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Chronique du règne de Charles IX

Chronique du règne de Charles IX

de Prosper Mérimée

AVANT PROPOS CHARLES IX

Saint-Germain-en-Laye (1550)– Vincennes (1574) Roi de France (1560-1574) Il fut le deuxième fils d’Henri II et de Catherine de Médicis.

Il succéda à son frère François II qui n’avait régné que quelques mois. Il monta sur le trône à un âge encore plus précoce : dix ans. Ce fut bien sûr sa mère qui continua l’exercice du pouvoir. Plus exactement, elle profita de ce changement de souverain pour contrebalancer l’influence des Guise en faisant participer le champion de la cause huguenote, Coligny. Charles IX était tout aussi fragile physiquement et psychologiquement que ses frères. Il était inconstant, tantôt sous l’influence de sa mère, tantôt sous celle de Coligny.

En 1570, sa mère mit fin à la troisième guerre de religion en lui faisant signer la paix de Saint-Germain qui accordait la liberté de culte aux protestants, ainsi que plusieurs places fortes, dont La Rochelle. Il se lia peu à peu d’amitié avec Coligny qui en profita pour le convaincre de relancer la guerre des Flandres, dans laquelle la France devait porter secours aux protestants contre l’intolérance du pouvoir espagnol.Sa mère, qu’une guerre ouverte avec l’Espagne inquiétait, décida avec l’aide des Guise l’élimination de Coligny. Mais l’attentat rata. Affolée par les conséquences de ce ratage, alors que Paris hébergeait un grand nombre de protestants venus assister au mariage d’Henri de Navarre, Catherine, avec l’aide de son autre fils Henri,convainquit Charles IX de l’élimination de tous les chefs protestants. Ce massacre qui eut lieu lors de la Saint-Barthélémy(24 août 1572) s’emballa avec la participation de tout le peuple et s’étendit à toute la France.

Tout au long de son règne, il souffrit de la préférence de sa mère pour son frère Henri. Il se réjouit lorsque celui-ci dut partir après son élection au trône de Pologne(1573). Mais, malade, il mourut à la veille de ses 24 ans. Il fut remplacé par son frère Henri, le duc d’Anjou et bref roi de Pologne.

PRÉFACE

Je venais de lire un assez grand nombre demémoires et de pamphlets relatifs à la fin du XVIèmesiècle. J’ai voulu faire un extrait de mes lectures, et cetextrait, le voici.

Je n’aime dans l’histoire queles anecdotes, et parmi les anecdotes je préfère celles oùj’imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères àune époque donnée. Ce goût n’est pas très noble ; mais, jel’avoue à ma honte, je donnerais volontiers Thucydide pour desmémoires authentiques d’Aspasie ou d’un esclave de Périclès ;car les mémoires, qui sont des causeries familières de l’auteuravec son lecteur, fournissent seuls ces portraits de l’homme quim’amusent et qui m’intéressent. Ce n’est point dans Mézeray, maisdans Montluc, Brantôme, d’Aubigné, Tavannes, La Noue, etc.… quel’on se fait une idée du Français au XVIème siècle. Le style de cesauteurs contemporains en apprend autant que leurs récits.

Par exemple, je lis dansl’Estoile cette note concise :

« La demoiselle de Châteauneuf,l’une des mignonnes du roi avant qu’il n’allât en Pologne, s’étantmariée par amourettes avec Antinotti, Florentin, comité des galèresà Marseille, et l’ayant trouvé paillardant, le tua virilement deses propres mains. »

Au moyen de cette anecdote et de tantd’autres, dont Brantôme est plein, je refais dans mon esprit uncaractère, et je ressuscite une dame de la cour de HenriIII.

Il est curieux, ce me semble, decomparer ces mœurs avec les nôtres, et d’observer dans cesdernières la décadence des passions énergiques au profit de latranquillité et peut-être du bonheur. Reste la question de savoirsi nous valons mieux que nos ancêtres, et il n’est pas aussi facilede la décider ; car, selon les temps, les idées ont beaucoupvarié au sujet des mêmes actions.

C’est ainsi que vers 1500 un assassinatou un empoisonnement n’inspiraient pas la même horreur qu’ilsinspirent aujourd’hui. Un gentilhomme tuait son ennemi entrahison ; il demandait sa grâce, l’obtenait, et reparaissaitdans le monde sans que personne pensât à lui faire mauvais visage.Quelquefois même, si le meurtre était l’effet d’une vengeancelégitime, on parlait de l’assassin comme on parle aujourd’hui d’ungalant homme, lorsque, grièvement offensé par unfaquin[1] , il le tue en duel.

Il me paraît donc évident que les actions deshommes du XVIème siècle ne doivent pas être jugées avecnos idées du XIXème. Ce qui est crime dans un état decivilisation perfectionné n’est que trait d’audace dans un état decivilisation moins avancé, et peut-être est-ce une action louabledans un temps de barbarie. Le jugement qu’il convient de porter dela même action doit, on le sent, varier aussi suivant les pays, carentre un peuple et un peuple il y a autant de différence qu’entreun siècle et un autre siècle[2] .

Méhémet-Ali, à qui les beys des mameluksdisputaient le pouvoir en Égypte, invite un jour les principauxchefs de cette milice à une fête dans l’enceinte de son palais. Euxentrés, les portes se referment. Des Albanais les fusillent àcouvert du haut des terrasses, et dès lors Méhémet-Ali règne seulen Égypte.

Eh bien ! nous traitons avecMéhémet-Ali ; il est même estimé des Européens, et dans tousles journaux il passe pour un grand homme : on dit qu’il estle bienfaiteur de l’Égypte. Cependant, quoi de plus horrible que defaire tuer des gens sans défense ? À la vérité ces sortes deguet-apens sont autorisés par l’usage du pays et parl’impossibilité de sortir d’affaire autrement. C’est alors ques’applique la maxime de Figaro : Ma, per Dio,l’utilità !

Si un ministre, que je ne nommerai pas, avaittrouvé des Albanais disposés à fusiller à son ordre, et si, dans undîner d’apparat, il eût dépêché les membres marquants du côtégauche, son action eût été dans le fait la même que celle du pachad’Égypte, et en morale cent fois plus coupable. L’assassinat n’estplus dans nos mœurs. Mais ce ministre destitua beaucoup d’électeurslibéraux, employés obscurs du gouvernement ; il effraya lesautres, et obtint ainsi des élections à son goût. Si Méhémet-Alieût été ministre en France, il n’en eût pas fait davantage ;et sans doute le ministre français en Égypte aurait été obligéd’avoir recours à la fusillade, les destitutions ne pouvantproduire assez d’effet sur le moral des mameluks[3] .

La Saint-Barthélémy fut un grand crime, mêmepour le temps ; mais, je le répète, un massacre auXVIème siècle n’est point le même crime qu’un massacreau XIXème. Ajoutons que la plus grande partie de lanation y prit part, de fait ou d’assentiment : elle s’armapour courir sus aux huguenots, qu’elle considérait comme desétrangers et des ennemis.

La Saint-Barthélémy fut comme une insurrectionnationale, semblable à celle des Espagnols en 1809 ; et lesbourgeois de Paris, en assassinant des hérétiques, croyaientfermement obéir à la voix du ciel.

Il n’appartient pas à un faiseur de contescomme moi de donner dans ce volume le précis des événementhistoriques de l’année 1572 ; mais, puisque j’ai parlé de laSaint-Barthélémy, je ne puis m’empêcher de présenter ici quelquesidées qui me sont venues à l’esprit en lisant cette sanglante pagede notre histoire.

A-t-on bien compris les causes qui ont amenéce massacre ? A-t-il été longuement médité, ou bien est-il lerésultat d’une détermination soudaine ou même du hasard ?

À toutes ces questions, aucun historien ne medonne de réponse satisfaisante.

Ils admettent comme preuves des bruits deville et de prétendues conversations, qui ont bien peu de poidsquand il s’agit de décider un point historique de cetteimportance.

Les uns font de Charles IX un prodige dedissimulation ; les autres le représentent comme un bourru,fantasque et impatient. Si, longtemps avant le 24 août, il éclateen menaces contre les protestants… preuve qu’il méditait leur ruinede longue main ; s’il les caresse… preuve qu’ildissimulait.

Je ne veux citer que certaine histoire qui setrouve rapportée partout, et qui prouve avec quelle légèreté onadmet tous les bruits les moins probables.

Environ un an avant la Saint-Barthélémy, onavait déjà fait, dit-on, un plan de massacre. Voici ce plan :on devait bâtir au Pré-aux-Clercs une tour en bois ; on auraitplacé dedans le duc de Guise avec des gentilshommes et des soldatscatholiques, et l’Amiral avec les protestants aurait simulé uneattaque, comme pour donner au roi le spectacle d’un siège. Cetteespèce de tournoi une fois engagé, à un signal convenu, lescatholiques auraient chargé leurs armes et tué leurs ennemis,surpris avant qu’ils eussent le temps de se mettre en défense. Onajoute, pour embellir l’histoire, qu’un favori de Charles IX, nomméLignerolles, aurait indiscrètement dévoilé toute la trame en disantau roi, qui maltraitait de paroles des seigneurs protestants :Ah ! sire, attendez encore. Nous avons un fort qui nousvengera de tous les hérétiques. Notez, s’il vous plaît, quepas une planche de ce fort n’était encore debout. Sur quoi, le roiprit soin de faire assassiner ce babillard. Ce projet était,dit-on, de l’invention du chancelier Birague, à qui l’on prêtecependant ce mot, qui annonce des intentions biendifférentes : que, pour délivrer le roi de ses ennemis, ilne demandait que quelques cuisiniers. Ce dernier moyen étaitbien plus praticable que l’autre, que son extravagance rendait àpeu près impossible. En effet, comment les soupçons des protestantsn’auraient-ils pas été réveillés par les préparatifs de cettepetite guerre, où les deux partis, naguère ennemis, auraient étéainsi mis aux prises ? Ensuite, pour avoir bon marché deshuguenots, c’était un mauvais moyen que de les réunir en troupe etde les armer. Il est évident que, si l’on eût comploté alors de lesfaire tous périr, il valait bien mieux les assaillir isolés etdésarmés.

Pour moi, je suis fermement convaincu que lemassacre n’a pas été prémédité, et je ne puis concevoir quel’opinion contraire ait été adoptée par des auteurs qui s’accordenten même temps pour représente Catherine comme une femme trèsméchante, il est vrai, mais comme une des têtes les plusprofondément politiques de son siècle.

Laissons de côté la morale pour un moment, etexaminons ce plan prétendu sous le point de vue de l’utilité. Or,je soutiens qu’il n’était pas utile à la cour, et de plus qu’il aété exécuté avec tant de maladresse, qu’il faut supposer que ceuxqui l’ont projeté étaient les plus extravagants des hommes.

Que l’on examine si l’autorité du roi devaitgagner ou perdre à cette exécution, et si son intérêt était de lasouffrir.

La France était divisée en trois grandspartis : celui des protestants, dont l’Amiral était le chefdepuis la mort du prince de Condé ; celui du roi, le plus,faible, et celui des Guises ou des ultra-royalistes du temps.

Il est évident que le roi, ayant également àcraindre des Guises et des protestants, devait chercher à conserverson autorité en tenant ces deux factions aux prises. En écraserune, c’était se mettre à la merci de l’autre.

Le système de bascule était dès lors assezconnu et pratiqué. C’est Louis XI qui a dit : Diviser pourrégner.

Maintenant examinons si Charles IX étaitdévot ; car une dévotion excessive aurait pu lui suggérer unemesure opposée à ses intérêts. Mais tout annonce au contraire que,s’il n’était pas un esprit fort, il n’était pas non plus unfanatique. D’ailleurs sa mère, qui le dirigeait, n’aurait jamaishésité à sacrifier ses scrupules religieux, si toutefois elle enavait, à son amour pour le pouvoir[4] .

Mais supposons que Charles ousa mère, ou, si l’on veut, son gouvernement, eussent, contre toutesles règles de la politique, résolu de détruire les protestants enFrance, cette résolution une fois prise, il est probable qu’ilsauraient médité mûrement les moyens les plus propres à en assurerla réussite. Or ce qui vient d’abord à l’esprit comme le parti leplus sûr, c’est que le massacre ait lieu dans toutes les villes duroyaume à la fois, afin que les réformés, attaqués partout par desforces supérieuresLa population de la France était d’à peu prèsvingt millions d’âmes. On estime que lors des secondes guerresciviles les protestants n’étaient pas plus d’un million cinq centmille ; mais ils avaient proportionnellement plus derichesses, plus de soldats et plus de généraux. , nepuissent se défendre nulle part. Un seul jour aurait suffi pour lesdétruire. C’est ainsi qu’Assuerus avait conçu le massacre desJuifs.

Cependant nous lisons que les premiersordres du roi pour massacrer les protestants sont datés du 28 août,c’est-à-dire quatre jours après la Saint-Barthélémy, et lorsque lanouvelle de cette grande boucherie avait dû précéder les dépêchesdu roi et donner l’alarme à tous ceux de la religion.

Il eût été surtout nécessaire des’emparer des places de sûreté des protestants. Tant qu’ellesrestaient en leur pouvoir, l’autorité royale n’était pas assurée.Ainsi, dans l’hypothèse d’un complot des catholiques, il estmanifeste qu’une des plus importantes mesures aurait été des’emparer de la Rochelle le 24 août, et d’avoir en même temps unearmée dans le midi de la France, afin d’empêcher toute réunion desréformés.

Rien de tout cela ne futfait.

Je ne puis admettre que les mêmes hommesaient pu concevoir un crime, dont les suites devaient être siimportantes, et l’exécuter si mal. Les mesures furent si mal prisesen effet, que, quelques mois après la Saint-Barthélémy, la guerreéclata derechef, que les réformés en eurent certainement toute lagloire, et qu’ils en retirèrent même des avantagesnouveaux[5].

Enfin l’assassinat de Coligny, qui eut lieudeux jours avant la Saint-Barthélémy, n’achève-t-il pas de réfuterla supposition d’un complot ? Pourquoi tuer le chef avant lemassacre général ? N’était-ce point le moyen d’effrayer leshuguenots et de les obliger à se mettre sur leurs gardes ?

Je sais que quelques auteurs attribuent au ducde Guise seul l’attentat commis sur la personne de l’amiral ;mais, outre que l’opinion publique accusa le roi de cecrime[6] , et que l’assassin en fut récompensé parle roi, je tirerais encore de ce fait un argument contre laconspiration. En effet, si elle eût existé, le duc de Guise devaitnécessairement y prendre part ; et alors pourquoi ne pasretarder de deux jours sa vengeance de famille, afin de la rendrecertaine ? pourquoi compromettre ainsi la réussite de toutel’entreprise, seulement sur l’espoir d’avancer de deux jours lamort de son ennemi ?

Ainsi, tout me paraît prouver que ce grandmassacre n’est point la suite d’une conjuration d’un roi contre unepartie de son peuple. La Saint-Barthélémy me semble l’effet d’uneinsurrection populaire qui ne pouvait être prévue, et qui futimprovisée.

Je vais donner en toute humilité monexplication de l’énigme.

Coligny avait traité trois fois avec sonsouverain de puissance à puissance : c’était une raison pouren être haï. Jeanne d’Albret morte, les deux jeunes princes, le roide Navarre et le prince de Condé, étant trop jeunes pour exercer del’influence, Coligny était véritablement le seul chef du partiréformé. À sa mort, les deux princes, au milieu du camp ennemi, etpour ainsi dire prisonniers, étaient à la disposition du roi. Ainsila mort de Coligny, et de Coligny seul, était importante pourassurer la puissance de Charles, qui peut-être n’avait pas oubliéun mot du duc d’Albe : Qu’une tête de saumon vaut mieuxque dix mille grenouilles.

Mais, si du même coup le roi se débarrassaitde l’amiral et du duc de Guise, il est évident qu’il devenait lemaître absolu.

Voici le parti qu’il dut prendre : ce futde faire assassiner l’amiral, ou, si l’on veut, d’insinuer cetassassinat au duc de Guise, puis de faire poursuivre ce princecomme meurtrier, annonçant qu’il allait l’abandonner à la vengeancedes huguenots. On sait que le duc de Guise, coupable ou non de latentative de Maurevel, quitta Paris en toute hâte, et que lesréformés, en apparence protégés par le roi, se répandirent enmenaces contre les princes de la maison de Lorraine.

Le peuple de Paris était à cette époquehorriblement fanatique. Les bourgeois, organisés militairement,formaient une espèce de garde nationale, qui pouvait prendre lesarmes au premier coup de tocsin. Autant le duc de Guise était chérides Parisiens pour la mémoire de son père et pour son propremérite, autant les huguenots, qui deux fois les avaient assiégés,leur étaient odieux. L’espèce de faveur dont ces derniersjouissaient à la cour, au moment où une sœur du roi épousait unprince de leur religion, redoublait leur arrogance et la haine deleurs ennemis. Bref, il suffisait d’un chef qui se mît à la tête deces fanatiques et qui leur criât : Frappez, pourqu’ils courussent égorger leurs compatriotes hérétiques.

Le duc, banni de la cour, menacé par le roi etpar les protestants, dut chercher un appui auprès du peuple. Ilassemble les chefs de la garde bourgeoise, leur parle d’uneconspiration des hérétiques, les engage à les exterminer avantqu’elle n’éclate, et alors seulement le massacre est médité. Commeentre le plan et l’exécution il ne se passa que peu d’heures, onexplique facilement le mystère dont la conjuration fut accompagnéeet le secret si bien gardé par tant d’hommes ; ce quiautrement semblerait bien extraordinaire, car les confidencesvont bon train à Paris[7] .

Il est difficile de déterminer quelle part leroi prit au massacre ; s’il n’approuva pas, il est certainqu’il laissa faire. Après deux jours de meurtres et de violences,il désavoua tout et voulut arrêter le carnage[8] . Maison avait déchaîné les fureurs du peuple, et il ne s’apaise pointpour un peu de sang. Il lui fallut plus de soixante mille victimes.Le monarque fut obligé de se laisser entraîner au torrent qui ledominait. Il révoqua ses ordres de clémence, et bientôt, en donnad’autres pour étendre l’assassinat à toute la France.

Telle est mon opinion sur la Saint-Barthélémy,et je dirai avec lord Byron en la présentant :

I only say, suppose this supposition.

D.Juan, cant. I, st. LXXXV

1829

Chapitre 1LES REÎTRES

 

Non loin d’Étampes, en allant du côté deParis, on voit encore un grand bâtiment carré, avec des fenêtres enogive, ornées de quelques sculptures grossières. Au-dessus de laporte est une niche qui contenait autrefois une madone depierre ; mais dans la révolution elle eut le sort de bien dessaints et des saintes, et fut brisée en cérémonie par le présidentdu club révolutionnaire de Larcy. Depuis on a remis à sa place uneautre vierge, qui n’est que de plâtre à la vérité, mais qui, aumoyen de quelques lambeaux de soie et de quelques grains de verre,représente encore assez bien, et donne un air respectable aucabaret de Claude Giraut.

Il y a plus de deux siècles, c’est-à-dire en1572, ce bâtiment était destiné, comme à présent, à recevoir lesvoyageurs altérés : mais il avait alors une tout autreapparence. Les murs étaient couverts d’inscriptions attestant lesfortunes diverses d’une guerre civile. À côté de ces mots :Vive monsieur le prince[9] ! on lisait : Vivele duc de Guise et mort aux huguenots ! Un peu plus loin,un soldat avait dessiné, avec du charbon, une potence et un pendu,et, de peur de méprise, il avait ajouté au bas cetteinscription : Gaspard de Châtillon. Cependant ilparaissait que les protestants avaient ensuite dominé dans cesparages, car le nom de leur chef avait été biffé et remplacé parcelui du duc de Guise. D’autres inscriptions à demi effacées, assezdifficiles à lire, et plus encore à traduire en termes décents,prouvaient que le roi et sa mère avaient été aussi peu respectésque ces chefs de parti. Mais c’était la pauvre madone qui semblaitavoir eu le plus à souffrir des fureurs civiles et religieuses. Lastatue, écornée en vingt endroits par des balles, attestait le zèledes soldats huguenots à détruire ce qu’ils appelaient « desimages païennes ». Tandis que le dévot catholique ôtaitrespectueusement son bonnet en passant devant la statue, lecavalier protestant se croyait obligé de lui lâcher un coupd’arquebuse ; et, s’il l’avait touchée, il s’estimait autantque s’il eût abattu la bête de l’Apocalypse et détruitl’idolâtrie.

Depuis plusieurs mois, la paix était faiteentre les deux sectes rivales ; mais c’était des lèvres et nondu cœur qu’elle avait été jurée. L’animosité des deux partissubsistait toujours aussi implacable. Tout rappelait que la guerrecessait à peine, tout annonçait que la paix ne pouvait être delongue durée.

L’auberge du Lion d’Or était rempliede soldats. À leur accent étranger, à leur costume bizarre, on lesreconnaissait pour ces cavaliers allemands nommésreîtres[10] quivenaient offrir leurs services au parti protestant, surtout quandil était en état de les bien payer. Si l’adresse de ces étrangers àmanier leurs chevaux et leur dextérité à se servir des armes à feules rendaient redoutables un jour de bataille, d’un autre côté, ilsavaient la réputation, peut-être encore plus justement acquise, depillards consommés et d’impitoyables vainqueurs. La troupe quis’était établie dans l’auberge était d’une cinquantaine decavaliers : ils avaient quitté Paris la veille, et serendaient à Orléans pour y tenir garnison.

Tandis que les uns pansaient leurs chevauxattachés à la muraille, d’autres attisaient le feu, tournaient lesbroches et s’occupaient de la cuisine. Le malheureux maître del’auberge, le bonnet à la main et la larme à l’œil, contemplait lascène de désordre dont sa cuisine était le théâtre. Il voyait sabasse-cour détruite, sa cave au pillage, ses bouteilles, dont oncassait le goulot sans que l’on daignât les déboucher ; et lepis, c’est qu’il savait bien que, malgré les sévères ordonnances duroi pour la discipline des gens de guerre, il n’avait point dedédommagement à attendre de ceux qui le traitaient en ennemi.C’était une vérité reconnue dans ce temps malheureux, qu’en paix ouen guerre, une troupe armée vivait toujours à discrétion partout oùelle se trouvait.

Devant une table de chêne, noircie par lagraisse et la fumée, était assis le capitaine des reîtres. C’étaitun grand et gros homme de cinquante ans environ, avec un nezaquilin, le teint fort enflammé, les cheveux grisonnants et rares,couvrant mal une large cicatrice qui commençait à l’oreille gauche,et qui venait se perdre dans son épaisse moustache. Il avait ôté sacuirasse et son casque, et n’avait conservé qu’un pourpoint de cuirde Hongrie, noirci par le frottement de ses armes, et soigneusementrapiécé en plusieurs endroits. Son sabre et ses pistolets étaientdéposés sur un banc à sa portée ; seulement il conservait surlui un large poignard, arme qu’un homme prudent ne quittait quepour se mettre au lit.

À sa gauche était assis un jeune homme, hauten couleur, grand, et assez bien fait. Son pourpoint était brodé,et dans tout son costume on remarquait un peu plus de recherche quedans celui de son compagnon. Ce n’était pourtant que le cornette ducapitaine.

Deux jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ansleur tenaient compagnie, assises à la même table. Il y avait unmélange de misère et de luxe dans leurs vêtements, qui n’avaientpas été faits pour elles, et que les chances de la guerresemblaient avoir mis entre leurs mains. L’une portait une espèce decorps en damas broché d’or, mais tout terni, avec une simple robede toile. L’autre avait une robe de velours violet avec un chapeaud’homme, de feutre gris, orné d’une plume de coq. Toutes les deuxétaient jolies ; mais leurs regards hardis et la liberté deleurs discours se ressentaient de l’habitude qu’elles avaient devivre avec les soldats. Elles avaient quitté l’Allemagne sansemploi bien réglé. La robe de velours était bohème ; ellesavait tirer les cartes et jouer de la mandoline. L’autre avait desconnaissances en chirurgie, et semblait tenir une place distinguéedans l’estime du cornette.

Ces quatre personnes, chacune en face d’unegrande bouteille et d’un verre, devisaient ensemble et buvaient enattendant que le dîner fut cuit.

La conversation languissait, comme entre gensaffamés, quand un jeune homme d’une taille élevée, et assezélégamment vêtu, arrêta devant la porte de l’auberge le bon chevalalezan qu’il montait. Le trompette des reîtres se leva du banc surlequel il était assis, et, s’avançant vers l’étranger, prit labride du cheval. L’étranger se préparait à le remercier pour cequ’il regardait comme un acte de politesse ; mais il futbientôt détrompé, car le trompette ouvrit la bouche du cheval, etconsidéra ses dents d’un œil de connaisseur : puis, reculantde quelques pas, et regardant les jambes et la croupe du nobleanimal, il secoua la tête de l’air d’un homme satisfait :

– Beau cheval, montsir[11] , que vous montez là ! dit-il enson jargon ; et il ajouta quelques mots en allemand qui firentrire ses camarades, au milieu desquels il alla se rasseoir.

Cet examen sans cérémonie n’était pas du goûtdu voyageur ; cependant il se contenta de jeter un regard demépris sur le trompette, et mit pied à terre sans être aidé depersonne.

L’hôte, qui sortit alors de sa maison, pritrespectueusement la bride de ses mains, et lui dit à l’oreille,assez bas pour que les reîtres ne l’entendissent point :

– Dieu vous soit en aide, mon jeunegentilhomme ! mais vous arrivez bien à la maleheure ; car la compagnie de ces parpaillots, à qui saintChristophe puisse tordre le cou ! n’est guère agréable pour debons chrétiens comme vous et moi.

Le jeune homme sourit amèrement.

– Ces messieurs, dit-il, sont descavaliers protestants ?

– Et des reîtres, par-dessus le marché,continua l’aubergiste. Que Notre-Dame les confonde ! depuisune heure qu’ils sont ici, ils ont brisé la moitié de mes meubles.Ce sont tous des pillards impitoyables, comme leur chef, Mr deChâtillon, ce bel amiral de Satan.

– Pour une barbe grise comme vous,répondit le jeune homme, vous montrez peu de prudence. Si paraventure vous parliez à un protestant, il pourrait bien vousrépondre par quelque bon horion[12] .

Et, en disant ces paroles, il frappait saboite de cuir blanc avec la houssine[13]dont il se servait à cheval.

– Comment !… quoi !… voushuguenot !… protestant ! veux-je dire, s’écrial’aubergiste stupéfait.

Il recula d’un pas, et considéra l’étranger dela tête aux pieds, comme pour chercher dans son costume quelquesigne d’après lequel il pût deviner à quelle religion ilappartenait. Cet examen et la physionomie ouverte et riante dujeune homme le rassurant peu à peu, il reprit plus bas :

– Un protestant avec unhabit de velours vert ! un huguenot avec une fraise àl’espagnole ! oh ! cela n’est pas possible !Ah ! mon jeune seigneur, tant de braverie Beauté des habits,élégance vestimentaire. ne se voit pas chez leshérétiques. Sainte Marie ! un pourpoint de fin velours, c’esttrop beau pour ces crasseux-là !

La houssine siffla à l’instant, et,frappant le pauvre aubergiste sur la joue, fut pour lui comme laprofession de foi de son interlocuteur.

– Insolent bavard ! voilà pourt’apprendre à retenir ta langue. Allons, mène mon cheval àl’écurie, et qu’il ne manque de rien.

L’aubergiste baissa tristement la tête,et emmena le cheval sous une espèce de hangar, murmurant tout basmille malédictions contre les hérétiques allemands etfrançais ; et si le jeune homme ne l’eût suivi pour voircomment son cheval serait traité, la pauvre bête eût sans doute étéprivée de son souper en qualité d’hérétique.

L’étranger entra dans la cuisine etsalua les personnes qui s’y trouvaient rassemblées, en soulevantavec grâce le bord de son grand chapeau ombragé d’une plume jauneet noire. Le capitaine lui ayant rendu son salut, tous les deux seconsidérèrent quelque temps sans parler.

– Capitaine, dit le jeune étranger,je suis un gentilhomme protestant, et je me réjouis de rencontrerici quelques-uns de mes frères en religion. Si vous l’avez pouragréable, nous souperons ensemble.

Le capitaine, que la tournure distinguéeet l’élégance du costume de l’étranger avaient prévenufavorablement, lui répondit qu’il lui faisait honneur. Aussitôtmademoiselle Mila, la jeune bohème dont nous avons parlé, lui fitplace sur son banc, à côté d’elle ; et, comme elle était fortserviable de son naturel, elle lui donna même son verre, que lecapitaine remplit à l’instant.

– Je m’appelle Dietrich Hornstein,dit le capitaine choquant son verre contre celui du jeune homme.Vous avez sans doute entendu parler du capitaine DietrichHornstein ? C’est moi qui menai les Enfants-Perdus à labataille de Dreux et puis à celle d’Arnay-le-Duc.

L’étranger comprit cette matièredétournée de lui demander son nom ; ilrépondit :

– J’ai le regret de ne pouvoir vousdire un nom aussi célèbre que le vôtre, capitaine ; je veuxparler du mien, car celui de mon père est bien connu dans nosguerres civiles. Je m’appelle Bernard de Mergy.

– À qui dites-vous ce nom-là !s’écria le capitaine en remplissant son verre jusqu’au bord. J’aiconnu votre père, monsieur Bernard de Mergy ; je l’ai connudepuis les premières guerres, comme l’on connaît un ami intime. Àsa santé, monsieur Bernard.

Le capitaine avança son verre et ditquelques mots en allemand à sa troupe. Au moment où le vin touchaitses lèvres, tous ses cavaliers jetèrent en l’air leurs chapeaux enpoussant une acclamation. L’hôte crut que c’était un signal demassacre, et se jeta à genoux. Bernard lui-même fut un peu surprisde cet honneur extraordinaire ; cependant il se crut obligé derépondre à cette politesse germanique, en buvant à la santé ducapitaine.

Les bouteilles, déjà vigoureusementattaquées avant son arrivée, ne pouvaient plus suffire pour cetoast nouveau.

– Lève-toi, cafard, dit lecapitaine, en se tournant du côté de l’hôte qui était encore àgenoux ; lève-toi, et va nous chercher du vin. Ne vois-tu pasque les bouteilles sont vides ?

Et le cornette, pour lui en donner lapreuve, lui en jeta une à la tête. L’hôte courut à lacave.

– Cet homme est un insolent fieffé,dit Mergy, mais vous auriez pu lui faire plus de mal que vousn’auriez voulu si cette bouteille l’avait attrapé.

– Bah ! dit le cornette enriant d’un gros rire.

– La tête d’un papiste, dit Mila,est plus dure que cette bouteille, bien qu’elle soit encore plusvide.

Le cornette rit plus fort, et fut imitépar tous les assistants, et même par Mergy, qui cependant souriaità la jolie bouche de la bohème plus qu’à sa cruelleplaisanterie.

On apporta du vin, le souper suivit, et,après un instant de silence, le capitaine reprit, la bouchepleine :

– Si j’ai connu Mr deMergy ! il était colonel des gens de pied lors de la premièreentreprise de Mr le Prince. Nous avons couché deux mois desuite dans le même logis pendant le siège d’Orléans. Et comment seporte-t-il présentement ?

– Assez bien pour son grand âge,Dieu merci ! Il m’a parlé bien souvent des reîtres, et desbelles charges qu’ils firent à la bataille de Dreux.

– J’ai connu aussi son fils aîné…votre frère, le capitaine George. Je veux dire avant…

Mergy parut embarrassé.

– C’était un brave à trois poils,continua le capitaine ; mais, malepeste[14]  ! il avait la tête chaude. J’ensuis fâché pour votre père, son abjuration aura dû lui fairebeaucoup de peine.

Mergy rougit jusqu’au blanc des yeux ; ilbalbutia quelques mots pour excuser son frère ; mais il étaitfacile de voir qu’il le jugeait encore plus sévèrement que lecapitaine des reîtres.

– Ah ! je vois que cela vous fait dela peine, dit le capitaine ; eh bien ! n’en parlons plus.C’est une perte pour la religion, et une grande acquisition pour leroi qui, dit-on, le traite fort honorablement.

– Vous venez de Paris, interrompit Mergy,cherchant à détourner la conversation ; Mr l’Amiralest-il arrivé ? Vous l’avez vu sans doute ? Comment seporte-t-il maintenant ?

– Il arrivait de Blois avec la cour commenous partions. Il se porte à merveille ; frais et gaillard. Ila encore vingt guerres civiles dans le ventre, le cher homme !Sa Majesté le traite avec tant de distinction, que tous les papauxen crèvent de dépit.

– Vraiment ! Jamais le roi ne pourrareconnaître assez son mérite.

– Tenez, hier j’ai vu le roi surl’escalier du Louvre, qui serrait la main de l’Amiral. Mr deGuise, qui venait derrière, avait l’air piteux d’un basset qu’onfouette ; et moi, savez-vous à quoi je pensais ? Il mesemblait voir l’homme qui montre le lion à la foire ; il luifait donner la patte comme on fait d’un chien ; mais, quoiqueGilles fasse bonne contenance et beau semblant, cependant iln’oublie jamais que la patte qu’il tient a de terribles griffes.Oui, par ma barbe ! on eût dit que le roi sentait les griffesde l’Amiral.

– L’Amiral a le bras long, dit lecornette. (C’était une espèce de proverbe dans l’arméeprotestante).

– C’est un bien bel homme pour son âge,observa mademoiselle Mila.

– Je l’aimerais mieux pour amant qu’unjeune papiste, repartit mademoiselle Trudchen, l’amie ducornette.

– C’est la colonne de la religion, ditMergy, voulant aussi donner sa part de louanges.

– Oui, mais il est diablement sévère surla discipline, dit le capitaine en secouant la tête.

Son cornette cligna de l’œil d’un airsignificatif, et sa grosse physionomie se contracta pour faire unegrimace qu’il croyait être un sourire.

– Je ne m’attendais pas, dit Mergy, àentendre un vieux soldat comme vous, capitaine, reprocher àMr l’Amiral l’exacte discipline qu’il faisait observer dansson armée.

– Oui, sans doute, il faut de ladiscipline ; mais enfin on doit aussi tenir compte au soldatde toutes les peines qu’il endure, et ne pas lui défendre deprendre du bon temps quand par hasard il en trouve l’occasion.Bah ! chaque homme a ses défauts ; et, quoiqu’il m’aitfait pendre, buvons à la santé de Mr l’Amiral.

– L’Amiral vous a fait pendre !s’écria Mergy ; vous êtes bien gaillard pour un pendu.

– Oui, sacrament ! il m’afait pendre ; mais je ne suis pas rancunier, et buvons à sasanté.

Avant que Mergy put renouveler ses questions,le capitaine avait rempli tous les verres, ôté son chapeau etordonné à ses cavaliers de pousser trois hourras. Les verres vidéset le tumulte apaisé, Mergy reprit :

– Pourquoi donc avez-vous été pendu,capitaine ?

– Pour une bagatelle : un méchantcouvent de Saintonge pillé, puis brûlé par hasard.

– Oui, mais tous les moines n’étaient passortis, interrompit le cornette en riant à gorge déployée de saplaisanterie.

– Eh ! qu’importe que pareillecanaille brûle un peu plus tôt ou un peu plus tard ? Cependantl’Amiral, le croiriez-vous, monsieur de Mergy ? l’Amiral s’enfâcha tout de bon ; il me fit arrêter, et, sans plus decérémonie, son grand prévôt jeta son dévolu sur moi. Alors tous sesgentilshommes et tous les seigneurs qui l’entouraient, jusqu’àMr de Lanoue, qui, comme on le sait, n’est pas tendre pour lesoldat (car Lanoue, disent-ils, noue et ne dénoue pas), tous lescapitaines le prièrent de me pardonner, mais lui refusa tout net.Ventre de loup ! comme il était en colère ! il mâchaitson cure-dent de rage ; et vous savez le proverbe :Dieu nous garde des patenôtres[15] deMr de Montmorency et du cure-dent deMr l’Amiral !

« – Dieu m’absolve ! disait-il, ilfaut tuer la picorée tandis qu’elle n’est encore que petitefille ; si nous la laissons devenir grande dame, c’est ellequi nous tuera.

« Là-dessus arrive le ministre, son livresous le bras ; on nous mène tous deux sous un certain chêne…il me semble que je le vois encore, avec une branche en avant, quiavait l’air d’avoir poussé là tout exprès ; on m’attache lacorde au cou… Toutes les fois que je pense à cette corde-là, mongosier devient sec comme de l’amadou.

– Voici pour l’humecter, dit Mila ;et elle remplit jusqu’au bord le verre du narrateur.

Le capitaine le vida d’un seul trait, etpoursuivit de la sorte :

– Je ne me regardais déjà ni plus nimoins qu’un gland de chêne, quand je m’avisai de dire àl’Amiral :

« – Eh ! Monseigneur, est-ce qu’onpend ainsi un homme qui a commandé, les Enfants-Perdus àDreux ?

« Je le vis cracher son cure-dent, et enprendre un neuf. Je me dis : Bon ! c’est bonsigne.

« Il appela le capitaine Cormier, et luiparla bas ; puis il dit au prévôt :

« – Allons, qu’on me hisse cet homme.

« Et là-dessus il tourne les talons. Onme hissa tout de bon, mais le brave Cormier mit l’épée à la main etcoupa aussitôt la corde, de sorte que je tombai de ma branche,rouge comme une écrevisse cuite.

– Je vous félicite, dit Mergy, d’en avoirété quitte à si bon compte.

Il considérait le capitaine avec attention, etsemblait éprouver quelque peine à se trouver dans la compagnie d’unhomme qui avait mérité justement la potence ; mais, dans cetemps malheureux, les crimes étaient si fréquents qu’on ne pouvaitguère les juger avec autant de rigueur qu’on le ferait aujourd’hui.Les cruautés d’un parti autorisaient en quelque sorte lesreprésailles, et les haines de religion étouffaient presque toutsentiment de sympathie nationale. D’ailleurs, s’il faut dire lavérité, les agaceries secrètes de mademoiselle Mila, qu’ilcommençait à trouver très jolie, et les fumées du vin qui opéraientplus efficacement sur son jeune cerveau que sur les têtes endurciesdes reîtres, tout cela lui donnait alors une indulgenceextraordinaire pour ses compagnons de table.

– J’ai caché le capitaine dans un chariotcouvert pendant plus de huit jours, dit Mila, et je ne l’enlaissais sortir que la nuit.

– Et moi, ajouta Trudchen, je luiapportais à manger et à boire : il est là pour le dire.

– L’Amiral fit semblant d’être fort encolère contre Cormier ; mais tout cela était une farce jouéeentre eux deux. Pour moi, je fus longtemps à la suite de l’armée,n’osant jamais me montrer devant l’Amiral ; enfin, au siège deLongnac, il me découvrit dans la tranchée, et il me dit :

« – Dietrich, mon ami, puisque tu n’espas pendu, va te faire arquebuser.

« Et il me montrait la brèche ; jecompris ce qu’il voulait dire, je montai bravement à l’assaut, etje me présentai à lui le lendemain, dans la grande rue, tenant à lamain mon chapeau percé d’une arquebusade.

« – Monseigneur, lui dis-je, j’ai étéarquebusé comme j’ai été pendu.

« Il sourit et me donna sa bourse endisant :

« – Voilà pour t’avoir un chapeauneuf.

« Depuis ce temps nous avons toujours étébons amis. Ah ! quel beau sac que celui de cette ville deLongnac ! l’eau m’en vient à la bouche rien que d’ypenser !

– Ah ! quels beaux habits desoie ! s’écria Mila.

– Quelle quantité de beau linge !s’écria Trudchen.

– Comme nous avons donné chez lesreligieuses du grand couvent ! dit le cornette. Deux centsarquebusiers à cheval logés avec cent religieuses !…

– Il y en eut plus de vingt quiabjurèrent le papisme, dit Mila, tant elles trouvèrent leshuguenots de leur goût.

– C’était là, s’écria le capitaine,c’était là qu’il faisait beau voir nos argoulets[16] allant à l’abreuvoir avec les chasublesdes prêtres sur le dos, nos chevaux mangeant l’avoine sur l’autel,et nous buvant le bon vin des prêtres dans leurs calicesd’argent !

Il tourna la tête pour demander à boire, etvit l’aubergiste les mains jointes et les yeux levés au ciel avecune expression d’horreur indéfinissable.

– Imbécile ! dit le brave DietrichHornstein en levant les épaules. Comment peut-il se trouver unhomme assez sot pour croire à toutes les fadaises que débitent lesprêtres papistes ! Tenez, monsieur de Mergy, à la bataille deMoncontour je tuai d’un coup de pistolet un gentilhomme du ducd’Anjou ; en lui ôtant son pourpoint, savez-vous ce que je vissur son estomac ? un grand morceau de soie tout couvert denoms de saints. Il prétendait par là se garantir des balles.Parbleu ! je lui appris qu’il n’y a point de scapulaire que netraverse une balle protestante.

– Oui, des scapulaires, interrompit lecornette ; mais dans mon pays on vend des parchemins quigarantissent du plomb et du fer.

– Je préférerais une cuirasse bienforgée, de bon acier, dit Mergy, comme celles que fait JacobLeschot, dans les Pays-Bas.

– Écoutez donc, reprit le capitaine, ilne faut pas nier qu’on puisse rendre dur ; moi, qui vousparle, j’ai vu à Dreux un gentilhomme frappé d’une arquebusade aubeau milieu de la poitrine ; il connaissait la recette del’onguent qui rend dur, et s’en était frotté sous son buffle ;eh bien, on ne voyait pas même la marque noire et rouge que laisseune contusion.

– Et ne croyez-vous pas plutôt que cebuffle dont vous parlez suffisait seul pour amortirl’arquebusade ?

– Oh ! vous autres Français, vous nevoulez croire à rien. Mais que diriez-vous si vous aviez vu commemoi un gendarme silésien mettre sa main sur une table, et personnene pouvoir l’entamer à grands coups de couteau ? Mais vousriez et vous ne croyez pas que cela soit possible ? demandez àMila. Vous voyez bien cette fille-là ? elle est d’un pays oùles sorciers sont aussi communs que les moines dans cepays-ci ; c’est elle qui vous en conterait des histoireseffrayantes. Quelquefois, dans les longues soirées d’automne, quandnous sommes assis en plein air autour du feu, les cheveux m’endressent à la tête, des aventures qu’elle nous conte.

– Je serais ravi d’en entendre une, ditMergy ; belle Mila, faites-moi ce plaisir.

– Oui, Mila, poursuivit le capitaine,raconte-nous quelque histoire pendant que nous achèverons de viderces bouteilles.

– Écoutez-moi donc, dit Mila ; etvous, mon jeune gentilhomme, qui ne croyez à rien, vous allez, s’ilvous plaît, garder vos doutes pour vous seul.

– Comment pouvez-vous dire que je necrois à rien ? lui répondit Mergy à voix basse ; sur mafoi, je crois que vous m’avez ensorcelé, car je suis déjà toutamoureux de vous.

Mila le repoussa doucement, car la bouche deMergy touchait presque sa joue ; et, après avoir jeté à droiteet à gauche un regard furtif pour s’assurer que tout le mondel’écoutait, elle commença de la sorte :

– Capitaine, vous avez été sans doute àHameln ?

– Jamais.

– Et vous, cornette ?

– Ni moi non plus.

– Comment ! ne trouverai-je personnequi ait été à Hameln ?

– J’y ai passé un an, dit un cavalier ens’avançant.

– Eh bien ! Fritz, tu as vu l’églisede Hameln ?

– Plus de cent fois.

– Et ses vitraux coloriés ?

– Certainement.

– Et qu’as-tu vu peint sur cesvitraux ?

– Sur ces vitraux ?… À la fenêtre àgauche, je crois qu’il y a un grand homme noir qui joue de laflûte, et des petits enfants qui courent après lui.

– Justement. Eh bien, je vais vous conterl’histoire de cet homme noir et de ces enfants.

« Il y a bien des années, les gens deHameln furent tourmentés par une multitude innombrable de rats quivenaient du Nord, par troupes si épaisses que la terre en étaittoute noire, et qu’un charretier n’aurait pas osé faire traverser àses chevaux un chemin où ces animaux défilaient. Tout était dévoréen moins de rien ; et, dans une grange, c’était une moindreaffaire pour ces rats de manger un tonneau de blé que ce n’est pourmoi de boire un verre de ce bon vin.

Elle but, s’essuya la bouche et continua.

– Souricières, ratières, pièges, poisonétaient inutiles. On avait fait venir de Bremen un bateau chargé deonze cents chats ; mais rien n’y faisait. Pour mille qu’on entuait, il en revenait dix mille, et plus affamés que les premiers.Bref, s’il n’était venu remède à ce fléau, pas un grain de blé nefût resté dans Hameln, et tous les habitants seraient morts defaim.

« Voilà qu’un certain vendredi seprésente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané,sec, grands yeux, bouche fendue jusqu’aux oreilles, habillé d’unpourpoint rouge, avec un chapeau pointu, de grandes culottesgarnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettescouleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté. Il me sembleque je le vois encore.

Tous les yeux se tournèrent involontairementvers la muraille sur laquelle Mila fixait ses regards.

– Vous l’avez donc vu ? demandaMergy,

– Non pas moi, mais ma grand-mère ;et elle se souvenait si bien de sa figure qu’elle aurait pu faireson portrait.

– Et que dit-il au bourgmestre ?

– Il lui offrit, moyennant cent ducats,de délivrer la ville du fléau qui la désolait. Vous pensez bien quele bourgmestre et les bourgeois y topèrent d’abord. Aussitôtl’étranger tira de son sac une flûte de bronze ; et, s’étantplanté sur la place du marché, devant l’église, mais en luitournant le dos, notez bien, il commença à jouer un air étrange, ettel que jamais flûteur allemand n’en a joué. Voilà qu’en entendantcet air, de tous les greniers, de tous les trous de murs, dedessous les chevrons et les tuiles des toits, rats et souris, parcentaines, par milliers, accoururent à lui. L’étranger, toujoursflûtant, s’achemina vers le Weser ; et là, ayant tiré seschausses, il entra dans l’eau suivi de tous les rats de Hameln, quifurent aussitôt noyés. Il n’en restait plus qu’un seul dans toutela ville, et vous allez voir pourquoi. Le magicien, car c’en étaitun, demanda à un traînard, qui n’était pas encore entré dans leWeser, pourquoi Klauss, le rat blanc, n’était pas encore venu.

« – Seigneur, répondit le rat, il est sivieux qu’il ne peut plus marcher.

« – Va donc le chercher toi-même,répondit le magicien.

« Et le rat de rebrousser chemin vers laville, d’où il ne tarda pas à revenir avec un vieux gros rat blanc,si vieux, si vieux, qu’il ne pouvait pas se traîner. Les deux rats,le plus jeune tirant le vieux par la queue, entrèrent tous les deuxdans le Weser, et se noyèrent comme leurs camarades. Ainsi la villeen fut purgée. Mais, quand l’étranger se présenta à l’hôtel deville pour toucher la récompense promise, le bourgmestre et lesbourgeois, réfléchissant qu’ils n’avaient plus rien à craindre desrats, et s’imaginant qu’ils auraient bon marché d’un homme sansprotecteurs, n’eurent pas honte de lui offrir dix ducats, au lieudes cent qu’ils avaient promis. L’étranger réclama : on lerenvoya bien loin. Il menaça alors de se faire payer plus chers’ils ne maintenaient leur marché au pied de la lettre. Lesbourgeois firent de grands éclats de rire à cette menace, et lemirent à la porte de l’hôtel de ville, l’appelant beau preneurde rats ! injure que répétèrent les enfants de la villeen le suivant par les rues jusqu’à la Porte-Neuve. Le vendredisuivant, à l’heure de midi, l’étranger reparut sur la place dumarché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre,retroussé d’une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûtebien différente de la première et, dès qu’il eut commencé d’enjouer, tous les garçons de la ville, depuis six jusqu’à quinze ans,le suivirent et sortirent de la ville avec lui.

– Et les habitants de Hameln leslaissèrent emmener ? demandèrent à la fois Mergy et lecapitaine.

– Ils les suivirent jusqu’à la montagnede Koppenberg, auprès d’une caverne qui est maintenant bouchée. Lejoueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui.On entendit quelque temps le son de la flûte ; il diminua peuà peu ; enfin l’on n’entendit plus rien. Les enfants avaientdisparu, et depuis lors on n’en eut jamais de nouvelles.

La bohémienne s’arrêta pour observer sur lestraits de ses auditeurs l’effet produit par son récit.

Le reître qui avait été à Hameln prit laparole et dit :

– Cette histoire est si vraie que,lorsqu’on parle à Hameln de quelque événement extraordinaire, ondit : Cela est arrivé vingt ans, dix ans, après la sortiede nos enfants… le seigneur de Falkenstein pilla noire villesoixante ans après la sortie de nos enfants.

– Mais le plus curieux, dit Mila, c’estque dans le même temps parurent, bien loin de là, en Transylvanie,certains enfants qui parlaient bon allemand, et qui ne pouvaientdire d’où ils venaient. Ils se marièrent dans le pays, apprirentleur langue à leurs enfants, d’où il vient que jusqu’à ce jour onparle allemand en Transylvanie.

– Et ce sont les enfants de Hameln que lediable a transportés là ? dit Mergy en souriant.

– J’atteste le ciel que cela estvrai ! s’écria le capitaine, car j’ai été en Transylvanie, etje sais bien qu’on y parle allemand, tandis que tout autour onparle un baragouin infernal.

L’attestation du capitaine valait bien despreuves comme il y en a tant.

– Voulez-vous que je vous dise votrebonne aventure ? demanda Mila à Mergy.

– Volontiers, répondit Mergy en passantson bras gauche autour de la taille de la bohémienne, tandis qu’illui donnait sa main droite ouverte.

Mila la considéra pendant près de cinq minutessans parler, et secouant la tête de temps en temps d’un airpensif.

– Eh bien ! ma belle enfant,aurai-je pour ma maîtresse la femme que j’aime ?

Mila lui donna une chiquenaude sur lamain :

– Heur et malheur, dit-elle ; desyeux bleus font du mal et du bien. Le pire, c’est que tu verseraston propre sang.

Le capitaine et le cornette gardèrent lesilence, paraissant tous les deux également frappés de la finsinistre de cette prophétie.

L’aubergiste faisait de grands signes de croixà l’écart.

– Je croirai que tu es véritablementsorcière, dit Mergy, si tu peux me dire ce que je vais faire tout àl’heure.

– Tu m’embrasseras, murmura la bohémienneà son oreille.

– Elle est sorcière ! s’écria Mergyen l’embrassant.

Il continua de s’entretenir tout bas avec lajolie devineresse, et leur bonne intelligence semblait s’accroîtreà chaque instant.

Trudchen prit uneespèce de mandoline, qui avait à peu près toutes ses cordes, etpréluda par une marche allemande. Alors, voyant autour d’elle uncercle de soldats, elle chanta dans sa langue une chanson deguerre, dont les reîtres entonnèrent le refrain à tue-tête. Lecapitaine, excité par son exemple, se mit à chanter, d’une voix àfaire casser tous les verres, une vieille chanson huguenote, dontla musique était au moins aussi barbare que les paroles.

Le prince de Condé,

Il a été tué ;

Mais monsieur l’Amiral

Est encore à cheval

Avec La Rochefoucauld,

Pour chasser tous les papaux,

Papaux, papaux, papaux.

