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Contes divers 1875 – 1880

Contes divers 1875 – 1880

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 La Main d’écorché

Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R…, avait réuni,un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant,de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup la porte s’ouvre toute grande et un de mes bons amis d’enfance entre comme un ouragan. « Devinez d’où je viens, s’écria-t-il aussitôt. – Je parie pour Mabille, répond l’un, – non, tu es trop gai, tu viens d’emprunter de l’argent, d’enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante, reprend un autre. – Tu viens de te griser,riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tues monté pour recommencer. – Vous n’y êtes point, je viens de P… en Normandie, où j’ai été passer huit jours et d’où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter. » A ces mots, il tira de sa poche une main d’écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d’une force extraordinaire,étaient retenus à l’intérieur et à l’extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d’une lieue. «Figurez-vous, dit mon ami, qu’on vendait l’autre jour les défroquesd’un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; ilallait au sabbat tous les samedis sur un manche à balai, pratiquaitla magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leurfaisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine.Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pourcette main, qui, disait-il, était celle d’un célèbre criminelsupplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans unpuits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu’il n’avaitpas tort, puis pendu au clocher de l’église le curé qui l’avaitmarié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde etdans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait détroussédouze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couventet fait un sérail d’un monastère de religieuses. – Mais que vas-tufaire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. – Eh parbleu,j’en ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. –Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, jecrois que cette main est tout simplement de la viande indienneconservée par le procédé nouveau, je te conseille d’en faire dubouillon. – Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grandsang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi,Pierre, si j’ai un conseil à te donner, fais enterrerchrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire nevienne te le redemander ; et puis, elle a peut-être pris demauvaises habitudes cette main, car tu sais le proverbe : « Qui atué tuera. » – Et qui a bu boira », reprit l’amphitryon. Là-dessusil versa à l’étudiant un grand verre de punch, l’autre l’avala d’unseul trait et tomba ivre-mort sous la table. Cette sortie futaccueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verreet saluant la main : « Je bois, dit-il, à la prochaine visite deton maître », puis on parla d’autre chose et chacun rentra chezsoi.

Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j’entrai chezlui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant.« Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. – Très bien, merépondit-il. – Et ta main ? – Ma main, tu as dû la voir à masonnette où je l’ai mise hier soir en rentrant, mais à ce proposfigure-toi qu’un imbécile quelconque, sans doute pour me faire unemauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ;j’ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, jeme suis recouché et rendormi. »

En ce moment, on sonna, c’était le propriétaire, personnagegrossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. « Monsieur,dit-il à mon ami, je vous prie d’enlever immédiatement la charogneque vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je meverrai forcé de vous donner congé. – Monsieur, reprit Pierre avecbeaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas,sachez qu’elle a appartenu à un homme fort bien élevé. » Lepropriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré.Pierre le suivit, décrocha sa main et l’attacha à la sonnettependue dans son alcôve. « Cela vaut mieux, dit-il, cette main,comme le « Frère, il faut mourir » des Trappistes, me donnera despensées sérieuses tous les soirs en m’endormant. » Au bout d’uneheure je le quittai et je rentrai à mon domicile.

Je dormis mal la nuit suivante, j’étais agité, nerveux ;plusieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je mefigurai qu’un homme s’était introduit chez moi et je me levai pourregarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers sixheures du matin, comme je commençais à m’assoupir, un coup violentfrappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c’était ledomestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. « Ahmonsieur ! s’écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu’ona assassiné. » Je m’habillai à la hâte et je courus chez Pierre. Lamaison était pleine de monde, on discutait, on s’agitait, c’étaitun mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et commentaitl’événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu’àla chambre, la porte était gardée, je me nommai, on me laissaentrer. Quatre agents de la police étaient debout au milieu, uncarnet à la main, ils examinaient, se parlait bas de temps en tempset écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequelPierre était étendu sans connaissance. Il n’était pas mort, mais ilavait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, sesprunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indicibleépouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaientcrispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d’un drapque je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts quis’étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes desang maculaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, jeregardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d’écorchén’y était plus. Les médecins l’avaient sans doute enlevée pour nepoint impressionner les personnes qui entreraient dans la chambredu blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m’informaipoint de ce qu’elle était devenue.

Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit ducrime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voicice qu’on y lisait :

« Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d’unjeune homme, M. Pierre B…, étudiant en droit, qui appartient à unedes meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentréchez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, lesieur Bouvin, en lui disant qu’il était fatigué et qu’il allait semettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup parla sonnette de son maître qu’on agitait avec fureur. Il eut peur,alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environune minute, puis reprit avec une telle force que le domestique,éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et allaréveiller le concierge, ce dernier courut avertir la police et, aubout d’un quart d’heure environ, deux agents enfonçaient la porte.Un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux, les meubles étaientrenversés, tout annonçait qu’une lutte terrible avait eu lieu entrela victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos,les membres raides, la face livide et les yeux effroyablementdilatés, le jeune Pierre B… gisait sans mouvement ; il portaitau cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport dudocteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l’agresseur devaitêtre doué d’une force prodigieuse et avoir une mainextraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ontlaissé dans le cou comme cinq trous de balle s’étaient presquerejoints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner lemobile du crime, ni quel peut en être l’auteur. La justice informe.»

On lisait le lendemain dans le même journal :

« M. Pierre B…, la victime de l’effroyable attentat que nousracontions hier, a repris connaissance après deux heures de soinsassidus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n’est pas endanger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n’aaucune trace du coupable. »

En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept moisj’allai le voir tous les jours à l’hospice où nous l’avions placé,mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire, illui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous, ilavait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par unspectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disantqu’il allait plus mal, je le trouvai à l’agonie. Pendant deuxheures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur sonlit malgré nos efforts, il s’écria en agitant les bras et comme enproie à une épouvantable terreur : « Prends-la !prends-la ! Il m’étrangle, au secours, au secours ! » Ilfit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort,la face contre terre.

Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps aupetit village de P… en Normandie, où ses parents étaient enterrés.C’est de ce même village qu’il venait, le soir où il nous avaittrouvés buvant du punch chez Louis R… et où il nous avait présentésa main d’écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb,et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieuxcuré qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petitcimetière où l’on creusait sa tombe. Il faisait un tempsmagnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseauxchantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tousdeux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore levoir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trouque je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l’onenterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues etles lèvres noires de jus des fruits que nous avions mangés ;et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres ;machinalement j’en pris une, et je la portai à ma bouche ; lecuré avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses orémus,et j’entendais au bout de l’allée la bêche des fossoyeurs quicreusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curéferma son livre et nous allâmes voir ce qu’ils nous voulaient. Ilsavaient trouvé un cercueil. D’un coup de pioche, ils firent sauterle couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long,couché sur le dos, qui, de son œil creux, semblait encore nousregarder et nous défier ; j’éprouvai un malaise, je ne saispourquoi j’eus presque peur. « Tiens ! s’écria un des hommes,regardez donc, le gredin a un poignet coupé, voilà sa main. » Et ilramassa à côté du corps une grande main desséchée qu’il nousprésenta. « Dis donc, fit l’autre en riant, on dirait qu’il teregarde et qu’il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes samain. – Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix etrefermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de cepauvre monsieur Pierre. »

Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Parisaprès avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire desmesses pour le repos de l’âme de celui dont nous avions ainsitroublé la sépulture.

Chapitre 2Le Docteur Héraclius Gloss

1. Ce qu’était, au moral, le docteurHéraclius Gloss

C’était un très savant homme que le docteur Héraclius Gloss.Quoique jamais le plus petit opuscule signé de lui n’eût paru chezles libraires de la ville, tous les habitants de la docte cité deBalançon regardaient le docteur Héraclius comme un homme trèssavant.

Comment et en quoi était-il docteur ? Nul n’eût pu le dire.On savait seulement que son père et son grand-père avaient étéappelés docteurs par leurs concitoyens. Il avait hérité de leurtitre en même temps que de leur nom et de leurs biens ; danssa famille on était docteur de père en fils, comme, de père enfils, on s’appelait Héraclius Gloss.

Du reste, s’il ne possédait point de diplôme signé etcontresigné par tous les membres de quelque illustre faculté, ledocteur Héraclius n’en était pas moins pour cela un très digne ettrès savant homme. Il suffisait de voir les quarante rayons chargésde livres qui couvraient les quatre panneaux de son vaste cabinet,pour être bien convaincu que jamais docteur plus érudit n’avaithonoré la cité balançonnaise. Enfin, chaque fois qu’il étaitquestion de sa personne devant M. le doyen ou M. le recteur, on lesvoyait toujours sourire avec mystère. On rapporte même qu’un jourM. le recteur avait fait de lui un grand éloge en latin devant Mgrl’Archevêque ; le témoin qui racontait cela citait d’ailleurscomme preuve irrécusable ces quelques mots qu’il avait entendus:

Parluriunt montes, nascitur ridiculus mus.

De plus, M. le doyen et M. le recteur dînaient chez lui tous lesdimanches ; aussi personne n’eût osé mettre en doute que ledocteur Héraclius Gloss ne fût un très savant homme.

2. Ce qu’était, au physique, le docteurHéraclius Gloss

S’il est vrai, comme certains philosophes le prétendent, qu’il yait une harmonie parfaite entre le moral et le physique d’un homme,et qu’on puisse lire sur les lignes du visage les principaux traitsdu caractère, le docteur Héraclius n’était pas fait pour donner undémenti à cette assertion. Il était petit, vif et nerveux. Il yavait en lui du rat, de la fouine et du basset, c’est-à-dire qu’ilétait de la famille des chercheurs, des rongeurs, des chasseurs etdes infatigables. A le voir, on ne concevait pas que toutes lesdoctrines qu’il avait étudiées pussent entrer dans cette petitetête, mais on s’imaginait bien plutôt qu’il devait, lui-même,pénétrer dans la science, et y vivre en la grignotant comme un ratdans un gros livre. Ce qu’il avait surtout de singulier, c’étaitl’extraordinaire minceur de sa personne ; son ami le doyenprétendait, peut-être non sans raison, qu’il avait dû être oublié,pendant plusieurs siècles, entre les feuillets d’un in-folio, àcôté d’une rose et d’une violette, car il était toujours trèscoquet et très parfumé. Sa figure surtout était tellement en lamede rasoir que les branches de ses lunettes d’or, dépassantdémesurément ses tempes, faisaient assez l’effet d’une grandevergue sur le mât d’un navire. « S’il n’eût été le savant docteurHéraclius, disait parfois M. le recteur de la faculté de Balançon,il aurait fait certainement un excellent couteau à papier. » Ilportait perruque, s’habillait avec soin, n’était jamais malade,aimait les bêtes, ne détestait pas les hommes et idolâtrait lesbrochettes de cailles.

3. A quoi le docteur Héraclius employaitles douze heures du jour

A peine le docteur était-il levé, savonné, rasé et lesté d’unpetit pain au beurre trempé dans une tasse de chocolat à lavanille, qu’il descendait à son jardin. Jardin peu vaste comme tousceux des villes, mais agréable, ombragé, fleuri, silencieux, jedirais réfléchi, si j’osais. Enfin qu’on se figure ce que doit êtrele jardin idéal d’un philosophe à la recherche de la vérité, et onne sera pas loin de connaître celui dont le docteur Héraclius Glossfaisait trois ou quatre fois le tour au pas accéléré, avant des’abandonner aux quotidiennes brochettes de cailles du seconddéjeuner. Ce petit exercice, disait-il, était excellent au saut dulit ; il ranimait la circulation du sang, engourdie par lesommeil, chassait les humeurs du cerveau et préparait les voiesdigestives.

Après cela le docteur déjeunait. Puis, aussitôt son café pris,et il le buvait d’un trait, ne s’abandonnant jamais aux somnolencesdes digestions commencées à table, il endossait sa grande redingoteet s’en allait. Et chaque jour, après avoir passé devant lafaculté, et comparé l’heure de son oignon Louis XV à celle duhautain cadran de l’horloge universitaire, il disparaissait dans laruelle des Vieux Pigeons dont il ne sortait que pour rentrerdîner.

Que faisait donc le docteur Héraclius Gloss dans la ruelle desVieux Pigeons ? Ce qu’il y faisait, bon Dieu !… il ycherchait la vérité philosophique – et voici comment.

Dans cette petite ruelle, obscure et sale, tous les bouquinistesde Balançon s’étaient donné rendez-vous. Il eût fallu des annéespour lire seulement les titres de tous les ouvrages inattendus,entassés de la cave au grenier dans les cinquante baraques quiformaient la ruelle des Vieux Pigeons.

Le docteur Héraclius Gloss regardait ruelle, maisons,bouquinistes et bouquins comme sa propriété particulière.

Il était arrivé souvent que certain marchand de bric-à-brac, aumoment de se mettre au lit, avait entendu quelque bruit dans songrenier, et montant à pas de loup, armé d’une gigantesque flambergedes temps passés, il avait trouvé… le docteur Héraclius Gloss –enseveli jusqu’à mi-corps dans des piles de bouquins, tenant d’unemain un reste de chandelle qui lui fondait entre les doigts, et del’autre feuilletant un antique manuscrit d’où il espérait peut-êtrefaire jaillir la vérité. Et le pauvre docteur était bien surpris,en apprenant que la cloche du beffroi avait sonné neuf heuresdepuis longtemps et qu’il mangerait un détestable dîner.

C’est qu’il cherchait sérieusement, le docteur Héraclius !Il connaissait à fond toutes les philosophies anciennes etmodernes ; il avait étudié les sectes de l’Inde et lesreligions des nègres d’Afrique ; il n’était si mince peupladeparmi les barbares du Nord ou les sauvages du sud dont il n’eûtsondé les croyances ! Hélas ! Hélas ! plus ilétudiait, cherchait, furetait, méditait, plus il était indécis : «Mon ami, disait-il un soir à M. le recteur, combien sont plusheureux que nous les Colomb qui se lancent à travers les mers à larecherche d’un nouveau monde ; ils n’ont qu’à aller devanteux. Les difficultés qui les arrêtent ne viennent que d’obstaclesmatériels qu’un homme hardi franchit toujours ; tandis quenous, ballottés sans cesse sur l’océan des incertitudes, entraînésbrusquement par une hypothèse comme un navire par l’aquilon, nousrencontrons tout à coup, ainsi qu’un vent contraire, une doctrineopposée, qui nous ramène, sans espoir, au port dont nous étionssortis. » Une nuit qu’il philosophait avec M. le doyen, il lui dit: « Comme on a raison, mon ami, de prétendre que la vérité habitedans un puits… Les seaux descendent tour à tour pour la pêcher etne rapportent jamais que de l’eau claire… Je vous laisse deviner,ajouta-t-il finement, comment j’écris le mot sots. »

C’est le seul calembour qu’on l’ait jamais entendu faire.

4. A quoi le docteur Héraclius employaitles douze heures de la nuit

Quand le docteur Héraclius rentrait chez lui, le soir, il étaitgénéralement beaucoup plus gros qu’au moment où il sortait. C’estqu’ainsi chacune de ses poches, et il en avait dix-huit, étaitbourrée des antiques bouquins philosophiques qu’il venait d’acheterdans la ruelle des Vieux Pigeons ; et le facétieux recteurprétendait que, si un chimiste l’eût analysé à ce moment, il auraittrouvé que le vieux papier entrait pour deux tiers dans lacomposition du docteur.

A sept heures, Héraclius Gloss se mettait à table, et tout enmangeant, parcourait les vieux livres dont il venait de se rendreacquéreur.

A huit heures et demie le docteur se levait magistralement, cen’était plus alors l’alerte et sémillant petit homme qu’il avaitété tout le jour, mais le grave penseur dont le front plie sous lepoids de hautes méditations, comme un portefaix sous un fardeautrop lourd. Après avoir lancé à sa gouvernante un majestueux « jen’y suis pour personne », il disparaissait dans son cabinet. Unefois là, il s’asseyait devant sa table de travail encombrée delivres et… il songeait. Quel étrange spectacle pour celui qui eûtpu voir alors dans la pensée du docteur ! !… Défilémonstrueux des Divinités les plus contraires et des croyances lesplus disparates, entrecroisement fantastique de doctrines etd’hypothèses. C’était comme une arène où les champions de toutesles philosophies se heurtaient dans un tournoi gigantesque. Ilamalgamait, combinait, mélangeait le vieux spiritualisme orientalavec le matérialisme allemand, la morale des Apôtres avec celled’Épicure. Il tentait des combinaisons de doctrines comme on essayedans un laboratoire des combinaisons chimiques, mais sans jamaisvoir bouillonner à la surface la vérité tant désirée – et son bonami le recteur soutenait que cette vérité philosophique,éternellement attendue, ressemblait beaucoup à une pierrephilosophale… d’achoppement.

A minuit le docteur se couchait – et les rêves de son sommeilétaient les mêmes que ceux de ses veilles.

5. Comme quoi M. le doyen attendait toutde l’éclectisme, le docteur de la révélation et M. le recteur de ladigestion

Un soir que M. le doyen, M. le recteur et lui étaient réunisdans son vaste cabinet, ils eurent une discussion des plusintéressantes.

« Mon ami, disait le doyen, il faut être éclectique etépicurien. Choisissez ce qui est bon, rejetez ce qui est mauvais.La philosophie est un vaste jardin qui s’étend sur toute la terre.Cueillez les fleurs éclatantes de l’Orient, les pâles floraisons duNord, les violettes des champs et les roses des jardins, faites-enun bouquet et sentez-le. Si son parfum n’est pas le plus exquisqu’on puisse rêver, il sera du moins fort agréable, et plus suavemille fois que celui d’une fleur unique – fût-elle la plus odorantedu monde. – Plus varié certes, reprit le docteur, mais plus suavenon, si vous arrivez à trouver la fleur qui réunit et concentre enelle tous les parfums des autres. Car, dans votre bouquet, vous nepourrez empêcher certaines odeurs de se nuire, et, en philosophie,certaines croyances de se contrarier. Le vrai est un – et avecvotre éclectisme vous n’obtiendrez jamais qu’une vérité de pièceset de morceaux. Moi aussi j’ai été éclectique, maintenant, je suisexclusif. Ce que je veux, ce n’est pas un à-peu-près de rencontre,mais la vérité absolue. Tout homme intelligent en a, je crois, lepressentiment, et le jour où il la trouvera sur sa route ils’écriera : « la voilà ». Il en est de même pour la beauté ;ainsi moi, jusqu’à vingt-cinq ans je n’ai pas aimé ; j’avaisaperçu bien des femmes, jolies, mais elles ne me disaient rien –pour composer l’être idéal que j’entrevoyais, il aurait fallu leurprendre quelque chose à chacune, et encore cela eût ressemblé aubouquet dont vous parliez tout à l’heure, on n’aurait pas obtenu decette façon la beauté parfaite qui est indécomposable, comme l’oret la vérité. Un jour enfin, j’ai rencontré cette femme, j’aicompris que c’était elle et je l’ai aimée. » Le docteur un peu émuse tut, et M. le recteur sourit finement en regardant M. le doyen.Au bout d’un moment Héraclius Gloss continua : « C’est de larévélation que nous devons tout attendre. C’est la révélation qui ailluminé l’apôtre Paul sur le chemin de Damas et lui a donné la foichrétienne… – … qui n’est pas la vraie, interrompit en riant lerecteur, puisque vous n’y croyez pas – par conséquent la révélationn’est pas plus sûre que l’éclectisme. – Pardon, mon ami, reprit ledocteur, Paul n’était pas un philosophe, il a eu une révélationd’à-peu-près. Son esprit n’aurait pu saisir la vérité absolue quiest abstraite. Mais la philosophie a marché depuis, et le jour oùune circonstance quelconque, un livre, un mot peut-être, larévélera à un homme assez éclairé pour la comprendre, ellel’illuminera tout à coup, et toutes les superstitions s’effacerontdevant elle comme les étoiles au lever du soleil. – Amen, dit lerecteur, mais le lendemain vous aurez un second illuminé, untroisième le surlendemain, et ils se jetteront mutuellement à latête leurs révélations, qui, heureusement, ne sont pas des armesfort dangereuses. – Mais vous ne croyez donc à rien ? »s’écria le docteur qui commençait à se fâcher. « Je crois à laDigestion, répondit gravement le recteur. J’avale indifféremmenttoutes les croyances, tous les dogmes, toutes les morales, toutesles superstitions, toutes les hypothèses, toutes les illusions, demême que, dans un bon dîner, je mange avec un plaisir égal, potage,hors-d’œuvre, rôtis, légumes, entremets et dessert, après quoi, jem’étends philosophiquement dans mon lit, certain que ma tranquilledigestion m’apportera un sommeil agréable pour la nuit, la vie etla santé pour le lendemain. – Si vous m’en croyez, se hâta de direle doyen, nous ne pousserons pas plus loin la comparaison. »

Une heure après, comme ils sortaient de la maison du savantHéraclius, le recteur se mit à rire tout à coup et dit : « Cepauvre docteur ! si la vérité lui apparaît comme la femmeaimée, il sera bien l’homme le plus trompé que la terre ait jamaisporté. » Et un ivrogne qui s’efforçait de rentrer chez lui selaissa tomber d’épouvante en entendant le rire puissant du doyenqui accompagnait en basse profonde le fausset aigu du recteur.

6. Comme quoi le chemin de Damas dudocteur se trouva être la ruelle des Vieux Pigeons, et comment lavérité l’illumina sous la forme d’un manuscrit métempsycosiste

Le 17 mars de l’an de grâce dix-sept cent – et tant – le docteurs’éveilla tout enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieursfois en rêve un grand homme blanc, habillé à l’antique, qui luitouchait le front du doigt, en prononçant des parolesinintelligibles, et ce songe avait paru au savant Héraclius unavertissement très significatif. De quoi était-ce unavertissement ?… et en quoi était-il significatif ?… ledocteur ne le savait pas au juste, mais néanmoins il attendaitquelque chose.

Après son déjeuner il se rendit comme de coutume dans la ruelledes Vieux-Pigeons, et entra, comme midi sonnait, au n° 31, chezNicolas Bricolet, costumier, marchand de meubles antiques,bouquiniste et réparateur de chaussures anciennes, c’est-à-diresavetier, à ses moments perdus. Le docteur comme mû par uneinspiration monta immédiatement au grenier, mit la main sur letroisième rayon d’une armoire Louis XIII et en retira un volumineuxmanuscrit en parchemin intitulé :

MES DIX-HUIT MÉTEMPSYCOSES.

HISTOIRE DE MES EXISTENCES DEPUIS L’AN 184

DE L’ÈRE APPELÉE CHRÉTIENNE.

Immédiatement après ce titre singulier, se trouvaitl’introduction suivante qu’Héraclius Gloss déchiffra incontinent:

« Ce manuscrit qui contient le récit fidèle de mestransmigrations a été commencé par moi dans la cité romaine en l’anCLXXXIV de l’ère chrétienne, comme il est dit ci-dessus.

« Je signe cette explication destinée à éclairer les humains surles alternances des réapparitions de l’âme, ce jourd’hui, 16 avril1748, en la ville de Balançon où m’ont jeté les vicissitudes de mondestin.

« Il suffira à tout homme éclairé et préoccupé des problèmesphilosophiques de jeter les yeux sur ces pages pour que la lumièrese fasse en lui de la façon la plus éclatante.

« Je vais, pour cela, résumer en quelques lignes la substance demon histoire qu’on pourra lire plus bas pour peu qu’on sache lelatin, le grec, l’allemand, l’italien, l’espagnol et lefrançais ; car, à des époques différentes de mes réapparitionshumaines, j’ai vécu chez ces peuples divers. Puis j’expliquerai parquel enchaînement d’idées, quelles précautions psychologiques etquels moyens mnémotechniques, je suis arrivé infailliblement à desconclusions métempsycosistes.

« En l’an 184, j’habitais Rome et j’étais philosophe. Comme, jeme promenais un jour sur la voie Appienne, il me vint à la penséeque Pythagore pouvait avoir été comme l’aube encore indécise d’ungrand jour près de naître. A partir de ce moment je n’eus plusqu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : mesouvenir de mon passé. Hélas ! tous mes efforts furent vains,il ne me revenait rien des existences antérieures.

« Or un jour, je vis par hasard sur le socle d’une statue deJupiter placée dans mon atrium, quelques traits que j’avais gravésdans ma jeunesse et qui me rappelèrent tout à coup un événementdepuis longtemps oublié. Ce fut comme un rayon de lumière ; etje compris que si quelques années, parfois même une nuit, suffisentpour effacer un souvenir, à plus forte raison les choses accompliesdans les existences antérieures, et sur lesquelles a passé lagrande somnolence des vies intermédiaires et animales, doiventdisparaître de notre mémoire.

« Alors, je gravai mon histoire sur des tablettes de pierre,espérant que le destin me la remettrait peut-être un jour sous lesyeux, et qu’elle serait pour moi comme l’écriture retrouvée sur lesocle de ma statue.

« Ce que j’avais désiré se réalisa. Un siècle plus tard, commej’étais architecte, on me chargea de démolir une vieille maisonpour bâtir un palais à la place qu’elle avait occupée.

« Les ouvriers que je dirigeais m’apportèrent un jour une pierrebrisée couverte d’écriture qu’ils avaient trouvée en creusant lesfondations. Je me mis à la déchiffrer – et tout en lisant la vie decelui qui avait tracé ces signes, il me revenait par instants commedes lueurs rapides d’un passé oublié. Peu à peu le jour se lit dansmon âme, je compris, je me souvins. Cette pierre, c’était moi quil’avais gravée !

« Mais pendant cet intervalle d’un siècle qu’avais-jefait ? qu’avais-je été ? sous quelle forme avais-jesouffert ? rien ne pouvait me l’apprendre.

« Un jour pourtant, j’eus un indice, mais si faible et sinébuleux que je n’oserais l’invoquer. Un vieillard qui était monvoisin me raconta qu’on avait beaucoup ri dans Rome, cinquante ansauparavant (juste neuf mois avant ma naissance), d’une aventurearrivée au sénateur Marcus Antonius Cornélius Lipa. Sa femme, quiétait jolie, et très perverse, dit-on, avait acheté à des marchandsphéniciens un grand singe qu’elle aimait beaucoup. Le sénateurCornélius Lipa fut jaloux de l’affection de sa moitié pour cequadrumane à visage d’homme et le tua. J’eus en écoutant cettehistoire une perception très vague que ce singe-là, c’était moi,que sous cette forme j’avais longtemps souffert comme du souvenird’une déchéance. Mais je ne retrouvai rien de bien clair et de bienprécis. Cependant je fus amené à établir cette hypothèse qui est dumoins fort vraisemblable.

« La forme animale est une pénitence imposée à l’âme pour lescrimes commis sous la forme humaine.

Le souvenir des existences supérieures est donné à la bête pourla châtier par le sentiment de sa déchéance.

« L’âme purifiée par la souffrance peut seule reprendre la formehumaine, elle perd alors la mémoire des périodes animales qu’elle atraversées puisqu’elle est régénérée et que cette connaissanceserait pour elle une souffrance imméritée. Par conséquent l’hommedoit protéger et respecter la bête comme on respecte un coupablequi expie et pour que d’autres le protègent à son tour quand ilréapparaîtra sous cette forme. Ce qui revient à peu de chose près àcette formule de la morale chrétienne : « Ne fais pas à autrui ceque tu ne voudrais pas qu’on te fît. »

« On verra par le récit de mes métempsycoses comment j’eus lebonheur de retrouver mes mémoires dans chacune de mesexistences ; comment je transcrivis de nouveau cette histoiresur des tablettes d’airain, puis sur du papyrus d’Égypte, et enfinbeaucoup plus tard sur le parchemin allemand dont je me sers encoreaujourd’hui.

« Il me reste à tirer la conclusion philosophique de cettedoctrine.

« Toutes les philosophies se sont arrêtées devant l’insolubleproblème de la destinée de l’âme. Les dogmes chrétiens quiprévalent aujourd’hui enseignent que Dieu réunira les justes dansun paradis, et enverra les méchants en enfer où ils brûleront avecle diable.

« Mais le bon sens moderne ne croit plus au Dieu à visage depatriarche abritant sous ses ailes les âmes des bons comme unepoule ses poussins ; et de plus la raison contredit les dogmeschrétiens.

« Car le paradis ne peut être nulle part et l’enfer nulle part:

« Puisque l’espace illimité est peuplé par des mondes semblablesau nôtre ;

« Puisqu’en multipliant les générations qui se sont succédédepuis le commencement de cette terre par celles qui ont pullulésur les mondes innombrables habités comme le nôtre, on arriverait àun nombre d’âmes tellement surnaturel et impossible, lemultiplicateur étant infini, que Dieu infailliblement en perdraitla tête, quelque solide qu’elle fût, et le Diable serait dans lemême cas, ce qui amènerait une perturbation fâcheuse ;

« Puisque, le nombre des âmes des justes étant infini, comme lenombre des âmes des méchants et comme l’espace, il faudrait unparadis infini et un enfer infini, ce qui revient à ceci : que leparadis serait partout, et l’enfer partout, c’est-à-dire nullepart.

« Or la raison ne contredit pas la croyance métempsycosiste:

« L’âme passant du serpent au pourceau, du pourceau à l’oiseau,de l’oiseau au chien, arrive enfin au singe et à l’homme. Puistoujours elle recommence à chaque faute nouvelle commise, jusqu’aumoment où elle atteint la somme de la purification terrestre qui lafait émigrer dans un monde supérieur. Ainsi elle passe sans cessede bête en bête et de sphère en sphère, allant du plus imparfait auplus parfait pour arriver enfin dans la planète du bonheur suprêmed’où une nouvelle faute peut de nouveau la précipiter dans lesrégions de la suprême souffrance où elle recommence sestransmigrations.

« Le cercle, figure universelle et fatale, enferme donc lesvicissitudes de nos existences de même qu’il gouverne lesévolutions des mondes. »

7. Comme quoi l’on peut interpréter dedeux manières un vers de Corneille

A peine le docteur Héraclius eut-il terminé la lecture de cetétrange document qu’il demeura roide de stupéfaction – puis ill’acheta sans marchander, moyennant la somme de douze livres onzesous, le bouquiniste le faisant passer pour un manuscrit hébreuretrouvé dans les fouilles de Pompéi.

Pendant quatre jours et quatre nuits, le docteur ne quitta passon cabinet, et il parvint, à force de patience et dedictionnaires, à déchiffrer, tant bien que mal, les périodesallemande et espagnole du manuscrit ; car s’il savait le grec,le latin et un peu l’italien, il ignorait presque totalementl’allemand et l’espagnol. Enfin, craignant d’être tombé dans lescontresens les plus grossiers, il pria son ami le recteur, quipossédait à fond ces deux langues, de vouloir bien relire satraduction. Ce dernier le fit avec grand plaisir ; mais ilresta trois jours entiers avant de pouvoir entreprendresérieusement son travail, étant envahi, chaque fois qu’ilparcourait la version du docteur, par un rire si long et siviolent, que deux fois il en eut presque des syncopes. Comme on luidemandait la cause de cette hilarité extraordinaire : « Lacause ? répondit-il, d’abord il y en a trois : 1° la figuredésopilée de mon excellent confrère Héraclius ; 2° satraduction désopilante qui ressemble au texte approximativementcomme une guitare à un moulin à vent ; et, 3° enfin, le textelui-même qui est bien la chose la plus drôle qu’il soit possibled’imaginer. »

Ô recteur obstiné ! rien ne put le convaincre. Le soleilserait venu, en personne, lui brûler la barbe et les cheveux qu’ill’aurait pris pour une chandelle !

Quant au docteur Héraclius Gloss, je n’ai pas besoin de direqu’il était rayonnant, illuminé, transformé – il répétait à toutmoment comme Pauline :

Je vois, je sens, je crois, je suis désabusé

et, chaque fois, le recteur l’interrompait pour faire remarquerque désabusé devait s’écrire en deux mots avec un s à la fin :

Je vois, je sens, je crois, je suis des abusés.

8. Comme quoi, pour la même raison qu’onpeut être plus royaliste que le roi et plus dévot que le pape, onpeut également devenir plus métempsycosiste que Pythagore.

Quelle que soit la joie du naufragé qui, après avoir errépendant de longs jours et de longues nuits par la mer immense,perdu sur un radeau fragile, sans mât, sans voile, sans boussole etsans espérance, aperçoit tout à coup le rivage tant désiré, cettejoie n’était rien auprès de celle qui inonda le docteur HéracliusGloss, lorsque après avoir été si longtemps ballotté par la houledes philosophies, sur le radeau des incertitudes, il entra enfintriomphant et illuminé dans le port de la métempsycose.

La vérité de cette doctrine l’avait frappé si fortement qu’ill’embrassa d’un seul coup jusque dans ses conséquences les plusextrêmes. Rien n’y était obscur pour lui, et, en quelques jours, àforce de méditations et de calculs, il en était arrivé à fixerl’époque exacte à laquelle un homme, mort en telle année,réapparaîtrait sur la terre. Il savait, à peu de chose près, ladate de toutes les transmigrations d’une âme dans les êtresinférieurs, et, selon la somme présumée du bien ou du mal accomplidans la dernière période de vie humaine, il pouvait assigner lemoment où cette âme entrerait dans le corps d’un serpent, d’unporc, d’un cheval de fatigue, d’un bœuf, d’un chien, d’un éléphantou d’un singe. Les réapparitions d’une même âme dans son enveloppesupérieure se succédaient à intervalles réguliers, quellesqu’eussent été ses fautes antérieures.

Ainsi, le degré de punition, toujours proportionné au degré deculpabilité, consistait, non point dans la durée plus ou moinslongue de l’exil sous des formes animales, mais dans le séjour plusou moins prolongé que faisait cette âme dans la peau d’une bêteimmonde. L’échelle des bêtes commençait aux degrés inférieurs parle serpent ou le pourceau pour finir par le singe « qui est unhomme privé de la parole », disait le docteur ; – à quoi sonexcellent ami le recteur répondait toujours qu’en vertu du mêmeraisonnement Héraclius Gloss n’était pas autre chose qu’un singedoué de la parole.

9. Médailles et revers

Le docteur Héraclius fut bien heureux pendant les quelques joursqui suivirent sa surprenante découverte. Il vivait dans unejubilation profonde – il était plein du rayonnement des difficultésvaincues, des mystères dévoilés, des grandes espérances réalisées.La métempsycose l’environnait comme un ciel. Il lui semblait qu’unvoile se fût déchiré tout à coup et que ses yeux se fussent ouvertsaux choses inconnues.

Il faisait asseoir son chien à table à ses côtés, il avait aveclui de graves tête-à-tête au coin du feu cherchant à surprendredans l’œil de l’innocente bête, le mystère des existencesprécédentes.

Il voyait pourtant deux points noirs dans sa félicité :c’étaient M. le doyen et M. le recteur.

Le doyen haussait les épaules avec fureur toutes les foisqu’Héraclius essayait de le convertir à la doctrinemétempsycosiste, et le recteur le harcelait des plaisanteries lesplus déplacées. Cela surtout était intolérable. Sitôt que ledocteur développait sa croyance, le satanique recteur abondait dansson sens ; il contrefaisait l’adepte qui écoute la parole d’ungrand apôtre, et il imaginait pour toutes les personnes de leurentourage les généalogies animales les plus invraisemblables : «Ainsi, disait-il, le père Labonde, sonneur de la cathédrale, dès sapremière transmigration, n’avait pas dû être autre chose qu’unmelon », – et depuis il avait du reste fort peu changé, secontentant de faire tinter matin et soir la cloche sous laquelle ilavait grandi. Il prétendait que l’abbé Rosencroix, le premiervicaire de Sainte-Eulalie, avait été indubitablement une corneillequi abat des noix, car il en avait conservé la robe et lesattributions. Puis, intervertissant les rôles de la façon la plusdéplorable, il affirmait que maître Bocaille, le pharmacien,n’était qu’un ibis dégénéré, puisqu’il était contraint de se servird’un instrument pour infiltrer ce remède si simple que, suivantHérodote, l’oiseau sacré s’administrait lui-même avec l’uniquesecours de son bec allongé.

