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Contes de terreur

Contes de terreur

de Sir Arthur Conan Doyle
I – L’Horreur du plein ciel  – (The Horror of the Heights)

Tous ceux qui ont eu à connaître de cette affaire ont renoncé à croire que le récit extraordinaire, appelé le« Fragment de Joyce-Armstrong », soit une mystification forgée par un inconnu sous l’inspiration d’un humour dépravé. Le plus macabre et le plus fécond des farceurs y aurait regardé à deux fois avant de consacrer sa fantaisie morbide aux faits tragiquement incontestables qui étayent ce document. Bien que celui-ci soit truffé d’assertions stupéfiantes et même monstrueuses, il n’en est pas moins convaincant, et il nous oblige à réviser certaines idées qui paraissent aujourd’hui dépassées. Seule une marge insignifiante de sécurité protège le monde contre un danger inattendu. Avant de reproduire le document original dans sa forme malheureusement incomplète, je vais soumettre au lecteur tous les faits connus à ce jour. En premier lieu j’avertis les sceptiques qui mettraient en doute le récit de Joyce-Armstrong que les faits concernant le lieutenant Myrtle, de la Marine Royale, et Monsieur Hay Connor, ont été vérifiés : ils sont bien morts comme l’a décrit le narrateur.

Le « Fragment de Joyce-Armstrong » aété trouvé dans le champ connu sous le nom de Lower Haycock, àquinze cents mètres à l’ouest du village de Withyham, sur lafrontière du Kent et du Sussex. Le 15 septembre dernier un ouvrieragricole, James Flynn, au service du fermier Mathew Dodd, deChauntry Farm, à Withyham, a aperçu une pipe de bruyère à côté duchemin qui longe la haie de Lower Haycock. Quelques mètres plusloin, il a trouvé une paire de lunettes cassées. Finalement, il adécouvert parmi les orties du fossé un livre plat endossé detoile : c’était un carnet de notes ; quelques feuilletss’étaient détachés et voletaient au pied de la haie. Il a ramasséle tout ; trois feuillets malheureusement, dont les deuxpremiers, n’ont pu être retrouvés. L’ouvrier agricole a rapportéson butin à son maître ; celui-ci, à son tour, l’a montré audocteur J. H. Atherton, de Hartfield. Ce gentleman s’est tout desuite rendu compte qu’une expertise était indispensable : lemanuscrit a donc été remis à l’Aéro-Club de Londres, où il setrouve encore.

Les deux premières pages du manuscritmanquent. Une autre a été également arrachée à la fin du récit.Mais la cohérence de l’ensemble n’en souffre pas. On suppose que ledébut retraçait le palmarès de Monsieur Joyce-Armstrong ;palmarès aisément reconstituable et qui demeure inégalé dansl’aviation anglaise. Pendant de nombreuses années Joyce-Armstrong aété considéré comme l’un des hommes volants les plus audacieux etles plus savants ; cette combinaison de talents lui a permisd’inventer et d’expérimenter divers procédés auxquels son nom resteattaché. Tout son manuscrit est correctement écrit à l’encre, saufles dernières lignes : griffonnées au crayon, elles sontpresque illisibles ; on dirait qu’elles ont été tracées entoute hâte sur le siège d’un avion en vol. Ajoutons que des tachesmaculent la dernière page et la couverture ; les experts duministère de l’Intérieur ont déclaré qu’il s’agissait de taches desang, probablement d’un sang humain, à coup sûr d’un sang demammifère. Le fait que l’analyse de ce sang ait révélé quelquechose ressemblant fortement au virus de la malaria (Joyce-Armstrongsouffrait de fréquents accès de fièvre) est un exemple remarquabledes armes nouvelles que la science moderne met entre les mains denos détectives.

Un mot maintenant sur la personnalité del’auteur d’un document qui fera époque. Joyce-Armstrong, si l’on encroit les quelques amis qui l’ont bien connu, était un rêveur et unpoète autant qu’un inventeur et un technicien de la mécanique. Ilavait dépensé la plus grande partie d’une fortune considérable poursatisfaire sa marotte de l’aviation. Dans ses hangars près deDevizes, il possédait quatre avions personnels et, au cours del’année précédente, il n’avait pas pris l’air moins de centsoixante-dix fois. Il était souvent d’humeur sombre ; en cesoccasions il s’isolait et évitait tout contact avec la société. Lecapitaine Dangerfield, qui était son compagnon le plus intime,affirme qu’en certaines circonstances son excentricité frisait ladémence : n’avait-il pas l’habitude d’emporter en avion unfusil de chasse ?

D’autre part l’accident survenu au lieutenantMyrtle l’avait déplorablement impressionné. S’attaquant au recordd’altitude, Myrtle était tombé d’une hauteur d’environ dix millemètres. Fait horrible : sa tête avait complètementdisparu ; cependant ses membres et tout le reste de son corpsavaient conservé leurs formes originelles. Chaque fois que despilotes se réunissaient, Joyce Armstrong demandait avec un sourireénigmatique : « S’il vous plaît, avez-vous retrouvé latête de Myrtle ? ».

Un soir après dîner, au mess de l’école depilotage de Salisbury, il avait provoqué un débat sur le thèmesuivant : quel est le plus grand et le plus constant desdangers des aviateurs ? Après avoir écouté les opinions émisesà propos des trous d’air, des vices de construction, des orages, ilavait haussé les épaules en refusant de donner son avispersonnel ; mais il avait fait comprendre qu’il différaitradicalement de ceux qu’il venait d’entendre.

Il n’est pas inutile de signaler qu’aulendemain de sa disparition, on a découvert qu’il avait mis sesaffaires en ordre, avec une minutie qui autorise à croire qu’ilpressentait la fin qui l’attendait.

Ces indications préalables étaientnécessaires. Je vais maintenant transcrire exactement le récit, telqu’il figure à partir de la page 3 du carnet de notesensanglanté.

« … Néanmoins, quand j’ai dîné à Reimsavec Coselli et Gustave Raymond, force m’a bien été de constaterque ni l’un ni l’autre n’avaient conscience de l’existence d’undanger particulier aux hautes couches de l’atmosphère. Je ne leurai pas dit tout à fait ce que j’avais dans la tête ; mais j’aiprocédé par allusions, et s’ils avaient eu des idées analogues auxmiennes ils n’auraient pas manqué de les exprimer. Hélas, ces deuxvaniteux sans cervelle ne pensent à rien d’autre qu’à voir leursnoms imprimés dans le journal ! J’ai noté avec intérêt que nil’un ni l’autre n’avaient volé beaucoup plus haut que sept mille,sept mille cinq cents mètres. Ce doit être carrément au-dessus decette altitude que l’avion pénètre dans la zone de danger (toujoursen supposant que mes hypothèses soient justes).

« Voilà plus de vingt ans que les hommesvolent en avion ; si quelqu’un me demandait pourquoi ce périlne se révélerait qu’à présent, la réponse serait simple. Au tempsdes moteurs modestes, quand on estimait qu’un 100 CV Gnome ou Greensuffisait à couvrir tous les besoins, les avions ne pouvaient pasdépasser certaines limites. Maintenant, les 300 CV sont la règleplutôt que l’exception, et les séjours dans les hautes couches del’atmosphère sont devenus plus faciles, plus fréquents. Certainsparmi nous se rappellent que, lorsque nous étions jeunes, Garross’acquit une réputation mondiale en atteignant l’altitude de sixmille mètres, et le survol des Alpes passa pour un exploit tout àfait formidable. Depuis, notre moyenne s’est considérablementaméliorée, et il y a vingt vols en altitude là où jadis il n’y enavait qu’un. Certes, la plupart ont été effectués en parfaiteimpunité, et les dix mille mètres ont été atteints bien des foissans autres obstacles que le froid et la suffocation. Maisqu’est-ce que cela prouve ? Un visiteur pourrait descendre unmillier de fois sur notre planète et ne jamais voir un tigre.Pourtant les tigres existent, et si par hasard notre visiteur seposait dans la jungle il pourrait être dévoré. Il y a des junglesdans l’air supérieur, habitées par plus terribles que des tigres.Je crois qu’un temps viendra où ces jungles seront reportées avecprécision sur les cartes. Dès à présent je peux en situer deux.L’une au-dessus de la région Pau-Biarritz en France. L’autreau-dessus de ma tête pendant que j’écris chez moi dans leWiltshire. Je croirais assez qu’il en existe une troisième dans larégion de Wiesbaden.

« Ce sont certaines disparitionsd’aviateurs qui m’en ont donné l’idée. Bien sûr, on admetgénéralement qu’ils sont tombés en mer, mais cette explication neme satisfait pas du tout. D’abord il y a eu Verrier, enFrance ; son appareil a bien été retrouvé près de Bayonne,mais jamais on n’a découvert son cadavre. Il y a eu aussi le cas deBaxter, qui a disparu, bien que son moteur et quelques débris deferraille aient été identifiés dans un bois du Leicestershire. Ledocteur Middleton, d’Amesbury, qui suivait le vol de l’avion à lalunette, a déclaré que juste avant que les nuages n’obscurcissentson champ visuel, il avait vu l’appareil, qui se trouvait à unealtitude considérable, se cabrer soudain perpendiculairement dansune série de secousses d’une violence incroyable. Voilà la dernièreimage enregistrée de l’avion de Baxter. Il y a eu ensuite plusieursautres cas analogues, et puis il y a eu la mort de Hay Connor. Quede vains bavardages sur ce mystère non élucidé ! Que decolonnes dans les journaux ! Mais on s’est bien gardé d’allerau fond des choses. Il est descendu en vol plané d’une altitudeinconnue. Il n’est pas sorti de son appareil : il était mortsur son siège. De quoi est-il mort ? « Crisecardiaque », ont répondu les médecins. Absurde ! Le cœurde Connor était aussi robuste que le mien. Qu’a déclaréVenables ? Venables était le seul homme qui se trouvait à côtéde lui quand il est mort. Il a affirmé que Hay Connor était secouéde frissons et qu’il avait l’air épouvanté. « Mort depeur », a dit Venables sans parvenir à imaginer ce qui luiavait fait peur. Connor n’a murmuré qu’un mot à Venables. Un motqui ressemblait à « monstrueux ». Au cours de l’enquête,personne n’a pu préciser à quoi ce « monstrueux » pouvaits’appliquer. Moi, j’en serais capable ! Des monstres !Tel a été le dernier mot du pauvre Harry Hay Connor. Et il estréellement mort de peur ; Venables avait raison.

« Et puis il y a eu la tête de Myrtle.Croyez-vous vraiment (quelqu’un croit-il vraiment) qu’une têted’homme puisse être complètement renfoncée dans son corps à lasuite d’une chute ? Moi, en tout cas, je n’ai jamais cru encette explication pour Myrtle. Et la graisse sur sesvêtements ! « Tout gluants de graisse », a déposéquelqu’un à l’enquête. Étrange, que personne n’ait réfléchilà-dessus ! J’ai réfléchi, moi. Il est vrai que depuislongtemps je réfléchissais déjà. J’ai fait trois tentatives (etDangerfield qui me taquinait parce que j’emportais mon fusil dechasse !) mais je ne suis pas monté assez haut. Maintenant,avec mon nouveau Paul Veroner léger et son Robur de 175 CV, jedevrais demain atteindre facilement les 10.000 mètres. Je tenteraile record. Possible que je tente aussi le diable !… Je ne niepas le danger. Mais si un homme veut éviter le danger, il n’a qu’às’abstenir de voler et à passer sa vie en pantoufles et en robe dechambre. Demain j’explorerai la jungle de l’air. S’il y a quelquechose dedans, je le saurai. Si j’en reviens, je serai un personnagecélèbre, une vedette. Si je n’en reviens pas, ce carnet de notesattestera ce que j’essaie de faire, et comment j’aurai perdu la vieen essayant. Mais de grâce, pas de radotages sur un« accident » ou un « mystère » !

« J’ai choisi mon monoplan Paul Veronerpour ce petit travail. Rien de tel qu’un monoplan quand on veutvraiment réussir quelque chose : Beaumont s’en est aperçu toutau début. Par exemple l’humidité ne l’affecte pas ; or letemps actuel laisse prévoir que nous serons constamment dans lesnuages. C’est un joli petit prototype qui répond à ma main comme uncheval à bouche tendre. Le moteur est un Robur de dix cylindres quifait 175 CV. L’appareil est pourvu des derniers progrès de latechnique : fuselage blindé, patins d’atterrissage aux courbeshautes, freins puissants, stabilisateurs gyroscopiques, troisvitesses actionnées par une altération de l’angle des plans d’aprèsle principe des jalousies à lames mobiles. J’ai emporté un fusil dechasse et une douzaine de cartouches de gros plomb ; vousauriez dû voir la tête de Perkins, mon vieux mécano, quand je l’aiprié de les mettre dans l’avion. Je me suis habillé en explorateurde l’Arctique, avec deux chandails sous ma combinaison, des basépais à l’intérieur de mes bottes fourrées, une casquette à rabatset mes lunettes en mica. Dehors, près des hangars,j’étouffais ; mais comme je voulais dépasser en ascension lahauteur du sommet de l’Himalaya, il fallait bien que je porte lecostume de mon rôle. Perkins se doutait de quelque chose et il m’asupplié de l’emmener. Si j’avais utilisé un biplan, j’auraispeut-être accédé à sa requête ; mais un monoplan dont on veuttirer le maximum de force ascensionnelle est l’affaire d’un hommeseul. Naturellement j’ai pris une vessie d’oxygène ;l’aviateur qui voudrait tenter de battre un record d’altitude sansoxygène serait gelé ou suffoquerait, ou cumulerait les deuxinconvénients.

« Avant de prendre place j’ai vérifié lesplans, le palonnier et le guignol. Satisfait de mon inspection,j’ai mis en marche et j’ai roulé en douceur. J’ai décollé enpremière, j’ai fait deux fois le tour du terrain pour chauffer unpeu le moteur ; avec un geste de la main j’ai dit au revoir àPerkins et aux autres, puis je me suis enlevé et j’ai poussé lemoteur à fond. L’avion a glissé dans le vent comme une hirondellependant une quinzaine de kilomètres. Je l’ai mis nez en l’air, etil a commencé à grimper en dessinant une grande spirale vers lebanc de nuages. Il est très important de s’élever lentement pours’adapter à la pression.

« Il faisait lourd et chaud pour un jourde septembre en Angleterre ; la pluie menaçait. Des boufféesde vent soufflaient du sud-ouest ; l’une d’elles,particulièrement violente, m’a pris au dépourvu et m’a brutalementdéporté. Je me rappelle le temps où les rafales et les trous d’airreprésentaient de graves dangers, parce que nos moteurs manquaientde puissance. Juste au moment où j’ai atteint la couche de nuages,il s’est mis à pleuvoir ; mon altimètre marquait mille mètres.Ma parole, quelle pluie ! Elle tambourinait sur les ailes, mefouettait le visage, brouillait mes lunettes ; je n’y voyaispresque plus rien. Elle contrariait ma moyenne, mais qu’yfaire ? Pendant que je prenais de la hauteur, elle s’esttransformée en grêle, et j’ai dû chercher à la contourner. L’un demes cylindres ne fonctionnait plus : une bougie encrassée,sans doute ; néanmoins j’ai pu continuer à grimper sans rienperdre de ma puissance. D’ailleurs peu de temps après, mon ennuimécanique a pris fin, et j’ai réentendu le vrombissement plein,profond des dix cylindres qui chantaient d’une seule voix enparfaite harmonie. Voilà où intervient le miracle de nos silencieuxmodernes : nous pouvons enfin contrôler nos moteurs parl’oreille. Quand ils ne tournent pas rond, comme ils crient,protestent, sanglotent ! Autrefois tous ces appels au secoursétaient perdus, engloutis par l’épouvantable vacarme de la machine.Ah, si seulement les pionniers de l’aviation pouvaient ressusciterpour admirer la perfection mécanique qui a été payée du prix deleur vie !

« Vers neuf heures et demie je suisarrivé tout près des nuages. Au-dessous de moi, toute brouillée etbarbouillée de pluie, s’étendait la vaste plaine de Salisbury. Unedemi-douzaine d’appareils se traînaient à trois ou quatre centsmètres d’altitude ; on aurait dit des moineaux. J’ai eul’impression qu’ils se demandaient ce que j’allais faire dans lesnuages. Brusquement un rideau gris s’est étiré sous moi et destortillons de vapeur humide ont dansé autour de ma figure. C’étaitfroid et triste. Mais j’avais vaincu la grêle, et c’était autant degagné. Le nuage était aussi sombre et épais qu’un brouillardlondonien. Désireux d’en sortir, j’ai tiré sur le manche jusqu’à ceque résonne la sonnette d’alarme automatique : je commençais àglisser à reculons. Mes ailes détrempées m’avaient alourdi plus queje ne l’aurais cru. Mais bientôt je suis parvenu dans une zonenuageuse moins dense, puis j’ai émergé. Une deuxième couche,opaline et cotonneuse, m’attendait à une grande altitude au-dessusde moi ; elle constituait un plafond blanc uni, tandis qu’enbas s’étalait un plancher noir et aussi lisse ; entre les deuxmon monoplan se frayait son chemin vers le plein ciel. On se sentmortellement seul dans ces vastes espaces ! J’ai vu une grandetroupe d’oiseaux aquatiques volant à tire d’ailes vers l’ouest.J’avoue que leur présence m’a fait plaisir. Je pense que c’étaientdes sarcelles, mais je suis un piètre zoologue. Maintenant que leshommes se sont faits oiseaux, nous devrions apprendre à reconnaîtrenos frères du premier coup d’œil.

« Le vent brassait sous moi la grandeplaine de nuages. À un moment donné il a déclenché un grand remous,un gouffre s’est creusé et, par le trou de sa cheminée, j’ai aperçula terre. Un gros avion blanc volait beaucoup plus bas. C’étaitsans doute le service régulier du matin Bristol-Londres. Puis letourbillon s’est mis à tournoyer dans l’autre sens, et j’airetrouvé ma solitude.

« Un peu après dix heures, j’ai priscontact avec le bord inférieur de la couche nuageuse du dessus. Cesstratus étaient de la fine vapeur diaphane qui dérivait lentementvers l’est. La force du vent avait régulièrement augmenté. Déjà latempérature était très froide, bien que mon altimètre n’indiquâtque trois mille mètres. Le moteur tournait admirablement rond. Plusépais que je ne l’escomptais, le nuage s’est finalement aminci enune brume dorée, et j’ai été accueilli par un ciel absolument puret un soleil radieux. Au-dessus de moi, rien que du bleu et del’or ; au-dessous, rien que de l’argent étincelant. Il étaitdix heures et quart ; l’aiguille du barographe indiquaitquatre mille deux cents mètres. J’ai continué mon ascension, lesoreilles attentives au ronronnement du moteur, les yeux constammentfixés sur le chronomètre, le compte-tours, le niveau d’essence, lapompe à huile. Rien d’étonnant que les aviateurs soient considéréscomme des gens qui n’ont peur de rien : ils ont à penser àtellement de choses qu’ils n’ont pas le temps de penser àeux-mêmes. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué comme uneboussole est peu digne de foi quand on dépasse une certainealtitude au-dessus de la terre. Le soleil et le vent, heureusement,me donnaient mes véritables coordonnées.

« J’avais espéré trouver une éternité decalme en prenant toujours plus de hauteur ; mais au fur et àmesure que je grimpais, la tempête croissait, elle, en violence.Mon monoplan gémissait, tremblait dans tous ses rivets, se faisaitbalayer comme une feuille de papier quand je voulais virer,glissait dans le vent plus vite, peut-être, qu’aucun mortel n’avaitjamais volé. Il me fallait redresser constamment l’appareil etlouvoyer dans l’épi du vent, car je n’ambitionnais pas seulement unrecord d’altitude : d’après tous mes calculs, c’étaitau-dessus du petit Wiltshire qu’était située ma jungle del’air ; je perdrais donc le bénéfice de tous mes efforts sij’attaquais ailleurs les hautes couches de l’atmosphère.

« Je suis arrivé à six mille mètres auxenvirons de midi. Le vent était si violent que je regardaisanxieusement les haubans de mes ailes ; je m’attendais d’unmoment à l’autre à les voir détendus ou rompus. J’avais dégagé leparachute derrière moi et je l’avais accroché à l’anneau de maceinture de cuir, afin d’être paré pour le pire. C’est dans desmoments pareils qu’un travail bâclé par un mécanicien peut coûterla vie à un pilote ! Mais l’appareil se comportaitcourageusement. Ses cordages, ses supports bourdonnaient etvibraient comme autant de cordes de harpe ; j’étais pourtantémerveillé de voir, comment, malgré les coups et les secousses quilui étaient assénés, il poursuivait son entreprise de domination duciel. Il faut qu’il y ait quelque chose de divin dans l’homme pourqu’il s’élève ainsi au-dessus des limites que le Créateur a parului assigner, et pour qu’il s’élève grâce à cette continuitédésintéressée, héroïque, dont témoigne la conquête de l’air. Onparle de dégénérescence humaine ! Quand donc une histoirecomparable a-t-elle été écrite dans les annales de notrerace ?

« C’est avec ces idées en tête que jepoussais toujours plus haut mon avion ; tantôt le vent melacérait la figure, tantôt il sifflait derrière mes oreilles ;la plaine de nuages au-dessous de moi avait pris sesdistances ; ses replis, ses boursouflures d’argent s’étaientfondus dans une platitude éblouissante. Mais tout à coup j’ai étévictime d’un avatar sans précédent. Certes je savais déjà ce qu’ilen coûtait de se trouver dans ce que nos voisins d’Outre-Mancheappellent un tourbillon ; mais à une échelle pareille je n’enavais jamais vu. Ce formidable fleuve de vent qui balaie toutcontient, semble-t-il, des remous en son sein qui sont aussiterrifiants que lui-même. Sans le moindre avertissement, j’ai étéhappé brutalement par l’un d’eux. Pendant une ou deux minutes j’aitourné en rond à une vitesse telle que j’ai failli perdreconnaissance, puis je suis tombé, l’aile gauche la première, dansle trou de la cheminée centrale. Le vide m’a entraîné en chutelibre, comme une pierre, pendant près de trois cents mètres. Je nesuis demeuré sur mon siège que grâce à ma ceinture : lasecousse m’avait coupé le souffle et déporté à demi évanouipar-dessus le bord du fuselage. Mais (et c’est là mon grand mérited’aviateur) je suis toujours capable de fournir l’effort suprême.J’ai pris conscience que ma chute se ralentissait. En fait letourbillon était plutôt un cône qu’une cheminée cylindrique, et jeme rapprochais du sommet de ce cône. Au prix d’une terribletorsion, en jetant tout mon poids d’un côté, j’ai remis mes ailesd’aplomb et j’ai repris le contrôle de l’avion pour sortir desremous. Brisé mais victorieux, j’ai à nouveau tiré sur le manche etj’ai recommencé à grimper. Vers treize heures je me trouvais à septmille mètres au-dessus du niveau de la mer. À ma grandesatisfaction j’étais arrivé au-dessus de la tempête ; plus jemontais, plus l’air se faisait calme ; par contre il étaittrès froid, et je commençais à éprouver la nausée particulière quiaccompagne la raréfaction de l’air : alors j’ai dévissé lacapsule de ma vessie d’oxygène et j’ai aspiré à intervallesréguliers ce gaz miraculeux. Je le sentais couler comme un cordialdans mes veines, et j’étais émoustillé, au bord de l’ivresse. Jecriais, je chantais tout en dessinant mes orbes dans le cielglacé.

« Je suis sûr que la défaillance dont ontété victimes Glaisher et, à un degré moindre, Coxwell quand en 1862ils atteignirent en ballon l’altitude de dix mille mètres a étéprovoquée par la rapidité extrême avec laquelle s’accomplit uneascension perpendiculaire en ballon. Quand on monte selon un anglemodéré et que l’on s’accoutume lentement à la diminution de lapression atmosphérique, on évite ce genre de troubles. Moi, àaltitude égale, je me suis aperçu que, même sans mon inhalateurd’oxygène, je pouvais respirer sans malaise intolérable. Le froiddevenait diablement vif, cependant, et mon thermomètre marquait-18° centigrades. À treize heures trente, j’étais presque à onzemille mètres au-dessus de la surface du globe et je continuais àgrimper régulièrement. Toutefois l’air raréfié soutenait moins bienmes ailes, et mon angle d’ascension s’était considérablementréduit. J’ai compris que, même avec un appareil aussi léger et unmoteur ultra-robuste, je ne tarderais pas à atteindre mon plafond.Comble de malchance : une bougie s’étant déréglée, mon moteurs’est mis à tousser.

« Au moment où je redoutais un échec unincident tout à fait extraordinaire est survenu. Un objet m’adépassé en vrombissant et en dégageant de la fumée à sa suite, puisa explosé dans un grand sifflement au milieu d’un nuage de vapeur.Sur le moment je suis resté interloqué. Et puis je me suis rappeléque la terre était continuellement bombardée par des pierresmétéoriques, et qu’elle serait difficilement habitable si presquetous ces météorites ne se transformaient pas en vapeur au contactdes couches supérieures de l’atmosphère. Voilà bien un nouveaudanger pour l’amateur du plein ciel, car deux autres météoritessont passés près de moi quand j’ai approché des douze millemètres ! Aux confins de l’enveloppe terrestre, le risque doitêtre très grand et très réel.

« L’aiguille de mon barographe marquaitdouze mille trois cents mètres quand je me suis rendu compte que jene pourrais pas monter plus haut. Physiquement j’aurais pusupporter un effort supplémentaire, mais ma machine avait atteintsa limite. L’air raréfié ne soutenait plus suffisamment mesailes : à la moindre inclinaison l’appareil glissait surl’aile, et n’obéissait plus aux commandes. Peut-être, si le moteurn’avait pas cafouillé, aurais-je grignoté trois ou quatre centsmètres de plus ; mais les ratés se faisaient de plus en plusnombreux, et deux cylindres sur dix me paraissaient en panne. Si jene me trouvais pas déjà dans la zone que je recherchais, il meserait impossible de l’atteindre à présent ! Mais n’y avais-jepas pénétré ? Dessinant des cercles et planant comme ungigantesque faucon à l’altitude de douze mille trois cents mètres,j’ai laissé le monoplan se diriger tout seul ; et avec mesjumelles, j’ai soigneusement inspecté les alentours. Le ciel étaitd’une clarté parfaite. Rien ne laissait prévoir l’existence desdangers que je soupçonnais.

