Categories: Contes et nouvelles

Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

Contes et nouvelles – Tome IV – La Sonate à Kreutzer suivie de Pourquoi ?

de Lev Nikolayevich Tolstoy

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

La nouvelle traduction que nous donnons de l’un des chefs-d’œuvre de Léon Tolstoï, la Sonate à Kreutzer, a été faite d’après la troisième, et dernière version du texte russe,ignorée jusqu’ici du public français et demeurée assez peu connue des Russes eux-mêmes.

La raison en est simple : cette dernière version se trouvait bien dans l’édition des œuvres complètes du grand écrivain, édition posthume, publiée par sa veuve, la comtesse Sophie Tolstoï ; mais la censure veillait.Se rappelant qu’une grande partie des œuvres primitives avaient été interdites en Russie, elle fit saisir l’édition nouvelle, et très peu, parmi les vingt volumes, parvinrent au public.

Je dois à l’amabilité de la comtesse Sophie de posséder l’un des rarissimes exemplaires des vingt volumes qui aient échappé à la vigilance de la censure. Cela m’a permis, toutes les fois que j’en ai eu besoin, de recourir au texte ne varie tur. Il est à noter, d’autre part, que,durant un demi-siècle, la comtesse Sophie a été la principale secrétaire de son mari ; il lui arrivait de déchiffrer plusfacilement les manuscrits du grand homme que lui-même ne lepouvait. Elle a corrigé enfin toutes les épreuves de l’éditiondéfinitive d’après les indications mêmes de l’auteur, cela confèreau texte que nous avons adopté un cachet d’authenticité absolumentindiscutable.

Fait curieux à signaler, l’attention deslecteurs russes ne s’arrêta point sur les différences importantesqui existent entre la première version de la Sonate à Kreutzer etla dernière. Peut-être ce phénomène est-il dû à l’épuisement rapidede l’édition définitive, ou encore à la notoriété de l’ouvrage, quis’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires, ce qui dispensaitla critique de l’examiner à la loupe ? Et cependant, parmi cesdifférences, (une d’elles apparaît comme capitale, puisqu’ellerépond à l’argument le plus fort, soulevé par les critiques dugénial écrivain, au sujet de ce roman. Nous voulons parler del’idée de chasteté, dont la réalisation apparaissait comme devantmettre un terme non seulement aux débordements de l’humanité, maisà son existence même.

Dès l’apparition du premier texte russe,en 1889, et peu après, de ma traduction française du manuscritoriginal (Flammarion, éd.), l’on estima unanimement que laSonate à Kreutzer était l’une des œuvres les plus équilibrées deLéon Tolstoï ; mais on fit des réserves quant à la thèse. Cetétat d’esprit se retrouva chez quelques personnes même del’entourage de l’auteur. Il nous souvient, à ce propos, d’avoirassisté alors à un entretien animé sur ce sujet, et qui mit auxprises la comtesse Sophie et son mari.

Tolstoï, qui apporta des modificationsimportantes de forme à la deuxième version de son texte, s’y tint,quant au fond, à son idée première. Mais il fit suivre cetteversion d’une note explicative dont il n’est pas inutile derappeler certains passages, puisqu’ils éclairent et expliquentquelques-uns des mobiles auxquels il avait obéi.

Après avoir résumé l’idée centrale duroman, Tolstoï, dans cette note, fournit cetteprécision :« Il m’a semblé impossible de ne pas donnermon adhésion à cette idée, parce que, d’une part, elle est conformeà la marche évolutive de l’humanité, s’élevant progressivement dela licence à la décence, et, d’autre part, parce qu’elle découlelogiquement de la doctrine évangélique acceptée par nous, ou, dumoins, adoptée comme base de nos notions élémentaires demorale…

« Nul, certainement, ne contestal’immoralité de la débauche, que l’on s’y livre avant ou après lemariage, l’immoralité de la suppression de l’enfantement et de lamise au premier plan du plaisir sensuel ; nul ne contredit,non plus, au fait que la chasteté est préférable à la débauche.Cependant, on soulève cette objection : « Sil’état de célibat est supérieur à l’état de mariage, nousdevons évidemment préférer le célibat. Or, si tous les hommesl’adoptaient, l’humanité cesserait d’exister ; par voie deconséquence, on ne peut admettre pour idéal ce quelque chose quientraînerait la fin de l’humanité. »

Plus loin, Tolstoï fait cetteremarque : « … Le vœu de chasteté ne comporte pas unerègle de conduite, mais désigne un idéal, ou, plus exactement, lesconditions dans lesquelles on peut atteindre cet idéal. De même,l’idéal acquiert sa qualité d’idéal, alors, mais alors seulementque sa réalisation est regardée comme possible dans la voie del’infini et que, par suite, la marche vers lui se prolongeégalement dans l’infini. Si l’idéal pouvait être réalisé, si mêmenous pouvions envisager son application pratique, ce ne serait plusun idéal. Il en est ainsi pour l’idéal du Christ :établissement du règne de Dieu sur la terre, idéal enseigné etprévu avant lui par les prophètes, lorsqu’ils annonçaient le tempsoù les hommes transformeraient l’acier des épées en instruments delabour, où le lion reposerait auprès de la brebis, où toutes lescréatures seraient enfin unies par un vrai sentimentd’amour…

« L’idéal de perfection qui nous aété proposé par le Christ n’est pas un simple rêve, une figure derhétorique à l’usage des prédicateurs ; c’est une règle de viemorale, un conseil nécessaire et qui peut être suivi partous ; ainsi la boussole est devenue l’instrumentd’orientation le plus sûr et le plus indispensable pour lesnavigateurs… »

En somme, une chasteté absolue,observée par l’ensemble de l’espèce, apparaît, selon lestermes mêmes de Léon Tolstoï, comme un idéal fort lointain,inaccessible dans son essence, mais auquel chacun de nous peutprétendre et dont on doit s’approcher par degrés. La dernièreversion de la Sonate à Kreutzer, que nous donnons ici, contient,entre autres précisions à ce sujet, une phrase qui ne laissesubsister aucun doute :

« Prêcher la stérilité dansle mariage en vue d’augmenter le plaisir sensuel, c’est permis.Mais suggérer qu’il faille s’abstenir de l’enfantement au nom de lamorale, bon Dieu, quelle clameur !… Parce qu’une dizained’êtres humains, ou deux d’entre eux seulement, voudraient cesserde se conduire en porcs, notre espèce courrait le risque des’éteindre ! »

La phrase que nous soulignons ne se trouvedans aucune des versions du roman publiées avant l’édition desœuvres complètes. On avouera qu’elle apporte un amendementfondamental à l’idée première du roman.

E.HALPÉRINE-KAMINSKY.

LA SONATE À KREUTZER

 

 

Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour laconvoiter, a déjà commis l’adultère avec elle dans soncœur.

(Saint Matthieu, V, 28)

 

Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition del’homme avec la femme, il ne convient pas de se marier. Mais illeur dit : Tous ne sont pas capables de cela, maisceux-là  seulement à qui il a été donné.

(Saint Matthieu, XIX, 10, 11.)

I

C’était au commencement du printemps. Nousavons passé deux jours et une nuit en chemin de fer.

Aux arrêts du train, des voyageurs montaientou descendaient. Trois personnes, cependant, étaient restées, commemoi, dans notre wagon depuis le départ du train : une femmeentre deux âges, assez laide, la cigarette aux lèvres, les traitstirés, coiffée d’une toque, revêtue d’un manteau d’alluremasculine ; à côté, son compagnon fort loquace, d’environquarante ans, entouré d’objets de voyage tout neufs ; puis, setenant à l’écart, à l’aspect nerveux, de petite taille, un hommejeune encore, mais aux cheveux précocement grisonnants, aux yeuxbrillants et sans cesse attirés par un nouvel objet. Il portait unpardessus usagé à col d’astrakan, de bonne coupe et un bonnet de lamême fourrure ; sous son pardessus, on apercevait unjustaucorps de moujik et une chemise à broderies russes. Autresingularité de ce monsieur : il faisait entendre par momentdes sons étranges, ressemblant à un toussotement ou à un rirebref.

Durant le trajet ce monsieur n’avait liéconversation avec personne, paraissant éviter avec soin de se créerdes relations. Tantôt il lisait et fumait, tantôt il se faisait unetasse de thé, ou mangeait des tartines qu’il tirait d’un vieux sac.Si on lui parlait, ses réponses étaient brèves et sèches et sonregard allait se perdre sur le paysage qui défilait.

Je m’aperçus, néanmoins, que la solitude luipesait, et, quand nos regards se croisaient, – fréquemment, puisquenous nous trouvions placés presque vis-à-vis l’un de l’autre, – ilse détournait comme pour se soustraire à toute conversation.

À la fin du deuxième jour, lorsque le trains’arrêta à une grande gare, le monsieur nerveux descendit pourchercher de l’eau bouillante pour son thé tandis que le monsieuraux objets neufs, – j’appris plus tard que c’était un avocat –allait prendre du thé au buffet avec la dame quil’accompagnait.

Durant leur absence, de nouveaux voyageursmontèrent dans le wagon et, parmi eux, un vieillard de hautestature, le visage fraîchement rasé, le front sillonné de rides, unmarchand évidemment, drapé dans une vaste pelisse en putoisaméricain et coiffé d’une casquette à grande visière. Il s’assit enface de la banquette que venaient de quitter l’avocat et sacompagne et lia conversation avec un jeune homme qui venaitégalement de monter et qui paraissait être un employé decommerce.

Je me trouvais tout près d’eux et, dansl’immobilité du train, je pus, pendant le silence des autresvoyageurs, percevoir quelques bribes de leur entretien. Ilsparlèrent d’abord du prix des marchandises, de commerce, puis de lafoire de Nijni-Novgorod. Le commis conta les orgies faites à lafoire par un riche marchand que tous deux connaissaient. Mais levieillard l’interrompit pour entreprendre le récit de cellesauxquelles il avait, autrefois, à Kounavino, pris lui-même une partactive. Ce n’était pas sans une certaine fierté qu’il évoquait sessouvenirs, et il raconta avec orgueil qu’un jour, à Kounavino,étant saoul, il s’était livré à une débauche telle qu’il ne pouvaitla conter qu’à l’oreille.

Le commis, à cette histoire, fut secoué d’unfou rire, tandis que le vieillard, qui riait aussi, montrait deuxdents jaunes.

Cette causerie était sans intérêt pour moi, etj’allais descendre à mon tour pour me promener un peu en attendantle départ. À la portière, je rencontrai l’avocat et la dame quiparlaient tous deux avec animation.

– Pressez-vous, me dit l’avocat, on vasonner le second coup.

En effet, à peine étais-je arrivé à la queuedu train, que la cloche retentit. Quand je remontai, l’avocatcontinuait à parler avec la même animation à sa compagne. En faced’eux, le marchand gardait maintenant le silence et remuait leslèvres d’un air désapprobateur.

– Elle déclara donc nettement à son mariqu’elle ne pouvait ni ne voulait continuer à vivre avec lui, parceque…, disait en souriant l’avocat pendant que je passais devanteux.

Je ne pus entendre, la suite : leconducteur passait, de nouveaux voyageurs entraient, un facteur lessuivait.

Quand le silence fut rétabli, j’entendis denouveau la voix de l’avocat, et il me parut que la conversationavait passé d’un cas particulier à des considérationsgénérales.

L’avocat fit observer que la question dudivorce intéressait aujourd’hui l’opinion publique de l’Europeentière, et, qu’en Russie, les cas de divorce devenaient de plus enplus fréquents.

– Il n’en était point de même dans le bonvieux temps, n’est-il pas vrai ? dit-il au vieillard avec unsourire, en s’apercevant qu’il était le seul à parler.

Le train se mettait en branle : levieillard se découvrit d’abord, se signa trois fois, murmurant uneprière.

L’avocat détourna les yeux et attenditpoliment.

Quand le vieillard eut fini, il enfonça à fondla tête dans sa casquette, prit contenance et dit :

– Cela arrivait bien autrefois aussi,dit-il, mais plus rarement. Aujourd’hui, ses choses-là sontforcées : on est trop féru d’instruction.

Le train augmentant sans cesse de vitesse, lebruit de ferraille m’empêcha d’entendre. Intrigué, je merapprochai. La conversation semblait également intéresser monvoisin, le monsieur nerveux, car, sans se déranger, il tenditl’oreille.

– En quoi est-ce la faute àl’instruction ? demanda la dame en esquissant un sourire.Vaudrait-il mieux se marier comme jadis, quand les fiancés nes’étaient même pas vus avant le mariage ? ajouta-t-elle,répondant, comme le font très souvent les dames, non aux argumentsinvoqués, mais à ceux qu’elle escomptait. – S’aimaient-ils ?pourraient-ils s’aimer ? ils ne le savaient pas : lesfemmes épousaient le premier venu et se créaient ainsi un tourmentpour toute leur existence. À votre avis, était-ce préférable ?poursuivit-elle, s’adressant plus à l’avocat et à moi qu’au vieuxmarchand.

– On est trop savant de nos jours, répétale vieillard, ne répondant pas à la question de la dame et enjetant sur elle un regard dédaigneux.

– Il serait intéressant que vous nousdisiez quel rapport vous voyez entre l’instruction et la désuniondu ménage, dit l’avocat en réprimant un sourire.

Le marchand allait répondre, mais la damel’interrompit :

– Non, ces temps sont passés !

– Laissez donc monsieur développer sapensée, je vous en prie, dit l’avocat.

– Parce que toutes les sottises viennentde l’instruction, dit le vieillard d’un ton résolu.

– On marie des personnes qui ne s’aimentpas, et l’on s’étonne de les voir vivre en désaccord. Il n’y a queles animaux qui s’accouplent au gré du propriétaire. Les hommes, aucontraire, sont poussés par leur sympathie, leurs inclinations,acheva la dame en lançant un regard sur l’avocat, sur moi et mêmesur le commis qui, debout, appuyé sur le dossier de la banquette,suivait en souriant la conversation.

– Erreur, madame, dit le vieillard,l’animal est un animal, tandis que l’homme vit d’après leslois.

– Cependant, comment vivre avec un hommelorsque l’amour est absent ? répliqua la dame, croyant émettredes idées très neuves.

– Il n’était point question de tout celaautrefois, dit le vieillard d’un ton pénétré ; c’estaujourd’hui seulement que c’est entré dans nos mœurs. À la pluslégère bagatelle, la femme se hérisse et dit à son mari qu’elle vale quitter. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir les paysannes,elles-mêmes, jeter aux pieds de leurs maris les chemises et lescaleçons pour voler à celui qui a des cheveux plus bouclés. Alors,de quoi parler ? La femme doit d’abord éprouver de la craintepour l’homme.

Le commis regarda l’avocat, la dame et moi,réprimant un sourire et tout prêt à donner son approbation ou àridiculiser les paroles du marchand, selon notre attitude.

– Quelle crainte ? demanda ladame.

– Celle-ci : la femme doit craindreson mari. Voilà la crainte !

– Ah ! mon cher monsieur, ces tempssont passés ! dit la dame avec quelque humeur.

– Point si passés que vous pourriez lecroire, madame. Ève, la première femme, est née d’une côte del’homme, et cela restera vrai jusqu’à la fin des temps.

Le vieillard secoua la tête d’un tel air detriomphe et de gravité que le commis, lui décernant décidément lapalme de la victoire, éclata d’un rire sonore.

– C’est bien là votre façon de juger,vous, hommes, dit la dame sans céder et en se tournant vers nous.Vous vous donnez toute licence et vous voudriez cloîtrer la femme.Vous-mêmes, n’est-ce pas, vous pouvez tout vouspermettre ?

– Personne ne saurait le soutenir ;seulement la mauvaise conduite de l’homme au dehors n’augmente passa famille, tandis que la femme, l’épouse, c’est un vase bienfragile, dit sévèrement le vieillard.

Son ton sentencieux paraissait entraîner laconviction des auditeurs ; mais la dame, bien que fortementembarrassée, ne voulut point encore se rendre.

– Cependant la femme est aussi unecréature humaine, elle a des sentiments comme l’homme. Quepourra-t-elle faire si elle n’aime pas son mari ?

– Ne pas aimer son mari ! fit lemarchand d’une voix forte. Eh bien, on le lui apprendra !

Le commis fut particulièrement charmé de cetteréponse inattendue et il fit entendre un murmure approbateur.

– Mais non, on ne pourra pas le luiapprendre, dit la dame, l’amour ne vient pas de force.

– Et si la femme trompe son mari, que sepassera-t-il ? interrogea l’avocat.

– Elle ne doit pas le tromper, dit lemarchand. On y veille.

– Et s’il en est ainsi cependant ?Car enfin cela arrive.

– Dans un certain monde, c’est possible,mais pas chez nous, dit le vieillard.

On se tut. Le commis fit un mouvement et, nevoulant pas être en reste avec les autres, commença, toujourssouriant :

– Un de mes bons amis a été mêlé à unscandale assez compliqué. Sa femme, licencieuse à l’excès, ne tardapas à se lancer. Lui, était un homme intelligent et sérieux.D’abord, ce fut avec le comptable. Le mari chercha à la ramener àla raison par la persuasion, elle n’en continua pas moins. Ellevola de l’argent à son mari : il se mit à la battre ;elle n’en devint que pire. Elle se donna à un mécréant, à un Juif(sauf votre respect). Que faire ? Il la laissa partir, etdepuis il vit en célibataire, tandis qu’elle continue àtraîner.

– C’est un imbécile ! dit levieillard. S’il avait su la brider dès le début, elle serait encoreavec lui. Il faut toujours tenir les rênes en main, dès le départ,et ne pas les abandonner à sa femme dans la maison plus qu’à soncheval sur une grande route.

À ce moment le conducteur entra, demandant lesbillets des voyageurs pour la prochaine station. Le marchand remitle sien.

– Ah ! oui, il faut savoir mater lesfemmes à temps, autrement tout est perdu.

– N’avez-vous pas raconté cependant toutà l’heure comment les hommes mariés se divertissent avec les joliesfilles de Kounavino ? ne pus-je me retenir de luidemander.

– C’est tout différent, répliquafroidement le vieillard sans rien ajouter.

Bientôt un sifflement retentit et le trains’arrêta. Le marchand se leva, retira de dessous la banquette sonsac, s’enveloppa dans sa fourrure, souleva sa casquette etdescendit.

II

Le vieillard était à peine sorti qu’une viveconversation s’engagea.

– Un homme du Vieux Testament ! fitle commis.

– Un Domostroï incarné [1], dit la dame. Quelles idées barbares surla femme et le mariage !

– Nous sommes loin encore des idées surle mariage ayant cours dans le reste de l’Europe, dit l’avocat.

– Ce que l’on ne peut faire comprendre àces gens-là, ajouta-la dame, c’est que le mariage n’a sa vraieconsécration que dans l’amour et que seule cette consécration del’amour rend le mariage vraiment légitime.

Le commis, souriant, était tout oreilles pourretenir le plus possible des propos « éclairés » qu’ilentendait et en faire son profit.

À ce moment, on entendit une sorte de rirebref ou de sanglot ; en nous retournant, nous aperçûmes monvoisin ; le monsieur aux cheveux gris et aux yeux brillants,qui, sans qu’on y eût pris garde, s’était rapproché. Il se tenaitdebout, sa main sur le dossier de la banquette, l’air très ému, levisage rouge, tandis que les muscles de l’une de ses joues secontractaient.

– Quel est donc cet amour… amour…,consacrant le mariage ? dit-il d’une voix hésitante.

S’apercevant de l’émotion de son nouvelinterlocuteur, la dame voulut se montrer tolérante etexplicite.

– Il s’agit de l’amour vrai… S’il existeentre l’homme et la femme, le mariage est tout naturel,répondit-elle.

– Oui, mais qu’entendez-vous par l’amourvrai ? fit le monsieur aux yeux brillants, en sourianttimidement.

– Personne n’ignore ce qu’est l’amour,répliqua la dame, visiblement désireuse de mettre fin à laconversation.

– Moi je ne le connais pas et je seraiscurieux d’entendre la définition que vous pourriez donner.

– Elle est bien simple, fit la dame.

