Clitandre

de Pierre Corneille

Adresse

À Monseigneur le duc de Longueville

MONSEIGNEUR,

Je prends avantage de ma témérité ; et quelque défiance que j’aie de Clitandre, je ne puis croire qu’on s’en promette rien de mauvais, après avoir vu la hardiesse que j’ai de vous l’offrir. Il est impossible qu’on s’imagine qu’à des personnes de votre rang, et à des esprits de l’excellence du vôtre, on présente rien qui ne soit de mise, puisqu’il est tout vrai que vous avez un tel dégoût des mauvaises choses, et les savez si nettement démêler d’avec les bonnes, qu’on fait paraître plus de manque de jugement à vous les présenter qu’à les concevoir. Cette vérité est si généralement reconnue, qu’il faudrait n’être pas du monde pour ignorer que votre condition vous relève encore moins par-dessus le reste des hommes que votre esprit, et que les belles parties qui ont accompagné la splendeur de votre naissance n’ont reçu d’elle que ce qui leur était dû : c’est ce qui fait dire aux plus honnêtes gens de notre siècle qu’il semble que le ciel ne vous a fait naître prince qu’afin d’ôter au roi la gloire de choisir votre personne, et d’établir votre grandeur sur la seule reconnaissance de vos vertus : aussi, MONSEIGNEUR, ces considérations m’auraient intimidé, et ce cavalier n’eût jamais osé vous aller entretenir de ma part, si votre permission ne l’en eût autorisé, et comme assuré que vous l’aviez en quelque sorte d’estime, vu qu’il ne vous était pas tout à fait inconnu. C’est le même qui, par vos commandements, vous fut conter, il y a quelque temps, une partie de ses aventures, autant qu’en pouvaient contenir deux actes de ce poème encore tout informes et qui n’étaient qu’à peine ébauchés. Le malheur ne persécutait point encore son innocence, et ses contentements devaient être en un haut degré,puisque l’affection, la promesse et l’autorité de son prince lui rendaient la possession de sa maîtresse presque infaillible ;ses faveurs toutefois ne lui étaient point si chères que celles qu’il recevait de vous ; et jamais il ne se fût plaint de sa prison, s’il y eût trouvé autant de douceur qu’en votre cabinet. Il a couru de grands périls durant sa vie, et n’en court pas de moindres à présent que je tâche à le faire revivre. Son prince lepréserva des premiers ; il espère que vous le garantirez desautres, et que, comme il l’arracha du supplice qui l’allait perdre,vous le défendrez de l’envie, qui a déjà fait une partie de sesefforts à l’étouffer. C’est, MONSEIGNEUR, dont vous supplie trèshumblement celui qui n’est pas moins, par la force de soninclination que par les obligations de son devoir,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissantserviteur,

CORNEILLE.

Préface

 

Pour peu de souvenir qu’on ait deMélite, il sera fort aisé de juger, après la lecture de cepoème, que peut-être jamais deux pièces ne partirent d’une mêmemain plus différentes et d’invention et de style. Il ne faut pasmoins d’adresse à réduire un grand sujet qu’à en déduire unpetit ; et si je m’étais aussi dignement acquitté de celui-ciqu’heureusement de l’autre, j’estimerais avoir, en quelque façon,approché de ce que demande Horace au poète qu’il instruit, quand ilveut qu’il possède tellement ses sujets, qu’il en demeure toujoursle maître, et les asservisse à soi-même, sans se laisser emporterpar eux. Ceux qui ont blâmé l’autre de peu d’effets auront ici dequoi se satisfaire si toutefois ils ont l’esprit assez tendu pourme suivre au théâtre, et si la quantité d’intriques et derencontres n’accable et ne confond leur mémoire. Que si cela leurarrive, je les supplie de prendre ma justification chez lelibraire, et de reconnaître par la lecture que ce n’est pas mafaute. Il faut néanmoins que j’avoue que ceux qui n’ayant vureprésenter Clitandre qu’une fois, ne le comprendront pasnettement, seront fort excusables, vu que les narrations quidoivent donner le jour au reste y sont si courtes, que le moindredéfaut, ou d’attention du spectateur, ou de mémoire de l’acteur,laisse une obscurité perpétuelle en la suite, et ôte presquel’entière intelligence de ces grands mouvements dont les pensées nes’égarent point du fait, et ne sont que des raisonnements continussur ce qui s’est passé. Que si j’ai renfermé cette pièce dans larègle d’un jour, ce n’est pas que je me repente de n’y avoir pointmis Mélite, ou que je me sois résolu à m’y attacherdorénavant. Aujourd’hui, quelques-uns adorent cette règle ;beaucoup la méprisent : pour moi, j’ai voulu seulement montrerque si je m’en éloigne, ce n’est pas faute de la connaître. Il estvrai qu’on pourra m’imputer que m’étant proposé de suivre la règledes anciens, j’ai renversé leur ordre, vu qu’au lieu des messagersqu’ils introduisent à chaque bout de champ pour raconter les chosesmerveilleuses qui arrivent à leurs personnages, j’ai mis lesaccidents mêmes sur la scène. Cette nouveauté pourra plaire àquelques-uns ; et quiconque voudra bien peser l’avantage quel’action a sur ces longs et ennuyeux récits, ne trouvera pasétrange que j’aie mieux aimé divertir les yeux qu’importuner lesoreilles, et que me tenant dans la contrainte de cette méthode,j’en aie pris la beauté, sans tomber dans les incommodités que lesGrecs et les Latins, qui l’ont suivie, n’ont su d’ordinaire, ou dumoins n’ont osé éviter. Je me donne ici quelque sorte de liberté dechoquer les anciens, d’autant qu’ils ne sont plus en état de merépondre, et que je ne veux engager personne en la recherche de mesdéfauts. Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leurpériode, il m’est permis de croire qu’ils n’ont pas tout su, et quede leurs instructions on peut tirer les lumières qu’ils n’ont paseues. Je leur porte du respect comme à des gens qui nous ont frayéle chemin, et qui, après avoir défriché un pays fort rude, nous ontlaissés à le cultiver. J’honore les modernes sans les envier, etn’attribuerai jamais au hasard ce qu’ils auront fait par science,ou par des règles particulières qu’ils se seront eux-mêmesprescrites ; outre que c’est ce qui ne me tombera jamais en lapensée, qu’une pièce de si longue haleine, où il faut coucherl’esprit à tant de reprises, et s’imprimer tant de contrairesmouvements, se puisse faire par aventure. Il n’en va pas de lacomédie comme d’un songe qui saisit notre imaginationtumultuairement et sans notre aveu, ou comme d’un sonnet ou d’uneode, qu’une chaleur extraordinaire peut pousser par boutade, etsans lever la plume. Aussi l’antiquité nous parle bien de l’écumed’un cheval qu’une éponge jetée par dépit sur un tableau exprimaparfaitement, après que l’industrie du peintre n’en avait su venirà bout ; mais il ne se lit point que jamais un tableau toutentier ait été produit de cette sorte. Au reste, je laisse le lieude ma scène au choix du lecteur, bien qu’il ne me coûtât ici qu’ànommer. Si mon sujet est véritable, j’ai raison de le taire ;si c’est une fiction, quelle apparence, pour suivre je ne saisquelle chorographie, de donner un soufflet à l’histoire,d’attribuer à un pays des princes imaginaires, et d’en rapporterdes aventures qui ne se lisent point dans les chroniques de leurroyaume ? Ma scène est donc en un château d’un roi, proched’une forêt ; je n’en détermine ni la province ni leroyaume ; où vous l’aurez une fois placée, elle s’y tiendra.Que si l’on remarque des concurrences dans mes vers, qu’on ne lesprenne pas pour des larcins. Je n’y en ai point laissé que j’aieconnues, et j’ai toujours cru que, pour belle que fût une pensée,tomber en soupçon de la tenir d’un autre, c’est l’acheter plusqu’elle ne vaut ; de sorte qu’en l’état que je donne cettepièce au public, je pense n’avoir rien de commun avec la plupartdes écrivains modernes, qu’un peu de vanité que je témoigneici.

Argument

 

Rosidor, favori du roi, était si passionnémentaimé de deux des filles de la reine, Caliste et Dorise, quecelle-ci en dédaignait Pymante, et celle-là Clitandre. Sesaffections, toutefois, n’étaient que pour la première, de sorte quecette amour mutuelle n’eût point eu d’obstacle sans Clitandre. Cecavalier était le mignon du prince, fils unique du roi, qui pouvaittout sur la reine sa mère, dont cette fille dépendait ; et delà procédaient les refus de la reine toutes les fois que Rosidor lasuppliait d’agréer leur mariage. Ces deux demoiselles, bien querivales, ne laissaient pas d’être amies, d’autant que Dorisefeignait que son amour n’était que par galanterie, et comme pouravoir de quoi répliquer aux importunités de Pymante. De cettefaçon, elle entrait dans la confidence de Caliste, et se tenanttoujours assidue auprès d’elle, elle se donnait plus de moyen devoir Rosidor, qui ne s’en éloignait que le moins qu’il lui étaitpossible. Cependant la jalousie la rongeait au-dedans, et excitaiten son âme autant de véritables mouvements de haine pour sacompagne qu’elle lui rendait de feints témoignages d’amitié. Unjour que le roi, avec toute sa cour, s’était retiré en un châteaude plaisance proche d’une forêt, cette fille, entretenant en cesbois ses pensées mélancoliques, rencontra par hasard uneépée : c’était celle d’un cavalier nommé Arimant, demeurée làpar mégarde depuis deux jours qu’il avait été tué en duel,disputant sa maîtresse Daphné contre Éraste. Cette jalouse, dans saprofonde rêverie, devenue furieuse, jugea cette occasion propre àperdre sa rivale. Elle la cache donc au même endroit, et à sonretour conte à Caliste que Rosidor la trompe, qu’elle a découvertune secrète affection entre Hippolyte et lui, et enfin qu’ilsavaient rendez-vous dans les bois le lendemain au lever du soleilpour en venir aux dernières faveurs : une offre en outre deles lui faire surprendre éveille la curiosité de cet esprit facile,qui lui promet de se dérober, et se dérobe en effet le lendemainavec elle pour faire ses yeux témoins de cette perfidie. D’autrecôté, Pymante, résolu de se défaire de Rosidor, comme du seul quil’empêchait d’être aimé de Dorise, et ne l’osant attaquerouvertement, à cause de sa faveur auprès du roi, dont il n’eût purapprocher, suborne Géronte, écuyer de Clitandre, et Lycaste, pagedu même. Cet écuyer écrit un cartel à Rosidor au nom de son maître,prend pour prétexte l’affection qu’ils avaient tous deux pourCaliste, contrefait au bas son seing, le fait rendre par ce page,et eux trois le vont attendre masqués et déguisés en paysans.L’heure était la même que Dorise avait donnée à Caliste, à causeque l’un et l’autre voulaient être assez tôt de retour pour serendre au lever du roi et de la reine après le coup exécuté. Leslieux mêmes n’étaient pas fort éloignés ; de sorte queRosidor, poursuivi par ces trois assassins, arrive auprès de cesdeux filles comme Dorise avait l’épée à la main, prête del’enfoncer dans l’estomac de Caliste. Il pare, et blesse toujoursen reculant, et tue enfin ce page, mais si malheureusement, que,retirant son épée, elle se rompt contre la branche d’un arbre. Encette extrémité, il voit celle que tient Dorise, et sans lareconnaître, il la lui arrache, passe tout d’un temps le tronçon dela sienne en la main gauche, à guise d’un poignard, se défend ainsicontre Pymante et Géronte, tue encore ce dernier, et met l’autre enfuite. Dorise fuit aussi, se voyant désarmée par Rosidor ; etCaliste, sitôt qu’elle l’a reconnu, se pâme d’appréhension de sonpéril. Rosidor démasque les morts, et fulmine contre Clitandre,qu’il prend pour l’auteur de cette perfidie, attendu qu’ils sontses domestiques et qu’il était venu dans ce bois sur un cartel reçude sa part. Dans ce mouvement, il voit Caliste pâmée, et la croitmorte : ses regrets avec ses plaies le font tomber enfaiblesse. Caliste revient de pâmoison, et s’entr’aidant l’un àl’autre à marcher, ils gagnent la maison d’un paysan, où elle luibande ses blessures. Dorise désespérée, et n’osant retourner à lacour, trouve les vrais habits de ces assassins, et s’accommode decelui de Géronte pour se mieux cacher. Pymante, qui allaitrechercher les siens, et cependant, afin de mieux passer pourvillageois, avait jeté son masque et son épée dans une caverne, lavoit en cet état. Après quelque mécompte, Dorise se feint être unjeune gentilhomme, contraint pour quelque occasion de se retirer dela cour, et le prie de le tenir là quelque temps caché. Pymante luibaille quelque échappatoire ; mais s’étant aperçu à sesdiscours qu’elle avait vu son crime, et d’ailleurs entré en quelquesoupçon que ce fût Dorise, il accorde sa demande, et la mène encette caverne, résolu, si c’était elle, de se servir de l’occasion,sinon d’ôter du monde un témoin de son forfait, en ce lieu où ilétait assuré de retrouver son épée. Sur le chemin, au moyen d’unpoinçon qui lui était demeuré dans les cheveux, il la reconnaît etse fait connaître à elle : ses offres de services sont aussimal reçues que par le passé ; elle persiste toujours à nevouloir chérir que Rosidor. Pymante l’assure qu’il l’a tué ;elle entre en furie, qui n’empêche pas ce paysan déguisé del’enlever dans cette caverne, où, tâchant d’user de force, cettecourageuse fille lui crève un œil de son poinçon ; et comme ladouleur lui fait y porter les deux mains, elle s’échappe de lui,dont l’amour tourné en rage le fait sortir l’épée à la main decette caverne, à dessein et de venger cette injure par sa mort, etd’étouffer ensemble l’indice de son crime. Rosidor cependantn’avait pu se dérober si secrètement qu’il ne fût suivi de sonécuyer Lysarque, à qui par importunité il conte le sujet de sasortie. Ce généreux serviteur, ne pouvant endurer que la parties’achevât sans lui, le quitte pour aller engager l’écuyer deClitandre à servir de second à son maître. En cette résolution, ilrencontre un gentilhomme, son particulier ami, nommé Cléon, dont ilapprend que Clitandre venait de monter à cheval avec le prince pouraller à la chasse. Cette nouvelle le met en inquiétude ; et nesachant tous deux que juger de ce mécompte, ils vont de compagnieen avertir le roi. Le roi, qui ne voulait pas perdre ces cavaliers,envoie en même temps Cléon rappeler Clitandre de la chasse, etLysarque avec une troupe d’archers au lieu de l’assignation, afinque si Clitandre s’était échappé d’auprès du prince pour allerjoindre son rival, il fût assez fort pour les séparer. Lysarque netrouve que les deux corps des gens de Clitandre, qu’il renvoie auroi par la moitié de ses archers, cependant qu’avec l’autre il suitune trace de sang qui le mène jusqu’au lieu où Rosidor et Calistes’étaient retirés. La vue de ces corps fait soupçonner au roiquelque supercherie de la part de Clitandre, et l’aigrit tellementcontre lui, qu’à son retour de la chasse il le fait mettre enprison, sans qu’on lui en dît même le sujet. Cette colères’augmente par l’arrivée de Rosidor tout blessé, qui, après lerécit de ses aventures, présente au roi le cartel de Clitandre,signé de sa main (contrefaite toutefois) et rendu par sonpage : si bien que le roi, ne doutant plus de son crime, lefait venir en son conseil, où, quelque protestation que pût faireson innocence, il le condamne à perdre la tête dans le jour même,de peur de se voir comme forcé de le donner aux prières de son filss’il attendait son retour de la chasse. Cléon en apprend lanouvelle ; et redoutant que le prince ne se prît à lui de laperte de ce cavalier qu’il affectionnait, il le va chercher encoreune fois à la chasse pour l’en avertir. Tandis que tout ceci sepasse, une tempête surprend le prince à la chasse ; ses gens,effrayés de la violence des foudres et des orages, qui ça qui làcherchent où se cacher : si bien que, demeuré seul, un coup detonnerre lui tue son cheval sous lui. La tempête finie, il voit unjeune gentilhomme qu’un paysan poursuivait l’épée à la main(c’était Pymante et Dorise). Il était déjà terrassé, et près derecevoir le coup de la mort ; mais le prince, ne pouvantsouffrir une action si méchante, tâche d’empêcher cet assassinat.Pymante, tenant Dorise d’une main, le combat de l’autre, ne croyantpas de sûreté pour soi, après avoir été vu en cet équipage, que parsa mort. Dorise reconnaît le prince, et s’entrelace tellement dansles jambes de son ravisseur, qu’elle le fait trébucher. Le princesaute aussitôt sur lui, et le désarme : l’ayant désarmé, ilcrie ses gens, et enfin deux veneurs paraissent chargés des vraishabits de Pymante, Dorise et Lycaste. Ils les lui présentent commeun effet extraordinaire du foudre, qui avait consumé trois corps, àce qu’ils s’imaginaient, sans toucher à leurs habits. C’est de làque Dorise prend occasion de se faire connaître au prince, et delui déclarer tout ce qui s’est passé dans ce bois. Le prince étonnécommande à ses veneurs de garrotter Pymante avec les couples deleurs chiens : en même temps Cléon arrive, qui fait le récitau prince du péril de Clitandre, et du sujet qui l’avait réduit enl’extrémité où il était. Cela lui fait reconnaître Pymante pourl’auteur de ces perfidies ; et l’ayant baillé à ses veneurs àramener, il pique à toute bride vers le château, arrache Clitandreaux bourreaux, et le va présenter au roi avec les criminels,Pymante et Dorise, arrivés quelque temps après lui. Le roi venaitde conclure avec la reine le mariage de Rosidor et de Caliste,sitôt qu’il serait guéri, dont Caliste était allée porter lanouvelle au blessé ; et après que le prince lui eut faitconnaître l’innocence de Clitandre, il le reçoit à bras ouverts, etlui promet toute sorte de faveurs pour récompense du tort qu’il luiavait pensé faire. De là il envoie Pymante à son conseil pour êtrepuni, voulant voir par là de quelle façon ses sujets vengeraient unattentat fait sur leur prince. Le prince obtient un pardon pourDorise qui lui avait assuré la vie ; et la voulant désormaisfavoriser en propose le mariage à Clitandre, qui s’en excusemodestement. Rosidor et Caliste viennent remercier le roi, qui lesréconcilie avec Clitandre et Dorise, et invite ces derniers, voiremême leur commande de s’entr’aimer, puisque lui et le prince ledésirent, leur donnant jusqu’à la guérison de Rosidor pour allumercette flamme,

