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Contes divers 1882

Contes divers 1882

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Pétition d’un viveur malgré lui

MESSIEURS LES PRÉSIDENTS DES TRIBUNAUX,

MESSIEURS LES MAGISTRATS,

MESSIEURS LES JURÉS,

Maintenant que je suis désintéressé dans la question, vu mon âge et mes cheveux blancs, je viens protester contre vos jugements,contre la partialité révoltante de vos décisions, contre cette sorte de galanterie aveugle qui vous pousse à conclure toujours pour la femme contre l’homme, chaque fois qu’une affaire d’amour est portée devant votre tribunal.

Je suis vieux, Messieurs, j’ai beaucoup aimé, ou plutôt, souvent aimé. Mon pauvre cœur, bien meurtri, frissonne encore au souvenir des anciennes tendresses. Et par les tristes nuits solitaires où la vie passée ne nous apparaît plus qu’à l’état d’illusion finie, où les aventures lointaines, ternies comme les tapisseries effacées,nous donnent soudain des secousses de tristesse, et font monter aux yeux ces larmes douloureuses qu’on verse sur l’irréparable, j’ouvre en tremblant une humble caisse de noyer où gisent mes lamentables gages d’amour, où dort ma vie accomplie maintenant, où remue, quand j’y plonge les mains, la poussière morte de tout ce que j’ai adoré sur la terre.

Et je sanglote sur la bottine, la fine bottine de satin, jaune aujourd’hui, mais qui fut blanche, et que je pris à son pied, dans le jardin, ce soir-là, pour l’empêcher de rentrer au bal.

Je baise les gants, les cheveux blonds ou noirs, ses trois jarretières de soie et le mouchoir de dentelle maculé de sang, de ce sang qui semble une pâle tache de rouille et dont, un jour, jeconterai l’histoire.

Mais ce n’est point de tout cela que je prétends vous parler.J’ai voulu seulement prouver qu’on avait eu pour moi bien des…faiblesses – quoique je sois le plus timide, le plus indécis, leplus hésitant des hommes.

Je suis si timide que jamais, peut-être, je n’aurais osé… ce quevous savez, si les femmes n’avaient osé pour moi. Et j’ai comprisdepuis, en y songeant, que neuf fois sur dix c’est l’homme qui estséduit, capté, accaparé, enlacé de liens terribles, lui leséducteur que vous flétrissez. Il est la proie, la femme est lechasseur.

Un tout récent procès, jugé en Angleterre, m’a jeté soudain dansl’esprit un éclair de vérité.

Une fille, une demoiselle de comptoir, avait été ce que vousappelez séduite par un jeune officier de marine. Elle n’était plusdans sa prime fraîcheur, elle avait aimé déjà. Au bout de quelquetemps elle fut abandonnée. Elle se tua. Les magistrats anglaisn’eurent point assez d’injures, d’expressions infamantes,sanglantes, méprisantes pour flétrir l’infâme ravisseur.

Messieurs, vous eussiez fait comme eux. Eh bien, vous neconnaissez pas la femme, vous ne la comprenez pas, vous êtesodieusement injustes.

Écoutez-moi.

J’étais alors tout jeune officier, en garnison dans un port demer. J’allais dans le monde, j’aimais la valse et j’étais timide,comme je vous l’ai dit. Bientôt je crus m’apercevoir qu’une femmemûre, assez belle encore, mariée, mère de famille et irréprochable,disait-on, me remarquait. Quand nous dansions son œil restait fixésur le mien, si aigu, que je ne pouvais m’y tromper. Elle ne me ditrien sans doute. Est-ce qu’une femme parle, doit parler, peutparler ? Est-ce qu’un regard comme elle sait en avoir n’estpas plus provocant, plus impudique, plus clair que toutes nosdéclarations brûlantes ? Je fis semblant de ne pas comprendred’abord. Puis la persistance de cette muette provocation metroubla. Je lui murmurai dans l’oreille des choses tendres. Un jourelle s’abandonna. Je l’avais séduite, Messieurs. Me l’a-t-elleassez reproché !…

Elle m’aima d’une passion terrible, incessante, jalouse, féroce.« Tu m’as voulue », disait-elle. Que pouvais-je répondre ? Luireprocher ses regards ? Soyez juges, Messieurs. Elle n’avaitrien dit, cette femme !

Enfin j’appris que mon régiment partait. J’étais sauvé. Mais unsoir, vers onze heures, je la vis entrer soudain dans ma petitechambre d’officier. « Tu vas partir, me dit-elle, et je vienst’offrir la plus grande preuve d’amour qu’une femme puissedonner ; je te suis. Pour toi, j’abandonne mon mari, mesenfants, ma famille. Je me perds aux yeux du monde, et je déshonoreles miens. Mais je fais cela pour toi et j’en suis heureuse. » Unesueur froide me coula dans le dos. Je lui pris les mains ; jela suppliai de ne pas accomplir ce sacrifice que je ne voulaispoint accepter ; je tâchai de la calmer, de la raisonner.Peine inutile. Alors, les yeux dans les yeux, elle me dit d’unevoix sifflante : « Serais-tu un lâche ; serais-tu de ceux quiséduisent une femme puis l’abandonnent au premier caprice ?»

Je protestai. Mais je lui montrai la folie de son action, sesconséquences pour toute notre vie. Obstinée, elle répondaitsimplement : « Je t’aime. » À la fin, pris d’impatience, je lui disnettement : « Je ne veux pas. Je te défends de me suivre. » Elle seleva, et partit sans prononcer un mot.

Le lendemain j’apprenais qu’elle avait tenté de s’empoisonner.On la crut perdue pendant huit jours. Une de ses amies, saconfidente, vint me trouver ; me reprocha brutalementl’infamie de ma conduite. Je fus inflexible. Pendant un mois jen’entendis parler d’elle que vaguement. On la disait très malade.Puis soudain je fus prévenue par son amie qu’elle était perdue,condamnée. Qu’une promesse d’amour seule la pouvait sauver. Jepromis tout ce qu’on voulut. Elle guérit. Je l’enlevai.

Naturellement j’avais donné ma démission. Et pendant deux ansnous vécûmes ensemble dans une petite ville d’Italie, nous vécûmesde cette vie horrible de l’adultère en fuite.

Un matin, son mari entrait chez moi. Il fut sans violence etmême sans colère. Il venait chercher sa femme, non pour lui, maispour ses enfants, pour ses deux filles.

Je ne demandais pas mieux que de la rendre, croyez-moi,Messieurs les jurés.

Je la fis venir, et je la laissai seule avec l’époux abandonnéElle refusa de le suivre. À mon tour, je la priai, je la suppliai,et, spectacle étrange, invraisemblable, le mari et moi, nousl’implorions, moi pour qu’elle me quittât, lui pour qu’elle lesuivît.

Elle nous jeta ces mots : « Vous êtes deux misérables ! »et sortit là-dessus.

Le mari prit son chapeau, me salua, prononça un : « je vousplains, Monsieur », venu du cœur, et s’en alla.

Je la gardai encore six ans. Elle avait l’air de ma mère. Ellemourut.

Eh bien, Messieurs, cette femme auparavant n’avait jamais faitparler d’elle. On ne lui avait soupçonné jamais aucune faiblesse,et, pour tout le monde, c’est moi qui l’ai perdue, traînée dans leruisseau, tuée. J’ai déshonoré sa famille, semé la honte autour demoi. Je suis un misérable et un gueux.

Vous m’avez condamné à l’unanimité.

Cette histoire avait fait grand bruit. J’étais un séducteur.Toutes les femmes me contemplaient avec une curiosité émue. Jen’avais qu’à leur tendre la main pour les enlever. J’en aimaiplusieurs qui me trahirent. Les autres m’opprimèrent horriblement.Enfin, cette alternative se reproduisait sans cesse pour moi. –Être Joseph et laisser mon manteau – ou bien martyr livré à deslionnes.

Je termine, Messieurs.

Regardez Paris de midi à une heure. Voyez ces fillettes encheveux, ces petites ouvrières deux par deux, errant sur lestrottoirs, provocantes, l’œil hardi, prêtes à accepter toutrendez-vous, cherchant de l’amour par les rues.

Ce sont vos clientes.

Sondez leurs cœurs. Écoutez-les causer :

« Oh moi, ma chère, si j’ai la chance de trouver un garçonriche, je te promets qu’il ne me lâchera pas comme Amélie, ou biengare le vitriol. »

Et quand un brave garçon passe près d’elle, il reçoit en pleinvisage, en plein cœur ce regard qui veut dire « quand vous voudrez». Il s’arrête ; la fille est jolie et toute prête ; ilcède.

Un mois plus tard, vous injuriez et condamniez ce gredin qui aabandonné la pauvre fille séduite.

Or, lequel est le limier, lequel est le gibier ?

N’oubliez point ceci, Messieurs :

L’amour est toute la vie des femmes. Elles jouent avec nouscomme les chats avec les souris. La jeune fille cherche le mari leplus avantageux qu’elle pourra trouver.

Celles qui quêtent des amants les veulent dans les mêmesconditions.

Quand un homme, sentant le piège, s’échappe de leurs mains,elles se vengent à la façon du chasseur qui tue d’un coup de fusille lapin échappé du lacet.

Telle est mon humble opinion, basée sur une vieille expérience.Je la soumets à vos méditations.

Et j’ai l’honneur d’être,

Messieurs les présidents des tribunaux,

Messieurs les magistrats,

Messieurs les jurés,

Votre très obéissant serviteur,

MAUFRIGNEUSE.[1]

Chapitre 2Le Gâteau

Disons qu’elle s’appelait Mme Anserre, pour qu’on ne découvrepoint son vrai nom.

C’était une de ces comètes parisiennes qui laissent comme unetraînée de feu derrière elles. Elle faisait des vers et desnouvelles, avait le cœur poétique et était belle à ravir. Ellerecevait peu, rien que des gens hors ligne, de ceux qu’on appellecommunément les princes de quelque chose. Être reçu chez elleconstituait un titre, un vrai titre d’intelligence ; du moinson appréciait ainsi ses invitations.

Son mari jouait le rôle de satellite obscur. Être l’époux d’unastre n’est point chose aisée. Celui-là cependant avait eu une idéeforte, celle de créer un État dans l’État, de posséder son mérite àlui, mérite de second ordre, il est vrai ; mais enfin, decette façon, les jours où sa femme recevait, il recevaitaussi ; il avait son public spécial qui l’appréciait,l’écoutait, lui prêtait plus d’attention qu’à son éclatantecompagne.

Il s’était adonné à l’agriculture ; à l’agriculture enchambre. Il y a comme cela des généraux en chambre, – tous ceux quinaissent, vivent et meurent sur les ronds de cuir du ministère dela Guerre ne le sont-ils pas ? – des marins en chambre, – voirau ministère de la Marine, – des colonisateurs en chambre, etc.,etc. Il avait donc étudié l’agriculture, mais il l’avait étudiéeprofondément, dans ses rapports avec les autres sciences, avecl’économie politique, avec les arts, – on met les arts à toutes lessauces, puisqu’on appelle bien « travaux d’art » les horriblesponts des chemins de fer. Enfin il était arrivé à ce qu’on dît delui : « C’est un homme fort. » On le citait dans les revuestechniques ; sa femme avait obtenu qu’il fût nommé membred’une commission au ministère de l’Agriculture.

Cette gloire modeste lui suffisait.

Sous prétexte de diminuer les frais, il invitait ses amis lejour où sa femme recevait les siens, de sorte qu’on se mêlait, ouplutôt non, on formait deux groupes. Madame, avec son escorted’artistes, d’académiciens, de ministres, occupait une sorte degalerie, meublée et décorée dans le style Empire. Monsieur seretirait généralement avec ses laboureurs dans une pièce pluspetite, servant de fumoir, et que Mme Anserre appelait ironiquementle salon de l’Agriculture.

Les deux camps étaient bien tranchés. Monsieur, sans jalousie,d’ailleurs, pénétrait quelquefois dans l’Académie, et des poignéesde main cordiales étaient échangées ; mais l’Académiedédaignait infiniment le salon de l’Agriculture, et il était rarequ’un des princes de la science, de la pensée ou d’autre chose semêlât aux laboureurs.

Ces réceptions se faisaient sans frais : un thé, une brioche,voilà tout. Monsieur, dans les premiers temps, avait réclamé deuxbrioches, une pour l’Académie, une pour les laboureurs ; maisMadame ayant justement observé que cette manière d’agir sembleraitindiquer deux camps, deux réceptions, deux partis, Monsieur n’avaitpoint insisté ; de sorte qu’on ne servait qu’une seulebrioche, dont Mme Anserre faisait d’abord les honneurs à l’Académieet qui passait ensuite dans le salon de l’Agriculture.

Or, cette brioche fut bientôt, pour l’Académie, un sujetd’observation des plus curieuses. Mme Anserre ne la découpaitjamais elle-même. Ce rôle revenait toujours à l’un ou à l’autre desillustres invités. Cette fonction particulière, spécialementhonorable et recherchée, durait plus ou moins longtemps pour chacun: tantôt trois mois, rarement plus ; et l’on remarqua que leprivilège de « découper la brioche » semblait entraîner avec luiune foule d’autres supériorités, une sorte de royauté ou plutôt device-royauté très accentuée.

Le découpeur régnant avait le verbe plus haut, un ton decommandement marqué ; et toutes les faveurs de la maîtresse demaison étaient pour lui, toutes.

On appelait ces heureux dans l’intimité, à mi-voix, derrière lesportes, les « favoris de la brioche », et chaque changement defavori amenait dans l’Académie une sorte de révolution. Le couteauétait un sceptre, la pâtisserie un emblème ; on félicitait lesélus. Les laboureurs jamais ne découpaient la brioche. Monsieurlui-même était toujours exclu, bien qu’il en mangeât sa part.

La brioche fut successivement taillée par des poètes, par despeintres et des romanciers. Un grand musicien mesura les portionspendant quelque temps, un ambassadeur lui succéda. Quelquefois, unhomme moins connu, mais élégant et recherché, un de ceux qu’onappelle, suivant les époques, vrai gentleman, ou parfait cavalier,ou dandy, ou autrement, s’assit à son tour devant le gâteausymbolique. Chacun d’eux, pendant son règne éphémère, témoignait àl’époux une considération plus grande ; puis quand l’heure desa chute était venue, il passait à un autre le couteau et se mêlaitde nouveau dans la foule des suivants et admirateurs de la « belleMadame Anserre ».

Cet état de choses dura longtemps, longtemps ; mais lescomètes ne brillent pas toujours du même éclat. Tout vieillit parle monde. On eût dit, peu à peu, que l’empressement des découpeurss’affaiblissait ; ils semblaient hésiter parfois, quand onleur tendait le plat ; cette charge jadis tant enviée devenaitmoins sollicitée ; on la conservait moins longtemps ; onen paraissait moins fier. Mme Anserre prodiguait les sourires etles amabilités ; hélas ! on ne coupait plus volontiers.Les nouveaux venus semblaient s’y refuser. Les « anciens favoris »reparurent un à un comme des princes détrônés qu’on replace uninstant au pouvoir. Puis, les élus devinrent rares, tout à faitrares. Pendant un mois, ô prodige, M. Anserre ouvrit legâteau ; puis il eut l’air de s’en lasser ; et l’on vitun soir Mme Anserre, la belle Madame Anserre, découperelle-même.

Mais cela paraissait l’ennuyer beaucoup ; et le lendemain,elle insista si fort auprès d’un invité qu’il n’osa pointrefuser.

Le symbole était trop connu cependant ; on se regardait endessous avec des mines effarées, anxieuses. Couper la briochen’était rien, mais les privilèges auxquels cette faveur avaittoujours donné droit épouvantaient maintenant ; aussi, dès queparaissait le plateau, les académiciens passaient pêle-mêle dans lesalon de l’Agriculture comme pour se mettre à l’abri derrièrel’époux qui souriait sans cesse. Et quand Mme Anserre, anxieuse, semontrait sur la porte avec la brioche d’une main et le couteau del’autre, tous semblaient se ranger autour de son mari comme pourlui demander protection.

Des années encore passèrent. Personne ne découpait plus ;mais par suite d’une vieille habitude invétérée, celle qu’onappelait toujours galamment la « belle Madame Anserre » cherchaitde l’œil, à chaque soirée, un dévoué qui prît le couteau, et chaquefois le même mouvement se produisait autour d’elle : une fuitegénérale, habile, pleine de manœuvres combinées et savantes, pouréviter l’offre qui lui venait aux lèvres.

Or, voilà qu’un soir on présenta chez elle un tout jeune homme,un innocent et un ignorant. Il ne connaissait pas le mystère de labrioche ; aussi lorsque parut le gâteau, lorsque chacuns’enfuit, lorsque Mme Anserre prit des mains du valet le plateau etla pâtisserie, il resta tranquillement près d’elle.

Elle crut peut-être qu’il savait ; elle sourit, et, d’unevoix émue :

« Voulez-vous, cher monsieur, être assez aimable pour découpercette brioche ? »

Il s’empressa, ôta ses gants, ravi de l’honneur.

« Mais comment donc, Madame, avec le plus grand plaisir. »

Au loin, dans les coins de la galerie, dans l’encadrement de laporte ouverte sur le salon des laboureurs, des têtes stupéfaitesregardaient. Puis, lorsqu’on vit que le nouveau venu découpait sanshésitation, on se rapprocha vivement.

Un vieux poète plaisant frappa sur l’épaule du néophyte :

« Bravo ! jeune homme », lui dit-il à l’oreille.

On le considérait curieusement. L’époux lui-même parut surpris.Quant au jeune homme, il s’étonnait de la considération qu’onsemblait soudain lui montrer, il ne comprenait point surtout lesgracieusetés marquées, la faveur évidente et l’espèce dereconnaissance muette que lui témoignait la maîtresse de lamaison.

Il paraît cependant qu’il finit par comprendre.

À quel moment, en quel lieu la révélation lui fut-ellefaite ? On l’ignore ; mais il reparut à la soiréesuivante, il avait l’air préoccupé, presque honteux, et regardaitavec inquiétude autour de lui. L’heure du thé sonna. Le valetparut. Mme Anserre, souriante, saisit le plat, chercha des yeux sonjeune ami ; mais il avait fui si vite qu’il n’était déjà pluslà. Alors elle partit à sa recherche et le retrouva bientôt tout aufond du salon des « laboureurs ». Lui, le bras passé sous le brasdu mari, le consultait avec angoisse sur les moyens employés pourla destruction du phylloxéra.

« Mon cher monsieur, lui dit-elle, voulez-vous être assezaimable pour me découper cette brioche ? »

Il rougit jusqu’aux oreilles, balbutia, perdant la tête. AlorsM. Anserre eut pitié de lui et, se tournant vers sa femme :

« Ma chère amie, tu serais bien aimable de ne point nousdéranger : nous causons agriculture. Fais-la donc couper parBaptiste, ta brioche. »

Et personne depuis ce jour ne coupa plus jamais la brioche deMme Anserre.

Chapitre 3Souvenir

Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour nousrestâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autrespour avoir moins froid, les officiers mêlés aux soldats, et tousabrutis de fatigue.

Quelques sentinelles, couchées dans la neige, surveillaient lesenvirons de la ferme abandonnée qui nous servait de refuge pournous garder de toute surprise. On les changeait d’heure en heure,afin de ne les point laisser s’engourdir.

Ceux de nous qui pouvaient dormir dormaient ; les autresrestaient immobiles, assis par terre, disant à leur voisin quelquesmots de temps en temps.

Depuis trois mois, comme une mer débordée, l’invasion entraitpartout. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les unsaprès les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs.

Quant à nous, réduits à deux cents francs-tireurs, de huit centsque nous étions un mois auparavant, nous battions en retraite,entourés d’ennemis, cernés, perdus. Il nous fallait, avant lelendemain, gagner Blainville où nous espérions encore trouver legénéral C… Si nous ne parvenions dans la nuit à faire les douzelieues qui nous séparaient de la ville ; ou bien si ladivision française était éloignée, plus d’espoir !

On ne pouvait marcher le jour, la campagne étant pleine dePrussiens.

À cinq heures il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges.Les muets flocons blancs tombaient, tombaient, ensevelissaient toutdans ce grand drap gelé, qui s’épaississait toujours sousl’innombrable foule et l’incessante accumulation des vaporeuxmorceaux de cette ouate de cristal.

À six heures le détachement se remit en route.

Quatre hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois centsmètres en avant. Puis, venait un peloton de dix hommes quecommandait un lieutenant, puis le reste de la troupe, en bloc,pêle-mêle, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Àquatre cents mètres sur nos flancs, quelques soldats allaient deuxpar deux.

La blanche poussière descendant des nuages nous vêtaitentièrement, ne fondait plus sur les képis ni sur les capotes,faisait de nous des fantômes, comme les spectres de soldatsmorts.

Parfois on se reposait quelques minutes. Alors on n’entendaitplus que ce glissement vague de la neige qui tombe, cette rumeurpresque insaisissable que fait l’emmêlement des flocons. Quelqueshommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point. Puis un ordrecirculait à voix basse. Les fusils remontaient sur les épaules, et,d’une allure exténuée, on se remettait en marche.

Soudain, les éclaireurs se replièrent. Quelque chose lesinquiétait. Le mot « halte ! » circula. C’était un grand bois,devant nous. Six hommes partirent pour le reconnaître. On attenditdans un silence morne.

Et tout à coup un cri aigu, un cri de femme, cette déchirante etvibrante note qu’elles jettent dans leurs épouvantes, traversa lanuit épaissie par la neige.

Au bout de quelques minutes, on amenait deux prisonniers, unvieillard et une jeune fille.

Le capitaine les interrogea, toujours à voix basse.

« Votre nom ?

– Pierre Bernard.

– Votre profession ?

– Sommelier du comte de Roufé.

– C’est votre fille ?

– Oui.

– Que fait-elle ?

– Elle est lingère au château.

– Comment rôdez-vous comme ça, la nuit, nom de Dieu ?

– Nous nous sauvons.

– Pourquoi ?

– Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardeset pendu le jardinier. Moi, j’ai eu peur pour la petite.

– Où allez-vous ?

– À Blainville.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a là, dit-on, une armée française.

– Vous connaissez le chemin ?

– Parfaitement.

– Cela suffit, restez à mon côté. »

Et la marche à travers champs recommença. Le vieillardsilencieux suivait le capitaine. Sa fille se traînait près de lui.Tout à coup elle s’arrêta.

– Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plusloin.

Et elle tomba. Elle tremblait de froid, et paraissait prête àmourir. Son père voulut la porter. Il ne put même pas lasoulever.

Le capitaine tapait du pied, jurait, furieux et apitoyé. « Nomde Dieu, je ne peux pourtant pas vous laisser crever là !»

Mais quelques hommes s’étaient éloignés ; ils revinrentavec des branches coupées. Alors, en une minute, une litière futfaite.

Le capitaine s’attendrit : « Nom de Dieu ! c’est gentil,ça. Allons, les enfants, qui est-ce qui prête sa capotemaintenant ? C’est pour une femme, nom de Dieu ! »

Vingt capotes furent détachées d’un coup et jetées sur lalitière. En une seconde la jeune fille, enveloppée dans ces chaudsvêtements de soldat, se trouva soulevée par six bras robustes quil’emportèrent.

On repartit, comme si on eût bu un coup de vin, plusgaillardement, plus joyeusement. Des plaisanteries couraient même,et cette gaieté s’éveillait que la présence d’une femme redonnetoujours au sang français.

Les soldats maintenant marchaient au pas, fredonnant dessonneries, réchauffés soudain. Et un vieux franc-tireur, quisuivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premiercamarade qui flancherait, ouvrit son cœur à son voisin. « Je n’suis plus jeune, moi, et bien, cré coquin, l’ sexe, y a tout d’même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre. »

Jusqu’à trois heures du matin on avança presque sansrepos ; mais, brusquement, pareil à un souffle, lecommandement : « Halte ! » fut de nouveau chuchoté. Puis,presque par instinct, tout le monde s’aplatit par terre.

Là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose remuait. Celasemblait courir, et comme la neige ne tombait plus, on distinguaitvaguement, très loin encore, une apparence de monstre quis’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, paraissait serapetisser, se ramasser en boule, s’étendre de nouveau en prenantdes élans rapides et s’arrêtait encore, et repartait sanscesse.

Des ordres murmurés couraient parmi les hommes étendus ;et, de temps en temps, un petit bruit sec et métalliqueclaquait.

Brusquement la forme errante se rapprocha, et l’on vit venir augrand trot, l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans lanuit.

Ils étaient si près maintenant qu’on entendait le souffle deschevaux, et le son de ferraille des armes, et le craquement du cuirdes selles.

Alors, la voix forte du capitaine hurla : « Feu, nom deDieu ! »

Et cinquante coups de fusil crevèrent le silence glacé deschamps ; quatre ou cinq détonations attardées partirentencore, puis une autre toute seule, la dernière ; et quandl’aveuglement de la poudre enflammée se fut dissipé, on vit que lesdouze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtess’enfuyaient d’un galop forcené, et l’une traînait derrière elle,pendu par le pied à l’étrier, et bondissant, le cadavre de soncavalier.

Le capitaine joyeux cria : « Douze de moins, nom de Dieu !» Un soldat, dans le tas, répondit : « V’là des veuves ! » Unautre ajouta : « Faut pas grand temps tout d’même pour faire lesaut. »

Alors, du fond de la litière, sous l’entassement des capotes,une petite voix endormie sortit : « Qu’est-ce qu’il y a,père ? pourquoi tire-t-on des coups de fusil ? » Levieillard répondit : « Ce n’est rien ; dors, petite ! »On repartit.

On marcha encore près de quatre heures.

Le ciel pâlissait ; la neige devenait claire, lumineuse,luisante ; un vent froid balayait les nuages ; et unepâle roseur, comme un faible lavage d’aquarelle, s’étendait àl’orient.

Une voix lointaine soudain cria : « Qui vive ? » Une autrevoix répondit. Tout le détachement fit halte. Et le capitainepartit lui-même en avant.

On attendit longtemps. Puis on recommença d’avancer. Bientôt onaperçut une masure et devant, un poste français, l’arme au bras. Uncommandant à cheval nous regardait défiler. Tout à coup il demanda: « Qu’est-ce que vous portez sur ce brancard ? » Alors lescapotes remuèrent ; on en vit sortir d’abord deux petitesmains qui les écartaient, puis une tête ébouriffée, toute ennuagéede cheveux, mais qui souriait et répondit : « C’est moi, Monsieur,j’ai bien dormi, allez. Je n’ai pas froid. » Un grand rire s’élevaparmi les hommes, un rire de vive satisfaction ; et unenthousiaste, pour exprimer sa joie, ayant vociféré : « Vive laRépublique ! » toute la troupe, comme prise de folie, beuglafrénétiquement : « Vive la République ! »

 

Douze ans se sont écoulés.

L’autre jour, au théâtre, la fine tête d’une jeune femme blondeéveilla en moi un confus souvenir, un souvenir obsédant, maisindéterminable. Je fus bientôt tellement troublé par le désir desavoir le nom de cette femme que je le demandai à tout lemonde.

Quelqu’un me dit : « C’est la vicomtesse de L…, la fille ducomte de Roufé. »

Et tous les détails de cette nuit de guerre se sont levés en mamémoire, si nets que je les ai immédiatement racontés, afin qu’illes écrivît pour le public, à mon voisin de fauteuil et ami, quisigne

Maufrigneuse

Chapitre 4Le Saut du Berger

De Dieppe au Havre, la côte présente une falaise ininterrompue,haute de cent mètres environ, et droite comme une muraille. Deplace en place, cette grande ligne de rochers blancs s’abaissebrusquement, et une petite vallée étroite, aux pentes rapidescouvertes de gazon ras et de joncs marins, descend du plateaucultivé vers une plage de galet où elle aboutit par un ravinsemblable au lit d’un torrent. La nature a fait ces vallées, lespluies d’orages les ont terminées par ces ravins, entaillant ce quirestait de falaise, creusant jusqu’à la mer le lit des eaux quisert de passage aux hommes.

Quelquefois un village est blotti dans ces vallons, oùs’engouffre le vent du large.

J’ai passé l’été dans une de ces échancrures de la côte, logéchez un paysan, dont la maison, tournée vers les flots, me laissaitvoir de ma fenêtre un grand triangle d’eau bleue encadrée par lespentes vertes du val et tachée parfois de voiles blanches passantau loin dans un coup de soleil.

Le chemin allant vers la mer suivait le fond de la gorge, etbrusquement s’enfonçait entre deux parois de marne, devenait unesorte d’ornière profonde, avant de déboucher sur une belle nappe decailloux roulés, arrondis et polis par la séculaire caresse desvagues.