Elle réfléchit cependant, puis :

– L’amour… L’amour, c’est la préférenceexclusive d’un homme ou d’une femme pour un individu de l’autresexe.

– Une préférence… pour combien detemps ? Un mois, deux jours, une demi-heure ?demanda-t-il en riant.

– Permettez, mais vous parlez évidemmentd’autre chose.

– Du tout, je parle de la même chose.

– Madame veut dire, intervint l’avocat,que le mariage doit puiser sa force dans l’attachement, dansl’amour, et qu’en ce cas seulement il revêt le caractère d’unechose sacrée, pour ainsi dire. Puis, tout mariage qui n’est pasfondé sur une sympathie vraie, sur l’amour, si vous le préférez,n’entraîne aucune obligation morale… Ai-je, bien compris votrepensée ? conclut-il en s’adressant à la dame.

D’un signe de tête, elle approuva.

– Puis…

L’avocat allait continuer, mais soninterlocuteur, qui semblait se contenir avec peine, ne lui laissapas le temps d’achever.

– Point du tout, je parle absolument dela même chose, c’est-à-dire de la préférence d’un individuquelconque pour un autre individu de sexe différent, et jedemande : pour combien de temps cette préférence ?

– Combien de temps ? Mais trèslongtemps, toute la vie souvent ; fit la dame en haussant lesépaules.

– Dans les romans, oui ; dans lavie, jamais. Il est bien rare que cette préférence exclusive duredes années. Elle s’en tient le plus souvent à des mois, à dessemaines, à des jours, à des heures même, reprit-il, heureuxd’étonner ses auditeurs.

– Ah ! par exemple ! Maisnon ! Permettez ! protestèrent-ils tous à la fois.

Le commis lui-même fit un signe dedésapprobation.

– Oui, je sais, cria plus fort que nousle monsieur grisonnant, vous parlez de ce que vous croyez voir, moije vous parle de ce qui est. Tout homme éprouve ce que vous appelezde l’amour pour toute jolie femme.

– Mais vous dites là des chosesterribles ! Le sentiment que l’on appelle amour et qui durenon pas des mois et des années, mais toute la vie, ce sentimentpeut bien exister ?

– Non, non. En admettant même qu’un hommepuisse préférer telle femme durant sa vie, la femme, elle, enpréférera certainement un autre. Cela fut toujours, et cela resteratoujours ainsi.

Il prit une cigarette dans un étui etl’alluma.

– Mais une sympathie réciproque peut bienexister, fit l’avocat.

– Non, c’est impossible, aussi impossibleque de voir, dans un chargement de pois, deux pois marqués àl’avance venir se mettre à côté l’un de l’autre. Ce n’est pas unesimple probabilité, c’est une certitude que la lassitudesurviendra. Aimer un homme ou une femme toute la vie, c’est vouloirqu’une seule et même bougie brûle éternellement, dit-il en aspirantgoulûment la fumée de tabac.

– Mais c’est de l’amour sensuel que vousparlez. N’admettez-vous pas un amour reposant sur la conformitéd’idéal, sur l’union des âmes ?

– Je veux bien, mais alors pourquoicoucher ensemble ? (Excusez ma façon de parler brutale.) Cen’est pas une raison de coucher ensemble parce qu’on a un seul etmême idéal.

Et le monsieur grisonnant ritnerveusement.

– Mais les faits vous donnent tort,objecta l’avocat. Le mariage existe, nous le constatons ;c’est la règle, sinon de toute l’humanité, du moins de la plusgrande partie et beaucoup de ménages vivent longtemps honnêtementet unis.

Le monsieur nerveux ricana de nouveau.

– Pardon. Vous dites que la base dumariage est l’amour. J’émets un doute sur l’existence d’un amourautre que l’amour sensuel et, comme preuve de l’existence de cetamour, vous me donnez le mariage. Mais aujourd’hui le mariage n’estfait que de mensonge !

– Permettez, dit l’avocat, je constatesimplement l’existence passée et actuelle du mariage.

– Mais quelle est la raison de cetteexistence ? C’est qu’on a vu et qu’on voit dans le mariage unechose sacrée, un lien devant Dieu. Pour ceux, qui pensent ainsi,certes il existe. Pour nous, non. Pour nous qui voyons dans lemariage le seul fait de l’accouplement, il n’est qu’hypocrisie ouviolence. La tromperie, passe encore ! L’homme et la femmeprétendent en public vivre dans le mariage, tandis qu’en fait, ilssont polyandres ou polygames. C’est mal, on peut néanmoinsl’accepter. Mais lorsque l’homme et la femme ont pris l’engagementofficiel de passer en commun toute leur vie, que, se haïssant dèsle second mois, ils veulent se séparer et continuent quand même àvivre ensemble, les voilà plongés dans cet enfer qui suscitel’ivrognerie, le meurtre, le suicide, fit-il en précipitant de plusen plus son débit, en s’animant à mesure et ne laissant à personneplacer un mot.

Tous se taisaient, comme gênés.

– Oui, il est dans le mariage demauvaises périodes, dit l’avocat, voulant mettre fin à laconversation qui prenait une allure trop vive et inconvenante.

– Vous m’avez sans doute reconnu ?dit soudain le monsieur nerveux, d’une voix posée pourtant.

– Je n’ai pas eu ce plaisir.

– Le plaisir n’est pas bien grand. Jesuis Pozdnychev, celui qui eut à vivre l’une de ses mauvaisespériodes auxquelles vous venez de faire allusion, l’épisode aucours duquel j’ai tué ma femme, fit-il en jetant un regard rapidesur chacun de nous.

Personne ne sut que dire, et nous noustaisions.

– Peu importe, du reste,pardonnez-moi ; je ne veux pas vous déranger, ajouta-t-il, enfaisant entendre son hoquet particulier.

– Mais du tout, je vous en prie… fitl’avocat, sans bien savoir de quoi il le priait.

Sans l’écouter. Pozdnychev tourna le dos etalla reprendre sa place.

L’avocat et la dame se mirent à causer à voixbasse.

J’étais en face de Pozdnychev et ne savais quedire. Il faisait trop sombre pour pouvoir lire ; je fermai lesyeux et fis semblant de sommeiller. Nous arrivâmes ainsi à lastation suivante.

L’avocat et la dame changèrent de wagon, et lecommis s’endormit bientôt.

Pozdnychev ne cessait de fumer et de boire lethé qu’il avait fait précédemment infuser.

Lorsque j’ouvris les yeux et le regardai, ilm’apostropha soudainement d’un ton irrité :

– Il vous est désagréable, sans doute,sachant qui je suis, de voyager en ma compagnie ? Je puischanger de place…

– Mais, aucunement…

– Alors, voulez-vous bien accepter… Ilest un peu fort seulement…

Il me versa de son thé.

– Et ils prétendent… et ne font quementir… dit-il.

– De quoi parlez-vous ?

– Toujours de la même chose… De leuramour… Vous n’avez pas sommeil ?

– Pas du tout.

– Voulez-vous alors que je vous contecomment je fus conduit par ce même amour à ce qui m’estarrivé ?

– Certes, oui, si cela ne vous est paspénible.

– Ce qui m’est pénible, c’est de garderle silence… Mais prenez donc le thé… Il n’est pas tropfort ?…

Le thé était, en effet, comme de la bière,mais j’en bus quand même un verre.

Un contrôleur passa à ce moment. Pozdnychevl’accompagna d’un regard irrité et commença dès qu’il eutdisparu.

III

 

– Je vais vous raconter… Mais cela vousintéresse-t-il vraiment ?

Je lui réitérai mon vif intérêt.

Il se tut, passa sa main sur le front etcommença :

– S’il faut raconter, il faut toutdire : pourquoi et comment je me suis marié, quelle a été mavie jusqu’à mon mariage.

Je suis propriétaire foncier, j’ai terminé mesétudes à l’Université et j’ai été maréchal de la noblesse. J’aimené jusqu’à cette époque la vie de tous les gens de mon monde, unevie déréglée, et, à l’exemple de ceux que je voyais autour de moi,je croyais me conduire en honnête homme, être un brave garçon etmener une vie morale.

Je n’étais pas un don Juan ; sans goûtscontre nature, je ne faisais pas de la débauche le but principal dema vie, à l’exemple des jeunes gens de mon monde. Je prenais mesplaisirs en temps voulu, décemment, pour ma santé. J’évitais cesfemmes qui, par la naissance d’un enfant ou par simple affection,pouvaient lier mon avenir ; d’ailleurs, y eût-il des enfantsou des attachements, je faisais semblant de ne pas m’en apercevoir.C’est pour cela que je croyais à ma moralité, que j’en tirais mêmeorgueil.

Il s’arrêta et fit entendre le hoquet qui luiétait particulier et qu’il émettait visiblement quand une idéenouvelle lui venait.

– C’est là précisément la vileniefoncière ! s’écria-t-il. Je ne comprenais pas que la débauchene consiste pas simplement en des actes physiques, qu’une abjectionphysique n’est pas forcément la débauche et qu’à proprement parler,la débauche est cet affranchissement de rapports moraux vis-à-visde la femme avec laquelle on a des rapports sexuels. Et c’est decette liberté que j’étais fier !

Je me rappelle ce que j’ai souffert un jour dene pouvoir payer une femme qui s’était donnée à moi par amour,probablement. Je ne fus tranquille que lorsque, par un envoid’argent, j’eus coupé tout lien moral avec elle…

Inutile de m’approuver par des signes detête ! s’écria-t-il subitement. Tous, vous aussi, monsieur, àmoins que vous ne soyez un oiseau rare, vous avez les mêmes idéesque j’avais. Du reste, qu’importe ? Excusez-moi,continua-t-il ; mais croyez-m’en, c’est effroyable,effroyable !

– Qu’est-ce qui est effroyable ?

– Cet abîme d’erreurs où nous vivonsquant à nos relations avec la femme. Je ne puis en parler aveccalme… Et non pas parce qu’il m’était arrivé cet épisode,comme dit l’autre, mais parce que, depuis, mes yeux se sont ouvertset j’ai vu tout sous un autre jour. À l’envers ! Entièrement àl’envers !

Je ne distinguais point, dans l’obscurité, sonvisage ; à travers le bruit du train, – me parvenait sa voixseule, au timbre agréable et au ton grave.

IV

Il alluma une cigarette et, posant ses coudessur ses genoux, il reprit :

– Oui, ce n’est qu’après mes épreuves etmes souffrances que j’ai compris où était la cause, de tout,comment les choses doivent être, et j’ai aperçu l’horreur de ce quiest.

Voici comment et quand a commencé ce qui m’aconduit à mon épisode.

Le début en remonte à mes seize ans ;j’étais au collège, mon frère étudiait à l’Université. Je neconnaissais pas encore la femme, mais, comme tous mes malheureuxcamarades, je n’étais plus innocent. Depuis plus d’un an, j’étaisperverti par mes camarades ; ce n’était pas la pensée d’unefemme qui me poursuivait, c’était la femme en général, les femmes,un être doux : l’idée de la femme nue m’obsédait. Je memettais au supplice, comme le font lesquatre-vingt-dix-neuf-centièmes de nos garçons. Vivant constammenten une sorte d’effroi, je priais, mais je retombais toujours. Bienque perverti en imagination et en réalité, je n’avais pas fait ledernier pas. J’allais seul à ma ruine, sans avoir jusque-là touchéà un autre être humain. Mais arriva un ami de mon frère, unétudiant joyeux, un bon garçon, comme on dit, le pire des vaurienspar conséquent. Il nous apprit à boire et à jouer aux cartes ;puis profita de ce que nous avions bu pour nous entraîner dans unemaison publique. Nous partîmes. Mon frère, innocent comme moi,tomba dans cette même nuit, et moi, enfant de seize ans, je mesouillai, souillant en même temps l’objet de mes rêves, la femme,sans comprendre la portée de mon action, personne parmi les aînésne m’ayant dit que cela était mal. Certes, j’aurais pu l’apprendrepar les Commandements, mais on ne nous les enseignait que pour quenous puissions répondre au prêtre, aux examens, et ils tenaient uneplace bien moindre dans nos études que la règle de l’emploi deut dans les propositions conditionnelles. Jamais aucun demes aînés, aucun de ceux dont je respectais l’opinion, ne m’avaitdit que ce fût mal. Au contraire, des personnes que j’estimaisdisaient que c’était bien.

On m’avait présenté cet acte comme devantmettre un terme à mes tourments. Cette opinion, je l’avais entendueet lue. J’avais même ouï dire de mes aînés que c’était bon pour lasanté ; mes camarades y voyaient comme un mérite, une preuvede virilité, et non quelque chose de répréhensible. Quant auxrisques d’une maladie, c’est prévu. Le gouvernement en prend soin.Il veille au fonctionnement régulier des maisons closes et assureles risques de la débauche pour les collégiens. Des médecins sontrétribués à cette fin. C’est tout naturel, puisqu’ils attestent quela débauche est utile à la santé. Je connais des mères qui prennentsoin à ce point de vue de la santé de leurs fils. Et la scienceleur montre le chemin des maisons de tolérance.

– La science ? Commentcela ?

– Les médecins ne sont-ils pas lespontifes de la science ? Ils pervertissent les jeunes gens enleur donnant de semblables règles d’hygiène, puis, avec une gravitéimpressionnante, soignent la syphilis.

– Et pourquoi ne pas lasoigner ?

– Si l’on avait apporté à la guérison dela débauche la centième partie des efforts employés pour guérir lasyphilis, ce mal aurait depuis longtemps disparu. Or, tous cesefforts concourent, au contraire, à l’extension de la débauche etuniquement à en rendre les conséquences inoffensives.

Mais c’est d’autre chose que je voulaisparler. Je suis tombé ; ce malheur m’est arrivé comme ilarrive aux neuf dixièmes des hommes, non seulement dans notresociété, mais même chez les paysans. Je suis tombé, non séduit parles charmes d’une femme, mais parce qu’on se plaît à voir danscette chose, qui pour moi n’avait été qu’un hasard, les uns unsoulagement légitime et utile pour la santé, les autres unpasse-temps naturel, excusable, innocent même pour un jeune homme.Qu’on pût appeler chute cette action faite de besoin et de plaisir,je ne le comprenais pas. Ma jeunesse s’y laissa aller comme elles’était laissé aller à boire et à fumer.

Et cependant, il y avait dans cette premièrechute quelque chose de particulièrement touchant. Je me rappelleque, dans la chambre même, tout de suite après, une tristesseprofonde m’envahit et que les larmes vinrent presque à mes yeux ensongeant à la perte de mon innocence, à la perte éternelle de mesrelations normales avec la femme. Oui, mes relations avec la femmeétaient à jamais perdues. Impossible dès ce moment d’avoir desrapports purs avec une femme. J’étais devenu ce qu’on appelle unsensuel. Or, être un sensuel, c’est être tombé dans unétat physique semblable à celui d’un fumeur d’opium ou d’univrogne. De même qu’un fumeur d’opium ou un ivrogne ne vivent plusde la vie normale, un homme qui a goûté le plaisir avec plusieursfemmes n’est plus un être normal, il est perverti. Comme onreconnaît, à leur manière d’être, le fumeur d’opium et l’ivrogne,on reconnaît à la sienne un sensuel. Cet homme peut se contraindre,lutter contre ses passions ; les rapports simples, purs etfraternels avec une femme lui sont à tout jamais interdits. Dèsqu’il jette son regard sur une jeune fille, on le reconnaît.J’étais devenu un sensuel et je le suis resté. C’est ce qui m’aperdu.

V

 

– Oui, c’est ainsi ; puis cela allade plus en plus loin. Dieu ! Quand le souvenir de toutes mesvilenies de cette sorte me revient, je frissonne d’épouvante, ensongeant surtout aux railleries que mon innocence m’attirait de lapart de mes camarades. Et quand je pense à ce qu’on raconte de lajeunesse dorée, des officiers, des Parisiens ! Quand je penseà l’air d’innocence que nous avons tous, viveurs de trente ans, laconscience pleine de mille crimes envers la femme, lorsque nouspénétrons dans une salle de bal, dans un salon, rasés de frais,dans la blancheur éclatante de notre linge, en habit ou enuniforme ! Quel emblème de pureté ! Quel rêve !…

Réfléchissons un instant sur ce qui est et surce qui devrait être. Lorsqu’un de ces débauchés s’approche de masœur ou de ma fille, moi, qui connais son genre de vie, je devraisle tirer à l’écart et lui dire : « Ami, je connais ta viede débauche, je sais en quelle compagnie tu passes tes nuits ;ta place n’est donc pas ici, ce sont d’innocentes jeunes filles quise trouvent ici. » Voilà ce qu’on devrait dire !Qu’arrive-t-il, au contraire ? Lorsqu’un de ces messieurs seprésente et danse avec ma sœur ou ma fille en enlaçant sa taille deses bras, nous sourions de plaisir, si le jeune homme est riche etbien apparenté. Peut-être daignera-t-il honorer, après Rigolboche,ma fille aussi. Même s’il garde quelques traces du mauvais mal, cen’est rien : on peut aujourd’hui en guérir ! J’en connaisplusieurs exemples de ces mariages entre avariés et des jeunesfilles du grand monde. Oh, quel dégoût ! Mais le jour viendrabien où toutes ces lâchetés et tous ces mensonges seront enfindémasqués !

De nouveau et à plusieurs reprises, il fitentendre son bruit étrange, puis reprit de son thé, horriblementfort, l’eau bouillante lui manquant pour l’affaiblir. Agitémoi-même par les deux verres que j’en avais bu, je me rendaiscompte combien le thé devait agir sur Pozdnychev, car il paraissaitde plus en plus excité. Sa voix s’accentuait et prenait unsingulier relief. Il changeait de position à tout instant, ôtait etremettait son bonnet et, dans la demi-obscurité qui nous entourait,son visage changeait étrangement d’expression.

Il reprit :

– Je vécus de la sorte jusqu’à trenteans, poursuivi sans cesse par l’idée du mariage et de la famille.J’observai alors les jeunes filles qui auraient pu me convenir.Vicieux et débauché, j’osais chercher celle dont la pureté serait àla hauteur de la mienne. J’en ai rejeté plusieurs, précisémentparce que je ne les ai pas trouvées assez pures pour moi.

Je jetai enfin mon dévolu sur une des deuxfilles d’un propriétaire terrien de Penza, riche autrefois, maisruiné par la suite.

Une nuit, au retour d’une promenade en bateau,par un beau clair de lune, comme nous étions près d’arriver,j’étais assis près d’elle et je ne pouvais distraire mon regard desa taille svelte, de ses formes moulées par un jersey collant, desboucles blondes de ses cheveux ; je le comprissubitement : c’était elle.

Il me semblait que mes pensées et messentiments élevés trouvaient en elle un écho. En réalité, j’étaisséduit par sa taille et par ses cheveux, et l’intimité de toute lajournée avait fait germer en moi le désir d’une intimité plusgrande encore.

Fait étrange ! On s’imagine souvent quela beauté est synonyme de bien ! Une jolie femme dit desbêtises, et on croit entendre des choses intelligentes. Elle seconduit mal, et l’on n’aperçoit que son aspect charmant. Etlorsqu’elle ne dit point de bêtises ni ne se conduit mal, elleapparaît comme une merveille de moralité et d’intelligence.

Je rentrai chez moi, l’âme débordantd’exquises impressions, et, convaincu qu’elle était la perfectionmême, je la jugeai immédiatement digne d’être ma femme. Je fis mademande le lendemain.

Comme les choses sont embrouillées ! Surmille fiancés, dans le peuple comme chez nous, on aurait peine à entrouver un seul qui n’ait été marié une dizaine, une centaine,voire un millier de fois avant son mariage officiel.

Il existe, paraît-il, aujourd’hui des jeunesgens chastes qui comprennent et savent que ce n’est pas là uneplaisanterie, mais une chose éminemment sérieuse. Que Dieu lesprotège ! À mon époque, il n’y en avait pas un sur dixmille.

