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Contes d’Aventures

Contes d’Aventures

de Sir Arthur Conan Doyle
LES DÉBUTS DU BIMBASHI JOYCE

Titre original :The Debut of Bimbashi Joyce (1900).

Ceci se passait à l’époque où la marée du mahdisme qui avait balayé les grands lacs et le Darfour jusqu’aux confins de l’Égypte commençait enfin à être étale, et même à montrer des signes de reflux. Terrible à son origine, elle avait englouti l’armée de Hick, pris Khartoum, où Gordon trouva la mort,roulé sur les arrières des troupes anglaises pendant qu’elles se repliaient en descendant le fleuve, et projeté des rezzous jusqu’à Assouan au nord. Puis elle avait atteint d’autres buts à l’est et à l’ouest, vers l’Afrique centrale et l’Abyssinie, avant de se retirer légèrement sur le flanc de l’Égypte. Une accalmie dura dix ans. Les garnisons de la frontière se contentèrent de surveiller de loin les collines bleutées du Dongola. Derrière les brumes violettes qui les coiffaient s’étendait un pays de sang et d’horreurs. De temps à autre, un aventurier tenté par le caoutchouc et l’ivoire se hasardait vers le sud en direction de ces montagnes ; aucun n’en revint jamais. Une fois, un Égyptien mutilé, une autre fois une Grecque, tous deux fous de soif et de terreur, parvinrent jusqu’aux avant-postes, ce furent les seuls rescapés de cette région de ténèbres. Parfois, le soleil couchant transformait les brumes lointaines en un nuage cramoisi, les sommets sombres se posaient sur lui comme des îles sur une mer de sang. Ce paysage du ciel méridional semblait sinistre aux occupants des forts de Ouadi Halfa, tout proches.

Après dix années de convoitise à Khartoum etde travail silencieux au Caire, la civilisation pouvait repartir enexcursion vers le sud dans un convoi militaire, comme elle lefaisait volontiers. Tout était prêt, jusqu’au dernier bât dudernier chameau. Et pourtant personne ne le soupçonnait, tant sontréels les avantages d’un gouvernement inconstitutionnel. Un grandadministrateur avait discuté, prévu, convaincu ; un grandsoldat avait tout organisé en faisant faire aux piastres le travailde la livre. Un soir, ces deux hommes éminents avaient tenu uneconférence, après une poignée de main, le soldat avait disparu pourune tâche de son ressort. Au lendemain de ce départ, le bimbashiHilary Joyce, détaché du Royal Mallows et temporairement affecté au9e soudanais, fit sa première apparition au Caire.

Napoléon avait dit, et Hilary Joyce l’avaitnoté, que c’était seulement en Orient que s’établissaient lesgrandes réputations. Il se trouvait donc en Orient, avec quatremalles en fer-blanc, un sabre, un revolver et un exemplaire del’Introduction à l’Étude de l’Arabe de Green. Avec cebagage et le sang de la jeunesse qui bouillonnait dans ses veines,tout paraissait facile. Il avait un peu peur du général ; ilavait entendu parler de sa sévérité envers les jeunes officiersmais il espérait qu’avec du tact et de la souplesse il s’entirerait. Aussi, ayant laissé ses bagages à l’Hôtel Shepheard, ilalla se présenter au quartier général.

Ce ne fut pas le général qui le reçut,puisqu’il était parti, mais le chef du service des renseignements.Hilary Joyce se trouva en présence d’un officier petit et gros,dont la voix aimable et l’expression placide masquaient uneintelligence remarquablement alerte et un tempérament pleind’énergie. Avec son sourire tranquille et ses manières candides, ilavait mis dans sa poche des Orientaux très malins. Tenant unecigarette entre ses doigts, il dévisagea le nouvel arrivant.

– J’ai su que vous étiez arrivé. Désolé que legénéral ne soit pas ici pour vous recevoir. Il est allé à lafrontière, vous savez.

– Mon régiment est à Ouadi Halfa. Je suppose,monsieur, que je dois le rejoindre immédiatement ?

– Non. J’ai des ordres pour vous…

Il se dirigea vers une carte murale et indiquaun point du bout de sa cigarette.

« Vous voyez cet endroit ? C’estl’oasis de Kurkur, un peu calme, j’en ai peur, mais l’air y estexcellent. Vous allez vous y rendre le plus vite possible. Vous ytrouverez une compagnie du 9e et un demi-escadron decavalerie. Vous en prendrez le commandement.

Hilary Joyce regarda le nom imprimé àl’intersection de deux lignes noires ; il n’y avait pasd’autre point sur la carte à moins de plusieurs centimètres.

– C’est un village, monsieur ?

– Non. Un puits. L’eau n’y est pas fameuse,mais vous vous y habituerez vite. C’est un poste important, à lajonction de deux routes de caravanes. Certes, toutes les routessont maintenant fermées, mais on ne sait jamais.

– Nous sommes là, je pense, pour empêcher lesrazzias ?

– De vous à moi, il n’y a vraiment rien àrazzier. Vous êtes là pour intercepter des messagers. Ilss’arrêtent obligatoirement aux puits. Naturellement, vous ne faitesqu’arriver, mais vous en savez déjà assez, je suppose, sur l’étatdu pays pour ne pas ignorer qu’un certain mécontentement se faitjour, et que le calife essaie de se maintenir en rapport avec sespartisans. D’autre part, Senoussi habite par là…

Il déplaça sa cigarette vers l’ouest.

« Il est donc possible que le calife luidépêche des messagers par cette route. De toute manière, votredevoir consiste à arrêter tout voyageur et à lui tirer les vers dunez avant de le relâcher. Vous ne parlez pas arabe,probablement ?

– Je suis en train de l’apprendre,monsieur.

– Bien, bien ! Vous aurez le temps del’étudier à fond. Vous bénéficierez du concours d’un officierindigène, Ali je ne sais quoi, qui parle anglais et qui vousservira d’interprète. Voilà. Au revoir. Je dirai au général quevous vous êtes présenté ici. Rejoignez votre poste sans perdre uneheure.

Chemin de fer jusqu’à Baliani. Bateau postejusqu’à Assouan. Deux jours à dos de chameau dans le désert deLibye avec un guide et trois chameaux insupportablement lents. Letroisième soir cependant, du sommet d’une colline noire comme uncrassier qui s’appelait Jebel Kurkur, Hilary Joyce aperçut unepalmeraie, et il se dit que cette tache verte et fraîche dans undécor de noirs et de jaunes était le plus bel effet de couleursqu’il eût jamais vu. Une heure plus tard, il pénétra dans lecampement, la garde lui rendit les honneurs, son adjoint indigènele salua en un anglais excellent. Tout allait bien.

Pour une résidence de longue durée, l’endroitne prêtait guère à rire. Une sorte de grande cuvette herbeusedescendait vers trois fosses d’eau brune et saumâtre. La palmeraieétait très belle à regarder, mais assez désolante si l’on songeaitque la nature avait disposé ses arbres les moins feuillus là oùl’ombre était le plus nécessaire. Un acacia, unique en son genre etassez ample, faisait ce qu’il pouvait pour rétablir un justeéquilibre. Pendant la grande chaleur, Hilary Joyce sommeillait,quand la fraîcheur tombait, il passait en revue ses Soudanais. Ilsavaient des épaules carrées, des mollets de coq, un visage noir etjoyeux, et ils étaient coiffés d’un petit bonnet de police aplatien rond. Joyce, à l’exercice, se montra à cheval sur la discipline,mais les Noirs aimaient faire l’exercice, et ils adoptèrent leurbimbashi avec enthousiasme. Hélas ! les jours se suivaient etse ressemblaient ! Le temps, le paysage, les occupations, lanourriture ne comportaient aucune variante. Au bout de troissemaines, Joyce eut l’impression qu’il était là depuis quantitéd’années. Enfin un événement exceptionnel se produisit.

Un soir, alors que le soleil déclinait, HilaryJoyce monta à cheval et sortit sur la vieille piste des caravanes.Elle le fascinait, cette route étroite qui serpentait parmi degrosses pierres, car il se rappelait avoir vu sur la carte qu’ellese prolongeait jusqu’au cœur inconnu de l’Afrique. D’innombrablespattes de chameaux s’y étaient doucement appuyées au cours dessiècles, maintenant encore, inutilisée et abandonnée, ellecontinuait de s’étirer, large d’un pied mais longue peut-être detrois mille kilomètres. Joyce était en train de se demander depuiscombien de temps elle n’avait pas été fréquentée par un voyageur duSud quand il leva les yeux et vit un homme s’avancer vers lui.

Pendant quelques secondes, Joyce crut qu’ils’agissait de l’un de ses soldats, mais un examen plus attentif ledétrompa. L’inconnu était vêtu de la robe flottante des Arabes etnon de l’uniforme kaki des militaires. Il était de haute stature,avec son turban il avait l’air d’un géant. Il marchait d’un pasrapide et il levait la tête comme un homme qui n’avait rien àcraindre.

Qui pouvait être ce géant formidablesurgissant de l’inconnu ? Peut-être le précurseur d’une hordede sauvages. Et d’où venait-il ? Le puits le plus proche étaitsitué à plus de cent cinquante kilomètres de là. En aucun cas leposte frontière de Kurkur ne pouvait s’offrir le luxe d’accueillirdes hôtes d’occasion. Hilary Joyce fit pivoter son cheval, galopavers le camp et donna l’alerte. Puis, suivi de vingt cavaliers, ilressortit en reconnaissance.

L’homme continua d’avancer, en dépit de cespréparatifs hostiles. Il hésita un moment quand il aperçut lacavalerie, mais comme il n’avait aucune chance de lui échapper, ilalla au-devant de l’escouade, faisant contre mauvaise fortune boncœur. Il n’offrit aucune résistance et ne protesta pas quand lesmains de deux soldats se posèrent sur ses épaules, il marchatranquillement entre les cavaliers qui l’emmenèrent au camp. Despatrouilles rentrèrent peu après, elles n’avaient trouvé nulletrace de derviches. L’homme était un isolé. À une certaine distancede la piste, elles avaient découvert le cadavre d’un magnifiquechameau trotteur. Le mystère de l’arrivée de l’inconnu s’expliquaitainsi. Mais pourquoi voyageait-il ? D’où venait-il ?Telles étaient les questions auxquelles un officier zélé devaittrouver une réponse.

Hilary Joyce fut déçu quand il apprit qu’iln’y avait pas de derviches dans les environs. Une petite actionmilitaire menée dans son secteur aurait constitué pour luid’excellents débuts dans l’armée égyptienne. Mais, en tout état decause, il tenait une splendide occasion d’impressionner sessupérieurs. Il allait montrer ses capacités au chef du service desrenseignements, et plus encore à ce général sévère qui n’oubliaitjamais un succès mais qui ne pardonnait jamais une faiblesse. Larobe et l’allure du prisonnier attestaient qu’il était unpersonnage d’importance. Des vagabonds ne voyagent pas à dos d’unchameau trotteur de pure race. Joyce s’inonda la tête d’eau froide,but une tasse de café fort, se coiffa d’un tarbouche imposant, etse constitua lui-même en tribunal à l’ombre de l’acacia.

Il aurait aimé que les siens le vissent,encadré par deux plantons noirs, avec son officier indigène à côtéde lui. Il s’assit derrière une table du camp, il ordonna que leprisonnier, sous bonne garde, lui fût amené. L’Arabe était belhomme ; il avait de hardis yeux gris et une longue barbenoire.

– Comment ! s’exclama Joyce. Ce bandit mefait de l’œil ?

Une contraction bizarre avait traversé levisage du prisonnier, mais si rapidement qu’il pouvait s’agir d’untic nerveux. À présent, il personnifiait la gravité orientale.

« Demandez-lui qui il est, et ce qu’ilvient faire par ici.

L’officier indigène traduisit ces questionsmais l’inconnu ne répondit rien. Simplement la même petitecontraction passa encore une fois sur sa figure.

« Voilà bien ma chance ! s’écriaJoyce. Je suis tombé sur le plus impudent des Arabes ! Il mefait de l’œil, décidément ! Qui es-tu, bandit ? Dis-nousqui tu es ! Entends-tu ?

Mais le grand Arabe était aussi imperméable àl’anglais qu’à l’arabe. L’Égyptien essaya à plusieurs reprises dele faire parler. Le prisonnier regardait Joyce avec des yeuximpénétrables ; par intermittence, un spasme déformait sestraits ; mais il n’ouvrit pas la bouche. Stupéfait, lebimbashi se gratta la tête.

« Voyons ! Mahomet Ali, il faut quenous tirions quelque chose de ce gaillard. Vous m’avez dit qu’iln’avait pas de papiers sur lui ?

– Aucun papier, monsieur.

– Aucun indice quelconque ?

– Il vient de loin, monsieur. Un chameautrotteur ne meurt pas facilement. Il vient au moins du Dongola.

– Il faut que nous le fassions parler.

– Peut-être est-il sourd et muet ?

– Certainement pas. Il n’a rien d’un hommeaccablé d’infirmités.

– Vous pourriez l’envoyer à Assouan.

– Et reporter sur un autre le crédit del’affaire ? Non, merci ! Cet oiseau-là m’appartient. Maiscomment l’aiderons-nous à trouver sa langue ?

Les yeux sombres de l’Égyptien firent le tourdu campement et s’arrêtèrent sur le feu du cuisinier.

– Peut-être, dit-il, si le bimbashi yconsent…

Il désigna successivement le prisonnier et lebois qui brûlait.

– Non, voyons ! Non, par Jupiter, ceserait aller trop loin !

– Rien qu’un petit peu…

– Non. Ici cela passerait encore, mais quellehistoire si la presse l’apprenait ! Par exemple, nouspourrions lui faire un peu peur. Il n’y aurait aucun mal àcela.

– Non, monsieur.

– Dites aux plantons de défaire sa gandoura.Donnez des ordres pour faire rougir à blanc un fer à cheval.

Le prisonnier assista à ces préparatifs avecun visage plus amusé qu’apeuré. Il ne sourcilla pas quand lesergent noir s’approcha avec le fer brûlant tenu sur deuxbaïonnettes.

– Parleras-tu, maintenant… cria férocement lebimbashi.

Le prisonnier sourit avec infiniment degentillesse et se frappa la barbe.

–… Oh ! retirez-moi ce fer àcheval ! soupira Joyce. Ce n’est pas la peine d’essayer debluffer un type pareil. Il sait que nous ne le torturerons pas.Mais je peux le fustiger d’importance, et je le ferai. Dites-lui dema part que si demain matin il n’a pas retrouvé sa langue, je luipèlerai le dos, aussi sûr que je m’appelle Joyce !… Vous lelui avez dit ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! dors là-dessus, monbonhomme ! Et tâche de faire de beaux rêves !

Il leva l’audience. Le prisonnier, toujoursaussi imperturbable, fut convié par ses gardes à prendre un plat deriz à l’eau.

Hilary Joyce avait bon cœur. Il dormit mal. Laperspective de la punition qu’il avait juré d’infliger le lendemaintroubla son sommeil. Il espérait que la vue du chat à neuf queuesprévaudrait sur l’obstination du prisonnier. Ce châtiment neserait-il pas terriblement choquant pour le cas où l’Arabe, aprèstout, serait muet ? Il en envisagea l’hypothèse avec beaucoupde sérieux, et, au moment où il décidait de l’envoyer préalablementà Assouan, Ali Mahomet se précipita dans sa tente.

– Monsieur ! s’écria-t-il. Le prisonniers’est évadé !

– Évadé ?

– Oui, monsieur. Et votre meilleur chameautrotteur a disparu. Il a fendu la toile de tente ; il s’estfaufilé par là au petit matin.

Le bimbashi réagit énergiquement. Desdétachements de cavalerie s’élancèrent sur les diversespistes ; des éclaireurs examinèrent le sable pour déceler destraces du fugitif, mais tout se révéla inutile. L’Arabe s’étaitvolatilisé. Le cœur gros, Hilary Joyce écrivit un rapport officielsur l’affaire et le fit parvenir à Assouan. Cinq jours plus tard,il reçut du général un ordre bref d’avoir à se présenter auquartier général. Il redouta le pire, car son chef ne badinait passur les principes.

Ses pressentiments se réalisèrent le soir deson arrivée. Derrière une table encombrée de papiers et de cartes,le célèbre général et son chef du service des renseignementsétaient plongés dans des calculs et des plans. Leur accueil futplutôt frais.

– Je crois, capitaine Joyce, commença legénéral, que vous avez laissé un prisonnier très important glisserentre vos doigts.

– Je le regrette, monsieur.

– Bien entendu. Mais vos regrets ne réparentrien. Aviez-vous tiré quelque chose de lui avant sonévasion ?

– Non, monsieur.

– Comment cela ?

– Je n’ai pas pu le faire parler,monsieur.

– Avez-vous essayé ?

– Oui, monsieur. J’ai fait tout ce que j’aipu.

– C’est-à-dire ?

– Eh bien ! monsieur, j’ai menacé d’userde contrainte physique.

– Qu’a-t-il dit alors ?

– Il n’a rien dit.

– À quoi ressemblait-il ?

– C’était un homme de grande taille, monsieur.Un tempérament de fanatique, je pense.

– Aucun indice qui nous permette del’identifier ?

– Une grande barbe noire, monsieur. Des yeuxgris. Et un tic nerveux.

– Eh bien ! capitaine Joyce, dit legénéral de sa voix sévère et inflexible, je ne peux pas vousféliciter de votre premier exploit dans l’armée égyptienne. Vousn’êtes pas sans savoir que les officiers anglais qui servent danscette armée sont tous des sujets d’élite. L’armée anglaise entièreest à ma disposition pour que j’y puise les meilleurs. Il est doncindispensable que j’obtienne de mes subordonnés un maximumd’efficacité. Je commettrais une injustice à l’égard des autres sije fermais les yeux sur un manque évident de zèle oud’intelligence. Vous êtes détaché des Royal Mallows, m’a-t-ondit ?

– Oui, monsieur.

– Je pense que votre colonel sera heureux devous récupérer dans son unité…

Hilary Joyce avait le cœur trop lourd pourparler. Il se tut.

– Je vous ferai connaître ma décisiondéfinitive demain matin…

Joyce salua et pivota sur ses talons.

– Eh bien ! dors là-dessus, monbonhomme ! Et tâche de faire de beaux rêves !

Joyce se retourna, stupéfait. Où avait-ilentendu ces mots-là ? Qui les avait prononcés ?

Le général s’était levé. Il riait. Et le chefdu service des renseignements riait également. Joyce contempla,ahuri, la haute stature du général, les yeux gris…

– Mon Dieu ! balbutia-t-il.

– Allons, capitaine Joyce, nous voilàquittes ! dit le général, en lui tendant la main. Vous m’avezfait passer dix mauvaises minutes avec votre fer à cheval rougi àblanc. Je vous les ai rendues. Je ne crois pas que nous puissionsnous priver si tôt de vos services et vous expédier aux RoyalMallows avant quelque temps.

– Mais, monsieur ! Mais…

– Moins vous me poserez de questions, mieuxcela vaudra. Mais naturellement vous devez être assez étonné.J’avais une petite affaire personnelle en train de l’autre côté dela frontière. Il fallait que j’y aille moi-même. J’y suis allé, etje suis revenu en passant par votre poste. Je n’ai pas cessé decligner de l’œil pour vous faire comprendre que je désirais vousparler seul à seul.

– Oui. Je commence à deviner.

– Je ne pouvais pas me trahir devant tous cesNoirs. Autrement, je n’aurais plus jamais pu me resservir de mafausse barbe et de ma gandoura. Vous m’avez placé dans unesituation très délicate. Finalement, j’ai pu dire deux mots en têteà tête avec votre officier égyptien, il a parfaitement manigancémon évasion.

– Lui ! Mahomet Ali !

– Je lui avais donné l’ordre de ne rien vousdire. J’avais un compte à régler avec vous. Mais nous dînons à huitheures, capitaine Joyce. Nous menons ici une existence frugale,néanmoins je pense pouvoir vous offrir un repas un peu plusabondant que celui que vous m’avez offert à Kurkur.

LE MÉDECIN DU GASTER FELL

Titre original : The Surgeonof Gaster Fell (1890).

Une arrivée inattendue à KirkbyMalhouse

Triste et battue par le vent est la petiteville de Kirkby Malhouse, rudes et rébarbatives les roches surlesquelles elle s’étire. Ses maisons en pierre grise et aux toitsd’ardoise jalonnent en ligne droite la côte couverte d’ajoncs quiremonte de la lande à la crête.

C’est dans ce bourg isolé que moi, JamesUpperton, je me suis trouvé au début de l’été de 1885. Il n’avaitpas grand-chose à m’offrir, sauf ce que je convoitais par-dessustout, la solitude et la liberté ; dans cette retraite, ilm’était possible de me consacrer aux problèmes supérieurs,considérables, qui sollicitaient mon esprit. Mais l’indiscrétion dema propriétaire m’obligea à chercher un nouveau logis.

Au hasard d’une promenade, j’avais découvertau cœur de la lande ondulée une habitation très distante desautres. Je résolus de m’y établir. Cette petite maison de deuxpièces avait jadis appartenu à un berger ; depuis longtemps,elle avait été abandonnée, et elle tombait en ruine. Un hiver, leruisseau torrentiel qui s’appelait le Gaster et qui serpentait lelong de la colline de Gaster (le Gaster Fell) où elle était située,avait débordé, et une partie du mur s’était effondré. Le toit étaiten mauvais état, l’herbe était jonchée d’ardoises. Ces dégâts mis àpart, la maison constituait un abri solide. Je pus faire procédersans difficulté aux réparations nécessaires.

J’aménageai les deux pièces dans un style trèsdifférent. Mes goûts étant volontiers spartiates, ma chambre lesrespecta. Pour faire ma cuisine, j’installai un poêle àpétrole ; deux grands sacs de farine et de pommes de terreassurèrent mon indépendance pour la nourriture. Mon régimealimentaire était celui d’un disciple de Pythagore, les moutonsefflanqués qui paissaient l’herbe rare de la colline n’avaient rienà redouter de leur nouveau compagnon. Un tonneau d’huile me servitde buffet. Une table carrée, une chaise en bois blanc et un lit basà roulettes complétaient mon mobilier. À la tête de ce lit, j’avaisaccroché deux étagères, la plus basse pour mes assiettes et mesustensiles de cuisine, la plus haute pour quelques portraits ;ils me rappelaient le peu d’agrément que j’avais cueilli au coursde cette longue quête épuisante de fortune et de plaisir qui avaitété l’essentiel de mon existence.

Si cette chambre paraissait d’une simplicitéqui frôlait le dénuement, celui-ci était rendu encore plus frappantpar le luxe de la pièce dont j’avais fait mon bureau. J’avaistoujours soutenu que l’esprit se trouvait mieux d’être entouréd’objets en harmonie avec les études qui l’occupaient, et que lespensées vraiment élevées et éthérées avaient besoin, pour se fairejour, d’une ambiance qui satisfît l’œil et contentât les sens. Lapièce que j’avais installée en vue de mes recherches spirituellesrelevait donc d’un style aussi sombre et imposant que les idées etles inspirations qu’elle devait abriter. Les murs et le plafondétaient recouverts d’un papier noir, brillant, que parcourait unearabesque d’or mat. L’unique fenêtre était protégée par un rideaude velours noir ; également en velours noir, un tapis épais etélastique absorbait le bruit de mes pas pendant que j’arpentais lapièce, et permettait à ma pensée de demeurer dans l’état deconcentration désirable. Aux corniches pendaient des baguettes d’orqui soutenaient six tableaux où s’était déchaînée l’imagination laplus sinistre (celle qui s’accordait le mieux à ma fantaisie).