« J’ai dit que je planais en dessinantdes cercles. J’ai réfléchi que je ferais beaucoup mieux deprospecter une zone plus étendue. Un chasseur qui se rend dansl’une des jungles de la terre ne la traverse-t-il pas d’un bout àl’autre dans l’espoir de découvrir son gibier ? Or, selon mesdéductions, la jungle de l’air que je visais devait se situerquelque part au-dessus du Wiltshire, c’est-à-dire sur monsud-ouest. J’ai effectué un relèvement d’après le soleil, puisquele compas était hors d’usage et que je ne distinguais plus laterre, et j’ai foncé dans la direction voulue. Tout droit, parceque j’avais calculé qu’il ne me restait plus d’essence que pour uneheure. Mais je pouvais m’offrir le luxe de l’épuiser jusqu’à ladernière goutte, car un magnifique vol plané me ramènerait sansencombre au sol.

« Soudain, j’ai senti quelque chose deneuf. Devant moi l’air avait perdu sa limpidité de cristal. Ilcontenait de longues formes tordues d’une matière que je ne pouvaiscomparer qu’à de la très fine fumée de cigarette. Leurs guirlandes,leurs couronnes roulaient lentement dans la lumière du soleil.Quand le monoplan a traversé cette matière inconnue, j’ai eu surles lèvres un vague goût d’huile et la charpente de mon appareils’est recouverte d’une écume graisseuse. Une matière organiqueinfiniment subtile semblait être en suspension dans l’atmosphère.Était-ce de la vie ? Cette matière inconsistante,rudimentaire, s’étirait sur plusieurs hectares puis s’effrangeaitdans le vide. Non, ce n’était pas de la vie ! Mais peut-êtredes vestiges de vie ? Quelque chose comme une pâture de vie,la pâture d’une vie monstrueuse ? La modeste graisse del’océan est bien la pâture de la puissante baleine ! J’étaisen train d’y réfléchir quand, levant les yeux, j’ai été gratifiéd’une vision absolument unique. Puis-je espérer vous la rapportertelle qu’elle m’est apparue mardi dernier ?

« Imaginez une méduse telle qu’on entrouve dans les mers tropicales, en forme de cloche mais d’unetaille énorme : beaucoup plus grosse, selon moi, que le dômede l’église Saint-Paul. D’une couleur rose tendre veinée d’un vertdélicat, elle avait une essence si subtile qu’elle n’était qu’uneconfiguration féerique sur le ciel bleu foncé. Elle vibrait à unecadence paisible et régulière. Deux longues tentacules vertes,tombantes, qui se balançaient lentement d’avant en arrière etd’arrière en avant, la complétaient. Cette splendide vision estpassée au-dessus de ma tête avec une dignité silencieuse ;légère et fragile comme une bulle de savon, elle a poursuivimajestueusement sa route.

« J’avais fait virer mon appareil afin demieux la contempler, mais tout à coup je me suis découvert escortépar une escadre de créatures analogues, de tailles diverses, lapremière étant de loin la plus grosse. Certaines me parurent trèspetites ; mais la majorité avait la taille d’un ballon detaille moyenne. La délicatesse de leur contexture et de leursteintes me rappelait le verre de Venise. Le rose et le vert pâleétaient les couleurs dominantes, mais elles s’irisaient quand lesoleil jouait avec leurs formes graciles. Plusieurs centaines sontainsi passées près de moi. Leurs formes et leur substances’harmonisaient si parfaitement avec la pureté de ces altitudesqu’il était impossible de concevoir rien de plus beau.

« Mais bientôt mon attention a étécaptivée par un autre phénomène : les serpents de l’airextérieur. Imaginez de longs rouleaux minces, fantastiques, d’unematière qui ressemblait à de la vapeur : ils tournaient et setordaient à une vitesse incroyable ; l’œil pouvait à peinesuivre leurs évolutions. Certains de ces animaux fantômatiquespouvaient avoir huit ou dix mètres de long, mais il était malaiséde chiffrer leur diamètre, tant leur contour était brumeux etsemblait se fondre dans l’air. Ces serpents de l’air, d’un gristrès clair, étaient striés à l’intérieur de lignes plus foncées quidonnaient l’impression d’un organisme réel. L’un d’entre eux m’afrôlé le visage : j’ai senti un contact froid et humide. Ilsavaient l’air si peu matériels que je n’ai nullement pensé à undanger physique possible en les observant d’aussi près. Leursformes étaient aussi dépourvues de consistance que l’écume d’unevague qui se brise.

« Une expérience plus terrible m’étaitréservée. Descendant d’une grande altitude, une tache de vapeur depourpre m’a d’abord paru petite, mais elle a grossi rapidement ense rapprochant de moi. Bien que constituée par une sorte desubstance transparente qui ressemblait à de la gelée, elle n’enavait pas moins un contour bien précis et une consistance plussolide que ce que j’avais vu jusqu’ici. J’ai relevé également destraces plus nettes d’un organisme physique : en particulierdeux plaques rondes, assez larges, ombreuses, de chaque côté, quipouvaient être des yeux, et entre eux un objet blanc très solidequi faisait saillie, et qui était aussi recourbé et paraissaitaussi cruel que le bec d’un vautour.

« L’aspect global de ce monstre étaitformidable, menaçant. Il changeait constamment de couleur, virantd’un mauve très clair à un rouge sombre inquiétant. Je ne pouvaisnier sa densité puisqu’il avait projeté une ombre en s’intercalantentre le soleil et l’avion. Sur la courbure supérieure de son corpsil y avait trois grosses bosses que je ne saurais mieux décrirequ’en les comparant à des bulles énormes ; j’ai pensé qu’ellesdevaient contenir une sorte de gaz extrêmement léger destiné àsoutenir cette masse informe et demi-solide dans l’air raréfié. Sedéplaçant rapidement, le monstre suivait sans effort la vitesse demon monoplan ; pendant une trentaine de kilomètres, il a planéau-dessus de moi, tel l’oiseau de proie qui se prépare à fondre sursa victime. Pour progresser, sa méthode consistait à lancer devantlui quelque chose comme un long serpentin glutineux qui à son toursemblait tirer le reste du corps ; il était si élastique, sigélatineux, qu’il ne conservait jamais la même forme pendant deuxminutes consécutives ; mais chaque modification le rendaitplus menaçant, plus affreux.

« Je savais qu’il était mon ennemi.Chaque élément de son corps tout rouge proclamait son hostilité.Ses gros yeux imprécis ne me quittaient pas : ils étaientfroids, impitoyables, animés d’une haine viscérale. J’ai baissé lenez de l’avion pour descendre et le fuir. Aussitôt, rapide commel’éclair, une longue tentacule a jailli de cette masse flottante,et elle s’est abattue comme un coup de fouet sur le devant de monappareil. Au contact du moteur brûlant j’ai entendu un sifflementaigu, et la tentacule a remonté dans l’air tandis que le corps dumonstre se recroquevillait comme sous l’emprise d’une douleursubite. J’ai voulu plonger en piqué, mais à nouveau une tentaculeest tombée sur l’avion : l’hélice l’a arrachée avec la mêmefacilité que si elle avait fendu un tortillon de fumée. Un longrouleau gluant, poisseux, s’est alors posé derrière moi, s’estenroulé autour de ma taille pour me tirer hors du fuselage. Mesdoigts se sont enfoncés dans une surface lisse comme de la glu,l’ont déchirée, et je me suis libéré un instant ; maisimmédiatement un autre rouleau m’a enlacé la jambe avec unebrutalité telle que je suis presque tombé en arrière.

« Devant cette attaque, j’ai déchargé lesdeux canons de mon fusil. Certes je devais ressembler à un chasseurd’éléphants attaquant son gibier avec une petite sarbacane depoche ; comment pouvais-je espérer qu’une arme humaineparalyserait une masse aussi monstrueuse ? J’ai tout de mêmeété bien inspiré car, dans un grand fracas, l’une des grossesbosses de la bête a explosé sous la décharge de mes plombs. J’avaisdeviné juste : ces bosses étaient bien gonflées de gaz. Eneffet mon ennemi a roulé sur le côté en se tordant désespérémentpour retrouver son équilibre ; le bec blanc s’entrouvrait etclaquait de rage. Mais déjà j’avais entamé le piqué le plusaudacieux que je pouvais me permettre, à pleins gaz ;autrement dit, j’ai chu littéralement comme un aérolithe. Loinderrière moi une tache rouge terne se rapetissait rapidement, s’estfondue enfin dans le bleu du ciel. Ouf ! J’étais sorti sain etsauf de cette terrible jungle de l’air extérieur.

« Une fois hors de danger, j’ai coupé lesgaz, car rien n’abîme plus une machine que de piquer avec toute lapuissance du moteur. Depuis une altitude voisine de douze millemètres j’ai exécuté un merveilleux vol plané en spirales, d’abordjusqu’à la couche nuageuse argentée, puis jusqu’aux nuages orageuxdu dessous, et enfin, à travers une pluie battante, jusqu’au sol.En émergeant des nuages j’ai vu la Manche au-dessous de moi ;comme il me restait encore un peu d’essence j’ai franchi unetrentaine de kilomètres à l’intérieur des terres et j’ai atterridans un champ, à un demi-kilomètre du village d’Ashcombe où je suisallé acheter trois bidons. À six heures dix du soir je me posaissur mon terrain de Devizes après un voyage que nul mortel sur laterre avant moi n’avait mené à bonne fin pour en faire le récit.J’ai vu la beauté et l’horreur du plein ciel : beauté ethorreur qui dépassent tout ce que l’homme en connaît sur laterre.

« Mon plan est maintenant de remonterencore une fois avant de communiquer mes résultats au monde. Il lefaut. Il faut que je ramène une sorte de preuve avant d’accablermes compatriotes d’une pareille histoire ! Naturellement,d’autres aviateurs confirmeront bientôt mes dires ; mais jevoudrais emporter du premier coup la conviction du public. Cesjolies bulles d’air irisées devraient se laisser capturer ;elles vont lentement leur chemin ; un monoplan rapide pourraitles intercepter. Il est vraisemblable qu’elles se dissoudront dansles couches plus lourdes de l’atmosphère, et que je ne ramènerai ausol qu’un petit tas de gelée amorphe. N’importe : j’aurai aumoins quelque chose qui authentifiera mon récit. Oui, jeremonterai, même si je cours les plus grands risques ! Cesmonstres rouges n’ont pas l’air nombreux. Je n’en verrai sans doutepas un seul. Si j’en aperçois un, je piquerai immédiatement. Aubesoin je me servirai de mon fusil et de ma connaissancede… »

Ici manque malheureusement une page dumanuscrit. À la page suivante, ces mots étaientgriffonnés :

« Treize mille cents mètres. Je nereverrai plus jamais la terre. Ils sont trois au-dessous de moi.Que Dieu m’aide : mourir ainsi est atroce ! »

Voilà donc, intégralement, le récit deJoyce-Armstrong. Du pilote, on n’a plus jamais rien appris. Desdébris de son monoplan fracassé ont été identifiés dans la réservede chasse de Monsieur Budd-Lushington, sur la frontière du Kent etdu Sussex, à quelques kilomètres du lieu où le carnet de notes aété découvert. Si la théorie du malheureux aviateur est exacte, sicette jungle de l’air, comme il l’appelle, existe seulementau-dessus du sud-ouest de l’Angleterre, il a dû chercher à s’enfuirà tire d’ailes, mais il a été rattrapé et dévoré par ces horriblesmonstres au-dessus de l’endroit où l’avion s’est abattu. L’image dece monoplan dévalant le plein ciel, avec ces Terreurs innommableslui barrant la route de la terre et refermant progressivement lecercle sur leur victime, est de celles sur lesquelles un homme quitient à son équilibre mental préfère ne pas s’éterniser. Je saisque des sceptiques ricaneront devant l’exposé des faits ; maisenfin ils devront bien admettre la disparition deJoyce-Armstrong ! Je leur recommande de méditer sur ses deuxphrases : « Ce carnet de notes attestera ce que j’essaiede faire, et comment j’aurai perdu la vie en essayant. Mais degrâce, pas de radotages sur un « accident » ou un« mystère ! »

II – L’entonnoir de cuir  – (TheLeather Funnel)

Mon ami Lionel Dacre habitait avenue deWagram, à Paris, la petite maison avec la grille en fer et lamodeste pelouse qui se trouve sur le trottoir de gauche quand ondescend de l’Arc de Triomphe. Je suppose qu’elle existait bienavant la construction de l’avenue, car il y avait de la mousse surses tuiles grises, et les murs étaient moisis, décolorés. De la rueelle paraissait petite : cinq fenêtres de façade, si je merappelle bien ; mais elle se prolongeait derrière par unelongue salle où Dacre avait aménagé sa collection de livresd’occultisme et rassemblé les bibelots ou les objets curieux quiétaient sa marotte et qui divertissaient ses amis. Riche, raffiné,excentrique, il avait consacré une partie de sa vie et de safortune à réunir une collection privée unique d’ouvrages sur leTalmud, la Khabale et la Magie, dont beaucoup étaient rares et d’ungrand prix. Ses goûts l’inclinaient vers le merveilleux etl’extraordinaire ; on m’a assuré que ses expériences endirection de l’inconnu franchissaient toutes les bornes de lacivilisation et de la bienséance. À ses amis anglais il n’ensoufflait mot, mais un Français qui partageait ses penchants m’aaffirmé que les pires excès des messes noires avaient été perpétrésdans cette grande salle garnie de livres et de vitrines.

L’aspect physique de Dacre révélait la naturede l’intérêt qu’il vouait aux problèmes psychiques : avanttout, d’ordre intellectuel. Son visage lourd n’avait rien d’unascète, mais son crâne énorme, en forme de dôme, qui se dressaitparmi les mèches rares de ses cheveux comme un pic au-dessus d’unbois de sapins, indiquait une puissance mentale considérable. Sesconnaissances étaient plus grandes que sa sagesse, et ses facultés,nettement supérieures à son caractère. Ses petits yeux clairs,profondément enfoncés dans sa figure charnue, pétillaientd’intelligence et d’une curiosité jamais assouvie ; maisc’étaient les yeux d’un sensuel et d’un égocentriste. En voilàassez sur son compte, car il est mort aujourd’hui, le pauvrediable : mort au moment précis où il était persuadé qu’ilavait enfin découvert l’élixir de vie. D’ailleurs mon propos n’estpas de vous entretenir de son tempérament complexe ; jevoudrais vous raconter un incident inexplicable qui s’est produitau cours d’une visite que je lui ai rendue au début du printemps de1882.

J’avais connu Dacre en Angleterre, puisquej’avais commencé mes recherches dans la salle assyrienne du BritishMuseum à l’époque où il s’efforçait de donner un sens mystique etésotérique aux tables de Babylone, et cette communauté d’intérêtsnous avait rapprochés. Des remarques de hasard avaient entraîné desdiscussions quotidiennes, et nous nous étions, en somme, liésd’amitié. Je lui avais promis que j’irais le voir à mon prochainpassage à Paris. Quand j’ai été à même de tenir mon engagement,j’avais pris pension à Fontainebleau ; les trains du soirn’étant guère pratiques, il m’avait prié de passer la nuit chezlui.

– Je n’ai que ce lit à vous offrir,m’a-t-il dit en désignant un large divan dans sa grande salle.J’espère que vous pourrez néanmoins y dormir confortablement.

Singulière chambre à coucher, avec ses hautsmurs tout recouverts de volumes bruns ! Mais pour lebouquineur que j’étais, ce décor était fort agréable, et j’adoraisl’odeur subtile que dégage un vieux livre. Je lui ai répondu que jene souhaitais pas de chambre plus plaisante ni d’ambiance plussympathique.

– Si cette installation est aussi peupratique que conventionnelle, du moins m’a-t-elle coûté cher,m’a-t-il dit en jetant un regard circulaire sur ses rayons. J’aibien dépensé le quart d’un million pour acquérir tout ce qui vousentoure. Des livres, des armes, des pierres précieuses, dessculptures, des tapisseries, des tableaux… Chaque objet a sa proprehistoire, et, généralement, une histoire intéressante.

Il était assis d’un côté de la cheminée, etmoi de l’autre. La table qui lui servait de bureau était à sadroite ; elle supportait une lampe puissante qui dessinait uncercle de lumière dorée. Un palimpseste à demi-déroulé s’étalait enson milieu, entouré de diverses choses dignes d’un bric-à-brac.Entre autres, un entonnoir, comme on en utilise pour remplir lesfûts de vin. Il avait l’air d’être en bois noir, et il était cercléd’un rond de cuivre décoloré.

– Voilà un objet curieux, lui ai-je dit.Quelle est son histoire ?

– Ah ! C’est exactement la questionque je me suis posée plusieurs fois. Prenez-le dans votre main etexaminez-le…

J’ai fait ce qu’il me disait, et je me suisaperçu que l’entonnoir était non pas en bois mais en cuir, que letemps avait séché à un degré extrême. Il était de bonnetaille ; une fois plein, il devait contenir un litre deliquide. L’anneau de cuivre encerclait la partie la plus large,mais le bas du col était également pourvu d’une garnituremétallique.

– … Qu’en pensez-vous ? m’a demandéDacre.

– Je suppose qu’il a appartenu à unnégociant en vins ou à un malteur du moyen âge. J’ai vu enAngleterre des grosses bouteilles ventrues en cuir datant duXVIIe siècle : on les appelait des« black-jacks », des assommoirs ; elles étaient dela même couleur et de la même robustesse que cet entonnoir.

– Je pense qu’il remonteapproximativement à la même époque, m’a répondu son propriétaire,et qu’il servait sans doute à remplir un récipient. Mais sauferreur de ma part, c’est un négociant bien particulier qui s’enservait pour remplir un tonneau non moins particulier. Neremarquez-vous rien d’anormal au bas du col ?

Je l’ai regardé à la lumière de la lampe, etj’ai constaté alors qu’à un endroit situé à une dizaine decentimètres au-dessus de l’étroit anneau de cuivre le col del’entonnoir était éraflé, strié, comme si quelqu’un l’avait encochéavec un couteau émoussé. Sur cet endroit seulement, la surfacenoire manquait de rugosité.

– Quelqu’un a essayé de trancher lecol.

– Trancher, vous croyez ?

– Il est comme lacéré, déchiré. Quelqu’ait été l’instrument employé, il a fallu de la force pourimprimer ces marques sur une matière aussi dure ! Mais vous,quelle est votre opinion ? Je jurerais que vous en savezdavantage que vous ne le dites.

Dacre a souri, et ses petits yeux malicieuxm’ont révélé que je ne me trompais pas.

– Dans vos études de philosophie,m’a-t-il demandé, vous êtes-vous intéressé à la psychologie desrêves ?

– J’ignorais qu’il existât unepsychologie de ce genre.

– Mon cher Monsieur, voyez-vous ce rayonau-dessus de la vitrine des pierres précieuses ? Il estsurchargé de livres qui, depuis Albert le Grand, traitent de cesujet. La psychologie des rêves est une science, tout comme lesautres.

– Une science de charlatans !

– Le charlatan est toujours un pionnier.De l’astrologue est issu l’astronome ; de l’alchimiste lechimiste ; du mesmérien, le psychologue expérimental. Lecharlatan d’hier est le professeur de demain. Un jour viendra oùmême ces choses subtiles et insaisissables que nous appelons rêvesseront classées, cataloguées, systématisées. Ce jour-là, lesrecherches de nos amis, qui occupent tout ce rayon, ne seront plusun sujet de plaisanterie pour le mystique, mais les fondementsd’une science.

– En supposant qu’il en soit ainsi, qu’aà voir la science des rêves avec un grand entonnoir de cuir cercléde cuivre ?

– Je vais vous le dire. Vous savez que jerémunère un agent qui est toujours à l’affût de raretés et decuriosités pour ma collection, Voici quelques jours, il a apprisqu’un marchand des quais s’était procuré un certain nombre devieilleries : elles avaient été trouvées dans le buffet d’unemaison ancienne située dans le fond d’une rue du Quartier Latin. Lasalle à manger de cette maison est décorée d’un écusson avecarmoiries : chevrons et barres rouges sur champd’argent ; une rapide enquête a prouvé qu’il s’agissait dublason de Nicolas de la Reynie, l’un des hauts fonctionnaires deLouis XIV. Aucun doute n’est permis : les autres vieilleriesdu buffet remontent au début du règne du Roi-Soleil. J’en déduisdonc qu’ils appartenaient tous à ce Nicolas de la Reynie, lequelétait lieutenant de police, donc chargé d’appliquer et desurveiller l’exécution des lois draconiennes de cette époque.

– Et alors ?

– Je vous demande maintenant de reprendrel’entonnoir et d’examiner l’anneau supérieur en cuivre. N’yvoyez-vous pas quelque chose qui ressemble à une lettre ?…

Il y avait certainement diverses éraflures surl’anneau de cuivre ; le temps les avait presque effacées. Oui,il pouvait s’agir en effet de lettres ; la dernièreressemblait vaguement à un B.

– … Vous distinguez bien un B ?

– Oui.

– Moi aussi. Je suis certain d’ailleursque c’est un B.

– Mais le gentilhomme dont vous avezmentionné le nom a un R comme initiale ?

– Exact ! Voilà le passionnant del’affaire. Il possédait cet objet curieux, et cependant ledit objetportait les initiales de quelqu’un d’autre. Pourquoi ?

– Je n’en sais rien. Et vous ?

– Essayons de deviner. Un peu plus loinsur l’anneau de cuivre, ne voyez-vous pas une sorte dedessin ?

– Si. Une couronne, n’est-cepas ?

– Incontestablement, c’est une couronne.Mais si vous la regardez au jour, vous vous apercevrez qu’il nes’agit pas d’une couronne ordinaire. C’est une couronne blasonnée,symbole d’une dignité sociale. Elle est constituée par unealternance de quatre perles et de feuilles de fraisier : c’estla couronne d’un marquis. Nous pouvons par conséquent inférer quela personne dont la dernière initiale est un B avait le droit deporter cette petite couronne.

– Ce banal entonnoir en cuir aurait doncappartenu à un marquis ?

Dacre a souri.

– Ou à un membre de la famille d’unmarquis. Nous avons déduit tout cela de cet anneau gravé.

– Mais encore une fois, quel rapport avecles rêves ?

Dois-je attribuer le subit sentiment derépulsion, d’horreur irraisonnée, qui m’a envahi alors à un certainregard que j’ai cru détecter chez Dacre, ou à je ne sais quelsous-entendu dans son comportement ?

– J’ai reçu plus d’une fois desinformations très importantes par l’entremise d’un rêve, m’arépondu mon compagnon sur le ton didactique qu’il affectionnait.J’ai maintenant pour règle, lorsque j’hésite sur un détailmatériel, de placer l’objet en question à côté de moi pendant monsommeil, et d’espérer fermement une illumination. Cette méthode neme semble pas très ténébreuse, bien qu’elle n’ait pas été gratifiéeà ce jour de la bénédiction de la science officielle. Selon mathéorie, tout objet ayant été intimement associé à n’importe quelparoxysme d’émotion humaine, joyeuse ou douloureuse, conserve unecertaine atmosphère ou imprégnation qui peut se communiquer à unesprit sensible et réceptif. Par esprit sensible, je n’entendspoint un esprit anormal ; je parle simplement d’un espritexercé et cultivé, comme vous ou moi en possédons un.

– Vous voulez dire, par exemple, que sije dormais à côté de cette vieille épée qui est suspendue au mur,je pourrais rêver d’un incident sanglant auquel cette épée auraitparticipé ?

– Vous avez fort bien choisi votreexemple ! En fait j’ai utilisé à propos de cette épée laméthode dont je vous ai parlé, et j’ai assisté pendant mon sommeilà la mort de son propriétaire : il a péri au cours d’uneescarmouche que je n’ai pu situer avec précision mais qui a eu lieuà l’époque de la Fronde. Si vous voulez bien réfléchir, certainesde nos croyances populaires prouvent que nos ancêtres déjà avaientreconnu cette vérité que nous, avec notre sagesse, nous avonsclassée dans la catégorie des superstitions.

– Par exemple ?

– Hé bien, lorsqu’on place le gâteau denoces sous l’oreiller afin que le dormeur ait des rêves agréables.Vous trouverez d’autres cas analogues dans une petite brochure queje suis en train d’écrire. Mais pour en revenir à notre problème,j’ai dormi une nuit avec cet entonnoir à côté de moi, et j’ai eu unrêve qui a projeté une étrange clarté sur son origine et l’usagequi en a été fait.

– Qu’avez-vous rêvé ?

– J’ai rêvé…

Il s’est interrompu, et il a eu l’air soudaintrès intéressé.

– … Par saint George, voici une idée queje crois bonne ! a-t-il repris. Ce serait en vérité uneexpérience fort instructive. Vous êtes un sujet psychique ;vous avez des nerfs qui réagissent promptement à n’importe quelleimpression…

– Je ne me suis jamais livré à des testslà-dessus.

– Hé bien, nous allons vous tester cesoir ! Puis-je vous demander comme un grand service, puisquevous coucherez ici cette nuit, de dormir avec ce vieil entonnoirplacé à côté de votre oreiller ?

La requête me sembla absurde, grotesque ;mais l’un de mes complexes est un appétit insatiable pour tout cequi touche au fantastique ou au bizarre. Je ne croyais nullement àla théorie de Dacre, et je ne comptais guère sur le succès de sonexpérience ; toutefois il ne me déplaisait pas quel’expérience fût tentée. Dacre, avec une grande gravité, a approchéde la tête de mon divan un tabouret sur lequel il a installél’entonnoir. Nous avons encore bavardé quelques instants ;puis il m’a souhaité une bonne nuit et il m’a laissé seul.

Je suis resté un moment au coin du feu pourfumer une cigarette, et j’ai réfléchi à notre conversation. J’avaisbeau être sceptique, il y avait quelque chose de troublant dansl’assurance de Dacre ; je me sentis impressionné parl’ambiance peu banale où je me trouvais, par cette chambre immensegarnie d’objets tous étranges et parfois sinistres. Finalement jeme suis déshabillé, j’ai éteint la lampe et je me suis couché.Après m’être tourné et retourné, je me suis endormi. Permettez-moid’essayer de vous décrire avec le plus de précision possible lerêve que j’ai fait ; ses péripéties subsistent dans ma mémoireplus nettement que n’importe quelle scène à laquelle j’auraisréellement assisté.

