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Contes de la Bécasse

Contes de la Bécasse

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 La Bécasse

Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roides chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie des jambes le clouait à son fauteuil ; il ne pouvait plus que tirer des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.

Le reste du temps il lisait.

C’était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de l’esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son entourage. Dès qu’un ami entrait chez lui, il demandait :

– Eh bien, rien de nouveau ?

Et il savait interroger à la façon du juge d’instruction.

Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte sonlarge fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos,tenait les fusils, les chargeait et les passait à son maître ;un autre valet, caché dans un massif, lâchait un pigeon de temps entemps, à intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pasprévenu et demeurât en éveil.

Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolantquand il s’était laissé surprendre, et riant aux larmes quand labête tombait d’aplomb ou faisait quelque culbute inattendue etdrôle. Il se tournait alors vers le garçon qui chargeait les armes,et il demandait, en suffoquant de gaieté :

– Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il estdescendu ?

Et Joseph répondait invariablement :

– Oh ! Monsieur le baron ne les manque pas.

À l’automne, au moment des chasses, il invitait, comme àl’ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin lesdétonations. Il les comptait, heureux quand elles seprécipitaient.

Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sajournée.

Et on restait trois heures à table en racontant des coups defusil.

C’étaient d’étranges et invraisemblables aventures, où secomplaisait l’humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-uns avaientfait date et revenaient régulièrement. L’histoire d’un lapin que lepetit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule lesfaisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinqminutes un nouvel orateur prononçait :

– J’entends : « Birr ! Birr ! » et une compagniemagnifique me part à dix pas. J’ajuste : pif ! paf ! j’envois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avaitsept !

Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s’extasiaient.Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le «conte de la Bécasse ».

Au moment du passage de cette reine des gibiers, la mêmecérémonie recommençait à chaque dîner.

Comme il adorait l’incomparable oiseau, on en mangeait tous lessoirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans unplat toutes les têtes.

Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apportersur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtesprécieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leursert de bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et toutle monde se taisait, dans l’anxiété de l’attente.

Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait surune épingle, piquait l’épingle sur un bouchon, maintenait le touten équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme desbalanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot debouteille en manière de tourniquet.

Tous les convives comptaient ensemble, d’une voix forte :

– Une, – deux, – trois.

Et le baron, d’un coup de doigt, faisait vivement pivoter cejoujou.

Celui des invités que désignait, en s’arrêtant, le long becpointu devenait maître de toutes les têtes, régal exquis quifaisait loucher ses voisins.

Il les prenait une à une et les faisait griller sur lachandelle. La graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l’éludu hasard croquait le crâne suiffé en le tenant par le nez et enpoussant des exclamations de plaisir.

Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sasanté.

Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l’ordredu baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.

Voici quelques-uns de ces récits…

Chapitre 2Ce Cochon de Morin

1.

– Ça, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcerces quatre mots, « ce cochon de Morin ». Pourquoi, diable, n’ai-jejamais entendu parler de Morin sans qu’on le traitât de « cochon» ?

Labarbe, aujourd’hui député, me regarda avec des yeux dechat-huant. – Comment, tu ne sais pas l’histoire de Morin, et tu esde La Rochelle ?

J’avouai que je ne savais pas l’histoire de Morin. Alors Labarbese frotta les mains et commença son récit.

– Tu as connu Morin, n’est-ce pas, et tu te rappelles son grandmagasin de mercerie sur le quai de La Rochelle ?

– Oui, parfaitement.

– Eh bien, sache qu’en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze joursà Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte derenouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour uncommerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feudans le sang. Tous les soirs, des spectacles, des frôlements defemmes, une continuelle excitation d’esprit. On devient fou. On nevoit plus que danseuses en maillot, actrices décolletées, jambesrondes, épaules grasses, tout cela presque à portée de la main,sans qu’on ose ou qu’on puisse y toucher. C’est à peine si ongoûte, une fois ou deux, à quelques mets inférieurs. Et l’on s’enva le cœur encore tout secoué, l’âme émoustillée, avec une espècede démangeaison de baisers qui vous chatouillent les lèvres.

Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pourLa Rochelle par l’express de 8h40 du soir, et il se promenait pleinde regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin defer d’Orléans, quand il s’arrêta net devant une jeune femme quiembrassait une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, etMorin, ravi, murmura : « Bigre, la belle personne ! »

Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans lasalle d’attente, et Morin la suivit ; puis elle passa sur lequai, et Morin la suivit encore ; puis elle monta dans unwagon vide, et Morin la suivit toujours.

Il y avait peu de voyageurs pour l’express. La locomotivesiffla ; le train partit. Ils étaient seuls.

Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingtans ; elle était blonde, grande, d’allure hardie. Elle roulaautour de ses jambes une couverture de voyage, et s’étendit sur lesbanquettes pour dormir.

Morin se demandait : « Qui est-ce ? ». Et millesuppositions, mille projets lui traversaient l’esprit. Il se disait: « On raconte tant d’aventures de chemin de fer. C’en est unepeut-être qui se présente pour moi. Qui sait ? une bonnefortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être d’êtreaudacieux. N’est-ce pas Danton qui disait : “De l’audace, del’audace, et toujours de l’audace”. Si ce n’est pas Danton, c’estMirabeau. Enfin, qu’importe. Oui, mais je manque d’audace, voilà lehic. Oh ! Si on savait, si on pouvait lire dans lesâmes ! Je parie qu’on passe tous les jours, sans s’en douter,à côté d’occasions magnifiques. Il lui suffirait d’un gestepourtant pour m’indiquer qu’elle ne demande pas mieux… ».

Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient autriomphe. Il imaginait une entrée en rapport chevaleresque ;des petits services qu’il lui rendrait ; une conversationvive, galante, finissait par une déclaration qui finissait par… parce que tu penses.

La nuit cependant s’écoulait et la belle enfant dormaittoujours, tandis que Morin méditait sa chute. Le jour parut, etbientôt le soleil lança son premier rayon, un long rayon clair venude l’horizon, sur le doux visage de la dormeuse.

Elle s’éveilla, s’assit, regarda la campagne, regarda Morin etsourit. Elle sourit en femme heureuse, d’un air engageant et gai.Morin tressaillit. Pas de doute, c’était pour lui ce sourire-là,c’était bien une invitation discrète, le signal rêvé qu’ilattendait. Il voulait dire, ce sourire :

« Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard, d’êtreresté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.

« Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante ? Et vousdemeurez comme ça toute une nuit en tête à tête avec une joliefemme sans rien oser, grand sot. »

Elle souriait toujours en le regardant ; elle commençaitmême à rire ; et il perdait la tête, cherchant un mot decirconstance, un compliment, quelque chose à dire enfin, n’importequoi. Mais il ne trouvait rien, rien. Alors, saisi d’une audace depoltron, il pensa : « Tant pis, je risque tout » ; etbrusquement, sans crier « gare », il s’avança, les mains tendues,les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, ill’embrassa.

D’un bond elle fut debout, criant : « Au secours », hurlantd’épouvante. Et elle ouvrit la portière ; elle agita ses brasdehors, folle de peur, essayant de sauter, tandis que Morin éperdu,persuadé qu’elle allait se précipiter sur la voie, la retenait parsa jupe en bégayant : « Madame… oh ! … Madame ».

Le train ralentit sa marche, s’arrêta. Deux employés seprécipitèrent aux signaux désespérés de la jeune femme qui tombadans leurs bras en balbutiant : « Cet homme a voulu… a voulu… me…me… » Et elle s’évanouit.

On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.

Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, ellefit sa déclaration. L’autorité verbalisa. Et le pauvre mercier neput regagner son domicile que le soir, sous le coup d’une poursuitejudiciaire pour outrage aux bonnes mœurs dans un lieu public.

2.

’étais alors rédacteur en chef du Fanal des Charentes, et jevoyais Morin, chaque soir, au café du Commerce.

Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachantque faire. Je ne lui cachai pas mon opinion : « Tu n’es qu’uncochon. On ne se conduit pas comme ça ».

Il pleurait ; sa femme l’avait battu ; et il voyaitson commerce ruiné, son nom dans la boue, déshonoré, ses amis,indignés, ne le saluant plus. Il finit par me faire pitié, etj’appelai mon collaborateur Rivet, un petit homme goguenard et debon conseil, pour prendre ses avis.

Il m’engagea à voir le procureur impérial, qui était de mesamis. Je renvoyais Morin chez lui et je me rendis chez cemagistrat.

J’appris que la femme outragée était une jeune fille, MlleHenriette Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevetsd’institutrice et qui, n’ayant plus ni père ni mère, passait sesvacances chez son oncle et sa tante, braves petits bourgeois deMauzé.

Ce qui rendait grave la situation de Morin, c’est que l’oncleavait porté plainte. Le ministère public consentait à laissertomber l’affaire si cette plainte était retirée. Voilà ce qu’ilfallait obtenir.

Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, maladed’émotion et de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse etbarbue, le maltraitait sans repos. Elle m’introduisit dans lachambre en me criant par la figure : « Vous venez voir ce cochon deMorin ? Tenez, le voilà, le coco ! »

Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches.J’exposai la situation ; et il me supplia d’aller trouver lafamille. La mission était délicate ; cependant je l’acceptai.Le pauvre diable ne cessait de répéter : « Je t’assure que je nel’ai pas même embrassée, non, pas même. Je te le jure ! ».

Je répondis : « C’est égal, tu n’es qu’un cochon ». Et je prismille francs qu’il m’abandonna pour les employer comme je lejugerais convenable.

Mais comme je ne tenais pas à m’aventurer seul dans la maisondes parents, je priai Rivet de m’accompagner. Il y consentit, à lacondition qu’on partirait immédiatement, car il avait, le lendemaindans l’après-midi, une affaire urgente à La Rochelle.

Et deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d’une joliemaison de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C’étaitelle assurément. Je dis tout bas à Rivet : « Sacrebleu, je commenceà comprendre Morin ».

L’oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du Fanal, unfervent coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts,nous félicita, nous congratula, nous serra les mains, enthousiasméd’avoir chez lui les deux rédacteurs de son journal. Rivet mesouffla dans l’oreille : « Je crois que nous pourrons arrangerl’affaire de ce cochon de Morin ».

La nièce s’était éloignée ; et j’abordai la questiondélicate. J’agitai le spectre du scandale ; je fis valoir ladépréciation inévitable que subirait la jeune personne après lebruit d’une pareille affaire, car on ne croirait jamais à un simplebaiser.

Le bonhomme semblait indécis ; mais il ne pouvait riendécider sans sa femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée.Tout à coup il poussa un cri de triomphe : « Tenez, j’ai une idéeexcellente. je vous tiens, je vous garde. Vous allez dîner etcoucher ici tous les deux ; et, quand ma femme sera revenue,j’espère que nous nous entendrons ».

Rivet résistait ; mais le désir de tirer d’affaire cecochon de Morin le décida, et nous acceptâmes l’invitation.

L’oncle se leva radieux, appela sa nièce, et nous proposa unepromenade dans sa propriété, en proclamant : « À ce soir lesaffaires sérieuses ».

Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je metrouvai bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeunefille. Elle était vraiment charmante, charmante !

Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de sonaventure pour tâcher de m’en faire une alliée.

Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde ; ellem’écoutait de l’air d’une personne qui s’amuse beaucoup.

Je lui disais : « Songez donc, Mademoiselle, à tous les ennuisque vous aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal,affronter les regards malicieux, parler en face de tout ce monde,raconter publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entrenous, n’auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre àsa place ce polisson sans appeler les employés ; et de changersimplement de voiture ? ».

Elle se mit à rire. « C’est vrai ce que vous dites ! maisque voulez-vous ? J’ai eu peur ; et quand on a peur, onne raisonne plus. Après avoir compris la situation, j’ai bienregretté mes cris ; mais il était trop tard. Songez aussi quecet imbécile s’est jeté sur moi comme un furieux, sans prononcer unmot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce qu’il mevoulait ».

Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Jeme disais : « Mais c’est une gaillarde, cette fille. Je comprendsque ce cochon de Morin se soit trompé ».

Je repris en badinant : « Voyons, Mademoiselle, avouez qu’ilétait excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en faced’une aussi belle personne que vous sans éprouver le désirabsolument légitime de l’embrasser ».

Elle rit plus fort, toutes les dents au vent : « Entre le désiret l’action, Monsieur, il y a place pour le respect ».

La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandaibrusquement : « Eh bien, voyons, si je vous embrassais, moi,maintenant, qu’est-ce que vous feriez ? ».

Elle s’arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dittranquillement : « Oh, vous, ce n’est pas la même chose ».

Je le savais bien, parbleu, que ce n’était pas la même chose,puisqu’on m’appelait dans toute la province « le beau Labarbe ».J’avais trente ans, alors, mais je demandai : « Pourquoi ça ?».

Elle haussa les épaules, et répondit : « Tiens ! parce quevous n’êtes pas aussi bête que lui ». Puis elle ajouta, en meregardant en dessous : « Ni aussi laid ».

Avant qu’elle eût pu faire un mouvement pour m’éviter, je luiavais planté un baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais troptard. Puis elle dit : « Eh bien ! vous n’êtes pas gêné nonplus, vous. Mais ne recommencez pas ce jeu-là. »

Je pris un air humble et je dis à mi-voix : « Oh !Mademoiselle, quant à moi, si j’ai un désir au cœur, c’est depasser devant un tribunal pour la même cause que Morin ».

Elle demanda à son tour : « Pourquoi ça ? ». Je la regardaiau fond des yeux sérieusement. « Parce que vous êtes une des plusbelles créatures qui soient ; parce que ce serait pour moi unbrevet, un titre, une gloire, que d’avoir voulu vous violenter.Parce qu’on dirait, après vous avoir vue : “Tiens, Labarbe n’a pasvolé ce qui lui arrive, mais il a de la chance tout de même” ».

Elle se remit à rire de tout son cœur.

« Êtes-vous drôle ? ». Elle n’avait pas fini le mot drôleque je la tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voracespartout où je trouvais une place, dans les cheveux, sur le front,sur les yeux, sur la bouche parfois, sur les joues, par toute latête, dont elle découvrait toujours malgré elle un coin pourgarantir les autres.

À la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. « Vous êtes ungrossier, Monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté».

Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant : « Pardon,pardon, Mademoiselle. Je vous ai blessée ; j’ai étébrutal ! Ne m’en voulez pas. Si vous saviez ?… ». Jecherchais vainement une excuse.

Elle prononça, au bout d’un moment : « Je n’ai rien à savoir,Monsieur ».

Mais j’avais trouvé ; je m’écriai : « Mademoiselle, voiciun an que je vous aime ! ».

Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris : «Oui, Mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je memoque bien de lui. Peu m’importe qu’il aille en prison et devantles tribunaux. Je vous ai vue ici, l’an passé ; vous étiezlà-bas devant la grille. J’ai reçu une secousse en vous apercevantet votre image ne m’a plus quitté. Croyez-moi ou ne me croyez pas,peu m’importe. Je vous ai trouvée adorable ; votre souvenir mepossédait ; j’ai voulu vous revoir ; j’ai saisi leprétexte de cette bête de Morin ; et me voici. Lescirconstances m’ont fait passer les bornes ; pardonnez-moi, jevous en supplie, pardonnez-moi ».

Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire denouveau ; et elle murmura : « Blagueur ! ».

Je levai la main, et, d’un ton sincère (je crois même quej’étais sincère) : « Je vous jure que je ne mens pas ».

Elle dit simplement : « Allons donc ! ».

Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l’oncle ayant disparudans les allées tournantes ; et je lui fis une vraiedéclaration, longue, douce, en lui pressant et lui baisant lesdoigts. Elle écoutait cela comme une chose agréable et nouvelle,sans bien savoir ce qu’elle en devait croire.

Je finissais par me sentir troublé, par penser ce que jedisais ; j’étais pâle, oppressé, frissonnant ; et,doucement, je lui pris la taille.

Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés del’oreille. Elle semblait morte, tant elle restait rêveuse.

Puis sa main rencontra la mienne et la serra ; je pressailentement sa taille d’une étreinte tremblante et toujoursgrandissante ; elle ne remuait plus du tout ;j’effleurais sa joue de ma bouche ; et tout à coup mes lèvres,sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, longbaiser ; et il aurait encore duré longtemps ; si jen’avais entendu « hum, hum » à quelques pas derrière moi.

Elle s’enfuit à travers un massif. Je me retournai et j’aperçusRivet qui me rejoignait.

Il se campa au milieu du chemin, et, sans rire : « Ehbien ! c’est comme ça que tu arranges l’affaire de ce cochonde Morin ? ».

Je répondis avec fatuité : « On fait ce qu’on peut, mon cher. Etl’oncle ? Qu’en as-tu obtenu ? Moi, je réponds de lanièce ».

Rivet déclara : « J’ai été moins heureux avec l’oncle ».

Et je lui pris le bras pour rentrer.

3.

Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J’étais à côtéd’elle et ma main sans cesse rencontrait sa main sous lanappe ; mon pied pressait son pied ; nos regards sejoignaient, se mêlaient.

On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui murmurai dansl’âme toutes les tendresses qui me montaient du cœur. Je la tenaisserrée contre moi, l’embrassant à tout moment, mouillant mes lèvresaux siennes. Devant nous, l’oncle et Rivet discutaient. Leursombres les suivaient gravement sur le sable des chemins.

On rentra. Et bientôt l’employé du télégraphe apporta unedépêche de la tante annonçant qu’elle ne reviendrait que lelendemain matin, à sept heures, par le premier train.

L’oncle dit : « Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres àces messieurs ». On serra la main du bonhomme et on monta. Ellenous conduisit d’abord dans l’appartement de Rivet, et il mesouffla dans l’oreille : « Pas de danger qu’elle nous ait menéschez toi d’abord ». Puis elle me guida vers mon lit. Dès qu’ellefut seule avec moi, je la saisis de nouveau dans mes bras tâchantd’affoler sa raison et de culbuter sa résistance. Mais, quand ellese sentit tout près de défaillir, elle s’enfuit.

Je me glissai entre mes draps, très contrarié, très agité, ettrès penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchantquelle maladresse j’avais pu commettre, quand on heurta doucementma porte.

Je demandai : « Qui est là ? ».

Une voix légère répondit : « Moi ».

Je me vêtis à la hâte ; j’ouvris ; elle entra. « J’aioublié, dit-elle, de vous demander ce que vous prenez le matin : duchocolat, du thé, ou du café ? ».

Je l’avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses,bégayant : « Je prends… je prends… je prends… ». Mais elle meglissa entre les bras, souffla ma lumière, et disparut.

Je restai seul, furieux, dans l’obscurité, cherchant desallumettes, n’en trouvant pas. J’en découvris enfin et je sortisdans le corridor, à moitié fou, mon bougeoir à la main.

Qu’allais-je faire ? Je ne raisonnais plus ; jevoulais la trouver ; je la voulais. Et je fis quelques passans réfléchir à rien. Puis, je pensai brusquement : « Mais sij’entre chez l’oncle ? que dirais-je ?… ». Et je demeuraiimmobile, le cerveau vide, le cœur battant. Au bout de plusieurssecondes, la réponse me vint : « Parbleu ! je dirai que jecherchais la chambre de Rivet pour lui parler d’une chose urgente».

Et je me mis à inspecter les portes m’efforçant de découvrir lasienne, à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard, je prisune clef que je tournai. J’ouvris, j’entrai… Henriette, assise dansson lit, effarée, me regardait.

Alors je poussai doucement le verrou ; et, m’approchant surla pointe des pieds, je lui dis : « J’ai oublié, Mademoiselle, devous demander quelque chose à lire ». Elle se débattait ; maisj’ouvris bientôt le livre que je cherchais. Je n’en dirai pas letitre. C’était vraiment le plus merveilleux des romans, et le plusdivin des poèmes.

Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir àmon gré ; et j’en feuilletai tant de chapitres que nos bougiess’usèrent jusqu’au bout.

Puis, après l’avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, machambre, quand une main brutale m’arrêta, et une voix, celle deRivet, me chuchota dans le nez : « Tu n’as donc pas fini d’arrangerl’affaire de ce cochon de Morin ? ».

Dès sept heures du matin, elle m’apportait elle-même une tassede chocolat. Je n’en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s’enfaire mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvaisôter ma bouche des bords délicieux de sa tasse.

À peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Ilsemblait un peu nerveux, agacé comme un homme qui n’a guèredormi ; il me dit d’un ton maussade : « Si tu continues, tusais, tu finiras par gâter l’affaire de ce cochon de Morin ».

À huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Lesbraves gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq centsfrancs aux pauvres du pays.

Alors, on voulut nous retenir à passer la journée. Onorganiserait même une excursion pour aller visiter des ruines.Henriette, derrière le dos de ses parents, me faisait des signes detête : « Oui, restez donc ». J’acceptais, mais Rivet s’acharna às’en aller.

Je le pris à part ; je le priai, je le sollicitai ; jelui disais : « Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi ». Maisil semblait exaspéré et me répétait dans la figure : « J’en aiassez, entends-tu, de l’affaire de ce cochon de Morin ».

Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments lesplus durs de ma vie. J’aurais bien arrangé cette affaire-là pendanttoute mon existence.

Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de maindes adieux, je dis à Rivet : « Tu n’est qu’une brute ». Il répondit: « Mon petit, tu commençais à m’agacer bougrement ».

En arrivant aux bureaux du Fanal, j’aperçus une foule qui nousattendait… On cria, dès qu’on nous vit : « Eh bien, avez-vousarrangé l’affaire de ce cochon de Morin ? ».

Tout La Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaisehumeur s’était dissipée en route, eut grand’peine à ne pas rire endéclarant : « Oui, c’est fait, grâce à Labarbe ».

Et nous allâmes chez Morin.

Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambeset des compresses d’eau froide sur le crâne, défaillant d’angoisse.Et il toussait sans cesse, d’une petite toux d’agonisant, sansqu’on sût d’où lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avecdes yeux de tigresse prête à le dévorer.

Dès qu’il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouaitles poignets et les genoux. Je dis : « C’est arrangé, salaud, maisne recommence pas ».

Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa commecelles d’un prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassaRivet, embrassa même Mme Morin qui le rejeta d’une poussée dans sonfauteuil.

Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait ététrop brutale.

On ne l’appelait plus dans toute la contrée que « ce cochon deMorin », et cette épithète le traversait comme un coup d’épéechaque fois qu’il l’entendait.

Quand un voyou dans la rue criait : « Cochon », il retournait latête par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanterieshorribles, lui demandant, chaque fois qu’ils mangeaient du jambon :« Est-ce du tien ? ».

Il mourut deux ans plus tard.

Quant à moi, me présentant à la députation, en 1875, j’allaifaire une visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, MeBelloncle. Une grande femme opulente et belle me reçut.

– Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle.

Je balbutiai : – Mais… non… Madame.

– Henriette Bonnel.

– Ah ! – Et je me sentis devenir pâle.

Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en meregardant.

Dès qu’elle m’eut laissé seul avec son mari, il me prit lesmains, les serrant à les broyer : « Voici longtemps, cher monsieur,que je veux aller vous voir. Ma femme m’a tant parlé de vous. Jesais… oui, je sais en quelle circonstance douloureuse vous l’avezconnue, je sais aussi comme vous avez été parfait, plein dedélicatesse, de tact, de dévouement dans l’affaire… ». Il hésita,puis prononça plus bas, comme s’il eût articulé un mot grossier : «… dans l’affaire de ce cochon de Morin ».

Chapitre 3La Folle

Tenez, dit M. Mathieu d’Endolin, les bécasses me rappellent unebien sinistre anecdote de la guerre.

Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil.

Je l’habitais au moment de l’arrivée des Prussiens.

J’avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l’esprits’était égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l’âge devingt-cinq ans, elle avait perdu, en un seul mois, son père, sonmari et son enfant nouveau-né.

Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle yrevient presque toujours immédiatement, comme si elle connaissaitla porte.

La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit,délira pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calmesuccédant à cette crise violente, elle resta sans mouvement,mangeant à peine, remuant seulement les yeux. Chaque fois qu’onvoulait la faire lever, elle criait comme si on l’eût tuée. On lalaissa donc toujours couchée, ne la tirant de ses draps que pourles soins de sa toilette et pour retourner ses matelas.

Une vieille bonne restait près d’elle, la faisant boire de tempsen temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il danscette âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle neparla plus. Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elletristement, sans souvenir précis ? Ou bien sa pensée anéantierestait-elle immobile comme de l’eau sans courant ?

Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.

La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre,les Prussiens pénétrèrent à Cormeil.

Je me rappelle cela comme d’hier. Il gelait à fendre lespierres ; et j’étais étendu moi-même dans un fauteuil,immobilisé par la goutte, quand j’entendis le battement lourd etrythmé de leurs pas. De ma fenêtre, je les vis passer.

Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvementde pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrentleurs hommes aux habitants. J’en eus dix-sept. La voisine, lafolle, en avait douze, dont un commandant, vrai soudard, violent,bourru.

Pendant les premiers jours, tout se passa normalement. On avaitdit à l’officier d’à côté que la dame était malade ; et il nes’en inquiéta guère. Mais bientôt cette femme qu’on ne voyaitjamais l’irrita, il s’informa de la maladie ; on répondit queson hôtesse était couchée depuis quinze ans par suite d’un violentchagrin. Il n’en crut rien sans doute, et s’imagina que la pauvreinsensée ne quittait pas son lit par fierté, pour ne pas voir lesPrussiens, et ne leur point parler, et ne les point frôler.

Il exigea qu’elle le reçût ; on le fit entrer dans sachambre.

Il demanda d’un ton brusque.

– Je vous prierai ? Matame, de fous lever et de tescentrepour qu’on fous foie.

Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et nerépondit pas.

Il reprit :

– Che ne tolérerai bas d’insolence. Si fous ne fous levez pas deponne volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromenertoute seule.

Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle nel’eût pas vu.

Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de méprissuprême. Et il ajouta :

– Si vous n’êtes pas tescentue temain…

Puis, il sortit.

Le lendemain, la vieille bonne, éperdue, la vouluthabiller ; mais la folle se mit à hurler en se débattant.L’officier monta bien vite ; et la servante, se jetant à sesgenoux, cria :

– Elle ne veut pas, Monsieur, elle ne veut pas.Pardonnez-lui ; elle est si malheureuse.

Le soldat restait embarrassé, n’osant, malgré sa colère, lafaire tirer du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire etdonna des ordres en allemand.

Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelascomme on porte un blessé. Dans ce lit qu’on n’avait point défait,la folle, toujours silencieuse, restait tranquille, indifférenteaux événements, tant qu’on la laissait couchée. Un homme parderrière portait un paquet de vêtements féminins.

Et l’officier prononça en se frottant les mains :

– Nous ferrons pien si vous poufez bas vous hapiller toute seuleet faire une bétite bromenate.

Puis on vit s’éloigner le cortège dans la direction de la forêtd’Imauville.

Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.

On ne revit plus la folle. Qu’en avaient-ils fait ? Oùl’avaient-ils portée ! On ne le sut jamais. La neige tombaitmaintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les bois sousun linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler jusqu’à nosportes.

La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fisplusieurs démarches auprès de l’autorité prussienne, afin d’obtenirdes renseignements. Je faillis être fusillé.

Le printemps revint. L’armée d’occupation s’éloigna. La maisonde ma voisine restait fermée ; l’herbe drue poussait dans lesallées.

La vieille bonne était morte pendant l’hiver. Personne nes’occupait plus de cette aventure ; moi seul y songeais sanscesse.

Qu’avaient-ils fait de cette femme ? s’était-elle enfuie àtravers les bois ! L’avait-on recueillie quelque part, etgardée dans un hôpital sans pouvoir obtenir d’elle aucunrenseignement.

Rien ne venait alléger mes doutes ; mais, peu à peu, letemps apaisa le souci de mon cœur. Or, à l’automne suivant, lesbécasses passèrent en masse ; et, comme ma goutte me laissaitun peu de répit, je me traînai jusqu’à la forêt. J’avais déjà tuéquatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j’en abattis un quidisparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d’ydescendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprèsd’une tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m’arrivadans la poitrine comme un coup de poing. Bien d’autres avaientexpiré dans ces bois peut-être en cette année sinistre ; maisje ne sais pas pourquoi, j’étais sûr, sûr, vous dis-je, que jerencontrais la tête de cette misérable maniaque.

Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l’avaient abandonnéesur ce matelas, dans la forêt froide et déserte ; et, fidèle àson idée fixe, elle s’était laissée mourir sous l’épais et légerduvet des neiges et sans remuer le bras ou la jambe.

Puis les loups l’avaient dévorée.

Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son litdéchiré.

J’ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nosfils ne voient plus jamais de guerre.

Chapitre 4Pierrot

Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de cesdemi-paysannes à rubans et à chapeaux à falbalas, de ces personnesqui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses,et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiqueset chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rougessous des gants de soie écrue.

Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple,nommée Rose.

Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, lelong d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.

Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin,elles cultivaient quelques légumes.

Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons.

Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame,qui descendit en jupe de laine.

Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé MmeLefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvaitrevenir.

Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas,bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé parlà. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans laplate-bande ».

Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormirtranquilles maintenant !

Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent,constatèrent, discutèrent à leur tour ; et les deux femmesexpliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leursidées.

Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriezavoir un chien ».

C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quandce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien,Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il lesruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, onprononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe.

Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtempscette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, milleobjections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine depâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de damescampagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pourfaire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donneraux quêtes du dimanche.

Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défenditavec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un toutpetit chien.

On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands,des avaleurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville enavait bien un, tout petit ; mais il exigeait qu’on le luipayât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvredéclara qu’elle voulait bien nourrir un quin, mais qu’elle n’enachèterait pas.

Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin,dans sa voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sanspattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queueen trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sapersonne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouvafort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. Rose l’embrassa,puis demanda comment on le nommait. Le boulanger répondit : «Pierrot ».

Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offritd’abord de l’eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite unmorceau de pain. Il mangea. Mme Lefèvre inquiète, eut une idée : «Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Iltrouvera à manger en rôdant par le pays ».

On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’êtreaffamé. Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sapitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement.

Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allaitcaresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.

Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle enarrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps entemps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on luiréclama huit francs, – huit francs, Madame ! – pour cefreluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillits’évanouir de saisissement.

Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot.Personne n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieuesaux environs. Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire« piquer du mas ».

« Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquerdu mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser.

Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte,ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’estl’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfoncejusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série delongues galeries de mines.

On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque oùl’on marne les terres. Tout le reste du temps elle sert decimetière aux chiens condamnés ; et souvent, quand on passeauprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiementsfurieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’àvous.

Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avecépouvante des abords de ce trou gémissant ; et, quand on sepenche au-dessus, il sort une abominable odeur de pourriture.

Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.

Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond,nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvelanimal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité toutà coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils seguettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim lespresse ; ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ;et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant.

Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, ons’enquit d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demandadix sous pour la course. Cela parut follement exagéré à MmeLefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ;c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’ilvalait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi ilne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il futrésolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante.

On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt debeurre. Il l’avala jusqu’à la dernière goutte ; et, comme ilremuait la queue de contentement, Rose le prit dans sontablier.

Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers laplaine. Bientôt elles aperçurent la marnière etl’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucunebête ne gémissait. – Non – il n’y en avait pas ; Pierrotserait seul. Alors Rose, qui pleurait, l’embrassa, puis le lançadans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreilletendue.

Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainteaiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession depetits cris de douleur, puis des appels désespérés, dessupplications de chien qui implorait, la tête levée versl’ouverture.

Il jappait, oh ! il jappait !

Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folleet inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, commeRose allait plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose,attendez-moi ! ».

Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.

Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger lasoupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot étaitdedans. Il s’élançait et la mordait au nez.

Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elleécouta ; elle s’était trompée.

Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route,une route interminable, qu’elle suivait ; Tout à coup, aumilieu du chemin, elle aperçut un panier, un grand panier defermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur.

Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blottidedans, lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et ellese sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chiensuspendu, la gueule serrée.

Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à lamarnière.

Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute lanuit. Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits nomscaressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de savoix de chien.

Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureuxjusqu’à sa mort.

Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de lamarne, et elle lui raconta son cas. L’homme écoutait sans riendire. Quand elle eut fini, il prononça : « Vous voulez votrequin ? Ce sera quatre francs ».

Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola ducoup.

« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatrefrancs ! ».

Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mesmanivelles, et monter tout ça, et m’en aller là-bas avec mon garçonet m’faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’plaisir devous le r’donner ? fallait pas l’jeter. »

Elle s’en alla, indignée. – Quatre francs !

Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions dupuisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatrefrancs ! c’est de l’argent, Madame ».

Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvrequin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? ».

Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilàreparties, avec un gros morceau de pain beurré.

Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une aprèsl’autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avaitachevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant.

Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Maiselles ne faisaient plus qu’un voyage.

Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée,elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans lepuits. Ils étaient deux ! on avait précipité un autre chien,un gros !

Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. alors onse mit à jeter la nourriture ; mais, chaque fois ellesdistinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les crisplaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout,étant le plus fort.

Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot !» Pierrot, évidemment, n’avait rien.

Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et MmeLefèvre prononça d’un ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrirtous les chiens qu’on jettera là dedans. Il faut y renoncer ».

Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivants à ses dépens,elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle semit à manger en marchant.

Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablierbleu.

Chapitre 5Menuet

Les grands malheurs ne m’attristent guère, dit Jean Bridelle, unvieux garçon qui passait pour sceptique. j’ai vu la guerre de bienprès : j’enjambais les corps sans apitoiement. Les fortesbrutalités de la nature ou des hommes peuvent nous faire pousserdes cris d’horreur ou d’indignation, mais ne nous donnent point cepincement au cœur, ce frisson qui vous passe dans le dos à la vuede certaines petites choses navrantes.

La plus violente douleur qu’on puisse éprouver, certes, est laperte d’un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour unhomme. Cela est violent, terrible, cela bouleverse etdéchire ; mais on guérit de ces catastrophes comme de largesblessures saignantes. Or, certaines rencontres, certaines chosesentr’aperçues, devinées, certains chagrins secrets, certainesperfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde douloureux depensées, qui entr’ouvrent devant nous brusquement la portemystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables,d’autant plus profondes qu’elles semblent bénignes, d’autant pluscuisantes qu’elles semblent presque insaisissables, d’autant plustenaces qu’elles semblent factices, nous laissent à l’âme comme unetraînée, un goût d’amertume, une sensation de désenchantement dontnous sommes longtemps à nous débarrasser.

J’ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d’autresn’eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moicomme de longues et minces piqûres inguérissables.

Vous ne comprendriez peut-être pas l’émotion qui m’est restée deces rapides impressions. Je ne vous en dirai qu’une. Elle est trèsvieille, mais vive comme d’hier. Il se peut que mon imaginationseule ait fait les frais de mon attendrissement.

J’ai cinquante ans. j’étais jeune alors et j’étudiais le droit.Un peu triste, un peu rêveur, imprégné d’une philosophiemélancolique, je n’aimais guère les cafés bruyants, les camaradesbraillards, ni les filles stupides. Je me levais tôt ; et unede mes plus chères voluptés était de me promener seul, vers huitheures du matin, dans la pépinière du Luxembourg.

Vous ne l’avez pas connue, vous autres, cette pépinière ?C’était comme un jardin oublié de l’autre siècle, un jardin jolicomme un doux sourire de vieille. Des haies touffues séparaient lesallées étroites et régulières, allées calmes entre deux murs defeuillage taillés avec méthode. Les grands ciseaux du jardinieralignaient sans relâche ces cloisons de branches ; et, deplace en place, on rencontrait des parterres de fleurs, desplates-bandes de petits arbres rangés comme des collégiens enpromenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des régimentsd’arbres à fruit.

Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par lesabeilles. Leurs maisons de paille, savamment espacées sur desplanches, ouvraient au soleil leurs portes grandes comme l’entréed’un dé à coudre ; et on rencontrait tout le long des cheminsdes mouches bourdonnantes et dorées, vraies maîtresses de ce lieupacifique, vraies promeneuses de ces tranquilles allées encorridors.

Je venais là presque tous les matins. Je m’asseyais sur un bancet je lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genouxpour rêver, pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir durepos infini de ces charmilles à la mode ancienne.

Mais je m’aperçus bientôt que je n’étais pas seul à fréquenterce lieu dès l’ouverture des barrières, et je rencontrais parfois,nez à nez, au coin d’un massif, un étrange petit vieillard.

Il portait des souliers à boucles d’argent, une culotte à pont,une redingote tabac d’Espagne, une dentelle en guise de cravate etun invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils,qui faisait penser au déluge. Il était maigre, fort maigre,anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux vifs palpitaient,s’agitaient sous un mouvement continu des paupières ; et ilavait toujours à la main une superbe canne à pommeau d’or quidevait être pour lui quelque souvenir magnifique.

Ce bonhomme m’étonna d’abord, puis m’intéressa outre mesure. Etje le guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais deloin, m’arrêtant au détour des bosquets pour n’être point vu.

Et voilà qu’un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit àfaire des mouvements singuliers : quelques petits bonds d’abord,puis une révérence ; puis il battit, de sa jambe grêle, unentrechat encore alerte, puis il commença à pivoter galamment,sautillant, se trémoussant d’une façon drôle, souriant comme devantun public, faisant des grâces, arrondissant les bras, tortillantson pauvre corps de marionnette, adressant dans le vide de légerssaluts attendrissants et ridicules. Il dansait !

Je demeurais pétrifié d’étonnement, me demandant lequel des deuxétait fou, lui, ou moi.

Mais il s’arrêta soudain, s’avança comme font les acteurs sur lascène, puis s’inclina en reculant avec des sourires gracieux et desbaisers de comédienne qu’il jetait de sa main tremblante aux deuxrangées d’arbres taillés.

Et il reprit avec gravité sa promenade.

À partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et,chaque matin, il recommençait son exercice invraisemblable.

Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et,l’ayant salué, je lui dis :

– Il fait bien bon aujourd’hui, Monsieur.

Il s’inclina.

– Oui, Monsieur, c’est un vrai temps de jadis.

Huit jours après, nous étions amis, et je connus sonhistoire.

Il avait été maître de danse à l’Opéra, du temps du roi LouisXV. Sa belle canne était un cadeau du comte de Clermont. Et, quandon lui parlait de danse, il ne s’arrêtait plus de bavarder.

Or, voilà qu’un jour il me confia :

– J’ai épousé la Castris, Monsieur. Je vous présenterai si vousvoulez, mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin,voyez-vous, c’est notre plaisir et notre vie. C’est tout ce quinous reste d’autrefois. Il nous semble que nous ne pourrions plusexister si nous ne l’avions point. Cela est vieux et distingué,n’est-ce pas ? Je crois y respirer un air qui n’a point changédepuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y passons toutes nosaprès-midi. Mais, moi, j’y viens dès le matin, car je me lève debonne heure.

Dès que j’eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, etbientôt j’aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à unetoute vieille femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté.C’était la Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée duroi, aimée de tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans lemonde une odeur d’amour.

