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Cinq nouvelles extraordinaires

Cinq nouvelles extraordinaires

de Gustave Le Rouge

SPECTRE SEUL

 

L’Ombre semblait pleuvoir avec les fluides hachures d’une averse qui fuyait interminablement d’un ciel enfumé,pareil de ton au ciment noirci par de terreuses infiltrations,comme si cette indigente ruelle et toute la maussade ville provinciale elle-même eussent été construites sous les voûtes fangeuses de quelque réservoir souterrain. Déjà la nuit seblottissait aux angles de la triste salle de café où j’étais assis,une maladroite et rougeaude bonne n’en finissait pas de remonter –avec une foule de bruits agaçants – une demi-douzaine de lampes grinçantes, et je baillais mortellement, endolori par le tambourinement monotone des gouttes sur les vitres et le sourd pataugement des passants hâtés parmi les flaques d’eau sale.

Bientôt je m’aperçus que – depuis longtemps déjà – mes yeux distraits s’étaient fixés sur un homme à la physionomie chagrine qui, comme moi, semblait plongé dans le plus nauséeux désœuvrement. Ayant considéré attentivement – pendant que j’étais moi-même l’objet d’un pareil examen – son front dégarni,ses prunelles décolorées, ses paupières rougies et plissées d’une infinité de menues rides, sa lèvre inférieure pendante et son envahissante barbe grise, je fus saisi d’une soudaine pitié et, presqu’au même instant – avec une fulgurante rapidité – j’eus la conscience de posséder – au moins passagèrement – l’inexplicable pouvoir de m’immiscer aux plus intimes sentiments de l’inconnu etde m’identifier avec la substance de ses afflictions.

Au moment où je l’observais, l’homme, dont lecœur paraissait vide et désolé, tournait toutes ses mélancoliquespensées vers les époques plus heureuses de son enfance. Le vivantet joyeux affairement de la ville maritime où il était né bruissaitdans le lointain de son souvenir. Les spectres des choses passéesse levaient avec les couleurs apâlies de l’oubli. Une opaque futaiede mâts s’érigeait avec des clairières de granit et de mer :de blanches digues s’allongeaient portant très loin les grêlescolonnes des phares.

Par-delà les faubourgs de la ville seprolongeaient de vastes chantiers penchant vers les bassins lescarènes des futurs navires, incessamment retentissantes demartèlements cadencés. Derrière les poupes s’alignaient à l’infinide hauts et larges cubes de madriers de Norwège laissant entre euxde stricts couloirs où nageait un parfum de résine.

L’imagination de l’homme se faufilait dans lesdétours familiers de ce labyrinthe tapissé d’un gazon dru et frisésur lequel s’ébattait une gazouillante volée d’enfants, aux mainssouillées de goudron, aux vêtements attristés d’accrocs et detaches ; il concentrait toute sa puissance mnémotechnique surces figures éparses, mais, des noms qui s’offraient à lui, il n’enpouvait articuler aucun d’une façon précise.

Entre toutes, une vision l’arrêtait, c’étaitune agile et blonde fillette dont les pieds tannés d’un hâle salinfrétillaient sous une robe bleue déteinte ; il se rappelaitl’avoir un jour couronnée d’un diadème de coquillages et de ceschardons cæruléens dont les racines rampent dans les sables tellesque des cordes grasses.

Mais, de même que ses autres compagnonsd’enfance disparus depuis lors sans qu’il eût conservé de relationsavec un seul d’entre eux, l’enfant qu’il avait aimée étaitfortuitement partie au loin et jamais plus il n’avait entenduparler d’elle.

Poussant un soupir de regret, l’étrangerpoursuivit le cours de sa rêverie. Aux chantiers avaient succédé depetits jardins des bas quartiers dont les carrés de choux rouges etde pommes de terre étaient séparés par de vivaces haies de sureauou de courbes épaves de navires, égayés par des touffes capiteusesde romarin et d’angélique.

Là encore, il reconnaissait beaucoup defigures d’amis. Par malheur, il y avait de longues années qu’il nes’était enquis de leur situation et ils l’avaient sans doutetotalement oublié.

À ce moment, un bref temps d’arrêt seproduisit dans les fuyants rappels de cette imagination. Il mesembla que le rêveur éprouvait une complète fatigue, un écœurementabsolu, et je ne vis plus rien.

Cet état de prostration ne se prolongeapas ; comme le flot impétueux d’un jeune sang, derecrudescentes souvenances affluèrent vers la cervelle dusolitaire ; une autre ville de la Mer – située, celle-là, dansles dernières brumes septentrionales – s’offrit à lui ;c’était en un quartier de matelots, éclatant d’un vacarme de rixeet de jurons et sur lequel pesait un fumeux brouillard d’alcool etde tabac. Des trognes rubicondes, dans le brouillard, sebalançaient avec de vagues sourires ; des servantes fardées,aux lèvres connues versaient de brutales eaux-de-vie et demachinales caresses…

L’étranger se récapitula amèrement les nomsdes camarades de son âge mûr, ils lui étaient devenus aussiinconnus que les amis de sa jeunesse.

Alors les paysages de sa mémoire varièrentencore. Et ce fut une île tropicale endormie dans la splendeur desfeuillages et des floraisons qui semaient leurs pétales vers leclair océan. Mais un long paquebot salit l’azur de ses cheminéesvomissantes ; forcé par les circonstances, l’homme s’embarquaet, sur le pont, il agitait encore de vagues gestes d’adieuauxquels répondaient du rivage de plaintives mains féminines deplus en plus lointaines.

Longtemps encore et vainement, l’hommecompulsa tous les séjours et toutes les fréquentations de sesvoyages ; du gouffre de plus en plus ténébreux de son souvenirne surgissaient que des indifférents ou des morts ; uneprofonde lassitude d’âme l’envahit, il constata avec désespoirqu’il était possédé par la solitude.

À contempler la pluie de plus en plus copieuseet torrentielle dans la rue de plus en plus déserte, la salle où lanuit s’installait et dont pendaient les tentures moisies, il sesentit un égal dégoût de partir ou de rester et s’affaissa sur lesjournaux cent fois lus, sur les journaux crasseux et ressasséscomme le reste.

*

* *

En cet instant les lampes furent enfinapportées. Alors, je poussai un faible gémissement et il me parutqu’on m’entrait dans le cœur la pointe vive d’un glaçon, car jevenais de constater que c’était – dans le tain boueux de la glace –le propre reflet de ma face vieillie que je contemplais et quec’était mon propre délaissement que je venais de distraitementscruter avec tant d’inutile et soigneuse cruauté.

