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Ceux de la glèbe

Ceux de la glèbe

de Camille Lemonnier

 

Sauf les deux dernières, récemment parues dans le Gil Blas, les nouvelles qui composent ce livre furent écrites en 1885.

C.L.

À vous,

Gens de la terre,

Ruffians et pâtiras,

Pouacre engeance,

Ô survivants des primordiales races,

Et des mornes édens !

Ce livre où, de la plume, comme d’un soc,

J’ai foui

Vos âmes pierreuses et les glèbes revêches

En qui éternellement

Vous trépassez et revivez,

Durs Paysans,

Cœurs de silex aiguisés au fer des faux,

Fangeux et noirs héros des hostiles

Labours.

Partie 1

LA GENÈSE

 

Et l’homme parti, elle traînait son ventre dans la maison encore vide d’enfant. C’était la première fois qu’elle sentait remuer en elle la semence d’amour. Ils s’étaient mariés au dernier Saint-André, lui, grand, fort, râblé, le front doux, le geste bourru, le cœur vaillant, toujours à la peine ;elle, petite femme mamelue et saine, largement plantée sur ses pieds. La noce avait duré deux jours, l’un qu’on avait passé chez les parents de Tys, l’autre chez les parents de Ka. Et enfin la troisième nuit, ils avaient couché dans leur maison, deux chambres en bas, le long de la route, et un grenier sous le toit. Puis, le lendemain, un lundi, Tys avait noué dans un drap de serge quatre pains de deux livres ; il avait embrassé sa conjointe sur les joues et dans le cou ; debout sur le seuil, elle l’avait suivi des yeux, marchant à grandes enjambées dans la campagne. Le samedi soir, ensuite, comme elle regardait au loin, une main sur les yeux,elle avait aperçu, par delà les dernières maisons, son homme qui allait à pas rapides ; et un nuage montait droit derrière lui,dans le soleil bas à l’horizon. Et il était resté dans la chaleur de son giron deux nuits et un jour ; et de nouveau, ensuite,il avait tassé ses quatre pains dans le drap de serge ; et il avait marché vers la ville.

Il en avait été ainsi de chaque semaine,pendant des mois. Du lundi au jeudi, la fumée de sa pipe cessaitd’obscurcir le plafond ; elle regardait dans ses habits pendusau crochet l’homme qu’il y avait laissé en partant ; et enmême temps, dolente, les mains sur les genoux, elle le sentaitbouger dans son flanc, vivant à travers l’enfant.

D’abord cette existence avait pesé lourdementsur Ka ; le vide des longues après-midi, dans le silence deschambres, lui élargissait un trou au cœur, vaste comme lespuits ; et tout au fond, toujours une forme vague s’ymouvait comme un mort qui, ressuscité, travaillerait en sa fosse.Même la nuit, en des songes bourrelés, elle distinguait deux mainsqui fouillaient la terre, à des profondeurs immenses ; et toutà coup ces mains se levaient avec un geste de détresse, et unemontagne croulait ensuite, sous laquelle elle cessait d’apercevoirles mains. Alors elle se réveillait en sursaut, froide de sueur, etjusqu’au matin priait à genoux devant la petite Vierge dont l’imagedécorait le manteau de l’âtre. Et la journée du lendemain passaitsans qu’elle osât mettre le pied dehors, de peur de tomber surquelqu’un qui, venu de la ville, lui annoncerait son malheur.

Les autres femmes lui faisaient envie :elles avaient des hommes, celles-là, qui tout l’an demeuraient dansla maison ; au contraire, le sien gagnait durement son pain encreusant des puits ; de pleinesjournées, il restait sous la terre, bâtissant ses cuvelages,descendant toujours plus avant, emplissant des seaux qui ensuiteremontaient, balancés dans le vide au-dessus de lui ; lesépaules mortifiées par les eaux du sous-sol, ayant quelquefois dela boue jusqu’aux reins, avec les parois toutes droites du puitsqui, en haut, semblait se rétrécir pour se fermer sur sa tête, ilapercevait du ciel seulement une petite tache grise où par momentun visage se penchait et lui parlait ; et sorti des ténèbres,ses douze heures finies, il ne savait pas tout de suite se refaireles yeux à la lumière de la rue.

Puis l’habitude atténua ces terreurs de jeuneépouse ; les mains actives, devenue bonne ménagère, elle lesuivait en pensée à la ville, tranquille, plaignant surtout soncélibat. Six heures sonnant à l’horloge la diane des manouvriers etdes tâcherons :

– Le voilà qui arrive,songeait-elle ; il tient sa pipe entre les dents et sous lebras il porte son briquet. Et maintenant il ôte sa veste, monTys ; il a aussi chaussé ses sabots, et il a regardé àl’échelle, par-dessus le puits, avant d’y descendre, et sescamarades sont venus, et il est descendu dans le puits.

Ka ensuite se mouvait par les chambres et lechamp, alourdie par le ventre, et il y avait sept mois qu’elleavait conçu. Cependant elle allait, le corps rejeté en arrière,comme une qui, ayant un fardeau à porter, rassemble ses forces etmarche jusqu’à ce que le fardeau échappe à ses mains. Ainsi allaitKa, rangeant toutes choses dans la maison, tenant les chambres etle grenier en bel ordre, bêchant la terre ou semant lagraine ; et comme ils avaient, à la foire dernière, acquis debel argent un cochon, elle l’engraissait d’orge bouillie, delégumes cuits à l’eau et de pommes tombées, suivant la saison.

Puis, l’horloge sonnant le commencement de lavesprée, de même qu’elle avait dit au matin : – « Levoilà qui arrive » – elle voyait trembler l’échelle au long dupuits et pensait à part elle :

– « À présent, il met son pied surl’échelon qui touche le fond ; l’échelle a remué et il acommencé à monter. Voici qu’il sort noir et souillé du puits ;il se lave les jambes et les bras dans un seau d’eau fraîche. MonTys est sorti de la nuit : et il a allumé le fanal au-dessusdu puits. Et maintenant il s’en va par la rue, du côté où lesautres hommes et lui ont leur logement. »

Ka conjecturait l’échelle et l’orifice oùplongeait l’échelle ; mais le puits ne suscitait plus en sessongeries moins tristes le trou noir au fond duquel une forme vaguese meut comme un mort qui aurait ressuscité. Et une nuit de lapremière semaine du même mois, sa vieille parente, Anna Gitz, lasœur de son père, étant auprès d’elle, les grandes douleursdéchirèrent enfin son flanc ; elle appela Tys à travers leslarmes ; et quelqu’un entra qui n’était pas Tys Poppel, sonmari, mais bien la matrone, la grosse Ursula Slype ; et, versle matin, l’enfant poussa son cri ; et il fut appelé Nant, enmémoire du père de Tys, qui s’appelait de ce nom.

Le lundi suivant, Tys Poppel repartit pour laville, comme à son ordinaire : il était arrivé lesamedi ; il avait longtemps embrassé sa femme et sonnouveau-né ; le lendemain, dimanche, il avait écouté deuxmesses, le cœur reconnaissant, bénissant le Seigneur pour cettefructification de son champ ; et toute l’après-midi, ensuite,il avait laissé éclater sa joie en buvant et en chantant, si bienque le soir des camarades l’avaient ramené ivre. Et Ka lui avaitfait une place dans son lit, disant :

« Mon Tys, à force de bonheur, est devenupareil à un enfant ; et je veillerai sur lui comme jeveillerai aussi sur mon autre enfant ; et tous deux sont àprésent comme les deux moitiés de moi. »

Puis à l’aube, Poppel, le bon père, s’étaitlevé ; il avait promené Nant dans ses bras ; il avaitensuite noué dans le drap ses quatre pains de deux livres ; etune clarté rose avait pénétré par la porte qu’il ouvrait en s’enallant. Et ni Ka ni Tys n’avaient proféré une plainte pour cettedure loi qui, le petit à peine venu au monde, les contraignait à seséparer.

Maintenant, d’ailleurs, Ka ne languirait plusseule au logis ; le jour, elle porterait l’enfant en sesbras ; la nuit, elle le bercerait dans son giron ; etelle l’élèverait pour qu’à son tour il fît souche d’hommes, commeson père. Et une année se passa, au bout de laquelle, de nouveau,elle ouvrit son ventre à une géniture mâle ; et cette fois legarçon fut appelé Dor en souvenir du père de Ka, afin que le nomdes parents revécût dans la race sortie d’eux.

Tys rentra le samedi, s’enivra l’après-midi dudimanche, et le lundi repartit pour son puits ; mais, àquelque temps de là, les neiges churent, si abondantes, que leshommes de son état, et tous les autres hommes qui travaillaientsous terre et dessus terre, réintégrèrent leurs maisons. Alors,lui, pendant que Ka, entre ses deux berceaux, reprisait du linge ouvaquait aux besognes du ménage, se tint dans l’âtre, tressant avecles osiers frais des bannes et des corbeilles ; et ensuite, ilallait les vendre à la ville. Et d’autres fois, un enfant surchaque bras, il traînait par les chambres, avec des balancementsd’épaules, chantant pour les endormir, comme une femme.

Or, il arriva ceci : Tys connut Ka etcelle-ci engendra pour la troisième fois, comme une terre qui,profondément labourée, donne généreusement le froment, le seigle oul’orge, et cependant l’orge ou le seigle y poussent moins que lesautres céréales ; ainsi la graine mâle fructifiait en Ka, depréférence à la graine femelle. Alors Tys tressa de ses mains unberceau de la même forme que ceux qui étaient déjà occupés ;il le tressa avec une tendresse paternelle ; et le nouveauvenu fut appelé Flip, du nom de la mère de Ka, qui s’appelaitPhilippine.

Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs, ne selamentaient sur cette faveur du ciel qui, d’année en année, faisaitgermer leur lit. L’homme, comme par le passé, partait pour la villele matin du lundi ; et d’abord il étendait sur la table lanappe de serge et il y serrait les pains qui devaient servir à lasubsistance d’une semaine ; mais il n’y serrait plus que troispains, au lieu de quatre. Et Ka, pendant son absence, pétrissait lapâte pour la cuisson prochaine, enfournait les grands pains de deuxlivres, pareils à des meules à broyer, allant de la chaude cendredu four à ses trois berceaux et quelquefois, comme un arbre chargéde ses fruits, aperçue dans le champ, les bouches goulues de sespetits collées à ses lourdes mamelles pleines. L’un n’avait pasfini de téter que le second voulait téter à son tour ; etl’aîné seul ayant été sevré, elle continuait à gorger de son laitles deux autres, son corsage toujours ouvert, les pointes pâles deson sein allongées comme des trayons ; et elle était semblableà une vache nourricière dans un gras pâturage. En outre ellebêchait le champ, y versait les fumiers et les purins, dès l’avriljetait la graine ou fouissait la plante, fatiguant la terre par unlabeur sans trêve. Et elles étaient, la Terre et elle, comme deuxsœurs jumelles, également vouées aux douleurs de l’enfantement,chacune nourrissant en soi le germe des moissons futures.

Tout l’été et l’automne, jusqu’à l’hiver, lechamp prodiguait les pois, les fèves, les raves, les carottes etles choux ; les eaux vives dessous alimentaient les racinesprofondes ; une fermentation incessante le faisait ressemblerà un ventre en travail. Ensuite, sous le froid ciel de nivôse, laglèbe s’immobilisait ; une mort pesait sur les sillons noirs,comme s’ils ne dussent plus reverdir ; mais derechef, auprintemps, le fer faisait à ses entrailles la blessuresacrée ; et, aussitôt après, la vie recommençait.

Ainsi, chaque année, la maternité de Kasaignait ; et si elle avait engendré au temps des brebis, elleconcevait avant que le moment fût venu pour les vaches devêler ; et il ne se passait pas un an de douze mois sansqu’elle portât un enfant dans son flanc et qu’elle en portât unautre entre ses mamelles. Et de cette façon, elle était devenuepareille à son champ, en qui tous les printemps la grainelevait ; d’abord la terre nourrit le germe en soi ; elleaccomplit l’œuvre secrète à travers les jours bons et contraires,tour à tour desséchée par les soleils arides et liquéfiée par lespluies pourrissantes ; et ni la pluie ni le soleil neretardent la germination. De même Ka traînait ses gestations sousles lunes changeantes de la vie, par les semaines sombres et lessemaines joyeuses, ne sachant pas toujours comment sustenter cettefamille, prolifique à l’égal des génitures issues des bêtesdomestiques. Mais aucun des deux ne tendait les mains vers le ciel,dans la tristesse et le regret de cette glèbe maternelle d’oùsortaient sans répit les générations ; ils acceptaientl’avenir d’une âme tranquille, comme ils acceptaient leprésent ; et ni l’un ni l’autre n’étaient fâchés contre Dieu,maître des hommes et des choses. La Loi éternellement tire le fruitdu fruit et les races des races : mais ils ne comprenaient pasla Loi et seulement ils se courbaient, soumis sous la volonté quimettait la Loi en eux.

Or, ils souffrirent cruellement dans leurchair pour cette abondance de bénédictions ; Tys, pendant unlong temps, n’emporta plus que des pains d’une livre et troisquarts de livre ; et il en emportait trois uniquement,laissant le quatrième à la faim croissante des siens ; et déjàles trois aînés mordaient dans la nourriture avec des dents dejeunes loups. Ka, de son côté, multipliait son labeur afin que lechamp, plus remué, rapportât davantage ; et elle se retiraitle pain de la bouche de crainte que les petits ne vinssent à enmanquer ; et, ses flancs étaient devenus maigres comme ceuxd’une brebis épuisée. Aucun des deux, toutefois, ne se lamentaitvers le Seigneur ; de même que les animaux et la terre donnentinépuisablement leur sève et leur sang, sans que jamais le giron dela terre ait crié vers le Seigneur ni le ventre des animaux, ainsiils laissaient aller leur semence, obéissant au Verbe qui a vouluque la créature engendrât dans les douleurs, jusqu’à la fin destemps ; et ni l’un ni l’autre n’étaient las d’enfanter.

Cependant, comme Ka achevait de nourrir sonquinzième garçon, et on l’avait appelé Tys, afin qu’un fils aumoins portât le nom de son père, elle fut étonnée de ne pointsentir remuer sa ceinture, et pendant deux fois douze lunes, sesentrailles encore demeurèrent stériles. Puis, de nouveau, au boutde ce temps, elle éprouva que Dieu l’avait visitée ; et illeur vint une fille qui, en cinq ans, fut suivie de troisautres ; et il y avait un peu plus de sept lustres qu’ilss’étaient pris pour époux. Quand, après des étés et des hivers, unpommier ou un arbre sorti d’un pépin ou encore un arbre sorti d’unnoyau, s’est alangui à force de fructifier pour son maître, d’abordles fruits ont poussé, magnifiques ; puis le suc s’est retiréd’eux ; et ils ont fini par s’étioler comme le tronc qui lesportait ; et ce tronc lui-même, à la longue, a raréfié l’ombreet le feuillage par-dessus le sol ; mais des rejetonsvigoureux ont monté de ses racines, et à leur tour ils deviendrontdes arbres qui porteront des fruits. Pareillement, la source desmâles a tari dans la mère, fatiguée par ses couches ; sesentrailles ont cessé de germer pour des garçons ; et voici quedes filles aux chevelures pâles, pendues à sa gorge dévastée,boivent à présent le reste de son lait ; mais une lignéed’hommes solides est issue d’elle ; et ces hommes à leur tourpropageront par les pays la race des créatures vouées à la peine etaux durs travaux.

La Mort, une fois seulement, a taillé dans cejardin de vie ; elle a passé parmi ces pousses de jeuneshommes ; et comme la main du jardinier élague les frondaisonstrop touffues, elle a coupé au pied la plante déjà haute qu’ilsappelaient Flip ; et celui-là était le troisième des fils deTys et de Ka. Et la Mort n’a frappé que cette seule fois ; lesaînés ont grandi en santé ; leur ombre marche par le cheminavec des jambes qui ne s’arrêtent plus ; et leurs parents ontsenti leur propre ombre diminuer à côté.

Nant, leur premier né, est allé chercher femmedans un hameau voisin ; il y a choisi une fille à songoût ; et il s’est établi dans la maison de la fille, vaillantà l’égal de son père Tys Poppel, mais différent de métier ; etNant travaille le bois habilement, ayant choisi l’outil desmenuisiers. Dor est charron ; il a quitté le toit de son pèreet de sa mère ; mais tous les ans, au temps de la moisson, lesgens du village le voient se hâter par les routes, portant à lamain ses hardes de soldat ; et pendant un mois, il aide Ka àbêcher son champ ; et de nouveau, ensuite, il repart pour lasombre caserne où sanglotent les tambours. Chacun, jusqu’à ladouzième progéniture, fait œuvre de ses mains : et trois ontsuivi le père à la ville, fouillant avec lui la terreténébreuse ; le quatrième et le cinquième se sont loués dansdes fermes ; il y a parmi les autres un petit qui déjà égorgeles moutons, étant boucher ; et le champ suffit à nourrir ceuxqui, trop jeunes, n’ont pas encore quitté la maison.

Or, Ka conçut une dernière fois, à l’âge où lanature a scellé le giron des autres femmes ; mais il advintque, pendant le temps qu’elle gestait, leur vache creva après avoirlangui une semaine entière ; et ils l’avaient payée un prixélevé, ayant économisé sur le vêtir et le manger pour l’acquérir.Ka Poppel en ressentit un vif chagrin ; elle pleura neuf mois,et tout à coup ses flancs s’ouvrirent à un enfant velu comme unevache, si disproportionné qu’elle manqua périr en le mettant aumonde. Et cet être difforme ne vécut que peu de jours.

Ensuite, Ka se mit à traîner la misère de sonventre ; une plaie continua de la ronger en dedans, qui ne sefermait plus ; et, dans les soirs, courbée sur la terre,n’ayant cessé ni de remuer ni d’ensemencer son champ, quelquefoiselle était obligée de retenir à deux mains ses entrailles prêtes às’échapper, en piétinant les éclaboussures de son sang. Et elleétait comme un muid de vin, après que la chaude liqueur couleur degloire et de meurtre s’est égouttée par la chantepleure :d’abord le bon vin a coulé, puis il n’est demeuré que la lie ;et celle-ci pleure en larmes lentes, comme le pus d’une blessure.Ainsi Ka a versé sa pure substance en ses enfants ; mais, demême que la sève sort de l’écorce, quand la bêche a entaillécelle-ci, elle arrose sous elle, du reste de sa vie, la glèbe,buveuse de sang et de sueurs. Et Ka, femme de Poppel, voyantapprocher son soixantième hiver, dit à ceux quil’entouraient :

« À présent je vais à ma fin. Le jour oùvous me porterez dans mon lit, ce jour-là sera le dernier pour moi.Et vous irez vers mon fils Nant et vous lui direz : « Ka,notre mère, nous a dépêchés vers vous, afin que vous mettiez enréserve le bois qui doit servir à sa bière. » Et si Tys, mondigne homme, est absent, Nant enverra à son tour vers mes autresenfants. »

Or, Tys Poppel s’étant enrôlé cette année-là,avec ses trois garçons, puisatiers comme lui, dans une équipe quele maître employait à construire des écluses, très loin, sur unfleuve qui coule entre des montagnes, tous quatre passèrent leprintemps et une partie de l’été hors du pays. Et, un dimanchematin, un homme entra dans la maison. Comme son temps était prispar le travail, il n’avait pu venir plus tôt, et il y avait cinqjours que Ka avait envoyé vers lui ; et cet homme était Nant,l’aîné des fils de Poppel. Nant alla vers le lit où, couchée sur ledos, ses vieilles mamelles mal couvertes par les draps, la mèretordait ses mains à cause des douleurs de son ventre. Un grand ventpassait sur les arbres du champ, et celui-ci s’apercevait à traversla fenêtre basse, noir sous les nuées du ciel, car l’hiver et lamort étaient prochains. Nant tira donc de sa poche un mètre ;il l’ouvrit, et ayant commencé par la tête, il mesura Ka jusqu’auxpieds. Et cette femme, dont les enfants, mis l’un sur l’autreauraient atteint à la cime des hêtres, s’était desséchée au pointqu’elle-même était devenue comme le plus jeune de ses enfants.

Le bon fils songea en soi :

« Avec le surplus du bois que j’ai acquispour construire notre lit de jeunes mariés, je ferai le cercueil dela mère. Je le ferai long et large, afin qu’elle y soit à l’aise.Et, en y travaillant après la journée chaque jour deux heures, lecercueil sera achevé avant la fin de la semaine. »

– Fils, lui dit la sainte ouvrière,faites-le tout juste pour ne point perdre de bois. »

Et Nant vit un commandement dans ses creusesorbites, où s’achevait le geste de la main qui avait mesuré soncorps.

« Ainsi ferai-je, notre mère, afin qu’ilne soit pas dit qu’un fils a transgressé la volontématernelle. »

Et des jours passèrent, et le soir du samedi,à l’issue de la semaine, Nant ayant apporté la bière sur sesépaules, la vieille Ka dit à ceux qui étaient présents :

« J’ai nourri mes garçons sortis de moiet je les ai vêtus. Et pareillement j’ai nourri et vêtu mes filles.À présent Nant, mon aîné, a pris mesure de ma dernière robe ;et il est bon que les enfants habillent leurs parents quand ilssont arrivés à se suffire â eux-mêmes. »

Et elle dit encore :

« Vous écrirez à Tys, votre père, que safemme est trépassée, mais qu’il n’ait pas à hâter son retour.J’irai l’attendre sous la terre comme je l’attendais autrefoisdessus. Et la terre nous sera propice, car elle fut notre mère àl’un et à l’autre. »

Ensuite la douceur des berceaux lointainspassa dans les yeux de la vieille Ka ; elle étendit sur lesfronts courbés le geste de la bénédiction ; et ses paupièresdemeurèrent ouvertes, regardant au fond des temps monter l’arbre desa race, toujours plus haut. Ainsi tomba le soir sur cette semeused’hommes, de qui étaient sorties les générations, nombreuses commeles épis des champs ; et Nant, ayant rejoint ses cils,dit : « Notre mère a eu trop d’enfants ; elle meurtde nous avoir portés dans son giron ; et voici, les Poppelvivront à travers les temps ; et notre mère vivra à traverseux. Amen. » Et, au bout des chandelles allumées, la flamme,comme si elle eût été l’âme de Ka, éclairait les grands et lespetits ; et la nuit étant survenue, un peu de cette lumièrepassa à travers les vitres et se répandit sur le champ, mort commela mère.

Partie 2
LA GLÈBE

Au peintre Constant Meunier

Trente années pleines, il avait remué la terrepour les autres, s’employant à la journée, l’hiver comme l’été, del’aube à la vesprée, la nuque mangée par les soleils, unepourriture de fumier aux pieds, avec les dimanches pour seulsoulas. Et maintenant, dans une maturité déjà avancée, sescinquante hivers pesant sur lui du poids des rhumatismes attrapés àbiner, sarcler, bêcher, charroyer des engrais sous le gel, lespluies et la canicule, il avait à la fin conquis, lui aussi, à lasueur de ses membres, un lopin de cette terre maternelle quinourrissait autour de lui les familles.

Au dernier automne, par un froid brouillardd’octobre, il avait mis pour la première fois le talon dans sonchamp, ayant employé ce dimanche-là à régler avec le Gosau, leboucher, propriétaire du fonds. On avait bu ensemble huit chopes,il avait signé d’une croix l’acte de vente, ne sachant pas écrire,et l’après-midi, il était venu là en maître, à son tour, le cœurgonflé d’une grosse joie tranquille, trop grande pour parler.Jusqu’à la nuit il était demeuré dans les humidités de l’air et dusol, marchant à petits pas, en long et en large, dans une prise depossession lente, point encore habitué à l’idée que cette chosequ’il foulait était à lui, qu’il allait fouir dans ce bout de landeune graine qui germerait pour lui seul, comme une autre femme qu’ilaurait prise pour l’engraisser aussi de sa semence. Et la semainesuivante, il avait emménagé, il avait quitté la masure délabréedans laquelle depuis leur mariage ils se terraient, s’était mis àreplâtrer les murs, à redresser les marches du seuil, à boucher lestrous à rats, à désencombrer la soute des porcs, travaillant d’uncourage jamais las, maçon, charpentier, vitrier, plafonneur tout àla fois.

Il y avait huit ans que la maison était sanshabitants ; le propriétaire, après la récolte, y entassait sespommes de terre et ses regains, n’ayant pu trouver acquéreur pourcette bicoque qui s’émiettait ; et petit à petit les portess’étaient crevassées sur leurs pentures rouillées, le toit avaitfini par s’ouvrir aux ondées, une herbe drue poussa dans lesfissures du pavement. Quand le Forgeu et sa conjointe y passèrentla première nuit, un grouillement velu leur monta dans lesjambes : il fallut allumer la chandelle pour mettre en fuiteles rongeurs, attirés par cette odeur de viande humaine ; etd’énormes araignées noires, sorties de tous les coins, leur firentaux mains et à la face des ampoules, grosses comme des fluxions,qui les amusèrent dans le petit jour vert du réveil.

Une légende, une histoire de Prussiens jetésdans le puits, après la bataille de Waterloo, avait mis la terreuret la solitude autour de la baraque ; mais comme le puitsdonnait une eau sapide, très claire, ils ne s’en alarmèrent point,contents de cette mauvaise réputation qui avait écarté lesconvoitises. Et tout de suite, ils s’étaient rompu l’échine àmettre la maison et le champ en ordre, la femme trimant le jour,l’homme peinant la nuit, tous deux si occupés qu’ils en oubliaientle boire et le manger. Comme par le passé, il s’employait enjournées dans les fermes, menait les attelages, activait leslabours, gagnant à ce métier un salaire qui l’été se montait àtrois francs et l’hiver à deux seulement ; et il ne sentaitplus la fatigue, ayant au bout de ses douze heures de travail sonbien qui l’attendait.

En près d’un mois, la maison fut retapée, lesvitres aux fenêtres, les murs échaudés, les fentes du toitbouchées, une chaleur de vie dans tout ce délabrement d’antan. Etle matin des dimanches, uniquement, ils demeuraient les mainsmolles, pris par la messe, n’osant enfreindre le commandement durepos dominical. D’abord, l’un et l’autre se complaisaient dans lajouissance solitaire des choses accomplies ; elle traînait dela cave au grenier ; lui s’en venait fumer à bouffées courtessa pipe dans le champ, remué par la pensée des semaillesprochaines. Ensuite, malgré l’Église et Dieu, le besoin d’ouvrerles reprenait dans l’ennui de ce long jour vide ; à deux, sousle ciel noir, une sueur glacée perlant à leurs peaux rêches, ilsretournaient la terre à coups de reins forcenés, émoussant le ferdes bêches aux mottes gelées et aux éternels cailloux qui, danscette glèbe abandonnée, où les voisins s’étaient accoutumés àdéverser leurs mergers, avaient graduellement mangé l’humusvégétal. Une fois attelés à l’âpre besogne, ils ne pensaient plusau dimanche, aux peines qui frappent l’insoumission de l’homme, auxadmonestations prodiguées en chaire par le curé ; et, dans lesilence humide des crépuscules, toujours s’entendaient la retombéesourde des pelletées et l’haleine rauque montée de leurs poitrinescomme un souffle de bœufs.

Ils s’étaient pris il y a dix-huit ans, elleservante de ferme, grande fille maigre, d’une force égale de bêtesommière, avec sa rugueuse chair gercée, ses mamelles plates, seslongues dents pourries par les eaux mauvaises, lui, manouvrier, lesreins déjà cassés, tout démoli à chaque retour d’hiver dubourrèlement profond des rhumatismes, n’ayant connu de la vie l’unet l’autre que la corvée, la bataille pour le pain, la passivitérésignée à tout, au fermier, aux intempéries, à la malchance. Àdix-sept ans un gars l’avait taurelée. Jamais elle n’avait pu serappeler comment la chose s’était faite. C’était en août, dans unechaleur de midi, à l’étable, parmi les purins ; unétourdissement l’avait roulée sous lui, à même une bottelée deluzerne ; et la douleur qu’elle avait sentie, comme déchiréeau ventre, n’était plus revenue, les fois que, machinale, sanssavoir, comme la bête, et très honnête d’ailleurs, n’ayant de savie ni robé ni souhaité la mort de personne, elle avait ouvert songiron aux mâles, ses maîtres. Puis une parturition l’avait alitéeun jour entier, le seul qu’elle eût passé sur son grabat, depuisquinze ans qu’elle se louait. Elle n’aurait su dire au juste de quiétait l’enfant, du vieux censier ou de l’aîné des fils. Et cettemise bas, après six jours, avait crevé, toute tordue et nouée, àcause des rudes besognes auxquelles avait été exposée sagrossesse.

À une ducasse, elle rencontrait ensuite MichelLheureux ; tous deux s’acceptaient sans s’être rien dit dupassé ; et leurs économies aboutées, quatre cents francsépargnés sur la toilette et le cabaret, ils étaient partis semarier à l’Église. Comme elle ne cherchait pas à cacher l’enflurede son flanc, on avait ri tout le long du chemin devant cette bossequi lui remontait les jupes jusqu’à la jarretière. « Un painqu’la commère s’a payée dessus la fournée », marmottaient lesgens sur leur passage. Et au bout de six mois de ménage, de nouveauun fruit lui fendait la matrice, un gros garçon qui lui donnait desjoies, car elle savait à présent la souche de cette progéniture.Mais son lait avait tourné à l’aigre, le corps du gromiau s’étaittroué d’écrouelles, ils avaient souffert dans cette chair malsaineengendrée de leurs deux misères, et tout à coup un malheur l’avaitachevée : une journée qu’elle buandait chez de petits rentiersdu village, l’enfant, mal confié à une voisine surchargée demarmaille, avait chu dans des tessons de bouteilles, l’anus ouvertpar où s’était écoulé tout son sang.

Depuis, l’éreintement du labeur quotidienavait amorti chez l’homme le feu charnel ; une fraternité decompagnonnage avait remplacé l’aiguillon de la copulation ; etelle se tourmentait du berceau vide, avec une voix en elle quitoujours lui reparlait d’un successeur au petit être décomposé,enterré là-bas sous les herbes du cimetière. Mais, puisqu’il nevoulait pas, elle lui garda sa foi tout de même, se reprenant,tardive, à une virginité dès la nubilité résignée, habituée à lasoumission, sans révolte contre cette virilité abolie qui ne laferait plus germer.