Tous le savent et ils agissent comme s’ilsl’ignoraient. Dans les romans, on dépeint jusqu’au plus légerdétail les sentiments des héros, les ruisseaux, les buissons, lesfleurs qui leur servent de cadre. Lorsqu’on décrit leur grand amourpour une jeune fille, pas un mot n’est dit sur leur vieantérieure ; rien sur leurs visites dans les maisonspubliques, sur les soubrettes, les cuisinières, les femmes desautres. S’il en est de ces romans inconvenants, on ne les laissepas entre les mains de celles qui auraient le plus de profit à leslire : les jeunes filles.

Tous les hommes cachent leur pensée àeux-mêmes comme aux jeunes filles. On croirait, à les entendre, àla non-existence de cette vie corrompue des grandes villes et desvillages mêmes, de cette débauche dans laquelle tous se roulentavec volupté. Ils le disent avec une apparence de conviction tellequ’ils finissent par s’en persuader eux-mêmes. Et les pauvresjeunes filles, elles, y croient sérieusement. C’était le cas de mamalheureuse femme.

Je me souviens que, étant fiancé, je luimontrai un jour mon journal intime, la mettant ainsi au courant demon passé, particulièrement de la dernière liaison que j’avais eueet que je croyais de mon devoir de lui faire savoir ; elleaurait pu, en effet, l’apprendre par d’autres.

Quand elle eut compris ma révélation, safrayeur et son désespoir furent si grands que je vis le moment oùelle renonçait à moi. Quel bonheur c’eut été pour tousdeux !

Pozdnychev se tut, et avala une gorgée dethé.

VI

 

– Non, cependant ! s’écriait-il, ilvaut mieux que la chose se soit passée ainsi. J’ai eu ce que j’aimérité. Mais il ne s’agit pas de cela. Je voulais dire que ce sontles pauvres filles qui sont trompées dans ces cas-là.

Les mères le savent, édifiées en cette matièrepar les maris. Elles simulent une croyance en la pureté des hommeset agissent cependant comme si elles n’y croyaient pas. Ellesconnaissent les amorces susceptibles d’attirer les hommes pourelles et pour leurs filles.

Nous, les hommes, par la mauvaise volontéd’apprendre, nous l’ignorons ; mais les femmes savent fortbien que l’amour le plus pur, le plus poétique, comme on dit, nedépend pas des qualités morales de la femme, mais de rapprochementsphysiques, de la manière de se coiffer, de la couleur ou de lacoupe des costumes. Demandez à une coquette expérimentée si ellepréfère, en présence d’un homme dont elle a entrepris la conquête,être convaincue de mensonge, de cruauté, voire de libertinage, oubien être présentée à lui dans une robe de mauvais goût et maltaillée. Toutes préféreront la première alternative.

Elles savent que nous mentons en parlant desentiments purs, que leurs corps seuls peuvent nous tenter et quenous pardonnerons plutôt un vice qu’une robe sans goût et demauvaise coupe.

La coquette le fait sans y songer, d’instinct,la jeune fille innocente agit ainsi inconsciemment, comme unanimal. C’est pour cela qu’on porte ces odieux jerseys, cestournures et qu’on étale ses épaules, ses bras et ses seinsnus.

Les femmes, celles surtout qui ont étéinstruites par les hommes, savent fort bien que les conversationssur des sujets, élevés ne sont que des conversations et que l’hommen’a en vue que le corps et tout ce qui lui donne du relief. Aussiagissent-elles en conséquence. Ne cherchons pas, par quelle suitede circonstances est entrée dans nos cœurs, cette habitude devenueune seconde nature. Envisageons la vie des diverses classes de lasociété dans toute son impudeur. N’est-ce pas la vie d’une maisonpublique ?… Vous pensez autrement ?… Je vais vous leprouver, fit-il, prévenant mon objection.

D’après vous, les femmes de notre société ontd’autres intérêts que les femmes des maisons publiques ? Jeprétends que non, et en voici la preuve. Quand des personnespoursuivent un autre but, vivent d’une autre vie, ces dissemblancesdoivent paraître à l’extérieur, il doit être tout différent.Comparez les malheureuses déchues avec les femmes de la plus hautesociété : mêmes toilettes, mêmes manières, mêmes parfums, mêmeétalage de bras, d’épaules et de seins, même moulage du derrière,mêmes passions pour les diamants et les bijoux, mêmes plaisirs,danses, musique et chants. Autant aux unes qu’aux autres, tous lesmoyens sont bons pour attirer. Pour parler franchement, laprostituée à terme a le mépris de tous, la prostituée à vie,l’estime générale.

VII

 

– C’est bien par des jerseys, des cheveuxbouclés, des tournures que, moi aussi, j’ai été séduit.

Je n’étais pas, il est vrai, difficile àprendre au piège ; car j’ai été élevé dans des conditions où,tels les concombres en serre, poussent des jeunes gens facilementamoureux. La nourriture abondante n’est-elle pas un excitant pourles oisifs ? Les hommes de notre société sont nourris commedes étalons : Cela vous étonne ? C’est pourtant ainsi. Jene l’avais pas vu moi-même jusqu’à ces derniers temps ;maintenant, je vois. Et ce qui me tourmente, c’est précisément quepersonne ne s’en aperçoit et que tous en émettent des idées aussistupides que celles exprimées par la dame de tout à l’heure.

Dans ma contrée, ce printemps, les paysanstravaillaient à la construction d’un chemin de fer. Vous savez dequoi se nourrissent habituellement nos paysans : de pain, dekvass [2]et d’oignons. Cela suffit à un moujik pourtravailler convenablement aux champs. Au chemin de fer, on luidonne de la kacha [3]et une livrede viande. Mais cette viande, il en donne l’équivalent pendantseize heures de travail en poussant une brouette de trente pouds.La nourriture et le travail se compensent. Nous qui avalons deuxlivres de viande, du gibier, du poisson, toutes sortes de boissonset de mets échauffants, où le dépensons-nous ? En des excèssensuels. Si alors on ouvre la soupape de sûreté, tout va bien. Sion la ferme, comme je l’ai fermée plus d’une fois, il en résulteune excitation qui, dévoyée par les romans, les vers, la musique,la bonne chère, devient l’amour le plus caractérisé, parfoisl’amour « platonique » même.

C’est ainsi que je suis devenu amoureux, commetout le monde. Rien n’y manquait, délices, attendrissements,poésie. Au fond, cet amour était l’œuvre de la mère et du couturierd’une part, et des bons dîners et de l’oisiveté de l’autre. Sanspromenades en bateau, sans taille svelte, sans robes bien ajustées,sans sorties en commun, la jeune fille restant chez elle, enpeignoir informe, moi-même étant dans des conditions normales d’unhomme se nourrissant à la mesure du travail fourni, je ne seraispas tombé amoureux et aucun malheur n’en serait résulté.

VIII

 

– Or, comme par un fait exprès, toutcoïncida : ma disposition favorable, la robe taillée àmerveille, la poétique promenade en bateau. Vingt fois l’entrepriseavait raté, ici elle réussit. Un vrai piège, vous dis-je. Je neplaisante pas.

Remarquez la manière dont se font lesmariages. Qu’est-ce qui devrait être plus naturel ? La jeunefille est nubile, il faut la marier ; rien de plus simple. Àmoins d’être un laideron, elle trouvera des soupirants. Dansl’ancien temps, quand la jeune fille atteignait l’âge voulu, lesparents la mariaient. Cela se passait ainsi et se passe encoreainsi dans le monde entier, chez les Chinois, les Hindous, lesmusulmans, chez nos paysans et en somme dans lesquatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’humanité. Un centième à peine,nous, gens corrompus, avons trouvé mauvaise cette façon de procéderet nous avons cherché autre chose. Nous avons trouvé quoi ?Les jeunes filles sont exposées comme en foire où les hommes ontentrée libre pour faire leur choix. Les jeunes filles sont là etpensent, sans oser le dire : « Prends-moi, chéri !Moi, non pas elle ! Vois mes épaules et le reste. » Nous,hommes, nous passons et repassons, nous les examinons, et sommestout satisfaits de penser : « Je sais, je sais, je ne melaisserai pas prendre. » Qu’on ne se gare pas assez,pan ! on est pris !

– Mais, lui dis-je, comment enpourrait-il être autrement ? Voulez-vous que ce soient lesjeunes filles qui fassent la demande en mariage ?

– Est-ce que je sais ? Mais s’il estquestion d’égalité : que l’égalité soit réelle. On a trouvéhonteux les marieuses et les médiateurs : notre système estmille fois pire. Là, les droits et les espérances sont égaux ;ici, la femme est une esclave qu’on offre ou un appât dans unpiège ; ce qu’on appelle « faire son entrée dans lemonde », n’est simplement qu’une chasse au mari. Dites toutela vérité à une mère ou à sa fille, c’est-à-dire que leur uniquepréoccupation est la chasse au mari : vous les offenserezgravement. Cependant, c’est leur seul but, elles ne peuvent enavoir d’autre. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’on voitde toutes jeunes filles, naïves et innocentes, qui font ces chosesen ignorant ce qu’elles font.

Si au moins cela se faisait franchement !mais non ! ce n’est que mensonge :

« – Ah ! l’origine desespèces, que c’est intéressant !

« – Ah ! que la littérature estattrayante !

« – La peinture est d’un grand intérêtpour Lili.

« – Et vous, irez-vous àl’Exposition ?

« – Faites-vous des promenades envoiture ?

« – Allez-vous au théâtre ?… auconcert ?

« – L’enthousiasme de ma Lili pour lamusique est vraiment étonnant.

« – Pourquoi n’êtes-vous point dans cesidées ?

« – Ah ! les parties debateau !… »

Et toutes n’ont qu’une même pensée :

« Prends-moi, prends ma Lili. Non, moi.Essaie au moins ! »

Ô hypocrisie ! Ô mensonge !

Et Pozdnychev, après avoir fini de boire sonthé, rangea ses tasses.

IX

 

– Vous connaissez la domination desfemmes, reprit-il en serrant dans son sac le thé et le sucre ;c’est elle qui cause des souffrances à tous.

– Comment, la domination desfemmes ? répliquai-je. Mais les droits sont plutôt l’apanagedes hommes.

– Précisément, fit-il avec vivacité,c’est l’idée que je voulais exprimer. C’est justement ce quiexplique ce phénomène extraordinaire : d’une part, leurextrême humiliation, de l’autre, leur souverain pouvoir. C’estcomme pour les Juifs. Ils se vengent par la puissance de leurargent de l’assujettissement dans lequel on les tient. « Vousnous permettez seulement de nous livrer au commerce ? Entendu.Mais par le commerce, nous deviendrons vos maîtres », disentles juifs. « Vous ne voulez voir en nous qu’un objet àsatisfaire vos sens ? soit. Par les sens, nous vousasservirons », disent les femmes.

Ce n’est point la privation du droit de voter,ou d’exercer une magistrature qui constitue l’absence des droits dela femme ; ces occupations ne constituent point des droits.L’inégalité de la femme est dans l’interdiction d’aller vers unhomme ou de s’en éloigner, d’en choisir un à son gré, au lieud’être choisie. Cela vous choque, n’est-ce pas ? Bon !Alors, privez l’homme des mêmes droits, puisqu’il en jouit et quevous les refusez à la femme. Pour égaliser les chances, elle tablesur la sensualité de l’homme, elle s’en rend maîtresse absolue parles sens, de telle sorte que c’est lui qui paraît choisir et qu’enréalité, c’est elle qui choisit. Et, quand elle possède à fondl’art de séduire, elle abuse et prend un empire terrible surl’homme.

– Où voyez-vous donc cette puissance siextraordinaire ?

– Où ? Mais partout, dans tout.Visitez les magasins, dans les villes importantes. Il y a là desmillions entassés, un travail gigantesque, presque incalculable. Ya-t-il, je vous le demande, dans les neuf dixièmes de ces magasins,la moindre chose pour l’usage des hommes ?

Tout le luxe de la vie est pour les femmes,qui le recherchent, qui le favorisent. Voyez les ateliers. Laplupart fabriquent de vaines parures de femmes. Des millionsd’hommes, des générations entières d’ouvriers succombent dans cestravaux de forçats pour des fantaisies de femmes : Comme desreines puissantes, les femmes tiennent dans l’esclavage et letravail les neuf dixièmes de l’humanité. Et tout cela parce qu’onleur refuse des droits égaux à ceux de l’homme. Elles se vengentsur nos sens, en essayant de nous prendre à leurs pièges. Ellessont arrivées à exercer sur nous une action telle que nous perdonstout calme en leur présence. Dès qu’un homme s’approche d’unefemme, le voilà pris, par ses charmes et adieu leraisonnement !

J’ai toujours éprouvé un sentiment de gêne envoyant une dame ou une jeune fille du monde en toilette de bal.Aujourd’hui, j’en ressens une véritable horreur. J’y vois un dangerpour les hommes, quelque chose de contraire à la nature. J’aitoujours envie d’appeler la police, de demander du secours pourfaire enlever l’objet dangereux !

Vous riez ! s’emporta-t-il. Je suis loinde plaisanter ! Je suis persuadé qu’un jour viendra, pas siéloigné peut-être, où l’on se demandera avec stupéfaction commentil s’est trouvé une époque où l’on permettait des actionssusceptibles de jeter autant de trouble dans le repos de la sociétéque le font les femmes en excitant les sens par la parure de leurcorps. Autant dresser sur les promenades publiques des embûchessous les pieds des promeneurs. Encore serait-ce moinsdangereux.

Pourquoi, vous demanderai-je, prohibez-vousles jeux de hasard et laissez-vous les femmes paraître à demi nuesen public, bien que ce soit mille fois plus périlleux que lejeu ?

X

C’est ainsi que je fus pris. J’étais ce qu’onappelle amoureux. Ce n’était pas elle seulement que jeconsidérais comme la perfection incarnée ; moi-même, durant letemps des fiançailles, je me croyais le meilleur des hommes. Iln’est pas un gredin ici-bas qui, en cherchant bien, ne trouve pireque lui, et c’est là une source de plaisir et d’orgueil. C’étaitaussi mon cas. Je ne l’épousais pas pour l’argent, je n’y tenaispas, à l’encontre de beaucoup de mes connaissances qui se mariaientpour accaparer une dot ou se créer des relations. J’étais riche,elle pauvre. Une autre chose dont je tirais orgueil, c’était que,contrairement à ceux qui, en se mariant, n’abandonnent pas leurshabitudes de polygamie, je m’étais juré de vivre toujours enmonogame, dès mon mariage. Oui, j’étais un horrible porc et je mecroyais un ange.

Nous ne restâmes pas longtemps fiancés. Je nepuis évoquer sans rougir les souvenirs de cette époque. Queldégoût ! Si nous avions éprouvé une affinité d’âmes, puisquec’est d’elle qu’il est question, et non d’amour sensuel, elleaurait dû se traduire en paroles, en entretiens. Rien de semblable.Dans nos tête-à-tête la conversation était pénible, un vrai travailde Sisyphe ! À peine avais-je trouvé ce qu’il fallait dire, àpeine l’avais-je dit que j’étais obligé de me taire et de chercherdu nouveau. Les sujets de causerie nous manquaient. Nous avionsépuisé tout ce qu’on pouvait dire sur notre avenir, notreinstallation… Que restait-il ? Si nous avions été des animaux,nous n’eussions point ignoré que nous n’avions pas à parler ;cependant, il fallait causer, et rien à se dire ; la chose quinous préoccupait n’est pas de celles qui trouvent leur solutiondans une conversation. Ajoutez à cela cette déplorable habitude demanger des friandises et des sucreries, puis, les préparatifs dumariage : la chambre à coucher, les lits, les vêtements dejour et de nuit, le linge, les objets de toilette ! Vous voyezque si l’on se marie d’après les préceptes du Domostroï, commedisait le vieux monsieur, les édredons, les lits, la dot sont desdétails qui concourent à faire du mariage une chose sacrée ;mais pour nous qui, dans la proportion de un sur dix, ne croyonspas, non à cette chose sacrée – qu’on y croie ou non, peuimporte ! – mais aux promesses que nous avons faites, pournous dont à peine un sur cinquante n’est pas disposé à êtreimmédiatement infidèle à sa femme, pour nous qui n’allons àl’église que pour remplir une condition exigée avant de posséderune certaine femme, tous ces détails n’ont qu’une significationmonstrueuse. C’est là un horrible marché. On vend une vierge à undébauché et l’on entoure cette vente de certaines formalités.

XI

 

– Je me suis marié ainsi, comme nous nousmarions tous. La fameuse lune de miel commença. Quel termevil ! fit-il avec colère. Je me promenais un jour dans unefoire de Paris et j’entrai dans une baraque où on exhibait unefemme à barbe et un « chien d’eau ». La femme était unhomme en robe décolletée, le chien était recouvert de la peau d’unphoque et nageait dans une baignoire. Fort peu d’attrait à cespectacle. Quand je sortis, le patron de la baraque, me désignant,dit au public : « Demandez à monsieur s’il vaut la peined’entrer. Allons, mesdames et messieurs, entrez, entrez, ça necoûte qu’un franc par personne ! » J’étais gêné decontredire cet homme, et lui avait bien compté sur ce sentiment. Ilen est de même sans doute pour ceux qui connaissent par expériencele dégoût de la lune de miel et qui ne tentent pas dedésillusionner les autres.

Je n’ai, non plus, détruit les illusions depersonne, mais je ne vois pas pour quel motif je me tairaisaujourd’hui. Mon devoir, au contraire, est de tout dire. Riend’agréable dans la lune de miel. C’est une gêne continuelle, unehonte, une humeur noire, et par-dessus tout, un ennui épouvantable.Je ne puis comparer cet état qu’à celle d’un jeune homme qui veuts’habituer à fumer : il a des envies de vomir, avale sa saliveet feint quand même d’éprouver un grand plaisir. Si le tabac doitlui donner des jouissances, c’est plus tard, comme pour le mariage.Avant d’en jouir, les époux doivent d’abord s’habituer à cevice.

– Comment, vice ? dis-je. Mais vousparlez de la chose la plus naturelle chez l’homme.

– Chose naturelle ? Pas le moins dumonde. Je suis arrivé à la conviction contraire et j’estime quec’est contre nature. C’est un acte absolument contrenature pour toute jeune fille pure, tout autant que pour un enfant.Ma sœur épousa, toute jeune, un homme deux fois plus âgé qu’elle,et qui avait jusque-là mené une vie déréglée. Je me souviens quelfut notre étonnement quand, dans la nuit de noce, elle le quitta enfuyant, pâle, tremblante, et qu’elle nous dit que pour rien aumonde elle ne pourrait raconter ce qu’il exigeait d’elle.

Et vous appelez ça naturel ? Manger estnaturel, manger est un plaisir, une fonction agréable qu’onaccomplit dès le début sans honte. Quant à l’autre acte, il n’y aque répugnance, honte et douleur. Non, ce n’est pas naturel. Et unejeune fille pure en a horreur toujours, j’en ai acquis laconviction.

– Mais, demandai-je, comment perpétuerl’espèce humaine ?

– C’est ça ! Le malheur de voirs’éteindre l’espèce humaine ! dit-il avec une ironiefielleuse, comme s’attendant à cette objection, aussi banalequ’insidieuse.

Il poursuivit :

– Prêcher le malthusianisme, pour que leslords anglais puissent mieux s’emplir le ventre, c’est permis.Prêcher la stérilité du mariage pour accroître le plaisir sensuel,c’est permis. Mais avancer à peine qu’il faut s’abstenir del’enfantement au nom de la morale… bon Dieu, quelle clameur !…Parce qu’une dizaine d’êtres humains ou deux voudraient cesser dese conduire en porcs, notre espèce court le risque des’éteindre !… Pardon, cette lumière me gêne ; peut-onfermer ? fit-il soudain en désignant la lanterne.

Je répondis que cela ne m’importait guère et,aussitôt, vivement, suivant son habitude, il monta sur la banquetteet voilà la lumière.

– Quand même, fis-je, si tout le mondeadoptait votre idée comme loi, l’espèce humaine cesseraitd’exister.

Il ne répondit pas tout de suite.

– Vous demandez comment l’humanitépourrait se perpétuer ? finit-il par dire en se plaçant enface de moi et en posant ses coudes sur ses jambes largementécartées. Est-il bien nécessaire qu’elle se perpétue,l’humanité ?

– Mais autrement nous n’existerionspas.

– Et pourquoi faut-il que nousexistions ?