Tous les reîtres, échauffés par le vin,commencèrent à chanter chacun un air différent. Les plats et lesbouteilles couvrirent le plancher de leurs débris ; la cuisineretentit de jurements, d’éclats de rire et de chansons bachiques.Bientôt cependant, le sommeil, favorisé par les fumées du vind’Orléans, fît sentir son pouvoir à la plupart des acteurs de cettescène de bacchanale. Les soldats se couchèrent sur des bancs ;le cornette, après avoir posé deux sentinelles à la porte, setraîna en chancelant vers son lit ; le capitaine, qui avaitobservé encore le sentiment de la ligne droite, monta sans louvoyerl’escalier qui conduisait à la chambre de l’hôte, qu’il avaitchoisie comme la meilleure de l’auberge.

Et Mergy et la bohémienne ? Avantla chanson du capitaine, ils avaient disparu l’un etl’autre.

Chapitre 2LE LENDEMAIN D’UNE FÊTE

 

Il était grand jour depuis longtemps quandMergy s’éveilla, la tête encore un peu troublée par les souvenirsde la soirée précédente. Ses habits étaient étendus pêle-mêle dansla chambre, et sa valise était ouverte à terre. Se levant sur sonséant, il considéra quelque temps cette scène de désordre en sefrottant la tête, comme pour rappeler ses idées. Ses traitsexprimaient à la fois la fatigue, l’étonnement et l’inquiétude.

Un pas lourd se fit entendre sur l’escalier depierre qui conduisait à sa chambre. La porte s’ouvrit sans que l’oneût daigné frapper, et l’aubergiste entra avec une mine encore plusrenfrognée que la veille ; mais il était facile de lire dansses regards une expression d’impertinence qui avait remplacé cellede la peur.

Il jeta un coup d’œil sur la chambre, et sesigna comme saisi d’horreur à la vue de tant de confusion.

– Ah ! ah ! mon jeunegentilhomme, s’écria-t-il, encore au lit ? Ça, levons-nous,car nous allons avoir nos comptes à régler.

Mergy, bâillant d’une manière effrayante, mitune jambe hors du lit.

– Pourquoi tout ce désordre ?pourquoi ma valise est-elle ouverte ? demanda-t-il d’un ton aumoins aussi mécontent que celui de l’hôte.

– Pourquoi, pourquoi ? réponditcelui-ci ; qu’en sais-je ? Je me soucie bien de votrevalise. Vous avez mis ma maison dans un bien plus grand désordre.Mais, par saint Eustache, mon bon patron, vous me le payerez.

Comme il parlait, Mergy passait sonhaut-de-chausses d’écarlate, et, par le mouvement qu’il faisait, sabourse tomba de sa poche ouverte. Il faut que le son qu’elle renditlui parût autre qu’il ne s’y attendait, car il la ramassasur-le-champ avec inquiétude et l’ouvrit.

– On m’a volé ! s’écria-t-il en setournant vers l’aubergiste.

Au lieu de vingt écus d’or que contenait sabourse, il n’en trouvait que deux.

Maître Eustache haussa les épaules et souritd’un air de mépris.

– On m’a volé ! répéta Mergy ennouant sa ceinture à la hâte. J’avais vingt écus d’or dans cettebourse, et je prétends les ravoir : c’est dans votre maisonqu’ils m’ont été pris.

– Par ma barbe ! j’ensuis bien aise, s’écria insolemment l’aubergiste ; cela vousapprendra à vous anger de sorcières et de voleuses. Mais,ajouta-t-il plus bas, qui se ressemble s’assemble. Tout ce bongibier de Grève, hérétiques, sorciers et voleurs, se hantent etfrayent ensemble.

– Que dis-tu, maraud ? s’écriaMergy, d’autant plus en colère qu’il sentait intérieurement lavérité du reproche ; et, comme tout homme dans son tort, ilsaisissait aux cheveux l’occasion d’une querelle.

– Je dis, répliqua l’aubergiste enélevant la voix et mettant le poing sur la hanche, je dis que vousavez tout cassé dans ma maison, et je prétends que vous me payiezjusqu’au dernier sou.

– Je payerai mon écot et pas unliard de plus. Où est le capitaine Corn…Hornstein ?

– On m’a bu, continua maîtreEustache, criant toujours plus haut, on m’a bu plus de deux centsbouteilles de bon vieux vin, mais vous m’en répondrez.

Mergy avait fini de s’habiller tout àfait.

– Où est le capitaine ?cria-t-il d’une voix tonnante.

– Il est parti il y a plus de deuxheures, et puisse-t-il aller au diable ainsi que tous les huguenotsen attendant que nous les brûlions tous !

Un vigoureux soufflet fut la seuleréponse que Mergy put trouver dans le moment.

La surprise et la force du coup firentreculer l’aubergiste de deux pas. Le manche de corne d’un grandcouteau sortait d’une poche de sa culotte ; il y porta lamain. Sans doute quelque grand malheur serait arrivé s’il eût cédéau premier mouvement de sa colère. Mais la prudence arrêta l’effetde son courroux en lui faisant remarquer que Mergy étendait la mainvers le chevet de son lit, d’où pendait une longue épée. Il renonçaaussitôt à un combat inégal, et descendit précipitamment l’escalieren criant à tue-tête :

– Au meurtre ! aufeu !

Maître du champ de bataille, mais fortinquiet des suites de sa victoire, Mergy boucla son ceinturon, ypassa ses pistolets, ferma sa valise, et, la tenant à la main, ilrésolut d’aller porter sa plainte au juge le plus proche. Il ouvritsa porte, et il mettait le pied sur la première marche del’escalier, quand une troupe ennemie se présenta inopinément à sarencontre.

L’hôte marchait le premier, une vieillehallebarde à la main ; trois marmitons, armés de broches et debâtons, le suivaient de près ; un voisin, avec une arquebuserouillée, formait l’arrière-garde. De part et d’autre on nes’attendait pas à se rencontrer si tôt. Cinq ou six marchesseulement séparaient les deux partis ennemis.

Mergy laissa tomber sa valise et saisitun de ses pistolets. Ce mouvement hostile fit voir à maîtreEustache et à ses acolytes combien leur ordre de bataille étaitvicieux. Ainsi que les Perses à la bataille de Salamine, ilsavaient négligé de choisir une position où leur nombre pût sedéployer avec avantage. Le seul de leur troupe qui portât une armeà feu ne pouvait s’en servir sans blesser ses compagnons qui leprécédaient ; tandis que les pistolets du huguenot, enfilanttoute la longueur de l’escalier, semblaient devoir les renversertous du même coup. Le petit claquement que fit le chien du pistoletquand Mergy l’arma retentit à leurs oreilles, et leur parut presqueaussi effrayant qu’aurait été l’explosion même de l’arme. D’unmouvement spontané la colonne ennemie fit volte-face et courutchercher dans la cuisine un champ de bataille plus vaste et plusavantageux. Dans le désordre inséparable d’une retraite précipitée,l’hôte, voulant tourner sa hallebarde, l’embarrassa dans ses jambeset tomba. En ennemi généreux, dédaignant de faire usage de sesarmes, Mergy se contenta de lancer sur les fugitifs sa valise, qui,tombant sur eux comme un quartier de roc, et accélérant sonmouvement à chaque marche, acheva la déroute. L’escalier demeuravide d’ennemis, et la hallebarde rompue restait pourtrophée.

Mergy descendit rapidement dans lacuisine, où déjà l’ennemi s’était reformé sur une seule ligne. Leporteur d’arquebuse avait son arme haute et soufflait sa mècheallumée. L’hôte, tout couvert de sang, car son nez avait étéviolemment meurtri dans sa chute, se tenait derrière ses amis, telque Ménélas blessé derrière les rangs des Grecs. Au lieu de Machaonou de Podalire, sa femme, les cheveux en désordre et sa coiffedénouée, lui essuyait la figure avec une serviette sale.

Mergy prit son parti sans balancer. Ilmarcha droit à celui qui tenait l’arquebuse et lui présenta labouche de son pistolet à la poitrine.

– Jette la mèche ou tu esmort ! s’écria-t-il.

La mèche tomba à terre, et Mergy,appuyant sa botte sur le bout de corde enflammé, l’éteignit.Aussitôt tous les confédérés mirent bas les armes en mêmetemps.

– Pour vous, dit Mergy ens’adressant à l’hôte, la petite correction que vous avez reçue demoi vous apprendra sans doute à traiter les étrangers avec plus depolitesse : si je voulais, je vous ferais retirer votreenseigne par le bailli[17] dulieu ; mais je ne suis pas méchant. Voyons, combien vousdois-je pour mon écot ?

Maître Eustache, remarquant qu’il avaitdésarmé son redoutable pistolet, et qu’en parlant il le remettait àsa ceinture, reprit un peu de courage, et, tout en s’essuyant, ilmurmura tristement :

– Briser les plats, battre les gens,casser le nez aux bons chrétiens… faire un vacarme d’enfer… je nesais comment, après cela, on peut dédommager un honnête homme.

– Voyons, reprit Mergy en souriant. Votrenez cassé, je vous le payerai ce qu’il vaut selon moi. Pour vosplats brisés, adressez-vous aux reîtres, c’est leur affaire. Resteà savoir ce que je vous dois pour mon souper d’hier.

L’hôte regardait sa femme, ses marmitons etson voisin, comme s’il eut voulu leur demander à la fois conseil etprotection.

– Les reîtres, les reîtres ! dit-il…voir de leur argent, ce n’est pas chose aisée ; leur capitainem’a donné trois livres, et le cornette un coup de pied.

Mergy prit un des écus d’or qui luirestaient.

– Allons, dit-il, séparons-nous bonsamis.

Et il le jeta à maître Eustache, qui, au lieude tendre la main, le laissa dédaigneusement tomber sur leplancher.

– Un écu ! s’écria-t-il, un écu pourcent bouteilles cassées ; un écu pour ruiner une maison ;un écu pour battre les gens !

– Un écu, rien qu’un écu ! reprit lafemme sur un ton aussi lamentable. Il vient ici des gentilshommescatholiques qui parfois font un peu de tapage, mais au moins ilssavent le prix des choses.

Si Mergy avait été plus en fonds, il auraitsans doute soutenu la réputation de libéralité de son parti.

– À la bonne heure, répondit-ilsèchement, mais ces gentilshommes catholiques n’ont pas été volés.Décidez-vous, ajouta-t-il ; prenez cet écu, ou vous n’aurezrien.

Et il fit un pas comme pour le reprendre.L’hôtesse le ramassa sur-le-champ.

– Allons ! qu’on m’amène moncheval ; et toi, quitte cette broche et porte ma valise.

– Votre cheval, mon gentilhomme !dit l’un des valets de maître Eustache en faisant une grimace.

L’hôte, malgré son chagrin, releva la tête, etses yeux brillèrent un instant d’une expression de joiemaligne.

– Je vais vous l’amener moi-même, mon bonseigneur ; je vais vous amener votre bon cheval.

Et il sortit, tenant toujours la serviettedevant son nez. Mergy le suivit.

Quelle fut sa surprise quand, au lieu du beaucheval alezan qui l’avait amené, il vit un petit cheval pie, vieux,couronné, et défiguré encore par une large cicatrice à latête ! Au lieu de sa selle de fin velours de Flandre, ilvoyait une selle de cuir garnie de fer, telle enfin qu’en avaientles soldats.

– Que signifie ceci ? où est moncheval ?

– Que votre seigneurie prenne la peined’aller le demander à messieurs les reîtres protestants, réponditl’hôte avec une feinte humilité ; ces dignes étrangers l’ontemmené avec eux : il faut qu’ils se soient trompés à cause dela ressemblance.

– Beau cheval ! dit un desmarmitons ; je parierais qu’il n’a pas plus de vingt ans.

– On ne pourra nier que ce soit un chevalde bataille, dit un autre : voyez quel coup de sabre il a reçusur le front.

– Quelle superbe robe ! ajouta unautre ; c’est comme la robe d’un ministre, noir et blanc.

Mergy entra dans l’écurie, qu’il trouvavide.

– Et pourquoi avez-vous souffert qu’onemmenât mon cheval ? s’écria-t-il avec fureur.

– Dame ! mon gentilhomme, dit celuides valets qui avait soin de l’écurie, c’est le trompette qui l’aemmené, et il m’a dit que c’était un troc arrangé entre vousdeux.

La colère suffoquait Mergy, et, dans sonmalheur, il ne savait à qui s’en prendre.

– J’irai trouver le capitaine,murmurait-il entre ses dents, et il me fera justice du coquin quim’a volé.

– Certainement, dit l’hôte, votreseigneurie fera bien ; car ce capitaine… comments’appelait-il ?… il avait toujours la mine d’un bien honnêtehomme.

Et Mergy avait déjà fait intérieurement laréflexion que le capitaine avait favorisé, sinon commandé levol.

– Vous pourrez, par la même occasion,ajouta l’hôte, vous pourrez ravoir vos écus d’or de cette jeunedemoiselle ; elle se sera trompée, sans doute, en faisant sespaquets au petit jour.

– Attacherai-je la valise de votreseigneurie sur le cheval de votre seigneurie ? demanda legarçon d’écurie du ton le plus respectueux et le plusdésespérant.

Mergy comprit que plus il resterait, plus ilaurait à souffrir des plaisanteries de cette canaille. La valiseattachée, il s’élança sur la mauvaise selle ; mais le cheval,se sentant un maître nouveau, conçut le désir malin d’éprouver sesconnaissances dans l’art de l’équitation. Il ne tarda pas beaucoupcependant à s’apercevoir qu’il avait affaire à un excellentcavalier, moins que jamais disposé à souffrir sesgentillesses ; aussi, après quelques ruades bien payées par degrands coups d’éperons fort pointus, il prit le sage parti d’obéiret de prendre un grand trot de voyage. Mais il avait épuisé unepartie de sa vigueur dans sa lutte avec son cavalier, et il luiarriva ce qui arrive toujours aux rosses en pareil cas, il tomba,comme l’on dit, en manquant des quatre pieds. Notre héros se relevaaussitôt, légèrement moulu, mais encore plus furieux à cause deshuées qui s’élevèrent aussitôt contre lui. Il balança même uninstant s’il n’irait pas en tirer vengeance à grands coups de platd’épée ; cependant, par réflexion, il se contenta de fairecomme s’il n’entendait pas les injures qu’on lui adressait de loin,et plus lentement, il reprit le chemin d’Orléans, poursuivi àdistance par une bande d’enfants, dont les plus âgés chantaient lachanson de Jehan Petaquin[18], tandisque les plus petits criaient de toutes leurs forces : Auhuguenot ! au huguenot ! les fagots !

Après avoir chevauché assez tristement pendantprès d’une demi-lieue, il réfléchit qu’il n’attraperaitprobablement pas les reîtres ce jour-là ; que son cheval étaitsans doute vendu ; qu’enfin il était plus que douteux que cesmessieurs consentissent à le lui rendre. Peu à peu il s’accoutuma àl’idée que son cheval était perdu sans retour ; et, comme danscette supposition il n’avait rien à faire sur la route d’Orléans,il reprit celle de Paris, ou plutôt une traverse, pour éviter depasser devant la malencontreuse auberge témoin de ses désastres.Insensiblement, et comme il s’était habitué de bonne heure àchercher le bon côté de tous les événements de cette vie, ilconsidéra qu’il était fort heureux, à tout prendre, d’en êtrequitte à si bon compte ; il aurait pu être entièrement volé,peut-être assassiné, tandis qu’il lui restait encore un écu d’or, àpeu près toutes ses hardes, et un cheval qui, pour être laid,pouvait cependant le porter. S’il faut tout dire, le souvenir de lajolie Mila lui arracha plus d’une fois un sourire. Bref, aprèsquelques heures de marche et un bon déjeuner, il fut presque touchéde la délicatesse de cette honnête fille, qui n’emportait quedix-huit écus d’une bourse qui en contenait vingt. Il avait plus depeine à se réconcilier avec la perte de son bel alezan, mais il nepouvait s’empêcher de convenir qu’un voleur plus endurci que letrompette aurait emmené son cheval sans lui en laisser un à laplace.

Il arriva le soir à Paris, peu de temps avantla fermeture des portes, et il se logea dans une hôtellerie de larue Saint-Jacques.

Chapitre 3LES JEUNES COURTISANS

 

En venant à Paris, Mergy espérait êtrepuissamment recommandé à l’amiral Coligny, et obtenir du servicedans l’armée qui allait, disait-on, combattre en Flandre sous lesordres de ce grand capitaine. Il se flattait que des amis de sonpère, pour lesquels il apportait des lettres, appuieraient sesdémarches et lui serviraient d’introducteurs à la cour de Charleset auprès de l’Amiral, qui avait aussi une espèce de cour. Mergysavait que son frère jouissait de quelque crédit, mais il étaitencore fort indécis s’il devait ou non le rechercher. L’abjurationde George de Mergy l’avait presque entièrement séparé de safamille, pour laquelle il n’était guère plus qu’un étranger. Cen’était pas le seul exemple d’une famille désunie par la différencedes opinions religieuses. Depuis longtemps le père de George avaitdéfendu que le nom de l’apostat fût prononcé en sa présence, et ilavait appuyé sa rigueur par ce passage de l’Évangile : Sivotre œil droit vous donne un sujet de scandale, arrachez-le.Bien que le jeune Bernard ne partageât pas, à beaucoup près, cetteinflexibilité, cependant le changement de son frère lui paraissaitune tache honteuse pour l’honneur de sa famille, et nécessairementles sentiments de tendresse fraternelle devaient avoir souffert decette opinion.

Avant de prendre un parti sur la conduitequ’il devait tenir à son égard, avant même de rendre ses lettres derecommandation, il pensa qu’il fallait aviser aux moyens de remplirsa bourse vide, et, dans cette intention, il sortit de sonhôtellerie pour aller chez un orfèvre du pont Saint-Michel, quidevait à sa famille une somme qu’il avait charge de réclamer.

À l’entrée du pont, il rencontra quelquesjeunes gens vêtus avec beaucoup d’élégance, et qui, se tenant parle bras, barraient presque entièrement le passage étroit quelaissaient sur le pont la multitude de boutiques et d’échoppes quis’élevaient comme deux murs parallèles et dérobaient complètementla vue de la rivière aux passants. Derrière ces messieursmarchaient leurs laquais, chacun portant à la main, dans lefourreau, une de ces longues épées à deux tranchants que l’onappelait des duels, et un poignard dont la coquille était si large,qu’elle servait au besoin de bouclier. Sans doute le poids de cesarmes paraissait trop lourd à ces jeunes gentilshommes, oupeut-être étaient-ils bien aisés de montrer à tout le monde qu’ilsavaient des laquais richement habillés.

Ils semblaient en belle humeur, du moins à enjuger par leurs éclats de rire continuels. Si une femme bien misepassait auprès d’eux, ils la saluaient avec un mélange de politesseet d’impertinence ; tandis que plusieurs de ces étourdisprenaient plaisir à coudoyer rudement de graves bourgeois enmanteaux noirs, qui se retiraient en murmurant tout bas milleimprécations contre l’insolence des gens de cour. Un seul de latroupe marchait la tête baissée, et semblait ne prendre aucune partà leurs divertissements.

– Dieu me damne ! George, s’écria unde ces jeunes gens en le frappant sur l’épaule, tu deviensfurieusement maussade. Il y a un gros quart d’heure que tu n’asouvert la bouche. As-tu donc envie de te faire chartreux ?

Le nom de George fit tressaillir Mergy, maisil n’entendit pas la réponse de la personne que l’on avait appeléede ce nom.

– Je gage cent pistoles, reprit lepremier, qu’il est encore amoureux de quelque dragon de vertu.Pauvre ami ! je te plains ; c’est avoir du malheur que derencontrer une cruelle à Paris.

– Va-t’en chez le magicien Rudbeck, ditun autre, il te donnera un philtre pour te faire aimer.

– Peut-être, dit un troisième, peut-êtreque notre ami le capitaine est amoureux d’une religieuse. Cesdiables de huguenots, convertis ou non, en veulent aux épouses dubon Dieu.

Une voix, que Mergy reconnut à l’instant,répondit avec tristesse :

– Parbleu ! je serais moins tristes’il ne s’agissait que d’amourettes ; mais, ajouta-t-il plusbas, de Pons, que j’avais chargé d’une lettre pour mon père, estrevenu, et m’a rapporté qu’il persistait à ne plus vouloir entendreparler de moi.

– Ton père est de la vieille roche, ditun des jeunes gens ; c’est un de ces vieux huguenots quivoulurent prendre Amboise.

En cet instant, le capitaine George, ayanttourné la tête par hasard, aperçut Mergy. Poussant un cri desurprise, il s’élança vers lui les bras ouverts. Mergy n’hésita pasun instant ; il lui tendit les bras et le serra contre sonsein. Peut-être, si la rencontre eût été moins imprévue, eût-ilessayé de s’armer d’indifférence ; mais la surprise rendit àla nature tous ses droits. Dès ce moment ils se revirent comme desamis qui se retrouvent après un long voyage.

Après les embrassades et les premièresquestions, le capitaine George se tourna vers ses amis, dontquelques-uns s’étaient arrêtés à contempler cette scène.

– Messieurs, dit-il, vous voyez cetterencontre inattendue. Pardonnez-moi si je vous quitte pour allerentretenir un frère que je n’ai pas vu depuis plus de sept ans.

– Parbleu ! nous n’entendons pas quetu nous quittes aujourd’hui. Le dîner est commandé, il faut que tuen sois.

Celui qui parlait ainsi le saisit en mêmetemps par son manteau.

– Béville a raison, dit un autre, et nousne te laisserons point aller.

– Eh, mordieu ! reprit Béville, queton frère vienne dîner avec nous. Au lieu d’un bon compagnon, nousen aurons deux.

– Excusez-moi, dit alors Mergy, mais j’aiplusieurs affaires à terminer aujourd’hui. J’ai des lettres àremettre…

– Vous les remettrez demain.

– Il est nécessaire qu’elles soientrendues aujourd’hui… et… ajouta Mergy en souriant et un peuhonteux, je vous avouerai que je suis sans argent, et qu’il fautque j’en aille chercher.

– Ah ! par ma foi, l’excuse estbonne ! s’écrièrent-ils tous à la fois. Nous ne souffrironspas que vous refusiez de dîner avec d’honnêtes chrétiens commenous, pour aller emprunter à des juifs.

– Tenez, mon cher ami, dit Béville, ensecouant avec affectation une longue bourse de soie passée dans saceinture, faites état de moi comme de votre trésorier. Lepasse-dix[19] m’a bientraité depuis une quinzaine.

– Allons ! allons ! ne nousarrêtons pas et allons dîner au More, reprirent tous lesjeunes gens.

Le capitaine regardait son frère encoreindécis.

– Bah ! tu auras bien le temps deremettre les lettres. Pour de l’argent, j’en ai ; ainsi viensavec nous. Tu vas faire connaissance avec la vie de Paris.

Mergy se laissa entraîner. Son frère leprésenta à tous ses amis l’un après l’autre : le baron deVaudreuil, le chevalier de Rheincy, le vicomte de Béville, etc. Ilsaccablèrent de caresses le nouveau-venu, qui fut obligé de leurdonner l’accolade à tous l’un après l’autre. Béville l’embrassa ledernier.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, Dieume damne ! camarade, je sens odeur d’hérétique. Je gage machaîne d’or contre une pistole que vous êtes de la religion.

– Il est vrai, Monsieur, et je ne suispas si bon religieux que je devrais.

– Voyez si je ne distingue pas unhuguenot entre mille ! Ventre de loup ! comme messieursles parpaillots[20] prennentun air sérieux quand ils parlent de leur religion.

– Il me semble qu’on ne devrait jamaisparler en plaisantant d’un pareil sujet.

– Mr de Mergy a raison, dit le baronde Vaudreuil ; et vous, Béville, il vous arrivera malheur pourvos mauvaises railleries des choses sacrées.

– Voyez un peu cette mine de saint, ditBéville à Mergy ; c’est le plus fieffé libertin de nous tous,et pourtant il s’avise de temps en temps de nous prêcher.

– Laissez-moi pour ce que je suis,Béville, dit Vaudreuil. Si je suis libertin, c’est que je ne puisdompter la chair ; mais du moins je respecte ce qui estrespectable.

– Pour moi, je respecte beaucoup… mamère ; c’est la seule honnête femme que j’aie connue. Ausurplus, mon brave, catholiques, huguenots, papistes, juifs ouTurcs, ce m’est tout un ; je me soucie de leurs querellescomme d’un éperon cassé.

– Impie ! murmura Vaudreuil.

Et il fit le signe de la croix sur sa bouche,en se cachant toutefois du mieux qu’il put avec son mouchoir.

– Il faut que tu saches, Bernard, dit lecapitaine George, que tu ne trouveras guère parmi nous dedisputeurs comme notre savant maître Théobald Wolfsteinius. Nousfaisons peu de cas des conversations théologiques, et nousemployons mieux notre temps, Dieu merci.

– Peut-être, répondit Mergy avec un peud’aigreur, peut-être aurait il été préférable pour toi que tueusses écouté attentivement les doctes dissertations du digneministre que tu viens de nommer.

– Trêve sur ce sujet, petit frère ;plus tard je t’en reparlerai peut-être : je sais que tu as demoi une opinion… N’importe… Nous ne sommes pas ici pour parler deces sortes de choses… Je crois que je suis un honnête homme, et tule verras sans doute un jour… Brisons-là, il ne faut pensermaintenant qu’à nous amuser.

Il passa la main sur son front comme pourchasser une idée pénible.

– Cher frère ! dit tout bas Mergy enlui serrant la main.

George répondit par un autre serrement demain, et tous deux s’empressèrent de rejoindre leurs compagnons,qui les précédaient de quelques pas.

En passant devant le Louvre, d’où sortaientnombre de personnes richement habillées, le capitaine et ses amissaluaient ou embrassaient presque tous les seigneurs qu’ilsrencontraient. Ils présentaient en même temps le jeune Mergy, qui,de cette manière, fit connaissance en un instant avec une infinitéde personnages célèbres à cette époque. En même temps il apprenaitleurs sobriquets (car alors chaque homme marquant avait le sien),ainsi que les histoires scandaleuses qui se débitaient sur leurcompte.

– Voyez-vous, lui disait-on, ceconseiller si pâle et si jaune ? C’est messire Petrus definibus, en français Pierre Séguier, qui, dans tout ce qu’ilentreprend, se démène tant et si bien, qu’il arrive toujours à sesfins. Voici le petit capitaine Brûle-bancs, Thoré deMontmorency ; voici l’archevêque deBouteilles[21] , qui se tient assez droit sur samule, attendu qu’il n’a pas encore dîné. Voici un des héros devotre parti, le brave comte de La Rochefoucauld, surnommél’ennemi des choux. Dans la dernière guerre, il a faitcribler d’arquebusades un malheureux carré de choux que sa mauvaisevue lui faisait prendre pour des lansquenets.

En moins d’un quart d’heure Mergy sut le nomdes amants de presque toutes les dames de la cour, et le nombre deduels auxquels leur beauté avait donné lieu. Il vît que laréputation d’une dame était en proportion des morts qu’elle avaitcausées ; ainsi, madame de Courtavel, dont l’amant en piedavait tué deux de ses rivaux, était en bien plus grand renom que lapauvre comtesse de Pomerande, qui n’avait donné lieu qu’à un petitduel et une blessure légère.

Une femme d’une riche taille, montée sur unemule blanche conduite par un écuyer, et suivie de deux laquais,attira l’attention de Mergy ; ses habits étaient à la mode laplus nouvelle, et tout roides à force de broderies. Autant que l’onen pouvait juger, elle devait être jolie. On sait qu’à cette époqueles dames ne sortaient que le visage couvert d’un masque ; lesien était de velours noir : on voyait, ou plutôt on devinait,d’après ce qui paraissait par les ouvertures des yeux, qu’elledevait avoir la peau d’une blancheur éblouissante et les yeux d’unbleu foncé.

Elle ralentit le pas de sa mule en passantdevant les jeunes gens ; et même elle sembla regarder avecquelque attention Mergy, dont la figure lui était inconnue. Sur sonpassage on voyait toutes les plumes des chapeaux balayer la terre,et elle inclinait la tête avec grâce pour rendre les nombreuxsaluts que lui adressait la haie d’admirateurs qu’elle traversait.Comme elle s’éloignait, un léger souffle de vent souleva le bas desa longue robe de satin et laissa voir, comme un éclair, un petitsoulier de velours blanc et quelques pouces d’un bas de soierose.

– Quelle est cette dame que tout le mondesalue ? demanda Mergy avec curiosité.

– Déjà amoureux ! s’écria Béville.Au reste, elle n’en fait jamais d’autres ; huguenots etpapistes, tous sont amoureux de la comtesse Diane de Turgis.

– C’est une des beautés de la cour,ajouta George, une des plus dangereuses Circés pour nos jeunesgalants. Mais, peste ! ce n’est pas une citadelle facile àprendre.

– Combien compte-t-elle de duels ?demanda en riant Mergy.

– Oh ! elle ne compte que parvingtaines, répondit le baron de Vaudreuil ; mais le bon,c’est qu’elle a voulu se battre elle-même : elle a envoyé uncartel[22] dans les formes à une dame de lacour, qui avait pris le pas sur elle.

– Quel conte ! s’écria Mergy.

– Ce ne serait pas la première, ditGeorge, qui se fût battue de notre temps : elle a envoyé uncartel bien en règle et en bon style à la Sainte-Foix, l’appelantau combat à mort, à l’épée et au poignard, et en chemise, commeferait un duelliste raffiné[23].

– J’aurais bien voulu être le secondd’une de ces dames pour les voir toutes deux en chemise, dit lechevalier de Rheincy.

– Et le duel eut lieu ? demandaMergy.

– Non, répondit George ; on lesraccommoda.

– Ce fut lui qui les raccommoda, ditVaudreuil ; il était alors l’amant de la Sainte-Foix.

– Fi donc ! pas plus que toi, ditGeorge d’un ton fort discret.

– La Turgis est comme Vaudreuil, ditBéville ; elle fait un salmigondis[24] dela religion et des mœurs du temps : elle veut se battre enduel, ce qui est, je crois, un péché mortel, et elle entend deuxmesses par jour.

– Laisse-moi donc tranquille avec mamesse ! s’écria Vaudreuil.

– Oui, elle va à la messe, repritRheincy, mais c’est pour s’y faire voir sans masque.

– C’est pour cela, je crois, que tant defemmes vont à la messe, observa Mergy, enchanté de trouver uneoccasion de railler la religion qu’il ne professait pas.

– Et au prêche, dit Béville. Quand lesermon est fini, on éteint les lumières, et alors il se passe debelles choses. Par la mort ! cela me donne furieusement enviede me faire luthérien.

– Et vous croyez à ces contesabsurdes ? reprit Mergy d’un ton de mépris.

– Si je les crois ! Le petitFerrand, que nous connaissons tous, allait au prêche d’Orléans pourvoir la femme d’un notaire, une femme superbe, ma foi ! il mefaisait venir l’eau à la bouche rien qu’en m’en parlant. Il nepouvait la voir que là ; heureusement qu’un de ses amis,huguenot, lui avait dit le mot de passe : il entrait auprêche, et, dans l’obscurité, je vous laisse à penser si notrecamarade employait son temps.

– Cela est impossible, dit sèchementMergy.

– Impossible ! etpourquoi ?

– Parce que jamais un protestant n’auraitla bassesse d’amener un papiste dans un prêche.

Cette réponse fut suivie de grands éclats derire.

– Ah ! ah ! dit le baron deVaudreuil, vous croyez que, parce qu’un homme est huguenot, il nepeut être ni voleur, ni traître, ni commissionnaire degalanteries ?

– Il tombe de la lune ! s’écriaRheincy.

– Moi, dit Béville, si j’avais à faireremettre un poulet[25] à unehuguenote, je m’adresserais à son ministre.

– C’est, sans doute, répondit Mergy, quevous êtes habitué à donner de semblables commissions à vosprêtres ?

– Nos prêtres… dit Vaudreuil rougissantde colère.

– Finissez ces ennuyeuses discussions,interrompit George, remarquant « l’offensante aigreur dechaque repartie » ; laissons là les cafards de toutes lessectes. Je propose que le premier qui prononcera le mot dehuguenot, de papiste, de protestant, de catholique, soit mis àl’amende.

– Approuvé ! s’écria Béville ;il sera tenu de nous régaler de bon vin de Cahors à l’hôtellerie oùnous allons dîner.

Il y eut un moment de silence.

– Depuis la mort de ce pauvre Lannoy, tuédevant Orléans, la Turgis n’a pas d’amant connu, dit George, qui nevoulait pas laisser ses amis sur des idées théologiques.

– Qui oserait affirmer qu’une femme deParis n’a pas d’amant ? s’écria Béville ; ce qui est sûr,c’est que Comminges la serre de bien près.

– C’est pour cela que le petit Navarettea lâché prise, dit Vaudreuil ; il a craint un si terriblerival.

– Comminges fait donc le jaloux ?demanda le capitaine.

– Il est jaloux comme un tigre, réponditBéville, et il prétend tuer tous ceux qui oseront aimer la bellecomtesse ; de sorte que, pour ne pas rester sans amant, ellesera obligée de prendre Comminges.

– Quel est donc cet hommeredoutable ? demanda Mergy, qui éprouvait une vive curiosité,sans pouvoir s’en rendre compte, pour tout ce qui regardait de prèsou de loin la comtesse de Turgis.

– C’est, lui répondit Rheincy, un de nosplus fameux raffinés ; et comme vous venez de la province, jeveux bien vous expliquer le beau langage. Un raffiné est un galanthomme dans la perfection, un homme qui se bat quand le manteau d’unautre touche le sien, quand on crache à quatre pieds de lui, oupour tout autre motif aussi légitime.

– Comminges, dit Vaudreuil, mena un jourun homme au Pré-aux-Clercs[26]  ;ils ôtent leurs pourpoints et tirent l’épée.

« – N’es-tu pas Berny d’Auvergne ?demanda Comminges.

« – Point du tout, répond l’autre ;je m’appelle Villequier, et je suis de Normandie.

« – Tant pis, repartit Comminges, je t’aipris pour un autre ; mais, puisque je t’ai appelé, il fautnous battre.

« Et il le tua bravement.

Chacun cita quelque trait de l’adresse ou del’humeur querelleuse de Comminges. La matière était riche, et cetteconversation les mena jusque hors de la ville, à l’auberge duMore, située au milieu d’un jardin, près du lieu où l’onbâtissait le château des Tuileries, commencé en 1564. Plusieursgentilshommes de la connaissance de George et de ses amis s’yrencontrèrent, et l’on se mit à table en nombreuse compagnie.

Mergy, qui était assis à côté du baron deVaudreuil, observa qu’en se mettant à table il faisait le signe dela croix et récitait à voix basse et les yeux fermés cettesingulière prière :

Laus Deo, pax vivis, salutem defunctis, et beata visceravirginis Mariœ quœ portaverunt Æterni Patris Filium !

– Savez-vous le latin, monsieur lebaron ? lui demanda Mergy.

– Vous avez entendu ma prière ?

– Oui, mais je vous avoue que je ne l’aipas comprise.

– À vous dire le vrai, je ne sais pas lelatin et je ne sais pas trop ce que cette prière veut dire ;mais je la tiens d’une de mes tantes qui s’en est toujours bientrouvée, et, depuis que je m’en sers, je n’en ai vu que de bonseffets.

– J’imagine que c’est un latincatholique, et par conséquent nous autres huguenots nous ne pouvonsle comprendre !

– À l’amende ! à l’amende !s’écrièrent à la fois Béville et le capitaine George.

Mergy s’exécuta de bonne grâce, et l’oncouvrit la table de nouvelles bouteilles qui ne tardèrent pas àmettre la compagnie en belle humeur.

La conversation devint bientôt plus bruyante,et Mergy profita du tumulte pour causer avec son frère sans faireattention à ce qui se passait autour d’eux.

Ils furent tirés de leur aparté à la fin dusecond service par le bruit d’une violente dispute qui venait des’élever entre deux des convives.

– Cela est faux ! s’écriait lechevalier de Rheincy.

– Faux ! dit Vaudreuil.

Et sa figure, naturellement pâle, devint commecelle d’un cadavre.

– C’est la plus vertueuse, la plus chastedes femmes, continua le chevalier.

Vaudreuil sourit amèrement et leva lesépaules. Tous les yeux étaient fixés sur les acteurs de cettescène, et chacun paraissait vouloir attendre, dans une neutralitésilencieuse, le résultat de la querelle.

– De quoi s’agit-il, Messieurs, etpourquoi ce tapage ? demanda le capitaine, prêt, selon sonordinaire, à s’opposer à toute infraction à la paix.

– C’est notre ami le chevalier, répondittranquillement Béville, qui veut que la Sillery, sa maîtresse, soitchaste, tandis que notre ami de Vaudreuil prétend qu’elle ne l’estpas et qu’il en sait quelque chose.

Un éclat de rire général qui s’éleva aussitôtaugmenta la fureur de Rheincy, qui regardait avec des yeuxenflammés de rage et Vaudreuil et Béville.

– Je pourrais montrer de ses lettres, ditVaudreuil.

– Je t’en défie ! s’écria lechevalier.

– Eh bien ! dit Vaudreuil avec unricanement très méchant, je vais lire une de ses lettres à cesmessieurs. Ils connaissent peut-être son écriture aussi bien quemoi, car je n’ai pas la prétention d’être seul honoré de sesbillets et de ses bonnes grâces. Voici un billet que j’ai reçud’elle aujourd’hui même.

Et il parut fouiller dans sa poche comme pouren tirer une lettre.

– Tu mens par ta gorge !

La table était trop large pour que la main dubaron pût toucher son adversaire, assis en face de lui.

– Je te ferai avaler le démenti jusqu’àce qu’il t’étouffe ! s’écria-t-il.

Et il accompagna cette phrase d’une bouteillequ’il lui jeta à la tête. Rheincy évita le coup, et, renversant sachaise dans sa précipitation, il courut à la muraille pourdécrocher son épée qu’il y avait suspendue.

Tous se levèrent, quelques-uns pours’entremettre dans la querelle, la plupart pour éviter d’en êtretrop près.

– Arrêtez, fous que vous êtes !s’écria George en se mettant devant le baron, qui se trouvait leplus près de lui. Deux amis doivent-ils se battre pour unemisérable femmelette ?

– Une bouteille jetée à la tête vaut unsoufflet, dit froidement Béville. Allons, chevalier, mon ami,flamberge[27] auvent !

– Franc jeu ! franc jeu !faites place ! s’écrièrent presque tous les convives.

– Holà ! Jeannot, ferme la porte,dit nonchalamment l’hôte du More, habitué à voir desscènes semblables ; si les archers passaient, cela pourraitinterrompre ces gentilshommes et nuire à la maison.

– Vous battrez-vous dans une salle àmanger comme des lansquenets[28]ivres ? poursuivit George, qui voulait gagner du temps ;attendez au moins à demain.

– À demain, soit, dit Rheincy.

Et il fit le mouvement de remettre son épéedans le fourreau.

– Il a peur, notre petit chevalier, ditVaudreuil.

Aussitôt Rheincy, écartant tous ceux qui setrouvaient sur son passage, s’élança sur son ennemi. Tous deuxs’attaquèrent avec fureur ; mais Vaudreuil avait eu le tempsde rouler avec soin une serviette autour de son bras gauche, et ils’en servait avec adresse pour parer les coups detaille[29]  ; tandis que Rheincy, quiavait négligé une semblable précaution, reçut une blessure à lamain gauche dès les premières passes. Cependant il ne laissait pasde combattre avec courage, appelant son laquais et lui demandantson poignard. Béville arrêta le laquais, prétendant que Vaudreuiln’ayant pas de poignard, son adversaire ne devait pas en avoir nonplus. Quelques amis du chevalier réclamèrent ; des parolesfort aigres furent échangées, et sans doute le duel se fût changéen une escarmouche, si Vaudreuil n’y eût mis fin en renversant sonadversaire frappé d’un coup dangereux à la poitrine. Il mitpromptement le pied sur l’épée de Rheincy pour l’empêcher de laramasser, et leva la sienne pour lui donner le coup de grâce. Leslois du duel permettaient cette atrocité.

– Un ennemi désarmé ! s’écriaGeorge.

Et il lui arracha son épée.

La blessure du chevalier n’était pas mortelle,mais il perdait beaucoup de sang. On le pansa du mieux qu’on putavec des serviettes, pendant qu’avec un rire forcé il disait entreses dents que l’affaire n’était pas finie.

Bientôt parurent un moine et un chirurgien,qui se disputèrent quelque temps le blessé. Le chirurgien cependanteut la préférence, et, ayant fait transporter son patient au bordde la Seine, il le conduisit dans un bateau jusqu’à sonlogement.

Tandis que les valets emportaient lesserviettes ensanglantées et lavaient le pavé rougi, d’autresmettaient de nouvelles bouteilles sur la table. Pour Vaudreuil,après avoir soigneusement essuyé son épée, il la remit au fourreau,fit le signe de la croix, puis, avec un imperturbable sang-froid,il tira de sa poche une lettre, réclama le silence, et lut lapremière ligne, qui excita de grands éclats de rire :

« Mon chéri, cet ennuyeux chevalier, quim’obsède… »

– Sortons d’ici, dit Mergy à son frèreavec une expression de dégoût.

Le capitaine le suivit. La lettre occupaitl’attention générale, et leur absence ne fut pas remarquée.

Chapitre 4LE CONVERTI

 

Le capitaine George rentra dans la ville avecson frère, et le conduisit à son logement. En marchant, ilséchangèrent à peine quelques paroles ; la scène dont ilsvenaient d’être les témoins leur avait laissé une impressionpénible qui leur faisait involontairement garder le silence.

Cette querelle et le combat irrégulier quil’avait suivie n’avaient rien d’extraordinaire à cette époque. D’unbout de la France à l’autre, la susceptibilité chatouilleuse de lanoblesse donnait lieu aux événements les plus funestes, au pointque, d’après un calcul modéré, sous le règne de Henri III et souscelui de Henri IV, la fureur des duels coûta la vie à plus degentilshommes que dix années de guerres civiles.

Le logement du capitaine était meublé avecélégance. Des rideaux de soie à fleurs et des tapis de couleursbrillantes attirèrent d’abord les yeux de Mergy, accoutumés à plusde simplicité. Il entra dans un cabinet que son frère appelait sonoratoire, le mot de boudoir n’étant pas encore inventé. Unprie-Dieu en chêne fort bien sculpté, une madone peinte par unartiste italien, et un bénitier garni d’un grand rameau de buis,semblaient justifier la pieuse désignation de cette chambre, tandisqu’un lit de repos couvert de damas noir, une glace de Venise, unportrait de femme, des armes et des instruments de musique,indiquaient des habitudes un peu mondaines de la part de sonpropriétaire.

Mergy jeta un coup d’œil méprisant sur lebénitier et le rameau de buis, qui lui rappelaient tristementl’apostasie de son frère. Un petit laquais apporta des confitures,des dragées et du vin blanc : le thé et le café n’étaient pasencore en usage, et le vin remplaçait toutes ces boissons élégantespour nos simples aïeux.

Mergy, un verre à la main, reportait toujoursses regards de la madone au bénitier, et du bénitier au prie-Dieu.Il soupira profondément, et, regardant son frère nonchalammentétendu sur le lit de repos :

– Te voilà donc tout à faitpapiste ! dit-il. Que dirait notre mère si elle étaitici ?

Cette idée parut affecter douloureusement lecapitaine. Il fronça ses sourcils épais et fit un geste de la maincomme pour prier son frère de ne pas entamer un tel sujet ;mais celui-ci poursuivit impitoyablement :

– Est-il possible que tu aies abjuré ducœur la croyance de notre famille, comme tu l’as abjurée deslèvres ?

– La croyance de notre famille !…Elle n’a jamais été la mienne… Qui ? moi… croire aux sermonshypocrites de vos ministres nasillards !… moi !…

– Sans doute ! et il vaut mieuxcroire au purgatoire, à la confession, à l’infaillibilité dupape ! il vaut mieux s’agenouiller devant les sandalespoudreuses d’un capucin ! Un temps viendra où tu ne croiraspas pouvoir dîner sans réciter la prière du baron de Vaudreuil.

– Écoute, Bernard, je hais les disputes,surtout celles où il s’agit de religion ; mais il faut bienque tôt ou tard je m’explique avec toi, et, puisque nous en sommeslà-dessus, finissons-en : je vais te parler à cœur ouvert.

– Ainsi tu ne crois pas à toutes lesabsurdes inventions des papistes ?

Le capitaine haussa les épaules et fitrésonner un de ses larges éperons en laissant tomber le talon de sabotte sur le plancher. Il s’écria :

– Papistes ! huguenots !superstition des deux parts. Je ne sais point croire ce que maraison me montre comme absurde. Nos litanies et vos psaumes, toutesces fadaises se valent. Seulement, ajouta-t-il en souriant, il y aquelquefois de bonne musique dans nos églises, tandis que chez vousc’est une guerre à mort aux oreilles délicates.

– Belle supériorité pour ta religion, etil y a là de quoi lui faire des prosélytes[30]  !

– Ne l’appelle pas ma religion, car jen’y crois pas plus qu’à la tienne. Depuis que j’ai su penser parmoi-même, depuis que ma raison a été à moi…

– Mais…

– Ah ! trêve de sermons. Je sais parcœur tout ce que tu vas me dire. Moi aussi j’ai eu mes espérances,mes craintes. Crois-tu que je n’ai pas fait des efforts puissantspour conserver les heureuses superstitions de mon enfance ?J’ai lu tous nos docteurs pour y chercher des consolations contreles doutes qui m’effrayaient, et je n’ai fait que les accroître.Bref, je n’ai pu et je ne puis croire. Croire est un don précieuxqui m’a été refusé, mais pour rien au monde je ne chercherais à enpriver les autres.

– Je te plains.

– À la bonne heure, et tu as raison.

– Protestant, je ne croyais pas auprêche ; catholique, je ne crois pas davantage à la messe.Eh ! morbleu ! les atrocités de nos guerres civiles nesuffiraient-elles pas pour déraciner la foi la plusrobuste ?

– Ces atrocités sont l’ouvrage des hommesseuls, et des hommes qui ont perverti la parole de Dieu.

– Cette réponse n’est pas de toi ;mais tu trouveras bon que je ne sois pas encore convaincu. VotreDieu, je ne le comprends pas, je ne puis le comprendre… Et si jecroyais, ce serait, comme dit notre ami Jodelle, sous bénéficed’inventaire.

– Puisque les deux religions te sontindifférentes, pourquoi donc cette abjuration qui a tant affligé tafamille et tes amis ?

– J’ai vingt fois écrit à mon père pourlui expliquer mes motifs et me justifier ; mais il a jeté meslettres au feu sans les ouvrir, et il m’a traité plus mal que sij’avais commis quelque grand crime.

– Ma mère et moi nous désapprouvionscette rigueur excessive ; et sans les ordres…

– Je ne sais ce qu’on a pensé de moi. Peum’importe ! Voici ce qui m’a déterminé à un coup de tête, queje ne referais pas, sans doute, s’il était à refaire…

– Ah ! j’ai toujours pensé que tut’en repentais.

– M’en repentir ! non ; car jene crois pas avoir fait une mauvaise action. Lorsque tu étaisencore au collège, apprenant le latin et le grec, j’avais endosséla cuirasse, ceint l’écharpe blanche[31] , et jecombattais à nos premières guerres civiles. Votre petit prince deCondé, qui a fait faire tant de fautes à votre parti, votre princede Condé s’occupait de vos affaires quand ses amours lui enlaissaient le temps. Une dame m’aimait, le prince me lademanda ; je la lui refusai, il devint mon ennemi mortel. Ilprit dès lors à tâche de me mortifier de toutes les manières.

« Ce petit prince si joli

Qui toujours baise sa mignonne, »

« Il me désignait aux fanatiques du particomme un monstre de libertinage et d’irréligion. Je n’avais qu’unemaîtresse, et j’y tenais. Pour ce qui est de l’irréligion… jelaissais les autres en paix : pourquoi me déclarer laguerre ?

– Je n’aurais jamais cru le princecapable d’un trait si noir.

– Il est mort, et vous en avez fait unhéros. C’est ainsi que va le monde. Il avait des qualités : ilest mort en brave, je lui ai pardonné. Mais alors il étaitpuissant, et un pauvre gentilhomme comme moi lui semblait criminels’il osait lui résister.

Le capitaine se promena quelque temps par lachambre, et continua d’une voix qui trahissait une émotion toujourscroissante :

– Tous les ministres, tous lescagots de l’armée furent bientôt déchaînés contre moi. Jeme souciais aussi peu de leurs aboiements que de leurs sermons. Ungentilhomme du prince, pour lui faire sa cour, m’appelapaillard devant tous nos capitaines. Il y gagna unsoufflet, et je le tuai. Il y avait bien douze duels par jour dansnotre armée, et nos généraux avaient l’air de ne pas s’enapercevoir. On fit une exception pour moi, et le prince medestinait à servir d’exemple à toute l’armée. Les prières de tousles seigneurs, et, je suis obligé d’en convenir, celles del’Amiral, me valurent ma grâce. Mais la haine du prince ne fut passatisfaite. Au combat de Jazeneuil, je commandais une compagnie depistoliers ; j’avais été des premiers à l’escarmouche :ma cuirasse faussée de deux arquebusades, mon bras gauche traverséd’un coup de lance, montraient que je ne m’y étais pas épargné. Jen’avais plus que vingt hommes autour de moi, et un bataillon desSuisses du roi marchait contre nous. Le prince de Condé m’ordonnede faire une charge… je lui demande deux compagnies de reîtres… et…il m’appela lâche !

Mergy se leva et prit la main de son frère. Lecapitaine poursuivit, les yeux étincelants de colère et sepromenant toujours :

– Il m’appela lâche devant tous cesgentilshommes dans leurs armures dorées, qui, peu de mois après,l’abandonnèrent à Jarnac et le laissèrent tuer. Je crus qu’ilfallait mourir ; je m’élançai sur les Suisses en jurant quesi, par fortune, j’en échappais, je ne tirerais jamais l’épée pourun prince si injuste. Grièvement blessé, jeté à bas de mon cheval,j’allais être tué, quand un des gentilshommes du duc d’Anjou,Béville, ce fou avec qui nous avons dîné, me sauva la vie et meprésenta au duc. On me traita bien. J’avais soif de vengeance. Onme cajola, on me pressa de prendre du service auprès de monbienfaiteur, le duc d’Anjou ; on me cita ce vers :

Omne solum forti patria est, ut piscibus æquor.

« Je voyais avec indignation lesprotestants appeler les étrangers dans notre patrie… Mais pourquoine pas te dire la seule raison qui me détermina ? Je voulaisme venger, et je me fis catholique dans l’espoir de rencontrer leprince de Condé sur un champ de bataille et de le tuer. C’est unlâche qui s’est chargé de lui payer ma dette… La manière dont il aété tué m’a presque fait oublier ma haine… Je le vis sanglant, enhutte aux outrages des soldats ; j’arrachai ce cadavre deleurs mains et je le couvris de mon manteau. J’étais engagé avecles catholiques ; je commandais un escadron de leur cavalerie,je ne pouvais plus les quitter. Heureusement je crois avoir renduquelques services à mon ancien parti ; j’ai tâché, autantqu’il m’a été possible, d’adoucir les fureurs d’une guerre dereligion, et j’ai eu le bonheur de sauver plusieurs de mes anciensamis.

– Olivier de Basseville publie partoutqu’il te doit la vie.

– Me voilà donc catholique, dit Georged’une voix plus calme. Cette religion en vaut bien une autre ;car il est si facile de s’accommoder avec leurs dévots ! Voiscette jolie madone : c’est le portrait d’une courtisaneitalienne ; les cagots admirent ma piété en se signant devantla prétendue vierge. Crois-moi, j’ai bien meilleur marché d’eux quede nos ministres. Je puis vivre comme je veux, en faisant de trèslégers sacrifices à l’opinion de la canaille. Eh bien ! ilfaut aller à la messe ; j’y vais de temps en temps regarderles jolies femmes. Il faut un confesseur : parbleu ! j’aiun brave cordelier, ancien arquebusier à cheval, qui, pour un écu,me donne un billet de confession, et, par-dessus le marché, secharge de remettre mes billets doux à ses jolies pénitentes. Mortde ma vie ! vive la messe !