Nous nous assîmes sur un banc. C’était au mois de mai. Un parfumde fleurs voltigeait dans les allées proprettes ; un bonsoleil glissait entre les feuilles et semait sur nous de largesgouttes de lumière. La robe noire de la Castris semblait toutemouillée de clarté. Le jardin était vide. On entendait au loinrouler des fiacres.

– Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c’étaitque le menuet ?

Il tressaillit.

– Le menuet, Monsieur, c’est la reine des danses, et la dansedes Reines, entendez-vous ? Depuis qu’il n’y a plus de Rois,il n’y a plus de menuet.

Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambiqueauquel je ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tousles mouvements, les poses. Il s’embrouillait, s’exaspérant de sonimpuissance, nerveux et désolé.

Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujourssilencieuse et grave :

– Elise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tuque nous montrions à ce monsieur ce que c’était ?

Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se levasans dire un mot et vint se placer en face de lui.

Alors je vis une chose inoubliable.

Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, sesouriaient, se balançaient, s’inclinaient, sautillaient pareils àdeux vieilles poupées qu’aurait fait danser une mécanique ancienne,un peu brisée, construite jadis par un ouvrier fort habile, suivantla manière de son temps.

Et je les regardais, le cœur troublé de sensationsextraordinaires, l’âme émue d’une indicible mélancolie. Il mesemblait voir une apparition lamentable et comique, l’ombre démodéed’un siècle. J’avais envie de rire et besoin de pleurer.

Tout à coup ils s’arrêtèrent, ils avaient terminé les figures dela danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l’undevant l’autre, grimaçant d’une façon surprenante ; puis ilss’embrassèrent en sanglotant.

Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les aipoint revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avaitdétruit la pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardind’autrefois, avec ses jardins en labyrinthe, son odeur du passé etles détours gracieux des charmilles ?

Sont-ils morts ? Errent-ils par les rues modernes comme desexilés sans espoir ? Dansent-ils, spectres falots, un menuetfantastique entre les cyprès d’un cimetière, le long des sentiersbordés de tombes, au clair de lune ?

Leur souvenir me hante, m’obsède, me torture, demeure en moicomme une blessure. Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Vous trouverez cela ridicule, sans doute ?

Chapitre 6La Peur

On remonta sur le pont après dîner. Devant nous, la Méditerranéen’avait pas un frisson sur toute sa surface qu’une grande lunecalme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, quisemblait ensemencé d’étoiles, un gros serpent de fumée noire ;et, derrière nous, l’eau toute blanche, agitée par le passagerapide du lourd bâtiment, battue par l’hélice, moussait, semblaitse tordre, remuait tant de clartés qu’on eût dit de la lumière delune bouillonnant.

Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l’œil tournévers l’Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumaitun cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation dudîner.

– Oui, j’ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heuresavec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement quenous avons été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglaisqui nous aperçut.

Alors un grand homme à figure brûlée, à l’aspect grave, un deces hommes qu’on sent avoir traversé de longs pays inconnus, aumilieu de dangers incessants, et dont l’œil tranquille semblegarder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages étrangesqu’il a vus ; un de ces hommes qu’on devine trempés dans lecourage, parla pour la première fois :

– Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n’encrois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation quevous avez éprouvée. Un homme énergique n’a jamais peur en face dudanger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais la peur,c’est autre chose. Le commandant reprit en riant :

– Fichtre ! je vous réponds bien que j’ai eu peur, moi.

Alors l’homme au teint bronzé prononça d’une voix lente :

– Permettez-moi de m’expliquer ! La peur (et les hommes lesplus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable,une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasmeaffreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne desfrissons d’angoisse. Mais cela n’a lieu, quand on est brave, nidevant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutesles formes connues du péril : cela a lieu dans certainescirconstances anormales, sous certaines influences mystérieuses enface de risques vagues. La vraie peur, c’est quelque chose commeune réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois. Un hommequi croit aux revenants, et qui s’imagine apercevoir un spectredans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantablehorreur.

Moi, j’ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ.Je l’ai ressentie, l’hiver dernier, par une nuit de décembre.

Et, pourtant, j’ai traversé bien des hasards, bien des aventuresqui semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J’ai été laissépour mort par des voleurs. J’ai été condamné, comme insurgé, à êtrependu, en Amérique, et jeté à la mer du pont d’un bâtiment sur lescôtes de Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j’en ai prisimmédiatement mon parti, sans attendrissement et même sansregrets.

Mais la peur, ce n’est pas cela.

Je l’ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille duNord ; le soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquezbien ceci, Messieurs. Chez les Orientaux, la vie ne compte pourrien ; on est résigné tout de suite ; les nuits sontclaires et vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveauxdans les pays froids. En Orient, on peut connaître la panique, onignore la peur.

Eh bien ! voici ce qui m’est arrivé sur cette terred’Afrique :

Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C’est là undes plus étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, lesable droit des interminables plages de l’Océan. Eh bien !figurez-vous l’Océan lui-même devenu sable au milieu d’unouragan ; imaginez une tempête silencieuse de vagues immobilesen poussière jaune. Elles sont hautes comme des montagnes, cesvagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flotsdéchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la moire.Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorantsoleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravirces lames de cendre d’or, redescendre, gravir encore, gravir sanscesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncentjusqu’aux genoux, et glissent en dévalant l’autre versant dessurprenantes collines.

Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatrechameaux avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés dechaleur, de fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent.Soudain un de nos hommes poussa une sorte de cri ; touss’arrêtèrent ; et nous demeurâmes immobiles, surpris par uninexplicable phénomène, connu des voyageurs en ces contréesperdues.

Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, untambour battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battaitdistinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puisreprenant son roulement fantastique.

Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l’un dit, en salangue : « La mort est sur nous ». Et voilà que tout à coup moncompagnon, mon ami, presque mon frère, tomba de cheval, la tête enavant, foudroyé par une insolation.

Et pendant deux heures, pendant que j’essayais en vain de lasauver, toujours ce tambour insaisissable m’emplissait l’oreille deson bruit monotone, intermittent et incompréhensible ; et jesentais glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideusepeur, en face de ce cadavre aimé, dans ce trou incendié par lesoleil entre quatre monts de sable, tandis que l’écho inconnu nousjetait, à deux cents lieues de tout village français, le battementrapide du tambour.

Ce jour-là, je compris ce que c’était que d’avoir peur ; jel’ai su mieux encore une autre fois…

Le commandant interrompit le conteur :

– Pardon, Monsieur, mais ce tambour ?Qu’était-ce ?

Le voyageur répondit :

– Je n’en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surprissouvent par ce bruit singulier, l’attribuent généralement à l’échogrossi, multiplié, démesurément enflé par les vallonnements desdunes, d’une grêle de grains de sable emportés dans le vent etheurtant une touffe d’herbes sèches ; car on a toujoursremarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petitesplantes brûlées par le soleil, et dures comme du parchemin.

Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son. Voilàtout. Mais je n’appris cela que plus tard.

J’arrive à ma seconde émotion.

C’était l’hiver dernier, dans une forêt du nord-est de laFrance. La nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel étaitsombre. J’avais pour guide un paysan qui marchait à mon côté, parun tout petit chemin, sous une voûte de sapins dont le ventdéchaîné tirait des hurlements. Entre les cimes, je voyais courirdes nuages en déroute, des nuages éperdus qui semblaient fuirdevant une épouvante. Parfois, sous une immense rafale, toute laforêt s’inclinait dans le même sens avec un gémissement desouffrance ; et le froid m’envahissait, malgré mon pas rapideet mon lourd vêtement.

Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont lamaison n’était plus éloignée de nous. J’allais là pour chasser.

Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : « Tristetemps ! ». Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions.Le père avait tué un braconnier deux ans auparavant, et, depuis cetemps, il semblait sombre, comme hanté d’un souvenir. Ses deuxfils, mariés, vivaient avec lui.

Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, niautour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoquésemplissait la nuit d’une rumeur incessante. Enfin, j’aperçus unelumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des crisaigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d’homme, une voixétranglée, demanda : « Qui va là ? ». Mon guide se nomma. Nousentrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.

Un vieil homme à cheveux blancs, à l’œil fou, le fusil chargédans la main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandisque deux grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Jedistinguai dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visagecaché contre le mur.

On s’expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonnade préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaientpoint, il me dit brusquement :

– Voyez-vous, Monsieur, j’ai tué un homme, voilà deux ans, cettenuit. L’autre année, il est revenu m’appeler. Je l’attends encorece soir.

Puis il ajouta d’un ton qui me fit sourire :

– Aussi, nous ne sommes pas tranquilles.

Je le rassurai comme je pus, heureux d’être venu justement cesoir-là, et d’assister au spectacle de cette terreursuperstitieuse.

Je racontai des histoires, et je parvins à calmer à peu prèstout le monde.

Près du foyer, un vieux chien, presque aveugle et moustachu, unde ces chiens qui ressemblent à des gens qu’on connaît, dormait lenez dans ses pattes.

Au-dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, parun étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, jevoyais soudain tout un fouillis d’arbres bousculés par le vent à lalueur de grands éclairs.

Malgré mes efforts, je sentais bien qu’une terreur profondetenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutesles oreilles écoutaient au loin. Las d’assister à ces craintesimbéciles, j’allais demander à me coucher, quand le vieux gardetout à coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil,en bégayant d’une voix égarée : « Le voilà ! le voilà !Je l’entends ! ». Les deux femmes retombèrent à genoux dansleurs coins en se cachant le visage ; et les fils reprirentleurs haches. J’allais tenter encore de les apaiser, quand le chienendormi s’éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou,regardant vers le feu de son œil presque éteint, il poussa un deces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, lesoir, dans la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, ilrestait maintenant immobile, dressé sur ses pattes comme hantéd’une vision, et il se remit à hurler vers quelque chosed’invisible, d’inconnu, d’affreux sans doute, car tout son poil sehérissait. Le garde, livide cria : « Il le sent ! il lesent ! il était là quand je l’ai tué ». Et les deux femmeségarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.

Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cettevision de l’animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de cesgens éperdus, était effrayante à voir.

Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; ilhurla comme dans l’angoisse d’un rêve ; et la peur,l’épouvantable peur entrait en moi ; la peur de quoi ? Lesais-je ? C’était la peur, voilà tout.

Nous restions immobiles, livides, dans l’attente d’un événementaffreux, l’oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindrebruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentantles murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous !Alors, le paysan qui m’avait amené, se jeta sur elle, dans unesorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une portedonnant sur une petite cour jeta l’animal dehors.

Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans unsilence plus terrifiant encore. Et soudain tous ensemble, nouseûmes une sorte de sursaut : un être glissait contre le mur dudehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu’ilsembla tâter, d’une main hésitante ; puis on n’entendit plusrien pendant deux minutes qui firent de nous des insensés ;puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il grattalégèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puissoudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blancheavec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit desa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif.

Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux gardeavait tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent lejudas en dressant la grande table qu’ils assujettirent avec lebuffet.

Et je vous jure qu’au fracas du coup de fusil que je n’attendaispoint, j’eus une telle angoisse du cœur, de l’âme et du corps, queje me sentis défaillir, prêt à mourir de peur.

Nous restâmes là jusqu’à l’aurore, incapables de bouger, de direun mot, crispés dans un affolement indicible.

On n’osa débarricader la sortie qu’en apercevant, par la fented’un auvent, un mince rayon de jour.

Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, lagueule brisée d’une balle.

Il était sorti de la cour en creusant un trou sous unepalissade.

L’homme au visage brun se tut ; puis il ajouta :

– Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; maisj’aimerais mieux recommencer toutes les heures où j’ai affronté lesplus terribles périls, que la seule minute du coup de fusil sur latête barbue du judas.

Chapitre 7Face Normande

La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par lesgrands arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariésvenaient d’abord, puis les parents, puis les invités, puis lespauvres du pays, et les gamins qui tournaient autour du défilé,comme des mouches, passaient entre les rangs, grimpaient auxbranches pour mieux voir.

Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier dupays. C’était, avant tout, un chasseur frénétique qui perdait lebon sens à satisfaire cette passion, et dépensait de l’argent groscomme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et sesfusils.

La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tousles partis des environs, car on la trouvait avenante, et on lasavait bien dotée ; mais elle avait choisi Patu, peut-êtreparce qu’il lui plaisait mieux que les autres, mais plutôt encore,en Normande réfléchie, parce qu’il avait plus d’écus.

Lorsqu’ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale,quarante coups de fusils éclatèrent sans qu’on vît les tireurscachés dans les fossés. À ce bruit, une grosse gaieté saisit leshommes qui gigotaient lourdement en leurs habits de fête ; etPatu, quittant sa femme, sauta sur un valet qu’il apercevaitderrière un arbre, empoigna son arme, et lâcha lui-même un coup defeu en gambadant comme un poulain.

Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds defruits, à travers l’herbe haute, au milieu des veaux quiregardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaientdebout, le mufle tendu vers la noce.

Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns,les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, quisemblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaientd’anciens couvre-chefs à poils longs, qu’on aurait dits en peau detaupe ; les plus humbles étaient couronnés de casquettes.

Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dontelles tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaientrouges, bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclatsemblait étonner les poules noires sur le fumier, les canards aubord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume.

Tout le vert de la campagne, le vert de l’herbe et des arbres,semblait exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deuxcouleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu dusoleil de midi.

La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûtedes pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et desfenêtres ouvertes et une odeur épaisse de mangeaille s’exhalait duvaste bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.

Comme un serpent, la suite des invités s’allongeait à travers lacour. Les premiers, atteignant la maison, braisaient la chaîne,s’éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par labarrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins etde pauvres curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas,éclatant de tous les côtés à la fois, mêlant à l’air une buée depoudre et cette odeur qui grise comme de l’absinthe.

Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour enfaire tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaientde rubans à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et lesposaient sur leurs bras, puis entraient dans la maison pour sedébarrasser définitivement de ces ornements.

La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenircent personnes.

On s’assit à deux heures. À huit heures on mangeait encore. Leshommes engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait,joyeux, clair et doré, dans les grands verres, à côté du vincoloré, du vin sombre, couleur de sang.

Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec unverre d’eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la foliedans les têtes.

De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortaitjusqu’aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec unefaim nouvelle aux dents.

Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus commedes ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et dubas, restaient à table par pudeur. Mais une d’elles, plus gênée,étant sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaientplus joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteriescommencèrent.

C’étaient des bordées d’obscénités lâchées à travers la table,et toutes sur la nuit nuptiale. L’arsenal de l’esprit paysan futvidé. Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmesoccasions, et, bien que chacun les connût, elles portaient encore,faisaient partir en rire retentissant les deux enfilées deconvives.

Un vieux à cheveux gris appelait : « Les voyageurs pour Mézidonen voiture ». Et c’étaient des hurlements de gaieté.

Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaientdes farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tantils trépignaient en chuchotant.

L’un d’eux, soudain, profitant d’un moment de calme, cria :

– C’est les braconniers qui vont s’en donner c’te nuit, avec lalune qu’y a !… Dis donc, Jean, c’est pas c’te lune-là qu’tuguetteras, toi ?

Le marié, brusquement, se tourna :

– Qu’y z’y viennent, les braconniers !

Mais l’autre se mit à rire :

– Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besognepour ça !

Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, lesverres vibrèrent.

Mais le marié, à l’idée qu’on pouvait profiter de sa noce pourbraconner chez lui, devint furieux :

– J’te dis qu’ça : qui z’y viennent !

Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens quifaisaient un peu rougir la mariée, toute frémissante d’attente.Puis, quand on eut bu des barils d’eau-de-vie, chacun partit secoucher ; et les jeunes époux entrèrent en leur chambre,située au rez-de-chaussée, comme toutes les chambres deferme ; et, comme il y faisait un peu chaud, ils ouvrirent lafenêtre et fermèrent l’auvent. Une petite lampe de mauvais goût,cadeau du père de la femme, brûlait sur la commode ; et le litétait prêt à recevoir le couple nouveau, qui ne mettait point à sonpremier embrassement tout le cérémonial des bourgeois dans lesvilles.

Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elledemeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevaitun cigare, en regardant de coin sa compagne.

Il la guettait d’un œil luisant, plus sensuel que tendre ;car il la désirait plutôt qu’il ne l’aimait ; et, soudain,d’un mouvement brusque, comme un homme qui va se mettre àl’ouvrage, il enleva son habit.

Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait sesbas, puis elle lui dit, le tutoyant depuis l’enfance : « Va tecacher là-bas, derrière les rideaux, que j’me mette au lit ».

Il fit mine de refuser, puis il y alla d’un air sournois, et sedissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux,et ils jouaient d’une façon amoureuse et gaie, sans pudeur appriseet sans gêne.

Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua sondernier jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour deses pieds et s’aplatit en rond par terre. Elle l’y laissa,l’enjamba, nue sous la chemise flottante et elle se glissa dans lelit, dont les ressorts chantèrent sous son poids.

Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il secourbait vers sa femme, cherchant ses lèvres qu’elle cachait dansl’oreiller, quand un coup de feu retentit au loin, dans ladirection du bois des Râpées, lui sembla-t-il.

Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à lafenêtre, il décrocha l’auvent.

La pleine lune baignait la cour d’une lumière jaune. L’ombre despommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin,la campagne, couverte de moissons mûres, luisait.

Comme Jean s’était penché au dehors, épiant toutes les rumeursde la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et safemme le tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu’est-ce çafait, viens-t’en ». Il se retourna, la saisit, l’étreignit, lapalpant sous la toile légère ; et, l’enlevant dans ses brasrobustes, il l’emporta vers leur couche.

Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids,une nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.

Alors Jean, secoué d’une colère tumultueuse, jura : « Nom deD… ! ils croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?…Attends, attends ! ». Il se chaussa, décrocha son fusiltoujours pendu à portée de sa main, et, comme sa femme se traînaità ses genoux et le suppliait, éperdue, il se dégagea vivement,courut à la fenêtre et sauta dans la cour.

Elle attendit une heure, deux heures, jusqu’au jour. Son mari nerentra pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur deJean et sa course après les braconniers.

Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à larecherche du maître.

On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à latête, à moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte àl’envers, avec trois lièvres trépassés autour du cou et unepancarte sur la poitrine :

« Qui va à la chasse, perd sa place ».

Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d’épousailles, ilajoutait : « Oh ! pour une farce ! c’était une bonnefarce. Ils m’ont pris dans un collet comme un lapin, les salauds,et ils m’ont caché la tête dans un sac. Mais si je les tâte unjour, gare à eux !

Et voilà comment on s’amuse, les jours de noce, au paysnormand.

Chapitre 8Les Sabots

Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermonau-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes oupommadés des paysans. Les grands paniers des fermières venues deloin pour la messe étaient posés à terre à côté d’elles ; etla lourde chaleur d’un jour de juillet dégageait de tout le mondeune odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des coqsentraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements desvaches couchées dans un champ voisin. Parfois un souffle d’airchargé d’arômes des champs s’engouffrait sous le portail et, ensoulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allaitfaire vaciller sur l’autel les petites flammes jaunes au bout descierges… « Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! »prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit,comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petitesaffaires intimes de la commune. C’était un vieux homme à cheveuxblancs qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, etle prône lui servait pour communiquer familièrement avec tout sonmonde.

Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu’estbien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de sescouches ».

Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posésdans un bréviaire. Il en retrouva deux enfin et continua : « Il nefaut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir,dans le cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre.

– M. Césaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnêtecomme servante ». Il réfléchit encore quelques secondes, puisajouta : « C’est tout, mes frères, c’est la grâce que je voussouhaite au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ».

Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.

Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, ladernière du hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, lepère, un vieux petit paysan sec et ridé, s’assit devant la table,pendant que sa femme décrochait la marmite et que sa fille Adélaïdeprenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit : «Ça s’rait p’t être bon, c’te place chez maîtr’Omont, vu que le v’làveuf, que sa bru l’aime pas, qu’il est seul et qu’il a d’quoi.J’ferions p’t être ben d’y envoyer Adélaïde ».

La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva lecouvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupepleine d’une odeur de choux, elle réfléchit.

L’homme reprit : « Il a d’quoi, pour sûr. Mais qu’il faudraitêtre dégourdi et qu’Adélaïde l’est pas un brin ».

La femme alors articula : « J’pourrions voir tout d’même ».

Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à l’air niais,aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau despommes, elle cria : « T’entends, grande bête. T’iras chez maît’Omont t’proposer comme servante, et tu f’ras tout c’ qu’il tecommandera ».

La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous troiscommencèrent à manger. Au bout de dix minutes, le père reprit : «Écoute un mot, la fille, et tâche d’n’ point te mettre en défautsur ce qu j’vas te dire… ».

Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle deconduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cetteconquête d’un vieux veuf mal avec sa famille.

La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait,la fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa filletour à tour, suivant cette instruction avec une attentionconcentrée et muette.

Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile etstupide.

Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet,et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont.Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé auxbâtiments d’exploitation qu’occupaient ses fermiers. Car il s’étaitretiré du faire-valoir, pour vivre de ses rentes.

Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovialet bourru comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomberles murs, buvait du cidre et de l’eau-de-vie à pleins verres, etpassait encore pour chaud, malgré son âge.

Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière ledos, enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérantla levée du blé ou la floraison des colzas d’un œil d’amateur à sonaise, qui aime ça, mais qui ne se la foule plus.

On disait de lui : « C’est un père Bon-Temps, qui n’est pas bienlevé tous les jours. »

Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café.Et, se renversant, il demanda : – Qu’est-ce que vousdésirez ?

La mère prit la parole :

– C’est not’fille Adélaïde que j’viens vous proposer pourservante, vu c’qu’a dit c’matin monsieur le curé.

Maître Omont considéra la fille puis, brusquement : Quel âgequ’elle a, c’te grande bique-là ?

– Vingt-un ans à la Saint-Michel, Monsieur Omont.

– C’est bien ; all’aura quinze francs par mois et l’fricot.J’l’attends d’main, pour faire ma soupe du matin.

Et il congédia les deux femmes.

Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travaillerdur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.

Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de lacuisine, M. Omont la héla !

– Adélaïde !

Elle accourut. – Me v’là, not’ maître.

Dès qu’elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées,l’œil troublé, il déclara :

– Écoute un peu, qu’il n’y ait pas d’erreur entre nous. T’es maservante, mais rien de plus. T’entends. Nous ne mêlerons point nossabots.

– Oui, not’ maître.

– Chacun sa place, ma fille, t’as ta cuisine ; j’ai masalle. À part ça, tout sera pour té comme pour mé. C’estconvenu ?

– Oui, not’ maître.

– Allons, c’est bien, va à ton ouvrage.

Et elle alla reprendre sa besogne.

À midi, elle servit le dîner du maître dans sa petite salle àpapier peint ; puis, quand la soupe fut sur la table, ellealla prévenir M. Omont.

– C’est servi, not’ maître.

Il entra, s’assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette,hésita une seconde, puis, d’une voix de tonnerre :

– Adélaïde !

Elle arriva, effarée. Il cria comme s’il allait lamassacrer.

– Eh bien, nom de D… et té, ous-qu’est ta place ?

– Maîs… not’ maître…

Il hurlait : – J’aime pas manger tout seul, nom de D… ; tuvas te mett’là, ou bien foutre le camp si tu n’veux pas. Vachercher t’nassiette et ton verre.

Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : – Me v’là,not’ maître.

Et elle s’assit en face de lui.

Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table,racontait des histoires qu’elle écoutait les yeux baissés, sansoser prononcer un mot.

De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, ducidre, des assiettes. En apportant le café, elle ne déposa qu’unetasse devant lui ; alors repris de colère, il grogna :

– Eh bien, et pour té ?

– J’n’en prends point, not’ maître.

– Pourquoi que tu n’en prends point ?

– Parce que je l’aime point.

Alors il éclata de nouveau : – J’aime pas prend’ mon café toutseul, nom de D… Si tu n’veux pas t’mettr’ à en prendre itou, tu vasfoutre le camp, nom de D… va chercher une tasse et plus vite queça.

Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur,fit la grimace ; mais, sous l’œil furieux du maître, avalajusqu’au bout. Puis il lui fallut boire le premier verred’eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et letroisième du coup-de-pied-au-cul.

Et M. Omont la congédia. – Va laver ta vaisselle maintenant,t’es une bonne fille.

Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie dedominos ; puis il l’envoya se mettre au lit.

– Va te coucher, je monterai tout à l’heure.

Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit saprière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.

Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisaittrembler la maison.

– Adélaïde ?

Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :

– Me v’là, not’ maître.

– Ousque t’es ?

– Mais j’suis dans mon lit, donc, not’ maître.

Alors il vociféra : – Veux-tu bien descendre, nom de D… J’aimepas coucher tout seul, nom de D…, et si tu n’veux point, tu vas mefoutre le camp, nom de D…

Alors, elle répondit d’en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:

– Me v’là, not’ maître !

Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin del’escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches,il la prit par le bras, et dès qu’elle eut laissé devant la porteses étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches dumaître, il la poussa dans sa chambre en grognant :

– Plus vite que ça, donc, nom de D… !

Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu’elle disait:

– Me v’là, me v’là, not’ maître.

Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche,son père l’examina curieusement, puis demanda :

– T’es-ti point grosse ?

Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant : Mais non,je n’ crois point.

Alors, il l’interrogea, voulant tout savoir :

– Dis-mé si vous n’avez point, quéque soir, mêlé vossabots ?

– Oui, je les ons mêlés l’premier soir et puis l’sautres.

– Mais alors t’es pleine, grande futaille.

Elle se mit à sangloter, balbutiant : – J’savais ti, mé ?J’savais ti, mé ?

Le père Malandain la guettait, l’œil éveillé, la minesatisfaite.

Il demanda :

– Quéque tu ne savait point ?

Elle prononça, à travers ses pleurs : – J’savais ti, mé, que çase faisait comme ça, d’s’éfants !

Sa mère rentrait. L’homme articula, sans colère : – La v’làgrosse, à c’t’heure.

Mais la femme se fâcha, révoltée d’instinct, injuriant à pleinegueule sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de «traînée ».

Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquettepour aller causer de leurs affaires avec maît’ Césaire Omont, ildéclara :

« All’ est tout d’même encore pu sotte que j’aurais cru. All’n’savait point c’q’all’ faisait, c’te niente ».

Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans deM. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.

Chapitre 9La Rempailleuse

C’était la fin du dîner d’ouverture de chasse chez le marquis deBertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du paysétaient assis autour de la grande table illuminée, couverte defruits et de fleurs.

On vint à parler d’amour, et une grande discussion s’éleva,l’éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraimentune fois ou plusieurs fois. On cita des exemples de gens n’ayantjamais eu qu’un amour sérieux ; on cita aussi d’autresexemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, engénéral, prétendaient que la passion, comme les maladies, peutfrapper plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer siquelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière devoir ne fût pas contestable, les femmes, dont l’opinion s’appuyaitsur la poésie bien plus que sur l’observation, affirmaient quel’amour, l’amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu’uneseule fois sur un mortel, qu’il était semblable à la foudre, cetamour, et qu’un cœur touché par lui demeurait ensuite tellementvidé, ravagé, incendié, qu’aucun autre sentiment puissant, mêmeaucun rêve, n’y pouvait germer de nouveau.

Le marquis, ayant aimé beaucoup, combattait vivement cettecroyance :

– Je vous dis, moi, qu’on peut aimer plusieurs fois avec toutesses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sonttués par amour, comme preuve de l’impossibilité d’une secondepassion. Je vous répondrai que, s’ils n’avaient pas commis cettebêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance derechute, ils se seraient guéris ; et ils auraient recommencé,et toujours, jusqu’à leur mort naturelle. Il en est des amoureuxcomme des ivrognes. Qui a bu boira – qui a aimé aimera. C’est uneaffaire de tempérament, cela.

On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiréaux champs, et on le pria de donner son avis.

Justement il n’en avait pas :

– Comme l’a dit le marquis, c’est une affaire detempérament ; quant à moi, j’ai eu connaissance d’une passionqui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne setermina que par la mort.

La marquise battit des mains.

– Est-ce beau cela ! Et quel rêve d’être aimé ainsi !Quel bonheur de vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cetteaffection acharnée et pénétrante ! Comme il a dû être heureuxet bénir la vie celui qu’on adora de la sorte !

Le médecin sourit :

– En effet, Madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, quel’être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c’est M. Chouquet, lepharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l’avez connueaussi, c’est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous lesans au château. Mais je vais me faire mieux comprendre.

L’enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visagedégoûté disait : « Pouah ! », comme si l’amour n’eût dûfrapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l’intérêtdes gens comme il faut.

Le médecin reprit :

– J’ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieillefemme, à son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans lavoiture qui lui servait de maison, traînée par la rosse que vousavez vue, et accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amiset ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit sesexécuteurs testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de sesvolontés dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais riende plus singulier et de plus poignant.

« Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n’ajamais eu de logis planté en terre.

« Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide.On s’arrêtait à l’entrée des villages, le long des fossés ; ondételait la voiture ; le cheval broutait ; le chiendormait, le museau sur ses pattes ; et la petite se roulaitdans l’herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, àl’ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune.On ne parlait guère dans cette demeure ambulante. Après lesquelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour desmaisons en poussant le cri bien connu : “Remmmpailleur dechaises !”, on se mettait à tortiller la paille, face à faceou côte à côte. Quand l’enfant allait trop loin ou tentait d’entreren relations avec quelque galopin du village, la voix colère dupère la rappelait : “Veux-tu bien revenir ici, crapule !”.C’étaient les seuls mots de tendresse qu’elle entendait.

« Quand elle devint plus grande, on l’envoya faire la récoltedes fonds de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelquesconnaissances de place en place avec les gamins ; maisc’étaient, cette fois, les parents de ses nouveaux amis quirappelaient brutalement leurs enfants : “Veux-tu bien venir ici,polisson ! Que je te voie causer avec lesva-nu-pieds !…”.

« Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.

« Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les gardasoigneusement.

« Un jour – elle avait alors onze ans – comme elle passait parce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet quipleurait parce qu’un camarade lui avait volé deux liards. Ceslarmes d’un petit bourgeois, d’un de ces petits qu’elle s’imaginaitdans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents etjoyeux, la bouleversèrent. Elle s’approcha, et, quand elle connutla raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes seséconomies, sept sous, qu’il prit naturellement, en essuyant seslarmes. Alors, folle de joie, elle eut l’audace de l’embrasser.Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire.Ne se voyant ni repoussée, ni battue, elle recommença ; ellel’embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se sauva.

« Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S’est-elleattachée à ce mioche parce qu’elle lui avait sacrifié sa fortune devagabonde, ou parce qu’elle lui avait donné son premier baisertendre ? Le mystère est le même pour les petits que pour lesgrands.

« Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de cegamin. Dans l’espérance de le revoir, elle vola ses parents,grappillant un sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ousur les provisions qu’elle allait acheter.

« Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, maiselle ne put qu’apercevoir le petit pharmacien, bien propre,derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocalrouge et un ténia.

« Elle ne l’en aima que davantage, séduite, émue, extasiée parcette gloire de l’eau colorée, cette apothéose des cristauxluisants.

« Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle lerencontra, l’an suivant, derrière l’école, jouant aux billes avecses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et lebaisa avec tant de violence qu’il se mit à hurler de peur. Alors,pour l’apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, unvrai trésor, qu’il regardait avec des yeux agrandis.

« Il le prit et se laissa caresser tant qu’elle voulut.

« Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutesses réserves, qu’il empochait avec conscience en échange de baisersconsentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, unefois douze sous (elle en pleura de peine et d’humiliation, maisl’année avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, unegrosse pièce ronde, qui le fit rire d’un rire content.

« Elle ne pensait plus qu’à lui ; et il attendait sonretour avec une certaine impatience, courait au-devant d’elle en lavoyant, ce qui faisait bondir le cœur de la fillette.

« Puis il disparut. On l’avait mis au collège. Elle le sut eninterrogeant habilement. Alors elle usa d’une diplomatie infiniepour changer l’itinéraire de ses parents et les faire passer parici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an deruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir ; etelle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli,imposant dans sa tunique à boutons d’or. Il feignit de ne pas lavoir et passa fièrement près d’elle.

« Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors ellesouffrit sans fin.

« Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oserle saluer et sans qu’il daignât même tourner les yeux vers elle.Elle l’aimait éperdument. Elle me dit : « C’est le seul homme quej’aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne sais pas siles autres existaient seulement ». Ses parents moururent. Ellecontinua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d’un, deuxterribles chiens qu’on n’aurait pas osé braver.

« Un jour, en revenant dans ce village où son cœur était resté,elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet aubras de son bien-aimé. C’était sa femme. Il était marié.

« Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la placede la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à lapharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour lasoigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, lafrictionna, puis il lui dit d’une voix dure : « Mais vous êtesfolle ! Il ne faut pas être bête comme ça ! ».

« Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elleétait heureuse pour longtemps.

« Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bienqu’elle insistât vivement pour le payer.

« Et toute sa vie s’écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant àChouquet. Tous les ans, elle l’apercevait derrière ses vitraux.Elle prit l’habitude d’acheter chez lui des provisions de menusmédicaments. De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, etlui donnait encore de l’argent.

« Comme je vous l’ai dit en commençant, elle est morte ceprintemps. Après m’avoir raconté toute cette triste histoire, elleme pria de remettre à celui qu’elle avait si patiemment aimé toutesles économies de son existence, car elle n’avait travaillé que pourlui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûrequ’il penserait à elle, au moins une fois, quand elle seraitmorte.

« Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Jelaissai à M. le curé les vingt-sept francs pour l’enterrement, etj’emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir.

« Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaientde déjeuner, en face l’un de l’autre, gros et rouges, fleurant lesproduits pharmaceutiques, importants et satisfaits.

« On me fit asseoir ; on m’offrit un kirsch, quej’acceptai ; et je commençai mon discours d’une voix émue,persuadé qu’ils allaient pleurer.

« Dès qu’il eut compris qu’il avait été aimé de cette vagabonde,de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bonditd’indignation, comme si elle avait volé sa réputation, l’estime deshonnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui luiétait plus cher que la vie.

« Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : “Cettegueuse ! cette gueuse ! cette gueuse !…” Sanspouvoir trouver autre chose.

« Il s’était levé ; il marchait à grands pas derrière latable, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait :“Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pourun homme ! Que faire, Oh ! si je l’avais su de sonvivant, je l’aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer enprison. Et elle n’en serait pas sortie, je vous enréponds !”

« Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Jene savais que dire ni que faire. Mais j’avais à compléter mamission. Je repris : “Elle m’a chargé de vous remettre seséconomies, qui montent à deux mille trois cent francs. Comme ce queje viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, lemieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres.”

« Ils me regardaient, l’homme et la femme, perclus desaisissement.

« Je tirai l’argent de ma poche, du misérable argent de touspays et de toutes les marques, de l’or et de sous mêlés. Puis jedemandai : “Que décidez-vous ?”

« Madame Chouquet parla la première : “Mais puisque c’était sadernière volonté, à cette femme… il me semble qu’il nous est biendifficile de refuser.”

« Le mari, vaguement confus, reprit : “Nous pourrions toujoursacheter avec ça quelque chose pour nos enfants.”

« Je dis d’un air sec : “Comme vous voudrez.”

« Il reprit : “Donnez toujours, puisqu’elle vous en achargé ; nous trouverons bien moyens de l’employer à quelquebonne œuvre.”

« Je remis l’argent, je saluai, et je partis.

« Le lendemain Chouquet vient me trouver et, brusquement :

« – Mais elle a laissé ici sa voiture, cette… cette femme.Qu’est-ce que vous en faites, de cette voiture ?

« – Rien, prenez-là si vous voulez.

« – Parfait ; cela me va ; j’en ferai une cabane pourmon potager.

« Il s’en allait. Je le rappelai. “Elle a laissé aussi son vieuxcheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ?” Il s’arrêta,surpris : “Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous quej’en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez.” Et il riait.Puis il me tendit sa main que je serrai. Que voulez-vous ? Ilne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soientennemis. J’ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grandecour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ;et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l’argent.

« Voilà le seul amour profond que j’aie rencontré, dans ma vie.»

Le médecin se tut.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira:

– Décidément, il n’y a que les femmes pour savoiraimer !

Chapitre 10En Mer

On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes:

BOULOGNE-SUR-MER, 22 Janvier. – On nous écrit : « Un affreuxmalheur vient de jeter la consternation parmi notre populationmaritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de pêchecommandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté àl’Ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de lajetée.

« Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignesenvoyées au moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousseont péri.

« Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres».

Quel est ce patron Javel ? Est-il le frère dumanchot ?

Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sousles débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense,il avait assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame,terrible et simple comme sont toujours ces drames formidables desflots.

Javel aîné était alors patron d’un chalutier.

Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à necraindre aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par leslames comme un bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par lesvents durs et salés de la Manche, il travaille la mer, infatigable,la voile gonflée, traînant par le flanc un grand filet qui racle lefond de l’Océan, et détache et cueille toutes les bêtes endormiesdans les roches, les poissons plats collés au sable, les crabeslourds aux pattes crochues, les homards aux moustachespointues.

Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se metà pêcher. Son filet est fixé tout le long d’une grande tige de boisgarnie de fer qu’il laisse descendre au moyen de deux câblesglissant sur deux rouleaux aux deux bouts de l’embarcation. Et lebateau, dérivant sous le vent et le courant, tire avec lui cetappareil qui ravage et dévaste le sol de la mer.

Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et unmousse. Il était sorti de Boulogne par un beau temps clair pourjeter le chalut.

Or, bientôt le vent s’éleva, et une bourrasque survenant forçale chalutier à fuir. Il gagna les côtes d’Angleterre ; mais lamer démontée battait les falaises, se ruait contre la terre,rendait impossible l’entrée des ports. Le petit bateau reprit lelarge et revint sur les côtes de France. La tempête continuait àfaire infranchissables les jetées, enveloppant d’écume, de bruit etde danger tous les abords des refuges.

Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots,ballotté, secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d’eau, maisgaillard, malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaientparfois cinq ou six jours errant entre les deux pays voisins sanspouvoir aborder l’un ou l’autre.

Puis enfin l’ouragan se calma comme il se trouvait en pleinemer, et, bien que la vague fût encore forte, le patron commanda dejeter le chalut.

Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deuxhommes à l’avant, deux hommes à l’arrière, commencèrent à filer surles rouleaux les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha lefond, mais une haute lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui setrouvait à l’avant et dirigeait la descente du filet, chancela, etson bras se trouva saisi entre la corde un instant détendue par lasecousse et le bois où elle glissait. Il fit un effort désespéré,tâchant de l’autre main de soulever l’amarre, mais le chaluttraînait déjà et le câble roidi ne céda point.

L’homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Sonfrère quitta la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s’efforçant dedégager le membre qu’elle broyait. Ce fut en vain. « Faut couper »,dit un matelot, et il tira de sa poche un large couteau, quipouvait, en deux coups, sauver le bras de Javel cadet.

Mais couper, c’était perdre le chalut, et ce chalut valait del’argent, beaucoup d’argent, quinze cents francs ; et ilappartenait à Javel aîné, qui tenait à son avoir.