Ce passage encaissé s’appelle le « Saut du Berger ».

Voici le drame qui l’a fait ainsi nommer :

On raconte qu’autrefois ce village était gouverné par un jeuneprêtre austère et violent. Il était sorti du séminaire plein dehaine pour ceux qui vivent selon les lois naturelles et non suivantcelles de son Dieu. D’une inflexible sévérité pour lui-même, il semontra pour les autres d’une implacable intolérance ; unechose surtout le soulevait de colère et de dégoût : l’amour. S’ileût vécu dans les villes, au milieu des civilisés et des raffinésqui dissimulent derrière les voiles délicats du sentiment et de latendresse, les actes brutaux que la nature commande, s’il eûtconfessé dans l’ombre des grandes nefs élégantes les pécheressesparfumées dont les fautes semblent adoucies par la grâce de lachute et l’enveloppement d’idéal autour du baiser matériel, iln’aurait pas senti peut-être ces révoltes folles, ces fureursdésordonnées qu’il avait en face de l’accouplement malpropre desloqueteux dans la boue d’un fossé ou sur la paille d’unegrange.

Il les assimilait aux brutes, ces gens-là qui ne connaissaientpoint l’amour, et qui s’unissaient seulement à la façon desanimaux ; et il les haïssait pour la grossièreté de leur âme,pour le sale assouvissement de leur instinct, pour la gaietérépugnante des vieux lorsqu’ils parlaient encore de ces immondesplaisirs.

Peut-être aussi était-il, malgré lui, torturé par l’angoissed’appétits inapaisés et sourdement travaillé par la lutte de soncorps révolté contre un esprit despotique et chaste.

Mais tout ce qui touchait à la chair l’indignait, le jetait horsde lui ; et ses sermons violents, pleins de menaces etd’allusions furieuses, faisaient ricaner les filles et les gars quise coulaient des regards en dessous à travers l’église ;tandis que les fermiers en blouse bleue et les fermières en mantenoire se disaient au sortir de la messe, en retournant vers lamasure dont la cheminée jetait sur le ciel un filet de fumée bleue: « I’ ne plaisante pas là-dessus, mo’sieu le curé. »

Une fois même et pour rien il s’emporta jusqu’à perdre laraison. Il allait voir une malade. Or, dès qu’il eut pénétré dansla cour de la ferme, il aperçut un tas d’enfants, ceux de la maisonet ceux des voisins, attroupés autour de la niche du chien. Ilsregardaient curieusement quelque chose, immobiles, avec uneattention concentrée et muette. Le prêtre s’approcha. C’était lachienne qui mettait bas. Devant sa niche, cinq petits grouillaientautour de la mère qui les léchait avec tendresse, et, au moment oùle curé allongeait sa tête par-dessus celles des enfants, unsixième petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis dejoie, se mirent à crier en battant des mains : « En v’là encore un,en v’là encore un ! »C’était un jeu pour eux, un jeu natureloù rien d’impur n’entrait ; ils contemplaient cette naissancecomme ils auraient regardé tomber des pommes. Mais l’homme à larobe noire fut crispé d’indignation, et la tête perdue, levant songrand parapluie bleu, il se mit à battre les enfants. Ilss’enfuirent à toutes jambes. Alors lui, se trouvant seul en face dela chienne en gésine, frappa sur elle à tour de bras. Enchaînéeelle ne pouvait s’enfuir, et comme elle se débattait en gémissant,il monta dessus, l’écrasant sous ses pieds, lui fit mettre au mondeun dernier petit, et il l’acheva à coup de talon. Puis il laissa lecorps saignant au milieu des nouveau-nés, piaulants et lourds, quicherchaient déjà les mamelles.

Il faisait de longues courses, solitairement, à grands pas, avecun air sauvage.

Or, comme il revenait d’une promenade éloignée, un soir du moisde mai, et qu’il suivait la falaise en regagnant le village, ungrain furieux l’assaillit. Aucune maison en vue, partout la côtenue que l’averse criblait de flèches d’eau.

La mer houleuse roulait ses écumes, et les gros nuages sombresaccouraient de l’horizon avec des redoublements de pluie. Le ventsifflait, soufflait, couchait les jeunes récoltes, et secouaitl’abbé ruisselant, collait à ses jambes la soutane traversée,emplissait de bruit ses oreilles et son cœur exalté de tumulte.

Il se découvrit, tendant son front à l’orage, et peu à peu ilapprochait de la descente sur le pays. Mais une telle rafalel’atteignit qu’il ne pouvait plus avancer, et soudain, il aperçutauprès d’un parc à moutons la hutte ambulante d’un berger.

C’était un abri, il y courut.

Les chiens fouettés par l’ouragan ne remuèrent pas à sonapproche ; et il parvint jusqu’à la cabane en bois, sorte deniche perchée sur des roues, que les gardiens des troupeauxtraînent, pendant l’été, de pâturage en pâturage.

Au-dessus d’un escabeau, la porte basse était ouverte, laissantvoir la paille du dedans.

Le prêtre allait entrer quand il aperçut dans l’ombre un coupleamoureux qui s’étreignait. Alors, brusquement, il ferma l’auvent etl’accrocha ; puis, s’attelant aux brancards, courbant sataille maigre, tirant comme un cheval, et haletant sous sa robe dedrap trempée, il courut, entraînant vers la pente rapide, la pentemortelle, les jeunes gens surpris enlacés, qui heurtaient lacloison du poing, croyant sans doute à quelque farce d’unpassant.

Lorsqu’il fut au haut de la descente, il lâcha la légèredemeure, qui se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujoursplus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre deses brancards.

Un vieux mendiant blotti dans un fossé la vit passer, d’un élan,sur sa tête et il entendit des cris affreux poussés dans le coffrede bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un choc, s’abattitsur le flanc, et se remit à dévaler comme une boule, comme unemaison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont, puis, arrivantau rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe et,tombant au fond, s’y creva comme un œuf.

On les ramassa l’un et l’autre, les amoureux, broyés, pilés,tous les membres rompus, mais étreints, toujours, les bras liés auxcous dans l’épouvante comme pour le plaisir.

Le curé refusa l’entrée de l’église à leurs cadavres et sabénédiction à leurs cercueils.

Et le dimanche, au prône, il parla avec emportement du septièmecommandement de Dieu, menaçant les amoureux d’un bras vengeur etmystérieux, et citant l’exemple terrible des deux malheureux tuésdans leur péché.

Comme il sortait de l’église, deux gendarmes l’arrêtèrent.

Un douanier gîté dans un trou de garde avait vu. Il fut condamnéaux travaux forcés.

Et le paysan dont je tiens cette histoire ajouta gravement : «Je l’ai connu, moi, monsieur. C’était un rude homme tout de même,mais il n’aimait pas la bagatelle. »

Chapitre 5Vieux objets

MA CHERE COLETTE,

Je ne sais si tu te rappelles un vers de M. Sainte-Beuve quenous avons lu ensemble et qui est resté enfoncé dans ma tête ;car il me dit bien des choses, à moi, ce vers ; et il a biensouvent rassuré mon pauvre cœur, depuis quelque temps surtout. Levoici :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

J’y suis maintenant toute seule, dans cette maison où je suisnée, où j’ai vécu, et où j’espère mourir. Ce n’est pas gai tous lesjours, mais c’est doux ; car je suis là enveloppée desouvenirs.

Mon fils Henry est avocat : il vient me voir deux mois par an.Jeanne habite avec son mari à l’autre bout de la France, et c’estmoi qui vais la voir, chaque automne. Je suis donc ici, seule,toute seule, mais entourée d’objets familiers qui sans cesse meparlent des miens, et des morts, et des vivants éloignés.

Je ne lis plus beaucoup, je suis vieille ; mais je songesans fin, ou plutôt je rêve. Oh ! je ne rêve point à ma façond’autrefois. Tu te rappelles nos folles imaginations, les aventuresque nous combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous leshorizons de bonheurs entrevus !

Rien de cela ne s’est réalisé : ou plutôt c’est autre chose quia eu lieu, moins charmant, moins poétique, mais suffisant pour ceuxqui savent prendre bravement leur parti de la vie.

Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses si souvent, nousautres femmes ? C’est qu’on nous apprend dans la jeunesse àtrop croire au bonheur ! Nous ne sommes jamais élevées avecl’idée de combattre, de lutter, de souffrir. Et, au premier choc,notre cœur se brise. Nous attendons, l’âme ouverte, des cascadesd’événements heureux ; il n’en arrive que d’à moitiébons ; et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le vraibonheur de nos rêves, j’ai appris à le connaître. Il ne consistepoint dans la venue d’une grande félicité, car elles sont bienrares et bien courtes, les grandes félicités, mais il résidesimplement dans l’attente infinie d’une suite d’allégresses quin’arrivent jamais. Le bonheur, c’est l’attente heureuse ;c’est l’horizon d’espérances ; c’est donc l’illusion sans fin.Oui, ma chère, il n’y a de bon que les illusions ; et toutevieille que je suis, je m’en fais encore et chaque jour, seulementelles ont changé d’objet, mes désirs n’étant plus les mêmes. Je tedisais donc que je passe à rêver le plus clair de mon temps. Queferais-je d’autre ? J’ai pour cela deux manières. Je te lesdonne ; elles te serviront peut-être.

Oh ! la première est bien simple ; elle consiste àm’asseoir devant mon feu, dans un bas fauteuil doux à mes vieux os,et à m’en retourner vers les choses laissées en arrière.

Comme c’est court, une vie ! surtout celles qui se passenttout entières au même endroit :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

Les souvenirs sont massés, serrés ensemble ; et quand onest vieille, il semble parfois qu’il y a à peine dix jours qu’onétait jeune. Oui, tout a glissé, comme s’il s’agissait d’unejournée : le matin, le midi, le soir ; et la nuit vient, lanuit sans aurore !

En regardant le feu, pendant des heures et des heures, le passérenaît comme si c’était d’hier. On ne sait plus où l’on est ;le rêve vous emporte ; on retraverse son existenceentière.

Et souvent, j’ai l’illusion d’être fillette, tant il me revientdes bouffées d’autrefois, des sensations de jeunesse, des élansmême, des battements de cœur, toute cette sève de dix-huitans ; et j’ai, nettes comme des réalités nouvelles, desvisions de choses oubliées.

Oh ! comme je suis surtout traversée par des souvenirs demes promenades de jeune fille ! Là, sur mon fauteuil, devantmon feu, j’ai retrouvé étrangement l’autre soir un coucher desoleil sur le Mont Saint-Michel, et tout de suite après, une chasseà cheval dans la forêt d’Uville, avec les odeurs du sable humide etcelles des feuilles pleines de rosée, et la chaleur du grand astreplongeant dans l’eau, et la tiédeur mouillée de ses premiers rayonstandis que je galopais dans les taillis. Et tout ce que j’ai penséalors, mon exaltation poétique devant les lointains infinis de lamer, ma jouissance heureuse et vive au frôlement des branches, mesmoindres petites idées, tout, les petits bouts de songe, de désiret de sentiment, tout, tout m’est revenu comme si j’y étais encore,comme si cinquante ans ne s’étaient pas écoulés depuis, qui ontrefroidi mon sang et bien changé mes attentes. Mais mon autremanière de revivre l’autrefois est de beaucoup la meilleure.

Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère Colette, que dans la maisonon ne détruit rien. Nous avons en haut, sous le toit, une grandechambre de débarras, qu’on appelle la « pièce aux vieux objets ».Tout ce qui ne sert plus est jeté là. Souvent j’y monte et jeregarde autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquelsje ne pensais plus, et qui me rappellent un tas de choses. Ce nesont point ces bons meubles amis que nous connaissons depuisl’enfance, et auxquels sont attachés des souvenirs d’événements, dejoies ou de tristesses, des dates de notre histoire ; qui ontpris, à force d’être mêlés à notre vie, une sorte de personnalité,une physionomie ; qui sont les compagnons de nos heures doucesou sombres, les seuls compagnons, hélas ! que nous sommes sûrsde ne pas perdre, les seuls qui ne mourront point comme les autres,ceux dont les traits, les yeux aimants, la bouche, la voix sontdisparus à jamais. Mais je trouve dans le fouillis des bibelotsusés ces vieux petits objets insignifiants qui ont traîné pendantquarante ans à côté de nous sans qu’on les ait jamais remarqués, etqui, quand on les revoit tout à coup, prennent une importance, unesignification de témoins anciens. Ils me font l’effet de ces gensqu’on a connus indéfiniment sans qu’ils se soient jamais révélés,et qui, soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavardersans fin, à raconter tout leur être et toute leur intimité qu’on nesoupçonnait nullement.

Et je vais de l’un à l’autre avec de légères secousses au cœur.Je me dis : « Tiens, j’ai brisé cela, le soir où Paul est partipour Lyon », ou bien : « Ah ! voilà la petite lanterne demaman, dont elle se servait pour aller au salut, les soirs d’hiver.»

Il y a même là dedans des choses qui ne disent rien, quiviennent de mes grands-parents, des choses donc que personne devivant aujourd’hui n’a connues, dont personne ne sait l’histoire,les aventures ; dont personne ne se rappelle même lespropriétaires. Personne n’a vu les mains qui les ont maniées, niles yeux qui les ont regardées. Elles me font songer longtemps,celles-là ! Elles me représentent des abandonnées dont lesderniers amis sont morts.

Toi, ma chère Colette, tu ne dois guère comprendre tout cela, ettu vas sourire de mes niaiseries, de mes enfantines etsentimentales manies. Tu es une Parisienne, et vous autresParisiens, vous ne connaissez point cette vie en dedans, cesrabâchages de son propre cœur. Vous vivez en dehors, avec toutesvos pensées au vent. Vivant seule, je ne puis te parler que de moi.En me répondant, parle-moi donc un peu de toi, que je puisse aussime mettre à ta place, comme tu pourras demain te mettre à lamienne.

Mais tu ne comprendras jamais complètement le vers de M.Sainte-Beuve :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

Mille baisers, ma vieille amie.

Adélaïde.

Chapitre 6L’aveugle

Qu’est-ce donc que cette joie du premier soleil ? Pourquoicette lumière tombée sur la terre nous emplit-elle ainsi du bonheurde vivre ? Le ciel est tout bleu, la campagne toute verte, lesmaisons toutes blanches ; et nos yeux ravis boivent cescouleurs vives dont ils font de l’allégresse pour nos âmes. Et ilnous vient des envies de danser, des envies de courir, des enviesde chanter, une légèreté heureuse de la pensée, une sorte detendresse élargie, on voudrait embrasser le soleil.

Les aveugles sous les portes, impassibles en leur éternelleobscurité, restent calmes comme toujours au milieu de cette gaieténouvelle, et, sans comprendre, ils apaisent à toute minute leurchien qui voudrait gambader.

Quand ils rentrent, le jour fini, au bras d’un jeune frère oud’une petite sœur, si l’enfant dit : « Il a fait bien beautantôt ! », l’autre répond : « Je m’en suis bien aperçu, qu’ilfaisait beau, Loulou ne tenait pas en place. »

J’ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus cruelsmartyres qu’on puisse rêver.

C’était un paysan, le fils d’un fermier normand. Tant que lepère et la mère vécurent, on eut à peu près soin de lui ; ilne souffrit guère que de son horrible infirmité ; mais dès queles vieux furent partis, l’existence atroce commença. Recueilli parune sœur, tout le monde dans la ferme le traitait comme un gueuxqui mange le pain des autres. À chaque repas, on lui reprochait lanourriture ; on l’appelait fainéant, manant ; et bien queson beau-frère se fût emparé de sa part d’héritage, on lui donnaità regret la soupe, juste assez pour qu’il ne mourût point.

Il avait une figure toute pâle, et deux grands yeux blancs commedes pains à cacheter ; et il demeurait impassible sousl’injure, tellement enfermé en lui-même qu’on ignorait s’il lasentait. Jamais d’ailleurs il n’avait connu aucune tendresse, samère l’ayant toujours un peu rudoyé, ne l’aimant guère ; caraux champs les inutiles sont des nuisibles, et les paysans feraientvolontiers comme les poules qui tuent les infirmes d’entreelles.

Sitôt la soupe avalée, il allait s’asseoir devant la porte enété, contre la cheminée en hiver, et il ne remuait plus jusqu’ausoir. Il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; seulesses paupières, qu’agitait une sorte de souffrance nerveuse,retombaient parfois sur la tache blanche de ses yeux. Avait-il unesprit, une pensée, une conscience nette de sa vie ? Personnene se le demandait.

Pendant quelques années les choses allèrent ainsi. Mais sonimpuissance à rien faire autant que son impassibilité finirent parexaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur, une sortede bouffon-martyr, de proie donnée à la férocité native, à lagaieté sauvage des brutes qui l’entouraient.

On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité putinspirer. Et, pour se payer de ce qu’il mangeait, on fit de sesrepas des heures de plaisir pour les voisins et de supplice pourl’impotent.

Les paysans des maisons prochaines s’en venaient à cedivertissement ; on se le disait de porte en porte, et lacuisine de la ferme se trouvait pleine chaque jour. Tantôt onposait sur la table, devant son assiette où il commençait à puiserle bouillon, quelque chat ou quelque chien. La bête avec soninstinct flairait l’infirmité de l’homme et, tout doucement,s’approchait, mangeait sans bruit, lapant avec délicatesse ;et quand un clapotis de langue un peu bruyant avait éveillél’attention du pauvre diable, elle s’écartait prudemment pouréviter le coup de cuiller qu’il envoyait au hasard devant lui.

Alors c’étaient des rires, des poussées, des trépignements desspectateurs tassés le long des murs. Et lui, sans jamais dire unmot, se remettait à manger de la main droite, tandis que, de lagauche avancée, il protégeait et défendait son assiette.

Tantôt on lui faisait mâcher des bouchons, du bois, des feuillesou même des ordures, qu’il ne pouvait distinguer.

Puis, on se lassa même des plaisanteries ; et le beau-frèreenrageant de le toujours nourrir, le frappa, le gifla sans cesse,riant des efforts inutiles de l’autre pour parer les coups ou lesrendre. Ce fut alors un jeu nouveau : le jeu des claques. Et lesvalets de charrue, le goujat, les servantes, lui lançaient à toutmoment leur main par la figure, ce qui imprimait à ses paupières unmouvement précipité. Il ne savait où se cacher et demeurait sanscesse les bras étendus pour éviter les approches.

Enfin, on le contraignit à mendier. On le portait sur les routesles jours de marché, et dès qu’il entendait un bruit de pas ou leroulement d’une voiture, il tendait son chapeau en balbutiant : «La charité, s’il vous plaît. »

Mais le paysan n’est pas prodigue, et, pendant des semainesentières, il ne rapportait pas un sou.

Ce fut alors contre lui une haine déchaînée, impitoyable. Etvoici comme il mourut.

Un hiver, la terre était couverte de neige, et il gelaithorriblement. Or, son beau-frère, un matin, le conduisit fort loinsur une grande route pour lui faire demander l’aumône. Il l’ylaissa tout le jour, et quand la nuit fut venue, il affirma devantses gens qu’il ne l’avait plus retrouvé. Puis il ajouta : «Bast ! faut pas s’en occuper, quelqu’un l’aura emmené parcequ’il avait froid. Pardié ! i n’est pas perdu. I reviendra bend’main manger la soupe. »

Le lendemain, il ne revint pas.

Après de longues heures d’attente, saisi par le froid, sesentant mourir, l’aveugle s’était mis à marcher. Ne pouvantreconnaître la route ensevelie sous cette écume de glace, il avaiterré au hasard, tombant dans les fossés, se relevant, toujoursmuet, cherchant une maison.

Mais l’engourdissement des neiges l’avait peu à peu envahi, etses jambes faibles ne le pouvant plus porter, il s’était assis aumilieu d’une plaine. Il ne se releva point.

Les blancs flocons qui tombaient toujours l’ensevelirent. Soncorps raidi disparut sous l’incessante accumulation de leur fouleinfinie ; et rien n’indiquait plus la place où le cadavreétait couché.

Ses parents firent mine de s’enquérir et de le chercher pendanthuit jours. Ils pleurèrent même.

L’hiver était rude et le dégel n’arrivait pas vite. Or, undimanche, en allant à la messe, les fermiers remarquèrent un grandvol de corbeaux qui tournoyaient sans fin au-dessus de la plaine,puis s’abattaient comme une pluie noire en tas à la même place,repartaient et revenaient toujours.

La semaine suivante, ils étaient encore là, les oiseaux sombres.Le ciel en portait un nuage comme s’ils se fussent réunis de tousles coins de l’horizon ; et ils se laissaient tomber avec degrands cris dans la neige éclatante, qu’ils tachaient étrangementet fouillaient avec obstination.

Un gars alla voir ce qu’ils faisaient, et découvrit le corps del’aveugle, à moitié dévoré déjà, déchiqueté. Ses yeux pâles avaientdisparu, piqués par les longs becs voraces.

Et je ne puis jamais ressentir la vive gaieté des jours desoleil, sans un souvenir triste et une pensée mélancolique vers legueux, si déshérité dans la vie que son horrible mort fut unsoulagement pour tous ceux qui l’avaient connu.

Chapitre 7Magnétisme

C’était à la fin d’un dîner d’hommes, à l’heure desinterminables cigares et des incessants petits verres, dans lafumée et l’engourdissement chaud des digestions, dans le légertrouble des têtes après tant de viandes et de liqueurs absorbées etmêlées.

On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et desexpériences du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques,aimables, indifférents à toute religion, se mirent à raconter desfaits étranges, des histoires incroyables mais arrivées,affirmaient-ils, retombant brusquement en des croyancessuperstitieuses, se cramponnant à ce dernier reste de merveilleux,devenus dévots à ce mystère du magnétisme, le défendant au nom dela science.

Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filleset chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s’étaitancrée si fortement qu’il n’admettait même point la discussion.

Il répétait en ricanant : « Des blagues ! desblagues ! des blagues ! Nous ne discuterons pas Donatoqui est tout simplement un très malin faiseur de tours. Quant à M.Charcot, qu’on dit être un remarquable savant, il me fait l’effetde ces conteurs dans le genre d’Edgar Poe, qui finissent pardevenir fous à force de réfléchir à d’étranges cas de folie. Il aconstaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encoreinexplicables, il marche dans cet inconnu qu’on explore chaquejour, et ne pouvant toujours comprendre ce qu’il voit, il sesouvient trop peut-être des explications ecclésiastiques desmystères. Et puis je voudrais l’entendre parler, ce serait toutautre chose que ce que vous répétez. »

Il y eut autour de l’incrédule une sorte de mouvement de pitié,comme s’il avait blasphémé dans une assemblée de moines.

Un de ces messieurs s’écria :

« Il y a eu pourtant des miracles autrefois. »

Mais l’autre répondit :

« Je le nie. Pourquoi n’y en aurait-il plus ? »

Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques,des communications d’âmes à travers de longs espaces, desinfluences secrètes d’un être sur un autre. Et on affirmait, ondéclarait les faits indiscutables, tandis que le nieur acharnérépétait : « Des blagues ! des blagues ! desblagues ! »

À la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans lespoches :

« Eh bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, etpuis je vous les expliquerai. Les voici :

Dans le petit village d’Étretat les hommes, tous matelots, vontchaque année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit,l’enfant d’un de ces marins se réveilla en sursaut en criant queson “pé était mort à la mé”. On calma le mioche, qui se réveilla denouveau en hurlant que son “pé était neyé”. Un mois après onapprenait en effet la mort du père, enlevé du pont par un coup demer. La veuve se rappela les réveils de l’enfant. On cria aumiracle, tout le monde s’émut, on rapprocha les dates, et il setrouva que l’accident et le rêve avaient coïncidé à peu près ;d’où l’on conclut qu’ils étaient arrivés la même nuit, à la mêmeheure. Et voilà un mystère du magnétisme. »

Le conteur s’interrompit. Alors un des auditeurs, fort ému,demanda :

« Et vous expliquez ça, vous ?

– Parfaitement, monsieur, j’ai trouvé le secret. Le fait m’avaitsurpris et même vivement embarrassé ; mais moi, voyez-vous, jene crois pas par principe. De même que d’autres commencent parcroire, je commence par douter ; et quand je ne comprendsnullement, je continue à nier toute communication télépathique desâmes, sûr que ma pénétration seule est suffisante. Eh bien, j’aicherché, cherché, et j’ai fini, à force d’interroger toutes lesfemmes des matelots absents, par me convaincre qu’il ne se passaitpas huit jours sans que l’une d’elles ou l’un des enfants rêvât etannonçât à son réveil que le « pé était mort à la mé ». La craintehorrible et constante de cet accident fait qu’ils en parlenttoujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentesprédictions coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, oncrie aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autressonges, tous les autres présages, toutes les autres prophéties demalheur demeurés sans confirmation. J’en ai pour ma part considéréplus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne sesouvenaient même plus. Mais si l’homme, en effet, était mort, lamémoire se serait immédiatement réveillée, et l’on aurait célébrél’intervention de Dieu selon les uns, du magnétisme selon lesautres. »

Un des fumeurs déclara :

« C’est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votreseconde histoire.

– Oh ! ma seconde histoire est fort délicate à raconter.C’est à moi qu’elle est arrivée, aussi je me défie un rien de mapropre appréciation. On n’est jamais équitablement juge et partie.Enfin la voici :

« J’avais dans mes relations mondaines une jeune femme àlaquelle je ne songeais nullement, que je n’avais même jamaisregardée attentivement, jamais remarquée, comme on dit.

« Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu’elle ne fûtpas laide ; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, unebouche, des cheveux quelconques, toute une physionomie terne ;c’était un de ces êtres sur qui la pensée ne semble se poser quepar hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne s’abatpoint.

« Or, un soir, comme j’écrivais des lettres au coin de mon feuavant de me mettre au lit, j’ai senti au milieu de ce dévergondaged’idées, de cette procession d’images qui vous effleurent lecerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume enl’air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l’esprit, untout léger frisson du cœur, et immédiatement, sans raison, sansaucun enchaînement de pensées logiques, j’ai vu distinctement, vucomme si je la touchais, vu des pieds à la tête, et sans un voile,cette jeune femme à qui je n’avais jamais songé plus de troissecondes de suite, le temps que son nom me traversât la tête. Etsoudain je lui découvris un tas de qualités que je n’avais pointobservées, un charme doux, un attrait langoureux ; elleéveilla chez moi cette sorte d’inquiétude d’amour qui vous met à lapoursuite d’une femme. Mais je n’y pensai pas longtemps. Je mecouchai, je m’endormis. Et je rêvai.

« Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n’est-ce pas, quivous rendent maîtres de l’impossible, qui vous ouvrent des portesinfranchissables, des joies inespérées, des brasimpénétrables ?

« Qui de nous, dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants,n’a tenu, étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensationextraordinaire, celle dont son esprit était occupé ? Etavez-vous remarqué quelles surhumaines délices apportent ces bonnesfortunes du rêve ! En quelles ivresses folles elles vousjettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelletendresse infinie, caressante, pénétrante elles vous enfoncent aucœur pour celle qu’on tient défaillante et chaude, en cetteillusion adorable et brutale, qui semble une réalité !

« Tout cela, je l’ai ressenti avec une inoubliable violence.Cette femme fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sapeau me restait aux doigts, l’odeur de sa peau me restait aucerveau, le goût de ses baisers me restait aux lèvres, le son de savoix me restait aux oreilles, le cercle de son étreinte autour desreins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne,longtemps après mon réveil exquis et décevant.

« Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.

« Le jour venu, elle m’obsédait, me possédait, me hantait latête et les sens, à tel point que je ne restais plus une secondesans penser à elle.

« À la fin, ne sachant que faire, je m’habillai et je l’allaivoir. Dans son escalier j’étais ému à trembler, mon cœur battait :un désir véhément m’envahissait des pieds aux cheveux.

« J’entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer monnom ; et soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenantefixité. Je m’assis.

« Je balbutiai quelques banalités qu’elle ne semblait pointécouter. Je ne savais que dire ni que faire ; alorsbrusquement je me jetai sur elle, la saisissant à pleinsbras ; et tout mon rêve s’accomplit si vite, si facilement, sifollement, que je doutai soudain d’être éveillé… Elle fut pendantdeux ans ma maîtresse… »

« Qu’en concluez-vous ? » dit une voix.

Le conteur semblait hésiter.

« J’en conclus… je conclus à une coïncidence, parbleu ! Etpuis, qui sait ? C’est peut-être un regard d’elle que jen’avais point remarqué et qui m’est revenu ce soir-là par un de cesmystérieux et inconscients rappels de la mémoire qui nousreprésentent souvent des choses négligées par notre conscience,passées inaperçues devant notre intelligence !

– Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous necroyez pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat, mon chermonsieur ! »

Chapitre 8Conflits pour rire

Depuis la bruyante expulsion des moines, nous sommes entrés dansl’ère des conflits entre l’autorité civile et la dominationecclésiastique. Tantôt les départements stupéfaits assistent auduel héroïque du préfet et de l’évêque, tantôt la France entièrereste béante devant le combat singulier d’un ministre et d’uncardinal.

Mais les conflits entre les deux pouvoirs qui se partageaientjusqu’ici le pays prennent un intérêt tout particulier quand ils seproduisent entre un simple maire et un humble curé ; entre unFrère et un instituteur. Alors on assiste vraiment à des luttesdésopilantes, toute question de foi mise de côté et respectée.

On citait l’autre jour en ce journal un article de M. HenriRochefort, à propos de la nouvelle loi contre les écrits immoraux,loi qui met des foudres rechargées entre les mains de tous lesPinard et de tous les Bétolaud de l’avenir ; et à ce propos,le mordant écrivain rappelait que beaucoup de monuments ont étémutilés par le zèle aveugle d’ecclésiastiques férocement honnêtes.Je lui dédie l’histoire suivante, vraie en tous points, maisancienne déjà.

Un petit village normand possédait une église très vieille etclassée parmi les monuments historiques. Seul, le conservateurdesdits monuments pouvait donc autoriser les modifications ouréparations.

Non pas qu’on respecte beaucoup les monuments historiques quandces monuments sont religieux. L’église romane d’Étretat, parexemple, est agrémentée aujourd’hui de peintures et de vitraux àfaire aboyer tous les artistes, et les hideuses ornementations dustyle jésuite ont gâté à tout jamais une foule de remarquablesédifices.

La petite église dont je parle possédait un portail sculpté, unde ces portails en demi-cercle où la fantaisie libre d’artistesnaïfs a gravé des scènes bibliques dans leur simplicité et leurnudité premières.

Au centre, comme figure principale, Adam offrait à Ève seshommages. Notre père à tous se dressait dans le costume originel,et Ève, soumise comme doit l’être toute épouse, recevait avecabandon les faveurs de son seigneur.

D’eux sortaient, comme un double fleuve, les générationshumaines, les hommes s’écoulant d’Adam et les femmes de la mèreÈve.

Or, ce village était administré par un curé fort honnête homme,mais dont la pudeur saignait chaque fois qu’il lui fallait passerdevant ce groupe trop naturel. Il souffrit d’abord en silence,ulcéré jusqu’à l’âme. Mais que faire ?

Un matin, comme il venait de dire la messe, deux étrangers, deuxvoyageurs, arrêtés devant le porche de l’édifice, se mirent à rireen le voyant sortir.

L’un d’eux même lui demanda : « C’est votre enseigne monsieur lecuré ? » Et il montrait nos antiques parents éternellementimmobiles en leur libre attitude.

Le prêtre s’enfuit, humilié jusqu’aux larmes, blessé jusqu’aucœur, se disant qu’en effet son église portait au front un emblèmede honte, comme un mauvais lieu.

Et il alla trouver le maire, qui dirigeait le conseil defabrique. Ce maire était libre penseur.

Je laisse à deviner quels furent les arguments du prêtre et lesréponses du citoyen.

Éperdu, l’ecclésiastique implorait, suppliait, pour quel’autorité civile permît seulement qu’on diminuât un peu notre pèreAdam, rien qu’un peu, une simple modification à la turque. Cela negâterait rien, au contraire. Le conservateur des monumentshistoriques n’y verrait que du feu, d’ailleurs. Le maire futinflexible, et il congédia le desservant en le traitant derétrograde.

Le dimanche suivant, la population stupéfaite s’aperçut qu’Adamportait un pantalon. Oui, un pantalon de drap, ajusté avec soin aumoyen de cire à cacheter. De la sorte, le monument et le premierhomme restaient intacts, et la pudeur était sauve.

Mais le fonctionnaire civil fit un bond de fureur et ilenjoignit au garde champêtre de déculotter notre ancêtre. Ce quifut fait au milieu des paroissiens égayés.

Alors le curé écrivit à l’évêque, l’évêque au conservateur. Cedernier ne céda pas.

Mais voici qu’une retraite allait être prêchée dans le villageen l’honneur d’un saint guérisseur dont la statue miraculeuse étaitexposée dans le chœur de l’église ; et cette fois le curé nepouvait supporter l’idée que toutes les populations accourues desquatre coins du département défileraient en procession sous notreimpudique aïeul de pierre.

Il en maigrissait d’inquiétude : il implorait une illuminationdu ciel. Le ciel l’éclaira, mais mal.

Une nuit, un habitant voisin de l’église fut réveillé par unbruit singulier. Il écouta. C’étaient des coups violents, vibrants.Les chiens hurlaient aux environs. L’homme se leva, prit un fusil,sortit. Devant l’église un groupe singulier s’agitait ; et unelueur de lanterne semblait éclairer une tentative d’escalade, ouplutôt d’effraction, car les coups indiquaient bien qu’on essayaitde fracturer la porte. Pour voler le tronc des pauvres, sans doute,et les ornements d’autel.

Épouvanté, mais timide, le voisin courut chez le maire ;celui-ci fit prévenir les adjoints, qui s’armèrent etréquisitionnèrent les pompiers. Les valets de ferme se joignirent àleurs maîtres, et la troupe, hérissée de faux, de fourches etd’armes à feu, s’avança prudemment en opérant un mouvementtournant.

Les voleurs étaient encore là. La porte résistait sans doute.Avec mille précautions, les défenseurs de l’ordre se glissèrent lelong du monument ; et soudain le maire, qui marchait ledernier, cria d’une voix furieuse : « En avant !saisissez-les ! »

Les pompiers s’élancèrent… et ils aperçurent, grimpés sur deuxchaises, le curé et sa servante en train d’amoindrir Adam.

La servante, en jupon, tenait à deux mains sa lanterne, tandisque le prêtre frappait à tour de bras sur la pierre dure qui céda,tout juste à ce moment.

« Au nom de la loi, je vous arrête ! » hurla l’officier del’état civil, et il entraîna l’ecclésiastique désespéré et la bonneéplorée, tandis que le garde champêtre ramassait, comme pièces àconviction, le morceau que venait de perdre le générateur du genrehumain, plus la lanterne et le marteau.

De longues entrevues eurent lieu entre l’évêque et un préfetconciliant pour étouffer cette grave affaire.

Autre conflit.

Plusieurs journaux plaçaient dernièrement sous nos yeux lalettre indignée d’un brave curé à l’instituteur de son pays, poursommer ce maître d’école de déclarer si oui ou non, il avait traitél’Histoire sainte de blagues.

Les journaux religieux se sont fâchés, les journaux libéraux ontargumenté doctoralement.

Or, la question me paraît délicate et difficile.

D’après la nouvelle loi, il semble interdit aux instituteursd’enseigner l’Histoire sainte. Qui donc l’enseignera ? –Personne. – Alors, les enfants ne la sauront jamais.

Mais si l’instituteur est autorisé à exposer les aventures de cerecueil d’anecdotes merveilleuses qu’on appelle l’Ancien Testament,peut-on exiger qu’il donne comme articles de foi la création dumonde en six jours, l’arrêt du soleil par Josué, la destructionmusicale des murs de Jéricho, la promenade de Jonas dansl’intérieur mystérieux d’une baleine, etc. ?

Quand il apprendra aux futurs électeurs à ne pas croire auxbaguettes de coudrier des sorciers, leur racontera-t-il le miracleà la Rambuteau de Moïse produisant de l’eau par un moyen qui, auxtermes de la Bible, ne semble guère anormal ? S’il doitaffirmer que Mme Loth fut changée en statue de sel, comment luidéfendra-t-on de certifier énergiquement l’absolue authenticité desmétamorphoses racontées par Ovide ? S’il met l’Histoire sainteau même rang que la mythologie, s’il appelle l’une « le Récit desfables sacrées de l’Église chrétienne » et l’autre « le Récit desfables sacrées du paganisme », pourra-t-on le blâmer, leréprimander ?

Je vous le dis, en vérité, d’un bout à l’autre de la France, ence moment, surgissent des conflits ineffables.

Et comme on voudrait entendre les arguments qu’échangent avecleurs partisans et leurs adversaires, le soir, dans le jardin del’école ou sous le berceau du presbytère, ces inapaisablesrivaux !

Chapitre 9En Voyage

Sainte-Agnès, 6 mai.

MA CHÈRE AMIE,

Vous m’avez demandé de vous écrire souvent et de vous racontersurtout des choses que j’aurai vues. Vous m’avez aussi prié defouiller dans mes souvenirs de voyages pour y retrouver ces courtesanecdotes qui, apprises d’un paysan qu’on a rencontré, d’unhôtelier, d’un inconnu qui passait, laissent dans la mémoire commeune marque sur un pays. Avec un paysage brossé en quelques lignes,et une petite histoire dite en quelques phrases, on peut donner,croyez-vous, le vrai caractère d’un pays, le faire vivant, visible,dramatique. J’essayerai, selon votre désir. Je vous enverrai donc,de temps en temps, des lettres où je ne parlerai ni de vous ni demoi, mais seulement de l’horizon et des hommes qui s’y meuvent. Etje commence.

Le printemps est une époque où il faut, me semble-t-il, boire etmanger du paysage. C’est la saison des frissons, comme l’automneest la saison des pensées. Au printemps la campagne émeut la chair,à l’automne elle pénètre l’esprit.

J’ai voulu, cette année, respirer de la fleur d’oranger et jesuis parti pour le Midi, à l’heure où tout le monde en revient.J’ai franchi Monaco, la ville des pèlerins, rivale de la Mecque etde Jérusalem, sans laisser d’or dans la poche d’autrui ; etj’ai gravi la haute montagne sous un plafond de citronniers,d’orangers et d’oliviers.

Avez-vous jamais dormi, mon amie, dans un champ d’orangersfleuris ? L’air qu’on respire délicieusement est unequintessence de parfums. Cette senteur violente et douce,savoureuse comme une friandise, semble se mêler à nous, nousimprègne, nous enivre, nous alanguit, nous verse une torpeursomnolente et rêvante. On dirait un opium préparé par la main desfées et non par celle des pharmaciens.

C’est ici le pays des ravins. Les croupes de la montagne sonttailladées, échancrées partout, et dans ces replis sinueux poussentde vraies forêts de citronniers. De place en place, quand le valrapide s’arrête à une espèce de marche, les hommes ont maçonné unréservoir qui retient l’eau des orages. Ce sont de grands trous auxmurailles lisses, où rien de saillant ne s’offre à la main de celuiqui tomberait là.

J’allais lentement par un des vallons montagneux, regardant àtravers les feuillages les fruits brillants restés aux branches. Lagorge enserrée rendait plus pénétrantes les senteurs lourdes desfleurs ; l’air, là dedans, en semblait épaissi. Une lassitudeme prit et je cherchai à m’asseoir. Quelques gouttes d’eauglissaient dans l’herbe ; je crus qu’une source était voisine,et je gravis un peu plus haut pour la trouver. Mais j’arrivai surles bords d’un de ces grands et profonds réservoirs.

Je m’assis à la turque, les jambes croisées, et je restairêvassant devant ce trou, qui paraissait rempli d’encre tant leliquide en était noir et stagnant. Là-bas, à travers les branches,j’apercevais, comme des taches, des morceaux de la Méditerranée,luisante à m’aveugler. Mais toujours mon regard retombait sur levaste et sombre puits qu’aucune bête nageante ne semblait mêmehabiter, tant la surface en demeurait immobile.

Soudain une voix me fit tressaillir. Un vieux monsieur, quicherchait des fleurs (car cette contrée est la plus riche del’Europe pour les herborisants), me demandait :

« Est-ce que vous êtes, Monsieur, un parent de ces pauvresenfants ? »

Je le regardai stupéfait.

« Quels enfants, Monsieur ? »

Alors il parut embarrassé et reprit en saluant :

« Je vous demande pardon. En vous voyant ainsi absorbé devant ceréservoir, j’ai cru que vous pensiez au drame affreux qui s’estpassé là. »

Cette fois je voulus savoir et je le priai de me raconter cettehistoire.

Elle est bien sombre et bien navrante, ma chère amie, et bienbanale en même temps. C’est un simple fait divers. Je ne sais s’ilfaut attribuer mon émotion à la manière dramatique dont la chose mefut dite, au décor des montagnes, au contraste de cette joie dusoleil et des fleurs avec le trou noir et meurtrier, mais j’eus lecœur tordu, tous les nerfs secoués par ce récit qui, peut-être, nevous paraîtra point si terriblement poignant en le lisant dansvotre chambre sans avoir sous les yeux le paysage du drame.

C’était au printemps de l’une des dernières années. Deux petitsgarçons venaient souvent jouer au bord de cette citerne, tandis queleur précepteur lisait quelque livre, couché sous un arbre. Or, parune chaude après-midi, un cri vibrant réveilla l’homme quisommeillait, et un bruit d’eau jaillissant sous une chute le fit sedresser brusquement. Le plus jeune des enfants, âgé de onze ans,hurlait, debout près du bassin, dont la nappe, remuée, frémissait,refermée sur l’aîné qui venait d’y tomber en courant le long de lacorniche de pierre.

Éperdu, sans rien attendre, sans réfléchir aux moyens, leprécepteur sauta dans le gouffre, et ne reparut pas, s’étant heurtéle crâne au fond.

Au même moment, le jeune garçon, revenu sur l’eau, agitait lesbras tendus vers son frère. Alors, l’enfant, resté sur terre, secoucha, s’allongea, tandis que l’autre essayait de nager,d’approcher du mur, et bientôt les quatre petites mains sesaisirent, se serrèrent, crispées, liées ensemble. Ils eurent tousdeux la joie aiguë de la vie sauvée, le tressaillement du périlpassé.

Et l’aîné essayait de monter, mais il n’y put parvenir, le murétant droit ; et le frère, trop faible, glissait lentementvers le trou.

Alors ils demeurèrent immobiles, ressaisis par l’épouvante. Etils attendirent.

Le plus petit serrait de toute sa force les mains du plus grand,et il pleurait nerveusement en répétant : « Je ne peux pas tetirer, je ne peux pas te tirer. » Et soudain il se mit à crier : «Au secours ! au secours ! » Mais sa voix grêle perçait àpeine le dôme de feuillage sur leurs têtes.

Ils restèrent là longtemps, des heures et des heures, face àface, ces deux enfants, avec la même pensée, la même angoisse, etla peur affreuse que l’un des deux, épuisé, desserrât ses faiblesmains. Et ils appelaient, toujours en vain.

Enfin le plus grand qui tremblait de froid dit au petit : « Jene peux plus. Je vais tomber. Adieu, petit frère. » Et l’autre,haletant, répétait : « Pas encore, pas encore, attends. » Le soirvint, le soir tranquille, avec ses étoiles mirées dans l’eau.

L’aîné, défaillant, reprit : « Lâche-moi une main, je vais tedonner ma montre. » Il l’avait reçue en cadeau quelques joursauparavant ; et c’était, depuis lors, la plus grandepréoccupation de son cœur. Il put la prendre, la tendit, et lepetit, qui sanglotait, la déposa sur l’herbe auprès de lui.

La nuit était complète. Les deux misérables êtres, anéantis, nese tenaient plus qu’à peine. Le grand, enfin, se sentant perdu,murmura encore : « Adieu, petit frère, embrasse maman et papa. » Etses doigts paralysés s’ouvrirent. Il plongea et ne reparutplus.

Le petit, resté seul, se mit à l’appeler furieusement : «Paul ! Paul ! », mais l’autre ne revenait point.

Alors il s’élança dans la montagne, tombant dans les pierres,bouleversé par la plus grande angoisse qui puisse étreindre un cœurd’enfant, et il arriva, avec une figure de mort, dans le salon oùattendaient ses parents. Et il se perdit de nouveau en les amenantau sombre réservoir. Il ne retrouvait plus sa route. Enfin ilreconnut la place. « C’est là, oui, c’est là. »

Mais il fallut vider cette citerne ; et le propriétaire nele voulait point permettre, ayant besoin d’eau pour sescitronniers.

Enfin on retrouva les deux corps, le lendemain seulement.

Vous voyez, ma chère amie, que c’est là un simple fait divers.Mais si vous aviez vu le trou lui-même, vous auriez été comme moidéchirée jusqu’au cœur, à la pensée de cette agonie d’un enfantpendu aux mains de son frère, de l’interminable lutte de ces gaminsaccoutumés seulement à rire et à jouer et de ce tout simple détail: la montre donnée.

Et je me disais : « Que le Hasard me préserve de jamais recevoirune semblable relique ! » Je ne sais rien de plus épouvantableque ce souvenir attaché à l’objet familier qu’on ne peut quitter.Songez que chaque fois qu’il touchera cette montre sacrée, lesurvivant reverra l’horrible scène, la mare, le mur, l’eau calme,et la face décomposée de son frère vivant et aussi perdu que s’ilétait mort déjà. Et durant toute sa vie, à toute heure, la visionsera là, réveillée dès que du bout du doigt il touchera seulementson gousset.

Et je fus triste jusqu’au soir. Je quittai, montant toujours, larégion des orangers pour la région des seuls oliviers, et celle desoliviers pour la région des pins ; puis je passai dans unevallée de pierres, puis j’atteignis les ruines d’un antiquechâteau, bâti, affirme-t-on, au Xe siècle, par un chef sarrasin,homme sage, qui se fit baptiser par amour d’une jeune fille.

Partout des montagnes autour de moi, et, devant moi, la mer, lamer avec une tache presque indistincte : la Corse, ou plutôtl’ombre de la Corse.

Mais sur les cimes ensanglantées par le couchant, dans le vasteciel et sur la mer, dans tout cet horizon superbe que j’étais venucontempler, je ne voyais que deux pauvres enfants, l’un couché aubord d’un trou plein d’eau noire, l’autre plongeant jusqu’au cou,liés par les mains, pleurant face à face, éperdus ; et il mesemblait sans cesse entendre une faible voix épuisée qui répétait :« Adieu, petit frère, je te donne ma montre. »

Cette lettre vous semblera bien lugubre, ma chère amie. Jetâcherai, un autre jour, d’être plus gai.

Chapitre 10Un Bandit corse

Le chemin montait doucement au milieu de la forêt d’Aïtône. Lessapins démesurés élargissaient sur nos têtes une voûte gémissante,poussaient une sorte de plainte continue et triste, tandis qu’àdroite comme à gauche leurs troncs minces et droits faisaient unesorte d’armée de tuyaux d’orgue d’où semblait sortir cette musiquemonotone du vent dans les cimes.

Au bout de trois heures de marche, la foule de ces longs fûtsemmêlés s’éclaircit ; de place en place, un pin parasolgigantesque, séparé des autres, ouvert comme une ombrelle énorme,étalait son dôme d’un vert sombre ; puis soudain nousatteignîmes la limite de la forêt, quelque cent mètres au-dessousdu défilé qui conduit dans la sauvage vallée du Niolo.

Sur les deux sommets élancés qui dominent ce passage, quelquesvieux arbres difformes semblent avoir monté péniblement, comme deséclaireurs partis devant la multitude tassée derrière. Nous étantretournés nous aperçûmes toute la forêt, étendue sous nous,pareille à une immense cuvette de verdure dont les bords, quisemblaient toucher au ciel, étaient faits de rochers nusl’enfermant de toutes parts.

On se remit en route, et dix minutes plus tard nous atteignîmesle défilé.

Alors j’aperçus un surprenant pays. Au delà d’une autre forêt,une vallée, mais une vallée comme je n’en avais jamais vu, unesolitude de pierre longue de dix lieues, creusée entre desmontagnes hautes de deux mille mètres et sans un champ, sans unarbre visible. C’est le Niolo, la patrie de la liberté corse, lacitadelle inaccessible d’où jamais les envahisseurs n’ont puchasser les montagnards.

Mon compagnon me dit : « C’est aussi là que se sont réfugiéstous nos bandits. »

Bientôt nous fûmes au fond de ce trou sauvage et d’uneinimaginable beauté.

Pas une herbe, pas une plante : du granit, rien que du granit. Àperte de vue devant nous, un désert de granit étincelant, chauffécomme un four par un furieux soleil qui semble exprès suspenduau-dessus de cette gorge de pierre. Quand on lève les yeux vers lescrêtes, on s’arrête ébloui et stupéfait. Elles paraissent rouges etdentelées comme des festons de corail, car tous les sommets sont enporphyre ; et le ciel au-dessus semble violet, lilas, décolorépar le voisinage de ces étranges montagnes. Plus bas le granit estgris scintillant, et sous nos pieds il semble râpé, broyé ;nous marchons sur de la poudre luisante. À notre droite, dans unelongue et tortueuse ornière, un torrent tumultueux gronde et court.Et on chancelle sous cette chaleur, dans cette lumière, dans cettevallée brûlante, aride, sauvage, coupée par ce ravin d’eauturbulente qui semble se hâter de fuir, impuissante à féconder cesrocs, perdue en cette fournaise qui la boit avidement sans en êtrejamais pénétrée et rafraîchie.

Mais soudain apparut à notre droite une petite croix de boisenfoncée dans un petit tas de pierres. Un homme avait été tué là,et je dis à mon compagnon :

« Parlez-moi donc de vos bandits. »

Il reprit :

– J’ai connu le plus célèbre, le terrible Sainte-Lucie, je vaisvous conter son histoire.

« Son père avait été tué dans une querelle, par un jeune hommedu même pays, disait-on ; et Sainte-Lucie était resté seulavec sa sœur. C’était un garçon faible et timide, petit, souventmalade, sans énergie aucune. Il ne déclara pas la vendetta àl’assassin de son père. Tous ses parents le vinrent trouver, lesupplièrent de se venger ; il restait sourd à leurs menaces età leurs supplications.

Alors, suivant la vieille coutume corse, sa sœur, indignée, luienleva ses vêtements noirs afin qu’il ne portât pas le deuil d’unmort resté sans vengeance. Il resta même insensible à cet outrage,et, plutôt que de décrocher le fusil encore chargé du père, ils’enferma, ne sortit plus, n’osant pas braver les regardsdédaigneux des garçons du pays.

Des mois se passèrent. Il semblait avoir oublié jusqu’au crimeet il vivait avec sa sœur au fond de son logis.

Or, un jour, celui qu’on soupçonnait de l’assassinat se maria.Sainte-Lucie ne sembla pas ému par cette nouvelle ; mais voicique, pour le braver sans doute, le fiancé, se rendant à l’église,passa devant la maison des deux orphelins.

Le frère et la sœur, à leur fenêtre, mangeaient des petitsgâteaux frits quand le jeune homme aperçut la noce qui défilaitdevant son logis. Tout à coup il se mit à trembler, se leva sansdire un mot, se signa, prit le fusil pendu sur l’âtre, et ilsortit.

Quand il parlait de cela plus tard, il disait : “Je ne sais pasce que j’ai eu ; ç’a été comme une chaleur dans monsang ; j’ai bien senti qu’il le fallait ; que malgré toutje ne pourrais pas résister, et j’ai été cacher le fusil dans lemaquis sur la route de Corte.”

Une heure plus tard, il rentrait les mains vides, avec son airhabituel, triste et fatigué. Sa sœur crut qu’il ne pensait plus àrien.

Mais à la nuit tombante il disparut.

Son ennemi devait le soir même, avec ses deux garçons d’honneur,se rendre à pied à Corte.

Ils suivaient la route en chantant, quand Sainte-Lucie se dressadevant eux, et, regardant en face le meurtrier, il cria : “C’est lemoment !” puis, à bout portant, il lui creva la poitrine.

Un des garçons d’honneur s’enfuit, l’autre regardait le jeunehomme en répétant : « Qu’est-ce que tu as fait, Sainte-Lucie ?»

Puis il voulut courir à Corte pour chercher du secours. MaisSainte-Lucie lui cria : « Si tu fais un pas de plus, je vais tecasser la jambe. » L’autre, le sachant jusque-là si timide, lui dit: « Tu n’oserais pas ! » et il passa. Mais il tombait aussitôtla cuisse brisée par une balle.

Et Sainte-Lucie, s’approchant de lui, reprit : « Je vaisregarder ta blessure ; si elle n’est pas grave, je telaisserai là ; si elle est mortelle, je t’achèverai. »

Il considéra la plaie, la jugea mortelle, rechargea lentementson fusil, invita le blessé à faire une prière, puis il lui brisale crâne.

Le lendemain il était dans la montagne.

Et savez-vous ce qu’il a fait ensuite, ceSainte-Lucie ?

Toute sa famille fut arrêtée par les gendarmes. Son oncle lecuré, qu’on soupçonnait de l’avoir incité à la vengeance, futlui-même mis en prison et accusé par les parents du mort. Mais ils’échappa, prit un fusil à son tour et rejoignit son neveu dans lemaquis.

Alors Sainte-Lucie tua, l’un après l’autre, les accusateurs deson oncle, et leur arracha les yeux pour apprendre aux autres à nejamais affirmer ce qu’ils n’avaient pas vu de leurs yeux.

Il tua tous les parents, tous les alliés de la famille ennemie.Il massacra en sa vie quatorze gendarmes, incendia les maisons deses adversaires et fut jusqu’à sa mort le plus terrible des banditsdont on ait gardé le souvenir. »

Le soleil disparaissait derrière le Monte Cinto et la grandeombre du mont de granit se couchait sur le granit de la vallée.Nous hâtions le pas pour atteindre avant la nuit le petit villaged’Albertacce, sorte de tas de pierres soudées aux flancs de pierrede la gorge sauvage. Et je dis, pensant au bandit : « Quelleterrible coutume que celle de votre vendetta ! »

Mon compagnon reprit avec résignation : « Que voulez-vous ?on fait son devoir ! »

Chapitre 11Rencontre

Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cettejoie de retrouver soudain, à mille lieues du pays, un Parisien, uncamarade de collège, un voisin de campagne ? Qui n’a passé lanuit, les yeux ouverts, dans la petite diligence drelindante descontrées où la vapeur est encore ignorée, à côté d’une jeune femmeinconnue, entrevue seulement à la lueur de la lanterne, alorsqu’elle montait dans le coupé devant la porte d’une blanche maisonde petite ville ? Et, le matin venu, quand on a l’esprit etles oreilles tout engourdis du continu tintement des grelots et dufracas éclatant des vitres, quelle charmante sensation de voir lajolie voisine ébouriffée ouvrir les yeux, examiner sonvoisin ; et de lui rendre mille légers services, et d’écouterson histoire, qu’elle conte toujours quand on s’y prend bien !Et comme il est exquis aussi, le dépit qu’on a de la voir descendredevant la barrière d’une maison de campagne ! On croit saisirdans ses yeux, quand cette amie de deux heures vous dit adieu pourtoujours, un commencement d’émotion, de regret, qui sait ?… Etquel bon souvenir on garde, jusque dans la vieillesse, de cesfrêles souvenirs de route !

Là-bas, là-bas, tout au bout de la France, il est un paysdésert, mais désert comme les solitudes américaines, ignoré desvoyageurs, inexploré, séparé du monde par toutes une chaîne demontagnes, qui sont elles-mêmes isolées des villes voisines par ungrand fleuve, l’Argens, sur lequel aucun pont n’est jeté.

Toute cette contrée montueuse est connue sous le nom de « massifdes Maures ». Sa vraie capitale est Saint-Tropez, plantée àl’extrémité de cette terre perdue, au bord du golfe de Grimaud, leplus beau des côtes de France.

À peine quelques villages semés de place en place dans toutecette région que la voie de fer évite par un énorme circuit. Deuxroutes seulement y pénètrent, s’aventurent par ces vallées sans untoit, par ces grandes forêts de pins où pullulent, dit-on, lessangliers. Il faut franchir ces torrents à gué, et on peut marcherdes jours entiers dans les ravins et sur les cimes sans apercevoirune masure, un homme ou une bête ; mais on y foule des fleurssauvages superbes comme celles des jardins.

Et c’est là que je rencontrai la plus singulière et la plussinistre voyageuse qu’il m’ait été donné de voir.

Je l’avais aperçue d’abord sur le pont du petit bâtiment qui vade Saint-Raphaël à Saint-Tropez.

Vieille de soixante-dix ans au moins, grande, sèche, anguleuse,avec des cheveux blancs en tire-bouchon sur ses tempes, suivant lamode antique ; vêtue comme une Anglaise errante, d’une façonmaladroite et drôle ; elle se tenait debout à l’avant duvapeur, l’œil fixé sur la côte boisée et sinueuse qui se déroulaità notre droite.

