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Contes de l’eau bleue

Contes de l’eau bleue

de Sir Arthur Conan Doyle
LE COFFRE À RAIES

Titre original :The Striped Chest (1900).

 

– Qu’en pensez-vous, Allardyce ? demandai-je.

Mon maître d’équipage se tenait à côté de moi sur la poupe ; pour rester d’aplomb, il avait écarté ses courtes jambes, car une forte houle avait survécu à la tempête ; à chaque coup de roulis, nos deux canots de hanche frôlaient l’eau. Il cala sa lunette contre le hauban de misaine pour mieux observer ce pitoyable et mystérieux navire chaque fois qu’il se hissait sur la crête d’une vague et s’y maintenait quelques instants en équilibre avant de retomber de l’autre côté ; il se trouvait si à ras de la mer que je ne distinguais que par intermittence la ligne vert feuille de son bastingage.

C’était un brick, mais son grand mât s’était brisé à trois mètres au-dessus du pont, et je n’avais pas l’impression que l’équipage eût cherché à se débarrasser de l’épave qui flottait à côté du bateau, avec ses voiles et ses vergues,comme l’aile inerte d’une mouette blessée. Le mât de misaine étaitencore debout, mais la toile était détendue et se déployait enlongs panaches blancs. J’avais rarement vu bateau plusmaltraité.

Comment nous serions-nous scandalisés,néanmoins, du triste spectacle qu’il nous offrait ? Au coursdes trois derniers jours, nous nous étions plus d’une fois demandési notre propre navire regagnerait jamais un port. Nous avionsnavigué à l’aveuglette pendant trente-six heures. Heureusement laMary-Sinclair n’avait pas son pareil parmi les navires quiavaient quitté la Clyde ! Nous avions émergé de la tempêteaprès n’avoir perdu que notre youyou et une partie du bastingage detribord. Mais nous ne pouvions guère nous étonner que d’autresbateaux eussent été plus malchanceux : ce brick mutilé,désemparé sur une mer bleue et sous un ciel limpide, évoquait toutel’horreur des heures précédentes ; il ressemblait à un hommeque la foudre aurait aveuglé, et qui poursuivrait sa route entitubant.

Tandis que nos matelots s’accoudaient aubastingage ou grimpaient dans les haubans pour mieux voir,Allardyce, Écossais lent et méthodique, contemplait longuementl’inconnu. Vers 20 degrés de latitude et 10 degrés de longitude,les rencontres suscitent toujours de la curiosité ; la grandevoie commerciale à travers l’Atlantique passe plus au nord ;depuis dix jours, nous n’avions pas aperçu une seule voile.

– Je crois qu’il est abandonné ! déclarale maître d’équipage.

C’était aussi mon avis, puisque je nediscernais aucun signe de vie sur le pont, et que les signauxamicaux de nos hommes demeuraient sans réponse. L’équipage avait dûl’abandonner dans un moment de panique.

– Il n’en a plus pour longtemps !poursuivit Allardyce de sa voix tranquille. À n’importe quelleminute, il peut chavirer la coque en l’air. L’eau lèche salisse.

– Quel est son pavillon ?demandai-je.

– Pas facile à identifier. Il est tout enrouléet emmêlé dans les drisses. Voilà ! Je l’ai. C’est le pavillonbrésilien, mais retourné : le bas en haut.

Avant d’abandonner le bateau, l’équipage avaitdonc hissé le signal de détresse. Mais quand l’avait-ilabandonné ? Je m’emparai de la lunette du maître d’équipage etj’explorai la surface tumultueuse de l’Atlantique que striaientencore de multiples lignes blanches d’écume dansante. Nulle part jen’aperçus de formes humaines.

– Il y a peut-être des survivants à bord,dis-je.

– Peut-être des sauvages ! murmura lemaître d’équipage.

– Alors, nous allons l’approcher par le côtésous le vent et tenir la cape.

Lorsque nous fûmes à moins de cent mètres,nous modifiâmes notre vergue de misaine, et nous nous tînmes là, lebrick et nous, secoués de hoquets comme deux clowns.

– Un canot à l’eau ! ordonnai-je. Prenezquatre hommes avec vous, monsieur Allardyce, et allez auxrenseignements.

Mais, juste à ce moment, mon second,M. Armstrong, arriva sur le pont pour son tour de quart. Ayantforte envie d’inspecter de près ce bateau abandonné, je le mis aucourant et me glissai dans le canot.

La distance était courte, mais le roulis siprononcé que lorsque nous tombions dans un creux nous perdions devue le brick et notre navire. Le soleil couchant ne dardait pas sesrayons obliques jusqu’à nous ; entre les vagues, il faisaitfroid et sombre. Lorsque nous remontions, nous retrouvions lalumière et la chaleur. Chaque fois que nous débouchions sur unecrête coiffée d’écume, j’apercevais le bastingage vert feuille etla misaine. Je gouvernai donc afin de le contourner par la proue etde repérer le meilleur endroit pour l’abordage. En le longeant,nous lûmes son nom sur sa carcasse ruisselante :Nossa-Senhora-da-Vittoria.

– Le bord du vent, monsieur, fit le maîtred’équipage. Paré pour la gaffe, charpentier ?

Un instant plus tard, nous avions sautépar-dessus les bastingages, légèrement plus hauts que ceux de notrenavire. Nous étions sur le pont du bateau abandonné.

Notre première pensée alla à notre sécurité,il nous fallait prévoir le cas, infiniment probable, où le bateausombrerait sous nos pieds. Deux de nos hommes se cramponnèrent àson amarre et la parèrent pour que nous puissions opérer uneretraite rapide. Le charpentier descendit dans la cale pourvérifier la quantité d’eau qui s’y trouvait. L’autre matelot,Allardyce et moi-même, nous nous mîmes en devoir de procéder à uninventaire hâtif du bateau et de sa cargaison.

Le pont était jonché d’épaves et de cages àpoules où flottaient les volailles mortes. Il n’y avait plus decanots, sauf un seul qui était défoncé, l’équipage avait doncabandonné le bateau. La cabine se trouvait dans un rouf, dont uncôté avait été éventré par la violence de la mer. Allardyce et moiy entrâmes ; la table du capitaine était telle qu’il l’avaitlaissée : couverte de livres et de papiers, tous en espagnolou en portugais, et aussi de cendres de cigarettes. Je cherchai lelivre de bord, mais sans succès.

– Il n’en a sans doute jamais tenu, ditAllardyce. Tout se passe à la bonne franquette à bord d’un navirede commerce de l’Amérique du Sud ; on n’y fait que lenécessaire. En admettant que le capitaine en ait tenu un à jour, ila dû l’emporter sur son canot.

– J’aimerais bien examiner tous ces livres ettous ces papiers, répondis-je. Demandez au charpentier de combiende temps nous disposons.

Nous fûmes rassurés. Le bateau était pleind’eau, mais une partie de la cargaison était flottable, et il n’yavait pas de danger immédiat. Probablement le bateau ne sombreraitjamais : il s’en irait plutôt à la dérive comme l’un de cesterribles bancs de roches qui ne figurent pas sur les cartes, maisqui envoient par le fond quantité de navires.

« Dans ce cas, vous ne courez aucun périlà descendre, dis-je au maître d’équipage. Voyez si la cargaisonpeut être sauvée. Pendant ce temps, je jetterai un coup d’œil surces papiers.

Les connaissements, quelques factures et deslettres qui étaient sur le bureau du capitaine m’apprirent que lebrick brésilien Nossa-Senhora-da-Vittoria avait quittéBahia un mois plus tôt. Le capitaine s’appelait Texeira, mais je nedécouvris rien qui m’informât sur l’équipage. Le bateau sedirigeait vers Londres. Un rapide examen des connaissementsm’indiqua que nous ne tirerions pas grand profit de notresauvetage. La cargaison se composait de noix de coco, de gingembreet de bois. Le bois se présentait sous la forme de grosses billes,spécimens intéressants des essences tropicales ; c’était grâceà elles sans doute que le bateau avait maintenu son équilibre, maisleur taille nous interdisait de les extraire des cales. Il y avaitaussi quelques marchandises de fantaisie : des oiseauxempaillés pour modistes et une centaine de caisses de fruits enconserve. Enfin, en épluchant les papiers, je tombai sur une notebrève rédigée en anglais qui retint mon attention :

Le destinataire de cette note est prié deveiller à ce que les divers bibelots anciens espagnols et indiensqui ont été retirés de la collection de Santarem et qui sontdestinés à Prontfoot et Neumann, Oxford Street, à Londres, soientplacés dans un endroit où ces objets uniques et d’une grande valeurne puissent subir aucun dégât. Cette recommandation s’applique enparticulier au coffre-trésor de don Ramirez di Leyra, auquelpersonne ne devra toucher.

Le coffre-trésor de don Ramirez ! Desobjets uniques et d’une grande valeur ! Je tenais là ma chanced’une prime de sauvetage ! Je m’étais levé, avec le papier àla main, quand mon maître d’équipage écossais apparut sur leseuil.

– Je pense que tout n’est pas tout à faitnormal à bord de ce bateau, monsieur.

Il avait des traits rudes ; pourtantl’étonnement se lisait sur son visage fermé.

– Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.

– Il y a eu meurtre, monsieur. Là-bas, j’aitrouvé un homme avec la cervelle en bouillie.

– Tué par la tempête ?

– Peut-être, monsieur. Mais ça m’étonneraitque vous disiez la même chose après l’avoir vu.

– Où est-il ?

– Par ici, monsieur. Dans le grand rouf.

En fait de logements, ce brick ne comportaitque trois roufs ; l’un pour le capitaine, un autre près de laprincipale écoutille pour la cuisine et les repas, un troisième àl’avant pour les hommes. Le maître d’équipage me conduisit dans lerouf du milieu. Quand on y pénétrait, la cuisine était sur ladroite ; à gauche, il y avait une petite pièce avec deuxcouchettes pour les officiers ; puis, au-delà, dans undébarras jonché de voiles de réserve et de pavillons, des paquetsenfermés dans un tissu grossier et soigneusement amarrés étaientrangés le long des murs. Au fond se dressait un coffre à raiesblanche et rouge ; les bandes rouges étaient si passées et lesbandes blanches si sales qu’on ne distinguait les couleurs quelorsque la lumière tombait directement. Il avait un mètrevingt-cinq de largeur, un mètre dix de hauteur, et à peine moinsd’un mètre de profondeur, il était donc beaucoup plus volumineuxqu’un coffre de matelot.

Mais ce n’est pas au coffre qu’allèrent mesregards et mes pensées quand j’entrai. Sur le plancher, dans ungrand désordre d’étamines, était étendu un homme brun, de petitetaille, dont le visage était ourlé d’une barbe courte et bouclée.Il gisait sur le dos, les pieds contre le coffre. Sur le tissublanc où reposait sa tête, une tache rouge s’étalait, et de petitssillons écarlates couraient autour de son cou bronzé avant de seprolonger par terre. Pourtant, je ne voyais aucune blessureapparente ; sa figure était aussi placide que celle d’unenfant endormi.

Par contre, lorsque je me penchai, jedécouvris la plaie, et je me détournai en poussant une exclamationhorrifiée. Il avait été assommé comme une bête sous le merlin,probablement par quelqu’un qui l’avait surpris par-derrière. Uncoup terrible lui avait défoncé le haut de la tête et avaitprofondément pénétré dans le cerveau. Il pouvait bien avoir unefigure placide, car la mort avait dû être instantanée, etl’emplacement de la blessure montrait qu’il n’avait pas vu sonagresseur.

– S’agit-il d’un coup déloyal ou d’unaccident, capitaine Barclay ? me demanda le maîtred’équipage.

– Vous avez tout à fait raison, monsieurAllardyce. Cet homme a été assassiné, abattu par une arme lourde ettranchante. Mais qui était-il ? Et pourquoi a-t-il étéassassiné ?

– C’était un simple matelot, monsieur. Vous leverrez rien qu’en examinant ses doigts.

Il lui retourna les poches tout en parlant, etmit au jour un jeu de cartes, de la ficelle goudronnée et un paquetde tabac du Brésil.

– Oh ! oh ! regardez ceci !fit-il.

C’était un grand couteau ouvert, doté d’unelame à ressort. Il venait de le ramasser sur le plancher. L’acierétait net et luisant, il n’avait donc pas servi au crime, pourtantle mort l’avait dans la main quand il avait été assommé, car sesdoigts s’étaient refermés sur le manche.

– J’ai l’impression, monsieur, qu’il se savaiten danger et qu’il gardait son couteau pour se défendre, me dit lemaître d’équipage. Mais nous ne pouvons plus rien pour ce pauvrediable. Je me demande ce que contiennent ces paquets qui sont fixésaux murs. On dirait des idoles, des armes et je ne sais quellescuriosités. Il y en a de tous les genres.

– En effet, répondis-je. Ce sont les seulsobjets de valeur que nous récupérerons sur la cargaison. Hélez lenavire et commandez un autre canot, pour que nous puissions montercette marchandise à notre bord.

Pendant son absence, je passai en revue lecurieux butin qui venait de nous échoir. Les bibelots avaient étési bien enveloppés que je ne pus m’en faire qu’une idée généralemais le coffre à raies était suffisamment éclairé pour me permettreune inspection précise de son extérieur. Sur le couvercle garni declous et de coins métalliques étaient gravées des armoiriescompliquées, sous lesquelles se trouvait une ligne écrite enespagnol et que je traduisis ainsi : « Coffre-trésor dedon Ramirez di Leyra, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques,gouverneur et capitaine général de Terra Firma et de la province deVeraquas. » Dans un angle, je lus une date :« 1606. » Dans l’angle opposé, je vis une grandeétiquette blanche qui portait ces mots écrits en anglais :« Vous êtes instamment prié de n’ouvrir ce coffre en aucuncas. » Le même avertissement était répété en dessous, enespagnol. Quant à la serrure, elle était très ouvragée et d’unacier compact orné d’une devise latine qui dépassait lacompréhension d’un marin.

Je venais de terminer mon examen du coffrequand l’autre canot, qui avait à bord mon second,M. Armstrong, se rangea parallèlement au bateau. Nousentreprîmes donc de le remplir des divers bibelots et autrescuriosités sud-américaines qui semblaient bien être les seulsobjets dignes d’être retirés du bateau abandonné. Quand le canotfut plein, je le renvoyai. Puis Allardyce et moi, aidés par lecharpentier et un matelot, nous soulevâmes le coffre à raies etnous le descendîmes dans notre canot, en le posant en équilibre surles bancs de nage du milieu ; il était si lourd en effet quesi nous l’avions placé à l’une ou l’autre des extrémités il auraitpu faire basculer notre embarcation. Nous laissâmes le cadavre àl’endroit où nous l’avions trouvé.

Le maître d’équipage émit l’hypothèse qu’aumoment de l’abandon du bateau, le matelot avait commencé à pilleret que le capitaine, désireux de préserver un minimum dediscipline, l’avait abattu d’un coup de hachette. Elle paraissaitplus conforme aux faits que toute autre explication ;pourtant, elle ne me satisfit pas complètement. Mais l’océan est unroyaume de mystères, et nous nous contentâmes d’ajouter le destinde ce matelot brésilien à la longue liste que le marin gardetoujours en mémoire.

Le coffre fut hissé avec des cordages sur lepont de la Mary-Sinclair, puis porté par quatre hommesd’équipage jusqu’à la cabine où, entre la table et les caissons, iltrouva exactement sa place. Il resta là pendant le souper ;après le repas, mes officiers demeurèrent avec moi pour discuter del’événement du jour devant un verre de grog. M. Armstrong quiétait grand, mince, excellent marin de surcroît, avait laréputation d’un homme avare et cupide. Notre découverte l’avaitgrandement excité ; déjà, tout en regardant le coffre avec desyeux brillants, il calculait la part qui reviendrait à chacun denous quand serait répartie la prime de sauvetage.

– Puisque le papier affirme qu’il s’agit depièces uniques, monsieur Barclay, elles peuvent valoir un prix fou.Vous n’avez pas idée des sommes que paient parfois les richescollectionneurs. Mille livres, ce n’est rien pour eux ! Ou jeme trompe fort, ou ce voyage nous rapportera quelque chose.

– Je ne partage pas votre avis, dis-je. Pourautant que j’aie pu me rendre compte, ces bibelots ne me semblentpas différer beaucoup des autres curiosités de l’Amérique du Sudque l’on trouve partout aujourd’hui.

– Ma foi, monsieur, j’en suis à monquatorzième voyage, et je n’ai jamais vu un coffre pareil. Il vautune fortune, tel qu’il est. De plus, il est si lourd qu’il contientsûrement des objets précieux. Vous ne croyez pas que nous devrionsl’ouvrir et l’inventorier ?

– Si vous forcez la serrure, vous abîmerez lecoffre, c’est sûr ! fit observer le maître d’équipage.

Armstrong s’accroupit devant le coffre, penchala tête ; son long nez crochu approcha de la serrure jusqu’àla toucher.

– C’est du chêne, dit-il. Du chêne qui, avecl’âge s’est légèrement contracté. Si j’avais un ciseau à froid ouun couteau à lame solide, je pourrais forcer la serrure sans abîmerle bois le moins du monde.

Les mots « couteau à lame solide »me rappelèrent le matelot qui avait été tué sur le brick.

– Je me demande s’il n’était pas en train del’ouvrir quand quelqu’un est intervenu, dis-je.

– Cela je l’ignore, monsieur. Mais ce que jesais, c’est que je peux ouvrir ce coffre. Dans le caisson, il y aun tournevis. Éclairez-moi avec la lampe, Allardyce, il nerésistera pas à une ou deux poussées.

– Attendez !…

Déjà, les yeux allumés par la curiosité et lacupidité, il s’était penché au-dessus du couvercle. Mais jel’arrêtai.

– Je ne vois pas pourquoi nous nous hâterions.Vous avez lu l’étiquette, elle nous met en garde et nous recommandede ne pas l’ouvrir. Peut-être cette recommandation estvalable ; peut-être elle ne l’est pas. Mais de toutes façons,j’entends m’y conformer. D’ailleurs, quel que soit le contenu ducoffre et en admettant qu’il soit précieux, sa valeur n’en sera pasdiminuée si nous l’ouvrons dans les bureaux du destinataire plutôtque dans la cabine de la Mary-Sinclair.

Mon second parut amèrement déçu.

– Je pense, monsieur, que vous n’êtes passuperstitieux à ce point ? ricana-t-il. Si le coffre échappe ànotre surveillance, si nous ne vérifions pas nous-mêmes ce qu’ilcontient, nous risquons de perdre nos droits. En outre…

– En voilà assez, monsieur Armstrong !interrompis-je sèchement. Vous pouvez me faire confiance, vosdroits seront sauvegardés. Mais je ne veux pas que le coffre soitouvert ce soir.

– D’ailleurs, l’étiquette prouve que le coffrea été examiné par des Européens, ajouta Allardyce. Un coffre-trésorn’est pas forcément un coffre qui contient des trésors. Denombreuses personnes y ont sûrement jeté un coup d’œil depuisl’époque où vivait le vieux gouverneur de Terra Firma !

Armstrong lança le tournevis sur la table ethaussa les épaules.

– Comme vous voudrez ! fit-il.

Mais pendant le reste de la soirée, bien quenous eussions abordé des sujets différents, je remarquai que sonregard revenait toujours, avec la même expression de convoitise,vers le coffre à raies.

Et maintenant, j’en arrive à un épisode qui mefait encore frissonner aujourd’hui quand je me le rappelle. Autourde notre cabine étaient disposées les chambres des officiers ;la mienne, située au bout du petit couloir qui conduisait àl’échelle de commandement, était la plus éloignée. Je ne prenaispas de quart, sauf dans les cas d’urgence, les veilles étantréparties entre les autres officiers. Armstrong avait le quart deminuit et devait être relevé à quatre heures du matin parAllardyce. J’avais le sommeil très lourd : il ne me fallaitgénéralement rien moins qu’une main sur mon épaule pour meréveiller.

Et cependant je me réveillai cette nuit-là, ouplutôt aux premières lueurs grises de l’aube. Il était juste quatreheures et demie à mon chronomètre quand quelque chose me fitsursauter, nerfs tendus et l’esprit clair. C’était un bruit, unbruit de chute qui s’était achevé sur un cri humain ; ilrésonnait encore dans mes oreilles. Je demeurai assis à écouter,mais tout était redevenu silencieux. Je n’avais pas rêvé, le criprolongeait encore ses échos dans ma tête ; c’était un crid’épouvante et il avait été poussé non loin de moi. Je sautai à basde ma couchette, enfilai quelques vêtements et me dirigeai vers lacabine.

D’abord je ne vis rien d’anormal. Dans lafroide lumière grise, je reconnus la table au tapis rouge, les sixchaises tournantes, les caissons au brou de noix, le baromètre quioscillait et, dans le fond, le grand coffre à raies. J’allais fairedemi-tour pour me rendre sur le pont et demander au maîtred’équipage s’il avait entendu quelque chose, quand mes yeuxs’arrêtèrent brusquement sur un objet qui, sous la table, dépassaitle tapis rouge. L’objet était une jambe : une jambe terminéepar une longue botte de marin. Je me baissai. Un corps étaitétendu, contorsionné, les bras en croix. Un premier regard m’appritqu’il s’agissait d’Armstrong, mon second ; un deuxième qu’ilétait mort. Je demeurai bouche bée. Puis je me précipitai sur lepont, appelai Allardyce, et nous revînmes tous les deux dans lacabine.

Nous tirâmes le malheureux de dessous latable. Quand nous vîmes sa tête qui dégouttait de sang, nous nousregardâmes. Je ne sais lequel était le plus pâle.

– La même blessure que celle du matelotespagnol ! haletai-je.

– Exactement la même ! Que Dieu nousprotège ! C’est ce coffre infernal ! Regardez la maind’Armstrong !

Il leva la main droite d’Armstrong, elletenait le tournevis dont il avait voulu se servir la veille ausoir.

– Il s’est attaqué au coffre, monsieur. Ilsavait que j’étais sur le pont et que vous dormiez. Il s’estagenouillé devant le coffre et il a fait jouer la serrure avec cetoutil. Puis il lui est arrivé quelque chose, et il a hurlé commevous l’avez entendu.

– Allardyce, murmurai-je, que lui est-ilarrivé ?

Le maître d’équipage posa une main sur mamanche et me conduisit à sa cabine.

– Ici, nous pouvons parler, monsieur. Maislà-bas, nous ne savons pas qui peut nous écouter. À votre avis,capitaine Barclay, qu’y a-t-il dans ce coffre ?

– Je vous donne ma parole, Allardyce, que jen’en ai pas la moindre idée.

– Moi, je ne vois qu’une théorie qui rendraitcompte de tous les faits. Considérez la taille du coffre.Rappelez-vous les ornements métalliques et les ciselures quipeuvent dissimuler des trous d’aération. Songez à son poids :il a fallu quatre hommes pour le porter. Et pour comble,souvenez-vous que deux hommes ont essayé de l’ouvrir, et que tousdeux y ont laissé la vie. Voyons, monsieur, tout cela ne signifiequ’une chose !

– Vous voulez dire qu’il y a un hommededans ?

– Bien sûr ! Il y a un homme dedans. Voussavez comment ça se passe, monsieur, en Amérique du Sud ! Unhomme peut être président une semaine, et la semaine suivantetraqué comme un gibier. Mon idée est qu’à l’intérieur se cachequelqu’un, armé et prêt à tout, qui se ferait tuer plutôt que de selaisser prendre.

– Mais comment mange-t-il ? Queboit-il ?

– C’est un coffre spacieux, monsieur. Il peutcontenir quelques provisions. Pour la boisson, il devait avoir surle brick un ami qui la lui apportait.

– Vous pensez donc que l’étiquetterecommandant de ne pas ouvrir le coffre n’a pas d’autre but que deprotéger l’homme qui est caché dedans ?

– C’est ce que je crois, monsieur. Avez-vousune autre explication qui cadre avec la réalité ?

Je dus avouer que non.

– La question est de savoir ce que nous allonsfaire, dis-je.

– L’homme est un dangereux bandit qui nereculerait devant rien. Je pense qu’il ne serait pas mauvais depasser des cordages autour du coffre et de le mettre en remorquependant une demi-heure ; ensuite, nous pourrions l’ouvrirtranquillement. Ou, si nous ficelions le coffre et si nousempêchions l’homme d’avoir de quoi boire, ce serait aussi bien. Ouencore le charpentier pourrait passer une couche de vernis quiboucherait tous les trous d’aération.

– Allons, Allardyce ! m’écriai-je encolère. Vous n’allez tout de même pas me faire croire quel’équipage d’un navire va se laisser terroriser par un homme seuldans un coffre. S’il y en a un, je m’engage à le fairesortir !

J’allai dans ma chambre et je pris monrevolver.

– Maintenant, Allardyce, ouvrez la serrure,moi, je veille et suis paré pour n’importe quoi.

– Pour l’amour de Dieu, monsieur, pensez à ceque vous voulez faire ! cria le maître d’équipage. Deux hommessont morts à cause du coffre, et le sang de l’un deux n’a pasencore fini de sécher sur le tapis !

– Raison de plus pour que nous levengions !

– Au moins, monsieur, laissez-moi appeler lecharpentier. Trois hommes valent mieux que deux, et c’est uncostaud.

Il s’éloigna pour aller le réveiller. Jedemeurai seul avec le coffre dans la cabine. Je ne suis pas unnerveux, mais je maintins quand même la longueur de la table entremoi et cette antique pièce de l’art espagnol. À la lumièrecroissante du matin, les bandes rouge et blanche commençaient à sedifférencier ; les ciselures étranges et les ornementsmétalliques attestaient les soins amoureux dont l’avaient entouréd’habiles artisans. Bientôt le maître d’équipage revint avec lecharpentier, qui s’était armé d’un marteau.

– C’est une sale affaire, monsieur !dit-il en regardant tristement le corps de mon second. Vous croyezque quelqu’un se cache dans ce coffre ?

– Sans aucun doute, répondit Allardyce, quiramassa le tournevis et crispa les mâchoires comme un homme qui abesoin de rassembler toutes ses forces physiques et morales. Jerepoussai la serrure ; entourez-moi tous les deux. S’il sedresse, charpentier, flanquez-lui un solide coup de marteau sur latête ! Et tirez tout de suite, monsieur, s’il lève lamain ! Allons-y !

Agenouillé face au coffre à raies, il glissala lame de l’instrument sous le couvercle. Dans un grincement aigu,la serrure joua.

– Attention ! cria le maîtred’équipage.

D’une secousse, il souleva le couvercle etl’ouvrit tout grand. Nous fîmes un bond en arrière, moi avec monrevolver armé et en joue, le charpentier avec le marteau au-dessusde sa tête. Mais, comme rien ne se produisit, nous avançâmes etplongeâmes nos regards à l’intérieur. Le coffre était vide.

Pas tout à fait cependant, car, dans un coin,était couché un vieux chandelier jaune, orné de ciselurescompliquées et paraissant presque aussi ancien que le coffrelui-même. Son éclat jaune et sa forme artistique donnaient à penserque sa valeur était considérable. En dehors de lui, il n’y avaitrien d’autre que de la poussière.

– Alors ça ! s’écria Allardyce, qui n’encroyait pas ses yeux. D’où est venu le coup ?

– Regardez l’épaisseur des côtés, regardez lecouvercle. Il y a bien douze centimètres de bois en épaisseur. Etregardez le grand ressort métallique en travers.

– C’est lui qui maintient le couvercle ouvert,dit le maître d’équipage. Vous voyez, il ne retombe pas. Quelle estcette inscription en allemand à l’intérieur ?

– Sur le ressort ?… L’inscription indiquequ’il a été fabriqué par Johann Rothstein, d’Augsbourg, en1606.

– Du solide ! Mais nous ne sommes pasplus avancés à propos de ce qui s’est passé, n’est-ce pas,capitaine Barclay ? Le chandelier brille comme de l’or. Nousaurons tout de même quelque chose pour nous dédommager, aprèstout !

Il se pencha pour le prendre. Depuis cetinstant, je ne doute plus de la réalité de l’inspiration. En effet,je l’attrapai par le col et l’écartai presque brutalement.Peut-être était-ce une vieille histoire du Moyen Âge qui m’étaitrevenue en mémoire, peut-être avais-je aperçu un peu de rouge quin’était pas de la rouille sur la partie supérieure de la serrure.Mais pour tous les deux, mon acte prompt et imprévu ressembleratoujours à une inspiration du ciel.

– Il y a une diablerie ici, dis-je. Donnez-moila canne recourbée qui se trouve dans le coin.

C’était une canne ordinaire, à mancherecourbé. Je la fis passer autour du chandelier et je tirai. Dansun éclair, une rangée de crocs en acier poli jaillit de dessous lerebord supérieur, et le gros coffre à raies chercha à nous mordrecomme une bête sauvage. Le grand couvercle se rabattit dans unfracas qui secoua les verres posés sur l’étagère. Le maîtred’équipage tomba assis sur le bord de la table, tremblant comme uncheval effrayé.

– Vous m’avez sauvé la vie, capitaineBarclay ! balbutia-t-il.

Voilà quel était le secret du coffre à raies,et comment le vieux don Ramirez di Leyra préservait ses gains malacquis de la Terra Firma et de la province du Veraquas. Le plusrusé des voleurs ne pouvait pas faire autrement que d’être tentépar ce chandelier en or ; mais dès qu’il posait la maindessus, le ressort terrible se détendait ; les pointes d’acierlui transperçaient le crâne ; le choc faisait basculer lavictime et permettait au coffre de se refermer automatiquement. Jeme demandai combien de meurtres avait commis ce mécanismed’Augsbourg. Quand j’eus imaginé l’histoire probable de ce sinistrecoffre à bandes rouge et blanche, ma décision ne tarda pas.

– Charpentier, prenez trois hommes etportez-le sur le pont.

– Pour le jeter par-dessus bord,monsieur ?

– Oui, monsieur Allardyce. Je ne suis pas trèssuperstitieux, mais il ne faut pas trop en demander à un marin.

– Rien d’étonnant à ce que le brick ait été siéprouvé par le mauvais temps, capitaine Barclay, avec un pareilobjet à bord. Le baromètre baisse rapidement, monsieur. Nous avonsjuste le temps.

Nous n’attendîmes même pas les trois matelots.Nous le halâmes sur le pont, le charpentier, le maître d’équipageet moi, nous le basculâmes par-dessus le bastingage. Il fit ungrand plouf dans l’eau et s’enfonça. Il gît par là, le coffre àraies, à mille brasses de fond. Et si, comme on le prédit, la mers’assèche un jour, je plains l’homme qui découvrira ce vieux coffreet qui essaiera de forcer son secret.

LE CAPITAINE DEL’« ÉTOILE-POLAIRE »

Titre original :The Captain of the « Polestar » (1890).

EXTRAIT DU JOURNAL DE JOHN M’ALISTERRAY, ÉTUDIANT EN MÉDECINE

11septembre

Latitude : 81° 40’ N.Longitude : 2° E.

