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C’était ainsi…

C’était ainsi…

de Cyriel Buysse
À mon fils

Qui connaît la Flandre

Qui comprend l’esprit de la Flandre

Qui aime la Flandre

 

Partie 1

 

Chapitre 1

 

L’huilerie et la minoterie de M. de Beule formaient un groupe de vieux bâtiments, à côté d’un beau grand jardin.

Un rentier du village y demeurait jadis. La maison d’habitation était en bordure de la rue ; et les bâtisses, qui plus tard allaient devenir une fabrique, étaient alors une sorte d’asile abritant des vieillards et nécessiteux. Le grand jardin les séparait de la maison du rentier, et de la rue ils avaient leur chemin d’accès.

A la mort du rentier, M. de Beule avait acquis le tout. Il y installa sa fabrique, d’abord modestement, puis l’agrandit peu à peu, jusqu’à ce qu’elle absorbât toutes les vieilles maisonnettes. Pleurs et lamentations des vieillards et des indigents, ainsi contraints, à tour de rôle, de chercher un autre toit ; mais, puisque c’était l’inévitable,ils finissaient par se résigner. Et même par en tirer profit. Car ceux qui avaient encore du monde jeune chez eux offraient leurs services à M. de Beule, qui, de son côté, les employait volontiers à la fabrique, de préférence à d’autres.

La fabrique de M. de Beule était laseule au village, où elle devenait un peu synonyme de lumière et deprogrès. Les gens se sentaient plus de goût à travailler dans uneusine mue par la vapeur, qu’à peiner dans l’un ou l’autre atelieroù la force motrice était fournie par un cheval ou un moulin àvent. L’arrivée de cette machine à vapeur, – achetée d’occasion, –fut un événement sensationnel pour les villageois. Jusque desenvirons les gens vinrent contempler la merveille. Les troischaudières surtout, une très grande et deux plus petites, firentune impression énorme. Il fallut trois gros chariots et douzechevaux pour amener le tout à pied d’œuvre. Le maître d’école yétait, avec tous ses élèves, pour leur donner sur place une belleleçon de mécanique ; M. le curé et son vicaire également,comme pour apporter leur bénédiction. En voyant décharger cesengins formidables, on avait l’impression d’assister à un travailsurhumain. Il était dirigé par des ouvriers de la ville, quicriaient leurs ordres dans un langage que les manœuvres villageoisne comprenaient pas toujours. D’où des méprises dangereuses, et quiprovoquaient chez les citadins des jurons effroyables, à la grandeindignation de M. de Beule qui en frémissait, scandaliséà cause de la présence des ecclésiastiques, et invitait lesmécaniciens à modérer leurs expressions. Avec ses coups de chanceet ses contretemps, le travail d’installation prit un été ; etau premier octobre enfin tout fut prêt et la fabrique« tourna ».

Il y avait six pilons, deux jeux de meulesverticales à broyer la graine et deux meules horizontales à moudrele grain. Tout cela se trouvait dans une sorte de large hangar, baset sombre, aux noires solives. A côté, dans une salle plus claireet aménagée avec quelque coquetterie, comme pour un objet de luxe,était installée la machine à vapeur, séparée de l’huilerie par unmur aux larges baies vitrées. Par ces baies et par les fenêtres aumur d’en face, du trou sombre qu’était l’huilerie on apercevait lespelouses lustrées et la majesté des hautes frondaisons, dans lebeau jardin d’agrément de M. de Beule.

A six heures du matin commençait le travail.Le chauffeur ouvrait le robinet de vapeur ; et lentement, avecun lourd soupir, la machine se mettait à tourner. Les engrenagesmordaient, sur les poulies luisantes les courroies glissaient ens’étirant comme de grands oiseaux du crépuscule volant encage ; et les boules de cuivre du régulateur dansaient uneronde folle, pendant que l’énorme volant traçait son cercleformidable et noir contre le mur pâle, pareil à une bêtemonstrueuse et violente, faisant de vains efforts pour échapper àsa captivité. Dans la « fosse aux huiliers » les grandesmeules aussitôt écrasaient la menue graine de lin ou de colza, lessix fours la chauffaient, les hommes en emplissaient les sacs delaine, les aplatissaient de la main dans les étreindelles de cuirgarnies de crin à l’intérieur, les mettaient dans les presses.Bientôt les lourds pilons tapaient à grands coups répétés sur lescoins qui s’enfonçaient, et alors, sous la pression violente,l’huile chaude commençait à couler dans les réservoirs. C’était,sous les solives basses, un vacarme effroyable ; à mesurequ’augmentait la pression, les pilons dansaient en rebondissantplus haut et plus fort sur le bois dur et coincé ; on nes’entendait plus ; s’il avait un mot à dire, l’homme devait lehurler à l’oreille de l’autre. Jusqu’au moment enfin où unesonnette, après le soixantième coup, leur indiquait mécaniquementle temps de déclencher le chasse-coin : deux à trois chocssourds, et cela dégageait toute la presse, en un ébranlement decataclysme. Alors ils extrayaient des étreindelles les tourteauxdurs comme planches, y aplatissaient d’autres sacs remplis et lesremettaient dans les presses ; et la danse sauvagerecommençait, faisant trembler les murs et craquer lesmortaises.

Les hommes peinaient, manches retroussées,tout luisants de graisse et d’huile. Une odeur fade flottait enbuée sous le plafond bas et sombre et le sol était gluant, commes’il eût été enduit de savon. Bientôt aussi le meunier était àl’ouvrage ; et au pesant vacarme des pilons, le moulin mêlaitson tic-tac saccadé et rageur. Parfois les deux moulins à blémarchaient en même temps ; alors la charge devenait trop fortepour la machine, dont le régulateur ralenti laissait pendre seslourdes boules de cuivre, comme des têtes d’enfants fatigués. Envain le chauffeur bourrait-il de charbon son foyer ; le moteuressoufflé n’en pouvait plus. Il fallait que le meunier finît parlui retirer une des meules ; et aussitôt la machine reprenaithaleine et faisait tournoyer ses boules de cuivre, comme en uneronde folle de joyeuse délivrance.

Puis tout se régularisait et le travailcontinuait en une monotonie sans fin.

A huit heures, les ouvriers avaient trenteminutes de répit pour déjeuner. Lorsque le temps était beau, ilsmangeaient leurs tartines dans la cour de la fabrique, alignéscontre le mur crépi à la chaux blanche. Ranimés par l’air pur dumatin, ils échangeaient des propos enjoués. A huit heures et demie,les pilons se remettaient à bondir et cela durait alors jusqu’àmidi, avec la seule distraction de la goutte de genièvre que leurapportait vers dix heures Sefietje, la vieille servante deM. de Beule. C’était un moment exquis. On avalaitl’alcool d’une lampée et sentait sa chaleur descendre jusqu’au fonddu corps.

Pour sûr, ça vous descendait plus bas quel’estomac. Ils en étaient tout ragaillardis et la plupart, dans latrépidation des pilons, allumaient vivement une pipette ou sebourraient la bouche d’une chique de tabac.

Parfois même, au milieu du vacarme, onentendait une chanson. Dommage qu’on ne vous donnait jamais qu’unseul petit verre. Comme un deuxième vous aurait fait du bien !A midi la machine s’arrêtait et ils allaient déjeuner. Certainsd’entre eux demeuraient assez loin de la fabrique, et il leurfallait se dépêcher pour être de retour à une heure. Ceux quirestaient plus près avaient parfois le temps de faire une petitesieste.

A deux ou trois qui habitaient trop loin, leurfemme ou leurs enfants apportaient le manger dans une gamellequ’ils tenaient au chaud sur le foyer des presses.

Une heure, et les pilons de recommencer leurdanse sauvage. A quatre heures, les hommes avalaient encore unetartine en buvant du café clair ; puis les pilons reprenaientleur vacarme assourdissant et monotone jusqu’à huit heures, avecune nouvelle lueur de joie lorsque, sur le coup de six heures,Sefietje leur apportait la goutte du soir.

Ces fins de journée étaient souvent d’uneaccablante mélancolie. Le soir tombait ; de grandes ombresfauves se glissaient sous les poutres massives du plafondbas ; et par les larges baies de la salle des machines, lesouvriers voyaient le soleil couchant dorer les pelouses et lesgrands arbres du beau jardin de M. de Beule. Une sorte detristesse nostalgique se lisait dans leurs yeux fatigués. Ils nefredonnaient plus de chansons ; ils ne parlaient plus. Ils semouvaient plus lentement, comme des ombres, sous l’ouragan continudes coups. Bientôt une ouvrière venait allumer les lampes, desimples lampes à pétrole qui fumaient et dont la flamme vacillantedansait au choc des pilons. Alors tout semblait prendre un aspectétrange, s’impréciser comme si le travail s’achevait dans uneatmosphère irréelle de cauchemar. Les énormes meules verticales,toutes luisantes d’huile, se pourchassaient l’une l’autre en uneronde obstinée et sans fin ; les pilons dansaient unesarabande de spectres ; et les fournaises ouvertes montraientdes gueules rouges, qui lentement se ternissaient de cendre, commedes feux de bivouac abandonnés.

Les ouvriers secouaient la poussière de leursvêtements et rabattaient leurs manches de chemise sur les poignets.Ils donnaient un coup de balai aux dalles autour des presses ;et enfin tintait dans la salle des machines la sonnette dedélivrance, qui marquait le bout de l’interminable journée delabeur.

Progressivement, le moteur ralentissait samarche. Les pilons immobilisés restaient suspendus à des câblessolides ; le ronron des engrenages s’assourdissait ; lescourroies diligentes qui tout le jour avaient volé comme desoiseaux nocturnes sur les poulies luisantes, s’arrêtaient avec uncraquement collant, en une tension dernière. Les boules durégulateur se repliaient sur leurs axes ; le monstrueux volantse figeait contre le mur ; le robinet de vapeur, dans undernier soupir, rendait l’âme. En hâte on éteignait leslampes ; et, dans un flic-floc de sabots, leur gamelle et leurbissac à la main, les ouvriers rentraient au logis.

Resté le dernier, le chauffeur, à grandespelletées de charbon mouillé et de cendre, couvrait le foyer deschaudières et s’en allait fermer les portes.

La journée de travail était finie.

Chapitre 2

 

Régulièrement, neuf hommes étaient occupésdans l’huilerie et la minoterie. Bruun, le chauffeur, seconsidérait un peu comme leur chef.

C’était un homme entre deux âges, aux traitsfins et à la belle barbe noire. Assez bon mécanicien, il étaitintelligent et débrouillard, mais il avait un caractère hargneux,difficile ; cause de grabuge, parfois, parmi les autresouvriers. Méfiant envers tout le monde, il avait la mauvaisehabitude d’écouter aux portes et d’épier par le trou des serrures.Avec cela fort envieux et d’un tempérament très amoureux ;quoique marié, la terreur des ouvrières, principalement de Zulma,surnommée « La Blanche », qu’il excédait de sesassiduités.

Par ordre d’importance venait ensuite Berzeel,le plus âgé des « huiliers ».

Au fond, toute l’importance de Berzeel,c’était d’avoir été le premier ouvrier embauché parM. de Beule. Un petit bougre d’une cinquantaine d’années,la mine insolente et infirme d’une jambe, qu’il levait haut àchaque pas, comme s’il franchissait un obstacle. Cette patte folle,comme disaient les autres, était le résultat d’une rixe violente aucouteau, où Berzeel, jadis, avait mordu la poussière. Le soir d’undimanche, on l’avait ramassé, ainsi arrangé, à moitié mort, devantun cabaret. De mémoire d’homme Berzeel avait toujours été unfarouche batailleur. Doux comme un agneau et diligent comme pas un,tant qu’il était à jeun et n’avait pas un sou en poche, iltravaillait toute la semaine sans presque lever les yeux niprononcer un mot ; mais à peine avait-il touché sa paye dusamedi et échangé ses frusques de misère contre le beau costume dudimanche, qu’il devenait soudain un autre homme, un diable incarné,en vérité. En semaine il logeait avec son frère chez un des petitslocataires de M. de Beule ; mais son domicile étaità un autre village, assez éloigné de la fabrique, et c’était làqu’il se rendait chaque samedi, pour y finir la semaine.

Ce jour-là il avait la permission de quitterla fabrique quelques heures avant les autres ouvriers. Il partait àpied, pipe au bec, bâton à la main, casquette sur l’oreille, parles belles campagnes amples et luxuriantes. Il avait le sourire,ses yeux brillaient, il lançait un jet de salive à droite, àgauche, comme s’il y eût eu en lui surabondance de sève. C’étaitdélicieux d’aise, de liberté, de légèreté après cette longuesemaine de sombre emprisonnement dans la « fosse » ;mais la route était longue et la patte folle vite lasse ;aussi, pour ne pas aller trop loin d’une seule traite,s’arrêtait-il bientôt devant un petit cabaret, où il entraitprendre une goutte et quelques minutes de repos. Il avait sonargent en poche ; il le sentait dans son gousset comme uneprésence chaude et vivante. Pour qui donc aurait-il besoin de segêner ? il sirotait sa goutte ; et, comme c’était bienbon, il en prenait encore une ; et parfois une troisième,jusqu’à ce qu’il fût complètement retapé.

Alors il partait, avec la ferme intention dene plus s’arrêter avant son cher village. Mais, en route, la pattefolle se fatiguait de nouveau ; et puis, il y avait là, lelong du chemin, d’autres petits caboulots dont il connaissait tropbien les gens, qui le prendraient en mauvaise part, s’il passaitsans entrer : bref, d’un cabaret dans l’autre, il se saoulaitabominablement, au point de s’effondrer devant une porte ou sousune table. Dès lors, il n’était plus question de marcher. On leramassait ; on attendait le passage d’un camion ou d’unecarriole ; on le hissait dans le véhicule ; et c’étaitainsi qu’il arrivait chez lui, inerte, tel un colis qui, après despéripéties variées, parvient finalement à destination.

Même s’il pouvait dormir, le sommeil, non plusque le repos dominical, ne parvenaient à le dessoûler. Aucontraire. L’énorme quantité d’alcool qu’il avait absorbéecontinuait de bouillonner et fermenter en lui ; malgré lessupplications de sa sœur, avec laquelle il demeurait, de grandmatin il repartait, soi-disant pour aller à la messe, mais enréalité pour recommencer à boire dans les caboulots des abords del’église. Comme il avait l’alcool mauvais, il cherchait noise, sebattait, ne rentrait ni pour le repas de midi, ni pour celui dusoir ; et généralement il fallait que sa sœur allât lechercher de nuit dans les assommoirs et s’estimât heureuselorsqu’elle parvenait, avec des peines inouïes, à le ramener enfinsous leur toit. Il y cuvait sa saoulerie dans un sommeil de brutependant dix à douze heures, si bien qu’il n’était pas à son ouvrageà la fabrique le lundi matin ; le plus souvent il n’y revenaitqu’au cours de l’après-midi, et parfois même le mardi matin, laface tuméfiée, les yeux lui sortant de la tête, puant le genièvre àdix mètres, méconnaissable, au point qu’on eût dit un autre homme.M. de Beule et son fils roulaient alors des yeuxterribles, mais sans trop oser lui en dire ; Berzeel, de soncôté, l’oreille basse, la mine honteuse, cherchait une vagueexcuse, promettait de ne plus recommencer. Il se mettait àl’ouvrage et toute la semaine travaillait en bête de somme ;et, le samedi suivant, on voyait d’avance s’allumer dans ses yeuxla lueur folle de nouvelles orgies.

Aux presses, à côté de Berzeel, se trouvaitPierken, son frère. Pierken ne ressemblait en rien à Berzeel ;jamais on ne se serait douté qu’ils étaient frères. Pierken étaitpetit, rond et gras, avec des joues poupines et roses, luisantescomme des pommes mûres. Il ne buvait jamais d’alcool, sauf latraditionnelle goutte du matin et celle du soir apportées par lavieille Sefietje. Il faisait des économies. Le dimanche, au lieud’aller au cabaret comme Berzeel, il restait bien tranquillementchez lui, à lire son petit journal d’un sou. Il y puisait une fortedose de connaissances et de sagesse ; peu à peu, sans qu’ils’en rendît bien compte, se développait en lui une intelligencerudimentaire des grandes questions sociales touchant les rapportsentre le Capital et le Travail. Cela le troublait profondément, lerendait parfois inquiet et mécontent. Il apportait la petitefeuille à la fabrique ; pendant le repos du matin et del’après-midi, il en lisait à haute voix des passages aux autresouvriers et leur demandait ce qu’ils en pensaient. En lui vivaitune conscience obscure d’injustice subie, de duperie ; lesentiment aigu que lui, et aussi les autres, ne recevaient pasl’équivalent de ce qu’ils produisaient par leur travail. Pourquoiétait-ce ainsi ? Et pourquoi devrait-il en être ainsi,toujours ? Pourquoi M. de Beule et son fils, quitravaillaient seulement lorsqu’il leur plaisait de travailler,pouvaient-ils vivre dans le luxe et l’abondance, alors qu’eux, lespauvres bougres, devaient trimer chaque jour, du matin au soir,toute leur vie, sans aucun espoir de gagner jamais autre chose queleur misérable pain quotidien ? Ce problème accablant, quePierken ruminait constamment, le rendait bien souvent morose ettriste. Cela ne se traduisait pas en mauvais vouloir ni esprit derévolte ; mais Pierken était mécontent, toujours et en toutechose mécontent de son sort ; et il s’acquittait de sontravail uniquement par contrainte, sans la moindre satisfaction nijoie. Pour rien au monde il ne serait resté à son établi une minutede plus qu’il n’était strictement nécessaire. Le samedi, lorsqu’ilrecevait sa paye, à peine grommelait-il un sourd merci, estimantque c’étaient plutôt les maîtres qui avaient à le remercier, enraison de la valeur considérable qu’il leur avait fournie entravail, pour la misère qu’ils lui donnaient en retour.M. de Beule et M. Triphon, son fils, n’aimaient pasdu tout Pierken et plus d’une fois il avait été question de lerenvoyer. Ils hésitaient encore par égard pour Berzeel, qui étaitun excellent ouvrier quand il n’avait pas bu ; maisM. de Beule lui avait défendu sur un ton péremptoired’apporter à la fabrique ce sale petit canard et d’en lire despassages à haute voix pendant les repos du matin et del’après-midi.

Auprès de Pierken se trouvait Léo. Âgé dequarante ans, Léo était trapu, râblé et fort comme un petittaureau. Parfois, durant des demi-journées, il se renfermait dansun mutisme concentré et morose, pour en sortir brusquement, en uneexplosion de cris, de rires, d’exclamations, dont toute la fabriqueretentissait. Lorsqu’il était dans un de ces moments de capricieuxsilence, il valait mieux le laisser à sa lubie, sinon on avait bienvite maille à partir avec lui ; et lorsqu’il était dans une deses heures folles, il était préférable de s’écarter de son chemin,car il vous aurait renversé, rien que pour le plaisir de vous voirpar terre et de danser la gigue autour de vous. En réalité, de tousles ouvriers de la fabrique, il était le plus fort, le meilleur, leplus agile et le plus endurant. Et, comme il le savait très bien,il supportait assez mal que Pierken, par exemple, qu’il considéraitcomme un feignant, prît de ces airs de supériorité intellectuelleet se posât un peu en chef spirituel de l’équipe grâce à cesblagues qu’il cueillait dans son petit canard. Léo était l’hommedont on avait toujours besoin quand il s’agissait d’une besogneexigeant une grande célérité et une force physique peu ordinaire.Dans ces cas-là, d’ordinaire, on lui demandait son aide comme unefaveur, et rarement en vain, car il était fier de sa force et deson adresse. Si le hasard voulait qu’il fût dans une de ses heuresrenfrognées, il acquiesçait d’un simple signe de tête sansprononcer un mot ; mais s’il était dans une de ses heuresfolles, il répondait par une sorte de cri effroyable, un« oui » qui se décomposait en « Oooo… uuuuu…iiiii… », un long rugissement rauque et tellement sonore qu’ildominait entièrement le vacarme effréné des pilons et, à travers lejardin, allait retentir jusque dans la maison :M. de Beule en sursautait ses registres et parfoisaccourait avec effarement demander à la fabrique quel malheur étaitarrivé. Les hurlements sauvages et sans motif mettaient le patronhors de lui ; mais au moment où il arrivait en trombe, c’étaitgénéralement fini ; et il devait se contenter de vaguesmenaces contre ceux qui se conduisaient comme des bêtes fauves etmériteraient d’être enfermés dans une cage, ou une maisond’aliénés.

M. de Beule et son fils, – surtoutson fils, – n’aimaient pas du tout Léo, qu’ils considéraient commeune brute dangereuse. Mais ils se seraient bien gardés de lerenvoyer : il faisait l’ouvrage de deux !

Après Léo, Poeteken. Il était bon que ledélicat Poeteken eût sa place à côté du vigoureux Léo, car l’aidedu fort suppléait bien des fois à l’insuffisance du faible.

Poeteken était très petit, très noir, trèsmaigre. On eût dit un gnome, et chaque fois il lui fallait sedresser sur la pointe des pieds pour atteindre le câble de sonpilon. Tout de même, il était plus résistant qu’on aurait pensé àpremière vue. Il était bien proportionné, sous un tout petitformat, mais sans tares apparentes et il faisait son travail commeles autres. C’était un petit homme silencieux, très renfermé, avecde grands yeux pensifs. La plupart du temps il ne disait rien, maisparfois il était bien obligé de sourire malgré lui aux farces deLéo et des copains ; et alors son petit visage s’animaitsoudain d’une vie intense, et ses yeux brillaient d’une passionardente. Cette passion était réellement en lui, profonde et cachée.Poeteken, le nabot, le gosse, le petit bout d’homme étaitsérieusement épris d’une des ouvrières de la fabrique : Zulma,surnommée « La Blanche », la pauvre albinos, blanche decheveux, blanche de sourcils, blanche de tout, celle que Bruun, lechauffeur, s’efforçait de « chauffer ». Les autresouvriers s’égayaient follement de ces surprenantes amours. Ils nerataient jamais une occasion de s’en amuser ; les enfants,disaient-ils, s’il en naissait d’une telle union, seraientmouchetés, blanc et noir, comme des chiots.

Poeteken souriait, laissait dire, ne répondaitrien à ces allusions d’ailleurs sans méchanceté. Seul, Bruun,mauvais, ne supportait pas les familiarités de Poeteken à l’égardde « La Blanche ». D’une jalousie féroce, il les épiaitsans cesse : lorsqu’ils se trouvaient à proximité l’un del’autre, on le voyait guetter par des trous de serrure et desfentes de porte, en poussant de sourdes exclamations :« Comment est-il possible, une si belle femme avec ce malfoutu ! »

A côté de Poeteken se trouvait Free, bon géantaux épaules carrées, à la poitrine fortement bombée. Avec sonapparence herculéenne, il était en réalité d’une santé plutôtchancelante, car il souffrait beaucoup de l’asthme. On le voyaitparfois haleter à son établi, comme un poisson hors de l’eau. Celadurait souvent des jours entiers, où il faisait triste figure.Mais, la crise passée, il semblait renaître à la vie ; etalors il n’y avait pas d’homme plus amusant, plus spirituel danstoute l’équipe. Surtout avec les femmes il était drôle. Non pasqu’il leur fît la cour le moindrement ; mais il savait dire,d’un air tranquille et souriant, des choses d’un cynisme effarant,qui empourpraient le visage des ouvrières, pendant que les hommesse tordaient de rire. En général les femmes le haïssaient. Elles nel’appelaient jamais autrement que « le grand voyou » etne se gênaient pas pour lui jeter ce nom à la face.

Alors Free souriait calmement dans sa barberugueuse et, d’un seul mot bien tapé, les faisait fuir comme sic’eût été le diable. Et chaque fois que Sefietje apparaissait,matin et soir, avec la bouteille de genièvre, c’était toute unescène : Free, grand amateur d’alcool, ne pouvait néanmoinss’empêcher de lutiner la vieille fille, qui, régulièrement,essayait de se venger en ne remplissant pas son verre jusqu’aubord.

Free faisait semblant de ne rien voir, mais netouchait pas à sa goutte.

– Allons, grand voyou, buvez, je n’ai pas detemps à perdre, grommelait Sefietje.

– Est-ce qu’il est déjà plein ? s’écriaitFree en faisant l’étonné.

Il se baissait, regardait le verre avec laplus grande attention ; et alors c’était la plaisanteriehabituelle :

– Sefietje, ma fille, faut pas te gêner. Çam’est égal qu’il n’y ait rien au fond du verre, mais soigne ledessus, hein… Remplis-le bien en haut, ça me suffit.

Les ouvriers se tordaient ; et, malgré samauvaise volonté évidente, Sefietje était bien forcée de remplir leverre jusqu’au bord avant que Free consentît à y poser leslèvres.

– C’est bon, Free ? ricanaient leshommes.

– Comme du sucre ! répondait Free enrendant le verre vide à la servante avec un claquement deslèvres.

Avec Free voisinait Fikandouss-Fikandouss.Quand et pourquoi on lui avait donné ce sobriquet, nul ne savait.De son vrai nom il s’appelait Feelken, mais tout le monde disaitFikandouss-Fikandouss ; et lui-même aimait à répéter le mot età l’appliquer, non seulement à sa propre personne, mais à un tas dechoses qui n’avaient rien à voir avec lui.

Si, par exemple, il voyait Poeteken dans uncoin en conversation avec « La Blanche », il criait« Fikandouss-Fikandouss ». A l’entrée de Sefietje avec sabouteille, matin et soir, c’était« Fikandouss-Fikandouss ». Tout était« Fikandouss », et Fikandouss lui-même s’amusaiténormément de ce mot qui ne voulait rien dire et qui disait tout,parce qu’il était applicable à tout et à chacun. En présence d’unétranger, qui par hasard lui en demandait le sens, sa joie était aucomble ; il était secoué d’une véritable crise de rire. Auxyeux des autres il passait pour légèrement maboul. Il lui arrivaitde chanter à tue-tête, pendant des heures, en plein vacarme despilons. A d’autres moments, il se renfermait dans un mutismemaussade, un peu comme Léo. Il semblait alors porter le poids degraves soucis ; et parfois il pleurait, sans qu’il fût rienarrivé et sans que personne comprît pourquoi. Si on lui endemandait la raison, si on insistait, il prétendait souffrir deviolents maux de tête. Certaines fois, comme Free, il avalait sagoutte avec délice en disant que ça passait comme du sucre ;d’autres jours il la refusait obstinément, et la passait à Free,qui le bénissait pour ce bienfait et lui promettait des jouissancesdivines dans un monde meilleur. Personne ne comprenait très bien lefond du caractère de Fikandouss. Il était étrange etdéconcertant.

Par exemple, dans son attitude vis-à-vis desfemmes, il vous déroutait absolument. Ou bien il ne les regardaitmême pas, ou il se précipitait sur elles, comme pour les violenter.C’était pure bouffonnerie, d’ailleurs.

Il recevait une gifle et se sauvait, avec unrire, disant que c’était « Fikandouss-Fikandouss ».

Et, enfin, dernier de la longue rangée, setenait Ollewaert, le petit bossu. Court sur pattes, il portaittoujours un pantalon trop long et trop large, qui lui retombait surles pieds. Sa bosse s’avançait presque en pointe, et son visageprésentait comme une autre bosse en réduction : l’énormechique de tabac éternellement pressée contre l’une ou l’autre deses joues. Les bossus sont méchants, dit-on couramment ; maisil n’était pas méchant du tout ; bien au contraire, la bontémême. Quoi qu’on lui fît, il ne se fâchait jamais. C’était unemanie habituelle chez ses camarades, en passant de lui tapoter sabosse ; une autre taquinerie, de presser du doigt la joue à lachique, pour que le jus de tabac lui coulât sur le menton. Il nes’en fâchait pas. Jamais il ne se fâchait. Il vous regardait ensouriant, comme pour dire : « Allez-y, si ça vousamuse ; moi, ça m’est égal. » Il n’avait qu’unvice : il buvait trop.

« Il se noierait dans le genièvre ;il est encore pis que Free ! » disaient les autres. Et,en effet, Ollewaert était fou d’alcool et prêt à toutes lesbassesses pour en avoir. Non seulement il troquait régulièrement satartine de quatre heures contre la goutte de six heures d’un desautres ouvriers (il appelait ça « avaler une tartine degoutte »), mais il acceptait parfois des paris crapuleux pourgagner un petit verre de rabiot. Par exemple, M. Triphon avaitun petit chien noir plein de puces, qui suivait son maître à lafabrique et s’attardait parfois dans la « fosse auxhuiliers », où il récoltait quelques bribes. Les ouvriers, enjouant avec le chien, lui grattaient le poil du devant et du dos.Ils attrapaient quelques puces et disaient à Ollewaert :

– Ollewaert, je te donne ma goutte si je peuxy mettre trois puces de Kaboul.

– Donne ! répondait Ollewaert sanshésiter.

Les trois animaux plongés dans le verre,Ollewaert le vidait d’un trait, sans sourciller. L’équipe partaitd’un rire formidable en se tapant les cuisses.

Ces excès d’alcool lui étaient d’ailleursfatals. Périodiquement, Ollewaert était pris de crises d’épilepsie.D’un coup brusque parfois, sans que rien trahît l’approche de lacrise, il s’effondrait à son établi en des convulsions terribles.Ses yeux se révulsaient ; ses mâchoires serrées pressaient lejus de chique qui lui coulait des lèvres en une moussebrunâtre ; ses poings tremblants se crispaient. On luiaspergeait le visage d’eau froide ; on lui desserrait deforce, souvent avec une lame de fer, les mains et lesmâchoires ; et, généralement, au bout de quelques minutes, ilse relevait et reprenait son travail, un peu pâle encore etfrémissant, avec des yeux inquiets et fuyants.

Bientôt il n’y paraissait plus ; aprèss’être secoué comme un chien qui sort de l’eau, il se calait lajoue d’une nouvelle chique, puis s’absorbait dans son travail.Pendant le reste du jour, alors, il restait d’ordinaire un peutaciturne et comme maté.

Ainsi s’alignait, dans la pénombre et levacarme, la lourde équipe des presses, avec les éléments divers quila composaient. C’était un petit monde à part dans lafabrique ; une sorte de république avec ses lois et ses usagespropres où, malgré les sympathies et les antipathies personnelles,régnait un esprit de solidarité professionnelle qui pouvait prendreà l’occasion un caractère presque hostile à l’égard des autresouvriers. Par exemple, les « huiliers » n’étaient pastoujours fort aimables envers Pee, le meunier, que l’on voyaitoccupé à l’autre bout de l’atelier, auprès de ses meulesgrinçantes. Un peu jaloux de lui, ils ne supportaient pas très biencette espèce de pierrot sec, qui était tout blanc de farine, alorsqu’eux luisaient de graisse et d’huile.

Ressentiment analogue à l’égard des deuxcharretiers, qui venaient là déposer ou prendre leur chargement.Mais ils en voulaient surtout à Bruun, le chauffeur, et à Miel etSiesken, les deux aides aux meules verticales, qu’ils appelaientles « cabris ». Pour eux, Bruun était tout simplement unflemmard. Ils avaient la conviction intime qu’il n’en fichait pasune secousse, parce que, au fond, il n’avait rien à faire.

Une machine à vapeur, voyons, ça travaillaittout seul : son unique besogne consistait à ne pas laissers’éteindre le foyer ; et pour le reste il pouvait flâner,espionner, poursuivre « La Blanche » de ses assiduitésdégoûtantes. On ne se gênait pas, à l’occasion, pour lui clouer lebec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu à des scènesviolentes. Blême de rage concentrée, Bruun se défendait, essayaitde leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilitésignifiait la conduite d’une machine à vapeur. Mais ils lui riaientau nez ; et ils le défiaient de prendre leur place à l’une despresses et de fabriquer un tourteau de colza ou de lin présentable.Pee quittait ses moulins à farine pour se mêler à la dispute ;et, à leur tour, arrivaient les « cabris » demander enricanant aux « huiliers » s’ils seraient capables de lesremplacer au gros travail des meules à broyer. Siesken, l’aîné desdeux « cabris », était le plus vindicatif, avec sa drôlede face poupine à barbe blonde et ses yeux très bleus, quiluisaient d’un éclat froid de porcelaine. D’une rare insolence, ladiscussion avec lui dégénérait très vite en rixe, ce qui tournaitpresque toujours au désavantage de Siesken, qui n’était guère detaille à se mesurer avec des bougres comme Berzeel, Free ouLéo.

Avec Miel, le second « cabri », ons’y prenait d’une autre façon. Miel était le fils de Bruun et, parcela seul, déjà antipathique à presque tout le monde ; mais,en outre, il était bègue et d’une stupidité telle qu’il étaitpresque impossible de ne pas se payer sa tête. Quelque chosed’énorme, d’incroyable, cette stupidité de Miel. Rien qu’à leregarder, on éclatait de rire. Il avait un doigt de front sous unecalotte de cheveux drus, et deux petits yeux idiots, troprapprochés du nez, ce qui donnait l’impression constante qu’illouchait. On pouvait lui faire avaler les bourdes les plusinvraisemblables ; mais lui-même parlait très peu,probablement parce que la fonction cérébrale chez lui était réduiteà sa plus simple expression. Une des blagues courantes consistait àlui parler du temps qu’il était au service militaire. Jamais iln’avait pu dire au juste à quelle arme il appartenait, ni dansquelle ville il avait été en garnison. On lui faisait subir unpetit interrogatoire :

– Dis donc, Miel, à quel régimentétais-tu ?

– Ah… aah… dans… l’infanterie, sais-tu….,bégayait Miel, toujours candide et sans malice.

– Oui, mais… dans quel pays, Miel ?

– Ah… aah… ça était loin d’ici, sais-tu….

– Et quelle langue est-ce qu’on parlaitlà-bas, Miel ?

– Ah… aah… ça je ne comprenais pas,sais-tu….

Un silence. On lui jetait des coups d’œil enricanant. Alors, l’un ou l’autre, généralement Léo ou Free,s’approchait de lui, le regardait bien en face et brusquement luilâchait en plein visage : « Espèce deveau ! »

Interloqué, Miel se reculait ; et, aprèsvingt répétitions de la même farce, ne comprenant pas encore qu’onse payait sa tête, il répondait :

– Ah… aah… pourquoi me le demandez-vousdonc ?

Chapitre 3

 

A l’autre bout de la fabrique, assez loin dela « fosse aux hommes » et séparé par une courintérieure, se trouvait, dans un bâtiment à part, l’atelier desfemmes. Elles étaient six et, du matin au soir, ne faisaient autrechose que coudre et réparer des sacs.

Natse était la plus âgée. Elle devait êtretrès très vieille, mais nul ne connaissait exactement son âge,qu’elle-même ignorait. On avait commis une erreur, à l’état civildu village, à « l’époque française ».

Elle avait eu une sœur, plus jeune ou plusâgée qu’elle (Natse ne savait pas au juste), morte en bas-âge, etqui portait le même prénom.

D’où confusion et erreur. Jamais on ne putsavoir avec certitude si Natse était portée comme morte ou commevivante sur les registres.

N’importe, la Natse vivante devait avoir étébien belle dans sa jeunesse.

Aujourd’hui encore, malgré son grand âge, elleavait conservé des traits d’une finesse et d’une puretéremarquables, à peine ravagés par les profondes rides des années.Le nez avait gardé une ligne tout à fait gracieuse, les sourcilss’arquaient sans défaillance, et les dents étaient restéesabsolument intactes. Natse répétait avec complaisance qu’ellen’avait jamais su ce qu’était le mal de dents. Mais le corps étaittout ratatiné. Là, les années de dur travail avaient accompli leurœuvre. Tant que Natse demeurait assise on ne s’en apercevait guère,mais dès qu’elle se mettait debout et commençait à marcher, on eûtdit d’un bateau qui penche et louvoie. Ses compagnes, les jeunessurtout, s’en moquaient parfois, ce dont Natse était très vexée.« Lorsque vous aurez mon âge, vous aussi marcherez detravers », bougonnait-elle. Mais aussitôt qu’elle entamait cechapitre, les autres l’agaçaient de plus belle. L’incertitude deNatse touchant son âge offrait matière aux plaisanteries, quiallaient leur train :

– Mais enfin, Natse, quel âge as-tu aujuste ? demandaient-elles en ricanant.

– L’âge que le bon Dieu m’a donné, répondaitNatse d’un air pincé et péremptoire.

Certains jours, les autres s’en tenaient là.Parfois, au contraire, elles s’amusaient à la pousser :

– Oui… l’âge que le bon Dieu t’a donné… ;tout ça c’est bel et bien, Natse ; mais n’est-ce pas à ta sœurplutôt ? En somme, tu ne sais pas au juste si tu es vivante oumorte !

– Vous êtes des chipies ! grondaitNatse ; outrée.

Et elle fondait en larmes. Elle pleuraitbeaucoup, pour la moindre chose et, souvent, sans raison aucune.Elle pleurait parce que la vie pour elle était si dure ; ellepleurait parce qu’elle était si pauvre ; elle pleurait parcequ’elle était si vieille, et aussi parce qu’elle ne savait pas aujuste à quel point elle était vieille. C’était stupide et odieux,de la part des autres, de prétendre qu’elle ne pouvait pas savoirsi elle était vivante ou morte ; elles ne le disaient que pourla tourmenter, elle le comprenait fort bien ; et, pourtant,cette sotte idée la chagrinait, l’obsédait, la rendait parfois trèsmalheureuse. Elle habitait seule avec son vieux frère infirme dansune toute petite bicoque que lui louaitM. de Beule ; en dehors de son travail à lafabrique, elle avait encore à s’occuper de lui. C’était bien dur.C’était presque au-dessus de ses forces. Elle le faisait néanmoins,tant bien que mal, pour ne pas l’abandonner à des étrangers, etsurtout ne pas devoir l’envoyer à l’hospice des vieillards, quiétait l’épouvante de toute leur vie.

Après Natse venait Mietje Compostello. Salointaine origine espagnole se trahissait dans toute son apparence.Elle avait la peau bistrée, les cheveux noirs, les sourcils épaiset des yeux comme du velours. De très vieilles personnes, quiavaient connu sa grand-mère, affirmaient que celle-ci était noirecomme une Mauresque. Mietje avait une voix sourde et caverneuse etparlait toujours très lentement, comme si les mots ne s’échappaientqu’avec effort de ses lèvres bleuâtres. Ce qu’elle disaitd’ailleurs était rarement enjoué ou frivole. Mietje était unenature chagrine et pessimiste qui prédisait souvent des calamitésprêtes à fondre sur ce monde perverti. Elle était très dévote,d’une intolérance presque fanatique et parlait volontiers du PetitHomme de Là-Haut, qui ne manquerait pas de châtier les pécheurs etles pécheresses. Mietje eût été bien surprise et indignée siquelqu’un lui avait dit qu’il était profane de parler aussifamilièrement du bon Dieu. Dans sa pensée, elle vulgarisait l’imagedu Seigneur, uniquement pour le rendre plus visible et, pour ainsidire, palpable. Mietje était âgée de soixante ans et n’avait jamaissongé à se marier. Et elle aussi, comme Natse, habitait avec sonfrère, qui était garçon de ferme ; et le même effroi del’avenir, qui torturait Natse, les hantait : l’hospice desvieillards !

Il y avait ensuite Lotje, personne ronde commeun tonnelet et dodue comme une pelote. A la voir pour la premièrefois on eût certainement cru qu’elle devait trop bien manger etboire. Luxe interdit, hélas ! à Lotje, la pauvre ! Sonembonpoint était maladif. Tout, chez elle, tournait en graisse, unegraisse adipeuse et malsaine.

Elle était agréable de visage, avec ses yeuxexpressifs et sa bouche souriante. Sourire auquel, par malheur, ilmanquait des dents : souvenir des coups qu’elle avait reçus deson père, lorsque, à peine âgée de dix-huit ans, elle s’étaitlaissée séduire par un galant. Un enfant lui était né, et, depuislors, Lotje avait vécu pour ainsi dire en marge de la vie normale.Elle n’avait cessé de sentir peser sur elle cette faute première etunique, et il lui en resta à jamais un obscur frémissement dehonte ; en toute chose elle devint humble et discrète, secontentant d’un tout petit peu de joie et de bonheur, qu’elle neparvenait pas toujours à s’assurer. Elle vivait avec sa vieillemère et sa fillette et à elles trois, avaient bien de la peine àjoindre les deux bouts.

Après Lotje, Zulma, « La Blanche ».Elle avait une jolie taille, mais, pour le reste, offrait lalaideur navrante d’une déshéritée : petits yeux chassieux etrougeâtres, cheveux blancs, sourcils blancs, cils blancs, teintblanchâtre sans couleur. D’un caractère craintif et timide, ilsemblait y avoir dans son être intime des abîmes de mélancolie.Elle parlait peu et riait rarement, comme pour éloigner d’elletoute attention. Les hommes lui causaient une peur extrême et toutle monde avait été ébahi le jour où l’on avait appris ses relationsavec Poeteken. Peut-être se croyait-elle plus en sûreté auprès dufaible Poeteken. Un avorton comme lui serait moins moqueur que lesgrands et les forts. Peut-être aussi était-ce la force ducontraste : l’attrait irrésistible de tout ce blanc pour toutce noir. On en jasait dans la fabrique et elle en était toutebouleversée. Elle évitait autant que possible le contact des autreshommes ; et pour Bruun, le chauffeur, qui la harcelait sanscesse de ses propositions ignobles, elle éprouvait une aversion etune terreur indicibles. En plus du ravaudage des sacs sa besogneconsistait à garnir et allumer les lampes à pétrole et à faire lelit au-dessus de l’écurie, où couchait à tour de rôle un descharretiers. Trente ans et orpheline. Elle habitait en pension chezdes bigotes, deux petites vieilles qui tenaient une méchanteboutique de mercerie et bonbons, dans une ruelle du village.

A côté de « La Blanche » étaitassise Sidonie. C’était la beauté de la fabrique. Elle avait vingtans, des joues vermeilles, d’admirables cheveux châtains et desyeux à la fois très doux et pleins de vie. Cette beauté et cettefraîcheur étonnaient comme un miracle dans l’oppressanteclaustration de la fabrique. On eût dit une belle fleur saine dansune sombre cave.

M. de Beule avait longtemps hésitéavant de l’accepter à l’usine. « C’est une petitedemoiselle », avait-il dit avec mauvaise humeur à sa femme,lorsque la jeune fille était venue se présenter. Mais Sidoniepossédait l’appui d’une amie de Mme de Beule et cettecirconstance avait à la fin, non sans peine, fait pencher labalance en sa faveur.

Sidonie, en effet, faisait l’impression d’unepersonne élégante au milieu de ces femmes flétries par le labeur.Elle y apparaissait comme un objet de luxe, une jolie chosedépaysée. Les autres la jalousaient un peu. Elles en voulaient à sajeunesse, à sa fraîcheur, à ce soupçon de coquetterie, dont elleaimait à se parer.

Elle ne portait jamais l’accoutrement terreuxet sale de toutes les autres ; dans sa mise, il y avaittoujours un rien qui la distinguait : un bout de ruban, unnœud, une couleur, qui mettait une note vivante, qui souriait. Celaoffusquait les autres. Elles l’excluaient parfois de leursconfidences, avaient pour elle de vagues secrets, à mots couvertsparlaient d’histoires, sans qu’elle fût au courant. Elles latraitaient à part, sans hostilité formelle, mais aussi sansaménité ; et les hommes, qui la détestaient franchement, sansdoute parce qu’ils n’avaient aucun succès auprès d’elle, parfoisl’appelaient « madame », en ricanant.

Madame… ! Il y avait encore une autreraison à ce titre qu’ils lui donnaient ; et c’était surtoutcette raison-là qui excitait la colère sourde, la jalousie et lemépris des autres femmes.

C’était à cause de M. Triphon, le fils deM. de Beule… Chaque jour, M. Triphon, ainsi que sonpère, faisait des rondes dans la fabrique, pour contrôlerl’ouvrage, et ne manquait jamais d’aller jusqu’à « la fosseaux femmes », comme les ouvriers désignaient la partie del’usine où elles travaillaient. Que M. Triphon y allât,c’était tout naturel et les ouvriers n’y trouvaient rien à redire.Mais que diable avait-il à rester si longtemps, chaque jour, dansla « fosse aux femmes ? » Pourquoi s’y attardait-ilainsi à bavarder, fumer des pipes et faire exécuter des tours à sonpetit chien ? Jadis on l’y voyait à peine et il y demeuraittout juste le temps de dire bonjour et de voir que tout le monde yétait au travail. Depuis la venue de Sidonie, tout avaitbrusquement changé.

Et les autres ouvrières comprenaient fort bienqu’il s’y éternisait uniquement à cause de Sidonie et elles enparlaient entre elles, avec de grands yeux curieux et allumés, dèsque Sidonie avait le dos tourné. Par les femmes, les hommes à leurtour étaient mis au courant ; et ainsi toute la fabrique enétait pleine, comme d’un événement formidable, gros de conséquencespassionnantes.

Sidonie ne disait rien, mais elle voyait etsentait bien ce qui se manigançait autour d’elle. Ses jolies lèvresrouges étaient closes sur son secret et parfois un sourire defélicité rayonnait dans ses yeux.

Elle regardait à peine M. Triphon pendantqu’il était là ; très effacée, elle faisait semblant de ne pascomprendre que tout ce qu’il disait et inventait était uniquementpour elle. Seulement lorsqu’il partait elle levait un instant lesyeux vers lui ; et ce seul regard silencieux disaittout : tout ce qu’elle aurait voulu et n’osait dire. Ellehabitait auprès de ses parents, avec son frère et deux jeunessœurs, dans une jolie petite maison aux volets verts et au toit dechaume, sise un peu à l’écart du village. Son père était jardinierde son état et il y avait toujours de belles fleurs le long du mur,sous les fenêtres à petits carreaux vert bouteille, qui semblaientsourire.

Et, à côté de Sidonie, enfin, se trouvait laplus jeune de toute l’équipe : Victorine Ollewaert, la filledu petit bossu, de la « fosse aux huiliers ».

Dix-huit printemps, joues rouges et rebondies,qui faisaient penser à une pomme bien mûre au mois de septembre.Ses yeux luisaient et, sans cesse, elle souriait de ses lèvresvermeilles et humides. On eût dit que de continuelles bouffées dechaleur lui montaient à la tête et qu’elle assistaitperpétuellement à des spectacles gênants. Au moindre prétexte, sesjoues s’empourpraient jusqu’aux yeux. Il suffisait qu’un homme luiadressât la parole, à propos de rien, pour qu’on lui vît la face enfeu.

Et les ouvriers, prompts à découvrir cetteparticularité, s’en amusaient follement :

– Ah ! bonjour, Victorine ! Beautemps, hein ? disaient-ils en riant.

– Comme vous dites ! répondait Victorineen se sauvant, le rouge au front.

Les hommes rigolaient, larappelaient :

– Hé !… Victorine !

– Et bien, quoi ? faisait-elle en seretournant avec une colère feinte.

– Quelle heure peut-il être,Victorine ?

– Regardez au cadran de l’église, si vousvoulez savoir l’heure ! jetait Victorine, cramoisie.

Les hommes se tordaient de rire. Mais, cequ’il y avait de plus curieux, c’est qu’à se laisser dire quelquechose qui eût été réellement de nature à faire rougir une jeunefille, Victorine restait très calme et ne rougissait pas du tout.« Vraiment !… vraiment !… » disait-elle alorsen faisant l’étonnée ; et, s’ils insistaient un peu fort, elleleur servait une réponse, qui leur clouait proprement le bec.Seulement, lorsqu’on parlait devant elle de Pierken,« l’huilier », elle ne savait plus où tourner la tête.Dans la fabrique on la disait amoureuse de Pierken, qui acceptaitcet hommage sans trop s’en émouvoir. On les voyait parfoisensemble, en conversation assez intime ; mais Pierken avaittoujours l’air si sérieux et préoccupé, que l’on se demandait quelattrait il pouvait bien trouver dans la frivole compagnie de cettepetite sotte. Aussi l’attrait des contrastes, peut-être, comme chezPoeteken et « La Blanche ». Victorine demeurait avec sesparents dans une des plus misérables masures d’une obscure etinfecte ruelle ; chaque matin elle venait à la fabrique avecson père et s’en retournait le soir avec lui.

Chapitre 4

 

Elles étaient donc là, toutes les six, assisesdans une salle basse aux noires solives, dans le jour vague de deuxfenêtres aux petits carreaux enchâssés de plomb, qui donnaient surla cour intérieure de la fabrique.

Les murs étaient grisâtres et les sacsqu’elles cousaient ou réparaient, avaient la couleur terreuse d’untas de haillons. Elles jabotaient fort en travaillant, seracontaient les histoires et les cancans du village.

Parfois elles chantaient en chœur, sur un tonnasillard et lent, de mélancoliques mélopées flamandes. D’autresfois, elles récitaient des prières, des Pater et desAve avec des voix blanches et monotones, qui faisaientpenser aux litanies que l’on débite au chevet des moribonds. Lavoix grave et caverneuse de Mietje Compostello dominait alors lesautres, comme si elle eût fait la narration vécue des sombrescataclysmes qu’elle se plaisait à prédire. Par les petits carreauxternes passait un peu de la vie de l’usine : les charretiersqui allaient et venaient, leurs camions lourdement chargés ;les paysans, avec leurs carrioles et leurs brouettes, qui venaientprendre des tourteaux ou de la farine. L’été, il faisait frais dansleur « fosse », car le soleil n’y donnait guère que deuxà trois heures par jour ; mais l’hiver on y gelait. Les fleursblanches du givre y couvraient les vitres toute la journée ;rien de la vie du dehors n’y pénétrait plus et toutes avaient lespieds sur des « potes » en terre cuite, dont ellessecouaient de temps en temps la cendre et attisaient la braise.

L’apparition de Sefietje avec sa bouteille,vers dix heures, était un instant de délicieux réconfort. Jeunes ouvieilles, toutes vidaient avec joie le verre d’alcool ; etcela les ranimait. Elles faisaient un bout de causette avecSefietje, qui avait bien le temps alors et s’asseyait volontierssur une chaise, bouteille et petit verre en main. On parlait desautres ouvriers, surtout de ceux de la « fosse auxhuiliers », qui étaient encore plus mauvais sujets que tousles autres. Sefietje détestait les hommes, tous les hommes. Elleétait hostile à l’amour, à l’union des sexes sous n’importe quelleforme, même au mariage légal et béni par l’Église. A coupsd’insinuations plus ou moins voilées, elle déblatérait contre toutce qui se passait à la fabrique. Infailliblement tous ces ménagesfiniraient mal, prédisait-elle, par inconduite et abus du genièvre.Elle ne pouvait admettre que M. de Beule gardât dans sonusine des ivrognes invétérés comme Berzeel et ce voyou deFree ; elle n’épargnait pas Ollewaert, le petit bossu, enprésence de sa fille Victorine. Pierken lui-même ne lui disait rienqui vaille ; il faisait bien semblant de ne pas s’intéresseraux femmes, mais au fond c’était un suborneur sournois ; etelle prévenait formellement « la Blanche » d’avoir à seméfier des assiduités de Poeteken : ce petit bout d’hommeserait fort capable d’embobiner une femme. Et, même à l’égard deM. Triphon, elle ne se gênait pas pour dire son opinion ;en des allusions transparentes à son attitude envers Sidonie, elleénonçait comme une maxime absolue, que des relations entre gensd’une condition sociale trop différente, ne pouvaient amener quemalheurs et larmes.

Les vieilles, c’est-à-dire Natse, MietjeCompostello, et même Lotje, trouvaient que Sefietje avait bienraison. Les jeunes, au contraire, riaient un peu, mais ne sesentaient pas tout à fait à l’aise. Elles aimaient bien voir venirSefietje à cause de la petite goutte ; mais elles étaient biencontentes aussi quand elle repartait, pour ne plus entendre toutesces insinuations malignes et ces prophéties de malheur.

Du reste, qu’est-ce que Sefietje pouvait bieny entendre, à ces choses-là ! A la voir, laide, maigre,flétrie, sans hanches ni poitrine, on eût dit qu’elle n’avaitjamais été jeune. Les hommes s’en moquaient en disant qu’elle avaitdeux dos : un par devant et un par derrière.

Quelques-uns même avaient trouvé cettedéfinition de la partie avant : « deux petits pois surune planche ». Et, pourtant, jadis Sefietje n’avait pas étéabsolument indifférente au charme masculin : elle avait mêmeété fiancée. Une qui la connaissait bien, cette histoire-là,c’était Natse, car c’était chez elle que les rendez-vous avaient eulieu. Oh ! ces rencontres de Bruteyn et de Sefietje, ilfallait les entendre conter par Natse ! La vieille en levaitencore les bras au ciel, lorsqu’elle en parlait. Bruteyn habitaitassez loin et ne pouvait venir que rarement voir sa promise. Ilarrivait vers les trois heures et, d’ordinaire, Sefietje setrouvait déjà chez Natse à l’attendre. Il entrait lentement, lapipe à la bouche, la casquette sur l’oreille, en se balançant surses jambes un peu torses. Ils se saluaient sans même se donner lamain : « bonjour Aloïs, bonjour Sophie » ; et,ma foi, c’était là à peu près tout ce qu’ils se disaient. Chaquefois, Natse leur offrait sa salle pour qu’ils pussent causer àl’aise, mais Sefietje ne voulait rien savoir et refusaitobstinément. Raide et plate comme une limande, les joues en feu,elle restait là sur une chaise à côté de lui ; et sitôt qu’ilessayait seulement de lui toucher la main, elle se retiraithargneuse en grommelant : « Tiens-toi doncconvenablement ! » Le brave homme, – car c’était un trèsbrave homme, affirmait Natse, – avait supporté cela tout un temps,jusqu’au jour où, brusquement, il en eut assez et ne revintplus.