Et cependant, il était écrit qu’avant même quej’eusse gagné ce havre de paix, j’apprendrais que j’appartenaisencore à l’humanité, et qu’il est bien inutile de vouloir briserles liens qui nous relient au monde. Un soir (deux jours avant ladate que j’avais fixée pour mon déménagement), j’entendis unbrouhaha dans la maison, au-dessous de ma chambre ; ontransporta des colis sur l’escalier qui gémit ; la voixrevêche de ma propriétaire poussa des exclamations de joie et debienvenue. Par intermittence, je distinguai dans le tourbillon desphrases une voix aux modulations douces et aimables, je peux direqu’elle charma mes oreilles car, depuis plusieurs semaines, jen’entendais que le rude patois des gens du Nord. Pendant une heure,le dialogue se poursuivit au rez-de-chaussée entre la voix aiguë etla voix douce, parmi des bruits de tasses et de cuillers. Enfin unpas vif et léger glissa devant la porte de mon bureau, ma nouvellelocataire se retirait dans sa chambre.

Le lendemain matin, je me levai de bonneheure, comme d’habitude. Mais, regardant par la fenêtre, jem’aperçus avec étonnement que ma voisine avait été encore plusmatinale. Elle descendait le petit chemin qui zigzaguait le long dela colline rocheuse. Elle était grande et mince. Elle marchait latête baissée et elle avait les bras chargés de fleurs sauvagesqu’elle venait de cueillir. Le blanc et le rose de sa robe, ainsique le rouge foncé du ruban de son chapeau à larges bordstranchaient agréablement sur le paysage brun foncé. Quand je lavis, elle se trouvait à une certaine distance de la maison, mais jecompris tout de suite, à son allure pleine de grâce et deraffinement, qu’elle n’était pas une habitante des environs.Pendant que je la regardais, elle arriva devant la petite porte àclaire-voie qui ouvrait sur l’autre bout du jardin, la poussa,s’assit sur le banc vert en face de ma fenêtre et, posant lesfleurs devant elle, se mit en devoir de les disposer enbouquet.

Le soleil levant l’éclairait, la lumière dumatin auréolait sa tête majestueuse et fière. J’eus tout loisir deconstater que sa beauté personnelle était extraordinaire. Son typeétait plutôt espagnol qu’anglais, elle avait le visage ovale, leteint mat, des yeux noirs, brillants, une bouche adorablementsensible. Du large chapeau de paille s’échappaient deux nattes decheveux noir bleuté qui dessinaient leurs rouleaux de chaque côtéde son cou gracile. En l’examinant plus attentivement, je remarquainon sans surprise que ses souliers et sa robe portaient les tracesd’une véritable excursion, et non d’une simple promenade. Sa robelégère était tachée, mouillée, chiffonnée, la terre jaune de lalande collait à ses chaussures. Elle avait l’air lasse, sa jeunebeauté semblait contrariée par l’ombre d’un ennui. D’ailleurs, ellene tarda pas à fondre en larmes. Tout en pleurs, elle jeta sesfleurs et rentra en courant dans la maison.

Désœuvré comme je l’étais, et fatigué desmanières du monde, je sentis un élan de sympathie nuancée de cechagrin au spectacle de cette explosion de désespoir quibouleversait une femme aussi peu banale. J’eus beau me plonger dansmes livres, je ne parvenais pas à oublier sa jolie figure, sa robesouillée, son air las et la douleur que reflétait chacun de sestraits.

Ma propriétaire, Mme Adams, memontait mon frugal petit déjeuner chaque matin, cependant il étaitrare que je lui permisse d’interrompre le cours de mes pensées etde me distraire par son bavardage stupide des choses sérieuses del’existence. Ce matin-là toutefois (et par extraordinaire), elle metrouva d’humeur attentive, aussi se hâta-t-elle de me confier cequ’elle savait de notre belle visiteuse.

– Mlle Eva Cameron, qu’elles’appelle ! me dit-elle. Mais qui elle est, ou d’où qu’ellevient, j’en sais à peine plus que vous. Peut-être bien que si elleest venue à Kirkby Malhouse, c’est pour la même raison que vous,monsieur ?

– Possible ! répondis-je en négligeant lesous-entendu. Mais je n’aurais jamais cru que Kirkby Malhousepouvait présenter un attrait quelconque pour une jeunepersonne.

– Eh ! monsieur, s’écria-t-elle. Voilàbien le miracle ! La jeune personne, comme vous dites, arrivede France. Et c’est un vrai miracle que sa famille me connaisse. Lasemaine dernière, un homme frappe à ma porte. Un bel homme,monsieur ! Un gentleman, ça se devinait les yeux fermés !« Vous êtes Madame Adams ? » qu’il me dit. « Jeloue une chambre pour Mlle Cameron », qu’il medit. « Elle arrivera dans une semaine », qu’il me dit.Là-dessus, il s’en va, sans même me demander mon prix. Hier soir,la voilà qui arrive, la jeune demoiselle, toute abattue, et douce,douce !… Quand elle parle, elle a un petit accent français.Mais allons, il faut que j’aille lui préparer un peu de thé, carelle se sentira bien seulette, pauvre agnelle, quand elle seréveillera sous un toit étranger !

Comment je partis pour le GasterFell

Je n’avais pas terminé mon petit déjeuner quej’entendis un bruit d’assiettes et le pas de ma propriétaire, ellese dirigeait vers la chambre de sa nouvelle locataire. Un instantplus tard, elle refluait en hâte dans le couloir et se précipitaitchez moi, les yeux hors de la tête.

– Dieu me pardonne ! cria-t-elle. Et vousaussi, monsieur, parce que je vous dérange ! Mais j’ai peurpour la jeune demoiselle, monsieur. Elle n’est pas dans sachambre.

– Eh bien ! elle est dehors !répondis-je en me levant et en allant me poster derrière lafenêtre. Elle est retournée chercher les fleurs qu’elle avaitlaissées sur le banc.

– Oh ! monsieur, regardez ses souliers etsa robe ! s’exclama la propriétaire consternée. Ah ! jevoudrais que sa mère soit ici ! Oui, je le voudraisbien ! Je me demande où qu’elle est allée, car cette nuit ellen’a pas couché dans son lit.

– Elle n’avait probablement pas envie dedormir et elle est sortie se promener, à une heure inhabituellej’en conviens.

Mme Adams se mordit les lèvreset hocha la tête. Mais la jeune fille leva la tête et lui sourittout en lui faisant gaiement signe d’ouvrir la fenêtre.

– Est-ce que mon thé est prêt ?demanda-t-elle d’une voix claire, avec un soupçon d’accentfrançais.

– Il est dans votre chambre, mademoiselle.

– Regardez mes souliers, madame Adams !fit-elle en les découvrant sous sa robe. Vos collines sontterribles, effroyables ! Il y a cinq, dix centimètres de boue.Jamais je n’en avais vu autant ! Et ma robe… Voilà !

– Mais, mademoiselle, vous êtes une enfantterrible ! cria la propriétaire, en contemplant la robe toutecrottée. Vous devez être fatiguée, avoir envie de dormir !

– Non, répondit-elle en riant. Je n’ai pasenvie de dormir. Qu’est-ce que le sommeil ? Une petite mort.Mais marcher, respirer à pleins poumons, voilà ce que j’appellevivre. Je n’étais pas fatiguée. Aussi, toute la nuit, j’ai exploréces collines du Yorkshire.

– Dieu me pardonne, mademoiselle, mais oùêtes-vous allée ?

Elle désigna d’un large geste tout l’horizonde l’ouest.

– Par là ! dit-elle. Oh ! commeelles sont tristes et sauvages, ces collines ! Mais j’airapporté des fleurs. Vous me donnerez bien un peu d’eau ?Autrement, elles se faneraient.

Elle ramassa son bouquet, le serra contreelle, et nous entendîmes son pas rapide et léger gravir prestementl’escalier.

Ainsi, elle était restée toute la nuit dehors,cette jeune fille ? Pour quels motifs avait-elle délaissé sachambre douillette et lui avait-elle préféré les collines mornes etbalayées par le vent ? Était-ce simple nervosité, goût del’aventure ? Ou bien cette excursion nocturne avait-elle unesignification plus profonde ?

Aussi mystérieux que les problèmes que mesétudes m’avaient appris à résoudre, voici qu’un problème humain seposait devant moi, et échappait pour l’instant à ma compréhension.Je sortis pour faire un tour sur la lande avant le déjeuner ;en revenant, alors que j’escaladais la hauteur qui dominait lapetite ville, je reconnus ma voisine au milieu des ajoncs. Elleavait dressé un petit chevalet sur lequel elle avait disposé uneplanche à dessin, et elle se préparait à peindre le très beaupaysage de roches et de lande qui s’étendait devant elle. Jeremarquai qu’elle inspectait les environs comme si elle cherchaitquelque chose. Près de moi, il y avait une mare. J’y plongeai legobelet de mon flacon de poche, et je le lui portai.

– Mademoiselle Cameron, je crois ?dis-je. Je suis votre voisin. Je m’appelle Upperton. Dans ce payssauvage, nous sommes obligés de nous présenter l’un l’autre sanscérémonie si nous ne voulons pas demeurer éternellement desétrangers.

– Oh ! vous habitez donc aussi chezMme Adams ? s’exclama-t-elle. Moi qui croyaisque dans un endroit pareil il n’y avait que des paysans !

– Je suis de passage, comme vous. J’étudie, etje suis venu ici pour trouver du calme et de la tranquillité.

– Du calme, oui ! répéta-t-elle enembrassant du regard la vaste lande silencieuse.

– Et cependant pas si calme que cela,répondis-je en riant. Car j’ai été obligé de chercher un endroitplus isolé pour la tranquillité absolue qui m’estindispensable.

– Auriez-vous par hasard construit une maisonsur les collines ? me demanda-t-elle en relevant lessourcils.

– En effet. J’espère pouvoir l’occuper dansquelques jours.

– Ah ! c’est triste !s’écria-t-elle. Et où est-elle donc, cette maison que vous avezconstruite ?

– Par là-bas. Vous voyez ce ruisseau quidessine un fil d’argent sur la lande ? C’est le Gaster, quiserpente à travers le Gaster Fell.

Elle tressaillit. Elle posa sur moi ses grandsyeux noirs, interrogateurs. La surprise, l’incrédulité et unsentiment voisin de l’horreur s’y exprimaient.

– Et vous habiterez sur le Gaster Fell ?murmura-t-elle.

– C’est mon intention. Mais queconnaissez-vous du Gaster Fell, mademoiselle Cameron ?demandai-je. Je croyais que vous veniez dans ce pays pour lapremière fois.

– En vérité, je n’y étais jamais venue, merépondit-elle. Mais mon frère m’a souvent parlé de ces landes duYorkshire. Et si je ne me trompe pas, il m’a cité le Gaster Fellcomme l’un des endroits les plus sauvages de la région.

– Cela ne me surprend pas, dis-je avecinsouciance. C’est en effet un endroit sinistre.

– Alors pourquoi l’habiter ?s’écria-t-elle avec passion. Réfléchissez à son isolement, à sonaridité, au manque de confort et de secours, si vous avez besoin desecours un jour.

– Du secours ! De quel secourspourrais-je avoir besoin au Gaster Fell ?

Elle fixa le sol et haussa les épaules.

– On peut tomber malade partout, dit-elle. Sij’étais un homme, je crois que je n’habiterais pas seul sur leGaster Fell.

– J’ai bravé de pires dangers que celui-là,répondis-je en riant. Mais je crains que vous ne puissiez peindre,car les nuages se condensent, déjà je sens quelques gouttes depluie.

De fait, il était temps que nous rentrionspour nous mettre à l’abri, à peine avais-je fini ma phrase qu’uneaverse subite se déclencha. Avec bonne humeur, la jeune fille mitson foulard sur sa tête, saisit son chevalet et sa planche àdessin, et descendit avec toute la grâce d’une biche la côtecouverte d’ajoncs. Je suivis en portant son tabouret et sa boîte àcouleurs.

La veille de mon départ de Kirkby Malhouse,nous étions assis sur le banc vert du jardin. Elle regardait d’unœil sombre et mélancolique les collines. Moi, un livre sur lesgenoux, je contemplais son beau profil à la dérobée, et je medemandais comment vingt années de vie avaient pu y imprimer tant detristesse.

– Vous avez beaucoup lu, me décidai-je à luidire. Les femmes d’aujourd’hui disposent de facilités que leursmères n’ont jamais connues. Avez-vous envisagé de poursuivre desétudes, voire d’embrasser une carrière culturelle ?

Elle eut un sourire las.

– Je n’ai aucun but, aucune ambition. Monavenir est noir, confus, un vrai chaos. Ma vie ressemble à l’un deces sentiers sur les collines. Vous les avez vus, monsieurUpperton. À leur début, ils sont droits, lisses, nets. Et puisbientôt ils deviennent tortueux, ils s’insinuent à droite ou àgauche, parmi les rochers et les pierres, pour se terminer dans unmarécage. À Bruxelles, mon sentier était tout droit, mais àprésent, mon Dieu, qui pourrait me dire où il mène ?

– Il n’est pas nécessaire d’être grandprophète pour le prévoir, répondis-je du ton paternel que l’on peutemployer vis-à-vis d’un être deux fois moins âgé. Si je devaisprédire votre vie, je me risquerais à déclarer que vous aurez uneexistence semblable à celle de beaucoup de femmes : vousrendrez heureux un honnête homme et vous déploierez dans un cercleplus vaste le charme que votre compagnie m’a procuré depuis que jevous ai vue.

– Je ne me marierai jamais ! fit-elled’un ton résolu qui me surprit et m’amusa.

– Vous ne vous marierez jamais ? Etpourquoi donc ?

Ses traits sensibles frémirent, elle arrachanerveusement quelques brins d’herbe.

– Je n’oserai pas me marier, répondit-elle,d’une voix qui tremblait d’émotion.

– Vous n’oserez pas ?

– Le mariage n’est pas pour moi. J’ai autrechose à faire. Le sentier dont je parle est un sentier desolitaire.

– Mais voici qui est très morbide !m’exclamai-je. Pourquoi votre destin, mademoiselle Cameron,serait-il distinct de celui de mes propres sœurs ou de ces milliersd’autres jeunes filles qui, chaque saison, font leur entrée dans lemonde ? Peut-être éprouvez-vous pour l’humanité de l’aversionou de la crainte ? Le mariage est évidemment un risque autantqu’une bonne chose.

– Le risque serait pour l’homme quim’épouserait ! s’écria-t-elle. L’air est frais, le soir,monsieur Upperton…

Comme si elle m’en avait trop dit, elle seleva et s’enveloppa de son manteau, puis elle s’éloigna de son pasalerte, me laissant méditer sur les mots étranges qu’elle avaitprononcés.

Décidément, il était temps de partir ! Jeserrai les dents et jurai qu’une journée ne s’écoulerait pas avantque j’eusse rompu ce nouveau lien avec le monde, et que je me fusseréfugié dans la retraite qui m’attendait sur la lande. Le lendemainmatin, pendant que j’achevais mon petit déjeuner, un paysan amenadevant la porte la charrette qui devait transporter mes bagagespersonnels à mon nouveau domicile. Ma voisine était restée dans sachambre. Tout cuirassé que je fusse contre son influence, jeressentis la pointe d’une déception, me laisserait-elle partir sansune phrase d’adieu ? Ma charrette et mes livres étaient déjàen route, je serrais la main de Mme Adams, jem’apprêtais à sortir quand je l’entendis descendre en toutehâte.

– Vous… Vous vous en allez donc ? medemanda-t-elle.

– Mes travaux m’y obligent.

– Et vous allez au Gaster Fell ?

– Oui. Dans la maison que j’ai installée.

– Et vous vivrez seul là-bas ?

– Avec les cent compagnons qui sont dans cettecharrette.

– Ah ! des livres ! s’exclama-t-elleen haussant les épaules. Mais voulez-vous me promettre quelquechose ?

– Quoi donc ? interrogeai-je avecétonnement.

– Une toute petite chose. Vous ne me larefuserez pas ?

– Vous n’avez qu’à la formuler.

Elle pencha en avant son joli visage, qui pritsoudain une intense expression de gravité.

– Vous mettrez les verrous chaque soir,n’est-ce pas ?

Là-dessus, elle disparut sans me permettre derépondre à cette requête inattendue.

Ce fut pour moi une chose étrange que de metrouver enfin vraiment installé dans ma demeure solitaire. Àprésent, mon horizon était cerné par un cercle d’herbes follesparsemées d’ajoncs et de rocs de granit. Jamais je n’avais eu sousles yeux paysage plus morne, plus monotone. Mais c’était justementpour cela qu’il me plaisait.

Et cependant, au cours de la première nuit queje passai sur le Gaster Fell, il se produisit un incident quiramena encore une fois mes pensées vers le monde que je venais dequitter.

La soirée avait été très lourde, maussade, degros nuages livides se rassemblaient à l’ouest. À la tombée de lanuit, l’atmosphère de ma petite maison devint suffocante. J’avaisl’impression d’étouffer avec un poids sur mon front et sur mapoitrine. De très loin, le grondement du tonnerre vint déferler surla lande. Incapable de dormir, je m’habillai et, devant la porte,me plongeai dans la contemplation de la nuit qui m’entourait.

Je m’engageai sur l’étroit sentier de chèvresqui longeait le ruisseau, je marchai pendant quelques centaines demètres ; je venais de faire demi-tour pour rentrer quand lalune se dissimula derrière un nuage noir comme de l’encre,l’obscurité devint telle que subitement je ne pus plus distinguerni le sentier sous mes pieds, ni le ruisseau sur ma droite, ni lesrochers sur ma gauche. Un coup de tonnerre heureusements’accompagna d’un éclair si éblouissant que toute la colline etchaque buisson en furent illuminés, que chaque roc se détacha danscette lumière fugitive. Mais ce qu’il me montra aussi sur lesentier, à une vingtaine de mètres devant moi, me confondit desurprise et de frayeur, je vis une femme que je reconnus à sonvisage et à sa robe.

Impossible de me méprendre sur ces yeux noirs,sur cette silhouette grande et mince. C’était elle, Eva Cameron,que j’avais cru avoir quittée pour toujours. Pendant quelquesinstants, je demeurai pétrifié, me demandant si c’était vraimentelle ou une fiction surgie de mon cerveau surexcité. Je courus dansla direction d’où elle m’était apparue. Je l’appelai, mais elle neme répondit pas. J’appelai, j’appelai encore, seul me répondit lehululement d’une chouette. Un deuxième éclair illumina le paysage,et la lune émergea du nuage. J’escaladai une petite hauteur quidominait la lande, mais je n’aperçus aucune trace de cette étrangepromeneuse de minuit. Pendant plus d’une heure, j’arpentai lacolline avant de regagner ma petite maison, et je rentrai sanssavoir en fin de compte si j’avais vu une femme ou une ombre.

La villa grise du vallon

Le quatrième ou le cinquième jour après moninstallation sur la lande, j’entendis au-dehors un bruit de pas surl’herbe, que suivit bientôt un coup sec comme celui d’une cannecontre ma porte. L’explosion d’une machine infernale ne m’auraitpas plus étonné ni déconcerté. J’avais espéré en avoir terminé avecles intrus, et voilà que quelqu’un cognait à ma porte sans plus decérémonie qu’à une taverne de village. Furieux, je refermai monlivre et ôtai le verrou au moment précis où mon visiteur levait unedeuxième fois sa canne pour solliciter avec la même grossièreté lapermission d’entrer chez moi. Il était grand et musclé, il portaitune barbe tirant sur le roux ; il était vêtu d’un amplecostume de tweed coupé pour le confort davantage que pourl’élégance. Comme il se tenait en plein soleil, j’enregistrai lemoindre détail de son visage : le gros nez charnu, les yeuxbleus et sérieux, les sourcils épais et retombants, le large frontsillonné de rides qui s’accordait mal avec sa jeunesse apparente.En dépit de son chapeau de feutre abîmé, du mouchoir de couleur quiétait noué autour de son cou puissant et bronzé, c’étaitvisiblement un homme cultivé et de bonne éducation. Je m’attendaisà un berger ou à un vagabond. Son aspect me décontenança.

– Vous semblez surpris, me dit-il en souriant.Auriez-vous cru que vous étiez le seul être au monde qui possédâtle goût de la solitude ? Il y a d’autres ermites du désertdans les environs.

– Est-ce à dire que vous habitez parici ? m’enquis-je d’une voix peu aimable.

– Là-haut, me répondit-il en me désignant lacolline d’un mouvement de tête. J’ai pensé, monsieur Upperton, quedu moment que nous étions voisins, je ne pouvais moins faire quevenir voir si je pouvais vous rendre un service quelconque.

– Je vous remercie, répondis-je non sansfroideur, et en gardant ma main sur la poignée de la porte. Mesgoûts sont simples, et vous ne pouvez me rendre aucun service. Vousavez sur moi l’avantage de connaître le nom de votre voisin.

Il sembla déçu par mes manières peucourtoises.

– Je tiens votre nom du maçon qui a travailléici, me dit-il. Quant à moi, je suis médecin, le médecin du GasterFell. Tel est le nom que l’on m’a donné dans le pays, et il meconvient aussi bien que n’importe quel autre.

– La clientèle doit être rare ?demandai-je.

– En dehors de vous, pas une âme sur deskilomètres de chaque côté.

– Il me semble que c’est vous qui avez besoinde certains services, dis-je en regardant une large tache blanchesur sa joue hâlée.

Cette tache faisait penser à la récente actiond’un acide puissant.

– Ce n’est rien du tout, répondit-ilsèchement, en se tournant à demi pour cacher sa tache. Je vaisrentrer, car quelqu’un m’attend. Si jamais je puis faire quelquechose pour vous, prévenez-moi. Vous n’aurez qu’à suivre la côtependant quinze cents mètres environ pour trouver ma demeure.Avez-vous un verrou intérieur ?

– Oui.

J’étais assez surpris par la question.

– Alors verrouillez-vous bien, me dit-il. LeFell est un endroit bizarre. On ne sait jamais qui s’y promène. Ilvaut mieux se tenir sur ses gardes. Au revoir.

Il souleva son chapeau, pivota sur ses talonset remonta le sentier qui longeait le petit torrent.

Ma main n’avait pas quitté la poignée de laporte. Je regardai s’éloigner mon visiteur imprévu. Mais je netardai pas à déceler dans mon désert la présence d’un autrehabitant. À une certaine distance sur le chemin qu’avait pris lemédecin du Gaster Fell, un petit vieillard s’appuyait contre unegrosse roche grise, il se mit en marche pour aller à sa rencontre.Tous deux échangèrent quelques mots. Le plus grand tourna plusieursfois la tête dans ma direction, comme s’il racontait ce qui s’étaitpassé entre nous. Puis ils remontèrent ensemble le chemin,disparurent dans un creux, reparurent un peu plus haut. Le médecindu Gaster Fell avait passé un bras autour de son ami, soit paraffection soit pour l’aider dans leur ascension. Sa silhouettetrapue et carrée, celle menue et ratatinée de son compagnon sedétachèrent sur l’horizon. Ils se retournèrent pour me regarderencore une fois. Alors je claquai la porte, pour le cas où ilsauraient eu envie de revenir. Mais lorsqu’un peu plus tard je mepostai derrière ma fenêtre, je ne les vis plus.

Toute la journée, je me penchai sur le papyruségyptien dont je m’occupais. Mais ni les subtils raisonnements del’ancien philosophe de Memphis ni le sens mystique de ses écrits nepurent détacher mon esprit des choses de la terre. Lorsque le soirtomba, je repoussai mon travail avec désespoir. J’étais très encolère contre l’auteur de cette intrusion. Je me rendis auprès duruisseau qui coulait devant ma porte et je rafraîchis mon frontpour mieux réfléchir à l’affaire. De toute évidence, c’était lepetit mystère qui entourait mes voisins qui me hantait. Une fois cemystère éclairci, plus rien ne contrarierait le cours de mestravaux. Qu’est-ce qui m’empêchait, après tout, de me diriger versleur habitation et d’observer sans être vu pour savoir quel genred’hommes c’était ? Sans doute découvrirais-je d’ailleurs uneexplication à leur mode de vie simple et prosaïque… De toute façon,la soirée s’annonçait belle, une petite marche me délasserait lecorps et l’esprit. J’allumai ma pipe et je me mis en route.