Sommes encore à la cape au milieu d’énormeschamps de glace. Celui qui s’étend à notre nord et auquel est fixéenotre ancre à glace est au moins aussi grand qu’un comtéd’Angleterre. Sur notre droite et sur notre gauche s’étalent desnappes d’une blancheur continue. Ce matin, le second a rapporté aucapitaine qu’il y avait des indices de banquise vers le sud. Si unebanquise se forme avec une épaisseur suffisante pour nous barrer lechemin du retour, nous nous trouverons dans une positionpérilleuse, car les provisions, d’après ce que j’ai entendu dire,sont déjà en voie d’épuisement. La saison est avancée et la nuitcommence à reparaître. Ce matin, j’ai vu une étoile scintillerjuste au-dessus de la vergue de misaine, la première depuis ledébut de mai. Le mécontentement gronde dans l’équipage, de nombreuxmatelots voudraient être rentrés à temps pour la saison du hareng,au moment où le travail se paie cher sur les côtes d’Écosse.Jusqu’ici, il ne s’est manifesté que par des mines renfrognées etdes regards sombres, mais le lieutenant m’a chuchoté cet après-midiqu’ils songeaient à envoyer une délégation auprès du capitaine pourlui soumettre leurs revendications. Je me demande comment il larecevra, il a un caractère farouche, et sa susceptibilité estgrande dès qu’il flaire une atteinte à ses prérogatives. Aprèsdîner, je me risquerai à lui en toucher deux mots. J’ai constaté eneffet qu’il acceptait volontiers de moi ce qu’il ne toléreraitjamais d’un autre membre de l’équipage.

L’île d’Amsterdam, à l’angle nord-ouest duSpitzberg, est visible à tribord, c’est une ligne déchiquetée derocs volcaniques, entrecoupée de veines blanches qui représententdes glaciers. Il est curieux de penser qu’actuellement les êtreshumains les plus proches de nous sont ceux des établissementsdanois au sud du Groenland, à neuf cents milles à vol d’oiseau. Uncapitaine assume de lourdes responsabilités quand il encourt detels risques. Jamais un baleinier n’est resté à ces latitudes sitard dans l’année.

9heures du soir

J’ai causé avec le capitaine Craigie. Lerésultat n’a guère été satisfaisant, mais je dois reconnaître qu’ilm’a écouté avec calme, et même avec déférence. Une fois terminé monpetit discours, il a pris cet air de détermination que je luiconnais bien, et il a arpenté quelques instants notre cabine d’unpas vif. D’abord j’ai eu peur de l’avoir offensé, mais il estrevenu s’asseoir à côté de moi et il a posé une main sur mon brasd’un geste presque caressant. Dans ses yeux noirs sauvages, j’aimesuré une profondeur de tendresse qui m’a considérablementsurpris.

– Écoutez, docteur ! m’a-t-il dit. Jeregrette de vous avoir pris à mon bord… Oui, vraiment, je leregrette ! Et je donnerais bien cinquante livres tout de suitepour vous voir sain et sauf sur le quai de Dundee. Avec moi, cettefois-ci, c’est quitte ou double. Au nord, il y a du poisson.Comment osez-vous, monsieur, secouer la tête quand je vous dis quede la vigie je les ai vues rejeter l’eau ?

Il avait prononcé ces derniers mots avec unesorte de fureur, et pourtant je ne crois pas avoir manifesté lemoindre doute.

– Vingt-deux baleines en autant de minutes,aussi vrai que je suis un homme ! Et pas une qui ne mesurâtmoins de trois mètres cinquante[1] !Alors, docteur, pensez-vous que je vais quitter le coin quand seulela largeur d’une infernale bande de glace me sépare de lafortune ? Si par hasard, demain, le vent soufflait du nord,nous pourrions remplir le bateau et partir avant que la glace nousait immobilisés. S’il souffle du sud… eh bien ! je suppose queles hommes sont payés pour risquer leur vie ! La mienne necompte pas, car j’ai plus d’attaches dans l’autre monde que danscelui-ci. Je confesse toutefois que je suis fâché pour vous.J’aurais préféré avoir le vieil Angus Tait, qui m’accompagnait aucours de mon dernier voyage, c’était un homme que personne n’auraitjamais regretté. Tandis que vous… Vous m’avez dit une fois que vousétiez fiancé, n’est-ce pas ?

– Oui.

J’ai ouvert le médaillon que je portais à machaîne de montre, et je lui ai montré ma petite photographie deFlora.

– Malédiction ! a-t-il crié en bondissantde son siège. Que m’importe votre bonheur ! Qu’ai-je à voiravec cette femme ?

J’ai presque cru qu’il allait me frapper tantil paraissait en colère. Mais, sur une dernière imprécation, ils’est précipité sur le pont et m’a laissé complètement désemparé.C’est la première fois qu’il m’a témoigné autre chose que de lacourtoisie et de la gentillesse. Pendant que j’écris ces lignes, jel’entends qui fait les cent pas au-dessus de ma tête.

J’aimerais résumer le caractère de cet homme,mais je trouve présomptueux de tenter de le faire sur du papieralors que ma tête n’en a qu’une idée vague et imprécise. Plusieursfois j’avais cru avoir découvert l’indice qui pouvait mel’expliquer ; c’était le moment qu’il choisissait pour seprésenter sous un jour qui bouleversait toutes mes conclusions.Comme, après tout, il est fort possible que ces pages ne soientjamais lues par quiconque, je vais m’efforcer, sous le couvertd’une étude psychologique, de brosser un portrait du capitaineNicholas Craigie.

L’enveloppe extérieure d’un homme donnegénéralement quelques indications sur l’âme qu’elle abrite. Lecapitaine est grand, bien bâti ; il a un beau visagebrun ; ses membres sont parfois secoués par des mouvementsbrusques, provoqués soit par une nervosité latente soit par unexcès d’énergie. Sa mâchoire et toute sa figure sont viriles,résolues. Mais ce sont surtout ses yeux qui sontcaractéristiques ; ils sont marron foncé, brillants,ardents ; dans leur expression, je dénote un singulier mélanged’insouciance et de quelque chose d’autre qui, à mon avis,s’apparente à l’horreur. Le plus souvent, c’est l’insouciance quidomine ; mais en certaines occasions, et plus spécialementquand il incline la tête pour méditer, une frayeur surgit, gagne,s’installe, au détriment de son caractère. C’est alors qu’il est leplus facilement sujet à de violents accès de colère ; je croisqu’il s’en rend compte, car je l’ai vu s’enfermer pour que personnene l’approche tant que dure son humeur sombre. Il dort mal. Je l’aientendu crier pendant la nuit mais sa cabine est assez éloignée dela mienne, et je n’ai pas pu distinguer les mots qu’ilprononçait.

Voilà un côté de sa nature, le plusdésagréable. Ce n’est qu’en raison des relations étroites que nousimposent les jours qui passent que j’ai pu l’observer. À part cela,il est un compagnon agréable, cultivé, et qui a beaucoup lu, trèschevaleresque et courageux. Je n’oublierai pas aisément la façondont il a commandé le bateau quand nous avons été pris par un orageau milieu de la débâcle des glaces au début d’avril. Je ne l’aijamais vu aussi joyeux, et même hilare, que pendant qu’ildéambulait cette nuit-là sur le pont parmi les éclairs et lehurlement du vent. À plusieurs reprises, il m’a déclaré que l’idéede mourir lui plaisait, ce qui est assez triste de la part d’unhomme jeune. Il ne doit pas avoir beaucoup plus de trente ans, bienque ses cheveux et sa moustache grisonnent déjà légèrement. Sansdoute lui est-il arrivé un grand malheur, qui le mine encore.Peut-être serais-je comme lui si j’avais perdu ma Flora ; quisait ? Je crois que si je ne l’avais plus, je ne me soucieraisguère de la direction que le vent prendra demain. Là ! Jel’entends descendre l’échelle de commandement. Il s’enferme dans sachambre, son humeur ne s’est donc pas améliorée. Et maintenant, aulit, comme dirait le vieux Pepys ! Car ma bougie est presqueconsumée (nous devons nous en servir depuis le retour des nuits) etle steward s’est retiré ; je ne peux donc plus en espérer uneautre.

12septembre

Jour clair, calme. Nous ne bougeons pas. Lepeu de vent qui souffle vient du sud-est, mais il est si faible…L’humeur du capitaine est meilleure et, au petit déjeuner, il m’aprésenté ses excuses pour sa brusquerie. Il me semble néanmoinsvaguement distrait, et ses yeux ont conservé ce regard farouchedont un Highlander dirait qu’il est le regard d’un fou qui vamourir bientôt, si j’en crois du moins notre chef mécanicien quijouit chez les Celtes de notre équipage d’une réputation de voyantet d’augure.

Il est étrange que la superstition soit siforte dans cette race pratique à tête solide. Je n’aurais pas cruen ses ravages si je ne les avais observés personnellement. Aucours du voyage, elle a pris un caractère endémique, et j’ai euenvie de distribuer des sédatifs et des toniques nerveux avec legrog du samedi. Le premier symptôme s’est manifesté peu après ledépart des Shetland, les hommes de barre se sont lamentésd’entendre des cris plaintifs dans le sillage du bateau, comme siquelqu’un le suivait sans pouvoir le rattraper. Pendant l’aller,cette fable a été à l’ordre du jour ; et au début de la pêcheau phoque, quand la nuit était sombre, il a été très difficiled’obtenir des matelots qu’ils prennent leur tour de travail.Naturellement, ils n’avaient rien entendu d’autre que le grincementdes chaînes du gouvernail, ou le cri d’un oiseau de mer. Plusieursfois on m’a tiré du lit pour que je l’écoute : ai-je besoin depréciser que je n’ai jamais rien distingué d’anormal ? Leshommes, pourtant, sont si absurdement formels qu’il est inutile dediscuter avec eux. J’ai rapporté l’affaire au capitaine, à mon vifétonnement il l’a prise au sérieux, et il m’a paru fort troublé parce que je lui avais dit. J’aurais cru que lui au moins n’aurait pasajouté foi à de telles balivernes.

Cette dissertation sur la superstition m’amèneà ajouter que notre lieutenant, M. Mason, a vu un fantôme lanuit dernière. Ou, du moins, il a dit qu’il l’avait vu, ce quirevient au même. Il est reposant d’avoir un nouveau thème pour laconversation, après avoir épuisé à fond le sujet des baleines etdes ours. Mason jure que le bateau est hanté, et qu’il n’ydemeurerait pas un jour de plus s’il pouvait aller ailleurs. Envérité, il est sincèrement épouvanté, et ce matin j’ai dû luidonner du chloral et du bromure de potassium pour le calmer. Ils’est presque fâché quand j’ai suggéré qu’il avait bu un verre detrop la veille au soir. Pour l’apaiser, il m’a fallu observer unecontenance aussi grave que possible en écoutant son histoire.

– J’étais sur le pont, m’a-t-il raconté,pendant le quart du milieu, au moment où la nuit est la plussombre. Il y avait un peu de lune, mais les nuages passaientconstamment dessus pour la masquer, si bien qu’il était impossiblede voir à distance. John M’Leod, le harponneur, est venu du postede l’équipage et m’a averti qu’on entendait un bruit bizarre surtribord à la proue. Je suis passé à l’avant, et tous les deux nousl’avons entendu : c’était quelque chose qui ressemblait tantôtau vagissement d’un enfant, tantôt à la plainte d’une femme dansles douleurs. Voilà dix-sept ans que je connais le pays, et jamaisje n’ai entendu un phoque, jeune ou vieux, émettre des sonspareils. Pendant que nous nous tenions là, au bout du gaillardd’avant, la lune est sortie de derrière un nuage, et tous les deuxnous avons vu une silhouette blanche qui se déplaçait sur le champde glace, exactement dans la direction d’où étaient partis lescris. Nous l’avons perdue de vue quelques instants, mais elle estrevenue sur bâbord, et tout ce que nous pouvions en dire, c’estqu’elle faisait une ombre sur la glace. J’ai envoyé chercher desfusils, et M’Leod et moi nous sommes descendus sur la glace enpensant que c’était peut-être un ours. Une fois sur le pack, jen’ai plus vu M’Leod, mais j’ai continué à avancer dans la directiond’où venaient encore les cris que j’entendais distinctement. J’aimarché pendant près de deux kilomètres, puis, juste en contournantun monticule de glace, je suis tombé dessus, elle paraissaitm’attendre. Je ne sais pas ce que c’était. Pas un ours, en toutcas. C’était quelque chose de grand, de blanc, de droit, si cen’est ni un homme ni une femme, c’est sûrement quelque chose depire. J’ai fait demi-tour et j’ai couru à toutes jambes vers lebateau. J’ai été rudement content de me retrouver à bord !J’ai signé un contrat pour faire mon devoir sur l’Étoile-Polaire,et sur l’Étoile-Polaire je resterai ; mais vous ne m’aurezplus pour descendre sur la glace après le coucher dusoleil !

Voilà son récit. Je crois que ce qu’il a vuest sans doute, en dépit de ses dénégations, un ourson dressé surses pattes de derrière, attitude qu’ils adoptent fréquemment quandils sont inquiets. Dans la lumière incertaine, cet ourson pouvaitressembler à une forme humaine, en particulier pour un homme dontles nerfs avaient déjà quelque peu souffert. Mais quelle que soitla réalité de cette apparition, l’incident tombe au plus mal, et ilprovoque sur l’équipage un effet déplorable. Les regards des hommessont plus maussades que jamais, leur mécontentement s’afficheouvertement. Le double grief d’être privés de la pêche au hareng etd’être retenus à bord de ce qu’ils appellent un navire hanté peutles entraîner à commettre un acte inconsidéré. Les harponneurseux-mêmes, qui sont les plus anciens et les plus calmes desmatelots, participent à l’agitation générale.

En dehors de cette absurde explosion desuperstition, les choses semblent vouloir s’arranger. Le pack quiétait en train de se former à notre sud s’est partiellementfondu : l’eau est si chaude que je pense que nous noustrouvons sur l’un des bras du Gulf Stream qui s’étendent entre leGroenland et le Spitzberg. Autour du bateau, il y a de nombreusesméduses et des limandes de mer, quantité de crevettes. Il seraitbien étonnant qu’un « poisson » n’apparaisse pas bientôt.D’ailleurs, à l’heure du dîner, il en a été repéré un qui rejetaitde l’eau, mais à un endroit trop éloigné pour que nos canotspuissent l’atteindre.

13septembre

J’ai eu une intéressante conversation avec lesecond, M. Milne, sur la passerelle. Notre capitaine paraîtconstituer pour les marins et même pour les armateurs une énigmeaussi impénétrable que pour moi. M. Milne m’a affirmé quelorsque le bateau est désarmé au retour d’une expédition, lecapitaine Craigie disparaissait, et qu’on ne le revoyait plus avantla proximité d’une nouvelle saison : alors il entraitpaisiblement dans les bureaux de la compagnie et demandait si elleavait besoin de ses services. Il n’a pas d’amis à Dundee, etpersonne ne sait d’où il vient. Sa situation est uniquement fondéesur ses capacités de marin et sur la réputation de sang-froid et decourage qu’il s’était acquise lorsqu’il était second, avant de sevoir confier un commandement. Tout le monde pense qu’il n’est pasÉcossais et qu’il porte un nom d’emprunt. M. Milne croit qu’ils’est consacré à la pêche à la baleine simplement à cause desdangers du métier, et parce qu’il y risque toutes sortes de morts.Il m’a cité plusieurs exemples qui tendraient à vérifier cetteopinion ; de fait l’un au moins – s’il est exact – est assezsignificatif. Une année, il ne se serait pas présenté aux bureauxde la compagnie, et un remplaçant lui avait été trouvé. Cetteannée-là, les Turcs et les Russes étaient en guerre. Le printempssuivant, il serait revenu avec une grande cicatrice au cou, qu’ilaurait cherché à dissimuler sous sa cravate. Le second en déduitqu’il a pris part à la guerre. J’ignore si cette déductioncorrespond à la réalité. Mais la coïncidence est, j’en conviens,troublante.

Le vent saute, il souffle de l’est, maisfaiblement encore. Je crois que la glace se resserre. Où que jeporte mon regard, je ne vois qu’une immensité d’un blanc continudont la surface plane n’est interrompue que par une crevasse oul’ombre noire d’un monticule. Vers le sud s’étire l’étroit chenald’eau bleue qui est notre seule possibilité d’évasion, et qui serétrécit de jour en jour. Le capitaine assume décidément de lourdesresponsabilités. On murmure que la réserve de pommes de terre estépuisée, que les biscuits touchent à leur fin. N’importe : ilarbore toujours la même impassibilité et il passe la majeure partiedu jour au nid de pie d’où il balaie l’horizon avec sa lunette. Ilest d’humeur variable. Il semble éviter ma compagnie. Mais il ne selivre à aucun accès violent.

7 h30 du soir

Tout bien réfléchi, nous sommes commandés parun fou. Les divagations extraordinaires du capitaine Craigie nesauraient s’expliquer autrement. C’est une chance que j’aie tenu lejournal de ce voyage, il servira à nous justifier pour le cas oùnous serions obligés de l’enfermer, ce qui je l’espère bien, ne seproduira pas. Assez bizarrement, c’est lui-même qui m’a suggérél’explication de la folie et non de l’excentricité pour rendrecompte de son étrange comportement. Il y a une heure, il se tenaitsur la passerelle en inspectant, comme à l’accoutumée, les environsà la lunette, tandis que j’arpentais le gaillard d’arrière. Laplupart des matelots étaient descendus pour prendre leur thé. Lasde marcher, je m’étais accoudé au bastingage pour admirer l’éclatmoelleux du soleil couchant sur les grands champs de glace qui nousentouraient. Tout à coup, j’ai été tiré de ma rêverie par unevoix ; je me suis retourné ; le capitaine était descendude son perchoir et m’avait rejoint. Il contemplait fixement laglace avec une expression où l’horreur, la surprise et une sorte dejoie se disputaient la prééminence. En dépit du froid, son frontétait inondé de grosses gouttes de sueur. Il étaitincontestablement très excité. Ses membres s’agitaient comme ceuxd’un homme au bord de l’épilepsie. Autour de sa bouche, ses traitsétaient tirés et durcis.

– Regardez ! m’a-t-il dit touthaletant.

Il m’a saisi le poignet sans quitter des yeuxl’horizon glacé. Il a tourné lentement la tête comme pour suivre unobjet se déplaçant dans le champ de sa vision.

– Regardez ! a-t-il répété. Là, monvieux, là ! Entre les monticules de glace ! Maintenant,la voici qui apparaît derrière le hummock le plus éloigné !Vous la voyez ? Vous devez la voir ! Là encore !Elle me fuit ! Par Dieu oui, elle me fuit ! Elle estpartie !

Il a prononcé ces trois derniers mots dans unmurmure de souffrance que je n’oublierai jamais. S’accrochant auxenfléchures, il a essayé de grimper sur le bastingage pour chercherà apercevoir une dernière fois l’objet qui s’éloignait. Mais il n’yest pas parvenu, et il a titubé à reculons contre la porte àclaire-voie du salon ; il est resté là, soufflant et épuisé.Il était si blême que je m’attendais à le voir tomber sansconnaissance, aussi je l’ai aidé à descendre l’échelle decommandement et je l’ai allongé sur l’un des canapés de la cabine.Puis je lui ai fait ingurgiter un peu de cognac. L’effet del’alcool a été immédiat, le sang a recommencé à colorer ses joueslivides, et ses membres ont cessé de s’agiter. Il s’est soulevé surson coude. Il a regardé si nous étions seuls. Après quoi il m’aprié de m’asseoir à côté de lui.

– Vous l’avez vue, n’est-ce pas ?m’a-t-il demandé de cette voix épouvantée qui lui ressemblait sipeu.

– Non, je n’ai rien vu.

Sa tête est retombée sur les coussins.

– Non, sans la lunette, il ne la voyait pas,a-t-il murmuré. Il ne pouvait pas la voir. C’est la lunette qui mel’a montrée à moi, et puis les yeux de l’amour… Les yeux del’amour ! Dites, docteur ne laissez pas entrer le steward, ilcroirait que je suis fou. Fermez bien la porte,voulez-vous ?

Je me suis levé et j’ai fait ce qu’il medemandait.

Il est resté tranquille un moment.Apparemment, il réfléchissait. Puis il s’est redressé sur son coudeet il m’a réclamé un supplément de cognac.

– Vous ne croyez pas que je suis fou, dites,docteur ? a-t-il interrogé, pendant que je rangeais labouteille dans un caisson. Dites-moi, d’homme à homme, croyez-vousque je suis fou ?

– Je pense, ai-je répondu, que vous avez dansla tête quelque chose qui vous énerve et qui vous fait du mal.

– Très juste, mon enfant ! s’est-ilécrié.

Ses yeux étincelaient sous l’effet du cognac.Il a repris : J’en ai beaucoup dans la tête !Beaucoup ! Mais je peux calculer la longitude et la latitude.Et je peux manipuler mon sextant. Et je peux me débrouiller avecles logarithmes. Vous ne pourriez pas, devant un tribunal,administrer la preuve que je suis fou, n’est-ce pas ?

C’était curieux d’entendre cet homme étendusur le dos et discutant froidement de son équilibre mental.

– Peut-être pas, ai-je répondu. Mais je n’enpense pas moins que vous devriez rentrer chez vous le plus tôtpossible, et mener quelque temps une vie calme.

– Rentrer chez moi, hé ? a-t-il marmonnédans un ricanement. C’est une formule pour vous, mon enfant. Menerune existence calme avec Flora… Avec la jolie petite Flora. Lesmauvais rêves sont-ils des symptômes de folie ?

– Quelquefois, ai-je répondu.

– Quels autres symptômes alors ? Quelsseraient les premiers symptômes ?

– Des douleurs dans la tête. Des bruits dansles oreilles. Des éblouissements. Des hallucinations…

– Ah ! des hallucinations ? Etqu’entendez-vous par hallucination ?

– Voir quelque chose qui n’est pas làréellement.

– Mais elle était là réellement ! a-t-ilgémi. Elle était bien là !

Il s’est levé, il a ouvert la porte, il s’enest allé d’un pas lent et mal assuré jusqu’à sa propre cabine. Sansaucun doute, il y restera jusqu’à demain matin. Son organisme m’atout l’air d’avoir reçu un choc terrible, quel que soit l’objetqu’il s’imagine avoir aperçu. Chaque jour qui passe accroît laprofondeur du mystère qu’il y a en cet homme. Mais je crains que lemot qu’il a lui-même prononcé ne soit malheureusement le seul quiconvienne à son état, et que sa raison ne soit dérangée. Je nepense pas que sa conduite soit celle d’un coupable. Je sais que lesofficiers et, je le suppose, les hommes de l’équipage sontpersuadés qu’il a un crime sur la conscience. Moi, je n’ai rien vuqui confirme cette hypothèse. Il n’a pas la mine d’un coupable. Ilressemble plutôt à un homme qui aurait été terriblement malmené parla chance, et qui serait davantage un martyr qu’un criminel.

Ce soir, le vent tourne au sud. Que Dieu nousvienne en aide s’il bloque l’étroit passage qui est notre uniqueroute de salut ! Situés comme nous le sommes à la lisière dupack arctique, de la « barrière » pour employer le termedes baleiniers, nous verrons la glace se déchirer et nous permettrede nous échapper pour peu que le vent souffle du nord. Aucontraire, un vent du sud ressoudera toute la glace derrière nous,et nous emprisonnera entre deux packs. Que Dieu nous aide, je lerépète !

14septembre

Dimanche. Jour de repos. Mes inquiétudes seconfirment. La mince bande d’eau bleue a disparu sur notre sud.Autour de nous, rien d’autre que ces grands champs immobiles deglace, avec leurs étranges hummocks et leurs pinacles fantastiques.Le silence mortel qui recouvre leur immensité est épouvantable. Àprésent, plus de clapotis de vagues, plus de cris de mouettes, plusde crissements de voiles. Plus rien qu’un silence universel au seinduquel les chuchotements des matelots et le craquement de leursbottes jettent une note discordante, déplacée. Notre uniquevisiteur a été un renard de l’Arctique, animal qu’on rencontre plussouvent sur la terre que sur la glace. Il a gardé ses distances.Après nous avoir observés de loin, il s’est enfui. Sa retraite nousa étonnés, car ces renards, en général, ignorent tout de l’hommeet, étant d’un naturel curieux, deviennent familiers au pointqu’ils se laissent aisément capturer. Pour aussi incroyable quecela paraisse, l’équipage en a été fâcheusement impressionné. Ilserait vain de raisonner une superstition aussi puérile. Lesmatelots ont décidé qu’une malédiction pesait sur le bateau ;rien ne les persuadera du contraire.

Le capitaine est demeuré reclus tout le jour,sauf pendant une demi-heure dans l’après-midi ; il est alorsmonté sur le gaillard d’avant. J’ai remarqué qu’il regardait dansla direction d’où lui était apparue sa vision d’hier, et qu’ilétait tout près d’une autre crise, mais rien n’est venu. Il n’a passemblé me voir, alors que je me tenais près de lui. Le chefmécanicien a lu comme d’habitude le service divin. Voilà bien unechose surprenante, sur les bateaux qui vont à la pêche à labaleine, c’est toujours le livre de prières de l’Église anglicanequ’on lit, bien qu’il n’y ait jamais un anglican à bord. Notreéquipage est composé de catholiques romains et de presbytériens.Étant donné que le rituel en service est étranger aux deux groupes,ni l’un ni l’autre ne peuvent se plaindre d’être sacrifiés, aussitous écoutent-ils avec attention et dévotion ; à ce point devue, ce système est à recommander.

Glorieux coucher du soleil. Les champs deglace ressemblent à un lac de sang. Je n’avais jamais rien vu deplus étrange, ni de plus beau. Le vent tourne. S’il souffle du nordpendant vingt-quatre heures, tout ira bien quand même.

15septembre

C’est aujourd’hui l’anniversaire de Flora.Cher amour ! Je préfère qu’elle ne puisse pas voir son« boy », comme elle m’appelait, enfermé entre des champsde glace avec un capitaine maboul et des provisions qui seraréfient. Sans doute épluche-t-elle, chaque matin, dans leScotsman la rubrique maritime pour voir si nous sommesannoncés aux Shetland… Il faut que je me montre en exemple auxhommes et que j’aie l’air joyeux, insouciant. Mais, Dieu le sait,mon cœur est lourd à certaines heures !

Le thermomètre marque aujourd’hui – 28degrés. Il n’y a qu’un peu de vent, et encore ne souffle-t-il pasd’une direction favorable. Le capitaine est d’excellente humeur. Jepense qu’il croit avoir vu une autre apparition ou un présage, lepauvre diable, pendant la nuit, car il est venu de bonne heure cematin dans ma chambre et, penché au-dessus de ma couchette, il achuchoté :

– Ce n’était pas une hallucination,docteur ! Tout va bien !

Après le petit déjeuner, il m’a demandé de luifaire un rapport sur les provisions. Le lieutenant m’a aidé. Lerésultat de notre enquête n’a pas été brillant, il nous en restemoins que prévu. À l’avant, les hommes disposent d’un réservoirplein de biscuits, de trois tonneaux de viande salée, et d’unequantité réduite de grains de café et de sucre. Dans la calearrière et dans les caissons, il y a beaucoup de produits de luxetels que des conserves de saumon, de soupe et de cassoulet, maisque dureront-ils, partagés entre cinquante hommes ? Deuxtonneaux de farine se trouvent dans la soute aux vivres, ainsi quedu tabac à volonté. En tout, il y a de quoi nourrir tout le mondesur le pied d’une demi-ration par personne pendant dix-huit ouvingt jours, certainement pas davantage. Quand nous avons faitnotre rapport au capitaine, il a sifflé le rassemblement et, dupont, il s’est adressé à l’équipage. Je ne l’avais jamais vu autantà son avantage. Sa haute taille, sa forte carrure, son visage brunexpressif le désignent pour commander, il a exposé la situationavec la froide lucidité du marin qui ne se leurre pas sur lespérils, mais qui entrevoit les échappatoires possibles.

– Mes enfants, a-t-il dit, vous croyez sansdoute que je vous ai mis dans le pétrin, et il y en a certains quim’en veulent à cause de cela. Mais rappelez-vous que depuisplusieurs saisons aucun bateau n’est rentré au pays en rapportantautant d’argent en huile que la vieille Étoile-Polaire, etque tous vous en avez touché votre dû. Quand vous partez, vouslaissez vos femmes dans le bien-être, tandis que d’autres pauvresdiables trouvent en rentrant leurs femmes à la charge de lacommune. Si vous avez à me remercier pour une chose, remerciez-moiaussi pour l’autre, c’est une façon d’être quittes. Avant cetteexpédition, nous avons tenté une autre aventure, et nous avonsréussi, si maintenant nous en tentons une et si nous échouons, iln’y a pas de quoi nous lamenter. Au pis, nous pourrons nousréfugier sur la glace et vivre sur une provision de phoques quinous permettra de subsister jusqu’au printemps. Mais nous n’enarriverons pas là ; vous reverrez les côtes d’Écosse d’icitrois semaines. En attendant, tous nous recevrons une demi-ration,à parts égales, sans aucune faveur pour qui que ce soit. Haut lescœurs ! Vous surmonterez cette épreuve comme vous en avez déjàsurmonté bien d’autres.

Ces quelques phrases simples ont produit surl’équipage un effet miraculeux. Tout le monde a oubliél’impopularité dont il était l’objet, et le vieux harponneur dontj’ai mentionné la superstition a donné le signal d’un triple hourragénéral.

16septembre

Pendant la nuit, le vent a viré au nord, et laglace manifeste des velléités de s’ouvrir. Les hommes sont de bonnehumeur en dépit de la demi-ration de vivres. Les machines semaintiennent sous pression, afin que nous puissions filer à lapremière occasion. Le capitaine se montre exubérant, quoiqu’ilgarde encore l’expression d’un « fou qui va mourirbientôt ». Cette crise de gaieté m’intrigue plus que samélancolie des jours précédents. Je ne parviens pas à lacomprendre. Je crois avoir indiqué au début de ce journal qu’il apour manie de ne jamais laisser quiconque pénétrer dans sa cabine,de faire lui-même son lit et son ménage. À ma grande surprise, ilm’a aujourd’hui tendu sa clé et m’a prié de descendre pour prendrel’heure à son chronomètre pendant qu’il mesurait la hauteur dusoleil à midi. Sa cabine est une petite chambre nue qui contient unlavabo et quelques livres, et qui est dépourvue de tout ce quipourrait passer pour un luxe, à l’exception de quelques peintures àl’huile et d’une aquarelle ; celle-ci représente une tête dejeune femme. C’est évidemment un portrait, non pas l’une de ces« illustrations » de la beauté féminine dont raffolentles gens de mer. Aucun artiste n’aurait pu inventer un mélangeaussi curieux de caractère et de faiblesse. Les yeux languissants,rêveurs, avec leurs cils recourbés, le large front bas quen’encombraient ni les pensées ni les soucis contrastaientrésolument avec les maxillaires bien dessinés, proéminents, et lacrispation de la lèvre inférieure. Dans l’un des angles étaitécrit : « M. B. à 19 ans ». Il m’a semblé surle moment presque incroyable qu’un être ait pu en dix-neuf annéesd’existence épanouir une force de volonté comme celle que révélaitce portrait. Elle a dû être une femme extraordinaire. Saphysionomie m’a tellement impressionné que, bien que je ne l’aieregardée qu’en passant, je pourrais (si j’étais un artiste) lareproduire trait pour trait sur la page de ce journal. Je medemande quel rôle elle a joué dans la vie de notre capitaine. Ilavait accroché son portrait au pied de sa couchette afin que sesyeux pussent constamment se repaître d’elle. S’il était moinsrenfermé, je hasarderais une réflexion ! Quant aux autresobjets de sa cabine, je ne vois rien à en dire : desuniformes, un escabeau, un petit miroir, de nombreuses pipes et unnarguilé oriental (ce qui, soit dit en passant, accréditeraitl’histoire de M. Milne sur sa participation à la guerrerusso-turque, quoique ce lien de cause à effet soit un peuarbitraire).