Le bâtiment tanguait ; les vagues, brisées contre sonflanc, jetaient des panaches d’écume sur le pont ; mais lavieille femme ne se préoccupait pas plus des brusques oscillationsdu navire que des fusées d’eau salée qui lui sautaient au visage.Elle demeurait immobile, occupée seulement du paysage.

Dès que le bateau fut au port, elle descendit, ayant pour toutbagage une simple valise qu’elle portait elle-même.

Après une mauvaise nuit dans l’auberge du lieu, intituléepompeusement « Grand Hôtel Continental », un bruit de trompette mefit courir à ma fenêtre, et je vis détaler au trot de cinq rossesla diligence de Hyères, qui portait sur son impériale la maigre etsévère voyageuse du paquebot.

Une heure plus tard, je suivais à pied les bords du golfemagnifique pour aller visiter Grimaud.

La route longe la mer, et de l’autre côté de l’eau on aperçoitune ligne onduleuse de hautes montagnes vêtues de forêts de sapins.Les arbres descendent jusqu’au flot, qui mouille une longue plagede sable pâle.

Puis j’entrais dans les prairies, je traversai des torrents, jevis fuir de grandes couleuvres, et je gravis un petit mont, l’œilfixé sur les ruines escarpées d’un ancien château qui se dresse surcette hauteur, dominant les maisons blotties à son pied.

C’est ici le vieux pays des Maures. On retrouve leurs antiquesdemeures, leurs arcades, leur architecture orientale. Voici encoredes constructions gothiques et italiennes le long des rues rapidescomme des sentiers de montagne, et sablées de gros caillouxtranchants. Voici presque un champ d’aloès fleuris. Les plantesmonstrueuses poussent vers le ciel leur gerbe colossale épanouie àpeine deux fois par siècle et qui, selon les poètes, ces farceurs,éclosent en des coups de tonnerre. Voici, hautes comme des arbres,des végétations étranges, hérissées, pareilles à des serpents, etdes palmiers séculaires.

Et j’entre dans l’enceinte du vaste château, semblable à unchaos de rocs éboulés.

Tout à coup, sous mes pieds, s’ouvre un étroit escalier quis’enfonce sous terre ; j’y descends et je pénètre bientôt dansune espèce de citerne, dans un lieu sombre et voûté, avec de l’eauclaire et glacée, là-bas, au fond, dans un creux du sol.

Mais quelqu’un se dresse, recule devant moi, et, dans lesdemi-ténèbres de ce puits, je reconnais la grande femme aperçue laveille et le matin. Puis quelque chose de blanc semble passer sursa face, et j’entends comme un sanglot. Elle pleurait, là, touteseule.

Et soudain elle me parla, honteuse d’avoir été surprise.

« Oui, Monsieur, je pleure… cela ne m’arrive pas souvent ;c’est peut-être ce trou qui me fait cela. »

Fort ému, je la voulus consoler, avec des mots vagues, desbanalités quelconques.

« N’essayez pas, dit-elle ; il n’y a plus rien à faire pourmoi : je suis comme un chien perdu. »

Et elle me conta son histoire, brusquement, comme pour jeter àquelqu’un l’écho de son malheur.

« J’ai été heureuse, Monsieur, et j’ai, très loin d’ici, unemaison ; mais je n’y veux plus retourner, tant cela me déchirele cœur. Et j’ai un fils ; il est aux Indes. Si je le voyais,je ne le reconnaîtrais pas. Je l’ai à peine vu, dans toute mavie ; à peine assez pour me souvenir de sa figure, pas vingtfois depuis son âge de six ans.

« À six ans, on me le prit ; on le mit en pension. Il nefut plus à moi. Il venait deux fois l’an ; et, chaque fois, jem’étonnais des changements de sa personne, de le retrouver plusgrand sans l’avoir vu grandir. On m’a volé son enfance et toutesces joies de voir croître ces petits êtres sortis de nous.

« À chacune de ses visites, son corps, son regard, sesmouvements, sa voix, son rire n’étaient plus les mêmes, n’étaientplus les miens. Une année il eut de la barbe, je fus stupéfaite ettriste. J’osais à peine l’embrasser. Était-ce mon fils, mon petitblondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avais bercésur mes genoux, ce grand garçon brun qui m’appelait gravement “mamère” et qui ne semblait m’aimer que par devoir ?

« Mon mari mourut ; puis ce fut le tour de mesparents ; puis je perdis mes deux sœurs. Quand la mort entredans une famille, on dirait qu’elle se dépêche de faire le plus debesogne possible, pour n’avoir pas à y revenir de longtemps.

« Je restai seule. Mon grand fils faisait son droit à Paris.J’espérais vivre et mourir près de lui : je partis pour demeurerensemble. Mais il avait des habitudes de jeune homme : je legênais. Je revins chez moi.

« Puis il se maria. Je me crus sauvée. Ma belle-fille me prit enhaine. Je me retrouvai seule encore une fois. Or, comme lesbeaux-parents de mon fils habitaient les Indes, et comme sa femmefait de lui ce qu’elle veut, ils l’ont tous décidé à s’en allerlà-bas, chez eux. Ils l’ont, ils l’ont pour eux : ils me l’ontencore volé. Il m’écrit tous les deux mois ; il est venu mevoir il y a maintenant huit ans ; il avait la figure ridée etdes cheveux tout blancs. Était-ce possible ? ce vieil homme,mon fils ? Mon petit enfant d’autrefois ? Sans doute jene le reverrai plus.

« Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, commevous voyez, sans personne avec moi.

« Je suis comme un chien perdu. Adieu, Monsieur, ne restez pasprès de moi, ça me fait mal de vous avoir dit tout cela. »

Et comme je redescendais la colline, m’étant retourné, j’aperçusla vieille femme debout sur une muraille croulante, regardant legolfe, la grande mer au loin, les montagnes sombres et la longuevallée. Et le vent agitait comme un drapeau le bas de sa robe et lepetit châle étrange qu’elle portait sur ses maigres épaules.

Chapitre 12La Veillée

Elle était morte sans agonie, tranquillement, comme une femmedont la vie fut irréprochable ; et elle reposait maintenantdans son lit, sur le dos, les yeux fermés, les traits calmes, seslongs cheveux blancs soigneusement arrangés comme si elle eût faitsa toilette encore dix minutes avant la mort, toute sa physionomiepâle de trépassée si recueillie, si reposée, si résignée qu’onsentait bien quelle âme douce avait habité ce corps, quelleexistence sans trouble avait menée cette aïeule sereine, quelle finsans secousses et sans remords avait eue cette sage.

À genoux, près du lit, son fils, un magistrat aux principesinflexibles, et sa fille, Marguerite, en religion sœur Eulalie,pleuraient éperdument. Elle les avait dès l’enfance armés d’uneintraitable morale, leur enseignant la religion sans faiblesses etle devoir sans pactisations. Lui, l’homme, était devenu magistrat,et brandissant la loi, il frappait sans pitié les faibles, lesdéfaillants ; elle, la fille, toute pénétrée de la vertu quil’avait baignée en cette famille austère, avait épousé Dieu, pardégoût des hommes.

Ils n’avaient guère connu leur père ; ils savaientseulement qu’il avait rendu leur mère malheureuse, sans apprendred’autres détails.

La religieuse baisait follement une main pendante de la morte,une main d’ivoire pareille au grand Christ couché sur le lit. Del’autre côté du corps étendu, l’autre main semblait tenir encore ledrap froissé de ce geste errant qu’on nomme le pli desagonisants ; et le linge en avait conservé comme de petitesvagues de toile, comme un souvenir de ces derniers mouvements quiprécèdent l’éternelle immobilité.

Quelques coups légers frappés à la porte, firent relever lesdeux têtes sanglotantes, et le prêtre, qui venait de dîner, rentra.Il était rouge, essoufflé, de la digestion commencée ; car ilavait mêlé fortement son café de cognac pour lutter contre lafatigue des dernières nuits passées et de la nuit de veille quicommençait.

Il semblait triste, de cette fausse tristesse d’ecclésiastiquepour qui la mort est un gagne-pain. Il fit le signe de la croix,et, s’approchant avec son geste professionnel : « Eh bien !mes pauvres enfants, je viens vous aider à passer ces tristesheures. » Mais sœur Eulalie soudain se releva. « Merci, mon père,nous désirons, mon frère et moi, rester seuls auprès d’elle. Cesont nos derniers moments à la voir, nous voulons nous retrouvertous les trois, comme jadis, quand nous… nous… nous étions petits,et que notre pau… pauvre mère… » Elle ne put achever, tant leslarmes jaillissaient, tant la douleur l’étouffait.

Mais le prêtre s’inclina, rasséréné, songeant à son lit. « Commevous voudrez, mes enfants. » Il s’agenouilla, se signa, pria, sereleva, et sortit doucement en murmurant : « C’était une sainte.»

Ils restèrent seuls, la morte et ses enfants. Une pendule cachéejetait dans l’ombre son petit bruit régulier ; et par lafenêtre ouverte les molles odeurs des foins et des bois pénétraientavec une languissante clarté de lune. Aucun son dans la campagneque les notes volantes des crapauds et parfois un ronflementd’insecte nocturne entrant comme une balle et heurtant un mur. Unepaix infinie, une divine mélancolie, une silencieuse sérénitéentouraient cette morte, semblaient s’envoler d’elle, s’exhalerau-dehors, apaiser la nature même.

Alors le magistrat, toujours à genoux, la tête plongée dans lestoiles du lit, d’une voix lointaine, déchirante, poussée à traversles draps et les couvertures, cria : « Maman, maman, maman ! »Et la sœur, s’abattant sur le parquet, heurtant au bois son frontde fanatique, convulsée, tordue, vibrante, comme en une crised’épilepsie, gémit : « Jésus, Jésus, maman, Jésus ! »

Et secoués tous deux par un ouragan de douleur, ils haletaient,râlaient.

Puis la crise, lentement, se calma, et ils se remirent à pleurerd’une façon plus molle, comme les accalmies pluvieuses suivent lesbourrasques sur la mer soulevée.

Puis, longtemps après, ils se relevèrent et se remirent àregarder le cher cadavre. Et les souvenirs, ces souvenirslointains, hier si doux, aujourd’hui si torturants, tombaient surleur esprit avec tous ces petits détails oubliés, ces petitsdétails intimes et familiers, qui refont vivant l’être disparu. Ilsse rappelaient des circonstances, des paroles, des sourires, desintonations de voix de celle qui ne leur parlerait plus. Ils larevoyaient heureuse et calme, retrouvaient des phrases qu’elle leurdisait, et un petit mouvement de la main qu’elle avait parfois,comme pour battre la mesure, quand elle prononçait un discoursimportant.

Et ils l’aimaient comme ils ne l’avaient jamais aimée. Et ilss’apercevaient, en mesurant leur désespoir, combien ils allaient setrouver maintenant abandonnés.

C’étaient leur soutien, leur guide, toute leur jeunesse, toutela joyeuse partie de leur existence qui disparaissaient, c’étaitleur lien avec la vie, la mère, la maman, la chair créatrice,l’attache avec leurs aïeux qu’ils n’auraient plus. Ils devenaientmaintenant des solitaires, des isolés, ils ne pouvaient plusregarder derrière eux.

La religieuse dit à son frère : « Tu sais, comme maman lisaittoujours ses vieilles lettres ; elles sont toutes là, dans sontiroir. Si nous les lisions à notre tour, si nous revivions toutesa vie cette nuit près d’elle ? Ce serait comme un chemin dela croix, comme une connaissance que nous ferions avec sa mère àelle, avec nos grands-parents inconnus, dont les lettres sont là,et dont elle nous parlait si souvent, t’en souvient-il ? »

Et ils prirent dans le tiroir une dizaine de petits paquets depapier jaunes, ficelés avec soin et rangés l’un contre l’autre. Ilsjetèrent sur le lit ces reliques, et choisissant l’une d’elle surqui le mot « Père » était écrit, ils l’ouvrirent et lurent.

C’étaient ces si vieilles épîtres qu’on retrouve dans les vieuxsecrétaires de familles, ces épîtres qui sentent l’autre siècle. Lapremière disait : « Ma chérie » ; une autre : « Ma bellepetite fille » ; puis d’autres : « Ma chère enfant » ;puis encore : « Ma chère fille. » Et soudain la religieuse se mit àlire tout haut, à relire à la morte son histoire, tous ses tendressouvenirs. Et le magistrat, un coude sur le lit, écoutait, les yeuxsur sa mère. Et le cadavre immobile semblait heureux.

Sœur Eulalie s’interrompant, dit tout à coup : « Il faudra lesmettre dans sa tombe, lui faire un linceul de tout cela,l’ensevelir là-dedans. » Et elle prit un autre paquet sur lequelaucun mot révélateur n’était écrit. Et elle commença, d’une voixhaute : « Mon adorée, je t’aime à en perdre la tête. Depuis hier,je souffre comme un damné brûlé par ton souvenir. Je sens teslèvres sous les miennes, tes yeux sous mes yeux, ta chair sous machair. Je t’aime, je t’aime ! Tu m’as rendu fou. Mes brass’ouvrent, je halète soulevé par un immense désir de t’avoirencore. Tout mon corps t’appelle, te veut. J’ai gardé dans mabouche le goût de tes baisers… »

Le magistrat s’était redressé ; la religieuses’interrompit ; il lui arracha la lettre, chercha lasignature. Il n’y en avait pas, mais seulement sous ces mots : «Celui qui t’adore », le nom : « Henry ». Leur père s’appelait René.Ce n’était donc pas lui. Alors le fils, d’une main rapide, fouilladans le paquet de lettres, en prit une autre, et il lut : « Je nepuis plus me passer de tes caresses… » Et debout, sévère comme àson tribunal, il regarda la morte impassible. La religieuse, droitecomme une statue, avec des larmes restées au coin des yeux,considérant son frère, attendait. Alors il traversa la chambre àpas lents, gagna la fenêtre et, le regard perdu dans la nuit,songea.

Quand il se retourna, sa sœur Eulalie, l’œil sec maintenant,était toujours debout, près du lit, la tête baissée.

Il s’approcha, ramassa vivement les lettres qu’il rejetaitpêle-mêle dans le tiroir ; puis il ferma les rideaux dulit.

Et quand le jour fit pâlir les bougies qui veillaient sur latable, le fils lentement quitta son fauteuil, et sans revoir encoreune fois la mère qu’il avait séparée d’eux, condamnée, il ditlentement : « Maintenant, retirons-nous, ma sœur. »

Chapitre 13Rêves

C’était après un dîner d’amis, de vieux amis. Ils étaient cinq :un écrivain, un médecin et trois célibataires riches, sansprofession.

On avait parlé de tout, et une lassitude arrivait, cettelassitude qui précède et décide les départs après les fêtes. Un desconvives qui regardait depuis cinq minutes, sans parler, leboulevard houleux, étoilé de becs de gaz et bruissant, dit tout àcoup :

« Quand on ne fait rien du matin au soir, les jours sontlongs.

– Et les nuits aussi, ajouta son voisin. Je ne dors guère, lesplaisirs me fatiguent, les conversations ne varient pas ;jamais je ne rencontre une idée nouvelle, et j’éprouve, avant decauser avec n’importe qui, un furieux désir de ne rien dire et dene rien entendre. Je ne sais que faire de mes soirées. »

Et le troisième désœuvré proclama :

« Je paierais bien cher un moyen de passer, chaque jour,seulement deux heures agréables. »

Alors l’écrivain, qui venait de jeter son pardessus sur sonbras, s’approcha.

« L’homme, dit-il, qui découvrirait un vice nouveau, etl’offrirait à ses semblables, dût-il abréger de moitié leur vie,rendrait un plus grand service à l’humanité que celui quitrouverait le moyen d’assurer l’éternelle santé et l’éternellejeunesse. »

Le médecin se mit à rire ; et, tout en mâchonnant un cigare:

« Oui, mais ça ne se découvre pas comme ça. On a pourtantrudement cherché et travaillé la matière depuis que le mondeexiste. Les premiers hommes sont arrivés, d’un coup, à laperfection dans ce genre. Nous les égalons à peine. »

Un de ces trois désœuvrés murmura :

« C’est dommage ! »

Puis au bout d’une minute il ajouta :

« Si on pouvait seulement dormir, bien dormir sans avoir chaudni froid, dormir avec cet anéantissement des soirs de grandefatigue, dormir sans rêves.

– Pourquoi sans rêves ? demanda le voisin. »

L’autre reprit :

« Parce que les rêves ne sont pas toujours agréables, et quetoujours ils sont bizarres, invraisemblables, décousus, et que,dormant, nous ne pouvons même savourer les meilleurs à notre gré.Il faut rêver éveillé.

– Qui vous en empêche ? » interrogea l’écrivain.

Le médecin jeta son cigare.

« Mon cher, pour rêver éveillé, il faut une grande puissance etun grand travail de volonté, et, partant, une grande fatigue enrésulte. Or le vrai rêve, cette promenade de notre pensée à traversdes visions charmantes, est assurément ce qu’il y a de plusdélicieux au monde ; mais il faut qu’il vienne naturellement,qu’il ne soit pas péniblement provoqué et qu’il soit accompagnéd’un bien-être absolu du corps. Ce rêve-là, je peux vous l’offrir,à condition que vous me promettiez de n’en pas abuser. »

L’écrivain haussa les épaules :

« Ah ! oui, je sais, le haschich, l’opium, la confitureverte, les paradis artificiels. J’ai lu Baudelaire ; et j’aimême goûté la fameuse drogue, qui m’a rendu fort malade. »

Mais le médecin s’était assis :

« Non, l’éther, rien que l’éther, et j’ajoute même que vousautres, hommes de lettres, vous en devriez user quelquefois. »

Les trois hommes riches s’approchèrent. L’un demanda :

« Expliquez-nous-en donc les effets. »

Et le médecin reprit :

« Mettons de côté les grands mots, n’est-ce pas ? Je neparle pas médecine ni morale ; je parle plaisir. Vous vouslivrez tous les jours à des excès qui dévorent votre vie. Je veuxvous indiquer une sensation nouvelle, possible seulement pourhommes intelligents, disons même : très intelligents, dangereusecomme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise. J’ajoutequ’il vous faudra une certaine préparation, c’est-à-dire unecertaine habitude, pour ressentir dans toute leur plénitude lessinguliers effets de l’éther.

« Ils sont différents des effets du haschich, des effets del’opium et de la morphine ; et ils cessent aussitôt ques’interrompt l’absorption du médicament, tandis que les autresproducteurs de rêveries continuent leur action pendant desheures.

« Je vais tâcher maintenant d’analyser le plus nettementpossible ce qu’on ressent. Mais la chose n’est pas facile, tantsont délicates, presque insaisissables, ces sensations.

« C’est atteint de névralgies violentes que j’ai usé de ceremède, dont j’ai peut-être un peu abusé depuis.

« J’avais dans la tête et dans le cou de vives douleurs, et uneinsupportable chaleur de la peau, une inquiétude de fièvre. Je prisun grand flacon d’éther et, m’étant couché, je me mis à l’aspirerlentement.

« Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vaguequi devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblaitque tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme del’air, qu’il se vaporisait.

« Puis ce fut une sorte de torpeur de l’âme, de bien-êtresomnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaientcependant d’être pénibles. C’était une de ces souffrances qu’onconsent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contrelesquels tout notre corps torturé proteste.

« Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avaisdans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leurtour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fonduset que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me fairepercevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être. Jem’aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s’en étaitallée, fondue aussi, évaporée. Et j’entendis des voix, quatre voix,deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt cen’étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait.Mais je reconnus que c’étaient là simplement les bourdonnementsaccentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; jecomprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, uneprofondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit,une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultésmentales.

« Ce n’était pas du rêve comme avec le haschich, ce n’étaientpas les visions un peu maladives de l’opium c’était une acuitéprodigieuse de raisonnement, une nouvelle manière de voir, dejuger, d’apprécier les choses de la vie, et avec la certitude, laconscience absolue que cette manière était la vraie.

« Et la vieille image de l’Écriture m’est revenue soudain à lapensée. Il me semblait que j’avais goûté à l’arbre de science, quetous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l’empired’une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, desraisonnements, des preuves me venaient en foule, renversésimmédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plusfort. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J’étais unêtre supérieur, armé d’une intelligence invincible, et je goûtaisune jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

« Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujoursl’orifice de mon flacon d’éther. Soudain, je m’aperçus qu’il étaitvide. Et j’en ressentis un effroyable chagrin. »

Les quatre hommes demandèrent ensemble :

« Docteur, vite une ordonnance pour un litre d’éther !»

Mais le médecin mit son chapeau et répondit :

« Quant à ça, non ; allez vous faire empoisonner pard’autres ! »

Et il sortit.

Mesdames et Messieurs, si le cœur vous en dit ?

Chapitre 14Autres temps

Quand un gentilhomme, au siècle dernier, ruinait galamment samaîtresse, il en acquérait aussitôt un surcroît de bonneréputation. Si la maîtresse ainsi dépouillée était une grande dame,si, abandonnée aussitôt sa bourse vide, elle était remplacée parune autre que le séducteur dévalisait avec la même aisance et lemême appétit, il devenait, lui, un roué, un homme à la mode,considéré, envié, respecté, jalousé, salué jusqu’à terre, etjouissant de toutes les faveurs des puissants et des femmes.

Hélas ! hélas ! un siècle plus tard, la jeunesse, ditedes écoles, affichant et pratiquant une morale toute différente decelle des anciens grands seigneurs, s’exaltant au nom de principessévères, se précipite avec fureur sur les quelques êtres restésseuls dans la tradition du passé, de notre grand passéd’aristocratique élégance, et les jette à l’eau pour voir s’ilsnagent.

Et ces victimes supposées, mais non atteintes, ces descendantsdes roués sont des malheureux, des pauvres, déshérités par laProvidence, sans ressources sur le pavé de Paris, et créés avec desinstincts de millionnaires, des besoins de dépense mal servis parune mollesse native qui les éloigne du travail.

Ils se sont fait ce raisonnement qui paraîtrait juste si nous nele savions faux, à savoir : qu’il existe par le monde des milliersde femmes dont la seule profession consiste à ruiner des hommes enprofitant des sentiments malsains qu’elles leur inspirent ;donc qu’il est simplement équitable de reprendre à ces mêmes femmesl’argent qu’elles ont obtenu par ces moyens déshonnêtes, en leurinspirant à leur tour des sentiments non moins malsains.

C’est tout simplement le principe de la médecine homéopathiqueappliqué à la morale, le mal traité par le pire ; or, si laméthode homéopathique guérit !… concluons.

Il est résulté de tout cela que les vengeurs de l’honnêteté ontété battus, emprisonnés, aplatis, écrabouillés par la milicechargée de veiller sur l’ordre public ; – que les noyésétaient de simples et inoffensifs bourgeois revenant de leur bureauet rentrant dans leurs familles -, que les commerçants en femmes,dits souteneurs, ne pourront que profiter de la réclame qui leurest ainsi faite gratuitement – que les gardiens de la paix qui ontfait leur devoir seront révoqués, et le préfet de police, qui n’enpeut mais, renversé sans doute.

Donc, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Et voilà à quoi servent les émeutes pour la bonne cause, lesrévolutions, les indignations et, en général, tous les sentimentsvaleureux qui arment le bras des hommes de dévouement.

On est assurément plus sage aux champs. La scène qui suit n’estque fidèlement racontée.

Je l’ai vue, dis-je, vue, de mes propres yeux vue, etc.

Dans la salle de la justice de paix, en Normandie.

Le juge, gros homme asthmatique, siège devant une large table,flanqué de son greffier. Il est vêtu d’un veston gris orné deboutons de métal, et il parle lentement en expectorant de l’air quisiffle dans ses tuyaux respiratoires comme si une fuite s’y fûtdéclarée.

Au fond de la grande pièce, des paysans en blouse bleue, assissur des bancs, la casquette ou le chapeau entre les jambes. Ilssont graves, abrutis et rusés, et ils préparent mentalement desarguments pour leur affaire. À tout moment ils crachent à côté deleur pied chaussé d’un soulier grand comme une barque depêche ; et une mare de salive marque la place de chacun.

En face du juge, juste de l’autre côté de la table, lesplaideurs dont la cause est appelée.

La plaignante est une dame de la campagne, dont la cinquantainecouperosée flamboie sous un chapeau légumier qui semble chargéd’asperges en graine, de radis et d’oignons montés. Elle est sèche,pointue, horrible et prétentieuse, avec des gants de tricot ;et les rubans de sa coiffure voltigent autour de sa tête comme lesdrapeaux d’un navire.

Le prévenu, gros gars de vingt-huit ans, joufflu, niais, sembleun enfant de chœur engraissé et grossi trop vite. Elle et lui selancent des regards féroces.

Il est assisté, soutenu par son père, vieux paysan tout pareil àun rat, et par sa jeune femme, rouge de fureur, mais fraîche aussi,grande fille de ferme saine et pommadée, chair à reproduction bonneà primer dans un concours.

Voici les faits. La dame, veuve d’un officier de santé, avaitélevé à la brochette le jeune paysan et le réservait à sesplaisirs. Après beaucoup de services rendus par lui, elle lui avaitfait don d’une petite ferme pour reconnaître sa bonne volonté. Maisle gars ainsi doté s’était aussitôt marié, délaissant la vieillequi, exaspérée, réclamait son bien : le garçon ou la ferme, auchoix.

Le juge très perplexe venait d’écouter la plainte de la dame.Personne ne riait dans l’auditoire. La cause était grave etméritait réflexion.

Le gars à son tour, se leva pour répondre.

Le juge l’interrogea.

« Qu’avez-vous à dire ?

– A m’ l’a donnée c’te ferme.

– Pourquoi vous l’a-t-elle donnée ? Qu’avez-vous fait pourla mériter ? »

Alors le gars, indigné, devint rouge jusqu’aux oreilles. « C’que j’ai fait, mon bon m’sieur l’ Juge de paix ? mais v’làquinze ans qu’a m’ sert de traînée, c’te poison, a n’ peut pas direque ça valait pas ça ! »

Cette fois un murmure eut lieu parmi les assistants, et des voixconvaincues répétaient : « Ah ! ça, oui, ça valait biença ! »

Et le père jugeant le moment venu d’intervenir : « Créyez-vousque j’y aurais donné l’éfant dès s’n âge de quinze ans si j’avionspoint compté sur d’ la reconnaissance ? » Alors la jeune femmeà son tour s’avança véhémente, exaspérée, et levant la main vers ladame impassible et rouge : « Mais guétez-la, m’sieu l’ Juge,guétez-la. Si on peut dire que ça valait pas ça ! »

Le juge, en effet, considéra longuement la vieille, consulta songreffier, comprit qu’en effet, ça valait bien ça, et renvoya laplaignante. Et l’assistance entière approuva la décision.

Et nunc erudimini.

Chapitre 15Confessions d’une femme

Mon ami, vous m’avez demandé de vous raconter les souvenirs lesplus vifs de mon existence. Je suis très vieille, sans parents,sans enfants ; je me trouve donc libre de me confesser à vous.Promettez-moi seulement de ne jamais dévoiler mon nom.

J’ai été beaucoup aimée, vous le savez ; j’ai souvent aimémoi-même. J’étais fort belle ; je puis le dire aujourd’huiqu’il n’en reste rien. L’amour était pour moi la vie de l’âme,comme l’air est la vie du corps. J’eusse préféré mourir plutôt qued’exister sans tendresse, sans une pensée toujours attachée à moi.Les femmes souvent prétendent n’aimer qu’une fois de toute lapuissance du cœur ; il m’est souvent arrivé de chérir siviolemment que je croyais impossible la fin de mes transports. Ilss’éteignaient pourtant toujours d’une façon naturelle, comme un feuoù le bois manque.

Je vous dirai aujourd’hui la première de mes aventures, dont jefus bien innocente, mais qui détermina les autres.

L’horrible vengeance de cet affreux pharmacien du Pecq m’arappelé le drame épouvantable auquel j’assistai bien malgrémoi.

J’étais mariée depuis un an, avec un homme riche, le comte Hervéde Ker…, un Breton de vieille race, que je n’aimais point, bienentendu. L’amour, le vrai a besoin, je le crois du moins, deliberté et d’obstacles en même temps. L’amour imposé, sanctionnépar la loi, béni par le prêtre, est-ce de l’amour ? Un baiserlégal ne vaut jamais un baiser volé.

Mon mari était haut de taille, élégant et vraiment grandseigneur d’allures. Mais il manquait d’intelligence. Il parlaitnet, émettait des opinions qui coupaient comme des lames. Onsentait son esprit plein de pensées toutes faites, mises en lui parses père et mère qui les tenaient eux-mêmes de leurs ancêtres. Iln’hésitait jamais, donnait sur tout un avis immédiat et borné, sansembarras aucun et sans comprendre qu’il pût exister d’autresmanières de voir. On sentait que cette tête-là était close, qu’iln’y circulait point d’idées, de ces idées qui renouvellent etassainissent un esprit comme le vent qui passe en une maison donton ouvre portes et fenêtres.