NOTRE-DAME LA GUILLOTINE

[2]

 

Par toute la ville, depuis les sept longuessemaines que flambait la révolte des Pauvres, lesmanifestations de la vie s’étaient faites souterraines et funèbres.Le bruit sommeillait, voilé d’une solennelle sourdeur de cataractelointaine.

Le triomphe des riches n’avait point empêchéla destruction d’une grande partie de la ville. Chaque nuit,d’implacables incendies rougeoyaient ne laissant qu’un chaos deruines. Les squelettes carbonisés des arbres, les colonnes torduesdes lampadaires s’enfonçaient en des perspectives de suie, en degrimaçants horizons de cendre et de plâtras, coupés de décombralesbarricades, selon le pluvieux silence de l’hiver, en un pantelantqui-vive d’explosions et de meurtres.

Seul, le cœur de la ville occupé par lesvainqueurs palpitait encore d’une furieuse vitalité, d’unevindicative fièvre de supplices. Cernés dans trois grandes placespar l’armée, les pauvres étaient exterminés méthodiquement sansinterruption, jusqu’à la tombée du soleil : la guillotinefonctionnait, les fusillades crépitaient.

En personne, Gorgius, le grand Répresseurprésidait à la destruction, étonnant d’énergie malgré son âge.Grâce à lui, maintenant, la sérénité renaissait dans lescœurs ; encore un peu de sang et les pauvres allaient êtredéfinitivement humiliés, domestiqués pour des siècles. Unemultitude, d’ailleurs, à cause des interruptions dansl’approvisionnement, succombait au froid, à la famine et ausuicide.

Chaque soir sous une ample escorte, Gorgiusregagnait son hôtel sauvegardé par toute une inexpugnable troupe degens de police. Athlétiquement constitué il consacrait àd’originales débauches la meilleure part de ses nuits ; onparlait même de puériles profanations, de violences posthumes, maison passait outre sur ces faiblesses excusables, après tout, en unepériode de licence de la part d’un génie aussi nerveusementorganisé. L’impunité de toutes les actions lui appartenait.

Pour ces causes, peut-être, il étaitgénéralement grave comme si quelque ombre planait sur lui ; cesoir-là surtout, il paraissait mortellement sombre.

L’ennui trônait en son âme démantelée quenulle dépravation ne tirait plus de sa torpeur, dont nulle salacitén’aiguisait plus le désir ; pour lui, les jours, les heures,les minutes gouttaient en une averse de désenchantement, sans nulneuf frisson, sans nulle inédite palpitation. Son moi gangrené neroulait plus d’aspirations vers les choses, pareil au fleuve dontles eaux fétides étaient ralenties d’obstruantes carcasses et quis’étendait, liquoreux et verdâtre comme une veine de pus,phosphorescent le soir de lumineux miasmes.

Au loin, des chiens hurlaientlonguement ; redoutables depuis les troubles, ils erraient enbandes, privés de maîtres et se disputaient en d’acharnés combatsleur horrible sportule.

Le pavé était englué d’une boue grassepareille à la crasse humaine qui s’attache au dôme des fourscrématoires, d’une sanie figée et décomposée dont les résidusfluaient en ruisseaux de purulence, en mares ignominieuses ou seliquéfiaient les cadavres des massacrés. L’air même était lourd,changé en une fange fluide dont la fadeur écœurait. Le dictateur etsa troupe hâtés parmi la ténèbre visqueuse semblaient quelquepullulement de bêtes immondes grouillant dans la féteur d’unulcère.

De temps à autre s’entendaient de petits crisd’enfants à l’agonie sous la pluie ou de femmes que la rage et lefroid faisaient aboyer à la mort comme des chiennes ; alors ledictateur avait un geste d’impatience et les soldats,silencieusement, coupaient la gorge aux braillards ; lerecueillement redevenait possible et la troupe continuait des’avancer.

Plus allègre d’esprit à mesure qu’ilapprochait de son hôtel, Gorgius compulsait ses chances detriomphes futurs, calculait les risques de ses ambitions sefigurant presque, en l’importance d’exception que la Révolution luiavait donnée, établir le bilan de l’humanité.

Puis il se plut à évoquer les douloureusesphysionomies des exécutés du jour et de morbides songeriesl’obsédèrent en pensant à la guillotine. Elle se dressait en sonimagination comme une idole embrumée de mystère, animée d’une vieparticulière faite des terreurs et des vengeances des hommes, commeune attirante et traîtresse femelle dont les jambes rigides, dontle sexe fallacieux et vide incitaient l’humanité aux coïtsmonstrueux du cou et de la lunette.

Il se représentait la mécanique de meurtrestelle qu’un sphynx difforme doué d’une conscience réfléchie etsournoise, d’une volonté de cruauté réelle ; des silhouettesde magistrats flottaient devant ses yeux avec les grimaces fripées,les crânes glabres et le maintien grave d’un troupeau de proxénètesgâteux, les entremetteurs de la Veuve :

« Certes, réfléchit-il, la comparaison setient presque, le panier de son évoque la cuvette, comme lebourreau et ses aides, les larbins…

« Quel dommage qu’elle ne soit pas unevéritable femme, qu’elle ne puisse s’incarner sous de violablesformes ! »

*

* *

« Son regard d’acier étincelle decaresses féroces ; l’étreinte de ses inflexibles membresd’écarlate doit être d’un accablement délicieusement terrible.

« Ô toi, effroyable Incarnation que je nepuis qu’imaginer, comme je t’aimerais !

« Tu as été la divinité ignoble de cesiècle qui se désintéressa des croyances immatérielles, qui reniales pures légendes, pour n’obéir plus qu’aux terreurs basses que tuimposes à la multitude.

« L’Avenir te consacrera des temples oùles justiciards commenteront pieusement les Codes, où lessuppliques de la Peur monteront vers toi avec le parfum du sangfrais, sous l’œil respectueux des argousins, en la terreurprosternée de la racaille.

« Secours-moi, bonne meurtrière ducrépuscule matinal. Étoile des assassins, Miroir de la Mort, Refugedu désespoir, Secours des bourgeois, Auxiliatrice des puissants etdes hypocrites, Demeure à jamais la chirurgienne des infirmitéssociales, l’Épouvantail des déshérités et des timides, la grandeEmpêcheuse de Justice.

« Mais je rêve ! conclut-il ensouriant, allons plutôt voir là-bas ce qui se passe. »

Et il marcha vers le groupe des soldats quidiscutaient.

Ils entouraient une maigre et haute jeunefemme dont la face blafarde aux yeux obscurs et vagues s’ennuageaitd’un voile sombre. Sa démarche était sûre et hautaine, saphysionomie pleine de froideur. Elle se taisait, ne répondant ànulle objurgation, ne paraissant éprouver aucun effroi, n’ayantmême nullement l’air intimidée.