Mergy ne put s’empêcher de sourire.

– Tiens, poursuivit le capitaine, voicimon livre de messe.

Et il lui jeta un livre richement relié, dansun étui de velours, et garni de fermoirs d’argent.

– Ces Heures-là[32] valent bien vos livres de prières.

 

Mergy lut sur le dos : HEURES DE LACOUR.

– La reliure est belle, dit-il d’un airde dédain en lui rendant le livre.

Le capitaine l’ouvrit et le lui rendit ensouriant. Mergy lut alors sur la première page : La vietrès horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, composéepar Mr Alcofribas, abstracteur de Quintessence.

– Parlez-moi de ce livre-là !s’écria le capitaine en riant ; j’en fais plus de cas que detous les volumes de théologie de la bibliothèque de Genève.

– L’auteur de ce livre était, dit-on,rempli de savoir, mais il n’en a pas fait un bon usage.

George haussa les épaules.

– Lis ce volume, Bernard, et tu m’enparleras après.

Mergy prit le livre, et, après un moment desilence :

– Je suis fâché qu’un dépit, légitimesans doute, t’ait entraîné à une action dont tu te repentiras sansdoute un jour.

Le capitaine baissait la tête, et ses yeux,attachés sur le tapis étendu sous ses pieds, semblaient en observercurieusement les dessins.

– Ce qui est fait est fait, dit-il enfin,avec un soupir étouffé. Peut-être un jour reviendrai-je au prêche,ajouta-t-il plus gaiement. Mais brisons la, et promets-moi de neplus me parler de choses si ennuyeuses.

– J’espère que tes propres réflexionsferont plus que mes discours ou mes conseils.

– Soit ! Maintenant, causons de tesaffaires. Quelle est ton intention en venant à la cour ?

– J’espère être assez recommandé àMr l’Amiral pour qu’il veuille bien m’admettre au nombre deses gentilshommes dans la campagne qu’il va faire dans lesPays-Bas.

– Mauvais plan. Il ne faut pas qu’ungentilhomme qui se sent du courage et une épée au côté, prenneainsi de gaieté de cœur le rôle de valet. Entre comme volontairedans les gardes du roi ; dans ma compagnie dechevau-légers[33] , si tuveux. Tu feras la campagne, ainsi que nous tous, sous les ordres del’Amiral, mais au moins tu ne seras le domestique de personne.

– Je n’ai aucune envie d’entrer dans lagarde du roi : j’y ai même quelque répugnance. J’aimeraisassez être soldat dans ta compagnie, mais mon père veut que jefasse ma première campagne sous les ordres immédiats deMr l’Amiral.

– Je vous reconnais bien là, messieursles huguenots ! Vous prêchez l’union, et, plus que nous, vousêtes entichés de vos vieilles rancunes.

– Comment ?

– Oui, le roi est toujours à vos yeux untyran, un Achab, comme vos ministres l’appellent. Quedis-je ? ce n’est pas même un roi, c’est un usurpateur, et,depuis la mort de Louis XIII[34] , c’estGaspard Ier[35] qui estroi de France.

– Quelle mauvaise plaisanterie !

– Au reste, autant vaut que tu sois auservice du vieux Gaspard qu’à celui du duc de Guise ;Mr de Châtillon est un grand capitaine, et tu apprendras laguerre sous lui.

– Ses ennemis mêmes l’estiment.

– Il y a cependant certain coup depistolet qui lui a fait du tort.

– Il a prouvé son innocence, et,d’ailleurs, sa vie entière dément le lâche assassinat dePoltrot.

– Connais-tu l’axiome latin :Fecit cui profuit ? Sans ce coup de pistolet, Orléansétait pris.

– Ce n’était, à tout prendre, qu’un hommede moins dans l’armée catholique.

– Oui, mais quel homme ! N’as-tudonc jamais entendu ces deux mauvais vers, qui valent bien ceux devos psaumes :

Autant que sont de Guisards demeurés,

Autant a-t-il en France de Mérés[36].

– Menaces puériles, et rien de plus. Lakyrielle serait longue si j’avais à raconter tous les crimes desGuisards. Au reste, pour rétablir la paix en France, si j’étaisroi, voici ce que je voudrais faire. Je ferais mettre les Guises etles Châtillons dans un bon sac de cuir, bien cousu et biennoué ; puis je les ferais jeter à l’eau avec cent mille livresde fer, de peur qu’un seul n’échappât. Il y a encore quelques gensque je voudrais mettre dans mon sac.

– Il est heureux que tu ne sois pas roide France.

La conversation prit alors une tournure plusenjouée : on abandonna la politique comme la théologie, et lesdeux frères se racontèrent toutes les petites aventures qui leurétaient advenues depuis qu’ils avaient été séparés. Mergy fut assezfranc pour faire les honneurs de son histoire à l’auberge duLion d’Or : son frère en rit de bon cœur, et leplaisanta beaucoup sur la perte de ses dix-huit écus et de son boncheval alezan.

Le son des cloches d’une église voisine se fitentendre.

– Parbleu ! s’écria le capitaine,allons au sermon ce soir ; je suis persuadé que tu t’yamuseras.

– Je te remercie, mais je n’ai pas encoreenvie de me convertir.

– Viens, mon cher, c’est le frère Lubinqui doit prêcher aujourd’hui. C’est un cordelier qui rend lareligion si plaisante, qu’il y a toujours foule pour l’entendre.D’ailleurs toute la cour doit aller à Saint-Jacquesaujourd’hui ; c’est un spectacle à voir.

– Et madame la comtesse de Turgis ysera-t-elle, et ôtera-t-elle son masque ?

– À propos, elle ne peut manquer de s’ytrouver. Si tu veux te mettre sur les rangs, n’oublie pas, à lasortie du sermon, de te placer à la porte de l’église pour luioffrir de l’eau bénite. Voilà encore une des jolies cérémonies dela religion catholique. Dieu ! que de jolies mains j’aipressées, que de billets doux j’ai remis en offrant de l’eaubénite !

– Je ne sais, mais cette eau bénite medégoûte tellement, que je crois que pour rien au monde je n’ymettrais le doigt.

Le capitaine l’interrompit par un éclat derire. Tous deux prirent leurs manteaux et se rendirent à l’égliseSaint-Jacques, où déjà bonne et nombreuse compagnie se trouvaitrassemblée.

Chapitre 5LE SERMON

 

Comme le capitaine George et son frèretraversaient l’église pour chercher une place commode et près duprédicateur, leur attention fut attirée par des éclats de rire quipartaient de la sacristie ; ils y entrèrent et virent un groshomme, à la mine réjouie et enluminée, revêtu de la robe de saintFrançois, et engagé dans une conversation fort animée avec unedemi-douzaine de jeunes gens richement vêtus.

– Allons, mes enfants, disait-il,dépêchez, les dames s’impatientent ; donnez-moi mon texte.

– Parlez-nous des bons tours que cesdames jouent à leurs maris, dit un des jeunes gens, que Georgereconnut aussitôt pour Béville.

– La matière est riche, j’en conviens,mon garçon ; mais que puis-je dire qui vaille le sermon duprédicateur de Pontoise, qui s’écria : « Je m’en vaisjeter mon bonnet à la tête de celle d’entre vous qui a planté leplus de cornes à son mari ! » Sur quoi il n’y eut pas uneseule femme dans l’église qui ne se couvrît la tête du bras ou dela mante, comme pour parer le coup.

– Oh ! père Lubin, dit un autre, jene suis venu au sermon qu’à cause de vous : contez-nousaujourd’hui quelque chose de gaillard, là ; parlez-nous un peudu péché d’amour, qui est présentement si fort à la mode.

– À la mode ! oui, à votre mode,Messieurs, qui n’avez que vingt-cinq ans ; mais moi j’en aicinquante bien comptés. À mon âge on ne peut plus parler d’amour.J’ai oublié ce que c’est que ce péché-là.

– Ne faites pas la petite bouche, pèreLubin ; vous sauriez discourir là-dessus maintenant aussi bienque jamais : nous vous connaissons.

– Oui, prêchez sur la luxure, ajoutaBéville, toutes ces dames diront que vous êtes plein de votresujet.

Le cordelier répondit à cette plaisanterie parun clignement d’œil malin, dans lequel perçaient l’orgueil et leplaisir qu’il éprouvait à s’entendre reprocher un vice de jeunehomme.

– Non, je ne veux pas prêcher là-dessus,parce que nos belles de la cour ne voudraient plus se confesser àmoi, si je me montrais trop sévère sur cet article-là ; et, enconscience, si j’en parlais, ce serait pour montrer comment on sedamne à tout jamais… pourquoi ?… pour une minute de bontemps.

– Eh bien !… Ah ! voici lecapitaine ! Allons, George, donne-nous un texte de sermon. Lepère Lubin s’est engagé à prêcher sur le premier sujet que nous luifournirons.

– Oui, dit le moine, mais dépêchez-vous,mort de ma vie ! car je devrais déjà être en chaire.

– Peste, père Lubin ! vous jurezaussi bien que le roi ! s’écria le capitaine.

– Je parie qu’il ne jurerait pas dans sonsermon, dit Béville.

– Pourquoi pas, si l’envie m’enprenait ? répondit hardiment le père Lubin.

– Je parie dix pistoles que vousn’oseriez pas.

– Dix pistoles ? Tope !

– Béville, dit le capitaine, je suis demoitié dans ton pari.

– Non, non, repartit celui-ci, je veuxgagner tout seul l’argent du beau père ; et s’il jure, mafoi ! je ne regretterai pas mes dix pistoles : jurementsde prédicateur valent bien dix pistoles.

– Et moi, je vous annonce que j’ai déjàgagné, dit le père Lubin ; je commence mon sermon par troisjurons. Ah ! messieurs les gentilshommes, vous croyez que,parce que vous portez une rapière au côté et une plume au chapeau,vous avez seuls le talent de jurer ? Nous allonsvoir !

En parlant ainsi, il sortait de la sacristie,et dans un instant il fut en chaire. Aussitôt, le plus profondsilence régna dans l’assemblée.

Le prédicateur parcourut des yeux la foule quise pressait autour de sa chaire, comme pour chercher sonparieur ; et lorsqu’il l’eut découvert, adossé contre unpilier précisément en face de lui, il fronça les sourcils, mit lepoing sur la hanche, et du ton d’un homme en colère, commença de lasorte :

« Mes chers frères,

« Par la vertu ! par lamort ! par le sang !…

Un murmure de surprise et d’indignationinterrompit le prédicateur, ou plutôt remplit la pause qu’illaissait à dessein.

« … de Dieu, continua le cordelier d’unton de nez fort dévot, nous sommes sauvés et délivrés del’enfer.

Un éclat de rire universel l’interrompit uneseconde fois. Béville tira sa bourse de sa ceinture, et la secouaavec affectation devant le prédicateur, avouant ainsi qu’il avaitperdu.

« Eh bien ! mes frères, continual’imperturbable frère Lubin, vous voilà bien contents, n’est-cepas ? Nous sommes sauvés et délivrés de l’enfer.Voilà de belles paroles, pensez-vous ; nous n’avons plus qu’ànous croiser les bras et à nous réjouir. Nous sommes quittes de cevilain feu d’enfer. Pour celui du purgatoire, ce n’est que brûlurede chandelle, qui se guérit avec l’onguent d’une douzaine demesses. Sus, mangeons, buvons, allons voir Catin.

« Ah ! pécheurs endurcis que vousêtes ! voilà sur quoi vous comptez ! Or çà, c’est frèreLubin qui vous le dit, vous comptez sans votre hôte.

« Vous croyez donc, messieurs leshérétiques, huguenots huguenolisant, vous croyez donc que c’estpour vous délivrer de l’enfer que notre Sauveur a bien voulu selaisser mettre en croix ? Quelque sot ! Ah !ah ! vraiment oui ! c’est pour pareille canaille qu’ilaurait versé son précieux sang ! C’eût été, révérence parlant,jeter des perles aux pourceaux ; et tout aucontraire, Notre-Seigneur jetait les pourceaux auxperles : car les perles sont dans la mer, etNotre-Seigneur jeta deux mille pourceaux dans la mer.Et ecce impetu abiit totus grex prœceps in mare. Bonvoyage, messieurs les pourceaux, et puissent tous les hérétiquesprendre le même chemin !

Ici l’orateur toussa et s’arrêta un momentpour regarder l’assemblée et jouir de l’effet que produisait sonéloquence sur les fidèles. Il reprit :

« Ainsi, messieurs les huguenots,convertissez-vous, et faites diligence ; autrement… foin devous ! vous n’êtes ni sauvés ni délivrés de l’enfer :donc tournez-moi les talons au prêche, et vive la messe !

« Et vous, mes chers frères lescatholiques, vous vous frottez les mains et vous vous léchez lesdoigts, vous pensant déjà aux faubourgs du paradis. Franchement,mes frères, il y a plus loin de la cour où vous vivez au paradis(même en prenant par la traverse) que de Saint-Lazare à la porteSaint-Denis.

« LA VERTU, LA MORT, LE SANG DE DIEUvous ont sauvés et délivrés de l’enfer… Oui, en vous délivrantdu péché originel, d’accord ; mais gare à vous si Satan vousrattrape ! Et je vous le dis : Circuit quœrens quemdevoret.

« Ô mes chers frères ! Satan est unescrimeur qui en remontrerait à Grand-Jean, à Jean-Petit et àl’Anglais ; et, je vous le dis en vérité, rudes sont lesassauts qu’il nous livre !

« Car, aussitôt que nous quittons nosjaquettes pour prendre des hauts-de-chausses, je veux dire dès quenous sommes en âge de pécher mortellement, messire Satannous appelle sur le Pré-aux-Clercs de la vie. Les armesque nous apportons sont les divins sacrements ; lui, il portetout un arsenal : ce sont nos péchés, armes offensives etdéfensives à la fois.

« Il me semble le voir entrer en champclos, la Gourmandise sur le ventre : voilà sacuirasse ; la Paresse lui sert d’éperons ; à saceinture est la Luxure, c’est un estoc dangereux ;l’Envie est sa dague ; il porte l’Orgueilsur la tête comme un gendarme son armet[37] ; il garde dans sa pochel’Avarice pour s’en servir au besoin ; et pour laColère, avec les injures et tout ce qui s’ensuit, il lestient dans sa bouche : ce qui vous fait voir qu’il est arméjusqu’aux dents.

« Quand Dieu a donné le signal, Satan nevous dit pas, comme ces duellistes courtois : Mongentilhomme, êtes-vous en garde ? mais il fond sur lechrétien, tête baissée, sans dire gare ! Le chrétien, quis’aperçoit qu’il va recevoir une botte de Gourmandise aumilieu de l’estomac, pare avec le Jeûne.

Ici le prédicateur, pour se rendre plusintelligible, décrocha un crucifix et commença à s’en escrimer,poussant des bottes et faisant des parades, comme un maître d’armesferait avec son fleuret pour démontrer un coup difficile.

« Satan, en se retirant, lui décharge ungrand fendant de Colère ; puis, faisant une feinted’Hypocrisie, lui pousse en quarte une botted’Orgueil. Le chrétien se couvre d’abord avec laPatience, puis il riposte à l’Orgueil avec unebotte d’Humilité. Satan, irrité, lui donne d’abord un coupd’estoc de Luxure ; mais, le voyant rendu sans effetpar une parade de Mortifications, il se jette à corpsperdu sur son adversaire, lui donnant à la fois un croc-en-jambe deParesse et un coup de dague d’Envie, tandis qu’ilessaye de lui faire entrer l’Avarice dans le cœur. C’estalors qu’il faut avoir bon pied, bon œil. Par le Travailon se délivre du croc-en-jambe de Paresse, de la dagued’Envie par l’Amour du prochain (parade biendifficile, mes frères) ; et, quant à la botted’Avarice, il n’y a que la Charité qui puisse ladétourner.

« Mais, mes frères, combien y en a-t-ild’entre vous, attaqués ainsi en tierce et en quarte, d’estoc et detaille, qui trouveraient une parade toujours prête à toutes lesbottes de l’ennemi ? J’ai vu plus d’un champion portépar terre, et alors, s’il n’a pas bien vite recours à laContrition, il est perdu ; et ce dernier moyen, ilfaut en user plus tôt que plus tard. Vous croyez, vous autrescourtisans, qu’un peccavi[38] n’estpas long à dire. Hélas ! mes frères, combien de pauvresmoribonds veulent dire peccavi, à qui la voix manque surle pec ! et crac ! voilà une âme emportée par lediable ; l’aille chercher qui voudra.

Le frère Lubin continua encore quelque temps àdonner carrière à son éloquence ; et, lorsqu’il abandonna lachaire, un amateur de beau langage remarqua que son sermon, quin’avait duré qu’une heure, contenait trente-sept pointes etd’innombrables traits d’esprit semblables à ceux que je viens deciter. Catholiques et protestants avaient également applaudi auprédicateur, qui demeura longtemps au pied de la chaire, entouréd’une foule empressée qui venait de toutes les parties de l’églisepour lui offrir des félicitations.

Pendant le sermon, Mergy avait plusieurs foisdemandé où était la comtesse de Turgis ; son frère l’avaitinutilement cherchée des yeux. Ou la belle comtesse n’était pasdans l’église, ou bien elle se cachait à ses admirateurs dansquelque coin obscur.

– Je voudrais, disait Mergy en sortant,je voudrais que toutes les personnes qui viennent d’assister à cetabsurde sermon entendissent sur-le-champ les simples exhortationsd’un de nos ministres…

– Voici la comtesse de Turgis, lui dittout bas le capitaine en lui serrant le bras.

Mergy tourna la tête, et vit passer sous leportail obscur, avec la rapidité de l’éclair, une femme, fortrichement parée, et que conduisait par la main un jeune hommeblond, mince, fluet, d’une mine efféminée, et dont le costumeoffrait une négligence peut-être étudiée. La foule s’ouvrait devanteux avec un empressement mêlé de terreur. Ce cavalier était leterrible Comminges.

Mergy eut à peine le temps de jeter un coupd’œil sur la comtesse. Il ne pouvait se rendre compte de sestraits, et cependant ils avaient fait sur lui une grandeimpression ; mais Comminges lui avait mortellement déplu, sansqu’il pût s’expliquer pourquoi. Il s’indignait de voir un homme sifaible en apparence et déjà possesseur de tant de renommée.

« Si par hasard, pensa-t-il, la comtesseaimait quelqu’un dans cette foule, cet odieux Comminges letuerait ! Il a juré de tuer tous ceux qu’elleaimera. »

Il mit involontairement la main sur la gardede son épée ; mais aussitôt il eut honte de ce transport.

« Que m’importe, après tout ? Je nelui envie pas sa conquête, que d’ailleurs j’ai à peinevue. »

Cependant ces idées lui avaient laissé uneimpression pénible, et pendant tout le chemin de l’église à lamaison du capitaine il garda le silence.

Ils trouvèrent le souper servi. Mergy mangeapeu ; et, aussitôt que la table fut enlevée, il voulutretourner à son hôtellerie. Le capitaine consentit à le laissersortir, mais sous la promesse qu’il viendrait le lendemains’établir définitivement dans sa maison.

Il n’est pas besoin de dire que Mergy trouvachez son frère argent, cheval, etc., et de plus la connaissance dutailleur de la cour et du seul marchand où un gentilhomme, curieuxd’être bien vu des dames, pouvait acheter ses gants, ses fraises àla confusion et ses souliers à cric ou à pontlevis.

Enfin, la nuit étant tout à fait noire, ilretourna à son auberge accompagné de deux laquais de son frère,armés de pistolets et d’épées ; car les rues de Paris, aprèshuit heures du soir, étaient alors plus dangereuses que la route deSéville à Grenade ne l’est encore aujourd’hui.

Chapitre 6UN CHEF DE PARTI

 

Bernard de Mergy, de retour dans son humbleauberge, jeta tristement les yeux sur son ameublement usé et terni.Quand il compara dans son esprit les murs de sa chambre, autrefoisblanchis à la chaux, maintenant enfumés et noircis, avec lesbrillantes tentures de soie de l’appartement qu’il venait dequitter ; quand il se rappela cette jolie madone peinte, etqu’il ne vit sur la muraille devant lui qu’une vieille image desaint, alors une idée assez vile entra dans son âme. Ce luxe, cetteélégance, les faveurs des dames, les bonnes grâces du roi, tant dechoses désirables enfin, n’avaient coûté à George qu’un seul mot,un seul mot bien facile à prononcer, car il suffisait qu’il partitdes lèvres, et l’on n’allait pas interroger le fond des cœurs.Aussitôt se présentèrent à sa mémoire les noms de plusieursprotestants qui, en abjurant leur religion, s’étaient élevés auxhonneurs ; et, comme le diable se fait arme de tout, laparabole de l’Enfant prodigue revint à son esprit, mais avec cetteétrange moralité, que l’on ferait plus de fête à un huguenotconverti qu’à un catholique persévérant.

Ces pensées, qui se reproduisaient sous toutesles formes et comme malgré lui, l’obsédaient, tout en lui inspirantdu dégoût. Il prit une Bible de Genève, qui avait appartenu à samère, et lut pendant quelque temps. Plus calme alors, il posa lelivre, et, avant de fermer les yeux, il fit en lui-même le sermentde vivre et de mourir dans la religion de ses pères.

Malgré sa lecture et son serment, ses rêves seressentirent des aventures de la journée. Il rêva de rideaux desoie de pourpre, de vaisselle d’or ; puis les tables étaientrenversées, les épées brillaient et le sang coulait avec le vin.Puis la madone peinte s’animait ; elle sortait de son cadre etdansait devant lui. Il cherchait à fixer ses traits dans samémoire, et alors seulement il s’apercevait qu’elle portait unmasque noir. Mais ses yeux bleu foncé et ces deux lignes de peaublanche qui perçaient à travers les ouvertures du masque !…Les cordons du masque tombaient, une figure céleste apparaissait,mais sans contours fixes ; c’était comme l’image d’une nymphedans une eau troublée. Involontairement il baissait les yeux, bienvite il les relevait, et ne voyait plus que le terrible Comminges,une épée sanglante à la main.

Il se leva de bonne heure, fit porter chez sonfrère son léger bagage, et, refusant de visiter avec lui lescuriosités de la ville, il se rendit seul à l’hôtel de Châtillonpour présenter à l’Amiral la lettre dont son père l’avaitchargé.

Il trouva la cour de l’hôtel encombrée devalets et de chevaux, parmi lesquels il eut de la peine à se frayerun passage jusqu’à une vaste antichambre remplie d’écuyers et depages, qui, bien qu’ils n’eussent d’autres armes que leurs épées,ne laissaient pas de former une garde imposante autour de l’Amiral.Un huissier en habit noir, jetant les yeux sur le collet dedentelle de Mergy et sur une chaîne d’or que son frère lui avaitprêtée, ne fit aucune difficulté de l’introduire sur-le-champ dansla galerie où se trouvait son maître.

Des seigneurs, des gentilshommes, desministres de l’Évangile, au nombre de plus de quarante personnes,tous debout, la tête découverte et dans une attitude respectueuse,entouraient l’Amiral. Il était très simplement vêtu et tout ennoir. Sa taille était haute, mais un peu voûtée, et les fatigues dela guerre avaient imprimé sur son front chauve plus de rides queles années. Une longue barbe blanche tombait sur sa poitrine. Sesjoues, naturellement creuses, le paraissaient encore davantage àcause d’une blessure dont la cicatrice enfoncée était à peinecachée par sa longue moustache ; à la bataille de Moncontour,un coup de pistolet lui avait percé la joue et cassé plusieursdents. L’expression de sa physionomie était plutôt triste quesévère, et l’on disait que depuis la mort du braveDandelot[39] personne ne l’avait vu sourire. Ilétait debout, la main appuyée sur une table couverte de cartes etde plans, au milieu desquels s’élevait une énorme Biblein-quarto. Des cure-dents épars au milieu des cartes etdes papiers rappelaient une habitude dont on le raillait souvent.Assis au bout de la table, un secrétaire paraissait fort occupé àécrire des lettres qu’il donnait ensuite à l’Amiral pour lessigner.

À la vue de ce grand homme qui, pour sescoreligionnaires, était plus qu’un roi, car il réunissait en uneseule personne le héros et le saint, Mergy se sentit frappé de tantde respect, qu’en l’abordant il mit involontairement un genou enterre. L’Amiral, surpris et fâché de cette marque extraordinaire devénération, lui fit signe de se relever, et prit avec un peud’humeur la lettre que le jeune enthousiaste lui remit. Il jeta uncoup d’œil sur les armoiries du cachet.

– C’est de mon vieux camarade le baron deMergy, dit-il, et vous lui ressemblez tellement, jeune homme, qu’ilfaut que vous soyez son fils.

– Monsieur, mon père aurait désiré queson grand âge lui eût permis de venir lui-même vous présenter sesrespects.

– Messieurs, dit Coligny après avoir lula lettre et se tournant vers les personnes qui l’entouraient, jevous présente le fils du baron de Mergy, qui a fait plus de deuxcents lieues pour être des nôtres. Il paraît que nous ne manqueronspas de volontaires pour la Flandre. Messieurs, je vous demandevotre amitié pour ce jeune homme ; vous avez tous la plushaute estime pour son père.

Aussitôt Mergy reçut à la fois vingt accoladeset autant d’offres de service.

– Avez-vous déjà fait la guerre, Bernard,mon ami ? demanda l’Amiral. Avez-vous jamais entendu le bruitdes arquebusades ?

Mergy répondit en rougissant qu’il n’avait pasencore eu le bonheur de combattre pour la religion.

– Félicitez-vous plutôt, jeune homme, den’avoir pas été forcé de répandre le sang de vos concitoyens, ditColigny d’un ton grave ; grâce à Dieu, ajouta-t-il avec unsoupir, la guerre civile est terminée ! la religion respire,et, plus heureux que nous, vous ne tirerez votre épée que contreles ennemis de votre roi et de votre patrie.

Puis, mettant la main sur l’épaule du jeunehomme :

– J’en suis sûr, vous ne démentirez pasle sang dont vous sortez. Selon l’intention de votre père, vousservirez d’abord avec mes gentilshommes ; et quand nousrencontrerons les Espagnols, prenez-leur un étendard, et aussitôtvous aurez une cornette dans mon régiment.

– Je vous jure, s’écria Mergy d’un tonrésolu, qu’à la première rencontre je serai cornette, ou bien monpère n’aura plus de fils !

– Bien, mon brave garçon, tu parles commeparlait ton père.

Puis il appela son intendant.

– Voici mon intendant maîtreSamuel ; et, si tu as besoin d’argent pour t’équiper, tut’adresseras à lui.

L’intendant s’inclina devant Mergy, qui sehâta de faire ses remerciements et de refuser.

– Mon père et mon frère, dit-il,pourvoient amplement à mon entretien.

– Votre frère ?… C’est le capitaineGeorge Mergy qui, depuis les premières guerres, a abjuré sareligion ?

Mergy baissa tristement la tête ; seslèvres remuèrent, mais on n’entendit pas sa réponse.

– C’est un brave soldat, continual’Amiral ; mais qu’est-ce que le courage sans la crainte deDieu ? Jeune homme, vous avez dans votre famille un modèle àsuivre et un exemple à éviter.

– Je tâcherai d’imiter les actionsglorieuses de mon frère… et non son changement.

– Allons, Bernard, venez me voir souvent,et faites état de moi comme d’un ami. Vous n’êtes pas ici en tropbon lieu pour les mœurs, mais j’espère vous en tirer bientôt pourvous mener là où il y aura de la gloire à gagner.

Mergy s’inclina respectueusement et se retiradans le cercle qui entourait l’Amiral.

– Messieurs, dit Coligny reprenant laconversation que l’arrivée de Mergy avait interrompue, je reçois detous côtés de bonnes nouvelles. Les assassins de Rouen ont étépunis…

– Ceux de Toulouse ne le sont point, ditun vieux ministre à la physionomie sombre et fanatique.

– Vous vous trompez, Monsieur. Lanouvelle m’en est parvenue à l’instant. De plus, la chambremi-partie[40] est déjà établie à Toulouse. Chaquejour Sa Majesté nous prouve que la justice est la même pourtous.

Le vieux ministre secoua la tête d’un airincrédule.

Un vieillard à barbe blanche, et vêtu develours noir, s’écria :

– Sa justice est la même, oui ! lesChâtillon, les Montmorency et les Guise tous ensemble, Charles etsa digne mère voudraient les abattre tous d’un seul coup.

– Parlez plus respectueusement du roi,Mr de Bonissan, dit Coligny d’un ton sévère. Oublions,oublions enfin de vieilles rancunes. Que l’on ne dise pas que lescatholiques pratiquent mieux que nous le divin précepte de l’oublides injures.

– Par les os de mon père ! cela leurest plus facile qu’à nous, murmura Bonissan. Vingt-trois de mesproches martyrisés ne sortent pas si aisément de ma mémoire.

Il parlait ainsi avec aigreur, quand unvieillard fort cassé, d’une mine repoussante, et enveloppé dans unmanteau gris tout usé, entra dans la galerie, fendit lapresse[41] et remit un papier cacheté àColigny.

– Qui êtes-vous ? demanda celui-cisans rompre le cachet.

– Un de vos amis, répondit le vieillardd’une voix rauque.

Et il sortit sur-le-champ.

– J’ai vu cet homme sortir ce matin del’hôtel de Guise, dit un gentilhomme.

– C’est un magicien, dit un autre.

– Un empoisonneur, dit un troisième.

– Le duc de Guise l’envoie pourempoisonner Mr l’Amiral.

– M’empoisonner, dit l’Amiral en haussantles épaules, m’empoisonner dans une lettre !

– Rappelez-vous les gants de la reine deNavarre[42] ! s’écria Bonissan.

– Je ne crois pas plus au poison desgants qu’au poison de la lettre ; mais je crois que le duc deGuise ne peut commettre une lâcheté !

Il allait ouvrir la lettre, quand Bonissan sejeta sur lui et lui saisit les mains en s’écriant :

– Ne la décachetez pas, ou vous allezrespirer un venin mortel !

Tous les assistants se pressèrent autour del’Amiral, qui faisait quelques efforts pour se débarrasser deBonissan.

– Je vois sortir une vapeur noire de lalettre ! s’écria une voix.

– Jetez-la ! jetez-la ! fut lecri général.

– Laissez-moi, fous que vous êtes, disaitl’Amiral en se débattant.

Dans l’espèce de lutte qu’il avait à soutenir,le papier tomba sur le plancher.

– Samuel, mon ami ! s’écriaBonissan, montrez-vous bon serviteur. Ouvrez-moi ce paquet, et nele rendez à votre maître qu’après vous être assuré qu’il necontient rien de suspect.

La commission n’était pas du goût del’intendant. Sans balancer, Mergy ramassa la lettre et en rompit lecachet. Aussitôt il se trouva fort à l’aise au centre d’un cerclevide, chacun s’étant reculé comme si une mine allait éclater aumilieu de l’appartement : pourtant nulle vapeur maligne nesortit : personne même n’éternua. Un papier assez sale, avecquelques lignes d’écriture, était tout ce que contenait cetteenveloppe si redoutée.

Les mêmes personnes qui avaient été lespremières à s’écarter furent aussi les premières à se rapprocher enriant, aussitôt que toute apparence de danger eut disparu.

– Que signifie cette impertinence ?s’écria Coligny avec colère, et se débarrassant enfin de l’étreintede Bonissan : ouvrir une lettre qui m’est adressée !

– Monsieur l’Amiral, si par hasard cepapier eût contenu quelque poison assez subtil pour vous tuer parla respiration, il eût mieux valu qu’un jeune homme comme moi enfût victime, que vous, dont l’existence est si précieuse pour lareligion.

Un murmure d’admiration s’éleva autour de lui.Coligny lui serra la main avec attendrissement, et après un momentde silence :

– Puisque tu as tant fait que dedécacheter cette lettre, dit-il avec bonté, lis-nous ce qu’ellecontient.

Mergy lut aussitôt ce qui suit :

« Le ciel est éclairé à l’occident delueurs sanglantes. Des étoiles ont disparu dans le firmament, etdes épées enflammées ont été vues dans les airs. Il faut êtreaveugle pour ne pas comprendre ce que ces signes présagent.Gaspard ! ceins ton épée, chausse tes éperons, ou bien danspeu de jours les geais se repaîtront de tachair. »

– Il désigne les Guises par cesgeais, dit Bonissan ; le nom d’un oiseau est mis làau lieu de la lettre qui se prononce de même.

L’Amiral leva les épaules avec dédain, et toutle monde garda le silence ; mais il était évident que laprophétie avait fait une certaine impression sur l’assemblée.

– Que de gens à Paris qui s’occupent desottises ! dit froidement Coligny. Ne dit-on pas qu’il y après de dix mille coquins à Paris qui ne vivent d’autres métiersque de celui de prédire l’avenir ?

– L’avis, tel qu’il est, n’est pas àmépriser, dit un capitaine d’infanterie. Le duc de Guise a ditassez publiquement qu’il ne dormirait tranquille que lorsqu’il vousaurait donné de l’épée dans le ventre.

– Il est si facile à un assassin depénétrer jusqu’à vous ! ajouta Bonissan. À votre place, jen’irais au Louvre que cuirassé.

– Allez, mon camarade, répondit l’Amiral,ce n’est pas à de vieux soldats comme nous que s’adressent lesassassins. Ils ont plus peur de nous que nous d’eux.

Il s’entretint alors pendant quelque temps dela campagne de Flandre et des affaires de la religion. Plusieurspersonnes lui remirent des placets[43]pour les présenter au roi ; il les recevait tous avec bonté,adressant à chaque solliciteur des paroles affables. Dix heuressonnèrent, et il demanda son chapeau et ses gants pour se rendre auLouvre. Quelques-uns des assistants prirent alors congé delui : un grand nombre le suivit pour lui servir de cortège etde garde à la fois.

Chapitre 7UN CHEF DE PARTI (SUITE)

 

Du plus loin que le capitaine aperçut sonfrère, il lui cria :

– Eh bien ! as-tu vu GaspardIer ? Comment t’a-t-il reçu ?

– Avec une bonté que je n’oublieraijamais.

– Je m’en réjouis fort.

– Oh ! George, quelhomme !…

– Quel homme ! Un homme à peu prèscomme un autre ; ayant un peu plus d’ambition et un peu plusde patience que mon laquais, sans parler de la différence del’origine. La naissance de Mr de Châtillon a fait beaucouppour lui.

– Est-ce sa naissance qui lui a montrél’art de la guerre, et qui en a fait le premier capitaine de notretemps ?

– Non, sans doute, mais son mérite ne l’apas empêché d’être toujours battu. Bah ! laissons cela.Aujourd’hui tu as vu l’Amiral, c’est fort bien ; à toutseigneur tout honneur, et il fallait commencer par faire ta cour àMr de Châtillon. Maintenant… veux-tu venir demain à lachasse ? et là je te présenterai à quelqu’un qui vaut bienaussi la peine qu’on le voie ; je veux dire Charles, roi deFrance.

– J’irais à la chasse du roi !

– Sans doute, et tu y verras les plusbelles femmes et les plus beaux chevaux de la cour. Le rendez-vousest au château de Madrid, et nous devons y être demain de bonneheure. Je te donnerai mon cheval gris pommelé, et je te garantisque tu n’auras pas besoin de l’éperonner pour être toujours sur leschiens.

Un laquais remit à Mergy une lettre que venaitd’apporter un page du roi. Mergy l’ouvrit, et sa surprise fut égaleà celle de son frère en y trouvant un brevet de cornette. Le sceaudu roi était attaché à cette pièce, d’ailleurs en très bonneforme.

– Peste ! s’écria George, voilà unefaveur bien soudaine ! Mais comment diable Charles IX, qui nesait pas que tu es au monde, t’envoie-t-il un brevet decornette ?

– Je crois en avoir l’obligation àMr l’Amiral, dit Mergy.

Et il raconta alors à son frère l’histoire dela lettre mystérieuse qu’il avait décachetée avec tant de courage.Le capitaine rit beaucoup de la fin de l’aventure, et l’en raillasans pitié.

Chapitre 8DIALOGUE ENTRE LE LECTEUR ET L’AUTEUR

 

– Ah ! monsieur l’auteur, quellebelle occasion vous avez là de faire des portraits ! Et quelsportraits ! Vous allez nous mener au château de Madrid, aumilieu de la cour. Et quelle cour ! Vous allez nous lamontrer, cette cour franco-italienne ? Faites-nous connaîtrel’un après l’autre tous les caractères qui s’y distinguent. Que dechoses nous allons apprendre ! et qu’une journée passée aumilieu de tant de grands personnages doit êtreintéressante !

– Hélas ! monsieur le lecteur, queme demandez-vous là ? Je voudrais bien avoir le talentd’écrire une Histoire de France ; je ne ferais pas de contes.Mais, dites-moi, pourquoi voulez-vous que je vous fasse faireconnaissance avec des gens qui ne doivent point jouer de rôle dansmon roman ?

– Mais vous avez le plus grand tort de nepas leur y faire jouer un rôle. Comment ! vous me transportezà l’année 1572, et vous prétendez esquiver les portraits de tantd’hommes remarquables ! Allons, il n’y a pas à hésiter.Commencez ; je vous donne la première phrase : Laporte du salon s’ouvrit, et l’on vit paraître…

– Mais, monsieur le lecteur, il n’y avaitpas de salon au château de Madrid ; les salons…

– Eh bien ! La grande salleétait remplie d’une foule… etc. parmi laquelle on distinguait…etc.

– Que voulez-vous qu’on ydistingue ?

– Parbleu ! primo, CharlesIX !…

– Secundo ?

– Halte-là. Décrivez d’abord son costume,puis vous me ferez son portrait physique, enfin son portrait moral.C’est aujourd’hui la grande route pour tout faiseur de romans.

– Son costume ? Il était habillé enchasseur, avec un grand cor de chasse passé autour du cou.

– Vous êtes bref.

– Pour son portrait physique… attendez…Ma foi, vous feriez bien d’aller voir son buste au muséed’Angoulême. Il est dans la seconde salle, N° 98.

– Mais, monsieur l’auteur, j’habite laprovince ; voulez-vous que j’aille à Paris tout exprès pourvoir un buste de Charles IX ?

– Eh bien ! figurez-vous un jeunehomme assez bien fait, la tête un peu enfoncée dans lesépaules ; il tend le cou et présente gauchement le front enavant ; le nez est un peu gros ; il a les lèvres minces,longues, et la supérieure très avancée ; son teint estblafard, et ses gros yeux verts ne regardent jamais la personneavec laquelle il s’entretient. Au reste, on ne lit pas écrit dansses yeux : SAINT-BARTHÉLÉMY, ni rien de semblable.Point ; seulement son expression est plutôt stupide etinquiète que dure et farouche. Vous vous la représenterez assezbien en pensant à un jeune Anglais entrant seul dans un vaste salonoù tout le monde est assis. Il traverse une haie de femmes bienparées, qui se taisent quand il passe. Accrochant la robe de l’une,heurtant la chaise de l’autre, à grand-peine il parvient jusqu’à lamaîtresse de la maison ; et alors seulement il s’aperçoitqu’en descendant de voiture, la manche de son habit, rencontrant laroue, s’est couverte de crotte. Il n’est pas que vous n’ayez vu deces mines effarées ; peut-être même vous êtes-vous regardédans une glace, avant que l’usage du monde vous eût parfaitementrassuré sur votre entrée…

– Et Catherine de Médicis ?

– Catherine de Médicis ?Diable ! je n’y songeais pas. Je pense que c’est pour ladernière fois que j’écris son nom : c’est une grosse femmeencore fraîche, et, comme l’on dit, assez bien pour son âge, avecun gros nez et des lèvres pincées, comme quelqu’un qui éprouve lespremières atteintes du mal de mer. Elle a les yeux à demi fermés,elle bâille à tout moment ; sa voix est monotone, et dit dumême ton : Ah ! qui me délivrera de cette odieuseBéarnaise ? et : Madeleine, donnez du lait sucréà mon chien de Naples.

– Bon ! mais faites-lui direquelques mots un peu plus remarquables. Elle vient de faireempoisonner Jeanne d’Albret, au moins le bruit en a couru, et celadoit paraître.

– Point du tout ; car, si celaparaissait, où serait cette dissimulation si célèbre ? Cejour-là, d’ailleurs, j’en suis bien informé, elle ne parla d’autrechose que du temps.

– Et Henri IV ? et Marguerite deNavarre ? Montrez-nous Henri, brave, galant, bonsurtout ; Marguerite glissant un billet doux dans la main d’unpage, pendant que Henri, de son côté, serre la main d’une des damesd’honneur de Catherine.

– Pour Henri IV, personne ne devineraitdans ce petit garçon étourdi le héros et le futur roi de France. Ila déjà oublié sa mère, morte depuis quinze jours seulement. Il neparle qu’à un piqueur[44] , engagédans une dissertation à perte de vue sur les fumées du cerf quel’on va lancer. Je vous en fais grâce, surtout si, comme jel’espère, vous n’êtes pas chasseur.

– Et Marguerite ?

– Elle était un peu indisposée, etgardait la chambre.

– Bonne manière de s’en débarrasser. Etle duc d’Anjou ? et le prince de Condé ? et le duc deGuise ? et Tavannes, Retz, La Rochefoucauld, Téligny ? etThoré ? et Méra ? et tant d’autres ?

– Ma foi, vous les connaissez mieux quemoi. Je vais vous parler de mon ami Mergy.

– Ah ! je m’aperçois que je netrouverai pas dans votre roman ce que j’y cherchais.

– Je le crains.

Chapitre 9LE GANT

 

La cour était au château de Madrid. La reinemère, entourée de ses dames, attendait dans sa chambre que le roivînt déjeuner avec elle avant de monter à cheval ; et le roi,suivi des princes, traversait lentement une galerie où se tenaienttous les hommes qui devaient l’accompagner à la chasse. Il écoutaitavec distraction les phrases que lui adressaient les courtisans, etleur répondait souvent avec brusquerie. Quand il passa devant lesdeux frères, le capitaine fléchit le genou, et présenta le nouveaucornette. Mergy, s’inclinant profondément, remercia Sa Majesté del’honneur qu’il venait d’en recevoir avant de l’avoir mérité.

– Ah ! c’est vous dont mon pèrel’Amiral m’a parlé ? Vous êtes le frère du capitaineGeorge ?

– Oui, sire.

– Êtes-vous catholique ouhuguenot ?

– Sire, je suis protestant.

– Ce que j’en dis, ce n’est que parcuriosité ; car le diable m’emporte si je me soucie de lareligion de ceux qui me servent bien.

Le roi, après ces paroles mémorables, entrachez la reine.

Quelques moments après, un essaim de femmes serépandit dans la galerie, et semblait envoyé pour faire prendrepatience aux cavaliers. Je ne parlerai que d’une seule des beautésde cette cour si fertile en beautés : je veux dire de lacomtesse de Turgis, qui joue un grand rôle dans cette histoire.Elle portait un habillement d’amazone à la fois leste et galant, etelle n’avait pas encore mis son masque. Son teint, d’une blancheuréblouissante, mais uniformément pâle, faisait ressortir ses cheveuxd’un noir de jais ; ses sourcils bien arqués, en se touchantlégèrement par l’extrémité, donnaient à sa physionomie un air dedureté ou plutôt d’orgueil, sans rien ôter à la grâce de l’ensemblede ses traits. On ne distinguait d’abord dans ses grands yeux bleusqu’une expression de fierté dédaigneuse ; mais dans uneconversation animée, on voyait bientôt sa pupille grandir et sedilater comme celle d’un chat ; ses regards devenaient de feu,et il était difficile, même à un fat consommé, d’en soutenirquelque temps l’action magique.

– La comtesse de Turgis ! Qu’elleest belle aujourd’hui ! murmuraient les courtisans. Et chacunse pressait pour la mieux voir. Mergy, qui se trouva sur sonpassage, fut tellement frappé de sa beauté, qu’il resta immobile,et ne pensa à se ranger pour lui faire passage que lorsque leslarges manches de soie de la comtesse touchèrent son pourpoint.

Elle remarqua son émotion, peut-être avecplaisir, et daigna fixer un instant ses beaux yeux sur ceux deMergy, qui se baissèrent aussitôt, tandis que ses joues secouvraient d’une vive rougeur. La comtesse sourit, et en passantlaissa tomber un de ses gants devant notre héros, qui, toujoursimmobile et hors de lui, ne pensa pas même à le ramasser. Aussitôtun jeune homme blond (ce n’était autre que Comminges), qui setrouvait derrière Mergy, le poussa rudement pour passer devant lui,se saisit du gant, et, après l’avoir baisé avec respect, le remit àmadame de Turgis. Celle-ci, sans le remercier, se tourna versMergy, qu’elle regarda quelque temps, mais avec une expression demépris foudroyante, puis remarquant auprès de lui le capitaineGeorge :

– Capitaine, dit-elle très haut,dites-moi d’où nous vient ce grand dadais ? Sûrement c’estquelque huguenot, à en juger par sa courtoisie.

Un éclat de rire général acheva de déconcerterle malheureux qui en était l’objet.

– C’est mon frère, Madame, réponditGeorge un peu moins haut ; il est à Paris depuis trois jours,et, sur mon honneur, il n’est pas plus gauche que n’était Lannoyavant que vous ne prissiez soin de le former.

La comtesse rougit un peu.

– Capitaine, voilà une méchanteplaisanterie. Ne parlez pas mal des morts. Tenez, donnez-moi lamain ; j’ai à vous entretenir de la part d’une dame qui n’estpas trop contente de vous.

Le capitaine lui prit respectueusement lamain, et la conduisit dans une embrasure de fenêtre éloignée ;mais, en marchant, elle se retourna encore une fois pour regarderMergy. Encore tout ébloui de l’apparition de la belle comtesse,qu’il brûlait de regarder, et sur laquelle il n’osait lever lesyeux, Mergy se sentit frapper doucement sur l’épaule. Il seretourna, et vit le baron de Vaudreuil, qui, le prenant par lamain, le conduisit à l’écart pour lui parler, disait-il, sanscrainte d’être interrompu.

– Mon cher ami, dit le baron, vous êtestout nouveau dans ce pays, et peut-être ne savez-vous pas encorecomment vous y conduire ?

Mergy le regarda d’un air étonné.

– Votre frère est occupé, et ne peut vousdonner de conseils ; si vous le permettez, je leremplacerai.

– Je ne sais, Monsieur, ce qui…

– Vous avez été gravement offensé, et,vous voyant dans cette altitude pensive, je ne doute pas que vousne songiez aux moyens de vous venger.

– Me venger ? et de qui ?demanda Mergy, rougissant jusqu’au blanc des yeux.

– N’avez-vous pas été heurté rudementtout à l’heure par le petit Comminges ! Toute la cour a vul’affaire, et s’attend que vous allez la prendre fort à cœur.

– Mais, dit Mergy, dans une salle où il ya tant de monde, il n’est pas extraordinaire que quelqu’un m’aitpoussé involontairement.

– Monsieur de Mergy, je n’ai pasl’honneur d’être fort connu de vous, mais votre frère est mon grandami, et il peut vous dire que je pratique, autant qu’il m’estpossible, le divin précepte de l’oubli des injures. Je ne voudraispas vous embarquer dans une mauvaise querelle, mais en même tempsje crois de mon devoir de vous dire que Comminges ne vous a paspoussé par mégarde. Il vous a poussé parce qu’il voulait vous faireaffront ; et, ne vous eût-il pas poussé, il vous a offensécependant ; car, en ramassant le gant de la Turgis, il ausurpé un droit qui vous appartenait. Le gant était à vos pieds,ergo[45] vous seul aviez le droit de leramasser et de le rendre… Tenez, d’ailleurs, tournez-vous, vousverrez au bout de la galerie Comminges qui vous montre du doigt etse moque de vous.

Mergy, s’étant retourné, aperçut Commingesentouré de cinq ou six jeunes gens à qui il racontait en riantquelque chose qu’ils paraissaient écouter avec curiosité. Rien neprouvait qu’il fût question de lui dans ce groupe ; mais, surla parole de son charitable conseiller, Mergy sentit une violentecolère se glisser dans son cœur.

– Je veux aller le trouver après lachasse, dit-il, et je saurai de lui…

– Oh ! ne remettez jamais une bonnerésolution comme celle-là ; en outre, vous offensez bien moinsDieu en appelant votre adversaire aussitôt après l’injure, que sivous le faisiez après avoir eu le temps de la réflexion. Dans unmoment de vivacité, ce qui n’est qu’un pêché véniel, vous prenezrendez-vous pour vous battre ; et si vous vous battez ensuite,c’est seulement pour ne pas faire un pêché bien plus grand, celuide manquer à votre parole. Mais j’oublie que je parle à unprotestant. Quoi qu’il en soit, prenez tout de suite rendez-vousavec lui ; je m’en vais vous aboucher[46] sur-le-champ.

– J’espère qu’il ne se refusera pas à mefaire les excuses qu’il me doit.

– Pour cela, mon camarade,détrompez-vous ; Comminges n’a jamais dit : J’ai eutort. Du reste, il est fort galant homme, et vous donneratoute satisfaction.

Mergy fit un effort pour calmer son émotion etpour prendre un air d’indifférence.

– Si j’ai été insulté, dit-il, il me fautune satisfaction. Quelle qu’elle soit, je saurai l’exiger.

– À merveille, mon brave ; j’aime àvoir votre audace, car vous n’ignorez pas que Comminges est une denos meilleures épées. Par ma foi ! c’est un gentilhomme qui ales armes bien dans la main. Il a pris à Rome des leçons deBrambilla, et Petit-Jean ne veut plus tirer contre lui.

En parlant ainsi, il regardait attentivementla figure un peu pâle de Mergy, qui semblait cependant plus ému del’offense qu’effrayé de ses suites.

– Je voudrais bien vous servir de seconddans cette affaire ; mais, outre que je communie demain, jesuis engagé avec Mr de Rheincy, et je ne puis tirer l’épéecontre un autre que lui[47] .

– Je vous remercie, Monsieur ; sinous en venons à des extrémités, mon frère me servira desecond.

– Le capitaine s’entend à merveille à cessortes d’affaires. En attendant, je vais vous amener Comminges pourque vous vous expliquiez avec lui.

Mergy s’inclina, et, se tournant vers le mur,il s’occupa de préparer les termes du défi et de composer sonvisage.

Il y a une certaine grâce à faire un défi, quis’acquiert, comme bien d’autres, par l’habitude. Notre héros enétait à sa première affaire, par conséquent il éprouvait un peud’embarras ; mais, dans ce moment, il craignait moins derecevoir un coup d’épée que de dire quelque chose qui ne fût pasd’un gentilhomme. À peine était-il parvenu à rédiger dans sa têteune phrase ferme et polie, que le baron de Vaudreuil, en le prenantpar le bras, la lui fit oublier à l’instant.

Comminges, le chapeau à la main, ets’inclinant avec une politesse fort impertinente, lui dit d’unevoix mielleuse :

– Vous désirez me parler,Monsieur ?

La colère fit monter le sang au visage deMergy ; il répondit sur-le-champ, et d’une voix plus fermequ’il n’aurait espéré :

– Vous vous êtes conduit envers moi avecimpertinence, et je désire une satisfaction de vous.

Vaudreuil fit un signe de têteapprobateur ; Comminges se redressa, et, mettant le poing surla hanche, posture de rigueur alors en pareil cas, dit avecbeaucoup de gravité :

– Vous vous portez demandeur, Monsieur,et j’ai le choix des armes, en qualité de défendeur.

– Nommez celles qui vous conviennent.