On l’appelait la grande Lise ; son nom àlui, avait fini par se perdre dans un sobriquet : le Forgeu.Et comme il vivait sur une vingtaine de mots qu’il répétaitconstamment, il passait pour simple d’esprit.

Deux de ces mots s’appliquaient invariablementà l’idée de travailler, l’un qui était « forger »,l’autre qui était « manœuvrer », mais avec une différencedans les significations, le premier employé pour les coups decollier, le second pour le labeur courant. Et toute l’activité deson intelligence sans cesse aboutissait à ces deux vocables quisuppléaient à tous les autres et dans lesquels se résumait lafatalité de sa condition d’ouvrier de la terre, toujours ouvrant etmis au monde pour toujours ouvrer. Jusqu’à quinze ans, il avait,chez le ferrant, ventilé la tuyère et tapé sur la bigorne. Lemartèlement de la forge lui était resté dans la caboche, plus dureque le grès, à travers l’effacement de la petite enfance et de lapuberté. Et c’était comme un peu de sa vie lointaine qui luirevenait dans le mot, grotesque à force d’être mis à toutes lessauces, dont, par dérision, on l’avait à la longue baptisé.

Une fois Jaumart, le fermier chez lequel voilàprès d’un quart de siècle il suait le sang et l’eau de sa guenille,lui ayant demandé pourquoi sa femelle demeurait brehaigne, il avaitlâché cette réponse :

– D’z’enfants ! L’voudrait ben, c’tegarce-là. Pour sûr é demande qu’à manœuvrer. Mais, que j’luidit : « Manœuvre toute seule, si c’est ton plaisir. Tantqu’à moi, j’n’forgerai nin, j’n’veux nin forger. J’en ai assezd’taper à l’éfant. V’là ce qu’j’li dis. »

Maintenant, d’ailleurs, qu’ils avaient leurmaison, avec le champ au bout, les poussées sourdes de la maternitéla remuaient moins : le mal de chien qu’elle se donnait àcasser la terre, à clouer les ais disjoints, dans une dépense deforce continuelle, momentanément obturait la plaie toujours vive.Les chevrons du toit s’étant consommés sous les averses, c’étaitelle qui, grimpée par la tabatière à ras des ardoises, avait aubois pourri substitué de la volige de la dernière coupe ; elleavait aussi planté une haie au courtil, derrière l’habitation,redressé avec de la glaise et des moellons la hutte aux porcs,enduit de brai le pignon ouest contre lequel battaient les pluies,cavé un coin de l’aire pour y enfoncer les pieux d’unegrange ; et le reste du temps, elle avait défriché le champ,brouetté les caillasses, éventré la croûte du sol revêche où serompaient ses bras. C’était chez tous deux une guerre sans trêvecontre la terre marâtre, cette pierreuse matrice qu’il fallaitouvrir comme avec des forceps et qui toujours poussait en l’air descailloux.

Depuis les six ans que le dernier occupantétait parti, elle gisait à l’abandon, fermée à la blessure du soc,dans un état de jachère morte où plus rien n’avait poussé que duchardon, des orties, de la ronce, mais si profondément enracinésque la fourche et le hoyau n’en pouvaient avoir raison. Cependant,l’avant-dernière année, le Gosau avait essayé d’un plant deféveroles, dans de la décomposition de bête, une charretée putridede tripes animales. Et cet engrais roboratif un instant avaitnourri le gésier affamé du champ qui s’était mis à verdir, dans unelevée maigre sitôt après mangée par les chiendents voraces et lesvesces parasites. À la fauche, on avait eu dix bottillons à peine,pas même un fourrage pour le râtelier, mais simplement de lalitière sur laquelle on avait fait bouser les vaches. Et parmilliers, les taupes, les campagnols, les mulots, les musaraignes,tout un grouillement baveux de limaces avaient élu domicile dansles sillons.

L’hiver entier se passa à recommencer lalutte ; jamais on n’en avait fini d’extirper les filaments dusous-sol ; c’était comme une forêt ramifiée en tous sens etqui s’enchevêtrait, drue, en des profondeurs de deux pieds. Etaprès les cailloux, toujours les cailloux, dans une marée montante,comme si une mer de pierre dût sortir par les fissures ouvertes àla bêche. Quelquefois, rarement, érénés, à bout de souffle, ilsdésespéraient ; un sort avait été jeté sur ce lieu désolé, unemalédiction, peut-être celle des quatre Prussiens précipités dansle puits ; et l’inutilité de leur éternel effort leur donnaitle regret de cette chevance inféconde. Puis, la défaillance passée,ils se reprenaient, d’un labeur plus opiniâtre, à verser leur sueurdans ce crible qui ne retenait rien. Quand la neige tomba, ilsrentrèrent au logis, mais pour fourbir leurs armes, les houes, lespelles, les râteaux, constamment démolis et dont le fer faisait feusur le silex.

Dans la maison, un bel air d’ordre régnait. Àrez terre, dans une grande chambre, la garbure mijotait sur lepoêle, dans l’odeur surie des draps de lit ; car c’était làaussi qu’ils couchaient. Et à côté, une pièce plus petite, éclairéepar une fenêtre à barreaux, ouvrait sur le courtil : un vieilhomme y logeait, une souche humaine desséchée et qui, sans sève, nesavait pas finir, le Caco, comme patoisaient les paysans, enmoquerie des débordements de sa défunte. Un escalier à pic menaitsous le toit, où, avec des planches, on avait fait une troisièmechambre, le reste servant de grenier. Et dans ce réduit pendaientles hardes, s’entassaient des coffres et des bannes, avec unberniquet éventré pour la graine. C’était toute l’habitation :une famille y avait poussé avant eux, huit enfants qui ne s’yétaient pas trouvés trop enserrés, un trou de chair par trou depierre : et, à trois, ils y avaient des aises larges, sansrisquer de se coudoyer.

Ce Caco qu’ils avaient pris avec eux était lepère de la Lise, un ancien bûcheron à qui un arbre avait autrefoiscassé trois côtes et qui, en outre, s’était rompu une jambe encroulant d’une haute branche ; bon à rien maintenant sous sessoixante-dix-huit ans, la tête et les mains secouées d’un perpétueltremblement, avec une effrayante maigreur de grand vieillarddebout. Comme il était très propre et touchait à la commune, unefois le mois, sur la caisse des pauvres, un denier de trois francs,ils l’avaient emménagé ainsi qu’un meuble vermoulu, guignantl’appoint de cette menue somme ; et il demeurait là prèsd’eux, dans la chaleur du poêle, immobile, sans rien dire, ses deuxmains ravineuses à plat sur ses genoux, pensant aux forêts laisséesen arrière. Tous les premiers du mois, il passait une blouse surses loques et s’en allait à la mairie percevoir ses trois piècesblanches, traînant ses pieds gourds, encore alourdis par d’énormessabots rembourrés de paille, deux bâtons dans les mains ; etil butinait aussi en chemin quelques aumônes, deux sous chez lebourgmestre, un sou chez le Gosau, et des « cens » danscinq autres maisons.

Dans l’après-midi il rentrait, s’étant faitraser par le barbier, un maçon qui régulièrement lui enlevait unelanière de cuir, avec une légère bruine de sang pâle au fil durasoir. Et la mairie étant tout juste distante d’une couple deportées de fusil, on pouvait calculer qu’il mettait à faire letrajet deux minutes par pas, contraint, en outre, de s’arrêter tousles six pas pour reprendre haleine. Grêle, brouillards, guilées,rien ne pouvait l’arrêter ce jour-là ; cette barbe surtout letravaillait ; et toujours, sur sa peau de pachyderme, despicots de crin reparaissaient, nourris d’on ne sait quoi, dans lamort des chyles. Tous les autres barbiers de l’endroit avaientrefusé sa pratique successivement, à cause des bajoues surlesquelles la main était sans prises ; mais le maçon, unepoigne brutale, avait accepté. Et il se faisait payer deux centimesle poil qu’il lui raclait.

Moyennant l’argent de la mairie, on lelaissait sécréter ses pituites dans l’âtre, graillonnant tout lejour avec un bruit de chaînes rouillées au fond d’un coffred’antique horloge ; et le matin il mastiquait d’un broiementcirculaire de chèvre une tartine trempée de café, le midi mâchaittrois pommes de terre, jeûnait jusqu’au lendemain, l’estomacatrophié, sans plus de besoins. Autour de lui, c’était un silencecontinu ; le Forgeu jamais ne l’interpellait, ressentait unmépris froid, d’instinct, pour cette force abdiquée, comme pour unecharogne ; mais quelquefois la Lise, bourrue, lui disait unebrève parole, à laquelle il répondait par un grognement, tous deuxà la longue ayant oublié la communauté du sang. Et pareil à untronc retenu en terre par les racines, mais de qui l’écorce nerajeunit plus dans les feuillées, il traînait son bout de vie,paquet d’ossements ayant déjà de l’herbe de cimetière auxnarines.

À la mi-janvier, tout un pan du champ ayantété retourné, ils y versèrent, outre une couple de tombereaux defumure et de composts payés comptant, les déjections de deuxcochons qu’ils empâtaient. La terre mangea cette graisse d’unegoulée. Eux-mêmes s’épuisèrent alors en défécations, toujours dansles latrines, raclant ensuite les parois de la fosse.Malheureusement, leur nourriture, avare, donnait peu derésidu ; la grande Lise avait des foires molles comme despissats, et Caco, tous les cinq jours, lâchait de petits caillouxsemblables à de la crotte de bique. Ils maraudèrent derrière leshaies, ramassèrent des fientes quelconques, avec les mainsgrattèrent les poudrettes du pavé. Et constamment ils pétrissaientla glèbe comme une pâte, gardant chez eux dans les habits une odeurnauséabonde de tinette ; mais tout de nouveau alla s’engloutirdans le sol anémique, sans profit. Comme février finissait, ilsfaçonnèrent les billons, laissèrent filtrer les pluies et lesneiges revenues, continuant sur les routes la chasse austercoraire.

Puis, aux alentours, les arbres se remplirentde pépiements ; une chaleur détendit les airs ; il poussades feuilles aux épines de la haie ; et le Forgeu, levé dèsavant l’aube, repiqua ses choux, planta ses pois, ses favelottes,ses haricots enfin. Lise et lui, sans parler, eurent alors unegrande joie en dedans, qu’ils ne montraient pas : ces germes,mis en terre dans le champ nourri d’eux, c’était la possessiondéfinitive ; la fructification viendrait ensuite ; etsans répit, ils le bourraient, oubliant résolument à présent lecommandement dominical dans une fureur de lui faire rendre aucentuple ce qu’ils lui avaient confié de leur sueur et de leur vie.Partout, sous leur geste rythmé, vola la semence, une pluie depoussières blondes et grises qui s’abattait en long, enlarge ; et dans les soirs, ils marchaient, très grands, pararpentées régulières, comme va le faucheur en ses andains.

Le champ filait droit devant la maison,resserré entre des emblavures sur un espace de trente aresvingt-huit centiares. À gauche, un vieil orme marquait lalimite ; de l’autre côté, des poiriers avaient poussé derrièreune haie ; et à l’extrémité, une boulbène s’étendait où, àPâques, s’installèrent des briquetiers. Tout de suite le Forgeuavait conçu une suspicion à l’égard de l’orme et despoiriers ; là-dessous, selon les temps, la terre demeurait outrop sèche ou trop crue ; et il songeait que rien n’ygermerait à cause de l’ombre. Chez eux, deux pommiers montaientaussi, l’un déjà vieux, avec d’énormes branches qui s’ébouriffaientau-dessus de la maison ; l’autre plus petit, en plein milieudes plants, mais chacun de si fructueux rapport qu’il les tolérait,pour les cinq sacs de pommes qu’une certaine année ces fructifèresavaient donnés au Gosau. Le fonds qui allait nourrir ses semailles,leur coulerait bien en surplus les sucs nécessaires. Toutefois ilne les lâchait pas de l’œil, les surveillait sournoisement, de peurd’un tour, ayant été obligé déjà de démolir à coups de briques unnid d’oisillons qui s’était mis dans le plus chenu, toute une bandede futurs robeurs dont les yeux ronds de là-haut avaient guetté sonœuvre de semeur. Il en avait massacré deux ; les autres, avecle père et la mère, avaient gagné les poiriers du voisin ; etil gardait une colère contre leur complicité qui favorisait larapine, non contents de lui prendre son air.

Petit à petit cela tourna à une hostilitéfarouche, comme une haine d’homme à homme ; il les eût voulusfracassés par la foudre, rongés d’un mal secret ; et quand ilpassait près d’eux, son regard leur jetait la cognée. Puis leurrondeur prit une gaîté de bouquet, sous les floraisons roses etblanches ; et comme ils le narguaient, glorieux, avec unpullulement de moineaux à toutes leurs ramures, le meurtre lehanta, il se mit à ruminer des supplices qui les feraient crever.Et toujours ils semaient, plantaient, épierraient, concassant lesmottes entre leurs calus, pris d’un regret obscur de ne pouvoirpasser tout le champ au tamis. Cependant les pommes de terreoblongues, de l’espèce dite des Neuf semaines, commençaient àlever, en lignes parallèles ; un carré de betteraves semassait ensuite ; et les choux, de suite après, dans unefermentation de gadoue, toujours augmentée, pointaient verts etrouges comme des volants de raquettes. En deçà, couraient lesplants de pois, les haricots, les carottes, les laitues, leschicorées, les panais, les salsifis, en bandes symétriques,patiemment foulées. Et, aux endroits les plus pierreux, poussait del’avoine, végétation volontaire.

D’abord, la croissance avait étéprospère ; de proche en proche le verdoiement gagnait ;en tous sens l’aire crevait sous le gonflement des graines ;un acquiescement de la terre jusque-là rebelle et qui ne semblaitjamais assez repue, les payait de leur labeur. Entre deux coups deforce, l’un auprès de l’autre appuyés sur leurs bêches, ilsécoutaient monter un crépitement confus, comme des vésiculeséclatant à la surface d’un bourbier : c’était leur sueur quienfantait, toute leur vie qui, fermée du côté de l’enfant, germaitlà dans la montée des sèves ; et par la nuit tombée, muets,ils demeuraient, sans penser, l’oreille tendue à ces musiques. Maisdes pluies abondantes churent en juin, et du sous-sol tout à coups’échappa derechef la mêlée hirsute des orties, des vulpins, descataires et des gratioles, l’ancienne forêt dont ils avaient crutriompher et qui repoussait, débordée et goulue.

Stupides, ils s’acharnèrent. Tout le jour àcroupettes ou à genoux, la Lise, pendant qu’il besognait à laferme, fouillait le sol pour extirper les racines ; et,rentré, jusqu’à la dernière clarté lui-même s’échinait à son tour,tant qu’il distinguait ses mains parmi la terre brune. Ensuite, ilsavaient des nuits mauvaises, cette misère du chiendent leur cassantla tête comme elle leur cassait leurs semis. Si vite qu’ilsallaient, l’envahissement du parasite allait plus vitequ’eux ; de la vesprée à l’aube, tout en était rempli. En mêmetemps le terrain, tassé par les averses, de nouveau laissait percerle caillou, cet os de la carcasse intérieure. Sacré saint bonDieu ! Ça ne finirait donc jamais ! Leur garce de guignene les lâcherait pas ! Avant le chant du coq, ils étaientdebout ; de loin le garde-barrière de la ligne apercevait leurdouble silhouette grêle, dans la pâleur du matin pointant ; etils étaient tourmentés de leurs anciennes défaillances devant cettehargne obstinée du champ qui leur jetait ses pierres comme desinsultes.

Puis un autre fléau les accabla : lespoiriers du voisin, leurs propres pommiers décidément s’entendaientpour abriter un ramassis de fauvettes, de pinsons et deverdiers ; par nuées, la moinaille s’abattait, becquetant lasemence presque à mesure qu’ils la jetaient. Et ils durent inventerdes ruses, fabriquèrent des mannequins en paille, attachèrent à despieux des loques rouges dont le claquement dans le vent amusa lesgranivores, après les avoir d’abord mis en fuite. Il finit parinstaller des trébuchets et leur lâcha des coups de fusil. Alorsseulement les guilleris s’enfoncèrent dans les feuillées, plusloin ; un silence couvrit de deuil ce coin de pays sansoiseaux.

D’ailleurs maintenant, la canardière étaittoujours armée, à son clou, contre le mur ; il la tenait deJaumart, le censier, qui, bien avant les Lefaucheux, l’avaitemployée à ses exterminations ; et il aurait tiré sur les genstout comme il tirait sur les bêtes. En quinze jours il abattit sixpigeons, trois poules, une cane qui obstinément passait à traversla haie pour paître les jeunes salades. Un chat du voisinagearrivait au baisser du jour, guettant les musaraignes et lesgrenouilles ; mais comme il grattait la terre après y avoirenfoui ses chiasses, le plomb un soir le coucha net. Et vers la findu mois, il tua aussi un setter superbe que ses maîtres lâchaientune heure chaque jour et qui chassait par les cultures. C’était unerage de massacre, la mort en sentinelle à chaque bout du lopin.Puis une taupe boursoufla l’aire : pendant des heures, sansbouger, rigide comme un roc, il l’attendit, sa bêche dans lesmains, et après quatre jours d’embuscade, un museau noir émergea,qu’il coupa en deux d’un coup violent. Cette fois, il se crut àl’abri des déprédations.

Mais brusquement les charançons se mirent dansles choux, les poireaux s’infestèrent d’un ver minuscule quimangeait tout, une myriade d’imperceptibles mouches piqua lesharicots, et les échalotes étaient dévorées par des larves. Alorsune battue s’organisa contre ces nouveaux ennemis, plus redoutablesque les autres. Ils semèrent de la chaux, de la suie, les cendresdu feu ; et à la fraîche, ils écrasaient les loches et leslimaces par centaines. Toujours des humidités du sol il en montaitdes légions ; leurs baves engluaient toutes lesfeuilles ; c’était comme la colère et le mépris du champ violépour leur peine jamais à bout. Et ils étaient très malheureux.

Cependant, autour de la terre méchante, dansles enclos prochains, une floraison universelle égayait la massedense des verdures : elle s’étendait en larges nappes, commeles eaux d’un fleuve ; et, mornes, ils ouvraient leurs narinesaux aromes subtils de cette fermentation qui était partout exceptéchez eux. Ils reconnaissaient l’odeur épicée de la pomme de terre,les fines effragrances du pois, la balsamique senteur desprédommes, toutes ensemble roulées par le vent dans la chaleur dusoleil. Au contraire leur sol suait les purins mal bus, les engraisinsuffisamment décomposés, en des souffles fétides quiempoisonnaient les jectisses vaseuses et les humidités moisies descaveaux. À peine fleuris, les pois s’étiolèrent ; il vint auxharicots des cosses débiles ; celles des fèves de marais serecroquevillèrent. La germination finie, leur terre retombait à sesfainéantises anciennes, à cette torpeur lourde de friche qui, sixans à peu près durant, l’avait laissée comme épuisée, dans la viedes autres. Rapidement, la sève s’était tarie ; une chloroseincurable semblait arrêter la fructification ; et la Lise, lesyeux errants sur cette désolation, quelquefois pensait à son ventrequi, comme le champ, ne devait plus concevoir. Du village, lepiaillement des petits enfants lui arrivait, avec les gronderiesdes mères, et comme l’école n’était pas éloignée, elle entendaitaussi la douceur monotone des voix épelant toutes à l’unissonl’alphabet. Dans la maison régnait un ennui froid ; l’air sansoiseaux continuait là, dans une paix noire de foyer sans couvée.Par moment, le râle de Caco montait comme une fin d’agonie, et àmidi, sur ses deux bâtons, il se traînait jusqu’au seuil,allongeant au soleil l’ombre d’un arbre mort sur la mort d’uncimetière.

La récolte fut misérable : sous l’orme etles poiriers, une moisissure était venue, comme une lèpre :ils manquaient de légumes, et leurs pommiers, par surcroît, nerendirent pas un sac. C’était la famine pour l’hiver ; et enoutre, ils ne pourraient solder l’annuité au propriétaire, ayantacheté le bien moyennant un premier versement, le reste payabled’année en année. Alors le Forgeu, qui n’était pas méchant, tournaà des humeurs sombres ; pour se soulager, sans motif il tapasur la Lise, et elle accepta ses coups, passive comme une bête.Mais, éprouvant le besoin de se venger sur quelqu’un, elle enlevaau vieux une pomme de terre des trois qu’il mangeait ; etjusqu’à la Toussaint il coucha, tremblant de froid, dans un grabatsans draps.

Puis la colère éparse de l’homme trouva unobjet qui la concentra ; si la terre avait caponné, la fauteen était aux voisins dont les arbres lui mesuraient la brise et lesoleil ; et il jouissait de justifier par ce mauvais gré del’orme et des poiriers la rancœur qu’il nourrissait contre leursmaîtres, plus heureux que lui dans leurs sueurs. L’idée qui l’avaitnaguère hanté le posséda désormais entièrement : ruinerl’orgueilleuse santé de ces troncs qui lui pompaient la subsistancede son clos et dont l’insolence allait jusqu’à nouer leurs racinesà son tréfonds. Un minuit, après avoir à la veillée affûté unhachereau, il quitta son lit, se coula dans les ténèbres et detoutes ses forces frappa par six fois l’orme au pied, l’entaillantd’une blessure profonde. Dans la nuit muette, le bruit monta avecl’âme de l’arbre jusqu’aux étoiles ; et tranquille à présent,il ramassa les éclats, haussa des mottes de terre par dessus laplaie, alla se recoucher contre la Lise dormant à poings fermés. Ungrand vent aurait raison de l’orme ou bien il sécherait comme uncadavre ; dans tous les cas, ses jours étaient comptés. Et àquelque temps de là, de nouveau il sortit la nuit, n’ayant rien dità sa femme, par méfiance instinctive de la femelle, bien quecelle-là fût murée comme une tour. Cette fois, il était nanti d’unénorme crampon très aigu, qu’il enfonça à coups de maillet dans lespoiriers, l’un après l’autre, le retirant ensuite, comme unpoignard d’un trou de chair, pour laisser couler la vie. Etl’amertume de sa récolte manquée le tourmenta moins, maintenant quesa vengeance était accomplie.

Or, il advint ceci. À l’équinoxe d’automne unouragan, deux jours et deux nuits, sévit si violent que les toitss’enlevaient comme des feuilles, et le soir du second jour, aprèsun craquement horrible, le grand orme s’abattit, fracassant un coindu pignon et écrasant les plants de choux de toute sa hauteur. Duchoc, la maison s’ébranla comme sous un coup de tonnerre ; etblême, les dents entrechoquées, le Forgeu longtemps regardatourbillonner les nuées noires, soupçonnant au fond des cieux uneJustice.

Jusqu’en mars suivant, ils prirent de lapeine : c’était le même coup de collier sans fin de l’hiverantérieur. Puisque le champ les avait déçus, tout était àrecommencer ; et sans passer un jour, les dimanches compris,sauf les heures de la messe, ils remuaient la terre, sous lesondées, les grêles et les neiges, infatigables. D’un bout àl’autre, l’aire fut travaillée à une grande profondeur. À chaquecoup de la houe, la houle des cailloux émergeait, petits et gros,comme si autrefois une rivière eût passé là ; et les fibresdes plantes gourmandes ressemblaient à des chevelures de femmesenterrées par tombereaux. Puis la fumaison derechef les couvrit desouillures des pieds à la tête : ils avaient acquis une vacheen partie avec le produit des deux porcs gras ; et deuxnourrins étaient entrés dans la soute, qu’ils entonnaient du laitde la vache. À trois, les bêtes emplissaient le puisard, riches enexcréments ; mais pour rassasier le sol, un gouffre, ilscontinuaient à glaner les fientes le long des chemins. Quant à eux,mal nourris, la colique de misère au ventre, ils déflaquaientmollement ; et ils étaient en outre rongés d’appréhensionssombres pour l’avenir.

Au reverdissement des feuilles, tous deux sevirent maigres comme des clous, leur cuir collé sur les os, avec lerelief saillant des vertèbres. Le Forgeu, dans les pluies, avaitpris une vilaine toux qui lui raclait la gorge ; la Lise étaittenaillée par des crampes d’estomac ; et quelquefois le Caco,moins démoli qu’eux, avec ses trois pommes de terre dans le gésier,sournoisement les regardait, se gaussant à l’idée qu’ils pourraientcrever avant lui. Tout l’hiver ils s’étaient alimentés de« crompires », n’ayant mangé de la viande de porc quedeux fois, à la Toussaint et à la Noël, avec des passées dechicorée pour unique boisson. Terrés dans leur maison, ils vivaienten dehors du reste du monde, sans voir personne, pas même leurfamille, par crainte de la dépense. Et leur taciturnité étaitdevenue si grande qu’il en oubliait ses vingt mots, tout de suite àcourt, la bouche bée, et que chez elle la voix tourna à une raucitéd’aboiement. Cependant il n’avait pas lâché Jaumart, à cause dusalaire sans lequel ils n’auraient pu vivre. Mais il avait fallupayer l’annuité au Gosau, des betteraves et du fourrage sec pour lavache, et le surplus les laissant en une débine noire, à deux ilsavaient traîné le vieux sur la route pour mendier.

L’été qui vint, le champ ne décolérapas : sa hargne tenait bon ; un peu moins de caillouxseulement, et un peu plus de mauvaises herbes ; et pour combleune jachère leur souffla ses semences folles en tourbillons. Ilsdurent batailler à nouveau contre les moineaux, les chenilles, leslimaces, les vers et les mouchettes, sans repos ; et ilssentaient sur eux l’ancienne malédiction toujours. Tout dans lesclos germait, levait, fleurissait ; la fructification battaitson plein ; et la même ombre de mort pesait sur leur labeurinutile. Une fureur sombre ne les quitta plus ; pendant unmois il évita la messe, jugeant la divinité vaine aux hommes, maiselle y alla pour lui, avec une ferveur plus active. Et comme unjour il ventait, dérisoirement les poiriers blessés leur jetèrentune volée de fruits dont s’accommoda leur gueuserie.

Puis il pensa que peut-être il avait commisquelque faute pour laquelle Dieu lui gardait un courroux ; et,très pieux, il se confessa, communia, fréquenta exemplairementl’église, ce qui n’améliora rien. La vache, minée par unestabulation prolongée, se gonfla d’une fausse graisse, lâchant sesaliments en foire ; et comme le vert manquait, la Lise futcontrainte de la promener des jours entiers, pâturant les ortiesdes talus, sur la voirie. Cependant l’hiver fut un peu moins rudeque le précédent, les pommes de terre ayant donné un rendementhonnête. Mais la taure se mit à beugler jour et nuit, en proie àune tympanite ; on prévint le boucher qui, venu pourl’abattre, la trouva crevée ; et goulûment ils mangèrent cetteviande morte, d’un sang pâle.

Enfin, la troisième année, après un travailsurhumain, le champ parut se réconcilier ; les plantsgermèrent dru ; ils vendaient à pleins boisseaux leurspois ; et leurs choux rondirent comme des boules à quiller. Cefut une détente dans leur sauvagerie de vieux loups ; il y eutdes jours où ils se parlèrent ; la maison fut échaudée àneuf ; et ils avaient une joie de proie conquise à imprimersur la terre leur talon vainqueur. Les mauvais temps étaientpassés ; ils allaient jouir de leur bien comme lesautres ; le Forgeu guigna même une allonge à cette possessionqui lui avait tant coûté. Et ils étaient pleins d’estime pour lesol. Toutefois une défiance leur était demeurée ; constammentils le surveillaient, redoutant une reprise des hostilités, commed’un ennemi terrassé, mais qui n’attend que le moment propice pourse redresser. Ils s’échinèrent l’arrière-saison et l’hiver suivantà fouir, bêcher, drainer, herser, en un métier de cheval qui lesdessécha comme de l’amadou.

Alors la bête maligne qu’ils soupçonnaient aufond du champ fut matée. En deux ans ils remboursèrent le Gosau,intérêt et capital : par-dessus la haie, des faces havies setendaient qui regardaient avec curiosité la levée magnifique desverdures ; et ils finirent par regretter leur ancienne hainecontre la terre, au temps où elle les décevait. Au soleil, le clos,gorgé d’engrais puissants, bouillait, si pestilent qu’on en sentaitle fleur au loin. Ils avaient repris une génisse ; deux porcsavaient remplacé les autres ; et savamment ils répartissaientles bouses froides et les déjections chaudes, selon les endroits.Chaque automne, en outre, ils achetaient les vidanges des maisons,ne jugeant jamais suffisante la dépense de la graisse ; eteux-mêmes, avec des aises, la chemise levée dans le clair du jour,se lâchaient à même les cultures. Leurs sabots s’enfonçaient làdedans en une gélatine visqueuse qui, à la pluie, se diluait commeune sauce ; ils la pétrissaient à la bêche et à la main,toujours accroupis dans cette putréfaction ; et l’odeur montéede dessous eux chatouillait leurs narines comme un fumet délicieux.Maintenant le fonds les payait au centuple de leurs fatiguesimmenses ; une genèse recommençait sans répit, dans lesferments du sous-sol en décomposition ; et ils prodiguaientles semailles, fatiguant la bénévole ouvrière à une productionforcenée.

Cependant, sous les floraisons, le courtilgardait son air morne de charnier : aucune gaîté n’ychantait ; les oiseaux en étaient bannis ; et putride,tout gonflé d’haleines monstrueuses, il ressemblait à une landemorte, dans un grand silence.

Les carnages s’y continuaientd’ailleurs : toute aile qui passait était persillée par leplomb ; des poules en grande quantité disparaissaient desenvirons, qui s’en vinrent périr là ; et le Forgeu,tranquille, était comme la figure du Massacre debout dans la nuditémuette de la terre. Jusqu’à la joie des violiers, des lis jaunes,des églantiers sauvages qui enfleuraient les autres jardins étaitproscrite, pour ne pas faire ombre à la germination descomestibles, comme nuisible et vaine. Puis le sol n’avait pas tropde tout son suc pour son travail d’incessante parturition, sansavoir encore à nourrir le luxe oisif des parasites. Et c’étaitpetit à petit chez l’homme comme de l’attendrissement pour cettesoumission de la terre, jadis revêche et qui depuis ne se refusaitjamais à la gestation.

Une pitié lui venait devant son éternel labeurd’esclavage ; par moments, il avait le sentiment confusqu’elle allait se révolter ; et Caco mangeant toujours à midises trois pommes de terre, il l’eût voulu couché près de l’enfant,sous les sapins, pour dégrever d’autant la complaisantenourricière.