10. Comme quoi un saltimbanque peut êtreplus rusé qu’un savant docteur

Le docteur Héraclius continua néanmoins sans se décourager lasérie de ses découvertes. Tout animal avait pour lui désormais unesignification mystérieuse : il cessait de voir la bête pour necontempler que l’homme qui se purifiait sous cette enveloppe, et ildevinait les fautes passées au seul aspect de la peauexpiatoire.

Un jour qu’il se promenait sur la place de Balançon, il aperçutune grande baraque en bois d’où sortaient des hurlements terribles,tandis que sur l’estrade un paillasse désarticulé invitait la fouleà venir voir travailler le terrible dompteur apache Tomahawk ou leTonnerre Grondant. Héraclius se sentit ému, il paya les dixcentimes demandés et entra. Ô Fortune protectrice des grandsesprits ! A peine eut-il pénétré dans cette baraque qu’ilaperçut une cage énorme sur laquelle étaient écrits ces trois motsqui flamboyèrent soudain devant ses yeux éblouis : « Homme des bois». Le docteur ressentit tout à coup le tremblement nerveux desgrandes secousses morales et, flageolant d’émotion, il s’approcha.Il vit alors un singe gigantesque tranquillement assis sur sonderrière, les jambes croisées à la façon des tailleurs et desTurcs, et, devant ce superbe échantillon de l’homme à sa dernièretransmigration, Héraclius Gloss, pâle de joie, s’abîma dans uneméditation puissante. Au bout de quelques minutes, l’homme desbois, devinant sans doute l’irrésistible sympathie subitementéclose dans le cœur de l’homme des cités qui le regardaitobstinément, se mit à faire à son frère régénéré une siépouvantable grimace que le docteur sentit ses cheveux se dressersur sa tête. Puis, après avoir exécuté une voltige fantastique,absolument incompatible avec la dignité d’un homme, même absolumentdéchu, le citoyen aux quatre mains se livra à l’hilarité la plusinconvenante à la barbe du docteur. Ce dernier cependant ne trouverpoint choquante la gaieté de cette victime d’erreursanciennes ; il y vit au contraire une similitude de plus avecl’espèce humaine, une probabilité plus grande de parenté, et sacuriosité scientifique devint tellement violente qu’il résolutd’acheter à tout prix ce maître grimacier pour l’étudier à loisir.Quel honneur pour lui ! quel triomphe pour la grandedoctrine ! s’il parvenait enfin à se mettre en rapport avec lapartie animale de l’humanité, à comprendre ce pauvre singe et à sefaire entendre de lui.

Naturellement le maître de la ménagerie lui fit le plus grandéloge de son pensionnaire ; c’était bien l’animal le plusintelligent, le plus doux, le plus gentil, le plus aimable qu’ileût vu dans sa longue carrière de montreur d’animaux féroces ;et, pour appuyer son dire, il s’approcha des barreaux et yintroduisit sa main que le singe mordit aussitôt par manière deplaisanterie. Naturellement encore, il en demanda un prix fabuleuxqu’Héraclius paya sans marchander. Puis, précédé de deux portefaixpliés sous l’énorme cage, le docteur triomphant se dirigea vers sondomicile.

11. Où il est démontré qu’Héraclius Glossn’était point exempt de toutes les faiblesses du sexe fort

Mais plus il approchait de sa maison, plus il ralentissait samarche, car il agitait dans son esprit un problème bien autrementdifficile encore que celui de la vérité philosophique ; et ceproblème se formulait ainsi pour l’infortuné docteur : « Au moyende quel subterfuge pourrai-je cacher à ma bonne Honorinel’introduction sous mon toit de cette ébauche humaine ? » Ah,c’est que le pauvre Héraclius, qui affrontait intrépidement lesredoutables haussements d’épaules de M. le doyen et lesplaisanteries terribles de M. le recteur, était loin d’être aussibrave devant les explosions de la bonne Honorine. Pourquoi donc ledocteur craignait-il si fort cette petite femme encore fraîche etgentille qui paraissait si vive et si dévouée aux intérêts de sonmaître ? Pourquoi ? Demandez pourquoi Hercule filait auxpieds d’Omphale, pourquoi Samson laissa Dalila lui ravir sa forceet son courage, qui résidaient dans ses cheveux, à ce que nousapprend la Bible.

Hélas ! un jour que le docteur promenait dans les champs ledésespoir d’une grande passion trahie (car ce n’était pas sansraison que M. le doyen et M. le recteur s’étaient si fort amusésaux dépens d’Héraclius certain soir qu’ils rentraient chez eux), ilrencontra au coin d’une haie, une petite fille gardant des moutons.Le savant homme qui n’avait pas toujours exclusivement cherché lavérité philosophique et qui d’ailleurs ne soupçonnait pas encore legrand mystère de la métempsycose, au lieu de ne s’occuper que desbrebis, comme il l’eût fait certainement, s’il avait su ce qu’ilignorait, hélas ! se mit à causer avec celle qui les gardait.Il la prit bientôt à son service et une première faiblesse autorisales suivantes. Ce fut lui qui devint en peu de temps le mouton decette pastourelle, et l’on disait tout bas que si, comme celle dela Bible, cette Dalila rustique avait coupé les cheveux du pauvrehomme trop confiant, elle n’avait point, pour cela, privé son frontde tout ornement.

Hélas ! ce qu’il avait prévu se réalisa et même au-delà deses appréhensions ; à peine eut-elle vu l’habitant des boiscaptif dans sa maison de fil de fer, qu’Honorine s’abandonna auxéclats de la fureur la plus déplacée, et, après avoir accablé sonmaître épouvanté d’une averse d’épithètes fort malsonnantes, ellefit retomber sa colère contre l’hôte inattendu qui lui arrivait.Mais ce dernier, n’ayant pas, sans doute, les mêmes raisons que ledocteur pour ménager une gouvernante aussi malapprise, se mit àcrier, hurler, trépigner, grincer des dents ; il s’accrochaitaux barreaux de sa prison avec un si furieux emportement accompagnéde gestes tellement indiscrets à l’adresse d’une personne qu’ilvoyait pour la première fois que celle-ci dut battre en retraite,et aller, comme un guerrier vaincu, s’enfermer dans sa cuisine.

Ainsi, maître du champ de bataille et enchanté du secoursinattendu que son intelligent compagnon venait de lui fournir,Héraclius le fit emporter dans son cabinet où il installa la cageet son habitant, devant sa table au coin du feu.

12. Comme quoi dompteur et docteur nesont nullement synonymes

Alors commença un échange de regards des plus significatifsentre les deux individus qui se trouvaient en présence ; etchaque jour, pendant une semaine entière, le docteur passa delongues heures à converser au moyen des yeux (du moins lecroyait-il) avec l’intéressant sujet qu’il s’était procuré. Maiscela ne suffisait pas ; ce qu’Héraclius voulait, c’étaitétudier l’animal en liberté, surprendre ses secrets, ses désirs,ses pensées, le laisser aller et venir à sa guise, et par lafréquentation journalière de la vie intime le voir recouvrer leshabitudes oubliées, et reconnaître ainsi à des signes certains lesouvenir de l’existence précédente. Mais pour cela il fallait queson hôte fût libre, partant que la cage fût ouverte. Or cetteentreprise n’était rien moins que rassurante. Le docteur avait beauessayer de l’influence du magnétisme et de celle des gâteaux et desnoix, le quadrumane se livrait à des manœuvres inquiétantes pourles yeux d’Héraclius, chaque fois que celui-ci s’approchait un peutrop près des barreaux. Un jour enfin, ne pouvant résister au désirqui le torturait, il s’avança brusquement, tourna la clef dans lecadenas, ouvrit la porte toute grande et, palpitant d’émotion,s’éloigna de quelques pas, attendant l’événement, qui du reste nese fit pas longtemps attendre.

Le singe étonné hésita d’abord, puis, d’un bond, il fut dehors,d’un autre, sur la table dont, en moins d’une seconde, il eutbouleversé les papiers et les livres, puis d’un troisième saut ilse trouva dans les bras du docteur, et les témoignages de sonaffection furent si violents que, si Héraclius n’eût portéperruque, ses derniers cheveux fussent assurément restés entre lesdoigts de son redoutable frère. Mais si le singe était agile, ledocteur ne l’était pas moins : il bondit à droite, puis à gauche,glissa comme une anguille sous la table, franchit les fauteuilscomme un lévrier, et, toujours poursuivi, atteignit enfin la portequ’il ferma brusquement derrière lui ; alors pantelant, commeun cheval de course qui touche au but, il s’appuya contre le murpour ne pas tomber.

Pendant le reste du jour Héraclius Gloss fut anéanti ; ilressentait en lui comme un écroulement, mais ce qui le préoccupaitle plus, c’est qu’il ignorait absolument de quelle façon son hôteimprévoyant et lui-même pourraient sortir de leurs positionsrespectives. Il apporta une chaise près de la porte infranchissableet se fit un observatoire du trou de la serrure. Alors il vit, ôprodige ! ! ! ô félicitéinespérée ! ! ! l’heureux vainqueur étendu dans unfauteuil et qui se chauffait les pieds au feu. Dans le premiertransport de la joie, le docteur faillit entrer, mais la réflexionl’arrêta, et, comme illuminé d’une lumière subite, il se dit que lafamine ferait sans doute ce que la douceur n’avait pu faire. Cettefois l’événement lui donna raison, le singe affamé capitula ;comme au demeurant c’était un bon garçon de singe, laréconciliation fut complète, et, à partir de ce jour, le docteur etlui vécurent comme deux vieux amis.

13. Comme quoi le docteur Héraclius Glossse trouva exactement dans la même position que le bon Roy Henri IV,lequel ayant ouï plaider deux maistres advocats estimait que tousdeux avaient raison

Quelque temps après ce jour mémorable, une pluie violenteempêcha le docteur Héraclius de descendre à son jardin comme il enavait l’habitude. Il s’assit dès le matin dans son cabinet et semit à considérer philosophiquement son singe qui, perché sur unsecrétaire, s’amusait à lancer des boulettes de papier au chienPythagore étendu devant le foyer. Le docteur étudiait lesgradations et la progression de l’intellect chez ces hommesdéclassés, et comparait le degré de subtilité des deux animaux quise trouvaient en sa présence. « Chez le chien, se disait-il,l’instinct domine encore tandis que chez le singe le raisonnementprévaut. L’un flaire, écoute, perçoit avec ses merveilleux organes,qui sont pour moitié dans son intelligence, l’autre combine etréfléchit. » A ce moment le singe, impatienté de l’indifférence etde l’immobilité de son ennemi, qui, couché tranquillement, la têtesur ses pattes, se contentait de lever les yeux de temps en tempsvers son agresseur si haut retranché, se décida à venir tenter unereconnaissance. Il sauta légèrement de son meuble et s’avança sidoucement, si doucement qu’on n’entendait absolument que lecrépitement du feu et le tic-tac de la pendule qui paraissait faireun bruit énorme dans le grand silence du cabinet. Puis, par unmouvement brusque et inattendu, il saisit à deux mains la queueempanachée de l’infortuné Pythagore. Mais ce dernier, toujoursimmobile, avait suivi chaque mouvement du quadrumane : satranquillité n’était qu’un piège pour attirer à sa portée sonadversaire jusque-là inattaquable, et au moment où maître singe,content de son tour, lui saisissait l’appendice caudal, il sereleva d’un bond et avant que l’autre eût eu le temps de prendre lafuite, il avait saisi dans sa forte gueule de chien de chasse lapartie de son rival qu’on appelle pudiquement gigot chez lesmoutons. On ne sait comment la lutte se serait terminée siHéraclius ne s’était interposé ; mais quand il eut rétabli lapaix, il se demandait en se rasseyant fort essoufflé, si, tout bienconsidéré, son chien n’avait pas montré en cette occasion plus demalice que l’animal appelé « malin par excellence » ; et ildemeura plongé dans une profonde perplexité.

14. Comment Héraclius fut sur le point demanger une brochette de belles dames du temps passé

Comme l’heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra danssa salle à manger, s’assit devant sa table, introduisit saserviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieuxmanuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron decaille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur lelivre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regardétincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameuxécrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de lasalle de festin d’un roi célèbre appelé Balthazar !

Voici ce que le docteur avait aperçu :

« … Abstiens-toi donc de toute nourriture ayant eu vie, carmanger de la bête, c’est manger son semblable, et j’estime aussicoupable celui qui, pénétré de la grande vérité métempsycosiste,tue et dévore des animaux, qui ne sont autre chose que des hommessous leurs formes inférieures, que l’anthropophage féroce qui serepaît de son ennemi vaincu. »

Et sur la table, côte à côte, retenues par une petite aiguilled’argent, une demi-douzaine de cailles, fraîches et dodues,exhalaient dans l’air leur appétissante odeur.

Le combat fut terrible entre l’esprit et le ventre, mais,disons-le à la gloire d’Héraclius, il fut court. Le pauvre homme,anéanti, craignant de ne pouvoir résister longtemps à cetteépouvantable tentation, sonna sa bonne et, d’une voix brisée, luienjoignit d’avoir à enlever immédiatement ce mets abominable, et dene lui servir désormais que des œufs, du lait et des légumes.Honorine faillit tomber à la renverse en entendant ces surprenantesparoles, elle voulut protester, mais devant l’air inflexible de sonmaître elle se sauva avec les volatiles condamnés, se consolantnéanmoins par l’agréable pensée que, généralement, ce qui est perdupour un n’est pas perdu pour tous.

« Des cailles ! des cailles ! que pouvaient bien avoirété les cailles dans une autre vie ? » se demandait lemisérable Héraclius en mangeant tristement un superbe chou-fleur àla crème qui lui parut, ce jour-là, désastreusement mauvais ;– quel être humain avait pu être assez élégant, délicat et fin pourpasser dans le corps de ces exquises petites bêtes si coquettes etsi jolies ? – ah, certainement ce ne pouvaient être que lesadorables petites maîtresses des siècles derniers… et le docteurpâlit encore en songeant que depuis plus de trente ans il avaitdévoré chaque jour à son déjeuner une demi-douzaine de belles damesdu temps passé.

15. Comment M. le recteur interprète lescommandements de Dieu

Le soir de ce malheureux jour, M. le doyen et M. le recteurvinrent causer pendant une heure ou deux dans le cabinetd’Héraclius. Le docteur leur raconta aussitôt l’embarras danslequel il se trouvait et leur démontra comment les cailles etautres animaux comestibles étaient devenus tout aussi prohibés pourlui que le jambon pour un Juif.

M. le doyen qui, sans doute, avait mal dîné perdit alors toutemesure et blasphéma de si terrible façon que le pauvre docteur quile respectait beaucoup, tout en déplorant son aveuglement, nesavait plus où se cacher. Quant à M. le recteur, il approuva tout àfait les scrupules d’Héraclius, lui représentant même qu’undisciple de Pythagore se nourrissant de la chair des animauxpouvait s’exposer à manger la côte de son père aux champignons oules pieds truffés de son aïeul, ce qui est absolument contraire àl’esprit de toute religion, et il lui cita à l’appui de son dire lequatrième commandement du Dieu des chrétiens :

« Tes père et mère honoreras

Afin de vivre longuement.

« Il est vrai, ajouta-t-il, que pour moi qui ne suis pas uncroyant, plutôt que de me laisser mourir de faim, j’aimerais mieuxchanger légèrement le précepte divin, ou même le remplacer parcelui-ci :

Père et mère dévoreras

Afin de vivre longuement. »

16. Comment la 42e lecture du manuscritjeta un jour nouveau dans l’esprit du docteur

De même qu’un homme riche peut puiser chaque jour dans sa grandefortune de nouveaux plaisirs et des satisfactions nouvelles, ainsile docteur Héraclius, propriétaire de l’inestimable manuscrit, yfaisait de surprenantes découvertes chaque fois qu’il lerelisait.

Un soir, comme il allait achever la quarante-deuxième lecture dece document, une illumination subite s’abattit sur lui, aussirapide que la foudre.

Ainsi que nous l’avons vu précédemment, le docteur pouvaitsavoir à peu de chose près, à quelle époque un homme disparuachèverait ses transmigrations et réapparaîtrait sous sa formepremière ; aussi fut-il tout à coup foudroyé par cette penséeque l’auteur du manuscrit pouvait avoir reconquis sa place dansl’humanité.

Alors, aussi enfiévré qu’un alchimiste qui se croit sur le pointde trouver la pierre philosophale, il se livra aux calculs les plusminutieux pour établir la probabilité de cette supposition, etaprès plusieurs heures d’un travail opiniâtre et de savantescombinaisons métempsycosistes, il arriva à se convaincre que cethomme devait être son contemporain, ou, tout au moins, sur le pointde renaître à la vie raisonnante. Héraclius, en effet, ne possédantaucun document capable de lui indiquer la date précise de la mortdu grand métempsycosiste, ne pouvait fixer d’une façon certaine lemoment de son retour.

A peine eut-il entrevu la possibilité de retrouver cet être quipour lui était plus qu’un homme, plus qu’un philosophe, presqueplus qu’un Dieu, qu’il ressentit une de ces émotions profondesqu’on éprouve quand on apprend tout à coup qu’un père qu’on croyaitmort depuis des années est vivant et près de vous. Le saintanachorète qui a passé sa vie à se nourrir de l’amour et dusouvenir du Christ, comprenant subitement que son Dieu va luiapparaître, n’aurait pas été plus bouleversé que le fut le docteurHéraclius Gloss lorsqu’il se fut assuré qu’il pouvait rencontrer unjour l’auteur de son manuscrit.

17. Comment s’y prit le docteur HéracliusGloss pour retrouver l’auteur du manuscrit

Quelques jours plus tard, les lecteurs de l’Étoile de Balançonaperçurent avec étonnement, à la quatrième page de ce journal,l’avertissement suivant : « Pythagore – Rome en l’an 184 – Mémoireretrouvée sur le socle d’une statue de Jupiter – Philosophe –Architecte – Soldat – Laboureur – Moine – Géomètre – Médecin –Poète – Marin – Etc. Médite et souviens-toi. Le récit de ta vie estentre mes mains.

« Écrire poste restante à Balançon aux initiales H.G. »

Le docteur ne doutait pas que si l’homme qu’il désirait siardemment venait à lire cet avis, incompréhensible pour tout autre,il en saisirait aussitôt le sens caché et se présenterait devantlui. Alors chaque jour avant de se mettre à table il allaitdemander au bureau de la poste si on n’avait pas reçu de lettre auxinitiales H.G. ; et au moment où il poussait la porte surlaquelle étaient écrits ces mots : « Poste aux lettres,renseignements, affranchissements », il était certes plus ému qu’unamoureux sur le point d’ouvrir le premier billet de la femmeaimée.

Hélas, les jours se suivaient et se ressemblaientdésespérément ; l’employé faisait chaque matin la même réponseau docteur, et, chaque matin, celui-ci rentrait chez lui plustriste et plus découragé. Or le peuple de Balançon étant, commetous les peuples de la terre, subtil, indiscret, médisant et avidede nouvelles, eut bientôt rapproché l’avis surprenant inséré dansl’Étoile avec les quotidiennes visites du docteur àl’administration des Postes. Alors il se demanda quel mystèrepouvait être caché là-dedans et il commença à murmurer.

18. Où le docteur Héraclius reconnaîtavec stupéfaction l’auteur du manuscrit

Une nuit, comme le docteur ne pouvait dormir, il se releva entreune et deux heures du matin pour aller relire un passage qu’ilcroyait n’avoir pas encore très bien compris. Il mit ses savates etouvrit la porte de sa chambre le plus doucement possible pour nepas troubler le sommeil de toutes les catégories d’hommes-animauxqui expiaient sous son toit. Or, quelles qu’eussent été lesconditions précédentes de ces heureuses bêtes, jamais certes ellesn’avaient joui d’une tranquillité et d’un bonheur aussi parfaits,car elles faisaient dans cette maison hospitalière bon souper, bongîte, et même le reste, tant l’excellent homme avait le cœurcompatissant. Il parvint, toujours sans faire le moindre bruit,jusqu’au seuil de son cabinet et il entra. Ah, certes, Héracliusétait brave, il ne redoutait ni les fantômes ni lesapparitions ; mais quelle que soit l’intrépidité d’un homme,il est des épouvantements qui trouent comme des boulets lescourages les plus indomptables, et le docteur demeura debout,livide, terrifié, les yeux hagards, les cheveux dressés sur lecrâne, claquant des dents et secoué de la tête aux talons par unépouvantable tremblement devant l’incompréhensible spectacle quis’offrit à lui.

Sa lampe de travail était allumée sur sa table, et, devant sonfeu, le dos tourné à la porte par laquelle il entrait, il vit… ledocteur Héraclius Gloss lisant attentivement son manuscrit. Ledoute n’était pas possible… C’était bien lui-même… Il avait sur lesépaules sa longue robe de chambre en soie antique à grandes fleursrouges, et, sur la tête, son bonnet grec en velours noir brodéd’or. Le docteur comprit que si cet autre lui-même se retournait,que si les deux Héraclius se regardaient face à face, celui quitremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sareproduction. Mais alors, saisi par un spasme nerveux, il ouvritles mains, et le bougeoir qu’il portait roula avec bruit sur leplancher. – Ce fracas lui fit faire un bond terrible. L’autre seretourna brusquement et le docteur effaré reconnut… son singe.Pendant quelques secondes ses pensées tourbillonnèrent dans soncerveau comme des feuilles mortes emportées par l’ouragan. Puis ilfut envahi tout à coup par la joie la plus véhémente qu’il eûtjamais ressentie, car il avait compris que cet auteur, attendu,désiré comme le Messie par les Juifs, était devant lui – c’étaitson singe. Il se précipita presque fou de bonheur, saisit dans sesbras l’être vénéré, et l’embrassa avec une telle frénésie quejamais maîtresse adorée ne fut plus passionnément embrassée par sonamant. Puis il s’assit en face de lui de l’autre côté de lacheminée, et, jusqu’au matin, il le contempla religieusement.

19. Comment le docteur se trouva placédans la plus terrible des alternatives

Mais de même que les plus beaux jours de l’été sont parfoisbrusquement troublés par un effroyable orage, ainsi la félicité dudocteur fut soudain traversée par la plus affreuse des suggestions.Il avait bien retrouvé celui qu’il cherchait, mais hélas ! cen’était qu’un singe. Ils se comprenaient sans nul doute, mais ilsne pouvaient se parler : le docteur retomba du ciel sur la terre.Adieu ces longs entretiens dont il espérait tirer tant de profit,adieu cette belle croisade contre la superstition qu’ils devaiententreprendre tous deux. Car, seul, le docteur ne possédait pas lesarmes suffisantes pour terrasser l’hydre de l’ignorance. Il luifallait un homme, un apôtre, un confesseur, un martyr – rôles qu’unsinge, hélas, était incapable de remplir. – Que faire ?

Une voix terrible cria dans son oreille : « Tue-le. »

Héraclius frissonna. En une seconde il calcula que s’il letuait, l’âme dégagée entrerait immédiatement dans le corps d’unenfant près de naître. Qu’il fallait lui laisser au moins vingtannées pour parvenir à sa maturité. Le docteur aurait alorssoixante-dix ans. Cependant cela était possible. Mais alorsretrouverait-il cet homme ? Puis sa religion défendait desupprimer tout être vivant sous peine de commettre un assassinat :et son âme, à lui Héraclius, passerait après sa mort dans le corpsd’une bête féroce comme cela arrivait pour les meurtriers. –Qu’importe ? il serait victime de la science – et de lafoi ! Il saisit un grand cimeterre turc suspendu dans unepanoplie, et il allait frapper, comme Abraham sur la montagne,quand une réflexion arrêta son bras… si l’expiation de cet hommen’était pas terminée, et si, au lieu de passer dans le corps d’unenfant, son âme retournait pour la seconde fois dans celui d’unsinge ? Cela était possible, même vraisemblable – presquecertain. Commettant de la sorte un crime inutile, le docteur sevouait sans profit pour ses semblables à un terrible châtiment. Ilretomba inerte sur son siège. Ces émotions répétées l’avaientépuisé, et il s’évanouit.

20. Où le docteur a une petiteconversation avec sa bonne

Quand il rouvrit les yeux, sa bonne Honorine lui bassinait lestempes avec du vinaigre. Il était sept heures du matin. La premièrepensée du docteur fut pour son singe. L’animal avait disparu. « Monsinge, où est mon singe ? s’écria-t-il. – Ah bien oui,parlons-en, riposta la servante-maîtresse toujours prête à sefâcher, le grand mal quand il serait perdu. Une jolie bête, mafoi ! Elle imite tout ce qu’elle voit faire à Monsieur ;ne l’ai-je pas trouvée l’autre jour qui mettait vos hottes, puis cematin, quand je vous ai ramassé là, et Dieu sait quelles mauditesidées vous trottent par la tête depuis quelque temps et vousempêche de rester dans votre lit, ce vilain animal, qui est plutôtun diable sous la peau d’un singe, n’a-t-il pas mis votre calotteet votre robe de chambre et il avait l’air de rire en vousregardant, comme si c’était bien amusant de voir un hommeévanoui ? Puis, quand j’ai voulu m’approcher, cette canaillese jette sur moi comme s’il voulait me manger. Mais, Dieu merci, onn’est pas timide et on a encore le poignet bon ; j’ai pris lapelle et j’ai si bien tapé sur son vilain dos qu’il s’est sauvédans votre chambre où il doit être en train de faire quelquenouveau tour de sa façon. – Vous avez battu mon singe ! hurlale docteur exaspéré, apprenez, mademoiselle, que désormaisj’entends qu’on le respecte et qu’on le serve comme le maître decette maison. – Ah bien oui, il n’est pas seulement le maître de lamaison, mais voilà longtemps qu’il est déjà le maître du maître »,grommela Honorine, et elle se retira dans sa cuisine, convaincueque le docteur Héraclius Gloss était décidément fou.

21. Comment il est démontré qu’il suffitd’un ami tendrement aimé pour alléger le poids des plus grandschagrins

Comme l’avait dit le docteur, à partir de ce jour le singedevint véritablement le maître de la maison, et Héraclius se fitl’humble valet de ce noble animal. Il le considérait pendant desheures entières avec une tendresse infinie ; il avait pour luides délicatesses d’amoureux ; il lui prodiguait à tout proposle dictionnaire entier des expressions tendres ; lui serrantla main comme on fait à son ami ; lui parlant en le regardantfixement ; expliquant les points de ses discours qui pouvaientparaître obscurs ; enveloppant la vie de cette bête des soinsles plus doux et des plus exquises attentions.

Et le singe se laissait faire, calme comme un Dieu qui reçoitl’hommage de ses adorateurs.

Ainsi que tous les grands esprits qui vivent solitaires parceque leur élévation les isole au-dessus du niveau commun de labêtise des peuples, Héraclius s’était senti seul jusqu’alors. Seuldans ses travaux, seul dans ses espérances, seul dans ses luttes etses défaillances, seul enfin dans sa découverte et son triomphe. Iln’avait pas encore imposé sa doctrine aux foules, il n’avait pumême convaincre ses deux amis les plus intimes, M. le recteur et M.le doyen. Mais à partir du jour où il eut découvert dans son singele grand philosophe dont il avait si souvent rêvé, le docteur sesentit moins isolé.

Convaincu que la bête n’est privée de la parole que par punitionde ses fautes passées et que, par suite du même châtiment, elle estremplie du souvenir des existences antérieures, Héraclius se mit àaimer ardemment son compagnon et il se consolait par cetteaffection de toutes les misères qui venaient le frapper.

Depuis quelque temps en effet la vie devenait plus triste pourle docteur. M. le doyen et M. le recteur le visitaient beaucoupmoins souvent et cela faisait un vide énorme autour de lui. Ilsavaient même cessé de venir dîner chaque dimanche, depuis qu’ilavait défendu de servir sur sa table toute nourriture ayant eu vie.Le changement de son régime était également pour lui une grandeprivation qui prenait, par instants, les proportions d’un chagrinvéritable. Lui qui jadis attendait avec tant d’impatience l’heuresi douce du déjeuner, la redoutait presque maintenant. Il entraittristement dans sa salle à manger, sachant bien qu’il n’avait plusrien d’agréable à en attendre et il y était hanté sans cesse par lesouvenir des brochettes de cailles qui le harcelait comme unremords, hélas ! ce n’était point le remords d’en avoir tantdévoré, mais plutôt le désespoir d’y avoir renoncé pourtoujours.

22. Où le docteur découvre que son singelui ressemble encore plus qu’il ne pensait

Un matin, le docteur Héraclius fut réveillé par un bruitinusité ; il sauta du lit, s’habilla en toute hâte et sedirigea vers la cuisine où il entendait des cris et destrépignements extraordinaires.

Roulant depuis longtemps dans son esprit les plus noirs projetsde vengeance contre l’intrus qui lui ravissait l’affection de sonmaître, la perfide Honorine, qui connaissait les goûts et lesappétits de ces animaux, avait réussi, au moyen d’une rusequelconque, à ficeler solidement le pauvre singe aux pieds de satable de cuisine. Puis, lorsqu’elle se fut assurée qu’il était bienfortement attaché, elle s’était retirée à l’autre bout del’appartement, et, s’amusant à lui montrer le régal le plus propreà exciter ses convoitises, elle lui faisait subir un épouvantablesupplice de Tantale qu’on ne doit infliger dans les enfers qu’àceux qui ont énormément péché ; et la perverse gouvernanteriait la gorge déployée et imaginait des raffinements de torturequ’une femme seule est capable de concevoir. L’homme-singe setordait avec fureur à l’aspect des mets savoureux qu’on luiprésentait de loin, et la rage de se sentir lié aux pieds de latable massive lui faisait exécuter de monstrueuses grimaces quiredoublaient la joie du bourreau tentateur.

Enfin juste au moment où le docteur, maître jaloux, apparut surle seuil, la victime de cet horrible guet-apens réussit, par uneffort prodigieux, à rompre les cordes qui le retenaient, et sansl’intervention violente d’Héraclius indigné, Dieu sait de quellesfriandises se serait repu ce nouveau Tantale à quatre mains.

23. Comment le docteur s’aperçut que sonsinge l’avait indignement trompé

Cette fois la colère l’emporta sur le respect, et le docteursaisissant à la gorge le singe-philosophe l’entraîna hurlant dansson cabinet et lui administra la plus terrible correction qu’eutjamais reçue l’échine d’un métempsycosiste.

Lorsque le bras fatigué d’Héraclius desserra un peu la gorge dela pauvre bête, coupable seulement de goûts trop semblables à ceuxde son frère supérieur, elle se dégagea de l’étreinte du maîtreoutragé, sauta par-dessus la table, saisit sur un livre la grandetabatière du docteur et la précipita tout ouverte à la tête de sonpropriétaire. Ce dernier n’eut que le temps de fermer les yeux pouréviter le tourbillon de tabac qui l’aurait certainement aveuglé,mais quand il les rouvrit, le coupable avait disparu, emportantavec lui le manuscrit dont il était l’auteur présumé.

La consternation d’Héraclius fut sans limite – et il s’élançacomme un fou sur les traces du fugitif, décidé aux plus grandssacrifices pour recouvrer le précieux parchemin. Il parcourut samaison de la cave au grenier, ouvrit toutes les armoires, regardasous tous les meubles. Ses recherches demeurèrent absolumentinfructueuses. Enfin, il alla s’asseoir désespéré sous un arbredans son jardin. Il lui semblait depuis quelques instants recevoirde petits corps légers sur le crâne, et il pensait que c’étaientdes feuilles mortes détachées par le vent quand il vit une boulettede papier qui roulait devant lui dans le chemin. Il la ramassa –puis l’ouvrit. Miséricorde ! c’était une des feuilles de sonmanuscrit. Il leva la tête, épouvanté, et il aperçut l’abominableanimal qui préparait tranquillement de nouveaux projectiles de lamême espèce – et, ce faisant, le monstre grimaçait un sourire desatisfaction si épouvantable que Satan certes n’en eut pas de plushorrible quand il vit Adam prendre la pomme fatale que depuis Èvejusqu’à Honorine les femmes n’ont cessé de nous offrir. A cetaspect une lumière affreuse se lit soudain dans l’esprit dudocteur, et il comprit qu’il avait été trompé, joué, mystifié de lafaçon la plus abominable par ce fourbe couvert de poil qui n’étaitpas plus l’auteur tant désiré que le Pape ou que le Grand Turc. Leprécieux ouvrage eut disparu tout entier si Héraclius n’avaitaperçu près de lui une de ces pompes d’arrosage dont se servent lesjardiniers pour lancer l’eau dans les plates-bandes éloignées. Ils’en saisit rapidement, et, en manœuvrant avec une vigueursurhumaine, fit perdre au perfide un bain tellement imprévu quecelui-ci s’enfuit de branche en branche en poussant des cris aigus,et tout à coup, par une ruse de guerre habile, sans doute pourobtenir un instant de répit, il lança le parchemin lacéré en pleinvisage de son adversaire : alors quittant rapidement sa position,il courut vers la maison.

Avant que le manuscrit n’eût touché le docteur, ce dernierroulait sur le dos les quatre membres en l’air, foudroyé parl’émotion. Quand il se releva, il n’eut pas la force de venger cenouvel outrage, il rentra péniblement dans son cabinet et constata,non sans plaisir, que trois pages seulement avaient disparu.

24. Eurêka

La visite de M. le doyen et de M. le recteur le tira de sonaffaissement. Ils causèrent tous trois pendant une heure ou deuxsans dire un seul mot de métempsycose ; mais au moment où sesdeux amis se retiraient, Héraclius ne put se contenir pluslongtemps. Pendant que M. le doyen endossait sa grande houppelandeen peau d’ours, il prit à part M. le recteur qu’il redoutait moinset lui conta tout son malheur. Il lui dit comment il avait crutrouver l’auteur de son manuscrit, comment il s’était trompé,comment son misérable singe l’avait joué de la façon la plusindigne, comment il se voyait abandonné et désespéré. Et devant laruine de ses illusions, Héraclius pleura. Le recteur ému lui pritles mains ; il allait parler quand la voix grave du doyencriant : « Ah çà, venez-vous, recteur », retentit sous levestibule. Alors celui-ci, donnant une dernière étreinte àl’infortuné docteur, lui dit en souriant doucement comme on faitpour consoler un enfant méchant : « Là, voyons, calmez-vous, monami, qui sait, vous êtes peut-être vous-même l’auteur de cemanuscrit. »

Puis il s’enfonça dans l’ombre de la rue, laissant sur la porteHéraclius stupéfait.

Le docteur remonta lentement dans son cabinet, murmurant entreses dents de minute en minute : « Je suis peut-être l’auteur dumanuscrit. » Il relut attentivement la façon dont ce document avaitété retrouvé lors de chaque réapparition de son auteur ; puisil se rappela comment il l’avait découvert lui-même. Le songe quiavait précédé ce jour heureux comme un avertissement providentiel,son émotion en entrant dans la ruelle des Vieux Pigeons, tout celalui revint clair, distinct, éclatant. Alors il se leva tout droit,étendit les bras comme un illuminé et s’écria d’une voixretentissante : « C’est moi, c’est moi. » Un frisson parcouruttoute sa demeure, Pythagore aboya violemment, les bêtes troubléess’éveillèrent soudain et se mirent à s’agiter comme si chacune danssa langue eût voulu célébrer la grande résurrection du prophète dela métempsycose. Alors, en proie à une émotion surhumaine,Héraclius s’assit, il ouvrit la dernière page de cette biblenouvelle, et religieusement écrivit à la suite toute l’histoire desa vie.