Comminges eut l’air de réfléchir uninstant.

– L’estoc[48] ,dit-il, est une bonne arme, mais les blessures peuvent défigurer,et, à notre âge, ajouta-t-il en souriant, on ne se soucie guère demontrer à sa maîtresse une balafre au beau milieu de la figure. Larapière ne fait qu’un petit trou, mais il est suffisant (et ilsourit encore). Je choisis donc la rapière et le poignard.

– Fort bien, dit Mergy.

Et il fit un pas pour s’éloigner.

– Un instant ! s’écria Vaudreuil,vous oubliez de convenir d’un rendez-vous.

– C’est au Pré-aux-Clercs, dit Comminges,que se rend toute la cour ; et si monsieur n’a pas quelqueautre endroit de prédilection ?…

– Au Pré-aux-Clercs, soit.

– Quant à l’heure… je ne me lèverai pasavant huit heures, pour raisons à moi connues… Vous m’entendez… Jene couche pas chez moi ce soir, et je ne pourrai me trouver au Préque vers neuf heures.

– À neuf heures donc.

Mergy, en détournant les yeux, aperçut assezprès de lui la comtesse de Turgis qui venait de laisser lecapitaine engagé dans une conversation avec une autre dame. On sentqu’à la vue du bel auteur de cette méchante affaire, notre hérosarma ses traits d’un renfort de gravité et de feinteinsouciance.

– Depuis quelque temps, dit Vaudreuil, lamode est de se battre en caleçons rouges. Si vous n’en avez pas detout faits, je vous en ferai apporter une paire. Le sang ne paraîtpas, et cela est plus propre.

– Cela me semble une puérilité, réponditComminges.

Mergy sourit d’assez mauvaise grâce.

– Eh bien, mes amis, dit alors le baronde Vaudreuil, qui semblait au milieu de son élément, maintenant ilne s’agit plus que de convenir des seconds et destiers[49] pour votre rencontre.

– Monsieur est nouveau venu à la cour,dit Comminges, et peut-être aurait-il de la peine à trouver untiers ; ainsi, par condescendance pour lui, je me contenteraid’un second seulement.

Mergy, avec quelque effort, contracta seslèvres de manière à sourire.

– On ne peut être plus courtois, dit lebaron. Et, en vérité, c’est plaisir que d’avoir affaire à ungentilhomme aussi accommodant que Mr de Comminges.

– Comme vous avez besoin d’une rapière demême longueur que la mienne, reprit Comminges, je vous recommandeLaurent, au Soleil-d’Or, rue de la Ferronnerie ;c’est le meilleur armurier de la ville. Dites-lui que vous venez dema part, et il vous accommodera bien.

En achevant ces mots, il fit une pirouette,et, avec beaucoup de calme, il se remit au milieu du groupe dejeunes gens qu’il venait de quitter.

– Je vous félicite, monsieur Bernard, ditVaudreuil ; vous vous êtes bien tiré de votre défi. Commentdonc ! mais c’est fort bien. Comminges n’est pas habitué às’entendre parler de la sorte. On le craint comme le feu, surtoutdepuis qu’il a tué le grand Canillac ; car pour Saint-Michel,qu’il a tué il y a deux mois, il n’en retira pas grand honneur.Saint-Michel n’était pas des plus habiles, tandis que Canillacavait déjà tué cinq ou six gentilshommes sans attraper même uneégratignure. Il avait étudié à Naples sous Borelli, et on disaitque Lansac lui avait légué en mourant la botte secrète aveclaquelle il a fait tant de mal. À la vérité, continua-t-il, commese parlant à lui-même, Canillac avait pillé l’église d’Auxerre etjeté par terre des hosties consacrées ; il n’est passurprenant qu’il ait été puni.

Mergy, que ces détails étaient loin d’amuser,se croyait obligé cependant de continuer la conversation, de peurque quelque soupçon offensant pour son courage ne vînt à l’espritde Vaudreuil.

– Heureusement, dit-il, je n’ai pilléaucune église et je n’ai touché de ma vie à une hostieconsacrée ; ainsi j’ai un danger de moins à courir.

– Il faut que je vous donne encore unavis. Quand vous croiserez le fer avec Comminges, prenez bien gardeà une de ses feintes, qui a coûté la vie au capitaine Tomaso. Ils’écria que la pointe de son épée était cassée. Tomaso mit alorsson épée au-dessus de sa tête, s’attendant à un fendant ; maisl’épée de Comminges était bien entière, car elle entra jusqu’à unpied de la garde dans la poitrine de Tomaso, qu’il découvrait, nes’attendant pas à un coup de pointe… Mais vous vous servez derapières, et il y a moins de danger.

– Je ferai de mon mieux.

– Ah ! écoutez encore. Choisissez unpoignard dont la coquille soit solide ; cela est fort utilepour parer. Voyez-vous cette cicatrice à ma main gauche ?c’est pour être sorti un jour sans poignard. Le jeune Tallard etmoi nous eûmes querelle, et, faute de poignard, je pensai perdre lamain gauche.

– Et fut-il blessé ? demanda Mergyd’un air distrait.

– Je le tuai, grâce à un vœu que je fis àmonseigneur saint Maurice, mon patron. Ayez aussi du linge et de lacharpie sur vous, cela ne peut pas nuire. On n’est pas toujours tuétout roide. Vous ferez bien aussi de faire mettre votre épée surl’autel pendant la messe… Mais vous êtes protestant… Encore un mot.Ne vous faites pas un point d’honneur de ne pas rompre ; aucontraire, faites-le marcher ; il manque d’haleine,essoufflez-le, et, quand vous trouverez votre belle, une bonneestocade dans la poitrine et votre homme est à bas.

Il aurait continué encore longtemps à donnerd’aussi bons conseils, si un grand bruit de cors qui se fitentendre n’eût annoncé que le roi allait monter à cheval. La portede l’appartement de la reine s’ouvrit, et Leurs Majestés, encostume de chasse, se dirigèrent vers le perron.

Le capitaine George, qui venait de quitter sadame, revint à son frère, et, lui frappant sur l’épaule, lui ditd’un air joyeux :

– Par la messe, tu es un heureuxvaurien ! Voyez-vous ce beau fils avec sa moustache dechat ? il n’a qu’à se montrer, et voilà toutes les femmesfolles de lui. Sais-tu que la belle comtesse vient de me parler detoi pendant un quart d’heure ? Allons, courage ! Pendantla chasse, galope toujours à côté d’elle, et sois le plus galantque tu pourras. Mais que diable as-tu ? on dirait que tu esmalade ; tu as la mine plus longue qu’un ministre qu’on vabrûler. Allons, morbleu, de la gaieté !

– Je n’ai pas grande envie d’aller à lachasse, et je voudrais…

– Si vous ne suivez pas la chasse, dittout bas le baron de Vaudreuil, Comminges croira que vous avez peurde le rencontrer.

– Allons, dit Mergy en passant la mainsur son front brûlant.

Il jugea qu’il valait mieux attendre la fin dela chasse pour confier son aventure à son frère.

– Quelle honte ! pensa-t-il, simadame de Turgis croyait que j’ai peur… si elle pensait que l’idéed’un duel prochain m’empêche de prendre plaisir à lachasse !

Chapitre 10LA CHASSE

 

Un grand nombre de dames et de gentilshommesrichement habillés, montés sur des chevaux superbes, s’agitaient entout sens dans la cour du château. Le son des trompes, les cris deschiens, les bruyantes plaisanteries des cavaliers, formaient unvacarme délicieux pour les oreilles d’un chasseur, et exécrablepour toute autre oreille humaine.

Mergy suivit machinalement son frère dans lacour, et, sans savoir comment, il se trouva près de la bellecomtesse, déjà masquée et montée sur un andalous fougueux quifrappait la terre du pied et mâchait son mors avecimpatience ; mais, sur ce cheval qui aurait occupé toutel’attention d’un cavalier ordinaire, elle semblait aussi à son aisequ’assise sur un fauteuil dans son appartement.

Le capitaine s’approcha, sous prétexte deresserrer la gourmette de l’andalous.

– Voici mon frère, dit-il à l’amazone àdemi-voix, mais assez haut cependant pour être entendu de Mergy.Traitez doucement le pauvre garçon ; il en a dans l’ailedepuis un certain jour qu’il vous a vue au Louvre.

– J’ai déjà oublié son nom, répondit-elleassez brusquement. Comment s’appelle-t-il ?

– Bernard. Remarquez-vous, Madame, queson écharpe est de la même couleur que vos rubans ?

– Sait-il monter à cheval ?

– Vous en jugerez.

Il la salua, et courut auprès d’une filled’honneur de la reine, à laquelle il rendait des soins depuisquelque temps. À demi penché sur l’arçon de sa selle, et la mainsur la bride du cheval de la dame, il oublia bientôt son frère etsa belle et fière compagne.

– Vous connaissez donc Comminges,monsieur de Mergy ? demanda madame de Turgis.

– Moi, Madame ?… fort peu,répondit-il en balbutiant.

– Mais vous lui parliez tout àl’heure !

– C’était pour la première fois.

– Je crois avoir deviné ce que vous luiavez dit.

Et sous son masque, ses yeux semblaientvouloir lire jusqu’au fond de l’âme de Mergy.

Une dame, en abordant la comtesse, interrompitleur entretien, à la grande satisfaction de Mergy, qu’ilembarrassait prodigieusement. Toutefois il continua de suivre lacomtesse sans trop savoir pourquoi ; peut-être espérait-ilcauser ainsi quelque peine à Comminges, qui l’observait deloin.

On sortit du château. Un cerf fut lancé, ets’enfonça dans les bois ; toute la chasse le suivit, et Mergyobserva, non sans quelque étonnement, l’adresse de madame de Turgisà manier son cheval, et l’intrépidité avec laquelle elle luifaisait franchir tous les obstacles qui se présentaient sur sonpassage. Mergy dut à la bonté du barbe qu’il montait de ne pas seséparer d’elle ; mais, à sa grande mortification, le comte deComminges, aussi bien monté que lui, l’accompagnait aussi, etmalgré la rapidité d’un galop impétueux, malgré l’attention touteparticulière qu’il mettait à la chasse, il parlait souvent àl’amazone, tandis que Mergy enviait en silence sa légèreté, soninsouciance, et surtout, son talent de dire des riens agréables,qui, à en juger par le déplaisir qu’il en ressentait, devaientamuser la comtesse. Au reste, les deux rivaux, animés d’une nobleémulation, ne trouvaient pas de palissades assez hautes, pas defossés assez larges pour les arrêter, et vingt fois ils risquèrentde se rompre le cou.

Tout d’un coup la comtesse, se séparant dugros de la chasse, entra dans une allée du bois faisant un angleavec celle où le roi et sa suite s’étaient engagés.

– Que faites-vous ? s’écriaComminges ; vous perdez la voie ; n’entendez-vous pointde ce côté les cors et les chiens ?

– Eh bien ! prenez l’autreallée ; qui vous arrête ?

Comminges ne répondit rien et la suivit. Mergyfit de même, et, quand ils se furent enfoncés dans l’allée dequelque cent pas, la comtesse ralentit l’allure de son cheval.Comminges à sa droite et Mergy à sa gauche l’imitèrentaussitôt.

– Vous avez là un bon cheval de bataille,monsieur de Mergy, dit Comminges ; on ne lui voit pas unegoutte de sueur.

– C’est un barbe qu’un Espagnol a vendu àmon frère. Voici la marque d’un coup d’épée qu’il a reçu àMoncontour.

– Avez-vous fait la guerre ? demandala comtesse à Mergy.

– Non, Madame.

– Ainsi, vous n’avez jamais reçud’arquebusade ?

– Non, Madame.

– Ni de coup d’épée ?

– Non plus.

Mergy crut s’apercevoir qu’elle souriait.Comminges relevait sa moustache d’un air goguenard.

– Rien ne sied mieux à un jeunegentilhomme, dit-il, qu’une belle blessure ; qu’en dites-vous,Madame ?

– Oui, si elle est bien gagnée.

– Qu’entendez-vous par biengagnée ?

– Oui, une blessure est glorieuse, gagnéesur un champ de bataille ; mais dans un duel ce n’est plus demême ; je ne connais rien de plus méprisable.

– Mr de Mergy, je le présume, vous aparlé avant de monter à cheval ?

– Non, dit sèchement la comtesse.

Mergy conduisit son cheval auprès deComminges :

– Monsieur, lui dit-il tout bas, aussitôtque nous aurons rejoint la chasse nous pourrons entrer dans un hauttaillis, et là je prouverai, j’espère, que je ne voudrais rienfaire pour éviter votre rencontre.

Comminges le regarda d’un air où se peignaitun mélange de pitié et de plaisir.

– À la bonne heure, je veux bien vouscroire, répondit-il ; mais, quand à la proposition que vous mefaites, je ne puis l’accepter ; nous ne sommes pas desgoujats, pour nous battre tout seuls ; et nos amis, quidoivent être de la fête, ne nous pardonneraient pas de ne pas lesavoir attendus.

– Comme il vous plaira, Monsieur, ditMergy.

Et il se remit à côté de madame de Turgis,dont le cheval avait pris quelques pas d’avance sur le sien. Lacomtesse marchait la tête baissée sur sa poitrine et semblait toutentière à ses pensées. Ils arrivèrent tous les trois en silencejusqu’à un carrefour qui terminait l’allée dans laquelle ilss’étaient engagés.

– N’est-ce pas la trompe que nousentendons ? demanda Comminges.

– Il me semble que le son vient de cetaillis à notre gauche, dit Mergy.

– Oui, c’est bien le cor ; j’en suissûr maintenant, et même un cor de Bologne. Dieu me damne ! sice n’est pas le cor de mon ami Pompignan. Vous ne sauriez croire,monsieur de Mergy, la différence qu’il y a entre un cor de Bologneet ceux que fabriquent nos misérables artisans de Paris.

– Celui-ci s’entend de loin.

– Et quel son ! comme il estnourri ! Les chiens en l’entendant oublieraient qu’ils ontcouru dix lieues. Tenez, à vrai dire, on ne fait rien de bien qu’enItalie et en Flandre. Que pensez-vous de ce collet à lawallonne ? Cela est bienséant pour un costume de chasse ;j’ai des collets et des fraises à la confusion pour aller aubal ; mais ce collet, tout simple qu’il est, croyez-vous qu’onpourrait le broder à Paris ? point. Il me vient de Broda. Sivous voulez, je vous en ferai venir par un de mes amis qui est enFlandre… Mais… (Il s’interrompit par un éclat de rire). Que je suisdistrait ! mon Dieu ! je n’y pensais plus !

La comtesse arrêta son cheval.

– Comminges, la chasse est devant vous,et, à en juger par le cor, le cerf est aux abois.

– Je pense que vous avez raison, belledame.

– Et ne voulez-vous pas assister auhallali ?

– Sans doute ; autrement notreréputation de chasseurs et de coureurs est perdue.

– Eh bien ! il faut se dépêcher.

– Oui, nos chevaux ont soufflémaintenant. Allons, donnez-nous le signal.

– Moi, je suis fatiguée, je reste, ici.Mr de Mergy me fera compagnie. Allons, partez.

– Mais…

– Mais faut-il vous le dire deuxfois ? Piquez.

Comminges restait immobile ; le rouge luimonta au visage, et il regardait tour à tour Mergy et la comtessed’un air furieux.

– Madame de Turgis a besoin d’untête-à-tête, dit-il avec un sourire amer.

La comtesse étendit la main vers le taillisd’où l’on entendait le son du cor, et lui fit du bout des doigts ungeste très significatif. Mais Comminges ne paraissait pas encoredisposé à laisser le champ libre à son rival.

– Il paraît qu’il faut s’expliquerclairement avec vous. Laissez-nous, monsieur de Comminges, votreprésence m’importune ! Me comprenez-vous, à présent ?

– Parfaitement, Madame, répondit-il enfureur.

Et il ajouta plus bas :

– Mais quant à ce beau mignon de ruelle…il n’aura pas longtemps à vous amuser. Adieu, monsieur de Mergy,au revoir !

Il prononça ces derniers mots avec une emphaseparticulière, puis, piquant des deux, il partit au galop.

La comtesse arrêta son cheval, qui voulaitimiter son compagnon, le remit au pas, et chemina d’abord ensilence, levant la tête de temps en temps, et regardant Mergy commesi elle allait lui parler, puis détournant les yeux, honteuse de nepouvoir trouver une phrase pour entrer en matière.

Mergy se crut obligé de commencer.

– Je suis bien fier, Madame, de lapréférence que vous m’avez accordée.

– Monsieur Bernard… savez-vous faire desarmes ?

– Oui, Madame, répondit-il étonné.

– Mais, je dis bien… très bien ?

– Assez bien pour un gentilhomme, et malsans doute pour un maître d’armes.

– Mais, dans le pays où nous vivons, lesgentilshommes sont plus forts sur les armes que les maîtres deprofession.

– En effet, j’ai entendu dire quebeaucoup d’entre eux perdent dans les salles d’armes un tempsqu’ils pourraient mieux employer ailleurs.

– Mieux !

– Oui, sans doute. Ne vaut-il pas mieuxcauser avec les dames, dit-il en souriant, que de fondre en sueurdans une salle d’escrime ?

– Dites-moi, vous êtes-vous battusouvent ?

– Jamais, grâce à Dieu, Madame !Mais pourquoi ces questions ?

– Apprenez, pour votre gouverne, qu’on nedoit jamais demander à une femme pourquoi elle fait telle ou tellechose ; du moins tel est l’usage des gentilshommes bienélevés.

– Je m’y conformerai, dit Mergy ensouriant légèrement et s’inclinant sur le cou de son cheval.

– Alors… comment ferez-vousdemain ?

– Demain ?

– Oui ; ne faites pas l’étonné.

– Madame…

– Répondez-moi, je sais tout ;répondez-moi ! s’écria-t-elle en étendant la main vers luiavec un geste de reine.

Le bout de son doigt effleura la manche deMergy et le fit tressaillir.

– Je ferai de mon mieux, dit-ilenfin.

– J’aime votre réponse ; elle n’estni d’un lâche ni d’un spadassin. Mais vous savez que pour votredébut vous allez avoir affaire à un homme bien redoutable.

– Que voulez-vous ? je serai sansdoute fort embarrassé, comme je le suis maintenant, ajouta-t-il ensouriant ; je n’ai jamais vu que des paysannes, et, pour mondébut à la cour, je me trouve en tête-à-tête avec la plus belledame de la cour de France.

– Parlons sérieusement. Comminges est lameilleure épée de cette cour, si fertile en coupe-jarrets. Il estle roi des raffinés.

– On le dit.

– Eh bien ! n’êtes-vous pointinquiet ?

– Je le répète, je ferai de mon mieux. Onne doit jamais désespérer avec une bonne épée, et surtout avecl’aide de Dieu !…

– L’aide de Dieu !… interrompit-elled’un air méprisant ; n’êtes-vous pas huguenot, monsieur deMergy ?

– Oui, Madame, répondit-il gravement,selon son ordinaire, à pareille question.

– Donc, vous courez plus de risques qu’unautre.

– Et pourquoi ?

– Exposer sa vie n’est rien ; maisvous exposez plus que votre vie, votre âme.

– Vous raisonnez, Madame, avec les idéesde votre religion ; les miennes sont plus rassurantes.

– Vous allez jouer un vilain jeu. Uneéternité de souffrances sur un coup de dé ; et les six sontcontre vous !

– Dans tous les cas il en serait demême ; car, si je mourais demain catholique, je mourrais enpéché mortel.

– Il y a fort à dire, et la différenceest grande, s’écria-t-elle, piquée de ce que Mergy lui opposait unargument tiré de sa propre croyance ; nos docteurs vousexpliqueront…

– Oh ! sans doute, car ilsexpliquent tout, Madame ; ils prennent la liberté de changerl’Évangile suivant leurs fantaisies. Par exemple…

– Laissons cela. On ne peut causer uninstant avec un huguenot sans qu’il ne vous cite à tout propos lessaintes Écritures.

– C’est que nous les lisons, tandis quevos prêtres mêmes ne les connaissent pas. Mais changeons de sujet.Croyez-vous qu’à l’heure qu’il est le cerf soit pris ?

– Vous êtes donc bien attaché à votrereligion ?

– C’est vous qui commencez, Madame.

– Vous la croyez bonne ?

– Bien plus, je la crois la meilleure, laseule bonne ; sinon j’en changerais.

– Votre frère en a bien changé.

– Il avait ses raisons pour devenircatholique ; j’ai les miennes pour rester protestant.

– Ils sont tous obstinés et sourds à lavoix de la raison ! s’écria-t-elle avec colère.

– Il pleuvra demain, dit Mergy enregardant le ciel.

– Monsieur de Mergy, l’amitié que j’aipour votre frère et le danger que vous allez courir m’inspirent del’intérêt pour vous…

Il s’inclina respectueusement.

– Vous autres hérétiques, vous n’avezpoint foi aux reliques ?

Il sourit.

– Et vous vous croiriez souillés en lestouchant ? continua-t-elle… Vous refuseriez d’en porter, commenous autres catholiques romains nous avons l’usage de lefaire ?

– Cet usage nous paraît, à nous autres,au moins inutile.

– Écoutez. Un de mes cousins attacha unefois une relique au cou d’un chien de chasse ; puis, à douzepas de distance, il lui tira une arquebusade chargée dechevrotines.

– Et le chien fut tué ?

– Pas un plomb ne l’atteignit.

– Voilà qui est admirable ! Jevoudrais bien avoir une semblable relique.

– Vraiment !… et vous laporteriez ?

– Sans doute ; puisque la reliquedéfendait un chien, à plus forte raison… Mais un instant, est-ilbien sûr qu’un hérétique vaille autant que le chien… d’uncatholique, s’entend ?

Sans l’écouter, madame de Turgis déboutonnapromptement le haut de son corps étroit ; elle tira de sonsein une petite boîte d’or très plate attachée par un rubannoir.

– Tenez, dit-elle, vous m’avez promis dela porter. Vous me la rendrez un jour.

– Si je le puis, certainement.

– Mais écoutez, vous en aurezsoin ?… Pas de sacrilège ! Vous en aurez le plus grandsoin !

– Elle vient de vous, Madame !

Elle lui donna la relique, qu’il prit et passaautour de son cou.

– Un catholique aurait remercié la mainqui lui donne ce saint talisman.

Mergy se saisit de sa main et voulut la porterà ses lèvres.

– Non, non, il est trop tard.

– Songez-y bien ; peut-êtren’aurai-je jamais telle fortune !

– Ôtez mon gant, dit-elle en lui tendantla main.

En ôtant le gant, il crut sentir une légèrepression. Il imprima un baiser de feu sur cette belle et blanchemain.

– Monsieur Bernard, dit la comtesse d’unevoix émue, serez-vous entêté jusqu’à la fin, et n’y a-t-il aucunmoyen de vous toucher ? Vous convertirez-vous enfin, grâce àmoi ?

– Mais, je ne sais, répondit-il enriant ; priez-moi bien fort et bien longtemps. Ce qu’il y a desûr, c’est que nulle autre que vous ne me convertira.

– Dites-moi franchement… si une femme…là… qui aurait su…

Elle s’arrêta.

– Qui aurait su ?…

– Oui ; est-ce que… l’amour, parexemple ?… Mais soyez franc ! parlez-moisérieusement.

– Sérieusement ?

Et il cherchait à reprendre sa main.

– Oui. Est-ce que l’amour que vous auriezpour une femme d’une autre religion que la vôtre… est-ce que cetamour ne vous ferait pas changer ?… Dieu se sert de toutesorte de moyens.

– Et vous voulez que je vous répondefranchement et sérieusement ?

– Je l’exige.

Mergy baissa la tête et hésitait à répondre.Dans le fait, il cherchait une réponse évasive. Madame de Turgislui faisait des avances qu’il ne se souciait pas de rejeter.D’autre part, comme il n’était à la cour que depuis quelquesheures, sa conscience de province était terriblementpointilleuse.

– J’entends le hallali ! s’écriatout d’un coup la comtesse, sans attendre cette réponse sidifficile.

Elle donna un coup de houssine à son cheval,et partit au galop sur-le-champ ; Mergy la suivit, mais sanspouvoir en obtenir un regard, une parole.

 

Ils eurent rejoint la chasse en uninstant.

Le cerf s’était d’abord lancé au milieu d’unétang, d’où l’on avait eu quelque peine à le débusquer. Plusieurscavaliers avaient mis pied à terre, et, s’armant de longuesperches, avaient forcé le pauvre animal à reprendre sa course. Maisla fraîcheur de l’eau avait achevé d’épuiser ses forces. Il sortitde l’étang haletant, tirant la langue et courant par bondsirréguliers. Les chiens, au contraire, semblaient redoublerd’ardeur. À peu de distance de l’étang, le cerf, sentant qu’il luidevenait impossible d’échapper par la fuite, parut faire un derniereffort, et, s’acculant contre un gros chêne, il fit bravement têteaux chiens. Les premiers qui l’attaquèrent furent lancés en l’air,éventrés. Un cheval et son cavalier furent culbutés rudement.Hommes, chevaux et chiens, rendus prudents, formaient un grandcercle autour du cerf, mais sans oser en venir à portée de sesandouillers menaçants.

Le roi mit pied à terre avec agilité, et, lecouteau de chasse à la main, tourna adroitement derrière le chêne,et d’un revers coupa le jarret du cerf. Le cerf poussa une espècede sifflement lamentable, et s’abattit aussitôt. À l’instant vingtchiens s’élancent sur lui. Saisi à la gorge, au museau, à lalangue, il était tenu immobile. De grosses larmes coulaient de sesyeux.

– Faites approcher les dames !s’écria le roi.

Les dames s’approchèrent ; presque toutesétaient descendues de leurs montures.

– Tiens, parpaillot ! ditle roi en plongeant son couteau dans le côté du cerf, et il tournala lame dans la plaie pour l’agrandir.

Le sang jaillit avec force, et couvrit lafigure, les mains et les habits du roi.

Parpaillot était un terme de méprisdont les catholiques désignaient souvent les calvinistes. Ce mot etla manière dont il était employé déplurent à plusieurs, tandisqu’il fut reçu par d’autres avec applaudissement.

– Le roi a l’air d’un boucher, dit assezhaut, et avec une expression de dégoût, le gendre de l’Amiral, lejeune Téligny.

Des âmes charitables, comme il s’en trouvesurtout à la cour, ne manquèrent pas de rapporter la réflexion aumonarque, qui ne l’oublia pas.

Après avoir joui du spectacle agréable deschiens dévorant les entrailles du cerf, la cour reprit le chemin deParis. Pendant la route, Mergy raconta à son frère l’insulte qu’ilavait reçue et la provocation qui en avait été la suite. Lesconseils et les remontrances étaient inutiles, et le capitaine luipromit de l’accompagner le lendemain.

Chapitre 11LE RAFFINÉ ET LE PRÉ-AUX-CLERCS

 

Malgré la fatigue de la chasse, Mergy passaune bonne partie de la nuit sans dormir. Une fièvre ardentel’agitait sur son lit, et donnait une activité désespérante à sonimagination. Mille pensées accessoires ou même étrangères àl’événement qui se préparait pour lui venaient l’assiéger ettroubler sa cervelle ; plus d’une fois il s’imagina que lemouvement de fièvre qu’il ressentait n’était que le prélude d’unemaladie grave qui allait se déclarer dans peu d’heures, et leclouer sur son lit. Alors que deviendrait son honneur ? quedirait le monde ? que diraient surtout et madame de Turgis etComminges ? Il aurait voulu pour beaucoup hâter l’instant fixépour le combat.

Heureusement, au lever du soleil, il sentitson sang se calmer, et il pensa avec moins d’émotion à la rencontrequi allait avoir lieu. Il s’habilla tranquillement, et même il mitquelque recherche dans sa toilette. Il se représenta la bellecomtesse accourant sur le champ de bataille, et le trouvantlégèrement blessé ; elle le pansait de ses propres mains, etne faisait plus un mystère de son amour. L’horloge du Louvre, quisonnait huit heures, le tira de ses idées, et presque au mêmeinstant son frère entra dans sa chambre.

Une profonde tristesse était empreinte sur sonvisage, et il paraissait assez qu’il n’avait pas mieux passé lanuit. Cependant il s’efforça de prendre une expression de bonnehumeur et de sourire en serrant la main de Mergy.

– Voici une rapière, lui dit-il, et unpoignard à coquille, tous les deux de Luno de Tolède ; vois sile poids de l’épée te convient.

Et il jeta une longue épée et un poignard surle lit de Mergy.

Mergy tira l’épée, la fit ployer, regarda lapointe, et parut satisfait. Le poignard attira ensuite sonattention : la coquille en était percée à jour d’une infinitéde petits trous destinés à arrêter la pointe de l’épée ennemie, età l’y engager de manière à n’en pas sortir facilement.

– Avec d’aussi bonnes armes, dit-il, jecrois que je pourrai me défendre.

Puis, montrant la relique que madame de Turgislui avait donnée, et qu’il avait tenue cachée sur sonsein :

– Voici de plus un talisman qui préservedes coups d’épée mieux que ne ferait une cotte de mailles,ajouta-t-il en souriant.

– D’où te vient ce jouet ?

– Devine un peu.

Et la vanité de paraître un favori des dameslui faisait oublier en ce moment et Comminges et l’épée de combatqui était toute nue devant lui.

– Je parie que c’est cette folle decomtesse qui te l’aura donné ! Que le diable l’emporte, elleet sa boîte !

– Sais-tu que c’est un talisman qu’ellem’a donné exprès pour m’en servir aujourd’hui ?

– Elle aurait mieux fait de se montrergantée, au lieu de chercher à faire paraître sa belle mainblanche !

– Dieu, me préserve, dit Mergy enrougissant beaucoup, de croire à ces reliques de papistes ;mais, si je dois succomber aujourd’hui, je veux qu’elle sache qu’entombant j’avais ce gage sur ma poitrine.

– Quelle fatuité ! s’écria lecapitaine en haussant les épaules.

– Voici une lettre pour ma mère, ditMergy d’une voix un peu tremblante.

George la prit sans rien dire, et,s’approchant d’une table, il ouvrit une petite Bible, et lut pourse faire une contenance, pendant que son frère, achevant des’habiller, s’occupait à nouer la profusion d’aiguillettes que l’onportait alors sur les habits.

Sur la première page qui se présenta à sesyeux, il lut ses mots écrits de la main de sa mère :

« 1er mai 1547 est né mon filsBernard. Seigneur, conduis-le dans tes voies ! Seigneur,préserve-le de tout mal ! »

Il se mordit la lèvre avec force, et jeta lelivre sur la table. Mergy, qui vit son mouvement, crut que quelquepensée impie lui était venue en tête ; il reprit la Bible d’unair grave, la remit dans un étui brodé, et la serra dans unearmoire avec toutes les marques d’un grand respect.

– C’est la Bible de ma mère, dit-il.

Le capitaine se promena par la chambre sansrépondre.

– Ne serait-il pas temps de partir ?dit Mergy en agrafant le ceinturon de son épée.

– Pas encore, et nous avons le temps dedéjeuner.

Tous les deux s’assirent devant une tablecouverte de gâteaux de plusieurs sortes, accompagnés d’un grand potd’argent rempli de vin. En mangeant, ils discutèrent longuement, etavec une apparence d’intérêt, le mérite de ce vin comparé avecd’autres de la cave du capitaine ; chacun d’eux s’efforçant,par une conversation aussi futile, de cacher à son compagnon lesvéritables sentiments de son âme.

Le capitaine se leva le premier.

– Partons, dit-il d’une voix rauque.

Il enfonça son chapeau sur ses yeux, etdescendit précipitamment.

Ils entrèrent dans un bateau et traversèrentla Seine. Le batelier, qui devina sur leur mine le motif qui lesconduisait au Pré-aux-Clercs, fit fort l’empressé, et, tout enramant avec vigueur, il leur raconta très en détail comment, lemois passé, deux gentilshommes, dont l’un s’appelait le comte deComminges, lui avaient fait l’honneur de louer son bateau pour s’ybattre tous les deux à leur aise, sans, crainte d’être interrompus.L’adversaire de Mr de Comminges, dont il regrettait de n’avoirpas su le nom, avait été percé d’outre en outre, et de plus avaitété culbuté dans la rivière, d’où lui, batelier, n’avait jamais pule retirer.

Au moment où ils abordèrent, ils aperçurent unbateau chargé de deux hommes et traversant la rivière quelque centpieds plus bas.

– Voici nos gens, dit le capitaine, restelà ; et il courut au devant du bateau qui portait Comminges etle vicomte de Béville.

– Eh ! te voilà ! s’écria cedernier. Est-ce toi, ou bien ton frère, que Comminges vatuer ?

En parlant ainsi il l’embrassait en riant.

Le capitaine et Comminges se saluèrentgravement.

– Monsieur, dit le capitaine à Commingesaussitôt qu’il se fut débarrassé des embrassades de Béville, jecrois qu’il est de mon devoir de faire encore un effort pourempêcher les suites funestes d’une querelle qui n’est pas fondéesur des motifs touchant à l’honneur ; je suis sûr que mon ami(il montrait Béville) réunira ses efforts aux miens.

Béville fit une grimace négative.

– Mon frère est très jeune, poursuivitGeorge ; sans nom comme sans expérience aux armes, il estobligé par conséquent de se montrer plus susceptible qu’un autre.Vous, Monsieur, au contraire, votre réputation est faite, et votrehonneur n’aura rien qu’à gagner si vous voulez bien reconnaîtredevant Mr de Béville et moi que c’est par mégarde…

Comminges l’interrompit par un grand éclat derire.

– Plaisantez-vous, mon cher capitaine, etme croyez-vous homme à quitter le lit de ma maîtresse de si bonneheure… à traverser la Seine, le tout pour faire des excuses à unmorveux ?

– Vous oubliez, Monsieur, que la personnedont vous parlez est mon frère, et c’est insulter…

– Quand il serait votre père, quem’importe ? Je me soucie peu de toute la famille.

– Eh bien ! Monsieur, avec votrepermission, vous aurez affaire avec toute la famille. Et, comme jesuis l’aîné, vous commencerez par moi, s’il vous plaît.

– Pardonnez-moi, monsieur lecapitaine ; je suis obligé, suivant toutes les règles du duel,de me battre avec la personne qui m’a provoqué d’abord. Votre frèrea des droits de priorité imprescriptibles, comme l’on ditau Palais de Justice ; quand j’aurai terminé avec lui, jeserai à vos ordres.

– Cela est parfaitement juste !s’écria Béville, et je ne souffrirai pas, pour ma part, qu’il ensoit autrement.

Mergy, surpris de la longueur du colloque,s’était rapproché à pas lents. Il arriva justement à temps pourentendre son frère accabler Comminges d’injures, jusqu’à l’appelerlâche, tandis que celui-ci répondait avec un imperturbablesang-froid :

– Après monsieur votre frère, jem’occuperai de vous.

Mergy saisit le bras de son frère :

– George, dit-il, est-ce ainsi que tu mesers, et voudrais-tu que je fisse pour toi ce que tu prétendaisfaire pour moi ? Monsieur, dit-il en se tournant versComminges, je suis à vos ordres ; nous commencerons quand vousvoudrez.

– À l’instant même, réponditcelui-ci.

– Voilà qui est admirable, mon cher, ditBéville en serrant la main de Mergy. Si je n’ai aujourd’hui leregret de t’enterrer ici, tu iras loin, mon garçon.

Comminges ôta son pourpoint et défit lesrubans de ses souliers, pour montrer par là que son intention étaitde ne pas reculer d’un seul pas. C’était une mode parmi lesduellistes de profession. Mergy et Béville en firent autant ;le capitaine seul, n’avait pas même jeté son manteau.

– Que fais-tu donc, George, monami ? dit Béville ; ne sais-tu pas qu’il va falloir endécoudre avec moi ? Nous ne sommes pas de ces seconds qui secroisent les bras pendant que leurs amis se battent, et nouspratiquons la coutume d’Andalousie.

Le capitaine haussa les épaules.

– Tu crois donc que je plaisante ?Je le jure sur ma foi qu’il faut que tu te battes avec moi. Lediable m’emporte si tu ne te bats pas !

– Tu es un fou et un sot, dit froidementle capitaine.

– Parbleu ! tu me feras raison deces deux mots-là, ou tu m’obligeras à quelque…

Il levait son épée, encore dans le fourreau,comme s’il eût voulu en frapper George.

– Tu le veux, dit le capitaine ;soit.

En un instant il fut en chemise.

Comminges, avec une grâce toute particulière,secoua son épée en l’air, et d’un seul coup fit voler le fourreau àvingt pas. Béville en voulut faire autant ; mais le fourreauresta à moitié de la lame, ce qui passait à la fois pour unemaladresse et pour un mauvais présage. Les deux frères tirèrentleurs épées avec moins d’apparat, mais ils jetèrent également leursfourreaux, qui auraient pu les gêner. Chacun se plaça devant sonadversaire, l’épée nue à la main droite et le poignard à la gauche.Les quatre fers se croisèrent en même temps.

George le premier, par cette manœuvre que lesprofesseurs italiens appelaient alors liscio di spada è cavarealla vita[50] , et qui consiste à opposer le fortau faible, de manière à écarter et à rabattre l’arme de sonadversaire, fit sauter l’épée des mains de Béville, et lui mit lapointe de la sienne sur la poitrine ; mais au lieu de lepercer, il baissa froidement son arme.

– Tu n’es pas de ma force, dit-il,cessons ; n’attends pas que je sois en colère.

Béville avait pâli en voyant l’épée de Georgesi près de sa poitrine. Un peu confus, il lui tendit la main, ettous les deux, ayant planté leurs épées en terre, ne pensèrent plusqu’à regarder les deux principaux acteurs de cette scène.

Mergy était brave et avait du sang-froid. Ilentendait assez bien l’escrime, et sa force corporelle était biensupérieure à celle de Comminges, qui paraissait d’ailleurs seressentir des fatigues de la nuit précédente. Pendant quelque tempsil se borna à parer avec une prudence extrême, rompant la mesurequand Comminges s’avançait trop, et lui présentant toujours à lafigure la pointe de sa rapière, tandis qu’avec son poignard il secouvrait la poitrine. Cette résistance inattendue irrita Comminges.On le vit pâlir. Chez un homme si brave, la pâleur n’annonçaitqu’une excessive colère. Il redoubla ses attaques avec fureur. Dansune passe, il releva avec beaucoup d’adresse l’épée de Mergy, et,se fendant avec impétuosité, il l’aurait infailliblement percéd’outre en outre sans une circonstance qui fut presque un miracle,et qui dérangea le coup : la pointe de la rapière rencontra lereliquaire d’or poli, qui la fit glisser et prendre une directionun peu oblique. Au lieu de pénétrer dans la poitrine ; l’épéene perça que la peau, et, en suivant une direction parallèle à lacinquième côte, ressortit à deux pouces de distance de la premièreblessure. Avant que Comminges pût retirer son arme, Mergy le frappade son poignard à la tête avec tant de violence, qu’il en perditlui-même l’équilibre et tomba à terre. Comminges tomba en mêmetemps sur lui : en sorte que les seconds les crurent mortstous les deux.

Mergy fut bientôt sur pied, et son premiermouvement fut de ramasser son épée, qu’il avait laissé échapperdans sa chute. Comminges ne remuait pas. Béville le releva. Safigure était couverte de sang ; et, l’ayant essuyée avec sonmouchoir, il vit que le poignard était entré dans l’œil et que sonami était mort sur le coup, le fer ayant pénétré sans doute jusqu’àla cervelle. Mergy regardait le cadavre d’un œil hagard.

– Tu es blessé, Bernard, dit le capitaineen courant à lui.

– Blessé ! dit Mergy ; et ils’aperçut alors seulement que sa chemise était toute sanglante.

– Ce n’est rien, dit le capitaine, lecoup a glissé.

Il étancha le sang avec son mouchoir, etdemanda celui de Béville pour achever le pansement. Béville laissaretomber sur l’herbe le corps qu’il tenait, et donna sur-le-champson mouchoir ainsi que celui de Comminges, qu’il alla prendre dansson pourpoint.

– Tudieu ! l’ami ; quel coup depoignard ! Vous avez là un furieux bras ! Mort de mavie ! que vont dire messieurs les raffinés de Paris, si de laprovince leur viennent des lurons de votre espèce ? Dites-moi,de grâce, combien de duels avez-vous eus déjà ?

– Hélas ! répondit Mergy, voici lepremier. Mais, au nom de Dieu ! allez secourir votre ami.

– Parbleu ! de la façon dont vousl’avez accommodé, il n’a pas besoin de secours ; la dague estentrée dans le cerveau, et le coup était si bon et si fermementasséné que… Regardez son sourcil et sa joue, la coquille dupoignard s’y est imprimée comme un cachet dans de la cire.

Mergy se mit à trembler de tous ses membres,et de grosses larmes coulaient une à une sur ses joues.

Béville ramassa la dague, et considéra avecattention le sang qui en remplissait les cannelures.

– Voici un outil à qui le frère cadet deComminges doit une fière chandelle. Cette belle dague-là le faithéritier d’une superbe fortune.

– Allons-nous-en… Emmène-moi d’ici, ditMergy d’une voix éteinte, en prenant le bras de son frère.

– Ne t’afflige pas, dit George enl’aidant à reprendre son pourpoint. Après tout, l’homme qui estmort n’est pas trop digne qu’on le regrette.

– Pauvre Comminges ! s’écriaBéville. Et dire que tu es tué par un jeune homme qui se bat pourla première fois, toi qui t’es battu près de cent fois !Pauvre Comminges !

Ce fut la fin de son oraison funèbre. Etjetant un dernier regard sur son ami, Béville aperçut la montre dudéfunt suspendue à son cou, selon l’usage d’alors.

– Parbleu ! s’écria-t-il, tu n’asplus besoin de savoir l’heure qu’il est maintenant.

Il détacha la montre et la mit dans sa poche,observant que le frère de Comminges serait bien assez riche, etqu’il voulait conserver un souvenir de son ami.

Comme les deux frères allaients’éloigner :

– Attendez-moi ! leur cria-t-il,repassant son pourpoint à la hâte. Eh ! monsieur de Mergy,votre dague que vous oubliez ! N’allez pas la perdre aumoins.

Il en essuya la lame à la chemise du mort, etcourut rejoindre le jeune duelliste.

– Consolez-vous, mon cher, lui dit-il enentrant dans son bateau. Ne faites pas une si piteuse mine.Croyez-moi, au lieu de vous lamenter, allez voir votre maîtresseaujourd’hui même, tout de ce pas, et besognez si bien que dans neufmois vous puissiez rendre à la république un citoyen en échange decelui que vous lui avez fait perdre. De la sorte le monde n’aurarien perdu par votre fait. Allons, batelier, rame comme si tuvoulais gagner une pistole. Voici des gens avec des hallebardes quis’avancent vers nous. Ce sont messieurs les sergents qui s’enviennent de la tour de Nesle, et nous ne voulons rien avoir àdémêler avec eux.

Chapitre 12MAGIE BLANCHE

 

Ces hommes armés de hallebardes étaient dessoldats du guet, dont une troupe se tenait toujours dans levoisinage du Pré-aux-Clercs pour être à portée de s’entremettredans les querelles qui se vidaient d’ordinaire sur ce terrainclassique des duels. Suivant leur usage, ils s’étaient avancés fortlentement, et de manière à n’arriver que lorsque tout était fini.En effet, leurs tentatives pour rétablir la paix étaient souventfort mal reçues ; et plus d’une fois on avait vu des ennemisacharnés suspendre un combat à mort pour charger de concert lessoldats qui essayaient de les séparer. Aussi les fonctions de cettegarde se bornaient-elles généralement à secourir les blessés oubien à emporter les morts. Cette fois les archers n’avaient que cedernier devoir à remplir, et ils s’en acquittèrent selon leurcoutume, c’est-à-dire après avoir vidé soigneusement les poches dumalheureux Comminges et s’être partagé ses habits.

– Mon cher ami, dit Béville en setournant vers Mergy, le conseil que j’ai à vous donner, c’est devous faire porter le plus secrètement que faire se pourra, chezmaître Ambroise Paré, qui est un homme admirable pour vous recoudreune plaie et vous rhabiller un membre cassé. Bien qu’hérétiquecomme Calvin lui-même, il est en telle réputation de savoir, queles plus chauds catholiques ont recours à lui. Jusqu’à présent iln’y a que la marquise de Boissières qui se soit laissée mourirbravement plutôt que de devoir la vie à un huguenot. Aussi je pariedix pistoles qu’elle est en paradis.

– La blessure n’est rien, ditGeorge ; dans trois jours elle sera fermée. Mais Comminges ades parents à Paris, et je crains qu’ils ne prennent sa mort un peutrop à cœur.

– Ah ! oui ! il y a bien unemère qui par convenance se croira obligée de poursuivre notre ami.Bah ! fais demander sa grâce par Mr de Châtillon, le roil’accordera aussitôt : le roi est comme une cire molle sousles doigts de l’Amiral.

– Je voudrais, s’il était possible, ditalors Mergy d’une voix faible, je voudrais que l’Amiral ne sût riende tout ce qui vient de se passer.

– Pourquoi donc ? Croyez-vous que lavieille barbe grise sera fâchée d’apprendre de quelle gaillardemanière un protestant vient de dépêcher un catholique ?

Mergy ne répondit que par un profondsoupir.

– Comminges était assez connu à la courpour que sa mort fasse du bruit, dit le capitaine. Mais tu as faitton devoir en gentilhomme, et il n’y a rien que d’honorable pourtoi dans tout ceci. Depuis bien longtemps je n’ai pas rendu visiteau vieux Châtillon, et voici une occasion de renouer connaissanceavec lui.

– Comme il est toujours désagréable depasser quelques heures sous les verrous de la justice, repritBéville, je vais mener ton frère dans une maison où l’on nes’avisera pas de le chercher. Il y sera parfaitement tranquille enattendant que son affaire soit arrangée ; car je ne sais si ensa qualité d’hérétique il pourrait être reçu dans un couvent.

– Je vous remercie de votre offre,Monsieur, dit Mergy ; mais je ne puis l’accepter. Je pourraisvous compromettre en le faisant.

– Point, point, mon très cher. Et puis nefaut-il pas faire quelque chose pour ses amis ? La maison oùje vous logerai appartient à un de mes cousins, lequel n’est pas àParis dans ce moment. Elle est à ma disposition. Il y a mêmequelqu’un à qui j’ai permis de l’habiter, et qui voussoignera : c’est une vieille fort utile à la jeunesse et quim’est dévouée. Elle se connaît en médecine, en magie, enastronomie. Que ne fait-elle pas ! Mais son plus beau talent,c’est celui d’entremetteuse. Je veux être foudroyé si elle n’iraitpas remettre une lettre d’amour à la reine si je l’en priais.

– Eh bien, dit le capitaine, nous leconduirons dans cette maison aussitôt après que maître Ambroiseaura mis le premier appareil.

En parlant ainsi, ils abordèrent à la rivedroite. Après avoir guindé Mergy sur un cheval, non sans quelquepeine, ils le conduisirent chez le fameux chirurgien, puis de làdans une maison isolée du faubourg Saint-Antoine, et ils ne lelaissèrent que le soir, couché dans un bon lit, et recommandé auxsoins de la vieille.

Quand on vient de tuer un homme, et que cethomme est le premier que l’on tue, on est tourmenté pendant quelquetemps, surtout aux approches de la nuit, par le souvenir et l’imagede la dernière convulsion qui a précédé sa mort. On a l’esprittellement préoccupé d’idées noires, qu’on peut à grand’peineprendre part à la conversation la plus simple ; elle fatigueet ennuie ; et d’un autre côté l’on à peur de la solitude,parce qu’elle donne encore plus d’énergie à ces idées accablantes.Malgré les visites fréquentes de Béville et du capitaine, Mergypassa dans une tristesse affreuse les premiers jours qui suivirentson duel. Une fièvre assez forte, causée par sa blessure, leprivait de sommeil pendant les nuits, et c’était alors qu’il étaitle plus malheureux. L’idée seule que madame de Turgis pensait à luiet avait admiré son courage le consolait un peu, mais ne le calmaitpas.

Une nuit, oppressé par la chaleur étouffante(c’était au mois de juillet), il voulut sortir de sa chambre pourse promener et respirer l’air dans un jardin planté d’arbres, aumilieu duquel était située la maison. Il mit un manteau sur sesépaules et voulut sortir ; mais il trouva que la porte de sachambre était fermée à clef en dehors. Il pensa que ce ne pouvaitêtre qu’une méprise de la vieille qui le servait ; et commeelle couchait loin de lui, et qu’à cette heure elle devait êtreprofondément endormie, il jugea tout à fait inutile de l’appeler.D’ailleurs sa fenêtre était peu élevée ; au bas la terre étaitmolle, pour avoir été fraîchement remuée. En un instant il setrouva dans le jardin. Le temps était couvert ; pas une étoilene montrait le bout de son nez, et de rares bouffées de venttraversaient de temps en temps, et comme avec peine, l’air chaud etlourd. Il était environ deux heures du matin, et le plus profondsilence régnait aux environs.

Mergy se promena quelque temps absorbé dansses rêveries. Elles furent interrompues par un coup frappé à laporte de la rue. C’était un coup de marteau faible et commemystérieux, celui qui frappait paraissant compter que quelqu’unserait aux écoutes pour lui ouvrir. Une visite dans une maisonisolée, à pareille heure, avait de quoi surprendre. Mergy se tintimmobile dans un endroit sombre du jardin, d’où il pouvait toutobserver sans être vu. Une femme, qui ne pouvait être autre que lavieille, sortit sur-le-champ de la maison, une lanterne sourde à lamain ; elle ouvrit, et quelqu’un entra couvert d’un grandmanteau noir garni d’un capuchon.

La curiosité de Bernard fut vivement excitée.La taille et, autant qu’il en pouvait juger, les vêtements de lapersonne qui venait d’arriver indiquaient une femme. La vieille lasalua avec toutes les marques d’un grand respect, tandis que lafemme au manteau noir lui fit à peine une inclination de tête. Enrevanche, elle lui mit dans la main quelque chose que la vieilleparut recevoir avec grand plaisir. Un bruit clair et métallique quise fit entendre, et l’empressement de la vieille à se baisser et àchercher à terre, firent conclure à Mergy qu’elle venait derecevoir de l’argent. Les deux femmes se dirigèrent vers le jardin,la vieille marchant la première et cachant sa lanterne. Au fond dujardin, il y avait une espèce de cabinet de verdure formé par destilleuls plantés en cercle et réunis par une charmille fortépaisse, et qui pouvait assez bien remplacer un mur. Deux entrées,ou deux portes, conduisaient à ce bosquet, au milieu duquel étaitune petite table de pierre. C’est là qu’entrèrent la vieille et lafemme voilée. Mergy, retenant son haleine, les suivit à pas deloup, et se plaça derrière la charmille, de manière à bien entendreet à voir autant que le peu de lumière qui éclairait cette scènepouvait le lui permettre.

La vieille commença par allumer quelque chosequi brûla aussitôt dans un réchaud placé au milieu de la table enrépandant une lumière pâle et bleuâtre, comme celle del’esprit-de-vin mêlé avec du sel. Elle éteignit ensuite ou cacha salanterne, de sorte qu’à la lueur tremblotante qui sortait duréchaud, Mergy aurait pu difficilement reconnaître les traits del’étrangère, quand même ils n’auraient pas été cachés par un voileet un capuchon. Pour la taille et la tournure de la vieille, iln’eut pas de peine à les reconnaître ; seulement il observaque son visage était barbouillé d’une couleur foncée qui la faisaitparaître, sous sa coiffe blanche, comme une statue de bronze. Latable était couverte de choses étranges qu’il entrevoyait à peine.Elles paraissaient rangées dans un certain ordre bizarre, et ilcrut distinguer des fruits, des ossements et des lambeaux de lingeensanglantés. Une petite figure d’homme, haute d’un pied tout auplus, et faite en cire, à ce qu’il paraissait, était placéeau-dessus de ces linges dégoûtants.

