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Contes d’entre chien et loup

Contes d’entre chien et loup

de Sir Arthur Conan Doyle
LA MAIN BRUNE

The Brown Hand.

Tout le monde sait que Sir Dominick Holden, le célèbre médecin des Indes, fit de moi son héritier, et que son décès transforma un médecin pauvre et peinant dur en un propriétaire prospère. On sait aussi que cinq personnes au moins pouvaient autant que moi prétendre à l’héritage, et que le choix de Sir Dominick parut à certains arbitraire et bizarre. Tant pis ! J’affirme, moi, que Sir Dominick avait de très solides raisons pour me témoigner sa bienveillance, bien que je ne l’eusse connu que dans ses dernières années ; je dirai même que ce que j’ai fait pour mon oncle des Indes, personne ne l’a encore fait pour autrui. Certes je ne peux guère espérer être cru, tant mon histoire est peu banale. Mais j’aurais l’impression de manquer à un devoir si je ne la relatais pas. La voici donc. Vous me croirez ou vous ne me croirez pas : cela vous regarde.

Sir Dominick Holden, compagnon de l’Ordre duBain, commandeur de l’Étoile des Indes, etc., était de son vivantun médecin extrêmement distingué. Il avait quitté l’armée pours’établir à Bombay et faire de la clientèle civile ;fréquemment appelé en consultation, il avait visité toutes lesprovinces des Indes. Son nom demeure lié à jamais avec l’HôpitalOriental qu’il fonda et développa. À un moment donné, saconstitution de fer manifesta des signes d’usure, consécutifs à lalongue surtension qu’il lui avait imposée ; ses confrères(peut-être pas tout à fait désintéressés en l’occurrence) luiconseillèrent de rentrer en Angleterre. Il tint bon jusqu’àl’apparition de symptômes nerveux fâcheusement prononcés ; ilrevint alors, très déprimé, dans son Wiltshire natal. Il acheta unebelle propriété, avec un vieux manoir, sur la lisière de la plainede Salisbury, et il consacra ses vieux jours à l’étude de lapathologie comparée ; elle avait été la marotte de toute savie, et il y avait acquis une réputation incontestée.

Nous, les membres de sa famille, fûmes trèssurexcités, comme bien vous le pensez, quand nous apprîmes leretour en Angleterre de cet oncle riche et sans enfants. Lui, sansfaire preuve d’une hospitalité exubérante, témoigna néanmoins d’uncertain sens de ses obligations familiales ; à tour de rôle,nous fûmes invités à lui rendre visite.

À en croire mes cinq cousins qui m’avaientprécédé, cette partie de campagne n’avait rien de folichon. Aussifut-ce avec des sentiments mêlés que je reçus enfin une lettre memandant à Rodenhurst. Ma femme était si soigneusement exclue del’invitation que mon premier mouvement fut de la décliner ;mais avais-je le droit de négliger les intérêts de mesenfants ? Avec le consentement de ma femme, je partis par unaprès-midi d’octobre pour le Wiltshire. J’étais loin d’imaginer lesconséquences de ce voyage.

La propriété de mon oncle était située àl’endroit où les terres arables de la plaine commencent à montervers les falaises crayeuses qui sont la caractéristique du comté.En roulant depuis la gare de Dinton dans le crépuscule de ce jourd’automne, je fus impressionné par le pittoresque du décor. Lesmasures dispersées de nos paysans étaient tellement écrasées parles gigantesques vestiges de la vie préhistorique que le présentsemblait être un rêve à côté des réalités impérieuses, obsédantesdu passé. La route dessinait ses lacets dans des vallées encadréespar une succession de collines herbeuses, et le sommet de toutesces collines était taillé et découpé en fortifications fortcompliquées, circulaires ou carrées, qui avaient défié les vents etles pluies de nombreux siècles. Les uns les tenaient pour romaines,les autres pour anglaises ; en fait, leur véritable origine nefut jamais tirée au clair, non plus que les raisons pour lesquellescette région entre toutes avait multiplié de tels retranchements.Ici et là, sur les pentes vert olive allongées et unies,s’élevaient de petits tumuli arrondis. Ces tertres funérairesabritent les cendres de ceux qui creusèrent les collines ; desurnes remplies de poussière, voilà tout ce qui reste des hommes quijadis travaillèrent sous le soleil.

C’est en traversant cette campagne mystérieuseque j’approchai de Rodenhurst, la résidence de mon oncle ; lamaison était bien en harmonie avec les environs. Deux piliersbrisés et souillés par l’âge, chacun surmonté d’un blason mutilé,flanquaient la grille qui ouvrait sur une avenue mal tenue. Un ventaigre sifflait dans les ormes qui la bordaient ; l’airbruissait de feuilles à la dérive. Au bout de l’avenue, sous unevoûte d’arbres, une lueur jaune brillait. Dans la lumière de cetteheure entre chien et loup, j’aperçus une longue bâtisse basse quiétirait deux ailes asymétriques. Le toit en pente avait de grandesavancées ; les poutres à la mode des Tudor s’entrecroisaientsur les murs… Un feu sympathique dansait derrière la large fenêtrelosangée à gauche du porche ; il indiquait l’emplacement dubureau de mon oncle, et ce fut là que me conduisit le maîtred’hôtel pour que je me présentasse à Sir Dominick.

Il était penché au-dessus de son âtre, car lefroid humide d’un automne anglais lui donnait des frissons. Salampe était éteinte ; l’éclat rougeoyant des braisesilluminait crûment une grosse figure anguleuse, un nez et des jouesde Peau-Rouge, des rides, de profonds sillons entre l’œil et lementon. Il se leva d’un bond pour m’accueillir, avec une courtoisieun peu surannée, et il me souhaita chaleureusement la bienvenue àRodenhurst. Je me rendis compte, quand le maître d’hôtel alluma lalampe, que deux yeux bleu clair très inquisiteurs, tels deséclaireurs sous un buisson, me dévisageaient sous des sourcils enbroussailles, et que cet oncle inconnu était en train de déchiffrermon caractère avec toute la facilité d’un observateur entraîné etd’un homme du monde expérimenté.

À mon tour, je le regardai avec intérêt, carje n’avais jamais vu d’homme dont le physique fût pareillementdigne de retenir l’attention d’un médecin. Il avait la stature d’ungéant, mais il s’était affaissé, et sa veste pendait toute droitedepuis ses larges épaules osseuses, d’une manière un peu ridicule.Ses membres étaient formidables et pourtant amaigris ; ilavait des poignets osseux et de longues mains noueuses. Maisc’étaient ses yeux (ces yeux inquisiteurs, bleu clair) quiconstituaient la particularité la plus saisissante du personnage.Pas par leur couleur seulement, ni par l’embuscade de poils souslesquels ils se camouflaient, mais par leur expression. Étant donnél’allure imposante de mon oncle, ses yeux auraient dû briller d’unecertaine morgue. Au contraire ! Son regard était celui duchien dont le maître vient de saisir un fouet, traduisait unegrande détresse morale. Je formulai aussitôt mentalement mondiagnostic : atteint d’une très grave maladie, mon oncle sesavait exposé à une mort subite, et il vivait dans la terreur d’ysuccomber. Oui, voilà ce que je diagnostiquai. La suite desévénements montrera que je m’étais trompé : je ne mentionnemon impression première que parce qu’elle vous aidera peut-être àimaginer le regard de mon oncle.

Donc il m’accueillit fort courtoisement et,une heure plus tard, je me trouvais assis entre lui et sa femmedevant un dîner confortable ; il y avait sur la table desfriandises bizarres, pimentées, et derrière sa chaise un serviteuroriental furtif et prompt. Le vieux couple en était arrivé à cettetragique contrefaçon de l’aurore de la vie, lorsque le mari etl’épouse, ayant perdu tous leurs familiers se retrouvent face àface et seuls ; leur tâche est accomplie, le dénouementapproche à grands pas. Les vainqueurs de la grande épreuve del’existence sont ceux qui sont parvenus à ce stade dans la paix etdans l’amour, et qui sont capables de transformer leur hiver en undoux été des Indes. Lady Holden, petite, vive, avait l’airbonne ; les regards qu’elle lançait vers son mari révélaientl’harmonie qui présidait à leur union. Et pourtant, en dépit decette tendresse mutuelle, je pressentais non moins évidemment unesorte d’horreur commune ; sur le visage de ma tante jereconnaissais un reflet de la frayeur enracinée en Sir Dominick.Leur conversation était tantôt gaie tantôt triste ; mais leurgaieté prenait un tour forcé, tandis que le manque d’affectation deleur tristesse m’informait que j’avais à mes côtés deux cœurs bienlourds.

Nous avions fini de dîner, les domestiquesavaient quitté la pièce après nous avoir servi un verre de porto,quand notre entretien bifurqua vers un sujet qui produisit un effetinattendu sur mes hôtes. Je ne me rappelle plus comment nous envînmes à aborder le problème du surnaturel ; en tout cas jeleur indiquai que l’anormal, dans les expériences psychiques, étaitune question à laquelle j’avais consacré, comme de nombreuxneurologues, beaucoup d’attention, et je conclus en racontant uneaventure personnelle : en ma qualité de membre de la Sociétéde Recherches Psychiques, j’avais fait partie d’un comité qui avaitpassé la nuit dans une maison hantée ; bien qu’elle n’eût éténi passionnante, ni convaincante, mon aventure intéressa mesauditeurs au plus haut point. Ils m’écoutèrent sans m’interrompre.Je surpris entre eux un signe de connivence que je ne sus commentinterpréter. Lady Holden se leva et nous laissa seuls.

Sir Dominick poussa vers moi une boîte decigares. Nous fumâmes quelque temps en silence. Quand il portaitson manille à sa bouche, sa grande main osseuse tremblait. Sesnerfs devaient vibrer comme les cordes d’une harpe. Mon instinctm’avertit qu’il était au bord d’une confidence intime, et jedécidai de ne rien dire, de peur de l’inhiber. Enfin, il se tournavers moi avec le mouvement brusque de l’homme qui vient de sedébarrasser de son dernier scrupule.

– Je vous connais peu, docteur Hardacre,commença-t-il. Néanmoins il me semble que vous êtes exactementl’homme que je désirais rencontrer.

– Vous m’en voyez ravi, Monsieur.

– J’ai l’impression que vous êtes calmeet que vous avez du sang-froid. N’allez pas vous imaginer que jecherche à vous flatter, car les circonstances sont trop graves pourque je manque si peu que ce soit à la sincérité. Vous possédezcertaines connaissances sur ces sujets que vous abordeznaturellement du point de vue du philosophe, ce qui vous met àl’abri d’une terreur vulgaire. Je suppose que le spectacle d’uneapparition ne vous troublerait pas outre mesure.

– Je ne le pense pas, Monsieur.

– Et peut-être même vousintéresserait ?

– Passionnément !

– En tant qu’observateur psychique, vousenquêteriez sans doute sur ce problème particulier d’une manièreaussi impersonnelle qu’un astronome sur une comète enpromenade ?

– Exactement.

Il poussa un profond soupir.

– Croyez-moi, docteur Hardacre, il fut untemps où j’aurais été capable de vous parler comme vous le faites àprésent. Aux Indes la maîtrise de mes nerfs était proverbiale. Lagrande mutinerie elle-même ne l’avait pas affaiblie un instant.Cependant vous voyez à quel déchet je suis réduit : je suisdevenu l’homme le plus timoré de tout le Wiltshire. Ne soyez pastrop hardi dans ce domaine ; autrement vous pourriez êtresoumis à un test prolongé semblable à celui que je subis : untest qui ne s’achèvera que dans une maison de fous ou autombeau…

J’attendis patiemment qu’il se décidât àentrer dans le vif de ses préoccupations. Son préambule m’avait,inutile de le souligner, passionné.

– …Depuis quelques années, reprit-il, mavie et celle de ma femme sont attristées. Le motif en est sigrotesque qu’il devrait plutôt prêter à rire. Et pourtant soncaractère familier ne le rend pas supportable. Au contraire, plusle temps passe, plus mes nerfs s’usent lamentablement. Si vousn’êtes pas sujet à la peur physique, docteur Hardacre, je seraistrès heureux d’avoir votre opinion sur le phénomène qui nouscontrarie tant.

– Mon opinion, quelle qu’en soit savaleur, est à votre disposition. Puis-je vous demander la nature dece phénomène ?

– Je crois que votre expérience seraitplus profitable si vous ignoriez à l’avance ce que vous découvrirezpeut-être. Vous savez ce que comportent d’équivoque le travailcérébral inconscient et les impressions subjectives. Je pense qu’ilserait préférable de vous en préserver.

– Que dois-je faire, alors ?

– Je vais vous le dire. Auriez-vousl’obligeance de me suivre par ici ?…

Il me conduisit hors de la salle à manger dansun long corridor qui aboutissait à une porte ; derrière cetteporte une grande pièce nue était équipée en laboratoire, avecquantité d’instruments scientifiques et de récipients divers. Surune étagère posée le long d’un mur, il y avait une rangéeimpressionnante de bocaux contenant des échantillons pathologiqueset anatomiques.

– …Vous voyez que je n’ai pas abandonnémes anciens travaux, dit Sir Dominick. Ces bocaux représentent lereste de ce qui fut jadis une belle collection ;malheureusement j’ai perdu la plupart de mes échantillons au coursde l’incendie qui a consumé ma maison de Bombay en 1892. À bien deségards, ce sinistre m’a beaucoup coûté. J’avais des spécimens fortrares, et ma collection de spléniques était probablement unique aumonde. Voici les rescapés…

Je jetai un coup d’œil, assez pour constaterqu’ils étaient en effet d’une très grande valeur et, du point devue pathologique, rarissimes : organes congestionnés, kystesbéants, os déformés, parasites détestables, bref un singulierétalage des produits des Indes.

– …Il y a ici, comme vous voyez, uncanapé, poursuivit mon oncle. Nous ne pensions guère offrir à unhôte un confort aussi maigre ; mais, étant donné le tour denotre conversation, vous seriez très aimable en acceptant de passerla nuit dans cette pièce. Je vous prie de ne pas hésiter à me diresi ma proposition vous déplaît.

– Pas du tout, répondis-je. Elle est trèsacceptable.

– Ma propre chambre est la deuxième surla gauche ; pour le cas où vous éprouveriez le besoin d’avoirde la compagnie, vous n’auriez qu’à m’appeler ; j’arriveraisimmédiatement.

– J’espère que je ne serai pas contraintde vous déranger.

– Il est peu vraisemblable que je dorme.Je ne dors plus beaucoup. N’hésitez pas à m’appeler !

Notre accord se trouvant conclu, nous allâmesrejoindre Lady Holden dans le salon et nous parlâmes de sujets plusbadins.

J’affirme sans la moindre affectation que laperspective de cette aventure m’enchantait. Je ne prétends pas êtreplus courageux que mes voisins, mais quand on est familiarisé avecun sujet, on est quitte de ces frayeurs vagues et imprécises quiimpressionnent un esprit imaginatif. Le cerveau humain n’estcapable que d’une seule émotion forte à la fois : s’il estdévoré de curiosité ou d’enthousiasme scientifique, la peur n’y apas sa place. Certes mon oncle m’avait déclaré qu’à l’origine ilavait partagé mon point de vue ; mais je réfléchis que ladépression de son système nerveux pouvait être due aux quaranteannées qu’il avait passées aux Indes autant qu’à n’importe quelleaventure psychique. Moi du moins, j’étais solide, nerveusement etcérébralement parlant ; voilà pourquoi j’éprouvai l’agréablefrisson d’anticipation que ressent le chasseur à l’affût près durepaire de son gibier, quand je fermai derrière moi la porte dulaboratoire. Je me dévêtis partiellement, puis je m’étendis sur lecanapé qui était recouvert de fourrures.

Pour une chambre à coucher, l’atmosphèren’était pas idéale. L’air était alourdi par des odeurs chimiques,où prédominait celle de l’alcool à brûler. D’autre part, ladécoration n’avait rien de sédatif. Cette rangée de bocaux oùnageaient des vestiges de maladies et de souffrances s’étalaitjuste en face de moi. Il n’y avait pas de volet à la fenêtre, ni dejalousie ; une lune aux trois-quarts pleine déversait salumière blême dans la pièce, et traçait sur le mur opposé un carréargenté où s’entrecroisaient des losanges. Quand j’éteignis mabougie, cette unique tache claire dans l’obscurité prit à coup sûrun aspect mystérieux et troublant. Un silence total régnait danstoute la vieille maison ; le bruissement léger des branches dujardin parvenait doucement à mes oreilles. Fut-ce la berceuse de cesusurrement continu ? Ou la fatigue de la journée ? J’eusbeau lutter pour conserver à mes perceptions toute leur netteté, jem’endormis dans un sommeil de plomb.

Un bruit dans le laboratoire me réveilla.Instantanément je me soulevai sur un coude. Quelques heures avaientdû s’écouler, car la tache carrée sur le mur avait glissé de biaisvers le bas et se trouvait maintenant au pied de mon canapé. Lereste de la pièce était plongé dans les ténèbres. D’abord je ne pusrien distinguer ; puis, mes yeux s’accoutumant à l’obscurité,je me rendis compte, avec un frisson que mes habitudesscientifiques furent impuissantes à réprimer, que quelque chose sedéplaçait lentement le long du mur. Mon ouïe exacerbée enregistraun léger bruit étouffé, le bruit qu’auraient fait des pantouflestraînées par terre ; et je distinguais confusément unesilhouette humaine qui se glissait furtivement ; elle venaitde la direction de la porte ; elle émergea dans la partieéclairée par la lune, et je la vis réellement. Il s’agissait d’unhomme, petit et trapu, vêtu d’une sorte de robe gris foncé quitombait droit de ses épaules à ses pieds. La lune éclairant un côtéde son visage, je m’aperçus qu’il était d’une teinte chocolat, etqu’il portait un chignon noir derrière la tête. Il marchaitlentement, le nez en l’air, vers l’étagère où les bocauxcontenaient leurs débris macabres. Il sembla examiner attentivementchaque bocal. Quand il eut terminé, juste au pied de mon lit, ils’arrêta, se tourna vers moi, leva les mains d’un geste désespéré,et disparut à ma vue.

J’ai dit qu’il leva les mains ; j’auraismieux fait d’écrire qu’il leva les bras, car, lorsqu’il fit cegeste désespéré, je notai une particularité singulière : iln’avait qu’une main ! Quand les manches retombèrent le long deses bras levés, je vis clairement la main gauche, mais la droiten’était qu’un affreux moignon rabougri. À part cela, il avait l’airsi naturel, je l’avais vu et entendu si distinctement que je medemandai s’il n’était pas l’un des domestiques hindous de SirDominick qui serait venu chercher quelque chose dans lelaboratoire. Mais sa disparition soudaine me suggéra uneexplication moins banale. Je me levai d’un bond, allumai ma bougieet examinai attentivement la pièce. Comme je ne trouvai aucunetrace de mon visiteur, je dus admettre que son apparition débordaitquelque peu du cadre des lois naturelles. Je ne me rendormispas ; mais la nuit s’acheva sans autre incident.

Je me lève toujours tôt ; mais mon onclem’avait devancé : il faisait les cent pas sur la pelousedevant la maison ; quand il m’aperçut sur le pas de la porte,il accourut.

– Alors ? s’écria-t-il. L’avez-vousvu ?

– Un Hindou avec une seulemain ?

– Oui.

– Hé bien, je l’ai vu !

Je lui narrai ce qui s’était passé. Après quoiil me conduisit dans son bureau.

– Nous disposons de quelques instantsavant le petit déjeuner, me dit-il. Ils me suffiront pour vousfournir une explication de cette affaire extraordinaire, pourautant que je sois en mesure d’expliquer ce qui est par essenceinexplicable. En premier lieu, quand je vous aurai dit que depuisquatre ans je n’ai jamais passé une nuit, soit à Bombay, soit àbord du bateau, soit en Angleterre, sans avoir eu mon sommeiltroublé par cet individu, vous comprendrez pourquoi je suis devenuune épave. Son programme ne varie pas. Il apparaît à côté de monlit, me secoue rudement par l’épaule, passe de ma chambre dans monlaboratoire, se promène lentement devant ma rangée de bocaux, puisdisparaît. Il l’a exécuté au moins mille fois.

– Que vous réclame-t-il ?

– Sa main.

– Sa main ?

– Oui. Il y a une dizaine d’années j’aiété appelé en consultation à Peshawar ; au cours de monséjour, on m’a demandé de regarder la main d’un indigène quitraversait la ville avec une caravane afghane. Il était originaired’une tribu montagnarde qui vivait au loin, de l’autre côté duKâfiristan, et parlait un dialecte à peu près inintelligible. Ilsouffrait d’une tuméfaction sarcomateuse à l’une des jointuresmétacarpiennes, et j’ai essayé de lui faire comprendre qu’il nepourrait sauver sa vie qu’en sacrifiant sa main. Il m’a fallu dumal pour le convaincre ; finalement il a consenti àl’opération. Une fois celle-ci achevée, il m’a demandé combien ilme devait. Le pauvre diable étant presque un mendiant, il n’étaitpas question que je lui réclamasse des honoraires. Mais je lui airépondu en plaisantant que je me contenterais de sa main, et quej’avais l’intention de l’ajouter à ma collection pathologique.

« À ma grande surprise, il m’a opposé denombreuses objections. Il m’a expliqué que, pour sa religion, ilétait très important que le corps fût réuni après la mort afin deservir d’habitation parfaite pour l’esprit. Cette croyance est,vous le savez, fort ancienne, et les momies des Égyptiens procèdentd’une superstition analogue. Je lui ai demandé comment il laconserverait. Il m’a dit qu’il la ferait mariner dans du sel, etqu’il la porterait toujours sur lui. Je lui ai déclaré qu’elleserait sans doute plus en sécurité chez moi que sur lui, et que jedisposais de meilleurs ingrédients que du sel pour la conserver.Quand il a compris que je désirais vraiment la conserver, sonopposition a cessé comme par enchantement. « Maissouviens-toi, sahib, m’a-t-il dit, que je viendrai la rechercherquand je serai mort. » J’ai ri, et l’affaire a été conclue. Jesuis retourné auprès de ma clientèle, et il a pu se remettre enroute pour l’Afghanistan.

« Comme je vous l’ai dit hier soir, mamaison de Bombay a presque entièrement flambé ; entre autres,ma collection pathologique a été presque entièrement détruite, ycompris la main du montagnard : il y a six ans de cela.

« Sur le moment je n’ai pas songé àregretter cette main. Mais deux ans après l’incendie, j’ai étéréveillé une nuit par quelqu’un qui me tirait furieusement par lamanche. Je me suis mis sur mon séant, pensant que mon dogue préféréessayait de me tirer du sommeil. Au lieu du chien, j’ai vu monmalade hindou d’autrefois, habillé de la longue robe grise quiétait le costume national de son peuple. Il brandissait son moignonet me regardait d’un air de reproche. Il est allé ensuite du côtéde mes bocaux, que je conservais alors dans ma chambre ; illes a examinés attentivement ; puis il a esquissé un geste decolère et il a disparu. J’ai deviné qu’il venait de mourir et qu’ilétait venu me rappeler ma promesse et réclamer son membre.

« Voilà ! Vous savez tout, docteurHardacre. Chaque nuit à la même heure, depuis quatre ans, la mêmescène se reproduit. Elle m’a usé comme une pierre sur laquelletombe régulièrement une goutte d’eau. Elle m’a apporté desinsomnies, car je ne peux pas dormir : j’attends l’arrivée demon Hindou. Elle a empoisonné mes vieux jours, et ceux de ma femmequi a eu sa part de ce gros souci… Mais j’entends le gong du petitdéjeuner ; elle doit être impatiente de savoir comment s’estpassée votre nuit. Nous vous sommes fort obligés pour votregénérosité, car le fait de partager notre malheur avec un ami, nefût-ce qu’une nuit, nous soulage un peu, et nous rassure sur notreéquilibre mental que parfois nous avons tendance àsuspecter. »

Tel fut le curieux récit que me confia SirDominick ; sans doute aurait-il été qualifié par beaucoupd’invraisemblance grotesque ; mais moi, riche de monexpérience de la nuit précédente et familiarisé de longue date avecde tels sujets, j’étais prêt à l’accepter comme un fait patent. Jefis appel à toutes mes études et à tous mes souvenirs personnels,et après le petit déjeuner, je surpris mes hôtes en leur annonçantque je rentrais à Londres par le premier train.

– Mon cher docteur, s’écria Sir Dominickconsterné, c’est me donner à comprendre que j’ai gravement manquéaux lois de l’hospitalité en vous mêlant à cette pénible affaire.J’aurais dû porter mon fardeau tout seul !

– C’est votre affaire au contraire qui meramène à Londres, répondis-je. Mais vous vous tromperiez en croyantque mon aventure de cette nuit m’a été désagréable. D’ailleurs jevous demande l’autorisation de revenir ce soir et de passer unenouvelle nuit dans votre laboratoire. Je désire vivement revoirvotre visiteur.

Mon oncle tenait absolument à savoir ce que jecomptais faire, mais par peur de lui donner de faux espoirs je nevoulus rien dire. J’étais de retour après déjeuner dans mon cabinetde consultation, où je me rafraîchis la mémoire en relisant certainpassage d’un livre récent sur l’occultisme.

« Dans le cas d’esprits liés à la terre,disait mon auteur, une seule idée les obsédant à l’heure de la mortsuffit pour les maintenir dans notre monde matériel. Ils sont lesamphibies de cette vie et de la suivante ; ils peuvent passerde l’une à l’autre tout comme la tortue passe de l’eau à la terreferme. Les causes qui relient si fortement une âme à une existenceque son corps a abandonnée sont des émotions violentes. L’avarice,la vengeance, l’angoisse, l’amour, la pitié sont connues pourprovoquer cet effet, qui provient généralement d’un vœu nonaccompli ; quand le vœu a été accompli, le lien matériel serelâche. On a enregistré de nombreux cas témoignant de lasingulière opiniâtreté de ces visiteurs, et aussi de leurdisparition quand leurs vœux ont été accomplis ou quand parfois uncompromis raisonnable est intervenu. »

Un compromis raisonnable… Voilà bien les motsque j’avais recherchés toute la matinée, et que je retrouvaismaintenant dans le texte. À Rodenhurst, il ne pouvait être questiond’une réparation réelle ; mais un compromisraisonnable !… Je partis sans perdre un instant pour l’hôpitalde la marine de Shadwell, dont le chirurgien en titre était monvieil ami Jack Hewett. Sans lui expliquer la situation, je lui disce que je voulais.

– Une main brune d’homme !répéta-t-il avec stupéfaction. Pourquoi diable voulez-vous une mainbrune ?

– Ne cherchez pas. Je vous le dirai unautre jour. Je sais que vous avez des Hindous plein vos salles.

– C’est vrai. Mais une main…

Il réfléchit quelques instants et sonna.

– …Travers, dit-il à un infirmier, quesont devenues les mains de ce lascar que nous avons amputéhier ? Je parle du type de l’East India Dock qui a été prisdans le treuil à vapeur.

– Elles sont dans la salle d’autopsie,Monsieur.

– Prenez-en une, mettez-la dans desantiseptiques et remettez-la au docteur Hardacre.

Je revins avant le dîner à Rodenhurst avec monpetit paquet. Je ne soufflai mot à Sir Dominick, mais je m’enfermaipour passer la nuit dans le laboratoire, et je plaçai la main dulascar dans l’un des bocaux au pied de mon lit.

Le résultat de cette expérience me passionnaittellement que je ne pus m’endormir. Assis avec une lampe voilée àcôté de moi, j’attendis mon visiteur. Cette fois, je le visdistinctement depuis le début. Il apparut à côté de la porte,nébuleux pendant quelques instants, puis son contour prit de laconsistance et devint apparemment aussi solide que celui d’un êtrevivant. Ses pantoufles rouges passaient sous sa robe grise. Commela nuit précédente, il alla inspecter la rangée de bocaux,lentement, et il s’arrêta devant celui qui contenait la main. Il sehaussa sur la pointe des pieds ; sa figure tremblaitd’avidité ; il prit le bocal, l’examina, mais son visage seconvulsa de rage et de déception, et il le jeta par terre. Lefracas du verre brisé retentit dans toute la maison. L’Hindoumutilé disparut comme par enchantement. Ma porte s’ouvrit et SirDominick se précipita dans ma chambre.

– Vous n’êtes pas blessé ?cria-t-il.

– Non. Mais sincèrement désolé !

Il considéra avec ahurissement les débris deverre et la main brune qui gisaient sur le plancher.

– Grands dieux ! s’exclama-t-il.Qu’est cela ?…

Je le mis au courant de mon idée, et de sasuite malheureuse. Il m’écouta avec attention, mais hocha latête.

– …C’était bien raisonné, me dit-il. Maisje crains que mes souffrances ne se terminent pas aussi simplement.Par contre, j’insiste absolument sur un point : sous aucunprétexte, vous ne coucherez plus ici. La frayeur que j’ai éprouvéetout à l’heure en pensant qu’il vous était arrivé quelque chose,quand j’ai entendu ce fracas, a été l’angoisse la plus terrible quej’aie jamais connue. Je ne m’exposerai pas à en subir unedeuxième.

Il me permit toutefois de passer le reste dela nuit dans le laboratoire où je me morfondis sur mon échec. Lespremières lueurs de l’aube vinrent éclairer la main du lascar quiétait restée sur le plancher ; machinalement je la regardai…et brusquement une idée se fit jour dans ma tête ! Je sautai àbas du canapé, et je relevai la main brune. Oui, j’avaisraison ! C’était la main gauche de l’amputé.

Par le premier train je revins à Londres et jeme précipitai à l’hôpital de la marine. Je me rappelais que lelascar en question avait été amputé des deux mains, mais j’avaisune peur bleue que le précieux organe que j’étais venu cherchern’eût été jeté au four crématoire. Mes craintes furent bientôtdissipées : la main droite se trouvait encore dans la salled’autopsie. Je repartis donc pour Rodenhurst dans la soirée, mamission accomplie et la deuxième main brune dans ma poche.

Mais Sir Dominick ne voulut rien entendrequand je lui annonçai que je passerais une troisième nuit dans lelaboratoire. Il resta sourd à mes prières. Son sens del’hospitalité était offensé : il demeura inébranlable. Je dusdonc laisser la main droite dans un bocal, comme je l’avais faitpour la gauche la nuit précédente, et j’allai m’installer dans unechambre fort confortable, située à l’autre bout de la maison.

Mais il était écrit que mon sommeil seraitquand même interrompu. En plein milieu de la nuit, mon hôte fitirruption chez moi. Il était enveloppé dans une ample robe dechambre, et, avec sa taille gigantesque, il aurait beaucoup plusimpressionné un nerveux que le revenant des Indes. Mais ce ne futpas son apparition qui me surprit : ce fut une expression etune allure que je ne lui connaissais pas. Il avait rajeuni de vingtans ; ses yeux brillaient, sa physionomie irradiait la joie,il agita triomphalement un bras au-dessus de sa tête. Je meredressai, vaguement ahuri. Ses paroles me réveillèrentcomplètement.

– C’est fait ! Nous avonsréussi ! cria-t-il. Mon cher Hardacre, comment pourrai-je vousremercier assez ?

– Vous ne voulez pas dire que le truc amarché ?

– Mais si ! J’étais sûr que vous nem’en voudriez pas si je vous réveillais pour vous apprendre uneaussi bonne nouvelle.

– Vous en vouloir ? Je n’y pensaisvraiment pas. Mais êtes-vous bien sûr ?

– Je n’ai plus le moindre doute. Je suisvotre débiteur, mon cher neveu, comme je ne l’ai jamais été enversquiconque, et je ne m’y attendais pas ! Que puis-je faire pourvous qui soit en proportion avec le service que vous venez de merendre ? C’est la Providence qui vous a envoyé à mon secours.Vous avez sauvé à la fois ma raison et ma vie. Et ma femme !…Elle dépérissait sous mes yeux. Jamais je n’aurais cru qu’un êtrehumain pourrait me délivrer de ce fardeau !

Il me saisit la main et la torditconvulsivement entre les siennes.

– Ce n’était qu’une expérience, uneaventure désespérée, dis-je. Mais je suis ravi, du fond de moncœur, qu’elle ait réussi. Comment savez-vous que le truc amarché ? Avez-vous vu quelque chose ?

Il s’assit sur le rebord de mon lit.

– J’en ai vu assez, me répondit-il. Assezpour être sûr que je ne serai plus jamais troublé par cet Hindou.Je vais vous dire ce qui s’est passé. Il est arrivé cette nuit àson heure habituelle, et il m’a secoué avec plus de véhémence quede coutume. Je suppose que sa déception de la veille avait accru sacolère. Après m’avoir regardé méchamment, il est reparti pour sapromenade de chaque nuit. Mais au bout de quelques minutes, il estrevenu dans ma chambre, pour la première fois depuis le début de sapersécution. Il souriait. J’ai vu luire ses dents blanches. Ils’est tenu devant moi au pied du lit, puis à trois reprises il m’aadressé le profond salaam oriental qui est leur manière solennellede prendre congé. La troisième fois il a levé les bras au-dessus desa tête ; j’ai vu ses deux mains en l’air. Et il a disparu, jecrois, pour toujours.

Voilà l’étrange aventure qui me gagnal’affection et la gratitude de mon oncle, le célèbre médecin desIndes. Ses prévisions se réalisèrent : plus jamais il ne futdérangé par le montagnard ambulant en quête de sa main manquante.Sir Dominick et Lady Holden eurent une vieillesse heureuse, que netroubla aucun nuage, et ils moururent au cours de la grandeépidémie de grippe, à quelques semaines de distance. Tant qu’ilvécut, il s’adressa constamment à moi pour recevoir des conseilssur les manières anglaises qu’il connaissait si peu ; jel’aidai également pour l’exploitation de sa propriété. Commentm’étonnerais-je, dès lors, d’être passé par-dessus la tête de cinqcousins furieux, et d’être devenu le maître d’un grand domaine dansle Wiltshire ? J’ai en tout cas raison de bénir la mémoire del’homme à la main coupée, et le jour où j’ai eu la chance dedébarrasser Rodenhurst de sa présence encombrante.

LE PROFESSEUR DE LEA HOUSE

The Usher ofLea House School

Monsieur Lumsden, l’un des directeurs del’agence de placement pour professeurs, Lumsden et Westmacott,était un petit bonhomme tiré à quatre épingles : il avait desmanières abruptes, un regard critique, un ton incisif.

– Comment vous appelez-vous,Monsieur ? me demanda-t-il.

Il trempa sa plume dans l’encrier : ungros registre à rayures rouges était ouvert devant lui.

– Harold Weld.

– Oxford ouCambridge ?

– Cambridge.

– Diplômes ?

– Non, Monsieur.

– Athlète ?

– Pas très remarquable, je leregrette.

– Jamais sélectionné ?

– Oh non !

Monsieur Lumsden hocha la tête d’un airdécouragé, puis il haussa les épaules d’une façon qui réduisirentmes espoirs à zéro.

– Pour les postes de professeurs, lacompétition est très sévère, Monsieur Weld ! me dit-il. Desvacances se produisent rarement, et les postulants sontinnombrables. Un athlète de première catégorie, un championd’aviron ou un bon joueur de cricket, ou un homme qui a brillammentdécroché quelques diplômes trouve généralement un emploi. Un bonjoueur de cricket ne chôme jamais dans l’enseignement. Mais l’hommemoyen (si vous me permettez ce qualificatif, Monsieur Weld)rencontre de très grandes difficultés, pour ne pas dire desdifficultés insurmontables. Nous avons déjà plus d’une centaine denoms d’hommes moyens sur nos listes : si vous pensez que jedoive ajouter le vôtre, j’espère que d’ici quelques années nouspourrons vous trouver un débouché qui…

Il s’interrompit parce qu’on avait frappé à saporte.

Un employé lui apporta une lettre. MonsieurLumsden décacheta l’enveloppe.

– …Hé bien, Monsieur Weld, voici unecoïncidence particulièrement intéressante. Je crois avoir comprisque votre spécialité était le latin et l’anglais, et que pendantquelque temps vous accepteriez une place dans un cours élémentaireoù vous auriez du temps pour vos travaux personnels ?

– En effet.

– Cette lettre est une requête qui émanede l’un de nos vieux clients, le docteur Phelps McCarthy, de WillowLea House Academy, West Hampstead : il me demande de luiadresser tout de suite un jeune homme qualifié pour enseigner lelatin et l’anglais à une petite classe de garçons âgés de moins dequatorze ans. Ce poste me paraît correspondre exactement à ce quevous cherchiez. Les conditions ne sont pas extraordinaires :soixante livres, pension complète, blanchissage. Mais le travailn’a rien d’exorbitant : vous pourriez donc disposer de vossoirées pour vous-même.

– Cela ferait l’affaire !m’écriai-je avec toute l’avidité d’un homme qui trouve enfin dutravail après plusieurs mois de recherches vaines.

– Je me demande si j’agis correctementenvers les gentlemen dont les noms figurent sur mon registre !murmura Monsieur Lumsden en jetant un coup d’œil à sa listeimposante. Mais la coïncidence est si frappante qu’il me semble queje dois vous accorder la priorité.

– J’accepte, Monsieur ! Et je voussuis infiniment reconnaissant !

– La lettre du Docteur McCarthy renfermeune petite condition. Il stipule que le candidat doit avoir très,très bon caractère.

– J’ai très, très bon caractère !affirmai-je avec conviction.

– Hé bien, dit Monsieur Lumsden aprèsquelque hésitation, j’espère que votre caractère est aussi bon quevous le prétendez, car j’ai l’impression que vous en aurezbesoin !

– Je suppose que tout professeur dans uncours élémentaire doit avoir bon caractère.

– Oui, Monsieur. Mais je tiens à vousavertir que votre situation risque de comporter quelquescirconstances assez éprouvantes. Le docteur McCarthy n’aurait pasposé cette condition sans un motif pressant et valable.

Sa voix avait pris une intonation solennellequi refroidit légèrement ma joie.

– Puis-je vous prier de m’éclairer sur lanature de ces circonstances ? demandai-je.

– Nous nous efforçons de tenir la balanceégale entre nos clients, et d’être absolument loyaux envers chacund’eux. Si je voyais des objections quant à votre personne, je lescommuniquerais certainement au docteur McCarthy. Je n’éprouve doncaucune hésitation à agir de même envers vous…

Il feuilleta son registre.

– …Je lis ici qu’au cours des douzederniers mois, nous n’avons pas fourni à Willow Lea House Academymoins de sept professeurs de latin. Quatre d’entre eux ont quittéleur poste si brusquement qu’ils n’ont pas touché leur premier moisd’appointements : aucun n’est resté plus de huit semaines.

– Et les autres professeurs ?Sont-ils restés ?

– Il n’y a qu’un autre professeurrésidant là-bas. Il ne semble pas qu’il ait changé. Vous pouvezcomprendre, Monsieur Weld, que des départs aussi rapides ne sontpas recommandables, du point de vue d’un directeur, quoi que puissedire en leur faveur un agent qui travaille à la commission. Je nesais absolument pas pourquoi ces gentlemen ont renoncé à leuremploi. Je ne puis que vous indiquer les faits, et vous conseillerd’aller voir immédiatement le docteur McCarthy et de prendreensuite votre décision en toute indépendance.

Grande est la force de celui qui n’a rien àperdre ! Ce fut donc en toute sérénité, mais aiguillonné parune vive curiosité, que je sonnai au début de l’après-midi à laWillow Lea House Academy. Le collège était un bâtiment massif,carré, laid, édifié au centre d’un domaine privé ; une largeallée y conduisait de la route. Il se dressait à bonne hauteur, eton y avait vue d’un côté sur les toits gris et les clochetons dunord de Londres, de l’autre sur la région boisée et agréable quiborde la lisière de la capitale. La porte me fut ouverte par ungroom, qui m’introduisit dans un bureau bien meublé où le directeurdu collège ne tarda pas à me rejoindre.

Les avertissements et les insinuations del’agent m’avaient donné à penser que j’allais me trouver devant unpersonnage coléreux et insupportable, dont le comportement devaitêtre une suite de provocations intolérables à l’égard de sessubordonnés. La réalité se révéla toute différente. Le directeurétait doux, frêle, légèrement voûté, rasé, et il affectait unecourtoisie presque excessive. Ses cheveux en brosse étaientgrisonnants ; il devait avoir une soixantaine d’années. Ilparlait d’une voix suave, et son allure ne manquait pas dedistinction. Il avait tout à fait l’allure d’un professeurbienveillant, bien plus à son affaire dans ses livres que dans lesdifficultés pratiques de l’existence.

– Nous serons très heureux de bénéficierde votre concours, Monsieur Weld, me dit-il après quelquesquestions professionnelles. Monsieur Percival Manners m’a quittéhier, et je souhaiterais vivement que vous assuriez votre servicedès demain.

– S’agirait-il de Monsieur PercivalManners, de Selwyn ? m’enquis-je.

– En effet. Vous leconnaissiez ?

– Oui. C’est l’un de mes amis.

– Excellent professeur, mais un peu vifde caractère. C’était là son seul défaut. Maintenant, venons-en àvous, Monsieur Weld : gardez-vous bien le contrôle de vosnerfs ? Supposons, pour l’amour de l’argumentation, que jem’oublie jusqu’à être impoli envers vous, ou à vous parler avecrudesse, ou à choquer d’une manière ou d’une autre vos propressentiments ; pourrions-nous nous fier à votre contrôle sur vosréactions ?

Je souris en pensant que ce petit être doux etcourtois pourrait m’exaspérer.

– Je crois que je puis en répondre,Monsieur.

– Les disputes me sont très pénibles,dit-il. Je désire que sous mon toit l’harmonie soit totale. Je neconteste pas que Monsieur Percival Manners ait été provoqué, maisje tiens à avoir ici quelqu’un qui sache s’élever au-dessus desprovocations et qui soit capable de sacrifier, le cas échéant, sessentiments personnels dans l’intérêt de la paix et de laconcorde.

– Je ferai de mon mieux, Monsieur.

– Vous ne pouvez rien ajouter de plus,Monsieur Weld. Je vous attendrai donc ce soir, si ce court laps detemps vous suffit pour préparer vos affaires.

Non seulement il me suffit pour faire mavalise mais il me permit de me rendre au Benedict Club à Piccadillyoù je savais trouver Manners s’il était resté dans la capitale. Jele découvris en effet au fumoir, et j’en profitai pour lui demanderpour quel motif il avait renoncé à son emploi.

– Vous n’allez tout de même pasm’annoncer que vous allez au collège du docteur McCarthy ?s’écria-t-il stupéfait. Mon cher ami, inutile d’essayer ! Vousne pourrez certainement pas y rester.

– Mais je l’ai vu ! il m’a semblé dugenre paisible, inoffensif. Je n’ai jamais vu mouton plusbêlant.

– Lui ? Oh, il est parfait !Avec lui, rien à craindre.

Avez-vous aperçu Theophilus St.James ?

– Jamais entendu ce nom-là ! Quiest-ce ?

– Votre collègue. L’autre professeur.

– Non, je ne l’ai pas vu.

– C’est lui la terreur ! Si vousparvenez à le supporter, de deux choses l’une : ou bien vousêtes un chrétien modèle, ou bien vous êtes un moins que rien. Iln’y a pas plus mal élevé et prétentieux que lui.

– Mais pourquoi McCarthy letolère-t-il ?

Mon ami me considéra un instant derrière lafumée de sa cigarette, et haussa les épaules.

– Vous conclurez vous-même. Moi, j’aitiré ma conclusion presque tout de suite, et rien n’est venu lamodifier.

– Vous me rendriez grand service en m’enfaisant part.

– Quand vous voyez un homme qui chez luisupporte que son affaire aille à vau-l’eau, que sa tranquillitésoit détruite, que son autorité soit constamment tenue en échec parl’un de ses subordonnés, qui se soumet calmement à cet état defaits sans le moindre mot de protestation, quelle peut être votreconclusion ?

– Que le subordonné a prise sur ledirecteur.

Percival Manners fit un signe de têteaffirmatif.

– Vous y êtes ! Vous avez touchéjuste du premier coup. Il me semble qu’il n’y a pas d’autreexplication. À une période quelconque de son existence, le petitdocteur McCarthy a fait un faux pas. Errare humanum est.Nous avons tous fait des bêtises. Mais la sienne a été grave, etl’autre, qui a été au courant, le fait chanter. Voilà la vérité. Aufond, l’histoire se résume à un chantage. Mais comme il n’avaitaucune prise sur moi et comme il n’existait aucune raison pour que,moi, je supporte son insolence, je suis parti, et je m’attends à ceque vous fassiez de même dans très peu de temps.

Je ne me trouvais donc pas dans desdispositions d’esprit fort plaisantes quand je me trouvai face àface avec l’individu sur le compte duquel je venais d’apprendretant de mal. Le docteur McCarthy nous réunit dans son bureau pournous présenter l’un à l’autre dès le premier soir.

– Voici votre nouveau collègue, MonsieurSt. James, annonça-t-il d’un ton fort amène. J’espère que vous vousentendrez bien tous les deux, et que je ne trouverai sous ce toitque de la sympathie et de l’estime réciproques.

Je partageais certes l’espoir du docteurMcCarthy, mais les perspectives ne me parurent guère encourageantesquand je procédai à l’examen attentif de mon collègue. Il devaitavoir trente ans ; il avait les yeux et les cheveux noirs, uncou de taureau : tout semblait indiquer qu’il était doué d’unevigueur physique exceptionnelle. Cependant il avait une tendancenette à l’embonpoint, ce qui prouvait que ce sportif était à coursd’entraînement. Il avait un visage boursouflé, grossier, brutal, etses petits yeux noirs étaient profondément enfoncés dans leursorbites. Sa lourde mâchoire, ses oreilles décollées, ses jambesarquées et musclées complétaient un portrait aussi peu flatteurqu’impressionnant.

– Il paraît que vous n’avez jamaisenseigné ? me dit-il avec brusquerie. Croyez-moi, c’est untriste métier ! Beaucoup de travail, des appointements defamine… Vous comprendrez vite !

– Mais il y a quelques compensations,intervint le directeur. Vous en conviendrez bien, n’est-ce pas,Monsieur St. James ?

– Vous trouvez ? Moi, je n’ai jamaispu en découvrir. Qu’appelez-vous compensations ?

– Se trouver constamment en présence dejeunes enfants est un privilège : il permet de rester jeunesoi-même, car on bénéficie du reflet de leur ardeur et de leurpassion de vivre.

– Des petits animaux, oui ! cria moncollègue.

– Allons, allons, Monsieur St.James ! Vous les jugez trop sévèrement.

– Leur spectacle m’exaspère ! Si jepouvais faire un feu de joie d’eux-mêmes, de leurs maudits cahiers,de leurs livres et de leurs ardoises, je le ferais dès cesoir !

– Voilà la façon de parler de MonsieurSt. James, me dit le principal en m’adressant un sourire légèrementnerveux. Ne la prenez pas trop au pied de la lettre. Vous savez oùest votre chambre, Monsieur Weld ? Vous avez certainementquelques petits rangements à effectuer. Plus tôt vous vous yattellerez, plus vite vous vous sentirez chez vous.

J’eus l’impression qu’il souhaitait m’épargnertout de suite l’influence de ce collègue extraordinaire, et je fusheureux de sortir : la conversation avait pris un tourembarrassant.

Ainsi commença une période de ma vie,probablement la plus singulière qu’il m’ait été donné de traverser.À de nombreux points de vue, le collège me parut excellent. Ledocteur Phelps McCarthy était un directeur idéal. Il usait deméthodes modernes, rationnelles. L’organisation était impeccable.Et cependant au sein de cette machine perfectionnée, l’impossibleMonsieur St. James apportait une indicible confusion, du fait deses incongruités multiples. Il avait pour tâche d’enseignerl’anglais et les mathématiques ; j’ignore comment il s’enacquittait, car nos classes avaient lieu dans des salles séparées.Ce dont j’étais sûr cependant, c’était que les enfants lecraignaient et le détestaient ; ils avaient de bons motifspour cela, car il arrivait souvent que mon cours fût interrompu pardes rugissements de colère, et même par le bruit des coups qu’ildistribuait. Le docteur McCarthy passait la majeure partie de sontemps dans sa classe, plutôt pour surveiller le maître que lesélèves, et pour apaiser son humeur quand elle menaçait de devenirdangereuse.

Le comportement de mon collègue vis-à-vis dudirecteur était régulièrement odieux. La première conversation quej’ai relatée était vraiment typique de leurs relations. Il letyrannisait avec brutalité. Devant les enfants, il ne se gênait paspour le contredire ouvertement. Il ne lui témoignait jamais lamoindre marque de respect, et j’avoue que la moutarde me montait aunez quand j’assistais au paisible acquiescement du docteurMcCarthy, et à la patience qu’il opposait à ce traitement indigne.Cependant je ne pouvais en même temps me défendre d’une certainehorreur en réfléchissant à la thèse émise par mon ami : sielle était exacte (et je n’entrevoyais aucune autre explication),fallait-il que la « bêtise » du vieux directeur eût éténoire pour lui faire courber la tête devant cet individu et, parcrainte d’une révélation publique, l’obliger à supporter deshumiliations semblables ! Ce doux vieillard était peut-êtrehypocrite jusqu’au fond de l’âme : un criminel, un faussaire,un empoisonneur ?… Seul un secret de cette taille pouvaitjustifier sa soumission totale devant un jeune homme. Sinon,pourquoi admettait-il dans son collège une présence aussihaïssable, et une influence aussi pernicieuse ? Pourquoiacceptait-il des outrages qui soulevaient l’indignation destémoins ?

S’il en était ainsi, force m’était d’avouerque le directeur jouait son rôle avec une duplicité extraordinaire.Jamais il ne montrait par la parole ou par signes que la présencede mon collègue lui était antipathique. Certes je le vis peinéaprès telle ou telle scène désobligeante, mais c’était surtout, àmon avis, par rapport aux enfants ou à moi-même, non à cause delui. Il parlait de St. James ou il lui parlait avecindulgence ; il souriait de choses qui me faisaient bouillir.Dans sa façon d’être avec lui, aucune trace de ressentiment :plutôt une sorte de bonne volonté timide et suppliante. Ilrecherchait volontiers sa compagnie, et ils passaient de nombreusesheures ensemble dans son bureau ou au jardin.