Pour décor, une salle voûtée. Des angles,quatre tympans grimpaient vers un toit à l’arête vive.L’architecture était fruste, mais solide. Cette salle faisaitcertainement partie d’un grand bâtiment.

Trois hommes en noir, coiffés de chapeaux develours noir curieusement trop lourds de la calotte, étaient assisen rang sur une estrade à tapis rouge. Ils avaient l’air trèssolennels, très tristes. À gauche, deux hommes en robe longuetenaient chacun un portefeuille apparemment bourré de papiers. Àdroite, une petite blonde avec de bizarres yeux bleu clair, desyeux d’enfant, regardait de mon côté. Elle n’était plus dans lafleur de l’âge, mais elle était jeune encore. Potelée, rondelette,elle avait un maintien fier et assuré, le visage pâli mais serein.Curieux visage, avenant avec quelque chose de félin, comme unsoupçon de cruauté, sur la petite bouche mince et droite et lementon bien en chair. Elle se drapait dans une sorte de robe ampleet blanche. À côté d’elle un prêtre maigre et passionné lui parlaità l’oreille et levait continuellement un crucifix pour qu’ellel’eût en face des yeux. Elle tourna la tête, et regarda fixement,au-delà du crucifix, les trois hommes en noir qui étaient, je lepressentais, ses juges.

Les trois hommes se levèrent et direntquelques mots que je n’entendis pas ; c’était celui du milieuqui parlait. Puis ils sortirent de la pièce ; les deux hommesaux portefeuilles les suivirent. Au même instant plusieursindividus vulgaires en justaucorps entrèrent dans la salle,retirèrent le tapis rouge, puis les planches qui constituaientl’estrade, bref mirent un peu d’ordre. Une fois cet écran disparu,je constatai la présence de meubles extraordinaires : l’unressemblait à un lit avec des roulettes de bois à chaque bout etune manivelle pour en régler la longueur ; un autre était uncheval de bois ; il y avait également plusieurs cordes qui sebalançaient par-dessus des poulies. On aurait dit un gymnasemoderne.

Quand la salle fut prête, un nouveaupersonnage apparut sur la scène. C’était un homme grand et maigre,tout de noir vêtu. Sa figure décharnée et austère me fitfrissonner. Ses habits luisaient de graisse et étaient couverts detaches. Il se comportait avec une dignité mesurée, impressionnante,comme si depuis son entrée il avait pris la direction desopérations. En dépit de son air de brute et de ses habits sordides,c’était maintenant son affaire à lui, sa salle à lui, et c’était àlui de commander. Son avant-bras gauche portait un rouleau decordelettes, La dame le toisa d’un regard inquisiteur, mais saphysionomie ne s’altéra point : à l’assurance vint seulements’ajouter un peu de défi. Le prêtre, lui, avait pâli ; je visla sueur perler sur son front haut et bombé ; il joignit lesmains pour prier ; constamment il se penchait vers la damepour lui murmurer des paroles d’exhortation.

L’homme en noir s’avança, prit l’une de sescordelettes et noua ensemble les mains de la dame. Elle les luiavait tendues avec douceur. Puis il la saisit rudement par l’épauleet il la conduisit devant le cheval de bois, qui lui arrivait unpeu au-dessus de la taille. Il la hissa dessus, l’y étendit sur ledos ; elle regardait le plafond. Le prêtre, tremblant de tousses membres, se rua hors de la salle. Les lèvres de la damebougeaient rapidement ; je n’entendais rien, mais je savaisqu’elle priait. Ses jambes pendaient de chaque côté ducheval ; je m’aperçus que les aides en justaucorps avaientligoté ses chevilles et attaché les extrémités des cordes à desanneaux de fer enchâssés dans les salles du plancher.

Devant ces sinistres préparatifs, mon cœurdéfaillit. Fasciné cependant par l’horreur, je ne pouvais détournermes yeux de ce tableau vivant. Un homme était entré, tenant un seaud’eau dans chaque main. Un deuxième pénétra à son tour, avec untroisième seau. Ils posèrent les seaux à côté du cheval de bois. Ledeuxième avait apporté également une cuvette en bois avec un manchedroit. Il la remit à l’homme en noir. Au même moment l’un desvalets s’approcha ; il tenait un objet foncé, dont la vue,même dans mon rêve, me rappela quelque chose. C’était un entonnoirde cuir. Avec une énergie abominable il l’enfonça… Mais je fusincapable d’en supporter davantage. Mes cheveux se dressèrentd’horreur. Je me tordis, je me débattis, je rompis les liens dusommeil et j’émergeai à la conscience en poussant un grand cri…

Je me suis découvert grelottant de terreurdans la grande bibliothèque ; la lune répandait sa lumièreblême par la fenêtre et projetait des nervures de noir et d’argentsur le mur opposé. Oh, quel soulagement que de se sentir de retourau XIXe siècle, de constater que j’avais quitté cettesalle médiévale pour un monde dont les habitants avaient un cœurcapable de leur inspirer des sentiments d’humanité ! Je mesuis assis sur mon divan, tremblant encore, l’esprit partagé entrela gratitude et l’épouvante. Penser que de telles chosess’accomplissaient, avaient pu s’accomplir, sans que Dieu eût frappéles scélérats qui les exécutaient ! S’agissait-il d’unefiction née de mon imagination, ou d’un événement qui s’étaitréellement produit aux sombres jours de cruauté de l’histoire dumonde ? J’ai enfoui ma tête dans mes mains frémissantes. Etpuis, tout à coup, mon cœur s’est arrêté de battre, et je n’ai mêmepas pu crier tant j’étais terrorisé. À travers l’obscurité de labibliothèque, quelqu’un s’avançait vers moi.

Une accumulation d’horreurs démolit la raisonhumaine. Incapable de raisonner, de prier, je suis resté glacé enregardant de tous mes yeux la silhouette sombre qui s’approchait.Elle a traversé un rayon de lune ; alors j’ai retrouvé monsouffle. C’était Dacre ; sur sa figure je lus qu’il étaitaussi effrayé que moi.

– Était-ce vous ? Au nom du Ciel,qu’y avait-il ? m’a-t-il demandé d’une voix bouleversée.

– Oh, Dacre ! Je suis content devous voir ! Je suis descendu en enfer. C’étaitterrible !

– C’est donc vous qui avezcrié ?

– Je le suppose.

– Le cri a retenti dans toute la maison.Les domestiques sont épouvantés…

Il a frotté une allumette et a allumé lalampe.

– … Je pense que nous pouvons fairerepartir le feu… Il a jeté quelques bûches sur les braises encorerouges.

– … Mon Dieu, comme vous voilà blême,cher ami !

On jurerait que vous venez de voir unfantôme.

– J’en ai vu… Plusieurs !

– L’entonnoir de cuir a donc bien jouéson rôle ?

– Pour tout l’or du monde je ne voudraispas dormir encore une fois auprès de cet objet infernal.

Dacre a émis un petit rire.

– J’avais escompté que vous auriez unenuit un peu animée, m’a-t-il dit. Mais vous avez pris votrerevanche, car votre hurlement n’était pas très agréable à entendreà deux heures du matin. D’après ce que vous avez dit, j’imagine quevous avez vu toute cette chose effroyable ?

– Quelle chose effroyable ?

– Le supplice de l’eau. La« question extraordinaire », comme on disait sous leRoi-Soleil. Avez-vous tenu le coup jusqu’au bout ?

– Non, Dieu merci ! Je me suisréveillé avant que tout cela ne commence pour de bon.

– Ah, tant mieux pour vous ! Moij’ai résisté jusqu’au troisième seau. Après tout, c’est une vieillehistoire ; les héros sont tous enterrés maintenant ! Vousn’avez sans doute pas la moindre idée de la scène à laquelle vousavez assisté ?

– Le supplice d’une criminellequelconque. Elle avait dû commettre des crimes abominables pourmériter un tel châtiment !

– Le fait est que nous bénéficions decette petite consolation, m’a répondu Dacre en s’enveloppant danssa robe de chambre et en se rapprochant du feu. Ses crimes furenten proportion de son châtiment. Du moins si je ne me trompe pas surl’identité de la dame.

– Comment avez-vous pu découvrir sonidentité ?

Pour toute réponse, Dacre a tiré d’un rayon unvolume ancien.

– Écoutez ceci, m’a-t-il dit. Vousjugerez vous-même si j’ai trouvé la solution de l’énigme :

« La prisonnière fut traduite devantla Grand’Chambre du Parlement, siégeant en cour de justice, sousl’inculpation d’avoir assassiné Monsieur Dreux d’Aubray, son père,et ses deux frères, Messieurs d’Aubray, l’un étant lieutenant civilet l’autre conseiller au Parlement. Il semblait difficile de croirequ’elle était l’auteur de crimes aussi monstrueux, car elle avaitl’air doux, elle était petite, elle avait un teint de blonde et lesyeux bleus. Cependant la cour, l’ayant déclarée coupable, lacondamna à la question ordinaire et à la question extraordinaireafin de lui arracher le nom de ses complices. Puis à être conduiteen charrette place de Grève pour y avoir la tête tranchée, le corpsbrûlé et les cendres éparpillées aux quatre vents ».

« La date de cet acte d’enregistrementest du 16 juillet 1676.

– Intéressant ! ai-je répondu. Maispas convaincant.

Comment prouvez-vous qu’il s’agit de la mêmefemme ?

– J’y arrive. Le récit relate lecomportement de la femme pendant la question :« Quand l’exécuteur s’approcha d’elle, elle le reconnutpar les cordelettes qu’il tenait, et aussitôt elle lui tendit sespropres mains en le toisant des pieds à la tête sans prononcer unmot ». Était-ce comme cela ?

– Oui.

– « Elle regarda sans sourcillerle cheval de bois et les anneaux qui avaient tordu tant de membreset provoqué tant de cris d’agonie. Quand ses yeux se posèrent surles trois seaux d’eau qui avaient été préparés, elle dit ensouriant : « Toute cette eau a dû être amenée ici dans ledessein de me noyer, Monsieur. Vous ne songez pas, je pense, à lafaire toute avaler à une personne aussi petite quemoi ? ». Vous lirai-je les détails dusupplice ?

– Non, pour l’amour du Ciel !

– Voici une phrase qui vous prouvera quece qui est relaté dans ce livre est bien la scène à laquelle vousavez assisté cette nuit : « Le bon abbé Pirot,incapable de contempler les souffrances qui allaient être enduréespar la suppliciée, se précipita hors de la pièce ». Celavous convainc-t-il ?

– Tout à fait. Il est hors de doute qu’ils’agit bien du même événement. Mais alors qui est cette dame sicharmante qui connut une fin si horrible ?

Dacre s’est approché de moi, et il a placé lapetite lampe sur la table de chevet. Levant l’entonnoir maudit, ila tourné l’anneau de cuivre pour que la lumière l’éclaire en plein.Vues ainsi, les gravures m’ont paru plus claires que la veille ausoir.

– Nous avions déjà constaté que ceciétait l’emblème d’un marquis ou d’une marquise. Nous avionségalement établi que la dernière lettre était un B.

– Incontestablement.

– Je vous fais maintenant unesuggestion : les autres lettres ne sont-elles pas, de gauche àdroite, un M, un autre M, un petit d, un A, un petit d, puis le Bfinal ?

– Oui, je pense que vous avez raison. Jediscerne les deux petits d tout à fait nettement.

– Ce que je viens de vous lire, a déclaréDacre, est l’enregistrement officiel du procès de Marie-Madeleined’Aubray, marquise de Brinvilliers, l’une des plus célèbresempoisonneuses de tous les temps.

Je me suis tu. J’étais bouleversé par lecaractère extraordinaire de l’incident, et par la nature formellede la preuve que Dacre m’avait fournie. Je me rappelais vaguementquelques détails de la carrière de cette femme, sa débaucheeffrénée, les tortures délibérées et préméditées qu’elle avaitinfligées à son père malade, l’assassinat de ses deux frères pourdes motifs d’intérêt domestique. Je me rappelais aussi le couragequ’elle avait manifesté à ses derniers moments et qui avait quelquepeu racheté ses crimes, ainsi que la sympathie que tout Paris luiavait manifestée lors de son exécution : quelques jours aprèsl’avoir maudite comme empoisonneuse, les Parisiens l’avaient eneffet bénie comme une martyre. Une objection, et une seule, s’estlevée dans ma tête :

– Comment ses initiales et son blasonont-ils pu être gravés sur l’entonnoir ? Je suppose qu’on nepoussait pas le respect médiéval dû aux nobles au point de décorerde leurs titres les instruments de leur supplice ?

– Ce point m’a également intrigué, aadmis Dacre. Mais il ne souffre qu’une seule explication. Le casavait suscité à l’époque un intérêt considérable ; rien deplus naturel que ce La Reynie, lieutenant de police, ait gardél’entonnoir en guise de souvenir. Il n’arrivait pas souvent qu’unemarquise de France eût à subir la question extraordinaire ! Ila sans doute fait graver dessus les initiales de la Brinvilliers àl’intention des curieux ; il devait avoir l’habitude de cesprocédés-là.

– Et ceci ? ai-je demandé endésignant les marques sur le col de cuir.

– La Brinvilliers était une tigressecruelle, m’a répondu Dacre en s’en allant. Je pense que, comme lesautres tigresses, elle avait des dents pointues, et solides.

III – De nouvelles catacombes – (The NewCatacomb)

– Dites donc, Burger ! lançaKennedy. J’aimerais bien recevoir vos confidences…

Les deux célèbres archéologues, spécialistesl’un comme l’autre de l’antiquité romaine, étaient assis dans lachambre de Kennedy, sur le Corso. La soirée était froide. Ilsavaient rapproché leurs fauteuils du mauvais poêle italien quidégageait plus de fumée que de chaleur. Dehors, sous les clairesétoiles de l’hiver, c’était la Rome moderne, la double et longuerangée des lampadaires électriques, les cafés brillamment éclairés,les voitures qui fonçaient, une foule dense sur les trottoirs. Maisà l’intérieur de la chambre somptueuse du jeune et richearchéologue anglais, la Rome antique exhibait ses trésors.

Aux murs pendaient des frises fendillées,abîmées. De vieux bustes grisâtres de sénateurs et de soldats, avecleurs têtes de boxeurs aux traits cruels, étaient nichés dans tousles coins : ils avaient l’air de surveiller ce qui se disaitdans la chambre. Sur la table centrale, parmi un fouillisd’inscriptions, de fragments brisés, d’ornements divers, sedressait la fameuse reconstitution par Kennedy des Thermes deCaracalla qui, lorsqu’elle fut exposée à Berlin, suscita autantd’intérêt que d’admiration. Des amphores étaient accrochées auplafond. Un véritable bric-à-brac s’étalait sur un très beau tapisrouge de Turquie. Tous les objets qui se trouvaient ainsirassemblés étaient d’une authenticité irréprochable, d’une granderareté et d’une valeur immense. Kennedy en effet avait à peinedépassé la trentaine, mais il avait acquis dans cette spécialité derecherches une réputation européenne. Hâtons-nous de dire qu’ilpossédait une bourse bien garnie, ce qui peut constituer unhandicap fatal ou un avantage considérable dans la course à larenommée. Souvent Kennedy s’était laissé distraire par lesfantaisies du plaisir. Mais il avait l’esprit incisif, capabled’efforts prolongés et concentrés auxquels succédaient de brusquesréactions de sensualité. Son beau visage, son front dégagé et pâle,son nez agressif, un je ne sais quoi de relâché dans la bouchetraduisaient assez bien le compromis qui s’était établi chez luientre la force et les faiblesses.

Son compagnon Julius Burger était d’un typetrès différent. Un curieux mélange présidait à ses origines. Néd’un père allemand et d’une mère italienne, il était pourvu desrobustes qualités du Nord que tempéraient les grâces plus tendresdu Sud. Des yeux bleus de Teuton éclairaient son visage bronzé parle soleil. Des boucles blondes encadraient son front carré. Ilétait imberbe, ce qui accentuait la puissance et la solidité de lamâchoire ; Kennedy avait fréquemment remarqué qu’elleressemblait aux mâchoires romaines de ses bustes. Sous cette rudeforce allemande une sorte de subtilité italienne affleuraitconstamment. Mais son sourire honnête et son regard franclaissaient entendre qu’elle n’influençait pas son tempérament. Pourl’âge et la réputation il était à égalité avec son camaradeanglais ; toutefois son existence et son travail s’étaientheurtés à beaucoup plus de difficultés. Douze ans plus tôt il étaitarrivé à Rome en qualité d’étudiant pauvre ; depuis lors il yavait vécu sur une maigre dotation pour recherches que lui avaitallouée l’Université de Bonn. Péniblement, lentement,opiniâtrement, avec une ténacité et une force de caractère peucommunes, il avait gravi les uns après les autres les échelons dela renommée. À présent il était membre de l’Académie de Berlin, etil y avait tout lieu de croire qu’il ne tarderait pas à être appeléà occuper une chaire dans la plus grande Université allemande. Maissi, en se fixant un seul but, il avait pu parvenir, sur le plan del’archéologie, au même niveau supérieur que l’Anglais, sur tous lesautres il lui était demeuré nettement inférieur. Jamais il n’avaitdistrait une minute de ses études pour cultiver une grâce mondaine.Ce n’était que lorsqu’il parlait de sa profession qu’il semblaitvivre et avoir une âme. Autrement il restait silencieux,embarrassé, trop conscient de ses propres insuffisances, et ilsupportait malaisément les petites histoires où se réfugienttoujours ceux qui n’ont aucune idée à exprimer.

Cependant depuis quelques années, entre cesdeux concurrents si dissemblables, des rapports s’étaient noués quiparaissaient évoluer lentement vers l’amitié. Rien d’étonnant àcela : ils se trouvaient être les seuls parmi les jeunes àposséder suffisamment de connaissances et d’enthousiasme pours’apprécier réciproquement. La communauté de leurs intérêts commede leurs études les avait d’autant plus rapprochés que chacun étaitattiré par le savoir de l’autre. Et puis quelque chose de pluss’était glissé en leurs relations : Kennedy avait été amusépar la franchise et la simplicité de son rival, tandis que Burger,par contre, avait été fasciné par la vivacité d’esprit et le briointellectuel qui avaient fait de Kennedy la coqueluche de lasociété romaine. Je dis à dessein « avaient fait » carpour l’heure le jeune Anglais subissait un certain ostracisme. Uneaffaire d’amour dont les détails n’avaient jamais été tout à faitconnus avait révélé un manque de cœur et même une insensibilité quebeaucoup de ses amis jugèrent choquants. Mais dans les cerclesd’artistes et d’étudiants qu’il fréquentait de préférence, le codede l’honneur n’était pas très strict pour ce genred’affaires : la curiosité et l’envie y prévalaient sur laréprobation.

– Dites donc, Burger ! lança Kennedyen regardant fixement le visage placide de son camarade. J’aimeraisbien recevoir vos confidences.

Tout en parlant il agita une main vers unecarpette. Sur la carpette il y avait l’un de ces paniers d’osier àfruits, allongé et peu profond, qui sont si communs en Campanie.Or, ce panier était rempli de pierres gravées, d’inscriptions, demorceaux de mosaïques, de papyrus déchirés, d’objets métalliquescouverts de rouille. Le non-initié aurait juré que ces articlesvenaient en droite ligne du marché aux puces. Mais le spécialistevoyait tout de suite qu’il s’agissait de curiosités uniques aumonde. Dans ce panier en osier il y avait de quoi remplacer unmaillon manquant dans la chaîne du développement social del’humanité. C’était l’Allemand qui avait apporté cette récolte dansla chambre de l’Anglais. Le regard de Kennedy brillaitd’impatience.

– Sans vouloir être indiscret niintervenir dans votre course au trésor, reprit-il pendant queBurger allumait un cigare, j’aimerais vraiment beaucoup vousentendre ! Apparemment vous avez découvert quelque chose detrès important. Vous allez révolutionner toute l’Europe !

– Il y a bien un million de cesbagatelles pour chaque archéologue d’ici ! réponditl’Allemand. Il y en a tellement qu’une douzaine de savantspourraient consacrer toute leur existence à les étudier et à sebâtir une réputation aussi solide que le Château Saint-Ange.

Kennedy demeura méditatif. Des ridescreusèrent son front. Ses doigts jouèrent avec sa longue moustacheblonde.

– Vous vous êtes trahi, Burger !fit-il enfin. Vos paroles ne cadrent qu’avec une seulehypothèse : vous avez découvert de nouvelles catacombes.

– Je pensais bien que vous seriez parvenuà cette conclusion au premier coup d’œil sur ma collection.

– C’est-à-dire que mon coup d’œil mel’avait fait supposer ; mais votre remarque transforme masupposition en certitude. Il n’y a pas d’endroits, en dehors descatacombes, qui pourraient contenir une telle quantité de vestiges,de reliques…

– D’accord ! Là-dessus, pas demystère… J’ai découvert de nouvelles catacombes.

– Où cela ?

– Ah, cher Kennedy, c’est monsecret ! Qu’il me suffise de vous dire que leur emplacementest si invraisemblable qu’il n’y a pas une chance sur un millionpour qu’un autre curieux mette le nez dessus. Elles datent d’uneépoque différente de toutes celles qui sont déjà connues ;elles étaient réservées à l’ensevelissement des chrétiens les plusconsidérables ; d’où il s’ensuit que les vestiges et lesreliques qui s’y trouvent ne ressemblent absolument pas à tout cequi a été découvert jusqu’ici. Si je ne connaissais pas votresavoir et votre énergie, mon ami, je n’hésiterais pas, sous lesceau du secret, à tout vous dire. Mais étant donné votrepersonnalité, je pense que je ferais mieux de préparer mon rapportpersonnel avant de m’exposer à une concurrence aussiformidable !

Kennedy aimait son métier d’un amour quiconfinait à la manie (un amour auquel il restait fidèle au sein detoutes les distractions à portée d’un jeune homme riche etsensuel). Il était également ambitieux ; mais son ambitionpassait après le plaisir et l’intérêt purement abstraits qu’ilvouait à tout ce qui concernait la vie et l’histoire de la Romeantique. Il avait une envie folle de voir ce nouveau souterrainqu’avait découvert son camarade.

– Écoutez, Burger ! reprit-il trèssérieusement. Je vous assure que vous pouvez me faire aveuglémentconfiance. Je n’écrirais rien sur ce que je verrais sans votreautorisation expresse. Je comprends vos sentiments. Ils sont tout àfait naturels. Mais vous n’auriez absolument rien à redouter demoi. Par contre, si vous ne me mettez pas dans la confidence, jevais me livrer à une recherche systématique, et je finirai bien pardécouvrir vos nouvelles catacombes. Dans ce cas, bien sûr, j’enferai l’usage qui me plaira, puisque je ne serai pas votreobligé.

Burger sourit par-dessus son cigare.

– J’ai observé, ami Kennedy, dit-il, quelorsque j’ai besoin d’un renseignement quelconque, vous n’êtes pastoujours disposé à me le fournir aussi vite.

– Quand vous ai-je jamais refusé quelquechose ?

Rappelez-vous, au contraire : c’est moiqui vous ai remis tout le matériel pour votre article sur le templedes vestales…

– Oui, mais l’affaire n’était pas aussiimportante ! Si je vous questionnais sur un sujet intime, jeme demande si vous me répondriez ! Or, ces nouvellescatacombes sont pour moi un sujet très intime, et en échangej’aimerais bien recevoir de vous quelques confidences…

– Je ne vois pas où vous voulez en venir,fit l’Anglais. Mais si vous sous-entendez que vous ne répondrez àma question sur ces nouvelles catacombes qu’à la condition que jeréponde moi-même à toute question qu’il vous plairait de me poser,je vous dis : d’accord !

– Eh bien alors, déclara Burger enprenant ses aises dans son fauteuil et en soufflant un grand anneaude fumée bleue, racontez-moi donc la vérité sur vos relations avecMademoiselle Mary Saunderson.

Kennedy sauta sur ses pieds et lança un regardfurieux à son camarade impassible.

– Qu’est-ce que diable celasignifie ? s’écria-t-il. En voilà une question ! Vousavez peut-être cru faire une bonne plaisanterie : vous n’enavez jamais fait de plus mauvaise !

– Non, répliqua Burger avec simplicité.Les détails de cette affaire m’intéressent. Je ne connais pasgrand-chose du monde, des femmes, de la vie mondaine, et de cegenre d’histoires ; un incident pareil exerce sur moi lafascination de l’inconnu. Vous, je vous connais. Elle, je laconnaissais de vue… je lui avais même parlé une ou deux fois.Vraiment je désirerais beaucoup entendre de votre propre bouche lerécit exact de ce qui s’est passé entre vous.

– Je ne vous en dirai pas unmot !

– À votre guise. Mettons qu’il s’agissaitd’un caprice. Je voulais voir si vous divulguiez un secret aussifacilement que moi, selon vous, j’allais livrer celui de mescatacombes. Vous voulez garder votre secret ? Soit ! Jem’y attendais. Mais pourquoi pensiez-vous que moi, je ne garderaispas le mien ?… Allons, dix heures sonnent à l’égliseSaint-Jean : il est temps que je rentre chez moi.

– Non, attendez un moment ! suppliaKennedy. De votre part ce caprice m’étonne, Burger ! Vouloirconnaître une histoire d’amour dont le dénouement remonte àplusieurs mois… Savez-vous comment nous considérons l’homme quipublie ses bonnes fortunes ? comme le plus beau salaud dumonde.

– Naturellement ! approuval’Allemand en reprenant son panier. Quand un homme commet uneindiscrétion à l’égard d’une femme que nul ne soupçonnait, cethomme-là est ce que vous avez dit. Mais vous n’ignorez pas que toutRome a parlé de votre histoire. Je ne vois donc pas le tort quevous feriez à Mademoiselle Mary Saunderson en me la racontant.Enfin je respecte vos scrupules… et je vous souhaite une bonnenuit.

– Attendez ! Attendez unpeu !…

Kennedy posa une main sur le bras de Burger etajouta :

– Cette affaire de catacombes m’excitebeaucoup, et je ne vous lâcherai pas aussi facilement ! Vousne voudriez pas me poser une autre question en échange ?… Unequestion moins excentrique ?