– Eh bien, Camille, dit à voix basse ladame voilée, il va mieux, me dis-tu ?

Cette voix fit tressaillir Mergy.

– Un peu mieux, Madame, répondit lavieille, grâce à notre art. Pourtant, avec ces lambeaux et aussipeu de sang qu’il y en a sur ces compresses, il m’a été difficilede faire grand’chose.

– Et que dit maître AmbroiseParé ?

– Lui, cet ignorant ! qu’importe cequ’il dit ? Moi, je vous assure que la blessure est profonde,dangereuse, terrible, et que ce n’est que par les règles de lasympathie magique qu’elle peut guérir ; mais il faut souventsacrifier aux esprits de la terre et de l’air… et poursacrifier…

La dame la comprit aussitôt.

– S’il guérit, dit-elle, tu auras ledouble de ce que je viens de te donner.

– Ayez bonne espérance, et comptez surmoi.

– Ah ! Camille, s’il allaitmourir !

– Tranquillisez-vous ; les espritssont cléments, les astres nous protègent, et le dernier sacrificedu bélier noir a favorablement disposé l’Autre.

– Je t’apporte ce que j’ai eu tant depeine à me procurer. Je l’ai fait acheter à un des archers qui ontdépouillé le cadavre.

Elle tira quelque chose de dessous sonmanteau, et Mergy vit briller la lame d’une épée. La vieille laprit, et l’approcha de la flamme pour l’examiner.

– Grâce au ciel, la lame est sanglante etrouillée ! Oui, son sang est comme celui du basilic du Cathay,il laisse sur l’acier une trace que rien ne peut effacer.

Elle regardait la lame, et il était évidentque la dame voilée éprouvait une émotion extraordinaire.

– Vois, Camille, comme le sang est prèsde la poignée. Ce coup est peut-être mortel.

– Ce sang n’est pas celui du cœur ;il guérira.

– Il guérira ?

– Oui, mais pour être atteint d’unemaladie incurable.

– Quelle maladie ?

– L’amour.

– Ah ! Camille, dis-tuvrai ?

– Eh ! quand ai-je manqué à dire lavérité ? quand mes prédictions se sont-elles trouvées endéfaut ? Ne vous avais-je pas prédit qu’il sortirait vainqueurdu combat ? Ne vous avais-je pas annoncé que les espritscombattraient pour lui ? N’ai-je pas enterré au lieu même oùil devait se battre une poule noire et une épée bénite par unprêtre ?

– Il est vrai.

– Vous-même, n’avez-vous point percé aucœur l’image de son adversaire, dirigeant ainsi les coups del’homme pour qui j’ai employé ma science ?

– Oui, Camille, j’ai percé au cœurl’image de Comminges ; mais on dit que c’est d’un coup à latête qu’il est mort.

– Sans doute, le fer a frappé satête ; mais, s’il est mort, n’est-ce pas que le sang de soncœur s’est coagulé ?

La dame voilée parut écrasée par la force deses argument. Elle se tut. La vieille arrosait d’huile et de baumela lame de l’épée, et l’enveloppait de bandes avec le plus grandsoin.

– Voyez-vous, Madame, cette huile descorpion, dont je frotte cette épée, est portée par une vertusympathique dans la plaie de ce jeune homme. Il ressent les effetsde ce baume africain, comme si je le versais sur sa blessure ;et, s’il me prenait envie de mettre la pointe de l’épée rougir dansle feu, le pauvre malade sentirait autant de douleur que s’il étaitbrûlé vif.

– Oh ! garde-t’en bien !

– Un certain soir j’étais au coin du feu,fort occupée à frotter de baume une épée, afin de guérir un jeunegentilhomme à qui elle avait fait deux affreuses plaies à la tête.Je m’endormis sur ma tâche. Tout d’un coup le laquais du maladevint frapper à ma porte ; il me dit que son maître souffraitmort et passion, et qu’à l’instant où il l’avait quitté il étaitcomme sur un brasier ardent. Savez-vous ce qui était arrivé ?L’épée, par mégarde, avait glissé et la lame était en ce moment surles charbons. Je la retirai aussitôt, et je dis au laquais qu’à sonretour son maître se trouverait tout à fait à son aise. En effet,je plongeai tout aussitôt l’épée dans de l’eau glacée avec unmélange de quelques drogues, et j’allai visiter mon malade. Enentrant, il me dit :

« – Ah ! ma bonne Camille, que jesuis bien dans ce moment ! Il me semble que je suis dans unbain d’eau fraîche, tandis que tout à l’heure j’étais comme saintLaurent sur le gril.

Elle acheva le pansement de l’épée, et ditd’un air satisfait :

– Voilà qui est bien. Maintenant je suissûre de sa guérison, et dès à présent vous pouvez vous occuper dela dernière cérémonie.

Elle jeta quelques pincées d’une poudreodoriférante sur la flamme, et prononça des mots barbares enfaisant des signes de croix continuels. Alors la dame prit l’imagede cire d’une main tremblante, et la tenant au-dessus du réchaud,elle prononça ces paroles d’une voix émue :

– De même que cette cire s’amollit etse brûle à la flamme de ce réchaud, ainsi, ô Bernard Mergy, puisseton cœur s’amollir, et brûler d’amour pour moi !

– Bien. Voici maintenant une bougieverte, coulée à minuit, suivant les règles de l’art. Demainallumez-la devant l’autel de la Vierge.

– Je le ferai ; mais, malgré toutestes promesses, je suis horriblement inquiète. Hier j’ai rêvé qu’ilétait mort.

– Étiez-vous couchée sur le côté droit ousur le gauche ?

– Sur… sur quel côté a-t-on des songesvéritables ?

– Dites-moi d’abord sur quel côté vousdormez. Je le vois, vous voudriez vous abuser vous-même, et vousfaire illusion.

– Je dors toujours sur le côté droit.

– Rassurez-vous, votre songe n’annoncerien que de très heureux.

– Dieu le veuille !… Mais il m’estapparu tout pâle, sanglant, enveloppé dans un linceul…

En parlant ainsi elle tourna la tête, et vitMergy debout à l’une des entrées du bosquet. La surprise lui fitpousser un cri si perçant, que Mergy lui-même en fut étonné. Lavieille, soit à dessein, soit par mégarde, renversa le réchaud, età l’instant s’éleva jusqu’à la cime des tilleuls une flammebrillante qui aveugla Mergy pendant quelques instants. Les deuxfemmes s’étaient échappées sur-le-champ par l’autre issue dubosquet. Aussitôt que Mergy put distinguer l’ouverture de lacharmille, il se mit à les poursuivre ; mais de prime abord ilpensa tomber, quelque chose s’étant embarrassé dans ses jambes. Ilreconnut que c’était l’épée à laquelle il devait sa guérison. Ilperdit quelque temps à l’écarter et à trouver son chemin ; etau moment où, arrivé dans une allée large et droite, il pensait querien ne pourrait l’empêcher de rejoindre les fugitives, il entenditla porte de la rue se refermer. Elles étaient hors d’atteinte.

Un peu mortifié d’avoir laissé échapper une sibelle proie, il regagna sa chambre à tâtons, et se jeta sur sonlit. Toutes les pensées lugubres étaient bannies de son esprit, etles remords, s’il en avait, ou les inquiétudes que pouvait luicauser sa position, avaient disparu comme par enchantement. Il nepensait plus qu’au bonheur d’aimer la plus belle femme de Paris etd’être aimé d’elle ; car il ne pouvait douter que madame deTurgis ne fût la dame voilée. Il s’endormit un peu après le leverdu soleil et ne se réveilla que lorsqu’il était grand jour depuisplusieurs heures. Sur son oreiller il trouva un billet cachetédéposé là sans qu’il sût comment.

Il l’ouvrit, et lut ces mots :

« Cavalier, l’honneur d’une dame dépendde votre discrétion. »

Quelques instants après la vieille entra pourlui apporter un bouillon. Elle portait ce jour-là, contre sonusage, un chapelet à gros grains pendu à sa ceinture. Sa peau,soigneusement lavée, n’offrait plus l’apparence du bronze, maisd’un parchemin enfumé. Elle marchait à pas lents et les yeuxbaissés, comme une personne qui craint que la vue des chosesterrestres ne la trouble dans ses contemplations divines.

Mergy crut que, pour pratiquer plusméritoirement la vertu que le billet mystérieux lui recommandait,il devait avant tout s’instruire à fond de ce qu’il devait taire àtout le monde. Tenant le bouillon à la main, et sans laisser à lavieille Marthe le temps de gagner la porte :

– Vous ne m’aviez pas dit que vous vousnommiez Camille ?

– Camille ?… Je m’appelle Marthe,mon bon monsieur… Marthe Micheli, dit la vieille, affectant d’êtrefort surprise de la question.

– Eh bien ! soit ; vous vousfaites appeler Marthe par les hommes ; mais c’est sous le nomde Camille que vous connaissent les esprits.

– Les esprits !… Doux Jésus !que voulez-vous dire ?

Elle fit un grand signe de croix.

– Allons, point de feintises avecmoi ; je n’en dirai rien à personne, et tout ceci est entrenous. Quelle est la dame qui prend tant intérêt à masanté ?

– La dame qui ?…

– Allons, ne répétez pas tout ce que jedis, et parlez franchement. Foi de gentilhomme ! Je ne voustrahirai pas.

– En vérité, mon bon monsieur, je ne saisce que vous voulez dire.

Mergy ne put s’empêcher de rire de la voirprendre un air étonné et mettre la main sur son cœur. Il tira unepièce d’or de sa bourse, pendue au chevet de son lit, et laprésenta à la vieille.

– Tenez, bonne Camille, vous prenez tantde soin de moi, et vous vous donnez tant de peine à frotter desépées avec du baume de scorpions, le tout pour me guérir, qu’envérité il y a longtemps que j’aurais dû vous faire un cadeau.

– Hélas ! mon gentilhomme, envérité, en vérité, je ne comprends rien à ce que vous me dites.

– Morbleu ! Marthe, ou bien Camille,ne me mettez pas en colère, et répondez ! Quelle est la damepour qui vous avez fait toute cette belle sorcellerie la nuitpassée ?

– Ah ! mon doux Sauveur, il se meten colère… Est-ce qu’il aurait le délire ?

Mergy, impatienté, saisit son oreiller et lelui jeta à la tête. La vieille le remit avec soumission sur le lit,ramassa l’écu d’or qui était tombé par terre ; et, comme lecapitaine entra dans ce moment, elle fut débarrassée de la crainted’un interrogatoire qui aurait pu finir désagréablement pourelle.

Chapitre 13LA CALOMNIE

 

George était allé chez l’Amiral le matin mêmepour lui parler de son frère. En deux mots il lui avait contél’aventure.

L’Amiral, en l’écoutant, écrasait entre sesdents le cure-dent qu’il avait à la bouche : c’était chez luiun signe d’impatience.

– Je connais déjà cette affaire, dit-il,et je m’étonne que vous m’en parliez, car elle est assezpublique.

– Si je vous importune, monsieurl’Amiral, c’est que je sais l’intérêt que vous daignez prendre ànotre famille, et j’ose espérer que vous voudrez bien solliciter leroi en faveur de mon frère. Votre crédit auprès de Sa Majesté…

– Mon crédit, si j’en ai, interrompitvivement l’Amiral, mon crédit tient à ce que je n’adresse jamaisque des demandes justes à Sa Majesté.

En prononçant ce mot, il se découvrit avecrespect.

– La circonstance qui oblige mon frère àrecourir à votre bonté n’est malheureusement que trop communeaujourd’hui. Le roi a signé, l’année dernière plus de quinze centslettres de grâce, et l’adversaire de Bernard lui-même a souventjoui de leur immunité.

– Votre frère a été l’agresseur.Peut-être, et je voudrais que cela fût vrai, n’a-t-il fait quesuivre de détestables conseils.

Il regardait fixement le capitaine en parlantainsi.

– J’ai fait quelques efforts pourempêcher les suites funestes de la querelle ; mais vous savezque Mr de Comminges n’était pas d’une humeur à jamais accorderd’autre satisfaction que celle qui se donne à la pointe de l’épée.L’honneur d’un gentilhomme et l’opinion des dames ont…

– Voilà donc le langage que vous tenez, àce jeune homme ! sans doute vous aspirez à en faire unraffiné ? Oh ! que son père gémirait s’ilapprenait quel mépris son fils a pour ses conseils ! BonDieu ! voilà à peine deux ans que les guerres civiles sontéteintes, et ils ont déjà oublié les flots de sang qu’ils y ontversés. Ils ne sont point encore contents ; il faut que chaquejour des Français égorgent des Français !

– Si j’avais su, Monsieur, que ma demandevous fût désagréable…

– Écoutez, monsieur de Mergy, je pourraisfaire violence à mes sentiments comme chrétien, et excuser laprovocation de votre frère ; mais sa conduite dans le duel quil’a suivie, selon le bruit public, n’a pas été…

– Que voulez-vous dire, monsieurl’Amiral ?

– Que le combat n’a pas eu lieu d’unemanière loyale et comme il est d’usage parmi les gentilshommesfrançais.

– Et qui a osé répandre une aussi infâmecalomnie ? s’écria George, les yeux étincelants de fureur.

– Calmez-vous. Vous n’aurez point decartel à envoyer, car on ne se bat pas encore avec les femmes… Lamère de Comminges a donné au roi des détails qui ne sont point àl’honneur de votre frère. Ils expliqueraient comment un siredoutable champion a succombé si facilement sous les coups d’unenfant à peine sorti de page.

– La douleur d’une mère est si grande etsi juste ! Faut-il s’étonner qu’elle ne puisse voir la véritéquand ses yeux sont encore baignés de larmes ? Je me flatte,monsieur l’Amiral, que vous ne jugerez pas mon frère sur le récitde madame de Comminges.

Coligny parut ébranlé, et sa voix perdit unpeu de son amère ironie.

– Vous ne pouvez nier cependant queBéville, le second de Comminges, ne fût votre ami intime.

– Je le connais depuis longtemps, et mêmeje lui ai des obligations. Mais Comminges était aussi familier aveclui. D’ailleurs, c’est Comminges qui l’a choisi pour son second.Enfin, la bravoure et l’honneur de Béville le mettent à l’abri detout soupçon de déloyauté.

L’Amiral contracta sa bouche d’un air demépris profond.

– L’honneur de Béville ! répéta-t-ilen haussant les épaules ; un athée ! un homme perdu dedébauche !

– Oui, Béville est un hommed’honneur ! s’écria le capitaine avec force. Mais pourquoitant de discours ? Moi aussi n’étais-je pas présent à ceduel ? Est-ce à vous, monsieur l’Amiral, à mettre en questionnotre honneur et à nous accuser d’assassinat ?

Il y avait dans son ton quelque chose demenaçant. Coligny ne comprit pas ou méprisa l’allusion au meurtredu duc François de Guise, que la haine des catholiques lui avaitattribué. Ses traits reprirent même une calme immobilité.

– Monsieur de Mergy, dit-il d’un tonfroid et dédaigneux, un homme qui a renié sa religion n’a plus ledroit de parler de son honneur, car personne n’y croirait.

La figure du capitaine devint d’un rougepourpre, et un instant après d’une pâleur mortelle. Il recula deuxpas, comme pour ne pas succomber à la tentation de frapper unvieillard.

– Monsieur ! s’écria-t-il, votre âgeet votre rang vous permettent d’insulter impunément un pauvregentilhomme dans ce qu’il a de plus précieux. Mais, je vous ensupplie, ordonnez à l’un de vos gentilshommes ou à plusieurs desoutenir les paroles que vous avez prononcées. Je jure Dieu que jeles leur ferai avaler jusqu’à ce qu’elles les étouffent.

– C’est sans doute une pratique demessieurs les raffinés. Je ne suis point leurs usages, et je chassemes gentilshommes s’ils les imitent.

En parlant ainsi il lui tourna le dos. Lecapitaine, la rage dans l’âme, sortit de l’hôtel de Châtillon,sauta sur son cheval, et, comme pour soulager sa fureur, il fitgaloper à outrance le pauvre animal en lui labourant les flancs àcoups d’éperons. Dans sa course impétueuse il manqua d’écrasernombre de paisibles passants, et il est fort heureux qu’il ne setrouvât pas un seul raffiné sur son passage ; car, de l’humeurqui le possédait, il est certain qu’il aurait saisi aux cheveux uneoccasion de mettre flamberge au vent. Parvenu jusqu’à Vincennes,l’agitation de son sang commençait à se calmer. Il tourna bride etramena vers Paris son cheval sanglant et trempé de sueur.

– Pauvre ami, disait-il avec un sourireamer, c’est toi que je punis de l’insulte qu’il m’afaite !

Et, en flattant le cou de sa victimeinnocente, il revint au pas jusque chez son frère. Il lui ditsimplement que l’Amiral avait refusé de s’entremettre pour lui,supprimant les détails de leur conversation.

Mais quelques moments après entra Béville, quid’abord sauta au cou de Mergy en lui disant :

– Je vous félicite, mon cher, voici votregrâce, et c’est à la sollicitation de la reine que vous l’avezobtenue.

Mergy montra moins de surprise que son frère.Dans son âme il attribuait cette faveur à la dame voilée,c’est-à-dire à la comtesse de Turgis.

Chapitre 14LE RENDEZ-VOUS

 

Mergy revint partager le logis de sonfrère ; il alla remercier la reine mère et reparut à la cour.En entrant dans le Louvre, il s’aperçut qu’il avait hérité enquelque sorte de la considération de Comminges. Des gens qu’il neconnaissait que de vue le saluaient d’un air humble et familier.Les hommes, en lui parlant, cachaient mal leur envie sous lesdehors d’une politesse empressée, les femmes le lorgnaient et luifaisaient des agaceries ; car la réputation de duelliste étaitalors surtout un moyen certain de toucher leur cœur. Trois ouquatre hommes tués en combat singulier tenaient lieu de beauté, derichesse et d’esprit. Bref, quand notre héros paraissait dans lagalerie du Louvre, il entendait un murmure s’élever autour de lui.– Voici le jeune Mergy, qui a tué Comminges. – Comme il estjeune ! Quelle gracieuse tournure ! – Comme il a bonair ! – Comme sa moustache est bravement troussée ! –Sait-on qui est sa maîtresse ?

Et Mergy cherchait en vain dans la foule lesyeux bleus et les sourcils noirs de madame de Turgis. Il seprésenta même chez elle ; mais il apprit que fort peu de tempsaprès la mort de Comminges elle était partie pour une de sesterres, éloignée de Paris de vingt lieues. S’il fallait en croireles mauvaises langues, la douleur que lui avait causée la mort del’homme qui lui rendait des soins l’avait obligée de chercher uneretraite où elle pût en paix entretenir ses ennuis.

Un matin, tandis que le capitaine, étendu surun lit de repos, lisait, en attendant le déjeuner, la Vie trèshorrificque de Pantagruel, et que son frère prenait une leçonde guitare sous la direction du signor Uberto Vinibella, un laquaisvint annoncer à Bernard qu’une vieille très proprement habilléel’attendait dans la salle basse, et que, d’un air de mystère, elleavait demandé à l’entretenir. Il descendit aussitôt, et reçut desmains tannées d’une vieille, qui n’était ni Marthe ni Camille, unelettre qui répandait un doux parfum : elle était scellée avecun fil d’or et un large cachet de cire verte, sur lequel, au lieud’armoiries, on ne voyait qu’un Amour mettant le doigt sur sabouche, avec cette devise castillane :CALLAD[51] . Il l’ouvrit, et n’y trouva qu’uneseule ligne en espagnol, qu’il eut quelque peine àcomprendre : Esta noche, una dama espéra à V.M. [52]

– Qui vous a donné cette lettre ?demanda-t-il à la vieille.

– Une dame.

– Son nom ?

– Je ne sais : elle est Espagnole, àce qu’elle dit.

– D’où me connaît-elle ?

La vieille haussa les épaules.

– Votre réputation et votre galanterievous ont attiré cette mauvaise affaire, dit-elle d’un tongoguenard ; mais répondez-moi, viendrez-vous ?

– Où faut-il aller ?

– Trouvez-vous ce soir, à huit heures etdemie, dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, du côté gauchede la nef.

– Et c’est à l’église que je dois voircette dame ?

– Non ; quelqu’un viendra vouschercher pour vous conduire chez elle. Mais soyez discret et venezseul.

– Oui.

– Vous le promettez ?

– Je vous donne ma parole.

– Adieu donc. Surtout ne me suivezpas.

Elle fit une révérence profonde et sortitaussitôt.

– Eh bien ! que te voulait cettenoble entremetteuse ? demanda le capitaine lorsque son frèrefut remonté et le maître de guitare parti.

– Oh ! rien, répondit Mergy d’un aird’indifférence, et regardant avec beaucoup d’attention la madonedont il a été parlé.

– Allons, point de mystère avec moi.Faut-il t’accompagner à un rendez-vous, garder la rue, et recevoirles jaloux à grands coups de plat d’épée ?

– Rien, te dis-je.

– Oh ! comme il te plaira. Gardepour toi ton secret, si tu veux ; mais, tiens, je gage que tuas pour le moins autant envie de me le conter que moi del’apprendre.

Mergy pinça d’un air distrait quelques cordesde sa guitare.

– À propos, George, je ne puis allersouper ce soir chez Mr de Vaudreuil.

– Ah ! c’est donc pour cesoir ? Est-elle jolie ? est-ce une dame de la cour ?une bourgeoise ? une marchande ?

– En vérité, je ne sais. Je dois êtreprésenté à une dame… qui n’est pas de ce pays… Mais à qui… c’est ceque j’ignore.

– Mais tu sais au moins où tu dois larencontrer ?

Bernard montra le billet, et répéta ce que lavieille venait de lui dire.

– L’écriture est contrefaite, dit lecapitaine, et je ne sais que penser de toutes ces précautions.

– Ce doit être quelque grande dame,George.

– Voilà bien nos jeunes gens, qui, pourle plus léger motif, s’imaginent que les dames les plus huppéesvont se jeter à leur tête.

– Sens donc le parfum qu’exhale cebillet.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

Le front du capitaine se rembrunit tout d’uncoup, et une idée sinistre se présenta à son esprit.

– Les Comminges sont rancuniers, dit-il,et peut-être cette lettre n’est-elle qu’une invention de leur partpour t’attirer dans quelque réduit, à l’écart, où ils te ferontpayer cher le coup de poignard qui les a fait hériter.

– Bon ! quelle idée !

– Ce ne serait pas la première fois qu’onaurait fait servir l’amour pour la vengeance. Tu as lu laBible ; souviens-toi de Samson trahi par Dalila.

– Il faudrait que je fusse bien poltronpour qu’une conjecture aussi improbable me fît manquer unrendez-vous qui peut-être sera délicieux ! UneEspagnole !…

– Au moins vas-y bien armé. Si tu veux,je te ferai suivre par mes deux laquais.

– Fi donc ! faut-il rendre la villetémoin de mes bonnes fortunes ?

– C’est assez l’usage aujourd’hui. Que defois ai-je vu d’Ardelay, mon grand ami, allant voir sa maîtresseavec une cotte de mailles sur le dos, deux pistolets à saceinture !… et derrière lui marchaient quatre soldats de sacompagnie, chacun avec un poitrinal chargé. Tu ne connais pasencore Paris, mon camarade ; et crois-moi, le trop deprécautions ne nuit jamais. On en est quitte pour ôter sa cotte demailles quand elle devient gênante.

– Je suis tout à fait sans inquiétudes.Si les parents de Comminges m’en voulaient, ils auraient pufacilement m’attaquer la nuit dans la rue.

– Enfin, je ne te laisserai sortir qu’àcondition que tu prendras tes pistolets.

– À la bonne heure ! mais on semoquera de moi.

– Maintenant ce n’est pas tout ; ilfaut encore bien dîner, manger deux perdrix et force crêtes de coqen pâté, afin de faire honneur ce soir à la famille des Mergy.

Bernard se retira dans sa chambre, où il passaquatre heures au moins à se peigner, se friser, se parfumer, enfinà étudier les discours éloquents qu’il se proposait de tenir à labelle inconnue.

Je laisse à penser s’il fut exact aurendez-vous. Depuis plus d’une demi-heure il se promenait dansl’église. Il avait déjà compté trois fois les cierges, les colonneset les ex voto, quand une vieille femme, enveloppéesoigneusement dans une cape brune, lui prit la main, et, sans direun seul mot, l’emmena dans la rue. Toujours observant le mêmesilence, elle le conduisit, après plusieurs détours, dans uneruelle fort étroite et en apparence inhabitée. Elle s’arrêta toutau fond, devant une petite porte en ogive et fort basse, qu’elleouvrit avec une clef qu’elle tira de sa poche. Elle entra lapremière, et Mergy la suivit, la tenant par sa cape à cause del’obscurité. Une fois entré, il entendit tirer derrière luid’énormes verrous. Son guide le prévint alors à voix basse qu’ilétait au pied d’un escalier, et qu’il y avait vingt-sept marches àmonter. L’escalier était fort étroit, et les marches tout usées etinégales manquèrent plus d’une fois de le faire tomber. Enfin,après la vingt-septième marche, terminée par un petit palier, uneporte fut ouverte par la vieille, et une vive lumière éblouit uninstant les yeux de Mergy. Il entra aussitôt dans une chambrebeaucoup plus élégamment meublée que ne l’annonçait l’apparenceextérieure de la maison.

Les murailles étaient tendues d’une tapisserieà fleurs, un peu passée, il est vrai, mais encore fort propre. Aumilieu de la chambre il vit une table éclairée par deux flambeauxde cire rose, et couverte de plusieurs espèces de fruits et degâteaux, avec des verres et des flacons de cristal, remplis, commeil semblait, de vins de différentes espèces. Deux grands fauteuilsplacés aux deux bouts de la table paraissaient attendre desconvives. Dans une alcôve à moitié fermée par des rideaux de soie,était un lit très orné et couvert de satin cramoisi.

Plusieurs cassolettes répandaient un parfumvoluptueux dans l’appartement.

La vieille ôta sa cape, et Mergy son manteau.Il reconnut aussitôt la messagère qui lui avait apporté lalettre.

– Sainte Marie ! s’écria la vieilleen apercevant les pistolets et l’épée de Mergy, croyez-vous doncque vous allez avoir à pourfendre des géants ? Mon beaucavalier, il ne s’agit pas ici de frapper de grands coupsd’épée.

– J’aime à le croire ; mais il sepourrait que des frères ou un mari d’humeur chagrine vinssenttroubler notre entretien, et voilà pour leur jeter de la poudre auxyeux.

– Vous n’avez rien de semblable àcraindre ici. Mais, dites-moi, comment trouvez-vous cettechambre ?

– Fort belle, assurément ; mais jem’y ennuierais toutefois si je devais y rester seul.

– Quelqu’un va venir qui vous tiendracompagnie. Mais, d’abord, vous allez me faire une promesse.

– Laquelle ?

– Si vous êtes catholique, vous allezétendre la main sur ce crucifix (elle en tira un d’unearmoire) ; si vous êtes huguenot, vous jurerez par Calvin…Luther, tous vos dieux, enfin…

– Et que faut-il que je jure ?interrompit-il en riant.

– Vous jurerez de ne faire aucun effortpour chercher à connaître la dame qui va venir ici.

– La condition est rigoureuse.

– Voyez. Jurez, ou bien je vous reconduisdans la rue.

– Allons, je vous donne ma parole ;elle vaut bien les serments ridicules que vous me proposez.

– Voilà qui est bien. Attendezpatiemment ; mangez, buvez, si vous en avez envie, tout àl’heure vous verrez venir la dame espagnole.

Elle prit sa mante et sortit en fermant laporte à double tour.

Mergy se jeta dans un fauteuil. Son cœurbattait avec violence ; il éprouvait une émotion aussi forteet presque de la même nature que celle qu’il avait ressentie peu dejours auparavant dans le Pré-aux-Clercs, au moment de rencontrerson ennemi.

Le plus profond silence régnait dans lamaison, et un mortel quart d’heure se passa, pendant lequel sonimagination lui représenta tour à tour Vénus sortant de latapisserie pour se jeter dans ses bras ; la comtesse de Turgisen habit de chasse ; une princesse du sang royal ; unebande d’assassins, et enfin la plus horrible idée, une vieillefemme amoureuse.

Tout à coup, sans que le moindre bruit eûtannoncé que quelqu’un venait d’entrer dans la maison, la cleftourna rapidement dans la serrure ; la porte s’ouvrit et sereferma comme d’elle-même, aussitôt qu’une femme masquée fut entréedans la chambre.

Sa taille était haute et bien prise. Une robetrès serrée du corsage faisait ressortir l’élégance de satournure ; mais ni un pied mignon, chaussé d’un patin develours blanc, ni une petite main, par malheur couverte d’un gantbrodé, ne pouvaient laisser deviner au juste l’âge de l’inconnue.Je ne sais quoi, peut-être une influence magnétique, ou, si l’onveut, un pressentiment, faisait croire qu’elle n’avait pas plus devingt-cinq ans. Sa toilette était riche, galante et simple tout àla fois.

Mergy se leva aussitôt, et mit un genou enterre devant elle. La dame fit un pas vers lui, et lui dit d’unevoix douce :

– Dios os guarde, caballero. Sea V.M. el bien venido. [53]

Mergy fit un mouvement de surprise.

– Habla V.M. Español ? [54]

Mergy ne parlait pas espagnol et l’entendait àpeine.

La dame parut contrariée. Elle se laissaconduire à l’un des fauteuils où elle s’assit, et fit signe à Mergyde prendre l’autre. Alors elle commença sa conversation enfrançais, mais avec un accent étranger qui quelquefois était trèsfort et comme outré, et qui, par moments, cessait tout à fait.

– Monsieur, votre grande vaillance m’afait oublier la réserve habituelle de notre sexe ; j’ai vouluvoir un cavalier accompli, et je le trouve tel que la renommée lepublie.

Mergy rougit et s’inclina.

– Aurez-vous donc la cruauté, Madame, deconserver ce masque, qui, comme un nuage envieux, me cache lesrayons du soleil ? (Il avait lu cette phrase dans un livretraduit de l’espagnol).

– Seigneur cavalier, si je suis contentede votre discrétion, vous me verrez plus d’une fois à visagedécouvert ; mais pour aujourd’hui contentez-vous du plaisir dem’entretenir.

– Ah ! Madame, ce plaisir, toutgrand qu’il est, ne me fait désirer qu’avec plus de violence celuide vous voir.

Il était à genoux, et semblait disposé àsoulever le masque.

– Poco a poco[55] ! seigneur Français ; vous êtes trop vif. Rasseyez-vous,ou je vous quitte à l’instant. Si vous saviez qui je suis, et ceque j’ose pour vous voir, vous vous tiendriez pour satisfait del’honneur seul que je vous fais en venant ici.

– En vérité, il me semble que votre voixm’est connue.

– C’est cependant la première fois quevous l’entendez. Dites-moi, êtes-vous capable d’aimer avecconstance une femme qui vous aimerait ?…

– Déjà je sens auprès de vous…

– Vous ne m’avez jamais vue, ainsi vousne pouvez m’aimer. Savez-vous si je suis belle ou laide ?

– Je suis sûr que vous êtescharmante.

L’inconnue retira sa main, dont il s’étaitemparé, et la porta à son masque, comme si elle allait l’ôter.

– Que feriez-vous, si vous alliez voirparaître devant vous une femme de cinquante ans, laide à fairepeur ?

– Cela est impossible.

– À cinquante ans on aime encore. (Ellesoupira, et le jeune homme frémit).

– Cette taille élégante, cette main quevous essayez en vain de me dérober, tout me prouve votrejeunesse.

Il y avait plus de galanterie que deconviction dans cette phrase.

– Hélas !

Mergy commença à concevoir quelqueinquiétude.

– Pour vous autres hommes l’amour nesuffit pas. Il faut encore la beauté. (Et elle soupira encore.)

– Laissez-moi, de grâce, ôter cemasque…

– Non, non ; et elle le repoussaavec vivacité. Souvenez-vous de votre promesse !

Puis elle ajouta d’un ton plus gai :

– Je risquerais trop à me démasquer. J’aidu plaisir à vous voir à mes pieds, et si par hasard je n’étais nijeune ni jolie… à votre gré du moins… peut-être me laisseriez-vouslà toute seule.

– Montrez-moi seulement cette petitemain.

Elle ôta un gant parfumé et lui tendit unemain blanche comme la neige.

– Je connais cette main !s’écria-t-il ; il n’y en a qu’une aussi belle à Paris.

– Vraiment ! Et à qui cettemain ?

– À… une comtesse.

– Quelle comtesse ?

– La comtesse de Turgis.

– Ah !… je sais ce que vous voulezdire. Oui, la Turgis a de belles mains, grâce aux pâtes d’amandesde son parfumeur. Mais je me vante que mes mains sont plus doucesque les siennes.

Tout cela était débité d’un ton fort naturel,et Mergy, qui avait cru reconnaître la voix de la belle comtesse,conçut quelques doutes, et se sentit sur le point d’abandonnercette idée.

– Deux au lieu d’une, pensa-t-il ;je suis donc protégé par les fées ?

Il chercha sur cette belle main à reconnaîtrel’empreinte d’une bague qu’il avait remarquée à la Turgis ;mais ces doigts ronds et parfaitement formés n’avaient pas lamoindre trace de pression, pas la plus légère déformation.

– La Turgis ! s’écria l’inconnue enriant. En vérité, je vous suis obligée de me prendre pour laTurgis ! Dieu merci ! il me semble que je vaux un peumieux.

– La comtesse est, sur mon honneur, laplus belle femme que j’aie encore vue.

– Vous êtes donc amoureux d’elle ?demanda-t-elle vivement.

– Peut-être ; mais, de grâce, ôtezvotre masque, et montrez-moi une plus belle femme que laTurgis.

– Quand je serai sûre que vous m’aimez…alors vous me verrez à visage découvert ?

– Vous aimer !… Mais, morbleu !comment le pourrais-je sans vous voir ?

– Cette main est jolie ;figurez-vous que mon visage est bien d’accord avec elle.

– Maintenant je suis sûr que vous êtescharmante, car vous venez de vous trahir en ne déguisant pas votrevoix. Je l’ai reconnue, j’en suis certain.

– Et c’est la voix de la Turgis ?dit-elle en riant et avec un accent espagnol bien prononcé.

– Précisément.

– Erreur, erreur de votre part, seigneurBernardo ; je m’appelle doña Maria… doña Maria de… Je vousdirai plus tard mon autre nom. Je suis une dame de Barcelone ;mon père, qui me surveille très rigoureusement, est en voyagedepuis quelque temps, et je profite de son absence pour me divertiret voir la cour de Paris. Quant à la Turgis, cessez, je vous prie,de me parler de cette femme ; son nom m’est odieux ;c’est la plus méchante femme de la cour. Vous savez, d’ailleurs,comment elle est veuve !

– On m’en a dit quelque chose.

– Eh bien ! parlez… Que vous a-t-ondit ?…

– Que, surprenant son mari dans unentretien fort tendre avec sa chambrière, elle avait saisi unedague, et l’en avait frappé un peu rudement. Le bonhomme en mourutun mois après.

– Cette action vous semble…horrible ?

– Je vous avoue que je l’excuse. Elleaimait son mari, dit-on, et j’estime la jalousie.

– Vous parlez ainsi parce que vous croyezêtre devant la Turgis ; mais je sais que vous la méprisez aufond du cœur.

Il y avait dans cette voix quelque chose detriste et de mélancolique ; mais ce n’était pas la voix de laTurgis. Mergy ne savait que penser.

– Quoi ! dit-il, vous êtesEspagnole, et vous n’estimez pas la jalousie ?

– Laissons cela. Qu’est-ce que ce cordonnoir que vous avez pendu au cou ?

– C’est une relique.

– Je vous croyais protestant.

– Il est vrai. Mais cette relique m’a étédonnée par une dame, et je la porte en souvenir d’elle.

– Tenez, si vous voulez me plaire, vousne songerez plus aux dames ; je veux être pour vous toutes lesdames. Qui vous a donné ce reliquaire ? Est-ce encore làTurgis ?

– Non, en vérité.

– Vous mentez !

– Vous êtes donc madame deTurgis ?

– Vous vous êtes trahi, seigneurBernardo !

– Comment ?

– Quand je verrai la Turgis, je luidemanderai pourquoi elle fait ainsi le sacrilège de donner unechose sainte à un hérétique.

L’incertitude de Mergy redoublait à chaqueinstant.

– Mais je veux ce reliquaire ;donnez-le moi.

– Non, je ne puis le donner.

– Je le veux. Osez-vous me lerefuser ?

– J’ai promis de le rendre.

– Bah ! enfantillage que cettepromesse ! Promesse faite à une femme fausse n’engage pas.D’ailleurs, prenez-y garde, c’est peut-être un charme, un talismandangereux que vous portez là. La Turgis, dit-on, est une grandemagicienne.

– Je ne crois pas à la magie.

– Ni aux magiciens ?

– Je crois un peu auxmagiciennes. (Il appuya sur ce dernier mot).

– Écoutez, donnez-moi ce reliquaire, etpeut-être ôterai-je mon masque.

– Pour le coup, c’est la voix de madamede Turgis !

– Pour la dernière fois, voulez-vous medonner ce reliquaire ?

– Je vous le rendrai, si vous voulez ôtervotre masque.

– Ah ! vous m’impatientez avec votreTurgis ; aimez-la tant qu’il vous plaira ; quem’importe ?

Elle se tourna sur son fauteuil, comme si elleboudait. Le satin qui couvrait sa gorge s’élevait et s’abaissaitrapidement.

Pendant quelques minutes elle garda lesilence ; puis, se retournant tout d’un coup, elle dit d’unton moqueur :

– Vala me Dios ! V. M. noes cabellero, es un monge. [56]

D’un coup de poing elle renversa les deuxbougies qui brûlaient sur la table, et la moitié des bouteilles etdes plats. Les flambeaux s’éteignirent à l’instant. En même tempselle arracha son masque. Dans l’obscurité la plus complète, Mergysentit une bouche brûlante qui cherchait la sienne, et deux brasqui le serraient avec force.

Chapitre 15L’OBSCURITÉ

 

L’horloge d’une église voisine sonna quatrecoups.

– Jésus ! quatre heures !J’aurai à peine le temps de rentrer chez moi avant le jour.

– Quoi ! méchante, me quitter sitôt !

– Il le faut ; mais nous nousreverrons sous peu.

– Nous nous reverrons ! songez donc,chère comtesse, que je ne vous ai pas vue.

– Laissez là votre comtesse, enfant quevous êtes. Je suis doña Maria ; et, quand nous aurons de lalumière, vous verrez bien que je ne suis pas celle que vouscroyez.

– De quel côté est la porte ? Jevais appeler.

– Non, laissez-moi descendre,Bernardo ; je connais cette chambre, je sais où je trouveraiun briquet.

– Prenez bien garde de marcher sur desmorceaux de verre ; vous en avez cassé plusieurs hier.

– Laissez-moi faire.

– Trouvez-vous ?

– Ah ! oui, c’est mon corset. SainteVierge ? comment ferai-je ? J’ai coupé tous les lacetsavec votre poignard.

– Il faut en demander à la vieille.

– Ne bougez pas, laissez-moi faire.Adios, querido Bernardo ! [57]

La porte s’ouvrit et se referma aussitôt. Unlong éclat de rire se fit entendre au dehors. Mergy comprit que saconquête venait de lui échapper. Il essaya de la poursuivre ;mais, dans l’obscurité, il se heurtait contre les meubles, ils’embarrassait dans des robes et des rideaux, sans pouvoir trouverla porte. Tout d’un coup la porte s’ouvrit, et quelqu’un entra,tenant une lanterne sourde. Mergy saisit aussitôt dans ses bras lapersonne qui la portait.

– Ah ! je vous tiens, vous nem’échapperez plus ! s’écria-t-il en l’embrassanttendrement.

– Laissez-moi donc, monsieur de Mergy,dit une grosse voix. Est-ce que l’on serre les gens de lasorte ?

Il reconnut la vieille.

– Que le diable vous emporte !s’écria-t-il.

Il s’habilla en silence, prit ses armes et sonmanteau, et sortit de cette maison dans l’état d’un homme qui,après avoir bu d’excellent vin de Malaga, avale, par la distractiondu domestique qui le sert, un verre d’une bouteille de siropantiscorbutique, oubliée depuis longues années dans la cave.

Mergy fut assez discret avec son frère ;il parla d’une dame espagnole de la plus grande beauté, autantqu’il en avait pu juger sans lumière, mais il ne dit pas un mot dessoupçons qu’il avait formés sur son incognito.

Chapitre 16L’AVEU

 

Deux jours se passèrent sans message de lafeinte Espagnole. Le troisième, les deux frères apprirent quemadame de Turgis était arrivée la veille à Paris, et qu’elle iraitcertainement faire sa cour à la reine mère dans la journée. Ils serendirent aussitôt au Louvre, et la rencontrèrent dans une galerie,au milieu d’un groupe de dames avec qui elle causait. La vue deMergy ne parut pas lui causer la moindre émotion. Pas la pluslégère rougeur ne colora ses joues ordinairement pâles. Aussitôtqu’elle l’aperçut, elle lui fit un signe de tête, comme à uneancienne connaissance, et, après les premiers compliments, elle luidit en se penchant à son oreille :

– Maintenant, je l’espère, l’opiniâtretéhuguenote est un peu ébranlée ? Il fallait des miracles pourvous convertir.

– Comment ?

– Quoi ! n’avez-vous pas éprouvé parvous-même les surprenants effets du pouvoir des reliques ?

Mergy sourit d’un air incrédule.

– Le souvenir de la belle main qui m’adonné cette petite boîte, et l’amour qu’elle m’a inspiré, ontdoublé mes forces et mon adresse.

En riant elle le menaça du doigt.

– Vous devenez impertinent, monsieur lecornette. Savez-vous bien à qui vous tenez ce langage ?

Tout en parlant, elle ôta son gant pourarranger ses cheveux, et Mergy regardait fixement sa main, et de lamain il reportait ses regards aux yeux si vifs et presque méchantsde la belle comtesse. L’air étonné du jeune homme la fit rire auxéclats.

– Qu’avez-vous à rire ?

– Et vous, qu’avez-vous à me regarderainsi d’un air étonné ?

– Excusez-moi, mais depuis quelques joursje ne rencontre que des sujets d’étonnement.

– En vérité ! cela doit êtrecurieux. Contez-nous donc bien vite quelques-unes de ces chosessurprenantes qui vous arrivent à chaque instant.

– Je ne puis vous en parler maintenant,et dans ce lieu ; d’ailleurs j’ai retenu certaine deviseespagnole, que l’on m’a apprise il y a trois jours.

– Quelle devise ?

– Un seul mot : Callad.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Quoi ! vous ne savez pasl’espagnol ? dit-il en l’observant avec la plus grandeattention.

Mais elle supporta son examen sans laisserparaître qu’elle comprît un sens caché sous ses paroles ; etmême les yeux du jeune homme, d’abord fixés sur les siens, sebaissèrent bientôt, forcés de reconnaître la puissance supérieurede ceux qu’ils avaient osé défier.

– Dans mon enfance, répondit-elle d’unton d’indifférence parfaite, j’ai su quelques mots d’espagnol, maisje pense maintenant les avoir oubliés. Ainsi, parlez-moi françaissi vous voulez que je vous comprenne. Voyons, que chante votredevise ?

– Elle conseille la discrétion,Madame.

– Par ma foi ! nos jeunes courtisansdevraient prendre cette devise, surtout s’ils pouvaient venir àbout de la justifier par leur conduite. Mais vous êtes biensavant ! monsieur de Mergy. Qui vous a donc apprisl’espagnol ? Je gage que c’est une dame ?

Mergy la regarda d’un air tendre etsouriant.

– Je ne sais que quelques motsd’espagnol, dit-il à voix basse, et c’est l’amour qui les a gravésdans ma mémoire.

– L’amour ! répéta la comtesse d’unton de voix moqueur.

Comme elle parlait fort haut, plusieurs damestournèrent la tête à ce mot, comme pour demander de quoi ils’agissait. Mergy, un peu piqué de sa moquerie, et mécontent de sevoir traité de la sorte, tira de sa poche la lettre espagnole qu’ilavait reçue de la vieille, et la présentant à lacomtesse :

– Je ne doute pas, dit-il, que vous nesoyez aussi savante que moi, et vous comprendrez sans peine cetespagnol-là.

Diane de Turgis saisit le billet, le lut oufit semblant de le lire, et, en riant de toutes ses forces, elle ledonna à la dame qui se trouvait le plus près d’elle.

– Tenez, madame de Châteauvieux, lisezdonc ce billet doux que Mr de Mergy vient de recevoir de samaîtresse, et qu’il veut bien me sacrifier, à ce qu’il dit. Le bonde l’affaire, c’est que je reconnais la main qui l’a écrit.

– Je n’en doute point, dit Mergy avec unpeu d’aigreur, mais toujours à voix basse.

Madame de Châteauvieux lut le billet, rit etle passa à un gentilhomme, celui-ci à un autre, et en un instant iln’y eut personne dans la galerie qui ignorât le bon traitement queMergy recevait d’une dame espagnole.

Quand les éclats de rire furent un peuapaisés, la comtesse demanda d’un air moqueur à Mergy s’il trouvaitjolie la femme qui avait écrit ce billet.

– Sur mon honneur, Madame, je ne latrouve pas moins jolie que vous.

– Ô ciel ! que dites-vous là ?Jésus ! Mais il faut que vous ne l’ayez vue que la nuit ;car je la connais bien, et… par ma foi ! je vous faiscompliment de votre bonne fortune.

Et elle se mit à rire plus fort.

– Ma toute belle, dit la Châteauvieux,nommez-nous donc cette dame espagnole assez heureuse pour posséderle cœur de Mr de Mergy.

– Avant de la nommer, je vous prie dedire devant ces dames, monsieur de Mergy, si vous avez vu votremaîtresse au jour ?

Mergy était véritablement mal à son aise, etson inquiétude et son humeur se peignaient d’une façon assezcomique sur sa physionomie. Il ne répondit rien.

– Sans plus de mystère, dit la comtesse,ce billet est de la señora doña Maria Rodriguez ; je connaisson écriture comme celle de mon père.

– Maria Rodriguez ! s’écrièrenttoutes les dames en riant.

Maria Rodriguez était une personne de plus decinquante ans. Elle avait été duègne à Madrid. Je ne sais commentelle était venue en France, ni pour quel mérite Marguerite deValois l’avait prise dans sa maison. Peut-être qu’elle tenait cetteespèce de monstre auprès d’elle pour faire ressortir encore sescharmes par la comparaison, de même que les peintres ont tracé surla même toile le portrait d’une beauté de leur temps et lacaricature de son nain. Quand la Rodriguez paraissait au Louvre,elle amusait toutes les dames de la cour par son air guindé et soncostume à l’antique.

Mergy frissonna. Il avait vu la duègne, et serappela avec horreur que la dame masquée s’était donné le nom dedoña Maria : ses souvenirs devinrent confus. Il était tout àfait décontenancé, et les rires redoublaient.

– C’est une dame fort discrète, disait lacomtesse de Turgis, et vous ne pouviez faire un meilleur choix.Elle a vraiment bon air quand elle a mis ses dents postiches et saperruque noire. D’ailleurs, elle n’a certainement pas plus desoixante ans.

– Elle lui aura jeté un sort !s’écria la Châteauvieux.

– Vous aimez donc les antiquités ?demandait une autre dame.

– Quel dommage, disait tout bas ensoupirant une demoiselle de la reine, quel dommage que les hommesaient des caprices si ridicules !

Mergy se défendait de son mieux. Lescompliments ironiques pleuvaient sur lui, et il faisait une fortsotte figure, quand le roi, paraissant tout à coup au bout de lagalerie, fit cesser à l’instant les rires et les plaisanteries.Chacun s’empressa de se ranger sur son passage, et le silencesuccéda au tumulte.

Le roi reconduisait l’Amiral, avec lequel ils’était entretenu longuement dans son cabinet. Il appuyaitfamilièrement sa main sur l’épaule de Coligny, dont la barbe griseet les vêtements noirs contrastaient avec l’air de jeunesse deCharles et ses habits tout brillants de broderies. À les voir, oneût dit que le jeune roi, avec un discernement rare sur le trône,avait fait choix pour son favori du plus vertueux et du plus sagede ses sujets. Comme ils traversaient la galerie et que tous lesregards étaient fixés sur eux, Mergy entendit à son oreille la voixde la comtesse, qui murmurait tout bas :

– Sans rancune ! Tenez, ne regardezque lorsque vous serez dehors.

En même temps quelque chose tomba dans sonchapeau, qu’il tenait à la main. C’était un papier cachetéenveloppant quelque chose de dur. Il le mit dans sa poche, et unquart d’heure après, aussitôt qu’il fut hors du Louvre, ill’ouvrit, et trouva une petite clef avec ces mots :

« Cette clef ouvre la porte de monjardin. À cette nuit, à dix heures. Je vous aime. Je n’aurai plusde masque pour vous, et vous verrez enfin doña Maria etDiane. »

Le roi reconduisit l’Amiral jusqu’au bout dela galerie.

– Adieu, mon père, dit-il en lui serrantles mains. Vous savez si je vous aime, et moi je sais que vous êtesà moi corps et âme, tripes et boyaux.

Il accompagna cette phrase par un grand éclatde rire. Puis, quand il rentra dans son cabinet, il s’arrêta devantle capitaine George.

– Demain, après la messe, dit-il, vousviendrez me parler dans mon cabinet.

Il se retourna et jeta un regard presqueinquiet vers la porte par où Coligny venait de sortir, puis ilquitta la galerie pour s’enfermer avec le maréchal de Retz.

Chapitre 17L’AUDIENCE PARTICULIÈRE

 

Le capitaine George se rendit au Louvre àl’heure indiquée. Aussitôt qu’il se fut nommé, l’huissier,soulevant une portière en tapisserie, l’introduisit dans le cabinetdu roi. Le prince, qui était assis auprès d’une petite table, endisposition d’écrire, lui fit signe de la main de restertranquille, comme s’il eût craint de perdre en parlant le fil desidées qui l’occupaient alors. Le capitaine, dans une attituderespectueuse, resta debout à six pas de la table, et il eut letemps de promener ses regards sur la chambre et d’en observer endétail la décoration.

Elle était fort simple, car elle ne consistaitguère qu’en instruments de chasse suspendus sans ordre à lamuraille. Un assez bon tableau représentant une Vierge, avec ungrand rameau de buis au-dessus, était accroché entre une longuearquebuse et un cor de chasse. La table sur laquelle le monarqueécrivait était couverte de papiers et de livres. Sur le plancher,un chapelet et un petit livre d’heures gisaient pêle-mêle avec desfilets et des sonnettes de faucon. Un grand lévrier dormait sur uncoussin tout auprès.

Tout d’un coup le roi jeta sa plume à terreavec un mouvement de fureur et un gros juron entre les dents. Latête baissée, il parcourut deux ou trois fois d’un pas irrégulierla longueur du cabinet ; puis, s’arrêtant soudain devant lecapitaine, il jeta sur lui un coup d’œil effaré, comme s’ill’apercevait pour la première fois.

– Ah ! c’est vous ! dit-il enreculant d’un pas.

Le capitaine s’inclina jusqu’à terre.

– Je suis bien aise de vous voir. J’avaisà vous parler… mais…

Il s’arrêta.

La bouche entr’ouverte, le cou allongé, lepied gauche de six pouces en avant du droit, enfin dans la positionqu’un peintre donnerait, ce me semble, à une figure représentantl’attention, tel était George, attendant la fin de la phrasecommencée. Mais le roi avait laissé retomber sa tête sur son sein,et semblait préoccupé d’idées distantes de mille lieues de cellesqu’il avait été sur le point d’exprimer tout à l’heure.