À peu près à mi-côte, dans un vallon sauvage,il y avait un bosquet de chênes rabougris, derrière lequel unemince colonne de fumée noire s’élevait dans l’air tranquille.J’avais trouvé la maison de mes voisins. En prenant sur la gauche,je gagnai l’abri d’une rangée de roches d’où je pus avoir une vued’ensemble sur la demeure sans risquer d’être repéré. C’était unepetite villa au toit d’ardoise, à peine plus importante que lesgrosses pierres parmi lesquelles elle était située. Comme ma propremaison, elle avait dû être construite pour un berger. Mais seslocataires n’y avaient rien fait pour la réparer ou l’embellir.Deux fenêtres minuscules, une porte fendillée et décolorée, unbaquet pour recueillir l’eau de pluie, tels étaient les seulssignes extérieurs à partir desquels je pouvais opérer desdéductions sur mes voisins. Encore ces objets banauxautorisaient-ils des réflexions sérieuses car, m’approchant le longde la ligne de roches, je découvris que les fenêtres et la porteétaient défendues par de grosses barres de fer. Ces précautionsinsolites, au sein d’une solitude inviolée, me donnèrent fort àpenser ; j’y vis des indices de mauvais augure. Je mis ma pipedans ma poche, et je rampai à quatre pattes dans les ajoncs et lafougère jusqu’à une centaine de mètres de leur porte. Comme je nepouvais pas approcher davantage sans me trouver à découvert, jem’accroupis pour exercer ma surveillance.

Je venais de m’installer dans ma cachettequand la porte de la villa s’ouvrit toute grande, l’homme quis’était présenté à moi comme le médecin du Gaster Fell sortit, têtenue, une bêche à la main. Devant la porte, un petit jardin potagercontenait des pommes de terre, des pois et divers légumes verts. Ilse mit au travail, creusant, sarclant, cueillant, et il entonna unechanson d’une voix plus puissante que musicale. Pendant qu’il étaiten plein labeur, le dos tourné à la villa, le vieux bonhomme quej’avais aperçu le matin apparut sur le seuil. Je constatai alorsque c’était un individu d’une soixantaine d’années, tordu, courbé,affaibli, pâle, aux cheveux gris mais rares. Il s’avança vers soncompagnon, qui ne l’avait pas vu. Sa démarche avait quelque chosede furtif, d’oblique. Fut-ce le léger bruit de ses pas ?Fut-ce sa respiration ? Toujours est-il que le médecin duGaster Fell se retourna d’un bond et lui fit face. Ils avancèrenttous deux d’un pas l’un vers l’autre, comme pour se serrer la main,puis (je n’oublierai jamais l’horreur que j’éprouvai à cet instant)le plus jeune et le plus fort s’élança, frappa l’autre d’unformidable coup de poing, le projeta au sol, se baissa, ramassa lecorps inerte et courut à toutes jambes vers la maison où ildisparut avec son fardeau.

J’avais beau être endurci par l’existence quej’avais menée, la soudaineté et la violence de cette scène mefirent frémir. L’âge de la victime, sa faiblesse, son attitude,humble et suppliante, autant de motifs de honte pour l’agresseur.Bouillant de colère, j’allais sortir de ma cachette et marcher versla maison quand un bruit de voix à l’intérieur m’apprit que lavictime avait repris connaissance. Le soleil avait disparu derrièrel’horizon, le ciel était gris, la lumière baissait rapidement. J’enprofitai pour me rapprocher et tenter d’entendre ce qui se disait.Le vieil homme parlait d’une voix aiguë et dolente, l’autre avaitdes accents rudes, graves. Au dialogue se mêlaient des bruitsmétalliques étranges. Peu après le médecin sortit, ferma la portederrière lui, et je le vis aller et venir dans la pénombre entapant du pied, en s’arrachant les cheveux et en agitant les brascomme un dément. Puis il s’éloigna pour remonter la vallée, je leperdis bientôt de vue au milieu des roches.

Quand son pas mourut au loin, je me dirigeaivers la maison grise. Le prisonnier continuait à parler, parmoments, il gémissait comme un homme qui souffre. Les phrases qu’ilprononçait, à ce que je compris, étaient des prières, des prièresscandées d’une voix stridente, avec une grande volubilité et lagravité intense de quelqu’un que menace un danger imminent. Il yavait quelque chose de terrible dans cet élan solenneld’adjurations qui ne s’adressaient pas à des oreilles humaines etqui trouaient le silence de la nuit. Je me demandai si je devaisintervenir ou non. Alors que j’hésitais encore, j’entendis les pasdu médecin qui revenait. Avant de me cacher, je voulus jeter uncoup d’œil à l’intérieur et je me suspendis aux barreaux de ferpour regarder par la fenêtre. La pièce était éclairée par une lueurblafarde qui provenait (je le découvris ultérieurement) d’unfourneau chimique. J’aperçus une grande quantité de cornues,d’éprouvettes, de distillateurs qui jonchaient la table et quiprojetaient sur les murs des ombres fantastiques. Dans un angle dela pièce, une carcasse de bois ressemblait à une cage àpoules : au-dedans était agenouillé l’homme qui priait encore.La lueur rouge qui éclairait en plein son visage levé au milieu desombres faisait songer à un tableau de Rembrandt, toutes ses ridesse dessinaient sur sa peau parcheminée. Je n’avais pas le temps dem’attarder. Je me laissai tomber de la fenêtre et je partis trèsvite à travers les roches et les ajoncs. Je ne ralentis point avantde me retrouver chez moi. Là, je me jetai sur mon lit, plusbouleversé et distrait que je ne l’avais jamais été.

Si j’avais pu avoir des doutes quant à mavision de la nuit d’orage, ils furent dissipés dès le lendemainmatin. En me promenant sur le sentier, je vis à un endroit où lesol était mou l’empreinte d’un soulier de femme. Ce petit talon nepouvait appartenir qu’à ma voisine de Kirkby Malhouse. Je suivis satrace pendant quelque temps, elle se dirigeait, tant que je pus larepérer, vers la villa du médecin. Quel pouvoir attirait donc cettetendre jeune fille, en dépit du vent, de la pluie et de l’obscuritéà travers la lande redoutable, vers cet étrangerendez-vous ?

J’ai dit qu’un petit ruisseau de montagnecoulait dans la vallée et passait près de ma porte. Une semaineenviron après les événements que je viens de décrire, j’étais assisauprès de ma fenêtre quand j’aperçus quelque chose de blancqu’emportaient lentement les eaux. Je crus d’abord qu’il s’agissaitd’un mouton noyé. Je sortis avec ma canne et je ramenai l’objet surla berge. C’était un grand drap, déchiré et rapiécé, qui portaitdans un angle les initiales J. C. D’un bout à l’autre, il étaittrempé et décoloré.

Je refermai la porte de ma demeure et jepartis dans la direction de la maison du médecin. Au bout dequelques pas, je l’aperçus en personne. Il marchait à grandesenjambées, à flanc de colline. Il battait les buissons avec unbâton et beuglait comme un fou. Je m’étais déjà demandé si cethomme jouissait de toutes ses facultés mentales, à le voirdéambuler ainsi, je n’hésitai plus à répondre par la négative.

Je remarquai qu’il avait le bras gauche enécharpe. Lorsqu’il me vit, il s’arrêta. Visiblement, il ne tenaitpas à m’aborder. Comme de mon côté je ne désirais pas causer aveclui, je pressai le pas et le laissai derrière moi. Il continua àbeugler et à battre les buissons avec son bâton. J’étais résolu àtrouver le début d’une explication. En m’approchant, je constataiavec étonnement que la porte bardée de fer était ouverte. Àl’extérieur, le sol portait des traces évidentes de lutte. Lesappareils chimiques et le mobilier étaient brisés et éparpillésdevant la porte. Le fait qui me frappa le plus fut que la sinistrecage de bois était toute tachée de sang et que son occupant avaitdisparu. Je me dis avec consternation que je ne reverrais jamaisplus le petit vieillard.

Il n’y avait rien dans la villa qui pûtm’apprendre l’identité de mes voisins. La pièce était encombréed’appareils de chimie. Dans un coin, une petite bibliothèquecontenait quelques livres scientifiques. Dans un autre étaiententassés des échantillons géologiques.

En regagnant ma demeure, je ne rencontraipoint le médecin. Mais lorsque je pénétrai chez moi, je fus étonnéet indigné, quelqu’un s’était introduit en mon absence. Des valisesavaient été tirées de dessous mon lit, les rideaux déplacés, leschaises éloignées du mur. Mon bureau n’avait pas été épargné,l’empreinte d’un gros soulier se détachait nettement sur mon tapisnoir.

Un visiteur nocturne

Cette nuit-là, le vent souffla en tempête, lalune était entourée de nuages déchiquetés. Des rafales déversaientsur la lande sanglots et soupirs, faisaient gémir tous les buissonsd’ajoncs. De temps à autre, une petite pluie fine crépitait contremes vitres. Je demeurai assis jusqu’à minuit en méditant sur lemorceau dédié à l’immortalité par Iamblichus, platoniciend’Alexandrie, dont l’empereur Julien disait qu’il venait aprèsPlaton selon la chronologie, mais non selon le génie. Finalement,je refermai mon livre, j’allai ouvrir ma porte et je jetai undernier regard sur cette colline sinistre et sur le ciel encoreplus lugubre. Je passai ma tête à l’extérieur, un coup de vent mesurprit et balaya les cendres rouges de ma pipe qui s’enfuirent endansant dans l’obscurité. Au même moment, la lune émergea entredeux nuages et j’aperçus, assis sur la colline, à deux cents mètresde ma porte, l’homme qui se disait le médecin du Gaster Fell. Ilétait recroquevillé dans la fougère, les coudes sur les genoux, lementon sur les mains, immobile comme une pierre, le regard fixé surla porte de ma maison.

À la vue de cette sentinelle de mauvais aloi,je fus d’abord secoué d’un frisson d’horreur et de frayeur. Mais jeme ressaisis et me dirigeai hardiment vers lui. Il se leva à monapproche. La lune éclairait son visage barbu.

– Que signifie cela ? m’écriai-je. Dequel droit m’espionnez-vous ?

La colère empourpra son visage.

– Votre séjour dans ce pays vous a faitoublier les bonnes manières, me répondit-il. La lande appartient àtout le monde.

– Vous direz bientôt que ma maison aussiappartient à tout le monde. Vous avez eu l’impertinence de lafouiller cet après-midi en mon absence.

Il sursauta. Une immense surexcitations’empara de lui.

– Je vous jure que je n’ai pris aucune part àcela ! s’exclama-t-il. Je n’ai jamais pénétré chez vous.Oh ! monsieur, monsieur, si vous m’en croyez, un danger vousmenace ! Vous feriez bien d’être prudent !

– J’en ai assez ! J’ai été le témoin devotre lâcheté quand vous avez frappé un être plus faible que vousalors que vous pensiez que personne ne vous voyait. Je me suisrendu, moi aussi, chez vous, et je saurai quoi dire. S’il y a uneloi en Angleterre, vous serez pendu pour ce que vous avez fait. Ence qui me concerne, monsieur, je suis un vieux militaire, et jesuis armé. Je ne verrouillerai pas ma porte. Mais si vous, ou unautre bandit, tentez de franchir mon seuil, ce sera à vos risqueset périls !

Sur ces mots, je fis demi-tour et rentrai chezmoi.

Pendant deux jours, le vent fraîchit etaugmenta de violence. Finalement, au cours de la troisième nuit,une tempête éclata, je ne me rappelle pas en avoir jamais vu uneaussi forte en Angleterre. Je compris qu’il était parfaitementinutile que je me misse au lit. De même, je ne pouvais pas meconcentrer suffisamment pour lire. Je baissai ma lampe pour enmodérer la lumière, et je m’adossai dans mon fauteuil enm’abandonnant à la rêverie. Je devais avoir perdu toute notion dutemps, car je suis dans l’impossibilité de me rappeler jusqu’àquand je demeurai assis, aux frontières du sommeil et de laréflexion. Enfin, vers trois ou quatre heures, j’eus une sorte desursaut, et tous mes sens se mirent en alerte. Je regardai autourde moi, rien ne justifiait pourtant cet émoi soudain. La pièceconfortable, la fenêtre barbouillée de pluie, la porte de boisétaient dans le même état. Je pensai qu’un cauchemar m’avait secouéles nerfs. Mais non ! J’entendis un bruit. Le bruit d’un pasd’homme au-dehors.

Au sein du tonnerre, de la pluie et du vent,je l’entendis. C’était un pas furtif, étouffé, foulant tantôtl’herbe, tantôt les pierres. Il s’arrêtait, repartait, serapprochait. Je demeurai immobile, retenant mon souffle, l’oreilletendue. Le pas s’arrêta juste derrière ma porte. Le bruit changea.J’entendis maintenant une respiration haletante. La respiration dequelqu’un qui a marché vite et qui vient de loin.

À la lueur tremblante de ma lampe, je vis lapoignée de ma porte tourner, tourner lentement. Il y eut un arrêtde quelques secondes. J’avais tiré mon sabre et j’attendais, lesyeux dilatés. Maniée avec des précautions infinies, la portecommença à pivoter sur ses gonds, et l’air frais de la nuit pénétraen sifflant à travers l’entrebâillement. Elle s’ouvrit tout à fait.Les gonds rouillés ne gémirent pas. J’entrevis une silhouettesombre, une figure blême qui me regardait. Les traits étaient ceuxd’un homme, pas les yeux. Les yeux semblaient, dans l’obscurité,brûler d’un éclat verdâtre. J’y lus le meurtre. Je bondis de machaise, je levai mon sabre nu. Mais un deuxième personnage poussaun cri et se précipita du dehors vers ma porte. Le premier émitalors une sorte de piaillement aigu, puis s’enfuit à travers lesroches, glapissant comme un chien battu.

Maîtrisant mes nerfs, j’allai à la porte. Lescris des deux fugitifs résonnaient encore dans mes oreilles. Unéclair illumina tout le décor. Au loin, je vis deux silhouettessombres qui se poursuivaient parmi les rochers. Même à cettedistance, leur contraste physique me révéla leur identité sansdoute possible. Le premier était le petit vieillard que je croyaismort, le deuxième était mon voisin, le médecin. L’instant d’après,la nuit les avait enveloppés de ses ténèbres ; ils avaientdisparu. Quand je voulus rentrer dans ma maison, mon pied butacontre un objet. Je le ramassai, et je découvris que c’était uncouteau droit, entièrement fait de plomb, si mou et si fragile queje m’étonnai qu’un meurtrier eût choisi une arme pareille. Pour larendre plus inoffensive, le bout avait été coupé net en carré. Letranchant toutefois avait été soigneusement aiguisé contre unepierre, cela se voyait d’après certaines marques qui subsistaient.Tel quel, c’était un instrument dangereux dans la main d’un hommedéterminé.

Que signifie tout cela ? medemanderez-vous. Bien des drames ont traversé ma vieaventureuse ; plusieurs aussi étranges, aussi peuordinaires ; beaucoup ne m’ont pas fourni l’ultime explicationque vous me réclamez. Le destin tisse quantité de contes, mais illes conclut généralement en dehors de toutes les lois artistiques,sans se soucier de la propriété littéraire. Néanmoins, je possèdeune lettre qui se trouve devant moi pendant que j’écris, que jevais recopier sans commentaires, et qui éclaircira tout ce qui vousparaîtrait obscur.

Asile de fous de Kirkby,

4 septembre 1885.

Monsieur,

Je suis absolument certain que je vousdois des excuses et une explication, relativement aux événementsrécents qui ont dû vous surprendre et vous sembler très mystérieux.Événements qui ont gravement compromis l’existence retirée que vousdésiriez mener. Il aurait été correct de ma part de vous rendrevisite le lendemain matin, après avoir rattrapé mon père, mais jeconnaissais votre aversion pour les intrus ainsi que (permettez-moide le dire) votre très mauvais caractère. Aussi ai-je pensépréférable de communiquer avec vous par lettre.

Mon pauvre père a été un médecin demédecine générale ; il a beaucoup travaillé à Birmingham, oùson nom est encore l’objet du respect unanime. Il y a près de dixans, il a commencé à manifester des symptômes d’aliénation mentale,que nous avons attribués au surmenage et à un coup de soleil. Commeje me jugeais incompétent pour me prononcer sur un cas d’une telleimportance, j’ai recherché des avis autorisés à Birmingham et àLondres. Entre autres, nous avons consulté l’éminent aliénisteFraser Brown, il m’a déclaré que le mal serait intermittent, maistrès dangereux pendant les crises : « Il peut revêtirsoit un aspect homicide, soit un aspect religieux, m’a-t-il dit, àmoins qu’il ne revête les deux aspects simultanément. Pendant desmois, il pourra être aussi équilibré que vous et moi, mais un jouril déraillera. Vous encourriez une lourde responsabilité si vous lelaissiez sans surveillance. »

Je n’ai pas besoin de vous en diredavantage, monsieur. Vous comprendrez quelle tâche terrible aincombé à ma pauvre sœur et à moi-même, essayer de lui épargnerl’asile qui, dans ses heures saines, le remplit d’horreur. Je nepuis que regretter que votre repos ait été troublé par nosmalheurs, et je vous présente, au nom de ma sœur et au mien, lesexcuses qui vous sont dues.

Sincèrement à vous,

J. Cameron.

SCÈNES DE BORROW

Titre original : Borrowed Scenes (1918).[1]

« Rien à faire. Impossible.

Jele sais parce que j’ai essayé. »

(Extrait d’un article non publié

sur George Borrow et son œuvre.)

Oui, j’ai essayé. Et mon expérience peutintéresser d’autres personnes. Imaginez donc que je me suis imbibéde George Borrow, spécialement de son Lavengro et de sonRomany Rye, que j’ai modelé ma pensée, mon langage, monstyle sur ceux du maître, et que finalement je suis parti un jourd’été pour mener la vie que mes lectures m’avaient révélée. Mevoici, par conséquent, sur la route de campagne qui va de la gareau village de Swinehurst (Sussex).

Tout en marchant, je n’avais garde d’oublierles fondateurs du Sussex, Cerdic, ce formidable écumeur des mers,et Ella, son fils, dont le barde disait qu’il dépassait d’unelongueur de tête de lance le plus grand de ses compatriotes. Jementionnai le fait à deux paysans que je croisai en chemin. Lepremier, fort gaillard au visage marqué de taches de rousseur, fitun écart et courut à toutes jambes vers la gare. Le deuxième, pluspetit et plus âgé, demeura en extase quand je lui récitai lepassage de la chronique saxonne qui commence ainsi :« Alors vint Leija avec quarante-quatre longsvaisseaux… » J’étais en train de lui indiquer que la chroniqueavait été écrite moitié par les moines de Saint-Albans et moitiépar les moines de Peterborough quand il se précipita soudainderrière une porte et disparut.

Le village de Swinehurst est constitué par unesuite irrégulière de maisons partiellement en bois, dans le styleprimitif anglais. L’une d’elles me parut plus importante que lesautres, par l’enseigne qui pendait devant sa porte, je compris quec’était l’auberge. Je m’y rendis, car je n’avais rien mangé depuismon départ de Londres. Un homme assez robuste et de bonne taille,portant une veste noire et des pantalons grisâtres, se tenaitau-dehors. Je m’adressai à lui.

– Pourquoi une rose, et pourquoi unecouronne ? lui demandai-je en levant mon index.

Il me dévisagea bizarrement. D’ailleurs, toutétait bizarre, chez cet homme.

– Pourquoi pas ? me répondit-il.

Il recula légèrement.

– L’emblème d’un roi, lui dis-je.

– Certainement. Que peut-on attendre d’autred’une couronne ?

– Et de quel roi ? insistai-je.

– Excusez-moi, fit-il en essayant de s’enaller.

– Quel roi ? répétai-je.

– Comment le saurais-je ?

– Vous devriez le savoir d’après la rose,répondis-je. Elle est le symbole de ce Tudor-ap-Tudor qui, venu desmontagnes galloises, a assis sa postérité sur le trôned’Angleterre. Tudor…

Je continuai en me glissant entre l’inconnu etla porte de l’auberge.

« … était du même sang qu’Owen Glendower,le célèbre chef de clan, qu’il ne faut surtout pas confondre avecOwen Gwynedd, père de Madoc de la Mer, dont le barde a écrit…

J’allais réciter la fameuse stance deDafydd-ap-Gwilyn quand mon interlocuteur, qui m’avait observé d’unregard fixe et bizarre (je le maintiens), me poussa pour entrerdans l’auberge.

« C’est sûrement à Swinehurst que je metrouve, dis-je à haute voix, puisque ce nom signifie uneporcherie.

Sur ces mots, je suivis mon homme dans lasalle ; il s’assit dans un coin. Quatre personnes deconditions diverses buvaient de la bière à une table centrale,tandis qu’un petit homme alerte et vêtu de noir se tenait deboutdevant la cheminée vide. Le prenant pour le tavernier, je luidemandai ce que je pourrais avoir pour déjeuner.

Il sourit et me dit qu’il n’en savaitrien.

– Mais au moins, mon ami, vous pouvez me direce qui est prêt ?

– Pas davantage, répondit-il, mais je suis sûrque le patron pourra vous renseigner.

Il tira une sonnette, quelqu’un survint, jerépétai ma question.

– Que voudriez-vous manger ? medemanda-t-il.

Je pensai à mon maître, et je commandai unjambon froid avec du thé et de la bière.

– Vous avez dit du thé et de labière ? interrogea le patron.

– Oui.

– Depuis vingt-cinq ans que je suis dans lemétier, déclara le tavernier, c’est la première fois qu’on medemande du thé et de la bière ensemble !

– Ce gentleman plaisante, hasarda l’homme aucomplet noir.

– À moins que… fit l’homme âgé dans lecoin.

– Que quoi, monsieur ? demandai-je.

– Rien, répondit-il. Rien !

Vraiment, cet homme dans le coin était trèsbizarre. C’était celui à qui j’avais parlé de Dafydd-ap-Gwilyn.

– Donc vous plaisantez ! enchaîna lepatron.

Je lui demandai s’il avait lu les œuvres demon maître George Borrow. Il me dit qu’il ne les avait pas lues. Jelui déclarai que, dans ses cinq volumes, il n’aurait pas décelé,d’une couverture à l’autre, la moindre trace d’une plaisanterie.Par contre, il aurait trouvé que mon maître buvait de la bière etdu thé ensemble. Je n’avais jamais lu quoi que ce fût sur du thédans les sagas ou dans les poèmes des bardes. Mais, une fois lepatron sorti pour préparer mon repas, je récitai à la compagnie desstances islandaises qui vantent la bière de Gunnar, fils aux longscheveux de Harold l’Ours. Puis, de peur que l’islandais fût unelangue inconnue à certains de mes auditeurs, je récitai ma propretraduction, dont voici le dernier vers :

Que si la bièreest faible, que le pot soit grand !

Ensuite je demandai aux gens qui étaient làs’ils allaient à l’église ou au temple. Ma question les étonna, eten particulier l’individu bizarre dans le coin, que je fixai d’unregard sévère. J’avais percé son secret. Pendant que jel’observais, il essaya de se réfugier derrière l’horloge.

– L’église ou le temple ? luidemandai-je.

– L’église, balbutia-t-il.

– Quelle église ?

Il recula carrément derrière l’horloge.

– Jamais on ne m’a pareillementquestionné ! s’écria-t-il.