Afin de voir alors cueillir en même jour

À deux couples d’amants les fruits de leuramour.

Examen

 

Un voyage que je fis à Paris pour voir lesuccès de Mélite, m’apprit qu’elle n’était pas dans les vingt etquatre heures : c’était l’unique règle que l’on connût en cetemps-là. J’entendis que ceux du métier la blâmaient de peud’effets, et de ce que le style en était trop familier. Pour lajustifier contre cette censure par une espèce de bravade, etmontrer que ce genre de pièces avait les vraies beautés de théâtre,j’entrepris d’en faire une régulière (c’est-à-dire dans ses vingtet quatre heures), pleine d’incidents, et d’un style plus élevé,mais qui ne vaudrait rien du tout ; en quoi je réussisparfaitement. Le style en est véritablement plus fort que celui del’autre ; mais c’est tout ce qu’on y peut trouver desupportable. Il est mêlé de pointes comme dans cettepremière ; mais ce n’était pas alors un si grand vice dans lechoix des pensées, que la scène en dût être entièrement purgée.Pour la constitution, elle est si désordonnée, que vous avez de lapeine à deviner qui sont les premiers acteurs. Rosidor et Calistesont ceux qui le paraissent le plus par l’avantage de leurcaractère et de leur amour mutuel : mais leur action finit dèsle premier acte avec leur péril ; et ce qu’ils disent autroisième et au cinquième ne fait que montrer leurs visages,attendant que les autres achèvent. Pymante et Dorise y ont le plusgrand emploi ; mais ce ne sont que deux criminels quicherchent à éviter la punition de leurs crimes, et dont même lepremier en attente de plus grands pour mettre à couvert les autres.Clitandre, autour de qui semble tourner le nœud de la pièce,puisque les premières actions vont à le faire coupable, et lesdernières à le justifier, n’en peut être qu’un héros bien ennuyeux,qui n’est introduit que pour déclamer en prison, et ne parle pasmême à cette maîtresse dont les dédains servent de couleur à lefaire passer pour criminel. Tout le cinquième acte languit, commecelui de Mélite, après la conclusion des épisodes, et n’a rien desurprenant, puisque, dès le quatrième, on devine tout ce qui doitarriver, hormis le mariage de Clitandre avec Dorise, qui est encoreplus étrange que celui d’Éraste, et dont on n’a garde de sedéfier.

Le roi et le prince son fils y paraissent dansun emploi fort au-dessous de leur dignité : l’un n’y est quecomme juge, et l’autre comme confident de son favori. Ce défaut n’apas accoutumé de passer pour défaut : aussi n’est-ce qu’unsentiment particulier dont je me suis fait une règle, qui peut-êtrene semblera pas déraisonnable, bien que nouvelle.

Pour m’expliquer, je dis qu’un roi, unhéritier de la couronne, un gouverneur de province, et généralementun homme d’autorité, peut paraître sur le théâtre en troisfaçons : comme roi, comme homme et comme juge ;quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois avec toutes lestrois ensemble. Il paraît comme roi seulement, quand il n’a intérêtqu’à la conservation de son trône ou de sa vie, qu’on attaque pourchanger l’État, sans avoir l’esprit agité d’aucune passionparticulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, etPhocas dans Héraclius. Il paraît comme homme seulement quand il n’aque l’intérêt d’une passion à suivre ou à vaincre, sans aucun périlpour son État ; et tel est Grimoald dans les trois premiersactes de Pertharite, et les deux reines dans Don Sanche. Il neparaît enfin que comme juge quand il est introduit sans aucunintérêt pour son État ni pour sa personne, ni pour ses affections,mais seulement pour régler celui des autres, comme dans ce poème etdans le Cid ; et on ne peut désavouer qu’en cette dernièreposture il remplit assez mal la dignité d’un si grand titre,n’ayant aucune part en l’action que celle qu’il y veut prendre pourd’autres, et demeurant bien éloigné de l’éclat des deux autresmanières. Aussi on ne le donne jamais à représenter aux meilleursacteurs ; mais il faut qu’il se contente de passer par labouche de ceux du second ou du troisième ordre. Il peut paraîtrecomme roi et comme homme tout à la fois quand il a un grand intérêtÉtat et une forte passion tout ensemble à soutenir, comme Antiochusdans Rodogune, et Nicomède dans la tragédie qui porte sonnom ; et c’est, à mon avis, la plus digne manière et la plusavantageuse de mettre sur la scène des gens de cette condition,parce qu’ils attirent alors toute l’action à eux, et ne manquentjamais d’être représentés par les premiers acteurs. Il ne me vientpoint d’exemple en la mémoire où un roi paraisse comme homme etcomme juge, avec un intérêt de passion pour lui, et un soin derégler ceux des autres sans aucun péril pour son État ; maispour voir les trois manières ensemble, on les peut aucunementremarquer dans les deux gouverneurs d’Arménie et de Syrie que j’aiintroduits, l’un dans Polyeucte et l’autre dans Théodore. Je disaucunement, parce que la tendresse que l’un a pour son gendre, etl’autre pour son fils, qui est ce qui les fait paraître commehommes, agit si faiblement, qu’elle semble étouffée sous le soinqu’a l’un et l’autre de conserver sa dignité, dont ils font tousdeux leur capital ; et qu’ainsi on peut dire en rigueur qu’ilsne paraissent que comme gouverneurs qui craignent de se perdre, etcomme juges qui, par cette crainte dominante, condamnent ou plutôts’immolent ce qu’ils voudraient conserver.

Les monologues sont trop longs et tropfréquents en cette pièce ; c’était une beauté en cetemps-là : les comédiens les souhaitaient, et croyaient yparaître avec plus d’avantage. La mode a si bien changé que laplupart de mes derniers ouvrages n’en ont aucun ; et vous n’entrouverez point dans Pompée, la Suite du Menteur, Théodore etPertharite, ni dans Héraclius, Andromède, Œdipe et la Toison d’Or,à la réserve des stances.

Pour le lieu, il a encore plus d’étendue, ou,si vous voulez souffrir ce mot, plus de libertinage ici que dansMélite : il comprend un château d’un roi avec une forêtvoisine, comme pourrait être celui de Saint-Germain, et est bienéloigné de l’exactitude que les sévères critiques y demandent.

Acteurs

 

Alcandre, roid’Écosse.

Floridan, filsdu roi.

Rosidor, favoridu roi et amant de Caliste.

Clitandre,favori du prince Floridan, et amoureux aussi de Caliste, maisdédaigné.

Pymante,amoureux de Dorise, et dédaigné.

Caliste,maîtresse de Rosidor et de Clitandre.

Dorise,maîtresse de Pymante.

Lysarque, écuyerde Rosidor.

Géronte, écuyerde Clitandre.

Cléon,gentilhomme suivant la cour.

Lycaste, page deClitandre.

Le Geôlier.

Trois archers. –Trois veneurs.

La scène est en un château du roi,proche d’une forêt.

Acte premier

 

Scène première

 

Caliste

N’en doute plus, mon cœur, un amanthypocrite

Feignant de m’adorer, brûle pourHippolyte :

Dorise m’en a dit le secret rendez-vous

Où leur naissante ardeur se cache aux yeux detous ;

Et pour les y surprendre elle m’y doitconduire,

Sitôt que le soleil commencera de luire.

Mais qu’elle est paresseuse à me venirtrouver !

La dormeuse m’oublie, et ne se peut lever.

Toutefois, sans raison J’accuse saparesse :

La nuit, qui dure encor, fait que rien ne lapresse :

Ma jalouse fureur, mon dépit, mon amour,

Ont troublé mon repos avant le point dujour :

Mais elle, qui n’en fait aucuneexpérience,

Étant sans intérêt, est sans impatience.

Toi qui fais ma douleur, et qui fis monsouci,

Ne tarde plus, volage, à te montrerici ;

Viens en hâte affermir ton indignevictoire ;

Viens t’assurer l’éclat de cette infâmegloire ;

Viens signaler ton nom par ton manque defoi.

Le jour s’en va paraître ; affronteur,hâte-toi.

Mais, hélas ! cher ingrat, adorableparjure,

Ma timide voix tremble à te dire uneinjure ;

Si j’écoute l’amour, il devient sipuissant,

Qu’en dépit de Dorise il te faitinnocent :

Je ne sais lequel croire, et j’aime tant cedoute,

Que j’ai peur d’en sortir entrant dans cetteroute.

Je crains ce que je cherche, et je ne connaispas

De plus grand heur pour moi que d’y perdre mespas.

Ah, mes yeux ! si jamais vos fonctionspropices

À mon cœur amoureux firent de bonsservices,

Apprenez aujourd’hui quel est votredevoir :

Le moyen de me plaire est de medécevoir ;

Si vous ne m’abusez, si vous n’êtesfaussaires,

Vous êtes de mon heur les cruelsadversaires.

Et toi, soleil, qui vas, en ramenant lejour,

Dissiper une erreur si chère à mon amour,

Puisqu’il faut qu’avec toi ce que je crainséclate,

Souffre qu’encore un peu l’ignorance meflatte.

Mais je te parle en vain, et l’aube, de sesrais,

A déjà reblanchi le haut de ces forêts.

Si je puis me fier à sa lumière sombre,

Dont l’éclat brille à peine et dispute avecl’ombre,

J’entrevois le sujet de mon jaloux ennui,

Et quelqu’un de ses gens qui conteste aveclui.

Rentre, pauvre abusée, et cache-toi desorte

Que tu puisses l’entendre à travers cetteporte.

Scène II

Rosidor,Lysarque

 

Rosidor

Ce devoir, ou plutôt cette importunité,

Au lieu de m’assurer de ta fidélité,

Marque trop clairement ton peud’obéissance.

Laisse-moi seul, Lysarque, une heure en mapuissance ;

Que retiré du monde et du bruit de lacour,

Je puisse dans ces bois consulter monamour ;

Que là Caliste seule occupe mes pensées,

Et par le souvenir de ses faveurs passées,

Assure mon espoir de celles quej’attends ;

Qu’un entretien rêveur durant ce peu detemps

M’instruise des moyens de plaire à cettebelle,

Allume dans mon cœur de nouveaux feux pourelle :

Enfin, sans persister dans l’obstination,

Laisse-moi suivre ici mon inclination.

Lysarque

Cette inclination, qui jusqu’ici vousmène,

À me la déguiser vous donne trop de peine.

Il ne faut point, monsieur, beaucoupl’examiner :

L’heure et le lieu suspects font assezdeviner

Qu’en même temps que vous s’échappe quelquedame…

Vous m’entendez assez.

Rosidor

Juge mieux de ma flamme,

Et ne présume point que je manque de foi

À celle que j’adore, et qui brûle pourmoi.

J’aime mieux contenter ton humeurcurieuse,

Qui par ces faux soupçons m’est tropinjurieuse.

Tant s’en faut que le change ait pour moi desappas,

Tant s’en faut qu’en ces bois il attire mespas :

J’y vais… Mais pourrais-tu le savoir et letaire ?

Lysarque

Qu’ai-je fait qui vous porte à craindre lecontraire ?

Rosidor

Tu vas apprendre tout ; mais aussi,l’ayant su,

Avise à ta retraite. Hier, un cartel reçu

De la part d’un rival…

Lysarque

Vous le nommez ?

Rosidor

Clitandre.

Au pied du grand rocher il me doit seulattendre ;

Et là, l’épée au poing, nous verrons qui desdeux

Mérite d’embraser Caliste de ses feux

Lysarque

De sorte qu’un second…

Rosidor

Sans me faire une offense,

Ne peut se présenter à prendre madéfense :

Nous devons seul à seul vider notre débat.