– Non, pas du tout ! répondit Burgeren suspendant son panier à son bras. Vous avez refusé ; n’enparlons plus ! Sans aucun doute avez-vous tout à fait le droitde vous taire. Et sans aucun doute j’ai moi aussi tout à fait lemême droit ! Donc encore une fois bonne nuit, mon cherKennedy.

L’Anglais regarda Burger traverser la pièce.L’Allemand avait la main sur le loquet de la porte quand son hôtele rappela avec l’air de quelqu’un qui essaie de faire bonne figuredevant l’inévitable.

– Arrêtez, mon vieux ! Je voustrouve complètement ridicule, mais puisque c’est le sine quanon, il faut bien que je me soumette à vos conditions,n’est-ce pas ? Je déteste parler d’une femme ; néanmoinsvous avez raison : tout Rome est au courant, et je ne croispas vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà.Qu’est-ce que vous désirez savoir ?

L’Allemand revint lentement près du poêle,posa à terre son panier, et retomba dans son fauteuil.

– Puis-je avoir un autre cigare ?demanda-t-il. Merci beaucoup ! Je ne fume jamais quand jetravaille, mais je profite davantage d’une conversation quand jesuis sous l’influence du tabac. Maintenant, venons-en à la jeunedemoiselle avec qui vous avez eu cette petite aventure. Qu’est-elledevenue ?

– Elle est dans sa famille.

– Tiens, tiens ! EnAngleterre ?

– Oui.

– Dans quelle partie del’Angleterre ? À Londres ?

– Non, à Twickenham.

– Pardonnez à ma curiosité, mon cherKennedy ! Inscrivez-la au compte de mon ignorance du monde.Sans doute est-il courant de persuader une jeune fille de partiravec vous pendant trois semaines, et de la restituer ensuite à safamille à… Comment avez-vous appelé l’endroit ?

– Twickenham.

– C’est cela : Twickenham. Mais ils’agit là de choses absolument neuves pour moi, et je suisincapable de me représenter comment vous avez agi. Voyons, si vousaviez aimé cette jeune fille, votre amour ne se serait pas évaporéen trois semaines : je déduis donc que vous ne l’aimiez pas dutout. Mais si vous ne l’aimiez pas, à quoi bon ce grand scandalequi vous a fait un peu de mal, et à elle beaucoup ?

Kennedy fixa maussadement l’œil rouge dupoêle.

– C’est sûrement une manière logique derésumer l’affaire. L’amour est un grand mot, qui interprèted’innombrables nuances de sentiment. Je l’aimais, et… Au fait, vousdites l’avoir vue. Donc vous connaissez son charme. Mais toutefois,avec le recul, j’incline à penser que je ne l’ai jamais réellementaimée.

– Alors, mon cher Kennedy, pourquoi avoiragi ainsi ?

– Par passion de l’aventure, jepense…

– Comment ! Vous avez un tel goûtpour les aventures ?

– Sans aventures, où serait la diversitéde la vie ? J’ai commencé à m’intéresser à elle en vue d’uneaventure. J’ai chassé toute sorte de gibier, mais aucun gibier nevaut les jolies femmes. Ajoutez à cela l’aiguillon de ladifficulté, car elle était l’amie de Lady Emily Rood et il étaitquasi-impossible de la voir en particulier. Mais surtout, entretous les obstacles qui m’ont passionné, voici celui qui m’adécidé : tout au début de nos relations, j’ai appris de sabouche qu’elle était fiancée.

– Mein Gott ! Àqui ?

– Elle n’a prononcé aucun nom.

– Je crois que tout le mondel’ignore ! Ainsi c’est ce détail qui, pour vous, a corsél’aventure ?

– Une épice, comprenez-vous ?

– Oh, croyez·moi : je suis trèsignorant de ces choses-là !

– Mon cher ami, la pomme que vousdérobiez sur le pommier du voisin n’était-elle pas toujours plussavoureuse que celle qui tombait de votre arbre ?… J’aiensuite découvert que je ne lui étais pas indifférent.

– Quoi !… Tout de suite ?

– Oh non ! Au bout de trois moisd’un siège abondamment pourvu de sapes et de mines… Mais en fin decompte je l’ai séduite. Elle a compris que, séparé judiciairementde ma femme, j’étais dans l’impossibilité de conclure normalementles choses. Mais néanmoins elle est venue avec moi, et nous avonspassé quelques jours délicieux.

– Et… l’autre homme ? demandaBurger. Kennedy haussa les épaules.

– Nous nous trouvons en face, je crois,de la survivance du plus apte. Si l’autre avait été le plus fort denous deux, elle ne l’aurait pas abandonné. Maintenant parlonsd’autre chose ; j’en ai par-dessus la tête de cettehistoire !

– Seulement une autre question. Commentvous êtes-vous débarrassé d’elle en trois semaines ?

– Hé bien, nous avions un peu tous lesdeux étanché notre soif, comprenez-vous ? Elle refusaitobstinément de revenir à Rome où elle se serait trouvée dansl’obligation d’affronter les gens qu’elle y avait connus. Or, biensûr, Rome m’était indispensable, et déjà j’avais la nostalgie demon travail. C’était une première cause normale de rupture. Parailleurs son vieux père est arrivé inopinément à l’hôtel, et ilnous a fait une scène… Bref, l’affaire a pris un tour tellementdéplaisant que vraiment, bien qu’elle m’ait terriblement manquéquelque temps, j’ai été ravi de me libérer. À présent je me fie àvous pour ne rien répéter de ce que je vous ai dit !

– Mon cher Kennedy, jamais je nem’aviserais de le faire ! Mais tout ce que vous m’avez racontém’a vivement intéressé, car me voilà éclairé sur votre façon deconsidérer la vie. Elle diffère totalement de la mienne, puisquej’ai vu si peu de choses… Et maintenant, vous désirez que je vousmette au courant de mes nouvelles catacombes ? Il est inutileque vous vous efforciez de me les faire décrire ; vous ne lestrouveriez jamais par une simple description. La seule chose àfaire serait que je vous y mène.

– Merveilleux !

– Quand voudriez-vous y aller ?

– Le plus tôt sera le mieux. Je suis trèsimpatient…

– Le fait est que la nuit est très belle,bien qu’un peu fraîche. Voulez-vous que nous partions dans uneheure ? Prenons toutes nos précautions pour ne pas êtresuivis. Si quelqu’un nous voit partir en chasse ensemble, ilflairera immédiatement une affaire nouvelle.

– D’accord pour un maximum deprécautions, répondit Kennedy. Est-ce loin ?

– Plusieurs kilomètres.

– Pas trop loin pour y aller àpied ?

– Oh non ! Nous pouvons marcherfacilement jusque-là.

– Il serait préférable d’aller à pied,alors. Un cocher bavarderait s’il nous déposait au milieu de lanuit dans un endroit isolé.

– Très juste ! Nous pourrions nousretrouver à minuit à la porte de la Voie Appienne. Il faut que jerentre chez moi pour prendre des allumettes, des bougies et diversobjets.

– Parfait, Burger ! Je pense quevous êtes très chic de me mettre dans votre secret, et je vouspromets de ne rien écrire avant que vous n’ayez publié votrerapport. Pour l’instant, bonsoir ! Vous me trouverez à minuità la porte de la Voie Appienne.

L’air froid et clair retentissait descarillons musicaux de cette cité d’horloges quand Burger, enveloppédans un manteau italien, une lanterne à la main, arriva au lieu durendez-vous. Kennedy sortit de l’ombre pour aller au-devant delui.

– Ardent au travail comme àl’amour ! s’écria l’Allemand en riant.

– Oui. Je suis là depuis près d’unedemi-heure.

– J’espère que vous n’avez communiqué àpersonne la moindre indication sur le but de notreexcursion ?

– Pas si bête ! Par Jupiter, je suisglacé jusqu’aux os ! Allons, Burger, réchauffons-nous par unebonne petite marche.

Ils s’engagèrent d’un pas bien cadencé sur lachaussée de pierres qui est tout ce qui reste de la plus célèbreavenue du monde. Quelques paysans sortaient des auberges pourrentrer chez eux : des chariots chargés des produits de lacampagne montaient vers Rome. Ils ne firent pas d’autresrencontres. Sur leur droite, sur leur gauche, de grands tombeauxsurgissaient dans l’obscurité. Ils allèrent ainsi jusqu’auxcatacombes de Saint-Calixte et en face d’eux ils virent se détachercontre la lune qui se levait le grand bastion circulaire de CeciliaMetella. Burger porta une main à son côté et s’arrêta.

– Vos jambes sont plus longues que lesmiennes et vous êtes meilleur marcheur, dit-il en riant. Je croisque l’endroit où nous bifurquerons n’est pas loin d’ici. Oui, nousy sommes : après la trattoria. Voyez, le sentier n’est paslarge ; je passe le premier : vous me suivrez.

Il avait allumé sa lanterne. Étroit ettortueux, le chemin déroulait ses méandres parmi les marais de laCampanie. Le grand aqueduc de l’ancienne Rome reposait comme unechenille monstrueuse sur le paysage éclairé par la lune. Ilspassèrent sous l’une de ses hautes arches, et longèrent le murcirculaire qui marque l’emplacement de l’ancienne arène. EnfinBurger s’arrêta devant une étable à vaches, isolée en pleinecampagne, et il tira une clé de sa poche.

– Vous n’allez pas me faire croire quevos catacombes sont à l’intérieur d’une maison ! s’écriaKennedy.

– L’entrée, si. Voilà ce qui nous protègecontre les curieux.

– Le propriétaire est-il aucourant ?

– Non. Il avait trouvé un ou deux objetsdont la nature m’avait donné à penser que cette étable avait étéconstruite juste sur une entrée de catacombes. Aussi la lui ai-jelouée, et j’ai procédé moi-même aux fouilles. Entrez, et refermezla porte derrière vous…

Ils se trouvaient dans un bâtiment long etvide ; les auges et les mangeoires garnissaient l’un des murs.Burger posa sa lanterne sur le sol et l’enveloppa de son manteau,sauf sur un côté.

– … Si quelqu’un voyait de la lumièredans cet endroit isolé, les langues iraient bon train, dit-il.Aidez-moi simplement à déplacer ces planches…

Les planches d’un angle étaientdéclouées ; les deux savants les dressèrent les unes après lesautres contre le mur. Sous leurs yeux bâillait un trou carré, àl’intérieur duquel un escalier en vieilles marches de pierredescendait vers les entrailles de la terre.

– … Prenez garde ! cria Burger àKennedy qui, dans son impatience, dégringolait les premièresmarches. En bas, c’est une vraie garenne : si vous vouségariez, il y aurait cent chances contre une pour que vous neretrouviez jamais votre chemin. Attendez que j’apporte lalanterne.

– Comment vous êtes-vous dirigé tout seulsi c’est tellement compliqué ?

– Au début j’ai plusieurs fois manqué meperdre, mais j’ai appris à m’y reconnaître. Ce labyrinthe a étéconstruit selon un plan assez systématique, mais quelqu’un quis’égarerait sans lumière serait incapable de le découvrir. Mêmeencore maintenant je déroule toujours une pelote de ficellederrière moi quand je m’enfonce. Voyez : chacun de cescouloirs se divise et se subdivise une douzaine de fois parcentaine de mètres…

À six ou sept mètres en-dessous du plancher del’étable, ils étaient arrivés dans une salle carrée taillée dans uncalcaire tendre. La lanterne projetait une petite lueurtremblotante sur les murs bruns tout craquelés. Dans toutes lesdirections s’ouvraient de noirs couloirs qui partaient de cecarrefour.

– … Il faut que vous me suiviez de trèsprès, mon ami ! ordonna Burger. Ne lambinez pas pour regarderquelque chose en route, car je vais vous mener en un lieu où vousverrez plus de choses que tout ce que vous pourriez voir dans lescouloirs. Si nous y allons directement, cela nous économisera dutemps.

Il s’engagea dans l’un des couloirs. L’Anglaisétait sur ses talons. À chaque instant le couloir bifurquait, maisBurger ne s’arrêtait ni n’hésitait jamais : sans douteavait-il des repères secrets. Tout le long des murs, empilés lesuns au-dessus des autres comme des couchettes sur un bateaud’émigrants, gisaient des chrétiens de la Rome antique. La lueurjaune de la lanterne éclairait les visages ratatinés des momies,faisait miroiter les crânes arrondis et les longs bras blancscroisés sur des poitrines décharnées. Kennedy lançait des regardspleins de regret et de désir vers les innombrables inscriptions,urnes funéraires, ornements picturaux, vêtements, ustensiles quiétaient demeurés dans l’état où des mains pieuses les avaientdisposés tant de siècles auparavant. Il lui sembla évident, même àpremière vue, qu’il s’agissait de catacombes d’une richesseexceptionnelle qui contenaient une énorme quantité de vestigesromains.

– Que se passerait-il si votre lanternes’éteignait ? demanda-t-il pendant qu’ils se hâtaient vers ladestination indiquée par Burger.

– J’ai une bougie en réserve et une boîted’allumettes dans ma poche. À propos, Kennedy, avez-vous desallumettes sur vous ?

– Non. Vous devriez bien m’en donnerquelques-unes.

– Oh, ce n’est pas la peine ! Il n’ya aucune raison pour que nous nous séparions.

– Jusqu’où allons-nous ? Il mesemble que nous avons dû marcher pendant quatre cents mètres,non ?

– Davantage, je crois. Ces rangées detombes sont interminables… Du moins je n’en ai pas vu la fin. Maiscomme nous arrivons à un endroit difficile, je vais dérouler mapelote.

Il attacha un bout de la ficelle à une pierrequi faisait saillie et il plaça la pelote dans son manteau, en ladévidant au fur et à mesure qu’il avançait. Kennedy s’aperçut quecette précaution n’était pas inutile, car les couloirs secompliquaient de plus en plus pour former un réseau de chemins quis’entrecoupaient constamment. Mais tous aboutissaient à une grandesalle circulaire au fond de laquelle il y avait un socle carrérecouvert sur un côté par une dalle de marbre.

– Mon Dieu ! s’écria Kennedy enextase. Voilà un autel des chrétiens : probablement le premieren date. La petite croix de la consécration est gravée sur ce coin.Sans doute cette salle circulaire servait d’église !

– Exactement ! répondit Burger. Sij’avais plus de temps, j’aimerais vous montrer tous les corps quisont enterrés dans ces niches le long des murs : ce sont ceuxdes premiers papes et évêques de l’Église, avec leurs mitres, leurscrosses, leurs vêtements sacerdotaux. Tenez, regardez celui-là, parexemple…

Kennedy avança et contempla la tête blême quireposait sur une mitre tombant en poussière.

– Passionnant ! s’exclama-t-il d’unevoix qui sembla rebondir contre les parois de la voûte. D’après monexpérience personnelle, c’est unique. Approchez la lanterne,Burger : je veux les voir tous.

Mais l’Allemand était allé à l’autre bout dela salle et il se tenait au milieu du cercle de lumière jaune.

– Savez-vous combien il y a debifurcations trompeuses entre ici et l’escalier ?demanda-t-il. Plus de deux mille ! C’était sans doute l’un desmoyens qu’avaient adoptés les chrétiens pour se protéger. Enadmettant qu’un homme, ici, ait une lanterne, il aurait une chancesur deux mille de trouver la sortie. Et sans lanterne ce seraitencore plus difficile.

– Certes !

– L’obscurité est terrible ! Je l’aiexpérimentée une fois. Essayons une autre fois !

Il se pencha vers la lanterne et ce futaussitôt comme si une main invisible s’était refermée sur chaqueœil de Kennedy. Avant cet instant il n’avait jamais su ce quec’était que l’obscurité. Maintenant il avait l’impression qu’ellecollait à lui, qu’elle l’étouffait, qu’elle était un obstaclesolide qui empêchait son corps de bouger, d’avancer. Il étendit lesbras pour la repousser.

– Cela suffit, Burger !Redonnez-nous un peu de lumière.

Mais son camarade se mit à rire : danscette salle ronde, le bruit de son rire semblait provenir de tousles côtés à la fois.

– On dirait que vous êtes mal à l’aise,ami Kennedy ?

– Ça va, mon vieux ! Rallumez lalanterne !

– C’est très curieux, Kennedy. Par le sonje ne peux absolument pas repérer le côté où vous êtes. Et vous,pouvez-vous deviner où je suis ?

– Non. J’ai l’impression que vous êtespartout autour de moi.

– Si je ne tenais pas ma ficelle, je nesaurais pas du tout comment sortir d’ici.

– Je m’en doute. Allez, mon vieux,grattez une allumette ! Et finissons-en avec cetteabsurdité !

– Dites, Kennedy, je crois qu’il y a deuxchoses que vous aimez particulièrement : l’aventure, et unobstacle à surmonter. L’aventure va consister pour vous à trouverun chemin pour sortir de ces catacombes. L’obstacle seral’obscurité et les deux mille bifurcations trompeuses. Mais vousn’avez pas besoin de vous presser ; prenez tout votre temps.Quand vous ferez une petite halte pour vous reposer un brin,j’aimerais que vous pensiez un peu à Mademoiselle Mary Saunderson,et que vous examiniez en conscience si vous avez été tout à faitloyal envers elle.

– Espèce de démon, que voulez-vousdire ? rugit Kennedy.

L’Anglais courait en rond, dessinait de petitscercles, mais avec ses mains il n’attrapait que les ténèbres…

– Bonsoir ! fit la voix ironique deBurger qui avait déjà pris de la distance. En vérité je ne croispas, Kennedy, même après avoir écouté votre version des faits, quevous vous soyez conduit correctement avec la jeune fille enquestion. Et puis il me semble que vous ignorez un petitdétail : je suis en mesure de combler cette lacune.Mademoiselle Mary Saunderson était fiancée à un pauvre diabled’étudiant pas très brillant ; il s’appelait JuliusBurger.

Quelque part il y eut un bruissementindistinct, le son assourdi d’un pied heurtant une pierre, et puisle silence retomba sur cette vieille église chrétienne : unsilence immobile et lourd qui se referma sur Kennedy comme l’eau sereferme sur un noyé.

Deux mois plus tard, l’entrefilet suivant fitle tour de la presse européenne :

« L’une des découvertes les plusintéressantes de ces dernières années concerne de nouvellescatacombes à Rome, à quelque distance vers l’Est des voûtes bienconnues de Saint-Calixte. La trouvaille de cette importantenécropole, extraordinairement riche en vestiges du début de l’èrechrétienne, est due à l’énergie et à la sagacité du docteur JuliusBurger, le jeune archéologue allemand qui est en train de conquérirla première place chez les savants spécialisés dans l’étude de laRome antique. Bien qu’étant le premier à publier le compte rendu desa découverte, le docteur Burger semble avoir été devancé par unchercheur moins heureux. Voici quelques semaines Monsieur Kennedy,l’archéologue anglais bien connu, disparaissait soudainement de sonappartement sur le Corso. On établit un lien entre sa disparitionet un récent scandale, qui aurait pu l’inciter à quitter Rome. Ilapparaît maintenant qu’en réalité il a été victime de son amourfervent pour l’archéologie. Son cadavre a été découvert au milieudes nouvelles catacombes ; d’après l’état de ses pieds et deses chaussures, il est certain qu’il a dû marcher des jours et desjours dans ces couloirs tortueux qui rendent si périlleusel’exploration des nécropoles. Le défunt, dans une inconcevableétourderie, avait pénétré dans ce labyrinthe sans bougies niallumettes (du moins selon les premières constatations) et sa mortest une conséquence de sa témérité. Ce qui rend cette tristeaffaire encore plus douloureuse, c’est que le docteur Julius Burgerétait l’ami intime de Monsieur Kennedy. La joie qu’il éprouvaitlégitimement de sa découverte extraordinaire s’est trouvée trèsassombrie par le terrible destin de son confrère etami. »

IV – L’affaire de Lady Sannox – (The Caseof Lady Sannox)

Les relations qui existaient entre DouglasStone et la célèbre Lady Sannox étaient connues aussi bien dessalons à la mode dont elle était une brillante vedette, que descollèges scientifiques qui le comptaient parmi leurs plus illustresmembres. On conçoit donc l’intérêt que suscita, un matin, lanouvelle que la dame avait pris le voile, résolument et pourtoujours, et que le monde ne la reverrait jamais. Quand, pourcorser cette information, se répandit le bruit que le grandchirurgien, l’homme aux nerfs d’acier, avait été trouvé le mêmematin par son valet de chambre assis au bord de son lit, souriantgentiment à tout l’univers, ses deux jambes enfoncées dans le mêmecôté de son pantalon, avec un cerveau aussi ramolli qu’une bouilliede porridge, alors l’affaire se révéla assez sensationnelle pourpassionner des gens qui n’auraient jamais cru que leur sensibilitéblasée pût s’émouvoir encore.

Douglas Stone, à la fleur de l’âge, était l’undes hommes les plus remarquables d’Angleterre. Mais avait-ilréellement atteint la fleur de l’âge quand ce petit ennui luiarriva ? Il n’avait que trente-neuf ans. Ses amis les plusintimes assuraient que dans une douzaine de carrières il auraitacquis la même réputation que dans la chirurgie. Il aurait puconquérir la gloire sur un champ de bataille, l’arracher à forced’explorations audacieuses, l’obtenir sur un court de tennis, ou laforger en ingénieur avec de la pierre et du fer. Il était né pourun destin hors série, car il était capable de projeter ce que nulautre n’oserait accomplir, et d’accomplir ce que personne n’oseraitprojeter. En chirurgie il n’avait pas de rivaux. Son équilibrenerveux, son jugement, son intuition étaient exceptionnels. Mainteset maintes fois, en chassant la mort, son bistouri effleurait lessources mêmes de la vie, et ses assistants devenaient aussi blancsque le patient. Le souvenir de son énergie, de son audace, de sarobuste confiance en soi erre encore au Sud de Marylebone Road etau Nord d’Oxford Street !

Ses défauts étaient aussi conséquents que sesqualités, mais infiniment plus pittoresques. Ses revenusconsidérables (dans tout Londres il n’y avait que deux confrèrespour gagner plus d’argent que lui) étaient bien inférieurs au luxede son style de vie. Au fond de sa nature complexe circulait unpuissant courant de sensualité dont l’action donnait à sonexistence tout son prix. Ses maîtres s’appelaient l’œil, l’oreille,la main, le palais. Les flots d’or qui se déversaient chez lui setransformaient en un bouquet de vins vieux, en parfums exotiquesrares, en vaisselle dont le raffinement des teintes et des formesn’avait pas son pareil en Europe. Et puis survint cette follepassion subite pour Lady Sannox : une seule entrevue, deuxregards de défi, un mot chuchoté… le voilà embrasé. Elle était laplus jolie femme de Londres (selon lui l’unique femme de Londres).Il était l’un des plus beaux hommes de Londres (pour elle, pas leseul homme de Londres). Comme elle avait un penchant pour lesexpériences nouvelles, elle se montrait indulgente à l’égard de laplupart des hommes qui la courtisaient. Fut-ce la cause, oul’effet ? Lord Sannox, qui n’avait que trente-six ans, enparaissait cinquante.

Un homme tranquille, silencieux, banal, ceLord Sannox. Il avait les lèvres minces et les paupières lourdes.Il s’adonnait beaucoup au jardinage et il aimait rester chez lui.Jadis il avait fait du théâtre ; il avait même loué une salledans Londres. C’était sur les planches qu’il avait rencontré pourla première fois Mademoiselle Marion Dawson ; il lui avaitoffert son nom, son titre, et le tiers d’un comté. Depuis sonmariage, il avait renoncé à cette fantaisie ; il n’enéprouvait plus que du dégoût. Même dans les cercles privés, ilrefusait de faire applaudir un incontestable talent d’amateur. Ilétait heureux, avec un sarcloir et un arrosoir, au milieu de sesorchidées et de ses chrysanthèmes.

Un problème très intéressant consistait à sedemander s’il était absolument idiot, ou misérablement dépourvu decourage. Connaissait-il la conduite de sa femme et latolérait-il ? Ou bien fallait-il le prendre pour un gâteuxaveugle ? On en discutait beaucoup dans les douillets salonslondoniens au-dessus des tasses de thé, et aux embrasures desfenêtres des clubs en fumant le cigare. Les hommes parlaient de luiavec une sévérité amère. Il n’y en avait qu’un pour ne pas fairechorus et il restait muet comme une carpe : il l’avait vumâter un cheval à l’Université, et il en avait gardé un souvenirdurable.

Quand Douglas Stone devint le favori, le doutene fut plus permis : Stone ignorait les subterfuges del’hypocrisie ; ses manières tyranniques et impétueusesdéfiaient toutes les précautions, bafouaient la discrétion. Lescandale s’afficha. Une association culturelle signifia à l’amantcomblé que son nom avait été rayé de la liste des vice-présidents.Deux amis le supplièrent en vain, au nom de sa réputationprofessionnelle. Il jeta à la porte les moralistes et il allaacheter un bracelet de cinquante guinées qu’il offrit à la reine deson cœur. Chaque soir il se rendait chez elle. L’après-midi il luiprêtait sa voiture. Ni l’un ni l’autre ne tentèrent le moindreeffort pour dissimuler leurs relations. Mais un léger incident lesinterrompit.

Par une lugubre soirée d’hiver, le ventsoufflait en rafales : il toussait dans les cheminées, ilcognait aux volets. La pluie gargouillait dans les gouttières.Douglas Stone avait fini de dîner ; il était assis dans sonbureau au coin du feu ; sur une table en malachite un verre debon porto était à portée de sa main ; il l’éleva contre lalumière de la lampe et apprécia en connaisseur les minusculespellicules qui flottaient dans les profondeurs de son rubis. Lefeu, dans un suprême éclat, vint illuminer son visage rasé, hardi,ses yeux gris grand ouverts, ses lèvres grasses et cependantfermes, sa mâchoire carrée qui avait quelque chose de romain dansson hostilité. Il souriait. En vérité il avait gagné le droitd’être content de lui : contre l’avis de six collègues, ilvenait en effet de réussir une opération qui n’avait eu que deuxprécédents dans le monde, et le résultat avait dépassé lesespérances. Personne dans Londres n’aurait eu l’audace de projeteret l’habileté d’accomplir un exploit aussi héroïque.

Mais il avait promis à Lady Sannox d’aller lavoir, et il était déjà huit heures et demie. Au moment où ilallongeait le bras vers la sonnette pour commander sa voiture, ilentendit le bruit mat du heurtoir à la porte d’entrée. Un instantaprès des pas traînèrent dans le vestibule ; une porte sereferma.