Gorgius l’étreignit d’un coup d’œil etd’imprécis désirs l’effleurèrent à comparer la minceur adolescentedu buste et la largeur bien féminine des hanches. Il devina descuisses rondes et nerveuses, des bras grêles et durs.

Distraitement il fit signe qu’on menât lajeune fille chez lui et de nouveau ses préoccupationsl’absorbèrent.

D’alarmantes nouvelles, en effet,l’attendaient à son hôtel. Une partie des soldats – malgré leslarges distributions d’alcool et d’argent avaient cédé auxsupplications des révoltés. Grâce à la connivence de quelquesdétachements, un petit nombre de Pauvres avaient pu franchir leslignes, ce qui présageait pour la nuit un redoublement d’incendieset d’esclandres.

Le grand Répresseur parcourut froidement cesdépêches effarées, il les relut, réfléchit et la situation luiapparut moins compromise. Évidemment, tous ces officiers, tous cesgens de police exagéraient, voyaient double, dominés par une atrocefrayeur, paralysés par une incroyable lâcheté. Il ne s’affecta doncpas outre mesure ; il avait paré, depuis les troubles àd’autrement terribles catastrophes.

Fiévreusement, il notifia quelques ordresdécisifs. Maintenant il était totalement rassuré. Tous travauxterminés, il gagna sa chambre et, la tête un peu lourde,s’endormit.

Il reposa mal et fut visité d’atrocescauchemars. Il rêvait que, les exécutions continuant, un lac desang aux ondes cramoisies et moirées par la lune avait submergé laville, il cherchait à fuir à la nage et se cramponnaitdésespérément aux cheveux des cadavres qui passaient emportés parla dérive ; mais, toujours, il demeurait avec une tête sanscorps à la main. Des rires d’invisibles le narguaient. Il sesentait enfoncer à chaque seconde, il barbotait dans unéclaboussement de rutilante pourpre. Le sang l’asphyxiait, sesdésespérés efforts demeuraient vains. Puis il se voyait poursuivantles rebelles qui fuyaient en une galopade vertigineuse à traversles steppes immenses ; dans la rapidité de sa course, il serappelait avoir oublié quelque objet dont il ne pouvait se préciserla nature. Il sentait que cette omission allait avoir les plusredoutables conséquences, mais il ne pouvait retourner en arrière.Il finissait par découvrir qu’il avait laissé sa tête ; il nel’avait plus, il tâtait vainement de ses deux mains son coumutilé ; sa tête, fendue d’un rictus occupait maintenant laplace de la lune et roulait à l’aventure, en un ciel pustuleux etvert, ocellé de points sanguinolents. Alors son corps décapitétendait les bras vers la lune et cherchait à la saisir, mais latête fuyarde se dérobait et finalement changeait de forme,s’amincissait et c’était un couperet d’acier triangulaire qu’ilempoignait ; mais, déjà, ses bras il ne pouvait plus lesabaisser. Ils étaient comme lignifiés, raidis en deux poteauxrouges entre lesquels le couteau d’acier glissait doucement, avecla férocité d’une lenteur calculée.

Gorgius s’éveilla le cœur bondissant, glacéd’une moiteur d’agonie. Son angoisse s’accrut d’un inquiétantbruissement, d’une clameur inexplicable et lointaine. Une lueurfiltrait par les interstices des rideaux, il pensa que le jourallait venir.

Infructueusement, il avait sonné, appelé. Lepiétinement précipité dont le bruit l’avait ému ne s’entendaitplus. En revanche, la clarté avait grandi, était devenueinsoutenable. À cette rougeâtre splendeur, on ne pouvait seméprendre, l’aurore d’un incendie définitif montait sur laville.

Un paysage de flammes ondoyait à perte de vue,les dômes et les clochers enlevés avec une netteté d’eau forte surle fond aveuglant du brasier disparaissaient l’instant d’après,comme des ombres, engloutis avec un grondant fracas par l’incendiequi traînait derrière soi d’immenses franges de fumées mordorées,de roussâtres volutes de vapeurs pailletées, tels que des croupesfabuleuses de millions d’atomes.

Apoplexié de terreur sur son lit, Gorgiuss’expliqua enfin ce houlement de foule qui l’avait inquiété. Ilavait entendu la fuite des Pauvres, ils étaient partis etils avaient laissé l’incendie comme cadeau d’adieu à leurs ennemis.Vers le repos des verdures virginales, vers l’innocence des eauxcourantes et des lacs fleuris, vers les amoureuses, vers lesténébreuses et libres clairières des bois, ils avaient fui, pour defraternelles unions sociales, pour des civilisations plusclémentes. Des félicités nouvelles allaient luire sur les vestigesdu royaume aboli des Riches !

À cet instant, comme le hurlement duCataclysme lui-même, comme le rugissement triomphal desgénérations, une explosion tonitrua, majestueusement répercutée parles cavernes du ciel, plus profonde que la clameur de bronze desArtilleries, que l’écroulement des Hymalaya[3].

Et un pesant dôme de brouillard et de silences’incurva au-dessus des ruines.

*

* *

Quand le Dictateur merveilleusement préservépar la situation isolée de son hôtel s’éveilla, en sa chambreébranlée par la commotion, de l’évanouissement auquel l’avaientcontraint ces surhumaines émotions, il fut surpris d’apercevoirassise en une pose de méditation sur un fauteuil la jeune fillearrêtée la veille au soir et qu’il avait oubliée : son calmeprofil s’estompait dans le vague crépusculaire de la nuitfinissante, au mouvant rougeoiement des derniers brasiers.

Pendant qu’il tentait de joindre ses idées,elle s’avança toujours silencieuse, mais ses yeux d’un bleu deglace souriaient, avec un geste lent et grave elle défit sesvêtements et s’insinua en la somptueuse couche, près du dictateurdont le cerveau harassé était broyé comme en un engrenage par unedétraquante fièvre.

Il n’avait plus la puissance de réfléchir.C’était à sa bouche embrasée et sèche un délicieux oubli que cettebouche aux désaltérantes fraîcheurs de métal ou de neige ; sesmuscles avachis et lassés, son épiderme flasque et fripé, avaientde bienfaisants raidissements aux rondes caresses de ces juvénilesformes. Il se régénérait à ce bain de virilité et il enlaçaitl’inconnue avec l’insouciance du désespoir et toute sa robustesseretrouvée.