Lysarque

Ne pensez pas sans moi terminer cecombat :

L’écuyer de Clitandre est homme decourage,

Il sera trop heureux que mon défi l’engage

À s’acquitter vers lui d’un semblabledevoir,

Et je vais de ce pas y faire mon pouvoir.

Rosidor

Ta volonté suffit ; va-t’en donc, etdésiste

De plus m’offrir une aide à mériterCaliste.

Lysarqueest seul.

Vous obéir ici me coûterait trop cher,

Et je serais honteux qu’on me pûtreprocher

D’avoir su le sujet d’une telle sortie,

Sans trouver les moyens d’être de lapartie.

Scène III

 

Caliste

Qu’il s’en est bien défait ! qu’avecdextérité

Le fourbe se prévaut de sonautorité !

Qu’il trouve un beau prétexte en ses flammeséteintes !

Et que mon nom lui sert à colorer sesfeintes !

Il y va cependant, le perfide qu’ilest !

Hippolyte le charme, Hippolyte luiplaît ;

Et ses lâches désirs l’emportent oùl’appelle

Le cartel amoureux de sa flamme nouvelle.

Scène IV

Caliste,Dorise

 

Caliste

Je n’en puis plus douter, mon feu désabusé

Ne tient plus le parti de ce cœur déguisé.

Allons, ma chère sœur, allons à lavengeance,

Allons de ses douceurs tirer quelqueallégeance ;

Allons, et sans te mettre en peine dem’aider,

Ne prends aucun souci que de me regarder.

Pour en venir à bout, il suffit de marage ;

D’elle j’aurai la force ainsi que lecourage ;

Et déjà, dépouillant tout naturel humain,

Je laisse à ses transports à gouverner mamain.

Vois-tu comme, suivant de si furieuxguides,

Elle cherche déjà les yeux de cesperfides,

Et comme de fureur tous mes sens animés

Menacent les appas qui les avaientcharmés ?

Dorise

Modère ces bouillons d’une âme colérée,

Ils sont trop violents pour être dedurée ;

Pour faire quelque mal, c’est frapper de troploin.

Réserve ton courroux tout entier aubesoin ;

Sa plus forte chaleur se dissipe enparoles,

Ses résolutions en deviennent plusmolles :

En lui donnant de l’air, son ardeurs’alentit.

Caliste

Ce n’est que faute d’air que le feus’amortit.

Allons, et tu verras qu’ainsi le miens’allume,

Que ma douleur aigrie en a plusd’amertume,

Et qu’ainsi mon esprit ne fait ques’exciter

À ce que ma colère a droit d’exécuter.

Dorise,seule.

Si ma ruse est enfin de son effet suivie,

Cette aveugle chaleur te va coûter lavie :

Un fer caché me donne en ces lieux écartés

La vengeance des maux que me font tesbeautés.

Tu m’ôtes Rosidor, tu possèdes sonâme :

Il n’a d’yeux que pour toi, que mépris pour maflamme ;

Mais puisque tous mes soins ne le peuventgagner,

J’en punirai l’objet qui m’en faitdédaigner.

Scène V

Pymante,Géronte, sortant d’unegrotte, déguisés en paysans.

 

Géronte

En ce déguisement on ne peut nousconnaître,

Et sans doute bientôt le jour qui vient denaître

Conduira Rosidor, séduit d’un faux cartel,

Aux lieux où cette main lui garde un coupmortel.

Vos vœux, si mal reçus de l’ingrateDorise,

Qui l’idolâtre autant comme elle vousméprise,

Ne rencontreront plus aucun empêchement.

Mais je m’étonne fort de son aveuglement,

Et je ne comprends point cet orgueilleuxcaprice

Qui fait qu’elle vous traite avec tantd’injustice.

Vos rares qualités…

Pymante

Au lieu de me flatter,

Voyons si le projet ne saurait avorter,

Si la supercherie…

Géronte

Elle est si bien tissue,

Qu’il faut manquer de sens pour douter del’issue.

Clitandre aime Caliste, et comme sonrival,

Il a trop de sujet de lui vouloir du mal.

Moi que depuis dix ans il tient à sonservice,

D’écrire comme lui j’ai trouvél’artifice ;

Si bien que ce cartel, quoique tout de mamain,

À son dépit jaloux s’imputera soudain.

Pymante

Que ton subtil esprit a de grandsavantages !

Mais le nom du porteur ?

Géronte

Lycaste, un de ses pages.

Pymante

Celui qui fait le guet auprès durendez-vous ?

Géronte

Lui-même, et le voici qui s’avance versnous :

À force de courir il s’est mis horsd’haleine.

Scène VI

Pymante,Géronte,Lycaste, aussi déguisé enpaysan.

 

Pymante

Eh bien ! est-il venu ?

Lycaste

N’en soyez plus en peine ;

Il est où vous savez, et tout bouffid’orgueil,

Il n’y pense à rien moins qu’à son proprecercueil.

Pymante

Ne perdons point de temps. Nos masques, nosépées !

(Lycaste les va quérir dans lagrotte d’où ils sont sortis.)

Qu’il me tarde déjà que, dans son sangtrempées,

Elles ne me font voir à mes pieds étendu

Le seul qui sert d’obstacle au bonheur quim’est dû !

Ah ! qu’il va bien trouver d’autres gensque Clitandre !

Mais pourquoi ces habits ? qui te lesfait reprendre ?

(Lycaste leur présente à chacun unmasque et une épée, et porte leurs habits).

Pour notre sûreté, portons-les avec nous,

De peur que, cependant que nous serons auxcoups,

Quelque maraud, conduit par sa bonneaventure,

Ne nous laisse tous trois en mauvaiseposture.

Quand il faudra donner, sans les perdre desyeux,

Au pied du premier arbre ils seront beaucoupmieux.

Pymante

Prends-en donc même soin après la chosefaite.

Lycaste

Ne craignez pas sans eux que je fasseretraite.

Pymante

Sus donc ! chacun déjà devrait êtremasqué.

Allons, qu’il tombe mort aussitôtqu’attaqué.

Scène VII

Cléon,Lysarque

 

Cléon

Réserve à d’autres temps cette ardeur decourage

Qui rend de ta valeur un si grandtémoignage.

Ce duel que tu dis ne se peut concevoir.

Tu parles de Clitandre, et je viens de levoir

Que notre jeune prince enlevait à lachasse.

Lysarque

Tu les as vus passer ?

Cléon

Par cette même place.

Sans doute que ton maître a quelqueoccasion

Qui le fait t’éblouir par cette illusion.

Lysarque

Non, il parlait du cœur ; je connais safranchise.

Cléon

S’il est ainsi, je crains que par quelquesurprise

Ce généreux guerrier, sous le nombreabattu,

Ne cède aux envieux que lui fait sa vertu.

Lysarque

À présent il n’a point d’ennemis que jesache ;

Mais, quelque événement que le destin nouscache,

Si tu veux m’obliger, viens, de grâce, avecmoi,

Que nous donnions ensemble avis de tout auroi.

Scène VIII

Caliste,Dorise

 

Caliste,cependant queDorise s’arrête à chercher derrière un buisson.

Ma sœur, l’heure s’avance, et nous serons àpeine,

Si nous ne retournons, au lever de lareine.

Je ne vois point mon traître, Hippolyte nonplus.

Dorise, tirant une épée dederrière ce buisson, et saisissant Caliste par lebras.

Voici qui va trancher tes soucissuperflus ;

Voici dont je vais rendre, aux dépens de tavie,

Et ma flamme vengée, et ma haine assouvie.

Caliste

Tout beau, tout beau, ma sœur, tu veuxm’épouvanter ;

Mais je te connais trop pour m’eninquiéter,

Laisse la feinte à part, et mettons, je teprie,

À les trouver bientôt toute notreindustrie.

Dorise

Va, va, ne songe plus à leurs faussesamours,

Dont le récit n’était qu’une embûche à tesjours :

Rosidor t’est fidèle, et cette feinteamante

Brûle aussi peu pour lui que je fais pourPymante.

Caliste

Déloyale ! ainsi donc ton courageinhumain…

Dorise

Ces injures en l’air n’arrêtent point mamain.

Caliste

Le reproche honteux d’une action si noire…

Dorise

Qui se venge en secret, en secret en faitgloire.

Caliste

T’ai-je donc pu, ma sœur, déplaire en quelquepoint ?

Dorise

Oui, puisque Rosidor t’aime et ne m’aimepoint ;

C’est assez m’offenser que d’être marivale.

Scène IX

Rosidor,Pymante,Géronte,Lycaste,Caliste,Dorise

Comme Dorise est prête de tuerCaliste, un bruit entendu lui fait relever son épée, et Rosidorparaît tout en sang, poursuivi par ces trois assassins masqués. Enentrant, il tue Lycaste ; et retirant son épée, elle se romptcontre la branche d’un arbre. En cette extrémité, il voit celle quetient Dorise ; et sans la reconnaître, il s’en saisit, etpasse tout d’un temps le tronçon qui lui restait de la sienne en lamain gauche, et se défend ainsi contre Pymante et Géronte, dont iltue le dernier, et met l’autre en fuite.

 

Rosidor

Meurs, brigand ! Ah, malheur ! cettebranche fatale

A rompu mon épée. Assassins… Toutefois,

J’ai de quoi me défendre une seconde fois.

Dorise,s’enfuyant.

N’est-ce pas Rosidor qui m’arrache lesarmes ?

Ah ! qu’il me va causer de périls et delarmes !

Fuis, Dorise, et fuyant laisse-toireprocher

Que tu fuis aujourd’hui ce qui t’est le pluscher.

Caliste

C’est lui-même de vrai. Rosidor !Ah ! je pâme,

Et la peur de sa mort ne me laisse pointd’âme.

Adieu, mon cher espoir.

Rosidor, après avoir tuéGéronte.

Celui-ci dépêché,

C’est de toi maintenant que j’aurai bonmarché.

Nous sommes seul à seul. Quoi ! ton peud’assurance

Ne met plus qu’en tes pieds sa dernièreespérance ?

Marche sans emprunter d’ailes de toneffroi :

Je ne cours point après des lâches commetoi.

Il suffit de ces deux. Mais qui pourraient-ilsêtre ?

Ah, ciel ! le masque ôté me les fait tropconnaître !

Le seul Clitandre arma contre moi cesvoleurs ;

Celui-ci fut toujours vêtu de sescouleurs ;

Voilà son écuyer, dont la pâleur exprime

Moins de traits de la mort que d’horreurs deson crime.

Et ces deux reconnus, je douterais en vain

De celui que sa fuite a sauvé de ma main.

Trop indigne rival, crois-tu que tonabsence

Donne à tes lâchetés quelque ombred’innocence,

Et qu’après avoir vu renverser tondessein,

Un désaveu démente et tes gens et tonseing ?

Ne le présume pas ; sans autreconjecture.

Je te rends convaincu de ta seuleécriture,

Sitôt que j’aurai pu faire ma plainte auroi.

Mais quel piteux objet se vient offrir àmoi ?

Traîtres, auriez-vous fait sur un si beauvisage,

Attendant Rosidor, l’essai de votrerage ?

C’est Caliste elle-même ! Ah, dieux,injustes dieux !

Ainsi donc, pour montrer ce spectacle à mesyeux,

Votre faveur barbare a conservé mavie !

Je n’en veux point chercher d’auteurs quevotre envie :

La nature, qui perd ce qu’elle a deparfait,

Sur tout autre que vous eût vengé ceforfait,

Et vous eût accablés, si vous n’étiez sesmaîtres.

Vous m’envoyez en vain ce fer contre destraîtres.

Je ne veux point devoir mes déplorablesjours

À l’affreuse rigueur d’un si fatalsecours.

Ô vous qui me restez d’une troupe ennemie

Pour marques de ma gloire et de soninfamie,

Blessures, hâtez-vous d’élargir voscanaux,

Par où mon sang emporte et ma vie et mesmaux !

Ah ! pour l’être trop peu, blessures tropcruelles,

De peur de m’obliger vous n’êtes pasmortelles.

Eh quoi ! ce bel objet, mon aimablevainqueur,

Avait-il seul le droit de me blesser aucœur ?

Et d’où vient que la mort, à qui tout faithommage,

L’ayant si mal traité, respecte sonimage ?

Noires divinités, qui tournez mon fuseau,

Vous faut-il tant prier pour un coup deciseau ?

Insensé que je suis ! en ce malheurextrême,

Je demande la mort à d’autres qu’àmoi-même ;

Aveugle ! je m’arrête à supplier envain,

Et pour me contenter j’ai de quoi dans lamain.

Il faut rendre ma vie au fer qui l’asauvée ;

C’est à lui qu’elle est due, il se l’estréservée ;

Et l’honneur, quel qu’il soit, de finir mesmalheurs,

C’est pour me le donner qu’il l’ôte à desvoleurs.

Poussons donc hardiment. Mais, hélas !cette épée

Coulant entre mes doigts, laisse ma maintrompée ;

Et sa lame, timide à procurer mon bien,

Au sang des assassins n’ose mêler le mien.

Ma faiblesse importune à mon trépass’oppose ;

En vain je m’y résous, en vain je m’ydispose ;

Mon reste de vigueur ne peutl’effectuer ;

J’en ai trop pour mourir, trop peu pour metuer :

L’un me manque au besoin, et l’autre merésiste.

Mais je vois s’entr’ouvrir les beaux yeux deCaliste,

Les roses de son teint n’ont plus tant depâleur,

Et j’entends un soupir qui flatte madouleur.

Voyez, dieux inhumains, que, malgré votreenvie,

L’amour lui sait donner la moitié de mavie,

Qu’une âme désormais suffit à deux amants.

Caliste

Hélas ! qui me rappelle à de nouveauxtourments ?

Si Rosidor n’est plus, pourquoi reviens-je aumonde ?

Rosidor

Ô merveilleux effet d’une amour sansseconde !

Caliste

Exécrable assassin qui rougis de son sang,

Dépêche comme à lui de me percer le flanc,

Prends de lui ce qui reste.

Rosidor

Adorable cruelle,

Est-ce ainsi qu’on reçoit un amant sifidèle ?

Caliste

Ne m’en fais point un crime ; encorpleine d’effroi,

Je ne t’ai méconnu qu’en songeant trop àtoi.

J’avais si bien gravé là-dedans ton image,

Qu’elle ne voulait pas céder à ton visage.

Mon esprit, glorieux et jaloux de l’avoir,

Enviait à mes yeux le bonheur de te voir.

Mais quel secours propice a trompé mesalarmes ?

Contre tant d’assassins qui t’a prêté desarmes ?

Rosidor

Toi-même, qui t’a mise à telle heure en ceslieux,

Où je te vois mourir et revivre à mesyeux ?

Caliste

Quand l’amour une fois règne sur uncourage…

Mais tâchons de gagner jusqu’au premiervillage,

Où ces bouillons de sang se puissentarrêter ;

Là, j’aurai tout loisir de te le raconter,

Aux charges qu’à mon tour aussi l’onm’entretienne.

Rosidor

Allons ; ma volonté n’a de loi que latienne ;

Et l’amour, par tes yeux devenutout-puissant,

Rend déjà la vigueur à mon corpslanguissant.