– Un malade pour Monsieur dans le cabinetde consultation ! annonça le maître d’hôtel.

– Vient-il pour lui-même ?

– Non, Monsieur. Je crois qu’il désireque Monsieur aille en ville.

– Il est trop tard ! s’écria DouglasStone avec irritation. Je n’irai pas.

– Voici sa carte, Monsieur.

Le maître d’hôtel la présenta sur le plateauen or que la femme d’un Premier Ministre avait offert à sonmaître.

– Hamil Ali, Smyrne… Hum ! C’est unTurc, je suppose ?

– Oui, Monsieur. Il donne l’impression devenir de loin. Il a l’air bien inquiet.

– Tut, tut ! J’ai un rendez-vous. Ilfaut que je sorte. Mais auparavant je le verrai. Introduisez-leici, Pim.

Le maître d’hôtel alla donc chercher un hommede petite taille et passablement décrépit, qui marcha sur DouglasStone avec, comme, le font beaucoup de myopes, la tête penchée enavant et les yeux clignotants. Il avait le teint basané, descheveux et une barbe d’un noir éclatant. Dans une main il tenait unturban de mousseline blanche rayée de rouge ; de l’autre unpetit sac en peau de chamois.

– Bonsoir ! fit Douglas Stone quandle maître d’hôtel eut refermé la porte. Vous parlez anglais,j’imagine ?

– Oui, Monsieur. Je suis originaired’Asie Mineure, mais je parle anglais lentement.

– Vous désirez que j’aille en ville, jecrois ?

– Oui, Monsieur. Je tiendrais beaucoup àce que vous voyiez ma femme.

– Je pourrai la voir demain matin. Maisce soir un rendez-vous m’empêche de me rendre auprès d’elle.

La réponse du Turc fut inattendue. Il tira lecordon qui fermait l’ouverture du sac en peau de chamois, et ildéversa sur la table un flot d’or.

– Voilà cent livres, expliqua-t-il. Jevous affirme que l’affaire ne vous prendra pas plus d’une heure.J’ai à la porte une voiture qui nous attend.

Douglas Stone regarda sa montre. S’ilacceptait, il n’arriverait pas trop tard chez Lady Sannox (il luiavait déjà fait visite à une heure plus indécente). Et puis, ceshonoraires étaient exceptionnellement élevés ; récemment descréanciers l’avaient quelque peu harcelé. Allait-il laisser passerune chance pareille ? Il n’en avait pas le droit !

– De quoi s’agit-il ?

– Oh, d’une triste affaire ! D’unesi triste affaire ! Vous n’avez peut-être pas entendu parlerdes poignards des Almohades ?

– Jamais.

– Ah, ce sont des poignards orientauxtrès anciens et d’une forme particulière ! Le manche ressembleà ce que vous appelez un étrier. Je suis un marchand de bibelots,comprenez-vous ? Et c’est pour affaires que je suis venu enAngleterre, mais la semaine prochaine je retourne à Smyrne. J’avaisapporté beaucoup d’articles curieux et il ne m’en reste plusguère ; mais, malheureusement, j’avais conservé l’un de cespoignards…

– Veuillez vous rappeler que j’ai unrendez-vous ! coupa le chirurgien non sans impatience. Je vousserais reconnaissant de vous limiter aux détailsindispensables.

– Ce que je vous ai dit étaitindispensable : vous allez en juger. Aujourd’hui ma femmes’est évanouie dans la chambre où je dépose mes articles, et entombant elle s’est entaillé la lèvre inférieure avec ce mauditpoignard des Almohades.

– Je comprends, fit Douglas Stone en selevant.

Vous voudriez que je recouse lablessure ?

– Oh non ! C’est pire que cela.

– Quoi alors ?

– Ces poignards sont empoisonnés.

– Empoisonnés !

– Oui. Et personne au monde, ni en Orientni en Occident, n’est capable de préciser la nature du poison, nid’indiquer un contre-poison. Mais j’en connais les effets, car monpère était dans le commerce avant moi, et ces armes empoisonnéesnous ont donné beaucoup de mal.

– Quels sont les symptômes ?

– Un sommeil profond, puis, au bout detrente heures, la mort.

– Et vous dites qu’il n’y a pas deremède. Alors, pourquoi me payez-vous des honoraires aussiconsidérables ?

– Ce qu’un contre-poison ne peut faire,le bistouri le peut.

– De quelle manière ?

– Le poison n’est que lentement absorbépar l’organisme. Il reste pendant plusieurs heures dans lablessure.

– Et en nettoyant la plaie ?…

– Autant mettre un cautère sur une jambede bois. Le poison est trop subtil et trop violent.

– Une excision de la plaie,peut-être ?

– Une excision, c’est cela. Si lablessure est sur le doigt, coupez le doigt. C’était toujours ce quedisait mon père. Mais songez au siège de la blessure, songez qu’ils’agit de ma femme… C’est affreux !

La sympathie s’émousse facilement chez unhomme familiarisé avec beaucoup de cas douloureux. Douglas Stonetrouvait surtout que l’affaire était peu banale : il rejetacomme non pertinentes les faibles objections du mari.

– Il semble en effet que ce doive êtrecela ou rien ! prononça-t-il brusquement. Mieux vaut perdre lalèvre que la vie.

– Oui, vous avez raison ! Aprèstout, c’est le destin : il faut y faire face. J’ai unevoiture. Venez avec moi, et opérez !

Douglas Stone sortit d’un tiroir une boîte debistouris, et il la rangea avec une bande de pansements et unecompresse de charpie dans sa poche. S’il voulait arriver à tempschez Lady Sannox il n’avait plus une minute à perdre.

– Je suis prêt, déclara-t-il en enfilantson pardessus. Voudriez-vous prendre un verre de porto avantd’affronter cet air glacé ?

Son visiteur fit un pas en arrière et leva unemain pour protester.

– Vous oubliez que je suis musulman etfidèle disciple du prophète ! répondit-il. Maisdites-moi : quelle est la bouteille verte que vous avez misedans votre poche ?

– Chloroforme.

– Ah, cela aussi nous est interdit. Lechloroforme contient de l’alcool. Nous ne prenons jamaisd’alcool.

– Comment ! Vous accepteriez quevotre femme subisse une opération sans être anesthésiée ?

– Hélas, elle ne sentira rien, la pauvrechère âme ! Le sommeil s’est déjà abattu sur elle, le poisoncommence à travailler. Et puis je lui ai donné un peu de notreopium de Smyrne. Venez, Monsieur ! Une heure s’est écouléedepuis son accident…

Comme ils se glissaient dans l’obscurité de larue, la pluie leur fouetta le visage. Dans le vestibule la lampes’éteignit, bien qu’elle fût suspendue au bras d’une cariatide demarbre. Pim, le maître d’hôtel, dut s’arc-bouter des deux épaulespour refermer la lourde porte, tant le vent soufflait avecviolence. Les deux hommes avancèrent à tâtons vers la faible lueurjaune qui leur indiquait la voiture. Moins d’une minute plus tardils roulaient vers leur destination.

– Est-ce loin ? interrogea DouglasStone.

– Oh non ! Nous habitons un petitendroit tout à fait tranquille après Euston Road.

Le chirurgien appuya sur le ressort de samontre à sonnerie et il écouta les petits tintements destinés à luidire l’heure. Neuf heures et quart. Il calcula les distances, letemps qu’il lui faudrait pour son intervention… Il arriveraitprobablement chez Lady Sannox vers dix heures. À travers les vitrescouvertes de buée, il apercevait les lampadaires brouillés quidansaient sur son passage, et, de-ci de-là, l’éclairage pluspuissant d’une devanture ou d’une vitrine. La pluie tambourinaitsur la capote ; les roues faisaient jaillir de la boue et dela glaise. En face de lui le turban blanc de son compagnon de routemiroitait faiblement dans la pénombre. Le chirurgien fouilla dansses poches et prépara ses aiguilles, ses agrafes, ses pinces. Ilcommençait à s’énerver ; sur le plancher du fiacre ses piedstambourinaient avec impatience.

La voiture ralentit et s’arrêta. Douglas Stonedescendit aussitôt ; le marchand smyrniote le suivait sur sestalons.

– Attendez-moi ! commanda-t-il aucocher.

Dans une rue sordide il se trouvèrent devantune maison minable. Le chirurgien connaissait son Londres sur lebout du doigt ; il essaya de percer l’obscurité, mais iln’aperçut rien qui lui permit de se repérer : pas deboutiques, pas de promeneurs ; rien d’autre qu’une doublerangée de maisons tristes, qu’un double alignement de pavésdétrempés et luisants, qu’une double douche tombant des gouttièresvers les grilles des égouts. La porte devant laquelle ils s’étaientarrêtés était d’une couleur indéfinissable. Une pauvre lumière quipassait par le vasistas éclairait surtout la poussière et la saletéqui le recouvraient : En haut, derrière l’une des fenêtres dela chambre à coucher, brillait une lampe jaune. Le marchand cognavigoureusement. Quand il tourna son visage vers la lumière, DouglasStone constata qu’il avait les traits tirés par l’anxiété. Ondéplaça un verrou ; une femme âgée qui tenait une bougies’encadra dans la porte ; elle protégeait la flamme de sesdoigts noueux.

– Est-ce que tout va bien ? haletale marchand.

– Elle est dans l’état où vous l’avezlaissée, Monsieur.

– Elle n’a pas parlé ?

– Non, elle dort profondément.

Le marchand ferma la porte d’entrée ;Douglas Stone avança dans le couloir étroit et ne fut pas peusurpris de ce qu’il observa autour de lui. Il n’y avait par terreni linoleum, ni tapis-brosse. Pas de porte-manteau au mur. Parcontre des toiles d’araignées en lourds festons et d’épaissescouches de poussière grise partout où il portait le regard. Pourgravir un escalier en colimaçon, la vieille femme passa lapremière. Douglas Stone la suivit, avec le vieux marchand sur sestalons. Leurs pas résonnèrent sinistrement sur les marches que nerecouvrait aucun tapis.

La chambre à coucher était au deuxième étage.Là, au moins, il y avait du mobilier ! Le plancher étaitjonché de coffrets turcs, de tables en marqueterie, de cottes demailles, de tuyaux bizarres et d’armes grotesques. Ces objetshétéroclites s’entassaient dans les coins. Sur une console brûlaitune lampe. Douglas Stone s’en empara, se fraya un chemin vers lelit qui était placé dans un angle et sur lequel une femme habilléeà la mode turque, avec le yachmak et le voile, était étendue. Lapartie inférieure du visage était découverte ; le chirurgienvit une entaille qui zigzaguait le long du pli de la lèvreinférieure.

– Vous voudrez bien excuser le yachmak,fit le Turc. Vous connaissez nos principes sur les femmes.

Mais le chirurgien ne pensait pas au yachmak.Devant lui il n’avait pas une femme, mais un cas. Il se pencha pourexaminer soigneusement la blessure.

– Il n’y a aucun signe d’irritation,murmura-t-il. Nous pourrions retarder l’intervention jusqu’à ce queles symptômes se précisent.

Le mari se tordit les mains dans un étatd’agitation fébrile.

– Oh, Monsieur ! s’écria-t-il. Neplaisantez pas ! Vous ne savez pas : il s’agit d’un casmortel. Je le sais, moi ! Et je vous certifie qu’une opérationest absolument nécessaire. Il n’y a que le bistouri qui puisse lasauver !

– Et cependant j’ai bien envied’attendre ! répondit Douglas Stone.

– En voilà assez ! protesta le Turcen colère. Chaque minute compte. Et je ne veux pas rester ici etlaisser ma femme sombrer dans la mort. Monsieur, je vous remercied’être venu ; je vais aller chercher un autre chirurgien avantqu’il ne soit trop tard.

Douglas Stone hésita. Rendre cent livresn’avait rien d’agréable. Et s’il refusait d’intervenir, il seraitbien obligé de restituer ses honoraires. Par ailleurs si le Turcavait raison et si sa femme mourait, il pourrait être traduitdevant un magistrat, et quel scandale pour sa réputation !

– Avez-vous eu une expérience personnellede ce poison ? demanda-t-il.

– Oui.

– Et vous m’affirmez qu’une opération estindispensable ?

– Je le jure par ce qu’il y a de plussacré.

– Votre femme sera abominablementdéfigurée…

– Je pense que sa bouche ne sera plustrès bonne à embrasser…

Douglas Stone se tourna, furieux, vers soninterlocuteur ; cette réflexion lui avait déplu. Mais ilréfléchit que les Turcs ont leurs propres manières de penser et des’exprimer. Et puis l’heure n’était pas aux querelles. DouglasStone tira de sa boîte un bistouri, l’ouvrit et il en éprouva lefil sur son index. Il rapprocha la lampe du lit. Deux yeux noirs lefixaient à travers la fente du yachmak. Il ne distinguait que leursiris, et à peine les pupilles.

– Vous lui avez administré une très fortedose d’opium.

– Oui, elle a eu une bonnedose !

Il contempla un instant ces yeux noirs quiregardaient droit vers les siens. Ils étaient ternes, sanséclat ; pourtant son regard fit naître une petite étincellequi vacilla, et les lèvres frémirent.

– Elle n’est pas tout à fait sansconnaissance, dit-il.

– Ne vaudrait-il pas mieux intervenirtant qu’elle ne ressent rien ?

Le chirurgien avait eu la même idée. Il serrala lèvre blessée avec une pince. De deux rapides coups de bistouriil excisa un large morceau de chair en V. La femme bondit enpoussant un hurlement épouvantable. Elle arracha son masque.C’était un visage qu’il connaissait. En dépit de la lèvresupérieure saillante et de cette bave sanguinolente au-dessous,oui, c’était un visage qu’il connaissait ! Elle gardait lamain posée sur la plaie et elle hurlait toujours. Douglas Stones’assit au pied du lit avec sa pince et son bistouri. La chambretourna autour de lui ; il sentit derrière son oreille quelquechose comme une couture qui se déchirait. Un spectateur aurait ditque d’elle et de lui, c’était lui qui était le plus pâle. Commedans un rêve, ou comme s’il avait assisté à une scène de théâtre,il s’aperçut que les cheveux et la barbe du Turc étaient posés surla table, et que Lord Sannox s’appuyait au mur, en se tenant lescôtes tant il riait. Il riait sans bruit. Les hurlements s’étaientaffaiblis, puis avaient cessé. À présent l’horrible visage étaitretombé sur l’oreiller. Mais Douglas Stone ne bougea pas ;Lord Sannox gloussait encore dans sa gorge.

– Elle était réellement très nécessairepour Marion, cette petite intervention ! dit-il enfin. Pasphysiquement, mais moralement, vous comprenez ?Moralement !…

Douglas Stone s’inclina en avant et se mit àjouer avec la frange du couvre-lit. Son bistouri lui échappa desmains : il tinta bruyamment sur le plancher.

– … Il y avait longtemps que j’avaisl’intention de faire un petit exemple, dit suavement Lord Sannox.Votre billet de mercredi s’est trompé de destinataire, et je l’aiici dans mon portefeuille. Pour exécuter cette idée je me suisdonné un peu de peine… À propos, la blessure : c’est avec machevalière que je l’avais faite. Rien de dangereux, comme vousvoyez…

Il jeta un regard aigu à son compagnontoujours silencieux, puis arma le petit revolver qu’il avait dansla poche de sa veste. Mais Douglas Stone s’était mis à mâchonner lecouvre-lit.

– … Après tout, vous avez été fidèle aurendez-vous ! murmura Lord Sannox.

Ce fut cette phrase qui déclencha le rire deDouglas Stone. Il partit d’un rire retentissant, interminable… LordSannox, lui, ne riait plus. Une sorte de frayeur durcit et accentuases traits. Il sortit de la chambre sur la pointe des pieds. Lavieille femme attendait devant la porte.

– Prenez soin de votre maîtresse quandelle se réveillera ! commanda Lord Sannox.

Puis il sortit dans la rue. La voiture étaittoujours là.

Le cocher porta une main à son chapeau.

– John, dit Lord Sannox, vous ramènerezd’abord le docteur chez lui. Il aura besoin qu’on l’aide àdescendre l’escalier, je crois. Vous direz à son maître d’hôtelqu’il s’est trouvé mal pendant une opération.

– Très bien, Monsieur.

– Puis, vous ramènerez à la maison LadySannox.

– Et pour Monsieur ?…

– Oh, pendant quelques mois mon adressesera Hotel di Roma, à Venise ! Veillez à ce que l’on me fassesuivre le courrier. Et dites à Stevens qu’il organise pour lundiprochain l’exposition des chrysanthèmes pourpres. Il m’en câblerale résultat.

V – Le trou du Blue John – (The Terror ofBlue John Gap)

Le récit qui va suivre a été trouvé parmi lespapiers du docteur James Hardcastle, mort de phtisie le 4 février1908 au 36 des Upper Coventry Flats, South Kensington. Sesmeilleurs amis se sont refusés à exprimer une opinion sur cetterelation d’un genre particulier, mais ils ont été unanimes àdéclarer que le défunt possédait une tournure d’esprit scientifiqueet pondérée, qu’il n’avait rien d’un imaginatif et qu’il aurait étéincapable d’inventer des événements sortant plus ou moins del’ordinaire. Le récit était enfermé dans une enveloppe portant lasuscription suivante : « Bref compte rendu des événementsqui se sont déroulés aux environs de la ferme de MademoiselleAllerton, dans le Derbyshire du nord-ouest, au cours du printempsde l’année dernière ». L’enveloppe était cachetée à la cire.Sur le verso, figuraient ces lignes, écrites au crayon :

« Mon cher Seaton,

« Vous apprendrez certainement avecintérêt, peut-être avec chagrin, que l’incrédulité avec laquellevous avez accueilli mon histoire m’a empêché de rouvrir la bouchesur ce sujet. Je laisse donc ce document dans mes papiers ;après ma mort, des étrangers me témoigneront peut-être plus deconfiance que mon ami. »

Les recherches entreprises pour identifier ceSeaton n’ont pas abouti. Je me permets d’ajouter que le séjour dudéfunt à la ferme Allerton, ainsi que l’exposé général descirconstances (je ne parle pas de l’explication qu’il en donne) ontété formellement vérifiés. J’arrête là cet avant-propos pourtranscrire son récit tel qu’il a été trouvé.

*

**

17 avril. – Déjà je sens le bénéficeque m’apporte cet air miraculeux des hautes terres. La ferme desAllerton est située à cinq cents mètres au-dessus du niveau de lamer : le climat est donc tonifiant. En dehors de mes quinteshabituelles du matin, je n’éprouve aucun malaise ; avec lelait frais et le mouton du pays, je vais probablement prendre dupoids. Je crois que Saunderson sera satisfait.

Les deux demoiselles Allerton sontdélicieusement originales et aimables : vieilles filles l’unecomme l’autre, également petites mais aussi également laborieuses,elles sont disposées à prodiguer à un étranger malade tout le cœurqu’elles auraient consacré à un mari et à des enfants. Vraiment, lavieille fille est un être bien utile ! L’une des forces que lasociété tient en réserve… On a tendance à considérer les vieillesfilles comme des femmes inutiles ; mais que ferait le pauvrehomme inutile sans leur assistance dévouée ? À propos, ellesont très rapidement laissé échapper dans leur simplicité le motifpour lequel Saunderson m’avait recommandé leur maison. LeProfesseur, qui s’est fait tout seul a été dans sa jeunesse garçonde ferme aux environs.

L’endroit est très isolé ; les promenadesne manquent pas de pittoresque. La ferme comporte des pâturages sisau fond d’une vallée accidentée. De chaque côté se dressent descollines fantastiques de calcaire ; leurs rocs en sont si finsque l’on peut les casser avec les mains. Toute cette campagne sonnecreux. Si je pouvais la frapper avec un marteau gigantesque, ellerésonnerait comme un tambour, à moins qu’elle ne s’effondre etn’expose au jour une mer souterraine. Oui, il doit certainementexister une mer importante, car de tous côtés des ruisseauxserpentent à flanc de montagne, disparaissent sous terre et nereparaissent jamais. Partout au milieu des roches il y a desexcavations ; si l’on s’y engage, on pénètre dans de grandescavernes qui s’enfoncent avec mille détours jusqu’aux entrailles dela terre. J’ai une petite lanterne de bicyclette ; et c’esttoujours pour moi une grande joie de l’emporter dans ces solitudesmystérieuses, et d’admirer les effets de noir et de blanc quand jeprojette sa lumière sur les stalactites qui drapent leurs voûtesélevées. Éteignez la lampe : vous voilà dans les ténèbres lesplus sombres. Allumez-la : c’est une féerie des Mille et UneNuits.

L’une de ces bizarres excavations m’intéresseparticulièrement, car elle est un chef-d’œuvre de l’homme, et nonde la nature. Avant de venir ici, je n’avais jamais entendu parlerdu Blue John. C’est le nom donné à un minéral d’une magnifiquecouleur de pourpre, qu’on ne trouve que dans deux ou trois régionsdu monde. Il est si rare qu’un simple vase de Blue John vaudraittrès cher. Les Romains, avec leur instinct extraordinaire,l’avaient découvert dans cette vallée, et ils avaient creusé unpuits horizontal très profond à flanc de montagne. Leur mine a étéappelée le trou du Blue John : une arche taillée dans le rocsert d’ouverture ; des buissons la recouvrent. Les mineursromains ont creusé là un beau couloir qui traverse plusieursgrandes cavernes rongées par l’eau, si bien que si l’on s’enfoncedans le trou du Blue John, il vaut mieux marquer ses repères etêtre muni d’une bonne provision de bougies ; sinon onrisquerait fort de ne plus revoir la lumière du jour. Je ne m’ysuis pas encore risqué ; mais aujourd’hui je me suis arrêté àl’entrée de la voûte et, fouillant du regard les recoins sombresque j’entrevoyais à l’intérieur, je me suis promis que, sitôtrétabli, je consacrerais des vacances à explorer ces mystèressouterrains pour voir jusqu’à quelle profondeur les Romains avaientpénétré dans les collines du Derbyshire.

Comme les paysans sont superstitieux ! Lejeune Armitage m’avait pourtant fait une excellenteimpression : il a du caractère et il est instruit ; je lesituais au-dessus de sa situation sociale réelle. Or, pendant queje me trouvais devant le trou du Blue John, il a traversé le prépour venir me dire :

– Hé bien, docteur, vous n’avez pas peur,vous au moins !

– Peur ? Et de quoi aurais-jepeur ?

– D’elle, m’a-t-il répondu en désignantdu pouce la voûte noire. De la Bête qui habite la caverne du BlueJohn !

La facilité avec laquelle les légendes sepropagent dans une région isolée est incroyable ! Je l’aiinterrogé sur l’origine de sa conviction. Il semble établi que detemps en temps des moutons disparaissent des herbages. Armitageaffirme qu’ils sont enlevés. Il se refuse absolument à croirequ’ils se soient éloignés tout seuls, et égarés dans les montagnes.Une fois on aurait découvert une mare de sang et quelques touffesde laine. Mais là encore une explication naturelle s’impose !En outre, les moutons ne disparaissent que pendant des nuits sanslune, très noires ; j’ai objecté, bien entendu, qu’un banalvoleur de bétail choisirait de préférence des nuits bien noirespour exercer sa coupable industrie. Une autre fois, un trou auraitété creusé dans un mur, et des pierres auraient été transportées etdispersées à une distance considérable ; à mon avis, c’étaitaussi l’œuvre d’un homme ou de plusieurs. Finalement Armitage arésumé toute son argumentation en me racontant qu’il avait bel etbien entendu la Bête, et que n’importe qui pourrait l’entendre àcondition de se poster assez longtemps auprès du trou. C’était unrugissement lointain, d’une puissance formidable. Je n’ai pu quesourire, puisque je connais les échos extraordinaires que produitune canalisation d’eau courante souterraine, circulant parmi lesgouffres d’une formation calcaire. Mon incrédulité a déconcertéArmitage, qui m’a quitté un peu brusquement.

Mais voici le plus étrange de cette affaire.J’étais demeuré debout à l’entrée de la caverne, et jeréfléchissais à toutes les explications qu’autorisaient les faitscités par Armitage, quand tout à coup, des profondeurs du trou, asurgi un son absolument extraordinaire. Comment le décrire ?En premier lieu, il semblait provenir d’une grande distance,jaillir du centre même du globe. Deuxièmement, malgré cetéloignement, il était assurément très puissant. Enfin, il nes’agissait pas d’un grondement ni d’une débâcle qui évoquentaussitôt une cascade ou la chute d’un rocher ; c’était unesorte de geignement aigu, frémissant, vibrant, qui ressemblait auhennissement d’un cheval. Sans contestation possible je me trouvaisdevant quelque chose de tout à fait remarquable, et il me fallaitaccorder un sens nouveau aux propos d’Armitage. J’ai attendupendant une bonne demi-heure devant le trou du Blue John, mais jen’ai plus rien entendu ; aussi suis-je reparti pour la ferme,fort intrigué par l’incident. Décidément, j’explorerai cettecaverne quand j’aurai repris des forces ! Certes l’explicationd’Armitage est trop absurde pour mériter une discussion ; iln’empêche que ce son était bien étrange. Il résonne encore dans mesoreilles pendant que j’écris.

20 avril. – Ces trois derniers jours,je me suis livré à quelques expéditions autour du trou du BlueJohn ; j’ai même pénétré dans l’intérieur, mais sans m’engagerbien loin, car la lanterne de ma bicyclette n’est vraiment pasassez puissante. Je veux procéder à une exploration systématique.Je n’ai entendu aucun bruit comparable à celui que j’ai surprisl’autre jour, si bien que j’en viens à me demander si je n’ai pasété victime d’une hallucination provoquée, peut-être, par monentretien avec Armitage. Bien sûr, son idée ne tient pasdebout ! Néanmoins je dois avouer que les buissons quibouchent plus ou moins l’entrée du trou ont bien l’air d’avoir étéécartés et foulés par une grosse bête. Je commence à me passionner.Je n’en ai pas soufflé mot aux demoiselles Allerton : ellessont déjà bien assez superstitieuses ! Mais j’ai acheté desbougies et j’enquêterai tout seul.