Il cria, le cœur torturé : « Non, coupe pas, attends, je vaslofer ». Et il courut au gouvernail, mettant toute la barredessous.

Le bateau n’obéit qu’à peine, paralysé par ce filet quiimmobilisait son impulsion, et entraîné d’ailleurs par la force dela dérive et du vent.

Javel cadet s’était laissé tomber sur les genoux, les dentsserrées, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint,craignant toujours le couteau d’un marin : « Attends, attends,coupe pas, faut mouiller l’ancre ».

L’ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit àvirer au cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elless’amollirent, enfin, et on dégagea le bras inerte, sous la manchede laine ensanglantée.

Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vitune chose horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissaità flots qu’on eût dit poussés par une pompe. Alors l’homme regardason bras et murmura : « Foutu ».

Puis, comme l’hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau,un des matelots cria : « Il va se vider, faut nouer la veine ».

Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune etgoudronnée, et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ilsserrèrent de toute leur force. Les jets de sang s’arrêtaient peu àpeu : et finirent par cesser tout à fait.

Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit del’autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu,les os cassés ; les muscles seuls retenaient ce morceau de soncorps. Il le considérait d’un œil morne, réfléchissant. Puis ils’assit sur une voile pliée, et les camarades lui conseillèrent demouiller sans cesse la blessure pour empêcher le mal noir.

On mit un seau auprès de lui, et, de minute en minute, ilpuisait dedans au moyen d’un verre, et baignait l’horrible plaie enlaissant couler dessus un petit filet d’eau claire.

– Tu serais mieux en bas, lui dit son frère. Il descendit, maisau bout d’une heure remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Etpuis, il préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile etrecommença à bassiner son bras.

La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blancgisaient à côté de lui, secoués par des spasmes de mort ; illes regardait sans cesser d’arroser ses chairs écrasées.

Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent sedéchaîna ; et le petit bateau recommença sa course folle,bondissant et culbutant, secouant le triste blessé.

La nuit vint. Le temps fut gros jusqu’à l’aurore. Au soleillevant on apercevait de nouveau l’Angleterre, mais, comme la merétait moins dure, on repartit pour la France en louvoyant.

Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montrades traces noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur lapartie du membre qui ne tenait plus à lui.

Les matelots regardaient, disant leur avis.

– Ça pourrait bien être le Noir, pensait l’un.

– Faudrait de l’eau salée là-dessus, déclarait un autre.

On apporta donc de l’eau salée et on en versa sur le mal. Leblessé devint livide, grinça des dents, se tordit un peu ;mais il ne cria pas.

Puis, quand la brûlure se fut calmée : « Donne-moi ton couteau», dit-il à son frère. Le frère tendit son couteau.

« Tiens-moi le bras en l’air, tout droit, tire dessus. »

On fit ce qu’il demandait ;

Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avecréflexion, tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë,comme un fil de rasoir ; et bientôt il n’eut plus qu’unmoignon. Il poussa un profond soupir et déclara. « Fallait ça.j’étais foutu. »

Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença àverser de l’eau sur le tronçon de membre qui lui restait.

La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.

Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché etl’examina longuement. La putréfaction se déclarait. Les camaradesvinrent aussi l’examiner, et ils se le passaient de main en main,le tâtaient, le retournaient, le flairaient.

Son frère dit : « Faut jeter ça à la mer à c’t’heure. »

Mais Javel cadet se fâcha : « Ah ! mais non, ah ! maisnon. J’veux point. C’est à moi, pas vrai, pisque c’est mon bras.»

Il le reprit et le posa entre ses jambes.

– Il va pas moins pourrir, dit l’aîné. Alors une idée vint aublessé. Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer,on l’empilait en barils de sel.

Il demanda : « J’pourrions t’y point l’mettre dans la saumure.»

– Ça, c’est vrai, déclarèrent les autres.

Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des joursderniers ; et, tout au fond, on déposa le bras. On versa dusel dessus, puis on replaça, un à un, les poissons.

Un des matelots fit cette plaisanterie : « Pourvu que jel’vendions point à la criée. »

Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.

Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulognejusqu’au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse àjeter de l’eau sur sa plaie.

De temps en temps il se levait et marchait d’un bout à l’autredu bateau.

Son frère qui tenait la barre, le suivait de l’œil en hochant latête.

On finit par rentrer au port.

Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Ilfit un pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulutpas se coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien viteau port pour retrouver le baril qu’il avait marqué d’une croix.

On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservédans la saumure, ridé, rafraîchi. Il l’enveloppa dans une servietteemportée à cette intention et rentra chez lui.

Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris dupère, tâtant les doigts, enlevant les brins de sel restés sous lesongles ; puis on fit venir le menuisier pour un petitcercueil.

Le lendemain l’équipage complet du chalutier suivitl’enterrement du bras détaché. Les deux frères, côte à côte,conduisaient le deuil. Le sacristain de la paroisse tenait soncadavre sous son aisselle.

Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans leport, et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiaittout bas à son auditeur : « Si le frère avait voulu couper lechalut, j’aurais encore mon bras, pour sûr. Mais il était regardantà son bien. »

Chapitre 11Un Normand

Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trotla route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant lesprairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte deCanteleu.

C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient aumonde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochersgothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire ; en face,Saint-Sever, le faubourg aux manufactures, qui dresse ses millecheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetonssacrés de la vieille cité.

Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet desmonuments humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la «Foudre », sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’unmètre la plus géante des pyramides d’Égypte.

Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles,bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, àgauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas,tout là-bas.

De place en place, de grands navires à l’ancre le long desberges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à laqueue leu leu, vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments,formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontaitvers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage defumée noire.

Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point cesurprenant paysage ; mais il souriait sans cesse ; ilsemblait rire en lui-même. Tout à coup, il éclata : « Ah !vous allez voir quelque chose de drôle ; la chapelle au pèreMathieu. Ça, c’est du nanan, mon bon. »

Je le regardais d’un œil étonné. Il reprit :

– Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vousrestera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de laprovince et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus nimoins ; mais je vais vous donner d’abord quelques motsd’explication.

Le père Mathieu, qu’on appelle aussi le père « La Boisson », estun ancien sergent-major revenu dans son pays natal. Il unit en desproportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague duvieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, ilest devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletésinvraisemblables, gardien d’une chapelle miraculeuse, une chapelleprotégée par la Vierge et fréquentée principalement par les fillesenceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse : « Notre-Dame duGros-Ventre », et il la traite avec une certaine familiaritégoguenarde qui n’exclut point le respect. Il a composé lui-même etfait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE VIERGE. Cetteprière est un chef-d’œuvre d’ironie involontaire, d’esprit normandoù la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peursuperstitieuse de l’influence secrète de quelque chose. Il ne croitpas beaucoup à sa patronne ; cependant il y croit un peu, parprudence, et il la ménage, par politique.

Voici le début de cette étonnante oraison : « Notre bonne madamela Vierge Marie, patronne naturelle des filles-mères en ce pays etpar toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans unmoment d’oubli. »

Cette supplique se termine ainsi : « Ne m’oubliez pas surtoutauprès de votre saint Époux et intercédez auprès de Dieu le Pèrepour qu’il m’accorde un bon mari semblable au vôtre ».

Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est venduepar lui sous le manteau, et passe pour salutaire à celles qui larécitent avec onction.

En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait son maîtrele valet de chambre d’un prince redouté, confident de tous lespetits secrets intimes. Il sait sur son compte une fouled’histoires amusantes, qu’il dit tout bas, entre amis, aprèsboire.

Mais vous verrez par vous même.

Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaientpoint suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petitcommerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La placemanquant dans la chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d’où illes sort sitôt qu’un fidèle les demande. Il a façonné lui-même cesstatuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintestoutes en vert à pleine couleur, une année, qu’on badigeonnait samaison. Vous savez que les Saints guérissent les maladies ;mais chacun a sa spécialité ; et il ne faut pas commettre deconfusion ni d’erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres commedes cabotins.

Pour ne pas se tromper, les vieilles femmes viennent consulterMathieu.

Pour les maux d’oreilles, qué saint qu’est l’meilleur ?

–Mais y a saint Osyme qu’est bon ; y a aussi saint Pamphilequ’est pas mauvais.

Ce n’est pas tout.

Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boiten artiste, en convaincu, si bien qu’il est gris régulièrement tousles soirs. Il est gris, mais il le sait ; il le sait si bienqu’il note, chaque jour le degré exact de son ivresse. C’est là saprincipale occupation ; la chapelle ne vient qu’après.

Et il a inventé, – écoutez bien et cramponnez-vous, – il ainventé le saoulomètre.

L’instrument n’existe pas, mais les observations de Mathieu sontaussi précises que celles d’un mathématicien.

Vous l’entendez dire sans cesse : « D’puis lundi, j’ai passéquarante-cinq. »

Ou bien : « J’étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»

Ou bien : « J’en avais bien soixante-six à soixante-dix. »

Ou bien : « Cré coquin, je me voyais dans les cinquante, v’làque j’maperçois qu’j’étais dans les soixante-quinze » !

Jamais il ne se trompe.

Il affirme n’avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue queses observations cessent d’être précises quand il a passéquatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à sonaffirmation.

Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyeztranquille, il était crânement gris.

Dans ces conditions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, semet en des colères folles. Elle l’attend sur sa porte, quand ilrentre, et elle hurle : « Te voilà, salaud, cochon, bougred’ivrogne ! »

Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d’elle, et d’unton sévère : « Tais-toi, Mélie, c’est pas le moment de causer.Attends à d’main. »

Si elle continue à vociférer, il s’approche, et la voixtremblante : « Gueule plus ; j’suis dans les quatre vingtdix ; je n’mesure plus ; j’vas cogner, prendsgarde ! »

Alors, Mélie bat en retraite.

Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit aunez et répond : « Allons, allons ! assez causé ; c’estpassé. Tant qu’jaurai pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais sij’passe le mètre, j’te permets de m’corriger, ma parole !»

Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s’enfonçaitdans l’admirable forêt de Roumare.

L’automne, l’automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpreaux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes desoleil fondu avaient coulé du ciel dans l’épaisseur des bois.

On traversa Duclair ; puis, au lieu de continuer surJumièges, mon ami tourna vers la gauche, et, prenant un chemin detraverse, s’enfonça dans le taillis.

Et bientôt, du sommet d’une grande côte nous découvrions denouveau la magnifique vallée de la Seine et le fleuve tortueuxs’allongeant à nos pieds.

Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d’ardoises etsurmonté d’un clocher haut comme une ombrelle s’adossait contre unejolie maison aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilleset de rosiers.

Une grosse voix cria : « V’là des amis ! » Et Mathieu parutsur le seuil. C’était un homme de soixante ans, maigre, portant labarbiche et de longues moustaches blanches.

Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nousfit entrer dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle.Il disait :

– Moi, Monsieur, j’n’ai pas d’appartement distingué. J’aime bienà n’point m’éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, çatient compagnie.

Puis, se tournant vers mon ami :

– Pourquoi venez-vous un jeudi ? Vous savez bien que c’estjour de consultation d’ma Patronne. J’peux pas sortirc’t’après-midi.

Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement : «Méli-e-e ! » qui dut faire lever la tête aux matelots desnavires qui descendaient ou remontaient le fleuve, là-bas, tout aufond de la creuse vallée.

Mélie ne répondit point.

Alors Mathieu cligna de l’œil avec malice.

– A n’est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu’hier jem’suis trouvé dans les quatre-vingt-dix.

Mon voisin se mit à rire : – Dans les quatre-vingt-dix,Mathieu ! Comment avez-vous fait ?

Mathieu répondit :

– J’vas vous dire. J’n’ai trouvé, l’an dernier, qu’vingtrasières d’pommes d’abricot. y n’y en a pu ; mais, pour fairedu cidre, y n’y a qu’ça. Donc j’en fis une pièce qu’je mis hier enperce. Pour du nectar, c’est du nectar ; vous m’en direz desnouvelles. J’avais ici Polyte ; j’nous mettons à boire uncoup, et puis encore un coup, sans s’rassasier (on en boiraitjusqu’à d’main), si bien que, d’coup en coup, je m’sens unefraîcheur dans l’estomac. j’dis à Polyte : « Si on buvait un verrede fine pour se réchauffer ! » Y consent. Mais c’te fine, çavous met l’feu dans le corps, si bien qu’il a fallu r’venir aucidre. Mais v’là que d’fraîcheur en chaleur et d’chaleur enfraîcheur, j’m’aperçois que j’suis dans les quatre-vingt-dix.Polyte était pas loin du mètre.

La porte s’ouvrit. Mélie parut, et tout de suite avant de nousavoir dit bonjour : « …Crès cochon, vous aviez bien l’mètre tousles deux. »

Alors Mathieu se fâcha : « Dis pas ça, Mélie, dis pas ça ;j’ai jamais été au mètre. »

On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deuxtilleuls, à côté de la petite chapelle de « Notre-Dame duGros-Ventre » et en face de l’immense paysage. Et Mathieu nousraconta, avec raillerie mêlée de crédulité inattendue,d’invraisemblables histoires de miracles.

Nous avions bu beaucoup de cidre adorable, piquant et sucré,frais et grisant, qu’il préférait à tous les liquides, et nousfumions nos pipes, à cheval sur nos chaises, quand deux bonnesfemmes se présentèrent.

Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué,elles demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l’œil vers nous etrépondit :

– J’vas vous donner ça.

Et il disparut dans son bûcher.

Il y resta bien cinq minutes ; puis il revint avec unefigue consternée. Il levait les bras :

– J’sais pas oùs qu’il est, je l’trouve pu ; j’suispourtant sûr que je l’avais.

Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau :« Méli-e-e ! » Du fond de la cour sa femme répondit :

– Qué qu’y a ?

– Ousqu’il est saint Blanc ! Je l’trouve pu dansl’bûcher.

Alors, Mélie jeta cette explication :

– C’est-y pas celui qu’t’as pris l’aut’e semaine pour boucherl’trou d’la cabane à lapins ?

Mathieu tressaillit : « Nom d’un tonnerre, ça s’peut bien !».

Alors il dit aux femmes : « Suivez-moi. »

Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de riresétouffés.

En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu,maculé de boue et d’ordures, servait d’angle à la cabane àlapins.

Dès qu’elles l’aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent àgenoux, se signèrent et se mirent à murmurer des *Oremus*. MaisMathieu se précipita : « Attendez, vous v’là dans la crotte ;j’vas vous donner une botte de paille. »

Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute undiscrédit pour son commerce, il ajouta :

– J’vas vous l’débrouiller un brin.

Il prit un seau d’eau, une brosse et se mit à lavervigoureusement le bonhomme de bois, pendant que les deux vieillespriaient toujours.

Puis, quand il eut fini, il ajouta : « Maintenant il n’y a plusd’mal. » Et il nous ramena boire un coup.

Comme il portait le verre à sa bouche, il s’arrêta, et, d’un airun peu confus : « C’est égal, quand j’ai mis saint Blanc auxlapins, j’croyais bien qu’i n’f’rait pu d’argent. Y avait deux ansqu’on n’le d’mandait plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n’passejamais. »

Il but et reprit.

– Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n’faut pas yaller à moins d’cinquante ; et j’n’en sommes seulement pas àtrente-huit.

Chapitre 12Le Testament

Je connaissais ce grand garçon qui s’appelait René de Bourneval.Il était de commerce aimable, bien qu’un peu triste, semblaitrevenu de tout, fort sceptique, d’un scepticisme précis et mordant,habile surtout à désarticuler d’un mot les hypocrisies mondaines.Il répétait souvent : « Il n’y a pas d’hommes honnêtes ; ou dumoins ils ne le sont que relativement aux crapules. »

Il avait deux frères qu’il ne voyait point, MM. de Courcils. Jele croyais d’un autre lit, vu leurs noms différents. On m’avait dità plusieurs reprises qu’une histoire étrange s’était passée encette famille, mais sans donner aucun détail.

Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Unsoir, comme j’avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandaipar hasard : « Êtes-vous né du premier ou du second mariage de Mmevotre mère ? » Je le vis pâlir un peu, puis rougir ; etil demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrassé.Puis il sourit d’une façon mélancolique et douce qui lui étaitparticulière, et il dit : « Mon cher ami, si cela ne vous ennuiepoint, je vais vous donner sur mon origine des détails biensinguliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains doncpas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, jene tiendrais plus alors à vous avoir pour ami ».

Ma mère, Mme de Courlis, était une pauvre petite femme timide,que son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut unmartyre. D’âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sansrépit par celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustresqu’on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d’un mois demariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pourmaîtresses les femmes et les filles de ses fermiers ; ce quine l’empêcha point d’avoir deux enfants de sa femme ; ondevrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disaitrien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante commeces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée,disparue, frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquietset clairs, toujours mobiles, des yeux d’être effaré que la peur nequitte pas. Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonded’un blond gris, d’un blond timide ; comme si ses cheveuxavaient été un peu décolorés par ses craintes incessantes.

Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment auchâteau, se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, hommeredouté, tendre et violent, capable des résolutions les plusénergiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C’était un grandgaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je luiressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullementcomme ceux de sa classe. Son arrière-grand-mère avait été une amiede J.-J. Rousseau, et on eût dit qu’il avait hérité quelque chosede cette liaison d’une ancêtre. Il savait par cœur le Contratsocial, la Nouvelle Héloïse et tous ces livres philosophants quiont préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages,de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre moraleimbécile.

Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaisondemeura tellement secrète que personne ne la soupçonna. La pauvrefemme, délaissée et triste, dut s’attacher à lui d’une façondésespérée, et prendre dans son commerce toutes ses manières depenser, des théories de libre sentiment, des audaces d’amourindépendant ; mais, comme elle était si craintive qu’ellen’osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, condensé, presséen son cœur qui ne s’ouvrit jamais.

Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne lacaressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dansla maison, la traitaient un peu comme une bonne.

Je fus le seul de ses fils qui l’aimât vraiment et qu’elleaimât.

Elle mourut. J’avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pourque vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d’unconseil judiciaire, qu’une séparation de biens avait été prononcéeau profit de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de laloi et au dévouement intelligent d’un notaire, le droit de tester àsa guise.

Nous fûmes donc prévenus qu’un testament existait chez cenotaire, et invités à assister à la lecture.

Je me rappelle cela comme d’hier. Ce fut une scène grandiose,dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthumede cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fondde la tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie,et qui jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré versl’indépendance.

Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillantl’idée d’un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt etvingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. deBourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi.Il était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillaitsouvent sa moustache, un peu grise à présent. Il s’attendait sansdoute à ce qui allait se passer.

Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture,après avoir décacheté devant nous l’enveloppe scellée à la cirerouge et dont il ignorait le contenu.

Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dansson secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, etil reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère :

« Je, soussignée, Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde deCroixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran deCourcils, saine de corps et d’esprit, exprime ici mes dernièresvolontés.

« Je demande pardon à Dieu, d’abord, et ensuite à mon cher filsRené, de l’acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assezgrand de cœur pour me comprendre et me pardonner. J’ai soufferttoute ma vie. J’ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue,opprimée, trompée sans cesse par mon mari.

« Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

« Mes fils aînés ne m’ont point aimée, ne m’ont point gâtée,m’ont à peine traitée comme une mère.

« J’ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ;je ne leur dois plus rien après la mort. Les liens du sangn’existent pas sans l’affection constante, sacrée, de chaque jour.Un fils ingrat est moins qu’un étranger ; c’est un coupable,car il n’a pas le droit d’être indifférent pour sa mère.

« J’ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs loisiniques, leurs coutumes inhumaines, leurs préjugés infâmes. DevantDieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteusehypocrisie ; j’ose dire ma pensée, avouer et signer le secretde mon cœur.

« Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont laloi me permet de disposer, à mon amant bien-aiméPierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cherfils René.

« (Cette volonté est formulée en outre, d’une façon plus précisedans un acte notarié).

« Et, devant le Juge suprême qui m’entend, je déclare quej’aurais maudit le ciel et l’existence si je n’avais rencontrél’affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant,si je n’avais compris dans ses bras que le Créateur a fait lesêtres pour s’aimer, se soutenir, se consoler, et pleurer ensembledans les heures d’amertume.

« Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils. René seuldoit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et deleurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père etle fils, de les faire s’aimer jusqu’à leur mort et m’aimer encoredans mon cercueil.

« Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

« MATHILDE DE CROIXLUCE ».

M. de Courcils s’était levé ; il cria : « C’est là letestament d’une folle ! » Alors M. de Bourneval fit un pas etdéclara d’une voix forte, d’une voix tranchante : « Moi, Simon deBourneval, je déclare que cet écrit ne renferme que la strictevérité. Je suis prêt à le soutenir devant n’importe qui, et à leprouver même par les lettres que j’ai. »

Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu’ils allaient secolleter. Ils étaient là, grands tous deux, l’un gros, l’autremaigre, frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : «Vous êtes un misérable ! » L’autre prononça du même tonvigoureux et sec : « Nous nous retrouverons autre part, Monsieur.Je vous aurais déjà souffleté et provoqué depuis longtemps si jen’avais tenu avant tout à la tranquillité, durant sa vie, de lapauvre femme que vous avez tant fait souffrir. »

Puis il se tourna vers moi : « Vous êtes mon fils. Voulez-vousme suivre ? Je n’ai pas le droit de vous emmener, mais je leprends, si vous voulez bien m’accompagner. »

Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortisensemble. J’étais, certes, aux trois quarts fou.

Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. deCourcils. Mes frères, par crainte d’un affreux scandale, se sonttus. Je leur ai cédé et ils ont accepté la moitié de la fortunelaissée par ma mère.

J’ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que laloi me donnait et qui n’était pas le mien.

M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis pointencore consolé.

Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : «Eh bien ! je dis que le testament de ma mère est une deschoses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu’unefemme puisse accomplir. N’est-ce pas votre avis ? »

Je lui tendis les deux mains : « Oui, certainement, mon ami.»

Chapitre 13Aux Champs

Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d’une colline,proches d’une petite ville de bains. Les deux paysans besognaientdur sur la terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaqueménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute lamarmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient sixans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages et,ensuite les naissances, s’étaient produits à peu près simultanémentdans l’une et l’autre maison.

Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans letas ; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huitnoms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse ; et,quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaienttrois avant d’arriver au véritable.

La première des deux demeures, en venant de la station d’eaux deRolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filleset un garçon ; l’autre masure abritait les Vallin, qui avaientune fille et trois garçons.

Tout cela vivait péniblement de soupe, de pomme de terre et degrand air. À sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures,le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner lapâtée, comme des gardeurs d’oies assemblent leurs bêtes. Lesenfants étaient assis, par rang d’âge, devant la table en bois,vernie par cinquante ans d’usage. Le dernier moutard avait à peinela bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l’assiettecreuse pleine de pain molli dans l’eau où avaient cuit les pommesde terre, un demi-chou et trois oignons ; et toute la lignéemangeait jusqu’à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Unpeu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous,et le père, ce jour-là, s’attardait au repas en répétant : « Je m’yferais bien tous les jours. »

Par un après-midi du mois d’août, une légère voiture s’arrêtabrusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, quiconduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d’elle :

– Oh ! regarde, Henri, ce tas d’enfants ! Sont-ilsjolis, comme ça, à grouiller dans la poussière.

L’homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations quiétaient une douleur et presque un reproche pour lui.

La jeune femme reprit :

– Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudraisen avoir un, celui-là, le tout petit.

Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un desdeux derniers, celui des Tuvache, et, l’enlevant dans ses bras,elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveuxblonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu’il agitaitpour se débarrasser des caresses ennuyeuses.

Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Maiselle revint la semaine suivante, s’assit elle-même par terre, pritle moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons àtous les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandisque son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.

Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparuttous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.

Elle s’appelait Mme Henri d’Hubières.

Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et,sans s’arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant,elle pénétra dans la demeure des paysans.

Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ;ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises etattendirent. Alors la jeune femme, d’une voix entrecoupée,tremblante, commença :

– Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudraisbien… je voudrais bien emmener avec moi votre… votre petitgarçon…

Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirentpas.

Elle reprit haleine et continua.

– Nous n’avons pas d’enfants ; nous sommes seuls, mon mariet moi… Nous le garderions… voulez-vous ?

La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :

– Vous voulez nous prend’e Charlot ? Ah ben non, poursûr.

Alors M. d’Hubières intervint :

– Ma femme s’est mal expliquée. Nous voulons l’adopter, mais ilreviendra vous voir. S’il tourne bien, comme tout porte à lecroire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, desenfants, il partagerait également avec eux. Mais s’il ne répondaitpas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme devingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chezun notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servirajusqu’à votre mort, une rente de cent francs par mois. Avez-vousbien compris ?

La fermière s’était levée, toute furieuse.

– Vous voulez que j’vous vendions Charlot ? Ah ! maisnon ; c’est pas des choses qu’on d’mande à une mère çà !Ah ! mais non ! Ce serait abomination.

L’homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais ilapprouvait sa femme d’un mouvement continu de la tête.

Mme d’Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant versson mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d’enfant donttous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :

– Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !

Alors ils firent une dernière tentative.

– Mais, mes amis, songez à l’avenir de votre enfant, à sonbonheur, à …

La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :

– C’est tout vu, c’est tout entendu, c’est tout réfléchi…Allez-vous-en, et pi, que j’vous revoie point par ici. C’est ipermis d’vouloir prendre un éfant comme ça !

Alors Mme d’Hubières, en sortant, s’avisa qu’ils étaient deuxtout petits, et elle demanda à travers ses larmes, avec uneténacité de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre:

– Mais l’autre petit n’est pas à vous ?

Le père Tuvache répondit :

– Non, c’est aux voisins ; vous pouvez y aller si vousvoulez.

Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée desa femme.

Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur destranches de pain qu’ils frottaient parcimonieusement avec un peu debeurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.

M. d’Hubières recommença ses propositions, mais avec plusd’insinuations, de précautions oratoires, d’astuce.

Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; maisquand ils apprirent qu’ils auraient cent francs par mois, ils seconsidérèrent, se consultant de l’œil, très ébranlés.

Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. Lafemme enfin demanda :

– Qué qu’t’en dis, l’homme ? Il prononça d’un tonsentencieux :

– J’dis qu’c’est point méprisable.

Alors Mme d’Hubières, qui tremblait d’angoisse, leur parla del’avenir du petit, de son bonheur, et de tout l’argent qu’ilpourrait leur donner plus tard.

Le paysan demanda :

– C’te rente de douze cents francs, ce s’ra promis d’vantl’notaire ?

M. d’Hubières répondit :

– Mais certainement, dès demain.

La fermière, qui méditait, reprit :

– Cent francs par mois, c’est point suffisant pour nous priverdu p’tit ; ça travaillera dans quéqu’z’ans ct’éfant ; inous faut cent vingt francs.

Mme d’Hubières trépignant d’impatience, les accorda tout desuite ; et, comme elle voulait enlever l’enfant, elle donnacent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Lemaire et un voisin, appelé aussitôt, servirent de témoinscomplaisants.

Et le jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme onemporte un bibelot désiré d’un magasin.

Les Tuvache sur leur porte, le regardaient partir muets,sévères, regrettant peut-être leur refus.

On n’entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Lesparents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chezle notaire ; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parceque la mère Tuvache les agonisait d’ignominies, répétant sans cessede porte en porte qu’il fallait être dénaturé pour vendre sonenfant, que c’était une horreur, une saleté, une corromperie.

Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avecostentation, lui criant, comme s’il eût compris :

– J’t’ai pas vendu, mé, j’t’ai pas vendu, mon p’tiot. J’vendspas m’s éfants, mé. J’sieus pas riche, mais vends pas m’séfants.

Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaquejour des allusions grossières qui étaient vociférées devant laporte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvacheavait fini par se croire supérieure à toute la contrée parcequ’elle n’avait pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d’elledisaient :

– J’sais ben que c’était engageant, c’est égal, elle s’aconduite comme une bonne mère.

On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevédans cette idée qu’on lui répétait sans répit, se jugeait lui-mêmesupérieur à ses camarades, parce qu’on ne l’avait pas vendu.

Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureurinapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.

Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ;Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mèreet deux autres sœurs cadettes qu’il avait.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillantevoiture s’arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur,avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à unevieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit :

– C’est là, mon enfant, à la seconde maison.

Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

La vieille mère lavait ses tabliers ; le père, infirme,sommeillait près de l’âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeunehomme dit :

– Bonjour, papa ; bonjour maman.

Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d’émoi sonsavon dans son eau et balbutia :

– C’est-i té, m’n éfant ? C’est-i té, m’n éfant ?

Il la prit dans ses bras et l’embrassa, en répétant : – «Bonjour, maman. » Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, deson ton calme qu’il ne perdait jamais : « Te v’là-t’i revenu,Jean ? » Comme s’il l’avait vu un mois auparavant.

Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout desuite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisitchez le maire, chez l’adjoint, chez le curé, chezl’instituteur.

Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardaitpasser.

Le soir, au souper il dit aux vieux :

– Faut-i qu’vous ayez été sots pour laisser prendre le p’tit auxVallin !

Sa mère répondit obstinément :

– J’voulions point vendre not’ éfant !

Le père ne disait rien.

Le fils reprit :

– C’est-i pas malheureux d’être sacrifié comme ça !

Alors le père Tuvache articula d’un ton coléreux :

– Vas-tu pas nous r’procher d’ t’avoir gardé ?

Et le jeune homme, brutalement :

– Oui, j’vous le r’proche, que vous n’êtes que des niants. Desparents comme vous, ça fait l’malheur des éfants. Qu’vousmériteriez que j’vous quitte.

La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout enavalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :

– Tuez-vous donc pour élever d’s éfants !

Alors le gars, rudement :

– J’aimerais mieux n’être point né que d’être c’que j’suis.Quand j’ai vu l’autre, tantôt, mon sang n’a fait qu’un tour. Jem’suis dit : « V’là c’que j’serais maintenant ! »

Il se leva.

– Tenez, j’sens bien que je ferai mieux de n’pas rester ici,parce que j’vous le reprocherais du matin au soir, et que j’vousferais une vie d’misère. Ça, voyez-vous, j’vous l’pardonneraijamais !

Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

Il reprit :

– Non, c’t’ idée-là, ce serait trop dur. J’aime mieux m’en allerchercher ma vie aut’part !

Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallinfestoyaient avec l’enfant revenu.

Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents,cria :

– Manants, va !

Et il disparut dans la nuit.

Chapitre 14Un Coq Chanta

Madame Berthe d’Avancelles avait jusque-là repoussé toutes lessupplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph deCroissard. Pendant l’hiver à Paris, il l’avait ardemmentpoursuivie, et il donnait pour elle maintenant des fêtes et deschasses en son château normand de Carville.

Le mari, M. d’Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, commetoujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause defaiblesse physique, que Madame ne lui pardonnait point. C’était ungros petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez,de tout.

Mme d’Avancelles était au contraire une grande jeune femme bruneet déterminée, qui riait d’un rire sonore au nez de son maître, quil’appelait publiquement « madame Popote » et regardait d’un certainair engageant et tendre les larges épaules et l’encolure robuste etles longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baronJoseph de Croissard.

Elle n’avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinaitpour elle. C’étaient sans cesse des fêtes, des chasses, desplaisirs nouveaux auxquels il invitait la noblesse des châteauxenvironnants.

Tout le jour, les chiens courants hurlaient par les bois à lasuite du renard et du sanglier, et, chaque soir, d’éblouissantsfeux d’artifice allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu,tandis que les fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastespelouses des traînées de lumière où passaient des ombres.

C’était l’automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaientsur les gazons comme des volées d’oiseaux. On sentait traîner dansl’air des odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sentune odeur de chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d’unefemme.

Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d’Avancellesavait répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières : «Si je dois tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute desfeuilles. J’ai trop de choses à faire cet été pour avoir le temps.» Il s’était souvenu de cette parole rieuse et hardie ; et,chaque jour, il insistait davantage, chaque jour il avançait sesapproches, il gagnait un pas dans le cœur de la belle audacieusequi ne résistait plus, semblait-il, que pour la forme.

Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Bertheavait dit, en riant, au baron : « Baron, si vous tuez la bête,j’aurai quelque chose pour vous. »

Dès l’aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaires’était baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais,organisa tout lui-même pour préparer son triomphe ; et, quandles cors sonnèrent le départ, il apparut dans un étroit vêtement dechasse rouge et or, les reins serrés, le buste large, l’œilradieux, frais et fort comme s’il venait de sortir du lit.

Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi deschiens hurleurs, à travers des broussailles ; et les chevauxse mirent à galoper, emportant par les étroits sentiers des boisles amazones et les cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis,roulaient sans bruit les voitures qui accompagnaient de loin lachasse.

Mme d’Avancelles, par malice, retint le baron près d’elle,s’attardant, au pas, dans une grande avenue interminablement droiteet longue et sur laquelle quatre rangs de chênes se repliaientcomme une voûte.

Frémissant d’amour et d’inquiétude, il écoutait d’une oreille lebavardage moqueur de la jeune femme, et de l’autre il suivait lechant des cors et la voix des chiens qui s’éloignaient.

« Vous ne m’aimez donc plus ? » disait-elle.

Il répondait : « Pouvez-vous dire des choses pareilles ?»

Elle reprenait : « La chasse cependant semble vous occuper plusque moi. »

Il gémissait : « Ne m’avez-vous point donné l’ordre d’abattremoi-même l’animal ? »

Et elle ajoutait gravement : « Mais j’y compte. Il faut que vousle tuiez devant moi. »

Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval quibondissait, et, perdant patience : « Mais sacristi ! madame,cela ne se pourra pas si nous restons ici. »

Et elle lui jetait, en riant : « Il faut que cela soit,pourtant… ou alors… tant pis pour vous. »

Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras,ou flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.

Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, etsoudain, pour éviter une branche qui barrait la route, elle sepencha sur lui, si près qu’il sentit sur son cou le chatouillementdes cheveux. Alors brutalement il l’enlaça, et appuyant sur latempe ses grandes moustaches, il la baisa d’un baiser furieux.

Elle ne remua point d’abord, restant ainsi sous cette caresseemportée ; puis, d’une secousse, elle tourna la tête, et, soithasard, soit volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent seslèvres à lui, sous leur cascade de poils blonds.

Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de soncheval, qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps,sans échanger même un regard.

Le tumulte de la chasse se rapprochait ; les fourréssemblaient frémir, et tout à coup, brisant les branches, couvert desang, secouant les chiens qui s’attachaient à lui, le sanglierpassa.

Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria : « Quim’aime me suive ! » Et il disparut, dans les taillis, comme sila forêt l’eût englouti.

Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans uneclairière, il se relevait souillé de boue, la jaquette déchirée,les mains sanglantes, tandis que la bête étendue portait dansl’épaule le couteau de chasse enfoncé jusqu’à la garde.

La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce etmélancolique. La lune jaunissait la flamme rouge des torches quiembrumaient la nuit de leur fumée résineuse. Les chiens mangeaientles entrailles puantes du sanglier, et criaient, et se battaient.Et les piqueurs et les gentilshommes chasseurs, en cercle autour dela curée, sonnaient du cor à plein souffle. La fanfare s’en allaitdans la nuit claire au-dessus des bois, répétée par les échosperdus des vallées lointaines, réveillant les cerfs inquiets, lesrenards glapissants et troublant en leurs ébats les petits lapinsgris, au bord des clairières.

Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meuteaffolée d’ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces chosesdouces et violentes, s’appuyant un peu au bras des hommes,s’écartaient déjà dans les allées, avant que les chiens eussentfini leur repas.

Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse, Mmed’Avancelles dit au baron :

« Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami ? »

Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l’entraîna.

Et, tout de suite, ils s’embrassèrent. Ils allaient au pas, aupetit pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaientfiltrer la lune ; et leur amour, leurs désirs, leur besoind’étreinte étaient devenus si véhéments qu’ils faillirent choir aupied d’un arbre.

Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient auchenil. « Rentrons », dit la jeune femme. Ils revinrent.

Puis, lorsqu’ils furent devant le château, elle murmura d unevoix mourante : « Je suis si fatiguée que je vais me coucher, monami. » Et, comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernierbaiser, elle s’enfuit, lui jetant comme adieu : « Non… je vaisdormir… Qui m’aime me suive ! »

Une heure plus tard, alors que tout le château silencieuxsemblait mort, le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s’envint gratter à la porte de son amie. Comme elle ne répondait pas,il essaya d’ouvrir. Le verrou n’était point poussé.

Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.

Il se jeta à ses genoux qu’il baisait éperdument à travers larobe de nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d’unemanière caressante, dans les cheveux du baron.

Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une granderésolution, elle murmura de son air hardi, mais à voix basse : « Jevais revenir. Attendez-moi. » Et son doigt, tendu dans l’ombremontrait au fond de la chambre la tache vague et blanche dulit.

Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtitbien vite et s’enfonça dans les draps frais. Il s’étenditdélicieusement, oubliant presque son amie, tant il avait plaisir àcette caresse du linge sur son corps las de mouvement.

Elle ne revenait point, pourtant ; s’amusant sans doute àle faire languir. Il fermait les yeux dans un bien-êtreexquis ; et il rêvait doucement dans l’attente délicieuse dela chose tant désirée. Mais peu à peu ses membres s’engourdirent,sa pensée s’assoupit, devint incertaine, flottante. La puissantefatigue enfin le terrassa ; il s’endormit.

Il dormit du lourd sommeil, de l’invincible sommeil deschasseurs exténués. Il dormit jusqu’à l’aurore.

Tout à coup, la fenêtre étant restée entrouverte, un coq, perchédans un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce crisonore, le baron ouvrit les yeux.

Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un litqu’il ne reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus derien, il balbutia, dans l’effarement du réveil :

« Quoi ? Où suis-je ? Qu’y a-t-il ? »

Alors elle, qui n’avait point dormi, regardant cet hommedépeigné, aux yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du tonhautain dont elle parlait à son mari :

« Ce n’est rien. C’est un coq qui chante. Rendormez-vous,monsieur, cela ne vous regarde pas. »

Chapitre 15Un Fils

Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin toutfleuri où le gai printemps remuait de la vie.

L’un était sénateur, et l’autre de l’Académie française, gravestous deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels,gens de marque et de réputation.

Ils parlotèrent d’abord de politique, échangeant des pensées,non pas sur des Idées, mais sur des hommes : les personnalités, encette matière, primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrentquelques souvenirs ; puis ils se turent, continuant à marchercôte à côte, tout amollis par la tiédeur de l’air.

Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucréset délicats ; un tas de fleurs de toute race et de toutenuance jetaient leurs odeurs dans la brise, tandis qu’unfaux-ébénier, vêtu de grappes jaunes, éparpillait au vent sa finepoussière, une fumée d’or qui sentait le miel et qui portait,pareille aux poudres caressantes des parfumeurs, sa semenceembaumée à travers l’espace.