Caliste

Il donne en même temps une aide à tafaiblesse,

Puisqu’il fait que la mienne auprès de toi melaisse,

Et qu’en dépit du sort ta Calisteaujourd’hui

À tes pas chancelants pourra servird’appui.

Acte II

 

Scène première

 

Pymante,masqué.

Destins, qui réglez tout au gré de voscaprices,

Sur moi donc tout à coup fondent vosinjustices,

Et trouvent à leurs traits si longtempsretenus,

Afin de mieux frapper, des cheminsinconnus ?

Dites, que vous ont fait Rosidor ouPymante ?

Fournissez de raison, destins, qui medémente ;

Dites ce qu’ils ont fait qui vous puisseémouvoir

À partager si mal entre eux votrepouvoir ?

Lui rendre contre moi l’impossiblepossible

Pour rompre le succès d’un desseininfaillible,

C’est prêter un miracle à son bras sanssecours,

Pour conserver son sang au péril de mesjours.

Trois ont fondu sur lui sans le jeter enfuite ;

À peine en m’y jetant moi-même jel’évite ;

Loin de laisser la vie, il a sul’arracher ;

Loin de céder au nombre, il l’a suretrancher :

Toute votre faveur, à son aide occupée,

Trouve à le mieux armer en rompant sonépée,

Et ressaisit ses mains, par celles duhasard,

L’une d’une autre épée, et l’autre d’unpoignard.

Ô honte ! ô déplaisirs ! ôdésespoir ! ô rage !

Ainsi donc un rival pris à mon avantage

Ne tombe dans mes rets que pour lesdéchirer !

Son bonheur qui me brave ose l’en retirer,

Lui donne sur mes gens une promptevictoire,

Et fait de son péril un sujet de sagloire !

Retournons animés d’un courage plus fort,

Retournons, et du moins perdons-nous dans samort.

Sortez de vos cachots, infernalesFuries ;

Apportez à m’aider toutes vosbarbaries ;

Qu’avec vous tout l’enfer m’aide en ce noirdessein

Qu’un sanglant désespoir me verse dans lesein.

J’avais de point en point l’entreprisetramée,

Comme dans mon esprit vous me l’aviezformée ;

Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain

N’a que de la faiblesse ; il y faut votremain.

En vain, cruelles sœurs, ma fureur vousappelle ;

En vain vous armeriez l’enfer pour maquerelle :

La terre vous refuse un passage à sortir.

Ouvre du moins ton sein, terre, pourm’engloutir ;

N’attends pas que Mercure avec son caducée

M’en fasse après ma mort l’ouvertureforcée ;

N’attends pas qu’un supplice, hélas !trop mérité,

Ajoute l’infamie à tant de lâcheté ;

Préviens-en la rigueur ; rends toi-mêmejustice

Aux projets avortés d’un si noir artifice.

Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdentsans fruit.

Dedans mon désespoir, tout me fuit ou menuit :

La terre n’entend point la douleur qui mepresse ;

Le ciel me persécute, et l’enfer medélaisse.

Affronte-les, Pymante, et sauve en dépitd’eux

Ta vie et ton honneur d’un pas sidangereux.

Si quelque espoir te reste, il n’est plusqu’en toi-même ;

Et, si tu veux t’aider, ton mal n’est pasextrême.

Passe pour villageois dans un lieu sifatal ;

Et réservant ailleurs la mort de tonrival,

Fais que d’un même habit la trompeuseapparence

Qui le mit en péril, te mette enassurance.

Mais ce masque l’empêche, et me vientreprocher

Un crime qu’il découvre au lieu de mecacher.

Ce damnable instrument de mon traîtreartifice,

Après mon coup manqué, n’en est plus quel’indice,

Et ce fer qui tantôt, inutile en ma main,

Que ma fureur jalouse avait armée en vain,

Sut si mal attaquer et plus mal medéfendre,

N’est propre désormais qu’à me fairesurprendre.

(Il jette son masque et son épéedans la grotte.)

Allez, témoins honteux de mes lâchesforfaits,

N’en produisez non plus de soupçons qued’effets.

Ainsi n’ayant plus rien qui démente mafeinte,

Dedans cette forêt je marcherai sanscrainte,

Tant que…

Scène II

Lysarque,Pymante,Archers

 

Lysarque

Mon grand ami !

Pymante

Monsieur ?

Lysarque

Viens çà ; dis-nous,

N’as-tu point ici vu deux cavaliers auxcoups ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ou l’un d’eux se sauver à la fuite ?

Pymante

Non, monsieur.

Lysarque

Ni passer dedans ces bois sanssuite ?

Pymante

Attendez, il y peut avoir quelque huitjours…

Lysarque

Je parle d’aujourd’hui : laisse là cesdiscours ;

Réponds précisément.

Pymante

Pour aujourd’hui, je pense…

Toutefois, si la chose était deconséquence,

Dans le prochain village on sauraitaisément…

Lysarque

Donnons jusques au lieu, c’est tropd’amusement.

Pymante,seul.

Ce départ favorable enfin me rend la vie

Que tant de questions m’avaient presqueravie.

Cette troupe d’archers aveugles en cepoint,

Trouve ce qu’elle cherche et ne s’en saisitpoint ;

Bien que leur conducteur donne assez àconnaître

Qu’ils vont pour arrêter l’ennemi de sonmaître,

J’échappe néanmoins en ce pas hasardeux

D’aussi près de la mort que je me voyaisd’eux.

Que j’aime ce péril, dont la vaine menace

Promettait un orage, et se tourne enbonace,

Ce péril qui ne veut que me fairetrembler,

Ou plutôt qui se montre, et n’osem’accabler !

Qu’à bonne heure défait d’un masque et d’uneépée,

J’ai leur crédulité sous ces habitstrompée !

De sorte qu’à présent deux corps désanimés

Termineront l’exploit de tant de gensarmés,

Corps qui gardent tous deux un naturel sitraître,

Qu’encore après leur mort ils vont trahir leurmaître,

Et le faire l’auteur de cette lâcheté,

Pour mettre à ses dépens Pymante ensûreté !

Mes habits, rencontrés sous les yeux deLysarque,

Peuvent de mes forfaits donner seuls quelquemarque ;

Mais s’il ne les voit pas, lors sans aucuneffroi

Je n’ai qu’à me ranger en hâte auprès duroi,

Où je verrai tantôt avec effronterie

Clitandre convaincu de ma supercherie.

Scène III

Lysarque,Archers

 

Lysarqueregarde les corps de Géronte et deLycaste.

Cela ne suffit pas ; il faut chercherencor,

Et trouver, s’il se peut, Clitandre ouRosidor.

Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie

Des soupçons que j’avais touchant cettepartie,

Voudra savoir au vrai ce qu’ils sontdevenus.

PremierArcher

Pourrait-elle en douter ? Ces deux corpsreconnus

Font trop voir le succès de toutel’entreprise.

Lysarque

Et qu’en présumes-tu ?

PremierArcher

Que malgré leur surprise,

Leur nombre avantageux, et leurdéguisement,

Rosidor de leurs mains se tireheureusement,

Lysarque

Ce n’est qu’en me flattant que tu te lefigures ;

Pour moi, je n’en conçois que de mauvaisaugures,

Et présume plutôt que son bras valeureux

Avant que de mourir s’est immolé ces deux.

PremierArcher

Mais où serait son corps ?

Lysarque

Au creux de quelque roche,

Où les traîtres, voyant notre troupe siproche,

N’auront pas eu loisir de mettre encorceux-ci,

De qui le seul aspect rend le crimeéclairci.

Second Archer,

lui présentant les deux pièces rompues del’épée de Rosidor.

Monsieur, connaissez-vous ce fer et cettegarde ?

Lysarque

Donne-moi, que je voie. Oui, plus je lesregarde,

Plus j’ai par eux d’avis du déplorablesort

D’un maître qui n’a pu s’en dessaisir quemort.

SecondArcher

Monsieur, avec cela j’ai vu dans cetteroute

Des pas mêlés de sang distillé goutte àgoutte.

Lysarque

Suivons-les au hasard. Vous autres,enlevez

Promptement ces deux corps que nous avonstrouvés.

(Lysarque et cet archer rentrentdans le bois, et le reste des archers reportent à la cour les corpsde Géronte et de Lycaste.)

Scène IV

Floridan,Clitandre,Page

 

Floridan, parlant à sonpage.

Ce cheval trop fougueux m’incommode à lachasse ;

Tiens-m’en un autre prêt, tandis qu’en cetteplace,

À l’ombre des ormeaux l’un dans l’autreenlacés,

Clitandre m’entretient de ses travauxpassés.

Qu’au reste, les veneurs, allant sur leursbrisées,

Ne forcent pas le cerf, s’il est auxreposées ;

Qu’ils prennent connaissance, et pressentmollement,

Sans le donner aux chiens qu’à moncommandement.

(Le page rentre.)

Achève maintenant l’histoire commencée

De ton affection si mal récompensée.

Clitandre

Ce récit ennuyeux de ma triste langueur,

Mon prince, ne vaut pas le tirer enlongueur ;

J’ai tout dit en un mot : cette fièreCaliste

Dans ses cruels mépris incessammentpersiste ;

C’est toujours elle-même ; et sous sadure loi,

Tout ce qu’elle a d’orgueil se réserve pourmoi.

Cependant qu’un rival, ses plus chèresdélices,

Redouble ses plaisirs en voyant messupplices.

Floridan

Ou tu te plains à faux, ou, puissammentépris,

Ton courage demeure insensible auxmépris ;

Et je m’étonne fort comme ils n’ont dans tonâme

Rétabli ta raison, ou dissipé ta flamme.

Quelques charmes secrets mêlés dans sesrigueurs

Étouffent en naissant la révolte descœurs ;

Et le mien auprès d’elle, à quoi qu’il sedispose,

Murmurant de son mal, en adore la cause.

Floridan

Mais puisque son dédain, au lieu de teguérir,

Ranime ton amour, qu’il dût faire mourir,

Sers-toi de mon pouvoir ; en ma faveur,la reine

Tient et tiendra toujours Rosidor enhaleine ;

Mais son commandement dans peu, si tu leveux,

Te met, à ma prière, au comble de tesvœux.

Avise donc ; tu sais qu’un fils peut toutsur elle.

Clitandre

Malgré tous les mépris de cette âmecruelle,

Dont un autre a charmé les inclinations,

J’ai toujours du respect pour sesperfections,

Et je serais marri qu’aucune violence…

Floridan

L’amour sur le respect emporte la balance.

Clitandre

Je brûle ; et le bonheur de vaincre sesfroideurs,

Je ne le veux devoir qu’à mes vivesardeurs ;

Je ne la veux gagner qu’à force deservices.

Floridan

Tandis, tu veux donc vivre en d’éternelssupplices ?

Clitandre

Tandis, ce m’est assez qu’un rival préféré

N’obtient, non plus que moi, le succèsespéré.

À la longue ennuyés, la moindre négligence

Pourra de leurs esprits romprel’intelligence ;

Un temps bien pris alors me donne en unmoment

Ce que depuis trois ans je poursuisvainement.

Mon prince, trouvez bon…

Floridan

N’en dis pas davantage ;

Celui-ci qui me vient faire quelquemessage,

Apprendrait malgré toi l’état de tesamours.

Scène V

Floridan,Clitandre,Cléon

 

Cléon

Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vosdiscours ;

C’est en obéissant au roi qui mel’ordonne,

Et rappelle Clitandre auprès de sapersonne.

Floridan

Qui ?

Cléon

Clitandre, seigneur.

Floridan

Et que lui veut le roi ?

Cléon

De semblables secrets ne s’ouvrent pas àmoi.

Floridan

Je n’en sais que penser ; et la causeincertaine

De ce commandement tient mon esprit enpeine.

Pourrai-je me résoudre à te laisser aller

Sans savoir les motifs qui te fontrappeler ?

Clitandre

C’est, à mon jugement, quelque prompteentreprise,

Dont l’exécution à moi seul estremise ;

Mais, quoi que là-dessus j’ose m’imaginer,

C’est à moi d’obéir sans rien examiner.

Floridan

J’y consens à regret : va, mais qu’il tesouvienne

Que je chéris ta vie à l’égal de lamienne ;

Et si tu veux m’ôter de cette anxiété,

Que j’en sache au plus tôt toute lavérité.

Ce cor m’appelle. Adieu. Toute la chasseprête

N’attend que ma présence à relancer labête.

Scène VI

 

Doriseachevant de vêtir l’habit de Géronte qu’elle avait trouvédans le bois.

Achève, malheureuse, achève de vêtir

Ce que ton mauvais sort laisse à tegarantir.

Si de tes trahisons la jalouse impuissance

Sut donner un faux crime à la mêmeinnocence,

Recherche maintenant, par un plus justeeffet,

Une fausse innocence à cacher ton forfait.

Quelle honte importune au visage te monte

Pour un sexe quitté dont tu n’es que dehonte ?

Il t’abhorre lui-même ; et cedéguisement,

En le désavouant, l’oblige pleinement.

Après avoir perdu sa douceur naturelle,

Dépouille sa pudeur, qui te messied sanselle ;

Dérobe tout d’un temps, par ce crimenouveau,

Et l’autre aux yeux du monde, et ta tête aubourreau.

Si tu veux empêcher ta perte inévitable,

Deviens plus criminelle, et parais moinscoupable.

Par une fausseté tu tombes en danger,

Par une fausseté sache t’en dégager.

Fausseté détestable, où me viens-turéduire ?

Honteux déguisement, où me vas-tuconduire ?

Ici de tous côtés l’effroi suit monerreur,

Et j’y suis à moi-même une nouvellehorreur :

L’image de Caliste à ma fureur soustraite

Y brave fièrement ma timide retraite,

Encor si son trépas, secondant mon désir,

Mêlait à mes douleurs l’ombre d’un fauxplaisir !

Mais tels sont les excès du malheur quim’opprime,

Qu’il ne m’est pas permis de jouir de moncrime ;

Dans l’état pitoyable où le sort meréduit,

J’en mérite la peine et n’en ai pas lefruit ;

Et tout ce que j’ai fait contre monennemie

Sert à croître sa gloire avec mon infamie.

N’importe, Rosidor de mes cruels destins

Tient de quoi repousser ses lâchesassassins.

Sa valeur, inutile en sa main désarmée,

Sans moi ne vivrait plus que chez larenommée :

Ainsi rien désormais ne pourraitm’enflammer ;

N’ayant plus que haïr, je n’aurais plusqu’aimer.

Fâcheuse loi du sort qui s’obstine à mapeine,

Je sauve mon amour, et je manque à mahaine.

Ces contraires succès, demeurant sanseffet,

Font naître mon malheur de mon heurimparfait.

Toutefois l’orgueilleux pour qui mon cœursoupire

De moi seule aujourd’hui tient le jour qu’ilrespire :

Il m’en est redevable, et peut-être à sontour

Cette obligation produira quelque amour.

Dorise, à quels pensers ton espoir seravale !

S’il vit par ton moyen, c’est pour unerivale.

N’attends plus, n’attends plus que haine de sapart ;

L’offense vint de toi, le secours, duhasard.