25. Ego sum qui sum

A partir de ce jour Héraclius Gloss fut envahi par un orgueilcolossal. Comme le Messie procède de Dieu le père, il procédaitdirectement de Pythagore, ou plutôt il était lui-même Pythagore,ayant vécu jadis dans le corps de ce philosophe. Sa généalogiedéfiait ainsi les quartiers des familles les plus féodales. Ilenveloppait dans un mépris superbe tous les grands hommes del’humanité, leurs plus hauts faits lui paraissant infimes auprèsdes siens, et il s’isolait dans une élévation sublime au milieu desmondes et des bêtes ; il était la métempsycose et sa maison endevenait le temple.

Il avait défendu à sa bonne et à son jardinier de tuer lesanimaux réputés nuisibles. Les chenilles et les limaçonspullulaient dans son jardin, et, sous la forme de grandes araignéesà pattes velues, les ci-devant mortels promenaient leur hideusetransformation sur les murs de son cabinet ; ce qui faisaitdire à cet abominable recteur que si tous les ex-pique-assiettes,métamorphosés à leur manière, se donnaient rendez-vous sur le crânedu trop sensible docteur, il se garderait bien de faire la guerre àces pauvres parasites déclassés. Une seule chose troublaitHéraclius dans son épanouissement superbe, c’était de voir sanscesse les animaux s’entre-dévorer, les araignées guetter lesmouches au passage, les oiseaux emporter les araignées, les chatscroquer les oiseaux, et son chien Pythagore étrangler avec bonheurtout chat qui passant à portée de sa dent.

Il suivait du matin au soir la marche lente et progressive de lamétempsycose par tous les degrés de l’échelle animale. Il avait desrévélations soudaines en regardant les moineaux picorer dans lesgouttières ; les fourmis, ces travailleuses éternelles etprévoyantes, lui causaient des attendrissements immenses ; ilvoyait en elles tous les désœuvrés et les inutiles qui, pour expierleur oisiveté et leur nonchalance passées, étaient condamnés à celabeur opiniâtre. Il restait des heures entières, le nez dansl’herbe, à les contempler, et il était émerveillé de sapénétration.

Puis comme Nabuchodonosor il marchait à quatre pattes, seroulait avec son chien dans la poussière, vivait avec ses bêtes, sevautrait avec elles. Pour lui l’homme disparaissait peu à peu de lacréation, et bientôt il n’y vit plus que les bêtes. Alors qu’il lescontemplait, il sentait bien qu’il était leur frère ; il neconversait plus qu’avec elles et lorsque, par hasard, il étaitforcé de parler à des hommes, il se trouvait paralysé comme aumilieu d’étrangers et s’indignait en lui-même de la stupidité deses semblables.

26. Ce que l’on disait autour du comptoirde Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie

Mlle Victoire, cordon-bleu de M. le doyen de la faculté deBalançon, Mlle Gertrude, servante de M. le recteur de laditefaculté et Mlle Anastasie, gouvernante de M. l’abbé Beaufleury,curé de Sainte-Eulalie, tel était le respectable cénacle qui setrouvait réuni un jeudi matin autour du comptoir de Mme Labotte,marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie.

Ces dames, partant au bras gauche le panier aux provisions,coiffées d’un petit bonnet blanc coquettement posé sur les cheveux,enjolivé de dentelles et de tuyautages et dont les cordons leurpendaient sur le dos, écoutaient avec intérêt Mlle Anastasie quileur racontait comme quoi, la veille même, M. l’abbé Beaufleuryavait exorcisé une pauvre femme possédée de cinq démons.

Tout à coup Mlle Honorine, gouvernante du docteur Héraclius,entra comme un coup de vent, elle tomba sur une chaise, suffoquéepar une émotion violente, puis, quand elle vit tout le mondesuffisamment intrigué, elle éclata : « Non c’est trop fort à lafin, on dira ce qu’on voudra : je ne resterai pas dans cettemaison. » Puis cachant sa figure dans ses deux mains, elle se mit àsangloter. Au bout d’une minute elle reprit, un peu calmée : «Après tout ce n’est pas sa faute à ce pauvre homme, s’il est fou. –Qui ? demanda Mme Labotte. – Mais mon maître, le docteurHéraclius, répondit Mlle Honorine. – Ainsi c’est bien vrai ce quedisait M. le doyen que votre maître a perdu la tête ?interrogea Mlle Victoire. – Je crois bien ! s’écria MlleAnastasie, M. le Curé affirmait l’autre jour à M. l’abbé Rosencroixque le docteur Héraclius était un vrai réprouvé ; qu’iladorait les bêtes, à l’exemple d’un certain M. Pythagore qui,paraît-il, est un impie aussi abominable que Luther. – Qu’y a-t-ilde nouveau, interrompit Mlle Gertrude, que vous est-ilarrivé ? – Figurez-vous, reprit Honorine en essuyant seslarmes avec le coin de son tablier, que mon pauvre maître a depuisbientôt six mois la folie des bêtes et il me jetterait à la portes’il me voyait tuer une mouche, moi qui suis chez lui depuis prèsde dix ans. C’est bon d’aimer les animaux, mais encore est-ilqu’ils sont faits pour nous, tandis que le docteur ne considèreplus les hommes, il ne voit que les bêtes, il se croit créé et misau monde pour les servir, il leur parle comme à des personnesraisonnables et on dirait qu’il entend au-dedans d’elles une voixqui lui répond. Enfin, hier au soir, comme je m’étais aperçue queles souris mangeaient mes provisions, j’ai mis une ratière dans lebuffet. Ce matin, voyant qu’il y avait une souris de prise,j’appelle le chat et j’allais lui donner cette vermine quand monmaître entra comme un furieux, il m’arracha la ratière des mains etlâcha la bête au milieu de mes conserves, et puis, comme je mefâchais, le voilà qui se retourne et qui me traite comme on netraiterait pas une chiffonnière. » Un grand silence se fit pendantquelques secondes, puis Mlle Honorine reprit : « Après tout, je nelui en veux pas à ce pauvre homme, il est fou. »

Deux heures plus tard, l’histoire de la souris du docteur avaitfait le tour des cuisines de Balançon. A midi, elle étaitl’anecdote du déjeuner des bourgeois de la ville. A huit heures, M.le Premier, tout en buvant son café, la racontait à six magistratsqui avaient dîné chez lui, et ces messieurs, dans des posesdiverses et graves, l’écoutaient rêveusement, sans sourire ethochant la tête. A onze heures, le préfet qui donnait une soirées’en inquiétait devant six mannequins administratifs, et comme ildemandait l’avis du recteur qui promenait de groupe en groupe sesméchancetés et sa cravate blanche, celui-ci répondit : « Qu’est-ceque cela prouve après tout, monsieur le préfet, que si La Fontainevivait encore, il pourrait faire une nouvelle fable intitulée « Lasouris du Philosophe », et qui finirait ainsi :

Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. »

27. Comme quoi le docteur Héraclius nepensait nullement comme le Dauphin qui, ayant tiré de l’eau unsinge, …

L’y replonge et va chercher

Quelqu’homme afin de le sauver.

Lorsque Héraclius sortit le lendemain, il remarqua que chacun leregardait passer avec curiosité et qu’on se retournait encore pourle voir. L’attention dont il était l’objet l’étonna toutd’abord ; il en chercha la cause et pensa que sa doctrines’était peut-être répandue à son insu et qu’il était au momentd’être compris par ses concitoyens. Alors une grande tendresse luivint tout à coup pour ces bourgeois dans lesquels il voyait déjàdes disciples enthousiastes, et il se mit à saluer en souriant dedroite et de gauche comme un prince au milieu de son peuple. Leschuchotements qui le suivaient lui paraissaient un murmure delouanges et il rayonnait d’allégresse en songeant à la confusionprochaine du recteur et du doyen.

Il parvint ainsi jusqu’aux quais de la Brille. A quelques pas,un groupe d’enfants s’agitait et riait énormément en jetant despierres dans l’eau tandis que des mariniers qui fumaient leur pipeau soleil semblaient s’intéresser au jeu de ces gamins. Héracliuss’approcha, puis recula soudain comme un homme qui reçoit un grandcoup dans la poitrine. A dix mètres de la berge, plongeant etreparaissant tour à tour, un jeune chat se noyait dans la rivière.La pauvre petite bête faisait des efforts désespérés pour gagner larive, mais chaque fois qu’elle montrait sa tête au-dessus de l’eau,une pierre lancée par un des garnements qui s’amusaient de cetteagonie la faisait disparaître de nouveau. Les méchants gaminsluttaient d’adresse et s’excitaient l’un l’autre, et lorsqu’un coupbien frappé atteignait le misérable animal, c’étaient sur le quaiune explosion de rire et des trépignements de joie. Soudain uncaillou tranchant toucha la bête au milieu du front et un filet desang apparut sur les poils blancs. Alors parmi les bourreaux éclataun délire de cris et d’applaudissements, mais qui se changea tout àcoup en une effroyable panique. Blême, tremblant de rage,renversant tout devant lui, frappant des pieds et des poings, ledocteur s’était élancé au milieu de cette marmaille comme un loupdans un troupeau de moutons. L’épouvante fut si grande et la fuitesi rapide qu’un des enfants, éperdu de terreur, se jeta dans larivière et disparut. Alors Héraclius défit promptement saredingote, enleva ses souliers et, à son tour, se précipita dansl’eau. On le vit nager vigoureusement quelques instants, saisir lejeune chat au moment où il disparaissait, et regagnertriomphalement la rive. Puis il s’assit sur une borne, essuya,baisa, caressa le petit être qu’il venait d’arracher à la mort, etl’enveloppant amoureusement dans ses bras comme un fils, sanss’occuper de l’enfant que deux mariniers ramenaient à terre,indifférent au tumulte qui se faisait derrière lui, il partit àgrands pas vers sa maison, oubliant sur la berge ses souliers et saredingote.

28. Cette histoire, lecteur, vousdémontera comme, Quand on veut préserver son semblable des coups,Quand on croit qu’il vaut mieux sauver un chat qu’un homme, On doitde ses voisins exciter le courroux, Comment tous les cheminspeuvent conduire à Rome,

Deux heures plus tard une foule immense de peuple poussant descris tumultueux se pressait devant les fenêtres du docteurHéraclius Gloss. Bientôt une grêle de pierres brisa les vitres etla multitude allait enfoncer les portes quand la gendarmerieapparut au bout de la rue. Le calme se fit peu à peu ; enfinla foule se dissipa ; mais, jusqu’au lendemain deux gendarmesstationnèrent devant la maison du docteur. Celui-ci passa la soiréedans une agitation extraordinaire. Il s’expliquait le déchaînementde la populace par les sourdes menées des prêtres contre lui et parl’explosion de haine que provoque toujours l’avènement d’unereligion nouvelle parmi les sectaires de l’ancienne. Il s’exaltaitjusqu’au martyre et se sentait prêt à confesser sa foi devant lesbourreaux. Il fit venir dans son cabinet toutes les bêtes que cetappartement put contenir, et le soleil l’aperçut qui sommeillaitentre son chien, une chèvre et un mouton, et serrant sur son cœurle petit chat qu’il avait sauvé.

Un coup violent frappé à sa porte l’éveilla, et Honorineintroduisit un monsieur très grave que suivaient deux agents de lasûreté. Un peu derrière eux se dissimulait le médecin de lapréfecture. Le monsieur grave se fit reconnaître pour lecommissaire de police et invita courtoisement Héraclius à lesuivre ; celui-ci obéit fort ému. Une voiture attendait à laporte, on le fit monter dedans. Puis, assis à côté du commissaire,ayant en face de lui le médecin et un agent, l’autre s’étant placésur le siège près du cocher, Héraclius vit qu’on suivait la rue desJuifs, la place de l’Hôtel-de-Ville, le boulevard de la Pucelle etqu’on s’arrêtait enfin devant un grand bâtiment d’aspect sombre surla porte duquel étaient écrits ces mots « Asile des Aliénés ». Ileut soudain la révélation du piège terrible où il étaittombé ; il comprit l’effroyable habileté de ses ennemis et,réunissant toutes ses forces, il essaya de se précipiter dans larue ; deux mains puissantes le firent retomber à sa place.Alors une lutte terrible s’engagea entre lui et les trois hommesqui le gardaient ; il se débattait, se tordait, frappait,mordait, hurlait de rage ; enfin il se sentit terrassé, liésolidement et emporté dans la funeste maison dont la grande portese referma derrière lui avec un bruit sinistre.

On l’introduisit alors dans une étroite cellule d’un aspectsingulier. La cheminée, la fenêtre et la glace étaient solidementgrillées, le lit et l’unique chaise fortement attachés au parquetavec des chaînes de fer. Aucun meuble ne s’y trouvait qui pût êtresoulevé et manié par l’habitant de cette prison. L’événementdémontrera, du reste, que ces précautions n’étaient pas superflues.A peine se vit-il dans cette demeure toute nouvelle pour lui que ledocteur succomba à la rage qui le suffoquait. Il essaya de briserles meubles, d’arracher les grilles et de casser les vitres. Voyantqu’il n’y pouvait parvenir, il se roula par terre en poussant de siépouvantables hurlements que deux hommes vêtus de blouses etcoiffés d’une espèce de casquette d’uniforme entrèrent tout à coup,suivis par un grand monsieur au crâne chauve et tout de noirhabillé. Sur un signe de ce personnage, les deux hommes seprécipitèrent sur Héraclius et lui passèrent en un instant lacamisole de force ; puis ils regardèrent le monsieur noir.Celui-ci considéra un instant le docteur et se tournant vers sesacolytes : « A la salle des douches », dit-il. Héraclius alors futemporté dans une grande pièce froide au milieu de laquelle était unbassin sans eau. Il fut déshabillé toujours criant, puis déposédans cette baignoire ; et avant qu’il eût eu le temps de sereconnaître, il fut absolument suffoqué par la plus horribleavalanche d’eau glacée qui soit jamais tombée sur les épaules d’unmortel, même dans les régions les plus boréales. Héraclius se tutsubitement. Le monsieur noir le considérait toujours ; il luiprit le pouls gravement puis il dit : « Encore une. » Une secondedouche s’écroula du plafond et le docteur s’abattit grelottant,étranglé, suffoquant au fond de sa baignoire glacée. Il fut ensuiteenlevé, roulé dans des couvertures bien chaudes et couché dans lelit de sa cellule où il dormit trente-cinq heures d’un profondsommeil.

Il s’éveilla le lendemain, le pouls calme et la tête légère. Ilréfléchit quelques instants sur sa situation, puis il se mit à lireson manuscrit qu’il avait eu soin d’emporter avec lui. Le monsieurnoir entra bientôt. On apporta une table servie et ils déjeunèrenten tête-à-tête. Le docteur, qui n’avait pas oublié son bain de laveille, se montra fort tranquille et fort poli ; sans dire unmot du sujet qui avait pu lui valoir une pareille mésaventure, ilparla longtemps de la façon la plus intéressante et s’efforça deprouver à son hôte qu’il était plus sage d’esprit que les septsages de la Grèce.

Le monsieur noir offrit à Héraclius en le quittant d’aller faireun tour dans le jardin de l’établissement. C’était une grande courcarrée plantée d’arbres. Une cinquantaine d’individus s’ypromenaient ; les uns riant, criant et pérorant, les autresgraves et mélancoliques.

Le docteur remarqua d’abord un homme de haute taille partant unelongue barbe et de longs cheveux blancs, qui marchait seul, lefront penché. Sans savoir pourquoi le sort de cet hommel’intéressa, et, au même moment, l’inconnu, levant la tête, regardafixement Héraclius. Puis ils allèrent l’un vers l’autre et sesaluèrent cérémonieusement. Alors la conversation s’engagea. Ledocteur apprit que son compagnon s’appelait Dagobert Félorme etqu’il était professeur de langues vivantes au collège de Balançon.Il ne remarqua rien de détraqué dans le cerveau de cet homme et ilse demandait ce qui avait pu l’amener dans un pareil lieu, quandl’autre, s’arrêtant soudain, lui prit la main et, la serrantfortement, lui demanda à voix basse : « Croyez-vous à lamétempsycose ? » Le docteur chancela, balbutia ; leursregards se rencontrèrent et pendant quelques secondes tous deuxrestèrent debout à se contempler. Enfin l’émotion vainquitHéraclius, des larmes jaillirent de ses yeux – il ouvrit les braset ils s’embrassèrent. Alors les confidences commencèrent et ilsreconnurent bientôt qu’ils étaient illuminés de la même lumière,imprégnés de la même doctrine. Il n’y avait aucun point où leursidées ne se rencontrassent. Mais à mesure que le docteur constataitcette étonnante similitude de pensées, il se sentait envahi par unmalaise singulier ; il lui semblait que plus l’inconnugrandissait à ses yeux, plus il diminuait lui-même dans sa propreestime. La jalousie le mordait au cœur.

L’autre s’écria tout à coup : « La métempsycose c’est moi ;c’est moi qui ai découvert la loi des évolutions des âmes, c’estmoi qui ai sondé les destinées des hommes. C’est moi qui fusPythagore. » Le docteur s’arrêta soudain, plus pâle qu’un linceul.« Pardon, dit-il, Pythagore, c’est moi. » Et ils se regardèrent denouveau. L’homme continua : « J’ai été successivement philosophe,architecte, soldat, laboureur, moine, géomètre, médecin, poète etmarin. – Moi aussi, dit Héraclius. – J’ai écrit l’histoire de mavie en latin, en grec, en allemand, en italien, en espagnol et enfrançais », criait l’inconnu. Héraclius reprit : « Moi aussi. »Tous deux s’arrêtèrent et leurs regards se croisèrent, aigus commedes pointes d’épées. « En l’an 184, vociféra l’autre, j’habitaisRome et j’étais philosophe. » Alors le docteur, plus tremblantqu’une feuille dans un vent d’orage, tira de sa poche son précieuxdocument et le brandit comme une arme sous le nez de sonadversaire. Ce dernier fit un bond en arrière. « Mon manuscrit »,hurla-t-il ; et il étendit le bras pour le saisir. « Il est àmoi », mugit Héraclius, et, avec une vélocité surprenante, ilélevait l’objet contesté au-dessus de sa tête, le changeait de mainderrière son dos, lui faisait faire mille évolutions plusextraordinaires les unes que les autres pour le ravir à lapoursuite effrénée de son rival. Ce dernier grinçait des dents,trépignait et beuglait : « Voleur ! Voleur !Voleur ! » A la fin il réussit par un mouvement aussi rapidequ’adroit à tenir par un bout le papier qu’Héraclius essayait delui dérober. Pendant quelques secondes chacun tira de son côté avecune colère et une vigueur semblables, puis, comme ni l’un nil’autre ne cédait, le manuscrit qui leur servait de trait d’unionphysique termina la lutte aussi sagement que l’aurait pu faire lefeu roi Salomon, en se séparant de lui-même en deux parties égales,ce qui permit aux belligérants d’aller rapidement s’asseoir à dixpas l’un de l’autre, chacun serrant toujours sa moitié de victoireentre ses mains crispées.

Ils ne se relevèrent point, mais ils recommencèrent à s’examinercomme deux puissances rivales qui, après avoir mesuré leurs forces,hésitent à en venir aux mains de nouveau.

Dagobert Félorme reprit le premier les hostilités. « La preuveque je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je leconnaissais avant vous. » Héraclius ne répondit pas.

L’autre reprit : « La preuve que je suis l’auteur de cemanuscrit c’est que je puis vous le réciter d’un bout à l’autredans les sept langues qui ont servi à l’écrire. »

Héraclius ne répondit pas. Il méditait profondément. Unerévolution se faisait en lui. Le doute n’était pas possible, lavictoire restait à son rival ; mais cet auteur qu’il avaitappelé de tous ses vœux l’indignait maintenant comme un faux dieu.C’est que, n’étant plus lui-même qu’un dieu dépossédé, il serévoltait contre la divinité. Tant qu’il ne s’était pas crul’auteur du manuscrit il avait désiré furieusement le voir ;mais à partir du jour où il était arrivé à se dire : « C’est moiqui ai fait cela, la métempsycose, c’est moi », il ne pouvait plusconsentir à ce que quelqu’un prît sa place. Pareil à ces gens quibrûlent leur maison plutôt que de la voir habitée par un autre, dumoment qu’un inconnu montait sur l’autel qu’il s’était élevé, ilbrûlait le temple et le Dieu, il brûlait la métempsycose. Aussi,après un long silence, il dit d’une voix lente et grave : « Vousêtes fou. » A ce mot, son adversaire s’élança comme un forcené etune nouvelle lutte allait s’engager, plus terrible que la première,si les gardiens n’étaient accourus et n’avaient réintégré ces deuxrénovateurs des guerres religieuses dans leurs domicilesrespectifs.

Pendant près d’un mois le docteur ne quitta point sachambre ; il passait ses journées seul, la tête entre ses deuxmains, profondément absorbé. M. le doyen et M. le recteur venaientle voir de temps en temps et, doucement, au moyen de comparaisonshabiles et de délicates allusions, secondaient le travail qui sefaisait dans son esprit. Ils lui apprirent ainsi comment un certainDagobert Félorme, professeur de langues au collège de Balançon,était devenu fou en écrivant un traité philosophique sur ladoctrine de Pythagore, Aristote et Platon, traité qu’il s’imaginaitavoir commencé sous l’empereur Commode.

Enfin, par un beau matin de grand soleil, le docteur redevenului-même, l’Héraclius des bons jours, serra vivement les mains deses deux amis et leur annonça qu’il avait renoncé pour jamais à lamétempsycose, à ses expiations animales et à ses transmigrations,et qu’il se frappait la poitrine en reconnaissant son erreur.

Huit jours plus tard les portes de l’hospice étaient ouvertesdevant lui.

29. Comment on tombe parfois de Charybdeen Scylla

En quittant la maison fatale, le docteur s’arrêta un instant surle seuil et respira à pleins poumons le grand air de la liberté.Puis reprenant son pas allègre d’autrefois, il se mit en route versson domicile. Il marchait depuis cinq minutes quand un gamin quil’aperçut poussa tout à coup un sifflement prolongé, auquelrépondit aussitôt un sifflement semblable parti d’une rue voisine.Un second galopin arriva immédiatement en courant, et le premier,montrant Héraclius à son camarade, cria, de toutes ses forces :

« V’là l’homme aux bêtes qu’est sorti de la maison des fous »,et tous deux, emboîtant le pas derrière le docteur, se mirent àimiter avec un talent remarquable tous les cris d’animaux connus.Une douzaine d’autres polissons se furent bientôt joints auxpremiers et formèrent à l’ex-métempsycosiste une escorte aussibruyante que désagréable. L’un d’eux marchait à dix pas devant ledocteur, portant en guise de drapeau un manche à balai au boutduquel il avait attaché une peau de lapin trouvée sans doute aucoin de quelque borne ; trois autres venaient immédiatementderrière, simulant des roulements de tambour, puis apparaissait ledocteur effaré qui, serré dans sa grande redingote, le chapeaurabattu sur les yeux, semblait un général au milieu de son armée.Après lui la horde des garnements courait, gambadait, sautait surles mains, piaillant, beuglant, aboyant, miaulant, hennissant,mugissant, criant cocorico, et imaginant mille autres chosesjoyeuses pour le plus grand amusement des bourgeois qui semontraient sur leurs portes. Héraclius, éperdu, pressait le pas deplus en plus. Soudain un chien qui rôdait vint lui passer entre lesjambes. Un flot de colère monta au cerveau du docteur et ilallongea un si terrible coup de pied à la pauvre bête qu’il eûtjadis recueillie, que celle-ci s’enfuit en hurlant de douleur. Uneacclamation épouvantable éclata autour d’Héraclius qui, perdant latête, se mit à courir de toutes ses forces, toujours poursuivi parson infernal cortège.

La bande passa comme un tourbillon dans les principales rues dela ville et vint se briser contre la maison du docteur ;celui-ci, voyant la porte entrouverte, s’y précipita et la refermaderrière lui, puis toujours courant il monta dans son cabinet, oùil fut reçu par son singe qui se mit à lui tirer la langue en signede bienvenue. Cette vue le fit reculer comme si un spectre se fûtdressé devant ses yeux. Son singe, c’était le vivant souvenir detous ses malheurs, une des causes de sa folie, des humiliations etdes outrages qu’il venait d’endurer. Il saisit un escabeau de chênequi se trouvait à portée de sa main et, d’un seul coup, fendit lecrâne du misérable quadrumane qui s’affaissa comme une masse auxpieds de son meurtrier. Puis, soulagé par cette exécution, il selaissa tomber dans un fauteuil et déboutonna sa redingote.

Honorine parut alors et faillit s’évanouir de joie en apercevantHéraclius. Dans son allégresse, elle sauta au cou de son seigneuret l’embrassa sur les deux joues, oubliant ainsi la distance quisépare, aux yeux du monde, le maître de la domestique ; ce enquoi, disait-on, le docteur lui en avait jadis donné l’exemple.

Cependant la horde des polissons ne s’était point dissipée etcontinuait, devant la porte, un si terrible charivari qu’Héracliusimpatienté descendit à son jardin.

Un spectacle horrible le frappa.

Honorine, qui aimait véritablement son maître tout en déplorantsa folie, avait voulu lui ménager une agréable surprise lorsqu’ilrentrerait chez lui. Elle avait veillé comme une mère surl’existence de toutes les bêtes précédemment rassemblées en celieu, de sorte que, grâce à la fécondité commune à toutes les racesd’animaux, le jardin présentait alors un spectacle semblable àcelui que devait offrir, lorsque les eaux du Déluge se retirèrent,l’intérieur de l’Arche où Noé rassembla toutes les espècesvivantes. C’était un amas confus, un pullulement de bêtes, souslesquelles, arbres, massifs, herbe et terre disparaissaient. Lesbranches pliaient sous le poids de régiments d’oiseaux, tandisqu’au-dessous chiens, chats, chèvres, moutons, poules, canards etdindons se roulaient dans la poussière. L’air était rempli declameurs diverses, absolument semblables à celles que poussait lamarmaille ameutée de l’autre côté de la maison.

A cet aspect, Héraclius ne se contint plus. Il se précipita surune bêche oubliée contre le mur et, semblable aux guerriers fameuxdont Homère raconte les exploits, bondissant, tantôt en avant,tantôt en arrière, frappant de droite et de gauche, la rage aucœur, l’écume aux dents, il fit un effroyable massacre de tous sesinoffensifs amis. Les poules effarées s’envolaient par-dessus lesmurs, les chats grimpaient dans les arbres. Nul n’obtint grâcedevant lui ; c’était une confusion indescriptible. Puis,lorsque la terre fut jonchée de cadavres, il tomba enfin delassitude et, comme un général victorieux, s’endormit sur le champde carnage.

Le lendemain, sa fièvre s’étant dissipée, il voulut essayer defaire un tour par la ville. Mais à peine eut-il franchi le seuil desa porte que les gamins embusqués au coin des rues le poursuivirentde nouveau criant : « Hou hou hou, l’homme aux bêtes, l’ami desbêtes ! » et ils recommencèrent les cris de la veille avec desvariations sans nombre.

Le docteur rentra précipitamment. La fureur le suffoquait, et,ne pouvant s’en prendre aux hommes, il jura une haine inextinguibleet une guerre acharnée à toutes les races d’animaux. Dès lors, iln’eut plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante :tuer des bêtes. Il les guettait du matin au soir, tendait desfilets dans son jardin pour prendre des oiseaux, des pièges dansses gouttières pour étrangler les chats du voisinage, sa portetoujours entrouverte offrait des viandes appétissantes à lagourmandise des chiens qui passaient, et se refermait brusquementdès qu’une victime imprudente succombait à la tentation. Desplaintes s’élevèrent bientôt de tous les côtés contre lui. Lecommissaire de police vint plusieurs fois en personne le sommerd’avoir à cesser cette guerre acharnée. Il fut criblé deprocès ; mais rien n’arrêta sa vengeance. Enfin l’indignationfut générale. Une seconde émeute éclata dans la ville, et il auraitété, sans doute, écharpé par la multitude sans l’intervention de laforce armée. Tous les médecins de Balançon furent convoqués à laPréfecture, et déclarèrent à l’unanimité que le docteur HéracliusGloss était fou. Pour la seconde fois encore, il traversa la villeentre deux agents de la police et vit se refermer sur ses pas lalourde porte de la maison sur laquelle était écrit : « Asile desAliénés. »

30. Comme quoi le proverbe « Plus on estde fous, plus on rit » n’est pas toujours exactement vrai

Le lendemain il descendit dans la cour de l’établissement, et lapremière personne qui s’offrit à ses yeux fut l’auteur du manuscritmétempsycosiste. Les deux ennemis marchèrent l’un vers l’autre ense mesurant du regard. Un cercle se fit autour d’eux. DagobertFélorme s’écria : « Voici l’homme qui a voulu me dérober l’œuvre dema vie, me voler la gloire de ma découverte. » Un murmure parcourutla foule. Héraclius répondit : « Voici celui qui prétend que lesbêtes sont des hommes et que les hommes sont des bêtes. » Puis tousdeux ensemble se mirent à parler, ils s’excitèrent peu à peu, et,comme la première fois, ils en vinrent bientôt aux mains. Lesspectateurs les séparèrent.

A partir de ce jour, avec une ténacité et une persévérancemerveilleuses, chacun s’attacha à se créer des sectaires, et, peude temps après, la colonie tout entière était divisée en deuxpartis rivaux, enthousiastes, acharnés, et tellementirréconciliables qu’un métempsycosiste ne pouvait se croiser avecun de ses adversaires sans qu’un combat terrible s’ensuivît. Pouréviter de sanglantes rencontres, le directeur fut contraintd’assigner des heures de promenades réservées à chaque faction, carjamais haine plus tenace n’avait animé deux sectes rivales depuisla querelle fameuse des Guelles et des Gibelins. Grâce, du reste, àcette prudente mesure, les chefs de ces clans ennemis vécurentheureux, aimés, écoutés de leurs disciples, obéis et vénérés.

Quelquefois pendant la nuit, un chien qui hurle en rôdant autourdes murs fait tressaillir dans leur lit Héraclius et Dagobert :c’est le fidèle Pythagore qui, échappé par miracle à la vengeancede son maître, a suivi sa trace, jusqu’au seuil de sa demeurenouvelle, et cherche à se faire ouvrir les portes de cette maisonoù les hommes seuls ont le droit d’entrer.

Chapitre 3Le Donneur d’eau bénite

Il habitait autrefois une petite maison, près d’une granderoute, à l’entrée d’un village. Il s’était établi charron aprèsavoir épousé la fille d’un fermier du pays, et comme ilstravaillaient beaucoup tous les deux, ils amassèrent une petitefortune. Seulement ils n’avaient pas d’enfants, ce qui leschagrinait énormément. Enfin un fils leur vint ; ilsl’appelèrent Jean, et ils le caressaient l’un après l’autre,l’enveloppant de leur amour, le chérissant tellement qu’ils nepouvaient rester une heure sans le regarder.

Comme il avait cinq ans, des saltimbanques passèrent dans lepays et établirent une baraque sur la place de la Mairie.

Jean, qui les avait vus, s’échappa de la maison, et son père,après l’avoir cherché bien longtemps, le retrouva au milieu deschèvres savantes et des chiens faiseurs de tours, qui poussait degrands éclats de rire sur les genoux d’un vieux paillasse.

Trois jours après, à l’heure du dîner, au moment de se mettre àtable, le charron et sa femme s’aperçurent que leur fils n’étaitplus dans la maison. Ils le cherchèrent dans leur jardin, et commeils ne le trouvaient pas, le père, sur le bord de la route, cria detoute sa force : « Jean ? » – La nuit venait ; l’horizons’emplissait d’une vapeur brune qui reculait les objets dans unlointain sombre et effrayant. Trois grands sapins, tout près de là,semblaient pleurer. Aucune voix ne répondit ; mais il y avaitdans l’air comme des gémissements indistincts. Le père écoutalongtemps, croyant toujours entendre quelque chose, tantôt àdroite, tantôt à gauche, et la tête perdue, il s’enfonçait dans lanuit en appelant sans cesse : « Jean ? Jean ? »

Il courut ainsi jusqu’au jour, emplissant les ténèbres de sescris, épouvantant les bêtes rôdeuses, ravagé par une angoisseterrible et se croyant fou par moments. Sa femme, assise sur lapierre de sa porte, sanglota jusqu’au matin.

On ne retrouva pas leur fils.

Alors ils vieillirent rapidement dans une tristesseinconsolable.

Enfin, ils vendirent leur maison et ils partirent pour cherchereux-mêmes.

Ils questionnèrent les bergers sur les côtes, les marchands quipassaient, les paysans dans les villages et les autorités desvilles. Mais il y avait longtemps que leur fils était perdu ;personne ne savait rien ; lui-même avait sans doute oublié sonnom maintenant et celui de son pays ; et ils pleuraient,n’espérant plus.

Bientôt ils n’eurent plus d’argent ; alors ils se louèrentà la journée dans les fermes et dans les hôtelleries, accomplissantles besognes les plus humbles, vivant des restes des autres,couchant sur la dure et souffrant du froid. Mais comme ilsdevenaient très faibles à force de fatigues, on n’en voulut pluspour travailler, et ils furent obligés de mendier sur les routes.Ils accostaient les voyageurs avec des figures tristes et des voixsuppliantes ; imploraient un morceau de pain des moissonneursqui dînent autour d’un arbre, à midi dans la plaine ; et ilsmangeaient silencieusement, assis sur le bord des fossés.

Un hôtelier, auquel ils racontaient leur malheur, leur dit unjour :

« J’ai connu aussi quelqu’un qui avait perdu sa fille ;c’est à Paris qu’il l’a retrouvée. »

Ils se mirent tout de suite en route pour Paris.

Lorsqu’ils entrèrent dans la grande ville, ils furent épouvantéspar son immensité et par les multitudes qui passaient. Ilscomprirent cependant qu’il devait être au milieu de tous ceshommes, mais ils ne savaient comment s’y prendre pour le chercher.Puis ils craignaient de ne pas le reconnaître, car il y avait alorsquinze ans qu’ils ne l’avaient vu.

Ils visitèrent toutes les places, toutes les rues, s’arrêtèrentà tous les attroupements qu’ils voyaient, espérant une rencontreprovidentielle, quelque prodigieux hasard, une pitié de ladestinée.

Souvent ils marchaient à l’aventure devant eux, l’un contrel’autre, ayant l’air si tristes et si pauvres qu’on leur faisaitl’aumône sans qu’ils l’eussent demandée.

Chaque dimanche ils passaient leur journée à la porte deséglises, regardant entrer et sortir les foules et cherchant sur lesfigures quelque ressemblance lointaine. Plusieurs fois ils crurentle reconnaître, mais toujours ils s’étaient trompés.

Il y avait au seuil d’une des églises où ils revenaient le plussouvent, un vieux donneur d’eau bénite qui était devenu leur ami.Son histoire était aussi fort triste, et la commisération qu’ilsavaient pour lui fit naître entre eux une grande amitié. Ilsfinirent par habiter ensemble tous les trois dans un pauvre taudis,tout en haut d’une grande maison, située très loin, auprès deschamps, et le charron quelquefois remplaçait à l’église son nouvelami, lorsque celui-ci se trouvait malade. Un hiver vint, qui futtrès dur. Le pauvre porteur de goupillon mourut, et le curé de laparoisse désigna pour le remplacer le charron dont il avait apprisles malheurs.

Alors il vint chaque matin s’asseoir au même endroit, sur lamême chaise, usant continuellement du frottement de son dos lavieille colonne de pierre contre laquelle il s’appuyait. Ilregardait fixement tous les hommes qu’il voyait entrer, et ilattendait les dimanches avec autant d’impatience qu’un collégien,parce que l’église, ce jour-là, était sans cesse pleine demonde.

Il devint très vieux, s’affaiblissant encore sous l’humidité desvoûtes ; et son espoir s’émiettait tous les jours.

Il connaissait à présent tous ceux qui venaient auxoffices ; il savait leurs heures, leurs habitudes, distinguaitleurs pas sur les dalles.