Le sénateur s’arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait,considéra l’arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dontles germes s’envolaient. Et il dit : « Quand on songe que cesimperceptibles atomes qui sentent bon, vont créer des existences àdes centaines de lieues d’ici, vont faire tressaillir les fibres etles sèves d’arbres femelles et produire des êtres à racines,naissant d’un germe, comme nous, mortels comme nous, et qui serontremplacés par d’autres êtres de même essence, comme noustoujours ! »

Puis, planté devant l’ébénier radieux dont les parfumsvivifiants se détachaient à tous les frissons de l’air, M. lesénateur ajouta : « Ah ! mon gaillard, s’il te fallait fairele compte de tes enfants, tu serais bigrement embarrassé. En voilàun qui les exécute facilement et qui les lâche sans remords, et quine s’en inquiète guère. »

L’académicien ajouta : « Nous en faisons autant, mon ami. »

Le sénateur reprit : « Oui, je ne le nie pas, nous les lâchonsquelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notresupériorité. »

Mais l’autre secoua la tête : « Non, ce n’est pas là ce que jeveux dire : voyez-vous, mon cher, il n’est guère d’homme qui nepossède des enfants ignorés, ces enfants dits de père inconnu,qu’il a faits, comme cet arbre reproduit, presqueinconsciemment.

« S’il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues,nous serions, n’est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier quevous interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.

« De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligneles rencontres passagères, les contacts d’une heure, on peut bienadmettre que nous avons eu des… rapports intimes avec deux ou troiscents femmes.

« Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n’enayez pas fécondé au moins une et que vous ne possédiez point sur lepavé, ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine leshonnêtes gens, c’est-à-dire nous ; ou bien une fille dansquelque mauvais lieu ; ou peut-être, si elle a eu la chanced’être abandonnée par sa mère, cuisinière en quelque famille.

« Songez en outre que presque toutes les femmes que nousappelons publiques possèdent un ou deux enfants dont elles ignorentle père, enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dixou vingt francs. Dans tout métier on fait la part des profits etpertes. Ces rejetons-là constituent les “pertes” de leurprofession. Quels sont les générateurs ? – Vous, – moi, – noustous, les hommes dits comme il faut ! Ce sont les résultats denos joyeux dîners d’amis, de nos soirs de gaieté, de ces heures oùnotre chair contente nous pousse aux accouplements d’aventure.

« Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nosenfants. Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions lesleurs, car ils reproduisent aussi, ces gredins-là !

« Tenez, j’ai, pour ma part, sur la conscience une très vilainehistoire que je veux vous dire. C’est pour moi un remordsincessant, plus que cela, c’est un doute continuel, une inapaisableincertitude qui, parfois, me torture horriblement.

« À l’âge de vingt-cinq ans j’avais entrepris avec un de mesamis, aujourd’hui conseiller d’État, un voyage en Bretagne, àpied.

« Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoirvisité les Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivionsà Douarnenez ; de là, en une étape, on gagna la sauvage pointedu Raz par la baie des Trépassés, et on coucha dans un villagequelconque dont le nom finissait en of ; mais, le matin venu,une fatigue étrange retint au lit mon camarade. Je dis au lit parhabitude, car notre couche se composait simplement de deux bottesde paille.

« Impossible d’être malade en ce lieu. Je le forçai donc à selever, et nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures dusoir.

« Le lendemain, il allait un peu mieux ; on repartit ;mais, en route, il fut pris de malaises intolérables, et c’est àgrand-peine que nous pûmes atteindre Pont-Labbé.

« Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, etle médecin, qu’on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre,sans en déterminer la nature.

« Connaissez-vous Pont-Labbé ? – Non. – Eh bien, c’est laville la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui vade la pointe du Raz au Morbihan, de cette contrée qui contientl’essence des mœurs, des légendes, des coutumes bretonnes. Encoreaujourd’hui, ce coin de pays n’a presque pas changé. Je dis :encore aujourd’hui, car j’y retourne à présent tous les ans,hélas !

« Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grandétang triste, triste, avec des vols d’oiseaux sauvages. Une rivièresort de là que les caboteurs peuvent remonter jusqu’à la ville. Etdans les rues étroites aux maisons antiques, les hommes portent legrand chapeau, le gilet brodé et les quatre vestes superposées : lapremière, grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, etla dernière s’arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.

« Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écraséedans un gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissantmême pas deviner leur gorge puissante et martyrisée ; et ellessont coiffées d une étrange façon : sur les tempes, deux plaquesbrodées en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux quitombent en nappe derrière la tête, puis remontent se tasser ausommet du crâne sous un singulier bonnet, tissu souvent d’or oud’argent.

« La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, desyeux tout bleus, d’un bleu pâle que perçaient les deux petitspoints noirs de la pupille ; et ses dents courtes, serrées,qu’elle montrait sans cesse en riant, semblaient faites pour broyerdu granit.

« Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que lebreton, comme la plupart de ses compatriotes.

« Or, mon ami n’allait guère mieux, et, bien qu’aucune maladiene se déclarât, le médecin lui défendait de partir encore,ordonnant un repos complet. Je passais donc les journées près delui, et sans cesse la petite bonne entrait, apportant, soit mondîner, soit de la tisane.

« Je la lutinais un peu, ce qui semblait l’amuser, mais nous necausions pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenionspoint.

« Or, une nuit, comme j’étais resté fort tard auprès du malade,je croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dansla sienne. C’était juste en face de ma porte ouverte ; alorsbrusquement, sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt parplaisanterie qu’autrement, je la saisis à pleine taille, et, avantqu’elle fût revenue de sa stupeur, je l’avais jetée et enferméechez moi. Elle me regardait, effarée, affolée, épouvantée, n’osantpas crier de peur d’un scandale, d’être chassée sans doute par sesmaîtres d’abord, et peut-être par son père ensuite.

« J’avais fait cela en riant : mais, dès qu’elle fut chez moi,le désir de la posséder m’envahit. Ce fut une lutte longue etsilencieuse, une lutte corps à corps, à la façon des athlètes, avecles bras tendus, crispés, tordus, la respiration essoufflée, lapeau mouillée de sueur. Oh ! elle se débattit vaillamment : etparfois nous heurtions un meuble, une cloison, une chaise : alors,toujours enlacés, nous restions immobiles plusieurs secondes dansla crainte que le bruit n’eût éveillé quelqu’un ; puis nousrecommencions notre acharnée bataille, moi l’attaquant, ellerésistant.

« Épuisée enfin, elle tomba : et je la pris brutalement, parterre, sur le pavé.

« Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous ets’enfuit.

« Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne melaissait point l’approcher. Puis, comme mon camarade était guéri etque nous devions reprendre notre voyage, je la vis entrer, laveille de mon départ, à minuit, nu-pieds, en chemise, dans machambre où je venais de me retirer.

« Elle se jeta dans mes bras, m’étreignit passionnément, puis,jusqu’au jour, m’embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, medonnant enfin toutes les assurances de tendresse et de désespoirqu’une femme nous peut donner quand elle ne sait pas un mot denotre langue.

« Huit jours après, j’avais oublié cette aventure commune etfréquente quand on voyage, les servantes d’auberge étantgénéralement destinées à distraire ainsi les voyageurs.

« Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir àPont-Labbé.

« Or, en 1876, j’y retournai par hasard au cours d’une excursionen Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bienpénétrer des paysages.

« Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours sesmurs grisâtres dans l’étang à l’entrée de la petite ville : etl’auberge était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un airplus moderne. En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes dedix-huit ans, fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroitgilet de drap, casquées d’argent avec les grandes plaques brodéessur les oreilles.

« Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pourdîner et, comme le patron s’empressait lui-même à me servir, lafatalité sans doute me fit dire : “Avez-vous connu les anciensmaîtres de cette maison ? J’ai passé ici une dizaine de joursil y a trente ans maintenant. Je vous parle de loin.”

« Il répondit : “C’étaient mes parents, monsieur.”

« Alors je lui racontai en quelle occasion je m’étais arrêté,comment j’avais été retenu par l’indisposition d’un camarade. Il neme laissa pas achever.

« – Oh ! je me rappelle parfaitement. J’avais alors quinzeou seize ans. Vous couchiez dans la chambre du fond et votre amidans celle dont j’ai fait la mienne, sur la rue.

« C’est alors seulement que le souvenir très vif de la petitebonne me revint. Je demandai : “Vous rappelez-vous une gentillepetite servante qu’avait alors votre père, et qui possédait, si mamémoire ne me trompe, de jolis yeux bleus et des dentsfraîches ?”

« Il reprit : “Oui, monsieur ; elle est morte en couchesquelque temps après.”

« Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteuxremuait du fumier, il ajouta : “Voilà son fils.”

« Je me mis à rire. “Il n’est pas beau et ne ressemble guère àsa mère. Il tient du père sans doute.”

« L’aubergiste reprit : “Ça se peut bien ; mais on n’ajamais su à qui c’était. Elle est morte sans le dire et personneici ne lui connaissait de galant. Ç’a été un fameux étonnementquand on a appris qu’elle était enceinte. Personne ne voulait lecroire.”

« J’eus une sorte de frisson désagréable, un de ceseffleurements pénibles qui nous touchent le cœur, comme l’approched’un lourd chagrin. Et je regardai l’homme dans la cour. Il venaitmaintenant de puiser de l’eau pour les chevaux et portait ses deuxseaux en boitant, avec un effort douloureux de la jambe pluscourte. Il était déguenillé, hideusement sale, avec de longscheveux jaunes tellement mêlés qu’ils lui tombaient comme descordes sur les joues.

« L’aubergiste ajouta : “Il ne vaut pas grand-chose, ç’a étégardé par charité dans la maison. Peut-être qu’il aurait mieuxtourné si on l’avait élevé comme tout le monde. Mais quevoulez-vous, monsieur ? Pas de père, pas de mère, pasd’argent ! Mes parents ont eu pitié de l’enfant, mais cen’était pas à eux, vous comprenez.”

« Je ne dis rien.

« Et je couchai dans mon ancienne chambre ; et toute lanuit je pensai à cet affreux valet d’écurie en me répétant : “Sic’était mon fils, pourtant ? Aurais-je donc pu tuer cettefille et procréer cet être ?” C’était possible,enfin !

« Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement ladate de sa naissance. Une différence de deux mois devait m’arrachermes doutes.

« Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas lefrançais non plus. Il avait l’air de ne rien comprendre,d’ailleurs, ignorant absolument son âge qu’une des bonnes luidemanda de ma part. Et il se tenait d’un air idiot devant moi,roulant son chapeau dans ses pattes noueuses et dégoûtantes, riantstupidement, avec quelque chose du rire ancien de la mère dans lecoin des lèvres et dans le coin des yeux.

« Mais le patron survenant alla chercher l’acte de naissance dumisérable. Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six joursaprès mon passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitementêtre arrivé à Lorient le 15 août. L’acte portait la mention : «Père inconnu. » La mère s’était appelée Jeanne Kerradec.

« Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvaisplus parler tant je me sentais suffoqué : et je regardais cettebrute dont les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plussordide que celui des bêtes ; et le gueux, gêné par monregard, cessait de rire, détournait la tête, cherchait à s’enaller.

« Tout le jour j’errai le long de la petite rivière, enréfléchissant douloureusement Mais à quoi bon réfléchir ? Rienne pouvait me fixer. Pendant des heures et des heures je pesaistoutes les raisons bonnes ou mauvaises pour ou contre mes chancesde paternité, m’énervant en des suppositions inextricables, pourrevenir sans cesse à la même horrible incertitude, puis à laconviction plus atroce encore que cet homme était mon fils.

« Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fuslongtemps sans parvenir à dormir ; puis le sommeil vint, unsommeil hanté de visions insupportables. Je voyais ce goujat qui meriait au nez, m’appelait “papa” ; puis il se changeait enchien et me mordait les mollets, et, j’avais beau me sauver, il mesuivait toujours, et, au lieu d’aboyer, il parlait,m’injuriait ; puis il comparaissait devant mes collègues del’Académie réunis pour décider si j’étais bien son père ; etl’un d’eux s’écriait : “C’est indubitable ! Regardez donccomme il lui ressemble.” Et en effet je m’apercevais que ce monstreme ressemblait. Et je me réveillai avec cette idée plantée dans lecrâne et avec le désir fou de revoir l’homme pour décider si, ouiou non, nous avions des traits communs.

« Je le joignis comme il allait à la messe (c’était un dimanche)et je lui donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il seremit à rire d’une ignoble façon, prit l’argent, puis, gêné denouveau par mon œil, il s’enfuit après avoir bredouillé un mot àpeu près inarticulé, qui voulait dire “merci”, sans doute.

« La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que laveille. Vers le soir, je fis venir l’hôtelier, et avec beaucoup deprécautions, d’habiletés, de finesses, je lui dis que jem’intéressais à ce pauvre être si abandonné de tous et privé detout, et que je voulais faire quelque chose pour lui.

« Mais l’homme répliqua : “Oh ! n’y songez pas, monsieur,il ne vaut rien, vous n’en aurez que du désagrément. Moi, jel’emploie à vider l’écurie, et c’est tout ce qu’il peut faire. Pourça je le nourris et il couche avec les chevaux. Il ne lui en fautpas plus. Si vous avez une vieille culotte, donnez-la-lui, maiselle sera en pièces dans huit jours.”

« Je n’insistai pas, me réservant d’aviser.

« Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre lefeu à la maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin decompte, s’endormit dans la boue sous la pluie, grâce à meslargesses.

« On me pria le lendemain de ne plus lui donner d’argent.L’eau-de-vie le rendait furieux, et, dès qu’il avait deux sous enpoche, il les buvait. L’aubergiste ajouta : “Lui donner del’argent, c’est vouloir sa mort.” Cet homme n’en avait jamais eu,absolument jamais, sauf quelques centimes jetés par les voyageurs,et il ne connaissait pas d’autre destination à ce métal que lecabaret.

« Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livreouvert que je semblais lire, mais ne faisant autre chose que deregarder cette brute, mon fils ! mon fils ! en tâchant dedécouvrir s’il avait quelque chose de moi. À force de chercher, jecrus reconnaître des lignes semblables dans le front et à lanaissance du nez, et je fus bientôt convaincu d’une ressemblanceque dissimulaient l’habillement différent et la crinière hideuse del’homme.

« Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenirsuspect, et je partis, le cœur broyé, après avoir laissé àl’aubergiste quelque argent pour adoucir l’existence de sonvalet.

« Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horribleincertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une forceinvincible me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à cesupplice de voir cette brute patauger dans son fumier, dem’imaginer qu’il me ressemble, de chercher, toujours en vain, à luiêtre secourable. Et chaque année je reviens ici, plus indécis, plustorturé, plus anxieux.

« J’ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sansressource.

« J’ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il estirrémédiablement ivrogne et emploie à boire tout l’argent qu’on luidonne et il sait fort bien vendre ses habits neufs pour se procurerde l’eau-de-vie.

« J’ai essayé d’apitoyer sur lui son patron pour qu’il leménageât, en offrant toujours de l’argent. L’aubergiste, étonné àla fin, m’a répondu fort sagement : “Tout ce que vous ferez pourlui, monsieur, ne servira qu’à le perdre. Il faut le tenir comme unprisonnier. Sitôt qu’il a du temps ou du bien-être, il devientmalfaisant. Si vous voulez faire du bien, ça ne manque pas, allez,les enfants abandonnés, mais choisissez-en un qui réponde à votrepeine.”

« Que dire à cela ?

« Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui metorturent, ce crétin, certes, deviendrait malin pour m’exploiter,me compromettre, me perdre, il me crierait “papa”, comme dans monrêve.

« Et je me dis que j’ai tué la mère et perdu cet être atrophié,larve d’écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui,élevé comme d’autres, aurait été pareil aux autres.

« Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse etintolérable que j’éprouve en face de lui en songeant que cela estsorti de moi, qu’il tient à moi par ce lien intime qui lie le filsau père, que, grâce aux terribles lois de l’hérédité, il est moipar mille choses, par son sang et par sa chair, et qu’il ajusqu’aux mêmes germes de maladies, aux mêmes ferments depassions.

« Et j’ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de levoir ; et sa vue me fait horriblement souffrir ; et de mafenêtre, là-bas, je le regarde pendant des heures remuer etcharrier les ordures des bêtes, en me répétant : “C’est monfils.”

« Et je sens, parfois, d’intolérables envies de l’embrasser. Jen’ai même jamais touché sa main sordide. »

L’académicien se tut. Et son compagnon, l’homme politique,murmura : « Oui, vraiment nous devrions bien nous occuper un peuplus des enfants qui n’ont pas de père. »

Et un souffle de vent traversant le grand arbre jaune secoua sesgrappes, enveloppa d’une nuée odorante et fine les deux vieillardsqui la respirèrent à longs traits.

Et le sénateur ajouta : « C’est bon vraiment d’avoir vingt-cinqans, et même de faire des enfants comme ça. »

Chapitre 16Saint-Antoine

On l’appelait Saint-Antoine, parce qu’il se nommait Antoine, etaussi peut-être parce qu’il était bon vivant, joyeux, farceur,puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur deservantes, bien qu’il eût plus de soixante ans.

C’était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, grosde poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes quisemblaient trop maigres pour l’ampleur du corps.

Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans saferme qu’il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts,entendu dans les affaires et dans l’élevage du bétail, et dans laculture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles mariésavec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois parmois, dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout lepays d’alentour : on disait, en manière de proverbe : « Il est fortcomme Saint-Antoine. »

Lorsque arriva l’invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret,promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vraiNormand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la tablede bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petitsverres, et il criait, la face rouge et l’œil sournois, dans unefausse colère de bon vivant : « Faudra que j’en mange, nom deDieu ! » Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pasjusqu’à Tanneville ; mais lorsqu’il apprit qu’ils étaient àRautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cessela route par la petite fenêtre de sa cuisine, s’attendant à toutmoment à voir passer des baïonnettes.

Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, laporte s’ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parutsuivi d’un soldat coiffé d’un casque noir à pointe de cuivre.Saint-Antoine se dressa d’un bond ; et tout son monde leregardait, s’attendant à le voir écharper le Prussien ; maisil se contenta de serrer la main du maire qui lui dit : « En v’làun pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c’te nuit. Fais pas debêtises surtout, vu qu’ils parlent de fusiller et de brûler tout siseulement il arrive la moindre chose. Te v’là prévenu. Donne-li àmanger, il a l’air d’un bon gars. Bonsoir, je vas chez l’s’ autres.Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.

Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C’était ungros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poilblond, barbu jusqu’aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bonenfant. Le Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, luifit signe de s’asseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de lasoupe ? » L’étranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coupd’audace, et, lui poussant sous le nez une assiette pleine : «Tiens, avale ça, gros cochon. »

Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendantque le fermier triomphant sentant sa réputation reconquise,clignait de l’œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement,ayant en même temps grand-peur et envie de rire.

Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine luien servit une autre qu’il fit disparaître également ; mais ilrecula devant la troisième, que le fermier voulait lui faire mangerde force, en répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre.T’engraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon ! »

Et le soldat, comprenant seulement qu’on voulait le faire mangertout son soûl, riait d’un air content, en faisant signe qu’il étaitplein.

Alors Saint-Antoine, devenu tout à fait familier, lui tapa surle ventre en criant : « Y en a-t-il dans la bedaine à moncochon ! » Mais soudain il se tordit, rouge à tomber d’uneattaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était venue qui lefaisait étouffer de rire : « C’est ça, c’est ça, saint Antoine etson cochon. V’là mon cochon ! » Et les trois serviteurséclatèrent à leur tour.

Le vieux était si content qu’il fit apporter l’eau-de-vie, labonne, le fil-en-dix, et qu’il en régala tout le monde. On trinquaavec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pourindiquer qu’il trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dansle nez : « Hein ? En v’là d’ la fine ! T’en bois pascomme ça chez toi, mon cochon ! »

Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Ilavait trouvé là son affaire, c’était sa vengeance à lui, savengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur,riait à se tordre derrière le dos des vainqueurs de la farce deSaint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie, il n’avait pas sonpareil. Il n’y avait que lui pour inventer des choses comme ça. Crécoquin, va !