– Pourquoi ? Pour vivre !

– Pour vivre ? Mais s’il n’y a pasd’autre but, si « pour vivre, la vie nous est donnée [4] », la vie ne présente aucuneutilité. Et s’il en est ainsi, les Schopenhauer, les Hartmann, tousles bouddhistes ont parfaitement raison. Mais si la vie a un but,la vie doit cesser dès que le but est atteint… Et il en estréellement ainsi, dit-il avec une émotion qui exprimait le prixqu’il attachait à son idée.

Il reprit :

– Jugez-en : si le but de l’humanitéest de réaliser le bonheur, la bonté, l’amour, – à votre choix, –si le but de l’humanité est, comme il est dit dans les Prophètes,l’union de tous les hommes dans l’amour, la transformation deslances en faucilles, etc.…, quel est l’obstacle à cetteunion ? Il est dans les passions. Et parmi les passions, laplus forte, la pire, la plus tenace, est la passion charnelle.Quand on aura réprimé les passions et, avec toutes, la plusviolente : l’amour charnel, la prophétie se réalisera, l’unionentre les hommes s’établira, et l’humanité, ayant atteint son but,n’aura plus de raison d’exister. Mais tant que l’humanité subsiste,un idéal la dirige ; non, certes, l’idéal des lapins ou desporcs : se multiplier et croître ; ni celui des singes etdes Parisiens : la jouissance raffinée des plaisirs charnels,mais l’idéal de bonté qui ne saurait être réalisé que parl’abstinence et la pureté. C’est l’idéal que les hommes onttoujours visé et visent encore…

Il en résulte que l’amour sexuel n’est qu’unesoupape de sûreté. Si l’humanité n’a pas atteint le but posé, ellele doit aux passions et à la plus forte de toutes, la passionsexuelle. Grâce à elle, les générations se succèdent, et si tellegénération ne parvient pas à réaliser l’idéal, ce sera la suivantequi le réalisera, ou bien une autre, et elles se succéderontjusqu’au jour où la prophétie s’accomplira enfin : l’union desêtres qui composent l’humanité. Et c’est fort bien qu’il en soitainsi.

En admettant, en effet, que Dieu ait créél’homme afin que celui-ci réalise un certain but, il l’aurait faitou bien mortel, mais sans passion sexuelle, ou bien immortel. Queserait-il arrivé dans le premier cas ? Après avoir vécu, tousles hommes seraient morts sans avoir atteint leur but, et Dieuaurait été dans l’obligation de créer d’autres hommes. S’ilsavaient été immortels, sans doute auraient-ils réussi, après desmilliers d’années, à réaliser leur but. Mais dans ce cas, qu’est-cequ’on en ferait ? À quoi bon les avoir créés ? Non,vraiment, le mieux est ce qui existe.

Mais peut-être êtes-vous évolutionniste etcette présentation de mes idées vous déplaît-elle ? Alors, enenvisageant les choses à votre point de vue, on aboutit encore à lamême conclusion. Afin de lutter avec succès contre les autresanimaux, les hommes – espèce animale supérieure – doivent segrouper en essaims d’abeilles, et non se multiplier àl’infini ; ils doivent, comme les abeilles précisément, éleverdes êtres asexués, c’est-à-dire se rapprocher de l’abstinence, aulieu d’exciter la luxure, sur laquelle repose toute notreorganisation sociale…

Il se tut un instant.

– L’espèce humaine cesserad’exister ? continua-t-il. Mais qui peut en douter ?C’est aussi certain que la mort même. Toutes les religionsprévoient la fin de l’humanité et, d’après les données de lascience, elle n’est pas moins inévitable. Quoi d’étonnant dès lorsde voir la doctrine morale aboutir aux mêmes conclusions ?

Il se tut encore et prolongea cette fois lesilence, tout en fumant sa cigarette, en tirant d’autres de son sacet les plaçant dans son porte-cigarettes fort usé.

– Je comprends votre idée, dis-je, lesQuakers professent quelque chose de semblable.

– En effet, et ils ont bien raison. Lapassion sexuelle, si masquée qu’elle soit par la civilité, est unmal terrible contre lequel il faut lutter, et non l’encouragercomme nous le faisons. Les paroles de l’Évangile :« Celui qui regarde une femme avec convoitise a déjà commisl’adultère », s’appliquent non seulement aux femmes desautres, mais encore et surtout à notre propre femme.

XII

 

– Dans notre monde, c’est tout lecontraire : si, même étant célibataire, un homme croit devoirfaire effort d’abstinence, il est convaincu que celle-ci n’est plusnécessaire quand il est marié.

Le voyage de noce, la solitude dans laquelleon laisse des nouveaux mariés, avec la permission des parents,est-ce autre chose qu’une excitation à la débauche ? Mais laloi morale porte en elle-même la vengeance lorsqu’elle estviolée.

Ma lune de miel me semblait promettre lebonheur. Mais cet espoir fut bientôt déçu. J’y fis pourtant tousmes efforts pour en avoir une. Je fus en proie durant tout ce tempsau malaise, à la honte, à l’ennui. Bientôt vinrent la tristesse etles souffrances.

C’est je crois le troisième ou le quatrièmejour que je trouvai ma femme triste ; je lui en demandai laraison en l’embrassant. Pour moi, elle ne pouvait vouloir autrechose. Elle m’écarta d’un geste et fondit en larmes. Laraison ? Elle ne la connaissait pas, elle était mal disposée,énervée. La lassitude de ses nerfs lui avait révélé, sans doute, lavérité sur la basse animalité de nos relations, mais elle ne sutpas exprimer ses sentiments. Je la pressai de questions, elle merépondit qu’elle était inquiète au sujet de sa mère. Je n’y cruspas. Je me mis à la consoler, sans lui parler de sa mère. Je necomprenais pas que la mère n’était qu’un prétexte et qu’elle avaitle cœur gros. Elle se montra froissée de ce que je ne lui parlaispas de sa mère, comme si je ne croyais pas au motif de son chagrin.Elle me dit qu’elle voyait bien que je ne l’aimais pas. Je luireprochai ses caprices. Elle cessa de pleurer, m’adressant de dursreproches, me traitant d’égoïste et de cruel. Je la regardai. Toutdans ses traits marquait la fureur, une fureur tournée contre moi,de la haine presque.

Pourquoi cette attitude inexplicable ?Était-ce possible ? Ce n’était plus la même femme !

J’avais cherché à la calmer, mais je me butaicontre une froideur et une amertume telles qu’en un instant jeperdis tout mon sang-froid et que notre conversation devint unedispute.

L’impression de ce premier dissentiment futterrible. C’était la révélation de l’abîme qui nous séparait. Lasatisfaction des désirs des sens avait tué nos illusions, nous nousretrouvions l’un en face de l’autre, dans notre expression, vraie,en égoïstes essayant d’obtenir le plus de plaisir possible l’un del’autre, comme deux personnes qui ne voyaient réciproquement dansl’autre qu’une source de jouissances. Ce dissentiment était notresituation constante qui s’était fait jour dès l’apaisement de nossens. Je ne compris pas tout de suite que cette froideur, cettehostilité étaient notre état normal, car elles ne tardèrent pas às’endormir au réveil de notre volupté.

Je crus à une dispute qui, une fois apaisée,ne recommencerait plus. Mais, durant cette lune de miel, arriva unenouvelle période de satiété et, avec elle, comme nous n’étions plusnécessaires l’un à l’autre, une seconde dispute. Je fus encore plusstupéfait de cette seconde dispute, que de la première. La premièren’était donc pas un hasard, un malentendu ? Était-ce forcé,fatal ?

Je fus d’autant plus étonné que la cause étaitfutile. Ce fut, je crois, une question d’argent ; certes, jen’étais pas avare, encore moins l’aurai-je été pour ma femme. Je mesouviens seulement qu’elle prit si mal une de mes observationsqu’elle voulut y voir mon intention bien avouée, de la dominer parl’argent, le seul côté d’où je pouvais tenir des droits. C’étaitstupide, vil et ridicule, si contraire à son caractère et aumien ! Je me fâchai, l’accusant d’un manque de tact ;elle me fit des reproches… et la dispute recommença. Sur sonvisage, dans son regard, dans son langage, je revis cette mêmeanimosité, cette dureté qui m’avait tant surpris. Je m’étaisautrefois disputé avec mon frère, mes amis, mon père même :jamais je n’avais remarqué entre nous une aussi fielleuseméchanceté. Bientôt cette haine réciproque se dissimula de nouveaudans les caprices de notre volupté, et je me consolai en me disantque ces querelles étaient des malentendus réparables.

Une troisième, une quatrième survinrent ;je dus bien reconnaître que ce n’était pas un simple malentendu,mais une situation fatale, permanente, et j’en fus horrifié. Je medemandai pourquoi j’avais, moi, et non pas tout autre, uneexistence à ce point déplorable avec ma femme. J’ignorais, à cemoment, qu’il en était de même dans tous les ménages, que touspensaient comme moi, que ce malheur n’arrivait qu’à eux et que tousle cachaient aux autres comme ils se le dissimulaient àeux-mêmes.

Après avoir ainsi commencé, cette situationempira, de jour en jour plus accentuée.

Dans le courant des premières semaines déjà,je sentais en mon for intérieur dans quel malheur j’étais tombé. Cen’était point là ce que j’attendais. Je compris que le mariage,loin d’être un bonheur, est un lourd fardeau ; mais, commetout le monde, je me le cachais à moi-même et aux autres, et, sansce dénouement, je ne me l’avouerais pas encore aujourd’hui.Maintenant, je m’étonne que la vérité de cette situation m’aitéchappé si longtemps. J’aurais pu cependant le comprendre à lafutilité des motifs qui faisaient naître nos disputes, futilitételle qu’une fois la querelle apaisée, nous ne pouvions enretrouver la cause.

Il nous était impossible de recouvrird’une apparence de raison cette hostilité latente qui existaitentre nous. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire encore,c’est que nous manquions de motifs pour nous réconcilier.Quelquefois, c’étaient des paroles, des explications, deslarmes ; d’autres fois, j’y songe avec dégoût, après lespropos les plus amers, c’étaient des regards, des sourires et desbaisers, des enlacements… Horreur ! comment ai-je pu ne pasm’apercevoir de ces hontes ?…

XIII

Deux voyageurs montèrent et allèrents’installer à l’extrémité opposée du wagon. Pozdnychev garda lesilence tant que les nouveaux venus s’installèrent et, dès que lecalme se rétablit, il reprit son récit, sans perdre le fil de sespensées.

– Ce qui est particulièrement odieux,dit-il, c’est notre croyance théorique en l’amour idéal, élevé,tandis qu’en réalité l’amour est une chose vile et malpropre donton ne peut parler sans dégoût et sans honte. Et ce n’est pas sansraison que la nature l’a fait ainsi. Quels que soient la honte etle dégoût qu’il fasse naître en nous, il faut le prendre tel qu’ilest ; or, nous cherchons à nous mettre en tête que cettemalpropreté et cette horreur sont une beauté sublime.

Quels furent les premiers signes de monamour ? Mon abandon complet à mes instincts bestiaux, sanshonte, avec fierté même, sans songer à ce qui pouvait se passerdans l’esprit de ma femme…

À sa vie physique, à sa vie morale, je n’ypensais pas. Je ne comprenais pas d’où venaient nos froideurs, etpourtant il eût été facile de le voir. C’étaient là desprotestations de la nature humaine contre la bête qui menaçait des’en rendre maîtresse absolue, pas autre chose. Cette haine,c’était la haine qu’ont l’un pour l’autre deux complices d’un crimeprémédité et accompli en commun. N’est-ce donc pas un crime que lacontinuation de nos relations malpropres quand elle fut enceinte,dès le premier mois ?

Vous croyez que je fais là unedigression ? Du tout. Cela est nécessaire pour expliquercomment je suis arrivé au meurtre de ma femme.

Les imbéciles ! Ils croient que je l’aituée le 5 octobre, avec mon couteau ! C’est bien plus tôt queje l’ai tuée, comme tous, oui, tous, tuent aujourd’hui leursfemmes !

– Comment cela ? demandai-je.

– Ce qui m’étonne le plus, c’est queprécisément personne ne veuille voir cette chose qui crève lesyeux, que les médecins savent tous et qu’ils taisent au lieu de ledire bien haut. Pourtant la chose est horriblement simple. L’hommeet la femme sont créés comme l’animal : après la conception,la femme devient enceinte ; ensuite, elle allaite. Durant cespériodes, le rapprochement sexuel est nuisible aussi bien à lafemme qu’à l’enfant. D’autre part, le nombre d’hommes égale celuides femmes. Qu’en résulte-t-il ? Un fait bien net,semble-t-il, et point n’est besoin d’être un esprit fort pour endéduire, à l’exemple des animaux, la nécessité de l’abstinence.

Eh bien, non ! La science, heureused’avoir découvert dans le sang je ne sais quels leucocytes, en esttoute préoccupée, autant que d’autres sornettes, tandis qu’ellenéglige un fait aussi grave. Du moins, je ne l’ai pas entendue enparler.

La femme n’a donc que deux issues : oubien devenir un monstre, détruire en elle sa nature de femme,c’est-à-dire de mère, afin que l’homme puisse en jouirtranquillement ; ou bien – ce qui n’est même pas une issue,mais une violation flagrante et grossière des lois de la naturequ’on commet dans toutes les familles dites « honnêtes »,– la femme est en même temps enceinte, nourrice et maîtresse,c’est-à-dire descend au niveau auquel ne s’abaisse nulanimal ; ses forces n’y suffisent pas.

Aussi, avons-nous, dans notre monde, leshystériques, les névrosées, ou ce qu’on appelle les possédées dansle peuple. Et notez que ce n’est pas le cas pour les jeunes fillesde la campagne, mais seulement pour les femmes mariées, celles quivivent avec leurs maris.

Cela se passe ainsi chez nous comme dans lereste de l’Europe. Tous les hospices pour hystériques sont remplisde femmes transgressant les lois de la nature. Seulement, les« possédées » de nos campagnes et les clientes de Charcotsont folles complètement, tandis que le monde regorge dedemi-folles.

Si l’on pensait à l’œuvre immense de la femmependant qu’elle est enceinte ou qu’elle nourrit ! En elle sedéveloppe l’être qui doit un jour continuer notre existence etprendre notre place. Et par quoi la sainteté de notre œuvreest-elle troublée ? Par quoi ? C’est une horreur que d’ypenser ! Et l’on parle de la liberté de la femme et de sesdroits !

C’est comme si les anthropophages prétendaientqu’en engraissant leurs prisonniers ils prennent soin exclusivementde leur liberté et de leurs droits !

Ces pensées, nouvelles pour moi, mefrappèrent.

– Comment entendre tout ce que vous venezde dire ? L’homme, dans ces conditions, ne pourrait êtreréellement le mari de sa femme qu’une fois en deux ans, etl’homme…

– Ne peut pas se soustraire à ce besoin,n’est-ce pas ? Les prêtres de la science l’ont dit, et vous lecroyez. Je voudrais bien que ces estimés magiciens tinssent le rôlede ces femmes qu’ils jugent si nécessaires à l’homme. Qu’est-cequ’ils chanteraient ?

Répétez sans cesse à un homme quel’eau-de-vie, le tabac ou l’opium lui sont indispensables, ilfinira par le croire. Il en résulte que Dieu n’a pas compris cequ’il fallait, puisque, pour n’avoir pas pris conseil auprès de nosmagiciens, il a mal établi le monde. Avouez qu’il a eu tort.

L’homme a besoin de satisfaire ses sens,ont-ils décidé ; et voici que la procréation les gêne.

Comment sortir de là ? Adressons-nous auxmagiciens, ils trouveront bien quelque chose ; ils l’ont déjàtrouvé. Quand donc leur jettera-t-on à la face leurs infamies etleurs mensonges ? Il n’est que temps ! Les hommes enviennent à la folie, au suicide… toujours pour cette mêmeraison ! Comment en serait-il autrement ?

Les animaux qui paraissent se rendre compteque la descendance assure l’espèce, suivent en cela une loi fixe.L’homme seul ne reconnaît pas, ne veut pas reconnaître cette loi.Une idée unique le poursuit toujours, lui, l’homme, le roi de lanature : Jouir !

Pour lui, l’amour est le chef-d’œuvre de lacréation, et, au nom de cet amour, c’est-à-dire de cette occupationde singe, il tue l’autre moitié du genre humain. De la femme, quidevrait l’aider à conduire l’humanité à la justice et au bonheur,il fait, au nom de sa volupté, son ennemi.

Et l’obstacle que partout, sur son chemin,trouve l’humanité, c’est la femme. Pourquoi ? Toujours pourcette seule et même raison.

Oui, oui, répéta-t-il à plusieurs reprises, entirant de nouvelles cigarettes et en se mettant à fumer, sans doutepour se calmer un peu.

XIV

 

– C’est ainsi que j’ai vécu comme unporc, moi aussi, continua-t-il d’une voix plus posée. Ce qu’il yavait de plus fort, c’est que je croyais mener une vie de familleexemplaire parce que je ne cédais pas aux séductions des autresfemmes ; je me croyais moral, et les scènes qui se passaiententre ma femme et moi, je les attribuais exclusivement à soncaractère.

Naturellement, je me trompais, elle étaitcomme toutes, comme la majorité. Son éducation avait été conformeaux exigences de notre monde, semblable à celle de toutes lesjeunes filles de classe aisée, telle qu’elle doit leur être donnéeà toutes.

On parle d’une nouvelle éducation féminine.Vaines paroles. L’éducation de la femme est ce qu’elle doit êtresuivant la conception, que l’homme se fait de la destination de lafemme.

Nous savons quelle est cette conception :« La Femme, le Vin, la Chanson », comme chantent lespoètes. Considérez toute la poésie, toute la peinture, toute lasculpture, les poèmes d’amour, les Vénus et les Phryné toutes nues,partout la femme apparaît comme instrument de plaisir. Elle l’estdans les bas-fonds comme dans le grand monde.

Et notez cette ruse diabolique : siencore on disait que la femme est un plaisir, un morceau de choixet que, du moins, on l’entendait ainsi. Eh bien, non !Primitivement, messieurs les chevaliers assuraient qu’ils adoraientla femme ; aujourd’hui, ils affirment qu’ils respectent lafemme. Les uns lui cèdent leur place, ramassent son mouchoir ;d’autres lui reconnaissent le droit d’occuper toutes les fonctionsadministratives, de participer au gouvernement, etc. Mais l’idéequ’on se fait de la femme demeure la même : instrument deplaisir. Et elle le sait.

C’est de l’esclavage, car l’esclavage n’estrien d’autre que l’utilisation du travail du grand nombre parquelques-uns. Aussi, pour faire disparaître l’esclavage, il fautque les hommes considèrent l’utilisation du travail forcé desautres comme un péché ou comme une honte. En réalité, on a aboli laforme extérieure de l’esclavage, on a supprimé la vente et l’achatflagrants des esclaves, et l’on s’imagine que l’esclavage n’existeplus, alors qu’il est plus que jamais en vigueur, puisque leshommes continuent à jouir du travail des autres et estiment celaparfaitement juste ; et l’institution étant considérée commejuste, il se trouve toujours des hommes qui, plus forts ou plusrusés, savent en tirer profit.

Il en est de même de l’émancipation de lafemme. L’esclavage de la femme est uniquement dans le désir deshommes d’en faire un instrument de jouissance, désir qu’ilsestiment parfaitement justifié. On émancipe la femme, on luioctroie des droits égaux à ceux de l’homme, mais on l’envisagetoujours comme un moyen de plaisir. Elle est élevée dans cette idéedepuis l’enfance, et l’opinion générale l’y confirme. C’est ainsiqu’elle continue à demeurer une esclave soumise et dépravée, tandisque l’homme reste l’éternel maître débauché.

On émancipe la femme en lui facilitant l’accèsà l’Université, au Parlement, mais on continue à la traiter enobjet de volupté. Apprenez-lui, comme on le fait, à croire qu’ellel’est, et elle demeurera toujours un être inférieur. Ou bien, parles soins de misérables médecins, elle empêchera la conception,sera une prostituée, descendue non pas au degré de l’animal, mais àl’état d’objet ; ou bien elle sera ce qu’elle est dans laplupart des cas : une hystérique, une malheureuse, inapte àtout progrès moral.