11h 20 du soir

Le capitaine vient de se coucher après unelongue conversation intéressante sur des généralités. Quand il yconsent, il peut être un compagnon passionnant : il a beaucouplu, et il a la faculté d’exprimer avec force son avis sans paraîtredogmatique. Je déteste qu’on piétine les orteils de monintelligence. Il a parlé de la nature de l’âme, et il a résumé avecune étonnante maîtrise les doctrines d’Aristote et de Platon. Ilsemble avoir un faible pour la métempsycose et les idées dePythagore. Tout en les discutant, nous en sommes venus à effleurerle problème du spiritisme moderne ; j’ai fait ironiquementallusion aux impostures de Slade mais il m’a mis en garde, avec unevivacité impressionnante, contre une confusion de l’honnête avec lemalhonnête, en avançant qu’il serait aussi logique de flétrir lechristianisme sous le prétexte que Judas était un scélérat. Peuaprès, il m’a souhaité une bonne nuit et s’est retiré dans sachambre.

Le vent fraîchit et souffle régulièrement dunord. Les nuits sont aussi noires qu’en Angleterre. J’espère quedemain nous nous libérerons de nos entraves de glace.

17septembre

Encore le fantôme. Dieu merci, j’ai les nerfssolides ! La superstition de ces pauvres types, ainsi que lesrécits circonstanciés qu’ils font avec conviction et sérieux,terroriseraient le premier venu. De nombreuses versions circulent.En résumé, quelque chose de mystérieux a vagabondé toute la nuitautour du bateau. Sandie M’Donald, de Peterhead, Peter Williamson,des Shetland, et M. Milne l’ont vu. Trois témoins corsentl’affaire, mieux que le lieutenant à lui seul n’avait pu le faire.Après le petit déjeuner, j’ai causé avec Milne, et je lui ai ditqu’il ferait mieux de se tenir au-dessus de telles idioties, qu’ensa qualité d’officier il devrait donner aux hommes un meilleurexemple. Il a hoché sa tête bronzée, mais il m’a répondu avec uneprudence caractéristique.

– Peut-être que oui, docteur, peut-être quenon ! Je n’appelle pas ça un fantôme. Je ne peux pas dire queje crois aux revenants de la mer, et pourtant pas mal de marinsjurent en avoir vu. Je ne me laisse pas facilement effrayer, maispeut-être que votre sang se serait légèrement refroidi, mon ami, siau lieu de ronfler dans votre lit vous aviez été avec moi la nuitdernière et si vous aviez vu quelque chose de vilain, tout blanc etmacabre, se promener par ici, se promener par là, en appelant dansl’obscurité comme un agneau qui a perdu sa mère. Vous seriez moinsdisposé à prendre ça pour des radotages de vieilles bonnesfemmes.

Il était inutile de discuter plus avant. Je mesuis borné à lui demander comme une faveur personnelle de meréveiller à la prochaine apparition du spectre… Requête qu’ilaccueillit en exprimant le ferme espoir qu’il n’aurait jamaisl’occasion de me faire plaisir.

Comme je l’avais souhaité, le désert blancderrière nous s’est fissuré ; de nombreux cours d’eaus’entrecroisent dans toutes les directions. Notre latitudeaujourd’hui était de 80° 52’ N., ce qui prouve qu’uneforte poussée vers le sud s’exerce sur le pack. Si le vent continued’être favorable, la glace se brisera aussi facilement qu’elles’est formée. Pour le moment, nous ne pouvons rien faire de mieuxque fumer et attendre, en espérant pour le mieux. Je deviensrapidement fataliste. Avec des facteurs aussi imprécis que le ventet la glace, l’homme ne peut pas échapper au fatalisme. Peut-êtresont-ce les vents et les sables des déserts de l’Arabie qui ontincité les premiers partisans de Mahomet à s’incliner devant ledestin.

Ces alertes au fantôme font très mauvais effetsur le capitaine. J’ai craint qu’elles n’excitent son côtésensible, et j’ai essayé de lui dissimuler cette histoire absurde,mais malheureusement il a entendu l’un des matelots y faireallusion et il a exigé d’être informé. Comme je l’avais prévu, lafolie est reparue. J’ai de la peine à croire qu’il s’agit du mêmehomme qui discourait la nuit dernière sur la philosophie avec unefinesse aussi pénétrante et un jugement aussi froid. Il fait lescent pas sur le pont comme un tigre en cage ; de temps àautre, il s’arrête pour esquisser avec ses bras tendus un geste desupplication, et il observe la glace avec impatience. Il ne cessede marmonner des mots pour lui-même. Une fois, il a dit touthaut : « Rien qu’une petite fois, mon amour ! Rienqu’une petite fois !… » Pauvre diable ! C’est unspectacle affligeant que celui d’un brave marin, d’un hommeaccompli tombant aussi bas. Et il est triste de penser que deshallucinations peuvent dompter un tempérament pour lequel le dangerétait le sel de la vie. Qui s’est jamais trouvé dans ma situation,entre un capitaine dément et un second qui voit desrevenants ? Parfois, je crois que je suis le seul être saind’esprit sur le bateau (moi et peut-être le second mécanicien, dugenre ruminant, qui se moquerait éperdument de tous les démons dela mer Rouge tant qu’ils ne toucheraient pas à ses outils). Laglace continue à fondre rapidement. Selon toutes probabilités, nouspourrons partir demain matin. En Angleterre, on me prendra pour unhâbleur quand je raconterai tous les événements étranges auxquelsj’ai assisté.

Minuit

J’ai été grandement alarmé. Je me sens pluscalme maintenant, grâce à un verre de cognac que j’ai avalé d’untrait. Mais je ne me sens pas encore tout à fait moi-même, comme entémoignera mon écriture. Le fait est que je viens de vivre uneexpérience très étrange, et que je commence à me demander sij’avais raison de traiter de fous tous les marins deL’Étoile-Polaire sous le prétexte qu’ils affirmaient avoirvu des choses qui dépassaient les limites de la compréhension.Peuh ! Je suis stupide de m’énerver pour une bagatellepareille ! Et pourtant, comme elle est survenue après toutesces alertes, elle comporte une signification supplémentaire, car jene peux plus mettre en doute l’histoire de M. Milne ni celledu lieutenant, maintenant que j’ai expérimenté moi-même ce quim’avait fait sourire jusqu’ici.

Après tout, il n’y a pas de quoi êtreépouvanté, un bruit, un simple bruit, c’est tout. Je ne m’attendsguère à ce que le lecteur, si jamais ce journal est publié,sympathise avec mes sentiments ou comprenne l’effet que j’aiéprouvé sur le moment. Le souper était terminé. Je m’étais rendusur le pont pour fumer tranquillement une dernière pipe avant derentrer me coucher. La nuit était très sombre. Si noire que, de maplace sous le canot de hanche, je ne voyais pas l’officier sur lapasserelle. Je crois que j’ai déjà évoqué le silence extraordinairequi règne sur ces mers de glace. Dans les autres parties du monde,aussi désolées soient-elles, il y a une légère vibration de l’air,un bourdonnement confus qui provient soit des lointains repairesdes hommes, soit des feuilles des arbres, soit des ailes desoiseaux, soit même du frémissement de l’herbe qui recouvre le sol.On peut ne pas percevoir activement le son, mais s’il cessait ons’apercevrait de sa disparition. Ce n’est qu’ici, dans ces mersarctiques, que le silence absolu, impénétrable, vous obsède de saréalité lugubre. Vous découvrez que votre tympan s’efforced’attraper le moindre murmure, et retentit passionnément à toutbruit qui se produit incidemment dans le bateau. J’étais doncappuyé au bastingage quand s’est élevé de la glace, presque justeau-dessous de moi, un cri aigu et perçant, il a déchiré le silencede la nuit, il a débuté, m’a-t-il semblé, sur une note qu’aucuneprima donna n’aurait jamais atteinte, et il est monté de plus enplus haut pour s’achever sur une longue plainte d’agonie ; onaurait dit le dernier cri d’une âme perdue. Ce hurlement sinistrerésonne encore à mon oreille. Il exprimait une douleur indicible etun grand désir ardent mais j’y ai trouvé aussi l’écho d’uneexultation sauvage. Il a jailli non loin de moi. J’ai eu beauscruter la nuit, je n’ai rien vu. J’ai attendu, plus bouleversé queje ne l’avais jamais été de ma vie. J’ai rencontré M. Milne,qui montait pour prendre son quart.

– Alors, docteur ? m’a-t-il dit. Toujoursdes radotages de vieilles bonnes femmes, hé ? Vous avezentendu, cette fois ! Est-ce de la superstition ? Qu’enpensez-vous à présent ?

J’ai dû présenter mes excuses, et reconnaîtreque j’étais aussi intrigué que lui. Peut-être les chosesprendront-elles demain un tour différent. Pour l’instant, j’ose àpeine écrire ce que je pense. Quand je me relirai plus tard, unefois que je me serai débarrassé de toutes ces associations d’idées,je me mépriserai pour avoir été si faible.

18septembre

J’ai passé une mauvaise nuit ; cettesorte de cri n’a pas cessé de me hanter. Le capitaine ne semble pass’être mieux reposé, il a un visage hagard et des yeux injectés desang. Je ne lui ai pas parlé de mon expérience de la nuit. Je ne lemettrai pas au courant. Il est déjà suffisamment nerveux etexcitable, il se lève, se rassied, se relève, il est incapable dese tenir tranquille.

Une belle fissure est apparue dans le pack cematin, comme prévu, et nous avons pu lever notre ancre à glace.Nous avons avancé à la vapeur pendant une vingtaine de kilomètres,cap à l’ouest-sud-ouest. Puis nous avons été stoppés par unebanquise aussi colossale que celles que nous avions laisséesderrière nous. Elle barre complètement notre route, aussiavons-nous dû nous ancrer à nouveau en attendant la débâcle, quiinterviendra sans doute d’ici vingt-quatre heures si le vent semaintient. Plusieurs phoques nageaient dans l’eau, et nous en avonstué un : c’était une bête formidable, qui avait près de quatremètres de long. Les phoques sont des animaux méchants, combatifs,il paraît qu’ils donnent aux ours du fil à retordre. Heureusement,ils sont lents à se déplacer et maladroits, ce qui les rendvulnérables sur la glace.

Le capitaine est persuadé que nos ennuis nesont pas terminés. Mais je ne comprends pas pourquoi il se fait denotre situation une idée aussi noire. À bord, tout le mondeconsidère que nous nous en sommes tirés miraculeusement et que nousatteindrons sûrement la pleine mer.

– Je suppose, docteur, que vous croyez quetout va bien maintenant ? m’a-t-il demandé après ledéjeuner.

– J’espère que tout ira bien.

– Nous ne devons pas être trop affirmatifs. Etpourtant, vous avez raison sans doute. Nous serons d’ici peu dansles bras de nos amours, n’est-ce pas, mon enfant ? Mais nesoyons pas trop affirmatifs ! Pas trop affirmatifs…

Il s’est tu et a balancé sa jambe enréfléchissant.

– Comprenez, a-t-il repris, que cet endroitest dangereux même à ses meilleurs moments. Dangereux. Traître.J’ai connu des hommes qui ont brusquement disparu dans des endroitscomme celui-ci. Il suffit parfois d’une glissade, d’une simpleglissade, et vous voilà au fond d’une crevasse : des bullessur l’eau verte montrent la place où vous avez coulé. C’estbizarre…

Il s’est interrompu pour rirenerveusement.

« … C’est bizarre que depuis des annéesque je viens par ici, je n’aie jamais songé à faire mon testament.Non pas que j’aie à assurer des legs particuliers. Mais quand unhomme s’expose au danger, il devrait mettre ses affaires en ordre.Vous ne croyez pas ?

– Certainement si !

Je me demandais ce que diable il avaitderrière la tête.

– Quand tout est en ordre, on se sent mieux, apoursuivi le capitaine. Maintenant, s’il m’arrive quelque chose,j’espère que vous voudrez bien vous occuper de mes affaires. Il y afort peu de choses dans ma cabine. Mais pour si peu qu’il y ait,j’aimerais que tout soit vendu et que l’argent soit réparti entrel’équipage comme l’argent de l’huile. Je voudrais que vous gardiezle chronomètre, en guise de petit souvenir de notre croisière. Biensûr, il ne s’agit que d’une simple précaution, mais je tenais àvous en parler. Je suppose que le cas échéant je pourrais me fier àvous ?

– Naturellement ! ai-je répondu. Etpuisque nous en sommes là, je voudrais moi aussi…

– Vous ! s’est-il écrié. Vous ! Maistout va bien pour vous ! Que pourrait-il se passer pourvous ? Là, je ne voudrais pas me mettre en colère, mais jen’aime pas entendre un jeune homme qui en est à ses premiers pasdans la vie se livrer à des spéculations sur la mort. Montez sur lepont et aspirez de l’air frais, gonflez-en vos poumons au lieu dedire des bêtises dans la cabine et de m’encourager à faire la mêmechose !

Plus je pense à cet entretien, moins il meplaît. Pourquoi le capitaine me communique-t-il ses dernièresvolontés au moment où tout danger paraît écarté ? Sa folien’est pas sans méthode. Se pourrait-il qu’il songe à se tuer ?Je me rappelle qu’une fois il a stigmatisé le suicide avec force.Néanmoins, je le surveillerai. Je sais bien que je ne peux pasforcer le privé de sa cabine mais du moins je jure de rester sur lepont tant qu’il ne sera pas chez lui.

M. Milne se moque de mesappréhensions ; il dit que ce sont « les petits côtés dupatron ». Lui-même voit l’avenir tout en rose. À son avis,nous devrions être sortis de la glace dans quarante-huit heures,dépasser Jan Mayen le surlendemain et apercevoir les Shetland danshuit jours. J’espère qu’il n’est pas trop optimiste. Son opinionpeut contrebalancer valablement celle du capitaine, car c’est unvieux marin plein d’expérience, et il pèse soigneusement ses motsavant de les prononcer.

Elle s’est enfin produite, la catastrophe quimenaçait depuis longtemps ! Je ne sais qu’écrire. Le capitainea disparu. Peut-être nous reviendra-t-il vivant, mais j’en doute…Je crains que non. Il est maintenant sept heures du matin, le 19septembre. J’ai passé toute la nuit avec un groupe de matelots àparcourir la grande banquise qui nous barrait la route, dansl’espoir de retrouver sa trace, en vain. Je vais essayer de décrireles circonstances dans lesquelles il a disparu. Si par hasard ceslignes tombent sous les yeux de quelqu’un, je le prie de serappeler que je n’écris pas d’après les on-dit ou mon imagination,mais que, en ma qualité d’homme instruit et bien équilibré, jedépeins avec exactitude ce que j’ai vu réellement. Les déductionssont de moi ; mais je réponds des faits.

Le capitaine est demeuré d’excellente humeuraprès la conversation que j’ai relatée. Toutefois, il m’a semblénerveux et impatient, il changeait souvent de position, il agitaitses membres dans une sorte de danse de Saint-Guy, comme la maniel’en prenait parfois. En l’espace d’un quart d’heure, il est montésept fois sur le pont pour en redescendre après quelques pasprécipités. Chaque fois je l’ai suivi, car quelque chose sur safigure me confirmait dans ma résolution de ne pas le perdre de vue.Il a semblé remarquer l’effet provoqué par ses déplacements, et ils’est efforcé, en éclatant d’un rire bruyant à la moindreplaisanterie, de calmer mes craintes.

Après le souper, il est remonté sur la poupeet je l’ai accompagné. La nuit était noire, silencieuse ; seulle vent soupirait mélancoliquement dans la mâture. Un nuage épaismontait du nord-ouest, les tentacules qu’il projetait en avant nepermettaient plus à la lune que des apparitions espacées. Lecapitaine arpentait le pont à pas rapides. Voyant que je ne lequittais pas d’une semelle, il a émis l’opinion que je serais mieuxau lit, ce qui m’a tout à fait décidé à rester dehors.

Je crois qu’ensuite il a oublié ma présence.Il s’est appuyé contre le bastingage pour fouiller du regard legrand désert de neige dont une partie s’étendait dans l’ombretandis que le reste était baigné du clair de lune. À différentesreprises, j’ai remarqué qu’il regardait sa montre. Une fois, il amurmuré une phrase brève, dont je n’ai compris qu’un seulmot : « Prêt. » J’avoue que j’étais la proie d’unsentiment étrange, d’une inquiétude mystérieuse, tandis que jesurveillais le contour imprécis de sa haute silhouette dansl’obscurité, il ressemblait tout à fait à un homme venu à unrendez-vous. Mais un rendez-vous avec qui ? Reliant les faitsles uns aux autres, j’ai commencé à entrevoir confusément unehypothèse, j’étais loin de deviner la suite des événements.

Un brusque raidissement de son attitude m’aappris qu’il distinguait quelque chose. Je me suis glissé derrièrelui. Il regardait fixement, avec des yeux passionnés etinterrogateurs, un lambeau de brume qui se déplaçait rapidement etparallèlement au bateau. C’était un corps nébuleux, informe, plusou moins apparent selon que la lune l’éclairait ou non. La lumières’est soudain tamisée quand des nuages très fins se sontinterposés.

– Je viens, ma chérie ! Je viens !s’est écrié le capitaine.

Sa voix vibrait d’une tendresse et d’unecompassion ineffables. On aurait dit qu’il voulait apaiser un êtreaimé par une faveur longtemps attendue, aussi douce à donner qu’àrecevoir.

La suite s’est déroulée en un éclair. Je n’aipas eu le temps d’intervenir. D’un bond, il s’est mis debout sur lebastingage ; un autre bond l’a fait atterrir sur la glace,presque aux pieds de la pâle forme brumeuse. Il a ouvert les brascomme pour la saisir, et puis il a couru dans la nuit, mainstendues, la bouche pleine de mots d’amour. Je me suis tenuimmobile, pétrifié, suivant du regard sa silhouette quis’éloignait. Sa voix s’est étouffée. Je croyais ne plus le revoir,mais la lune a déchiré le dais des nuages et a illuminé le grandchamp de glace. Alors je l’ai encore aperçu. Il courait. Il étaitdéjà très loin. Il courait à une vitesse prodigieuse sur la plaineglacée. Telle est la dernière image que nous gardons de lui.Peut-être la dernière pour toujours. Un groupe de matelots estparti à sa recherche ; je m’y suis incorporé mais les hommesn’avaient pas le cœur à cette poursuite, et nous n’avons rientrouvé. Un autre détachement sera constitué dans quelques heures.J’ai du mal à croire que je n’ai pas rêvé, que je n’ai pas été lejouet d’un cauchemar.

7 h30 du soir

Je rentre épuisé d’une deuxième expéditionsans succès. La banquise est immense, nous avons bien marchépendant trente kilomètres sans en apercevoir la fin. Le froid a étédernièrement si sévère que la neige superficielle a gelé et a ladureté du granit, nous n’avons donc pas de traces de pas pour nousguider dans nos recherches. L’équipage ne souhaite qu’une chose,que nous levions l’ancre, que nous contournions à la vapeur labanquise et que nous foncions vers le sud, car la glace s’estfendue pendant la nuit et l’on voit la mer à l’horizon. Les hommesassurent que le capitaine Craigie est certainement mort, et quenous risquons tous notre vie pour rien en demeurant là alors quenous avons une possibilité de partir. M. Milne et moi, nousavons éprouvé les plus grandes difficultés pour les persuaderd’attendre jusqu’à demain soir, et nous avons dû promettre que sousaucun prétexte nous ne retarderions davantage notre départ. Nousnous proposons donc de prendre quelques heures de repos, puisd’essayer une dernière fois de retrouver notre capitaine.

20septembre au soir

J’ai traversé la glace ce matin avec un groupede matelots pour explorer la partie méridionale de la banquise,pendant que M. Milne remontait vers le nord. Nous avonsfranchi une vingtaine de kilomètres sans déceler le moindre signede vie, à l’exception d’un oiseau qui a longtemps voleté au-dessusde nos têtes ; je crois que c’était un faucon. L’extrémitéméridionale du champ de glace s’effilait pour former un promontoireavançant dans la mer. Quand nous sommes arrivés à la base de cettedigue glacée, les hommes se sont arrêtés mais je les ai priés depoursuivre jusqu’à la mer, afin que nous ayons la satisfaction den’avoir négligé aucune chance.

Nous avions marché pendant une centaine demètres quand McDonald, de Peterhead, a poussé un cri, il voyaitquelque chose, et il s’est mis à courir. Tous nous distinguionsaussi quelque chose, et nous avons pris le pas de course. D’abordce n’était qu’une tache noire sur le banc de la glace. Puis cettetache a pris la forme d’un homme. C’était bien l’homme que nouscherchions. Il gisait sur un talus gelé, la face contre terre. Despetits cristaux de glace et des plumes neigeuses s’étaient abattussur sa vareuse sombre de marin. Quand nous nous sommes approchés,un souffle de vent errant a aspiré ces minuscules flocons dans untourbillon, les a fait grimper dans l’air, puis redescendre, etenfin les a rattrapés et chassés en direction de la mer. Si j’enjuge par mes yeux, ce n’était qu’un peu de neige mais la plupart demes compagnons m’ont juré que cette poussière glacée s’était levéesous la forme d’une femme, s’était penchée au-dessus du cadavre,l’avait doucement baisé aux lèvres et s’était enfuie à travers labanquise. J’avais appris à ne plus tourner en dérision l’opiniond’autrui, aussi étrange qu’elle me parût. Ce qui est sûr, c’est quele capitaine Nicholas Craigie n’avait pas souffert en rendant ledernier soupir, un clair sourire était figé sur ses traits bleuis,et il avait encore les mains tendues comme pour saisir l’étrangevisiteuse qui l’avait convié vers le monde mystérieux del’au-delà.

Nous l’avons enseveli l’après-midi même,enveloppé dans le pavillon du bateau, avec un boulet de trente-deuxaux pieds. J’ai lu le service funèbre. Les rudes marins pleuraientcomme des enfants. Beaucoup avaient bénéficié de la bonté de soncœur, et ils manifestaient aujourd’hui l’affection que ses manièresbizarres les avaient obligés à refouler pendant sa vie. L’eau vertea été son tombeau, il s’est enfoncé, enfoncé, enfoncé, il n’a plusété qu’une petite tache blanche en suspension au seuil de la nuitéternelle ; et puis cette tache elle-même a disparu. Ilreposera là, avec son secret et ses chagrins et tout son mystèreenfouis dans son cœur. Lorsque viendra le grand jour où la merrendra ses morts, Nicholas Craigie émergera de la glace, le visagesouriant et les bras rigides tendus vers l’espérance. Je prie pourqu’il soit plus heureux dans l’autre monde qu’il ne l’a été danscelui-ci.

J’arrête là mon journal. Notre route du retours’étend toute simple et nette devant nous, le grand champ de glacene sera bientôt plus qu’un souvenir du passé. Il me faudra du tempspour que je me remette du choc. Quand j’ai commencé le récit de cevoyage, je me doutais peu de la manière dont il s’achèverait.J’écris ces derniers mots dans ma cabine, où il m’arrive desursauter, car je crois entendre encore le pas nerveux du mort surle pont, au-dessus de ma tête. Je suis entré ce soir dans sacabine, comme c’était mon devoir, afin de dresser l’inventaire deses affaires et de le faire enregistrer sur le livre de bord. Rienn’avait changé depuis ma précédente visite ; mais le portraitque j’ai décrit, qu’il avait suspendu en face de lui, avait étéretiré de son cadre et avait disparu. Sur ce dernier maillon d’unechaîne douloureuse, je clos le récit du voyage del’Étoile-Polaire.

NOTE PAR LE Dr JOHNM’ALISTER RAY

J’ai lu l’histoire des événements étrangesrelatés par mon fils dans son journal et se rapportant à la mort ducapitaine de l’Étoile-Polaire. Je suis absolument sûr quetout s’est passé comme il l’a écrit, car c’est un garçon aux nerfssolides, pas du tout imaginatif, et profondément soucieux de lavérité. Cependant, ce récit est à première vue si invraisemblableque je me suis longtemps opposé à sa publication. Mais, ces joursderniers, j’ai reçu un témoignage inattendu qui éclaire les faitsd’une lumière nouvelle. Je m’étais rendu à Édimbourg pour assisterà une réunion de l’Association des médecins anglais, quand je suistombé par hasard sur le Dr P…, un vieil ami qui exerce maintenant àSaltash, dans le Devonshire. Je lui ai parlé de l’aventure de monfils, et il m’a déclaré qu’il connaissait bien le capitaineNicholas Craigie ; il m’en a donné une description quiconcordait trait pour trait avec celle que j’avais lue dans lejournal. Il m’a raconté que le capitaine Craigie s’était fiancé àune jeune fille d’une beauté extraordinaire qui résidait sur lacôte cornouaillaise. Pendant ses voyages en mer, sa fiancée étaitmorte dans des circonstances particulièrement horribles.

LE DÉMON DE LA TONNELLERIE

Titre originalThe Fiend of the Cooperage (1908).

 

Ce ne fut pas une petite affaire que de conduire leGamecock jusqu’à l’île, le fleuve avait charrié tant devase que des bancs de limon s’étendaient à plusieurs kilomètresdans l’Atlantique. La côte était à peine visible quand lespremières boucles blanches des brisants nous avertirent du dangerque nous courions ; dès lors, nous avançâmes en multipliantles précautions, sous la grand-voile et le foc ; nouslaissâmes les remous sur notre gauche comme l’indiquait la carte.Plus d’une fois, la coque racla le fond (nous avions moins de sixpieds de tirant d’eau), mais nous eûmes toujours assez de mer et dechance pour nous en tirer. À partir d’un certain moment, le fonddiminua très rapidement ; la factorerie nous avait envoyé uncanoë, et le pilote Krooboy nous conduisit jusqu’à deux centsmètres de l’île. Nous nous ancrâmes sans chercher à pousser plusloin, car les gestes du nègre nous expliquaient qu’il ne fallaitpas espérer mieux. Le bleu de la mer avait été remplacé par le brundu fleuve ; même sous l’abri de l’île, le courant chantait ettournoyait autour de l’étrave. Le fleuve était sans doute en crue,car les racines des palmiers baignaient dans l’eau, et sur sasurface boueuse des tronçons de bois et toutes sortes de débrisétaient entraînés vers l’océan.

Quand je me fus assuré que nous nousbalancions en toute sécurité sur notre mouillage, je pensai que lapremière chose à faire était de nous approvisionner en eau :l’endroit paraissait en effet le paradis des fièvres. Le fleuvelourd, ses rives fangeuses et luisantes, le vert clair de lajungle, la brume d’humidité dans l’air, autant de signaux d’alarmepour un observateur compétent. Je fis donc partir la chaloupe avecdeux grandes barriques. Quant à moi, je pris le youyou et ramaivers l’île ; j’avais vu le drapeau de l’Union Jack flotterau-dessus des palmiers : il indiquait l’emplacement desÉtablissements Armitage et Wilson.

Au débouché d’un petit bois, j’aperçus unbâtiment allongé et bas, blanchi à la chaux, avec une large vérandasur la façade, et deux immenses échafaudages de fûts d’huile depalme de chaque côté du bâtiment. Des canoës et des pirogues debarre s’alignaient le long du rivage. Une petite jetée avançaitdans le fleuve, à son extrémité, deux hommes en costume blancm’attendaient pour m’accueillir ; l’un, gros et fort,imposant, portait une barbe grisâtre ; l’autre était grand,mince, pâle, et ses traits tirés étaient à demi dissimulés par ungrand chapeau en forme de champignon.

– Très heureux de vous voir ! me dit lemaigre, avec une chaude cordialité. Je m’appelle Walker, je suisl’agent d’Armitage et Wilson. Permettez-moi de vous présenter le DrSeverall, de la même société. Il est rare de voir un yacht dans cesparages.

– C’est le Gamecock, expliquai-je.J’en suis le propriétaire et le capitaine. Je m’appelleMeldrum.

– Explorateur ? demanda-t-il.

– Je suis entomologiste ; chasseur depapillons. J’ai descendu la côte depuis le Sénégal.

– La chasse a été bonne ? interrogea leDr Severall, en me fixant d’un œil lent et bilieux.

– J’ai rempli quarante caisses. Nous sommesvenus ici pour nous approvisionner en eau, et aussi pour metuyauter sur le pays auprès de vous.

Pendant ces présentations et ces explications,deux Krooboys avaient amarré le youyou. Je descendis alors lajetée, encadré par mes deux nouvelles relations, ils n’avaient pasvu de Blancs depuis plusieurs mois, aussi m’assaillirent-ils dequestions.

– Ce que nous faisons ? dit le médecin,lorsque à mon tour je me mis à interroger. Notre affaire nous prendbeaucoup de temps et nous occupons nos loisirs à parlerpolitique.

– Oui, par une bénédiction particulière de laProvidence, Severall est un militant radical, et moi un bonunioniste solide. Chaque soir, nous discutons du Home Rule pendantdeux heures.

– En buvant des cocktails à la quinine, ajoutale médecin. Nous sommes tous les deux assez bien immunisés, maisl’année dernière, nous avions régulièrement quarante de fièvre.C’était notre température normale. Impartialement, je ne sauraisvous recommander de prolonger votre séjour ici, à moins que vous necollectionniez les bacilles autant que les papillons. Je désespèreque l’embouchure du fleuve Ogooué devienne un jour une stationclimatique.

Il n’y a rien de plus magnifique que lamanière dont ces pionniers avancés de la civilisation distillent del’humour noir en évoquant leur situation pénible, et accueillentavec un visage non seulement résolu mais souriant les diversesexpériences dont les comble l’existence qu’ils mènent. Partout,depuis la Sierra Leone, j’avais trouvé les mêmes marécages puants,les mêmes collectivités isolées et ravagées par la fièvre, et lesmêmes mauvaises plaisanteries. En cette faculté que possède l’hommede se hausser au-dessus de sa condition et d’employer son esprit àironiser sur les misères du corps, il y a du divin.

– Le dîner sera prêt dans une demi-heure,capitaine Meldrum, me dit le médecin. Walker est allé lesurveiller. C’est lui la maîtresse de maison, cette semaine. Enattendant, si vous y consentez, nous nous promènerons, et je vousmontrerai les curiosités de l’île.

Le soleil avait déjà disparu derrière la lignedes palmiers ; au-dessus de nos têtes, la grande arche célesteressemblait à l’intérieur d’un énorme coquillage, miroitant deroses délicats et de fines irisations. Celui qui n’a pas vécu dansun pays où les genoux supportent mal le poids et la chaleur d’uneserviette de table ne peut pas imaginer le soulagement qu’apportela fraîcheur du soir. Dans un air plus doux et plus pur, le DrSeverall me fit faire le tour de la petite île, il me montra lesentrepôts et m’expliqua la routine de son travail.

– Cet endroit n’est pas dépourvu deromantisme, me dit-il pour répondre à l’une de mes remarquestouchant la monotonie de leur existence. Nous vivons ici juste à lalisière du grand inconnu. Par là…

Il me désigna le nord-est.

« … du Chaillu s’est enfoncé dans lecontinent noir, et il a trouvé le royaume des gorilles. C’est leGabon, le pays des grands singes. Vers le sud-est, personne n’estallé très loin. La région qu’arrose le fleuve est pratiquementinconnue des Européens. Toutes ces billes de bois que nous apportele courant viennent de terres inexplorées. J’ai souvent regretté den’être pas un meilleur botaniste quand j’ai vu des orchidées peubanales et des plantes bizarres s’échouer sur l’extrémité del’île.

L’endroit que me désignait le médecin étaitune plage brune en pente, jonchée d’épaves déposées par les eaux. Àdroite et à gauche, le littoral dessinait une pointe recourbéecomme un brise-lames naturel ; entre les deux s’était creuséeune petite baie peu profonde. Elle était remplie d’une végétationflottante, au milieu de laquelle était couché un grand arbre fendu,le courant ondulait contre son puissant flanc noir.

– Tout cela vient du cours supérieur et desrégions en amont, dit le médecin. Notre petite crique le recueille,et lorsque survient une nouvelle avalaison, l’ancienne est rejetéevers la mer.