Quant à mes relations avec Theophilus St.James, j’avais résolu dès le début de garder mon sang-froid, et jem’y tins fermement. Si le docteur McCarthy choisissait de tolérerce manque de respect et de pardonner à ses insultes, c’était aprèstout son affaire et non la mienne. Il ne désirait évidemment qu’unechose : que la paix régnât entre nous : or le plus grandconcours que je pouvais lui apporter était d’exaucer ce vœu. Pour yparvenir le mieux était d’éviter mon collègue. Quand le hasard nousréunissait, j’étais calme, poli, distant. De son côté, il ne metémoignait pas de mauvaise volonté systématique, mais il affectaitune jovialité bourrue, une familiarité déplaisante comme s’ilvoulait s’insinuer dans mes bonnes grâces. Il multipliait desavances pour m’attirer le soir dans sa chambre, dans le but deboire et de jouer aux échecs.

– Ne vous souciez pas du vieuxMcCarthy ! me disait-il. N’ayez pas peur de lui. Agissonscomme bon nous semble : je vous jure qu’il n’y verra aucuninconvénient.

Je me rendis chez lui une seule fois. Quelletriste soirée ! Quand je partis, mon hôte ronflait ivre-mortsur son lit. Par la suite je prétextai mes études personnelles, etje passai mes soirées dans ma chambre.

J’aurais bien voulu savoir depuis quelle datedurait ce manège. Quand St. James avait-il assuré sa prise sur ledocteur McCarthy ? Il me fut impossible de tirer de l’un ou del’autre le moindre renseignement me permettant de calculerl’arrivée de mon collègue à Lea House. Les questions que je posai àce sujet se trouvèrent éludées, ou ignorées d’une manière simarquée, que j’en conclus que tous deux désiraient dissimuler lavérité sur ce point. Mais un soir, en bavardant avec Madame Carter,l’intendante (le directeur était veuf) j’obtins l’information queje cherchais. Je n’eus guère besoin de la cuisiner pour lui tirerles vers du nez, car la situation actuelle l’indignait, et elledétestait mon collègue.

– C’est il y a trois ans, Monsieur Weld,me dit-elle, qu’il a souillé ce seuil pour la première fois. Ah,ç’a été pour moi trois années terribles, vous pouvez mecroire ! Le collège avait cinquante enfants : aujourd’huiil n’en compte plus que vingt-deux. Voilà le résultat de ces troisannées. Trois de plus, et il n’y aura plus personne. Et le docteurMcCarthy, cet ange de patience ! Vous voyez comment il esttraité, alors que l’autre ne serait pas digne de lui lacer seschaussures ! S’il n’y avait pas le docteur McCarthy, vouspouvez être sûr que je ne serais pas restée une heure sous le mêmetoit qu’un individu pareil. D’ailleurs je le lui ai dit en face,moi, Monsieur Weld ! Si seulement le docteur McCarthy lecantonnait dans son travail… Mais je crois que je parle plus que jene devrais !

Elle s’arrêta avec effort, et ne revint plussur ce thème. Elle s’était rappelée que je venais d’arriver aucollège, et elle redoutait de ma part une indiscrétion.

Deux ou trois détails me parurent bizarres. Jeremarquai d’abord que mon collègue prenait rarement de l’exercice.Il n’allait jamais au-delà du terrain de sport, qui était situédans l’enceinte du collège. Si les enfants sortaient en promenade,c’était moi ou le docteur McCarthy qui les accompagnait. St. Jamesdonnait comme prétexte qu’il s’était abîmé le genou quelques annéesplus tôt, et que la marche lui était pénible. J’accusais, moi, saparesse. D’ailleurs par deux fois je le vis de ma fenêtre sortirfurtivement de la propriété à une heure tardive ; la deuxièmefois je l’aperçus qui rentrait au petit matin et se glissait parune fenêtre ouverte dans la maison. Il ne fit jamais la moindreallusion à ces escapades, qui démentaient en tout cas la fable deson genou, mais qui ajoutèrent encore à la répulsion qu’ilm’inspirait.

Je notai un autre point, insignifiant maissuggestif : il ne recevait presque jamais de lettres :les seules qui lui étaient adressées étaient de toute évidence desfactures de commerçants. Comme je me lève généralement tôt, j’avaisl’habitude de prendre moi-même mon courrier dans un tas de lettresqui était posé sur la table du hall. Je pouvais donc constaterqu’il n’y avait presque jamais rien pour Monsieur Theophilus St.James. Cette particularité me semblait de mauvais augure. Quelhomme était-ce donc pour n’avoir pas d’amis en trente années devie ? Et malgré tout, le directeur et lui étaientintimes ! Plus d’une fois, en entrant dans une pièce, je lestrouvai en train d’échanger des confidences : alors ilss’éloignaient bras dessus bras dessous pour prendre l’air dans lejardin mais surtout pour continuer leur conversation. J’étaisdevenu si curieux de savoir de quelle nature était le lien qui lesunissait que cette curiosité prit le pas sur tous les autres butsde mon existence. Au collège, hors du collège, je ne m’occupaisplus que de surveiller le docteur Phelps McCarthy et MonsieurTheophilus St. James, afin d’élucider le mystère qui lesenveloppait.

Malheureusement, ma curiosité fut un peu tropindiscrète. Je n’avais pas l’art de dissimuler mes soupçons et jemontrai trop nettement ce que je ressentais. Un soir je surprisTheophilus St. James en train de me fixer d’un regard hostile etmenaçant. J’eus le pressentiment qu’un événement fâcheux sepréparait, et je ne fus donc pas étonné d’être convoqué par ledocteur McCarthy le lendemain matin dans son bureau.

– Je suis très désolé, Monsieur Weld, medit-il. Mais je me vois contraint à me passer de vos services.

– Peut-être consentiriez-vous àm’indiquer le motif de ce renvoi ?

Je savais pertinemment que je m’étais acquittéde mon travail à sa grande satisfaction, et je tenais à ce qu’il meprécisât le motif que je soupçonnais.

– Je n’ai pas de faute professionnelle àvous reprocher, me répondit-il en rougissant légèrement.

– Vous me renvoyez à la demande de moncollègue ?

Il détourna son regard.

– Nous ne discuterons pas de ce problème,Monsieur Weld. Il m’est impossible d’en discuter. Pour ne pas vousléser, je vous remettrai un excellent certificat pour votreprochain poste. Je ne peux pas vous en dire davantage. J’espère quevous continuerez votre travail ici jusqu’à ce que vous ayez trouvéà vous placer ailleurs.

L’injustice de la chose me révolta. Maiscomment m’y opposer ? Je me bornai à m’incliner et à quitterle bureau, le cœur lourd et amer.

Ma première idée fut de faire mes valises etde quitter le collège sans délai. Mais le directeur m’avaitautorisé à rester jusqu’à ce que j’eusse trouvé une autre situationet, par ailleurs, St. James désirait que je parte le plus tôtpossible : c’était là une bonne raison pour que je reste. Ah,ma présence le gênait ? Hé bien, je l’en accablerais le pluslongtemps possible ! Je m’étais mis à le haïr : jevoulais absolument prendre ma revanche. S’il avait prise sur ledirecteur, ne pourrais-je pas à mon tour avoir prise sur lui ?Pour qu’il en fût venu à redouter ma curiosité, il fallait qu’il sesentît bien faible. Je me fis réinscrire à l’agence de placement,mais je n’en continuai pas moins à assurer mon service au collègedu docteur McCarthy, ce qui me permit d’assister au dénouement decette situation pour le moins singulière.

Pendant cette semaine-là (car le dénouementsurvint dans les huit jours qui suivirent), j’avais pris l’habitudede sortir après mon travail pour chercher un nouvel emploi. Un soirde mars, froid et venteux, je venais de franchir la porte du hallquand mes yeux se posèrent par mégarde sur un spectacle inattendu.Un homme était recroquevillé devant l’une des fenêtres de la maisonet il avait les yeux collés sur une petite raie de lumière entre lerideau et le châssis de la fenêtre. Celle-ci projetait un carré deluminosité devant elle ; au milieu de ce carré, l’ombre noirede ce visiteur nocturne se dessinait nettement. Je ne le vis qu’uninstant, car il releva la tête, m’aperçut, et se sauva à traversles buissons. J’entendis qu’il prenait le pas de course sur laroute.

Mon devoir consistait évidemment à fairedemi-tour et à mettre au courant le docteur McCarthy. Il était dansson bureau. Je m’attendais à le voir contrarié de l’incident, maissûrement pas à la panique qu’il manifesta dès les premiers mots demon récit. Il recula sur sa chaise, blême, et ouvrit la bouchecomme quelqu’un qui aurait reçu un coup mortel.

– Quelle fenêtre, Monsieur Weld ? medemanda-t-il en s’épongeant le front. Quelle fenêtre, je vousprie ?

– Celle qui fait suite aux fenêtres de lasalle à manger. La fenêtre de Monsieur St. James.

– Mon Dieu ! Ah, vraiment, c’estépouvantable ! Un homme qui regardait par la fenêtre deMonsieur St. James !

Il se tordait les mains. Il avait l’aircomplètement affolé.

– Je dois passer devant le commissariatde police, Monsieur. Voulez-vous que j’y entre et que je fasse unedéposition ?

– Non, non ! cria-t-il en maîtrisantavec difficulté son émoi. Il s’agit certainement d’un vagabond quiavait l’intention de demander l’aumône. Je n’attache aucuneimportance à cet incident. Aucune, vous entendez bien ? Maisje ne veux pas vous retenir, Monsieur Weld, si vous avez àsortir.

Je le quittai. Ses paroles apaisantes étaientdémenties par l’horreur qui se lisait encore sur son visage. Quandje repartis, j’avais de mauvais pressentiments pour mon petitdirecteur. Me retournant vers le carré de lumière qui indiquait lafenêtre de mon collègue, je distinguai tout à coup le profil dudocteur McCarthy passant devant la lampe. Il s’était donc hâté dequitter son bureau pour alerter St. James ! Que signifiaitdonc toute cette atmosphère mystérieuse, cette épouvanteinexplicable, ces confidences entre deux hommes aussidissemblables ? Je méditai tout en marchant vers le centre deLondres, sans toutefois réussir à formuler une conclusion cadrantavec les faits. Je ne me doutais pas que j’étais bien près de lasolution.

Je rentrai très tard : il était presqueminuit. Toutes les lumières étaient éteintes, sauf celle du bureaudu directeur. Je m’introduisis dans le bâtiment avec monpasse-partout, et j’allais pénétrer dans ma chambre quandj’entendis le petit cri aigu d’un homme en peine. Je m’immobilisaiet attendis, une main sur le loquet de ma porte.

Dans la maison tout était silencieux, sauf unlointain murmure de voix qui provenait, je le savais, du bureau dudirecteur. Je me glissai furtivement dans le couloir. Le murmure sesubdivisa nettement en deux voix : la voix rude et puissantede St. James et la voix plus douce du docteur McCarthy : moncollègue avait l’air d’insister : le directeur discutait,plaidait. Quatre raies minces de lumière dans l’obscuritéindiquaient la porte du bureau ; je m’en approchai à pas deloup. La voix de St. James grondait de plus en plus fort ; sesparoles se détachaient avec netteté.

– Je veux tout l’argent ! Si vous neme le donnez pas, je le prendrai. Entendez-vous ?

La réponse du docteur McCarthy futinaudible : mais la voix irritée s’éleva à nouveau.

– Vous laisser sans un sou ? Je vousabandonne cette petite mine d’or qu’est le collège. Je suppose quecela suffit à un vieillard, non ? Comment partirais-je pourl’Australie sans argent ? Dites-le donc !

La voix apaisante du docteur McCarthy se fitentendre indistinctement : mais sa réponse ne fit qu’accroîtrela fureur de son compagnon.

– Ce que vous avez fait pour moi ?Qu’avez-vous fait, que vous n’étiez obligé de faire ? Vous nevous êtes soucié que de votre bonne réputation, mais vous n’avezjamais agi pour ma propre sécurité. Assez de bavardages ! Ilfaut que je parte avant le jour. Voulez-vous ouvrir votre coffre,ou non ?

– Oh, James, comment pouvez-vous metraiter de la sorte ! cria une voix gémissante.

Tout de suite après cette sorte de soupir,j’entendis un petit cri de souffrance. Cet appel au secours me fitperdre le sang-froid dont je m’étais vanté. Un homme ne pouvaitplus rester objectivement neutre, si on usait de violences !J’avais encore à la main ma canne de promenade. Je me précipitaidans le bureau. Au même moment j’entendis un véhément coup desonnette à la porte d’entrée.

– Bandit ! Scélérat !m’écriai-je. Laissez-le tranquille ! Lâchez-le !

Les deux hommes se tenaient devant un petitcoffre qui était placé contre un mur du bureau directorial. St.James avait saisi le vieil homme par le poignet, et il lui tordaitle bras pour l’obliger à lui remettre la clef. Mon petit directeur,livide mais résolu, se débattait furieusement sous l’étreinte del’athlète. Celui-ci me regarda par-dessus son épaule ; je lussur ses traits autant d’épouvante que de rage. Mais quand il eutcompris que j’étais seul, il lâcha sa victime et se rua surmoi.

– Maudit espion ! cria-t-il. Je vaism’occuper de vous, avant de partir !

Comme je ne suis pas très robuste, je tentaide le maintenir à distance. À deux reprises, je lui assénai un coupde canne, mais il parvint à déborder ma garde maladroite, et il mesaisit au collet en poussant un rugissement. Je tombai en arrière,l’entraînai dans ma chute : il continuait à me serrer lagorge ; je sentis que la vie m’abandonnait. Ses yeux méchants,cruels, jaunes, fixaient les miens à quelques centimètres :mes tempes se mirent à battre et mes oreilles à bourdonner :au moment où je perdis connaissance, j’entendis à nouveau lasonnette de l’entrée qui résonnait bruyamment.

Quand je revins à moi, j’étais allongé sur lecanapé du bureau du docteur McCarthy, et le directeur était assis àcôté de moi. Sans doute me surveillait-il avec anxiété ; quandj’ouvris les yeux, il poussa un grand cri de soulagement.

– Merci, mon Dieu !s’exclama-t-il.

– Où est-il ? demandai-je enregardant autour de moi.

Je m’aperçus alors que les meubles étaient engrand désordre, et que le bureau présentait les traces d’une luttebeaucoup plus violente que celle dont j’avais été la victime.

Le docteur McCarthy enfouit son visage entreses mains.

– Ils l’ont repris, gémit-il. Après cesannées d’épreuves, ils l’ont repris. Mais je rends grâce à Dieu queses mains n’aient pas été une nouvelle fois souillées desang !

Pendant que le directeur parlait, je me rendiscompte qu’un homme en tenue réglementaire d’officier de police setenait sur le seuil et me souriait.

– Oui, Monsieur, me dit-il. Vous l’avezéchappé belle ! Si nous n’avions pas sauté sur lui à l’ultimeseconde, vous ne seriez pas ici pour bavarder. Je ne crois pasavoir jamais vu quelqu’un si près de la mort !

Je me redressai en portant mes mains à magorge.

– Docteur McCarthy ! m’écriai-je.Pour moi le mystère est encore total. Je serais heureux si vouspouviez m’expliquer qui est cet homme, et pourquoi vous l’avezsupporté si longtemps dans votre maison.

– Je vous dois une explication, MonsieurWeld. D’autant plus que vous avez presque fait le sacrifice devotre vie, d’une manière très chevaleresque, pour me défendre. Jen’ai plus rien à cacher maintenant. En un mot, Monsieur Weld, levéritable nom de ce malheureux est James McCarthy, et il est monfils unique.

– Votre fils ?

– Hélas, oui ! Quel péché ai-je pucommettre pour mériter un châtiment pareil ? Depuis sa plustendre enfance, il a été le malheur de ma vie : violent,emporté, égoïste, dépourvu de principes. À dix-huit ans, il étaitdéjà un criminel. À vingt ans, dans une crise de colère, il a tuéun de ses compagnons de débauche et il a été condamné pour meurtre.Il a échappé de peu à la potence, mais une peine de travaux forcésà perpétuité lui a été infligée. Trois ans plus tard il a réussi às’évader et à gagner ma maison, à travers mille obstacles. Sacondamnation avait brisé le cœur de ma femme. Comme il s’étaitprocuré des vêtements civils, personne ici ne pouvait lereconnaître. Pendant des mois il s’est caché dans une mansarde enattendant que la police ait terminé ses premières recherches. Puisje lui ai donné un emploi au collège, bien que par la grossièretéde ses manières il m’ait rendu l’existence impossible, à moi et àses différents collègues. Vous êtes ici depuis quatre mois,Monsieur Weld ; aucun de vos prédécesseurs n’a tenu aussilongtemps. Je vous présente maintenant toutes mes excuses pour ceque vous avez dû endurer, mais mettez-vous à ma place : quepouvais-je faire d’autre ? En souvenir de sa mère décédée, jene pouvais pas permettre qu’il lui arrivât malheur tant qu’il meserait possible de le lui épargner. Il n’y avait que chez moi qu’ildisposait d’un refuge : comment le garder sans susciter decommentaires, si je ne lui trouvais pas un emploi ? J’en aifait, par conséquent, un professeur d’anglais, et je l’ai protégépendant trois années. Vous avez sans doute remarqué qu’il nesortait jamais pendant le jour. Vous en comprenez la raisonaujourd’hui. Mais quand cette nuit, vous m’avez rapporté laprésence d’un homme qui regardait par sa fenêtre, j’ai compris quesa retraite avait été découverte. Je lui ai demandé de partirimmédiatement : mais il avait bu, le malheureux, et il faisaitla sourde oreille. Quand enfin il s’est décidé à partir, il a voulume prendre mon argent, jusqu’au dernier shilling que je possédais.C’est votre entrée qui m’a sauvé, et c’est ensuite l’arrivée de lapolice qui vous a sauvé à votre tour. Je me suis mis encontravention avec la loi en hébergeant un prisonnier évadé :je reste ici sous la garde de l’inspecteur ; mais la prison mefait moins peur que les trois années que j’ai passées ici.

– Il me semble, intervint l’inspecteur,que, si vous vous êtes mis en contravention avec la loi, vous avezdéjà été suffisamment puni !

– Dieu le sait ! cria le docteurMcCarthy en fondant en larmes.

B. 24

B. 24.

J’ai dit mon histoire quand j’ai été pris, etpersonne n’a voulu m’écouter. Alors je l’ai répétée auprocès : en entier, exactement comme cela s’est passé, sans yajouter ni retrancher un mot. J’ai dit toute la vérité, je lejure ! Tout ce qu’avait dit et fait Lady Mannering, tout ceque j’avais dit et fait, je l’ai raconté sans changer une virgule.Et qu’y ai-je gagné ? « Le prisonnier s’est lancé dansune déposition diffuse et invraisemblable, incroyable par sesdétails, et ne reposant sur aucun commencement de preuvecorroborative. » Voilà ce qu’a publié un journal deLondres ; d’autres journaux ont fait comme si je ne m’étaispas défendu. Et cependant, j’ai vu de mes propres yeux LordMannering assassiné, et je suis aussi innocent de ce crime quen’importe quel membre du jury qui m’a condamné.

Vous êtes, Monsieur, celui qui reçoit lessuppliques des prisonniers. Tout dépend de vous. Je ne vous demandequ’une chose : lire la mienne, simplement la lire, et puisfaire une petite enquête sur le caractère de cette« Lady » Mannering, si elle a conservé le nom qu’elleportait il y a trois ans, quand je l’ai rencontrée pour ma peine etpour ma ruine. Vous pourriez charger de cette enquête un détectiveprivé ou un homme de loi ; vous en apprendriez vite assez pourcomprendre que mon histoire est vraie. Pensez à la gloire que vousacquerriez si tous les journaux annonçaient qu’un intolérable dénide justice aurait été commis sans votre persévérance et votreflair ! Ce serait votre récompense, puisque je suis pauvre etque je ne peux rien vous offrir. Mais si vous ne bougez pas, alorspuissiez-vous ne jamais trouver le sommeil dans votre lit !Qu’aucune nuit ne s’écoule sans que vous soyez hanté par la penséede l’homme qui pourrit en prison parce que vous ne vous êtes pasacquitté du devoir pour lequel vous êtes appointé ! Mais vousl’accomplirez, Monsieur, j’en suis sûr. Faites simplement une oudeux petites enquêtes, en vous rappelant que la seule personne quiait profité du crime a été Lady Mannering, puisqu’il a fait d’unemalheureuse femme une jeune veuve fortunée. Je vous remets entreles mains une extrémité du fil ; vous n’avez qu’à lesuivre ; vous verrez où il vous mènera.

Remarquez bien, Monsieur, que je ne me plainspas de ce qui concerne le cambriolage. Je ne me lamente pas sur ceque j’ai mérité, et jusqu’ici je n’ai pas reçu plus que je neméritais. Il y avait effectivement cambriolage, et mes trois ans deprison l’ont payé. Il a été indiqué au procès que j’avais participéà l’affaire de Merton Cross, et que j’avais déjà passé un an sousles verrous pour cette histoire ; voilà pourquoi madéclaration a été si mal accueillie. Un récidiviste est toujourssuspect. Je reconnais le cambriolage ; mais quand on me parledu meurtre qui m’a valu une condamnation à perpétuité (et n’importequel magistrat, en dehors de Sir James, aurait aussi bien pum’envoyer à l’échafaud) alors je réponds que je n’ai rien à voirdans cette affaire et que je suis innocent. À présent, je vaisrevenir à cette nuit du 13 décembre 1894, et je vais vous raconterexactement ce qui s’est passé ; que la main de Dieu s’abattesur moi si je m’écarte un tant soit peu de la vérité !

J’étais allé à Bristol dans le courant del’été pour chercher du travail, mais l’idée me vint que je pourraisme débrouiller à Portsmouth, car j’étais un bon mécanicien ;j’ai donc traversé le sud de l’Angleterre en acceptant del’embauche sur ma route chaque fois que j’en trouvais. J’essayaisde ne pas avoir d’ennuis, car j’avais déjà purgé un an dans laprison d’Exeter, et cela me suffisait. Mais rien n’est plusdifficile que de trouver du travail quand on a son nom accolé d’unecroix noire ; j’ai bien failli mourir de faim. Finalement,après avoir passé dix jours à couper du bois et à casser descailloux pour un salaire de famine, je suis arrivé près deSalisbury avec deux shillings en poche, et une patience en aussimauvais état que mes souliers. Il y avait sur la route, entreBlandford et Salisbury, un cabaret à l’enseigne de la « BonneVolonté ». Ce soir-là j’y ai loué un lit. J’étais assis toutseul dans l’estaminet, un peu avant l’heure de la fermeture, quandle cabaretier, un nommé Allen, est venu s’installer à côté de moiet a commencé à me débiter les potins du pays. C’était un homme quiaimait parler et avoir quelqu’un qui l’écoutât. Moi, qui n’avaisrien à faire, je suis resté là à fumer devant un pot de bière qu’ilm’avait servi. Je l’ai écouté d’une oreille distraite, jusqu’aumoment où il s’est mis à bavarder (comme le diable l’aurait fait)sur les richards de Mannering Hall.

– C’est la grande maison sur la droiteavant d’arriver au village ? ai-je demandé. Celle qui estsituée au milieu d’un parc privé ?

– Exactement…

Je vais vous répéter toute notre conversationafin que vous sachiez que je vous dis la vérité et que je ne vouscache rien.

– …La longue maison blanche avec lescolonnes. À côté de la route de Blandford.

Oui, je l’avais remarquée en passant ; jem’étais dit tout bêtement que ce serait une maison bien facile àcambrioler avec sa longue suite de grandes fenêtres et de portesvitrées. J’avais chassé cette idée, et voilà que le cabaretier mela rappelait avec son histoire de richards qui habitaient ManneringHall. Je n’ai rien dit, mais j’ai dressé l’oreille et, comme unfait exprès, il est revenu sur le sujet.

– Jeune, il était avare déjà !Alors, vous pensez qu’avec l’âge il ne s’est pas amélioré. Quandmême, avec son argent, il a fait des choses pas mal.

– Qu’a-t-il pu faire, avec de l’argentqu’il ne dépense pas ? ai-je demandé.

– Hé bien, il a pu acheter la plus joliefemme d’Angleterre ! Ce n’était déjà pas si mal. Elles’imaginait qu’elle aurait la jouissance de l’argent : elleest bien désabusée aujourd’hui.

– Qui était-elle donc ?

Je posais mes questions, juste pour direquelque chose.

– Une rien du tout avant que le vieuxLord en ait fait sa Lady. Elle vient de Londres. Certains assurentqu’elle était actrice, mais personne ne l’a prouvé. Le vieux Lords’est absenté pendant un an ; quand il est revenu, il a ramenéune jeune femme qui n’a pas bougé, depuis, du Hall. Stephens, lemaître d’hôtel, m’a raconté une fois qu’elle était la lumière de lamaison quand elle est arrivée, mais qu’avec les manières mesquineset prétentieuses de son mari, avec la solitude qui l’entoure (caril déteste recevoir) et avec la langue acérée du Lord (car il a unelangue comme le dard d’un frelon) toute vie semble maintenantl’avoir fuie : elle serait devenue toute pâle, silencieuse, etelle broie du noir en arpentant les sentiers de la campagne. Il yen a aussi qui disent qu’elle aimait un autre homme, qu’elle asuccombé à la tentation de l’argent, et qu’à présent elle seconsume de chagrin parce qu’elle a perdu son amant sans avoir lafortune : en dépit de l’argent du mari, elle est la femme laplus pauvre de la paroisse.

Vous comprenez bien, Monsieur, que ceshistoires de querelle entre un Lord et une Lady ne me faisaient nichaud ni froid ! Que pouvait m’importer qu’elle haït le son dela voix de son mari ou qu’il l’accablât de sarcasmes dans l’espoirde lui démolir l’âme, ou qu’il lui parlât comme jamais il n’auraitosé parler à l’un de ses domestiques ? Le cabaretier m’araconté des tas de choses là-dessus, mais elles me sont sorties del’esprit, car elles ne m’intéressaient pas. Ce que je voulaisapprendre, par contre, c’était en quoi consistait la fortune deLord Mannering. Des titres, des actions ne sont que des papiers etune source de dangers, bien davantage que de profits, pour l’hommequi s’en empare. Par contre du métal et des bijoux valent lerisque. Comme s’il devinait toutes mes pensées, le cabaretier m’aparlé de la grande collection de médailles d’or de LordMannering ; il m’a dit qu’il n’y en avait pas une pareille aumonde ; on avait calculé que si on les mettait dans un sac, leplus costaud de la paroisse ne parviendrait pas à le soulever.Là-dessus, sa femme l’a appelé pour qu’il aille se coucher ;nous nous sommes séparés.

Je ne suis pas en train de plaider pourmoi-même, mais je vous prie, Monsieur, de réfléchir aux faits, etde vous demander si un homme pouvait être plus cruellement tentéque moi. J’affirme que peu auraient résisté. Je me suis étendu surmon lit cette nuit-là, sans espoir ni travail, avec mon derniershilling en poche. J’avais essayé d’être honnête : leshonnêtes gens m’avaient tourné le dos ; ils me reprochaientd’avoir été un voleur, et en même temps ils me poussaient à leredevenir. J’étais engagé dans le courant ; je ne pouvais pasen sortir. Et puis je tenais là une telle chance ! Une grandemaison avec toutes ses fenêtres, des médailles d’or qui seraientfacilement fondues… C’était comme placer une miche de pain devantun homme affamé en escomptant qu’il ne la dévorera pas. J’airésisté un moment, mais en vain. Je me suis mis sur mon séant, etj’ai juré que, cette nuit même, ou bien je serais riche etj’acquerrais les moyens de dire adieu pour toujours au crime, oubien les menottes se refermeraient une nouvelle fois sur mespoignets. J’ai enfilé mes vêtements, j’ai mis un shilling sur latable (car le cabaretier m’avait bien traité, et je ne voulais pasl’escroquer) je suis sorti par la fenêtre et je me suis trouvé dansle jardin du cabaret.

Un mur élevé le ceinturait ; j’ai eu dumal à l’escalader ; mais une fois de l’autre côté tout étaitfacile. Je n’ai pas rencontré âme qui vive sur la route, et lagrille de l’allée était ouverte. Personne n’a bougé chez lesconcierges. La lune brillait ; je distinguais la grande maisonblanche à travers une voûte d’arbres. J’ai marché pendant quatrecents mètres environ, et je suis arrivé en face de la porte, aubord de l’allée ; caché dans l’ombre, j’ai examiné la longuebâtisse dont les fenêtres scintillaient sous la lumière argentée.Je me suis demandé où je trouverais l’accès le plus facile. Lafenêtre d’angle m’a donné l’impression qu’elle était la mieuxabritée, parce que du lierre pendait en grappes épaisses toutautour. Je me suis dirigé vers cette fenêtre en restant sous lesarbres, puis j’ai rampé à l’ombre de la maison. Un chien a aboyé, aagité sa chaîne ; j’ai attendu qu’il se soit calmé ; jeme suis remis en route, furtivement, et je suis arrivé enfin sousla fenêtre que j’avais repérée.

C’est étonnant comme les gens sont insouciantsà la campagne ! À croire que loin des villes, on ne pensejamais aux cambrioleurs… C’est vraiment tenter un pauvre diablequand sa main, se posant sur une porte, l’ouvre sans la moindredifficulté. Dans mon cas, ce n’était pas tout à fait aussi simple.Mais la fenêtre (une fenêtre à guillotine) n’était pasverrouillée : je l’ai ouverte en faisant jouer la lame de moncouteau. Je l’ai soulevée, j’ai introduit mon couteau entre lesvolets, je les ai poussés devant moi et j’ai atterri dans lapièce.

– Bonsoir, Monsieur ! Soyez le trèsbienvenu ! a lancé une voix.

Il m’est arrivé de sursauter au cours de monexistence, mais jamais je n’ai fait un saut pareil. À portée de mesdoigts, juste devant l’ouverture des volets, une femme se tenaitimmobile, une petite bougie à la main. Elle était grande,mince ; elle se dressait de toute sa hauteur ; elle avaitun beau visage blanc qui aurait pu être taillé dans dumarbre ; mais ses cheveux et ses yeux étaient noirs comme lanuit. Elle était vêtue d’une sorte de robe de chambre blanche quitombait jusqu’à ses pieds. Avec cette robe et cette figureégalement blanches, elle ressemblait à un fantôme qui seraitdescendu de là-haut pour se placer devant moi. Mes genouxs’entrechoquaient, j’ai dû me soutenir à un volet pour ne pasm’effondrer. Si j’avais eu la force, j’aurais fait demi-tour et jeme serais enfui, mais je ne pouvais que la regarder, bouchebée.

Elle m’a promptement ramené aux réalités.

– N’ayez pas peur… ! m’a-t-elledit.

C’étaient là des mots étranges pour unemaîtresse de maison s’adressant à un cambrioleur !

– …Je vous ai vu de la fenêtre de machambre à coucher pendant que vous vous cachiez sous les arbres. Jesuis descendue et je vous ai entendu de l’autre côté de la fenêtre.Je vous aurais volontiers ouvert si vous aviez attendu un peu, maisau moment où j’arrivais, vous vous étiez déjà débrouillé toutseul.

J’avais encore à la main le long couteau àcran d’arrêt avec lequel j’avais ouvert le volet. Je n’étais pasrasé et j’avais sur les joues la poussière de huit jours sur lesroutes. Peu de gens auraient osé me regarder en face, seul à seul,à une heure du matin. Cette femme par contre, si elle avait eurendez-vous avec son amant, ne l’aurait pas considéré d’un œil plusaimable. Elle a posé une main sur mon bras, et elle m’a attiré àl’intérieur de la pièce.

– Que veut dire cela, Madame ?N’essayez pas sur moi vos petites séductions !…

J’avais pris ma grosse voix, et je peux avoirl’air très mauvais quand je m’y force.

– …Si vous voulez me jouer un tour, tantpis pour vous !

Je lui ai montré mon couteau.

– Je ne veux pas vous jouer de tours,m’a-t-elle répondu. Au contraire, je suis votre amie et je veuxvous aider.

– Excusez-moi, Madame, mais j’ai du mal àle croire ! Pourquoi voudriez-vous m’aider ?

– Pour des raisons personnelles…

Tout à coup, avec ses yeux noirs embrasés dansson visage blanc, elle m’a presque crié :

– …Parce que je le hais, que je le hais,que je le hais ! Vous comprenez, maintenant ?…

Je me suis souvenu de ce que m’avait dit lecabaretier, et alors j’ai compris. J’ai regardé sa tête : oui,je pouvais la croire ! Elle voulait se venger de son mari.Elle voulait le frapper à l’endroit le plus sensible : auportefeuille. Elle le haïssait au point qu’elle s’abaisserait àmettre dans sa confidence un homme comme moi si elle pouvaitatteindre son but. Il m’est arrivé de haïr des gens dans ma vie,mais je ne pense pas que j’avais compris ce qu’était la haine,avant d’avoir vu son visage à la lueur de la bougie.

– …Vous avez confiance en moimaintenant ? m’a-t-elle demandé en posant encore une fois samain caressante sur mon bras.

– Oui, Votre Grâce.

– Vous me connaissez donc ?

– Je devine qui vous êtes.

– Je sais que mon malheur est la fable dupays.

Mais s’en soucie-t-il ? Il ne se soucieque d’une chose au monde, et cette chose-là, vous allez la luidérober cette nuit même. Avez-vous un sac ?

– Non, Votre Grâce.

– Fermez les volets. Personne ne pourravoir la lumière. Vous êtes tout à fait en sécurité. Les domestiquesdorment dans l’autre aile. Je vais vous montrer où sont les objetsqui ont la plus grande valeur. Vous ne pourrez pas toutemporter : vous choisirez les plus beaux…

La pièce où je m’étais introduit était longueet basse de plafond ; des tapis, des fourrures jonchaient unbeau parquet bien ciré. Il y avait des petites vitrines. Les mursétaient décorés de lances, d’épées, de pagaies et d’autres objetsqui ont leur place dans des musées. Il y avait aussi des vêtementsbizarres qui avaient été rapportés de pays étrangers ; la dames’est penchée et a ramassé un grand sac de cuir noir.

– …Ce sac de couchage fera l’affaire,a-t-elle dit. Suivez-moi ; je vais vous montrer où sont lesmédailles…

C’était comme dans un rêve : cette grandefemme en blanc, qui était la maîtresse de maison, et qui m’aidait àcambrioler chez elle !… J’aurais volontiers éclaté de rire sisur son visage blême je n’avais décelé quelque chose qui glaçait lerire sur mes lèvres. Elle est passée devant moi comme un esprit,avec sa bougie à la main, et je l’ai suivie avec mon sac jusqu’àune porte au fond de ce musée. Elle était fermée à clef, mais laclef était dans la serrure ; elle a ouvert et nous sommesentrés.

La pièce attenante était petite, drapée derideaux peints. Sur l’un il y avait une chasse au cerf, je m’ensouviens bien, et à la lueur de la bougie on aurait juré que leschiens et les chevaux surgissaient des murs. La seule autre chosedans la pièce était une rangée de vitrines en noyer, avec desornements de cuivre et des dessus en verre. Du premier coup d’œilj’ai aperçu toute une quantité de médailles d’or, bien alignées,dont certaines étaient aussi grosses que des assiettes et avaientbien trois ou quatre centimètres d’épaisseur : elles étaientposées sur du velours rouge ; leur dorure brillait dansl’obscurité. J’avais les doigts qui me démangeaient et j’ai glissémon couteau sous la serrure de l’une des vitrines pour la fairesauter.

– …Attendez ! m’a-t-elle dit enrecommençant à poser sa main sur mon bras. Vous pouvez trouvermieux.

– Ceci me suffit amplement, ai-jerépondu. Et je remercie infiniment Votre Grâce pour son aide.

– Je vous dis qu’il y a mieux !a-t-elle insisté. Des souverains en or vous seraient plusprofitables que ces médailles.

– Ma foi oui ! Des souverains en or,on ne fait rien de mieux.

– Bien. Il dort juste au-dessus de nostêtes. Il n’y a qu’à gravir un petit escalier. Sous son lit, ilcache une caissette qui contient assez d’argent pour remplir votresac.

– Mais comment le prendrais-je sans leréveiller ?

– Quelle importance s’il seréveille ?…

Elle m’a regardé fixement en disant cela.

– …Vous sauriez bien l’empêcherd’appeler, non ?

– Oh non, Madame ! Pas de ça !Rien à faire !

– Comme vous voudrez ! Au premierabord je vous avais pris pour un dur, mais je m’aperçois que je mesuis trompée. Si vous craignez un vieillard, alors évidemment tantpis pour l’or qui est sous son lit ! Vous êtes meilleur jugeque moi de vos propres affaires, mais je pense que vous feriezmieux de choisir un autre métier.

– Je ne veux pas avoir un meurtre sur laconscience.

– Vous pourriez le maîtriser sans luifaire de mal. Je n’ai jamais parlé de meurtre. L’argent se trouvesous le lit. Mais si vous avez peur, mieux vaut que vousn’entrepreniez rien.

Voilà comment elle opérait sur moi : enpartie avec son ironie, en partie avec cet or qu’elle faisaitmiroiter. Je crois que j’aurais cédé et que je me serais risquéchez le vieux Lord si je n’avais pas remarqué ses yeux : ilsassistaient à mon combat intérieur avec une expression si rusée, siméchante, que j’ai compris qu’elle s’efforçait de faire de moil’instrument de sa vengeance, et qu’elle ne me laisserait pasd’autre alternative que de mettre son mari hors d’état de nuire oude me laisser capturer par lui. Elle a bien senti qu’elle s’étaittrahie, et elle m’a aussitôt dédié un bon sourire amical ;mais il était trop tard ; j’avais eu mon avertissement.

– Je ne veux pas monter ! ai-jedéclaré. J’ai ici tout ce qu’il me faut.

Elle m’a foudroyé de son mépris.

– Très bien. Vous pouvez emporter cesmédailles. Je préfèrerais que vous commenciez par ce côté-là. Sansdoute sont-elles toutes de même valeur, une fois fondues, maiscelles-ci sont les plus rares, donc les plus précieuses à ses yeux.Inutile de forcer les serrures. En pressant ce bouton de cuivre,vous ferez jouer un ressort secret. Là ! Prenez d’abordcelle-ci : c’est la prunelle de son œil…

Elle avait ouvert une vitrine ; tous cesbeaux objets s’étalaient devant moi. J’avais déjà la main sur lamédaille qu’elle m’avait indiquée, quand tout à coup j’ai vu sonvisage changer, et elle a levé un doigt en l’air.

– …Chut ! Qu’est cela ?…

Dans le silence de la maison nous avonsentendu un bruit étouffé de pas traînants. Elle a immédiatementrefermé la vitrine.

– …C’est mon mari ! Ne vousinquiétez pas ! Tout ira bien. Je vais arranger les choses.Ici ! Vite, derrière la tapisserie !…

Elle m’a poussé derrière les rideaux peints,moi et mon sac vide à la main. Puis elle a pris sa bougie et estrepartie rapidement dans le musée d’où nous étions venus. De là oùje me tenais, je pouvais la voir par la porte ouverte.

– …Est-ce vous, Robert ? a-t-ellecrié.

La lueur d’une bougie a brillé derrière laporte du musée ; le bruit de pas s’est rapproché. Puis j’ai vus’encadrer sur le seuil une grande figure lourde, toute en rides eten plis graisseux, avec un nez fortement busqué et chaussé delunettes en or. Il était très grand, très gros ; dans sa robede chambre il bouchait la porte. Il avait des cheveux gris bouclés,mais il ne portait pas de barbe. Sa bouche petite, mince, pincée,fuyait sous l’avancée du nez dominateur. Il se tenait immobile,examinait sa femme d’un regard étrange, méchant. Du premier coupd’œil j’ai compris qu’il éprouvait pour elle les sentiments qu’ellelui vouait.

– Que signifie cela ? lui a-t-ildemandé. Un nouveau caprice ? Pourquoi cette promenadenocturne dans la maison ? Comment se fait-il que vous ne soyezpas couchée ?

– Je ne pouvais pas dormir…

Elle avait pris un ton las, languissant. Sielle était jadis montée sur les planches, elle n’avait pas oubliésa vocation.

– Pourrais-je vous suggérer, a-t-ilrepris de la même voix moqueuse, qu’une bonne conscience aidepuissamment à dormir ?

– J’en doute, a-t-elle répondu, puisquevous jouissez d’un très bon sommeil.

– Dans toute ma vie, je n’ai à rougir qued’une seule chose…

Ses cheveux se sont hérissés de colère :il avait l’air d’un vieux cacatoès.

– …Vous savez mieux que quiconque de quoije parle. Et le châtiment a suivi la faute.

– Pour moi, ç’a été la même chose :ne l’oubliez pas !

– De quoi vous plaindriez-vous ?C’est moi qui me suis abaissé ; vous, vous vous êtesélevée.

– Élevée !

– Parfaitement ! Je suppose que vousne contesterez pas que vous vous êtes élevée en passant dumusic-hall à Mannering Hall. J’ai eu bien tort de vous enlever àvotre véritable milieu !

– Si vous le pensez vraiment, pourquoi nenous séparons nous pas ?

– Parce qu’un malheur privé vaut mieuxqu’une humiliation publique. Parce qu’il est plus facile desouffrir d’une faute que de l’avouer. Parce que, aussi, j’aime vousavoir sous les yeux et savoir que vous ne pouvez pas retourner àlui.

– Scélérat ! Lâche !

– Mais oui, Milady. Je connais votreambition secrète, mais de mon vivant elle ne se réalisera pas, etil se pourrait même que je prenne mes dispositions pour qu’après mamort je veille encore à ce que vous alliez le rejoindre sans unsou. Vous et le cher Edward, vous n’aurez jamais la satisfaction dedilapider mes économies ; il faudra vous faire à cette idée,Milady. Pourquoi les volets et la fenêtre sont-ilsouverts ?

– Je trouvais que la pièce sentait lerenfermé.

– Ce n’est pas prudent. Qui sait si unvagabond ne se promène pas par ici ? Vous rendez-vous compteque ma collection de médailles vaut davantage que n’importe quellecollection au monde ? Vous avez laissé également la porteouverte. Qu’est-ce qui pourrait empêcher un voleur de mecambrioler ?

– J’étais ici.

– Je le savais. Je vous ai entenduemarcher dans le cabinet des médailles ; voilà pourquoi je suisdescendu. Que faisiez-vous ?

– Je regardais les médailles.Qu’aurais-je pu faire d’autre ?

– Nouvelle, cette curiosité !

Il lui a décoché un regard soupçonneux, et ilest entré dans le cabinet des médailles ; elle marchait à côtéde lui.

C’est à ce moment que j’ai vu quelque chosequi m’a fait trembler. J’avais posé mon couteau à cran d’arrêtouvert sur le dessus d’une vitrine ; il s’étalait là, visibleà l’œil nu. Elle l’a remarqué avant lui, et avec toute l’astuced’une femme elle a levé sa bougie afin que la flamme s’interposeentre le couteau et les yeux de Lord Mannering. Puis de la maingauche elle a pris le couteau et l’a plaqué contre sa robe dechambre sans qu’il l’ait vue. Il a examiné ses vitrines,successivement ; à un moment donné j’aurais pu poser ma mainsur son long nez. Comme rien n’indiquait qu’on avait touché à sesmédailles, il est reparti en traînant les pieds vers la grandepièce.

Et maintenant il me faut parler d’une choseque j’ai entendue plus que je ne l’ai vue, mais je vous jure, aussivrai que j’aurai à me présenter un jour devant le Maître, que jevais vous dire la vérité.

Quand ils sont passés dans le musée, je l’aivu qui posait sa bougie sur le coin d’une table, puis il s’estassis, mais juste en dehors de mon champ visuel. Elle se tenaitdans son dos, comme j’ai pu m’en rendre compte parce que la bougieprojetait l’ombre du vieux Lord sur le plancher devant lui. Ils’est mis alors à lui reparler de cet homme qu’il appelaitEdward ; chaque mot qu’il prononçait était une goutte devitriol. Il parlait à voix basse, et je ne comprenais pas tout.Mais d’après ce que j’ai entendu, c’était comme si elle étaitflagellée à coups de fouet. D’abord elle lui a répondu par quelquesphrases fort vives, puis elle s’est tue ; il a continué à lablesser, à l’insulter, à la tourmenter de sa voix froide etmoqueuse ; je me demandais comment elle pouvait garder lesilence en l’écoutant. Tout à coup je l’ai entendu qui disait d’unevoix perçante : « Ne restez pas derrière moi !Laissez mon col ! Comment ? Vous voudriez mefrapper ? » Effectivement j’ai entendu un bruit semblableà un coup, une sorte de son mat et léger, et puis je l’ai entenducrier : « Mon Dieu, mais c’est du sang ! » Il aremué les pieds comme s’il voulait se lever ; j’ai alorsentendu un nouveau coup, et il s’est exclamé : « Oh, ladiablesse ! » Et le silence est tombé, après une chutesur le plancher et un bruit de liquide qui coulait.

Je me suis précipité hors de ma cachette etj’ai couru dans la grande pièce ; je tremblais de tous mesmembres ; j’étais horrifié. Le vieux Lord avait glissé à basde sa chaise, et sur son dos la robe de chambre faisait une bosseaffreuse. Sa tête, qui n’avait pas perdu ses lunettes, avait roulésur le côté ; il avait sa petite bouche ouverte comme unpoisson mort. Je n’ai pas vu d’où coulait le sang, mais jel’entendais tambouriner sur le plancher. Et elle ? Hé bien,elle avait les lèvres crispées, les yeux brillants, et ses joues àprésent étaient roses. Il ne lui avait manqué que cette légèrecoloration pour être la plus jolie femme que j’aie jamais vue.

– Vous l’avez tué ! ai-jebalbutié.

– Oui, m’a-t-elle répondu avec son calmehabituel. Maintenant, je l’ai tué.

– Qu’allez-vous faire ? ai-jedemandé. Aussi sûr que deux et deux font quatre, vous allez êtrearrêtée pour meurtre !

– Ne vous inquiétez pas pour moi. Je n’airien dans l’existence qui m’intéresse ; la vie ne m’importepas. Donnez-moi un coup de main pour le remettre sur la chaise. Ilest affreux à voir comme ça !

Je l’ai aidée. J’étais glacé rien qu’à letoucher. Un peu de sang a coulé sur ma main. J’ai eu la nausée.

– Maintenant, m’a-t-elle déclaré, autantque ce soit vous qu’un autre qui preniez les médailles. Servez-vouset partez !

– Je ne les veux pas. Je veux m’en aller,tout simplement. Jamais je n’ai été mêlé à une affairepareille.

– Ce serait idiot ! Vous étiez venupour les médailles ; elles sont là à votre disposition.Pourquoi ne vous serviriez-vous pas ? Personne ne vous enempêchera.

J’avais encore à la main le sac vide. Elle aouvert la vitrine ; à nous deux nous avons bien jeté unecentaine de médailles dans le sac. Elles provenaient de la mêmevitrine ; je n’ai pas voulu attendre davantage. Je me suisdirigé vers la fenêtre, car l’air de la maison m’empoisonnait,après ce que j’avais vu et entendu. Je me suis retourné. Je l’aivue debout, mince, grande, gracieuse, avec sa bougie, tout à faitcomme je l’avais aperçue la première fois. Elle a agité une mainpour me dire au revoir. Je lui ai répondu par le même signe. J’aisauté par la fenêtre dans l’allée de graviers.

Je remercie Dieu de pouvoir, la main sur lecœur, jurer que je n’ai jamais commis de crime ; maispeut-être n’aurais-je pas pu le jurer, si j’avais lu dans la têtede cette femme. Il y aurait eu alors deux cadavres dans la pièce aulieu d’un seul, si j’avais deviné ce que cachait son derniersourire. Mais je ne pensais qu’à une chose : m’échapper sansêtre pris. J’étais loin de supposer qu’elle était en train de mepasser la corde au cou. Je n’avais pas fait cinq pas au dehors enlongeant la maison et en m’abritant dans l’ombre que j’ai entenduun hurlement capable de réveiller toute la paroisse ; puis undeuxième, et encore un troisième.

– Au meurtre ! criait-elle. Aumeurtre ! Au secours ! Sa voix a résonné dans le calme dela nuit et l’écho s’en est répandu à travers tout le pays. Il m’atroué la tête, ce cri terrible ! En quelques instants deslumières sont apparues, se sont agitées et des fenêtres se sontouvertes : non seulement dans la maison derrière moi, maisdans la loge et aux écuries sur mon chemin. Comme un lapinépouvanté, je me suis élancé dans l’avenue et j’ai couru de toutela vitesse de mes jambes ; mais la grille s’est refermée avantque j’aie pu l’atteindre. J’ai caché mon sac de médailles sous untas de fagots, et j’ai essayé de fuir à travers le parc ; maisquelqu’un m’a aperçu, et bientôt j’ai eu une demi-douzaine d’hommesavec des chiens sur les talons. Je me suis blotti derrière desbuissons ; mais les chiens se sont jetés sur moi, et j’ai étébien content quand les hommes sont arrivés : j’allais êtredévoré tout vif. Ils se sont emparés de moi et m’ont ramené dans lapièce d’où je m’étais enfui.

– Est-ce l’homme, Votre Grâce ? ademandé le plus âgé.

J’ai su depuis que c’était le maîtred’hôtel.

Elle était penchée au-dessus du cadavre, ellese tamponnait les yeux avec un mouchoir, elle s’est tournée versmoi, elle avait le visage d’une furie. Oh, quelleactrice !

– Oui, c’est bien lui ! a-t-ellecrié. Oh, le bandit ! Le cruel ! Traiter ainsi unvieillard !

Il y avait dans l’assistance un homme quiavait, l’air du policier du village. Il a posé une main sur monépaule.

– Qu’avez-vous à répondre à cela ?m’a-t-il demandé.

– C’est elle qui l’a tué ! mesuis-je exclamé en la désignant.

Elle n’a point sourcillé. Elle continuait à mefixer de son regard de braise.

– Allons ! Allons ! Trouvez unautre truc ! a dit le policier.

L’un des domestiques m’a administré un grandcoup de poing.

– Je vous dis que je l’ai vuefaire ! Elle l’a poignardé à deux reprises avec un couteau.D’abord elle m’avait aidé à le cambrioler ; puis elle l’atué.

Le domestique a voulu me frapper une deuxièmefois, mais elle a retenu sa main.

– Ne lui faites pas de mal, a-t-ellemurmuré. Je crois que la loi se chargera de le châtier.

– J’y veillerai, Votre Grâce ! arépondu le policier. Votre Grâce a bien assisté au crime, n’est-cepas ?

– Oui, oui ! Je l’ai vu de mespropres yeux. Ç’a été horrible. Nous avions entendu du bruit etnous étions descendus. Mon pauvre mari marchait le premier. L’hommeavait ouvert une vitrine, et il était en train de remplir un sac decuir noir qu’il tenait à la main. Il a voulu s’enfuir, mais monmari l’a rattrapé ; ils se sont battus, et il l’a frappé dedeux coups de poignard. Regardez : il a encore du sang sur lesmains. Si je ne me trompe pas, son couteau se trouve toujours dansle dos de Lord Mannering.