Une nuit, il eut un rêve : il lui parutqu’il était devenu le champ lui-même et qu’un maître jaloux luitirait des boyaux son dernier sang. Des choux, des carottes, desbetteraves, des pommes de terre lui sortaient du ventre, à traversun effort prodigieux ; mais il n’était jamais à bout ;une volonté despotique l’obligeait à engendrer sans relâche ;et finalement ses viscères dégorgèrent, que le tourmenteurengloutissait. Des affres mortelles le mouillaient ; il sentitréellement l’agonie ; et dans ses épreintes pour se vider deses entrailles, brusquement il s’éveilla.

L’horrible songe ne s’en alla pas tout àfait : il en garda comme la perception d’un cri de souffrancemonté de la terre jusqu’à lui. Et pour la soulager, un matin ilrasa ses deux pommiers, l’un après l’autre, les punissant en mêmetemps d’attirer les oiseaux. Alors, cette fraîcheur des feuillagesen moins, le champ apparut plus morne encore, devant la maisontoute nue, sans ombre.

Mais il fut tourmenté bientôt par un autreennui : une nuit les briquetiers lui emportèrent cinquantecabus magnifiques, d’une rafle ; et les nuits suivantes,pendant deux semaines, il veilla, rôdant jusqu’au petit jour, dansla fétidité de la terre. De temps en temps, il imitait l’aboiementd’un gros chien pour faire croire à la présence d’un gardien. Etcomme la quinzième nuit, une forme tout à coup remua, noire,derrière les ramettes à pois, il tira, embusqué dans la haie.L’ombre chut d’une fois avec un gémissement ; et s’étant couléjusque-là, il s’aperçut qu’il avait tué sa femme, sortie pour unbesoin.

La préméditation ne put être établie :aux assises, après deux mois de prison, il fut acquitté. Et tout desuite, il se remit à bêcher cette glèbe qu’ils avaient fécondée àdeux, avec le remords sourd de la grande Lise, rude comme uncheval.

Puis, sa peine s’adoucit : il pensaqu’elle en moins, la terre aurait besoin d’un moindre effort pourles nourrir, Caco et lui. Mais, comme la créature ne peut vivresans un sentiment au cœur, l’espèce d’affection vague qu’il avaittoujours eue pour sa compagnonne, se changea en une haine plustenace pour l’ancien. Et celui-ci, tout seul maintenant des joursentiers dans la maison vide, quelquefois passait ses mains l’unesur l’autre à l’idée que ses prévisions s’étaient réalisées :un des deux l’avait précédé sous les ifs, et il sembla s’éterniserafin de pouvoir enterrer l’autre.

Cependant, un matin, le Forgeu n’entendantplus son râle, poussa la porte du réduit où il couchait et le vittout raide sur son grabat, la mâchoire tombée, sans souffle. Alors,sentant le champ définitivement délivré, il eut un grand bonheur,n’en ayant connu qu’un plus grand, le jour où il en avait prispossession.

La femme partie, le père foui, les oiseauxsans trêve chassés, un tel silence plana autour de la maison qu’ilse retournait par moment, croyant ouïr la Mort marcher sur sestalons. Et peut-être eût-il crevé très vieux entre deux sillons,sans une contestation qu’il eut à deux ans de là avec un voisin, lepropriétaire des terrains à briques.

Celui-ci ayant obtenu gain de cause pour uneemprise, soixante-deux pieds carrés, illégitimement appropriés, sonressentiment éclata une après-midi que l’homme s’était montré.

Il lui lâcha un coup de fusil, fut condamnéaux travaux forcés et décéda en prison, du regret de son champretombé en friche, là-bas.

Partie 3
LES CONCUBINS

Au poète Émile Verhaeren.

Une après-midi venteuse d’avril, dans lebourgeonnement pâle des haies, on vit descendre du bois quatrehommes qui en portaient un autre, tous noirs parmi ce paysage depluie et de nuées, sans qu’on pût les reconnaître ; et ilsallaient très lentement, grandissant à mesure. Comme ilsapprochaient des maisons, une femme qui balayait le pissat de savache au puisard, s’écria :

– Tiens ! Lossignol !… c’est-ilqu’il est foutu ?

Mais l’un d’eux remua la tète :

– Cor pas !

Et tous quatre avaient du sang aux mains, àcause de l’homme qu’ils amenaient, blessé, le crâne ouvert.Aussitôt la nouvelle se répandit : de loin, des gens, appuyéssur leur hoyau, regardaient, vagues dans le déroulement infini deschamps ; et d’autres, sur les seuils, avançaient la tête, avecdes yeux de bœuf curieux et vides. Là-haut, sur le versant, unpignon paisselé d’une vigne, s’apercevait au bord d’un sentier,entre des toits feutrés de vieux glui, plus misérables. Ilspassèrent un pont, montèrent le sentier, et tout à coup deux brass’ouvrirent sur le ciel, comme une croix.

– M’n’homme !

Ils ne répondirent rien et continuèrent àmarcher, en sueur, accablés par le poids. Alors Flavie les précéda,les épaules tournées vers eux, avec des sanglots qu’on entendit dela plaine, et au moment où ils entraient enfin, elle mit ses brassous les reins de Lossignol, qu’elle aida à coucher dans le lit. Àprésent ils soufflaient, séchant leur front du revers de la main,gênés par cette douleur, et comme à pleine gorge elle se roulaitsur le corps, le plus vieux expliqua l’accident. Ils travaillaientdans la coupe quand un cri était parti : quelque chose avaitdégringolé des hautes branches d’un hêtre, la tête en avant.Peut-être un étourdissement l’avait pris ou un coup de sang, car ilconnaissait son métier ; et aplati contre terre, un large troupar où coulait sa vie, ils l’avaient ramassé très doucement. Lecoup avait été rude, mais avec un pareil coffre, il seremettrait ; dans quinze jours plus n’y paraîtrait.

Des voisins ensuite conseillèrent à Flavied’appliquer des compresses d’eau vinaigrée ; et le vinaigremanquant, elle baigna la peau d’eau fraîche, simplement. En mêmetemps un enfant se lançait par la pente, en quête du rebouteur, unberger qui savait des secrets, aidait les vaches à vêler etsaignait les créatures. Et au bout d’un quart d’heure, il arriva,très haut sur de maigres fumerons, taciturne et sournois. Maisdéjà, Martin Lossignol avait repris connaissance, les yeux morts,vagissant comme un petit enfant, sous la pluie chaude quis’égouttait du sinciput, maintenant plus lente. La chambréeexpulsée, Kinkin, qui était le sobriquet du berger, par allusion àses trois spitts noirs, toujours sur ses talons, examina lablessure, fit un signe de croix par-dessus le lit, finalementdéclara qu’il ne pouvait rien, la cervelle étant à nu. Flavie alorsparla du médecin ; mais il haussa les épaules, remuant salippe chevaline avec dédain, sans une parole.

Cependant on ne pouvait le laisser crevercomme ça ; et elle se lamentait, tordant ses bras, quand ungenou poussa la porte, et Isidore Goffe, l’ouvrier de Chapelle lemenuisier, un gars râblé, noir de poil et de prunelle, qu’onappelait surtout Dor Grosse-Tiesse, à cause de sa tête laineuse,très opulente, entra à son tour, ayant appris la nouvelle commetout le monde. Ils étaient amis, Martin et lui, mais avec unerivalité quant aux meilleurs pigeons voyageurs, tous deux possédantun colombier ; et Goffe quelquefois eût voulu se venger deLossignol, plus heureux aux concours, en lui robant sa femme.Celle-ci dans sa douleur s’oublia ; d’un élan elle s’étaitjetée contre ce poitrail d’homme, désespérée, avec des pleurs, etil la serrait sous l’aisselle, lui touchant des doigts la gorge,toujours un peu plus fort.

À la fin, une chaleur lui coula dans lesveines, qui la rendit honteuse ; elle reparla dumédecin ; à tout prix il fallait que quelqu’un allât lequérir ; et il s’offrit à courir jusque-là, bien que l’hommede l’art habitât à une heure et demie du village. Une carriole lesamena seulement à la tombée du jour. Dor Grosse-Tiesse avait abattula traite d’une haleine, moins par compassion pour Martin que pourun autre motif, confus en lui ; mais le praticien accouchaitune femme de deux bessons et enfin, après un retard assez long, lerubican mis dans le brancard, ils étaient partis. Il y eut unpremier pansement, qui fut renouvelé le lendemain et les jourssuivants, pendant deux semaines, et au bout de ce temps, le docteurrassuré quant à la vie, eut des inquiétudes quant à la raison. Lamémoire, chez Lossignol, s’affaiblissait sensiblement ;quelquefois il restait bouche bée, cherchant des mots qu’il netrouvait plus ; et il ne se rappelait pas bien que Flavie fûtsa femme.

Cependant, Grosse-Tiesse apportaitrégulièrement ses offres de service ; le soir, après letravail, il traînait dans la chambre, convoitant cette chair saineet brune ; mais s’étant aperçue qu’il la désirait, elleévitait ses mains trop tendres. Et entre eux Martin, trèstranquille dans les draps, bégayait, avec une douceur enfantile,des choses qu’ils écoutaient, sans les comprendre. Flavie,patiente, le soignait maternellement, mettant ses divagations surle compte de la blessure ; et petit à petit il s’essaya àvaguer dans la maison, les jambes encore molles, diminué de moitié,lui, le musclé et le trapu, qui passait pour un des hommes robustesde l’endroit. Puis il put gagner la campagne reverdie, s’en allersous les pommiers en fleurs ; un jour il poussa jusqu’au bois,où les bûcherons ses camarades lui montrèrent l’arbre duquel ilavait chu. Mais il regardait l’arbre, les regarda ensuite, hébété,avec un rire simple, ne se remémorant plus rien. Et comme àprésent, tout seul, il faisait des gestes dans le vide, ensoliloquant, les petits pitauds se moquaient, lancés sur sestalons.

Alors une honte descendit en Flavie. Lesparoles du médecin, mal comprises d’abord, lui revinrent avec uneévidence acide ; elle soupçonna qu’on ne l’appellerait plusautrement que la femme du Sot. Et, sa vie finie, avec cette chaîneà traîner jusqu’au bout, sous la risée et le despris de tous, unefois elle s’abandonna à geindre si violemment, qu’elle ne s’aperçutpas des baisers dont Goffe la Grosse-Tiesse lui mangeait goulûmentla nuque. Lossignol, coi dans l’âtre, déchirait à la pointe desdents un quignon, et n’avait pas l’air de les remarquer.

Il y avait trois ans qu’ils s’étaient mariés,tous deux en belle force, lui plus âgé qu’elle de quelques ans,gagnant à son métier d’abatteur d’arbres de quoi les nourrirlargement ; et ils avaient vécu à l’abri du besoin, bravesépoux, sans presque se quereller. Leur ménage lui suffisant, iln’allait au cabaret que le dimanche, après vêpres, jouant auxcartes pendant une heure ou deux, et elle ne trôlait pas au longdes portes, dans des commérages entre voisines. Avec du temps et del’épargne ils achèteraient la maison, amendant leur champ pour letemps où ils l’auraient en maîtres, toujours on train de remuer laterre avec la bêche ou la herse, pendant les soirs. Même au lit,entre deux fatigues d’amour, ils en parlaient, se voyant déjà à latête d’un bien, très vieux l’un et l’autre, dans une quiétude devie sans travail. Et en attendant, ils trimaient joyeusement, lui àla forêt, sur les routes, dans les vergers, elle par le logisqu’elle tenait en bel ordre, vaillante comme un cheval.

Large d’épaules et hanchue, sans mamelles,avec des enjambées masculines, elle avait le poil rude, l’œilhardi, du cuivre dans la voix, très grande, poussée jeune à unenubilité sanguine. Pucelle, tout le village l’avait courtisée,inutilement, disait-on. Lossignol, la nuit des noces, cependantn’était pas certain d’avoir cueilli la fleur rouge desvierges ; mais comme elle ne cria pas, docile, il l’avaitpréférée savante plutôt que niaise. Et la copulation entre euxs’était suivie nombreuse, active, puissante ; dans lesténèbres comme en plein jour, le châlit gémissait, aucun des deuxn’étant las de se reprendre. Lui parti pour le bois, elle demeuraitlascive, remuée au fond par son désir ; et souvent, n’ypouvant tenir, on la voyait s’en aller du côté des taillis, de sonpas d’homme. Les compagnons riaient quand, à deux, sans se cacher,ils gagnaient la cavée, les prunelles vagues dans le feu desjoues ; puis au retour, on la taquinait de plaisanteriesgrasses, dont elle riait elle-même, plus fort que les autres. Lesbêtes s’aimaient bien ouvertement : pourquoi pas mari etfemme, puisque c’est la loi de nature ? Et la sachant« chaudesse », les mâles tout de suite étaient démangésprès d’elle de gaîtés luronnes qui la laissaient calme, froide àtous excepté à Martin. Ceux qui, trop entreprenants, l’avaientserrée d’un peu près s’en tâtaient encore 1es joues ; personnene pouvait seulement dire qu’il lui avait caressé la taille ;et en pleine kermesse, un jour, elle s’était vantée qu’à moinsd’être forcée, aucun homme ne l’aurait.

Pourtant la semence de Lossignol n’avait pointlevé ; au bout de deux ans, inquiets, ils avaient travaillépour l’enfant, gravement ; mais comme une terre pierreuse, lamatrice de Flavie demeurait revêche ; et elle commença àtraîner le deuil de son ventre, accusant par moments la grainemauvaise du mari. Ce furent leurs uniques noises ; il sedéfendait, elle s’acrimoniait ; puis tous deux roulaient,s’accouplant où ils étaient, avec l’exaspération de cette gésinequi ne venait pas. Et depuis un mois Martin sentait un délabrementen lui, était pris de vertiges, les jambes veules et flasques.Quand il tomba de l’arbre, comme un fruit blet, Flavie ne se doutapas qu’elle-même l’avait poussé dans le vide.

Le salaire de l’homme manquant désormais, elles’occupa à la journée. Tout l’août elle moissonna pour les gens duvillage. À l’automne, on la prit pour bûcheter et feuilleronnerdans le bois. Puis l’hiver, elle charria des émondes ; et enoutre elle buandait, pâturait les vaches, faisait ci et là de lacouture, et les autres jours terreautait, hersait, sarclait, àmi-jambes dans les labours et les fumiers. Des temps prospères illeur restait un peu plus de cent francs, sévèrement épargnés sur levêtir et le manger et qu’elle gardait à remotis, aimant mieuxsouquer qu’entamer ce capital. Et de loin des fermiers arrivaientpour l’engager à cause de son renom de bonne ouvrière. Mais ellen’osait pas s’embaucher, retenue par Martin tombé à l’enfance.

Plus rien ne surnageait en lui de la vieconsciente ; des jours entiers il s’acagnardait dans un coin,débonnaire ; et un reste de pitié, l’amour parti, larattachait à cette ruine humaine, comme à une bête malheureuse.Quelquefois pleine d’amertume, elle ne savait se retenir de lerudoyer ; alors il la suivait, pitoyable, ses larmiersdégouttants, avec la misère résignée des vieux chiens battus. Etcette persistance de la sensibilité, vivante dans la mort de tout,finissait par la radoucir, touchée du gémissement de sonimbécillité. Déjà le sobriquet, comme un gui, avait mangé son nomvéritable : on ne l’appelait plus Lossignol l’abatteurd’arbres, mais Martin l’Éfant, dérisoirement, sans rudesse pour sasottise, inoffensive. Comme il était goinfre, criant faminetoujours, mâchant jusqu’à du cuir et des racines par besoin d’unepaisson, il gonfla, pris d’une adiposité malsaine, la face et leventre turgides. Et une fois, Dor Grosse-Tiesse, maintenant assidu,presque de la maison, la railla, la bouche mauvaise, d’avoirpigeonné avec cette créature misérable. Mais elle rebéqua,aigre-douce ; en ce temps il n’avait pas son pareil pourl’encolure et le coup de reins ; personne n’eût lutté avecavantage contre lui, pas même Goffe. Maintenant d’ailleurs, elleoccupait le lit toute seule ; il nuitait sur une balasse augrenier ; et elle le défendit, blessée dans son amour-propre,comme une mère sa progéniture infirme.

Grosse-Tiesse exerçait une autorité autourd’elle, point encore sur elle. Il était patient, guettant le momentde la prendre quand elle serait vaincue. En douze mois, il nel’avait bouquée que six fois, par surprise. Et même il cessa tout àfait de la lutiner, pour ne point paraître trop épris. Mais ilcommandait en maître, assouplissant petit à petit cette volontérétive, quelquefois partageait son pain, assis près d’elle, à satable ; et elle n’avait pas peur, se croyant toujours enpossession d’elle-même, quand déjà elle lui obéissait. Un jour, ilsse boudèrent ; il laissa passer trois soirs sans venir et toutà coup elle s’aperçut qu’il lui manquait, habituée à sa présence.Deux soirs s’écoulèrent encore ; alors une tristesse noire larongea ; elle lui eût cédé sur l’heure ; et comme elle serendait chez lui, ils se rencontrèrent, lui venant chez elle. Maistout de suite son cœur s’enforcit ; elle regretta de ne pasl’avoir attendu plus longtemps.

Puis, à quelque temps de là, vers lami-juillet, le tenancier d’une grande cense, riche, vieux garçongoguelu, passa, en peine d’aoûterons pour la moisson. Il offrait ungros salaire, qu’elle refusa, moins cette fois à cause de Martinqu’à cause de Dor ; mais il haussa le prix, gagné par uneconcupiscence, l’œil attaché à ses formes puissantes ; et dansles villages, le penard passait pour un enragé détrousseur decotillons. Le gain exagéré la flatta dans sa bravoure demercenaire ; toutefois elle aurait voulu obtenirl’acquiescement de la Grosse-Tiesse ; et constamment il lapressait, avec l’idée de l’employer dans l’alcôve pour le surplusde son argent.

Alors elle s’en voulut de sa lâcheté vis-à-visd’un homme qui n’était ni son mari, ni son amant et la tenait soussa dépendance plus étroitement que s’il eût été l’un oul’autre ; et par défi elle accepta, tapa dans la main dubarbon pour sceller les accords. Lui, s’en alla guilleret, toutvert, remué dans ses moelles par cette possession conclue. Mais lesoir, quand elle eut dit à Dor son engagement, il entra dans uneviolente colère : il savait le libertinage du drille ;aucune femelle n’entrait à la ferme qui n’en sortît mise à mal parce coq sur le retour ; et d’abord il se contenta de crier trèshaut qu’elle romprait le pacte, rogue, la face cramoisie. Elles’amusa de sa jalousie, s’obstinant à déclarer qu’elle ne rompraitpas ; et brusquement il l’accrocha par les poignets, d’unetelle force qu’elle ploya les reins, gémissante.

– Lâche-moi, losse et coïon qui n’ad’courage qu’avec les femmes… J’suis mon maître… J’te dis qu’c’estfait et qu’il a ma parole.

– Carogne ! J’sais ben pou’quoiqu’tu veux aller à la ferme… Pour sûr, c’est pour des saletés… Maisj’aimerais cor mieux te trouer la paillasse.

Elle se débattait, d’une secousse de sesmasculines épaules s’arracha à son étreinte ; mais il laressaisit et ils luttèrent comme deux athlètes, s’étant pris à brasle corps, avec des râles sourds. Martin, accroupi dans la cheminée,riait en dodelinant la tête. Maintenant une rage décadenait lemenuisier, il lui arracha le corsage, avide de sa chair, et elleavait à défendre sa gorge contre les baisers dont il la mangeait. Àpleins poings elle lui cogna le crâne, tapant à l’aveuglette ;une de ses moustaches lui resta à peu près dans les doigts ;et elle aurait mordu ses joues, dans sa fureur d’être ainsioutragée. Puis sa jupe se dégrafa ; une main l’étreignit auventre ; elle l’entendait haleter comme un bœuf, tout pâle,les yeux perdus. Et la lampe ayant tout à coup versé, ilss’acharnaient dans le noir, heurtant la table et les escabeaux,comme des meurtriers. Mais une ruse diabolique inspiraFlavie : elle connaissait l’endroit faible des hommes ;des paysannes quelquefois par là avaient maîtrisé des taureauxfurieux ; et un hurlement monta, tandis que Dor s’écroulait,blessé dans sa virilité. D’un bond elle fut dehors, ses jupesramassées en ses mains, toute défaite, avec le battement de sanoire crinière au long de ses épaules ; et du sentier ellel’invectivait, victorieuse, en lui portant des défis.

Ils se revirent le lendemain, tous deuxcalmés, sans rancune apparente. Il plaisanta sur sa sauvagerie dela veille, une farce simplement ; pour rien au monde iln’aurait voulu lui causer de la peine ; on était des amis, pasautre chose ; et en réfléchissant au moyen qu’elle avaitemployé pour triompher de lui, une gaîté les remuait, avec un dépitdu côté de Dor. Le premier il reparla du fermier ; elle avaiteu raison d’accepter ; on ne gagne pas tous les jours depareils salaires ; et il feignit la bonace, au point de lelaver de son renom de débauche. Mais elle se mit à rire : lebonhomme ne lui revenait pas ; puis la ferme était tropdistante ; il eût fallu être bête pour prendre du travail siloin, quand tout le monde se la disputait au village. Grosse-Tiessedissimula sa joie ; tranquillement il alluma une pipe etdit :

– D’abord que c’est comme ça, moi, çam’est égal. J’voulais seulement dire qu’l’argent c’est l’argent.C’est mon idée. Et si c’est ton idée d’faire à ta tête, ça m’va,comm’ça m’va si tu y vas. J’peux pas mieux dire, hein ?

Ils se tutoyaient depuis longtemps, n’ayantpoint d’autres familiarités ; mais cela suffisait pour qu’onles crût couplés charnellement ; et quelquefois Dor, taquinédans les cabarets à cause de ses amours, branlait le chef,goguenard, sans dire non. Une gloriole avait même fini par legrandir parmi les mâles de la paroisse ; aucun n’avait sutoucher la rude Flavie, constante à son mari jusqu’à sonmalheur ; et cette victoire difficile lui donnait comme unprestige d’adroit chasseur, venu à bout d’un gibier convoité. Pourelle, quand on lui parlait de l’ouvrier de Chapelle, son dédainéclatait ; elle haussait les épaules, superbe, toute vaine dece corps qu’elle continuait à lui dérober.

– Grosse-Tiesse ? g’na pas euseulement ça ! Ah ben non !

Mais les voisines la traitaient desainte-nitouche, se disant entre elles que Goffe, un gars bien vudes filles, ne s’en venait pas pour des prunes user ses culottesaux chaises de la Lossignol. Et un jour, comme on rapportait à Dorle propos de Flavie, il fut admiré pour avoir répondu qu’elle avaitses raisons d’ainsi parler et que, quant à lui, il n’en avait pointpour dire le contraire. Mais le soir, il lui fit une scène :tout le monde les tenait pour accointés ; elle n’aurait pas dûle déprécier auprès des commères. Et très naturellement il finitsur ce mot :

– Tout d’même, faudra ben qu’ça soit,un’fois ou l’aut !

Au fond elle ne lui donna pas tort ; tôtou tard ils finiraient par là, comme les autres. Seulement, aprèsavoir si longtemps attendu, la chair lui démangeait moins ;par moments elle se flattait qu’elle aurait très bien pu vivre sanshomme ; et son orgueil à le lanterner l’amusait plus que leplaisir qu’il lui eût donné. Dans les commencements, au contraire,la continence l’avait ravagée ; elle s’était sentie dévorée deson désir comme d’une plaie ; toute seule en son lit vide, illui fallut tordre son ventre pour comprimer les révoltes dusang ; et toujours une bête en elle semblait lui déchirer lesentrailles. Elle avait connu alors des supplices : dehors, auxchamps le soleil l’enflambait ; un feu couvait dans sesflancs, que l’eau n’apaisait pas ; et même elle ne pouvaitrenifler l’odeur des étables sans un énervement profond. Puis lemal s’était usé ; maintenant elle n’aurait voulu ouvrir songiron que pour engendrer.

Ce goût de l’enfant petit à petitl’obséda ; elle enviait les vaches, les brebis, les chèvres,fécondées tous les ans ; Martin non prolifique lui parut plusméprisable que Martin simple d’esprit ; et les mainsinactives, comme immobilisée en des songeries, quelquefois elles’oubliait à regarder les mères avec leurs petits, dans la clartédes pacages. Le censier de la Cayauderie, un brave homme celui-là,l’ayant louée pour la fenaison, elle partait à patron-minet, sonfauchet sur l’épaule ; ils étaient là une dizaine, garces etgars pêle-mêle, qui, à plein poitrail dans les herbages,besognaient de l’aube à la nuit ; et la lande, autour d’eux,luisait comme une fournaise. Constamment la faux étincelait, àmesure des andains, parmi la houle des verdures ; puis lesrâteaux étiraient sur l’aire la coupe de moment en momentblondissante, et vers le milieu du jour, sous le soleil à pic,toute la bande mideronnait derrière les meules, accablée, pendantune heure. À la fraîche, on s’en allait, souvent par couples quis’enfonçaient dans les taillis ; les flammes de l’airallumaient de la braise dans leurs veines ; ils étaient renduslascifs par la poussière montée des foins. Mais elle partaittoujours seule, de son grand pas tranquille, regrettant toutefois àprésent que Dor la Grosse-Tiesse exagérât sa sagesse. Et un soirqu’il était venu au-devant d’elle, tous deux traversant un bois,qui les écartait du logis, elle plongea dans les siennes sesprunelles froides, en riant :

– Ben, veux-tu qu’ça soit ?

D’abord, elle ne goûta qu’une joiemédiocre ; son être s’abandonnait passif, comme déshabitué desgrandes secousses de l’amour et elle éprouvait presque la lassitudeanonchalie des taures pour qui le temps du rut est passé. Puis, lavigueur de Dor tout à coup réveilla son flanc seulement paresseux.Une fois, dans une crise de larmes, elle s’accusa de sottise pouravoir si longtemps retardé leur plaisir. Fallait-il qu’elle fûtbête de s’être contrainte quand le bon Dieu a fait les sexes pourse joindre ? Et c’était, comme auparavant avec Martin, deschauffes de désir qui lui mangeaient les reins ; son sangrecuit par le veuvage, toujours fermentait, comme un vin dans lepressoir ; elle redevint l’allouvie qui avait épuisé la sèvede son premier homme.

Sous l’août en feu, ils se cherchèrent dansles bois et les prés, s’accouplant derrière les arbres, les meules,les buissons, au hasard, comme les animaux. À l’aube rose,Grosse-Tiesse venait la prendre, reposée ; à deux, par lesherbes humides, on gagnait la pleine campagne ; et ilsentraient dans les carrés de blés encore debout, pour s’y flâtrer.Puis elle rejoignait les faneurs ; à grandes arpentées ilreprenait le chemin de l’atelier. Mais le soir tombé, leurs ombresde nouveau s’allongeaient côte à côte sur les chemins rouges. Etmême quelquefois, à midi, ils marchaient l’un au-devant de l’autre,occupant le temps de la sieste à des bonheurs. Bientôt il éprouvades pesanteurs de tête ; sa haute stature par instantvacillait, comme sapée par les pieds ; et elle n’avait pointpitié de sa force diminuée.

En novembre, les guilées les chassèrent deschamps ; d’ailleurs les travaux étaient finis ; elle seremploya dans les fermes, lessivant, accomplissant les besognesménagères ; et, comme par l’autre hiver, ils se retrouvèrentles soirs dans l’âtre, chez elle. Cependant une pudeur l’avaitprise : aussi longtemps que Dor ne fut pas son greluchon, elles’abandonna, dédaigneuse des clabauderies ; mais à présentqu’il l’était, elle s’observait, le recevait avec mystère. Jamaisil ne demeurait plus d’une heure, soumis, ayant son idée ; etcomme l’avarice le travaillait, il avait fini par s’accommoder deprendre en commun leur repas du soir, sans payer son écot. Aussitôtqu’il arrivait, on envoyait Martin à son grenier : il couchaitsur de la balle, dans une couverture, ne dormant pas toujours, àcause de la neige et de la pluie qui filtraient par les fentes dutoit ; et janvier venu, ses pieds brusquement s’enflèrent,mordus d’engelures. Au contraire, un grand feu brûlait constammenten bas, dans le poêle qui chauffait le lit pour les amours.

Puis, Flavie se relâcha dans son inquiétude del’opinion. Elle s’était accoutumée à ce ménage nouveau ; lesnuits surtout lui paraissaient longues, dans le silence de lamaison ; et elle souhaita la mort de Lossignol pour convoleravec le menuisier. À midi elle lui apportait du café chaud ;le soir ils se nourrissaient de pommes de terre au lard, aimanttous deux le bien-être ; souvent il ne s’en allait qu’au petitjour, comme un mari. Son plan chiquet à chiquet se réalisait ;elle lui gagnait le boire et le manger, dont il s’emplissaitabondamment ; et un jour, il s’installerait en maître dans lelogis, devenu patron à son tour.

Maintenant, le pauvre Martin l’Éfant s’étaitchangé en un objet de mépris pour l’adultère. Toute pitié aboliepour cette décrépitude qui était son œuvre, elle l’obligea àdéserter la maison à pointe d’aube ; il emportait un chanteaude pain de seigle, quelquefois s’allait cacher dans les granges,toléré des paysans, et rentrait à la nuit, ayant apaisé sa faimavec des souris, des rats et d’autres bestioles qu’il dévoraitcrues, presque encore vivantes. Cependant, pour ne point irriter levillage, elle lui rabobelinait ses haillons qui lui donnaient unair de misère décente. Mais il les déchirait tout de suite auxépines, aux herses et aux clous, crotté en outre des bouses devache que lui jetaient les polissons, ou dont il se salissait dansles étables ; et un tel dégoût de son infirmité bientôt laposséda qu’elle ne toucha plus à ses loques et le laissa vaguer,dans le délabrement et la crasse.

Robuste et saine, elle s’était toujoursmontrée grièche pour les calamiteux, ne supportant que les bonsbouleux puissants comme elle. C’est pourquoi Goffe, très grand, lesbras noueux, lui avait agréé dès les premiers temps ; ellegoûtait dans ses poings l’enivrement d’une force brutale,constamment prête ; et seulement elle l’eût voulu violent,d’un fond de nature moins égal.