Malgré les vains efforts de ta rusetraîtresse,

Le hasard, par tes mains, le rend à samaîtresse.

Ce péril mutuel qui conserve leurs jours

D’un contre-coup égal va croître leursamours.

Heureux couple d’amants que le destinassemble,

Qu’il expose en péril, qu’il en retireensemble !

Scène VII

Pymante,Dorise

 

Pymante, la prenant pourGéronte, et l’embrassant.

Ô dieux ! voici Géronte, et je le croyaismort.

Malheureux compagnon de mon funeste sort…

Dorise, croyant qu’il laprend pour Rosidor, et qu’en l’embrassant il lapoignarde.

Ton œil t’abuse. Hélas ! misérable,regarde

Qu’au lieu de Rosidor ton erreur mepoignarde.

Pymante

Ne crains pas, cher ami, ce funesteaccident,

Je te connais assez, je suis… Mais,impudent,

Où m’allait engager mon erreurindiscrète ?

Monsieur, pardonnez-moi la faute que j’aifaite.

Un berger d’ici près a quitté ses brebis

Pour s’en aller au camp presqu’en pareilshabits ;

Et d’abord vous prenant pour ce miencamarade,

Mes sens d’aise aveuglés ont fait cetteescapade.

Ne craignez point au reste un pauvrevillageois

Qui seul et désarmé court à travers cesbois.

D’un ordre assez précis l’heure presqueexpirée

Me défend des discours de plus longuedurée.

À mon empressement pardonnez cetadieu ;

Je perdrais trop, monsieur, à tarder en celieu.

Dorise

Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible

À la compassion peut se rendre accessible,

Un jeune gentilhomme implore tonsecours ;

Prends pitié de mes maux pour trois ou quatrejours ;

Durant ce peu de temps, accorde uneretraite

Sous ton chaume rustique à ma fuitesecrète :

D’un ennemi puissant la haine me poursuit,

Et n’ayant pu qu’à peine éviter cettenuit…

Pymante

L’affaire qui me presse est assezimportante

Pour ne pouvoir, monsieur, répondre à votreattente.

Mais si vous me donniez le loisir d’unmoment,

Je vous assurerais d’être icipromptement ;

Et j’estime qu’alors il me serait facile

Contre cet ennemi de vous faire un asile.

Dorise

Mais, avant ton retour, si quelque instantfatal

M’exposait par malheur aux yeux de cebrutal,

Et que l’emportement de son humeuraltière…

Pymante

Pour ne rien hasarder, cachez-vous làderrière.

Dorise

Souffre que je te suive, et que mes tristespas…

Pymante

J’ai des secrets, monsieur, qui ne lesouffrent pas,

Et ne puis rien pour vous, à moins que dem’attendre.

Avisez au parti que vous avez à prendre.

Dorise

Va donc, je t’attendrai.

Pymante

Cette touffe d’ormeaux

Vous pourra cependant couvrir de sesrameaux.

Scène VIII

 

Pymante

Enfin, grâces au ciel, ayant su m’endéfaire,

Je puis seul aviser à ce que je doisfaire.

Qui qu’il soit, il a vu Rosidor attaqué,

Et sait assurément que nous l’avonsmanqué ;

N’en étant point connu, je n’en ai rien àcraindre,

Puisqu’ainsi déguisé tout ce que je veuxfeindre

Sur son esprit crédule obtient un telpouvoir.

Toutefois plus j’y songe, et plus je pensevoir,

Par quelque grand effet de vengeancedivine,

En ce faible témoin l’auteur de maruine :

Son indice douteux, pour peu qu’il ait dejour,

N’éclaircira que trop mon forfait à lacour.

Simple ! j’ai peur encor que ce malheurm’avienne,

Et je puis éviter ma perte par lasienne !

Et mêmes on dirait qu’un antre tout exprès

Me garde mon épée au fond de cesforêts :

C’est en ce lieu fatal qu’il me le fautconduire ;

C’est là qu’un heureux coup l’empêche de menuire.

Je ne m’y puis résoudre ; un reste depitié

Violente mon cœur à des traitsd’amitié ;

En vain je lui résiste et tâche à medéfendre

D’un secret mouvement que je ne puiscomprendre :

Son âge, sa beauté, sa grâce, sonmaintien,

Forcent mes sentiments à lui vouloir dubien ;

Et l’air de son visage a quelquemignardise

Qui ne tire pas mal à celle de Dorise.

Ah ! que tant de malheurs m’auraientfavorisé,

Si c’était elle-même en habitdéguisé !

J’en meurs déjà de joie, et mon âme ravie

Abandonne le soin du reste de ma vie.

Je ne suis plus à moi, quand je viens àpenser

À quoi l’occasion me pourrait dispenser.

Quoi qu’il en soit, voyant tant de ses traitsensemble,

Je porte du respect à ce qui luiressemble.

Misérable Pymante, ainsi donc tu teperds !

Encor qu’il tienne un peu de celle que tusers,

Étouffe ce témoin pour assurer tatête ;

S’il est, comme il le dit, battu d’unetempête,

Au lieu qu’en ta cabane il cherche quelqueport,

Fais que dans cette grotte il rencontre samort.

Modère-toi, cruel ; et plutôt examine

Sa parole, son teint, et sa taille, et samine :

Si c’est Dorise, alors révoque cetarrêt ;

Sinon, que la pitié cède à ton intérêt.

Acte III

 

Scène première

Alcandre,Rosidor,Caliste, unPrévôt

 

Alcandre

L’admirable rencontre a mon âme ravie

De voir que deux amants s’entre-doivent lavie,

De voir que ton péril la tire de danger,

Que le sien te fournit de quoi t’endégager,

Qu’à deux desseins divers la même heurechoisie

Assemble en même lieu pareille jalousie,

Et que l’heureux malheur qui vous amenacés

Avec tant de justesse a ses tempscompassés !

Rosidor

Sire, ajoutez du ciel l’occulteprovidence :

Sur deux amants il verse une mêmeinfluence ;

Et comme l’un par l’autre il a su noussauver,

Il semble l’un pour l’autre exprès nousconserver.

Alcandre

Je t’entends, Rosidor ; par là tu me veuxdire

Qu’il faut qu’avec le ciel ma volontéconspire,

Et ne s’oppose pas à ses justes décrets,

Qu’il vient de témoigner par tant d’avissecrets.

Eh bien ! je veux moi-même en parler à lareine ;

Elle se fléchira, ne t’en mets pas enpeine.

Achève seulement de me rendre raison

De ce qui t’arriva depuis sa pâmoison.

Rosidor

Sire, un mot désormais suffit pour ce quireste.

Lysarque et vos archers depuis ce lieufuneste

Se laissèrent conduire aux traces de monsang,

Qui, durant le chemin, me dégouttait duflanc ;

Et me trouvant enfin dessous un toitrustique,

Ranimé par les soins de son amour pudique,

Leurs bras officieux m’ont ici rapporté,

Pour en faire ma plainte à Votre Majesté.

Non pas que je soupire après une vengeance

Qui ne peut me donner qu’une fausseallégeance :

Le prince aime Clitandre, et mon respectconsent

Que son affection le déclareinnocent ;

Mais si quelque pitié d’une telleinfortune

Peut souffrir aujourd’hui que je vousimportune,

Ôtant par un hymen l’espoir à mes rivaux,

Sire, vous taririez la source de nos maux.

Alcandre

Tu fuis à te venger ; l’objet de tamaîtresse

Fait qu’un tel désir cède à l’amour qui tepresse ;

Aussi n’est-ce qu’à moi de punir cesforfaits,

Et de montrer à tous par de puissantseffets

Qu’attaquer Rosidor c’est se prendre àmoi-même :

Tant je veux que chacun respecte ce quej’aime !

Je le ferai bien voir. Quand ce perfidetour

Aurait eu pour objet le moindre de macour,

Je devrais au public, par un honteuxsupplice,

De telles trahisons l’exemplaire justice.

Mais Rosidor surpris, et blessé comme ill’est,

Au devoir d’un vrai roi joint mon propreintérêt.

Je lui ferai sentir, à ce traîtreClitandre,

Quelque part que le prince y puisse ou veuilleprendre,

Combien mal à propos sa folle vanité

Croyait dans sa faveur trouver l’impunité.

Je tiens cet assassin ; un soupçonvéritable,

Que m’ont donné les corps d’un coupledétestable,

De son lâche attentat m’avait si bieninstruit,

Que déjà dans les fers il en reçoit lefruit.

Toi, qu’avec Rosidor le bonheur a sauvée,

Tu te peux assurer que, Dorise trouvée,

Comme ils avaient choisi même heure à votremort,

En même heure tous deux auront un mêmesort.

Caliste

Sire, ne songez pas à cettemisérable ;

Rosidor garanti me rend saredevable ;

Et je me sens forcée à lui vouloir du bien

D’avoir à votre État conservé ce soutien.

Alcandre

Le généreux orgueil des âmes magnanimes

Par un noble dédain sait pardonner lescrimes ;

Mais votre aspect m’emporte à d’autressentiments,

Dont je ne puis cacher les justesmouvements ;

Ce teint pâle à tous deux me rougit decolère,

Et vouloir m’adoucir, c’est vouloir medéplaire.

Rosidor

Mais, sire, que sait-on ? peut-être cerival,

Qui m’a fait, après tout, plus de bien que demal,

Sitôt qu’il vous plaira d’écouter sadéfense,

Saura de ce forfait purger son innocence.

Alcandre

Et par où la purger ? Sa main d’un traitmortel

A signé son arrêt en signant ce cartel.

Peut-il désavouer ce qu’assure un telgage,

Envoyé de [sa] part, et rendu par sonpage ?

Peut-il désavouer que ses gens déguisés

De son commandement ne soientautorisés ?

Les deux, tout morts qu’ils sont, qu’on lestraîne à la boue,

L’autre, aussitôt que pris, se verra sur laroue ;

Et pour le scélérat que je tiensprisonnier,

Ce jour que nous voyons lui sera ledernier.

Qu’on l’amène au conseil ; par forme ilfaut l’entendre,

Et voir par quelle adresse il pourra sedéfendre.

Toi, pense à te guérir, et crois que pour lemieux,

Je ne veux pas montrer ce perfide à tesyeux :

Sans doute qu’aussitôt qu’il se feraitparaître,

Ton sang rejaillirait au visage dutraître.

Rosidor

L’apparence déçoit, et souvent on a vu

Sortir la vérité d’un moyen imprévu,

Bien que la conjecture y fût encor plusforte ;

Du moins, sire, apaisez l’ardeur qui voustransporte ;

Que, l’âme plus tranquille et l’esprit plusremis,

Le seul pouvoir des lois perde nosennemis.

Alcandre

Sans plus m’importuner, ne songe qu’à tesplaies.

Non, il ne fut jamais d’apparences sivraies.

Douter de ce forfait, c’est manquer deraison.

Derechef, ne prends soin que de taguérison.

Scène II

Rosidor,Caliste

 

Rosidor

Ah ! que ce grand courroux sensiblementm’afflige !

Caliste

C’est ainsi que le roi, te refusant,t’oblige :

Il te donne beaucoup en ce qu’ilt’interdit,

Et tu gagnes beaucoup d’y perdre toncrédit.

On voit dans ces refus une marque certaine

Que contre Rosidor toute prière est vaine.

Ses violents transports sont d’assuréstémoins

Qu’il t’écouterait mieux s’il te chérissaitmoins.

Mais un plus long séjour pourrait ici tenuire :

Ne perdons plus de temps ; laisse-moi teconduire

Jusque dans l’antichambre où Lysarquet’attend,

Et montre désormais un esprit pluscontent.

Rosidor

Si près de te quitter…

Caliste

N’achève pas ta plainte.

Tous deux nous ressentons cette communeatteinte ;

Mais d’un fâcheux respect la tyranniqueloi

M’appelle chez la reine et m’éloigne detoi.

Il me lui faut conter comme l’on m’asurprise,

Excuser mon absence en accusantDorise ;

Et lui dire comment, par un cruel destin,

Mon devoir auprès d’elle a manqué cematin.

Rosidor

Va donc, et quand son âme, après la chosesue,

Fera voir la pitié qu’elle en aura conçue,

Figure-lui si bien Clitandre tel qu’il est

Qu’elle n’ose en ses feux prendre plusd’intérêt.

Caliste

Ne crains pas désormais que mon amours’oublie ;

Répare seulement ta vigueuraffaiblie :

Sache bien te servir de la faveur du roi,

Et pour tout le surplus repose-t’en surmoi.

Scène III

 

Clitandre, enprison.

Je ne sais si je veille, ou si ma rêverie

À mes sens endormis fait quelquetromperie ;

Peu s’en faut, dans l’excès de maconfusion,

Que je ne prenne tout pour une illusion.

Clitandre prisonnier ! je n’en fais pascroyable

Ni l’air sale et puant d’un cachoteffroyable

Ni de ce faible jour l’incertaine clarté,

Ni le poids de ces fers dont je suisarrêté ;

Je les sens, je les vois ; mais mon âmeinnocente

Dément tous les objets que mon œil luiprésente

Et, le désavouant, défend à ma raison

De me persuader que je sois en prison.

Jamais aucun forfait, aucun dessein infâme

N’a pu souiller ma main, ni glisser dans monâme ;

Et je suis retenu dans ces funesteslieux !

Non, cela ne se peut : vous vous trompez,mes yeux ;

J’aime mieux rejeter vos plus clairstémoignages,

J’aime mieux démentir ce qu’on me faitd’outrages,

Que de m’imaginer, sous un si juste roi,

Qu’on peuple les prisons d’innocents commemoi.

Cependant je m’y trouve ; et bien que mapensée

Recherche à la rigueur ma conduite passée,

Mon exacte censure a beau l’examiner,

Le crime qui me perd ne se peutdeviner ;

Et quelque grand effort que fasse mamémoire,

Elle ne me fournit que des sujets degloire.

Ah ! prince, c’est quelqu’un de vosfaveurs jaloux

Qui m’impute à forfait d’être chéri devous.

Le temps qu’on m’en sépare, on le donne àl’envie,

Comme une liberté d’attenter sur ma vie.

Le cœur vous le disait, et je ne saiscomment

Mon destin me poussa dans cet aveuglement

De rejeter l’avis de mon dieututélaire ;

C’est là ma seule faute, et c’en est lesalaire,

C’en est le châtiment que je reçois ici.

On vous venge, mon prince, en me traitantainsi ;

Mais vous saurez montrer, embrassant madéfense,

Que qui vous venge ainsi puissamment vousoffense,

Les perfides auteurs de ce complot maudit,

Qu’à me persécuter votre absence enhardit,

À votre heureux retour verront que cestempêtes,

Clitandre préservé, n’abattront que leurstêtes.

Mais on ouvre, et quelqu’un, dans cette sombrehorreur,

Par son visage affreux redouble materreur.

Scène IV

Clitandre, leGeôlier

 

Le Geôlier

Permettez que ma main de ces fers vousdétache.

Clitandre

Suis-je libre déjà ?

Le Geôlier

Non encor, que je sache.

Clitandre

Quoi ! ta seule pitié s’y hasarde pourmoi ?

Le Geôlier

Non, c’est un ordre exprès de vous conduire auroi.