– Regardez ; elle a les mainspleines de sang ! me suis-je écrié.

– Elle soutenait la tête de SaSeigneurie, infâme menteur ! a protesté le maître d’hôtel.

– Et voici le sac dont Sa Grâce parlaittout à l’heure, a dit le policier à qui un groom venait d’apporterle sac que j’avais lâché dans ma fuite. Et les médailles sont àl’intérieur. En voilà assez pour moi. Nous allons le garder icicette nuit et demain nous l’emmènerons à Salisbury.

– Le pauvre diable ! a dit la femme.Pour ma part je lui pardonne le mal qu’il m’a fait. Qui sait quelletentation l’a poussé au crime ? Sa conscience et la loi lepuniront suffisamment pour que mes reproches lui soientépargnés.

Je n’ai rien pu répondre. Je vous assure,Monsieur, que je n’ai rien pu répondre. J’étais confondu par letoupet de cette femme. Comme mon silence semblait confirmer tout cequ’elle avait dit, j’ai été traîné par le policier dans la cave oùj’ai été enfermé pour la nuit.

Voilà, Monsieur. Je vous ai dit toutel’histoire des événements qui ont abouti au meurtre de LordMannering par sa femme au cours de la nuit du 14 septembre 1894.Peut-être récuserez-vous ma version des faits, comme le policier àMannering Hall, comme le juge aux assises du comté. Ou peut-êtretrouverez-vous un accent de vérité qui vous troublera, et vousassurerez-vous à jamais la réputation d’un homme qui ne reculedevant rien pour faire éclater la vérité et la justice. Je ne puism’adresser qu’à vous, Monsieur ; si vous lavez mon nom decette accusation mensongère, je vous bénirai jusqu’à la fin de mesjours. Mais si vous m’abandonnez, alors je vous jure que je mependrai, dans un mois d’ici, au barreau de ma fenêtre, et qu’àpartir de ce jour je reviendrai vous tirer par les pieds toutes lesnuits et que je vous empoisonnerai autant que peut le faire unrevenant. Ce que je vous demande est très simple. Faites procéder àune enquête sur cette femme, surveillez-la, fouillez son passé,renseignez-vous sur ce qu’elle fait de l’argent dont elle a hérité,vérifiez s’il n’y a pas dans sa vie actuelle un Edward comme jevous l’ai indiqué. Si votre enquête vous révèle sa véritablenature, si elle paraît corroborer l’histoire que je viens de vousraconter, alors je suis sûr que je pourrai me fier à votre bon cœuret que vous sauverez un innocent.

LA GRANDE EXPÉRIENCE DE KEINPLATZ

The GreatKeinPlatz Experiment.

Entre toutes les sciences qui posaient desdevinettes aux enfants des hommes, celles qui passionnaient leprofesseur von Baumgarten se rapportaient à lapsychologie et aux rapports imprécis entre l’esprit et la matière.Anatomiste célèbre, chimiste réputé, autorité européenne enphysiologie, il éprouva un véritable soulagement à abandonner cesspécialités et à utiliser ses connaissances acquises dans l’étudede l’âme et dans la mystérieuse parenté des esprits. Au début,quand jeune encore il commençait à fouiller les secrets dumesmérisme, il avait l’impression d’errer dans un pays inconnu oùtout était chaos et obscurité à l’exception de certains faits,inexplicables et sans relations mutuelles, qui se dressaient sur saroute. Les années passant et le savoir de l’éminent Professeurs’étant accru (car le savoir engendre le savoir, autant que lecapital porte intérêt), une bonne partie de ce qui lui avait paruétrange commença à revêtir un aspect neuf. De nouvelles chaînes deraisonnements lui devinrent familières, et il aperçut des liens làoù il n’en avait discerné aucun. Grâce à des expériences quis’étalèrent sur vingt ans, il rassembla une base de faits surlaquelle il eut l’ambition d’édifier une nouvelle science exactequi embrasserait le mesmérisme, le spiritisme et toutes lesdoctrines analogues. Les choses lui furent facilitées par saconnaissance parfaite des éléments les plus complexes de laphysiologie animale, qui traitent des influx nerveux et du travaildu cerveau : Alexis von Baumgarten était en effetprofesseur-régent de physiologie à l’Université de Keinplatz, et ildisposait de toutes les ressources de son laboratoire pour sesrecherches les plus poussées.

Grand et mince, le professeur von Baumgartenavait un visage taillé à coups de serpe et des yeux gris aciersingulièrement vifs et pénétrants. La méditation avait sillonné sonfront de rides et contractait ses sourcils épais, si bien qu’ilavait constamment l’air bougon ; on se serait néanmoins trompéen prenant cette apparence pour une réalité, car s’il étaitaustère, il avait bon cœur. Les étudiants l’aimaientbeaucoup ; ils faisaient cercle autour de lui après ses cours,et ils l’écoutaient avidement formuler des théoriesextraordinaires. Fréquemment il faisait appel à des volontairesparmi eux pour tenter une expérience ; il avait peu d’élèvesqu’il n’eût point projetés dans une extase mesmérienne.

Le plus enthousiaste de ces jeunes adeptes dela science s’appelait Fritz von Hartmann. Ses camaradess’étonnaient parfois qu’un garçon farouche et insouciant, à coupsûr le plus impétueux des jeunes originaires de la vallée du Rhin,consacrât tant de temps à déchiffrer des ouvrages abstrus ou àassister le Professeur dans ses expériences. En vérité, Fritz étaitun malin qui savait ce qu’il faisait. Plusieurs mois auparavant ilavait offert son cœur à la jeune Élise, blonde aux yeux bleus, quiétait la fille du Professeur. Bien qu’il eût réussi à entendre desa bouche qu’elle n’était pas indifférente à ses assiduités, iln’avait jamais osé se présenter à ses parents en qualité de fiancé.Il aurait donc éprouvé bien des difficultés à voir la jeune filles’il n’avait découvert l’expédient de se rendre utile auProfesseur. Par ce biais il se rendait souvent à la maison du vieuxsavant, et il se soumettait gaillardement à toutes les expériencespossibles, et imaginables du moment qu’il avait la chanced’apercevoir les yeux brillants d’Élise ou de toucher sa petitemain.

Le jeune Fritz von Hartmann était un assezbeau garçon, et une respectable quantité d’hectares lui tomberaientdans la main, comme on dit, le jour où mourrait son père. Beaucoupde parents se seraient contentés d’un tel prétendant pour leurfille. Mais Madame fronçait le sourcil quand elle le découvraitchez elle, et elle reprochait au Professeur d’avoir introduit unloup auprès de leur agnelle. Le fait est que Fritz n’avait pasbonne réputation à Keinplatz. Il ne s’y passait pas de rixe, ni deduel, ni de mauvais coup sans que le jeune Rhénan n’y tînt lavedette. Personne n’usait d’un langage plus libre et plusviolent ; personne ne buvait davantage ; personnen’aimait mieux jouer aux cartes ; personne n’était plusfainéant, sauf dans ce domaine très particulier. Rien desurprenant, par conséquent, à ce que la bonne Madame von Baumgartenrappelât sa fraulein sous son aile, et méprisât lesattentions de ce mauvais sujet. Quant à l’éminent Professeur, ilétait bien trop absorbé par ses travaux personnels pour avoir uneopinion.

Depuis de nombreuses années, un problème letracassait. Toutes ses expériences, toutes ses théories tournaientautour d’un seul point. Cent fois par jour, le Professeur sedemandait si un esprit humain pouvait quitter son corps quelquetemps et le réintégrer ensuite. La première fois que cettehypothèse s’était présentée à son esprit, il s’était révolté :elle heurtait trop violemment les idées préconçues et les préjugésde sa première éducation. Graduellement toutefois, au fur et àmesure qu’il progressait sur le chemin de ses recherchesoriginales, il s’affranchit des vieilles entraves et devint prêt àaffronter n’importe quelle conclusion qui cadrerait avec les faits.Différentes choses l’amenèrent à croire que l’esprit pouvaitexister hors de la matière. Finalement l’idée lui vint que par uneexpérience audacieuse et jamais tentée le problème pourrait setrouver résolu définitivement.

« Il est évident, écrivait-il dans soncélèbre article sur les entités invisibles qui parut à l’époquedans le Keinplatz wochenliche Medicalschrift et quiconfondit tous les milieux scientifiques, que dans certainesconditions l’âme ou l’esprit se sépare spontanément du corps. Dansle cas d’une personne mesmérisée, le corps repose dans un étatcataleptique, mais l’esprit l’a quitté. Peut-être me répondra-t-onque l’âme y est demeurée, mais dans un état de sommeil. Je répliquequ’il n’en est certainement pas ainsi : comment rendre compteautrement de l’état de voyance, qui est tombé dans le discrédit parsuite de la coquinerie de certains gredins, mais qui est tout demême un fait démontré et incontestable ? Moi-même, avec unsujet sensible, j’ai pu obtenir une description exacte de ce qui sepassait dans une pièce ou une maison voisine. Comment expliquer cesavoir, sinon par l’hypothèse que l’âme du sujet avait quitté soncorps et vagabondait à travers l’espace ? Pendant un momentelle est rappelée par la voix de l’opérateur et elle dit ce qu’ellea vu, puis elle reprend son vol dans les airs. Puisque l’esprit estpar nature invisible, nous ne pouvons pas le voir aller etvenir ; mais nous voyons l’effet de ces allées et venues dansle corps du sujet, tantôt rigide et inerte, tantôt luttant pourdécrire ses impressions qui ne lui sont jamais parvenues par desmoyens naturels. Je ne vois qu’une démonstration possible du fait.Bien que nous soyons dans notre chair impuissants à voir cesesprits, nos propres esprits, si nous pouvions les séparer de noscorps, prendraient conscience de leur présence. J’ai doncl’intention, en gros, de mesmériser l’un de mes élèves. Ensuite jeme mesmériserai moi-même d’une manière qui m’est devenue familière.Après quoi, si ma théorie est juste, mon esprit n’éprouvera aucunedifficulté à entrer en communication avec l’esprit de mon élève,nos deux esprits étant séparés de leur corps. J’espère avoir lapossibilité de publier les résultats de cette expérienceintéressante dans un prochain numéro du Keinplatz wochenlicheMedicalschrift. »

Quand le bon Professeur eut tenu parole etpublié le compte rendu de son expérience, son récit parut siextraordinaire qu’il fut accueilli par une incrédulité générale. Leton de certains journaux fut même très offensant dans leurscommentaires. Furieux, le savant déclara qu’il ne rouvrirait plusjamais la bouche sur ce sujet. Il tint parole. Cependant lanarration qui va suivre est tirée des sources les plusauthentiques, et les faits relatés peuvent être considérés commepratiquement exacts.

Peu après le jour où le Professeur révélal’idée de l’expérience mentionnée plus haut, il croisa en rentrantchez lui une bande d’étudiants tapageurs qui sortaient d’un cabaretvoisin et qui avaient à leur tête le jeune Fritz von Hartmann,largement imbibé. Comme il venait de passer plusieurs heuresfatigantes dans son laboratoire, il les aurait volontiers évitésmais son élève lui barra le passage.

– Holà, mon digne maître !s’écria-t-il en tirant le vieux savant par la manche et encheminant à côté de lui. J’ai quelque chose à vous dire, et ilm’est plus facile de vous le dire maintenant, quand la bonne bièreronronne dans ma tête, qu’à tout autre moment.

– Qu’est-ce donc, Fritz ? s’enquitle physiologiste en le regardant d’un air doux et surpris.

– J’ai appris, mein Herr, quevous alliez tenter une expérience formidable, que vous vouliezsortir une âme d’un corps, puis l’y faire rentrer ensuite. Est-cevrai ou non ?

– C’est vrai, Fritz.

– Et avez-vous considéré, mon cherMonsieur, que vous pourriez avoir des difficultés à trouverquelqu’un qui se prêterait à une expérience pareille ?Potztausend ! Supposez que l’âme s’envole et neveuille plus revenir : ce serait une vilaine affaire !Qui va courir ce risque ?

– Mais, Fritz ! s’écria leProfesseur tout démonté par ce point de vue sur l’affaire. Jecomptais sur votre concours, moi. Voyons, vous n’allez pas me fairefaux bond ! Réfléchissez à l’honneur et à la gloire !

– Turlututu ! ricana l’étudiant.Vais-je être toujours payé de fariboles ? Ne suis-je pas restédeux heures sur un isolateur de verre pendant que vous répandiez del’électricité dans mon corps ? N’avez-vous pas stimulé mesnerfs phréniques, détruit ma digestion avec un courant galvaniqueautour de mon estomac ? Vous m’avez mesmérisé trente-quatrefois, et qu’y ai-je gagné ? Rien ! Or maintenant, vousvoulez faire sortir mon âme, comme vous démonteriez une montre.C’est plus que ne peuvent supporter la chair et le sang !

– Mon Dieu ! s’écria le Professeurconsterné. C’est très vrai, Fritz. Je n’y avais jamais penséauparavant ! Si vous pouviez me suggérer une forme decompensation, vous me trouveriez tout disposé à vousl’accorder.

– Alors, écoutez-moi, dit Fritzsolennellement. Si vous me donnez votre parole qu’après cetteexpérience vous m’accorderez la main de votre fille, je consentiraià vous assister. Sinon, ne comptez plus sur moi ! Voilà mesconditions.

– Mais qu’en dirait ma fille ?demanda le Professeur après avoir avalé sa salive.

– Élise serait ravie, répondit le jeunehomme. Nous nous aimons depuis longtemps.

– Alors elle sera votre femme, déclara lephysiologiste avec décision. Car vous êtes un jeune homme de grandcœur et l’un des meilleurs névrosés que je connaisse. Jeprécise : quand vous n’êtes pas sous l’influence del’alcool ! J’accomplirai mon expérience le quatre du moisprochain. Soyez à midi au laboratoire de physiologie. Ce sera unemanifestation splendide, Fritz. Von Gruben viendra d’Iéna, etHinterstein de Bâle. Les plus grands savants de l’Allemagne du Sudseront présents.

– Je serai ponctuel ! promitl’étudiant.

Ils se séparèrent. Le Professeur regagna sonlogis d’un pas lourd, en songeant au grand événement tout proche,tandis que le jeune homme titubait en quête de ses bruyantscompagnons, la tête pleine de son Élise aux yeux bleus ainsi que dumarché qu’il venait de conclure avec son futur beau-père.

Le Professeur n’avait nullement exagéré enparlant de l’intérêt que soulevait un peu partout sa nouvelleexpérience psychologique. Bien avant l’heure, la salle étaitenvahie par une galaxie de savants. En dehors des célébrités qu’ilavait nommées, le grand professeur Lurcher, qui venait de fonder saréputation par un ouvrage remarquable sur les centres cervicaux,était venu de Londres. Plusieurs lumières du spiritisme avaientégalement consenti à de longs déplacements pour être présents, demême qu’un ministre swedenborgien qui espérait que l’expériencepourrait projeter une nouvelle lueur sur les doctrines de laRose-Croix.

Cette éminente assemblée éclata enapplaudissements quand le professeur von Baumgarten et son sujetapparurent sur l’estrade. Le conférencier, en quelques mots bienchoisis, exposa son opinion et expliqua comment il se proposait dela soumettre à un test décisif.

– Je soutiens, dit-il, que lorsqu’unepersonne est sous une influence mesmérienne, son esprit est pendantquelque temps libéré de son corps, et je défie n’importe quid’avancer une autre hypothèse expliquant la voyance. J’espère doncqu’en mesmérisant mon jeune ami et en me mesmérisant moi-mêmeensuite, nos esprits seront capables de converser ensemble, tandisque nos corps demeureront inertes. Au bout d’un certain temps, lanature reprendra ses droits, nos esprits réintégreront leurs corpsrespectifs, et tout redeviendra comme avant. Avec votreautorisation, nous allons maintenant commencer notreexpérience.

Les applaudissements fusèrent à nouveau ;après quoi l’assistance observa un silence expectatif. En quelquespasses rapides, le Professeur mesmérisa le jeune homme, quis’effondra sur sa chaise, pâle et rigide. Puis il tira de sa pocheun globe de verre, et, en concentrant son regard sur ce globe et enfaisant un gros effort mental, il parvint à se placer dans le mêmeétat. C’était un spectacle étrange et impressionnant que de voir cevieil homme et le jeune étudiant assis tous deux en catalepsie. Oùdonc leurs âmes s’étaient-elles envolées ? Telle était laquestion que se posaient tous les assistants.

Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix, puisquinze, et encore quinze autres : le Professeur et son élèveétaient toujours assis et inertes sur l’estrade, et les savantsassemblés n’avaient pas encore entendu le moindre son ; tousles yeux étaient concentrés sur les deux figures blêmes, pourguetter le premier signe de leur réanimation. Près d’une heures’écoula avant que les spectateurs fussent récompensés de leurpatience. De vagues couleurs revinrent sur les joues du professeurvon Baumgarten : l’âme rétintégrait son habitation terrestre.Soudain il étira ses longs bras maigres, comme s’ils’éveillait ; il se frotta les yeux, se leva et regarda autourde lui ; il n’avait pas l’air de savoir où il se trouvait.

– Tausend Taulel !s’exclama-t-il avant de débiter tout un chapelet de jurons del’Allemagne du Sud au grand étonnement de son assistance et auscandale du disciple de Swedenborg. Où diable suis-je donc, et parle tonnerre que s’est-il passé ? Oh oui, je me rappellemaintenant ! L’une de ces idiotes expériences mesmériennes…Cette fois il n’y a pas de résultat, car je ne me rappelle rien dutout depuis que j’ai perdu conscience. Ainsi vous avez tous voyagépour des nèfles, mes bons camarades de la science ? Ah, c’estune bien bonne blague !

Sur ces mots le professeur-régent dephysiologie éclata de rire et se tapa sur les cuisses d’une manièreparticulièrement indécente. Ses invités étaient tellement exaspérésde se voir pareillement traités que des désordres auraient sûrementéclaté si le jeune Fritz von Hartmann qui sortait de sa léthargien’était judicieusement intervenu. S’avançant jusqu’au bord del’estrade, l’étudiant entreprit d’excuser la conduite répréhensibledu Professeur.

– Je regrette de dire, déclara-t-il, quec’est un genre d’hurluberlu, en dépit du sérieux qu’il affectait audébut de l’expérience. Il souffre encore d’une réactionmesmérienne, et vous ne pouvez le tenir pour responsable de sonlangage. Quant à l’expérience elle-même, je ne la considère pascomme un échec. Il est très possible que nos esprits se soiententretenus dans l’espace pendant l’heure qui s’est écoulée ;mais malheureusement notre grossière mémoire corporelle estdistincte de notre esprit, et nous ne pouvons pas nous rappeler cequi s’est passé. Je vais dorénavant consacrer mon énergie à trouverun moyen grâce auquel des esprits pourront se rappeler ce qu’ilsont fait dans leur état de liberté, et j’espère que lorsque jel’aurai trouvé, j’aurai le plaisir de vous revoir tous ici danscette salle, et de vous communiquer mes résultats.

Ce petit discours, prononcé par un étudiant sijeune, provoqua un vif étonnement dans l’auditoire : certainsse sentirent confusément offensés et trouvèrent qu’il prenait desairs trop importants. Dans leur majorité toutefois, les assistantsle considérèrent comme un jeune homme de grand avenir ; enquittant la salle ils ne pouvaient que comparer sa conduite pleinede dignité avec la légèreté de son Professeur qui, pendant lesobservations de son élève, était demeuré dans son coin à rire debon cœur, nullement consterné par l’échec de sa tentative.

Ces hommes de science repartaient avecl’impression qu’ils n’avaient rien vu de notable ; pourtantl’une des choses les plus surprenantes de l’histoire du mondevenait de se produire sous leurs yeux. Le professeur von Baumgartenavait reçu confirmation de sa théorie suivant laquelle, pendant uncertain temps, son esprit et celui de son élève avaient désertéleurs corps respectifs. Mais une bizarre complication imprévueavait surgi : l’esprit de Fritz von Hartmann avait réintégréle corps d’Alexis von Baumgarten, et l’esprit d’Alexis vonBaumgarten était rentré dans le corps de Fritz von Hartmann. D’oùla grossièreté du langage argotique qui était tombé des lèvres dugrave Professeur ; d’où, aussi, la déclaration pleine de tenuede l’étudiant insouciant. C’était un événement sansprécédent ! Personne ne s’en était rendu compte, les deuxintéressés encore moins que les spectateurs.

Le corps du Professeur, prenant subitementconscience d’une grande sécheresse au fond de sa gorge, sortit dansla rue ; il riait encore du résultat de l’expérience, carl’âme de Fritz von Hartmann qui y logeait se réjouissait d’avoirgagné une fiancée aussi facilement. Son premier mouvement futd’aller la voir, mais à la réflexion il jugea qu’il valait mieuxattendre que Madame von Baumgarten fût informée par son mari del’accord intervenu. Il descendit donc vers la taverne du GrünerMann, qui était le lieu de rendez-vous préféré des pireschahuteurs, et il brandit joyeusement sa canne en entrant dans lepetit salon où étaient déjà réunis Spiegel, Muller et unedemi-douzaine d’autres gais compagnons.

– Ah, ah, mes enfants ! cria-t-il,Je savais que je vous trouverais ici. Buvez, buvons tous, commandezce que vous voulez ! Aujourd’hui j’offre une tournéegénérale !…

Si l’homme vert de l’enseigne avaitbrusquement fait son entrée dans la salle de café et réclamé unebouteille de vin, les étudiants n’auraient pas été plus ahuris.Pendant deux ou trois minutes ils le regardèrent complètementabasourdis, sans être capables de répondre quoi que ce soit à soninvitation cordiale.

– Donner und Blitzen ! criale Professeur en colère. Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êteslà à me regarder comme des pourceaux collés sur un banc. Qu’ya-t-il ?

– C’est un honneur… inattendu !balbutia Spiegel.

– Honneur ? De la crotte !répondit le Professeur. Pensez-vous que, parce que je viensd’exhiber du mesmérisme à de vieux fossiles, je serais trop fierpour m’associer à de chers vieux amis comme vous ? Quittez cefauteuil, Spiegel mon garçon, pour que je préside !Bière ? Vin ? Schnaps ? Commandez ce que vouspréférez, mes enfants : c’est moi qui régale !

Jamais le Grüner Mann ne connut d’après-midiplus agité. Les pots mousseux de bière et les bouteilles au longcol de vin du Rhin circulèrent avec entrain. Peu à peu lesétudiants perdaient leur timidité en face de leur Professeur.Celui-ci d’ailleurs criait, chantait, vociférait, rugissait :il mit en équilibre sur son grand nez une longue pipe, et il offritde disputer un cent mètres contre n’importe qui. Le cabaretier etsa servante échangeaient derrière la porte des réflexions quitraduisaient leur étonnement devant un pareil comportement :étaient-ce là, disaient-ils, manières dignes d’un professeur-régentde la vieille Université de Keinplatz ? Ils eurent encore biendes choses à se raconter plus tard, car le savant défonça lechapeau haut de forme du cabaretier et alla embrasser la servantedans la cuisine.

– Messieurs !… commença leProfesseur.

Il s’était dressé au haut bout de la table,légèrement vacillant, et il balançait son verre de vin devant songrand nez.

– …Je dois vous expliquer à présentquelle est la cause de cette réjouissance.

– Écoutez ! Silence ! hurlèrentles étudiants en martelant la table de leurs pots de bière. Undiscours ! Un discours !

– Le fait est, mes amis, déclara leProfesseur dont les yeux étincelaient derrière les lunettes, quej’espère me marier bientôt.

– Marié ! s’écria un étudiant plushardi que les autres. Madame est donc morte ?

– Madame qui ?

– Hé bien, Madame von Baumgarten,naturellement !

– Ah, ah ! s’exclama le Professeuren riant. Je vois que vous êtes au courant de mes petitesdifficultés. Non, elle n’est pas morte ; mais j’ai de bonnesraisons pour croire qu’elle ne s’opposera pas à mon mariage.

– C’est vraiment très gentil de sapart ! remarqua un étudiant.

– En fait, reprit le Professeur, elledoit être maintenant persuadée qu’il lui faut m’aider à trouver unefemme. Elle et moi, nous ne nous sommes jamais bien entendus ;mais j’espère que nos différends touchent à leur terme, et quelorsque je serai marié, elle viendra habiter chez moi.

– Quelle heureuse famille ! soupiraun loustic.

– C’est ma foi vrai ! Et je compteque vous assisterez tous à mon mariage. Je ne citerai aucun nom,mais je bois à ma petite fiancée !

– À la santé de sa petite fiancée !rugirent les mauvais garçons dans de grands éclats de rire. À sasanté ! Sie soll leben… Hoch !

Et la fête reprit avec encore plusd’animation. Chaque étudiant voulut imiter le Professeur et boireun toast à la santé de la fille de son cœur.

Pendant ces réjouissances au Grüner Mann, unescène fort différente se déroulait ailleurs. Le jeune Fritz vonHartmann, nanti d’un visage solennel et d’un air distingué, avaitconsulté divers instruments mathématiques, aprèsl’expérience ; ensuite il avait lancé un ordre péremptoire augardien du laboratoire, il était sorti et il avait pris lentementla direction de la maison du savant. Devant lui, il aperçut vonAlthaus, professeur d’anatomie ; il accéléra le pas et lerattrapa.

– Dites-moi, von Althaus !s’écria-t-il en lui tapant sur le bras. L’autre jour, vous m’aviezdemandé un renseignement sur la paroi médiane des artèrescérébrales. J’ai découvert…

– Donnerwetter ! s’exclamavon Althaus qui était un vieillard irascible. Que signifie cetteimpertinence ? Je vous traînerai devant le Conseil deDiscipline de l’Université pour votre extravagance,Monsieur !

Sur cette menace il pivota sur ses talons ets’éloigna. Von Hartmann fut très surpris par cette réception :« Voilà une conséquence de l’échec de mon expérience » sedit-il. Et il poursuivit tristement sa route.

De nouvelles surprises l’attendaientcependant. Deux étudiants coururent derrière lui pour le rattraper.Ces jeunes gens, au lieu de lever leurs casquettes ou de luitémoigner la moindre marque de respect, poussèrent un sauvagehurlement de joie et se saisirent chacun d’une manche de vonHartmann en voulant le tirer avec eux.

– Gott in Himmel !rugit von Hartmann. Que signifie une insulte aussidélibérée ? Où m’emmenez-vous ?

– Casser la tête d’une bouteille devin ! répondirent les deux étudiants. Venez donc ! C’estune invitation que vous n’avez jamais refusée.

– Jamais je n’ai vu pareilleinsolence ! cria von Hartmann. Lâchez-moi le bras, ou je vousferai renvoyer ! Laissez-moi, je vous dis ! !

Avec une rage incontrôlable il distribua forcecoups de pied.

– Oh, si vous le prenez comme ça, allezoù bon vous semble ! lui dirent les étudiants. Nous boironsbien sans vous.

– Je vous connais. Vous me paierezcela ! leur lança von Hartmann.

Il continua son chemin vers ce qu’il supposaitêtre sa propre maison, très échauffé par les deux incidents.

Madame von Baumgarten, qui regardait par lafenêtre parce qu’elle s’étonnait que son mari fût en retard pour ledéjeuner, aperçut le jeune étudiant sur la route. Comme nousl’avons dit, elle professait à son égard une vive antipathie etlorsqu’il s’aventurait chez elle, c’était sous la protection duProfesseur. Sa surprise de le voir arriver seul s’accrut encorequand il ouvrit la porte à claire-voie et s’engagea dans l’alléeavec l’air de quelqu’un qui se croit le maître de la situation.Pouvant à peine se fier à ses yeux, elle se précipita vers laporte, tous ses instincts maternels en émoi. Des fenêtres du haut,la belle Élise avait également remarqué la démarche audacieuse deson amoureux ; son cœur se mit à battre vite, autant d’orgueilque de consternation.

– Bonjour, Monsieur ! dit MadameBaumgarten à l’intrus en lui barrant majestueusement le seuil.

– C’est en vérité un bon jour,Martha ! répliqua l’autre. Allons, ne restez pas ici comme unestatue de Junon, mais dépêchez-vous de servir le déjeuner, car jesuis à peu près mort de faim.

– Martha ! Le déjeuner ! répétala femme du Professeur qui manqua de tomber à la renverse.

– Oui, le déjeuner, Martha, ledéjeuner ! hurla von Hartmann qui devenait susceptible. Ya-t-il dans cette requête quelque chose d’extraordinaire, alorsqu’un homme a passé sa matinée à travailler ? J’attendrai dansla salle à manger. Servez-moi n’importe quoi : des saucisses,des choux, des prunes, ce que vous aurez sous la main. Mais quefaites-vous à me regarder bouche bée ? Femme, allez-vous ouiou non agiter vos jambes ?…

Cette dernière phrase, accompagnée d’unvéritable trépignement de rage, eut pour effet de faire fuir labonne Madame von Baumgarten ; elle s’enferma dans sa cuisineoù elle piqua une crise de nerfs. Entre temps, von Hartmann étaitentré dans la salle à manger, et s’était jeté sur le canapé. Ilétait d’une humeur noire.

– …Élise ! appela-t-il. Au diableles femmes ! Élise !

Convoquée sur ce ton plutôt rude, la jeunefille descendit timidement de sa chambre.

– Mon amour ! s’écria-t-elle enl’enlaçant tendrement.

Je sais que vous avez agi ainsi pour l’amourde moi. C’était une ruse pour me voir, dites ?

Von Hartmann fut tellement indigné par cettenouvelle agression qu’il resta sans voix ; il ne put quelancer des regards furieux et serrer les poings, tout en sedéfendant contre les baisers de la jeune fille. Quand il recouvritenfin l’usage de la parole, il se laissa emporter par un telouragan de colère qu’Élise recula et, épouvantée, se laissa tomberdans un fauteuil.

– Jamais je n’ai vécu une tellejournée ! vociféra von Hartmann en tapant du pied. Monexpérience a échoué. Von Althaus m’a outragé. Deux étudiants m’ontraccolé sur la route. Ma femme manque de s’évanouir quand je luidemande à déjeuner, et ma fille s’élance sur moi pour m’étreindrecomme un ours sauvage !

– Vous êtes malade, mon chéri ! Vousavez la cervelle à l’envers. Vous ne m’avez pas embrassée unefois !

– Non, et je n’ai pas l’intention de lefaire ! déclara von Hartmann avec décision. Vous devriez avoirhonte de vous. Pourquoi n’allez-vous pas me chercher mespantoufles, ni aider votre mère à me servir mon déjeuner ?

– Est-ce donc pour en arriver là, s’écriaÉlise en enfouissant son visage dans son mouchoir, que je vous aimepassionnément depuis plus de dix mois ? Que j’ai bravé lecourroux de ma mère ? Oh, vous avez brisé mon cœur ! Oui,vous l’avez brisé !

Elle se mit à sangloter désespérément.

– En voilà plus que je ne puistolérer ! gronda von Hartmann. Que diable veut dire cettefille ? Qu’ai-je donc fait il y a dix mois pour vous inspirerune affection aussi particulière ? Puisque vous m’aimez tant,vous feriez mieux d’aller me chercher des saucisses et un peu depain, au lieu de débiter tant d’absurdités !

– Oh, mon chéri ! cria lamalheureuse jeune fille en se jetant dans les bras de celui qu’ellecroyait être son Fritz. Dites-moi que vous ne faites que plaisanterpour effrayer votre petite Élise !

Le hasard voulut qu’au moment de cetteétreinte passionnée autant qu’imprévue von Hartmann se fût adossécontre l’extrémité du canapé lequel, comme c’est souvent le casavec le mobilier allemand, était délabré et bancal. Le hasardvoulut encore que sous l’extrémité du canapé il y eût une cuvepleine d’eau, dans laquelle le physiologiste procédait à certainesexpériences sur des œufs de poisson, et qu’il gardait dans la salleà manger pour la maintenir à température égale. Le poidssupplémentaire de la jeune fille se combina avec l’impétuosité deson élan pour mettre un terme à la carrière du canapé ;l’infortuné étudiant bascula en arrière dans la cuve : sa têteet ses mains s’y coincèrent incommodément, tandis que sesextrémités inférieures s’agitaient désespérément dans les airs. Lacoupe de son amertume déborda. Non sans difficulté il parvint às’extraire de sa position déplaisante, émit un cri inarticuléd’exaspération, prit son chapeau et sortit sans vouloir écouter lessupplications d’Élise. Trempé, dégouttant d’eau, il retourna versla ville, afin de trouver dans un cabaret la nourriture et lesaises qui lui étaient refusées chez lui.

Pendant que l’esprit de von Baumgarten logédans le corps de von Hartmann se hâtait sur le chemin en lacets quimenait à la petite ville, il aperçut un homme âgé qui venait danssa direction et qui, manifestement, était pris de boisson. VonHartmann se gara sur le côté de la route pour observer cet individuqui titubait en zigzaguant et en chantant d’une voix éraillée unrefrain d’étudiant. D’abord il ne fut intéressé que par lecontraste entre une apparence vénérable et un état aussitriste ; et puis il se rendit compte qu’il connaissait biencet homme, sans toutefois pouvoir se rappeler quand et où ill’avait rencontré. Cette impression devint si forte que lorsquel’inconnu parvint à sa hauteur, il se planta devant lui etl’examina attentivement.

– Alors, mon fils ? interrogeal’ivrogne en examinant à son tour von Hartmann et en se balançantdevant lui. Où diable vous ai-je déjà vu ? Je vous connaisaussi bien que je me connais moi-même. Qui diableêtes-vous ?

– Je suis le professeur von Baumgarten,répondit l’étudiant. Puis-je vous demander qui vous êtes ?Votre physionomie ne m’est pas inconnue.

– Vous ne devriez jamais mentir, jeunehomme ! dit l’autre. Vous n’êtes sûrement pas le Professeur,car c’est un vieux bonhomme laid et au bord de la tombe, alors quevous êtes un jeune gaillard aux larges épaules. Je m’appelle Fritzvon Hartmann pour vous servir.

– Certainement pas ! s’exclama lecorps de von Hartmann. Vous pourriez être son père tout au plus.Mais dites-moi, Monsieur, savez-vous que vous portez mes boutons deplastron et ma chaîne de montre ?

– Donnerwetter ! hoquetal’autre. Si vous n’avez pas là le pantalon à cause duquel montailleur va me saisir, que je ne boive plus jamais debière !

Accablé par les incidents étranges dont ilavait été victime toute la journée, von Hartmann passa une main surson front et baissa les yeux. Le hasard voulut (encore) qu’ilaperçût la réflection de sa propre tête dans une mare que la pluieavait laissée sur la route. À son immense stupéfaction il constataqu’il avait la tête d’un jeune étudiant et qu’à tous points de vueil était la vivante antithèse de la silhouette grave et austère oùson esprit avait l’habitude de loger. En quelques instants sacervelle agile fit le tour des événements et arriva à la conclusioninévitable. Il faillit s’effondrer sous le choc !

– Himmel ! s’écria-t-il. Jevois tout. Nos âmes se sont trompées de corps. Je suis vous, etvous êtes moi. Ma théorie est démontrée, mais à quel prix !L’esprit le plus savant de l’Europe peut-il se promener sous unextérieur aussi frivole ? Oh, voilà anéantis les travaux detoute une existence !

De désespoir, il se frappait la poitrine.

– Dites ! fit observer le véritablevon Hartmann dans le corps du Professeur. Je vois bien la force devos remarques, mais je vous prie de ne pas me taper dessus commecela. Vous avez reçu mon corps en excellent état ; mais jem’aperçois que vous l’avez mouillé et meurtri, et que vous avezéparpillé du tabac à priser sur ma chemise.

– Qu’importe ! cria l’autre d’unevoix morose. Il nous faudra demeurer tels que nous sommes. Mathéorie est prouvée d’une manière éclatante, mais le prix en estterrible !

– Si je le croyais aussi, réponditl’esprit de l’étudiant, je serais en effet assez peiné. Queferais-je avec ces vieux membres tout raides ? Commentcourtiserais-je Élise et la persuaderais-je que je ne suis pas sonpère ? Dieu merci, en dépit de la bière qui m’a enivré, jevois un moyen d’en sortir !

– Lequel ? interrogea le Professeurhaletant.

– Hé bien, en recommençant l’expérience.Libérons encore une fois nos esprits ; il est probable qu’ilsréintégreront leurs corps respectifs.

Jamais noyé ne se cramponna plus fermement àun fétu de paille que l’esprit de von Baumgarten à cettesuggestion. Dans une hâte fébrile il tira son propre corps sur lecôté de la route et le mit en extase mesmérienne. Puis il tira desa poche le globe de cristal, et tomba dans le même état.

Des étudiants, des paysans qui passèrent parlà furent bien étonnés de voir l’éminent professeur de physiologieet son élève préféré assis tous deux sur un talus très crotté, etcomplètement insensibles. Au bout d’une heure, toute une foules’était rassemblée ; les curieux venaient de décider de fairevenir une ambulance pour les transporter à l’hôpital, quand lesavant ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Pendant quelquesinstants il eut l’air d’avoir oublié comment il se trouvaitlà ; mais bientôt il étonna l’assistance en agitant ses brasmaigres au-dessus de sa tête et en hurlant deravissement :

– Gott sei gedanket ! Jesuis redevenu moi-même ! Je le sens !

L’ahurissement des spectateurs ne fut pasmoins grand quand l’étudiant se leva d’un bond, poussa le mêmecri ; tous deux se mirent à danser une sorte de pas de joie aumilieu de la route.

Pendant quelque temps, les habitants deKeinplatz eurent des doutes sur l’équilibre mental des deux acteursde cette scène. Lorsque le Professeur publia le compte rendu de sonexpérience dans le Medicalschrift, comme il l’avaitpromis, il se heurta de la part de ses collègues à toutes sortes desuggestions plus ou moins nettement formulées mais qui serésumaient à ceci : il ferait bien de veiller à sa santémentale, car une autre publication de ce genre le conduirait toutdroit dans un asile d’aliénés. Quant à l’étudiant, l’expérience luienseigna également qu’il aurait intérêt à se taire.

Ce soir-là en tout cas, quand l’éminentProfesseur rentra chez lui, il ne reçut pas l’accueil cordial qu’ilétait en droit d’espérer après ses étranges aventures. Il fut aucontraire rudement houspillé par sa femme et sa fille, à la foisparce qu’il puait la bière, le vin et le tabac, et aussi parcequ’il avait été absent quand un jeune polisson avait envahi samaison et les avaient insultées. Il fallut beaucoup de temps pourque l’atmosphère domestique de la demeure du Professeur sepacifiât, et beaucoup plus de temps encore pour que le visagesympathique de von Hartmann reparût sous son toit. La persévérancetoutefois renverse tous les obstacles : l’étudiant réussit àapaiser les deux femmes furieuses et à regagner le cœur d’Élise. Iln’a plus aujourd’hui à redouter les foudres de Madame vonBaumgarten, car il est devenu le Hauptmann von Hartmann, des uhlansdu Kaiser, et la tendre Élise lui a déjà offert deux petits uhlansen signe de gage de sa clémence.

UNE MOSAÏQUE LITTÉRAIRE

CyprianOverbeck Wells : a Literary Mosaic.

J’ai depuis mon enfance la convictionirrésistible que ma véritable vocation est la littérature. Maisj’éprouve des difficultés quasi insurmontables à faire partager cepoint de vue à une personne qualifiée. Certes, des amis personnels,après avoir écouté mes épanchements, sont allés jusqu’às’écrier : « Réellement, Smith, ce n’est pas simal ! » ou : « Vous voulez mon avis, monvieux ? Hé bien, envoyez donc cela à une revuequelconque ! » Seulement je n’ai jamais eu le couraged’informer mon donneur d’avis que l’article en question avait étédéjà expédié à presque toutes les publications de Londres, etm’avait été retourné avec une célérité et une précision tout à lagloire de nos services postaux.

Si mes manuscrits avaient été des boomerangsen papier, ils ne seraient pas revenus avec une exactitude plusgrande à leur malheureux expéditeur. Oh, la bassesse, la vilenie del’instant où le petit cylindre de feuillets remplis d’une écritureserrée et qui semblaient si prometteurs quelques jours plus tôtm’est rendu par un postier sans pitié ! Et la dépravationmorale qui transparaît derrière le ridicule prétexte invoqué par lerédacteur en chef : un « manque de place » !Quittons ce sujet pénible ; il constitue d’ailleurs unedigression par rapport à ce que j’avais l’intention d’écrire.

Depuis l’âge de dix-sept ans jusqu’àvingt-trois, j’ai été un volcan littéraire en éruption perpétuelle.Poèmes ou contes, articles ou manifestes, rien ne rebutait maplume. Du grand serpent de mer à l’hypothèse nébulaire, j’étaisprêt à écrire sur n’importe quoi, et je peux à bon droitm’enorgueillir d’avoir rarement traité un problème sans l’avoirassorti d’un éclairage neuf. La poésie et le roman ont eu toujourspour moi un attrait spécial. Comme j’ai pleuré sur le pathos de meshéroïnes ! Comme j’ai ri aux morceaux de bravoure de mesbouffons ! Hélas ! Je ne parvenais pas à trouverquelqu’un qui partageât mes appréciations, et l’admirationsolitaire de soi, toute sincère qu’elle est, devient lassante aubout d’un certain temps. Mon père me reprochait des dépensesexcessives et il me faisait également grief de perdre montemps : j’ai donc été contraint de renoncer à mes rêvesd’indépendance littéraire et de me faire employé de bureau dans unefirme commerciale qui faisait du négoce avec l’AfriqueOccidentale.

Même lorsque je fus condamné aux tâchesprosaïques qui étaient mon lot au bureau, je suis demeuré fidèle àmon premier amour. J’ai introduit des phrases imagées et léchéesdans les plus banales lettres d’affaires ; il paraît qu’ellesétonnaient beaucoup leurs destinataires. Mon sarcasme raffiné afait se tordre de douleur des fournisseurs défaillants. De temps àautre, comme le grand Silas Wegg, je me laissais aller à la poésie,ce qui me permettait de hausser le ton de la correspondance. Ainsi,quoi de plus élégant que ma façon de transmettre les instructionsde la société à l’un des capitaines de nos navires ? Jugezplutôt :

« D’Angleterre, capitaine, vous mettrez

Directement lecap sur Madère,

Vousdébarquerez les boucauts de bœuf salé,

Puis en routepour Ténériffe.

Soyez, s’ilvous plaît, attentif, froid, prudent

Avec lesmarchands des Canaries.

Quand vousappareillerez, suivez

Les meilleursvents alizés jusqu’à la côte.

Descendezensuite si vous devez aller

Vers la terrede Calabar,

Et de là vouspoursuivrez

Sans désemparerjusqu’à Fernando Po… »

Il y en avait quatre pages. Le capitaine, aulieu de serrer ce petit trésor, s’est rendu le lendemain auxbureaux, a demandé avec une chaleur excessive ce que signifiait unepareille lettre ; j’ai été forcé de la retraduire en prose.Mon patron m’a sévèrement réprimandé : il était, vous levoyez, complètement dépourvu de goûts littéraires !

Tout cela, néanmoins, ne constitue qu’unpréambule pour aboutir au fait qu’après une dizaine d’années debesognes fastidieuses j’ai hérité d’un legs qui, bien que petit,suffisait à mes besoins modestes. Ma première manifestationd’indépendance a été de louer une maison tranquille, éloignée duvacarme de Londres, où je me suis installé avec l’ambition deproduire une grande œuvre qui me singulariserait dans la vastefamille des Smith, et qui immortaliserait ma réputation. Dans cebut j’ai acheté plusieurs cahiers de papier ministre, une boîte deplumes d’oie, une bouteille d’encre ; après quoi j’ai consignéma porte, et je me suis mis en quête d’un sujet convenable.

Cette quête s’est prolongée pendant plusieurssemaines. Au bout de ce laps de temps, j’ai constaté qu’à force degrignoter mes plumes j’en avais déjà dévoré un grand nombre, et quej’avais gaspillé mon encre en taches, pâtés, et essaisavortés : l’encre était partout, sauf dans la bouteille. Pource qui était de l’œuvre même, la facilité de ma jeunesse m’avaitabandonné : le vide, un grand vide, régnait dans matête ; il m’était impossible d’inciter mon imagination stérileà évoquer un caractère ou un événement.

Dans cette impasse, j’ai décidé de consacrermes loisirs à parcourir les ouvrages des principaux romanciersanglais, depuis Daniel Defoë jusqu’aux contemporains. J’espéraisstimuler mes idées latentes et connaître à fond la tendancegénérale de la littérature. Depuis quelque temps j’avais évitéd’ouvrir un livre d’imagination, car l’un des pires défauts de majeunesse avait été d’imiter invariablement autant qu’inconsciemmentle style du dernier auteur que j’avais lu. Mais à présent j’avaisrésolu de rechercher la sécurité au sein d’une multitude et, enconsultant tous les classiques anglais, de conjurer le péril d’enimiter un de trop près. Au moment où commence mon récit, je venaisde parcourir la plus grande partie des romans courants.

Donc, le 4 juin 1886, vers dix heures moinsvingt du soir, après avoir avalé un welsh rarebit et une pinte debière, je me suis assis dans mon fauteuil, j’ai calé mes pieds surun tabouret et j’ai allumé ma pipe, conformément à mes habitudes.Mon pouls et ma température étaient très certainement normaux.J’aurais volontiers indiqué la mesure de la pression barométrique,mais mon baromètre malchanceux avait fait une chute de cent deuxcentimètres (distance d’un clou au plancher) et il n’était plusdigne de crédit. Nous vivons à un âge scientifique, et je me flattede ne pas être en retard sur mon époque.

Dans le confortable état léthargique quiaccompagne à la fois la digestion et l’empoisonnement par nicotine,je me suis tout à coup rendu compte d’un événementextraordinaire : mon petit salon était devenu un grand salon,et mon humble table avait grandi en proportion. Autour de sonacajou massif, un grand nombre de personnes étaient assises ;elles parlaient sérieusement devant des livres et des brochureséparpillés. Je n’ai pu faire autrement que remarquer qu’ellesétaient habillées de costumes très divers ; les plus prochesde moi portaient des perruques, de hautes cravates et de lourdesbottes en cuir noble ; la majorité à l’autre bout était vêtueà la mode d’aujourd’hui ; j’ai identifié, avec étonnement,plusieurs gens de lettres éminents que j’avais l’honneur deconnaître. Il y avait deux ou trois femmes dans l’assistance. Je meserais bien levé pour accueillir mes hôtes imprévus, mais toutefaculté de me mouvoir semblait m’avoir déserté ; je ne pouvaisque demeurer tranquille et écouter leur conversation qui, je n’aipas tardé à le comprendre, me concernait exclusivement.

– Morbleu ! s’est écrié un hommerude et bronzé qui fumait une longue pipe de terre à une extrémitéde ma table. Mon cœur s’attendrit sur lui. Voyons, mes compères,nous aussi nous avons connu les mêmes difficultés ! Par mafoi, jamais mère ne s’est fait autant de souci pour son fils aînéque moi, quand Rory Random est sorti pour faire son chemin dans lemonde !

– Très juste, Tobias, très juste ! acrié un autre homme qui était assis tout près de moi. Je jure quej’ai perdu plus de graisse sur le pauvre Robinson sur son île quesi j’avais eu deux fois la fièvre quarte. L’histoire était presqueterminée quand milord de Rochester entre d’un air glorieux ;c’était un joyeux drôle, quelqu’un qui pouvait faire ou défaired’un mot une réputation littéraire. « Alors, Defoë, me dit-il,vous avez un conte en train ? – C’est vrai, milord. – Un contebien gai, j’espère ? Parlez-moi un peu de l’héroïne,Dan ! Une jolie fille, n’est-ce pas ? – Non,milord ; il n’y a pas d’héroïne dans cette affaire. – Ne jouezpas sur les mots ; vous pesez chaque mot comme un avouééchaudé. Parlez-moi du principal personnage féminin, qu’elle soitune héroïne ou pas. – Milord, il n’y a pas de personnage féminin. –Alors, allez au diable, et votre livre aussi ! Vous feriezmieux de le brûler ! » Sur quoi il sort fort courroucé.Je me mets à me lamenter sur mon pauvre roman : autant direqu’il était condamné à mort avant d’avoir vu le jour. Et pourtant,pour un homme qui a entendu parler de milord de Rochester, il y ena bien mille qui ont entendu parler de Robinson et de sonVendredi !

– C’est vrai, Defoë ! a déclaré unhomme au visage bienveillant et en habit rouge qui était assisparmi les modernes. Mais tout cela n’aidera nullement notre bon amiSmith à démarrer son histoire ; or je crois que c’était làjustement l’objet de notre réunion.

– Pickwick a bien parlé ! a lancéson voisin.

Tout le monde s’est mis à rire, y comprisl’homme au visage bienveillant qui s’est écrié :

– Charley Lamb. Charley Lamb, vous nechangerez jamais ! Vous nous ferez toujours rire, même si pourcela vous deviez être pendu !

– Ce qui serait un motif dechangement ! a répliqué l’autre sous de nouveaux rires.

Pendant ce temps, j’avais commencé à mesurerconfusément dans ma cervelle engourdie l’honneur immense quim’était fait. Les plus grands maîtres du roman à toutes les époquesde la littérature anglaise s’étaient apparemment donné rendez-vouschez moi afin de me secourir dans mes difficultés. J’étaisincapable de mettre un nom sur tous les visages réunis autour de matable ; mais quand je considérais attentivement certains demes hôtes, je les reconnaissais d’après des tableaux ou de simplesdescriptions. Ainsi, entre les deux premiers causeurs, quis’étaient révélés comme étant Defoë et Smollett, un vieil hommecorpulent, brun, sombre avait des traits rudes et accusés ;j’étais sûr que c’était l’auteur célèbre de Gulliver. À l’autrebout de la table, j’ai cru identifier Fielding et Richardson, demême que j’étais prêt à jurer que ces joues creuses et cette figurecadavérique appartenaient à Lawrence Sterne. En remontant parmicette noble assistance, je distinguais le grand front de Sir WalterScott, les traits virils de George Eliott et le nez aplati deThackeray. Chez les vivants, j’ai aperçu James Payn, Walter Besant,la femme de lettres connue sous le nom de « Ouida »,Robert Louis Stevenson, ainsi que plusieurs autres écrivains demoindre réputation. Jamais sans doute auparavant, tant de beauxesprits ne s’étaient retrouvés sous le même toit.

– Hé bien, est intervenu Sir Walter Scottavec un fort accent, vous connaissez, Messieurs, le chant duménestrel :

« Johnstone le Noir avec ses dix soldats

Pouvait glacerun cœur d’effroi.