Son existence était tellement rétrécie que l’entrée d’unétranger dans l’église était pour lui un grand événement. Un jourdeux dames vinrent. L’une était vieille et l’autre jeune. C’étaitla mère et la fille probablement. Derrière elles un homme seprésenta qui les suivit. Il les salua à la sortie et, après leuravoir offert de l’eau bénite, il prit le bras de la plusvieille.

« Ce doit être le fiancé de la jeune », pensa le charron.

Et il chercha jusqu’au soir dans ses souvenirs où il avait puvoir autrefois un homme qui ressemblait à celui-là. Mais celuiqu’il se rappelait devait être à présent un vieillard, car il luisemblait l’avoir connu là-bas dans sa jeunesse.

Ce même homme revint souvent accompagner les deux dames, etcette ressemblance vague, éloignée et familière qu’il ne pouvaitretrouver importunait tellement le vieux donneur d’eau bénite,qu’il fit venir sa femme avec lui pour aider sa mémoireaffaiblie.

Un soir, comme le jour baissait, les étrangers entrèrent tousles trois. Lorsqu’ils furent passés :

« Eh bien ! le connais-tu ? » dit le mari.

La femme inquiète cherchait à se rappeler aussi. Tout à coupelle dit tout bas :

« Oui… oui… mais il est plus noir, plus grand, plus fort ethabillé comme un monsieur ; pourtant, père, vois-tu, c’est tafigure quand tu étais jeune. »

Le vieux fit un soubresaut.

C’était vrai ; il lui ressemblait, et il ressemblait aussià son frère qui était mort, et à son père qu’il avait connu jeuneencore. Ils étaient tellement émus qu’ils ne trouvaient rien àdire. Les trois personnes redescendaient, allaient sortir. L’hommetouchait le goupillon du doigt. Alors le vieux, dont la maintremblait tellement qu’elle faisait par terre une pluie d’eaubénite, s’écria : « Jean ? »

L’homme s’arrêta, le regardant.

Il reprit plus bas :

« Jean ? »

Les deux femmes l’examinaient sans comprendre.

Alors il dit pour la troisième fois en sanglotant :

« Jean ? »

L’homme se pencha tout près, tout près de sa figure, et illuminépar un souvenir d’enfance, il répondit :

« Papa Pierre, maman Jeanne ! »

Il avait tout oublié, l’autre nom de son père et celui de sonpays ; mais il se rappelait toujours ces deux mots qu’il avaittant répétés : papa Pierre, maman Jeanne !

Il tomba, la figure sur les genoux du vieux, et il pleurait, etil embrassait l’un après l’autre son père et sa mère, quisuffoquaient d’une joie démesurée.

Les deux dames pleuraient aussi, comprenant qu’un grand bonheurétait arrivé.

Alors ils allèrent tous chez le jeune homme et il leur racontason histoire.

Les saltimbanques l’avaient enlevé. Pendant trois ans ilparcourut avec eux bien des pays. Puis la troupe s’était dispersée,et une vieille dame, un jour, dans un château, avait donné del’argent pour le garder, parce qu’elle l’avait trouvé gentil. Commeil était intelligent, on le mit à l’école, puis au collège, et lavieille dame n’ayant pas d’enfants lui avait laissé sa fortune. Luiaussi avait cherché ses parents ; mais comme il ne serappelait que ces deux noms : « papa Pierre, maman Jeanne », iln’avait pu les retrouver. Maintenant, il allait se marier, et ilprésenta sa fiancée qui était très bonne et très jolie.

Quand les deux vieux eurent dit à leur tour leurs chagrins etleurs fatigues, ils l’embrassèrent encore une fois ; et ilsveillèrent fort tard ce soir-là, n’osant pas se coucher, de crainteque le bonheur qui les fuyait depuis si longtemps ne les abandonnâtde nouveau pendant leur sommeil.

Mais ils avaient usé la ténacité du malheur, car ils furentheureux jusqu’à leur mort.

Chapitre 4Le Mariage du Lieutenant Laré

Dès le début de la campagne, le lieutenant Laré prit auxPrussiens deux canons. Son général lui dit : « Merci, lieutenant »,et lui donna la croix d’honneur.

Comme il était aussi prudent que brave, subtil, inventif, pleinde ruses et de ressources, on lui confia une centaine d’hommes, etil organisa un service d’éclaireurs qui, dans les retraites, sauvaplusieurs fois l’armée.

Mais, comme une mer débordée, l’invasion entrait par toute lafrontière. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient lesuns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs.La brigade du général Carrel, séparée de sa division, reculait sanscesse, se battant chaque jour, mais se maintenait presque intacte,grâce à la vigilance et à la célérité du lieutenant Laré, quisemblait être partout en même temps, déjouait toutes les ruses del’ennemi, trompait ses prévisions, égarait ses uhlans, tuait sesavant-gardes.

Un matin, le général le fit appeler.

« Lieutenant, dit-il, voici une dépêche du général de Lacère quiest perdu si nous n’arrivons pas à son secours demain au lever dusoleil. Il est à Blainville, à huit lieues d’ici. Vous partirez àla nuit tombante avec trois cents hommes que vous échelonnerez toutle long du chemin. Je vous suivrai deux heures après. Étudiez laroute avec soin ; j’ai peur de rencontrer une divisionennemie. »

Il gelait fortement depuis huit jours. A deux heures, la neigecommença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, etd’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches. Asix heures le détachement se mit en route. Deux hommes marchaienten éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis venait unpeloton de dix hommes que le lieutenant commandait lui-même. Lereste s’avançait ensuite sur deux longues colonnes. A trois centsmètres sur les flancs de la petite troupe, à droite et à gauche,quelques soldats allaient deux par deux. La neige, qui tombaittoujours, les poudrait de blanc dans l’ombre ; elle ne fondaitpas sur leurs vêtements, de sorte que, la nuit étant obscure, ilstachaient à peine la pâleur uniforme de la campagne.

On faisait halte de temps en temps. Alors on n’entendait plusque cet innommable froissement de la neige qui tombe, plutôtsensation que bruit, murmure léger, sinistre et vague. Un ordre secommuniquait à voix basse, et, quand la troupe se remettait enroute, elle laissait derrière elle une espèce de fantôme blancdebout dans la neige. Il s’effaçait peu à peu et finissait pardisparaître. C’étaient les échelons vivants qui devaient guiderl’armée.

Les éclaireurs ralentirent leur marche. Quelque chose sedressait devant eux.

« Prenez à droite, dit le lieutenant, c’est le bois deRonfé ; le château se trouve plus à gauche. »

Bientôt le mot : « Halte ! » circula. Le détachements’arrêta et attendit le lieutenant qui, accompagné de dix hommesseulement, poussait une reconnaissance jusqu’au château.

Ils avançaient, rampant sous les arbres. Soudain tousdemeurèrent immobiles. Un calme effrayant plana sur eux. Puis toutprès, une petite voix claire, musicale et jeune traversa le silencedu bois. Elle disait :

« Père, nous allons nous perdre dans la neige. Nous n’arriveronsjamais à Blainville. »

Une voix plus forte répondit :

« Ne crains rien, fillette, je connais le pays comme ma poche.»

Le lieutenant dit quelques mots, et quatre hommes s’éloignèrentsans bruit, pareils à des ombres.

Soudain un cri de femme, aigu, monta dans la nuit. Deuxprisonniers furent amenés : un vieillard et une enfant. Lelieutenant les interrogea toujours à voix basse.

« Votre nom ?

– Pierre Bernard.

– Votre profession ?

– Sommelier du comte de Ronfé.

– C’est votre fille ?

– Oui.

– Que fait-elle ?

– Elle est lingère au château.

– Où allez-vous ?

– Nous nous sauvons.

– Pourquoi ?

– Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardeset pendu le jardinier ; moi, j’ai eu peur pour la petite.

– Où allez-vous ?

– A Blainville.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a là une armée française.

– Vous connaissez le chemin ?

– Parfaitement.

– Très bien : suivez-nous. »

On rejoignit la colonne, et la marche à travers champsrecommença. Silencieux, le vieillard se tenait aux côtés dulieutenant. Sa fille marchait près de lui. Tout à coup elles’arrêta. « Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pasplus loin. » Et elle s’assit. Elle tremblait de froid et paraissaitprête à mourir. Son père voulut la porter. Il était trop vieux ettrop faible.

« Mon lieutenant, dit-il en sanglotant, nous gênerions votremarche. La France avant tout. Laissez-nous. »

L’officier avait donné un ordre. Quelques hommes étaient partis.Ils revinrent avec des branches coupées.

Alors, en une minute, une litière fut faite. Le détachement toutentier les avait rejoints.

« Il y a là une femme qui meurt de froid, dit lelieutenant ; qui veut donner son manteau pour lacouvrir ? »

Deux cents manteaux furent détachés.

« Qui veut la porter maintenant ? »

Tous les bras s’offrirent. La jeune fille fut enveloppée dansces chaudes capotes de soldat, couchée doucement sur la litière,puis quatre épaules robustes l’enlevèrent ; et, comme unereine d’Orient portée par ses esclaves, elle fut placée au milieudu détachement, qui reprit sa marche plus fort, plus courageux,plus allègre, réchauffé par la présence d’une femme, cettesouveraine inspiratrice qui a fait accomplir tant de prodiges auvieux sang français.

Au bout d’une heure on s’arrêta de nouveau et tout le monde secoucha dans la neige. Là-bas, au milieu de la plaine, une grandeombre noire courait. C’était comme un monstre fantastique quis’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, se ramassait enboule, prenait des élans vertigineux, s’arrêtait, repartait sanscesse. Des ordres murmurés circulaient parmi les hommes et, detemps à autre, un petit bruit sec et métallique claquait. La formeerrante se rapprocha brusquement, et l’on vit venir au grand trot,l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans la nuit. Une lueurterrible leur montra soudain deux cents hommes couchés devant eux.Une détonation rapide se perdit dans le silence de la neige, ettous les douze, avec leurs douze chevaux, tombèrent.

On attendit longtemps. Puis on se remit en marche.

Le vieillard qu’on avait trouvé servait de guide.

Enfin une voix très lointaine cria : « Qui vive ! » Unautre plus proche répondit un mot d’ordre. On attenditencore ; des pourparlers s’engageaient. La neige avait cesséde tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière eux, plushaut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles pâlirent et leciel devint rose à l’Orient.

Un officier d’état-major vint recevoir le détachement. Maiscomme il demandait qui l’on portait sur cette litière, elles’agita ; deux petites mains écartèrent les grosses capotesbleues, et, rose comme l’aurore, avec des yeux plus clairs quen’étaient les étoiles disparues, et un sourire illuminant comme lesoleil qui se levait, une mignonne figure répondit :

« C’est moi, monsieur. »

Les soldats, fous de joie, battirent des mains et portèrent lajeune fille en triomphe jusqu’au milieu du camp, qui prenait lesarmes. Bientôt après le général Carrel arrivait.

A neuf heures les Prussiens attaquaient.

Ils battaient en retraite à midi.

Le soir, comme le lieutenant Laré, rompu de fatigue, s’endormaitsur une botte de paille, on vint le chercher de la part du général.Il le trouva sous sa tente, causant avec le vieillard qu’il avaitrencontré dans la nuit.

Aussitôt qu’il fut entré, le général le prit par la main ets’adressant à l’inconnu :

« Mon cher comte, dit-il, voici le jeune homme dont vous meparliez tout à l’heure ; un de mes meilleurs officiers. »

Il sourit, baissa la voix et reprit : « Le meilleur. »

Puis, se tournant vers le lieutenant abasourdi, il présenta « lecomte de Ronfé-Quédissac ».

Le vieillard lui prit les deux mains :

« Mon cher lieutenant, dit-il, vous avez sauvé la vie de mafille, je n’ai qu’un moyen de vous remercier… vous viendrez dansquelques mois me dire… si elle vous plaît… »

Un an après, jour pour jour, dans l’église Saint Thomas-d’Aquin,le capitaine Laré épousait Mlle Louise-Hortense-Geneviève deRonfé-Quédissac. Elle apportait six cent mille francs de dot etétait, disait-on, la plus jolie mariée qu’on eût encore vue cetteannée-là.

Chapitre 5″Coco, coco, coco frais ! »

J’avais entendu raconter la mort de mon oncle Ollivier.

Je savais qu’au moment où il allait expirer doucement,tranquillement, dans l’ombre de sa grande chambre dont on avaitfermé les volets à cause d’un terrible soleil de juillet, au milieudu silence étouffant de cette brûlante après-midi d’été, onentendit dans la rue une petite sonnette argentine. Puis, une voixclaire traversa l’alourdissante chaleur : « Coco frais,rafraîchissez-vous Mesdames, coco, coco, qui veut du coco ? »Mon oncle fit un mouvement, quelque chose comme l’effleurement d’unsourire remua sa lèvre, une gaieté dernière brilla dans son œilqui, bientôt après, s’éteignit pour toujours.

J’assistais à l’ouverture du testament. Mon cousin Jacqueshéritait naturellement des biens de son père ; au mien, commesouvenir, étaient légués quelques meubles. La dernière clause meconcernait. La voici : « A mon neveu Pierre, je laisse un manuscritde quelques feuillets qu’on trouvera dans le tiroir gauche de monsecrétaire ; plus 500 francs pour acheter un fusil de chasse,et 100 francs qu’il voudra bien remettre de ma part au premiermarchand de coco qu’il rencontrera !… »

Ce fut une stupéfaction générale. Le manuscrit qui me fut remism’expliqua ce legs surprenant.

Je le copie textuellement : « L’homme a toujours vécu sous lejoug des superstitions. On croyait autrefois qu’une étoiles’allumait en même temps que naissait un enfant ; qu’ellesuivait les vicissitudes de sa vie, marquant les bonheurs par sonéclat, les misères par son obscurcissement. On croit à l’influencedes comètes, des années bissextiles, des vendredis, du nombretreize. On s’imagine que certaines gens jettent des sorts, lemauvais œil. On dit : « Sa rencontre m’a toujours porté malheur. »Tout cela est vrai. J’y crois. – Je m’explique : je ne crois pas àl’influence occulte des choses ou des êtres ; mais je crois auhasard bien ordonné. Il est certain que le hasard a faits’accomplir des événements importants pendant que des comètesvisitaient notre ciel ; qu’il en a placé dans les annéesbissextiles ; que certains malheurs remarqués sont tombés levendredi, ou bien ont coïncidé avec le nombre treize ; que lavue de certaines personnes a concordé avec le retour de certainsfaits, etc. De là naissent les superstitions. Elles se formentd’une observation incomplète, superficielle, qui voit la cause dansla coïncidence et ne cherche pas au-delà.

« 0r, mon étoile à moi, ma comète, mon vendredi, mon nombretreize, mon jeteur de sorts, c’est bien certainement un marchand decoco.

« Le jour de ma naissance, m’a-t-on dit, il y en eut un qui criatoute la journée sous nos fenêtres.

« A huit ans, comme j’allais me promener avec ma bonne auxChamps-Élysées, et que nous traversions la grande avenue, un de cesindustriels agita soudain sa sonnette derrière mon dos. Ma bonneregardait au loin un régiment qui passait ; je me retournaipour voir le marchand de coco. Une voiture à deux chevaux, luisanteet rapide comme un éclair, arrivait sur nous. Le cocher cria. Mabonne n’entendit pas ; moi non plus. Je me sentis renversé,roule, meurtri… et je me trouvai, je ne sais comment, dans les brasdu marchand de coco qui, pour me réconforter, me mit la bouche sousun de ses robinets, l’ouvrit et m’aspergea… ce qui me remit tout àfait.

« Ma bonne eut le nez cassé. Et si elle continua à regarder lesrégiments, les régiments ne la regardèrent plus.

« A seize ans, je venais d’acheter mon premier fusil, et, laveille de l’ouverture de la chasse, je me dirigeais vers le bureaude la diligence, en donnant le bras à ma vieille mère qui allaitfort lentement à cause de ses rhumatismes. Tout à coup, derrièrenous, j’entendis crier : « Coco, coco, coco frais ! » La voixse rapprocha, nous suivit, nous poursuivit. Il me semblait qu’elles’adressait à moi, que c’était une personnalité, une insulte. Jecrois qu’on me regardait en riant : et l’homme criait toujours : «Coco frais ! » comme s’il se fût moqué de mon fusil brillant,de ma carnassière neuve, de mon costume de chasse tout frais envelours marron.

« Dans la voiture je l’entendais encore.

« Le lendemain, je n’abattis aucun gibier, mais je tuai un chiencourant que je pris pour un lièvre ; une jeune poule que jepris pour une perdrix. Un petit oiseau se posa sur une haie ;je tirai, il s’envola ; mais un beuglement terrible me clouasur place. Il dura jusqu’à la nuit… Hélas ! mon père dut payerla vache d’un pauvre fermier.

« A vingt-cinq ans, je vis, un matin, un vieux marchand de coco,très ridé, très courbé, qui marchait à peine, appuyé sur son bâtonet comme écrasé par sa fontaine. Il me parut être une sorte dedivinité, comme le patriarche, l’ancêtre, le grand chef de tous lesmarchands de coco du monde. Je bus un verre de coco et je le payaivingt sous. Une voix profonde qui semblait plutôt sortir de laboîte en fer-blanc que de l’homme qui la portait gémit : « Celavous portera bonheur, mon cher monsieur. »

« Ce jour-là je fis la connaissance de ma femme qui me rendittoujours heureux.

« Enfin, voici comment un marchand de coco m’empêcha d’êtrepréfet.

« Une révolution venait d’avoir lieu. Je fus pris du besoin dedevenir un homme public. J’étais riche, estimé, je connaissais unministre ; je demandai une audience en indiquant le but de mavisite. Elle me fut accordée de la façon la plus aimable.

« Au jour dit (c’était en été, il faisait une chaleur terrible),je mis un pantalon clair, des gants clairs, des bottines de drapclair aux bouts de cuir verni. Les rues étaient brûlantes. Onenfonçait dans les trottoirs qui fondaient ; et de grostonneaux d’arrosage faisaient un cloaque des chaussées. De place enplace des balayeurs faisaient un tas de cette boue chaude et pourainsi dire factice, et la poussaient dans les égouts. Je ne pensaisqu’à mon audience et j’allais vite quand je rencontrai un de cesflots vaseux ; je pris mon élan, une… deux… Un cri aigu,terrible, me perça les oreilles : « Coco, coco, coco, qui veut ducoco ? » Je fis un mouvement involontaire des genssurpris ; je glissai… Ce fut une chose lamentable, atroce…j’étais assis dans cette fange… mon pantalon était devenu foncé, machemise blanche tachetée de boue ; mon chapeau nageait à côtéde moi. La voix furieuse, enrouée à force de crier, hurlaittoujours : « Coco, coco ! » Et devant moi, vingt personnes quesecouait un rire formidable, faisaient d’horribles grimaces en meregardant.

« Je rentrai chez moi en courant. Je me changeai. L’heure del’audience était passée. »

Le manuscrit se terminait ainsi :

« Fais-toi l’ami d’un marchand de coco, mon petit Pierre. Quantà moi, je m’en irai content de ce monde, si j’en entends crier un,au moment de mourir. »

Le lendemain, je rencontrai aux Champs-Élysées un vieux, trèsvieux porteur de fontaine qui paraissait fort misérable. Je luidonnai le billet de cent francs de mon oncle. Il tressaillitstupéfait, puis me dit : « Grand merci, mon petit homme, cela vousportera bonheur. »

Chapitre 6Boule de suif

Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en dérouteavaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais deshordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, desuniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sansdrapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés,incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement parhabitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. Onvoyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentierstranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petitsmoblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme,prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux,quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans unegrande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec cesfantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’undragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légèredes lignards.

Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « lesVengeurs de la défaite – les Citoyens de la tombe – les Partageursde la mort » – passaient à leur tour, avec des airs de bandits.

Leurs chefs, anciens commerçants en drap ou en graines,ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommésofficiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches,couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voixretentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaientsoutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules defanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propressoldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance,pillards et débauchés.

Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.

La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait desreconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillantparfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand unpetit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans sesfoyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier, dontelle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à troislieues à la ronde, avaient subitement disparu.

Les derniers soldats français venaient enfin de traverser laSeine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever etBourg-Achard ; et, marchant après tous, le général désespéré,ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-mêmedans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre etdésastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait àpied, entre deux officiers d’ordonnance.

Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuseavaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants,émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs,tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtirou leurs grands couteaux de cuisine.

La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, larue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence,filait rapidement le long des murs.

L’angoisse de l’attente faisait désirer la venue del’ennemi.

Dans l’après-midi du jour qui suivit le départ des troupesfrançaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’où, traversèrentla ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noiredescendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flotsenvahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et deBoisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au mêmemoment, se joignirent sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; et,par toutes les rues voisines, l’armée allemande arrivait, déroulantses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur etrythmé.

Des commandements criés d’une voix inconnue et gutturalemontaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes,tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ceshommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies, depar le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambresassombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, lesgrands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquelstoute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensationreparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé,que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient leslois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d’unebrutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasantsous des maisons croulantes un peuple entier ; le fleuvedébordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs etles poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrantceux qui se défendent, emmenait les autres prisonniers, pillant aunom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant defléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justiceéternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protectiondu ciel et en la raison de l’homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puisdisparaissaient dans les maisons. C’était l’occupation aprèsl’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrergracieux envers les vainqueurs.

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue,un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles, l’officierprussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, parpolitesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenantpart à cette guerre. On lui était reconnaissant de cesentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoinde sa protection. En le ménageant, on obtiendrait peut-êtrequelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’undont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de labravoure que de la témérité. – Et la témérité n’est plus un défautdes bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques oùs’illustra leur cité. – On se disait enfin, raison suprême tirée del’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dansson intérieur pourvu qu’on ne se montrât pas familier, en public,avec le soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, maisdans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait pluslongtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.

La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. LesFrançais ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiensgrouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussardsbleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mortsur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyensénormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui,l’année d’avant, buvaient aux mêmes cafés.

Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose desubtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, commeune odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait lesdemeures et les places publiques, changeait le goût des aliments,donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribusbarbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Leshabitants payaient toujours ; ils étaient riches d’ailleurs.Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffrede tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voitpasser aux mains d’un autre.

Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant lecours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, lesmariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eauquelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coupde couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté àl’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuveensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes,héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que lesbatailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l’étranger arme toujours quelques intrépidesprêts à mourir pour une Idée.

Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujettissant la ville àleur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreursque la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marchetriomphale, on s’enhardit, et le besoin du négoce travailla denouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient degros intérêts engagés au Havre que l’armée française occupait, etils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppeoù ils s’embarqueraient.

On employa l’influence des officiers allemands dont on avaitfait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue dugénéral en chef.

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenuepour ce voyage, et dix personnes s’étant fait inscrire chez levoiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pouréviter tout rassemblement.

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et lelundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nordapportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute lasoirée et toute la nuit.

A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirentdans la cour de l’hôtel de Normandie, où l’on devait monter envoiture.

Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froidsous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscurité ; etl’entassement des lourds vêtements d’hiver faisait ressembler tousces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deuxhommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent : «J’emmène ma femme, dit l’un. – J’en fais autant. – Et moi aussi. »Le premier ajouta : « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si lesPrussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » Tousavaient les mêmes projets, étant de complexion semblable.

Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne, queportait un valet d’écurie, sortait de temps à autre d’une porteobscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds dechevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, etune voix d’homme parlant aux bêtes et jurant s’entendait au fond dubâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu’on maniait lesharnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair etcontinu rythmé par le mouvement de l’animal, s’arrêtant parfois,puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruitmat d’un sabot ferré battant le sol.

La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois,gelés, s’étaient tus : ils demeuraient immobiles et roidis.

Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse endescendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudraitles choses d’une mousse de glace ; et l’on n’entendait plus,dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver,que ce froissement vague, innommable et flottant de la neige quitombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légersqui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde.

L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde uncheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre letimon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer lesharnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autreportant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, ilremarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, etleur dit : « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture ?vous serez à l’abri, au moins. »

Ils n’y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent.Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrentensuite ; puis les autres formes indécises et voilées prirentà leur tour les dernières places sans échanger une parole.

Le plancher était couvert de paille où les pieds s’enfoncèrent.Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes encuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et,pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent lesavantages, se répétant des choses qu’elles savaient déjà depuislongtemps.

Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu dequatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda :« Tout le monde est-il monté ? » Une voix du dedans répondit :« Oui. » – On partit.

La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Lesroues s’enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignaitavec des craquements sourds ; les bêtes glissaient,soufflaient, fumaient et le fouet gigantesque du cocher claquaitsans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulantcomme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque crouperebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.

Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légersqu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie decoton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de grosnuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheurde la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbresvêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige.

Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la tristeclarté de cette aurore.

Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’unde l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de larue Grand-Pont.

Ancien commis d’un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avaitacheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché detrès mauvais vins aux petits débitants des campagnes et passaitparmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vraiNormand plein de ruses et de jovialité.

Sa réputation de filou était si bien établie, qu’un soir à lapréfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, espritmordant et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu’ilvoyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole »,le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnantceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes lesmâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature,ses plaisanteries bonnes ou mauvaises ; et personne ne pouvaitparler de lui sans ajouter immédiatement : « Il est impayable, ceLoiseau. »

De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmontéd’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.

Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et ladécision rapide, était l’ordre et l’arithmétique de la maison decommerce, qu’il animait par son activité joyeuse.

A côté d’eux se tenait, plus digne, appartenant à une castesupérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans lescotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légiond’honneur et membre du Conseil général. Il était resté, tout letemps de l’Empire, chef de l’opposition bienveillante, uniquementpour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’ilcombattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression.Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait laconsolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen engarnison.

Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute mignonne, toute jolie,pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d’un air navrél’intérieur lamentable de la voiture.

Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville,portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de laNormandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure,s’efforçait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, saressemblance naturelle avec le roi Henri IV, qui, suivant unelégende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame deBréville, dont le mari, pour ce fait, était devenu comte etgouverneur de province.

Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubertreprésentait le parti orléaniste dans le département. L’histoire deson mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes étaittoujours demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grandair, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aiméepar un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisaitfête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où seconservât la vieille galanterie, et dont l’entrée fûtdifficile.

La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait,disait-on, cinq cent mille livres de revenu.

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de lasociété rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés quiont de la religion et des principes.

Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur lemême banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deuxbonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant desPater et des Ave. L’une était vieille avec une face défoncée par lapetite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée demitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une têtejolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cettefoi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.

En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraientles regards de tous.

L’homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur desgens respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa barbe roussedans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avecles frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de sonpère, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la Républiquepour obtenir enfin la place méritée par tant de consommationsrévolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d’une farcepeut-être, il s’était cru nommé préfet ; mais quand il voulutentrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtresde la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit àla retraite. Fort bon garçon du reste, inoffensif et serviable, ils’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense.Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous lesjeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes lesroutes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs,il s’était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant serendre plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaientêtre nécessaires.

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par sonembonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif.Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis,étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtessaucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme quisaillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante etcourue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure étaitune pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir ; etlà-dedans s’ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques,ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ;en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser,meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualitésinappréciables.

Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmiles femmes honnêtes, et les mots de « prostituée », de « hontepublique » furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alorselle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardiqu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa lesyeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un airémoustillé.

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, quela présence de cette fille avait rendues subitement amies, presqueintimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceaude leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sansvergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avecson libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct deconservateurs à l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certainton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâtsque lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes quirésulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec uneassurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravagesgêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dansl’industrie cotonnière, avait eu soin d’envoyer six cent millefrancs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se ménageait àtoute occasion. Quant à Loiseau, il s’était arrangé pour vendre àl’Intendance française tous les vins communs qui lui restaient encave, de sorte que l’État lui devait une somme formidable qu’ilcomptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups d’œil rapides etamicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaientfrères par l’argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux quipossèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la pochede leur culotte.

La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin onn’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois foispour monter des côtes à pied. On commençait à s’inquiéter, car ondevait déjeuner à Tôtes et l’on désespérait maintenant d’y parveniravant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur laroute, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige, etil fallut deux heures pour la dégager.

L’appétit grandissait, troublait les esprits ; et aucunegargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche desPrussiens et le passage des troupes françaises affamées ayanteffrayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au borddu chemin, mais ils n’y trouvèrent pas même de pain, car le paysan,défiant, cachait ses réserves dans la crainte d’être pillé par lessoldats qui, n’ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient parforce ce qu’ils découvraient.

Vers une heure de l’après-midi, Loiseau annonça que décidémentil se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffraitcomme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger,augmentant toujours, avait tué les conversations.

De temps en temps, quelqu’un bâillait ; un autre presqueaussitôt l’imitait ; et chacun, à tour de rôle, suivant soncaractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait labouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant letrou béant d’où sortait une vapeur.

Boule de suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si ellecherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde,regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Lesfigures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu’il payeraitmille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pourprotester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours enentendant parler d’argent gaspillé, et ne comprenait même pas lesplaisanteries sur ce sujet. « Le fait est que je ne me sens pasbien, dit le comte ; comment n’ai-je pas songé à apporter desprovisions ? » Chacun se faisait le même reproche.

Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il enoffrit : on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deuxgouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bontout de même, ça réchauffe, et ça trompe l’appétit. » L’alcool lemit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petitnavire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cetteallusion indirecte à Boule de suif choqua les gens bien élevés. Onne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deuxbonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mainsenfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles,baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au ciel lasouffrance qu’il leur envoyait.

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d’uneplaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, sebaissant vivement, retira de sous la banquette un large paniercouvert d’une serviette blanche.

Elle en sortit d’abord une petite assiette de faïence, une finetimbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deuxpoulets entiers, tout découpés, avaient confit sous leurgelée ; et l’on apercevait encore dans le panier d’autresbonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises,les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de nepoint toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots debouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit uneaile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de cespetits pains qu’on appelle « Régence » en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l’odeur serépandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches unesalive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoiresous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenaitféroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de lavoiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et sesprovisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : «A la bonne heure, Madame a eu plus de précaution que nous. Il y ades personnes qui savent toujours penser à tout. » Elle leva latête vers lui : « Si vous en désirez, Monsieur ? C’est dur dejeûner depuis le matin. » Il salua : « Ma foi, franchement, je nerefuse pas, je n’en peux plus. A la guerre comme à la guerre,n’est-ce pas, Madame ? » Et, jetant un regard circulaire, ilajouta : « Dans des moments comme celui-là, on est bien aise detrouver des gens qui vous obligent. » Il avait un journal, qu’ilétendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’uncouteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toutevernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec unesatisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grandsoupir de détresse.

Mais Boule de suif, d’une voix humble et douce, proposa auxbonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes lesdeux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à mangertrès vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet nerefusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avecles religieuses une sorte de table en développant des journaux surles genoux.

Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient,mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin,travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme àl’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation quilui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari,arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » sielle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elledit : « Mais oui, certainement, Monsieur », avec un sourireaimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la premièrebouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passaaprès l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute,posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de savoisine.

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par lesémanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville,ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieuxqui a gardé le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme dumanufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ;elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux sefermèrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Sonmari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdaitl’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête dela malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de suif etlui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvritles yeux, sourit et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentaitfort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, lareligieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, etelle ajouta : « C’est la faim, pas autre chose. »

Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia enregardant les quatre voyageurs restés à jeun : « Mon Dieu, sij’osais offrir à ces messieurs et à ces dames… » Elle se tut,craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dansdes cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons,Mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-noussi nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Dutrain dont nous allons, nous ne serons pas à Tôtes avant demainmidi. » On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du« oui ».

Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grossefille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il luidit : « Nous acceptons avec reconnaissance, Madame. »

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s’endonna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté defoie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, despoires de Crassane, un pavé de Pont-l’Evêque, des petits fours etune tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre, Boule desuif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans luiparler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle setenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Bréville etCarré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firentgracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cettecondescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact nepeut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avaitune âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeantbeaucoup.

On s’entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faitshorribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ;et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage desautres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boulede suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur deparole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportementsnaturels, comment elle avait quitté Rouen : « J’ai cru d’abord queje pourrais rester, disait-elle. J’avais ma maison pleine deprovisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats quem’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens,ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang decolère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh !si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre,ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait lesmains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puisil en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à lagorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler qued’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on nem’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça.Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.»

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de sescompagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; etCornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur etbienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévotlouer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole dupatriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion.Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprisedans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et ilfinit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralementcette « crapule de Badinguet ».

Mais Boule de suif aussitôt se fâcha, car elle étaitbonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne, et, bégayantd’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vousautres. Ca aurait été du propre, ah oui ! C’est vous quil’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter laFrance si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! »Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux etsupérieur ; mais on sentait que les gros mots allaient arriverquand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la filleexaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinionssincères étaient respectables. Cependant la comtesse et lamanufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée desgens comme il faut pour la République, et cette instinctivetendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernementsà panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées verscette prostituée pleine de dignité, dont les sentimentsressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était vide. A dix on l’avait tari sans peine, enregrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continuaquelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait finide manger.

La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et lefroid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonnerBoule de suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposasa chaufferette dont le charbon, depuis le matin, avait étéplusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite car ellese sentait les pieds gelés. Mme Carré-Lamadon et Loiseau donnèrentles leurs aux religieuses.

Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’unelueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur destimoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait sedérouler sous le reflet mobile des lumières.

On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout àcoup un mouvement se fit entre Boule de suif et Cornudet ; etLoiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à lagrande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque boncoup lancé sans bruit.

Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’étaitTôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures derepos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine etsouffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg, et devantl’hôtel du Commerce on s’arrêta.

La portière s’ouvrit. Un bruit bien connu fit tressaillir tousles voyageurs : c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur lesol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose.

Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait,comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors leconducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes, quiéclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs detêtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeuxécarquillés de surprise et d’épouvante.

A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officierallemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serrédans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur lecôté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler auchasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poilsdroits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée parun seul fil blond, si mince qu’on n’en apercevait pas la fin,semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue,imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disantd’un ton raide : « Foulez-vous descendre, Messieurs et Dames ?»

Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilitéde saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte etla comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de safemme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié.Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l’officier : « Bonjour,Monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que depolitesse. L’autre, insolent comme les gens tout-puissants, leregarda sans répondre.

Boule de suif et Cornudet, bien que près de la portière,descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. Lagrosse fille tâchait de se dominer et d’être calme : le démoctourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longuebarbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenantqu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ;et, pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons,elle tâchait de se montrer plus fière que ses voisines, les femmeshonnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple,continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencéeau défoncement des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand,s’étant fait présenter l’autorisation de départ signée par legénéral en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalementet la profession de chaque voyageur, examina longuement tout cemonde, comparant les personnes aux renseignements écrits.

Puis il dit brusquement : « C’est pien », et il disparut.

Alors on respira. On avait faim encore ; le souper futcommandé. Une demi-heure était nécessaire pour l’apprêter ;et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, onalla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un longcouloir que terminait une porte vitrée marquée d’un numéroparlant.

Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l’aubergeparut lui-même. C’était un ancien marchand de chevaux, un groshomme asthmatique qui avait toujours des sifflements, desenrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père luiavait transmis le nom de Follenvie.

Il demanda :

« Mademoiselle Élisabeth Rousset ? »

Boule de suif tressaillit, se retourna :

« C’est moi.

– Mademoiselle, l’officier prussien veut vous parlerimmédiatement.

– A moi ?

– Oui, si vous êtes bien Mlle Élisabeth Rousset. »

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément:

« C’est possible, mais je n’irai pas. »

Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait,cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha :

« Vous avez tort, Madame, car votre refus peut amener desdifficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pourtous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sontles plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucundanger : c’est sans doute pour quelque formalité oubliée. »

Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on lasermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tousredoutaient les complications qui pourraient résulter d’un coup detête. Elle dit enfin :

« C’est pour vous que je le fais, bien sûr ! »

La comtesse lui prit la main :

« Et nous vous en remercions. »

Elle sortit. On l’attendit pour se mettre à table. Chacun sedésolait de n’avoir pas été demandé à la place de cette filleviolente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pourle cas où on l’appellerait à son tour.