Toutes les hautes études des femmes nesauraient modifier cette situation. Seule la modification de l’idéeque l’homme se fait de la femme et de celle-ci sur elle-mêmepourrait y apporter un changement. La situation changera quand lafemme verra dans son état de virginité un état supérieur. Tant quecela n’est pas, l’idéal de toute jeune fille, quelle que soit soninstruction, sera de charmer le plus grand nombre possible demâles, afin de pouvoir mieux choisir parmi eux.

Le fait que l’une est plus forte enmathématique et que l’autre sait mieux jouer de la harpe ne changerien à la situation. La femme trouve son plus grand bonheur quandelle réussit à séduire un homme. C’est là son but suprême. Ce futet ce sera toujours ainsi.

Il en est ainsi pour les jeunes filles et pourles femmes mariées. Chez les premières, c’est nécessaire pourpouvoir choisir ; chez les secondes, c’est un moyen de dominerle mari.

Une seule chose vient interrompre cette façonde vivre, ce sont les enfants, à la condition que la femme soitbien portante et les nourrisse elle-même. Mais ici encorereparaissent les médecins.

Ma femme, qui voulait nourrir elle-même sesenfants, tomba malade à la naissance du premier ; mais elle apu nourrir les cinq autres. Les médecins la déshabillèrentcyniquement, la tâtèrent partout – ce pourquoi je dus leur adresserde grands remerciements et les payer grassement, – et déclarèrentqu’elle ne pouvait nourrir. Elle se trouva ainsi privée, dès ledébut, de la seule diversion possible à sa coquetterie.

Nous prîmes une nourrice, c’est-à-dire quenous exploitâmes la pauvreté, le besoin, l’ignorance d’une femme,nous la volâmes à son propre enfant au profit du nôtre et nous laparâmes d’un kokoschnik [5] à galonsd’argent… Mais il ne s’agit pas de cela. Ce que je voulais dire,c’est que cette liberté momentanée réveilla chez ma femme, en luidonnant une force nouvelle, la coquetterie féminine un peu endormiependant la période qui avait précédé. Alors naquit en moi unejalousie telle que jamais auparavant je n’en avais soupçonnél’existence. Dieu ! que de souffrances ! D’ailleurs cesentiment est général à tous les maris qui vivent comme je vivaisavec ma femme, c’est-à-dire immoralement.

XV

 

– Durant tout le temps de ma vieconjugale, je ne cessai d’être en proie à la jalousie et j’ensouffris cruellement.

Il y eut des périodes où mes souffrancesfurent plus intenses. La première remonte à la naissance de notrepremier enfant. Quand nous eûmes pris une nourrice, les médecinsayant défendu à ma femme de le nourrir elle-même, je fusparticulièrement jaloux, d’abord en raison de l’inquiétude de mèreéprouvée par ma femme, à la suite du dérangement apporté à larégularité de sa vie ; puis ma jalousie provint surtout de ceque je vis avec quelle facilité ma femme renonçait à ses devoirs demère, ce qui me faisait conclure, d’instinct et de raison aussi, àla facilité qu’elle aurait à abandonner ses devoirs d’épouse,d’autant plus que sa santé était excellente et que, malgré ladéfense de messieurs les docteurs, elle allaita, avec le plus grandsuccès, les enfants puînés.

– Vous ne me paraissez pas beaucoup aimerles médecins, lui dis-je, ayant remarqué l’expression irritée de saphysionomie et l’altération de sa voix toutes les fois qu’il enparlait.

– Il n’est pas question ici d’aimer ou dene pas aimer ! Ils ont brisé mon existence, comme ils en ontbrisé des milliers d’autres. Je ne puis pas ne pas chercher un lieucommun entre la cause et l’effet. J’admets qu’ils veuillent, commeles avocats, comme d’autres gagner de l’argent ; je leurabandonnerais de grand cœur la moitié de ma fortune – et je suiscertain que tout homme qui se rendrait compte de leur actionagirait de même – s’ils consentaient seulement à se désintéresserde notre vie de famille et ne pas toujours se mêler des choses oùils n’ont que faire.

Je n’ai pas consulté la statistique, mais jeconnais personnellement des dizaines de cas – et il y en ad’innombrables – où tantôt ils ont tué l’enfant dans le sein de lamère en prétendant qu’elle ne pouvait accoucher, tantôt la mère,sous le vain prétexte d’une opération.

On ne tient pas compte de ces meurtres, demême qu’on n’a pas dénombré ceux de l’Inquisition, dans la croyancequ’ils étaient utiles à l’humanité. Les crimes des médecins sontincalculables, encore ne sont-ils rien auprès de la corruptionmorale qu’engendre le matérialisme qu’ils propagent dans le monde,particulièrement à l’aide de la femme.

Je ne m’arrêterai même pas à ce fait que, ensuivant leurs conseils, nous en arriverions inévitablement, de parla force de la contagion, non à l’union, mais à la désunioncomplète. D’après leurs principes, nous devrions passer notretemps, dans le repos et l’isolement, à nous servir d’acide phénique– il est vrai qu’aujourd’hui ils trouvent qu’il ne vaut plusrien ! – Là n’est pas le pis. Leur poison le plus violent estla corruption dans laquelle ils plongent l’humanité, les femmestout particulièrement.

On ne peut plus dire, ni à soi-même ni auxautres, de nos jours : « Tu mènes une vie déplorable,corrige-toi. » Non ! Quand on mène une mauvaise vie,c’est la faute d’une maladie nerveuse ou de quelque chosed’analogue. Alors on va consulter les docteurs ; ils vousprescrivent des remèdes que le pharmacien fournit. On devient plusmalade ; vite au docteur, au pharmacien ! Charmanteinvention en vérité !

Pour revenir au sujet qui nous occupait, jevous dirai que ma femme a fort bien nourri nos enfants, que ceux-ciont beaucoup servi à apaiser les souffrances que m’occasionnait majalousie. Sans eux, la catastrophe serait survenue plus tôt. Lesenfants nous ont sauvés pour quelque temps. Pendant huit ans, mafemme a mis au monde cinq enfants qu’elle allaita elle-même.

– Et où sont actuellement vosenfants ? demandai-je.

– Les enfants ? fit-il d’un aireffrayé.

– Pardon, peut-être vous est-il pénibled’en parler ?

– Non, pas précisément… Ma belle-sœur etson frère se sont chargés des enfants. Je leur ai abandonné mafortune, et cependant, ils ne m’ont pas rendu mes enfants, comme jepasse pour être fou, on m’en a refusé la garde. Je viens de lesvoir ; mais on ne me les rendra pas. C’est malheureux, car jeles aurais élevés de manière à ne pas ressembler à leurs parents…Or, il paraît qu’ils doivent leur ressembler. Enfin, rien à faire.On ne me les confiera pas. Au reste, je ne suis pas certain d’êtrecapable de les élever. Je suis une loque je ne suis plus bon àrien. Mais je sais quelque chose que d’autres, que tous ne saurontpas de si tôt.

Oui, mes enfants vivent, grandissent etdeviendront aussi sauvages que ceux qui les entourent. Je les aivisités à trois reprises. Mais que puis-je pour eux ? Rien. Jem’en vais maintenant chez moi dans le Midi. J’y possède unemaisonnette et un jardinet.

Oui, du temps se passera avant que les hommessachent ce que je sais. On apprend vite quelle quantité de fer etquels autres métaux contiennent le soleil et les étoiles ;mais apprendre ce qui dénonce notre vilenie, c’est bien autrementdifficile.

Vous, au moins, vous écoutez ; et je vousen suis reconnaissant.

XVI

 

– Vous m’avez rappelé mes enfants. Oui,les enfants, bénédiction divine !… agrément de la vie !Quel mensonge ! Autrefois, c’était vrai ; aujourd’hui,pour la plupart des femmes de notre monde, les enfants ne sont pasune joie, mais une inquiétude, une terreur. La plupart des mèresl’éprouvent ; il en est qui se laissent aller à le dire.

– Les enfants sont pour elles un tourmentparce qu’ils peuvent tomber malades et mourir. Si elles craignentl’enfantement, ce n’est pas qu’elles refusent leur amour auxenfants, c’est qu’elles ont peur pour la santé et la vie del’enfant bien-aimé. C’est pour cette raison qu’elles ne veulent pasnourrir, afin de ne pas s’y attacher et de ne pas en souffriraprès, trembler de peur pour leur existence.

Ayant pesé les avantages et les désavantages,elles s’aperçoivent que les désavantages l’emportent et que, parsuite, il est préférable de ne pas avoir d’enfants. Elles le disentouvertement, croyant exprimer de l’amour maternel et elles entirent fierté. Elles ne voient pas que ce n’est point là del’amour, mais de l’égoïsme. Pour elles, les joies que leur apportel’enfant ne valent pas leurs inquiétudes pour sa vie ; ellespréfèrent donc ne pas avoir d’enfant à aimer. Elles ne sesacrifient point à un être aimé, mais bien sacrifient à elles celuiqu’elles auraient eu à aimer.

Je le dis bien, ce n’est pas de l’amour, maisde l’égoïsme. Cependant, nul n’oserait condamner les mères de notremonde pour leur égoïsme, en pensant aux souffrances que leurapportent des enfants, toujours par la faute des médecins. Quand jeme souviens, à cette heure encore, de l’état d’esprit où setrouvait ma femme dans les premiers temps, alors que nous avionstrois ou quatre enfants et qui l’absorbaient entièrement, l’horreurme saisit ! Ce n’était pas une vie, mais un perpétuel danger,coupé d’espoirs de salut, d’efforts de salut, comme si nous noustrouvions constamment sur un navire en détresse.

Il me semblait parfois qu’elle feignait des’inquiéter des enfants pour me dominer : c’était si tentantde résoudre ainsi toutes les difficultés en sa faveur ! Jecroyais souvent que tout ce qu’elle disait ou faisait en pareilleoccurrence c’était pour me mater. Mais non, elle souffraitréellement d’anxiété pour la santé de ses enfants. Ce fut une vraietorture, pour elle et pour moi aussi. Et elle ne pouvait ne passouffrir le martyre.

Sa tendresse pour les enfants, le besoinanimal de nourrir, de les choyer, de les défendre étaient innéschez elle comme chez la majorité des femmes ; mais,contrairement à l’animal, elle n’était pas dépourvue d’imaginationet de raisonnement. Une poule ne craint pas les accidents pouvantsurvenir à son poussin ; elle ne connaît pas les maladies quiguettent son enfant, ni les remèdes que les humains croientefficaces contre le mal et la mort. Aussi, les enfants ne sont-ilspas un motif de souffrance pour la poule. Elle agit envers sesenfants suivant sa nature, et c’est pourquoi ils sont pour elle unejoie. Lorsqu’un poussin tombe malade, les soins de la mère sontparfaitement déterminés : elle le réchauffe, le nourrit, et,en s’y employant, elle sait qu’elle fait tout ce qui convient defaire. Si le poussin meurt, elle ne se demande pas pourquoi il estmort, où il est parti ; elle glousse pendant quelque temps,puis reprend son existence.

Les choses se passent bien autrement chez nosmalheureuses femmes. Outre leurs préoccupations en cas de maladiedes enfants, elles sont tenues aux soucis de l’éducation ;elles entendent formuler et apprennent dans les livres des recettesvariées et successives de pédagogie et d’alimentation : ilfaut nourrir avec ceci ; non, avec autre chose ; savoircomment habiller, baigner, faire dormir, promener, et chaquesemaine les méthodes changent. C’est à croire que les enfantsviennent au monde depuis hier seulement.

Il en est ainsi tant que l’enfant est bienportant. Quand l’enfant tombe malade, c’est l’enfer. Il est admisque toute maladie trouve son remède et qu’il existe une science etdes hommes – les médecins – qui peuvent tout. La généralité desmédecins n’est peut-être pas avertie à fond ; il est admis quedu moins les plus en vogue le sont. Il importe donc, pour sauverl’enfant, de savoir choisir le docteur le plus savant ; si onle manque, ou s’il habite une localité lointaine, l’enfant estperdu. Ce n’est pas telle ou telle femme qui pense ainsi, maistoutes les femmes de notre monde. Elles ne cessent d’entendreautour d’elles : Catherine Semionovna a perdu deux enfants,parce qu’elle n’avait pas fait venir à temps Ivan Zakhariévitch, lemême qui a sauvé la fillette de Maria Ivanovna. Les Petrov, parcontre, ont suivi à temps les conseils du docteur de s’installerdans des hôtels, et tous les enfants sont restés vivants ; sion les avait laissés à la maison, les enfants seraient perdus. Uneautre avait un enfant de santé fragile ; sur le conseil dudocteur, on l’a transporté dans le Midi et on l’a sauvé.

Comment ne pas souffrir l’existence durantquand la vie des enfants, auxquels la mère est attachée par uninstinct animal, dépend de l’avis, pris à temps, d’IvanZakhariévitch ! Or, nul ne sait, lui moins que les autres, cequ’il dira, car il sait fort bien qu’il ne sait rien, ne peut aideren rien et prescrit n’importe quoi pour qu’on continue à croirequ’il sait quelque chose. Si la femme ressemblait à l’animal, ellene se tourmenterait pas ainsi ; si elle était complètement unêtre humain, elle aurait foi en Dieu, elle parlerait et penseraitcomme disent les croyants et les femmes du peuple :« Dieu nous a donné, Dieu nous a repris ; nous sommesentre les mains de Dieu. » Elle penserait que la vie et lamort de tous les hommes ne sont pas de notre pouvoir, maisdépendent de Dieu seul, elle ne serait pas tourmentée par l’idéed’avoir pu prévenir la maladie et la mort de ses enfants et de nel’avoir pas fait. En réalité, elle se sent sous le poids d’unetâche dépassant ses forces : elle doit prendre soin des êtresles plus fragiles, les plus exposés aux maux, et les moyens de lesen préserver lui sont cachés, alors qu’ils sont connus d’autresdont les services et les conseils ne peuvent être obtenus quecontre une forte somme d’argent, et pas à coup sûr.

Comment ne pas se tourmenter ? Et mafemme souffrait continuellement. Il nous arrivait de nous calmeraprès une scène de jalousie ou une simple querelle, et nous nousdisposions à passer des moments de paix, à réfléchir, à lire. Àpeine nous mettions-nous à une occupation intéressante, qu’onvenait nous annoncer que Vassïa a vomi, ou Macha a eu une sellesanguinolente, ou Andrioucha est atteint d’urticaire, et l’enferrecommençait. Où courir ? Quels médecins appeler ? Oùconduire les enfants pour les séparer les uns des autres ? Etrecommencent lavements, prises de température et injection demixtures. L’alerte passée, une autre survenait. Bref, nous n’avionsjamais eu une vie de famille calme, régulière ; nous étions,comme je vous l’ai dit, en attente perpétuelle de dangersimaginaires ou en lutte contre des dangers réels. Et il en estainsi dans la plupart des familles : dans la mienne, ce futavec plus d’acuité, car ma femme était particulièrement attachée àses enfants et croyait à tout ce qu’on lui racontait.

Aussi, nos enfants n’ont-ils pas contribué àadoucir nos relations, à nous unir plus intimement ; aucontraire, ils accentuèrent notre désunion, étant une cause de plusde querelle. Dès leur naissance, ils furent pour nous une arme decombat, un prétexte à disputes. Chacun de nous avait son favori quidevenait pour lui une arme dans la lutte. Moi, je m’en prenais àVassïa, l’aîné ; elle, à Lisa.

Quand ils eurent grandi, que leur caractèrefut dessiné, nous les considérions comme des alliés que chacun denous voulait attirer de son côté.

Leur éducation souffrait énormément de cettesituation ; mais, dans nos querelles perpétuelles, nous nepouvions guère songer à ces pauvres enfants.

La fillette était mon alliée ; quant augarçon, le favori de ma femme, et qui lui ressemblait, je meprenais souvent à le haïr.

XVII

 

– C’est ainsi que nous avons vécu. Nosrapports devenaient de plus en plus hostiles, pour en arriver aupoint que ce n’étaient plus nos divergences d’opinion quiprovoquaient l’hostilité, mais bien la permanence de notrehostilité qui suscitait la divergence. Quel que fût son dire, apriori j’opinais autrement ; elle de même.

À la quatrième année de notre mariage, il futtacitement décidé que nous étions incapables de nous comprendre.Nous nous entêtions obstinément dans notre opinion tous deux, quelque fût le sujet, surtout sur la question des enfants, sans essayerde nous convaincre. Elle trouvait sans doute qu’elle avaitentièrement raison contre moi : moi, je me prenais pour unvrai saint auprès d’elle. En tête à tête, nous étions réduits ausilence, ou à des propos que certainement les animaux peuvent tenirentre eux :

« Quelle heure est-il ? – Il esttemps d’aller se coucher. – Quel est le menu du dîner ? – Oùirons-nous aujourd’hui ? – Quoi de nouveau dans lejournal ? – Il faut envoyer chercher le docteur, Micha a mal àla gorge. »

Dès que nous sortions, pour si peu que ce fût,de ce cercle étroit à l’extrême de nos entretiens habituels,l’orage éclatait.

Les querelles, la haine naissaient à propos ducafé, de la nappe, d’une voiture, d’une faute au jeu, d’un tas devétilles sans importance ni pour l’un ni pour l’autre. Pour mapart, je la haïssais parfois de toute mon âme. Je la regardais severser le thé, remuer le pied, porter la cuillère à sa bouche,souffler pour refroidir le liquide, et enfin l’avaler, et pourcela, comme pour de mauvaises actions, je la haïssais.

Je n’avais pas remarqué la corrélation quiexistait entre les périodes de haine et les périodes de ce que nousappelions amour. Toujours l’une suivait l’autre. Une périoded’amour plus intense entraînait une plus longue période dehaine ; après un amour de courte durée, la colère s’apaisaitvite. Nous ne comprenions pas alors que cet amour et cette haineétaient engendrés par le même sentiment, mais qu’ils en étaient lesdeux pôles. Si nous avions bien vu le fond de notre situation,notre vie eût été terrible ; mais nous étions complètementaveuglés, nous ne comprîmes pas.

C’est en cela précisément qu’est la punitionet le bonheur de l’homme, en ce qu’il peut, par sa façonirrégulière de vivre, s’illusionner sur la tristesse de sasituation.

C’est ce qui nous arriva. Elle cherchait às’oublier en de nombreuses occupations, les soins du ménage, sapropre toilette, la toilette, l’instruction et surtout la santé desenfants. Ces diverses occupations ne répondaient pas à un besoindirect, et cependant sa vie entière et celle de ses enfantssemblaient dépendre du degré de cuisson des petits pâtés, desrideaux changés, des robes finies, des devoirs faits, des leçonssues et des remèdes pris à l’heure. Mais il ne m’échappait pas quetout cela n’était que moyen d’oublier, une sorte d’ivresse dans legenre de celle que je trouvais de mon côté dans mes fonctions auZemstvo, dans la chasse, le jeu. Tous les deux nous sentions queplus nous étions occupés, chacun de son côté, plus nous avions ledroit d’en vouloir l’un à l’autre, nos scènes de ménage troublantnos occupations.

Les théories nouvelles sur l’hypnotisme, lesmaladies mentales, l’hystérie, ne sont point des conceptionsinoffensives ; elles sont au contraire pernicieuses etdangereuses. Le docteur Charcot, j’en suis sûr, aurait trouvé mafemme hystérique, moi-même anormal, et aurait voulu nous donner dessoins. Et cependant il n’y avait rien à soigner en nous :notre maladie mentale découlait de l’immoralité de notreexistence.

Cette brume dans laquelle nous vivions nousmettait dans l’empêchement absolu de voir notre situation sous sonvrai jour. Et sans la catastrophe qui se produisit par la suite,j’aurais ainsi atteint ma vieillesse et, à mon lit de mort,j’aurais cru avoir mené une existence morale, pas plus mauvaise,tout au moins, que celle de mes semblables. Je n’aurais pasl’intuition de l’abîme de souffrance et de mensonge vil dans lequelje me débattais.