À la longue, leur liaison s’afficha. Lesdimanches ils partaient ensemble pour la messe ; des gens,venus pour Flavie, souvent le trouvaient au lit ; et laprésence de l’idiot ne les gêna plus, tous deux s’accolant sansvergogne devant lui. Même Grosse-Tiesse, rancunier, et qui nesavait pas oublier l’ancienne supériorité de Martin aux concours depigeons, affectait un libertinage dégoûtant quand il était là,s’éjoyant à l’outrager dans cette chair conjugale criminellementpatrouillée. Elle finit par s’amuser comme lui de la loi mépriséesous les yeux du mari ; cette bravade impie ajoutait unedouceur d’offense à leur plaisir, qui s’en aiguillonna ; etavec des rires, complaisamment ils lui montraient leurs nudités,par mépris des hommes et de Dieu.

Lui, l’innocent, regardait remuer leurshanches, insensible à l’injure, les yeux toutefois écarquillés etluxurieux. Dans cette ruine, la sève par accès bouillaitencore ; et une après-midi, comme ils recommençaient, il serua, grondant, sur de la chair qu’elle avait découverte. Cettefrénésie leur causa une grande hilarité ; il s’agitait commeune bête, à la fin presque dangereux ; et ne pouvantl’écarter, ils le battirent, le piétinèrent, l’auraientmassacré.

Enfin, l’août ramena les besognes lointaines.De nouveau elle se loua pour la fenaison et la moisson, mais ils nes’oubliaient plus dans les bois. Chacun d’eux possédait uneclef ; le premier rentré allumait le feu en attendantl’autre ; et ils avaient des habitudes régulières de vieuxépoux. Comme le précédent été, elle partait au chant du coucou,tout le jour suait sous les flammes solaires, et par momentsimmobile en des songeries, s’attardait à contempler les mères etleurs petits dans la clarté des herbages. Et toujoursl’impérissable désir d’une progéniture rongeait son ventre qui nevoulait pas germer. Aucun homme n’aurait donc le pouvoir del’engrosser ; sa poitrine ne connaîtrait pas le gonflement desmamelles ; elle ne verrait pas fleurir sa chair dans unecréature sortie de sa douleur. Et pleine de colère pour ses flancsinféconds, quelquefois elle les frappait du plat de ses mains pourles punir, avec un cri monté de sa maternité vide. Mais à deux moisde là, soudainement le flux cataménial tarit ; elle eut desvomissements ; sa ceinture s’enfla ; et dans sa gratitudeenvers Grosse-Tiesse, un moment elle songea à renipper Martin,comme pour l’associer à son bonheur. Elle paya six francs, eneffet, une veste de pilou bien conditionnée, puis, ravisée,l’offrit à Dor qui seul l’avait méritée.

Dès ce moment, ils concubinèrent ouvertement.Goffe emménagea ses nippes, se carra au logis, installa un établidans le fournil ; et il n’allait plus à l’atelier, travaillantà son compte pour la pratique. C’était son idée qui enfin arrivaità terme : il était le mari sans avoir les responsabilités dumariage ; lui ferait les enfants, Martin lesendosserait ; plus tard, rien ne l’empêcherait de tirer sesgrègues, en cas de mésentente et de zizanie ; et leur vieainsi réglée leur semblait à tous deux si naturelle qu’au prône, undimanche, le curé les indigna en parlant, sans les nommer, duscandale qu’ils faisaient rejaillir sur tout le village. Qu’est-cequ’il avait à voir dans leurs affaires, cet homme de Dieu ?Est-ce qu’ils n’étaient pas libres de vivre ensemble, puisquel’Éfant ne pouvait plus consommer l’œuvre charnelle et queGrosse-Tiesse le remplaçait jusque dans le travail del’engendrement ?

Mais le pasteur, esprit droit, tonna derechef,ameutant les représailles autour de leur infamie ; et quelquespaysans, rebutés autrefois par Flavie, organisèrent un charivari,par jalousie contre Dor. Jusqu’à minuit, pendant plusieurs jours,les trompes cornèrent, les casseroles furent frappées à grandscoups de bâton, des sifflets stridaient sans répit ; et lematin, régulièrement un mannequin de paille était vu brandillant aubout d’une perche, devant leur huis. Ils ne bougèrent pas, coissous les draps tout le temps que dura le bacchanal ; et, ledimanche suivant, au cabaret, Grosse-Tiesse, narquoisementinterrogé au sujet du tapage nocturne, déclara qu’ils avaient dormiet n’avaient rien entendu.

Leur indifférence apaisa les esprits ; ilse trouva des gens qui leur donnèrent raison ; et d’autresriaient de l’aventure de Martin, cocu sans le savoir. Quandl’enfant, une fille, vint au monde, le menuisier, à la mairie,déclina la paternité de Lossignol, bonacement, ce qui excita unegaîté qu’il partagea lui-même. Il s’engraissait, bientôt prit duventre, mais perdit ses cheveux, dévirilisé par l’abus du coït. Àla tombée du jour, on l’apercevait bêchant le champ sansentrain ; ils avaient acquis une vache et des porcs ; etFlavie ne désespérait plus d’acheter la maison avec la terre, s’yvoyant très vieux, elle et Grosse-Tiesse, comme très vieux s’yétaient-ils vus, Martin et elle.

La literie manquait ; ils enlevèrent àl’idiot son unique couverture, dont elle fit des maillots et unecourte-pointe à l’enfançonne ; et l’hiver étant revenu si âpreque les anciens l’appariaient aux grands hivers historiques, ilcouchait là-haut dans une sibérie, gardant ses penaillons sur lui àdéfaut de draps, les poils de ses narines raidis au matin par legel. Mais, comme un matin, il avait manqué ne plus s’éveiller,rigide, froid comme un cadavre, elle ne voulut pas être accusée desa mort et l’envoya coucher à l’étable, dans la litière de lavache, où la buée émanée des flancs de la Rouge, du moins le tenaitchaud. Une sympathie grandit bientôt entre la puissante laitière etle maupiteux ; elle s’habitua à l’avoir sous son ventre, prèsde ses mamelles, au point de gémir quand il s’en allait ; etil eût passé dans son giron des jours entiers, si la faim nel’avait chassé, les boyaux tiraillés horriblement. Même un commercesacrilège s’engendra de cette cohabitation ; dans sa déchéancede simple, il n’apercevait plus l’animalité, mais seulement lesexe ; et elle lui était soumise comme une épouse.

À la fin, ils conçurent des soupçons ; lavache s’alanguit ; il fut lardé à la pointe de lafourche ; et Flavie surtout montra une fureur sans bornes,oubliant son adultère pour cet autre moins abominable. Alors, onl’enferma chaque nuit dans un appentis, qui autrefois avait servide charril, avec du foin et de la paille ; il entendait lesmeuglements doux de la bête monter comme une plainte ; maiscette peine solitaire n’éveillait plus en lui que le souvenird’avoir été battu. Deux trous qu’il avait aux jambes secicatrisèrent mal, faute d’un pansement ; tout autour, lachair s’était tuméfiée ; et il vint au printemps des ulcèresqui infectaient, toujours suintants. À présent, ils ne luipermettaient plus même d’entrer dans la maison ; s’il tentaitd’approcher, on le chassait à coups de balai ; quelquefoisFlavie, point méchante cependant, sans cause le cognait de sessabots, démenée comme une furie ; et sourdement, les dentsserrées, elle lui criait :

– Crève donc, charogne !

Depuis qu’elle avait engendré, surtout,c’était une haine immodérée ; à la messe, elle invoquait Dieupour qu’il mît un terme à cette existence ; aucunescélératesse ne lui semblait plus noire que son obstination às’éterniser. Et elle finit par se persuader que la déchéance deLossignol n’était si misérable que par une volonté d’en haut, quile châtiait de s’être mis en travers de leur vie. En même temps,elle lui prêtait des ruses mauvaises, s’imagina sincèrement qu’illes poursuivait d’une rancune, continuant à vivre pour les abreuverd’ennui. Une fois qu’il avait pris dans ses bras la petite, laisséeseule un instant au soleil sur le pas de la porte, l’idée lui vintqu’il avait voulu l’étouffer, bien qu’il la baisât tendrement, etelle le bourra si grièvement qu’il resta près d’un quart d’heure àterre, pantelant, avec son vagissement puéril, sans pouvoir serelever. Goffe, qui avait vu la scène de son établi, lui apporta unverre de bière pour le ravigourer ; et à la fin, trèslentement, s’appuyant sur ses poignets, il se redressa, les jambeset les bras meurtris.

Le menuisier, pour sa part, ne lui auraitpoint fait de mal ; même il lui gardait une reconnaissanceconfuse pour cette place cédée dans le lit conjugal, qui à lalongue lui avait donné la maison tout entière. Et cependant unechose parfois l’irritait, l’éternelle goinfrerie de Martin, étantgrand mangeur lui-même. Quand une fringale le prenait, il attendaitque Flavie eût les talons tournés, un peu honteux de son appétit,puis sournoisement se taillait un quignon énorme, qu’il recouvraitd’un doigt de beurre. Mais elle se plaignait avec acrimonie de ladiminution du pain : de ce train-là jamais on n’épargneraitassez pour acquérir la maison ; et il lui persuada que,pendant son absence, peut-être Martin se coulait jusqu’à l’armoire.Celui-ci, d’ailleurs, faisait main basse sur tout : il serepaissait des détritus jetés au fumier, dévorait les pommes deterre crues, s’acharnait sur des os, comme un chien. Or, il arrivaceci : vers la fin de l’été, Grosse-Tiesse fut miné par unténia qui le dévora vivant ; il eût disputé à Martin seshorribles nourritures ; rien n’assouvissait la rage duver ; et pour équilibrer la dépense, Flavie définitivementsupprima la ration de pain qu’elle donnait à l’innocent et quidésormais s’engouffra dans l’estomac de Goffe.

Ce n’était pas leur seule calamité :l’enfant croissait mal, d’une pousse chétive. La croûte de lait luiavait mangé la face et les yeux ; tout l’hiver, on craignit lacécité ; et, en outre, elle eut des convulsions atroces, où lavie semblait la quitter. En décembre, au plus fort des neiges,Flavie conçut la pensée d’un pèlerinage à Saint-Corneille, distantde six lieues du village ; mais cette dévotion n’étaitefficace qu’à la condition de cheminer pieds nus. Elle marchapendant près d’une heure sur la terre gelée, sans bas, puis futrecueillie, mi-morte, dans un cabaret, ne pouvant aller plus loin.À quelque temps de là elle recommença toutefois. Seulement elleavait gardé ses souliers et Martin, près d’elle, trottinait,déchaussé à sa place. Lossignol, après tout, étant encore toujoursson homme et de ce chef ayant une part de propriété sur la grainegermée d’un autre, mais enregistrée sous son nom à la commune etdans le ciel, le miraculeux patron ne s’apercevrait peut-être pasde la supercherie. Et toutes les heures elle le réconfortait d’unerasade de genièvre qu’il buvait en partie et dont le surplusservait à frictionner la plante de ses pieds, déchirée. Mais à lacinquième lieue, ses jambes enflèrent démesurément ; iltombait à tout bout de champ, refusant d’avancer, malgré lescoups ; par surcroît la boisson s’étant mise à fermenter, elleétait obligée d’employer la force pour qu’il n’étalât pas sanudité, devenu obscène.

Cependant, après avoir déambulé jusqu’au mididu jour, ils arrivèrent enfin ; elle brûla un gros ciergedevant l’autel du saint, resta longtemps en prières ; et auretour, comme, à bout de forces, Martin s’était effondré contre unarbre, elle continua seule sa route, espérant qu’il mourrait là.Mais on le connaissait dans tout le pays ; le soir il futramassé par une fermière qui passait en carriole et Flavie eut unsaisissement quand, le lendemain, la bonne femme elle-même leramena, les pieds en sang, renippé de vieilles hardes. C’était unsalaud : il avait tâché de la forcer sur le chemin ; ilsavaient lutté ; et toute rebroussée de colère, elle se retintpour ne pas battre cette créature charitable.

L’enfant se remit. De nouveau une grossesselui entonna le ventre ; et la stérilité semblait si bienconjurée que cette fois elle accoucha d’une paire de jumeaux. Alorssurtout le cocuage de Lossignol parut comiqueirrésistiblement : c’était par fournées à présent qu’un autrelui cuisait son pain ; et dans la campagne, des passantsl’arrêtaient, avec des rires d’hommes bien nourris devant sasimplesse ignorante des outrages et des moqueries. Cependant unorgueil emplissait Dor, à l’idée de cette race abondante sortie delui : à la mairie il aurait voulu déclarer la provenancevéritable, piété sur ses jambes, la tête haute. Sa paternité à lafin s’indignait de toujours pondre des œufs qui éclosaient sous unnom qui n’était pas le sien. Une autre confusion, d’ailleurs,abolissait sa personnalité : des connaissances lointaines deFlavie qui venaient les voir, n’ayant rien su de l’accident deMartin, le prenaient pour Lossignol ; et une gêne lesempêchait l’un et l’autre de les dissuader.

À part ces ennuis, ils vivaient paisibles.Tout le village maintenant acceptait leur accointance ; Goffeavait acquis une clientèle qui inquiétait son ancien patron ;et leur ménage, très régulier comme s’il eût été légal, étaitproposé en exemple, pour l’ordre et la concorde. Puis il avait eudes succès dans les concours de pigeons ; en un an, sesboulins lui avaient procuré vingt-deux couvées sans déchet ;et intérieurement il compara cette lignée prolifique à la sienne,toutes deux pondues dans le nid de Martin qui leur avait portébonheur. Mais l’année suivante, Flavie encore une fois eut unegésine ; il ne pouvait plus l’approcher sans laféconder ; et cette abondance de progéniture les inquiétacomme une marée qui les submergeait.

Pourtant elle continuait à se montrerexigeante ; ses ardeurs ne ralentissaient pas ; à traverscette maternité qui constamment lui déchirait les flancs, un feu larongeait, qu’elle le contraignait à apaiser, bien qu’il rechignât,déjà usé à la peine. Et bientôt l’histoire de ses parturitionss’étendit par la contrée : un renom s’attachait à cettefertilité extraordinaire ; à peine avait-elle mis bas uneportée qu’une autre lui arrondissait la ceinture.

Ni les gestations ni les couches toutefoisn’altéraient sa robuste prestance de paysanne, intacte dans saforce. Elle avait gardé sa vaillance au travail, l’été se louaitencore pour la moisson, savait accorder le soin de sa postéritéavec la nécessité d’un salaire gagné au dehors, alourdie seulementdu poids de ses mamelles, copieuses comme des pis. Et une fois, enrentrant des champs, elle ramena dans son tablier un nouveau-né,chu de sa matrice, tout sanglant, sans qu’elle eût presqueinterrompu sa besogne de faneuse. Alors Goffe fut moins vain de sasemence : la fructification toujours renouvelée de Flaviemenaçait de les dévorer, comme un plant sous une nuée desauterelles ; et, à chaque naissance, sa voix à la mairiebaissait d’un ton, dans le ridicule de cette lignée de petitsLossignol, qui interminablement s’allongeait. Bientôt la maison nepourrait plus les contenir : elle vermillait dans le courtil,débordait par le champ ; et il envia l’imbécillité sereine deMartin, qui ne l’obligeait plus à forniquer. C’était pourtant pourlui qu’il s’acharnait ; il binait dans sa vigne ; lesenfants qu’il procréait ne connaîtraient jamais leur paternitévéritable ; et à leur tour, ils engendreraient une race qui àtravers le temps, porterait le nom usurpé de Lossignol. Unemélancolie lui faisait trouver pénible son éternel labeur.

Puis des années s’écoulèrent. Ils avaient louéun champ dans la campagne, celui qu’ils tenaient à bail nesuffisant plus à nourrir cette meute d’estomacs. Chaque jour, ilsétaient douze à table, tous également voraces, sauf Flavie et Dorqui économisaient sur leur faim, pour sustenter celle des petits.Et l’aîné des garçons, qu’on appelait Gugusse Grosse-Tiesse, enraison de sa souche, comptait neuf printemps ; le cadet avaithuit mois à peine ; mais déjà la gorge maternelle regonflait,dans l’élargissement des hanches, en une reprise nouvelle de soninéluctable grossesse. Martin, lui, semblait indestructible ;on lui avait pris le coin de charril où il passait les nuits et ilcouchait à présent dans une des deux soutes à porcs, mangé par lesvermines, le corps squammé de dartres, purulent. Quelquefois toutela bande se ruait sur lui ; Gugusse, précoce, avait imaginé delui écraser ses poux à coups de pierres ; et les autresconstamment lui remplissaient sa niche de bouses de vache surlesquelles il se ventrouillait. Quand il creva enfin, trèslongtemps après, on ne sut jamais comment, Dor Goffe le menuisierl’avait précédé depuis deux ans dans la terre du cimetière. JamaisFlavie ne pardonna à Grosse-Tiesse cette mort prématurée.

– Si c’est pas cochon, déclara-t-elle unjour. Je lui demandais qu’un éfant… I m’en a fabriqué douze. Corben que c’est pas treize… Ben sûr, c’t’homme-là avait une maladiepour tant z’en faire. Et comme ça, v’là qu’à c’t’heure, mes éfants,avec leurs deux papas, en ont cor moins qu’les aut’qui n’en onttant seulement qu’un.

Partie 4
LES PIDOUX ET LES COLASSE

Au peintre Xavier Mellery.

Une querelle s’éleva entre les Pidoux et lesColasse.

Ceux-ci avaient acheté, il y a six moisenviron, une maison et son champ au curé Corvillaine, pasteur d’unecommune voisine. Les Pidoux possédaient la leur de tout temps,Michel Pidoux l’ayant héritée de ses parents. Et une ruelle, larged’un mètre au plus, séparait seulement leurs habitations, l’une etl’autre sises sur une butte dominant la route provinciale, avec unsentier qui passait devant toutes deux. Mais, tandis que la maisondes Colasse, petite, quatre chambres seulement, gardait uneapparence médiocre, le logis des Pidoux, tout en rez-de-chaussée,trois fenêtres de chaque côté de la porte, semblait presque tropgrand pour eux. Deux pièces demeuraient toujours fermées, sansemploi ; ils avaient aussi un salon où régnait l’acajou ;et leur cuisine, spacieuse, avec de nombreux ustensiles, exhalaitune odeur de bonnes nourritures. Au contraire, chez les Colasse,devenus propriétaires à force d’épargne, l’existence étaitmesquine ; laborieusement, avec le salaire du père, ouvrierdans une sucrerie voisine, et le gain des enfants, un garçon devingt-deux ans, bûcheron de son état, et une fille de dix-neuf, quis’employait à buander dans le village, ils essayaient de boucher letrou par où était parti l’argent de la maison. Tous les quatre, unefois la semaine, le dimanche, mangeaient du porc, se sustentant lereste du temps, de pain et de pommes de terre.

D’abord les deux ménages vécurent en bonneintelligence, chacun chez soi, avec le sentiment d’une inégalitédans leurs conditions. Au fond, les Colasse jalousaient l’abondancedes Pidoux, et ces derniers, troublés par ce nouveau voisinage dansleur silence de vieilles gens sans enfants, quelquefois étaientpris de mélancolie. L’ancien voisin, un jardinier âgé, trèsfarouche, les laissait en paix, du moins, leur disant à peinebonjour et bonsoir. Lui mort, le logis était resté sans habitantspendant près de deux ans, ce qui les avait accommodés. Etbrusquement l’arrivée des Colasse, toute une famille, les avaitdérangés dans leurs habitudes. C’était trop de monde à la fois, dubruit, des allées et venues, un tapage de vaisselles remuées. Lamère, une chipie, toujours chamaillait ; le père, il est vrai,se distinguait par sa bonace ; mais la fille n’était pas unmodèle de douceur ; et certains jours, le gars, rentré saoul,menaçait de tout saccager.

Encore, si dès leur arrivée ils n’avaient pastransgressé leurs limites. Les Pidoux, en vertu d’un droitlointain, s’attribuaient la possession du sentier dans toute salongueur, avec la jouissance toutefois, pour les Colasse, de lapartie qui dévalait par chez eux, mais de celle-làuniquement ; et cette question du sentier avait sonimportance. Du côté des Colasse, il accourcissait le chemin pour serendre au village ; mais du côté des Pidoux il abrégeait letrajet pour aller au ruisseau. Et les Colasse, tout de suite,s’étaient mis à couper par là, librement, quand ils avaient àpuiser de l’eau ou à guéer leurs légumes. La nécessité d’uneexplication s’imposa.

Comme Colasse le père, de son petit nomPierre, traversait un soir, des seilles dans les mains, MichelPidoux, monté par la grosse Joanne, sa femme, l’interpella, deboutsur son seuil :

– Eh ! Colasse, c’est pas qu’onvoudrait t’faire de la peine, mais le chemin de ce côté, c’est ànous seuls. Faudrait pas y venir trop souvent, là !

L’autre déposa ses seaux à terre, demeura uninstant sans répondre, interdit, et enfin les mots se firentjour.

– De quoi ? que l’chemin serait àtoi pu qu’à moi ?

– Ben sûr !

Et le Pidoux remuait la tête de haut en bas,avec détermination. Alors, devant cette assurance, Pierre, repris àsa taciturnité, haussa les épaules, empoigna ses deux seilles etdescendit au ruisseau. Il possédait une grosse tête, crépue etgrise, autrefois avait été réputé pour ses poings énormes, mais lafemelle avait limé sa force. Et docilement il fit, pour regagner lamaison, le grand tour par la chaussée. À sa rentrée, la Lalie,comme on appelait la Colasse, hogna aigrement : où était-ilresté si longtemps ? Il y avait un quart d’heure qu’il étaitparti ; on était à rien faire, les pouces en l’air, enl’attendant. Et il rejeta la faute sur Michel Pidoux.

– Paraît que l’chemin est à eusse, deleur côté. C’est lui qui m’la dit. Et j’ai remonté par laroute.

Mais elle éclata, furieuse, les brascroisés :

– I t’en a minti !

– Hen ! pou’quoi qu’i mintirait,c’t’homme ?

– Quand j’t’dis qu’il en a minti, grossebiesse que t’es là !

Et il accepta l’épithète comme il avaitaccepté l’observation de Pidoux, sans rechigner, avec son mouvementrésigné d’épaules.

– P’t’et’ben ! À voir !

Une colère passa dans la maison : c’étaitla mère qui bousculait tout, mauvaise. Elle tapait du poing sur latable, appelait les hommes des coïons, tant qu’ils étaient,finalement gifla Phrasie, la fille, pour une pincée de chicoréerépandue. Elle avait été très belle, d’une beauté agressive, lescheveux noirs, un grand œil vif, le nez recourbé en rostre ;mais le travail et la maternité l’avaient cassée, ne lui laissantplus que de grands traits, dans une maigreur de la peau tirée surles os. Et quelquefois les rhumatismes l’immobilisaient, touteraide, dans l’âtre.

Le lendemain matin, malgré la fatigue, ellealla elle-même au ruisseau. Au moment où elle passait devant lesPidoux, Michel de nouveau apparut sur le pas de la porte. Et sansse fâcher, il lui dit :

– Ça n’est pas honnête, mame Colasse, devenir ainsi chez les gens. C’est i que nous allons dans vot’champ,nous ? Non, est-ce pas ? Pou’quoi alors que vous marchezoù çà ne vous appartient pas ?

Elle mit ses poings sur les hanches et plantéedevant lui, très haut cria qu’elle prenait le chemin qui luiplaisait. D’ailleurs, le sentier était à eux aussi bien qu’àlui.

Mais il hocha la tête.

– Pou ça, non ; le chemin va avec lamaison comme l’petit doigt va avec le grand. N’dites pas que c’estpas vrai. J’dis ce qu’i g’na et pas aut’chose.

Il parlait avec calme, les mains derrière ledos, en homme qui a la conscience de son droit. Jamais personne nes’était mis en travers de la jouissance de leur bien ; même lepère Pidoux, en son temps, avait fait empierrer le sentier ;mais de l’herbe avait poussé par-dessus ; et cependant, engrattant, on aurait encore trouvé le pavé.

Alors elle lui demanda ses titres depropriété. Mais il se mit à rire. Des titres ! Bon à eux toutnouveaux dans la possession de leur chevance, d’en avoir ! Etqu’est-ce qu’ils en auraient fait de leurs titres ? Tout lemonde savait qu’ils étaient les maîtres de leur champ et de leurmaison. D’ailleurs le fonds était aux Pidoux de père en fils ;son vieux y était mort ; son grand-père aussi ; on nesavait plus quel Pidoux l’avait exploité le premier. Et il remuaitles épaules d’un air de dédain.

– C’est pas tout ça, rognonna la Lalie.Oùs qu’i sont vos papiers ? Faut qu’ça soit couché dessus pouqu’ça soit, ou ça n’est pas.

Elle s’était rapprochée de lui, les yeuxallumés, et constamment faisait le geste d’écrire de l’index de samain droite dans la paume de sa main gauche, ses deux seauxabandonnés derrière elle, sur le chemin. Comme Michel, piqué aufond, mais toujours placide, dodelinait la tête, cherchant en soide nouveaux arguments, tout à coup la Joanne qui, en train de binerses choux, de loin avait entendu les voix, arriva toute pantoise,roulant son gros ventre :

– Lalie, faudrait pas faire des manières.L’sentier est à nous par ci, et même qu’il est un petit peu aussi ànous par là, pisque l’sentier, qu’on t’a dit, va avec lamaison !

Et de la main elle montrait la bande de terrequi descendait le long des Colasse, ses bajoues, vastes,tremblantes comme des tranches de gélatine. Mais les glapissementsde la Colasse redoublèrent, plus aigres.

– Ah ! ben, en v’là une affaire àc’t’heure. Faudrait p’t’être que j’vo’laisse passer quand nosautres, on n’pourrait pas ?

La Joanne eut un grand mouvement, la tête enarrière, le bras avancé comme pour attester.

– C’est not’droit.

Mais ce mot qu’on lui jetait perpétuellement,exaspéra la Lalie.

– Vot’droit ! v’là ous que jel’mets, vot’droit !

Elle leur avait tourné le dos et de toutes sesforces frappait ses reins secs qui sonnèrent comme du bois.

– Sale truie ! cria alors la Pidoux,hors d’elle. Si c’est qu’ça t’chatouille à ton cul, t’as qu’àt’aller t’gratter chez toi !

Et sur ce mot, la dispute s’envenima.Maintenant la Colasse ne lâchait plus prise, mordant en cette chairde femme grasse à pleines dents, le poing tendu, sa face décomposéepar la fureur.

– Chameau ! publique ! il estplus propre que l’tien, mon cul. On sait bien c’que t’en as fait,de ton cul, va, et qu’tas gagné ta vie avec, avant de faire lamadame avec ton vieux salaud de Pidoux.

Pendant une demi-heure, elless’injurièrent ; du monde s’était ameuté ; et Michel parmoments s’interposait, rabroué par toutes deux, tout pâle, sanscolère. À la fin le garde champêtre, qui passait, les sépara ;et il conseilla aux Pidoux de faire dresser procès-verbal si, commeils le disaient, ils se croyaient lésés dans leur bien. Mais sur leseuil de sa maison, la Colasse continuait ses gueulées, s’enprenant maintenant à l’agent qu’elle défiait, comme elle avaitdéfié la Joanne et son mari. Un procès-verbal ! Elle s’enfichait ; rien ne l’empêcherait de couper par leurchemin ; on verrait bien de quel côté était le droit.

Tout le reste de la semaine, les Colassebattirent le sentier de leurs déambulations sans trêve ;Félicien, le fils, en une soirée, alla puiser au ruisseau dix seauxqu’il répandit à moitié devant leur porte ; et le lendemain ilrepassa avec une brouette six fois de suite, en sifflant parbravade. Puis, une après-midi, la Lalie, très lentement, se mit àcirculer, tenant en laisse sa chèvre qui paissait. Alors une rageprit les Pidoux. Michel, petit, sans épaules, une peau blanche decampagnard oisif, n’aurait pas osé s’attaquer ouvertement auxColasse, mais il cacha dans sa cuisine le garde champêtre qui,ayant constaté de ses yeux le délit, verbalisa.

Ils furent condamnés à quelques francsd’amende. Pierre, ce jour-là, était parti seul pour le chef-lieu ducanton, résidence du juge de paix, stylé par la Lalie. Toute lanuit, elle l’avait empêché de dormir, ruminant des outrages auxPidoux qu’elle lui commanda de répéter à l’audience ; maisdevant le juge, sa mémoire tourna, il perdit le fil de ses idées,ne trouva plus qu’un mot, dans lequel il mit toutes les colères dela maison.

– C’est des canailles !

Et comme il quittait le prétoire, un riresournois, une sorte de gloussement en dedans partit à ses côtés.C’était Michel Pidoux qui, plein de courage à cause de la présencedu commissaire de police, le narguait, piété sur ses ergots commeun coq. Dans l’humiliation de sa défaite, il ne trouva rien à dire,très rouge, les oreilles cornantes encore des paroles du magistrat.Mais dans la rue, Félicien et Phrasie, envoyés par Lalie poursavoir plus tôt le résultat, l’accrochèrent ; et du coup lamémoire lui revenant, il lâcha dans le vide la bordée d’injuresqu’il aurait dû proférer un quart d’heure plus tôt. Puis à trois,le garçon régalant, ils allèrent boire une chope dans un cabaret,tous silencieux maintenant, sous le poids lourd de la condamnation.Félicien, une fois seulement, déclara qu’il fallait tout casserchez les voisins. À quoi Phrasie, avec sa ruse de femme, réponditque ce serait bête, qu’il valait mieux attendre une occasion etqu’on les repincerait. Le père, lui, tassé dans ses épaules, fumaitsans rien dire, pensant aux explications prochaines avec Lalie.

Le retour fut piteux : d’aussi loinqu’elle les vit, embusquée derrière sa haie, sur la butte, la mèreleur cria :

– Ben quoi ?

Ils haussaient les épaules, Félicien etPhrasie devant, Pierre marchant quinaud derrière eux ; et toutde suite, avant qu’ils eussent ouvert la bouche, elle devina queles Pidoux triomphaient. Alors sa grogne éclata contre ce pleutred’homme qui, bien sûr, avait canné ; et à coups de poings dansles côtes, elle le poussa dans la maison, les yeux flambants commedes braises. Pendant une semaine, il pantela sous sesassauts ; même la nuit, sur l’oreiller, elle le harcelait, etil ne répliquait pas, jugeant toute parole inutile. Ensuite ils seconcertèrent : ça ne pouvait se passer comme ça ; ilfallait montrer à ces charognes qu’on les bravait et la justicepareillement ; et tous les quatre, enfermés, porte close, pourque le bruit des voix ne se répandît point au dehors, ils nesortaient plus, ruminant des vengeances.