Je lui montrai que je connaissais sonsecret.

– Rome n’a pas été construite en un jour, luidis-je.

– Eh ! Eh ! fit-il.

Pendant que je me détournais, il sortit latête de sa cachette et se frappa le front avec l’index. L’homme aucostume noir l’imita.

Après avoir mangé mon jambon froid (y a-t-ilmeilleur plat, à l’exception du mouton bouilli aux câpres ?)et bu mon thé avec ma bière, j’informai la compagnie que mon maîtreavait baptisé ce repas « une gifle au diable », et qu’ilavait remarqué la faveur dont il jouissait auprès des commerçantsde Liverpool. Sur ce renseignement suivi d’une strophe de Lope deVega, je quittai l’Auberge de la Rose et de la Couronne, non sansavoir payé ma note. À la porte, le patron me demanda mon nom et monadresse.

– Pourquoi donc ?

– Dans le cas où il y aurait une enquête survotre compte.

– Mais pourquoi y aurait-il une enquête surmon compte ?

– Ah ! qui sait ! soupira lepatron.

Quand je m’éloignai, j’entendis de grandséclats de rire derrière moi. « Assurément, pensai-je, Rome n’apas été construite en un jour. »

Je descendis la rue principale de Swinehurst,et je repris la route de campagne en me préparant à ces aventuresde voyageurs qui sont, selon le maître, aussi serrés que des mûresquand on les cherche sur une grand-route d’Angleterre. J’avais déjàpris quelques leçons de boxe avant de quitter Londres. Il me semblaque si par hasard je rencontrais un voyageur dont la taille etl’âge seraient propices, je pourrais le prier de tomber la veste etde régler un différend quelconque selon la vieille coutumeanglaise. J’attendis donc auprès d’un échalier le premier passant àvenir, et ce fut pendant que je me tenais là qu’une panique à enhurler fondit sur moi, tout comme elle fondit sur le maître dans levallon. Je me cramponnai au barreau de l’échalier, il était en bonchêne anglais. Oh ! qui peut décrire les terreurs consécutivesà cette panique à en hurler ? Voilà ce que je pensais en mecramponnant au barreau de l’échalier. Était-ce la bière ?Était-ce le thé ? Ou bien le tavernier avait-il raison ?Le tavernier et l’autre, l’individu au costume noir, celui quiavait répondu au signe de l’homme bizarre dans le coin ?Pourtant le maître buvait son thé avec de la bière. Oui, mais lemaître aussi avait été en proie à une panique à en hurler. Jeméditai sur tout cela en me cramponnant au barreau de chêneanglais, le barreau supérieur de l’échalier. Pendant unedemi-heure, la panique fut en moi. Puis elle passa. Et je demeuraidans un grand état de faiblesse, toujours cramponné au barreau dechêne anglais.

J’étais encore auprès de l’échalier où m’avaitsaisi la panique à en hurler quand j’entendis un bruit de pasderrière moi. Me retournant, je vis qu’un sentier traversait lechamp de l’autre côté de l’échalier. Une femme venait dans madirection. Elle marchait sur ce sentier. Il me parut évidentqu’elle était l’une de ces Bohémiennes dont le maître avait tantparlé. Je regardai d’où elle venait, et je vis la fumée d’un feudans une petite vallée, cette fumée indiquait certainementl’endroit où campait sa tribu. La femme qui approchait était d’unetaille moyenne, ni grande ni petite, elle avait un visage hâlé etcouvert de taches de rousseur. Je dois avouer qu’elle n’était pasbelle, mais je ne crois pas que quelqu’un, sauf le maître, aitjamais rencontré de très belles femmes déambulant sur lesgrand-routes d’Angleterre. Telle qu’elle était, je devais m’enaccommoder. Je savais bien comment lui adresser la parole, car ende nombreuses occasions j’avais admiré le mélange de courtoisie etd’audace usité en pareil cas. Donc, quand la femme arriva près del’échalier, je lui tendis la main pour l’aider à l’enjamber.

– Que dit le poète Calderon ?demandai-je. Je suis sûr que vous avez lu les deux vers dont voicila traduction :

Oh ! jeunefille, puis-je vous prier humblement

De me permettrede vous aider sur votre chemin ?

La femme rougit, mais ne répondit rien.

« Où sont donc, repris-je, lesromanis ?

Elle tourna la tête et ne dit mot.

– Bien que je sois un gorgio, continuai-je, jeconnais un peu le folklore romani.

Et, pour le lui prouver, je chantai unestrophe gitane.

La femme se mit à rire. Je déduisis de sonallure qu’elle pouvait être une diseuse de bonne aventure.

– Dites-vous la bonne aventure ? luidemandai-je.

Elle me donna une tape sur le bras.

– Mais vous êtes un vrai rigolo ! medit-elle.

Cette tape me fit plaisir, car elle me rappelal’incomparable Belle.

– Vous pouvez utiliser le Long Melford, luirépondis-je.

C’était une expression qui, selon le maître,signifiait qu’elle pouvait me battre.

– Laissez-moi tranquille, avec vosboniments ! répliqua-t-elle en me flanquant une nouvelletape.

– Vous êtes une très jolie femme, dis-je. Etvous me faites penser à Grunelda, la fille de Hjalmar, qui vola lebol d’or au roi des îles.

La comparaison parut l’ennuyer.

– Soyez poli, jeune homme !

– Je ne vous veux aucun mal, Belle. Je nefaisais que vous comparer à celle dont la saga dit que ses yeuxétaient comme l’éclat du soleil sur les icebergs.

Cette citation sembla lui plaire. Elle mesourit.

– Je ne m’appelle pas Belle, dit-elle.

– Comment vous appelez-vous ?

– Henriette.

– Le prénom d’une reine.

– Allez-y !

– De la femme de Charles, lui dis-je. DontWaller, le poète (car les Anglais aussi ont leur poètes, quoique àcet égard ils soient fort inférieurs aux Basques), dont, je disais,Waller le poète chantait :

Qu’elle fûtReine était l’acte du Créateur,

Un aveugle nepouvait qu’en admettre le fait.

– Dites donc ! s’écria la femme. Commentque vous y allez !

– Ainsi maintenant, dis-je, puisque je vous aidémontré que vous étiez une reine, vous me donnerez sûrement un« choomer », autrement dit un baiser en languebohémienne.

– Je vais vous en administrer un sur le troude l’oreille ! cria-t-elle.

– Alors je lutterai avec vous, lui dis-je. Sipar hasard vous me faites toucher les deux épaules, je feraipénitence en vous enseignant l’alphabet arménien. Le mot alphabetnous montre, comme vous vous en apercevez bien, que nos lettresviennent de Grèce. Si, par contre, je vous fais toucher les deuxépaules, vous me donnerez un choomer.

J’en étais arrivé là. Elle escalada l’échalieravec l’intention probable de s’enfuir. Mais sur ces entrefaites unevoiture survint. Elle appartenait, comme je m’en aperçus, à unboulanger de Swinehurst. Le cheval était marron. Il ressemblait auxchevaux de la Nouvelle-Forêt, poilu et mal tenu. Comme j’en saismoins que le maître sur les chevaux, je ne dirai rien d’autre decelui-là. Je me contenterai de répéter qu’il était de couleurmarron (et pourtant ni le cheval ni la couleur du cheval neprésentent la moindre importance dans mon récit). J’ajouteraitoutefois qu’il pouvait passer pour un petit cheval ou pour un grosponey, car il était un peu petit pour un cheval, mais un peu grospour un poney. J’en ai dit maintenant assez sur ce cheval, qui n’arien à voir avec mon histoire, et je reporte mon attention sur leconducteur.

Il était bien bâti. Il avait une grosse têterougeaude, des favoris bruns, des épaules arrondies, un grain debeauté rougeâtre au-dessus des sourcils gauches. Il portait uneveste de velours, et il était chaussé de gros souliers ferrés qu’ilperchait sur le pare-boue devant lui. Il arrêta la voiture àhauteur de l’échalier devant lequel je me trouvais en compagnie dela jeune femme de la vallée, et il me demanda poliment si jepouvais lui donner du feu pour sa pipe. Comme je tirais de ma pocheune boîte d’allumettes, il jeta les rênes par-dessus le pare-boueet, agitant ses gros souliers ferrés, se mit en devoir de descendresur la route. C’était un homme bien bâti, mais il avait unecertaine propension à l’obésité et à l’essoufflement. Je me dis queje tenais là l’occasion de l’une de ces aventures de route quiétaient si banales au bon vieux temps. Mon intention était delivrer au boulanger un vrai combat de boxe : la jeune femme dela vallée me dirait quand je devrais me servir de mon droit ou demon gauche, me relèverait au besoin pour le cas où j’aurais lamalchance d’être knock-outé par l’homme qui était chaussé de grossouliers ferrés et qui avait un grain de beauté au-dessus dessourcils gauches.

– Utilisez-vous le Long Melford ? luidemandai-je.

Il me considéra avec étonnement, et merépondit qu’il fumait n’importe quel tabac.

– Le Long Melford, expliquai-je, n’est pas,comme vous paraissez le croire, une sorte de tabac. J’entendais parlà cet art et cette science de la boxe que nos ancêtres tenaient entelle estime que certains professeurs de boxe, le grand Gully, parexemple, ont été appelés aux plus hautes charges de l’État. Il y aeu des hommes du plus noble caractère parmi les boxeursd’Angleterre. Je citerai en particulier Tom de Hereford, plus connusous le nom de Tom le Printemps, bien que son père s’appelât Hiver.Cela n’a toutefois rien à voir avec l’affaire présente, qui est quenous allons nous battre.

L’homme à la tête rougeaude parut ahuri. Sicomplètement ahuri que je ne crois pas que des aventures semblablessoient aussi fréquentes que mon maître l’avait donné àentendre.

– Nous battre ! s’exclama-t-il.Pourquoi ?

– C’est une bonne vieille coutume anglaise,répondis-je. Nous verrons qui de nous deux est le plus fort.

– Je n’ai rien contre vous, protesta-t-il.

– Moi non plus. Voilà pourquoi nous nousbattrons pour l’amour, expression qui était très usitée au bonvieux temps. Harold Sygvynson raconte que chez les anciens Danoison se battait fréquemment à la hache d’armes. Par conséquent, vousallez tomber la veste et vous battre.

Tout en parlant, j’avais retiré ma veste.

La tête de mon boulanger perdit de son teintflorissant.

– Je ne me battrai pas !déclara-t-il.

– Mais si, répondis-je. Et cette jeune femmevous rendra probablement le service de garder votre veste.

– Vous êtes complètement toqué ! ditHenriette.

– En outre, dis-je, si vous ne vous battez pascontre moi pour l’amour, vous vous battrez peut-être pour ceci…

Je lui tendis un souverain.

– Voulez-vous tenir sa veste ? répétai-jeà Henriette.

– Je tiendrai la grosse pièce, dit-elle.

– Non, répliqua le boulanger, en mettant lesouverain dans la poche de son pantalon en velours. Maintenant,dites-moi ce qu’il me faut faire pour gagner le souverain.

– Vous battre.

– Comment voulez-vous que je me batte ?demanda-t-il.

– Tendez vos bras ! commandai-je.

Il les tendit. Mais il demeura immobile. Ilressemblait à un gros mouton. Il ne se souciait pas de me frapper.Il me sembla que si je pouvais le mettre en colère, son espritoffensif s’améliorerait. Alors je flanquai un coup de poing à sonchapeau, qui était noir et dur, du genre chapeau melon.

– Hé ! patron ! cria-t-il. Quecherchez-vous ?

– Je cherche à vous mettre en colère,répondis-je.

– Ma foi, je suis en colère ! fit-il.

– Alors voici votre chapeau, dis-je. Ensuite,nous allons nous battre.

Je me tournai pour ramasser son chapeau, quiavait roulé derrière moi. Au moment où je me baissai, je reçus untel coup que je ne pus ni me redresser ni tomber assis. Ce coup queje reçus pendant que je me baissais pour ramasser le chapeau melonne provenait pas de ses poings, mais de son soulier ferré, celuique j’avais remarqué sur le pare-boue. Étant donc incapable de meredresser comme de tomber assis, je m’appuyai sur le barreau dechêne de l’échalier, et je poussai un sourd gémissement consécutifà la douleur que m’avait procurée le coup que j’avais reçu. Lapanique à en hurler m’avait été moins douloureuse que ce coup desoulier ferré. Quand finalement je pus me redresser, je m’aperçusque le boulanger à la tête rougeaude était parti avec sa voiture,et qu’il était déjà invisible. La jeune fille de la vallée setenait de l’autre côté de l’échalier. Un homme en haillons, quivenait du côté du feu, traversait le champ en courant.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu,Henriette ? demandai-je.

– Je n’ai pas eu le temps. Pourquoi avez-vousété assez bête pour lui tourner le dos ?

L’homme en haillons nous avait rejoints àl’endroit où je parlais à Henriette auprès de l’échalier. Jen’essaierai pas de transcrire la conversation qu’il me tint, parceque j’ai remarqué que le maître n’a jamais voulu déroger enutilisant le patois. Je préfère montrer sa manière de parler parune phrase ici ou là.

– Pourquoi qu’il t’a frappé ? me demandal’homme en haillons.

Il était vraiment très en haillons. Il avaitune charpente solide, un visage brun en lame de couteau, et ungourdin à la main. Sa voix était épaisse et rude, comme l’ontsouvent les gens qui vivent au grand air.

– Pourquoi que le boulanger, il t’afrappé ?

– C’est lui qui l’a voulu. Il le lui ademandé, répondit Henriette.

– Il a demandé quoi ?

– Eh bien ! il lui a demandé un coup. Illui a donné une grosse pièce pour ça.

L’homme en haillons parut étonné.

– Dis donc, patron ! fit-il. Si tu enfais collection, je pourrais t’en fournir à moitié prix.

– Il m’a pris en traître, dis-je.

– Et que pouvait faire d’autre le boulanger,quand vous lui avez flanqué son chapeau par terre ? ditHenriette.

Pendant cette conversation, j’avais pu meredresser en m’aidant du barreau de chêne au haut de l’échalier. Jerécitai quelques vers du poète chinois Lo Tun-an, qui a dit que,quelque dur que soit un coup, il aurait pu être beaucoup plus fort.Je cherchai ma veste. Mais je ne l’aperçus point.

– Henriette, dis-je, qu’avez-vous fait de maveste ?

– Dis donc, patron ! dit l’homme de lavallée. Pas tant d’Henriette, si ça ne te fait rien ! Cettefemme, c’est la mienne. Qui te crois-tu pour l’appelerHenriette ?

Je certifiai à l’homme de la vallée que jen’avais pas voulu manquer de respect à sa femme.

– Je l’avais prise pour une jeune fille,dis-je. Mais la femme d’un romani est toujours sacrée à mesyeux.

– Complètement loufoque ! soupira lafemme.

– Quelque autre jour, dis-je, j’irai vousrendre visite dans votre camp de la vallée, et je vous lirai lelivre du maître sur les romanis.

– Qu’est-ce que c’est que les romanis ?interrogea l’homme.

– Les romanis sont des bohémiens.

– On n’est pas des bohémiens.

– Qu’êtes-vous donc, alors ?

– Des cueilleurs de houblon.

Je demandai à Henriette :

– Comment se fait-il, dans ce cas, que vousayez compris tout ce que j’ai dit sur les bohémiens ?

– Moi ? Je n’ai rien compris !

Je réclamai à nouveau ma veste. Mais je merappelai soudain qu’avant de proposer un match au boulanger à latête rougeaude et au grain de beauté sur le sourcil gauche, j’avaissuspendu ma veste au pare-boue de sa voiture. Je récitai donc unverset du poète persan Ferideddin Atar, selon lequel il est plusimportant de sauver sa peau que ses habits. Je fis mes adieux àl’homme de la vallée et à sa femme, et je retournai au vieuxvillage anglais de Swinehurst, où je pus acheter une vested’occasion qui me permit de me diriger vers la gare, car je voulaisrentrer à Londres. Je constatai non sans surprise que j’étais suivià la gare par de nombreux habitants, parmi lesquels l’homme aucomplet noir et cet autre, l’individu bizarre, celui qui s’étaitdissimulé derrière l’horloge. De temps à autre, je me retournai etallai au-devant d’eux dans l’espoir d’amorcer une conversationintéressante ; mais chaque fois que je tentai de m’approcher,ils se débandaient. Seul l’agent de police du village consentit àme tenir compagnie. Il marcha à côté de moi, et il prêta uneoreille attentive au récit que je lui fis touchant l’histoire deHunyadi Janos et des événements qui eurent lieu au cours desguerres entre ce héros, connu également sous le nom de Corvinus, etMahomet II, qui prit Constantinople, c’est-à-dire Byzance.Accompagné de l’agent de police, j’entrai dans la gare. Je m’assisdans un compartiment, je pris une feuille de papier dans ma pocheet je me mis à écrire sur ce papier tout ce qui m’était arrivé,afin de pouvoir montrer qu’il n’est pas facile, de nos jours, desuivre l’exemple du maître. Tandis que j’écrivais, j’entendisl’agent de police causer avec le chef de gare (petit, gros, cravatéde rouge) et lui narrer mes propres aventures dans le vieux villageanglais de Swinehurst.

– C’est aussi un gentleman, conclut l’agent depolice. Et je suis sûr qu’il habite à Londres, dans une grandemaison.

– Une très grande maison, si chaque homme a cequ’il mérite ! fit le chef de gare, en hochant la tête et enagitant son drapeau pour que le train pût démarrer.

L’HOMME D’ARKHANGELSK

Titre original :The Man from Archangel (1889).

Le 4 mai 1867, âgé alors de vingt-cinq ans,j’écrivis sur mon carnet de notes les lignes suivantes (résultatd’une grande fermentation intellectuelle) :

« Le système solaire, parmi un nombreincalculable d’autres systèmes aussi considérables, roule toujoursen silence à travers l’espace en direction de la constellationd’Hercule. Les grandes sphères qui le composent tournent surelles-mêmes, tournent sans cesse et sans bruit dans le videéternel. La plus petite et la plus insignifiante de ces sphères estce conglomérat de particules solides et liquides que nous avonsappelé la Terre. Elle tourne maintenant comme elle tournait déjàavant ma naissance et tournera après ma mort. Mystérieuse rotation,sans commencement ni fin. Sur la croûte extérieure de cette masseen mouvement rampent de nombreux vermisseaux au nombre desquels jefigure, moi, John M’Vittie, faible, impuissant, traîné sans but àtravers l’espace. Cependant l’état de choses qui nous régit est telque la petite énergie et l’étincelle de raison que je possède sontentièrement consacrées aux travaux qu’il faut accomplir pour meprocurer quelques disques métalliques, grâce auxquels je peuxacheter les éléments chimiques nécessaires à fortifier mes tissusen désagrégation constante et à me conserver un toit qui me mette àl’abri des inclémences du temps. Voilà pourquoi je n’ai pas d’idéeà dépenser à propos des problèmes vitaux qui me cernent. Néanmoins,en dépit de ma misère, je puis parfois ressentir un certain degréde bonheur et éventuellement même, Dieu me pardonne, me gonflerd’importance. »

Comme je l’ai dit, ces phrases ont étéconsignées sur mon carnet, elles reflétaient exactement les penséesenracinées au plus profond de mon âme, toujours présentes et jamaisaffectées vers les émotions passagères du moment. Enfin vintl’époque où mon oncle mourut. Mon oncle s’appelait M’Vittie deGlencairn ; il fut président des commissions de la Chambre descommunes. Il avait, par testament, divisé son immense fortune entreses nombreux neveux. Je reçus largement de quoi subvenir à mesbesoins jusqu’à la fin de mes jours, et je devins en même tempspropriétaire d’un bout de terrain désert sur la côte de Caithness.Je crois que le vieil homme m’en fit cadeau pour se moquer de moi,car il s’agissait de quelques arpents de sable sans valeur, et ileut toujours un sens sinistre de l’humour. Jusqu’à cette date,j’avais été avoué dans une ville d’Angleterre. Je découvris que jepouvais réaliser mes aspirations et, abandonnant des buts mesquinset sordides, m’élever l’esprit par l’étude des secrets de lanature. Mon départ d’Angleterre fut un tant soi peu précipité, carj’avais quasiment tué un homme dans une querelle ; j’avais eneffet un tempérament ardent et, quand j’étais en colère, j’oubliaisparfois que j’étais fort. Il n’y eut pas d’action légaleentreprise, mais les journaux aboyèrent à mes chausses, et les gensme regardaient de travers quand ils me rencontraient. Cela setermina par la malédiction que je leur lançai, à eux et à leurville sale, polluée par la fumée. Je partis en hâte pour mapropriété du Nord. Là, au moins, je pourrais jouir de la paix et deconditions idéales pour le travail solitaire et la contemplation.Avant de partir, j’empruntai sur mon capital, afin d’emporter unesélection de livres et d’instruments philosophiques ultramodernes,ainsi que des produits chimiques et diverses autres choses qui meseraient utiles dans ma retraite.

Le terrain dont j’avais hérité était une bandecôtière étroite, composée essentiellement de sable, et quis’étendait sur près de quatre kilomètres le long de la baie deMansie. Sur ce terrain s’élevait une bâtisse de pierre grise. Quandavait-elle été construite, et pour quelles raisons ? Personnene put me renseigner. Je la fis réparer, et elle devint une demeuretrès convenable pour quelqu’un ayant la simplicité de mes goûts.Une pièce fut mon laboratoire, une autre mon petit salon. Dans unetroisième, juste sous le toit en pente, je suspendis le hamac oùj’avais l’habitude de dormir. Il y avait trois autres chambres,mais je ne les meublai pas, à l’exception de celle que j’attribuaià la vieille commère qui tenait mon ménage. En dehors des Young etdes M’Leod, pêcheurs qui habitaient de l’autre côté de Fergus Ness,les environs étaient déserts à plusieurs kilomètres à la ronde.Devant ma façade, la grande baie dessinait sa cuvette. Derrière lamaison se dressaient deux montagnes dénudées, que dominaientd’autres sommets plus éloignés. Une vallée étroite s’insérait entreles montagnes. Quand le vent soufflait de la terre, il s’yengouffrait et faisait chuchoter et soupirer les pins sous lafenêtre de ma mansarde.

Je n’aime pas les autres mortels. La justicem’oblige à ajouter que les autres mortels, pour la plupart, nem’aiment pas davantage. Je déteste leurs petites mesquineries,leurs conventions, leur fourberie, leur façon étroite d’avoirraison ou tort. Eux prennent ombrage de mon franc-parler, de mondédain de leurs lois sociales, de mon impatience devant toutecontrainte. Avec mes livres et mes drogues, dans mon repaire isoléde Mansie, je pouvais laisser vagabonder le grand troupeau de larace humaine au sein de sa politique, de ses inventions, de sespotins, je le regardais progresser, je restais derrière lui,stagnant et heureux. Pas si stagnant que cela après tout, car jecultivais mon propre petit jardin et je progressais moi aussi. J’aimes raisons pour croire que la théorie atomiste de Dalton est baséesur une erreur, et je sais que le mercure n’est pas un élément.

Pendant la journée, je m’affairais sur desdistillations et des analyses. J’oubliais souvent l’heure de mesrepas, et quand la vieille Madge me convoquait pour mon thé, jetrouvais mon déjeuner intact sur la table. La nuit, je lisaisBacon, Descartes, Spinoza, Kant, tous ceux qui ont fouillé dans ledomaine de l’inconnaissable. Stériles et vides, n’ayant obtenuaucun résultat, ils sont prodigues de polysyllabes. Ils me fontpenser aux chercheurs d’or qui, ayant retourné un ver, l’exhibenttriomphalement comme s’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient.Parfois le démon de la bougeotte me possédait, et j’abattais alorsà pied quarante ou cinquante kilomètres sans me reposer ni merestaurer. Lorsque cette fantaisie me prenait et que je promenaisdans des villages de campagne ma silhouette maigre, mal rasée,ébouriffée, les mères se précipitaient sur la route et ramenaientchez elles leurs enfants, tandis que les paysans sortaient de leurstavernes pour me contempler. Je crois que j’étais connu dans lepays comme « le maître fou de Mansie ». Il était rare,cependant, que je fisse ces marches dans la campagne, je me livraisen effet sur ma plage aux exercices physiques indispensables ;là j’apaisais mon esprit avec du tabac noir très fort, et l’océanétait mon confident, mon ami.