Mais au bout de dix minutes elle reparut, soufflant, rouge àsuffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : « Oh la canaille ! lacanaille ! »

Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ;et, comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait unparfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidreétait bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, paréconomie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama dela bière. Il avait une façon particulière de déboucher labouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer enpenchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œilpour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe,qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblaittressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne pointperdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’uniquefonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait enson esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deuxgrandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale-Ale et laRévolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sanssonger à l’autre.

M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme,râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans lapoitrine pour pouvoir parler en mangeant ; mais la femme ne setaisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée desPrussiens, ce qu’ils faisaient. ce qu’ils disaient, les exécrant,d’abord, parce qu’ils lui coûtaient de l’argent, et, ensuite, parcequ’elle avait deux fils à l’armée. Elle s’adressait surtout à lacomtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.

Puis elle baissait la voix pour dire les choses délicates, etson mari de temps en temps, l’interrompait : « Tu ferais mieux dete taire, madame Follenvie. » Mais elle n’en tenait aucun compte,et continuait : « Oui, Madame, ces gens-là, ça ne fait que mangerdes pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommesde terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. Ohnon ! Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois.Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et desjours ; ils sont là tous dans un champ : Et marche en avant,et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là. S’ilscultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routesdans leur pays ! Mais non, Madame, ces militaires, ça n’estprofitable à personne ! Faut-il que le pauvre peuple lesnourrisse pour n’apprendre rien qu’à massacrer ! Je ne suisqu’une vieille femme sans éducation, c’est vrai, mais en les voyantqui s’esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je medis : Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour êtreutiles, faut-il que d’autres se donnent tant de mal pour êtrenuisibles ! Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer desgens, qu’ils soient prussiens, ou bien anglais, ou bien polonais,ou bien français ? Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous afait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand onextermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c’est doncbien, puisqu’on donne des décorations à celui qui en détruit leplus ? Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça !»

Cornudet éleva la voix :

« La guerre est une barbarie quand on attaque un voisinpaisible ; c’est un devoir sacré quand on défend la patrie.»

La vieille femme baissa la tête :

« Oui, quand on se défend, c’est autre chose ; mais si l’onne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leurplaisir ? »

L’œil de Cornudet s’enflamma :

« Bravo, citoyenne », dit-il.

M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu’il fûtfanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysannele faisait songer à l’opulence qu’apporteraient dans un pays tantde bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu’onentretient improductives, si on les employait aux grands travauxindustriels qu’il faudra des siècles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avecl’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; sonénorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin,et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps,quand les Prussiens seraient partis.

Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on secoucha.

Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre aulit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil autrou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu’il appelait : «les mystères du corridor ».

Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regardabien vite, et aperçut Boule de suif qui paraissait plus replèteencore sous un peignoir de cachemire bleu, bordé de dentellesblanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers legros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté,s’entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes,Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ilss’arrêtèrent. Boule de suif semblait défendre l’entrée de sachambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas lesparoles, mais, à la fin, comme ils élevaient la voix, il put ensaisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait:

« Voyons, vous êtes bête, qu’est-ce que ça vous fait ?»

Elle avait l’air indigné et répondit :

« Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se fontpas ; et puis, ici, ce serait une honte. »

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alorselle s’emporta, élevant encore le ton :

« Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand ily a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côtépeut-être ? »

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissaitpoint caresser près de l’ennemi dut réveiller en son cœur sadignité défaillante, car, après l’avoir seulement embrassée, ilregagna sa porte à pas de loup.

Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechatdans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisaitla dure carcasse de sa compagne qu’il réveilla d’un baiser enmurmurant : « M’aimes-tu, chérie ? »

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s’élevaquelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être lacave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone,régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements dechaudière sous pression. M. Follenvie dormait.

Comme on avait décidé qu’on partirait à huit heures lelendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais lavoiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressaitsolitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. Onchercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dansles remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le payset ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l’église aufond et, des deux côtés, des maisons basses où l’on apercevait dessoldats prussiens. Le premier qu’ils virent épluchait des pommes deterre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Unautre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait etle berçait sur ses genoux pour tâcher de l’apaiser ; et lesgrosses paysannes dont les hommes étaient à « l’armée de la guerre», indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travailqu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe,moudre le café ; un d’eux même lavait le linge de son hôtesse,une aïeule tout impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait dupresbytère. Le vieux rat d’église lui répondit : « Oh !ceux-là ne sont pas méchants : c’est pas des Prussiens à ce qu’ondit. Ils sont de plus loin, je ne sais pas bien d’où ; et ilsont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne lesamuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu’on pleure bienaussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameusemisère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas tropmalheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal etqu’ils travaillent comme s’ils étaient dans leurs maisons.Voyez-vous, Monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide…C’est les grands qui font la guerre. »

Cornudet, indigné de l’entente cordiale établie entre lesvainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s’enfermer dans1’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : « Ils repeuplent. » M.Carré-Lamadon eut un mot grave : « Ils réparent. » Mais on netrouvait pas le cocher. A la fin on le découvrit dans le café duvillage attablé fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Lecomte l’interpella :

« Ne vous avait-on pas donné l’ordre d’atteler pour huitheures ?

– Ah bien oui, mais on m’en a donné un autre depuis.

– Lequel ?

– De ne pas atteler du tout.

– Qui vous a donné cet ordre ?

– Ma foi ! le commandant prussien.

– Pourquoi ?

– Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me défend d’atteler,moi je n’attelle pas. Voilà.

– C’est lui-même qui vous a dit cela ?

– Non, Monsieur : c’est l’aubergiste qui m’a donné l’ordre de sapart.

– Quand ça ?

– Hier soir, comme j’allais me coucher. »

Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur,à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Ilavait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, exceptéen cas d’incendie.

On voulut voir l’officier, mais cela était impossibleabsolument, bien qu’il logeât dans l’auberge. M. Follenvie seulétait autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors onattendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et desfutilités les occupèrent.

Cornudet s’installa sous la haute cheminée de la cuisine, oùflambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tablesdu café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi lesdémocrates d’une considération presque égale à la sienne, comme sielle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C’était unesuperbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que lesdents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familièreà sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile,les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la moussequi couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, ilpassait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longscheveux gras, pendant qu’il humait sa moustache frangéed’écume.

Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placerdu vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier semirent à causer politique. Ils prévoyaient l’avenir de la France.L’un croyait aux d’Orléans, l’autre à un sauveur inconnu, un hérosqui se révélerait quand tout serait désespéré : un Du Guesclin, uneJeanne d’Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ?Ah ! si le prince impérial n’était pas si jeune !Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot desdestinées. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogeabien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois,sans une variante, ces paroles : « L’officier m’a dit comme ça : «Monsieur Follenvie, vous défendrez qu’on attelle demain la voiturede ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre.Vous entendez. Ca suffit. »

Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte oùM. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fitrépondre qu’il admettrait ces deux hommes à lui parler quand ilaurait déjeuné, c’est-à-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgrél’inquiétude. Boule de suif semblait malade et prodigieusementtroublée.

On achevait le café quand l’ordonnance vint chercher cesmessieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers ; mais comme onessayait d’entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leurdémarche, il déclara fièrement qu’il entendait n’avoir jamais aucunrapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée,demandant une autre canette.

Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plusbelle chambre de l’auberge, où l’officier les reçut, étendu dans unfauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe deporcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante,dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelque bourgeoisde mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne lesregarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de lagoujaterie naturelle au militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin :

« Qu’est-ce que fous foulez ? »

Le comte prit la parole : « Nous désirons partir, Monsieur.

– Non.

– Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

– Parce que che ne feux pas.

– Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votregénéral en chef nous a délivré une permission de départ pour gagnerDieppe, et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour méritervos rigueurs.

– Che ne feux pas… foilà tout… Fous poufez tescentre. »

S’étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent. L’après-midifut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d’Allemand, etles idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le mondese tenait dans la cuisine, et l’on discutait sans fin, imaginantdes choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder commeotages – mais dans quel but ? – ou les emmenerprisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançonconsidérable ? A cette pensée, une panique les affola. Lesplus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints,pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre lesmains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pourdécouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, sefaire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaînede montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmentales appréhensions. La lampe fut allumée, et, comme on avait encoredeux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie detrente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudetlui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes – donna, – Boule de suif avait trenteet un d’emblée ; et bientôt l’intérêt de la partie apaisa lacrainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aperçut que leménage Loiseau s’entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut, et, desa voix graillonnante, il prononça : « L’officier prussien faitdemander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a pas encore changéd’avis. »

Boule de suif resta debout, toute pâle ; puis, devenantsubitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu’ellene pouvait plus parler. Enfin elle éclata : « Vous lui direz àcette crapule, à ce saligaud, à cette charogne de Prussien, quejamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais,jamais ! »

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de suif fut entourée,interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère desa visite. Elle résista d’abord ; mais l’exaspérationl’emporta bientôt : « Ce qu’il veut ?… ce qu’il veut ?…Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne sechoqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chopeen la reposant violemment sur la table. C’était une clameur deréprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, uneunion de tous pour la résistance, comme si l’on eût demandé àchacun une partie du sacrifice exigé d’elle. Le comte déclara avecdégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciensbarbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de suif unecommisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne semontraient qu’aux repas, avaient baissé la tête et ne disaientrien.

On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ;mais on parla peu : on songeait.

Les dames se retirèrent de bonne heure, et les hommes, tout enfumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie,qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens àemployer pour vaincre la résistance de l’officier. Mais il nesongeait qu’à ses cartes, sans rien écouter, sans rienrépondre ; et il répétait sans cesse : « Au jeu, Messieurs, aujeu. » Son attention était si tendue qu’il en oubliait de cracher,ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Sespoumons sifflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis lesnotes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunescoqs essayant de chanter.

Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait desommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elleétait « du matin », toujours levée avec le soleil, tandis que sonhomme était « du soir », toujours prêt à passer la nuit avec desamis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule devant le feu», et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pourraitrien tirer, on déclara qu’il était temps de s’en aller, et chacungagna son lit.

On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain avec unespoir indéterminé, un désir plus grand de s’en aller, une terreurdu jour à passer dans cette horrible petite auberge.

Hélas ! les chevaux restaient à l’écurie, le cocherdemeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour dela voiture.

Le déjeuner fut bien triste ; et il s’était produit commeun refroidissement vis-à-vis de Boule de suif, car la nuit, quiporte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulaitpresque à cette fille, maintenant, de n’avoir pas été trouversecrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonnesurprise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’eût su,d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisantdire à l’officier qu’elle prenait en pitié leur détresse. Pourelle, ça avait si peu d’importance !

Mais personne n’avouait encore ces pensées.

Dans l’après-midi, comme on s’ennuyait à périr, le comte proposade faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppaavec soin et la petite société partit, à l’exception de Cornudet,qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, quipassaient leurs journées dans l’église ou chez le curé.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement lenez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux quechaque pas était une souffrance, et, lorsque la campagne sedécouvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cetteblancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l’âmeglacée et le cœur serré.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient,un peu derrière.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup sicette « garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans unpareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvaitexiger d’une femme un sacrifice aussi pénible, et qu’il devaitvenir d’elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que, si les Françaisfaisaient, comme il en était question, un retour offensif parDieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’à Tôtes. Cetteréflexion rendit les deux autres soucieux. « Si l’on se sauvait àpied », dit Loiseau. Le comte haussa les épaules : « Y songez-vous,dans cette neige ? avec nos femmes ? Et puis nous serionstout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenésprisonniers à la merci des soldats. » C’était vrai : on se tut.

Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contraintesemblait les désunir.

Tout à coup, au bout de la rue, l’officier parut. Sur la neigequi fermait l’horizon, il profilait sa grande taille de guêpe enuniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvementparticulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculerleurs bottes soigneusement cirées.

Il s’inclina en passant près des dames, et regardadédaigneusement les hommes, qui eurent, du reste, la dignité de nese point découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirersa coiffure.

Boule de suif était devenue rouge jusqu’aux oreilles ; etles trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d’êtreainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fillequ’il avait si cavalièrement traitée.

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. MmeCarré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’officiers et qui lesjugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout ;elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il feraitun fort joli hussard, dont toutes les femmes assurémentraffoleraient.

Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigresfurent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dînersilencieux dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormirpour tuer le temps.

On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœursexaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de suif.

Une cloche tinta. C’était pour un baptême. La grosse fille avaitun enfant élevé chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pasune fois l’an et n’y songeait jamais ; mais la pensée de celuiqu’on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite etviolente pour le sien, et elle voulut absolument assister à lacérémonie.

Aussitôt qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis onrapprocha les chaises, car on sentait bien qu’à la fin il fallaitdécider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il étaitd’avis de proposer à l’officier de garder Boule de suif touteseule, et de laisser partir les autres.

M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais ilredescendit presque aussitôt. L’Allemand, qui connaissait la naturehumaine, l’avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout lemonde tant que son désir ne serait pas satisfait.

Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata : « Nousn’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est sonmétier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouvequ’elle n’a pas le droit de refuser l’un plutôt que l’autre. Jevous demande un peu, ça a pris tout ce qu’elle a trouvé dans Rouen,même des cochers ! oui, Madame, le cocher de lapréfecture ! Je le sais bien, moi, il achète son vin à lamaison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras, ellefait la mijaurée, cette morveuse !… Moi, je trouve qu’il seconduit très bien, cet officier. Il est peut-être privé depuislongtemps ; et nous étions là trois qu’il aurait sans doutepréférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Ilrespecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Iln’avait qu’à dire : « Je veux », et il pouvait nous prendre deforce avec ses soldats. »

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolieMme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme sielle se sentait déjà prise de force par l’officier.

Les hommes, qui discutaient à l’écart, se rapprochèrent.Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misérable » pieds etpoings liés à l’ennemi. Mais le comte, issu de trois générationsd’ambassadeurs, et doué d’un physique de diplomate, était partisande l’habileté : « Il faudrait la décider », dit-il.

Alors on conspira.

Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et ladiscussion devint générale, chacun donnant son avis. C’était fortconvenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatessesde tournures, des subtilités d’expression charmantes, pour dire leschoses les plus scabreuses. Un étranger n’aurait rien compris, tantles précautions du langage étaient observées. Mais la légèretranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde nerecouvrant que la surface, elles s’épanouissaient dans cetteaventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dansleur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’uncuisinier gourmand qui prépare le souper d’un autre.

La gaieté revenait d’elle-même, tant l’histoire leur semblaitdrôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées,mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. A son tour, Loiseaulâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessapoint ; et la pensée brutalement exprimée par sa femmedominait tous les esprits : « Puisque c’est son métier à cettefille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre ? »La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu’à sa placeelle refuserait celui-là moins qu’un autre.

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresseinvestie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dontil s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla leplan des attaques, les ruses à employer, et les surprises del’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemidans la place.

Cornudet cependant restait à l’écart, complètement étranger àcette affaire.

Une attention si profonde tendait les esprits, qu’on n’entenditpoint rentrer Boule de suif. Mais le comte souffla un léger : «Chut » qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tutbrusquement et un certain embarras empêcha d’abord de lui parler.La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités dessalons, l’interrogea : « Était-ce amusant, ce baptême ? »

La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, etles attitudes, et l’aspect même de l’église. Elle ajouta : « C’estsi bon de prier quelquefois. »

Cependant, jusqu’au déjeuner, ces dames se contentèrent d’êtreaimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité àleurs conseils.

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d’abord uneconversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens: Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avecSextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les générauxennemis, et les y réduisant à des servilités d’esclave. Alors sedéroula une histoire fantaisiste, éclose dans l’imagination de cesmillionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaientendormir, à Capoue, Annibal entre leurs bras, et avec lui, seslieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes lesfemmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champde bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu parleurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifiéleur chasteté à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grandefamille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieusemaladie pour la transmettre à Bonaparte, sauvé miraculeusement parune faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela était raconté d’une façon convenable et modérée, oùparfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciterl’émulation. On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de lafemme ici-bas était un perpétuel sacrifice de sa personne, unabandon continu aux caprices des soldatesques.

Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues endes pensées profondes. Boule de suif ne disait rien.

Pendant tout l’après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieude l’appeler « madame », comme on avait fait jusque-là, on luidisait simplement « mademoiselle », sans que personne sût bienpourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degrédans l’estime qu’elle avait escaladée, lui faire sentir sasituation honteuse.

An moment où l’on servit le potage, M. Follenvie reparut,répétant sa phrase de la veille : « L’officier prussien faitdemander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a point encore changéd’avis. »

Boule de suif répondit sèchement : « Non, Monsieur. »

Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrasesmalheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir desexemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse sanspréméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendrehommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs surles grands faits de la vie des saints. Or, beaucoup avaient commisdes actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l’Égliseabsout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour lagloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’était un argumentpuissant ; la comtesse en profita. Alors, soit par une de cesententes tacites, de ces complaisances voilées, où excellequiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement parl’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable bêtise, lavieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui.On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente.Celle-là n’était pas troublée par les tâtonnements de lacasuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; safoi n’hésitait jamais ; sa conscience n’avait point descrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, carelle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d’enhaut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneurquand l’intention était louable. La comtesse, mettant à profitl’autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire commeune paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La finjustifie les moyens. »

Elle l’interrogeait :

« Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies,et pardonne le fait quand le motif est pur ?

– Qui pourrait en douter, Madame ? Une action blâmable ensoi devient souvent méritoire par la pensée qui l’inspire. »

Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu,prévoyant ses décisions, le faisant s’intéresser à des choses qui,vraiment, ne le regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parolede la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistanceindignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant unpeu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de sonordre, de sa supérieure, d’elle-même, et de sa mignonne voisine, lachère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre poursoigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de lapetite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leurmaladie. Et tandis qu’elles étaient arrêtées en route par lescaprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaientmourir qu’elles auraient sauvés peut-être ! C’était saspécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait étéen Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes,elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et àtrompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser desblessés dans les remous des batailles, et, mieux qu’un chef,dompter d’un mot les grands soudards indisciplinés ; une vraiebonne sœur Ran-tan-plan, dont la figure ravagée, crevée de troussans nombre, paraissait une image des dévastations de laguerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l’effet semblaitexcellent.

Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans leschambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans lamatinée.

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée laveille le temps de germer et de pousser ses fruits.

La comtesse proposa de faire une promenade dansl’après-midi ; alors le comte, comme il était convenu, prit lebras de Boule de suif, et demeura derrière les autres, avecelle.

Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux,que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : « machère enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de sonhonorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de laquestion :

« Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-mêmeà toutes les violences qui suivraient un échec des troupesprussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances quevous avez eues si souvent en votre vie ? »

Boule de suif ne répondit rien.

Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par lessentiments. Il sut rester « monsieur le comte », tout en semontrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin.Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leurreconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : « Et tusais, ma chère, il pourrait se vanter d’avoir goûté d’une joliefille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. »

Boule de suif ne répondit pas et rejoignit la société.

Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus.L’inquiétude était extrême. Qu’allait-elle faire ? Si ellerésistait, quel embarras ! L’heure du dîner sonna ; onl’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que MlleRousset se sentait indisposée, et qu’on pouvait se mettre à table.Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha del’aubergiste, et, tout bas : « Ca y est ? – Oui. » Parconvenance. il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fitseulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir desoulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parutsur les visages. Loiseau cria : « Saperlipopette ! je paye duchampagne si l’on en trouve dans l’établissement » – et Mme Loiseaueut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteillesaux mains. Chacun était devenu subitement communicatif etbruyant ; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comteparut s’apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, lemanufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversationfut vive, enjouée, pleine de traits.

Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: « Silence ! » Tout le monde se tut, surpris, presque effrayédéjà. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut ! » des deuxmains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit,de sa voix naturelle :

« Rassurez-vous, tout va bien. »

On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa. Au boutd’un quart d’heure il recommença la même farce, la renouvelasouvent dans la soirée ; et il faisait semblant d’interpellerquelqu’un à l’étage au-dessus, en lui donnant des conseils à doublesens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments ilprenait un air triste pour soupirer : « Pauvre fille ! » oubien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : « Gueux dePrussien, va ! » Quelquefois, au moment où l’on n’y songeaitplus, il poussait, d’une voix vibrante, plusieurs : « Assez !assez ! » et ajoutait, comme se parlant à lui-même : « Pourvuque nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, lemisérable ! »

Bien que ces plaisanteries fussent d’un goût déplorable, ellesamusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dépend desmilieux comme le reste, et l’atmosphère qui s’était peu à peu crééeautour d’eux était chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusionsspirituelles et discrètes. Les regards luisaient ; on avait bubeaucoup. Le comte, qui conservait, même en ses écarts, sa grandeapparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la findes hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s’ouvrirune route vers le sud. Loiseau, lancé, se leva, un verre dechampagne à la main : « Je bois à notre délivrance ! » Tout lemonde fut debout : on l’acclamait. Les deux bonnes sœurs,elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremperleurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamaisgoûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonadegazeuse, mais que c’était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

« C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourraitpincer un quadrille. »

Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; ilparaissait même plongé dans des pensées très graves, et tiraitparfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloirallonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer,Loiseau qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit enbredouillant : « Vous n’êtes pas farce, vous, ce soir ; vousne dites rien, citoyen ? » Mais Cornudet releva brusquement latête, et, parcourant la société d’un regard luisant et terrible : «Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie ! » Ilse leva, gagna la porte, répéta encore une fois : « Uneinfamie ! » et disparut.

Cela jeta un froid d’abord. Loiseau, interloqué, restaitbête ; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se torditen répétant : « Ils sont trop verts mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne comprenait pas, il raconta les « mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces damess’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadonpleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.

« Comment ! vous êtes sûr ! Il voulait…

– Je vous dis que je l’ai vu.

– Et, elle a refusé…

– Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.

– Pas possible ?

– Je vous le jure. »

Le comte étouffait. L’industriel se comprimait le ventre à deuxmains. Loiseau continuait :

« Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, maispas du tout. »

Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés,toussant.

On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la naturedes orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils secouchaient, que « cette chipie » de petite Carré-Lamadon avait rijaune toute la soirée : « Tu sais, les femmes, quand ça en tientpour l’uniforme, qu’il soit français ou bien prussien, ça leur est,ma foi, bien égal. Si ce n’est pas une pitié, Seigneur Dieu !»

Et toute la nuit, dans l’obscurité du corridor coururent commedes frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils àdes souffles, des effleurements de pieds nus, d’imperceptiblescraquements. Et l’on ne dormit que très tard, assurément, car desfilets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Lechampagne a de ces effets-là ; il trouble, dit-on, lesommeil.

Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neigeéblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant laporte, tandis qu’une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leursplumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d’un pointnoir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, etcherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ilséparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipesur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidementempaqueter des provisions pour le reste du voyage.

On n’attendait plus que Boule de suif. Elle parut.

Elle semblait un peu troublée, honteuse, et elle s’avançatimidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un même mouvement, sedétournèrent comme s’ils ne l’avaient pas aperçue. Le comte pritavec dignité le bras de sa femme et l’éloigna de ce contactimpur.

La grosse fille s’arrêta, stupéfaite ; alors, ramassanttout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un «bonjour, Madame » humblement murmuré. L’autre fit de la tête seuleun petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertuoutragée. Tout le monde semblait affairé, et l’on se tenait loind’elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puison se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière,et reprit en silence la place qu’elle avait occupée pendant lapremière partie de la route.

On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais MmeLoiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix àson mari : « Heureusement que je ne suis pas à côté d’elle. »

La lourde voiture s’ébranla, et le voyage recommença.

On ne parla point d’abord. Boule de suif n’osait pas lever lesyeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous sesvoisins, et humiliée d’avoir cédé, souillée par les baisers de cePrussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetée.

Mme la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompitbientôt ce pénible silence.

« Vous connaissez, je crois, Mme d’Etrelles ?

– Oui, c’est une de mes amies.

– Quelle charmante femme !

– Ravissante ! Une vraie nature d’élite, fort instruited’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts : elle chante àravir et dessine dans la perfection ! »

Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracasdes vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon – échéance – prime– à terme. »

Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l’auberge,engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées,attaqua un bésigue avec sa femme.

Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire quipendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurslèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus,précipitant leur vague murmure comme pour une coursed’orémus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille,se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottementrapide et continu.

Cornudet songeait, immobile.

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : «Il fait faim », dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d’où elle fit sortirun morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranchesminces et fermes, et tous deux se mirent à manger. « Si nous enfaisions autant », dit la comtesse. On y consentit et elle déballales provisions préparées pour les deux ménages. C’était, dans un deces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence,pour indiquer qu’un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuteriesucculente, où de blanches rivières de lard traversaient la chairbrune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beaucarré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : «faits divers » sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson quisentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en mêmetemps dans les vastes poches de son paletot-sac, tira de l’unequatre œufs durs et de l’autre le croûton d’un pain. Il détacha lacoque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre àmême les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles dejaune clair qui semblaient, là-dedans, des étoiles.

Boule de suif, dans la hâte et l’effarement de son lever,n’avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée,suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Unecolère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pourleur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait auxlèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspérationl’étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentaitnoyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaientsacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre etinutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonneschoses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux pouletsluisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatrebouteilles de bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, commeune corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer.Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots commeles enfants ; mais les pleurs montaient, luisaient au bord deses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant desyeux, roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirentplus rapides coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’uneroche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sapoitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide etpâle, espérant qu’on ne la verrait pas.

Mais la comtesse s’en aperçut et prévint son mari d’un signe. Ilhaussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous ? cen’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe, etmurmura : « Elle pleure sa honte. »

Les deux bonnes sœurs s’étaient remises à prier, après avoirroulé dans un papier le reste de leur saucisson.

Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longuesjambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras,sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et semit à siffloter la Marseillaise.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire,assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux,agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens quientendent un orgue de barbarie.

Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnaitles paroles :

Amour sacré de la patrie,

Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,

Liberté, liberté chérie,

Combats avec tes défenseurs !

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’àDieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers lescahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscuritéprofonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce,son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las etexaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappelerchaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot,qu’elle n’avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans lesténèbres.

Chapitre 7Les Dimanches d’un bourgeois de Paris

1. Préparatifs de voyage

Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoupd’autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dansun ministère par la protection d’une de ses tantes, qui tenait undébit de tabac où s’approvisionnait un chef de division.

Il avança très lentement et serait peut-être mort commis dequatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nosdestinées.

Il a aujourd’hui cinquante-deux ans, et c’est à cet âgeseulement qu’il commence à parcourir, en touriste, toute cettepartie de la France qui s’étend entre les fortifications et laprovince.

L’histoire de son avancement peut être utile à beaucoupd’employés, comme le récit de ses promenades servira sans doute àbeaucoup de Parisiens qui les prendront pour itinéraires de leurspropres excursions, et sauront, par son exemple, éviter certainesmésaventures qui lui sont advenues.

M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1.800 francs. Parun effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs,qui le laissaient languir dans l’attente éternelle et désespérée del’augmentation, cet idéal de l’employé.

Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le fairevaloir : et puis il était trop fier, disait-il. Et puis sa fiertéconsistait à ne jamais saluer ses supérieurs d’une façon vile etobséquieuse, comme le faisaient, à son avis, certains de sescollègues qu’il ne voulait pas nommer. Il ajoutait encore que safranchise gênait bien des gens, car il s’élevait, comme tous lesautres d’ailleurs, contre les passe-droits, les injustices, lestours de faveur donnés à des inconnus, étrangers à la bureaucratie.Mais sa voix indignée ne passait jamais la porte de la case où ilbesognait, selon son mot : « Je besogne… dans les deux sens,monsieur ».

Comme employé d’abord, comme Français ensuite, comme hommed’ordre enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernementétabli, étant fanatique du pouvoir… autre que celui des chefs.

Chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il se postait sur lepassage de l’empereur afin d’avoir l’honneur de se découvrir : etil s’en allait tout orgueilleux d’avoir salué le chef del’État.

A force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : ill’imita dans la coupe de sa barbe, l’arrangement de ses cheveux, laforme de sa redingote, sa démarche, son geste – combien d’hommes,dans chaque pays, semblent des portraits du prince ! – Ilavait peut-être une vague ressemblance avec Napoléon III, mais sescheveux étaient noirs – il les teignit. Alors la similitude futabsolue ; et, quand il rencontrait dans la rue un autremonsieur représentant aussi la figure impériale, il en était jalouxet le regardait dédaigneusement. Ce besoin d’imitation devintbientôt son idée fixe, et, ayant entendu un huissier des Tuileriescontrefaire la voix de l’empereur, il en prit à son tour lesintonations et la lenteur calculée.

Il devint aussi tellement pareil à son modèle qu’on les auraitconfondus, et des gens au ministère, des hauts fonctionnaires,murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ;on en parla au ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais, àsa vue, il se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : « C’estdrôle, vraiment drôle ! » On l’entendit, et le lendemain, lesupérieur direct de Patissot proposa son subordonné pour unavancement de trois cents francs, qu’il obtint immédiatement.

Depuis lors, il marcha d’une façon régulière, grâce à cettefaculté simiesque d’imitation. Même une inquiétude vague, comme lepressentiment d’une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnaitses chefs, qui lui parlaient avec déférence.

Mais quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Ilse sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, serasa complètement et fit couper ses cheveux courts, obtenant ainsiun aspect paterne et doux fort peu compromettant.

Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu’ilavait exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinctde conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications etentravèrent son avancement. Lui aussi changea d’opinion ; maisla République n’étant pas un personnage palpable et vivant à quil’on peut ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité,il se trouva plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresseépouvantable, arrêté dans tous ses besoins d’imitation, aprèsl’insuccès d’une tentative vers son idéal dernier : M. Thiers.

Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sapersonnalité. Il chercha longtemps ; puis, un matin, il seprésenta au bureau avec un chapeau neuf qui portait comme cocarde,au côté droit, une très petite rosette tricolore. Ses collèguesfurent stupéfaits ; on en rit toute la journée, et lelendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la gravité de sonattitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore unefois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ceune simple affirmation de patriotisme ? – ou le témoignage deson ralliement à la République ? – ou peut être la marquesecrète de quelque affiliation puissante ? – Mais alors, pourla porter si obstinément, il fallait être bien assuré d’uneprotection occulte et formidable. Dans tous les cas il était sagede se tenir sur ses gardes, d’autant plus que son imperturbablesang-froid devant toutes les plaisanteries augmentait encore lesinquiétudes. On le ménagea derechef, et son courage à la Gribouillele sauva, car il fut enfin nommé commis principal, le 1er janvier1880.

Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour durepos et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit.Ses dimanches étaient généralement passés à lire des romansd’aventures et à régler avec soin des transparents qu’il offraitensuite à ses collègues. Il n’avait pris, en son existence, quetrois congés, de huit jours chacun, pour déménager. Maisquelquefois, aux grandes fêtes, il partait par un train de plaisirà destination de Dieppe ou du Havre, afin d’élever son âme auspectacle imposant de la mer.

Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise. Il vivaitdepuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence,chaste d’ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horriblel’envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement leprit qui lui fit craindre une attaque. S’étant transporté chez unmédecin, il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance :

« M. X…, cinquante-deux ans, célibataire, employé. – Naturesanguine, menace de congestion. – Lotions d’eau froide, nourrituremodérée, beaucoup d’exercice.

« Montellier, D.M.P. »

Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, ilgarda tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, rouléeen manière de turban, tandis que des gouttes d’eau, sans cesse,tombaient sur ses expéditions, qu’il lui fallait recommencer. Ilrelisait à tout instant l’ordonnance, avec l’espoir, sans doute,d’y trouver un sens inaperçu, de pénétrer la pensée secrète dumédecin, et de découvrir aussi quel exercice favorable pourraitbien le mettre à l’abri de l’apoplexie.

Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier.L’un d’eux lui conseilla la boxe. Il s’enquit aussitôt d’unprofesseur et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup depoing droit qui le détacha à jamais de ce divertissement salutaire.La canne le fit râler d’essoufflement, et il fut si bien courbaturépar l’escrime, qu’il en demeura deux nuits sans dormir. Alors ileut une illumination. C’était de visiter à pied, chaque dimanche,les environs de Paris et même certaines parties de la capitalequ’il ne connaissait pas.

Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant touteune semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença lespréparatifs.

Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que depauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des ruesavec importunité, il se rendit dans les magasins avec la simpleintention de voir, se réservant d’acheter plus tard.

Il visita d’abord l’établissement d’un bottier soi-disantaméricain, demandant qu’on lui montrât de forts souliers pourvoyages ! On lui exhiba des espèces d’appareils blindés encuivre comme des navires de guerre, hérissés de pointes comme uneherse de fer, et qu’on lui affirma être confectionnés en cuir debison des Montagnes Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu’ilen aurait volontiers acheté deux paires. Une seule lui suffisaitcependant. Il s’en contenta ; et il partit, la portant sousson bras, qui fut bientôt tout engourdi.

Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, commeceux des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile àvoile passées à l’huile et montant jusqu’aux genoux.

Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, unelunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendusaux flancs des coteaux ; enfin une carte de l’état-major quilui permettrait de se diriger sans demander sa route aux paysanscourbés au milieu des champs.

Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut àacquérir un léger vêtement d’alpaga que la célèbre maison Raminaulivrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modiquesomme de six francs cinquante centimes.

Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune hommedistingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des onglesroses comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fitvoir le vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence del’annonce. Alors Patissot hésitant, interrogea : « Mais enfin,monsieur, est-ce d’un bon usage ? » – L’autre détourna lesyeux avec un embarras bien joué comme un honnête homme qui ne veutpas tromper la confiance d’un client, et, baissant le ton d’un airhésitant : « Mon Dieu, monsieur, vous comprenez que pour six francscinquante on ne peut pas livrer un article pareil à celui-ci, parexemple… » Et il prit un veston sensiblement mieux que le premier.Après l’avoir examiné, Patissot s’informa du prix. – « Douze francscinquante. » C’était tentant. Mais, avant de se décider, ilinterrogea de nouveau le grand jeune homme, qui le regardaitfixement, en observateur. – « Et… c’est très bon cela ? vousle garantissez ? » – « Oh ! certainement, monsieur, c’estexcellent et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu’ilfût mouillé ! Oh ! pour être bon, c’est bon ; maisvous comprenez bien qu’il y a marchandise et marchandise. Pour leprix, c’est parfait. Douze francs cinquante, songez donc, ce n’estrien. Il est bien certain qu’une jaquette de vingt-cinq francsvaudra mieux. Pour vingt-cinq francs, vous avez tout ce qu’il y ade supérieur ; aussi fort que le drap, plus durable même.Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne changejamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C’est en même tempsplus chaud et plus léger. » Et il déployait sa marchandise, faisaitmiroiter l’étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour fairevaloir l’excellence de la qualité. Il parlait interminablement,avec conviction, dissipant les hésitations par le geste et par larhétorique.

Patissot fut convaincu, il acheta. L’aimable vendeur ficela lepaquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, ilcontinuait à vanter avec emphase la valeur de l’acquisition. Quandelle fut payée, il se tut soudain ; salua d’un « Au plaisir,Monsieur » qu’accompagnait un sourire d’homme supérieur, et tenantle vantail ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait envain de le saluer, ses deux mains étant chargées de paquets.

M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premieritinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnituresferrées faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher,tomba et se promit de faire attention. Puis il étendit sur deschaises toutes ses emplettes, qu’il considéra longtemps, et ils’endormit avec cette pensée : « C’est étrange que je n’aie passongé plus tôt à faire des excursions à la campagne ! »

2. Première sortie

M. Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Ilrêvait à l’excursion projetée pour le dimanche suivant, et un granddésir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin des’attendrir devant les arbres, cette soif d’idéal champêtre quihante au printemps les Parisiens.

Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il futdebout.

Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte decheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménagespauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel quiapparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleufoncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des volsd’hirondelles qu’on ne pouvait suivre qu’une seconde. Il se ditque, de là-haut, elles devraient découvrir la campagne lointaine,la verdure des coteaux boisés, tout un déploiement d’horizons.

Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans lafraîcheur des feuilles. Il s’habilla bien vite, chaussa sesformidables souliers et demeura très longtemps à sangler sesguêtres dont il n’avait point l’habitude. Après avoir chargé sur ledos son sac bourré de viande, de fromages et de bouteilles de vin(car l’exercice assurément lui creuserait l’estomac), il partit, sacanne à la main.

Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs,pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient pluslégère son allure. Des gens se retournaient pour le voir, un chienjappa ; un cocher, en passant, lui cria : « Bon voyage,monsieur Dumolet ! » Mais lui s’en fichait carrément, et ilallait sans se retourner, toujours plus vite, faisant, d’un aircrâne, le moulinet avec sa canne.

La ville s’éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumièred’une belle journée de printemps. Les façades des maisonsluisaient, les serins chantaient dans leurs cages, et une gaietécourait les rues, éclairait les visages, mettait un rire partout,comme un contentement des choses sous le clair soleil levant.

Il gagnait la Seine pour prendre l’Hirondelle qui le déposeraità Saint-Cloud et, au milieu de l’ahurissement des passants, ilsuivit la rue de la Chaussée-d’Antin, le boulevard, la rue Royale,se comparant mentalement au Juif Errant. En remontant sur letrottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une foisglissèrent sur le granit, et lourdement, il s’abattit, avec unbruit terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il seremit en marche plus doucement, jusqu’à la Seine où il attendit uneHirondelle.

Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toutepetite d’abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elleprenait en son esprit des allures de paquebot, comme s’il allaitpartir pour un long voyage, passer les mers, voir des peuplesnouveaux et des choses inconnues. Elle accosta et il prit place.Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettesvoyantes, des rubans de chapeau éclatants et de grosses figuresécarlates. Patissot se plaça, tout à l’avant, debout, les jambesécartées à la façon des matelots, pour faire croire qu’il avaitbeaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les petits remous desMouches, il s’arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir sonéquilibre.

Après la station du Point-du-Jour, la rivière s’élargissait,tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu’on eutpassé entre deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont laverdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça leBas-Meudon, puis Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissotdescendit.

Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l’état-major, pourne commettre aucune erreur.

C’était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouverla Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner,par cette route, Versailles dont il visiterait le parc avantdîner.

Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, lesjambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière sesgros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, ils’arrêta avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de sondépart, il avait oublié sa lunette marine.

Enfin, voici les bois. Alors, malgré l’effroyable chaleur,malgré la sueur qui lui coulait du front, et le poids de sonharnachement, et les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôtil trotta vers la verdure, avec de petits bonds, comme les vieuxchevaux poussifs.

Il entra sous l’ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et unattendrissement le prit devant les multitudes de petites fleursdiverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes,montées sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Desinsectes de toutes couleurs, de toutes les formes trapus, allongés,extraordinaires de construction, des monstres effroyables etmicroscopiques, faisaient péniblement des ascensions de brinsd’herbe qui ployaient sous leurs poids. Et Patissot admirasincèrement la création. Mais, comme il était exténué, ils’assit.

Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l’intérieurde son sac. Une des bouteilles s’était cassée, dans sa chuteassurément, et le liquide, retenu par l’imperméable toile cirée,avait fait une soupe au vin de ses nombreuses provisions.

Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, unmorceau de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en sedésaltérant avec du bordeaux fermenté, couvert d’une écume rosedésagréable à l’œil.

Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir denouveau consulté sa carte, il repartit.

Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour querien ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s’orienter,réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui,sur le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôtqu’il était absolument égaré.

Devant lui s’ouvrait une ravissante allée dont le feuillage unpeu grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes desoleil qui illuminaient des marguerites blanches cachées dans lesherbes. Elle était allongée interminablement, et vide, et calme.Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait,s’arrêtant parfois sur une fleur qu’il inclinait, et repartaitpresque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corpsénorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailestransparentes, et démesurément petites. Patissot l’observait avecun profond intérêt, quand quelque chose remua sous ses pieds. Ileut peur d’abord, et sauta de côté ; puis, se penchant avecprécaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une noisette,qui faisait des bonds énormes.

Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans lesmains. Alors, avec des précautions infinies, il se traîna verselle, sur les genoux, avançant tout doucement, tandis que son sac,sur son dos, semblait une carapace énorme et lui donnait l’aird’une grosse tortue en marche. Quand il fut près de l’endroit où labestiole s’était arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mainsen avant, tomba le nez dans le gazon, se releva avec deux poignéesde terre et point de grenouille. Il eut beau chercher, il ne laretrouva pas.

Dès qu’il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deuxpersonnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femmeagitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portaitsa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant: « Monsieur ! monsieur ! » Il s’essuya le front etrépondit : « Madame ! – Monsieur, nous sommes perdus, tout àfait perdus ! » Une pudeur l’empêcha de faire le même aveu etil affirma gravement : « Vous êtes sur la route de Versailles. –Comment, sur la route de Versailles ? mais nous allons àRueil. » Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément : «Madame, je vais vous montrer, avec ma carte d’état-major, que vousêtes bien sur la route de Versailles. » Le mari s’approchait. Ilavait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, unebrunette énergique, s’emporta, dès qu’il fut près d’elle : « Viensvoir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant.Tiens, regarde la carte d’état-major que Monsieur aura la bonté dete montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu, monDieu ! comme il y a des gens stupides ! Je t’avais ditpourtant de prendre à droite, mais tu n’a pas voulu ; tu croistoujours tout savoir. » Le pauvre garçon semblait désolé. Ilrépondit : « Mais, ma bonne amie, c’est toi… » Elle ne le laissapas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage,jusqu’à l’heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables versles taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, detemps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant,quelque chose comme « tiiit » qui ne semblait nullement étonner safemme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.

La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l’employé avec unsourire : « Si Monsieur veut bien le permettre, nous ferons routeavec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer àcoucher dans le bois. » Ne pouvant refuser, il s’inclina, le cœurtorturé d’inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.

Ils marchèrent longtemps ; l’homme toujours criait : «tiiit » ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre lacampagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésieflottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière etcharmante qui emplit le bois à l’approche de la nuit. La petitefemme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sabouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui sans luirépondre, hurlait sans cesse : « tiiit », de plus en plus fort. Legros employé, à la fin lui demanda : « Pourquoi criez-vous commeça ? » L’autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit :« C’est mon pauvre chien que j’ai perdu. – Comment ! vous avezperdu votre chien ? – Oui, nous l’avions élevé à Paris ;il n’était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu desfeuilles, il fut tellement content, qu’il s’est mis à courir commeun fou. Il est entré dans le bois, et j’ai eu beau l’appeler, iln’est pas revenu. Il va mourir de faim la dedans… tiiit. » La femmehaussait les épaules. « Quand on est aussi bête que toi, on n’a pasde chien ! » Mais il s’arrêta, se tâtant le corpsfiévreusement. Elle le regardait : « Eh bien, quoi ! – Je n’aipas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras. J’aiperdu mon portefeuille… Mon argent était dedans. » – Cette fois,elle suffoqua de colère : « Eh bien, va le chercher ! » Ilrépondit doucement : « Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ?» Patissot répondit hardiment : « Mais à Versailles ! » – Et,ayant entendu parler de l’hôtel des Réservoirs, il l’indiqua. Lemari se retourna et, courbé vers la terre que son œil anxieuxparcourait, criant : « tiiit »à tout moment, il s’éloigna. – Il futlongtemps à disparaître, l’ombre plus épaisse l’enveloppa, et savoix encore, de très loin, envoyait son « tiiit » lamentable, plusaigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoirs’éteignait.

Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sousl’ombre touffue du bois, à cette heure langoureuse du crépuscule,avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait à son bras. Et,pour la première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charmedes poétiques amours, la douceur des abandons, et la participationde la nature à nos tendresses qu’elle enveloppe. Il cherchait desmots galants, qu’il ne trouvait pas, d’ailleurs. Mais unegrand’route se montra, des maisons apparurent à droite ; unhomme passa. Patissot, tremblant, demanda le nom du pays. «Bougival. – Comment ! Bougival ? vous êtes sûr ? –Parbleu ! j’en suis. »

La femme riait comme une petite folle. – L’idée de son mariperdu la rendait malade de rire. – On dîna au bord de l’eau, dansun restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontantmille histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle de sonvoisin. – Puis, au départ, elle s’écria : « Mais j’y pense, je n’aipas le sou, puisque mon mari a perdu son portefeuille. » – Patissots’empressa, ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu’il faudrait,tira un louis, s’imaginant qu’il ne pourrait présenter moins. Ellene disait rien, mais elle tendit la main, prit l’argent, prononçaun « merci » grave qu’un sourire suivit bientôt, noua en minaudantson chapeau devant la glace, ne permit pas qu’on l’accompagnât,maintenant qu’elle savait où aller, et partit finalement comme unoiseau qui s’envole, tandis que Patissot, très morne, faisaitmentalement le compte des dépenses de la journée.

Il n’alla pas au ministère le lendemain, tant il avait lamigraine.

3. Chez un ami

Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et ildépeignait poétiquement les lieux qu’il avait traversés,s’indignant de rencontrer si peu d’enthousiasme autour de lui.Seul, un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin,surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitaitlui-même la campagne, avait un petit jardin qu’il cultivait avecsoin ; il se contentait de peu, et était parfaitement heureux,disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et laconcordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Lepère Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l’invita àdéjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison deColombes.

Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreusesrecherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce deruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et,tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée àdeux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un êtreinnommable qui devait cependant être une femme. La poitrinesemblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loquespendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés,des plumes de pigeon voltigeaient. Elle regardait le visiteur d’unair furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un momentde silence, elle demanda :

« Qu’est-ce que vous désirez ?

– M. Boivin.

– C’est ici. Qu’est-ce que vous lui voulez, à M.Boivin ?

Patissot, troublé, hésitait.

– Mais il m’attend.

Elle eut l’air encore plus féroce et reprit :

– Ah ! c’est vous qui venez pour le déjeuner ?

Il balbutia un « oui » tremblant. Alors, se tournant vers lamaison, elle cria d’une voix rageuse :

– Boivin, voilà ton homme ! »

Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d’une sorte debaraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chausséeseulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait unpantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panamacrasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l’emmena dansce qu’il appelait son jardin : c’était, au bout d’un nouveaucouloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir etentouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulementpendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets,des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puitssans air et chauffé comme un four par la réverbération destoits.

– Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin, mais les murs des voisinsm’en tiennent lieu, et j’ai de l’ombre comme dans un bois.

Puis, prenant Patissot par un bouton :

– Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise :elle n’est pas commode, hein ! Mais vous n’êtes pas au bout,attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m’empêcher de sortir,elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que deshardes trop usées pour la ville. Aujourd’hui j’ai des effetspropres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C’estentendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher monpantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! J’aicompté sur vous n’est-ce pas ?

Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches etse mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait,soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d’eaupareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutespour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin leguidait :

– Ici, à cette plante… encore un peu… Assez ! A cetteautre.

Mais l’arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissotrecevaient plus d’eau que les fleurs ; le bas de son pantalon,trempé, s’imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, ilrecommença, retrempa ses pieds, ressua en faisant geindre le volantde la pompe ; et, quand, exténué, il voulait s’arrêter, lepère Boivin, suppliant, le tirait par le bras.

– Encore un arrosoir, un seul, et c’est fini.

Pour le remercier, il lui fit don d’une rose ; mais d’unerose tellement épanouie qu’au contact de la redingote de Patissotelle s’effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sortede poire verdâtre qui l’étonna beaucoup. Il n’osa rien dire, pardiscrétion. Boivin fit semblant de ne pas voir.

Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :

– Viendrez-vous à la fin ? Quand on vous dit que c’estprêt !

Ils se dirigèrent vers la chaufferette, aussi tremblants quedeux coupables.

Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, étaiten plein soleil, et aucune chaleur d’étuve n’égalait celle de sesappartements.

Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, secollaient sur la graisse ancienne d’une table de sapin, au milieude laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieuxbouilli réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient despommes de terre tachetées. On s’assit. On mangea.

Une grande carafe pleine d’eau légèrement teintée de rougetirait l’œil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme:

– Dis donc, ma chérie, pour l’occasion, ne vas-tu pas nousdonner un peu de vin pur ?

Elle le dévisagea furieusement :

– Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et quevous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci del’occasion !

Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommesde terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ;quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elledéclara.

– C’est tout. Filez maintenant.

Boivin la contemplait, stupéfait.

– Mais le pigeon ? le pigeon que tu plumais cematin ?

Elle mit ses mains sur ses hanches.

– Vous n’en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènesdes gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y adans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir,Monsieur ?

Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et lepetit père Boivin, dit Boileau, coula dans l’oreille de Patissot:

– Attendez-moi une minute et nous filons !

Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter satoilette ; alors Patissot entendit ce dialogue :

– Donne-moi vingt sous, ma chérie ?

– Qu’est-ce que tu veux faire avec vingt sous ?

– Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujoursbon d’avoir de l’argent.

Elle hurla, pour être entendue du dehors :

– Non, Monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cethomme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tesdépenses de la journée.

Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci,voulant être poli, s’inclina devant la maîtresse du logis, etbalbutia :

– Madame… remerciement… gracieux accueil…

Elle répondit :

– C’est bon, – mais n’allez pas me le ramener soûl, parce quevous auriez affaire à moi – vous savez !

Et ils partirent.

On gagna le bord de la Seine, en face d’une île plantée depeupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra lebras de son voisin.

– Hein ! dans huit jours, on y sera, monsieur Patissot.

– Où sera-t-on, monsieur Boivin ?

– Mais… à la pêche : elle ouvre le quinze.

Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu’on rencontrepour la première fois la femme qui ravagea votre âme. Il répondit:

– Ah ! … vous êtes pêcheur, monsieur Boivin ?

– Si je suis pêcheur, Monsieur ! Mais c’est ma passion, lapêche !

Alors Patissot l’interrogea avec un profond intérêt. Boivin luinomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire… EtPatissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts,les lieux, les temps convenables pour chaque espèce… Et Patissot sesentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrentque, le dimanche suivant, ils feraient l’ouverture ensemble, pourl’instruction de Patissot, qui se félicitait d’avoir découvert uninitiateur aussi expérimenté.

On s’arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur quefréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs.Devant la porte, le père Boivin eut soin de dire :

– Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien.

Ils se mirent à table. Dès le second verre d’argenteuil,Patissot comprit pourquoi Mme Boivin ne servait que de l’abondanceà son mari : le petit bonhomme perdait la tête ; il pérorait,se leva, voulut faire des tours de force, se mêla, en pacificateur,à la querelle de deux ivrognes qui se battaient ; et il auraitété assommé avec Patissot sans l’intervention du patron. Au café,il était ivre à ne pouvoir marcher, malgré les efforts de son amipour l’empêcher de boire ; et, quand ils partirent, Patissotle soutenait par les bras.

Ils s’enfoncèrent dans la nuit à travers la plaine, perdirent lesentier, errèrent longtemps ; puis, tout à coup, se trouvèrentau milieu d’une forêt de pieux, qui leur arrivaient à la hauteur dunez. C’était une vigne avec ses échalas. Ils circulèrent longtempsau travers, vacillants, affolés, revenant sur leurs pas sansparvenir à trouver le bout. A la fin, le petit père Boivin, ditBoileau, s’abattit sur un bâton qui lui déchira la figure et, sanss’émouvoir autrement, il demeura assis par terre, poussant de toutson gosier, avec une obstination d’ivrogne, des « la-i-tou »prolongés et retentissants, pendant que Patissot, éperdu, criaitaux quatre points cardinaux :

– Holà, quelqu’un ! Holà, quelqu’un !

Un paysan attardé les secourut et les remit dans leurchemin.

Mais l’approche de la maison Boivin épouvantait Patissot. Enfin,on parvint à la porte, qui s’ouvrit brusquement devant eux, et,pareille aux antiques furies, Mme Boivin parut, une chandelle à lamain. Dès qu’elle aperçut son mari, elle s’élança vers Patissot envociférant :

– Ah ! canaille ! je savais bien que vous alliez lesoûler.

Le pauvre bonhomme eut une peur folle, lâcha son ami quis’écroula dans la boue huileuse de la ruelle, et s’enfuit à toutesjambes jusqu’à la gare.

4. Pêche à la ligne

La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie,lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contrela somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit,dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrementfrappé par le style, et il retint le passage suivant :

« En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sanspréceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, àgauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cetteallure de conquête qui n’admet pas de difficulté ? Ehbien ! pêchez avant, pendant et après l’orage, quand le ciels’entr’ouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s’émeutpar les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité,soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondentleurs habitudes dans une sorte de galop universel.

« Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnosticsdes chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à lavictoire ! »

Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons detoutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannespour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément aumoyen d’une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n°15, du n° 12 pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7,emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n’acheta pas devers de vase qu’il était sûr de trouver partout, mais ils’approvisionna d’asticots. Il en avait un grand pot toutplein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes,répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son,comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissotvoulut s’exercer d’avance à les accrocher aux hameçons. Il en pritune avec répugnance ; mais, à peine l’eût-il posée sur lapointe aiguë de l’acier courbé qu’elle creva et se vidacomplètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus desuccès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s’il n’eûtcraint d’épuiser toute sa provision de vermine.

Il partit par le premier train. La gare était pleine de gensarmés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot,semblaient de simples bambous ; mais les autres, d’un seulmorceau, montaient dans l’air en s’amincissant. C’était comme uneforêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, semêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancercomme des mâts au-dessus d’un océan de chapeaux de paille à largesbords.

Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir detoutes les portières, et les impériales, d’un bout à l’autre duconvoi, en étant hérissées, le train avait l’air d’une longuechenille qui se déroulait par la plaine.

On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons futemportée d’assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur letoit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbardeprit tout à coup l’aspect d’un gros porc-épic.

Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans lemême sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusaleminconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceuxdes anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blancleur battait le dos. Ils se hâtaient.

A Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file depersonnes, des hommes en redingote, d’autres en coutil, d’autres enblouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes àmarier, pêchaient.

Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l’attendait.L’accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissanceavec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait trèsfort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les troisayant loué un grand bateau, allèrent s’accrocher presque sous lachute du barrage, dans les remous où l’on prend le plus depoisson.

Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il lalança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec uneattention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait sonfil de l’eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur,quant il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posala ligne à son côté, bourra sa pipe, l’alluma, se croisa les bras,et, sans un coup d’œil au bouchon, il regarda l’eau couler.Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes,il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimablede mettre ces bêtes à mon hameçon. J’ai beau essayer, je n’arrivepas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas medéranger, monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nousamuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança imitantavec soin tous les mouvements de son ami.

La barque contre la chute d’eau dansait follement ; desvagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaientvirer comme une toupie, quoiqu’elle fût amarrée par les deuxbouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait unmalaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange.

On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, trèsnerveux, avait des gestes secs, des hochements de frontdésespérés ; Patissot en souffrait comme d’un désastre ;seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement,sans s’occuper de sa ligne. A la fin, Patissot, navré, se tournavers lui, et, d’une voix triste :

– Ça ne mord pas ?

L’autre répondit simplement :

– Parbleu !

Patissot, étonné, le considéra.

– En prenez-vous quelquefois beaucoup ?

– Jamais !

– Comment, jamais ?

Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique,lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin :

– Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pourpêcher, moi, je viens parce qu’on est très bien ici : on est secouécomme en mer ; si je prends une ligne, c’est pour faire commeles autres.

M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Sonmalaise, vague d’abord, augmentant toujours, prit une forme enfin.On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal despaquebots.

Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s’enaller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face.Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barqued’autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furentdissipés, on s’occupa de déjeuner.

Deux restaurants se présentaient.

L’un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquentépar le fretin des pêcheurs. L’autre, qui portait le nom de « Chaletdes Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pourclientèle l’aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis denaissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrainqui les séparait, et où s’élevait la maison blanche du garde-pêcheet du barragiste. Ces autorités, d’ailleurs, tenaient l’une pour laguinguette, l’autre pour les Tilleuls, et les dissentimentsintérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l’histoirede tout l’humanité.

Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : « On yest très bien servi, et ça n’est pas cher ; vous verrez. Dureste, monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser commevous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse,savez-vous, et elle a juré qu’elle ne vous pardonneraitjamais ! »

Le gros monsieur déclara qu’il ne mangerait qu’aux Tilleuls,parce que c’était, affirmait-il une maison excellente, où l’onfaisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. «Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais oùj’ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami,suivit le gros monsieur.

Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières devoir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu’ilsétaient faits pour s’entendre.

Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveauxamis partirent ensemble le long de la berge, s’arrêtèrent contre lepont du chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l’eau, tout encausant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenanten prenait son parti.

Une famille s’approcha. Le père, avec des favoris de magistrat,tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, detailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses,selon leur âge, et la mère, très forte, manœuvrait avec grâce unecharmante canne à pêche ornée d’une faveur à la poignée. Le pèresalua : « L’endroit est-il bon, Messieurs ? » Patissot allaitparler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » – Toute lafamille sourit et s’installa autour des deux pêcheurs. AlorsPatissot fut saisi d’une envie folle de prendre un poisson, unseul, n’importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de laconsidération à tout le monde ; et il se mit à manœuvrer saligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Illaissait le flotteur suivre le courant jusqu’au bout du fil,donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ;puis, leur faisant décrire en l’air un large cercle, il lesrejetait à l’eau quelques mètres plus haut. Il avait même,pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance,quand sa ligne, qu’il venait d’enlever d’un coup de poignet rapide,se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit uneffort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut,décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l’un deses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs,qu’il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieudu fleuve.

Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau,filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvelami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoifféeet stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout àfait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien letriple de sa valeur.

Puis la famille partit avec dignité.

Patissot prit une autre canne, et, jusqu’au soir, il baigna desasticots. Son voisin dormait tranquillement sur l’herbe. Il seréveilla vers sept heures.

– Allons-nous-en ! dit-il.

Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tombad’étonnement sur le derrière, au bout du fil, un tout petit poissonse balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu’ilétait accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l’avaithappé au passage en sortant de l’eau.

Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu’on lefît frire pour lui tout seul.

Pendant le dîner, l’intimité s’accrut avec sa nouvelleconnaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil,canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et ilaccepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec lapromesse d’une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper deson ami.

La conversation l’intéressa si fort qu’il en oublia sapêche.

La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigeaqu’on la lui apportât. C’était, au milieu de l’assiette, une sorted’allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avecorgueil, et, le soir, sur l’omnibus, il racontait à ses voisinsqu’il avait pris dans la journée quatorze livres de friture.

5. Deux hommes célèbres

M. Patissot avait promis à son ami le canotier qu’il passeraitavec lui la journée du dimanche suivant. Une circonstance imprévuedérangea ses projets. Il rencontra un soir, sur le boulevard, un deses cousins qu’il voyait fort rarement. C’était un journalisteaimable, très lancé dans tous les mondes, et qui proposa sonconcours à Patissot pour lui montrer bien des chosesintéressantes.

– Que faites-vous dimanche, par exemple ?

– Je vais à Argenteuil, canoter.

– Allons donc, c’est assommant, votre canotage ; c’est çaqui ne change jamais. Tenez, je vous emmène avec moi. Je vous feraiconnaître deux hommes illustres et visiter deux maisonsd’artistes.

– Mais on m’a ordonné d’aller à la campagne !

– C’est à la campagne que nous irons. Je ferai, en passant, unevisite à Meissonier, dans sa propriété de Poissy ; puis nousgagnerons à pied Médan, où habite Zola, à qui j’ai mission dedemander son prochain roman pour notre journal.

Patissot, délirant de joie, accepta.

Il acheta même une redingote neuve, la sienne étant un peu usée,afin de se présenter convenablement, et il avait une peur horriblede dire des bêtises, soit au peintre, soit à l’homme de lettres,comme tous les gens qui parlent des arts qu’ils n’ont jamaispratiqués.

Il communiqua ses craintes à son cousin, qui se mit à rire, enlui répondant : « Bah ! faites seulement des compliments, rienque des compliments, toujours des compliments ; ça fait passerles bêtises quand on en dit. Vous connaissez les tableaux deMeissonier ?

– Je crois bien.

– Vous avez lu les Rougon-Macquart ?

– D’un bout à l’autre.

– Ça suffit. Nommez un tableau de temps en temps, citez un romanpar-ci, par-là, et ajoutez : Superbe ! ! !Extraordinaire ! ! ! Délicieuxd’exécution ! ! ! Étrangement puissant, etc. Decette façon on s’en tire toujours. Je sais bien que ces deuxhommes-là sont rudement blasés sur tout ; mais, voyez-vous,les louanges, ça fait toujours plaisir à un artiste. »

Le dimanche matin, ils partirent pour Poissy.

A quelques pas de la gare, au bout de la place de l’église, ilstrouvèrent la propriété de Meissonier. Après avoir passé sous uneporte basse peinte en rouge et que continue un magnifique berceaude vignes, le journaliste s’arrêta et, se tournant vers soncompagnon :

– Comment vous figurez-vous Meissonier ?

Patissot hésitait. Enfin il se décida : « Un petit homme, trèssoigné, rasé, d’allure militaire. » – L’autre sourit : « C’estbien. Venez. » Un bâtiment en forme de chalet, fort bizarre,apparaissait à gauche ; et, à droite, presque en face, un peuen contre-bas, la maison principale. C’était une constructionsingulière où il y avait de tout, de la forteresse gothique, dumanoir, de la villa, de la chaumière, de l’hôtel, de la cathédrale,de la mosquée, de la pyramide, du gâteau de Savoie, de l’orientalet l’occidental. Un style supérieurement compliqué, à rendre fou unarchitecte classique, quelque chose de fantastique et de jolicependant, inventé par le peintre et exécuté sous ses ordres.

Ils entrèrent ; des malles encombraient un petit salon. Unhomme parut, vêtu d’une vareuse et petit. Mais ce qui frappait enlui, c’était sa barbe, une barbe de prophète, invraisemblable, unfleuve, un ruissellement, un Niagara de barbe. Il salua lejournaliste ! « Je vous demande pardon, cher Monsieur ;je suis arrivé hier seulement, et tout est encore bouleversé chezmoi. Asseyez-vous. » – L’autre refusa, s’excusant : « Mon chermaître, je n’étais venu qu’en passant, vous présenter mes hommages.» Patissot, très troublé, s’inclinait à chaque parole de son ami,comme par un mouvement automatique, et il murmura, en bégayant unpeu : « Quelle su-su-perbe propriété ! » Le peintre, flatté,sourit et proposa de la visiter.

Il les mena d’abord dans un petit pavillon d’aspect féodal, oùse trouvait son ancien atelier, donnant sur une terrasse. Puis ilstraversèrent un salon, une salle à manger, un vestibule pleinsd’œuvres d’art merveilleuses, de tapisseries adorables de Beauvais,des Gobelins et des Flandres. Mais le luxe bizarre d’ornementationdu dehors devenait, au dedans, un luxe d’escaliers prodigieux.Escalier d’honneur magnifique, escalier dérobé dans une tour,escalier de service dans une autre, escalier partout !Patissot, par hasard, ouvre une porte et recule stupéfait. C’étaitun temple, cet endroit dont les gens respectables ne prononcent lenom qu’en anglais, un sanctuaire original et charmant, d’un goûtexquis, orné comme une pagode, et dont la décoration avaitassurément coûté de grands efforts de pensée.

Ils visitèrent ensuite le parc, compliqué, mouvementé, torturé,plein de vieux arbres. Mais le journaliste voulut absolumentprendre congé, et, remerciant beaucoup, quitta le maître. Ilsrencontrèrent, en sortant, un jardinier ; Patissot lui demanda: « Y a-t-il longtemps que M. Meissonier possède cela ? » Lebonhomme répondit : « Oh, monsieur, faudrait s’expliquer. Il a bienacheté la terre en 1846, mais la maison ! ! ! il l’adémolie et reconstruite déjà cinq ou six fois depuis… Je suis sûrqu’il y a deux millions là dedans, Monsieur ! »

Et Patissot, en s’en allant, fut pris d’une immenseconsidération pour cet homme, non pas tant à cause de ses grandssuccès, de sa gloire et de son talent, mais parce qu’il mettaittant d’argent pour une fantaisie, tandis que les bourgeoisordinaires se privent de toute fantaisie pour amasser del’argent !

Après avoir traversé Poissy, ils prirent, à pied, la route deMédan. Le chemin suit d’abord la Seine, peuplée d’îles charmantesen cet endroit, puis remonte pour traverser le joli village deVillaines, redescend un peu, et pénètre enfin au pays habité parl’auteur des Rougon-Macquart.

Une église ancienne et coquette, flanquée de deux tourelles, seprésenta d’abord sur la gauche. Ils firent encore quelques pas, etun paysan qui passait leur indiqua la porte du romancier.

Avant d’entrer, ils examinèrent l’habitation. Une grandeconstruction carrée et neuve, très haute, semblait avoir accouché,comme la montagne de la fable, d’une toute petite maison blancheblottie à son pied. Cette dernière maison, la demeure primitive, aété bâtie par l’ancien propriétaire. La tour fut édifiée parZola.

Ils sonnèrent. Un chien énorme, croisement de montagnard et deterre-neuve, se mit à hurler si terriblement que Patissot éprouvaitun vague désir de retourner sur ses pas. Mais un domestique,accourant, calma Bertrand, ouvrit la porte et reçut la carte dujournaliste pour la porter à son maître.

« Pourvu qu’il nous reçoive ! murmurait Patissot ; çam’ennuierait rudement d’être venu jusqu’ici sans le voir. »

Son compagnon souriait :

– Ne craignez rien ; j’ai mon idée pour entrer.

Mais le domestique, qui revenait, les pria simplement de lesuivre.

Ils pénétrèrent dans la construction neuve, et Patissot, fortému, soufflait en gravissant un escalier de forme ancienne, qui lesconduisit au second étage.

Il cherchait en même temps à se figurer cet homme dont le nomsonore et glorieux résonne en ce moment à tous les coins du monde,au milieu de la haine exaspérée des uns, de l’indignation vraie oufeinte des gens du monde, du mépris envieux de quelques confrères,du respect de toute une foule de lecteurs, et de l’admirationfrénétique d’un grand nombre ; et il s’attendait à voirapparaître une sorte de géant barbu, d’aspect terrible, avec unevoix retentissante, et d’abord peu engageant.

La porte s’ouvrit sur une pièce démesurément grande et hautequ’un vitrage, donnant sur la plaine, éclairait dans toute salargeur. Des tapisseries anciennes couvraient les murs ; àgauche, une cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes depierre, auraient pu brûler un chêne centenaire en un jour ; etune table immense, chargée de livres, de papiers et de journaux,occupait le milieu de cet appartement tellement vaste et grandiosequ’il accaparait l’œil tout d’abord, et que l’attention ne seportait qu’ensuite vers l’homme, étendu, quand ils entrèrent, surun divan oriental où vingt personnes auraient dormi.

Il fit quelques pas vers eux, salua, désigna de la main deuxsièges et se remit sur son divan, une jambe repliée sous lui. Unlivre à son côté gisait, et il maniait de la main droite un couteauà papier en ivoire dont il contemplait le bout de temps en temps,d’un seul œil, en fermant l’autre avec une obstination demyope.

Pendant que le journaliste expliquait l’intention de sa visite,et que l’écrivain l’écoutait sans répondre encore, en le regardantfixement par moments, Patissot, de plus en plus gêné, considéraitcette célébrité.

Âgé de quarante ans à peine, il était de taille moyenne, assezgros et d’aspect bonhomme. Sa tête (très semblable à celles qu’onretrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle), sansêtre belle au sens plastique du mot, présentait un grand caractèrede puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressaientsur le front très développé. Un nez droit s’arrêtait, coupé net,comme par un coup de ciseau, trop brusque, au-dessus de la lèvresupérieure, qu’ombrageait une moustache assez épaisse ; et lementon entier était couvert de barbe taillée près de la peau. Leregard noir, souvent ironique, pénétrait ; et l’on sentait quelà derrière une pensée toujours active travaillait, perçant lesgens, interprétant les paroles, analysant les gestes, dénudant lecœur. Cette tête ronde et forte était bien celle de son nom, rapideet court, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement desdeux voyelles.

Quand le journaliste eut terminé son boniment, l’écrivain luirépondit qu’il ne voulait point s’engager ; qu’il verraitcependant plus tard ; que son plan même n’était point encoresuffisamment arrêté. Puis il se tut. C’était un congé, et les deuxhommes, un peu confus, se levèrent. Mais un désir envahit Patissot: il voulait que ce personnage si connu lui dît un mot, un motquelconque, qu’il pourrait répéter à ses collègues ; et,s’enhardissant, il balbutia : « Oh ! Monsieur, si vous saviezcombien j’apprécie vos ouvrages ! » L’autre s’inclina, mais nerépondit rien. Patissot devenait téméraire, il reprit : « C’est unbien grand honneur pour moi de vous parler aujourd’hui. »L’écrivain salua encore, mais d’un air roide et impatienté.Patissot s’en aperçut, et, perdant la tête, il ajouta en seretirant : « Quelle su-su-superbe propriété ! »

Alors le propriétaire s’éveilla dans le cœur indifférent del’homme de lettres qui, souriant, ouvrit le vitrage pour montrerl’étendue de la perspective. Un horizon démesuré s’élargissait detous les côtés, c’était Triel, Pisse-Fontaine, Chanteloup, toutesles hauteurs de l’Hautrie, et la Seine, à perte de vue. Les deuxvisiteurs en extase félicitaient ; et la maison leur futouverte. Ils virent tout, jusqu’à la cuisine élégante dont les murset le plafond même, recouverts en faïence à dessins bleus, excitentl’étonnement des paysans.

« Comment avez-vous acheté cette demeure ? » demanda lejournaliste. Et le romancier raconta que, cherchant une bicoque àlouer pour un été il avait trouvé la petite maison, adossée à lanouvelle, qu’on voulait vendre quelques milliers de francs, unebagatelle, presque rien. Il acheta séance tenante.

– Mais tout ce que vous avez ajouté a dû vous coûter cherensuite ?

L’écrivain sourit : « Oui, pas mal ! »

Et les deux hommes s’en allèrent.

Le journaliste, tenant le bras de Patissot, philosophait, d’unevoix lente : « Tout général a son Waterloo, disait-il ; toutBalzac a ses Jardies et tout artiste habitant la campagne a soncœur de propriétaire. »

Ils prirent le train à la station de Villaines, et, dans lewagon, Patissot jetait tout haut les noms de l’illustre peintre etdu grand romancier, comme s’ils eussent été ses amis. Ils’efforçait même de laisser croire qu’il avait déjeuné chez l’un etdîné chez l’autre.

6. Avant la fête

La fête approche et des frémissements courent déjà par les rues,ainsi qu’il en passe à la surface des flots lorsque se prépare unetempête. Les boutiques, pavoisées de drapeaux, mettent sur leursportes une gaieté de teinturerie, et les merciers trompent sur lestrois couleurs comme les épiciers sur la chandelle. Les cœurs peu àpeu s’exaltent ; on en parle après dîner sur letrottoir ; on a des idées qu’on échange :

« Quelle fête ce sera, mes amis, quelle fête ! »

– Vous ne savez pas ? tous les souverains viendrontincognito, en bourgeois, pour voir ça.

– Il paraît que l’empereur de Russie est arrivé ; il comptese promener partout avec le prince de Galles.

– Oh ! pour une fête, ce sera une fête !