J’ai remarqué ce matin que parmi lesnombreuses touffes de laine de mouton éparpillées sur les buissonsprès de la caverne, il y en avait une qui était tachée de sang.Naturellement, ma raison me dit que si des moutons s’aventurentdans des endroits pareils, ils risquent de se blesser auxanfractuosités des rocs. Cependant quand j’ai vu cette tacheécarlate, j’ai été secoué, et j’ai reculé horrifié. Une haleinefétide semblait émaner des noires profondeurs que j’ai encore unefois interrogées du regard. Serait-il réellement possible qu’unebête innommable, terrible, se tapisse là-dedans ? J’aurais étéincapable d’éprouver ce genre d’impression au temps où j’avaistoute ma force ; mais quand on est en mauvaise santé, ondevient plus nerveux, et l’imagination se fait fantasque.

Sur l’instant ma résolution a faibli et je mesuis senti prêt à renoncer au secret de la vieille mine, enadmettant qu’elle en ait un. Mais ce soir j’ai retrouvé mon ardeur,et mes nerfs se sont calmés. J’espère que demain j’approfondiraidavantage le problème.

22 avril. – Il faut que j’essaie deraconter par écrit avec le maximum d’exactitude mon extraordinaireaventure d’hier. Je suis parti dans l’après-midi, et je me suisrendu au trou du Blue John. Je confesse que mes pressentimentsétaient revenus : quand j’ai scruté ses profondeurs, j’auraispréféré avoir un compagnon d’exploration. Mais je me suis ressaisi,j’ai allumé ma bougie, j’ai franchi la barrière de bruyères, et jesuis entré dans le trou.

Pendant une vingtaine de mètres, le tunneldescendait en pente douce ; le sol était couvert de débris depierres. Un long couloir horizontal, taillé dans du roc solide,venait ensuite. Je ne suis pas géologue, mais la voûte intérieureétait certainement faite d’une matière moins friable que lecalcaire : en certains endroits d’ailleurs j’ai bien vu lestraces d’outils, laissées par les mineurs d’autrefois quand ilsavaient creusé cette excavation, aussi fraîches et aussi nettes quesi elles dataient d’hier. Je trébuchais à chaque pas dans cecouloir vieux comme le monde ; la faible flamme de ma bougiene projetait qu’un cercle de lumière confuse autour de moi, et ellerendait les ombres encore plus noires, encore plus menaçantes.Enfin, je suis arrivé à un endroit où le couloir des Romainsdébouchait dans une caverne rongée par l’érosion, immense, tenduede longues chandelles de dépôts calcaires. De cette salle centrale,je me suis vaguement rendu compte que plusieurs corridors creuséspar des ruisseaux souterrains s’enfonçaient profondément dans laterre. J’ai hésité : reviendrais-je sur mes pas, ou merisquerais-je plus avant dans ce dangereux labyrinthe ?Soudain j’ai aperçu à mes pieds quelque chose d’extraordinaire.

La majeure partie du sol de la caverne étaitrecouverte par des morceaux de rocher ou de solides incrustationsde chaux. Mais à l’endroit précis où je me tenais, la voûte trèshaute avait laissé s’égoutter un suintement qui avait entraîné laformation d’une plaque de boue molle. Et voici qu’au centre decette plaque, je découvrais une empreinte d’une surfaceconsidérable : une sorte de tache ou d’éclaboussure auxcontours imprécis, profonde, large, irrégulière, comme si unegrosse pierre était tombée là. Or aucune pierre ne se trouvait dansles alentours immédiats, et je ne voyais rien qui pût me renseignersur son origine. Elle était beaucoup trop large pour provenir d’unanimal quelconque ; en outre, elle était unique, et la plaquede boue n’aurait pu être franchie d’une seule foulée. Après l’avoirbien examinée, j’ai interrogé les ombres noires qui m’entouraient,et je dois avouer que pendant quelques instants mon cœur a battuplus vite et que la bougie, en dépit de mes efforts, tremblait dansma main.

J’ai bientôt récupéré mon sang-froid,cependant, en réfléchissant que cette empreinte, vu sa forme et sataille anormales, ne se rapportait à aucun animal connu : elleétait même beaucoup trop grande pour avoir été faite par unéléphant. J’ai donc décidé que des frayeurs absurdes nem’empêcheraient pas de poursuivre mon exploration. Avant d’allerplus loin, j’ai soigneusement noté une curieuse formation rocheusedans le mur qui me permettrait de reconnaître l’entrée du couloirdes Romains. Précaution indispensable, car la grande caverne étaitun point d’intersection de corridors multiples. Après avoir posémes repères, j’ai vérifié ma provision de bougies etd’allumettes ; ainsi rassuré j’ai lentement repris maprogression sur la surface inégale et rocheuse de la caverne.

Et maintenant j’en viens au désastre subit quim’a accablé. Un ruisseau, large de cinq ou six mètres, coulait entravers de mon chemin ; je l’ai d’abord longé pendant quelquetemps afin de trouver un endroit où le franchir à pied sec. J’aienfin aperçu une pierre plate qui formait gué et que je pouvaisatteindre d’une enjambée. Mais la roche, mal équilibrée dans l’eaucourante, a basculé quand j’ai atterri, et je me suis retrouvé dansl’eau glacée. Ma bougie s’est éteinte ; je barbotais au seind’une obscurité totale.

Je me suis relevé, plus amusé qu’alarmé parcette mésaventure. La bougie m’avait échappé des mains et elleavait été emportée par le ruisseau. Mais j’en avais deux autresdans ma poche. L’incident ne revêtait donc aucune importance.Jusqu’au moment toutefois où j’ai voulu allumer ma deuxième bougie.J’ai alors mesuré tout l’inconfort de ma position. La boîted’allumettes était trempée à la suite de ma chute. Impossible d’enenflammer une seule.

J’ai eu l’impression qu’une main de glace serefermait sur mon cœur. Les ténèbres étaient d’une opacitéeffrayante. Au prix d’un gros effort je me suis ressaisi, et j’aitenté de reconstituer mentalement le plan du sol de la caverne telque je venais de le voir. Hélas ! Les repères que j’avais entête se trouvaient hauts sur les murs, et il m’était impossible deles retrouver par contact. Je me rappelais assez bien la situationgénérale des parois du corridor ; j’ai donc espéré qu’entâtonnant j’arriverais quand même à l’entrée du couloir desRomains. Me déplaçant très lentement, frappant constamment contreles parois, je me suis mis en marche.

J’ai bien vite compris que cette méthode ne memènerait à rien. Dans le velours noir des ténèbres, j’aiimmédiatement perdu toute notion d’orientation. Après une douzainede pas, je ne savais plus où j’étais. Le clapotis de l’eau, quiétait le seul bruit audible, me montrait bien où coulait leruisseau ; mais dès que je quittais sa rive, je m’égarais. Ilfallait que je renonce à trouver, mon chemin dans cette obscuritétotale.

Je me suis assis sur une grosse pierre et j’aimédité sur mon sort peu enviable. Personne n’était au courant demon projet d’exploration ; il y avait donc peu de chances pourqu’une équipe de sauveteurs s’aventurât dans le trou du Blue John.Je ne devais compter que sur mes seules ressources.

Quand j’étais tombé à l’eau, une seule moitiéde mon corps s’était trempée. Mon épaule droite avait émergé etelle était sèche. J’ai pris la boîte d’allumettes, et je l’aiplacée sous mon aisselle gauche. L’action de l’air humide de lacaverne serait peut-être contrebalancée par la chaleur de moncorps ; mais, même dans ce cas, je n’aurais pas de lumièreavant quelques heures. Il ne me restait qu’à attendre.

Par bonheur, j’avais glissé quelques biscuitsdans ma poche avant de quitter la ferme. Je les ai dévorés, en leshumectant d’une gorgée de cette maudite eau qui avait été la causede tous mes malheurs. Puis j’ai cherché un siège plus confortableparmi les rochers ; après avoir tâtonné, j’ai découvert unendroit où je pouvais m’adosser ; je me suis installé et j’aiallongé mes jambes. Misérablement mouillé et glacé, j’ai essayé deme réconforter en pensant que la science moderne prescrivait pourma maladie des fenêtres ouvertes et des promenades par tous lestemps. Bercé par le glouglou monotone du ruisseau, assommé par lanuit noire, j’ai sombré dans un sommeil peuplé d’inquiétudes.

Combien de temps ai-je dormi ? Je n’ensais rien. Peut-être une heure, peut-être plusieurs. Tout à coup jeme suis redressé sur mon séant, nerfs tendus et sens en alerte.Sans aucun doute j’avais entendu un bruit. Un bruit tout à faitdistinct du gargouillement de l’eau. Le bruit avait cessé, maisj’en avais encore l’écho dans l’oreille. Était-ce une équipe desauveteurs ? Ils auraient certainement crié. Or le bruit quej’avais entendu, bien que vague, n’émanait pas d’une voix humaine.Mon cœur s’est mis à battre la chamade ; j’osais à peinerespirer… Encore ce bruit ! Et encore lui ! Maintenant,il était devenu continu. C’était un pas. Oui, sûrement c’était lepas d’une créature vivante ! Mais quel pas ! Àl’entendre, j’avais l’impression qu’un poids énorme était supportépar des pieds spongieux, dont le déplacement ne produisait qu’unbruit étouffé. Dans l’obscurité toujours aussi totale, le pass’affirmait régulier, décidé. Et il se dirigeait assurément dans madirection.

Mes cheveux se sont dressés sur ma tête, ettout mon corps est devenu froid comme du marbre. Une Bête habitaitdonc ce labyrinthe ? Étant donné la rapidité avec laquelleelle avançait, elle voyait certainement de nuit comme en pleinjour. Je me suis recroquevillé sur mon rocher ; j’aurais voulum’y incruster. Les pas se rapprochaient. Je les ai entenduss’arrêter. Bientôt j’ai deviné à certains lappements[1] que la Bête buvait au ruisseau. Puis lesilence s’est rétabli. Interrompu seulement par des reniflements etdes ébrouements formidables. La Bête m’avait-elle senti ? Dansmes narines commençait à s’insinuer une lourde odeur méphitique,fétide. À nouveau des pas ont retenti dans l’ombre, cette fois surla rive où je me trouvais. À quelques mètres de moi, des pierresroulaient, s’écrasaient, éclataient. Osant à peine respirer, je mesuis fait le plus petit possible. Enfin les pas se sont éloignés.J’ai entendu de grands éclaboussements d’eau quand la Bête atraversé le ruisseau ; puis les pas se sont étouffés au loindans la direction d’où ils avaient surgi.

Je suis demeuré longtemps sur mon rocher, bientrop horrifié pour remuer. Je pensais au son qui avait jailli desprofondeurs de la caverne, aux frayeurs d’Armitage, à l’empreintedans la boue. Finalement, j’avais eu la preuve déterminante,qu’habitait dans le trou un monstre inconcevable, qui neressemblait à rien de ce que nous connaissions sur la terre, et quivivait tapi dans le fond de la montagne. Quant à sa nature ou à saforme, je ne pouvais m’en faire aucune représentation ; jesavais uniquement que cette Bête gigantesque avait le pied léger.Un combat s’est alors engagé entre ma raison, qui me disait que descréatures semblables ne pouvaient pas exister, et mes sens, qui medisaient qu’elles existaient bel et bien. En conclusion, je me suissenti prêt à admettre que cette aventure n’avait été qu’un mauvaisrêve, et que mon état de maladie avait pu susciter unehallucination. Mais un dernier incident n’allait pas tarder àbannir de mon esprit toute possibilité de doute.

J’ai retiré mes allumettes de monaisselle ; en les tâtant, elles m’ont paru tout à fait sèches.Me baissant vers une crevasse entre les rochers, j’en ai essayéune. À ma grande joie, elle a flambé du premier coup. J’ai alluméune bougie et, non sans lancer derrière moi un regard terrifié, jeme suis hâté vers le couloir des Romains. Sur ma route, je suispassé auprès de la plaque de boue où j’avais vu l’empreinte. Jesuis resté pétrifié : il n’y en avait plus une seule, maistrois. Trois empreintes identiques, de la même taille formidable,d’un contour aussi imprécis, d’une profondeur qui en disait longsur le poids qui les avait creusées. Une épouvante indicible m’aenvahi. Courbé en deux, camouflant ma bougie avec ma main, j’aicouru jusqu’au seuil du trou du Blue John. À bout de souffle ;je me suis jeté sur l’herbe fraîche, sous la clarté loyale desétoiles. Il était trois heures du matin quand je suis rentré à laferme. Aujourd’hui je suis encore tout tremblant. Je n’ai rien dit.Il faut que je me conduise courageusement. Si je racontais monaventure à de pauvres femmes isolées ou à des rustres, Dieu saitquelle serait leur réaction ! Je ne m’adresserai qu’àquelqu’un qui puisse me comprendre.

25 avril. – Pendant deux jours jen’ai pas quitté le lit. Aventure incroyable ! C’est à desseinque j’emploie cet adjectif. Depuis mon exploration du trou du BlueJohn, je me suis livré à une expérience qui m’a bouleversé presqueautant que ma découverte de la Bête. J’ai dit que je chercheraisdans les environs quelqu’un capable de me comprendre et de meconseiller. Or, un certain docteur Mark Johnson exerce à quelqueskilomètres d’ici, et le professeur Saunderson m’avait remis un motde recommandation auprès de lui. Lorsque je me suis senti assezsolide pour faire une promenade en voiture, je me suis rendu à sondomicile et je lui ai raconté toute mon histoire. Il m’a écoutéavec une très vive attention ; après quoi il m’a examiné avecgrand soin en accordant un intérêt particulier à mes réflexes etaux pupilles de mes yeux. Cela fait, il a refusé de discuter plusavant de mes aventures, mais il m’a donné la carte d’un MonsieurPicton à Castleton, en insistant pour que j’aille le trouver sansperdre un instant, et pour que je lui narre les faits exactementcomme je venais de les décrire. Selon ce docteur, Monsieur Pictonétait tout à fait l’homme dont j’avais besoin. Je me suis doncdirigé vers la gare et j’ai pris le train pour la petite ville quiest à une quinzaine de kilomètres. Monsieur Picton devait avoir unesituation importante, car sa plaque de cuivre s’étalait sur laporte d’un grand bâtiment à la lisière de la ville. J’allaissonner, quand un pressentiment a retenu ma main : j’aitraversé la rue et j’ai interrogé un commerçant :« Pouvez-vous me dire qui est Monsieur Picton ? »lui ai-je demandé. – « Oh, oui ! C’est le meilleuraliéniste de tout le Derbyshire, et il dirige l’asile que vousvoyez là ! » m’a répondu ce brave homme. On devine avecquelle hâte j’ai secoué de mes pieds la poussière deCastleton ! Je suis retourné à la ferme, non sans maudire enchemin tous ces pédants dépourvus d’imagination qui sont incapablesde concevoir dans la création autre chose que ce qu’ils ont vueux-mêmes de leurs yeux de taupe. Après tout, maintenant que jesuis plus calme, je conviens que le docteur Johnson ne m’a pasaccordé un crédit moindre que celui que j’avais accordé àArmitage.

27 avril. – Lorsque j’étais étudiant,j’avais la réputation d’avoir du courage et d’être entreprenant. Jeme rappelle que pour une chasse au fantôme à Coltbridge, c’est moiqui me suis installé dans la maison hantée. Est-ce parce que j’aipris de l’âge (pourtant, je n’ai que trente-cinq ans !) ouest-ce parce que je suis malade que j’ai laissé entamer mesqualités d’autrefois ? En tout cas, il suffit que je pense àcette horrible caverne dans la montagne et que je me dise qu’elleest habitée par un monstre pour que mon cœur s’arrête de battre.Que vais-je faire ? Une heure ne s’écoule pas sans que je mepose cette question. Si je ne dis rien, le mystère demeureraentier. Mais si je parle, je serai placé devant l’alternative quel’on me prenne pour un fou et que l’on m’enferme, ou que j’alarmetoute la campagne. En résumé, je crois que je ferais mieuxd’attendre, et de me préparer en vue d’une expédition qui seraitmieux réfléchie et aussi plus concluante que la dernière. Mespremières démarches m’ont ramené à Castleton ; je me suisprocuré des choses essentielles : une forte lampe à acétylèneet un gros fusil de chasse à deux canons. J’ai loué cette arme àfeu, mais j’ai acheté une douzaine de cartouches pour grosgibier : elles abattraient un rhinocéros. Maintenant je mesens prêt à affronter mon ami troglodyte. Si je disposais d’unemeilleure santé et si j’avais un sursaut d’énergie, j’enterminerais au plus vite avec cette affaire. Mais de qui ou de quois’agit-il ? Ah ! Voilà le problème qui m’empêche dedormir. Combien de théories défilent dans ma tête, et que j’écarteles unes après les autres ! Tout est tellementinvraisemblable ! Et pourtant ce cri, l’empreinte, les pasdans la caverne, je suis bien obligé de les admettre comme autantde faits. Je pense aux dragons des vieilles légendes… Ces monstresexisteraient-ils ailleurs que dans les contes de fées ? Sepeut-il que je sois destiné, moi entre tous les hommes, à révélerleur réalité vivante ?

3 mai. – Je suis resté alitéplusieurs jours en raison des caprices d’un printemps anglais, et,pendant ce temps, certains événements se sont produits ; endehors de moi, nul ne peut en apprécier le véritable caractère.J’ajoute que nous avons eu des nuits nuageuses et sans lune ;de ces nuits au cours desquelles, d’après ce que l’on m’avait dit,des moutons disparaissaient. Hé bien, des moutons ont bel et biendisparu ! Deux appartenaient aux demoiselles Allerton, un auvieux Pearson, et un autre à Madame Mourton. Quatre en trois nuits.Ils n’ont laissé aucune trace ; tout le pays voit partout desbohémiens et des voleurs de bétail.

Mais il y a plus grave. Le jeune Armitage aégalement disparu. Tôt dans la soirée de mercredi, il a quitté sacabane sur la lande, et depuis lors on n’a plus entendu parler delui. Comme c’était un homme sans attaches, sa disparition n’asuscité qu’une émotion relative. Les bonnes langues racontent qu’ilavait des dettes, qu’il a trouvé une situation ailleurs, et qu’ildonnera bientôt de ses nouvelles, ne serait-ce que pour récupérerce qu’il a laissé chez lui. Mais j’ai d’autres pressentiments, plusinquiétants. N’est-il pas beaucoup plus probable que la disparitiondes moutons l’ait incité à se lancer dans une aventure qui auraitcausé sa perte ? Par exemple, qu’il ait guetté la Bête, etqu’elle l’ait surpris, emmené dans un recoin caché au fond de lamontagne ? Quel inimaginable destin, pour un Anglais civilisédu XXème siècle ! Inimaginable, mais que je devinepossible et même vraisemblable. Seulement dans ce cas, jusqu’à quelpoint suis-je responsable de sa mort ? Jusqu’à quel point neserais-je pas responsable d’autres malheurs éventuels ? Ledoute n’est plus permis : sachant ce que je sais déjà, je nepeux pas me dérober ; mon devoir consiste à m’assurer quequelque chose sera fait, et au besoin à le faire moi-même. Fortbien. Je n’ai pas le choix. Ce matin je suis descendu aucommissariat de police pour raconter mon histoire. L’inspecteur l’aenregistrée dans un gros livre, m’a salué avec infiniment degravité, mais à peine avais-je refermé la porte que j’ai entendu degrands éclats de rire. Il devait certainement se faire des gorgeschaudes de ma naïveté. Je me débrouillerai seul.

10 juin. – C’est de mon lit que jereprends ce journal, après six semaines d’interruption. J’ai subiun choc terrible, à la fois mental et physique, à la suite d’uneaventure comme en ont rarement vécu des êtres humains. Mais aumoins j’ai atteint le but que je m’étais fixé. Le danger émanant dela Bête du Blue John est à jamais écarté. Voilà ce que moi, unmalade à bout de forces, j’ai accompli pour la société. Je vaisraconter le plus clairement possible ce qui s’est produit.

Vendredi 3 mai, la nuit était très noire.C’était la nuit idéale pour une sortie du monstre. Vers onze heuresdu soir j’ai quitté la ferme avec ma lampe à acétylène et monfusil, après avoir laissé sur la table de ma chambre un billet oùj’indiquais que, si mon absence se prolongeait, il faudrait mechercher du côté du trou du Blue John. Je me suis dirigé versl’entrée de la voûte romaine, je me suis penché sur un rocher quisurplombait l’entrée, j’ai éteint ma lanterne et j’ai guetté, lefusil chargé à la main.

Faction mélancolique ! Sur les pentes dela vallée, je distinguais les lumières des fermes isolées ; lacloche de l’église de Chapel-le-Dale égrenait faiblement lesheures. Ces manifestations de la présence lointaine de mescompatriotes ne faisaient qu’accroître mon sentiment de solitude,que m’obliger à maîtriser davantage la terreur qui me donnait enviede revenir à la ferme et de renoncer définitivement. Mais chaquehomme possède un respect de soi-même bien enraciné, qui s’oppose àce qu’il abandonne une entreprise commencée. Ce sentiment de fiertépersonnelle m’a bien soutenu ; c’est à lui seul que je doisd’avoir tenu bon, alors que tous mes instincts me poussaient àfuir. Maintenant, je suis heureux d’avoir eu cette force. En dépitde tout ce qu’elle m’a coûté, ma dignité d’homme ne me fait aucunreproche.

Minuit avait sonné. Une heure. Deux heures.C’était au plus sombre de la nuit. Les nuages bas couraientau-dessus de la terre ; il n’y avait pas une étoile dans leciel. Quelque part sur les rochers une chouette hululait ; ledoux soupir intermittent du vent était l’unique bruitqu’enregistraient mes oreilles. Et puis tout à coup je l’aientendue. ! Au loin, en bas dans la caverne a retenti le pasétouffé de la Bête, à la fois léger et pesant. J’ai entendu aussirouler les pierres que foulait ce monstre. Le pas s’est rapproché.La Bête est arrivée tout près de moi. J’ai entendu le craquementdes buissons qu’elle écartait, qu’elle écrasait autour del’entrée ; et puis, confusément, dans l’obscurité, j’aidistingué une masse énorme, une sorte d’animal informe, monstrueuxqui sortait rapidement et silencieusement du trou. La peur et lastupéfaction m’ont paralysé. J’étais pourtant depuis longtemps àl’affût ; mais devant mon gibier, je suis resté immobile, sansforces. La Bête a pris son élan ; elle est passée tout près demoi et elle s’est évanouie dans la nuit.

Je me suis armé de courage pour son retour.Dans la campagne endormie, aucun bruit ne révélait sa présence. Ilm’était impossible d’estimer la distance à laquelle elle setrouvait, de deviner ce qu’elle faisait, de supputer l’heure de sarentrée. Mais m’étant juré que mes nerfs ne flancheraient pas unedeuxième fois, j’ai calé mon fusil chargé sur les rochers.

J’ai néanmoins failli laisser passerl’occasion. Je n’avais absolument pas entendu la Bête quitraversait le pré. Tout à coup j’ai distingué sa masse gigantesquequi se dirigeait vers l’entrée de la caverne. Une nouvelledéfaillance de ma volonté m’a empêché d’appuyer sur la gâchette.J’ai dû faire un effort de tout mon être pour bouger mon index.Pendant que les buissons se froissaient sous le passage de la Bête(elle se confondait déjà avec l’obscurité du trou), j’ai tiré. À lalueur du coup de fusil, j’ai aperçu une masse à longs poilshirsutes ; leur couleur grise virait au blanc dans la partieinférieure du corps qui se terminait par des pattes torses etépaisses. Je ne l’ai vue que le temps d’un éclair. Ensuite j’aientendu rouler des pierres : la Bête battait en retraite dansson terrier. Aussitôt, par un revirement triomphal de messentiments, j’avais rejeté toutes mes frayeurs : j’ai démasquéma lanterne, j’ai sauté de mon rocher et, le fusil en main, j’aifoncé dans le couloir des Romains à la poursuite de la Bête.

Ma lampe à acétylène projetait devant moi unelumière puissante qui n’avait rien de comparable avec lescintillement jaune de la bougie qui m’avait guidé douze jours plustôt sous cette même voûte. Tandis que je courais, je voyais lemonstre qui fuyait en titubant ; sa masse remplissait toutl’espace libre entre les parois ; son poil ressemblait à del’étoupe grossière et pendait en grosses touffes serrées qui sebalançaient à chaque pas ; on aurait dit la toison d’ungigantesque mouton non tondu ; mais il était nettement plusgros que le plus gros des éléphants, et il paraissait aussi largeque grand. Je suis encore stupéfait quand je pense que j’ai osépourchasser un monstre pareil jusque dans les entrailles de laterre ; mais quand le sang est échauffé et quand la proiecherche à s’échapper, le vieil instinct du chasseur se réveille, etadieu la prudence ! Fusil en main, j’ai donc galopé de toutela vitesse de mes jambes derrière la Bête.

J’avais constaté qu’elle était prodigieusementvéloce.

Mais j’allais constater à mes dépens qu’ellen’était pas moins rusée. Je m’étais imaginé que sa fuite étaitdictée par la panique et qu’il ne me restait qu’à la poursuivre.Pas une seconde je n’avais réfléchi qu’elle pourrait fairedemi-tour et se jeter sur moi. J’ai indiqué plus haut que lecouloir des Romains aboutissait à une grande caverne centrale. Jem’y suis précipité, hanté par la crainte de perdre ses traces. Maisla Bête venait de se retourner ; elle était revenue sur sespas, et nous nous sommes trouvés face à face.

Cette scène puissamment éclairée par malanterne, restera pour toujours gravée dans ma mémoire. Le monstres’était dressé sur ses pattes postérieures comme un ours, et il setenait penché au-dessus de moi, énorme, menaçant ; aucuncauchemar ne saurait le représenter. J’ai dit qu’il s’était cabrécomme un ours : de fait il y avait quelque chose d’un oursdans son attitude (en admettant qu’il pût exister un ours dix foisplus gros qu’un ours normal), dans ses grandes pattes antérieuresrecourbées aux griffes blanches comme de l’ivoire, dans sa fourrurerude, dans sa gueule rouge, béante, bordée de crocs formidables.Sur un seul point il se différenciait de l’ours ou de n’importequel animal foulant la terre ; quand je l’ai découvert, j’aifrémi de tous mes membres : les yeux qui luisaient à la lueurde ma lanterne étaient d’énormes boules saillantes, blanches etprivées de vue. Pendant quelques secondes il a balancé ses grandespattes au-dessus de ma tête. Puis il est tombé en avant surmoi ; ma lanterne et moi, nous nous sommes écrasés sur le sol,et je ne me souviens plus de rien.