Quel meilleur compagnon y a-t-il que la mertoujours en mouvement, toujours vivante ? De quelle humeur del’homme ne s’accommode-t-elle point ? Il n’existe pas d’humeurgaie qui ne se sente plus gaie devant ce joyeux remous, ces longuesvagues vertes qui font la course, ces jeux du soleil dans leurscrêtes éblouissantes. Mais quand les lames grises secouent la têtede colère, quand le vent gémit au-dessus d’elles et hurle pour lesencourager à la violence, alors le plus triste des hommes éprouvequ’il y a dans la nature un principe de mélancolie qui est aussilugubre que ses propres pensées. Quand l’eau était calme dans labaie de Mansie, sa surface était aussi claire et nette qu’unefeuille d’argent ; elle ne se brisait qu’en un seul endroit, àune certaine distance du rivage : une longue ligne noireémergeait de la mer comme le dos inégal d’un monstre endormi ;c’était la crête d’un dangereux banc de rochers que les pêcheursappelaient « les récifs de Mansie ». Quand le ventsoufflait de l’est, les vagues déferlaient par-dessus dans un bruitde tonnerre, et l’écume en était projetée jusqu’à ma maison et auxflancs des montagnes derrière. La baie elle-même était belle etnoble, mais elle était trop exposée aux coups de vent du nord et del’est, trop redoutée aussi à cause de son banc de récifs pour êtrefréquentée des marins. Une sorte de légende circulait sur ce lieuisolé. Étendu dans mon canot par temps calme, et regardantpar-dessus bord, j’ai vu dans les eaux profondes les formesscintillantes, spectrales, de grands poissons (poissons inconnus, àce qu’il m’a semblé, des naturalistes, et que mon imaginationtransforma en génies de cette baie désolée). Une fois, me promenantau bord de l’eau pendant une nuit tranquille, j’ai entendu un grandcri, on aurait dit une femme désespérée, il s’est élevé du sein desprofondeurs, s’est enflé dans l’air paisible, avec des crescendo etdes diminuendo, pendant une trentaine de secondes. Je l’ai entendumoi-même, de mes propres oreilles.

Dans cet endroit étrange, avec les montagneséternelles derrière moi et la mer éternelle devant moi, jetravaillai et méditai pendant plus de deux années sans être dérangépar mes congénères. Progressivement, j’avais inculqué à ma vieilledomestique des habitudes de silence. À présent, elle ouvraitrarement la bouche. Mais sans aucun doute elle se rattrapait de cemutisme forcé lorsqu’elle allait à Wick, deux fois l’an, rendrevisite aux siens. J’en étais presque arrivé à oublier que j’étaisun membre de la famille humaine. Je vivais uniquement avec lesmorts dont je découvrais les œuvres. Et puis, tout à coup, unévénement modifia le cours de mes pensées.

À trois journées de mauvais temps, en juin,avait succédé un jour pacifique. Le soir, il n’y avait pas unsouffle de vent. Le soleil sombrait à l’ouest derrière une ligne denuages empourprés, et la surface lisse de la baie était balafrée deraies écarlates. Le long du rivage, les petites flaques que lamarée avait abandonnées en descendant ressemblaient à des gouttesde sang sur le sable doré, comme si un géant blessé était passé parlà. Quand l’obscurité tomba, certains nuages déchiquetés quiétaient demeurés à basse altitude sur l’horizon de l’est seréunirent et formèrent un grand cumulo-nimbus irrégulier. Lebaromètre était resté bas. Je compris qu’un mauvais coup sepréparait. Vers neuf heures du soir, un sourd grondement ébranla leciel au-dessus de la mer et se rapprocha. À dix heures, un fortvent se leva de l’est. À onze heures, il soufflait en tempête. Àminuit se déchaîna le plus furieux orage que j’aie vu sur cettecôte.

Pendant que je me couchais, des cailloux etdes algues étaient projetés contre la fenêtre de ma mansarde, et levent hurlait comme si chacune de ses rafales était une âme enperdition. À cette époque, les bruits de tempête ne faisaient quebercer mon sommeil. Je savais que les murs gris de la vieillemaison résisteraient, et je me préoccupais peu de ce qui se passaitdans le monde extérieur. D’habitude, la vieille Madge était aussiindifférente que moi aux orages. Je fus donc passablement surprisd’être réveillé vers trois heures du matin par de grands coupsfrappés à ma porte, et par les cris que poussait ma domestique. Jesautai à bas de mon hamac, et je lui demandai rudement la cause dece vacarme.

– Eh ! maître, maître ! cria-t-elledans son odieux patois. Descendez vite ! Il y a un grandbateau qui s’est échoué sur les récifs, et de pauvres gensappellent au secours. Ils vont se noyer, sûrement ! Oh !maître M’Vittie, descendez !

– Taisez-vous, vieille sorcière ! luirépondis-je furieux. Que peut vous faire qu’ils se noient ou qu’ilsne se noient pas ? Regagnez votre lit, et laissez-moitranquille !

Je me replongeai sous mes couvertures.« Ces hommes qui sont là-bas, me dis-je, ont déjà traversé unebonne moitié des horreurs de la mort. S’ils sont sauvés, il leurfaudra les traverser encore une fois dans un délai plus ou moinsbref. Il vaut donc mieux qu’ils meurent maintenant, puisqu’ils ontsouffert cette anticipation qui est pire que la douleur née de ladissolution. »

Avec ces idées en tête, je m’efforçai deretrouver le sommeil, car la philosophie, qui m’avait appris àconsidérer la mort comme un petit incident banal dans la carrièreéternelle et mouvante de l’homme, m’avait aussi guéri de macuriosité à l’égard des affaires de ce monde. Toutefois, cettenuit-là, je découvris que le vieux levain fermentait encore dansmon âme. Pendant quelques minutes, je me tournai et me retournai entâchant de vaincre l’impulsion du moment par les règles de conduiteque j’avais édifiées pendant des mois de réflexion. Un sourdgrondement éclata au milieu du concert infernal de la tempête. Jele reconnus, c’était un canon d’alarme. Poussé par une émotionincontrôlable, je me levai, m’habillai, allumai ma pipe et sortissur la plage.

La nuit était noire comme de l’encre. Le ventm’attaquait avec une telle violence que je devais avancer l’épauleen avant. Des graviers me meurtrissaient le visage. Les cendresrouges de ma pipe s’enfuyaient derrière moi en dansantfantastiquement dans les ténèbres. Je descendis vers les grandesvagues mugissantes et, abritant mes yeux contre l’écume salée, jescrutai la surface des eaux. Je ne distinguai rien. Cependant, ilme sembla entendre des cris inarticulés, des appels portés vers moipar les coups de vent.

Brusquement, une lueur bleue, très forte,éclaira la baie et toute la côte. À bord du bateau en perdition, unfeu de Bengale avait été allumé. Le bateau était échoué juste aumilieu du banc de récifs, et déséquilibré selon un angle tel que jevoyais tout le planchéiage du pont. C’était une goélette à deuxmâts, d’un gréement étranger ; elle se trouvait à centquatre-vingts ou deux cents mètres du rivage. Je distinguaisnettement, grâce au signal, les épars et les cordages. Derrière lebateau surgissaient inlassablement de l’obscurité de longues vaguesnoires, coiffées par places d’une touffe d’écume. Au fur et àmesure qu’elles se rapprochaient du cercle de lumière qui tombaitdu gaillard d’avant, elles semblaient croître en force et envolume, prendre un nouvel élan pour mieux sauter sur leur victime.Je vis très distinctement une douzaine de matelots épouvantés. Ilsm’aperçurent. Tous se tournèrent vers moi, agitèrent des mainsimplorantes. Je sentis l’indignation me soulever contre ces pauvresvers misérables. Supposaient-ils donc qu’ils pourraient se déroberdevant ce chemin étroit qu’empruntent tous les grands hommes ettous les héros de l’humanité ? L’un d’eux m’intéressa plus queles autres. Il était grand. Il se tenait à part. Il se balançaitsur l’épave comme s’il dédaignait de se tenir à un cordage ou à larambarde. Il avait croisé les mains derrière son dos. Il baissaitla tête. Mais, même dans cette attitude découragée, perçait en luiune sorte de résolution et de souplesse indiquant qu’il n’était pashomme à céder facilement au désespoir. D’après les rapides coupsd’œil qu’il lançait en haut, en bas et tout autour de lui, jecomprenais qu’il était en train de peser ses chances de salut maisbien qu’il regardât souvent de mon côté et qu’il vît ma silhouettese détacher sur la plage, le respect humain ou une autre raison luiinterdirent d’implorer mon aide. Il se tenait debout, sombre,silencieux, impénétrable, regardant la mer déchaînée, et ilattendait stoïquement l’heure de son destin.

Il me parut évident que cette heure allaitbientôt sonner. Pendant que j’observais le bateau, une énorme lame,dominant toutes les autres et les suivant comme le postillon suitses chevaux emballés, déferla sur l’épave. Elle lui arracha un mâtde misaine ; les matelots qui se cramponnaient aux haubansfurent dispersés comme des mouches. Dans un bruit de déchirure, lebateau commença à se fendre en deux à l’endroit où la bosse pointuedu récif sciait sa quille. L’homme solitaire sur le gaillardd’avant traversa le pont en courant et s’empara d’un paquet blancque j’avais remarqué sans pouvoir en définir la nature. Quand il lesouleva, la lumière l’éclaira, je vis alors que c’était unefemme ; elle avait un épart attaché en travers de son corps etsous les bras, de telle sorte que sa tête pût se maintenirau-dessus des eaux. Il la porta tendrement vers le flanc du bateau,et j’eus l’impression qu’il lui expliquait qu’il était impossiblede rester sur le bateau. Sa réponse fut inattendue. Je la vis quilevait une main et qui le souffletait au visage. Pendant un moment,il demeura silencieux, mais il s’adressa à elle de nouveau pour luiindiquer, ce que je crus comprendre d’après ses gestes, commentelle devrait se débrouiller dans l’eau. Elle s’écarta de lui, il lareprit dans ses bras. Il se pencha au-dessus d’elle, et je devinaiqu’il la baisait passionnément au front. Une grande vague déferlasur le flanc du bateau. Il se courba et posa la femme sur la crêtede la vague avec autant de délicatesse qu’il en aurait mis pourcoucher un bébé dans son berceau. Je vis sa robe blanche voleterparmi l’écume de la lame puis le feu de Bengale s’éteignitgraduellement, et le bateau sinistré, ainsi que son uniquesurvivant, s’enfoncèrent dans les ténèbres.

À ce spectacle, mon sens de la solidaritéhumaine l’emporta sur ma philosophie. J’éprouvai la volontédésespérée de faire quelque chose. Je quittai mon cynisme comme unvêtement dont je pourrais m’envelopper ensuite à loisir, et je meprécipitai vers mon canot et mes avirons. Mon canot n’était qu’unbaquet qui prenait l’eau, mais qu’importait ? Était-ce à moi,qui avais lancé tant d’œillades à ma bouteille d’opium, de memettre à peser mes chances et à ergoter parce qu’il y avait dudanger ? Je le tirai jusqu’à la mer avec la force d’un dément,et sautai dedans. Pendant quelques instants, je me demandai s’ilrésisterait au remous bouillonnant, mais une douzaine de coupsd’avirons me portèrent au-delà du ressac ; à demi plein d’eau,mon canot flottait encore. Je m’élançai sur les vagues, lesescaladant et les dégringolant dans un toboggan infernal. Parfoisje me trouvais entouré, cerné d’écume blanche, avec le ciel noirau-dessus de ma tête. Au loin derrière moi, j’entendais lesbêlements sauvages de la vieille Madge qui, m’ayant suivi des yeux,croyait que j’étais devenu fou. Tout en ramant, je regardaispar-dessus mon épaule, finalement, sur le ventre d’une grande lamequi roulait vers moi, j’aperçus le vague profil blanc d’une femme.Je la saisis au moment où elle allait m’échapper ; au prixd’un effort terrible, je la soulevai et la laissai retomber, toutetrempée, dans mon canot. Je n’eus pas besoin de ramer pour regagnerle rivage, car la lame suivante nous emporta et nous projeta sur laplage. Je mis le canot à l’abri. Je ramassai la femme et la portaichez moi. Ma domestique m’escortait en hurlant un concert delouanges et de félicitations.

Cela fait, j’eus une réaction. Je sentais quemon fardeau était en vie, car j’entendais les faibles battements deson cœur pendant que je le transportais, l’oreille collée à soncôté. Je déposai donc cette femme auprès du feu que Madge avaitallumé, avec aussi peu de sympathie que si elle avait été un tas defagots. Je ne l’examinai même pas pour savoir si elle était belleou non. Depuis de nombreuses années, je ne m’étais guère souciéd’un visage de femme. Je remontai me coucher dans mon hamac maisj’entendis la vieille Madge qui, pendant qu’elle la frictionnaitpour la réchauffer, chantonnait des : « Oh ! lajolie fille ! Oh ! la mignonne fille ! » Voilàcomment je sus que cette épave était à la fois jeune et belle.

Le lendemain matin, le calme avait succédé àla tempête. Le soleil brillait. J’allai faire un tour le long de laplage. J’entendais haleter la mer. Elle se creusait dans des remousautour du récif, mais près du rivage elle se plissait gentiment enpetites ondulations. Je ne vis aucune trace de la goélette ni lamoindre épave sur le sable, ce qui ne me surprit pas, car jeconnaissais l’existence d’un fort courant de fond. Deux mouettesaux grandes ailes tournoyaient au-dessus du théâtre du naufrage,comme si elles apercevaient sous les vagues des chosesinhabituelles. Leurs voix rauques se racontaient sans doute cequ’elles voyaient.

Quand je rentrai de ma promenade, la rescapéem’attendait devant la porte. Je me dis que je n’aurais jamais dû lasauver, que c’en était fini de ma retraite. Elle était très jeune,dix-neuf ans au plus, pâle mais distinguée : elle avait descheveux blonds, de gais yeux bleus et des dents éblouissantes. Sabeauté était d’un type éthéré. Elle paraissait si blanche, silégère, si fragile qu’elle aurait pu être l’esprit de l’écume desvagues d’où je l’avais tirée. Elle s’était enveloppée de vêtementsqui appartenaient à Madge, ce qui lui donnait un air étrange, maisnullement ridicule. Quand je remontai le chemin à pas pesants, elletendit les mains dans un geste d’enfant et courut vers moi, sansdoute pour me remercier de l’avoir sauvée mais je l’écartai d’unmouvement de mon bras et je passai à côté d’elle. Elle semblapeinée, des larmes jaillirent de ses yeux ; elle me suivitdans le salon et me considéra avec chagrin.

– De quel pays venez-vous ? luidemandai-je brusquement.

Elle sourit en m’entendant parler, et secouala tête.

– De France ? De Hollande ?D’Espagne ?

À chaque fois elle secoua la tête, puis entamaune longue déclaration dans une langue dont je ne compris pas unmot.

Après le petit déjeuner cependant, j’eus uneindication sur sa nationalité. Refaisant le tour de la plage, jevis dans une crevasse du récif un morceau de bois qui s’y étaitcoincé. Je sortis mon canot et allai le chercher. C’était unepartie de l’étambot sur laquelle, ou plutôt sur le bout de bois quiy était attaché, je lus « Arkhangelsk » peint en lettresbizarres. « Ainsi, me dis-je en rentrant, cette pâledemoiselle est une Russe ? Tout à fait le sujet qui convient àun tsar blanc, et l’habitante idéale pour la merBlanche ! » Il me parut extraordinaire que quelqu’und’aussi distingué eût accompli un si long voyage sur un petitnavire. Quand je la revis dans la maison, je prononçai le mot« Arkhangelsk » à plusieurs reprises, avec desprononciations différentes, mais elle n’eut pas l’air de lereconnaître.

Je m’enfermai toute la matinée dans monlaboratoire afin de poursuivre les recherches que j’avaiscommencées sur la nature des formes allotropiques du carbone et dusoufre. Quand j’en sortis à midi pour déjeuner, elle était assiseavec une aiguille et du fil, et elle procédait à quelquesraccommodages dans ses vêtements qui étaient maintenant secs. Saprésence m’était désagréable, mais je ne pouvais pas la chasser surla plage pour qu’elle se débrouille. Bientôt elle me révéla unnouveau trait de son caractère. Elle se désigna, puis elle memontra la scène du naufrage et elle leva un doigt, je comprisqu’elle me demandait si elle était la seule rescapée. Je fis unsigne de tête affirmatif. Alors elle bondit de sa chaise enpoussant un grand cri de joie et, tenant au-dessus de sa tête levêtement qu’elle raccommodait, elle se mit à danser dans la pièceavec la légèreté d’une plume, puis elle sortit tout en continuantses entrechats au soleil. Pendant qu’elle tournoyait ainsi, elleentonna d’une voix rauque et plaintive une chanson barbare quiétait un hymne de joie. Je l’appelai :

– Rentrez, jeune diablesse ! Rentrez ettaisez-vous !

Mais elle n’interrompit pas tout de suite sonexplosion d’allégresse. Elle courut néanmoins vers moi, me prit lamain avant que j’aie pu l’en empêcher et l’embrassa. Pendant ledéjeuner, elle s’empara d’un crayon et écrivit sur une feuille depapier : Sophie Ramusine. Elle plaça la feuille depapier sur son jeune buste pour m’indiquer que c’était son nom.Elle me tendit le crayon, s’attendant sans doute à ce que je memontre aussi communicatif, mais je le mis dans ma poche pour luifaire comprendre que je ne tenais pas à entretenir des relationsmondaines avec elle.

À chaque instant, je regrettais d’avoir cédé àl’impulsion non contrôlée qui m’avait fait sauver cette femme. Dequel intérêt était pour moi sa vie ou sa mort ? Je n’étaisplus un jeune écervelé ! Déjà la présence indispensable deMadge m’agaçait ; heureusement, elle était vieille et laide,je pouvais l’ignorer. Cette jeune fille par contre débordait devie, et son charme indéniable avait de quoi distraire de sujetsplus sérieux. Où pourrais-je l’envoyer ? Que devais-je faired’elle ? Si je m’adressais à Wick, des fonctionnaires et descurieux viendraient chez moi, furèteraient, scruteraient,cancaneraient… Perspective odieuse ! Il valait mieux quej’endure sa présence.

Je découvris bientôt que l’avenir me réservaitde nouvelles contrariétés. Il n’y a pas d’endroit sur la terre oùl’on puisse être à l’abri de cette race agitée et brouillonne àlaquelle j’appartiens. Le soir, alors que le soleil glissaitderrière les montagnes, les recouvrant d’ombre mais projetant surle sable et la mer une lumière glorieuse, je sortais sur la plage.Quelquefois, au cours de ces promenades, j’emportais un livre. Cesoir-là, je n’y manquai pas et, m’allongeant contre une dune, je mepréparai à lire. Soudain, je m’aperçus qu’une ombre s’interposaitentre le soleil et moi. Je me retournai et, à ma vive surprise, jevis un homme grand et fort qui se tenait à quelques mètres maisqui, au lieu de me regarder, ignorait complètement ma présence etcontemplait d’un air grave par-dessus ma tête la baie et la lignesombre des récifs. Il avait le teint foncé, des cheveux noirs, unecourte barbe frisée, un profil d’aigle, des anneaux d’or auxoreilles. Son allure générale avait quelque chose de farouche maisde noble. Il portait une veste de velours passée, une chemise deflanelle rouge, de hautes bottes de marin. Un seul regard me suffitpour l’identifier, c’était l’homme qui était demeuré sur l’épave,la nuit précédente.

– Hello ! lui dis-je d’une voix chagrine.Vous avez donc pu gagner la côte ?

– Oui, me répondit-il en bon anglais. Je nel’ai pas fait exprès. Les vagues m’ont porté. J’aurais bien préféréme noyer !

Il parlait avec un léger zézaiement étrangerqui n’était pas désagréable.

– Deux braves pêcheurs, qui habitent del’autre côté de la baie, m’ont recueilli et soigné. Et cependant jene saurais honnêtement les en remercier.

Je pensai : « Tiens ! Voici unhomme avec qui je pourrais sympathiser. » Et je luidemandai :

– Pourquoi auriez-vous préférémourir ?

– Parce que, s’écria-t-il en tendant vers leciel ses longs bras dans un geste passionné et désespéré, danscette baie bleue souriante repose ma vie, mon trésor, mon âme, toutce que j’aime enfin !

– Bah ! répondis-je. Chaque jour, ilmeurt quantité de gens, mais cela ne sert à rien d’en faire des tasd’histoires. Permettez-moi de vous informer que ce terrain surlequel vous marchez m’appartient, et que plus tôt vous lequitterez, plus je serai content. L’un de vous deux me gêne déjàsuffisamment.

– L’un de nous deux ? balbutia-t-il.

– Oui. Si vous pouviez l’emmener, je vousserais extrêmement reconnaissant.

Il me regarda comme s’il avait du mal àcomprendre ce que je venais de lui dire, puis sur un hurlement desauvage, il prit ses jambes à son cou et se dirigea vers ma maison.Jamais homme ne courut aussi vite ! Je le suivis comme je pus,furieux de l’invasion qui me menaçait mais avant que j’atteignissema porte, il s’était déjà engouffré à l’intérieur. J’entendis ungrand cri. Puis, en m’approchant, je n’entendis plus que lemonologue d’une voix d’homme s’exprimant avec force et rapidité.Quand j’entrai, la jeune Sophie Ramusine était tapie,recroquevillée dans un coin, son visage traduisait autant de peurque de dégoût. L’autre, les yeux étincelants et les mainstremblantes d’émotion, déversait un torrent de mots destinés àplaider sa cause. Il fit un pas vers elle, mais elle recula etpoussa un cri aigu, celui du lapin que la belette saisit à lagorge.

– Holà ! fis-je en le tirant en arrière.Voici du joli ! Prenez-vous ma maison pour une taverne devillage ou un lieu de rendez-vous public ?

– Oh ! monsieur, excusez-moi ! Cettefemme est ma femme, et je craignais qu’elle n’eût été noyée. Vousm’avez rendu la vie.

– Qui êtes-vous ? lui demandai-jerudement.

– Je suis un homme d’Arkhangelsk, merépondit-il avec simplicité. Un Russe.

– Comment vous appelez-vous !

– Ourganev.

– Ourganev ! Et elle s’appelle SophieRamusine. Elle n’est pas votre femme. Elle ne porte pasd’alliance.

– Nous sommes mari et femme devant le ciel, medit-il solennellement en regardant en l’air. Nous sommes unis pard’autres lois que celles de la terre, des lois supérieures…

Pendant qu’il parlait, la jeune fille seglissa derrière moi et me prit une main, la pressant entre lessiennes comme pour implorer ma protection.

– Rendez-moi ma femme, monsieur !poursuivit-il. Laissez-moi l’emmener d’ici.

– Écoutez-moi bien, vous, quel que soit votrenom ! dis-je avec fermeté. Je n’ai pas besoin de cette filleici. Je voudrais ne l’avoir jamais vue. Si elle mourait, je n’enaurais nulle peine. Mais pour ce qui est de vous la remettre, alorsqu’il est évident qu’elle vous craint et vous hait, je ne le feraipas. C’est pourquoi vous allez expulser votre grand corps de cettemaison, et me permettre de retourner à mes livres. J’espère n’avoirjamais le déplaisir de vous revoir.