– Comment s’appelle cet arbre ?demandai-je.

– Oh ! c’est un teck, je suppose, maisbien pourri à première vue ! Nous avons toutes sortes de boisdurs flottants qui descendent par ici, sans parler des palmiers.Voulez-vous entrer ?

Il me fit pénétrer dans un grand bâtiment oùétaient entreposés un nombre considérable de douves pour tonneauxet de cercles de fer.

– C’est notre tonnellerie. Les douves noussont envoyées par paquets, et nous les assemblons nous-mêmes.Maintenant, vous ne remarquez rien de particulièrement sinistredans ce bâtiment, n’est-ce pas ?

J’examinai le haut toit de fer ondulé, lesmurs de bois blanc, le sol en terre battue. Dans un coin, il yavait un matelas et une couverture.

– Je ne vois rien de très inquiétant.

– Et pourtant, il y a ici quelque chose quisort de l’ordinaire. Vous voyez ce lit ? Eh bien ! j’ail’intention de coucher dedans cette nuit. Je ne veux pas me vanter,mais je crois que ce sera une petite épreuve pour mes nerfs.

– Pourquoi ?

– Oh ! la tonnellerie a été le théâtre dequelques incidents peu banals ! Vous parliez tout à l’heure dela monotonie de notre existence, mais je vous assure que parfoiselle ne manque pas de piquant. Il vaut mieux rentrer maintenant àla maison, car après le coucher du soleil, le brouillard desfièvres monte des marécages. Regardez, le voici qui franchit lefleuve.

Je vis en effet de longues tentacules devapeur blanche qui se tordaient en sortant des épaissesbroussailles vertes de la rive, et qui rampaient vers nousau-dessus de la surface de l’eau brune. L’air, au même moment, sefit humide et froid.

– Le gong vient de sonner pour le dîner,m’expliqua-t-il. Si cette affaire vous intéresse, je vous enparlerai tout à l’heure.

En fait, elle m’intéressait grandement,d’autant plus que dans l’attitude du médecin au milieu de latonnellerie vide, j’avais noté une certaine réserve grave qui avaitaussitôt déchaîné mon imagination. Ce Dr Severall était gros, unpeu bourru, cordial, solide et cependant il avait bizarrementregardé autour de lui. Je n’aurais pas été jusqu’à dire qu’il avaitpeur. Il semblait plutôt sur ses gardes et en alerte.

– À propos, lui dis-je tandis que nousrentrions dans la maison, vous m’avez montré les cabanes de vostravailleurs indigènes, mais je n’ai vu aucun nègre.

– Ils dorment sur le ponton qui est là-bas, merépondit le médecin, en me montrant l’une des rives.

– Vraiment ! Alors pourquoi ont-ilsbesoin de cabanes ?

– Oh ! ils y couchaient jusqu’à cesderniers temps ! Nous les avons mis sur le ponton jusqu’à cequ’ils reprennent confiance. Ils étaient tous à demi fous deterreur, aussi nous les avons laissés partir, et personne ne dortdans l’île, sauf Walker et moi.

– Qu’est-ce qui les épouvantait ?

– Eh bien ! cela nous ramène à l’histoireque je voulais vous raconter. Je suppose que Walker ne verra aucuneobjection à ce que vous soyez au courant, bien qu’il s’agissecertainement d’une assez vilaine affaire.

Il n’y fit plus allusion pendant l’excellentrepas qui avait été préparé en mon honneur. J’appris que notrepetit hunier blanc n’avait pas plutôt contourné le cap Lopez queces braves gens avaient commencé à préparer leur soupe au poivre,ragoût assaisonné qu’on mange sur la côte occidentale de l’Afrique,et de faire bouillir leurs ignames et leurs patates douces. Cedîner régional, meilleur que je ne l’espérais, nous fut servi parun boy originaire de la Sierra Leone. J’étais en train de penserque lui au moins n’avait pas participé à la panique générale quand,ayant servi le dessert et apporté du vin sur la table, il porta lamain à son turban.

– Rien d’autre à faire, massa Walker ?demanda-t-il.

– Non, je crois que ça va, Moussa, réponditmon hôte. Cependant, je ne me sens pas très bien ce soir, et jepréférerais de beaucoup que tu restes sur l’île.

Le visage noir traduisit une lutte épiqueentre la peur et le devoir, devint couleur de cendre, les gros yeuxtournèrent désespérément en rond.

– Non, massa Walker ! cria-t-il enfin.Mais venez avec moi sur le ponton. Je vous soignerai beaucoup mieuxsur le ponton !

– Je regrette, Moussa. Un Blanc ne déserte passon poste.

De nouveau, je vis la lutte passionnéebouleverser la figure du nègre, mais ses frayeursl’emportèrent.

– Non, non, Massa Walker ! Pardonnez-moi,mais je ne peux pas ! Si c’était hier, ou demain ! Maisc’est la troisième nuit, je ne peux pas !

Walker haussa les épaules.

– Fiche le camp ! lui dit-il. Lorsque lebateau poste arrivera, tu pourras repartir pour la Sierra Leone,car je n’ai que faire d’un serviteur qui m’abandonne quand j’aibesoin de sa présence. Tout cela doit être mystérieux pour vous,capitaine Meldrum ? À moins que le Dr Severall ne vous ait misau courant…

– J’ai montré au capitaine Meldrum latonnellerie, mais je ne lui ai rien dit, répondit le médecin. Vousavez mauvaise mine, Walker ! ajouta-t-il en regardant soncompagnon. Un bel accès vous menace !

– Oui, j’ai eu des frissons toute la journée,et j’ai la tête comme un boulet de canon. J’ai pris dix grains dequinine, mes oreilles bourdonnent mais je passerai la nuit dans latonnellerie avec vous.

– Non, pas du tout, mon cher ami ! Allezvous reposer tout de suite. Je suis sûr que Meldrum vous excusera.Je dormirai dans la tonnellerie, et je vous promets de venir vousporter vos remèdes avant le petit déjeuner.

Il était clair que Walker était terrassé parl’une de ces fièvres soudaines et violentes qui sont la malédictionde la côte occidentale. Ses joues creuses étaient rouges, ses yeuxbrillaient ; tout à coup, il se mit à fredonner une chanson dela voix aiguë du délire.

– Allons, allons, nous allons vous mettre aulit, mon vieux ! fit le médecin.

Je l’aidai à conduire son ami dans sa chambre.Là, nous le déshabillâmes et, peu après lui avoir fait ingurgiterune bonne dose de sédatif, nous le vîmes sombrer dans un sommeil deplomb.

– Il en a pour la nuit, commenta le médecin,quand nous eûmes regagné la salle à manger et quand nos verresfurent à nouveau remplis. Tantôt c’est lui, tantôt c’est moi. Parchance, nous n’avons jamais été malades en même temps. J’auraisregretté d’être hors de combat ce soir, parce que j’ai un petitmystère à élucider. Je vous ai dit que j’avais l’intention depasser la nuit dans la tonnellerie.

– En effet.

– Pas pour dormir, mais pour veiller. En fait,je ne dormirai pas de la nuit. Nous avons eu une telle alerte queles indigènes ne veulent plus rester ici après le coucher dusoleil, et je tiens à en découvrir la cause. Depuis toujours, unindigène monte la garde dans la tonnellerie chaque nuit, afin queles cercles des tonneaux ne soient pas volés. Eh bien ! il y asix jours, l’indigène de faction a disparu mystérieusement.L’incident nous a d’autant plus surpris qu’aucun canoë n’avaitdisparu et que ces eaux sont trop infestées de crocodiles pourqu’un homme se hasarde à nager jusqu’à la rive. Qu’est-ildevenu ? Comment a-t-il pu quitter l’île ? Mystère !Walker et moi avons été étonnés, mais les Noirs se sont affolés, etd’étranges histoires vaudou ont commencé à circuler entre eux. Lapanique a atteint son comble il y a trois nuits : un nouveauveilleur a disparu à son tour.

– Que lui est-il arrivé ?

– Non seulement nous n’en savons rien, maisnous ne pouvons absolument pas émettre une hypothèse cadrant avecles faits. Les nègres jurent qu’il y a un démon dans latonnellerie, et qu’à ce démon il faut un être humain toutes lestrois nuits. Ils ne veulent plus rester dans l’île, à aucun prix.Voyez Moussa, c’est un boy dévoué, mais il abandonne son maîtremalade plutôt que de passer la nuit ici. Si nous voulons continuerà diriger notre exploitation, il faut que nous rassurions nosindigènes ; je ne vois rien de mieux que de prendre moi-mêmela garde. C’est ce soir la troisième nuit, comprenez-vous ?Alors je suppose que quelque chose se produira.

– N’avez-vous aucun indice ? demandai-je.N’avez-vous pas relevé une trace de lutte, une tache de sang, uneempreinte, quelque chose qui pourrait vous donner une idée du périlque vous affronterez peut-être ?

– Absolument rien. Le veilleur avait disparu,un point c’est tout. La dernière fois, c’était le vieil Ali, quidepuis le début de l’exploitation était gardien de l’appontement.Toujours il avait été sûr comme un roc ; il a fallu un coup entraître pour l’arracher à son travail.

– Eh bien ! dis-je, je ne crois pas quecette garde soit l’affaire d’un seul homme. Votre ami est bourré delaudanum, et il ne vous sera d’aucun secours. Laissez-moi resterici et passer la nuit avec vous dans la tonnellerie.

– C’est très chic de votre part,Meldrum ! me répondit-il en me serrant chaleureusement unemain par-dessus la table. Je n’aurais jamais osé vous le proposer,car ç’aurait été demander beaucoup à un visiteur de hasard mais siréellement vous voulez…

– Bien sûr que je le veux ! Excusez-moiun moment, je vais héler le Gamecock pour qu’on nem’attende pas.

En rentrant de la jetée, nous fûmes tous deuxfrappés par l’aspect de la nuit. Une énorme masse de nuages noirss’était amoncelée du côté de la terre, d’où le vent venait nousbattre la figure de petits souffles brûlants. Au bas de la jetée,le fleuve tourbillonnait et sifflait, de l’écume blancherejaillissait sur les planches.

– Mon Dieu ! s’exclama le Dr Severall.Pour comble, voilà une inondation qui s’annonce ! Cette cruesignifie qu’il a beaucoup plu dans l’arrière-pays et quand l’eau semet à monter, nul ne peut prévoir quand elle s’arrêtera. Une fois,l’île a été presque complètement recouverte. Voyons, nous allonsjeter un coup d’œil sur Walker, afin de vérifier s’il n’a besoin derien ; ensuite, si vous voulez, nous prendrons notrefaction.

Le malade était plongé dans un sommeilprofond ; nous plaçâmes auprès de lui du jus de citron pour lecas où la soif le réveillerait, puis nous nous dirigeâmes vers latonnellerie. Ce nuage menaçant rendait l’obscurité sinistre. Lefleuve avait monté si haut que la petite baie dont j’ai parlé seconfondait presque avec le reste des eaux. Les bois flottants et legrand arbre noir s’agitaient au fil du courant.

– L’inondation accomplit au moins un travailutile, dit le médecin. Elle nous débarrasse de toute cettevégétation qui nous est apportée par le fleuve et qui se bloque surl’extrémité est de l’île. Là ! Voici notre chambre. Il y aquelques livres ; j’ai une blague à tabac. Nous allons essayerde passer la nuit le mieux possible.

Nous n’avions qu’une lanterne ; sa maigrelueur n’égayait guère la grande pièce. En dehors des piles dedouves et des cercles en tas, il n’y avait absolument rien, sauf cematelas préparé pour le veilleur de nuit. Nous nous aménageâmes dessièges et une table avec des douves, et nous nous installâmes pourmonter la garde. Severall avait apporté un revolver pour moi, ilétait armé d’un fusil à deux canons. Nous chargeâmes nos armes etles posâmes à portée. Le petit cercle de lumière et les ombresnoires formant voûte au-dessus de nous lui parurent simélancoliques qu’il alla chercher deux bougies. Comme l’un descôtés de la tonnellerie était pourvu de plusieurs fenêtresouvertes, nous dûmes disposer nos bougies derrière des douves pourqu’elles ne s’éteignissent point.

Le médecin, qui me donnait l’impressiond’avoir des nerfs d’acier, s’était mis à lire mais je remarquai quede temps à autre il posait son livre sur ses genoux et regardaitattentivement autour de lui. Pour ma part, j’avais vainement essayéde me concentrer sur une lecture. Mes pensées étaient accaparéespar cette grande pièce vide et par l’énigme qu’elle recelait. Je mecreusai la cervelle pour formuler une théorie capable d’expliquerla disparition des deux gardiens. Or, je ne disposais que d’un seulélément, leur disparition. Pas le moindre indice sur la cause deleur disparition ni sur ce qu’ils étaient devenus ! Et nousattendions ici, dans ce même endroit, sans savoir ce que nousattendions exactement ! J’avais eu raison de dire que cen’était pas une affaire pour un homme seul. À deux, l’épreuve étaitdéjà pénible, rien sur la terre n’aurait pu me décider àl’affronter sans un compagnon.

Quelle nuit interminable, abominable !Nous entendions dehors les clapotis et les gargouillis du fleuve,ainsi que les plaintes du vent qui se levait. À l’intérieur régnaitun lourd silence que troublaient seulement notre respiration, lefroissement des pages que tournait le Dr Severall, et levrombissement aigu, intermittent, d’un moustique. À un momentdonné, je sursautai, le livre du médecin venait de tomber parterre, et Severall s’était dressé avec les yeux fixés sur unefenêtre.

– Vous n’avez rien vu, Meldrum ?

– Non. Et vous ?

– Eh bien ! j’ai eu la vague impressionque quelque chose avait bougé à l’extérieur de cette fenêtre…

Il saisit son fusil et s’approcha de lafenêtre.

– Non, je ne vois rien. Et pourtant j’auraisjuré que quelque chose s’était lentement déplacé, avait passédevant l’ouverture.

– Une feuille de palmier, peut-être ?suggérai-je.

Le vent soufflait en effet de plus en plusviolemment.

– Très vraisemblablement ! fit-il.

Il reprit son livre, mais il ne cessa delancer des coups d’œil soupçonneux dans la direction de la fenêtre.Je la surveillai aussi, mais dehors tout paraissait tranquille.

Et puis subitement l’orage éclata. Un éclairaveuglant fut suivi d’un coup de tonnerre qui ébranla le bâtiment.Ce fut le prélude d’une succession d’éclairs et de coups detonnerre simultanés, nous nous serions crus au milieu d’unebatterie d’artillerie lourde. Et la pluie se mit à tomber ;une pluie tropicale, qui crépitait sur le toit de fer de latonnellerie. La grande pièce vibrait comme un tambour. Del’obscurité se leva tout un orchestre de bruits liquides quiallaient du fracas de la pluie au grondement sourd du fleuve.D’heure en heure, le vacarme se faisait plus intense, plussoutenu.

– Ma parole ! fit Severall. Cette foisnous sommes sous un vrai déluge. Mais l’aube ne va pas tarder, ellesera la bienvenue. Nous allons en avoir terminé, en tout cas, aveccette fameuse troisième nuit de superstition.

Une lumière grise pénétra furtivement dans latonnellerie, puis le jour se leva presque aussitôt. La pluie avaitcessé, mais le fleuve couleur de café mugissait comme une cascade.La puissance de son courant me fit craindre le pire pour l’ancre duGamecock.

– Il faut que je remonte à bord, dis-je. Si leyacht chasse, jamais il ne pourra remonter le fleuve.

– L’île sert de brise-lames, me répondit lemédecin. Si vous m’accompagnez à la maison, je vous donnerai unetasse de café.

J’étais glacé, j’acceptai la proposition. Nousquittâmes la tonnellerie de mauvais augure sans avoir résolu notreproblème, et à travers les flaques d’eau nous nous dirigeâmes versla maison.

– Voici la lampe à alcool, me dit le médecin.Si vous vouliez l’allumer, j’irais voir comment va Walker.

Il me quitta, mais il revint en courant, levisage défait.

– Il est mort ! cria-t-il d’une voixrauque.

Ces trois mots m’électrisèrent d’horreur. Jedemeurai la lampe à la main, le regard fixe.

« Oui, il est mort ! répéta-t-il.Venez voir.

Je le suivis. Le premier objet que j’aperçusen entrant dans la chambre fut Walker, couché en chien de fusildans le pyjama de flanelle que je l’avais aidé à endosser la veilleau soir.

– Il n’est pas mort, voyons !haletai-je.

Le médecin était terriblement bouleversé. Sesmains tremblaient comme des feuilles sous le vent.

– Il est mort depuis plusieurs heures.

– De son accès de fièvre ?

– La fièvre ? Regardez sonpied !

Je poussai un cri. L’un des pieds de Walkerétait plus que disloqué, complètement retourné.

– Mon Dieu, m’exclamai-je. Mais qui a pu fairecela ?

Severall posa une main sur la poitrine ducadavre.

– Tâtez là ! me dit-il.

Je plaçai une main au même endroit. Je nerencontrai aucune résistance. Le corps était absolument mou etflasque, comme celui d’une poupée de son.

– Le sternum n’existe plus, commenta Severalldans un murmure d’épouvante. Il est en miettes. Dieu merci, Walkerétait bourré de laudanum. Son visage nous dit qu’il est mort endormant.

– Mais qui a pu le mutiler ainsi ?

– En voilà plus que je ne peuxsupporter ! fit le médecin, en s’essuyant le front. Je necrois pas que je suis plus lâche que n’importe qui, mais c’est troppour moi. Si nous allions sur le Gamecock ?…

– Venez ! dis-je.

Nous sortîmes. Si nous ne prîmes pas le pas decourse, c’est parce que nous voulions observer un restant dedignité vis-à-vis l’un de l’autre. Sur le fleuve agité et grossi,le youyou paraissait bien léger, mais nous n’y fîmes guèreattention. Severall écopait l’eau pendant que je conduisais.Finalement, nous grimpâmes sur le pont du yacht. Là, avec deuxcents mètres d’eau entre nous et cette île maudite, nous reprîmesgoût à la vie.

– Laissons passer une heure, et nousretournerons là-bas, me dit-il. Je crois que nous avons besoin decalmer nos nerfs. Pour une année de salaire, je n’aurais pas vouluque les nègres me vissent tel que j’étais tout à l’heure !

– J’ai dit au steward de préparer le petitdéjeuner. Ensuite nous reviendrons dans l’île. Mais mon Dieu,docteur Severall, que pensez-vous de tout cela ?

– Je n’y comprends rien. Rien du tout. J’aientendu des histoires de diableries vaudou, et j’en ai ri commetout le monde. Mais que ce pauvre Walker, Anglais distingué duXIXe siècle, craignant Dieu par surcroît, ait succombésans qu’il lui reste un os entier dans la poitrine… cela m’a causéun choc, je l’avoue ! Dites-moi, Meldrum, est-ce que votrematelot est fou, ou ivre, ou quoi ?

Le vieux Patterson, le plus ancien marin demon équipage, un gaillard aussi solide que les pyramides, se tenaità l’avant avec une gaffe pour écarter les billes de bois quedébitait le courant. Tout à coup, il s’était immobilisé, les genouxde travers, fixant droit devant lui, puis il avait tendu un doigten criant :

– Regardez ! Regardez !

Un très gros tronc noir descendait le fleuve,l’eau léchait son flanc noir. Et, devant le tronc d’arbre, leprécédant d’un mètre à peu près, arquée en l’air comme la figure deproue d’un navire, se dressait une tête horrible qui se balançaitsur le côté. Elle était aplatie, horrible, aussi grosse qu’un petitfût de bière, couleur de liane ; le cou qui la supportaitétait tacheté de jaune et de noir. Quand il passa à côté duGamecock dans l’eau tourbillonnante, je vis deux énormesanneaux se dérouler d’un grand creux de l’arbre, et la têteabominable se dressa à une hauteur de trois bons mètres pourregarder le yacht avec des yeux ternes, couverts de pustules. Uninstant plus tard, l’arbre nous avait dépassés et filait versl’Atlantique avec son affreux passager.

– Qu’était-ce ? m’écriai-je.

– Notre ami le démon de la tonnellerie, merépondit le Dr Severall, qui était redevenu maître de lui et calme.Oui, c’est le démon qui a hanté notre île, le grand python duGabon.

Je réfléchis aux histoires que j’avaisentendues en descendant la côte sur les serpents monstrueux del’arrière-pays, et sur l’effet mortel de leurs étreintes. Puis touts’éclaircit dans ma tête. Il y avait eu une avalaison la semaineprécédente. Elle avait apporté ce tronc gigantesque et le python.Qui pouvait savoir de quelle lointaine forêt tropicale ilprovenait ! Il s’était échoué dans la petite baie de l’île. Latonnellerie était le bâtiment le plus proche. Deux fois, à chaqueréveil de son appétit, il avait enlevé un gardien. La nuitprécédente, il était revenu, lorsque Severall avait cru voirquelque chose se déplacer derrière la fenêtre, mais nos lumièresl’avaient contrarié. Il avait rampé plus loin, et il avait tué lepauvre Walker dans son sommeil.

– Pourquoi ne l’a-t-il pas emporté ?demandai-je.

– Le tonnerre et les éclairs ont dû effrayerce monstre… Voilà votre steward, Meldrum. Plus tôt nous aurons prisnotre petit déjeuner et aurons réintégré l’île, mieux cela vaudra.Sinon, quelques nègres pourraient s’imaginer que nous avons eupeur.

LE VOYAGE DE JELLAND

Titre original :Jelland’s Voyage (1908).

 

– Oui, dit notre Anglais du Japon pendant que nous disposionsnos chaises autour du feu dans le fumoir, il court là-bas unevieille histoire, et je ne crois pas qu’elle ait jamais étéimprimée. Je ne voudrais pas transformer cette salle de club enmoulin à ragots, mais la mer Jaune est loin, et il estvraisemblable que personne d’entre vous n’a jamais entendu parlerde la yole Matilda, et de ce qui arriva à Henry Jelland età Willy McEvoy, qui étaient à bord.

Vers 1865, le Japon vivait des heures agitéesentre le bombardement de Simonosaki et l’affaire des daïmios. Chezles autochtones, il y avait un parti conservateur et un partilibéral ; ils se querellaient pour savoir si les étrangersauraient ou non la gorge tranchée. Croyez-moi tous, les mœurspolitiques se sont bien adoucies depuis lors ! Si, à l’époque,vous habitiez un port de commerce, vous étiez obligé de garderl’œil ouvert et de vous intéresser à ces joutes oratoires. Pourtout compliquer, vous n’aviez aucun moyen de savoir comment sedéroulait le match. Si l’opposition gagnait, vous ne l’appreniezpas par un entrefilet de votre journal ; un brave vieuxconservateur en cotte de mailles pénétrait chez vous avec un sabredans chaque main et vous communiquait le résultat en vous ouvrantle ventre.

Bien sûr, à force de vivre sur un pareilvolcan, on devient insouciant. Tout au début, on a les nerfs àfleur de peau, et puis arrive un moment où l’on apprend à jouir dela vie tant qu’on l’a. Je vous le dis, rien n’embellit la viedavantage que l’ombre de la mort quand elle se profile. Le tempsest alors trop précieux pour être gaspillé ; l’homme profitepleinement de chaque minute. Il en était ainsi pour nous àYokohama. Les Européens exploitaient de nombreuses affaires, ilsmettaient de l’entrain dans la ville sept nuits par semaine.

L’une des plus fortes personnalités de lacolonie européenne était Randolph Moore, gros exportateur. Il avaitses bureaux à Yokohama, mais il passait une grande partie del’année dans sa maison de Jeddo, ville qui venait d’être ouverte aucommerce international. Pendant ses absences, il laissait sesaffaires entre les mains de son principal collaborateur, Jelland,dont il connaissait la grande énergie et l’esprit de décision. Maisl’énergie et l’esprit de décision, vous le savez, sont des armes àdouble tranchant, quand elles sont utilisées contre vous, vous neles appréciez plus autant.

Le jeu fit dérailler Jelland. C’était un petitbonhomme aux yeux sombres et aux cheveux bouclés : Celte plusqu’aux trois quarts, j’imagine. Chaque soir de la semaine, vousl’auriez vu à la même place, à main gauche du croupier de la tabledu rouge et noir de Matheson. Pendant longtemps il gagna, et ilvécut sur un plus grand pied que son patron. Puis la chance tourna,et il se mit à perdre tant et tant qu’au bout d’une seule semaineson partenaire et lui se retrouvèrent sur la paille, sans un dollarà leur compte en banque.

Ce partenaire était un employé de la mêmecompagnie, grand, avec des cheveux filasse, ce jeune Anglaiss’appelait McEvoy. Au départ un assez brave gosse. Mais Jelland lepétrit comme de l’argile pour le façonner sur le même modèle quelui, en plus faible. Ils chassaient toujours ensemble, mais c’étaitJelland qui menait et McEvoy qui suivait. Lynch, moi et quelquesautres, nous essayâmes de montrer au gosse qu’il avait tort ;quand il était seul en face de nous, il se laissait convaincre maiscinq minutes de Jelland le retournaient complètement. Accusez lemagnétisme animal ou ce que vous voudrez, mais le petit bonhommemenait le grand gosse par le bout du nez. Même après avoir perdutout leur argent, ils s’asseyaient encore à la même table, et ilsregardaient le tapis avec des yeux brillants quand quelqu’und’autre était ratissé jusqu’au dernier dollar.

Un soir, ils ne purent y tenir. Le rouge étaitsorti seize fois de suite. C’était plus qu’il n’en fallait àJelland. Il chuchota dans l’oreille de McEvoy et dit deux mots aucroupier.

– Certainement, monsieur Jelland ! Votrechèque vaut des espèces, répondit-il.

Jelland griffonna un chèque et le jeta sur lenoir. Ce fut le roi de cœur qui sortit, et le croupier ratissa lepetit bout de papier. Jelland s’énerva, McEvoy devint blanc. Unautre chèque, plus important, fut rempli et jeté sur la table. Leneuf de carreau sortit. McEvoy enfouit la tête dans ses mains, ilétait au bord de l’évanouissement.

– Pardieu ! s’écria Jelland. Je ne seraipas battu !

Et il lança un chèque qui couvrait les deuxprécédents. La carte qui sortit fut le deux de cœur. Quelquesminutes plus tard, ils descendirent le Bund, l’air frais de la nuitfouettait leurs visages enfiévrés.

– Bien entendu, dit Jelland, vous savez cequ’il nous reste à faire…

Il alluma un manille avant de poursuivre.

« Nous serons obligés de transférer ànotre compte une partie de l’argent de l’affaire. Inutile de noustracasser. Le vieux Moore ne regardera pas les livres avant Pâques.Avec un peu de chance, nous restituerons l’argent d’ici là.

– Mais si nous n’avons pas ce peu dechance ? balbutia McEvoy.

– Tut, mon vieux, il faut prendre les chosescomme elles arrivent ! Vous me restez fidèle, je vous restefidèle ; nous franchirons cette passe ensemble. Vous signerezles chèques demain soir, nous verrons si vous avez plus de chanceque moi.

Mais le lendemain, ce fut encore pire. Quandils se levèrent de table, ils avaient perdu plus de cinq millelivres appartenant à leur patron. Jelland demeura impavide.

– Il nous reste plus de neuf semaines avantque les livres soient examinés, dit-il. Continuons à jouer ;tout s’arrangera.

McEvoy rentra chez lui ce soir-là bourrelé dehonte et de remords. Quand il se trouvait dans la compagnie deJelland, il lui empruntait de la force. Mais tout seul il mesuraitles dangers de sa situation, et le souvenir de sa mère anglaise aubonnet blanc, qui avait été si fière quand il avait obtenu sasituation, le torturait et le rendait fou d’épouvante. Il était entrain de se retourner dans son lit quand son domestique japonaisentra dans sa chambre. McEvoy crut que l’heure de la crisepolitique était arrivée, et il plongea dans un tiroir pour saisirson revolver. Mais le domestique se borna à lui délivrer le messagesuivant :

– M. Jelland est en bas et désire vousvoir.

Que diable pouvait-il lui vouloir à cetteheure de la nuit ? McEvoy s’habilla en hâte et dégringolal’escalier. Son camarade, mortellement pâle, un sourire crispé auxlèvres, était assis auprès d’une bougie avec une feuille de papierà la main.

– Désolé de vous déranger, Willy, fit-il.Personne n’écoute aux portes, j’espère ?

McEvoy secoua la tête. Il était incapable deparler.

– Bon. Alors voici, notre petit jeu estterminé. Cette lettre m’attendait à la maison. Elle émane deMoore ; il annonce son arrivée pour lundi matin. Motif, examendes livres. Le délai est court !

– Lundi ! gémit McEvoy. Et nous sommesaujourd’hui vendredi !

– Samedi, mon fils ! Il est trois heuresdu matin. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour nousdébrouiller.

– Nous sommes perdus ! cria McEvoy.

– Nous ne manquerons pas de l’être bientôt, sivous faites tant de tapage ! répondit Jelland avec rudesse.Maintenant, Willy, vous allez réagir comme je vous le dirai, etnous nous en sortirons.

– Je ferai n’importe quoi !

– Ah ! j’aime mieux cela ! Où estvotre whisky ? Ce n’est vraiment pas l’heure de perdre latête, sinon, nous sommes faits ! En premier lieu, je crois quenous devons quelque chose à nos familles, n’est-ce pas ?…

McEvoy le regarda avec des yeux ahuris.

« Nous avons à tenir ensemble ou à tomberensemble, vous le savez. Moi, en ce qui me concerne, je n’ai nulleenvie de m’asseoir dans le box des accusés. Vous comprenez ?Je suis prêt à en faire le serment, pas vous ?

– Qu’entendez-vous par là ? fit McEvoy,en reculant d’un pas.

– Tout simplement qu’il vaudrait mieux mourir,et c’est seulement une gâchette à presser. Je jure que je ne seraijamais pris vivant. Vous aussi ? Si vous ne jurez pas, je vousabandonne à votre destin.

– Très bien. Je ferai ce que vous voulez.

– Vous le jurez ?

– Oui.

– Bien. J’enregistre cette parole d’honneur…Voyons : nous avons deux jours francs pour tirer notre épingledu jeu. La yole Matilda est à vendre, elle est en bon étatet elle est bourrée de boîtes de conserve. Nous l’achèterons demainmatin à n’importe quel prix, elle nous servira à changer d’air.Première chose à faire, mettre la main sur tout l’argent qui traînedans le bureau. Il y a cinq mille souverains dans le coffre. Unefois la nuit tombée, nous les transporterons à bord de la yole, etnous prendrons le large. Destination : côte californienne.Inutile d’hésiter, mon fils ! Nous n’avons pas l’ombre d’unechance dans une autre direction. C’est ça ou rien !

– D’accord !

– Très bien. Et tâchez d’arborer un bonsourire demain, car si Moore a un tuyau et arrive avant lundi…

Il caressa la poche de sa veste et décocha àson associé un regard sinistrement significatif.