Il y eut un silence de quelques minutes. Leroi s’assit et porta la main à son front comme une personnefatiguée.

– Diable de rime ! s’écria-t-il enfrappant du pied, et faisant retentir les longs éperons dont sesbottes étaient armées.

Le grand lévrier s’éveilla en sursaut, prit cecoup de pied pour un appel qui s’adressait à lui : il se leva,s’approcha du fauteuil du roi, mit ses deux pattes sur ses genoux,et, levant sa tête effilée, qui surpassait de beaucoup celle deCharles, il ouvrit une large gueule et bâilla sans la moindrecérémonie, tant il est difficile de donner à un chien des manièresde cour.

Le roi chassa le chien, qui alla se recoucheren soupirant. Et ses yeux ayant encore rencontré le capitaine commepar hasard, il lui dit :

– Excusez-moi, George ; c’est une…[58] rime qui me fait suer sang et eau.

– J’importune peut-être Votre Majesté,dit le capitaine avec une grande révérence.

– Point, point, dit le roi.

Il se leva et mit la main sur l’épaule ducapitaine d’un air familier. En même temps il souriait, mais sonsourire n’était que des lèvres, et ses yeux distraits n’y prenaientaucune part.

– Êtes-vous encore fatigué de la chassede l’autre jour ? dit le roi, évidemment embarrassé pourentrer en matière. Le cerf s’est fait battre longtemps.

– Sire, je serais indigne de commanderune compagnie de chevau-légers de Votre Majesté, si une coursecomme celle d’avant-hier me fatiguait. Lors des dernières guerres,Mr de Guise, me voyant toujours en selle, m’avait surnommél’Albanais.

– Oui, on m’a dit en effet que tu es unbon cavalier. Mais, dis-moi, sais-tu bien tirer del’arquebuse ?

– Mais, sire, je m’en sers assezbien ; cependant je suis loin d’avoir l’adresse de VotreMajesté. Mais elle n’est pas donnée à tout le monde.

– Tiens, vois-tu cette longuearquebuse-là, charge-la de douze chevrotines. Que je sois damné sià soixante pas il s’en trouve une seule hors de la poitrine dupaïen que tu prendras pour but !

– Soixante pas, c’est une assez grandedistance ; mais je ne me soucierais guère de faire une épreuvesur moi-même avec un tireur tel que Votre Majesté.

– Et à deux cents pas elle enverrait uneballe dans le corps d’un homme, pourvu que la balle fût decalibre.

Le roi mit l’arquebuse entre les mains ducapitaine.

– Elle paraît aussi bonne qu’elle estriche, dit George après l’avoir examinée soigneusement et en avoirfait jouer la détente.

– Je vois que tu te connais en armes, monbrave. Mets-la en joue, que je voie comment tu t’y prends.

Le capitaine obéit.

– C’est une belle chose qu’une arquebuse,continua Charles en parlant avec lenteur. À cent pas de distance etavec un mouvement de doigt, comme cela, on peut sûrement sedébarrasser d’un ennemi, et ni cotte de mailles ni cuirasse netiennent devant une bonne balle !

Charles IX, je l’ai déjà dit, soit par l’effetd’une habitude d’enfance, soit par timidité naturelle, ne regardaitpresque jamais en face la personne à laquelle il parlait. Cettefois cependant il regarda fixement le capitaine avec une expressionextraordinaire. George baissa les yeux involontairement et le roien fit de même presque aussitôt. Il y eut encore un instant desilence ; George le rompit le premier.

– Quelque adresse que l’on ait à seservir des armes à feu, l’épée et la lance sont cependant plussûres…

– Oui ; mais l’arquebuse…

Charles sourit étrangement. Il reprit tout desuite :

– On dit, George, que tu as étégrièvement offensé par l’Amiral ?

– Sire…

– Je le sais, j’en suis sûr. Mais jeserais bien aise… je veux que tu me contes la chose toi-même.

– Il est vrai, sire ; je lui parlaisd’une malheureuse affaire à laquelle je prenais le plus grandintérêt…

– Le duel de ton frère. Parbleu !c’est un joli garçon qui vous embroche bien son homme ; jel’estime ; Comminges était un fat ; il n’a eu que cequ’il méritait. Mais, mort de ma vie ! comment diable cettevieille barbe grise a-t-elle pu trouver là matière à tequereller ?

– Je crains que de malheureusesdifférences de croyance, et ma conversion que je croyaisoubliée…

– Oubliée ?

– Votre Majesté ayant donné l’exemple del’oubli des dissentiments religieux, et sa rare et impartialejustice…

– Apprends, mon camarade, que l’Amiraln’oublie rien.

– Je m’en suis aperçu, sire.

Et l’expression de George se rembrunit.

– Dis-moi, George, que comptes-tufaire ?

– Moi, sire ?

– Oui ; parle franchement.

– Sire, je suis un trop pauvregentilhomme, et l’Amiral est trop vieux pour que je le fasseappeler ; et d’ailleurs, sire, dit-il en s’inclinant, commes’il tâchait de réparer par une phrase de courtisan l’impressionque ce qu’il croyait une hardiesse avait produite sur le roi, si jele pouvais, je craindrais en le faisant de perdre les bonnes grâcesde Votre Majesté.

– Bah ! s’écria le roi.

Et il appuya sa main droite sur l’épaule deGeorge.

– Heureusement, poursuivit le capitaine,mon honneur n’est pas entre les mains de l’Amiral ; et, siquelqu’un de ma qualité osait élever des doutes sur mon honneur,alors je supplierais Votre Majesté qu’elle me permit…

– Si bien que tu ne te vengeras pas del’Amiral ? Cependant le… devient furieusementinsolent !

George ouvrait de grands yeux étonnés.

– Pourtant, continua le roi, il t’aoffensé. Oui, le diable m’emporte ! il t’a grièvement offensé,m’a-t-on dit… Un gentilhomme n’est pas un laquais, et il y a deschoses que l’on ne peut endurer, même d’un prince.

– Comment pourrais-je me venger delui ? il trouverait au-dessous de sa naissance de se battreavec moi.

– Peut-être. Mais…

Le roi reprit l’arquebuse et la mit enjoue.

– Me comprends-tu ?

Le capitaine recula de deux pas. Le geste dumonarque était assez clair, et l’expression diabolique de saphysionomie ne l’expliquait que trop.

– Quoi ! sire, vous meconseilleriez ?…

Le roi frappa le plancher avec force de lacrosse de l’arquebuse, et s’écria, en regardant le capitaine avecdes yeux furieux :

– Te conseiller ! ventre deDieu ! je ne te conseille rien.

Le capitaine ne savait que répondre ; ilfit ce que bien des gens auraient fait à sa place, il s’inclina etbaissa les yeux.

Charles reprit bientôt d’un ton plus doux.

– Ce n’est pas que si tu lui tirais unebonne arquebusade pour venger ton honneur… cela me serait fortégal. Par les boyaux du pape ! un gentilhomme n’a pas de plusprécieux bien que son honneur, et, pour le réparer, il n’est chosequ’il ne puisse faire. Et puis ces Châtillons sont fiers etinsolents comme des valets de bourreau ; les coquinsvoudraient bien me tordre le cou, je le sais, et prendre ma place…Quand je vois l’Amiral, il me prend envie quelquefois de luiarracher tous les poils de la barbe.

À ce torrent de paroles d’un homme qui n’enétait pas prodigue d’ordinaire, le capitaine ne répondit pas unmot.

– Eh bien ! par le sang et par latête ! qu’est-ce que tu veux faire ? Tiens, à ta place,je l’attendrais au sortir de son… prêche, et de quelque fenêtre jelui lâcherais une bonne arquebusade dans les reins. Parbleu !mon cousin de Guise t’en saurait gré, et tu aurais fait beaucouppour la paix du royaume. Sais-tu que ce parpaillot est plus roi enFrance que moi-même ? Cela me lasse à la fin… Je te dis toutnet ce que je pense ; il faut apprendre à ce… là à ne pasfaire d’accroc à l’honneur d’un gentilhomme. Un accroc à l’honneur,un accroc à la peau, l’un paye l’autre.

– L’honneur d’un gentilhomme se déchireau lieu de se recoudre par un assassinat.

Cette réponse fut comme un coup de foudre pourle prince. Immobile, les mains étendues vers le capitaine, iltenait encore l’arquebuse qu’il semblait lui offrir commel’instrument de sa vengeance. Sa bouche était pâle et à demiouverte, et l’on eût dit que ses yeux hagards, fixés sur ceux deGeorge, leur lançaient et en recevaient à la fois une horriblefascination.

L’arquebuse enfin échappa des mainstremblantes du roi, et fit retentir le plancher de sa chute :le capitaine se précipita sur-le-champ pour la ramasser, et le rois’assit alors dans son fauteuil, et baissa la tête d’un air sombre.Les mouvements précipités de sa bouche et de ses sourcilsannonçaient les combats qui se livraient au fond de son cœur.

– Capitaine, dit-il après un longsilence, où est ta compagnie de chevau-légers ?

– À Meaux, sire.

– Dans peu de jours tu iras la rejoindre,et tu la conduiras toi-même à Paris. Dans… quelques jours tu enrecevras l’ordre. Adieu.

Il y avait dans sa voix un accent dur etcolère. Le capitaine le salua profondément, et Charles, luimontrant de la main la porte du cabinet, lui annonça que sonaudience était terminée.

Le capitaine sortait à reculons avec lesrévérences d’usage, quand le roi, se levant avec impétuosité, luisaisit le bras.

– Bouche cousue, au moins ! Tum’entends !

George s’inclina, et mit sa main sur sapoitrine.

Comme il quittait l’appartement, il entenditle roi qui appelait son lévrier d’une voix dure, et en faisantclaquer son fouet de chasse, comme s’il était disposé à déchargersa mauvaise humeur sur l’animal innocent.

De retour chez lui, George écrivit le billetsuivant, qu’il fit tenir à l’Amiral :

« Quelqu’un qui ne vous aime pas, maisqui aime l’honneur, vous engage à vous défier du duc de Guise, etmême peut-être de quelqu’un encore plus puissant. Votre vie estmenacée. »

Cette lettre ne produisit aucun effet surl’âme intrépide de Coligny. On sait que peu de temps après, le 22août 1572, il fut blessé d’un coup d’arquebuse par un scélératnommé Maurevel, qui reçut, à cette occasion, le surnom de tueurdu roi.

Chapitre 18LE CATÉCHUMÈNE

 

Quand deux amants sont discrets, il se passequelquefois plus de huit jours avant que le public soit dans leurconfidence. Après ce temps, la prudence se relâche, on trouve lesprécautions ridicules ; un coup d’œil est facilement surpris,plus facilement interprété, et tout est su.

Aussi la liaison de la comtesse de Turgis etdu jeune Mergy ne fut bientôt plus un secret pour la cour deCatherine. Une foule de preuves évidentes auraient ouvert les yeuxà des aveugles. Ainsi, madame de Turgis portait d’ordinaire desrubans lilas, et la garde de l’épée de Bernard, le bas de sonpourpoint et ses souliers étaient ornés de rosettes de rubanslilas. La comtesse avait professé assez publiquement son horreurpour la barbe au menton, mais elle aimait une moustache galammentrelevée ; depuis peu, le menton de Mergy était toujours raséavec soin, et sa moustache, désespérément frisée, empommadée etpeignée avec un peigne de plomb, formait comme un croissant dontles pointes se relevaient bien au-dessus du nez. Enfin l’on allaitjusqu’à dire qu’un certain gentilhomme sortant de grand matin, etpassant par la rue des Assis, avait vu s’ouvrir la porte du jardinde la comtesse, et sortir un homme, lequel, quoique soigneusementenveloppé jusqu’au nez dans son manteau, il avait reconnu sanspeine pour le seigneur de Mergy.

Mais ce qui semblait encore plus concluant, etce qui surprenait tout le monde, c’était de voir le jeune huguenot,ce railleur impitoyable de toutes les cérémonies du cultecatholique, aujourd’hui fréquentant les églises avec assiduité, nemanquant guère de processions, et même trempant ses doigts dansl’eau bénite, ce que, peu de jours auparavant, il aurait considérécomme un sacrilège horrible. On se disait à l’oreille que Dianevenait de gagner une âme à Dieu, et les jeunes gentilshommes de lareligion réformée déclaraient qu’ils songeraient peut-êtresérieusement à se convertir, si, au lieu de capucins et decordeliers, on leur envoyait pour les prêcher de jeunes et joliesdévotes comme madame de Turgis.

Il s’en fallait de beaucoup pourtant queBernard fût converti. Il est vrai qu’il accompagnait la comtesse àl’église ; mais il se plaçait à côté d’elle, et, tant quedurait la messe, il ne cessait de lui parler à l’oreille, au grandscandale des dévots. Ainsi, non seulement il n’écoutait pasl’office, mais encore il empêchait les fidèles d’y prêterl’attention convenable. On sait qu’une procession était alors unepartie de plaisir aussi amusante qu’une mascarade. Enfin, Mergy nese faisait plus de scrupule de tremper ses doigts dans l’eaubénite, puisque cela lui donnait le droit de serrer en public unejolie main qui tremblait toujours en touchant la sienne. Au reste,s’il conservait sa croyance, il avait de rudes combats à soutenir,et Diane argumentait contre lui avec d’autant plus d’avantagequ’elle choisissait ordinairement, pour entamer ses disputesthéologiques, les instants où Mergy avait le plus de peine à luirefuser quelque chose.

– Cher Bernard, lui disait-elle un soir,appuyant sa tête sur l’épaule de son amant, tandis qu’elle enlaçaitson cou avec les longues tresses de ses cheveux noirs ; cherBernard, tu as été aujourd’hui au sermon avec moi. Eh bien !tant de belles paroles n’ont-elles produit aucun effet sur toncœur ? Veux-tu donc rester toujours insensible ?

– Bon ! chère amie, comment veux-tuque la voix nasillarde d’un capucin puisse opérer ce que n’a pufaire ta voix si douce et tes argumentations religieuses si biensoutenues par tes regards amoureux, ma chère Diane ?

– Méchant ! je veux t’étrangler.

Et, serrant légèrement une natte de sescheveux, elle l’attirait encore plus près d’elle.

– Sais-tu à quoi j’ai passé mon tempspendant le sermon. À compter toutes les perles qui étaient dans tescheveux. Vois comme tu les as répandues par la chambre.

– J’en étais sûre. Tu n’as pas écouté lesermon ; c’est toujours la même histoire. Va, dit-elle avec unpeu de tristesse, je vois bien que tu ne m’aimes pas comme jet’aime ; si cela était, il y a longtemps que tu seraisconverti.

– Ah ! ma Diane, pourquoi ceséternelles discussions ? Laissons-les aux docteurs de Sorbonneet à nos ministres ; mais nous, passons mieux notre temps.

– Laisse-moi… Si je pouvais te sauver,que je serais heureuse ! Tiens, Bernardo, pour te sauver, jeconsentirais à doubler le nombre des années que je dois passer enpurgatoire.

Il la pressa dans ses bras en souriant, maiselle le repoussa avec une expression de tristesse indicible.

– Toi, Bernard, tu ne ferais pas celapour moi ; tu ne t’inquiètes pas du danger que court mon âmetandis que je me donne ainsi à toi…

Et des larmes roulaient dans ses beauxyeux.

– Chère amie, ne sais-tu pas que l’amourexcuse bien des choses, et… ?

– Oui, je le sais bien. Mais, si jepouvais sauver ton âme, tous mes péchés me seraient remis ;tous ceux que nous avons commis ensemble, tous ceux que nouspourrons commettre encore… tout cela nous serait remis. Quedis-je ? nos péchés auraient été l’instrument de notresalut !

En parlant ainsi, elle le serrait dans sesbras de toute sa force, et la véhémence de l’enthousiasme quil’animait en parlant avait, dans sa situation, quelque chose de sicomique, que Mergy eut besoin de se contraindre pour ne pas éclaterde rire à cette étrange façon de prêcher.

– Attendons encore un peu pour nousconvertir, ma Diane. Quand nous serons vieux l’un et l’autre… quandnous serons trop vieux pour faire l’amour…

– Tu me désoles, méchant ; pourquoice sourire diabolique sur tes lèvres ? Crois-tu que j’aieenvie de les baiser maintenant ?

– Tu vois que je ne souris plus.

– Voyons, soyez tranquille. Dis-moi,querido Bernardo, as-tu lu le livre que je t’aidonné ?

– Oui, je l’ai achevé hier.

– Eh bien, comment l’as-tu trouvé ?C’est là du raisonnement ! et les incrédules ont la boucheclose.

– Ton livre, ma Diane, n’est qu’un tissude mensonges et d’impertinences. C’est le plus sot qui soit jusqu’àce jour sorti de dessous une presse papiste. Gageons que tu ne l’aspas lu, toi qui m’en parles avec tant d’assurance !

– Non, je ne l’ai pas encore lu,répondit-elle en rougissant un peu ; mais je suis sûre qu’ilest plein de raison et de vérité. Je n’en veux pas d’autre preuveque l’acharnement des huguenots à le dépriser.

– Veux-tu, par passe-temps, que,l’Écriture à la main, je te montre… ?

– Oh ! garde-t-en bien,Bernard ! Merci de moi ! je ne lis pas les Écritures,comme font les hérétiques. Je ne veux pas que tu affaiblisses macroyance. D’ailleurs tu perdrais ton temps. Vous autres huguenots,vous êtes toujours armés d’une science qui désespère. Vous nous lajetez au nez dans la dispute, et les pauvres catholiques, qui n’ontpas lu comme vous Aristote et la Bible, ne savent comment vousrépondre.

– Ah ! c’est que vous autrescatholiques vous voulez croire à tout prix, sans vous mettre enpeine d’examiner si cela est raisonnable ou non. Nous, du moins,nous étudions notre religion avant de la défendre, et surtout avantde vouloir la propager.

– Ah ! que je voudrais avoirl’éloquence du révérend père Giron, cordelier !

– C’est un sot et un hâbleur. Mais il eutbeau crier, il y a six ans, dans une conférence publique, notreministre Houdart l’a mis à quia[59] .

– Mensonges ! mensonges deshérétiques !

– Comment ! ne sais-tu pas que dansle cours de la discussion on vit de grosses gouttes de sueur tomberdu front du bon père sur un Chrysostôme qu’il tenait à lamain ? Sur quoi un plaisant fit ces vers…

– Je ne veux pas les entendre.N’empoisonne pas mes oreilles de tes hérésies. Bernard, mon cherBernard, je t’en conjure, n’écoute pas tous ces suppôts de Satan,qui te trompent et te mènent en enfer ! Je t’en supplie, sauveton âme, et reviens à notre Église !

Et comme, malgré ses instances, elle lisaitsur les lèvres de son amant le sourire de l’incrédulité :

– Si tu m’aimes, s’écria-t-elle, renoncepour moi, par amour pour moi, à tes damnables opinions !

– Il me serait bien plus facile, ma chèreDiane, de renoncer pour toi à la vie qu’à ce que ma raison m’adémontré véritable. Comment veux-tu que l’amour puisse m’empêcherde croire que deux et deux font quatre ?

– Cruel !…

Mergy avait un moyen infaillible pour terminerles discussions de cette espèce, il l’employa.

– Hélas ! cher Bernardo, dit lacomtesse d’une voix languissante quand le jour qui se levaitobligea Mergy à se retirer, je me damnerai pour toi, et, je le voisbien, je n’aurai pas la consolation de te sauver !

– Allons donc, mon ange ! le pèreGiron nous donnera une bonne absolution in articulomollis.

Chapitre 19LE CORDELIER

 

Le lendemain du mariage de Marguerite avec leroi de Navarre, le capitaine George, sur un ordre de la cour,quitta Paris pour se mettre à la tête de sa compagnie dechevau-légers en garnison à Meaux. Son frère lui dit adieu assezgaiement, et, s’attendant à le revoir avant la fin des fêtes, il serésigna de bonne grâce à loger seul pendant quelques jours. Madamede Turgis l’occupait assez pour que quelques moments de solituden’eussent pour lui rien de trop effrayant. La nuit il n’étaitjamais à la maison, et le jour il dormait.

Le vendredi 22 août 1572, l’Amiral fut blességrièvement d’un coup d’arquebuse par un scélérat nommé Maurevel. Lebruit public ayant attribué ce lâche assassinat au duc de Guise, ceseigneur quitta Paris le jour suivant, comme pour se soustraire auxplaintes et aux menaces des réformés. Le roi paraissait d’abordvouloir le poursuivre avec la dernière rigueur ; mais il nes’opposa point à son retour, qui allait être signalé par l’horriblemassacre du 24 août.

Un assez grand nombre de jeunes gentilshommesprotestants bien montés, après avoir rendu visite à l’Amiral, serépandirent dans les rues avec l’intention de chercher le duc deGuise ou ses amis, et de leur faire une querelle s’ils lesrencontraient. Néanmoins tout se passa d’abord paisiblement. Lepeuple, effrayé de leur nombre, ou peut-être se réservant pour uneautre occasion, gardait le silence sur leur passage, et, sansparaître ému, les entendait crier :

– Mort aux assassins deMr l’Amiral ! À bas les guisards !

Au détour d’une rue, une douzaine de jeunesgentilshommes catholiques, et parmi eux plusieurs serviteurs de lamaison de Guise, se présentèrent inopinément devant la troupeprotestante. On s’attendait à une querelle sérieuse, mais il n’enfut rien. Les catholiques, peut-être par prudence, peut-être parcequ’ils agissaient d’après des ordres précis, ne répondirent pas auxcris injurieux des protestants, et un jeune homme de bonne mine,qui marchait à leur tête, s’avança vers Mergy, et, le saluant avecpolitesse, lui dit d’un ton familier et amical :

– Bonjour, monsieur de Mergy. Vous avezsans doute vu Mr de Châtillon ? Comment seporte-t-il ? L’assassin est-il pris ?

Les deux troupes s’arrêtèrent. Mergy reconnutle baron de Vaudreuil, lui rendit son salut et répondit à sesquestions. Plusieurs conversations particulières s’établirent, et,comme elles durèrent peu, on se sépara sans dispute. Lescatholiques cédèrent le haut du pavé, et chacun poursuivit sonchemin.

Le baron de Vaudreuil avait retenu Mergyquelque temps, de sorte qu’il était resté un peu en arrière de sescompagnons. En le quittant, Vaudreuil lui dit en examinant la sellede son cheval :

– Prenez garde ! je me trompe fort,ou votre courtaud[60] est malsanglé. Faites-y attention.

Mergy mit pied à terre et ressangla soncheval. Il était à peine remonté, qu’il entendit quelqu’un quivenait au grand trot derrière lui. Il tourna la tête et vit unjeune homme dont la figure lui était inconnue, mais qui faisaitpartie de la troupe qu’ils venaient de rencontrer.

– Dieu me damne ! dit celui-ci enl’abordant ; je serais ravi de rencontrer seul un de ceux quicriaient tout à l’heure à bas les guisards !

– Vous n’irez pas bien loin pour entrouver un, lui répondit Mergy. Qu’y a-t-il pour votreservice ?

– Seriez-vous par hasard du nombre de cescoquins-là ?

Mergy dégaina sur-le-champ, et du plat de sonépée frappa au visage cet ami des Guises. Celui-ci saisit aussitôtun pistolet d’arçon, et le tira à bout portant sur Mergy.Heureusement l’amorce seule prit feu. L’amant de Diane riposta parun grand coup d’épée sur la tête de son ennemi, et le fit tomber àbas de cheval, baigné dans son sang. Le peuple, jusqu’alorsspectateur impassible, prit à l’instant parti pour le blessé. Lejeune huguenot fut assailli à coups de pierres et de bâtons, et,toute résistance étant inutile contre une telle multitude, il pritle parti de piquer des deux et de s’échapper au galop. En voulanttourner trop court un angle de rue, son cheval s’abattit et lerenversa, sans le blesser, mais sans lui permettre de remonterassez tôt pour empêcher la populace furieuse de l’entourer. Alorsil s’adossa contre un mur et repoussa quelque temps ceux qui seprésentèrent à portée de son épée. Mais un grand coup de bâton enayant brisé la lame, il fut terrassé, et allait être mis en pièces,si un cordelier[61] ,s’élançant devant les gens qui le pressaient, ne l’eût couvert deson corps.

– Que faites-vous, mes enfants !s’écria-t-il ; lâchez cet homme, il n’est point coupable.

– C’est un huguenot ! hurlèrent centvoix furieuses.

– Eh bien ! laissez-lui le temps dese repentir. Il le peut encore.

Les mains qui tenaient Mergy le lâchèrentaussitôt. Il se releva, ramassa le tronçon de son épée, et sedisposa à vendre chèrement sa vie, s’il avait à soutenir unenouvelle attaque.

– Laissez vivre cet homme, poursuivit lemoine, et prenez patience. Avant peu les huguenots iront à lamesse.

– Patience, patience ! répétèrentplusieurs voix avec humeur. Il y a bien longtemps qu’on nous dit deprendre patience, et, en attendant, chaque dimanche, dans leursprêches, leurs chants scandalisent tous les honnêtes chrétiens.

– Eh ! ne savez-vous pas leproverbe, reprit le moine d’un ton enjoué : Tant chante lehibou qu’à la fin il s’enroue ? Laissez-les braillerencore quelque peu ; bientôt, par la grâce de Notre-Damed’août, vous les entendrez chanter la messe en latin. Quant à cejeune parpaillot, laissez-le moi, je veux en faire un bon chrétien.Allez, et ne brûlez pas le rôti pour le manger plus vite.

La foule se dispersa en murmurant, mais sansfaire la moindre injure à Mergy. On lui rendit même son cheval.

– Voici la première fois de ma vie,dit-il, que j’ai du plaisir à voir votre robe, mon père. Croyez àma reconnaissance, et veuillez accepter cette bourse.

– Si vous la destinez aux pauvres, mongarçon, je la prends. Sachez que je m’intéresse à vous. Je connaisvotre frère, et je vous veux du bien. Convertissez-vous dèsaujourd’hui ; venez avec moi, et votre affaire sera bientôtfaite.

– Pour cela, mon père, je vous remercie.Je n’ai nulle envie de me convertir. Mais comment meconnaissez-vous ? Quel est votre nom ?

– On m’appelle le frère Lubin… et… petitcoquin, je vous vois rôder bien souvent autour d’une maison…Chut ! Dites-moi, monsieur de Mergy, croyez-vous maintenantqu’un moine puisse faire du bien ?

– Je publierai partout votre générosité,père Lubin.

– Vous ne voulez pas quitter le prêchepour la messe ?

– Non, encore une fois ; et jen’irai jamais à l’église que pour entendre vos sermons.

– Vous êtes homme de goût, à ce qu’ilparaît.

– Et de plus votre grand admirateur.

– Ma foi, je suis fâché pour vous quevous vouliez rester dans l’hérésie. Je vous ai prévenu, j’ai faitce que j’ai pu ; il en sera ce qui pourra : pour moi, jem’en lave les mains. Adieu, mon garçon.

– Adieu, mon père.

Mergy remonta sur son cheval et regagna sonlogis, un peu moulu, mais fort content de s’être tiré à bon marchéd’un si mauvais pas.

Chapitre 20LES CHEVAU-LÉGERS

 

Le soir du 24 août, une compagnie dechevau-légers entrait dans Paris par la porte Saint-Antoine. Lesbottes et les habits des cavaliers, tout couverts de poussière,annonçaient qu’ils venaient de faire une longue traite. Lesdernières lueurs du jour expirant éclairaient les visages basanésde ces soldats ; on y pouvait lire cette inquiétude vague quise fait sentir à l’approche d’un événement que l’on ne connaîtpoint encore, mais que l’on soupçonne être d’une naturefuneste.

La troupe se dirigea au petit pas vers ungrand espace sans maisons, qui s’étendait près de l’ancien palaisdes Tournelles. Là le capitaine ordonna de faire halte, puis envoyaen reconnaissance une douzaine d’hommes commandés par son cornette,et posta lui-même à l’entrée des rues voisines des sentinelles àqui il fit allumer la mèche, comme en présence de l’ennemi. Aprèsavoir pris cette précaution extraordinaire, il revint devant lefront de sa compagnie.

– Sergent ! dit-il d’une voix plusdure et plus impérieuse que de coutume.

Un vieux cavalier, dont le chapeau était ornéd’un galon d’or, et qui portait une écharpe brodée, s’approcharespectueusement de son chef.

– Tous nos cavaliers sont pourvus demèches ?

– Oui, capitaine.

– Les flasques sont-elles garnies ?Y a-t-il des balles en quantité suffisante ?

– Oui, capitaine.

– Bien.

Il fit marcher au pas sa jument devant lefront de sa petite troupe. Le sergent le suivait à la distanced’une longueur de cheval. Il s’était aperçu de l’humeur de soncapitaine, et il hésitait à l’aborder. Enfin il prit courage.

– Capitaine, puis-je permettre auxcavaliers de donner à manger à leurs bêtes ? Vous savezqu’elles n’ont pas mangé depuis ce matin.

– Non.

– Une poignée d’avoine ? cela seraitbien vite fait.

– Que pas un cheval ne soit débridé.

– C’est que si l’on a besoin de les fairetravailler cette nuit… comme l’on dit… que peut-être…

L’officier fit un geste d’impatience.

– Retournez à votre poste, dit-ilsèchement.

Et il continua de se promener. Le sergentrevint au milieu des soldats.

– Eh bien, sergent, est-ce vrai ?Que va-t-on faire ? qu’y a-t-il ? qu’a dit lecapitaine ?

Une vingtaine de questions lui furentadressées toutes à la fois par de vieux soldats, dont les serviceset une longue habitude autorisaient cette familiarité à l’égard deleur supérieur.

– Nous allons en voir de belles, dit lesergent du ton capable d’un homme qui en sait plus qu’il n’endit.

– Comment ? comment ?

– Il ne faut pas débrider, même pour uninstant… car, qui sait ? d’un moment à l’autre on peut avoirbesoin de nous.

– Ah ! est-ce qu’on va sebattre ? dit le trompette. Et contre qui, s’il vousplaît ?

– Contre qui ? dit le sergent,répétant la question pour se donner le temps de réfléchir.Parbleu ! belle demande ! Contre qui veux-tu qu’on sebatte, sinon contre les ennemis du roi ?

– Oui, mais qu’est-ce que ces ennemis duroi ? continua l’opiniâtre questionneur.

– Les ennemis du roi ! il ne saitpas qui sont les ennemis du roi !

Et il haussa les épaules de pitié.

– C’est l’Espagnol qui est l’ennemi duroi ; mais il ne serait pas venu comme cela en catimini sansqu’on s’en aperçût, observa l’un des cavaliers.

– Bah ! reprit un autre ; j’enconnais bien des ennemis du roi qui ne sont pasEspagnols !

– Bertrand a raison, dit lesergent ; et je sais bien de qui il veut parler.

– Et de qui donc enfin ?

– Des huguenots, dit Bertrand. Il ne fautpas être sorcier pour s’en apercevoir. Tout le monde sait que leshuguenots ont pris leur religion de l’Allemagne ; et je suisbien sûr que les Allemands sont nos ennemis, car j’ai fait biensouvent le coup de pistolet contre eux, notamment à Saint-Quentin,où ils se battaient comme des diables.

– Tout cela est bel et bon, dit letrompette ; mais la paix a été conclue avec eux, et l’on asonné assez de fanfares à cette occasion pour qu’il m’ensouvienne.

– La preuve qu’ils ne sont pas nosennemis, dit un jeune cavalier mieux habillé que les autres, c’estque ce sera le comte de La Rochefoucauld qui commandera leschevau-légers dans la guerre que nous allons faire enFlandre ; or, qui ne sait que La Rochefoucauld est de lareligion ? Le diable m’emporte s’il n’en est pas depuis lespieds jusqu’à la tête ! Il a des éperons à la Condé,et porte un chapeau à la huguenote.

– Que la peste le crève ! s’écria lesergent. Tu ne sais pas cela, toi, Merlin ; tu n’étais pasencore avec nous : c’est La Rochefoucauld qui commandaitl’embuscade où nous avons manqué de demeurer tous à La Robraye enPoitou. C’est un gaillard qui est tout confit en malices.

– Et il a dit, ajouta Bertrand, qu’unecompagnie de reîtres valait mieux qu’un escadron de chevau-légers.J’en suis sûr comme voilà un cheval rouan. Je le tiens d’un page dela reine.

Un mouvement d’indignation se manifesta dansl’auditoire ; mais il céda bientôt à la curiosité de savoircontre qui étaient dirigés les préparatifs de guerre et lesprécautions extraordinaires qu’ils voyaient prendre.

– Est-ce vrai, sergent, demanda letrompette, que l’on a voulu tuer le roi hier ?

– Je parie que ce sont ces…d’hérétiques.

– L’aubergiste de laCroix-de-Saint-André, chez qui nous avons déjeuné, ditBertrand, nous a conté comme cela qu’ils voulaient défaire lamesse.

– En ce cas nous ferons gras tous lesjours, observa Merlin très philosophiquement ; le morceau depetit salé au lieu de la gamelle de fèves ! Il n’y a pas là dequoi s’affliger.

– Oui ; mais si les huguenots fontla loi, la première chose qu’ils feront, ce sera de casser commeverre toutes les compagnies de chevau-légers, pour mettre à laplace leurs chiens de reîtres allemands.

– Si cela est ainsi, je leur tailleraisvolontiers des croupières. Mort de ma vie ! cela me rend boncatholique. Dites donc, Bertrand, vous qui avez servi avec lesprotestants, est-ce vrai que l’Amiral ne donnait que huit sous àses cavaliers ?

– Pas un denier de plus, le vieux ladrevert ! Aussi l’ai-je quitté après la première campagne.

– Comme le capitaine est de mauvaisehumeur aujourd’hui, dit le trompette. Lui qui d’ordinaire est sibon diable, et qui parle volontiers avec le soldat, il n’a pasdesserré les dents tout le long de la route.

– Ce sont ces nouvelles-là qui lechagrinent, répondit le sergent.

– Quelles nouvelles ?

– Oui ; apparemment ce que veulentfaire les huguenots.

– La guerre civile va recommencer, ditBertrand.

– Tant mieux pour nous, dit Merlin, quivoyait toujours le bon côté des choses ; il y aura des coups àdonner, des villages à brûler, et des huguenotes à houspiller.

– Il y a de l’apparence qu’ils ont voulurecommencer leur vieille affaire d’Amboise, dit le sergent ;c’est pour cela que l’on nous fait venir. Nous y mettrons bonordre.

Dans ce moment le cornette revint avec sonescouade ; il s’approcha du capitaine et lui parla bas, tandisque les soldats qui l’avaient accompagné se mêlaient à leurscamarades.

– Par ma barbe ! dit un de ceux quiavaient été en reconnaissance, je ne sais ce qui se passeaujourd’hui dans Paris. Nous n’avons pas vu un chat dans larue ; mais, en récompense, la Bastille est pleine detroupes : j’ai vu des piques de Suisses qui foisonnaient dansla cour comme des épis de blé, quoi !

– Il n’y en avait pas plus de cinq cents,répartit un autre.

– Ce qui est certain, dit le premier,c’est que les huguenots ont voulu assassiner le roi, et quel’Amiral a été blessé dans la bagarre de la propre main du grandduc de Guise.

– Ah ! le brigand ! c’est bienfait ! s’écria le sergent.

– Tant il y a, continua le cavalier, queces Suisses disaient, dans leur diable de baragouin, qu’il y a troplongtemps que l’on souffre les hérétiques en France.

– C’est vrai que depuis un temps ils fontbien les fiers, dit Merlin.

– Ne dirait-on pas qu’ils nous ont battusà Jarnac et à Moncontour, tant ils piaffent et font lesfendants ?

– Ils voudraient, dit le trompette,manger le gigot et ne nous donner que le manche.

– Il est bien temps que les bonscatholiques leur donnent un tour de peigne.

– Pour moi, dit le sergent, si le roi medisait : Tue-moi ces coquins-là, que je perde monbaudrier si je me le faisais dire deux fois !

– Belle-Rose, dis-nous donc un peu cequ’a fait notre cornette ? demanda Merlin.

– Il a parlé avec une espèce d’officierdes Suisses ; mais je n’ai pu entendre ce qu’il disait. Ilfaut toujours que cela soit curieux, car il s’écriait à toutmoment : Ah ! mon Dieu ! ah ! monDieu !

– Tiens, voici des cavaliers qui viennentà nous au grand galop ; c’est sans doute un ordre que l’onnous apporte.

– Ils ne sont que deux, ce mesemble ; et le capitaine et le cornette vont à leurrencontre.

Deux cavaliers se dirigeaient rapidement versla compagnie de chevau-légers. L’un, richement vêtu, et portant unchapeau couvert de plumes et une écharpe verte, montait un chevalde bataille. Son compagnon était un homme gros, court, ramassé danssa petite taille ; il était vêtu d’une robe noire, et portaitun grand crucifix de bois.

– On va se battre, sûr, dit lesergent ; voici un aumônier qu’on nous envoie pour confesserles blessés.

– Il n’est guère agréable de se battresans avoir dîné, murmura tout bas Merlin.

Les deux cavaliers ralentirent l’allure deleurs chevaux, de manière qu’en joignant le capitaine ils purentles arrêter sans effort.

– Je baise les mains de Mr de Mergy,dit l’homme à l’écharpe verte. Reconnaît-il son serviteur, Thomasde Maurevel ?

Le capitaine ignorait encore le nouveau crimede Maurevel ; il ne le connaissait que comme l’assassin dubrave de Mouy. Il lui répondit fort seulement :

– Je ne connais point Mr deMaurevel. Je suppose que vous venez nous dire enfin pourquoi noussommes ici.

– Il s’agit, Monsieur, de sauver notrebon roi et notre sainte religion du péril qui les menace.

– Quel est donc ce péril ? demandaGeorge d’un ton de mépris.

– Les huguenots ont conspiré contre SaMajesté ; mais leurs coupables complots ont été découverts àtemps, grâce à Dieu, et tous les bons chrétiens doivent se réunircette nuit pour les exterminer pendant leur sommeil.

– Comme furent exterminés les Madianitespar le fort Gédéon, dit l’homme en robe noire.

– Qu’entends-je ! s’écria Mergyfrémissant d’horreur.

– Les bourgeois sont armés, poursuivitMaurevel ; les gardes françaises et trois mille Suisses sontdans la ville. Nous avons près de soixante mille hommes ànous ; à onze heures le signal sera donné, et le branlecommencera.

– Misérable coupe-jarret ! quelleinfâme imposture viens-tu nous débiter ? Le roi n’ordonnepoint les assassinats… et tout au plus il les paye.

Mais, en parlant ainsi, George se souvint del’étrange conversation qu’il avait eue quelques jours auparavantavec le roi.

– Pas d’emportement, monsieur lecapitaine ; si le service du roi ne réclamait tous mes soinsje répondrais à vos injures. Écoutez-moi : je viens, de lapart de Sa Majesté, vous requérir de m’accompagner avec votretroupe. Nous sommes chargés de la rue Saint-Antoine et du quartieravoisinant. Je vous apporte une liste exacte des personnes qu’ilnous faut expédier. Le révérend père Malebouche va exhorter vosgens, et leur distribuer des croix blanches comme en porteront tousles catholique, afin que, dans l’obscurité, on ne prenne pas desfidèles pour des hérétiques.

– Et je consentirais à prêter mes mainspour massacrer des gens endormis !

– Êtes-vous catholique, etreconnaissez-vous Charles IX pour votre roi ? Connaissez-vousla signature du maréchal de Retz, à qui vous devezobéissance ?

Et il lui remit un papier qu’il avait à saceinture.

Mergy fit approcher un cavalier, et, à lalueur d’une torche de paille allumée à la mèche d’une arquebuse, illut un ordre en bonne forme, enjoignant de par le roi au capitainede Mergy de prêter main-forte à la garde bourgeoise, et d’obéir àMr de Maurevel pour un service que le susdit devait luiexpliquer. À cet ordre était jointe une liste de noms avec cetitre : Liste des hérétiques qui doivent être mis à mortdans le quartier Saint-Antoine. La lueur de la torche quibrûlait dans la main du cavalier montrait à tous les chevau-légersl’émotion profonde que causait à leur chef cet ordre qu’ils neconnaissaient pas encore.

– Jamais mes cavaliers ne voudront fairele métier d’assassins, dit George en jetant le papier au visage deMaurevel.

– Il n’est point question d’assassinat,dit froidement le prêtre ; il s’agit d’hérétiques, et c’estjustice que l’on va faire à leur endroit.

– Braves gens ! s’écria Maurevel enélevant la voix et s’adressant aux chevau-légers, les huguenotsveulent assassiner le roi et les catholiques ; il faut lesprévenir : cette nuit nous allons les tuer tous pendant qu’ilssont endormis… et le roi vous accorde le pillage de leursmaisons !

Un cri de joie féroce partit de tous lesrangs :

– Vive le roi ! mort auxhuguenots !

– Silence dans les rangs ! s’écriale capitaine d’une voix tonnante. Seul ici j’ai le droit decommander à ces cavaliers. Camarades, ce que dit ce misérable nepeut être vrai, et, le roi l’eût-il ordonné, jamais meschevau-légers ne voudraient tuer des gens qui ne se défendentpas.

Les soldats gardèrent le silence.

– Vive le roi ! mort auxhuguenots ! s’écrièrent à la fois Maurevel et soncompagnon.

Et les cavaliers répétèrent un instant aprèseux :

– Vive le roi ! mort auxhuguenots !

– Eh bien ! capitaine,obéirez-vous ? dit Maurevel.

– Je ne suis plus capitaine !s’écria George.

Et il arracha son hausse-col et son écharpe,insignes de sa dignité.

– Saisissez-vous de ce traître !s’écria Maurevel en tirant son épée ; tuez ce rebelle quidésobéit à son roi.

Mais pas un soldat n’osa lever la main contreson chef… George fit sauter l’épée des mains de Maurevel ;mais, au lieu de le percer de la sienne, il se contenta de lefrapper du pommeau au visage, si violemment qu’il le fit tomber àbas de son cheval.

– Adieu, lâches ! dit-il à satroupe ; je croyais avoir des soldats, et je n’avais que desassassins.

Puis se tournant vers son cornette :

– Alphonse, si vous voulez êtrecapitaine, voici une belle occasion. Mettez-vous à la tête de cesbrigands.

À ces mots, il piqua des deux et s’éloigna augalop, se dirigeant vers l’intérieur de la ville. Le cornette fitquelques pas comme pour le suivre ; mais bientôt il ralentitl’allure de son cheval, le mit au pas, puis enfin il s’arrêta,tourna bride et revint à sa compagnie, jugeant sans doute que leconseil de son capitaine, pour être donné dans un moment de colère,n’en était pas moins bon à suivre.

Maurevel, encore un peu étourdi du coup qu’ilavait reçu, remontait à cheval en blasphémant ; et le moine,élevant son crucifix, exhortait les soldats à ne pas faire grâce àun seul huguenot, à noyer l’hérésie dans des flots de sang.

Les soldats avaient été un moment retenus parles reproches de leur capitaine ; mais, se voyant débarrassésde sa présence et ayant sous les yeux la perspective d’un beaupillage, ils brandirent leurs sabres au-dessus de leurs têtes, etjurèrent d’exécuter tout ce que Maurevel leur commanderait.

Chapitre 21DERNIER EFFORT

 

Le même soir, à l’heure accoutumée, Mergysortit de sa maison, et, bien enveloppé dans un manteau couleur demuraille, le chapeau rabattu sur les yeux, avec la discrétionconvenable, il se dirigea vers la maison de la comtesse. Il avait àpeine fait quelques pas qu’il rencontra le chirurgien AmbroiseParé, qu’il connaissait pour en avoir reçu des soins lorsqu’ilavait été blessé. Paré revenait sans doute de l’hôtel deChâtillon ; et Mergy, s’étant fait connaître, lui demanda desnouvelles de l’Amiral.

– Il va mieux, dit le chirurgien. Laplaie est belle, et le malade sain. Dieu aidant, il guérira.J’espère que la potion que je lui ai prescrite pour ce soir luisera salutaire et qu’il aura une nuit tranquille.

Un homme du peuple, qui passait auprès d’eux,avait entendu qu’ils parlaient de l’Amiral. Quand il se fut assezéloigné pour être insolent sans crainte de s’attirer unecorrection, il s’écria :

– Il ira bientôt danser la sarabande àMontfaucon, votre Amiral du diable !

Et il prit la fuite à toutes jambes.

– Misérable canaille ! dit Mergy. Jesuis fâché que notre grand Amiral soit obligé de demeurer dans uneville où tant de gens lui sont ennemis.

– Heureusement que son hôtel est biengardé, répondit le chirurgien. Quand je l’ai quitté, les escaliersétaient remplis de soldats, et déjà ils allumaient leurs mèches.Ah ! monsieur de Mergy, les gens de cette ville ne nous aimentpas… Mais il se fait tard, et il faut que je rentre au Louvre.

Ils se séparèrent en se souhaitant le bonsoir,et Mergy continua son chemin, livré à des pensées couleur de rosequi lui firent oublier bien vite l’Amiral et la haine descatholiques. Cependant il ne put s’empêcher de remarquer unmouvement extraordinaire dans les rues de Paris, toujours peufréquentées aussitôt après la nuit close. Tantôt il rencontrait descrocheteurs[62] portantsur leurs épaules des fardeaux d’une forme étrange, que dansl’obscurité il était tenté de prendre pour des faisceaux depiques ; tantôt c’était un détachement de soldats marchant ensilence, les armes hautes et les mèches allumées ; ailleurs onouvrait précipitamment des fenêtres, quelques figures s’ymontraient un instant avec des lumières et disparaissaientaussitôt.

– Holà ! cria-t-il à un crocheteur,bonhomme, où portez-vous cette armure si tard ?

– Au Louvre, mon gentilhomme, pour ledivertissement de cette nuit.

– Camarade, dit Mergy à un sergent quicommandait une patrouille, où allez-vous donc ainsi enarmes ?

– Au Louvre, mon gentilhomme, pour ledivertissement de cette nuit.

– Holà ! page, n’êtes-vous point auroi ? Où donc allez-vous avec vos camarades, menant ceschevaux harnachés en guerre ?

– Au Louvre, mon gentilhomme, pour ledivertissement de cette nuit.

– Le divertissement de cette nuit !se disait Mergy. Il paraît que tout le monde, excepté moi, est dansla confidence. Au reste, peu m’importe ; le roi peut s’amusersans moi, et je suis peu curieux de voir son divertissement.

Un peu plus loin il remarqua un homme mal vêtuqui s’arrêtait devant quelques maisons et qui marquait les portesen faisant une croix blanche avec de la craie.

– Bonhomme, êtes-vous donc un fourrierpour marquer ainsi les logements ?

L’inconnu disparut sans répondre.

Au détour d’une rue, comme il entrait danscelle qu’habitait la comtesse, il faillit heurter un hommeenveloppé, comme lui, d’un grand manteau, et qui tournait le mêmecoin de rue, mais en sens contraire. Malgré l’obscurité et le soinque tous deux semblaient mettre à se cacher l’un à l’autre, ils sereconnurent aussitôt.

– Ah ! bonsoir, monsieur de Béville,dit Mergy en lui tendant la main.

Pour lui donner la main droite, Béville fit unmouvement singulier sous son manteau : il passa de la maindroite à la main gauche quelque chose d’assez lourd qu’il portait.Le manteau s’entr’ouvrit un peu.

– Salut au vaillant champion chéri desbelles ! s’écria Béville. Je parierais que mon noble ami s’enva de ce pas en bonne fortune.

– Et vous-même, Monsieur ?… Ilparaît que les maris sont d’humeur fâcheuse de votre côté :car je me trompe fort, ou ce que je vois sur vos épaules, c’est unecotte de mailles, et ce que vous tenez là sous votre manteau, celaressemble furieusement à des pistolets.

– Il faut être prudent, monsieur Bernard,très prudent, dit Béville.

En prononçant ces mots, il arrangeait sonmanteau de manière à cacher soigneusement les armes qu’ilportait.

– Je regrette infiniment de ne pouvoirvous offrir ce soir mes services et mon épée pour garder la rue etfaire sentinelle à la porte de votre maîtresse. Cela m’estimpossible aujourd’hui, mais en toute occasion veuillez disposer demoi.

– Ce soir vous ne pouvez venir avec moi,monsieur de Mergy.

Il accompagna ce peu de mots d’un sourireétrange.

– Allons, bonne chance ! Adieu.

– Je vous souhaite aussi bonnechance !

Il y avait une certaine emphase dans samanière de prononcer cet adieu.

Ils se quittèrent, et Mergy avait déjà faitquelques pas quand il s’entendit rappeler par Béville. Il seretourna et le vit qui revenait à lui.

– Votre frère est-il à Paris ?

– Non ; mais je l’attends tous lesjours. Ah ! dites-moi, êtes-vous du divertissement de cettenuit ?

– Du divertissement ?

– Oui ; on dit partout qu’il y aurace soir un grand divertissement à la cour.

Béville murmura tout bas quelques mots entreses dents.

– Adieu encore une fois, dit Mergy. Jesuis un peu pressé, et… Vous savez ce que je veux dire ?

– Écoutez, écoutez ! encore un mot.Je ne puis vous laisser aller sans vous donner un conseil envéritable ami.

– Quel conseil ?

– N’allez pas chez elle ce soir.Croyez-moi, vous me remercierez demain.

– C’est là votre conseil ? Mais jene vous comprends pas. Qui, elle ?

– Bah ! nous nous entendons. Mais,si vous êtes sage, passez la Seine ce soir même.

– Est-ce une plaisanterie qui tient aubout de tout cela !

– Point. Je n’ai jamais parlé plussérieusement. Passez la Seine, vous dis-je. Si le diable vouspresse trop, allez-vous-en auprès du couvent des Jacobins, dans larue Saint-Jacques. À deux portes des bons pères, vous verrez ungrand crucifix de bois, cloué contre une maison d’assez chétiveapparence. C’est une drôle d’enseigne : n’importe ! Vousfrapperez, et vous trouverez une vieille fort accorte qui vousrecevra bien à ma considération… Allez passer votre fureur del’autre côté de la Seine. La mère Brûlard a des nièces gentilles etpolies… M’entendez-vous ?

– Vous êtes trop bon. Je vous baise lesmains.

– Non ; suivez l’avis que je vousdonne. Foi de gentilhomme ! vous vous en trouverez bien.

– Grand merci, j’en profiterai une autrefois. Aujourd’hui je suis attendu ; et Mergy fit un pas enavant.

– Passez la Seine, mon brave ; c’estmon dernier mot. S’il vous arrive malheur pour n’avoir pas voulum’écouter, je m’en lave les mains.

Il y avait dans le ton de Béville un sérieuxinaccoutumé qui frappa Mergy. Béville avait déjà tourné le dos, cefut Mergy qui le retint cette fois.

– Que diable voulez-vous dire ?expliquez-vous, monsieur de Béville, et ne me parlez plus parénigmes.

– Mon cher, je ne devrais pas peut-êtrevous parler si clairement ; mais passez l’eau avant qu’ilsoit minuit : et adieu.

– Mais…

Béville était déjà loin. Mergy le suivit uninstant ; mais bientôt, honteux de perdre un temps qui pouvaitêtre mieux employé, il revint sur ses pas et s’approcha du jardinoù il devait entrer. Il fut obligé de se promener quelque temps delong en large en attendant que plusieurs passants se fussentéloignés. Il craignait qu’ils ne fussent un peu surpris de le voirentrer à cette heure par une porte de jardin. La nuit était belle,un doux zéphyr avait tempéré la chaleur ; la lune paraissaitet disparaissait au milieu de légers nuages blancs. C’était unenuit faite pour l’amour.