Nous étions comme deux galériens rivés à lamême chaîne, qui se haïssent, empoisonnent mutuellement leur vie etfont tous les efforts pour ne point s’en apercevoir. Je ne savaispas alors qu’il en était de même dans les quatre-vingt-dix-neufcentièmes des ménages et que cette situation est fatale ; jene le savais ni par les autres, ni par moi-même.

 

Elles sont surprenantes, les coïncidences quise rencontrent dans la vie régulière et même irrégulière !

Quand la vie est ainsi devenue impossibleentre les parents, il se trouve que le moment est venu d’aller dansune ville pour l’éducation des enfants. C’est ce que nousfîmes : nous allâmes habiter la ville.

Pozdnychev se tut ; il fit entendre deuxou trois fois le bruit singulier qui, cette fois, me parut comme unsanglot comprimé.

Nous approchions d’une station.

– Quelle heure est-il ? demanda moncompagnon.

Je consultai ma montre : il était deuxheures.

– Vous n’êtes pas fatigué ?fit-il.

– Non, mais c’est vous qui êtesfatigué.

– Je suis oppressé. Excusez, j’irai faireun tour et boire un verre d’eau.

Il traversa le wagon en chancelant. Jedemeurai seul et fus tellement absorbé par mes réflexions sur cequ’il m’avait dit que je ne l’ai pas vu rentrer par la porteopposée.

XVIII

Il reprit, aussitôt réinstallé :

– Oui, je m’écarte à chaque instant demon récit. C’est que j’ai beaucoup réfléchi ; j’envisage biendes choses sous un autre angle et je tiens à tout dire.

Nous nous fixâmes donc en ville. Là,l’existence est plus supportable pour les malheureux. On peut yatteindre l’âge de cent ans, sans s’apercevoir qu’on est pourri etmort depuis longtemps. On n’a pas le temps de songer à soi, on esttoujours absorbé : les affaires, les relations, lesmaladies ; les plaisirs de l’art, la santé des enfants, leuréducation. On reçoit des visites, on en fait à droite et àgauche ; on va voir tel acteur, entendre telle chanteuse. Danstoute ville, il y a deux ou trois célébrités qu’il faut forcémentconnaître.

On est pris tantôt par sa propre santé, tantôtpar celle de tel ou tel enfant, par les instituteurs, lesprofesseurs, les gouvernantes, et néanmoins la vie reste vide etsans intérêt.

Nous vivions ainsi et nous souffrions moins denotre vie commune. Au début, d’ailleurs, nous étions absorbés parl’arrangement de notre nouvelle existence ; c’était pour nousune excellente occupation. Puis, nous avions les voyages de laville à la campagne et de la campagne à la ville.

Un hiver s’écoula ainsi. Dans le second hiver,arriva un incident qui passa inaperçu, qui semblait de minimeimportance, mais qui, au fond, fut le point de départ del’événement final. Ma femme tomba malade : les médecins luiprescrivirent et lui enseignèrent les moyens d’éviter touteconception nouvelle. J’en conçus un dégoût profond. Je voulus m’yopposer, mais, avec une légèreté opiniâtre, elle insista, et je dusme rendre. La dernière justification de notre existence immorale,les enfants, nous était défendue. Notre vie n’en devint que plusignoble.

Le paysan, l’ouvrier, ont besoin d’enfants,bien qu’ils aient de la peine à les élever ; c’est là lajustification de leurs relations conjugales. Nous, dès que nous enavons quelques-uns, nous n’en désirons plus : ce ne sont quesoucis, dépenses, cohéritiers, une vraie charge. Dès lors, plusd’excuse pour l’impureté de notre existence, pour les moyensartificiels que nous employons. Mais nous sommes tellement dégradésque nous ne jugeons pas cette excuse nécessaire.

La plupart des gens cultivés s’adonnentaujourd’hui à cette débauche sans le moindre remords. Commentpourrait-il y avoir remords puisque nous n’avons plus deconscience, à part la conscience de l’opinion publique, si l’onpeut lui donner ce nom, et celle du Code pénal ?

Ici, ni l’une ni l’autre ne sont touchées.L’opinion publique ne saurait nous gêner, puisque tous,Mme X… comme M. Y…, font de même. Et commentferaient-ils autrement, à moins d’augmenter le nombre des mendiantsou de se priver des plaisirs de la vie mondaine. Le Code pénal nenous gêne pas davantage et nous n’avons pas à le craindre. Ce sontles filles perdues et les femmes à soldats qui jettent leursenfants dans un puits ou dans une mare ; celles-là, on les meten prison ; chez nous, tout se fait en temps opportun etproprement.

Nous vécûmes ainsi deux ans encore. Le moyenconseillé par les canailles de la Faculté avait donné d’excellentsrésultats. Ma femme se développa et embellit comme une fleurd’automne. Elle le sentait et s’occupait beaucoup de sa personne.Elle en était arrivée à cette beauté provocante qui excite leshommes. Elle était dans tout l’éclat d’une femme de trente ans,débarrassée de tous devoirs maternels, bien nourrie et excitée. Savue faisait peur, comme celle d’un cheval oisif et fougueux auquelon vient d’enlever les rênes. Comme pour quatre-vingt-dix-neuf surcent de nos femmes, il n’y avait plus de frein à sa conduite. Jem’en aperçus et j’en fus épouvanté.

XIX

Pozdnychev se leva soudain et s’assit près dela fenêtre.

– Excusez-moi, fit-il, puis demeura troisminutes, le regard fixé dehors.

Ses traits s’altérèrent ; son regardterne prit une expression piteuse, et un étrange sourire plissa seslèvres. Il soupira profondément, puis se rassit en face de moi.

– Oui, reprit-il, après avoir allumé unecigarette, dès qu’elle cessa de concevoir, elle commença à prendrede l’embonpoint et sa maladie – ses inquiétudes constantes pour sesenfants – passa. Le fait important ne consista pas dans ladisparition de cette maladie, mais, en ce qu’elle se réveilla commed’une torpeur, qu’elle vit un monde rempli de joies sans nombre, unmonde qui lui était resté caché jusque-là, dans lequel elle n’avaitpas appris à vivre, qu’elle ne comprenait pas.

« Il faut jouir du moment, le temps passeet ne revient plus. »

Voilà, je crois, quelles étaient ses penséesou plutôt ses sentiments. D’ailleurs, elle ne pouvait ni sentir nipenser autrement. Son éducation lui avait implanté l’idée qu’uneseule chose est ici-bas digne d’attention : l’amour. Elles’était mariée, avait un peu goûté de cet amour, mais moins bienqu’elle ne l’avait espéré ; et que de déceptions, que desouffrances ! Et ce martyre inattendu, les enfants !

Ce martyre l’avait exténuée. Par l’obligeancede messieurs les docteurs, elle apprend un beau jour que l’on peutparfaitement se passer d’enfants. Cela lui avait causé une vivejoie que l’expérience ne fit qu’accroître et elle continua à vivrepour la seule chose qu’elle connût, pour l’amour. Mais l’amour pourun mari souillé de jalousie et de haine n’était plus son idéal.Elle rêvait d’une autre tendresse, nouvelle, plus pure, c’était dumoins l’idée que je me faisais d’elle.

Elle épiait de tous côtés, comme si elleattendait quelque chose. Je le remarquai et une anxiété profondem’envahit.

Partout et toujours, quand elle causait avecmoi par l’intermédiaire de tiers, c’est-à-dire quand elle parlaitavec des étrangers, mais avec l’intention de me le faire entendre,elle répétait bravement, oubliant qu’une heure avant elle avait ditle contraire, elle répétait, moitié en plaisantant, moitiésérieusement, que les soucis maternels étaient une erreur et qu’ilne valait pas la peine de donner la vie à des enfants tant qu’onest jeune et qu’on peut jouir de la vie.

Dès lors, elle s’occupa moins des enfants, nefaisant pas preuve à leur égard du même dévouement qu’autrefois,mais, par contre, plus préoccupée d’elle-même, de son extérieur,bien qu’elle cherchât à le dissimuler, de ses plaisirs et même deson perfectionnement en certaines choses. Elle se remit avecenthousiasme au piano qu’elle avait complètement négligé. Ce fut làl’origine de la catastrophe.

Pozdnychev tourna de nouveau son regardfatidique vers la vitre, puis, ayant fait un effort sur lui,reprit :

– À ce moment parut l’homme…

Pozdnychev s’arrêta et fit entendre deux outrois de ses singuliers reniflements. Je pensai qu’il lui étaitpénible de nommer cet homme et de se ressouvenir. Mais il fit ungeste énergique comme pour écarter l’obstacle qui obstruait saroute et continua d’un ton décidé :

– C’était un vilain monsieur, à monsens ; non par le rôle qu’il a joué dans ma vie, mais parcequ’il était réellement tel. Ce fait, d’ailleurs, que c’était unvaurien m’amène à conclure à l’irresponsabilité de ma femme encette action. Si ce n’avait pas été lui, c’eût été un autre.

Il se tut un moment, puis :

– C’était un musicien, un violoniste. Nonun musicien de profession, mais mi-homme du monde, mi-artiste. Sonpère, propriétaire d’importants domaines et voisin du mien, s’étaitruiné. Les enfants, trois garçons, s’étaient débrouillés toutseuls. Notre homme, le cadet, fut envoyé chez sa marraine, à Paris.Il entra au Conservatoire ; il faisait preuve d’un certaintalent musical, en sortit violoniste et joua dans des concerts.C’était un homme…

Sur le point de dire du mal de cet homme,Pozdnychev se retint, puis, après une légère pause, continuabrusquement :

– En vérité, j’ignore quelle était savie. Je sais seulement qu’en cette année-là, il revint en Russie etfut introduit chez moi. Il avait des yeux humides, fendus enamande, les lèvres rouges et souriantes, de petites moustachesretroussées, une coiffure à la dernière mode. Il étaitjoli, mais d’un visage commun ; en un mot, ce queles femmes appellent un beau garçon, une taille fine, presque unetaille féminine bien proportionnée cependant ; son bassinétait très développé, comme chez une femme, comme chez lesHottentots, dit-on. Ils sont aussi très musiciens, prétend-on.

Assez promptement familier, mais sachant seretirer à la moindre froideur et conserver sa dignité, il avait unje ne sais quoi de parisien, avec ses bottines à boutons, sescravates aux couleurs claires, et faisait une excellente impressionsur les femmes, par ce quelque chose de particulier et de nouveauqu’il portait sur toute sa personne. Ses manières étaient d’unegaieté factice. Il parlait par allusions, par phrases inachevées,comme si son interlocuteur eût été au courant de tout et qu’il eûtvoulu plutôt l’aider lui-même à se ressouvenir que lui faire unrécit.

C’est cet homme, avec sa musique, qui futcause de tout. Aux assises, on a tout mis sur le compte de majalousie. Cela n’était pas exact, du moins complètement. Aujugement, on décida que j’avais été trompé, que je l’avais tuéepour venger mon honneur outragé – c’est bien là leur langage,n’est-ce pas ? – et je fus acquitté. Je voulais leur expliquerle vrai motif, ils crurent que j’avais l’intention de réhabiliterl’honneur de ma femme. Du reste, ses rapports avec le musicien,quels qu’ils aient été, furent sans importance, pour moi comme pourelle. La seule chose importante est ce que je vous ai raconté,savoir ma turpitude.

Tout le drame vient de l’arrivée de cet hommechez nous où nous étions plongés dans la plus déplorable confusion,dans cette haine mutuelle dont je vous ai parlé, au moment où lamoindre goutte d’eau devait suffire à faire déborder le vase. Nosdisputes, terribles vraiment dans les derniers temps, avaient cetteconséquence étonnante qu’elles provoquaient en nous des excès depassion bestiale.

Si cet homme n’était venu, c’eût été un autre.Si je n’avais pas eu la jalousie comme prétexte, j’en aurais trouvéun autre. Je suis profondément convaincu que tous les hommes quivivent de la vie conjugale dont je vivais, doivent se livrer à ladébauche, ou divorcer, ou se tuer, ou tuer leur femme comme j’aifait moi-même. Celui auquel cela n’arrive pas est un oiseau rare.Avant le dénouement, j’ai été plus d’une fois sur le point de mesuicider, plus d’une fois ma femme a tenté de s’empoisonner.

XX

 

– Oui, ce fut là notre existence peu detemps avant que l’autre parût. Ce furent comme des moments detrêve. Mais voici que nous nous entretenons d’un chien qui avaitreçu une médaille à l’exposition canine. Elle me reprend : pasde médaille, une mention.

La dispute commence. On passe d’un sujet àl’autre, les reproches succèdent aux reproches. Oui, c’est toujoursainsi, constamment la même histoire ; « tu as dit que…non, je n’ai pas dit ça… alors, j’ai menti ?… » etc.

La crise épouvantable approche et grandit, mepoussant au meurtre ou au suicide. La crise est là, je la redoutecomme le feu, je voudrais me retenir, la colère m’emporte. Ma femmeest dans le même état, dans un état pire sans doute : elledénature tous mes mots et y glisse comme du venin. Tout ce quim’est cher, elle le ravale et le traîne dans la boue. La criseaugmente d’intensité. Je crie : « Tais-toi », ouquelque chose de semblable. Elle se précipite hors de la chambre etcourt à la chambre des enfants. Pour finir ce que j’ai à dire, jeveux la retenir, et la prends par le bras. Elle fait semblantd’avoir mal.

– Mes enfants ! s’écrie-t-elle,votre père me bat !

– Ne mens pas ! dis-je.

Elle continue, pour augmenter monirritation :

– Et ce n’est pas la premièrefois !

Les enfants s’élancent vers elle et ellecherche à les tranquilliser.

– Ne fais pas l’hypocrite, luidis-je.

– Tout est hypocrisie pour toi ! Tues capable de tuer quelqu’un et de prétendre qu’il fait semblantd’être mort. J’ai compris maintenant, je vois ce que tu veux.

– Oh ! je voudrais te voir crevercomme un chien ! m’écriai-je.

Je me rappelle quelle horreur monta en moi àla suite de cette parole. Je n’aurais jamais cru pouvoir prononcerdes mots aussi effroyables ; j’en suis encore stupéfaitaujourd’hui.

J’allai m’asseoir dans mon cabinet et je memis à fumer. Je l’entendis dans l’antichambre se préparer àsortir :

– Où vas-tu ? lui demandai-je.

Elle ne me répondit pas.

Eh bien ! Que le diable t’emporte,pensai-je, et je retournai m’allonger sur le sofa de mon cabinet etme remettre à fumer.

Ma tête est toute bouleversée des milliers deplans que je forme. Comment me venger d’elle ? Comment m’endéfaire ? Comment arranger les choses, faire comme si rien nes’était passé ? Je remue toutes ces idées et je fume toujours,je fume, je fume. Je songe à la quitter, à me cacher, à fuir enAmérique. J’allai jusqu’à penser comme il serait beau d’êtredébarrassé d’elle, de posséder une autre femme, belle, jeune,nouvelle ! Mais, pour être libre, il faut sa mort ou ledivorce ; comment atteindre ce but ? Mes idées setroublaient, je le sentais, et, pour ne point m’apercevoir que mespensées s’engageaient dans une mauvaise voie, je me mis à fumer deplus belle.

Le traintrain de la maison continue. Lagouvernante vient demander où est madame, quand ellerentrera ; le domestique, s’il doit servir le thé. J’entredans la salle à manger ; les enfants y sont déjà : Lisadarde ses regards sur moi, regards interrogateurs et hostiles.

Elle ne vient pas. La soirée se passe ;elle ne rentre toujours pas. Deux sentiments luttent en moi :la colère contre elle pour ce tourment qu’elle nous cause, à mesenfants et à moi, par cette absence sans but, puisqu’il lui faudrabien rentrer, puis la peur qu’elle n’ait attenté à ses jours.

Mais où la chercher ? Chez sa sœur ?Ça a l’air bête d’aller s’enquérir de sa femme. À la gardeDieu ! Et si elle a décidément besoin de tourmenter quelqu’un,qu’elle se tourmente elle-même. Mais, si elle n’est pas chez sasœur ? Si elle se faisait, si elle s’est déjà fait quelquemal ?

Onze heures sonnent, puis minuit, une heure…Je ne dors pas. Je ne vais pas dans la chambre à coucher. Ça paraîtbête d’attendre seul. Je veux m’occuper, lire, écrire. Rien. Jesuis là, seul dans mon cabinet de travail, tourmenté, en rage, etj’écoute. Elle ne vient toujours pas. Vers le matin, je m’endors.Je me réveille : elle n’est pas rentrée.

Dans la maison le train a repris. Tous meregardent d’un air étonné et interrogateur ; les enfants, d’unair de reproche. Je suis toujours partagé entre la colère pour lessouffrances qu’elle me cause et l’inquiétude pour elle.

Vers onze heures du matin, arrive sa sœur enambassadrice. Alors commence le défilé des clichés :

« Elle est dans un état terrible !Que signifie cela ? Mais il n’est rien arrivé ? »etc.

Je lui dépeins le caractère insupportable dema femme et lui dis que je ne suis coupable de rien.

– Mais cela ne peut durer ainsi !s’écrie la sœur.

– C’est son affaire et non la mienne. Jene ferai certainement aucun pas. Si elle veut divorcer, qu’elledivorce !

Ma belle-sœur s’en va sans avoir rienobtenu.

J’avais déclaré sèchement que je ne ferais pasle premier pas. À peine ma belle-sœur partie, j’entre dans lachambre des enfants, je les vois complètement abattus… Ah ! jel’aurais fait ce premier pas ! Mais je ne sais comment m’yprendre. Je vais, je viens, je fume. Au déjeuner, je bois del’eau-de-vie et du vin, et j’arrive à l’état que je désiraisinconsciemment : ne plus me rendre compte de la sottise et del’ignominie de ma situation.

Vers trois heures, elle rentre et passe devantmoi sans me parler. Je la crois apaisée et je commence à lui direque ses reproches excessifs m’avaient fait sortir de mes gonds.Elle me répond froidement, le visage sévère mais très las, qu’ellene vient pas pour entendre mes explications, mais pour prendre lesenfants, que nous ne pouvons désormais vivre ensemble. Je luiréponds que ce n’est pas ma faute, qu’elle m’a mis hors de moi.Elle me dit alors d’un air sérieux et solennel :

– Plus un mot, tu t’enrepentirais !

Je réplique que la comédie doit avoir unterme. Elle me crie quelques mots que je ne comprends pas et seprécipite vers sa chambre. J’entends la clef grincer : elles’est enfermée. Je frappe, pas de réponse. Je m’en vais,furieux.

Une demi-heure après, Lisa se précipite dansma chambre, les yeux inondés de larmes…

– Qu’y a-t-il ? Est-il arrivéquelque chose ?

– Tout est tranquille dans la chambre depetite mère, on n’entend pas le moindre bruit.

Nous y allons ensemble ; je secouefortement la porte. Le verrou résiste à peine, les battantss’ouvrent. Je m’approche. Elle est étendue sur le lit dans uneposition incommode, en jupon, avec ses souliers lacés, sansconnaissance. Sur la table, un verre vide avec quelques gouttesd’opium. Nous la rappelons à la vie. Un flot de larmes, puis laréconciliation.

Point de réconciliation franche : chacungardait en son cœur sa haine envers l’autre, mais il fallait enfinir, et notre vie reprit comme auparavant.

Des scènes pareilles, pires encore, serépétaient tous les mois, toutes les semaines, parfois même, tousles jours. Et les motifs en variaient à peine. Une fois, j’avaisrésolu de m’enfuir, de tout abandonner : j’avais déjà pris monpasseport pour l’étranger, la dispute ayant duré deux jours.

Puis, de nouveau, mi-explication,mi-réconciliation, et je restai.

XXI

 

– Telle fut la nature de nos rapportsquand cet homme survint.