– Vous ne me la remettez pas ? dit-ild’une voix rauque.

– Je vous verrais damné d’abord !

– Et si je l’enlevais ? cria-t-il.

Son visage s’était durci. Mais mon sang detigre s’enflamma aussitôt. Je ramassai une bûche près de lacheminée.

– Filez ! dis-je à voix basse.Déguerpissez en vitesse, sinon je pourrais vous fairemal !

Il hésita un moment, puis il quitta la maison.Peu après cependant, il revint et se tint sur le seuil en nousregardant.

– Prenez garde ! dit-il. Cette femmem’appartient, et je l’aurai. Si l’on en vient aux coups, un Russevaut bien un Écossais.

– C’est ce que nous allons voir !m’écriai-je.

Je m’élançai, mais il disparut. Je distinguaivaguement sa grande silhouette s’enfuyant dans la nuit.

Pendant un mois, la vie reprit son coursnormal. Je ne parlai jamais à la Russe, et elle ne m’adressa jamaisla parole. Parfois, quand je travaillais dans mon laboratoire, ellese faufilait derrière la porte et m’observait avec ses grands yeux.D’abord cette intrusion me déplut, mais progressivement jesupportai sa présence, d’autant plus qu’elle ne faisait rien pouraccaparer mon attention. Encouragée par cette concession, elleamena l’escabeau sur lequel elle s’asseyait de plus en plus près dema table, si bien qu’elle finit par se percher à côté de moi chaquefois que je travaillais. Dans cette position, elle prit l’habitude,mais sans jamais me gêner, de se rendre très utile en tenant mesporte-plumes, mes tubes à essai ou mes diverses bouteilles et en metendant ce dont j’avais besoin avec une perspicacité jamais endéfaut. En ignorant délibérément qu’elle était un être humain et enla considérant comme une machine automatique utile, je m’habituai àelle au point que je ressentis son absence les rares fois où ellene venait pas. J’ai pour manie de parler à haute voix pendant queje travaille, afin de mieux inscrire les résultats dans mon esprit.La jeune fille devait posséder une mémoire auditive extraordinaire,car elle répétait les mots que je prononçais ainsi sans,naturellement, en comprendre le sens. Je m’amusai fréquemment àl’écouter tirer une salve d’équations chimiques ou de symbolesalgébriques pour la vieille Madge, et à entendre son rire encascade quand ma domestique hochait la tête en s’imaginant sansdoute qu’elle lui parlait en russe.

Elle ne s’éloignait jamais de la maison. Mêmeelle n’en franchissait pas le seuil sans avoir préalablementregardé par toutes les fenêtres s’il n’y avait pas quelqu’undehors. Je savais par ce manège qu’elle soupçonnait son compagnonde se trouver encore dans le voisinage, et qu’elle craignait qu’ilne l’enlevât. Elle fit une autre chose non moins significative. Jepossédais un vieux revolver et quelques cartouches, que j’avaisjeté au rebut. Elle le découvrit et se mit aussitôt en devoir de lenettoyer et de le graisser. Elle le suspendit près de la porte, mitles cartouches à côté dans un petit sac. Chaque fois que je sortaispour me promener, elle me le tendait et insistait pour que je leprisse avec moi. En mon absence, elle verrouillait la porte. Endehors de ces appréhensions, elle avait l’air presque heureuse, etelle aidait Madge quand elle ne s’installait pas à côté de moi.Elle témoignait d’une grande dextérité manuelle dans tous lestravaux ménagers.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que sessoupçons étaient fondés, et que l’homme d’Arkhangelsk n’avait pasquitté le pays. Une nuit où le sommeil me fuyait, je me levai et mepostai à la fenêtre. Le ciel était nuageux, le bord de la mer àpeine distinct, et j’eus du mal à repérer mon canot sur la plage. Àforce de fouiller la nuit, mes yeux finirent par s’accoutumer àl’obscurité, et je distinguai sur la plage une tache sombre, justeen face de ma porte, or je savais bien que la veille, il n’y avaitpas eu quoi que ce fût à cet endroit. Pendant que je m’évertuais àdeviner, un grand nuage dériva suffisamment pour que la luneprojetât sa lumière froide et claire. Alors je le reconnus. C’étaitle Russe. Il était accroupi comme un crapaud géant, jambes croiséesà l’orientale. Il avait les yeux fixés sur la fenêtre de la chambreoù dormaient la jeune fille et ma domestique. La lune éclairait enplein son visage, et je vis à nouveau son profil d’oiseau de proie,son front soucieux et la barbe en pointe qui complétait sonphysique passionné. J’eus envie de l’abattre comme un vulgairecambrioleur, mais mon ressentiment céda à une sorte de pitiéméprisante.

« Pauvre imbécile ! me dis-je. Toi,que j’ai vu regarder la mort en face, tu concentres donc toutes tespensées et tes ambitions sur cette épave de femme qui, au surplus,t’a fui et te déteste ? La plupart des femmes t’aimeraient, neserait-ce que pour ta peau brune et ton grand corps. Et cependantte voilà hanté par le désir de posséder celle qui entre mille neveut pas de toi ! »

Je me remis au lit, non sans rire. Je savaisque mes barreaux étaient solides et mes verrous résistants. Ilm’importait peu que ce bizarre individu passât sa nuit devant maporte ou à mille lieues de là, du moment qu’il n’y serait plus lematin. Comme je m’y attendais, il avait disparu quand je melevai.

Mais je le revis bientôt. J’étais sorti unmatin pour faire un tour, car j’avais mal à la tête, migrainecausée en partie parce que j’étais resté trop longtemps la têtepenchée, et en partie par les effets d’une drogue nocive quej’avais aspirée la veille au soir. Je pris mon canot et ramai lelong du rivage pendant quelques kilomètres, jusqu’à ce que la soifm’incitât à aborder à un endroit où je savais qu’un ruisseau d’eaudouce se déversait dans la mer. Ce ruisseau passait par mes terres,mais son embouchure était située, là où je me trouvais ce jour-là,hors de mon domaine. Je fus ennuyé quand, me relevant après avoirétanché ma soif, je vis le Russe en face de moi. J’étais dans montort comme il l’avait été en s’introduisant chez moi, un regardsuffit pour m’apprendre qu’il ne l’ignorait point.

– Je voudrais vous dire quelques mots,commença-t-il d’un air grave.

– Alors dépêchez-vous ! répondis-je enregardant ma montre. Je n’ai pas de temps à perdre enbavardages.

– Des bavardages ! répéta-t-il, froissé.Ah ! là, vous autres Écossais, vous êtes vraiment d’étrangesgens ! Vous avez le visage rude, vous me parlez durement, toutcomme les braves pêcheurs chez qui j’habite, et, malgré cela, jedécouvre chaque jour derrière ces apparences rébarbatives destrésors d’honnêteté. Sans doute êtes-vous aimable et bon vousaussi, malgré votre rudesse.

– Au nom du diable, m’exclamai-je, dites ceque vous avez à dire, et passez votre chemin ! Je suis fatiguéde vous voir.

– Ne puis-je donc pas vous attendrir ?s’écria-t-il. Ah ! regardez ! Regardez cela !

Il me montra une petite croix grecque qu’iltira de la poche intérieure de sa veste de velours.

– Nos religions peuvent revêtir des formesdifférentes, mais au moins nous possédons quelques idées communes,quelques sentiments communs devant ce symbole.

– Je n’en suis pas sûr !

Il me regarda d’un air pensif.

– Vous êtes un homme peu banal, me dit-il. Jen’arrive pas à vous comprendre. Vous persistez à vous interposerentre moi et Sophie. C’est une position dangereuse, monsieur.Oh ! écoutez-moi, avant qu’il soit trop tard ! Si vousvous doutiez de ce que j’ai fait pour conquérir cette femme !…J’ai risqué ma vie, j’ai perdu mon âme… Vous ne représentez qu’unminuscule obstacle en comparaison de ceux que j’ai surmontés. Vous,qu’un coup de couteau ou qu’un jet de pierre pourrait ôter de monchemin à jamais… Mais que Dieu m’en préserve ! Je suis tombétrès bas, déjà ! Trop bas ! Tout, plutôt quecela !

– Vous feriez mieux de rentrer dans votrepays, dis-je, que de hanter ces dunes et de troubler mes loisirs.Quand j’aurai la preuve que vous serez parti, je remettrai cettejeune fille sous la protection du consulat russe d’Édimbourg.Jusque-là, je la garderai moi-même, et ni vous ni aucun Moscovitene me l’enlèvera.

– Mais à quel mobile obéissez-vous enm’éloignant de Sophie ? me demanda-t-il. Vous imaginez-vousque je lui ferais du mal ? Voyons, mon cher, je sacrifieraisma vie de bon cœur pour lui épargner la plus légère peine. Pourquoiagissez-vous ainsi ?

– Parce que tel est mon bon plaisir,répondis-je. Je ne rends compte de ma conduite à personne.

– Attention ! cria-t-il en se laissantemporter par une subite vague de fureur et en s’avançant sur moi.Si je pensais que vous aviez envers cette fille la moindreintention malhonnête – car pour l’instant je ne crois pas que vousla reteniez pour un motif bas – aussi sûr qu’il y a un dieu dans leciel, je vous arracherais le cœur de mes propres mains !

Rien qu’en l’énonçant, cette idée semblamettre en transe mon interlocuteur ; il avait le visage ravagéde passion, ses mains s’ouvraient et se refermaient convulsivement.Je crus qu’il allait me sauter à la gorge.

– Du large ! fis-je en posant une mainsur mon revolver. Si vous me touchez, je vous tue !

Il enfouit une main dans sa poche. Mais ce nefut pas une arme qu’il sortit, il tira une cigarette, l’alluma eten aspira la fumée à pleins poumons. Sans doute savait-il parexpérience que c’était là le meilleur remède qui lui permîtd’apaiser ses nerfs.

– Je vous ai déclaré, me dit-il d’une voixplus calme, que je m’appelais Ourganev. Alexis Ourganev. Je suisFinlandais de naissance, mais j’ai passé mon existence à courir lemonde. Je ne suis pas de ceux qui sont capables de se tenirtranquilles, de vivre dans la paix. Quand j’ai pu avoir un bateau àmoi, il n’y a pas eu beaucoup de ports, d’Arkhangelsk àl’Australie, où je n’aie mouillé. J’étais rude, farouche, libre.Mais au pays, monsieur, il y avait quelqu’un qui avait les mainsblanches et le parler doux, qui faisait le joli cœur, qui étaitexpert dans les petites fantaisies et les traits d’esprit dontraffolent les femmes. Par ses artifices, ce jeune garçon me dérobal’amour de celle que j’aimais depuis toujours et qui, jusqu’alors,avait paru répondre à ma passion. J’étais parti pour Hammersfestafin de conclure un marché d’ivoire. Je revins plus tôt que prévu,ce fut pour apprendre que mon trésor, mon orgueil, allait épouserce garçon à la peau douce, et que le cortège nuptial était déjàparti pour l’église. Dans de tels moments, monsieur, il y a quelquechose qui craque dans ma tête, et je ne sais plus ce que je fais.J’avais un équipage d’une fidélité absolue, tous des hommes quinaviguaient avec moi depuis des années. Nous montâmes à l’église.Elle et lui se tenaient devant le prêtre, mais ils n’étaient pasencore unis. Je me précipitai, la saisis par la taille. Mesmatelots rossèrent consciencieusement le fiancé et les témoins.Nous l’emmenâmes au port, je la fis monter dans le canot, puis surmon bateau, et nous levâmes l’ancre aussitôt. Nous partîmes àtravers la mer Blanche, et les clochers d’Arkhangelsk descendirentderrière l’horizon. Je lui donnai ma cabine, tout le confortpossible. Je dormais avec les matelots. J’espérais qu’avec le tempsl’aversion qu’elle me témoignait s’atténuerait, et qu’elleconsentirait à m’épouser soit en Angleterre soit en France. Nousavons navigué des jours et des jours. Nous avons vu le cap Norddisparaître au loin, nous avons longé la côte grise de Norvège,mais en dépit de toutes les attentions que je lui prodiguais, ellene me pardonnait pas de l’avoir arrachée à son amant blême. Puissurvint cette maudite tempête, elle brisa mon bateau et mesespérances, elle me priva aussi de voir la femme pour laquellej’avais tant risqué. Peut-être apprendra-t-elle encore à m’aimer.Vous, monsieur, qui semblez bien connaître le monde, ne pensez-vouspas qu’elle en arrivera à oublier cet homme et à m’aimer ?

– Je suis las de vos histoires, répondis-je enme détournant. Pour ma part, je vous considère comme un granddadais. Si vous croyez que votre amour passera, alors amusez-vous,en attendant, du mieux que vous le pourrez. Si au contraire vouscroyez qu’il ne passera pas, vous feriez mieux de vous trancher lagorge, car c’est le meilleur moyen d’en sortir. Je n’ai pas letemps de m’intéresser davantage à cette affaire.

Sur ces mots, je regagnai rapidement moncanot. Je ne me retournai pas une seule fois, mais j’entendais lebruit mat de ses pas derrière moi.

– Je vous ai raconté le début de mon histoire,me dit-il, et un jour vous en connaîtrez la fin. Vous feriez biende laisser partir la jeune fille.

Sans répondre, je mis mon canot à l’eau. Quandj’eus ramé quelque temps, je regardai dans la direction du rivageet je vis sa grande silhouette immobile, il réfléchissait tout enme suivant des yeux. Un peu plus tard, je regardai à nouveau, iln’était plus là.

Une assez longue période s’écoula ensuite,aussi régulière et monotone qu’avant le naufrage. Certains jours,j’espérais que l’homme d’Arkhangelsk était parti, mais desempreintes que je relevai sur le sable, et plus spécialement unpetit tas de cendres de cigarette que je découvris derrière untertre d’où ma maison était bien visible m’avertirent qu’il n’avaitpas quitté le pays. Mes relations avec la jeune Russe demeurèrentles mêmes. Au début, la vieille Madge avait été un peu jalouse desa présence, et elle avait craint que la mince autorité dont elledisposait lui fût retirée. Par degrés toutefois, comme elle étaitle témoin de ma plus profonde indifférence, elle accepta lasituation et, ainsi que je l’ai déjà dit, en profita du fait quenotre pensionnaire accomplissait une bonne part du travaildomestique.

Et maintenant, j’en viens à la fin de cerécit, que j’écris bien plus pour mon plaisir que pour l’amusementd’autrui. La conclusion de cet étrange épisode dans lequel les deuxRusses avaient joué leur rôle fut aussi imprévue et brutale que lecommencement. Une seule nuit me délivra de tous mes ennuis, et jerestai seul en tête à tête avec mes livres et mes travaux. Je vaisessayer de décrire les événements.

Après une journée de travail pénible etfatigant, je décidai, le soir, de faire une longue marche. Quand jesortis, l’aspect de la mer retint mon attention. Elle s’étalaitcomme une feuille de verre, absolument lisse, sans l’ombre d’uneride. Et pourtant l’air retentissait de ce son plaintifindescriptible auquel j’ai déjà fait allusion : le sonqu’auraient émis les âmes de tous les naufragés du monde s’ilsavaient voulu avertir leurs frères dans la chair d’un dangerimminent. Les femmes des pêcheurs de la côte connaissaient bien cecri inhumain, et elles guettaient anxieusement l’apparition desvoiles brunes qui rentraient. Quand je l’entendis, je regagnai mamaison et je regardai le baromètre, il baissait rapidement. Alorsje compris que la nuit serait mauvaise.

À la base des montagnes que je longeai cesoir-là, il faisait frais et sombre, mais les sommets étaientroses, et la mer miroitait sous les rayons du soleil couchant. Dansle ciel, il n’y avait pas de gros nuages, et cependant legémissement des eaux augmentait de puissance. Je vis au loin versl’est un brick qui faisait voile vers Wick avec un ris dans sonhunier. Son capitaine avait lu comme moi dans le livre de lanature. Derrière le brick, une brume fauve s’allongeait au-dessusde la mer et dissimulait l’horizon.

« Je ferais bien d’avancer, me dis-je.Sinon le vent se lèvera avant que je sois rentré. »

Je suppose que je devais être à moins de huitcents mètres de chez moi quand je m’arrêtai tout à coup et écoutaien retenant mon souffle. Mes oreilles étaient accoutumées auxbruits de la nature, aux soupirs du vent comme aux sanglots desvagues mais ce fut un tout autre son que j’entendis à une grandedistance. J’attendis, aux aguets. Oui, je l’entendis encore unefois, c’était un long cri aigu de désespoir qui avait roulé sur laplage, et dont l’écho m’était renvoyé par les montagnes derrièremoi. Ce pitoyable appel au secours venait de ma demeure. Je courusà toutes jambes pour rentrer, m’enfonçant dans le sable, sautantpar-dessus les galets. Je me doutais vaguement de ce qui avait dûse produire.

À quatre cents mètres de chez moi, il y a unedune assez haute d’où les alentours sont parfaitement visibles.Quand je l’eus gravie, je fis halte un instant. Tout paraissaitdans l’état où je l’avais laissé : là, la vieille maisongrise, là le canot. Pendant que j’observais, j’entendis unenouvelle fois le cri perçant, plus fort que les premiers, et je visune grande silhouette sortir de ma maison, celle du marin russe.Sur son épaule, il portait la jeune fille en robe blanche. Sa hâtene l’empêchait pas de la traiter avec tendresse, et respect.J’entendais les cris farouches qu’elle poussait, je la voyais sedébattre désespérément dans ses bras. Ma vieille domestique suivaitle couple, dévouée et fidèle comme le vieux chien qui ne peut plusmordre mais qui gronde en montrant ses gencives édentées aucambrioleur. Elle titubait sur les talons du ravisseur, agitait seslongs bras maigres et lui décochait, certainement, une volée demalédictions écossaises. Tout de suite, je devinai qu’il sedirigeait vers le canot. J’eus l’espoir que je pourraisl’intercepter à temps. Je me remis à courir vers la plage. Tout encourant, je glissai une cartouche dans mon revolver. Son intrusion,cette fois, serait la dernière.

J’arrivai trop tard. Quand j’atteignis le bordde l’eau, il était déjà à une centaine de mètres en mer, et ilramait de toute la vigueur de ses bras musclés. Je poussai un grandcri de rage impuissante, tapai du pied comme un enfant. Il seretourna et me vit. Il se souleva de son banc de nage et m’adressaune gracieuse révérence. Il ne s’agissait pas d’un geste detriomphe ou de moquerie. J’avais beau être fou de colère, je dusadmettre qu’il me saluait civilement pour prendre congé de moi. Ilse courba ensuite sur ses avirons, et la petite embarcations’éloigna vers la baie. Le soleil avait sombré, il avait laissé surl’eau un unique filet rouge qui allait se perdre dans la brumepourpre de l’horizon. Mon canot rapetissait au fur et à mesurequ’il s’enfonçait dans la nuit, lorsqu’il eut traversé cette banderouge, il ne fut plus qu’une tache confuse sur la mer. Puis cettetache se fondit dans les ténèbres. Des ténèbres qui ne devaientjamais se dissiper.

Pourquoi arpentai-je le rivage, bouillant etfurieux comme un loup à qui on aurait arraché sa proie ?Aimais-je donc cette Moscovite ? Non. Non, mille foisnon ! Je ne suis pas homme à démentir ma propre vie pourl’amour d’une peau blanche ou d’un œil bleu. Mais monorgueil !… Ah ! comme mon orgueil souffrait ! Jepensais que j’avais été incapable d’assurer la protection de lamalheureuse qui me l’avait réclamée, qui s’était fiée à moi !Voilà ce qui me donnait la nausée et qui faisait bourdonner mesoreilles.

Pendant la nuit, un grand vent se leva de lamer, et la fureur des vagues se jeta sur le rivage comme si ellesvoulaient l’emporter avec elles dans l’océan. Cette tempête, cevacarme s’accordaient admirablement bien avec mon état d’esprit.Toute la nuit, je demeurai sur la plage, trempé d’écume de mer etde pluie, à regarder les reflets blancs des brisants, à écouter lesgrands cris de la tempête. Mon cœur débordait d’amertume contre leRusse. Au mugissement ininterrompu de la nature, j’ajoutai messoupirs : « Ah ! si seulement il pouvaitrevenir ! S’il revenait ici ! » m’écriai-je enserrant les poings.

Il revint. Quand les lueurs grises de l’aubese répandirent à l’est et éclairèrent la grande masse d’eauxjaunâtres qui se projetaient en l’air, alors je le revis. Àquelques centaines de mètres, sur le sable, un long objet noiravait été rejeté par les vagues : c’était mon canot, trèsabîmé, fendu, fracassé. Un peu plus loin, une forme bizarreflottait sur de l’eau peu profonde, parmi des algues et descailloux. Je reconnus le Russe. Il gisait sur le ventre, mort. Jeme hâtai de le tirer sur la plage. Ce ne fut que lorsque je leretournai que je la découvris sous lui : il l’encerclait deses bras morts, son corps mutilé s’interposait encore entre elle etla tempête. La féroce mer du Nord avait pu lui arracher la vie,mais malgré toute sa violence, elle avait été impuissante à luiarracher la femme qu’il aimait. Certains signes m’incitèrent àpenser qu’au cours de cette nuit épouvantable, l’inconstante avaitenfin appris à apprécier le cœur fidèle et le bras vigoureux quiluttaient pour elle et la protégeaient si tendrement. Sinon,pourquoi sa petite tête aurait-elle été amoureusement blottiecontre le large torse du Russe ? Pourquoi ses cheveux blondsauraient-ils été emmêlés dans sa barbe noire ? Pourquoi aussile visage du noyé arborait-il un clair sourire de bonheur ineffableet de triomphe ? La mort n’avait pas pu le bannir de sestraits rigides. J’imagine que cette fin dut lui sembler plus belleque toute sa vie passée.

Madge et moi les enterrâmes là, sur le rivagede la mer du Nord. Tous deux sont ensevelis dans le même tombeau,très profondément sous le sable jaune. Bien des choses peuventsurvenir dans le monde qui les entoure. Des empires naîtront,d’autres mourront, des dynasties s’éteindront, de grandes guerresdérouleront leurs sanglants épisodes, mais insensibles à toutecette agitation, ces deux êtres resteront à jamais enlacés dansleur cercueil solitaire auprès de l’océan. Leurs âmessurvolent-elles comme les mouettes les eaux sauvages de labaie ? Aucune croix, aucun symbole ne marque le lieu de leuréternel repos ; mais la vieille Madge y dépose de temps àautre des fleurs sauvages. Et moi, quand je me promène et quand jevois des fleurs fraîches éparpillées sur le sable, je pense à cecouple étrange venu de si loin et qui bouscula quelque temps lecours monotone de ma sombre existence.

LE GRAND MOTEUR BROWN-PERICORD

Titreoriginal : The Great Brown-Pericord Motor(1905).

C’était une sinistre soirée de mai,froide avec du brouillard. Dans le Strand, des lueursindistinctes indiquaient les réverbères. Les vitrines des magasins,pourtant éblouissantes d’habitude, ne faisaient que scintillerconfusément dans l’air lourd et épais.

Les maisons hautes qui descendaient versl’Embankment étaient toutes plongées dans l’obscurité, àl’exception de trois fenêtres d’un deuxième étage, puissammentilluminées. Les passants levaient les yeux avec curiosité et semontraient entre eux la lumière rougeâtre, elle éclairait en effetles bureaux de Francis Pericord, inventeur et ingénieurélectricien. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ses lampesallumées attestaient l’infatigable énergie et la volonté de travailqui l’avaient rapidement porté à la tête de la profession.