Quand j’ai repris connaissance, je me trouvaisdans la ferme des Allerton. Deux jours s’étaient écoulés depuis materrible aventure dans le trou du Blue John. Il semble que je soisresté évanoui toute la nuit dans la caverne, à la suite d’unecommotion cérébrale, avec de mauvaises fractures à mon bras gaucheet à deux côtes. Au matin les demoiselles Allerton avaientdécouvert mon billet ; une douzaine de fermiers s’étaientréunis ; leur équipe avait suivi mes traces et j’avais étéramené dans ma chambre en proie à un fort délire. Ils n’avaientrelevé aucun indice attestant la présence de la Bête ; ilsn’avaient pas vu de tache de sang, qui aurait prouvé que ma ballel’avait bien transpercée. En dehors de mes blessures et desempreintes sur la boue, rien n’étayait mes dires.

Six semaines ont passé, et je peux allerdehors m’asseoir au soleil. Juste en face de moi se dresse un flancde colline tout gris, et je distingue la crevasse noire qui marquel’ouverture du trou du Blue John. Mais celui-ci n’est plus unesource d’épouvante. Plus jamais de ce sinistre couloir une Bêteextraordinaire n’émergera dans le monde des hommes. Les espritscultivés, les savants, le docteur Johnson et bien d’autres pourrontsourire en lisant mon récit ; mais les campagnards desenvirons n’ont jamais douté qu’il fût vrai. Dès le lendemain dujour où j’ai pu parler, ils se sont réunis à plusieurs centainesautour du trou du Blue John. Je cite le CastletonCourier :

« Notre envoyé spécial et de hardisgentlemen venus de Matlock, Buxton, etc.… se sont vainementproposés pour descendre, dans la caverne, pour l’explorer jusqu’aubout, bref, pour vérifier l’exactitude du récit sensationnel dudocteur James Hardcastle. Les gens du pays ont pris l’affaire enmains, et dès les premières heures de la matinée ils ont durementtravaillé pour bloquer le trou du Blue John. Le trou s’ouvre sur uncouloir en pente raide, et de grosses pierres, charriées parquantité de volontaires, ont été précipitées à l’intérieur jusqu’àce que l’ouverture soit hermétiquement bouchée. Tel est le dernierchapitre d’une histoire qui a passionné tout le pays. L’opinionlocale reste farouchement divisée. D’un côté, il y a ceux quisoulignent le mauvais état de santé du docteur Hardcastle, et quisuggèrent que des lésions cérébrales d’origine tuberculeuse aientpu donner naissance à ces étranges hallucinations ; selon cesmêmes autorités, une idée fixe aurait pu amener le docteur àexcursionner dans le trou, et une simple chute grave aurait été lacause de ses blessures. D’un autre côté, la légende d’un monstrevivant dans le trou était répandue bien avant l’arrivée du docteurHardcastle dans le pays ; les fermiers estiment qu’elle setrouve corroborée par le récit du docteur, ainsi que par sesblessures. L’affaire en restera là, car on ne voit guère commentune solution décisive pourrait intervenirmaintenant. »

Avant la publication de cet article par leCourier, ce journal aurait peut-être été bien avisé dem’adresser son correspondant. J’ai réfléchi à l’affaire plus quequiconque, et j’aurais sans doute pu élucider scientifiquementl’énigme qui, pour le public, subsiste. Je vais livrer ici la seuleexplication qui me semble rendre compte de tous les faits. Mathéorie peut paraître invraisemblable ; personne en tout casne se hasardera à la qualifier d’impossible.

Je crois (et ce journal montre que mon pointde vue était déjà formé avant le début de mes aventurespersonnelles) que dans cette partie de l’Angleterre il existe ungrand lac ou une mer souterraine, qu’alimentent les nombreuxruisseaux qui circulent et disparaissent dans le calcaire. Où il ya un important réservoir d’eau, une évaporation se produit, desbrumes ou de la pluie ; il s’ensuit une possibilité devégétation. Ce raisonnement suggère à son tour qu’une vie animale apu surgir, imitant en cela la vie végétale, de ces lignées et deces types apparus au début de l’histoire du monde, quand lacommunication avec l’air extérieur était plus facile. En cetendroit donc, une flore et une faune particulières s’étaientdéveloppées, y compris des monstres semblables à celui que j’aivu : peut-être le vieil ours des cavernes, considérablementamplifié et modifié en raison de son nouveau milieu. Pendant deséternités les deux créations, celle de l’intérieur et celle del’extérieur, ont vécu à part, croissant régulièrement loin l’une del’autre. Puis une fissure quelconque s’est produite dans lesprofondeurs de la montagne ; elle a permis à l’un de cesmonstres de remonter vers la surface de la terre et, grâce aucouloir des Romains, d’atteindre l’air libre. Comme toutes lescréatures souterraines, la Bête avait perdu la vue ; maiscette infirmité avait évidemment reçu de la nature descompensations dans d’autres directions. Elle disposait certainementd’un moyen de se diriger et de chasser les moutons sur les pentesde la montagne. Quant à sa prédilection pour les nuits noires, mathéorie est que la lumière affectait douloureusement ses grandesboules blanches et que la Bête ne s’accommodait que d’un monde noircomme de l’encre. Peut-être est-ce ma lampe à acétylène qui m’asauvé la vie quand nous nous sommes trouvés face à face. Voilàcomment je lis le rébus. Je livre ces faits à la postérité ;si vous pouvez les expliquer, n’y manquez pas ; si voushaussez les épaules, tant pis.

Ni votre incrédulité ni votre approbation nesauraient les altérer ; et pas davantage influer sur un hommedont la mission terrestre est presque terminée.

*

**

Tel était l’étrange récit du docteur JamesHardcastle.

VI – Le chat brésilien  – (TheBrazilian Cat)

Il est bien pénible pour un jeune homme deposséder des goûts de luxe, de grandes espérances, desaristocraties dans sa famille, mais de ne pas avoir un sou en pocheni de métier lui permettant de gagner de l’argent. Or mon père,brave homme insouciant, avait une telle confiance dans la richesseet la bienveillance de Lord Southerton, son frère aîné (qui étaitcélibataire), qu’il s’était mis dans la tête que moi, son filsunique, je n’aurais jamais besoin de travailler pour vivre. Ils’était imaginé qu’à défaut d’une vacance pour moi dans lesconseils d’administration des affaires Southerton il me seraitoffert un poste dans les services diplomatiques qui demeurentencore l’apanage de nos classes privilégiées. Il mourut trop tôtpour mesurer toute l’inexactitude de ses calculs. Ni mon oncle nil’État ne se soucièrent de moi le moins du monde. De temps à autreune paire de faisans ou un panier de lièvres, voilà tout ce qui meparvenait pour me rappeler que j’hériterais d’Otwell House, l’undes plus riches domaines de l’Angleterre. J’étais célibataire,j’habitais Londres, j’occupais un appartement dans GrosvenorMansions, et je passais mes journées au tir au pigeon et au polo deHurlingham. De mois en mois, mes difficultés financièress’accumulaient. La ruine me guettait ; chaque jour elle sedessinait plus claire et plus nette ; elle s’annonçaitabsolument inévitable.

Je ressentais d’autant plus ma pauvreté que,sans parler de l’immense richesse de Lord Southerton, l’aisancerégnait dans toute ma famille. Après mon oncle, mon plus procheparent était Edward King, neveu de mon père et cousin germain àmoi, qui avait mené une vie aventureuse au Brésil et qui venait deregagner l’Angleterre pour jouir de sa fortune. Nous n’avionsjamais su comment il avait gagné son argent, mais il devait enavoir beaucoup, car il acheta dès son arrivée la propriété desGreylands, près de Clipton-on-the-Marsh, dans le Suffolk. Pendantsa première année en Angleterre, il ne s’intéressa pas à moidavantage que mon pingre d’oncle ; et puis, un certain matind’été, je reçus une lettre me demandant de descendre le jour même àGreylands Court pour un petit séjour. Comme je prévoyais maprochaine banqueroute, cette invitation me parut l’œuvre de laProvidence en personne. Si seulement je nouais de bonnes relationsavec ce cousin inconnu, je lui soutirerais bien quelquechose : pour l’honneur de la famille, il ne me laisserait pastomber. J’ordonnai donc à mon valet de chambre de préparer mavalise, et je partis dans l’après-midi pourClipton-on-the-Marsh.

Après avoir changé à Ipswich pour prendre unpetit train d’intérêt local, je descendis à une gare minuscule,déserte, située au milieu de pâturages accidentés, avec une rivièreparesseuse qui serpentait dans un dédale de vallées entre desberges hautes et enduites de vase : la marée faisait sentirses effets jusque-là. Aucune voiture ne m’attendait (je découvrisultérieurement que mon télégramme avait été retardé). J’en louaidonc une à l’auberge de l’endroit. Sur la route, le cocher, unbrave type, ne cessa de me chanter les louanges de moncousin ; et j’appris ainsi que Monsieur Edward King était déjàdevenu une puissance dans le pays ; il avait organisé une fêtepour les enfants des écoles, ouvert son domaine aux visiteurs,versé de l’argent aux œuvres de charité… Bref, mon cocher nes’expliquait sa générosité universelle que par l’hypothèse qu’ilvoulait être élu député.

Mon attention se trouva détournée de cepanégyrique par l’apparition d’un très bel oiseau qui s’étaitperché sur un poteau télégraphique à côté de la route. Au premiercoup d’œil, je crus que c’était un geai ; mais il était plusgros, et son plumage plus clair. Le cocher m’expliqua qu’ilappartenait à mon cousin dont une manie était l’acclimatationd’animaux étrangers : il avait ramené du Brésil des oiseaux etdiverses bêtes qu’il s’efforçait d’élever en Angleterre. Une foisfranchies les grilles de Greylands Park, je pus constater que lecocher ne m’avait pas menti. Des cerfs de petite taille, un bizarreporc sauvage qui s’appelle, je crois, pécari, un loriot au plumagemagnifique, un animal de la famille des tatous, et une sorte detrès gros blaireau daignèrent se montrer pendant que nous roulionssur l’allée.

Monsieur Edward King se tenait sur le perron,car il nous avait aperçus de loin et il avait deviné qui j’étais.Il avait l’air aimable, bienveillant ; trapu et robuste, ildevait avoir quarante-cinq ans ; sa bonne tête ronde, brûléepar le soleil des tropiques, était sillonnée de mille petitesrides. À la manière des planteurs il portait un costume de toileblanche. Avec son cigare entre les dents et ce grand panama rejetéen arrière, il aurait été plus à sa place devant un bungalow àvéranda que devant cette large maison anglaise datant desGeorge.

– Ma chérie ! s’écria-t-il en seretournant. Voici notre hôte ! Soyez le très-bienvenu auxGreylands, cousin Marshall ! Je suis ravi de faire votreconnaissance, et je considère comme un grand compliment que voushonoriez de votre présence cette petite campagne somnolente.

La chaleur de son accueil me mit immédiatementà l’aise. Mais toute cette cordialité n’était pas de trop pourcompenser la froideur, je dirai même l’impolitesse que m’opposa safemme. Grande et décharnée, elle était, je crois, d’originebrésilienne, bien qu’elle parlât excellemment l’anglais. Toutd’abord j’attribuai son attitude à son ignorance de nos mœurs. Ellen’essayait vraiment pas de me dissimuler que ma présence àGreylands Court ne lui plaisait nullement ; son langage étaittoujours courtois ; mais elle possédait une paire d’yeux noirsparticulièrement expressifs, où je ne tardai pas à lire qu’ellesouhaitait de tout son cœur que je repartisse pour Londres le plustôt possible.

Cependant mes dettes étaient trop pressantes,et trop importants les projets que j’avais échafaudés sur lagénérosité de ce riche cousin, pour que le mauvais caractère deMadame King modifiât mes plans. Je fis semblant de ne pas avoirremarqué sa froideur, et, m’adressant au mari, je répondis par unecordialité égale à la sienne. Il n’avait rien épargné pour monconfort. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui indiquertout ce qui pourrait ajouter à mon agrément. Je lui aurais bienrépliqué qu’un chèque en blanc comblerait mes désirs, mais mafranchise aurait sans doute été un peu prématurée, puisque nousvenions de faire connaissance. Le dîner fut excellent. Nous nousassîmes ensuite ensemble pour fumer un havane et boire uncafé ; l’un et l’autre provenaient, me dit-il, de sesplantations. Vraiment, tous les éloges de mon cocher me semblaientjustifiés : jamais je n’avais rencontré d’homme plushospitalier.

Son grand cœur et son amabilité naturelle nel’empêchaient pourtant pas d’avoir de la volonté et un tempéramentfougueux. J’en eus un exemple dès le lendemain matin. La bizarreaversion de Madame Edward King prit au petit déjeuner desproportions presque offensantes. Dès que son mari eut quitté lasalle à manger, elle ne se contint plus.

– Le meilleur train de jour part à midiquinze, me dit-elle.

– Mais je ne pensais pas partiraujourd’hui ! répondis-je en toute sincérité.

Sincérité à laquelle s’ajoutait un soupçon dedéfi, car j’étais bien résolu à ne pas me laisser mettre à la portepar cette femme.

– Oh, puisque c’est vous qui décidez…

Elle s’interrompit ; l’insolenceétincelait dans son regard.

– Je suis sûr, répondis-je, que MonsieurEdward King me préviendrait si je lassais l’amabilité de meshôtes.

– Quoi ? Comment ? fit unevoix.

Il était revenu dans la salle à manger. Ilavait surpris mes derniers mots ; un coup d’œil lui suffitpour deviner le reste. Instantanément sa figure poupine, gaie,devint féroce.

– Puis-je vous demander d’aller faire unpetit tour dehors, Marshall ?

(J’ai oublié de préciser que je m’appelleMarshall King).

Il ferma la porte derrière moi ; puis jel’entendis parler à voix basse, mais sur un ton de passionconcentrée, à sa femme. Cette grave entorse aux lois del’hospitalité l’avait évidemment touché au point sensible. Comme jen’ai pas pour habitude d’écouter aux portes, je sortis dans lejardin. Peu après, j’entendis quelqu’un courir dans madirection : c’était Madame Edward King, toute pâle, les yeuxrougis par les larmes.

– Mon mari m’a demandé de vous présentermes excuses, Monsieur Marshall King, me dit-elle en baissant latête.

– Je vous en prie, Madame King, n’ajoutezpas un mot !

Soudain ses yeux noirs s’embrasèrent.

– Espèce d’idiot ! siffla-t-elleentre ses dents.

Pivotant sur ses talons, elle rentra chezelle.

L’offense était si outrageante, si brutale,que je demeurai pétrifié. Je n’avais pas bougé de place quand monhôte me rejoignit. Il était redevenu jovial.

– J’espère que ma femme s’est excusée deses propos stupides ? me dit-il.

– Oh oui !… oui, bienentendu !

Il me saisit par le bras et nous fîmes lescent pas sur la pelouse.

– Il ne faut pas que vous preniez cela ausérieux, insista-t-il. Je serais désolé au-delà de toute expressionsi vous écourtiez d’une heure votre séjour. Le fait est (il n’y aaucune raison pour que nous jouions à cache-cache entre parents)que ma pauvre chère femme est incroyablement jalouse. Elle détesteque quelqu’un, homme ou femme, s’interpose l’espace d’un instantentre nous. Son idéal serait un tête-à-tête éternel dans une îledéserte. Voilà qui vous explique certaines réactions qui sont, jel’avoue, assez proches de la folie. Promettez-moi que vous n’ypenserez plus !

– Entendu. Je n’y penserai plus.

– Alors, allumez ce cigare ; je vaisvous montrer ma petite ménagerie.

Toute la matinée fut consacrée à cettevisite ; il me présenta ses oiseaux, ses animaux et même desserpents qu’il avait importés. Les uns étaient en liberté, d’autresen cage, quelques-uns dans la maison. Il me parla avec enthousiasmede ses succès et de ses échecs, de ses mises bas et de sesdécès ; c’est tout juste s’il ne criait pas de joie comme unécolier quand à notre approche un oiseau éclatant prenait son volou quand une bête bizarre débouchait. Finalement il m’emmena dansun long couloir qui prolongeait une aile de la maison et qui seterminait sur une lourde porte munie d’un volet à glissière ;à côté de la porte une manivelle en fer reliée à une roue et à untambour de treuil sortait du mur. Une rangée de barreaux solidestraversait le couloir.

– Je vais vous montrer le joyau de macollection, me dit-il. Il n’y en a qu’un autre spécimen en Europe,maintenant que le petit de Rotterdam est mort. C’est un chatbrésilien.

– En quoi diffère-t-il d’un autrechat ?

– Vous allez voir, me répondit-il enriant. Voudriez-vous faire glisser le guichet et regarder àl’intérieur ?

J’obéis. J’avais vue sur une grande salle nue,dallée, qui avait de petites fenêtres à barreaux sur le mur d’enface. Au milieu de cette salle, une grosse bête de la taille d’untigre, mais noire et luisante comme de l’ébène, était couchée dansun rayon de soleil. C’était tout simplement un chat gigantesque ettrès bien soigné. Pelotonné sur lui-même, il se chauffait béatementcomme n’importe quel chat. Il était si gracieux, si musclé, et sigentiment, si paisiblement diabolique que je demeurai au guichet unbon moment à le contempler.

– N’est-il pas splendide ? medemanda mon hôte avec enthousiasme.

– Magnifique ! Je n’ai jamais vu unplus bel animal.

– On l’appelle parfois un puma noir, maisen réalité il n’est pas un puma. De la tête à la queue il mesuretrois mètres cinquante. Il y a quatre ans, il n’était qu’une petiteboule de poils noirs d’où émergeaient deux yeux jaunes. On me l’avendu tout de suite après sa naissance dans une région sauvagesituée près des sources du Rio Negro. Sa mère avait été abattue àcoups de lance parce qu’elle avait tué une douzained’indigènes.

– Ce sont donc des bêtesféroces ?

– Les plus sanguinaires et les plustraîtres des animaux vivant sur cette terre ! Parlez d’un chatbrésilien à un Indien des hauts plateaux, et vous le verrezsursauter… Les chats brésiliens préfèrent l’homme à n’importe quelgibier. Celui-ci n’a pas encore goûté au sang d’un êtrevivant ; mais le jour où il y goûtera, il deviendra uneterreur. Actuellement il ne supporte personne d’autre que moi danssa cage. Même Baldwin, le groom, n’ose pas l’approcher. Mais moi,je suis à la fois son père et sa mère…

Tout en parlant il ouvrit brusquement laporte, à mon grand étonnement, et il se glissa à l’intérieur aprèsl’avoir aussitôt refermée derrière lui. Au son de sa voix, le grosanimal souple se leva, bailla, et alla frotter affectueusement satête ronde et noire contre la taille de son maître qui lui renditses caresses.

– … Maintenant, Tommy, encage !…

Le chat monstrueux se dirigea vers un côté dela pièce et se rencoigna sous un grillage. Edward King sortit, etcommença à tourner la manivelle de fer dont j’ai parlé. La rangéede barreaux du couloir se mit alors en mouvement et glissa àtravers une fente dans le mur pour fermer le devant du grillage.Quand cette cage mobile se trouva fermée, il rouvrit la porte etm’invita à entrer dans la pièce où l’atmosphère lourde étaitimprégnée de l’odeur âcre particulière aux grands carnivores.

– … Voilà comment nous opérons, medit-il. Nous lui laissons l’usage de la pièce pour qu’il prenne del’exercice, mais le soir nous l’enfermons dans sa cage. Nouspouvons le faire sortir en tournant la manivelle du couloir, oubien nous pouvons, comme vous l’avez vu, le cloîtrer de la mêmefaçon. Non, non, ne faites pas cela !…

J’avais passé ma main entre les barreaux pourcaresser le flanc lustré de la bête. Il la tira en arrière.

–… Je vous assure qu’il faut se méfier. Nevous imaginez pas que, parce que j’ai pris certaines libertés aveclui, n’importe qui peut se permettre des familiarités. Il est trèsexclusif dans le choix de ses amis, n’est-ce pas, Tommy ? Ah,il entend son repas qui arrive ! Hein, mon garçon ?…

Un pas résonnait dans le couloir dallé ;le chat brésilien s’était levé d’un bond ; les yeux jaunesétincelants, la langue rouge passant et repassant sur ses dentsblanches et acérées, il se mit à arpenter sa cage étroite. Un groomentra avec un quartier de viande sur un plateau et le lui lança àtravers les barreaux. L’animal le saisit au vol dans sa gueule etl’emporta dans un coin ; là, le maintenant entre ses griffes,il le déchira et le lacéra, non sans lever de temps à autre sonmuseau plein de sang pour nous regarder. C’était un spectaclepervers, mais fascinant.

– … Vous ne vous étonnez plus que jel’aime beaucoup, n’est-ce pas ? me dit mon cousin quand nousquittâmes la pièce. C’est moi qui l’ai élevé. Le ramener du centrede l’Amérique du Sud n’a pas été une petite affaire ! Maisenfin, le voilà bien portant, robuste : je vous l’ai dit, leplus beau spécimen de l’Europe ! Au Zoo, on meurt d’envie deme l’acheter, mais réellement je n’ai pas le cœur de m’en séparer.Voyons, je crois que je vous ai suffisamment ennuyé avec mesmanies ; nous ferions mieux d’imiter Tommy, et d’allerdéjeuner.

Mon parent d’Amérique du Sud était si absorbépar son domaine et ses étranges locataires, que je ne pensais pasqu’il pût s’intéresser à autre chose. Je fus bientôtdétrompé : il recevait de nombreux télégrammes, ce quisignifiait clairement qu’il avait d’autres intérêts, et desintérêts pressants. Les télégrammes arrivaient à n’importe quelleheure ; c’était toujours lui qui les ouvrait, et il lesdéchiffrait avec avidité. Ses affaires relevaient-elles du turf, dela Bourse ? Elles n’avaient en tout cas aucun rapport avec lesDowns du Sussex. Pendant les six jours que je passai aux Greylands,il ne reçut jamais moins de trois ou quatre dépêches parjour ; le plus souvent c’était sept ou huit.

J’avais si bien manœuvré pendant ces sixjournées que mes rapports avec mon cousin étaient devenusextrêmement cordiaux. Chaque soir, nous avions veillé tard dans lasalle de billard, et il m’avait conté les plus extraordinaires deses aventures en Amérique : ses histoires étaient sihorribles, si épouvantables, il les disait avec une telleinsouciance que j’avais du mal à m’imaginer que leur héros était lepetit homme joufflu qui était assis à côté de moi. En échangej’avais tiré de mes souvenirs diverses anecdotes sur la vielondonienne ; elles l’avaient tellement intéressé qu’ilm’avait juré qu’il viendrait me voir à Londres et qu’il logerait àGrosvenor Mansions chez moi. Il avait très envie d’être introduitdans le monde des viveurs de la capitale ; à quel guide pluscompétent aurait-il pu s’adresser ? J’attendis néanmoins ledernier jour pour aborder le sujet qui me tenait à cœur. Je le misfranchement au courant de mes ennuis financiers et de la ruine quime guettait ; après quoi, je lui demandai son avis, enespérant quelque chose de plus concret. Il m’écouta en tirantvéhémentement sur son cigare.

– Mais voyons, me dit-il, vous êtes bienl’héritier de notre parent, Lord Southerton ?

– J’ai tout lieu de le croire, mais il nem’a jamais versé un sou.

– J’ai entendu parler de son avarice. Monpauvre Marshall, vous êtes dans de vilains draps ! À propos,avez-vous des nouvelles récentes de la santé de LordSoutherton ?

– Depuis ma plus tendre enfance, il atoujours été plus ou moins malade.

– Exactement. Votre héritage peut tarderlongtemps encore. Mon Dieu, mais votre situation estridicule !

– J’avais espéré, Monsieur, que,connaissant les faits, vous pourriez être enclin à m’avancer…

– N’ajoutez rien, mon cher garçon !s’écria-t-il avec chaleur. Nous en reparlerons ce soir, et je vousdonne ma parole que je ferai tout ce qui est en monpouvoir !

Je n’étais pas mécontent de voir mon séjourtirer à sa fin, car rien n’est plus désagréable que de se sentirimportun auprès de la maîtresse de la maison. La figure jaunâtre etles yeux réfrigérants de Madame King m’étaient devenus de plus enplus haïssables. Elle n’était plus ouvertement impolie : elleavait trop peur de son mari pour risquer une offensive. Mais ellepoussait sa stupide jalousie au point de m’ignorer : jamaiselle ne m’adressait la parole ; et elle s’ingéniait à rendremon séjour aux Greylands le plus déplaisant possible. Au cours demon dernier jour, notamment, elle adopta une attitude si offensanteque je serais parti sur-le-champ, si je n’avais pas espéré beaucoupde l’entrevue que je devais avoir dans la soirée.

Cette entrevue eut lieu très tard. Mon cousinavait reçu dans la journée plus de télégrammes que de coutume, etil s’était enfermé dans son bureau après dîner ; il n’en étaitsorti que lorsque la maisonnée était allée se coucher. Jel’entendis faire le tour de la maison pour verrouiller les portes,comme il en avait l’habitude ; finalement, drapé dans une robede chambre et chaussé de mules rouges, il vint me rejoindre dans lasalle de billard. Il se laissa tomber sur un fauteuil et se versaun whisky à l’eau gazeuse : je ne pus faire autrement queremarquer que le whisky prédominait largement.

– Ma parole ! soupira-t-il. Quellenuit !…

C’était vrai. Le vent hurlait, gémissait toutautour de la maison ; les fenêtres craquaient et grinçaientcomme si elles allaient être forcées. La clarté des lampes et leparfum de nos cigares créaient une ambiance d’autant plusagréable.

– … À présent, mon garçon, reprit monhôte, la maison et la nuit sont à nous. Voulez-vous m’indiquerexactement l’état de vos affaires ? Je verrai comment agirpour les remettre en ordre. Donnez-moi tous les détails.