Il s’en allait chez les voisins, tous les jours après midi, brasdessus bras dessous avec son Allemand qu’il présentait d’un air gaien lui tapant sur l’épaule : « Tenez, v’là mon cochon, r’gardez-mois’il engraisse, c’t’ animal-là ! »

Et les paysans s’épanouissaient. « Est-il donc rigolo, ce bougred’Antoine ! »

« J’ te l’ vends, Césaire, trois pistoles.

– Je l’ prends, Antoine, et j’ t’invite à manger du boudin.

– Mé, c’ que j’ veux, c’est d’ ses pieds.

– Tâte-li l’ ventre, tu verras qu’il n’a que d’ la graisse.»

Et tout le monde clignait de l’œil, sans rire trop hautcependant, de peur que le Prussien devinât à la fin qu’on semoquait de lui. Antoine seul, s’enhardissant tous les jours, luipinçait les cuisses en criant : « Rien qu’ du gras » ; luitapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d’ la couenne» ; l’enlevait dans ses bras de vieux colosse capable deporter une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas dedéchet. »

Et il avait pris l’habitude de faire offrir à manger à soncochon partout où il entrait avec lui. C’était là le grand plaisir,le grand divertissement de tous les jours : « Donnez-li de c’ quevous voudrez, il avale tout. » Et on offrait à l’homme du pain etdu beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de l’andouille quifaisait dire : « De la vôtre, et du choix. »

Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté deces attentions ; se rendait malade pour ne pas refuser ;et il engraissait vraiment, serré maintenant dans son uniforme, cequi ravissait Saint-Antoine et lui faisait répéter : « Tu sais, moncochon, faudra te faire faire une autre cage. »

Ils étaient devenus, d’ailleurs, les meilleurs amis dumonde ; et quand le vieux allait à ses affaires dans lesenvirons, le Prussien l’accompagnait de lui-même pour le seulplaisir d’être avec lui.

Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terriblehiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur laFrance.

Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitaitdes occasions, prévoyant qu’il manquerait de fumier pour lestravaux du printemps, acheta celui d’un voisin qui se trouvait dansla gêne ; et il fut convenu qu’il irait chaque soir avec sontombereau chercher une charge d’engrais.

Chaque jour donc il se mettait en route à l’approche de la nuitet se rendait à la ferme des Haules, distante d’une demi-lieue,toujours accompagné de son cochon. Et chaque jour c’était une fêtede nourrir l’animal. Tout le pays accourait là comme on va, ledimanche, à la grand-messe.

Le soldat, cependant, commençait à se méfier et, quand on riaittrop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s’allumaientd’une flamme de colère.

Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusad’avaler un morceau de plus ; et il essaya de se lever pours’en aller. Mais Saint-Antoine l’arrêta d’un tour de poignet, etlui posant ses deux mains puissantes sur les épaules il le rassitsi durement que la chaise s’écrasa sous l’homme.

Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine radieux,ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour leguérir ; puis il déclara : « Puisque tu n’ veux pas manger, tuvas boire, nom de Dieu ! »

Et on alla chercher de l’eau-de-vie au cabaret.

Le soldat roulait des yeux méchants ; mais il butnéanmoins ; il but tant qu’on voulut ; et Saint-Antoinelui tenait la tête, à la grande joie des assistants.

Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissaitles verres, trinquait en gueulant : « À la tienne ! » Et lePrussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup deslampées de cognac.

C’était une lutte, une bataille, une revanche ! À quiboirait le plus, nom d’un nom ! Ils n’en pouvaient plus nil’un ni l’autre quand le litre fut séché. Mais aucun d’eux n’étaitvaincu. Ils s’en allaient manche à manche, voilà tout. Faudraitrecommencer le lendemain !

Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté dutombereau de fumier que traînaient lentement les deux chevaux.

La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s’éclairaittristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisitles deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine,mécontent de n’avoir pas triomphé, s’amusait à pousser l’épaule deson cochon pour le faire culbuter dans le fossé. L’autre évitaitles attaques par des retraites ; et, chaque fois, ilprononçait quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisaitrire aux éclats le paysan. À la fin, le Prussien se fâcha ; etjuste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle bourrade, ilrépondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler lecolosse.

Alors, enflammé d’eau-de-vie, le vieux saisit l’homme àbras-le-corps, le secoua quelques secondes comme il eût fait d’unpetit enfant, et il le lança à toute volée de l’autre côté duchemin. Puis, content de cette exécution, il croisa ses bras pourrire de nouveau.

Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayantroulé, et, dégainant son sabre, il se précipita sur le pèreAntoine.

Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, songrand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf debœuf.

Le Prussien arriva, le front baissé, l’arme en avant, sûr detuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointeallait lui crever le ventre, l’écarta, et il frappa d’un coup secsur la tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui s’abattit àses pieds.

Puis il regarda, effaré, stupide d’étonnement, le corps d’abordsecoué de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, leretourna, le considéra quelque temps. L’homme avait les yeuxclos ; et un filet de sang coulait d’une fente au coin dufront. Malgré la nuit, le père Antoine distinguait la tache brunede ce sang sur la neige.

Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s’enallait toujours, au pas tranquille des chevaux.

Qu’allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûleraitsa ferme, on ruinerait le pays ! Que faire ? quefaire ? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper lesPrussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le grandsilence des neiges. Alors, il s’affola, et, ramassant le casque, ilrecoiffa sa victime, puis, l’empoignant par les reins, il l’enleva,courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Unefois chez lui, il aviserait.

Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvantrien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour.Une lumière brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pasencore ; alors il fit vivement reculer sa voiture jusqu’aubord du trou à l’engrais. Il songeait qu’en renversant la charge,le corps posé dessus tomberait dessous dans la fosse : et il fitbasculer le tombereau.

Comme il l’avait prévu, l’homme fut enseveli sous le fumier.Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans laterre à côté. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux àl’écurie ; et il rentra dans sa chambre.

Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu’il allait faire,mais aucune idée ne l’illuminait, son épouvante allait croissantdans l’immobilité du lit. On le fusillerait ! il suait depeur ; ses dents claquaient ; il se releva grelottant, nepouvant plus tenir dans ses draps.

Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dansle buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite, jetantune ivresse nouvelle par-dessus l’ancienne, sans calmer l’angoissede son âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieud’imbécile !

Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses,des explications et des malices ; et, de temps en temps, il serinçait la bouche avec une gorgée de fil-en-dix pour se mettre ducœur au ventre.

Et il ne trouvait rien. Mais rien.

Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu’ilappelait « Dévorant », se mit à hurler à la mort. Le père Antoinefrémit jusque dans les moelles ; et, chaque fois que la bêtereprenait son gémissement lugubre et long, un frisson de peurcourait sur la peau du vieux.

Il s’était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété,n’en pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant »recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont laterreur fait vibrer nos nerfs.

L’horloge d’en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisaitpas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner labête, pour ne plus l’entendre. Il descendit, ouvrit la porte,s’avança dans la nuit.

La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de laferme faisaient de grandes taches noires. L’homme s’approcha de laniche. Le chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant» fit un bond, puis s’arrêta net, le poil hérissé, les pattestendues, les crocs au vent, le nez tourné vers le fumier.

Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia : « Quéqu’ t’as donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas,fouillant de l’œil l’ombre indécise, l’ombre terne de la cour.

Alors, il vit une forme, une forme d’homme assis sur sonfumier !

Il regardait cela, perclus d’horreur et haletant. Mais, soudain,il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans laterre ; il l’arracha du sol : et, dans un de ces transports depeur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant,pour voir.

C’était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d’ordurequi l’avait réchauffé, ranimé. Il s’était assis machinalement, etil était resté là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletéet de sang, encore hébété par l’ivresse, étourdi par le coup,épuisé par sa blessure.

Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fitun mouvement afin de se lever.

Mais le vieux, dès qu’il l’eut reconnu, écuma ainsi qu’une bêteenragée.

Il bredouillait : « Ah ! cochon ! cochon ! t’espas mort ! Tu vas me dénoncer, à c’t’ heure… Attends…attends ! »

Et, s’élançant sur l’Allemand, il jeta en avant de toute lavigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et illui enfonça jusqu’au manche les quatre pointes de fer dans lapoitrine. Le soldat se renversa sur le dos en poussant un longsoupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme desplaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dansl’estomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de latête aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par grosbouillons.

Puis il s’arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne,aspirant l’air à grandes gorgées, apaisé par le meurtreaccompli.

Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et commele jour allait poindre, il se mit à l’œuvre pour ensevelirl’homme.

Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plusbas encore, travaillant d’une façon désordonnée dans un emportementde force avec des mouvements furieux des bras et de tout lecorps.

Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavrededans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la piétinalongtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant laneige épaisse qui complétait sa besogne, et couvrait les traces deson voile blanc.

Puis il repiqua sa fourche sur le tas d’ordure et rentra chezlui. Sa bouteille encore à moitié pleine d’eau-de-vie était restéesur la table. Il la vida d’une haleine, se jeta sur son lit, ets’endormit profondément.

Il se réveilla dégrisé, l’esprit calme et dispos, capable dejuger le cas et de prévoir l’événement.

Au bout d’une heure il courait le pays en demandant partout desnouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, poursavoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.

Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ;et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussienallait chaque soir courir le cotillon.

Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans levillage voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté etfusillé.

Chapitre 17L’Aventure de Walter Schnaffs

Depuis son entrée en France avec l’armée d’invasion, WalterSchnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros,marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusementdes pieds qu’il avait fort plats et fort gras. Il était en outrepacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, pèrede quatre enfants qu’il adorait et marié avec une jeune femmeblonde, dont il regrettait désespérément chaque soir lestendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se levertard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boirede la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout cequi est doux dans l’existence disparaît avec la vie ; et ilgardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée enmême temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et lessabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable demanœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son grosventre.

Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dansson manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensaitlonguement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur saroute : « S’il était tué, que deviendraient les petits ? Quidonc les nourrirait et les élèverait ? À l’heure même, ilsn’étaient pas riches, malgré les dettes qu’il avait contractées enpartant pour leur laisser quelque argent. » Et Walter Schnaffspleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes detelles faiblesses qu’il se serait laissé tomber, s’il n’avait songéque toute l’armée lui passerait sur le corps. Le sifflement desballes hérissait le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dansl’angoisse.

Son corps d’armée s’avançait vers la Normandie ; et il futun jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement quidevait simplement explorer une partie du pays et se replierensuite. Tout semblait calme dans la campagne ; rienn’indiquait une résistance préparée.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petitevallée que coupaient des ravins profonds, quand une fusilladeviolente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs : etune troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d’un petit boisgrand comme la main, s’élança en avant, la baïonnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d’abord immobile, tellement surpris etéperdu qu’il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou dedétaler le saisit ; mais il songea aussitôt qu’il couraitcomme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaienten bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à sixpas devant lui un large fossé plein de broussailles couvertes defeuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à laprofondeur, comme on saute d’un pont dans une rivière.

Il passa, à la façon d’une flèche, à travers une couche épaissede lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et lesmains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu’il avaitfait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avecprécaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toitde branchages enlacés, allant le plus vite possible, en s’éloignantdu lieu du combat. Puis il s’arrêta et s’assit de nouveau, tapicomme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches.

Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, descris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s’affaiblirent,cessèrent. Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursautépouvantable. C’était un petit oiseau qui, s’étant posé sur unebranche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d’une heure, lecœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés.

La nuit venait, emplissant d’ombre le ravin. Et le soldat se mità songer. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il devenir ?Rejoindre son armée ?… Mais comment ? Mais par où ?Et il lui faudrait recommencer l’horrible vie d’angoisses,d’épouvantes, de fatigues et de souffrances qu’il menait depuis lecommencement de la guerre ! Non ! Il ne se sentait plusce courage ! Il n’aurait plus l’énergie qu’il fallait poursupporter les marches et affronter les dangers de toutes lesminutes.

Mais que faire ? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s’ycacher jusqu’à la fin des hostilités. Non, certes. S’il n’avait pasfallu manger, cette perspective ne l’aurait pas trop atterré ;mais il fallait manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur leterritoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Desfrissons lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa : « Si seulement j’étais prisonnier ! » etson cœur frémit de désir, d’un désir violent, immodéré, d’êtreprisonnier des Français. Prisonnier ! Il serait sauvé, nourri,logé, à l’abri des balles et des sabres, sans appréhensionpossible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier ! Quelrêve !

Et sa résolution fut prise immédiatement :

« Je vais me constituer prisonnier. »

Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d’uneminute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par desréflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.

Où allait-il se constituer prisonnier ? Comment ? Dequel côté ? Et des images affreuses, des images de mort, seprécipitèrent dans son âme.

Il allait courir des dangers terribles en s’aventurant seul avecson casque à pointe, par la campagne.

S’il rencontrait des paysans ? Ces paysans, voyant unPrussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme unchien errant ! Ils le massacreraient avec leurs fourches,leurs pioches, leurs faux, leurs pelles ! Ils en feraient unebouillie, une pâtée, avec l’acharnement des vaincus exaspérés.

S’il rencontrait des francs-tireurs ? Ces francs-tireurs,des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s’amuser,pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il secroyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons defusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient leregarder.

S’il rencontrait l’armée française elle-même ? Les hommesd’avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardiet malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils luitireraient dessus. Et il entendait déjà les détonationsirrégulières des soldats couchés dans les broussailles, tandis quelui, debout au milieu d’un champ, s’affaissait, troué comme uneécumoire par les balles qu’il sentait entrer dans sa chair.

Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sansissue.

La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il nebougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légersqui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d’unterrier, faillit faire s’enfuir Walter Schnaffs. Les cris deschouettes lui déchiraient l’âme, le traversant de peurs soudaines,douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeuxpour tâcher de voir dans l’ombre : et il s’imaginait à tout momententendre marcher près de lui.

Après d’interminables heures et des angoisses de damné, ilaperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenaitclair. Alors, un soulagement immense le pénétra : ses membres sedétendirent, reposés soudain : son cœur s’apaisa ; ses yeux sefermèrent. Il s’endormit.

Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près aumilieu du ciel : il devait être midi. Aucun bruit ne troublait lapaix morne des champs ; et Walter Schnaffs s’aperçut qu’ilétait atteint d’une faim aiguë.

Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bonsaucisson des soldats ; et son estomac lui faisait mal.

Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaientfaibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heuresencore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment derésolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les pluscontraires.

Une idée lui parut enfin logique et pratique, c’était de guetterle passage d’un villageois seul, sans armes, et sans outils detravail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre enses mains en lui faisant bien comprendre qu’il se rendait.

Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et ilsortit sa tête au bord de son trou, avec des précautionsinfinies.

Aucun être isolé ne se montrait à l’horizon. Là-bas, à droite,un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fuméedes cuisines ! Là-bas à gauche, il apercevait, au bout desarbres d’une avenue, un grand château flanqué de tourelles.

Il attendit ainsi jusqu’au soir, souffrant affreusement, nevoyant rien que des vols de corbeaux, n’entendant rien que lesplaintes sourdes de ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

Il s’allongea au fond de sa retraite et il s’endormit d’unsommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d’un sommeil d’hommeaffamé.

L’aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit enobservation. Mais la campagne restait vide comme la veille ;et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, lapeur de mourir de faim ! Il se voyait étendu au fond de sontrou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petitesbêtes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaientà le manger, l’attaquant partout à la fois, se glissant sous sesvêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau luipiquait les yeux de son bec effilé.

Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’évanouir defaiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s’apprêtait às’élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quandil aperçut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leursfourches sur l’épaule, et il replongea dans sa cachette.

Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentementdu fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant,vers le château lointain, préférant entrer là-dedans plutôt qu’auvillage qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine detigres.

Les fenêtres d’en bas brillaient. Une d’elles était mêmeouverte ; et une forte odeur de viande cuite s’en échappait,une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu’au fond duventre de Walter Schnaffs ; qui le crispa, le fit haleter,l’attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audacedésespérée.

Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans lecadre de la fenêtre.

Huit domestiques dînaient autour d’une grande table. Maissoudain une bonne demeura béante, laissant tomber son verre, lesyeux fixes. Tous les regards suivirent le sien !

On aperçut l’ennemi !

Seigneur ! les Prussiens attaquaient le château !…

Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris pousséssur huit tons différents, un cri d’épouvante horrible, puis unelevée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperduevers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommesrenversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, lapièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille enface de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans safenêtre.

Après quelques instants d’hésitation, il enjamba le mur d’appuiet s’avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisaittrembler comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, leparalysait encore. Il écouta. Toute la maison semblaitfrémir ; des portes se fermaient, des pas rapides couraientsur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille àces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits sourdscomme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied desmurs, des corps humains sautant du premier étage.

Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grandchâteau devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restée intacte, etil se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s’il eûtcraint d’être interrompu trop tôt, de n’en pouvoir engloutir assez.Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte commeune trappe ; et des paquets de nourriture lui descendaientcoup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant.Parfois, il s’interrompait, prêt à crever à la façon d’un tuyautrop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayaitl’œsophage comme on lave un conduit bouché.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes lesbouteilles ; puis, soûl de liquide et de mangeaille, abruti,rouge, secoué par des hoquets, l’esprit troublé et la bouchegrasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapabled’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idéess’engourdissaient ; il posa son front pesant dans ses brascroisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choseset des faits.

Le dernier croissant éclairait vaguement l’horizon au-dessus desarbres du parc. C’était l’heure froide qui précède le jour.

Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses etmuettes ; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dansl’ombre une pointe d’acier.

Le château tranquille dressait sa haute silhouette noire. Deuxfenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.

Soudain, une voix tonnante hurla :

« En avant ! nom d’un nom ! à l’assaut ! mesenfants ! »

Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitress’enfoncèrent sous un flot d’hommes qui s’élança, brisa, crevatout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armésjusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposaitpacifiquement Walter Schnaffs, et, lui posant sur la poitrinecinquante fusils chargés, le culbutèrent le roulèrent, lesaisirent, le lièrent des pieds à la tête.

Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu,crossé et fou de peur.

Et tout d’un coup, un gros militaire chamarré d’or lui plantason pied sur le ventre en vociférant :

« Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous ! »

Le Prussien n’entendit que ce seul mot « prisonnier », et ilgémit : « Ya, ya, ya. »

Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vivecuriosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines.Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’émotion et defatigue.

Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d’être enfinprisonnier !

Un autre officier entra et prononça :

« Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurssemblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place. »

Le gros militaire qui s’essuyait le front vociféra : «Victoire ! »

Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:

« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre enretraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu’on évalue àcinquante hommes hors de combat Plusieurs sont restés entre nosmains. »

Le jeune officier reprit :

« Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ? »

Le colonel répondit :

« Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avecde l’artillerie et des forces supérieures. »

Et il donna l’ordre de repartir.

La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du château, etse mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffsgarrotté, tenu par six guerriers le revolver au poing.

Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. Onavançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.

Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de LaRoche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce faitd’armes.

La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçutle casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Lesfemmes levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; unaïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d’un de sesgardiens.

Le colonel hurlait.

« Veillez à la sûreté du captif. »

On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, etWalter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour dubâtiment.

Alors, malgré des symptômes d’indigestion qui le tourmentaientdepuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, àdanser éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser enpoussant des cris frénétiques, jusqu’au moment où il tomba, épuisé,au pied d’un mur

Il était prisonnier ! Sauvé !

C’est ainsi que le château de Champignet fut repris à l’ennemiaprès six heures seulement d’occupation.

Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire àla tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.

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