qui a mal réussi au malheureux quiessayait de fuir.

» Un forçat, après s’être procuré, on nesait comment, une lime, était parvenu à scier l’anneau de sa chaîneet à se cacher sous une pile de bois des chantiers où travaillentles galériens.

» Le soir venu, il gagna le bord de lamer en rampant et sans être vu de la sentinelle ; mais, aubruit qu’il fit en sautant à l’eau, la sentinelle se retourna ets’apprêta à tirer sur le fugitif, au moment où, pour respirer, ilreparaîtrait à la surface de la mer. Au bout de quelques secondes,il reparut, et le coup de fusil du soldat suivit instantanément sonapparition.

» Le fugitif plongea, mais cette foispour ne plus reparaître.

» La détonation de l’arme à feu attira enun instant une partie des soldats et des employés du bagne sur lethéâtre de l’événement ; on mit deux ou trois barques à lamer, mais l’on chercha en vain soit le fugitif, soit soncadavre.

» Le lendemain seulement, vers dix heuresdu matin, un corps inerte et flottant reparut à la surface del’eau ; c’était celui du forçat qui avait tenté de s’évader laveille.

» Ce malheureux, condamné à dix ans detravaux forcés pour tentative d’assassinat avec préméditation, maisaccompagné de circonstances atténuantes, était inscrit au bagnesous le nom seul de Mathieu ! »

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