Ainsi encouragé, je me lançai dans un copieuxexposé où figuraient tous mes fournisseurs et mes créanciers,depuis mon propriétaire jusqu’à mon valet de chambre. Je luidressai un bilan qui, je m’en flatte, était un modèle du genre.Mais je fus un peu déconcerté en constatant que mon compagnon avaitle regard vide de quelqu’un dont l’attention se porte ailleurs.Chaque fois qu’il m’interrompait, c’était pour une observationsuperficielle qui ne rimait à rien ; j’étais sûr qu’il n’avaitnullement suivi mes explications. Par instants il se redressait,semblait se réveiller, me priait de lui répéter une phrase ou de lacompléter par une précision supplémentaire, puis il sombrait ànouveau dans ses réflexions personnelles. Finalement il se leva etjeta le bout de son cigare dans la cheminée.

– Je vais vous avouer quelque chose, mongarçon, me dit-il. Je n’ai jamais été fort en calcul mental, et jele regrette. Vous devriez mettre tout cela sur du papier, et fairevotre addition par écrit. Je comprendrai les chiffres quand je lesverrai noirs sur blanc…

La proposition n’avait rien de désobligeant.Je promis de m’exécuter.

– Et maintenant il est temps que nousallions nous mettre au lit. Sapristi, déjà une heure !

Le carillon de l’horloge du vestibule avaitdominé un instant le vacarme de la tempête.

– Il faut que j’aille voir mon chat avantde monter me coucher. Un grand vent l’énerve. Voulez-vousm’accompagner ?

– Certainement.

– Alors marchez doucement et ne parlezpas, car tout le monde dort.

Nous traversâmes sans bruit le vestibule,puis, à l’extrémité de l’aile, la porte qui ouvrait sur le couloirdallé. Tout était sombre, mais une lanterne d’écurie étaitsuspendue à un crochet ; mon cousin s’en empara et l’alluma.Les barreaux n’étaient pas visibles dans le couloir : la bêtese trouvait donc en cage.

– Entrez ! me dit mon cousin enouvrant la porte.

Un sourd grognement nous avertit que l’animalétait effectivement énervé par le mauvais temps. À la lueurvacillante de la lanterne, nous l’aperçûmes. La grosse masse noireétait recroquevillée dans un coin de son repaire et projetait uneombre trapue sur le mur blanchi à la chaux ; sa queue battaitla paille avec irritation.

– Le pauvre Tommy n’est pas très content,déclara Edward King en levant la lanterne pour le regarder. Ilressemble à un véritable démon noir, n’est-ce pas ? Je vaislui offrir à souper pour le mettre de meilleure humeur.Voudriez~vous me tenir la lanterne un petit moment ?…

Je la lui pris des mains ; il se dirigeavers la porte.

– … Son garde-manger est à côté.Excusez-moi quelques secondes, vous voulez bien ?

Il sortit, et la porte se referma derrière luiavec un cliquetis métallique.

Je tressaillis. Une soudaine vague de terreurm’envahit. L’idée confuse d’une trahison abominable me glaça lesang. Je bondis sur la porte, mais à l’intérieur il n’y avait pasde loquet.

– Hé bien ! criai-je. Faites-moisortir !

– Ne faites pas tant de chahut ! merépondit mon cousin dans le couloir. Vous avez la lanterne,n’est-ce pas ?

– Oui, mais je n’ai nulle envie d’êtreenfermé tout seul comme cela.

– Tiens ? Vous n’en avez pasenvie ?…

J’entendis son petit rire amusé.

– … Vous ne resterez pas longtemps seul,je vous le promets !

– Laissez-moi sortir, Monsieur !répétai-je furieux. Je vous assure que je ne suis pas homme àtolérer des plaisanteries pareilles.

– Plaisanteries est tout à fait le motqui convient ! me répondit-il avec un nouveau petit rire.

Et tout à coup j’entendis, au milieu duvacarme de la tempête, le grincement et le geignement de lamanivelle, et le bruit des barreaux qui commençaient à glisser parla fente. Grands dieux, il était en train de lâcher le chatbrésilien !

À la lueur de ma lanterne, je vis les barreauxse mettre lentement en marche. Déjà un espace de trente centimètresde large les séparait du mur à l’autre bout. Poussant un cri, jem’agrippai au dernier barreau et je tirai dessus avec la rage d’undément. (Il est vrai que j’étais devenu fou de fureur etd’horreur). Pendant deux minutes environ, je maintins le barreauimmobile. Je savais que mon cousin appuyait de toute sa force surla manivelle, et que la puissance du levier finirait par vaincre marésistance. Je ne cédai que centimètre par centimètre ; monpied glissait sur les dalles, mais je ne cessais de supplier cemonstre inhumain de m’épargner une mort aussi atroce. Je l’adjuraisau nom de notre parenté. J’invoquais son hospitalité. Jel’implorais de me dire quel mal j’avais jamais pu lui faire. Sesseules réponses étaient les secousses qu’il imprimait à lamanivelle ; or, à chaque secousse, un nouveau barreaudisparaissait par la fente. Je me laissai ainsi traîner tout aulong de la cage, jusqu’à ce qu’enfin, les poignets meurtris et lesdoigts ensanglantés, je dusse renoncer à cette lutte inégale. Quandje le lâchai, le mur des barreaux disparut tout d’une pièce. Uninstant après, j’entendis les mules rouges s’éloigner dans lecouloir ; la porte du fond se referma doucement. Tout alorsfut silence.

Pendant ce temps, l’animal n’avait pas bougé.Il était resté étendu sur sa paille ; sa queue avait cessé debattre. Le spectacle d’un homme collé aux barreaux et traîné devantlui l’avait apparemment rempli de stupeur. Je vis ses grands yeuxme regarder fixement. J’avais posé à terre la lanterne quandj’avais voulu me cramponner aux barreaux ; comme elle brûlaittoujours, je voulus m’en saisir, avec l’idée que sa lumièrepourrait me protéger ; mais dès que j’esquissai ce geste,l’animal émit un grondement menaçant. Je m’arrêtai etm’immobilisai, avec l’épouvante dans le cœur. Le chat (en admettantque l’on puisse appeler d’un nom aussi aimable une bête aussiterrifiante) n’était pas à plus de trois mètres de moi. Ses yeuxluisaient comme deux disques de phosphore dans l’obscurité. Ilsétaient fascinants. Je ne pouvais détacher d’eux les miens. Dansces moments d’une telle intensité, la nature nous joue des toursétranges : ces lueurs croissaient et décroissaient selon unrythme régulier. Tantôt elles ressemblaient à deux pointsminuscules d’une luminosité extrême, à des étincelles électriquesdans une chambre noire, tantôt elles s’élargissaient ets’agrandissaient jusqu’à ce que tout l’angle qu’il occupait fûtrempli de leur lumière funeste. Et puis elles s’éteignirentsoudainement.

L’animal avait fermé les yeux. Je ne sais pasce qu’il y a de vrai dans l’antique idée de la domination du regardhumain ; aussi bien le chat brésilien pouvait avoir sommeil.Toujours est-il qu’au lieu de manifester une intention agressive,il posa sa tête noire et lustrée sur ses grosses pattesantérieures, et m’eut tout l’air de vouloir dormir. N’osant pasbouger de peur d’altérer son humeur, au moins je pouvais réfléchir,puisque ces yeux épouvantables ne m’observaient plus. Donc, j’étaisenfermé pour la nuit avec ce fauve. Mes instincts personnels secombinaient avec les propos du scélérat qui m’avait pris au piègepour m’avertir que j’avais affaire à un animal aussi féroce que sonmaître. Comment conjurer ce péril jusqu’au matin ? Du côté dela porte, aucun espoir ; quant aux fenêtres, elles étaientétroites, et munies de barreaux. Nulle part il n’y avait un refuge,un abri dans cette pièce nue. Appeler au secours aurait étéabsurde : je savais que ce repaire était une dépendance, etque le couloir qui le reliait à l’aile de la maison avait trente ouquarante mètres de long. En outre, avec la tempête qui sedéchaînait à l’extérieur, mes cris ne seraient pas audibles. Je nepouvais me fier qu’à mon courage et à mon astuce.

Hélas, une nouvelle vague de désespoir mesubmergea ! Dans dix minutes la lanterne allait s’éteindre. Ilne me restait plus que dix minutes pour agir. Je me rendais compteque je serais incapable de me défendre si je demeurais dans lesténèbres en compagnie de ce fauve. Y penser me paralysait. Mes yeuxangoissés firent le tour de cette chambre de condamné à mort ;ils se posèrent sur le seul endroit qui ne me promettait pas unesécurité totale, mais où je me trouverais moins exposé que sur leplancher nu.

La cage avait un toit aussi bien qu’unefaçade ; ce toit était demeuré horizontal quand la façadeavait glissé par la fente. Son armature était constituée par desbarreaux séparés par quelques centimètres de treillage en fil defer, et il reposait de chaque côté sur un gros étai. Il ressemblaità un grand dais tendu au-dessus de la silhouette tapie dansl’angle. Entre cette étagère de fer et le plafond il y avaitsoixante-dix ou quatre-vingts centimètres. Si seulement jeparvenais à grimper là et à me coincer entre les barreaux et leplafond, je ne serais plus vulnérable que d’un côté, ma sécuritéétant assurée par dessous, par derrière, à la tête et aux pieds. Jene pourrais être attaqué que par la face libre, sur le devant. Là,il est vrai, je ne bénéficiais d’aucune protection. Du moins ne metrouverais-je pas sur le chemin de l’animal quand il commencerait àtourner dans son repaire. Il lui faudrait rompre avec ses habitudespour m’atteindre. Mais si je voulais agir, ce devait êtremaintenant ou jamais, car une fois la lanterne éteinte, je n’enaurais plus la possibilité. Avec une boule d’anxiété dans la gorge,je m’élançai ; je saisis le rebord en fer du toit de la cage,et pantelant je fis un rétablissement pour me hisser au-dessus. Ensouplesse, je m’étendis sur le ventre, pour m’apercevoir que monregard tombait droit dans les yeux terrifiants du chat. Il mesoufflait son haleine puante dans la figure ; j’avaisl’impression de me trouver au-dessus d’une marmited’immondices.

Il parut, toutefois, plus étonné qu’irrité.Dépliant toute la longueur de son dos noir, il se leva, s’étira etbailla ; après quoi il se dressa sur ses pattes de derrière,appuya une patte antérieure contre le mur et leva l’autre pourfaire passer ses griffes entre les fils de fer du treillage qui mesupportait. Un crochet blanc, pointu, déchira mon pantalon (j’étaisencore en costume de soirée) et creusa un sillon dans mon genou. Cen’était pas, à proprement parler, une agression, mais plutôt uneexploration. En effet, je laissai échapper un petit cri de douleur,et il retomba en arrière sur ses quatre pattes ; sautant aveclégèreté, il commença à faire le tour de la pièce, en levant detemps à autre la tête dans ma direction. Je me reculai le pluspossible pour coller mon dos contre le mur. Plus je m’éloigneraisdu bord, plus il lui serait difficile de m’attaquer.

Depuis qu’il avait commencé à s’agiter, ilsemblait plus nerveux. Il courait rapidement et silencieusementtout autour de la salle, passait et repassait sous mon abri.C’était merveilleux de voir une aussi grosse masse filer comme uneombre sans autre bruit que le léger martèlement mat de ses pattesde velours ! La flamme de la lanterne était presqueinvisible ; je distinguais à peine l’animal. Et puis, sur uneultime lueur, elle s’éteignit. J’étais seul dans l’obscurité avecla bête.

Quand on sait qu’on a tenté tout le possibleet même l’impossible, on affronte mieux un péril : on n’a plusqu’à attendre paisiblement la suite des événements. Dans le casprésent, j’occupais l’unique endroit qui m’assurait une sécuritérelative. Je m’allongeai donc et je me laissai bercer par l’espoirque l’animal pourrait oublier ma présence si je ne faisais rienpour la lui rappeler. Je calculai qu’il devait être déjà deuxheures du matin. À quatre heures il ferait jour. Deux heures àattendre !

Dehors la tempête faisait encore rage, et lapluie fouettait les petites fenêtres. À l’intérieur, l’atmosphèreétait fétide. Je ne pouvais ni voir ni entendre le chat. J’essayaide ne plus penser à lui. Une seule chose parvint à me distraire dema situation terrible : la félonie de mon cousin, sonhypocrisie incomparable, la haine maligne qu’il me portait. Sous cemasque poupin, jovial, se dissimulait l’esprit d’un assassin dumoyen âge. En y réfléchissant, je voyais plus nettement comment ilavait préparé son plan. Ostensiblement, il était monté se coucheren même temps que les autres. Sans doute avait-il des témoins quil’affirmeraient. Puis, en cachette, il était redescendu, il m’avaitattiré dans cet antre et il m’y avait abandonné. Son histoireserait aussi simple : il dirait qu’il m’avait laissé terminermon cigare dans la salle de billard, que de mon propre chef j’étaisallé regarder le chat une dernière fois, que j’étais entré dans lasalle sans avoir remarqué que la cage était ouverte, et que j’avaisété dévoré. Comment un crime pareil pouvait-il lui êtreimputé ? On le soupçonnerait, peut-être ; mais quellepreuve l’accuserait ? Aucune !

Comme ces deux heures passaientlentement ! Une fois j’entendis un bruit de râpe ; jesupposai que l’animal se léchait les poils. À plusieurs reprisesses yeux verdâtres se tournèrent dans ma direction, mais jamaispour me regarder fixement. Je commençais à espérer vraiment qu’ilm’avait oublié ou qu’il voulait m’ignorer. Enfin, la première lueurde l’aube filtra par les fenêtres. Je vis d’abord deux carrés grissur le mur noir, puis le gris devint blanc ; alors jedistinguai à nouveau mon terrible compagnon. Mais lui aussi, hélas,pouvait me repérer !

Tout de suite je devinai que son humeur étaitbeaucoup plus agressive, beaucoup plus dangereuse. Le froid dumatin l’avait irrité, et il devait avoir faim. Grondant sans arrêtil arpentait le côté de la pièce qui me faisait face et qui étaitle plus éloigné de mon abri. Il avait les moustaches hérissées, saqueue se balançait furieusement. Quand il pivotait aux angles, sesyeux féroces se levaient vers moi ; j’y lisais clairement laplus terrible des menaces ; je savais qu’il voulait ma mort.Et pourtant, même à ce moment, je ne pouvais m’empêcher d’admirerla grâce ondoyante de cette créature démoniaque, ses mouvementslongs et souples, le lustre de ses flancs, la palpitation de lalangue rouge qui pendait de son museau noir. Il grondait de plus enplus fort. Je m’attendais d’une minute à l’autre à son assaut.

L’heure était bien triste pour mourirainsi ! J’avais froid, je grelottais dans mon costume du soir,j’étais désespérément mal sur mon gril de torture. Je m’efforçaisd’élever mon âme au-dessus du sort qui m’attendait, mais en mêmetemps, avec la lucidité qui est l’apanage de l’homme prêt à tout,je cherchais du regard si rien ne pouvait me permettre de luiéchapper. Il m’apparut, alors, que si l’armature de barreauxconstituant la façade de la cage revenait se placer comme ellel’était avant que mon cousin eût actionné la manivelle, je pourraismoi-même me mettre dans la cage et trouver refuge derrière lesbarreaux. Mais comment tirer les barreaux sans éveiller l’attentionde l’animal ? Et même, pourrais-je les faire glisser sans leconcours de la manivelle extérieure ? Lentement, trèslentement, j’avançai une main et je la posai sur le dernier barreauqui n’était pas rentré dans le mur. J’eus la bonne surprise deconstater que l’armature de barreaux obéissait facilement à matraction. Certes, il ne m’était pas commode de la tirer, puisque jem’y accrochais. Néanmoins j’opérai par petites tractions : dixcentimètres de la façade de la cage sortirent du mur. Elle devaitêtre montée sur roulettes. Je tirai encore… Et brusquement le chatbondit.

Ce bond fut si rapide, si soudain, queréellement je ne le vis pas. J’entendis uniquement un grondementsauvage et, dans la seconde suivante, les yeux jaunes étincelants,la tête noire aplatie avec sa langue rouge et ses dents blanches,se trouvèrent à portée de ma main. Le choc secoua le treillage surlequel j’étais étendu ; je crus qu’il allait s’effondrer.Suspendu au rebord par les pattes antérieures, le chat commença parse balancer ; son museau et ses griffes me touchaientpresque ; ses pattes postérieures griffaient le treillage pourtrouver une prise. Son haleine me donnait la nausée. Mais il avaitmal calculé son saut et il ne put pas exécuter son rétablissement.Grimaçant de rage, mordant follement les barreaux, il se balança enarrière avant de retomber lourdement sur le plancher. En grondant,il se retourna aussitôt et se ramassa pour bondir une deuxièmefois.

Je savais que mon sort se jouerait dans lesprochaines secondes. Une première expérience avait renseignél’animal. Il ne se tromperait pas pour la deuxième. Il fallait quej’agisse rapidement, témérairement au besoin, si je voulais avoirune chance de survivre. J’eus une idée : je retirai mon vestonet je le jetai sur la tête de la bête. En même temps je me laissaitomber par-dessus le bord, empoignai l’armature des barreaux defaçade et la tirai de toutes mes forces vers l’intérieur.

Elle glissa plus facilement que je l’auraiscru. Je traversai toute la largeur de la pièce en l’entraînantderrière moi. Mais fatale erreur, je m’étais placé à l’extérieurdes barreaux ! Si je m’étais trouvé à l’intérieur, je m’enserais tiré sans dommage. Toujours est-il que je dus m’arrêter uninstant pour me faufiler dans l’ouverture que j’avais laissée libreentre le mur et les barreaux. Cet instant suffit à l’animal pour selibérer du veston avec lequel je l’avais encapuchonné, et pourbondir. Je me jetai dans l’ouverture et je poussai lesbarreaux ; mais avant que j’eusse pu les amener complètementjusqu’à l’autre mur, le chat brésilien m’attrapa une jambe. Un coupde son énorme patte déchira cruellement mon mollet. Ensanglanté,épuisé par l’émotion, je me laissai tomber sur la pailleimmonde ; une rangée de barreaux bien sympathiques me séparaitdu fauve qui, frénétiquement, multipliait contre eux de vainsassauts.

Trop endolori pour bouger, trop faible pouréprouver de la peur, je ne pouvais que rester étendu, plus mort quevif, et surveiller mon ennemi. Il pressait les barreaux de sonlarge poitrail noir, et essayait de me pêcher avec ses pattes encrochet, comme font les petits chats devant une souricière. Ilgrattait mes vêtements, mais il était incapable de me toucher.J’avais entendu parler du curieux effet d’engourdissement queprovoquent les blessures infligées par de grands carnivores ;j’allais vérifier cette théorie ; en effet, je perdaisgraduellement tout sens de la personnalité, et je suivais lestentatives du chat comme si je n’étais pas la proie qu’il guettait.Et puis, mon esprit délira peu à peu dans des rêves confus oùrevenaient constamment cette tête noire et sa langue rouge.Finalement je sombrai dans le nirvana du délire, ce soulagementbéni que la nature procure à ceux qu’elle soumet à une trop rudeépreuve.

Repassant ultérieurement le cours desévénements dans ma tête, je suis arrivé à la conclusion que j’ai dûdemeurer évanoui pendant deux heures. Ce qui me tira du coma fut lecliquetis métallique de la serrure par lequel avait débuté monaventure. Avant que je fusse suffisamment réveillé pour avoir uneperception nette des choses, j’aperçus le visage rond etbienveillant de mon cousin qui regardait par la porte ouverte. Lespectacle qu’il eut sous les yeux dut évidemment le surprendre. Lechat était allongé par terre, tandis que moi, j’étais dans la cagecouché sur le dos, en bras de chemise, le pantalon en lambeaux, etbaignant dans une mare de sang. Je revois encore son air stupéfait,car il était bien éclairé par la lumière du soleil. Il regarda demon côté. À plusieurs reprises. Puis il ferma la porte derrièrelui, et il avança vers la cage pour voir si j’étais bien mort.

Je ne saurais dire exactement ce qui advint.Je n’étais pas en état de servir de témoin. Je peux certifiersimplement que je me rendis compte qu’il me tournait le dos pourfaire face à l’animal.

– Mon bon Tommy ! s’écria-t-il.Brave vieux Tommy !…

Il se rapprocha de la cage à reculons.

– … Bas les pattes, stupide animal !gronda-t-il. Couchez, Monsieur ! Ne reconnaissez-vous plusvotre maître ?…

Et alors, dans mon esprit brumeux, un souvenirs’éveilla. Il m’avait dit que le goût du sang transformerait cechat en démon. Mon sang avait coulé. Il allait en payer leprix.

– … Allez-vous-en ! hurla-t-il.Allez-vous-en, démon ! Baldwin ! Baldwin ! Oh, monDieu !

Je l’entendis tomber, se relever, tomberencore. J’entendis aussi comme le bruit d’une toile que l’ondéchire. Ses hurlements faiblirent, s’étranglèrent, s’éteignirentdans le grondement féroce du chat. Je croyais qu’il était mort.Mais je vis comme dans un cauchemar, une forme humaine défigurée,déguenillée, dégouttant de sang, courir follement tout autour de lapièce. Telle fut la dernière image que j’emportai de lui avant dem’évanouir à nouveau.

Je mis plusieurs mois à me rétablir. En fait,je ne peux pas dire que je suis rétabli, car je devrai marcher avecune canne jusqu’à la fin de mes jours, en souvenir de ma nuit avecle chat brésilien. Baldwin, le groom, et les autres domestiquesfurent incapables d’expliquer ce qui était arrivé, quand attiréspar les cris d’agonie de leur maître, ils m’avaient trouvé derrièreles barreaux, tandis que les restes de mon cousin (ce ne fut queplus tard qu’ils découvrirent que c’était ses restes) gisaient sousles griffes du fauve qu’il avait élevé. Ils acculèrent le chat dansun angle avec des barres de fer rougies à blanc, puis ilsl’abattirent par le guichet de la porte ; ce n’est qu’ensuitequ’ils purent m’extraire de la cage. Je fus transporté dans machambre et là, sous le toit de celui qui aurait bien voulu être monassassin, je demeurai plusieurs semaines entre la vie et la mort.Soigné par un médecin de Clipton et une infirmière de Londres, jepus être ramené à Grosvenor Mansions au bout d’un mois.

De cette maladie je garde une image quiparticipe peut-être du délire où se débattait mon cerveau. Un soir,pendant que l’infirmière était absente, la porte de ma chambres’ouvrit : une femme de grande taille et en vêtements de deuilse glissa chez moi. Quand elle pencha au-dessus de mon lit sonvisage jaunâtre, je la reconnus : c’était la Brésilienne quemon cousin avait épousée. Elle me regarda avec une physionomie fortaimable.

– Avez-vous toute votreconnaissance ?… me demanda-t-elle.

Je répondis par un léger signe de tête, carj’étais encore très faible.

– … Hé bien, je voulais seulement vousfaire admettre que ce qui vous est arrivé est de votre faute.N’ai-je pas fait tout ce que je pouvais pour vous ? Depuis ledébut, je me suis efforcée de vous faire partir. Par tous lesmoyens au risque de trahir mon mari, j’ai essayé de vous sauver. Jesavais qu’il avait un motif puissant pour vous faire venir auxGreylands. Je savais qu’il ne vous laisserait jamais repartir.Personne ne le connaissait mieux que moi, qui ai tant souffert àcause de lui. Je n’osais pas vous le dire. Il m’aurait tuée. Maisj’ai agi de mon mieux. Étant donné la tournure prise par lesévénements, vous avez été le meilleur ami que j’aie jamais eu. Vousm’avez rendu la liberté ; je croyais que seule la mort melibérerait. Je regrette que vous soyez blessé, mais je ne peuxm’adresser aucun reproche. Je vous ai traité d’idiot. Vous vousêtes effectivement conduit comme un idiot !

Sur ce, cette femme bizarre, acide, sortit dema chambre. Je ne devais plus jamais la revoir. Avec ce qu’elleretira des biens de son mari, elle regagna son pays natal ;j’appris par la suite qu’elle avait pris le voile à Pernambouc.

Quelque temps après mon retour à Londres, lesmédecins m’autorisèrent à reprendre le cours de mes affaires.Permission qui ne me plut guère, car je redoutais qu’elle neprécédât une ruée de mes créanciers. Mais la première visite que jereçus fut celle de Summers, mon notaire.

– Je suis très heureux de constater queVotre Seigneurie se porte beaucoup mieux ! me dit-il en guised’exorde. J’ai attendu longtemps avant de vous présenter mescompliments.

– Que voulez-vous dire, Summers ? Cen’est pas l’heure de plaisanter, croyez-moi !

– Je voulais dire exactement ce que j’aidit. Depuis six semaines vous êtes Lord Southerton ; mais nousavions peur que la nouvelle compromît votre rétablissement.

Lord Southerton ! L’un des pairs les plusriches d’Angleterre ! Je ne pouvais en croire mes oreilles. Etpuis, tout à coup, je réfléchis au laps de temps qui s’étaitécoulé, depuis son décès.

– Lord Southerton serait donc mort à peuprès à l’époque de mon accident ?

– Il est mort le même jour…

Summers me regarda fixement. Très perspicace,il avait certainement deviné la véritable nature de mon« accident ». Il s’arrêta un moment, comme s’il attendaitde moi une confidence, mais je ne voyais pas ce que je gagnerais àébruiter un scandale de famille.

– … Oui, c’est une coïncidenceétrange ! reprit-il avec le même regard pénétrant. Vous saveznaturellement que votre cousin Edward King venait immédiatementaprès vous dans l’ordre de la succession. Si donc vous aviez étédévoré à sa place par ce tigre ou je ne sais quelle bête féroce, ceserait lui qui serait aujourd’hui Lord Southerton, et pas vous.

– Sans aucun doute !

– Cette perspective l’avait sans doutegrandement intéressé, ajouta Summers. J’ai appris par hasard que levalet de feu Lord Southerton était à sa solde, et qu’il luienvoyait régulièrement des télégrammes plusieurs fois par jour pourle tenir au courant de l’état de santé du malade. Cela se passait àl’époque où vous vous trouviez aux Greylands. N’était-il pasbizarre qu’il souhaitât tellement être informé, puisqu’il savaitqu’il n’était pas l’héritier direct ?

– Très bizarre ! répondis-je. Etmaintenant, Summers, si vous aviez la bonté de m’apporter mesfactures et un nouveau carnet de chèques, nous pourrions commencerà mettre un peu d’ordre dans mes affaires.

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