Alors, Sefietje avait langui et souffert,indiciblement. Elle avait tout mis en œuvre pour le fairerevenir ; elle avait gémi, pleuré, supplié, mais en vain.Bruteyn en avait assez et ne s’y laissait plus prendre.

De ce jour datait, selon Natse, la haineféroce, irréconciliable, que Sefietje avait vouée aux mâles et àl’amour.

Les autres ouvrières, surtout les jeunes,raffolaient de ces histoires.

Jamais elles n’en étaient rassasiées et ellessuppliaient Natse d’en raconter plus long. Mais Natse seméfiait ; elle craignait que cela ne vînt aux oreilles deSefietje et que celle-ci par vengeance ne la fît renvoyer del’usine. Où irait-elle alors ? A l’hospice des vieillards, laterreur de toute sa vie….

Ainsi se passaient les longues journées delabeur, où les seules distractions étaient le repas de midi chezelles, et la tartine à quatre heures avec la goutte du soir à lafabrique. Parfois, lorsqu’un rayon de soleil entrait par lespetites fenêtres, elles se remettaient toutes à chanter. On eût ditdes oiseaux, brusquement réveillés dans leur cage lugubre. Si unnuage cachait le soleil, les chants s’atténuaient et se mouraientet la résignation mélancolique de leur vie incolore retombaitlourdement sur elles. Les jeunes avaient souri un instant, commedes fleurs épanouies à l’air vivifiant ; et puis l’ombre griseet morne venait flétrir leur jeunesse sans espoir.

Une joyeuse demi-heure, en été, quand ilfaisait beau, c’était la collation à quatre heures. Alors ellesvenaient s’asseoir dans la cour intérieure de la fabrique, alignéescontre le mur, à la suite des hommes, eux aussi en train de fairedînette en plein air, à la file. Il y avait bien en elles, chaquefois, une hésitation, une sorte de lutte intérieure, parce qu’ellesn’aimaient pas la présence gênante de tous ces hommes ; maisd’ordinaire elles se risquaient pourtant, parce qu’il faisait tropchaud et trop beau pour rester dans leur « fosse »,lorsqu’on pouvait sortir.

Accroupis là, tous, hommes et femmes, leurpain noir et leur gamelle de café froid sur les genoux, pouvaient,par-dessus le mur de clôture, apercevoir la cime des arbresfruitiers dans le verger du voisin, où il y avait aussi une forge.Les pommes mûres gonflaient leurs joues rouges entre les feuillagesjaunissants ; les poires pendaient aux branches comme delourdes pendeloques d’or. Les hommes contaient des farcesgrivoises, scandées par le chant des marteaux sur l’enclume dans laforge ; et, sur la haute tour de l’église, sous le beau cielbleu, ils voyaient les aiguilles dorées du cadran ramper lentementvers la demie, l’heure où il faudrait se lever et rentrer dans letapage et la noirceur des ateliers.

C’était si bon, ces trente minutes dehors. Çavalait des heures, vous semblait-il. Ça vous consolait du durlabeur passé, vous réconfortait pour le dur labeur à venir.Parfois, pendant qu’ils étaient là, le forgeron et son aidefaisaient une apparition dans la cour, rapportant telle ou tellepièce réparée ; et souvent, de sous leur tablier de cuir, noiret luisant comme du métal terni, ils sortaient quelques-uns de cesbeaux fruits mûrs que les ouvriers voyaient avec des yeux deconvoitise pendre aux branches, de l’autre côté du mur. Alorsc’était une joie ! Les jeunes filles y mordaient à bellesdents, avec des yeux brillants et un murmure jouisseur ; etles papas mettaient les leurs en poche pour les petiots à lamaison. Le forgeron était un homme amusant. Il se nommait Justin.C’était un grand conteur d’anecdotes, mais qui mettait tantd’exagération dans ses histoires, qu’on ne l’appelait jamaisautrement que Justin-la-Craque. Surtout lorsqu’il avait quelquespetits verres dans le nez – ce qui arrivait à peu près tous lesjours, – il devenait d’une fantaisie extraordinaire. Mais alors ilétait aussi fort irascible ; et, quand on se moquait tropouvertement de lui et des mensonges flagrants qu’il débitait, il sefâchait tout rouge. Il trépignait de colère et grinçait desdents ; mais tout ça, c’était pour la frime : etlorsqu’on persistait à se ficher de lui, il partait dans un accèsde rage simulée et s’en allait débiter ses bourdes ailleurs. Endehors de son état de forgeron, il était chantre à l’église etfaisait partie de la société chorale du village. Il était très fierde cette dernière qualité et donnait volontiers un échantillon deson talent, surtout quand il était éméché. Son air favori, sontriomphe, c’était l’O Pépita. Une chose ahurissante, cetO Pépita ! Un chœur sans autres paroles que ces seulsmots, répétés sur tous les tons imaginables : « O Pépita…O Pépita… O Pépita !… » Justin y faisait la partie dubaryton, mais il était aussi capable de remplacer le ténor ou labasse. Il s’avançait vers vous, s’arrêtait, roide et immobile, vousregardait bien en face, de ses yeux vitreux d’alcoolique ; etlentement il commençait sur un ton très bas, trèsassourdi :

– Oooooooooooo….

Sa voix s’enflait, barytonnait ; sabouche s’ouvrait plus large et il entonnait :

– Peee… pépépé… pépeeee… !

Brusquement il atteignait les notesélevées ; ses yeux chaviraient et il miaulait :

– Piiii… pipipi… pipiiii… !

Il était difficile d’en entendre d’avantagesans pouffer de rire. Les ouvriers de la fabrique trouvaient cetair affolant et s’en tapaient les cuisses. Ils s’exclamaient,l’entouraient et attaquaient à leur tour l’O Pépita pourle stimuler encore. Mais cela ne réussissait pas toujours.Justin-la-Craque supportait mal qu’on le troublât dans sonexercice. Brusquement, il s’arrêtait, hochait la tête avec vigueuret, quoi qu’on fît, refusait de continuer. Non… non…, il ne voulaitpas qu’on l’embêtât. Kamiel, son aide, qui généralementl’accompagnait, avait alors un petit rire méprisant et du doigt setouchait le front en secouant la tête, comme pour indiquer que lepatron était parfois un peu marteau. Kamiel qui était un Flamand dela Flandre occidentale, prononçait son nom avec l’accent de cepays, et à l’usine on l’appelait « Komèl », en ricanant.Il y avait envers lui cette nuance de mépris qu’ont les uns pourles autres les gens des deux Flandres ; et on se moquait ausside son grand nez d’ivrogne, rouge comme une flamme dans son visagede suie. Komèl était célibataire et, de même que Berzeel, buvaitjusqu’à son dernier centime ; mais, à l’encontre de Berzeel,qui avait l’alcool mauvais, agressif et tapageur, Komèl, ivre, nesoufflait mot. Il fallait très bien le connaître, pour s’apercevoirqu’il avait bu. Seul, le grand nez rouge en témoignait.

Chapitre 5

 

C’était pendant cette petite demi-heure bénie,ensoleillée et libre, court répit qui coupait si agréablement lagrise monotonie du travail forcé dans les « fosses »lugubres, que Pierken, malgré la défense formelle deM. de Beule, faisait part en cachette aux autresouvriers, de la sagesse sociale qu’il puisait chaque matin dans sonpetit journal.

Il ne tarissait pas ; il savait raconterdes choses, toujours nouvelles, toujours autres ; peu à peuses paroles s’infiltraient en eux et déposaient un ferment dedouleur et de tristesse dans leur esprit ignorant. C’était biendommage que Pierken reprît toujours la même antienne, car labienheureuse demi-heure en était plus d’une fois gâtée.

Et, pourtant, ils l’écoutaient volontiers pourdire à leur tour ce qu’ils en pensaient, car tout cela lescaptivait et les troublait profondément.

Ils étaient rares, ceux qui partageaientcomplètement les idées de Pierken et qui avaient sa foi robuste enl’avenir. La vieille Natse, qui avait tant vu et souffert dans savie, hochait la tête en silence, ou disait que c’était trop tristeet que ça la ferait pleurer ; et Mietje Compostello opposaitun argument qu’elle répétait en une obstination farouche :

– Il y a toujours eu des pauvres et des richesen ce monde et il y en aura toujours. C’est le Petit Homme deLà-Haut qui le veut.

– Des bêtises ! rétorquait vivementPierken en se montant. Pourquoi donc, dis-moi, devrait-il y avoirtoujours des pauvres et des riches sur terre ? Et pourquoifaudrait-il que ce soit toujours au tour des mêmes à être riches etau tour des mêmes à rester des pauvres ? Ou est-ceécrit ? Où voyez-vous ça, que votre bon Dieu ait dit deschoses pareilles !

– C’est tout de même vrai, répondait Mietjetêtue. Léo regardait devant lui d’un air sombre et parfois avait ungrincement de dents.

– Ce n’est pas juste, mais qui peut rien ychanger ? demandait-il d’un ton pessimiste.

– Nous… ! nous changerons tout ça !affirmait Pierken en se frappant la poitrine.

– Fikandouss ! Fikandouss ! ricanaitFeelken.

Tous partaient à rire un instant ; maisPierken reprenait :

– Nous ferons la révolution sociale… par lemonde entier. Les rôles seront retournés. Les riches deviendrontpauvres et les pauvres seront riches !

– Comme au ciel ! plaisantaitOllewaert.

– Vous ne lisez pas comme moi lesjournaux ! poursuivait Pierken en s’animant. Vous ne savez pastout se qui s’y trouve ! Oh ! j’ai pitié de vous… vousêtes tellement ignorants !

– Est-ce qu’on ne parle pas de faire baisserle prix de la gniole dans ton journal ! demandait Free d’unair narquois.

– Fikandouss ! Fikandouss ! criaitFeelken.

– On ne peut pas parler avec vous autres,répondait Pierken, haussant les épaules d’un air découragé.

La conversation prenait un autre tour ;on entamait des sujets moins graves. Mais quelque chose des parolesdites et des rêves évoqués demeurait en eux et les accompagnaitdans la « fosse » lugubre où ils reprenaient leur travailmonotone et esquintant. Obscurément ils continuaient à ruminertoutes ces questions, et leurs conceptions rudimentaires leségaraient dans un dédale et ils n’en sortaient plus.

Souvent, après ces déclarations troublantes dePierken, régnait dans la fabrique un grand silence concentré. Ilspensaient à des choses… Les femmes ne chantaient plus et les hommesaccomplissaient machinalement leur besogne, dans la dansetapageuse, effrénée des pilons ; dans les « fosses »pesait une impression de mélancolie.

Il fallait l’arrivée de Sefietje avec sabouteille pour rasséréner les fronts. Ceci au moins était uneréalité, une chose palpable qui vous consolait et ranimait sansdétours. Ils dégustaient la goutte, et Berzeel, ou Free, ouOllewaert, parfois traduisait leur rêve à presque tous :

– Ah ! si on vous donnait deux petitsverres au lieu d’un, ça ne serait pas déjà si mal !

Encore un peu d’alcool : ce désir lesbrûlait. C’était parfois une tentation et un supplice, cet uniquepetit verre, surtout lorsque Pierken avait ravivé en eux cestroublantes et irréalisables chimères d’avenir. Ils en étaientmalades ; ils en avaient la gorge sèche ; ça faisait mal.Aussi, lorsque M. de Beule ou M. Triphon ne rôdaientpas par là, il leur arrivait de se cotiser et à l’un d’eux, –c’était d’ordinaire Fikandouss-Fikandouss, – de quitter un instantson travail pour se glisser en douce vers le Petit Sabot,l’estaminet du coin, à l’entrée de la fabrique.

Les femmes, de leur « fosse », levoyaient s’esquiver et savaient ce que cela voulait dire. Ellesdésapprouvaient les hommes, mais, au fond, elles en étaient plutôtjalouses. « Vous n’en êtes pas ? » jetait Fikandoussen passant. Elles secouaient la tête ; non, elles n’en étaientpas, mais si, en revenant avec la bouteille plaine, il leur enoffrait une larme, elles acceptaient sans se faire prier.

Alors, pour le restant de la journée, la bonnehumeur était revenue dans la fabrique. Les yeux étaient des lueurs,les joues se coloraient.

Berzeel sortait de son habituel mutisme pourhurler, dans le fracas des pilons, de longues histoires ; et,pour la plus futile question, Léo lâchait un « Oooo… uuu…iiii… » tonitruant, qui allait peut-être bien traverser lesmurs de la « fosse » et le jardin, jusqu’aux oreilles deM. de Beule, pour le faire sursauter à son bureau. Lesfemmes, dans leur « fosse », l’entendaient aussi,évidemment, et, quand elles n’avaient pas été régalées en passant,elles proclamaient que c’était une honte et que, bien sûr,M. de Beule y mettrait bon ordre un jour ou l’autre.

Chapitre 6

 

Il était rare, à la fabrique, de voirapparaître ensemble M. de Beule et son fils. Quand on yvoyait M. de Beule, on pouvait affirmer, avec unequasi-certitude, qu’on n’y rencontrerait pas M. Triphon ;et, pareillement, l’arrivée de M. de Beule était peuprobable pendant que M. Triphon faisait sa ronde.

La venue de M. de Beule étaittoujours signalée par celle de Muche, son petit chien qui leprécédait infailliblement. Muche était arrivé un soir d’hiver à lafabrique, on ne savait d’où, errant, perdu, crotté et affamé. Enflairant le pantalon de M. de Beule, il y avait trouvé onne sait quoi qu’il semblait chercher, l’avait suivi à la maison, nel’avait plus quitté. C’était un pitoyable cabot, noir et blanc, aupoil hirsute, aux yeux chassieux. Mais il n’existait pas au mondede chien plus fidèle et M. de Beule, touché, n’avait pasrepoussé son attachement.

Prévenir les ouvriers de l’arrivée deM. de Beule eût été chose superflue. Ils n’avaient qu’àvoir passer le bout de la queue de Muche devant leur« fosse » : ils savaient à quoi s en tenir. Du coup,toute plaisanterie cessait, et ils s’absorbaient entièrement dansleur travail.

La silhouette comique de Muche passait devantla porte toujours ouverte de la cour, le jour de l’entrée restaitvide quelques secondes, puis la haute et lourde stature deM. de Beule le bouchait, l’obscurcissait presque enentier.

M. de Beule était un homme d’unesoixantaine d’années, corpulent, haut en couleur, aux traitsaccusés, avec de fortes moustaches et une barbe grisonnante coupéeras. Il ne donnait pas une impression joyeuse ni agréable. Ilparaissait au contraire d’humeur hargneuse et autoritaire ; etla réalité correspondait aux apparences.

Il était très sévère, très convaincu de sesdroits de maître absolu et de la nécessité d’une obéissance passivede la part de ses inférieurs.

Parmi ces inférieurs il rangeait d’ailleurs,avec les ouvriers de la fabrique et autres serviteurs, sa femme etson fils. Son autorité despotique pesait sur tout son entourage etchacun pliait et tremblait devant lui. Au fond, pourtant, iln’était pas sans cœur. Son émotivité était même parfois extrême etlui faisait faire des choses que sa raison désapprouvait. Cela semanifestait chez lui spontanément, par à-coups.

Il ne possédait aucun empire sur lui-même. Onne savait jamais dans quel état d’esprit on allait le trouver.Souvent, pour un rien, il bondissait au paroxysme de lacolère ; et les ouvriers, qui avaient très peur de ces accèsimprévus, appelaient ça « partir », comme un fusil part.En d’autres cas, il laissait passer des choses que des patronsmoins sévères n’auraient certainement pas tolérées. Tout dépendaitchez lui de l’état d’esprit du moment.

A première vue, avant même qu’il eût prononcéun mot, les ouvriers savaient ses dispositions. Il suffisait de levoir venir. Quand il avait la figure très rouge, avec les cheveuxun peu rebroussés, c’était fort mauvais signe et ils se glissaiententre eux à mi-voix : « Gare, ça va partir ». Ilsredoutaient très fort ce « départ ». Le coup partaitd’ordinaire pour une cause futile ou déraisonnable ; et, si lavictime osait rouspéter, M. de Beule la faisait valser,c’est-à-dire la renvoyait. C’était arrivé déjà à plusieursreprises, avec Berzeel entre autres, qu’il avait trouvé ivre à sonétabli ; avec Pierken, pour avoir apporté son petit journalsocialiste à la fabrique, malgré la défense formelle ; etaussi avec Feelken, parce qu’un jour, à une semonce deM. de Beule, il avait répondu« Fikandouss-Fikandouss ». Ces mesures rigoureuses,d’ailleurs, ne tenaient jamais bien longtemps. Pour cela,M. de Beule était d’un caractère trop impétueux etinconséquent.

D’habitude, les ouvriers reconnaissaientvaguement leurs torts, faisaient des excuses, et le patronpardonnait. Pour Pierken, néanmoins, cela avait failli tenir pourtout de bon. Avec les doctrines subversives du socialismeM. de Beule ne transigeait pas. Sa femme avait dûintervenir pour le calmer ; mais il n’en gardait pas moins unesourde rancune contre Pierken et ne le tolérait qu’avec peine danssa fabrique.

M. de Beule nourrissait d’autre partune haine instinctive contre son personnel féminin ; la« fosse aux femmes » était un de ses endroits deprédilection pour « partir ». Il les trouvait toutes,sans distinction, incapables et paresseuses ; elles neméritaient pas même, à l’entendre, la moitié du misérable salairequ’il leur attribuait. Il parlait souvent de balayer « tout cefourbi-là », si ça ne changeait pas ; et la seule femmequi pût trouver grâce à ses yeux, c’était Sefietje, parce quecelle-là défendait ses intérêts à lui, vis-à-vis même des autresouvrières, et qu’elle se soumettait avec une servilité absolue àtout ce qu’il lui plaisait d’exiger d’elle.

Aux femmes il causait une véritable terreur. Asimplement apercevoir de loin le bout de la queue de Muche,l’angoisse leur étreignait le cœur, et, tant qu’il restait dansleur « fosse », elles ne soufflaient mot, sauf pourrépondre à une question formelle et directe. LorsqueM. de Beule avait enfin refermé la porte derrière lui, lavieille Natse était généralement en larmes, et les joues des jeunesfilles, brûlantes d’émoi apeuré. Seule, Mietje Compostello, avecson teint de méridionale, paraissait alors plus jaune et plustannée que jamais ; ses lourds cheveux noirs, ses yeuxsombres, faisaient penser à des ailes et des yeux de corbeau,ajustés sur un masque macabre.

Par bonheur pour eux tous, jamaisM. de Beule ne s’attardait longuement dans la fabrique.Il était assez souvent en route pour ses affaires et il avait aussison travail de bureau. Bientôt il disparaissait comme il étaitvenu, piloté par Muche ; et, lui parti, la vie renaissait. Unvaste soupir de soulagement semblait s’exhaler de toute lafabrique. Ollewaert se calait la joue d’une chique fraîche ;Free souriait comme un géant malicieux ; Feelken susurrait un« Fikandouss-Fikandouss », et même Léo se risquaitparfois à lancer son terrible « Oooo… uuu… iii… », maisen sourdine, atténué, assez bas pour n’avoir pas à craindre un« départ » de M. de Beule, réaccouru entempête.

D’habitude, quelques minutes après la visitede M. de Beule à la fabrique, M. Triphon faisait sonapparition. Si le passage de Muche annonçait la venue du premier,l’arrivée du second était signalée d’avance par la vue de son petitchien noir, Kaboul. Mais, de M. Triphon, les ouvriersn’éprouvaient aucune crainte. Au contraire : ils aimaient bienà le voir venir.

M. Triphon était âgé de vingt-trois ans.Il était grand, fort, corpulent, avec une grosse figure rougeaudeet boursouflée et des yeux bleus à fleur de tête. Il avait le teintgâté par force boutons et on avait toujours l’impression, en levoyant, qu’il s’était exposé au feu, en soufflant dessus de toutesses forces pour l’attiser. Aussi les ouvriers, qui avaientd’instinct le sens satirique, disaient souvent, en le voyant venir,la face congestionnée : « Il a encore soufflédessus ! » Et, à les entendre, il mangeait et buvait avecexcès.

M. Triphon avait quitté le lycée àdix-huit ans, après des études inachevées ; et, depuis lors,il habitait chez ses parents où, plus tard, il devait succéder àson père dans la direction de la fabrique. Il connaissait vaguementle français ; il savait quelques mots d’allemand etd’anglais ; il avait des notions élémentaires d’histoire et degéographie.

C’était, avec les règles simples del’arithmétique, à peu près tout ce qu’il avait appris et retenu. Illisait régulièrement le journal de langue française auquel son pèreétait abonné ; et il possédait aussi une petite bibliothèqued’une vingtaine de livres, des romans plutôt grivois pour laplupart, qu’il lisait parfois le soir, en cachette, dans sachambre, lorsque ses parents étaient couchés.

Chaque jour, il travaillait au bureau pendantdeux à trois heures, à expédier des factures et à tenir leslivres ; pour le reste, rien à faire qu’à flâner dans lafabrique, pour y contrôler la besogne des ouvriers.

Il y arrivait en général vers les huit heureset demie, au moment où les ouvriers, après leur déjeuner, sedisposaient à reprendre le travail.

Par beau temps, ils étaient encore accroupisdans la cour, alignés contre le mur crépi à la chaux blanche. Un« bonjour, m’sieu Triphon » l’accueillait et les hommesgrattaient Kaboul à la poitrine, place d’élection de ses puces.Kaboul s’y prêtait avec des contorsions cocasses ; lesouvriers rigolaient, et tout de suite prenaient un ton deplaisanterie familière à l’égard du jeune patron, avec desallusions à sa bonne petite vie de gros flemmard. A sa place,déclaraient-ils, on ne ferait pas autre chose du matin au soir quesiffler des petits verres ou des chopes et, naturellement, caresserles jolies femmes.

M. Triphon s’efforçait de plaisanter aveceux ; il tirait de grosses bouffées de sa pipe et sa faceboursouflée luisait. En lui c’était une lutte constante pour ne pasperdre son prestige de patron. Il devait à tout prix conserver sonautorité ; et, d’autre part, il tenait, autant que possible, àêtre aimable envers ses ouvriers, surtout à cause de Sidonie. Il laregardait à la dérobée, comme pour lire sur son joli visage enquelle disposition elle se trouvait. Parfois ce visage étaitsouriant et gentil, et M. Triphon se sentait toutheureux ; mais, parfois aussi, il paraissait soucieux,morose ; en ce cas, M. Triphon ne savait trop quelleattitude prendre. Le mieux était de ne pas trop s’attarder en saprésence ; et, tout doucement, il s’en allait plus loin avecKaboul, qui de temps à autre s’asseyait par terre pour gratter sespuces à l’aise.

Alors venait pour M. Triphon l’instant leplus palpitant de toute la journée ; car c’était l’heure oùl’une des femmes montait au grand grenier, pour y chercher laprovision journalière de sacs à réparer.

Cette corvée revenait toujours à l’une desjeunes : parfois « la Blanche », parfois Sidonie,parfois Victorine. Certains jours, mais rarement, Lotje.

M. Triphon, précédé de Kaboul, pénétraitsous la haute porte cochère. Il se gardait bien de gravir le grandescalier qui s’y trouvait, et par où les femmes, de leur« fosse », auraient pu le voir monter ; il prenaitun petit escalier dérobé dans un coin sombre du hangar, et, Kaboulsous le bras, grimpait vivement. Il arrivait dans une petitesoupente servant de débarras ; et, de là, par une porteintérieure et quelques degrés de pierre, gagnait le grand grenier.Vite il s’y blottissait derrière une pile de sacs, etattendait.

Bientôt il entendait les pas d’une des femmessur les marches du grand escalier. Qui serait-ce, « laBlanche », Victorine, ou la bien-aimée ?

A grands coups sourds, son cœur battaitpendant qu’il restait là aux aguets.

Une tête se montrait dans l’ouverture dugrenier. Cruelle déception ! Le pauvre visage anémié de« la Blanche » ou la sotte frimousse deVictorine !

La passion impétueuse en lui tombait, et il nebougeait pas. Les battements de son cœur ralentissaient ; ilregrettait d’être là. Mais, parfois aussi, voici que s’encadraitdans l’ouverture le fin et pur profil de Sidonie, et alors c’étaiten lui comme une soudaine flambée.

Le cœur battant à coups précipités, il lalaissait s’approcher du tas de sacs, puis, brusquement, ilbondissait, s’emparait d’elle, la dévorait de baisers fous.

Elle se défendait mollement. Il était tropviolent, trop fougueux. Elle était impuissante ; elle n’osaitpas.

– Oh ! prenez garde,M. Triphon ! Que faites-vous ! On va entendre !murmurait-elle haletante.

Mais il ne l’écoutait même pas ; ill’étreignait avec frénésie ; il l’étranglait presque. Enfin illa lâchait et l’aidait hâtivement à entasser sa provision de sacs.Elle avait les cheveux défaits et les joues en feu.

– On va le voir, on va le voir,gémissait-elle.

Vivement, elle tapotait ses jupes,s’arrangeait les cheveux, puis se dépêchait avec sa charge versl’escalier.

– Sidonie… Sidonie !… priait-il d’unevoix sourde.

Et il la forçait d’accepter quelquesfrancs.

– Oh ! M. Triphon, quepensez-vous ! faisait-elle avec un geste de refus.

– Si ; je le veux !insistait-il.

Alors elle acceptait en murmurant :« Merci ».

– Tu n’es pas fâchée, Sidonie ?

– Non… répondait-elle avec quelque effort.

Calmement, elle redescendait l’escalier etM. Triphon s’approchait de Kaboul, qui, pendant ce temps,avait flairé des rats et furetait à travers la paille en grattantfurieusement.

– Où sont-elles, les sales bêtes ?Happe-les, Kaboul ! excitait-il.

Frémissant d’ardeur, le petit chien piaillait,et son museau noir était gris de poussière ; il avait les cilsblancs, comme s’il sortait d’un sac de farine. Il râlait, un momentimmobile, pour reprendre haleine ; puis, brusquement, il serefourrait dans le tas, soufflant, crachant, forant du nez ensecousses vives vers la cachette du rat. Soudain, il y avait unelutte brève ; le petit chien disparaissait jusqu’à la queuedans la paille ; on entendait un miaou de détresse etKaboul, par à-coups brusques, ressortait du tas, un gros rat entravers de la gueule.

Parfois il lâchait un moment la bête, quiessayait de se traîner sur les planches ; mais quelques coupsde dents mettaient fin à la lutte. Et Kaboul, très fier, s’avançaitvers son maître, le chef ensanglanté de sa proie lui pendant d’uncôté de la gueule, de l’autre la longue queue et l’arrière-train.M. Triphon ne manquait jamais de venir montrer dans la« fosse aux femmes » le produit de sa chasse.

– Ah ! mon Dieu, cet affreux rat !s’écriaient-elles. Où l’a-t-il pris, monsieur Triphon ?

– Dans le débarras… il y en a dans cecoin-là ! crânait M. Triphon.

Et Kaboul était choyé, admiré ; vraiment,un tel petit chien valait son pesant d’or.

A des occupations et aventures de ce genre,M. Triphon passait le temps jusqu’à onze heures ; etc’était alors le moment où il pouvait se permettre quelquedivertissement. Régulièrement, chaque matin, M. de Beuleallait prendre l’apéritif au Commerce, le café comme ilfaut, où se rencontraient les notabilités du village ; et, àla même heure, M. Triphon se dirigeait vers La Pommed’Or, rendez-vous de quelques jeunes gens. A LaPomme, située au coin de la grand’rue et du canal, il y avaittoujours un peu plus de gaîté et d’animation qu’auCommerce avec ses airs graves et compassés. Y venaient lemédecin, le notaire, jeunes tous deux, et la plupart des étrangersqui passaient par le village s’y arrêtaient quelques instants.Derrière le comptoir trônait Fietje, jolie fille à la poitrineopulente, dont ils étaient tous plus ou moins amoureux. Mais ellerestait coquette et sage, et personne n’avait ses faveurs ; cequi les tenait tous en haleine, pendant qu’ils jouaient bruyammentau zanzi en buvant du porto ou des petits verres.

Les affaires marchaient donc tout à fait bien.A midi tapant la séance habituelle se terminait chez Fietje et, latête congestionnée et les yeux aqueux, M. Triphon regagnait lamaison. Il y trouvait la soupe servie et, commeM. de Beule faisait d’ordinaire la sieste après sonrepas, M. Triphon se reposait un peu, lui aussi, puisretournait à la fabrique.

Alors venaient les heures les plus pesantes dela journée. Au bureau il n’y avait pas à faire pour lui tous lesjours, et lorsqu’il ne devait pas travailler aux écritures,M. Triphon ne savait comment tuer le temps.

Il se promenait un peu au jardin, qui avait debelles pelouses et de grands arbres. Un joli petit ruisseau letraversait, clair et peu profond en été, aux bords gazonnés etfleuris, gonflé et tumultueux après les pluies d’automne etfoisonnant alors de magnifiques brochets et de délicieusesanguilles. M. Triphon était grand amateur de pêche.

Il faisait placer la nasse par lesouvriers ; et, quand la pêche était abondante, on se gavait depoisson pendant plusieurs jours. Lorsqu’on ne savait plus qu’enfaire, on en donnait un peu aux ouvriers, ce dont ils étaientextrêmement reconnaissants.

Ainsi M. Triphon tuait-il les heuresfastidieuses de l’après-midi ; puis, régulièrement, parn’importe quel temps, à cinq heures il se trouvait avec Kaboul aucoin de la grand’rue et du chemin allant à la fabrique.

C’était le moment où la cloche de l’église semettait à tinter pour le salut du soir. M. Triphon attendaitlà le passage des trois demoiselles Dufour, qui ne manquaientjamais d’y assister.

D’allures raides et compassées, c’étaienttrois vierges qui habitaient au bout du village « le petitchâteau », une demeure blanche aux volets verts, entourée d’unbeau jardin. Il les voyait venir de loin, sur un même rang, rasantles murs, comme des marionnettes articulées. A petits pas pressés,leur paroissien à la main, elles s’avançaient, les yeux baissés.Lorsqu’elles passaient tout près de lui, M. Triphon ôtait sonchapeau et s’inclinait. Elles lui rendaient son salut. MademoisellePharaïlde, l’aînée, mine pincée et peu avenante, avait quelquechose de dur dans le regard. M. Triphon sentait en elle commeune sourde hostilité. Mademoiselle Caroline, sa cadette, étaitblonde et bouffie, avec un visage incolore et des yeux fades.M. Triphon la trouvait insignifiante et sans aucun charme.Mais mademoiselle Joséphine, la plus jeune, était plutôt jolie,avec une sorte de distinction élégante malgré sa raideur ; etelle lui rendait son salut avec une grâce souriante et gentillequi, à chaque fois, remuait quelque chose dans le cœurimpressionnable de M. Triphon. Il n’aurait pu dire s’il sesentait amoureux d’elle ; mais il croyait bien qu’il aurait pufacilement le devenir. C’était un tout autre sentiment que celuiqu’il éprouvait en présence de Sidonie. Celle-ci, il la voulaitbrusquement, à plein, d’une passion brutale et violente ;celle-là était quelque chose de très éloignée de lui encore et quepeut-être il ne posséderait jamais.

Du reste, il ne savait pas lui-même s’il avaitau fond envie de la posséder. Peut-être eût-il été fort perplexesi, brusquement, quelqu’un lui avait dit : « Voilà… tupeux l’avoir… elle est à toi ! » En elle, ce quil’attirait, c’était, outre sa gentillesse extérieure, ce côté mêmequi aurait dû l’en éloigner : sa raideur, les dehors fermés,inaccessibles qu’elle avait en commun avec ses sœurs. Il la voyaitcomme un motif d’élévation, de régénération dans sa vie, qu’ilsentait bien veule et terre à terre. Surtout lorsqu’il sortait desbras de la jolie ouvrière, il éprouvait, comme une soif ardente, ledésir de revoir mademoiselle Joséphine avec son aimable salut etson gentil sourire. Il avait l’impression que sa vue le faisaitremonter dans sa propre estime.

Sidonie répondait à ce que l’existencerecelait d’inquiétant, de troublant, de coupable. MademoiselleJoséphine, c’était la douceur du repos, la sécurité du bonheur,l’idéal….

Entre six et sept heures le rêche et virginaltrio revenait de l’église et M. Triphon s’arrangeait toujoursde façon à les rencontrer encore une fois. Il échangeait avec ellesun deuxième salut, et puis c’était tout ; aucune autreoccasion pour lui de les revoir et encore moins de leur adresser laparole. Entre leurs deux familles, point de relations, pas plusqu’il n’en existait entre les autres familles notables duvillage.

Il en avait toujours été ainsi, semblait-il,et la tradition se gardait immuable. On eût dit qu’il y avaitinconvenance, voire péché, à ce que jeunes gens et jeunes filles,dans leur condition sociale, eussent entre eux de plus intimesrapports que l’échange d’un salut cérémonieux et fugitif dans larue.

Après cette deuxième rencontre avec les troisdemoiselles Dufour, le reste de la journée n’avait plus grandintérêt pour M. Triphon. De même que pour les ouvriers del’usine, les dernières heures l’envahissaient d’une sorte detorpeur morose. Il déambulait par ci par là avec Kaboul, entraitsans but précis dans les ateliers et en sortait de même. Ilentendait le chant nasillard et mélancolique des femmes dans leur« fosse » et entrevoyait, à travers les carreaux sales,toutes ces pauvres silhouettes penchées, où, seule, Sidonie étaitcomme une fleur de fraîcheur et de beauté. Souvent, aux approchesdu soir, il sentait revivre toute sa passion pour elle. Lui nonplus n’était pas heureux, seul et isolé dans un entourage sansjoie ; et bien des fois il songeait au bonheur auprès d’unejolie femme aimée, dans une maison un peu riante et confortable. Neserait-il pas heureux avec mademoiselle Joséphine… et même avec laséduisante ouvrière ? Il sentait sourdre en lui une tendressedouce et apaisée pour toutes les deux. Cela venait ainsi toutnaturellement, avec l’heure crépusculaire, en un mélange de charmerêveur et de tristesse vague. Ce n’était jamais bien profond etcela ne faisait point mal. Avec l’une ce n’était guère possible et,probablement, avec l’autre non plus. Il soupirait, se résignait,attendait.

C’était une des exigences de son père qu’il nequittât point la fabrique avant le départ des ouvriers et surtoutpas avant d’avoir noté les commandes que les charretiersrapportaient chaque soir de leurs tournées.

M. Triphon les entendait habituellementvenir de loin dans la rue déserte ; et, au simple claquementdes fouets et même au bruit que faisaient les camions sur le pavé,il savait d’avance, pour ainsi dire, comment ce retour allait sepasser.

Ils étaient deux : Pol et Guustje, cedernier surnommé le « Poulet Froid ».

Pol était un excellent charretier, mais parailleurs un client fort désagréable. Il était ivrogne etquerelleur. Pour la moindre bagatelle il voulait se battre.Guustje, au contraire, était la bonté même et ne buvait pas. Maisil avait un vilain défaut, qui exaspérait Pol : il parlaittoujours de boustifaille ; et cela d’un air et sur le ton dequelqu’un qui n’avait qu’à se baisser pour en prendre. Pol qui,pareil à la plupart des alcooliques invétérés, mangeait très peu etprofessait une sorte de dédain et presque de haine à l’endroit detout ce qui était mangeaille, trouvait Guustje d’une insupportablevantardise dans ses propos culinaires. Guustje aimaitparticulièrement à parler de « poulet froid et salade »avec un claquement de langue indiquant quel régal c’était. Alors,Pol toisait Guustje avec un souverain mépris en affirmant que lespoulets froids qui entraient dans l’estomac de Guustje c’était toutbonnement des pommes de terre, mais oui, ainsi qu’il convenait à sacondition sociale. Cependant Guustje, qui avait servi commedomestique chez le notaire du village avant d’être employé chezM. de Beule, certifiait avec emphase qu’il avait maintesfois goûté à ce mets exquis ; et là-dessus ils se prenaient dequerelle, à la grande joie des autres ouvriers, qui ne toléraientpas d’avantage les vantardises de Guustje et prenaient nettementparti pour Pol. Des mots on en venait aux injures, des injures auxcoups ; et cela finissait régulièrement par la défaite deGuustje, qui était le plus faible des deux et encaissait beaucoupplus de coups qu’il n’en pouvait rendre. Le seul bénéfice durablequ’il en avait retiré, c’était son sobriquet de Poulet Froid.

M. Triphon les voyait arriver avec leurscamions dans la cour et s’approchait aussitôt pour noter lescommandes sur son calepin. Pol, tout en dételant ses chevaux,faisait son rapport.

– Cinq cents kilos farine de lin… he… he… pourJean-François Schollier.

M. Triphon en prenait note.

– Mille kilos tourteaux colza… he… he… pourLouis Van Daele.

Pol bafouillait un peu lorsqu’il avait bu etdans sa mémoire il semblait y avoir des trous. Il était là, unmoment immobile, trapu et penché en avant, sa grosse face marquéede petite vérole, congestionnée, contractée par l’effort de lapensée, pendant que ses bêtes, à-demi déharnachées, se secouaientavec impatience et faisaient tinter les gourmettes de leurmors.

– Tranquille donc, nom de Dieu !criait-il alors avec colère.

Et, du coup, il savait ce qu’il avait encore àdire :

– Huit cents kilos farine de froment… he… he…pour Bruun Roetjes.

– C’est tout, Pol ? demandaitM. Triphon.

– Si c’est tout, m’sieu Triphon ? Hé hé…tout et pas tout. Une goutte ferait rudement du bien par ce saletemps.

– Tu en as déjà eu assez, il me semble,grommelait M. Triphon.

Et il se dirigeait vers Guustje.

– Bonsoir, m’sieu Triphon ! jetaitGuustje, le verbe haut.

– Bonsoir, Guustje.

– Deux mille cinq cents kilos farine de linpour Feel Vervenne ! hurlait Guustje.

Il avait une voix tonitruante, criait toujoursen vous parlant, comme si vous vous trouviez à des distances.

– Sept cents kilos farine de lin pour Guust deMaeght !

M. Triphon notait.

– Et quinze cents kilos tourteaux de colzapour Pierre de Vriendt ! beuglait Guustje d’une voix quisonnait certainement jusqu’au fond de la « fosse auxhuiliers ».

– Tout ? demandait M. Triphon.

– Tout ! répondait Guustje. A moins,m’sieu Triphon, ajoutait-il en riant d’un rire énorme, à moins quevous n’ayez pour moi une cuisse de poulet froid, avec de la salade.C’est ça qui serait fameux, par ce temps de chien !

– Je m’en contenterais aussi, Guustje, disaitM. Triphon en fermant son calepin.

Et il quittait les charretiers, pendant queles quatre chevaux, débarrassés de leur équipage, s’en allaientd’un pas pesant vers l’auge accoutumée dans l’écurie.

Alors la tâche journalière était terminée pourM. Triphon. Dans l’obscurité, à travers le jardin, il rentraitprendre le repas du soir avec ses parents. Le souper préparé parSefietje était simple mais très bon ; et Eleken, la femme dechambre, servait à table, avec des mouvements silencieux etprestes. Elle semblait y mettre une hâte fébrile, comme s’il luitardait d’en avoir fini et si elle ne respirait pas à l’aise dansl’atmosphère de la famille. A table, M. de Beule parlaitexclusivement de ses affaires ; et Mme de Beule,faite à cette conversation, abondait dans son sens. C’était unecréature bonne et effacée, accoutumée à obéir, sans existenceindividuelle. Sa seule originalité, et aussi sa force, consistait àprofiter de la faiblesse de son mari, dans ses moments fréquentsd’inconséquence et de contradiction avec lui-même. Ainsi elle avaitobtenu déjà bien des choses qui, à première vue, semblaientirréalisables. Pour le reste, elle suivait ses caprices en esclaveabsolue, avec le souci d’affermir en lui la conviction qu’en toutechose lui seul était seigneur et maître.

Vers les huit heures et demie le souperprenait fin. M. de Beule se calait dans un fauteuil avecson journal et très vite s’endormait. Mme de Beuleveillait alors à ce que le plus parfait silence régnât dans lamaison. Avec des gestes feutrés elle aidait Eleken à desservir latable et M. Triphon quittait la salle à manger sur la pointedu pied, pour aller fumer un cigare dehors. Que fairemaintenant ? Monter à sa chambre y lire l’un de ses petitsromans grivois, ou déambuler encore jusqu’à l’estaminet de Fietje,où il était toujours sûr de trouver de la société ?Généralement, il choisissait cette dernière alternative. Il passaitun pardessus et, par la rue tranquille et sombre, où luisait àpeine, de loin en loin, un maigre lumignon, il retournait à LaPomme d’Or.

Il y trouvait les habitués attablés à boire degrandes chopes de bière en plaisantant avec Fietje. Il se mêlait àleur compagnie, vidait comme eux des chopes, fumait des pipes enécoutant les potins du village. A dix heures il se levait, la têtefumeuse et lourde, pour rentrer à la maison. Le village semblaitcomplètement abandonné et ses pas sonnaient creux entre les murs desilence. L’eau noire du canal glougloutait sous le pont de bois.Parfois, un bruit de sabots venait à sa rencontre et il échangeaiten passant un bonsoir avec quelqu’un qu’il ne distinguait qu’àmoitié et ne reconnaissait pas. Les maisons dormaient derrière lesvolets clos. Seul, un cabaret, par ci par là, mettait lesrectangles clairs de ses fenêtres dans tout ce noir. Comme iln’avait pas la clef de la maison – M. de Beule s’yopposait inflexiblement, – il lui fallait sonner. La sonnettetintait presque comme une sonnerie d’alarme dans le silence.Sefietje venait ouvrir. Avec sa mine soucieuse, elle avait l’air detrouver qu’il rentrait bien tard.

– Papa et maman sont déjà couchés ?demandait-il à mi-voix.

– Mais oui ; depuis longtemps, répondaitSefietje d’un ton de reproche.

Elle poussait le verrou, il lui disait bonnenuit et montait l’escalier sans faire de bruit.

Dans sa chambre, une petite lampe brûlait surla table de nuit. Il se déshabillait à la hâte, négligemment, et semettait au lit. Parfois, il lisait encore quelques pages d’un deses ineptes petits romans. Les soirs où il se sentait trop fatigué,il éteignait la lumière en se couchant.

D’habitude il dormait bien, d’un sommeilprofond et lourd ; mais il lui arrivait aussi de resteréveillé pendant des heures. C’était souvent par des nuits d’hiveret de tempête, lorsque la pluie giclait contre les vitres et que levent ululait autour de la maison. Les cimes dépouillées des arbresgeignaient alors si lamentablement et la vieille sonnette de laporte, secouée dans sa gaine rouillée, gémissait comme un êtrequ’on torture. Durant ces insomnies il sentait avec plus d’acuitésa grande solitude et le désenchantement de sa vie. En seretournant sans cesse dans son lit il songeait à son existencepassée, à ses années de collège et ses camarades de jadis, quichacun avait suivi une voie différente, et qu’il avait tous perdusde vue. Et pour lui à quoi tout cela aboutirait-il ? Que luiréservait l’avenir ? Persisterait-il durant des années dansses relations secrètes, ses relations coupables avec cette joliefille, ou s’attacherait-il pour tout de bon à JoséphineDufour ?

Lutte quotidienne, tourment quotidien. Il nesavait pas ; il n’avait pas l’énergie de prendre une décisionirrévocable. Toute sa vie était à vau-l’eau, désemparée. Quitter lapauvre Sidonie lui semblait d’une si froide dureté ; et il luiparaissait tout aussi navrant de s’attacher à elle pour jamais etde causer une peine infinie à ses parents, le jour où ilssauraient… Il s’endormait enfin, l’âme pleine de tristesse et deremords, avec les deux jeunes images devant ses yeux :Sidonie, qu’il étreignait avec un émoi passionné ; etJoséphine, qui parlait moins à ses sens, mais ranimerait en lui unsentiment bien affaibli, celui de sa dignité et de sonamour-propre. Il les aimait toutes deux ; et en chacuned’elles il aimait surtout ce qu’il ne trouvait pas chezl’autre.

Chapitre 7

 

Telle, sa vie, au fil prévu et monotone desjours ; mais il venait aussi d’autres moments, d’autresoccupations et c’était alors, pour les ouvriers comme pour lespatrons, une période de bonnes vacances et d’animation joyeuse.

A part son usine, M. de Beulepossédait des terres de culture et des herbages ; et l’été,pendant la morte-saison, les ouvriers de la fabrique s’en allaienttravailler aux champs.

Chaque année, vers la fin de juin, lesvillageois n’entendaient plus le tintamarre habituel des pilonsdans l’usine. C’était la saison des foins ; Ollewaert, Léo etFree, qui étaient de rudes faucheurs, partaient de grand matin, lafaux sur l’épaule, bientôt suivis de presque tous les autres,hommes et femmes ensemble, pour retourner au soleil l’herbe fauchéeet la mettre en tas vers le soir. Seul, Bruun, le chauffeur, et sonfils Miel restaient à la fabrique, avec Pee, le meunier, pour toutnettoyer.

Délicieuses escapades ! Ils emportaientde quoi manger et boire, et l’admirable journée d’été s’ouvraittoute devant eux comme une longue fête de liberté et de bonheur.Les premiers jours, les « huiliers », avec leursvêtements luisants et gras, détonaient bien un peu dans toute cetteverdure et cette fraîcheur ; mais peu à peu ils séchaient,comme l’herbe même, leurs visages se bronzaient, et on eût ditqu’ils n’avaient jamais respiré un autre air que celui de la pleinenature, au grand soleil radieux.

Ils arrangeaient la besogne à leur gré. Dansle matin vaporeux les alouettes quittaient l’herbe haute, humide derosée, et s’envolaient en grisollant sur leurs ailes frémissantesen plein azur pâle. Vivifiante était la fraîcheur lorsqueOllewaert, Léo et Free aiguisaient leurs faux, qui semblaient aussichanter ; puis, dans un mouvement ample et rythmé, ilsavançaient lentement à travers la vaste prairie, laissant l’herbecouchée en longues traînées derrière eux. D’autres moissonneursétaient partout au travail ; de tous côtés on voyait leurssilhouettes se balancer, très hautes aux premiers plans, pluspetites à mesure qu’elles s’éloignaient, jusqu’à devenir dans lelointain ces petits bonshommes pas plus grands que descriquets ; et l’air était rempli à l’infini du chant del’acier, qui dévorait la verte plaine en une sorte de voluptéinassouvie.

Vers neuf heures, avec la chaleur qui montait,apparaissaient les autres ouvriers et les femmes, tous armés delongues fourches fines et de grands râteaux de bois qu’ilsportaient à la main ou sur l’épaule. Les femmes avaient de grandschapeaux de paille, qui leur abritaient le visage et lanuque ; les hommes, en bras de chemise, étaient vêtus d’amplespantalons de toile bleue ou grise. Tous allaient nu-pieds dansleurs sabots. Ils descendaient dans la prairie par une bergeplantée de peupliers aux feuilles chuchoteuses ; et tout desuite ils se mettaient à retourner l’herbe avec leurs fourches.

Les alouettes chantaient, le soleil dardait etdu foin coupé émanaient des odeurs aromatiques et délicieuses.« On croirait parfois, disait Léo, avoir un goût de sucre etde miel sur les lèvres » ; ce qui faisait rire lesautres, d’un rire extravagant. Léo était toujours d’une humeurfolle au temps des foins. L’air des champs le grisait, disait-il.Il multipliait cabrioles et tours de force, et, pour la plusinsignifiante question, il lançait un de ses « Ooooo… uuuu…iiiii… » prolongé et mugissant, qui faisait lever la tête auxmoissonneurs abasourdis jusqu’au fond de la plaine.

Par delà, cette mer débordante d’activité, dejoie et de verdure, apparaissait le village avec ses toits rougesgroupés autour de l’église blanche, dont le cadran sur la tourindiquait l’heure en un rayonnement d’or. Un peu plus loin, onapercevait les frondaisons touffues du beau jardin deM. de Beule, d’où émergeait la cheminée de la fabrique,comme un long cierge sale qui désignait le ciel. Et cette cheminée,cette fabrique, vus ainsi dans le lointain, ils s’en moquaient,comme s’ils étaient à jamais délivrés maintenant de l’antre noir etenfumé, où ils avaient passé tant de belles années de leur vie,dans l’assourdissant fracas et le rebondissement des pilons. Ilsblaguaient surtout ceux qui y devaient rester : Bruun, lechauffeur, qui n’avait désormais plus rien à épier, plus à couriraprès « La Blanche » ; Miel, cette « espèce deveau ! » plus stupide que jamais, sans doute ; etPee, le meunier, ce rat de farine, qui, toute l’année poudré deblanc, devait être à cette heure tout noir ou gris, pour sûr, àforce de balayer la suie et la poussière des planchers et dessolives.

Ils riaient, badinaient et tout leur êtredélivré s’imprégnait de santé et de bonheur. A l’autre bout desprairies serpentait doucement la belle rivière ; et, sansapercevoir les bateaux, ils voyaient passer des voiles, quisemblaient glisser sur du gazon. Ils y apercevaient aussi lesolennel château, avec ses quatre tourelles grises en relief précissur les fonds sombres du parc. Et jusqu’à la vue du château qui lesfaisait rire, parce que Ollewaert disait qu’eux aussi passaient ence moment la belle saison à la campagne, comme les gens riches, etque monsieur le baron et madame son épouse attendaient leur visitelà-bas, pour prendre un verre de porto.

Oui, Ollewaert l’affirmait au milieu d’uneexplosion de rires : la baronne lui avait envoyé par la posteune invitation pour eux tous ; et il se pourrait fort bienqu’elle les retînt à déjeuner. Dommage que Guustje, le charretier,n’était pas avec eux, car pour sûr on servirait du poulet froid etde la salade.

« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » jubilaitFeelken ; et Léo lâcha un « Ooooo… uuuu… iiii… » quifit s’envoler les corbeaux de sur les peupliers.

A dix heures, ils prenaient quelques instantsde repos, tout de leur long étendus sur la berge, à l’ombre desfeuillages murmurants. C’était l’heure de la goutte matinale. Labouteille restait à rafraîchir dans l’eau d’un fossé et, à défautdu porto de madame la baronne, c’était richement bon tout demême.

– Hoooo… ! quelle douceur ! disaitOllewaert en se pourléchant les lèvres.

Et Free, comme un écho :

– Un baume ! Ça me descend jusqu’auxhanches !

– Vrai, Free, jusqu’aux hanches ? riaientles autres.

– Jusqu’aux hanches ! répétait Free enextase. Tiens, je le sens ici qui coule, à droite et à gauche.

Ils ne se pressaient pas de reprendre letravail ; ils restaient là, étendus et pâmés, sans crainte queM. de Beule ou M. Triphon ne vînt brusquement lessurprendre. D’ailleurs, cela n’avait pas d’importance ;l’herbe séchait tout de même au bon soleil. Ils le voyaient, pourainsi dire, dans le frémissement des rayons, accomplir leurtravail ; et cette vue, ils en jouissaient sans éprouver lamoindre fatigue. De même toute la richesse et toute la beauté quiles environnait, la luxuriance des récoltes, l’admirable ciel bleusans nuage, le chant harmonieux et infini des alouettes, qu’ilsgoûtaient instinctivement.

– Voilà comment devrait toujours être lavie ! disait Pierken. Et il en serait certainement ainsi,affirmait-il, si les biens de la terre étaient plus équitablementpartagés ; si chacun remplissait sa tâche utile au monde etn’obtenait pas plus en retour qu’il ne méritait réellement.

– Bon ! le voilà encore avec sonsocialisme ! protestaient les autres, mécontents.

– Ce n’est peut-être pas vrai, ce que jedis ! ripostait Pierken vertement. Pourquoi sommes-nous ici àtravailler aux foins et pourquoi M. de Beule et le baronn’y travaillent-ils pas ? Ne serait-il pas juste qu’ilsfauchent leur part, tout comme Free ou Ollewaert ? Etserait-ce donc trop demander que cette poseuse de baronne et sadinde de fille aident à retourner l’herbe, comme font Lotje etVictorine et les autres ?

Bruyamment, les ouvriers riaient. Cette visiondu gros M. de Beule et du baron avec ses jambes raidesfauchant le pré, surtout de la baronne et de sa fille maniant lerâteau et la fourche, était si bouffonne qu’ils en riaient à serouler dans le foin.« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » hurlaitFeelken comme un possédé ; et tous prétendaient que Pierkenavait perdu la boule et qu’il était mûr pour Bruges, la ville auxfous. Seule, Victorine était tout oreilles pour l’écouter, les yeuxbrillants, les lèvres humides.

– Non, décidément… pas moyen de parler avecdes gens comme vous ! s’écriait Pierken impatienté. Vous êtesnés pour le servage et vous mourrez en servage. Adieu !

Et il partait. Des huées accompagnaient saretraite ; de l’avis unanime un deuxième petit verre vaudraitmieux que toutes ces idioties.

Généralement, pendant qu’ils étaient au repossous les arbres, apparaissait là-bas M. Triphon. De loin on lereconnaissait à Kaboul, qui comme toujours, le précédait, et on semettait à ricaner en échangeant des clins d’œil.

Pas de chance pour M. Triphon, l’époquede la fenaison ! Aucun espoir de pincer dans les coins lajolie Sidonie. L’équipe restait toujours groupée et il étaitabsolument impossible de s’isoler à deux, ne fût-ce qu’une minute.On vous aurait vu ; c’eût été un scandale. La têtecongestionnée de M. Triphon éclatait de loin comme une pivoineau soleil ; et nul ne comprenait l’objet de sa venue, puisquele travail se faisait de lui-même et ne pouvait marcher autrementqu’il n’allait.