Chez les Pidoux, un calme s’était fait. Àprésent que les Colasse étaient matés, ils se reprenaient à leurvie ancienne, remuant leur champ, tranquillement. En bras dechemise, une couffe trouée sur la tête, Michel suait au soleil,matin et soir, sans regarder chez eux ; mais c’était assezqu’il fût là, et sa douceur même leur semblait une provocation.

De derrière la haie qui séparait les deuxchamps, la Lalie le regardait aller et venir, la gorge raclée desinjures qu’elle retenait, avec un rouge éclair des prunelles sousle rebroussement de ses sourcils. Et une fois elle ne put sedominer, lui cria : – Vieux cocu ! à pleins poumons,toute droite sous le midi, une pierre dans chaque main, s’ilrebéquait. Mais il n’eut point l’air de prendre l’épithète pourlui, et courbé sur un plant de carottes qu’il sarclait, ne relevapas seulement le nez. Un peu plus de haine entra dans le cœur de laLalie, devant ce silence qu’il laissait tomber sur elle comme dumépris. La grosse Joanne cependant, plus agressive que son mari, seplantait des demi-jours entiers dans le chemin, son chemin, campéesur ses hanches, les mains vides, par besoin de les dépiter ;et comme elle leur tournait obstinément le dos, cet énorme derrièrequi leur bouchait la vue finit par les exaspérer au point qu’ilsl’auraient voulu démolir à coups de briques.

Une chose porta leur rancune à soncomble : un matin, Bourrache, le menuisier, fut aperçu,clouant une palissade en travers du sentier ; et au milieu dela palissade, une porte s’ouvrait, fixée par un loquet, du côté desPidoux. C’était une idée de la Joanne, comme une barrière qu’ellemettait aux envahissements des voisins et en même temps le symbolematériel de son droit. Michel, toujours pacifique, avait essayé dela dissuader ; les Colasse recommenceraient leurshostilités ; on en aurait pour la vie à se chamailler. Mais,redevenue belliqueuse dans la monotonie de son existence casanière,elle avait passé outre. Et dans l’après-midi, Bourrache ayant fixéson dernier clou, détala, ses outils sous le bras, largement arroséde bière.

Tout le jour la Lalie demeura cachée derrièreson rideau, mangeant des yeux cette palissade insolente, avec lebruit du marteau de Bourrache en sa chair ; et dans le soir,tout à coup la palissade grandit, noire comme une porte de prison.Puis Pierre rentra du travail ; Phrasie, qui rentrait aussi,jeta ses sabots dans le coin, aimant sentir le froid du carreausous ses pieds ; et le pas de Félicien s’attardait, tandisqu’immobile, il regardait se dresser la clôture. Alors leur hargneà tous creva ; Lalie, un quart d’heure entier, mastiqua unepomme de terre qu’elle ne parvenait pas à avaler ; et le père,entre deux bouchées, frappa de son couteau la table,disant :

– Faut la fout’à bas !

– J’y vas ! s’écria aussitôtFélicien, debout, laissant là sa gamelle.

Mais la prudence de Phrasie, cette foisencore, le calma : il fallait attendre la nuit ; personnene les verrait, ça serait bien plus drôle quand le lendemain, ausaut du lit, les Pidoux trouveraient leur machine démolie. Et lamère, ayant enfin achevé sa manducation, lui donna raison, sitravaillée par la colère que les mots ne sortaient pas, comme si lapomme de terre lui fût restée en travers de la gorge. Chez lesPidoux un grand silence régnait ; après ce coup d’autorité,ils éprouvaient une lassitude, reposés, même Michel, qui à présentadmirait l’énergie de sa femme, dans la satisfaction d’une grosseœuvre accomplie. Et, vers dix heures, sous la lune déjà haute,Félicien s’étant avancé pieds déchaux jusqu’au palis, un ronflementfort passa par les joints des volets, avec un autre plus grêle danslequel il crut discerner le souffle pauvre de l’homme. Au chant ducoq, Pidoux, toujours réveillé le premier, se coula hors des draps,de dessous l’immense corps de la Joanne qui l’obstruait, et selonsa coutume, ayant passé ses grègues, alla se satisfaire près de lahaie. Mais il eut une secousse, ne put achever : à rez terre,dans la pâleur brumeuse du petit jour, le lattis gisaitdéraciné.

Bourrache, le lendemain, se remit àl’œuvre ; pour édifier plus solidement la palissade, ilenfonça les montants à près d’un pied et demi ; et pendantquelque temps les Colasse demeurèrent cois, n’ayant pas l’aird’apercevoir cette clôture qui repoussait. Déjà les Pidoux secongratulaient : leur ténacité tranquille avait opéré mieuxque la violence ; c’en était fait du mauvais gré de cettepeautraille. Et de nouveau ils virent qu’ils s’étaienttrompés : comme l’autre fois, Michel s’étant levé à pointed’aube, un matin aperçut la barrière sur le sol, mais sciée par lebas.

Alors Bourrache s’acharna, rivalisant de ruseavec les démolisseurs, de moitié dans l’affront ; il équarritdes montants neufs, d’une épaisseur double, qu’il fixa en terre aumoyen de briquaille ; et il n’avait pas fini de travailler àla tombée du jour.

Les Pidoux veillèrent cette nuit-là, derrièreleurs volets clos, un en moins qui était resté entrebâillé ;et Joanne, pour plus de sûreté, s’était armée d’une fourche-fière.Mais les arbres se remplirent d’un égosillement d’oiseaux, dans lecrépuscule matinal, sans que rien eût bougé chez les Colasse. Etquand la clôture fut achevée, vers midi, la grosse Pidoux tira laporte, soufflant dans ses bajoues, lentement descendit la partie duchemin qui dévalait le versant de la bosse, devant la maison desennemis. C’était la première fois qu’elle se hasardait par là,depuis leurs disputes : elle allait les mains derrière le dos,à petits pas de propriétaire, en une rage froide de les braver,forte de son droit ; et Michel qui n’avait pas osé la suivre,de son seuil la regardait quelquefois s’arrêter, plantée dans lepaysage, comme un tronc d’arbre.

Un instant la silhouette de Lalie se dressaderrière la vitre, menaçante ; puis Félicien doucement gagnale jardin, et le logis retomba à son immobilité. Mais, comme Joanneremontait le chemin, ses vastes mamelles secouées à chaque pas,avec le tangage de ses hanches massives, une pierre l’atteignitdans cette circonférence de lune, qu’elle tournait opiniâtrementvers eux. Et, les poings tendus, hors d’elle, la bouche largementbéante dans le ballottement de ses joues, elle invectivait lamaison muette sous le soleil à pic. À la fin la Lalie qui setournait le sang, ouvrit la porte, à bout de patience, toutehérissée, un seau plein d’eau dans les mains, qu’elle lui lâcha entravers des jupes, avec des vociférations. Il y eut un moment oùleurs voix ne se distinguèrent plus l’une de l’autre ; toutesdeux, nez à nez, les poings sur les hanches dans le milieu dusentier, s’invectivaient abominablement ; et soudain Joanne àpleine main rafla une bouse de vache qui alla s’écraser sur la facede la Colasse. Les hommes, sur le pas des maisons, regardaient,bras croisés, sans prendre parti dans la querelle.

Puis, pour la quatrième fois, la barrière allajoncher le sol. Pour les Colasse, c’était comme une bête mauvaise,animée du souffle détesté des Pidoux, et qui, coupée au pied,régulièrement relevait les cornes avec une force de vieincompressible. Du côté des Pidoux, une obstination s’enmêlait ; ils eussent épuisé leur bien pour la maintenirdebout, par orgueil, jactance, sentiment de leur droit ahonni. EtJoanne, devant ce désastre de la clôture toujours emportée, finitpar penser à une haute grille en fer, à pointes de lances, commedans les parcs des seigneurs. Mais le maréchal les effraya parl’élévation du prix ; et ils se résignèrent à n’avoir qu’ungrillage médiocre, sans pique, à hauteur d’appui.

Dans le village, l’histoire de leursdissensions était commentée, les uns, gens à l’aise, tenant pourles Pidoux et le respect de la propriété, les autres inclinant versles Colasse et la protestation contre les abus de la possession.Entre chien et loup, après la journée de travail, des paysansvenaient fumer par là leur pipe, postés en contrebas de la butte,les yeux sur cet ouvrage forgé, qui définitivement parut réduirel’arrogance de la Lalie et des siens. Il s’écoula un long mois dansune sorte de trêve mutuelle, avec de sourdes provocations toutefoisde la part des Pidoux qui, à l’abri derrière leur grille commederrière une herse, par moments prenaient des attitudes de combat,se soupçonnant les plus forts. La maigre Colasse, toujours rongéed’un mal inexpliqué, où le médecin ne vit que les effets du retourd’âge, s’était alitée, jaune comme un coing, sans pouvoir trouverle sommeil. Un jour, devant Pierre et les enfants, elle déclaraouvertement qu’elle en crèverait, si une fois pour toutes, on ne ladélivrait des Pidoux et de leurs prétentions. Alors Félicien, rendufarouche par son métier de bûcheron dans les bois, loin des hommes,fit le geste de viser quelqu’un dans le vide. Et constammentPhrasie, plus réfléchie, était obligée de l’apaiser, préférant lacautèle aux coups de force.

Comme Pierre et son fils, résolus à en finir,sournoisement descellaient, une nuit, le grillage, une sonnettesoudain carillonna, dans le grand silence de la lune ; et ilss’aperçurent que Michel avait attaché un signal au montant dedroite. D’abord, ils pensèrent à prendre la fuite ; mais laporte s’ouvrit, Joanne se montra sur le seuil en chemise, puis lePidoux sortit à son tour ; et pris sur le fait, unamour-propre activait leurs mains.

Ce fut une bagarre : la grosse femme lesattaquait avec un balai, trouvé par terre, pendant que Michel, enpantalons, trôlait en quête d’une fourche. Du manche de sa pioche,Pierre parait les coups, couvrant Félicien qui s’acharnait sur laclôture. Et quand Michel se montra enfin, un trident dans lespoings, un saisissement l’arrêta net, devant la grille qui serenversait.

– Au voleur ! hurlait la Joanne.

– Tais ta gueule, nom de Dieu, ou je tue,rauqua le bûcheron.

Mais elle frappait toujours, redoublant sescris, forcenée ; et tout à coup cette chair de femme grassel’allumant, d’une fois il lui déchira sa chemise de haut en bas.Une houle de viandes remua dans la clarté nocturne, avec desbourres de poils qui la faisaient ressembler à un homme. Maintenantun rut exaspérait ce gars sauvage : il l’eût roulée dansl’herbe, sans respect pour son âge ; et les mâchoiresclaquantes, il caressait ses fesses grandioses qu’elle agitait danssa lutte contre Pierre, insoucieuse de sa nudité. Mais il étouffaun râle : la fourche de Michel, comme un croc, venait de luientrer dans le derrière. Puis des voix au loin clamèrent : desmaisons, réveillées par les abois des chiens, se vidaient par lacampagne ; Pierre battit en retraite, emmenant son fils quiperdait le sang. Et pendant longtemps encore, Joanne, son grandcorps nu en travers du chemin, le provoqua au combat, avec desinjures.

Du coup, le grillage ne se releva plus ;les pluies le rouillèrent, écroulé dans la haie ; et touteséparation sembla abolie indéfiniment. Cependant on apprit que lesPidoux étaient allés à la ville consulter un avocat, et à quelquetemps de là, les Colasse, qui s’étaient crus victorieux, reçurentune assignation devant le tribunal. Félicien, à peine remis de sablessure, aurait fait un mauvais parti à l’officierinstrumentant ; mais Phrasie absente, ce fut la mère qui lecontint. Et leur fureur à tous redoubla, devant cette querellequ’ils supposaient éteinte et qui renaissait avec l’appareilterrifiant de la justice. Celle-ci les épouvantait, toujourscompliquée d’une idée de prison ; Pierre se revoyait enprésence du juge de paix, la bouche morte, ne trouvant pas uneparole ; et il se rappelait aussi une affaire correctionnelledans laquelle il avait dû tester, bousculé à la sortie par lesgendarmes.

Un moment ils pensèrent à abdiquer leursprétentions sur le chemin ; on ferait la paix ; même ilsoffriraient de replacer eux-mêmes la barrière. Puis, la peur deparaître reculer les arrêta ; ils remuèrent le village enquête de témoignages pour opposer au prétendu droit des Pidoux,leur droit à eux ; de vieilles gens déclarèrent qu’au tempsdes parents de Michel, on passait par le sentier. Petit à petit,l’idée des magistrats les talonna moins ; ils s’habituaientaux émotions d’un procès ; la Lalie, toute branlante, finitpar reprendre une verdeur de vieil arbre, uniquement occupée del’affaire ; et on voyait un peu moins les Pidoux, presqueconstamment à la ville, autour du Palais de Justice. Cependant, aufond, les Colasse leur gardaient une rancune terrible : ilsauraient très bien passé le reste de leur vie à démolir desclôtures sans songer à vider le différend judiciairement. Et leregret de l’argent qu’il faudrait payer aux avocats les tourmentaitpar-dessus tout.

Le jour de la première audience, comme Lalieaccompagnait Pierre jusque par delà le seuil, elle aperçut tout àcoup les Pidoux qui partaient aussi, tous deux en toilette desdimanches, la Joanne ayant mis son antique robe de soie, un châleet un chapeau, Michel perdu dans une redingote trop large. Lesmalheurs de son grillage l’avaient séché ; c’est à peine s’ilmangeait encore, oppressé d’éternelles inquiétudes, avecl’appréhension de représailles féroces de la part des Colasse. Etil se rappelait amèrement le temps passé, avant que cette engeancene se fût jetée en travers de leur paix, pour leur disputer leurbien. Maintenant ils ne connaissaient plus que les angoisses.

– Vieux pourri ! lui cria la Lalie,le poing en l’air. Ça ne t’portera pas bonheur. L’bon Dieu t’feracrever comme une mouche, pour te punir de ta malhonnêteté.

Mais l’affaire fut remise de semaine ensemaine, pendant deux mois, les rôles étant surchargés. D’ailleurs,l’avocat des Pidoux n’était pas sans crainte : ceux cin’avaient pu produire leurs titres de propriété, énergiquementréclamés par la partie adverse ; et la coutume ne paraissaitpas établie suffisamment pour tenir lieu d’un droit écrit. Dumoins, c’était l’argument de l’avocat des Colasse, un peu coûteuxstagiaire qu’ils avaient pris enfin, par crainte d’un légiste plusrigoureux. Joanne, elle, haussait les épaules à l’idée que lapossession du sentier pût être seulement mise en doute ;jamais sa graisse n’avait fleuri plus magnifique ; mais Micheldépérissait à vue d’œil, consumé par les inquiétudes. Il nesurvivrait pas à une sentence qui le déposséderait.

Le premier mercredi du troisième mois, lacause fut enfin appelée : ils étaient présents tousdeux ; il y eut une réplique habile de la part du petit avocatdes Colasse ; et l’audience finie, ils ne voulaient pas s’enaller, attendant toujours le jugement. Il ne fut rendu qu’à huitjours de là. Comme le greffier finissait la lecture, parmi lebrouhaha de l’assistance, quelque chose éclata dans Michel ;avec un bruit mou ses bras battirent l’air, et tout d’une pièce, ils’affaissa, raide mort. Le tribunal donnait gain de cause auxColasse.

Pidoux tombé, Pierre continuait à écouter,n’ayant rien compris. Et, à travers sa désolation, la grosse Joannene savait quoi regretter le plus, ou son procès perdu ou son hommetué d’un coup de sang.

Le soir seulement, une charrette amena lecadavre. Du haut de la butte, les Colasse guettaient depuis uneheure, pleins de mépris à leur tour pour cet homme qui les avaitméprisés et qui finissait misérablement, payant de sa vie leursmutuelles animosités. Quand la Lalie avait appris la nouvelle, ellene s’était pas étonnée : c’était bien fait, il y avait assezde temps qu’il leur cherchait misère ; et elle se promit debrûler une chandelle à la Vierge, à cause de son vœu exaucé. Tout àcoup le véhicule entra dans le tournant du chemin ; une grandebâche le recouvrait, tirée jusqu’en bas des ridelles ; et unpeu en arrière, marchait la Joanne, enflée par les larmes, sonchapeau à la main. Le cheval stoppa au pied du sentier ; dumonde était accouru ; à quatre hommes, la Pidoux les précédantet sanglotant de toutes ses forces, on transporta le mort déjàrigide, les yeux ouverts, comme pour s’emplir une dernière fois duremords du chemin perdu. Et une satisfaction basse de haineassouvie, gonfla le cœur des quatre Colasse, brusquement rentréschez eux et qui, le rideau levé, regardaient s’avancer laprocession, toute noire dans cette fin de journée d’hiver. Puis lasolitude s’appesantit sur la maison de la veuve ; elle nevoulut garder auprès d’elle qu’une parente du défunt, une cousinequ’il avait failli épouser ; et par moments, de son lit, Laliequi ne dormait pas, l’entendait se lamenter très haut. Lesurlendemain matin, vers neuf heures, les cloches sonnèrent à laparoisse ; des porteurs procédaient à la levée du corps ;et cette mort extraordinaire s’étant ébruitée, une foule avaitenvahi la butte. On descendit par la partie du sentier qui longeaitles Colasse ; leur maison était close, sans un bruit, et toutà coup, comme elle passait devant leur porte, la Joanne sedétourna, cria par trois fois : Assassins ! pendant quela bière et tout le convoi attendaient. Puis le piétinementrecommença dans un grand silence, derrière le défunt qui s’enallait, ayant affirmé une dernière fois son droit.

Dans le village, des bruits coururent :on prétendit que la Lalie avait jeté un sort sur les Pidoux ;les femmes s’écartaient de son passage, l’accusant d’entretenir uncommerce de sorcellerie avec le diable. Et chaque matin maintenant,à son lever, la Joanne se postait en travers du sentier, avec soncri toujours le même : Assassins ! qui était entendu dela route. D’abord les Colasse en furent troublés ; c’étaitcomme une malédiction du mort, transmise par celle qui luisurvivait, et Pierre, moins âpre, pensait que peut-être ellen’avait pas tort. Mais à la longue, ils s’habituèrent, cetteclameur les laissant froids à force d’être répétée. Même undimanche, le père étant à biner derrière la haie, il releva la têteet tranquillement dit à la Joanne :

– Ben quoi ? L’homme est mort,chacun son tour. Vaudrait mieux qu’on fasse camarade ensemble, àc’t’heure que tout est fini.

Elle cracha de son côté, pour toute réponse.Et Lalie, le procès gagné, eût voulu l’écraser par sa magnanimité,n’ayant presque plus de haine. Toutefois celle-ci se réveilla àquelque temps de là, vivace, comme une plante qui, décapitée,repousse du pied indestructiblement. La Joanne avait interjetéappel ; de nouveau la possession du chemin allait être remiseen cause ; et ils sentirent un grand froid leur couler dansles os à la pensée qu’il faudrait encore une fois payer l’avocat.Déjà ils avaient déboursé cent francs. En même temps ils apprirentque la Pidoux avait fait appel à un frère du défunt, émigré enAmérique : ils étaient brouillés depuis de longuesannées ; mais il avait accepté de venir témoigner, serappelant très bien que, du temps des vieux Pidoux, les parents,personne ne passait par la venelle. Alors, comme régulièrement,tous les matins, la veuve leur lançait son imprécation, ilscessèrent de la ménager, ripostant par des injures, l’outrageantjusque dans la mémoire de feu Michel. Et dans l’étroit passage,cause de leurs querelles, toutes deux, la Joanne et la Lalie,s’invectivaient, les yeux jaillis hors des orbites, prêtes à sedévorer, tant qu’elles étaient à bout de souffle.

Constamment les Colasse lui jouaient destours ; toutes les pierres du champ roulaient chez elle,lancées par-dessus la haie ; et elle les rejetait toujours,usant ses bras à cette besogne qu’il fallait recommencer sanscesse. Mais ils étaient quatre et l’avantage était de leur côté.Puis un soir Félicien, grimpé sur le toit, boucha la cheminée avecde la paille ; la fumée sortait épaisse, en tourbillons, parles fenêtres et la porte ; et de chez eux, ils s’amusaient àl’entendre tousser, suffoquée. Enfin, au temps des semailles, ilslui firent une autre misère : à pleines poignées Phrasie et laLalie la nuit semaient dans son clos de la graine de pavots qui semit à germer innombrablement, mangeant tous les plants. À présent,tous les mois, une ou deux fois, Pierre partait pour la ville,appelé par leur affaire ; la Joanne s’y rendait avant lui, etils se rencontraient sous le péristyle du tribunal, Colasse enveste de dimanche, elle en robe et bonnet de demi-deuil, plusmafflue que jamais, attendant tous deux l’ouverture des portes,sans se parler. Mais le frère avait été frappé de congestion aumoment de s’embarquer ; sa fille écrivait qu’ils se mettraienten route dès que le danger serait passé ; et les remisess’éternisaient, augmentant incessamment les frais. Ensuite ilsregagnaient leur logis, cheminant quelquefois à une petite distancel’un de l’autre, à travers la campagne, pour s’épargner la dépensedu train.

Dans les deux maisons, une préoccupationunique surnageait à tout le reste : le gain du procès. Pierre,à plusieurs reprises réprimandé à cause de ses absences, enfinavait été congédié de la fabrique ; il s’employaitactuellement comme tâcheron dans les fermes ; et la Lalie,toujours si active, mais ravagée par une recrudescence de sonancien mal, des jours entiers rêvassait, les mains veules. Le champà l’abandon, une vache qui prit la colique, un porc tourné à unegraisse mauvaise, ils eussent connu la misère, sans les salaires dePhrasie et de Félicien. Et toute perdue dans une solitude noire,avec l’idée de Michel qui ne la lâchait pas, Joanne, de son côté,économisait le feu et la chandelle, laissant sa maison se détraqueret sa terre déchoir en jachère, en une lésine chaque jour plusgrande, pour faire face aux demandes d’argent de son avoué et deson avocat. Ceux des Colasse avaient aussi réclamé uneprovision ; ils s’étaient saignés aux quatre veines ;mais comme la Pidoux avait plus de bien qu’eux, quelquefois ilsétaient pris de la peur de ne pouvoir aller jusqu’au bout. Un motde leur ennemie, colporté dans le village, surtout lesangoissait : elle avait déclaré à plusieurs personnes qu’ellevendrait sa dernière chemise plutôt que de lâcher pied ; etdes paysans guettaient sa ruine, au bout de laquelle ilsconvoitaient la maison mise aux enchères piteusement.

Cependant le frère d’Amérique tardait à serétablir. Chaque mois, une lettre arrivait qui laissait de l’espoiret ne le réalisait pas ; et Joanne, soupçonnant une ruse pourêtre payé de son voyage, un jour lui fit promettre deux millefrancs s’il arrivait. Alors l’immobilité du Pidoux paruts’ébranler ; il annonça que décidément il prenait lamer ; et de nouveau deux mois s’écoulèrent, pendant lesquelselle se résigna à ne plus manger qu’une fois le jour, à midi, sanscesser d’enfler, bouffie d’une graisse blanche qui avait l’air decouler le long de ses os. Et tout à coup elle sut qu’à bout desacrifices, les Colasse étaient contraints d’envoyer la Phrasie encondition à la ville. Par surcroît, Félicien les avait quittés pourse marier dans un hameau voisin. Et restés à deux, avecl’oppression de cette affaire qui ne se vidait pas, ils vivotaientchichement du salaire de Pierre, presque impotent depuis qu’uneruade de cheval lui avait cassé la jambe. Alors la Joanne ressentitune grande joie devant ce détraquement qui les emportait.

Les saisons passaient sur cette haine sansl’affaiblir. Elle fermentait dans leurs crânes, sous la canicule,du même bouillonnement que la terre. Au printemps, dans la clartéblanche des lilas, ils la sentaient remuer en eux, comme une bête.Et l’hiver, malgré le gel et les frimas, sous quoi tout froidit,elle flambait encore, d’un feu inextinguible. C’était comme le feret le sel de leur sang ; leur vie était bâtie dessus, mieuxque sur le roc le plus dur, et peut-être ils seraient morts, ellela Joanne, de gras fondu, eux les Colasse de dèche et de famine, sielle ne leur avait donné la force des chênes.

La Lalie, desséchée à l’égale d’une souche,n’ayant plus que la peau et les os, la face et l’échine d’unelouve, avait imaginé une forme hardie et simple de mépris. À lamême heure, chaque matin, par la neige, le beau temps ou la pluie,un peu avant que la Pidoux s’en vînt leur jeter son mort à la tête,elle quittait son lit, se coulait en chemise dehors, sur le seuilabhorré répandait un vase empli de l’urine et des défécations de lanuit. Et pour ne pas demeurer en reste, Joanne, tout un jourgardait ses excréments qu’elle leur vidait aussi devant leur porte,mais le soir seulement, avant de se coucher. Une fois, comme ellearrivait, pieds nus de peur du bruit, Lalie brusquement se montra,son vase dans les mains, et toutes deux s’embrenèrent, couvertesd’ordure de haut en bas. Puis les jours suivants, chacunerecommença, en s’évitant ; et quelquefois leurs déjections,n’étant pas balayées, séchaient au soleil ou se diluaient sousl’averse, jusqu’au lendemain.

Bientôt une surprise arriva aux Colasse :la Pidoux inopinément avait cessé de leur crier sa terriblemalédiction. Et ils en demeuraient gênés, comme d’une habituderompue, cette injure matinale manquant à leur journée. D’abord ilscrurent que la Joanne désarmait ; mais la défiance les ayantrepris, ils conçurent l’idée vague d’une ruse, ils ne savaientlaquelle. Et, en effet, la Pidoux avait son plan, une semencelentement germée dans le terreau de sa fureur. Rentré au logis,Pierre s’asseyait sur la dalle du seuil, mangeant là, dans le soirpacifique, un croûton de pain, arrosé d’une passée de chicorée. Dederrière son rideau, elle ne lâcha plus de l’œil le quignon, en unguet tranquille, sûre que l’heure sonnerait, des épingles entre lesdents, invisible. Durant l’août entier, sa forme noire revint àchaque vesprée se planter contre le carreau ; mais le momenttardait ; et elle ne sentait aucune impatience. Enfin, unsamedi, le Colasse, appelé de l’intérieur par Lalie pour un coup demain, posa son chanteau sur la pierre ; un instant de solitudese fit ; et doucement, le souffle égal, sans hâte, Joanne allapiquer trois épingles dans le seigle brun. Cette nuit même, Pierretrépassa, étranglé, après des beuglements qui la délectèrent, etelle ne se coucha que vers minuit, ayant entendu jusqu’au bout sonagonie.

Tout de suite la Lalie soupçonna unempoisonnement ; un médecin ouvrit la gorge et trouva une desépingles ; cependant celle-ci avait pu tomber dans la pâtependant le pétrissage. Et le matin du deuxième jour, les clochessonnèrent comme elles avaient sonné pour Pidoux ; les hommesdu cimetière vinrent lever le corps ; un moment la foulereflua de droite et de gauche derrière les porteurs indécis queLalie contraignait à descendre par le sentier en litige. Celui-ciallongeait la route ; mais elle s’accrochait à la bière, nevoulant point la laisser s’en aller par un autre côté ; ettout le cortège enfin passa devant la maison des Pidoux, ainsiqu’en une suprême injure du mort. Alors on vit tout à coup cettechose sacrilège : un rideau s’écartait sur une masse de chairénorme et circonflexe, toute pâle dans le noir des jupes. La Joannese découvrait par en dessous devant le passage du cercueil.

Leurs hommes en terre, les femmes semontrèrent plus acharnées au procès, qui seul pouvait consommer lavengeance. Le frère, un arsouille, avait gagné le continent, maisn’avait pas dépassé Marseille, d’où une lettre était partie,informant la Pidoux qu’il était à bout d’argent. Et quand elle luien eut envoyé pour la troisième fois, les nouvellesmanquèrent : elle supposa qu’il était mort ou retourné enAmérique. Cependant d’autres témoignages avaient été produits, quijustifiaient ses prétentions, et après des délais infinis, lepremier arrêt fut cassé. Mais la Lalie, sur le conseil de sonavocat, invoqua un vice de forme ; et la procédure recommençalente, leur mangeant tout. Elle avait hypothéqué sa maison et lechamp pour une somme qui s’absorba dans le gouffre rapidement, sansle combler. Et d’autre part, la Joanne avait vendu une terre aubout du village, louée à un journalier de la campagne. Toutes deuxtraînaient leurs jours dans la crasse et le délabrement, l’une paravarice, l’autre par misère véritable, se repaissant de rebuts,pour tromper la faim qui leur tordait le ventre. Et souvent laColasse était aperçue gueusant en haillons sur la grand’route ouramassant des légumes pourris derrière les haies. Mais dans laruine de leur personne matérielle, une autre personne,impérissable, celle-là, se gonflait d’aliments puissants, qui lasoutenaient mieux que des nourritures. Maintenant chaque matin,elles marchaient l’une au devant de l’autre, se reprochantmutuellement, avec d’aigres huées, la mort de leurs mâles. Etdevenues très vieilles toutes deux, toujours elles continuaient àrépandre, chacune sur le seuil de l’autre, leurs stercoraires,comme le résidu que laissait aller leur haine en fermentation.

Une fois, la Lalie ne parut pas ; et ellene se montra ni le reste du jour ni le lendemain. Vers le soir,Félicien, averti, enfonça la porte : on la trouva sur le vase,rigide, le dos contre le mur, laissant après elle son excrémentcomme un dernier outrage. Et des nuées de poux lui dévoraient latête, sous ses cheveux gris. À quelque temps de là, Joanne futinformée que le procès était gagné irrémissiblement ; maispersonne n’étant plus là pour lui disputer son chemin, elle n’enressentit pas de joie.

Les Colasse dorénavant lui manqueraient.

Partie 5
LE PÈLERINAGE

Au sculpteur Jef Lambeaux.