Le château que nous habitions se trouvait en plein pays désert.C’était un grand bâtiment triste, encadré d’arbres énormes et dontles mousses faisaient songer aux barbes blanches des vieillards. Leparc, une vraie forêt, était entouré d’un fossé profond qu’onappelle saut-de-loup ; et tout au bout, du côté de la lande,nous avions deux grands étangs pleins de roseaux et d’herbesflottantes. Entre les deux, au bord d’un ruisseau qui les unissait,mon mari avait fait construire une petite hutte pour tirer sur lescanards sauvages.

Nous avions, outre nos domestiques ordinaires, un garde, sortede brute dévouée à mon mari jusqu’à la mort, et une fille dechambre, presque une amie, attachée à moi éperdument. Je l’avaisramenée d’Espagne cinq ans auparavant. C’était une enfantabandonnée. On l’aurait prise pour une bohémienne avec son teintnoir, ses yeux sombres, ses cheveux profonds comme un bois ettoujours hérissés autour du front. Elle avait alors seize ans, maiselle en paraissait vingt.

L’automne commençait. On chassait beaucoup, tantôt chez lesvoisins, tantôt chez nous ; et je remarquai un jeune homme, leBaron de C…, dont les visites au château devenaient singulièrementfréquentes. Puis il cessa de venir, je n’y pensai plus ; maisje m’aperçus que mon mari changeait d’allures à mon égard.

Il semblait taciturne, préoccupé, ne m’embrassait point ;et malgré qu’il n’entrât guère en ma chambre que j’avais exigéeséparée de la sienne afin de vivre un peu seule, j’entendaissouvent, la nuit, un pas furtif qui venait jusqu’à ma porte ets’éloignait après quelques minutes.

Comme ma fenêtre était au rez-de-chaussée, je crus souvent aussientendre rôder dans l’ombre, autour du château. Je le dis à monmari, qui me regarda fixement pendant quelques secondes, puisrépondit : « Ce n’est rien, c’est le garde. »

Or, un soir, comme nous achevions de dîner, Hervé, quiparaissait fort gai par extraordinaire, d’une gaieté sournoise, medemanda : « Cela vous plairait-il de passer trois heures à l’affûtpour tuer un renard qui vient chaque soir manger mes poules ?» Je fus surprise : j’hésitais ; mais comme il me considérait,avec une obstination singulière, je finis par répondre : « Maiscertainement, mon ami. »

Il faut vous dire que je chassais comme un homme le loup et lesanglier. Il était donc tout naturel de me proposer cet affût.

Mais mon mari tout à coup eut l’air étrangement nerveux ;et pendant toute la soirée il s’agita, se levant et se rasseyantfiévreusement.

Vers dix heures il me dit soudain :

« Êtes-vous prête ? » Je me levai. Et comme il m’apportaitlui-même mon fusil, je demandai : « Faut-il charger à balles ou àchevrotines ? » Il demeura surpris, puis reprit : « Oh !à chevrotines seulement, ça suffira, soyez-en sûre. » Puis, aprèsquelques secondes, il ajouta d’un ton singulier : « Vous pouvezvous vanter d’avoir un fameux sang-froid ! » Je me mis à rire: « Moi ? pourquoi donc ? du sang-froid pour aller tuerun renard ? Mais à quoi songez-vous, mon ami ? »

Et nous voilà partis, sans bruit, à travers le parc. Toute lamaison dormait. La pleine lune semblait teindre en jaune le vieuxbâtiment sombre dont le toit d’ardoises luisait. Les deux tourellesqui le flanquaient portaient sur leur faîte deux plaques delumière, et aucun bruit ne troublait le silence de cette nuitclaire et triste, douce et pesante, qui semblait morte. Pas unfrisson d’air, pas un cri de crapaud, pas un gémissement dechouette ; un engourdissement lugubre s’était appesanti surtout.

Lorsque nous fûmes sous les arbres du parc, une fraîcheur mesaisit, et une odeur de feuilles tombées. Mon mari ne disait rien,mais il écoutait, il épiait, il semblait flairer dans l’ombre,possédé des pieds à la tête par la passion de la chasse.

Nous atteignîmes bientôt le bord des étangs.

Leur chevelure de joncs restait immobile, aucun souffle ne lacaressait ; mais des mouvements à peine sensibles couraientdans l’eau. Parfois un point remuait à la surface, et de làpartaient des cercles légers, pareils à des rides lumineuses, quis’agrandissaient sans fin.

Quand nous atteignîmes la hutte où nous devions nous embusquer,mon mari me fit passer la première, puis il arma lentement sonfusil et le claquement sec des batteries me produisit un effetétrange. Il me sentit frémir et demanda : « Est-ce que, par hasard,cette épreuve vous suffirait ? Alors partez. » Je répondis,fort surprise : « Pas du tout, je ne suis point venue pour m’enretourner. Êtes-vous drôle, ce soir ? » Il murmura : « Commevous voudrez. » Et nous demeurâmes immobiles.

Au bout d’une demi-heure environ, comme rien ne troublait lalourde et claire tranquillité de cette nuit d’automne, je dis, toutbas : « Êtes-vous bien sûr qu’il passe ici ? » Hervé eut unesecousse comme si je l’avais mordu, et, la bouche dans mon oreille: « J’en suis sûr, entendez-vous ? »

Et le silence recommença.

Je crois que je commençais à m’assoupir quand mon mari me serrale bras ; et sa voix, sifflante, changée, prononça : « Levoyez-vous, là-bas, sous les arbres ? » J’avais beau regarder,je ne distinguais rien. Et lentement Hervé épaula, tout en mefixant dans les yeux. Je me tenais prête moi-même à tirer, etsoudain voilà qu’à trente pas devant nous un homme apparut enpleine lumière, qui s’en venait à pas rapides, le corps penché,comme s’il eût fui.

Je fus tellement stupéfaite que je jetai un cri violent ;mais avant que j’eusse pu me retourner, une flamme passa devant mesyeux, une détonation m’étourdit, et je vis l’homme rouler sur lesol comme un loup qui reçoit une balle.

Je poussais des clameurs aiguës, épouvantée, prise defolie ; alors une main furieuse, celle d’Hervé, me saisit à lagorge. Je fus terrassée, puis enlevée dans ses bras robustes. Ilcourut, me tenant en l’air, vers le corps étendu sur l’herbe, et ilme jeta dessus, violemment, comme s’il eût voulu me briser latête.

Je me sentis perdue ; il allait me tuer ; et déjà illevait sur mon front son talon, quand à son tour il fut enlacé,renversé, sans que j’eusse compris encore ce qui se passait.

Je me dressai brusquement, et je vis, à genoux sur lui, Paquita,ma bonne, qui, cramponnée comme un chat furieux, crispée, éperdue,lui arrachait la barbe, les moustaches et la peau du visage.

Puis, comme saisie brusquement d’une autre idée, elle se releva,et, se jetant sur le cadavre, elle l’enlaça à pleins bras, lebaisant sur les yeux, sur la bouche, ouvrant de ses lèvres leslèvres mortes, y cherchant un souffle, et la profonde caresse desamants.

Mon mari, relevé, regardait. Il comprit, et tombant à mes pieds: « Oh ! pardon, ma chérie, je t’ai soupçonnée et j’ai tuél’amant de cette fille ; c’est mon garde qui m’a trompé. »

Moi, je regardais les étranges baisers de ce mort et de cettevivante ; et ses sanglots, à elle, et ses sursauts d’amourdésespéré.

Et de ce moment, je compris que je serais infidèle à monmari.

Chapitre 16Clair de lune

Madame Julie Roubère attendait sa sœur aînée, Mme HenrietteLétoré, qui revenait d’un voyage en Suisse.

Le ménage Létoré était parti depuis cinq semaines à peu près.Mme Henriette avait laissé son mari retourner seul à leur propriétédu Calvados, où des intérêts l’appelaient, et s’en venait passerquelques jours à Paris, chez sa sœur.

Le soir tombait. Dans le petit salon bourgeois, assombri par lecrépuscule, Mme Roubère lisait, distraite, les yeux levés à toutbruit.

Le timbre enfin tinta, et sa sœur parut, tout enveloppée en sesgrands vêtements de route. Et tout de suite, sans s’être seulementreconnues, elles s’étreignirent violemment, s’arrêtant des’embrasser pour recommencer aussitôt.

Puis elles parlèrent, s’interrogeant sur leur santé, leurfamille et mille autres choses, bavardant, jetant des mots pressés,coupés, sautant l’un après l’autre, pendant que Mme Henriettedéfaisait son voile et son chapeau.

La nuit était tombée. Mme Roubère sonna pour avoir une lampe,et, dès que la lumière fut venue, elle regarda sa sœur, prête àl’embrasser encore. Mais elle demeura saisie, effarée, sans parler.Sur les tempes, Mme Létoré avait deux grandes mèches de cheveuxblancs. Tout le reste de sa tête était d’un noir sombre etluisant ; mais là, là seulement, des deux côtés,s’allongeaient comme deux ruisseaux d’argent qui se perdaientaussitôt dans la masse sombre de la coiffure. Elle avait pourtantvingt-quatre années à peine et cela était venu subitement depuisson départ pour la Suisse. Immobile, Mme Roubère la regardaitstupéfaite, prête à pleurer comme si quelque malheur mystérieux etterrible se fût abattu sur sa sœur ; et elle demanda :

« Qu’as-tu, Henriette ? »

Souriant d’un sourire triste, d’un sourire malade, l’autrerépondit :

« Mais rien, je t’assure. Tu regardes mes cheveux blancs ?»

Mais Mme Roubère la saisit impétueusement par les épaules, et,la fouillant du regard, elle répéta :

« Qu’as-tu ? dis-moi ce que tu as. Et si tu mens, je leverrai bien. »

Elles demeuraient face à face, et Mme Henriette, qui devenaitpâle à défaillir, avait des larmes au coin de ses yeux baissés.

La sœur répéta :

« Que t’est-il arrivé ? Qu’as-tu ? Réponds-moi ?»

Alors, d’une voix vaincue, l’autre murmura :

« J’ai… j’ai un amant. »

Et, jetant son front sur l’épaule de sa cadette, ellesanglota.

Puis, quand elle se fut un peu calmée, quand les sursauts de sapoitrine s’apaisèrent, elle se mit à parler tout à coup, comme pourrejeter d’elle ce secret, vider cette douleur en un cœur ami.

Alors, se tenant par les mains qu’elles s’étreignaient, les deuxfemmes allèrent s’affaisser sur un canapé dans le fond sombre dusalon, et la plus jeune, passant son bras au cou de l’aînée, latenant sur son cœur, écouta.

– Oh ! je me reconnais sans excuse ; je ne mecomprends pas moi-même, et je suis folle depuis ce jour. Prendsgarde, petite, prends garde à toi ; si tu savais comme noussommes faibles, comme nous cédons, comme nous tombons vite !Il faut un rien, si peu, si peu, un attendrissement, une de cesmélancolies subites qui vous passent dans l’âme, un de ces besoinsd’ouvrir les bras, de chérir et d’embrasser que nous avons toutes,à certains moments.

Tu connais mon mari, et tu sais comme je l’aime ; mais ilest mûr et raisonnable, et ne comprend rien à toutes les vibrationstendres d’un cœur de femme. Il est toujours, toujours le même,toujours bon, toujours souriant, toujours complaisant, toujoursparfait. Oh ! comme j’aurais voulu quelquefois qu’il me saisîtbrusquement dans ses bras, qu’il m’embrassât de ces baisers lentset doux qui mêlent deux êtres, qui sont comme de muettesconfidences ; comme j’aurais voulu qu’il eût des abandons, desfaiblesses aussi, besoin de moi, de mes caresses, de meslarmes !

Tout cela est bête ; mais nous sommes ainsi, nous autres.Qu’y pouvons-nous ?

Et pourtant jamais la pensée de le tromper ne m’auraiteffleurée. Aujourd’hui, c’est fait, sans amour, sans raison, sansrien ; parce qu’il y avait de la lune une nuit, sur le lac deLucerne.

Depuis un mois que nous voyagions ensemble, mon mari, par sonindifférence calme, paralysait mes enthousiasmes, éteignait mesexaltations. Alors que nous descendions les côtes au soleil levant,au galop des quatre chevaux de la diligence, et qu’apercevant, dansla buée transparente du matin, de longues vallées, des bois, desrivières, des villages, je battais des mains, ravie, et que je luidisais : « Comme c’est beau, mon ami, embrasse-moi donc ! »,il me répondait avec un sourire bienveillant et froid, en haussantun peu les épaules : « Ce n’est pas une raison pour s’embrasser,parce que le paysage vous plaît. »

Et cela me glaçait jusqu’au cœur. Il me semble pourtant que,quand on s’aime, on devrait toujours avoir envie de s’aimerdavantage encore devant les spectacles qui vous émeuvent.

Enfin j’avais en moi des bouillonnements de poésie qu’ilempêchait de s’épandre. Que te dirai-je ? J’étais à peu prèscomme une chaudière pleine de vapeur et fermée hermétiquement.

Un soir (nous étions depuis quatre jours dans un hôtel deFluelen), Robert, un peu souffrant de migraine, monta se couchertout de suite après dîner, et j’allai me promener toute seule aubord du lac.

Il faisait une nuit de conte de fées. La lune toute rondes’étalait au milieu du ciel ; les grandes montagnes, avecleurs neiges, semblaient coiffées d’argent, et l’eau, toute moirée,avait de petits frissons luisants. L’air était doux, d’une de cespénétrantes tiédeurs qui nous rendent molles à défaillir,attendries sans causes. Mais comme l’âme est sensible et vibranteen ces moments-là ! comme elle tressaille vite et ressent avecforce !

Je m’assis sur l’herbe et je regardai ce grand lac mélancoliqueet charmant ; et il se passait en moi une chose étrange : ilme venait un insatiable besoin d’amour, une révolte contre la morneplatitude de ma vie. Quoi donc, n’irai-je jamais au bras d’un hommeaimé, le long d’une berge baignée de lune ? Ne sentirai-jedonc jamais descendre en moi ces baisers profonds, délicieux etaffolants qu’on échange dans ces nuits douces que Dieu semble avoirfaites pour les tendresses ? Ne serai-je point enlacéefiévreusement par des bras éperdus, dans les ombres claires d’unsoir d’été ?

Et je me mis à pleurer comme une folle.

J’entendis du bruit derrière moi. Un homme était debout qui meregardait. Quand je tournai la tête, il me reconnut et s’avança : «Vous pleurez, Madame ? »

C’était un jeune avocat, qui voyageait avec sa mère et que nousavions plusieurs fois rencontré. Ses yeux m’avaient souventsuivie.

J’étais tellement bouleversée que je ne sus quoi répondre, quoipenser. Je me levai et je me dis souffrante.

Il se mit à marcher près de moi, d’une façon naturelle etrespectueuse, et me parla de notre voyage. Tout ce que j’avaisressenti, il le traduisait ; tout ce qui me faisaitfrissonner, il le comprenait comme moi, mieux que moi. Et soudainil me dit des vers, des vers de Musset. Je suffoquais, saisie d’uneémotion intraduisible. Il me semblait que les montagneselles-mêmes, le lac, le clair de lune, chantaient des chosesineffablement douces…

Et cela se fit je ne sais comment, je ne sais pourquoi, dans unesorte d’hallucination…

Quant à lui…, je ne l’ai revu que le lendemain, au moment dudépart.

Il m’a donné sa carte !…

Et Mme Létoré, défaillant dans les bras de sa sœur, poussait desgémissements, presque des cris.

Alors, Mme Roubère, recueillie, grave, prononça tout doucement:

« Vois-tu, grande sœur, bien souvent ce n’est pas un homme quenous aimons, mais l’amour. Et ce soir-là, c’est le clair de lunequi fut ton amant vrai. »

Chapitre 17Un Drame vrai

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable[2]. Je disais l’autre jour, à cette place,que l’école littéraire d’hier se servait, pour ses romans, desaventures ou vérités exceptionnelles rencontrées dansl’existence ; tandis que l’école actuelle, ne se préoccupantque de la vraisemblance, établit une sorte de moyenne, desévénements ordinaires. Voici qu’on me communique toute unehistoire, arrivée, paraît-il, et qui semble inventée par quelqueromancier populaire ou quelque dramatique en délire. Elle est, entout cas, saisissante, bien machinée et fort intéressante en sonétrangeté. Dans une propriété de campagne, mi-ferme et mi-château,vivait une famille possédant une fille courtisée par deux jeunesgens, les deux frères. Ils appartenaient à une ancienne et bonnemaison, et vivaient ensemble en une propriété voisine. L’aîné futpréféré. Et le cadet, dont un amour tumultueux bouleversait lecœur, devint sombre, rêveur, errant. Il sortait des jours entiersou bien s’enfermait en sa chambre, et lisait ou méditait. Plusl’heure du mariage avançait, plus il devenait ombrageux. Unesemaine environ avant la date fixée, le fiancé, qui revenait unsoir de sa visite quotidienne à la jeune fille, reçut un coup defusil à bout portant, au coin d’un bois. Des paysans, qui letrouvèrent au jour levant, rapportèrent le corps à son logis. Sonfrère s’abîma dans un désespoir fougueux qui dura deux ans. On crutmême qu’il se ferait prêtre ou qu’il se tuerait. Au bout de cesdeux années de désespoir, il épousa la fiancée de son frère.Cependant on n’avait pas trouvé le meurtrier. Aucune trace certainen’existait ; et le seul objet révélateur était un morceau depapier presque brûlé, noir de poudre, ayant servi de bourre aufusil de l’assassin. Sur ce lambeau de papier, quelques versétaient imprimés, la fin d’une chanson, sans doute, mais on ne putdécouvrir le livre dont cette feuille était arrachée. On soupçonnadu meurtre un braconnier mal noté. Il fut poursuivi, emprisonné,interrogé, harcelé ; mais il n’avoua pas, et on l’acquitta,faute de preuves. Telle est l’exposition de ce drame. On croiraitlire un horrible roman d’aventures. Tout y est : l’amour des deuxfrères, la jalousie de l’un, la mort du préféré, le crime au coind’un bois, la justice dépistée, le prévenu acquitté, et le filléger resté aux mains des juges, ce bout de papier noir de poudre.Et, maintenant, vingt ans s’écoulent. Le cadet, marié, est heureux,riche et considéré ; il a trois filles. Une d’elles va semarier à son tour. Elle épouse le fils d’un ancien magistrat, un deceux qui siégeaient autrefois lors de l’assassinat du frère aîné.Et voilà que le mariage a lieu, un grand mariage de campagne, unenoce. Les deux pères se serrent les mains, les jeunes gens sontheureux. On dîne dans la longue salle du château ; on boit, onplaisante, on rit, et, le dessert venu, quelqu’un propose dechanter des chansons, comme on faisait au temps ancien. L’idéeplaît, et chacun chante. Son tour venu, le père de la mariéecherche en sa tête de vieux couplets qu’il fredonnait autrefois, etpeu à peu il les retrouve. Ils font rire, on applaudit ; ilcontinue, entonne le dernier ; puis, lorsqu’il a fini, sonvoisin le magistrat lui demande : « Où diable avez-vous trouvécette chanson-là ? J’en connais les derniers vers. Il mesemble même qu’ils sont liés à quelque grave circonstance de mavie, mais je ne sais plus au juste ; je perds un peu lamémoire. » Et, le lendemain, les nouveaux mariés partent pour leurvoyage nuptial. Cependant, l’obsession des souvenirs indécis, cettedémangeaison constante de retrouver une chose qui vous échappe sanscesse, harcelait le père du jeune homme. Il fredonnait sans reposle refrain qu’avait chanté son ami, et ne retrouvait toujours pasd’où lui venaient ces vers qu’ils sentaient pourtant gravés depuislongtemps en sa tête, comme s’il avait eu un intérêt sérieux à neles point oublier. Deux ans encore se passent. Et voilà qu’un jour,en feuilletant de vieux papiers, il retrouve, copiées par lui, cesrimes qu’il a tant cherchées. C’étaient les vers restés lisiblessur la bourre du fusil dont on s’était autrefois servi pour lemeurtre. Alors il recommence tout seul l’enquête. Il interroge avecastuce, fouille dans les meubles de son ami, tant et si bien qu’ilretrouve le livre dont la feuille avait été arrachée. C’est en cecœur de père que se passe maintenant le drame. Son fils est legendre de celui qu’il soupçonne si violemment ; mais, si celuiqu’il soupçonne est coupable, il a tué son frère pour lui voler safiancée ! Est-il un crime plus monstrueux ? Le magistratl’emporte sur le père. Le procès recommence. L’assassin véritableest, en effet, le frère. On le condamne. Voilà les faits qu’onm’indique. On les affirme vrais. Les pourrions-nous employer dansun livre sans avoir l’air d’imiter servilement MM. de Montépin etdu Boisgobey ? Donc, en littérature comme dans la vie,l’axiome : « Toute vérité n’est pas bonne à dire » me paraîtparfaitement applicable. J’appuie sur cet exemple, qui me paraîtfrappant. Un roman fait avec une donnée pareille laisserait tousles lecteurs incrédules, et révolterait tous les vraisartistes.

Chapitre 18Voyage de noce

PERSONNAGES

Mme RIVOIL, cinquante ans.

Mme BEVELIN, soixante ans.

Un salon. – Sur le guéridon un livre ouvert : la Chanson desnouveaux époux, par Mme Juliette Lamber.

Mme RIVOIL. – Ça m’a fait un singulier effet, ce livre. C’estmon poème que je viens de lire, le poème dont j’ai été l’héroïne,il y a trente ans passés. Vous me voyez les yeux rouges, ma chèreamie : c’est que je pleure comme une fontaine depuis deuxheures ; je pleure tout ce vieux passé, si court, et fini,fini… fini.

Mme BEVELIN. – Pourquoi tant regretter les chosesdisparues ?

Mme RIVOIL. – Oh ! je ne regrette que celle-ci, mon voyagede noce. Et voilà pourquoi ce livre, la Chanson des nouveaux époux,m’a bouleversée à ce point.

Il n’y a dans la vie qu’un rêve réalisé, celui-là. Songez donc.On part, seule avec lui, quel qu’il soit. On va, seule avec lui,toujours, partout, mêlée à lui, pénétrée d’une délicieuse etinoubliable tendresse. Nous n’avons, dans l’existence, qu’une heurede vraie poésie, celle-là ; qu’une seule illusion, si complèteque le réveil a lieu seulement des mois après ; qu’un seulenivrement, si grand que tout disparaît, tout, hormis Lui. Vous medirez que souvent on ne l’aime pas vraiment. Qu’importe ? Onne le sait pas, alors, on croit l’aimer ; et c’est l’amourqu’on aime. Il est l’amour, il est toutes nos illusions visibles,il est toutes nos attentes réalisées ; il est l’espoirsaisi ; il est Celui à qui nous allons pouvoir nous dévouer, àqui nous nous sommes données ; il est l’Ami, notre Maître,notre Seigneur, tout.

Notre rêve, à nous femmes, c’est d’aimer, et d’avoir pour nousseules, tout à fait pour nous, dans un incessant tête-à-tête, celuique nous adorons, et qui nous adore aussi, croyons-nous. Pendant cepremier mois tout cela s’accomplit. Mais il n’y a que ce mois-làdans l’existence, pas un autre… pas un autre !

Je l’ai fait, ce voyage d’amour classique que chante MmeJuliette Lamber ; et, ce matin, mon cœur frémissait,bondissait, défaillait en retrouvant là, dans ce livre, tous ceslieux restés chers, les seuls où je fus vraiment heureuse ; eten relisant, trente ans après, les choses qu’il me disait jadis, ilme semblait recommencer ce doux passé… J’entendais sa voix, jevoyais ses yeux.

Oh ! comme il m’a fait souffrir depuis.

Oui, oui, toute ma vraie joie est enfermée dans mon voyage denoce. Je me le rappelle comme d’hier.

Au lieu de faire comme tous, de partir le soir même pourévaporer en des auberges quelconques ces premières gouttes debonheur, et gâter, au coudoiement des garçons d’hôtel en tablierblanc et des employés de chemin de fer cette première fraîcheur del’intimité, ce duvet de l’amour, nous sommes restés tout seuls, entête à tête, enfermés, embrassés, en une petite maison solitaire àla campagne.

Puis, quand ma tendresse, hésitante, inquiète, troublée d’abord,eut grandi dans ses baisers ; quand cette étincelle quej’avais au cœur fut devenue flamme et me brûla tout entière, ilm’emporta à travers ce voyage qui fut un rêve.

Oh ! oui, je me le rappelle !

Je sais d’abord que je restai six jours tout près de lui, dansune chaise de poste qui roulait sur des routes. J’apercevais detemps en temps un morceau de paysage par la portière ; mais ceque je vis le mieux assurément, c’est une moustache blonde etfrisée qui s’approchait à tout moment de ma figure.

J’entrai dans une ville dont je ne distinguai rien ; puisje me sentis sur un bateau qui s’en allait vers Naples,paraît-il.

Nous étions debout, côte à côte, sur ce plancher qui sebalançait. J’avais une main sur son épaule ; et c’est alorsque je commençai à m’apercevoir de ce qui se passait autour demoi.

Nous regardions courir les côtes de la Provence, car c’était laProvence que je venais de traverser. La mer immobile, figée, commedurcie dans une chaleur lourde qui tombait du soleil, s’étalaitsous un ciel infini. Les roues battaient l’eau et troublaient soncalme sommeil. Et, derrière nous, une longue trace écumeuse, unegrande traînée pâle où l’onde remuée moussait comme du champagne,allongeait jusqu’à perte de vue le sillage tout droit dubâtiment.

Soudain, vers l’avant, à quelques brasses de nous seulement, unénorme poisson, un dauphin, bondit hors de l’eau, puis y replongea,la tête la première, et disparut. J’eus peur, je poussai un cri etje me jetai toute saisie sur la poitrine de René. Puis je me mis àrire de ma frayeur et je regardais anxieuse si la bête n’allaitplus reparaître. Au bout de quelques secondes, elle jaillit denouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba,ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puissix qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte àleur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer.Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, ettoujours, tantôt ensemble, tantôt l’une après l’autre, comme dansun jeu, dans une poursuite gaie, elles s’élançaient en l’air par ungrand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à laqueue leu leu.

Et je battais des mains, ravie à chaque apparition des énormeset souples nageurs. Oh ! ces poissons, ces grospoissons ! J’ai gardé d’eux un souvenir délicieux.Pourquoi ? Je n’en sais rien, rien du tout. Mais ils sontrestés là, dans mon regard, dans ma pensée et dans mon cœur.

Tout à coup ils disparurent. Je les aperçus encore une fois,très loin, vers la pleine mer ; puis je ne les vis plus, et jeressentis, pendant une seconde, un chagrin de leur départ.

Le soir venait, un soir calme, doux, radieux, plein de clarté,de paix heureuse. Pas un frisson dans l’air ou sur l’eau ; etce repos illimité de la mer et du ciel s’étendait à mon âmeengourdie, où pas un frisson non plus ne passait. Le grand soleils’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afrique invisible,l’Afrique ! la terre brûlante dont je croyais déjà sentir lesardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n’étaitcependant pas même une apparence de brise, effleura mon visagelorsque l’astre eut disparu.

Ce fut le plus beau soir de ma vie.

Je ne voulus pas rentrer dans notre cabine, où l’on respiraittoutes ces horribles odeurs de navire. Nous nous étendîmes tous lesdeux sur le pont, roulés en des manteaux ; et nous n’avons pasdormi. Oh ! que de rêves ! que de rêves !

Le bruit monotone des roues me berçait, et je regardais sur matête ces légions d’étoiles si claires, d’une lumière aiguë,scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.

Vers le matin, cependant, je m’assoupis. Des bruits, des voix meréveillèrent. Les matelots, en chantant faisaient la toilette dunavire. Et nous nous sommes levés.

Je buvais la saveur de la brume salée, elle me pénétraitjusqu’au bout des doigts. Je regardai l’horizon. Vers l’avant,quelque chose de gris, de confus encore dans l’aube naissante, unesorte d’accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés,semblait posée sur la mer.

Puis cela apparut plus distinct, les formes se dessinèrentdavantage sur le ciel éclairci : une grande ligne de montagnescornues et bizarres se levait devant nous, la Corse !enveloppée dans une sorte de voile léger.