Aussi, ne fallait-il pas dix minutes àM. Triphon pour vérifier la besogne ; ensuite ils’amusait à exciter Kaboul pour qu’il déterrât les taupes,généralement introuvables, ou happât des grenouilles, qu’iln’approchait qu’avec répugnance et qui d’ailleurs l’évitaient enplongeant à son nez dans les fossés. En somme, il rôdait sans but àtravers la prairie, en reluquant Sidonie, qui, au soleil deschamps, était encore plus belle infiniment que dans la noirefabrique : une admirable fleur chaude de santé, aux jouesvermeilles, aux splendides yeux clairs, éclatants de jeunesse et debonheur. Elle portait une légère blouse bleu pâle ou mauve, quidessinait, caressait délicieusement les formes de sa gorge. EtM. Triphon se consumait de passion ardente ; ils’amoncelait en lui des réserves d’amour, qui lui noyaient les yeuxet enflaient sa grosse tête.

Après le repas de midi, les faneurs faisaientune longue sieste. Allongé sur la berge à l’ombre des peupliers, onassistait au jeu du feuillage brillant sur le ciel bleu, onentendait le chant adouci des oiseaux, on sentait la brise vousrafraîchir les tempes. On fermait les yeux, on s’endormait oufaisait semblant de dormir ; et parfois les hommeschatouillaient avec des brins d’herbe les jambes nues des filles.Alors, elles se réveillaient en sursaut, pour en rire ou se fâcher,selon leur humeur. Les hommes, eux, riaient toujours, s’amusaientfollement. A deux heures on reprenait le travail ; et on enavait alors jusqu’à ce que le soleil s’inclinât vers l’occident,avec une demi-heure de pause pour la collation.

L’heure du soir était l’instant le plusdélicieux de toute la journée.

Le soleil ne dardait plus ; rouge, ilpendait sur l’horizon, dans une apothéose de miraculeuses couleurs.On eût dit d’énormes châteaux-forts qui brûlaient etfumaient ; de grands lacs d’or et des rivagesd’améthyste ; et de longues plaines verdâtres dans le ciel,comme le reflet infini de toute la splendide verdure luxuriante dela terre. Les oiseaux s’appelaient à haute voix dans unfrémissement qui annonçait l’heure du coucher ; partout, dansla vaste étendue des herbages, les faneurs s’occupaient à ramasserle foin en meules minuscules pour la nuit. Tout était mouvement etcouleur et la campagne entière fleurait les capiteux arômes. Onpensait à des campements d’Indiens dressés à la hâte, des villagesde chaume poussant à même le sol, comme des champignons. Ilsprenaient des tons d’un gris verdâtre, à l’orient ; et versl’ouest, ils s’ourlaient d’or et de feu. Une buée transparenterampait à ras du sol et les mares s’enveloppaient de rêve. La tourblanche de l’église avait une large bande orange, pareille à uneécharpe diagonale, et le château tout entier rougeoyait, avec sestoits et ses tourelles, sur l’écran sombre de son parc. Ça et là onentassait du foin sur des chariots ; et ils s’en allaient avecleur charge énorme, pareils à des greniers roulants, tirés par deschevaux qui, de loin, semblaient petits comme des jouets d’enfants.Les petits vachers avec leurs bêtes revenaient en chantant dupacage ; elles laissaient au passage une odeur de muscderrière elles. Tout était enfin râtelé et mis en meules ; etpar le chemin de terre, d’où s’élevait sous leurs pas une poussièred’or, les moissonneurs et les faneurs de M. de Beule àleur tour revenaient au village. Les faucheurs portaient leurs fauxétincelantes comme des symboles ; les faneurs et les faneusesdardaient leurs fourches, qui ressemblaient à des lances. Ilsavaient le visage basané, haut en couleur et ils devisaientjoyeusement. Parfois les jeunes filles cueillaient dans les blés uncoquelicot ou un bleuet qu’elles mettaient à la bouche et gardaiententre les dents. Souvent, tous en chœur, on fredonnait unechanson.

L’air du soir devenait léger, limpide etdiaphane, comme immatériel.

Les tons de feu se mouraient à l’horizon etles teintes verdâtres s’accentuaient au zénith, suggérant despâturages immenses, que les premières étoiles piquaient de fleursmiraculeuses. Les oiseaux se taisaient. Seules, les hirondelles sepoursuivaient encore avec des cris aigus, où perçait comme une joiedélirante.

La journée avait été délicieuse et lelendemain on recommencerait….

Partie 2

Chapitre 1

 

Ce fut au cours de cet été-là que lescampagnes, à l’abri jusque-là du trouble et du mécontentement,furent gagnées par la fermentation qui depuis longtemps travaillaitles grandes villes.

Des grèves très sérieuses avaient éclaté dansplusieurs grands centres industriels ; on avait vu descortèges inquiétants, où des milliers de chômeurs exhibaient desdrapeaux rouges et des pancartes portant cette menace :« Du pain ou la mort !… Du pain ou la mort !… »Les mots terribles et vengeurs retentissaient partout comme un cride guerre et des combats furieux s’étaient livrés dans les rues, oùla police et la troupe n’avaient pas toujours eu le dessus. Onavait ramassé des morts ; de nombreux blessés se tenaientcachés. Après quelques jours d’angoisse l’agitation s’était calmée,mais l’avenir demeurait sombre, gros de menaces et de funesteaugure aux approches de l’hiver.

Pierken suivait dans son petit journal cesévénements palpitants et ne se laissait pas d’en faire part à sescamarades de la fabrique.

N’étaient-ils pas à plaindre, eux aussi ?N’avaient-ils pas des droits à faire valoir, eux aussi, des droitsà un sort meilleur, comme leurs camarades des grandes villes ?Pierken en était convaincu ; l’heure avait sonné, selon lui,de s’en ouvrir à leur patron.

Mais comment s’y prendre et que luidemander ? Pierken hésitait, et les autres ouvriers n’étaientpas en état de l’aider de leurs conseils.

Tous, certes, avaient le sentiment obscurd’une injustice sociale que leur classe subissait depuis dessiècles ; mais comment exprimer, traduire cela dans lefait ? Qu’allaient-ils demander, ou exiger, pour améliorerleur triste sort ? Et qu’allait direM. de Beule ?

Qu’allaient-ils faire, siM. de Beule, comme il fallait sûrement s’y attendre,répondait par un refus catégorique et indigné ?

Ils ne savaient… Le problème leur apparaissaittrop dangereux, trop compliqué, au-dessus de leurs forces. Un appuileur manquait. D’instinct, ils le sentaient : il leur manquaitune centrale, un groupement puissant, une solide organisation,comme il en existait dans les grandes villes industrielles.Affronter la lutte ainsi, c’était d’avance la défaite ; ilsentendaient déjà la voix impérieuse et méprisante deM. de Beule leur jeter : « Vraiment, vousn’êtes pas contents, mes gaillards ; vous exigez un meilleursalaire ! Eh bien ! allez le chercher ailleurs. Ce n’estpas moi qui vous retiens ; j’en prendrai d’autres à votreplace ! » Voilà ce que répondraitM. de Beule ; et malheureusement, l’événement luidonnerait raison. Parmi la population ouvrière du village, pauvreet asservie, il trouverait d’autres victimes qui, pour un salairede famine, viendraient occuper la place qu’eux auraientdésertée.

– Ce serait Fikandouss-Fikandouss, ditFeelken.

Léo fit entendre un « Oooo… uuuu…iiii » pessimiste, et les autres haussèrent les épaules avecun sourire désenchanté, comme devant une chimère totalementirréalisable.

– Pour moi, la seule chose que je demande,c’est quatre gouttes par jour au lieu de deux, dit Ollewaert.

– Bravo, et moi aussi ! dit Berzeel.

– Et moi donc ! répéta Free comme unécho, les yeux brillants.

– Comment pouvez-vous !… s’écria Pierkenindigné.

Une aussi pitoyable conception de leurs droitsle navrait profondément.

Il désespérait de jamais rien obtenir d’eux,lorsqu’un beau matin, son petit quotidien vint lui apporterconsolation et réconfort, en publiant un article dont la lectureréveilla tous ses espoirs déçus et le transporta de joie.

Dans son journal, on imprimait en premièrepage qu’on allait s’occuper aussi du prolétaire des campagnes, lesoustraire, avec l’ouvrier des villes, à l’exploitation scandaleusede ses tyrans séculaires. Un article pathétique, signé« Paysan », dépeignait sous des couleurs sombres etdouloureuses les survivances presque moyenâgeuses que l’onretrouvait partout chez les ruraux et réclamait d’urgence, avecénergie, un changement radical. L’article était sérieux, avecquelques erreurs, par-ci par-là, comme il arrive d’ordinaire auxgens de la ville traitant des choses paysannes ; mais dans sonensemble il faisait une impression très forte. Il retentitprofondément, comme un long cri de détresse, dans l’âme desouvriers, pendant que Pierken leur en faisait à haute voix lalecture. Oui, telle était bien leur misérable existence. Tout pourles riches, qui ne produisaient rien ; rien, ou quasiment rienpour les pauvres, qui accomplissaient du matin au soir, tous lesjours, tout au long de leur existence, une besogne d’esclaves. Unegrande tristesse silencieuse s’emparait d’eux. Dans ces mots quivous empoignaient, cet homme, ce « Paysan » avait mis làce qu’ils sentaient depuis toujours, sans pouvoir l’exprimer.Feelken n’avait plus aucune envie de traiter la chose en farce,avec son habituel « Fikandouss-Fikandouss », et Léo nesongeait pas en ce moment à pousser son effarant « Oooo… uuu…iii… ». Et l’émotion avait gagné les femmes : Natsepleurait, Lotje levait les bras au ciel et Mietje Compostello ellemême semblait douter que le Petit Homme de Là-Haut eût arrangé leschoses telles qu’elles se passaient sur terre. « LaBlanche », Sidonie et Victorine étaient les moinsbouleversées. Elles ne sentaient pas aussi vivement l’injusticeséculaire. Elles étaient trop jeunes. La jolie Sidonie avait leregard perdu devant elle, comme si elle songeait à autre chose, etVictorine, de ses lèvres humides, buvait les paroles dePierken ; elle l’admirait sans pénétrer le sens des mots,bercée par le talent du lecteur. L’article se terminait par unelongue liste des villages où les socialistes de la ville seproposaient d’organiser des réunions ; et sur cette liste leleur figurait.

– J’y serai, à cette réunion, et j’espère quevous, vous y viendrez aussi ! dit Pierken avec une hardiessepresque provocante.

Il y eut un flottement.

– Le patron nous fera valser, si on y va,insinua Ollewaert.

– N’importe ; ça ne m’empêchera pas d’yaller, affirma Pierken.

– Ni moi non plus ! clama tout à coupFikandouss-Fikandouss, au milieu de l’étonnement des copains.

Éclat de rire général et bref. Qu’avait-ildonc, ce loustic de Fikandouss-Fikandouss, à prendre brusquementune décision pareille ! Mais Fikandouss, lui, ne riaitnullement. Il ne plaisantait pas, il était tout à coup devenu trèssérieux, très grave, sourcils froncés, lèvres pincées. Il répétaavec énergie qu’il irait… qu’il irait… et devant la remarqueironique de Léo que ce serait alors pour lui« Fikandouss-Fikandouss », il ne broncha pas ; sansun mot, il regarda son camarade, les yeux fixes, presque durs.

D’ailleurs, Léo y viendrait, lui aussi. Il enprit la résolution à brûle-pourpoint, d’un ton calme etferme ; Free, par contre, ne savait trop ce qu’il ferait. Ilvoulait d’abord en parler à sa femme. Poeteken hésitait de même.Lui, c’était sa mère qu’il lui fallait consulter.

Quant à Berzeel, il hochait la tête ; pasbesoin de s’emballer, tout cela n’en valait pas la peine. Du reste,il lui serait bien difficile d’y venir, vu qu’il passait tous sesdimanches à son village.

Les autres ricanaient. Oui, on lesconnaissait, ces expéditions de Berzeel, au bout de chaque semaine.Il y avait encore été, samedi dernier, et n’avait reparu à lafabrique que le mardi matin, méconnaissable, le visage boursouflé,tuméfié, témoignage de l’alcool lampé et des gnons reçus. Il enportait encore la marque au-dessus de l’arcade sourcilière, commeune grosse chenille noire de sang coagulé.

Méprisant, Pierken haussa les épaules :avec son ivrogne de frère, il n’y aurait jamais rien àentreprendre. Il se tourna vers Bruun, le chauffeur, et son filsMiel, ainsi que vers Siesken, et demanda :

– Et vous autres, vous irez ?

– Non… non… je n’irai pas, et Miel nonplus ! répondit Bruun d’un ton haineux et agressif.

Et il donna ses motifs :

– Je n’ai pas envie de valser pour le plaisird’entendre débiter des blagues.

Miel ne dit rien ; il n’osait pascontredire son père, et ne semblait du reste pas bien comprendre cequ’on attendait de lui. De ses petits yeux idiots il regardaitPierken et hochait la tête. Pierken n’insista pas et se tourna versSiesken et Pee, le meunier.

Siesken le prit sur un ton de bonneplaisanterie.

– Est-ce qu’on nous paiera la goutte au moins,à ce fameux meeting ? demanda-t-il, avec un sourire béat sursa face poupine.

– Les socialistes sont ennemis de l’alcool,répondit Pierken d’un air grave.

Pee ne savait trop s’il irait. Il en avaitbien envie ; mais, comme Bruun, il craignait la colère deM. de Beule. Il se tenait droit et raide comme unbonhomme de neige sous la couche de farine qui le couvrait despieds à la tête ; et, de ses lèvres rasées coulait un filet desalive brune sur son menton plâtreux. Il retourna sa chique d’untour de langue et cracha au loin. Pierken comprit qu’on ne pouvaitcompter sur lui. Présents, les deux charretiers vinrent se mêleraux passionnants colloques. Pol, tête baissée et bajoues gonflées,comme une brute sombre, écoutait sans rien dire. Il étaitivre-mort, avec des yeux aqueux et presque vides. Il fit un grandgeste en écartant les bras et s’en alla sans avoir proféré un son.Sans doute, sa langue était figée. Guustje, au contraire, ne pritpas la chose au sérieux et se mit à rire.

– On ferait mieux de nous donner à chacun unpoulet froid avec de la salade, dit-il.

Et il partit en se tordant, joyeux commetoujours de cette plaisanterie inlassablement servie.

Justin-la-Craque et son aide Komèl parurent àleur tour. Ils étaient déjà au courant de l’événement : toutle village, prétendait Justin, était en effervescence. La réuniondevait avoir lieu dans quinze jours au Shako Rapiécé, uncabaret fort mal famé, où se rencontraient d’habitude les escarpeset les braconniers des environs. Le curé parlerait en chaire pourdissuader les gens d’y aller et le bourgmestre interdirait lemeeting. Les socialistes chanteraient des chansons obscènes etdiraient des gros mots. A coup sûr, on s’y battrait. Justin étaitextrêmement animé par ses mensonges et assez fortement éméché.

Il grinçait des dents et sacrait en syllabesvagues et sourdes. Komèl, derrière son dos, ricanait en silence, etson gros nez rouge bougeait dans son visage de suie comme un bec dedindon amusé.

Chapitre 2

 

Justin-la-Craque l’avait annoncé un peuprématurément ; mais, en effet, à mesure que le jour dumeeting approchait, le village entra en effervescence.

Un dimanche, à la sortie de la grand’messe, onvit tout à coup trois étrangers, au beau milieu de la placecommunale, qui distribuaient autour d’eux des prospectusrouges ; beaucoup de gens les prenaient et s’en allaient lireà l’écart ce que portait l’imprimé. D’autres détournaient la têted’un air de dégoût et de colère. On y lisait qu’une grande réunionpopulaire était organisée pour le dimanche suivant, à trois heures,non pas, comme l’avait prétendu Justin-la-Craque, dans ce salecaboulot du Shako Rapiécé, mais dans la grande salle deLa Belle Promenade, un estaminet tout à fait convenable,situé au bout du village, avec vue sur la campagne. Toute lapopulation était invitée à y assister. Le meeting seraitcontradictoire ; on pourrait poser des questions et, le caséchéant, soutenir, si l’on voulait, des opinions opposées,auxquelles l’orateur socialiste se chargerait de répondre.

Le village tout entier en était ébranlé. Onvoyait partout le papier rouge aux mains des gens, et il entraînait beaucoup par terre, comme si le pavé eût été jonché defleurs écarlates. Mais, tout au commencement de l’après-midi,M. le vicaire allait de porte en porte, inquiet comme un chiende chasse, et, vers le soir, on n’apercevait plus nulle part lemoindre chiffon rouge. Le bruit se répandait que, le dimanchesuivant, M. le curé prêcherait en chaire contre cette réunionimpie, et que M. le baron, qui était bourgmestre de lacommune, l’interdirait au nom de la loi. La frousse gagnait lesbonnes gens, qui ne parlaient plus des papiers rouges qu’enbaissant la voix. Il y avait des mouchards dans tous les cabarets,qui écoutaient les conversations. On se racontait que le patron deLa Belle Promenade recevrait dans le courant de la semainela visite de l’huissier, qui lui signifierait congé dans le plusbref délai.

Le lendemain matin, à la fabrique, l’émotionétait vive. Pierken avait parlé la veille, sur la place publique,avec les trois étrangers ; il ne tarissait pas d’éloges surleur intelligence, leur connaissance approfondie des questionssociales, leur foi vibrante en un avenir meilleur et proche. Lescamarades en étaient tout remués ; devant eux s’ouvraient deshorizons inconnus, le bonheur. A huit heures, pour le casse-croûte,ils s’assirent tous, hommes et femmes, en rang d’oignons contre lemur de la cour dans le tiède soleil d’automne, à écouter tout ceque leur racontait Pierken inlassablement. Les visages étaientsérieux et graves ; la vieille Natse, vaincue par l’émotion,pleurait.

Mietje Compostello se sentait de plus en plusébranlée dans son antique conviction que le monde était ce qu’ildevait être ; et les jeunes filles écoutaient immobiles, lesyeux brillants et fixes. La plupart d’entre eux pourtant nesavaient pas encore s’ils assisteraient à la réunion.

Ils brûlaient d’y aller ; mais que diraitM. de Beule ?

Ce qu’en dirait M. de Beule, onpouvait déjà s’en douter, rien qu’à voir Sefietje paraître vers dixheures, comme d’habitude, avec la bouteille de genièvre. Sefietjeavait un air renfrogné, comme si elle eût souffert d’une grave etobscure injustice, et lorsque les ouvriers lui en demandèrent lemotif, elle répondit, l’air énigmatique et de mauvais augure,qu’ils ne tarderaient pas à l’apprendre et que ce ne serait pasdrôle. Et, en effet, dès que M. de Beule, toujoursprécédé de Muche, parut dans la fabrique, on vit bien que çaclochait. Il avait le visage cramoisi, boursouflé ; pour unrien, un tout petit accroc à l’un des pilons, il se mit soudain à« partir » comme un sauvage, en hurlant dans le vacarmequ’il en avait assez, flanquerait tout le monde à la porte etfermerait la boîte, si ça ne changeait pas. C’était lundimatin ; naturellement Berzeel n’était pas à son poste. Sitôtque M. de Beule s’en fût aperçu, il s’emporta contrePierken, en criant dans le tonnerre des pilons qu’il chassait sonfrère et que Pierken devait incontinent le lui faire savoir.

– Faut-il que je laisse l’ouvrage pour allerle lui dire ? demanda Pierken froidement.

– Mais non, feignant que vous êtes !vociféra M. de Beule hors de lui.

– Comment voulez-vous que je fasse alors,Monsieur ? répliqua Pierken avec une calme logique.

– J’en ai assez ! répétaM. de Beule, esquivant une réponse précise.

Et, Muche en tête, il quitta, congestionné defureur, la « fosse aux huiliers » pour se diriger vers la« fosse aux femmes », et on l’entendit bientôt, là aussi,« partir » avec fracas.

La journée s’écoula dans une impressiond’accablement morose.

Contrairement à son habitude, M. Triphonne parut point à la fabrique, accompagné de Kaboul ; pour sonfils aussi, vraisemblablement, le patron était « parti »,en conclurent les ouvriers. Lorsque Sefietje vint, vers six heures,apporter la traditionnelle goutte du soir, ils remarquèrent qu’elleavait sûrement dû pleurer. Aux hommes elle ne dit rien, pas unmot ; mais aux femmes elle confia que M. de Beuleétait fermement résolu à renvoyer de la fabrique quiconque, hommeou femme, aurait l’audace d’assister à la réunion socialiste dudimanche suivant.

Chapitre 3

 

Ce jour-là, vers l’heure fixée, un calmeétonnant régnait aux alentours de La Belle Promenade. Levillage d’ailleurs n’avait jamais paru plus tranquille. C’était unetrès belle journée d’automne, avec de l’or dans les feuillages etdes vapeurs bleuâtres dans les lointains ; l’air immobiletamisait un soleil dont la bonne chaleur en sourdine vous mitonnaitdoucement les mains et les joues. Les choses avaient l’air des’assoupir.

Sous ses trois vieux tilleuls jaunissants, laporte de La Belle Promenade était large ouverte, comme uneinvite cordiale à entrer. Il n’y avait encore personne dans lavaste salle de l’estaminet. Seuls le patron, fort gaillard à minefleurie, et sa grosse femme étaient occupés derrière le comptoir àrincer des verres et les essuyer avec un torchon à carreaux blancset rouges. La vieille horloge flamande, dans son coin obscur,marquait trois heures moins dix. Le disque du balancier allait etvenait avec son tic-tac régulier derrière la lucarne vitrée de lacaisse, et l’on eût dit d’une vieille mégère efflanquée exhibant untrou dans son ventre, avec une obstination presque obscène. Laporte du fond était également ouverte et dans la couretteensoleillée deux gamins jouaient aux billes.

Soudain, quatre hommes firent leurentrée ; au dehors, sous les tilleuls, une dizaine d’autress’étaient arrêtés devant les fenêtres. Ce n’étaient pas des gens duvillage. Ils avaient l’air d’artisans endimanchés et leur pâleurdénotait des citadins. Le plus âgé des quatre qui venaientd’entrer, celui qui semblait être leur chef à tous, se tourna versle patron et dit :

– Patron, nous voici.

– Bien, messieurs, asseyez-vous, réponditcalmement le patron en continuant de nettoyer ses verres.

– Pourrions-nous avoir une table et quelqueschaises ? demanda l’étranger.

– Vous pouvez avoir un verre de bière ou unegoutte de genièvre comme tout le monde, dit le patron.

– Oui mais, vous nous reconnaissez bien,voyons ? Vous savez que nous venons ici pour parler ! serécria le chef, un peu étonné.

– Pas moyen, messieurs, riposta, sur un toncalme, mais ferme, le mastroquet.

– Pourquoi pas ! firent-ils tous lesquatre, ébahis.

– Parce que je vous dis qu’il n’y a pas moyen,répéta le patron, légèrement irrité.

– Mais vous nous aviez promis votresalle !

– J’ai changé d’idée.

– C’est peut-être la visite de M. lecuré ?… ricana le chef d’un air méprisant.

– Ça ne vous regarde pas, riposta l’homme d’unton bref.

Il y eut un silence. Les quatre camarades seconsultèrent à mi-voix. Le mastroquet et sa femme continuaient àrincer les verres, mais leurs gestes devenaient saccadés et presquecolères. Au dehors, sur la petite place devant les tilleuls,montait un murmure de voix et, en se tournant vers les fenêtres,les quatre camarades virent qu’un petit attroupement de curieuxs’était formé.

– Alors, vous refusez ? demanda unedernière fois le chef.

– Alors, je refuse ! répéta le patrond’un air insolent.

– Très bien. Le temps est beau ; nousferons le meeting en plein air.

Et, d’un mouvement brusque, ils quittèrentl’estaminet.

Cependant, il y avait foule. On se demandaitd’où tout ce monde était si brusquement sorti ; il couvraittout l’espace libre devant La Belle Promenade. A part ladouzaine de citadins qui accompagnaient le chef, c’étaient des gensde l’endroit et des hameaux avoisinants. Tous, ou presque tous,appartenaient à la classe populaire : artisans de village etouvriers agricoles, avec par ci par là un petit métayer. A premièrevue il eût été difficile de dire si cette foule était hostile oufavorablement disposée. On y remarquait quelques figuresdéplaisantes : ces mêmes mouchards qu’on avait surpris, ledimanche précédent, à écouter les conversations dans lesestaminets. Au premier rang, Pierken, avec Léo etFikandouss-Fikandouss. Quelques femmes du peuple, tenant leursenfants par la main ou sur les bras, restaient à distance, contreles maisons d’en face.

– Camarades !… prononça tout à coup lechef, d’une voix claire et forte. Mais aussitôt il s’interrompit,parce qu’un de ses amis lui apportait une chaise trouvée on ne saitoù ; en souriant il l’enjamba et, dressé de toute sa hauteurau-dessus de la foule, il reprit :

– Camarades, comme l’annonçait notreconvocation de dimanche dernier, nous avions l’intention de tenirnotre réunion là, dans cet établissement ; mais le patron a eula frousse. Sans doute il aura reçu la visite du curé ou du baron,qui lui aura interdit de nous prêter sa salle. Il nous a misdehors. Mais qu’à cela ne tienne ; nous allons faire notreréunion ici même, en plein air, sous ces tilleuls et le beau cielbleu. On y respire. Ça vaut mieux que l’atmosphère empestée d’unesalle de caboulot. Et puis, c’est gratis.

Une vague de bonne humeur s’éleva parmi lafoule bourdonnante et la fit osciller comme la houle sous un coupde vent. On entendit des murmures réprobateurs, sans qu’il fûtpossible de distinguer si le blâme visait l’acte du mastroquet oules paroles de l’orateur. Sur bien des visages se lisait uneattention religieuse et presque émue. Le tour jovial du tribunsemblait plaire à beaucoup ; tandis que d’autres gardaient unemine hésitante ou renfrognée, dans l’attente inquiète de ce quiallait suivre. Un bref échange de mots violents et haineux éclatadans un groupe, mais fut aussitôt couvert par des chutpéremptoires.

– Camarades, continua l’orateur, soudaingrave, nous sommes venus vers vous pour vous parler de votre sorten ce monde, vous le dépeindre sous un jour crû, sans mentir, telqu’il est et tel qu’il devrait être. Que vois-je ici autour demoi ? De pauvres gens, des ouvriers qui, du matin au soir,d’un bout de l’année à l’autre, doivent trimer comme des esclaves,afin de gagner une misérable croûte pour eux-mêmes et leurmalheureuse famille ! Vous n’avez que des devoirs sur laterre ; vous ne possédez aucun droit. Ce n’est pas pour vousque vous travaillez, peinez et produisez ; c’est pour vosexploiteurs, ceux qui vivent sans rien faire et s’engraissent devotre dur labeur….

Le tribun s’animait, sa figure contractéedevenait pâle et ses yeux luisaient d’un dur éclat derrière lesverres de son pince-nez. Sa voix cassante scandait, martelait lesmots et le mouvement de son bras droit, au poing fermé brandi versle ciel, soulevait de côté sa jaquette et son gilet, en découvrantsa chemise, comme un liseré blanc, à la ceinture de son pantalonsans bretelles.

L’auditoire, tout yeux, tout oreilles,retenait son souffle. Visiblement, il les tenait déjà sous l’empirede son éloquence routinière. En voilà un qui osait dire leschoses ; jamais ils n’avaient entendu rien de pareil dans leurvillage ! Par-ci par-là s’élevait bien, de temps en temps, unevague rumeur de protestation, mais tout de suite on imposaitsilence. Et d’ailleurs le tribun était entouré de ses camarades,qui veillaient sur lui comme une garde du corps indéfectible ;dans leurs visages pâles, les yeux ardents scrutaient la foulecomme pour y suivre l’effet de ses paroles et, à la moindre menace,parer au danger.

Cette foule s’était encore accrue. A chaqueinstant de nouveaux visages s’y montraient, attirés par cetteréunion en plein air, où tout le monde pouvait bien s’arrêterquelques minutes vraiment, sans se voir accusé plus tard d’y avoirparticipé délibérément. Cette affluence inespérée fouettait letribun ; il s’échauffait au son de ses propres paroles, ilredoublait d’éloquence et de violence, lorsque soudain un incidentsurgit qui l’arrêta tout net au beau milieu de son discours.

Un individu fendait la cohue, en traînant laquille, et titubant, le visage tuméfié, braillant d’une bouchepâteuse des choses incohérentes.

Bâton levé sur les spectateurs, il se frayaitbrutalement un passage ; et il répétait, avec un entêtementd’ivrogne, qu’il voulait aller à La Belle Promenade boireune goutte et que personne au monde n’avait le droit de l’enempêcher. C’était Berzeel ; et, quand on l’eut reconnu, unéclat de rire formidable secoua la foule. C’était Berzeel qui, aulieu de se saouler comme d’habitude dans son patelin, venait parhasard de descendre au village où il travaillait pendant la semaineet, par sa seule apparition, mettait tout en émoi. Agacé, ayantpeine à maîtriser sa colère, le tribun se pencha sur sa chaise pourlui demander :

– Qu’est-ce que vous voulez, monami ?

Avant que Berzeel eût le temps de répondre, lafoule se creusa, bousculée ; comme un tigre, Pierken sauta surson frère et lui hurla en pleine face :

– Salaud ! Crapule ! Ivrogne !Tu n’es pas honteux ! Veux-tu f…. le camp !

– Hein ! quoi ! rugit Berzeel,brandissant son bâton.

Et brusquement il l’abattit, de toute saforce, sur la nuque de Pierken.

La foule s’ameutait. Léo se précipita, saisitBerzeel à bras-le-corps, le maintint avec rage. L’orateur sur sachaise vociférait, faisait des efforts désespérés pour rétablir lecalme.

– C’est mon frère, monsieur, gémissaitPierken. J’ai honte de l’avouer.

– Pas de monsieur ; appelez-moi camarade,dit le tribun d’une voix mordante. Et lâchez cet homme,ordonna-t-il à Léo. Je me charge de lui faire entendre raison.

Léo dénoua son étreinte, et l’orateur,apostrophant l’ivrogne :

– Mon ami, ce n’est pas bien ce que vous avezfait là. Vous êtes sous l’influence de la boisson, ce fléau de laclasse ouvrière en Flandre….

– J’ai pourtant bien le droit de boire unegoutte, si je la paie ! riposta Berzeel d’un airprovocant.

Une clameur s’éleva ; l’orateur agita lesbras avec violence, réclamant le silence.

– Qu’on apporte une chaise pour cethomme ; il est fatigué ! cria-t-il.

De nouveau, des clameurs et des riresfusèrent ; une chaise fut apportée, passée de main en mainau-dessus des têtes, vers Berzeel.

– Asseyez-vous là, dit le tribun.

– Si je veux bien ! bégaya Berzeel.

– Veuillez donc bien ! insista l’orateurimpassible. Berzeel prit la chaise en maugréant, s’y laissa choir,et agitant son bâton vers l’estaminet, commanda :

– Patron, une goutte, nom de Dieu !

La foule ondoyait sous les rires, maisl’orateur, sans se laisser le moins du monde déconcerter, se plantadevant Berzeel et reprit, d’un ton saccadé et le regarddur :

– Vous demandez du genièvre ! Bon !Mais, avant qu’on vous l’apporte, vous entendrez de moi ce quec’est que le genièvre et quels sont ses effets pour ceux qui, commevous, en font abus.

Il se dressa comme un champion à la lutte et,en une diatribe violente, il s’attaqua à l’alcool. Les phrasescourtes tombaient en coups de massue ; et de ses poings fermésil en ponctuait la force, vibrant et menaçant, devant Berzeelaffaissé comme une brute. Tout l’auditoire était subjugué, entraînépar sa rageuse éloquence, quand tout à coup parut legarde-champêtre du village qui, se faufilant vivement à travers lesgroupes et arrivé devant le tribun, jeta d’un ton decommandement :

– Halte-là ! Finissez !

L’orateur, en pleine tirade à effet, le brasdroit frémissant, levé vers le ciel et la chemise blanche bouffantà la ceinture de sa culotte tombante, s’arrêta net, se pencha,dévisagea le garde-champêtre, et calmement lui demanda avec le plusgrand sang-froid :

– Qu’est-ce que vous dites, mon ami ?

– Que je dis que vous devez cesser !répéta le garde-champêtre d’un ton bref.

Une rumeur bourdonna dans la foule,contradictoire. Certains protestaient avec force ; d’autres,les mouchards, approuvaient en ricanant.

– Qui vous a donné cet ordre ? demanda,toujours très calme, l’orateur.

– Monsieur le baron…, le bourgmestre, réponditle garde, l’air haineux.

– Avez-vous cet ordre par écrit, monami ?

Visiblement, le garde-champêtre ne s’attendaitpas à cette question.

Un moment il regarda l’orateur, bouche bée,sans trouver de réponse.

La foule se moquait, amusée ; lesmouchards crachaient par terre de rage.

– Eh bien ! insista le tribun, quisentait la majorité pour lui.

– Non, répondit enfin le garde. Mais ça nefait rien ; Monsieur le baron l’a tout de même dit.

– Eh bien, conclut en souriant l’orateur,allez donc demander à monsieur le baron qu’il écrive sur un bout depapier ce qu’il vous a dit et apportez-moi ça. En attendant, nouscontinuerons….

Furieux et menaçant, le garde-champêtres’empressa de déguerpir et dans la foule des applaudissementséclatèrent, mêlés à des huées. Pierken, Léo et Feelken battaientdes mains furieusement. Berzeel, la canne brandie, réclama denouveau une goutte, vociférant au milieu du vacarme.

Les mouchards louchaient, devenusverdâtres.

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss !hurla Feelken débordant de joie.

Mais l’orateur, comme illuminé par sontriomphe, réclama de nouveau le silence ; et, dans l’attentionfrémissante de tout l’auditoire, il continua :

– Mes amis, nous ne sommes pas gens à nouseffaroucher pour si peu. Nous en voyons de toutes les couleurs ànos meetings. L’incident est clos. En attendant que legarde-champêtre revienne avec l’ordre du bourgmestre, je vais vousparler de vos droits méconnus depuis des siècles et, en premierlieu, du plus élémentaire de tous ces droits : celui dusuffrage universel !

Tout de suite, il enfourcha son dada ;et, sans plus s’occuper de Berzeel et de l’alcoolisme, avec degrands efforts d’éloquence, il entreprit de faire entrer ses idéesdans les cerveaux bouchés de son primitif auditoire. Ils necomprenaient qu’à moitié ; ils ne saisissaient pas clairementl’importance capitale du mirage qu’il évoquait devant eux. Il s’enaperçut à la contraction pénible des visages et il s’empressa bienvite de quitter le terrain des spéculations abstraites pour poserdevant eux des exemples concrets. Là, ils réagirent immédiatement.Ils avaient conscience de leur force, d’être la masse, et de cequ’ils pourraient réaliser le jour où cette puissance, organisée etcoordonnée, serait capable de traduire en faits accomplis ce quin’était encore qu’une conscience obscure de leurs droits. Un roi,ça ne faisait qu’un homme ; des ministres, ce n’étaient quequelques-uns. Comme force réelle et intégrale, ils se réduisaient ànéant en regard des masses profondes du peuple. Et, néanmoins,c’était leur volonté seule, la volonté de ces quelques-uns, quiprédominait et dictait les lois. Ici, dans ce village, il n’y avaitqu’un bourgmestre et qu’un curé ; et c’était pourtant ce seulcuré, qui avait défendu au patron de La Belle Promenade decéder sa salle pour la réunion ; c’était ce seul bourgmestrequi, tout à l’heure, enverrait son garde-champêtre avec un petitpapier, pour interdire ce meeting même en plein air, – cet air quiétait à tous et à personne, – alors que des centaines de gens nedemandaient pas mieux que de continuer à entendre l’orateur !Était-ce bien, cela ? Était-ce juste ? Est-ce qu’unemesure aussi arbitraire pouvait contenter n’importe quel hommeconscient de sa liberté, de sa dignité et de son droit ?

Un sourd murmure de mécontentement gronda, etdans un groupe il y eut une altercation brusque entre quelquesouvriers et des mouchards. Avec violence on s’empoigna ; etsoudain des gifles claquèrent, ponctuées de coups de piedsassourdis, tandis que s’élevait une clameur sauvage.

Berzeel s’était redressé et faisait tournoyerson bâton ; l’orateur dut interrompre son discours et sa gardedu corps se serra autour de lui.

Au même instant apparut au coin d’une maisonun trio imposant : M. le baron-bourgmestre, accompagné deM. le curé et flanqué du garde-champêtre, qui agitait d’un airprovocant un bout de papier.

– Cessez ! Cessez ! cria-t-il deloin.

Le rire cessa aussitôt, comme parenchantement ; il se fit un parfait silence et la garde ducorps se serra encore plus étroitement autour du tribun qui, sansdescendre de sa chaise, se tourna vers les autorités et demandad’une voix blanche :

– Qu’y a-t-il pour votre service,messieurs ?

Le baron-bourgmestre s’avança de trois pas. Ilmarchait avec peine en tirant la jambe et s’appuyait sur une canne,grand et lourd, avec de grosses moustaches tombantes et des cheveuxteints. Il semblait en proie à la plus vive indignation et seslèvres tremblaient. Pointant sa canne vers le tribun il dit, d’unevoix frémissante, en un flamand détestable :

– Je suis le bourgmestre et je vous défends deparler ici. Si vous continuez, je vous fais dresser procès-verbalpar le garde-champêtre.

Le tribun souriait, très calme. Et la garde ducorps souriait aussi, avec des yeux noirs dans des visages pâles.Ils regardaient fixement le trio, surtout le curé, avec ses yeux defanatique et son teint bistré tournant au verdâtre.

– Monsieur le bourgmestre, est-ce que monsieurle curé aurait quelque chose à voir ici ? demanda brusquementl’orateur, en montrant du doigt l’ecclésiastique.

– Cela ne vous regarde pas, répondit lebourgmestre.

Le curé ne dit mot, mais ses yeux insolentsjetaient des flammes. Un silence d’attente oppressait la foule.

– Je vous somme pour la dernière fois decesser, répéta le bourgmestre.

– C’est superflu, monsieur le bourgmestre, jevenais précisément de finir, nargua l’orateur.

Un large éclat de rire retentit, vite réprimé.Indignés, les mouchards grognèrent.

– Descendez de cette chaise ! ordonna lebourgmestre furieux.

Soudain, à cette injonction brutale, le tribunprit feu. Le rouge lui monta aux joues, ses yeux étincelèrent et ilcria avec force, dévisageant les autorités avec un souverainmépris :

– Je descendrai de cette chaise lorsqu’il meplaira et non pas lorsqu’il vous plaira, monsieur le bourgmestre.Vous pouvez… peut-être… me défendre de parler. Quant à me fairedescendre de cette chaise vous n’en avez aucun droit. Essayez, sivous l’osez, nom de Dieu !

Et il se campa, les bras croisés, tandis quesa garde s’avançait pour lui prêter main-forte.

Cela devenait sérieux. De la foule, quis’agitait, partirent des cris divers. On vit Léo retrousser lesmanches de sa veste et l’on perçut la voix braillarde de Berzeel,qui lançait des invectives dans le vide. Le bourgmestre agita sacanne, comme s’il allait donner un ordre et le garde-champêtreavait tiré son bout de sabre. Les mouchards se faufilaienttraîtreusement vers la chaise. La garde du corps, roide, muette ettrès pâle, ne bronchait pas. On entendit piailler un gosse auquelsa mère donnait la fessée. Les lèvres blanches du curé remuaient,comme s’il mâchait une chique.

– Pff ! C’est de la crapule, de l’infectecrapule ! s’écria tout à coup, avec un violent haussementd’épaules le bourgmestre. Je ne veux pas me salir les mains ;allons-nous-en, monsieur le curé.

Il tourna les talons et, d’un pas trébuchant,appuyé sur sa canne, il partit, accompagné du curé, lançant desregards furibonds, et suivi du garde-champêtre qui, de son petitsabre ridicule, couvrait la retraite.

– Voilà comment nous opérons dans nosmeetings ! conclut le tribun triomphant, en sautant prestementde la chaise.

La foule lui fit une ovation bruyante. Seuls,les mouchards louchaient haineusement. Ils avaient l’air bouffis devenin. Alors, un homme traversa la cohue, marcha droit versl’orateur, s’arrêta devant lui et se mit à chantonner d’une voixsourde et profonde :

– Oooooooooooo….

C’était Justin-la-Craque abominablement ivre,rauque et puant l’alcool, les yeux aqueux et comme enduits degélatine, se raidissant pour ne pas tomber à la renverse. Commetoujours, lorsqu’il était pris de boisson, il s’entêtait à chanterl’O Pépita.

Le tribun eut un mouvement de recul, mais lafoule s’esclaffait de rire et Justin-la-Craque persistait, avecl’opiniâtreté du pochard.

– Pee… pee… pee… peeeeee….

– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’orateuren fronçant les sourcils.

– Piii… Pipipipiii… Pépita, Pépita,Pépita ! miaulait Justin-la-Craque sous l’énorme bordée derires.

Outrés, Léo et Pierken, en le bousculant,vinrent à bout de le repousser et expliquèrent à l’orateur quelleétait cette espèce de loufoque, qui lichait. Le tribun hochait latête d’un air grave et dit :

– Il y a encore beaucoup, beaucoup à faireici. Il nous faudra souvent revenir.

– Venez ! Venez ! jubilaitPierken.

Le tribun et sa garde du corps s’écoulèrentavec la foule.

Justin-la-Craque, ayant découvert Berzeel,alla se planter devant lui pour offrir à son camarade une séanced’O Pépita. Berzeel souriait, baveux et attendri. Ensembleils disparurent dans La Belle Promenade.

Chapitre 4

 

Le soir, on se cogna ferme dans plusieurscabarets du village. Presque partout les mouchards écopèrent, maisBerzeel et Justin-la-Craque, qui toute la nuit firent le tour desestaminets, eux aussi, eurent amplement leur compte.

Le lendemain matin, la fabrique offrait unspectacle inusité. La moitié des presses était sans servants, et,vers neuf heures, lorsque M. de Beule vint faire satournée habituelle, il faillit suffoquer de fureur.

Frémissant, il demanda à Free et Poeteken cequi se passait, et pourquoi Pierken, Berzeel, Léo et Feelkenn’étaient pas à leur poste ; mais ni l’un ni l’autre ne putdonner d’explication.

Poeteken, envoyé aux informations, revint aubout d’une heure. Il avait rencontré Pierken et Léo, qui luiavaient dit qu’ils se considéraient comme renvoyés, puisqueM. de Beule leur avait fait savoir d’avance, parl’intermédiaire de Sefietje, que ceux qui assisteraient à laréunion seraient mis à la porte. Ensuite il avait trouvé chez luiFikandouss, qui s’était obstinément refusé à fournir la moindreexplication. Il se tenait acagnardé dans un coin près du feu,entouré de ses sœurs dans les gémissements et les larmes, et toutce que Poeteken avait pu tirer de lui, c’était qu’il neretournerait pas à la fabrique. Quant à Berzeel, il persévérait, encompagnie de Justin-la-Craque, à faire en titubant la tournée descabarets : ils avaient eu une nouvelle rencontre avec lesmouchards, qui leur avaient administré une sérieuse frottée.

Justin-la-Craque avait ses vêtements enlambeaux et Berzeel exhibait une tête ensanglantée.

A ce rapport, M. de Beulebrusquement se mit à « partir » comme un fou sur tout cequi l’entourait. Et, inconséquent comme toujours en ses éclatsdémesurés, il fit arrêter sur-le-champ la machine à vapeur etcongédia tous les ouvriers de la fabrique, y compris lesfemmes.

Peureusement, la plupart obéirent sansprotester ; mais Bruun, le chauffeur, s’avançant vers lepatron, lui demanda, pâle et tremblant de colèreconcentrée :

– Mais, monsieur, je voudrais bien savoirquelle est notre faute à nous dans cette affaire ?

– Est-ce vous qui êtes le maître ici, ou estce moi ? hurla M. de Beule pour toute réponse.

– Eh bien… eh bien… si j’avais su… j’y seraisaussi allé, au meeting ! s’écria Bruun hors de lui.

Et, avec un violent juron, il flanqua contrele mur un lourd marteau qu’il tenait à la main et sortit furieux dela fabrique. Miel… cette « espèce de veau ! » suivitson père, sans comprendre au juste ce qui se passait ; etPoeteken, Free, Ollewaert l’accompagnèrent. Du côté des femmes, cefut la fuite d’une troupe d’oies effarées, Mietje, toute jauned’angoisse, et la vieille Natse pleurant à en perdre haleine.

Seuls, les charretiers pouvaient rester. Acause des chevaux, M. de Beule n’osait les renvoyer.Jusque dans l’explosion de sa rage, il ne perdait pas de vue tout àfait ses intérêts vitaux.

Toute la journée, la fabrique restasilencieuse et close, comme une maison morte. M. de Beuleallait et venait, pareil à un Jupiter tonnant, et M. Triphonse tenait prudemment à distance, accompagné de Kaboul, qui furetaitaprès les taupes dans le jardin. Lorsque Sefietje vint vers sixheures porter la goutte du soir à Pol et au « PouletFroid », ceux-ci remarquèrent qu’elle devait avoir beaucouppleuré. Ses yeux, naturellement petits, étaient presque entièrementfermés. Mais Sefietje, dressée pendant de longues années à lacrainte servile et au respect de M. de Beule, ne mettaitjamais les torts du côté de son maître, pas même cette fois-ci.

A la façon dont elle sut tourner les choses,c’était tout de même la faute des ouvriers. Il y avait eu desscènes terribles à la maison, dit-elle, et M. de Beuleparlait de vendre sa fabrique.

A sept heures, comme la nuit tombait, unedéputation d’ouvrières se présenta à la maison deM. de Beule. C’étaient « La Blanche » avecMietje Compostello, accompagnées des femmes de Free et d’Ollewaertet de la sœur aînée de Fikandouss-Fikandouss, en un petit groupesombre et pitoyable ; toutes pleuraient. Ce futMme de Beule qui les reçut d’abord dans un petit parloir.Mietje Compostello, qui était la plus âgée et la plus sérieuse,prit la parole ; elle venait supplier au nom de toutes, ycompris les absentes, de pouvoir rentrer à la fabrique.

M. de Beule, qui les avait entenduesdu fond de son bureau, ouvrit la porte du petit parloir et parutsur le seuil. Il était cramoisi et gonflé de colère. Mietje répétasa prière d’une voix tremblante.

– Je ne veux plus rien avoir à faire aveccette sale clique ! gronda M. de Beule. Une foispour toutes, c’est fini ! Plus de socialistes à lafabrique !

– Vous avez bien raison, monsieur. Je vousapprouve mille fois ! répondit Mietje de sa voix grave. Mais,nous n’en sommes pas, monsieur, de ce sale monde, vous le savezpourtant bien !

Légèrement interloqué, M. de Beuleeut un instant de silence hésitant.

Mme de Beule se hâta d’en profiterpour dire quelques paroles conciliantes.

– Non, non, Mietje, vous êtes toutes de trèsbraves filles ; nous le savons bien. Tatata… Il ne faut paspleurer… Vous allez voir… ça va s’arranger.

– Ils ont affolé notre Free, avec toutes leurshistoires ; on ne peut plus vivre avec lui ! s’écriabrusquement la sœur de Fikandouss, dans une crise de larmes.

Prise de syncope, elle s’affaissa sur unechaise ; inquiète, Mme de Beule appela à l’aideSefietje et Eleken. On donna un verre d’eau à la malheureuse quireprit ses sens. M. de Beule était assez ému. Sitôt safureur tombée, il devenait facilement un cœur sensible et mêmepitoyable. Il était là comme un gros homme sanguin, trop biennourri, au milieu de toutes ces malheureuses que sa seule présenceterrorisait ; un vague sentiment de honte s’emparait delui.

– Eh bien, dit-il enfin, avec effort, pourcette fois-ci, je veux bien pardonner. Mais, si jamais on oserecommencer, alors c’est bien fini, aussi vrai que vous me voyez ence moment, je ferme boutique et vous serez tous à la rue.

Il crut de son devoir de se fâcherencore ; le coup de poing qu’il asséna sur la table fitsursauter les femmes avec un cri d’effroi, et, en matière deconclusion, il proclama :

– Ce n’est vraiment pas à moi à me gêner pourmes ouvriers ! Si ça ne leur plaît plus, ils n’ont qu’à s’enaller ! Ce n’est pas moi qui me serrerai le ventre !

– Vous avez bien raison, monsieur ; vousavez bien raison ! répétait d’un ton triste et sourd le chœurdes femmes.

Et elles s’en allèrent comme un troupeauapeuré, après avoir humblement remercié M. etMme de Beule pour leur grande miséricorde et leurgénéreuse bonté.

Le lendemain, la machine à vapeur se remettaità tourner et les six pilons rebondissaient avec leur vacarmeassourdissant, comme si rien ne s’était passé.

Chapitre 5

 

L’hiver fut marqué par deux événementsd’importance à la fabrique. Le premier regardait Poeteken« l’huilier », le deuxième, M. Triphon.

Ce chétif, ce silencieux Poeteken, qui avaitla réputation de courtiser « La Blanche », mais vraimentsemblait par trop timide et insignifiant pour être pris au sérieux,s’il s’agissait des femmes et de l’amour ; ce Poeteken nul,infime, inapte et incapable, avait tout de même, en fin de compte,fait œuvre d’homme. Un soir, lorsque Sefietje vint faire sa rondehabituelle avec la bouteille, elle trouva la « fosse auxfemmes » en proie à la consternation la plus profonde et« La Blanche » pleurant à chaudes larmes.

– Qu’y a-t-il ? s’écria Sefietjeinterdite.

Aucune ne parut empressée de répondre. Lavieille Natse en pleurant leva les bras au ciel, comme pour direque, cette fois-ci, c’était la fin de tout. Lotje, Sidonie etVictorine restaient muettes, les joues brûlantes, la tête penchéesur leur ouvrage ; seule, Mietje Compostello déclara de savoix profonde et caverneuse que le monde était bien perverti etqu’on ne pouvait plus avoir confiance en personne. Enfin, l’uned’elles avoua : Poeteken, l’infâme hypocrite, que toutescroyaient l’innocence même, avait séduit « La Blanche »et « La Blanche » allait avoir un gosse.

– Eh bien, c’est du propre ! Eh bien,c’est du propre ! s’exclama Sefietje, étourdie destupéfaction.

« La Blanche » fut prise d’une crisede larmes, comme si tout entière elle allait fondre.

– Qui l’aurait jamais pensé ! Quil’aurait jamais pensé ! gémissait-elle.

– Mais, voyons, Zulma, s’écria Sefietje rouged’indignation et de honte, tu pouvais bien penser que ça finiraitmal, en te conduisant ainsi !

Toute sa vie, Sefietje était restée une viergeaustère et revêche ; la rupture de ses fiançailles avecBruteyn, jadis, l’avait aigrie pour toujours. Elle était l’ennemiede l’amour, l’ennemie de la reproduction et de tout ce qui s’yrapportait, de près ou de loin. A ses yeux, ce qui arrivait à« La Blanche » était une abomination. Elle en rejetait lafaute entièrement sur « La Blanche », parce que,déclarait-elle avec une rage haineuse et sourde, tous les hommessont des coquins ; il n’en existe peut-être pas cent dans lemonde entier qui ne chercheraient pas à tromper une femme, autantde fois qu’ils en ont l’occasion, ce que « La Blanche »savait aussi bien qu’elle-même.

– Est-ce qu’il parle au moins demariage ? demanda-t-elle sur un ton un peu moinsvindicatif.

« La Blanche » fut secouée d’unenouvelle crise.

– Il voudrait bien, mais sa mère s’y oppose,répondit-elle à travers ses sanglots.

Sefietje leva les bras au ciel.

– Alors vous êtes perdus tous les deux !annonça-t-elle. Jamais M. de Beule ne tolérera pareilscandale dans sa fabrique !

Brusquement, de gros sanglots s’entendirentderrière le dos de Sefietje.

Toutes les femmes se retournèrent et virentavec effroi et stupéfaction la belle Sidonie pleurant à chaudeslarmes. Elle était là, affaissée, comme sous le poids d’une douleureffrayante, soudaine, et les pleurs coulaient sur ses mainscrispées dans le tissu rugueux du sac qu’elle ravaudait.

– Mon Dieu ! Sidonie ! Qu’as-tudonc ? s’écriaient les femmes.

Sidonie semblait incapable de répondre. Ellegémissait et se tordait, comme en proie à une douleur physiquelancinante ; ses jolies épaules étaient secouées par deshoquets et elle se cachait la tête dans ses mains.

– Sidonie… t’est-il arrivé quelquechose ! demanda Lotje, compatissante.

Sans répondre, à travers ses sanglots et seshoquets, Sidonie fit oui de la tête.

– Tout de même pas comme… à Zulma ?insista Lotje avec des yeux de terreur.

Pour toute réponse les larmes de Sidonieredoublèrent.

– Oh ! s’écrièrent-elles toutes, le poingdevant la bouche.

Sidonie gémissait, se cramponnait.

– Et l’auteur ? demanda Lotje doucement,avec bonté.

Pas de réponse.

– Est-ce… M. Triphon ? demanda Lotjetout bas.

Sidonie fit un signe de tête affirmatif.

Immobiles, les yeux fixes, comme figéesd’effroi, les femmes se regardèrent. On eût dit qu’une aileinvisible et sombre venait de les effleurer. L’émotion de Sefietjefut si violente qu’elle en devint blême et dut s’asseoir pour nepas tomber. Mietje Compostello lui enleva bien vite des mains labouteille de genièvre, qui faillit rouler à terre.