Mais Johnstonetout seul

Était craintdix mille fois moins. »

« Les Johnstone étaient l’une desfamilles de Redesdale, cousins au deuxième degré des Armstrong, etparents par mariage des…

– Peut-être, Sir Walter, a interrompuThackeray, voudriez-vous prendre la responsabilité de dictervous-même à ce jeune aspirant littéraire le commencement d’unehistoire ?

– Na, na ! s’est écrié Sir Walter.Je ferai ma part, mais voici Charlie là-bas, qui est aussi pleind’esprit qu’un radical peut l’être de forfaiture. C’est à lui dedonner le branle.

Dickens a secoué la tête ; il allait sansdoute refuser cet honneur, quand parmi les modernes une voix que jen’ai pas identifiée s’est élevée.

– Et si nous commencions au bout de latable en faisant le tour, chacun apportant sa contribution au gréde sa fantaisie ?

– Adopté ! ont crié toutes lesvoix.

Les regards se sont alors tournés versDefoë : il paraissait gêné ; il remplissait sa pipe enplongeant dans une grande tabatière placée devant lui.

– Non, voyons ! a-t-il protesté. Ily a ici d’autres écrivains plus dignes…

Mais il a été interrompu par des« Non ! » répétés, et Smollett a crié :

– Allez-y, Dan ! Allez-y !Vous, moi et le Dean, nous courrons chacun une petite bordée pourle faire sortir du port ; ensuite il voguera où bon luisemblera.

Ainsi encouragé, Defoë s’est éclairci lagorge.

– Mon père était un petit propriétaire duCheshire fort à son aise. Il s’appelait Cyprian Overbeck ;mais quand il s’est marié vers 1617, il a accolé à son nom celui dela famille de sa femme, Wells. Voilà pourquoi moi, leur fils aîné,je m’appelle Cyprian Overbeck Wells. La ferme avait des terres trèsfertiles, ainsi que les meilleurs pâturages du pays ; mon pèrea donc été en mesure de mettre de côté un millier de couronnesqu’il a engagées dans une spéculation risquée aux Indes, avec uneréussite si merveilleuse qu’en moins de trois ans il s’est trouvé àla tête d’une somme quatre fois plus élevée. Fier de ce résultat,il a acheté une part de propriété du navire qui faisait lanavette ; il l’a rempli une fois de plus de toutes les denréesqui étaient les plus recherchées, par exemple des vieux mousquets,des haches, de la verroterie, des aiguilles, etc. Et il m’a placé àbord en subrécargue afin de veiller à ses intérêts.

« Nous avons eu un vent favorablejusqu’au Cap Vert ; là, avec le concours de bons alizés dunord-ouest, nous avons gentiment descendu la côte africaine. Endehors d’un pirate barbaresque que nous avons aperçu de loin, augrand désespoir de nos mariniers qui se voyaient déjà vendus commeesclaves, nous avons eu de la chance. Mais à cent lieues du Cap deBonne Espérance, le vent a tourné et a soufflé du sud avec unegrande violence ; la mer se soulevait à une telle hauteur quel’extrémité de la grand’vergue trempait dans l’eau ; le maîtred’équipage a déclaré devant moi que depuis quarante-cinq ans qu’ilétait marin il n’avait jamais vu chose pareille et qu’ils’attendait au pire. Je me suis tordu les mains, je me suis mis àgenoux, je me suis lamenté ; le mât s’en est allé par-dessusbord dans un grand fracas ; j’ai cru que le navire était fenduen deux ; je me suis évanoui de peur et je suis tombé dans lesdalots ou je suis demeuré comme mort, ce qui a été mon salut, commeon le verra par la suite. Les mariniers en effet, abandonnant toutespoir de sauver le bateau et s’attendant à le voir sombrer à toutmoment, ont mis à l’eau le grand canot de sauvetage où je crainsqu’ils n’aient trouvé la mort à laquelle ils voulaient échapper,car je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Quant à moi, ayantrepris connaissance, j’ai découvert que, par un effet de laProvidence, la mer s’était calmée, et que j’étais tout seul à borddu bateau. Cette dernière constatation m’a consterné ; j’airecommencé à me tordre les mains et à gémir sur mon malheureuxsort ; finalement, comparant ma condition à celle de mesmalheureux camarades, je suis descendu dans le petit salon où je mesuis réconforté avec les provisions qui se trouvaient dans lecoffre du capitaine.

À cet endroit, Defoë a fait observer qu’à sonavis il avait donné un bon départ, et il a transmis la suite auxsoins du Dean Swift qui, après avoir déclaré qu’il aurait eu pourla mer les mêmes sentiments que maître Cyprian Overbeck Wells,reprit à sa manière le récit.

– Pendant deux jours, j’ai vogué à ladérive. Je craignais un retour de la tempête, et je passais montemps à espérer que mes anciens compagnons me donneraient signe devie. Le troisième jour, vers le soir, j’ai constaté avec un vifétonnement que le bateau se trouvait emporté par un courant trèspuissant, qui le poussait vers le nord-ouest avec une telle forcequ’il avançait tantôt de la proue, tantôt de la poupe ; il luiarrivait même de se présenter de biais comme un crabe et de sedéplacer à une vitesse que j’estimais à douze ou quinze nœuds àl’heure. Pendant plusieurs semaines j’ai été déporté de cettefaçon, jusqu’à ce qu’un matin, pour ma plus grande joie, j’aieaperçu une île sur tribord. Le courant me l’aurait sans doute faitdépasser si, bien que tout seul, je ne m’étais arrangé pourdisposer le clinfoc afin de faire virer la proue ; puis,mettant de la toile à la livarde, à la bonnette et à la misaine,j’ai cargué les voiles sur bâbord et poussé le gouvernail en pleinsur tribord, le vent étant alors nord-est-demi-est…

À cette description de manœuvre nautique, j’airemarqué un large sourire de Smollett, tandis qu’un gentleman quiétait assis au plus haut bout de la table en uniforme de la RoyalNavy et que je soupçonnais être le capitaine Marryat semblait mal àl’aise et s’agitait sur sa chaise.

– …Par ce moyen j’ai pu sortir du courantet me diriger jusqu’à moins de quatre cents mètres du rivage. Enfait, j’aurais pu approcher davantage ; mais, étant excellentnageur, j’ai jugé préférable d’abandonner le navire qui était pleind’eau et de nager jusqu’au rivage.

« J’ignorais absolument si cette îleétait habitée ou non ; mais en me hissant au sommet d’unegrosse vague j’ai aperçu plusieurs silhouettes sur la plage, quisans doute me guettaient, moi et mon navire. Toutefois ma joies’est trouvée notablement amoindrie quand, parvenu auprès durivage, je me suis rendu compte que ces silhouettes étaient cellesd’animaux qui rôdaient par petits groupes et qui se jetaient àl’eau pour aller à ma rencontre. À peine avais-je mis le pied surla grève que j’ai été entouré d’une foule surexcitée de cerfs, dechiens, d’ours sauvages, de buffles et d’autres bêtes. Aucun de cesanimaux ne manifestait la moindre peur ; au contraire, toussemblaient éprouver une vive curiosité en même temps, je dois ledire, qu’une certaine aversion.

– Une deuxième édition, a chuchotéLawrence Sterne à son voisin. Gulliver servi froid.

– Vous disiez quelque chose,Monsieur ? a interrogé Swift avec une grande fermeté.

Il avait évidemment surpris le murmure deSterne.

– Je ne m’adressais pas à vous,Monsieur ! a répondu Sterne qui paraissait un peu effrayé.

– Ce n’en était pas moins uneinsolence ! a rugi Swift. Monsieur l’Abbé aurait volontiersfait du récit un nouveau Voyage Sentimental, et trouverait dupathos, j’en suis sûr, dans un âne mort… Il est vrai que personnene pourrait vous, blâmer de pleurer vos amis et parents !

– Cela vaudrait mieux que se vautrer dansles ordures du Yahooland, a répliqué Sterne.

Une querelle aurait certainement éclaté sansl’intervention de toute la compagnie. Mais Swift a refusé avecindignation de poursuivre plus avant le récit, et Sterne a déclaréen ricanant qu’il ne se sentait pas capable d’ajuster une bonnelame à un manche aussi médiocre. D’autres choses désagréablesauraient pu être proférées si Smollett n’avait rapidement enchaîné,en employant toutefois la troisième personne du singulier au lieude la première et en changeant de temps.

– Notre héros, fort alarmé par cetteréception, préféra ne pas rester sur cette terreinhospitalière : il se rejeta dans la mer et regagna sonbateau, convaincu que les éléments lui seraient moins défavorablesque les habitants de cette île étrange. Il se montra fort avisé enprenant cette décision, car avant la tombée de la nuit son navirefut rattrapé par un navire de ligne anglais, le Lightning,et il fut hissé à bord. Ce gros vaisseau revenait des IndesOccidentales où il avait fait partie de la flotte que commandaitl’amiral Benbow. Le jeune Wells, garçon capable, bien élevé etcourageux, fut immédiatement engagé comme valet d’officier ;métier dans lequel il réussit fort bien, à cause de la liberté deses manières, et qui lui permit de se livrer à quelques farces oùil gagna une grande réputation.

« Parmi les timoniers duLightning, il y en avait un qui s’appelait JedediahAnchorstock et dont l’allure était si extraordinaire qu’elleéveilla rapidement l’attention de notre héros. Âgé de cinquanteans, il était presque noir tant il avait été exposé aux intempérieset au grand air ; et il était si grand que lorsqu’il passaitdans l’entrepont il devait se plier en deux. Cependant laparticularité la plus frappante de cet individu était que, dans sonjeune âge, quelqu’un de malintentionné lui avait tatoué des yeuxpartout sur la tête, et avec une telle habileté que même à courtedistance il était difficile de découvrir les vrais au milieu detant de contrefaçons exactes. Voilà l’étrange personnage sur lequelmaître Cyprian voulut exercer ses talents. Il le choisit d’autantplus volontiers qu’il avait appris que le timonier étaitextrêmement superstitieux, et aussi qu’il avait laissé à Portsmouthune épouse dont la forte tête lui inspirait une terreur mortelle.Il se saisit de l’un des moutons qui étaient destinés à la tabledes officiers, lui fit ingurgiter une bonne quantité de rhum et leréduisit à un état d’ivresse avancée. Il le porta ensuite sur lacouchette d’Anchorstock et, avec l’aide de quelques autresespiègles, le vêtit d’une robe, le coiffa d’un bonnet de nuit et lecouvrit de couvertures.

« Quand le timonier revint de son quart,notre héros le héla à la porte de sa couchette d’une voixtremblante. « Monsieur Anchorstock, lui dit-il, se peut-il quevotre femme soit à bord ? – Ma femme ! gronda le marinstupéfait. Que veux-tu dire, propre à rien à peau blanche ? –Si elle n’est pas sur le bateau, ce doit être alors sonfantôme ! dit Cyprian en hochant lugubrement la tête. – Sur lebateau ! Comment diable serait-elle sur le bateau ? Mafoi, mon maître, je crois qu’il faut que tu sois bien faible de latête pour penser une chose pareille. Ma Polly est amarrée étrave etpoupe du côté de Portsmouth, à plus de deux mille millesd’ici ! – Ma parole, reprit notre héros fort sérieusement,j’ai vu une femme qui regardait à la porte de votre cabine il n’y apas plus de cinq minutes. – Oui, oui, Monsieur Anchorstock !confirmèrent plusieurs conspirateurs. Tous ici nous l’avons vue. Unbeau morceau de petit navire, avec un mantelet de sabord sur uncôté ! – Ça ne m’étonne pas, dit Anchorstock ébranlé par unetelle accumulation de témoignages. L’œil bâbord de ma Polly a étéfermé pour toujours par le grand Sue Williams. Mais si elle estici, je dois la voir, qu’elle soit fantôme ou en vie ! »Sur quoi le brave marin, plutôt troublé et tremblant de tous sesmembres, entra dans la cabine en brandissant devant lui unelanterne. Le hasard voulut que le mouton, qui avait sombré dans lesommeil à la suite de libations dont il n’avait pas l’habitude, futréveillé par le bruit de pas et, effrayé de se trouver dans uneposture aussi anormale, bondit hors de la couchette et se rua versla porte, bêlant sauvagement et roulant comme un brick dans latempête tant à cause des vêtements dont il avait été affublé que deson intoxication alcoolique. Quand Anchorstock vit cette apparitionfoncer sur lui, il poussa un cri et tomba le visage contreterre ; il était d’autant plus persuadé qu’il avait affaireavec un visiteur surnaturel que les complices de maître Cyprian semirent à gémir et à hurler, ce qui accrut le désordre. La farcetoutefois dépassa presque son but, car le timonier gisait commemort, et ce ne fut qu’au prix des plus grands efforts qu’il putêtre ramené à une plus saine appréciation des choses. Néanmoinsjusqu’au bout du voyage il affirma qu’il avait vu la lointaineMadame Anchorstock ; avec force jurons il déclarait qu’ilavait eu trop peur pour avoir bien regardé son visage, mais qu’illui était impossible de se tromper, étant donné l’odeur de rhumdont sa couchette était imprégnée et qui était le parfum habituelde sa moitié.

« Peu après cette plaisanterie, ce futl’anniversaire du roi. À bord du Lightning, cet événements’accompagna du décès du commandant, qui mourut dans descirconstances singulières. Cet officier, véritable marin d’eaudouce qui différenciait difficilement la quille de la poupe, avaitobtenu son commandement par des recommandations parlementaires, etil l’exerçait avec tant de cruauté et de tyrannie qu’il étaituniversellement exécré. Il devint même si impopulaire que lorsquetout l’équipage ourdit un complot pour punir de mort ses mauvaisesactions, il ne trouva pas un seul ami parmi les six cents âmes deson navire pour l’avertir du péril qu’il courait. À bord desbâtiments de guerre, la coutume voulait que le jour del’anniversaire royal tout l’équipage se rendît sur le pont et qu’àun signal donné il déchargeât en l’air une salve de mousqueterie enl’honneur de Sa Majesté. Ce jour-là les hommes s’étaient passésecrètement le mot de mettre dans leur fusil un lingot au lieud’une cartouche à blanc. Quand le maître d’équipage donna son coupde sifflet, les hommes se rassemblèrent sur le pont et se mirent enrangs. Le commandant, se tenant devant eux, prononça quelques motsbien sentis : « Quand je donnerai l’ordre, conclut-il,vous déchargerez tous vos fusils, et, nom d’un tonnerre, si l’un devous tire une seconde trop tôt ou trop tard, je le pendrai de mesmains à cette vergue ! » Là-dessus, il cria :« Feu ! » Les hommes alors le visèrent tous à latête et appuyèrent sur la gâchette. Ils avaient si bien visé et ladistance était si réduite que cinq cents balles le frappèrentsimultanément, et lui réduisirent en bouillie la tête et une partiedu corps. Il y avait trop d’hommes impliqués dans cette affaire, etil était impossible de l’attribuer à un seul. Les officiers nepunirent donc personne ; d’ailleurs les manières hautaines etle manque de cœur du commandant lui avait aliéné ses camaradesautant que les matelots.

« Par le charme naturel qui émanait delui, notre héros gagna si bien tous les cœurs qu’en arrivant enAngleterre son départ suscita d’unanimes regrets. Le devoir filial,cependant, l’obligeait à rentrer chez lui et à se présenter à sonpère. Dans ce but il prit la poste de Portsmouth à Londres, avecl’intention de pousser ensuite vers le Shropshire. Par hasard uncheval se cassa une patte en traversant Chichester ; il ne putêtre remplacé ; Cyprian se trouva donc dans l’obligation depasser la nuit à l’hôtellerie de la Couronne et du Taureau.

« Et moi, a poursuivi Smollett en riant,je n’ai jamais pu passer devant une hôtellerie confortable sansm’arrêter. Aussi, avec votre permission, je m’arrête ici, et jelaisse à qui voudra le soin de mener l’ami Cyprian vers d’autresaventures. S’il vous plaît, Sir Walter, donnez-nous une pincée devotre Sorcellerie du Nord !

Smollett, a tiré une pipe, l’a remplie enpuisant dans la tabatière de Defoë, et il a attendu patiemment lasuite de l’histoire.

– Puisque je le dois, je le ferai !a déclaré l’illustre Écossais en prenant une prise. Mais je doisvous demander l’autorisation de reporter Monsieur Wells cent ans enarrière, car j’affectionne particulièrement l’atmosphère médiévale.Je prends donc la suite.

« Notre héros désirait vivementpoursuivre son voyage ; mais apprenant qu’un certain tempss’écoulerait avant que la voiture pût repartir, il décida depousser en avant tout seul, sur son beau destrier gris. À cetteépoque il était particulièrement dangereux de se déplacer : endehors des dangers banaux qui menacent les usagers des routes, larégion méridionale de l’Angleterre était dans un état de confusionqui frisait l’insurrection. Le jeune homme donc, s’étant assuré queson épée pouvait, le cas échéant, jaillir du fourreau, partitjoyeusement au galop en se guidant le mieux possible à la lumièrede la lune qui se levait.

« Avant d’avoir franchi beaucoup deterrain, il comprit que les avertissements que lui avait prodiguésl’hôtelier et qu’il avait mis au compte d’un intérêt bien entendu,n’étaient que trop justifiés. À un endroit où la route étaitparticulièrement mauvaise et traversait un marais, il aperçut à peude distance une ombre noire ; ses yeux exercés distinguèrentaussitôt un groupe d’hommes embusqués. Il arrêta son cheval àquelques mètres, enroula sa cape autour de son bras, et les invitaà se lever.

« – Comment, mes maîtres !s’écria-t-il. Les lits sont donc si rares que vous encombriez lagrand’route du Roi avec vos corps ? Allons, par sainte Ursule,que se dressent ceux qui pensent que les oiseaux de nuit chassentdu plus gros gibier que la poule d’eau ou la bécasse !

« – À vos lames et à vos boucliers,camarades ! cria un grand gaillard en sautant au milieu de laroute avec plusieurs compagnons et en se plantant devant le chevalarrêté. Qui est ce matamore qui empêche de dormir les loyaux sujetsde Sa Majesté ? Un soldat, par ma foi ! Attention,Monsieur, ou Milord, ou Votre Grâce, ou je ne sais quoi qui vousconvienne ! Vous allez modérer votre jeu de langue ;sinon, par les sept sorcières de Gambleside, vous pourriez vousretrouver dans un triste état.

« – Je vous requiers de bien vouloirme dire qui vous êtes, répondit notre héros, et si vos desseinspeuvent recueillir l’approbation d’un honnête homme. Pour ce quiest de vos menaces, elles s’émoussent sur mon cœur tout commes’émousseraient vos misérables armes sur mon haubert de Milan.

« – Non, Allen ! interrompitl’un des hommes s’adressant à celui qui semblait être le chef debande. Voici un garçon plein de feu, comme en souhaite notre braveJack. Mais nous ne leurrons pas les faucons avec des mains vides.Comprenez, Monsieur, que du gibier a été levé, et qu’il seraitpeut-être souhaitable que de bons chasseurs hardis dans votre genrele poursuivent. Venez avec nous boire un verre de vin des Canaries,et nous trouverons pour votre épée un meilleur usage que de labagarre et du sang versé pour son propriétaire. Car, je le jure,Milan ou pas Milan, si ma hache s’attaquait à votre morion, ceserait un jour fâcheux pour le fils de votre père !

« Notre héros hésita : ferait-ilmieux de suivre les traditions de la chevalerie et de s’élancercontre ces ennemis, ou d’accepter leur invitation ? Laprudence, combinée à une vive curiosité, l’emporta ; il sautaà bas de son cheval et déclara qu’il était prêt à suivre sesravisseurs.

« – Parlé comme un homme ! criacelui qu’ils appelaient Allen. Jack Cade sera rudement contentd’une telle recrue. Sang et charogne, mais vous avez les musclesd’un jeune bœuf ! Dites donc, si vous n’aviez pas écoutél’appel de la raison, vous nous auriez donné du fil àretordre !

« – Pas tant que cela, Allen !Pas tant…

« L’homme qui avait parlé était trèspetit ; il était demeuré à l’arrière-plan quand il y avait euun risque de bagarre, mais à présent il s’était faufilé au premierrang.

« – …Si vous aviez été seul,peut-être auriez-vous eu du mal ; mais un épéiste expert peutdésarmer sans se fatiguer un jeune homme comme ce chevalier. Je merappelle bien comment dans le Palatinat j’ai fendu jusqu’à l’échinele baron von Slogstaff. Il m’avait frappé, regardez, commeça ; mais moi, avec l’écu et la lame, j’ai détourné lecoup ; ensuite, contrant en quarte, j’ai riposté en tierce, etainsi… Que sainte Agnès nous sauve ! Qui vient là ?

« L’apparition qui épouvantait le petitbavard était suffisamment inquiétante pour glacer un cœur commecelui du chevalier. Une silhouette gigantesque avait surgi ;par-dessus les têtes, une voix rude troua le silence de lanuit.

« – Attention à vous, ThomasAllen ! Et maudit soit votre destin si vous avez abandonnévotre poste sans un motif impérieux et valable. Par saint Anselme,mieux vaudrait que vous ne fussiez jamais né plutôt que d’encourirma mauvaise humeur cette nuit. Que se passe-t-il pour que vous etvos hommes vous vous promeniez sur la lande comme un troupeaud’oies à la veille de la saint-Michel ?

« – Bon capitaine, répondit Allen enretirant son bonnet (tous les autres l’imitèrent), nous avonscapturé un brave jeune homme sur la route de Londres. Nous pensionsque quelques mots de félicitations nous étaient dus, et non desmenaces ou des réprimandes.

« – Allons, ne le prenez pas à cœur,hardi Allen ! s’écria leur chef qui n’était autre que le grandJack Cade en personne. Vous savez depuis longtemps que je suiscoléreux, et que ma langue n’est pas graissée de cet onguent quihuile la bouche des hypocrites seigneurs du pays. Et vous,ajouta-t-il en se tournant soudainement vers notre héros, êtes-vousrésolu à embrasser la grande cause qui rendra l’Angleterre tellequ’elle était sous le règne du savant Alfred ? Attention,l’ami ! Parlez, et sans phrases !

« – Je suis résolu à faire tout cequi convient à un chevalier et à un gentilhomme ! déclarafermement le soldat.

« – Les impôts serontsupprimés ! cria Cade. La boîte à sel et le coffre à farine dupauvre seront aussi libres que le cellier du noble. Ah, qu’endites-vous ?

« – Ce ne serait que juste, réponditnotre héros.

« – Oui, mais on nous sert lajustice du faucon sur le levraut ! rugit l’orateur. Il faut enfinir avec eux, avec eux tous ! Les nobles et les juges, lesprêtres et le Roi, finissons-en avec eux tous !

« – Non ! dit Sir OverbeckWells en se redressant de toute sa taille et en posant sa main surla garde de son épée. Là je ne peux pas vous suivre ; je vousdéfierais plutôt comme un traître et un fainéant, puisque je voisque vous n’êtes pas un homme fidèle, que vous voudriez usurper lesdroits de notre maître le Roi, que la Vierge daigne protégerlongtemps encore !

« Devant ces mots hardis et le défiqu’ils lançaient, les rebelles parurent un instantdéconcertés ; mais encouragés par un cri de leur chef, ilsbrandirent leurs armes et se préparèrent à tomber sur le chevalierqui adopta une attitude défensive et attendit leur assaut.

« Là ! a crié Sir Walter en sefrottant les mains et en riant. J’ai mis l’enfant dans un petitcoin bien chaud, et nous allons voir lequel d’entre vous, modernes,pourra l’en sortir ! Vous ne me tirerez plus un mot pourl’aider d’une façon ou d’une autre.

– À vous, James, essayez ! ontproposé plusieurs voix.

L’auteur en question avait à peine commencé àfaire une allusion à un cavalier solitaire qui approchait du lieude la bagarre, quand il s’est trouvé interrompu par un grandgentleman assis un peu plus loin, qui semblait assez nerveux et quiétait atteint d’un léger bégaiement.

– Excusez-moi, a-t-il dit, mais je penseque je peux être ici d’une quelconque utilité. Certaines de mesproductions modestes ont été comparées aux meilleures de SirWalter, et je suis incontestablement plus fort que vous tous. J’aipu dépeindre la société moderne aussi bien que l’ancienne ;quant à mes pièces de théâtre, hé bien Shakespeare n’a jamais euautant de popularité que moi avec ma « Lady ofLyons » ! Voici une petite chose…

Il a fourragé dans un grand tas de papiersétalés devant lui.

– …Ah ! Voici un rapport de moiquand j’étais aux Indes… Non, c’est l’un de mes discours auxCommunes. Cela, c’est ma critique sur Tennyson ; ne l’ai-jepas réchauffé ? Je ne peux pas trouver ce que je désirais,mais bien sûr vous avez tous lu « Rienzi », et« Harold » et « The Last of the Barons ».Chaque écolier les sait par cœur, comme aurait dit le pauvreMacaulay. Permettez-moi de vous donner un échantillon :

« En dépit du courage du chevalier, lecombat était trop inégal. Son épée se brisa et il fut projeté surle sol. Il s’attendait à être mis à mort sur-le-champ, mais lesbandits qui l’avaient capturé ne parurent pas avoir l’intention dele tuer. Il fut placé sur le dos de son destrier et dirigé ainsi,pieds et poings liés, à travers la lande, vers le repaire où secachaient les brigands.

« Au loin dans cette immensité sauvage,un bâtiment de pierre se dressait ; c’était une ancienne fermetombée en ruines ; elle servait de quartier général à Cade età ses hommes. Près de la ferme une grande étable à vaches avait étéaménagée en dortoir ; on avait grossièrement essayé deprotéger la grande salle du bâtiment principal contre le mauvaistemps en bouchant les trous des murs. Dans cette salle les rebellesprirent un repas frugal, tandis que notre héros, toujours ligoté,attendait dans un appentis vide qu’on eût statué sur son sort.

Sir Walter avait écouté avec une impatiencevisible le récit de Bulwer Lytton ; mais à cet endroit, il l’ainterrompu avec véhémence :

– Nous voulons un échantillon de votrepropre style, mon cher ; lui a-t-il dit. Une sorte de proseanimalo-magnético-électro-hystérico-biologique est tout à faitvotre genre, tandis que pour l’instant vous vous bornez à une pâleimitation du mien, et rien de plus !

Un murmure d’assentiment a parcouru lacompagnie, et Defoë a ajouté :

– En vérité, maître Lytton, il y a unefâcheuse ressemblance dans le style, qui n’est peut-être due qu’auhasard ; mais elle est suffisamment marquée pour justifier laréflexion de notre ami.

– Vous trouverez sans doute que ceciaussi est une imitation ? a dit Lytton avec amertume et enreprenant son récit d’un air maussade. Notre infortuné héros venaitde s’étendre sur la paille qui jonchait le sol, quand une portesecrète s’ouvrit dans le mur : un vieillard majestueux pénétradans l’appentis. Le prisonnier le considéra avec un étonnement quin’était pas dépourvu de crainte, car sur son large front étaitimprimé le sceau de la grande connaissance, d’une connaissance quene peut acquérir aucun fils d’homme. Il était vêtu d’une longuerobe blanche recouverte de devises mystérieuses en caractèresarabes ; une haute tiare écarlate ornée du carré et du cerclerehaussait son aspect vénérable.

« – Mon fils, dit-il en tournantvers Sir Overbeck ses yeux à la fois perçants et rêveurs, touteschoses mènent au néant, et le néant est le fondement de touteschoses. Le cosmos est impénétrable. Donc pourquoiexisterions-nous ?

« Ahuri par cette question considérableet par le langage philosophique du visiteur, notre héros luisouhaita la bienvenue et lui demanda de décliner ses nom etqualités. Le vieillard lui répondit, d’une voix qui s’élevait etredescendait en notes musicales, comme le soupir du vent d’est,tandis qu’une vapeur éthérée et aromatique se répandait dans lapièce.

« – Je suis l’éternel non-ego,répondit-il. Je suis la négation concentrée, l’essence éternelle dunéant. Vous voyez en moi ce qui existait avant le commencement dela matière bien des années avant le commencement du temps. Je suisl’X algébrique qui représente l’infinie divisibilité d’uneparticule finie.

« Sir Overbeck se sentit frémir comme siune main de glace s’était posée sur son front.

« – Quel est votre message ?chuchota-t-il en se prosternant devant son visiteur mystérieux.

« – Je suis venu vous dire que leséternités engendrent le chaos, et que les immensités sont à lamerci du divin ananke. L’infinité se blottit devant unepersonnalité. L’essence changeante est le premier moteur de laspiritualité, et le penseur est impuissant devant l’inanitévibrante. La procession cosmique ne se termine que surl’inconnaissable et l’imprononçable… Puis-je vous demander,Monsieur Smollett, ce que vous trouvez de risible ?

– Parbleu, mon maître, s’est écriéSmollett qui ricanait depuis quelque temps, il me semble que vousn’avez guère à redouter que quelqu’un vous dispute cestyle !

– Il vous appartient en propre, a murmuréSir Walter.

– Et il est très joli ! a ajoutéLawrence Sterne avec un sourire malicieux. S’il vous plaît.Monsieur, quelle langue parlez-vous ?

Lytton est devenu si furieux, d’autant plusque tout le monde semblait approuver les interrupteurs, qu’aprèsavoir essayé de bégayer une riposte, il a complètement perdu sonsang-froid : il a ramassé tous ses papiers et il a quitté lapièce, en laissant tomber à chaque pas des brochures et desdiscours. L’incident a si fort diverti la compagnie que les éclatsde rire ont fusé pendant plusieurs minutes. Progressivement lebruit de leurs rires s’est affaibli dans mes oreilles, la table etla compagnie se sont nimbées de brume, tout a disparu. Je m’étaisassis devant un feu pétillant ; il n’était plus qu’un tas decendres grises ; les rires de l’auguste société se sonttransformés en récriminations féminines : ma femme me secouaitviolemment par l’épaule en m’exhortant à choisir un meilleurendroit pour dormir. Ainsi ont pris fin les merveilleuse aventuresde Maître Cyprian Overbeck Wells ; mais je garde l’espoir quedans un autre rêve les grands maîtres reviendront terminer cequ’ils ont si bien commencé.

JOUER AVEC LE FEU

Playing withFire.

Je n’ai pas la prétention de dire ce qui a eulieu exactement le 14 avril dernier au 17 de Badderly Gardens.Transcrites noir sur blanc, mes suppositions sembleraient tropgrotesques pour être prises au sérieux. Et pourtant quelque chose abien eu lieu ; quelque chose de si particulier que nous nousen souviendrons jusqu’à la fin de nos jours ; voilà qui estaussi sûr que peut être sûr le témoignage de cinq personnes. Je neme laisserai pas entraîner dans des discussions ni dans desspéculations. Je me contente de faire une sorte de déposition queje soumettrai à John Moir, à Harvey Deacon et à MadameDelamere ; je ne la publierai qu’après avoir obtenu leurconfirmation de chaque détail. Je serai obligé de me passer del’imprimatur de Paul Le Duc, car il a quitté l’Angleterre.

C’est John Moir, premier associé de la célèbrefirme Moir, Moir et Sanderson, qui avait le premier sollicité notreattention sur les problèmes de l’occultisme. Comme beaucoupd’hommes d’affaires très durs et pratiques, il avait un côtémystique qui l’avait conduit à l’examen et, le cas échéant, àl’acceptation de ces phénomènes insaisissables que l’on rassemble,en compagnie de beaucoup de stupidités et de fraudes, sousl’étiquette du spiritisme. Il avait commencé ses recherches avec unesprit libre ; elles prirent bientôt figure de dogmes ;il devint alors aussi positif, aussi fanatique que le premier bigotvenu. Dans notre petit groupe il représentait les mystiques quiavaient élaboré une nouvelle religion d’après ces phénomènessinguliers.

Madame Delamere, notre médium, était sa sœur,et aussi la femme du sculpteur Delamere. L’expérience nous avaitappris que travailler ces problèmes sans médium était aussi vainque si un astronome avait voulu faire des observations sanstélescope. D’un autre côté, nous n’aurions jamais voulu introduireparmi nous un médium payé : de toute évidence, un médiumprofessionnel aurait été tenté de nous en donner pour notre argent,et de se laisser aller à la supercherie ; comment nous fier àdes phénomènes produits au tarif d’une guinée l’heure ? Moirheureusement avait découvert que sa sœur avait des dons de médium,autrement dit qu’elle était une pile de cette force magnétiqueanimale qui est la seule forme d’énergie assez subtile pour êtreexercée du plan spirituel aussi bien que de notre propre planmatériel. Naturellement, quand je dis cela, je n’entends nullementsupposer vrai ce qui est en question : je fais simplementallusion aux théories grâce auxquelles nous expliquions, à tort ouà raison, ce que nous voyions. Cette dame venait donc, pas tout àfait avec l’approbation de son mari ; bien qu’elle ne donnâtjamais l’impression d’une très grande force psychique, nousparvenions néanmoins à obtenir ces communications habituelles quisont à la fois puériles et inexplicables. Tous les dimanches soir,nous nous rencontrions dans le studio de Harvey Deacon à BedderlyGardens, la maison qui fait l’angle de Merton Park Road.

Le talent imaginatif que Harvey Deaconprodiguait dans son art prédisposait n’importe qui à le considérercomme un amateur ardent de tout ce qui était outré et sensationnel.Le pittoresque certain qui existe dans l’étude des sciencesoccultes l’avait d’abord attiré ; mais son intérêt s’étaitvite porté sur quelques-uns des phénomènes que j’ai mentionnés, etil aboutissait déjà à la conclusion que ce qu’il avait pris pourune aventure romanesque et amusante, pour un divertissementd’après-dîner était en vérité une réalité très formidable. Douéd’un cerveau remarquablement clair et logique, il figurait dansnotre petit cercle l’élément critique, l’homme sans préjugés quiest prêt à suivre les faits tant qu’il les voit et qui refused’émettre une théorie en avance sur ses informations. Sa prudencecontrariait Moir, tout comme la foi robuste de celui-ci amusaitDeacon ; mais à leur manière ils étaient tous deux desenragés.

Et moi ? Comment me définirais-je ?Je n’étais pas un dévot. Je n’étais pas le critique scientifique.Mettons que j’étais le citadin dilettante, ravi de me trouver dansle courant de la mode, reconnaissant de toute nouvelle sensationqui m’arrachait à moi-même et m’ouvrait des débouchés neufs sur lavie. Je ne suis pas personnellement un enthousiaste, mais j’aime lasociété des enthousiastes. Les propos de Moir me donnaientl’impression que nous possédions un passe-partout spécial pourouvrir la porte de la mort et me remplissaient d’une sorte desatisfaction. Je trouvais fort agréable l’atmosphère apaisante dela séance avec les lumières tamisées. En un mot, la chosem’amusait ; voilà pourquoi j’étais là ce 14 avril, présent àla scène très étrange que je vais maintenant raconter.

J’étais le premier arrivé des hommes, maisMadame Delamere se trouvait déjà dans le studio de Deacon, car elleavait pris le thé avec Madame Harvey Deacon. Les deux dames etHarvey Deacon se tenaient devant un tableau inachevé posé sur lechevalet. Je ne suis pas un expert en peinture, et je n’ai jamaisprétendu comprendre le sens des tableaux de Deacon ; toutefoisdans ce cas précis j’ai vu que c’était très joli, très fantastique,plein de fées, d’animaux et de figures allégoriques de toutessortes. Les dames le louaient fort ; l’effet de couleur étaitvraiment très remarquable.

– Qu’en pensez-vous, Markham ?m’a-t-il demandé.

– Ma foi, cela me dépasse ! ai-jerépondu. Ces bêtes… Quelles sont-elles ?

– Des monstres mythiques, des créaturesimaginaires, des emblèmes héraldiques. Une sorte de processionbizarre, mystérieuse.

– Avec un cheval blanc en tête !

– Ce n’est pas un cheval !

Il a protesté d’un ton sévère, qui m’a étonnécar il avait très bon caractère et ne se prenait pas trop ausérieux.

– Qu’est-ce donc ?

– Ne voyez-vous pas la corne sur lefront ? C’est une licorne. Je vous avais dit que c’étaient desanimaux héraldiques. Ne seriez-vous pas capable d’en reconnaître unseul ?

– Je suis désolé, Deacon…

Il semblait vivement contrarié, mais il s’estmis à rire.

– Pardonnez-moi, Markham ! m’a-t-ildit. Le fait est que j’ai eu un travail fou avec cette bête. Toutela journée je l’ai peinte et repeinte, en essayant d’imaginer àquoi ressemblerait une vraie licorne vivante. Finalement j’y suisarrivé, je crois. Du moins je l’espérais, mais quand vous ne l’avezpas reconnue, j’ai été piqué au vif.

– Évidemment, c’est une licorne ! mesuis-je écrié avec conviction tant je le voyais irrité par monaveuglement. Je distingue très bien la corne ; mais je n’avaisjamais vu de licorne, sauf à côté des armes royales, et je nepensais absolument pas à cette bête. Les autres sont des griffons,des basilics et des dragons de toutes sortes, n’est-cepas ?

– Oui ; avec eux je n’ai eu aucunedifficulté ; c’est la licorne qui m’a donné du mal. Bref, envoilà assez jusqu’à demain.

Il a retourné le tableau sur le chevalet, etnous avons entamé un autre sujet de conversation.

Moir était ce soir-là en retard ; nousavons eu la surprise de le voir arriver en compagnie d’un Françaispetit et robuste, qu’il nous a présenté sous le nom de MonsieurPaul Le Duc. Je dis que nous avons été étonnés, car nous soutenionsla thèse qu’une intrusion dans notre cercle de spirites modifieraitles conditions et introduirait un élément suspect. Nous savions quenous pouvions nous fier les uns aux autres, mais tous nos résultatsrisquaient d’être remis en question par la présence de quelqu’un del’extérieur. Moir toutefois nous a vite rassurés. Monsieur Paul LeDuc était un célèbre adepte de l’occultisme, un voyant, un médiumet un mystique. Il voyageait en Angleterre, muni d’une lettred’introduction pour Moir du président des Frères parisiens de laRose-Croix. Il était donc tout à fait normal qu’il eût été convié ànotre petite séance ; nous nous sentions même honorés de saprésence.

Comme je l’ai dit, il était petit et robuste,sans rien de distingué en apparence ; son large visage rasén’avait de remarquable que deux grands yeux de velours brun. Ilétait bien habillé, il avait les manières d’un gentleman, et ilparlait l’anglais avec un accent qui faisait sourire les dames.Madame Deacon, qui n’aimait pas nos recherches, a quitté lestudio ; nous avons baissé la lumière, comme d’habitude, etnous avons rapproché nos chaises de la table carrée en acajou quise trouvait au milieu de la pièce. L’éclairage était faible, maissuffisant pour que nous puissions nous voir les uns les autres trèsdistinctement. Je me rappelle que j’ai même pu remarquer que leFrançais avait des petites mains dodues aux doigts carrés.

– Comme c’est amusant ! nous a-t-ildit. Je ne m’étais pas assis de cette façon depuis de nombreusesannées, et pourtant j’aime beaucoup cela. Madame est médium ?Est-ce que Madame pratique la transe ?

– Pas tout à fait, a répondu MadameDelamere. Mais je suis toujours consciente d’une extrêmesomnolence.

– C’est le premier stade. Il suffit del’encourager, et alors survient la transe. Quand la transesurvient, alors votre petit esprit s’en va et un autre petit espritarrive pour prendre sa place ; c’est ainsi que vous avez lelangage ou l’écriture automatique. Vous laissez à un autre le soind’actionner votre machine. Hein ? Mais qu’est-ce que leslicornes ont affaire avec nous ?…

Harvey Deacon a sursauté. Le Français tournaitlentement la tête et scrutait les ombres qui drapaient lesmurs.

– …Comme c’est amusant ! a-t-ilmurmuré. Toujours des licornes. Qui a pensé avec tant d’intensité àun sujet aussi bizarre ?

– C’est merveilleux ! s’est écriéDeacon. Toute la journée j’ai essayé d’en peindre une. Commentl’avez-vous su ?

– Vous avez pensé aux licornes dans cettepièce ?

– Certainement !

– Mais les pensées sont des choses, monami. Quand vous imaginez une chose, vous fabriquez une chose. Vousne le saviez pas, hein ? Mais moi, je peux voir vos licornesparce que ce n’est pas seulement avec mes yeux que je peuxvoir.

– Voudriez-vous dire par là que je créeune chose qui n’a jamais existé rien qu’en pensant àelle ?

– Mais évidemment ! C’est le faitqui existe sous tous les autres faits. Voilà pourquoi une mauvaisepensée est aussi un danger.

– Elles sont, je suppose, sur le planastral ? a interrogé Moir.

– Ah, ce ne sont que des mots, monami ! Elles sont là, quelque part, partout, je ne saurais ledire. Je les vois. Je pourrais les toucher.

– Vous ne pourriez pas nous les fairevoir.

– Il suffirait de les matérialiser.Écoutez, ce serait une expérience. Mais il faudrait du pouvoir.Mesurons d’abord le pouvoir dont nous disposons ; puis nousverrons ce que nous pourrons faire. Puis-je vous placer selon mondésir ?

– Vous êtes sûrement meilleur expert quenous, a répondu Deacon. Je voudrais que vous preniez la directiondes opérations.

– Il se peut que les conditions ne soientpas bonnes. Mais nous ferons ce que nous pourrons. Madame resteraoù elle est assise ; je me placerai à côté d’elle, et cegentleman viendra à côté de moi. Monsieur Moir s’asseoira del’autre côté de Madame, parce qu’il est préférable d’alterner brunset blonds. Là ! Et à présent, avec votre autorisation, je vaiséteindre toutes les lumières.

– Quel est l’avantage del’obscurité ? ai-je demandé.

– La force avec laquelle nous avonsaffaire est une vibration de l’éther, tout comme la lumière. Nousavons maintenant les fils uniquement pour nous-mêmes,comprenez-vous ? Vous n’aurez pas peur dans le noir,Madame ? Comme c’est amusant, une séance pareille !…

Au début l’obscurité nous a paru totale ;mais au bout de quelques minutes nos yeux s’y sontaccoutumés : nous pouvions discerner nos silhouettes, trèsvaguement et très confusément, je dois le dire. J’étais incapablede voir autre chose dans le studio. Tous nous étions beaucoup plussérieux que nous ne l’avions jamais été.

– …Voudriez-vous placer vos mains devantvous ? Nous n’avons aucune chance de nous toucher, puisquenous sommes si peu nombreux autour d’une table de cette taille.Vous pouvez vous préparer, Madame ; si le sommeil vous gagne,ne lui résistez pas. Et maintenant, restons assis en silence etattendons, hein ?

Nous nous sommes donc installés dans lesilence et nous avons attendu, en interrogeant l’obscurité devantnous. Dans le couloir, une horloge faisait tic-tac. Au loin unchien aboyait par intermittences. À deux ou trois reprises desfiacres ont cahoté dans la rue, et les lueurs de leurs lanternespassant par l’entrebâillement des rideaux ont été d’agréablesintermèdes dans notre veillée nocturne. Je ressentais les symptômesphysiques avec lesquels m’avaient familiarisé les séancesprécédentes : les pieds glacés, les mains pleines de fourmis,la sensation d’une douce chaleur aux paumes et d’un vent froid dansle dos, d’étranges petits élancements dans les avant-bras (etspécialement dans l’avant-bras gauche, qui était le plus près denotre visiteur) dus sans doute à un désordre du système vasculaire,mais néanmoins dignes d’être notés. En même temps j’éprouvais unsentiment tendu d’attente anxieuse, presque douloureuse. À en jugerpar le silence rigide, absolu de mes compagnons, ils avaient lesnerfs aussi tendus que moi.

Et puis tout à coup un son a surgi del’obscurité : un son sifflant, grave ; c’était larespiration rapide et légère d’une femme, de plus en plus rapide,de plus en plus légère, comme si elle passait entre des dentscrispées ; et puis nous avons entendu un hoquet assez violent,accompagné d’un bruissement d’étoffe.

– Qu’est-ce ? Est-ce normal ? ademandé quelqu’un dans le noir.

– Parfaitement normal, a répondu leFrançais. C’est Madame. Elle est entrée en transe. Maintenant,Messieurs, si vous voulez bien attendre paisiblement, vous verrezquelque chose, je crois, qui vous intéressera grandement.

Encore le tic-tac dans le couloir. Encore larespiration, mais plus profonde, plus pleine maintenant, du médium.Encore les lueurs, mieux accueillies que jamais, des lanternes desfiacres. Quel abîme nous étions en train de combler ! D’uncôté le voile de l’éternel à demi-soulevé, de l’autre les voituresde Londres. La table vibrait d’une pulsation puissante. Elleoscillait régulièrement, en cadence, se soulevait, retombaitlégèrement sous nos doigts. De petits craquements, des coups secsse faisaient entendre dans son bois : on aurait dit un fagotpétillant dans une cheminée par une nuit d’hiver.

– Il y a beaucoup de pouvoir ! amurmuré le Français. Regardez sur la table !…

J’avais cru que j’étais le jouet d’unehallucination personnelle, mais tous voyaient la même chose quemoi. Une lueur phosphorescente jaune verdâtre (je ferais mieux dedire une vapeur lumineuse plutôt qu’une lueur) reposait sur lasurface de la table. Elle roulait, ondulait, se tordait en plisscintillants et imprécis qui tournaient et tournoyaient comme desnuages de fumée. À cette lumière impressionnante, je pouvais voirles mains blanches et les doigts carrés du Français.

– …Splendide ! s’est-il écrié. Commec’est amusant !

– Réclamerons-nous l’alphabet ? ademandé Moir.

– Mais non ! Nous pouvons obtenirbeaucoup mieux ! a répondu notre visiteur. Ce n’est qu’unenfantillage de faire basculer la table pour chaque lettre del’alphabet ; avec un médium comme Madame, nous devrions fairedavantage !

– Oui, vous ferez davantage, a déclaréune voix.

– Qui a parlé ? Était-ce vous,Markham ?

– Non, je n’ai pas parlé.

– C’est Madame qui a parlé.

– Mais ce n’était pas sa voix.

– Était-ce vous, MadameDelamere ?

– Ce n’est pas le médium, mais c’est lepouvoir qui utilise l’organe du médium, a répondu la voix graveinconnue.

– Où est Madame Delamere ? Cela nelui fera aucun mal, j’espère ?

– Le médium est heureux dans un autreplan de l’existence. Elle a pris ma place, comme j’ai pris lasienne.

– Qui êtes-vous ?

– Peu importe, pour vous. Je suisquelqu’un qui a vécu comme vous vivez maintenant, et qui est mortcomme vous mourrez un jour.

Nous avons entendu grincer la roue d’un fiacrequi s’arrêtait devant la porte voisine. Dehors on a discuté sur leprix de la course, et en repartant le cocher a grogné unegrossièreté. Le nuage jaune vert tournoyait encore au-dessus de latable, terne sur toute sa surface, sauf dans la direction du médiumoù il brillait avec une faible luminosité. C’était comme s’ils’entassait devant elle. Mon cœur s’est glacé de froid et de peur.Il me semblait que nous approchions avec légèreté et désinvolturedu sacrement le plus réel et le plus auguste : la communionavec les morts, dont avaient parlé les Pères de l’Église.

– Vous ne croyez pas que nous allons troploin ? Ne devrions-nous pas interrompre cette séance ? mesuis-je écrié.

Mais les autres avaient bien trop envie d’envoir la fin. Mes scrupules les ont fait rire.

– Tous les pouvoirs sont créés pour qu’ons’en serve, m’a répondu Harvey Deacon. Si nous pouvons le faire,nous devons le faire. Tous les nouveaux points de départ de laconnaissance ont été déclarés illégaux à leurs débuts. Il est justeet raisonnable que nous cherchions à nous renseigner sur la naturede la mort.

– C’est juste et raisonnable, a dit lavoix.

– Là ! Que pouviez-vous demander deplus ? a crié Moir très énervé. Faisons un test. Voudriez-vousnous donner un test que vous êtes réellement ici ?

– Quel test demandez-vous ?

– Voyons… J’ai un peu de petite monnaiedans ma poche. Pouvez-vous me dire combien ?

– Nous revenons dans l’espoir d’enseigneret d’élever, mais pas pour élucider des énigmes puériles.

– Ah, ah, Monsieur Moir, vous voilà bienattrapé ! a crié le Français. Mais le contrôle a parfaitementraison.

– C’est une religion et non un jeu, adéclaré la voix froide et dure.

– Exactement. Je professe la mêmeopinion ! s’est exclamé Moir. Je regrette beaucoup d’avoirposé une pareille question. Vous ne voulez pas me dire qui vousêtes ?

– Que vous importe ?

– Y a-t-il longtemps que vous êtes unesprit ?

– Oui.

– Combien de temps ?

– Nous ne calculons pas le temps commevous. Nos conditions de vie sont différentes.

– Êtes-vous heureux ?

– Oui.

– Vous ne désireriez pas revenir surterre ?

– Non. Certainement pas !

– Êtes-vous très occupé ?

– Nous ne pourrions pas être heureux sinous n’étions pas très occupés.

– Que faites-vous ?

– J’ai dit que nos conditions étaienttout à fait différentes.

– Pouvez-vous nous donner une idée devotre travail ?

– Nous travaillons pour notre propreprogrès, et pour l’avancement des autres.

– Aimez-vous venir ici ce soir ?

– Je suis heureux d’être venu si ma venuepeut faire du bien.

– Donc, faire du bien est votreobjectif ?

– C’est l’objectif de la vie sur tous lesplans.

– Vous voyez, Markham ; voilà quirépond à vos scrupules.

Effectivement. Mes doutes avaientdisparu ; j’étais prodigieusement intéressé.

– Connaissez-vous des souffrances dansvotre vie ? ai-je demandé.

– Non. La souffrance est une chose ducorps.

– Avez-vous des douleursmentales ?

– Oui On peut toujours être triste ouanxieux.

– Rencontrez-vous les amis que vous avezlaissés sur terre ?

– Quelques-uns.

– Pourquoi seulementquelques-uns ?

– Seulement ceux qui sontsympathiques.

– Les maris rencontrent-ils leursfemmes ?

– Ceux qui ont véritablement aimé.

– Et les autres ?

– Ils ne sont rien l’un à l’autre.

– Existe-t-il un lienspirituel ?

– Bien sûr !

– Ce que nous faisons est-ilbien ?

– Si vous le faites dans le bonesprit.

– Qu’appelez-vous mauvaisesprit ?

– La curiosité et la légèreté.

– Du mal peut-il en provenir ?

– Beaucoup de mal.

– Quelle sorte de mal ?