Le lendemain, leur plan se déroula sansdifficulté. Ils achetèrent la Matilda. Elle étaitminuscule pour un voyage aussi long ; mais nos complices sedirent qu’ils seraient incapables de gouverner à eux seuls uneembarcation plus importante. Pendant la journée, ilsl’approvisionnèrent en eau : au crépuscule, ils placèrent dansla cale l’argent qu’ils avaient raflé dans le coffre. Minuitsonnait quand ils remplirent la yole de tous les biens qui leurrestaient, et ils n’avaient éveillé aucun soupçon. À deux heures dumatin, ils levèrent l’ancre et se faufilèrent parmi les navires enmouillage. Ils furent naturellement remarqués, et les bureauxmaritimes les inscrivirent comme de hardis yachtsmen qui s’enallaient croiser pour le week-end ; aucun employé n’imaginaitque cette croisière se terminerait ou sur la côte américaine ou aufond du Pacifique Nord. Au prix de multiples efforts, ils hissèrentla grand-voile, dressèrent la misaine et le foc. Une brise légèresoufflait du sud-est, et le petit navire partit vers son destin.Toutefois, à douze kilomètres de la côte, le vent tomba, et ils setrouvèrent accalminés, à cheval sur les remous d’une mer vitreuse.Tout le dimanche, ils ne bougèrent pas d’un kilomètre ; dansla soirée, Yokohama se profilait toujours sur l’horizon. Le lundimatin, Randolph Moore arriva de Jeddo et se rendit à ses bureaux.Quelqu’un l’avait informé que ses secrétaires s’étaient quelque peudéréglés, et ce « tuyau » l’avait tiré de sa routinehabituelle. Quand il se présenta sur les lieux, et quand il trouvales trois petits employés sur le trottoir, mains aux poches etattendant, il comprit que l’affaire était grave.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

Il était homme d’action, et d’unefréquentation désagréable quand son mât de hune était bas.

– Nous ne pouvons pas entrer, répondirent lesemployés.

– Où est M. Jelland ?

– Il n’est pas venu aujourd’hui.

– Et M. McEvoy ?

– Il n’est pas venu non plus.

Randolph Moore blêmit.

– Enfonçons cette porte !commanda-t-il.

Dans ce pays à tremblements de terres, lesportes ne sont pas très solides. Quelques poussées suffisent. Ilsentrèrent dans les bureaux. Aussitôt, toute la vérité apparut. Lecoffre était ouvert, l’argent disparu, les deux employés principauxenvolés. Le patron ne perdit pas son temps en paroles inutiles.

– Quand les avez-vous vus pour la dernièrefois !

– Samedi. Ils ont acheté la Matildaet ils sont partis en croisière.

Samedi ! L’affaire semblait désespérée,s’ils avaient deux jours d’avance. Mais il restait une chance.Moore se précipita au port et inspecta les horizons avec salunette.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. LaMatilda est là-bas. Je la reconnais à sa mâture. Je lestiens, ces scélérats !

Mais un contretemps survint. Il n’y avait pasde bateau à vapeur sous pression : notre exportateurs’impatienta. Des nuages se rassemblaient autour des collines, toutannonçait un prochain changement de temps. Un bateau de la policefut rapidement équipé ; dix hommes armés y prirent place.Randolph Moore prit lui-même la barre.

Jelland et McEvoy, qui attendaient une brisequi ne soufflait jamais, virent l’embarcation noire surgir desombres de la terre et grossir à chaque coup de rames. Au fur et àmesure qu’elle se rapprochait, ils distinguaient qu’elle étaitpleine de monde, et le scintillement des armes leur apprit dequelle sorte de monde il s’agissait. Jelland, appuyé sur la barre,considéra le ciel menaçant, les voiles molles, et le bateaupolicier lancé à leur poursuite.

– Ils viennent pour nous, Willy ! dit-il.Par le Seigneur, nous sommes deux pauvres diables bien malchanceux,car il y a du vent dans le ciel, avant une heure il aurait soufflésur la mer.

McEvoy gémit.

– Inutile de vous lamenter, mon fils !dit Jelland. C’est le bateau de la police, et le vieux Moore enpersonne tient la barre ; il les fait ramer à un traind’enfer. C’est pour chacun d’eux une prime de dix dollars.

Willy McEvoy s’effondra et s’agenouilla sur lepont.

– Ma mère ! Ma pauvre mère !sanglota-t-il.

– On ne pourra jamais lui dire que vous vousêtes assis dans le box des accusés, répondit Jelland. Ma famillen’a jamais fait grand-chose pour moi, mais je vais faire beaucouppour elle. Rien ne va plus, Mac ! Nous pouvons lâcher lescartes. Que Dieu vous bénisse, vieux camarade ! Voici lerevolver.

Il arma le revolver et le tendit au gosse.Mais l’autre l’écarta en poussant de petits cris. Jelland regardadu côté du bateau qui approchait, il n’était plus qu’à quelquescentaines de mètres.

– Ce n’est pas le moment de fairel’idiot ! Allez, mon vieux ! À quoi bon flancher ?Vous avez juré !

– Non, Jelland, non !

– Moi, de toutes façons, j’ai juré que ni l’unni l’autre nous ne serions pris. Le faites-vous, ou non ?

– Non ! Je ne peux pas !

– Alors je le ferai à votre place !

Les rameurs du bateau policier le virent secourber en avant, ils entendirent deux coups de revolver, ils levirent se plier en deux par-dessus la barre ; puis, quand lafumée se fut dissipée, ils s’aperçurent qu’ils avaient à s’occuperd’autre chose.

Car à ce moment précis la tempêteéclata : l’une de ces brèves et brutales bourrasques qui sontfréquentes dans ces parages. La Matilda donna de la bande,ses voiles se gonflèrent ; elle plongea dans une vague ets’enfuit comme un daim épouvanté. Le corps de Jelland avait coincéle gouvernail ; la Matilda garda le cap dans le vent,et elle s’envola littéralement comme un morceau de journal sur lamer qui se soulevait. Les rameurs nagèrent avec fureur, mais layole fonçait tout droit ; cinq minutes plus tard, elledisparaissait dans la tempête. Le bateau policier fit demi-tourvers Yokohama ; quand il aborda au port, il avait de l’eaujusqu’aux bancs de nage.

Et voici comme la Matilda, avec unfret de cinq mille livres et un équipage de deux cadavres, partitpour le Pacifique. Personne ne sait comment se termina la croisièrede Jelland. Peut-être la Matilda sombra-t-elle dans latempête ; peut-être fut-elle recueillie par un astucieux marinqui garda les cinq mille livres et n’en souffla mot àpersonne ; peut-être croise-t-elle encore dans cette vasteimmensité océanique, chassée vers le nord dans la direction de lamer de Béring ou vers le sud du côté de la Malaisie. Il vaut mieuxlaisser une histoire sans conclusion que de la gâter en luiinventant un dénouement.

DÉPOSITION DE J. HABAKUK JEPHSON

Titre original :J. Habakuk Jephson’s Statement (1890).

 

Au mois de décembre 1873, le navire anglais Dei-Gratiajeta l’ancre à Gibraltar. Il avait en remorque un brigantinabandonné, la Marie-Céleste, qu’il avait recueilli sur38° 40’ de latitude et 17° 15’ de longitude ouest.Plusieurs circonstances relatives à l’état de ce brigantindonnèrent lieu à l’époque à des commentaires passionnés etsoulevèrent une curiosité qui n’a jamais été tout à faitsatisfaite. De quelles circonstances s’agissait-il ? Unarticle valable de la Gibraltar Gazette les résuma. Lescurieux pourront s’y reporter, dans le numéro du 4 janvier 1874 sima mémoire ne me trompe pas. À l’intention de ceux qui, toutefois,ne pourraient se référer au journal en question, voici quelquesextraits qui exposent les caractéristiques de l’affaire.

« Nous nous sommes renduspersonnellement, écrit le rédacteur anonyme de la Gazette,à bord du brigantin abandonné Marie-Céleste, et nous avonsinterrogé les officiers du Dei-Gratia dans l’espoir defaire jaillir un peu de lumière sur ce drame. Leur avis est que laMarie-Céleste a été abandonnée plusieurs jours, etpeut-être plusieurs semaines avant d’avoir été recueillie. Lejournal de navigation qui a été trouvé dans la cabine établit quele bateau a quitté Boston le 16 octobre pour Lisbonne. Il estmalheureusement assez mal tenu et n’apporte que peu derenseignements. On n’y lit aucune allusion au mauvais temps et, envérité, l’état de sa peinture et de son gréement exclut l’hypothèseque la Marie-Céleste aurait été abandonnée pour un motifde ce genre. Elle est parfaitement étanche. On n’a relevé aucunetrace de lutte ou de violence, et rien ne peut expliquer ladisparition de l’équipage. Plusieurs indices donnent à penserqu’une dame se trouvait à bord : une machine à coudre etdivers accessoires de toilette féminine étaient en effet dans lacabine ; ils appartenaient sans doute à la femme ducapitaine ; le journal de navigation mentionne qu’elleaccompagnait son mari. Pour donner un exemple de la clémence dutemps, citons le fait qu’une bobine de soie a été découverte deboutsur la machine à coudre ; il est évident que la moindre houlel’aurait fait tomber. Les canots étaient intacts et suspendus auxbossoirs. La cargaison, qui se composait de suif et d’horlogesaméricaines, n’a pas été pillée. Une épée d’un vieux modèle a ététrouvée dans le poste de l’équipage ; cette arme porterait desstries longitudinales, comme si elle avait été récemmentessuyée ; elle a été remise à la police et confiée à l’examendu Dr Monaghan ; le résultat de cet examen n’a pas encore étérendu public. Nous ajouterons en conclusion que le capitaineDalton, de la Dei-Gratia, marin capable et intelligent,pense que la Marie-Céleste a pu être abandonnée à unedistance considérable de l’endroit où elle a été recueillie,puisqu’un courant puissant remonte vers cette latitude de la côteafricaine. Il confesse cependant son impuissance à formuler unehypothèse qui concilierait tous les éléments du problème. Enl’absence d’un indice ou d’un commencement de preuve, il est àcraindre qu’il ne faille ajouter le destin de l’équipage de laMarie-Céleste à la liste des nombreux mystères qui neseront élucidés que le grand jour où l’océan rendra ses morts. Siun crime a été commis, comme le croient certains, il y a peud’espoir que ceux qui l’ont perpétré soient traduits quelque jouren justice. »

Je ferai suivre cet extrait de laGibraltar Gazette par la reproduction d’un télégramme deBoston, qui fit le tour des journaux anglais et qui condensait tousles renseignements recueillis sur la Marie-Céleste.

« C’était un brigantin de centsoixante-dix tonneaux, il appartenait à White, Russel & White,importateurs de vins de cette ville. Le capitaine J. W. Tibbs étaitun vieil employé de la compagnie, chacun rend hommage à sescapacités éprouvées et à sa probité. Il était accompagné de safemme, âgée de trente et un ans, et de leur plus jeune enfant, âgéde cinq ans. L’équipage se composait de sept matelots (dont deuxNoirs) et un mousse. Il y avait à bord trois passagers, l’un d’euxétait un phtisiologue bien connu à Brooklyn, le Dr Habakuk Jephson,qui fut un avocat distingué de l’abolition de l’esclavage au débutde ce mouvement, et dont le pamphlet intitulé Où est tonFrère ? exerça une forte influence sur le public avant laguerre. Les autres passagers étaient M. J. Harton, agent de lacompagnie, et M. Septimius Goring, gentleman métis de laNouvelle-Orléans. Toutes les recherches pour expliquer le destin deces quatorze personnes n’ont donné aucun résultat. La perte du DrJephson sera ressentie dans les milieux politiques etscientifiques. »

Voilà ainsi résumé pour le public tout ce quiest connu jusqu’ici au sujet de la Marie-Céleste et de sonéquipage, car les dix dernières années n’ont en aucune façon aidé àélucider cette énigme. Je prends à présent la plume pour racontertout ce que je sais, moi, à propos de ce voyage fatal. Je considèrequ’il s’agit pour moi d’un devoir, car des symptômes que je connaisbien pour les avoir observés chez d’autres m’incitent à croire qued’ici peu ma langue et mes mains seront dans l’incapacité de faireune déposition. Je me permets d’indiquer, en guise de préface, queje suis Joseph Habakuk Jephson, docteur en médecine, diplômé del’université de Harvard et ex-médecin traitant à l’hôpitalsamaritain de Brooklyn.

Beaucoup se demanderont sans doute pourquoi jeme suis tu si longtemps, et pourquoi j’ai toléré que tant deconjectures et d’hypothèses soient émises sans leur apporter derectification. Si, par la révélation des faits par moi connus, lesintérêts de la justice avaient pu être servis, je m’y serais décidésans hésitation. Il m’est toutefois apparu que je devais renoncer àcet espoir. Quand j’ai voulu, après l’événement, déposer devant unfonctionnaire anglais, je me suis heurté à une incrédulité sioffensante que j’ai résolu de ne plus jamais m’exposer au hasardd’une pareille injure. Je peux néanmoins excuser l’incompréhensiondu juge de Liverpool quand je réfléchis au traitement qui m’a étéinfligé par ma propre famille, laquelle, bien que connaissant moninattaquable sincérité, m’a écouté avec le sourire indulgent quiaurait convenu à l’audition d’un monomaniaque. Cet affront a été lacause d’une brouille entre moi et John Vanburger, le frère de mafemme, et m’a confirmé dans la résolution de laisser l’affairesombrer dans l’oubli (résolution que je n’ai modifiée qu’à lademande de mon fils). Afin de rendre mon récit parfaitement clair,je me vois obligé de faire allusion à quelques épisodes de majeunesse, ils projetteront une lumière indispensable sur lesévénements qui ont suivi.

Mon père, William K. Jephson, étaitprédicateur d’une secte appelée « Les frères dePlymouth », et il comptait au nombre des citoyens de Lowellles plus estimés. Comme la plupart des autres puritains de laNouvelle-Angleterre, il était un farouche adversaire del’esclavage, et c’est de ses lèvres que j’ai reçu les leçons quiont influencé tous les actes de ma vie. Pendant que j’étudiais lamédecine à l’université de Harvard, je m’étais déjà fait remarquercomme abolitionniste avancé. Quand, après avoir passé ma thèse,j’ai acheté un tiers de la clientèle du Dr Willis, de Brooklyn, jeme suis arrangé pour consacrer beaucoup de temps, en dépit de mesdevoirs professionnels, à la cause qui me tenait à cœur. Monpamphlet Où est ton Frère ? (Swarburgh, Lister &Co.), paru en 1859, a été fort remarqué.

Quand la guerre a éclaté, j’ai quitté Brooklynet j’ai fait campagne avec le 113e régiment de New York.J’ai participé à la deuxième bataille de Bull’s Run et à celle deGettysburg. J’ai été grièvement blessé à Antietam, et j’aurais sansdoute péri sur le champ de bataille sans la bonté d’un gentlemannommé Murray, il m’a relevé, m’a transporté chez lui et m’a combléde soins et d’attentions. Grâce à sa charité et à toutes lesprévenances dont m’ont entouré ses domestiques noirs, j’ai pubientôt me promener dans sa plantation en m’appuyant sur une canne.C’est durant cette période de ma convalescence qu’a eu lieu unincident dont on mesurera l’importance par la suite.

Parmi les négresses les plus assidues autourde mon lit de douleur, il y avait une vieille commère qui semblaitexercer une grande autorité sur les autres. Elle veillait sur moiavec une vigilance de tous les instants. Par quelques mots que nousavons échangés, j’ai compris que mon nom ne lui était pas inconnu,et qu’elle m’était reconnaissante de m’être fait le champion de sarace opprimée.

Un jour, j’étais assis seul dans la véranda,et je me chauffais au soleil tout en me demandant si j’allaisrejoindre l’armée de Grant. J’ai vu cette vieille femme clopinervers moi. Après avoir soigneusement inspecté les alentours etconstaté que personne ne nous épiait, elle a fouillé dans sa robeet m’a montré un petit sac en peau de chamois qu’elle portaitsuspendu à son cou par un cordon blanc.

– Massa ! m’a-t-elle dit en se penchantpour me parler à l’oreille. Moi mourir bientôt. Moi très vieillefemme. Moi pas rester longtemps dans la plantation de MassaMurray.

– Vous pouvez vivre encore longtemps, Martha,ai-je répondu. Vous savez que je suis médecin. Si vous vous sentezmalade, dites-moi ce que vous ressentez, et j’essaierai de vousguérir.

– Moi pas désirer vivre. Moi désirer mourirpour rejoindre l’armée céleste…

Là, elle s’est lancée dans l’une de cesrhapsodies à moitié païennes où excellent les Noirs.

« … Mais, massa, moi posséder une choseque je dois laisser avant de partir. Pas besoin de l’emmener pourtraverser le Jourdain. C’est une chose très précieuse, plusprécieuse et plus sacrée que n’importe quoi au monde. Moi, pauvrevieille femme noire, je la possède parce que ma famille, trèsgrande famille, supposait qu’elle rentrerait un jour dans lavieille patrie. Mon père me l’a donnée, son père la lui avaitdonnée, mais moi, à qui la donner ? La pauvre Martha n’a pasd’enfants, pas de parents, personne. Autour de moi, je vois que leNoir est mauvais homme. Les femmes noires sont très stupidesfemmes. Personne digne de la pierre. Et alors j’ai dit : voicimassa Jephson qui écrit des livres et qui combat pour les gens decouleur, il doit être un brave homme, il l’aura, bien qu’il soit unBlanc, et jamais il ne saura ce qu’elle signifie ni d’où ellevient…

La vieille femme a fourragé dans le sac enpeau de chamois pour en retirer une pierre noire aplatie, percéed’un trou au milieu.

– Là, prenez-la ! a-t-elle ajouté en laplaçant dans ma main. Prenez-la. Le mal ne vient jamais du bien.Gardez-la précieusement. Ne la perdez jamais !

Sur un dernier geste d’avertissement, lavieille négresse s’est éloignée en scrutant les environs, pour êtresûre que personne ne nous avait vus.

J’avais été plus amusé qu’impressionné par lagravité de la pauvre femme, et je ne m’étais retenu de rire que parpeur de la blesser dans ses sentiments profonds. Quand elle m’aquitté, j’ai regardé attentivement la pierre qu’elle m’avaitremise. Elle était d’un noir intense, d’une dureté extrême, etovale, exactement le genre de pierre que l’on ramasse sur une plagepour faire des ricochets sur l’eau. Elle avait à peu près sixcentimètres de long, et trois de large au milieu mais elle étaitarrondie aux extrémités. Ce qu’elle avait de curieux, c’étaitplusieurs stries bien marquées en demi-cercle sur sa surface, onaurait dit la reproduction d’une oreille humaine. Ce cadeau m’aintéressé, et j’ai décidé de le faire examiner en tantqu’échantillon géologique par mon ami le Pr Shrœder, de l’Institutde New York. En attendant, je l’ai mis dans ma poche et, me levant,je suis allé me promener dans la plantation sans plus penser àl’incident.

Comme j’étais à peu près guéri de ma blessure,j’ai bientôt pris congé de M. Murray. Les armées de l’unionétaient partout victorieuses et convergeaient sur Richmond ;elles n’avaient donc plus besoin de moi, je suis rentré à Brooklyn.Là, j’ai repris ma clientèle et j’ai épousé la seconde fille deJosiah Vanburger, le graveur sur bois bien connu. En quelquesannées, je me suis fait une grosse clientèle et j’ai acquis unecertaine réputation pour le traitement des maladies pulmonaires.J’avais gardé la vieille pierre noire dans ma poche, et jeracontais souvent la manière assez dramatique dont elle m’avait étédonnée. J’ai montré, comme j’en avais l’intention, la pierre au PrShrœder, qui a été intéressé autant par l’anecdote que parl’échantillon. Il m’a assuré qu’il s’agissait d’un morceau depierre météorique, et il a attiré mon attention sur le fait que saressemblance avec une oreille humaine n’était pas fortuite, maisqu’elle avait été soigneusement travaillée pour recevoir cetteforme. Une douzaine de petits détails anatomiques montraient quel’artisan avait été aussi précis qu’adroit.

– Je ne serais pas surpris, m’a déclaré leprofesseur, si elle avait été arrachée à une grande statue mais jeme demande comment une matière aussi dure a pu être aussiparfaitement ouvragée, cela dépasse mon entendement. Si la statuecorrespondante existe, je serais heureux de la voir.

C’était aussi ce que je pensais à l’époquemais depuis j’ai changé d’avis.

Les sept ou huit années qui se sont succédéalors ont été paisibles et sans événements. Le déroulement dessaisons n’apportait aucun changement à mes occupations. Comme maclientèle augmentait toujours, j’ai choisi J. S. Jackson commeassistant, il devait recevoir un quart des bénéfices. Maconstitution physique avait été néanmoins affectée par des effortsininterrompus et, finalement, ma femme a insisté pour que jeconsulte le Dr Kavanagh Smith, qui était mon confrère à l’hôpitalsamaritain. Ce gentleman m’a examiné et m’a affirmé que le sommetde mon poumon gauche était en médiocre condition ; il m’arecommandé un traitement médical et un long voyage en mer.

Mon tempérament personnel, hostile parprincipe au repos et à l’inaction, m’inclinait fortement à suivrece dernier conseil ; l’affaire a été réglée quand j’ai fait laconnaissance du jeune Russel, de la Compagnie White, Russel& White, qui m’a offert un passage à bord de l’un desbateaux de son père, la Marie-Céleste, qui allaitjustement partir de Boston.

– C’est un excellent petit navire, m’a-t-ildit, et Tibbs, le capitaine, un homme remarquable. Rien de mieuxqu’un bateau à voiles pour un malade.

Je partageais son opinion, aussi n’ai-je pastergiversé.

Mon intention première était que ma femmem’accompagnât. Mais elle n’a jamais eu le pied marin, et diversesraisons de famille se conjuguaient pour qu’elle ne s’exposât pointaux risques d’un long voyage ; nous avons donc décidé que jepartirais seul. Je ne suis pas un homme de religion ni d’effusions,mais merci, mon Dieu, pour cette décision ! Quant à maclientèle, elle ne me causait nul souci : Jackson, monassistant, travaillait très bien, et je pouvais me fier à lui.

Je suis arrivé à Boston le 12 octobre 1873, etje me suis rendu aussitôt aux bureaux de la compagnie pourremercier le directeur de son geste. Pendant que j’étais assis à lacomptabilité et que j’attendais d’être reçu, j’ai soudain entendules mots Marie-Céleste. J’ai regardé autour de moi et j’aivu un homme très grand et très maigre, appuyé sur le guichet, etqui demandait des renseignements à l’employé de service. Il avaitlégèrement tourné le visage de mon côté, ce qui m’a permis deconstater qu’il avait une forte proportion de sang noir dans lesveines, c’était au moins un quarteron. Son nez aquilin légèrementrecourbé et ses cheveux plats révélaient l’héritage du Blanc maisles yeux noirs, vifs, la bouche sensuelle et les dents blancheséclatantes attestaient son origine africaine. Il avait le teintd’un homme en mauvaise santé, la figure grêlée par lavariole ; l’impression générale était nettement défavorable,plus que désagréable. Toutefois, quand il parlait, sa voix étaitdouce et mélodieuse, il employait des mots choisis, visiblement,c’était un homme bien élevé.

– Je désirerais vous poser quelques questionssur la Marie-Céleste, a-t-il répété en se penchant versl’employé. Elle part après-demain, je crois ?

– Oui, monsieur, a répondu le jeune commisavec une politesse inusitée, due à l’éclat d’un gros diamant quibrillait sur la chemise de l’inconnu.

– Quel est son lieu de destination ?

– Lisbonne.

– L’équipage se compose de combiend’hommes ?

– De sept hommes, monsieur.

– Y a-t-il des passagers ?

– Oui, monsieur : deux. L’un appartient àla compagnie, l’autre est un médecin de New York.

– Il n’y a pas de gentleman du Sud ?s’est enquis l’étranger, avec une sorte de fébrilité.

– Non, monsieur.

– Y a-t-il de la place pour un troisièmepassager ?

– Nous pouvons loger encore trois passagers, arépondu l’employé.

– Alors, entendu ! a tranché lequarteron. Je retiens mon passage tout de suite. Voulez-vousinscrire mon nom, s’il vous plaît : M. Septimius Goring,de la Nouvelle-Orléans.

L’employé a rempli une formule et l’a tendue àl’inconnu, en lui indiquant un espace blanc dans le bas. QuandM. Goring s’est apprêté à signer, j’ai constaté avec horreurqu’il n’avait plus de doigts à la main droite, et qu’il tenait sonporte-plume entre le pouce et la paume. J’ai vu des milliers deblessés sur les champs de bataille, et j’ai assisté à toutes lesopérations chirurgicales possibles mais je ne me souviens pas d’unspectacle qui m’ait donné un frisson de dégoût comme celui qui m’asecoué quand j’ai aperçu cette grosse main brune semblable à uneéponge, avec le pouce seul qui en émergeait. Il s’en est serviadroitement et, après avoir signé, il a quitté le bureau au momentprécis où M. White me faisait savoir qu’il était à madisposition.

Je suis descendu ce même soir sur laMarie-Céleste, afin d’inspecter ma cabine, que j’aitrouvée extrêmement confortable, étant donné l’exiguïté du navire.M. Goring, que j’avais rencontré le matin, occuperait lacabine attenante. En face, il y avait la cabine du capitaine etcelle, plus petite, de M. John Harton, agent de la compagnie.Ces cabines étaient situées de chaque côté du couloir qui menait dupont au salon. Le salon était une pièce confortable, avec desboiseries en chêne et en acajou, un riche tapis de Bruxelles et dessièges luxueux. J’ai été très satisfait, aussi bien del’aménagement des lieux que du capitaine Tibbs, marin idéal, toutrond, parlant fort et avec chaleur, qui m’a accueilli avec degrandes démonstrations de bienvenue et qui a voulu que nous vidionsensemble une bouteille de vin dans sa cabine. Il m’a annoncé qu’ilemmenait sa femme et son plus jeune enfant, et qu’il espérait jeterl’ancre à Lisbonne dans trois semaines. Notre conversation a ététrès agréable, et nous nous sommes séparés les meilleurs amis dumonde. Il m’a recommandé de terminer mes préparatifs dès lelendemain matin, car il avait l’intention de partir à la marée demidi, toute sa cargaison étant déjà à bord. Je suis rentré à monhôtel, où m’attendait une lettre de ma femme. Après une nuit desommeil réparateur, j’ai embarqué dans la matinée. À partir demaintenant, je vais reproduire le journal que j’ai tenu pour medistraire de la monotonie du voyage. Si le ton en est par endroitsun peu sec, du moins puis-je certifier l’exactitude des détails, ila été scrupuleusement rédigé au jour le jour.

16octobre

Les amarres ont été larguées à deux heures etdemie, et nous avons été remorqués dans la baie. La vedette nous aensuite abandonnés et nous avons filé, toutes voiles dehors, à unevitesse moyenne de neuf nœuds à l’heure. Je suis demeuré sur lapoupe, à contempler le rivage plat de l’Amérique se diluant peu àpeu dans l’horizon jusqu’à ce que la brume du soir me le dissimulecomplètement. Un unique phare rouge, cependant, a continué àprojeter sa lueur sinistre derrière nous, traçant sur l’eau unelongue traînée de sang ; pendant que j’écris, il est encorevisible, mais sous l’aspect d’une simple tache lointaine. L’humeurdu capitaine est détestable, deux de ses matelots lui ont manquéparole au dernier moment, et il a dû embaucher deux Noirs qui setrouvaient au hasard sur le quai. Les manquants étaient des hommesréguliers, fidèles, travailleurs, qui avaient participé à plusieurscroisières, leur absence a intrigué autant qu’irrité notrecapitaine. Deux matelots expérimentés en moins sur un total de septhommes d’équipage, cela compte ! Certes, les Noirs sontcapables de prendre leur tour de barre ou de fauberter[2] le pont, mais par gros temps ils neserviront pas à grand-chose. Notre cuisinier est également un Noir.De son côté, M. Septimius Goring a un petit serviteur foncé.Notre communauté est vraiment bigarrée ! L’agent de lacompagnie, John Harton, me paraît être une acquisition heureuse, ilest jeune, gai, amusant. Comme il est vrai que la fortune ne faitpas le bonheur ! Harton n’est pas riche ; il va tenter sachance dans un pays lointain ; néanmoins, il se montre aussiheureux qu’on peut l’être. Goring est riche, je pense. Et moiaussi, je suis riche mais je sais que je ne possède qu’un poumon,et que Goring est affecté, si j’en juge par ses traits, d’un malencore plus profond. Nous formons un bien pauvre contraste avecl’insouciant Harton, sans le sou !

17octobre

Mme Tibbs a fait ce matin sapremière apparition sur le pont ; c’est une femme pleined’allant, énergique, qui a un petit enfant tout juste capable demarcher et de babiller. Le jeune Harton s’est aussitôt précipitésur lui et l’a emporté dans sa cabine, où il sèmera sans doute lespremiers germes de dyspepsie dans ce fragile estomac. Voilà commentla médecine nous rend tous cyniques ! Le temps est toujoursbeau, une brise fraîche d’ouest-sud-ouest gonfle nos voiles. Lebateau avance avec une telle régularité qu’on pourrait le croireimmobile, sans le grincement des cordages, le renflement des voileset le sillage blanc qu’il laisse derrière lui. J’ai arpenté le ponttout ce matin en compagnie du capitaine, et je crois que l’air vifm’a déjà fait du bien, car je ne me suis senti essoufflé à aucunmoment. Tibbs est remarquablement intelligent, et nous avons eu unecontroverse intéressante sur les observations de Maury relativesaux courants océaniques ; nous avons voulu l’achever en nousrendant dans sa cabine pour consulter le livre de Maury. Et là nousavons trouvé Goring, à la vive surprise du capitaine, car lespassagers en général n’entrent pas dans ce sanctuaire sans avoirété spécialement invités. Il s’est excusé de son intrusion, enarguant de son ignorance des usages à bord d’un navire. Le bonnaturel du marin a repris le dessus, il s’est mis à rire, l’a priéde rester et de nous honorer de sa société. Goring a montré leschronomètres, dont il avait ouvert la boîte, et il a expliqué qu’ilétait en train de les admirer. Il possède évidemment uneconnaissance pratique des instruments mathématiques, en effet, dupremier coup d’œil, il a indiqué quel était le meilleur des trois,et il a aussi donné leur prix, à quelques dollars près. Il adiscuté avec le capitaine sur la variation du compas et, lorsquenous en sommes revenus aux courants marins, il a montré unecompréhension étendue du sujet. Il gagne à être connu, il estcultivé et raffiné. Sa voix est en harmonie avec ses propos ;ceux-ci et celle-là forment l’antithèse de son aspectextérieur.

Le relèvement de midi prouve que nous avonsfranchi trois cent vingt kilomètres. Vers le soir, la brise afraîchi, et le second a commandé de prendre des ris dans leshuniers en prévision d’une nuit venteuse. Le baromètre est tombé àsoixante-treize centimètres. J’espère que notre voyage ne sera pastrop pénible, car je ne suis pas un marin brillant, et unecroisière dans la tempête nuirait à ma santé. Mais j’ai la plusgrande confiance dans les capacités du capitaine ainsi que dans larobustesse du navire. J’ai pouponné avec Mme Tibbsaprès le dîner, et Harton nous a gratifiés d’un petit concert deviolon.

18octobre

Les sombres pronostics de la veille ne se sontpas réalisés : le vent est tombé, la mer n’est agitée ici etlà que par une petite bouffée de vent insuffisante pour remplir lesvoiles. L’air est plus froid qu’hier, et j’ai arboré l’un deschandails de grosse laine que ma femme a tricotés pour moi. Hartonest venu ce matin dans ma cabine, et nous avons fumé un cigareensemble. Il m’a dit qu’il se rappelait avoir vu Goring àCleveland, dans l’Ohio, en 1869. Il était déjà aussi mystérieux quemaintenant, et très discret sur ses affaires personnelles. L’hommem’intéresse sur le plan psychologique. Ce matin, au petit déjeuner,j’ai subitement éprouvé le vague sentiment de malaise qui vousétreint parfois quand quelqu’un vous observe attentivement ;j’ai levé la tête et j’ai rencontré ses yeux qui me fixaient avecune intensité proche de la férocité mais leur expression s’estadoucie aussitôt et il m’a lancé une phrase banale sur le temps.Chose assez curieuse, Harton m’a confié qu’hier sur le pont, ilavait fait une expérience analogue. Je remarque que Goring bavardesouvent avec les matelots de couleur quand il se promène, trait decaractère que j’admire, tant je connais de métis qui ignorentsystématiquement leur héritage noir et qui traitent leurs cousinsnègres plus durement que ne le feraient des Blancs. Son petitserviteur paraît lui être dévoué, il serait donc bien traité. CeGoring est un curieux mélange de qualités incompatibles entreelles. Je me tromperais fort s’il ne s’avérait pas un intéressantsujet à observer pendant le voyage.