À deux heures et demie, les vêpres ayant étédépêchées, le curé Bourdaille, un vieil homme bedonnant, le crânenu comme une bille, et son vicaire, le petit Maigret, une têtemaladive et jaune, sortirent de la sacristie, en surplis, leurlivre de cantiques dans les mains. Déjà les trois enfants de chœur,vêtus de robes rouges trop longues, qui balayaient les dalles,s’étaient rangés sous le porche, le plus grand dressant la croix,ses deux mains à la hauteur du nez ; et près d’eux, lesacristain, en surplis comme les prêtres, hâtivement lévigeait unegrosse pincée de tabac, parfumé à la fève tonka, dont l’odeur serépandait. Dix fillettes, autant de jeunes filles, une ceinturebleue passée sur leurs robes blanches, ensuite s’alignaient, l’airmodeste.

Une des jeunes filles, brune, un duvet sur lalèvre, portait la bannière de la Vierge, le torse rejeté enarrière, à cause du poids, et de chaque côté, deux fillettes,bouclées comme des caniches, tenaient les glands, interdites, trèsrouges. Au dehors, parmi les tombes et les herbes du cimetière, unefoule s’était massée, les femmes en bonnets à fleurs ou à rubans,les hommes en sarraux reluisants, tous hâlés et maigres, exhalantun relent d’étables. Ceux-là se poussaient ; des mères sehaussaient sur la pointe des pieds ; on se disait très hautles noms des filles de la Vierge ; et un peu à part, un groupede dames notables s’abritait sous des ombrelles, avec des figuresgrasses, moites dans cette chaleur lourde d’après-midi. Desabat-sons du campanile tombait constamment la volée descloches ; un sonneur, pour être plus à l’aise, avait mis habitbas ; l’autre, très long, semblait s’étirer à mesure que lacorde remontait. Et tout à coup, un mouvement fit osciller lemonde ; c’étaient les enfants de chœur qui sortaient ;leurs robes s’allumèrent dans le soleil comme des feux ; puisla bannière parut, bleue et or, dans la théorie des pucellesblanches ; et de suite après, le curé et le vicaires’avançaient, feuilletant leurs livres pour trouver la page.

Alors, une bousculade confondit pendant uninstant toutes les classes, chacun voulant gagner les premiersrangs ; des casquettes étaient confondues avec des chapeauxmelons ; l’aristocratie fluctuait parmi les houles de laplèbe ; et des protestations indignées s’élevèrent, couvrantla voix de basse de Bourdaille, plus ronflante que celle deMaigret, aigre comme une crécelle. Mais sur la place, une sélectionse rétablit, la racaille rétrocéda, une poussée générale remit lesdames à la tête du cortège ; et des fermiers cossus, quatrehobereaux en villégiature, quelques messieurs fervents venus desautres villages, marchaient dans leur sillon, plus près de NotreSeigneur que les manants.

Chaque année, en mai, le dimanche après lesRogations, la coutume était de pèleriner ainsi jusqu’à une grottecélèbre dans le pays ; un ancien financier, comte romain,l’avait édifiée dans son parc, à la croisière de quatre allées dehêtres, en glorification de Notre-Dame de Lourdes ; et unpremier miracle, avorté, donnait l’espoir d’une suite de miraclesdéfinitifs. Malheureusement la contrée était sans foi : auxdernières élections, l’ivraie libérale avait étouffé le bon graincatholique ; peut-être une secrète rancune de la Viergereculerait pendant quelque temps encore la manifestation desdesseins célestes. Le matin même, au prône de la grand’messe,Bourdaille avait développé ce thème dans son homélie.

Cependant la procession avait gagné la granderue. Deux semaines durant, chaque soir, les dix fillettes et lesdix jeunes filles étaient venues à l’église répéter les cantiques àla Vierge ; le curé en personne leur en avait inculqué lesrythmes, battant la mesure comme un maître de chant. Maintenantcette commune application trouvait sa récompense. D’abordBourdaille et Maigret disaient un verset ; toutes répondaientensuite à l’unisson ; et le sacristain, les enfants de chœur,les prêtres soutenaient de leurs timbres plus forts ces voix grêlestoujours sujettes à s’égarer. Derrière, des paysans avaient tiréleurs chapelets qui leur battaient les jambes ; de vieillesfemmes, les mains jointes, marmottaient entre leurs dents l’oraisonà la Vierge ; quelques dames lisaient dans leur livred’heures. Et toujours s’entendait la basse du curé, dominant lesautres chants.

On passa devant les bureaux du percepteur despostes, la maison du receveur des contributions, l’étude dunotaire. Mais tous trois professant des idées subversives, leursportes demeuraient closes ; et seulement, par le dessous desstores, des visages s’apercevaient, narquois, plaquant desblancheurs confuses. Puis des boutiques se succédèrent, les voletsentre-clos par crainte du soleil qui aurait pu endommager lamarchandise ; et sur les seuils, des hommes retiraient leurspipes, graves, nu-tête, des aïeules se signaient, les mainstremblantes, quelques enfants s’arrêtaient de téter des bâtons desucre d’orge. Brusquement le curé enfla son bourdon ; lessyllabes grondaient avec colère sur ses lèvres tandis qu’ilsoufflait puissamment dans ses bajoues, comme un chatfurieux ; et le troupeau remarqua qu’il avait tourné la têtevers deux cabarets, rendez-vous habituel de la fractionindépendante du village. L’un avait pour enseigne une bête peinteen vermillon et s’appelait le Cheval rouge ; l’autre,reconnaissable à un disque brillant, se nommait le Soleild’or ; mais le Cheval rouge seul possédait unbillard dont, par les fenêtres ouvertes, on entendaits’entrechoquer les billes. Il vint une quinzaine de consommateurssur les portes ; les plus agressifs affectèrent de rire trèshaut, par mépris de ces mômeries publiques ; deux conseillerssortis au dernier scrutin se contentèrent de hausser les épaules,sans rien dire ; et tout à coup, le fils du receveur, unétudiant en médecine, très luron, se mit à rudir à pleins poumons,comme un âne véritable.

Plus loin, le café catholique, tout vide,arborait un drapeau ; une vieille dévote, impotente, près delà s’était fait rouler dans son fauteuil jusque sur letrottoir ; et la maison du bourgmestre ensuite fut aperçue,silencieuse, sans une âme aux fenêtres. Mais comme on approchaitd’un sentier qui filait à travers champs, accourcissant le trajet,Mathurin Ladrière, le meunier, et sa jeune femme descendirent leurperron à double rampe, suivis de Célestin Michotte, un cousin parla mère de Bellotte, la meunière. Visiblement ils s’étaientattardés à table, tous les trois très rouges, les hommes surtoutallumés d’un coup de vin ; et Mathurin, un barbon, gros,chenu, croche, avait presque un air casseur, sous son chapeau depaille, fiché obliquement. D’ailleurs, par la fenêtre de la chambreà manger, ouverte, des traces de bombances se décelaient, tout unrang de « cadavres » sur la table, avec les débris d’ungâteau aux raisins, des verres de liqueur délaissés, de largestaches de café et de vin maculant la nappe et les serviettes.

Michotte, invité à dîner, était venu le matin,les avait accompagnés à la messe, par condescendance, jusqu’à midiavait été promené à travers le moulin, l’étable, l’écurie et labasse-cour. Même, pour l’amuser, Bellotte avait commandé à Floupet,le farinier, un grand gnolle, jambé de perches à haricots, demettre en mouvement la roue ; ils étaient aussi montés augrenier, par une échelle droite, si raide que la cousine avaitmanqué se renverser sur lui ; mais il l’avait soutenue par leshanches, sans penser à mal ; et là haut, tout seuls, leursvêtements poudrés de farine, ils avaient éprouvé une courtegêne.

Puis la Pouillette, d’en bas avait crié que lasoupière était sur la table. Déjà Mathurin, la serviette nouéederrière la nuque, avait versé le potage ; Michotte s’étaitrécrié alors sur l’abondance et la beauté de tout dans la maison etles dépendances ; et presque aussitôt une gaîté leur avaitfait raconter des histoires grasses. Célestin, un esprité, nantid’un lucratif emploi à la ville, dans une librairie fameuse,s’ingéniait à des mots recherchés ; le meunier au contrairen’usait que de termes crus ; et il eût voulu obtenir du cousinla confidence de ses frasques.

– J’suis ben sûr que t’aurais long à nousbâiller, gaillard ! disait-il en bornoyant de son côté.

Malgré ses soixante ans, une paillardise lepoussait aux choses graveleuses ; plus jeune, il avaitéparpillé ses amours ; régulièrement ses servantes, toujoursde jolies filles, avaient été grosses de ses œuvres ; maisavec de l’argent il s’était évité les soucis de cette paterniténombreuse. Puis, un jour, vieillissant, le désir d’un ménage luiétait venu, avec la goutte et les rhumatismes ; un boulangerd’une commune voisine, mal en ses affaires, lui avait cédé sa fillemoyennant l’abandon d’une créance ; et le mariage conclu, ileut quelquefois le regret d’avoir amené dans son lit cette jeunefemme ardente et brune de peau. Il y avait trois ans que la noceavait eu lieu, une frairie dont on parlait encore dans le pays,avec des amoncellements de victuailles, une tonne de vin soutiréeau fur et à mesure dans des brocs, cinquante bouteilles dechampagne et des voitures à deux chevaux, venues du chef-lieu ducanton et menées grand’erre par des cochers en livrée. Poret, lefermier douillard et goguelu, avait bu à la santé des nouveauxconjoints en exprimant le vœu qu’on se retrouverait tous à un an delà au baptême. Mais celui-ci sembla remis indéfiniment. La semencedu penard, qui avait si follement germé dans la terre illégitime,ne fructifiait plus, maintenant que le giron sacré de l’épouse laréclamait. Alors Isabelle s’alanguit en des mélancolies ; elleavait pèleriné aux quatre coins de la contrée pour obtenir du cielune gésine ; et l’ennui de son ventre vide parfois latourmentait d’idées malhonnêtes.

Au rôt, Mathurin, monté par le bourgogne,risqua cette plaisanterie : il était bien heureux, lui,Célestin, de n’avoir pas de femme ; la sienne se rongeait sanstrêve de la pensée d’un enfant. Et il ajouta :

– Voyons, à son âge, ça secomprend-il ? Avec ça que c’est amusant d’avoir un gnangnantoujours gueulant, tétant, pissant sur les bras. Est-elle passuffisamment heureuse comme ça ? Je lui donne ce qu’elle veut,des robes, des bijoux, tout. Plus tard, elle aura un joli magot.Faut tout de même être raisonnable, pas vrai, cousin ?

Michotte, embarrassé, balançait la tête sansrépondre ; mais Bellotte qui avait écouté, un peu vergogneuse,le sourcil froncé, en roulant du bout de l’index une boulette depain sur la nappe, dit tranquillement :

– Tant qu’à moi, je suis ben sûre que lecousin comprend ça.

– Sans doute… c’est bien vrai… Mais…

Il cherchait une phrase qui eût conciliél’espérance d’une postérité avec la difficulté de l’engendrer. Uncoup de genou sous la table l’arrêta dans cette ruse ingénieuse. Eten même temps les yeux noirs d’Isabelle, posés droit sur les siens,semblaient le supplier. Alors, sa perplexité grandissant, il lâchaune suite d’exclamations :

– Hé ! hé !… certainement,c’est bien gentil, un enfant… surtout quand ça dit : Papa,maman… Ah ! ah ! gentil !

Mais le meunier l’interrompit d’un grosrire :

– D’abord, on fait ce qu’on peut… Moi,j’veux tout ce qu’elle veut… Si ça n’vient pas, c’est pas qu’on n’apas essayé. Pas vrai, meunière ?

Et, ayant vidé d’une fois son rouge bord, ilfinit par confesser qu’elle l’ennuyait depuis une semaine pourpèleriner ensemble à Notre-Dame de Lourdes. Bellotte eut unhaussement d’épaules, demi-fâchée, demi-riante. C’était-il bête dedire ainsi ses affaires aux gens ? Par contenance, elle avaitpris son verre et doucement l’agitait, attentive. Et Ladrière sejustifia par un mot :

– Bah ! en famille !

Puis, de nouveau sa hâblerie l’emporta :il avoua qu’il n’avait pas grande confiance dans les vierges, danscelles-là du moins ; déjà elle avait intercédé auprès d’unedemi-douzaine ; rien ne s’en était suivi. Et tout d’une fois,son ventre remua dans une reprise de son hilarité.

– Après tout, faut pas se décourager.Nous irons tous ensemble… ça va-t-il, cousin ?

Michotte sentit que le genou de Bellottes’appuyait contre le sien, résolument ; elle posa les deuxcoudes sur la table, et le regardant bien en face, les yeux clairset froids :

– Oui, hein ?

Du moment qu’elle l’en priait, il acceptait.Mais tout de même, ce serait drôle si l’enfant sortait de son chouau bout de ce pèlerinage : comme il aurait intercédé avec eux,une part lui reviendrait dans l’événement. La boutade lesamusa ; Mathurin déclara qu’il mériterait tout le moins leparrainage ; mais Bellotte insinua que ce serait peut-être semontrer content à trop bon marché. Et, renversée sur le dos de lachaise, elle continuait à le dévisager hardiment, leurs pieds àprésent emboîtés.

La Pouillette avait successivement apporté surla table, après le potage, du bœuf bouilli aux carottes, du veauaux épinards, un poulet, quatre pigeons, ceux-ci accompagnés depâte de pommes. À chaque service, Ladrière allait prendre dans uncoin de la chambre, une couple de bouteilles qu’il débouchaitlentement, avec le respect d’un vin vieux ; et constamment ilremplissait les verres, se fâchant quand Célestin, la tête déjàbouillante, retirait le sien, par peur de se griser.

– C’est-i’qu’c’n’est point bon, que tun’veux point z’en boire ?

Il avait ouvert son gilet, les jambesallongées, et, entre les plats, mollissait, les mains croisées surl’estomac, plein de béatitude. Cependant des silences naissaient dela digestion ; Isabelle, les regards noyés, s’était remise àrouler des mies de pain, avec une palpitation plus rapide de sesseins lourds ; et Michotte avait fini par lui prendre la mainqu’il tenait contre sa cuisse, sous la nappe. Puis Mathurin parlacéréales, cultures, récoltes ; une de ses terres, longtempsrebelle, avait enfin fructifié ; et il vanta le mâche-fercomme engrais, ayant en vain utilisé avant celui-ci le plâtre, lachaux et le guano. Mais Célestin ne l’écoutait plus, pensant àcette histoire d’alcôve dans laquelle le hasard l’avait jeté et quitoujours ramenait son esprit à la concupiscence d’une belle filleamoureuse et stérile.

Quand le meunier eut absorbé ses deux tassesde café, une somnolence l’engourdit ; il roula sa tête versl’épaule, les paupières mortes, ouvrant toute grande sabouche ; et délibérément leurs mains enlacées se haussèrentjusque sur la table. Ils ne cessaient pas de se regarder, souriantstous deux, un grand sourire immobile qui les remuait. Mais tout àcoup les cloches sonnèrent pour la sortie de la procession ;de la cuisine Pouillette les avertit qu’il était temps de sepréparer ; et en effet les cantiques leur arrivaient de loin,très doux, comme une musique émanée de leurs chairs désirantes.Alors il l’attira dans ses bras, lui mangea la nuquevoracement ; un frisson la secouait ; elle se rejeta decôté, avec un souffle léger.

– Pas maintenant !

Et derechef la voix de la servantemonta ; jamais ils ne seraient prêts pour quand la bannièrepasserait. Qu’est-ce qu’ils avaient donc à s’attarder commeça ? Cette clameur réveilla Ladrière : il se frotta lesyeux, regarda Bellotte et le cousin, très graves, en place, lesmains sur la table ; et d’un coup se remettant sur pieds,grasseya :

– En v’la une affaire ! J’croisqu’j’ai pioncé… T’as pas dû rigoler, cousin ? Ma femme, c’estpas pour lui dire des sottises, mais y a des fois quelle est pasfarce du tout.

Michotte le rassura. S’ennuyer, lui ? Ahbien non ! Ils avaient jaboté comme des pies. Même, ilsseraient demeurés ainsi tout le reste du jour à causer sanss’apercevoir de la longueur du temps. Et des rires leur passaientdans les prunelles, toutes vives d’une même chaleur.

Maintenant les chants se rapprochaient ;Bellotte reconnut distinctement la basse de Bourdaille. Les bridesde son chapeau fixées d’un large nœud, elle se pencha par lafenêtre pour voir la foule s’avancer, derrière les prêtres et lesfilles de la Vierge. Son corps robuste et plein se moulait dans lasoie de la robe, avec des hanches jeunes, déjà puissantes ; etCélestin conçut une rancune contre ce parent sénile qui lesemployait à son plaisir ; mais déjà Ladrière le frappait surl’épaule, et confidentiellement, lui montrant du coin de l’œilcette croupe superbe :

– Tu pourras leur dire que la cousine estun fier morceau !

Sa gaîté lui revenait, après cette détente dela sieste ; il risqua une grivoiserie à propos des pèlerinagesd’où les femmes quelquefois revenaient enceintes, sans que leSeigneur ni le mari eussent rien à y voir. Mais il n’osa pasl’exprimer tout haut, par ménagement pour Isabelle ; et,distrait, absorbé dans la contemplation de cette forme féminine,Michotte s’oublia dans un quiproquo :

– Un fier morceau, oui-dà !

Alors le bonhomme manqua s’érater, secoué d’untel rire qu’il se tenait le bas-ventre à deux mains. Il appelaBellotte :

– Tu ne sais pas, meunière ?L’cousin, pour sûr qu’il a la berlue ? J’lui conte une blague,et i’m’répond que t’es un fier morceau !

– Permettez, fit Célestin.

– Y a pas d’permettez. C’est-i vrai qu’tul’as dit, voyons !

Il l’avait pris par une boutonnière de sonhabit et le tiraillait, la face collée à la sienne, en trépignant,sans pouvoir se remettre.

Michotte avoua.

– Eh bien, c’est vrai, je l’ai dit et jele répète. La cousine ne m’en voudra pas pour cela.

Elle parut flattée au contraire, eut l’aird’accepter le compliment avec modestie ; mais Ladrière demeuraconvaincu qu’il avait joué un bon tour à Célestin en le faisantposer.

Les fillettes, Bourdaille, la tête du cortègedéfilaient ; une odeur de robes fraîchement lessivées s’étaitinsinuée parmi les relents du bourgogne et du café dans lachambre ; et le meunier traînait toujours, obligeant Michotteà trinquer d’un dernier verre de cognac.

– Sans rancune, hein ?

Il fallut que Bellotte le poussât dans lecouloir ; Pouillette, accourue sur la porte pour le spectacledu pèlerinage, lui jeta un chapeau en travers de l’oreille, trèsvite ; et il perdit encore une minute à passer les boutons deson gilet. Enfin, ils descendirent à la rue.

D’abord le sentiment de la hiérarchie leur fitchercher une place dans les premiers rangs ; mais un respectpour la noblesse qui s’y étalait les retint ensuite ; et ilsse poussèrent parmi les gens d’une condition moins considérable.Justement Poret, toujours gaillard, était là, avec d’autresfermiers ; il ne croyait pas non plus à l’efficacité desdévotions à Notre-Dame de Lourdes ; seulement Bourdaillel’avait prié de ne pas manquer. Au fond, si ça ne faisait pas debien, ça ne pouvait pas faire de mal. Et par taquinerie, sansméchanceté, il demanda à Ladrière si définitivement le baptêmeaurait lieu.

– Ça sera pour dans neuf mois !riposta le meunier, en poussant le coude de Michotte. Pas vrai,cousin ?

– Dans neuf mois, oui.

Leurs voix se perdirent dans le bourdonnementdes cantiques.

Chaque année, avant le pèlerinage, le curé etMaigret se partageaient le village ; ils allaient de porte enporte, réchauffant le zèle pour la Vierge miraculeuse ; maisdepuis les élections, celui-ci était moins grand, l’esprit defronde et d’irréligiosité ayant ravagé les campagnes. Et un instantils avaient redouté une abstention en masse des hommes, sûrsseulement du côté des femmes. Alors le comte romain avait promis dedéfrayer les plus récalcitrants ; les vieillards d’un hospice,à deux lieues de là, avaient en outre été amenés par des équipagesarmoriés ; et près de deux cents personnes, gagnées à denierscomptants, s’étaient encore ajoutées aux ouailles dociles surlesquelles comptait le pasteur. Quelquefois, sur un signe deBourdaille, le clerc sortait de l’alignement, enfilait d’un coupd’œil rapide le ruban de la foule, puis venait renseigner sonmaître spirituel.

– V’là qu’la fin quitte seulement laplace, m’sieu le curé.

– Combien qu’y en a bien à vue de nez,Saligaux ?

– Oh ! des cents et des cents. C’estnoir de monde jusqu’au fond de la chaussée.

Et aussitôt après, la voix du vieux prêtreronflait plus bruyante, réconfortée par la joie du triomphe.C’était, en effet, une grosse partie que jouait l’Église ; ils’agissait de confondre, par une vaste piété publique, les menéesdes libéraux dont l’arrogance menaçait d’entraîner les populations.Mais le succès dépassait les espérances : l’une après l’autreles maisons se vidaient dans ce fleuve humain coulant sur lepavé ; devant l’importance de la manifestation, les indéciseux-mêmes étaient reconquis à un reste de ferveur. Et les cabaretsà leur tour ayant suivi l’élan général, on vit s’intercaler parmiles visages sévères des vrais croyants, un nombre toujourscroissant de faces goguenardes, venues là comme à une partie deplaisir.

Au moment où la queue de la colonnes’engageait dans le tournant du sentier, toute une bande sortit ducafé de la Jeunesse, un endroit mal vu des mères de famille, qu’unegrosse femme, deux fois veuve déjà, n’avait pas su rendrehonorable. Fripiat, une pratique, un grand diable aux trois quartsmangé par la noce et les filles, qui, sans métier défini, n’étaitjamais à court d’argent, les conduisait, tout enflamméd’eau-de-vie. Il avait gardé une dent contre Bourdaille ;celui-ci, l’ayant un jour aperçu braies basses, dans les blés, avecla Joanne, une quadragénaire allouvie, les avait admonestésvéhémentement en chaire. Maintenant Fripiat enveloppait le clergéentier dans la même rancune. D’ailleurs, partout où il était,régnait la joie ; une kermesse n’eût pas paru complète sanslui ; et les mauvais drôles du village, pleins d’admiration,l’avaient pris pour chef. Tous étaient présents : Gogo leCrollé, Pierre le Brochet, Phyrin le Rouchat, Joseph le Boulot, Dorla Bonne vie, le petit Michel, fils du riche Fiasse le fermier,surnommé Moutarde, à cause de son caractère irascible. Depuis uneheure, ils gobelottaient, attendant la sortie des vêpres ; etils avaient racolé quelque part une galupe, le Poirier, mi-idiotesur laquelle se soulageaient les rouliers, dans les champs. À vingtans la foudre l’avait frappée pendant qu’elle fauchait, servantechez Grupet le maire ; un côté de son corps était demeuréparalysé ; elle perdit peu à peu la parole ; et personnene voulant plus l’occuper, l’habitude de se livrer aux passants luiavait valu son sobriquet, par moquerie de ses guibolles toujours enl’air. Mais elle buvait ; le lucre de cette débauche misérablese dissipait dans les bouchons ; presque chaque soir on laheurtait ivre derrière une haie ; et le genièvre avait finipar la gonfler d’une graisse blême, oscillante. Fripiat nourrissaitun plan : il avait promis au Poirier dix mastoques si, à unsignal convenu, ses jupes se retroussaient ; cette grossesomme l’eût rendue souple à tout ; et pour mieux la rompre àleurs desseins, ils l’avaient hébétée en la guédant d’alcool.

Tout de suite on soupçonna une facétiegrossière du drille ; dès l’instant que Fripiat amenait cetteguenipe, il y aurait matière à rire ; et les hommess’écrasaient pour leur faire place. Mais les femmess’indignèrent ; c’était une dérision intolérable ; l’uned’elles, une virago, sabotière de son état, la poussa mêmeviolemment hors des rangs. Alors des huées s’élevèrent ;Moutarde ramassa du crottin de cheval qu’il lança sur le bonnet dela commère ; et comme elle rétrogradait vers lui, coupant àtravers le flot en marche, le poing levé, une courte bagarredérangea la gravité de la cérémonie.

Bourdaille ne s’aperçut de rien ; leventre ballant, il trottinait à petits pas rapides, distraitparfois par la hauteur des blés, la densité des luzernes, la poussesuperbe de la pomme de terre. L’an dernier, les grêles avaientpersillé les trèfles ; la nielle s’était mise dans lesfroments ; le « crompire » avait universellementpourri sous les guilées ; et il jouissait du bel état actuelde la pomme de terre, pensant aussi à un lopin que le sacristaincultivait pour lui aux acculs du bois. Mais une chose letourmentait ; jamais il n’avait pu se débarrasser d’unœil-de-perdrix, très gros, qu’il possédait à chaque pied : ilavait employé la joubarbe, des feuilles de lierre, du cornichonmacéré dans du vinaigre, l’huile de colza, des onguents,inutilement ; et, par moment, quand la douleur cuisait, ilsautillait avec un trémoussement de sa soutane derrière lui, commeune femme. À ses côtés, Maigret, rigide, les yeux rivés au textesacré, sans un mouvement de la tête ni du corps, écrasait lapoussière sous des enjambées majestueuses, lentes comme sespsalmodies ; il ignorait l’ennui des durillons et descors ; son nasillement montait égal, soutenu, d’un rythmeinaltéré. Au contraire, pendant les élancements, Bourdaillenégligeait la mesure, détonnait, une fois même sauta tout unverset. Et à la longue, cette tranquillité du vicaire l’exaspérant,il s’oublia à regarder avec envie ses pieds énormes, chaussés desouliers gauchis, dont le contrefort régulièrement soulevait le basde sa robe.

Ce Maigret, d’ailleurs, l’attristait par unepiété extraordinaire ; il avait la frugalité des ascètes, neprenait à ses repas ni vin ni gloria, observait les jeûnes avecrigueur. Lui, Bourdaille, au rebours, aimait la bonne chère, trèsdouillet, un peu goinfre ; et la vocation, chez Maigret, avaitété si irrésistible que, tout petit, avant le séminaire, il disaitla messe dans les lieux d’aisance, sa chemise tirée hors desculottes en imitation de l’aube, avec une serviette tendue sur lesiège, des chandelles plantées dans des bouteilles en guise decierges et des navets vidés pour encensoirs, que des camaradesgravement balançaient par-dessus ses génuflexions.

À droite et à gauche, la campagne se déroulaitverte, magnifique ; quelquefois le clocher de l’église sedérobait derrière un vallonnement ; il émergeait ensuite,dominant les toits rouges ; mais bientôt on cessa de les voir,le village s’enfonça dans la reculée. Alors une ligne de boiscommença à ourler l’horizon, toute noire dans la clarté aveuglantedu soleil ; c’était là que la grotte avait été érigée ;et le fastueux comte romain, comme pour honorer la reine des cieuxpar des possessions matérielles, avait aussi acheté un tenant decent hectares à l’entour. Une recrudescence d’ardeur stimula lesvieilles gens ; Bourdaille ne se sentit plus autant suppliciépar son infirmité ; les gosiers altérés des filles de laVierge firent un suprême effort. D’abord elles avaient chanté avecjustesse ; les yeux baissés, toutes raides dans leurs robesblanches tombant à plis droits, elles s’étaient conformées à larecommandation du curé qui les avait exhortées à ne penser qu’à ladivine Marie. Mais petit à petit la gloriole les avaitétourdies ; aux portes, aux fenêtres, des parents, desconnaissances se les montraient de la main ; chacune, dès cemoment, ne songea plus qu’à faire admirer sa voix ; les pluspetites surtout poussaient des cris perçants ; et d’autresfois une grande s’entendait toute seule, dans le silence desautres.

– Une – deusse – trois, répétait lesacristain, appuyant la mesure avec la tête, pour les mettred’accord.

Bourdaille, de son côté, tâchait de lesramener par les éclats de sa basse. L’inutilité de son enseignementle navrait. Il était tenté de fondre sur elles en remuant lessourcils, terrible, tel qu’il apparaissait aux écoliers ducatéchisme. Puis la déroute éclata, complète, d’autant plus cruellepour lui qu’elle sévit devant la maison de Grupet, son antagoniste,le chef des libéraux. À présent elles brouillaient lesstances ; quelques-unes, à bout de mémoire, émettaientseulement des sons, sans paroles, et il n’eut plus qu’unespoir : atténuer l’effet de cette débandade par la puissancede son organe, combiné avec celui du sacristain et des enfants dechœur. Malheureusement Saligaux versait avec obstination dans unbémol lamentable ; et des trois petits drôles, l’un étaitconstamment en avance sur le chant, l’autre au contraire toujourss’attardait, le troisième, une chique de tabac dans la bouche, àtout bout de champ s’interrompait pour saliver. Bourdaille à lafin, fut lui-même emporté dans la débâcle ; et son infortunes’accroissait du dépit qu’aux écoles communales, les élèvessolfiaient sans anicroches. Près de lui, cependant, Maigret,impassible, seul semblait avoir gardé la notion de la mesure.

C’était l’habitude que les femmesprocessionnassent ensemble ; les hommes se groupaientderrière ; mais la noblesse affectait de déroger à cet usage,les dames et les messieurs marchant dans le même rang. Et Michottetâcha de communiquer à Ladrière son indignation au sujet de cetteinégalité qui perpétuait la différence des conditions. Il eûtsouhaité se rapprocher de Bellotte, qui les précédait, dépassantses voisines de sa haute taille : un bout de son profil,aperçu par instants, quand elle tournait à demi la tête, luirendait la sensation des baisers qu’il y avait mis tout à l’heure,et il la trouvait très belle, les épaules larges et pleines, avecle balancement lent des hanches qui lui coulait des chaleurs dansles entrailles. Mais le meunier tenait pour la coutume ; aprèstout, les seigneurs avaient des droits que les autres nepossédaient pas ; et il ajouta sentencieusement qu’une décenceplus grande résultait de la séparation des sexes.

Alors Célestin manœuvra discrètement ;Poret s’étant baissé pour ramasser un peu de monnaie tombée de songousset, on l’aidait à chercher les sous dans la poussière ;et il profita de ce temps d’arrêt pour se glisser plus près de sacousine. Une odeur de pommade à la bergamote, dont elle s’enduisaitles cheveux, irritait ses narines ; il apercevaitdistinctement la spire d’une mèche dans sa nuque, sous lechapeau ; et la pensée qu’elle pèlerinait pour lafructification de son ventre le rendant libidineux, il était tentéd’allonger la main jusqu’à sa ceinture, à travers les femmes quiles séparaient. Quelle idée aussi avait eue ce vieux Mathurind’épouser une pareille jeunesse ! Le sang, tari chez lui,roulait à gros bouillons dans ce torse jeune, chauffé d’unperpétuel désir. Elle eût dû se choisir un matou puissant en vuedes accouplements féconds ; mais alors il n’aurait pas conçul’espoir de mordre à sa chair ; et la certitude d’un cocuageprochain lui rendait son parent plus cher.