– Vous pouvez faire surgir des forces surlesquelles vous n’avez pas de contrôle.

– Des forces mauvaises ?

– Des forces non-développées.

– Vous dites qu’elles sont dangereuses.Dangereuses pour le corps ou pour l’esprit ?

– Parfois pour les deux.

Un silence est tombé. L’obscurité semblaitplus noire, tandis que le brouillard vert jaune tourbillonnaitau-dessus de la table.

– Y a-t-il des questions que vousaimeriez poser, Moir ? a demandé Harvey Deacon.

– Une seule : priez-vous dans votremonde ?

– On doit prier dans tous les mondes.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est le moyen de connaîtreles forces qui sont en dehors de nous.

– Quelle religion pratiquez-vouslà-bas ?

– Nous en pratiquons plusieurs, toutcomme vous.

– Vous n’avez pas de connaissancecertaine ?

– Nous avons seulement la foi.

– Ces questions de religion, a dit leFrançais, intéressent les Anglais qui sont gens sérieux ; maiselles ne sont guère divertissantes. Il me semble qu’avec le pouvoirqui est ici nous pourrions bénéficier d’une grande expérience,hein ? De quelque chose dont nous pourrions parler.

– Mais rien ne saurait être plusintéressant que cela ! a objecté Moir.

– Alors, si vous y tenez, trèsbien ! a répondu le Français d’un ton maussade. Pour ma part,j’ai déjà entendu cela auparavant, et il me semblait que ce soir ilvoudrait mieux essayer autre chose, grâce à tout le pouvoir quinous est donné. Mais si vous avez d’autres questions,posez-les ; quand vous aurez fini, nous essaierons autrechose.

Hélas, le charme était rompu. Nous avonsinterrogé, interrogé sans succès : le medium était assis ensilence sur sa chaise. Seule sa respiration profonde, régulière,montrait qu’elle était là. Le brouillard tournoyait encore sur latable.

– Vous avez détruit l’harmonie. Elle neveut pas répondre.

– Mais nous avons appris déjà tout cequ’elle peut nous dire, hein ? Pour ma part je désirerais voirquelque chose que je n’ai jamais vu.

– Quoi donc !

– Voulez-vous me laisseressayer ?

– Que voudriez-vous faire ?

– Je vous ai dit que les pensées étaientdes choses, des objets. À présent je veux vous le prouver et vousmontrer ce qui n’est qu’une pensée. Oui, je peux le faire, et vousverrez. Je vous demande pour l’instant de rester tranquilles et dene rien dire, et même de garder vos mains en repos sur latable.

La pièce était plus noire, plus silencieuseque jamais. Le même sentiment d’appréhension qui avait lourdementpesé sur moi au début de la séance accablait à nouveau mon cœur.J’avais des fourmillements à la racine des cheveux.

– Ça marche ! s’est écrié leFrançais.

Le brouillard lumineux s’est déporté lentementà l’écart de la table ; il a voleté toujours en ondoyant àtravers le studio. Il s’est dirigé vers le coin le plus sombre oùil s’est tassé en prenant de l’éclat ; bientôt il s’est durcien une sorte de noyau lumineux et clair, en une tache fuyante derayonnement qui n’éclairait pas et qui ne diffusait pas de rayonsdans l’obscurité. Sa couleur passait du jaune verdâtre à un rougeterne un peu bistré. Autour de ce noyau s’enroulait une substancesombre et fumeuse, qui s’épaississait, devenait de plus en plusdense et noire. Et puis la lueur s’est éteinte, comme étouffée parce qui l’entourait.

– Il est parti.

– Chut ! Il y a quelque chose dansla pièce.

Ce quelque chose, nous l’avons entendu dans lecoin où la lueur s’était déplacée. Quelque chose qui soufflait etremuait.

– Qu’est-ce ? Le Duc, qu’avez-vousfait ?

– Tout va bien. Il ne se passera rien demal.

La voix du Français tremblaitd’énervement.

– Grands dieux, Moir, il y a un grosanimal dans la pièce. Le voici, tout contre ma chaise !Allez-vous en ! Allez-vous en !

C’était la voix de Harvey Deacon ; puisnous avons entendu le bruit d’un coup tombant sur un objet dur. Etpuis… Et puis… Comment vous dire ce qui est arrivé !

Un objet volumineux s’est précipité contrenous dans l’obscurité. Une chose qui se cabrait, qui tapait dupied, qui sautait, qui s’ébrouait, qui était capable d’écraser toutsur son passage. La table a volé en éclats. Nous avons étédispersés dans toutes les directions. La chose faisait un bruitd’enfer, nous bousculait, se ruait d’un angle à l’autre de la pièceavec une énergie atroce. Nous hurlions tous d’épouvante, nousétions tombés à quatre pattes pour essayez de nous mettre hors del’atteinte de la chose. Je ne sais quoi a marché sur ma main ;j’ai senti mes os craquer sous le poids.

– De la lumière ! a criéquelqu’un.

– Moir, vous avez des allumettes ?Des allumettes !

– Non, je n’en ai pas. Deacon, où sontles allumettes ? Des allumettes, pour l’amour deDieu !

– Je ne peux pas les trouver. Holà, vous,le Français, arrêtez cela !

– C’est hors de mon pouvoir. Oh, monDieu, je ne peux rien arrêter ! La porte ! Où est laporte ?

Par hasard ma main est tombée sur la poignéede la porte tandis que je tâtonnais dans l’obscurité. La chose ausouffle rude s’est élancée à côté de moi et a tapé avec un bruithorrible contre la cloison de chêne. J’ai tourné la poignée et noussommes tous sortis en refermant la porte derrière nous. Àl’intérieur le vacarme effroyable continuait sans désemparer.

– Qu’est-ce ? Au nom du Ciel, quelleest cette chose ?

– Un cheval. Je l’ai vu quand la porte aété ouverte. Mais Madame Delamere ?…

– Il faut que nous retournions lachercher. Allons-y, Markham ; plus nous attendrons, moins nousaimerons cela.

Il a ouvert tout grand la porte, et nous noussommes précipités dans le studio. Madame Delamere gisait par terreparmi les débris de sa chaise. Nous l’avons saisie et tiréerapidement dehors ; une fois arrivés sur le seuil, j’ai jetéun coup d’œil derrière moi. Dans l’obscurité deux yeux étrangesétincelaient en nous regardant ; je n’ai eu que le temps declaquer la porte ; de l’autre côté a retenti un coupterrible ; la porte s’est fendue du haut en bas.

– Il va traverser la porte ! Levoici !

– Courez ! Courez si vous tenez àvotre vie ! a crié le Français.

Un autre bruit formidable a précédé le passagede quelque chose par la fente de la porte. C’était une longue corneblanche, qui brillait à la lumière. Pendant un moment elle estrestée là devant nous, puis avec un coup sec elle a disparu.

– Vite ! Vite ! Par ici !a crié Harvey Deacon. Portez-la ici ! Vite !

Nous nous sommes réfugiés dans la salle àmanger, et nous avons refermé derrière nous la lourde porte enchêne. Nous avons étendu sur le canapé la femme sansconnaissance ; Moir, le coriace homme d’affaires, est tombéévanoui sur la carpette du foyer. Harvey Deacon, blanc comme uncadavre, se contorsionnait et sautait comme un épileptique. Dans unfracas affreux, la porte du studio a volé complètement enéclats ; nous avons entendu piaffer et hennir dans le couloir,aller et venir ; la maison tremblait sous cette fureur. LeFrançais, la tête dans les mains, sanglotait comme un enfantépouvanté.

– Que faire ?… lui demandai-je en lesecouant rudement par l’épaule. Un fusil peut-il être utile dans uncas pareil ?

– Oh non ! mais le pouvoir vadisparaître. Ce sera fini.

– Vous auriez pu nous tuer tous, vous,indicible fou, avec vos expériences de l’enfer !

– Je ne savais pas. Comment pouvais-jeprévoir qu’il aurait été effrayé ? Il est fou de terreur. Toutest de sa faute : il l’a frappé.

Harvey Deacon a sursauté.

– Grands dieux !…

Un hurlement a retenti dans toute lamaison.

– …C’est ma femme ! Me voici !Je sors ! Le diable en personne ne m’empêcherait pas desortir !

Il avait ouvert la porte et il s’était élancédans le couloir. Au pied de l’escalier, Madame Deacon gisaitinanimée, foudroyée par ce qu’elle avait vu. Mais il n’y avaitpersonne d’autre.

Les yeux exorbités par l’horreur, nous avonsregardé autour de nous, mais tout était parfaitement calme. Je mesuis approché du carré noir de la porte du studio ; jem’attendais à chaque pas à en voir jaillir une silhouetteformidable. Mais rien n’est sorti ; à l’intérieur du studio lecalme régnait. Avec précaution, nous avons avancé vers le seuil etnous avons fouillé l’obscurité. Le silence était total ; maisdans un angle il y avait autre chose que de l’obscurité : unnuage lumineux, rougeâtre, avec un centre incandescentflottait ; ses contours perdaient de leur précision ; saconsistance s’amincissait, se diluait ; bientôt il n’est restédans ce coin que le noir épais et velouté qui remplissait toute lapièce. Quand la dernière lueur s’est éteinte, le Français a pousséun cri de joie.

– Comme c’est amusant ! Personne n’ade mal ; il n’y a qu’une porte brisée, et les dames ont eupeur. Mais, mes amis, nous avons fait ce qui n’avait jamais étéfait auparavant !

– Et dans les limites de mon pouvoir, adit Harvey Deacon, nous ne le referons plus jamais !

Voilà ce qui s’est passé le 14 avril dernierau 17 de Badderly Gardens. J’ai dit plus haut qu’il seraitgrotesque de dogmatiser sur ce qui a réellement eu lieu. Mais jecommunique mes impressions, nos impressions (puisque nous avons eules mêmes, Harvey Deacon, John Moir et moi), pour ce qu’ellesvalent. Vous pouvez, si cela vous plaît, imaginer que nous avonsété les victimes d’une mystification compliquée et extraordinaire.Ou bien vous pouvez penser comme nous que nous avons subi uneexpérience très réelle et très terrible. Mais peut-être vous yconnaissez-vous plus que nous en ces sortes d’affaires etpourrez-vous nous faire part d’aventures similaires ? Dans cecas, une lettre adressée à William Markham, 146M, The Albany, nousaiderait à voir clair dans ce qui demeure pour nous trèsobscur.

L’ANNEAU DE THOTH

The Ring ofThoth.

Monsieur John Vansittart Smith, membre de laRoyal Society, habitant 147 A Gower Street, possédait une énergieet une clarté intellectuelle qui auraient pu le hisser au toutpremier rang des observateurs de la Science. Mais il était victimed’une ambition universelle qui l’incitait à vouloir se distinguerdans de nombreux domaines plutôt qu’à exceller en un seul. Jeuneencore, il avait montré d’étonnantes dispositions pour la zoologieet la botanique ; ses amis le prenaient déjà pour un deuxièmeDarwin quand, n’ayant plus qu’à décrocher le professorat, ilrenonça brusquement à cette carrière et se laissa captiver par lachimie où ses recherches sur les spectres des métauxl’introduisirent à la Royal Society. Feu de paille ! Ils’absentait pendant un an de son laboratoire. À son retour, iladhérait à la Société Orientale et publiait une communication surles inscriptions d’El Kab. Décidément, il était aussi versatile quetalentueux.

Le plus volage, cependant, finit toujours parse laisser capturer ; John Vansittart Smith ne devait paséchapper à la règle. Plus il avançait son sillon dans le champ del’égyptologie, plus il était impressionné par le vaste terrain quis’offrait à lui, et par l’extrême importance d’un sujet qui nepouvait apporter que des lueurs sur les premiers germes de lacivilisation humaine, et sur l’origine de la majeure partie de nosarts et de nos sciences. Monsieur Smith était tellement envoûtéqu’il épousa une jeune étudiante en égyptologie qui avait écrit unethèse sur la sixième dynastie. S’étant ainsi assuré une solide basede manœuvres, il se mit en quête de matériaux destinés à un ouvrageréunissant la recherche de Lepsius avec l’ingéniosité deChampollion. La préparation de ce magnum opus comportaitde nombreuses visites aux magnifiques collections égyptiennes duLouvre. La dernière eut lieu au milieu du mois d’octobredernier ; elle fut l’occasion d’une aventure peu banale, digned’être relatée.

Les trains avaient été lents et la Manche trèsmauvaise : notre savant était arrivé à Paris, le corps fébrileet l’esprit brumeux. À l’Hôtel de France, rue Laffitte, il s’étaitétendu pendant deux heures sur un canapé ; mais ne parvenantpas à trouver le sommeil, il avait résolu malgré sa fatigue de serendre au Louvre, de vérifier le détail pour lequel il s’étaitdéplacé, et de reprendre le train du soir pour Dieppe. Il a doncpris son grand manteau, car il pleuvait, et il s’en est allé à piedpar le boulevard des Italiens et l’avenue de l’Opéra. Au Louvre, ilse sentait comme chez lui ; il s’est rapidement dirigé vers lacollection de papyrus qu’il avait l’intention de consulter.

Les admirateurs les plus forcenés de JohnVansittart Smith auraient hésité à déclarer qu’il était bel homme.Son grand nez en bec d’aigle et son menton proéminent donnaient uneidée de l’acuité et du caractère incisif de son intelligence. Ilportait la tête comme un oiseau, et, comme un oiseau aussi, ildonnait volontiers des coups de bec quand, dans la conversation, illançait ses objections et ses répliques. Tel qu’il se tenait cejour-là au Louvre, avec le col haut de son grand manteau relevéjusqu’aux oreilles, il a peut-être constaté, en se regardant dansles carreaux de la vitrine qu’il inventoriait, qu’il avait un airvraiment peu ordinaire. Il n’en a pas moins été violemment choquéquand, derrière lui, une voix anglaise s’est exclamée d’une manièretrès audible :

– Drôle de mortel !

Le savant n’était pas dépourvu devanité ; elle se manifestait par une indifférence parfaite àl’égard de toutes considérations personnelles. Il a serré leslèvres en fixant son rouleau de papyrus, mais son cœur s’est remplid’amertume contre toute la race des Anglais en vacances.

– Oui, a approuvé une autre voix. C’estvraiment un type !

– On pourrait presque croire, a repris lepremier, que, à force de contempler des momies, ce bonhomme estdevenu lui-même une demi-momie.

– Il a en effet la physionomie etl’allure d’un Égyptien.

John Vansittart Smith a pivoté sur ses talonsavec l’intention de faire rougir ses compatriotes par une ou deuxobservations corrosives. Il a été surpris, et soulagé, de découvrirque les deux jeunes Anglais qui bavardaient lui tournaient le dos,et que leurs propos visaient l’un des gardiens du Louvre quiastiquait un cuivre de l’autre côté de la salle.

– Carter va nous attendre auPalais-Royal, a dit l’un des touristes en regardant sa montre.

Ils se sont éloignés, laissant le savant à sestravaux.

« Je serais curieux de savoir ce que cesécervelés appellent une physionomie et une allured’Égyptien ! » a pensé John Vansittart Smith. Il s’estdéplacé légèrement afin d’apercevoir le visage du gardien, et iln’a pu s’empêcher de sursauter quand il l’a vue. C’était en véritéle visage que ses études lui avaient rendu familier. Les traitsréguliers et immobiles, le front large, le menton arrondi, le teintbistré étaient l’exacte reproduction d’innombrables statues, detableaux qui ornaient les murs de son appartement. Le faitsurpassait toute coïncidence… L’homme devait être un Égyptien.L’angularité de ses épaules et l’étroitesse de ses hanches auraientd’ailleurs suffit pour identifier sa nationalité.

Sur la pointe des pieds, John Vansittart Smiths’est avancé vers le gardien pour lui parler. N’étant pas habituéaux conversations vulgaires, il lui était difficile de trouver lanote juste, à mi-chemin entre la brusquerie du supérieur et labienveillance d’un égal. Le gardien s’est tourné de biais.Vansittart Smith, fixant ses regards sur la peau du présuméÉgyptien, a eu l’impression qu’elle avait un aspect anormal. Surles tempes et les pommettes, elle était aussi satinée et brillanteque du parchemin. Les pores étaient invisibles. Impossibled’imaginer une goutte d’humidité sur cette surface aride. Parcontre, elle était sillonnée, du front au menton, par des milliersde rides fines qui se coupaient et se recoupaient dans un dessincompliqué.

– Où est la collection de Memphis ?a demandé le savant en français.

Il avait l’air gauche de quelqu’un qui poseune question uniquement dans le but d’entamer une conversation.

– Par là ! a répondu le gardien d’unton brusque en faisant un signe de tête vers l’autre côté de lasalle.

– Vous êtes Égyptien, n’est-cepas ?

Le gardien a levé la tête et a braqué ses yeuxsur son interlocuteur. Ils étaient sombres, vitreux, secs,embrumés ; Smith n’en avait jamais vu de pareils. Pendantqu’il les examinait, il a remarqué dans leurs eaux profondesl’essor d’une émotion forte, ressemblant à un mélange de haine etd’horreur.

– Non, Monsieur. Je suisFrançais !

Le gardien s’est détourné et s’est à nouveaucourbé sur l’objet qu’il astiquait. Le savant, fort étonné, l’aregardé quelques instants sans mot dire ; puis il est allés’asseoir sur une chaise placée dans un coin retiré, derrière l’unedes portes, afin de noter quelques résultats de ses recherches surles papyrus. Mais son esprit renâclait devant l’ordre habituel deses préoccupations, se reportait constamment sur l’énigmatiquegardien au visage de sphinx et à la peau parcheminée.

« Où ai-je donc vu des yeuxsemblables ? se demandait Vansittart Smith. Ils ont quelquechose d’un saurien, d’un reptile ; les serpents ont unemembrane nictitante qui leur donne un effet brillant. Mais dans ceregard humain il y a quelque chose de plus. Il y a une expressionde puissance, de sagesse, de lassitude profonde, et de désespoirineffable. Est-ce mon imagination qui s’emballe ? Il faut queje les, examine encore une fois ! »

Il s’est levé, et il a fait le tour des salleségyptiennes ; mais le gardien avait disparu.

Il est donc revenu s’asseoir dans son cointranquille. Il avait trouvé le renseignement qu’il cherchait surles papyrus ; il ne lui restait plus qu’à l’écrire pendantqu’il avait sa mémoire fraîche. Pendant quelque temps son crayon avolé sur du papier ; mais bientôt les lignes sont allées toutde travers, et finalement le crayon est tombé par terre tandis quela tête du savant s’affaissait sur sa poitrine. Éreinté par sonvoyage, il s’est endormi d’un sommeil si profond, dans le coinisolé derrière une porte, qu’il n’a été réveillé ni par les rondesdes gardiens, ni par les propos échangés par les touristes, ni mêmepar la sonnerie prolongée qui annonçait la fermeture.

Le crépuscule s’était approfondi en nuit, lebruit de la circulation dans la rue de Rivoli avait décru,Notre-Dame avait sonné lourdement les douze coups de minuit, maisVansittart Smith n’avait pas bougé. C’est seulement vers une heuredu matin qu’il a ouvert les yeux. D’abord il s’est imaginé qu’ils’était endormi chez lui dans son bureau. Mais à travers les vitressans volets la lune brillait et, lorsqu’il a distingué les rangéesde momies et de vitrines, il s’est rappelé où il était et commentil se trouvait là. Étirant ses membres rouillés, il a regardé samontre, et il a gloussé de joie en lisant l’heure. Le savantn’avait rien d’un nerveux, et il possédait cet amour d’unesituation nouvelle qui est l’une des caractéristiques de sa race.L’épisode serait une admirable anecdote à introduire dans unprochain article ; quelque chose qui aérerait des spéculationsplus sérieuses, plus graves. Il n’avait pas très chaud, mais il sesentait bien reposé. Il ne s’est pas étonné que les gardiens nel’aient pas remarqué : la porte projetait son ombre juste surlui. Un voleur n’aurait pu rêver meilleure cachette.

Le silence était total. Nulle part, dedans oudehors, le moindre craquement, le plus léger bruit. Il était seul,avec les morts d’une civilisation morte. Et cependant, de l’autrecôté des murs, la ville exhalait tous les violents poisons et lescharmes crus du dix-neuvième siècle. Mais, dans cette salle, il n’yavait pratiquement rien, depuis l’épi de blé hâlé jusqu’à la boîteà couleurs du peintre, qui ne se fût maintenu depuis quatre milleans. Il se trouvait parmi les épaves ramenées de cet empirelointain par le grand océan du temps : de la majestueuseThèbes, de l’aristocratique Louqsor, des grands templesd’Héliopolis, d’une centaine de tombeaux violés. Le savant apromené ses yeux sur les formes humaines réduites depuis silongtemps au silence et, méditant sur tous ces êtres qui avaienttant travaillé et qui reposaient à présent dans la mort, il s’estlaissé envahir par un profond sentiment de respect. Il a réfléchisur les inconséquences de sa jeunesse, sur sa propre insignifiance.Adossé contre sa chaise, il a regardé rêveusement la longueenfilade de salles, éclairées par la lumière argentée de la lune,qui occupaient toute l’aile du grand bâtiment. Et soudain il aaperçu la lueur jaune d’une lanterne.

John Vansittart Smith s’est redressé sur sonsiège. La lanterne avançait lentement, s’immobilisait par instants,puis reprenait sa marche en avant. Son porteur se déplaçait sansbruit. Ses pas ne troublaient pas le silence ambiant. L’Anglais apensé qu’il s’agissait peut-être de cambrioleurs, et il s’estrecroquevillé dans son coin. La lanterne se balançait dans ladeuxième salle en face de lui ; elle pénétrait dans la salleattenante, toujours sans le moindre bruit. Vaguement effrayé, lesavant a aperçu une tête, qui avait l’air de flotter dans l’air,derrière la lueur de la lanterne. La tête était drapée d’ombre,mais bien éclairée. Il ne pouvait pas se tromper : ces yeuxmétalliques, cette peau cadavérique appartenaient au gardien à quiil avait parlé.

Le premier mouvement de Vansittart Smith a étéde se lever et d’aller le trouver. Quelques mots d’explicationsuffiraient et il pourrait sortir par une porte latérale etregagner son hôtel. Mais quand le gardien a pénétré dans la salle,il a remarqué dans ses gestes quelque chose de furtif qui a modifiéses intentions. Visiblement le gardien ne faisait pas saronde ; il avait aux pieds des chaussons à semelle feutrée, etil regardait autour de lui en respirant d’une manière précipitée.Vansittart Smith s’est rencoigné pour le surveiller ; il étaitpersuadé que le gardien n’était revenu que dans un but secret etprobablement malveillant.

En tout cas il ne faisait montre d’aucunehésitation. Il s’est dirigé à pas rapides vers l’une des grandesvitrines, a tiré une clef de sa poche, et l’a ouverte. De l’étagèresupérieure il a fait descendre une momie ; il l’a posée avecbeaucoup de soins et même de sollicitude sur le sol. À côté d’elle,il a placé sa lanterne ; puis, accroupi à la mode orientale,il a commencé avec des doigts longs et tremblants à défaire lestoiles d’embaumement et les bandes qui la ligotaient. Au fur et àmesure qu’elles se déroulaient, une forte odeur aromatiséeremplissait la salle ; des fragments de bois parfumé etd’épices s’éparpillaient sur les dalles du plancher.

John Vansittart Smith s’est bien rendu compteque cette momie n’avait jamais été démaillotée. L’opération avaitdonc de quoi l’intéresser passionnément. De son poste d’observationderrière la porte, il a pointé son grand nez avec une curiosité deplus en plus manifeste. Quand le dernier bandage est tombé d’unetête qui avait quatre mille ans d’âge, il a étouffé un cri destupéfaction. D’abord une cascade de longues tresses noiresluisantes s’était répandue sur les mains et les bras dugardien ; puis étaient apparus un front blanc et bas, orné dedeux sourcils délicatement arqués, deux yeux brillants aux longscils, un nez droit, une douce bouche sensible et charnue, enfin unmenton merveilleusement incurvé. Ce visage, d’une beautéextraordinaire, n’avait qu’un seul défaut : au milieu du frontune tache irrégulière, couleur de café. Mais quel chef-d’œuvre del’art d’embaumement ! Vansittart Smith, les yeux exorbités, agazouillé de satisfaction.

L’effet produit par ce spectacle surl’égyptologue était peu de chose pourtant, comparativement à celuiqu’a ressenti l’étrange gardien. Il a levé les bras au ciel, il amurmuré des paroles incompréhensibles, puis, se jetant à platventre à côté de la momie, il l’a enlacée, l’a embrassée àplusieurs reprises sur les lèvres et sur le front.

– Ma petite ! gémissait-il enfrançais. Ma pauvre petite !

Sous l’émotion, sa voix chavirait ; maisle savant a pu constater grâce à la lanterne que ses yeux étaientaussi secs que deux grains d’acier. Il est demeuré ainsi plusieursminutes, la figure convulsée, à pousser de petits gémissementsplaintifs au-dessus de la belle tête de femme. Et puis il a ébauchéun sourire, il a prononcé quelques mots dans une langue inconnue,et il s’est relevé d’un bond avec la vigueur de quelqu’un qui seraidit pour un effort suprême.

Au centre de la salle, une grande vitrineronde contenait (le savant le savait bien) une magnifiquecollection d’anneaux égyptiens et de pierres précieuses. Le gardiens’est approché d’elle et l’a ouverte. Sur le rebord latéral il aposé sa lanterne et, à côté de celle-ci, un petit récipient enterre qu’il avait sorti de sa poche. Il a retiré ensuite de lavitrine une poignée d’anneaux et, le visage empreint d’une grandegravité, il les a enduits à tour de rôle d’une substance liquidequi se trouvait dans le pot de terre, puis il les a promenés devantla lumière. Le premier lot d’anneaux l’a certainement déçu, car illes a rejetés pêle-mêle dans la vitrine et il en a pris d’autres.Il a choisi d’abord un anneau massif, serti d’un gros cristal, pourle soumettre à l’épreuve du liquide mystérieux. Instantanément il apoussé un cri de joie et il a levé les bras. Son geste brusque arenversé le pot en terre ; le liquide s’est répandu jusqu’auxpieds de l’Anglais. Le gardien a tiré un mouchoir rouge de saveste, s’est baissé pour éponger les dalles, et il s’est trouvéface à face avec John Vansittart Smith.

– Excusez-moi ! a dit l’Anglais avectoute la politesse imaginable. J’ai eu la malchance de m’endormirderrière la porte.

– Et vous m’avez surveillé ?

Le gardien s’était exprimé en anglais ;son visage cadavérique avait une expression venimeuse.

Le savant ne savait guère mentir.

– J’avoue, a-t-il répondu, que j’aiobservé vos mouvements, et qu’ils ont éveillé ma curiosité au plushaut point.

L’homme a alors tiré de son sein un longcouteau ouvert.

– Vous l’avez échappé belle ! a-t-ilmurmuré. Si je vous avais découvert dix minutes plus tôt, je vousaurais ouvert le cœur. Quoi qu’il en soit, si vous me touchez ou sivous me gênez de quelque manière que ce soit, vous êtes un hommemort.

– Je ne désire pas vous gêner. Maprésence ici est purement accidentelle. Tout ce que je vous demandeest d’avoir l’extrême obligeance de me faire sortir du musée.

Il a parlé d’un ton extrêmement suave, car legardien pressait la pointe de son couteau contre la paume de samain comme s’il voulait en éprouver le tranchant ; saphysionomie arborait toujours la même méchanceté.

– Si je croyais… a-t-il proféré d’unevoix sourde. Mais non ! Peut-être est-ce aussi bien… Commentvous appelez-vous ?

L’Anglais le lui dit.

– Vansittart Smith ? a répétél’autre. Êtes-vous le Vansittart Smith qui a écrit un article surEl Bak dans une revue de Londres ? J’en ai lu un extrait. Vosconnaissances sur ce sujet sont méprisables.

– Monsieur ! a protestél’égyptologue.

– Elles sont cependant supérieures àcelles de bien des savants qui affichent des prétentions plusgrandes. Pour comprendre notre vie antique en Égypte, ni lesinscriptions, ni les monuments n’ont d’importance ; ce quicompte, c’est notre alchimie et la science mystique qui vous ontpratiquement échappé.

– Notre vie antique ! a répété lesavant en ouvrant de grands yeux. Oh mon Dieu, regardez le visagede la momie !

L’étrange gardien s’est retourné et, projetantla lueur de sa lanterne sur le cadavre, il a laissé échapper unlong cri de douleur. L’action de l’air avait déjà anéanti toutl’art de l’embaumeur. La peau s’était affaissée, les yeux avaientsombré en arrière, les lèvres décolorées s’étaient entrouvertes etexhibaient des dents jaunes ; la marque brune sur le frontindiquait néanmoins qu’il s’agissait bien du même visage qui avaitrévélé quelques minutes plus tôt tant de jeunesse et de beauté.

Le gardien s’est tordu les mains de chagrin etd’horreur. Puis il s’est ressaisi et il a braqué à nouveau ses yeuxdurs sur l’Anglais.

– C’est sans importance, a-t-il murmuréd’une voix brisée. Vraiment sans importance ! Je suis venu icice soir avec un dessein bien arrêté. Il est accompli. Tout le restene compte pas. La vieille malédiction ne joue plus. Je peux larejoindre. À quoi bon m’attarder sur son enveloppe inanimée puisqueson esprit m’attend de l’autre côté du voile !

– Propos étranges ! a commentéVansittart Smith qui était de plus en plus persuadé qu’il setrouvait en face d’un fou.

– Le temps presse ; je dois partir,a repris l’autre. Le moment que j’ai attendu si longtemps estproche. Mais il faut que d’abord je vous fasse sortir.Suivez-moi…

Il a saisi la lanterne, est sorti de la salleen grand désordre, et il a conduit le savant à travers les salleségyptiennes, assyriennes et persanes. Au bout de la dernière sallepersane, il a poussé une petite porte encastrée dans le mur et il adescendu un escalier en colimaçon. L’Anglais a senti sur son frontl’air frais de la nuit. En face, il y avait une porte qui devaitouvrir sur la rue. À droite, une autre porte entrebâillée laissaitfiltrer un rayon de lumière jaune dans le couloir.

– …Entrez ici ! a commandé legardien.

Vansittart Smith a hésité : il avait cruque son aventure était terminée et qu’il allait se retrouverdehors. Comme sa curiosité était grande, il a eu envie de connaîtrele fin mot de l’énigme ; aussi a-t-il suivi son étrangecompagnon dans la pièce éclairée.

C’était une petite chambre, comparable à uneloge de concierge. Un feu de bois pétillait dans l’âtre. D’un côtéil y avait un lit à roulettes ; de l’autre, une chaise enbois ; au milieu, une table portant encore les reliefs d’unrepas. L’Anglais n’a pu se défendre d’un frémissement : tousles petits détails de la chambre semblaient sortis d’une échoppeantique. Les chandeliers, les vases sur la cheminée, les chenêts,les ornements sur les murs évoquaient un passé révolu. Le gardiens’est laissé tomber sur le bord du lit, et il a invité son hôte às’asseoir sur la chaise.

– Peut-être tout cela n’est-il pas dû auhasard, a-t-il commencé en excellent anglais. Peut-être est-ildécrété que je dois laisser derrière moi un avertissement destinéaux mortels téméraires qui voudraient dresser leur intelligencecontre les lois de la nature. Je vais vous le confier.

Vous en ferez ce que vous voudrez. Je vousparle, maintenant, du seuil de l’autre monde.

« Je suis, comme vous l’avez deviné, unÉgyptien. Non pas l’un de ces spécimens de la race d’esclaves quihabite à présent le delta du Nil ; mais un survivant du peupleplus fort et plus fier qui a mâté les Hébreux, repoussé lesÉthiopiens dans les déserts du sud, et construit les puissantsouvrages qui ont rempli les générations ultérieures d’envie etd’admiration. J’ai vu la lumière du jour sous le règne deTuthmosis, seize cents ans avant la naissance du Christ. Vousreculez ? Attendez un peu : vous vous apercevrez bienvite que je suis plus à plaindre qu’à redouter.

« Je m’appelais Sosra. Mon père avait étéle grand-prêtre d’Osiris dans le temple d’Abaris. J’ai été élevédans le temple, et exercé dans tous les arts dont parle votreBible. J’étais un bon élève. À seize ans, je savais déjà tout ceque le plus sage des prêtres était capable de m’apprendre. Dès lorsj’ai étudié tout seul les secrets de la nature, et je n’aicommuniqué mon savoir à personne.

« Parmi tous les problèmes qui mepassionnaient, ceux qui ont davantage accaparé mon attentionavaient trait à la nature de la vie. J’ai exploré profondément leprincipe vital. Le but de la médecine était de chasser la maladiequand elle apparaissait : il me semblait quant à moi qu’uneméthode pourrait être inventée en vue de fortifier le corps, detelle sorte que toute faiblesse, et même la mort, l’épargnât. Ilserait inutile que je vous raconte toutes mes recherches : sije m’y hasardais, vous seriez incapable de les comprendre. Je lesai poursuivies tantôt sur des animaux, tantôt sur des esclaves,tantôt sur ma personne. Qu’il me suffise de vous dire que leurrésultat m’a permis d’obtenir une substance qui, une fois injectéedans le sang, dotait le corps d’une force lui permettant derésister aux effets du temps, de la violence ou de la maladie. Ellene conférait pas l’immortalité, mais son pouvoir embrassait denombreux millénaires. Je l’ai expérimentée sur un chat, et ensuiteje lui ai administré le poison le plus mortel ; ce chat vitencore actuellement en Basse-Égypte. Ne pensez pas à de la magie.Il s’agit seulement d’une découverte chimique, qui peutparfaitement être refaite.

« L’amour de la vie est puissant chez unjeune homme. Il me semblait alors que j’étais débarrassé de toutsouci humain, puisque j’avais banni la souffrance et repoussé lamort à une échéance si lointaine. D’un cœur léger, j’ai injectécette maudite substance dans mes veines. Puis j’ai cherché autourde moi quelqu’un que je pourrais faire bénéficier de ma trouvaille.Un jeune prêtre de Thoth, qui s’appelait Parmes, avait gagné mabienveillance par le sérieux de son caractère et de ses études. Jelui ai confié mon secret ; à sa requête, je lui ai injecté monélixir. J’avais réfléchi que j’aurais ainsi un compagnon qui auraittoujours le même âge que moi.

« Après cette grande découverte, je mesuis légèrement relâché dans mes travaux, mais Parmes a poursuiviles siens avec une énergie redoublée. Chaque jour, je le voyaismanier ses flacons et son distillateur dans le temple de Thoth,mais il ne me livrait pas les résultats de ses recherches. Pour mapart, je me promenais dans la ville et je regardais autour de moid’un air de triomphe en réfléchissant que tout ce que je voyaisétait destiné à passer mais que moi je survivrais. Les habitantss’inclinaient quand ils me rencontraient, car ma réputation desavoir s’était répandue.

« Une guerre se déroulait à cette époque,et le Grand Roi avait envoyé ses soldats sur la frontière orientalepour chasser les Hyksos. Un gouverneur arriva à Abaris afin degarder notre ville au monarque. J’avais entendu vanter l’extrêmebeauté de la fille de ce gouverneur. Un jour, me promenant avecParmes, nous l’avons rencontrée, portée sur les épaules de sesesclaves. Ç’a été un coup de foudre. Du premier regard je l’aiaimée. Mon cœur a défailli. J’ai failli me jeter aux pieds de sesporteurs. Elle était « ma » femme. Vivre sans elle meserait impossible. J’ai juré par la tête de Horus qu’ellem’appartiendrait. Je l’ai juré au prêtre de Thoth. Il m’a tourné ledos ; son front s’est rembruni, assombri comme à minuit.

« Je n’ai pas besoin de vous conter lesprémices de notre amour. Elle m’a aimée comme je l’aimais. J’aiappris que Parmes l’avait déjà vue et lui avait fait comprendrequ’il l’aimait aussi ; mais je pouvais sourire de cettepassion, car je savais qu’elle m’avait donné son cœur. La pesteblanche s’était déclarée dans la ville ; beaucoup d’habitantsétaient malades, mais j’imposais mes mains sur leurs fronts et jeles soignais sans crainte. Elle s’émerveillait de mon audace. Alorsje lui ai chuchoté mon secret, et je l’ai suppliée de me laisserexercer mon art sur sa personne.

« – Songez que votre fleur ne seflétrira jamais, Atma ! lui disais-je. D’autres chosespasseront, mais vous et moi, ainsi que notre grand amour mutuel,survivront au tombeau du roi Cheops.

« Mais elle m’opposait des objectionstimides, charmantes.

« – Est-ce bien ? medemandait-elle. N’est-ce pas enfreindre la volonté des dieux ?Si le grand Osiris avait désiré que nous vivions aussi longtemps,n’aurait-il pas donné lui-même cet élixir aux vivants ?

« Avec des mots d’amour et des phrasestendres, j’ai fini par vaincre ses craintes. Pourtant elle hésitaitencore. C’était un gros problème ! soupirait-elle. Elle yréfléchirait toute la nuit. Au matin elle me ferait connaître sadécision. Sûrement une nuit n’était pas de trop pourréfléchir ? Elle voulait prier Isis pour lui demanderconseil.

« Le cœur en proie à une tristeprémonition, je l’ai laissée avec ses femmes. Le matin, après lepremier sacrifice, je me suis hâté vers sa demeure. Un esclaveépouvanté m’a arrêté sur les marches pour me dire que sa maîtresseétait malade, très malade. Je me suis précipité dans la chambre demon Atma ; elle reposait sur son lit, la tête appuyée sur unoreiller, toute pâle, l’œil vitreux. Sur son front j’ai aperçu unetache rouge. Je connaissais cette vieille trace de l’enfer :c’était la cicatrice de la peste blanche, un arrêt de mort.

« Pourquoi parler de cette époqueterrible ? Pendant des mois j’ai été au bord de lafolie ; j’étais fiévreux ; je délirais ; et je nepouvais pas mourir. Jamais un Arabe mourant de soif n’a languiaprès les puits comme j’ai langui après la mort. Si le poison oul’acier avait pu trancher le fil de mon existence, j’auraisaussitôt rejoint mon amour de l’autre côté de la porte étroite.J’ai essayé. En vain. La maudite influence de l’élixir était tropforte. Une nuit, alors que je gisais sur mon lit, affaibli et las,Parmes, le prêtre de Thoth, est entré dans ma chambre. Il s’estavancé dans le cercle de lumière de ma lampe et il m’a regardé avecdes yeux étincelants de joie.

« – Pourquoi avez-vous laissé mourirla jeune fille ? m’a-t-il demandé. Pourquoi ne l’aviez-vouspas fortifiée comme vous m’aviez fortifié moi-même ?

« – J’ai trop tardé. Mais je n’airien oublié. Vous aussi l’aimiez. Vous êtes mon compagnond’infortune. N’est-il pas affreux de penser que des siècless’écouleront avant que nous la revoyions ? Fous que nous avonsété de prendre la mort pour une ennemie !

« – Vous avez le droit de ledire ! s’est-il écrié en riant sauvagement. Ces mots sontnaturels dans votre bouche. Pour moi, ils n’ont plus aucunsens.

« – Que voulez-vous dire ? mesuis-je exclamé en me soulevant sur un coude. Sûrement, mon ami, lechagrin a dérangé vos esprits !

« La joie illuminait tout sonvisage ; il tremblait, il se contorsionnait comme s’il étaitpossédé du démon.

« – Savez-vous où je vais ?m’a-t-il demandé.

« – Non. Je n’en sais rien.

« – Je vais la rejoindre. Elle estembaumée dans le tombeau le plus éloigné, près des palmiers au-delàde la muraille de la ville.

« – Pourquoi allez-vouslà ?

« – Pour mourir ! a-t-il crié.Pour mourir ! Moi, je ne suis pas retenu par les entraves dela terre.

« – Mais vous avez l’élixir dansvotre sang !

« – Je peux le défier et le vaincre,m’a-t-il déclaré. J’ai découvert un principe plus puissant qui ledétruit. En ce moment même il opère dans mes veines, et dans uneheure je serai un homme mort. Je la rejoindrai. Vous, vous resterezseul.

« En le regardant attentivement, j’aicompris qu’il ne me mentait pas. La lueur trouble de son regardrévélait qu’il échappait déjà au pouvoir de l’élixir.

« – Vous allez m’enseigner votreprincipe ! me suis-je écrié.

« – Jamais !

« – Je vous en supplie ! Par lasagesse de Thoth, par la majesté d’Anubis !

« – Inutile ! m’a-t-il répondufroidement.

« – Alors je ledécouvrirai !

« – Vous n’y arriverez pas ! Jel’ai découvert par hasard. Il y a un ingrédient que vousn’obtiendrez jamais. En dehors de celui qui se trouve dans l’anneaude Thoth, il n’en existe pas.

« – Dans l’anneau de Thoth !ai-je répété. Où est donc l’anneau de Thoth ?

« – Cela non plus, vous ne le saurezjamais ! m’a-t-il répliqué. Vous avez gagné son cœur. Maisqui, en fin de compte, a gagné ? Je vous laisse à votresordide vie terrestre. Mes chaînes sont brisées. Il faut que jeparte !

« Il a fait demi-tour et s’est enfui dema chambre. Le lendemain matin j’ai appris la mort du prêtre deThoth.

« J’ai consacré les jours suivants àétudier. Il me fallait trouver ce poison subtil qui était assezfort pour vaincre l’élixir de vie. Des premières heures du jourjusqu’à minuit, je me penchais sur les tubes à essai et le four.J’avais réuni les papyrus et les flacons du prêtre de Thoth. Hélas,ils m’ont appris peu de choses ! Par instants, je croyaisavoir découvert un détail essentiel, mais en définitive ce n’étaitrien de bon. Pendant des mois et des mois j’ai cherché. Quand jedésespérais, je me dirigeais vers sa tombe près des palmiers. Là,debout à côté du coffre funèbre dont le joyau m’avait été dérobé,je sentais sa douce présence, et je lui jurais que je larejoindrais un jour si une intelligence humaine pouvait éluciderl’énigme.

« Parmes avait dit que sa découverteétait en rapport avec l’anneau de Thoth. Je me rappelais vaguementce petit objet d’ornement. C’était un cercle large et pesant, faitnon pas en or, mais en un métal plus rare et plus lourd, ramené desmines du mont Harbal. Du platine, comme vous l’appelez. L’anneaucomportait, je m’en souvenais, un cristal creux à l’intérieurduquel quelques gouttes de liquide pouvaient être cachées. J’étaiscertain que le secret de Parmes n’avait rien à voir avec le métalseul, car le temple abondait en objets de platine. N’était-il pasplus vraisemblable qu’il eût caché ce précieux poison dans lacavité du cristal ? J’étais à peine parvenu à cette conclusionquand, déchiffrant l’un de ses papiers, j’ai découvert que j’avaisraison et qu’il restait encore un peu de liquide dans le cristal del’anneau de Thoth.

« Mais comment trouver cet anneau ?Parmes ne le portait pas sur lui quand il avait été dévêtu pourêtre embaumé : j’en étais absolument sûr. Il n’était pas nonplus dans ses affaires personnelles. J’ai fouillé vainement toutesles pièces où il allait, toutes les boîtes, tous les vases, tousles meubles qu’il possédait. J’ai passé au tamis le sable dudésert, dans les lieux où il allait volontiers se promener. Maisl’anneau de Thoth demeurait insaisissable. Peut-être mes peines etmes études auraient-elles finalement triomphé des obstacles, si unnouveau malheur n’était survenu.

« La guerre avait été déclarée auxHyksos, mais les armées du Grand Roi avaient été taillées en piècesdans le désert. Les tribus de bergers se sont abattues sur nouscomme des sauterelles les années de sécheresse. À travers tout lepays le sang coulait de jour, et la nuit les incendies faisaientrage. Abaris était le rempart de l’Égypte, mais nous n’avons pas purepousser les sauvages. La cité est tombée. Le gouverneur et lessoldats ont été passés au fil de l’épée. Moi, avec beaucoupd’autres, j’ai été emmené en captivité.

« Pendant des années et des années j’aigardé des troupeaux dans de grandes plaines près de l’Euphrate. Monmaître est mort, son fils aîné vieillissait, mais j’étais toujoursaussi loin de la tombe. J’ai pu enfin m’évader sur un chameaurapide et je suis rentré en Égypte. Les Hyksos s’étaient installésdans le pays qu’ils avaient conquis, et leur Roi régnait surl’Égypte. Abaris avait été rasée, la ville brûlée, et il ne restaitdu grand temple qu’un tertre à peine visible. Partout les tombeauxavaient été violés et les monuments détruits. Du tombeau de monAtma, plus trace. Il était enterré dans les sables du désert ;les palmiers qui en marquaient l’endroit avaient disparu. Lespapiers de Parmes et les restes du temple de Thoth se trouvaientéparpillés dans les déserts de Syrie. Il était vain de lesrechercher.

« À partir de cet instant j’ai renoncé àl’espoir de retrouver un jour l’anneau et de découvrir la droguesubtile. Je me suis mis à vivre aussi patiemment que je le pouvais,en attendant que passe la vertu de l’élixir. Comment pourriez-vouscomprendre l’abomination du temps, vous qui ne connaissez quel’espace réduit qui va du berceau à la tombe ! Je l’ai apprisà mes dépens, en flottant au fil de l’histoire. J’étais vieux quandIlion est tombé. J’étais très vieux quand Hérodote est venu àMemphis. J’étais accablé d’ans quand le nouvel évangile a fait sonapparition sur la terre. Et pourtant vous me voyez encoreaujourd’hui semblable à bien d’autres hommes ; ce mauditélixir m’a protégé contre ce à quoi j’aspirais de toute mon âme.Maintenant enfin, enfin, me voici au terme !

« J’ai voyagé dans tous les pays dumonde ; j’ai habité chez tous les peuples de la terre. Jeparle toutes les langues. Je les ai apprises pour tuer le temps. Jen’ai pas besoin de dire comme les années ont passé lentement,depuis la longue aurore de la civilisation moderne, les annéesterribles du moyen âge, les temps sombres de la barbarie. Tout celaest derrière moi, maintenant. Je n’ai jamais regardé une autrefemme avec amour. Atma sait que je lui suis resté fidèle.

« J’avais pris l’habitude de lire tout ceque les savants publiaient sur l’ancienne Égypte. J’ai connu toutessortes de situations : les unes aisées, les autresmisérables ; mais j’ai toujours eu assez d’argent pour acheterles journaux qui traitaient ce sujet. Il y a neuf mois, j’ai lu àSan Francisco le compte rendu de certaines découvertes faites dansla région d’Abaris. Mon cœur a manqué défaillir. L’article disaitque le spécialiste des fouilles avait exploré des tombeauxrécemment mis à jour. Dans l’un d’eux il avait trouvé une momieintacte avec une inscription établissant qu’il s’agissait de lafille du gouverneur de la ville à l’époque de Tuthmosis. L’articleajoutait qu’en ouvrant le sarcophage, le savant avait découvert ungrand anneau en platine serti d’un cristal qui reposait sur lebuste de la femme embaumée. C’était donc là que Parmes avait cachél’anneau de Thoth ! Certes il avait raison en disant que je nele trouverais jamais, car aucun Égyptien n’aurait souillé son âmeen violant le sarcophage d’un ami enseveli.

« Le soir même je suis parti de SanFrancisco ; quelques semaines plus tard je me trouvais àAbaris, en admettant que quelques tas de sable et de pierresméritent encore de porter le nom de cette cité florissante. Je mesuis précipité vers les Français qui pratiquaient les fouilles, etje leur ai demandé où était l’anneau. Ils m’ont répondu que lamomie et l’anneau avaient été envoyés au musée Boulak au Caire. Jeme suis rendu au Caire, où j’ai appris que Mariette Bey les avaitrevendiqués et les avait embarqués pour le Louvre. Je les aisuivis ; enfin, dans la salle égyptienne, je suis arrivé aprèsun intermède de quatre mille ans, sur les restes de mon Atma, etsur l’anneau que j’avais cherché si longtemps.

« Mais comment les reprendre ?Comment les avoir à moi ? Par hasard un emploi de gardienétait vacant. Je suis allé trouver le directeur. Je l’ai convaincuque je connaissais beaucoup de choses sur l’Égypte. Dans monanxiété j’en ai trop dit. Il m’a déclaré qu’une chaire deprofesseur me conviendrait mieux qu’une loge de concierge. J’ensavais plus long que lui. Ce n’est que fort maladroitement, en luilaissant croire qu’il avait surestimé mes capacités, que j’aiobtenu l’autorisation de loger dans cette pièce mes quelquesaffaires personnelles. C’est ma première et ma dernière nuitici.

« Voilà mon histoire, Monsieur VansittartSmith. Je n’en dirai pas davantage à un homme de votre finesse. Parun étrange concours de circonstances, vous avez vu cette nuit levisage de la femme que j’ai aimée en ces temps si lointains. Lavitrine contenait de nombreux anneaux avec des cristaux sertis, etil fallait que j’éprouve le platine pour trouver celui que jecherchais. Un seul regard m’a montré que le liquide se trouvaiteffectivement dans celui-ci et que je pourrais enfin me délivrer decette maudite santé qui m’a été plus pénible que n’importe quellemaladie. Je n’ai rien de plus à ajouter. Je me sens libéré. Vouspourrez raconter mon histoire ou la tenir secrète : comme ilvous plaira. Je vous dois bien ce dédommagement, car vous avez étéà deux doigts de la mort, cette nuit. J’aurais fait n’importe quoipour ne pas être dérangé. Si je vous avais vu en arrivant, je croisque je vous aurais mis hors d’état de me nuire, de donner l’alarmeou de vous opposer à mon projet. Voici la porte. Elle ouvre sur larue de Rivoli. Bonne nuit !

Sur le trottoir l’Anglais s’est retourné.Pendant quelques secondes la mince silhouette de Sosra l’Égyptiens’est détachée sur le seuil étroit. Puis la porte a claqué, et lebruit d’un verrou grinçant s’est répercuté dans le silence de lanuit.

Le surlendemain de son retour à Londres,Monsieur John Vansittart Smith a lu un entrefilet concis ducorrespondant du Times à Paris :

« Curieux fait-divers au Louvre. – Hiermatin, une étrange découverte a été faite dans la principale salled’Orient. Les employés préposés au nettoyage des salles ont trouvél’un des gardiens étendu sans vie ; ses bras enlaçaient unemomie d’une étreinte si serrée qu’on n’a pu les séparer qu’àgrand’peine. Une vitrine contenant des anneaux et des bagues devaleur avait été ouverte. Les autorités pensent que le gardienétait en train de transporter la momie dans l’intention de lavendre à un collectionneur privé, mais qu’il a été frappé à mortpar la maladie de cœur dont il souffrait depuis longtemps. Ils’agit d’un homme d’un âge incertain et qui avait des habitudesexcentriques ; il ne laisse personne pour pleurer sa findramatique et intempestive. »

LE FIASCO DE LOS AMIGOS

The Los AmigosFiasco.