Le capitaine grommelle, ses chronomètres sontdéréglés. Il affirme que c’est la première fois qu’ilsn’enregistrent pas exactement la même heure. Nous n’avons pas puopérer notre relèvement à midi, à cause de la brume. Un calcul àl’estime nous informe que nous avons franchi deux cent soixante-dixkilomètres pendant les dernières vingt-quatre heures. Les matelotsde couleur ont amplement prouvé, comme l’avait prévu le capitaine,qu’ils étaient inférieurs au reste de l’équipage mais comme ilssont tous deux capables de tenir la barre, il les y laisse, si bienque les marins plus expérimentés peuvent se consacrer à la manœuvredu bateau. L’apparition d’une baleine au cours de la soirée nous aun peu émus.

19octobre

Le vent était froid, je suis resté prudemmenttoute la journée dans ma cabine, d’où je ne me suis échappé quepour dîner. Étendu sur ma couchette, je peux sans me déplaceratteindre mes livres et tout autre objet que je désire, voilà bienl’avantage d’un petit appartement ! Ma vieille blessure acommencé à me faire un peu souffrir aujourd’hui, le froid, sansdoute. J’ai lu les Essais de Montaigne et me suis dorloté.Harton est venu me voir dans l’après-midi avec Doddy, l’enfant ducapitaine. Celui-ci a suivi de près. J’ai presque tenu salon.

20et 21 octobre

Le froid encore. De plus, un crachincontinuel. Je n’ai pu mettre le nez hors de ma cabine. Cetteréclusion m’affaiblit et me déprime. Goring est venu me voir, maissa société ne m’a guère ragaillardi, il n’a pas dit deux mots ets’est contenté de me regarder d’une manière bizarre et assezirritante ; après quoi il s’est levé et il a quitté la cabinesans la moindre formule de politesse. Je commence à croire quec’est un maboul. Je crois avoir mentionné que sa cabine estcontiguë à la mienne ; toutes deux sont séparées par une mincecloison de bois fendillé en de nombreux endroits ; certainesfentes sont si larges que je ne peux pas éviter, quand je suiscouché, de suivre ses mouvements de l’autre côté. Je n’ai nulleenvie de jouer les espions, mais je le vois continuellement penchéau-dessus de ce qui me semble être une carte, et travailler avec uncrayon et des compas. J’ai remarqué l’intérêt qu’il porte à tout cequi touche à la navigation ; cependant, je m’étonne qu’ilprenne la peine de déterminer le cap du bateau. Après tout, c’estun amusement inoffensif, il vérifie sans doute les résultats qu’ilobtient en les comparant avec ceux du capitaine.

Je voudrais que Goring m’obsède un peu moins.Dans la nuit du 20, j’ai eu un cauchemar, je croyais que macouchette était un cercueil, que j’y étais enseveli, et que Gorings’efforçait de clouer le couvercle que j’essayais, moi, derepousser de toutes mes forces. Lorsque je me suis réveillé, j’aieu toutes les peines du monde à me convaincre que je ne me trouvaispas dans un cercueil. En tant que médecin, je sais qu’un cauchemarn’est qu’un dérangement vasculaire des hémisphères cérébraux ;pourtant, vu la faiblesse de mon état, je ne peux pas medébarrasser d’une impression pénible.

22octobre

Une belle journée ; pas de nuages dans leciel ; une brise légère du sud-ouest nous pousse gaiement enavant.

Non loin, le temps a dû être rude, car la merest encore parcourue par une houle terrible, et le bateau s’inclineau point que le bout de la vergue de misaine frôle l’eau. J’ai faitune bonne marche sur le pont, bien que je n’aie pas acquis un piedmarin. Plusieurs petits oiseaux, des pinsons, je crois, sontperchés dans la mâture.

4 h40 de l’après-midi

Pendant que j’étais ce matin sur le pont, j’aientendu une explosion du côté de ma cabine ; je me suisprécipité en bas, et j’ai découvert que j’avais échappé de peu à ungrave accident. À ce qu’il m’a semblé, Goring était en train denettoyer son revolver dans sa cabine, il le croyait désarmé, unecartouche était dans le canon, le coup est parti, la balle atraversé la cloison latérale et s’est logée exactement à l’endroitoù ma tête repose d’habitude. Je me suis trouvé trop souvent sousle feu pour grossir l’incident, mais si j’avais été étendu sur lacouchette, j’aurais été tué net. Goring, le pauvre diable, ignoraitque je me promenais sur le pont, il a dû avoir terriblement peur.Je n’ai jamais vu plus d’émotion sur un visage humain que lorsque,sortant de sa propre cabine avec le revolver à la main, il s’estheurté contre moi qui descendais du pont. Bien sûr, il s’estconfondu en excuses, je n’ai fait que rire de l’incident.

11h du soir

Un malheur est arrivé, si inattendu, sihorrible, que ma petite mésaventure de la matinée sombre dansl’insignifiance. Mme Tibbs et son enfant ontdisparu. Complètement, totalement disparu ! J’ai du mal à meressaisir pour transcrire de tristes détails. Vers huit heures etdemie, Tibbs a fait irruption dans ma cabine, il était blanc commeun linge, il m’a demandé si j’avais vu sa femme ; je lui airépondu que non. Alors il a couru dans le salon et s’est mis àfouiller partout pour la retrouver. Je l’ai suivi en essayantvainement de le persuader que ses frayeurs étaient ridicules. Nousavons fouillé tout le bateau pendant une heure et demie sanstrouver la moindre trace de la femme ou de l’enfant. Le pauvreTibbs est aphone, tant il les a appelés. Les matelots eux-mêmes,qui sont en général assez rudes, ont été profondément affectés enle voyant fureter, tête nue et dépeigné, dans tous les endroitspossibles et imaginables. C’est à sept heures qu’elle a été vuepour la dernière fois, elle emmenait Doddy sur la poupe pour luifaire prendre un peu l’air avant de le mettre au lit. À cemoment-là, il n’y avait personne à l’arrière, sauf l’homme debarre, l’un des deux matelots de couleur ; il déclare qu’il nel’a pas vue. L’affaire est enveloppée de mystère. Ma théoriepersonnelle est que, tandis que Mme Tibbs tenaitl’enfant et était debout près du bastingage, Doddy se serait élancéet serait tombé par-dessus bord ; la mère alors, dans unetentative désespérée pour le rattraper ou le sauver, l’auraitsuivi. Je ne m’explique pas autrement cette double disparition. Ilest tout à fait plausible que le drame se soit déroulé sans quel’homme de barre s’en soit aperçu, car il faisait sombre. Quelleque soit la vérité, c’est une catastrophe terrible, qui assombritsinistrement notre voyage. Le second a fait aussitôt virer lebateau, mais il n’y a aucun espoir de les recueillir. Le capitaineest allongé sur sa couchette, complètement prostré. J’ai versé uneforte dose d’opium dans son café, afin que pendant quelques heuresau moins sa douleur soit endormie.

23octobre

Je me suis réveillé en proie à une impressionde lourdeur et de malheur, mais il m’a fallu quelques instants deréflexion pour me rappeler la catastrophe de la veille. Quand jesuis monté sur le pont, j’ai vu notre pauvre capitaine appuyé surle bastingage et fixant derrière nous l’étendue des mers quicontient à présent dans son immensité tout ce qu’il avait de pluscher au monde. J’ai essayé de lui dire quelques paroles, mais ils’est brusquement détourné et il s’est mis à marcher sur le pont,la tête rentrée dans les épaules. Il a vieilli de dix ans depuishier matin. Harton est désemparé, il aimait beaucoup le petitDoddy. Goring paraît affecté lui aussi. Du moins il s’est enfermétoute la journée dans sa cabine ; chaque fois que j’ai jeté uncoup d’œil en direction des fentes de la cloison, il avait la têtedans les mains, comme s’il était plongé dans une rêveriemélancolique. Je crois qu’il n’y a jamais eu d’équipage si lugubre.Comme ma femme sera bouleversée quand elle apprendra nosmalheurs ! La houle s’est apaisée, nous avançons à huit nœuds,toutes voiles déployées, et il souffle une douce petite brise.Hyson commande pratiquement le bateau, car Tibbs, quoiqu’il fassede son mieux pour mater son chagrin, est incapable de s’atteler àun travail sérieux.

24octobre

Une malédiction pèse-t-elle sur lebateau ? Un voyage a-t-il jamais mieux commencé pour sepoursuivre si désastreusement ? Tibbs s’est tué d’une balledans la tête pendant la nuit. Vers trois heures du matin, j’ai étéréveillé par une détonation, j’ai bondi de ma couchette et me suisprécipité dans la cabine du capitaine avec un terriblepressentiment. J’avais eu beau me dépêcher, Goring avait été plusprompt que moi, il était déjà penché au-dessus du corps dumalheureux capitaine. Le spectacle était hideux, tout le visageétait fracassé, la petite pièce nageait dans le sang. Le revolvergisait par terre à côté de lui, il avait échappé à sa main :avant d’appuyer sur la gâchette, il l’avait porté à sa bouche.Goring et moi l’avons soulevé avec respect pour l’étendre sur sacouchette. L’équipage s’était rassemblé devant la porte ; lessix Blancs étaient profondément affligés, car ils étaient sesmatelots depuis de nombreuses années. Il y a eu aussi entre eux desregards sombres et des murmures, l’un d’eux est même allé jusqu’àdéclarer ouvertement que le bateau était hanté. Harton nous a aidésà ensevelir le cadavre dans de la toile. À midi, le capitaine estallé rejoindre sa femme et son fils dans les profondeurs del’océan. Goring a lu le service funèbre de l’Église anglicane. Labrise a fraîchi. Nous avons fait dix nœuds, et même douze pendantla journée. Plus tôt nous atteindrons Lisbonne et quitterons cemaudit navire, plus je serai content. J’ai l’impression que nousnous trouvons dans un cercueil flottant. Rien d’étonnant à ce queles pauvres marins soient superstitieux quand moi, homme instruit,j’éprouve tant de choses impossibles à définir.

25octobre

Toute la journée, nous avons bien marché. Jeme sens distrait, déprimé.

26octobre

Goring, Harton et moi nous avons bavardéensemble ce matin sur le pont. Harton a tenté de faire parlerGoring sur son métier, sur le but de son voyage en Europe, mais lequarteron a éludé toutes ses questions et ne nous a fourni aucunrenseignement. Pour dire vrai, il semblait être légèrement offusquépar l’obstination de Harton, et il est descendu dans sa cabine. Jeme demande pourquoi nous nous intéressons tant à cet homme !Je suppose que c’est son aspect peu banal, et sa richesseapparente, qui piquent notre curiosité. Harton pense qu’il estdétective, qu’il est lancé sur les traces d’un criminel qui auraitgagné le Portugal, et qu’il a choisi ce mode de transport pourdébarquer sans se faire remarquer et bondir sur sa proie àl’improviste. Je crois que cette hypothèse est un peu tirée par lescheveux. Harton la base sur un livre oublié par Goring sur le pont,qu’il a ramassé et parcouru. C’était une sorte d’album,semblait-il, qui contenait un grand nombre de coupures de presse.Toutes ces coupures se rapportaient à des crimes qui avaient étécommis aux États-Unis pendant les vingt dernières années. Faitcurieux qu’avait remarqué Harton, les auteurs de tous ces crimesn’avaient jamais été identifiés. Les crimes variaient dans lesdétails, m’a-t-il dit, ainsi que dans le mode d’exécution et lacatégorie sociale des victimes, mais leur récit se terminaittoujours sur la même formule : l’assassin n’avait pas étéarrêté, mais la police avait de bonnes raisons pour prévoirl’imminence de sa capture.

Cet incident semble étayer la thèse de Harton,à moins qu’il ne s’agisse d’une simple marotte de Goring ou, commeje l’ai suggéré, d’un rassemblement de matériaux en vue d’un livrequi surpasserait De Quincey. De toutes manières, ce n’est pas notreaffaire.

27et 28 octobre

Le vent est toujours propice. Nous progressonsrapidement. Comme c’est étrange ! Un être humain peut donc sifacilement disparaître et être oublié ? Nous ne parlonspresque plus de Tibbs. Hyson a pris possession de sa cabine. Toutcontinue comme s’il ne s’était rien passé. Si la machine à coudrede Mme Tibbs n’était pas restée sur une petitetable, nous pourrions ne plus nous souvenir de l’existence de cettemalheureuse famille. Un autre accident s’est produit à bordaujourd’hui, mais heureusement il n’a pas eu de conséquencesgraves. L’un de nos matelots blancs était descendu dans la calepour chercher un rouleau de cordage, et l’un des panneaux qu’ilavait relevés est retombé sur sa tête. Il a échappé à la mort ensautant de côté, mais il a eu un pied écrasé, et le voilà exempt deservice pour le reste du voyage. Il attribue l’incident à lanégligence de son camarade de couleur qui l’avait aidé à souleverles panneaux. Le nègre en question accuse, lui, le roulis dubateau. Quelle que soit la cause, l’effet est certain, notreéquipage est encore amoindri. Ce concours de malchance a l’air dedécourager Harton, qui a perdu son habituelle bonne humeur et sajovialité. Goring est le seul qui conserve une certaine gaieté. Jele vois en ce moment dans sa cabine : il est toujours penchésur sa carte. Sa science de navigateur pourrait nous être utiles’il arrivait malheur à Hyson… que Dieu protège !

29et 30 octobre

Ma déficience pulmonaire, ajoutée àl’énervement consécutif aux incidents du voyage, a démoli monéquilibre nerveux au point que la chose la plus banale m’affecteplus que de raison. Je crois difficilement que je suis le mêmehomme qui ligotait une artère iliaque externe, opération quiréclame une précision infinie, sous le feu de l’infanterie àAntietam. Un enfant ne serait pas plus nerveux. La nuit dernière,j’étais étendu à demi assoupi vers minuit, et j’essayais en vain detrouver le sommeil réparateur. Il n’y avait pas de lumière dans macabine, mais un rayon de lune pénétrait à travers mon hublot, etjetait un cercle d’argent sur la porte. Toujours allongé, j’aigardé mes yeux somnolents fixés sur ce cercle, et j’ai prisconscience qu’il devenait de plus en plus imprécis au fur et àmesure que le sommeil me gagnait. Tout à coup, j’ai été rappelé àl’état de veille par l’apparition d’un petit objet sombre au centremême du disque lumineux. Je suis demeuré immobile et, tout en lesurveillant, j’ai retenu mon souffle. Progressivement, il estdevenu plus gros, plus net ; je me suis aperçu que c’était unemain humaine qui s’était précautionneusement insinuée à traversl’entrebâillement de la porte. Mais une main qui, ai-je constatéavec horreur, n’avait pas de doigts. La porte s’est ouvertelentement, et la tête de Goring a suivi sa main. Elle est apparueau centre du rayon de lune, et elle se découpait sur un halolivide, sa physionomie se détachait donc clairement. Je crois queje n’ai jamais vu expression plus démoniaque, aussi impitoyable,sur un visage humain. Il avait les yeux dilatés et étincelants, leslèvres retroussées qui découvraient ses crocs blancs, les cheveuxnoirs hérissés sur son front bas comme le capuchon d’un cobra.Cette apparition silencieuse et inattendue m’a causé un tel effetque j’ai sauté dans mon lit et que j’ai cherché mon revolver. Lahonte m’a envahi et submergé quand il m’a expliqué le motif de sonintrusion. Il avait mal aux dents, le pauvre diable, et il étaitentré pour me demander un peu de laudanum, car il savait que jepossédais une boîte à pharmacie ! Quant à son expressionsinistre, il faut dire qu’il passerait malaisément pour un prix debeauté, ma tension nerveuse et le rayon de lune blafard se sontconjugués pour provoquer sur moi une impression épouvantable. Jelui ai donné trente gouttes, et il s’en est allé en m’accablant desa gratitude. Cet incident banal m’a grandement impressionné. Toutela journée, je me suis senti patraque.

(Ici manque le journal d’une semaine :aucun événement digne d’être relaté n’y figurant, je supprime toutun bavardage inutile.)

7novembre

Harton et moi nous nous sommes assis sur lapoupe ce matin. Le temps en effet, devient très chaud puisque nouspénétrons dans les latitudes du Sud. Nous calculons que nous avonsaccompli les deux tiers de notre voyage. Comme nous serons heureuxde voir les verts rivages du Tage, et de quitter pour toujours cenavire maudit ! J’ai essayé de distraire Harton en luiracontant quelques-unes de mes aventures passées. Entre autres, jelui ai dit comment j’étais entré en possession de ma pierre noire,et pour conclure j’ai fouillé dans la poche de ma veste de chassepour lui montrer l’objet en question. Nous étions penchés au-dessusde la pierre quand j’ai aperçu une ombre qui s’interposait entre lesoleil et nous, Goring regardait la pierre par-dessus nos épaules.Pour une raison ou une autre, il m’a paru puissamment excité, bienqu’il ait tout fait pour se contrôler et dissimuler son émotion. Ila désigné la pierre de son moignon avant d’avoir pu se reprendresuffisamment pour me demander ce que c’était et comment je l’avaisacquise. Il m’a posé cette question avec une telle brusquerie quej’en aurais été offensé si je n’avais pas su que Goring était unexcentrique. Je lui ai raconté l’histoire comme je l’avais narrée àHarton. Il m’a écouté avec l’intérêt le plus vif, puis m’a demandési j’avais une idée de ce qu’était cette pierre. Je lui ai réponduque non, en dehors du fait qu’elle était météorique. Il m’a demandéensuite si j’avais jamais essayé son effet sur un Noir. Je lui aidit que non.

– Tiens ! Nous allons voir ce qu’en pensenotre ami à la barre.

Il a pris la pierre dans sa main et s’estapproché du matelot ; tous deux l’ont examinée attentivement.Je pouvais voir l’homme gesticuler et secouer la tête comme s’ilaffirmait quelque chose pendant que son visage reflétait la marqued’un profond étonnement où se mêlait, je crois, un certain respect.Goring est bientôt revenu sur le pont ; il avait encore lapierre dans la main.

– Il dit que c’est une chose sans valeur etinutile, tout juste bonne à être jetée par-dessus bord.

Sur quoi il a levé le bras, et il auraitcertainement lancé ma pierre dans la mer si le matelot noir nes’était précipité et ne l’avait saisi par le poignet. Goring alâché la pierre et a fait demi-tour de très mauvaise grâce, pours’épargner mes reproches sur sa mauvaise foi. Le Noir a ramassé lapierre et me l’a remise en s’inclinant avec les signes du plusprofond respect. Toute l’affaire est inexplicable. J’en viens à laconclusion que Goring est fou, au moins à demi fou. Quand jerapproche l’effet produit par la pierre sur le matelot, le respecttémoigné par Martha dans la plantation et la surprise de Goringquand il l’a aperçue, je suis bien obligé de conclure que je suisentré en possession d’un talisman puissant qui exerce un charmecertain sur toute la race noire. Il ne faut pas que je la prête unenouvelle fois à Goring.

8et 9 novembre

Quel temps merveilleux ! En dehors d’unepetite bourrasque, nous n’avons eu que des brises rafraîchissantespendant tout notre voyage. Ces deux derniers jours, nous avonsbattu notre moyenne quotidienne. C’est un joli spectacle que celuide l’écume qui s’écarte de notre étrave quand nous fendons leslames. Le soleil brille en travers et la partage en plusieursarcs-en-ciel miniatures. Je suis demeuré à l’avant une bonne partiede la journée pour contempler cet effet d’optique ; j’étaisentouré d’un halo de toutes les couleurs du prisme. L’homme debarre a certainement informé les autres Noirs de ma pierremiraculeuse, car tous me traitent avec un grand respect. Pour enrevenir aux phénomènes optiques, nous en avons admiré un hier soir,assez étrange, que m’a montré Hyson : très haut dans le ciel,à notre nord, est apparu un objet triangulaire nettement formé. Ilm’a expliqué qu’il ressemblait beaucoup au pic de Ténériffe vu àgrande distance, or le pic de Ténériffe se trouve actuellement àquelque huit cents kilomètres sur notre sud. Peut-être était-ce unnuage, peut-être l’une de ces curieuses réverbérations dont onparle dans les livres. Le temps est très chaud. Le second assurequ’il n’a jamais rencontré une telle température dans ceslatitudes. Le soir, j’ai joué aux échecs avec Harton.

10novembre

Il fait de plus en plus chaud. Des oiseaux deterre sont venus se percher aujourd’hui sur notre gréement, etcependant nous sommes encore loin de notre destination. La chaleurest si grande que la paresse nous interdit de faire autre chose queflâner sur le pont et fumer. Goring est venu me poser quelquesquestions sur la pierre, mais je lui ai répondu assez brusquement,je ne lui ai pas tout à fait pardonné la manière dont il avaittenté de m’en priver.

11novembre, midi

Nous progressons rapidement. Je n’auraisjamais cru que le Portugal était aussi chaud. Sûrement il fait plusfrais à terre. Hyson lui-même en est tout étonné, et les matelotsaussi.

13novembre

Un événement extraordinaire s’est produit, siextraordinaire qu’il est presque inexplicable. Hyson a commis unebévue invraisemblable, à moins qu’une certaine influence magnétiquen’ait détraqué nos instruments. À l’aube, la vigie à l’avant a criéqu’il entendait devant nous un bruit de brisants, et Hyson a crudistinguer la terre. Le bateau a viré de bord et, bien que nousn’ayons aperçu aucun phare, nous avons tous pensé que nous avionsatteint la côte portugaise un peu plus tôt que nous le pensions.Quelle n’a pas été notre surprise devant le paysage qui s’estrévélé à nos yeux quand la lumière du jour l’a éclairé ! Àdroite et à gauche, à perte de vue, s’étendait une longue ligne debrisants, de grandes lames vertes déferlaient dans un nuaged’écume. Et derrière ces brisants, qu’était-ce donc ? Pas dutout les rivages ni les hautes falaises du Portugal, mais uneimmense étendue sablonneuse qui se confondait avec l’horizon.Devant nous, ce n’était que du sable jaune ; par endroits, ilformait des buttes fantastiques de deux ou trois cents mètres dehaut ; ailleurs, il s’étendait aussi plat qu’un tapis debillard. Harton et moi, qui étions arrivés ensemble sur le pont,nous nous sommes regardés avec ahurissement, puis Harton a éclatéde rire. Hyson est extrêmement mortifié ; il proclame que lesinstruments ont été faussés. En tout cas, il n’y a pas l’ombre d’undoute, nous nous trouvons face au continent africain, et c’étaiteffectivement le pic de Ténériffe que nous avions vu quelques joursplus tôt sur notre nord. Quand nous avons eu la visite d’oiseaux deterre, nous devions passer au large des Canaries. Si nous avonscontinué dans la même direction, nous sommes maintenant au nord ducap Blanc, près du pays inexploré qui borde le grand Sahara. Toutce que nous pouvons faire est de corriger nos instruments le mieuxpossible et de repartir vers notre destination.

8 hdu soir

Tout le jour nous sommes demeurés immobiles.La côte est à peu près à deux kilomètres et demi. Hyson a examinéles instruments, il n’a pas encore compris la cause de notredéviation extraordinaire.

Là s’arrête mon journal. C’est de mémoire quej’écrirai maintenant le reste de ma déposition. Je ne crois pas metromper beaucoup sur les faits qui se sont déroulés. Cette mêmenuit, l’orage qui couvait depuis si longtemps a éclaté au-dessus denous, et j’ai compris où tendaient tous ces petits incidents quej’ai rapportés au jour le jour. Fou que j’étais de n’avoir riendeviné plus tôt ! Je vais raconter la suite des événementsavec toute la précision possible.

Vers onze heures et demie, j’avais regagné macabine. Je me préparais à me coucher quand on a frappé à ma porte.J’ai ouvert, et j’ai reconnu le petit serviteur noir de Goring,venu m’informer que son maître désirait me dire un mot sur le pont.J’ai été plutôt surpris qu’il ait besoin de moi à une heure sitardive, mais je suis monté sans hésitation. À peine avais-je poséle pied sur le pont que j’ai été attaqué par-derrière, jeté à bas,tiré sur le dos avec un mouchoir enfoncé dans ma bouche. Je me suisdébattu comme j’ai pu, mais un rouleau de cordages m’a enveloppésolidement, et j’ai été réduit à l’impuissance. Je me suis trouvébientôt ligoté au bossoir de l’un des canots, un couteau pointantsur ma gorge m’a averti de cesser toute résistance. La nuit étaitsi noire que j’avais été jusque-là incapable de reconnaître mesagresseurs mais quand mes yeux se sont accoutumés à l’obscurité, etquand la lune a émergé d’entre les nuages, j’ai découvert quej’étais entouré par les deux matelots de couleur, le cuisinier etGoring. Un autre homme était recroquevillé sur le pont à mes pieds,mais il gisait dans l’ombre et je ne l’ai pas identifié.

Tout cela a été si rapidement exécuté qu’il nes’était pas écoulé une minute entre le moment où j’avais quitté macabine et celui où j’avais été bâillonné et ligoté. J’étais assommépar la brutalité des événements ; je pouvais à peine lesréaliser et m’interroger sur leur signification. J’entendais labande qui m’entourait échanger des chuchotements brefs,féroces ; un instinct m’a averti que ma vie était en jeu.Goring parlait avec autorité et colère. Les autres répliquaienttous ensemble sur un ton opiniâtre, comme s’ils discutaient sesordres. Puis ils se sont tous éloignés vers l’autre côté dupont ; je ne les voyais plus, mais je continuais à entendreleurs chuchotements.

Pendant ce temps, les hommes de gardebavardaient entre eux, ils riaient à l’autre bout du bateau. Je lesdistinguais, rassemblés en groupe, ils se doutaient bien peu de cequi se tramait à moins de vingt-cinq mètres d’eux. Oh ! sij’avais pu crier un mot d’avertissement, même au prix de mavie ! Mais c’était impossible. La lune est sortie du sein desnuages déchiquetés. Je voyais la ligne argentée des brisants et,au-delà, l’immense désert sauvage avec ses dunes de sable.Regardant à mes pieds, j’ai constaté que l’homme recroquevillé surle pont gisait toujours là ; un rayon de lune a éclairé sonvisage tourné vers le ciel. Grands Dieux ! Aujourd’hui encore,après douze années, ma main tremble quand j’écris que malgré saphysionomie convulsée et ses yeux exorbités j’ai reconnu Harton, lejeune agent de la compagnie qui avait été un si charmant compagnonde voyage. Je n’ai pas eu besoin de faire appel à ma sciencemédicale pour comprendre qu’il était mort ; un mouchoir nouéautour du cou et un bâillon dans la bouche révélaient comment ceschiens de l’enfer avaient accompli leur ignoble besogne. Pendantque je contemplais le cadavre de Harton, la clé du mystère m’estsoudain apparue. Certaines choses restaient encore inexpliquées,mais la vérité commençait à se faire jour dans ma tête.

J’ai entendu le frottement d’une allumette. Lagrande silhouette maigre de Goring s’est dressée sur le bastingage,il tenait dans ses mains une lanterne sourde. Il l’a abaisséecontre le flanc du bateau et, à mon inexprimable étonnement, j’aivu un éclair surgir du côté des dunes, sur le rivage ; lalueur avait été si rapide que si je n’avais pas suivi la directiondu regard de Goring je ne l’aurais sûrement pas repérée. De nouveauil a baissé la lanterne ; de nouveau on lui a répondu durivage. Alors il est descendu du bastingage, mais il a glissé et ila fait un tel bruit que mon cœur a bondi d’espoir, sûrement leshommes de garde l’avaient-ils entendu ? Mais non, la nuitétait calme, le bateau immobile, les matelots n’avaient rien quiles obligeât à la vigilance. Hyson qui, depuis la mort de Tibbs,assumait leurs deux quarts, était descendu pour dormir quelquesheures, c’était le maître d’équipage qui assurait le service, il setenait au pied du mât de misaine avec deux matelots. Impuissant,muet par force, avec les cordages qui s’enfonçaient dans ma chairet le cadavre de Harton assassiné à mes pieds, j’ai attendu leprochain acte de la tragédie.

Les quatre bandits étaient toujours réunis del’autre côté du pont. Le cuisinier était armé d’une sorte detranchoir, les autres avaient des couteaux, et Goring un revolver.Ils étaient accoudés sur le bastingage et guettaient vers la mer.J’ai vu l’un d’entre eux saisir le bras de son voisin et désignerquelque chose. Suivant la direction de leurs regards, j’ai aperçumoi aussi une masse sombre qui se dirigeait vers le bateau. Quandla lune l’a éclairée, j’ai reconnu un grand canoë rempli d’hommeset propulsé par une vingtaine de pagaies. Quand il a touché notreétrave, les hommes de garde l’ont enfin vu ; ils ont poussé ungrand cri et se sont précipités vers l’arrière. Il était trop tard.Un essaim de nègres gigantesques escaladait la rambarde ;conduits par Goring, ils ont balayé le pont dans un assautirrésistible. Toute résistance a été maîtrisée en une minute ;les matelots de garde, désarmés, ont été ligotés, les dormeursarrachés de leurs couchettes et ligotés de la même manière. Hyson atenté de défendre l’étroit couloir de sa cabine ; j’ai entendule bruit d’une bagarre, et sa voix qui réclamait de l’aide. Maispersonne ne pouvait plus le secourir, et il a été traîné sur lapoupe ; le sang coulait à flots d’une profonde entaille sur safigure. Il a été ligoté comme les autres ; des bâillons ontété enfoncés dans la gorge des prisonniers et les nègres ont tenuconseil pour décider de notre destin. J’ai vu nos matelots decouleur me désigner et faire une déclaration qui a été accueilliepar des murmures d’étonnement et d’incrédulité de la part dessauvages. L’un d’eux s’est approché de moi ; il a plongé lamain dans ma poche et s’est emparé de ma pierre noire qu’il atendue à celui qui semblait être le chef. Celui-ci l’a examinéeaussi minutieusement que la lumière de la lune le permettait ;il a murmuré quelques paroles et l’a fait passer au guerrier qui setrouvait à côté de lui. Le guerrier l’a examinée à son tour et l’aremise à son voisin. La pierre a fait le tour de l’assistance. Lechef a dit alors quelques mots à Goring dans une langueincompréhensible. Le quarteron s’est tourné vers moi et m’a parléen anglais. En ce moment, je revois toute la scène : les hautsmâts du navire, les rayons de lune argentant les vergues etaccentuant le relief des cordages ; le groupe des guerriersnoirs appuyés sur leurs lances ; le cadavre de Harton étendu àmes pieds ; la rangée de prisonniers blancs ; et, en facede moi, le maudit métis élégamment vêtu de blanc.

– Vous conviendrez, m’a-t-il dit de sa voix laplus douce, que je ne suis pas partisan de vous épargner. S’il netenait qu’à moi, vous mourriez comme vont mourir ces autres hommes.Personnellement, je n’ai rien contre vous ni contre eux, mais j’aiconsacré ma vie à la destruction de la race blanche, vous êtes lepremier tombé en mon pouvoir qui en réchappera. Vous pouvezremercier cette pierre, elle vous sauve la vie. Ces pauvres gens larespectent et si elle est réellement ce qu’ils croient, ils ontraison. Si, lorsque nous débarquerons, ils s’aperçoivent qu’ils sesont trompés, et que cette forme et cette matière ne sont réuniesque par un pur hasard, plus rien ne vous sauvera. En attendant,nous voulons vous traiter honorablement. S’il y a dans vos bagagescertaines choses que vous désireriez emporter, vous avez le droitde les prendre avec vous.