Puis, le sentier obliqua à gauche, presqueaussitôt déboucha sur le pavé d’une chaussée, bordée de maisons.Une cinquantaine de paysans, massés sur la porte d’un cabaret,attendaient là le passage du cortège. Fripiat et sa séquelle ayantreconnu des camarades, une poussée se produisit ; on lesappelait ; des quolibets étaient échangés ; et desfemmes, sorties des maisons, essayaient vainement de se faufilerparmi le bataillon des cottes et des bonnets. Il leur fallut seconfondre avec les hommes ; mais tout de suite les mains sependirent après leurs gorges ; des pinçades les prenaient enflanc ; elles étaient obligées de se débattre contre desétreintes. Et Bourdaille, ayant ouï du côté de la queue une rumeurinquiétante, tourna la tête sans voir autre chose que cette massenoire, profonde qui traînait sur ses talons.

Une courte pause avait succédé aux premierscantiques ; maintenant, tout le pèlerinage allait accompagnerle chant nouveau, des strophes immémorialement connues ; etles fillettes, les prêtres, les enfants de chœur reprenaienthaleine, sans salive, les bouches poissées. On vit Saligaux lesacristain, tirer de dessous son surplis sa tabatière et l’offrirau curé. Celui-ci, la boîte dans les doigts, commença par roulerlentement le tabac, puis s’en bourra les narines avec une série dereniflements voluptueux, et ensuite il tendit la tabatière àMaigret qui, d’un mouvement de tête, refusa. Bourdaille, mécontent,haussa les épaules. Derrière lui, un bourdonnement labialressemblait au bruit d’une nuée de hannetons paissant lesfeuillages ; c’étaient les vieilles femmes dont les bouchescontinuaient à s’agiter en des mussitations machinales ; et celong murmure par moments s’assoupissait dans la monotonie d’unpiétinement sans trêve.

Un spectacle toutefois diminua sensiblement lapiété. La veille, le pays avait été battu par des culs-de-jatte,des manchots, des boiteux, des aveugles arrivés des villes et descampagnes ; la plupart avaient passé la nuit dans les haies,les bois, les fossés, loin des habitations, de peur des chiens degarde ; et dès le matin, la bande entière s’était échelonnée,occupant les accotements de la chaussée dans toute sa longueur. Ily en avait qui montraient des bras terminés en moignon, des orbitesdévorées par la chassie, des tibias rongés d’ulcères ; unelarve humaine, dans une écuelle de bois, se traînait au moyen defers à polir ; un homme avait remonté un bout de pantalons surles sutures d’une jambe coupée à mi-cuisse, et des femmes çà et làdécouvraient des mamelles ravagées par des cancers. Une émulationexistait entre tous pour la beauté et l’étendue de leursinfirmités ; une mère qui exhibait son enfant hydropiquen’était pas même considérée ; mais on enviait une espèce decolosse, les membres athlétiques, dont la face, écharnée par deschancres, imitait une tête de mort. Celui-là s’était mis en pleinsoleil, pour être mieux vu ; un flux vert, putride, luidégouttait d’un trou profond qui avait remplacé le nez ; etconstamment il meuglait comme un bœuf, une main tendue, et del’autre chassant les mouches qui tourbillonnaient sur sadécomposition. Chacun d’ailleurs psalmodiait un appel à la charité,toujours le même, avec un chevrotement plaintif. Quelquefois,toutes les voix se mêlant, on cessait d’entendre les ariettes d’unaveugle à croupetons contre un arbre et raclant d’un aigrecrincrin, un écriteau devant lui. Mais, un peu plus loin, lachaussée tout à coup prit un air de kermesse. Un tir à la chandelles’était installé contre un talus ; des marchandes de paind’épice avaient monté des tréteaux ; deux tourniquets sefaisaient concurrence, l’un où l’on gagnait des caramels, du sucrede pomme, des gimblettes ; l’autre qui s’alimentait d’uncommerce de statuettes de la Vierge ; et près des charrettesqui avaient amené le matériel, des molosses aboyaient, attachés pardes chaînes.

Bourdaille comprit qu’une diversion étaitnécessaire aux curiosités de son troupeau ; jamais l’affluencedes malandrins n’avait été aussi considérable ; ces grossiersdivertissements de ducasse aussi nuisaient au prestige de lacérémonie ; et il les attribua au mauvais gré des libéraux.Mais des exclamations de pitié et d’horreur montaient, la files’espaça, des cœurs charitables traversèrent la chaussée pour fairel’aumône à la Tête de mort. Il n’était que temps de rallier lesbrebis, sous peine de les voir se disperser. Alors il expuma avecforce un gluau, toussa pour s’éclaircir la voix, et enflant sespoumons, entonna le cantique :

« C’est le mois de Mari-e

« C’est le mois le plus beau,

« À la vierge chéri-e

« Disons un chant nouveau. »

Immédiatement les petites filles furentprêtes ; elles ouvraient très grandes leurs bouches ;mais la fatigue, la chaleur, l’épuisement des sucs salivairesamincissaient leur chant, déjà gracile ; et, d’autre part, unemollesse attardait les enfants de chœur dans les syllabes finales,bien que Bourdaille scandât avec énergie le rythme, ponctuant lamesure d’un coup de tête. D’abord une légère hésitation avaitsemblé paralyser l’élan des pèlerins ; de la part despersonnes de la classe élevée, surtout, il y eut comme un accordtacite pour ne pas participer à cette musique un peu puérile ;des villageois même résistaient mal à une tentation de segausser ; et la première strophe mourut dans un bourdonnementconfus.

Cependant la basse-taille du curé ronfla denouveau, stimulant les timides par sa vigueur :

« Ornons le sanctuai-re

« De nos plus belles fleurs,

« Offrons à notre mè-re

« Et nos chants et nos cœurs. »

Du coup, les voix s’enhardirent ; lechœur prenait par traînées ; les femmes surtout sereconnaissaient à leurs glapissements ; et tout d’une fois,Fripiat et les siens, à l’autre bout, gueulèrent à tue-tête desobscénités, sur l’air du cantique. Mais comme ils passaient devantle cul-de-jatte et l’homme aux jambes coupées, Moutarde imagina dejeter à la gribouillette de la menuaille sur la chaussée. Unebagarre en résulta. Tous se ruaient jusque dans les pieds de lafoule, forcenés ; un amaurotique brusquement retrouva la vuepour disputer une pièce de deux centimes à un béquillard ; lecrapoussin à l’écuelle ramait à larges brassées rez terre ; etune femme soudain poussa un cri, ayant senti dans ses jupes la Têtede mort, renâclant, la main posée sur un sou. Brusquement laquerelle tourna à une batterie en règle : Dor la Bonne-Vie,trouvant le jeu plaisant, à son tour venait de lancer une poignéede cuivre dans le vide. Ils se culbutaient, à plat ventre sur lepavé, fouillant la poussière ; l’amputé espadonnait de sonbéquillon ; une rixe mit aux prises un manicrot et la mère del’hydropique ; et l’odeur de leurs maladies empuantissaitl’air, comme l’approche d’un charnier.

Un épisode inattendu porta à son comble lagaîté des mutins. Allumée à la vue de l’argent, le Poirier s’étaitélancée ; mais au moment où elle se baissait, le cul-de-jatterapidement lui avait passé les mains entre les rotules ; etelle roula sur le dos, dans une posture indécente. Puis Dor s’amusaà les exciter l’un contre l’autre comme des chiens ; elleavait accroché l’infirme par les cheveux ; et l’œil torve,ivre de colère et de douleur, il la fessait de ses battoirs, trèslarges. Un cercle s’était formé, qui regardait gigoter la dossière,sans dégoût pour son sexe malpropre. Mais des hommes pieuxprotestèrent : c’était un outrage à la chasteté de laVierge ; et un fabricien soupçonné d’un commerce clandestinavec cette créature dégradée, la dégagea d’un coup de pied lancédans les reins du nabot.

Là-bas, Bourdaille, ignorant du scandale,entamait la troisième strophe :

« De la saison nouvel-le

« On vante les bienfaits,

« Marie est bien plus bel-le,

« Plus doux sont ses attraits. »

Maintenant le chant se déchaînait général,effroyablement discord ; une ménagerie de singes, de chacals,de chats sauvages eût semblé harmonique par comparaison ; desfois, la piété s’exaltant, une fureur haussait le diapason desvoix, comme dans une mêlée. Bellotte, avec un sourire, se tournatout à coup vers Célestin.

– Vous ne chantez pas, cousin ?

– Si fait !

Et amoureusement il lui souffla dans le coules deux derniers vers tronqués :

« La cousine est bien plus bel-le,

« Plus doux sont ses attraits.

Elle s’était laissé dépasser par les femmesqui la suivaient ; à présent il sentait s’appuyer à lui larondeur charnue de ses épaules ; des ruses le travaillèrentpour la détacher du pèlerinage, fuir ensemble dans les bois. Enmême temps, il imaginait des drôleries pour l’égayer : à deuxils se moquèrent du chapelet, long comme une aune de boudin, qu’unvieux paysan égrenait, abêti de foi et de misère. Finalement,s’aventurant à une plaisanterie plus épaisse, il lui demanda siquelque symptôme ne l’avertissait pas encore d’un miracleprochain ; et elle ne détestait pas la hardiesse de son gesteet de son regard.

Des deux côtés de la chaussée, les champs denouveau s’allongeaient, alternant les verdures pâles des fromentsavec les touffes sombres des plants de pommes de terre. Unepoussière, immobile comme un nuage d’or, planait sur lebanderolement de la procession ; en tête, la bannière de Mariese balançait, pareille à un très gros bleuet ; et les robesblanches des fillettes, soulevées par la brise, ensuite battaientl’air comme des ailes de papillons. Une galopée de poulains apeurésles amusa de leurs gambades comiques, derrière un échalier où ilspâturaient. D’autres fois, des vaches tendaient leurs visagesplacides, avec de longs mugissements ; et elle lui reparla deses aumailles, préférant le séjour de la campagne aux villes. Maisil s’exclama : elle ne connaissait pas Paris, la merveille dumonde ; les bouillons Duval surtout l’auraiententhousiasmée ; et il l’assura que pour deux francs on ydînait très bien, café compris, avec une primeur pour dessert.Pourquoi Ladrière ne la conduisait-il pas voir l’Expositionuniverselle ? Un lapin vivant entrait dans un engrenage et àl’autre bout sortait chapeau ou gibelotte, à volonté. Cette bourdequ’il avait lue dans un journal causa un saisissement àBellotte ; elle n’y aurait pas cru sans son attestation ;et il lui réitéra la chose, très sérieux, en remuant la tète de basen haut. Alors elle lui confessa un désir : elle aurait vouluêtre garçon ; ils auraient voyagé ensemble ; maispeut-être il l’eût trouvée trop bête, une villageoise !

– Pas du tout. Il n’y en a pas à la villequi vous valent.

– Merci pour le compliment !

Elle se plaignit ensuite que Mathurin ne laconduisît nulle part ; ce mariage s’était fait contre songré ; rien ne lui manquait et elle n’était pas heureuse.

– Je sais, le petit !

Elle fit signe que oui et les yeux errants,ajouta :

– Puis encore autre chose !

Ces chuchotements, coulés à l’oreille, lesgrisaient ; une même langueur leur donnait le goût des’asseoir l’un près de l’autre dans un endroit solitaire ; etl’accablement lourd du soleil s’ajoutant à la fermentation du vindans leur sang, ils avaient les joues en feu, tous deux également.Le meunier cependant vantait à Poret les mérites du cousin ; àvingt et un ans, il gagnait déjà ses deux mille francs : plustard il ferait les affaires à son compte ; et une fierté ledilatait, pour cette parenté avec un garçon d’avenir. Mais lefermier caressait une spéculation : il s’était achetérécemment du bien, et, pour couvrir la dépense, espérait céder àMathurin six hectares de récoltes sur pied. Ladrière ayant vantél’état des céréales, il répondit :

– Tout ça ne vaut pas mes champs.Faudrait voir.

Et il lui fit ses offres.

Autour d’eux les vieilles gens étaient pris delassitude ; la longueur de la marche usait les forces ;successivement trois pensionnaires des hospices avaient été obligésde se reposer au bord de la route ; et les autres traînaient,les jambes veules. À la queue, Fripiat, l’air contrit, sans rire,hurlait toujours des mots cyniques ; Moutarde, par rivalité,imitait l’aboiement du chien ; et Joseph le Crollé avait eul’idée de se faire suivre par l’aveugle grattant son violon.Pendant les pauses, entre deux strophes, le grincement rêche del’archet sur les cordes s’entendait avec le meuglement horrible dela Tête de mort et les appels glapissants du boiteux ; laconvoitise d’un gain les avait aussi entraînés ; et comme uncrapaud monstrueux, le cul-de-jatte, à la suite, bondissait, appuyésur ses fers.

De plus en plus ces agissements irrespectueuxsemèrent la déroute dans les esprits. Ceux qui tout à l’heureavaient récriminé ne résistaient pas toujours à la contagion durire ; des filles, secouées par l’hilarité, laissaient allerleur urine sous elles ; et Bourdaille, à la longue, finissaitpar redouter comme le souffle d’un vent mauvais sur cette partie desa procession, dont il percevait, mais vaguement, le lointaintumulte. D’ailleurs, chez la plupart, les ferments de la bière etdu genièvre travaillaient ; cette chauffe de soleil à plombagitait la cuvée des estomacs ; en outre, comme pour donnerraison à Ladrière, une luxure résultait du tassement des mâles etdes femelles.

Heureusement on entrait dans les bois ducomte. Une ombre glauque s’abattit des feuillages, verdissant lesfaces ; la marche s’étouffa dans le sable mou d’une grandeallée ; et, les chants s’étant interrompus, la foule, recuiteau brasier des chemins sans arbres, humait bruyamment la moiteurfraîche des taillis. Mais des industriels avaient attendu lecortège au passage ; un homme portait sur l’épaule un mâtgarni de petits moulins en papier, dont les ailes tournaient ;des femmes se levèrent qui offraient des verres de liqueur ;et un marchand de coco, sa fontaine accrochée par des bretelles,agitait un carillon de sonnettes perpétuellement.

– Attention ! c’est le moment dumiracle, fit Michotte s’obstinant dans cette gaudriole.

Un sourire étrange détendit les lèvres de laBellotte ; sa gorge se soulevait puissante et régulière ;elle l’enveloppa dans un grand regard tranquille :

– Pourquoi pas ?

Puis ce regard se perdit dans la direction deMathurin, mesurant la distance qui les séparait.

Une sueur perlait dans sa nuque : dudoigt, elle détacha sa chemisette qui adhérait à la peau ; etCélestin aspira son âcre fumet de brune, à travers l’odeur salacedes jeunes feuilles. Tout à coup les premiers rangsstationnèrent : c’était le noble seigneur et sa famille quiarrivaient au devant des prêtres. Entre les têtes, dans le fond, lagrotte se montra, très haute, en pierres de roche ; unechapelle dans un enfoncement, était fermée par un grillage ;et des luminaires brûlaient à l’intérieur en grand nombre, parmides jonchées de fleurs coûteuses. Alors une poussée de la foulefaillit les séparer ; on s’écrasait pour être plus près dulieu bénit ; mais elle lui ceignit la taille à deux bras, avecforce, l’irritant des pointes fermes de ses seins. D’ailleursl’affolement grandissait ; des galops battaient les fourrés,aux deux côtés de l’allée ; une vieille femme fut piétinéesous leurs yeux ; et doucement il cherchait à l’entraîner versle silence.

– Viens.

Elle le supplia ; elle voulait avant toutintercéder auprès de la Vierge ; et il vit qu’elle croyait àla vertu miraculeuse de Notre-Dame de Lourdes. À coups d’épaulesils se frayèrent un chemin à travers la bousculade, enfinarrivèrent en vue de la grotte ; et tout d’une foisl’assistance ayant fléchi les jarrets, ils se tinrent l’un près del’autre, agenouillés. Puis Bourdaille et Maigret entonnèrent undernier chant auquel les enfants de chœur répondaient seuls :une grande paix s’était établie qui ne fut interrompue d’abord quepar le tintement des sonnettes du marchand de coco ; etinopinément des clameurs furieuses retentirent : c’était lePoirier qui, pour gagner ses dix mastoques, se troussaitpubliquement, les fesses tournées à la grotte.

En une seconde, elle fut roulée ; destalons lui fracassèrent les mâchoires ; les femmes surtoutl’auraient mise en morceaux ; et Fripiat, craignant uneméchante affaire, précipitamment détala avec ses galvaudeux, tousriant à gorge déployée. Cependant une réelle piété s’était emparéedes pèlerins ; chacun élevait ses adorations vers la patronnemiséricordieuse ; des valétudinaires lui demandaient le retourà la santé ; des mères l’invoquaient pour leursfamilles ; et, au frémissement de sa bouche, Célestins’aperçut que Bellotte confondait sa dévotion à toutes les autres.Dans sa niche, la statuette ainsi vénérée se dressait, en stucpeinturluré d’or et d’azur, parmi le vacillement des cierges.

Le cantique terminé, Bourdaille élargit sabénédiction par-dessus les fronts ; mais un subit aiguillon deson cor diminua la majesté du geste ; et la sérénité deMaigret, rigide à ses côtés, l’inclina à l’idée de se chausserdésormais de barquettes vastes comme les siennes. Toutefois ildomina la douleur pour accomplir jusqu’au bout sa mission ; onle vit escalader les blocs rocheux, gagner une pierre plus hauteque les autres, se moucher lentement. Il patrocina ensuite. C’étaitpar une dévotion constante que les personnes présentesobtiendraient les bonnes grâces de la Vierge ; la prière deslèvres n’était rien, si on ne mettait ses actes d’accord avec lapiété extérieure ; il fallait biner la vigne à la sueur de sachair, afin d’en récolter les fruits. Et Célestin, rapportant cetteparole à la ferveur particulière qui avait animé sa parente, lapoussa du coude comme pour l’exhorter à la méditation. Bourdailleeût parlé longtemps sans l’inattention manifeste des fidèles ;on trouva l’homélie fastidieuse après la longueur de lacérémonie ; il dépêcha la péroraison et descendit.

Alors Michotte n’eut plus qu’une idée :dépister Ladrière qui allait se mettre à leur recherche. Mais Poretne le lâchait pas, lui vantait constamment ses récoltes, et lemeunier, sur le point de conclure, était pris d’un scrupule,relativement au prix. Tous deux, nez à nez, élevaient la voix,discutant parmi les bourrades des rustres pressés de s’en aller.Maintenant, un besoin de secouer cette flemme dominicale poussaitles hommes en hâte vers les cabarets ; sur la chaussée, lesmarchandes de liqueur furent assaillies ; et l’histoire dePoirier s’étant répandue, une luxure s’allumait, qui traqua lesfilles par les sentiers. Tout à coup les groupes refluèrent devantles prêtres qui regagnaient l’église avec les enfants de chœur, labannière, l’escorte des robes blanches ; une centaine defemmes marchaient derrière, le reste du pèlerinage s’étantdispersé ; et Bourdaille jeta un regard sévère sur lacampagne, toute noire de la débandade de ses paroissiens.

– M’est avis que la meunière a tiré parci avec le cousin, dit Floupet à la Pouillette en lui montrant del’œil une robe de soie noire que le soleil moirait d’un luisant, aubras d’une redingote brun-marron. Sûrement, c’est qu’i z’ont deschoses à s’dire. Ben, Pouillette, si on tirait par là, nousdeusse ?

Aux Pâques dernières, une promesse de mariageavait été échangée entre eux, l’un et l’autre s’étant connus aumoulin, où cet enfariné de Floupet, goffe et niquedouille, maishonnête garçon, moulait le grain depuis dix ans. Et comme ilspassaient près du meunier, à l’orée du bois, ils entendirent Poretqui disait :

– Ben, voyons, là, ça tient-il ?

– Tope ! répondit Ladrière, enabattant la main dans la paume du fermier.

Le marché conclu, il pensa à sa femme.Qu’est-ce qu’elle pouvait être devenue avec Michotte ?

Derrière eux, l’allée s’allongeait vide, sansplus personne. Ils attendirent encore un instant, puis Mathurin sefrappa le front, éclairé :

– Biesse que j’suis ! I’serontretournés au moulin.

Mais deux heures plus tard, ni Bellotte niCélestin n’étaient rentrés.

Peut-être ils s’étaient attardés envisites ; la meunière avait dans le village une parentèle oùil semblait possible qu’elle eût conduite le cousin. Et il nedéplaisait pas à Ladrière qu’elle tirât vanité d’un garçon siestimable.

Toutefois, leur absence s’éternisant, unemélancolie le prit devant un bourgogne très vieux qu’il avait montéde la cave pour le déguster ensemble.

Un cri partit de la porte ; Pouillettevenait de les apercevoir au bout de la chaussée, cheminant àl’aise ; même la meunière, en cheveux, balançait son chapeaupar les brides ; et près d’elle, Michotte s’éventait avec sonmouchoir, nonchalants et las tous deux.

Alors, planté sur le seuil, il les incita à sedépêcher, les bras tournoyants, comme des ailes de moulin.

Sa gaîté lui revenait ; ce pèlerinageduquel Bellotte attendait une grossesse, surtoutl’agaillardissait ; on allait en dire de salées. Et tout desuite, quand la porte fut refermée, goguenard, avec un rire énorme,il se posta devant eux.

Du coup, ça y était, hein ? Mais Célestinne comprenant pas, il lui secoua le bras.

– Ben, oui, sot que t’es là ! leMiracle !

À quelques mois de là, le ventre de Bellottegonfla ; enfin elle accoucha d’un garçon. Mathurin ne vit pasd’empêchement à le baptiser du nom de Célestin et Michotte futparrain. Les bonnes femmes attribuèrent cette gésine inespérée àune protection spéciale de Notre Dame de Lourdes.

Et Ladrière ne se moqua plus despèlerinages.

Partie 6
LE SUAIRE D’AMOUR

Le père Roland mariait sa fille Angeline, unedemoiselle de dix-sept ans, gentille, toute rose et blanche, un peupâle encore de ses cinq années de pension chez les sœurs deNotre-Dame. Roland, qu’un veuvage prématuré avait enclin à un revifd’insouciance garçonnière, d’abord avait espéré la donner à unmonsieur de la ville. Mais des spéculations malheureuses par lasuite l’avaient rendu accommodant à la demande du fermierMaugranbroux, un quinquagénaire solidement établi en son bien àtrois lieues de pays.

Ce Maugranbroux était un rude compère, la facetannée par le soleil, une échine de vieux bœuf et l’âme d’undur-à-cuire. Célibataire invétéré, il semblait prédestiné à creveren son lit, sans postérité, du mal du vieil homme. Mais unecochonnerie d’une nièce, qui toujours lui avait tenu son ménage etbrusquement s’était amourachée d’un particulier, avec lequel elleétait allée vivre au loin, l’avait versé en une telle colère,qu’incontinent il jura de la déshériter. Et, à travers unmarchandage de bêtes, ayant avisé chez le père Roland cette grassefillette aux yeux de lin, il l’avait, à quelques jours de là,quémandée, la tête froide, tout à son idée de faire dévier sachevance. En buvant bouteille chez le notaire, Roland, ensuite,avait exagéré le prix des cinq années de pension, les talents de lafifille, les exemplaires vertus inoculées par les bonnes sœurs enleur méritante élève : – cinq médailles de sagesse et une siétourdissante innocence qu’elle persistait à croire que les enfantslevaient dans les choux.

– Faut être de bon compte, Maugranbroux.Quand on achète une jument, on met dans le prix l’argent qu’elle acoûté à élever, pas vrai ? C’est tôdis la même chose pour unefille.

Maugranbroux, pratique, avait stipulé unesomme.

Donc, après la signature à la mairie et labénédiction au moutier, – toute la ferme en l’air, les tablesaboutées à travers les deux pièces du rez-de-chaussée, sous lesnappes de grosse toile – on fêtait chez Roland les épousailles.D’un peu partout il était venu, en carriole, des parents et desamis, tous endimanchés, – les femmes en chapeaux fleuris et enrobes de soie, les hommes en jaquettes de drap reluisant, de grosnœuds de cravate sous les pointes du col. Un Roland, qui avait ungrade dans les Eaux et forêts, avait amené sa conjointe et sestrois filles. Les Mortier, des cousins par alliance, trois vieuxgarçons, maigres comme des clous, très riches, seuls portaient desblouses par-dessus de courtes vestes dont les bords dépassaient. Etun Dujacquier – un ami d’enfance d’Angeline, le fils d’une sœur dupère Roland – ficelé dans une redingote qui lui dessinait jolimentla taille, s’était mis à la boutonnière une rose, pommée et druecomme un cabu.

Ce Dujacquier – Léon – était un ami d’enfanced’Angeline. Ensemble, à la ferme, ils avaient gaulé lesgrenouilles, chablé les noix, saccagé l’espalier, mené paître leschèvres et les vaches. Au temps de vacances, la maman régulièrementleur expédiait, avec ses vieilles nippes nouées dans unquatre-nœuds, le garçonnet, d’une pousse anémiée et débile. Même endes jours d’épanchement, – les jours où Roland encaissait defructueuses recettes, – les parents avaient convenu de les marier.Mais un matin, dans une haie, on les avait surpris polissonnant,Léon, braies basses, très attentif à la pubescence de sacousine.

– Ah ! gringalet, s’était écrié lepère Roland, paraît que t’as le goût des pommes vertes. Fais tonpaquet. On t’apprendra à marauder dans la famille.

Une petite honte ensuite les avait tenus muetsl’un devant l’autre quand, l’an suivant, en conduisant la gamineaux sœurs de Notre-Dame, le fermier fit une courte apparition dansle ménage Dujacquier. Puis les années de pension les avaientséparés ; ils ne s’étaient plus revus que de rares fois ;et quand, après la cérémonie à l’église, tout le monde avaitembrassé la mariée, il s’était approché timide, un peu rougissant,avançant vers le désirable fruit de cette jeune bouche rose seslèvres gauchement souriantes sous leur blond duvet frisé. Ilconservait en son visage très doux, sous la langueur de ses yeuxcouleur noisette, obombrés de longs cils châtains, quelque chose del’air petite fille qui, aux écoles, lui avait valu l’amitié tropcajoleuse des précoces mâles barbus.

Dans la principale pièce, – une grande chambretapissée de papier à palmes bleues, une glace sur le trumeau de lacheminée, en un angle un lourd bahut dont le chêne lui sarnait sousles vernis, – les mariés et les plus huppés parmi les parents, leRoland des Eaux et forêts, les trois Mortier, les filles encored’un cousin marchand de bois et le jeune Dujacquier coude à coude,une légère moiteur aux cols et aux poignets, quelquefois, entre lesservices, aspiraient les bouffées de brises glissées, avec les volslourds des mouches, sous les basses solives fraîchement échaudées.Ensuite les tables, sous la porte de communication, sedisjoignaient, puis de nouveau, dans la chambre voisine, bout àbout s’allongeaient, présidées par le père Roland. D’abord, àgrandes goulées, on avait expédié le potage, le bœuf bouilli, lerôt aux carottes, le fricandeau verdoyé d’épinards. C’était àprésent le tour des volailles, huit chapons dodus et jûteux queRoland dans la petite pièce, Maugranbroux dans la grande,découpaient, le torse renversé en arrière, au fil des coutelas quepréalablement, après les avoir aiguisés aux rebords des assiettes,ils éprouvaient sur leurs paumes calleuses.

Visiblement Maugranbroux prenait des forcespour l’assaut noctuaire. Muet, uniquement soucieux de manducation,broyant entre ses actives molaires les tendons rétifs et les plusdurs os, ses effrayantes mâchoires chevalines claquaient dans unengloutissement sans trêve. À lui seul il eût dévoré la moitié dufestin, ses mains nouées de cordes d’arbalète sans cesse allant desverres et des assiettes à sa bouche toujours en mouvement, – et,mince, fendillée, énorme dans le cuir tanné des joues. Coup surcoup il lampait ses rouges-bords, faisait couler de l’une à l’autregencive les crus douteux acquis pour la circonstance par le madrébeau-père. On se rattrapera de la qualité sur la quantité, avaitraisonné celui-ci, – et de peur que la supercherie ne fût tropévidente, il avait commandé aux deux gaguis, les maritornes de laferme, d’alterner à des bordeaux potables, d’ailleurs en menunombre, d’abusives piquettes imitant la rinçure des jus degroseille. Aux tables, la soif, sous les flammes du midi et lespoivres secs des bouses et des crottins poudroyant, écoulait auxgosiers, comme en des bondes, des torrents de liquides. LesMortier, surtout, sournoisement, selon la remarque du Rolandforestier, s’en fichaient une, toujours lampant, se gargarisant laluette de petites rasades lichotteuses qui, à la longue, leurdonnaient une ébriété niaise et taciturne.

Maugranbroux n’avait pas dit encore trois motsà sa femme ; mais quelquefois il lui poussait le coude ou legenou, l’excitant d’aguignettes, à trinquer avec lui. Alors unémoi, en un rose nuage, passait sur le cou et les joues d’Angeline,comme devant une familiarité qui l’incitait à la pensée des autres,prochaines.

Quand, après les poulardes, la plus vieilledes servantes, Catou, qui toute petite avait promené en ses brasl’actuelle épousée, intercala sur la nappe encombrée de rogatons etde légumes chavirés les plats où, en des sauces relevéesd’échalotte, marinaient les étuvées de pigeons, il commençaseulement d’éprouver l’étourdissement vague de la plénitude. Maistoutefois, s’étant servi une copieuse portion de la fricassée, illoucha vers Angeline, et avec un rire, le premier dont s’écarquâtsa face, il lui dit :

– Je t’parie six sous que j’avale les osavec. J’broierais du fer avec les dents, tel que tu m’vois. Et tum’vois ben, hein ?

L’enfant riait, un peu honteuse, osant à peinelever les paupières, toute pâle en ce grand jour qui lui changeaitsa vie, – avec une fierté cependant pour sa belle robe en faille, –et à petites fois tournait la bague qui lui cernaitl’annulaire.