Dès son arrivée à Moscou, cet homme – ils’appelait Troukhatchevsky – nous rendit visite. C’était un matin,je le reçus. Dans le temps, nous nous étions tutoyés. Il variait duvous au tu, revenant le plus souvent autu, mais je n’employais que le vous et il en fitautant sans difficulté. Il me déplut fort dès la première vue.Mais, chose étrange ! une force fatale, invincible me porta àne point le congédier et à l’admettre au contraire chez moi. Ilm’eût été aisé de n’échanger avec lui que quelques mots, del’éloigner par ma froideur et ne point le présenter à ma femme.Mais non ! Comme à dessein, je me mis à lui parler de son jeude violoniste. Il répliqua en disant qu’on avait tort d’affirmerqu’il avait abandonné le violon, qu’il en jouait avec plus d’ardeurqu’auparavant. Il me rappela qu’autrefois je jouais aussi duviolon ; je lui dis que j’y avais renoncé, mais que ma femmeétait, une bonne musicienne.

Mes relations avec Troukhatchevsky furenttelles, dès le premier moment, qu’elles pouvaient être seulementaprès tout ce qui s’était passé entre ma femme et moi. J’attribuaisà chaque mot, à chaque expression de lui ou de moi une importanceparticulière.

Je le présentai à ma femme. La conversationroula aussitôt sur la musique et il proposa ses services. Ma femmeétait, comme tous ces derniers temps, très élégante et d’une beautétroublante. Troukhatchevsky lui plut visiblement du premier regard.Elle se montra, en outre, enchantée d’avoir un accompagnateur pourson piano. Elle en avait tellement plaisir qu’elle avait loué unvioloniste de l’orchestre d’un théâtre, et son visage exprima ceplaisir. Quand elle eut jeté un regard sur moi, elle comprit mapensée et changea d’expression. Alors reprirent nos mensongesmutuels. J’eus un sourire aimable et feignis de goûter fort cettenouveauté.

Il regarda ma femme comme tous les viveursregardent une jolie femme ; il feignit de s’intéresseruniquement à notre conversation, précisément à ce qui avait lemoins d’intérêt pour lui. Elle fit tout pour paraître indifférente,tandis qu’elle était excitée par la malignité du regard duvioloniste et par l’expression de jalousie que je m’efforçais decacher dans un sourire, mais qu’elle voyait sur mon visage.

Je remarquai, dès le premier moment, que lesyeux de ma femme brillaient d’un éclat particulier et que majalousie provoquait en eux je ne sais quel courant électrique quidonnait même expression à leur regard et à leur sourire.

Il fut question, à cette première entrevue, demusique, de Paris, de mille futilités. Il se leva pour prendrecongé, nous regardant tous deux, se dandinant, le chapeau sur lahanche et comme attendant quelque chose. Je me rappelle cetteminute justement parce que je pouvais fort bien ne pas le prier derevenir. Je n’avais qu’à ne pas l’inviter et rien ne serait arrivé.Je regardais ma femme, puis Troukhatchevsky. » Ne te figurepas que je puisse être jaloux de toi », dis-je mentalement àma femme, ou « que j’aie peur de toi », en m’adressant demême à lui, et je l’invitai à revenir un prochain soir avec sonviolon pour faire de la musique avec ma femme.

Elle me regarda avec surprise et devintsubitement rouge comme en une sorte de frayeur. Elle chercha à serécuser, disant qu’elle ne jouait pas assez bien. Ce prétextem’excita plus encore. Je me rappelle le sentiment étrange quim’envahit lorsque je contemplai, tandis qu’il quittait le salon deson pas léger et sautillant, son cou blanc, encadré par ses cheveuxnoirs retombant, des deux côtés. La présence de cet homme, je nepouvais me le dissimuler, m’était une torture. « Il ne dépendque de moi, me disais-je, de m’arranger pour ne plus jamais lerevoir. Mais aurais-je peur de lui, moi. Ah ! certes,non ! Ce serait trop humiliant ! » Dans levestibule, sachant que ma femme pouvait parfaitement entendre, denouveau, je le priai instamment de venir, et le soir même avec sonviolon. Il me le promit et partit.

Le soir, il vint, en effet, avec son violon etils jouèrent. Mais d’abord l’ensemble ne marcha pas bien ; ilsn’étaient pas dans le même ton, et ma femme n’était pas assezmusicienne pour transposer à première vue. J’aime passionnément lamusique, je pris intérêt à leur jeu, je les aidai dans leursrecherches et ilspurent jouer quelques morceaux : des chansons sans musique etune petite sonate de Mozart. Il jouait à la perfection ; ilpossédait au suprême degré ce qu’on appelle le ton, un goût sûr etfin, ce qui ne cadrait nullement avec son caractère.

Il était évidemment bien plus fort que mafemme ; il lui donna quelques conseils, d’un ton simple etnaturel, louant en même temps son jeu avec courtoisie. Ma femmesemblait se donner tout entière à la musique : elle étaitnaturelle et charmante.

– Moi-même, durant toute la soirée, jefeignis, et je fus pris à ma propre feinte, de m’intéresseruniquement à la musique. En réalité, la jalousie me torturait. Dèsla première minute où je vis leurs regards se croiser, je comprisque la bête qui était en eux, bravant les apparences mondaines,interrogeait : « Peut-on ? » et aussitôt laréplique : « Oh, oui ! » Je remarquai qu’il nes’était pas attendu à trouver en ma femme, dame de Moscou, unefemme si attirante, et qu’il en était fort heureux ; car iln’avait aucun doute qu’elle consente. Il importaitseulement que l’insupportable mari ne vînt pas toutcompromettre.

Si j’avais été pur, je n’aurais pas scruté sespensées, mais j’agissais de même à l’égard des femmes ; je lecompris et j’en souffris beaucoup. Ce qui me faisait surtoutsouffrir, c’est que j’avais l’assurance qu’elle n’avait pour moiqu’un sentiment d’irritation, interrompu de temps en temps par lasensualité habituelle, et, d’autre part, je voyais que cet hommedevait lui être agréable par ses façons élégantes, par sanouveauté, par son incontestable talent musical, par lerapprochement qu’exigeaient ces duos, par l’excitation que produitla musique, le violon particulièrement, chez les naturesimpressionnables. Non seulement, il devait lui être agréable, maisil devait la subjuguer sans peine et faire d’elle ce qu’ilvoudrait. Il m’était impossible de ne pas le comprendre et de nepas en souffrir horriblement.

Malgré cela, à cause de cela peut-être, uneforce invincible me poussait à être poli, aimable même à son égard.Je ne sais si j’agissais pour faire voir à ma femme que je ne leredoutais pas ou pour me tromper moi-même. Pour étouffer l’envieque j’avais de le tuer, j’étais contraint d’user de courtoisieenvers lui.

À table, je lui versai à boire, je me montrairavi de son jeu, je lui parlai de la façon la plus aimable dumonde. Puis je l’invitai pour le dimanche suivant. On ferait de lamusique et j’inviterais quelques amis amateurs pour l’entendre. Surcela il prit congé de nous.

Pris d’émotion, Pozdnychev changea deposition, fit entendre son hoquet particulier, puis reprit, aprèsun effort pour se maîtriser :

– La présence de cet homme agissait surmoi d’une façon étrange. Deux ou trois jours plus tard, je rentraià la maison, quand, tout à coup, dans le vestibule, je sentis, sansme rendre compte au juste de ce qui en était, comme un lourdfardeau s’appesantir sur mon cœur. Quelque chose dans l’antichambrem’avait rappelé Troukhatchevsky. Ce ne fut que dans mon cabinet queje compris ce qui en était ; je revins au vestibule pourvérifier le bien-fondé de ma supposition. C’était bien son manteau,je ne m’étais pas trompé. J’étais, inconsciemment, un observateurtrès fin pour tout ce qui se rapportait à lui. Je m’enquis :il était là, en effet.

Au lieu de passer par le petit salon pour merendre dans le grand, je traversai la chambre des enfants. Lisaparcourait un livre ; la nourrice amusait avec un couverclequelconque le dernier-né qu’elle tenait dans ses bras. J’entends,venant du salon, dont la porte était fermée, des arpèges lents etleurs voix, à elle et à lui. Les sons du piano assourdissaient,sans doute exprès, les paroles – des baisers peut-être… GrandDieu ! Quels sentiments, quelles pensées s’emparèrent demoi ! Je ne puis songer sans effroi à la bête déchaînée en moià ce moment. Mon cœur se serra, s’arrêta, puis se remit à battrecomme un marteau.

Le sentiment dominant, comme à toutes mesheures d’irritation, était une grande pitié pour moi-même. Enprésence de mes enfants, pensai-je, en présence de la nourrice,elle me déshonore ! J’avais sans doute un air terrible, carLisa me regardait avec des yeux étranges. Que faire ? medemandai-je. Entrer ? Impossible : je me livrerai àquelque esclandre. Mais je ne puis non plus m’éloigner. La nourriceme regardait comme si elle comprenait mon état. Il fallait entrercependant. J’ouvris brusquement la porte. Il était assis au pianoet faisait des arpèges avec ses longs doigts recourbés. Elle étaitdebout au coin du piano, devant les cahiers ouverts. Elle m’avaitvu ou entendu la première et jeta un regard sur moi. Fut-elle ounon saisie, ou fit-elle semblant de ne pas l’être ?… Ce quiest certain, c’est qu’elle ne tressaillit pas, elle ne bougeapas ; elle rougit un peu seulement, mais plus tard.

– Que je suis heureuse que tu soisvenu ! Nous ne savons encore ce que nous jouerons dimanche,dit-elle sur un ton qui ne lui était pas habituel dans nostête-à-tête.

Ce ton, ce « nous », m’indignèrent.Je le saluai froidement. Il me serra la main avec un sourire qui meparut railleur. Il m’expliqua ensuite qu’il avait apporté despartitions afin de se préparer pour le dimanche, mais qu’ilsn’étaient point d’accord sur ce qu’ils joueraient. Serait-ce unesonate de Beethoven, des morceaux classiques et quelque peudifficiles, ou bien quelque chose d’une exécution plusfacile ? Tout cela était si simple, si naturel que je nepouvais vraiment me fâcher. Cependant, je voyais, je sentais quecela n’était qu’hypocrisie et qu’ils étaient d’accord sur lamanière de me tromper.

 

Le plus grand tourment pour un jaloux – et quin’est jaloux dans notre monde ? – vient de ces conventionsmondaines qui, sous des prétextes divers, précipitent l’un versl’autre en une intimité dangereuse un homme et une femme. Ondeviendrait la risée de tous si on voulait s’opposer à cesrapprochements au bal, aux relations des médecins avec leursmalades, des artistes entre eux, des peintres et surtout desmusiciens.

Deux personnes s’occupent de musique, le plusnoble des arts, et cette occupation exige un rapprochement quid’ailleurs ne peut paraître blâmable qu’aux yeux d’un sot jaloux.Un mari de bonne éducation ne doit pas avoir de ces pensées etsurtout ne doit pas s’immiscer à ces affaires. Et tout le mondesait cependant que ce sont des occupations de cette nature, de lamusique particulièrement, qui font naître dans notre société laplupart des adultères.

Le silence que je gardai pendant quelquesinstants les avait visiblement gênés. J’étais comme une bouteillerenversée dont l’eau ne coule plus parce qu’elle est trop pleine.Je voulais lui jeter une insulte à la face, le chasser, mais jen’en fis rien. Au contraire, je m’estimais coupable de les avoirdérangés. J’eus l’air de tout approuver, et ce sentiment qui medominait me porta à être aimable au possible avec lui, malgré lemartyre que me causait sa présence. Je répondis que je m’enrapportais à son goût et que ma femme si elle voulait suivre monconseil, agirait de même.

Il resta juste autant qu’il était nécessairepour effacer la mauvaise impression produite par ma brusque entréeet ma figure épouvantée. Puis il s’en alla, paraissant satisfaitdes décisions prises pour le lendemain. J’avais la conviction,quant à moi, que cette question de musique était de beaucoupsubordonnée à leur autre préoccupation.

Je l’accompagnai jusqu’au vestibule avec laplus grande courtoisie, – comment ne pas accompagner un homme quivient chez vous pour troubler la paix et anéantir le bonheur detoute une famille ! – et je serrai avec une vive affabilité samain blanche et douce.

XXII

De toute la journée je n’adressai pas laparole à ma femme, je ne le pouvais pas. Sa proximité provoquait enmoi une haine telle que j’avais peur de moi-même. Elle me demanda,à table, en présence des enfants, quand je partirais pour monvoyage. Je devais aller la semaine suivante à une assemblée duZemstvo. Je lui répondis. Elle s’enquit sur mes besoins de laroute. Je ne répondis plus un mot et regagnai silencieux, moncabinet de travail.

Les derniers temps, elle n’entrait jamais dansmon cabinet, surtout à cette heure. Tout à coup je reconnus ses pasqui approchaient. Une pensée terrible, ignoble, envahit monâme : « Venait-elle chez moi à cette heure indue, commela femme d’Urie, pour cacher une faute déjà commise ?Venait-elle réellement chez moi ? » Et ses pas serapprochaient. » Mais si elle venait, j’avais doncraison. »

Une haine terrible s’empare de moi. Les pas serapprochent, se rapprochent encore. Passerait-elle par là pouraller au salon ? Non. La porte grince et sur le seuil elleapparaît en sa taille haute et souple, douce et gracieuse. Dans sestraits, dans ses regards, une timidité, une expression insinuantequ’elle veut dissimuler, mais qui me saute aux yeux et dont jesaisis toute la portée. Je faillis étouffer, tellement je retenaisma respiration, et, sans cesser de la regarder, je pris unecigarette et l’allumai.

– Que signifie ceci ? Je viens cheztoi pour causer et tu allumes une cigarette ? dit-elle ens’asseyant près de moi et en appuyant sa tête sur mon épaule.

Je me retirai pour ne pas la toucher.

– Tu préférerais que je ne joue pasdimanche, je le vois, dit-elle.

– Du tout, répondis-je.

– Est-ce que je ne le vois pas ?

– Eh bien, si tu le vois, je t’enfélicite ! Ce que je vois, moi, c’est que tu te conduis commeune cocotte.

– Si tu dois jurer comme un charretier,je m’en vais.

– Eh bien, va-t-en ! Seulement, faisbien attention que si l’honneur de la famille n’est rien pour toi,il m’est sacré, à moi ; fais-y bien attention, et que lediable t’emporte !

– Mais quoi ? qu’y a-t-il ?

– Va-t-en ! pour l’amour de Dieu,va-t-en !

Elle ne s’en alla point. Feignit-elle de nepas comprendre ou ne comprit-elle pas vraiment, il est certain entout cas qu’elle était offensée, et elle se fâcha. Elle se leva ets’arrêta au milieu de la chambre.

– Tu es devenu insupportable !fit-elle, un ange même ne saurait vivre avec toi.

Et, désirant me blesser aussi profondémentqu’elle pouvait, elle ajouta :

– Après ta conduite envers ta sœur, rienne m’étonnera plus dans ta conduite envers moi.

Elle faisait allusion à un incident avec masœur, pendant lequel, hors de moi, je lui avais dit desgrossièretés ; elle savait que ce souvenir m’était cuisant etelle cherchait à raviver la plaie.

« Bien, me disais-je ; offensé,humilié, injurié et me rendre ensuite responsable ! »

Soudain, une fureur indicible, une rage que jene m’étais jamais connue s’empara de tout mon être. Pour lapremière fois, j’éprouvai le besoin de traduire cette rage enmouvements. Je sursautai, et, sur l’instant même, je me demandais’il était bon de me laisser emporter par mon accès. Oui, merépondis-je, ça l’intimidera. Et au lieu de combattre cette rage,je l’attisai, heureux de la sentir bouillonner en moi.

– Va-t-en ou je t’assomme !m’écriai-je d’une voix épouvantable en la saisissant par lebras.

J’accentuais intentionnellement ma colère, etsans doute avais-je un aspect effrayant, car elle fut si intimidéequ’elle n’eut pas la force de s’éloigner et ne fit querépéter :

– Qu’as-tu donc, Vassïa ?

– T’en iras-tu enfin, hurlai-je enroulant des yeux terribles. Tu me rendras fou ! Je ne répondspas de moi, sors donc !

En m’y abandonnant, je m’enivrai de cettefureur, et je voulais, pour en montrer le degré, me laisser aller àquelque acte de brutalité. J’éprouvais comme un besoin de labattre, de l’assommer, mais je savais que cela ne se pouvait pas etje me contins. Je m’élançai vers mon bureau, je pris unpresse-papiers et je le jetai sur le plancher, à ses côtés. J’avaisvisé de façon à ne pas l’atteindre. Alors elle se leva pour sortir,mais s’arrêta à la porte. Je continuai à lancer des objets, demanière à ce qu’elle le vît. Je pris un chandelier et l’envoyairejoindre le presse-papiers ; j’arrachai le thermomètre dumur, toujours hurlant :

– Va-t-en ! Va-t-en ! Je neréponds pas demoi !

Elle partit, je me calmai aussitôt.

Une heure après, la nourrice vint me dire quesa maîtresse avait une crise de nerfs. J’allai la voir. Ellesanglotait, riait, incapable d’articuler un mot et tremblant detout son corps. Ce n’était pas une feinte, elle était réellementmalade.

Au jour, elle se calma, et nous nousréconciliâmes sous l’influence de ce sentiment que nous nommionsamour.

Le lendemain, je lui avouai que j’étais jalouxde Troukhatchevsky ; elle ne fut en rien embarrassée, se mit àrire de l’air le plus naturel, tant lui parut étrange lapossibilité de céder à un pareil homme.

– Est-ce qu’une honnête femme peutéprouver pour un tel homme un sentiment autre que le plaisir defaire de la musique avec lui ? demanda-t-elle. Si tu y tiens,je suis disposée à ne plus le revoir de ma vie, même dimanche, bienque nos invitations soient lancées. Écris-lui que je suissouffrante et tout sera dit. Une seule chose m’ennuie, c’est quequelqu’un puisse croire, surtout lui, qu’il soit dangereux. Mafierté est blessée d’une telle idée.

Et elle ne mentait pas, elle croyaitréellement à ce qu’elle disait. Elle espérait par ses paroles fairenaître en son cœur du dédain pour lui, mais elle n’y réussit pas.Tout se tournait contre elle, surtout cette diable de musique.

La querelle prit ainsi fin. Le dimanche nosinvités arrivèrent. Troukhatchevsky et ma femme firent encore unefois de la musique ensemble.

XXIII

 

– Il est inutile de dire, je pense, quej’étais très vaniteux. Quel serait le but de la vie, aujourd’hui,si l’on n’avait pas de vanité ! J’arrangeai donc avec autantde goût que je pus le dîner et la soirée musicale du dimanche.J’achetai moi-même les provisions et fis les invitations.

Vers six heures, nos invités arrivèrent.Troukhatchevsky vint en habit, portant à sa chemise des boutons endiamant de mauvais goût. D’une familiarité excessive, il répondaittoujours avec un sourire d’approbation et d’intelligence, commes’il eût précisément attendu ce qu’on venait de dire ou defaire.

Tout ce qu’il y avait de fâcheux chez lui, jele remarquais avec joie ; cela me tranquillisait, me faisaitvoir combien il était indigne de l’attention de ma femme et que,comme elle l’avait dit, elle ne pourrait jamais s’abaisser jusqu’àlui.

Je réprimai ma jalousie ; d’abord, messouffrances avaient déterminé une lassitude et j’avais besoin derepos ; ensuite, je voulais croire aux assurances de ma femmeet j’y croyais. Malgré tout, pendant le dîner, pendant la premièrepartie de la soirée, tant que la musique n’eut pas commencé, monattitude ne fut pas naturelle à leur égard. Involontairementj’épiais tous leurs gestes, tous leurs regards.

Le dîner, comme tous les dîners, fut ennuyeux.Bientôt la musique commença. Il alla prendre son violon. Ma femmes’approcha du piano et chercha les partitions. Les moindres détailsde cette soirée me reviennent ! Il arriva avec sa boîte,l’ouvrit, retira la housse brodée par une main de femme, et accordason instrument. Je revois ma femme, s’efforçant de paraîtreindifférente, mais saisie, je le remarquai bien, par la grandeappréhension de ne pas jouer assez bien. Elle s’assit et donna lela.J’entends encore les pizzicati du violon, je les voisdisposer les morceaux, jeter un regard sur les assistants, se direquelques mots et commencer. Les traits du violoniste prirent uneexpression grave, inspirant la sympathie. Il passa son archet surles cordes d’un geste brusque, et le piano lui répondit…

Pozdnychev s’arrêta et fit entendre àplusieurs reprises son bruit étrange. Il tenta de poursuivre lerécit, mais s’arrêta encore. Il reprit enfin :

– Ils jouèrent la Sonate àKreutzer de Beethoven. Connaissez-vous le premierpresto ? Le connaissez-vous ? oh ! oh !…

Elle est épouvantable, cette sonate ! etce presto en est la partie la plus terrible. Toute la musiqued’ailleurs est épouvantable Qu’est-ce donc que la musique ?Pourquoi produit-elle ces effets ?