Sur un geste de lui, deux nègres se sontapprochés de moi et m’ont délivré de mes liens, sans toutefoism’ôter mon bâillon. J’ai été conduit dans ma cabine, j’ai mis dansmes poches quelques objets de valeur, une boussole et le journal demon voyage. Puis j’ai été poussé vers un petit canoë qui avaitsuivi la grande embarcation des nègres, et mes gardiens ontcommencé à pagayer vers la terre. Nous avions avancé d’une centainede mètres quand notre homme de barre a levé la main, les rameurs sesont arrêtés un moment et ont écouté. Alors, dans le silence de lanuit, j’ai entendu une sorte de bruit comme des gémissementsassourdis, auquel a succédé une série de flacs dans l’eau. Voilàtout ce que je sais du destin de mes pauvres compagnons. Presqueaussitôt, le grand canoë nous a rejoints, et le bateau abandonné aété laissé à la dérive. Les sauvages n’ont rien emporté. Toutecette affaire démoniaque s’est déroulée avec autant de pompe et desobriété que s’il s’était agi d’un rite religieux.

Les premières lueurs grises de l’aubeapparaissaient vers l’est quand nous avons franchi les brisants etatteint le rivage. Quelques hommes sont restés auprès descanoës ; les autres se sont mis en route à travers les dunes,ils m’ont emmené, mais ils m’ont témoigné beaucoup de gentillesseet de respect. C’était une marche pénible, nous nous enfoncions àchaque pas dans le sable jusqu’aux chevilles ; j’étaiscomplètement épuisé lorsque nous sommes arrivés au village desindigènes, ou plutôt à leur ville ; les maisons étaient deforme conique, elles ressemblaient un peu à des ruches ; ellesétaient construites en algues compressées et cimentées par unmortier épais ; il n’y avait en effet ni arbre ni pierre surla côte ou ailleurs à moins de plusieurs centaines de kilomètres. Ànotre entrée dans la ville, une foule considérable des deux sexesnous a accueillis par des cris, des piaillements, des tam-tams.Quand ils m’ont vu, leurs hurlements ont redoublé, et certains ontproféré des menaces (je n’avais pas à m’y tromper d’après leursattitudes) ; mais mon escorte les a instantanément calmés parquelques mots. Aux cris de guerre ont succédé des murmuresd’émerveillement, et toute cette masse d’hommes et de femmesentourant les guerriers et moi-même a avancé dans la large artèrecentrale de la ville.

Ma déposition peut sembler suffisammentextraordinaire jusqu’ici pour susciter des doutes dans l’esprit deceux qui ne me connaissent pas ; mais c’est le fait que jevais maintenant relater qui a provoqué ma brouille avec monbeau-frère, celui-ci refusant formellement de croire en masincérité. Je ne puis que rapporter fidèlement, par de simplesmots, ce qui s’est passé, et je me fie au hasard et au temps pourque la vérité soit un jour confirmée. Au centre de cette rueprincipale, il y avait un grand bâtiment, construit à la manièreprimitive des autres maisons, mais qui les dominait de haut ;une palissade en bois d’ébène magnifiquement poli était plantéetout autour ; l’encadrement de la porte était constitué pardeux formidables défenses d’éléphant enfoncées de chaque côté dansle sol et se rejoignant pour former voûte ; l’ouverture étaitdéfendue par un rideau de toile richement brodé d’or. Nous sommesarrivés devant cette construction imposante. La foule s’est arrêtéedevant l’entrée de la palissade et s’est accroupie par terre, maismoi j’ai été conduit à l’intérieur de l’enclos par quelques chefset vieillards de la tribu. Goring nous accompagnait et dirigeait,en fait, cette procession. Devant le rideau de toile qui défendaitl’accès au temple (car c’était évidemment un temple), on m’a retirémon chapeau et mes chaussures, et j’ai été introduit. Un vénérablevieux nègre me précédait, il tenait dans sa main ma pierre qu’ilavait retirée de ma poche. Le temple n’était éclairé que parquelques fentes étirées dans le toit ; le soleil tropical sedéversait par là, dessinait sur le plancher d’argile de largesbarres dorées qui alternaient avec des intervalles sombres.

L’intérieur était plus vaste que je nel’imaginais d’après l’aspect extérieur. Aux murs étaient accrochésdes tapis indigènes, des coquillages, d’autres décorations. Maistout l’espace restant était vide, à l’exception d’un objet uniqueau centre. C’était un nègre colossal. Tout d’abord j’ai cru que jeme trouvais devant un vrai roi ou un grand prêtre de taillegigantesque. Mais, en m’approchant, j’ai compris à la manière dontla lumière se réfléchissait sur lui qu’il s’agissait d’une statueadmirablement taillée dans de la pierre noire comme du jais. J’aiété conduit devant cette idole, ou prétendu telle et, en laregardant de plus près, je me suis aperçu que, parfaite sous tousles rapports, elle était privée d’une oreille qui avait étéarrachée, tranchée, bref, qui avait disparu. Le nègre à cheveuxgris qui tenait ma relique a grimpé sur un petit tabouret, il alevé le bras et a adapté la pierre noire de Martha à la surfacemutilée, à la place de l’oreille manquante. Il ne pouvait subsisteraucun doute, ma pierre avait été arrachée à la statue. Les deuxparties s’ajustaient si exactement que le vieux Noir a baissé samain : l’oreille est demeurée quelques secondes fixée en placeavant de retomber dans la paume ouverte. Autour de moi, les nègresse sont prosternés en poussant un long cri de vénération :au-dehors, la foule, à qui avait été communiqué le résultat del’épreuve, poussait des hurlements de joie sauvage.

En un instant, de prisonnier je suis devenu undemi-dieu. J’ai été escorté dans la ville, puis porté entriomphe ; le peuple se pressait autour de moi pour touchermes vêtements ou ramasser la poussière que soulevaient mes pas. Unevaste hutte a été mise à ma disposition, et on m’a servi unvéritable banquet composé des meilleurs plats indigènes. Toutefois,je me rendais compte que je n’étais pas un homme libre, puisque desguerriers armés de lances montaient la garde à ma porte. J’ai passéla journée à méditer sur un plan d’évasion, mais je ne parvenaispas à trouver un projet réalisable. D’un côté c’était le désert,qui s’étendait jusqu’à Tombouctou ; de l’autre la mer, que nefréquentait aucun navire. Plus je me penchais sur le problème, plusil me semblait insoluble. Je me doutais bien peu que sa solutionpourtant était proche.

La nuit était tombée, les clameurs des nègress’étaient tues. Je m’étais allongé sur le tas de peaux de bêtes quidevait me servir de lit, et je réfléchissais encore auxperspectives d’avenir, quand Goring s’est introduit furtivementdans ma hutte. Ma première idée a été qu’il venait achever sonholocauste en mettant à mort le seul survivant de la tragédie de laMarie-Céleste, et j’ai bondi, résolu à me défendre jusqu’àla dernière goutte de mon sang. Il a souri et m’a fait signe de merasseoir, tandis qu’il prenait place lui-même à l’autre bout de macouche.

– Que pensez-vous de moi ?

C’est par cette question surprenante qu’il acommencé notre entretien.

– Ce que je pense de vous ? me suis-jeécrié. Je pense que vous êtes le renégat le plus vil, le plusanormal qui ait jamais souillé la terre. Si nous étions loin de cesdiables noirs, je vous étranglerais de mes propres mains !

– Ne parlez pas si fort ! m’a-t-ilrépondu sans manifester la moindre colère. Je ne tiens pas à ce quenotre conversation tourne court. Ainsi, vous m’étrangleriez,n’est-ce pas ?

Il a arboré un sourire amusé avant depoursuivre :

– Je suppose donc que je rends le bien pour lemal, car je suis venu pour vous aider à vous évader.

– Vous ?

– Oui, moi. Oh ! je n’y ai aucunmérite ! Je suis tout à fait logique. Il n’y a aucune raisonpour que je ne sois pas franc avec vous. Je veux être le roi decette tribu. Ce n’est pas une ambition très haute, évidemment, maisvous savez le mot de César : « Être le premier dans unvillage de la Gaule… » Bien. Cette pierre noire non seulementvous a sauvé la vie, mais elle a tourné toutes les têtes, ilscroient que vous êtes descendu du ciel, et mon influence seraéclipsée aussi longtemps que vous resterez ici. Voilà pourquoi jevais vous aider à fuir, puisque je ne peux pas vous tuer…

Cela de sa voix la plus douce et la plusnaturelle, comme si son désir de me tuer allait de soi.

– Vous mourez du désir de me poser quelquesquestions, a-t-il repris après un silence, mais vous êtes trop fierpour le faire. N’importe, je vais vous dire deux ou trois choses,parce que je veux que vos amis blancs les connaissent à votreretour… si vous avez assez de chance pour rentrer chez vous. Àpropos de cette maudite pierre noire, par exemple. Ces Noirs, dumoins, à ce qu’affirme la légende, étaient à l’origine mahométans.Du vivant de Mahomet, un schisme a éclaté entre sespartisans ; un petit groupe a quitté l’Arabie et a traversél’Afrique. Ils avaient emporté dans leur exode une relique de leurvieille foi sous la forme d’un gros bloc de pierre noire de LaMecque. Cette pierre était météorique, en tombant sur la terre,elle s’était brisée en deux blocs, l’un d’eux est encore à LaMecque. Le plus gros bloc a été transporté en Barbarie, où unhabile artisan l’a sculpté comme vous l’avez vu aujourd’hui. Ceshommes sont les descendants des premiers sectateurs deMahomet ; ils ont transporté leur relique à travers tous leursdéplacements jusqu’à ce qu’ils se soient établis dans ce lieuétrange ; où le désert les protège de leurs ennemis.

– Et l’oreille ? ai-je demandé presqueinvolontairement.

– Oh ! c’est toujours la mêmehistoire ! Quelques membres de la tribu sont partis pour leSud il y a quelques centaines d’années, et l’un d’eux, pours’attacher la chance dans leur entreprise, s’est introduitnuitamment dans le temple et a tranché l’une des oreilles. Unetradition s’est établie chez les Noirs qu’un jour ou l’autre cetteoreille reviendrait. Le voleur a dû être pris par un marchandd’esclaves, et voilà pourquoi la pierre est arrivée en Amérique,puis est tombée entre vos mains… Et vous avez eu l’honneurd’accomplir la prophétie.

Il s’est interrompu et a posé sa tête sur sesmains, apparemment, il attendait que je parle. Quand il a relevéson visage, toute sa physionomie m’est apparue transformée. Ilavait les traits durcis, une résolution farouche se lisait sur ledessin de sa bouche et dans son regard ; la demi-douceur quiavait accompagné ses propos s’est effacée devant une rudessefrôlant la férocité.

– Je veux que vous rapportiez un message à larace blanche, a-t-il repris. À cette grande race dominante que jehais et méprise. Vous direz aux Blancs que je me suis engraissé deleur sang pendant vingt années, que j’ai tué des Blancs jusqu’à ceque j’en aie été fatigué, que je les ai tués sans jamais avoir étésoupçonné, bien que j’aie eu à affronter toutes les précautionsimposées par leur civilisation. Mais la vengeance est fade quandl’ennemi ignore qui l’a frappé. Je ne regrette donc pas de vousavoir pour transmettre ce message. Savez-vous comment est née enmoi cette haine horrible ? Regardez !…

Il a brandi sa main mutilée.

– Voilà ce qu’a commis le couteau d’un Blanc.Mon père était Blanc, ma mère était esclave. Quand mon père estmort, elle a été vendue encore une fois, et moi, qui étais encoreun enfant, je l’ai vue fouettée à mort pour la punir de ses petitsairs et de la gracieuseté que son défunt maître avait encouragéschez elle. Ma jeune femme, aussi. Oui, ma jeune femme !…

Un frémissement l’a parcouru tout entier.

– N’importe ! J’ai juré. J’ai tenuparole. Du Maine en Floride, de Boston à San Francisco, vouspourrez retrouver ma trace par les meurtres qui ont dérouté lapolice. Je me suis battu contre la race blanche, comme pendant dessiècles la race blanche s’est battue contre la noire. Et puisenfin, comme je vous l’ai dit, je me suis lassé de verser le sang.Mais la vue d’un Blanc m’était abominable. Alors j’ai résolu departir à la recherche de quelques Noirs assez hardis, de me joindreà eux, de cultiver leurs qualités latentes et de former le noyaud’une grande nation de couleur. Cette idée m’a inspiré, et je m’ysuis consacré. Pendant deux ans, j’ai voyagé à travers le mondepour trouver ce que je cherchais. Finalement, j’en suis venu àdésespérer. Il n’y a aucun espoir de régénérescence dans lesnégriers soudanais, les Fantee avilis, ou les nègres américanisésdu Libéria. Au moment où j’achevais mon enquête, le hasard m’a misen contact avec cette magnifique tribu d’habitants du désert, et jeme suis associé avec eux. Avant toutefois de les rejoindredéfinitivement, mon vieil instinct de vengeance m’a incité à faireun dernier voyage aux États-Unis, j’en suis reparti à bord de laMarie-Céleste.

« Pour ce qui est du voyage, votreintelligence vous a déjà appris que, grâce à mes manipulations, lescompas et les chronomètres avaient été complètement déréglés. Moiseul déterminais notre position exacte grâce à mes instrumentspersonnels, tandis que la barre était tenue par mes amis de couleurselon mes indications. J’ai poussé par-dessus bord la femme deTibbs. Quoi ! Vous paraissez étonné ! Vous reculez ?Vous l’aviez sûrement deviné, voyons ! J’ai également vouluvous tuer certain jour à travers la cloison, malheureusement, vousn’étiez pas sur votre couchette. J’ai essayé une deuxième fois,mais vous étiez réveillé. J’ai tué Tibbs. Je crois que tout lemonde a vraiment cru qu’il s’était suicidé. Bien sûr, une foisarrivés devant la côte, tout était simple. J’avais convenu que toutle monde à bord serait tué, votre pierre a contrarié mes plans.J’avais aussi fait admettre qu’il n’y aurait pas de pillage.Personne ne peut dire que nous sommes des pirates. Nous avons agipar principe, pas pour des motifs sordides.

J’écoutais avec stupéfaction le résumé descrimes que cet homme étrange me livrait de sa voix calme, commes’il me détaillait des incidents bénins de sa vie quotidienne. Jele vois encore, figure de cauchemar, assis à une extrémité de macouche, tandis qu’une lampe éclairait ses traits cadavériques.

– Et maintenant, a-t-il poursuivi, votreévasion ne présentera pas de grandes difficultés. Ces stupidesenfants que j’ai adoptés diront que vous êtes retourné au ciel d’oùvous étiez descendu. Le vent souffle vers le large. J’ai un bateauqui est tout prêt pour vous, bien approvisionné en vivres et eneau. Je ne souhaite qu’une chose, être débarrassé de votrepersonne. Levez-vous et suivez-moi.

Je lui ai obéi. Il m’a fait sortir de lahutte. Les gardiens s’étaient retirés, ou Goring s’étaitpréalablement arrangé avec eux. Nous avons traversé la ville etnous avons retraversé la plaine sablonneuse. J’ai entendu lemugissement de la mer, j’ai revu la longue ligne blanche desbrisants. Deux silhouettes se dessinaient sur le rivage, deuxhommes arrangeaient les apparaux d’un petit bateau. C’étaient lesdeux matelots de couleur qui avaient été du voyage de laMarie-Céleste.

– Menez-le de l’autre côté des brisants !a ordonné Goring. Les deux hommes ont sauté dans le bateau et m’ontentraîné à leur suite. Avec la grand-voile et le foc, nous noussommes éloignés du rivage et nous avons franchi le ressac. Puis,sans un mot d’adieu, nos deux compagnons ont bondi par-dessusbord ; j’ai vu leurs têtes, deux points noirs sur l’écumeblanche, quand ils ont nagé vers la côte. J’ai aussi aperçu Goring.Il se tenait sur le sommet d’une dune, et la lune qui se levaitderrière lui donnait à sa haute stature un relief impressionnant.Il a agité frénétiquement ses bras. Peut-être était-ce pourm’encourager ; mais sur le moment j’ai pris ses gestes pourautant de menaces, et depuis j’ai souvent pensé que son vieilinstinct de sauvage s’était réveillé quand il avait compris que jelui échappais. Quels qu’aient été ses sentiments, voilà la dernièreimage que j’ai gardée de Septimius Goring.

Point n’est besoin que j’insiste sur monvoyage solitaire. J’ai gouverné aussi bien que je l’ai pu endirection des Canaries, mais j’ai été recueilli le cinquième jourpar le navire Monrovia, de la British and African SteamNavigation Company. Je saisis cette occasion d’offrir mesremerciements les plus sincères au capitaine Stornoway et à sesofficiers pour la grande bonté dont ils m’ont entouré jusqu’à ceque je sois débarqué à Liverpool, d’où j’ai pu prendre un bateaupour New York.

Depuis le jour où je me suis retrouvé dans legiron de ma famille, j’ai fort peu parlé de mes aventures. Le sujetest encore infiniment pénible pour moi, et le peu que j’en ai dit aété suspecté. Maintenant je livre les faits au public, tels qu’ilsse sont déroulés, sans me soucier de savoir si je serai cru. Jen’ai écrit que parce que mes poumons sont de plus en plus épuisés,et que je me refuse à assumer plus longtemps la responsabilité dusilence. Ma déposition n’est pas incertaine ni vague. Regardezvotre carte d’Afrique. Au-dessus du cap Blanc, là où la terreinfléchit vers le nord et vers le sud à partir du point le plusoccidental du continent, voilà l’endroit où Septimius Goring règnesur ses noirs sujets (à moins que ne lui ait été infligé lechâtiment de ses crimes) ; et là, à cette place où les longueslames vertes déferlent en mugissant et en sifflant sur la terrejaune et brûlante, gisent Harton, Hyson, et les autres pauvresdiables qui ont été assassinés dans la Marie-Céleste.

LA PETITE BOITE CARRÉE

Titre original :The Little Square Box (1881).

– Tout le monde à bord ? interrogea le capitaine.

– Tout le monde à bord, monsieur !répondit le second.

– Alors, attention pour larguer !

Il était neuf heures, un mercredi matin. Lebrave Spartan s’apprêtait à quitter un quai de Boston. Ilavait son fret dans les cales, ses passagers embarqués, tout parépour le départ. Deux fois avait retenti le sifflet d’avertissement.Le dernier coup de cloche avait été sonné. La proue était tournéevers l’Angleterre. Le chuintement de la vapeur indiquait à uneoreille entraînée qu’il était prêt pour sa course de cinq millekilomètres. Il tirait sur ses amarres, qui le retenaient comme unelaisse retient un lévrier.

J’ai la malchance d’être très nerveux. Uneexistence sédentaire, vouée à la littérature, a encore accru cegoût morbide pour la solitude que je cultivais déjà dans monenfance. Debout sur le gaillard d’arrière du paquebottransatlantique, je maudissais amèrement l’obligation où je metrouvais de retourner sur la terre de mes ancêtres. Les cris desmarins, le grincement des cordages, les adieux de mes compagnons devoyage, les hourras de la foule, tout cela meurtrissait ma naturesensible. De plus, je me sentais triste. Un sentimentindéfinissable, comme l’appréhension d’un grand malheur,m’obsédait. La mer était calme, la brise légère. Rien n’aurait dûtroubler l’égalité d’humeur du plus enraciné des terriens, etpourtant j’avais l’impression que j’étais menacé par un péril aussiconsidérable qu’imprécis. J’ai remarqué que de tels pressentimentsfrappent de préférence des tempéraments comme le mien, et qu’ilss’accomplissent assez fréquemment. Il existe une théorie selonlaquelle le pressentiment provient d’une sorte de seconde vue,d’une subtile communication de l’esprit avec l’avenir. Je merappelle bien que M. Raumer, spirite éminent, fît une fois laremarque que j’étais le sujet le plus perméable aux phénomènessurnaturels qu’il eût jamais rencontré au cours de ses expériences.Quoi qu’il en fût, je ne me sentais certainement pas très heureuxtout en me frayant un chemin parmi les groupes riants ou pleurantsqui se partageaient les ponts blancs du brave Spartan. Sij’avais su ce qui m’attendait dans les douze prochaines heures,même à la dernière seconde, j’aurais sauté sur le quai, je meserais échappé de ce maudit bateau !

– C’est l’heure ! dit le capitaine.

Il referma le boîtier de son chronomètre qu’ilreplaça dans sa poche.

– C’est l’heure ! répéta le second.

Il y eut un dernier gémissement du sifflet,une poussée des amis et parents restés à terre. Une amarre futdétendue, l’échelle allait être retirée. Mais un cri jaillit de lapasserelle. Deux hommes apparurent, ils descendaient le quai encourant. Ils agitaient leurs mains, multipliaient les gestesfrénétiques. Certainement, ils avaient l’intention d’arrêter lebateau.

– Faites vite ! criait la foule.

– Arrêtez ! cria le capitaine.Doucement ! Arrêtez ! Maintenant, relevezl’échelle !

Les deux hommes sautèrent à bord juste aumoment où la deuxième amarre était larguée et où un vrombissementconvulsif de la machine nous écarta du quai. La foule applaudit. Unhourra fut poussé sur le pont. Un hourra lui répondit sur le quai.Les mouchoirs volèrent au vent. Le grand bateau laboura son sillonvers la sortie du port en jetant de grands panaches de fumée àtravers la baie placide.

Nous venions de partir pour notre croisière dequinze jours. Une ruée générale des passagers les précipita versleurs couchettes et leurs bagages, tandis que dans le salon desbouchons de champagne qui sautaient prouvaient que certainsvoyageurs affligés adoptaient des moyens artificiels pour noyer lesaffres de la séparation. Je regardai autour de moi, sur le pont,afin d’inventorier mes compagnons de voyage. Ils présentaient lescaractéristiques qu’on trouve habituellement en de tellescirconstances. Pas de figures frappantes. Et je parle enconnaisseur, car les visages sont l’une de mes spécialités. Je mejette sur les visages remarquables comme le botaniste sur unefleur. Quand j’en trouve un, je l’emporte avec moi pour l’analyserà loisir, le classer, l’étiqueter dans mon petit muséed’anthropologie. Rien ici qui fût digne de moi. Je vis unevingtaine de spécimens de la jeune Amérique qui allaient en« Iourop », quelques vieux ménages respectables quiserviraient le cas échéant d’antidote, plusieurs clergymen, desreprésentants de professions libérales, des dames du monde, desjeunes demoiselles spécifiquement britanniques, et toute laolla podrida d’un paquebot transatlantique. Je leurtournai le dos pour contempler les côtes américaines quis’éloignaient, et de chers souvenirs accoururent en foule pourattendrir mon cœur à l’égard de ma patrie d’adoption. Quantité debagages étaient encore empilés, par chance, sur le pont, mon goûtprononcé pour la solitude m’incita à passer derrière leurentassement, à m’asseoir sur un rouleau de cordages contre lebastingage, et à m’abandonner à la mélancolie d’une rêverie.

J’en fus tiré par un chuchotement dans mondos.

– Voilà un endroit tranquille, dit la voix.Asseyons-nous. Nous allons pouvoir parler en toute sécurité.

Jetant un coup d’œil à travers un intersticeentre deux énormes malles, j’aperçus les deux passagers qui nousavaient rejoints à la dernière seconde. Ils se tenaient de l’autrecôté du tas de bagages. Évidemment, ils ne m’avaient pas vu,puisque j’étais accroupi à l’ombre des valises. Celui qui avaitparlé était grand et mince ; il avait une barbe presque bleuetant elle était noire, et un teint blême ; il avait l’airnerveux, excité. Son compagnon était un petit bonhomme du typepléthorique mais vif et résolu ; il mâchonnait un cigare etportait sur son bras gauche un grand imperméable. Ils regardèrentautour d’eux comme pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls.

– Exactement l’endroit qu’il nous faut !commenta l’autre.

Ils s’assirent sur un ballot de marchandises,me tournant le dos, et je me trouvai, tout à fait contre mon gré,dans la situation déplaisante du monsieur qui écoute auxportes.

– Alors, Muller ! commença le plus granddes deux. Nous voilà quand même à bord, et tout va bien !

– Oui ! acquiesça celui qui portait lenom de Muller. À bord, et tout va bien.

– Ç’a été plutôt de justesse, hein !

– De justesse, Flannigan, tu l’as dit.

– Si nous avions raté le bateau…

– Nos plans auraient été fichus enl’air !

– Détruits, ruinés, complètement fichus !fit le petit homme, qui pendant quelques instants tira furieusementsur son cigare.

Il ajouta enfin :

« Je l’ai ici.

– Fais-moi voir.

– Personne ne regarde ?

– Non, ils sont presque tous en bas.

– Quand l’enjeu est si important, on ne prendjamais trop de précautions ! dit Muller.

Il déroula l’imperméable qu’il portait sur sonbras et découvrit un objet noir qu’il posa sur le pont. Un seulregard me suffit, je sautai sur mes pieds en poussant uneexclamation d’horreur. Heureusement, ils étaient tellement captivéspar leur affaire que ni l’un ni l’autre ne firent attention à moi.S’ils avaient tourné la tête, infailliblement ils m’auraient vu,tout pâle, le regard plongeant par-dessus les valises.

Depuis le début de leur conversation, unehorrible crainte s’était emparée de moi. Elle me parut plus quejustifiée quand je vis ce qu’ils avaient posé devant eux. C’étaitune petite boîte carrée, en bois foncé, avec des filets de cuivre.Elle devait avoir un volume de trente décimètres cubes à peu près.Elle me rappelait une boîte de pistolets, mais nettement plushaute. Un accessoire y était fixé cependant, et je ne pouvais endétacher mon regard, car il évoquait un vrai pistolet davantagequ’une simple boîte. C’était, sur le couvercle, un dispositif dansle genre d’un mécanisme de détente, une ficelle y était attachée. Àcôté de cette détente il y avait, percée dans le bois, une petiteouverture carrée. L’homme grand et mince, que l’autre avait appeléFlannigan, appliqua un œil sur cette ouverture et regarda àl’intérieur pendant quelques minutes avec une expression d’anxiétéintense.

– Ça me paraît assez bien ! dit-ilenfin.

– J’ai essayé de ne pas la secouer.

– Des objets aussi sensibles méritent d’êtretraités avec délicatesse. Mets dedans un peu de ce qu’il faut,Muller.

Le petit bonhomme fouilla quelque temps dansses poches ayant d’en extraire un petit paquet en papier. Ill’ouvrit, en sortit une demi-poignée de granules blanchâtres qu’ilversa par le trou. Un bizarre cliquetis résonna à l’intérieur de laboîte, les deux hommes sourirent de satisfaction.

– Tout va bien de ce côté ! ditFlannigan.

– En parfait état.

– Attention ! Voici quelqu’un.Emmenons-la dans notre couchette. Il vaut mieux que personne nesoupçonne à quoi nous jouons. Ce qui serait pis encore, ce seraitque quelqu’un la manipule et actionne le mécanisme par erreur.

– Eh bien ! le résultat serait lemême ! Peu importe qui l’actionne, dit Muller.

– Ils seraient bien étonnés ! fit le plusgrand dans un rire sinistre. Ah ! ah ! Imagine leursfigures ! Le mécanisme représente un joli travail, je m’envante !

– Oui, répondit Muller. C’est toi qui l’asdessiné, pièce par pièce, n’est-ce pas ?

– Oui. Le ressort et le volet coulissant sontde mon invention.

– Nous devrions prendre un brevet !

Les deux hommes se mirent à rire. Ilsramassèrent la petite boîte carrée et la dissimulèrent dans legrand imperméable de Muller.

– Descendons ! Nous la rangerons dansnotre couchette, dit Flannigan. Nous n’en aurons pas besoin avantce soir, et là, elle sera en sûreté.

Son compagnon acquiesça. Ils descendirent lepont bras dessus bras dessous et disparurent dans un escalier,emportant leur mystérieuse petite boîte. Les derniers mots quej’entendis furent une recommandation de Flannigan, il fallait laporter avec précaution et éviter de la cogner contre lesbastingages.

Combien de temps suis-je demeuré assis sur montas de cordages ? Je ne le saurai jamais. Le tour abominablede la conversation que j’avais surprise se trouvait aggravé par lespremières nausées du mal de mer. La longue houle de l’Atlantiquecommençait à faire valoir ses droits aussi bien sur les passagersque sur le bateau. Je me sentais prostré dans mon esprit et dansmon corps. Je tombai dans un état d’affaissement subit d’où je fusfinalement tiré par la voix cordiale du digne maîtretimonier :

– Ça ne vous ferait rien de vous déplacer unpeu, monsieur ? me demanda-t-il. Nous voudrions débarrasser lepont de ce fatras.

Ses manières un peu bourrues et sa figuresaine, colorée, ressemblaient positivement à une insultepersonnelle, étant donné ma condition présente. Si j’avais étécourageux, ou plus musclé, je l’aurais giflé. Je me bornai àgratifier cet honnête marin d’un grognement mélodramatique quiparut l’étonner fort, et je me dirigeai vers l’autre côté du pont.La solitude était tout ce dont j’avais besoin, une solitude au seinde laquelle je pourrais ruminer sur ce crime effroyable qui s’étaittramé sous mes propres yeux. L’un des canots de sauvetage étaitsuspendu assez bas aux bossoirs. Une idée me traversa l’esprit.J’escaladai le bastingage, je me glissai dans le canot vide et jem’étendis au fond. J’étais sur le dos. Je ne voyais rien que leciel bleu au-dessus de moi et, par intermittence, lorsque le roulisétait trop fort, l’artimon du bateau. Au moins j’étais seul avecmes nausées et mes pensées.

J’essayai de me rappeler les mots précis quiavaient été prononcés au cours de ce terrible dialogue entre Mulleret Flannigan. Pouvaient-ils s’appliquer à autre chose qu’à ce quim’avait tout de suite sauté au yeux ? Ma raison m’obligea àadmettre que non. Je m’efforçai de classer les faits quiconstituaient la chaîne des circonstances. Comme j’aurais voulu ytrouver une faille ! Mais non, il ne manquait pas unmaillon ! D’abord la façon bizarre dont nos passagers étaientarrivés à bord, ce qui leur avait permis d’éviter une inspection deleurs bagages. Le nom de Flannigan évoquait l’Irlande, lesrépublicains terroristes, les Fenians. Le nom de Muller nesuggérait rien d’autre que du socialisme et du meurtre. Et puis,leur comportement si plein de mystère ! Leur remarque queleurs plans auraient été anéantis s’ils avaient manqué le bateau.Leur peur d’être remarqués. Enfin la preuve concluante quand ilsavaient montré la petite boîte carrée avec le mécanisme de détente,leur sinistre plaisanterie sur la tête que ferait l’homme quidéclencherait le mécanisme par erreur !… Est-ce que ces faitspouvaient conduire à une autre conclusion ? Ces individusétaient les agents résolus de quelqu’un, politique ou autre, deshommes décidés à sacrifier eux-mêmes, leurs compagnons de voyage,le bateau, dans un immense holocauste ! Les granulesblanchâtres qui avaient été versés (je les avais vus) dans la boîteétaient sans aucun doute une amorce destinée à la faire exploser.J’avais moi-même entendu un bruit qui provenait peut-être d’unepièce délicate du mécanisme. Et qu’entendaient-ils par leurallusion à ce soir ? Se pouvait-il qu’ils envisageassent demettre à exécution leur funeste dessein dès le premier soir denotre croisière ? Rien que d’y penser, j’en eus un frisson quime causa plus de souci que mon mal de mer.