Soudain toutes furent prises d’une véritableépouvante. Dans la cour, sous leurs fenêtres, venait de passer entrottinant d’un pas allègre, Muche, comme toujours suivi à courtedistance de M. de Beule. Le patron avait la face gonfléeet cramoisie, comme s’il venait de « partir » et s’il sepréparait à recommencer. Les femmes étouffèrent un cri d’angoisseet Sefietje tomba en syncope. La porte s’ouvrit et l’odieux cabotentra avec son maître.

– Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-ilici ? demanda M. de Beule, fronçant le sourcil d’unair sévère.

– C’est Sefietje, Monsieur, qui a une syncope,répondit Lotje, les joues en feu.

M. de Beule, avec ses apparencesd’homme rude, vigoureux et dur, était complètement désemparé enprésence de maux auxquels il n’était pas sujet lui-même ;c’était le cas avec Sefietje.

– Sapristi ! Sapristi ! répétait-iltout ahuri et ne sachant quelle attitude prendre. Sapristi !Qu’allons-nous faire ?

– Vite, Victorine, vite, va chercher un verred’eau ! dit Lotje, rassurée parce que M. de Beulen’en demandait pas d’avantage.

Victorine s’empressa et Sefietje, ouvrantfaiblement les yeux, revint à elle peu à peu.

– Mon Dieu ! Mon Dieu !soupira-t-elle.

Mais elle eut une terreur folle lorsqu’ellevit son maître devant elle ; ses yeux se refermèrent et satête retomba en arrière.

– Sefie ! Sefie ! Tu ne peuxpas !… s’écria Lotje comme si la vieille servante le faisaitexprès.

Bouleversé, M. de Beule ne savaitplus à quel saint se vouer. On eût dit qu’il avait peur deSefietje.

– Il faut la faire tenir tranquille, bientranquille, bégaya-t-il.

Et, tout inquiet, il prit la porte, pendantque Victorine revenait à pas précipités avec une gamelle d’eau.Sefietje reprit ses sens. Elle but une gorgée d’eau fraîche etregarda autour d’elle d’un air égaré.

– Ça va mieux, Sefietje ? demanda Lotjed’une voix douce.

Sefietje fit un signe de tête affirmatif. Oui,cela allait un petit peu mieux. M. de Beule la regardaencore un instant avec des yeux pleins d’inquiétude, puis il partitsur la pointe du pied en fermant avec précaution la porte derrièrelui.

Juste devant les fenêtres, il rencontraM. Triphon avec Kaboul, et les femmes, à peine délivrées,éprouvèrent de nouveau une terrible angoisse.

Sans savoir pourquoi, elles s’attendaient àune scène épouvantable entre le père et le fils, là devant elles.Il n’en fut rien, heureusement. M. de Beule, faisant dela main un geste dans la direction de la « fosse auxfemmes », parut dire quelque chose à M. Triphon, qui, àson tour, regarda d’un air alarmé du côté de l’atelier. Sans douteM. de Beule l’avertissait-il de n’y pas entrer en cemoment. Le père et le fils restèrent là un instant immobiles,pendant que les deux chiens s’entreflairaient comme des étrangers.Puis chacun s’en fut de son côté.

Alors, dans leur « fosse », lesfemmes purent respirer.

Chapitre 6

 

Le lendemain matin, toute la fabrique savaitl’histoire. La veille au soir, les femmes entre elles avaient faitle serment solennel de n’en rien dire à personne ; et nul necomprenait comment elle avait pu s’ébruiter. Mais dès huit heures,au moment où les hommes prenaient leur déjeuner dans la cour, tousconnaissaient le passionnant secret. Les « huiliers » lesavaient, les « cabris » des meules verticales lesavaient, Bruun, le chauffeur, le savait ; jusqu’à Pee, lemeunier, qui turbinait toujours, comme un grand hanneton saupoudréde farine, dans un coin de la fabrique et par là même souvent excludes confidences, n’ignorait rien. Un peu avant la demie apparurentdans la cour Justin-la-Craque et son aide Komèl portant une barrede fer ; ils le savaient aussi. Et, lorsque vers midi Pol etle « Poulet Froid » rentrèrent avec leurs attelages, ilsle savaient également.

Tout le monde le savait, on eût dit que celaflottait dans l’atmosphère même de la fabrique, qu’on le respirait,présent partout. Cela tournait avec les lourdes meules verticales,qui écrasaient la graine luisante et menue ; cela cliquetaitet ronronnait dans les moulins à farine de Pee ; cela dansaitet bondissait dans le vacarme infernal des pilons.

Les ouvriers, pour la plupart, prenaient« l’histoire » à la blague et s’en amusaient. Ilstourmentèrent avec férocité Poeteken qui d’ailleurs faisaitsemblant de ne pas comprendre.« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » criaitFeelken à tout instant, par pur besoin de faire du bruit ; etil était impossible de demander à Léo la plus petite chose, sansqu’il lançât aussitôt un « Oooo… uuuu… iiii… » quifaisait trembler les vitres et devait, bien sûr, faire sursauterM. de Beule à son bureau, dans la maison. C’était commeune folie contagieuse : Free s’approcha de Miel et, sansraison, lui hurla un retentissant « espèce deveau ! » en pleine figure. Miel, ébahi, en ouvrit labouche toute grande, sans rien répondre, tandis que tous les autresse payaient une bosse de rire.

C’était du délire, ce matin-là.

Obstinément, pendant toute la journée, lesfemmes se tinrent à l’écart des hommes. Ni à huit heures, ni àquatre heures, aucune ne se montra dans la cour pour lecasse-croûte en commun avec les hommes. Ceux-ci, désireux deconnaître des détails, étaient extrêmement vexés. A quatre heure etquart, Ollewaert, ne voyant pas arriver sa fille, se fâcha toutrouge et se dirigea vers la « fosse aux femmes », pourcontraindre au besoin Victorine par la force.

– Ici ! lui cria-t-il à travers lesfenêtres, comme à un chien.

Victorine obéit, bien à contre-cœur ;mais, malgré toutes les instances du petit bossu, elle ne lâcha pasun mot de l’affaire. Cet entêtement le rendit si furieux, qu’ilmenaça de la battre. Aussitôt Pierken s’interposa, indigné.

– Tu ne vas pas frapper cette enfant parcequ’elle refuse de jaser ! grogna-t-il.

– C’est mon affaire ! répondit Ollewaertd’un ton mordant, très féru de ses droits paternels.

Pierken se tut et tous considérèrent avecétonnement le petit bossu d’ordinaire si bonasse. Qu’est-ce qui luiprenait tout à coup ? Ce n’était plus lui. Victorine, enlarmes, refusa d’achever sa tartine et retourna en maugréant versla « fosse aux femmes ». Bruun, le chauffeur, étaitégalement dans un état de surexcitation extrême. L’histoire deM. Triphon avec Sidonie l’intéressait médiocrement ; celan’éveillait en lui qu’un mépris profond. Mais il suivait Poetekenavec des yeux féroces ; et, à tout instant, il arrêtait l’unou l’autre, pour lui demander :

– Eh bien, qu’est-ce que vous dites deça ? Peut-on imaginer une monstruosité pareille ! Une sibelle femme avec ce mal foutu !

« La Blanche » était loin d’êtrebelle femme ; mais Bruun la trouvait telle parce qu’il n’avaitjamais pu l’avoir. Tous les autres, qui étaient au courant,s’amusaient énormément de sa disgrâce et abondaient sournoisementdans son sens. « Fikandouss-Fikandouss ! » criaitFeelken. Et Léo mugissait un « Oooo… uuu… iii… » quidominait le fracas des pilons.

Le matin, à dix heures, ce fut Eleken, ladeuxième servante de M. de Beule, qui vint, à la place deSefietje, avec la bouteille de genièvre ; mais le soir, à sixheures, Sefietje, à peu près remise, reprit ses fonctionsaccoutumées.

Les hommes ricanaient.

– Rien de neuf, Sefietje ? demandaBerzeel à brûle-pourpoint.

– Je n’ai pas à m’occuper de ce qui ne meregarde pas, répondit Sefietje en rougissant.

Free demanda en rigolant si on voudrait de luicomme parrain. Sefietje ne répondit rien et poursuivit sa tournée.Elle injuria Fikandouss parce qu’il n’en finissait pas de vider sonverre ; et lorsque Ollewaert, qui avait repris sa bonnehumeur, lui demanda d’un air narquois si elle n’avait jamais songéaux garçons, elle devint brusquement furibonde et hurla d’une voixstridente, dans le tonnerre des pilons, qu’ils étaient tous desvoyous et des fripouilles : cette fois-ci,M. de Beule ne manquerait pas de faire un nettoyage àfond parmi le personnel de sa fabrique. Conspuée par les ouvriers,elle gagna la porte sous leurs clameurs de colère et de menace.

Un peu avant l’heure de la fermeture,M. Triphon fit son apparition dans la « fosse auxhuiliers ». Ils ne l’avaient aperçu de toute la journée et ilsfurent frappés de sa face congestionnée et rouge. « Il asoufflé le feu », se chuchotèrent les hommes à l’oreille. EtOllewaert dit à Fikandouss :

– Si on lui faisait payer une tournée pour lacirconstance ?

Fikandouss ne demandait pas mieux. Ils’approcha délibérément de M. Triphon et luidemanda :

– M’sieu Triphon, est-ce qu’on peut allerchercher un kilo ?

Ils ne disaient jamais « un litre »,toujours « un kilo » de genièvre.

– Pourquoi ça ? demanda M. Triphon,vaguement méfiant.

– Mais… vous savez bien… pour l’affaire…

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss !répondit Feelken en riant.

Les hommes glapissaient de joie, dansl’assourdissant vacarme des pilons.

– Vous rigolez, je crois, dit M. Triphonen riant jaune.

– Mais oui, nous rigolons. Et vous, est-ce quevous n’avez peut-être pas rigolé ? demanda Free.

Les hommes riaient toujours plus haut et Léorugit à tue-tête, dans le bruit : « Oooo… uuuu…iiii… » Kaboul, qui comme toujours accompagnait son maître, semit à aboyer d’une voix aiguë. Sur le seuil de la porte, entrel’huilerie et la chambre de la machine se montra le visageinquisiteur de Bruun ; et son fils Miel qui, selon sonhabitude, ne comprenait rien à ce qui se passait, quitta un momentson travail aux meules verticales pour s’approcher des« huiliers », un sourire benêt sur les lèvres.« Espèce de veau ! » lui hurla en riant Ollewaert àla face.

Soudain, tout le monde se tut. Muche venaitd’entrer dans l’huilerie, immédiatement suivi deM. de Beule, gonflé et rouge à éclater.

– Qui fait ici ce bruit ! hurla-t-il, lesyeux flamboyants.

Silence de mort. Seuls, les pilonstapaient.

– Le premier que j’entends encore, je le fousà la rue ! rugit M. de Beule.

Et brusquement, se tournant vers son fils,d’un ton autoritaire :

– Suivez-moi, j’ai à vous parler.

– A moi ! demanda M. Triphonsurpris.

– Oui, à vous ! grondaM. de Beule d’un air mauvais.

Et il partit, gonflé et cramoisi, suivi, avecune répugnance visible, de son fils.

« Il le sait ! Il lesait ! » murmurèrent les hommes. Et Feelken, avec unedrôle de grimace et d’une voix à peine intelligible, ajouta :« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » « Oooo…uuuu… iiii… » susurra, du même ton, Léo.

Dans la chambre des machines la sonnettetinta ; lentement les mécaniques s’arrêtèrent. Et dans unclaquement de sabots, la troupe des ouvriers quitta la boîte.

Chapitre 7

 

M. de Beule savait… Il savaitl’histoire de « La Blanche » avec Poeteken ; et ilsavait aussi l’histoire de son fils avec Sidonie.

Il y avait eu des scènes d’une violenceextrême, à la maison. Pour le cas de « La Blanche » etPoeteken, M. de Beule s’était montré catégorique :ou bien le mariage, dans le plus bref délai légalement possible, oubien le renvoi immédiat de la fabrique. M. de Beule netolèrerait pas une minute que sa fabrique, tant au point de vuemoral que commercial, acquît un fâcheux renom. Sefietje futexpédiée vers la « fosse aux huiliers », avec la missionde ramener incontinent Poeteken ; dès qu’il fut à la maison,sale et graisseux, en tenue de travail, elle l’introduisit dans lepetit parloir auprès de Mme de Beule, qui le reçut avecun visage chagrin et ennuyé.

Ce n’était pas la première fois que pareilévénement se produisait à la fabrique, et, en pareil cas,M. de Beule se faisait toujours remplacer par sa femme,pour régler l’affaire. Non pas qu’il craignît de s’en occuperlui-même, mais il s’emportait trop, disait-il ; il se mettaitdans une telle colère qu’il serait capable de faire un malheur sile coupable se rebiffait.

– Voyons, Poeteken, mon garçon, à quoiavez-vous pensé pour faire des choses pareilles ! lui reprochala bonne Mme de Beule, en faisant un effort sur elle-mêmepour se donner un air sévère.

– Ah ! oui, à quoi pense-t-on dans cesmoments-là ! répondit Poeteken d’un air contrit et niais.

– Vous saviez pourtant bien que ça finiraitmal, reprit Mme de Beule.

La question n’était point directe, Poeteken sedispensa d’y répondre.

– Mais comment est-ce arrivé, Poeteken !Où avez-vous fait cela ? insista Mme de Beule.

– Au grenier, quand elle allait faire le litdu garçon d’écurie, confessa Poeteken.

Mme de Beule hocha la tête d’un airprofondément consterné.

– Oh ! Monsieur est si fâché !répéta-t-elle avec un air de terreur.

Poeteken pensa que le patron n’était peut-êtrepas moins fâché pour l’aventure de M. Triphon avec Sidonie,mais il se garda prudemment d’exprimer cette idée à haute voix. Ilregardait Mme de Beule d’un air interrogateur, comme pourlire sur ses traits ce qu’en réalité elle attendait de lui.Mme de Beule le lui apprit : se marier avec« La Blanche » ou quitter tous deux la fabrique. Les yeuxde Poeteken se remplirent de larmes.

– Moi, je ne demande pas mieux, Madame, maisma mère ne veut pas. Elle dit que nous crèverions de faim avanttrois mois, répondit Poeteken d’un air soumis et triste.

– Il faut que votre mèreveuille ! dit Mme de Beule d’un ton très décidé.Dites à votre mère, Poeteken, que c’est moi qui l’ai dit et venezm’apporter demain matin sa réponse.

– C’est bien, Madame.

Et, penaud, Poeteken quitta le parloir. Ilretrouva ses sabots qu’il avait quittés sur la natte devant laporte vitrée ; il se regarda un instant dans les carreaux quimiroitaient et lui rendaient son image brouillée, avec les loquesgraisseuses et luisantes qui le couvraient, comme s’il eût étéenduit de savon brun et vert. A travers le jardin dénudé parl’hiver, il rentra en frissonnant à la fabrique.

Chapitre 8

 

Pour M. Triphon et la belle Sidonie,l’événement avait pris une tournure bien différente.

M. de Beule, au comble de la fureur,avait commencé par faire une scène violente à sa femme. C’était unemanie chez lui de rendre sa femme responsable de chaque contrariétéque leur causait M. Triphon.

– Tout ça, c’est uniquement ta faute !s’écria-t-il. Si tu l’avais autrement élevé, cela ne serait pasarrivé !

Madame de Beule pleurait.

– Qu’y puis-je faire ! gémit-elle.

M. de Beule eût été bien en peine dele dire. Et parce qu’il ne trouvait pas de réponse plausible àcette question si simple, il eut un nouvel accès de rage etrugit :

– Je le flanquerai à la porte, ce voyou, cevaurien ! Je ne veux plus le voir ici ! Jel’assommerais !

Madame de Beule poussa un cri dedésespoir.

– Oh ! ne fais pas ça, je t’ensupplie ! Que dirait le monde ! gémit-elle.

Elle touchait là une corde sensible, qu’elleconnaissait bien. Ses paroles calmèrent immédiatement la grandecolère de M. de Beule. S’il y avait une chose au mondequ’il redoutait par-dessus tout, c’était le qu’en-dira-t-on,l’opinion des gens du village. Pour faire taire les mauvaiseslangues, il avait imposé le mariage à Poeteken et à « LaBlanche » ; dans le même but, il résolut, après unedélibération plus calme avec sa femme, non pas que M. Triphonépouserait Sidonie, mais que Sidonie serait éloignée de lafabrique, aussi vite que possible, et sans esclandre. DerechefSefietje fut expédiée vers la « fosse aux femmes », cettefois, pour faire venir Sidonie ; et, à la nuit tombante, oùpersonne ne la verrait, elle vint à la maison et fut reçue, de mêmeque pour Poeteken, dans le petit parloir, parMme de Beule.

Mme de Beule avait pris une figurede circonstance, sévère et attristée.

– Sidonie, commença-t-elle froidement, nousavons reçu des plaintes extrêmement graves sur votre compte.

La jolie fille, à moitié morte de honte,baissa les yeux et ne trouva rien à répondre.

– Vous comprenez bien, n’est-ce pas, Sidonie,continua Mme de Beule sur le même ton, qu’il nous estmaintenant impossible de vous garder plus longtemps à lafabrique.

Sidonie eut une crise de larmes violentes. Sesépaules étaient secouées par des hoquets.

– Comment est-il possible, Sidonie, que vousayez fait pareille chose ? Vous deviez pourtant savoir qu’unmariage était impossible. Pourquoi n’êtes-vous pas restée avec lesgens de votre monde ?

Sidonie sanglotait… sanglotait… sans pouvoirrien répondre.

– Dès demain, vous resterez chez vous,Sidonie, conclut Mme de Beule. Mais, par pitié, nous nousoccuperons de vous. Voici déjà quelque chose pour commencer.

Et Mme de Beule lui glissa dans lamain un billet de vingt francs.

– Merci, Madame, dit Sidonie d’une voixéteinte, en faisant un mouvement vers la porte.

– Sidonie… ajouta Mme de Beule àvoix basse, vous ne ferez pas d’esclandre, n’est-ce pas ? Vousn’ennuierez pas M. Triphon… Vous ne l’accosterez pas dans larue… ni rien de semblable ?

Muette, Sidonie secoua la tête.

– Voici, ajouta plus doucementMme de Beule, il ne faut pas que vous retourniez par lafabrique, sortez par ici, par la porte de la maison.

– Bonsoir, Madame, murmura Sidonie.

– Bonsoir, Sidonie, réponditMme de Beule, après qu’elle eut regardé avec précautionde chaque côté de la rue sombre et déserte.

Dans l’obscurité les sabots légers de la jeunefille clapotèrent un instant sur les pavés raboteux. Puis le bruits’éteignit peu à peu et la silhouette indécise se fondit dans lanuit. M. de Beule qui, pendant la séance, s’était tenuenfermé dans son bureau, parut dans le couloir et demanda à mi-voixà sa femme comment l’entrevue s’était passée.

Chapitre 9

 

Un silence inaccoutumé, pendant plusieursjours, s’appesantit sur la fabrique….

Depuis l’événement comme un voile invisiblesemblait s’étendre sur les êtres et les choses. Les visages avaientune expression grave et concentrée ; plus aucun éclat degaîté. On eût dit que tout cédait à l’unique préoccupation dutravail ; et les poulies ronflaient, les meules tournaient,les pilons rebondissaient, du matin au soir, sans que la moindrevariation vînt apporter d’autres impressions, d’autres idées.

De même, dans la « fosse auxfemmes » régnaient oppression et découragement.

C’était comme s’il y avait eu, on ne savait oùdans l’atelier, une morte qui avait emporté toute animation, toutejoie de vivre. Les femmes restaient penchées sur leur ouvrage, sansplus chanter ; lorsqu’elles devisaient encore, c’était à voixbasse, avec des regards apeurés, comme si elles racontaient deschoses qu’il valait mieux ne pas entendre. Ce qu’elles disaientétait d’ailleurs dénué d’intérêt, des allusions vagues, desbanalités. Elles terminaient d’habitude par une réflexion quipouvait s’appliquer à tout et à rien : le monde était« une drôle de paroisse » et on n’était jamais sûr laveille de ce qui vous attendait le lendemain. Surtout la jeunefille qui avait remplacé Sidonie se sentait mal à l’aise dans cemilieu. On eût dit qu’en prenant sa place, elle avait pris une partde la faute de celle qui l’avait précédée. C’était une enfant auxcheveux blonds et aux joues roses, toute fraîche venue de lanature, maintenant emprisonnée dans la fabrique sombre comme unoiseau dans une cage. Elle s’appelait Liezeken.Mme de Beule, très sévère, lui avait notifié que, souspeine de renvoi immédiat, elle ne devait avoir les moindresrapports avec les ouvriers ; cette menace la rendait sitimide, si craintive, qu’elle n’osait même regarder les« huiliers » et moins encore M. Triphon, dont ellesavait l’aventure avec la belle Sidonie, sans queMme de Beule lui en eût rien dit. Quant à « LaBlanche », elle était plutôt réconfortée. Poeteken avait finipar vaincre l’opposition de sa mère et le mariage aurait lieu aucommencement de janvier.

M. Triphon, lui, était loin de se sentirà l’aise. Durant les premiers jours on l’avait à peine aperçu à lafabrique. Il se promenait beaucoup dans le jardin, avec Kaboul, àqui il faisait faire des tours. Si quelqu’un le surprenait à ce jeuinnocent, aussitôt il cessait et s’en allait un peu plus loin. Ilessayait autant que possible d’éviter son père ; en réalité,il ne le voyait qu’aux repas, qui étaient lugubres de silencehaineux et concentré. M. de Beule, chargé de rancune,mettait une obstination farouche à ne pas adresser la parole à sonfils. S’il avait besoin de lui communiquer telle chose concernantles affaires, il le faisait par l’intermédiaire de sa femme ou deSefietje, et même par des billets crayonnés, brefs comme desordres, qu’il épinglait sur son pupitre. Et toute sa conversation,pour autant qu’il parlât, était semée d’allusions désobligeantes etfielleuses, qui ne visaient personne, paraît-il, mais, en réalité,étaient dirigées uniquement contre son fils.

L’heure la plus pénible était celle où l’onmontait se coucher. M. Triphon essayait toujours de s’en tireren profitant de la présence d’un tiers, Sefietje ou Eleken, poursouhaiter bonne nuit. Il se levait alors avec hésitation, disait« bonsoir papa, bonsoir maman » et se dirigeait vers laporte. La bonne Mme de Beule répondait toujours d’un tonaimable, quoique peu enjoué, « bonne nuit, Triphon »,mais M. de Beule, sans lever les yeux de son journal, secontentait d’un grognement indistinct, ou même ne répondait pas,lorsque son humeur était par trop massacrante. La rancunepersistait, sourde, invincible.

Chapitre 10

 

C’étaient ainsi des jours bien tristes et quisemblaient interminables à M. Triphon : doublementtristes et sans issue en cette saison d’hiver où, avant quatreheures, le soir tombait. Il n’avait jamais eu grand’chose à faire àla fabrique, mais à présent, depuis que son père le boudait,c’était l’absolu désœuvrement. Le peu de prestige qu’il avait eujusque-là aux yeux des ouvriers, il le sentait et voyaitcomplètement perdu ; aussi ne se montrait-il plus que trèsrarement dans la « fosse aux huiliers », où des regardsmoqueurs et méprisants s’attachaient à lui ; et dans la« fosse aux femmes » il ne paraissait plus du tout. Oneût dit que sa vie y courait des dangers.

Les premiers jours qui suivirent lamalheureuse aventure, il ne se risqua pas d’avantage à paraître aucoin de la rue, pour voir passer les demoiselles Dufour,lorsqu’elles se rendaient à l’église. Il n’osait pas. Ellesdevaient tout savoir et il redoutait leur mépris. Il ne s’yaventura qu’après plus d’une semaine, dans l’espoir vague que,peut-être, elles ne savaient rien, ou ne croiraient ce qu’onracontait, ou encore qu’elles n’y attacheraient pas une telleimportance.

Il les vit venir toutes les trois, raidescomme des échalas, sur le trottoir, le long des maisons. Ils’effaça derrière l’angle du mur ; puis, quand il perçut lebruit de leurs pas, réapparut. Il les salua d’un coup de chapeau.Les trois vierges sèches en devinrent toutes rouges. Mlle Pharaïldeet Mlle Caroline baissèrent les yeux subitement et inclinèrentlégèrement la tête, droit devant elles, comme si elles saluaientles pavés ; mais Mlle Joséphine pinça ses lèvres prudes etdétourna si ostensiblement la tête que M. Triphon en eut froiddans le dos. Elles savaient donc ; elles savaient tout ;et elles le méprisaient pour son dévergondage, avec toutel’horreur, l’aversion que des vierges impeccables et pieusesdevaient ressentir pour le péché. Sa seule vue désormais était uneoffense à leur pudeur.

A La Pomme où, depuis la fâcheusehistoire, il n’avait non plus remis les pieds, l’accueil, lorsqu’ily revint, fut différent, mais guère plus agréable. La jolie Fietjeétait seule derrière son comptoir quand il entra ; et tout desuite elle feignit d’éprouver une folle gaîté. Les yeux brillants,elle lui demanda ce qu’il avait bien pu faire pendant tout cetemps : peut-être avait-il été malade, ou en voyage. Elle futimpitoyable au point que M. Triphon, désemparé, ne savait querépondre.

Il essaya de riposter par des plaisanteries,mais il le faisait bêtement, avec un rire lourd et gêné. Agacé etallumé, il la rejoignit derrière le comptoir, où il essaya del’embrasser, comme il faisait autrefois, lorsque l’occasion étaitpropice. Mais il tombait mal.

Fietje, prenant soudain son expression la plussérieuse, revêtue d’une dignité calme et froide, lui dit sur un tonglacial :

– Vous vous trompez, M. Triphon, vousvous trompez. Ce n’est pas ici, c’est chez Sidonie qu’il fautaller.

Ses anciens camarades, le jeune notaire, lejeune médecin, le fils du brasseur, d’autres encoreentrèrent ; tous le saluaient d’un petit sourire narquois etrisquaient quelque allusion grivoise qui les faisait se tordre,ainsi que Fietje, qui roucoulait derrière son comptoir et excitaitleur verve par sa malice pointue et nourrie. M. Triphon lessentait unanimement ligués contre lui : sa grosse tête rougesuait sous les efforts impuissants qu’il faisait pour riposter etse défendre ; mais, il n’y arrivait pas. Il étaitlittéralement débordé, et il finit par s’enfuir sous une bordée derires et de huées, qui lui partait dans le dos. Il n’alla plus àLa Pomme. Et dès lors, son existence fut d’une monotonievégétative d’animal ou de plante en proie à la torpeur del’hiver.

La vieille pendule peu confortable de la salleà manger égrenait avec une lenteur d’agonie toutes les longues,lourdes heures de cette vie morne et incolore. Les jours avaientencore diminué ; sous la lampe, sa mère s’occupait à unouvrage de couture ou de broderie, tandis que son père travaillaitavec mauvaise humeur à son bureau, de l’autre côté du couloir.Tristement accoudé à la table, M. Triphon parcourait d’un œildistrait un journal ou un livre. La maison entière était plongéedans le silence. Sefietje et Eleken besognaient sans bruit dans lacuisine et, au dehors, on n’entendait que le tapage cadencé etassourdi des lourds pilons dans la fabrique. Une impressiond’esseulement et de mélancolie envahissait M. Triphon. Il sesentait là comme le pécheur, le coupable, repoussé et abandonné detous. L’été, il aurait fait des promenades avec Kaboul dans lejardin ou dans les champs. Mais que faire de ces désespérantessoirées d’hiver, dans cette brume glaciale, le long de ces noirschemins boueux, où les cimes dépouillées des arbres laissaienttomber leurs gouttes tristes comme des pleurs !

Alors, il se remettait à penser à la pauvrejolie fille abandonnée et à tout ce qui s’était passé entre eux.Ces jours si heureux d’autrefois, ces moments de passion ardente,qui avaient fait leur malheur à tous deux, comme tout cela semblaitlointain, évanoui…. Son cœur en était tout oppressé et des larmeslui mouillaient les yeux. Où était-elle à cette heure ? Quefaisait-elle ? Depuis qu’elle avait été ignominieusementchassée de la fabrique, il ne l’avait pas revue. Il avait promis àses parents qu’il ne la reverrait point. Mais il ne pouvaits’empêcher de penser toujours à elle. Une pitié torturante et ungrand désir de la revoir l’obsédaient. L’ardeur sensuelle de jadisdevenait en lui amour profond et véritable.

Où était-elle ? Que faisait-elle ? Amesure que les longues journées désespérantes traînaient leurmonotonie par les tristesses de l’hiver, cette incertitude et cegrand désir de savoir tournaient à l’obsession.

Il savait bien où elle habitait : là-bas,cette petite maison dans les champs, au sortir du village, non loindu vieux moulin de bois. Son père était jardinier, et l’été il yavait toujours de si jolies fleurs sous leurs petitesfenêtres : de magnifiques roses mousseuses, des lis blancs,des pieds-d’alouette d’un bleu intense. A présent tout cela étaitmort, autant que sa joie à lui. A présent elle était peut-êtreassise près d’une petite lampe, tristement penchée sur son coussinde dentellière, la pécheresse et l’ennemie dans la maison de sesparents, comme lui était l’ennemi et le coupable dans lasienne.

Il songeait, songeait…. Ses penséesl’entraînaient vers elle ; en imagination il se levait et sedirigeait vers la petite maison. Pourquoi pas ? Serait-ce doncun crime s’il allait un jour errer par là, s’il allait voir, nefût-ce que de loin, la petite maison ?… Pourquoi pas ?…Oh ! la tentation se faisait parfois si forte ! Il yavait en lui une force, qui le poussait et l’attiraitirrésistiblement ; quelque chose qui lui faisait souffrir lemartyre ! Un soir, enfin, n’y tenant plus de nostalgie et dedouleur, il s’en alla….

C’était un soir brumeux et froid de finnovembre. La rue était déserte ; les rares lanternes senimbaient d’un brouillard laiteux, autour d’une méchante petiteflamme, qui n’éclairait presque rien. Il n’entendit que l’écho d’unpassant solitaire dans le lointain, entre les maisons sombres. Ilne vit qu’une vieille femme, encapuchonnée de noir, comme uneombre, qui rentrait chez elle, dans un bruit caverneux de sabots. Ala fabrique les pilons retombaient en cadence. Six heuressonnaient.

Il se glissa sous la remise et attendit queSefietje eût passé avec sa bouteille. Si par hasard quelqu’un à lamaison demandait après lui, Sefietje pourrait dire qu’elle l’avaitvu à la fabrique. Kaboul l’accompagnait, comme toujours, mais iln’avait nulle envie de l’emmener.

Aussitôt qu’il eût vu Sefietje disparaîtreavec sa bouteille dans la trépidante « fosse auxhuiliers », il se tourna vers le petit chien, agita un doigtmenaçant et à mi-voix :

– Non… Non !

Kaboul, tout prêt à accompagner son maître, leregarda fixement, de ses yeux bruns intelligents. Il ne bougeaitpas. Il comprenait. Il demandait.

Il attendait. « Non… non… », répétaM. Triphon à voix basse, comme en réponse à une questionposée, pendant qu’il reculait pas à pas, intimant l’ordre d’ungeste catégorique. Kaboul, les oreilles dressées, demeuraitimmobile. On eût dit un petit chien de granit noir. M. Triphoncontinuait de marcher à reculons, jusqu’à ce qu’il fût hors de laremise. Mais le petit chien, tout seul dans le grand espace videsous la lueur d’une lanterne pendue à une poutre, de loin attiraittellement le regard que son maître eut peur et, d’un légersifflement, le rappela près de lui.

Fou de joie, Kaboul bondit, les oreillescouchées et la queue tournoyante.

« Non… non… », reprit aussitôtM. Triphon. Et il répéta son geste sévère. Kaboul, interdit,se pétrifia. M. Triphon partit à vive allure.

En face du chemin d’accès à la fabrique, del’autre côté de la grand’rue, s’ouvrait une ruelle noire, entredeux pans de murs sombres. Quelques maisons ouvrières et tout desuite il fut dans les champs.

Il marchait aussi vite que ses jambespouvaient le porter, il avait des ailes. L’air piquant du soir luigonflait les poumons et sa fraîcheur le réconfortait. Il se sentaitvigoureux et brave. Il ne comprenait pas comment il avait puhésiter si longtemps. La route, pleine d’ornières, montait en pentedouce à travers les champs nus. Il avait peine à éviter les flaquesde boue et dut ralentir le pas. Soudain, il eut un sursaut ets’arrêta net, le cœur martelé de grands coups. Quelque chose avaitremué derrière lui, comme si on le suivait. M. Triphon étaitjeune et fort, mais nullement bravache, surtout le soir, dansl’obscurité et la solitude. Pris de peur, il fut sur le point defuir éperdument. Ses genoux fléchissaient, ses jambes se dérobaientsous lui. Brusquement il vit l’objet de sa terreur. C’était Kaboulqui, malgré la défense, l’avait suivi, par fidèle habitude. Ilétait là, petit et noir, vaguement visible dans la brume, comme ungnome, avec ses oreilles pointées, qui semblaient demander avecinstance d’être de la promenade. « Sale bête ! »gronda M. Triphon, furieux surtout d’avoir été effrayé pour sipeu. Il se baissa, ramassa une motte de terre et la lança, avec unjuron, vers le petit chien : Kaboul coucha ses oreilles etdisparut dans l’ombre.

M. Triphon poursuivit sa route. Ses yeuxs’habituaient peu à peu à l’obscurité ; et, à travers le voiledu brouillard, il vit vers la droite, au delà des champs, à peu dedistance, vaguement scintiller de petites lumières. C’était là,dans une de ces maisonnettes. De l’endroit où il se trouvait,impossible de reconnaître parmi les habitations celle des parentsde Sidonie, mais s’il avait coupé tout droit à travers champs,peut-être se serait-il trouvé devant sa porte. La tentation étaitviolente ; pourtant il résista. Il marcha jusqu’à la butte duvieux moulin, où le chemin bifurquait à angle aigu et passaitdevant les maisonnettes.

Son cœur battait nerveusement, à coupsprécipités. Oserait-il…, si près de chez elle ? Et queferait-il si quelqu’un le voyait, si par hasard une porte s’ouvraitjuste au moment où il passerait ! Il hésitait.

Machinalement, il gravit la butte du moulin ets’y arrêta un instant, immobile sous l’énorme carcasse avecl’ossature de ses ailes croisées, dont les extrémités se perdaientdans la ténèbre nébuleuse. Il tendait l’oreille, perplexe et agité.La face tournée vers le village, il y vit de loin clignoterquelques lumières. Il perçut le cahotement lourd d’une charrettesur le pavé et la danse tumultueuse des pilons dans lafabrique.

Il entendit aussi plus près, venant d’une desmaisonnettes, le ronron monotone d’une roue d’écoussoir. Peut-êtrele père de Sidonie, qui teillait encore du lin après sa journée detravail, afin de pourvoir à l’entretien de sa nombreuse famille,privée du salaire que Sidonie gagnait jadis à la fabrique. Unsentiment profond d’injustice et de remords le pénétra vivementdans ce pesant silence du soir d’hiver, au sein de cette morne etmélancolique solitude. La dure existence des pauvres gens luiapparut, et il sentit douloureusement sa part de culpabilité.C’était sa faute à lui. S’il avait laissé Sidonie en paix, son pèren’aurait pas eu à fournir ce rude labeur. Il se mordait les lèvresen y songeant et son désir de la revoir s’en aviva. Oui, ilirait ; il voulait savoir ! Et d’un pas décidé, ildescendit la butte du moulin, quand, pour la deuxième fois, unbruit mystérieux le fit tressauter d’angoisse. « Nom deDieu ! » ragea-t-il. C’était encore Kaboul…. Il se tenaitlà, au pied de la butte, à peine distinct dans la brume, immobileet les oreilles pointées.

M. Triphon frémissait de colère et enmême temps se sentait touché par une fidélité si tenace. Il compritl’inutilité de le renvoyer désormais et l’appela ; fou dejoie, le petit chien accourut et fit des cabrioles devant lui.Précédant son maître dans le chemin de terre, il avait l’air de leguider vers l’endroit où il désirait aller ; etM. Triphon le suivit, sans plus lutter ni hésiter.

Il se trouva bien vite près des petitesmaisons. La roue d’écoussoir ronflait plus fort, comme un bourdonpuissant ; et M. Triphon se rendit compte que le bruit nevenait pas de chez Sidonie, mais d’à côté. Ceci le consola un peuet il sentit moins lourdement le poids de sa faute. Il lui semblaqu’ils étaient moins pauvres et malheureux qu’il n’avait cru.

Il s’était arrêté, haletant d’émotion, dans lechemin sombre, devant la petite grille entr’ouverte. Immobile, ilregardait, écoutait. En des contours imprécis il voyait lamaisonnette, avec son pignon pointu, crépi à la chaux blanche.Devant, il y avait une haie basse et, derrière, un petitverger ; la porte d’entrée était sur le côté, entre deuxpetites fenêtres aux volets clos.

Il regardait, écoutait. Kaboul s’était arrêtéavec lui, satisfait et tranquille maintenant qu’il avait rejointson maître. Que faire ? Entrer ?

Passer ? La tentation était presquesurhumaine. Il se sentait attiré comme par des câbles et ses piedsrestaient cloués au sol. Des rais de lumière filtraient, comme desflèches d’or, par les fentes des volets et, à l’intérieur ilpercevait une vague rumeur de besogne ménagère.

Il écoutait, les sens tendus, un peu gêné parle ronflement intermittent de l’écoussoir à côté. Il croyaitentendre par intervalles un bruit monotone de petites bobinestombant sur du papier glacé. Oui, il entendait bien. C’était unbruit de bobines dentellières. Cela semblait ruisseler comme desgouttes de pluie sur une toiture de zinc, s’arrêter, recommencer.Parfois, en abondance, comme une ondée ; parfois, goutte àgoutte comme d’une gouttière percée. Il comprit que Sidonie et sessœurs étaient encore en plein travail. Comme le voisin à sa roued’écoussoir, elles peinaient sans relâche, et cette assiduité à labesogne, dans le silence du soir qui semblait plutôt inviter aurepos et au recueillement, le remplissait d’une sorte de vénérationcraintive pour l’existence digne et probe de ces humbles.

Il hésitait ; il n’osait pas aller plusloin. En lui pénétrait la conscience obscure qu’il n’avait pas ledroit de troubler leur quiétude.

De nouveau il se sentait le coupable, lemalfaiteur. Il recula de quelques pas, dans l’ombre brumeuse.L’émotion et la tristesse lui étreignaient le cœur, mais il sentitd’instinct qu’il ne pouvait rester là, qu’il fallait partir. Sur lapointe du pied, il s’en alla, précédé de Kaboul. Son cœur battitmoins fort ; ses poumons oppressés respirèrent. Il compritqu’il avait bien fait ; une paix légère descendit en son âme.Dans la petite grange du voisin, dont la porte était ouverte et oùune lampe fumeuse épandait une sorte de halo jaunâtre, il vit leteilleur, qui lui tournait le dos, se mouvoir avec diligence surles planches à bascule. L’homme était tout saupoudré de gris, commeun gros hanneton, la roue faisait un bruit de cheval qui s’ébroue,les palettes de bois hachaient menu les fibres, et dans leronflement continu le petit bonhomme fredonnait un bout de chanson,comme s’il travaillait uniquement par plaisir. Dans un coins’empilaient de larges écheveaux de lin teillé, comme des belleschevelures luisantes et blondes.

D’un pas pressé, M. Triphon retourna auvillage. Il se sentait rompu, comme après une dépense de forcesexcessive. Par la remise il rentra à la fabrique où les pilonsdansaient et bondissaient toujours ; et, à travers le jardinsombre, il regagna la maison, où Eleken s’apprêtait à mettre lecouvert pour le repas du soir. Sa mère rangeait sa corbeille àouvrage et prononça quelques paroles banales. M. de Beuleentra. Il n’avait pas l’air enjoué ; sa figure était gonfléeet rouge. Il parla un moment des affaires, sur un ton chagrin.Mme de Beule entreprit de le remonter ; maisl’optimisme de sa femme l’irritait : il était facile de voirtout en rose, quand on ne se sentait aucune responsabilité.Mme de Beule n’insista pas. Il ne s’occupa pas plus deson fils que si celui-ci n’eût pas existé.

Eleken entra et servit le souper. Ilsmangèrent en silence. Au loin, dans la fabrique, les pilonsbattirent encore quelques instants, puis la machine s’arrêtalentement, comme une chose qui expire. Lorsqu’il eut achevé sonrepas, M. de Beule prit son journal et s’installa près dufeu, dans son fauteuil. Muche se roula en boule à ses pieds ets’endormit.

Mme de Beule reprit sa corbeille àouvrage. M. Triphon n’avait plus rien à faire….

Chapitre 11

 

Après tout, son escapade nocturne lui avaitlaissé une impression bienfaisante. Il éprouvait presque lasatisfaction d’avoir accompli une bonne action ; et cettepensée consolante le soutint, pendant plusieurs jours. Il sesentait réconcilié avec lui-même, grandi dans sa propre estime. Ily songeait, il en rêvait la nuit, il y trouvait une sorte d’appuimoral, tout en ayant peur à l’idée de recommencer l’entreprise.

Il vécut ainsi toute une semaine, tiraillé ensens contraires. Alors le désir, le mécontentement, l’inquiétude lereprirent plus fort. Si désespérément vide et morne était sa vie,si totalement insignifiant et insipide son travail à la fabrique etau bureau – le peu que la mauvaise volonté rancunière de son pèrelui laissait faire – si mortellement ennuyeuses les interminablessoirées d’hiver, qu’il aurait fait n’importe quoi pour y échapper.Il lutta jusqu’à l’extrême limite de ses forces.

Il passa des jours et des nuits comme enterrévivant dans un sépulcre.

Puis tout d’un coup il n’y tint plus, ladémence le secouait. Un soir enfin il repartit, ivre d’amour et dedouleur, prêt à tout, prêt à la catastrophe et à la mort.

Kaboul l’accompagnait et il n’essaya même pasde le renvoyer. Il allait, il allait, tout droit devant lui àperdre haleine ; il courbait la tête contre le vent, ses piedsmouillés faisaient gicler les flaques de boue avec un bruit dechoses qui éclatent, ses dents claquaient. Mais il ne sentait rien,ne voyait rien ; il n’avait qu’une vision, une hantise :être auprès d’elle, la revoir, la serrer entre ses bras….

De loin, il vit clignoter les lumières desmaisonnettes et il entendit le ronflement de l’écoussoir dans lapetite grange du voisin. Il vit l’homme, pareil à un fantochegrisâtre, gambader sur ses planches à bascule et perçut lefredonnement de sa chanson, comme l’autre soir qu’il avait passépar là. Il s’arrêta, la respiration coupée ; et, devant lui,s’arrêta aussi Kaboul, noir et immobile dans la clarté vague de lalampe à huile, comme un petit chien de boîte à jouets. Et, de mêmeque la première fois, M. Triphon eut une hésitation avantd’aller plus loin.

Là tout semblait si digne, si tranquille, siprobe. Personne n’y paraissait songer à mal ; tout y parlaitde bon travail et de devoir ; lui seul venait s’y glissercomme un rôdeur, un malfaiteur. Une sorte d’envie le mordit aucœur. Il jalousait cette pauvreté, cet humble bonheur dans ledevoir accompli, ce dur labeur du bon petit teilleur de lin, quitrouvait encore assez de charme dans son existence pour fredonnerune chanson. Que fallait-il de plus au monde que lecontentement ! Ce petit bonhomme-là n’était-il pas mille foisplus heureux que lui qui, matériellement, vivait dans l’abondanceet ne travaillait que lorsqu’il en avait envie ? Sa vie à luine serait-elle pas bien plus heureuse s’il réparait le mal qu’ilavait fait à la pauvre Sidonie, s’il l’épousait et allait vivreavec elle humblement ? M. Triphon était dans desdispositions sentimentales, tous ces temps-là ; le remords,quelquefois, lui montait par bouffées à la gorge. Ses yeux seremplirent de larmes d’attendrissement et il n’hésita plus. D’unpas ferme, il passa devant la petite grange, vit, entr’ouverte, lagrille du verger de Sidonie, la poussa, suivit la sente vers lamaison et s’arrêta devant la porte. Dans l’obscurité il avança lamain pour lever le loquet. Il ne le trouva pas tout de suite. Sesdoigts tâtonnaient sur le, bois rugueux ; et il se sentait làcomme un voleur, qui va s’introduire par effraction. A l’intérieur,derrière la porte fermée, il entendait le clapotement monotone desbobines retombant sur le carton glacé des coussins de dentellière.Il percevait aussi un bruit de sabots qui marchaient avec lenteursur les dalles et la résonance d’un tisonnier avec lequel onattisait le feu. N’arriverait-il donc pas à empoigner ce sacréloquet ! Soudain il eut un sursaut. Quelque chose deblanchâtre lui passait entre les jambes en soufflant, suivi d’uneombre noire, qui jappait. « Kaboul !… nom deDieu ! » cria-t-il, d’une voix sourde. C’était Kabouldonnant la chasse au chat de la maison. Il y eut une vive escaladeaprès un tronc de pommier, contre lequel le chien s’arc-bouta deses pattes de devant. Cependant, à l’intérieur de la maisonnette,c’était tout à coup le silence complet. Le tisonnier ne tisonnaitplus, les bobines cessèrent de clapoter sur le carton glacé, lessabots étaient muets. Alors une voix s’éleva, une voix de femme quidemandait d’un ton troublé :

– Qui est là ?

– C’est moi, la patronne, n’ayez pas peur,répondit-il machinalement, la gorge serrée d’émotion.

– Qui, vous ? répéta la voix, pluspressante.

– Moi, la patronne, M. Triphon,murmura-t-il d’une voix étranglée, au trou de la serrure.

Il y eut une vague rumeur. Il lui semblaentendre des cris d’effarement étouffés ; puis, pendantquelques secondes, de nouveau un silence de mort régna. Derrièrelui, dans l’obscurité, il entendait le chat sur le pommier crachersa colère et le glapissement aigu de Kaboul, qui pleurait du nez.Lentement les sabots s’avancèrent vers la porte, qui s’ouvrit avecprudence.

– Puis-je entrer ? demanda-t-il, haletantet presque suppliant.

Il avait en face de lui la mère de Sidonie.C’était une femme d’une cinquantaine d’années, maigre, avec degrands yeux clairs. Elle devait avoir été jolie dans sa jeunesse,comme sa fille. « Tiens, c’est vous, Monsieur Triphon »,dit-elle simplement, en le faisant entrer. Kaboul se faufila entreleurs jambes et elle ferma doucement la porte.

Une sorte de paravent en planches masquait àmoitié la cuisine ; il s’arrêta sur le seuil, avança la têteet demanda d’une voix timide, comme il eût fait dans n’importequelle maison étrangère : « Je ne vous dérangepas ? » En même temps il entra. Trois jeunes fillesétaient assises autour d’une table basse près de la fenêtre à menuscarreaux, avec leur coussin de dentellière sur les genoux. Unelampe les éclairait, dont trois bocaux remplis d’eau grossissaientles rayons clairs sur la finesse délicate et compliquée de leurouvrage.

– Bonsoir, tout le monde, dit M. Triphond’une voix qui tremblait.

Six beaux yeux clairs s’étaient levés ;quatre restèrent fixés sur lui avec persistance, deux se baissèrentaussitôt, regardant, mouillés, le métier à dentelle. Et deux voixdouces répondirent timidement : « Bonsoir, MonsieurTriphon », tandis que la troisième gardait le silence.C’étaient Sidonie et ses deux jeunes sœurs. Une vive rougeur avaitcoloré ses joues, qui lentement s’atténuait. De ses doigtstremblants elle agita ses bobines et se remit machinalement autravail. Les deux petites sœurs ne bougeaient pas, muettes decuriosité et d’émotion angoissée.

La mère jeta quelques brindilles sur le feu,qui crépita, et dit dans son trouble :

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, quelleaffaire !

– Je suis venu…, commença M. Triphond’une voix sourde.

Mais aussitôt il s’arrêta, suffoqué, netrouvant plus les mots. Tout son corps tremblait. Maintenant qu’ilétait là, il ne savait plus que faire ni que dire. Il était venupour la revoir, dans un élan de tendresse et de remordsirrésistible et il n’avait pas une parole, pas un geste, pourexprimer le tumulte de ses sentiments. Il considérait Sidonie, quigardait un mutisme farouche, et ses lèvres frémissaient, sansarticuler un son. Enfin, d’un effort violent, il putbégayer :

– Sidonie… puis-je encore venir tevoir ?

Elle ne dit rien, les bobines tambourinaientsur le carton glacé, mais elle inclina la tête, comme en signed’acquiescement. La mère se tenait droite et figée devant lefeu ; les petites sœurs demeuraient immobiles, leurs beauxyeux clairs fixés sur lui.

– Sidonie…, reprit-il avec angoisse, je nepeux plus vivre ainsi, il me faut te revoir.

De nouveau elle inclina la tête, sansrépondre. Elle aussi semblait incapable de parler. Elle releva sesyeux mouillés de larmes, les tint longuement fixés sur lui. Il seprécipita, lui prit les mains, les serra convulsivement. Un sanglotbrusque s’échappa de sa gorge. La mère vint vers lui, avança unechaise et dit :

– Asseyez-vous, monsieur Triphon.

Il s’assit…. Il s’assit tout près de Sidonieet la regarda avec tendresse. Sa respiration était oppressée ethaletante. La sueur perlait sur son front. La présence importunedes deux petites sœurs ébahies et curieuses le gênait. Il lesregardait avec impatience, comme pour les faire partir. Intimidées,elles baissèrent la tête et se remirent machinalement au travail.Les bobines tapotaient doucement. Peut-être, si elles n’avaient pasété là, les mots qu’il fallait dire lui seraient-ils venus.Maintenant, il ne trouvait que cette banalité, qui sonnait,discordante, à ses propres oreilles :

– Comment vas-tu, Sidonie ?

Elle se remit à pleurer. Aussi, cettequestion ! Il n’aurait rien pu lui demander de plus maladroitni de plus stupide : il le sentait.

– Comment voulez-vous que j’aille !répondit-elle enfin, profondément navrée.

Il la regarda à la dérobée. Ses joues tendresavaient conservé de leur fraîcheur et le profil était resté fin etpur, un peu aminci sous les beaux cheveux bruns ondulés. La tailles’alourdissait…. Il essaya de se ressaisir, mais son espritdemeurait agité et troublé. Il sentait des lacunes dans soncerveau. Que venait-il faire ? Quel était son but ? Ill’ignorait lui-même. Les choses ne se précisaient pas en lui.Venait-il la consoler et la réconforter d’une promesse solennellede l’épouser ?

Il s’effraya à cette idée, qui le glaçait.Mais, quoi alors ? Pourquoi restait-il là à ne riendire ? Que devaient-ils penser ?

Qu’attendaient-ils de lui ? Il luifallait s’expliquer – dire, faire quelque chose !

Dans sa détresse, il ouvrit son veston etsortit son portefeuille. Il avait de l’argent sur lui et dépliad’une main tremblante trois billets.

Timidement, il fit signe à la mère et luiremit l’argent. « Voilà, dit-il, c’est pour vous… c’est pourvous autres, pour vous aider ».

Il baissa la tête, s’attendant à de dursreproches.

A la vue d’une telle somme la mère eut presquepeur et le regarda bouche bée, avec de grands yeux. Elle en oubliade le remercier et ne sut rien dire. Les petites sœurs, les jouesen feu, se remirent nerveusement à remuer leurs bobines. Les traitsde Sidonie se contractèrent en une douloureuse amertume et soudainses larmes coulèrent. Son émotion fut aussitôt contagieuse. La mèreà son tour se prit à pleurer ; de même les jeunes sœurs, quise levèrent et quittèrent la pièce. M. Triphon lui-même étaitsi profondément bouleversé qu’il enlaça Sidonie en gémissant et latint longuement embrassée. Inquiété par la scène, Kaboul se mit àaboyer.

Cette voix les ramena au sens de la réalité. MTriphon lança un coup de botte à Kaboul, et Sidonie, séchant seslarmes, appela le petit chien auprès d’elle pour le caresser. Il lareconnut bien dès qu’il entendit sa voix, lui lécha la main etremua la queue.

– C’est une bonne petite bête fidèle, monsieurTriphon, dit la mère en passant son tablier sur ses joues.

– Oui, mais il fait trop de bruit, réponditM. Triphon.

Ce banal colloque suffit à dégagerl’atmosphère, alourdie de peine et de contrainte. Le tragique de lasituation cédait à une appréciation plus saine et plus modérée. Aquoi bon se désoler en pure perte ! Les choses étaient cequ’elles étaient et les larmes n’y changeraient rien. La mère nefit entendre nul reproche et les beaux sentiments généreux dontM. Triphon était tout gonflé refluèrent vers les profondeursde son âme impressionnable. Comme d’un accord mutuel et tacite, ilsne parlèrent plus du passé ; et M. Triphon se sentit unmoment à l’aise, tel un simple ami venu faire une cordiale visitede politesse. Les sœurs rentrèrent et furent s’asseoir devant leurouvrage que toutes les trois reprirent, comme si rien n’étaitarrivé. Les petites bobines clapotantes voletaient affairées,abeilles diligentes, au-dessus du carton glacé des coussins.

– Comment ça va-t-il à la fabrique ?demanda Sidonie au bout d’un instant, d’une voix blanche.