Dans une pièce, deux hommes étaient assis.L’un était Pericord en personne : visage anguleux, nez crochu,cheveux noirs, vivacité de gestes, tout son extérieur attestait sonorigine celtique. L’autre, trapu, gras, avec des yeux bleus,s’appelait Jeremy Brown, c’était un mécanicien connu. Ils s’étaientassociés pour réaliser diverses inventions, le génie créateur del’ingénieur avait été secondé par les capacités pratiques dumécanicien. Leurs amis se demandaient lequel, dans cetteassociation, était le meilleur.

Ce n’était pas par hasard que Brown étaitresté si tard dans l’atelier de Pericord. Il y avait un travail àfaire. Et ce travail-là devait décider de la réussite ou de l’échecde plusieurs mois d’efforts, pouvait transformer leur carrière. Ilsétaient séparés par une longue table brune, tachée et corrodée pardes acides puissants, encombrée de bonbonnes géantes,d’accumulateurs de Faure, de piles de Volta, de rouleaux de fils etde grands blocs de porcelaine non conductrice. Au milieu de tout cefatras bourdonnait une machine singulière que les deux associés nequittaient pas des yeux.

Un petit récipient carré, en métal, étaitrelié par de nombreux fils à une large ceinture d’acier pourvue dechaque côté de deux puissantes articulations saillantes. Laceinture était immobile, mais les articulations et les bras courtsdont elles étaient pourvues tournaient comme des éclairs, àintervalles réguliers. La force motrice provenait évidemment de laboîte métallique. Une odeur subtile d’ozone flottait dansl’air.

– Les ailettes, Brown ? interrogeal’inventeur.

– Elles étaient trop grosses pour que je lesapporte. Elles mesurent deux mètres cinquante sur un mètre. Lemoteur est assez fort pour elles, j’en réponds.

– En aluminium avec un alliage decuivre ?

– Oui.

– Regardez comme elle fonctionnemagnifiquement ! Pericord tendit sa fine main nerveuse etpressa sur un bouton de la machine. Les articulations tournèrentplus lentement, bientôt elles s’arrêtèrent tout à fait. Puis iltoucha un ressort, et les bras frémirent et s’éveillèrent à nouveauà leur vie métallique.

– L’utilisateur n’a pas besoin d’employer saforce physique, dit-il. Il n’a qu’à rester passif en se contentantde se servir de son intelligence.

– Grâce à mon moteur, dit Brown.

– À notre moteur ! protesta l’autresèchement.

– Oh ! bien sûr ! s’écria Brown,impatienté. Le moteur que vous avez conçu et que j’ai construit.Appelez-le comme vous voudrez !

– Je l’appelle le moteur Brown-Pericord !cria l’inventeur, dont les yeux noirs étincelèrent de colère. Vousavez mis au point les détails, mais l’idée abstraite est de moi, demoi seul.

– Une idée abstraite ne fait pas tourner unemachine, répondit Brown, qui s’entêtait.

– Voilà pourquoi je vous ai pris commeassocié, répliqua Pericord, qui se mit à tambouriner sur la tableavec ses doigts. J’invente. Vous réalisez. C’est une équitabledivision du travail.

Brown se mordit les lèvres. Il n’avait pasl’air satisfait. Comme il lui sembla inutile de discuter plusavant, il reporta son attention sur la machine qui frémissait et sebalançait à chaque tour de ses bras. Elle donnait l’impressionqu’en tournant un peu plus vite, elle quitterait la table.

– N’est-ce pas splendide ? s’écriaPericord.

– C’est satisfaisant, répondit le flegmatiqueAnglo-Saxon.

– Il y a de l’immortalité là-dedans !

– De l’argent là-dedans !

– Nos noms passeront à la postérité avec celuide Montgolfier.

– Avec celui de Rothschild,j’espère !

– Non, Brown ! Vous avez une vue tropmatérialiste de la situation, dit l’inventeur. Notre fortune n’estqu’un petit détail. L’argent est une chose que n’importe quelploutocrate à cervelle épaisse peut partager avec nous. Mes espoirsvisent plus haut. Notre vraie récompense sera tirée de la gratitudeque nous vouera l’humanité.

Brown haussa les épaules.

– Vous pourrez prendre ma part de cettegratitude. Je suis un homme pratique. Nous devons procéder à unessai.

– Où pouvons-nous le faire ?

– C’est ce dont je voulais vous parler. Ilfaut que cet essai soit tenu rigoureusement secret. Si nouspossédions un terrain privé, l’affaire ne soulèverait aucunedifficulté, mais à Londres il n’y a pas de terrain privé.

– Emportons la machine à la campagne.

– J’ai une proposition à vous faire, ditBrown. Mon frère est propriétaire d’un terrain dans le Sussex, prèsde Breachy Head. Si je me souviens bien, il y a à côté de la maisonune grange large et haute. Will est en Écosse, mais j’ai toujoursla clé à ma disposition. Pourquoi ne pas emmener demain la machineet l’expérimenter dans la grange ?

– Ce serait parfait !

– Il y a un train pour Eastbourne à uneheure.

– Je serai à la gare.

– Apportez-moi la machine. Moi, je me chargedes ailettes, conclut le mécanicien en se levant. Demain noussaurons si nous avons suivi une chimère ou si la fortune est à nospieds. À une heure, à Victoria.

Il descendit l’escalier et se laissa absorberpar le flot humain qui montait et descendait le Strand.

Le lendemain matin, le ciel était clair, unejournée de printemps s’annonçait. À onze heures, on aurait pu voirBrown pénétrer dans l’office des brevets avec un grand rouleau depapiers, de diagrammes et de plans sous le bras. À midi, il ensortit tout souriant, ouvrit son portefeuille et y glissasoigneusement une petite feuille de papier bleu officiel. À uneheure moins cinq, son fiacre s’arrêta devant la gare de Victoria.Deux gigantesques paquets enveloppés dans de la toile (on auraitdit d’énormes cerfs-volants) furent descendus du toit de la voitureet confiés à un porteur. Sur le quai, Pericord faisait les centpas, ses joues creuses et jaunâtres étaient légèrementcolorées.

– Tout va bien ? demanda-t-il.

Pour toute réponse, Brown désigna sescolis.

– Le moteur et la ceinture sont déjà dans lefourgon des bagages. Faites attention, porteur, car il s’agit d’unemachine délicate d’une grande valeur. Là ! Maintenant, nouspouvons partir la conscience tranquille.

À Eastbourne, ils transportèrent le précieuxmoteur sur une voiture de louage à quatre roues, et les grandesailettes furent hissées sur le toit. Une longue course les mena àl’endroit où les clés étaient entreposées ; puis ilsrepartirent à travers les Downs. La maison vers laquelle ils sedirigeaient était une bâtisse banalement blanchie à la chaux,assortie de dépendances et d’écuries, et située au milieu d’unecuvette gazonnée au pied des falaises crayeuses. Quand elle étaithabitée, la maison ne devait pas être bien gaie, mais avec sescheminées sans fumée et ses volets fermés, elle paraissait lugubre.Son propriétaire avait planté un bosquet de jeunes mélèzes et dessapins ; hélas ! les embruns les avaient flétris, et ilsbaissaient mélancoliquement la tête !

Mais les inventeurs n’étaient pas disposés àse laisser déborder par l’ambiance. Plus ils étaient isolés, mieuxcela valait. Le cocher les aida à transporter leurs colis dansl’allée, et ils les déposèrent dans la salle à manger obscure. Lesoleil se couchait lorsque, à un bruit de roues au loin, ils surentqu’ils étaient enfin seuls.

Pericord avait ouvert les volets. La doucelumière du soir filtrait à travers les vitres. Brown tira de sapoche un couteau et coupa le fil poissé qui renforçait la toile.Quand l’enveloppe brune fut défaite, deux grands ventilateurs enmétal jaune apparurent. Il les plaça contre le mur. La ceinture,les raccords, le moteur furent successivement déballés. La nuitétait tombée. Ils allumèrent une lampe pour pouvoir visser lesécrous, ajuster les rivets et terminer tous leurs préparatifs.

– Ça y est ! fit enfin Brown en reculantpour contempler la machine.

Pericord ne dit rien, mais son visagen’exprimait que de la fierté et la fièvre de l’attente.

– Il faut que nous mangions quelque chose, ditBrown, en étalant quelques provisions qu’il avait apportées.

– Après !

– Non, maintenant ! répondit lemécanicien. Je suis à moitié mort de faim.

Il tira la table et mangea de bon appétit,tandis que son camarade arpentait la pièce d’un pas impatient.

– Paré ! déclara Brown en se levant et ensecouant ses miettes de pain. Qui monte dedans ?

– Moi ! cria l’inventeur. Ce que nousfaisons ce soir sera immortalisé par l’Histoire !

– Mais tout danger n’est pas écarté, ditBrown. Nous ne savons pas tout à fait comment la machinefonctionnera.

– Aucune importance !

– Il n’est pas nécessaire que nous allionsdélibérément au-devant d’un danger.

– Comment cela ? L’un de nous deux doittenter l’expérience, voyons.

– Pas du tout. Le moteur marchera aussi biens’il est attaché à un objet inanimé.

– C’est exact, répondit Pericord enréfléchissant.

– Il y a des briques près de la grange. J’aiici un sac. Pourquoi un sac de briques ne prendrait-il pas notreplace ?

– Bonne idée ! Je ne vois pasd’objection.

– Venez, alors !

Ils sortirent tous deux, emportant lesdiverses pièces de leur machine. La lune brillait dans un cielpresque sans nuages. Sur les Downs, tout était calme et silencieux.Ils s’arrêtèrent un moment devant la grange et écoutèrent, aucunbruit ne parvint à leurs oreilles, sauf le sourd grondement de lamer. Pendant que Pericord faisait la navette pour apporter tout cedont ils avaient besoin, Brown remplit de briques un grand sacétroit.

Quand tout fut prêt, ils fermèrent la porte dela grange et posèrent la lampe sur une malle vide. Le sac debriques fut installé sur deux tréteaux, et la large ceintured’acier bouclée autour de lui. Puis ils attachèrent à la ceintureles grandes ailettes, les fils et la boîte métallique contenant lemoteur. En dernier lieu, ils ajustèrent un gouvernail plat enacier, en forme de queue de poisson, au bas du sac.

– Nous allons être obligés de le faire tournersur un cercle restreint, dit Pericord, en examinant les murs hautset nus.

– Bloquez le gouvernail sur un côté, suggéraBrown. Maintenant, nous sommes parés. Pressez le bouton. Nousverrons bien.

Pericord se pencha en avant. Ses mainsnerveuses plongèrent parmi les fils. Brown demeurait impassibledevant la surexcitation de son compagnon. La machine se mit àgeindre. Les grandes ailettes jaunes battirent convulsivement unefois. Puis une deuxième fois. Puis une troisième fois, avec plus delenteur mais aussi plus de puissance. Un quatrième coup d’ailesremplit la grange d’un souffle d’air chassé. Au cinquième, le sacde briques commença à danser sur les tréteaux. Au sixième, il sesouleva en l’air, et il serait retombé par terre si un septième nel’avait redressé et ne l’avait fait voleter en suspension. Lamachine s’éleva en battant lourdement des ailes et dessina uncercle ; on aurait dit un grand oiseau maladroit quiremplissait la grange de son bourdonnement et de son ronron. À lalueur incertaine de la lampe jaune, le spectacle de ces cerclesn’était pas banal.

Les deux hommes demeurèrent quelques instantssilencieux. Puis Pericord leva ses bras en l’air.

– Elle marche ! cria-t-il. Le moteurBrown-Pericord fonctionne !

De joie, il se mit à danser dans la grange.Les yeux de Brown pétillaient, il sifflota doucement.

– Regardez comme il vole en douceur,Brown ! reprit l’inventeur. Et le gouvernail, comme il estbien réglé ! Il faut prendre le brevet dès demain !

Le visage de son camarade s’assombrit et secrispa.

– Le brevet est déposé, dit-il d’un rireforcé.

– Déposé ? dit Pericord.Déposé ?…

Il avait prononcé le mot presque à voix bassela première fois, il le répéta en hurlant.

« Qui a osé déposer le brevet de moninvention ?

– Moi. Ce matin. Il est inutile de vousexciter pareillement. Tout va bien.

– Vous avez déposé le brevet du moteur !Sous quel nom ?

– Sous mon nom, répondit Brown, maussade. Jeconsidère que j’en avais le droit.

– Et mon nom n’apparaît pas ?

– Non, mais…

– Coquin ! cria Pericord. Voleur,scélérat ! Vous m’avez volé mon œuvre ! Vous voulez mechiper tout le crédit de l’affaire ! Vous allez me rendre cebrevet, même si pour cela je dois vous trancher la gorge !

Un feu sombre couvait dans ses yeux noirs, ilse tordait passionnément les mains. Brown n’était pas un lâche,mais il recula quand l’autre avança sur lui.

– À bas les pattes ! dit-il en tirant desa poche son couteau. Si vous m’attaquez, je medéfendrai !

– Vous me menacez ? cria Pericord, blancde colère. Vous êtes une brute et un tricheur. Donnez-moi lebrevet.

– Non, je ne vous donnerai pas le brevet.

– Brown, attention ! Donnez-moi lebrevet !

– Non. C’est moi qui ai fait le travail.

Pericord, yeux flamboyants et mains en avant,bondit sur Brown. Celui-ci se libéra de son étreinte, mais il futprécipité contre la malle et bascula par-dessus. La lampes’éteignit. La grange fut plongée dans les ténèbres. Un rayon delune filtrait à travers une étroite fente.

– Allez-vous me donner ce brevet,Brown ?

Pas de réponse.

– Donnez-le moi !

Brown ne répondit rien. À part levrombissement de la machine qui volait toujours au-dessus de leurstêtes, le silence était total. Pericord hésita. Il eut peur. Iltâtonna dans l’obscurité. Ses doigts de refermèrent sur une main.Elle était froide et insensible. Toute sa colère se transforma enun sentiment d’horreur. Il frotta une allumette, remit la lampedebout et l’alluma.

Brown gisait en boule derrière la malle.Pericord le saisit dans ses bras et le souleva. Ce fut alors que lemutisme du mécanicien s’expliqua. Brown était tombé sur son brasdroit replié sous lui, et son propre poids avait profondémentenfoncé le couteau dans son dos. Il était mort sans une plainte. Ledrame avait été soudain, horrible, définitif.

Pericord s’assit sur le bord de la malle. Iltremblait comme s’il avait la fièvre. Pendant ce temps, le grandmoteur Brown-Pericord grondait et tournait au-dessus de lui.Combien de temps demeura-t-il sans bouger ? Personne ne lesaura jamais. Mille idées folles germèrent dans sa cervelleétourdie. Certes, il n’avait été que la cause indirecte de cettemort. Mais qui le croirait ? Il regarda son costume taché desang. Tout était contre lui. Mieux vaudrait fuir, ne pas seprésenter à la police en se fiant à son innocence. Personne, àLondres, ne savait où ils étaient. S’il pouvait se débarrasser ducadavre, il disposerait de quelques jours avant que s’éveillent lespremiers soupçons.

Tout à coup, un grand bruit se fit entendre.Le sac volant s’était progressivement élevé au fur et à mesurequ’il tournait, et il avait heurté les combles. Le coup déplaça unecourroie de transmission, et la machine retomba lourdement à terre.Pericord déboucla la ceinture. Le moteur n’avait aucun mal. Uneinspiration soudaine, étrange, lui vint. La machine lui étaitdevenue odieuse. Il pourrait se débarrasser d’elle et du cadavred’une manière qui défierait toute enquête humaine.

Il ouvrit la porte de la grange et portaau-dehors le corps de son compagnon sous la lumière de la lune. Unmonticule se dressait à une dizaine de mètres. Il le transportajusque-là et l’allongea sur le sommet avec précaution. Puis il allachercher le moteur, la ceinture et les ailettes. Avec des doigtsqui tremblaient, il attacha la large ceinture d’acier autour de lataille du mort. Puis il vissa les ailettes. Il suspendit au-dessusla boîte du moteur, relia les fils, mit le moteur en route. Pendantdeux ou trois minutes, les grandes ailes jaunes s’agitèrent surplace. Bientôt le cadavre commença à exécuter de petits bonds etdescendit la pente du monticule. Il acquit progressivement de lavitesse. Enfin il se souleva en l’air et plana au clair de lune.Pericord avait tourné le gouvernail plein sud. L’appareilfantastique prit de la hauteur, accéléra, passa au-dessus de laligne des falaises crayeuses, s’engagea au-dessus de la mer.Pericord, blanc comme un linge, le regardait. Et puis l’appareilressembla à un oiseau noir qui aurait eu des ailes d’or et quis’ensevelirait dans la brume flottant sur les eaux.

L’asile de fous de l’État de New York compteun pensionnaire à l’œil farouche dont le nom et le lieu denaissance sont inconnus. Les médecins disent qu’il a eu la raisondérangée par un choc brutal, mais la nature de ce choc leuréchappe. Ils affirment que c’est toujours la machine la plusdélicate qui se détraque le plus vite, et, pour prouver cet axiome,ils exhibent les moteurs électriques compliqués et les remarquablesmoteurs d’avion que le malade aime dessiner dans ses meilleursmoments de lucidité.

LA CHAMBRE SCELLÉE

Titre original :The Sealed Room.

Un avoué possédant des habitudes d’activité etdes goûts sportifs, et que l’attente de clients éventuels contraintà rester entre les quatre murs de son bureau de dix heures du matinà cinq heures de l’après-midi, doit prendre le soir tout l’exercicepossible. Voilà pourquoi je m’étais adonné à de longues promenadesnocturnes. Pendant que j’arpentais les hauteurs de Hampstead et deHighate, je nettoyais mon organisme de l’air impur d’Abchurch Lane.C’est au cours de l’une de ces randonnées sans but précis que j’airencontré Felix Stanniford pour la première fois, et que j’ai étéamené à vivre la plus extraordinaire aventure de mon existence.

Un soir (c’était en avril ou au début de mai1894), je m’étais dirigé vers la lisière nord de Londres, etarpentais l’une de ces larges avenues bordées de hautes villas enbrique que la capitale pousse toujours plus avant dans la campagne.La nuit était belle, la lune brillait dans un ciel sans nuages.Comme j’avais déjà marché pendant plusieurs kilomètres, j’airalenti mon pas et je me suis soudainement intéressé à ce quim’environnait. Dans cette humeur contemplative, je me suis arrêtépour regarder l’une des maisons devant lesquelles je passais.

C’était un grand immeuble, bâti sur son propreterrain, un peu en arrière de la route. Il paraissait moderne, etpourtant il l’était beaucoup moins que ses voisins qui tous étaientcrûment et péniblement neufs. La perspective des maisons setrouvait interrompue par le trou creusé par une pelouse garnie delauriers, et au fond de laquelle se dressait la masse noire etconfuse du grand immeuble. Il avait certainement servi de maison decampagne à un riche négociant, et il avait dû être construit àl’époque où la rue la plus proche était à un ou deux kilomètres delà et puis il avait été rattrapé, cerné par les tentacules debrique rouge de la pieuvre londonienne. Le prochain stade seraitsans doute consacré à son absorption et à sa digestion par lapieuvre, et des entrepreneurs de maisons à bon marché élèveraientsur le jardin une douzaine de villas à quatre-vingts livresl’année. Mais, alors que toutes ces pensées me traversaientl’esprit, un accident s’est produit sous mes yeux, et j’ai étébientôt préoccupé par tout autre chose.

Un fiacre à quatre roues (cet opprobre deLondres) survenait en grinçant et cahotant ; dans la directionopposée avançait le phare jaune d’un cycliste. Sur cette chausséeéclairée par la lune, ils étaient les deux seuls véhicules enmarche. Et pourtant ils se sont tamponnés avec la précision malignequi permettrait à deux paquebots de s’emboutir en plein milieu del’Atlantique. C’était la faute du cycliste, il avait essayé detraverser devant le fiacre, il avait mal calculé la distance, et lecheval l’avait envoyé rouler sur le sol. Il s’est relevé engeignant. Le cocher l’a d’abord accablé de jurons ; puis ils’est rendu compte que son numéro n’avait pas été relevé, il afouetté son cheval et s’est éloigné. Le cycliste a voulu saisir leguidon de son vélo, mais il est retombé assis par terre et il apoussé un gémissement.

J’ai traversé la chaussée en courant et je mesuis approché de lui.

– Vous êtes blessé ? lui ai-jedemandé.

– C’est ma cheville. Seulement une foulure, jecrois. Mais c’est assez douloureux. Voulez-vous me donner la main,s’il vous plaît ?

Pendant que je l’aidais à se remettre debout,j’ai remarqué qu’il s’agissait d’un jeune homme comme il faut, quiavait une petite moustache brune et de grands yeux foncés,sensibles, je dirais même nerveux, ses joues creuses n’indiquaientpas une bonne santé, le travail ou un chagrin avait marqué sonvisage maigre et jaune. Une fois debout, il s’est tenu sur un pied,et il a fait la grimace quand il a essayé de remuer l’autre.

– Je ne peux pas le poser à terre !a-t-il soupiré.

– Où habitez-vous ?

– Ici !

Il a fait un signe de tête vers le grandimmeuble noir au fond du jardin.

– Je coupais pour arriver à la grille quand cemaudit fiacre s’est jeté sur moi. Pourriez-vous m’aider à allerjusque-là ?

J’ai rangé sa bicyclette de l’autre côté de lagrille, puis je l’ai aidé à suivre l’allée et à monter les marchesdu perron. Il n’y avait aucune lumière, la maison semblait aussisombre et déserte que si personne ne l’avait jamais habitée.

– Cela ira. Je vous remercie beaucoup,m’a-t-il dit en introduisant sa clé dans la serrure.

– Non ! Permettez-moi de vous savoir toutà fait hors de danger.

Il a commencé par protester faiblement, maisil s’est vite rendu compte qu’il ne pourrait rien faire sans moi.La porte s’était ouverte sur un vestibule obscur. Il s’est avancéen boitant, toujours à mon bras.

– Cette porte sur la droite…

J’ai ouvert la porte pendant qu’il frottaitune allumette. Une lampe était placée sur la table ; nousl’avons allumée.

– Maintenant, ça va très bien. Vous pouvez melaisser ici ! Bonsoir !

Sur ces mots, il s’est assis sur un fauteuil,et il s’est évanoui.

Je me trouvais dans une situation peu banale.Ce jeune homme paraissait si blême que je me demandais s’il n’étaitpas mort. Bientôt pourtant, ses lèvres ont frémi et sa poitrines’est soulevée mais ses yeux n’étaient que deux fentes minces etblanches, et il avait une mine épouvantable. Après avoir pesé mesresponsabilités, j’ai tiré sur un cordon de sonnette. J’ai entenduune cloche lointaine battre furieusement. Mais personne ne s’estprésenté, la cloche a continué de vibrer dans le silence del’immeuble. J’ai sonné une deuxième fois sans plus de résultat.C’était invraisemblable, il devait y avoir quelqu’un quelquepart ; ce jeune homme ne vivait sûrement pas seul dans cettegrande maison ! Il fallait que sa famille fût mise au courantde son état. Puisque mes coups de sonnette restaient sans réponse,je n’avais qu’à aller moi-même chercher du monde. J’ai pris lalampe et j’ai quitté la chambre.

Ce que j’ai vu alors m’a étonné. Le vestibuleétait vide. Les marches de l’escalier n’avaient pas de tapis etétaient jaunes de poussière. Trois portes ouvraient sur de vastespièces, toutes étaient absolument nues, des toiles d’araignéependaient du plafond, des champignons pourrissaient sur les murs.L’écho de mes pas résonnait bruyamment. Je suis descendu dans lescuisines avec l’espoir d’y trouver un domestique endormi. Erreur,l’office était désert. J’ai suivi alors un autre couloir, et j’aidécouvert quelque chose qui m’a surpris plus que tout le reste.