Le capitaine, un vieux petit homme, tanné, séché, raccourci,racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pontet, d’une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par lescris poussés dans les tempêtes, me demanda :

« La sentez-vous, cette gueuse-là ? »

Et je sentais, en effet, une forte, une étrange, une puissanteodeur de plantes, d’arômes sauvages.

Le capitaine reprit :

« C’est la Corse qui sent comme ça. Après vingt ans d’absence,je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J’en suis, Madame. Lui,là-bas, à Sainte-Hélène, parlait toujours de l’odeur de son pays.Il était de ma famille. »

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua,là-bas dans l’inconnu, l’Empereur, qui était de sa famille.

J’avais envie de pleurer.

Le lendemain, j’étais à Naples ; et je le fis, étape parétape, ce voyage dans le bonheur que raconte le livre de MmeJuliette Lamber.

Je vis, au bras de René, tous ces lieux restés si chers, dontl’écrivain fait un cadre à ses scènes d’amour ; c’est le livredes jeunes époux, celui-là, le livre qu’ils devront emporter là-baset garder, comme une relique, une fois revenus, le livre qu’ellerelira toujours.

Quand je rentrai dans Marseille après ce mois passé dans lebleu, une inexplicable tristesse m’envahit. Je sentais vaguementque c’était fini ; que j’avais fait le tour du bonheur.

Chapitre 19Une Passion

La mer était brillante et calme, à peine remuée par la marée, etsur la jetée toute la ville du Havre regardait entrer lesnavires.

On les voyait au loin, nombreux, les uns, les grands vapeurs,empanachés de fumée ; les autres, les voiliers, traînés pardes remorqueurs presque invisibles, dressant sur le ciel leurs mâtsnus, comme des arbres dépouillés.

Ils accouraient de tous les bouts de l’horizon vers la boucheétroite de la jetée qui mangeait ces monstres ; et ilsgémissaient, ils criaient, ils sifflaient, en expectorant des jetsde vapeur comme une haleine essoufflée.

Deux jeunes officiers se promenaient sur le môle couvert demonde, saluant, salués, s’arrêtant parfois pour causer.

Soudain, l’un d’eux, le plus grand, Paul d’Henricel, serra lebras de son camarade Jean Renoldi, puis, tout bas : « Tiens, voiciMme Poinçot ; regarde bien, je t’assure qu’elle te fait del’œil. »

Elle s’en venait au bras de son mari, un riche armateur. C’étaitune femme de quarante ans environ, encore fort belle, un peugrosse, mais restée fraîche comme à vingt ans par la grâce del’embonpoint. On l’appelait, parmi ses amis, la Déesse, à cause deson allure fière, de ses grands yeux noirs, de toute la noblesse desa personne. Elle était restée irréprochable ; jamais unsoupçon n’avait effleuré sa vie. On la citait comme un exemple defemme honorable et simple, si digne qu’aucun homme n’avait osésonger à elle.

Et voilà que depuis un mois Paul d’Henricel affirmait à son amiRenoldi que Mme Poinçot le regardait avec tendresse ; et ilinsistait : « Sois sûr que je ne me trompe pas ; j’y voisclair, elle t’aime ; elle t’aime passionnément, comme unefemme chaste qui n’a jamais aimé. Quarante ans est un âge terriblepour les femmes honnêtes, quand elles ont des sens ; ellesdeviennent folles et font des folies. Celle-là est touchée, monbon ; comme un oiseau blessé, elle tombe, elle va tomber danstes bras… Tiens, regarde. »

La grande femme, précédée de ses deux filles âgées de douze etde quinze ans, s’en venait, pâlie soudain en apercevant l’officier.Elle le regardait ardemment, d’un œil fixe, et ne semblait plusrien voir autour d’elle, ni ses enfants, ni son mari, ni la foule.Elle rendit le salut des jeunes gens sans baisser son regard alluméd’une telle flamme qu’un doute, enfin, pénétra dans l’esprit dulieutenant Renoldi.

Son ami murmura : « J’en étais sûr. As-tu vu, cette fois ?Bigre, c’est encore un riche morceau. »

Mais Jean Renoldi ne voulait point d’intrigue mondaine. Peuchercheur d’amour, il désirait avant tout une vie calme et secontentait des liaisons d’occasion qu’un jeune homme rencontretoujours. Tout l’accompagnement de sentimentalité, les attentions,les tendresses qu’exige une femme bien élevée, l’ennuyaient. Lachaîne, si légère qu’elle soit, que noue toujours une aventure decette espèce, lui faisait peur. Il disait : « Au bout d’un moisj’en ai par-dessus la tête, et je suis obligé de patienter six moispar politesse. » Puis, une rupture l’exaspérait, avec les scènes,les allusions, les cramponnements de la femme abandonnée.

Il évita de rencontrer Mme Poinçot.

Or un soir il se trouva près d’elle, à table, dans undîner ; et il eut sans cesse sur la peau, dans l’œil et jusquedans l’âme, le regard ardent de sa voisine ; leurs mains serencontrèrent et, presque involontairement, se serrèrent. C’étaitdéjà le commencement d’une liaison.

Il la revit, malgré lui toujours. Il se sentait aimé ; ils’attendrit, envahi d’une espèce d’apitoiement vaniteux pour lapassion violente de cette femme. Il se laissa donc adorer, et futsimplement galant, espérant bien en rester au sentiment.

Mais elle lui donna un jour un rendez-vous, pour se voir etcauser librement, disait-elle. Elle tomba, pâmée, dans sesbras ; et il fut bien contraint d’être son amant.

Et cela dura six mois. Elle l’aima d’un amour effréné, haletant.Murée dans cette passion fanatique, elle ne songeait plus àrien ; elle s’était donnée, toute ; son corps, son âme,sa réputation, sa situation, son bonheur, elle avait tout jeté danscette flamme de son cœur comme on jetait, pour un sacrifice, tousses objets précieux en un bûcher.

Lui, en avait assez depuis longtemps et regrettait vivement sesfaciles conquêtes de bel officier ; mais il était lié, tenu,prisonnier. À tout moment, elle lui disait : « Je t’ai toutdonné ; que veux-tu de plus ? » Il avait bien envie derépondre : « Mais je ne te demandais rien, et je te prie dereprendre ce que tu m’as donné. » Sans se soucier d’être vue,compromise, perdue, elle venait chez lui, chaque soir, plusenflammée toujours. Elle s’élançait dans ses bras, l’étreignait,défaillait en des baisers exaltés qui l’ennuyaient horriblement. Ildisait d’une voix lassée : « Voyons, sois raisonnable. » Ellerépondait : « Je t’aime » , et s’abattait à ses genoux pour lecontempler longtemps dans une pose d’adoration. Sous ce regardobstiné, il s’exaspérait enfin, la voulait relever. « Voyons,assieds-toi, causons. » Elle murmurait : « Non, laisse-moi », etrestait là, l’âme en extase.

Il disait à son ami d’Henricel : « Tu sais, je la battrai. Jen’en veux plus, je n’en veux plus. Il faut que ça finisse ; ettout de suite ! » Puis il ajoutait : « Qu’est-ce que tu meconseilles de faire ? » L’autre répondait : « Romps. » EtRenoldi ajoutait en haussant les épaules : « Tu en parles à tonaise, tu crois que c’est facile de rompre avec une femme qui vousmartyrise d’attentions, qui vous torture de prévenances, qui vouspersécute de sa tendresse, dont l’unique souci est de vous plaire,et l’unique tort de s’être donnée malgré vous. »

Mais voilà qu’un matin, on apprit que le régiment allait changerde garnison ; Renoldi se mit à danser de joie. Il étaitsauvé ! sauvé sans scènes, sans cris ! Sauvé !… Ilne s’agissait plus que de patienter deux mois !…Sauvé !…

Le soir, elle entra chez lui, plus exaltée encore que decoutume. Elle savait l’affreuse nouvelle, et, sans ôter sonchapeau, lui prenant les mains et les serrant nerveusement, lesyeux dans les yeux, la voix vibrante et résolue : « Tu vaspartir ; je le sais. J’ai d’abord eu l’âme brisée ; puisj’ai compris ce que j’avais à faire. Je n’hésite plus. Je vienst’apporter la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse offrir: je te suis. Pour toi, j’abandonne mon mari, mes enfants, mafamille. Je me perds, mais je suis heureuse : il me semble que jeme donne à toi de nouveau. C’est le dernier et le plus grandsacrifice ; je suis à toi pour toujours ! »

Il eut une sueur froide dans le dos, et fut saisi d’une ragesourde et furieuse, d’une colère de faible. Cependant il se calma,et d’un ton désintéressé, avec des douceurs dans la voix, refusason sacrifice, tâcha de l’apaiser, de la raisonner, de lui fairetoucher sa folie ! Elle l’écoutait en le regardant en faceavec ses yeux noirs, la lèvre dédaigneuse, sans rien répondre.Quand il eut fini, elle lui dit seulement : « Est-ce que tu seraisun lâche ? serais-tu de ceux qui séduisent une femme, puisl’abandonnent au premier caprice ? »

Il devint pâle et se remit à raisonner ; il lui montra,jusqu’à leur mort, les inévitables conséquences d’une pareilleaction : leur vie brisée, le monde fermé… Elle répondaitobstinément : « Qu’importe, quand on s’aime ! »

Alors, tout à coup, il éclata :

– Eh bien ! non. Je ne veux pas. Entends-tu ? Je neveux pas, je te le défends. » Puis emporté par ses longuesrancunes, il vida son cœur. « Eh ! sacrebleu, voilà assezlongtemps que tu m’aimes malgré moi, il ne manquerait que det’emmener. Merci, par exemple ! »

Elle ne répondit rien, mais son visage livide eut une lente etdouloureuse crispation, comme si tous ses nerfs et ses muscles sefussent tordus. Et elle s’en alla sans lui dire adieu.

La nuit même elle s’empoisonnait. On la crut perdue pendant huitjours. Et dans la ville on jasait, on la plaignait, excusant safaute grâce à la violence de sa passion ; car les sentimentsextrêmes, devenus héroïques par leur emportement, se font toujourspardonner ce qu’ils ont de condamnable. Une femme qui se tue n’estpour ainsi dire plus adultère. Et ce fut bientôt une espèce deréprobation générale contre le lieutenant Renoldi qui refusait dela revoir, un sentiment unanime de blâme.

On racontait qu’il l’avait abandonnée, trahie, battue. Lecolonel, pris de pitié, en dit un mot à son officier par uneallusion discrète. Paul d’Henricel alla trouver son ami : «Eh ! sacrebleu, mon bon, on ne laisse pas mourir unefemme ; ce n’est pas propre, cela. »

L’autre, exaspéré, fit taire son ami, qui prononça le motinfamie. Ils se battirent. Renoldi fut blessé, à la satisfactiongénérale, et garda longtemps le lit.

Elle le sut, l’en aima davantage, croyant qu’il s’était battupour elle ; mais, ne pouvant quitter sa chambre, elle ne lerevit pas avant le départ du régiment.

Il était depuis trois mois à Lille quand il reçut, un matin, lavisite d’une jeune femme, la sœur de son ancienne maîtresse.

Après de longues souffrances et un désespoir qu’elle n’avait puvaincre, Mme Poinçot allait mourir. Elle était condamnée sansespoir. Elle le voulait voir une minute, rien qu’une minute, avantde fermer les yeux à jamais.

L’absence et le temps avaient apaisé la satiété et la colère dujeune homme ; il fut attendri, pleura, et partit pour leHavre.

Elle semblait à l’agonie. On les laissa seuls ; et il eut,sur le lit de cette mourante qu’il avait tuée malgré lui, une crised’épouvantable chagrin. Il sanglota, l’embrassa avec des lèvresdouces et passionnées, comme il n’en avait jamais eu pour elle. Ilbalbutiait : « Non, non, tu ne mourras pas, tu guériras, nous nousaimerons… nous nous aimerons… toujours… »

Elle murmura : « Est-ce vrai ? Tu m’aimes ? » Et lui,dans sa désolation, jura, promit de l’attendre lorsqu’elle seraitguérie, s’apitoya longuement en brisant les mains si maigres de lapauvre femme dont le cœur battait à coups désordonnés.

Le lendemain, il regagnait sa garnison.

Six semaines plus tard, elle le rejoignait, toute vieillie,méconnaissable, et plus enamourée encore.

Éperdu, il la reprit. Puis, comme ils vivaient ensemble à lafaçon des gens unis par la loi, le même colonel qui s’était indignéde l’abandon se révolta contre cette situation illégitime,incompatible avec le bon exemple que doivent les officiers dans unrégiment. Il prévint son subordonné, puis il sévit : et Renoldidonna sa démission.

Ils allèrent vivre en une villa, sur les bords de laMéditerranée, la mer classique des amoureux.

Et trois ans encore se passèrent. Renoldi, plié sous le joug,était vaincu, accoutumé à cette tendresse persévérante. Elle avaitmaintenant des cheveux blancs.

Il se considérait, lui, comme un homme fini, noyé. Touteespérance, toute carrière, toute satisfaction, toute joie luiétaient maintenant défendues.

Or, un matin, on lui remit une carte : « Joseph Poinçot,armateur. Le Havre. » Le mari ! le mari qui n’avait rien dit,comprenant qu’on ne lutte pas contre ces obstinations désespéréesdes femmes. Que voulait-il ?

Il attendait dans le jardin, ayant refusé de pénétrer dans lavilla. Il salua poliment, ne voulant pas s’asseoir, même sur unbanc dans une allée, et il se mit à parler nettement etlentement.

« Monsieur, je ne suis point venu pour vous adresser desreproches ; je sais trop comment les choses se sont passées.J’ai subi… nous avons subi… une espèce de… de… de fatalité. Je nevous aurais jamais dérangé dans votre retraite si la situationn’avait point changé. J’ai deux filles, Monsieur. L’une d’elles,l’aînée, aime un jeune homme, et en est aimée. Mais la famille dece garçon s’oppose au mariage, arguant de la situation de la… mèrede ma fille. Je n’ai ni colère, ni rancune, mais j’adore mesenfants, Monsieur. Je viens donc vous redemander ma… mafemme ; j’espère qu’aujourd’hui elle consentira à rentrer chezmoi… chez elle. Quant à moi, je ferai semblant d’avoir oublié pour…pour mes filles. »

Renoldi ressentit au cœur un coup violent, et il fut inondé d’undélire de joie, comme un condamné qui reçoit sa grâce.

Il balbutia : « Mais oui… certainement, monsieur… moi-même…croyez bien… sans doute… c’est juste, trop juste. »

Et il avait envie de prendre les mains de cet homme, de leserrer dans ses bras, de l’embrasser sur les deux joues.

Il reprit : « Entrez donc. Vous serez mieux dans le salon ;je vais la chercher. »

Cette fois M. Poinçot ne résista plus et il s’assit.

Renoldi gravit l’escalier en bondissant puis, devant la porte desa maîtresse, il se calma et il entra gravement : « On te demandeen bas, dit-il ; c’est pour une communication au sujet de tesfilles. » Elle se dressa : « De mes filles ? Quoi ? quoidonc ? Elles ne sont pas mortes ? »

Il reprit : « Non. Mais il y a une situation grave que tu peuxseule dénouer. » Elle n’en écouta pas davantage et descenditrapidement.

Alors il s’affaissa sur une chaise, tout remué, et attendit.

Il attendit longtemps, longtemps. Puis comme des voix irritéesmontaient jusqu’à lui, à travers le plafond, il prit le parti dedescendre.

Mme Poinçot était debout, exaspérée, prête à sortir, tandis quele mari la retenait par sa robe, répétant : « Mais comprenez doncque vous perdez nos filles, vos filles, nos enfants ! »

Elle répondait obstinément : « Je ne rentrerai pas chez vous. »Renoldi comprit tout, s’approcha défaillant et balbutia : «Quoi ? elle refuse ? » Elle se tourna vers lui et, parune sorte de pudeur, ne le tutoyant plus devant l’époux légitime :« Savez-vous ce qu’il me demande ? Il veut que je retournesous son toit ! » Et elle ricanait, avec un immense dédainpour cet homme presque agenouillé qui la suppliait.

Alors Renoldi, avec la détermination d’un désespéré qui joue sadernière partie, se mit à parler à son tour, plaida la cause despauvres filles, la cause du mari, sa cause. Et quand ils’interrompait, cherchant quelque argument nouveau, M. Poinçot, àbout d’expédients, murmurait, en la tutoyant par un retour devieille habitude instinctive : « Voyons, Delphine, songe à tesfilles. »

Alors elle les enveloppa tous deux en un regard de souverainmépris, puis s’enfuyant d’un élan vers l’escalier, elle leur jeta :« Vous êtes deux misérables ! »

Restés seuls, ils se considérèrent un moment aussi abattus,aussi navrés l’un que l’autre ; M. Poinçot ramassa son chapeautombé près de lui, épousseta de la main ses genoux blanchis sur leplancher, puis avec un geste désespéré, alors que Renoldi lereconduisait vers la porte, il prononça en saluant : « Nous sommesbien malheureux, monsieur. »

Puis il s’éloigna d’un pas alourdi.

Chapitre 20Correspondance

Madame de X… à Madame de Z…

Étretat, vendredi.

Ma chère tante,

Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2septembre, veille de l’ouverture de la chasse que je tiens à ne pasmanquer, pour taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, matante, et vous leur permettez ce jour-là, quand vous êtes seuleavec eux, de dîner sans habit et sans s’être rasés en rentrant,sous prétexte de fatigue.

Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j’yserai, et je passerai la revue, comme un général, à l’heure dudîner ; et si j’en trouve un seul un peu négligé, rien qu’unpeu, je l’enverrai à la cuisine, avec les bonnes.

Les hommes d’aujourd’hui ont si peu d’égards et de savoir-vivrequ’il faut se montrer toujours sévère. C’est vraiment le règne dela goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquentavec des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennentbeaucoup moins bien que nos domestiques. C’est aux bains de merqu’il faut voir cela. Ils s’y trouvent en bataillons serrés et onpeut les juger en masse. Oh ! les êtres grossiers qu’ilssont !

Figurez-vous qu’en chemin de fer, un d’eux, un monsieur quisemblait bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retirédélicatement ses bottes pour les remplacer par des savates. Unautre, un vieux qui doit être un riche parvenu (ce sont les plusmal élevés), assis en face de moi, a posé délicatement ses deuxpieds sur la banquette, à mon côté. C’est admis.

Dans les villes d’eaux, c’est un déchaînement de grossièreté. Jedois ajouter une chose : ma révolte tient peut-être à ce que je nesuis point habituée à fréquenter communément les gens qu’on coudoieici, car leur genre me choquerait moins si je l’observais plussouvent.

Dans le bureau de l’hôtel, je fus presque renversée par un jeunehomme qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta sifort, sans dire « pardon », ni se découvrir, en sortant d’un bal auCasino, que j’en eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sonttous. Regardons-les aborder les femmes sur la terrasse, c’est àpeine s’ils saluent. Ils portent simplement la main à leurcouvre-chef. Du reste, comme ils sont tous chauves, cela vautmieux.

Mais il est une chose qui m’exaspère et me choque par-dessustout, c’est la liberté qu’ils prennent de parler en public, sansaucune espèce de précaution, des aventures les plus révoltantes.Quand deux hommes sont ensemble, ils se racontent, avec les motsles plus crus et les réflexions les plus abominables, des histoiresvraiment horribles, sans s’inquiéter le moins du monde si quelqueoreille de femme est à portée de leur voix. Hier, sur la plage, jefus contrainte de changer de place pour ne pas être plus longtempsla confidente involontaire d’une anecdote graveleuse, dite entermes si violents que je me sentais humiliée autant qu’indignéed’avoir pu entendre cela. Le plus élémentaire savoir-vivre nedevrait-il pas leur apprendre à parler bas de ces choses en notrevoisinage ?

Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, lapatrie des commères. De cinq à sept heures on les voit errer enquête de médisances qu’elles transportent de groupe en groupe.Comme vous me le disiez, ma chère tante, le potin est un signe derace des petites gens et des petits esprits. Il est aussi laconsolation des femmes qui ne sont plus aimées ni courtisées. Il mesuffit de regarder celles qu’on désigne comme les plus cancanièrespour être persuadée que vous ne vous trompez pas.

L’autre jour j’assistai à une soirée musicale au Casino, donnéepar une remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment àravir. J’eus l’occasion d’applaudir encore l’admirable Coquelin,ainsi que deux charmants pensionnaires du Vaudeville, M… etMeillet. Je pus, en cette circonstance, voir tous les baigneursréunis cette année sur cette plage. Il n’en est pas beaucoup demarque.

Le lendemain, j’allai déjeuner à Yport. J’aperçus un homme barbuqui sortait d’une grande maison en forme de citadelle. C’était lepeintre Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il,d’emmurer ses personnages, il tient à s’emmurer lui-même.

Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d’un homme encorejeune, d’aspect doux et fin, d’allure calme, qui lisait des vers.Mais il les lisait avec une telle attention, une telle passion,dirai-je, qu’il ne leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fusun peu choquée ; et je demandai au maître baigneur, sansparaître y prendre garde, le nom de ce monsieur. En moi je riais unpeu de ce liseur de rimes ; il me semblait attardé, pour unhomme. C’est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante, à présent,je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu’il s’appelle SullyPrudhomme. Je retournai m’asseoir auprès de lui pour le considérertout à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère detranquillité et de finesse. Quelqu’un étant venu le trouver,j’entendis sa voix qui est douce, presque timide. Celui-là, certes,ne doit pas crier de grossièretés en public, ni heurter des femmessans s’excuser. Il doit être un délicat, mais un délicat presquemaladif, un vibrant. Je tâcherai, cet hiver, qu’il me soitprésenté.

Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte,l’heure de la poste me pressant. Je baise vos mains et vosjoues.

Votre nièce dévouée,

Berthe de X…

P.S. – Je dois cependant ajouter, pour la justification de lapolitesse française, que nos compatriotes sont en voyage desmodèles de savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais quisemblent avoir été élevés par des valets d’écurie, tant ilsprennent soin de ne se gêner en rien et de toujours gêner leursvoisins.

Madame de Z… à Madame de X…

Les Fresnes, samedi.

Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison,ce qui n’empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignéeautrefois de l’impolitesse des hommes que j’estimais me manquersans cesse ; mais en vieillissant et en songeant à tout, et enperdant ma coquetterie, et en observant sans y mêler du mien, je mesuis aperçue de ceci : que si les hommes ne sont pas toujourspolis, les femmes, par contre, sont toujours d’une inqualifiablegrossièreté.

Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et nous estimons enmême temps que tout nous est dû, et nous commettons à cœur joie desactes dépourvus de ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avecpassion.

Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nousbeaucoup d’égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste,mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous lesfaisons. Dans une société où les femmes seraient toutes de vraiesgrandes dames, tous les hommes deviendraient des gentilshommes.

Voyons, observe et réfléchis.

Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue ; quelleattitude ! quels regards de dénigrement, quel mépris dans lecoup d’œil ! Quel coup de tête de haut en bas pour toiser etcondamner ! Et si le trottoir est étroit, crois-tu que l’unecédera le pas, demandera pardon ? Jamais ! Quand deuxhommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux saluent ets’effacent en même temps ; tandis que, nous autres, nous nousprécipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avecinsolence.

Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans unescalier devant la porte d’une amie que l’une vient de voir et quel’autre va visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute lalargeur du passage. Si quelqu’un monte derrière elles, homme oufemme, crois-tu qu’elles se dérangeront d’un demi-pied ?Jamais ! jamais !

J’attendis, l’hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main,à la porte d’un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaientaussi sans paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C’estqu’ils étaient habitués depuis longtemps à nos inconscientesinsolences.

L’autre jour, avant de quitter Paris, j’allai dîner, avec tonmari justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendrele frais. Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous priad’attendre.

J’aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait depayer sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, metoisa et ne bougea point. Pendant plus d’un quart d’heure elleresta là, immobile, mettant ses gants, parcourant du regard toutesles tables, considérant avec quiétude ceux qui attendaient commemoi. Or, deux jeunes gens qui achevaient leur repas m’ayant vue àleur tour, appelèrent en hâte le garçon pour régler leur note etm’offrirent leur place tout de suite, s’obstinant même à attendredebout leur monnaie. Et songe, ma belle, que je ne suis plus jolie,comme toi, mais vieille et blanche.

C’est à nous, vois-tu, qu’il faudrait enseigner lapolitesse ; et la besogne serait si rude qu’Hercule n’ysuffirait pas.

Tu me parles d’Étretat et des gens qui potinent sur cettegentille plage. C’est un pays fini, perdu pour moi, mais danslequel je me suis autrefois bien amusée.

Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, duvrai monde, et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas,alors.

Or, comme nous n’avions point l’insipide Casino où l’on pose, oùl’on chuchote, où l’on danse bêtement, où l’on s’ennuie àprofusion, nous cherchions de quelle manière passer gaiement nossoirées. Or, devine ce qu’imagina l’un de nos maris ? Ce futd’aller danser, chaque nuit, dans une des fermes des environs.

On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouaitd’ordinaire le peintre Le Poittevin, coiffé d’un bonnet de coton.Deux hommes portaient des lanternes. Nous suivions en procession,riant et bavardant comme des folles.

On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On sefaisait même faire de la soupe à l’oignon (horreur !) et l’ondansait sous les pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqsréveillés chantaient dans la profondeur des bâtiments ; leschevaux s’agitaient sur la litière des écuries. Le vent frais de lacampagne nous caressait les joues, plein d’odeurs d’herbes et demoissons coupées.

Que c’est loin ! que c’est loin ! voilà trente ans decela !

Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l’ouverture de lachasse. Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant destoilettes mondaines en ce jour de plaisir campagnard etviolent ? C’est ainsi qu’on gâte les hommes, petite.

Je t’embrasse.

Ta vieille tante,

Geneviève de Z…

Chapitre 21Un Vieux

Tous les journaux avaient inséré cette réclame : « La nouvellestation balnéaire de Rondelis offre tous les avantages désirablespour un arrêt prolongé et même pour un séjour définitif. Ses eauxferrugineuses, reconnues les premières du monde contre toutes lesaffections du sang, semblent posséder en outre des qualitésparticulières, propres à prolonger la vie humaine. Ce résultatsingulier est peut-être dû en partie à la situation exceptionnellede la petite ville, bâtie en pleine montagne, au milieu d’une forêtde sapins. Mais toujours est-il qu’on y remarque depuis plusieurssiècles des cas de longévité extraordinaires. »

Et le public venait en foule.

Un matin, le médecin des eaux fut appelé auprès d’un nouveauvoyageur, M. Daron, arrivé depuis quelques jours et qui avait louéune villa charmante, sur la lisière de la forêt. C’était un petitvieillard de quatre-vingt-six ans, encore vert, sec, bien portant,actif, et qui prenait une peine infinie à dissimuler son âge.

Il fit asseoir le médecin et l’interrogea tout de suite. «Docteur, si je me porte bien, c’est grâce à l’hygiène. Sans êtretrès vieux, je suis déjà d’un certain âge, mais j’évite toutes lesmaladies, toutes les indispositions, tous les plus légers malaisespar l’hygiène. On affirme que le climat de ce pays est trèsfavorable à la santé. Je suis tout prêt à le croire, mais avant deme fixer ici j’en veux les preuves. Je vous prierai donc de venirchez moi une fois par semaine pour me donner bien exactement lesrenseignements suivants :

« Je désire d’abord avoir la liste complète, très complète, detous les habitants de la ville et des environs qui ont passéquatre-vingts ans. Il me faut aussi quelques détails physiques etphysiologiques sur eux. Je veux connaître leur profession, leurgenre de vie, leurs habitudes. Toutes les fois qu’une de cespersonnes mourra, vous voudrez bien me prévenir, et m’indiquer lacause précise de sa mort, ainsi que les circonstances. »

Puis, il ajouta gracieusement : « J’espère, Docteur, que nousdeviendrons bons amis », et il tendit sa petite main ridée que lemédecin serra en promettant son concours dévoué.

M. Daron avait toujours craint la mort d’une étrange façon. Ils’était privé de presque tous les plaisirs parce qu’ils sontdangereux, et quand on s’étonnait qu’il ne bût pas de vin, de cevin qui donne le rêve et la gaieté, il répondait d’un ton oùperçait la peur : « Je tiens à ma vie. » Et il prononçait MA, commesi cette vie, SA vie, avait eu une valeur ignorée. Il mettait dansce : MA une telle différence entre sa vie et la vie des autresqu’on ne trouvait rien à répondre.