L’aube indécise venait et l’heure desmatinales guillotinades quand, de nouveau fatigué, il essaya de sesoustraire aux dévoratrices caresses de l’inconnue. Mais il nepouvait point. Des jambes croisées sur ses jambes l’enserraientétroitement. Les bras noués autour de son cou ne se désenlaçaientpoint. C’était l’inexplicable toucher, cette fois bien réel, dumétal et de la neige, les cheveux moelleux où il s’était vautrés’entortillaient maintenant autour de son corps avec la coupantebrutalité des cordes. Il ne sentait plus bouger nul spasme souslui, et son ventre, en ses désespérés tortillements, ne frôlaitplus qu’une planche gluante de sang.

Il poussa un gémissement d’horreur.

L’humide puanteur du sang monta à sesnarines.

Mais un adieu, où se mêlaient de fuyantesclameurs, chuchotait à son oreille, pesant et sourd et pareil aubruissement graissé du couperet.

Il reconnut qu’il était tombé dans les brasvengeurs de « Notre-Dame la Guillotine ».

LE SPECTRE ROUGE

[4]

 

Au dessert, chez le grand banquier X, onparlait socialisme et réformes politiques ; le repas commencéselon les rites d’une cérémonieuse froideur s’achevait, presquecoudes sur table, au milieu du heurt étincelant des opinions ;chacun proposait pour l’attendrissement des dames, mille moyensd’amélioration au sort des déshérités ; les sentimentsfinissaient par venir à ces hommes de finance aussi généreux queles vins qu’ils avaient bus. L’insolence du bonheur sûr de luisemblait – en ce tiède crépuscule estival rafraîchi par la buée dessources invisibles dans la profondeur du bois, autour de cettetable chargée de languissants bouquets – rayonner cruellement, enune atmosphère quasi tangible combinée du parfum des fruits, dubouquet des vins précieux et de la saveur irritante des chevelureset des chairs moites.

Dominant une ancienne et majestueuse forêt dechênes, le château découpait sur le soir les lignes sveltes de sestourelles renaissance, la légèreté de ses balcons, féerique templeà la beauté de vivre. On descendait vers les bois par une série deterrasses étagées d’où l’on pouvait confortablement se rassasier ducercle viride de l’horizon houlant comme la mer sous le vent ducouchant. Seule tare, vers l’Orient, une tache rouge et noiresalissait ce paysage de paix, sept cheminées d’usine, jaillies d’unpêle-mêle de bâtisses sans gloire, s’auréolaient d’une lueur deforge et inquiétaient du halètement de leurs machines le silenceauguste des futaies.

De tous les hôtes du banquier, le poète PierreChantenef avait peut-être été le seul à remarquerl’antithèse ; invité de hasard chez le fameux marchand d’or,il s’abstenait de la discussion qui suivait – de plus en plusanimée et « intéressante » – le cours prévu de ces sortesde joutes, enrichie de paradoxes à la manière de Barrès et decitations du dernier Figaro en somme, ce flux deréminiscences banales qui remplace chez les gens de bourse ou depolitique les appréciations personnelles et l’émotionintelligente.

Les vins et les mots avaient continué de sesuccéder et le poète persistait dans le silence ; ils’indignait en son cœur de l’inconscience des Riches dont le bassatanisme se plaît à assaisonner ses joies de paroles hypocritementcharitables.

« Les manieurs d’argent, conclut-il,jouent dans l’actuel combat social le rôle de ces vils valets desarmées de jadis qui s’attaquaient aux faibles, achevaient lesblessés et coupaient pour leur anneaux les doigts raidis desmorts. » Et il réfléchissait à l’amertume des nécessités quile forçaient à rehausser de sa mise modeste jusqu’à la fierté et desa physionomie loyale et timide cette ripaille d’agioteurs où lescristalleries polycolores et les vermeils ne reflétaient qued’odieux mufles humides et rougis du sang des pauvres.

Pierre Chantenef, dont la claire visionpénétrait sous les apparences la hideur de ces âmes, souffraiténormément. La conversation prétentieusement banale l’engourdissaittelle qu’une drogue stupéfiante. Auditeur forcé, la seuleimpression qu’il éprouvât en cet échange d’idées rebattues, étaitune intolérable fatigue pénible comme un cauchemar. Les noms desconvives, lui arrivant comme à travers un songe, lui évoquaient desimages de pince ou de harpon, lestés d’un faix de pesantesconsonnes judaïques ou germaines.

Le repas avait pris fin et Chantenef avaitréussi à demeurer presque inaperçu à l’abri d’un proéminentboursier peu loquace après boire, et que la truffe et le cigareavaient la propriété d’engourdir à la manière des boas. On avaitpassé sur la terrasse décorée de massifs de rhododendrons etd’hortensias d’où jaillissaient les socles des statues. Aux piedsdes convives, les feuillages bruissants du parc commençaient às’enténébrer.

Le mystère de la nuit qui s’impose à presquetous les hommes et qui commande le recueillement des paysans et despêcheurs n’avait pu endiguer le bavardage des invités. Ladiscussion se faisait de plus en plus lassante, continuant à roulerdans son flot ce ramas d’idées quelconques que La Presseverse chaque jour aux intelligences du commun. On eût dit d’unetrahison préméditée contre la câline pureté de cette soirée. Rentréen lui-même, Chantenef suivait des pensées autres et son esprit ence moment voyageait au pays de rêve, bien loin de ces dîneurs dehasard. Il se complaisait en des projets d’œuvres chèrementcaressées et un peu de honte le prenait de se trouver là.

Mais il était écrit qu’il ne finirait paspaisiblement cette soirée et bientôt, il dut sortir brusquement desa songerie. Une jeune étourdie, qui l’avait entendu présentercomme poète et qui l’épiait pour quelque récitation, dénonça sonsilence. Aussitôt ce fut un général acharnement :

– Comment ! Chère Madame, nous avonsun poète et vous ne dites rien ! C’est véritablementimpardonnable vous savez combien j’adore la poésie et lespoètes !

– Vous nous direz une légende, plutôt, ilcommence à faire très noir sous les grands chênes.

– Qu’il nous dise ce qu’il voudra…

*

* *

Le côté des hommes était moinsenthousiaste.

Un groupe de vieillards lourds de digestion etde calculs ne se dérangeait même pas. Sans doute décidé parl’espoir de les ennuyer tous, Chantenef commença après s’êtreexcusé de ne pas dire de vers, le récit d’une anecdote légendairedont les faits s’étaient, dit-il, passés autrefois dans le paysmême :

« Encore maintenant le sérieux du paysagenormand – monotonie de la mer et des verdures, douceur des pluiesperpétuelles – conseille le respect des choses inconnues. Lespaysans ont gardé la terreur des corbeaux qui du haut des calvairesfascinent les passants attardés et troublent leur esprit. Au borddes rivières assombries par les feuillages funèbres des noyers lesrevenants viennent laver leurs linceuls qu’ils exposent àl’influence de la lune. Les sentiers déserts sont souvent barrés decercueils noirs, et nul – sous peine de mourir dans l’année – nedoit passer sans les avoir religieusement tournés bout pour bout.Ailleurs, c’est la Miltoraine, une haute dame blanche qui grandit àmesure qu’on s’éloigne et dont la présence s’accompagne d’unbruissement surnaturel, d’un vent impétueux dans les grandsarbres.