– Oh ! il y fait bien tranquille…, bientriste…, bien ennuyeux, répondit-il sur le même ton.

Son air désenchanté semblait dire que pour luitout charme en avait disparu depuis qu’elle ne s’y trouvait plus.Nouveau silence. Les bobines tambourinaient ; la mèrepréparait le repas du soir près de l’âtre.

– Est-ce vrai que vous allez vous marier avecmademoiselle Dufour ? demanda Sidonie tout à coup.

Il sursauta violemment et un afflux de sanglui monta aux joues.

– Des mensonges ! des mensonges !des mensonges ! s’écria-t-il avec force. Qui vous a ditça ?

Elle sourit, surprise et contente. Ses beauxyeux le remercièrent d’un long regard pour sa violente explosion defranchise. Mais lui se sentait humilié, mécontent. L’évocationbrusque de l’avanie subie le mordait amèrement au cœur et, durantquelques instants, il éprouva un regret aigu d’être revenu versSidonie. Il mesura l’abîme social qui les séparait : ilressentit une déchéance morale, vit l’impossibilité de se relever.Il avait lui-même fixé son sort ; un recul n’était pluspossible.

Les jeunes sœurs, qui d’émotion avaient laisséchoir leurs bobines, les relevèrent et recommencèrent doucement àtambouriner ; la mère, qui avait prêté la plus vive attentionà sa réponse, se remettait lentement à tourner avec une grossecuiller de bois la soupe au lait qui mijotait dans le grandchaudron pendu sur l’âtre. Agacé, M. Triphon haussa lesépaules comme pour chasser une pensée importune. Tant pis ; ill’avait dit ; le sort en était jeté. Il prit sa pipe et labourra.

– Marie, une allumette ! commanda la mèreà l’une des petites.

Marie se leva, courut à la cheminée, frottaune allumette et vint la présenter à M. Triphon.

– S’il vous plaît, monsieur Triphon, dit-ellehumblement, avec un joli sourire.

M. Triphon alluma sa pipe, en regardantla petite avec aménité. C’était une jolie enfant de seize ans,bientôt jeune fille, fraîche, avec des yeux bleus très tendres.Elle deviendrait, à sa façon, une aussi belle fille que sa sœur,pensa M. Triphon. Il en éprouva comme une sensation de vanitéet de bien-être. Il tira quelques bouffées gourmandes de sa pipe etsourit voluptueusement, comme un pacha dans son harem.

Dehors, devant la porte, il y eut tout à coupun bruit de sabots qu’on secoue. Troublé dans sa béatitude,M. Triphon leva des yeux inquiets.

– Oh ! ce n’est rien, dit la mère d’unton rassurant. C’est le père et Maurice qui reviennent.

M. Triphon devint tout pâle. Le père etle frère ! Il n’y avait plus du tout pensé. Il se sentitenvahir comme d’une coulée froide. Qu’allait-il se passer ? Lepère outragé ne lui montrerait-il pas la porte en un gested’indignation ? Est-ce que le fils ne le prendrait pas à lagorge pour le flanquer dehors ? Machinalement, comme pour semettre en état de défense, il s’était levé.

– N’ayez pas peur ; restez assis,monsieur Triphon, lui dit la mère avec conviction.

Et, à leur tour, les filles hochèrent la têteen signe de tranquillité.

La porte s’ouvrit et les deux hommesentrèrent. Un moment ébahi, le père regarda fixement le visiteurinattendu. Durant une seconde, il y eut comme un éclair de colèreet de menace dans ses yeux. Mais il ne dit rien, regarda sa femmed’un œil rond, puis M. Triphon, toucha le bord de sacasquette, murmura « bonsoir », d’une voix à peineperceptible, et, le pas pesant, s’avança vers l’âtre. Le filsaussi, un long garçon dégingandé, s’arrêta un moment, interdit,toucha le bord de sa casquette, murmura « bonsoir », etse dirigea, les bras ballants, vers l’âtre.

– Père Neyrinck…, commença M. Triphond’une voix étranglée. Mais il ne put continuer ; il s’arrêta,suffoqué, les traits contractés et d’une pâleur livide. « PèreNeyrinck… », reprit-il au bout d’un instant, raidi et presquetragique, « père Neyrinck, je suis ici… et vous pouvez memettre à la porte, si vous voulez… mais je suis ici… je suis ici…parce que je veux revoir Sidonie… parce que je ne veux pas lalaisser seule… dans le malheur. »

Il s’arrêta encore et dut reprendre haleine.Un sanglot s’étouffa dans sa gorge. Il n’en pouvait plus. Sidonieavait baissé la tête et pleurait ; et les deux jeunes sœurs,rouges et immobiles d’émotion, regardaient tour à tourM. Triphon et leur père. Le père avait l’air plutôt gêné queméchant. Le fils considérait fixement le feu, comme si la chose nele concernait pas. La mère, un peu nerveuse, se baissa vers sonmari et lui dit à mi-voix, d’un ton confidentiel :

– Il a été bon pour nous. Il m’a donnébeaucoup d’argent.

Le père hocha la tête ; il ne dit rien.Il était là comme un étranger dans sa propre maison. Visiblement,il ne se rendait pas un compte exact de la portée d’un telévénement ; et il regardait sa femme d’un œil interrogateur,comme pour lire sur ses traits ce qu’il devrait bien répondre.C’était un homme d’une cinquantaine d’années, au visage affable quiavait la couleur uniforme et terreuse de ses vêtements de travail.Il paraissait fatigué et jetait machinalement des regards obliquesvers le chaudron fumant, comme si là se trouvait pour le moment cequi l’intéressait le plus. Maurice continuait à garder le silence,l’air hypnotisé par la flamme crépitante du foyer.

– Il ne faut pas partir à cause de moi,monsieur Triphon, dit enfin le père avec effort, tout en regardantsa fille aînée.

D’un geste ému, M. Triphon exprima sagratitude pour ces paroles conciliantes. La gêne devenait moinspesante ; un certain rapprochement semblait vouloir s’établir.Il tâta dans sa poche, prit son étui à cigares et l’ouvrit.

– Un cigare, père Neyrinck ? demanda-t-ilen s’approchant de lui.

– Oh ! ça n’est pas nécessaire, monsieurTriphon, répondit le père avec un sourire de convoitise versl’étui.

– Si fait, si, si, insista M. Triphon,qui lui donna trois beaux cigares.

– Je vous remercie beaucoup, monsieurTriphon ; j’en fumerai un après que j’aurai mangé, dit lepère.

Et il prit le cadeau avec précaution, entreses gros doigts tremblants.

M. Triphon se tourna vers Maurice, quisourit en rougissant légèrement.

En recevant, lui aussi trois cigares ilregarda ses sœurs, d’un air presque triomphant. Tout de suite il enalluma un.

– Est-ce qu’on mange bientôt ? demandadoucement le père à sa femme.

– C’est prêt ; dans cinq minutes,répondit-elle.

Elle défit le lourd chaudron de son crochetau-dessus de l’âtre et versa le contenu dans une large terrine degrès rouge. Une bonne odeur de soupe au lait de beurre se répanditdans la cuisine. Les jeunes filles rangeaient leurs coussins.M. Triphon se leva pour partir. Kaboul, qui en avait enviedepuis longtemps, d’impatience fit entendre un long bâillementsonore et sautilla en dansant vers les genoux de son maître.

– Kaboul, un bout de susucre ? ditMaurice en caressant le petit chien.

M. Triphon tendit la main àSidonie :

– Eh bien, Sidonie, à un de ces jours,n’est-ce pas ?

– Vous reviendrez ? demanda-t-elle en leregardant avec des yeux tendres.

Les deux petites sœurs, muettes et immobilesd’émotion attentive, ne perdaient pas un geste des adieux.

– C’est permis ? sourit-il.

– Vous savez bien que oui, dit-elle enbaissant les yeux et rougissant.

– Merci, dit-il, en lui serrant encore lesmains avec ferveur.

– Quand viendrez-vous ? insista-t-elle,malgré tout vaguement méfiante.

Il hésita une seconde. La conséquenceinéluctable de son premier pas déjà s’imposait, impérieusement.

– Dès que je pourrai ; après-demain, jepense, promit-il.

– Bien vrai ? Vous ne l’oublierezpas ?

– Soyez tranquille.

Sur un rapide bonsoir à toute la famille, quile lui rendit avec politesse, il quitta la maisonnette et se trouvadehors, dans la nuit froide.

Le sentiment de la réalité reprit possessionde lui. Il vit au passage le petit teilleur se mouvoir comme unpantin désarticulé sur ses planches à bascule et l’entenditfredonner sa chanson dans l’ébrouement de la roue tournoyante. Ileut à nouveau l’impression de quelque chose d’honnête et de digne,très au-dessus des préoccupations égoïstes qui l’avaient amené là.Il se sentait allégé d’un grand poids et néanmoins il n’était pascontent de lui. Il ne savait pas encore clairement ce qu’ilvoulait. Il craignait le désenchantement pour soi-même et pour lesautres. Son esprit demeurait trouble et un vague remords continuaitde lui ronger l’âme. Il avait bien agi, certes ; oui et non.Il venait d’oser un acte d’honnêteté et de franchise ; maistout à l’heure, en rentrant, il allait encore simuler, mentir. Ilentrevoyait la lutte inévitable et longue qui l’attendait.

Par un détour il rentra au village et passadevant la demeure cossue des trois demoiselles Dufour. Il songea àl’existence de ces trois vierges revêches qui, elles aussi,menaient une existence incolore et ratée.

Elles étaient là, demeuraient là, isolées dansla monotonie mortelle du milieu villageois. Que diraient-elles demoi si elles savaient d’où je viens ? pensa-t-il. Enimagination, il voyait les lèvres prudes se contracter, et le rougede la pudeur offensée se répandre sur leurs joues pâles.N’avaient-elles donc jamais une révolte des sens ?

N’éprouvaient-elles jamais le besoin éperdud’enlacer un homme, de lui plaquer les lèvres sur la bouche, commeil faisait avec Sidonie ? Il resta planté un moment, immobile,les yeux fixés sur la belle maison.

Les murs blancs se teintaient vaguement d’uneclarté lunaire entre le noir des sapins environnants et, derrièreles stores baissés de deux fenêtres, se dessinaient dans la nuitdeux rectangles de lumière. M. Triphon se dit que, sans doute,elles se tenaient là, réunies toutes les trois autour d’une table.A quoi faire ? Lire ? Coudre ? Bavarder ? Ilsentait avec une intensité cuisante l’inutilité totale de ces troisexistences dévoyées autant que la sienne. Pourquoi ses parentsn’avaient-ils jamais fait une tentative pour le rapprocher de cesjeunes filles ? N’étaient-ils pas faits pour se comprendre,dans leur isolement réciproque ? Si ses parents s’y étaientpris à temps, la regrettable aventure avec Sidonie ne seraitprobablement jamais arrivée. A présent c’était trop tard. Ellessavaient tout et elles le méprisaient. Elles avaient horreur delui.

Découragé, M. Triphon poursuivit sa routedans le silence de la rue déserte. Dans la fabrique, tassée commeune bête sombre, les lourds pilons dansaient et bombardaient ;la machine à vapeur faisait entendre des gémissements et dessoupirs. M. Triphon baissait la tête. C’était comme si tout cebruit et toute cette tristesse lui retombaient sur le cœur. Lasilhouette noire de Kaboul, qui le précédait, dessinait sa taillede gnome à la lueur de la lanterne dans la haute remise ; etle petit chien s’arrêta une seconde, tourné vers son maître, pourvoir s’il entrerait dans la « fosse aux femmes ». Elles ychantaient, derrière les vitres troubles, avec des voixnasillardes, de mélancoliques chansons flamandes. M. Triphonn’eut pas la moindre envie d’entrer. Il passa devant l’atelier,sans même y jeter un regard et s’arrêta près de l’écurie, où ilentendait le bruit d’une querelle entre Pol et le « PouletFroid ». Pol était pris de boisson, selon son habitude ;et, sur un ton menaçant, il rabrouait le « PouletFroid », qui ne répondait que par monosyllabes, en jetant dela paille fraîche sous les pieds des chevaux.

M. Triphon passa. Ils n’avaient qu’à sedébrouiller. Il entra dans le vacarme de la « fosse auxhuiliers », où les six hommes, luisants d’huile, se démenaientdevant les pilons trépidants. Ils s’amusaient de Feelken, quifaisait « Fikandouss-Fikandouss ! » et de Léo,poussant tout à coup son rugissement féroce, son terrible« Oooo… uuuu… iiii… », qui faisait tant enragerM. de Beule, lorsqu’il l’entendait du fond de la maison.La joue gauche d’Ollewaert était bossuée par une chiqueénorme ; et Pee et Miel s’en vinrent en souriant, d’un pastraînant, vers les huiliers : Pee tout blanc de farine commeun saint Nicolas couvert de neige, et Miel, l’air plus bête quenature avec ses cheveux épais bas sur le front, ses petits yeuxtrop rapprochés et bigles. Free le considéra une seconde d’un œilfixe, puis lui cria à la face un « espèce deveau ! » qui fit rire les autres à se tordre. Berzeel,qui s’était encore battu le dimanche précédent, portait au mentonune cicatrice noirâtre, plaquée là comme une sangsue ; etPierken se tenait près de lui, lèvres closes et sourcils froncés,absorbé comme toujours dans les questions sociales et ses idéesnourries par son petit journal.

M. Triphon s’empressa de filer par uneporte de communication intérieure. Il y surprit Bruun, lechauffeur, qui espionnait par une fente ; mais, sans faireautrement attention à l’incorrigible mouchard, il passa et, par lejardin sombre, rentra à la maison. Lorsqu’il ouvrit la porte duvestibule il entendit les pilons se ralentir et la machine à vapeurexpirer dans un dernier soupir.

Le souper était prêt. M. de Beule,l’air maussade, déjà se dirigeait vers la salle à manger, suivi desa femme, qui l’observait d’un air inquiet. Eleken vint servir etils prirent leur repas en échangeant de rares paroles.

Encore un jour qui s’achevait, semblable àtant d’autres jours en leur invariable monotonie.

Chapitre 12

 

Cela devint très vite une habitude…. D’aborddeux fois par semaine, puis trois fois et bientôt quatre à cinqfois, M. Triphon se rendait le soir, dans l’obscurité, à lamaisonnette du jardinier.

Il y trouvait un chaleureux accueil, unbien-être, dont la douceur lui manquait tant à la maison. Il avaitsa place désignée, à la petite table des dentellières, à côté deSidonie ; il y était tout à fait à l’aise, reçu par tous commes’il était de la famille. De temps en temps il régalait la mère etles jeunes filles de punch ou de limonade, qu’il apportait enfouisdans les poches de son pardessus. Alors la joie était grande, lesjoues s’empourpraient, les yeux brillaient. Parfois, il avait envied’être seul un moment avec Sidonie ; mais, comme il y avait làses sœurs, il allait quelques instants avec elle dans la petitechambre à coucher près de la cuisine. D’abord, la mère s’y étaitrésolument opposée. S’ils désiraient être seuls, ils n’avaient qu’àsortir. Ce qu’ils firent au début ; mais Kaboul les gênait, enjappant et donnant la chasse au chat ; ou bien il pleuvait ouneigeait ; ils avaient peur aussi d’être vus par les voisins.En vérité, c’était presque impossible par ce temps d’hiver ;et en fin de compte la mère se résigna, bien qu’à contre-cœur, àleur céder la petite chambre. Dès lors ce fut réglé : dèsqu’il entrait, Sidonie quittait sa chaise et son coussin et lesuivait dans la chambrette. Les petites sœurs continuaient àtravailler avec diligence : on entendait sans interruptiontambouriner les petites bobines sur le papier glacé des coussins.Sitôt qu’elles s’arrêtaient, ne fût-ce qu’une seconde, la maman,bourrue, leur ordonnait de continuer. Elle était fort irascibledans ces moments-là, et quand M. Triphon et Sidonies’attardaient un peu trop à son gré, elle se mettait à faire dutintamarre avec les pelles et pincettes et ses casseroles autour del’âtre. Même après qu’ils étaient rentrés dans la cuisine, samauvaise humeur persistait quelque temps ; elle allait etvenait à pas fébriles qui maugréaient. Les petites sœurs alorsn’osaient plus lever la tête et s’absorbaient, les yeux brillantset fixes, dans leur besogne. Lorsque le père ou Maurice setrouvaient par hasard à la maison, les visites à la chambretten’avaient pas lieu.

Quant à ses projets d’avenir, M. Triphonn’en parlait pas, et personne, du reste, ne l’interrogeaitlà-dessus. De part et d’autre, on paraissait satisfait de lasituation présente ; plus tard elle se dénouerait d’elle-même.Il y avait entre eux une sorte d’accord tacite :M. Triphon continuerait à venir chez eux et s’occuperait deSidonie et plus tard de l’enfant. Savoir s’il l’épouserait, celademeurait dans le vague. Il fallait voir, attendre. Tout ce qu’ilavait promis, solennellement, un soir de vive effusion et detendresse, c’est qu’il n’en épouserait jamais d’autre. Celasuffisait. Ils étaient contents. Ils acceptaient la chose. La mèren’y avait mis qu’une seule condition : pas d’autre enfant,avant de l’avoir épousée. Il en avait fait la promesseformelle.

Le père et Maurice non plus ne voyaient pasd’inconvénients graves à ses visites répétées. Le père avait biendit qu’il fallait se tenir sur ses gardes, se méfier des voisinsjaloux et de leurs commérages ; mais il n’avait pas autrementinsisté. Il ne comptait pas pour beaucoup dans la maison, le père.Généralement, on le mettait au courant des choses après qu’ellesétaient arrivées ; et il s’en arrangeait. Maurice signifiaitmoins encore. D’habitude on ne lui disait rien et il n’en demandaitpas plus. On lui laissait simplement le loisir de constater le faitaccompli, si ça l’intéressait. En fait, les deux hommes ne savaientpas que M. Triphon venait si fréquemment chez eux. Par ceslongues soirées d’hiver, il pouvait arriver de bonne heure et êtrereparti avant l’heure de leur retour. Et, lorsqu’ils ne trouvaientpas M. Triphon chez eux en rentrant, la plupart du temps ilsne s’informaient pas de sa visite ; les femmes, de leur côté,s’étaient entendues pour n’en rien dire, si les hommes ne posaientaucune question. Lorsque M. Triphon y était encore au momentoù père et fils rentraient, les choses se passaient à peu prèscomme la première fois : on se saluait avec un peu degêne ; on échangeait quelques banalités sur le temps et laprochaine moisson ; puis, distribution généreuse de cigares,qui étaient toujours acceptés avec le plus vif empressement. Aprèsquoi, M. Triphon prenait bien vite congé, pour ne pas lesgêner pendant qu’ils prenaient leur modeste repas. Père et filsétaient résignés aussi bien que la mère et les sœurs ; ils sesentaient trop las pour se tourmenter l’esprit à des histoires. Lemal était fait. Évidemment, il eût mieux valu que cela ne fût pasarrivé ; mais elle n’était ni la première ni la dernière quise trouvait dans le même cas. Et il y avait du moins uneconsolation : il serait riche plus tard et toujours à même deprendre généreusement soin d’elle et de l’enfant. Du reste, ilavait déjà fait preuve de grande générosité. Il donnait à Sidonieet à sa mère à peu près tout l’argent dont il disposait. Vraiment,il ne pouvait pas faire mieux pour le moment.

L’accident qui arrivait à Sidonie aurait putout aussi bien être l’œuvre d’un garçon sans le sou, et alors lesconséquences auraient été infiniment plus graves. Cette idée étaitplutôt réconfortante. Et, sans en convenir entre eux, le père et lefils souhaitaient parfois que M. Triphon vînt un peu plusfréquemment les voir, à cause des bons cigares….

Chapitre 13

 

Ainsi se passa l’hiver. Il y eut d’abord desjours sombres, avec de lourds nuages, qui flottaient bas, commes’ils étaient chargés de boue ; puis vinrent la neige et lagelée ; puis le dégel, puis encore de très fortes gelées,suivies d’une neige abondante par un vent glacial. Toute la contréeétait ensevelie sous l’immense nappe blanche, les maisonnettessemblaient plus petites et prenaient des tons décolorés au milieude tout ce blanc. La fumée des cheminées était fauve et bistre dansle gris opaque du ciel.

Les gens restaient chez eux, s’acagnardaientaux coins de l’âtre, dans un besoin d’intimité et de bien-être. Lesgrandes chambres des maisons cossues restaient glacées etsombres ; la bonne chaleur vivifiante se gardait sous lessolives basses et enfumées des humbles chaumines ; et chaquefois que M. Triphon entrait dans la maisonnette de Sidonie, ily goûtait une sorte d’intimité douillette qui n’existait pas chezses parents et qui l’y retenait comme une longue et douce caresse.Il aurait bien voulu y rester toujours, la pipe aux lèvres, Kaboulroulé en boule à ses pieds, les jambes allongées vers la flammedansante de l’âtre, où ses yeux suivaient des pensées pleines decharme, l’esprit bercé par le tambourinage léger des bobines, quirebondissaient sur le carton glacé des coussins de dentellière. Ileût voulu y vivre, toujours, toujours, simplement et humblement,comme eux vivaient ; il eût voulu partager leur frugal repasdu soir, s’amuser doucement au bavardage des jolies filles, puis ydormir devant le feu, avec Sidonie dans ses bras. Pourquoi cela nese pouvait-il pas ? Pourquoi ne pouvait-il rester là,simplement et naturellement, comme Kaboul et Minou, d’abord desennemis farouches, et maintenant des amis inséparables, enroulésensemble sur les dalles, devant la bonne chaleur du feu ? Ilss’y endormaient comme des êtres humains et M. Triphoncontemplait ce spectacle en souriant, presque avec une pointe dejalousie.

La vieille horloge, droite et raide comme uneaïeule desséchée dans son coin, comptait de son tic-tac lent etmonotone ces instants de reposant bonheur qui s’égrenaient dans lenéant. Le rouge de la flamme se reflétait en danses capricieusessur les cuivres luisants et les étains ternis le long desmurs ; le plafond bas aux solives brunes était comme unecuirasse de protection et de sécurité, qui ne laissait rien entrerde l’inclémence du dehors, ne laissait rien échapper du charme etdes délices du dedans. Parfois il se sentait là comme sur une îlebienheureuse, seule au milieu d’une mer mauvaise, gonflée depérils.

Car, chaque fois, il y avait risque pour lui às’y rendre, et risque aussi à s’en retourner. La neige rendait lesnuits trop claires ; chaque silhouette se détachait avec uneinquiétante netteté. Il était presque impossible qu’on ne l’aperçûtpas quelque soir. Avec les jours plus longs, le danger grandissait.Comment s’arrangerait-il lorsque, le printemps et l’été venus, lesgens restaient parfois, jusque tard dans la nuit, à prendre lefrais devant leur porte ? Problème qui lui paraissaitinsoluble et auquel il préférait ne pas penser encore.

Chapitre 14

 

Un soir qu’il était assis là, comme de coutumeà fumer sa pipe, auprès des dentellières, des pas lents résonnèrentau dehors, sur le dallage de briques le long du mur. Puis quelqu’unsecoua la neige de ses sabots et des doigts discrets frappèrentdoucement à la porte.

– Mon Dieu ! Qui ça peut-il être !s’écrièrent les jeunes filles inquiètes.

Bien sûr, ni le père, ni Maurice. Ce n’étaitpas encore leur heure et ils ne frappaient pas à la porte pourentrer.

– Continuez votre travail ; j’irai voir,dit la mère, elle-même troublée.

Elle alla vers la porte. Les bobines, uninstant arrêtées, recommençaient à tambouriner tout doucement.

– Qui est là ? cria-t-elle d’une voixaigre.

– C’est moi, Ivo, répondit du dehors une voixenjouée.

– Mon Dieu ! C’est Ivo, notre voisin.Vite, M. Triphon, cachez-vous dans la chambre ! ditSidonie à voix basse.

M. Triphon se leva d’un bond, entra danslà chambre. Mais il en ressortit aussitôt, pour prendre Kaboul, quiétait resté endormi devant le feu. Au même moment, la mère ouvraitla porte et Ivo, en entrant, se trouva nez à nez avecM. Triphon. Les yeux de la mère s’écarquillèrent d’angoisse etles jeunes filles ne purent réprimer un léger cri.

Ivo, qui entrait en souriant, était le petitteilleur de lin d’à côté, que M. Triphon voyait chaque soir enpassant, dans son réduit poussiéreux, en train de se démener sur saplanche à bascule en fredonnant une chanson, comme s’il netravaillait que pour son plaisir.

Ainsi que tout le monde au village, ilconnaissait bien M. Triphon, et une stupéfaction profonde,mêlée de gêne, parut sur ses traits, quand il le vit là, d’unefaçon aussi soudaine et inattendue. Un instant, il se figea dansune immobilité complète, bouche bée et les yeux ronds, puis il eutun mouvement comme pour déguerpir. Il se ressaisit néanmoins,prononça d’une voix timide un « Je ne dérange pas », puiss’avança d’un pas hésitant. Des flocons de neige restaient collés àsa casquette et ses épaules ; et, à le voir là, saupoudré deblanc par-dessus la couche de poussière jaunâtre qui le couvraitdes pieds à la tête, avec ses petits yeux bleus rieurs et sa barbejaune où la neige fondante faisait scintiller de menues étoilesd’argent, il faisait penser à un drôle de bon petit saint Nicolaspour rire, descendu, au grand plaisir des enfants, des froidsnuages sur la terre. Après un « Bonsoir, tout le monde »,il refusa de s’asseoir, parce qu’il n’avait pas le temps. Il sortitune petite bouteille de sa poche et demanda à la mère Neirynck sielle ne voulait pas lui prêter un peu d’huile. Il n’en avait pluset il lui fallait absolument teiller ce soir encore une ou deuxbottes de lin.

– Mais oui, mon gars Ivo, mais oui, réponditla mère Neirynck, contente de pouvoir lui rendre service etd’acheter peut-être ainsi sa discrétion.

Elle lui prit des mains la petite bouteille etfut la remplir à la jarre, dans l’arrière-cuisine.

– Je crois qu’il neige, dit M. Triphon,sentant qu’il devait dire quelque chose. Je crains que ça nerecommence à tomber dru, ajouta-t-il avec un regard inquiet versles volets fermés.

– Oui, n’est-ce pas, m’sieu Triphon, réponditaussitôt le petit teilleur. C’est trop, pas vrai ? Faudrait dutemps sec à présent.

Les jeunes filles, les joues en feu et agitantfiévreusement leurs bobines, se mêlèrent à la conversation.

– Le pire, c’est pour les labours deprintemps, dit Sidonie.

– Oui, surenchérit M. Triphon ; etles charretiers donc, avec leurs gros chariots le long des routes.Chaque jour je suis étonné de voir rentrer les nôtres.

– Oui mais, et quand le dégel viendra !…ajouta Ivo d’un ton important.

Les petites sœurs hochaient la tête d’un airgrave et tout le monde était d’accord qu’un temps pareil, s’ildurait, c’était la ruine. La conversation tournait aux plus sombrespronostics, comme de vieilles gens avec leur crainte enfantine demalheurs imaginaires. On eût dit que M. Triphon était venuchez les Neirynck uniquement pour épiloguer sur ce chapitre sansfin et que tout le reste était sans intérêt pour lui. La mèrerentra avec la fiole remplie et la tendit au petit teilleur. Ilsourit largement dans sa barbe blonde et se confondit enremerciements, promettant de rendre l’huile sous peu. Ça nepressait pas, assura la mère Neirynck ; et M. Triphon,sortant son étui, lui demanda s’il désirait fumer un cigare.

– Ah ! m’sieu Triphon, ça n’est pas derefus, vous savez ! répondit le petit teilleur, dont toute laphysionomie s’épanouit d’une joie gourmande.

Il riait d’aise, comme un tournesol radieux,dans sa barbe blanche, M. Triphon lui donna trois beauxcigares, avec lesquels il disparut dans la nuit neigeuse, rianttout haut et titubant de joie.

– Il ira raconter qu’il vous a vu ; c’estun petit bavard, dit la mère d’un air anxieux en revenant de fermerla porte.

– Je le crains aussi, réponditM. Triphon, la mine très abattue.

Les jeunes filles n’étaient pas aussipessimistes.

– Il se taira à cause des cigares, pour enavoir encore à l’occasion, dit Sidonie.

Ses petites sœurs étaient du même avis. Ilavait intérêt à se taire.

Mais la mère demeurait méfiante. « C’estun tel petit bavard ! » répétait-elle en hochant latête ; et, pour la première fois depuis qu’il venait là,M. Triphon, inquiet, eut l’impression d’un grand dangerimmédiat qui menaçait son tranquille et doux bonheur. Il nes’attarda pas ce soir-là. Il ne se sentait plus en sécurité. Sesadieux à Sidonie eurent quelque chose de triste et d’oppressé,comme s’il ne devait plus la revoir.

Il neigeait à gros flocons quand il seretrouva dehors ; et aussitôt il entendit, dans le ronron del’écoussoir, fredonner le petit teilleur qui s’était déjà remis àl’ouvrage. Un instant il s’arrêta, se demandant s’il ne ferait pasbien d’entrer dire un mot au bonhomme. Après une minuted’hésitation, il résolut de n’en rien faire. Moins on le voyait,mieux cela valait. Il passa sur la pointe du pied, en risquant unregard furtif dans la petite baraque où Ivo, sur la planche àbascule, se démenait dans le bruit et la poussière, en chantantcomme s’il trépignait de joie. M. Triphon sourit. Les floconsde neige avaient l’air de voltiger comme des papillons blancs versla lumière de la grangette ; il eut l’impression que là-haut,dans le ciel sombre, travaillaient d’autres teilleurs innombrables.Ils étaient animés par la chanson d’Ivo ; et tout cela sefondait en une harmonie étrange, où il y avait de l’allégresse etaussi de la douleur.

Chapitre 15

 

Ce fut peu de jours après cette aventure queM. Triphon crut remarquer un changement dans l’attitude desouvriers de la fabrique à son égard.

Ils l’observaient parfois avec un sourirebizarre, énigmatique et Feelken prit pour habitude, chaque foisqu’il l’apercevait, de lancer son« Fikandouss-Fikandouss », à quoi Léo répondait par un« Oooo… uuuu… iiii » rugissant. Les autres riaient :Free, immobile, perdu dans ses pensées, devant les pilonsrebondissants ; Berzeel, parfois bruyant et violent. Ollewaerts’enfonçait dans la bouche une chique énorme, comme s’il allaitl’avaler ; et même ce Poeteken, d’ordinaire si tranquille etsi timide et qui avait fini par épouser « La Blanche »,s’oubliait à regarder M. Triphon avec des yeux brillants etvifs, qui semblaient receler un monde de sensations intimes. Pee,tout blanc comme un bonhomme de neige, quittait volontiers sesmeules cliquetantes pour se mêler aux choses mystérieuses qui semanigançaient près des pilons et Bruun était constamment derrièrel’une ou l’autre porte, à écouter et espionner. Seul, Pierken,comme toujours absorbé par les graves problèmes sociaux qu’ilétudiait dans son petit journal, ne s’occupait de rien ; etMiel, cette espèce de veau, qui ne comprenait goutte à ce qui sepassait, restait là, bouche bée et immobile, à regarder auprès desautres.

M. Triphon devenait chaque jour plusméfiant. Il avait l’impression qu’il se tramait quelque chosecontre lui et s’inquiétait de ne rien découvrir. Son instinctl’avertissait de bien se tenir sur ses gardes.

Le petit teilleur avait-il bavardé, comme lecraignait la mère Neirynck ?

Savait-on, à la fabrique, qu’il continuait àfréquenter Sidonie et allait chez elle ? M. Triphon,désespérant d’élucider le mystère dans la « fosse auxhuiliers », chercha à s’enquérir dans la « fosse auxfemmes ».

Il y apprendrait peut-être d’avantage. Mais làaussi lui fut opposée une attitude à laquelle il ne s’attendaitpas. Dès que les ouvrières apercevaient seulement le bout de laqueue de Kaboul, les conversations, qui allaient grand trainjusqu’à ce moment-là, s’arrêtaient net. Au moment où il entrait,plus un mot ; ou bien, ce qu’elles disaient alors était d’unetelle banalité que l’on n’aurait pas eu l’idée d’écouter ou de semêler à la conversation dans le fallacieux espoir d’apprendre riende sérieux. De même, la façon d’être des charretiers avait changé.Pol faisait de drôles d’allusions lorsqu’il était ivre ; et le« Poulet Froid » parlait avec une emphase bruyante detoutes sortes de bonnes choses que pouvaient se permettre les gensriches dans ce monde. Assez souvent Justin-la-Craque et son aideKomèl venaient se mêler à l’entretien ; et alors cela devenaitfou. Justin racontait des histoires à tomber à la renverse ;Komèl y ajoutait un mot de temps en temps, avec ses yeux aqueuxd’ivrogne fixés avec un intérêt étrange sur M. Triphon, et sonlong nez rouge qui semblait rire tout seul dans sa face desuie.

Enfin, à la maison aussi, M. Triphon puts’apercevoir d’un changement, qui y rendait l’atmosphère encorebeaucoup plus pesante qu’elle n’était déjà. M. de Beulerôdait par les couloirs et les pièces, gros de rage concentrée, eton voyait bien que sa femme était dans l’abattement et souvent nesavait comment s’y prendre pour n’être pas rabrouée méchamment parson mari. Une sourde irritation suintait des murs ; etSefietje qui, tel un baromètre, annonçait toujours avec exactitudeles variations d’humeur de la famille, allait et venait en silenceavec des soupirs. Quant à la deuxième servante, Eleken, on ne lavoyait presque plus. Dès que son ouvrage était fini, elle allait secacher on ne savait où ; c’est à peine si on entrevoyaitparfois un bout de sa jupe, en fuite derrière un mur ou une porte.Quelque chose de très angoissant couvait partout ; et, sansrien savoir de précis, M. Triphon ne doutait pas que l’oragene fût près d’éclater sur sa tête.

Chapitre 16

 

Il éclata, et, bien qu’attendu, plusbrusquement et avec plus de violence que M. Triphon n’eûtpensé. Il éclata un dimanche soir, au moment où M. Triphonsortait pour aller voir Sidonie.

Accompagné de Kaboul, il avait déjà la mainsur le bouton de la porte, quand tout à coup M. de Beule,surgissant de son bureau, lui demanda d’un ton bref :

– Où allez-vous ?

M. Triphon perdit la tête. Depuis desmois son père ne lui adressait plus la parole, ne s’occupait pas delui, répondait à peine, par un grognement hargneux, à son salutmatin et soir. M. Triphon fut tellement interloqué par cechangement soudain qu’il resta quelques instants immobile, la mainsur le bouton de la porte, sans trouver de réponse.

– Eh bien ? Vous n’avez pascompris ? Je vous demande où vous allez ? répétaM. de Beule d’un ton acerbe.

– Faire un petit tour, dit à la finM. Triphon en regardant son père d’un air mal assuré.

– Un tour chez les garces ! tonnaM. de Beule avec fureur.

Et, d’une voix menaçante,autoritaire :

– Vous resterez ici, nom de nom ! Ou bienvous ne remettrez plus les pieds à la maison !

– Comme vous voudrez, répondit M. Triphonsans se fâcher ni demander aucune explication.

Et, lentement, il rebroussa chemin.

Mais la colère de M. de Beule nes’apaisait pas devant pareille humilité ; il bouillonnaitintérieurement ; tout son être frémissait. Sa femme, qui deloin l’avait entendu « partir » en face de son fils,accourut en larmes, avec des gémissements. M. Triphon compritnettement qu’ils savaient tout et qu’une scène violente devaitavoir eu lieu déjà entre les deux époux. M. de Beule, seretournant contre sa femme, à nouveau l’abreuva de violentsreproches, comme si elle seule était la cause de tout. C’était ellequi l’avait ainsi élevé ; elle qui toujours s’était montréefaible, beaucoup trop faible pour ce fils aux mauvaispenchants ; elle qui en avait fait un fainéant ; elle quiavait introduit dans la fabrique cette fille… cette… cette roulure,cause unique de toute leur honte et de tous leurs malheurs.M. de Beule, « partait » comme un dément ;il ne se possédait plus ; sa femme ne cessait de pleurer et degémir, tandis que M. Triphon, devant cette violente sortie,demeurait stupéfait de les voir ne rien ignorer, jusqu’aux moindresdétails, de ses escapades réitérées. Évidemment, ils étaientrenseignés depuis longtemps ; et cela avait dû fermenter etbouillonner en eux, alors que lui vivait dans la douce et trompeuseillusion qu’ils ignoraient tout. Le nom de Sidonie ne fut même pasprononcé. C’était du reste bien superflu. Tous comprenaientparfaitement, encore que M. de Beule, en laissantdéborder sa rage et son mépris, employât parfois le pluriel dansses invectives, comme si son fils se fût compromis avec uneribambelle de femmes perdues. Enfin, en quelques mots secs, hachés,il dicta ses conditions : Rompre sur-le-champ avec cette femmeet retourner à une existence convenable, ou quitter la maisonimmédiatement, sans rémission ni retour. « C’est la fable detoute la commune ! » rugit-il. « Je n’ose plus memontrer dans la rue ! Les honnêtes gens me tournent ledos ! »

M. Triphon sentit comme un froid glacialqui le pénétrait jusqu’aux moelles, ainsi qu’une faiblesse étrangequi lui coupait les jambes. Il avait bien eu certaines craintes,cette sensation vague et angoissante que l’aventure ne pouvait pasdurer ainsi, indéfiniment. Mais il n’aurait jamais cru, non,jamais, en être déjà à ce point d’avoir à choisir sans plus feindreni tergiverser ; choisir, comme on choisit entre la vie et lamort….

Que faire maintenant ? Où aller, quedevenir, à présent que le fil était si brusquement, si brutalementtranché entre elle et lui ? C’était le fil même del’existence. On venait de lui enlever soudain tout… tout ce quivalait la peine de vivre. Son esprit chancelait ; il étaitétourdi par ce vide immense, cet abîme de néant qu’il sentait toutà coup en lui, là même où, l’instant auparavant, s’entassaientencore des trésors de joie. Il aurait voulu s’indigner, défendreson bonheur, se révolter avec rage contre les obstacles et il n’enavait plus la force. Il ne sentait plus que sa faiblesse : soninfinie, son impuissante et désespérante faiblesse.

– C’est bien, dit-il soumis ; c’estbien.

Et il le répéta encore comme si, dans sa noiredésolation, il ne trouvait plus d’autres mots : « C’estbien ; c’est bien ! » Tout de même, en une révoltesoudaine, il se fâcha. Il lança un regard mauvais à son père etgronda, tout frémissant :

– Pas besoin de faire tant de boucan.

M. de Beule ne répondit pas. Sansdoute estimait-il en avoir assez dit.

Les épaules gonflées, il rentra dans sonbureau, pendant que sa femme, les mains jointes, implorait des yeuxM. Triphon. Sefietje, les pommettes rouges d’agitation, parutdans le couloir pour demander un détail à Mme de Beuleconcernant le souper ; le bout de la jupe d’Eleken disparut encoup de vent derrière une porte. Kaboul, surpris que son maîtren’eût pas ouvert la porte d’entrée, d’impatience se mit à baillertout haut. Muche, qui était resté dans le couloir, vint flairerméticuleusement son collègue, comme si c’était un chien étrangerqu’il rencontrait là pour la première fois. Rassuré par son examen,il se mit à gratter à la porte du bureau de M. de Beule.Celui-ci l’entr’ouvrit, le petit chien se faufila par l’ouvertureen frétillant de la queue et la porte se referma avec un bruit sec,au son hostile dans l’oppressant silence.

On eût dit que la maison même grondait,menaçante et hargneuse.

Chapitre 17

 

Les jours qui suivirent furent sinistres.M. Triphon avait l’impression qu’il était surveillé, espionné,suivi, partout où il allait. Il n’avait plus confiance enpersonne ; et sa haine contre le petit teilleur était féroce,car il ne doutait pas un seul instant que celui-ci n’eût toutébruité.

Il n’avait plus revu Sidonie. Il n’osait yretourner. Mais il lui avait tout expliqué dans une lettre et,surexcité par tant d’obstacles, fait le serment solennel quejamais, quoiqu’il arrivât, il ne la quitterait.

Il jurait de la revoir malgré tout, de mêmeque rien au monde ne l’empêcherait de s’occuper d’elle et del’enfant qui allait naître ; seulement, il lui fallait prendrepatience, attendre que les circonstances devinssent plusfavorables. Il lui disait comme il était désolé de ne plus allerchez elle, de ne plus avoir de ses nouvelles ; mais cela aussireviendrait, avec le temps, quand l’orage se serait peu à peuapaisé.

Dans l’usine, sur les physionomies et dans lafaçon d’être des ouvriers à son égard, il pouvait observer, etpresque lire, l’effet produit par la scène à la maison. Évidemment,ils étaient au courant de tout et ils le narguaient en silence,parfois avec de vagues allusions, le plus souvent d’un simpleregard ou d’un sourire et toujours avec une joie maligne. Feelken,par exemple, avait maintenant un petit ton spécial et agaçant pourprononcer son « Fikandouss-Fikandouss », lorsqu’ilapercevait M. Triphon ; de même que Léo mettait on nesait quel insupportable sous-entendu moqueur et sournois lorsqu’illançait, en nuance quelque peu atténuée, son odieux « Oooo…uuuu… iiii ». Il supportait mal le regard fixe et le souriremuet de Free, Berzeel et Ollewaert ; et, un jour, sa fureuréclata devant la face stupide de Miel, qui était là à bayer devantlui, immobile, comme s’il considérait une bête curieuse.

– Espèce de veau ! Qu’est-ce que tu as àme bayer ainsi à la figure ! s’écria-t-il d’une voix tonnante,avec des yeux furibonds.

– Ha… ha… sais pas, moi ! s’effara Miel,abasourdi.

– Occupe-toi de ton travail, nom deDieu ! grogna M. Triphon en lui tournant le dos.

Cette sortie inattendue ne manqua pas de faireimpression. Les visages des ouvriers devinrent tout à coup sérieuxet ils n’eurent plus d’attention que pour leur besogne. Un brefinstant M. Triphon sentit en lui la force et le prestige d’unevictoire remportée. Tout plein de lui-même, fier, il quitta la« fosse aux huiliers » et s’achemina à travers la courvers la « fosse aux femmes ». Mais avant d’en atteindrela porte, il s’arrêta, l’oreille tendue, les sourcils froncés decolère.

Derrière son dos, dans l’huilerie,retentissait un vacarme de possédés.

Léo rugissait à tue-tête son abominable« Oooo… uuuu… iiiii… » et le« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss » de Feelken faisaitrage, pendant que les autres riaient, gueulaient, chahutaient,comme en une folie d’émeute.

– Nom de nom de nom de Dieu ! répétaitM. Triphon en trépignant de fureur.

Dans la cour arrivait Justin-la-Craque avecune barre de fer, suivi de son aide Komèl, qui portait une pince etun marteau. Tous deux étaient visiblement sous l’influence de laboisson. Justin se planta devant M. Triphon, le regardafixement de ses yeux vitreux, et commença à fredonner en sourdineson obsédant O Pépita. Il s’arrêta net, grinça des dentset, comme en un accès de rage concentrée :

– Ooooo… Monsieur Triphon ! Oooo…monsieur Triphon, si vous saviez ce que moi je sais !

– Qu’est-ce que vous savez, Justin ?demanda M. Triphon agacé.

– Oooo… Pépita ! Pépita !Pépita ! gronda l’ivrogne en sourdine.

Puis, brusquement, très haut, avec une petitevoix d’enfant :

– Ooooo… Pépita ! Pépita !Pépita !

– Et puis, qu’est-ce que vous savez ?insista M. Triphon impatienté.

Justin-la-Craque secoua la tête avec véhémenceet ne dit plus rien. Il se hâta vers la fabrique, comme s’iln’avait plus une minute à perdre ; et Komèl le suivit, hochantla tête en souriant, avec un drôle de frétillement de son long nezrouge, qui faisait penser à un bec de dindon. Tous deux disparurentdans le vacarme assourdissant de la « fosse auxhuiliers ».

Soudain apparut la queue en trompette deMuche, suivi de M. de Beule, gonflé, cramoisi, terrible.Il fronça comme un ouragan dans l’huilerie et aussitôtM. Triphon l’entendit « partir » avecfrénésie ; les perturbateurs avaient leur compte. Le bruit deses éclats de voix dominait le tonnerre trépidant des pilons. Ilhurlait, comme toujours, qu’il flanquerait tout le monde à laporte, et, hoquetant de rage, il revint avec Muche dans la cour,bouscula M. Triphon en jurant et se précipita dans la« fosse aux femmes », où il recommença à« partir » avec ardeur, bien qu’elles ne fussent pourrien dans l’affaire.

M. Triphon s’en alla prudemment avecKaboul faire un tour au jardin.

Chapitre 18

 

Le cher printemps allait venir….

Les derniers vestiges de la neige, quitraînaient encore, des semaines après le dégel, ça et là surl’herbe des prés, comme des loques blanches oubliées, avaient enfinfondu. Toute la terre délicieusement reverdissait, dégageait sesarômes grisants au tiède soleil d’avril. Les coucous jaunes et lesanémones blanches fleurissaient déjà le long des ruisseauxredevenus limpides ; et l’herbe, par places encore mouillée etimbibée comme une éponge, s’étoilait d’innombrables pâquerettes. Leciel, devenu bleu, paraissait très haut, très haut ; et lesalouettes, invisibles ou pas plus grosses en apparence que desmoucherons, y chantaient… chantaient, partout… partout… comme si laterre et le ciel se mettaient à chanter. Aux branches des peupliersse gonflaient les bourgeons ; de loin on eût dit de grandesperruques blondes, avec des papillotes. Et déjà on voyait despapillons, blancs ou jaune-citron, avec des ailes toutes fraîches,toutes neuves, dépliées pour la première fois.

M. Triphon était d’humeur mélancolique.Son état d’âme et le renouveau accusaient la discordance. Ilpensait à Sidonie et une émotion attristée le serrait à la gorge.Il songeait aussi à l’amour en général et sentait lui peser sasolitude. Cela aurait été si bon, dans ces premiers beaux jours deprintemps, d’avoir à côté de soi une femme aimée. Si bon de ne pasaller son chemin tout seul et perdu de par le monde, alors que tousles êtres vivants se rejoignaient irrésistiblement dans l’amour. Sibon, à l’heure douce et mystérieuse du crépuscule, où la terres’estompait en gris-fauve et le ciel prenait des teintes verdâtres,d’être assis auprès de Sidonie devant sa petite porte à regarderles étoiles naissantes et à respirer l’odeur des champs. Et il eûtété bon aussi, sans doute, de se promener dans le beau grand jardinfamilial avec Joséphine Dufour en faisant ensemble de beaux projetsd’avenir : longs voyages en des pays lointains et fabuleux, oucalme bonheur au foyer, dans le confort et le bien-être. Leprintemps, c’était quelque chose de riche et de bienheureux,quelque chose qui voulait jouir, et jubiler, et chanter, voulaitpalpiter, étreindre ! Le printemps était comme une porteétincelante et sublime, toute large ouverte sur un horizon deféerie où rutilait la grande fête de l’existence : la longueet riche fête du voluptueux été, dont chacun devait avoir goûtéavant de pouvoir dire qu’il avait réellement vécu.

M. Triphon n’avait pas vécu et ne vivaitpas. Il le sentait avec une si vive amertume à cette heure !Il sentait la veulerie de son existence, seul au monde dans lamonotonie de sa jeunesse, à côté d’un père tyran et d’une mèretyrannisée. Il sentait cet esseulement avec une acuitétorturante ; il en souffrait jusqu’à la démence ; et illui faisait horreur, comme à un égaré ou un aveugle à qui l’ondirait de retrouver sa route dans un désert sans bornes. Le cherprintemps, qui devait rendre les gens heureux, lui faisait mal etil fuyait son douloureux enchantement. Il aimait encore mieux lalugubre fabrique, où d’autres malheureux passaient les radieusesjournées ; sa lourde tristesse y était en harmonie avecl’atmosphère ambiante, tel un oiseau habitué à sa cage.

Un jour qu’il y rôdait ainsi, contrôlantmachinalement l’ouvrage, le rectangle de soleil qu’y dessinait laporte d’entrée s’obscurcit brusquement comme au passage d’un nuage,et il vit la silhouette d’un homme, debout sur le seuil, quilentement s’avança vers lui, un sac plié en deux sous le bras.M. Triphon allait déjà à sa rencontre pour lui demander cequ’il désirait, quand tout à coup ses sourcils se froncèrent, et ilse retint à peine de le chasser d’un geste catégorique. L’hommedevant lequel il se trouvait n’était autre qu’Ivo, le petitteilleur de lin, voisin des Neirynck, celui que M. Triphonaccusait d’avoir jasé.

Le petit bonhomme, cependant, ne semblaitnullement se douter du sentiment qu’il éveillait. Souriant d’un airmystérieux il s’approcha de M. Triphon, avec un bonjouraimable, et lui demanda s’il pourrait avoir un petit sac de farine.M. Triphon, haineux et vindicatif, fit signe à Pee le meunierde s’en occuper, tourna les talons et s’en alla sans faireautrement attention à l’individu. Ivo, un moment interloqué, lesuivit d’un pas hésitant ; et, brusquement dans le tapage despilons, pendant que Pee remplissait le sac, il chuchota à l’oreillede M. Triphon ces mots qui le firent frissonner :

– J’ai des nouvelles pour vous, monsieurTriphon ; une lettre.

– Ah ! dit machinalement M. Triphon,pendant qu’il considérait le petit homme d’un regard stupéfait.

Et, lorsqu’ Ivo eût pris le petit sac remplides mains de Pee, il le suivit dehors, à travers la cour, jusquesous la grande porte charretière.

– Voilà, dit Ivo, dans un coin sombre, en luimettant vivement l’enveloppe dans les mains.

M. Triphon dit merci à voix basse, donnaun pourboire à l’homme et s’en fut à grands pas vers le jardin. Al’écart, à l’ombre des sapins soupirants sous la brise, il déchirale pli, le cœur battant à grands coups précipités. D’un rapideregard il parcourut les lignes, qui lui semblaient incohérentes ettroubles. Il retourna le papier d’une main fébrile et lut lasignature tracée d’une main hésitante et inexpérimentée :

Votre dévouée Élisa NEIRYNCK.

 

Il s’arrêta oppressé, le regard trouble, commesi un voile flottait devant ses yeux. D’un geste machinal de lamain à son front il essaya d’éloigner quelque chose. Puis il repritla lettre aux premières lignes et lut ces mots, qui furent commeautant de soufflets : « Un si joli petit mignon, monsieurTriphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu’ilporte votre petit nom comme nom de baptême ».

Effaré, ahuri, M. Triphon regarda autourde lui. Était-ce un rêve, ou y avait-il là, caché quelque part, unesprit moqueur qui s’amusait de lui ?

Comment ! Un enfant était né dont ilétait le père et qui porterait son nom ! Il ne comprenait pasce qui lui arrivait. Comment ne l’avait-on pas prévenu,consulté ! Était-ce possible de donner à un enfant le nom dequelqu’un sans autorisation préalable ! M. Triphon avaitl’impression qu’on se jouait de lui : l’impatience et lacolère l’envahissaient. La lettre à la main, il marcha quelquesinstants d’un pas agité sous les sapins murmurants, dans unpiétinement farouche de bête en cage. Il agirait, il lui fallaitagir, empêcher cela ; mais que faire ? Ce qu’il avaittenu secret durant de longs mois se trouvait brusquement jeté enpâture à la curiosité malsaine et à la malveillance publique….« Ah ! non ! Ah ! non ! » dit-il touthaut en se démenant sous les sapins. « Ah ! non !pas ça, pas ça ! » Mais d’abord il fallait lire la lettreen entier ; et, le dos contre un sapin, les sourcils froncéset les nerfs tendus, il lut :

« MONSIEUR TRIPHON,

« Je prends la plume en main pour vousfaire savoir que cette nuit Sidonie a mis au monde un enfant et quetout s’est très bien passé.

C’est un petit garçon et un si joli petitmignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait etSidonie veut qu’il porte votre petit nom comme nom de baptême. Ilsera déjà baptisé quand vous recevrez cette lettre et Maurice seraparrain et moi marraine. Et maintenant, monsieur Triphon, c’est leplus grand désir de Sidonie que vous venez voir le plus vitepossible votre joli petit bébé et la consoler. Elle désiretellement vous voir, monsieur Triphon, vous ne pouvez pas vousfigurer ça et vous pouvez avoir entière confiance en Ivo ;nous lui avons donné un bon pourboire et il a promis de ne pasbavarder et il montera la garde pendant que vous êtes chez nous etil viendra nous prévenir s’il y avait quelque chose. Venez doncaussi vite que possible, monsieur Triphon, vous pouvez très bien lefaire car il fait encore sombre d’assez bonne heure et vous sereztrès fier de votre beau bébé quand vous le verrez.

« Dans l’attente de votre visite, avecbien des compliments de Sidonie et de nous tous, je signe

Votre dévouée « ÉLISA NEIRYNCK, sœur deSidonie ».

 

M. Triphon respira profondément, aveceffort. Un poids immense semblait l’oppresser et lui couper larespiration. Ses mains étaient moites ainsi que son front. Il eutl’impression d’avoir beaucoup vieilli tout à coup, accablé qu’ilétait d’une responsabilité jusque-là inconnue. Il était pris entreles mailles d’un filet, il essayait en vain de se dégager.

Glissant la lettre dans sa poche il recommençaà marcher de long en large sous les sapins. Sa colère était tombée,mais toute son angoisse demeurait. Il étouffait sous les arbres, cemurmure l’exaspérait.