Ce couloir aboutissait à une grande portebrune, dont la serrure était recouverte d’un sceau de cire rougequi avait la taille d’une pièce de cinq shillings. Le sceau devaitêtre posé là depuis longtemps, car le rouge était déteint et sale.J’étais en train de le considérer et de supputer ce que cette piècepouvait contenir quand j’ai entendu une voix qui m’appelait ;je suis revenu sur mes pas, et j’ai trouvé mon jeune homme assissur son fauteuil, tout étonné de la disparition de sa lampe.

– Pourquoi diable aviez-vous emporté lalampe ? m’a-t-il demandé.

– Je cherchais du secours pour vous.

– Vous auriez pu en chercher longtemps. Jesuis seul dans cette maison.

– Fâcheux quand vous tombez malade !

– J’ai été stupide de m’évanouir. J’ai héritéde ma mère un cœur assez faible, une souffrance, une émotion et jeperds connaissance. Un jour, je ne me réveillerai pas, comme elle.Seriez-vous médecin ?

– Non. Je suis juriste. Je m’appelle FrankAlder.

– Et moi Felix Stanniford. C’est amusant queje fasse la connaissance d’un homme de loi, car mon ami,M. Percival, me disait tout à l’heure que nous en aurionsbesoin d’un sous peu.

– Je serai très heureux de vous rendreservice.

– Cela dépend de lui, comprenez-vous ?Avez-vous parcouru tout le rez-de-chaussée avec cettelampe ?

– Oui.

– Tout le rez-de-chaussée ? a-t-ilinsisté en me dévisageant attentivement.

– Je pense que oui. J’espérais découvrirquelqu’un.

– Êtes-vous entré dans toutes lespièces ?

– Celles où j’ai pu entrer, oui.

– Ah ! alors vous l’avez remarquée ?m’a-t-il dit.

Et il a haussé les épaules comme quelqu’un quifait contre mauvaise fortune bon cœur.

– Remarqué quoi ?

– La porte avec le sceau dessus.

– Oui.

– Et vous ne vous êtes pas demandé ce querenfermait cette pièce ?

– Ma foi, j’ai trouvé cela un peu anormal.

– Croyez-vous que l’on peut vivre dans cettemaison, pendant des années, en se demandant ce qu’il y a derrièrecette porte, sans avoir regardé une fois ?

– Comment ! me suis-je écrié. Vous ne lesavez pas ?

– Pas plus que vous.

– Pourquoi n’avez-vous pas regardé ?

– Parce que je ne dois pas regarder, m’a-t-ilrépondu.

Il m’a fait cette déclaration sur un toncontraint, et j’ai compris que je m’étais aventuré sur un terraindélicat. Je ne crois pas être plus curieux que n’importe qui, maisle côté bizarre de cette aventure excitait fortement ma curiosité.N’ayant cependant plus d’excuse pour m’incruster dans cette maison,puisque mon compagnon avait repris connaissance, je me suis levépour partir.

– Êtes-vous pressé ? m’a-t-ildemandé.

– Non. Je n’ai rien à faire.

– Eh bien ! je serais très heureux sivous consentiez à rester encore un peu avec moi. Le fait est que jemène une existence de reclus. Je ne crois pas qu’à Londresquelqu’un d’autre vive de la même manière. Je n’ai pas souventl’occasion de bavarder.

J’ai jeté un coup d’œil autour de moi dans lapetite chambre, elle était pauvrement meublée, un lit-divan étaitdisposé sur un côté. Puis j’ai pensé à ce grand immeuble vide et àla sinistre porte scellée. Il y avait quelque chose de grotesquedans cette situation, et j’ai eu envie d’en savoir davantage. Sij’attendais un peu, peut-être obtiendrais-je des précisions ?Je lui ai répondu que je ne demandais pas mieux que de resterencore un peu avec lui.

– Sur la table latérale, vous trouverez del’alcool et un siphon. Vous voudrez bien m’excuser si je ne peuxpas me comporter en maître de maison mais je serais incapable detraverser ma chambre. Les cigares sont là. Je pense que je vais enfumer un. Ainsi, vous êtes avoué, monsieur Alder ?

– Oui.

– Et moi je ne suis rien. Je suis le plusmisérable des êtres humains, le fils d’un millionnaire. J’ai étéélevé avec la perspective d’une grosse fortune. Et me voici, pauvrehomme sans métier. Pour comble, j’ai sur les bras ce grand immeubleque je suis incapable d’entretenir. N’est-ce pas absurde ? Quej’habite une maison pareille, c’est un peu comme si un marchand desquatre-saisons faisait tirer sa charrette par un pur-sang. Un ânelui serait plus utile et à moi une chaumière.

– Mais pourquoi ne vendez-vous pas lamaison ? lui ai-je demandé.

– Je ne dois pas la vendre.

– Louez-la, alors !

– Non. Je ne dois pas louer non plus…

J’ai sans doute eu l’air intrigué, il asouri.

– Je vais vous mettre au courant de tout, sije ne vous ennuie pas.

– Au contraire. Vous m’intéresserezbeaucoup.

– Je pense qu’étant donné votre sollicitudeenvers moi, je ne puis faire moins que satisfaire une curiositélégitime. Apprenez d’abord que mon père était StanislausStanniford, le banquier…

Stanniford, le banquier ! Je me rappelaisbien le nom. Il avait fui l’Angleterre sept ans plus tôt, avantd’avoir été l’un des sujets de scandale de l’époque.

– Je vois que vous avez de la mémoire, apoursuivi le jeune homme. Mon pauvre père a quitté le pays pour neplus rencontrer de nombreux amis dont il avait investi leséconomies dans une spéculation malheureuse. C’était un hommesensible, tout en nerfs ! L’étendue de ses responsabilités luia fait perdre la tête. Il n’avait commis aucun délit légal. C’étaitpurement et simplement une question sentimentale. Il n’a même pasvoulu revoir sa propre famille, et il est mort à l’étranger sansnous avoir dit où il se trouvait.

– Il est mort !

– Nous n’avons pas eu la preuve de son décès,mais nous en sommes sûrs, car la spéculation en question s’estfinalement révélée excellente, et dès lors il n’avait plus aucuneraison pour se cacher. S’il avait survécu, il serait rentré. Maisil a dû mourir au cours de ces deux dernières années.

– Pourquoi au cours de ces deux dernièresannées ?

– Parce que nous avons eu de ses nouvelles ily a deux ans.

– Ne vous disait-il pas où ilvivait ?

– La lettre était postée de Paris, mais sansadresse. C’était au moment de la mort de ma pauvre mère. Il m’aécrit alors, pour me donner quelques instructions et des conseils.Depuis, je n’ai plus jamais entendu parler de lui.

– Mais auparavant vous étiez resté enrelations ?

– Oh ! oui. Et voilà où nous en arrivonsau mystère de la chambre scellée sur lequel vous avez trébuché cesoir. Passez-moi ce sous-main, je vous prie. J’y ai enfermé leslettres de mon père. Vous serez, avec M. Percival, le seul àen avoir pris connaissance.

– Puis-je vous demander qui estM. Percival ?

– Le secrétaire particulier de mon père. Il acontinué d’être l’ami et le conseiller de ma mère, puis le mien. Jene sais pas ce que nous aurions fait sans Percival. C’est lui quiest venu le premier nous voir, le jour même de la fuite de monpère, vous comprenez ? Lisez cette lettre.

J’ai lu la lettre suivante :

Ma femme à jamais chérie,

Depuis que sir William m’a informé de lafaiblesse de votre cœur et des dangers que vous ferait courir lemoindre choc, je ne vous ai jamais parlé de mes affaires. L’heureest venue où coûte que coûte je ne peux plus vous cacher que masituation est très mauvaise. Elle m’oblige à vous quitter pourquelque temps, mais je vous donne l’assurance formelle que nousnous reverrons très bientôt. Vous pouvez en être absolumentcertaine. Notre séparation ne sera que très brève, mon cheramour ; aussi ne vous inquiétez pas, et ne mettez pas votresanté en péril, car elle m’importe le plus au monde.

J’ai une prière à vous adresser, et jevous supplie par tout ce qui nous unit de vous conformerscrupuleusement à mon désir. Il y a certaines choses dont je neveux pas qu’elles soient vues par quiconque dans ma cabine noire,celle dont je me sers pour les photographies, au bout du couloir dujardin. Pour vous épargner la moindre pensée pénible, je vouscertifie une fois pour toutes, ma chérie, qu’elle ne contient riendont vous pourriez avoir honte. Cependant, je ne tiens pas à ce quevous ou Felix y pénétriez. Elle est fermée à clé, et je vousdemande instamment, dès le reçu de cette lettre, de poserimmédiatement un sceau sur la serrure et de l’y laisser. Ne vendezpas, ne louez pas la maison, autrement mon secret serait découvert.Tant que vous ou Felix habiterez la maison, je suis sûr que vousvous conformerez à mes désirs. Lorsque Felix aura vingt et un ans,il pourra entrer dans la chambre, pas avant.

Et maintenant, au revoir, la meilleure desépouses ! Pendant notre brève séparation, n’hésitez pas àconsulter M. Percival. Il a toute ma confiance. Je suisterriblement au regret de vous abandonner, Felix et vous, même pourpeu de temps, mais je n’ai vraiment pas le choix.

Toujours et à jamais votre mariaimant,

Stanislaus Stanniford.

4 juin 1887.

– Je vous ai importuné avec des affaires defamille en vérité très intimes, m’a dit pour s’excuser moncompagnon. Considérez cela de votre point de vue professionnel. Ily a des années que je désirais en parler à quelqu’un.

– Votre confiance m’honore, ai-je répondu. Etles faits m’intéressent prodigieusement.

– Mon père était connu pour son amour de lavérité, un amour presque morbide. Il était d’une précisionmathématique. Quand il a écrit qu’il espérait revoir ma mère trèsbientôt, et quand il a ajouté qu’il n’y avait rien de honteux dansla chambre scellée, vous pouvez être absolument certain qu’il lepensait.

– Alors, que peut-il y avoir dedans ?

– Ni ma mère ni moi n’en avions la moindreidée. Nous avons suivi ses conseils à la lettre, et placé le sceausur la serrure, il n’en a jamais bougé. Ma mère a vécu cinq ansaprès la disparition de mon père, bien qu’à l’époque tous lesmédecins eussent affirmé qu’elle ne survivrait pas au choc. Soncœur était en très mauvais état. Pendant les tous premiers mois,elle a reçu deux lettres de mon père, toutes deux timbrées de Pariset sans adresse. Elles étaient brèves et affirmaient la même chose,qu’ils seraient bientôt réunis et qu’en attendant elle ne setracasse pas. Puis il y a eu un silence, qui s’est prolongé jusqu’àla mort de ma mère. Alors j’ai reçu une lettre de lui, mais d’uncaractère si personnel, si privé que je ne puis vous la montrer, ilme priait de ne jamais avoir mauvaise opinion de lui, il me donnaitplusieurs bons conseils, et il ajoutait que le sceau sur la chambreavait moins d’importance depuis que ma mère n’était plus, mais queson ouverture pourrait causer de la peine à d’autres et que, parconséquent, il préférait que l’ouverture n’ait pas lieu avant mavingt et unième année, ce laps de temps rendant les choses plusfaciles. Jusque-là, il me confiait la garde de cette chambre. Vouscomprenez à présent pourquoi, tout en étant très pauvre, je ne puisni vendre ni louer cette grande maison.

– Vous pourriez l’hypothéquer.

– Mon père l’avait déjà fait.

– Votre situation n’est pas banale !

– Ma mère et moi, nous avons été obligés devendre peu à peu le mobilier et de renvoyer les domestiques si bienque maintenant je vis seul, sans domestique, dans une chambre. Maisje n’en ai plus que pour deux mois.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Eh bien ! dans deux mois j’aurai l’âgerequis. La première chose que je ferai sera d’ouvrir cette porte.La deuxième de me débarrasser de la maison.

– Pourquoi votre père est-il demeuré àl’étranger quand ses investissements ont repris de lavaleur ?

– Il devait être mort.

– Vous m’avez dit qu’il n’avait commis aucundélit légal avant de quitter l’Angleterre ?

– Aucun.

– Pourquoi n’a-t-il pas emmené votremère ?

– Je l’ignore.

– Pourquoi cachait-il son adresse ?

– Je ne sais pas.

– Pourquoi a-t-il laissé enterrer votre mèresans revenir ?

– Je n’en sais rien.

– Mon cher monsieur, ai-je dit, si vousm’autorisez à parler avec la sincérité d’un conseillerprofessionnel, je dirai qu’il paraît évident que votre père avaitde solides motifs pour fuir le pays et que, si rien n’a pu êtreprouvé contre lui, il pensait du moins le contraire et refusait dese placer sous le pouvoir de la loi. Cela me semble évident, jevous le répète, car comment expliquer les faits d’une autrefaçon ?

Ma suggestion n’a guère été prisée par moncompagnon.

– Vous n’avez pas eu l’avantage de connaîtremon père, m’a-t-il répondu fraîchement. Je n’étais qu’un enfantquand il nous a quittés, mais je le considérai toujours comme leportrait de l’homme idéal. Son seul défaut était d’être tropsensible et trop désintéressé. Que quelqu’un ait perdu de l’argentpar sa faute, voilà ce qui a déchiré son cœur. Son sens del’honneur était extrême. Toute théorie contredisant ce point estabsolument fausse.

J’ai été content d’entendre le jeune homme meparler aussi carrément. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de penserque les faits lui donnaient tort, et qu’il était incapable de jugerimpartialement de la situation.

– Je vous ai parlé en profane, lui ai-je dit.Et maintenant je vais vous laisser, car une longue marche m’attend.Votre histoire m’a tellement intéressé que je serais heureux sivous me faisiez connaître la suite.

– Donnez-moi votre carte, m’a-t-ilrépondu.

Et nous nous sommes quittés là-dessus.

Pendant quelque temps, je n’ai plus eu denouvelles, et je commençais à me demander si je ne m’étais pastrouvé mêlé à l’une de ces aventures éphémères qui, lorsqu’elleséchappent à l’observation directe, n’ont comme conclusion qu’unespoir ou un soupçon. Un après-midi cependant, mon secrétaire m’afait passer une carte au nom de M. J. H. Percival, et il aintroduit peu après dans mon bureau un petit homme sec d’unecinquantaine d’années, aux yeux clairs.

– Je crois, monsieur, m’a-t-il dit, que monnom vous a été mentionné par mon jeune ami M. FelixStanniford.

– En effet. Je m’en souviens très bien.

– Il vous a parlé, me semble-t-il, descirconstances qui ont trait à la disparition de mon anciendirecteur, M. Stanislaus Stanniford, et de l’existence d’unechambre scellée dans sa résidence.

– C’est exact.

– Et vous avez manifesté un certain intérêtpour cette affaire.

– Elle m’a très vivement intéressé.

– Vous n’êtes pas sans savoir que nous avonsl’autorisation de M. Stanniford d’ouvrir cette porte pour levingt et unième anniversaire de son fils ?

– Je me le rappelle.

– Ce vingt et unième anniversaire tombeaujourd’hui.

– L’avez-vous ouverte ? ai-je demandéaussitôt.

– Non, monsieur, pas encore. Je pense, nonsans raisons, qu’il serait préférable d’avoir un témoin présent àl’ouverture. Vous êtes avoué, et vous connaissez les faits.Voudriez-vous nous servir de témoin ?

– Très certainement.

– Vous êtes occupé pendant la journée, et moiaussi. Voudriez-vous que nous nous retrouvions à neuf heures dansla maison ?

– J’irai avec plaisir.

– Nous vous attendrons donc là-bas. Au revoir,monsieur.

Il m’a adressé un salut solennel et il m’alaissé.

Jusqu’à l’heure du rendez-vous, mon cerveau avainement cherché une explication plausible au mystère qui allaitêtre éclairci. M. Percival et le jeune homme étaient réunisdans la chambre que je connaissais. Je n’ai pas été surpris devantla pâleur et la nervosité de Felix Stanniford, mais l’intensesurexcitation du petit homme de la City, qu’il dominait mal, m’aétonné. Il avait les joues rouges, les mains crispées, et il étaitincapable de demeurer en place.

Stanniford m’a accueilli avec chaleur et m’aremercié d’être venu.

– Et maintenant, Percival, a-t-il dit en setournant vers son compagnon, je suppose qu’il n’y a plus d’obstacleà l’élucidation de cette énigme ? Je serais heureux d’en avoirterminé avec la chambre scellée.

Le secrétaire du banquier a pris la lampe etnous a précédés. Mais il s’est arrêté dans le couloir, devant laporte, et sa main tremblait si fort que nos ombres dansaient sur lemur.

– Monsieur Stanniford, a-t-il déclaré d’unevoix cassée, j’espère que vous vous êtes préparé pour le cas oùvous subiriez un choc, une fois le sceau brisé et la porteouverte.

– De quoi pourrait-il s’agir, Percival ?Vous essayez de me faire peur !

– Non, monsieur Stanniford. Mais je voudraisque vous soyez prêt… à vous ressaisir… à ne pas vous laisseraller…

Il était obligé d’humecter ses lèvres sèchesentre chaque bribe de phrase. J’ai compris tout à coup qu’il savaitce qu’il y avait derrière cette porte fermée, et que c’étaitquelque chose de terrible.

– Voici les clés, monsieur Stanniford. Maisrappelez-vous mon avertissement !

Il avait un trousseau de clés dans lamain ; le jeune homme le lui a arraché. Puis il a enfoncé uncouteau sous le sceau décoloré et l’a brisé. La lampe vacillaittellement dans la main de Percival que je la lui ai prise et que jel’ai approchée moi-même de la serrure. Stanniford a essayé diversesclés. Enfin l’une d’entre elles a tourné, la porte s’est ouverte,il a fait un pas dans la chambre puis, poussant un cri horrible, ils’est effondré sans connaissance à nos pieds.

Si je n’avais pas pris garde à l’avertissementdu secrétaire et si je ne m’étais pas préparé au pire, j’auraiscertainement laissé tomber la lampe. La chambre, sans fenêtre etnue, était équipée pour servir de laboratoire photographique, avecun robinet et un évier sur un côté. J’ai entrevu sur une étagèredes flacons, des bouteilles, des mesures. Et j’ai surtout respiréune odeur particulière, lourde, mi-chimique mi-animale. En face denous, il y avait une table et une chaise ; sur cette chaise,devant cette table, un homme était assis dans l’attitude d’écrire.Il paraissait normalement en vie. Mais lorsque la lumière l’aéclairé, mes cheveux se sont dressés sur ma tête : il avait lanuque noire et ridée, pas plus grosse que mon poignet. Il étaitcouvert de poussière : d’une poussière épaisse, jaune ;il en avait sur les cheveux, sur les épaules, sur ses mainsratatinées et couleur de citron. Sa tête était tombée en avant. Saplume reposait sur une feuille de papier décolorée.

– Mon pauvre maître ! Mon pauvre, pauvremaître ! s’est écrié le secrétaire.

Des larmes coulaient sur ses joues.

– Comment ! me suis-je exclamé.M. Stanislaus Stanniford ?

– Il est assis depuis sept ans. Oh !pourquoi a-t-il fait cela ? Je l’ai prié, supplié, je suistombé à genoux. Il n’a rien voulu entendre. Vous voyez la clé surla table. Il avait fermé la porte de l’intérieur. Et il a écritquelque chose. Nous devons savoir ce qu’il a écrit.

– Oui. Prenez cette feuille de papier etsortons d’ici. L’air est empoisonné. Venez, Stanniford,venez !

Nous l’avons empoigné chacun par un bras etnous avons plus ou moins porté le jeune homme dans sa chambre.

– C’était mon père ! s’est-il écrié,quand il a repris connaissance. Il est mort sur sa chaise. Vous lesaviez, Percival ! Voilà pourquoi vous m’aviez averti.

– Oui, je le savais, monsieur Stanniford. J’aiconstamment agi pour le mieux, mais ma situation a été terriblementdifficile. Depuis sept ans, je savais que votre père était mortdans cette chambre.

– Vous le saviez, et vous ne nous l’aviez pasdit !

– Ne me rudoyez pas, monsieurStanniford ! Tenez compte du rôle que j’ai été obligé dejouer.

– Ma tête tourne. Je ne vois plus clair…

Il s’est levé avec difficulté, et il a buquelques gorgées de cognac.

– Ces lettres à ma mère et à moi-même,c’étaient des faux ?

– Non, monsieur. C’est votre père qui les aécrites et qui m’a laissé le soin de les poster. J’ai exécutéloyalement ses instructions en toutes choses. Il était mon maître,je lui ai obéi.

Le cognac avait calmé les nerfs du jeunehomme.

– Dites-moi tout. Maintenant je tiendrai lecoup.

– Eh bien ! monsieur Stanniford, voussavez que votre père a eu de gros ennuis ; il pensait quebeaucoup de gens allaient perdre leurs économies par sa faute. Ilavait si bon cœur que cette idée lui était insupportable, elle letourmentait, le torturait, finalement, il a décidé de mettre fin àses jours. Oh ! monsieur Stanniford, si vous saviez comme jel’ai supplié, comme j’ai lutté contre lui, vous ne me blâmeriezjamais ! À son tour, il m’a supplié comme aucun homme nel’aurait fait. Il avait pris son parti, il n’y renoncerait en aucuncas, m’a-t-il dit. Mais il dépendait de moi que sa mort fût légèreet facile ou misérable et malheureuse. J’ai lu dans son regard cequ’il entendait par là. Et finalement j’ai cédé devant sesprières ; j’ai consenti à exécuter ses instructions.

« Il était très affligé par ce que luiavait dit le meilleur médecin de Londres au sujet de sa femme, dontle cœur ne supporterait pas le moindre choc. Il envisageait avechorreur le risque de hâter sa fin, et cependant vivre lui étaitdevenu intolérable. Comment attenterait-il à ses jours sans luifaire de mal ?

« Vous savez maintenant comment il s’yest pris. Il a écrit la lettre qu’elle a reçue. Il n’y avait dansces lignes rien qui ne fût rigoureusement exact. Quand il parlaitde la revoir bientôt, il songeait qu’elle n’avait plus longtemps àvivre, le médecin lui avait certifié qu’elle ne passerait pas lecap de l’année en cours. Il en était tellement convaincu qu’il n’apas laissé plus de deux lettres pour elle, ces lettres devaient luiparvenir à des dates qu’il avait fixées. Elle a vécu cinq années etje n’avais plus de lettres à lui envoyer.

« Il a laissé une autre lettre pour vous,monsieur. Je devais vous l’adresser à l’occasion du décès de votremère. Je les ai toutes fait partir de Paris afin d’accréditerl’idée qu’il se trouvait à l’étranger. Il avait désiré que je nedise rien, je n’ai rien dit, j’ai agi comme un employé fidèle. Ilpensait que sept ans après sa mort, le chagrin que causerait ladécouverte de son corps à ses amis survivants serait moins vif. Ila toujours songé aux autres.

Un silence est tombé. Le jeune Stanniford l’arompu le premier.

– Je ne peux pas vous blâmer, Percival. Vousavez épargné à ma mère un choc terrible qui l’aurait certainementtuée. Qu’est ce papier ?

– C’est ce que votre père était en traind’écrire, monsieur. Vous le lirai-je ?

– Je vous en prie.

J’ai pris le poison. Je le sens qui œuvredans mes veines. C’est une sensation étrange, mais non douloureuse.Quand ces lignes seront lues, je serai, si mes désirs ont étéfidèlement respectés, mort depuis sept ans. Ceux à qui j’ai faitperdre de l’argent ne m’en voudront sans doute plus. Et vous,Felix, vous me pardonnerez ce scandale de famille. Que Dieu veuilleaccorder un peu de repos à une âme affreusementlasse !

– Ainsi soit-il ! nous sommes-nous écriéstous les trois.

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