« Il y a peu d’années, la route actuellen’existant pas, on suivait pour se rendre aux fermes une série desentiers qui longeaient de grandes pièces d’orges, de sarrazin etde colza. Ces sentiers aboutissaient à l’Église, dont le cimetièreombragé de frênes et regorgeant d’une noire verdure est des plusmélancoliques que je connaisse. C’est ce chemin que suivaientchaque soir les filles pour revenir des champs, leurs cruches decuivre rouge, pleines de lait, posées d’équilibre sur l’épaule.

« Vers l’automne, le bruit se répanditqu’une apparition hantait chaque soir la brèche de pierre quisépare le cimetière du sentier. C’était un mort enveloppé de sonsuaire, là figure invisible, ne bougeant pas. »

– La vulgarisation des idéesscientifiques, hasarda quelqu’un, dissipe peu à peu cessuperstitions ridicules.

Chantenef sans relever l’interruption continuade sa voix égale et un peu traînante. Il dit les terreurs despaysans, les touchantes croyances relatives aux âmes du Purgatoire,la foi indéfectible des Simples aux choses immatérielles. Sonéloquence toute vibrante d’indignations contenues fit un momentfrissonner tous ces jouisseurs à l’âme sordide, pour toujourscaptive au cercle infernal de la chair et de l’or. Sa parolefraîche et profonde avait le mystère et l’on eut dit comme lespénétrantes rosées de la ténèbre montante, dont son récit évoquaitles majestueuses angoisses.

L’assemblée entière fut traversée d’unsympathique frisson quand Chantenef décrivit les angoisses du valetde charrue qui chaque soir s’enveloppait d’un drap pour jouer auspectre et qui trouva un jour à ses côtés un immatériel et,celui-là, bien réel revenant. On releva le lendemain dans sonsuaire, raidi par le froid du matin, le cadavre convulsé dumisérable farceur.

N’est-ce pas Villiers de l’Isle-Adam quidit : « Si tu joues au fantôme, tu ledeviendras. »

Au milieu du silence produit par cetteconclusion, la voix d’un auditeur inattentif – sociologue absorbésans doute en des plans de félicité future pour les pauvres – sefit entendre.

– Pardon, mais… la question dupaupérisme… je saisis sans doute mal le rapport ?

– Il est bien simple pourtant, articulale poète, d’une voix sereine, en se tournant vers les rouges usinesmaintenant flamboyantes dans la nuit tout à fait tombée ; Jecrois que les heureux de cette société ne devraient pas tants’amuser du Spectre rouge.

Et tous, s’étant tournés vers l’horizonvermeil comme le sang et comme l’aurore d’une chose inconnue,comprirent avec un tremblement la parole du maître :

« Si tujoues au fantôme… »

LE NAVIRE DE JULES CÉSAR

[5]

 

Kill et Murde s’étaient bercés toute leur viedu rêve de pêcher un trésor. La colonne de granit du phare deRighte qu’ils gardaient en pleine mer surgit d’un réseau d’écueilset de stroms dont les gouffres, dit-on encore maintenant, recèlentquelques-uns des navires de la légendaire Armada. Maintes foisd’ailleurs des indices indubitables étaient venus fortifier leurscroyances.

Un jour, Murde ramena entre les mailles de ferde sa drague un grand gobelet d’argent, et Kill prétendaitdistinguer, par les temps où l’eau était claire, la carcasse et lesagrès d’un vaisseau de mille tonneaux d’un gabarit inconnu. Souventaussi les tempêtes rejetaient à la base du phare des pièces debois, des bouteilles endentellées de concrétions et de coquilles etjusqu’à des barriques et des coffres, mais ils ne trouvaient pointde trésor.

Cependant, plus ils vieillissaient, plus ilss’entêtaient dans leur espoir. Chaque soir après avoir lu la Bible,ils allumaient leurs pipes et vidaient un bowl de grog au genièvreen faisant des projets. Murde voulait acheter aux entours de laville un cottage de briques coloriées. Il y aurait un parloir dechêne comme celui de l’officier des douanes, et sa nièce Effie,celle qui tenait un cabaret sur le port, devenue grande dame,verserait le thé d’une bouilloire d’argent. Kill, plus ambitieux,voulait habiter Londres et voyager sur le continent ; ils’habillerait comme un gentleman, porterait une bague d’or et seferait construire un yacht. Ils demeuraient d’accord sur un point,c’était de se partager fidèlement le trésor et de vivre toujours enbonne amitié quand ils seraient devenus riches.

Quelquefois Kill faisait la lecture à soncompagnon dans de vieux livres que leur prêtait le capitaine ducuitter qui, chaque semaine, ravitaillait le phare ; c’étaientles histoires meilleures des boucaniers anglais et français avecd’autres récits tout aussi surprenants. Ainsi ils connurent lesexploits de Montbars, l’exterminateur, et de sir Hughes, de Poll’Olonnois et de Walter Raleigh. Ils apprirent l’existence dupoisson d’or qu’on ne pêche qu’une fois l’année, dans la nuit dusaint Vendredi avec un hameçon garni de chair de chrétien, del’Évêque de mer qui fut capturé sur la côte de Norwège au temps del’archevêque Olaüs et, présenté au pape, lui parla latin. Mais nile Krabor, ni les Sirènes, ni le dragon de mer Zedraack ne lesintéressèrent autant que l’histoire du navire de Jules César.

C’était, au dire du livre, une frégate tout enor sur laquelle l’empereur César était parti de Gaule avec seschevaliers pour conquérir l’île des Bretons. Quatre-vingtsboucliers d’argent fin étaient suspendus au-dessus du banc desrameurs et les fanaux de combat avaient des vitres de pierresprécieuses. Ce merveilleux navire avait péri corps et biens sur lesrécifs de la côte anglaise, l’empereur seul avait réussi à joindrele reste de sa flotte sur la barque d’un pêcheur. Depuis, nombred’aventureux plongeurs avaient essayé de retrouver les épaves d’orde la frégate ; nul n’y avait réussi et le chroniqueurajoutait qu’ils avaient tous trouvé la mort d’une façonsingulière.

Une menace aussi vague ne déconcertait pointles deux amis. Comme ils avaient gardé de leurs navigations laconnaissance des récifs et des amers, ils remarquèrent que beaucoupde courants se rencontraient près de l’îlot où s’élevait leur phareet que les raz de marée avaient dû peu à peu entraîner vers lesgouffres voisins les épaves de toute la mer. De là ils en vinrent àsupposer, puis à croire fermement, que le navire d’or devait setrouver tout près d’eux. Il ne s’agissait plus que de trouver laplace exacte où il s’était abîmé.