J’étais alors le principal médecin de LosAmigos. Naturellement, tout le monde a entendu parler de sacentrale électrique qui alimente la ville ainsi que les douzainesde bourgs et de villages qui l’entourent. Il y a donc beaucoupd’usines dans la région. Les habitants de Los Amigos affirmentqu’elles sont les plus grandes de la terre ; ils disent aussique tout ce qui existe à Los Amigos est ce qu’il y a de plus grandsur la terre : sauf la prison et le taux de mortalité quisont, à les en croire, les plus petits du monde.

Avec une centrale aussi magnifique, nousréfléchissions que nous nous livrerions à un coupable gaspillage dechanvre si les criminels de Los Amigos étaient exécutés comme aubon vieux temps. Nous savions que des électrocutions avaient eulieu dans l’est, mais que leurs résultats après tout n’avaient pasété aussi instantanés qu’on l’avait espéré. Nos ingénieursarquèrent le sourcil quand ils apprirent par les journaux quellesfaibles charges avaient été utilisées pour faire périr deshommes ; ils jurèrent qu’à Los Amigos, lorsqu’un irrécupérableleur serait remis, il serait traité avec décence et bénéficieraitdu concours de toutes les grosses dynamos. Les ingénieurs disaientqu’il ne fallait pas être mesquin dans des circonstances pareilles,et qu’un condamné à mort devait avoir « toute lasauce » ; aucun ne se risquait à prédire avec exactitudel’effet obtenu, mais tous s’accordaient pour certifier qu’il seraitdévastateur et mortel. Certains pensaient que le condamné seraitlittéralement consumé ; d’autres envisageaient sadésintégration. Seule l’expérience pouvait trancher le débat. C’està ce moment que Duncan Warner fut capturé.

Warner était depuis plusieurs années réclamépar la loi, et par personne d’autre. Cerveau brûlé, assassin,auteur d’innombrables agressions dans les trains ou sur les routes,il se situait au-delà de la pitié humaine. Il avait douze foismérité la mort, et les gens de Los Amigos lui en promirent unefastueuse. Comme s’il s’estimait indigne de leurs attentions, iltenta à deux reprises de s’évader. Il était grand, puissant,musclé ; il avait une tête de lion, des tresses noiresemmêlées, une barbe en éventail qui lui recouvrait le buste. Quandil passa en jugement, il n’y avait pas plus bel homme dans la foulequi emplissait le prétoire. Il arrive parfois que c’est au banc desaccusés qu’on trouve la meilleure tête. Cependant sa bonneapparence n’aurait su compenser ses mauvaises actions. Son avocatfit l’impossible, mais Duncan Warner fut remis à la discrétion desgrosses dynamos de Los Amigos.

J’assistais à la réunion du comité quand sonaffaire fut discutée. Le conseil municipal avait en effet désignéune commission de quatre experts pour la mise au point del’exécution. Trois sur quatre étaient parfaits : JosephMcConnor avait inventé et construit les dynamos, JoshuaWestmacott présidait aux destinées de la Compagnie d’Électricité deLos Amigos, j’étais le premier médecin de la ville. Le quatrièmeétait un vieil Allemand qui s’appelait Peter Stulpnagel. LesAllemands étaient nombreux à Los Amigos ; ils votèrent touspour leur compatriote ; voilà comment il fut élu au comité. Ondisait qu’il avait été en Allemagne un électricien extraordinaire,et il s’affairait continuellement sur des fils, des isolateurs etdes bouteilles de Leyde ; mais comme rien ne sortait de cestravaux, comme il n’avait obtenu aucun résultat digne d’êtrepublié, on avait fini par le considérer comme un maniaqueinoffensif qui avait fait de la science sa marotte. Nous trois,hommes pratiques, nous sourîmes quand nous sûmes qu’il allaitsiéger à nos côtés. À la réunion du comité nous arrangeâmes leschoses entre nous sans nous soucier du vieux bonhomme qui écoutait,la main en cornet autour de l’oreille, car il n’avait pas l’ouïefine ; il ne participa pas plus aux débats que lesreprésentants de la presse qui prenaient des notes sur les bancs dufond.

Il nous fallut peu de temps pour tout régler.À New-York une décharge de deux mille volts avait eu lieu, et lamort du condamné n’avait pas été instantanée ? Le voltageavait été insuffisant, voilà tout ! Los Amigos nerenouvellerait pas cette erreur. Le courant serait six fois plusfort ; il aurait donc six fois plus d’efficacité. Rien n’étaitplus logique. Toute la puissance concentrée des grosses dynamosserait utilisée sur Duncan Warner.

Tous les trois, nous avions pris les décisionsadéquates et nous allions lever la séance quand notre silencieuxcompagnon ouvrit la bouche pour la première fois.

– Messieurs, nous dit-il, vous meparaissez particulièrement ignorants des effets de l’électricité.Vous ne connaissez pas les premiers principes de son action sur unêtre humain.

Le comité allait répliquer vertement à cecommentaire désobligeant, mais le président de la Compagnied’Électricité passa une main sur son front pour réclamer del’indulgence envers un maniaque.

– Voudriez-vous nous indiquer, Monsieur,demanda-t-il avec un sourire ironique, ce que vous trouvez dedéfectueux dans nos conclusions ?

– Votre supposition qu’une forte dosed’électricité accroîtra l’effet d’une dose plus petite. Necroyez-vous pas possible qu’elle provoque un effet totalementdifférent ? Savez-vous quelque chose, par des expériencesréelles, sur les effets d’un choc pareil ?

– Nous le savons par analogie, réponditle président. Toutes les drogues ont un effet accru quand onaugmente la dose. Par exemple… par exemple…

– Le whisky ! souffla JosephMcConnor.

– Certes ! Le whisky. La preuve estlà.

Peter Stulpnagel hocha la tête ensouriant.

– Votre argument n’est pas fameux,dit-il. Quand je prends du whisky, je m’aperçois qu’un verrem’énerve, mais que six verres me font tomber de sommeil, ce qui estjuste le contraire. Supposez maintenant que l’électricité agisse demême, avec une efficacité inversement proportionnelle à saforce ; que ferez-vous ?…

Nous trois, hommes pratiques, nous éclatâmesde rire. Nous savions que notre collègue était pittoresque, maisnous n’aurions jamais cru qu’il poussait la fantaisiejusque-là.

– …Et alors ? insista PeterStulpnagel.

– Nous assumerons nos risques, réponditle président.

– Je vous prie de réfléchir, dit Peter,que des ouvriers qui ont touché des fils et qui ont reçu unedécharge de quelques centaines de volts seulement sont mortssur-le-champ. Le fait est bien connu. Et cependant quand une forceplus grande a été utilisée sur un criminel de New-York, l’hommes’est débattu quelque temps. Ne voyez-vous pas nettement qu’unedose plus petite est plus mortelle ?

– Je pense, Messieurs, que cettediscussion a suffisamment duré, déclara le président en se levant.Ce point, je crois, a déjà été tranché par la majorité du comité,et Duncan Warner sera électrocuté mardi par une décharge de tout lecourant des dynamos de Los Amigos. Est-ce exact ?

– Je suis d’accord, approuva JosephMcConnor.

– Moi aussi, dis-je.

– Et moi, je proteste ! murmuraPeter Stulpnagel.

– La motion est donc adoptée, mais votreprotestation sera enregistrée au procès-verbal, conclut leprésident.

Et la séance fut levée.

Les assistants à l’exécution étaient peunombreux. Les quatre membres du comité, naturellement, ainsi que lebourreau qui devait agir sous leurs ordres ; en outre, legrand-prévôt des États-Unis, le directeur de la prison, l’aumônieret trois journalistes. La salle, petite pièce en briques, était unedépendance de la station centrale électrique ; elle avaitservi de blanchisserie ; il y avait encore dans un coin unpoêle et du petit bois, mais pas d’autre meuble, à l’exceptiond’une seule et unique chaise pour le condamné. Une plaquemétallique, placée devant elle pour les pieds de Warner, étaitreliée à un gros câble isolé. Au-dessus de la chaise, un autrecâble pendait du plafond ; il pouvait être relié à une petitebaguette métallique sortant d’une sorte de bonnet qui devait êtreplacé sur sa tête. Quand cette connexion serait établie, ce seraitpour Duncan Warner la minute fatale.

Nous attendions en silence l’arrivée duprisonnier. Les ingénieurs paraissaient un peu pâles, et ilsjouaient nerveusement avec les câbles. Le grand-prévôt lui-même,pourtant endurci, était mal à l’aise, car une simple pendaisonétait une chose, et cet anéantissement de chair et de sang uneautre. Quant aux journalistes, ils étaient plus blancs que leursfeuilles de papier. Le seul qui semblât ne subir aucunementl’influence de ces sinistres préparatifs était le petit maniaqueallemand, qui allait de l’un à l’autre avec le sourire aux lèvreset les yeux pétillants de malice. Il s’oublia même au pointd’éclater de rire deux ou trois fois, ce qui lui valut un rappel àl’ordre de l’aumônier.

– Comment pouvez-vous manifester unelégèreté aussi déplacée, Monsieur Stulpnagel ? s’étonna-t-il.Vous riez en présence de la mort !

Mais l’Allemand ne se laissa pasdécontenancer.

– Si je me trouvais en présence de lamort, répondit-il, je ne rirais pas. Mais comme je n’y suis point,je suis libre d’agir comme il me plaît.

Cette réplique irrévérencieuse allait sansdoute en provoquer une autre, plus sévère encore, de la part del’aumônier, mais la porte s’ouvrit, et deux gardiens poussèrentDuncan Warner dans la salle. Il regarda autour de lui d’un airrésolu, avança d’un pas ferme et s’assit sur la chaiseélectrique.

– Allez-y ! dit-il.

Il aurait été barbare de prolonger sonattente. L’aumônier lui chuchota quelques paroles à l’oreille, lebourreau le coiffa du bonnet ; nous retînmes tous notresouffle : la connexion fut établie entre le câble et lemétal.

– Grands dieux ! cria DuncanWarner.

Il avait bondi sur sa chaise quand la terribledécharge avait éclaté dans son organisme. Mais il n’était pas mort.Au contraire, ses yeux brillaient d’un éclat plus vif. Il n’avaitsubi qu’une modification, mais celle-ci inattendue : le noiravait disparu de ses cheveux et de sa barbe tout comme une ombre seretire d’un paysage. Ses cheveux et sa barbe étaient maintenantblancs comme neige. En dehors de cela, il ne portait aucune tracede décomposition. Il avait la peau fraîche, lisse, lustrée d’unenfant.

Le grand-prévôt lança au comité un coup d’œilchargé de reproches.

– J’ai l’impression qu’il y a quelquechose qui cloche, Messieurs ! dit-il.

Nous trois, hommes pratiques, nous nousregardâmes les uns les autres.

Peter Stulpnagel souriait d’un air pensif.

– Je pense qu’une autre décharge feraitl’affaire, dis-je.

À nouveau le courant passa ; à nouveauDuncan Warner sauta sur sa chaise et cria ; mais ce fut bienparce qu’il était demeuré sur la chaise que nous le reconnûmes. Enune fraction de seconde, il avait perdu sa barbe et ses cheveux, etla salle ressemblait à un salon de coiffure le samedi soir. Ilétait toujours assis, les yeux encore brillants, la peau luisantd’une santé parfaite, mais il avait le crâne nu comme un fromage deHollande et un menton débarrassé du moindre duvet. Il commença àfaire tourner l’un de ses bras ; lentement et avec scepticismeau début, mais avec de plus en plus de confiance.

– J’avais des ennuis à ce bras-là,dit-il. Les médecins du Pacifique y perdaient leur latin. Or àprésent, il est comme s’il était remis à neuf, et aussi souplequ’un rameau de hickory.

– Vous vous sentez bien ? interrogeale vieil Allemand.

– Je ne me suis jamais senti si bien detoute ma vie, répondit gaiement Duncan Warner.

La situation était pénible. Le grand-prévôtbraqua ses yeux étincelants en direction du comité. PeterStulpnagel souriait de toutes ses dents et se frottait les mains.Les ingénieurs se grattaient la tête. Le prisonnier scalpé faisaittourner son bras et paraissait ravi.

– Je pense qu’une nouvelle décharge…,hasarda le président.

– Non, Monsieur ! interrompit legrand-prévôt. Nous avons eu suffisamment de bêtises pour une seulematinée. Nous sommes ici pour une exécution ; l’exécution auralieu !

– Que proposez-vous ?

– Il y a un anneau convenable au plafond.Allez chercher une corde, et l’affaire sera réglée.

Pendant que les gardiens se mettaient en quêted’une corde, un certain temps s’écoula dans un malaise croissant.Peter Stulpnagel se pencha vers Duncan Warner, et lui dit quelquesmots à l’oreille. Le condamné le regarda avec ahurissement.

– Ce n’est pas vrai ?…demanda-t-il.

L’Allemand fit un signe de têteaffirmatif.

– …Comment ! Pas moyende ?…

Peter secoua la tête, négativement cette fois,et les deux hommes éclatèrent de rire comme s’ils avaient échangéune bonne plaisanterie.

Les gardiens rapportèrent la corde, et legrand-prévôt passa personnellement le nœud coulant autour du cou ducriminel. Ensuite les deux gardiens, le bourreau et lui-mêmehissèrent leur victime en l’air où il se balança. Pendant unedemi-heure il resta pendu au plafond ; c’était un spectacleaffreux. Puis, dans un silence solennel, ils baissèrent lacorde ; l’un des gardiens sortit pour aller chercher unebière. Mais au moment où il toucha le sol. Duncan Warner porta lesmains à son cou, écarta le nœud coulant et aspira une longue etprofonde bouffée d’air.

– Le commerce de Paul Jefferson marchebien ! déclara-t-il. De là-haut je voyais la foule se presserdans sa boutique.

Il indiqua le crochet du plafond.

– En l’air encore une fois ! rugitle grand-prévôt. Nous finirons bien par lui arracher lavie !

Ils le pendirent à nouveau.

Ils le laissèrent une heure les pieds dans levide ; quand ils le redescendirent, sa loquacité ne s’étaitpoint tarie.

– Le vieux Plunket va trop souvent au barArcady ! affirma-t-il. En une heure je l’ai vu entrer troisfois. Dire qu’il a une famille ! Le vieux Plunket ferait biende renoncer à l’alcool.

C’était monstrueux, incroyable, mais réel. Iln’y avait pas à ergoter : le condamné bavardait alors qu’ilaurait dû être mort. Nous étions complètement désemparés, en pleindésarroi, mais le grand-prévôt Carpenter n’était pas homme à selaisser rouler aussi facilement. Il nous entraîna dans uncoin ; le prisonnier resta tout seul au milieu de lapièce.

– Duncan Warner, lui dit-il lentement,vous êtes ici pour jouer votre rôle, et je suis ici pour jouer lemien. Votre rôle consiste à vivre le plus longtemps possible ;le mien consiste à faire exécuter la loi. Vous nous avez battus enélectricité ; je vous accorde un point. Vous nous avez battusà la corde, qui m’a l’air de ne pas vous avoir mal réussi. Maisc’est à mon tour de vous battre maintenant, car je dois accomplirmon devoir.

Il tira de son habit un revolver à six coups,et déchargea toutes ses balles dans le corps du prisonnier. Lasalle se remplit d’une telle fumée que nous ne pouvions rienvoir ; quand elle se dissipa, le prisonnier n’avait pas bougéde place ni d’attitude ; simplement il considérait avec dégoûtle devant de son habit.

– Les vêtements ne doivent pas coûtercher par ici ! dit-il. Cet habit m’a coûté trente dollars, etregardez ce que vous en avez fait ! Six trous par devant,c’est déjà assez moche ! Mais quatre balles m’ont traversé depart en part ; le dos ne doit pas être en meilleur état.

Le grand-prévôt lâcha son revolver qui tomba àterre, et il baissa les bras ; c’était un homme vaincu.

– Peut-être quelqu’un d’entre vous,Messieurs, pourra-t-il me dire ce que cela signifie ?demanda-t-il avec désespoir au comité.

Peter Stulpnagel fit un pas en avant.

– Je vais tout vous expliquer.

– Vous me paraissez être le seul ici àsavoir quelque chose.

– Je suis ici le seul à tout savoir. J’aiessayé d’avertir ces gentlemen ; mais ils n’ont pas voulum’écouter ; alors j’ai tenu à ce qu’ils apprennent parl’expérience. Savez-vous ce que vous avez fait avec votreélectricité massive ? Tout simplement, vous avez accru lavitalité du condamné ; à présent il est capable de défier lamort pendant des siècles.

– Des siècles !

– Oui. Il faudra des centaines d’annéespour épuiser l’immense énergie nerveuse que vous lui avez injectée.L’électricité est de la vie ; vous l’en avez pourvu aumaximum. Peut-être dans cinquante ans pourrez-vous l’exécuter, maisje n’en mettrais pas ma tête à couper.

– Grands dieux ! Mais que vais-jefaire de lui ? s’écria l’infortuné grand-prévôt.

Peter Stulpnagel haussa les épaules.

– Et si nous le vidions de sonélectricité en le pendant par les pieds ? hasarda leprésident.

– Non ; ce serait inutile.

– En tout cas, il ne fera plus de dégâtsà Los Amigos, reprit le grand-prévôt avec décision. Il ira dans laprison neuve. Elle durera plus longtemps que lui.

– Au contraire, répliqua PeterStulpnagel. Je crois qu’il durera plus longtemps que la prison.

C’était plutôt un fiasco ; et pendant desannées nous n’en avons guère parlé entre nous. Mais à présent lesecret est levé, et j’ai pensé que vous aimeriez coucher cettehistoire dans votre recueil de jurisprudence.

COMMENT LA CHOSE ARRIVA

How ithappened.

Elle était médium, spécialiste en écritureautomatique. Voici ce qu’elle écrivit :

Je peux me rappeler certaines choses sur cettesoirée avec beaucoup de précision, tandis que d’autres ressemblentà de vagues rêves interrompus. Je ne sais absolument plus le motifqui m’avait amené à Londres d’où je suis rentré si tard. Cettesoirée se confond avec tous mes autres séjours à Londres. Mais àpartir du moment où je suis descendu à la petite gare de campagne,tout est prodigieusement clair. Je peux en revivre chaquemoment.

Je me rappelle parfaitement avoir longé lequai et avoir regardé l’horloge éclairée de la gare : ellemarquait onze heures et demie. Je me rappelle aussi que je me suisdemandé si je serais rentré avant minuit. Et puis je me rappelle lagrosse voiture, avec ses phares éblouissants et l’éclat de sescuivres, qui m’attendait dehors. C’était ma nouvelle Robur de 30CV, qui m’avait été livrée le jour même. Je me rappelle encoreavoir demandé à Perkins, mon chauffeur, comment elle se comportait,et l’avoir entendu répondre que c’était une très bonne voiture.

– Je vais l’essayer, ai-je déclaré enm’installant devant le volant.

– Les vitesses ne sont pas les mêmes,m’a-t-il répondu. Il vaudrait peut-être mieux, Monsieur, que jeconduise moi-même…

– Non. J’ai vraiment envie del’essayer.

Et nous sommes partis pour faire les huitkilomètres qui nous séparaient de la maison.

Ma vieille voiture avait ses pignons enencoches sur une barre. Par contre dans celle-ci, il fallait passerle levier à travers une grille pour changer de vitesse. Ce n’étaitpas difficile, et bientôt j’ai cru avoir maîtrisé le mécanisme. Ilétait absurde, certes, de vouloir se familiariser avec une nouvelleméthode pendant la nuit, mais on commet souvent des absurdités sansavoir à en payer le prix fort. Tout s’est fort bien passé jusqu’aubas de la côte de Claystall. C’est l’une des plus mauvaises côtesd’Angleterre : elle a deux kilomètres et demi de long, avec unpourcentage de 17 % par endroits et trois virages courts. Lagrille de mon parc est située juste de l’autre côté de cettecôte ; juste à son pied, sur la grand’route de Londres.

Nous étions à peu près arrivés au sommet de lacôte quand mes ennuis ont commencé. J’avais roulé pleins gaz, et jevoulais descendre en échappement libre ; mais le débrayages’est grippé, et j’ai dû me remettre en troisième. La voitureallait très vite ; j’ai cherché à actionner mes deuxfreins ; ils m’ont lâché l’un après l’autre. Quand sous monpied la pédale a claqué d’un coup sec, je ne me suis pas tropinquiété ; mais quand j’ai tiré avec toute ma vigueur sur lefrein à main, et que le levier est remonté jusqu’en haut sans avoirde prise, j’ai eu des sueurs froides. Nous dévalions la côte àtoute allure. Les phares éclairaient bien. J’ai pris impeccablementle premier virage. Dans le deuxième, j’ai rasé le fossé, mais jem’en suis tiré. Le deuxième était séparé du troisième par quinzecents mètres de ligne droite ; après le dernier virage, il meresterait à franchir la grille de mon parc. Si je pouvais me jeterdans ce havre, tout irait bien, car il y avait une montée raide dela grille à ma maison ; la voiture s’arrêterait sûrementd’elle-même.

Perkins s’est comporté magnifiquement.J’aimerais que ce détail fût connu. Il se tenait parfaitementcalme, et prêt à tout. Au début j’avais envisagé de prendre letalus, et il avait deviné mon projet.

– Je ne le ferais pas, Monsieur,m’avait-il dit. À cette vitesse, nous culbuterions.

Il avait mille fois raison. Il a coupé lecontact, nous avons roulé « en roue libre », mais encoreà une allure terrifiante. Il a posé les mains sur le volant.

– Je vais le tenir, m’a-t-il proposé, sivous voulez sauter. Nous ne sortirons pas vivants de ce virage.Vous feriez mieux de sauter, Monsieur !

– Non, lui ai-je répondu. Je reste. Sivous voulez, Perkins, sautez.

– Je reste avec vous, Monsieur.

Si ç’avait été la vieille voiture, j’auraiscoincé le levier des vitesses en marche arrière, et j’aurais bienvu ce qui serait arrivé. Avec la neuve, c’était sans espoir. Lesroues ronflaient comme un grand vent ; la carrosserie craquaitet gémissait ; mais les phares éclairaient bien, et je pouvaisconduire avec précision. Je me souviens d’avoir imaginé la visionterrible et pourtant majestueuse que nous représenterions pourquiconque surviendrait en sens contraire. La route étaitétroite ; le malheureux qui aurait voulu nous croiser auraitpéri d’une mort affreuse.

Nous avons entamé le virage avec une roue à unmètre au-dessus du talus. J’ai cru que nous allions nous renverser,mais après avoir oscillé un instant, la voiture a retrouvé sonaplomb et a repris sa course. J’avais franchi le troisième virage,le dernier. Il n’y avait plus que la grille du parc. Elle nousfaisait face, mais par malchance, pas directement. Elle se trouvaità environ vingt mètres sur la gauche en haut de la route. Peut-êtreaurais-je pu réussir, mais je crois que la boîte de direction avaitété heurtée pendant que nous roulions sur le talus. Le volant m’amal obéi. J’ai vu sur la gauche la grille ouverte. J’ai braqué avectoute la force de mes poignets. Perkins et moi, nous nous sommespresque couchés en biais. Dans la seconde qui a suivi, roulant àquatre-vingts kilomètres à l’heure, ma roue droite a accroché lepilier de ma grille. J’ai entendu le choc. J’ai senti que jem’envolais en l’air, et puis… Et puis…

Quand j’ai repris conscience, je me trouvaisparmi des broussailles, à l’ombre des chênes de l’allée, du côté dela loge. Un homme se tenait debout auprès de moi. J’ai cru quec’était Perkins ; mais en le regardant attentivement, j’aireconnu Stanley, un ancien camarade de collège pour lequelj’éprouvais une réelle affection. La personnalité de Stanleyéveillait toujours en moi une vive sympathie, et j’étais fier depenser que la réciprocité jouait. J’ai été néanmoins assez surprisde le voir là ; mais j’étais comme un homme qui rêve, étourdi,brisé, tout à fait disposé à accepter sans discuter les chosescomme elles étaient.

– Quel accident ! ai-je dit. MonDieu, quel désastre !

Il a fait un signe de tête affirmatif ;dans les ténèbres, j’ai retrouvé son sourire gentil,intelligent.

J’étais complètement incapable de remuer. Enréalité je n’avais nulle envie d’essayer. Mes sens, par contre,étaient particulièrement alertes. J’ai vu l’épave de ma voiturequ’éclairaient des lanternes qui s’agitaient. J’ai vu un petitgroupe de personnes et j’ai entendu des voix étouffées. Il y avaitle gardien et sa femme, plus quelques autres. Ils ne s’occupaientpas de moi, mais ils s’affairaient autour de la voiture. Tout àcoup j’ai entendu un cri de souffrance.

– Le poids l’écrase. Soulevez-la endouceur ! a crié une voix.

– C’est seulement ma jambe, a gémi uneautre voix que j’ai identifiée comme celle de Perkins. Où est monmaître ?

– Je suis là ! ai-je répondu.

Mais personne n’a paru m’entendre. Tous sepenchaient au-dessus de quelque chose qui gisait devant lavoiture.

Stanley a posé une main sur mon épaule, et cecontact m’a été infiniment apaisant. Je me sentais léger etheureux, en dépit de tout.

– Vous ne souffrez pas,naturellement ? m’a-t-il demandé.

– Pas du tout.

– On ne souffre jamais.

Alors soudainement la stupéfaction m’a envahi.Stanley ! Stanley ! Mais voyons, Stanley avait péri de latyphoïde dans la guerre des Boers !

– Stanley ! me suis-je écrié lagorge serrée. Stanley, vous êtes mort !

Il m’a regardé avec son vieux sourire gentil,intelligent.

– Vous aussi, m’a-t-il répondu.

LE LOT N° 249

Lot N°249.

Sur les agissements d’Edward Bellingham àl’encontre de William Monkhouse Lee, et sur le motif de la grandefrayeur d’Abercrombie Smith, il est difficile de porter un jugementdéfinitif. Nous possédons certes le récit clair et complet de Smithlui-même, que corroborent parfaitement Thomas Styles, ledomestique, le révérend Plumptree Peterson, membre de lacorporation de l’Université, et divers témoins de tel ou telincident. Cependant l’histoire repose en somme sur Smith tout seul,et il apparaîtra préférable à beaucoup de croire qu’un cerveau bienqu’apparemment sain s’est trouvé affligé d’un dérangement subtil,plutôt que d’admettre que le cours normal de la nature ait pu êtrebouleversé dans ce centre de science et de lumière qu’estl’Université d’Oxford. Mais quand on réfléchit aux méandres et àl’étroitesse de ce cours normal de la nature, à la difficulté quel’on éprouve à le dépister en dépit de tous les éclairages de lascience, et aux grandes, terribles possibilités qui émergentconfusément des ténèbres qui l’entourent, il faut être bien hardi,bien téméraire même, pour assigner une limite aux sentiersdétournés que peut emprunter l’esprit humain.

Dans une aile de ce que nous appellerons leVieux Collège à Oxford, il y a une tourelle d’angle extrêmementancienne. La lourde voûte qui enjambe la porte ouverte a fléchi enson centre sous le poids de ses ans ; les pierres grises,moussues, sont retenues ensemble par du lierre et des brinsd’osier, comme si la vieille mère avait pris soin de les mettre àl’épreuve du vent et du mauvais temps. Derrière la porte unescalier en pierre grimpe en spirale jusqu’à un troisièmeétage ; ses dalles sont creusées et sont devenues informessous les pas de multiples générations de quêteurs de savoir. La vies’est répandue comme de l’eau le long de cet escalier en colimaçon,et, comme l’eau elle a laissé ces sillons lisses d’usure. Depuisles écoliers pédants et à robe longue de l’ère des Plantagenêtjusqu’aux pur-sang de ces dernières années, quel flux puissant dejeune vie anglaise s’est écoulé par là ! Et que reste-ilmaintenant de tous ces espoirs, de ces efforts, de ces farouchesénergies, sinon quelques lignes sur une pierre tombale ou unepoignée de poussière dans un cercueil au hasard descimetières ? Mais le silencieux escalier et la vieillemuraille grise encore ornée d’emblèmes héraldiques subsistenttoujours.

Au mois de mai 1884, trois jeunes hommesoccupaient les trois appartements qui donnaient sur les troispaliers de l’escalier. Chaque appartement comportait simplement unpetit salon et une chambre. Au rez-de-chaussée, les piècescorrespondantes étaient utilisées, l’une comme cave à charbon,l’autre comme logement du domestique ; Thomas Styles était auservice des trois étudiants qui habitaient au-dessus de sa tête. Àdroite et à gauche s’étendait une enfilade de salles de cours et debureaux, si bien que les locataires de la vieille tourbénéficiaient d’un certain isolement fort apprécié des garçonsstudieux. Studieux étaient d’ailleurs les trois occupants del’époque : Abercrombie Smith au troisième étage, EdwardBellingham en dessous, et William Monkhouse Lee au premierétage.

Il était dix heures du soir. La nuit étaitclaire. Abercrombie Smith était enfoncé dans son fauteuil, lespieds sur le garde-feu, une pipe de bruyère entre les dents. Dansle deuxième fauteuil, non moins confortablement installé, son vieuxcamarade Jephro Hastie paressait de l’autre côté de la cheminée.Ils étaient tous deux en costume de flanelle, car ils avaient passéleur soirée sur la rivière ; d’ailleurs il suffisait deregarder leurs visages éveillés aux traits durs pour deviner qu’ilsaimaient le grand air avec tout ce qui était viril et robuste.Hastie était chef de nage du « huit » de soncollège ; Smith ramait encore mieux, mais la sombreperspective d’un prochain examen le cantonnait provisoirement chezlui, exception faite des quelques heures par semaine qu’exigeaitune bonne santé. Un déballage de livres de médecine sur la table,des os éparpillés, des moulages, des planches anatomiquesrévélaient la nature de ses études ; au-dessus de la cheminéeune paire de cannes et des gants de boxe montraient comment, avecle concours de Hastie, il se maintenait en forme. Ils seconnaissaient très bien l’un l’autre : si bien qu’ilspouvaient demeurer paisiblement assis sans rien se dire, ce qui estle degré supérieur de la camaraderie.

– Un peu de whisky ? proposa enfinAbercrombie Smith entre deux nuages de fumée. Le scotch est dans leflacon, et l’irlandais dans la bouteille.

– Non, merci. Je suis engagé dans lescull. Je ne bois pas quand je m’entraîne. Et vous ?

– Je travaille dur. Je pense qu’il vautmieux ne pas faire de mélanges.

Hastie approuva de la tête. Ils retombèrentdans un silence satisfait.

– Dites donc, Smith, interrogea Hastiepeu après, avez-vous fait connaissance des deux types de votreescalier ?

– Un signe de tête quand nous nousrencontrons. Rien de plus.

– Hum ! À votre place j’en resteraislà. Je les connais un peu tous les deux. Pas beaucoup, mais assezpour mon goût. Je ne pense pas que si j’habitais ici je lesserrerais sur mon cœur. Non pas qu’il y ait du mauvais chezMonkhouse Lee…

– Le maigre ?

– Oui. Un petit type qui est assezgentleman. Je ne crois pas qu’il soit mauvais par lui-même.Seulement vous ne pourrez pas le fréquenter sans fréquenter en mêmetemps Bellingham.

– Le gros ?

– Oui. Le gros. Et il est le typed’hommes que moi, je préférerais ne pas fréquenter.

Abercrombie Smith haussa les sourcils et lançaun regard critique à son camarade.

– Pourquoi donc ?demanda-t-il ! Il boit ? Il joue aux cartes ? Il estun peu fripouille ? D’habitude, vous n’avez pas le jugementsévère !

– Ah, on voit bien que vous ne leconnaissez pas ! Si vous le connaissiez, vous ne medemanderiez pas pourquoi. Il y a chez lui quelque chosed’odieux ; quelque chose de reptilien qui me soulève le cœur.Je le définirais comme un homme qui a des vices cachés, undébauché. Il n’est pas idiot, malgré tout. On dit qu’il est dans sapartie l’un des meilleurs sujets qu’ait jamais comptés lecollège.

– Médecine ou étudesclassiques ?

– Langues orientales. Il est formidable.Chillingworth l’a rencontré dernièrement, quelque part au-dessus dela deuxième cataracte ; il m’a raconté qu’il papotait avec lesArabes comme s’il était né là-bas. Il parlait copte aux Coptes,hébreu aux Hébreux, arabe aux Bédouins ; ils étaient tousprêts à baiser le pan de sa redingote. Il y avait quelques ermitesassis sur des rochers, qui d’habitude ricanaient, grondaient etcrachaient par terre quand ils voyaient un étranger : hé bien,Bellingham ne leur avait pas dit cinq mots qu’ils étaient tous àplat ventre et qu’ils se tortillaient devant lui !Chillingworth m’a affirmé qu’il n’avait jamais rien vu de pareil.Bellingham paraissait tout à son aise ; il avait l’air dequelqu’un qui exerce un droit naturel ; il se promenait aumilieu d’eux et leur faisait la morale. Pas mal pour un étudiantd’Oxford, non ?

– Pourquoi avez-vous dit que l’on nepouvait fréquenter Lee sans fréquenter Bellingham ?

– Parce que Bellingham est fiancé à lasœur de Lee. Dire qu’Eveline est une si jolie petite fille,Smith ! Je connais bien toute la famille. C’est dégoûtant dela voir avec cette brute ! Un crapaud et une colombe, voilà àquoi ils ressemblent !

Abercrombie Smith sourit et secoua les cendresde sa pipe contre la cheminée.

– Vous étalez vos cartes, monvieux ! lui dit-il. Quel juge partial vous faites ! Aufond, vous n’avez rien contre ce type, sauf cela.

– Que voulez-vous ! Je la connaisdepuis qu’elle n’était pas plus haute que votre pipe, et je n’aimepas qu’elle coure des risques. Or, elle en court un. Il a l’aird’une bête sauvage. Et il a un caractère de sauvage, un caractèrevenimeux. Vous rappelez-vous sa bagarre avec Long Norton ?

– Non. Vous oubliez toujours que je suisun nouveau, ici.

– C’est vrai ; l’affaire remonte àl’hiver dernier. Bien sûr. Vous connaissez le chemin de halage,près de la rivière ? Plusieurs garçons s’y promenaient. Entête Bellingham. Ils ont croisé une vieille bonne femme du marché.Il avait plu, et vous savez à quoi ressemblent les champs quand ila plu. Le chemin passait entre la rivière et une grande mare quiétait presque aussi large. Hé bien, savez-vous ce qu’a fait ceporc ? Il ne s’est pas dérangé, il a continué tout droit, etil a poussé la vieille bonne femme dans la boue où elle s’estcopieusement salie, elle et ses provisions. C’était se conduire enmufle ! Long Norton, qui est pourtant le plus doux des hommes,lui a dit vertement ce qu’il pensait. Un mot en a entraîné unautre ; en conclusion Norton lui a flanqué un grand coup decanne entre les deux épaules. L’affaire a fait du bruit, et rienn’est plus drôle que de voir la tête de Bellingham quand ilrencontre Norton. Mon Dieu, Smith, il va être onzeheures !

– Rien ne presse ! Allumez une autrepipe.

– Non. En principe, je suis en périoded’entraînement. Et voilà que je reste ici à bavarder au lieu d’êtrebien bordé dans mon lit ! Je vais vous emprunter votre crâne,si je ne vous en prive pas. Williams a pris le mien depuis un mois.Et je vais aussi emporter les petits os de l’oreille, si vous mejurez que vous n’en avez pas besoin. Merci. Non, pas de sac !Je les porterai très bien sous mon bras. Bonne nuit, monfils ! Et suivez mon avis à propos de votre voisin.

Quand Hastie, nanti de son butin anatomique,fut sorti, Abercrombie Smith lança sa pipe dans sa corbeille àpapier ; rapprochant son fauteuil de la lampe, il se plongeadans un énorme volume à couverture verte, illustré des grandescartes en couleurs qui représentent ce royaume étrange et intimedont nous sommes les monarques infortunés. Il avait beau êtrenouveau à Oxford, il n’était pas un débutant dans lamédecine ; pendant quatre années, il avait travaillé à Glasgowet à Berlin, et l’examen qui approchait devait lui permettre dedécrocher son diplôme. Avec ses lèvres fermes, son front haut, sestraits accusés, il s’annonçait comme devant être un homme qui, àdéfaut de talents éclatants, montrerait tant de ténacité, depatience et de puissance qu’il serait capable, en fin de compte, desurclasser un génie plus brillant. Quelqu’un qui a tenu son rangparmi des Écossais et des Allemands du Nord n’est pas de qualiténégligeable ! Smith avait laissé à Glasgow et à Berlin uneexcellente réputation ; il entendait bien mériter la même àOxford à force de travail et de discipline.

Il lisait depuis une heure environ, quand ilentendit tout à coup un bruit bizarre : un son perçant, aiguen tout cas ; quelque chose comme l’inspiration sifflante d’unhomme qui respire sous le coup d’une émotion forte. Smith posa sonlivre et tendit l’oreille. Comme il n’y avait personne à côté niau-dessus de lui, le bruit provenait certainement de son voisin dudessous, de l’étudiant dont Hastie avait tracé un portrait peuflatteur. Smith ne le connaissait que sous l’aspect d’un garçonblême aux chairs molles qui avait des habitudes de silence et detravail, et dont la lampe projetait une barre dorée sur la vieilletourelle après même qu’il eût éteint la sienne. Cette communiondans les veilles prolongées avait formé entre eux une sorte de liensecret. Quand les heures s’enfuyaient vers l’aube, Smith aimaitsentir que, tout près, un autre étudiant méprisait le sommeilautant que lui. Et en cet instant précis, alors que ses pensées setournaient involontairement vers son voisin, il n’éprouva que debons sentiments. Hastie était un brave garçon, mais fruste, tropmusclé, dépourvu d’imagination comme de compréhension. Il nepouvait pas supporter un homme qui ne fût pas bâti sur le modèleviril qu’il avait choisi une fois pour toutes. Si quelqu’un nepouvait pas être mesuré selon ces normes, il s’attiraitimmanquablement l’antipathie de Hastie. Comme tant de garçons quisont physiquement robustes, il confondait volontiers laconstitution avec le caractère, il n’hésitait pas à attribuer à unmanque de principes ce qui n’était qu’un défaut de circulation.Smith avait l’esprit plus délié : il connaissait la manie deson camarade et il en faisait la part.

Comme ce bruit bizarre ne se répétait pas,Smith était sur le point de reprendre son livre, quand soudain uneplainte rauque, un véritable cri troua le silence de la nuit.C’était l’appel d’un homme qui est remué, secoué au-delà de toutcontrôle. Smith sauta de son fauteuil, et lâcha son livre. En dépitde ses nerfs solides, ce brusque cri d’horreur lui avait glacé lesang et donné la chair de poule. Émis dans un tel lieu et à uneheure pareille, il engendra dans sa tête mille hypothèsesfantastiques. Devait-il se précipiter en bas, ou attendre ? Ildétestait, comme tous ses compatriotes, se donner en spectacle ous’imposer, et il savait si peu de choses sur son voisin qu’il netenait pas à s’immiscer avec légèreté dans ses affaires. Il balançapendant quelques instants ; mais des pas rapides se firententendre dans l’escalier, et le jeune Monkhouse Lee, à demi-vêtu etblanc comme un linge, fit irruption dans sa chambre.

– Descendez ! balbutia-t-il.Bellingham est malade !

Abercrombie Smith le suivit jusque dans lepetit salon qui se trouvait juste sous le sien ; toutpréoccupé qu’il fût par l’incident, il ne put s’empêcher de jeterun regard étonné autour de lui quand il franchit le seuil. C’étaitune pièce comme il n’en avait jamais vu auparavant : un muséeplutôt qu’un bureau. Les murs et le plafond étaient presqueentièrement recouverts d’innombrables reliques étranges provenantd’Égypte et de l’Orient. De grandes silhouettes portant desfardeaux ou des armes se pavanaient fièrement dans une frisegrossière qui faisait le tour de la pièce. Au-dessus il y avait,sculptées dans de la pierre, des têtes de taureau, des têtes decigogne, des têtes de chat, des têtes de chouette, avec des statuesde monarques aux yeux en amandes, couronnés de vipères, etd’étranges divinités ressemblant à des coléoptères, taillées enlapis lazuli bleu d’Égypte. Horus, Isis et Osiris considéraient lesalon de plusieurs niches et de toutes les étagères ; entravers du plafond, un authentique fils du vieux Nil, un grandcrocodile à la gueule ouverte, était suspendu par un doublenœud.

Au milieu de cette pièce peu banale, unegrande table carrée était jonchée de papiers, de bouteilles, et defeuilles séchées d’une espèce de palmier gracieux. Ces diversobjets avaient été repoussés en vrac afin de faire de la place àune caisse à momie, qui avait été retirée du mur (ainsi qu’enfaisait foi le vide qu’elle y avait laissé) et qui était posée entravers de la table. Quant à la momie elle-même, terrifiante chosenoire et flétrie qui évoquait une tête calcinée sur un arbustenoueux, elle était à moitié sortie de sa caisse ; une mainressemblant à une pince et un avant-bras osseux reposaient sur latable. Un rouleau de papyrus était appuyé contre lesarcophage ; devant le rouleau, le propriétaire des lieuxétait assis dans un fauteuil de bois ; il avait la têterejetée en arrière ; ses yeux grand ouverts et horrifiésfixaient le crocodile ; ses lèvres bleues et épaissestremblaient lourdement à chaque expiration.

– Mon Dieu ! Il se meurt ! criaMonkhouse Lee affolé.

Monkhouse Lee était un beau garçon mince, auxyeux noirs et au teint olivâtre ; il avait le type espagnolplutôt que le type anglais ; son exubérance celtiquecontrastait avec le flegme saxon d’Abercrombie Smith.

– Rien qu’un évanouissement, je pense,répondit l’étudiant en médecine. Donnez-moi un coup de main.Prenez-le par les pieds. Maintenant, allongeons-le sur le canapé.Pouvez-vous débarrasser le canapé de tous ces petits diablotins enbois ? Quel désordre ! Là ! Il ira très bien si nousdéboutonnons son col et lui faisons boire un peu d’eau. Que luiest-il arrivé ?

– Je n’en sais rien. Je l’ai entenducrier. Je suis monté en courant. Je le connais bien, vouscomprenez ? C’est très gentil à vous d’être descendu.

– Son cœur bat comme une paire decastagnettes, dit Smith qui avait posé une main sur la poitrine deBellingham toujours évanoui. On dirait qu’il est épouvanté.Arrosez-le d’eau ! Quelle drôle de figure il a !…

De fait la figure de Bellingham était à lafois étrange et répugnante, tant par le teint que par les traits.Elle était blanche, non pas de la pâleur ordinaire que suscite lapeur, mais du blanc absolument incolore du ventre de certainspoissons. Il était très gras, mais il donnait l’impression d’avoirété jadis encore plus gras, car sa peau pendait en plis et étaittissée d’un réseau de rides. Des cheveux bruns en brosse sehérissaient sur son crâne ; il avait les oreillesdécollées ; dans ses yeux gris toujours ouverts, les pupillesétaient dilatées ; la fixité du regard était horrible à voir.Smith, penché sur lui, se dit qu’il n’avait jamais vu aussinettement les signaux d’alarme de la nature sur une physionomiehumaine ; du coup, il se rappela avec moins de scepticisme lamise en garde de Hastie.

– Quelle est donc la chose qui l’aépouvanté à ce point ? demanda-t-il.

– La momie.

– La momie ? Comment cela ?

– Je ne sais pas. Elle est morbide,infecte. J’aurais voulu qu’il s’en débarrassât. Voilà la deuxièmefois qu’il me fait peur. L’hiver dernier, ç’a été la même chose. Jel’ai trouvé exactement comme aujourd’hui, avec cette abomination enface de lui.

– Qu’est-ce qu’il cherche donc avec samomie ?

– Oh, c’est un maniaque ! Unmaniaque de la momie. Il en sait plus sur les momies que n’importequel Anglais vivant. Mais j’aurais préféré qu’il en sûtmoins ! Ah, il revient à lui !

De vagues couleurs commençaient à teinter lesjoues blafardes de Bellingham ; ses paupières frémirent. Ilserra et desserra les poings, aspira une longue bouffée d’air entreses dents, puis tout à coup releva la tête et promena autour de luiun regard d’exploration. Quand ses yeux tombèrent sur la momie, ilse leva d’un bond, prit le rouleau de papyrus, le jeta dans untiroir qu’il referma à clef, retourna en vacillant sur lecanapé.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-il.Que me voulez-vous, mes amis ?

– Vous avez crié et fait un vacarme dudiable, répondit Monkhouse Lee. Si notre voisin du dessus n’étaitpas descendu, je me demande ce que j’aurais fait toutseul !

– Ah, c’est Abercrombie Smith ! ditBellingham en le regardant. Comme c’est aimable à vous d’êtrevenu ! Quel idiot je fais ! Oh, mon Dieu, que je suisidiot !

Il enfouit la tête dans ses mains, et éclatad’un rire hystérique qui n’en finissait plus.

– Attention ! Arrêtez ! criaSmith en le secouant rudement par l’épaule. Vos nerfs sontcomplètement détraqués. Vous devriez laisser tomber vos petits jeuxde minuit avec les momies, sinon vous allez perdre la caboche. Vousêtes une pile électrique maintenant.

– Je ne pense pas, répondit Bellingham,que vous seriez aussi calme que moi si vous aviez vu…

– Quoi donc ?

– Oh, rien ! Je voulais diresimplement que je ne croyais pas que vous pourriez passer unesoirée avec une momie sans avoir les nerfs un peu chatouillés. Vousavez parfaitement raison. Ces derniers temps j’ai beaucoup troptravaillé. Mais je me sens tout à fait remis. Attendez encorequelques minutes, je vous prie, et je serai redevenu moi-même.

– La pièce sent mauvais ! fitobserver Lee qui alla ouvrir la fenêtre pour faire rentrer l’airfrais de la nuit.

– C’est la résine balsamique…

Bellingham leva en l’air une des feuillesséchées et la fit grésiller au-dessus du bec de la lampe. Elle setransforma en lourds tortillons de fumée ; une odeur âcre etpiquante remplit la pièce.

– …C’est la plante sacrée, la plante desprêtres, expliqua-t-il. Connaissez-vous quelque chose aux languesorientales, Smith ?

– Rien du tout. Pas un mot.

La réponse sembla soulager l’égyptologue.

– À propos, demanda-t-il, combien detemps s’est-il écoulé entre le moment où vous êtes accourus et lemoment où j’ai repris connaissance ?

– Pas longtemps. Quatre ou cinqminutes.

– Il me semblait bien que je ne risquaispas de perdre connaissance plus longtemps ! dit-il en aspirantune longue bouffée d’air. Mais quelle chose étrange qu’unévanouissement ! Il n’y a pas moyen d’en mesurer la durée.D’après mes propres sensations, je serais incapable de dire si jesuis demeuré évanoui quelques secondes ou quelques semaines. Cegentleman qui est sur la table a été emmailloté sous la onzièmedynastie, c’est-à-dire il y a quarante siècles ; s’ilretrouvait sa langue, il nous dirait que ce laps de temps n’a duréque ce qu’il faut pour fermer les yeux, puis les rouvrir. C’est unemomie particulièrement belle, Smith !…

Smith s’approcha de la table et regarda d’unœil professionnel la forme noire et tordue. Le visage, bienqu’horriblement décoloré, était parfait ; deux petits globesétaient encore tapis dans le creux des orbites noires. Le mentonmarbré était tiré d’un os à l’autre, et des cheveux gros et noirsretombaient sur ses oreilles. Deux dents minces comme celles d’unrat recouvraient la lèvre inférieure ratatinée. Dans sa positionaccroupie, avec les articulations courbées et la tête tendue enavant, cette chose horrible donnait une impression d’énergie quisouleva le cœur de Smith. Les côtes décharnées, tapissées d’uneenveloppe parcheminée, saillaient nettement, ainsi que l’abdomencouleur de plomb, fendu en long par l’embaumeur ; mais lesmembres inférieurs étaient encore entourés de bandages jaunes.Comme des clous de girofle, des débris de myrrhe et de casseétaient répandus sur le corps ou éparpillés à l’intérieur de laboîte.

– …J’ignore son nom, dit Bellingham enpromenant sa main sur le front ratatiné. Vous voyez : il memanque le sarcophage extérieur avec les inscriptions. Lot N° 249,voilà quel est aujourd’hui tout son titre. Lisez-le sur la caisse.C’est le numéro qu’il portait à la vente aux enchères où je l’aiacheté.

– À son époque il a certainement été belhomme, déclara Abercrombie Smith.

– Un géant. Sa momie mesure deux mètresde long ; là-bas, il devait passer pour un géant, car la racen’était guère développée. Tâtez ces grands os noueux, aussi. Il nedevait pas faire bon à le taquiner.

– Peut-être ces mains ont-elles contribuéà l’érection des Pyramides ? suggéra Monkhouse Lee qui lesconsidérait avec répulsion.

– N’en croyez rien ! Ce gaillard aété aromatisé au natron et soigneusement embaumé dans le meilleurstyle. On ne traitait pas aussi bien les apprentis maçons. Du selou du goudron aurait été assez bon. On a calculé que cette sorte debagatelle coûtait environ sept cent trente livres de notre monnaie.Notre ami était au moins un noble. Que pensez-vous de cette petiteinscription près de ses pieds, Smith ?

– Je vous ai dit que je ne connaissaisaucune langue orientale.

– Ah, oui ! C’est le nom del’embaumeur. Du moins je le suppose. Il a dû être un artisan trèsconsciencieux. Je me demande combien d’œuvres d’art modernessurvivront quatre mille ans !…

Il continua de parler avec légèreté, maisAbercrombie Smith s’aperçut qu’il grelottait encore de peur. Sesmains avaient des gestes saccadés, sa lèvre inférieure tremblait etses yeux se portaient constamment sur son répugnant compagnon. Endépit de sa frayeur, toutefois, il y avait du triomphe dans sa voixet son attitude. Son regard brillait, son pas était vif etdésinvolte quand il arpentait la pièce. On aurait dit un homme quiétait passé par une rude épreuve, qui en portait encore les traces,mais qui était parvenu à ses fins.

– …Vous ne partez pas ? s’écria-t-ilquand Smith se leva du canapé.

Devant la perspective de sa solitude, sesfrayeurs semblèrent l’assaillir à nouveau, et il allongea le brascomme pour le retenir.