L’envoûtement des branches noires lui devenaitinsupportable ; il avait besoin de mouvement et d’espace, derecueillement solitaire, pour réfléchir à ce qui lui arrivait, setracer une ligne de conduite ferme et inébranlable.

Il passa le petit pont jeté sur le ruisseau,la porte dans la haie, et se trouva avec Kaboul dans les champs.Comme tout y était divinement calme et reposant ! Comme tout ysemblait bon, tout au bonheur d’exister, exempt de soucis !Les paysans étaient occupés à leur saine besogne et dans le cielléger les alouettes chantaient avec allégresse la douceur bénie duprintemps. Une fraîche odeur de sève et de renouveau montait de laterre.

M. Triphon secoua énergiquement la tête,comme pour se débarrasser d’un joug insupportable. « Je n’iraipas ! Je n’irai pas ! » se dit-il à voix haute, àlui-même. Non ; il n’irait pas voir Sidonie et son enfant. Ilne voulait pas ; cela ne se pouvait pas. Il en prévoyait lessuites inévitables : l’orage violent à la maison, le scandalepublic, son existence désormais impossible au village. Comme untrait de feu, l’image de la pudibonde Joséphine Dufour passa dansson esprit et il rougit de honte. Que dirait-elle lorsqu’elleapprendrait l’événement ! Que ferait-elle lorsqu’elle lerencontrerait ? A cette heure il devait être tombé si bas dansson estime qu’en réalité il n’existait plus pour elle ; cettepensée humiliante le faisait horriblement souffrir. De nouveau, ilsecoua violemment la tête pour écarter cette idée intolérable. Neplus songer à tout cela. C’était mort. C’était une chose que de sespropres mains il avait tuée.

Mais alors quoi ? Que lui restait-il dansl’avenir ? Rien. Il n’y avait plus d’avenir pour lui. Plusd’illusion, d’idéal, d’espoir : plus rien que la monotonierampante des années, avec le fantôme de sa faute, qui lui fermaittoutes les issues. Alors c’était là son seul recours ? Plusque ça, Sidonie et rien d’autre, comme unique et suprêmerefuge ? Il ne savait pas, sa tête bourdonnante se perdait,ses mains tremblaient, il se sentait faible et désemparé comme unpetit enfant. Brusquement, il s’affaissa par terre et éclata enlarmes de désespoir. Les pleurs le soulagèrent. Un peu de clarté sefit dans son esprit et quelque apaisement dans son âme. Il s’essuyales yeux et se remit debout. La terre féconde que son corps venaitde presser exhalait une si bonne odeur et le chant des alouettestant de bonheur, comme s’il n’y avait que joie et bonté généreuseici-bas. Serait-ce donc un tel crime d’aller la voir ?N’était-ce pas, au contraire, tout naturel ? N’était-ce pas undevoir, oui, un devoir pour lui, ne fût-ce que pour consolerSidonie, comme la petite Élisa lui avait demandé dans salettre ?… Il pouvait le faire !… Il pouvait, s’ilvoulait. Surtout maintenant, sans retard, avant que la nouvellesensationnelle se fût répandue dans le village.

Jusque-là il avait obéi ; après la scèneviolente avec son père, il n’avait plus essayé de revoir Sidonie,et l’active surveillance qui le persécutait s’était peu à peurelâchée. L’atmosphère semblait moins hostile à la maison, cesderniers temps. Il pouvait se risquer une fois, en tout cas.

Cette pensée le réconforta, lui rendit quelquecourage. Lentement, il revint à travers champs vers la fabrique,mûrissant son plan…. Eh bien, oui, il irait. Tout au moins il letenterait, ce soir même. Sitôt après le souper. La journéepromettait une belle soirée printanière ; il y aurait un peude lune ; cela pourrait sembler tout naturel qu’il fît unpetit tour au jardin avec Kaboul, avant de monter se coucher. Ilfilerait par le jardin et, en faisant un détour, pour éviter levillage, il arriverait chez elle. Il ne resterait qu’un tout petitmoment, quelques minutes à peine, tout juste le temps d’embrasserSidonie et de lui donner courage. On ne s’apercevrait de rien à lamaison.

Il regarda sa montre. Six heures. Le soleils’inclinait sur l’horizon, rouge dans des buées oranges, derrièrele feuillage des arbres qui ressemblait à de fines dentelles d’unvert transparent et tendre.

Silencieuses les alouettes redescendaient del’azur vers leurs nids ; les paysans rentraient avec leursattelages ; à la cime d’un peuplier, petite tache noire dansla verdure légère, chantait un merle, le bec tourné versl’occident, qui racontait sans fin, de sa voix monotone et un peurauque, toutes les merveilles qu’il voyait de là-haut.

M. Triphon rentra dans la fabrique. Uneagitation sourde faisait battre plus rapidement son cœur. Déjà leplan lui semblait moins facile. La petite porte du jardin étaitfermée à clef, la nuit, et la clef restait à la maison. Il eût étérisqué de la mettre dans sa poche sans rien dire. Mieux valait seglisser par une brèche de la haie. Il retourna au jardin, inspectales lieux, découvrit la brèche qu’il cherchait, derrière desbuissons, dans un coin, près du ruisseau. C’était parfait.

Il se sentait ragaillardi. Derechef, le planlui apparut d’une exécution facile.

A la fabrique, dans le vacarme des pilons,Sefietje circulait avec la goutte du soir. M. Triphon la vitentrer dans la « fosse aux huiliers », suivie à pas deloup par Bruun, le chauffeur, qui resta à l’épier par une fente dela porte. M. Triphon haïssait cet homme pour sa constantehabitude de ruse et d’espionnage. Il le détestait doublement,maintenant qu’il avait lui-même quelque chose d’important à cacher.Toute manœuvre secrète l’inquiétait, par le rapport qu’elle pouvaitavoir à l’événement sensationnel que le petit teilleur de lin étaitvenu annoncer. Il bouscula sans ménagement l’espion et pénétra dansl’huilerie. Sefietje se trouvait avec sa bouteille au milieu des« huiliers », qui l’entouraient pendant qu’elleremplissait le verre ; les pommettes rouges, signe indubitablechez elle de grande agitation intérieure, elle semblait leurraconter des choses qui les intéressaient prodigieusement.

L’inusité de ceci frappa M. Triphon.D’ordinaire, Sefietje parlait le moins possible avec ces hommesqu’elle détestait violemment.

Saurait-elle déjà la grosse nouvelle etétait-elle en train d’en parler ?

M. Triphon, faisant un effort surlui-même, s’approcha des « huiliers », comme si de rienn’était.

Aussitôt le groupe se dispersa et Sefietjecontinua sa tournée avec son verre et sa bouteille. Les pilonsrebondissaient et cognaient ; le soleil couchant tendait endiagonale, à travers les vitres de la chambre des machines, unepoutre d’or transparente dans le trou sombre ; M. Triphonne s’attarda pas plus que d’habitude : il observa de côté levisage des « huiliers » et se dirigea vers la« fosse aux femmes ». Mais à peine avait-il fermé laporte derrière lui qu’une clameur sauvage s’éleva.

Feelken répétait avec une obstination agaçanteson insupportable « Fikandouss-Fikandouss », Léomugissait son effarant « Oooo… uuuuu… iiiii » et lesautres riaient d’un rire énorme dans le tonnerre des pilons.« Sacredieu ! Ils savent ! » rageaM. Triphon. D’un mouvement brusque, il fit demi-tour, prêt àrentrer dans l’huilerie pour demander des explications. Une secondede raisonnement plus calme le retint. Il étouffa un juron de fureuret entra chez les femmes.

Il y retrouva Sefietje avec sa bouteille etson verre, entourée cette fois par les ouvrières qui buvaient sesparoles. Leurs yeux brillaient, les bouches étaient ouvertesd’étonnement, tout travail semblait arrêté.

Mais dès qu’on l’aperçut, fini ! toutess’occupaient exclusivement de leur ouvrage, tandis que Sefietje,les joues en feu, se hâtait de remplir le verre pour quitterl’atelier, sitôt servie la dernière ouvrière. M. Triphonbourra sa pipe et les regarda toutes d’un coup d’œil circulaireplein de méfiance. Mais rien ne trahissait leurs pensées ;elles parlèrent un moment du temps, qui était vraimentextraordinaire pour la saison ; et, comme M. Triphon nerépondait rien, toutes gardèrent pareillement le silence : unsilence gênant, qui dura deux ou trois minutes, jusqu’à ce qu’ilcomprît l’inutilité d’une attente plus longue et, la minerenfrognée, quittât l’atelier.

Chapitre 19

 

A la maison régnait un état d’esprit bizarre,obscur et incertain. Dans la cuisine, décidément, il n’était pointnormal. Sefietje se trahissait par une agitation insolite. Elekensemblait ne point connaître une seconde de repos ; ses alléeset venues étaient continuelles, et sans cesse ses jupes passaientet repassaient en coup de vent derrière les portes. L’attitude desa mère inspirait des doutes. Savait-elle ? Ne savait-ellepas ? Il hésitait. Parfois elle le regardait avec unetristesse grave ; l’instant d’après, rien ne lui semblaitchangé, et elle avait son visage de toujours. En tout cas, son pèrene savait rien, c’était certain. Il montrait à table son humeurhabituelle, sans aucune aménité, mais aussi sans hostilitéapparente. Il était même plus communicatif que de coutume ; ilparla longuement de ses affaires – naturellement – sous un jour quin’était pas trop sombre.

M. Triphon, qui sentait venir l’heure deson entreprise hasardeuse, mangeait, le cœur battant, avec effort.Les morceaux lui restaient dans la gorge, mais il les avalait toutde même, pour ne pas éveiller de soupçons. Sa mère s’en aperçutpourtant et lui demanda, avec une sollicitude débonnaire :

– Tu n’es pas bien, mon garçon ?

– Oh ! si, si, dit-il, je n’ai pasgrand’faim, voilà tout.

Et il posa sa fourchette.M. de Beule leva les yeux dans la direction de son filset ses sourcils se contractèrent d’un air revêche. M. Triphontressaillit. « Saurait-il tout de même quelquechose ? » se demanda-t-il.

Mais il se remit promptement.M. de Beule, son assiette garnie pour la seconde fois, seremit à parler de l’état de ses affaires, et M. Triphonpensa : « Ce n’est rien, c’est sa mauvaise humeurnaturelle, qui, sans raison, se manifeste tout à coup ».

Eleken, croyant que la famille avait fini desouper, entra pour desservir ; mais, à la vue deM. de Beule qui mangeait encore, elle se hâta dedéguerpir avec une sorte d’effroi, sans même entendre ce queMme de Beule lui demandait. M. de Beule,dérangé par ce va-et-vient rapide, leva des yeux chagrins etbougonna :

– Qu’y a-t-il donc ? Pourquoi court-elleainsi !

Sans attendre la réponse, il reprit, enappuyant sur d’infimes détails, ses longues considérations d’ordrecommercial. Il s’adressait exclusivement à sa femme, qui écoutait,les traits fatigués.

Eleken rentra pour servir le dessert. Anouveau elle avait presque disparu avant que Mme de Beuleeût eu temps de lui expliquer ce qu’elle désirait.M. de Beule lui lança un mauvais regard, mais sans riendire.

M. Triphon mastiquait un morceau detarte, s’efforçant de manger très lentement. Quand il eut fini ilse leva et, d’un air aussi calme, aussi naturel que possible, commeil faisait chaque soir, il quitta la salle à manger.

Kaboul, selon son habitude, l’attendaitderrière la porte, pour faire un tour. Dehors, il ne faisait pasencore tout à fait sombre. Une belle lumière dorée, limpideéclairait la baie vitrée donnant sur le jardin et M. Triphonexcita à voix basse son petit chien, qui se mit aussitôt à japperd’une voix perçante, en sautant sur la porte. M. Triphon lalui ouvrit et ensemble ils gagnèrent le jardin.

D’abord il n’alla pas plus loin. Il avaitramassé une pomme de terre ; il la lançait sur le gazon etKaboul la rapportait, très animé par le jeu.

Les servantes pouvaient le voir par lesfenêtres de la cuisine, et ses parents, de même, par les baiesvitrées de la véranda. Et ainsi, petit à petit, imperceptiblement,suivant chaque fois de quelques pas la pomme de terre lancée etrapportée, il avançait tout doucement dans le jardin crépusculairejusqu’au moment où il fut hors de vue. Alors, brusquement, de toutela vitesse de ses jambes, il se mit à courir. Il passa en trombe lepetit pont du ruisseau, s’élança le long de la rive, piqua dans labrèche de la haie. Kaboul l’avait suivi, comme il faisaittoujours ; mais, devant ce passage insolite par une brèche, ilse rebiffa, arc-bouté des quatre pattes, et refusa d’aller plusloin.

« Kaboul !… Nom deDieu ! » rugit M. Triphon d’une voix sourde.

Au lieu d’obéir et de suivre son maître,Kaboul tout à coup se mit à aboyer d’une voix stridente.M. Triphon, terrifié, d’un bond regagna le jardin.

Il saisit des deux mains l’odieux cabot et leserra à l’étouffer. Il haletait de rage ; pour un peu ill’aurait tué. Replongeant dans la brèche, il courut quelques pas,lâcha son petit chien qui, heureusement, le suivit en frétillant dejoie.

Le soir était d’une splendeur idéale, un peufrais et figé, comme il arrive au printemps, mais d’une pureté etd’une sérénité incomparables, avec des teintes profondes d’un vertlumineux semé de pâles étoiles, comme si le ciel même devenait unchamp immense de couleurs printanières où frissonnaient doucementde blanches floraisons. Les rossignols chantaient dans le noir desjardins et les chauves-souris voletaient en silence, pareilles àdes ombres inquiètes.

M. Triphon courait… courait à perdrehaleine. Il fallait lutter de vitesse avec le temps, qui pressaitterriblement. Pourvu qu’il ne rencontrât personne, qui le forçât àralentir, à s’arrêter ! C’était une question de vie ou de mortpour lui. Mais, chance inespérée, personne.

La sueur lui coulait le long des joues, sesjambes se dérobaient sous lui, bientôt il n’en pourrait plus. Desailes pour aller plus vite, pour atteindre, frémissant de désir, ceque, peu d’heures auparavant, il voulait éviter à tout prix….

Toujours accompagné de Kaboul qui gambadait àses côtés, il arriva au chemin de terre, où les maisonnettess’estompaient vaguement sous le ciel encore limpide. Il s’arrêtaune seconde, pour reprendre haleine. Il haletait, il étaitruisselant. Il s’épongea avec son mouchoir. En son cœur battaitcomme un marteau. Ses joues brûlaient. Il passa devant la grange dupetit teilleur. Il s’étonna, s’inquiéta presque, de ne point l’ytrouver au travail. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ceun mauvais présage ? Il s’arrêta encore, à fouiller du regard,l’oreille aux écoutes. Il se sentait ému et faible comme un enfant.Il en aurait pleuré. Ce ne fut qu’un instant. Il se ressaisit,poussa la grille du jardinet, suivit le petit sentier, s’arrêtadevant la porte et cogna doucement du doigt.

– Qui est là ? demanda-t-on aussitôt dudedans.

– Moi… monsieur Triphon, répondit-il d’unevoix sourde.

La porte vivement s’ouvrit et il entra. Devantlui, dans le petit couloir, se trouvait Lisatje.

– Comment va ?… Comment va ?…demanda-t-il tout de suite d’une voix entrecoupée.

– Oh ! très bien, très bien, monsieurTriphon. C’est un si joli bébé ! répondit Lisatjeattendrie.

Ses tempes bourdonnaient. Il avaitl’impression baroque qu’il devait y avoir chez lui quelque chose deridicule, il ne savait quoi. Il entra.

Marie était assise devant son coussin dedentellière et le père Neirynck et Maurice fumaient calmement leurpipe, assis de chaque côté de l’âtre éteint. M. Triphons’attendait de leur part à un accueil plutôt frais.

Des paroles dures de leur part lui eussentparu logiques et naturelles.

Mais rien de pareil n’arriva. Au contraire. Lejoli et frais visage de Marie rayonnait de bonheur et ses yeuxcaressants souriaient ; le père Neirynck et son filstouchèrent très poliment le bord de leur casquette et dirent à leurtour, l’un après l’autre :

– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vousfélicite !

M. Triphon n’en revenait pas. Est-cequ’il rêvait ? Il ne savait plus comment se tenir, de quelcôté se tourner. Cela frisait l’invraisemblable. On eût dit qu’ilavait accompli quelque acte glorieux. Un instant il se demanda sidécidément on se moquait de lui.

Mais non. D’un air soumis ils l’invitèrent às’asseoir, pendant que Lisatje allait voir s’il pouvait entrer dansla chambre de Sidonie. La mère Neirynck parut sur le seuil de lachambrette.

– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vousfélicite ! dit-elle, tout comme les autres.

Et, avec un geste discret :

– Voulez-vous venir voir ?

M. Triphon se leva. Ses jambestremblaient et un voile flottait devant ses yeux. A présent, sur lepoint de la revoir, il eût presque mieux aimé être loin. Ilredoutait l’inconnu derrière cette porte entr’ouverte et craignaitde ne pouvoir maîtriser son émotion. Machinalement, d’un pas desomnambule, il se dirigea vers la chambre. Il lui fallut baisser latête sous la voûte basse pour franchir le seuil. La mère fermadoucement la porte derrière lui. Kaboul, qui voulait aussi entrer,reçut la porte sur le nez et poussa un glapissement.

Une petite lampe à pétrole, posée sur unearmoire, éclairait faiblement la chambrette basse aux mursgrisâtres et au plafond sombre. Comme dans un rêve M. Triphonvit deux couchettes, avec un berceau entre elles.

Dans l’une, Sidonie était allongée sur le dos,très pâle, ses beaux cheveux sombres épars sur l’oreiller blanc. Acôté du berceau se tenait Lisatje, penchée et souriante, avec desyeux humides d’attendrissement.

M. Triphon ne voyait que Sidonie. Il laregardait, avec toute la tension de son esprit, comme s’il setrouvait en présence d’un prodige inconcevable. Remué jusqu’au plusprofond de son être, il était en proie à une sensation nouvelle etinconnue : une sorte de respect religieux devant l’émouvantmystère de la maternité.

Elle lui sourit très doucement et lui tenditune main pâle et amaigrie.

Il l’étreignit avec passion, y appuya seslèvres, éclata brusquement en larmes violentes. Elles coulaientcomme d’une fontaine : il pleurait comme un pauvre petitenfant, que les réalités de la vie accablent. Il disait des chosesincohérentes, noyées de remords et d’amour ; il tomba à genouxet demanda pardon pour tout le mal qu’il lui avait fait. Sidonie semit aussi à pleurer et gémir. Mais la mère intervint avecautorité : ces émotions ne valaient rien pour Sidonie. QueM. Triphon garde son calme et aille voir l’enfant dans sonberceau.

M. Triphon fut consterné. L’enfant !C’est vrai, il y avait un enfant. Il l’avait totalementoublié ! Les paroles de la mère Neirynck tombèrent sur luicomme une douche froide. Il se leva et s’approcha en hésitant,presque avec angoisse, du berceau, dont Lisatje bien doucementécartait les rideaux.

M. Triphon vit quelque chose : unefigure grosse comme le poing, d’un rouge violacé sous un minusculebonnet blanc, et qui faisait d’affreuses grimaces. La bouche,contractée de spasmes, laissait suinter des bulles baveuses, lesyeux étaient fermés avec effort, comme s’ils ne devaient jamaiss’ouvrir et deux menottes, pas plus grosses que des noix,semblaient se cramponner à quelque objet précieux et invisible,qu’elles s’obstinaient à ne pas lâcher.

– Petit Triphon… Petit Triphon…, répétaitLisatje d’une voix émue en caressant doucement les petitesjoues.

Puis se retournant vers M. Triphon, lesyeux brillants :

– N’est-ce pas que c’est un beau bébé,monsieur Triphon ? Le joli petit mignon ! Il vousressemble comme deux gouttes d’eau.

M. Triphon regardait, immobile, commefigé. Il trouvait l’enfant si hideux qu’il lui était impossibled’articuler un son. Est-ce que vraiment cela lui ressemblait, cettehorreur, ce monstre ? Il ne pouvait le croire, s’y refusait.Cette idée le révoltait. Il en était dégoûté et il en avait peur.Il jetait des regards anxieux autour de lui, comme s’il avait euenvie de prendre la fuite. Mais les femmes ne remarquaient rien deson effarement ; la mère était aussi attendrie que safille ; et Lisatje prit l’enfant dans son berceau et leprésenta à M. Triphon, pour qu’il le tînt un instant dans sesbras. Il n’osa refuser. Ses mains tremblaient en le tenant et, sansle regarder, à bout de bras, il alla le porter à Sidonie, qui lecoucha sur son cœur, comme un trésor inestimable, et lui dit deschoses que seule une mère sait dire.

M. Triphon pensa soudain au temps quipressait. D’un geste nerveux, il tira sa montre et constata aveceffroi qu’il était près de neuf heures.

Il lui fallait partir au plus vite ; onle chercherait à la maison ; on ne comprendrait pas ce qu’ilétait devenu. Une ombre de tristesse passa sur le visage deSidonie.

– Déjà…, gémit-elle.

– Il faut, il faut ! répondit-il avecabattement.

– Est-ce que vous reviendrezbientôt ?

– Aussitôt que j’en aurai l’occasion.

Il se pencha sur elle et l’embrassatendrement.

– Et votre enfant, vous ne lui donnez pasaussi un baiser…, dit-elle.

Miséricorde ! Cet enfant ! Ill’avait encore oublié ! Elle le tendit vers lui à bout debras ; et lui réapparut, cette fois tout près, l’horriblepetite figure grimaçante, avec cette peau qui semblait cuite,ratatinée, écorchée, ces yeux spasmodiquement fermés, cette bouchebaveuse qui soufflait des bulles. Comment était-il possible de direque cela ressemblait à un être humain et à lui, surtout ! Cesfemmes étaient folles, avec leurs ressemblances ! Il tenditses lèvres frémissantes vers l’enfant et lui donna un baiser, lesyeux clos, pour ne pas voir.

– On dirait que vous en avez peur, ricana lamère Neirynck.

Il eut une surprise. La peau tendre del’enfant, sous ses lèvres, était d’une douceur si duvetée, siveloutée qu’il ne put maîtriser une émotion soudaine et profonde.Il aurait voulu l’embrasser encore et encore, mais une fausse hontele retint. Il en avait les larmes aux yeux. Il pressa longuement lamain de Sidonie ; il reviendrait au plus vite, c’était promis,et elle, de son côté, lui promettait de ne commettre aucuneimprudence. Puis il s’arracha à son étreinte.

Dans la cuisine l’attendait une autresurprise. Ivo, le petit teilleur, était là, tout saupoudré depoussière de lin et souriant dans sa barbe blonde, comme s’iléprouvait une grande joie intérieure. A sa vue, M. Triphonprit peur ; mais toute la famille s’empressa de le rassurer.Ivo ne dirait rien, M. Triphon pouvait y compter. Le petitbonhomme s’approcha de lui, la main tendue et, à son tour, avec unlarge sourire de bonheur, il lui dit : « Que je vousfélicite ! »

M. Triphon n’en revenait pas.Qu’avaient-ils donc tous à le féliciter comme pour une actiond’éclat ? Il ne savait plus que répondre et restait là,interdit, un ricanement bête sur les lèvres. Alors il ouvrit sonporte-monnaie et régala avec largesse. C’était là, somme toute, cequ’ils semblaient attendre de lui. Visages épanouis, ils lereconduisirent jusqu’à la porte avec force remerciements. Kaboul seglissa comme une anguille entre les jambes et se mit à fureter à larecherche de son ami, le chat. Avec une menace sourde,M. Triphon le rappela immédiatement auprès de lui.

La nuit printanière s’était assombrie, quoiquelimpide encore de lumière dorée et verdâtre dans le ciel àl’occident. La terre semblait déjà dormir, mais le firmament vivaitet scintillait. A la tour de l’église, neuf coups tintèrent ;et aussitôt après l’horloge, la cloche, mélancolique, sonore etlente fit entendre le couvre-feu de chaque soir.

D’autres cloches, dans les villagesenvironnants, répondirent, chacune avec le son qui lui était propreet qu’on reconnaissait de loin. Puis retomba le grand silence.M. Triphon rentrait en courant à toutes jambes. Pour laseconde fois, il eut la chance de ne rencontrer personne. Lesbruits vagues et solitaires du village semblaient plutôt s’éloignerde lui. Il n’entendait que l’aboi rauque des vieux chiens de gardedans les fermes et le chant intermittent des rossignols dans lenoir des jardins. L’air était d’une immobilité absolue et presqueangoissante. Du sol montait l’odeur des sèves printanières.

Hors d’haleine, M. Triphon se retrouva àla haie, repassa par la brèche, avec Kaboul dans ses bras.L’instant d’après il arrivait en vue de la maison où les lampesétaient allumées. Il fit comme s’il n’avait pas cessé un instant dejouer avec Kaboul. Il lui lançait des objets à rapporter et lepetit chien courait comme une boule, en jappant avec frénésie. Aubruit qu’il faisait, le visage anguleux de Sefietje parut derrièreune des fenêtres éclairées. C’était précisément ce que voulaitM. Triphon. Il s’amusa encore quelques instants dansl’obscurité avec son chien, puis rentra à la maison.

– Je croyais que vous n’alliez plus revenir,dit Sefietje en lui jetant un coup d’œil à la dérobée.

– Oh ! il n’est pas tard, réponditM. Triphon d’un ton indifférent et naturel.

Sefietje, occupée à ranger sa vaisselle, nedit plus rien. M. Triphon la regarda de côté, d’un œilscrutateur. Elle avait les pommettes rouges et les traits un peutirés. L’expression de son visage ne lui plaisait guère. Ellesoupçonne quelque chose, se dit-il. Haletant, les pattes écartées,Kaboul s’était couché de tout son long sur le parquet ; àl’étage, on entendait le va-et-vient agité d’Eleken dans leschambres.

M. Triphon ne savait plus trop que faire.Il était encore sous le coup des émotions violentes et rapides parlesquelles il venait de passer.

Violemment, à contre-cœur, il rentra dans lasalle à manger, où ses parents achevaient leur soirée.M. de Beule, enfoncé dans son fauteuil, ronflaitbruyamment, un journal déplié sur ses genoux. A l’entrée de sonfils, il ouvrit un œil hostile et son visage se renfrogna.Mme de Beule, ses lunettes sur le nez, lisait l’autrefeuille du journal. Elle leva son bon regard versM. Triphon :

– Où as-tu été, mon garçon ?

– Un peu dans le jardin avec Kaboul, réponditM. Triphon.

– Il doit faire plutôt frais, dit encoreMme de Beule.

Assez bizarre, se dit M. Triphon,d’entendre émettre une opinion sur le temps par une personne quin’avait pas mis le nez dehors. Mais il accorda néanmoins qu’ilfaisait plutôt frais, quoique délicieusement beau. La conversationtomba. M. de Beule ne s’y était pas mêlé. Il prit lejournal sur ses genoux et se remit à lire. Mme de Beule,assurant de nouveau ses lunettes, fit de même.

– Et toi ? Tu ne lis pas encore unpeu ? demanda-t-elle à son fils.

– Oui, un peu.

Il prit sur une étagère le volume qu’il avaitcommencé. Cela avait pour titre : Le Secret de l’Enfanttrouvé. Il lut, machinalement, l’esprit ailleurs. « Ilsne savent rien encore », pensa-t-il, « mais demain, ouaprès-demain, ils sauront tout ; et alors…. » Un regardde sa mère le replongea dans le livre ; il lut :

Raoul s’empressa de courir au rendez-vous.Comme il arrivait dans la clairière, le garde-chasse, dissimuléderrière le tronc d’un chêne séculaire, parut et s’avançamystérieusement vers lui. Raoul fronça les sourcils et prit un airhautain. Il n’aimait pas ce manant aux allures sournoises etcauteleuses. Il se méfiait de lui. Toutefois, présumant qu’ilpourrait avoir besoin de ses services, il fouilla dans sa poche ety prit sa bourse, prêt à la lui jeter avec dédain. Le rustre ôta sacasquette galonnée et, saluant très bas, il dit :

– Je suis chargé d’une missive pourM. le vicomte.

– Ah ! fit Raoul sur un tonglacial.

M. Triphon leva les yeux d’un air ennuyé.Ce roman, quel intérêt ça pouvait-il avoir ? Son roman à lui,roman vécu, était autrement empoignant et tragique !M. de Beule tout doucement s’était remis à ronfler, avecun ronflement plus fort de temps en temps, qui le réveillait ;sa femme commençait à dodeliner de la tête, en exhalant parfois unprofond soupir. M. Triphon en avait assez. Il ferma son livreet se leva.

– Tu vas te coucher ? demandaMme de Beule d’une voix pâteuse.

– Oui, maman.

– Nous montons aussi ? proposa-t-elle àson mari qui somnolait.

Il ramassa son journal et grommela quelquechose qui semblait être une réponse affirmative.

– Bonsoir, papa, dit M. Triphon d’unevoix mate.

– H’m, grogna M. de Beule avec unerépugnance marquée.

– Bonsoir, maman.

– Bonsoir, Triphon.

Et il quitta la salle. C’était ainsi chaquesoir, depuis l’histoire avec Sidonie : de la part de son père,à peine un grognement en guise de bonjour ou bonsoir et, pendant lereste du jour, pas un mot ni un regard. De la part de sa mère, quisouffrait de cette hostilité sourde, tenace, vindicative, toute labonté, toute l’amabilité qu’elle osait lui témoigner sans tropoffusquer son mari, avec l’espoir lointain et vague que, peut-être,quelque jour, la réconciliation viendrait.

M. Triphon se sentait tout à faitdéprimé, accablé. Il pressentait l’orage qui allait infailliblements’amonceler sur sa tête. Il ne doutait pas qu’une explosionnouvelle ne fût imminente. Et alors ? Et ensuite ?Renvoyé de la maison, sans moyens d’existence, à vau leschemins ? Il ne savait. Tout était possible et il craignait lepis. Tout était sombre, triste, incertain. L’avenir devant lui sedressait sous l’apparence d’un mur noir. Découragé, il sedéshabilla et se mit au lit.

Il entendit son père et sa mère monterpesamment l’escalier. M. de Beule parlait d’une voixchagrine de la besogne du lendemain ; et elle lui répondait enquelques mots vagues, sans signification. Peu après, il entenditmonter Sefietje et Eleken. Sefietje toussait nerveusement, ce qui,chez elle, de même que les pommettes rouges, était toujours unsigne d’agitation intérieure ; et les jupes de la femme dechambre avaient un bruissement de fuite précipitée. La chambre oùelles couchaient l’une et l’autre se trouvait au-dessus de celle deM. Triphon ; pendant très longtemps, il perçut une rumeurassourdie de conversation ininterrompue. Sans aucun doute, se ditM. Triphon, elles savent… tout au moins ont vent de quelquechose….

Enfin il s’endormit, mais d’un sommeilinquiet, peuplé de cauchemars angoissants. En rêve il revoyaitSidonie dans son lit et elle était si pâle et si douce et sitriste, avec ses beaux cheveux noirs épars autour d’elle sur lablancheur de l’oreiller. N’eût-on pas dit une morte… une belle etbonne et tendre morte… morte pour lui et par sa faute !

Oh ! le désespoir et le remordsmartyrisaient son cœur si vivement ! Il était un assassin, unmisérable ! Lui seul l’avait tuée !… Et pourtant non,elle n’était point morte : elle souriait avec tendresse ettendait vers lui, avec une sorte de ferveur enthousiasmée, un toutpetit être qu’elle lui disait de caresser et d’embrasser. Et cetattouchement, qui lui inspirait d’abord une invincible répugnance,était de nouveau d’une telle douceur veloutée, que dans son rêve ilmurmurait des paroles d’amour et qu’il étendait passionnément lesbras, pour toucher et sentir encore. Cela dura ainsi quelquessecondes de pure félicité. Puis, brusquement, il se voyait enprésence de ses parents. Son père était pourpre de colère etl’insultait et le menaçait. Sa mère pleurait….

D’un geste comminatoire et sans pardon,M. de Beule lui montrait la porte ; et, du coup, ilse trouvait quelque part en plein champ, dans le noir, à peine vêtuet la faim au ventre, sans un sou dans sa poche. Et, comme il nesavait que faire ni où aller, il entendait soudain un rireméprisant et moqueur ; il se trouvait dans la « fosse auxhuiliers », au milieu du vacarme rebondissant des pilons. Tousles ouvriers étaient à leur place habituelle. Berzeel avait un œilpoché, dans un visage tuméfié ; Pierken lisait avec uneconcentration farouche sa petite feuille socialiste ; la joued’Ollewaert se bossuait d’une énorme chique ; Feelken jetaitson « Fikandouss » ; Léo poussait son terrible« Oooo… uuuu… iiii…. » ; Bruun épiait par une porteentr’ouverte ; Free s’approchait de Miel avec un sourirenarquois et lui lançait en pleine figure un « espèce deveau ! » auquel Miel répondait d’un air idiot que c’étaitlui Free, le veau.

De nouveau la scène changeait comme parenchantement, et à toute vitesse il courait vers la chaumière dupère Neirynck et y entrait en coup de vent. Toute la famille étaitrassemblée autour de lui, attendant avec angoisse sesparoles ; et il leur criait ce qu’il avait à leur dire, avecdureté et colère ; cela ne pouvait durer ainsi, tout étaitfini, jamais plus il ne remettrait les pieds chez eux. Ilspâlissaient, leurs yeux s’écarquillaient d’horreur ; Sidonieserrait en pleurant son enfant contre son cœur ; Lisatje etMarie se lamentaient ; la mère ouvrait la bouche comme pourcrier et n’articulait aucun son ; le père et Maurices’affaissaient sur leurs chaises et le bon sourire du petitteilleur, qui était là aussi, se changeait en un rictus desouffrance et de déception. Il parlait ainsi et, ayant fini, ils’en allait sans un mot de regret ni un regard de consolation, leslaissant tous dans une consternation profonde. Mais à peine seretrouvait-il seul dans la nuit, qu’il criait tout haut son remordset sa douleur ; et il rentrait chez eux, il éclatait ensanglots, il embrassait Sidonie et les tendres joues du petit être,il suppliait qu’elle lui pardonnât et jurait que jamais il ne laquitterait, jamais, tant qu’il aurait un souffle de vie etquoiqu’il arrivât.

Avec un cri perçant il s’éveilla. Il ouvritles yeux et vit avec terreur une forme blanche, spectrale, à côtéde son lit.

– Maman ! Est-ce vous ?s’écria-t-il.

– Oui, c’est moi, répondit, très inquiète,Mme de Beule. Qu’est-ce qui se passe, mon garçon ?Qu’as-tu ? Pourquoi as-tu crié si fort ?

– Est-ce que j’ai crié ? demanda-t-ilavec un tremblement.

– Oh ! horriblement ! Je suisétonnée que papa ne l’ait pas entendu.

Les doigts tremblants, elle alluma sa bougieet le regarda. Il avait le visage baigné de larmes.

– Tu as pleuré ! dit-elle, émue.

Il eut un geste de désespoir. La réalité de cequ’il avait rêvé le reprit avec une violence irrésistible et seslarmes coulèrent encore.

– Qu’as-tu ? Qu’as-tu ?demanda-t-elle, angoissée.

– Je voudrais être mort !sanglota-t-il.

– Pourquoi ? Pour qui ?demanda-t-elle d’une voix sourde.

Il ne répondit pas ; il sanglotait dansson mouchoir.

– Est-ce pour… pour cette fille perdue ?dit-elle avec dégoût.

– Ce n’est pas une fille perdue, répondit-ilen hochant la tête.

Mme de Beule serra les lèvres,droite, raidie, muette de désespoir.

– Mais, Triphon…, mais, Triphon !dit-elle enfin. Tu ne vas plus penser à cette malheureusehistoire ! Une femme qui a roulé avec tout le monde !

– Ça n’est pas vrai !… C’est une honnêtefille ! cria-t-il tout haut, avec véhémence.

– Sst, sst… Papa pourrait entendre, ditMme de Beule terrifiée.

Et, d’une voix plus douce, mais que ledésespoir et la douleur faisaient trembler :

– Tu ne songes tout de même pas àl’épouser !

– Je voudrais l’épouser, affirma-t-il d’un airsombre.

Mme de Beule leva les mains au cielet les larmes roulèrent sur ses joues.

– Oh ! mon garçon, mon garçon,gémit-elle. J’aimerais mieux te voir porter en terre.

Il ne répliqua pas, buté, farouche, toujourssombre.

– Promets-moi que tu ne le feras pas,Triphon.

– Je ne promets rien et je vous dis que je nel’abandonnerai pas.

– Il n’est pas question que tu l’abandonnes,reprit Mme de Beule, faible et conciliante, mais nel’épouse pas, je t’en supplie, ne l’épouse pas.

Il ne dit rien. Le silence était pénible.

– Promets-le moi, veux-tu ?insista-t-elle en soupirant.

Il fit un effort violent sur lui-même etrépondit enfin, d’un ton hargneux :

– Comment voudriez-vous que je l’épouse ?Je ne possède rien !

Elle le remercia avec effusion ; elle luiprit les deux mains et les serra convulsivement, comme s’il venaitde dire quelque chose d’immensément bon et consolant. De la chambreau-dessus, où dormaient Sefietje et Eleken, parvenait une vaguerumeur. Évidemment, les servantes s’étaient réveillées au bruit etelles entendaient.

– Taisons-nous, taisons-nous…, murmuraMme de Beule. Vite, mon garçon, rendors-toi. Touts’arrangera, tu verras.

Sur la pointe des pieds elle se glissa hors dela chambre, ferma la porte avec précaution, disparut sur le palier,qui craqua un instant.

Avec un profond soupir, M. Triphon remitla tête sur l’oreiller et s’endormit.

Chapitre 20

 

M. de Beule n’apprit la chose quetrois jours plus tard. Comment, et par qui, M. Triphon nesavait ; mais il s’en aperçut tout de suite, pendant le repas,rien qu’à voir le visage congestionné et féroce de son père, quisoufflait littéralement de fureur concentrée. Les traits consternésde sa mère disaient d’ailleurs abondamment qu’une scène avait déjàeu lieu et qu’elle ne devait pas avoir été tendre. A table,M. de Beule ne prononça pas le moindre mot et n’eut pasmême un regard pour son fils ; mais à la fin du dîner, aumoment où il se levait de table, sur une question deMme de Beule, sans rapport d’ailleurs avec l’histoire, ilfit une réponse oblique : il faudrait tordre le cou,déclara-t-il d’une façon sommaire, aux gens qui se conduisent commedes crapules et qui sont la honte de leur famille. M. Triphoncomprit aisément l’allusion, mais ne fit semblant de rien ;et, comme d’habitude, Mme de Beule rentra dans sacoquille, sans souffler mot.

M. Triphon estimait ce courroux paterneltout à fait illogique et exagéré. Qu’il n’y eût pas lieu de seréjouir, il le comprenait fort bien ; mais, puisqu’il étaitentendu qu’un enfant devait naître, rien de plus naturel qu’il vîntau monde. M. Triphon se demandait en quoi ce résultat prévu,inévitable pouvait aggraver sa culpabilité. Ou bien, la rage deM. de Beule venait-elle de ce qu’il avait appris lavisite de son fils chez Sidonie ? Il sonda sa mère à ce sujet,car il lui parlait désormais plus librement de l’histoire. Non, sonpère l’ignorait encore.

Tout ce qu’il savait, c’était que l’enfantétait né et qu’il portait le prénom de Triphon. De là sa grandecolère.

M. Triphon aurait presque mieux aimé queson père en sût d’avantage.

Comme il ne manquerait pas de l’apprendre unjour, que serait-ce alors ?

Le jetterait-il à la rue, comme il l’en avaitmenacé ? M. Triphon était prêt à tout ; ils’attendait au pire. Mais, quoiqu’il arrivât, jamais il nequitterait Sidonie, parce qu’il sentait bien, maintenant, qu’iln’était plus capable de la quitter. Il avait froidement envisagé etarrangé son avenir. Après bien des combats intérieurs et des larmesil avait enfin promis à sa mère qu’il n’épouserait pas Sidonie,mais, par contre, il s’était réservé le droit d’aller la voir detemps en temps ; la faible et malheureuseMme de Beule s’y était résignée. Désormais il y allaitrégulièrement trois fois par semaine, le soir. Il était redevenul’habitué fidèle, presque un membre de la famille. Sa place l’yattendait, comme dans un cercle ou au café. Il y trouvait un reposet une sorte de bien-être, qui lui manquaient extrêmement à lamaison. Sous le manteau de la cheminée sa longue pipe pendait entredeux clous, son pot à tabac se trouvait dans une armoire, tenu bienau frais par Sidonie et sa mère. Sidonie était complètementremise ; elle nourrissait son enfant et devenait fraîche commeune rose. L’enfant en lui-même n’intéressait plus autantM. Triphon. Il était rare qu’il ressentît cet émoi paternel dela première fois. Un petit être uniquement occupé à téter et àdormir, cela l’effarait comme quelque chose de monstrueux.

Par contre, toutes ces femmes empresséesautour du petit animal qu’était son fils l’amusaient etl’animaient. Sidonie montrait à le choyer la tendresse protectriced’une mère poule, Lisatje et Marie étaient jalouses l’une del’autre et se querellaient parfois à qui le dorloterait. Seule, lamère gardait son sang-froid. Elle surveillait de très prèsM. Triphon et sa fille en répétant à toute occasion :« Faites bien attention au moins qu’il n’en vienne pas unsecond ». Mais M. Triphon et Sidonie en avaient aussipeur qu’elle. On y veille, mère Neirynck.

Chapitre 21

 

A la fabrique, c’était singulier de voircomment la nouvelle fut accueillie. M. Triphon s’était attenduau pire certainement, à des ricanements mauvais, à peine déguisés,peut-être à de l’hostilité ouverte, brutale. Il n’en fut rien, Léo,il est vrai, ne manquait pas de lancer son formidable « Oooo…uuuu… iiii… » dès qu’il l’apercevait, de même que Feelken« fikandoussait » sans se gêner, mais cela n’atteignaitpas les proportions d’une offense et ne durait jamais longtemps. Aucontraire. Ils le faisaient plutôt par habitude, et M. Triphonremarqua même chez eux une sorte de déférence respectueuse àlaquelle il n’était pas du tout habitué. Il était surtout frappé del’attitude de Pierken, qui, nourri de son journal socialiste, nepouvait voir en M. Triphon, aussi bien qu’enM. de Beule et tous les autres patrons, que les suppôtsde l’odieux Capitalisme. Il y avait parfois une réellebienveillance dans le regard que Pierken dirigeait vers le fils dupatron. Et un jour, au repos de quatre heures, M. Triphonsurprit un bout de conversation qui roulait sur lui etl’intéressait au plus haut point.

Accroupis en ligne contre le mur dans la cour,les ouvriers mastiquaient leur tartine, lorsque M. Triphon, ensortant de l’huilerie, entendit prononcer son nom. Du coup ils’arrêta et se tint caché derrière une porte. On parlait de lafameuse histoire et Pierken disait, d’un ton tranchant etdoctoral :

– Je trouve ça bien. Je trouve bien qu’ilcontinue à s’occuper de Sidonie. Il pourrait faire mieux, sansdoute. Son devoir serait de l’épouser. Mais ce qu’il fait pourl’instant est tout de même bien et, en tout cas, mieux que ce quej’aurais attendu de lui. C’est un commencement de justice sociale.M. Triphon et ses parents ont vécu toute leur vie du travailde leurs ouvriers et, aujourd’hui, il restitue en la personne deSidonie une faible partie de l’argent volé à la classe ouvrière. Ill’entretient, elle et sa famille, autant qu’il peut ; et, trèsprobablement, il continuera à l’entretenir, car il ne peut pas s’endécoller. Bon ça ! Comme revanche, c’est tapé.

Les ouvriers n’étaient pas tous de cet avis.Il y eut quelque rumeur dans le groupe et Free déclara aveccynisme :

– Eh ben, moi, à sa place, je ne le feraispas. Je m’en ficherais.

– Vous seriez une franche fripouille !s’indigna Victorine, la bonne amie de Pierken.

– Fripouille ou pas, je m’en ficherais !reprit Free avec conviction.

Pierken se fâcha tout rouge.

– Les individus de ta sorte sont les piresennemis de la classe ouvrière, gronda-t-il.

Free eut un sourire et demeura très calme.

– Et toi, Ollewaert, tu le ferais ?demanda-t-il en se tournant vers le petit bossu.

Ollewaert se gratta l’oreille et regarda safille, dont la présence semblait le gêner pour dire exactement cequ’il pensait.

– Faut voir, dit-il enfin. C’est aux femmes àfaire attention.

– Vous voyez bien ! s’écria Freetriomphant.

– Naturellement les hommes se soutiennententre eux. Ils se valent ! dit une ouvrière.

Les hommes protestèrent avec véhémence ;mais il semblait bien qu’une vérité venait d’être dite, car aucund’eux, sauf Pierken, ne s’éleva contre l’opinion de Free.

Le cœur de M. Triphon battait à grandscoups. Il était en proie aux sentiments les plus contradictoires,et volontiers il en eût appris d’avantage. Mais à cet endroit onpouvait le surprendre à chaque instant et il avait beaucoup depeine à retenir Kaboul, qui s’impatientait. Il le lâcha enfin et lepetit chien fut d’un bond dans la cour, où aussitôt des« sst » avertisseurs se firent entendre. Du coup, laconversation tomba. M. Triphon allait suivre son compagnonlorsque, en franchissant le seuil et tournant machinalement latête, qu’aperçut-il…. Bruun qui l’épiait de loin, par la porteentr’ouverte de la chambre des machines !…« Sacredieu ! » gronda M. Triphon d’une voixsourde. Le rouge de la honte lui monta aux joues, et il eut unmouvement instinctif pour sauter sur le mouchard. Mais déjà Bruunavait tout doucement refermé la porte.

Dans la cour les ouvriers s’étaient levés,prêts à retourner au travail.

Les femmes se dirigeaient, les jambes raides,vers leur « fosse » ; et sous la porte charretièreapparut Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait unebarre de fer. Justin était visiblement dans les vignes.

Il se dirigea tout droit vers M. Triphon,qu’il n’avait pas vu depuis l’histoire, et se mit à fredonner enmineur, les yeux fixés sur le jeune homme, ses yeux aqueuxd’ivrogne :

– Ooooooooooo…

– Pépita… Pépita…, dit Léo en riant.

– Ooooooooooo… répéta Justin avec entêtementen se tournant vers Léo.

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss !glapit Feelken.

– Ooooooooooo… persista Justin en se tournant,cette fois, vers Feelken.

Et, tout à coup d’une voix de tête,suraiguë :

– Peeeeee… pepepepeeeee…pépitapépitapépita !

Les hommes se tordaient et là-bas les femmess’étaient arrêtées, immobiles, devant leur « fosse »,pour ne rien perdre de la comédie.

Avec un beau geste de ses deux mains noiresétendues, Justin-la-Craque refaisait face à M. Triphon.

– Oooo… monsieur Triphon, pourquoi n’avez-vouspas suivi mon conseil ? grogna-t-il.

– Suivi votre conseil ? Quelconseil ? demanda M. Triphon étonné.

– Ooooooooo… réitéra Justin d’un airsombre.

Puis, brusquement, changeant complètement deton, avec une familiarité d’ivrogne :

– Dites donc, monsieur Triphon, payez-nous unverre. Un jour comme aujourd’hui, ça en vaut la peine.

Toute l’équipe partit d’un énorme éclat derire et M. Triphon, très gêné, ne savait que répondre, quandsoudain Muche parut dans la cour, immédiatement suivi deM. de Beule, comme un tonnerre tombant au beau milieu dela joie. Il ne s’enquit même pas de ce qui se passait ; ilétait cramoisi de fureur et se mit à « partir » de touscôtés, comme un dément. Les hommes se précipitèrent dans l’huilerieet les femmes dans leur « fosse ». Écumant,M. de Beule se tourna vers Justin-la-Craque et Komèl,avec un coup de gueule :

– Justin, si je t’attrape encore une fois àamuser les ouvriers pendant les heures de travail, je te flanque àla porte et tu ne remettras plus les pieds ici !

– Mais m’sieu, mais m’sieu ! Je viensrapporter cette barre de fer qui était à réparer, dit Justindéconfit et du coup dégrisé.

– Tu m’as compris, hein ? clamaM. de Beule trépignant de rage.

– Mais oui, m’sieu, mais oui, répétaithumblement Justin. Mais voilà, m’sieu, la réparation est faite.

Et, comme preuve, il désignait la barre defer, que portait Komèl.

M. de Beule ne daigna point ajouterun mot. Passant, tout bouillant, devant M. Triphon, ildisparut dans la « fosse aux huiliers ». On l’entendithurler quelque chose dans le vacarme trépidant des pilons. Il enressortit, les épaules gonflées, traversa la cour, fonça sur laporte de la « fosse aux femmes », où les malheureusestremblaient, penchées sur leur ouvrage. L’une après l’autre il lesregarda, les yeux flamboyants, prêt à éclater : mais pas moyende trouver le motif. Elles en avaient la respiration presquecoupée, comme anéanties. La vieille Natse était tellementbouleversée qu’elle ne pleurait même pas. Il souffla fort etrepartit en faisant claquer la porte. Il faillit se heurter àM. Triphon, qui se dirigeait vers la remise. Avec un regard enéclair, bref et fulminant, sur son fils, il passa sans rien dire.Kaboul et Muche s’entreflairèrent un instant comme des étrangers,puis chacun d’eux suivit son maître. Au bout de quelques instantss’éleva de la « fosse aux huiliers » un « Oooo…uuuu… iiiii » mugissant et prolongé ; M. Triphoncomprit que son père était retourné à la maison.

D’un pas hésitant, il rentra dans l’huilerie.Il y régnait une atmosphère d’émeute. Les pilons dansaient,bondissaient et, dans l’infernal tumulte, les ouvriers échangeaientà tue-tête des colloques saccadés. Feelken« fikandoussait », Léo rugissait, Berzeel et Poeteken setordaient à cause de Justin-la-Craque, qui malgré tout s’étaitrisqué dans l’huilerie et fredonnait en mineur un O Pépitaobstiné devant ce veau de Miel, immobile et bouche bée àl’écouter ; tandis que, par la porte entr’ouverte de lachambre des machines, Bruun, son père, était aux aguets. Il valaitmieux ne pas trop s’attarder ici en ce moment, se ditM. Triphon, et il comprit aussi que le prestige de son pèreétait tombé à zéro. Il soufflait un véritable esprit de révolte.Pierken, en apparence le plus calme de tous, lui cria néanmoins enpassant, d’une voix où tremblait la colère, que les ouvriers enavaient assez : ils étaient las de se voir insulter et menercomme un vil bétail.

Chapitre 22

 

Ce qui intéressait aussi M. Triphonc’était de voir, en dehors de la fabrique, quel accueil on luiferait, dans le village, à la suite de l’histoire. Depuis dessemaines, et surtout depuis qu’il passait la plupart de ses soiréesauprès de Sidonie, il n’avait plus revu ses camarades d’estaminet,ni remis les pieds à la Pomme d’Or.

Un soir, il y retourna. La jolie Fietje, quejadis il aimait tant à embrasser en cachette, à l’occasion, trônaitcomme de coutume, appétissante et tout sourire derrière soncomptoir ; une dizaine d’habitués s’éparpillaient en diversgroupes autour des petites tables.

Le fils du notaire y était, le fils dureceveur, d’autres fils de notables. L’entrée de M. Triphonfut saluée d’un concert de cris et d’exclamations ; Fietje,l’air d’une fleur entre les verres et les bouteilles de soncomptoir, fut prise d’un rire roucoulant et inextinguible.

– Eh ! mon vieux, d’où viens-tu ? Onte croyait mort et enterré ! Est-ce possible… c’est bientoi ? crièrent-ils tous ensemble.

Et l’un d’eux, le fils du brasseur, quitta sachaise et se mit à tourner autour de M. Triphon en leconsidérant avec attention.

– Mais oui, c’est lui, s’écria-t-il. Paroled’honneur ! Aussi vrai que je suis ici !

M. Triphon était visiblement ennuyé. Ilessayait de plaisanter et de rire avec les autres, mais il riaitjaune.

– On s’amuse, à ce que je vois, fit-il avecune grimace. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Ce qu’il y a ! s’écrièrent-ils en chœuravec de gros rires. Mais, que nous sommes heureux de te revoir,parbleu ! Hé, Fietje, offre à monsieur Triphon une chope ouune goutte.

– Je n’ai pas besoin qu’on paye mesconsommations, dit M. Triphon d’un ton plutôt acide.

Tout le monde le regarda, sans rien dire, del’air le plus étonné.

– Quoi ! Tu n’acceptes pas un verre denous ! s’exclama le fils du notaire au bout d’un instant.

– Pourquoi voulez-vous m’offrir unverre ? demanda M. Triphon, agressif.

– Pourquoi ?… mais pour rien ! Pourle plaisir de te revoir ! fut l’agaçante réponse.

– Très bien ; régalez-moi donc, ditM. Triphon. Et puisque vous voulez me régaler, permettez queje vous rende la politesse. Fietje, demande donc à ces messieurs cequ’ils désirent.

Et il les regarda tous d’un air presqueprovocant. Fietje, debout derrière son comptoir, riait toujours. Onl’eût dit chatouillée par quelque chose de follement amusant. Elleredressait son joli buste et les larmes lui coulaient des yeux.M. Triphon la regardait avec une colère grandissante.

– Est-ce de moi que tu ris, Fietje, dit-ilbrusquement d’une voix dure.