Ils employaient à cette recherche tout letemps que leur laissait le soin de leur lampe. Inlassablement, ilsscrutaient l’eau verte et, s’aventurant jusqu’auprès destourbillons, raclaient les bas fonds de leur drague. Quandrevenaient les marées d’équinoxe, alors qu’un vaste espace derochers reste à sec, ils se livraient avec plus d’enthousiasme àleurs sondages. Vers ce temps, Murde, en nettoyant un congre quis’était pris à leurs lignes de fonds, trouva dans ses entrailles unanneau éblouissant d’une pierre qu’il ne connaissait pas. Il le mità son petit doigt tirant de cette rencontre un nouveau présage desuccès.

Un matin qu’ils se trouvaient loin de leurphare, un brouillard jaune tomba subitement, et sur la mer de lacouleur livide du vieux plomb, ils ne surent plus s’orienter. Puisle ciel s’assombrit encore, sembla rouler des fleuves de cendre etdes traînées d’encre fangeuse. Le brouillard plus doux se résolvaiten pluie. La brise fraîchit, des lames monstrueuses et blanchesd’écume s’enflèrent. Malgré qu’ils eussent replié toutes leursvoiles, ils filaient avec une rapidité vertigineuse entraînée dansle rugissement de la tempête.

Ils n’avaient point emporté de boussole ni devivres. Affamés et transis, au fond de leur canot, ils sereprochaient mutuellement leur folie. Pour la chimère d’unhypothétique trésor, ils étaient perdus ; même si, parfortune, quelque navire les recueillait ils seraient déshonorés etcondamnés à la potence pour avoir abandonné le feu confié à leursoin.

Comme le soir tombait, une pluie abondanteabattit la violence du vent. Des vagues peu à peu calmées émergeaitun archipel de rochers noirs grotesquement contournés, laissant enson centre une petite baie tranquille où aboutissaient des antresbasaltiques. Ils dirigèrent leur barque de ce côté dans l’espoir deglaner sous les algues quelques coquillages nutritifs.

Ils amarraient le grappin de leur barque,lorsqu’une apparition les cloua sur place de stupeur ; un êtreétrange et semblable de tout point aux monstres de leur livre,s’avançait vers eux en nageant. Il aurait parfaitement ressemblé àun homme trapu et court, sans ses moustaches de poils rudesdisposées en éventail comme celles des phoques et sans ses yeux depoisson protubérants et ronds. Ils remarquèrent lorsqu’il approcha,que les doigts de ses mains étaient palmés et tout son corpscouvert d’écailles argentées ; ses dents et ses ongles étaientde la plus étincelante nacre verte :

« Je n’ai pas l’intention de vous nuire,dit-il, d’une voix gutturale et sourde. Rendez-moi seulementl’anneau que vous avez au doigt et qui m’appartient, et il ne vousarrivera point de mal. »

Tout tremblant Murde donna l’anneau.

Alors la nuit se fit moins sombre, un courantfurieux les saisit. Consternés et transis, ils se retrouvèrentpresque sans savoir comment, à la base de leur tour. La lampe deleur phare, allumée par des mains invisibles brillait, comme chaquesoir, sur la mer immensément bleue, où se reflétait la pleinelune.

Cette aventure ne laissa point calmes les deuxamis. Leur mélancolie devint profonde ; d’avoir entrevu uncoin de mystère de la mer, ils devinrent, ainsi que Faust,ambitieux des choses surnaturelles.

En côtoyant, pour leurs pêches, le flanc desroches, ils ne gardaient plus aucun espoir de découvrir la frégateen or. La crainte aussi des êtres extraordinaires qui hantent lesprofondeurs les avait rendus prudents, ils ne s’éloignaient plusmaintenant qu’à de faibles distances.

*

* *

Un soir, par un ciel pareillement pluvieux,par une même mer jaune et pâle, Murde, que l’insuccès de leur pêcheavait rendu furieux, s’écria avec un grand serment :

« Nous menons à présent une existencetout à fait ignoble et indigne d’hommes libres. Pour moi,j’aimerais mieux vivre à la façon des poissons comme l’homme-de-merà qui j’ai rendu la bague, que de végéter jusqu’à la mort, ainsique nous faisons, sans connaître les trésors de la mer. »

Son camarade l’approuva de bon cœur et ajoutaqu’il sacrifierait tout, seulement pour voir la frégate del’empereur César.

Mais il s’arrêta au milieu de ses jurons enapercevant à fleur d’eau, au milieu d’une masse de plantes marines,le crâne aplati et les yeux protubérants et glauques del’homme-de-mer. Le monstre nagea vers leur barque et, d’un souriresingulier que complétaient des gestes gauches de ses bras courts,il leur fit comprendre que leurs vœux allaient être réalisés.

Comme la première fois, leur barque futemportée parmi les écumes d’un courant, et dans la nuit devenuecomplète, où s’allumait inexplicablement à leurs yeux l’étoile duphare déserté, ils s’abandonnèrent à l’aventure. Mais ils setenaient très près l’un de l’autre pour se porter secours en cas depéril.

Bientôt une grotte inconnue suspendit sur euxses pendentifs de stalactite. Le monstre qui nageait à l’avant dubateau s’arrêta ; son corps et ses yeux de même que tous lesobjets d’alentours phosphoraient une tiède lueur bleue quiemplissait toute la grotte. Au fond, au milieu d’immenses bouquetsde coraux et de guirlandes frissonnantes de lianes de mer, lamerveilleuse frégate rutilait de pierres précieuses dans une brumedorée. Ils s’approchèrent tout palpitants. Hélas ! de près, lemiraculeux navire ne fut plus qu’une épave, rongée par l’âge et lesbêtes et dont le bois pourri s’effritait entre leurs doigts avides.Les insectes phosphorescents qui s’attachent aux vieilles pièces debois avaient causé leur illusion. Quelques crânes verdis, mêlés depièces de monnaie oxydées et de cuirasses rompues, voilà tout cequ’ils virent.

Mais ils poussèrent un grand cri en seconsidérant mutuellement ; par les chevelures, la nacre desongles et le crâne aplati, ils étaient devenus pareils de touspoints à celui qui les avait menés en cet endroit. Sous leursvêtements qui tombaient déjà d’eux-mêmes, leur corps luisaitd’écailles argentées. Leur souhait réalisé à la lettre les faisaitdésormais habitants de la mer. Tout autour d’eux des rictusnarquois de monstres les narguaient ironiquement ; ilscherchèrent un abri dans les feuillages pour y cacher leurdésespoir.