Clitandre

Ne m’apprendras-tu point le crime qu’onm’impute,

Et quel lâche imposteur ainsi mepersécute ?

Le Geôlier

Descendons : Un prévôt, qui vous attendlà-bas,

Vous pourra mieux que moi contenter sur cecas.

Scène V

Pymante,Dorise

 

Pymante, regardant uneaiguille qu’elle avait laissée par mégarde dans ses cheveux en sedéguisant.

En vain pour m’éblouir vous usez de laruse,

Mon esprit, quoique lourd, aisément nes’abuse :

Ce que vous me cachez, je le lis dans vosyeux.

Quelque revers d’amour vous conduit en ceslieux ;

N’est-il pas vrai, monsieur ? et mêmecette aiguille

Sent assez les faveurs de quelque bellefille :

Elle est, ou je me trompe, un gage de safoi.

Dorise

Ô malheureuse aiguille ! Hélas !c’est fait de moi.

Pymante

Sans doute votre plaie à ce mot s’estrouverte.

Monsieur, regrettez-vous son absence, ou saperte ?

Vous aurait-elle bien pour un autrequitté,

Et payé vos ardeurs d’uneinfidélité ?

Vous ne répondez point ; cette rougeurconfuse,

Quoique vous vous taisiez, clairement vousaccuse.

Brisons là : ce discours vous fâcheraitenfin,

Et c’était pour tromper la longueur duchemin,

Qu’après plusieurs discours, ne sachant quevous dire,

J’ai touché sur un point dont votre cœursoupire,

Et de quoi fort souvent on aime mieuxparler

Que de perdre son temps à des propos enl’air.

Dorise

Ami, ne porte plus la sonde en moncourage :

Ton entretien commun me charmedavantage ;

Il ne peut me lasser, indifférent qu’ilest ;

Et ce n’est pas aussi sans sujet qu’il meplaît.

Ta conversation est tellement civile,

Que pour un tel esprit ta naissance est tropvile ;

Tu n’as de villageois que l’habit et lerang ;

Tes rares qualités te font d’un autresang ;

Même, plus je te vois, plus en toi jeremarque

Des traits pareils à ceux d’un cavalier demarque :

Il s’appelle Pymante, et ton air et tonport

Ont avec tous les siens un merveilleuxrapport.

Pymante

J’en suis tout glorieux, et de ma part jeprise

Votre rencontre autant que celle deDorise,

Autant que si le ciel, apaisant sarigueur,

Me faisait maintenant un présent de soncœur.

Dorise

Qui nommes-tu Dorise ?

Pymante

Une jeune cruelle

Qui me fuit pour un autre.

Dorise

Et ce rival s’appelle ?

Pymante

Le berger Rosidor.

Dorise

Ami, ce nom si beau

Chez vous donc se profane à garder untroupeau ?

Pymante

Madame, il ne faut plus que mon feu vousdéguise

Que sous ces faux habits il reconnaîtDorise.

Je ne suis point surpris de me voir dans cesbois

Ne passer à vos yeux que pour unvillageois ;

Votre haine pour moi fut toujours assezforte

Pour déférer sans peine à l’habit que jeporte.

Cette fausse apparence aide et suit vosmépris ;

Mais cette erreur vers vous ne m’a jamaissurpris ;

Je sais trop que le ciel n’a donnél’avantage

De tant de raretés qu’à votre seul visage,

Sitôt que je l’ai vu, j’ai cru voir en ceslieux

Dorise déguisée, ou quelqu’un de nosdieux ;

Et si j’ai quelque temps feint de vousméconnaître

En vous prenant pour tel que vous vouliezparaître,

Admirez mon amour, dont la discrétion

Rendait à vos désirs cette submission,

Et disposez de moi, qui borne mon envie

À prodiguer pour vous tout ce que j’ai devie.

Dorise

Pymante, eh quoi ! faut-il qu’en l’étatoù je suis

Tes importunités augmentent mesennuis ?

Faut-il que dans ce bois ta rencontrefuneste

Vienne encor m’arracher le seul bien qui mereste,

Et qu’ainsi mon malheur au dernier pointvenu

N’ose plus espérer de n’être pasconnu ?

Pymante

Voyez comme le ciel égale nos fortunes,

Et comme, pour les faire entre nous deuxcommunes,

Nous réduisant ensemble à cesdéguisements,

Il montre avoir pour nous de pareilsmouvements.

Dorise

Nous changeons bien d’habits, mais non pas devisages ;

Nous changeons bien d’habits, mais non pas decourages ;

Et ces masques trompeurs de nos conditions

Cachent, sans les changer, nosinclinations.

Pymante

Me négliger toujours, et pour qui vousnéglige !

Dorise

Que veux-tu ? son mépris plus que ton feum’oblige ;

J’y trouve, malgré moi, je ne sais quelappas,

Par où l’ingrat me tue, et ne m’offensepas.

Pymante

Qu’espérez-vous enfin d’un amour sifrivole

Pour cet ingrat amant qui n’est plus qu’uneidole ?

Dorise

Qu’une idole ! Ah ! ce mot me donnede l’effroi.

Rosidor une idole ! Ah ! perfide,c’est toi,

Ce sont tes trahisons qui l’empêchent devivre.

Je t’ai vu dans ce bois moi-même lepoursuivre,

Avantagé du nombre, et vêtu de façon

Que ce rustique habit effaçait toutsoupçon :

Ton embûche a surpris une valeur si rare.

Pymante

Il est vrai, j’ai puni l’orgueil de cebarbare,

De cet heureux ingrat, si cruel enversvous,

Qui, maintenant par terre et percé de mescoups,

Éprouve par sa mort comme un amant fidèle

Venge votre beauté du mépris qu’on faitd’elle.

Dorise

Monstre de la nature, exécrable bourreau,

Après ce lâche coup qui creuse montombeau,

D’un compliment railleur ta malice meflatte !

Fuis, fuis, que dessus toi ma vengeancen’éclate.

Ces mains, ces faibles mains que vont armerles dieux,

N’auront que trop de force à t’arracher lesyeux,

Que trop à t’imprimer sur ce hideux visage

En mille traits de sang les marques de marage.

Pymante

Le courroux d’une femme, impétueuxd’abord,

Promet tout ce qu’il ose à son premiertransport ;

Mais comme il n’a pour lui que sa seuleimpuissance

À force de grossir il meurt en sanaissance ;

Ou s’étouffant soi-même, à la fin neproduit

Que point ou peu d’effet après beaucoup debruit.

Dorise

Va, va, ne prétends pas que le miens’adoucisse :

Il faut que ma fureur ou l’enfer tepunisse ;

Le reste des humains ne saurait inventer

De gêne qui te puisse à mon grétourmenter.

Si tu ne crains mes bras, crains de meilleuresarmes ;

Crains tout ce que le ciel m’a départi decharmes :

Tu sais quelle est leur force, et ton cœur laressent ;

Crains qu’elle ne m’assure un vengeur pluspuissant.

Ce courroux, dont tu ris, en fera laconquête

De quiconque mettra à ma haine exposera tatête,

De quiconque mettra ma vengeance en monchoix.

Adieu : j’en perds le temps à crier dansce bois :

Mais tu verras bientôt si je vaux quelquechose,

Et si ma rage en vain se promet ce qu’elleose.

Pymante

J’aime tant cette ardeur à me faire périr,

Que je veux bien moi-même avec vous ycourir.

Dorise

Traître ! ne me suis point.

Pymante

Prendre seule la fuite !

Vous vous égareriez à marcher sansconduite ;

Et d’ailleurs votre habit, où je ne comprendsrien,

Peut avoir du mystère aussi bien que lemien.

L’asile dont tantôt vous faisiez lademande

Montre quelque besoin d’un bras qui vousdéfende ;

Et mon devoir vers vous serait malacquitté,

S’il ne vous avait mise en lieu de sûreté.

Vous pensez m’échapper quand je vous letémoigne ;

Mais vous n’irez pas loin que je ne vousrejoigne.

L’amour que j’ai pour vous, malgré vos dureslois,

Sait trop ce qu’il vous doit, et ce que je medois.

Acte IV

 

Scène première

Pymante,Dorise

 

Dorise

Je te le dis encor, tu perds temps à mesuivre ;

Souffre que de tes yeux ta pitié medélivre :

Tu redoubles mes maux par de telsentretiens.

Pymante

Prenez à votre tour quelque pitié desmiens,

Madame, et tarissez ce déluge delarmes ;

Pour rappeler un mort ce sont de faiblesarmes ;

Et, quoi que vous conseille un inutileennui,

Vos cris et vos sanglots ne vont point jusqu’àlui.

Dorise

Si mes sanglots ne vont où mon cœur lesenvoie,

Du moins par eux mon âme y trouvera lavoie ;

S’il lui faut un passage afin des’envoler,

Ils le lui vont ouvrir en le fermant àl’air.

Sus donc, sus, mes sanglots ! redoublezvos secousses :

Pour un tel désespoir vous les avez tropdouces :

Faites pour m’étouffer de plus puissantsefforts.

Pymante

Ne songez plus, madame, à rejoindre lesmorts ;

Pensez plutôt à ceux qui n’ont point d’autreenvie

Que d’employer pour vous le reste de leurvie ;

Pensez plutôt à ceux dont le serviceoffert

Accepté vous conserve, et refusé vousperd.

Dorise

Crois-tu donc, assassin, m’acquérir par toncrime ?

Qu’innocent méprisé, coupable jet’estime ?

À ce compte, tes feux n’ayant pum’émouvoir,

Ta noire perfidie obtiendrait cepouvoir ?

Je chérirais en toi la qualité de traître,

Et mon affection commencerait à naître

Lorsque tout l’univers a droit de tehaïr ?

Pymante

Si j’oubliai l’honneur jusques à letrahir,

Si, pour vous posséder, mon esprit, tout deflamme,

N’a rien cru de honteux, n’a rien trouvéd’infâme,

Voyez par là, voyez l’excès de monardeur :

Par cet aveuglement jugez de sa grandeur.

Dorise

Non, non, ta lâcheté, que j’y vois tropcertaine,

N’a servi qu’à donner des raisons à mahaine.

Ainsi ce que j’avais pour toi d’aversion

Vient maintenant d’ailleurs qued’inclination :

C’est la raison, c’est elle à présent qui meguide

Aux mépris que je fais des flammes d’unperfide.

Pymante

Je ne sache raison qui s’oppose à mesvœux,

Puisqu’ici la raison n’est que ce que jeveux,

Et, ployant dessous moi, permet à monenvie

De recueillir les fruits de vous avoirservie.

Il me faut des faveurs malgré voscruautés.

Dorise

Exécrable ! ainsi donc tes désirseffrontés

Voudraient sur ma faiblesse user deviolence ?

Pymante

Je ris de vos refus, et sais trop lalicence

Que me donne l’amour en cette occasion.

Dorise, lui crevant l’œilde son aiguille.

Traître ! ce ne sera qu’à taconfusion.

Pymante, portant les mainsà son œil crevé.

Ah, cruelle !

Dorise

Ah, brigand !

Pymante

Ah, que viens-tu de faire ?

Dorise

De punir l’attentat d’un infâme corsaire.

Pymante, prenant son épéedans la caverne où il l’avait jetée au second acte.

Ton sang m’en répondra ; tu m’auras beauprier,

Tu mourras.

Dorise, àpart.

Fuis, Dorise, et laisse-le crier.

Scène II

 

Pymante

Où s’est-elle cachée ? où l’emporte safuite ?

Où faut-il que ma rage adresse mapoursuite ?

La tigresse m’échappe, et, telle qu’unéclair,

En me frappant les yeux, elle se perd enl’air ;

Ou plutôt, l’un perdu, l’autre m’estinutile ;

L’un s’offusque du sang qui de l’autredistille.

Coule, coule, mon sang : en de si grandsmalheurs,

Tu dois avec raison me tenir lieu depleurs :

Ne verser désormais que des larmescommunes,

C’est pleurer lâchement de tellesinfortunes.

Je vois de tous côtés mon suppliceapprocher ;

N’osant me découvrir, je ne me puiscacher.

Mon forfait avorté se lit dans madisgrâce,

Et ces gouttes de sang me font suivre à latrace.

Miraculeux effet ! Pour traître que jesois,

Mon sang l’est encor plus, et sert tout à lafois

De pleurs à ma douleur, d’indices à maprise,

De peine à mon forfait, de vengeance àDorise.

Ô toi qui, secondant son courage inhumain,

Loin d’orner ses cheveux, déshonores samain,

Exécrable instrument de sa brutale rage,

Tu devais pour le moins respecter sonimage ;

Ce portrait accompli d’un chef-d’œuvre descieux,

Imprimé dans mon cœur, exprimé dans mesyeux,

Quoi que te commandât une âme si cruelle,

Devait être adoré de ta pointe rebelle.

Honteux restes d’amour qui brouillez moncerveau !

Quoi ! puis-je en ma maîtresse adorer monbourreau ?

Remettez-vous, mes sens ; rassure-toi, marage ;

Reviens, mais reviens seule animer moncourage ;

Tu n’as plus à débattre avec mes passions

L’empire souverain dessus mesactions ;

L’amour vient d’expirer, et ses flammeséteintes

Ne t’imposeront plus leurs infâmescontraintes.

Dorise ne tient plus dedans mon souvenir

Que ce qu’il faut de place à l’ardeur depunir :

Je n’ai plus rien en moi qui n’en veuille à savie.

Sus donc, qui me la rend ? Destins, sivotre envie,

Si votre haine encor s’obstine à mestourments,

Jusqu’à me réserver à d’autres châtiments,

Faites que je mérite, en trouvantl’inhumaine,

Par un nouveau forfait, une nouvellepeine,

Et ne me traitez pas avec tant de rigueur

Que mon feu ni mon fer ne touchent point soncœur.

Mais ma fureur se joue, etdemi-languissante,

S’amuse au vain éclat d’une voiximpuissante.

Recourons aux effets, cherchons de toutesparts ;

Prenons dorénavant pour guides leshasards.

Quiconque ne pourra me montrer la cruelle,

Que son sang aussitôt me réponde pourelle ;

Et ne suivant ainsi qu’une incertaineerreur,

Remplissons tous ces lieux de carnage etd’horreur.

(Une tempêtesurvient.)

Mes menaces déjà font trembler tout lemonde :

Le vent fuit d’épouvante, et le tonnerre engronde ;

L’œil du ciel s’en retire, et par un voilenoir,

N’y pouvant résister, se défend d’en rienvoir ;

Cent nuages épais se distillant en larmes,

À force de pitié, veulent m’ôter lesarmes,

La nature étonnée embrasse mon courroux,

Et veut m’offrir Dorise, ou devancer mescoups.

Tout est de mon parti : le ciel mêmen’envoie

Tant d’éclairs redoublés qu’afin que je lavoie.

Quelques lieux où l’effroi porte ses paserrants,

Ils sont entrecoupés de mille grostorrents.

Que je serais heureux, si cet éclat defoudre,

Pour m’en faire raison, l’avait réduite enpoudre !

Allons voir ce miracle, et désarmer nosmains,

Si le ciel a daigné prévenir nos desseins.