Elle cessa de rire, le regarda d’un airsérieux, distant et digne.

– J’ai pourtant bien le droit de rire, si çame plaît, dit-elle.

– Je te demande si c’est de moi que turis ? insista M. Triphon d’une voix mordante.

Et, comme Fietje, pour toute réponse, sereprenait à rire et roucouler, il se leva d’un bond et, avec unjuron, sortit de la salle de café.

Un vacarme sauvage salua son départ. Du dehorsil l’entendit. « Sacré nom d’un tonnerre ! »ragea-t-il dans le noir de la rue. Et les poings serrés, il se jurad’en tirer vengeance.

Une autre rencontre, toute aussi déplaisantefut celle qu’il eut, quelque temps après, avec les troisdemoiselles Dufour.

En promenade avec Kaboul dans les champs ils’en retournait sans joie vers la fabrique lorsque soudain, à undétour du sentier qu’il suivait entre les blés, il vit venir danssa direction les trois vierges rêches.

Aucun moyen de les éviter ; il étaitforcé de les rencontrer, presque les frôler. Déjà, une rougeur auxjoues, il se composait une attitude, lorsque soudain, d’unmouvement identique, comme entraînées par une plaque tournante,toutes trois firent demi-tour et rebroussèrent chemin.

Ce fut un acte d’hostilité tellement inattenduet flagrant que M. Triphon d’abord en resta cloué et necomprit qu’au bout d’un instant le sens de leur geste. « Nomde Dieu de bigotes ! Biques à bon Dieu ! »cria-t-il, si haut qu’elles durent certainement l’entendre. Lafureur lui montait à la tête en un flot empourpré. Et il eut ungeste machinal pour les suivre et leur demander desexplications.

Il se contint, heureusement. Il tendit lepoing derrière elles, qui s’empressaient, effarouchées, de rentrerau village. Mais l’affront l’avait blessé jusqu’au fond de l’âme,mille fois plus que l’avanie subie auprès de Fietje et des clientsà la Pomme d’Or ; la vague de colère passée, il sesentait malheureux et humilié au point d’en pleurer. A présent ilsavait assez ce qu’on pensait de lui au village.

Il était perdu, irrémédiablement perdu dansl’estime de tout le monde.

« Perdu », gémissait-il pleind’amertume, « perdu, parce que, au fond, je suis restéhonnête, parce que je n’ai pas commis la vilenie d’abandonner cettepauvre fille. »

Cette double aventure déposa au fond de sonêtre un ferment d’exaspération et d’aigreur, qui désormais ydemeura et de temps à autre remontait, gâtant sa vie. Il était undéclassé dans l’existence, c’était entendu ; alors il ne segênerait plus. Peu importait, dès lors, ce qu’on dirait oupenserait de lui. Peu importait ce que feraient ses parents.

Il n’avait plus que Sidonie ; maintenantil y allait presque chaque jour, à leur pauvre maisonnetted’ouvriers, comme vers le seul asile qui lui restât au monde. Il ytrouvait un accueil invariablement cordial, amical. Il en fit sonvéritable chez lui. Il s’y installa comme au café, où il n’allaitplus jamais. Il y fit venir vin, liqueurs, cigares,conserves ; il y régalait toute la famille et leur voisin, lepetit teilleur. Comme tout cela coûtait gros, bien plus qu’il nelui était alloué à la maison, il fit des dettes par-ci par-là, quiseraient réglées plus tard, intérêts compris.

Il s’en fichait. Tout lui était devenuindifférent. A présent les choses étaient ainsi et n’allaient plusautrement. Advienne que pourra, était désormais sa devise. A lamaison, le visage furieux de son père, les soupirs attristés de samère tyrannisée, et, comme accompagnement, le mutisme renfrognée deSefietje et l’inquiet coup de vent des jupes d’Eleken ; là,chez ces gens pauvres, de l’humanité cordiale, au moins, unefranche et fraîche jeunesse qui vous réconfortait. Il y oubliait samisère morale et ses soucis rongeurs. Il ne savait s’il sedéciderait jamais à épouser Sidonie. Peut-être oui, peut-être non.Mais cela pouvait durer ainsi : il n’était pas le seul à vivrede cette manière et s’en accommodait. Aux choses à s’arrangerd’elles-mêmes.

Du reste, Sidonie, ses parents, son frère etses sœurs s’en contentaient aussi et ne parlaient plus de rien.Seule, la mère continuait à exercer une surveillance vigilante etrépétait à l’occasion : « Très bien, tout ça, mais qu’iln’en vienne pas un second ! » Et M. Triphon etSidonie veillaient. Quant au « premier » il grandissaitet se développait à souhait, au grand bonheur de la maman et dessœurs.

Mais, comme il commençait à devenir fortbruyant et gênant, ordinairement on le fourrait au lit avantl’arrivée de M. Triphon, afin de ne pas gâter sa bonnesoirée.

Partie 3

Chapitre 1

 

A la fabrique, pourtant, il y avait quelquechose de changé. On y sentait fermenter un sourd mécontentement,grandir comme une oppression.

Il était rare que Léo fît encore entendre sonmugissant « Oooo… uuuuu… iiiii… » et Feelken son agaçant« Fikandouss-Fikandouss ». C’était un événement rare,quand Ollewaert demandait à M. Triphon une goutte aux puces deKaboul, ou que le malicieux Free se payait la tête de cette espècede veau qu’était Miel. Léo et Feelken montraient souvent desvisages renfrognés et sombres ; de même que Berzeel quin’oubliait pas, certes, de se saouler chaque dimanche, mais, enreparaissant le lundi matin à la fabrique, montrait moins souventun visage ensanglanté ou tuméfié. Les autres aussi étaient devenusplus silencieux et renfermés.

Et Justin-la-Craque avait bien moins de succèsque jadis lorsqu’il venait maintenant, suivi de Komèl, débiter,avec une obstination d’ivrogne, son sinistre O Pépita.

Dans la « fosse aux femmes » lephénomène était à peu près analogue. On n’y entendait plus querarement leurs voix nasillardes et traînantes égrener les airsmélancoliques par quoi elles essayaient de tromper les heuresinterminables de leur fastidieux travail ; et c’était plutôt àvoix basse qu’elles s’entretenaient, et de sujets qui paraissaienttoujours sérieux et graves. On chuchotait, et même on soupiraitbeaucoup, depuis quelque temps dans la « fosse auxfemmes » ; et lorsque Sefietje venait à dix heures et àsix, avec sa bouteille de genièvre, il était bien rare qu’elles’assît quelques instants pour bavarder, comme elle faisaitjadis.

Sefietje et sa bouteille étaient pourtant leseul événement qui parvînt encore à tirer les ouvriers de leurhumeur morose, les femmes aussi bien que les hommes. Lorsqu’elleavait passé, les conversations se faisaient plus animées et ilarrivait même qu’on entendît un bout de chanson ; mais celadurait bien peu. La tristesse renfrognée reprenait le dessus ;surtout vers le soir, lorsque la rouge lueur du couchant pénétraiten larges barres d’or dans les ateliers sombres, l’accablement etla fatigue descendaient sur les hommes et les femmes comme unegrande douleur silencieuse, désespérante.

La cause de ce changement, c’était Pierken,parmi les hommes ; et Victorine, sa fiancée, parmi lesfemmes.

Pierken, avec son petit journal socialistequ’il lisait chaque jour, de la première ligne à la dernière,n’avait pas encore digéré ni oublié le meeting manqué de l’automneprécédent devant la porte de La Belle Promenade. Cetteréunion avait raté, parce que insuffisamment préparée ; maiselle pouvait réussir une seconde fois. D’ailleurs, même si onn’organisait pas un second meeting au village, on pouvait tenterautre chose, une action circonscrite et directe, parmi les ouvriersde la fabrique. C’était à quoi pensait Pierken, jour et nuit ;et il estimait que le moment d’agir était venu.

A diverses reprises, à la suite du fameuxmeeting, il s’était rendu en ville et entretenu avec les chefs duparti. Il avait visité leurs grandioses installations ; ilavait compris et admiré ce que peuvent l’union et la coopération.De plus en plus il était devenu un travailleur informé, conscientdes droits, de la force, la dignité de la classe ouvrière. Un jour,il y avait rencontré le grand chef du Parti Ouvrier, qui s’étaitentretenu pendant quelques instants avec lui. Le chef l’avaitquestionné sur la situation du prolétariat des campagnes et avaitprêté une attention soutenue à ses explications. C’était un petithomme au visage pâle et aux traits énergiques. Lorsqu’il parlait,il semblait mordre ses mots, durs comme acier ; et ses poingsse crispaient machinalement, comme s’il pressait et pétrissaitcontinuellement quelque chose.

– Ce sont des conditions telles qu’aumoyen-âge ; il faut que ça change ! répondit-il d’un toncassant aux renseignements fournis par Pierken.

Il se recueillit un instant, les poings serréset les sourcils froncés ; puis il dit :

– Nous reviendrons l’un de ces jours dansvotre village et nous dicterons nos conditions.

Pierken, hésitant, doutait du succès.

– Quelles conditions, monsieur ?demanda-t-il timidement.

– Pas de « monsieur » ! Noussommes tous camarades ! reprit le chef avec rudesse.

Et, d’un ton catégorique :

– Journée de huit heures ; assurancecontre les accidents ; retraites ouvrières ; et, d’abordet avant tout, sérieuse augmentation de salaire et participationaux bénéfices.

Pierken sentait la tête qui lui tournait. Ilétait ébloui. Tant de choses à la fois ! C’était trop. Çan’irait pas.

– Ça doit aller et ça ira ! dit le chefen frappant du poing sur la table.

Mais il n’avait pas le temps aujourd’hui detraiter plus longuement ce sujet d’ordre secondaire ; et, enquelques mots hachés, il traça à Pierken sa ligne de conduite.

– Retournez à votre village. Convoquez tousles ouvriers de la fabrique. Arrêtez vos conditions.Communiquez-les à votre exploiteur et venez m’apporter sa réponse.Nous nous chargeons du reste.

Rapidement, il serra la main de Pierken etdisparut, appelé ailleurs.

Chapitre 2

 

Depuis ce jour, Pierken ne songeait plus àautre chose. Il y avait des semaines que les ouvriers seréunissaient en conciliabule deux fois par jour, aux repos de huitheures et de quatre heures, et ils n’avaient plus d’autreconversation.

Tous vibraient d’émotion passionnée devantl’image du bonheur entrevue, mais ils n’étaient nullement d’accordsur la possibilité et les moyens de l’atteindre. Une chose dont ilsétaient tous convaincus, c’était l’impossibilité absolue de faireaccepter les conditions telles que les avait posées pour eux legrand chef. Cela pouvait peut-être réussir dans les gros centresindustriels avec leurs puissantes organisations detravailleurs ; ici, au village, où personne n’avait l’espritpréparé, il n’y fallait même pas songer. Mais on pourraitpeut-être, c’était assez probable, obtenir « quelquechose ». La grande question était à présent de savoir et dedécider en quoi cela consisterait.

Après bien des palabres, Pierken présenta unprogramme concret.

L’assurance contre les accidents, lesretraites et la participation aux bénéfices, c’étaient des pointsdu programme qu’il fallait mettre de côté, provisoirement. Leprolétariat rural n’était pas mûr pour ces conquêtes. Mais onpouvait exiger une augmentation de salaire et une diminution desheures de travail. Pierken proposa qu’une députation composée detrois ouvriers, deux hommes et une femme, se rendît auprès deM. de Beule, afin d’obtenir que la journée de travail fûtlimitée à dix heures au lieu de douze, avec une augmentation desalaire de cinquante centimes par jour pour les hommes et devingt-cinq centimes pour les femmes. Si M. de Beulerefusait, alors c’était la grève. Qu’est-ce que les camarades enpensaient ?

– Que nous ne l’obtiendrons pas, dit Free avecun petit sourire désenchanté.

– Évidemment, nous ne l’obtiendrons pas, dit àson tour Ollewaert.

Léo et Poeteken se montraient tout aussipessimistes. Pee, le meunier, Bruun, le chauffeur, et les deux« cabris » ne disaient rien. Les femmes, pareillement,restaient muettes, hormis Victorine, qui protesta violemment :ce serait une honte si on n’obtenait pas ça. Feelken, qui étaitdevenu très sombre et renfermé ces derniers temps, hocha la tête ensoupirant. On ne savait quelle dépression, quelle tristessesemblait détruire leurs illusions.

– Des foutaises, tout ça ! De la m….. dechien ! Rien du tout ! lança brusquement Berzeel avec desyeux furieux.

– Et alors ? Quoi ? Tu es content deton sort ! s’écria Pierken indigné.

– Contents ou non, nous n’avons pas le choix,dit Berzeel d’un ton indifférent. Tout ce que je demande, c’est dugenièvre de meilleure qualité et des verres plus grands. Pour lereste, je m’en fous !

– Ivrogne ! lui jeta Pierken, trépignantde colère.

Mais les paroles de Berzeel avaient trouvé unécho chez plusieurs autres. Quelques visages s’animèrent, les yeuxbrillants.

– Haaa !… Si c’était possible ! ditFree, qui s’en pourléchait les lèvres avec gourmandise.

– Mais oui, nom de nom, dit à son tourOllewaert. Oui ; demandons ça ! Miel, espèce de veau,qu’est-ce que tu en penses ?

– Ha !… je ne pense rien, répondit Mielahuri.

Tous éclatèrent de rire, sauf Pierken, qui seleva, outré. Il se carra, en imitant sans le savoir le grand chefsocialiste de la ville ; et, comme lui, il dit, en parolesbrèves et mordantes, en promenant des regards étincelants autour delui :

– Bon. Si c’est là tout ce que vous désirez,vous n’avez plus besoin de moi. Adieu. Arrangez-vous avec lepatron. Moi, j’ai autre chose à faire.

Il voulait partir et tous eurent peur qu’il neles laissât en plan.

Quelques mains se tendirent comme pour leretenir et à nouveau une ombre de mélancolie envahit les visages.« Attends une minute, Pierken ; pas si vite », ditLéo. Et il demanda encore une fois à Pierken ce qu’il voulaitexactement.

– Comme j’ai dit, répéta Pierken d’un ton brefet décidé : envoyer une députation au patron ; moinsd’heures de travail et salaire supérieur ; s’il refuse, lagrève !

Les ouvriers redevinrent graves.

– Nous serons fichus à la porte. Il nous feratous valser, dit Léo craintif.

– Bon. Alors tous en grève.

– Ça va de soi, s’il nous flanque tous à laporte. Il en trouvera d’autres, opposa Léo.

– Non pas ! Les socialistes de la villeinterviendront, répliqua Pierken.

Les ouvriers hésitaient.

– Qui veut y aller avec moi ? demandaPierken, pour trancher l’affaire.

– Moi ! répondit Fikandouss.

Ébahis, tous le regardèrent. Qu’est-ce qui sepassait donc chez Fikandouss ? On ne le reconnaissaitplus ! Son regard avait quelque chose de fixe, de fanatique,et toute sa figure montrait une expression de volonté violente etfarouche.

– Oui ; moi… moi ! répéta-t-il avecune sorte d’énergie jalouse, parce que les autres montraient leurgrand étonnement.

– Et moi pour les femmes ! s’écria à sontour Victorine, très animée.

Ollewaert eut un geste énergique comme pourprotester au nom de l’autorité paternelle, mais le regard ferme etdécidé de Pierken le retint. Il retourna sa chique et cracha decolère, sans dire mot.

Pierken se déclara satisfait. Il eût préféréun autre délégué que Feelken, mais il ne fit pas d’observation. Ilétait satisfait. C’était un jeudi. Il fut décidé qu’on attendraitjusqu’au samedi, au repos de quatre heures. Alors, à eux trois, ilsiraient trouver M. de Beule chez lui.

Les ouvriers s’étaient levés pour retourner àleur travail. A ce moment apparut Justin-la-Craque suivi de sonaide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était ivre. Il seplanta en une attitude raidie devant les hommes et se mit àbourdonner d’une voix sombre : « Ooooooooooo… » Maispas un ne prit garde à lui et tous lui tournèrent le dos avecmépris.

Des choses autrement sérieuses les occupaientà présent.

Chapitre 3

 

A quatre heures tapant, sans avoir mangé leurtartine, Pierken, Fikandouss et Victorine se tenaient prêts. Cettequestion d’importance avait été débattue, s’ils ne feraient pasmieux de manger leur tartine d’abord, vu qu’après ils n’auraientpeut-être plus le temps. Pierken, toutefois, l’avait déconseillé,disant que le cerveau était plus lucide avant le repas et,d’ailleurs, on pouvait bien s’imposer une légère privation pour lacause. Vérités qu’il tenait des chefs socialistes en ville. Lesautres s’inclinèrent. Dans leur vêtement de travail, ils se firentaussi propres que possible, pour ne pas faire figure de mendiantsdevant ces capitalistes ; puis ils se dirigèrent à travers lejardin vers la maison. Pierken, malgré sa volonté farouche, sesentait tout de même un peu ému ; Fikandouss avait une facecontractée et sombre ; Victorine riait nerveusement, parpetites saccades, répétant sans cesse, avec une insistancesuperflue qui dénotait son trouble, qu’elle n’avait pas peur lemoins du monde. Sefietje, du seuil de son arrière-cuisine, les vitvenir de loin. Aussitôt elle disparut dans la maison ; mais,lorsque les sabots des trois ouvriers clapotèrent sur les dalles dela cour, elle reparut sur le seuil et demanda, surprise etméfiante :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Nous voudrions parler à monsieur, réponditPierken d’un ton aussi calme que possible.

– Parler à monsieur ! répéta Sefietjemachinalement, les yeux épouvantés, comme en présence d’une choseinouïe. Pourquoi voulez-vous parler à monsieur ?

– Peu importe, dit Pierken, légèrement,impatienté. Est-ce que monsieur est chez lui ?

– Je vais aller voir, répondit Sefietje.

Et, les pommettes rouges, elle disparut enhâte.

– Est-ce moi qu’il vous faut ? demandatout à coup une voix dure derrière les ouvriers quiattendaient.

C’était M. de Beule, qui revenait defaire un tour dans son jardin.

Un instant, tous trois perdirent contenancedevant ce brusque face à face inattendu. Mais Pierken se remit bienvite et dit :

– Oui, monsieur, nous voudrions vous parler unmoment.

– Pourquoi ? demanda-t-il, méfiant, commeSefietje.

– Nous vous le dirons, monsieur.Pourrions-nous avoir quelques minutes d’entretien chezvous ?

– Vous pouvez parler ici, répondit sèchementM. de Beule.

– Ça n’est pas bien facile, monsieur, ditPierken hésitant et déçu.

Brusquement, M. de Beule sefâcha.

– Vous ne prétendez pourtant pas me dicter laloi dans ma maison ! s’écria-t-il.

– Il n’est pas question de dicter laloi ; il ne s’agit que de causer un peu sérieusement, réponditPierken qui se contenait.

– Je n’ai pas à causer avec vous, absolumentpas ! Mais pas du tout ! cria M. de Beules’empourprant de colère.

– Eh bien, monsieur, répondit Pierken, perdantpatience à son tour et enflant la voix, si vous n’avez pas à causeravec nous, nous avons à causer avec vous ! Nous venons vousdemander, au nom de tous les ouvriers et de toutes les ouvrières dela fabrique, si vous êtes d’accord avec nous pour ramener notrejournée de travail de douze heures à dix, et augmenter nos salairesde cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinqcentimes pour les femmes. Voilà, monsieur, ce que nous avions àvous dire !

Et, sans peur, les bras croisés, Pierkenregarda son terrible patron en plein dans les yeux.

M. de Beule sursauta, puis regardade tous côtés, comme s’il cherchait un objet, une arme quelconquequi lui eût permis d’assommer l’audacieux trio. Il eut un geste defureur désespérée et presque comique ; puis, relevant la tête,il aperçut sur le seuil de l’arrière-cuisine sa femme et son fils,accourus au bruit des éclats de voix, visages inquiets.

– As-tu entendu ce qu’ils viennentd’exiger ? cria-t-il à sa femme. Deux heures de travail enmoins et cinquante centimes d’augmentation par jour !

– Pour les hommes… et vingt-cinq centimes pourles femmes, corrigea Pierken d’une voix posée mais résolue.

– Seigneur Dieu ! s’écriaMme de Beule en levant les mains au ciel.

M. Triphon ne disait rien. Le regard àterre, il tortillait sa courte moustache. Kaboul et Muche, quis’étaient rencontrés il n’y avait pas cinq minutes, se flairaient,tournaient, procédaient à un minutieux examen l’un de l’autre,comme s’ils se voyaient pour la première fois.

Derrière un des carreaux de la cuisine, onapercevait confusément les figures consternées de Sefietje etd’Eleken.

– Seigneur Dieu, répéta Mme de Beuleau comble de l’angoisse.

Brusquement, M. de Beule fut priscomme d’une attaque de folie furieuse.

– Voyous ! Mendiants !Canailles ! hurlait-il hors de lui, en toisant les troisouvriers à tour de rôle de ses yeux flamboyants.« Crève-la-faim ! » rugit-il comme suprême insulte,les poings serrés. « Hors d’ici, nom de Dieu !sinon…. »

Il n’acheva pas, bondit vers eux, comme s’ilallait les assommer.

– Prenez garde, monsieur ! dit Pierkenextraordinairement calme. « Prenez garde, vous pourriez leregretter ! » Mais tout à coup, s’animant, la voixstridente et des deux poings se frappant la poitrine :« Des crève-la-faim ! Oui, nous sommes des crève-la-faim.Et c’est parce que nous ne voulons pas rester des crève-la-faim,que nous venons réclamer un sort meilleur. Nous voulons devenir desêtres humains, monsieur, non plus des bêtes de somme. Oui, desêtres humains, madame ! » jeta Pierken en se tournantvers Mme de Beule… « des êtres humains,M. Triphon, vous qui savez comme nous peinons, du matin ausoir, pour vous et vos parents ! Dites-nous donc,M. Triphon, ce que vous pensez de nos revendications !Dites-nous ce que vous feriez si…. »

– Hors d’ici, propre-à-rien !Vagabond ! hurla soudain M. de Beule, au paroxysmede la fureur, en se tournant vers son fils, comme si celui-ci eûtété la cause de tout.

– Qu’est-ce que ça veut dire, nom deDieu ! s’écria M. Triphon colère et ahuri, pendant que samère avait une crise de larmes.

– Je le tuerai… je le tuerai…, gueulaitM. de Beule se démenant comme un fou.

Et, ne sachant plus ce qu’il faisait, il alladonner des coups de pied contre un tronc d’arbre.

Un brusque silence tomba. Les ouvriers,stupéfaits, ne comprenaient plus. Ils se regardaient entre eux,absolument déconcertés. M. Triphon était parti, en grommelantet jurant, humilié jusqu’au fond de l’âme de cet affront subidevant leurs ouvriers. Mme de Beule n’était quegémissements, pleurs et supplications. Sefietje et Eleken avaientcomplètement disparu derrière les carreaux de la cuisine.

– Donc, monsieur, vous refusez ? conclut,au bout d’un instant, Pierken redevenu très calme.

– Je fermerais plutôt boutique millefois ! clama M. de Beule avec un juronretentissant.

– Vous n’en aurez pas la peine ; nousnous en chargeons, répondit Pierken en regardant son maître bien enface. « Venez les amis », dit-il en se tournant vers sescamarades. « Nous n’avons plus rien à faire ici. Allons mangernotre tartine ».

Sans un mot, ils s’en retournèrent tous lestrois, à travers le jardin, comme ils étaient venus.

Chapitre 4

 

Vive et amère fut l’impression sur lesouvriers de l’affront brutal fait à leurs délégués. Ils leressentaient chacun comme une insulte personnelle. Longtemps ilsavaient hésité avant de demander la moindre chose ; mais àprésent, ils étaient armés de volonté, ils exigeaient.

Jusqu’aux plus serviles d’entre eux, ils serévoltaient à la fin, prêts à une farouche résistance. L’injusticesubie pendant toute leur existence remontait et bouillonnait eneux. Pierken, dont ils s’étaient tant de fois moqués, étaitmaintenant leur plus ferme soutien, leur guide incontesté, leurgrand homme, celui qu’ils voulaient suivre et dont ils attendaientle salut. Ils ne demandaient qu’à obéir à ses ordres. Plus personne– les femmes pas plus que les hommes – ne craignait les fureurs dupatron. Et lorsque Pierken eût décrété que la grève commencerait lelundi suivant, pas une seule voix d’opposition ne se fit entendre.Au contraire : ce fut une sensation de délivrance ; unpoids qu’on leur enlevait du cœur, une joie de l’acte enfinaccompli. Ils se concertèrent un moment sur la question de savoirsi on communiquerait la décision au patron. Oui, disait Pierken. Iltrouvait cela mieux, plus digne, plus fort ; il fallait ymettre des formes. Mais tous les autres, du coup plus agressifs etplus intolérants que leur chef, estimaient que ce serait politesseabsolument superflue. Il (il, c’était M. de Beule)s’apercevrait bien qu’il y avait grève, lorsqu’il ne verrait aucunde ses ouvriers à la fabrique, le lundi matin. Pierken n’insistapoint. Au fond, cela lui était bien égal. L’important, c’était quel’on fît grève.

Le dimanche, au cours de l’après-midi, levillage offrit un spectacle insolite. Sefietje, par hasard, fut lapremière à le remarquer. Attachée aux de Beule par plus de quaranteannées de servage, Sefietje considérait les intérêts de cettefamille comme les siens. De plus elle possédait un instinctspécial, qui lui faisait pressentir les dangers menaçant sesmaîtres. Donc Sefietje, qui regardait machinalement par la fenêtredonnant sur la rue, vit avec la plus grande stupéfaction passerBerzeel. Elle n’en revenait pas. Jamais Berzeel ne passait sondimanche au village où il travaillait : il le consacraitinvariablement à se saouler et se battre dans son village à lui.Aujourd’hui, du reste, il était aussi saoul que les autresdimanches ; en plus de sa patte folle, il titubait et parlaitfort et faisait de grands gestes en compagnie d’Ollewaert, le petitbossu, qui semblait également fort éméché. A eux deux, le bossu etle bancal, ils formaient un couple peu ordinaire.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écriaSefietje s’adressant à Eleken.

L’anormal n’était pas que Berzeel fût saoul,mais qu’il se fût saoulé ici, et non là-bas, dans son village. Unelueur de fièvre colora brusquement ses pommettes osseuses. Elekennon plus n’y comprenait rien.

Mais Eleken ne disait jamaisgrand’chose ; elle préférait ne pas être mêlée à ceshistoires. Servante en second, elle se trouvait, vis-à-vis de laservante en chef, dans la même situation que celle-ci ;Sefietje vivait sous la férule de la famille de Beule, personnifiéesurtout en monsieur, tandis qu’Eleken subissait la tyrannie deSefietje, parfois fort acariâtre.

– Il y a peut-être quelque chose qui lesretient par ici : un concours de joueurs de cartes ou deboules, risqua-t-elle avec prudence.

– Plus souvent ! trancha Sefietje, ensecouant la tête. Il ne viendrait pas de si loin pour ça.

Et elle se mit à radoter et se torturerl’esprit en creusant ce sujet passionnant.

Un peu avant huit heures, au crépuscule, uneautre scène anormale, inquiétante, se déroula sous les yeux deSefietje, qui l’observait.

C’était toujours Berzeel, encore plus saoul,mais non plus accompagné du seul petit bossu : c’était Berzeelà la tête de toute une bande, parmi lesquels Léo, Free, Poeteken etle « Poulet Froid », accompagnés de Justin-la-Craque etde Komèl, que suivaient de quelques pas Fikandouss et Pierken,ayant Victorine à son bras. Berzeel conduisait la troupe au cabaretdu Petit Sabot, où ils entrèrent tous, en défilant devantJustin-la-Craque qui, planté près de l’entrée, dans l’attituderaide d’un factionnaire rendant les honneurs,« opépitait » d’une voix sombre en roulant de grosyeux.

– Mais que se passe-t-il aujourd’hui ?Qu’est-ce qui leur prend, aux ouvriers de la fabrique !s’exclama Sefietje dans les transes.

Les maîtres avaient fini de souper ;Eleken alla desservir. Sefietje, qui, pour quelques instants,n’avait plus rien à faire, jeta un fichu sur ses épaules et courutà travers le jardin, vers la fabrique. Elle était prise d’unpressentiment sinistre. Il entrait dans les attributions de« Poulet Froid », chaque dimanche, de donner à manger auxchevaux ; puis il devait coucher dans le petit grenierau-dessus de l’écurie. Elle venait de le voir passer dans la rueavec la bande de saoulards. N’aurait-il pas négligé de soigner seschevaux ?

Sefietje alla par derrière à l’écurie et enouvrit la porte. Les quatre chevaux y occupaient leur placehabituelle et tournèrent la tête lorsqu’elle entra. Sefietje vitleurs beaux grands yeux qui avaient des reflets verdâtres. Ils nemangeaient pas et elle constata que leurs auges étaient vides. Ilsétaient là comme en attente d’une chose qui va venir. Sefietjeavait de la tendresse pour les bêtes. « Avez-vous eu à manger,mes bonnes bêtes ? » dit-elle à mi-voix, comme à desêtres humains. Le feu de l’inquiétude colorait ses joues et elleétait très perplexe. Les chevaux n’étaient pas en train de manger,mais cela voulait-il dire qu’ils n’avaient pas eu leurration ? C’était vers six heures, ordinairement, que le« Poulet Froid » venait la leur apporter ; il étaitmaintenant plus de huit heures. Rien d’étonnant à ce que les augesfussent vides. Tout de même, Sefietje n’était nullement rassurée.Si elle n’avait pas vu le « Poulet Froid » avec lesautres bambocheurs, elle n’aurait eu aucun soupçon. Mais, àprésent….

Immobiles, les chevaux continuaient à regarderSefietje et il y avait comme une prière muette dans leurs yeux.Machinalement, Sefietje se dirigea vers le coffre à avoine et ensouleva le couvercle. Aussitôt les quatre chevaux se mirent àhennir en piétinant nerveusement leur litière, dans le bruit dechaîne des anneaux de licol.

Elle remplit à moitié une mesure d’avoine ets’approcha du premier cheval. La bête y alla si vivement qu’ellefaillit renverser Sefietje.

Les autres s’agitaient d’impatience ; etla vieille servante leur donna à chacun un picotin. Elle hésitaitpourtant, inquiète et angoissée.

Était-ce bien, ce qu’elle faisait là ?Évidemment, des chevaux bien portants ne refusaient jamaisl’avoine. Ils en dévoreraient des boisseaux, si on ne les retenaitpas. « Ah ! si vous pouviez parler, mes bonnesbêtes ! » soupirait Sefietje. Elle aurait bien vouluaussi leur donner une botte de foin, mais elle n’osait. Ce seraitpeut-être trop.

Que dirait M. de Beule si lelendemain ses quatre chevaux étaient malades ? Toute perplexeet attendrie dans sa pitié pour les bêtes, elle quitta l’écurie,après leur avoir parlé encore comme à des êtres humains.

Un peu avant neuf heures, lorsque les voletsfurent fermés et les lampes allumées, des chants braillards tout àcoup éclatèrent dans la rue.

Sefietje, occupée à laver la vaisselle avecEleken, quitta aussitôt son ouvrage. Les chants s’élevaient en uneclameur sauvage. On eût dit un bruit d’émeute.

– Les revoilà ! Ils sortent du PetitSabot, dit Sefietje.

Et elle colla l’oreille contre le volet fermé.« Tu entends ? » murmura-t-elle alarmée.« C’est la voix de cet ivrogne de Berzeel. Écoute donc ;il jure comme un païen ! »

La porte de la salle à manger s’ouvrit etM. de Beule parut sur le seuil de la cuisine.

– Qu’est-ce qui se passe dans la rue ?demanda-t-il d’un air rogue.

– Mais je ne sais pas, monsieur, mentitSefietje tremblante.

Eleken, quittant précipitamment la cuisine,monta l’escalier quatre à quatre, comme si quelque besogne urgentel’appelait en haut. M. de Beule la suivit d’un regardirrité, traversa le vestibule, le couloir et ouvrit la ported’entrée. La clameur des chants entra en coup de vent dans lamaison. Par-ci par-là des portes s’ouvraient dans la ruesombre.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda à sontour Mme de Beule, sortant de la salle à manger.

– Je ne distingue pas bien, mais je croisqu’il y a de nos gens parmi eux, réponditM. de Beule.

– Seigneur Jésus ! s’exclamaMme de Beule.

– Qu’il y en ait un seul à se présenter saouldemain matin à la fabrique et je le mets dehors sur-le-champ !cria M. de Beule dans un brusque accès de fureur.

– Ce n’est pas sûr qu’il y en ait des nôtres,risqua Mme de Beule pour le radoucir.

M. de Beule grommela encore quelquesvagues menaces et les époux rentrèrent dans la salle à manger.Selon son habitude, M. Triphon était sorti. Les clameurssauvages se perdirent dans le lointain.

Cependant Sefietje n’avait pas de repos. Ellene cessait de guetter l’heure à la pendule ; et, lorsqu’il futdix heures moins un quart, elle dit à Eleken, redescendue à lacuisine après le départ de M. de Beule :

– Il faut quand même que je retourne voir àl’écurie.

– Mais tu n’as donc pas peur, comme ça touteseule dans l’obscurité ! objecta la timide Eleken.

– Je ne m’y fie pas ; ces pauvres bêtesn’ont pas eu à manger, pour sûr, gémit Sefietje, presque enlarmes.

Elle alluma une petite lanterne à huile etdisparut dans le noir du jardin. En approchant de l’écurie elleentendit les chevaux s’agiter et le bruit de chaîne de leurlicol ; et dès qu’elle eût ouvert la porte, hennissements etpiaffements l’accueillirent. Ils bouleversaient leur litière etleurs beaux grands yeux anxieux étaient tous tournés vers lalumière que Sefietje portait à la main.

– Guust, es-tu là ! cria-t-elle,s’avançant vers l’échelle de la soupente.

Pas de réponse.

Guust – autrement dit le « PouletFroid » – avait l’ordre d’être rentré au plus tard à neufheures et demie. C’était une consigne formelle donnée parM. de Beule et que le « Poulet Froid » ne seserait jamais risqué à enfreindre. A présent il était dix heures –Sefietje les entendit avec horreur, ces dix coups, tomber, lents etlugubres, du clocher de l’église – et le « Poulet Froid »n’avait pas rejoint son poste. « Guust, es-tu là ? »demanda-t-elle encore une fois. Mais, de réponse, pas d’avantage.Sefietje, grimpant à l’échelle et passant la tête par la trappe,put constater que le galetas était vide et le lit point défait.

Le « Poulet Froid » n’avait donc pasparu, plus aucun doute ; et il n’était pas venu donnerl’avoine aux chevaux. Aux yeux de Sefietje, ce manquementrenversait tout ; au point qu’elle se mit à sangloter, commebrisée de douleur, en descendant avec sa lanterne l’échelle de lasoupente.

Elle alla au coffre à avoine et, cette fois,remplit bien la mesure.

Elle n’hésita pas non plus à donner toute unebotte de foin à chacun des chevaux. Les bêtes mangeaient : onentendait un bruit sourd et continu, comme de meules qui broient.Et Sefietje hésitait, avec un gros soupir.

Elle craignait de mal faire. Tout de même,elle remplit un seau à la pompe et le hissa jusqu’aux auges.C’était presque au-dessus de ses forces. L’eau ruisselait et luimouillait les pieds. Deux des chevaux burent avec avidité ;les autres ne s’arrêtèrent pas de manger. En buvant ils aspiraientle liquide comme une pompe : on voyait le niveau baisser.

Les autres n’y trempaient qu’un moment lenaseau, comme si cette eau les dégoûtait. Inconsolée, Sefietjeferma la porte de l’écurie et retourna à la maison.

Chapitre 5

 

De toute la nuit, elle ne put dormir. Latragédie des chevaux la hantait ainsi qu’un cauchemar. Ques’était-il passé ? Qu’allait-il se passer demain ? A cinqheures du matin Sefietje était sur pieds. C’était l’heure où le« Poulet Froid » devait donner aux chevaux leur ration dumatin. Qui sait ? Il était peut-être rentré tard dans la nuit.Frissonnante dans l’air froid, un fichu jeté en hâte sur la tête etles épaules, Sefietje retourna vers l’écurie.

Rien ! Pas l’ombre de « PouletFroid » ! Sefietje courut à la chambre desmachines ; Bruun devait déjà s’y trouver, pour mettre seschaudières sous pression. Pas plus de Bruun que de « PouletFroid ». Elle ouvrit la porte de fer du fourneau. Le feu étaitéteint, noir, et la chaudière n’avait qu’un faible sifflement,telle une chose qui est en train de rendre l’âme. Alors Sefietjefut prise d’épouvante. Elle retourna en courant à la maison, d’unevoix entrecoupée y raconta ses aventures à Eleken, qui venait dedescendre, puis elle se laissa tomber sur une chaise, les yeuxhagards et les mains jointes, à bout de forces. La deuxièmeservante, avec de sourdes exclamations, se mit aussitôt à courirde-ci de-là d’un air effaré.

A six heures, au moment où la besognequotidienne aurait dû commencer, la fabrique gardait un silence detombe. Sefietje n’osait même plus y aller voir ; on eût ditqu’il y allait de sa vie. Mais elle dépêcha Eleken vers la« fosse aux femmes ». Au bout de trois minutes, celle-cirevint avec la nouvelle consternante que ni dans la « fosseaux femmes », ni dans la « fosse aux huiliers », ninulle part dans toute la fabrique, il n’y avait âme qui vive.

– C’est la grève, soupira Sefietje d’une voixblanche.

A six heures et demie, son heure habituelle,M. de Beule descendit.

Avant d’avoir quitté sa chambre, il avait étéfrappé par le silence insolite qui régnait dans la fabrique et,tout de suite, il demanda à Sefietje :

– D’où vient que ça ne tourne pas ?

– Monsieur, dit Sefietje, hoquetante, larespiration coupée, il n’y a personne à la fabrique !

– Comment ça ! s’écriaM. de Beule.

Et il se précipita dans le jardin. Sefietjecourut en toute hâte à l’étage pour avertir Mme de Beuleet M. Triphon. Ils descendaient au moment même oùM. de Beule, fou de rage, revenait de la fabrique.

– Veux-tu savoir maintenant ce qu’il en est deces voyous ?… hurla-t-il du plus loin qu’il vit sa femme.

Mme de Beule ne devait rien savoir.Elle n’en savait que trop. Mains jointes, elle soupira :

– Quelle affaire, mon Dieu ! Quelleaffaire !

– Ces voyous ! Ces saligauds ! Cesvauriens ! Ces mendiants ! rugit M. de Beule.Plus un seul d’entre eux ne remettra les pieds à la fabrique.D’autres ouvriers ! Tout de suite !

– Où les prendre ? demanda anxieusementMme de Beule.

Cette simple question partit surexciter auplus haut point M. de Beule.

– Tu ne t’imagines pourtant pas que çam’embarrasse ? dit-il.

Se tournant vers Sefietje ilordonna :

– Va d’abord et avant tout demander àJustin-la-Craque s’il veut soigner les chevaux.

La fureur s’étranglait dans sa gorge. Iltonna :

– Les sales individus ! Ils ont laisséces pauvres bêtes sans nourriture !

– Pardon, monsieur, moi je leur ai donné hiersoir du foin et de l’avoine, dit Sefietje d’une voix qu’onentendait à peine.

Et elle s’empressa de courir chez Justin. Cequ’il fallait avant tout, c’était un chauffeur. Qui prendrait-onpour remplacer Bruun ? Ils cherchèrent, sans trouver personnequi eût les aptitudes requises.

– Doorke Pruime, peut-être, risqua timidementMme de Beule.

Agacé, M. de Beule haussarageusement les épaules.

– Soyons sérieux, hein !grommela-t-il.

Mme de Beule se tint coite.

– Moi, je puis le faire, dit brusquementM. Triphon sans regarder son père.

– Oh ! oui, mon garçon, fais-le !s’écria Mme de Beule en regardant son fils avec uneadmiration attendrie.

Par rancune invétérée, M. de Beulene souffla mot, mais son silence même voulait dire qu’il acceptaitl’offre.

Comme « huiliers », poursuivit-ilquelque peu radouci, nous pourrions prendre Doorke Pruime, Sies vanLierde et Vloaksken. Comme « cabris », PeetseFnieze ; comme meunier, Soarlewie Soarels.

Mme de Beule approuvait tout d’unhochement de tête. M. Triphon, conscient de la responsabilitéqu’il allait assumer, prenait un air sérieux, concentré, énergique.Il estima rapidement que son travail comme chauffeur nel’empêcherait pas d’aller parfois chez Sidonie. Et puis, il avaitle dimanche. L’affaire, en somme, ne se présentait pas tropmal ; ils se remettaient de leur émotion. Ils avaient presqueune lueur de triomphe et même de provocation dans le regard.

– Et les femmes ? demandaMme de Beule.

A ce seul mot, M. de Beule rebonditau paroxysme de la fureur.

– Plus de femmes… nom de nom !tonna-t-il. Plus de ces roulures ici !

Et ses yeux lançaient des éclairs versM. Triphon comme pour l’anéantir.

Mme de Beule n’insista pas. Elle sereplia peureusement sur elle-même ; et, de son côté,M. Triphon fit semblant de ne pas saisir l’allusion haineuse.Il alluma sa pipe et s’intéressa un instant à Kaboul et Muche, quis’entr’étudiaient avec le soin le plus minutieux, comme s’ils nes’étaient pas vus depuis des années. La porte s’ouvrit et Sefietjereparut. Elle était rouge et suait d’avoir tant couru.

– Justin soignera les chevaux. Il leur a déjàdonné l’avoine, et il est en train de les étriller, dit-elle.

Il y eut un murmure de satisfaction.M. de Beule témoigna son contentement par un gesteapprobatif, et dit :

– Parfait. Déjeune maintenant, Sefietje ;puis tu iras chez Doorke Pruime, chez Sies van Lierde et chezVloaksken, pour leur demander de venir travailler à l’huilerie.Après, tu iras chez Peetse Fnieze et chez Soarlewie Soarels, pourles engager comme « cabris » et meunier.

– J’ai déjà déjeuné ; j’y vais tout desuite, répondit Sefietje d’un air soumis.

Et, aussitôt, elle repartit. Alors M. etMme de Beule allèrent aussi prendre leur petit déjeunerque leur servit Eleken, avec de la fièvre dans ses mouvements etles jupes battantes.

– Pourquoi cette fille est-elle toujours siagitée ? demanda M. de Beule agacé.

Mme de Beule tâcha de lui fairecomprendre qu’elle avait double besogne, pendant que Sefietje étaiten course. Kaboul et Muche, selon leur habitude, allaient de l’un àl’autre, quêtant avec des yeux de convoitise, leur part dudéjeuner.

Les maîtres ne s’étaient pas encore levés detable que Sefietje était déjà de retour. Essoufflée, le visagemoite, son visage osseux aux pommettes avivées d’une flamme, elleavait un air presque tragique ; elle rapportait des nouvellesdésolantes.

– Monsieur, dit-elle de sa voix éteinte etangoissée, tous ces gens ont du travail. Seul Vloaksken pourraitvenir.

– Sacré tonnerre de… ! juraM. de Beule en assénant sur la table un coup de poing quifit sauter les tasses dans les soucoupes.

Sefietje avait les yeux pleins de larmes.Mme de Beule semblait épouvantée. M. Triphon sentaitvaciller en lui sa force de résolution.

– Est-ce que l’on ne pourrait pas en trouverd’autres ? glissa Mme de Beule.

– Je n’en veux plus, sacré tonnerre de nom… jene veux plus personne ! hurla M. de Beule avec unnouveau coup de poing sur la table. Je ferme la boîte, j’arrêtetout le tremblement et nous verrons un peu qui, d’eux ou de moi,tiendra le plus longtemps !

Il se leva d’un bond, sortit, pour courir,gonflé de fureur, vers la fabrique.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que va-t-ilse passer ? gémit Mme de Beule en joignant lesmains.

Accablée, comme si elle eût reçu le coup degrâce, Sefietje rentra en larmoyant dans sa cuisine.

Chapitre 6

 

M. de Beule tint parole avec unentêtement farouche. Il alla lui-même fermer à clef toutes lesportes de la fabrique, se rendit compte que Justin-la-Craque et sonaide Komèl s’occupaient des chevaux ; et lorsque Vloaksken, leseul ouvrier qui eût consenti à venir travailler à la fabrique, seprésenta au cours de la matinée, il le renvoya sans façons, en luidéclarant d’une voix rageuse qu’il fermait boutique et n’avait pasl’intention de la rouvrir de sitôt.

Quelques jours se passèrent.M. de Beule, avec sa colère froide et concentrée, allaitet venait, sans but. M. Triphon, qui à présent n’avait plusrien du tout à faire, déambulait de même, mettant tous ses soins àéviter le nez à nez avec son père ; et Mme de Beulene cessait de gémir, se lamenter, cependant qu’à la cuisine régnaitun silence de mort. Seule, Eleken persistait à courir en tous sens,l’air affairé.

Cela agaçait M. de Beule à tel pointqu’un jour il l’arrêta et lui demanda avec véhémence :

– Mais, sacredieu ! qu’est-ce que tu as àtoujours courir ainsi ?

– Mais… pour mon ouvrage… monsieur, réponditla servante, blême d’effroi.

– Fais donc ton ouvrage un peu plustranquillement, nom d’un tonnerre, ragea M. de Beule.

Eleken ne dit plus rien et partit dans unenvol de jupes plus sourd, mais, pendant tout le reste de lajournée, on lui vit les yeux pleins de larmes. Et le soir,Sefietje, les pommettes en feu, vint annoncer àMme de Beule que, très probablement, Eleken quitteraitson service à la fin du mois.

Des bruits divers circulaient touchant lesouvriers et leurs dispositions. Selon les uns, ils étaientfermement décidés à maintenir leurs revendications jusqu’au bout.Selon d’autres, les femmes des grévistes se montraient beaucoupmoins enthousiastes qu’eux ; elles commençaient à récrimineret insistaient pour que leurs hommes reprissent le travail.

On les voyait assez souvent, la pipe au bec,les mains dans les poches, par les rues du village, et passervolontiers, comme en manière de protestation et de provocation,devant la demeure des de Beule. Certains d’entre eux tenaient à lamain le petit journal socialiste et le lisaientostensiblement : on pouvait les voir de la maison du patron.Il y avait déjà eu un ou deux articles sur la grève de la fabriquede Beule ; naturellement, on y prenait parti pour lesouvriers, et M. de Beule, dont le nom prêtait auxallusions faciles par le son qu’il avait en flamand, M. leBourreau, y était traité de négrier. Régulièrement, le patrontrouvait ces numéros du journal dans sa boîte aux lettres.

C’était Pierken qui menait la bande et,parfois, il faisait en pleine rue quelque allocution brève etviolente, Victorine marchait à son côté, le plus souvent la seulefemme dans le groupe, parfois accompagnée de Lotje ou de Zulma,Free, Poeteken, Léo, Fikandouss-Fikandouss, Bruun, le chauffeur,Pol et le « Poulet Froid », Pee, le meunier et Miel,cette espèce de veau, suivaient, tous l’air plus ou moins perdu etahuri ; ils trouvaient le temps long, déconcertés par cesjournées à ne rien faire, auxquels ils n’étaient pas habitués, dansl’attente continuelle d’une solution qu’ils avaient escomptée trèsrapide et qui semblait s’éterniser. Quant à Berzeel, il demeuraitinvisible. On le disait retourné à son village, mais personne nesavait au juste. Les gens, au passage des grévistes, venaientregarder curieusement sur le seuil de leur porte ; et tout levillage était soudain retombé à un calme et un silenceextraordinaires, depuis qu’on n’y voyait plus fumer la hautecheminée de la fabrique, et n’entendait plus le tonnerre incessantdes pilons.

Parfois Justin-la-Craque et Komèl faisaient unbout de conduite aux chômeurs. La première fois queM. de Beule les vit, ce fut un drame. Il bondit de fureuret voulut incontinent leur interdire l’accès de l’écurie. Lessupplications de sa femme, et surtout l’idée assez peu réjouissanted’avoir à soigner lui-même les chevaux, modérèrent sa fougue. Ilrésolut d’avoir une explication avec les deux forgerons. Il serendit à l’écurie vers l’heure où il était sûr de les y trouver,et, maîtrisant à grand peine la colère et l’indignation quibouillonnaient en lui :

– Justin, je t’ai vu ce matin en compagnie desgouapes !

– Oui, m’sieu, dit Justin comprenant aussitôtde quoi s’agissait et admettant l’ignominieuse épithète ; oui,m’sieu, j’ai été avec eux et je voudrais bien que ça finisse, cetteblague-là.

– Pour moi ça peut durer dix ans !fanfaronna M de Beule avec hauteur.

– Pour moi pas, m’sieu, pour moi pas !répondit Justin avec force. Quand la fabrique ne marche pas, moinon plus je n’ai pas grand’chose à faire. Je voudrais que vous vousentendiez avec eux, m’sieu.

Justin-la-Craque, avec ses bêtises quand ilavait bu un verre de trop et qu’il « opépitait », faisaitparfois preuve, à jeun, d’un jugement assez sensé, de même qu’ilétait un excellent ouvrier quand il voulait bien s’en donner lapeine. En outre aucune timidité ne le retenait et, lorsque saconviction était faite, nulle crainte ne l’arrêtait de l’exprimeravec grande franchise. Il regarda M. de Beule bien enface et poursuivit :

– J’ai causé avec tous, m’sieu, et il y en ades bons et des mauvais parmi eux. Pierken demande trop et c’estlui qui excite les autres, Victorine va naturellement de son côtéet Fikandouss aussi. Je ne leur ai pas mâché la vérité. Je leur aidit qu’ils demandaient trop et qu’ils avaient tort. Mais lesautres, m’sieu, si les autres obtenaient quelque satisfaction, sipeu que ce soit, ils seraient contents et reprendraient letravail.

– Rien ; pas un centime ! crachaM. de Beule.

– Vous avez tort, m’sieu. Vous avez grandementtort, dit posément Justin.

– Le « Poulet Froid » a laissé meschevaux sans manger ni boire ! cria M. de Beule,rouge de colère.

– Il le regrette, m’sieu, il ne le feraitplus, affirma Justin.

Et Komèl répéta d’un ton convaincu :

– Non… non… il ne le ferait plus.

– Si vous leur accordiez quelque chose,insista Justin. Par exemple, chaque fois deux gouttes au lieud’une ; et le soir, s’ils pouvaient finir à sept heures etdemie au lieu de huit heures. Je crois que tous, ou à peu près,seraient contents. Je réponds de Free, de Pee, d’Ollewaert et deBerzeel. Et je suis presque certain que les autres suivraient.

– Oui… oui…, deux gouttes au lieu d’une,répéta Komèl en écho.

Et son grand nez bougea dans sa face de suie,comme s’il dégustait déjà le royal cadeau.

– Rien, rien ! réitéra durementM. de Beule.

Et il quitta l’écurie pour en rester là.

Chapitre 7

 

C’était chose curieuse, et personne ne savaitni ne comprenait comment cette rumeur s’était propagée ; maiselle courait avec persistance, par tout le village. Les ouvriers,disait-on, se montreraient satisfaits et la grève prendrait fin, siM. de Beule consentait à diminuer la journée de travaild’une demi-heure et à doubler la ration de genièvre.

Sefietje en avait entendu parler, ainsiqu’Eleken, qui, après tout, ne quitterait pas son service à la findu mois. Mme de Beule et son fils étaient également aucourant. Cela flottait dans l’air, et on avait parfoisl’impression, à voir les gens sur le pas de leur porte ou pargroupes, le nez au vent, aux coins des rues, qu’ils humaient lesémanations volatilisées de l’alcool réconciliateur. On était versla fin de la première semaine de grève et on sentait venir ledimanche comme un jour de crise décisive, où, de deux chosesl’une : le conflit serait résolu, ou bien prendrait desproportions inquiétantes.

Ce dimanche-là, de fort bonne heure dans lamatinée, on put voir Pierken, l’air soucieux et affairé, passer etrepasser dans la rue ; et à dix heures, après la grand’messe,des camelots distribuer la petite feuille socialiste. Ellecontenait un article où l’on disait violemment leur fait aux fauxfrères qui oseraient trahir la cause commune et vendre leurs droitsles plus sacrés, leur dignité d’hommes libres, pour un immondeverre d’alcool empoisonneur.

A onze heures Justin-la-Craque vint sonner àla porte de M. de Beule. Il était légèrement éméché, avecdes yeux aqueux et fixes, prêt à fredonner l’O Pépita. Iln’en fit rien pourtant, mais insista pour avoir un momentd’entretien avec M. de Beule ; et lorsque celui-ci,averti par Sefietje, parut enfin, non sans une répugnancemarquée :

– Puis-je, monsieur ? Puis-je ?demanda Justin, sans plus de précision.

– Quoi ? dit M. de Beule,bourru et méfiant.

– Leur dire qu’ils auront double ration etpourront finir à sept heures et demie ?…

– Pour l’amour de Dieu, accepte ! suppliaMme de Beule, intervenant dans la conversation.

– Mais ne te mêle donc pas de cesaffaires-là ! dit M. de Beule, se retournantagacé.

Avec un soupir Mme de Beules’éloigna. Fixement, de ses yeux vitreux d’alcoolique Justinregardait M. de Beule. Il crut sentir qu’il hésitait,fléchissait.

– Je vais le leur dire ! Je vais le leurdire ! s’écria-t-il brusquement dans un transportd’enthousiasme, en faisant un mouvement vers la porte.

– A tes risques et périls, Justin ! Çavient de toi ! cria M. de Beule d’un ton sévère.