Ce sera une fête ; ce que M. Patissot, bourgeois de Paris,appelle une fête : une de ces innommables cohues qui, pendantquinze heures, roulent d’un bout à l’autre de la cité toutes leslaideurs physiques chamarrées d’oripeaux, une houle de corps entranspiration où ballotteront, à côté de la lourde commère à rubanstricolores, engraissée derrière son comptoir et geignantd’essoufflement, l’employé rachitique remorquant sa femme et sonmioche, l’ouvrier portant le sien à califourchon sur la tête, leprovincial ahuri, à la physionomie de crétin stupéfait, lepalefrenier rasé légèrement, encore parfumé d’écurie. Et lesétrangers costumés en singes, des Anglaises pareilles à desgirafes, et le porteur d’eau débarbouillé, et la phalangeinnombrable des petits bourgeois, rentiers, inoffensifs que toutamuse. O bousculade, éreintement, sueurs et poussière,vociférations, remous de chair humaine, extermination des cors auxpieds, ahurissement de toute pensée, senteurs affreuses, remuementsinutiles, haleines des multitudes, brises à l’ail, donnez à M.Patissot toute la joie que peut contenir son cœur !

Il a fait ses préparatifs après avoir lu sur les murs de sonarrondissement la proclamation du maire.

Elle disait, cette prose : « C’est principalement sur la fêteparticulière que j’appelle votre attention. Pavoisez vos demeures,illuminez vos fenêtres. Réunissez-vous, cotisez-vous, pour donner àvos maisons, à votre rue, une physionomie plus brillante, plusartistique que celle des maisons et des rues voisines. »

Alors M. Patissot chercha laborieusement quelle physionomieartistique il pouvait donner à son logis.

Un grave obstacle se présentait. Son unique fenêtre donnait surune cour, une cour obscure, étroite, profonde, où les rats seulseussent pu voir ses trois lanternes vénitiennes.

Il lui fallait une ouverture publique. Il la trouva. Au premierétage de sa maison habitait un riche particulier, noble etroyaliste, dont le cocher, réactionnaire aussi, occupait, ausixième, une mansarde sur la rue. M. Patissot supposa que, en ymettant le prix, toute conscience peut être achetée, et il proposacent sous à ce citoyen du fouet, pour lui céder son logis de midijusqu’à minuit. L’offre aussitôt fut acceptée.

Alors il s’inquiéta de la décoration.

Trois drapeaux, quatre lanternes, était-ce assez pour donner àcette tabatière une physionomie artistique ?… pour exprimertoute l’exaltation de son âme ?… Non assurément ! Mais,malgré de longues recherches et des méditations nocturnes, M.Patissot n’imagina rien autre chose. Il consulta ses voisins, quis’étonnèrent de sa question ; il interrogea ses collègues…Tout le monde avait acheté des lanternes et des drapeaux, en yjoignant, pour le jour, des décorations tricolores.

Alors il se mit à la recherche d’une idée originale. Ilfréquenta les cafés, abordant les consommateurs ; ilsmanquaient d’imagination. Puis, un matin, il monta sur l’impérialed’un omnibus. Un monsieur d’aspect respectable fumait un cigare àson côté ; un ouvrier, plus loin, grillait sa piperenversée ; deux voyous blaguaient près du cocher ; etdes employés de tout ordre allaient à leurs affaires moyennanttrois sous.

Devant les boutiques, des gerbes de drapeaux resplendissaientsous le soleil levant. Patissot se tourna vers son voisin.

« Ce sera une belle fête », dit-il.

Le monsieur lui jeta un regard de travers, et, d’un air rogue:

« C’est ça qui m’est égal ! »

– Vous n’y prendrez pas part ? demanda l’employéstupéfait.

L’autre remua dédaigneusement la tête et déclara :

– Ils me font pitié avec leur fête ! De quoi la fête ?Est-ce du gouvernement ?… Je ne le connais pas, legouvernement, moi, Monsieur !

Mais, Patissot, employé du gouvernement lui-même, le prit dehaut, et, d’une voix ferme :

– Le gouvernement, Monsieur, c’est la République.

Son voisin ne fut pas démonté, et, mettant tranquillement sesmains dans ses poches :

– Eh bien, après ?… Je ne m’y oppose pas. La République ouautre chose, je m’en fiche. Ce que je veux, moi, Monsieur, je veuxconnaître mon gouvernement. J’ai vu Charles X et je m’y suisrallié, Monsieur ; j’ai vue Louis-Philippe, et je m’y suisrallié, Monsieur ; j’ai vu Napoléon, et je m’y suisrallié ; mais je n’ai jamais vu la République.

Patissot, toujours grave, répliqua :

– Elle est représentée par son Président.

L’autre grogna :

– Eh bien, qu’on me le montre.

Patissot haussa les épaules.

– Tout le monde peut le voir ; il n’est pas dans unearmoire.

Mais tout à coup le gros monsieur s’emporta.

– Pardon, Monsieur, on ne peut pas le voir. J’ai essayé plus decent fois, moi, Monsieur. Je me suis embusqué auprès de l’Élysée :il n’est pas sorti. Un passant m’a affirmé qu’il jouait au billard,au café en face ; j’ai été au café en face : il n’y était pas.On m’avait promis qu’il irait à Melun pour le concours : je me suisrendu à Melun, et je ne l’ai pas vu. Je suis fatigué, à la fin. Jen’ai pas vu non plus M. Gambetta, et je ne connais pas même undéputé.

Il s’animait.

– Un gouvernement, Monsieur, ça doit se montrer ; c’estfait pour ça, pas pour autre chose. Il faut qu’on sache : tel jour,à telle heure, le gouvernement passera par telle rue. De cettefaçon on y va et on est satisfait.

Patissot, calmé, goûtait ces raisons.

– Il est vrai dit-il, qu’on aimerait bien connaître ceux quivous gouvernent.

Le monsieur prit un ton plus doux.

– Savez-vous comment je la comprendrais, moi, la fête ?… Ehbien, Monsieur, je ferais un cortège avec des chars dorés, commeles voitures du sacre des rois ; et je promènerais dedans lesmembres du gouvernement, depuis le Président jusqu’aux députés, àtravers Paris, toute la journée. Comme ça, au moins, chacunconnaîtrait la personne de l’État.

Mais un des voyous, près du cocher, se retourna :

– Et le bœuf gras, où’squ’on le mettrait ? dit-il.

Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot compritl’objection et murmura :

– Ça ne serait peut-être pas digne.

Le monsieur, après avoir réfléchi, le reconnut.

– Alors, dit-il, je les mettrai en vue quelque part, afin qu’onpuisse les regarder tous sans se déranger ; sur l’arc detriomphe de l’Étoile, par exemple, et je ferais défiler devanttoute la population. Ça aurait un grand caractère.

Mais le voyou, encore une fois, se retourna :

– Faudrait des télescopes pour voir leurs balles.

Le monsieur ne répondit pas ; il continua :

– C’est comme la distribution des drapeaux ! Il faudrait unprétexte, organiser quelque chose, une petite guerre ; et onremettrait ensuite les étendards aux troupes comme récompense. Moi,j’avais une idée, que j’ai écrite au ministre ; mais il n’apoint daigné me répondre. Puisqu’on a choisi la date de la prise dela Bastille, il fallait organiser le simulacre de cet événement :on aurait fait une bastille en carton, brossée par un décorateur dethéâtre, et cachant dans ses murailles toute la colonne de juillet.Alors, Monsieur, la troupe aurait donné l’assaut ; ça auraitété un beau spectacle et un enseignement en même temps de voirl’armée renverser elle-même les remparts de la tyrannie. Puis onl’aurait incendiée, cette Bastille ; et au milieu des flammesserait apparue la colonne avec le génie de la Liberté, symbole d’unordre nouveau et de l’affranchissement des peuples.

Tout le monde, cette fois, l’écoutait sur l’impériale, trouvantson idée excellente. Un vieillard affirma :

– C’est une grande pensée, Monsieur, et qui vous fait honneur.Il est regrettable que le gouvernement ne l’ait pas adoptée.

Un jeune homme déclara qu’on devait faire réciter, dans lesrues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendresimultanément au peuple l’art et la liberté.

Ces propos excitaient l’enthousiasme. Chacun voulaitparler ; les cervelles s’exaltaient. Un orgue de Barbarie, enpassant, jeta une phrase de La Marseillaise ; l’ouvrierentonna les paroles, et tout le monde, en chœur, hurla le refrain.L’allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocherdont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait àpleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs dudedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté surleurs têtes.

On s’arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin hommed’initiative, le consulta sur les préparatifs qu’il comptait faire:

– Des lampions et des drapeaux, c’est très bien,disait-il ; mais je voudrais quelque chose de mieux.

L’autre réfléchit longtemps, mais ne trouva rien. Alors M.Patissot, en désespoir de cause, acheta trois drapeaux avec quatrelanternes.

7. Une triste histoire

Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut leprojet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelquepart en face de la nature.

Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse deSaint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et,lorsqu’il eut visité le musée préhistorique pour l’acquit de saconscience, car il n’y comprit rien du tout, il resta frappéd’admiration devant cette promenade démesurée d’où l’on découvre auloin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tousles villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grandserpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable etdoux qui passe au cœur de la France : LA SEINE.

Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à desdistances incalculables, il distinguait de petits pays comme destaches blanches, au versant des coteaux verts. Et songeant que làbas, sur des points presque invisibles, des hommes comme luivivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la premièrefois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces,d’autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grandsque le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plusparfaites ! Mais un vertige le prit devant l’étendue, et ilcessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors ilsuivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peualangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes.

Alors qu’il fut au bout, il s’assit sur un banc. Un monsieur s’ytrouvait déjà, les deux mains croisées sur sa canne et le mentonsur ses mains, dans l’attitude d’une méditation profonde. MaisPatissot appartenait à la race de ceux qui ne peuvent passer troissecondes à côté de leur semblable sans lui adresser la parole. Ilcontempla d’abord son voisin, toussota, puis tout à coup :

« Pourriez-vous, Monsieur, me dire le nom du village quej’aperçois là-bas ? »

Le monsieur releva la tête et, d’une voix triste :

– C’est Sartrouville.

Puis il se tut. Alors Patissot, contemplant l’immenseperspective de la terrasse ombragée d’arbres séculaires, sentant enses poumons le grand souffle de la forêt qui bruissait derrièrelui, rajeuni par les effluves printaniers des bois et des largescampagnes, eut un petit rire saccadé et, l’œil vif :

– Voici de beaux ombrages pour des amoureux.

Son voisin se tourna vers lui avec un air désespéré :

– Si j’étais amoureux, Monsieur, je me jetterais dans larivière.

Patissot, ne partageant point cet avis, protesta :

– Hé hé ! vous en parlez à votre aise ; et pourquoiça ?

– Parce que cela m’a déjà coûté trop cher pour recommencer.

L’employé fit une grimace de joie en répondant :

– Tiens ! si vous avez fait des folies, ça coûte toujourscher.

Mais l’autre soupira avec mélancolie.

– Non, Monsieur, je n’en ai pas fait ; j’ai été desservipar les événements, voilà tout.

Patissot, qui flairait une bonne histoire, continua :

– Nous ne pouvons pourtant pas vivre comme les curés ; çan’est pas dans la nature.

Alors le bonhomme leva les yeux au ciel lamentablement.

– C’est vrai, Monsieur ; mais, si les prêtres étaient deshommes comme les autre, mes malheurs ne seraient pas arrivés. Jesuis ennemi du célibat ecclésiastique, moi, Monsieur, et j’ai mesraisons pour ça.

Patissot, vivement intéressé, insista :

– Serait-il indiscret de vous demander ?…

– Mon Dieu ! non. Voici mon histoire : je suis normand,Monsieur. Mon père était meunier à Darnétal, près de Rouen ;et, quand il est mort, nous sommes restés, tout enfants, mon frèreet moi, à la charge de notre oncle, un bon gros curé cauchois. Ilnous éleva, Monsieur, fit notre éducation, puis nous envoya tousles deux à Paris chercher une situation convenable.

Mon frère avait vingt et un ans, et moi j’en prenais vingt-deux.Nous nous étions installés par économie dans le même logement, etnous y vivions tranquilles, lorsque advint l’aventure que je vaisvous raconter.

Un soir, comme je rentrais chez moi, je fis la rencontre, sur letrottoir, d’une jeune dame qui me plut beaucoup. Elle répondait àmes goûts : un peu forte, Monsieur, et l’air bon enfant. Je n’osaipas lui parler, bien entendu, mais je lui adressai un regardsignificatif. Le lendemain, je la retrouvai à la même place ;alors, comme j’étais timide, je fis un salut seulement ; elley répondit par un petit sourire ; et, le jour d’après, jel’abordai.

Elle s’appelait Victorine, et elle travaillait à la couture dansun magasin de confections. Je sentis bien tout de suite que moncœur était pris.

Je lui dis : « Mademoiselle, il me semble que je ne pourrai plusvivre loin de vous. » Elle baissa les yeux sans répondre ;alors je lui saisis la main, et je sentis qu’elle serrait lamienne. J’étais pincé, Monsieur ; mais je ne savais commentm’y prendre, à cause de mon frère. Ma foi, je me décidais à toutlui dire, quand il ouvrit la bouche le premier. Il était amoureuxde son côté. Alors il fut convenu qu’on prendrait un autrelogement, mais qu’on ne soufflerait mot à notre bon oncle, quiadresserait toujours ses lettres à mon domicile. Ainsi futfait ; et, huit jours plus tard, Victorine pendait lacrémaillère chez moi. On y fit un petit dîner où mon frère amena saconnaissance, et, le soir, quand mon amie eut tout rangé, nousprîmes définitivement possession de notre logis…

Nous dormions peut-être depuis une heure, quand un violent coupde sonnette m’éveilla. Je regarde la pendule : trois heures dumatin. Je passe une culotte, et je me précipite vers la porte, enme disant : « C’est un malheur, bien sûr… » C’était mon oncle,Monsieur… Il avait sa douillette de voyage, et sa valise à la main:

« Oui, c’est moi mon garçon ; je viens te surprendre, etpasser quelques jours à Paris. Monseigneur m’a donné congé. »

Il m’embrasse sur les deux joues, entre, ferme la porte. J’étaisplus mort que vif, Monsieur. Mais comme il allait pénétrer dans machambre, je lui sautai presque au collet :

« Non, pas par là, mon oncle ; par ici par ici. »

Et je le fis entrer dans la salle à manger. Voyez-vous masituation ? que faire ?… Il me dit :

« Et ton frère ? il dort ? Va donc l’éveiller. »

Je balbutiai :

« Non, mon oncle, il a été obligé de passer la nuit au magasinpour une commande urgente. »

Mon oncle se frotta les mains :

« Alors, ça va, la besogne ? »

Mais une idée me venait.

« Vous devez avoir faim, mon oncle, après ce voyage ?

– Ma foi ! c’est vrai, je casserais bien une petite croûte.»

Je me précipite sur l’armoire (j’avais les restes du dîner), etc’était une rude fourchette que mon oncle, un vrai curé normandcapable de manger douze heures de suite. Je sors un morceau de bœufpour faire durer le temps, car je savais bien qu’il ne l’aimaitpas ; puis lorsqu’il en eut suffisamment mangé, j’apportai lesrestes d’un poulet, un pâté presque tout entier, une salade depommes de terre, trois pots de crème, et du vin fin que j’avais misde côté pour le lendemain. Ah ! Monsieur, il faillit tomber àla renverse :

« Nom d’un petit bonhomme ! Quel garde-manger !… »

Et je le bourre, Monsieur, je le bourre ! Il ne résistaitpas, d’ailleurs (on disait dans le pays, qu’il aurait avalé untroupeau de bœufs.)

Lorsqu’il eut tout dévoré, il était cinq heures du matin !Je me sentais sur des charbons ardents. Je traînai encore une heureavec le café et toutes les rincettes ; mais il se leva, à lafin.

« Voyons ton logement », dit-il.

J’étais perdu, et je le suivis en songeant à me jeter par lafenêtre… En entrant dans la chambre, prêt à m’évanouir, attendantnéanmoins je ne sais quel hasard, une suprême espérance me fitbondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux dulit ! Ah ! s’il pouvait ne pas les ouvrir ?Hélas ! Monsieur, il s’en approche tout de suite, sa bougie àla main, et d’un seul coup il les relève… il faisait chaud : nousavions retiré les couvertures, et il ne restait que le drap,qu’elle tenait fermé sur sa tête ; mais on voyait, Monsieur,on voyait des contours. Je tremblais de tous mes membres, avec lagorge serrée, suffoquant. Alors, mon oncle se tourna vers moi,riant jusqu’aux oreilles ; si bien que je faillis sauter auplafond, de stupéfaction.

– Ah ! ah ! mon farceur, dit-il, tu n’as pas vouluréveiller ton frère ; eh bien, tu vas voir comment je leréveille, moi.

Et je vis sa grosse main de paysan qui se levait ; et,pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba comme le tonnerresur… sur les contours qu’on voyait, Monsieur.

Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis comme unetempête sous le drap ! Ça remuait, ça remuait ; elle nepouvait plus se dégager. Enfin, elle apparut, presque tout entièred’un seul coup, avec des yeux comme des lanternes ; et elleregardait mon oncle qui s’éloignait à reculons, la bouche ouverte,et soufflant, Monsieur, comme s’il allait se trouver mal !

Alors, je perdis tout à fait la tête, et je m’enfuis… J’erraipendant six jours, Monsieur, n’osant pas rentrer chez moi. Enfin,quand je m’enhardis à revenir, il n’y avait plus personne… »

Patissot, qu’un grand rire secouait, lâcha un : « Je le croisbien ! » qui fit taire son voisin.

Mais, au bout d’une seconde, le bonhomme reprit :

– Je n’ai jamais revu mon oncle, qui m’a déshérité, persuadé queje profitais des absences de mon frère pour exécuter mesfarces.

Je n’ai jamais revu Victorine. Toute ma famille m’a tourné ledos ; et mon frère lui-même, qui a profité de la situation,puisqu’il a touché cent mille francs à la mort de mon oncle, sembleme considérer comme un vieux libertin. Et cependant, Monsieur, jevous jure que, depuis ce moment, et jamais… jamais… jamais !…Il y a, voyez-vous, des minutes qu’on n’oublie pas.

– Et qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Patissot.

L’autre, d’un large coup d’œil, parcourut l’horizon, comme s’ileût craint d’être entendu par quelque oreille inconnue ; puisil murmura, avec une terreur dans la voix :

– Je fuis les femmes, Monsieur !

8. Essai d’amour

Beaucoup de poètes pensent que la nature n’est pas complète sansla femme, et de là viennent sans doute toutes les comparaisonsfleuries qui, dans leurs chants, font tour à tour de notre compagnenaturelle une rose, une violette, une tulipe, etc., etc. Le besoind’attendrissement qui nous prend à l’heure du crépuscule, quand labrume des soirs commence à flotter sur les coteaux, et quand toutesles senteurs de la terre nous grisent, s’épanche imparfaitement endes invocations lyriques ; et M. Patissot, comme les autres,fut pris d’une rage de tendresse, de doux baisers rendus le longdes sentiers où coule du soleil, de mains pressées, de taillesrondes ployant sous son étreinte.

Il commençait à entrevoir l’amour comme une délectation sansbornes, et, dans ses heures de rêveries, il remerciait le grandInconnu d’avoir mis tant de charme aux caresses des hommes. Mais illui fallait une compagne, et il ne savait où la rencontrer. Sur leconseil d’un ami, il se rendit aux Folies-Bergère. Il en vit là unassortiment complet ; or, il se trouva fort perplexe pourdécider entre elles, car les désirs de son cœur étaient faitssurtout d’élans poétiques, et la poésie ne paraissait pas être lefort des demoiselles aux yeux charbonnés qui lui jetaient detroublants sourires avec l’émail de leurs fausses dents.

Enfin, son choix s’arrête sur une jeune débutante qui paraissaitpauvre et timide, et dont le regard triste semblait annoncer unenature assez facilement poétisable.

Il lui donna rendez-vous pour le lendemain neuf heures, à lagare Saint-Lazarre.

Elle n’y vint pas, mais elle eut la délicatesse d’envoyer uneamie à sa place.

C’était une grande fille rousse, habillée patriotiquement entrois couleurs et couverte d’un immense chapeau-tunnel dont sa têteoccupait le centre. M. Patissot, un peu désappointé, accepta toutde même ce remplaçant. Et l’on partit pour Maisons-Laffitte, oùétaient annoncées des régates et une grande fête vénitienne.

Aussitôt qu’on fut dans le wagon, occupé déjà par deux messieursdécorés, et trois dames qui devaient être au moins des marquises,tant elles montraient de dignité, la grande rousse, qui répondaitau nom d’Octavie, annonça à Patissot, avec une voix de perruche,qu’elle était très bonne fille, aimant à rigoler et adorant lacampagne, parce qu’on y cueille des fleurs et qu’on y mange de lafriture : et elle riait d’un rire aigu à casser les vitres,appelant familièrement son compagnon : « Mon gros loup. »

Une honte envahissait Patissot, à qui son titre d’employé dugouvernement imposait certaines réserves. Mais Octavie se tut,regardant de côté ses voisines, prise du désir immodéré qui hantetoutes les filles de faire connaissance avec des femmes honnêtes.Au bout de cinq minutes, elle crut avoir trouvé un joint, et,tirant de sa poche le Gil-Blas, elle l’offrit poliment à l’une desdames, stupéfaite, qui refusa d’un signe de tête. Alors, la granderousse, blessée, lâcha des mots à double sens, parlant des femmesqui font leur poire, sans valoir mieux que les autres ; et,quelquefois même, elle jetait un gros mot qui faisait un effet depétard ratant au milieu de la dignité glaciale des voyageurs.

Enfin on arriva. Patissot voulut tout de suite gagner les coinsombreux du parc, espérant que la mélancolie des bois apaiseraitl’humeur irritée de sa compagne. Mais un autre effet se produisit.Aussitôt qu’elle fut dans les feuilles et qu’elle aperçut del’herbe, elle se mit à chanter à tue-tête des morceaux d’opératraînant dans sa mémoire de linotte, faisant des roulades, passantde Robert le Diable à la Muette, affectionnant surtout une poésiesentimentale dont elle roucoulait les derniers vers avec des sonsperçants comme des vrilles.

Puis, tout à coup, elle eut faim et voulut rentrer. Patissot,qui toujours attendait l’attendrissement espéré, essayait en vainde la retenir. Alors elle se fâcha.

« Je ne suis pas ici pour m’embêter, n’est-ce pas ? »

Et il fallut gagner le restaurant du Petit-Havre, tout près del’endroit où devaient avoir lieu les régates.

Elle commanda un déjeuner à n’en plus finir, une succession deplats comme pour nourrir un régiment. Puis, ne pouvant attendre,elle réclama des hors-d’œuvre. Une boîte de sardines apparut ;elle se jeta dessus à croire que le fer-blanc de la boîte lui-mêmey passerait ; mais, quand elle eut mangé deux ou trois despetits poissons huileux, elle déclara qu’elle n’avait plus faim etvoulut aller voir les préparatifs des courses.

Patissot, désespéré et pris de fringale à son tour, refusaabsolument de se lever. Elle partit seule, promettant de revenirpour le dessert ; et il commença à manger, silencieux, etsolitaire ne sachant comment amener cette nature rebelle à laréalisation de son rêve.

Comme elle ne revenait pas, il se mit à sa recherche.

Elle avait retrouvé des amis, une bande de canotiers presquenus, rouges jusqu’aux oreilles et gesticulant, qui, devant lamaison du constructeur Fournaise, réglaient en vociférant tous lesdétails du concours.

Deux messieurs d’aspect respectable, des juges sans doute, lesécoutaient attentivement. Aussitôt qu’elle aperçut Patissot,Octavie, pendue au bras noir d’un grand diable possédant assurémentplus de biceps que de cervelle, lui jeta quelques mots dansl’oreille. L’autre répondit :

« C’est entendu. »

Et elle revint à l’employé toute joyeuse, le regard vif, presquecaressante.

« Je veux faire un tour en bateau », dit-elle.

Heureux de la voir si charmante, il consentit à ce nouveau désiret se procura une embarcation.

Mais elle refusa obstinément d’assister aux régates, malgrél’envie de Patissot.

« J’aime mieux être seule avec toi, mon loup. »

Un frisson lui secoua le cœur… Enfin !…

Il retira sa redingote et se mit à ramer avec furie.

Un vieux moulin monumental, dont les roues vermoulues pendaientau-dessus de l’eau, enjambait avec ses deux arches un tout petitbras du fleuve. Ils passèrent dessous lentement, et, quand ilsfurent de l’autre côté, ils aperçurent devant eux un bout derivière adorable, ombragé par de grands arbres, qui formaientau-dessus une sorte de voûte. Le petit bras se déroulait, tournait,zigzaguait à gauche, à droite, découvrant sans cesse des horizonsnouveaux, de larges prairies d’un côté, et, de l’autre, une collinetoute peuplée de chalets. On passa devant un établissement de bainspresque enseveli dans la verdure, un coin charmant et champêtre, oùdes messieurs en gants frais, auprès de dames enguirlandées,mettaient toute la gaucherie ridicule des élégants à lacampagne.

Elle poussa un cri de joie.

« Nous nous baignerons là, tantôt ! »

Puis, plus loin, dans une sorte de baie, elle voulut s’arrêter:

« Viens ici, mon gros, tout près de moi. »

Elle lui passa les bras au cou et, la tête appuyée sur l’épaulede Patissot, elle murmura :

« Comme on est bien ! comme il fait bon sur l’eau !»

Patissot, en effet, nageait dans le bonheur ; et il pensaità ces canotiers stupides, qui, sans jamais sentir le charmepénétrant des berges et la grâce frêle des roseaux, vont toujours,essoufflés, suant et abrutis d’exercice, du caboulot où l’ondéjeune au caboulot où l’on dîne.

Mais, à force d’être bien, il s’endormit. Quand il se réveilla…il était seul. Il appela d’abord ; personne ne répondit.Inquiet, il monta sur la rive, craignant déjà qu’un malheur ne fûtarrivé.

Alors, tout là-bas, et venant vers lui, il vit une yole mince,et longue que quatre rameurs pareils à des nègres faisaient filer,ainsi qu’une flèche. Elle approchait, courant sur l’eau : une femmetenait la barre… Ciel !… on dirait… C’était elle !… Pourrégler le rythme des rames, elle chantait de sa voix coupante unechanson de canotiers qu’elle interrompit un instant quand elle futdevant Patissot. Alors, envoyant un baiser des doigts, elle luicria :

« Gros serin, va ! »

9. Un dîner et quelques idées

A l’occasion de la fête nationale, M. Perdrix (Antoine), chef debureau de M. Patissot, fut nommé chevalier de la Légion d’honneur.Il comptait trente ans de services sous les régimes précédents, etdix années de ralliement au gouvernement actuel. Ses employés,quoique murmurant un peu d’être ainsi récompensés en la personne deleur chef, jugèrent bon de lui offrir une croix enrichie de fauxdiamants ; et le nouveau chevalier, ne voulant pas rester enarrière, les invita tous à dîner pour le dimanche suivant, dans sapropriété d’Asnières.

La maison, enluminée d’ornements mauresques, avait un aspect decafé-concert, mais sa situation lui donnait de la valeur, car laligne du chemin de fer, coupant le jardin dans toute sa largeur,passait à 20 mètres du perron. Sur le rond de gazon obligatoire, unbassin en ciment romain contenait des poissons rouges, et un jetd’eau, en tout semblable à une seringue, lançait parfois en l’airdes arcs-en-ciel microscopiques dont s’émerveillaient lesvisiteurs.

L’alimentation de cet irrigateur faisait la constantepréoccupation de M. Perdrix qui se levait parfois dès cinq heuresdu matin afin d’emplir le réservoir. Il pompait alors avecacharnement, en manche de chemise, son gros ventre débordant de laculotte, afin d’avoir, à son retour du bureau, la satisfaction delâcher les grandes eaux, et de se figurer qu’une fraîcheur s’enrépandait dans le jardin.

Le soir du dîner officiel, tous les invités, l’un après l’autre,s’extasièrent sur la situation du domaine, et chaque fois qu’onentendait, au loin, venir un train M. Perdrix leur annonçait sadestination : Saint-Germain, le Havre, Cherbourg ou Dieppe, et, parfarce, on faisait des signes aux voyageurs penchés auxportières.

Le bureau complet se trouvait là. C’était d’abord M. Capitaine,sous-chef ; M. Patissot, commis principal ; puis MM. DeSombreterre et Vallin, jeunes employés élégants qui ne venaient aubureau qu’à leurs heures ; enfin M. Rade, célèbre dans tout leministère par les doctrines insensées qu’il affichait, etl’expéditionnaire, M. Boivin.

M. Rade passait pour un type. Les uns le traitaient defantaisiste ou d’idéologue ; les autres derévolutionnaire ; tout le monde s’accordait à dire que c’étaitun maladroit. Vieux déjà, maigre et petit, avec un œil vif et delongs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie le plusprofond mépris pour la besogne administrative. Remueur de livres etgrand liseur, d’une nature toujours révoltée contre tout, chercheurde vérité et contempteur des préjugés courants, il avait une façonnette et paradoxale d’exprimer ses opinions qui fermait la boucheaux imbéciles satisfaits et aux mécontents sans savoir pourquoi. Ondisait : « Ce vieux fou de Rade », ou bien : « Cet écervelé de Rade» ; et la lenteur de son avancement semblait donner raisoncontre lui aux médiocres parvenus. L’indépendance de sa parolefaisait trembler bien souvent ses collègues, qui se demandaientavec terreur comment il avait pu conserver sa place. Aussitôt qu’onfut à table, M. Perdrix, dans un petit discours bien senti,remercia ses « collaborateurs », leur promit sa protection d’autantplus efficace que son autorité grandissait, et il termina par unepéroraison émue où il remerciait et glorifiait le gouvernementlibéral et juste, qui sait chercher le mérite parmi leshumbles.

M. Capitaine, sous-chef, répondit au nom du bureau, félicita,congratula, salua, exalta, chanta les louanges de tous ; etdes applaudissements frénétiques accueillirent ces deux morceauxd’éloquence. Après quoi l’on se mit sérieusement à manger.

Tout alla bien jusqu’au dessert, la misère des propos ne gênantpersonne. Mais, au café, une discussion s’élevant déchaîna tout àcoup M. Rade, qui se mit à passer les bornes.

On parlait d’amour naturellement, et un souffle de chevaleriegrisant cette salle de bureaucrates, on vantait avec exaltation labeauté supérieure de la femme, sa délicatesse d’âme, son aptitudeaux choses exquises, la sûreté de son jugement et la finesse de sessentiments. M. Rade, se mit à protester, refusant avec énergie ausexe qualifié de « beau » toutes les qualités qu’on luiprêtait ; et, devant l’indignation générale, il cita desauteurs :

« Schopenhauer, Messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe quel’Allemagne vénère. Voici ce qu’il dit : « Il a fallu quel’intelligence de l’homme fût bien obscurcie par l’amour pour qu’ilait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, auxlarges hanches et aux jambes courbes. Toute sa beauté, en effet,réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, ileût été plus juste de l’appeler l’inesthétique. Les femmes n’ont nile sentiment ni l’intelligence de la musique, pas plus que de lapoésie ou des arts plastiques ; ce n’est chez elles que puresingerie, pur prétexte, pure affectation exploitée par leur désirde plaire. »

– L’homme qui a dit ça est un imbécile, déclara M. deSombreterre.

M. Rade, souriant, continua :

« Et Rousseau, Monsieur ? Voici son opinion : « Les femmes,en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ontaucun génie. »

M. de Sombreterre haussa dédaigneusement les épaules :

« Rousseau est aussi bête que l’autre, voilà tout. »

M. Rade souriait toujours :

« Et lord Byron, qui pourtant aimait les femmes, Monsieur, voicice qu’il dit : « On devrait bien les nourrir et les bien vêtir,mais ne point les mêler à la société. Elles devraient aussi êtreinstruites de la religion, mais ignorer la poésie et la politique,ne lire que les livres de piété et de cuisine. »

M. Rade continua :

« Voyez, Messieurs, elles étudient toutes la peinture et lamusique. Il n’y en a pas une cependant qui ait fait un bon tableauou un opéra remarquable ! Pourquoi, messieurs ? Parcequ’elles sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, faitpour se tenir à l’écart et au second plan.

M. Patissot se fâchait :

« Et Mme Sand, Monsieur ?

– Une exception, Monsieur, une exception. Je vous citerai encoreun passage d’un autre grand philosophe, anglais celui-là : HerbertSpencer. Voici : « Chaque sexe est capable, sous l’influence destimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairementréservées à l’autre. Ainsi, pour prendre un cas extrême, uneexcitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles deshommes ; on a vu, pendant des famines, des petits enfantsprivés de leur mère être sauvés de cette façon. Nous ne mettonspourtant pas cette faculté d’avoir du lait au nombre des attributsdu mâle. De même, l’intelligence féminine qui, dans certains cas,donnera des produits supérieurs, doit être négligée dansl’estimation de la nature féminine, en tant que facteur social…»

M. Patissot, blessé dans tous ses instincts chevaleresquesoriginels, déclara :

« Vous n’êtes pas Français, Monsieur. La galanterie françaiseest une des formes du patriotisme. »

M. Rade releva la balle.

« J’ai fort peu de patriotisme, Monsieur, le moins possible.»

Un froid se répandit, mais il continua tranquillement :

« Admettez-vous avec moi que la guerre soit une chosemonstrueuse ; que cette coutume d’égorgement des peuplesconstitue un état permanent de sauvagerie ; qu’il soit odieux,alors que le seul bien réel est « la vie », de voir lesgouvernements, dont le devoir est de protéger l’existence de leurssujets, chercher avec obstination des moyens de destruction ?Oui, n’est-ce pas. – Eh bien, si la guerre est une chose horrible,le patriotisme ne serait-il pas l’idée mère qui l’entretient ?Quand un assassin tue, il a une pensée, c’est de voler. Quand unbrave homme, à coups de baïonnette, crève un autre honnête homme,père de famille ou grand artiste peut-être, à quelle penséeobéit-il ?… »

Tout le monde se sentait profondément blessé.

« Quand on pense des choses pareilles, on ne les dit pas ensociété. »

M. Patissot reprit :

« Il y a pourtant, Monsieur, des principes que tous les honnêtesgens reconnaissent. »

M. Rade demanda :

« Lesquels ? »

Alors, solennellement, M. Patissot prononça « La morale,Monsieur. »

M. Rade rayonnait, il s’écria :

« Un seul exemple, Messieurs, un tout petit exemple. Quelleopinion avez-vous des messieurs à casquette de soie qui font surles boulevards extérieurs le joli métier que vous savez, et qui envivent ? »

Une moue de dégoût parcourut la table :

« Eh bien ! Messieurs, il y a un siècle seulement, quand unélégant gentilhomme, très chatouilleux sur le point d’honneur,avait pour… amie… une « très belle et honneste dame de haute lignée», il était fort bien porté de vivre à ses dépens, Messieurs, etmême de la ruiner tout à fait. On trouvait ce jeu-là charmant. Doncles principes de morale ne sont pas fixes… et alors… »

M. Perdrix, visiblement embarrassé, l’arrêta :

« Vous sapez les bases de la société, monsieur Rade, il fauttoujours avoir des principes. Ainsi, en politique, voici M. deSombreterre qui est légitimiste, M. Vallin orléaniste, M. Patissotet moi républicains, nous avons des principes très différents,n’est-ce pas, et cependant nous nous entendons fort bien parce quenous en avons. »

Mais M. Rade s’écria :

« Moi aussi, j’en ai, Messieurs, j’en ai de très arrêtés. »

M. Patissot releva la tête, et, froidement :

« Je serais heureux de les connaître, Monsieur. »

M. Rade ne se fit pas prier :

« Les voici, Monsieur. »

1er principe. – Le gouvernement d’un seul est unemonstruosité.

2e principe. – Le suffrage restreint est une injustice.