– Si, il faut que je m’en aille. Montravail m’attend. Vous avez très bien récupéré. Je pense qu’étantdonné votre système nerveux, vous devriez vous adonner à des étudesmoins morbides.

– Oh, généralement je ne m’énervejamais ! Et j’ai déjà démailloté beaucoup de momies.

– La dernière fois, vous vous êtesévanoui aussi, fit remarquer Monkhouse Lee.

– Tiens, oui ! Hé bien, il faudraque je prenne un tonique pour les nerfs. Vous ne partez pas,Lee ?

– Je ferai comme vous voudrez, Ned.

– Alors je vais descendre chez vous, etje dormirai sur votre canapé. Bonne nuit, Smith. Je suis navré devous avoir dérangé avec mes idioties.

Ils échangèrent une poignée de mains ;l’étudiant en médecine grimpa quatre à quatre son escalier pourregagner sa chambre ; il entendit descendre ses deuxcompagnons vers l’appartement du premier étage.

Voilà comment Edward Bellingham et AbercrombieSmith firent connaissance ; l’étudiant en médecine ne tenaitpas à se lier plus avant, mais Bellingham parut s’être entiché deson voisin ; il lui fit des avances d’une manière telle qu’ilaurait fallu être une vraie brute pour les repousser. À deuxreprises il vint chez Smith pour le remercier de sonassistance ; ensuite il frappa à sa porte pour lui apporterdes livres, des journaux et toutes les petites choses que peuvents’offrir mutuellement deux voisins célibataires. Smith ne tarda pasà découvrir qu’il avait beaucoup lu, qu’il était porté vers lecatholicisme, qu’il possédait une mémoire extraordinaire. Sesmanières étaient si agréables, si douces, qu’au bout d’un certaintemps on oubliait son aspect physique peu sympathique. Surmenécomme l’était Smith, il ne le trouvait nullement déplaisant ;il prit rapidement l’habitude de ses visites et, à l’occasion, leslui rendait.

Bellingham avait beau être incontestablementintelligent, Smith détecta néanmoins chez lui un soupçon dedémence, du moins apparente. Il se lançait parfois dans despériodes oratoires boursouflées qui contrastaient avec lasimplicité de son existence.

– C’est une chose merveilleuse,s’écriait-il, de sentir que l’on peut commander aux pouvoirs dubien et du mal, que l’on peut être un ange secourable ou un démonde vengeance !…

Et de Monkhouse Lee il disait :

– …Lee est un brave type, un honnêtehomme, mais il est sans vigueur ni ambition. Il ne serait pas unbon associé pour l’homme d’une grande entreprise. Il ne serait pasun bon associé pour moi.

Lorsqu’il entendait des allusions semblables,le robuste Smith, tirant solennellement sur sa pipe, se bornait àhausser les sourcils et à hocher la tête.

Bellingham avait contracté une habitude dontSmith savait qu’elle révélait un esprit anémié : il parlaitconstamment tout haut. Tard dans la nuit, quand il ne pouvait pas yavoir de visiteurs chez lui, Smith l’entendait monologuer d’unevoix étouffée, qui descendait presque jusqu’au chuchotement, maisque le silence ambiant rendait parfaitement audible. Ce babillagesolitaire agaça l’étudiant au point qu’il le reprocha à son voisin.Bellingham rougit devant l’accusation et nia carrément avoirproféré un son ; en réalité il eut l’air plus ennuyé quel’affaire ne le méritait.

Si Abercrombie Smith avait eu des doutes surson sens de l’ouïe, il n’aurait pas eu besoin d’aller bien loinpour être confirmé dans sa découverte. Tom Styles, le petitdomestique ridé qui était depuis longtemps au service des troislocataires de la tourelle, se tracassait sur le même sujet.

– S’il vous plaît, Monsieur, interrogea-t-il un matin en balayant la chambre du haut, pensez-vous queMonsieur Bellingham se porte bien, Monsieur ?

– Se porte bien. Styles ?

– Oui. Monsieur. Que sa tête est en bonétat.

– Et pourquoi sa tête ne serait-elle pasen bon état ?

– Ma foi, Monsieur, je n’en sais rien. Ila depuis peu de nouvelles manies. Il n’est pas le même hommequ’auparavant, bien que je prenne la liberté de vous dire qu’il n’ajamais été tout à fait comme l’un de mes gentlemen, comme MonsieurHastie ou comme vous, Monsieur. Il s’est mis à parler tout seul,que c’en est quelque chose d’affreux. Je me demande si cela ne vousdérange pas. Je ne sais pas quoi penser de lui, Monsieur.

– Je ne vois pas que cela vous regarde,Styles.

– Hé bien, c’est que je m’intéresse,Monsieur Smith ! C’est peut-être de ma part une prétention,mais je ne peux m’en empêcher. Je me sens parfois comme si j’étaisle père et la mère de mes jeunes gentlemen. Tout retombe sur moiquand les choses vont mal et quand les parents arrivent. MaisMonsieur Bellingham, Monsieur… Je voudrais bien savoir qui marchequelquefois dans sa chambre quand il est sorti et quand la porteest fermée à clef de l’extérieur.

– Eh ? Vous dites des bêtises,Styles !

– Peut-être bien que oui, Monsieur. Maisje l’ai entendu plus d’une fois de mes propres oreilles.

– Des blagues, Styles !

– Très bien, Monsieur. Vous me sonnerezquand vous aurez besoin de moi.

Abercrombie Smith prêta peu d’attention auxpropos du vieux domestique, mais quelques jours plus tard un petitincident lui laissa une impression désagréable et les lui rappelaavec force.

Bellingham était monté le voir à une heuretardive ; il était en train de lui raconter des choses fortintéressantes sur les tombes des Beni Hassan en Haute-Égypte, quandSmith qui avait l’ouïe fine, entendit distinctement le bruit d’uneporte qui s’ouvrait à l’étage en dessous.

– Il y a quelqu’un qui entre chez vous ouqui en sort, dit-il à Bellingham.

Celui-ci se leva d’un bond et se tint debout,complètement désemparé pendant quelques instants ; il avaitl’air à moitié incrédule et à moitié épouvanté.

– J’ai certainement fermé ma porte. Jesuis absolument sûr que je l’ai fermée ! balbutia-t-il.Personne n’aurait pu l’ouvrir.

– Hé bien, j’entends quelqu’un monter lesmarches à présent.

Bellingham se rua vers la porte, l’ouvrit, laclaqua derrière lui et dévala l’escalier. À mi-chemin, Smithl’entendit s’arrêter, et il crut surprendre le bruit d’un murmure.Un instant plus tard, la porte de l’étage inférieur se ferma, uneclef grinça dans une serrure, et Bellingham, dont le front perlaitde sueur, remonta l’escalier et rentra dans la chambre.

– Tout va bien, dit-il en se laissanttomber sur une chaise. C’était cet idiot de chien. Il avait pousséla porte. Je ne sais pas comment j’avais oublié de la fermer àclef.

– J’ignorais que vous aviez un chien, ditSmith en contemplant méditativement le visage troublé de soncompagnon.

– Oui. Je ne l’ai pas depuis longtemps.Il faut que je me débarrasse de lui. Il me gêne beaucoup.

– Il me semble que tirer votre porte sansla fermer à clef serait suffisant, non ?

– Je veux empêcher le vieux Styles de lelaisser sortir. C’est un animal de prix, comprenez-vous ? Etce serait bête de le perdre.

– Je suis amateur de chiens, dit Smith encontinuant de surveiller son compagnon du coin de l’œil. Peut-êtreconsentiriez-vous à me le montrer ?

– Naturellement ! Mais pas ce soir,s’il vous plaît. J’ai un rendez-vous. Votre pendule marche-t-ellebien ? Mon Dieu, je suis déjà en retard d’un quartd’heure ! Vous voudrez bien m’excuser, n’est-ce pas ?

Il s’empara de son chapeau et quittaprécipitamment la pièce. Un rendez-vous ? Smith l’entenditrentrer dans sa chambre et fermer la porte à clef del’intérieur.

Cette conversation impressionna fâcheusementl’étudiant en médecine. Bellingham lui avait menti ; et mentisi maladroitement qu’il devait avoir des motifs fort impérieux pourdissimuler la vérité. Smith savait pertinemment que son voisinn’avait pas de chien. Il savait aussi que le pas qu’il avaitentendu dans l’escalier n’était pas celui d’un animal. De quipouvait-il s’agir, dans ce cas ? Smith se rappela ce que luiavait dit le vieux Styles sur les bruits qu’il avait surpris alorsque l’occupant était absent. Serait-ce une femme ? Smithenvisagea cette hypothèse. Si la présence d’une femme étaitdétectée par les autorités universitaires, Bellingham seraitimmédiatement renvoyé ; cette éventualité pouvait expliquerson anxiété et ses mensonges. Mais il était impensable qu’unétudiant gardât une femme chez lui sans être aussitôt découvert.Quelle que fût l’explication, elle n’était certainement pasjolie ! Smith, revenant à ses livres, prit la décision dedécourager toute nouvelle tentative d’intimité de la part de sonvoisin qui parlait si bien et qui agissait si mal.

Mais il était écrit qu’il ne pourrait pastravailler tranquillement ce soir-là. À peine avait-il renoué lefil rompu qu’un pas pesant et ferme gravit trois marches à la foisdans l’escalier, et Hastie, en blazer et pantalon de flanelle, fitirruption chez lui.

– Encore au labeur ! s’exclama-t-ilen s’affalant dans son fauteuil favori. Quel bûcheur ! Jecrois que si un tremblement de terre réduisait Oxford en bouillie,vous émergeriez parfaitement placide au-dessus des ruines, votrelivre à la main. Rassurez-vous, je ne resterai pas longtemps. Troisbouffées de tabac, et je file.

– Quelles nouvelles ? interrogeaSmith en tassant avec son index un peu de tabac dans sa pipe.

– Pas grand-chose. Ah, si !Avez-vous appris que Long Norton a été attaqué ?

– Non. Attaqué ?

– Oui. Juste au coin de High Street, àcent mètres de la grille du collège.

Mais par qui ?…

– Ah, voilà ! Si vous aviez ditquoi, et non qui, vous auriez été plus respectueux de la grammaire.Norton jure qu’il n’a pas été attaqué par un être humain ; mafoi, d’après les écorchures qu’il a sur la gorge, je ne suis paséloigné de lui donner raison !

– Parlez net, enfin ! Allons-nousjouer aux revenants ?

Abercrombie Smith souffla sa fumée avec undédain scientifique.

– Non, tout de même. Je penserais plutôtqu’un forain a dû perdre un grand singe et que l’animal se promène.Norton passe par là tous les soirs, vous le savez, et à la mêmeheure à peu près. Un arbre a des branches basses qui surplombent lechemin : le gros orme du jardin de Rainy. Norton croit que labête s’est laissée tomber de l’arbre pour lui sauter dessus. Enfait il a été quasi étranglé par deux bras qui, dit-il, étaientaussi forts et aussi minces que des tiges d’acier. Il n’a rien vu.Rien que ces bras de brute qui le serraient de plus en plus fort.Il a hurlé à s’en faire éclater la langue, et deux camarades ontaccouru ; la bête est alors passée de l’autre côté du murcomme un chat. Il ne l’a jamais vue nettement. En tout cas, cepauvre Norton est drôlement secoué ! Je lui ai dit que, pourse changer les idées, ça valait huit jours au bord de la mer.

– Un étrangleur, vraisemblablement !suggéra Smith.

– Sans doute. Norton assure que non, maistant pis pour ce qu’il dit. L’étrangleur avait des ongles longs, etil savait très bien sauter les murs. Dites donc, votre ravissantvoisin serait enchanté s’il était au courant. Il avait une dentcontre Norton, et je ne le crois pas homme à renier ses petitesdettes. Mais oh, oh ! Qu’est ce qui vous passe par la tête,mon vieux ?

– Rien ! répondit Smith d’un tonbrusque.

Il avait sursauté sur son fauteuil enécarquillant les yeux comme s’il avait eu la tête traversée par uneidée désagréable.

– On dirait que ma petite histoire vous apiqué au vif ? À propos, vous avez fait la connaissance deMonsieur B, depuis que je vous ai vu, n’est-ce pas ? Le jeuneMonkhouse Lee m’en a vaguement parlé.

– Oui. Je le connais un peu plus. Il estmonté ici deux ou trois fois.

– Hé bien, vous êtes assez costaud etassez vif pour prendre soin de vous ! Il n’est pas ce quej’appellerais un garçon sain, mais enfin il est très intelligent,et le reste. Bref, vous découvrirez tout par vous-même. Lee est untype bien. Un très brave petit bonhomme. Adieu, mon cher ! Jerame mercredi prochain contre Mullins pour la coupe duvice-chancelier ; si vous veniez, cela me ferait plaisir.

Avec un entêtement bovin, Smith reposa sa pipeet reprit ses livres. Mais avec la meilleure volonté du monde, iléprouva de franches difficultés à penser à ce qu’il lisait.Constamment son esprit s’évadait vers son voisin du dessous et surle petit mystère de son appartement. Il réfléchit ensuite àl’agression que lui avait contée Hastie, et à la haine queBellingham avait vouée, paraît-il, à la victime. Les deux idées semêlaient sans cesse dans sa tête, comme si un lien étroit lesunissait. Et cependant le soupçon était si vague, si imprécis,qu’il était intraduisible en mots.

– Au diable ce Bellingham ! vociféraSmith en lançant à travers la pièce son livre de pathologie. Il agâché ma nuit de travail ; voilà déjà une raison suffisantepour que je ne m’encombre plus de sa personne !

Pendant dix jours, l’étudiant en médecines’absorba si complètement dans ses études qu’il ne vit nin’entendit aucun de ses voisins. Aux heures où Bellingham avaitl’habitude de venir le voir, il prenait soin de verrouiller saporte et, même lorsqu’il entendait frapper, il refusait d’ouvrir.Un après-midi cependant, il descendait l’escalier et, juste aumoment où il passait devant la porte de Bellingham, elle s’ouvrittout grand ; le jeune Monkhouse Lee sortit les yeuxétincelants et les joues rouges de colère ; Bellingham couraitaprès lui ; son gros visage malsain tremblait de passionmauvaise.

– Imbécile ! cria-t-il. Vous leregretterez !

– Très probablement, répondit l’autre.Rappelez-vous ce que je vous dis : c’est fini ! Je neveux pas en entendre parler !

– Vous m’avez promis, en tout cas…

– Oh, rassurez-vous ! Je ne parleraipas. Mais je préférerais voir la petite Éva au tombeau. Une foispour toutes, c’est fini ! Elle fera ce que je dirai. Nous nevoulons plus vous revoir, jamais !

Smith n’avait pu éviter d’entendre cedialogue, mais il pressa le pas car il ne souhaitait nullement êtremêlé à leur différend. Ils s’étaient sérieusement brouillés,c’était évident, et Lee allait provoquer la rupture des fiançaillesde sa sœur avec Bellingham. Se rappelant la comparaison de Hastie,le crapaud et la colombe, Smith fut ravi de cette solution. La têtede Bellingham en colère n’était pas belle à voir ! Vraimentune innocente jeune fille aurait bien tort de se fier à lui pourtoute une vie ! Tout en marchant, Smith se demanda quelleavait été la cause de la querelle, et quelle pouvait être la naturede la promesse que Bellingham avait si impérieusement rappelée àMonkhouse Lee.

C’était le jour du match de scull entre Hastieet Mullins, et beaucoup de monde se dirigeait vers les bords del’Isis. Un soleil de mai brillait et chauffait l’air ; lesormes projetaient des barres d’ombre noire sur le chemin jaune. Dechaque côté s’étendaient les collèges gris d’où s’échappaient desdirecteurs d’études vêtus de noir, des professeurs guindés, dejeunes hommes pâles, des athlètes bronzés en sweaters blancs ou enblazers multicolores : tous se hâtaient vers la rivière bleuequi dessinait ses lacets entre les champs d’Oxford.

Abercrombie Smith, avec l’intuition d’un vieuxrameur, choisit sa place à l’endroit où il savait que le match sejouerait. Au loin un bourdonnement intense lui apprit que le départétait donné ; il entendit le grondement qui annonçaitl’approche des concurrents : des gens couraient, lesspectateurs qui suivaient la course en bateau vociféraient. En setordant le cou, Smith aperçut Hastie qui, avec une cadencerégulière de trente-six, avait une bonne longueur d’avance surMullins qui nageait d’une manière saccadée à quarante. Après avoirpoussé un vivat à l’adresse de son ami il tira sa montre, et ilallait reprendre le chemin de son appartement quand il sentit unemain se poser sur son épaule : le jeune Monkhouse Lee setrouvait à côté de lui.

– Je vous ai aperçu, lui dit-il d’unevoix à la fois timide et suppliante. Je voudrais vous parler, sivous pouvez me consacrer une demi-heure. Ce cottage est à moi. Jele partage avec Harrington, du King’s. Venez prendre une tasse dethé.

– Il faut que je rentre bientôt, réponditSmith. J’ai du pain sur la planche en ce moment. Mais je vousaccorderai quelques minutes avec plaisir. Je ne serais pas sorti siHastie n’était pas un ami personnel.

– Il est aussi le mien. Il a un stylemagnifique, n’est-ce pas ? Mullins n’était pas dans la course.Mais entrez. Je n’ai pas beaucoup de place, mais je trouve agréablede travailler là pendant les mois d’été…

C’était un petit bâtiment blanc et carré, avecune porte et des volets verts et un porche rustique, à unecinquantaine de mètres de la rivière. À l’intérieur, la pièceprincipale était grossièrement équipée en salle d’études : unetable en bois blanc, des étagères décolorées pleines de livres,quelques gravures à bon marché sur les murs. Une bouilloirechantait sur un réchaud à alcool, et un plateau pour le thé étaitplacé sur la table.

– …Prenez cette chaise et servez-vous decigarettes, dit Lee. Je vais vous verser une tasse de thé. C’estchic d’être venu, car je sais que vous êtes très occupé. Je voulaisvous dire qu’à votre place, je déménagerais immédiatement.

– Eh ?

Smith le regarda, une allumette enflammée dansune main, et sa cigarette dans l’autre.

– Oui. Cela doit vous semblerextraordinaire, et le pis est que je ne peux pas vous en donner laraison, car je suis lié par une promesse solennelle… Oui, unepromesse très solennelle ! Mais je puis néanmoins me permettrede vous dire que je ne crois pas que Bellingham soit quelqu’unauprès de qui on puisse vivre en sécurité. J’ai l’intention decamper ici le plus possible pendant quelque temps.

– Pas en sécurité ? Que voulez-vousdire ?

– Ah, voilà ce que je ne dois pasexpliquer ! Mais suivez mon conseil, et quittez votreappartement. Nous avons eu une grande bagarre ensemble aujourd’hui.Vous avez dû nous entendre, puisque vous descendiez l’escalier.

– J’ai vu que vous vous disputiez.

– C’est un type abominable, Smith !Voilà le seul mot qui lui convienne. J’avais des doutes à son sujetdepuis la soirée où il s’est évanoui. Vous vous rappelez :cette soirée où j’étais allé vous chercher. Je l’ai cuisinéaujourd’hui, et il m’a dit des choses qui m’ont fait dresser lescheveux sur la tête ; il voulait que je m’associe avec lui. Jene suis pas collet monté, mais je suis fils de clergyman, vous lesavez, et je crois qu’il y a certains actes à ne jamais commettre.Je rends grâce à Dieu de l’avoir percé à jour avant qu’il n’ait ététrop tard, car il devait se marier dans ma famille.

– Tout cela est très joli, Lee, ditAbercrombie Smith, non sans rudesse. Mais ou vous m’en ditesbeaucoup trop, ou vous m’en dites beaucoup trop peu.

– Je vous donne un avertissement.

– S’il existe un véritable motif pour cetavertissement, aucune promesse ne peut vous lier. Si je vois unbandit qui s’apprête à faire sauter une maison avec de la dynamite,rien ne m’empêchera de tout faire pour qu’il échoue.

– Ah, mais je ne puis rien faire pourqu’il échoue ! Je ne peux que vous avertir.

– Sans me dire contre quoi vous me mettezen garde ?

– Contre Bellingham.

– Mais c’est puéril ! Pourquoi lecraindrais-je, lui ou tout autre ?

– Je ne peux pas vous le dire. Je ne peuxque vous adjurer de déménager. Là où vous logé, vous êtes en péril.Je ne dis même pas que Bellingham désire vous nuire. Mais ilpourrait vous arriver malheur, car il est maintenant un voisindangereux.

– Peut-être en sais-je plus que vous nele pensez, dit Smith en observant le visage enfantin mais sérieuxdu jeune homme. Supposez que je vous dise que quelqu’un d’autrehabite l’appartement de Bellingham…

Monkhouse Lee tressaillit sous l’effet d’unenervosité incontrôlable.

– Vous savez donc ?bégaya-t-il !

– Une femme ?

Lee retomba sur sa chaise en poussant ungémissement.

– Mes lèvres sont scellées, dit-il. Je nedois pas parler.

– Hé bien, de toutes façons, déclaraSmith en se levant, il est peu vraisemblable que je me laisseépouvanter au point de quitter un logement qui me convientparfaitement. Ce serait de ma part une grande faiblesse si j’allaisdéménager toutes mes affaires sous le prétexte que vous m’affirmezque Bellingham pourrait me faire du mal d’une manière inexpliquée.Je pense que j’assumerai mes risques et que je resterai là oùj’habite ; comme je vois qu’il est presque cinq heures, jevais vous prier de m’excuser.

Il prit congé du jeune étudiant et revint danssa tourelle, mi-agité, mi-amusé, comme l’aurait été tout homme fortet peu imaginatif que menacerait un danger imprécis.

Abercrombie Smith s’accordait toujours unepetite complaisance, quelle que fût l’urgence de son travail. Deuxfois par semaine, le mardi et le vendredi, il se rendait à piedjusqu’à Farlington, résidence du docteur Plumptree Peterson situéeà deux kilomètres et demi d’Oxford. Peterson avait été un amiintime du frère aîné de Smith, Francis ; il était célibataire,riche, avec une bonne cave et une bibliothèque meilleureencore ; sa maison était un but plaisant pour les amateurs demarche à pied ; deux fois par semaine, l’étudiant en médecines’engageait dans les chemins sombres de la campagne et passait uneheure agréable dans le confortable bureau de Peterson à discourir,par-dessus un verre de porto, sur les derniers cancans del’Université ou sur les plus récents progrès de la médecine ou dela chirurgie.

Le lendemain du jour où il avait eu sonentretien avec Monkhouse Lee, Smith ferma ses livres à huit heureset quart ; c’était l’heure à laquelle il partaithabituellement pour se rendre chez son ami. En quittant sa chambre,il aperçut par hasard l’un des livres que Bellingham lui avaitprêtés, et il eut un remords de ne pas le lui avoir rapporté.Quelque répugnant que fût l’homme, il ne méritait pas un manque decourtoisie. Il prit le livre, descendit l’escalier et frappa chezson voisin. Pas de réponse. Il tourna le loquet et constata que laporte n’était pas fermée à clef. Ravi par la perspective d’échapperà une conversation, il se glissa à l’intérieur et plaça en évidencesur la table le livre avec sa carte.

La flamme de la lampe était baissée, maisSmith put voir assez nettement les détails de la pièce. Ellen’avait pas changé : la frise, les têtes d’animaux, lecrocodile, et la table encombrée de papiers et de feuilles séchées.La caisse à momie était dressée contre le mur, mais la momien’était pas à l’intérieur. Il ne vit nulle trace d’un deuxièmeoccupant dans la pièce, et il se dit en partant qu’il avaitprobablement été injuste envers Bellingham. Si celui-ci voulaitpréserver un secret coupable, il n’aurait pas laissé sa porteouverte, à la discrétion du premier venu.

L’escalier en colimaçon était noir comme del’encre ; Smith descendait précautionneusement ses marchesirrégulières, quand il se rendit compte tout à coup que quelqu’unvenait de le croiser dans l’obscurité. Il avait perçu un bruitfaible, un déplacement d’air, un léger frottement contre son coude,si léger qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé. Il s’arrêta etécouta, mais le vent bruissait dans le lierre, et il lui futimpossible d’entendre autre chose.

– Est-ce vous, Styles ?cria-t-il.

Il n’y eut pas de réponse ; derrière luitout était calme et silencieux. Sans doute s’agissait-il d’uncourant d’air, car dans la vieille tourelle les fissures nemanquaient pas. Pourtant il avait bien cru percevoir un bruit depas tout contre lui. Comme il émergeait dans la cour enréfléchissant à cet incident, un homme accourut en traversant lapelouse.

– Est-ce vous, Smith ?

– Hullo, Hastie !

– Pour l’amour de Dieu, venez tout desuite ! Le jeune Lee s’est noyé ! Voici Harrington duKing’s avec la nouvelle. Le médecin est sorti. Vous suffirez. Maiscourez, mon vieux ! Il n’est peut être pas encore tout à faitmort.

– Avez-vous du cognac ?

– Non.

– Je vais en chercher. Il y a un flaconsur ma table.

Smith grimpa quatre à quatre les trois étages,prit le flacon, redescendit en courant ; mais, quand il passadevant la porte de Bellingham, il aperçut quelque chose quil’immobilisa sur le palier, haletant.

La porte, qu’il avait refermée derrière lui,était maintenant ouverte, et, juste devant lui, éclairée par lalampe, il y avait la caisse à momie. Trois minutes plus tôt, elleétait vide. Il était prêt à en jurer. Maintenant elle encadrait lecorps efflanqué de son affreux locataire qui se tenait, sinistre etraide, avec sa figure ratatinée tournée vers la porte et quiparaissait privée de vie ; mais Smith eut l’impression, àforce de la regarder, qu’elle recélait encore une étincelle devitalité, un vague signe de conscience dans les petits yeux tapisau fond des orbites creuses. Il en fut si abasourdi qu’il oublial’accident de Monkhouse Lee ; il demeurait là, planté devantla porte ouverte, les yeux fixés sur cette silhouettedécharnée ; la voix de son ami le rappela aux réalités.

– Allons, Smith ! criait-il. C’estune question de vie ou de mort, mon vieux !Dépêchez-vous !…

Il ajouta quand l’étudiant en médecine apparutdans la cour :

– …Partons au sprint ! C’est à moinsde quinze cents mètres. Nous devrions arriver en cinq minutes. Unevie humaine vaut bien qu’on coure comme pour battre un record.

Au coude à coude ils s’élancèrent dansl’obscurité, et ils ne s’arrêtèrent, essoufflés et épuisés, quedevant la porte du petit cottage. Le jeune Lee, ruisselant d’eaucomme une plante aquatique brisée, était allongé sur lecanapé ; il avait dans les cheveux de l’écume verte de larivière, et un peu de mousse blanche sur ses lèvres couleur deplomb. Agenouillé à côté de lui, Harrington, son camarade dechambre, s’efforçait de réchauffer ses membres rigides.

– Je pense qu’il vit encore, dit Smithaprès avoir posé une main sur le cœur de Lee. Collez le verre devotre montre contre ses lèvres. Oui, il y a de la buée dessus.Prenez un bras, Hastie. À présent, faites comme moi, et bientôtnous l’aurons ranimé.

Pendant dix minutes ils opérèrent ensemble destractions destinées à soulever et à abaisser la poitrine de Lee. Etpuis le corps de celui-ci fut parcouru par un frémissement, seslèvres tremblèrent, et il ouvrit les yeux. Les trois étudiantséclatèrent alors d’une joie irrésistible.

– Réveillez-vous, vieux gars ! Vousnous avez fait assez peur !

– Un peu de cognac ! Avalez unegorgée au flacon.

– Ça va mieux ! déclara soncompagnon Harrington. Mon Dieu, quelle peur j’ai eue ! J’étaisen train de lire ici ; il était sorti pour faire un tour ducôté de la rivière ; j’ai entendu un cri et le bruit d’unechute dans l’eau. Je suis sorti en courant ; le temps que jele repère et que je le repêche, c’était comme si la vie l’avaitquitté. Et puis Simpson ne pouvait pas courir chercher un médecin,car il est estropié ; alors j’ai dû partir en flèche. Sansvous, mes amis, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Tout va bien,mon vieux ! Asseyez-vous.

Monkhouse Lee s’était dressé sur les poignets,et il regardait autour de lui.

– Qu’y a-t-il ?interrogea-t-il ! Je suis tout mouillé. Ah oui ! Je merappelle.

La peur apparut dans ses yeux ; ilenfouit son visage entre ses mains.

– Comment êtes-vous tombé àl’eau ?

– Je ne suis pas tombé.

– Comment ?

– J’ai été jeté à l’eau. Je me tenais surla berge ; j’ai été soulevé comme une plume par derrière, etprécipité dans la rivière. Je n’ai rien vu. Je n’ai rien entendu.Mais je sais ce dont il s’agit, malgré tout.

– Moi aussi ! murmura Smith.

Lee lui lança un coup d’œil étonné.

– Vous êtes donc au courant ? Vousvous souvenez du conseil que je vous ai donné ?

– Oui, et je commence à penser que jevais le suivre.

– Je ne sais pas du tout de quoi vousparlez, dit Hastie, mais si j’étais vous, Harrington, j’obligeraisLee à se coucher tout de suite. Il sera bien temps de discuter dupourquoi et du comment quand il aura repris des forces. Je pense,Smith, que nous pouvons le laisser seul, maintenant. Je retourne aucollège ; si vous allez dans cette direction, nous pourronsfaire un brin de causette.

La causette fut brève. Smith était troppréoccupé par les incidents de la soirée : l’absence de lamomie dans le salon de son voisin, le frôlement qu’il avait sentidans l’escalier, la réapparition inexplicable, extraordinaire, dela sinistre momie, et puis cette agression contre Lee quiressemblait si étrangement à la précédente agression contre Norton(deux ennemis de Bellingham). Il tournait et retournait ceséléments dans sa tête, ainsi que les nombreux petits détails quil’avaient indisposé contre son voisin et les circonstances peubanales qui l’avaient contraint à se rendre chez lui la premièrefois. Ce qui avait été un soupçon vague, fantaisiste, prenaitsubitement corps, se présentait à son esprit sous la forme d’unfait indéniable. Cependant, quel fait monstrueux ! Un faitsans précédent ! Au-delà de toutes les possibilités humaines.Un juge impartial, voire l’ami qui l’accompagnait, diraitsimplement que ses yeux l’avaient abusé, que la momie n’avait pascessé d’être dans sa caisse, que le jeune Lee était tombé parmégarde dans l’eau, et que les pilules bleues étaient un excellentremède pour un foie en désordre. Il sentait qu’il en dirait autantsi les positions étaient inversées. Et néanmoins il pouvait jurerque Bellingham était au fond un assassin, et qu’il disposait d’unearme dont personne ne s’était jamais servi dans les annales ducrime.

Hastie l’avait quitté pour regagner sachambre, non sans accabler de commentaires sévères autantqu’emphatiques le manque de sociabilité de son ami. AbercrombieSmith traversa la cour et en se dirigeant vers la tourelle iléprouva un violent sentiment de répulsion à l’égard de sesappartements et de leurs locataires. Il suivrait le conseil de Leeet déménagerait le plus tôt possible, car comment pourrait-iltravailler s’il avait toujours l’oreille tendue pour capter lemoindre murmure ou le plus léger bruit de pas dans la chambre dudessous ? Il remarqua que la fenêtre de Bellingham étaitencore allumée ; quand il passa devant sa porte, celle-cis’ouvrit et Bellingham en personne s’avança vers lui. Avec sonvisage gras et méchant, il avait l’air d’une araignée bouffiesortant de sa toile mortelle.

– Bonsoir, dit-il. Voulez-vousentrer ?

– Non ! cria Smith d’un tonféroce.

– Non ? Toujours aussi occupé, parconséquent ? Je voulais vous demander des nouvelles de Lee.J’ai été désolé d’apprendre qu’un accident lui était arrivé.

Il avait un visage grave ; mais pendantqu’il parlait, ses yeux brillèrent d’une satisfaction maldissimulée. Smith la vit ; il faillit se jeter sur lui.

– Vous serez encore plus désoléd’apprendre que Monkhouse Lee se porte très bien et qu’il est toutà fait hors de danger, répondit-il. Vos trucs de l’enfer n’ont pasréussi cette fois. Oh, inutile d’essayer de crâner ! Je saistout.

Bellingham recula d’un pas devant l’étudianten colère, et il ferma à demi la porte comme pour se protéger.

– Vous êtes fou, dit-il. Que signifientvos paroles ? Prétendez-vous que je suis pour quelque chosedans l’accident de Lee ?

– Oui ! tonna Smith. Vous et ce sacd’os derrière vous. Vous avez manigancé tout cela entre vous. Jevais vous le dire, Monsieur B ! On ne brûle plus les gens devotre espèce, mais nous avons encore des potences et des bourreauxet, par saint George, si n’importe qui au collège meurtaccidentellement pendant que vous êtes ici, je vous ferai arrêter,et, si vous ne vous balancez pas au bout d’une corde, ce ne serapas ma faute, croyez-moi ! Vous vous apercevrez que vosignobles trucs d’Égypte ne font pas la loi en Angleterre !

– Vous êtes un fou délirant !

– Très bien. Rappelez-vous simplement ceque je vous ai dit ; sinon, vous pourriez constater que jesuis un homme de parole !

La porte claqua ; Smith, fou de rage,remonta dans sa chambre, ferma sa porte à clef et passa la moitiéde la nuit à fumer sa vieille pipe de bruyère pour mieux méditersur les événements bizarres de la soirée.

Le lendemain matin Abercrombie Smithn’entendit rien dans l’appartement de son voisin ; maisHarrington vint le voir dans l’après-midi pour lui annoncer que Leeavait presque complètement récupéré. Toute la journée, Smith avaitbûché comme un forcené ; le soir il décida d’aller voir sonami le docteur Peterson chez qui il avait voulu se rendrevingt-quatre heures plus tôt. Une bonne promenade et un entretienamical feraient du bien à ses nerfs à vif.

La porte de Bellingham était fermée ;mais quand il se retourna dans la cour, à une certaine distance dela tourelle, il vit le profil de la tête de son voisin à lafenêtre ; la lumière de sa lampe l’éclairait en plein ;il avait le visage collé à la vitre comme s’il scrutaitl’obscurité. Qu’il était bon d’échapper à sa promiscuité, ne fût-ceque pour quelques heures ! Smith partit d’un pas vif,respirant l’air du printemps à pleins poumons. Une demi-luneémergeait à l’ouest entre deux clochetons gothiques. Une briselégère poussait dans le ciel de petits nuages cotonneux. Le collègese trouvant à la lisière de la ville, Smith se trouva bientôt entreles haies d’un sentier de l’Oxfordshire qui embaumait toutes lessenteurs de mai.

Sentier peu fréquenté, que celui qui menait àla maison de son ami ! L’heure n’était pourtant pas avancée,mais Smith ne rencontra pas une âme. Il arriva devant la grilleouvrant sur la longue allée de graviers qui montait à Farlingford.En face de lui, il aperçut les lumières rouges et douillettes desfenêtres qui scintillaient à travers le feuillage. Il s’arrêta, lamain sur la chaîne en fer de la grille, et il se retourna pourregarder le sentier qu’il avait pris. Quelque chose se déplaçaitrapidement, courait dans sa direction.

C’était une forme sombre, accroupie, quifilait dans l’ombre de la haie, silencieusement, furtivement ;sur ce fond noir elle était à peine visible. Le temps qu’ill’observa, elle avait raccourci de vingt pas la distance qui laséparait de lui. Elle était lancée à sa poursuite. Des ténèbresémergèrent un cou décharné, et deux yeux dont il gardera lesouvenir jusqu’à la fin de ses jours. Il pivota et, poussant un crid’épouvante, s’élança dans l’avenue de toute la vitesse de sesjambes. Au bout il y avait les lumières rouges, la sécurité à moinsd’un jet de pierre. Smith était un excellent coureur ; jamaisil ne courut aussi vite que ce soir-là.

La lourde grille s’était refermée derrièrelui ; mais il l’entendit se rouvrir sous la poussée de sonpoursuivant. Tout en courant follement, il prêtait l’oreille aupetit bruit sec de pas précipités qui se rapprochaient d’instant eninstant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : lemonstre bondissait comme un tigre sur ses talons, avec des yeuxétincelants et un bras fibreux déjà tendu pour le saisir. Dieumerci, la porte était entrouverte. Il vit la barre mince de lumièreque projetait la lampe du hall. Le bruit de pas résonna justederrière lui. Il entendit une sorte de gloussement tout contre sonépaule. En hurlant il se jeta de l’autre côté de la porte, laclaqua et la verrouilla, puis il s’écroula à demi-évanoui sur lefauteuil de l’entrée.

– Bonté divine, Smith ! Que sepasse-t-il ? demanda Peterson qui apparut sur le seuil de sonbureau.

– Donnez-moi une goutte decognac !

Peterson s’effaça pour ressortir un instantaprès avec un verre et une carafe.

– Vous en aviez besoin !commenta-t-il en voyant son visiteur avaler d’un trait ce qu’il luiavait versé. Ma foi, mon vieux, vous voilà aussi blanc qu’unfromage !

Smith reposa le verre, se leva, et aspira unegrande lampée d’air.

– Je suis redevenu moi-même, dit-il.Jamais je ne m’étais laissé abattre comme cela. Mais, avec votrepermission, Peterson, je dormirai ici cette nuit, car je ne croispas que je pourrais affronter cette route autrement qu’à la lumièredu soleil. C’est une lâcheté, sans doute ; mais je n’y peuxrien.

Peterson l’examina d’un œil inquisiteur.

– Naturellement, vous dormirez ici sivous le désirez. Je vais dire à Madame Burney de préparer le lit derepos. Où allez-vous maintenant ?

– Montez avec moi vers la fenêtre quisurplombe la porte. Je voudrais vous faire voir ce que j’ai vu.

Ils se postèrent à la fenêtre d’où ilspouvaient observer les environs de la maison. L’allée, les champsqui la bordaient de chaque côté, étaient paisibles et silencieuxsous la lumière de la lune.

– Réellement, Smith, murmura Peterson,mieux vaut que je sache que vous ne vous enivrez jamais. Qu’est-cedonc qui vous a fait si peur ?

– Je vais vous le dire. Mais où a-t-il pualler ? Ah, tenez, regardez ! Regardez ! Vous voyezle virage de la route, juste au-delà de votre grille ?

– Oui, je vois. Vous n’avez pas besoin deme pincer le bras. J’ai vu passer quelqu’un. Je pense que c’est unhomme plutôt maigre d’apparence, et grand, très grand. Mais quiest-ce ? Et qu’est-il par rapport à vous ? Vousfrissonnez comme une feuille de tremble !

– J’ai été à deux doigts d’être empoignépar ce démon, voilà tout ! Mais descendons dans votre bureau,et je vous raconterai toute l’histoire…

Ce qu’il fit. Sous la lampe gaie, un verre deporto à la main, devant le visage florissant de son ami, il narratous les événements, petits et grands, qui s’enchaînaient sisingulièrement.

– …Voilà l’affaire, conclut-il. Elle estmonstrueuse, incroyable, mais pourtant véridique.

Le docteur Plumptree Peterson demeura assissans parler, visiblement très intrigué.

– Je n’ai jamais entendu une chosepareille, jamais de ma vie ! dit-il enfin. Vous m’avez livréles faits. Donnez-moi maintenant vos déductions.

– Vous n’avez qu’à tirer vos propresdéductions !

– Oui, mais j’aimerais connaître lesvôtres. Vous avez réfléchi longuement à l’affaire ; pasmoi.

– Forcément, ma conclusion sera un peuvague dans les détails ; mais les points principaux mesemblent assez clairs. Ce Bellingham, dans ses études sur l’Orient,a appris un certain secret infernal grâce auquel une momie oupeut-être cette momie seulement peut être provisoirement rappelée àla vie. Il était en train d’expérimenter ce truc répugnant le soiroù il s’est évanoui. Sans doute le spectacle de cette créature semettant à bouger a été trop fort pour ses nerfs, même s’il s’yattendait. Vous vous rappelez que les tout premiers mots qu’il aprononcés ont servi à le qualifier d’idiot. Ensuite il s’estendurci et il a persévéré sans s’évanouir. La vitalité qu’il a puinjecter dans sa momie n’est qu’une vitalité passagère, car je l’aivue je ne sais combien de fois dans sa caisse, aussi inanimée quecette table. Je suppose que c’est par un procédé compliqué qu’ilparvient à provoquer et à supprimer cette vitalité. Lorsqu’il aacquis la maîtrise du procédé, l’idée lui est venue toutnaturellement d’utiliser sa momie comme un agent. Elle dispose del’intelligence et de la force. Pour un dessein quelconque, il a misLee dans le secret ; mais Lee, en bon chrétien correct, n’arien voulu entendre ; d’où une dispute, et Lee a juré qu’ilavertirait sa sœur de la véritable nature de Bellingham. Le jeu deBellingham a alors consisté à l’en empêcher, et il y est presquearrivé en lançant la momie sur sa trace. Il avait déjà essayé sespouvoirs envers un autre garçon, Norton, à qui il gardait rancune.C’est pur hasard s’il n’a pas deux meurtres sur laconscience ! Puis, quand je l’ai accusé d’être un assassin, ila eu les meilleures raisons du monde pour m’écarter de son cheminavant que je puisse mettre quelqu’un d’autre au courant. Il a prissa chance quand je suis sorti, car il connaissait mes habitudes etil savait où j’allais. Je l’ai échappé belle, Peterson, et c’est unnouveau hasard si vous ne m’avez pas découvert sans vie sur votreperron. D’une façon générale je ne suis pas nerveux, mais jen’aurais jamais cru que j’aurais peur de mourir comme j’ai eu peurtout à l’heure.

– Mon cher ami, vous prenez les chosestrop sérieusement ! dit son compagnon. Vous avez les nerfsdémolis par votre travail, et vous grossissez les incidents…Comment une momie pourrait-elle se promener dans les rues d’Oxford,même de nuit, sans être vue ?

– Elle a été vue. Toute la ville parled’un singe échappé ; c’est ainsi qu’on l’appelle.

– Évidemment, l’enchaînement estcurieux ! Et pourtant, mon cher, vous devez bien admettre quechaque incident en soi peut s’expliquer d’une manière plusnaturelle.

– Comment ! Même mon aventure de cesoir ?

– Certainement. Vous êtes sorti trèsénervé, la tête pleine de vos théories. Un vagabond à moitié mortde faim vous emboîte le pas, vous voit courir, s’enhardit à courirderrière vous. Vos frayeurs et votre imagination ont fait lereste.

– Non, Peterson ! Votre thèse necolle pas. Je la récuse.

– Et encore, tenez, à propos de la caisseà momie, vide puis réoccupée : la lampe était baissée et vousn’aviez aucune raison spéciale de regarder attentivement la caisse.Il est parfaitement possible que vous n’ayez pas vu la momie lapremière fois.

– Absolument pas ! C’est hors dedoute, voyons !

– Et puis Lee tombe dans l’eau, et Nortonest victime d’un étrangleur. C’est évidemment une présomptionformidable contre Bellingham ; mais si vous en faisiez étatdevant un magistrat, il vous rirait au nez.

– Je le sais bien. Voilà pourquoij’entends régler l’affaire tout seul.

– Eh ?

– Oui. J’ai l’impression qu’il m’incombeun devoir de salubrité publique et, par ailleurs, il faut quej’agisse pour ma propre sécurité : sinon, autant dire que jepréfère être pourchassé hors du collège par une momie ; ceserait une lâcheté impensable ! J’ai décidé ce que j’allaisfaire. Et tout d’abord, puis-je vous emprunter votre porte-plumependant une heure ?

– Bien entendu !

Abercrombie Smith s’assit devant une feuillede papier écolier, et pendant une heure, puis pendant une deuxièmeheure sa plume courut allégrement. Son ami, confortablement assisdans son fauteuil, le regardait avec curiosité et patience.Finalement, Smith poussa une exclamation, se leva d’un bond, réunitses feuillets, les mit en ordre et posa le dernier sur le bureau dePeterson.

– Ayez l’obligeance d’apposer votresignature en qualité de témoin, dit-il.

– Témoin ? De quoi ?

– De ma signature et de la date. La dateest le plus important. Allons, Peterson, ma vie peut endépendre !

– Mon cher Smith, vous parlez comme unexcité. Permettez-moi de vous prier d’aller vous mettre au lit.

– Au contraire. Je n’ai jamais parlé avecplus de sang-froid. Et je vous promets d’aller me coucher aussitôtaprès que vous aurez signé.

– Mais de quoi s’agit-t-il ?

– C’est une déposition qui contient toutce que je vous ai raconté ce soir. Je voudrais que vous certifiiezconforme ma signature.

– Certainement ! répondit Petersonen signant de son nom sous celui de son ami. Voilà qui estfait ! Mais quelle est votre idée ?

– Vous voudrez bien conserver cedocument, et le produire dans le cas où je serais arrêté.

– Arrêté ! Pour quelmotif ?

– Pour meurtre. C’est tout à faitpossible. Je tiens à être paré pour n’importe quel événement. Il neme reste qu’une chose à faire, et je suis déterminé àl’accomplir.

– Au nom du Ciel, ne commettez riend’irréfléchi !

– Croyez-moi : toute autre méthodeserait bien plus téméraire. J’espère que nous n’aurons pas besoinde vous déranger, mais j’aurai l’esprit plus tranquille si je saisque vous détenez cette justification de mes mobiles. Et maintenant,je suis disposé à suivre votre conseil, car je veux être en grandeforme demain matin.

Abercrombie Smith n’était pas homme àplaisanter s’il avait un ennemi. Lent et de bonne composition, ilétait formidable quand il se trouvait contraint à agir. Ilapportait à tous les buts de sa vie la même décision résolue quilui avait permis de se distinguer parmi les étudiants en médecine.Il avait décidé de laisser son travail de côté pendant un jour,mais il entendait bien que ce jour ne fût pas gaspillé. Il serefusa à communiquer ses plans à son hôte, et vers neuf heures ilrepartait pour Oxford.

Dans High Street il s’arrêta chez Clifford’s,l’armurier, et il acheta un lourd revolver avec une boîte decartouches. Il en glissa six dans la culasse, l’arma et le plaçadans sa poche. Il se dirigea ensuite vers la chambre deHastie ; le robuste rameur lisait le Sporting Timesen dégustant son petit déjeuner.

– Hullo ! que se passe-t-il ?demanda-t-il. Voulez-vous une tasse de café ?

– Non, merci. Je voudrais que vousm’accompagniez, Hastie, et que vous fassiez ce que je vais vousdemander.

– Entendu, mon garçon.

– Et que vous emmeniez une grossecanne.

– Tiens, tiens !…

Hastie ouvrit de grands yeux.

– …Voici un stick de chasse quiassommerait un bœuf.

– Autre chose. Vous avez une boîte debistouris. Remettez-moi le plus long.

– Voilà. Vous me semblez sur le sentierde la guerre. Rien d’autre ?

– Non ; ça ira…

Smith plaça le bistouri dans son habit et lemena vers sa cour.

– …Nous ne sommes ni vous ni moi despoules mouillées, Hastie, dit-il. Je pense que je peux agir seul,mais je vous ai prié de m’accompagner en guise de précaution. Jevais dire deux mots à Bellingham. Si je n’ai affaire qu’avec lui,je n’aurai pas besoin de vous, Si toutefois je crie, vous monterezet vous taperez avec votre stick de toutes vos forces sur tout cequi se présentera. Compris ?

– Compris. Je monterai si je vous entendscrier.

– En attendant restez ici. Je seraipeut-être absent un petit moment, mais ne bronchez pas avant que jedescende.

– Je ne bouge pas d’un pouce.

Smith grimpa l’escalier, ouvrit la porte deBellingham et entra. Bellingham était en train d’écrire à sa table.À côté de lui, la caisse à momie se tenait toute droite, avec leN° 249 inscrit à l’extérieur, et son hideux occupant rigide àl’intérieur. Smith inspecta soigneusement les aîtres, referma laporte, se dirigea vers la cheminée, frotta une allumette et allumale feu. Bellingham le regarda avec un mélange de stupéfaction et derage.

– Alors, vous vous croyez chezvous ? dit-il d’une voix mal assurée.

Smith s’assit résolument, posa sa montre surla table, tira son revolver, vérifia qu’il était toujours armé, etl’installa sur ses genoux. Puis il tira de sa poche le bistouri etle lança à Bellingham.

– Maintenant à l’ouvrage ! dit-il.Taillez-moi cette momie en charpie.

– Oh, c’est comme ça ? ricanaBellingham.

– Oui, c’est comme ça ! On m’assureque la loi ne peut rien contre vous. Mais j’ai apporté une loi quiréglera l’affaire. Si dans cinq minutes vous ne vous êtes pas mis àl’ouvrage, je jure par le Dieu qui m’a créé que je vous fais sauterla cervelle !

– Vous m’assassineriez ?

Bellingham s’était soulevé de sa chaise ;il avait le visage couleur de mastic.

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Pour mettre un terme à vos méfaits.Plus que quatre minutes.

– Mais qu’ai-je fait ?

– Je le sais et vous le savez.

– C’est du bluff !

– Trois minutes…

– Mais enfin, donnez-moi vosraisons ! Vous êtes devenu fou… Un fou dangereux !Pourquoi détruirais-je ma momie ? Elle m’appartient, et ellevaut cher !

– Vous la découperez et vous labrûlerez !

– Jamais !

– Il ne vous reste plus qu’uneminute.

Smith leva le revolver et regarda Bellinghamavec des yeux impitoyables. Comme l’aiguille des secondes tournait,il coucha Bellingham en joue et plaça son doigt sur lagâchette.

– Là ! Là ! Je vais labrûler ! hurla Bellingham.

Dans une hâte fébrile il s’empara du bistouriet lacéra le corps de la momie, tout en se retournant poursurveiller son terrible visiteur qui était penché au-dessus de lui.La momie craquait et se rompait avec des bruits secs sous chaquecoup de la lame tranchante. Une épaisse poussière jaune s’échappade son corps. Des épices, des essences séchées se répandirent surle plancher. Tout à coup, dans un grand bruit de déchirure lacolonne vertébrale se brisa et la momie s’affaissa en un tas brunsde membres épars.

– Dans le feu ! ordonna Smith.

Les flammes grandirent et grondèrent quandelles léchèrent ces débris ressemblant à du bois sec. La petitepièce aurait pu passer pour la chambre de chauffe d’un paquebot.Les deux hommes suaient à grosses gouttes ; l’un continuait àse baisser et à jeter dans le feu les derniers restes de sa momie,tandis que l’autre le surveillait. Une épaisse fumée grasse sedégagea de la cheminée ; une odeur de résine alourdit l’air.Au bout d’un quart d’heure il ne resta plus du lot N° 249 quequelques baguettes calcinées.