– Oui… oui… ça vient de moi ! criaJustin.

Et d’un saut il fut dans la rue.

– Ils vont revenir ! jubilaMme de Beule avec un soupir de soulagement.

Mais M. de Beule la toisa d’unregard courroucé et répliqua :

– Qu’en sais-tu ? Et d’ailleurs, qui tedit que je les laisserai rentrer ?

Mme de Beule préféra ne rienrépondre. Et elle se rendit à la cuisine auprès de Sefietje, pourparler du dîner.

Chapitre 8

 

Le dimanche s’écoula, exceptionnellementtranquille. Ce calme absolu donnait au village un air morne ;on l’eût dit abandonné. M. Triphon, en rentrant vers cinqheures, apporta cette étrange nouvelle : il avait rencontréBerzeel dans la rue, et il n’était pas ivre.

– Il n’était pas ivre ! s’écria Sefietje,stupéfaite et presque alarmée.

– Non ; absolument pas ! Aussi fraisque je suis ! affirma M. Triphon.

Sefietje n’en revenait pas. Ses pommettes secolorèrent du rouge des grandes agitations intérieures.

– Est-ce qu’il y a du nouveau ? demandaMme de Beule en s’approchant, l’air inquiet.

– Non, maman, sauf que Berzeel se promène dansle village et qu’il n’est pas ivre, répéta M. Triphon.

– Oh ! ça, c’est bien ! ditMme de Beule satisfaite.

M. de Beule, occupé à écrire dansson bureau, parut également au bruit des voix et, d’un air rogue,demanda ce qui se passait. Mme de Beule lui communiqual’étonnante nouvelle, ajoutant que cela lui semblait de très bonaugure.

– Était-il seul ? demandaM. de Beule à sa femme, évitant, selon sa hargneusehabitude, d’adresser directement la parole à son fils.

– Tout seul, répondit M. Triphon d’un tonmat, affectant, de son côté, de ne pas regarder son père.

– Ça peut encore venir. Il n’est pas trop tardpour se saouler, ricana M. de Beule.

Tout de même, il n’était pas de trop méchantehumeur, ce jour-là. Au contraire. On aurait presque pu lui trouverun soupçon d’air enjoué, si le mot n’eût juré avec son caractère.Il ralluma un bout de cigare, ce qui était généralement bon signe,et rentra dans son bureau. Kaboul et Muche, qui s’étaient uninstant flairés comme deux étrangers, suivirent chacun leurmaître.

Lorsque six heures eurent sonné à l’église,M. de Beule ressortit de son bureau et s’en alla, parvieille habitude, faire un tour à la fabrique, suivi de Muche.Arrivé non loin de l’écurie, il vit, à peu de distance, troishommes en conversation animée. Il reconnut Justin-la-Craque, sonaide Komèl et… non sans une vive émotion… le « PouletFroid » ! M. de Beule eut un sursaut violent etun mouvement instinctif pour se précipiter sur l’individu qui avaitsi odieusement négligé ses chevaux.

Une seconde impulsion, tout aussi spontanée etmachinale, le retint. Le trio lui tournait le dos et on ne l’avaitpas vu venir. Il rappela Muche, revint en arrière et se tint caché,derrière un pan de mur. Il lui venait un bruit de voix sans qu’illui fût possible de comprendre ce qui se disait. Mais il vit le« Poulet Froid » sortir de l’écurie avec le crible pourl’avoine et l’entendit qui secouait le grain, d’où s’envolait dansla cour un petit nuage de fine poussière. Le « PouletFroid » avait donc repris le travail, sans rien dire. Le« Poulet Froid » ne se considérait plus comme étant engrève.

M. de Beule se retira en douceur etrentra tout droit à la maison. Mme de Beule, qui l’avaitvu traverser le jardin d’un pas agité, lui demanda anxieusement cequ’il y avait.

– Ce qu’il y a ! ditM. de Beule haletant. Il y a que je me retiens pour nepas flanquer des coups de pied à un voyou là-bas !

– Qui donc, mon Dieu ! ditMme de Beule, prise de peur.

– Le « Poulet Froid » ! Il estauprès des chevaux !

– Oh ! non, non ! fitMme de Beule suppliante.

– Ne l’aurait-il pas mérité, peut-être ?ragea M. de Beule.

– Si… si… mais pourtant tu ne peuxpas !

– Oh !… si je ne me retenais !…gronda M. de Beule menaçant.

– Oh ! je t’en conjure ! Je t’enconjure ! gémit Mme de Beule, les mains jointes.

M. de Beule fit comme si ce n’étaitpas chose facile de le fléchir, et finit tout de même paracquiescer à contre-cœur. Mais il jura qu’il assommerait le« Poulet Froid » au moindre reproche qu’il aurait à luifaire dans son service à l’avenir.

– Rien ne clochera plus ; il a eu unerude leçon ; tous ont eu une rude leçon, ditMme de Beule conciliante.

Et elle l’entraîna doucement vers la salle àmanger, Eleken venait de servir le repas. Il y avait du poulet avecde la salade, un plat que M. de Beule aimait beaucoup. Ilen mangea goulûment et avec abondance, comme s’il se repaissait dela chair d’un ennemi.

Après le souper M. Triphon se retiradiscrètement et se rendit chez Sidonie.

– Mon Dieu ! dit en soupirantMme de Beule à Sefietje, il aurait bien pu rester à lamaison un soir comme celui-ci.

– Ah ! oui, madame, mais quand on estentre les mains d’une pareille créature !… répondit Sefietjed’un air entendu et peu encourageant.

Sans insister, Mme de Beule rentradans la salle à manger où elle tâcha de distraire son mari.

Heureusement M. Triphon ne fut paslongtemps absent. A neuf heures et demie, il était de retour avecun renseignement curieux, qui les étonna tous très fort :Pierken, à cette heure-ci, déambulait en état d’ivresse par levillage. Parfaitement, Pierken ; lui, qui autrement ne buvaitjamais, courait maintenant en compagnie de Fikandouss, d’un cabaretà l’autre, en faisant du boucan et cherchant querelle à tout lemonde.

Berzeel ne le quittait pas d’une semelle. Oui,Berzeel, parfaitement à jeun, absolument maître de lui, veillaitsur Pierken comme un père sur son enfant, en faisant tous sesefforts pour le calmer et le ramener à leur logement commun. Ilsvenaient de quitter la Bonne Espérance et se dirigeaientvers le Petit Sabot.

– Mais, mais, mais ! s’exclamaMme de Beule en joignant les mains de stupéfaction.

M. de Beule eut un petit rirehaineux et bref.

– Le monde renversé, quoi !ricana-t-il.

M. Triphon, l’air satisfait de lui-même,se dirigea vers la cuisine. Il y trouva Sefietje inquiète, rouge,et Eleken qui allait et venait, les jupes battantes.

– Bruun, le chauffeur, est venu ici, murmuraSefietje.

– Bruun, le chauffeur ! Pour quoifaire ? demanda M. Triphon ébahi.

– Pour prendre les clefs.

– Les clefs de la fabrique ?

Sefietje fit signe que oui.

– Et tu les lui as données ?

– Il les a prises, dit Sefietje.

– Est-ce que tu l’as dit à papa ?

– Mais non !

M. Triphon prit sa casquette et se hâta,dans l’obscurité, vers la fabrique. Il secoua toutes les portes,qu’il trouva fermées. Dans la chambre au-dessus de l’écurie, ilaperçut un mince filet de lumière : le « PouletFroid » était à son poste. M. Triphon se retira sur lapointe du pied. Avec un sentiment d’espoir mêlé d’incertitude, ilretourna à la maison, où il ne dit mot.

Chapitre 9

 

Quatre heures du matin : Sefietje étaitdéjà éveillée. Il lui sembla, dans son sommeil léger, avoir entendudes pas feutrés sous sa fenêtre.

Les yeux ouverts et fixes dans le crépusculede l’aube à peine naissante, elle resta immobile sur le dos àécouter et n’entendit plus rien. Mais l’inquiétude couvait enelle ; elle se leva, écarta le petit rideau de sa lucarne,regarda dans le jardin, tâchant d’en sonder les profondeursvagues.

Une exclamation sourde lui échappa. Au-dessusdes frondaisons grises et brouillées, la haute cheminée de lafabrique dardait son cierge rose et du bout noirci sortait un mincefilet de fumée fauve, qui allait se perdre dans le vide du ciel.Alors Bruun était déjà à ses chaudières, la grève était finie et,tout à l’heure, le travail allait reprendre à la fabrique. Une joieimmense emplit son âme ingénue d’esclave ayant fait siens lesintérêts de la famille qui l’exploitait depuis près d’undemi-siècle. Elle se précipita vers le lit où dormait Eleken et lasecoua.

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui sepasse ? sursauta la jeune servante apeurée.

– Pscht ! La cheminée de la fabrique quifume ! Elle fume ! Elle fume ! répétait Sefietjejubilante.

– Ah !… dit Eleken, dont la tête lourdede sommeil retomba sur l’oreiller.

A six heures très exactement, Sefietje, quiattendait depuis trois quarts d’heure, en une agitation croissante,dans sa cuisine déserte, entendit un bourdonnement bien connusortir de la fabrique. Quelques instants après, les pilons semirent à rebondir, comme en un pas de danse joyeuse. AussitôtM. et Mme de Beule, ainsi que M. Triphon,quittèrent leurs chambres et descendirent. La joie du triompheilluminait leur visage et M. de Beules’exclama :

– Haha !… Ils reconnaissent donc qu’ilsne sont pas les plus forts, les petits bonshommes !

– Les femmes sont-elles aussi rentrées ?demanda Mme de Beule.

Eleken fut dépêchée à la fabrique. Elle revintau bout de trois minutes et dit :

– Toutes les femmes sont à leur ouvrage,excepté Victorine.

– Celle-là n’a pas à revenir… Je ne veux plusla voir à la fabrique ! cria M. de Beule en un accèsde colère subite.

Pendant le déjeuner on tint conseil surl’attitude à prendre.

– Il faudrait d’abord y aller voir, opinaM. Triphon.

M. de Beule eut un gested’impatience. Il persistait hargneusement à ne pas vouloir adresserla parole à son fils. Se tournant vers sa femme il dit :

– Si j’y vais, je les flanquerai tous dehors àcoups de pied. Il vaudrait peut-être mieux que tu….

– J’irai, j’irai ! s’empressa d’approuverMme de Beule.

– Mais dis-leur surtout, insistaM. de Beule, reprenant du coup tout son aplomb, que s’ilsrecommencent jamais ou si j’ai à me plaindre d’eux le moindrement àl’avenir, c’est la porte, immédiatement.

Mme de Beule ne dit mot. Elle sehâta de finir son déjeuner et, se levant :

– Est-ce que tu m’accompagnes ?demanda-t-elle, hésitante, à son fils.

Elle craignait que son mari ne s’yopposât : mais il ne dit rien. Bien que M. Triphonn’existât plus pour lui, il ne trouvait pas mauvais qu’il sechargeât à sa place de cette corvée. La mère et le fils quittèrentla salle à manger et gagnèrent le jardin en fleurs. La matinéed’été était merveilleuse. L’herbe se couvrait comme d’untransparent argenté et l’air semblait une chose qu’on pouvaitboire, une source pure qui vous revivifiait tout entier. Les grandsarbres achevaient leur calme rêve de la nuit. Leurs cimesvaporeuses fumaient, à peine traversées par les flèches d’or dusoleil levant. On croyait humer du bonheur.

Ils arrivèrent devant la chambre des machineset ouvrirent la porte sans brusquerie. La gueule rouge de lafournaise était toute large ouverte et Bruun y jetait à grandespelletées du menu charbon mouillé. Son visage en sueur se cuivraitaux reflets de la flamme et les poils frisottants de sa barbe noiresemblaient du fil métallique incandescent. Il se rangea très vitelorsqu’il vit entrer Mme de Beule avec son fils et salua,poliment, à la façon habituelle, comme si rien d’extraordinairen’était arrivé :

– Bonjour, madame. Bonjour, MonsieurTriphon.

– Bonjour, Bruun, répondirent-ils tousdeux.

Un bref silence. Bruun s’était remis à activerses feux, mais Mme de Beule, sentant bien que l’on nepouvait en rester là et qu’il fallait dire quelque chose, rassemblatout son courage.

– Alors, Bruun, commença-t-elle, qu’est-ce quivous a donc pris à tous de nous laisser en plan comme ça ?

Bruun toussa. Il cherchait à répondre,semblait-il, mais les paroles ne venaient pas. Il toussa encore etregarda dans son feu avec une attention extrême, comme si laréponse, vraiment, devait sortir de là.

– Il ne faudrait pas que ça se répète,poursuivit Mme de Beule avec calme. Cette fois-cimonsieur ferme les yeux, mais à la prochaine occasion, il n’enserait plus de même, soyez sûr.

Bruun cessa d’activer son foyer et regarda uninstant Mme de Beule bien en face. Décidément, il voulaitdire quelque chose et commençait déjà à émettre des sons. Mais çane sortait encore pas. Il semblait ne pas pouvoir trouver les motspour exprimer ses sentiments. Du reste, Mme de Beulen’insista point. Elle lui avait dit ce qu’elle voulait lui dire et,accompagnée de M. Triphon, passa dans la « fosse auxhuiliers » où les pilons menaient leur danse infernale.

Il y avait deux places vides aux établis.M. Triphon le remarqua du premier coup d’œil : celle dePierken et celle de Fikandouss. Il s’empressa de le glisser àl’oreille de sa mère, avant qu’elle et lui passent lentement devantla rangée des ouvriers, en répondant d’un mouvement de tête à leursalut silencieux. Tous les autres étaient à leur poste. Berzeel yétait, parfaitement de sang-froid, sérieux et même grave, commes’il sentait peser sur lui une responsabilité inhabituelle.

Léo y était, Free y était, Poeteken y était,et Ollewaert aussi, tous à l’envi posés et graves, absorbés dansleur travail, comme s’il n’existait nul autre intérêt au monde. Peeétait déjà tout blanc, tel un bonhomme de neige, à côté de sesmoulins rageurs, et Miel, cette espèce de veau, avec l’autre« cabri » se démenait autour des énormes meulesverticales. Miel resta une minute bouche bée lorsqu’il vit paraîtreMme de Beule avec M. Triphon et ses épais sourcilsrejoignirent presque ses cheveux, faisant disparaître le doigt defront qu’il possédait.

Visiblement, il n’avait rien compris à tout cequi s’était passé et attendait encore la solution de l’énigme.

Les hommes semblaient de plus en plus absorbésdans leur travail et les pilons tapaient avec une telle furie queMme de Beule et son fils se sentaient dansl’impossibilité matérielle d’entamer le moindre colloque.

D’ailleurs, il n’y avait rien d’autre à direque ce qu’ils venaient de signifier à Bruun, qui, certes, nemanquerait pas de leur en faire part ; mais ils auraient bienvoulu savoir pourquoi Pierken et Fikandouss n’étaient pas revenuset ce qu’ils avaient l’intention de faire. M. Triphon,profitant d’une brève accalmie dans l’ouragan des pilons,s’approcha de Berzeel et lui demanda :

– Est-ce que Pierken ne revientplus ?

– Mais si, mais si, m’sieu ; seulement ilest un peu malade ; il a un fort mal de tête, réponditBerzeel.

– Et Fikandouss ?

– Ça, je ne sais pas, m’sieu, dit Berzeel deson air grave et absorbé.

Les pilons recommençaient à bondir, les hommess’affairaient autour des presses. Sans s’attarder d’avantage,Mme de Beule et M. Triphon quittèrent la« fosse aux huiliers » pour se diriger vers la« fosse aux femmes ». Au moment de sortir de l’huilerie,comme ils se retournaient sans penser à mal, ils aperçurent de loinBruun, le chauffeur, qui épiait leur départ, par la porteentr’ouverte de la chambre des machines.

Dans la « fosse aux femmes », plusrien qui les empêchât de dire tout ce qu’ils voulaient. Là aussitout le monde était à son poste, hormis Victorine. Dès queMme de Beule et son fils eurent fait leur entrée, Mietje,Lotje et « La Blanche » firent une sortie violente contrePierken et Victorine qui, disaient-elles, avaient entraîné à lagrève tous les autres, contre leur gré. La vieille Natse pleuraitcomme une Madeleine ; et elles étaient unanimes à jurer leursgrands dieux que jamais plus pareille chose n’arriverait etqu’elles chasseraient Victorine à coups de pied quelque part, sielle osait reparaître dans leur atelier.

– Mais comment avez-vous pu vous laissermonter la tête ainsi ? s’exclama Mme de Beule,levant les bras d’indignation.

– Eh oui, bien notre bêtise, notrefolie ! s’écria Lotje.

Et, à son tour, brusquement elle éclata enlarmes.

– Ah ! mon Dieu, madame, quelleaffaire ! Quelle terrible affaire ! geignit Natse, lesmains jointes.

– Qu’ils essayent donc d’y revenir ! Jemordrais, je grifferais ! glapit « La Blanche » horsd’elle.

Cette violence unanime des femmes rendait lesreproches superflus. Aussi Mme de Beule se borna-t-elle àleur donner de bons conseils pour l’avenir, en les avertissant unefois pour toutes qu’une récidive équivaudrait au renvoi général etsans rémission.

– N’ayez pas peur, madame ! firent-ellesà l’unisson.

Et Mietje Compostello, de sa voix caverneuse,ajouta :

– S’il fallait me traîner à genoux d’icijusqu’à l’église, je le ferais volontiers pour que ça ne soit pasarrivé.

Mme de Beule et son fils s’enallèrent. Dans la « fosse aux femmes » il n’avait pasprononcé un mot. A la maison, M. de Beule, triomphant,fielleux, ricanait d’aise en écoutant sa femme narrer la lamentablehistoire.

Chapitre 10

 

A dix heures, le moment venu de faire satournée avec la bouteille de genièvre, une agitation violentes’empara de Sefietje. Que faire ? Verser deux gouttes ouseulement une ? Le rouge aux pommettes, elle vint demander àMme de Beule quels étaient les ordres.

Mme de Beule n’en savait rien. Iln’y avait pas eu d’accord positif.

Tout s’était manigancé par l’entremise deJustin-la-Craque, qui avait pris la responsabilité sur lui. Ellealla consulter son mari.

– Ils ne le méritent pas du tout, réponditM. de Beule sur un ton chagrin.

Comme il arrivait souvent chez lui, sonhumeur, l’instant d’avant victorieuse et fanfaronne, étaitbrusquement redevenue, sans aucune cause apparente, morose etsombre. Écarlate, gonflé de colère et de rancune, il était assis aumilieu des paperasses à son bureau.

– Si on leur en donnait tout de même deux pouravoir la paix, proposa timidement Mme de Beule.

Il refusa de se prononcer.

– Tu vois comme je suis surchargé de besogne…On ne peut donc pas me laisser une minute tranquille !grommela-t-il.

Mme de Beule s’en retourna auprès deSefietje qui attendait, sa bouteille pleine sur le bras.

– Il ne veut pas se prononcer !soupira-t-elle.

– Mais que dois-je faire ? soupiraSefietje à son tour.

– Donnez-leur en deux, ditMme de Beule après une brève hésitation.

Sefietje partit, commença par la chambre desmachines, s’approcha de Bruun. Ils échangèrent un salut banal,comme si rien ne s’était passé et Sefietje remplit le verre. Bruunle lampa d’un trait, garda le verre à la main, regardaSefietje.

– Encore ? demanda-t-elle d’une voixblanche.

Sur un signe que oui, elle remplit à nouveaule verre qu’il vida comme si c’était de l’eau, et le rendit à laservante. Sans un mot, elle passa dans la « fosse auxhuiliers ».

Berzeel était le premier à servir. Avec lafigure toujours grave de quelqu’un qui sent tout le poids de saresponsabilité, il regarda vivement et à la dérobée la bouteille,comme s’il en jaugeait d’un seul coup d’œil le contenu. Sefietjeremplit le petit verre. Il le vida d’un trait, comme Bruun. Alorsil hésita. Ses doigts tremblaient légèrement ; il semblaitvouloir donner et prendre à la fois. Sefietje ne comprit pas trèsbien ; elle crut d’abord qu’il n’en désirait pas d’avantage.Le petit verre et la bouteille eurent chacun un mouvement de oui etnon, d’abord l’un vers l’autre puis en sens inverse, jusqu’à ce queSefietje eût enfin compris très clairement et versât une seconderasade. Berzeel eut un rictus de satisfaction, avec un sourire deses petits yeux vifs.

« Merci », dit-il en rendant leverre vide.

Tous les autres avaient suivi la petite scèneavec une curiosité tendue à l’extrême, arrêtant une minute leurspilons pour n’en pas perdre un détail. Free et Léo sourirent commeBerzeel et se pourléchèrent machinalement les lèvres. Le petitPoeteken couvait le verre de ses yeux rayonnants et candides,pareil à un ange qui assiste à une révélation.

Ollewaert eut un grand soupir de soulagement,comme brusquement délivré d’un poids énorme. Il enleva sa chique etla posa sur l’établi, pour la reprendre après qu’il aurait bu. Pee,tout blanc de farine, quitta ses moulins, et la figure de Miel,cette espèce de veau, s’épanouit en un large rire muet et figé. Ilsemblait enfin comprendre quelque chose à tout ce qui s’était passéet ce quelque chose le bouleversait de joie.

Ils burent avec des grognements de plaisir et,du coup, Léo lança, sur un ton encore un peu timide, son« Ooooo… uuuu… iiii… » qu’on n’avait plus entendu depuisdes semaines. Sefietje, bouche close, sans prononcer un mot,s’acquittait machinalement de sa tâche, le visage renfrogné, muréedans une hostilité sourde. Elle y mettait toute la diligencepossible ; dès qu’elle en eut fini avec les« huiliers », elle se hâta vers l’atelier des femmes.Mais avant qu’elle eût eu le temps de disparaître Justin-la-Craquevint se planter devant elle, suivi de Komèl qui portait une barrede fer, et lui demanda d’un air triomphant ce qu’elle pensait de lafaçon dont il avait mis fin à la grève.

– Ce que j’en pense ?… Que vous êtes tousde fameux ivrognes ! s’écria Sefietje indignée.

– Mais, Sefie ! Mais, Sefie !Comment peux-tu dire !… protesta Justin avec force.

A vrai dire, il avait déjà une joliepointe ; ses yeux étaient vitreux et fixes ; et il se mità fredonner en mode mineur : « Ooooooooooo… »

– Va-t’en ! Laisse-moi passer !gronda Sefietje.

– Pépita… – peeeeee… pepepepépita…pépita-pépita ! poursuivit Justin avec un entêtementd’ivrogne.

Mais, brusquement, changeant de ton :« Sefie, donne-nous aussi une goutte. »

– Il me semble que vous en avez déjà assez,grommela Sefietje.

– Nous ! s’exclama Justin, feignantl’indignation la plus profonde. Rien qu’un bol de café froid ;pas vrai, Komèl ?

Komèl affirma que pas une goutte d’alcooln’avait encore humecté leurs lèvres ; et, malgré elle,Sefietje, des larmes de rage aux yeux, fut forcée de leur remplirdeux fois le verre, tout comme aux ouvriers de la fabrique.

Dans la « fosse aux femmes »,lorsque Sefietje y entra, régnait encore la plus viveeffervescence. Aussitôt qu’elle aperçut la servante, Natse eut unenouvelle crise de larmes ; Lotje et « La Blanche »,d’habitude si douces et si timides, ne décoléraient pas, encalculant âprement ce que cette grève idiote leur faisait perdred’argent. Et, avec Sefietje, de nouveau elles éclatèrent violemmentsur le compte de Pierken et surtout de Victorine, qui, d’aprèsleurs dires, valait encore moins cher que lui. Leur exaltationétait telle que Sefietje en oubliait de leur servir la goutte.

– Eh bien, Sefie, et la ration, qu’est-ce queça devient ? demanda enfin la noire Mietje avec un drôle desourire mystérieux.

– Deux gouttes au lieu d’une, réponditSefietje.

Et elle se mit en devoir de verser. Tout desuite, une transformation s’opéra dans l’atelier.

– On a tout de même obtenu quelque chose, ditLotje en sirotant son petit verre.

Elle le vida à menus coups brefs, mais ledeuxième ne glissa pas aussi facilement. Elle eut des petitsfrissons et fit la grimace.

– L’un sur l’autre comme ça, c’est un peucourt, mais bon tout de même, dit-elle, en passant le verre à« La Blanche ».

Du reste, toutes prirent, comme Lotje, leursdeux petits verres, moins parce qu’elles en avaient envie que parcequ’elles y avaient droit. Et, seule, la vielle Natse eut un hoquetdevant le deuxième verre et fit mine de le refuser. Les autrestrouvèrent cela très mal. M. de Beule pourrait en déduireque pour les femmes un seul verre suffisait. Elles forcèrent lavieille à boire et celle-ci se reprit aussitôt à gémir etpleurer : toutes ces révolutions lui coûteraient la vie,geignait-elle d’un air tragique.

Alors il y eut une bonne petite heure de joieet d’entrain dans la fabrique. L’alcool faisait son effet, effaçaitles tristesses, suscitait les pensées joyeuses et amusantes. Desquolibets partaient dans le vacarme des pilons et, dans la« fosse aux femmes », on chanta des romances avec desvoix aiguës et nasillardes, comme au bon vieux temps.

Vers onze heures, un silence retomba,mélancolique, morose. Les nerfs se détendaient et l’alcool creusaitson trou, où s’installait la faim. Au dehors le splendide soleild’été illuminait la terre. Lorsqu’on venait du beau jardin fleuri,pour entrer dans une des « fosses » sombres, on avaitl’impression de descendre dans un caveau. Les ouvriers nechantaient plus, ne parlaient plus, accomplissaient leur besogned’automates avec des yeux las et ternes. Il y régnait uneatmosphère de désenchantement, de leurre, de duperie. C’étaitpeut-être parce que le trou creusait si fort, vous rongeaitl’estomac. Il aurait fallu un brin à manger avec ce deuxième verre.Enfin tintait dans la chambre des machines la méchante petitesonnette de délivrance ; tous se précipitaient au dehors, dansun claquement de sabots, prenant à peine le temps de rabattre surles poignets leurs manches retroussées.

Beaucoup de monde était aux portes pour lesvoir passer. Il y avait des gens qui ricanaient, avec unmauvais : « Eh bien, c’est vite fini, leurgrève ! » Les ouvriers faisaient semblant de ne pasentendre. Ils allaient vers le repas et, à une heure, ils seraientde retour à la fabrique. De une à quatre, ils redevenaient desautomates, des nerfs et des muscles sans âme. Ils peinaient dansune vague somnolence. Leurs yeux mornes regardaient parfois lespoires dorées et les pommes rouges qui mûrissaient par-delàl’enclos dans le verger de Justin-la-Craque, ou bien ilscontemplaient de loin, à travers les baies de la chambre desmachines, les frondaisons majestueuses dans le jardin deM. de Beule.

Au repos de quatre heures, ils allèrent touscasser la croûte en plein air, accroupis en ligne contre le mur dela cour intérieure. Cela les ranimait, rappelant un peu le bontemps jadis où des rêves irréalisables ne les tourmentaient pas etoù ils étaient contents de leur sort. Somme toute, ils neregrettaient pas le départ de Pierken et de Fikandouss.

Ils n’en voulaient pas à Pierken ; mais àquoi avaient abouti tous ces mirages de bonheur qu’il leur avaitfait entrevoir ? Quant à Victorine et aux autres femmes, ellesavaient leur mépris. Ils ricanaient en haussant les épaules parcequ’elles leur tournaient le dos avec une hostilité hargneuse,affectant de laisser un espace vide entre elles et les« huiliers ». Elles étaient stupides, ces femmes. Ellesne savaient que récriminer et pleurnicher. Il valait mieux, àl’avenir, n’avoir plus rien de commun avec elles.

De tout le jour, ils n’avaient pas encore vuM. de Beule et en éprouvaient un vague malaise. Est-ceque l’accord était fait ou faudrait-il encore causer ?Soudain, comme ils étaient retournés à l’ouvrage, ils virent passerla queue de Muche, devant la porte d’entrée. M. de Beulesuivait, rouge et gros, les épaules gonflées.

Allait-il entrer en coup de vent et« partir » ? Non ; il passa, se dirigeant versl’écurie. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il revînt. Muches’arrêta sur le seuil et regarda son maître d’un air interrogateur.Les ouvriers, plongés dans leur besogne, se sentaient devenirpetits. Mais, pour la deuxième fois, rouge et gros,M. de Beule passa sans s’arrêter et Muche le rattrapa.Les hommes respirèrent.

Décidément leur maître et tyran, tout enbouillonnant de rage intérieure, acceptait le nouvel état dechoses. Et ils se sentirent soulagés d’un grand poids.

A six heures, Sefietje revint pour la tournéedu soir. Muette et renfrognée, elle versa à chacun les deuxgouttes. Les « huiliers » ne firent aucune remarque, maisdès qu’elle fut partie des chants éclatèrent et on échangea desquolibets. Les yeux étaient rieurs et des pipes brasillaient.Ollewaert se bourra le bec d’une chique énorme. On eût dit qu’ungros abcès lui gonflait la joue droite. Miel en était ébahi etbayait au petit bossu comme il eût considéré un phénomène.

Ollewaert s’en aperçut. Il regarda le« cabri » avec un sourire narquois et lui lança à la faceun sonore « espèce de veau ! » Léo fit entendre unrugissant « Ooooooo… uuuuu… iiiii… » et, par une fente deporte, Bruun, de son œil de mouchard, observait la scène. Adistance nasillaient les voix aiguës des femmes dans leur« fosse ». C’était tout à fait comme au bon tempsjadis.

Mais, vers la fin de la longue journée delabeur, revint l’accablante dépression. Il en était toujoursainsi ; la lourde fatigue les matait.

Les yeux devenaient torves ; lesmouvements se ralentissaient, s’ankylosaient. C’était le soir quitombait sous les poutres sombres et s’appesantissait sur eux commeun fardeau. Dehors, la radieuse soirée d’été resplendissait ;les pommes et les poires dans le verger du forgeron semblaient sedilater, s’amplifier, devenir des fruits fantastiques de terrepromise ; les frondaisons imposantes dans le jardin deM. de Beule s’ourlaient et se teintaient de pourpre etd’or ; et dans le ciel limpide aux profondeurs verdâtres destroupes d’hirondelles prestes se poursuivaient, tournoyaient enpoussant de longs cris perçants d’allégresse.

Quelques minutes avant la demie de septheures, Bruun s’approcha des « huiliers » et leur demandace qu’il fallait faire : continuer de « tourner »jusqu’à huit heures comme jadis, ou arrêter à la demie ?

– Arrêter !… Arrêter ! firent-ilstous.

Bruun rentra dans la chambre des machines etarrêta. En un souffle dernier, pareil à un profond soupir, lamachine expira. Aussitôt Bruun sortit et, caché derrière un pan demur, épia ce qui se passait du côté de la maison. Il vit la portedu jardin s’ouvrir et M. et Mme de Beule paraîtresur le seuil. Ils restèrent là un moment, immobiles, les yeuxtournés vers la fabrique, humant l’air du soir. Lentement, ilsfirent demi-tour et rentrèrent. Bruun comprit qu’ils acceptaienttacitement.

Tout le monde à la fabrique, hommes et femmes,était déjà parti. Leurs sabots claquaient, lourds et lents, sur lespavés sonores. Sur l’or du couchant on voyait leurs silhouettes quise détachaient en noir. Les femmes marchaient à part, avec leurrancune. Il n’y avait plus que quelques rares curieux sur le pasdes portes pour les voir passer.

Chapitre 11

 

Ce fut le troisième jour seulement que Pierkenet Fikandouss revinrent à la fabrique. Victorine ne reparut pas.Ollewaert, furieux et brouillé à mort avec sa fille, l’avaitchassée de la maison. Elle s’était réfugiée chez des voisins ettravaillait à faire de la dentelle.

Les deux hommes avaient la mine sombre etrenfrognée. Pierken dit bonjour aux camarades, sans plus ;puis, de toute la journée, ne desserra pas les dents. Fikandouss nedit même pas bonjour. Les autres aussi, d’ailleurs, demeuraientsilencieux. Le tonnerre des pilons avait seul la parole.

A dix heures, lorsque Sefietje parut avec labouteille, Pierken refusa sa goutte. Les autres le regardaient,stupéfaits. Quoi ! Pas même un seul petit verre !« Non, pas même un », répondit Pierken, buté. ChezFikandouss, même jeu. D’un geste décisif, il écarta labouteille.

– Est-ce qu’on peut les boire, vosgouttes ? demanda Ollewaert en retournant dans la bouche sonénorme chique.

– Non ! répondit Pierken d’un ton cassantet net.

Et Fikandouss répéta comme un écho :

– Non !

Les autres les regardaient de travers.L’irritation était vive surtout chez Berzeel et Léo.

– Mais, nom de nom, qui en profitealors ! grogna Berzeel en toisant son frère avecindignation.

– Vous tous, qui êtes déjà assez abrutis parl’alcool, répondit Pierken d’un ton acerbe.

Les autres ne dirent plus rien, renfermés dansleur silence vindicatif.

Les pilons rebondissaient et tonnaient.

L’après-midi, au repos de quatre heures,Pierken et Fikandouss allèrent se mettre à l’écart des autres.Pierken sortit son petit journal de sa poche et en lut un passage àmi-voix, pour Fikandouss. C’était un article sur l’échec de lagrève. On y tançait la population ouvrière rurale, esclave de laboisson, qui avait perdu tout sentiment de dignité, et assezabjecte pour troquer ses droits les plus sacrés contre un verred’alcool. Heureusement il existait encore quelques hommes parmi cevil troupeau ; et l’on citait par leur nom Pierken etFikandouss, et on les offrait en exemple comme les futurs sauveursde leurs frères dégénérés et malheureux. Fikandouss était toutoreille, approuvait de la tête. Oui, oui, c’était bien ça,exactement comme c’était imprimé dans le petit journal.

Voilà que s’avançait Justin-la-Craque, suivide son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Dès qu’il aperçutPierken il vint à lui en jubilant :

– Eh bien ! Qu’est-ce que tu endis ? Est-ce que je n’ai pas bien arrangé ça ?

Pierken lui jeta un coup d’œil glacial et nedit mot.

– Quoi ? Tu n’es pas content ?insista Justin.

– Je dis…, répondit enfin Pierken avec unregard coupant, je dis que tu es un foutu ivrogne et une salecrapule.

– Hein ! glapit Justin, les poingsserrés.

– Que tu es un ivrogne et une crapule, répétafroidement Pierken.

– Berzeel ! Léo ! Free ! vousavez entendu ça ! hurla Justin hors de lui.

Berzeel, qui pendant deux dimanchesconsécutifs ne s’était ni saoulé ni battu, se précipita comme unfou furieux sur son frère.

– Canaille, qui nous fous dans lemalheur ! hurla-t-il.

Pierken évita le coup et Fikandouss, quis’était élancé à son secours, sauta à la gorge de Berzeel avec uneviolence inouïe et le terrassa.

D’une main il le tenait empoigné par la peaudu cou, de l’autre il lui martelait la figure à coups de poing.Berzeel, surpris par la brusquerie de l’attaque et incapable de sedéfendre, râlait. Komèl se précipita à son secours, tapant à tourde bras avec sa barre de fer sur le dos de Fikandouss. Et labataille devenait générale, quand tout à coup la queue de Muchepointa à courte distance, suivi presque immédiatement de sonmaître. D’une secousse, M. de Beule s’arrêta, comme clouéau sol, puis il bondit vers Justin et Komèl et hurla :

– Qu’est-ce que vous avez à vous battre ici,tous deux, sacré nom de !…

Comme par enchantement, la rixe cessa.

– C’est la faute de Pier, m’sieu ! glapitJustin, les yeux flamboyants.

– Je vous défends de venir à la fabrique quandvous n’y avez rien à faire ! « partit » furieusementM. de Beule.

– Mais m’sieu ! protesta Justin avecvéhémence.

– Foutez le camp ! beuglaM. de Beule sans vouloir rien entendre. Foutez le camp ouje fais appeler les gendarmes !

D’un mouvement brusque, Justin fit demi-tour.Outré, dégoûté, de rage les bras battant l’air, comme une image del’innocence injustement persécutée, il déguerpit, suivi de Komèl,qui grognait comme un ours noir. Muche aboyait à leurs trousses etM. de Beule les suivait à pas pressés et colères, pourles chasser plus vite. Frémissantes de peur, les femmes s’étaienthâtées de rentrer dans leur « fosse » et les hommess’empressèrent d’en faire autant, sentant très bien que toute cettefureur exagérée était dirigée contre eux plutôt que contre leforgeron et son aide.

Pour le reste du jour, de nouveau la parolefut exclusivement aux lourds pilons rebondissants. Les hommesétaient silencieux et boudeurs. A six heures, de même que le matin,Pierken et Fikandouss refusèrent obstinément leur goutte, maispersonne, cette fois, ne fit mine de la leur demander. Tousregardaient avec des yeux de profond mépris les deuxabstinents.

Un peu avant la fin de la journée une ombrenoire parut dans l’embrasure de la porte d’entrée etJustin-la-Craque, qui représentait cette ombre, s’y tint tout untemps immobile comme pour une inspection sévère des lieux.Brusquement, il quitta le seuil et s’avança dans la« fosse », se dirigeant tout droit vers Fikandouss etPierken, qu’il regardait de ses yeux fixes. Les deux copainsfaisaient semblant de ne pas le voir ; les autres, secrètementamusés, ricanaient en silence.

– Y a quelque chose, Justin ? demandaFree d’un ton badin.

Comme un fantoche mû par un ressort,Justin-la-Craque se retourna vers Free. Ses yeux étaient vitreux etfixes ; il était ivre. « Ooooooooooo… »commença-t-il en un long trémolo sombre. Tout à coup, un sac àtourteau imbibé d’huile, parti on ne savait d’où, vint le frapperen plein visage, pendant que Fikandouss se précipitait vers lui enhurlant :

– Fous-moi le camp, sacré nom, ou jet’assomme !

Justin ne se le fit pas dire deux fois.Sursautant de peur, il repassa le seuil de l’huilerie en s’essuyantavec sa manche, qui lui barbouillait la joue en noir. Les autres semirent à rire, mais du bout des lèvres, ne voulant pas faire unsuccès à Fikandouss. Ils le regardaient à la dérobée, méfiants,déroutés par cet énorme changement qui s’était opéré en lui, lesderniers temps. Il n’avait jamais été tout à fait d’aplomb. Quisait s’il n’était pas en train de devenir complètementtoctoc ?

Chapitre 12

 

Quelques jours se passèrent. La situation à lafabrique ne se modifiait pas. Pierken et Fikandouss restaientabsolument à l’écart des autres ouvriers. Ils continuaient derefuser obstinément leurs gouttes et persistaient dans leurattitude distante et hostile. Ils semblaient plongés en desréflexions profondes. On eût dit que Pierken méditait l’exécutiond’un plan secret, que Fikandouss n’était pas encore tout à faitdisposé à suivre. Parfois ils tenaient de longs et mystérieuxconciliabules, où Fikandouss disait à peine quelques mots. Il avaitmauvaise mine et maigrissait à vue d’œil. Sauf le moment où ils’entretenait avec Pierken, il n’échangeait mot avec qui que ce fûtet passait des journées entières sombrement absorbé dans sespensées : « Ça y est ; il est maboul ! »disaient les autres. De toute son excitation fébrile, et souventexagérée, de jadis, il ne restait plus rien. Il ne riait plus, necriait plus, n’effarouchait plus les ouvrières, et jamais plus onn’entendait son obsédant et agaçant« Fikandouss-Fikandouss ! » Du reste, sur toute lafabrique semblait peser une lourde et accablante tristesse. Seules,les tournées de Sefietje avec sa bouteille amenaient une passagèredétente.

Chapitre 13

 

Ce jour-là, un peu avant une heure, au momentoù son père allait mettre la machine en marche, Miel grimpa augrenier, au-dessus de l’huilerie, pour remplir, comme d’habitude,les réservoirs à grains des meules verticales. Il était à peine enhaut de l’escalier, qu’en trois bonds il redégringola, criant,affolé, les yeux écarquillés :

– Vite ! Vite ! Là-haut !Fikandouss !

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’exclamèrent leshommes.

– Là-haut ! Fikandouss ! clama Miel,comme un fou, incapable d’articuler un autre son.

Léo et Pierken se précipitèrent en haut del’escalier et, tout de suite, dans la pénombre, ils aperçurentFikandouss pendu à une poutre, la corde au cou. Une petite échelle,qu’il avait escaladée, se trouvait encore à côté de lui ; etsa figure semblait noire, avec une langue pendante, qu’il avaitl’air de vomir.

– Un couteau ! Un couteau ! hurlaPierken fouillant dans ses poches et grimpant à l’échelle avecl’agilité d’un chat.

Léo lui passa un couteau. Rapidement Pierkentrancha la corde et Fikandouss tomba sur le plancher avec un bruitsourd, comme un sac plein. Pierken sauta de l’échelle, desserra lenœud coulant, s’effondra en sanglotant sur le corps de soncamarade. Fikandouss était mort, déjà froid.

Instantanément, tous les ouvriers de lafabrique, avec des lamentations, entourèrent le mort. Il y avait del’horreur dans leurs yeux et, chaque fois que l’un d’eux touchaitle corps du pendu, tous les autres reculaient avec terreur.Pierken, agenouillé près du cadavre, pleurait à chaudes larmes. Et,en paroles heurtées, il disait ce qui, selon lui, avait dû sepasser. Fikandouss, trop faible d’esprit, n’avait pu surmonter ladéception de la grève manquée. Lui, Pierken, avait vainementessayé, tous ces derniers jours, de lui remonter le moral : lecoup avait été trop rude pour le pauvre bougre. Pierken lui avaitproposé d’aller ensemble chercher de l’ouvrage en ville, où leursort serait moins triste ; il ne voulait pas. Il était, malgrétout, trop attaché à son village ; c’était là et pas ailleursqu’il voulait vivre… et mourir.

Avec une rapidité incroyable, l’atrocenouvelle s’était déjà partout répandue ; et, en un rien detemps, M. de Beule fut sur les lieux, ainsi queM. Triphon, Mme de Beule, Sefietje et Eleken. Lesfemmes n’osaient pas aller voir au grenier et se tenaient,angoissées, au pied de l’escalier. Mais M. de Beules’avança tout de suite avec autorité et décréta que M. lebourgmestre et M. le curé devaient être immédiatement avertis.Léo, qui avait de bonnes jambes, fat expédié au château et Lotjealla quérir le curé. En attendant, défense formelle, par ordre deM. de Beule, de toucher au cadavre.

Le bourgmestre fut le premier sur les lieux.Il monta péniblement l’escalier, en évitant avec soin de se salir.M. de Beule, avec son respect inné de tout ce qui étaitfortune et titre, adressa la parole en français à « Monsieurle baron ». M. Triphon, fort impressionné, par cetteauguste présence, salua avec une gaucherie timide et se tint àl’écart, à distance respectueuse. M. le bourgmestre examinavaguement le cadavre et constata sobrement :

– Il est mort.

– Oui, monsieur le baron ; on l’a trouvépendu à cette poutre, répondit M. de Beule.

Le bourgmestre regarda la poutre, où pendaitencore le bout de la corde tranchée par Pierken, etM. Triphon, les ouvriers, suivirent son regard.

Sans faire attention à l’important et officielpersonnage, Pierken s’abandonnait à toute sa douleur sur le corpsde son pauvre ami.

– Il faudra dresser procès-verbal, dit enfinle bourgmestre. Est-ce que M. le curé est prévenu ? Ilfaudra aussi faire constater le décès par le médecin.

– Oui, monsieur le baron ; j’attendsM. le curé d’un moment à l’autre, mais je n’ai pas encore faitappeler le docteur, répondit M. de Beule.

Au bas de l’escalier, un mouvement se fit etdes pas accélérés montèrent les degrés. C’était M. le curé.Sans égard pour sa soutane, déjà tachée de poussière, il sauta surle plancher du grenier, serra lestement la main du baron et deM. de Beule, se dirigea tout droit vers le cadavre, dontil toucha de ses mains blanches la face violacée.

– Le corps est déjà froid, murmura-t-il enregardant les autres d’un air grave.

Il lançait des coups d’œil autour de lui,comme si la présence de tout ce monde le gênait.

– Voulez-vous être seul, M. lecuré ? demanda M. de Beule prévenant.

– Cela vaudrait mieux, avoual’ecclésiastique.

M. de Beule se tourna vers lesouvriers :

– Allons, les gars, tout le monde enbas ! ordonna-t-il.

Les hommes se pressèrent vers la trappe. Seul,Pierken manifesta quelque hésitation, mais il s’en alla tout demême.

– Vous pouvez rester, dit le curé à cesmessieurs.

– Bah !… nous n’avons plus rien à faireici, opina le bourgmestre.

Il tendit la main au prêtre et se dirigea avecprécaution, les jambes raides, vers l’escalier.

– Attention, M. le baron, ne vous faitespas de mal, s’empressa M. de Beule, pleind’attentions.

– C’est que… je ne suis pas… habitué… à unescalier aussi raide, haletait le bourgmestre en descendant lesdegrés avec des précautions infinies.

– Est-ce que vous n’avez besoin de rien,M. le curé ? demanda encore M. de Beule.

– Merci, j’ai tout ce qu’il me faut.

A leur tour, M. de Beule etM. Triphon quittèrent le grenier et le prêtre resta seul avecle suicidé.

En bas, les ouvriers se tenaient en un petitgroupe compact, pâles, les yeux anxieux. Les femmes restaient àdistance ; elles pleuraient, apeurées.

– Faut-il mettre en marche, m’sieu ? vintdemander Bruun à voix basse à M. de Beule.

– Attendez que M. le curé soit parti,répondit du même ton M. de Beule.

Il donna un pas de conduite au bourgmestre àtravers le jardin.

– Quelle est la raison de ce suicide ?demanda ce dernier.

– Ça, M. le baron, c’est l’esprit dutemps, l’infiltration du venin socialiste, grommelaM. de Beule d’une voix qui tremblait d’indignation.

– Il faudra des mesures énergiques, très trèsénergiques, pour combattre ce fléau. Le gouvernement se montre bientrop faible envers ces malfaiteurs, dit le bourgmestre.

Il tendit la main à M. de Beule ets’en fut en tirant la jambe vers son château.

Chapitre 14

 

Le bruit courait, – et les bonnes genscraignaient bien que ce ne fût vrai : Fikandouss, suicidé,mort en état de péché mortel, allait être enterré, avec lesréprouvés, dans le coin du cimetière qu’on appelait le « trouaux chiens ».

Heureusement, il n’en fut rien. On racontaensuite que M. le curé, seul au grenier en présence ducadavre, y avait encore surpris un atome de vie et avait pu luidonner l’absolution. Pierken eut un ricanement de mépris devant uneaussi flagrante imposture ; mais, tout de même, Fikandouss futenseveli comme un bon chrétien, en terre consacrée.

Tous les ouvriers de la fabrique assistèrentaux obsèques. M. de Beule et M. Triphon semontrèrent un instant à l’église et, le cierge à la main, firent letour du catafalque. Sidonie était également présente.

Elle se tenait discrètement derrière unpilier, non loin des autres ouvrières. Dans un coin se trouvaientJustin-la-Craque et Komèl. Le service fut rapidement bâclé. Lacloche se dépêcha de sonner le glas ; et les porteurs,Pierken, Léo, Free, Berzeel s’avancèrent lentement avec la bièredevant la tombe, où déjà attendaient le curé et ses acolytes, avecla croix et les bannières.

En un petit groupe serré, les camaradesentouraient la fosse. Ils étaient pâles et, dans leurs habits dudimanche, ils paraissaient plus hâves, plus minables que dans leurtenue de travail. Le cercueil était recouvert d’un drap de veloursnoir avec une grande croix jaune. Ce drap décoloré avait pris unton roussâtre qui semblait la nuance assortie à la mort despauvres. Le sacristain l’enleva et apparut le simple bois blanc. Leprêtre psalmodiait ; les gens s’agenouillèrent. Lentement,avec un son creux sur les cordes, le cercueil descendait. Leshommes regardaient fixement, la face contractée. On aurait ditqu’ils se voyaient eux-mêmes descendre dans la fosse. Dans les yeuxvitreux de Justin il y avait des larmes. Komèl avait l’air demâchonner quelque chose. Les sœurs du défunt et quelques-unes desouvrières pleuraient doucement, la tête cachée sous le lourdcapuchon de leur longue mante noire. M. le curé aspergea d’eaubénite les fidèles agenouillés et rentra dans l’église avec sesaides. En chocs sourds les premières mottes de terre tombèrent surles planches sonores. On eût dit de brefs coups de tambour voilés.Ou des pilons qui s’enfoncent. Très vite le bois fut recouvert enentier. Il ne restait plus qu’un tout petit coin qui s’obstinait àapparaître, comme un bout de papier blanc qu’on aurait jeté là.

Alors, les camarades partirent…. C’était unedouce et radieuse matinée de septembre, avec des parfums dansl’air. Les maisons du village reluisaient et riaient, comme lavéeset repeintes à neuf au tiède soleil. Le coq de cuivre au haut duclocher semblait d’or. Tout doucement, les derniers oiseaux del’été chantaient….

Chapitre 15

 

Pendant la matinée, la fabrique n’avait pas« tourné ». A une heure, la machine fut remise en marcheet les pilons tonnèrent. Deux établis manquaient de servants :celui de Fikandouss et celui de Pierken.

A quatre heures, Pierken parut dans lafabrique, mais point pour y reprendre son travail. Il avait gardéses habits du dimanche mis pour l’enterrement, et venait dire adieuà ses camarades. Pierken quittait le village, sans esprit deretour, afin d’aller en ville se refaire une existence neuve. Leschefs socialistes lui avaient trouvé de l’ouvrage.

Victorine, qu’il allait bientôt épouser,l’accompagnait.

Les camarades ne disaient pas grand’chose. Ilsconsidéraient Pierken avec des regards fixes et étonnés. A sonégard, il n’y avait plus chez eux aucune animosité. On eût ditqu’il était déjà devenu un étranger à leurs yeux et ne faisait pluspartie de leur entourage. Tout de même, ils regrettaient sondépart.

– Plus tard, vous ferez tous comme moi, ditPierken.

Ils ne savaient. Ils étaient tristes, mornes,abattus. Ils voulaient dire des choses et ne trouvaient pas lesmots. Il leur serra la main à tous. Berzeel était assez ému et dansses quelques mots d’adieu il y eut un chevrotement. Ollewaert pinçaune larme, Free eut un sourire doux et triste, Miel, planté commeun piquet à côté de ses énormes meules qui lui frôlaient presque latête, semblait ne pas comprendre. Alors se présentèrentJustin-la-Craque et son aide Komèl. Sans rancune, Pierken leurtendit la main. Justin n’en revenait pas ; ce départ soudainet définitif de Pierken…. Il se frappait les cuisses et ouvrait degrands yeux blancs dans sa face noire. Komèl ne dit rien, mais sonlong nez rouge parlait pour lui.

Pierken partit…. Il y avait dans son attitudeet son allure on ne savait quelle fierté d’homme qui se connaîtsoi-même. Il semblait déjà appartenir à une autre sphère, plusélevée. Les camarades sentirent cette sorte de supériorité. Ils lesuivirent du regard aussi loin qu’ils purent, le virent traverserla cour, entrer dans la « fosse aux femmes », pour faire,là aussi, ses adieux.

Les pilons s’étaient remis à bondir après lerepos de quatre heures et les hommes, avares de paroles,accomplissaient machinalement leur travail. Pierken devait déjàêtre loin ; peut-être apercevait-il à l’horizon, par-dessus laverte campagne, les hautes tours grises de la ville.

A six heures vint Sefietje avec sa bouteille.Tous burent leurs deux gouttes qui parurent les ranimer un peu.Mais il n’y eut ni chant, ni rire, ni aucune parole superflue. Ilsdemeuraient pensifs et graves. Ils songeaient à Fikandouss, àPierken, à tout ce qui était passé….

Au dehors, le jour était devenu lourd etterne, et le crépuscule tendit, plus tôt que de coutume, des ombresgrises dans la « fosse » lugubre. Les pilons yrebondissaient comme des monstres captifs dans un antre ; lessilhouettes, les formes des hommes devenaient celles de gnomestourmentés. Bientôt la pluie tomba, douce, égale, monotone. L’étésplendide touchait à sa fin ; on sentait le premier frôlementdu frileux automne.

Un peu avant l’heure de la fermeture,M. de Beule passa, comme toujours précédé de son fidèleMuche. Il était gros et rouge et avait l’air furieux, mais il s’enalla sans rien dire. Du reste, les ouvriers ne s’inquiétaient plusdu tout de ce qu’il leur pouvait dire. Ils le voyaient avecindifférence. La crainte était morte. Après M. de Beulevint M. Triphon, accompagné de Kaboul. Ils n’avaient aucunressentiment contre M. Triphon. Sans malveillance, ils levirent passer.

La pluie tombait plus drue, en lourdes nappes.La terre buvait ; les arbres ruisselaient et les hommespensaient à Pierken, qui cheminait à présent solitaire vers sonavenir, et à Fikandouss, descendu pour toujours dans la fossehumide et sombre où tous devaient finir. Et dans l’incertitude deleur propre existence désormais, dans l’immense et vague tristessequi emplissait leur âme, le peu qu’ils avaient obtenu commeamélioration à leur sort avait maintenant un goût si dur, siamer.

En un long soupir d’épuisement, la machinerendit son dernier souffle de vapeur et, sous la pluie, dans lagrisaille du soir, la troupe en sabots reprit le chemin de sesmasures…

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