À peu près seul parmi les convives se piffrantet bornoyant du côté des flacons, Léon, assis devant elle, le dos àla clarté des fenêtres, prenait encore attention à ses gentillesminauderies de pensionnaire en qui se levait la petite femme. Dansla blancheur du jour, ses frisettes mi-collées aux tempes et lescoins de la bouche emperlés d’une bruine légère, elle gardait unair réservé, sérieuse, touchant à peine aux nourritures, humectantseulement, pour répondre à quelque santé, sa lèvre à son verre, lepetit doigt relevé avec l’éclair pâle de ses ongles, – et presqueconstamment, par contenance, roulant du plat de son index des miesde pain sur la nappe. Plusieurs fois, leurs regards serencontrèrent ; alors son embarras semblait redoubler. Etlui-même baissait ses longues paupières, gêné de sa gêne à elle, –troublé aussi du soupçon de sa chair qu’une main de barbondévêtirait.

Ensuite, les disques démesurés des tartesvariant les noirs pruneaux saupoudrés de sucre, les fromages à lapellicule brune et les riz couleur de colzas mûrissants, évoquèrentl’image de meules de moulins échouées dans l’ampleur de la table.Roland s’était mis à l’aise en dépouillant la redingote, et lesplus âgés, à son exemple, arboraient la pâleur azurine des manchesde chemise. Tous, d’ailleurs, avaient fait sauter les boutons desgilets, et goguelus, les canines au clair, avec des roulementslourds de prunelles et des gestes battant l’air, vantaient leurforce ou amorçaient des trafics.

Un bouchon de soufreux champagne sauta. Il yeut des cris ; le forestier, piété sur ses ergots, célébral’honneur du mari, la candeur de l’épouse. Et, tout à coup, levieux Roland, la parole en bouillie, fut pris d’un retour depaternelle ferveur :

– Rends-la heureuse, au moins, car moi,j’y perds le meilleur cœur ed’fille qu’ait jamais battu.

Maugranbroux alors, reconquis à son sang-froidd’homme d’affaires et supputant la somme baillée pour l’acquit dela petite, eut un haut-le-corps, regimba :

– T’y perds ! M’est avis, aucontraire, que tu fais là un fier marché !

Mais Roland protestait :

– J’te dis que tu l’as pour rien !Si m’avait fallu tant seulement compter tout ce qu’alle m’a coûtéde soins et de peines à en faire une demoiselle, c’serait des centet des cent que t’aurais à me débourser.

Angeline sentit dans sa nuque lechatouillement d’une haleine qui lui coulait avecdouceur :

– Ma cousine, je bois à votrebonheur.

Elle se leva très vite, comme effarée de lesavoir si près, et, choquant son verre contre celui qu’il luitendait, sans le regarder, elle lui répondit :

– Ah ! merci, mon cousin !

Une partie de la noce s’était levée, ballait àtravers les cours, le long de l’étable et de l’écurie, en pipant etfumant des feuilles de chou, les prunelles rondinant dansl’apoplectique vermillon qui marbrait les faces. Et ils demeurèrentun instant seuls, les narines remuées, regardant la nappe, sansrien trouver à se dire. Mais Maugranbroux, de la porte où il avaitsuivi le père Roland, s’écriait :

– Viens donc par ici, ma femme, quéj’réluque un brin ton poil au grand jour du soleil.

Léon ensuite les vit qui, bras dessus brasdessous – le grand paysan osseux et l’enfantile bachelette, –viraient parmi les groupes, lui raide et dur, les pommettesinaltérées dans son long visage de pierre, debout comme un chênesous la cuite de soleil qui chez les autres mûrissait l’ivresse.D’une irréfléchie et jalouse colère, alors il arracha la rose de saboutonnière et la piétina.

Mais tout à coup Maugranbroux fut raccrochépar un torve et louche pitaud – tenancier d’une petite bordevoisine – lequel, mine oblique, lui insinuait la cession d’un lopinqu’autrefois avait guigné le riche fermier. Un incendie, l’incurieaussi l’ayant induit en mal d’argent, il arrivait tenter l’affaire,en s’excusant de si mal tomber.

– La faim fait sortir le loup du bois,pensa Maugranbroux.

Et tout de suite regagné à la passion de laterre, sa ruse s’incita à la perpétration d’un bon coup.

– Eh ! la fermière, dit-il àAngeline, va-t’en donc voir là-bas si j’y suis. Les affaires sontles affaires, pas vrai ! Le plaisir vient après.

Plantés l’un devant l’autre, ils avaient gagnéun coin où, nez à nez, ils se parlaient. Les convives, à présent,refluaient vers les tables où, dans des bols de faïence enluminésde floraisons crues, les servantes venaient de verser le café. Lepère Roland, ensuite, tira du bahut les liqueurs. La fermentationdu vin, activée par l’air des cours, encore s’accéléra aux chaleursde l’alcool. Et un brouhaha, avec la fumée plus dense des cigares,s’échappait des fenêtres, traînant jusqu’à Maugranbroux, quitoujours s’atermoyait en ses marchandages. Léon, de sa place,appuyait des regards lourds sur la petite mariée, toute seule, avecla place du vieux mari vide auprès d’elle.

– Où diable reste donc mon gendre ?s’exclama au bout d’une heure le vieux Roland.

Des voix sur le seuil appelèrent :

– Maugranbroux !

Mais ils avaient quitté la ferme, tous lesdeux. La vachère affirma les avoir vus remonter le chemin du côtéde l’église. Et quelqu’un s’étant avancé en dehors de la cour, auloin regardait, les mains en abat-jour sur les yeux. Deuxsilhouettes, dans la distance, gesticulaient, découpées sur lesroses flambées du couchant. À la fin, il arriva un gamin queMaugranbroux dépêchait à Roland.

– C’est l’grand vî qui m’envoie,nasilla-t-il. I m’a dit com’ça d’vô dire qu’il était allé avecl’homme voir la terre à trois pétées de fusil, mais que s’madamen’avait qu’à prendre les devants dans leur carriole, qu’y auraitben du monde pour l’acconduire et que tant qu’à lui, i reviendraittout droit t’à l’heure à s’maison, avec la carriole d’à m’sieuRoland.

Roland tapa ses paumes l’une dans l’autre avecla lippe admirative d’un matois pour un plus matois que lui.

– C’est un fier gaillard, ton mari,dit-il à Angeline. Avec lui, y a pas d’danger que tu meuresed’faim, i n’attache pas ses chiens avec des saucisses.

Le soir tombé, il fit atteler la birouchetteavec laquelle Maugranbroux était venu. Et tandis que, dans lescrépusculaires pénombres, le petit ardennais quoaillait en râpantle pavé de la pince, une scène d’attendrissement jeta la fille auxbras de son père :

– Ah ! papa ! papa !adieu, papa ! sanglotait-elle.

Roland se raidissait :

– Non ! non ! C’est qu’un petitmoment à passer ! Quand tu seras dans ta ferme, t’y penserasseulement plus !

Mais un ennui le travaillait. Déjà les Mortieravaient quitté la ferme ; le forestier et sa tribu achevaientde s’empiler dans la tapissière qu’un de leurs voisins leur avaitprêtée ; et parmi ceux qui restaient, la plupart, blettis parla boisson, s’écachaient en travers des tables. Alors il s’adressaà Léon :

– Voyons, clampin ! T’es mon neveu.Ben, y m’semble que c’serait à toi plus qu’à un autre à faire lapolitesse à ta cousine ed’l’accompagner jusqu’à sa ferme. Tucoucheras chez eusse, et l’matin, comme ça, tu t’en iras sans lesdéranger.

Et d’un gros rire il ajouta :

– Faut pas déranger les amoureux, pasvrai !

Le jeune Dujacquier acquiesça. Il se hissa surle siège, prit les rênes, et Roland lui-même assit à côté de luiAngeline qui ne pleurait plus et gaîment, en lui tapotant lesabajoues, lui recommandait de lui faire envoyer, dès le lendemain,trois lapins familiers auxquels son cœur s’était voué.

– Sois tranquille, ricanait le groshomme. T’en auras bien d’autres à soigner plus tard. Mais to d’mêmej’ferai la commission.

Et de loin, – les caillasses du chemin déjàgrinçantes au giroiement des roues, – ils l’entendirent qui leurcriait encore :

– Tout droit le pavé… Puis vous passerezle bois… Ensuite vous longerez les étangs… Y a pas à s’tromper.

D’abord ils traversèrent le village, puis lespetites lumières aux vitres décrurent derrière eux ; et desdeux côtés de la route, des blés, des cultures, des frichess’allongeaient. Ensuite une masse noire crénela au-dessus de laroute les pâleurs vespérales. Et ayant à demi tourné leurs visagesl’un vers l’autre, ils ne voyaient plus dans la nuit du bois quedeux taches pâles que les cahots faisaient osciller.

Subitement il éclata :

– Ma cousine ! Ma pauvrecousine !

Des sanglots déchiraient sa gorge : illui avait passé les bras autour de la taille. Cette douleur à lafin lui mollissant le cœur, elle-même eut une peine sourde qui trèsvite levait ses jeunes seins coup sur coup. À travers ses larmeselle lui disait :

– Qui aurait dit, hein ? que jepleurerais le jour de mes noces. Pauvre Angeline ! Ahoui ! Mon père voulait : je n’étais qu’une petite fille.Sait-on ce que l’on fait quand on dit oui à un homme qui vousmarie… D’abord, moi, j’ai pas même dit oui… Mon père un jour estentré, il m’a dit : « C’est le fermier Maugranbroux quiest en bas : il te demande en mariage ; tu le connaispas ! Ça ne fait rien, tu le connaîtras plus tard. Une belleferme et des écus ! » Alors on m’a acheté des robes,j’étais bien contente… Et puis, quand je t’ai revu, j’ai pensé àpart moi que j’aurais bien plus de contentement à être ta femme quecelle de ce vilain homme.

Les sanglots de Léon alors éclatèrent plusconvulsifs.

– Ah ! oui, ma femme ! On restecomme ça des années sans se voir ; mais quand on se retrouve,c’est comme si on n’avait jamais cessé d’être ensemble. Et alors ilest trop tard, ah oui, trop tard !

Elle voulut le consoler.

– Écoute, ce n’est pas une raison pour neplus se revoir à l’avenir… Tu viendras à la ferme… On restera devieux amis.

Mais il hochait la tête :

– Non, ce n’est pas la même chose. Il yaura toujours entre nous cet homme, vois-tu !

Ensuite, ils se reparlèrent de leur petiteenfance, de leurs jeux, de leurs galopées à travers les cours etles greniers. Une fois, en courant après un papillon, elle étaittombée dans le purot ; il avait aussitôt sauté dans lesbourbes pour l’en retirer ; toute l’après-midi ensuite ilsétaient restés à se sécher dans l’herbe du pré. Personne n’avaitrien su.

Bientôt les taillis s’éclaircirent ; unemolle et stellaire lumière ajoura les frondaisons ; et laroute tournant, ils aperçurent entre les arbres, au bas de la côte,une large étendue d’eau qui s’argentait au clair de lune.

– Déjà les étangs !soupira-t-il.

Et il lui offrit de quitter la route et desuivre la berge à pied ; le cheval les suivrait. Ses légèresbottines emperlées aux herbes, troussant à demi sur son jupon blancsa belle robe d’épousée, elle marchait à ses côtés, pesant un peusur son bras.

– Tiens, dit-il, au bout de quelques pas,asseyons-nous un peu là, au bord de l’eau. Ensuite je fouetterai lebidet et ce sera tout, tu seras chez ton mari.

Devant eux, par delà les cannaies, dans laclarté très douce, le grand étang chantait la complainte des nuitsnuptiales. Une musique lente, et qui parfois s’enflait, comme undésir ou une plainte, montait du ventre des grenouilles, mêlée àl’aigre et grinçant cailletis des fauvettes des roseaux. Et unpetit vent, comme une chatouille, humidement leur passait sur lapeau, sous l’ombre chevelue d’un saule au pied duquel ils s’étaientassis. Alors, dans cette joie grave du paysage et des nocturnesbestioles, elle sentit soudain son petit cœur de vierge lui monteraux lèvres :

– Ah ! mon cousin, si tu savaiscomme j’ai peur… Qu’est-ce qui va m’arriver ?… Si ce vieilhomme allait m’embrasser !

Il eût voulu la consoler à son tour, mais ungrand tremblement l’avait pris, et tout à coup, il la serrapassionnément dans ses bras, repris à ses larmes etcriant :

– Ah ! je suis bien plus malheureuxque toi, va !

Un bruit de roues mordant les cailloux de laroute derrière eux leur fit dresser l’oreille.

– Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, sic’était déjà le fermier !

Le roulement à présent s’accélérait. Dans unerumeur de rires et de cris, ils distinguèrent la voix deMaugranbroux. Et debout l’un contre l’autre, secoués d’une grossepeur, ils ne savaient à quel parti se résoudre.

– Retournons chez papa, dit-elle toutbas.

Mais il hochait la tête. Non, il valait mieuxles laisser passer. D’ailleurs, quel mal avaient-ils fait ? Onimaginerait un prétexte pour expliquer leur arrivée tardive à laferme.

Quand, au bout d’une heure, le petit cheval,fumant de sueur, enfila enfin la berne des douves, ils trouvèrentMaugranbroux errant, furieux, à travers les cours.

– Ah ! c’est toi, ma femme !cria-t-il dès qu’il les vit. V’là pas mal ed’temps qué j’suis là àm’rouiller à t’attendre pendant que tu t’en fais conter par ceblanc-bec. Hardi ! houp ! viens-t’en ici que j’te regardesous l’nez. Nom de Dios ! faudrait pas qu’on m’ait gâté lamarchandise !

Le joli Dujacquier, descendu le premier,tendait la main à la cousine ; mais le fermier l’écarta d’unebourrade, puis arrachant Angeline du siège et l’emportant en sesbras, – toute palpitante sur ce dur cœur de vieillard, – ilfranchit le seuil, s’engouffra dans le vestibule, gravitl’escalier.

D’en bas, Dujacquier, entré plus mort que vifdans la pièce commune, où les gens de la noce, ramenés parMaugranbroux, achevaient de se soûler abominablement, entendit ungrand cri et d’autres cris, plus faibles à mesure.

– Pour sûr, il l’égorge,s’éplora-t-il.

L’oreille tendue par-dessus les pesanteshilarités des buveurs, – un mortel silence en la vide maison oùvenait d’expirer la suppliante clameur, à présent l’oppressait.Mais soudain, à l’étage, une porte battit et sous un pas pressé,lourd, trébuchant, les degrés gémirent. Devant la rauque etimbriaque tablée, dressé de toute sa taille, les joues crevées d’unlarge rire muet, Maugranbroux apparut, tramant après soi la pâleurd’un drap qui, sur ses talons, balayait le carreau. Alors,terrible, un penser s’empara du petit cousin ; elle étaitmorte, roulée sans doute en ce linceul ! Et il ferma les yeux,pour ne pas voir la meurtrissure de la tendre chair rose.

Parmi les brocs, sur la nappe vernissée, leténébreux paysan, d’abord sans une parole, éploya l’antique toilehéritée des ancêtres et toujours dévolue à leurs ruralesépousailles. Et comme tous, l’œil clignotant sous de flasquespaupières, le regardaient sans comprendre, il promena son calleuxindex sur la trame bise ; – et son rire sournois encoreélargi :

– J’croyais d’abord être volé. Mais, parma foi, y a pas à dire, j’en ai pour mon argent. Tâtez etreniflez : c’est ben du sang de pucelle ou j’ai la berlue.Ah ! mais !

Vive et moite, en travers du drap, s’étoilaitla rouge fleur des virginités. Tandis que, gouailleurs, les pataudsau fumet impudique se délectaient la narine, – Dujacquier –oh ! le sacrilège rapt et pour lui quel douloir ! – sesentait monter aux yeux d’âcres larmes jalouses, devant cetautre suaire où du flanc de l’épouse avait coulé lavie.

– Ah ! pensait-il, morte pourmorte ! Elle est bien morte, ma pauvre cousine !

Partie 7
UN MARCHÉ

– C’sacré chameau-là, v’là qu’alle estbonne à taureler ; et, pour sûr, si alle trouvait seulement unhomme à sa mesure, alle s’ferait faire un éfant par l’nez, –hognait le paysan Heurtebise en traquant par les purins sa filleUrsmarine.

Elle était la dernière d’une dizaine de garset de bachelettes que, pour alimenter l’industrie de la mère, ilavait scrupuleusement engendrés en des copulations lucratives etopiniâtres. La Nou – ainsi appelait-on encore la vieille Lalie –pendant près de vingt ans, telle une copieuse et intarissablelaitière ! avait loué ses mamelles à des postérités rebutéesde leurs génitrices et qui, racolées par l’entremise des agences,étaient venues des villes et des banlieues sucer à ses infatigablestrayons la liqueur essentielle. Tant que sa race avait germé, onl’avait connue trôlant en son courtil ou vaguant par les sentesavec le double faix – en son giron bouleux – d’une paire denourrissons lui tétant goulûment les bouteilles et qu’elleabreuvait du riche flux de sa vie, comme si tous deux lui fussentissus bessons du flanc. À ce métier, loin de maigrir, elle avaitgagné l’embonpoint maladif des mères trop fécondes. C’était àprésent – cette Nou – sur ses piliers cerclés de bourrelets degraisse où les bas glissaient sans pouvoir se fixer, une adipeuseet blette femelle dont le torse, sans trêve malaxé par les potesmenottes des générations, ballait en des amas de chairs et depeaux, sous la flasque retombée des gibbasses effroyablementravagées. Et devenue molle au travail, après tant de gésines etd’allaitements qui l’avaient accoutumée à une vie ruminante etpassive, elle traînait par la maison, dure non moins que le père àcette Ursmarine qui leur restait de la couvée petit à petitdispersée en des hymens ou des métiers, au loin.

– Sûrement alle est pas d’not’sang, c’tegrande bique-là, rognonnait le vieux dur-à-cuire, quand tout montéde colère contre sa veulerie de grosse fille gnan-gnan, il l’avaittalochée à pleines paumes ou bourrée dans les omoplates. C’estcor’plus vache qu’eun’portée ed’gens d’la ville. Faut croire qu’tut’seras abusée en la nourrissant, celle-là, et que’la not’estqueuqu’part à c’t’heure à faire la mamzelle cheu des bourgeois,dont c’est la leur qué nos est demeurée.

Largement plantée sur les orteils, déjàtétonnière et maflue, avec ses joues mordues de couperose sous lepoil filasse qui lui tombait à travers ses grises et somnolentesprunelles, la pitaude, par sa stupidité et ses flemmes anonchalies,semblait justifier les éternelles objurgations de ses ascendants.Son mufle de fraîche génisse aux sensuelles babines lippues,niaisement s’écarquait aux approches des drilles quelquefois lalutinant par-dessus la haie, et le reste du temps s’immobilisaitd’un air d’hébétude et de bonace. En ce ménage où seul l’hommesouquait, pris par la terre et de vagues industries rurales, encoregromiande elle avait été dévolue aux grosses besognes de la lessiveet de l’entretien domestique, dès la piquette du jour arrachée à salitière et jusqu’à la nuit ployant les reins sur de quotidiensservages. Avec les ans sa condition de patiras toujours rabrouées’était faite plus lourde, – l’hiver hersant le champ ou brouettantles fumiers, l’été fauchant ou fanant sous les plombs solaires, auprintemps bêchant avec le père la glèbe pierreuse où le soir souselle lui mangeait son ombre. Et, en outre, il lui fallait menerpâturer la vache et les porcs, monter aux arbres pour la cueillettedu fruit, en septembre déverser les tines fétides sur lafermentation des choux. Guenilleuse, une courte jupe aux hanchessous le casavet sans agrafes bombant aux pommes de sa gorge, – etjusqu’à seize ans couraillant par les chemins, ses rouges cuissespresque à nu sous le retroussis des coups de vent, les boutons deses seins fleurissant par la bayure de la serpilière, – à peinemaintenant, ses dix-huit printemps révolus, elle s’avisait dusecret commandé à la chair. Comme un jour, sans vergogne pour lesvoisins, elle chassait – ses cottes hautes – parmi ses lombesbubelés d’ampoules une tenace vermine, un sabot que du seuil luilança la Nou, en même temps que ricanait la huée d’un valet delabour dans l’enclos prochain, l’incita à désormais celer sanudité.

Telle la sauvageonne avait poussé, indolenteet un peu simple, jachère que le soc n’avait pas fouie et où aucunesemence, hors la graine de nature, n’avait pu lever. Ouvrière sansentrain, les mains ballantes au long de ses hanches, c’était chaquejour pour elle la maussade corvée que ne payait nulle récompense etqui, au gré du couple bourru, ne semblait jamais compenser le painet la platelée de pommes de terre dont elle se regoulait. Parsurcroît, comme stimulé d’une boulimie, toujours son croît sanguinrequérait la pâtée. Aucune nourriture ne l’assouvissait.

– Ça vous mangerait la poule etl’œuf ! disait Heurtebise en tapant l’air de ses poings.

Et tous deux, la femelle et le compère, pleinsd’invectives pour les exigences de son estomac, ne s’arrêtaient pasde vitupérer contre la disproportion – à leur idée – de cettebouche gourmande et de ce labeur insuffisant.

Un jour Heurtebise, étant à vider son purot,vit entrer dans la cour un petit homme râblé et courtaud, la minegoguelue, sa casquette un rien de guingois sur la mèche grise quilui virgulait le temporal.

– C’est-y bien le fermier des Brau quév’là, dit-il en s’interrompant de brasser ses puantes urines. Maisj’vois ben, j’fais pas erreur, c’est ben lui. Si c’est qu’y g’n’y aqueuque chose à vot’sarvice, entrez. Y a là not’femme qui voustiendra compagnie pendant que j’vas me tirer de là.

– Ben oui, là, je passais ; on estd’s’amis, pas vrai ? Et je m’suis dit comme ça, faut voir unpetit peu ce qu’y retourne du camarade et de sa femme.

Macquoi, ainsi parlant, se dandinait sur sesjambes ragotes, les mains dans les poches de sa veste, sous sablaude retroussée par devant, – et du genou repoussait le nerf debœuf dont la lanière s’enroulait à l’un de ses poignets. Ilséchangèrent encore quelques politesses, et, tout à coup, à petitspas de flânerie, le penard se dirigea vers les huttes où, de leurgroin camus soulevant le dessous des portes, hognonnaient lesgorets.

– Ouais, pensa Heurtebise, viendrait-ilpour faire marché ?

Mais le fermier, – un des gros marchands deporcs du pays – après avoir, par les seuils qu’il ouvrait à mesure,supputé les viandes et les couennes, à présent de toute sa forcecontrebutait d’une pesée de ses reins la clôture à laquelle unepuissante laie donnait l’assaut.

– J’regardais ce que t’as là d’jambons,fit-il ensuite en lâchant une bordée de gros rires.

– C’est-y qu’y sont à ton goût,interrogea Heurtebise, qui, enfin sorti du puisard, ses culottes depilou de haut en bas empouacrées d’éclaboussures, torchait sesmains à un tapon de paille.

– Du goût ! j’dirais pas non, sialles étaient plus grasses et venantes, tes bêtes ! Mais vrai,là, t’as pas là d’quoi faire mon affaire.

Heurtebise haussa les épaules, tirejuta unenoire salive de chique, et, se baissant, du même bouchon de chaumequi lui avait servi à se déterger les paumes, se mit à frotter sessabots.

– J’suis point pressé dit-il, j’ai letemps. Entre boire une chope to d’même.

Le fermier d’abord remercia, mais, Heurtebiseinsistant, il finit par le suivre ; et tous deux, maintenant,debout l’un devant l’autre, les bras croisés, causaient amicalementrécoltes et regains, évitant de faire allusion aux porcs. Rencognéedans l’âtre, l’énorme Nou, toute suante de la chaleur del’après-midi, les fanons à l’air, pelait mollement des pommes deterre, une seille entre les genoux.

– Hé, Ursmarine, hucha-t-elle sans bougerde sa place, va m’querre une potée d’eau.

On entendit hier la poulie du puits et au boutd’un instant, traînant ses patins, la gagui pénétra dans lachambre. Aussitôt Macquoi s’extasia :

– C’est ta fille ? Mâtin ! Unrude morceau ! J’te fais compliment.

– Peuh ! fit Heurtebise, alle va surses dix-neuf.

– J’lui en aurais donné d’jà vingt, tantelle est façonnée.

Ursmarine, à l’ordinaire, écarquait son rirebenêt, en tortillant le bas de son tablier entre ses doigts gourds.Mais brusquement la mère gronda :

– Quoi qu’t’as à rester là, commeeun’perche à z’haricots ? Faignante ! c’est-y qu’çat’pèle les mains ed’travailler ?

Macquoi alors protesta.

– Mais non ! mais non ! laissezdonc, mère Heurtebise. Ces grandes filles, ça aime jaser un brin.Pas vrai, la fille ? Ah ! moi, là, j’suis toujours commeà vingt ans. Y a pas d’plus tendre qué moi !

Il clignait de l’œil et cognait Heurtebise ducoude.

– Pour sûr, alle a du bon, déclara lematois, se laissant aller par habitude à vanter son bien. Y a pascomme elle pou’l’travail. Un vrai cheval ! Et toujourscontente, douce comme du sucre, pas plus de vice que sur la main.Allez, j’vo’l’dis.

La Nou avait levé la tête et regardait sonhomme, prête à le démentir. Mais un regard qu’il lui coulaobliquement la rendit prudente, et il continua à claironner sesmérites, ne tarissait pas sur son honnêteté et sa vaillance.

– Hé ! hé ! dit à la finMacquoi, si queuque jour elle avait envie de s’placer, on pourraitvoir à s’entendre. Y a jamais trop d’bras, cheu nous. Et sansm’flatter, j’regarde point à la nourriture, vous savez. Mais v’làassez d’temps qu’on est là à jaser. Hein ! camarade ! sion allait revoir cor’une fois les cochons ?

Au bout d’une heure seulement, il se décidapour la laie. Heurtebise en demandait cinquante pièces ; il enoffrait quarante seulement ; et après un long abouchement, ilsacceptèrent de partager la différence. Mais Macquoi mettait unecondition : c’est qu’on lui amènerait la bête à la ferme.

– Ta fille l’acconduira. On lui donneraun chapelet bénit et, avec, une poignée de mastoques pou’s’acheterdu ruban. Et si l’cœur lui en dit ed’travailler cheu nous,ben ! alle reviendra faire son paquet… J’suis un homme, pasvrai ? J’peux pas mieux dire.

À le voir bigler par-dessus ses vermillonnesabajoues du côté de la grasse pucelle – la lippe lustrale et en laprunelle un ardillon, – une ruse s’alluma en Heurtebise.

– C’est donc qu’t’en as envie et que tul’aimerais comme servante à ta ferme ? dit-il. Moi, j’dis pasnon, mais faudrait voir d’abord quelle somme qu’t’en bouterais.

– Oh ! répondit Macquoi, pou’d’bonsgages, c’seraient d’bons gages. J’lui donnerais dix francs,là ! Ça t’va-t-il ?

– Rien qu’deux pièces ? Ah !ben non, qu’tu l’auras point à ce prix. Alle nô vaut l’double, quéj’te dis.

– Comme t’y vas ! Ben ! fais lavenir, qué j’lui revoie un peu le museau. On n’achète point chat ensac.

Heurtebise héla :

– Ursmarine !

Et quand elle fut là, le robin se mit à luichatouiller le menton, la pinça sous les aisselles, finalement luitapota la joue en risotant :

– Alle est grasse, par ma foi, grasse etde bonne chair, y a pas à dire… Ben, sans marchander, et parcequ’on s’connaît, j’lui donnerai quinze francs de son mois. Quinzefrancs, t’entends ben, ma fille !

– Quinze francs ! calculaitHeurtebise. Ça va, mais t’en auras ben soin, hein ? Une sibonne fille ! Et qu’a pas sa pareille pourl’honneur !

La Nou fut requise, et ensemble on convintqu’Ursmarine partirait le lendemain avec la laie pour les Brau où,sans autre délai, elle commencerait son service.

Elle, la rouge garcette, quiète et docile,comme la taure qu’on mène œuvrer, avait sans une parole assisté audébat.

Mais, comme le prix de la laie pièce à piècecompté sur la table, Macquoi, content de son double marché,s’apprêtait à les quitter, tout à coup les yeux de Heurtebise serencontrèrent avec ceux de sa femme ; et une commune penséeleur vint, qu’ils comprirent sans s’être rien dit.

– Dis donc, farmier, pendant que t’eslà…

Il se gratta le sinciput, trouvant quelqueembarras à formuler son idée.

– J’voulais te dire, rapport à la petite…Là, si t’prenait l’envie, – comprends bien, – de la garder… On nesait pas, hein ? ce qui peut arriver… Oh ! c’est pasqu’alle nous gêne, Dieu merci, non ! Mais enfin, v’là… Lesfilles, c’est les filles, comme les génisses c’est les génisses… Onsait bien qu’c’est fait pour aller à l’homme… Ben, si c’était tonidée, en nous bâillant vingt pièces, là, tout d’un coup, c’seraitmarché conclu… On n’aurait pu rien à y voir… Et, nom de Dio, c’estpas pour vanter not’marchandise, mais elle est bâtie en os et enviande. Hé, Ursmarine ! viens donc qu’on t’montre à ton bonmaître.

Brutalement il lui fit sauter le gorgerin,dépouilla sa jeune épaule ronde et du plat de la main lui claquantsa chair rougeaude et drue :

– Tâte un peu pou’voir ! Oh !ça ne coûte rien ! ricanait-il.

Macquoi, d’abord mis en défiance par leslouches et obséquieuses allures de Heurtebise, à présent sentaitfourmiller en lui son vice foncier.

– Ah ! ben ! ah !ben ! disait-il en soufflant des narines et rondinant sonpetit œil porcellaire sous ses pileux sourcils chinchilla…

(De la bise toile marinée aux sueurs de lapeau, soudain, comme par hasard, jaillit, sous les doigts impurs dupère, le rose pitan des seins. Alors il ne se posséda plus.)

… – Ah ! ben ! ah ! ben !d’autant que c’est comme ça, j’donne les dix pièces, na ! Maistu me feras un papier comme quoé, si c’est qu’alle vêle, ta fille,j’la garde, mais c’est toé qui nourriras l’veau. Les affaires sontles affaires.

– Allons cor’vider une chope, fitHeurtebise, hilare.

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