La rue fut déserte pendant un instant :il ouvrit aussitôt la porte du jardin et la referma sans bruit. Soncœur battait avec force, mais il ne pensait qu’aux plaisirs quil’attendaient chez sa Diane ; et les idées sinistres que lesétranges propos de Béville avaient fait naître dans son esprit enétaient maintenant bien éloignées.

Il s’approcha de la maison sur la pointe dupied. Une lampe derrière un rideau rouge brillait à une fenêtreentr’ouverte : c’était le signal convenu. Dans un clin d’œilil fut dans l’oratoire de sa maîtresse.

Elle était à moitié couchée sur un lit derepos fort bas et recouvert en damas bleu foncé. Ses longs cheveuxnoirs en désordre couvraient tout le coussin sur lequel sa têteétait appuyée. Ses yeux étaient fermés, et elle semblait faireeffort pour les tenir ainsi. Une seule lampe d’argent suspendue auplafond éclairait l’appartement et projetait toute sa lumière surla figure pâle et les lèvres de feu de Diane de Turgis. Elle nedormait pas ; mais, à la voir, on eût dit qu’elle étaittourmentée d’un cauchemar pénible. Au premier craquement des bottesde Mergy sur le tapis de l’oratoire, elle leva la tête, ouvrit lesyeux et la bouche, tressaillit, et avec peine étouffa un crid’effroi.

– T’ai-je fait peur, mon ange ? ditMergy à genoux devant elle et se penchant sur ce coussin où labelle comtesse venait de laisser retomber sa tête.

– Te voilà donc enfin ! Dieu soitloué !

– Me suis-je fait attendre ? Il estencore loin de minuit.

– Ah ! laissez-moi… Bernard… On nevous a pas vu entrer ?

– Personne… Mais qu’as-tu, monamour ? Pourquoi donc ces jolies petites lèvres fuient-ellesles miennes ?

– Ah ! Bernard, si tu savais…Oh ! ne me tourmente pas, je t’en prie… Je souffrehorriblement, j’ai une migraine effroyable… Ma pauvre tête est enfeu.

– Pauvre amie !

– Assieds-toi près de moi… et, de grâce,ne me demande rien aujourd’hui… Je suis bien malade.

Elle enfonça sa jolie figure dans un descoussins du lit de repos, et laissa échapper un gémissementdouloureux. Puis tout d’un coup elle se releva sur le coude, secouases cheveux épais qui lui couvraient toute la figure, et,saisissant la main de Mergy, elle la posa sur sa tempe. Il sentitbattre l’artère avec force

– Ta main est froide : elle me faitdu bien, dit-elle.

– Ma bonne Diane ! que je voudraisavoir la migraine à ta place ! dit-il en baisant ce frontbrûlant.

– Ah ! oui… et moi je voudrais… Posele bout de tes doigts sur mes paupières, cela me soulagera… Il mesemble que si je pleurais je souffrirais moins ; mais je nepuis pleurer.

Il y eut un long silence, interrompu seulementpar la respiration irrégulière et oppressée de la comtesse. Mergy,à genoux auprès du lit, frottait doucement et baisait quelquefoisles paupières baissées de sa belle Diane. Sa main gauche étaitappuyée sur le coussin, et les doigts de sa maîtresse, enlacés dansles siens, les serraient de temps en temps et comme par unmouvement convulsif. L’haleine de Diane, douce et brûlante à lafois, venait chatouiller voluptueusement les lèvres de Mergy.

– Chère amie, dit-il enfin, tu me paraistourmentée par quelque chose de plus qu’une migraine. As-tu quelquesujet de chagrin ?… Et pourquoi ne me le dis-tu pas, àmoi ? Ne sais-tu pas que, si nous nous aimons, c’est pourpartager nos peines aussi bien que nos plaisirs ?

La comtesse secoua la tête sans ouvrir lesyeux. Ses lèvres remuèrent, mais sans former un son articulé ;puis, comme épuisée par cet effort, elle laissa retomber sa têtesur l’épaule de Mergy. En ce moment l’horloge sonna onze heures etdemie. Diane tressaillit et se leva sur son séant toutetremblante.

– En vérité, vous m’effrayez, belleamie !

– Rien… rien encore, dit-elle d’une voixsourde… Le son de cette horloge est affreux ! À chaque coup,il me semble sentir un fer rouge qui me traverse la tête.

Mergy ne trouva pas de meilleur remède et demeilleure réponse que de baiser le front qu’elle penchait vers lui.Tout d’un coup elle étendit les mains, et, les posant sur lesépaules de son amant, tandis que, toujours à demi couchée, elleattachait sur lui des regards étincelants qui semblaient pouvoir letraverser :

– Bernard, dit-elle, quand teconvertiras-tu ?

– Mon cher ange, ne parlons pas de celaaujourd’hui, cela te rendrait encore plus malade.

– C’est ton opiniâtreté qui me rendmalade… mais il t’importe peu. D’ailleurs le temps presse ;et, fussé-je mourante, je voudrais employer pour t’exhorter jusqu’àmon dernier soupir…

Mergy voulut lui fermer la bouche par unbaiser. C’est un argument assez bon, et qui sert de réponse àtoutes les questions qu’un amant peut entendre de sa maîtresse.Mais Diane, qui d’ordinaire lui épargnait la moitié du chemin, lerepoussa cette fois avec force et presque avec indignation.

– Écoutez-moi, monsieur de Mergy, tousles jours je verse des larmes de sang en pensant à vous et à votreerreur. Vous savez si je vous aime ! Jugez quelles doiventêtre les souffrances que j’endure quand je songe que celui qui estpour moi bien plus cher que la vie peut, dans un moment peut-être,périr corps et âme.

– Diane, vous savez que nous étionsconvenus de ne plus parler ensemble de pareils sujets.

– Il le faut, malheureux ! Qui tedit que tu as encore une heure pour te repentir ?

Le ton extraordinaire de sa voix et sonlangage bizarre rappelèrent involontairement à Mergy l’avissingulier qu’il venait de recevoir de Béville. Il ne put s’empêcherd’en être ému, cependant il se contint ; mais il n’attribuaqu’à la dévotion ce redoublement de ferveur convertissante.

– Que voulez-vous dire, belle amie ?Croyez-vous que le plafond, pour tuer un huguenot, va tomber toutexprès sur sa tête, comme la nuit dernière le ciel de votrelit ? Heureusement nous en fûmes quittes pour un peu depoussière.

– Votre opiniâtreté me met audésespoir !… Tenez, j’ai rêvé que vos ennemis se disposaient àvous tuer… et je vous voyais, sanglant et déchiré par leurs mains,rendre l’âme avant que je pusse amener mon confesseur auprès devous.

– Mes ennemis ? je ne croyais pas enavoir.

– Insensé ! n’avez-vous pas pourennemis tous ceux qui détestent votre hérésie ? N’est-ce pastoute la France ? Oui, tous les Français doivent être vosennemis tant que vous serez l’ennemi de Dieu et de l’Église.

– Laissons cela, ma reine. Quant à vosrêves, adressez-vous à la vieille Camille pour vous les faireexpliquer ; moi, je n’y entends rien. Mais parlons d’autrechose. Vous avez été à la cour aujourd’hui, ce me semble :c’est de là, je pense, que vous avez rapporté cette migraine quivous fait souffrir et qui me fait enrager ?

– Oui, je viens de la cour, Bernard. J’aivu la reine, et je suis sortie de chez elle… déterminée à tenter undernier effort pour vous faire changer… Il le faut, il le fautabsolument !…

– Il me semble, interrompit Bernard, ilme semble, ma belle amie, que, puisque vous avez la force deprêcher avec tant de véhémence malgré votre maladie, nouspourrions, si vous vouliez bien le permettre, nous pourrions encoremieux employer notre temps.

Elle reçut cette raillerie avec un regard dedédain mêlé de colère.

– Réprouvé ! dit-elle à voix basseet comme se parlant à elle-même, pourquoi faut-il que je sois sifaible avec lui ?

Puis, continuant plus haut :

– Je le vois assez clairement, vous nem’aimez pas, et je suis auprès de vous en même estime qu’un cheval.Pourvu que je serve à vos plaisirs, qu’importe que je souffre millemaux !… C’est pour vous, pour vous seul, que j’ai consenti àsouffrir les tourments de ma conscience, auprès desquels toutes lestortures que peut inventer la rage des hommes ne sont rien. Un seulmot de votre bouche me rendrait la paix de l’âme ; mais cemot, jamais vous ne le prononcerez ! Vous ne voudriez pas mefaire le sacrifice d’un de vos préjugés.

– Chère Diane, quelle persécution faut-ilque j’endure ! Soyez juste, et que votre zèle pour votrereligion ne vous aveugle pas. Répondez-moi : pour tout ce quemon bras ou mon esprit peuvent faire, trouverez-vous ailleurs unesclave plus soumis que moi ? Mais, s’il faut vous le répéterencore, je pourrais mourir pour vous, mais non croire à decertaines choses.

Elle haussait les épaules en l’écoutant, et leregardait avec une expression qui allait jusqu’à la haine.

– Je ne pourrais pas, continua-t-il,changer pour vous mes cheveux châtains en cheveux blonds. Je nepourrais pas changer la forme de mes membres pour vous plaire. Mareligion est un de mes membres, chère amie, et un membre que l’onne pourrait m’arracher qu’avec la vie. On aurait beau me prêcherpendant vingt ans, jamais on ne me fera croire qu’un morceau depain sans levain…

– Tais-toi, interrompit-elle d’un tond’autorité ; point de blasphèmes. J’ai tout essayé, rien n’aréussi. Vous tous, qui êtes infectés du poison de l’hérésie, vousêtes un peuple à la tête dure, et vous fermez vos yeux et vosoreilles à la vérité : vous craignez de voir et d’entendre. Ehbien, le temps est venu où vous ne verrez plus, où vous n’entendrezplus… Il n’y avait qu’un moyen pour détruire cette plaie dansl’Église, et ce moyen, on va l’employer.

Elle fit quelques pas dans la chambre, d’unair agité, et poursuivit aussitôt :

– Dans moins d’une heure, on va couperles sept têtes du dragon de l’hérésie. Les épées sont aiguisées etles fidèles sont prêts. Les impies vont disparaître de la face dela terre.

Puis, étendant le doigt vers l’horloge placéedans un des coins de la chambre :

– Vois, dit-elle ; tu as encore unquart d’heure pour te repentir. Quand cette aiguille sera parvenueà ce point, ton sort sera décidé.

Elle parlait encore, quand un bruit sourd etsemblable au frémissement de la foule qui s’agite autour d’un vasteincendie se fit entendre, d’abord confusément ; puis il semblacroître avec rapidité ; au bout de peu de minutes, onreconnaissait déjà dans le lointain le tintement des cloches et lesdétonations d’armes à feu.

– Quelles horreurs m’annoncez-vous ?s’écria Mergy.

La comtesse s’était élancée vers la fenêtre,qu’elle avait ouverte.

Alors le bruit, que les vitres et les rideauxn’arrêtaient plus, arriva plus distinct. On croyait y démêler descris de douleur et des hurlements de joie. Une fumée rougeâtremontait vers le ciel et s’élevait de toutes les parties de la villeaussi loin que la vue pouvait s’étendre. On eût dit un immenseincendie, si une odeur de résine, qui ne pouvait être produite quepar des milliers de torches allumées, n’eût aussitôt rempli lachambre. En même temps, la lueur d’une arquebusade qui semblaittirée dans la rue éclaira un moment les vitres d’une maisonvoisine.

– Le massacre est commencé ! s’écriala comtesse en portant les mains à sa tête avec effroi.

– Quel massacre ? Que voulez-vousdire ?

– Cette nuit on égorge tous leshuguenots ; le roi l’a ordonné. Tous les catholiques ont prisles armes, et pas un seul hérétique ne doit être épargné. L’Égliseet la France sont sauvées ; mais tu es perdu si tu n’abjuresta fausse croyance.

Mergy sentit une sueur froide qui se répandaitsur tous ses membres. Il considérait d’un œil hagard Diane deTurgis, dont les traits exprimaient un mélange singulier d’angoisseet de triomphe. Le vacarme effroyable qui retentissait à sesoreilles et remplissait toute la ville, lui prouvait assez lavérité de l’affreuse nouvelle qu’elle venait de lui apprendre.Pendant quelques instants la comtesse demeura immobile, les yeuxfixés sur lui sans parler ; seulement, un doigt étendu vers lafenêtre, elle semblait vouloir s’en rapporter à l’imagination deMergy, pour lui représenter les scènes sanglantes que laissaientdeviner ces clameurs et cette illumination de cannibales. Pardegrés, son expression se radoucit ; la joie sauvage disparut,et la terreur resta. Enfin, tombant à genoux, et d’un ton de voixsuppliant :

– Bernard ! s’écria-t-elle, je t’enconjure, sauve ta vie, convertis-toi ! Sauve ta vie, sauve lamienne qui en dépend !

Mergy lança sur elle un regard farouche,tandis qu’elle le suivait par la chambre, marchant sur les genouxet les bras étendus. Sans lui répondre un mot, il courut au fond del’oratoire, où il se saisit de son épée qu’en entrant il avaitposée sur un fauteuil.

– Malheureux ! que veux-tufaire ? s’écria la comtesse en courant à lui.

– Me défendre ! On ne m’égorgera pascomme un mouton.

– Mille épées ne pourraient te sauver,insensé que tu es ! Toute la ville est en armes. La garde duroi, les Suisses, les bourgeois et le peuple, tous prennent part aumassacre, et il n’y a pas un huguenot qui n’ait en ce moment dixpoignards sur sa poitrine. Il n’est qu’un seul moyen de t’arracherà la mort ; fais-toi catholique.

Mergy était brave ; mais, en songeant auxdangers que cette nuit semblait promettre, il sentit, pour uninstant, une crainte lâche descendre au fond de son cœur ; etmême l’idée de se sauver en abjurant sa religion se présenta à sonesprit avec la rapidité d’un éclair.

– Je réponds de ta vie si tu te faiscatholique, dit Diane en joignant les mains.

– Si j’abjurais, pensa Mergy, je memépriserais moi-même toute ma vie.

Cette pensée suffit pour lui rendre soncourage, qui fut doublé par la honte d’avoir un instant faibli. Ilenfonça son chapeau sur sa tête, boucla son ceinturon, et, ayantroulé son manteau autour de son bras gauche en guise de bouclier,il fit un pas vers la porte d’un air résolu.

– Où vas-tu, malheureux ?

– Dans la rue. Je ne veux pas que vousayez le regret de me voir égorger sous vos yeux et dans votremaison.

Il y avait dans sa voix quelque chose de siméprisant que la comtesse en fut accablée. Elle s’était placéeau-devant de lui. Il la repoussa, et durement. Mais elle saisit unpan de son pourpoint, et elle se traînait à genoux après lui.

– Laissez-moi ! s’écria-t-il.Voulez-vous me livrer vous-même aux poignards des assassins !La maîtresse d’un huguenot peut racheter ses péchés en offrant àson Dieu le sang de son amant.

– Arrête, Bernard, je t’en supplie !ce n’est que ton salut que je veux. Vis pour moi, cher ange !Sauve-toi, au nom de notre amour !… Consens à prononcer unseul mot, et, je le jure, tu seras sauvé.

– Qui ? moi, prendre une religiond’assassins et de bandits ! Saints martyrs de l’Évangile, jevais vous rejoindre !

Et il se dégagea si impétueusement que lacomtesse tomba rudement sur le parquet. Il allait ouvrir la portepour sortir, quand Diane, se relevant avec l’agilité d’une jeunetigresse, s’élança sur lui, et le serra dans ses bras d’uneétreinte plus forte que celle d’un homme robuste.

– Bernard ! s’écria-t-elle horsd’elle-même et les larmes aux yeux, je t’aime mieux ainsi que si tute faisais catholique !

Et, l’entraînant sur le lit de repos, elle s’ylaissa tomber avec lui, en le couvrant de baisers et de larmes.

– Reste ici, mon seul amour ; resteavec moi, mon brave Bernard, disait-elle en le serrant etl’enveloppant de son corps comme un serpent qui se roule autour desa proie. Ils ne viendront pas te chercher ici, jusque dans mesbras ; et il faudra me tuer pour parvenir jusqu’à ton sein.Pardonne-moi, cher amour ; je n’ai pu t’avertir plus tôt dudanger qui te menaçait. J’étais liée par un serment terrible. Maisje te sauverai, ou je périrai avec toi.

En ce moment, on frappa rudement à la porte dela rue. La comtesse poussa un cri perçant, et Mergy s’étant dégagéde son étreinte, sans quitter son manteau roulé autour de son brasgauche, se sentit alors si fort et si résolu, qu’il n’eût pashésité à se jeter tête baissée au milieu de cent massacreurs, s’ilsse fussent présentés à lui.

Dans presque toutes les maisons de Paris, il yavait à la porte d’entrée une petite ouverture carrée, avec ungrillage de fer très serré, de manière que les habitants de lamaison pussent par avance reconnaître s’il y aurait sûreté pour euxà ouvrir. Souvent même des portes massives en chêne, garnies degros clous et de bandes de fer, ne rassuraient pas encore les gensprécautionnés, et qui ne voulaient pas se rendre avant un siège enrègle. Des meurtrières étroites étaient en conséquence ménagées desdeux côtés de la porte, et de là, sans être aperçu, on pouvait toutà son aise canarder les assaillants.

Un vieil écuyer de confiance de la comtesse,ayant examiné par un semblable grillage la personne qui seprésentait, et lui ayant fait subir un interrogatoire convenable,revint dire à sa maîtresse que le capitaine George de Mergydemandait instamment à être introduit. La crainte cessa et la portes’ouvrit.

Chapitre 22LE VINGT-QUATRE AOÛT

 

Après avoir quitté sa compagnie, le capitaineGeorge courut à sa maison, espérant y trouver son frère ; maisil l’avait déjà quittée après avoir dit aux domestiques qu’ils’absentait pour toute la nuit. George en avait conclu sans peinequ’il était chez la comtesse, et il s’était empressé de l’ychercher. Mais déjà le massacre avait commencé ; le tumulte,la presse des assassins, et les chaînes tendues au milieu des ruesl’arrêtaient à chaque pas. Il fut forcé de passer auprès du Louvre,et c’était là que le fanatisme déployait toutes ses fureurs. Ungrand nombre de protestants habitaient ce quartier, envahi en cemoment par les bourgeois catholiques et les soldats des gardes, lefer et la flamme à la main. Là, selon l’expression énergique d’unécrivain contemporain, le sang courait de tous côtés cherchantla rivière, et l’on ne pouvait traverser les rues sans courirle risque d’être écrasé à tout moment par les cadavres que l’onprécipitait des fenêtres.

Par une prévoyance infernale, la plupart desbateaux qui d’ordinaire étaient amarrés le long du Louvre avaientété conduits sur l’autre rive ; de sorte que beaucoup defugitifs qui couraient au bord de la Seine, espérant s’y embarqueret se dérober aux coups de leurs ennemis, se trouvaient n’avoir àchoisir qu’entre les flots ou les hallebardes des soldats qui lespoursuivaient. Cependant, à l’une des fenêtres de son palais, onvoyait, dit-on, Charles IX armé d’une longue arquebuse, quigiboyait aux pauvres passants.

Le capitaine, enjambant des corps morts, ets’éclaboussant avec du sang, poursuivait son chemin, exposé àchaque pas à tomber victime de la méprise d’un massacreur. Il avaitremarqué que les soldats et les bourgeois armés portaient tous uneécharpe blanche au bras et une croix blanche au chapeau. Il auraitpu facilement prendre ce signe de reconnaissance ; maisl’horreur que lui inspiraient les assassins s’étendait jusqu’auxmarques qui leur servaient à se faire reconnaître.

Sur le bord de la rivière, près du Châtelet,il s’entendit appeler. Il tourna la tête, et vit un homme arméjusqu’aux dents, mais qui ne paraissait pas faire usage de sesarmes, portant d’ailleurs la croix blanche à son chapeau, etroulant un morceau de papier entre ses doigts d’un air tout à faitdégagé. C’était Béville. Il regardait froidement les cadavres etles hommes vivants que l’on jetait dans la Seine par-dessus le pontau Meunier.

– Que diable fais-tu ici, George ?Est-ce un miracle, ou bien est-ce la grâce qui te donne ce beauzèle, car tu m’as l’air d’aller à la chasse auxhuguenots ?

– Et toi-même, que fais-tu au milieu deces misérables ?

– Moi ? parbleu, je regarde ;c’est un spectacle. Et sais-tu le bon tour que j’ai fait ? Tuconnais bien le vieux Michel Cornabon, cet usurier huguenot qui m’atant rançonné ?…

– Tu l’as tué, malheureux !

– Moi ? fi donc ! Je ne me mêlepoint d’affaires de religion. Loin de le tuer, je l’ai caché dansma cave, et lui, m’a donné quittance de tout ce que je lui dois.Ainsi j’ai fait une bonne action, et j’en suis récompensé. Il estvrai que, pour qu’il signât plus facilement la quittance, je lui aimis deux fois le pistolet à la tête, mais le diable m’emporte sij’aurais tiré… Tiens, regarde donc cette femme arrêtée par sesjupons à une des poutres du pont. Elle tombera… non, elle netombera pas ! Peste ! ceci est curieux, et mérite qu’onle voie de plus près.

George le quitta, et il se disait en sefrappant la tête :

– Et voilà un des plus honnêtesgentilshommes que je connaisse aujourd’hui dans cetteville !

Il entra dans la rue Saint-Josse, qui étaitdéserte et sans lumière ; sans doute pas un seul réformé nel’habitait. Cependant on y entendait distinctement le tumulte quipartait des rues voisines. Tout à coup les murs blancs sontéclairés par la lumière rouge des torches. Il entend des crisperçants, et il voit une femme à demi nue, les cheveux épars,tenant un enfant dans ses bras. Elle fuyait avec une vitessesurnaturelle. Deux hommes la poursuivaient, s’animant l’un l’autrepar des cris sauvages, comme des chasseurs qui suivent une bêtefauve. La femme allait se jeter dans une allée ouverte, quand undes poursuivants fit feu sur elle d’une arquebuse dont il étaitarmé. Le coup l’atteignit dans le dos et la renversa. Elle sereleva aussitôt, fit un pas vers George, et retomba sur lesgenoux ; puis, faisant un dernier effort, elle souleva sonenfant vers le capitaine, comme si elle le confiait à sagénérosité. Elle expira sans proférer une parole.

– Encore une de ces chiennes d’hérétiquesà bas ! s’écria l’homme qui avait tiré le coup d’arquebuse. Jene me reposerai que lorsque j’en aurai expédié douze.

– Misérable ! s’écria le capitaine,et il lui lâcha à bout portant un coup de pistolet.

La tête du scélérat frappa la murailleopposée. Il ouvrit les yeux d’une manière effrayante, et glissantsur les talons tout d’une pièce, ainsi qu’une planche mal appuyée,il tomba à terre roide mort.

– Comment ! tuer uncatholique ! s’écria le compagnon du mort, qui tenait unetorche d’une main et une épée sanglante de l’autre. Qui doncêtes-vous ? Par la messe ! mais vous êtes deschevau-légers du roi. Mordieu ! il y a méprise, monofficier.

Le capitaine prit à sa ceinture son secondpistolet et l’arma. Ce mouvement et le léger bruit du ressortfurent parfaitement compris. Le massacreur jeta sa torche et pritla fuite à toutes jambes. George ne daigna pas tirer sur lui. Il sebaissa, examina la femme étendue par terre, et reconnut qu’elleétait morte. La balle l’avait percée de part en part ; sonenfant, les bras passés autour de son cou, criait etpleurait ; il était couvert de sang, mais par miracle iln’avait pas été blessé. Le capitaine eut quelque peine à l’arracherà sa mère, qu’il serrait de toute sa force, puis il l’enveloppadans son manteau ; et, rendu prudent par la rencontre qu’ilvenait de faire, il ramassa le chapeau du mort, en ôta la croixblanche et la mit sur le sien. De la sorte, il parvint, sans êtrearrêté, jusqu’à la maison de la comtesse. Les deux frères tombèrentdans les bras l’un de l’antre, et pendant quelque temps se tinrentétroitement embrassés sans pouvoir proférer une parole. Enfin lecapitaine rendit compte en peu de mots de l’état où se trouvait laville. Bernard maudissait le roi, les Guises et les prêtres ;il voulait sortir et chercher à se réunir à ses frères, s’ilsessayaient quelque part de résister à leurs ennemis. La comtessepleurait et le retenait, et l’enfant criait et demandait samère.

Après beaucoup de temps perdu à crier, gémiret pleurer, il fallut enfin prendre un parti. Quant à l’enfant,l’écuyer de la comtesse se chargea de trouver une femme qui en prîtsoin. Pour Mergy, il ne pouvait fuir dans ce moment. D’ailleurs oùse rendre ? savait-on si le massacre ne s’étendait pas d’unbout à l’autre de la France ? Des corps de garde nombreuxoccupaient les ponts par lesquels les réformés auraient pu passerdans le faubourg Saint-Germain, d’où ils pouvaient plus facilements’échapper de la ville et gagner les provinces du Midi, de touttemps affectionnées à leur cause. D’un autre côté, il paraissaitpeu probable, et même imprudent, d’implorer la pitié du monarquedans un moment où, échauffé par le carnage, il ne pensait qu’àfaire de nouvelles victimes. La maison de la comtesse, à cause desa réputation de dévotion, n’était pas exposée à des recherchessérieuses de la part des meurtriers, et Diane croyait être sûre deses gens. Ainsi Mergy ne pouvait nulle part trouver une retraite oùil courût moins de risques. Il fut résolu qu’il s’y tiendrait cachéen attendant l’événement.

Le jour, au lieu de faire cesser lesmassacres, sembla plutôt les accroître et les régulariser. Il n’yeut catholique qui, sous peine d’être suspect d’hérésie, ne prît lacroix blanche, et ne s’armât ou ne dénonçât les huguenots quivivaient encore. Cependant le roi, renfermé dans son palais, étaitinaccessible pour tous autres que les chefs des massacreurs. Lapopulace, attirée par l’espoir du pillage, s’était jointe à lagarde bourgeoise et aux soldats, et les prédicateurs exhortaientles fidèles dans les églises à redoubler de cruauté.

– Écrasons en une fois, disaient-ils,toutes les têtes de l’hydre, et mettons fin pour toujours auxguerres civiles.

Et, pour persuader ce peuple avide de sang etde miracles que le ciel approuvait ses fureurs et qu’il avait voulules encourager par un prodige éclatant :

– Allez au cimetière des Innocents,criaient-ils, allez voir cette aubépine qui vient de refleurir,comme rajeunie et fortifiée pour être arrosée d’un sanghérétique !

Des processions nombreuses de massacreurs enarmes allaient en grande cérémonie adorer la sainte épine, etsortaient du cimetière animées d’un nouveau zèle pour découvrir etmettre à mort ceux que le ciel condamnait ainsi manifestement. Unmot de Catherine était dans toutes les bouches ; on serépétait en égorgeant les enfants et les femmes : Chepietà lor ser crudele, che crudeltà lor ser pietoso(aujourd’hui il y a de l’humanité à être cruel, de la cruauté àêtre humain). Chose étrange ! parmi tous ces protestants, il yen avait peu qui n’eussent fait la guerre et n’eussent assisté àdes batailles acharnées, où ils avaient essayé, souvent avecsuccès, de balancer l’avantage du nombre par la valeur ; etpourtant, durant cette tuerie, deux seulement opposèrent quelquerésistance à leurs assassins, et de ces deux hommes un seul avaitfait la guerre. Peut-être l’habitude de combattre en troupe etd’une manière régulière les avait-elle privés de cette énergieindividuelle qui pouvait exciter chaque protestant à se défendredans sa maison comme dans une forteresse. On voyait, tels que desvictimes dévouées, de vieux guerriers tendre leur gorge à desmisérables qui, la veille, auraient tremblé devant eux. Ilsprenaient leur résignation pour du courage, et préféraient lagloire des martyrs à celle des soldats. Quand la première soif desang fut apaisée, on vit les plus cléments des massacreurs offrirla vie à leurs victimes pour prix de leur abjuration. Un bien petitnombre de calvinistes profita de cette offre, et consentit à seracheter de la mort et même des tourments par un mensonge peut-êtreexcusable. Des femmes, des enfants, répétaient leur symbole aumilieu des épées levées sur leur tête, et mouraient sans proférerune plainte.

Après deux jours, le roi essaya d’arrêter lecarnage ; mais, quand on a lâché la bride aux passions de lamultitude, il n’est plus possible de l’arrêter. Non seulement lespoignards ne cessèrent point de frapper, mais le monarque lui-même,accusé d’une compassion impie, fut obligé de révoquer ses parolesde clémence et d’exagérer jusqu’à la méchanceté, qui faisaitcependant un des traits principaux de son caractère.

Pendant les premiers jours qui suivirent laSaint-Barthélémy, Mergy fut visité régulièrement dans sa retraitepar son frère, qui lui apprenait chaque fois de nouveaux détailssur les scènes horribles dont il était témoin.

– Ah ! quand pourrai-je quitter cepays de meurtres et de crimes ? s’écriait George. J’aimeraismieux vivre au milieu des bêtes sauvages que de vivre parmi lesFrançais.

– Viens avec moi à la Rochelle, disaitMergy ; j’espère que les massacreurs ne l’ont point encore.Viens mourir avec moi, et faire oublier ton apostasie en défendantce dernier boulevard de notre religion.

– Eh ! que deviendrai-je ?disait Diane.

– Allons plutôt en Allemagne ou enAngleterre, répondait George. Là, du moins, nous ne serons paségorgés, et nous n’égorgerons pas.

Ces projets n’eurent pas de suite. George futmis en prison pour avoir désobéi aux ordres du roi ; et lacomtesse, tremblant que son amant ne fût découvert, ne songea plusqu’à lui faire quitter Paris.

Chapitre 23LES DEUX MOINES

 

Dans un cabaret, sur les bords de la Loire, àpeu de distance d’Orléans, en descendant vers Beaugency, un jeunemoine en robe brune garnie d’un grand capuchon qu’il tenait à demibaissé, était assis devant une table, les yeux attachés sur sonbréviaire avec une attention tout à fait édifiante, bien qu’il eûtchoisi un coin un peu sombre pour lire. Il avait à sa ceinture unchapelet dont les grains étaient plus gros que des œufs de pigeon,et une ample provision de médailles de saints suspendues au mêmecordon résonnaient à chaque mouvement qu’il faisait. Quand illevait la tête pour regarder du côté de la porte, on remarquait unebouche bien faite, ornée d’une moustache retroussée en formed’arc turquois, et si galante, qu’elle aurait fait honneurà un capitaine de gendarmes. Ses mains étaient fort blanches, sesongles longs et taillés avec soin ; et rien n’annonçait que lejeune frère, suivant la coutume de son ordre, eût jamais manié labêche ou le râteau.

Une grosse paysanne joufflue, qui remplissaitles fonctions de servante et de cuisinière dans ce cabaret, dontelle était de plus la maîtresse, s’approcha du jeune moine, et,après lui avoir fait une révérence assez gauche, lui dit :

– Eh bien ! mon père,n’ordonnerez-vous rien pour votre dîner ? Il est plus de midi,savez-vous ?

– Est-ce que le bateau de Beaugency doitencore tarder longtemps ?

– Qui sait ? L’eau est basse, etl’on ne va pas comme on veut. Et puis, quand même, il n’est pasl’heure. Tenez, à votre place, moi, je dînerais ici.

– Eh bien ! j’y dînerai ; maisn’y a-t-il pas une autre salle que celle-ci où je pourraismanger ? Je sens ici une odeur qui n’est pas agréable.

– Vous êtes bien délicat, mon père. Quantà moi, je ne sens rien du tout.

– Est-ce que l’on flambe des cochons prèsde cette auberge ?

– Des cochons ? Ah ! voilà quiest plaisant ! Des cochons ? Oui, à peu près ; cesont bien des cochons, car, comme dit l’autre, de leur vivant ilsétaient habillés de soie ; mais ces cochons-là ça n’est paspour manger. Ce sont des huguenots, révérence parler, mon père, quel’on brûle au bord de l’eau, à cent pas d’ici, et c’est leur fumetque vous sentez,

– Des huguenots !

– Oui, des huguenots. Est-ce que ça vousfait quelque chose ? Il ne faut pas que cela vous ôtel’appétit. Quant à changer de salle pour dîner, je n’en aiqu’une ; ainsi vous serez bien obligé de vous en contenter.Bah ! le huguenot, cela ne sent pas déjà si mauvais. Au reste,si on ne les brûlait pas, peut-être qu’ils pueraient biendavantage. Il y en avait un tas ce matin sur le sable, un tas aussihaut… quoi ! aussi haut que voilà cette cheminée.

– Et vous allez voir cescadavres ?

– Ah ! vous me dites cela parcequ’ils étaient nus. Mais des morts, mon révérend, ça ne comptepas ; ça ne me faisait pas plus d’effet que si j’avais vu untas de grenouilles mortes. Il paraît tout de même qu’ils ontjoliment travaillé hier à Orléans, car la Loire nous en afurieusement apporté de ce poisson hérétique-là, et, comme les eauxsont basses, on en trouve tous les jours sur le sable qui restent àsec. Même hier, comme le garçon meunier regardait s’il y avait destanches dans son filet, voilà-t-il pas qu’il trouve dedans unefemme morte qui avait un fier coup de hallebarde dans l’estomac.Tenez, ça lui entrait par là et ça sortait entre les épaules. Ilaurait mieux aimé trouver une belle carpe, tout de même… Maisqu’avez-vous donc, mon révérend ?… Est-ce que vous vouleztomber en pâmoison ? Voulez-vous que je vous donne, enattendant votre dîner, un coup de vin de Beaugency ? ça vousremettra le cœur au ventre.

– Je vous remercie.

– Eh bien ! que voulez-vous pourvotre dîner ?

– La première chose venue… peum’importe.

– Quoi, encore ? J’ai ungarde-manger qui est bien garni, voyez-vous.

– Eh bien ! donnez-moi un poulet, etlaissez-moi lire mon bréviaire.

– Un poulet ! un poulet, monrévérend ! ah ! bien ! en voici d’une bonne !Ce n’est pas sur vos dents que les araignées feront leurs toiles entemps de jeûne. Vous avez donc une dispense du pape pour manger dupoulet le vendredi ?

– Ah ! que je suis distrait !…Oui, sans doute, c’est aujourd’hui vendredi… Vendredi chair nemangeras. Donnez-moi des œufs. Je vous remercie bien dem’avoir averti à temps pour éviter un si grand péché.

– Voyez donc ! dit la cabaretière àdemi-voix, ces messieurs, si on ne les avertissait pas, ils vousmangeraient des poulets un jour maigre, et, pour un mauvais morceaude lard qu’ils trouveront dans la soupe d’une pauvre femme, ilsferont un bruit à vous faire tourner le sang.

Cela dit, elle s’occupa de préparer ses œufs,et le moine se remit à lire son bréviaire.

– Ave, Maria ! ma sœur, ditun autre moine en entrant dans le cabaret, au moment où dameMarguerite tenait la queue de sa poêle et s’apprêtait à retournerune volumineuse omelette.

Le nouveau venu était un beau vieillard àbarbe grise, grand, fort et replet ; il avait la figure trèsenluminée ; mais ce qui attirait d’abord la vue, c’était unénorme emplâtre qui lui cachait un œil et lui couvrait la moitié dela joue. Il parlait français facilement, mais on distinguait dansson langage un léger accent étranger.

Au moment où il entra, le jeune moine baissaencore davantage son capuchon, de manière à ne pouvoir pas êtrevu ; et ce qui surprit plus encore dame Marguerite, c’est quele moine survenant, qui avait son capuchon levé à cause de lachaleur, se hâta de le baisser aussitôt qu’il eut aperçu sonconfrère en religion.

– Ma foi ! mon père, dit lacabaretière, vous arrivez à propos pour dîner ; vousn’attendrez pas, et vous allez vous trouver en pays deconnaissance.

Puis s’adressant au jeune moine :

– N’est-ce pas, mon révérend, que vousêtes enchanté de dîner avec sa révérence que voilà ? L’odeurde mon omelette vient de l’attirer. Dame, aussi, c’est que je n’yépargne pas le beurre !

Le jeune moine répondit avec timidité et enbalbutiant :

– Je craindrais de gêner monsieur.

Le vieux moine dit de son côté, en baissantfort la tête :

– Je suis un pauvre moine alsacien… Jeparle mal français… et je crains que ma compagnie ne soit pasagréable à mon confrère.

– Allons donc ! dit dame Marguerite,vous feriez des façons ? Entre moines, et moines du mêmeordre, il ne doit y avoir qu’une seule table et un seul lit.

Et, prenant un escabeau, elle le plaça auprèsde la table, précisément en face du jeune moine. Le vieux s’y assitde côté, évidemment fort empêché de sa personne ; il semblaitcombattu entre le désir de dîner et une certaine répugnance à setrouver face à face avec un confrère. L’omelette fut servie.

– Allons, mes pères, dépêchez bien vitevotre bénédicité, et ensuite vous me direz si mon omelette estbonne.

À ce mot de bénédicité, les deux moinesparurent encore plus mal à leur aise. Le plus jeune dit au plusvieux :

– C’est à vous à le dire ; vous êtesmon ancien, et cet honneur vous est du.

– Non, pas du tout. Vous étiez ici avantmoi, c’est à vous à le dire.

– Non ; je vous en prie.

– Je ne le ferai pas certainement.

– Il le faut absolument.

– Vous allez voir, dit dame Marguerite,qu’ils laisseront refroidir mon omelette. A-t-on jamais vu deuxfranciscains aussi cérémonieux ? Que le plus vieux dise lebénédicité, et le plus jeune dira les grâces.

– Je ne sais dire le bénédicité que dansma langue, dit le vieux moine.

Le jeune parut surpris, et jeta un coup d’œilà la dérobée sur son compagnon. Cependant ce dernier, joignant lesmains d’une façon fort dévote, commença à marmotter sous soncapuchon quelques paroles que personne n’entendit. Puis il serassit, et en moins de rien, sans dire une parole, il eut engloutiles trois quarts de l’omelette et vidé la bouteille placée en facede lui. Son compagnon, le nez sur son assiette, n’ouvrit la boucheque pour manger. L’omelette achevée, il se leva, joignit les mains,et prononça fort vite et en bredouillant quelques mots latins dontles derniers étaient : Et beata viscera virginisMariæ. Ce furent les seuls que Marguerite entendit.

– Quelles drôles de grâces, révérenceparler, nous dites-vous là, mon père ! Il me semble que cen’est pas comme celles que dit notre curé.

– Ce sont les grâces de notre couvent,dit le jeune franciscain.

– Le bateau va-t-il bientôt venir ?demanda l’autre moine.

– Patience ! Il s’en faut qu’il soitprès d’arriver, répondit dame Marguerite.

Le jeune frère parut contrarié, du moins à enjuger par un mouvement de tête qu’il fit. Cependant, il ne hasardapas la moindre observation ; et, prenant son bréviaire, il semit à lire avec un redoublement d’attention.

De son côté, l’Alsacien, tournant le dos à soncompagnon, faisait rouler les grains de son chapelet entre sonindex et son pouce, tandis qu’il remuait les lèvres, sans qu’il ensortît le moindre son.

– Voici les deux plus étranges moines quej’aie jamais vus, et les plus silencieux, pensa dame Marguerite, ense plaçant à côté de son rouet, qu’elle mit bientôt enmouvement.

Depuis un quart d’heure le silence n’avait étéinterrompu que par le bruit du rouet, lorsque quatre hommes arméset de fort mauvaise mine entrèrent dans l’auberge. Ils touchèrentlégèrement le bord de leur chapeau à la vue des deux moines, etl’un d’eux, saluant Marguerite du nom familier de « ma petiteMargot », lui demanda du vin d’abord, et à dîner bien vite,« car, disait-il, la mousse m’est crue au gosier, faute deremuer les mâchoires. »

– Du vin, du vin ! murmura dameMarguerite, voilà qui est bientôt dit, monsieur Bois-Dauphin. Maisest-ce vous qui payerez l’écot ? Vous savez que Jérôme Créditest mort ; et d’ailleurs vous me devez, tant en vin qu’endîners et soupers, plus de six écus, aussi vrai que je suis unehonnête femme !

– Aussi vrai l’un que l’autre, réponditen riant Bois-Dauphin ; c’est-à-dire que je ne vous dois quedeux écus, la mère Margot, et pas un denier de plus (Il se servitd’un terme plus énergique).

– Ah ! Jésus ! Maria !peut-on dire ?…

– Allons, allons, ne braillez pas, notreancienne. Va pour six écus. Je te les payerai, Margoton, avec ceque nous dépenserons ici ; car j’en ai du sonnant aujourd’hui,quoique nous ne gagnions guère au métier que nous faisons. Je nesais ce que ces gredins-là font de leur argent.

– C’est bien possible qu’ils l’avalent,comme font les Allemands, dit un de ses camarades.

– Malepeste ! s’écria Bois-Dauphin,il faut y regarder de près. Les bonnes pistoles sont, dans unecarcasse hérétique, une bonne farce qu’il ne faut pas jeter auxchiens.

– Comme elle criait, la fille de ceministre de ce matin ! dit le troisième.

– Et le gros ministre ! ajouta ledernier ; comme j’ai ri ! Il était si gros qu’il nepouvait enfoncer dans l’eau.

– Vous avez donc bien travaillé cematin ? demanda Marguerite, qui revenait de la cave avec desbouteilles pleines.

– Comme cela, dit Bois-Dauphin. Hommes,femmes et petits enfants, c’est douze en tout que nous avons jetésà l’eau ou dans le feu. Mais le malheur, Margot, c’est qu’ilsn’avaient ni sou ni maille ; hormis la femme, qui avaitquelques babioles, tout ce gibier-là ne valait pas les quatre fersd’un chien. Oui, mon père, continua-t-il en s’adressant au plusjeune des moines, nous avons bien gagné des indulgences, ce matin,en tuant ces chiens d’hérétiques, vos ennemis.

Le moine le regarda un instant, et se remit àlire ; mais son bréviaire tremblait visiblement dans sa maingauche, et il serrait son poing droit comme un homme agité par uneémotion concentrée.

– À propos d’indulgences, ditBois-Dauphin en se tournant vers ses camarades, savez-vous que jevoudrais bien en avoir une pour faire gras aujourd’hui ? Jevois dans la basse-cour de dame Margot des poulets qui me tententfurieusement.

– Parbleu ! dit un des scélérats,mangeons-en, nous ne serons pas damnés pour cela. Nous irons demainà confesse, voilà tout.

– Écoutez, compères, dit un autre, il mevient une idée. Demandons à ces gros frocards-là de nous donner lapermission de faire gras.

– Oui, comme s’ils le pouvaient !répondit son camarade.

– Par les tripes de Notre-Dame !s’écria Bois-Dauphin, je sais un meilleur moyen que tout cela, etje vais vous le dire à l’oreille.

Les quatre coquins s’approchèrent aussitôttête contre tête, et Bois-Dauphin leur expliqua tout bas sonprojet, qui fut accueilli par de grands éclats de rire. Un seul desbandits montra quelque scrupule.

– C’est une méchante idée que tu as la,Bois-Dauphin, et cela peut porter malheur ; moi je n’en suispas.

– Tais-toi donc, Cuillemain. Comme sic’était un gros péché que de faire flairer à quelqu’un la lame d’unpoignard !

– Oui, mais un tonsuré !…

Ils parlaient à voix basse, et les deux moinessemblaient chercher à deviner leurs projets par quelques motsqu’ils saisissaient dans leur conversation.

– Bah ! il n’y a guère dedifférence, repartit Bois-Dauphin d’un ton plus haut. Et puis,comme cela, c’est lui qui fera le péché, et ce ne sera pas moi.

– Oui, oui ! Bois-Dauphin araison ! s’écrièrent les deux autres.

Aussitôt Bois-Dauphin se leva et sortit de lasalle. Un instant après, on entendit des poules crier, et lebrigand reparut bientôt, tenant une poule morte de chaque main.

– Ah ! le maudit ! s’écriaitdame Marguerite. Tuer mes poulets ! et un vendredi !Qu’en veux-tu faire, brigand ?

– Silence, dame Margoton, et nem’échauffez pas les oreilles, vous savez que je suis un méchantgarçon. Préparez vos broches et me laissez faire.

Puis s’approchant du frère alsacien :

– Ça, mon père, dit-il, vous voyez biences deux bêtes-ci ? eh bien ! je voudrais que vous mefissiez la grâce de les baptiser.

Le moine recula de surprise ; l’autreferma son livre, et dame Marguerite commença à dire des injures àBois-Dauphin.

– Que je les baptise ? dit lemoine.

– Oui, mon père. Moi, je serai leparrain, et Margot que voici sera la marraine. Or, voici les nomsque je donne à mes filleules : celle-ci se nommera Carpe, etcelle-là Perche. Voilà deux jolis noms.

– Baptiser des poules ! s’écria lemoine en riant.

– Eh oui, morbleu ! mon père ;allons, vite en besogne !

– Ah ! scélérat ! s’écriaMarguerite ; tu crois que je te laisserai faire ce commerce-làdans ma maison ? Crois-tu être chez des juifs ou au sabbat,pour baptiser des bêtes ?

– Délivrez-moi donc de cette braillarde,dit Bois-Dauphin à ses camarades ; et vous, mon père, nesauriez-vous lire le nom du coutelier qui a fait cettelame-ci ?

En parlant ainsi, il passait son poignard nusous le nez du vieux moine. Le jeune se leva sur son banc ;mais presque aussitôt, comme par l’effet d’une réflexion prudente,il se rassit déterminé à prendre patience.

– Comment voulez-vous que je baptise desvolailles, mon enfant ?

– Parbleu ! c’est bien facile ;comme vous nous baptisez, nous autres enfants de femmes. Jetez-leurun peu d’eau sur la tête, et dites : Baptizo te Carpam etPercham : seulement dites cela dans votre baragouin.Allons, Petit-Jean, apporte-nous ce verre d’eau, et vous tous, àbas les chapeaux ; et du recueillement, noble Dieu !

À la surprise générale, le vieux cordelierprit un peu d’eau, la répandit sur la tête des poules, et prononçafort vite et très indistinctement quelque chose qui avait l’aird’une prière. Il finit par : Baptizo te Carpam etPercham. Puis il se rassit, et reprit son chapelet avecbeaucoup de calme et comme s’il n’avait fait qu’une choseordinaire. L’étonnement avait rendu muette dame Marguerite.Bois-Dauphin triomphait.

– Allons, Margot, dit-il en lui jetantles deux poulets, apprête-nous cette carpe et cette perche ;c’est un très bon manger maigre.

Mais, malgré leur baptême, Marguerite serefusait encore à les regarder comme un manger de chrétiens. Ilfallut que les bandits la menaçassent de mauvais traitements pourqu’elle pût se décider à mettre à la broche ces poissonsimprovisés.

Cependant Bois-Dauphin et ses compagnonsbuvaient largement ; ils portaient des santés et menaientgrand bruit.

– Écoutez ! cria Bois-Dauphin enfrappant un grand coup de poing sur la table pour obtenir dusilence, je propose de boire à la santé de notre saint-père lepape, et à la mort de tous les huguenots ; et il faut que nosdeux frocards et dame Margot boivent avec nous.

La proposition fut accueillie par acclamationde ses trois camarades.

Il se leva en chancelant un peu, car il étaitdéjà plus qu’à moitié ivre, et, avec une bouteille qu’il avait à lamain, il emplit le verre du jeune moine.

– Allons, bon père, dit-il, à la saintetéde sa santé !… Je me trompe. À la santé de Sa Sainteté !et à la mort…

– Je ne bois jamais entre mes repas,répondit froidement le jeune homme.

– Oh ! parbleu ! vous boirez,ou le diable m’emporte si vous ne dites pourquoi !

À ces mots, il posa la bouteille sur la table,et, prenant le verre, il l’approcha des lèvres du moine, qui sepenchait sur son bréviaire, avec un grand calme en apparence.Quelques gouttes de vin tombèrent sur le livre. Aussitôt le moinese leva, saisit le verre ; mais, au lieu de le boire, il enjeta le contenu au visage de Bois-Dauphin. Tout le monde se prit àrire. Le frère, adossé contre la muraille et les bras croisés,regardait fixement le scélérat.

– Savez-vous bien, mon petit père, quecette plaisanterie-là ne me plaît point ? Jour de Dieu, sivous n’étiez pas un frocard, pour tout potage, je vous apprendraisbien à connaître votre monde.

En parlant ainsi, il étendit la main jusqu’àla figure du jeune homme, et de l’extrémité de ses doigts ileffleura sa moustache.

La figure du moine devint d’un pourpreéclatant. D’une main il prit au collet l’insolent bandit, et del’autre, s’armant de la bouteille, il la lui cassa sur la tête siviolemment, que Bois-Dauphin tomba sans connaissance sur lecarreau, inondé à la fois de sang et de vin.

– À merveille, mon brave ! s’écriale vieux moine, et pour un calotin[63]vous faites rage.

– Bois-Dauphin est mort !s’écrièrent les trois brigands, voyant que leur camarade ne remuaitpas. Ah ! coquin ! nous allons vous étrillerd’importance.

Ils saisirent leurs épées ; mais le jeunemoine, avec une agilité surprenante, retroussa les longues manchesde sa robe, s’empara de l’épée de Bois-Dauphin, et se mit en gardede la manière du monde la plus résolue. En même temps, son confrèretira de dessous sa robe un poignard dont la lame avait biendix-huit pouces de long, et se mit à ses côtés d’un air tout aussimartial.

– Ah ! canaille ! s’écriait-il,nous allons vous apprendre à vivre, et vous montrer votremétier !

En un tour de main, les trois coquins, blessésou désarmés, furent obligés de sauter par la fenêtre.

– Jésus ! Maria ! s’écria dameMarguerite, quels champions êtes-vous, mes bons pères ! Vousfaites honneur à la religion. Avec tout cela, voilà un homme mort,et cela est désagréable pour la réputation de cette auberge.

– Oh ! que nenni, il n’est pas mort,dit le vieux moine ; je le vois qui grouille[64]  ; mais je m’en vais lui donnerl’extrême-onction.

Et il s’approcha du blessé, qu’il prit par lescheveux, et lui posant son poignard tranchant sur la gorge, il semettait en devoir de lui couper la tête si dame Marguerite et soncompagnon ne l’eussent retenu.

– Que faites-vous, bon Dieu ! disaitMarguerite ; tuer un homme ! et un homme qui passe pourbon catholique encore, quoiqu’il n’en soit rien, comme il paraîtassez !

– Je suppose, dit le jeune moine à sonconfrère, que des affaires pressantes vous appellent, ainsi quemoi, à Beaugency. Voici le bateau. Hâtons-nous.

– Vous avez raison, et je vous suis.

Il essuya son poignard et le remit sous sarobe. Alors, les deux vaillants moines, ayant payé leur écot,s’acheminèrent de compagnie vers la Loire, laissant Bois-Dauphinentre les mains de Marguerite, qui commença par se payer enfouillant dans ses poches ; puis elle s’occupa d’ôter lesmorceaux de verre dont sa figure était hérissée, afin de le pansersuivant toutes les règles usitées par les commères en cassemblables.

– Je me trompe fort, ou je vous ai vuquelque part, dit le jeune homme au vieux cordelier.

– Le diable m’emporte si votre figurem’est inconnue ! Mais…

– Quand je vous ai vu pour la premièrefois, il me semble que vous ne portiez pas cette robe.

– Et vous-même ?

– Vous êtes le capitaine…

– Dietrich Hornstein, pour vousservir ; et vous êtes le jeune gentilhomme avec qui j’ai dînéprès d’Étampes.