Je l’ai dit, je suis physiquement un poltron.Et je le suis aussi moralement. Il est rare que ces deux défautss’associent dans un seul homme. J’ai connu beaucoup d’hommesparticulièrement sensibles au danger physique, et qui cependantétaient remarquables par la force et l’indépendance de leurcaractère. En ce qui me concerne, je conviens à regret que meshabitudes paisibles et ma vie retirée ont développé en moi unefrayeur mortelle de faire quoi que ce soit d’original ou qui memette en évidence, frayeur qui est encore plus forte, si possible,que ma peur de tout péril personnel. Un mortel ordinaire, placédans les circonstances où je me trouvais moi-même, serait allé voiraussitôt le capitaine, il lui aurait avoué ses craintes et il luiaurait laissé le soin de régler l’affaire. Mais à moi, constituécomme je le suis, cette idée me sembla haïssable. La perspective dedevenir une vedette, de subir une sorte d’interrogatoirecontradictoire de la part d’un étranger, d’être confronté sousl’aspect d’un dénonciateur avec deux conspirateurs prêts à tout, meremplissait d’épouvante et d’horreur. Et s’il était prouvé, par unehypothèse à laquelle je ne pensais pas, que je m’étaistrompé ? Quelles seraient les réactions s’il apparaissait quemon accusation était mal fondée ? Non. Je temporiserais. Jesurveillerais du coin de l’œil mes deux conspirateurs. Je lesfilerais. Tout valait mieux qu’une erreur possible.

À cet instant, je me dis que peut-être unenouvelle phase de la conspiration se développait. L’excitation demes nerfs avait dû calmer mon mal de mer, car je pus me mettredebout et m’extraire du canot sans une nausée. Je titubai le longdu pont dans l’intention de descendre dans la cabine et de voir àquoi s’occupaient mes nouvelles connaissances. Juste comme jeposais ma main sur la rampe, je reçus une grande claque cordialedans le dos qui me projeta en bas des marches avec plus deprécipitation que de dignité.

– Serait-ce toi Hammond ? questionna unevoix qu’il me sembla reconnaître.

– Dieu me bénisse ! dis-je en meretournant. Pas possible que ce soit Dick Merton ! Commentvas-tu, mon vieux ?

Au milieu de mes perplexités s’offrait unechance imprévue. Dick était exactement l’homme dont j’avais besoin.D’un naturel aimable et avisé, prompt à l’action, il écouterait lerécit de mes soupçons, et je pourrais me fier à son bon sens pourarrêter le meilleur plan. Depuis le temps où j’étais en seconde àHarrow, Dick avait été mon conseiller et mon protecteur. Du premiercoup d’œil, il devina que quelque chose n’allait pas.

– Hello ! s’écria-t-il avec sagentillesses coutumière. Qu’est-ce qui te tracasse, Hammond ?Te voilà aussi blanc qu’un drap de lit ! Mal de mer,eh ?

– Non. Pas tout à fait. Faisons les cent pas,Dick. Il faut que je te parle. Donne-moi ton bras.

En m’appuyant sur la robuste carrure de Dick,je marchai sans trop de peine. Mais il se passa du temps avant queje puisse rassembler mes énergies pour parler.

– Veux-tu un cigare ? me demanda-t-ilpour rompre le silence.

– Non, merci ! répondis-je, Dick, cesoir, nous serons tous des cadavres ?

– Ce n’est pas une raison pour que tu ne fumespas un cigare maintenant ! déclara Dick froidement.

Mais il me dévisagea. C’était normal, ilpensait que je déraillais.

– Non, Dick. Ce n’est pas l’heure deplaisanter. Et je te jure que je n’ai rien bu. J’ai découvert uneconspiration infâme, Dick, qui a pour but de détruire ce bateau ettous ceux qui sont à bord…

Sur quoi j’entrepris d’exposersystématiquement, en ordre, l’enchaînement des indices que j’avaisrecueillis.

– Alors, Dick ? demandai-je pourconclure. Qu’est-ce que tu penses de ça ? et surtout, quedois-je faire ?

Je fus plutôt surpris qu’il éclatât d’un grosrire jovial.

– Je serais épouvanté si quelqu’un d’autre quetoi m’en avait dit autant ! Mais je te connais, Hammond, tu esun marchand d’illusions. Tu as toujours été ainsi. Cela me rajeunitde voir resurgir les vieux traits de ton caractère. Te rappelles-tuqu’à l’école tu me juras qu’il y avait un fantôme dans la grandesalle ? En fin de compte, ce fantôme s’avéra ton imageréfléchie dans la glace !… Voyons, mon vieux ! Pourquoiquelqu’un songerait-il à détruire ce bateau ? À bord, il n’y apas de grosses pièces politiques. La majorité des passagers sontdes Américains. Par ailleurs, en ce noble XIXe siècle,les partisans des tueries de masse ne figurent jamais au nombre desvictimes. Compte là-dessus ! Tu ne les as pas compris, ou tuas pris une caméra ou quelque chose d’aussi inoffensif pour unemachine infernale !

– Pas du tout, monsieur ! répliquai-jeassez ému. Tu apprendras à tes dépens, j’en ai peur, que je n’ai nimal compris ni exagéré. Quant à la boîte, je n’en ai jamais vu desemblable. Elle contient un mécanisme fragile. De cela je suisconvaincu. Il n’y avait qu’à voir la manière dont ces hommes lamanipulaient et en parlaient.

– De n’importe quel colis de denréespérissables, tu ferais une torpille ! dit Dick.

– Le nom du type est Flannigan,poursuivis-je.

– Je ne crois pas que ce soit un argumentvalable devant un tribunal, fit Dick. Mais viens, j’ai fini moncigare. Nous pourrions descendre et casser la tête d’une bouteillede vin blanc. Si les Orsini sont dans le salon, tu me lesdésigneras.

– Entendu ! D’ailleurs, je suis décidé àne pas les perdre de vue. Ne les regarde pas trop attentivementtout de même, car je ne voudrais pas qu’ils se sententsurveillés.

– Fais-moi confiance ! J’aurai l’œilabruti et naïf d’un agneau.

Et nous descendîmes au salon.

De nombreux passagers étaient éparpillésautour de la grande table centrale. Les uns luttaient avec des sacsde voyage réfractaires. D’autres déjeunaient. Il y en avait quilisaient, ou qui se distrayaient autrement. Les objets de notreenquête n’étaient pas là. Nous traversâmes la salle et visitâmestoutes les cabines, pas trace d’eux. « Seigneur !pensai-je. Peut-être qu’en ce moment même ils sont sous nos pieds,dans la cale ou la chambre des machines, en train de préparer leurmachine diabolique. »

Mieux valait connaître le pire que de resterainsi en suspens.

– Maître d’hôtel ! appela Dick. Y a-t-ilailleurs d’autres passagers.

– Il y en a deux dans le fumoir, monsieur.

Le fumoir était une petite pièce luxueusementmeublée, attenante à l’office. Nous poussâmes la porte et entrâmes.Je ne pus réprimer un soupir de soulagement. La première chose queje vis était la figure cadavérique de Flannigan, avec sa boucheentrouverte et ses yeux qui ne cillaient point. Son compagnon étaitassis en face de lui. Ils étaient tous deux en train de boire et,sur la table, s’étalait un jeu de cartes. Ils jouaient quand nousarrivâmes. Je poussai Dick du coude pour le prévenir que nousavions trouvé nos hommes, et nous nous assîmes à côté, de l’air leplus insouciant qui fût. Les deux conspirateurs ne semblaient guèrese préoccuper de notre présence. Je les surveillai de près. Ilsjouaient à un jeu qui s’appelle le napoléon. Tous deux y étaientforts. Je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer le merveilleuxéquilibre nerveux d’individus qui, avec un pareil secret dans lecœur, pouvaient consacrer leurs facultés intellectuelles à libérerune longue ou à faire une impasse à la dame. L’argent changeaitrapidement de mains, mais la chance paraissait défavoriser le plusgrand des deux. Enfin, il jeta les cartes sur la table et refusa,en jurant, de continuer.

– Non, que je sois pendu si jerecommence ! dit-il. En cinq donnes, je n’ai jamais eu plus dedeux cartes se suivant.

– Aucune importance ! répondit soncamarade, en ramassant ses gains. Quelques dollars dans ta poche oudans la mienne, ça ne compte guère à côté du travail de cesoir.

Je fus étonné de l’audace du bandit, mais jeveillai à garder mes yeux perdus dans le vague tout en buvant monvin. Je sentis que Flannigan regardait de mon côté avec ses yeux deloup pour voir si j’avais remarqué l’allusion. Il chuchota à soncompagnon quelques mots que je ne saisis pas. C’était unerecommandation, je suppose, car l’autre se mit presque encolère.

– Absurde ! Pourquoi ne dirais-je pas cequi me plaît ? Un excès de précautions, voilà justement, cequi nous nuirait.

– Je crois que tu ne tiens pas à ce que nousréussissions ! dit Flannigan.

– Tu ne crois rien de pareil ! répliquaMuller, en parlant vite et fort. Tu sais aussi bien que moi quequand je joue une mise, j’aime gagner. Mais je ne tolérerai pasd’être critiqué ni interrompu par toi ou par quiconque ! Jesuis intéressé à notre réussite autant que toi. Plus,même !

Il était vraiment furieux, et il tiraavidement sur son cigare. Le regard de l’autre scélérat allait deDick Merton à moi-même. Je savais que je me trouvais en présenced’un homme prêt à tout, que le frémissement de ma lèvre pouvaitêtre le signal qu’il attendait pour plonger un poignard dans moncœur, mais je me maîtrisai plus facilement que je ne l’aurais cru.Dick, lui, était aussi impassible et apparemment aussi indifférentqu’un sphinx.

Le silence régna quelques instants dans lefumoir, interrompu seulement par le brassage des cartes auquel selivra Muller avant de les remettre dans sa poche. Il semblait êtreencore vaguement enfiévré et irritable. Il jeta le bout de soncigare dans le crachoir, lança un regard de défi à son compagnon etse tourna vers moi.

– Pouvez-vous me dire, monsieur, medemanda-t-il, quand ce bateau donnera de ses nouvelles ?

Ils me regardaient tous les deux. Peut-êtreavais-je légèrement pâli, mais ma voix ne trembla pas quand jerépondis :

– Je pense, monsieur, que ce bateau ne donnerade ses nouvelles que lorsqu’il entrera dans la rade deQueenstown.

– Ah ! ah ! Je savais bien que vousrépondriez cela. Ne me donne pas des coups de pieds sous la table,Flannigan ! Je ne supporterai pas. Je sais ce que je fais…Vous vous trompez, monsieur ! reprit-il en se retournant versmoi. Vous vous trompez lourdement !

– À un navire de rencontre, peut-être ?suggéra Dick.

– Non. Non plus.

– Le temps est beau, dis-je. Pourquoin’arriverions-nous pas à destination ?

– Je n’ai pas dit que nous n’arriverions pas àdestination. Quoique après tout ce soit possible. En tout cas, cen’est pas là qu’on aura d’abord des nouvelles de nous.

– Où, alors ? demanda Dick.

– Ça, vous ne le saurez jamais ! Ilsuffit qu’un agent rapide et mystérieux signale notre position, etcela avant la fin du jour. Ah ! ah !

Il se remit à glousser.

– Viens sur le pont ! grommela soncamarade. Tu as trop bu de cet ignoble cognac à l’eau. Tu en as lalangue trop déliée. Allons, viens !

Il le prit par le bras et le conduisit,presque de force, hors du fumoir vers l’escalier, puis de là sur lepont.

– Alors, qu’est-ce que tu en dismaintenant ? bégayai-je en me penchant vers Dick.

Il était aussi imperturbable qu’à sonhabitude.

– J’en dis tout simplement ce que dit soncompagnon : nous avons entendu les divagations d’un type àdemi soûl. Il puait le cognac !

– Mais enfin, Dick ! Tu as bien vucomment l’autre essayait de lui tenir la langue ?

– Bien sûr ! Il ne voulait pas que sonami passât pour un idiot devant des étrangers. Peut-être le petitgros est un fou et l’autre son gardien. C’est tout à faitpossible.

– Oh ! Dick ! Dick !m’écriai-je. Comment peux-tu être aveugle à ce point ? Nesens-tu pas que chaque parole a confirmé mes soupçons ?

– Balivernes, mon vieux ! Tu raisonnesdans un état d’excitation nerveuse invraisemblable. Veux-tu me direce qu’il y a à tirer de cette absurdité touchant un mystérieuxagent qui signalerait notre position ?

– Je vais te dire ce que cela signifie,Dick ! murmurai-je en me penchant vers lui et en saisissantson bras. Il sous-entendait une explosion soudaine et un éclair quipourraient être vus en mer par un pêcheur au large des côtesaméricaines. Voilà ce qu’il voulait dire !

– Je ne croyais pas que tu étais stupide à cedegré là ! fit Dick Merton avec humeur. Si tu cherches àattacher une signification précise à toutes les bêtises queracontent les ivrognes, tu dois aboutir à d’étranges conclusions.Suivons leur exemple et montons sur le pont. Tu as besoin d’airfrais, je crois. Ce qui est vrai, c’est que tu as le foie déréglé.Un voyage en mer te fera le plus grand bien.

– À condition que je voie la fin decelui-ci ! soupirai-je. Je jure que je n’en ferai jamaisd’autre… On est en train de dresser la table ; cela ne vautpas la peine que je monte. Je vais rester en bas et déballer mesaffaires.

– J’espère que pour le dîner tu seras d’unehumeur plus agréable !

Et Dick sortit, me laissant à mes réflexionsjusqu’à ce que le coup de gong nous convoquât tous au salon.

Faut-il le dire ? Mon appétit n’avait pasété beaucoup accru par les incidents de la journée. Je m’assisnéanmoins à table comme un automate, et m’efforçai de m’intéresserà la conversation qui s’était engagée autour de moi. Il y avaitprès d’une centaine de passagers de première classe. Quand le vincommença à circuler, les voix combinées au fracas des assiettes etdes plats m’assourdirent. Je me trouvai assis entre une grossevieille dame très nerveuse et un clergyman compassé. Comme ni l’unni l’autre ne me firent les premières avances pour causer, je meretirai dans ma coquille et m’occupai à observer mes compagnons devoyage. Non loin, je voyais Dick qui partageait son attention entreune volaille découpée devant lui et une jeune dame fort jolimententière à son côté. Le capitaine Downie faisait les honneurs à unbout de la table, tandis que le médecin du bord était assis àl’autre extrémité. Je me réjouis de constater que Flannigan étaitplacé presque en face de moi. Tant que je l’aurais sous les yeux,je serais sûr que nous ne risquions rien. Il avait sur le visagequelque chose qui voulait ressembler à un sourire aimable.J’observai qu’il buvait beaucoup de vin, tellement même qu’avant ledessert il avait la voix altérée. Son ami Muller était assis un peuplus loin. Il mangeait peu. Il m’apparut nerveux, agité.

– Maintenant, mesdames, déclara notre bravecapitaine, j’espère que vous vous considérerez comme chez vous àbord de mon navire. Pour ce qui est des messieurs, je ne crainsrien. Une bouteille de champagne, maître d’hôtel ! Buvons àune fraîche brise et à une traversée rapide. Je pense que nos amisd’Amérique apprendront dans huit jours, neuf au plus, que noussommes bien arrivés.

Je levai les yeux. Pour aussi rapide qu’eûtété le coup d’œil échangé entre Flannigan et son associé, jel’avais surpris. Sur les lèvres minces du premier, je distinguaimême un mauvais sourire.

La conversation élargit son cercle. On parlatour à tour politique, navigation, distractions, religion. Jedemeurai silencieux, mais n’en écoutai pas moins. Je me dis tout àcoup qu’en introduisant le sujet que j’avais toujours présent àl’esprit, je ne ferai aucun mal. Je pourrais le faire d’une manièredésinvolte. Au moins cela aurait-il pour effet d’orienter lespensées du capitaine dans cette direction. Et je pourrais guetteraussi la réaction de mes deux conspirateurs.

Il y eut une soudains chute de laconversation. Les sujets banals étaient-ils épuisés ? Jesaisis l’occasion.

– Puis-je vous demander, capitaine,commençai-je en m’inclinant et en parlant très distinctement, ceque vous pensez des manifestations des terroristes républicainsirlandais ?

La figure rougeaude du capitaine s’assombritlégèrement d’une honnête indignation.

– Ce sont des gestes de lâches !répondit-il. Aussi stupides que méchants.

– De vaines menaces d’une bande de coquinsanonymes ! surenchérit un vieux monsieur décoré à côté delui.

– Oh ! capitaine ! gémit ma grossevoisine. Vous ne croyez pas réellement qu’ils seraient capables defaire sauter un bateau ?

– Je suis parfaitement certain qu’ils leferaient s’ils le pouvaient. Mais je suis parfaitement certainqu’ils ne feront jamais sauter le mien.

– Puis-je vous demander quelles précautionsvous avez prises ? interrogea un homme d’âge moyen au bout dela table.

– Toutes les marchandises à bord ont étésoigneusement examinées, répondit le capitaine Downie.

– Mais supposez qu’un passager apporte à bordun explosif ? demandai-je.

– Ils sont bien trop lâches pour risquer leurvie de cette façon !

Pendant cette conversation, Flannigan n’avaitpas manifesté le moindre intérêt pour ce qui se disait. Toutefois,il leva la tête et regarda le capitaine.

– Ne croyez-vous pas que vous lesmésestimez ? dit-il. Toutes les sociétés engendrent desdésespérés prêts à tout. Pourquoi les Fenians n’en auraient-ils pascomme les autres ? Beaucoup d’hommes croient que c’est unprivilège de mourir au service d’une cause qui leur paraît juste,mais que d’autres peuvent trouver détestable.

– L’assassinat à tort et à travers ne peut pasêtre jugé juste par qui que ce soit ! déclara le petitclergyman.

– Le bombardement de Paris n’était pas autrechose, répondit Flannigan. Et pourtant tout le monde civilisé s’esttrouvé d’accord pour regarder, les bras croisés, et prononcer lemot « guerre » au lieu du mot « assassinat ».Ce bombardement a paru assez juste aux Allemands. Pourquoi ladynamite ne serait-elle pas jugée juste par les Fenians ?

– En tout cas, dit le capitaine, leursimbécillités n’ont provoqué aucune catastrophe maritimejusqu’ici.

– Pardon ! répondit Flannigan. N’a-t-onpas émis quelques doutes à propos du Dotterel ? J’airencontré en Amérique des gens qui prétendaient savoir de sourcesûre qu’il y avait eu une torpille à bord du bateau.

– Ils ont menti ! affirma le capitaine.Il a été prouvé formellement devant le tribunal qu’une explosion degaz de houille s’était produite… Mais nous ferions mieux de changerde sujet, sinon les dames ne dormiraient pas tranquilles…

Et la conversation dériva une fois de plusvers ses platitudes habituelles.

Au cours de cette petite discussion, Flanniganavait soutenu son point de vue avec une discrétion d’homme du mondeet un calme dont je ne l’aurais pas cru capable. Je ne pusm’empêcher d’admirer un homme qui, sur le point de se livrer à uneentreprise désespérée, pouvait courtoisement discuter d’un pointqui devait le toucher de si près. Il avait bu, je l’ai dit, unequantité considérable de vin mais quoique ses pommettes eussentlégèrement rougi, il avait gardé une attitude pleine de décence. Ilne se joignit pas à la nouvelle conversation, il se perdit dans desréflexions personnelles.

Un tourbillon d’idées contradictoires sedéchaîna dans ma tête. Que devais-je faire ? Allais-je melever et les dénoncer sur-le-champ devant les passagers et lecapitaine ? Demanderais-je quelques minutes d’entretienparticulier au capitaine dans sa cabine afin de tout luirévéler ? Un moment j’en eus envie, mais ma vieille timiditése réveilla avec une force redoublée. Dick avait entendu lespreuves ; il avait refusé de les croire. Je décidai de laisseraller les choses. Un bizarre sentiment d’insouciante téméritém’envahit. Pourquoi aiderais-je des gens qui restaient aveuglesdevant leurs propres périls ? C’était le devoir des officiersde nous protéger. Ce n’était pas à nous de les avertir. Je bus deuxverres de vin coup sur coup et passai sur le pont, fermement décidéà conserver mon secret au plus profond de mon cœur.

La soirée était magnifique. Tout éprouvé queje fusse par mon excitation nerveuse, je ne pus faire autrement quem’appuyer au bastingage et respirer la fraîcheur du vent. Au loin,vers l’ouest, une voile solitaire se détachait sur la grande nappede feu abandonnée par le soleil qui s’était couché. Je frissonnaien regardant. C’était majestueux. Et c’était terrible. Au-dessus denotre grand mât, une unique étoile scintillait faiblement, maisc’était un millier qui, à chaque coup de notre hélice, semblaientluire dans l’eau. Seule note discordante dans ce magnifiquetableau, la traînée de fumée qui s’étendait derrière nous, commeune taillade noire sur un rideau cramoisi. Il était difficile decroire que la grande paix de toute cette nature pourrait être gâtéepar un pauvre être humain misérable.

« Après tout, songeai-je en contemplantles profondeurs bleues au-dessous de moi, en mettant les choses aupis, il vaut mieux mourir ici que de traîner une agonie sur un litd’hôpital… »

Qu’est-ce que la vie d’un homme quand on lacompare aux grandes forces de la nature ? Toute maphilosophie, cependant, ne m’épargna pas un frisson, quand,tournant la tête, j’aperçus à l’autre bout du pont deux silhouettessinistres que je n’eus aucun mal à identifier. Ils semblaientdiscuter avec passion, mais il m’était impossible de les entendre.Je me contentai de faire les cent pas en les surveillant deloin.

J’éprouvai un grand soulagement quand Dicks’avança sur le pont. Un confident, même incrédule, est préférableà pas de confident du tout.

– Alors, mon vieux ? me dit-il en mechatouillant les côtes. Nous n’avons pas encore sauté,hein ?

– Non, pas encore. Mais rien de prouve quenous ne sommes pas sur le point de sauter.

– Mais non, mon vieux ! répondit Dick. Jene peux pas concevoir ce qui t’a mis cette idée invraisemblabledans la tête. J’ai parlé à l’un des deux assassins présumés tels,et il me paraît un type pas désagréable du tout. Un vraitempérament de sportif, je dirais, d’après la manière dont ilparle.

– Dick ! m’écriai-je. Je suis certain queces individus possèdent une machine infernale et que nous sommes aubord de l’éternité : c’est aussi sûr que si je les voyaisapprocher une allumette de l’amorce.

– Eh bien ! si tu le crois vraiment… medit Dick, à demi ébranlé sur le moment par le sérieux de monaffirmation, ton devoir consiste à faire part au capitaine de tessoupçons.

– Tu as raison ! J’y vais. C’est monabsurde timidité qui m’a interdit de le faire plus tôt. Je croisque nous ne pourrons avoir la vie sauve que si je lui expose toutel’affaire.

– Alors, vas-y tout de suite. Mais, au nom duciel, ne me mets pas dans le coup.

– Je lui parlerai quand il descendra de lapasserelle. Dans l’intervalle, je ne les perds pas de vue.

– Tu me tiendras au courant du résultat, ditmon compagnon.

Sur un signe de tête, il me quitta pour semettre en quête, je pense, de sa voisine de table.

Livré à moi-même, je me souvins de ma retraitedu matin et, grimpant par-dessus le bastingage, je m’installai aufond du canot de sauvetage. Là, je pouvais réfléchir aux événementset, rien qu’en levant la tête, observer mes cruels voisins.

Une heure passa. Le capitaine était encore surla passerelle. Il était en train de bavarder avec un passager. Tousdeux discutaient d’un problème complexe de navigation. De l’endroitoù j’étais allongé, je pouvais voir les extrémités rougies de leurscigares. Il faisait noir, maintenant. Si noir que je distinguais àpeine les silhouettes de Flannigan et de son complice. Ilsn’avaient pas bougé. Quelques passagers se promenaient sur le pont,mais beaucoup étaient en bas. Un calme étrange semblait prendrepossession de l’air. Les voix des hommes de quart et le grincementdu gouvernail étaient les seuls bruits qui troublaient lesilence.

Une autre demi-heure s’écoula. Le capitaineétait toujours sur la passerelle, et il n’avait pas l’air devouloir en descendre. Mes nerfs étaient excessivement tendus, aupoint qu’un bruit de pas sur le pont me fit trembler des pieds à latête. Je risquai un œil par-dessus le rebord de mon canot, mes deuxsuspects avaient traversé et se tenaient à présent tout justeau-dessous de moi. La lumière d’un habitacle éclairait en plein lafigure blême de ce bandit de Flannigan. Un seul regard m’avaitsuffi pour me rendre compte que Muller avait son imperméable surson bras. Je retombai en arrière et gémis. J’eus l’impression qu’àforce d’avoir temporisé j’avais sacrifié deux cents vieshumaines.

Je n’ignorais pas la diabolique vengeance ques’attire un espion. Je savais que deux hommes qui jouent leurs viesne reculent devant rien. Tout ce que je pus faire fut de me blottirau fond du canot pour écouter en silence leur dialoguechuchoté.

– Ici, à cet endroit, ce sera parfait !déclara une voix.

– Oui, le côté sous le vent est lemeilleur.

– Je me demande si le mécanisme jouera.

– Moi, j’en suis sûr.

– Nous devions le déclencher à dix heures,n’est-ce pas ?

– Oui, dix heures précises. Dans huitminutes…

Une pause succéda à cette informationdésespérante. Puis la voix reprit :

– On n’entendra pas le déclic de la détente,n’est-ce pas ?

– Aucune importance. De toutes façons, ilserait trop tard pour nous empêcher d’agir.

– C’est vrai. Il doit y avoir plutôt del’énervement parmi ceux que nous avons laissés derrièrenous ?

– Plutôt ! Dans combien de temps crois-tuqu’ils auront de nos nouvelles ?

– Vers minuit au plus tôt, les premièresnouvelles.

– Grâce à moi.

– Non, à moi.

– Ah ! ah ! Nous verrons !

Nouvelle pause. Puis j’entendis la voix deMuller :

– Il n’y a plus que cinq minutes.

Ah ! comme le temps passaitlentement.

– Ça fera une belle sensation, là-bas !fit une voix.

– Oui, du bruit dans les journaux !

Je levai la tête et regardai par-dessus moncanot. Il semblait qu’il n’y eût plus ni espoir, ni secours en vue.La mort me dévisageait froidement. Allais-je ou n’allais-je pasdonner l’alarme ? Le capitaine avait enfin quitté lapasserelle. Le pont était désert, à l’exception de ces deuxlugubres formes humaines tapies dans l’ombre.

Flannigan mit sa montre dans la paume de samain.

– Encore trois minutes, dit-il. Pose-la sur lepont.

– Non. Je vais la poser sur le bastingage.

C’était la petite boîte carrée. D’après lebruit, je compris qu’il l’avait placée près du bossoir, presqueexactement sous ma tête.

Je risquai un nouveau coup d’œil. Flanniganétait en train de verser d’un papier quelque chose dans sa main.Quelque chose de blanc et de granulaire comme ce que j’avais vu lematin. Sans doute une amorce, car il la glissa dans la petiteboîte, et j’entendis le bruit bizarre qui avait déjà éveillé monattention.

– Dans une minute et demie !annonça-t-il. Qui tirera sur la ficelle, toi ou moi ?

– Je tirerai, moi ! répondit Muller.

Il était agenouillé et il tenait dans sa mainle bout de la ficelle. Flannigan se tenait debout derrière lui, lesbras croisés, l’air décidé.

Je ne pus résister plus longtemps. Mon systèmenerveux céda.

– Arrêtez ! Hurlai-je en sautant sur mespieds. Arrêtez-vous, malheureux ! Hommes sansprincipes !…

Ils firent tous deux un saut en arrière. Jecrois qu’ils me prirent pour un revenant, un rayon de luneéclairait mon visage décomposé.

Mais maintenant j’étais brave. J’étais allétrop loin pour battre en retraite.

– Caïn a été damné ! m’écriai-je. Et iln’en tua qu’un ! Voudriez-vous répondre du sang de deux centspersonnes ?

– Il est fou ! dit Flannigan. C’estl’heure. Lâche tout, Muller !

Je bondis sur le pont.

– Non, vous ne le ferez pas !criai-je.

– De quel droit nousl’interdiriez-vous ?

– Au nom de tous les droits : humains etdivins !

– Ce n’est pas votre affaire. Laissez-noustranquilles.

– Non. Jamais !

– Qu’est-ce que c’est que ce cinglé ? Ily a trop d’intérêts en jeu pour faire des cérémonies ! Je vaisle tenir, Muller, pendant que tu actionneras le mécanisme.

Dans la seconde qui suivit, je me débattiscontre la poigne herculéenne de l’Irlandais. Mais toute résistancedevint inutile, entre ses mains, j’étais un bébé.

Il me colla contre le flanc du bateau et m’ymaintint.

– À présent, dit-il, vas-y ! Il ne peutplus nous gêner.

Je me sentis sur l’extrême bord de l’éternité.À demi étranglé par l’étreinte d’un des bandits, je vis l’autres’approcher de la boîte fatale. Il se pencha, saisit la ficelle. Jemurmurai une prière quand je le vis refermer ses doigts sur laficelle. Puis il y eut un claquement sec, un curieux grincement. Ladétente joua, un côté de la boîte s’ouvrit tout grand et il enjaillit… deux pigeons voyageurs gris !

Il n’est pas besoin d’en dire beaucoup plus.Je ne tiens pas particulièrement à insister. Toute cette affaireest à la fois trop écœurante et trop absurde. Peut-être ferais-jeaussi bien de me retirer gracieusement de la scène et de laisser maplace indigne au rédacteur sportif du New York Herald.Voici l’article qui fut publié peu après notre départd’Amérique.

Extraordinaire performance d’un pigeon. –Un match original s’est déroulé la semaine dernière entre lesoiseaux de John H. Flannigan, de Boston, et de Jeremiah Muller,notoire habitant de Lowell. Tous deux avaient consacré beaucoup detemps et d’attention à une race améliorée de pigeons, et depuislongtemps un défi avait été lancé. Les pigeons étaient l’objet degros enjeux, et le résultat était attendu avec une impatienceconsidérable par les gens du pays. Le départ a eu lieu du pont dutransatlantique Spartan, à dix heures du soir, le jour del’appareillage. Il avait été calculé que le navire serait à près decent milles de la côte. D’autre part, il avait été convenu quel’oiseau qui rentrerait chez lui le premier serait déclaré gagnant.Nous croyons savoir que d’extraordinaires précautions avaient étéprises, en effet, certains commandants de bord ont un préjugédéfavorable contre l’organisation d’épreuves sportives sur leursbateaux. En dépit de quelques petites difficultés de dernièreheure, la cage fut ouverte presque à dix heures. L’oiseau de Mullerarriva le lendemain matin à Lowell, dans un état d’épuisementextrême. Mais on est sans nouvelles de l’oiseau de Flannigan. Ceuxqui avaient parié sur le vaincu ont néanmoins la satisfaction desavoir que toute l’affaire a été menée avec la plus extrêmeloyauté, du début à la fin. Les pigeons avaient été enfermés dansune cage spécialement conçue, qui ne s’ouvrait que sous l’actiond’un ressort. Il était possible de les nourrir par une ouverturepratiquée en haut, mais impossible de toucher à leurs ailes. Detels matches populariseraient grandement la colombophilie enAmérique, et constitueraient un agréable dérivatif aux exhibitionsmorbides de l’endurance humaine, qui ont pris au cours de cesdernières années le développement que l’on sait.

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