3e principe. – Le suffrage universel est une stupidité.

En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligencesd’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloird’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse oud’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée,dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, ferahacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc.,etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuseaberration.

Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même,exclure sous un prétexte toujours discutable une partie descitoyens de l’administration des affaires est une injustice siflagrante, qu’il me semblait inutile de la discuter davantage.

Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que leshommes de génie sont rares, n’est-ce pas ? Pour être large,convenons qu’il y en ait cinq en France, en ce moment. Ajoutons,toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, milleautres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieursd’une façon quelconque. Voilà un état-major de onze mille deux centcinq esprits. Après quoi vous avez l’armée des médiocres, qui suitla multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbécilesforment toujours l’immense majorité, il est inadmissible qu’ilspuissent élire un gouvernement intelligent.

Pour être juste, j’ajoute que logiquement le suffrage universelme semble le seul principe admissible, mais qu’il est inapplicable,voici pourquoi.

Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d’unpays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous lesdroits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule forceque vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être laplus négligée, la force stupide, le nombre. D’après votre méthode,le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes lesconnaissances acquises, la richesse, l’industrie, etc., etc. Quandvous pourrez donner à un membre de l’Institut dix mille voix contreune au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voixà son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenuune représentation nationale qui vraiment représentera toutes lespuissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça.

Voici mes conclusions :

Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on sefaisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Unpouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ;mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire dubien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup demal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare),beaucoup de bien.

Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ;et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir leplus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens dumot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemiéternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon,qu’absolument défectueux. Voilà.

Des cris d’indignation s’élevèrent autour de la table, et tous,légitimiste, orléaniste, républicains par nécessité, se fâchèrenttout rouge. M. Patissot, particulièrement, suffoquait et, setournant vers M. Rade :

« Alors, Monsieur, vous ne croyez à rien. »

L’autre répondit simplement :

« Non, Monsieur. »

La colère qui souleva tous les convives empêcha M. Rade decontinuer, et M. Perdrix, redevenant chef, ferma la discussion.

« Assez, Messieurs, je vous en prie. Nous avons chacun notreopinion, n’est-ce pas, et nous ne sommes pas disposés à en changer.»

On approuva cette parole juste. Mais M. Rade, toujours révolté,voulut avoir le dernier mot.

« J’ai pourtant une morale, dit-il, elle est bien simple ettoujours applicable ; une phrase la formule, la voici : « Nefaites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. »Je vous défie de la mettre en défaut, tandis qu’en trois argumentsje me charge de démolir le plus sacré de vos principes. »

Cette fois on ne répondit pas. Mais comme on rentrait le soirdeux par deux, chacun disait à son compagnon :

« Non, vraiment M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup demarteau certainement. On devrait le nommer sous-chef à Charenton.»

10. Séance publique

Des deux côtés d’une porte au-dessus de laquelle le mot « Bal »s’étalait en lettres voyantes, de larges affiches d’un rougeviolent annonçaient que, ce dimanche-là, ce lieu de plaisirpopulaire recevait une autre destination.

M. Patissot, qui flânait comme un bon bourgeois, en digérant sondéjeuner, et se dirigeait tout doucement vers la gare, s’arrêta,l’œil saisi par cette couleur écarlate, et il lut :

ASSOCIATION GÉNÉRALE INTERNATIONALE

POUR LA REVENDICATION DES DROITS DE LA FEMME

COMITÉ CENTRAL SIÉGEANT A PARIS

GRANDE SÉANCE PUBLIQUE

Sous la présidence de la citoyenne libre penseuse Zoé Lamour etde la citoyenne nihiliste russe Éva Schourine, avec le concoursd’une délégation de citoyennes du cercle libre de la Penséeindépendante, et d’un groupe de citoyens adhérents.

La citoyenne Césarine Brau et le citoyen Sapience Cornut, retourd’exil, prendront la parole.

PRIX D’ENTRÉE : 1 FRANC.

Une vieille dame à lunettes, assise devant une table couverted’un tapis, percevait l’argent. M. Patissot entra.

Dans la salle, déjà presque pleine, flottait cette odeur dechien mouillé, que dégagent toujours les jupes des vieilles filles,avec un reste de parfums suspects des bals publics.

M. Patissot en cherchant bien, découvrit une place libre ausecond rang, à côté d’un vieux monsieur décoré et d’une petitefemme vêtue en ouvrière, à l’œil exalté, ayant sur la joue unemarbrure enflée.

Le bureau était au complet

La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant desfleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avecune petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe ÉvaSchourine.

Juste au-dessous d’elles, l’illustre citoyenne Césarine Brau,surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, étaitassise à côté du citoyen Sapience Cornut, retour d’exil. Celui-là,un vieux solide à tous crins, d’aspect féroce, regardait la sallecomme un chat regarde une volière d’oiseaux, et ses poings fermésreposaient sur ses genoux.

A droite, une délégation d’antiques citoyennes sevrées d’époux,séchées dans le célibat, et exaspérées dans l’attente, faisaitvis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l’humanité, quin’avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pourindiquer sans doute l’infini de leurs aspirations.

Le public était mêlé.

Les femmes, en majorité, appartenaient à la caste des portièreset des marchandes qui ferment boutique le dimanche. Partout le typede la vieille fille inconsolable (dit trumeau) réapparaissait entreles faces rouges des bourgeoises. Trois collégiens parlaient basdans un coin, venus pour être au milieu de femmes. Quelquesfamilles étaient entrées par curiosité. Mais au premier rang unnègre en coutil jaune, un nègre frisé, magnifique, regardaitobstinément le bureau en riant de l’une à l’autre oreille, d’unrire muet, contenu, qui faisait étinceler ses dents blanches danssa face noire. Il riait sans un mouvement du corps, comme un hommeravi, transporté. Pourquoi était-il là ? Mystère. Avait-il cruentrer au spectacle ? Ou bien se disait-il dans sa boulecrépue d’Africain : « Vrai, vrai, ils sont trop drôles, cesfarceurs-là ; ce n’est pas sous l’équateur qu’on en trouveraitde pareils. »

La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petitdiscours.

Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines dumonde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouementconstant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peupled’autrefois, au peuple des rois et de l’aristocratie, l’appelant :« l’éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ;et, dans un grand mouvement lyrique, elle s’écria : « Le peuple aeu son 89, – ayons le nôtre ; l’homme opprimé a fait saRévolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l’esclaveindigné s’est révolté. Femmes, imitons nos despotes.Révoltons-nous ; brisons l’antique chaîne du mariage et de laservitude ; marchons à la conquête de nos droits ;faisons aussi notre révolution. »

Elle s’assit au milieu d’un tonnerre d’applaudissements ;et le nègre, délirant de joie, se tapait le front contre ses genouxen poussant des cris aigus.

La citoyenne nihiliste russe Éva Schourine se leva, et, d’unevoix perçante et féroce :

« Je suis Russe, dit-elle. J’ai levé l’étendard de larévolte ; cette main a frappé les oppresseurs de mapatrie ; et, je le déclare à vous, femmes françaises, quim’écoutez, je suis prête, sous tous les soleils, dans toutes lesparties de l’univers, à frapper la tyrannie de l’homme, à vengerpartout la femme odieusement opprimée. »

Un grand tumulte d’approbation eut lieu, et le citoyen SapienceCornut, lui-même, se levant, frotta galamment sa barbe jaune contrecette main vengeresse.

C’est alors que la cérémonie prit un caractère vraimentinternational. Les citoyennes déléguées par les puissancesétrangères se levèrent l’une après l’autre, apportant l’adhésion deleurs patries. Une Allemande parla d’abord. Obèse, avec unevégétation de filasse sur le crâne, elle bredouillait d’une voixpâteuse :

– Che feu tire toute la choie qu’on a ébrouvée dans la fieilleAllemagne quand on a chu le grand moufement des femmes barisiennes.Nos boitrines (elle frappa la sienne, qui ne résista pas au choc),nos boitrines ont tréchailli, nos… nos… che ne barle pas très pien,mais nous chommes avec vous. »

Une Italienne, une Espagnole, une Suédoise en dirent autant endes langages inattendus ; et, pour finir, une Anglaisedémesurée, dont les dents semblaient des instruments de jardinage,s’exprima en ces termes :

« Je volé aussi apôté le participéchône de la libre Hangleterreà la manifestéchône si… si… pittoresque de la populéchône fémininede France pour l’émancipéchône de cette pâtie féminine. Hip !hip ! hurrah ! »

Cette fois, le nègre se mit à pousser de tels crisd’enthousiasme, avec des gestes de satisfaction si immodérés(jetant ses jambes par-dessus le dossier des banquettes et setapant les cuisses avec fureur), que deux commissaires de la séancefurent obligés de le calmer.

Le voisin de Patissot murmura :

« Des hystériques ! toutes hystériques. »

Patissot croyant qu’on lui parlait, se retourna :

« Plaît-il ? »

Le monsieur s’excusa.

« Pardon, je ne vous parlais pas. Je disais seulement que toutesces folles sont des hystériques ! »

M. Patissot, prodigieusement surpris, demanda :

« Vous les connaissez donc ?

– Un peu, Monsieur ! Zoé Lamour a fait son noviciat pourêtre religieuse. Et d’une. Éva Schourine a été poursuivie commeincendiaire et reconnue folle. Et de deux. Césarine Brau est unesimple intrigante qui veut faire parler d’elle. J’en aperçois troisautres là-bas qui ont passé dans mon service à l’hôpital de X…Quand à tous les vieux carcans qui nous entourent, je n’ai pasbesoin d’en parler. »

Mais des « chut ! » partaient de tous les côtés. Le citoyenSapience Cornut, retour d’exil, se levait. Il roula d’abord desyeux terribles ; puis, d’une voix creuse qui semblait lemugissement du vent dans une caverne, il commença.

« Il est des mots grands comme des principes, lumineux comme dessoleils, retentissants comme des coups de tonnerre : Liberté !Égalité ! Fraternité ! Ce sont les bannières des peuples.Sous leurs plis, nous avons marché à l’assaut des tyrannies. Avotre tour, ô femmes, de les brandir comme des armes pour marcher àla conquête de l’indépendance. Soyez libres, libres dans l’amour,dans la maison, dans la patrie. Devenez nos égales au foyer, noségales dans la rue, nos égales surtout dans la politique et devantla loi. Fraternité ! Soyez nos sœurs, les confidentes de nosprojets grandioses, nos compagnes vaillantes. Soyez, devenezvéritablement une moitié de l’humanité au lieu de n’en être qu’uneparcelle. »

Et il se lança dans la politique transcendante, développant desprojets larges comme le monde, parlant de l’âme des sociétés,prédisant la République universelle édifiée sur ces trois basesinébranlables : la liberté, l’égalité, la fraternité.

Quand il se tut, la salle faillit crouler sous les bravos. M.Patissot, stupéfait se tourna vers son voisin.

« N’est-il pas un peu fou ? »

Le vieux monsieur répondit :

« Non, Monsieur ; ils sont des millions comme ça. C’est uneffet de l’instruction. »

Patissot ne comprenait pas.

« De l’instruction ?

– Oui ; maintenant qu’ils savent lire et écrire, la bêtiselatente se dégage.

– Alors, Monsieur, vous croyez que l’instruction… ?

– Pardon, Monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ceque je veux dire : Vous avez une montre, n’est-ce pas ? Ehbien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut enle priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu’iln’est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué danscette machine infiniment compliquée qui s’appelle la France, il secroit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Etquarante mille braillards de son espèce en pensent autant et leproclament sans cesse. Je dis, Monsieur, que nous manquonsjusqu’ici de classes dirigeantes nouvelles c’est-à-dire d’hommesnés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée,instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement lesjeunes gens qui se destinent à la Polytechnique… »

Des « chut ! » nombreux l’interrompirent encore une fois.Un jeune homme à l’air mélancolique occupait la tribune.

Il commença :

« Mesdames, j’ai demandé la parole pour combattre vos théories.Réclamer pour la femme des droits civils égaux à ceux de l’hommeéquivaut à réclamer la fin de votre pouvoir. Le seul aspectextérieur de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux durstravaux physiques ni aux longs efforts intellectuels. Son rôle estautre, mais non moins beau. Elle met de la poésie dans la vie. Depar la puissance de sa grâce, un rayon de ses yeux, le charme deson sourire, elle domine l’homme, qui domine le monde. L’homme a laforce que vous ne pouvez lui prendre ; mais vous avez laséduction qui captive la force. De quoi vous plaignez-vous ?Depuis que le monde existe, vous êtes les souveraines et lesdominatrices. Rien ne se fait sans vous. C’est pour vous ques’accomplissent toutes les belles œuvres.

« Mais du jour où vous deviendrez nos égales, civilement,politiquement, vous deviendrez nos rivales. Prenez garde alors quele charme ne soit rompu qui fait toute votre force. Alors, commenous sommes incontestablement les plus vigoureux et les mieux douéspour les sciences et les arts, votre infériorité apparaîtra, etvous deviendrez véritablement des opprimées.

« Vous avez le beau rôle, Mesdames, puisque vous êtes pour nousla séduction de la vie, l’illusion sans fin, l’éternelle récompensede nos efforts. Ne cherchez donc point à en changer. Vous neréussirez pas, d’ailleurs. »

Mais des sifflets l’interrompirent. Il descendit.

Le voisin de Patissot, se levant alors :

« Un peu romantique, le jeune homme, mais sensé du moins.Venez-vous prendre un bock, Monsieur ?

– Avec plaisir. »

Ils y allèrent, pendant que s’apprêtait à répondre la citoyenneCésaire Brau.

Chapitre 8Jadis

Le château, de style ancien, est sur une colline boisée ;de grands arbres l’entourent d’une verdure sombre, et le parcinfini étend ses perspectives tantôt sur des profondeurs de forêt,tantôt sur les pays environnants. A quelques mètres de la façade secreuse un bassin de pierre où se baignent des dames demarbre ; d’autres bassins étagés se succèdent jusqu’au pied ducoteau, et une source emprisonnée fait des cascades de l’un àl’autre. Du manoir, qui fait des grâces comme une coquettesurannée, jusqu’aux grottes incrustées de coquillages, et oùsommeillent des Amours d’un autre siècle, tout en ce domaineantique a gardé la physionomie des vieux âges ; tout sembleparler encore des coutumes anciennes, des mœurs d’autrefois, desgalanteries passées et des élégances légères où s’exerçaient nosaïeules.

Dans un petit salon Louis XV, dont les murs sont couverts debergers marivaudant avec des bergères, de belles dames en panier etdes messieurs galants et frisés, une toute vieille femme, quisemble morte aussitôt qu’elle ne remue plus, est presque couchéedans un grand fauteuil et laisse pendre de chaque côté ses mainsosseuses de momie. Son regard voile se perd au loin par la campagnecomme pour suivre à travers le parc des visions de sa jeunesse. Unsouffle d’air, parfois, arrive par la fenêtre ouverte, apporte dessenteurs d’herbe et des parfums de fleurs, il fait voltiger sescheveux blancs autour de son front ridé et des souvenirs vieux dansson cœur.

A ses côtés, sur un tabouret de velours, une jeune fille, auxlongs cheveux blonds tressés sur le dos, brode un ornementd’autel.

Elle a des yeux rêveurs, et, pendant que travaillent ses doigtsagiles, on voit qu’elle songe.

Mais l’aïeule a tourné la tête.

– Berthe, dit-elle, lis-moi donc un peu les gazettes, afin queje sache encore quelquefois ce qui se passe en ce monde. La jeunefille prit un journal et le parcourut du regard :

– Il y a beaucoup de politique, grand-mère, faut-ilpasser ?

– Oui, oui, mignonne. N’y a-t-il pas d’histoires d’amour ?La galanterie est donc morte, en France, qu’on ne parle plusd’enlèvements, ni de combats pour les dames, ni d’aventures commeautrefois !

La jeune fille chercha longtemps.

– Voilà, dit-elle, c’est intitulé : « Drame d’amour. »

La vieille femme sourit dans ses rides.

– Lis-moi cela, dit-elle.

Et Berthe commença.

C’était une histoire de vitriol. Une dame, pour se venger de lamaîtresse de son mari, lui avait brûlé les deux yeux. Elle étaitsortie des assises acquittée, innocentée, félicitée, auxapplaudissements de la foule.

L’aïeule s’agitait sur son siège et répétait :

– C’est affreux, mais c’est affreux, cela ! Trouve-moi doncautre chose, mignonne.

Berthe chercha, et plus loin toujours aux tribunaux, se mit àlire : « Sombre drame. » Une jeune fille de vertu trop mûre s’étaitlaissée choir tout à coup entre les bras d’un jeune homme, et, pourse venger de son amant dont le cœur était volage et la renteinsuffisante, lui avait tiré à bout portant quatre coups derevolver.

Deux balles étaient demeurées dans la poitrine, une dansl’épaule, l’autre dans la hanche. Le monsieur resterait estropiétoute sa vie. La jeune fille avait été acquittée auxapplaudissements de la foule, et le journal maltraitait fort ceséducteur de vierges faciles.

Cette fois la vieille grand-mère se révolta tout à fait, et, lavoix tremblante :

– Mais vous êtes donc fous aujourd’hui, vous êtes fous. Le bonDieu vous a donné l’amour, la seule séduction de la vie ;l’homme y a mêlé la galanterie, la seule distraction de nos heures,et voilà que vous y mettez du vitriol et du revolver, comme onmettrait de la boue dans un flacon de vin d’Espagne !

Berthe ne paraissait pas comprendre l’indignation de sonaïeule.

– Mais, grand-mère, cette femme s’est vengée. Songe donc, elleétait mariée, et son mari la trompait.

La grand-mère eut un soubresaut.

– Quelles idées vous donne-t-on, à vous autres, jeunes fillesd’aujourd’hui ?

Berthe répondit :

– Mais le mariage, c’est sacré, grand-mère.

L’aïeule tressaillit en son cœur de femme née encore au grandsiècle galant.

– C’est l’amour qui est sacré, dit-elle. Écoute, fillette, unevieille qui a vécu trois générations et qui en sait long, bien longsur les hommes et sur les femmes. Le mariage et l’amour n’ont rienà voir ensemble. On se marie pour fonder une famille, et on formeune famille pour constituer la société. La société ne peut pas sepasser du mariage. Si la société est une chaîne, chaque famille enest un anneau.

Pour souder ces anneaux-là, on cherche toujours les métauxpareils. Quand on se marie, il faut unir les convenances, combinerles fortunes, joindre les races semblables, travailler pourl’intérêt commun qui est la richesse et les enfants. On ne se mariequ’une fois, fillette, et parce que le monde l’exige ; mais onpeut aimer vingt fois dans sa vie, parce que la nature nous a faitsainsi. Le mariage ! c’est une loi, vois-tu, et l’amour, c’estun instinct qui nous pousse tantôt à droite, tantôt à gauche. On afait des lois qui combattent nos instincts, il le fallait ;mais les instincts toujours sont les plus forts, et on a tort deleur résister, puisqu’ils viennent de Dieu, tandis que les lois neviennent que des hommes.

Si on ne poudrait pas la vie avec de l’amour, le plus d’amourpossible, mignonne, comme on met du sucre dans les drogues pour lesenfants, personne ne voudrait la prendre telle qu’elle est.

Berthe, effarée, ouvrait ses grands yeux ; elle murmura:

– Oh ! grand-mère, grand-mère, on ne peut aimer qu’unefois !

L’aïeule leva vers le ciel ses mains tremblantes comme pourinvoquer encore le dieu défunt des galanteries.

Elle s’écria, indignée :

– Vous êtes devenus une race de vilains, une race du commun.

Depuis la Révolution, le monde n’est plus reconnaissable. Vousavez mis de grands mots partout ; vous croyez à l’égalité et àla passion éternelle. Des gens ont fait des vers pour vous direqu’on mourait d’amour. De mon temps on faisait des vers pour nousapprendre à aimer beaucoup. Quand un gentilhomme nous plaisait,fillette, on lui envoyait un page. Et quand il nous venait au cœurun nouveau caprice, on congédiait son dernier amant, à moins qu’onne les gardât tous les deux.

La jeune fille, toute pâle, balbutia :

– Alors les femmes n’avaient pas d’honneur ?

La vieille bondit :

– Pas d’honneur ! parce qu’on aimait, qu’on osait le direet même s’en vanter ? Mais, fillette, si une de nous, parmiles plus grandes dames de France, était demeurée sans amant, toutela cour en aurait ri. Et vous vous imaginez que vos marisn’aimeront que vous toute leur vie ? Comme si ça se pouvait,vraiment !

Je te dis, moi, que le mariage est une chose nécessaire pour quela société vive, mais qu’il n’est pas dans la nature de notre race,entends-tu bien ? Il n’y a dans la vie qu’une bonne chose,c’est l’amour, et on veut nous en priver. On vous dit maintenant :« Il ne faut aimer qu’un homme », comme si on voulait me forcer àne manger toute ma vie que du dindon. Et cet homme-là aura autantde maîtresses qu’il y a de mois dans l’année !

Il suivra ses instincts galants, qui le poussent vers toutes lesfemmes, comme les papillons vont à toutes les fleurs ; etalors, moi, je sortirai par les rues, avec du vitriol dans unebouteille, et j’aveuglerai les pauvres filles qui auront obéi à lavolonté de leur instinct ! Ce n’est pas sur lui que je mevengerai, mais sur elles ! Je ferai un monstre. Je ferai unmonstre d’une créature que le bon Dieu a faite pour plaire, pouraimer et pour être aimée !

Et votre société d’aujourd’hui, votre société de manants, debourgeois, de valets parvenus m’applaudira et m’acquittera. Je tedis que c’est infâme, que vous ne comprenez pas l’amour ; etje suis contente de mourir plutôt que de voir un monde sansgalanteries et des femmes qui ne savent plus aimer.

Vous prenez tout au sérieux à présent ; la vengeance desdrôlesses qui tuent leurs amants fait verser des larmes de pitiéaux douze bourgeois réunis pour sonder les cœurs des criminels. Etvoilà votre sagesse, votre raison ? Les femmes tirent sur leshommes et se plaignent qu’ils ne sont plus galants !

La jeune fille prit en ses mains tremblantes les mains ridées dela vieille :

– Tais-toi, grand-mère, je t’en supplie. Et à genoux, les larmesaux yeux, elle demandait au ciel une grande passion, une seulepassion éternelle, selon le rêve nouveau des poètes romantiques,tandis que l’aïeule la baisant au front, toute pénétrée encore decette charmante et saine raison dont les philosophes galantsemplirent le dix-huitième siècle, murmura :

– Prends garde, pauvre mignonne, si tu crois à des foliespareilles, tu seras bien malheureuse.

Chapitre 9Une Page d’histoire inédite

Tout le monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grainde sable qui changea les destinées de l’univers en arrêtant lafortune de Cromwell. Ainsi, dans ce grand hasard des événements quigouverne les hommes et le monde, un fait bien petit, le gestedésespéré d’une femme décida le sort de l’Europe en sauvant la viedu jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon. C’estune page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existencede cet être extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse,qui faillit devenir fatal au jeune officier, alors en congé dans sapatrie.

Le récit qui suit est de point en point authentique. Je l’aiécrit presque sous la dictée sans y rien changer, sans en rienomettre, sans essayer de le rendre plus « littéraire » ou plusdramatique, ne laissant que les faits tout seuls, tout nus, toutsimples, avec tous les noms, tous les mouvements des personnages etles paroles qu’ils prononcèrent.

Une narration plus composée plairait peut-être davantage, maisceci est de l’histoire, et on ne touche pas à l’histoire. Je tiensces détails directement du seul homme qui a pu les puiser auxsources, et dont le témoignage a dirige l’enquête ouverte sur cesmêmes faits vers 1853, dans le but d’assurer l’exécution de legsstipulés par l’Empereur expirant à Sainte-Hélène.

Trois jours avant sa mort, en effet, Napoléon ajouta à sontestament un codicille qui contenait les dispositions suivantes:

« Je lègue, écrivait-il, 20.000 francs à l’habitant de Bocognanoqui m’a tiré des mains des brigands qui voulurentm’assassiner ;

« 10.000 francs à M. Vizzavona, le seul de cette famille qui fûtde mon parti ;

« 100.000 francs à M. Jérôme Lévy ;

« 100.000 francs à M. Costa de Bastelica ;

« 20.000 francs à l’abbé Reccho. »

C’est qu’un vieux souvenir de sa jeunesse s’était, en cesderniers moments, emparé de son esprit ; après tant d’annéeset tant d’aventures prodigieuses, l’impression que lui avaitlaissée une des premières secousses de sa vie demeurait encoreassez forte pour le poursuivre, même aux heures d’agonie, et voicicette lointaine vision qui l’obsédait, quand il se résolut àlaisser ces dons suprêmes au partisan dévoué dont le nom échappaità sa mémoire affaiblie, et aux amis qui lui avaient apporté leuraide en ces circonstances terribles.

Louis XVI venait de mourir. La Corse était alors gouvernée parle général Paoli, homme énergique et violent, royaliste dévoué, quihaïssait la Révolution, tandis que Napoléon Bonaparte, jeuneofficier d’artillerie alors en congé à Ajaccio, employait soninfluence et celle de sa famille en faveur des idées nouvelles.

Les cafés n’existaient point en ce pays toujours sauvage, etNapoléon réunissait le soir ses partisans dans une chambre où ilscausaient, formaient des projets, prenaient des mesures,prévoyaient l’avenir, tout en buvant du vin et en mangeant desfigues.

Une animosité déjà existait entre le jeune Bonaparte et legénéral Paoli. Voici comment elle était née. Paoli, ayant reçul’ordre de conquérir l’île de la Madeleine, confia cette mission aucolonel Cesari en lui recommandant, dit-on, de faire échouerl’entreprise. Napoléon, nommé lieutenant-colonel de la gardenationale dans le régiment que commandait le colonel Quenza, pritpart à cette expédition et s’éleva violemment ensuite contre lamanière dont elle avait été conduite, accusant ouvertement leschefs de l’avoir perdue à dessein.

Ce fut peu de temps après que des commissaires de la République,parmi lesquels se trouvait Saliceti, furent envoyés à Bastia.Napoléon, apprenant leur arrivée, les voulut rejoindre, et, pourentreprendre ce voyage, il fit venir de Bocognano son homme deconfiance, un de ses partisans les plus fidèles, Santo-Bonelli, ditRiccio, qui devait lui servir de guide.

Tous deux partirent à cheval, se dirigeant vers Corte où setenait le général Paoli, que Bonaparte voulait voir enpassant ; car, ignorant alors la participation de son chef aucomplot tramé contre la France, il le défendait même contre lessoupçons chuchotés ; et l’hostilité grandie entre eux, bienque vive déjà, n’avait point éclaté.

Le jeune Napoléon descendit de cheval dans la cour de la maisonhabitée par Paoli, et confiant sa monture à Santo-Riccio, il vouluttout de suite se rendre auprès du général. Mais, comme ilgravissait l’escalier, une personne qu’il aborda lui apprit qu’ence moment même avait lieu une sorte de conseil formé des principauxchefs corses, tous ennemis des idées républicaines. Lui, inquiet,cherchait à savoir, quand un des conspirateurs sortit de laréunion.

Alors, marchant à sa rencontre, Bonaparte lui demanda : « Ehbien ? » L’autre, le croyant un allié, répondit : « C’estfait ! Nous allons proclamer l’indépendance et nous séparer dela France, avec le secours de l’Angleterre. »

Indigné, Napoléon s’emporta et, frappant du pied, il cria : «C’est une trahison, c’est une infamie ! » quand des hommesparurent, attires par le bruit. C’étaient justement des parentséloignés de la famille Bonaparte. Eux, comprenant le danger où sejetait le jeune officier, car Paoli était un homme à s’endébarrasser à tout jamais et sur-le-champ, l’entourèrent, le firentdescendre par force et remonter à cheval.

Il partit aussitôt, retournant vers Ajaccio, toujours accompagnéde Santo-Riccio. Ils arrivèrent, à la nuit tombante, au hameau deArca-de-Vivario, et couchèrent chez le curé Arrighi, parent deNapoléon, qui le mit au courant des événements et lui demandaconseil, car c’était un homme d’esprit droit et de grand jugement,estimé dans toute la Corse.

S’étant remis en route le lendemain dès l’aurore, ils marchèrenttout le jour et parvinrent le soir à l’entrée du village deBocognano. Là, Napoléon se sépara de son guide, en lui recommandantde venir au matin le chercher avec les chevaux à la jonction desdeux routes, et il gagna le hameau de Pagiola pour demanderl’hospitalité à Félix Tusoli, son partisan et son parent, dont lamaison se trouvait un peu éloignée.

Cependant, le général Paoli avait appris la visite du jeuneBonaparte, ainsi que ses paroles violentes après la découverte ducomplot, et il chargea Mario Peraldi de se mettre à sa poursuite etde l’empêcher, coûte que coûte, de gagner Ajaccio ou Bastia.

Mario Peraldi parvint à Bocognano quelques heures avantBonaparte, et se rendit chez les Morelli, famille puissante,partisans du général. Ils apprirent bientôt que le jeune officierétait arrivé dans le village et qu’il passerait la nuit dans lamaison de Tusoli ; alors le chef des Morelli, homme énergiqueet redoutable, instruit des ordres de Paoli, promit à son envoyéque Napoléon n’échapperait pas.

Dès le jour il avait posté son monde, occupé toutes les routes,toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pourrejoindre Santo-Riccio ; mais Tusoli, un peu malade, la têteenveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement.

Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentantlui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient despartisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléonse rendit près d’eux et, les trouvant réunis : « Allez, leurdit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et nobleaction. » Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans lamaison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier etl’entraînèrent.

Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes,apprit immédiatement son arrestation et il courut chez un partisande Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider etdont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléonallait être enfermé.

Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation: « Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il estperdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures. » AlorsVizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, etcomme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena,à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune hommevint chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaientsa maison.

Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, yconsentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés dugénéral, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez luipour faire ses préparatifs de départ. Ce fut cette absence quisauva quelques minutes plus tard la vie du prisonnier. Cependant,Santo-Riccio, avec le dévouement naturel des Corses, un prodigieuxsang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de soncompagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens braves et fidèles commelui ; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardinattenant à la maison Vizzavona et cachés derrière un mur, il seprésenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission defaire ses adieux à Napoléon, puisqu’ils devaient l’emmener On luiaccorda cette faveur, et dès qu’il fut en présence de Bonaparte etde Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindreretard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alorspénétrèrent dans l’écurie et, sur la porte, Vizzavona, les larmesaux yeux, embrassa son hôte et lui dit : « Que Dieu vous sauve, monpauvre enfant, lui seul le peut ! »

En rampant, Napoléon et Santo-Riccio rejoignirent les deuxjeunes gens embusqués auprès du mur, puis, prenant leur élan, tousles trois s’enfuirent à toutes jambes vers une fontaine voisinecachée dans les arbres. Mais il fallait passer sous les yeux desMorelli, qui, les apercevant, se lancèrent à leur poursuite enjetant de grands cris.

Or le chef Morelli, rentré dans sa demeure, les entendit, et,comprenant tout, se précipita avec une physionomie si féroce que safemme, alliée aux Tusoli, chez qui Bonaparte avait passé la nuit,se jeta à ses pieds, suppliante, demandant la vie sauve pour lejeune homme.

Lui, furieux, la repoussa, et il s’élançait dehors quand elle,toujours à genoux, le saisit par les jambes, les enlaçant de sesbras crispés ; puis, battue, renversée, mais, acharnée en sonétreinte, elle entraîna son mari, qui s’abattit à côté d’elle.

Sans la force et le courage de cette femme, c’en était fait deNapoléon.

Toute l’histoire moderne se trouvait donc changée. La mémoiredes hommes n’aurait point eu à retenir les noms de victoiresretentissantes ! Des millions d’êtres ne seraient pas mortssous le canon ! La carte d’Europe n’était plus la même !Et qui sait sous quel régime politique nous vivrionsaujourd’hui.

Car les Morelli atteignaient les fugitifs.

Santo-Riccio, intrépide, s’adossant au tronc d’un châtaignier,leur fit face, criant aux deux jeunes gens d’emmener Bonaparte.Mais lui refusa d’abandonner son guide qui vociférait, tenant enjoue leurs ennemis :

« Emportez-le donc, vous autres ; saisissez-le,attachez-lui les pieds et les mains ! »

Alors ils furent rejoints, entourés, saisis, et un partisan desMorelli, nommé Honorato, posant son fusil sur la tempe de Napoléon,s’écria : « Mort au traître à la patrie ! » Mais juste à cemoment l’homme qui avait reçu Bonaparte, Félix Tusoli, prévenu parun émissaire de Santo-Riccio, arrivait escorté de ses parentsarmés. Voyant le danger et reconnaissant son beau-frère dans celuiqui menaçait ainsi la vie de son hôte, il lui cria, le mettant enjoue :

« Honorato, Honorato, c’est entre nous alors que la chose va sepasser ! »

L’autre, surpris, hésitait à tirer, quand Santo-Riccio,profitant de la confusion, et laissant les deux partis se battre ous’expliquer, saisit à pleins bras Napoléon qui résistait encore,l’entraîna, aidé des deux jeunes gens, et s’enfonça dans lemaquis.

Une minute plus tard, le chef Morelli, débarrassé de sa femme,et en proie à une colère furieuse, rejoignait enfin sespartisans.

Cependant, les fugitifs marchaient à travers la montagne, lesravins, les fourrés. Lorsqu’ils furent en sûreté, Santo-Ricciorenvoya les deux jeunes gens qui devaient le lendemain lesrejoindre avec les chevaux auprès du pont d’Ucciani.

Au moment où ils se séparaient, Napoléon s’approcha d’eux.

« Je vais retourner en France, leur dit-il, voulez-vousm’accompagner ? Quelle que soit ma fortune, vous lapartagerez. »

Eux lui répondirent :

« Notre vie est à vous ; faites de nous, ici, ce que vousvoudrez, mais nous ne quitterons pas notre village. »

Ces deux simples et dévoués garçons retournèrent donc àBocognano chercher les chevaux, tandis que Bonaparte etSanto-Riccio continuaient leur marche au milieu de tous lesobstacles qui rendent si durs les voyages dans les pays montagneuxet sauvages. Ils s’arrêtèrent en route pour manger un morceau depain dans la famille Mancini, et parvinrent, le soir, à Ucciani,chez les Pozzoli, partisans de Bonaparte.

Or, le lendemain, quand il s’éveilla, Napoléon vit la maisonentourée d’hommes armés. C’étaient tous les parents et les amis deses hôtes, prêts à l’accompagner comme à mourir pour lui.

Les chevaux attendaient près du pont, et la petite troupe se miten route, escortant les fugitifs jusqu’aux environs d’Ajaccio. Lanuit venue, Napoléon pénétra dans la ville et se réfugia chez lemaire, M. Jean-Jérôme Lévy, qui le cacha dans un placard. Utileprécaution, car la police arrivait le lendemain. Elle fouillapartout sans rien trouver, puis se retira tranquille et déroutéepar l’habile indication du maire qui offrit son aide empressée pourtrouver le jeune révolté.

Le soir même, Napoléon, embarqué dans une gondole, était conduitde l’autre côté du golfe, confié à la famille Costa, de Bastelica,et caché dans les maquis.

L’histoire d’un siège qu’il aurait soutenu dans la tour deCapitello, récit émouvant publié par les guides, est une pureinvention dramatique aussi sérieuse que beaucoup des renseignementsdonnés par ces industriels fantaisistes.

Quelques jours plus tard, l’indépendance corse fut proclamée, lamaison Bonaparte incendiée, et les trois sœurs du fugitif remises àla garde de l’abbé Reccho.

Puis une frégate française, qui recueillait sur la côte lesderniers partisans de la France, prit à son bord Napoléon, etramena dans la mère patrie le partisan poursuivi, traqué, celui quidevait être l’Empereur et le prodigieux général dont la fortunebouleversa la terre.

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