Il possédait, du reste, une façon toute particulière d’accentuerles pronoms possessifs, qui désignaient toutes les parties de sapersonne ou même les choses qui lui appartenaient. Quand il disait: « Mes yeux, mes jambes, mes bras, mes mains », on sentait bienqu’il ne fallait pas s’y tromper, que ces organes-là n’étaientpoint ceux de tout le monde. Mais où apparaissait surtout cettedistinction, c’est quand il parlait de son médecin : « Mon docteur.» On eût dit que ce docteur était à lui, rien qu’à lui, fait pourlui seul, pour s’occuper de ses maladies et pas d’autre chose, etsupérieur à tous les médecins de l’univers, à tous, sansexception.

Il n’avait jamais considéré les autres hommes que comme desespèces de pantins créés pour meubler la nature. Il les distinguaiten deux classes : ceux qu’il saluait parce qu’un hasard l’avait misen rapport avec eux, et ceux qu’il ne saluait pas. Ces deuxcatégories d’individus lui demeuraient d’ailleurs égalementindifférentes.

Mais à partir du jour où le médecin de Rondelis lui eut apportéla liste des dix-sept habitants de la ville ayant passéquatre-vingt ans, il sentit s’éveiller dans son cœur un intérêtnouveau, une sollicitude inconnue pour ces vieillards qu’il allaitvoir tomber l’un après l’autre.

Il ne les voulut pas connaître, mais il se fit une idée trèsnette de leurs personnes, et il ne parlait que d’eux avec lemédecin qui dînait chez lui, chaque jeudi. Il demandait : « Ehbien, Docteur, comment va Joseph Poinçot, aujourd’hui ? Nousl’avons laissé un peu souffrant la semaine dernière. » Et quand lemédecin avait fait le bulletin de la santé du malade, M. Daronproposait des modifications au régime, des essais, des modes detraitement qu’il pourrait ensuite appliquer sur lui s’ils avaientréussi sur les autres. Ils étaient, ces dix-sept vieillards, unchamp d’expériences d’où il tirait des enseignements.

Un soir, le docteur, en entrant, annonça : « Rosalie Tournel estmorte. » M. Daron tressaillit et tout de suite il demanda : « Dequoi ? – D’une angine. » Le petit vieux eut un « ah » desoulagement. Il reprit : « Elle était trop grasse, tropforte ; elle devait manger trop cette femme-là. Quand j’auraison âge, je m’observerai davantage. » (Il était de deux ans plusvieux ; mais il n’avouait que soixante-dix ans.)

Quelques mois après, ce fut le tour d’Henri Brissot. M. Daronfut très ému. C’était un homme, cette fois, un maigre, juste de sonâge à trois mois près, et un prudent. Il n’osait plus interroger,attendant que le médecin parlât, et il demeurait inquiet. «Ah ! il est mort comme ça, tout d’un coup ? Il se portaittrès bien la semaine dernière, il aura fait quelque imprudence,n’est-ce pas, Docteur ? » Le médecin, qui s’amusait, répondit: « Je ne crois pas. Ses enfants m’ont dit qu’il avait été trèssage. »

Alors, n’y tenant plus, pris d’angoisse, M. Daron demanda : «Mais… mais… de quoi est-il mort, alors ? – D’une pleurésie.»

Ce fut une joie, une vraie joie. Le petit vieux tapa l’unecontre l’autre ses mains sèches. « Parbleu, je vous disais bienqu’il avait fait quelque imprudence. On n’attrape pas une pleurésiesans raison. Il aura voulu prendre l’air après son dîner. Et lefroid lui sera tombé sur la poitrine. Une pleurésie ! C’est unaccident, cela, ce n’est pas même une maladie. Il n’y a que lesfous qui meurent d’une pleurésie. »

Et il dîna gaiement en parlant de ceux qui restaient. « Ils nesont plus que quinze maintenant ; mais ils sont forts,ceux-là, n’est-ce pas ? Toute la vie est ainsi, les plusfaibles tombent les premiers ; les gens qui passent trente ansont bien des chances pour aller à soixante ; ceux qui passentsoixante arrivent souvent à quatre-vingts ; et ceux quipassent quatre-vingts atteignent presque toujours la centaine,parce que ce sont les plus robustes, les plus sages, les mieuxtrempés. »

Deux autres encore disparurent dans l’année, l’un d’unedysenterie et l’autre d’un étouffement. M. Daron s’amusa beaucoupde la mort du premier ; et il conclut qu’il avait assurémentmangé, la veille, des choses excitantes. « La dysenterie est le maldes imprudents ; que diable, vous auriez dû, Docteur, veillersur son hygiène. »

Quant à celui qu’un étouffement avait emporté, cela ne pouvaitprovenir que d’une maladie du cœur mal observée jusque-là.

Mais un soir le médecin annonça le trépas de Paul Timonet, unesorte de momie dont on espérait bien faire un centenaire-réclamepour la station.

Quand M. Daron demanda, selon sa coutume : « De quoi est-ilmort ? » le médecin répondit : « Ma foi, je n’en saisrien.

– Comment, vous n’en savez rien ? On sait toujours.N’avait-il pas quelque lésion organique ? »

Le docteur hocha la tête : « Non, aucune.

– Peut-être quelque affection du foie ou des reins ?

– Non pas, tout cela était sain.

– Avez-vous bien observé si l’estomac fonctionnaitrégulièrement ? Une attaque provient souvent d’une mauvaisedigestion.

– Il n’y a pas eu d’attaque. »

M. Daron, très perplexe, s’agitait :

« Mais voyons : il est mort de quelque chose, enfin ! Dequoi, à votre avis ? »

Le médecin leva les bras : « Je ne sais rien, absolument rien.Il est mort parce qu’il est mort, voilà. »

M. Daron alors, d’une voix émue, demanda : « Quel âge avait-ildonc au juste, celui-là ? Je ne me le rappelle plus.

– Quatre-vingt-neuf ans. »

Et le petit vieux, d’un air incrédule et rassuré, s’écria : «Quatre-vingt-neuf ans ! Mais, alors, ce n’est pourtant pas nonplus la vieillesse !… »

Chapitre 22Un Million

C’était un modeste ménage d’employés. Le mari, commis deministère, correct et méticuleux, accomplissait strictement sondevoir. Il s’appelait Léopold Bonnin. C’était un petit jeune hommequi pensait en tout ce qu’on devait penser. Élevé religieusement,il devenait moins croyant depuis que la République tendait à laséparation de l’Église et de l’État. Il disait bien haut, dans lescorridors de son ministère : « Je suis religieux, très religieuxmême, mais religieux à Dieu ; je ne suis pas clérical. »

Il avait avant tout la prétention d’être un honnête homme, et ille proclamait en se frappant la poitrine. Il était, en effet, unhonnête homme dans le sens le plus terre à terre du mot. Il venaità l’heure, partait à l’heure, ne flânait guère, et se montraittoujours fort droit sur la « question d’argent ». Il avait épouséla fille d’un collègue pauvre, mais dont la sœur était riche d’unmillion, ayant été épousée par amour. Elle n’avait pas eud’enfants, d’où une désolation pour elle, et ne pouvait laisser sonbien, par conséquent, qu’à sa nièce.

Cet héritage était la pensée de la famille. Il planait sur lamaison, planait sur le ministère tout entier ; on savait que «Les Bonnin auraient un million ».

Les jeunes gens non plus n’avaient pas d’enfants, mais ils n’ytenaient guère, vivant tranquilles dans leur étroite et placidehonnêteté. Leur appartement était propre, rangé, dormant, car ilsétaient calmes et modérés en tout ; et ils pensaient qu’unenfant troublerait leur vie, leur intérieur, leur repos.

Ils ne se seraient pas efforcés de rester sansdescendance ; mais puisque le ciel ne leur en avait pointenvoyé, tant mieux.

La tante au million se désolait de leur stérilité et leurdonnait des conseils pour la faire cesser. Elle avait essayéautrefois, sans succès, de mille pratiques révélées par des amis oudes chiromanciennes ; depuis qu’elle n’était plus en âge deprocréer, on lui avait indiqué mille autres moyens qu’ellesupposait infaillibles en se désolant de n’en pouvoir fairel’expérience, mais elle s’acharnait à les découvrir à ses neveux,et leur répétait à tout moment : « Eh bien, avez-vous essayé ce queje vous recommandais l’autre jour ? »

Elle mourut. Ce fut dans le cœur des deux jeunes gens une de cesjoies secrètes qu’on voile de deuil vis-à-vis de soi-même etvis-à-vis des autres. La conscience se drape de noir, mais l’âmefrémit d’allégresse.

Ils furent avisés qu’un testament était déposé chez un notaire.Ils y coururent à la sortie de l’église.

La tante, fidèle à l’idée fixe de toute sa vie, laissait unmillion à leur premier-né, avec la jouissance de rente aux parentsjusqu’à leur mort. Si le jeune ménage n’avait pas d’héritier avanttrois ans, cette fortune irait aux pauvres.

Ils furent stupéfaits, atterrés. Le mari tomba malade et demeurahuit jours sans retourner au bureau. Puis, quand il fut rétabli, ilse promit avec énergie d’être père.

Pendant six mois, il s’y acharna jusqu’à n’être plus que l’ombrede lui-même. Il se rappelait maintenant tous les moyens de la tanteet les mettait en œuvre consciencieusement, mais en vain. Savolonté désespérée lui donnait une force factice qui faillit luidevenir fatale.

L’anémie le minait ; on craignait la phtisie. Un médecinconsulté l’épouvanta et le fit rentrer dans son existence paisible,plus paisible même qu’autrefois, avec un régime réconfortant.

Des bruits gais couraient au ministère, on savait la désillusiondu testament et on plaisantait dans toutes les divisions sur cefameux « coup du million ». Les uns donnaient à Bonnin des conseilsplaisants ; d’autres s’offraient avec outrecuidance pourremplir la clause désespérante. Un grand garçon surtout, quipassait pour un viveur terrible, et dont les bonnes fortunesétaient célèbres par les bureaux, le harcelait d’allusions, de motsgrivois, se faisant fort, disait-il, de le faire hériter en vingtminutes.

Léopold Bonnin, un jour, se fâcha, et, se levant brusquementavec sa plume derrière l’oreille, lui jeta cette injure : «Monsieur, vous êtes un infâme ; si je ne me respectais pas, jevous cracherais au visage. »

Des témoins furent envoyés, ce qui mit tous les ministères enémoi pendant trois jours. On ne rencontrait qu’eux dans lescouloirs, se communiquant des procès-verbaux, et des points de vuesur l’affaire. Une rédaction fut enfin adoptée à l’unanimité parles quatre délégués et acceptée par les deux intéressés quiéchangèrent gravement un salut et une poignée de main devant lechef de bureau, en balbutiant quelques paroles d’excuse.

Pendant le mois qui suivit, ils se saluèrent avec une cérémonievoulue et un empressement bien élevé, comme des adversaires qui sesont trouvés face à face. Puis un jour, s’étant heurtés au tournantd’un couloir, M. Bonnin demanda avec un empressement digne : « Jene vous ai point fait mal, Monsieur ? » L’autre répondit : «Nullement, Monsieur. »

Depuis ce moment, ils crurent convenable d’échanger quelquesparoles en se rencontrant. Puis, ils devinrent peu à peu plusfamiliers ; ils prirent l’habitude l’un et l’autre, secomprirent, s’estimèrent en gens qui s’étaient méconnus, etdevinrent inséparables.

Mais Léopold était malheureux dans son ménage. Sa femme leharcelait d’allusions désobligeantes, le martyrisait desous-entendus. Et le temps passait ; un an déjà s’était écoulédepuis la mort de la tante. L’héritage semblait perdu.

Mme Bonnin, en se mettant à table, disait : « Nous avons peu dechoses pour le dîner ; il en serait autrement si nous étionsriches. »

Quand Léopold partait pour le bureau, Mme Bonnin, en lui donnantsa canne, disait : « Si nous avions cinquante mille livres derente, tu n’aurais pas besoin d’aller trimer là-bas, monsieur legratte-papier. »

Quand Mme Bonnin allait sortir par les jours de pluie, ellemurmurait : « Si on avait une voiture, on ne serait pas forcé de secrotter par des temps pareils. »

Enfin, à toute heure, en toute occasion, elle semblait reprocherà son mari quelque chose de honteux, le rendant seul coupable, seulresponsable de la perte de cette fortune.

Exaspéré il finit par l’emmener chez un grand médecin qui, aprèsune longue consultation, ne se prononça pas, déclarant qu’il nevoyait rien ; que le cas se présentait assezfréquemment ; qu’il en est des corps comme des esprits ;qu’après avoir vu tant de ménages disjoints par incompatibilitéd’humeur, il n’était pas étonnant d’en voir d’autres stériles parincompatibilité physique. Cela coûta quarante francs.

Un an s’écoula, la guerre était déclarée, une guerre incessante,acharnée, entre les deux époux, une sorte de haine épouvantable. EtMme Bonnin ne cessait de répéter : « Est-ce malheureux, de perdreune fortune parce qu’on a épousé un imbécile ! » ou bien : «Dire que si j’étais tombée sur un autre homme, j’aurais aujourd’huicinquante mille livres de rente ! » ou bien : « Il y a desgens qui sont toujours gênants dans la vie. Ils gâtent tout. »

Les dîners, les soirées surtout devenaient intolérables. Nesachant plus que faire, Léopold, un soir, craignant une scènehorrible au logis, amena son ami, Frédéric Morel, avec qui il avaitfailli se battre en duel. Morel fut bientôt l’ami de la maison, leconseiller écouté des deux époux.

Il ne restait plus que six mois avant l’expiration du dernierdélai donnant aux pauvres le million ; et peu à peu Léopoldchangeait d’allures vis-à-vis de sa femme, devenait lui-mêmeagressif, la piquait souvent par des insinuations obscures, parlaitd’une façon mystérieuse de femmes d’employés qui avaient su fairela situation de leur mari.

De temps en temps, il racontait quelque histoire d’avancementsurprenant tombé sur un commis. « Le père Ravinot, qui étaitsurnuméraire voici cinq ans, vient d’être nommé sous-chef. » MmeBonnin prononçait : « Ce n’est pas toi qui saurais en faire autant.»

Alors Léopold haussait les épaules. « Avec ça qu’il en fait plusqu’un autre. Il a une femme intelligente, voilà tout. Elle a suplaire au chef de division, et elle obtient tout ce qu’elle veut.Dans la vie il faut savoir s’arranger pour n’être pas dupé par lescirconstances. »

Que voulait-il dire au juste ? Que comprit-elle ? Quese passa-t-il ? Ils avaient chacun un calendrier, etmarquaient les jours qui les séparaient du terme fatal, et chaquesemaine ils sentaient une folie les envahir, une rage désespérée,une exaspération éperdue avec un tel désespoir, qu’ils devenaientcapables d’un crime s’il avait fallu le commettre.

Et voilà qu’un matin, Mme Bonnin dont les yeux luisaient et donttoute la figure semblait radieuse, passa ses deux mains sur lesépaules de son mari, et, le regardant jusqu’à l’âme, d’un regardfixe et joyeux, elle dit, tout bas : « Je crois que je suisenceinte. » Il eut une telle secousse au cœur qu’il faillit tomberà la renverse ; et brusquement, il saisit sa femme dans sesbras, l’embrassa éperdument, l’assit sur ses genoux, l’étreignitencore comme une enfant adorée, et, succombant à l’émotion, ilpleura, il sanglota.

Deux mois après, il n’avait plus de doutes. Il la conduisitalors chez un médecin pour faire constater son état et porta lecertificat obtenu chez le notaire dépositaire du testament.

L’homme de loi déclara que, du moment que l’enfant existait, néou à naître, il s’inclinait et qu’il surseoirait à l’exécutionjusqu’à la fin de la grossesse.

Un garçon naquit, qu’ils nommèrent Dieudonné, en souvenir de cequi s’était pratiqué dans les maisons royales.

Ils furent riches.

Or, un soir, comme M. Bonnin rentrait chez lui où devait dînerson ami Frédéric Morel, sa femme lui dit d’un ton simple : « Jeviens de prier notre ami Frédéric de ne plus mettre les pieds ici,il a été inconvenant avec moi. » Il la regarda une seconde avec unsourire reconnaissant dans l’œil, puis il ouvrit les bras ;elle s’y jeta et ils s’embrassèrent longtemps, longtemps comme deuxbons petits époux, bien tendres, bien unis, bien honnêtes.

Et il faut entendre Mme Bonnin parler des femmes qui ont faillipar amour, et de celles qu’un grand élan de cœur a jetées dansl’adultère.

Chapitre 23Le Baiser

Ma chère mignonne,

Donc, tu pleures du matin au soir et du soir au matin parce queton mari t’abandonne ; tu ne sais que faire, et tu implores unconseil de ta vieille tante que tu supposes apparemment bienexperte. Je n’en sais pas si long que tu crois, et cependant je nesuis point sans doute tout à fait ignorante dans cet art d’aimer ouplutôt de se faire aimer, qui te manque un peu. Je puis bien, à monâge, avouer cela.

Tu n’as pour lui, me dis-tu que des attentions, que desdouceurs, que des caresses, que des baisers. Le mal vient peut-êtrede là ; je crois que tu l’embrasses trop.

Ma chérie, nous avons aux mains le plus terrible pouvoir quisoit : l’amour.

L’homme, doué de sa force physique, l’exerce par la violence. Lafemme, douée du charme, domine par la caresse. C’est notre arme,arme redoutable, invincible, mais qu’il faut savoir manier.

Nous sommes, sache-le bien, les maîtresses de la terre. Raconterl’histoire de l’Amour depuis les origines du monde, ce seraitraconter l’homme lui-même. Tout vient de là, les arts, les grandsévénements, les mœurs, les coutumes, les guerres, lesbouleversements d’empires.

Dans la Bible, tu trouves Dalila, Judith ; dans la Fable,Omphale, Hélène ; dans l’Histoire, les Sabines, Cléopâtre etbien d’autres.

Donc, nous régnons, souveraines toutes-puissantes. Mais il nousfaut, comme les rois, user d’une diplomatie délicate.

L’Amour, ma chère petite, est fait de finesses, d’imperceptiblessensations.

Nous savons qu’il est fort comme la Mort ; mais il estaussi fragile que le verre. Le moindre choc le brise et notredomination s’écroule alors, sans que nous puissions larééditer.

Nous avons la faculté de nous faire adorer, mais il nous manqueune toute petite chose, le discernement des nuances dans lacaresse, le flair subtil du TROP dans la manifestation de notretendresse. Aux heures d’étreinte nous perdons le sentiment desfinesses, tandis que l’homme que nous dominons reste maître de lui,demeure capable de juger le ridicule de certains mots, le manque dejustesse de certains gestes.

Prends bien garde à cela, ma mignonne : c’est le défaut de notrecuirasse, c’est notre talon d’Achille.

Sais-tu d’où vient notre vraie puissance ? Du baiser, duseul baiser ! Quand nous savons tendre et abandonner noslèvres, nous pouvons devenir des reines.

Le baiser n’est qu’une préface pourtant. Mais une préfacecharmante, plus délicieuse que l’œuvre elle-même, une préface qu’onrelit sans cesse, tandis qu’on ne peut pas toujours… relire lelivre.

Oui, la rencontre des bouches est la plus parfaite, la plusdivine sensation qui soit donnée aux humains, la dernière, lasuprême limite du bonheur.

C’est dans le baiser, dans le seul baiser qu’on croit parfoissentir cette impossible union des âmes que nous poursuivons, cetteconfusion des cœurs défaillants.

Te rappelles-tu les vers de Sully Prudhomme :

Les caresses ne sont que d’inquiets transports,

Infructueux essais du pauvre amour qui tente

L’impossible union des âmes par le corps.

Une seule caresse donne cette sensation profonde, immatérielledes deux êtres ne faisant plus qu’un, c’est le baiser. Tout ledélire violent de la complète possession ne vaut cette frémissanteapproche des bouches, ce premier contact humide et frais, puiscette attache immobile, éperdue et longue, si longue ! del’une à l’autre.

Donc, ma belle, le baiser est notre arme la plus forte, mais ilfaut craindre de l’émousser. Sa valeur, ne l’oublie pas, estrelative, purement convention. Elle change sans cesse suivant lescirconstances, les dispositions du moment, l’état d’attente etd’extase de l’esprit. Je vais m’appuyer sur un exemple.

Un autre poète, François Coppée, a fait un vers que nous avonstoutes dans la mémoire, un vers que nous trouvons adorable, quinous fait tressaillir jusqu’au cœur.

Après avoir décrit l’attente de l’amoureux dans une chambrefermée, par un soir d’hiver, ses inquiétudes, ses impatiencesnerveuses, sa crainte horrible de ne pas LA voir venir, il racontel’arrivée de la femme aimée qui entre enfin, toute pressée,essoufflée, apportant du froid dans ses jupes, et il s’écrie :

Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !

N’est-ce point là un vers d’un sentiment exquis, d’uneobservation délicate et charmante, d’une parfaite vérité. Toutescelles qui ont couru au rendez-vous clandestin, que la passion ajetées dans les bras d’un homme, les connaissent bien ces délicieuxpremiers baisers à travers la voilette, et frémissent encore à leursouvenir. Et pourtant ils ne tirent leur charme que descirconstances, du retard, de l’attente anxieuse ; mais, envérité, au point de vue purement, ou, si tu préfères, impurementsensuel, ils sont détestables.

Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite,la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Desgouttelettes d’eau brillent dans les mailles de dentelle noire.L’amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur depoumons liquéfiée. Le voile humide, qui déteint et porte la saveurignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeunehomme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de labien-aimée, il ne goûte que la teinture de cette dentelle trempéed’haleine froide.

Et pourtant nous nous écrions toutes, comme le poète :

Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !

Donc la valeur de cette caresse étant toute conventionnelle, ilfaut craindre de la déprécier.

Eh bien, ma chérie, je t’ai vue en plusieurs occasions trèsmaladroite. Tu n’es pas la seule, d’ailleurs ; la plupart desfemmes perdent leur autorité par l’abus seul des baisers, desbaisers intempestifs. Quand elles sentent leur mari ou leur amantun peu las, à ces heures d’affaissement où le cœur a besoin derepos comme le corps, au lieu de comprendre ce qui se passe en lui,elles s’acharnent en des caresses inopportunes, se lassent parl’obstination des lèvres tendues, le fatiguent en l’étreignant sansrime ni raison.

Crois-en mon expérience. D’abord n’embrasse jamais ton mari enpublic, en wagon, au restaurant. C’est du plus mauvais goût ;refoule ton envie. Il se sentirait ridicule et t’en voudraittoujours.

Méfie-toi surtout des baisers inutiles prodigués dansl’intimité. Tu en fais, j’en suis certaine, une effroyableconsommation.

Ainsi je t’ai vue un jour tout à fait choquante. Tu ne te lerappelles pas sans doute.

Nous étions tous trois dans ton petit salon, et, comme vous nevous gêniez guère devant moi, ton mari te tenait sur ses genoux ett’embrassait longuement la nuque, la bouche perdue dans les cheveuxfrisés du cou. Soudain tu as crié : « Ah ! le feu ! »Vous n’y songiez guère, il s’éteignait. Quelques tisons assombrisexpirants rougissaient à peine le foyer. Alors il s’est levé,s’élançant vers le coffre à bois où il saisit deux bûches énormesqu’il rapportait à grand’peine, quand tu es venue vers lui leslèvres mendiantes, murmurant : « Embrasse-moi. » Il tourna la têteavec effort en soutenant péniblement les souches. Alors tu posasdoucement, lentement, ta bouche sur celle du malheureux qui demeurale col de travers, les reins tordus, les bras rompus, tremblant defatigue et d’effort désespéré. Et tu éternisas ce baiser desupplice sans voir et sans comprendre. Puis, quand tu le laissaslibre, tu te mis à murmurer d’un air fâché : « Comme tu m’embrassesmal. » – Parbleu, ma chérie !

Oh ! prends garde à cela. Nous avons toutes cette sottemanie, ce besoin inconscient et bête de nous précipiter aux momentsles plus mal choisis : quand il porte un verre plein d’eau, quandil remet ses bottes, quand il renoue sa cravate, quand il se trouveenfin dans quelque posture pénible, et de l’immobiliser par unegênante caresse qui le fait rester une minute avec un gestecommencé et le seul désir d’être débarrassé de nous.

Surtout ne juge pas insignifiante et mesquine cette critique.L’amour est délicat, ma petite : un rien le froisse ; toutdépend, sache-le, du tact de nos câlineries. Un baiser maladroitpeut faire bien du mal.

Expérimente mes conseils.

Ta vieille tante,

COLETTE.

Pour copie conforme :

MAUFRIGNEUSE.

Chapitre 24Ma Femme

C’était à la fin d’un dîner d’hommes, d’hommes mariés, anciensamis, qui se réunissaient quelquefois sans leurs femmes, engarçons, comme jadis. On mangeait longtemps, on buvaitbeaucoup ; on parlait de tout, on remuait des souvenirs vieuxet joyeux, ces souvenirs chauds qui font, malgré soi, sourire leslèvres et frémir le cœur. On disait :

– Te rappelles-tu, Georges, notre excursion à Saint-Germain avecces deux fillettes de Montmartre ?

– Parbleu ! si je me le rappelle.

Et on retrouvait des détails, et ceci et cela, mille petiteschoses, qui faisaient plaisir encore aujourd’hui.

On vint à parler du mariage, et chacun dit avec un air sincère :« Oh ! si c’était à recommencer !… » Georges Duportinajouta : « C’est extraordinaire comme on tombe là-dedansfacilement. On était bien décidé à ne jamais prendre femme ;et puis, au printemps on part pour la campagne ; il faitchaud ; l’été se présente bien ; l’herbe estfleurie ; on rencontre une jeune fille chez des amis…v’lan ! c’est fait. On revient marié. »

Pierre Létoile s’écria : « Juste ! c’est mon histoire,seulement j’ai des détails particuliers… »

Son ami l’interrompit : « Quant à toi ne te plains pas. Tu asbien la plus charmante femme du monde, jolie, aimable,parfaite ; tu es, certes, le plus heureux de nous. »

L’autre reprit :

– Ce n’est pas ma faute.

– Comment ça ?

– C’est vrai que j’ai une femme parfaite ; mais je l’aibien épousée malgré moi.

– Allons donc !

– Oui… Voici l’aventure. J’avais trente-cinq ans, et je nepensais pas plus à me marier qu’à me pendre. Les jeunes filles mesemblaient insipides et j’adorais le plaisir.

Je fus invité, au mois de mai, à la noce de mon cousin Simond’Érabel, en Normandie. Ce fut une vraie noce normande. On se mit àtable à cinq heures du soir ; à onze heures on mangeaitencore. On m’avait accouplé, pour la circonstance, avec unedemoiselle Dumoulin, fille d’un colonel en retraite, jeune personneblonde et militaire, bien en forme, hardie et verbeuse. Ellem’accapara complètement pendant toute la journée, m’entraîna dansle parc, me fit danser bon gré mal gré, m’assomma.

Je me disais : « Passe pour aujourd’hui, mais demain je file. Çasuffit. »

Vers onze heures du soir, les femmes se retirèrent dans leurschambres ; les hommes restèrent à fumer en buvant, ou à boireen fumant, si vous aimez mieux.

Par la fenêtre ouverte on apercevait le bal champêtre. Rustreset rustaudes sautaient en rond, en hurlant un air de danse sauvagequ’accompagnaient faiblement deux violonistes et une clarinetteplacés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chanttumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson desinstruments ; et la frêle musique, déchirée par les voixdéchaînées, semblait tomber du ciel en lambeaux, en petitsfragments de notes éparpillées.

Deux grandes barriques, entourées de torches flambantes,versaient à boire à la foule. Deux hommes étaient occupés à rincerles verres ou les bols dans un baquet pour les tendre immédiatementsous les robinets d’où coulaient le filet rouge du vin ou le filetd’or du cidre pur ; et les danseurs assoiffés, les vieuxtranquilles, les filles en sueurs se pressaient, tendaient les braspour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grandsflots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ilspréféraient. Sur une table on trouvait du pain, du beurre, desfromages et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps àautre : et sous le champ de feu des étoiles, cette fête saine etviolente faisait plaisir à voir, donnait envie de boire aussi auventre de ces grosses futailles et de manger du pain ferme avec dubeurre et un oignon cru.

Un désir fou me saisit de prendre part à ces réjouissances, etj’abandonnai mes compagnons.

J’étais peut-être un peu gris, je dois l’avouer ; mais jele fus bientôt tout à fait.

J’avais saisi la main d’une forte paysanne essoufflée, et je lafis sauter éperdument jusqu’à la limite de mon haleine.

Et puis je bus un coup de vin et je saisis une autre gaillarde.Pour me rafraîchir ensuite, j’avalai un plein bol de cidre et je meremis à bondir comme un possédé.