Maintenant ils se sont habitués à cettevie.

Tristes, souvent ils se plaisent à écouterderrière le sillage des barques, le voix des pêcheurs chantantRule Britannia ou Sweet home et ils lesrécompensent de leur chanson en poussant vers les tenailles lepeuple effaré des poissons.

Quelquefois ils nagent avec lenteur autour duphare et ils guettent, tapis dans les végétations grasses del’écueil, s’allumer le feu jadis confié à leurs soins. Dans lestempêtes, alors que s’effarent les pilotes et que triomphe dans lerugissement du vent la clameur de la mort souveraine, il leurarrive de préserver d’une façon inespérée les vaisseaux en péril.De leurs doigts écailleux qui sont devenus pareils aux ailerons desmorses, ils s’accrochent aux ferrures du gouvernail, lesmaintiennent et orientent de toute leur puissance le navire versles molles plages de sable ou vers l’entrée rouge et verte desports.

Parfois aussi, ils profitent du brouillard desnuits d’hiver, et nageant silencieusement jusque tout près durivage ils contemplent, avec de grands soupirs et des regardsmouillés de larmes, la rouge lueur qui brille aux fenêtres du petitcabaret sur le port où Effie, la douce jeune fille à la peau delait, aux tresses rousses, vend aux marins le porter et le gin,avec le blond tabac et les longues pipes de terre blanche dont lefourneau est sculpté d’une esclave offrant à la reine en signe dereconnaissance ses entraves rompues.

La petite lueur rouge de la taverne, les deuxamis la regardent longuement, mais ils ne savent plus pleurer, puisils regagnent en silence les profondeurs marines où sommeillel’amas des inutiles richesses.

DANS LE VENTRE D’HUITZILOPOCHTLI

[6]

 

Sur la terrasse de la villa que possède àBelle-Isle-en-Mer, l’ethnographe Bourdelier – le premier qui aitdéchiffré les hiéroglyphes des temples toltèques et chichimèques –,quelques invités savouraient des boissons glacées, à l’ombre destamarins aux grappes de corail rose, en face de la mer immense etbleue.

L’explorateur américain, Miles Kennedy,l’homme qui a parcouru seul, pendant cinq ans, la région désertiquedes Andes, fumait béatement, étendu dans un rocking-chair. À deuxpas de lui, une jeune Anglaise demeurait silencieuse, pelotonnéesur les coussins de la guérite d’osier.

Les regards de la jeune fille ne pouvaient sedétacher des mains de l’explorateur, des mains d’une cadavéreuselividité, d’une blancheur de chlore, qui contrastaient bizarrementavec le visage bruni et tanné comme la peau d’une momie.

– Miss Rosy, dit brusquement l’Américain,parions que vous êtes en train de vous demander, de quellefantastique maladie de peau je suis atteint ? Je tiens à vousrassurer, continua-t-il avec bonhomie. L’inquiétante décolorationde mon épiderme ne résulte pas d’une maladie, elle date du jouroù j’ai été dévoré par le farouche Huitzilopochtli, ledieu de la guerre des anciens Incas.

– Contez-moi cela, murmura Miss Rosy lesyeux brillants de curiosité.

– C’est une aventure assez spéciale,commença-t-il, sans se faire prier. Il y a de cela deux ans, nousétions perdus dans la grande Cordillière des Andes, moi, mon guideNecoxtla et les trois Indiens qui nous escortaient.

« Vous ne pouvez pas vous figurer, chèremiss, ce que sont ces diaboliques paysages. Pas un arbre, pas unvégétal, sauf, de loin en loin, ces grands cierges épineux quisemblent des plantes de bronze vert. Un ciel de plomb ardent, etpour horizon, des cycles de précipices, de coulées de lave et depics neigeux, qui semblent se répéter à mesure qu’on les afranchis, comme les cercles d’un enfer d’où on ne pourrait jamaissortir.

« Nous suivions un couloir de rochers siétroit que nous étions obligés de marcher un par un. Les surfacespolies des parois basaltiques semblaient concentrer sur nous, commedes miroirs ardents, les rayons aveuglants du soleil. Les troisIndiens et les quatre mules qui portaient mon bagage étaientexténués, à bout de forces ; pour mon compte, je sentais quela soif, la chaleur et la fatigue allaient me rendre fou. J’auraisdonné tout ce que je possédais pour une gorgée d’eau fraîche.

« Brusquement tout changea. Le défilésinistre aboutissait à une vallée verdoyante, ombragée de palmiers,d’acajous et de bananiers, arrosée par des ruisseaux murmurants.Les ruines d’un temple aux colossales idoles de granit rouge,servaient de fond à ce paysage digne de l’Eldorado.

« Je demeurai quelque temps immobile decontentement et aussi d’admiration, mais quelle ne fut pas mastupeur en voyant mes Indiens s’enfuir à toutes jambes en donnantdes signes de la plus folle terreur. À ma grande indignation,Necoxtla, qui me servait de guide depuis des mois et m’avait deuxfois sauvé la vie, enfourcha précipitamment une des mules et, luiaussi, m’abandonna.

« J’allais peut-être me décider à suivrel’exemple de mes Indiens. On ne m’en donna pas le temps.

« Avant que j’eusse pu faire un gestepour me défendre, je me vis entouré d’une troupe d’Aztèqueshideusement tatoués ; ils me dépouillèrent brutalement de mesvêtements, me lièrent les mains et m’entraînèrent dans l’oasis.

« On m’avait fait asseoir à l’ombre desruines et de vieilles femmes m’apportèrent quelques bananes, unecalebasse d’eau et des galettes de maïs qu’elles me firent mangersans me délier les mains. Je pensai qu’on n’en voulait pas à mavie.

« Je dus assister au pillage de mescaisses, je vis mes malheureuses mules, abattues à coups decasse-tête d’obsidienne, puis écorchées et dépecées avec unerapidité surprenante. Je détournai les yeux de cette écœuranteboucherie, pour les porter sur un groupe d’Aztèques absorbés dansun travail que je suivis, d’abord avec intérêt, puis avec une vagueinquiétude.

« Par-dessus les basses branches d’unséquoia géant, ils avaient lancé deux cordes d’aloès dontl’extrémité était solidement fixée à deux anneaux de métal scellésun peu au-dessus de l’abdomen proéminent d’une des divinités degranit.

« Alors les Aztèques halèrent sur l’autreextrémité des cordes. Au bout d’une minute, la partie antérieure duventre se détacha et s’éleva lentement en glissant dans une rainureintérieure ; un trou noir et carré apparut à la place duventre, pendant que la dalle de granit remontée cachait entièrementla face et la poitrine du dieu.