– Peut-être êtes-vous satisfait ?grogna Bellingham.

Ses petits yeux gris trahissaient sa haine etsa peur.

– Non. Il faut que je vous débarrasse detout votre matériel, pour que vous ne nous jouiez plus jamais devos tours du diable. Au feu toutes ces feuilles ! Ellespeuvent avoir rapport avec vos manigances.

– Et maintenant, quoi encore ?interrogea Bellingham quand les feuilles eurent été jetées dans lebrasier.

– Maintenant ? Le rouleau de papyrusque vous aviez sur la table l’autre nuit. Il est dans ce tiroir, jepense.

– Non ! cria Bellingham. Ne brûlezpas le papyrus ! Voyons, mon vieux, vous ne savez pas ce quevous faites ! Il est unique. Il contient une recette desagesse qu’on ne trouvera nulle part ailleurs !

– Au feu !

– Mais voyons, Smith, ce n’est paspossible ! Je vous ferai partager ma science. Je vousapprendrai tout ce qu’il y a dessus. Laissez-moi au moins enprendre copie avant que vous le brûliez !

Smith avança d’un pas et ouvrit le tiroir. Ilsaisit le rouleau jauni et le jeta dans le feu où il le maintintsous son talon. Bellingham en hurlant voulut l’en arracher. Smithle repoussa brutalement et demeura le pied sur le papyrus jusqu’àce qu’il fût réduit en cendres informes.

– Maintenant, maître B, je crois que jevous ai arraché les dents. Vous aurez de mes nouvelles si je vousreprends à jouer ce jeu. Et bien le bonjour à présent, car il fautque je me remette à travailler.

Voilà le récit d’Abercrombie Smith sur lesévénements qui se déroulèrent dans le vieux collège d’Oxford auprintemps de 1884. Comme Berlingham quitta l’Universitéimmédiatement après et qu’il s’installa, paraît-il, au Soudan,personne ne peut lui opposer de démenti. Mais la sagesse des hommesest petite, les voies de la nature étranges ; qui sehasarderait à imposer une limite aux mystères qui peuvent êtredécouverts par ceux qui les sondent ?

« DE PROFUNDIS »

« De Profundis».

Tant que les océans seront les ligaments quirelient les différentes parties du grand Empire Britannique, nousne serons pas à l’abri du romanesque. Car l’âme se laisse agiterpar les eaux, tout comme les eaux obéissent à la lune, et quand lesgrand’routes d’un empire, bordées de l’éternel danger, sont aussiriches de spectacles et de sons étranges, il faut avoir l’espritbien épais pour demeurer insensible à leurs sortilèges. À présentla Grande-Bretagne s’étend loin au-delà d’elle-même, puisque lestrois milles d’eaux territoriales de chaque autre littoralconstituent sa frontière, qu’elle a gagnée par le marteau, lemétier à tisser et le pic plutôt que par les arts de la guerre.L’histoire en effet nous assure qu’aucun roi, qu’aucune armée nepeut barrer la route à l’homme qui, ayant deux pence dans soncoffre-fort et sachant où il pourra transformer ses deux pences entrois, consacre son intelligence à atteindre sa destination. Etcomme la frontière a avancé, l’intelligence de la Grande-Bretagnes’est élargie et s’est répandue suffisamment de par le monde pourque tous les hommes s’aperçoivent que les routes de l’île sontcontinentales, tout comme les routes du continent sontinsulaires.

Mais pour en arriver là il a fallu payer leprix, et ce prix continue d’être onéreux. De même que le monstreantique devait recevoir en guise de tribut annuel une jeune viehumaine, de même pour notre Empire nous sacrifions quotidiennementla fleur de notre jeunesse. La machine est immense et robuste, maisle seul carburant qui la fasse fonctionner est de la vie d’Anglais.Voilà pourquoi, quand dans les vieilles cathédrales grises nousregardons les plaques qui recouvrent les murs, nous lisons des nomsétrangers : des noms qu’ignoraient les bâtisseurs de ces murs,car c’est à Peshawar, à Umbellah, à Korti, à Fort Pearson quemeurent les jeunes, pour ne laisser derrière eux qu’une traditionet une plaque. Si un obélisque se dressait au-dessus de chaquecorps d’Anglais, il n’y aurait pas besoin de tracer de frontières,car un cordon de tombeaux montrerait jusqu’où le fluxanglo-celtique a clapoté.

Cela aussi, concurremment avec les eaux quinous relient au monde, contribue au romanesque dont nous sommesimprégnés. Quand tant d’hommes et de femmes ont de l’autre côté desmers les êtres qu’ils chérissent et qui avancent sous les ballesdes montagnards ou dans les marais de la malaria, alors l’espritentre en communication avec l’esprit, et des histoires étrangessurgissent : rêves, pressentiments, visions où la mère voitson fils en train de mourir et sombre dans le désespoir avant mêmeque son deuil lui soit annoncé. Récemment la science s’est penchéesur ce problème et lui a accolé une étiquette ; mais quesavons-nous de plus, sinon qu’une pauvre âme frappée et aux aboispeut projeter à travers la terre, à quinze mille kilomètres dedistance, l’image de son triste état jusqu’à l’esprit qui lui estle plus proche ? Loin de moi de nier ce pouvoir ! Mais jecrois qu’il faut être prudent en de telles matières, car une foisau moins j’ai appris que ce qui était dans le cadre des loisnaturelles peut sembler tout à fait en dehors d’elles.

John Vansittart était le deuxième associé dela société Hudson et Vansittart, exportatrice de café deCeylan ; il était d’ascendance hollandaise, mais 100 % anglaisde cœur et de manières. Depuis de nombreuses années j’étais sonagent à Londres ; quand il arriva en Angleterre pour y passertrois mois de vacances, il s’adressa à moi pour obtenir lesintroductions lui permettant de s’initier à la vie de la ville etde la campagne. Il quitta mes bureaux avec sept lettres dans sapoche ; pendant quelques semaines, de courts billets provenantde différents endroits m’informèrent qu’il avait gagné la sympathiede mes amis. Puis j’appris qu’il s’était fiancé avec Emily Lawson,de la branche cadette des Hereford Lawson, et presque aussitôtaprès qu’ils s’étaient mariés : la cour d’un voyageur nepouvait être que brève, et déjà approchait la date à laquelle ildevait reprendre le bateau. Ils partiraient ensemble pour Colombo àbord d’un navire de la société, voilier de mille tonneaux : ceserait leur voyage de noces.

L’époque était extrêmement favorable auxplanteurs de café de Ceylan ; ils n’avaient pas encore connucette effroyable saison qui, en quelques mois de pourrissement,ruina toute une communauté qui avait remporté une victoirecommerciale considérable et qui, à force d’audace et de ténacité,allait en remporter une deuxième : les champs de thé de Ceylansont en effet un monument du courage britannique tout comme le lionà Waterloo. Mais en 1872 aucun nuage ne menaçait encorel’horizon ; les espoirs des planteurs étaient entiers.Vansittart revint à Londres en compagnie de sa jeune et joliefemme. Il me la présenta, nous dînâmes ensemble, et il futfinalement convenu que, puisque les affaires me réclamaientégalement à Ceylan, je serais leur compagnon de voyage surl’Eastern Star, dont l’appareillage était prévu pour lelundi suivant.

Je le revis le dimanche soir. Il pénétra chezmoi vers neuf heures avec un air soucieux et ennuyé. Quand je luiserrai la main, je remarquai qu’elle était chaude et sèche.

– Je voudrais, Atkinson, me dit-il, quevous me fassiez servir un peu de jus de citron et de l’eau. Jemeurs littéralement de soif, et plus je bois, plus j’ai envie deboire.

Je sonnai et commandai une carafe et desverres.

– Vous avez de la fièvre, lui dis-je.Vous ne semblez pas dans votre assiette.

– Non, je ne me sens pas bien. J’ai unecrise de rhumatismes aux reins, et je n’ai pas d’appétit. C’est cemaudit Londres qui m’étouffe. Je ne suis pas accoutumé à respirerun air que brassent en même temps quatre millions de poumons.

Il agita ses mains crispées devant satête ; il donnait réellement l’impression d’étouffer.

– Dès que vous serez en mer, vous voussentirez mieux.

– Oui. Là, je suis d’accord avec vous.C’est ce qu’il me faut. Je n’ai pas besoin d’un autre médecin. Sije n’embarque pas demain, je tomberai malade…

Il avala d’un trait sa citronnade, et il sefrictionna le creux des reins avec ses deux mains.

– …On dirait que cela me fait du bien,reprit-il en me regardant d’un œil embrumé. Maintenant j’ai besoinde votre assistance, Atkinson, car je suis dans une situationdélicate.

– Laquelle ?

– Voilà. La mère de ma femme est tombéemalade et elle lui a câblé pour l’appeler à son chevet. Je n’ai paspu l’accompagner (vous savez mieux que personne comme j’ai étéretenu ici) et elle a dû partir seule. Maintenant je viens derecevoir un autre télégramme me disant qu’elle ne pourrait pasvenir demain, mais qu’elle rejoindrait le bateau à Falmouthmercredi. Nous y faisons escale, vous le savez ; mais jetrouve difficile, Atkinson, qu’on demande à un homme de croire enun mystère et qu’on le maudisse s’il ne peut pas y croire. Qu’on lemaudisse, comprenez-moi ! Pas moins !

Il se pencha en avant et renifla comme s’ilallait se mettre à sangloter.

Je réfléchis alors qu’on m’avait beaucoupparlé des habitudes de l’île et de la façon dont on y buvait sec.L’alcool devait être la cause de ces paroles incompréhensibles etde ces mains enfiévrées ! J’éprouvai un vif chagrin à voir unjeune homme aussi noble entre les mains du plus abominable de tousles démons.

– Vous devriez aller vous coucher !dis-je non sans sévérité.

Il se frotta les yeux, comme s’il cherchait àse réveiller, et me regarda d’un air étonné.

– Je vais y aller, me dit-ilpaisiblement. Je me suis senti un peu dans les nuages tout àl’heure, mais j’ai récupéré maintenant. Voyons, de quoiparlais-je ? Oh, ah, de ma femme, naturellement ! Elleembarquera à Falmouth. Moi je voudrais aller par la mer à Falmouth.Je crois que ma santé en dépend. J’ai besoin d’un peu d’air purdans mes poumons pour être complètement sur pied. Je vous demandedonc de me rendre un service d’ami : vous irez à Falmouth parle train, pour le cas où nous serions en retard, et vous veillerezalors sur ma femme. Descendez au Royal Hotel ; je luitélégraphierai que vous y êtes. Sa sœur l’accompagnerajusque-là ; ainsi tout ira bien.

– Avec plaisir, répondis-je. En fait, jene demande pas mieux que d’aller à Falmouth par le train, car d’iciColombo nous aurons le temps de jouir de la mer. Je crois aussi quevous avez terriblement besoin d’un changement d’air. À votre placej’irais me coucher sans tarder.

– Oui. Je dormirai à bord cette nuit.Voyez-vous… Une sorte de brume passa encore devant ses yeux.

– …Je n’ai pas bien dormi ces dernièresnuits. J’ai été contrarié par des théolololog… c’est-à-dire…

Dans un effort désespéré il cria :

– …Par des doutes de naturethéolologique… Zut ! Je me demandais pourquoi le Tout-Puissantnous avait créés, pourquoi Il nous mettait du coton dans le cerveauet installait de petites douleurs au creux de nos reins. Peut-êtreirai-je mieux ce soir !

Il se leva et s’accrocha au dossier de sachaise.

– Écoutez-moi, Vansittart ! luidis-je avec gravité. Je vais vous donner l’hospitalité ce soir.Vous n’êtes pas en état de sortir. Vous ne marchez pas droit. Vousavez fait des mélanges d’alcool !

– D’alcool ?

il me dévisagea d’un regard stupide.

– D’habitude, vous supportiez mieux deboire.

– Je vous donne ma parole, Atkinson, queje n’ai pas bu un seul verre depuis deux jours. Ce n’est pasl’alcool. Je ne sais pas ce que j’ai. Je suppose que vous croyezque c’est un effet de l’alcool…

Il prit ma main et la promena sur sonfront.

– Seigneur ! m’exclamai-je.

Il avait la peau mince comme un ruban develours ; sous la peau je sentis comme une couche serrée demenus plombs.

– Ne vous inquiétez pas, dit-il ensouriant. J’ai eu un très mauvais lichen vésiculaire.

– Mais cela n’a rien à voir avec lelichen vésiculaire !

– Non, c’est Londres. C’est de respirerce mauvais air. Demain, j’irai beaucoup mieux. Il y a un médecin àbord, je serai donc en bonnes mains. Maintenant je vais partir.

– Non, lui dis-je en le forçant à serasseoir. Ce serait pousser trop loin la plaisanterie. Vous nebougerez pas d’ici avant d’avoir vu un médecin. Restez où vousêtes.

Je pris mon chapeau et me précipitai chez unmédecin qui habitait près de chez moi. Je le ramenai tout de suite,mais mon salon était vide et Vansittart parti. Je sonnai. Ledomestique m’annonça que le gentleman avait commandé un fiacresitôt après mon départ et qu’il était monté dedans. Il avait dit aucocher de le conduire sur les docks.

– Le gentleman semblait-il malade ?demandai-je.

– Malade ? répondit mon domestiqueen souriant. Non, Monsieur, il chantait à tue-tête !

Ce renseignement ne me rassurait pas du tout.Mais je réfléchis qu’il se rendait sur l’Eastern Star,qu’il y avait un médecin à bord, et que je ne pouvais plus rienfaire pour lui. Néanmoins, quand je me rappelai sa soif, ses mainsbrûlantes, son œil lourd, ses propos incompréhensibles et, enfin,ce front lépreux, j’emportai dans mon lit un souvenir désagréablede mon visiteur et de sa visite.

À onze heures le lendemain, je me rendis surles docks ; mais l’Eastern Star avait déjà commencé àdescendre le fleuve et se trouvait presque à Gravesend. J’allai àGravesend par le train, mais quand j’arrivai, ce fut pour voir sesmâts à bonne distance, précédés par le panache de fumée d’unremorqueur. Je n’aurais donc plus de nouvelles de mon ami avantFalmouth. Quand je rentrai à mon bureau, un télégrammem’attendait : Madame Vansittart était arrivée àFalmouth ; le lendemain soir, nous nous retrouvions au RoyalHotel où nous devions attendre l’Eastern Star. Dix jourss’écoulèrent ; nous ne reçûmes aucune nouvelle du bateau.

Je n’oublierai pas facilement ces dixjours-là ! Quand l’Eastern Star avait quitté laTamise, une grosse tempête s’était levée ; elle soufflapendant presque toute une semaine sans la moindre trêve. Sur lacôte méridionale on n’avait jamais vu une tempête aussi longue etaussi furieuse. Des fenêtres de notre hôtel, la mer nous paraissaitdrapée dans du brouillard. Le vent pesait si lourdement sur lesvagues que la mer ne pouvait pas se soulever : la crête dechaque lame était aussitôt arrachée. Les nuages, le vent, la mer seruaient vers l’ouest. Au milieu de ces éléments déchaînés,j’attendais jour après jour avec pour seule compagnie une femmepâle et silencieuse dont les yeux reflétaient l’épouvante ; dumatin au soir, elle restait collée à la vitre, le regard fixé surce voile de brouillard gris à travers lequel un navire pourraitsurgir. Elle ne disait rien, mais son visage était une longueplainte.

Le cinquième jour je pris l’avis d’un vieuxmarin. J’aurais préféré être seul avec lui, mais elle m’avait vului adresser la parole, et elle arriva aussitôt, la boucheentrouverte et les yeux suppliants.

– Parti depuis sept jours deLondres ? dit-il Donc, cinq dans la tempête. Hé bien, laManche a été nettoyée par ce vent ! Il y a trois hypothèses.La tempête a pu l’obliger à chercher refuge dans un port français.C’est vraisemblable.

– Pas du tout ! Il savait que nousétions ici. Il nous aurait télégraphié.

– Ah oui ! Alors il a pu pousser aularge pour l’éviter ; à ce compte-là il ne devrait pas êtreloin de Madère en ce moment. C’est parfaitement possible,Madame ; vous pouvez m’en croire !

– Et la troisième hypothèse ?

– Vous ai-je parlé d’une troisièmehypothèse ? Non, deux seulement, je pense. Je ne crois pasavoir parlé d’une troisième. Votre bateau se trouve quelque part aumilieu de l’Atlantique, et vous aurez bientôt de ses nouvelles, carle temps va changer. Ne vous tracassez pas, Madame ; attendezjusqu’à demain ; vous aurez dès le matin un joli cielbleu.

Le vieux marin avait prédit juste : lelendemain le ciel était dégagé à l’exception d’un nuage bas quiroulait dans l’ouest et qui était le dernier lambeau de colère dela tempête. Nous n’en eûmes pas pour cela plus de nouvelles dubateau. Trois journées harassantes s’écoulèrent encore, puis unmarin se présenta à l’hôtel avec une lettre. Je poussai un cri dejoie. Elle émanait du capitaine de l’Eastern Star. Quandj’eus lu les premières lignes, je voulus cacher la lettre, maiselle me l’arracha des mains.

– J’ai lu le début, dit-elle d’une voixneutre. Je peux donc voir la suite.

La lettre était rédigée comme suit :

« Cher Monsieur,

Monsieur Vansittart est en bas avec la petitevérole, et nous sommes déportés si loin de notre cap que nous nesavons pas quoi faire : il a perdu la tête et il est incapablede nous donner des ordres. D’après mes calculs à l’estime, nous nesommes qu’à quatre cent vingt kilomètres de Funchal ; aussi jesuppose qu’il vaut mieux pousser jusque-là, hospitaliser MonsieurV., et attendre dans la baie votre arrivée. Un voilier partira deFalmouth pour Funchal dans quelques jours, m’a-t-on dit. Cettelettre vous sera portée par l’entremise du brick Marian deFalmouth ; il y a cinq livres à payer à son capitaine.Respectueusement vôtre. Jno. Hines. »

Elle était merveilleuse, cette jeune fille quisortait du collège ! Aussi calme et forte qu’un homme. Elle nedit rien. Elle serra les lèvres et coiffa sa capeline.

– Vous sortez ? demandai-je.

– Oui.

– Puis-je vous être utile ?

– Non. Je vais chez le médecin.

– Eh ?

– Oui. Pour apprendre comment on soignela petite vérole.

Elle s’affaira toute la soirée. Le lendemainmatin, nous nous embarquâmes pour Madère, à bord de la Rose ofShanon. La brise soufflait à dix nœuds à l’heure. Pendant cinqjours nous avançâmes à une allure soutenue, et nous arrivâmes nonloin de l’île. Le sixième le vent tomba brusquement ; nousdemeurâmes immobilisés sur une mer d’huile.

À dix heures du soir, Emily Vansittart et moinous étions appuyés sur le bastingage tribord de la poupe ; lalune brillait derrière nous et projetait à nos pieds l’ombre noiredu bateau et celle de nos deux têtes sur l’eau qui miroitait. Del’ombre s’étirait un chemin de clair de lune allant ens’élargissant jusqu’à l’horizon solitaire. Nous parlions enbaissant la tête, nous bavardions sur le calme, sur les chancesd’un vent favorable, sur l’aspect du ciel, quand tout à coup il yeut un plouf dans l’eau, comme si un saumon avait sauté, et là, enpleine lumière, John Vansittart émergea de la mer et leva la têtevers nous.

Je ne vis jamais rien de plus net. La lunel’éclairait en plein ; il se trouvait à trois longueursd’aviron de nous. Il avait le visage plus soufflé qu’à notredernière rencontre ; sa peau par endroits était pommelée decroûtes noires ; ses yeux et sa bouche étaient grand ouvertscomme quelqu’un qui aurait été frappé d’une surprise considérable.Une substance blanchâtre tombait en rubans de ses épaules ; ilavait une main levée vers son oreille, l’autre repliée en traversde sa poitrine. Je le vis jaillir hors de l’eau et, sur la surfacecalme de l’océan, les rides dessinèrent leurs cercles jusqu’auflanc du bateau. Puis il retomba, et j’entendis un bruit decraquement, de déchirure, comme si par une nuit glaciale un fagotde bois sec pétillait dans un bon feu. Quand je regardai à nouveau,je ne vis plus aucune trace de lui ; un remous sur la mermarquait seulement l’endroit où il était apparu. Je ne saurais direcombien de temps je restai là, penché sur la pointe des pieds, mecramponnant d’une main au bastingage et de l’autre soutenant unefemme qui avait perdu connaissance. Je passais pour le contraired’un émotif ; cette fois du moins je fus bouleversé jusqu’aufond de l’âme. À deux ou trois reprises je tapai du pied sur lepont pour m’assurer que j’étais encore le maître de mes propressensations, et qu’il ne s’agissait pas d’une création folle d’uncerveau déréglé. Emily Vansittart frissonna, ouvrit les yeux ;elle se dressa, les mains sur le bastingage, face à la merscintillant sous le clair de lune ; son visage avait vieillide dix ans en une nuit d’été.

– Vous l’avez vu ?murmura-t-elle.

– J’ai vu quelque chose.

– C’était lui ! C’était John !Il est mort !…

Je balbutiai quelques paroles sceptiques.

– …Il vient certainement de mourir,chuchota-t-elle. À l’hôpital de Madère. J’ai lu des choses de cegenre. Ses pensées étaient avec moi. Sa vision est venue à moi. OhJohn, mon chéri, mon chéri perdu à jamais !

Elle éclata en sanglots ; je la conduisisà sa cabine où je la laissai à son chagrin. Une nouvelle brise semit à souffler pendant la nuit et le lendemain soir nous jetâmesl’ancre dans la baie de Funchal. L’Eastern Star étaitmouillé à peu de distance ; il avait le drapeau de laquarantaine hissé sur son grand mât et son pavillon en berne.

– Vous voyez ! me dit MadameVansittart.

Elle avait les yeux secs ; elle savaitqu’aucune larme ne lui rendrait son mari.

Dans la nuit nous reçûmes l’autorisation demonter à bord de l’Eastern Star. Le capitaine, Hines, nousattendait sur le pont ; le chagrin et l’embarras se lisaientsur son visage bronzé, et il cherchait ses mots pour annoncer lamauvaise nouvelle ; elle lui coupa la parole.

– Je sais que mon mari est mort,dit-elle. Il est mort hier soir, vers dix heures, à l’hôpital deMadère, n’est-ce pas ?

Le marin la regarda stupéfait.

– Non, Madame. Il est mort il y a huitjours en mer, et nous avons été obligés de l’ensevelir là-bas, carnous nous trouvions dans une zone de calme, et nous ignorions quandnous toucherions terre.

Voilà donc les principaux faits qui ont traità la mort de John Vansittart, ainsi qu’à son apparition quelquepart aux environs du 35ème degré de latitude nord et du15ème degré de longitude ouest. Un cas plus netd’apparition spectrale s’était rarement produit ; aussi a-t-ilété le sujet de nombreuses discussions, de divers écrits ; ila été entériné par le monde savant et il a gonflé le dossierrécemment ouvert sur la télépathie. Pour ma part, je maintiens quela télépathie ne fait pas de doute, mais je retirerais ce cas dudossier et je dirais plutôt que nous n’avons pas vu l’apparitionspectrale de John Vansittart, mais bel et bien John Vansittart enpersonne, surgissant des profondeurs de l’Atlantique au clair delune. J’ai toujours cru qu’un hasard peu banal (l’un de ces hasardssi hautement improbables, qui se produisent cependant sisouvent !) nous avait immobilisés au-dessus de l’endroit mêmeoù l’homme avait été enseveli en mer une semaine auparavant. Pourle reste, le médecin m’a dit que le poids de plomb n’avait pas ététrès bien attaché, et que sept jours apportent à un cadavrecertaines modifications capables de le faire remonter à la surface.Le poids l’avait fait sombrer au fond de la mer ; si le poidss’est détaché, le cadavre a pu remonter à la surface avec, lasoudaineté que nous avons observée ; telle a été l’explicationdu médecin. Jusqu’à plus ample informé je la fais mienne et si vousme demandez ce qu’il est advenu ensuite du cadavre, je vousrappelle ce bruit sec de craquement, de déchirement, ainsi que leremous dans l’eau. Les requins se nourrissent en surface, et ilspullulent dans cette région.

L’ASCENSEUR

TheLift.

Le chef d’escadrille Stangate avait tout pourêtre heureux. Il était sorti de la guerre sain et sauf, avec unesolide réputation acquise dans l’arme qui comptait le plus dehéros. Il venait d’avoir trente ans ; une grande et bellecarrière s’ouvrait devant lui. Et surtout, la belle Mary MacLeanmarchait à son bras et elle lui avait promis qu’elle resterait à cebras-là toute sa vie. Que pouvait demander en plus un hommejeune ? Et cependant un poids pesait lourdement sur soncœur.

Il ne parvenait pas à se l’expliquer, et ils’efforçait de se raisonner pour s’en débarrasser. Au-dessus de satête le ciel était bleu, comme était bleue la mer devant lui, ettout autour s’étendaient de beaux jardins avec une foule d’heureuxamateurs de plaisirs. Et surtout, il y avait le doux visage qui setournait vers lui avec une sollicitude interrogative. Pourquoi nepouvait-il participer à une ambiance aussi joyeuse ? Ilfaisait des efforts, mais ils ne suffisaient pas à abuser le promptinstinct d’une amoureuse.

– Qu’y a-t-il, Tom ? luidemanda-t-elle avec anxiété. Je m’aperçois que quelque chose vouschiffonne. Dites-moi si je peux vous aider d’une façon ou d’uneautre.

Il se mit à rire, un peu honteux.

– C’est un tel péché de gâcher notrepetite sortie ! dit-il. Quand j’y pense, j’ai envie de mebattre ! Ne vous inquiétez pas, ma chérie, car je sais que mesnuages vont bientôt se dissiper. Je crois que je suis tout ennerfs ; l’aviation, paraît-il, les brise ou les garantit pourla vie.

– Rien de défini, alors ?

– Non. Rien de défini. Voilà bien lepire ! Si c’était précis, je pourrais lutter plus facilement.C’est juste une lourde dépression ici, dans la poitrine et dans latête. Pardon, ma chérie ! Je suis une brute de vous assombriravec des stupidités pareilles.

– Mais j’aime à partager le plus petit devos ennuis !

– Hé bien, il est parti, disparu,évanoui. N’en parlons plus !

Elle lui lança un coup d’œil pénétrant.

– Non, Tom. Il n’y a qu’à vous regarder.Dites-moi, vous êtes-vous souvent senti ainsi ? Vous neparaissez réellement pas bien. Asseyez-vous ici, mon chéri, àl’ombre, et dites-moi de quoi il s’agit.

Ils s’assirent à l’ombre de la grande Tour quidressait ses deux cents mètres à côté d’eux.

– J’ai une faculté absurde, dit-il. Je necrois pas en avoir déjà parlé à quiconque. Mais quand un dangerimminent me menace, je suis assiégé de pressentiments étranges.Aujourd’hui bien sûr, c’est absurde ! Regardez comme ce coinest paisible… Pourtant ce serait, la première fois que ce malaisem’induirait en erreur.

– Quand l’avez-vous éprouvé,avant ?

– Quand j’étais enfant, je l’ai ressentiun matin : j’ai failli me noyer l’après-midi. Je l’ai eu quandun cambrioleur s’est introduit dans Morton Hall et quand mon habita été traversé par une balle. Puis, pendant la guerre, je l’aiéprouvé deux fois avant d’être attaqué par surprise et de m’ensortir miraculeusement ; il m’a pris au moment où je grimpaisdans mon appareil. Puis il se dissipe tout d’un coup, comme unebrume au soleil. Tenez, il s’en va, il est parti !Regardez-moi ! Est-ce vrai ?…

C’était vrai. En une minute la figure hagardes’était transformée en visage d’enfant rieur. Mary se mit à rire.Visiblement il n’y avait plus dans l’âme de Tom que la joie vivace,dansante, de la jeunesse.

– …Merci, mon Dieu ! cria-t-il. Cesont vos chers yeux, Mary, qui m’ont guéri. Je ne pouvais plussupporter la tristesse songeuse de votre regard. Quel cauchemarstupide ç’a été ! Je ne croirai plus jamais à mespressentiments, maintenant ! Ma chérie, nous avons juste letemps de faire un tour avant le déjeuner. Irons-nous à un spectaclede la foire, ou à la grande roue, ou sur le bateau volant, ouquoi ?

– Que diriez-vous de la Tour ?interrogea-t-elle en levant son joli nez. Cet air magnifique et lepanorama de là-haut chasseraient sûrement les derniers nuages devotre esprit !

Il regarda sa montre.

– Il est midi passé, mais je pense quenous pouvons faire cela en une heure. Tiens, l’ascenseur nefonctionne pas ! Que se passe-t-il, receveur ?

L’employé secoua la tête en montrant un petitgroupe rassemblé devant l’entrée.

– Ils attendent, Monsieur. L’ascenseurétait tombé en panne, mais le mécanisme est en ce moment enrévision, et le signal va être donné d’une minute à l’autre. Sivous rejoignez les autres, je vous promets que ce ne sera paslong.

À peine avaient-ils pris leurs places dans legroupe que la paroi d’acier de l’ascenseur glissa sur lecôté ; il y avait donc de l’espoir pour le proche avenir. Lestouristes s’engouffrèrent par l’ouverture et attendirent sur laplateforme. Ils n’étaient pas très nombreux, car l’affluence semanifestait surtout l’après-midi, mais c’étaient des gens du Nordaimables et gais qui passaient leurs vacances à Northam. Ilsregardaient tous en l’air, et ils surveillaient attentivement unhomme qui descendait le long de la charpente d’acier. Il nes’agissait pas d’un jeu d’enfants, mais il allait aussi vite qu’unsimple mortel sur les marches d’un escalier.

– Ma parole ! fit le receveur quileva la tête lui aussi. Jim s’est dépêché ce matin !

– Qui est-ce ? interrogea lecommandant Stangate.

– Jim Barnes, Monsieur, le meilleurouvrier qui soit jamais grimpé sur un échafaudage. Il vit presqueconstamment là-haut. Tous les écrous, tous les rivets sont sous sasurveillance. C’est un type sensationnel, ce Jim !

– Mais ne discutez pas religion aveclui ! dit quelqu’un dans le groupe.

L’employé se mit à rire.

– Ah, vous le connaissez donc ?dit-il. Non, il vaut mieux que vous ne discutiez pas religion aveclui.

– Pourquoi ? s’enquitl’officier.

– Parce qu’il prend très au sérieux leshistoires religieuses. Il est la lumière de sa secte.

– Rien de difficile à cela ! ditcelui qui avait parlé. On m’a dit qu’ils n’étaient que six dans lesein de son église. Il s’imagine que le ciel n’est pas plus grandque son propre couvent, et il exclut tous les autres.

– Mieux vaut ne pas le lui dire pendantqu’il tient ce marteau à la main ! chuchota le receveur.Hallo, Jim, comment ça va ce matin ?

L’homme glissa rapidement le long des derniersdix mètres, puis se tint en équilibre sur une barre transversalepour regarder le petit groupe dans l’ascenseur. Tel qu’il se tenaitlà, dans son costume de cuir, avec ses pinces et ses autres outilsqui se balançaient à sa ceinture brune, il aurait retenu le regardd’un artiste. Très grand, très maigre, il devait posséder la forced’un géant. Il avait de longs membres souples, un beau visage, à lafois noble et austère, des yeux et des cheveux foncés, un nezbusqué, et une barbe en fleuve. Il se raffermit d’une main noueuse,tandis que l’autre faisait danser sur son genou un marteaud’acier.

– Tout est prêt là-haut, dit-il. Je vaismonter avec vous.

Il sauta de son perchoir et se joignit auxtouristes dans l’ascenseur.

– Je suppose que vous êtes constamment entrain de le surveiller ? dit Mary MacLean.

– C’est pour cela que je suis payé,Mademoiselle.

Du matin au soir, et souvent du soir au matin,je suis ici. Il y a des fois où je me sens comme si je n’étais pasdu tout un homme, mais un oiseau des cieux. Elles volent autour demoi, les bêtes, quand je suis sur les supports, et elles me crientdes tas de choses jusqu’à ce que je me mette moi aussi à criercomme elles.

– C’est une place fort importante !murmura le commandant en regardant le profil d’acier de la Tour quise détachait nettement sur le ciel bleu.

– Hé oui, Monsieur ! Et il n’y a pasune vis ou un écrou qui ne soit sous ma responsabilité. Voici monmarteau pour les faire sonner clair et ma clef à écrous pour lesserrer. Tel le Seigneur sur la terre, je suis moi, oui, moi, sur laTour, avec le pouvoir de vie et le pouvoir de mort. Mais oui, devie et de mort !

Le moteur hydraulique s’était mis enmarche ; l’ascenseur s’ébranla très lentement et commença àmonter. Le magnifique panorama de la côte se découvrit alors demieux en mieux. Les passagers étaient si captivés qu’ils neremarquèrent guère que l’ascenseur s’était brusquement arrêté entreles paliers à quelque cent soixante mètres au-dessus du sol.Barnes, le mécanicien, marmonna qu’il devait y avoir quelque chosequi clochait : il sauta comme un chat le trou béant qui lesséparait du treillis de la charpente métallique et il disparut dansles airs. Le petit groupe suspendu entre ciel et terre perdit unpeu de sa timidité anglaise, étant donné les circonstances, et lestouristes commencèrent à échanger leurs impressions. Un couple,dont les éléments s’appelaient Billy et Dolly, informa la compagniequ’ils étaient les étoiles du programme de l’Hippodrome, et ilsamusèrent leurs voisins avec leur faconde. Une femme fraîche etrondelette, son fils, deux couples mariés constituaient leurauditoire charmé.

– Vous aimeriez être marin ? ditBilly le comédien en répondant à une observation de l’enfant.Attention, gamin ! Vous allez faire un beau cadavre si vous neprenez pas garde. Regardez-le se tenir sur le bord ! À uneheure pareille, je ne peux pas supporter de voir cela.

– À partir de quelle heure en seriez-vouscapable ? demanda un gros voyageur de commerce.

– Mes nerfs ne valent rien avant midi. Mafoi, quand je regarde en bas et que je vois les gens comme despetits points noirs, cela me met tout en émoi. Ils se ressemblenttous, dans ma famille, le matin.

– J’ai l’impression, dit Dolly qui étaitune jeune femme haute en couleurs, qu’ils se ressemblaient déjàtous hier soir.

Tout le monde rit.

– K. O. pour Billy ! déclara lecomédien. Mais si on se moque de ma famille, je quitte lapièce !

– Il serait bien l’heure que nous laquittions en effet, dit le voyageur de commerce qui avait un airirascible. C’est honteux, la façon dont ils nous tiennent enl’air ! J’écrirai à la compagnie.

– Où est le bouton de sonnerie ?demanda Billy. Je vais sonner.

– Et le… le garçon ? demanda MaryMacLean.

– Le receveur, le chauffeur, le je nesais quoi qui fait monter et descendre ce vieil autobus ?Sont-ils en panne d’essence ? Ont-ils cassé le grandressort ? Ou quoi ?

– En tout cas, la vue est belle !dit le commandant.

– Ma foi, j’en ai assez, de la vue !déclara Billy. Je suis pour descendre, moi !

– Je commence à m’énerver ! cria lafemme fraîche et rondelette. J’espère qu’il n’y a rien de cassédans l’ascenseur.

– Dolly, retenez-moi par le pan de monhabit ! Je vais regarder par-dessus bord. Oh, Seigneur, j’ensuis malade, j’ai la nausée ! Il y a un cheval en bas :il n’est pas plus gros qu’une souris. Et je ne vois personne quis’intéresse à nous. Où est le vieil Isaïe le prophète qui est montéavec nous ?

– Il nous a laissés tomber quand il aprévu que nous allions avoir une panne.

– Dites donc, intervint Dolly quisemblait troublée, je ne trouve pas que ce soit trèsagréable ! Nous voici à cent soixante mètres en l’air, et j’ail’impression que nous en avons pour la journée. Je suis attenduepour la matinée à l’Hippodrome. Tant pis pour la compagnie si je neme retrouve pas en bas assez tôt. Je suis affichée dans toute laville pour une nouvelle chanson.

– Une nouvelle chanson ? Laquelle,Dolly ?

– Un vrai pot de gingembre, je lejure ! Ça s’appelle « Sur la route d’Ascot ». Pourla chanter j’ai un chapeau qui a un mètre vingt de diamètre.

– Allons, Dolly, une répétition généralependant que nous attendons !

– Non ! La jeune demoiselle necomprendrait pas.

– Je serais ravie de l’entendre !s’écria Mary Mac Lean. Surtout ne vous gênez pas pourmoi !

– Les paroles sont écrites sur lechapeau. Je ne pourrais pas chanter les vers sans le chapeau. Maisil y a un refrain piquant :

« Si vousvoulez une petite mascotte

Quand vous êtessur la route d’Ascot,

Tâtez de ladame au chapeau en roue de chariot… »

Elle avait une voix agréable et le sens durythme.

– …Tous ensemble, maintenant !cria-t-elle.

Et la petite troupe de rencontre raccompagna àpleins poumons.

– Nous aurions dû réveillerquelqu’un ! dit Billy. Non ? Allons, crions tousensemble !

L’effort fut puissant, mais inefficace. Aucuneréponse, de nulle part. L’administration d’en bas était ouignorante ou impuissante.

Les passagers commencèrent à s’alarmer. Legros voyageur de commerce avait perdu ses couleurs. Billys’efforçait encore à la plaisanterie, mais sans succès. L’officieren tenue bleue le remplaça aussitôt en qualité de chef de groupe.Tous le regardaient, faisaient appel à lui.

– Que nous conseillez-vous,Monsieur ? Vous ne pensez pas qu’il y a un danger de tombertout à coup, n’est-ce pas ?

– Pas le moindre ! Mais tout de mêmeil est désagréable de se sentir bloqués ici. Je pense que jepourrais franchir d’un saut cet espace pour atterrir sur lesupport, et voir ensuite ce qui cloche…

– Non, Tom ! Pour l’amour de Dieu,ne nous quittez pas !

– Il y a des gens qui ont les nerfssolides ! dit Billy. Sauter par-dessus cent soixante mètres devide !

– Je crois que pendant la guerre cegentleman a fait pis que cela !

– Hé bien, moi, je ne le feraispas ! Même s’ils me collaient des lettres grandes comme ça surleurs affiches. C’est le boulot du vieil Isaïe. Je ne voudrais pas,pour rien au monde, le mettre au chômage !

Sur trois côtés, l’ascenseur avait descloisons de bois munies de fenêtres destinées à la contemplation dupaysage. Le quatrième côté, faisant face à la mer, était ouvert.Stangate se pencha par là le plus possible pour regarder en l’air.De plus haut lui vint aux oreilles un bruit sec, particulier,sonore, métallique, comme si une puissante corde de harpe avait étépincée. À une certaine distance au-dessus de lui, à trente mètrespeut-être, il aperçut un long bras brun, musclé, qui s’agitaitfurieusement parmi les câbles. Il ne voyait pas la tête de l’homme,mais il fut fasciné par ce bras nu qui tirait, ployait,enfonçait.

– Tout va bien, annonça-t-il. Quelqu’untravaille là-haut pour remettre les choses en état.

Il y eut un soupir de soulagement général.

– C’est le vieil Isaïe, dit Billy en setordant le cou. Je ne le vois pas, mais son bras est reconnaissableentre mille. Qu’a-t-il dans la main ? On dirait un tourne-vis…Non, par saint George, c’est une lime !

Pendant qu’il parlait, un nouveau bruit sec etsonore résonna dans l’air. Le front de l’officier se plissa.

– C’est extraordinaire ; on diraitle même bruit que celui que faisait notre câble d’acier quand illâchait, brin après brin, à Dixmude. Que trafique donc cetype ? Holà ! Qu’essayez-vous donc de faire ?…

L’homme avait fini son ouvrage ; ilredescendait lentement le long de la charpente de fer.

– …Il arrive, annonça Stangate à sescompagnons étonnés. Tout va bien, Mary ! N’ayez pas peur, vousautres ! Il serait absurde de supposer qu’il cherchait àaffaiblir la corde qui nous retient.

En l’air apparut une paire de souliers. Puisle pantalon de cuir, la ceinture avec les outils quibrinqueballaient, le buste musclé, et enfin la figure farouche,basanée de l’ouvrier. Il avait retiré sa veste, et sa chemiseouverte dénudait son torse velu. Une autre vibration se produisiten haut, toujours aussi sèche, toujours semblable à un claquement.L’homme descendait sans se presser ; il se posta en équilibresur le support transversal, s’appuya de l’épaule contre lacharpente, et demeura là, bras croisés, contemplant les passagersentassés sur la plateforme.

– Hallo ! appela Stangate. Qu’ya-t-il !…

L’homme resta impassible et silencieux ;son regard fixe avait quelque chose de menaçant.

L’aviateur se mit en colère.

– …Êtes-vous devenu sourd ? luicria-t·il. Combien de temps allez-vous nous laisser plantéslà ?

L’homme ne bougea pas. Il avait l’air d’undémon.

– Je me plaindrai de vous, mongarçon ! dit Billy d’une voix tremblante. L’affaire n’enrestera pas là, je vous le promets !

– Écoutez-moi ! cria l’officier.Nous avons des femmes avec nous, et vous êtes en train de leurfaire peur. Pourquoi sommes-nous bloqués ici ? Est-ce que lamachine est en panne ?

– Vous êtes ici, répondit l’homme, parceque j’ai coincé une cale contre le câble au-dessus de vous.

– Vous avez obstrué la ligne ?Comment avez-vous osé faire une chose pareille ! Est-ce uneplaisanterie, ou quoi ? Retirez cette cale tout desuite : sinon, tant pis pour vous !…

L’homme ne répondit rien.

– …Entendez-vous ce que je dis ?Pourquoi diable ne répondez-vous pas ? Nous en avons assez, jevous le jure !

En proie à une panique soudaine, Mary MacLeansaisit le bras de son fiancé.

– Oh, Tom ! s’écria-t-elle. Regardezses yeux ! Regardez ses yeux horribles ! C’est unfou !

L’ouvrier recouvra brusquement le don deparole. Son visage sombre se déforma sous une explosion de passion.Ses yeux étincelèrent comme des braises, il brandit un bras.

– Voyez ! cria-t-il ! Ceux quisont fous pour les enfants de ce monde sont en vérité les oints duSeigneur et les habitants du temple intérieur. Je suis celui quiest prêt à rendre témoignage au suprême degré, car en vérité lejour est maintenant venu où l’humble sera exalté et le méchantretranché dans son péché !

– Maman ! Maman ! cria le petitgarçon affolé.

– Là, tout va bien, Jack ! dit lafemme fraîche et rondelette. Pourquoi voulez-vous faire pleurer cetenfant ? Ah, vous êtes un joli coco, ça oui !

– Mieux vaut qu’il pleure maintenantplutôt que dans les ténèbres extérieures. Qu’il cherche son salutpendant qu’il en est temps encore !

L’officier mesura l’espace vide d’un œilexercé. Il y avait bien deux mètres cinquante, et le fou pourraitle faire basculer avant qu’il eût eu le temps de prendre pied. Ceserait une tentative sans espoir. Il essaya quelques motsapaisants.

– Voyons, mon garçon, vous poussez laplaisanterie trop loin ! Pourquoi voudriez-vous nous faire dumal ? Remontez là-haut et retirez cette cale ; nous n’enparlerons plus…

Un autre bruit de déchirure se fit entendre dudessus.

– …Par saint George, le câble va serompre ! cria Stangate. Holà ! Mettez·vous de côté !Je vais grimper pour voir ce qui se passe.

L’ouvrier avait retiré son marteau de saceinture et il l’agitait furieusement.

– Reculez, jeune homme !Reculez ! Si vous sautez vous ne ferez que hâter votremort !

– Tom, au nom du Ciel, ne sautezpas ! Au secours ! Au secours !

Les passagers unirent leurs cris. L’hommesourit d’un, air méchant.

– Personne ne viendra vous aider. S’ilsvoulaient venir vous aider, ils ne le pourraient pas. Vous seriezplus avisés de faire votre examen de conscience afin de ne pas êtrevoués aux flammes éternelles. Oui, brin après brin, le câble quivous suspend est en train de lâcher. Tenez, en voici un autre quise rompt ! Chaque fois qu’il y en a un qui cède, la tensionaugmente sur les autres. Vous en avez encore pour cinq minutes, etaprès, l’éternité !

Un gémissement de peur s’éleva du groupe desprisonniers de l’ascenseur. Stangate sentit une sueur froide surson front quand il passa son bras autour de la taille de la jeunefille qui chancelait. S’il pouvait seulement distraire un instantce démon vindicatif, il sauterait et tenterait sa chance dans uncorps-à-corps.

– Écoutez, l’ami ! Remontez, etcoupez le câble si vous voulez ! cria-t-il. Nous ne pouvonsrien faire. Vous êtes le plus fort. Allez-y ! Et que tout soitfini !

– Pour que vous puissiez sauter ici sansrisque, hein ? ricana l’homme. J’ai mis tout en branle, jen’ai plus qu’à attendre.

La fureur empoigna le jeune officier.

– Bandit ! lui cria-t-il. Pourquoirestez-vous là à rire de toutes vos dents ? Je vais vousdonner quelque chose pour rire, moi ! Passez-moi une canne,quelqu’un ! L’homme brandit son marteau.

– Venez, venez donc ! Comparaissezdevant votre juge !

– Il vous tuerait, Tom ! Oh, non, jevous en supplie ! Si nous devons mourir, au moins que ce soitensemble !

– À votre place, je ne m’y risqueraispas, Monsieur ! dit Billy. Il vous tapera dessus avant quevous ayez pris pied. Tenez bon, Dolly ! Un évanouissementn’arrangera rien. Parlez-lui, Mademoiselle ! Peut-être vousécoutera-t-il.

– Pourquoi voulez-vous nous faire dumal ? demanda Mary. Que vous avons-nous jamais fait ? Jesuis sûre que vous aurez de la peine ensuite, s’il nous arrivemalheur ! Soyez maintenant bon et raisonnable, et aidez-nous àredescendre.

Pendant quelques instants les yeux farouchesde l’homme s’adoucirent devant le doux visage qui le regardait.Puis sa physionomie se rendurcit.

– Ma main est vouée à ce travail, femme.Ce n’est pas au serviteur à abandonner sa tâche.

– Mais pourquoi serait-ce votretâche ?

– Parce qu’une voix au-dedans de moi mel’affirme. Je l’entends la nuit, et le jour aussi, quand je mecouche tout seul sur les supports et que je vois les méchantsau-dessous de moi dans les rues, chacun s’affairant dans, un butmauvais. « John Barnes, John Barnes, m’a dit la voix, tu esici pour donner un signe à une génération de pécheurs ! Unsigne qui leur montrera que le Seigneur vit, et que le péché serajugé ! » Qui suis-je pour désobéir à la voix duSeigneur ?

– La voix du démon, rectifia Stangate.Quels sont les péchés de cette jeune fille, ou de ces autrespersonnes, pour vous forcer à les faire périr ?

– Vous êtes comme les autres : nimeilleurs ni pires. Toute la journée, ils passent devant moi,cargaison après cargaison, avec leurs cris stupides, leurs sotteschansons, et leurs vains babillages. Leurs pensées sont ancrées surdes objets de chair. Trop longtemps je me suis tenu à l’écart, troplongtemps j’ai refusé de témoigner ! Mais maintenant le jourde colère est venu et le sacrifice est prêt. Ne croyez pas qu’unelangue de femme me détournera de mon devoir !

– Tout est inutile ! cria Mary.Inutile ! Je lis la mort dans ses yeux !

Un autre brin du câble avait cédé.

– Repentez-vous ! cria le fou.Encore une, et ce sera la fin !

Le commandant Stangate avait l’impressionqu’il vivait un cauchemar extraordinaire, épouvantable. Était-ilpossible qu’après avoir tant de fois échappé à la mort pendant laguerre, il se trouvât maintenant, au cœur de la paisibleAngleterre, à la merci d’un fou, et que sa fiancée, l’être qu’ilsouhaitait protéger de l’ombre même d’un danger, fût la victime decet horrible dément ? Toute son énergie, toute sa virilité seraidirent dans un suprême effort.

– Ah, nous n’allons pas mourir comme desmoutons à l’abattoir ! cria-t-il en se jetant de tout sonpoids contre l’une des cloisons de bois de l’ascenseur et en tapantdessus à coups de pied. Allons-y, les enfants ! Taponsdessus ! Ce n’est qu’un assemblage de planches. Il cède !Faites tomber la planche ! Bien ! Encore une fois tousensemble ! Voilà ! Maintenant, toute la cloison !Finissons-en ! Splendide !…

La cloison latérale du petit compartimentavait été défoncée, arrachée ; les morceaux de boisdégringolaient dans le vide. Barnes esquissa un pas de danse sur lesupport, le marteau en l’air.

– N’essayez pas de passer !hurla-t-il. Rien à faire ! Le jour est sûrementvenu !

– Il n’y a pas plus de soixantecentimètres d’ici au support ! cria l’officier.Traversez ! Vite ! Vite ! Tous ! Je tiendrai cedémon en respect !…

Il s’était emparé de la grosse canne duvoyageur de commerce, et il faisait face au dément, le défiait desauter.

– …À votre tour, maintenant, Monami ! siffla-t-il. Venez, vous et votre marteau ! Je vousattends !

Au-dessus de sa tête il entendit un autreclaquement sec, et la fragile plateforme commença à basculer. Iljeta un coup d’œil par-dessus son épaule ; ses compagnonsétaient tous sains et saufs sur le support transversal. Ilsressemblaient à une rangée de naufragés terrifiés ; ils secramponnaient au treillis d’acier. Mais leurs pieds étaient sur lesupport de fer. En deux enjambées et un saut, il arriva à côtéd’eux. Au même instant le criminel, brandissant son marteau,atterrissait sur la plateforme de l’ascenseur. Ils le virent là,les traits convulsés, les yeux flamboyants, qui se maintenait enéquilibre sur la plateforme oscillante. La seconde suivante, ils nevirent plus rien : dans un claquement brutal l’ascenseur etlui avaient disparu. Un long silence précéda le bruit mat et lefracas d’une chute formidable, loin en bas.

Blancs de peur, les rescapés s’agrippaientencore aux froides barres d’acier et regardaient vers le fond dugouffre béant. Le commandant rompit le silence.

– On va venir nous cherchermaintenant ! Nous sommes sauvés ! cria-t-il en s’essuyantle front. Mais, par saint George, nous l’avons échappébelle !

FIN

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