– Lui-même.

– Vous vous nommez Mergy ?

– Oui ; mais ce n’est pas mon nommaintenant. Je suis le frère Ambroise.

– Et moi, le frère Antoine d’Alsace.

– Bien. Et vous allez ?

– À la Rochelle, si je puis.

– Et moi de même.

– Je suis charmé de vous rencontrer…Mais, diable ! vous m’avez furieusement embarrassé avec votrebénédicité. C’est que je n’en savais pas un mot ; et moi, jevous prenais d’abord pour un moine, s’il en fut.

– Je vous en présente autant.

– D’où vous êtes-vous échappé ?

– De Paris. Et vous ?

– D’Orléans. J’ai été contraint de mecacher pendant plus de huit jours. Mes pauvres reîtres… moncornette… sont dans la Loire.

– Et Mila ?

– Elle s’est faite catholique.

– Et mon cheval, capitaine ?

– Ah ! votre cheval ? J’ai faitpasser par les verges le coquin de trompette qui vous l’avaitdérobé… Mais, ne sachant où vous demeuriez, je n’ai pu vous lefaire rendre… Et je le gardais en attendant l’honneur de vousrencontrer. Maintenant il appartient sans doute à quelque coquin depapiste.

– Chut ! ne prononcez pas ce mot sihaut. Allons, capitaine, unissons nos fortunes, et entr’aidons-nouscomme nous venons de faire tout à l’heure.

– Je le veux ; et, tant que DietrichHornstein aura une goutte de sang dans les veines, il sera prêt àjouer des couteaux à vos côtés.

Ils se serrèrent la main avec joie.

– Ah çà ! dites-moi donc quellediable d’histoire me sont-ils venus conter avec leurs poules etleur Carpam, Percham ? Il faut convenir queces papaux sont une bien sotte espèce.

– Chut ! encore une fois :voici le bateau.

En devisant de la sorte, ils arrivèrent aubateau où ils s’embarquèrent. Ils parvinrent à Beaugency sans autreaccident que celui de rencontrer plusieurs cadavres de leurscoreligionnaires flottant sur la Loire.

Un batelier remarqua que la plupart étaientcouchés sur le dos.

– Ils demandent vengeance au ciel, dittout bas Mergy au capitaine des reîtres.

Dietrich lui serra la main sans répondre.

Chapitre 24LE SIÈGE DE LA ROCHELLE

 

La Rochelle, dont presque tous les habitantsprofessaient la religion réformée, était alors comme la capitaledes provinces du Midi, et le plus ferme boulevard du partiprotestant. Un commerce étendu avec l’Angleterre et l’Espagne yavait introduit des richesses considérables, et cet espritd’indépendance qu’elles font naître et qu’elles soutiennent. Lesbourgeois, pêcheurs ou matelots, souvent corsaires, familiarisés debonne heure avec les dangers d’une vie aventureuse, possédaient uneénergie qui leur tenait lieu de discipline et d’habitude de laguerre.

Aussi, à la nouvelle du massacre du 24 août,loin de s’abandonner à cette résignation stupide qui s’étaitemparée de la plupart des protestants et les avait fait désespérerde leur cause, les Rochelois furent animés de ce courage actif etredoutable que donne quelquefois le désespoir. D’un commun accord,ils résolurent de subir les dernières extrémités, plutôt qued’ouvrir leurs portes à un ennemi qui venait de leur donner unepreuve si éclatante de sa mauvaise foi et de sa barbarie. Tandisque les ministres entretenaient ce zèle par leurs discoursfanatiques, femmes, enfants, vieillards, travaillaient à l’envi àréparer les anciennes fortifications, à en élever de nouvelles. Onramassait des vivres et des armes, on équipait des barques et desnavires ; enfin, on ne perdait pas un moment pour organiser etpréparer tous les moyens de défense dont la ville étaitsusceptible. Plusieurs gentilshommes échappés au massacre sejoignirent aux Rochelois, et, par le tableau qu’ils faisaient descrimes de la Saint-Barthélémy, donnaient du courage aux plustimides. Pour des hommes sauvés d’une mort qui semblait certaine,la guerre et ses hasards étaient comme un vent léger pour desmatelots qui viennent d’échapper à une tempête. Mergy et soncompagnon furent du nombre de ces réfugiés qui vinrent grossir lesrangs des défenseurs de La Rochelle.

La cour de Paris, alarmée de ces préparatifs,se repentit de ne pas les avoir prévenus. Le maréchal de Birons’approcha de la Rochelle, porteur des propositionsd’accommodement. Le roi avait quelques raisons d’espérer que lechoix de Biron serait agréable aux Rochelois ; car cemaréchal, loin de prendre part aux massacres de laSaint-Barthélémy, avait sauvé plusieurs protestants de marque, etmême avait pointé les canons de l’Arsenal, qu’il commandait, contreles assassins qui portaient les enseignes royales. Il ne demandaitque d’être reçu dans la ville et reconnu en qualité de gouverneurpour le roi, promettant de respecter les privilèges et lesfranchises des habitants, et de leur laisser le libre exercice deleur religion. Mais, après l’assassinat de soixante milleprotestants, pouvait-on croire encore aux promesses de CharlesIX ? D’ailleurs, pendant le cours même des négociations, lesmassacres continuaient à Bordeaux, les soldats de Biron pillaientle territoire de la Rochelle, et une flotte royale arrêtait lesbâtiments marchands et bloquait le port.

Les Rochelois refusèrent de recevoir Biron, etrépondirent qu’ils ne pourraient traiter avec le roi tant qu’ilserait captif des Guises, soit qu’ils crussent ces derniers lesseuls auteurs des maux que souffrait le calvinisme, soit que parcette fiction, depuis souvent répétée, ils voulussent rassurer laconscience de ceux qui auraient cru que la fidélité à leur roidevait l’emporter sur les intérêts de leur religion. Dès lors iln’y eut plus moyen de s’entendre. Le roi s’avisa d’un autrenégociateur, et ce fut La Noue qu’il envoya. La Noue, surnomméBras de Fer, à cause d’un bras postiche par lequel ilavait remplacé celui qu’il avait perdu dans un combat, était uncalviniste zélé, qui, dans les dernières guerres civiles, avaitfait preuve d’un grand courage et de talents militaires.

L’Amiral, dont il était l’ami, n’avait pas eude lieutenant plus habile ni plus dévoué. Au moment de laSaint-Barthélémy, il était dans les Pays-Bas, dirigeant les bandessans discipline des Flamands insurgés contre la puissanceespagnole. Trahi par la fortune, il avait été contraint de serendre au duc d’Albe, qui l’avait assez bien traité. Depuis, etlorsque tant de sang versé eut excité quelques remords, Charles IXle réclama, et, contre toute attente, le reçut avec la plus grandeaffabilité. Ce prince, extrême en tout, accablait de caresses unprotestant, et venait d’en faire égorger cent mille.

Une espèce de fatalité semblait protéger ledestin de La Noue ; déjà dans la troisième guerre civile, ilavait été fait prisonnier, d’abord à Jarnac, puis à Moncontour, ettoujours relâché sans rançon par le frère du roi[65],malgré les instances d’une partie de ses capitaines, qui lepressaient de sacrifier un homme trop dangereux pour être épargné,et trop honnête pour être séduit. Charles pensa que La Noue sesouviendrait de sa clémence, et le chargea d’exhorter les Rocheloisà la soumission. La Noue accepta, mais à condition que le roin’exigerait rien de lui qui ne fût compatible avec son honneur. Ilpartit, accompagné d’un prêtre italien qui devait lesurveiller.

D’abord il éprouva la mortification des’apercevoir qu’on se défiait de lui. Il ne put être admis dans laRochelle, mais on lui assigna pour lieu d’entrevue un petit villagedes environs. Ce fut à Tadon qu’il rencontra les députés de laRochelle. Il les connaissait tous comme l’on connaît de vieuxcompagnons d’armes ; mais à son aspect pas un seul ne luitendit une main amie, pas un seul ne parut le reconnaître, il senomma et exposa les propositions du roi. La substance de sondiscours était :

– Fiez-vous aux promesses du roi ;la guerre civile est le pire des maux.

Le maire de la Rochelle répondit avec unsourire amer :

– Nous voyons bien un homme qui ressembleà La Noue, mais La Noue n’aurait pas proposé à ses frères de sesoumettre à des assassins. La Noue aimait feu Mr l’Amiral, etil aurait voulu le venger plutôt que de traiter avec sesmeurtriers. Non, vous n’êtes point La Noue !

Le malheureux ambassadeur, que ces reprochesperçaient jusqu’à l’âme, rappela les services qu’il avait rendus àla cause des calvinistes, montra son bras mutilé, et protesta deson dévouement à sa religion. Peu à peu la méfiance des Rocheloisse dissipa ; leurs portes s’ouvrirent pour La Noue ; ilslui montrèrent leurs ressources, et le pressèrent même de se mettreà leur tête. L’offre était bien tentante pour un vieux soldat. Leserment fait à Charles avait été prêté à une condition que l’onpouvait interpréter suivant sa conscience. La Noue espéra qu’en semettant à la tête des Rochelois il serait plus à même de lesramener à des dispositions pacifiques ; il crut qu’il pourraiten même temps concilier la fidélité jurée à son roi et celle qu’ildevait à sa religion. Il se trompait.

Une armée royale vint attaquer la Rochelle. LaNoue conduisait toutes les sorties, tuait bon nombre decatholiques ; puis, rentré dans la ville, exhortait leshabitants à faire la paix. Qu’arriva-t-il ? Les catholiquescriaient qu’il avait manqué de parole au roi : les protestantsl’accusaient de les trahir.

Dans cette position, La Noue, abreuvé dedégoûts, cherchait à se faire tuer en s’exposant vingt fois parjour.

Chapitre 25LA NOUE

 

Les assiégés venaient de faire une sortieheureuse contre les ouvrages avancés de l’armée catholique. Ilsavaient comblé plusieurs toises de tranchées, culbuté desgabions[66] et tuéune centaine de soldats. Le détachement qui avait remporté cetavantage rentrait dans la ville par la porte de Tadon. D’abordmarchait le capitaine Dietrich avec une compagnie d’arquebusiers,tous le visage échauffé, haletants et demandant à boire, marquecertaine qu’ils ne s’étaient pas épargnés. Venait ensuite unegrosse troupe de bourgeois, parmi lesquels on remarquait plusieursfemmes qui paraissaient avoir pris part au combat. Suivait unequarantaine de prisonniers, la plupart couverts de blessures etplacés entre deux files de soldats qui avaient beaucoup de peine àles défendre de la fureur du peuple rassemblé sur leur passage.Environ vingt cavaliers formaient l’arrière-garde. La Noue, à quiMergy servait d’aide de camp, marchait le dernier. Sa cuirasseavait été faussée par une balle, et son cheval était blessé en deuxendroits. De sa main gauche il tenait encore un pistolet déchargé,et, au moyen d’un crochet qui sortait, au lieu de main, de sonbrassard droit, il gouvernait la bride de son cheval.

– Laissez passer les prisonniers, mesamis ! s’écriait-il à tous moments. Soyez humains, bonsRochelois. Ils sont blessés, ils ne peuvent plus se défendre :ils ne sont plus ennemis.

Mais la canaille lui répondait par desvociférations sauvages : Au gibet, les papistes ! àla potence ! et vive La Noue !

Mergy et les cavaliers, en distribuant àpropos quelques coups du bois de leurs lances, ajoutèrent à l’effetdes recommandations généreuses de leur capitaine. Les prisonniersfurent enfin conduits dans la prison de la ville et placés sousbonne garde dans un endroit où ils n’avaient rien à craindre desfureurs de la populace. Le détachement se dispersa, et La Noue,accompagné de quelques gentilshommes seulement, mit pied à terredevant l’hôtel de ville au moment où le maire en sortait, suivi deplusieurs bourgeois et d’un ministre âgé nommé Laplace.

– Eh bien ! vaillant La Noue, dit lemaire en lui tendant la main, vous venez de montrer à cesmassacreurs que tous les braves ne sont pas morts avecMr l’Amiral.

– L’affaire a tourné assez heureusement,Monsieur, répondit La Noue avec modestie. Nous n’avons eu que cinqmorts et peu de blessés.

– Puisque vous conduisiez la sortie,monsieur de La Noue, reprit le maire, d’avance nous étions sûrs dusuccès.

– Eh ! que ferait La Noue sans lesecours de Dieu ? s’écria aigrement le vieux ministre. C’estle Dieu fort qui a combattu pour nous aujourd’hui ; il aécouté nos prières.

– C’est Dieu qui donne et qui ôte lavictoire à son gré, dit La Noue d’une voix calme, et ce n’est quelui qu’il faut remercier des succès de la guerre.

Puis, se tournant vers le maire :

– Eh bien ! Monsieur, le conseila-t-il délibéré sur les nouvelles propositions de Sa Majesté.

– Oui, répondit le maire ; nousvenons de renvoyer le trompette à Monsieur en le priant des’épargner la peine de nous adresser de nouvelles sommations.Dorénavant ce n’est qu’à coups d’arquebuse que nous yrépondrons.

– Vous auriez dû faire pendre letrompette, observa le ministre ; car n’est-il pas écrit :Quelques méchants garnements sont sortis du milieu de toi, quiont voulu séduire les habitants de leur ville… Mais tu ne manqueraspoint de les faire mourir : ta main sera la première sur eux,et ensuite la main de tout un peuple.

La Noue soupira et leva les yeux au ciel sansrépondre.

– Quoi ! nous rendre !poursuivit le maire, nous rendre quand nos murailles sont encoredebout, lorsque l’ennemi n’ose même les attaquer de près, tandisque tous les jours nous allons l’insulter dans ses tranchées !Croyez-moi, monsieur de La Noue, s’il n’y avait pas de soldats à laRochelle, les femmes seules suffiraient pour repousser lesécorcheurs de Paris.

– Monsieur, quand on est le plus fort, ilfaut parler avec ménagement de son ennemi, et quand on est le plusfaible…

– Eh ! qui vous dit que nous sommesles plus faibles ? interrompit Laplace. Dieu ne combat-il paspour nous ? Et Gédéon avec trois cents Israélites n’était-ilpas plus fort que toute l’armée des Madianites ?

– Vous savez mieux que personne, monsieurle maire, combien les approvisionnements sont insuffisants. Lapoudre est rare, et j’ai été contraint de défendre aux arquebusiersde tirer de loin.

– Montgomery nous en enverrad’Angleterre, dit le maire.

– Le feu du ciel tombera sur lespapistes, dit le ministre.

– Le pain enchérit tous les jours,monsieur le maire.

– Un jour ou l’autre nous verronsparaître la flotte anglaise, et alors l’abondance renaîtra dans laville.

– Dieu fera tomber la manne s’il lefaut ! s’écria impétueusement Laplace.

– Quant au secours dont vous parlez,reprit La Noue, il suffit d’un vent de sud de quelques jours pourqu’il ne puisse entrer dans notre port. D’ailleurs il peut êtrepris.

– Le vent soufflera du nord ! Je tele prédis, homme de peu de foi, dit le ministre. Tu as perdu lebras droit et ton courage en même temps.

La Noue paraissait décidé à ne pas luirépondre. Il poursuivit, s’adressant toujours au maire.

– Perdre un homme est pour nous plusgrave que pour l’ennemi d’en perdre dix. Je crains que, si lescatholiques pressent le siège avec vigueur, nous ne soyonscontraints d’accepter des conditions plus dures que celles que vousrejetez maintenant avec mépris. Si, comme je l’espère, le roi veutbien se contenter de voir son autorité reconnue dans cette ville,sans exiger d’elle des sacrifices qu’elle ne peut faire, je croisqu’il est de notre devoir de lui ouvrir nos portes ; car ilest notre maître, après tout.

– Nous n’avons d’autre maître queChrist ! et il n’y a qu’un impie qui puisse appeler son maîtrele féroce Achab, Charles qui boit le sang des prophètes !…

Et la fureur du ministre redoublait en voyantl’imperturbable sang-froid de La Noue.

– Pour moi, dit le maire, je me souviensbien que la dernière fois que Mr l’Amiral passa par notreville, il nous dit : Le roi m’a donné sa parole que sessujets protestants et ses sujets catholiques seraient traités demême. Six mois après, le roi, qui lui avait donné sa parole,l’a fait assassiner. Si nous ouvrons nos portes, laSaint-Barthélémy se fera chez nous comme à Paris.

– Le roi a été trompé par les Guises. Ils’en repent, et voudrait racheter le sang versé. Si par votreentêtement à ne pas traiter vous irritez les catholiques, toutesles forces du royaume vous tomberont sur les bras, et alors seradétruit le seul refuge de la religion réformée. La paix ! lapaix ! croyez-moi, monsieur le maire.

– Lâche ! s’écria le ministre, tudésires la paix parce que tu crains pour ta vie.

– Oh ! monsieur Laplace !… ditle maire.

– Bref, poursuivit froidement La Noue,mon dernier mot est que, si le roi consent à ne pas mettre garnisondans la Rochelle et à laisser nos prêches libres, il faut luiporter nos clefs et l’assurer de notre soumission.

– Tu es un traître ! criaLaplace ; et tu es gagné par les tyrans.

– Bon Dieu ! que dites-vous là,monsieur Laplace ? répéta le maire.

La Noue sourit légèrement et d’un air demépris.

– Vous le voyez, monsieur le maire, letemps où nous vivons est étrange : les gens de guerre parlentde paix, et les ministres prêchent la guerre.

– Mon cher monsieur, continua-t-il,s’adressant enfin à Laplace, il est heure de dîner, ce me semble,et votre femme vous attend sans doute dans votre maison.

Ces derniers mots achevèrent de rendre furieuxle ministre. Il ne sut trouver aucune injure à dire ; et,comme un soufflet dispense de réponse raisonnable, il en donna unsur la joue du vieux capitaine.

– Jour de Dieu ! quefaites-vous ! s’écria le maire. Frapper Mr de La Noue, lemeilleur citoyen et le plus brave soldat de la Rochelle !

Mergy, qui était présent, se disposait àdonner à Laplace une correction dont il aurait gardé lesouvenir ; mais La Noue le retint.

Quand sa barbe grise fut touchée par la mainde ce vieux fou, il y eut un instant rapide comme la pensée où sesyeux brillèrent d’un éclair d’indignation et de courroux. Aussitôtsa physionomie reprit son impassibilité : on eût dit que leministre avait frappé le buste de marbre d’un sénateur romain, oubien que La Noue n’avait été touché que par une chose inanimée etpoussée par le hasard.

– Ramenez ce vieillard à sa femme, dit-ilà un des bourgeois qui entraînaient le vieux ministre. Dites-luid’en avoir soin ; certainement il ne se porte pas bienaujourd’hui. Monsieur le maire, je vous prie de me procurer centcinquante volontaires parmi les habitants, car je voudrais fairedemain une sortie à la pointe du jour, au moment où les soldats quiont passé la nuit dans les tranchées sont encore tout engourdis parle froid, comme les ours que l’on attaque au dégel. J’ai remarquéque des gens qui ont dormi sous un toit ont bon marché le matin deceux qui viennent de passer la nuit à la belle étoile.

– Monsieur de Mergy, si vous n’êtes pastrop pressé pour dîner, voulez-vous faire un tour avec moi aubastion de l’Évangile ? je voudrais voir où en sont lestravaux de l’ennemi.

Il salua le maire, et, s’appuyant sur l’épauledu jeune homme, il se dirigea vers le bastion.

Ils y entrèrent un instant après qu’un coup decanon venait d’y blesser mortellement deux hommes. Les pierresétaient toutes teintes de sang, et l’un de ces malheureux criait àses camarades de l’achever. La Noue, le coude appuyé sur leparapet, regarda quelque temps en silence les travaux desassiégeants ; puis, se tournant vers Mergy :

– C’est une horrible chose que la guerre,dit-il ; mais une guerre civile !… Ce boulet a été misdans un canon français ; c’est un Français qui a pointé lecanon et qui vient d’y mettre le feu, et ce sont deux Français quece boulet a tués. Encore n’est-ce rien que de donner la mort à undemi-mille de distance ; mais, monsieur de Mergy, quand ilfaut plonger son épée dans le corps d’un homme qui vous crie grâcedans votre langue !… Et cependant nous venons de faire cela cematin même.

– Ah ! Monsieur, si vous aviez vules massacres du 24 août ! si vous aviez passé la Seine quandelle était rouge et qu’elle portait plus de cadavres qu’elle necharrie de glaçons après une débâcle, vous éprouveriez peu de pitiépour les hommes que nous combattons. Pour moi, tout papiste est unmassacreur…

– Ne calomniez pas votre pays. Dans cettearmée qui nous assiège, il y a bien peu de ces monstres dont vousparlez. Les soldats sont des paysans français qui ont quitté leurcharrue pour gagner la paye du roi ; et les gentilshommes etles capitaines se battent parce qu’ils ont prêté serment defidélité au roi. Ils ont raison peut-être, et nous… nous sommes desrebelles.

– Rebelles ! Notre cause estjuste ; nous combattons pour notre religion et pour notrevie.

– À ce que je vois, vous avez peu descrupules ; vous êtes heureux, monsieur de Mergy.

Et le vieux guerrier soupira profondément.

– Morbleu ! dit un soldat qui venaitde décharger son arquebuse, il faut que ce diable-là ait uncharme ! depuis trois jours je le vise, et je n’ai pu parvenirà le toucher.

– Qui donc ? demanda Mergy.

– Tenez, voyez-vous ce gaillard enpourpoint blanc, avec l’écharpe et la plume rouges ? Tous lesjours il se promène à notre barbe, comme s’il voulait nous narguer.C’est une de ces épées dorées de la cour qui est venue avecMonsieur.

– La distance est grande, ditMergy ; n’importe, donnez-moi une arquebuse.

Un soldat remit son arme entre ses mains.Mergy appuya le bout du canon sur le parapet, et visa avec beaucoupd’attention.

– Si c’était quelqu’un de vos amis ?dit La Noue. Pourquoi voulez-vous faire ainsi le métierd’arquebusier ?

Mergy allait presser la détente ; ilretint son doigt.

– Je n’ai point d’amis parmi lescatholiques, excepté un seul… Et celui-là, j’en suis bien sûr,n’est pas à nous assiéger.

– Si c’était votre frère qui, ayantaccompagné Monsieur…

L’arquebuse partit ; mais la main deMergy avait tremblé, et l’on vit s’élever la poussière produite parla balle assez loin du promeneur. Mergy ne croyait pas que sonfrère pût être dans l’armée catholique ; cependant il fut bienaise de voir qu’il avait manqué son coup. La personne sur laquelleil venait de tirer continua de marcher à pas lents, et disparutensuite derrière les amas de terre fraîchement remuée quis’élevaient de toutes parts autour de la ville.

Chapitre 26LA SORTIE

 

Une pluie fine et froide, qui était tombéesans interruption pendant toute la nuit, venait enfin de cesser aumoment où le jour naissant s’annonçait dans le ciel par une lumièreblafarde du côté de l’orient. Elle perçait avec peine un brouillardlourd et rasant la terre, que le vent déplaçait ça et là en yfaisant comme de larges trouées ; mais ces flocons grisâtresse réunissaient bientôt, comme les vagues séparées par un navireretombent et remplissent le sillage qu’il vient de tracer. Couvertede cette vapeur épaisse que perçaient les cimes de quelques arbres,la campagne ressemblait à une vaste inondation.

Dans la ville, la lumière incertaine du matin,mêlée à la lueur des torches, éclairait une troupe assez nombreusede soldats et de volontaires rassemblés dans la rue qui conduisaitau bastion de l’Évangile. Ils frappaient le pavé du pied, ets’agitaient sans changer de place comme des gens pénétrés par cefroid humide et perçant qui accompagne le lever du soleil en hiver.Les jurements et les imprécations énergiques n’étaient pointépargnés contre celui qui leur avait fait prendre les armes de sigrand matin ; mais, malgré leurs injures, on démêlait dansleurs discours la bonne humeur et l’espérance qui anime des soldatsconduits par un chef estimé. Ils disaient d’un ton moitié plaisant,moitié colère :

– Ce maudit Bras-de-fer, ceJean-qui-ne-dort, ne saurait déjeuner qu’il n’ait donné unréveille-matin à nos tueurs de petits enfants ! – Que lafièvre le serre ! Le diable d’homme ! avec lui on n’estjamais sûr de faire une bonne nuit. – Par la barbe de feuMr l’Amiral ! si je n’entends ronfler bientôt lesarquebusades, je vais m’endormir comme si j’étais encore dans monlit. – Ah ! vivat ! voici le brandevin[67] qui va nous remettre le cœur au ventre,et nous empêcher de gagner des rhumes au milieu de ce brouillard dudiable.

Pendant que l’on distribuait du brandevin auxsoldats, les officiers, entourant La Noue debout sous l’auventd’une boutique, écoutaient avec intérêt le plan de l’attaque qu’ilse proposait de faire contre l’armée assiégeante. Un roulement detambours se fit entendre ; chacun reprit son poste ; unministre s’avança, bénit les soldats, les exhortant à bien faire,sous la promesse de la vie éternelle s’il leur arrivait de nepouvoir, et pour cause, rentrer dans la ville et recevoir lesrécompenses et les remerciements de leurs concitoyens. Le sermonfut court, et La Noue le trouva trop long. Ce n’était plus le mêmehomme qui, la veille, regrettait chaque goutte de sang françaisrépandu dans cette guerre. Il n’était plus qu’un soldat, etsemblait avoir hâte de revoir une scène de carnage. Aussitôt que lediscours du ministre fut terminé et que les soldats eurent réponduAmen, il s’écria d’un ton de voix ferme et dur :

– Camarades ! Monsieur vient de vousdire vrai ; recommandons-nous à Dieu et à Notre-Dame deFrappe-Fort. Le premier qui tirera avant que sa bourre n’entre dansle ventre d’un papiste, je le tuerai, si j’en réchappe.

– Monsieur, lui dit tout bas Mergy, voilàun discours bien différent de ceux d’hier.

– Savez-vous le latin ? lui demandaLa Noue d’un ton brusque.

– Oui, Monsieur.

– Eh bien ! souvenez-vous de ce beaudicton : Age quod agis.

Il fit un signal ; on tira un coup decanon ; et toute la troupe se dirigea à grands pas vers lacampagne : en même temps de petits pelotons de soldats,sortant par différentes portes, allèrent donner l’alarme surplusieurs points des lignes ennemies, afin que les catholiques, secroyant assaillis de toutes parts, n’osassent porter des secourscontre l’attaque principale, de peur de dégarnir un endroit deleurs retranchements partout menacés.

Le bastion de l’Évangile, contre lequel lesingénieurs de l’armée catholique avaient dirigé leurs efforts,avait surtout à souffrir d’une batterie de cinq canons, établie surune petite éminence surmontée d’un bâtiment ruiné qui, avant lesiège, avait été un moulin. Un fossé avec un parapet en terredéfendait les approches du côté de la ville, et en avant du fosséon avait placé plusieurs arquebusiers en sentinelle. Mais, ainsique l’avait prévu le capitaine protestant, leurs arquebuses,exposées pendant plusieurs heures à l’humidité, devaient être à peuprès inutiles, et les assaillants, bien pourvus de tout, préparés àl’attaque, avaient un grand avantage sur des gens surpris àl’improviste, fatigués par les veilles, trempés de pluie et transisde froid.

Les premières sentinelles sont égorgées.Quelques arquebusades, parties par miracle, éveillent la garde dela batterie à temps pour voir l’ennemi déjà maître du parapet etgrimpant contre la butte du moulin. Quelques-uns essayent derésister ; mais leurs armes échappent à leurs mains roidiespar le froid ; presque toutes leurs arquebuses ratent, tandisque pas un seul coup des assaillants ne se perd. La victoire n’estplus douteuse, et déjà les protestants, maîtres de la batterie,poussent le cri féroce de : Point de quartier !Souvenez-vous du 24 août.

Une cinquantaine de soldats avec leurcapitaine étaient logés dans la tour du moulin ; le capitaine,en bonnet de nuit et en caleçon, tenant un oreiller d’une main etson épée de l’autre, ouvre la porte, et sort en demandant d’oùvient ce tumulte. Loin de penser à une sortie de l’ennemi, ils’imaginait que le bruit provenait d’une querelle entre ses propressoldats. Il fut cruellement détrompé ; un coup de hallebardel’étendit par terre baigné dans son sang. Les soldats eurent letemps de barricader la porte de la tour, et pendant quelque tempsils se défendirent avec avantage en tirant par les fenêtres ;mais il y avait tout contre ce bâtiment un grand amas de paille etde foin, ainsi que des branchages qui devaient servir à faire desgabions. Les protestants y mirent le feu qui, en un instant,enveloppa la tour et monta jusqu’au sommet. Bientôt on entendit descris lamentables en sortir. Le toit était en flammes et allaittomber sur la tête des malheureux qu’il couvrait. La porte brûlait,et les barricades qu’ils avaient faites les empêchaient de sortirpar cette issue. S’ils tentaient de sauter par les fenêtres, ilstombaient dans les flammes, ou bien étaient reçus sur la pointe despiques. On vit alors un spectacle affreux. Un enseigne, revêtud’une armure complète, essaya de sauter comme les autres par unefenêtre étroite. Sa cuirasse se terminait, suivant une mode alorsassez commune, par une espèce de jupon en fer[68] quicouvrait les cuisses et le ventre, et s’élargissait comme le hautd’un entonnoir, de manière à permettre de marcher facilement. Lafenêtre n’était pas assez large pour laisser passer cette partie deson armure, et l’enseigne, dans son trouble, s’y était précipitéavec tant de violence, qu’il se trouva avoir la plus grande partiedu corps en dehors sans pouvoir remuer, et pris comme dans un étau.Cependant les flammes montaient jusqu’à lui, échauffaient sonarmure, et l’y brûlaient lentement comme dans une fournaise ou dansce fameux taureau d’airain inventé par Phalaris. Le malheureuxpoussait des cris épouvantables, et agitait vainement les brascomme pour demander du secours. Il se fit un moment de silenceparmi les assaillants ; puis, tous ensemble, et comme par uncommun accord, ils poussèrent une clameur de guerre pour s’étourdiret ne pas entendre les gémissements de l’homme qui brûlait. Ildisparut dans un tourbillon de flammes et de fumée, et l’on vittomber au milieu des débris de la tour un casque rouge etfumant.

Au milieu d’un combat, les sensationsd’horreur et de tristesse sont de courte durée : l’instinct desa propre conservation parle trop fortement à l’esprit du soldatpour qu’il soit longtemps sensible aux misères des autres. Pendantqu’une partie des Rochelois poursuivait les fuyards, les autresenclouaient les canons, en brisaient les roues, en précipitaientdans le fossé les gabions de la batterie et les cadavres de sesdéfenseurs.

Mergy, qui avait été des premiers à escaladerle fossé et l’épaulement, reprit haleine un instant pour graveravec la pointe de son poignard le nom de Diane sur une des piècesde la batterie ; puis il aida les autres à détruire lestravaux des assiégeants.

Un soldat avait pris par la tête le capitainecatholique, qui ne donnait aucun signe de vie ; un autretenait ses pieds, et tous deux s’apprêtaient, en le balançant enmesure, à le lancer dans le fossé. Tout à coup le prétendu mort,ouvrant les yeux, reconnut Mergy, et s’écria :

– Monsieur de Mergy, grâce ! je suisprisonnier, sauvez-moi ! Ne reconnaissez-vous pas votre amiBéville ?

Ce malheureux avait la figure couverte desang, et Mergy eut peine à reconnaître dans ce moribond le jeunecourtisan qu’il avait quitté plein de vie et de gaieté. Il le fitdéposer avec précaution sur l’herbe, banda lui-même sa blessure,et, l’ayant placé en travers sur un cheval, il donna l’ordre del’emporter doucement dans la ville.

Comme il lui disait adieu et qu’il aidait àconduire le cheval hors de la batterie, il aperçut dans uneéclaircie un gros de cavaliers qui s’avançaient au trot entre laville et le moulin. Suivant toute apparence, c’était un détachementde l’armée catholique qui voulait leur couper la retraite. Mergycourut aussitôt en prévenir La Noue :

– Si vous voulez me confier seulementquarante arquebusiers, dit-il, je vais me jeter derrière la haiequi borde ce chemin creux par où ils vont passer, et, s’ils netournent bride au plus vite, faites-moi pendre.

– Très bien, mon garçon, tu seras un jourun bon capitaine. Allons, vous autres, suivez ce gentilhomme etfaites ce qu’il vous commandera.

En un instant Mergy eut disposé sesarquebusiers le long de la haie ; il leur fit mettre un genouen terre, préparer leurs armes et sur toute chose il leur défenditde tirer avant son ordre.

Les cavaliers ennemis s’avançaient rapidement,et déjà on entendait distinctement le trot de leurs chevaux dans laboue du chemin creux.

– Leur capitaine, dit Mergy à voix basse,est ce drôle à la plume rouge que nous avons manqué hier. Ne lemanquons pas aujourd’hui.

L’arquebusier qu’il avait à sa droite baissala tête, comme pour dire qu’il en faisait son affaire. Lescavaliers n’étaient plus qu’à vingt pas, et leur capitaine, setournant vers ses gens, semblait prêt à leur donner un ordre, quandMergy, s’élevant tout à coup, s’écria :

– Feu !

Le capitaine à la plume rouge tourna la tête,et Mergy reconnut son frère. Il étendit la main vers l’arquebuse deson voisin pour la détourner ; mais, avant qu’il pût latoucher, le coup était parti. Les cavaliers, surpris de cettedécharge inattendue, se dispersèrent fuyant dans la campagne ;le capitaine George tomba percé de deux balles.

Chapitre 27L’HÔPITAL

 

Un ancien couvent de religieux, d’abordconfisqué par le conseil de ville de la Rochelle, avait ététransformé pendant le siège en un hôpital pour les blessés. Le pavéde la chapelle, dont on avait retiré les bancs, l’autel et tous lesornements, était couvert de paille et de foin : c’était là quel’on transportait les simples soldats. Le réfectoire était destinéaux officiers et aux gentilshommes. C’était une assez grande salle,bien lambrissée de vieux chêne, et percée de larges fenêtres enogive qui donnaient suffisamment de jour pour les opérationschirurgicales qui s’y pratiquaient continuellement.

Là, le capitaine George était couché sur unmatelas rougi de son sang et de celui de bien d’autres malheureuxqui l’avaient précédé dans ce lieu de douleur. Une botte de paillelui servait d’oreiller. On venait de lui ôter sa cuirasse et dedéchirer son pourpoint et sa chemise. Il était nu jusqu’à laceinture ; mais son bras droit était encore armé de sonbrassard et de son gantelet d’acier. Un soldat étanchait le sangqui coulait de ses blessures, l’une dans le ventre, justeau-dessous de la cuirasse, l’autre légère au bras gauche. Mergyétait tellement abattu par la douleur, qu’il était incapable de luiporter secours avec quelque efficacité. Tantôt pleurant à genouxdevant lui, tantôt se roulant par terre avec des cris de désespoir,il ne cessait de s’accuser d’avoir tué le frère le plus tendre etson meilleur ami. Le capitaine, cependant, était calme, ets’efforçait de modérer ses transports.

À deux pieds de son matelas, il y en avait unautre sur lequel gisait le pauvre Béville en aussi fâcheuseposture. Ses traits n’exprimaient point cette résignationtranquille que l’on remarquait sur ceux du capitaine. Il laissaitéchapper de temps en temps un gémissement sourd, et tournait lesyeux vers son voisin, comme pour lui demander un peu de son courageet de sa fermeté.

Un homme d’une quarantaine d’années à peuprès, sec, maigre, chauve et très ridé, entra dans la salle, ets’approcha du capitaine George, tenant à la main un sac vert d’oùsortait certain cliquetis fort effrayant pour les pauvres malades.C’était maître Brisart, chirurgien assez habile pour le temps,disciple et ami du célèbre Ambroise Paré. Il venait de fairequelque opération, car ses bras étaient nus jusqu’au coude, et ilavait encore devant lui un grand tablier tout sanglant.

– Que me voulez-vous, et quiêtes-vous ? lui demanda George.

– Je suis chirurgien, mon gentilhomme, etsi le nom de maître Brisart ne vous est pas connu, c’est que vousignorez bien des choses. Allons, courage de brebis ! comme ditl’autre. Je me connais en arquebusades, Dieu merci, et je voudraisavoir autant de sacs de mille livres que j’ai retiré de balles ducorps à des gens qui se portent aujourd’hui tout aussi bien quemoi.

– Or çà, docteur, dites-moi la vérité. Lecoup est mortel, si je m’y connais ?

Le chirurgien examina d’abord le bras gauche,et dit :

– Bagatelle !

Puis il commença à sonder l’autre plaie,opération qui fit bientôt faire d’horribles grimaces au blessé. Deson bras droit il repoussa assez fortement encore la main duchirurgien.

– Parbleu ! n’allez pas plus avant,docteur du diable ! s’écria-t-il ; je vois bien à votremine que mon affaire est faite.

– Mon gentilhomme, voyez-vous, je crainsfort que la balle n’ait d’abord traversé le petit oblique dubas-ventre, et qu’en remontant elle ne se soit logée dans l’épinedorsale, que nous nommons, autrement en grec rachis. Cequi me fait penser de la sorte, c’est que vos jambes sont sansmouvement et déjà froides. Ce signepathognomonique[69] netrompe guère ; auquel cas…

– Un coup de feu tiré à brûle-pourpoint,et une balle dans l’épine dorsale ! Peste ! docteur, envoilà plus qu’il n’en faut pour envoyer ad patres unpauvre diable. Ça, ne me tourmentez plus, et laissez-moi mourir enrepos.

– Non, il vivra ! il vivra !s’écria Mergy fixant des yeux égarés sur le chirurgien, et luisaisissant fortement le bras.

– Oui, encore une heure, peut-être deux,dit froidement maître Brisart, car c’est un homme robuste.

Mergy retomba sur ses genoux, saisit la maindroite du capitaine, et arrosa d’un torrent de larmes le ganteletdont elle était couverte.

– Deux heures ? reprit George. Tantmieux, je craignais d’avoir plus longtemps à souffrir.

– Non, cela est impossible ! s’écriaMergy en sanglotant. George, tu ne mourras pas. Un frère ne peutmourir de la main de son frère.

– Allons, tiens-toi tranquille, et ne mesecoue pas. Chacun de tes mouvements me répond là. Je ne souffrepas trop maintenant ; pourvu que cela dure… C’est ce quedisait Zany en tombant du haut du clocher.

Mergy s’assit auprès du matelas, la têteappuyée sur ses genoux et cachée dans ses mains. Il était immobileet comme assoupi ; seulement, par intervalles, des mouvementsconvulsifs faisaient tressaillir tout son corps comme dans lefrisson de la fièvre, et des gémissements qui n’avaient rien de lavoix humaine s’échappaient de sa poitrine avec effort.

Le chirurgien avait attaché quelques bandes,seulement pour arrêter le sang, et il essuyait sa sonde avecbeaucoup de sang-froid.

– Je vous engage fort à faire vospréparatifs, dit-il ; si vous voulez un ministre, il n’enmanque pas ici. Si vous aimez mieux un prêtre, on vous en donneraun. J’ai vu tout à l’heure un moine que nos gens ont faitprisonnier. Tenez, il confesse là-bas cet officier papiste qui vamourir.

– Qu’on me donne à boire, dit lecapitaine.

– Gardez-vous-en bien ! vous allezmourir une heure plus tôt.

– Une heure de vie ne vaut pas un verrede vin. Allons ! adieu, docteur ; voici à côté de moiquelqu’un qui vous attend avec impatience.

– Faut-il que je vous envoie un ministre,ou le moine ?

– Ni l’un ni l’autre.

– Comment ?

– Laissez-moi en repos.

Le chirurgien haussa les épaules, ets’approcha de Béville.

– Par ma barbe ! s’écria-t-il, voiciune belle plaie. Ces diables de volontaires frappent comme dessourds.

– J’en reviendrai, n’est-ce pas ?demanda le blessé d’une voix faible.

– Respirez un peu, dit maîtreBrisart.

On entendit alors une espèce de sifflementfaible ; il était produit par l’air qui sortait de la poitrinede Béville, par sa blessure en même temps que par sa bouche, et lesang coulait de la plaie comme une mousse rouge.

Le chirurgien siffla comme pour imiter cebruit étrange ; puis il posa une compresse à la hâte, et sansdire un mot, il reprit sa trousse et se disposait à sortir.Cependant les yeux de Béville, brillant comme deux flambeaux,suivaient tous ces mouvements.

– Eh bien, docteur ? demanda-t-ild’une voix tremblante.

– Faites vos paquets, réponditfroidement, le chirurgien.

Et il s’éloigna.

– Hélas ! mourir si jeune !s’écria le malheureux Béville en laissant retomber sa tête sur labotte de paille qui lui servait d’oreiller.

Le capitaine George demandait à boire ;mais personne ne voulait lui donner un verre d’eau, de peur dehâter sa fin. Étrange humanité, qui ne sert qu’à prolonger lasouffrance ! En ce moment La Noue et le capitaine Dietrich,ainsi que plusieurs autres officiers, entrèrent dans la salle pourvoir les blessés. Ils s’arrêtèrent tous devant le matelas deGeorge, et La Noue, s’appuyant sur le pommeau de son épée,regardait alternativement les deux frères avec des yeux où sepeignait toute l’émotion que lui faisait éprouver ce tristespectacle.

Une gourde que le capitaine allemand portaitau côté attira l’attention de George.

– Capitaine, lui dit-il, vous êtes unvieux soldat ?

– Oui, vieux soldat. La fumée de lapoudre grisonne une barbe plus vite que les années. Je m’appelle lecapitaine Dietrich Hornstein.

– Dites-moi, que feriez-vous si vousétiez blessé comme moi ?

Le capitaine Dietrich regarda un instant sesblessures, en homme qui était accoutumé d’en voir et de juger deleur gravité.

– Je mettrais ordre à ma conscience,répondit-il, et je demanderais un bon verre de vin du Rhin, s’il yen avait une bouteille aux environs.

– Eh bien, moi, je ne leur demande qu’unpeu de leur mauvais vin de la Rochelle, et les imbéciles ne veulentpas m’en donner.

Dietrich détacha sa gourde, qui était d’unegrosseur très imposante, et se disposait à la remettre aublessé.

– Que faites-vous, capitaine !s’écria un arquebusier ; le médecin dit qu’il mourra tout desuite s’il boit.

– Qu’importe ? il aura du moins unpetit plaisir avant sa mort. Tenez, mon brave, je suis fâché den’avoir pas de meilleur vin à vous offrir.

– Vous êtes un galant homme, capitaineDietrich, dit George après avoir bu.

Puis tendant la gourde à son voisin :

– Et toi, mon pauvre Béville, veux-tu mefaire raison ?

Mais Béville secoua la tête sans répondre.

– Ah ! ah ! dit George, autretourment ! Quoi ! ne me laissera-t-on pas mourir enpaix ?

Il voyait s’avancer un ministre portant uneBible sous le bras.

– Mon fils, dit le ministre, lorsque vousallez…

– Assez, assez ! Je sais ce que vousallez me dire, mais c’est peine perdue. Je suis catholique.

– Catholique ! s’écria Béville. Tun’es donc plus athée ?

– Mais autrefois, dit le ministre, vousavez été élevé dans la religion réformée ; et dans ce momentsolennel et terrible, lorsque vous êtes près de paraître devant lejuge suprême des actions et des consciences…

– Je suis catholique. Par les cornes dudiable ! laissez-moi tranquille !

– Mais…

– Capitaine Dietrich, n’aurez-vous pointpitié de moi ! Vous m’avez déjà rendu un grand service ;je vous en demande un autre encore. Faites que je puisse mourirsans exhortations et sans jérémiades.

– Retirez-vous, dit le capitaine auministre ; vous voyez qu’il n’est pas d’humeur à vousentendre.

La Noue fît un signe au moine, qui s’approchasur-le-champ.

– Voici un prêtre de votre religion,dit-il au capitaine George ; nous ne prétendons point gênerles consciences.

– Moine ou ministre, qu’ils aillent audiable ! répondit le blessé.

Le moine et le ministre étaient chacun d’uncôté du lit, et semblaient disposés à se disputer le moribond.

– Ce gentilhomme est catholique, dit lemoine.

– Mais il est né protestant, dit leministre ; il m’appartient.

– Mais il s’est converti.

– Mais il veut mourir dans la foi de sespères.

– Confessez-vous, mon fils.

– Dites votre symbole, mon fils.

– N’est-ce pas que vous mourez boncatholique… ?

– Écartez cet envoyé del’Antéchrist ! s’écria le ministre, qui se sentait appuyé parla majorité des assistants.

Aussitôt un soldat, huguenot zélé, saisit lemoine par le cordon de sa robe, et le repoussa en luicriant :

– Hors d’ici, tonsuré ! gibier depotence ! Il y a longtemps qu’on ne chante plus de messes à laRochelle.

– Arrêtez ! dit La Noue, si cegentilhomme veut se confesser, je jure ma parole que personne nel’en empêchera.

– Grand merci, monsieur de La Noue… ditle mourant d’une voix faible.

– Vous en êtes tous témoins, interrompitle moine, il veut se confesser.

– Non, le diable m’emporte !

– Il revient à la foi de sesancêtres ! s’écria le ministre.

– Non, mille tonnerres ! Laissez-moitous les deux. Suis-je déjà mort, pour que les corbeaux sedisputent ma carcasse ? Je ne veux ni de vos messes ni de vospsaumes.

– Il blasphème ! s’écrièrent à lafois les deux ministres des cultes ennemis.

– Il faut bien croire à quelque chose,dit le capitaine Dietrich avec un flegme imperturbable.

– Je crois… que vous êtes un brave homme,qui me délivrerez de ces harpies… Oui, retirez-vous, et laissez-moimourir comme un chien.

– Oui, meurs comme un chien ! dit leministre en s’éloignant avec indignation.

Le moine fit le signe de la croix ets’approcha du lit de Béville.

La Noue et Mergy arrêtèrent le ministre.

– Encore un dernier effort, dit Mergy.Ayez pitié de lui, ayez pitié de moi !

– Monsieur, dit La Noue au mourant,croyez-en un vieux soldat, les exhortations d’un homme qui s’estvoué à Dieu peuvent adoucir les dernières heures d’un mourant.N’écoutez point les conseils d’une vanité coupable, et ne perdezpoint votre âme par bravade.

– Monsieur, répondit le capitaine, cen’est point d’aujourd’hui que j’ai pensé à la mort. Je n’ai besoindes exhortations de personne pour m’y préparer. Je n’ai jamais aiméles bravades, en ce moment moins que jamais. Mais, de par lediable ! je n’ai que faire de leurs sornettes.

Le ministre haussa les épaules. La Nouesoupira. Tous les deux s’éloignèrent à pas lents et la têtebaissée.

– Camarade, dit Dietrich, il faut quevous souffriez diablement pour dire ce que vous dites.

– Oui, capitaine, je souffrediablement.

– Alors j’espère que le bon Dieu nes’offensera pas de vos paroles, qui ressemblent furieusement à desblasphèmes. Mais quand on a une arquebusade tout au travers ducorps, morbleu ! il est bien permis de jurer un peu pour seconsoler.

George sourit, et reprit la gourde.

– À votre santé, capitaine ! Vousêtes le meilleur garde-malade que puisse avoir un soldatblessé.

Et en parlant il lui tendait la main.

Le capitaine Dietrich la serra en donnantquelques signes d’émotion.

– Teufel ! murmura-t-iltout bas. Pourtant si mon frère Hennig était catholique, et si jelui avais envoyé une arquebusade dans le ventre !… Voilà doncl’explication de la prophétie de la Mila.

– George, mon camarade, dit Béville d’unevoix lamentable, dis-moi donc quelque chose. Nous allonsmourir ; c’est un terrible moment !… Est-ce que tu pensesencore maintenant comme tu pensais quand tu m’as converti àl’athéisme ?

– Sans doute ; courage ! dansquelques moments nous ne souffrirons plus.

– Mais ce moine me parle de feu… dediables… que sais-je, moi ?… mais il me semble que tout celan’est pas rassurant.

– Fadaises !

– Pourtant si cela était vrai ?

– Capitaine, je vous lègue ma cuirasse etmon épée ; je voudrais avoir quelque chose de mieux à vousoffrir pour ce bon vin que vous m’avez donné si généreusement.

– George, mon ami, reprit Béville, ceserait épouvantable si ce qu’il dit était vrai…l’éternité !

– Poltron !

– Oui, poltron… cela est bientôtdit ; mais il est permis d’être poltron quand il s’agit desouffrir pour l’éternité.

– Eh bien ! confesse-toi.

– Je t’en prie, dis-moi, es-tu sûr qu’iln’y ait point d’enfer ?

– Bah !

– Non, réponds-moi ; en es-tu biensûr ? Jure-moi ta parole qu’il n’y a point d’enfer.

– Je ne suis sûr de rien. S’il y a undiable, nous verrons s’il est bien noir.

– Comment ! tu n’en es passûr ?

– Confesse-toi, te dis-je.

– Mais tu vas te moquer de moi.

Le capitaine ne put s’empêcher desourire ; puis il dit d’un ton sérieux :

– À ta place, moi, je meconfesserais ; c’est toujours le plus sûr parti, et, confessé,huilé, on est prêt à tout événement.

– Eh bien je ferai comme tu feras.Confesse-toi d’abord.

– Non.

– Ma foi !… tu diras ce que tuvoudras, mais je mourrai en bon catholique. Allons, mon père !faites-moi dire mon Confiteor[70] , etsoufflez-moi, car je l’ai un peu oublié.

Pendant qu’il se confessait, le capitaineGeorge but encore une gorgée de vin, puis il étendit la tête surson mauvais oreiller et ferma les yeux. Il fut tranquille pendantprès d’un quart d’heure. Alors il serra les lèvres et tressailliten poussant un long gémissement que lui arrachait la douleur.Mergy, croyant qu’il expirait, poussa un grand cri, et lui soulevala tête. Le capitaine ouvrit aussitôt les yeux.

– Encore ? dit-il en le repoussantdoucement. Je t’en prie, Bernard, calme-toi.

– George ! George ! et tu meurspar mes mains !

– Que veux-tu ? Je ne suis pas lepremier Français tué par un frère… et je ne crois pas être ledernier. Mais je ne dois accuser que moi seul… Lorsque Monsieur,m’ayant tiré de prison, m’emmena avec lui, je m’étais juré de nepas tirer l’épée… Mais quand j’ai su que ce pauvre diable deBéville était attaqué… quand j’ai entendu le bruit desarquebusades, j’ai voulu voir l’affaire de trop près.

Il ferma encore les yeux, et les rouvritbientôt en disant à Mergy :

– Madame de Turgis m’a chargé de te direqu’elle t’aimait toujours.

Il sourit doucement.

Ce furent ses dernières paroles. Il mourut aubout d’un quart d’heure, sans paraître souffrir beaucoup. Quelquesminutes après, Béville expira dans les bras du moine, qui assuradans la suite qu’il avait distinctement entendu dans l’air le cride joie des anges qui recevaient l’âme de ce pêcheur repentant,tandis que, sous terre, les diables répondirent par un hurlement detriomphe en emportant l’âme du capitaine George.

On voit dans toutes les histoires de Francecomment La Noue quitta La Rochelle, dégoûté de la guerre civile, ettourmenté par sa conscience qui lui reprochait de combattre contreson roi ; comment l’armée catholique fut contrainte de leverle siège, et comment se fit la quatrième paix, laquelle fut bientôtsuivie de la mort de Charles IX.

Mergy se consola-t-il ? Diane prit-elleun autre amant ? Je le laisse à décider au lecteur qui, de lasorte, terminera toujours le roman à son gré.

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