Destins, soyez enfin de mon intelligence,

Et vengez mon affront, ou souffrez mavengeance !

Scène III

 

Floridan

Quel bonheur m’accompagne en ce momentfatal !

Le tonnerre a sous moi foudroyé moncheval,

Et consumant sur lui toute sa violence,

Il m’a porté respect parmi son insolence.

Tous mes gens, écartés par un subiteffroi,

Loin d’être à mon secours, ont fui d’autour demoi,

Ou, déjà dispersés par l’ardeur de lachasse,

Ont dérobé leur tête à sa fière menace.

Cependant seul, à pied, je pense à tousmoments

Voir le dernier débris de tous leséléments,

Dont l’obstination à se faire la guerre

Met toute la nature au pouvoir dutonnerre.

Dieux, si vous témoignez par là votrecourroux,

De Clitandre ou de moi lequelmenacez-vous ?

La perte m’est égale, et la même tempête

Qui l’aurait accablé tomberait sur matête.

Pour le moins, justes dieux, s’il courtquelque danger,

Souffrez que je le puisse avec luipartager !

J’en découvre à la fin quelque meilleurprésage ;

L’haleine manque aux vents, et la force àl’orage ;

Les éclairs, indignés d’être éteints par leseaux,

En ont tari la source et séché lesruisseaux,

Et déjà le soleil de ses rayons essuie

Sur ces moites rameaux le reste de lapluie ;

Au lieu du bruit affreux des foudresdécochés,

Les petits oisillons, encor demi-cachés…

Mais je verrai bientôt quelques-uns de masuite :

Je le juge à ce bruit.

Scène IV

Floridan,Pymante,Dorise

 

Pymantesaisit Dorise qui le fuyait.

Enfin, malgré ta fuite,

Je te retiens, barbare.

Dorise

Hélas !

Pymante

Songe à mourir ;

Tout l’univers ici ne te peut secourir.

Floridan

L’égorger à ma vue ! ô l’indignespectacle !

Sus, sus, à ce brigand opposons unobstacle.

Arrête, scélérat !

Pymante

Téméraire, où vas-tu ?

Floridan

Sauver ce gentilhomme à tes pieds abattu.

Dorise

Traître, n’avance pas ; c’est leprince.

Pymante, tenant Dorised’une main, et se battant de l’autre.

N’importe ;

Il m’oblige à sa mort, m’ayant vu de lasorte.

Floridan

Est-ce là le respect que tu dois à monrang ?

Pymante

Je ne connais ici ni qualités ni sang.

Quelque respect ailleurs que ta naissanceobtienne,

Pour assurer ma vie, il faut perdre latienne.

Dorise

S’il me demeure encor quelque peu devigueur,

Si mon débile bras ne dédit point moncœur,

J’arrêterai le tien.

Pymante

Que fais-tu, misérable ?

Dorise

Je détourne le coup d’un forfaitexécrable.

Pymante

Avec ces vains efforts crois-tu m’enempêcher ?

Floridan

Par une heureuse adresse il l’a faittrébucher.

Assassin, rends l’épée.

Scène V

Floridan,Pymante,Dorise, troisVeneurs, portant en leurs mains les vraishabits de Pymante,Lycaste etDorise

 

PremierVeneur

Écoute, il est fort proche :

C’est sa voix qui résonne au creux de cetteroche,

Et c’est lui que tantôt nous avionsentendu.

Floridandésarme Pymante, et en donne l’épée à garder àDorise.

Prends ce fer en ta main.

Pymante

Ah, cieux ! je suis perdu.

SecondVeneur

Oui, je le vois. Seigneur, quelle aventureétrange,

Quel malheureux destin en cet état vousrange ?

Floridan

Garrottez ce maraud ; les couples de voschiens

Vous y pourront servir, faute d’autresliens.

Je veux qu’à mon retour une promptejustice

Lui fasse ressentir par l’éclat d’unsupplice,

Sans armer contre lui que les lois del’État,

Que m’attaquer n’est pas un légerattentat.

Sachez que s’il échappe il y va de vostêtes.

PremierVeneur

Si nous manquons, seigneur, les voilà toutesprêtes.

Admirez cependant le foudre et sesefforts,

Qui, dans cette forêt, ont consumé troiscorps :

En voici les habits, qui sans aucundommage

Semblent avoir bravé la fureur de l’orage.

Floridan

Tu montres à mes yeux de merveilleuxeffets.

Dorise

Mais des marques plutôt de merveilleuxforfaits.

Ces habits, dont n’a point approché letonnerre,

Sont aux plus criminels qui vivent sur laterre :

Connaissez-les, grand prince, et voyez devantvous

Pymante prisonnier, et Dorise à genoux.

Floridan

Que ce soit là Pymante, et que tu soisDorise !

Dorise

Quelques étonnements qu’une telle surprise

Jette dans votre esprit, que vos yeux ontdéçu,

D’autres le saisiront quand vous aurez toutsu.

La honte de paraître en un tel équipage

Coupe ici ma parole et l’étouffe aupassage ;

Souffrez que je reprenne en un coin de cebois

Avec mes vêtements l’usage de la voix,

Pour vous conter le reste en habit plussortable.

Floridan

Cette honte me plaît ; ta prièreéquitable,

En faveur de ton sexe et du secours prêté,

Suspendra jusqu’alors ma curiosité

Tandis, sans m’éloigner beaucoup de cetteplace,

Je vais sur ce coteau pour découvrir lachasse.

Tu l’y ramèneras. Vous, s’il ne veutmarcher,

Gardez-le cependant au pied de ce rocher.

(Le prince sort, et un des veneurss’en va avec Dorise, et les autres mènent Pymante d’un autrecôté.)

Scène VI

Clitandre, leGeôlier

 

Clitandre, enprison.

Dans ces funestes lieux, où la seuleinclémence

D’un rigoureux destin réduit moninnocence,

Je n’attends désormais du reste deshumains

Ni faveur, ni secours, si ce n’est par tesmains.

Le Geôlier

Je ne connais que trop où tend cepréambule.

Vous n’avez pas affaire à quelque hommecrédule :

Tous, dans cette prison, dont je porte lesclés,

Se disent comme vous du malheur accablés,

Et la justice à tous est injuste ; desorte

Que la pitié me doit leur faire ouvrir laporte ;

Mais je me tiens toujours ferme dans mondevoir :

Soyez coupable ou non, je n’en veux riensavoir ;

Le roi, quoi qu’il en soit, vous a mis en magarde.

Il me suffit ; le reste en rien ne meregarde.

Clitandre

Tu juges mes desseins autres qu’ils ne sontpas.

Je tiens l’éloignement pire que le trépas,

Et la terre n’a point de si douce province

Où le jour m’agréât loin des yeux de monprince.

Hélas ! si tu voulais l’envoyeravertir

Du péril dont sans lui je ne sauraissortir,

Ou qu’il lui fût porté de ma part unelettre,

De la sienne en ce cas je t’ose bienpromettre

Que son retour soudain des plus riches terend :

Que cet anneau t’en serve et d’arrhe et degarant :

Tends la main et l’esprit vers un bonheur siproche.

Le Geôlier

Monsieur, jusqu’à présent j’ai vécu sansreproche,

Et pour me suborner promesses ni présents

N’ont et n’auront jamais de charmessuffisants.

C’est de quoi je vous donne une entièreassurance :

Perdez-en le dessein avecquel’espérance ;

Et puisque vous dressez des pièges à mafoi,

Adieu, ce lieu devient trop dangereux pourmoi.

Scène VII

 

Clitandre

Va, tigre ! va, cruel, barbare,impitoyable !

Ce noir cachot n’a rien tant que toid’effroyable.

Va, porte aux criminels tes regards, dontl’horreur

Peut seule aux innocents imprimer laterreur :

Ton visage déjà commençait monsupplice ;

Et mon injuste sort, dont tu te faiscomplice,

Ne t’envoyait ici que pour m’épouvanter,

Ne t’envoyait ici que pour me tourmenter.

Cependant, malheureux, à qui me dois-jeprendre

D’une accusation que je ne puiscomprendre ?

A-t-on rien vu jamais, a-t-on rien vu detel ?

Mes gens assassinés me rendentcriminel ;

L’auteur du coup s’en vante, et l’on m’encalomnie ;

On le comble d’honneur, et moid’ignominie ;

L’échafaud qu’on m’apprête au sortir deprison,

C’est par où de ce meurtre on me fait laraison.

Mais leur déguisement d’autre côtém’étonne :

Jamais un bon dessein ne déguisapersonne ;

Leur masque les condamne, et mon seingcontrefait,

M’imputant un cartel, me charge d’unforfait.

Mon jugement s’aveugle, et, ce que jedéplore,

Je me sens bien trahi, mais par qui ? jel’ignore ;

Et mon esprit troublé, dans ce confusrapport,

Ne voit rien de certain que ma honteusemort.

Traître, qui que tu sois, rival, oudomestique,

Le ciel te garde encore un destin plustragique.

N’importe, vif ou mort, les gouffres desenfers

Auront pour ton supplice encor de piresfers.

Là, mille affreux bourreaux t’attendent dansles flammes ;

Moins les corps sont punis, plus ils gênentles âmes,

Et par des cruautés qu’on ne peutconcevoir,

Ils vengent l’innocence au-delà del’espoir.

Et vous, que désormais je n’ose plusattendre,

Prince, qui m’honoriez d’une amitié sitendre,

Et dont l’éloignement fait mon plus grandmalheur,

Bien qu’un crime imputé noircisse mavaleur,

Que le prétexte faux d’une action si noire

Ne laisse plus de moi qu’une sale mémoire,

Permettez que mon nom, qu’un bourreau vaternir,

Dure sans infamie en votre souvenir.

Ne vous repentez point de vos faveurspassées,

Comme chez un perfide indignementplacées :

J’ose, j’ose espérer qu’un jour la vérité

Paraîtra toute nue à la postérité,

Et je tiens d’un tel heur l’attente sicertaine,

Qu’elle adoucit déjà la rigueur de mapeine ;

Mon âme s’en chatouille, et ce plaisirsecret

La prépare à sortir avec moins de regret.

Scène VIII

Floridan,Pymante,Cléon,Doriseen habit defemme, trois Veneurs

 

Floridan, à Dorise etCléon.

Vous m’avez dit tous deux d’étrangesaventures.

Ah, Clitandre ! ainsi donc de faussesconjectures

T’accablent, malheureux, sous le courroux duroi.

Ce funeste récit me met tout hors de moi.

Cléon

Hâtant un peu le pas, quelque espoir medemeure

Que vous arriverez auparavant qu’il meure.

Floridan

Si je n’y viens à temps, ce perfide en cecas

À son ombre immolé ne me suffira pas.

C’est trop peu de l’auteur de tant d’énormescrimes ;

Innocent, il aura d’innocentes victimes.

Où que soit Rosidor, il le suivra de près,

Et je saurai changer ses myrtes en cyprès.

Dorise

Souiller ainsi vos mains du sang del’innocence !

Floridan

Mon déplaisir m’en donne une entièrelicence.

J’en veux, comme le roi, faire autant à montour ;

Et puisqu’en sa faveur on prévient monretour,

Il est trop criminel. Mais que viens-jed’entendre ?

Je me tiens presque sûr de sauver monClitandre ;

La chasse n’est pas loin, où prenant uncheval,

Je préviendrai le coup de mon malheurfatal ;

Il suffit de Cléon pour ramener Dorise.

Vous autres, gardez bien de lâcher votreprise ;

Un supplice l’attend, qui doit fairetrembler

Quiconque désormais voudrait luiressembler.

Acte V

 

Scène première

Floridan,Clitandre, unPrévôt, Cléon

 

Floridan, parlant auprévôt.

Dites vous-même au roi qu’une telleinnocence

Légitime en ce point ma désobéissance,

Et qu’un homme sans crime avait bienmérité

Que j’usasse pour lui de quelque autorité.

Je vous suis. Cependant que mon heur estextrême,

Ami, que je chéris à l’égal de moi-même,

D’avoir su justement venir à ton secours

Lorsqu’un infâme glaive allait trancher tesjours,

Et qu’un injuste sort, ne trouvant pointd’obstacle,

Apprêtait de ta tête un indignespectacle !

Clitandre

Ainsi qu’un autre Alcide, en m’arrachant desfers,

Vous m’avez aujourd’hui retiré desenfers ;

Et moi dorénavant j’arrête mon envie

À ne servir qu’un prince à qui je dois lavie.

Floridan

Réserve pour Caliste une part de tessoins.

Clitandre

C’est à quoi désormais je veux penser lemoins.

Floridan

Le moins ! Quoi ! désormais Calisteen ta pensée

N’aurait plus que le rang d’une imageeffacée ?

Clitandre

J’ai honte que mon cœur auprès d’elleattaché

De son ardeur pour vous ait souventrelâché,

Ait souvent pour le sien quitté votreservice :

C’est par là que j’avais mérité monsupplice ;

Et pour m’en faire naître un justerepentir,

Il semble que les dieux y voulaientconsentir ;

Mais votre heureux retour a calmé cetorage.

Floridan

Tu me fais assez lire au fond de toncourage :

La crainte de la mort en chasse des appas

Qui t’ont mis au péril d’un si honteuxtrépas,

Puisque sans cet amour la fourbe malconçue

Eût manqué contre toi de prétexte etd’issue ;

Ou peut-être à présent tes désirs amoureux

Tournent vers des objets un peu moinsrigoureux.

Clitandre

Doux ou cruels, aucun désormais ne metouche.

Floridan

L’amour dompte aisément l’esprit le plusfarouche ;

C’est à ceux de notre âge un puissantennemi.

Tu ne connais encor ses forces qu’àdemi ;

Ta résolution, un peu trop violente,

N’a pas bien consulté ta jeunessebouillante.

Mais que veux-tu, Cléon, et qu’est-ilarrivé ?

Pymante de vos mains se serait-ilsauvé ?

Cléon

Non, seigneur ; acquittés de la chargecommise,

Nos veneurs ont conduit Pymante, et moiDorise ;

Et je viens seulement prendre un ordrenouveau.

Floridan

Qu’on m’attende avec eux aux portes duchâteau.

Allons, allons au roi montrer toninnocence ;

Les auteurs des forfaits sont en notrepuissance ;

Et l’un d’eux, convaincu dès le premieraspect,

Ne te laissera plus aucunement suspect.

Scène II

 

Rosidor, sur sonlit.

Amants les mieux payés de votre longuepeine,

Vous de qui l’espérance est la moinsincertaine,

Et qui vous figurez, après tant delongueurs,

Avoir droit sur les corps dont vous tenez lescœurs,

En est-il parmi vous de qui l’âme contente

Goûte plus de plaisir que moi dans sonattente ?

En est-il parmi vous de qui l’heur à venir

D’un espoir mieux fondé se puisseentretenir ?

Mon esprit, que captive un objet adorable,

Ne l’éprouva jamais autre que favorable,

J’ignorerais encor ce que c’est quemépris,

Si le sort d’un rival ne me l’avaitappris.

Je te plains toutefois, Clitandre, et lacolère

D’un grand roi qui te perd me semble tropsévère.

Tes desseins par l’effet n’étaient que troppunis ;

Nous voulant séparer, tu nous as réunis.