« Enfin, je fus rudement empoigné et onme força d’entrer dans cette espèce d’étroite cellule.

« Sans comprendre encore quel affreuxsupplice m’était réservé, je mourais de peur. Je n’opposai aucunerésistance à mes bourreaux.

« Que vous dirai-je ? La dalleglissa dans les rainures avec un bruit sourd et reprit sa place.J’étais muré, vivant, dans le ventre d’Huitzilopochtli !

*

* *

« La niche où j’étais encastré était siétroite que je pouvais à peine remuer. Cependant comme je percevaisau-dessus de moi un peu de clarté, je pus gravir à reculonsquelques degrés creusés dans la pierre, et, tout à coup, mes yeuxse trouvèrent au niveau de deux lucarnes rondes qui devaientcorrespondre aux prunelles de l’idole ; à la hauteur de labouche se trouvait aussi une ouverture qui communiquait avec l’airlibre. Dans ma misérable situation, je considérai comme un bonheurincomparable la facilité qui m’était laissée de respirer et devoir.

« Une angoisse atroce m’étreignait. Jem’ingéniais de tout l’effort de ma pauvre cervelle enfiévrée àdeviner quelle torture on m’infligerait. Je songeais àl’Inquisition, aux bourreaux chinois… Mais vous verrez que lesimaginations les plus folles des tortionnaires du Moyen Âge étaientencore au-dessous de l’abominable réalité.

« Je suivais cependant d’un regard éperdules allées et venues de mes ennemis, et précisément parce que jen’arrivais pas à pénétrer leurs intentions, leurs moindres gestesme pénétraient d’une anxiété aussi lancinante que le plusdouloureux des cauchemars.

« Il y avait dans un coin de la vallée unmassif de plantes d’un aspect inquiétant. Leurs vastes feuillesdivisées par une épaisse nervure étaient grasses, charnues, d’unvert bleuâtre, intérieurement hérissées de piquants et légèrementconcaves.

« Un vieillard remplit une corbeille dedéchets de viande crue qui provenaient du dépeçage des mules ets’approcha avec précaution des étranges végétaux, puis il lança surles piquants un gros morceau de viande. Aussitôt les deux moitiésde la feuille se refermèrent l’une sur l’autre, emprisonnant leurproie, d’un mouvement sec qui faisait penser à une mâchoire defauve.

« Je me trouvais en présence de végétauxcarnivores du genre des Ionea muscipula, mais d’une taillecolossale, sans doute favorisée par la nourriture abondante queleur fournissaient les Aztèques qui peut-être adoraient ceshorribles plantes vampires.

« Détail repoussant mais que je ne doispas omettre, ces feuilles affamées semblaient se repaître avec unegloutonnerie ignoble ; une sorte de bave – ou plutôt un sucgastrique spécial – perlait à leurs commissures en une abondanterosée. Ce que je ne m’expliquai pas, c’est que de nombreusescalebasses fussent placées autour de chaque plante pour recueillirle suc qui y tombait en gouttes pressées.

« La distribution était terminée. Gorgésde viande, leurs feuilles repliées, les ogres végétauxdigéraient.

« La nuit était venue ; les Aztèquesfestoyaient autour de grands feux ; personne ne paraissaitplus songer à moi. C’était une sorte d’accalmie. Brisé de fatigue,et, si incommode que fût ma position, je m’endormis…

« Je fus réveillé par le vacarme infernald’un orchestre où dominaient les cymbales, les trompes d’écorce etces flûtes qui sont fabriquées avec des fémurs humains. Mes ennemisdansaient et vidaient des calebasses de pulqué etd’aguardiente.

« Leur digestion terminée, les plantesvampires déployaient lentement leurs feuilles, prêtes à unenouvelle curée. Le vieillard qui leur avait distribué la pâtureétait revenu, armé d’une grande jarre, dans laquelle il commença àvider le contenu des calebasses. Il remplit ainsi une dizaine dejarres qu’il rangea soigneusement dans un coin. Je pensai que lesAztèques devaient employer ce suc, si précieusement recueilli, à lafabrication de quelque liqueur fermentée.

« La fin de cette récolte avait donnélieu à un redoublement de vacarme, à une explosion de crissauvages. Le vieillard – j’ai su depuis que c’était un prêtre –,maintenant drapé dans un manteau de plumes, la face tatouée derouge et de blanc, s’avança vers l’idole d’un pas hiératique. Ilportait à grand-peine, une des jarres, pleine jusqu’aux bords.

« Puis je ne le vis plus. Il avait passéderrière la statue. Ainsi qu’on me l’expliqua par la suite, ilescaladait les degrés dissimulés dans les ornements des sculptures.Une minute s’écoula, et, tout à coup, sa hideuse face tatouéeapparut à la hauteur de mes yeux. Solennellement, il versa lecontenu de la jarre dans un trou creusé sur l’épaule del’idole.

« Avec une indicible horreur, je venaisde comprendre : J’allais être digéré vivant par le dieuHuitzilopochtli…

« Déjà, par des canaux intérieurs, leliquide corrosif, le suc gastrique des plantes carnivores, serépandait dans mon étroite prison me montait jusqu’aux genoux, memordant la peau avec la cuisante sensation d’un vésicatoire.

« Le vieux prêtre déversa dans l’orificele contenu d’une seconde jarre, puis d’une troisième. Le liquide memonta jusqu’aux cuisses. Je souffrais d’aussi cruelle façon que sil’on m’eût plongé dans une chaudière d’huile bouillante.

« Comme le prêtre versait une quatrièmejarre, je poussai un hurlement de folie et je m’évanouis…

*

* *

« Rassurez-vous, miss Rosy, repritl’explorateur, en réconfortant d’un sourire, la jeune fille, pâlede saisissement, quand je revins à moi, j’étais couché sous unetente, ficelé des pieds à la tête dans une compresse d’herbesbouillies et veillé par une vieille Indienne. J’étais sauvé.

« Necoxtla, mon guide, honteux de safrayeur et de sa lâcheté, avait couru à bride abattue jusqu’à unposte frontière, heureusement peu éloigné et il était revenu avecun détachement de réguliers péruviens, juste à temps pourm’arracher à une mort atroce.

« Surpris en pleine orgie, les Aztèquesfurent rapidement mis en déroute. Au bout d’un quart d’heured’efforts, la dalle put être soulevée et je fus arraché à montombeau, mais je ne donnais plus signe de vie et mon corps n’étaitqu’une plaie.

« La science de la vieille squaw qui mesoignait avec des compresses d’herbes aromatiques m’a conservé lavie, mais elle n’a pu rendre à mon épiderme décoloré par leterrible suc, sa coloration naturelle. »

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