J’étais souple ; les gars, ravis, me contemplaient encherchant à m’imiter ; les filles voulaient toutes danser avecmoi et sautaient lourdement avec des élégances de vaches.

Enfin, de ronde en ronde, de verre de vin en verre de cidre, jeme trouvai, vers deux heures du matin, pochard à ne plus tenirdebout.

J’eus conscience de mon état et je voulus gagner ma chambre. Lechâteau dormait, silencieux et sombre.

Je n’avais pas d’allumettes et tout le monde était couché. Dèsque je fus dans le vestibule, des étourdissements me prirent ;j’eus beaucoup de mal à trouver la rampe ; enfin, je larencontrai par hasard, à tâtons, et je m’assis sur la premièremarche de l’escalier pour tâcher de classer un peu mes idées.

Ma chambre se trouvait au second étage, la troisième porte àgauche. C’était heureux que je n’eusse pas oublié cela. Fort de cesouvenir, je me relevai, non sans peine, et je commençail’ascension, marche à marche, les mains soudées aux barreaux de ferpour ne point choir, avec l’idée fixe de ne pas faire de bruit.

Trois ou quatre fois seulement mon pied manqua les degrés et jem’abattis sur les genoux, mais grâce à l’énergie de mes bras et àla tension de ma volonté, j’évitai une dégringolade complète.

Enfin, j’atteignis le second étage et je m’aventurai dans lecorridor, en tâtant les murailles. Voici une porte ; jecomptais : « Une » ; mais un vertige subit me détacha du muret me fit accomplir un circuit singulier qui me jeta sur l’autrecloison. Je voulus revenir en ligne droite. La traversée fut longueet pénible. Enfin je rencontrai la côte que je me mis à longer denouveau avec prudence et je trouvai une autre porte. Pour être sûrde ne pas me tromper, je comptai encore tout haut : « Deux » ;et je me remis en marche. Je finis par trouver la troisième. Je dis: « Trois, c’est moi » et je tournai la clef dans la serrure. Laporte s’ouvrit. Je pensai, malgré mon trouble : « Puisque ças’ouvre c’est bien chez moi. » Et je m’avançai dans l’ombre aprèsavoir refermé doucement.

Je heurtai quelque chose de mou : ma chaise longue. Je m’étendisaussitôt dessus.

Dans ma situation, je ne devais pas m’obstiner à chercher matable de nuit, mon bougeoir, mes allumettes. J’en aurais eu pourdeux heures au moins. Il m’aurait fallu autant de temps pour medévêtir ; et peut-être n’y serais-je pas parvenu. J’yrenonçai.

J’enlevai seulement mes bottines ; je déboutonnai mon giletqui m’étranglait, je desserrai mon pantalon et je m’endormis d’uninvincible sommeil.

Cela dura longtemps sans doute. Je fus brusquement réveillé parune voix vibrante qui disait, tout près de moi : « Comment,paresseuse, encore couchée ? Il est dix heures, sais-tu ?»

Une voix de femme répondit : « Déjà ! J’étais si fatiguéed’hier. »

Je me demandais avec stupéfaction ce que voulait dire cedialogue.

Où étais-je ? Qu’avais-je fait ?

Mon esprit flottait, encore enveloppé d’un nuage épais.

La première voix reprit : « Je vais ouvrir tes rideaux. »

Et j’entendis des pas qui s’approchaient de moi. Je m’assis toutà fait éperdu. Alors une main se posa sur ma tête. Je fis unbrusque mouvement. La voix demanda avec force : « Qui est là ?» Je me gardai bien de répondre. Deux poignets furieux mesaisirent. À mon tour j’enlaçai quelqu’un et une lutte effroyablecommença. Nous nous roulions, renversant les meubles, heurtant lesmurs.

La voix de femme criait effroyablement : « Au secours, ausecours ! »

Des domestiques accoururent, des voisins, des dames affolées. Onouvrit les volets, on tira les rideaux. Je me colletais avec lecolonel Dumoulin !

J’avais dormi auprès du lit de sa fille.

Quand on nous eut séparés, je m’enfuis dans ma chambre, abrutid’étonnement. Je m’enfermai à clef et je m’assis, les pieds sur unechaise, car mes bottines étaient demeurées chez la jeunepersonne.

J’entendais une grande rumeur dans tout le château, des portesouvertes et fermées, des chuchotements, des pas rapides.

Au bout d’une demi-heure on frappa chez moi. Je criai : « Quiest là ? » C’était mon oncle, le père du marié de la veille.J’ouvris.

Il était pâle et furieux et il me traita durement : « Tu t’esconduit chez moi comme un manant, entends-tu ? » Puis ilajouta d’un ton plus doux : « Comment, bougre d’imbécile, tu telaisses surprendre à dix heures du matin ! Tu vas t’endormircomme une bûche dans cette chambre au lieu de t’en aller aussitôt…aussitôt après. »

Je m’écriai : « Mais, mon oncle, je vous assure qu’il ne s’estrien passé… Je me suis trompé de porte, étant gris. »

Il haussa les épaules : « Allons ne dis pas des bêtises. » Jelevai la main : « Je vous le jure sur mon honneur. » Mon onclereprit : « Oui, c’est bien. C’est ton devoir de dire cela. »

À mon tour, je me fâchai, et je lui racontai toute mamésaventure. Il me regardait avec des yeux ébahis, ne sachant pasce qu’il devait croire.

Puis il sortit conférer avec le colonel.

J’appris qu’on avait formé aussi une espèce de tribunal demères, auquel étaient soumises les différentes phases de lasituation.

Il revint une heure plus tard, s’assit avec des allures de juge,et commença : « Quoi qu’il en soit, je ne vois pour toi qu’un moyende te tirer d’affaires, c’est d’épouser Mlle Dumoulin. »

Je fis un bond d’épouvante :

– Quant à ça, jamais par exemple !

Il demanda gravement : « Que comptes-tu donc faire ? »

Je répondis avec simplicité : « Mais… m’en aller, quand onm’aura rendu mes bottines. »

Mon oncle reprit : « Ne plaisantons pas, s’il te plaît. Lecolonel est résolu à te brûler la cervelle dès qu’il t’apercevra.Et tu peux être sûr qu’il ne menace pas en vain. J’ai parlé d’unduel, il a répondu : “Non, je vous dis que je lui brûlerai lacervelle.”

« Examinons maintenant la question à un autre point de vue.

« Ou bien tu as séduit cette enfant et, alors, c’est tant pispour toi, mon garçon, on ne s’adresse pas aux jeunes filles.

« Ou bien tu t’es trompé étant gris, comme tu le dis. Alorsc’est encore tant pis pour toi. On ne se met pas dans dessituations aussi sottes. De toute façon, la pauvre fille est perduede réputation, car on ne croira jamais à des explicationsd’ivrogne. La vraie victime, la seule victime là-dedans, c’estelle. Réfléchis. »

Et il s’en alla pendant que je lui criais dans le dos : « Ditestout ce que vous voudrez. Je n’épouserai pas. »

Je restai seul encore une heure.

Ce fut ma tante qui vint à son tour. Elle pleurait. Elle usa detous les raisonnements. Personne ne croyait à mon erreur. On nepouvait admettre que cette jeune fille eût oublié de fermer saporte à clef dans une maison pleine de monde. Le colonel l’avaitfrappée. Elle sanglotait depuis le matin. C’était un scandaleterrible, ineffaçable.

Et ma bonne tante ajoutait : « Demande-la toujours enmariage ; on trouvera peut-être moyen de te tirer d’affairesen discutant les conditions du contrat. »

Cette perspective me soulagea. Et je consentis à écrire mademande. Une heure après je repartais pour Paris.

Je fus avisé le lendemain que ma demande était agréée.

Alors, en trois semaines, sans que j’aie pu trouver une ruse,une défaite, les bans furent publiés, les lettres de faire-partenvoyées, le contrat signé, et je me trouvai, un lundi matin, dansle chœur d’une église illuminée, à côté d’une jeune fille quipleurait, après avoir déclaré au maire que je consentais à laprendre pour compagne… jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre.

Je ne l’avais pas revue, et je la regardais de côté avec uncertain étonnement malveillant. Cependant, elle n’était pas laide,mais pas du tout. Je me disais : « En voilà une qui ne rira pastous les jours. »

Elle ne me regarda point une fois jusqu’au soir, et ne me ditpas un mot.

Vers le milieu de la nuit, j’entrai dans la chambre nuptialeavec l’intention de lui faire connaître mes résolutions, carj’étais le maître maintenant.

Je la trouvai, assise dans un fauteuil, vêtue comme dans lejour, avec les yeux rouges et le teint pâle. Elle se leva dès quej’entrai et vint à moi gravement.

« Monsieur, me dit-elle, je suis prête à faire ce que vousordonnerez. Je me tuerai si vous le désirez. »

Elle était jolie comme tout dans ce rôle héroïque, la fille ducolonel. Je l’embrassai, c’était mon droit.

Et je m’aperçus bientôt que je n’étais pas volé.

Voilà cinq ans que je suis marié. Je ne le regrette nullementencore.

Pierre Létoile se tut. Ses compagnons riaient. L’un d’eux dit :« Le mariage est une loterie ; il ne faut jamais choisir lesnuméros, ceux de hasard sont les meilleurs. »

Et un autre ajouta pour conclure : « Oui, mais n’oubliez pas quele dieu des ivrognes avait choisi pour Pierre. »

Chapitre 25Rouerie

Les femmes ?

– Eh bien, quoi ? les femmes ?

– Eh bien, il n’y a pas de prestidigitateurs plus subtils pournous mettre dedans à tout propos, avec ou sans raison, souvent pourle seul plaisir de ruser. Et elles rusent avec une simplicitéincroyable, une audace surprenante, une finesse invincible. Ellesrusent du matin au soir, et toutes, les plus honnêtes, les plusdroites, les plus sensées.

Ajoutons qu’elles y sont parfois un peu forcées. L’homme a, sanscesse, des entêtements imbéciles et des désirs de tyran. Un mari,dans son ménage, impose à tout moment des volontés ridicules. Ilest plein de manies ; sa femme les flatte en les trompant.Elle lui fait croire qu’une chose coûte tant, parce qu’il crieraitsi cela valait plus. Et elle se tire toujours adroitement d’affairepar des moyens si faciles et si malins, que les bras nous entombent lorsque nous les apercevons par hasard. Nous nous disons,stupéfaits : « Comment ne nous en étions nous pas aperçus ?»

L’homme qui parlait était un ancien ministre de l’empire, lecomte de L…, fort roué, disait-on, et d’esprit supérieur.

Un groupe de jeunes gens l’écoutait.

Il reprit :

« J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une façoncomique et magistrale. Je vais vous dire la chose pour votreinstruction.

J’étais alors ministre des Affaires étrangères et, chaque matin,j’avais l’habitude de faire une longue promenade à pied auxChamps-Élysées. C’était au mois de mai ; je marchais enrespirant avidement cette bonne odeur des premières feuilles.

Bientôt je m’aperçus que je rencontrais tous les jours uneadorable petite femme, une de ces étonnantes et gracieusescréatures qui portent la marque de fabrique de Paris. Jolie ?Oui et non. Bien faite ? Non, mieux que ça. La taille étaittrop mince, les épaules trop droites, la poitrine trop bombée,soit ; mais je préfère ces exquises poupées de chair ronde àcette grande carcasse de Vénus de Milo.

Et puis elles trottinent d’une façon incomparable ; et leseul frémissement de leur tournure nous fait courir des désirs dansles moelles. Elle avait l’air de me regarder en passant. Mais cesfemmes-là ont toujours l’air de tout ; et on ne saitjamais.

Un matin, je la vis assise sur un banc, avec un livre ouvert àla main. Je m’empressai de m’asseoir à son côté. Cinq minutes aprèsnous étions amis. Alors, chaque jour, après le salut souriant : «Bonjour, Madame. – Bonjour, Monsieur », on causait. Elle me racontaqu’elle était femme d’un employé, que la vie était triste, que lesplaisirs étaient rares et les soucis fréquents, et mille autreschoses.

Je lui dis qui j’étais, par hasard et peut-être aussi parvanité ; elle simula fort bien l’étonnement.

Le lendemain elle venait me voir au ministère, et elle y revintsi souvent que les huissiers, ayant appris à la connaître, sejetaient tout bas de l’un à l’autre, en l’apercevant, le nom dontils l’avaient baptisée : « Madame Léon. » – Je porte ce prénom.

Pendant trois mois, je la vis tous les matins sans me lasserd’elle une seconde, tant elle savait sans cesse varier et pimentersa tendresse. Mais un jour je m’aperçus qu’elle avait les yeuxmeurtris et luisants de larmes continues, qu’elle parlait avecpeine, perdue en des préoccupations secrètes.

Je la priai, je la suppliai de me dire le souci de soncœur ; et elle finit par balbutier en frissonnant : « Je suis…je suis enceinte. » Et elle se mit à sangloter. Oh ! je fisune grimace horrible et je dus pâlir comme on fait à des nouvellessemblables. Vous ne sauriez croire quel coup désagréable vous donnedans la poitrine l’annonce de ces paternités inattendues. Mais vousconnaîtrez cela tôt ou tard. À mon tour, je bégayai : « Mais… mais…tu es mariée, n’est-ce pas ? »

Elle répondit : « Oui, mais mon mari est en Italie depuis deuxmois et il ne reviendra pas de longtemps encore. »

Je tenais, coûte que coûte, à dégager ma responsabilité. Je dis: « Il faut le rejoindre tout de suite. » Elle rougit jusqu’auxtempes, et baissant les yeux : « Oui… mais… » Elle n’osa ou nevoulut achever.

J’avais compris et je lui remis discrètement une enveloppecontenant ses frais de voyage.

Huit jours plus tard, elle m’adressait une lettre de Gênes. Lasemaine suivante j’en recevais une de Florence. Puis il m’en vintde Livourne, de Rome, de Naples. Elle me disait : « Je vais bien,mon cher amour, mais je suis affreuse. Je ne veux pas que tu mevoies avant que ce soit fini ; tu ne m’aimerais plus. Mon marine s’est douté de rien. Comme sa mission le retient encore pourlongtemps en ce pays, je ne reviendrai en France qu’après madélivrance. »

Et, au bout de huit mois environ, je recevais de Venise cesseuls mots : « C’est un garçon. »

Quelque temps après, elle entra brusquement, un matin, dans moncabinet, plus fraîche et plus jolie que jamais, et se jeta dans mesbras.

Et notre tendresse ancienne recommença.

Je quittai le ministère, elle vint dans mon hôtel de la rue deGrenelle. Souvent elle me parlait de l’enfant, mais je nel’écoutais guère ; cela ne me regardait pas. Je lui remettaispar moments une somme assez ronde, en lui disant simplement : «Place cela pour lui. »

Deux ans encore s’écoulèrent, et, de plus en plus elles’acharnait à me donner des nouvelles du petit, « de Léon ».Parfois, elle pleurait : « Tu ne l’aimes pas ; tu ne veuxseulement pas le voir, si tu savais quel chagrin tu me fais !»

Enfin, elle me harcela si fort que je lui promis un jour d’allerle lendemain aux Champs-Élysées, à l’heure où elle viendrait l’ypromener.

Mais, au moment de partir, une crainte m’arrêta. L’homme estfaible et bête ; qui sait ce qui allait se passer dans moncœur ? Si je me mettais à aimer ce petit être né de moi !mon fils !

J’avais mon chapeau sur la tête, mes gants aux mains. Je jetailes gants sur mon bureau et mon chapeau sur une chaise : « Non,décidément, je n’irai pas, c’est plus sage. »

Ma porte s’ouvrit. Mon frère entrait. Il me tendit une lettreanonyme reçue le matin : « Prévenez le comte de L…, votre frère,que la petite femme de la rue Cassette se moque effrontément delui. Qu’il prenne des renseignements sur elle. »

Je n’avais jamais rien dit à personne de cette vieille intrigue.Je fus stupéfait et je racontai l’histoire à mon frère depuis lecommencement jusqu’à la fin. J’ajoutai : « Quant à moi, je ne veuxm’occuper de rien, mais tu seras bien gentil d’aller aux nouvelles.»

Mon frère parti, je me disais : « En quoi peut-elle metromper ? Elle a d’autres amants ? Que m’importe !Elle est jeune, fraîche et jolie ; je ne lui en demande pasplus. Elle a l’air de m’aimer et ne me coûte pas trop cher, endéfinitive. Vraiment, je ne comprends pas. »

Mon frère revint bientôt. À la police, on lui avait donné desrenseignements parfaits du mari. « Employé au ministère del’Intérieur, correct, bien noté, bien pensant, mais marié à unefemme fort jolie, dont les dépenses semblaient un peu exagéréespour sa position modeste. » Voilà tout.

Or mon frère, l’ayant cherchée à son domicile et ayant apprisqu’elle était sortie, avait fait jaser la concierge, à prix d’or :« Mme D…, une bien brave femme, et son mari un bien brave homme,pas fiers, pas riches, mais généreux. »

Mon frère demanda, pour dire quelque chose :

« Quel âge a son petit garçon maintenant ?

– Mais elle n’a pas de petit garçon, Monsieur ?

– Comment ? le petit Léon ?

– Non, Monsieur, vous vous trompez.

– Mais celui qu’elle a eu pendant son voyage en Italie, voicideux ans ?

– Elle n’a jamais été en Italie, Monsieur, elle n’a pas quittéla maison depuis cinq ans qu’elle l’habite. »

Mon frère, surpris, avait de nouveau interrogé, sondé, poussé auplus loin ses investigations. Pas d’enfant, pas de voyage.

J’étais prodigieusement étonné, mais sans bien comprendre lesens final de cette comédie.

« Je veux, dis-je, en avoir le cœur net. Je vais la prier devenir ici demain. Tu la recevras à ma place ; si elle m’ajoué, tu lui remettras ces dix mille francs, et je ne la reverraiplus. Au fait, je commence à en avoir assez. »

Le croiriez-vous, cela me désolait la veille d’avoir un enfantde cette femme, et j’étais irrité, honteux, blessé maintenant den’en plus avoir. Je me trouvais libre, délivré de toute obligation,de toute inquiétude ; et je me sentais furieux.

Mon frère, le lendemain, l’attendit dans mon cabinet. Elle entravivement comme d’habitude, courant à lui les bras ouverts, ets’arrêta net en l’apercevant.

Il salua et s’excusa.

« Je vous demande pardon, Madame, de me trouver ici à la placede mon frère ; mais il m’a chargé de vous demander desexplications qu’il lui aurait été pénible d’obtenir lui-même. »

Alors, la fixant au fond des yeux, il dit brusquement :

« Nous savons que vous n’avez pas d’enfant de lui. »

Après le premier moment de stupeur, elle avait repriscontenance, s’était assise et regardait en souriant ce juge. Ellerépondit simplement :

« Non, je n’ai pas d’enfant.

– Nous savons aussi que vous n’avez jamais été en Italie. »

Cette fois elle se mit à rire tout à fait.

« Non, je n’ai jamais été en Italie. »

Mon frère, abasourdi, reprit :

« Le comte m’a chargé de vous remettre cet argent et de vousdire que tout était rompu. »

Elle reprit son sérieux, mit tranquillement l’argent dans sapoche, et demanda avec naïveté :

« Alors… je ne reverrai plus le comte ?

– Non, Madame. »

Elle parut contrariée et ajouta d’un ton calme :

« Tant pis, je l’aimais bien. »

Voyant qu’elle en avait pris si résolument son parti, mon frère,souriant à son tour, lui demanda :

« Voyons, dites-moi donc maintenant pourquoi vous avez inventétoute cette ruse longue et compliquée du voyage et de l’enfant.»

Elle regarda mon frère, ébahie, comme s’il eût posé une questionstupide, et répondit :

« Tiens, cette malice ! Croyez-vous qu’une pauvre petitebourgeoise de rien du tout comme moi aurait retenu pendant troisans le comte de L…, un ministre, un grand seigneur, un homme à lamode, riche et séduisant, si elle ne lui en avait pas donné un peuà garder ? Maintenant c’est fini. Tant pis. Ça ne pouvaitdurer toujours. Je n’en ai pas moins réussi pendant trois ans. Vouslui direz bien des choses de ma part. »

Elle se leva. Mon frère reprit :

« Mais… l’enfant ? Vous en aviez un, pour lemontrer ?

– Certes, l’enfant de ma sœur. Elle me le prêtait. Je parie quec’est elle qui vous a prévenus.

– Bon ; et toutes ces lettres d’Italie ? »

Elle se rassit pour rire à son aise.

« Oh ! ces lettres, c’est tout un poème. Le comte n’étaitpas ministre des Affaires étrangères pour rien.

– Mais… encore ?

– Encore est mon secret. Je ne veux compromettre personne. »

Et, saluant avec un sourire un peu moqueur, elle sortit sansplus d’émotion, en actrice dont le rôle est fini.

Et le comte de L… ajouta, comme morale :

« Fiez-vous donc à ces oiseaux-là ! »

Chapitre 26Yveline Samoris

La comtesse Samoris.

– Cette dame en noir, là-bas ?

– Elle-même, elle porte le deuil de sa fille qu’elle a tuée.

– Allons donc ! Que me contez-vous là ?

– Une histoire toute simple, sans crime et sans violences.

– Alors quoi ?

– Presque rien. Beaucoup de courtisanes étaient nées pour êtredes honnêtes femmes, dit-on ; et beaucoup de femmes diteshonnêtes pour être courtisanes, n’est-ce pas ? Or, MmeSamoris, née courtisane, avait une fille née honnête femme, voilàtout.

– Je comprends mal.

– Je m’explique :

La comtesse Samoris est une de ces étrangères à clinquant commeil en pleut des centaines sur Paris, chaque année. Comtessehongroise ou valaque, ou je ne sais quoi, elle apparut un hiverdans un appartement des Champs-Élysées, ce quartier desaventuriers, et ouvrit ses salons au premier venant, et au premiervenu.

J’y allai. Pourquoi ? direz-vous. Je n’en sais trop rien.J’y allai comme nous y allons tous, parce qu’on y joue, parce queles femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes. Vous connaissezce monde de flibustiers à décorations variées, tous nobles, toustitrés, tous inconnus aux ambassades, à l’exception desespions.

Tous parlent de l’honneur à propos de bottes, citent leursancêtres, racontent leur vie, hâbleurs, menteurs, filous, dangereuxcomme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, l’aristocratie dubagne enfin.

J’adore ces gens-là. Ils sont intéressants à pénétrer,intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels,jamais banals comme des fonctionnaires publics. Leurs femmes sonttoujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère,avec le mystère de leur existence passée peut-être à moitié dansune maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes etdes cheveux invraisemblables. Je les adore aussi.

Mme Samoris est le type de ces aventurières, élégante, mûre etbelle encore, charmeuse et féline ; on la sent vicieuse jusquedans les moelles. On s’amusait beaucoup chez elle, on y jouait, ony dansait, on y soupait… enfin on y faisait tout ce qui constitueles plaisirs de la vie mondaine.

Et elle avait une fille, grande, magnifique, toujours joyeuse,toujours prête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche etdansant à corps perdu. Une vraie fille d’aventurière. Mais uneinnocente, une ignorante, une naïve, qui ne voyait rien, ne savaitrien, ne comprenait rien, ne devinait rien de tout ce qui sepassait dans la maison paternelle.

« Comment le savez-vous ? »

Comment je le sais ? C’est plus drôle que tout. On sonne unmatin chez moi, et mon valet de chambre vint me prévenir que M.Joseph Bonenthal demande à me parler. Je dis aussitôt : « Qui estce monsieur ? »

Mon serviteur répondit :

« Je ne sais pas trop, Monsieur, c’est peut-être un domestique.»

C’était un domestique, en effet, qui voulait entrer chezmoi.

« D’où sortez-vous ?

– De chez Mme la comtesse Samoris.

– Ah ! mais ma maison ne ressemble en rien à la sienne.

– Je le sais bien, Monsieur, et voilà pourquoi je voudraisentrer chez Monsieur ; j’en ai assez de ces gens-là ; ony passe, mais on n’y reste pas. »

J’avais justement besoin d’un homme, je pris celui-là.

Un mois après, Mlle Yveline Samoris mourait mystérieusement, etvoici tous les détails de cette mort que je tiens de Joseph qui lestenait de son amie la femme de chambre de la comtesse.

Le soir d’un bal, deux nouveaux arrivés causaient derrière uneporte. Mlle Yveline, qui venait de danser, s’appuya contre cetteporte pour avoir un peu d’air. Ils ne la virent pass’approcher ; elle les entendit. Ils disaient :

« Mais quel est le père de la jeune personne ?

– Un Russe, paraît-il, le comte Rouvaloff. Il ne voit plus lamère.

– Et le prince régnant aujourd’hui ?

– Ce prince anglais debout contre la fenêtre ; Mme Samorisl’adore. Mais ses adorations ne durent jamais plus d’un mois à sixsemaines. Du reste, vous voyez que le personnel d’amis estnombreux ; tous sont appelés… et presque tous sont élus. Celacoûte un peu cher ; mais… bast !

– Où a-t-elle pris ce nom de Samoris ?

– Du seul homme peut-être qu’elle ait aimé, un banquierisraélite de Berlin qui s’appelait Samuel Morris.

– Bon. Je vous remercie. Maintenant que je suis renseigné, j’yvois clair. Et j’irai droit. »

Quelle tempête éclata dans cette cervelle de jeune fille douéede tous les instincts d’une honnête femme ? Quel désespoirbouleversa cette âme simple ? Quelles tortures étreignirentcette joie incessante, ce rire charmant, cet exultant bonheur devivre ? quel combat se livra dans ce cœur si jeune, jusqu’àl’heure où le dernier invité fut parti ? Voilà ce que Josephne pouvait me dire. Mais le soir même, Yveline entra brusquementdans la chambre de sa mère, qui allait se mettre au lit, fit sortirla suivante qui resta derrière la porte, et debout, pâle, les yeuxagrandis, elle prononça :

« Maman, voici ce que j’ai entendu tantôt dans le salon. »

Et elle raconta mot pour mot le propos que je vous ai dit.

La comtesse, stupéfaite, ne savait d’abord que répondre. Puiselle nia tout avec énergie, inventa une histoire, jura, prit Dieu àtémoin.

La jeune fille se retira éperdue, mais non convaincue. Et elleépia.

Je me rappelle parfaitement le changement étrange qu’elle avaitsubi. Elle était toujours grave et triste ; et plantait surnous ses grands yeux fixes comme pour lire au fond de nos âmes.Nous ne savions qu’en penser, et on prétendait qu’elle cherchait unmari, soit définitif, soit passager.

Un soir, elle n’eut plus de doute : elle surprit sa mère. Alorsfroidement, comme un homme d’affaires qui pose les conditions d’untraité, elle dit :

« Voici, maman, ce que j’ai résolu. Nous nous retirerons toutesles deux dans une petite ville ou bien à la campagne ; nous yvivrons sans bruit, comme nous pourrons. Tes bijoux seuls sont unefortune. Si tu trouves à te marier avec quelque honnête homme, tantmieux ; encore plus tant mieux si je trouve aussi. Si tu neconsens pas à cela, je me tuerai. »

Cette fois la comtesse envoya coucher sa fille et lui défenditde jamais recommencer cette leçon, malséante en sa bouche.

Yveline répondit :

« Je te donne un mois pour réfléchir. Si dans un mois nousn’avons pas changé d’existence, je me tuerai, puisqu’il ne resteaucune autre issue honorable à ma vie. »

Et elle s’en alla.

Au bout d’un mois, on dansait et on soupait toujours dansl’hôtel Samoris.

Yveline alors prétendit qu’elle avait mal aux dents et fitacheter chez un pharmacien voisin quelques gouttes de chloroforme.Le lendemain elle recommença ; elle dut elle-même, chaque foisqu’elle sortait, recueillir des doses insignifiantes du narcotique.Elle en emplit une bouteille.

On la trouva, un matin, dans son lit, déjà froide, avec unmasque de coton sur la figure.

Son cercueil fut couvert de fleurs, l’église tendue de blanc. Ily eut foule à la cérémonie funèbre.

Eh bien ! vrai, si j’avais su, – mais on ne sait jamais, –j’aurais peut-être épousé cette fille-là. Elle était rudementjolie.

« Et la mère, qu’est-elle devenue ?

– Oh ! elle a beaucoup pleuré. Elle recommence depuis huitjours seulement à recevoir ses intimes.

– Et qu’a-t-on dit pour expliquer cette mort ?

– On a parlé d’un poêle perfectionné dont le mécanisme s’étaitdérangé. Des accidents par ces appareils ayant fait grand bruitjadis, il n’y avait rien d’invraisemblable à cela. »

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