Il ne te fallait point de plus cruelssupplices

Que de te voir toi-même auteur de nosdélices,

Puisqu’il n’est pas à croire, après ce lâchetour,

Que le prince ose plus traverser notreamour.

Ton crime t’a rendu désormais trop infâme

Pour tenir ton parti sans s’exposer aublâme :

On devient ton complice à te favoriser.

Mais, hélas ! mes pensers, qui vous vientdiviser ?

Quel plaisir de vengeance à présent vousengage ?

Faut-il qu’avec Caliste un rival vouspartage ?

Retournez, retournez vers mon uniquebien :

Que seul dorénavant il soit votreentretien ;

Ne vous repaissez plus que de sa seuleidée ;

Faites-moi voir la mienne en son âmegardée.

Ne vous arrêtez pas à peindre sa beauté,

C’est par où mon esprit est le moinsenchanté ;

Elle servit d’amorce à mes désirsavides ;

Mais ils ont su trouver des objets plussolides :

Mon feu qu’elle alluma fût mort au premierjour,

S’il n’eût été nourri d’un réciproqueamour.

Oui, Caliste, et je veux toujours qu’il m’ensouvienne,

J’aperçus aussitôt ta flamme que lamienne :

L’amour apprit ensemble à nos cœurs àbrûler ;

L’amour apprit ensemble à nos yeux àparler ;

Et sa timidité lui donna la prudence

De n’admettre que nous en notreconfidence :

Ainsi nos passions se dérobaient àtous ;

Ainsi nos feux secrets n’ayant point dejaloux…

Mais qui vient jusqu’ici troubler mesrêveries ?

Scène III

Rosidor,Caliste

 

Caliste

Celle qui voudrait voir tes blessuresguéries,

Celle…

Rosidor

Ah ! mon heur, jamais je n’obtiendraissur moi

De pardonner ce crime à tout autre qu’àtoi.

De notre amour naissant la douceur et lagloire

De leur charmante idée occupaient mamémoire ;

Je flattais ton image, elle mereflattait ;

Je lui faisais des vœux, elle lesacceptait ;

Je formais des désirs, elle en aimaitl’hommage.

La désavoueras-tu, cette flatteuseimage ?

Voudras-tu démentir notre entretiensecret ?

Seras-tu plus mauvaise enfin que tonportrait ?

Caliste

Tu pourrais de sa part te faire tantpromettre,

Que je ne voudrais pas tout à fait m’yremettre ;

Quoiqu’à dire le vrai je ne sais pas tropbien

En quoi je dédirais ce secret entretien,

Si ta pleine santé me donnait lieu de dire

Quelle borne à tes vœux je puis et doisprescrire.

Prends soin de te guérir, et les miens pluscontents…

Mais je te le dirai quand il en seratemps.

Rosidor

Cet énigme enjoué n’a point d’incertitude

Qui soit propre à donner beaucoupd’inquiétude,

Et si j’ose entrevoir dans son obscurité,

Ma guérison importe à plus qu’à ma santé.

Mais dis tout, ou du moins souffre que jedevine,

Et te dise à mon tour ce que je m’imagine.

Caliste

Tu dois, par complaisance au peu que j’aid’appas,

Feindre d’entendre mal ce que je ne dispas,

Et ne point m’envier un moment de délices

Que fait goûter l’amour en ces petitssupplices.

Doute donc, sois en peine, et montre un cœurgêné

D’une amoureuse peur d’avoir maldeviné ;

Tremble sans craindre trop ; hésite, maisaspire ;

Attends de ma bonté qu’il me plaise toutdire,

Et sans en concevoir d’espoir tropaffermi,

N’espère qu’à demi, quand je parle à demi.

Rosidor

Tu parles à demi, mais un secret langage

Qui va jusques au cœur m’en dit biendavantage,

Et tes yeux sont du tien de mauvaistruchements,

Ou rien plus ne s’oppose à noscontentements.

Caliste

Je l’avais bien prévu, que ton impatience

Porterait ton espoir à trop deconfiance ;

Que, pour craindre trop peu, tu devineraismal.

Rosidor

Quoi ! la reine ose encor soutenir monrival ?

Et sans avoir d’horreur d’une action sinoire…

Caliste

Elle a l’âme trop haute et chérit trop lagloire

Pour ne pas s’accorder aux volontés duroi,

Qui d’un heureux hymen récompense ta foi…

Rosidor

Si notre heureux malheur a produit cemiracle,

Qui peut à nos désirs mettre encor quelqueobstacle ?

Caliste

Tes blessures.

Rosidor

Allons, je suis déjà guéri.

Caliste

Ce n’est pas pour un jour que je veux unmari,

Et je ne puis souffrir que ton ardeurhasarde

Un bien que de ton roi la prudenceretarde.

Prends soin de te guérir, mais guérir tout àfait,

Et crois que tes désirs…

Rosidor

N’auront aucun effet.

Caliste

N’auront aucun effet ! Qui te lepersuade ?

Rosidor

Un corps peut-il guérir, dont le cœur estmalade ?

Caliste

Tu m’as rendu mon change, et m’as fait quelquepeur ;

Mais je sais le remède aux blessures ducœur.

Les tiennes, attendant le jour que tusouhaites,

Auront pour médecins mes yeux qui les ontfaites ;

Je me rends désormais assidue à te voir.

Rosidor

Cependant, ma chère âme, il est de mondevoir

Que sans perdre de temps j’aille rendre enpersonne

D’humbles grâces au roi du bonheur qu’il nousdonne.

Caliste

Je me charge pour toi de ce remercîment.

Toutefois qui saurait que pour cecompliment

Une heure hors d’ici ne pût beaucoup tenuire,

Je voudrais en ce cas moi-même t’yconduire,

Et j’aimerais mieux être un peu plus tard àtoi,

Que tes justes devoirs manquassent vers tonroi.

Rosidor

Mes blessures n’ont point, dans leurs faiblesatteintes,

Sur quoi ton amitié puisse fonder sescraintes.

Caliste

Viens donc, et puisqu’enfin nous faisons mêmesvœux,

En le remerciant parle au nom de tousdeux.

Scène IV

Alcandre,Floridan,Clitandre,Pymante,Dorise,Cléon,Prévôt, troisVeneurs

 

Alcandre

Que souvent notre esprit, trompé parl’apparence,

Règle ses mouvements avec peud’assurance !

Qu’il est peu de lumière en nosentendements,

Et que d’incertitude en nosraisonnements !

Qui voudra désormais se fier auximpostures

Qu’en notre jugement forment lesconjectures :

Tu suffis pour apprendre à la postérité

Combien la vraisemblance a peu de vérité.

Jamais jusqu’à ce jour la raison endéroute

N’a conçu tant d’erreur avec si peu dedoute ;

Jamais, par des soupçons si faux et sipressants,

On n’a jusqu’à ce jour convaincud’innocents.

J’en suis honteux, Clitandre, et mon âmeconfuse

De trop de promptitude en soi-mêmes’accuse.

Un roi doit se donner, quand il estirrité,

Ou plus de retenue, ou moins d’autorité.

Perds-en le souvenir, et pour moi, je tejure

Qu’à force de bienfaits j’en réparel’injure.

Clitandre

Que Votre Majesté, sire, n’estime pas

Qu’il faille m’attirer par de nouveauxappas.

L’honneur de vous servir m’apporte assez degloire,

Et je perdrais le mien, si quelqu’un pouvaitcroire

Que mon devoir penchât au refroidissement,

Sans le flatteur espoir d’unagrandissement.

Vous n’avez exercé qu’une justecolère :

On est trop criminel quand on peut vousdéplaire ;

Et, tout chargé de fers, ma plus fortedouleur

Ne s’en osa jamais prendre qu’à monmalheur.

Floridan

Seigneur, moi qui connais le fond de soncourage,

Et qui n’ai jamais vu de fard en sonlangage,

Je tiendrais à bonheur que Votre Majesté

M’acceptât pour garant de sa fidélité.

Alcandre

Ne nous arrêtons plus sur lareconnaissance

Et de mon injustice et de soninnocence ;

Passons aux criminels. Toi dont latrahison

A fait si lourdement trébucher ma raison,

Approche, scélérat. Un homme de courage

Se met avec honneur en un teléquipage ?

Attaque, le plus fort, un rival plusheureux ?

Et présumant encor cet exploit dangereux,

À force de présents et d’infâmespratiques,

D’un autre cavalier corrompt lesdomestiques ?

Prend d’un autre le nom, et contrefait sonseing,

Afin qu’exécutant son perfide dessein,

Sur un homme innocent tombent lesconjectures ?

Parle, parle, confesse, et préviens lestortures.

Pymante

Sire, écoutez-en donc la pure vérité,

Votre seule faveur a fait ma lâcheté,

Vous, dis-je. Et cet objet dont l’amour metransporte.

L’honneur doit pouvoir tout sur les gens de masorte ;

Mais recherchant la mort de qui vous est sicher,

Pour en avoir le fruit il me fallaitcacher :

Reconnu pour l’auteur d’une tellesurprise,

Le moyen d’approcher de vous ou deDorise ?

Alcandre

Tu dois aller plus outre, et m’imputerencor

L’attentat sur mon fils comme surRosidor ;

Car je ne touche point à Doriseoutragée ;

Chacun, en te voyant, la voit assezvengée,

Et coupable elle-même, elle a bien mérité

L’affront qu’elle a reçu de ta témérité.

Pymante

Un crime attire l’autre, et, de peur d’unsupplice,

On tâche, en étouffant ce qu’on en voitd’indice,

De paraître innocent à force de forfaits.

Je ne suis criminel sinon manque d’effets,

Et sans l’âpre rigueur du sort qui metourmente,

Vous pleureriez le prince et souffririezPymante.

Mais que tardez-vous plus ? J’ai toutdit : punissez.

Alcandre

Est-ce là le regret de tes crimespassés ?

Ôtez-le-moi d’ici : je ne puis voir sanshonte

Que de tant de forfaits il tient si peu deconte.

Dites à mon conseil que, pour lechâtiment,

J’en laisse à ses avis le librejugement ;

Mais qu’après son arrêt je sauraireconnaître

L’amour que vers son prince il aura faitparaître.

Viens çà, toi, maintenant, monstre decruauté,

Qui joins l’assassinat à la déloyauté,

Détestable Alecton, que la reine déçue

Avait naguère au rang de ses fillesreçue !

Quel barbare, ou plutôt quelle pested’enfer

Se rendit ton complice et te donna cefer ?

Dorise

L’autre jour, dans ce bois trouvé paraventure,

Sire, il donna sujet à toutel’imposture ;

Mille jaloux serpents qui me rongeaient lesein

Sur cette occasion formèrent mondessein :

Je le cachai dès lors.

Floridan

Il est tout manifeste

Que ce fer n’est enfin qu’un misérablereste

Du malheureux duel où le triste Arimant

Laissa son corps sans âme, et Daphné sansamant.

Mais quant à son forfait, un ver dejalousie

Jette souvent notre âme en telle frénésie,

Que la raison, qu’aveugle un pleinemportement,

Laisse notre conduite à sondérèglement ;

Lors tout ce qu’il produit mérite qu’onl’excuse.

Alcandre

De si faibles raisons mon esprit nes’abuse.

Floridan

Seigneur, quoi qu’il en soit, un fils qu’ellevous rend,

Sous votre bon plaisir sa défenseentreprend ;

Innocente ou coupable, elle assura ma vie.

Alcandre

Ma justice en ce cas la donne à tonenvie ;

Ta prière obtient même avant que demander

Ce qu’aucune raison ne pouvait t’accorder.

Le pardon t’est acquis : relève-toi,Dorise,

Et va dire partout, en liberté remise,

Que le prince aujourd’hui te préserve à lafois

Des fureurs de Pymante et des rigueurs deslois.

Dorise

Après une bonté tellement excessive,

Puisque votre clémence ordonne que jevive,

Permettez désormais, sire, que mesdesseins

Prennent des mouvements plus réglés et plussains ;

Souffrez que pour pleurer mes actionsbrutales,

Je fasse ma retraite avecque les vestales,

Et qu’une criminelle indigne d’être aujour

Se puisse renfermer en leur sacré séjour.

Floridan

Te bannir de la cour après m’être obligée,

Ce serait trop montrer ma faveur négligée.

Dorise

N’arrêtez point au monde un objet odieux,

De qui chacun, d’horreur, détournerait lesyeux.

Floridan

Fusses-tu mille fois encor plusméprisable,

Ma faveur te va rendre assez considérable

Pour t’acquérir ici mille inclinations.

Outre l’attrait puissant de tesperfections,

Mon respect à l’amour tout le monde convie

Vers celle à qui je dois et qui me doit lavie.

Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne tondésir

Du côté que ton prince a voulu techoisir :

Réunis mes faveurs t’unissant à Dorise.

Clitandre

Mais par cette union mon esprit se divise,

Puisqu’il faut que je donne aux devoirs d’unépoux

La moitié des pensers qui ne sont dus qu’àvous.

Floridan

Ce partage m’oblige, et je tiens tespensées

Vers un si beau sujet d’autant mieuxadressées,

Que je lui veux céder ce qui m’enappartient.

Alcandre

Taisez-vous, j’aperçois notre blessé quivient.

Scène V

Alcandre,Floridan,Cléon,Clitandre,Rosidor,Caliste,Dorise

 

Alcandre

Au comble de tes vœux, sûr de ton mariage,

N’es-tu point satisfait ? que veux-tudavantage ?

Rosidor

L’apprendre de vous, sire, et pourremerciements

Nous offrir l’un et l’autre à voscommandements.

Alcandre

Si mon commandement peut sur toi quelquechose,

Et si ma volonté de la tienne dispose,

Embrasse un cavalier indigne des liens

Où l’a mis aujourd’hui la trahison dessiens.

Le prince heureusement l’a sauvé dusupplice,

Et ces deux que ton bras dérobe à majustice,

Corrompus par Pymante, avaient juré tamort !

Le suborneur depuis n’a pas eu meilleursort,

Et ce traître, à présent tombé sous mapuissance,

Clitandre fait trop voir quelle est soninnocence.

Rosidor

Sire, vous le savez, le cœur me l’avaitdit,

Et si peu que j’avais près de vous decrédit,

Je l’employai dès lors contre votrecolère.

(À Clitandre.)

En moi dorénavant faites état d’un frère.

Clitandre, àRosidor.

En moi, d’un serviteur dont l’amour éperdu

Ne vous conteste plus un prix qui vous estdû.

Dorise, àCaliste.

Si le pardon du roi me peut donner levôtre,

Si mon crime…

Caliste

Ah ! ma sœur, tu me prends pour uneautre,

Si tu crois que je puisse encor m’ensouvenir.

Alcandre

Tu ne veux plus songer qu’à ce jour àvenir

Où Rosidor guéri termine un hyménée.

Clitandre, en attendant cette heureusejournée,

Tâchera d’allumer en son âme des feux

Pour celle que mon fils désire, et que jeveux ;

À qui, pour réparer sa faute criminelle,

Je défends désormais de se montrercruelle ;

Et nous verrons alors cueillir en mêmejour

À deux couples d’amants les fruits de leur amour.

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