On prétend qu’elle élève l’âme en l’émouvant.Stupidité ! Mensonge ! Son effet est puissant, certes,mais – je parle pour moi – il n’élève nullement l’âme : il nel’élève ni l’avilit, il l’excite. Comment vous l’expliquer ?La musique me porte à oublier tout, moi-même, ma véritablesituation ; elle me fait croire à ce que je ne crois pas,comprendre ce que je ne comprends pas ; elle me donne unpouvoir que je n’ai pas. Elle me fait l’effet du bâillement ou durire. Je bâille quand je vois quelqu’un bâiller, je ris enentendant quelqu’un rire.

La musique me transporte dans l’état d’espritdans lequel se trouvait celui qui l’a écrite. Je mêle mon âme à lasienne et je le suis d’un sentiment à un autre. Pourquoi en est-ilainsi ? Je l’ignore. Mais lui, le compositeur Beethoven, parexemple, pour la Sonate à Kreutzer, savait bien d’oùvenait cet état qui l’avait poussé à certaines actions et qui, pourlui, avait un sens, une raison d’être, tandis que pour moi il n’ena pas. Voilà pourquoi la musique provoque une excitation sansrésultat. Une marche fait marcher, une danse fait danser, lamusique sacrée nous conduit à l’autel, tout cela a un résultat…Ici, l’excitation, excitation pure, sans but. C’est de là queviennent les dangers de la musique et ses conséquences parfoisépouvantables.

En Chine, la musique est un monopole dugouvernement, et c’est ainsi qu’il devrait en être partout. Est-cequ’il devrait être permis qu’une personne pût en hypnotiser tantd’autres et en obtenir ensuite tout ce qu’elle voudra ? Etsurtout que ce charmeur soit le premier venu, un être immoralquelconque ? Aujourd’hui c’est une puissance terrible entreles mains de chacun…

Cette Sonate à Kreutzer, par exemplele premier presto (et il en est beaucoup de semblables), devrait-onle jouer en société, quand on a autour de soi des damesdécolletées, l’applaudir, et passer ensuite à autre chose ? Ilne faudrait jouer ces morceaux-là qu’en des occasions importantes,quand on veut provoquer des actions répondant au caractère de cettemusique. Mais il est pernicieux au suprême chef de provoquer dessentiments qui ne peuvent et ne doivent se traduire en rien.

Sur moi, du moins, cette musique a agi, d’unefaçon singulière : il me semblait être en proie à dessentiments nouveaux, posséder une puissance que jem’ignorais. » Oui, c’est ainsi, et non comme j’ai vu et sentijusqu’à maintenant ; il en est bien ainsi », me disaitune voix inconnue dans mon âme.

Qu’était-ce le nouveau que j’appris, je nepouvais m’en rendre compte ; mais la conscience de cet étatnouveau m’emplissait de joie. Les mêmes personnes, et parmi ellesma femme et lui, m’apparaissaient sous un tout autre jour.

Après le presto, ils passèrent à l’andante quiest bien, mais de vieux style, avec des variations banales, et aufinale qui est faible. Puis, sur la demande des invités, ilsjouèrent encore une élégie d’Ernst et divers autres morceaux. Ilsétaient charmants, mais ne produisaient pas un centième del’émotion produite par le premier.

Je me sentis léger et joyeux dans lasoirée.

Quant à ma femme, je ne l’ai jamais vue telle.Ces yeux brillants, ce sérieux, cette expression de dignité pendantqu’elle jouait ; puis ce sourire doux, touchant et plein debonheur. Je vis tout cela, mais sans y attacher une grandeimportance, persuadé qu’elle avait senti, comme moi, germer en sonâme des sentiments jusque-là inconnus. La soirée se passa dans lesmeilleures dispositions et nos hôtes se retirèrent.

Sachant que je devais partir deux jours aprèspour l’assemblée du Zemstvo, Troukhatchevsky, prenant sespartitions au moment de s’en aller, m’exprima l’espoir de répéterle plaisir de cette soirée à son prochain passage à Moscou. J’enconclus qu’il comprenait l’impossibilité de venir chez moi pendantmon absence et j’en fus content.

Son départ de Moscou devant précéder monretour, il était évident que nous ne nous reverrions plus, et nousprîmes définitivement congé l’un de l’autre. Pour la première foisje lui serrai la main avec un réel plaisir et je le remerciai del’agrément qu’il m’avait procuré. Il prit également congé de mafemme, dont les manières me semblèrent simples et naturelles.

Tout était donc pour le mieux. Ma femme etmoi, nous étions tous deux ravis de notre soirée.

XXIV

 

– Deux jours plus tard, je quittai mafemme et je partis pour l’assemblée dans le meilleur étatd’esprit.

Au chef-lieu du district, j’avais toujoursnombre d’affaires à expédier. Deux jours de suite, j’eus desséances de dix heures. Le second jour, on m’apporta à lachancellerie du Zemstvo une lettre de ma femme. Je la lusaussitôt.

Elle me parlait des enfants, de l’oncle, de lanourrice, d’achats, et entre autres choses, le plus naturellementdu monde, d’une visite de Troukhatchevsky qui lui avait apporté lespartitions promises. Il lui avait proposé de jouer encore, maiselle avait refusé.

Je ne pouvais me rappeler qu’il eût promis despartitions ; il m’avait semblé, au contraire, qu’il avait prisdéfinitivement congé ; aussi fus-je surpris désagréablement.Mais j’étais si absorbé par mes affaires que je n’eus pas le tempsd’y songer.

Le soir, en rentrant à l’hôtel, je relus lalettre. Outre que Troukhatchevsky était revenu en mon absence, leton de la lettre semblait avoir quelque chose de forcé. La jalousiese mit à rugir en moi comme un fauve en son repaire, prête à bondirau dehors. Mais j’en eus peur et je la contins.

« Quel abominable sentiment que lajalousie ! Qu’y avait-il de plus naturel que ce qu’elleécrivait ? » pensais-je.

Je me couchai et me mis à songer aux affairesdu lendemain.

D’ordinaire j’avais le sommeil difficilependant ces assemblées du Zemstvo ; ce soir-là, je m’endormisimmédiatement. Mais, comme cela arrive parfois, une brusquecommotion me réveilla. Ma pensée se porta aussitôt vers elle, versmon amour sensuel pour elle, vers Troukhatchevsky ; je pensaiqu’ils s’entendaient. La rage et l’épouvante m’envahirent denouveau. Je tentai néanmoins de me calmer.

C’est fou, me disais-je, il n’y a pas lemoindre motif de jalousie ; il n’y a rien, rien, entre eux.Pourquoi nous avilir ainsi, moi surtout, en de tellessuppositions ? Quelque chose comme un « violoneux »payé, ayant la réputation d’un vaurien, et d’autre part, une femmehonnête, respectable, ma femme à moi. Mais c’estabsurde ! Et cependant je me répétais : Pourquoi cettechose serait-elle impossible ? Pourquoi ? N’est-ce pas làle même sentiment qui m’a poussé au mariage avec elle, la mêmeseule chose que je voulais d’elle, que d’autres désirent, que cemusicien aussi ?… Il est célibataire, robuste – j’avais vucomme il brisait avec ses dents les cartilages d’une côtelette etcomme il trempait avidement dans le vin ses lèvres rouges, – biennourri, et s’il a un principe, c’est évidemment celui de ne manqueraucune jouissance. – La musique, cet excitant raffiné de lavolupté, est un lien entre eux.

 

Qu’est-ce qui le retiendrait ? Rien. Toutl’attire au contraire. Et elle ? Elle est comme elle atoujours été, une énigme restée indéchiffrable pour moi. Je neconnais d’elle que sa nature animale, et un animal ne peut ni nedoit se retenir et être retenu par rien.

 

Je me rappelai alors l’expression de leurphysionomie quand, après la Sonate à Kreutzer, ils avaientjoué un morceau passionné de je ne sais plus qui, un morceausensuel jusqu’à la lubricité.

« Comment ai-je pu partir ? medisais-je en songeant à cette expression. N’était-il pas clair, quel’accord avait été conclu entre eux ce soir-là ?N’apparaissait-il pas nettement que plus rien ne les séparait etque ce qui s’était passé les avait mis tous deux, elle surtout,dans un certain embarras ?

Je la revoyais, avec son sourire doux etheureux, essuyant son visage coloré et baigné de sueur : Leursregards se fuyaient et ce ne fut qu’au souper, quand il lui versaun peu d’eau, qu’ils échangèrent, dans un regard, un sourireimperceptible. Je me les rappelais avec terreur, ce regard et cesourire à peine perceptibles : « C’en est fait », medisait une voix, tandis qu’une autre criait : » C’est uneidée fixe, cette chose est impossible. »

L’obscurité me pesait ; j’allumai unebougie. Une grande inquiétude m’envahit à la vue de cette petitechambre à tapisserie jaunâtre. J’allumai une cigarette, et, commeon fait toujours quand on est enlisé dans un bourbier decontradictions, je fumai une cigarette après l’autre pourm’étourdir et me cacher ces contradictions.

Je ne pus me rendormir de la nuit, et, verscinq heures, alors qu’il ne faisait pas jour encore, je résolus,pour ne point rester plus longtemps dans ce pénible état d’esprit,de partir sur-le-champ.

Je réveillai le portier et le priai d’aller mechercher une voiture. J’envoyai à l’assemblée du Zemstvo une lettredisant que j’étais rappelé à Moscou pour une affaire urgente, qu’onvoulût bien me faire remplacer par un autre membre. À huit heures,je montai en tarantass [6] et jepartis.

XXV

Le conducteur entra, et, s’apercevant que labougie de la lanterne était au bout de sa mèche, l’éteignit sans enmettre une nouvelle. Le jour commençait à poindre. Pozdnychev setut, soupirant péniblement durant la présence du conducteur, et nereprit son récit que lorsque le conducteur fut sorti. L’onn’entendit plus que la trépidation des vitres du wagon en marche etle ronflement rythmique du commis.

Dans la pénombre de l’aube, je ne distinguaisplus du tout les traits de Pozdnychev je n’entendais que sa voix deplus en plus émue et douloureuse.

– J’avais trente-cinq verstes à faire envoiture et huit heures de chemin de fer. Le voyage en voiture futcharmant. On était en automne.Il faisait froid, mais le soleil brillait ; lesroues traçaient une ornière sur la route bien unie. Le soleil étaitclair, la brise fraîche. Le tarantass était confortable,et dans ma contemplation des chevaux, des champs et des passantsj’oubliai complètement où j’allais.

À moitié route, je fus distrait par unincident. Une pièce du tarantass se brisa ; il fallutla remplacer. Cet incident eut pour suite le fait que je suisarrivé à Moscou, non à cinq heures du soir, comme j’avais compté,mais à minuit et je n’arrivai chez moi que vers une heure du matin.La recherche d’un abri, les réparations, le paiement, le thé àl’auberge, la causette avec le portier, tout cela fut pour moi unediversion agréable. Le soir, une fois tout terminé, je repris monvoyage plein de nouveaux attraits.

La lune était à son premier quartier, ilgelait un peu, les chemins étaient bons, les chevaux vifs, lepostillon bavard. J’allais ainsi, le cœur content, peu préoccupé dece que j’allais trouver. Peut-être aussi en avais-je l’intuition etma gaieté venait-elle de ce que j’allais dire adieu aux plaisirs dela vie. Mais ce calme, cette absence de préoccupations, cessèrentdès que je descendis de voiture.

À peine monté en wagon, ce fut tout autrechose. Ces huit heures de chemin de fer furent pour moi vraimentterribles : je ne les oublierai pas de ma vie. Cela venait-ilde la pensée qu’en montant en wagon je me figurais d’être déjàrentré chez moi, ou de la trépidation excitante du train ?Toujours est-il que, dès que je fus en wagon, il me devintimpossible de maîtriser mon imagination. Elle m’emporta à traversdes images plus cyniques les unes que les autres, toutes distinctesquoique de même nature, faisant défiler devant ma jalousie portéeau comble toutes les scènes qui se passaient là-bas en mon absence.Je brûlais d’indignation à la vue de ces images. La rage et je nesais quelle ivresse de ma propre humiliation m’étreignaientfortement, et toujours ces images que je ne pouvais chasser,toujours là, devant moi, me hantant. Plus je les voyais, plus jecroyais à leur réalité, oubliant qu’elles étaient sans consistanceaucune.

Je ne voulais pour preuve de leur existenceque la précision que j’y voyais. On eût dit que, malgré ma volonté,un démon inventait et me soufflait les fictions les pluseffrayantes.

Il me revint en mémoire une conversation,depuis longtemps oubliée, que j’avais eue un jour avec un frère deTroukhatchevsky. Je me torturai le cœur avec enivrement enrapportant cette conversation au cas du violoniste et de ma femme.Oui, elle datait de longtemps mais je m’en souvenais bien. Le frèrede Troukhatchevsky, auquel j’avais demandé s’il fréquentait lesmaisons publiques, me répondit qu’un homme qui se respecte ne vapas dans les endroits sales et vils où on risque d’attraper desmaladies, alors qu’il peut trouver une femme honnête.

Et son frère, le musicien, l’avait trouvée lafemme honnête : plus de la première jeunesse, il est vrai,avec une dent de moins sur le côté, devenue un peu épaisse, mais,bah ! on prend ce qu’on trouve ! Il lui fait une faveuren la prenant pour maîtresse ; et, du reste, elle ne menacepas sa chère santé…

Non, c’est impossible ! reprenais-je aveceffroi, rien de tel ne s’est passé. Je n’ai aucun motif pour lesupposer. Ne m’a-t-elle pas dit que la seule pensée que je pouvaisêtre jaloux était une honte pour elle ? Elle l’a dit, maiselle mentait, criait une voix intérieure ; et la lutterecommençait…

Il n’y avait que deux voyageurs dans le wagonoù je me trouvais : une vieille dame et son mari, tous deuxpeu causeurs. Ils descendirent bientôt, d’ailleurs, et melaissèrent seul. J’étais comme une bête fauve en cage. Tantôt je melevais brusquement, je m’approchais de la fenêtre, tantôt jemarchais d’un pas incertain, comme si j’avais espéré augmenter parmes efforts la vitesse du train. Ce wagon, avec ses banquettes etses vitres, tremblait sans cesse, tout comme celui-ci…

À ces mots, Pozdnychev se dressa, parcourutfiévreusement le wagon et, de nouveau, se rassit.

– Ah ! comme je redoute les wagonsde chemins de fer ! L’épouvante me saisit… Je voulais songer àautre chose, au maître de l’auberge où j’avais pris le thé, parexemple. À mes yeux apparaissait le portier, avec sa grande barbeet son petit-fils qui était de l’âge de mon petit Vassïa. Mon petitVassïa ! mon petit Vassïa ! Il verra le violonisteembrasser sa mère ! Que se passera-t-il dans sa pauvre petiteâme ? Mais que lui importe à elle ! Elle aime !…

Et de nouveau les images défilaient.

Non, non !… Je vais penser à ma visite àl’hôpital. Oui, hier, un malade s’est plaint du médecin, de celuiqui a des moustaches comme celles de Troukhatchevsky… Et aveceffronterie, il… tous deux me trompaient quand il disait qu’ilpartait !… Et cela recommençait… Je souffraishorriblement.

Mes tortures venaient surtout de monignorance, de mes doutes ; je ne savais s’il fallait la haïrou l’aimer.

Je souffrais, à ce point que, finalement, jene savais plus que faire. Une idée me vint qui me plut : mejeter sous les roues du train et en finir une bonne fois. Une seulechose arrêta l’exécution de mon plan, ce fut la pitié quej’éprouvai pour moi-même, pitié qui fit naître une haine acharnéecontre elle. Je n’avais envers lui qu’un sentiment étrange de monhumiliation et de sa victoire ; mais, elle, je lahaïssais.

« Non ; je ne la laisserai pas, parma disparition, libre d’elle-même. Il faut qu’elle souffre aussi,qu’elle se rende compte des souffrances que j’aiendurées… »

Je sortais à tous les arrêts pour me distrairede mes pensées.

À une gare, comme je vis qu’on buvait aubuffet ; j’allais absorber un verre de vodka. À côté de moi,un juif buvait. Il se mit à me parler, et, pour ne pas remonterseul dans mon wagon, je le suivis dans sa troisième classe, pleinede fumée, sale, le plancher jonché de pelures de graines detournesol.

Je pris place à ses côtés et il me raconta desanecdotes. J’écoutai, mais sans suivre son récit, absorbé quej’étais par mes pensées. Il s’en aperçut et voulut de nouveauattirer mon attention. Je me levai alors et remontai à monwagon.

Je voulais réfléchir et voir si vraimentj’avais raison de me tourmenter. Je m’assis, pour être plus calme,mais immédiatement mon raisonnement s’envola et les mêmes images sesuccédèrent devant mes yeux. Combien de fois je m’étais déjà mis àla torture dans mes accès antérieurs de jalousie, et toujours sansle moindre motif, pour rien ! Sans doute, il en est de mêmeaujourd’hui, sûrement, pensais-je ; je vais la trouverendormie, elle se réveillera et sera heureuse, et par ses paroles,par ses regards, je me convaincrai qu’il n’est rien arrivé, que mesinquiétudes étaient vaines. Oh ! que ce serait beau !– » Non, il en a été trop souvent ainsi, insinue une voix,aujourd’hui c’en est fait… » et mon supplice recommençait.

Quel martyre ! Ce n’est pas dans unhôpital de syphilitiques que je conduirais un jeune homme pour ledégoûter des femmes, mais dans une âme troublée comme la miennepour qu’il voie quels démons la déchirent. La chose horrible,c’était que je me reconnaissais sur son corps un droitindiscutable, comme si elle eût été ma propre chair, et cependant,je sentais que je ne tenais pas ce corps en mon pouvoir, qu’il nem’appartenait point, qu’elle en pouvait disposer à sa volonté etque sa volonté n’était pas conforme à mes désirs.

J’étais désarmé envers lui et plus encoreenvers elle.

Si elle n’a pas failli, mais si elle en a ledésir, et je sais qu’elle en a, c’est bien pire !… Mieuxvaudrait que la faute fût commise et que je sorte enfin de ce douteaffreux.

Je ne pouvais pas formuler ce que jesouhaitais ; j’aurais désiré qu’elle ne voulût point cequ’elle devait forcément vouloir. C’était pure folie.

XXVI

 

– À l’avant-dernière station, quand lecontrôleur prit les billets, je rassemblai mes bagages et passaisur la petite plate-forme du wagon : l’approche du dénouementaugmentait ma fièvre. J’avais froid, je frissonnais de tout moncorps, mes dents claquaient. Machinalement, je sortis de la gareavec la foule et pris une voiture pour me rendre chez moi.

Durant le trajet, j’observai les rarespassants, les portiers, je lus les enseignes, sans penser à rien.Quand j’eus fait une demi-verste j’éprouvai un froid aux pieds trèsvif. Je me souvins que j’avais retiré mes chaussettes de laine dansle wagon et que je les avais mises dans la valise. Était-ellelà ? Oui. Et la malle ? J’avais totalement oublié mesbagages. Je sortis mon bulletin, mais j’estimai qu’il ne valait pasla peine de rebrousser chemin.

Je ne sais plus vraiment à l’heure actuelle ceque je pensais ni voulais. Je sais seulement que je sentais sepréparer pour moi quelque chose de terrible, un événement d’uneimportance capitale, mais je ne me rappelle plus si j’étais lejouet de mon imagination et si je m’exagérais la gravité de ce quiallait arriver. Peut-être aussi ce tragique événement a-t-il jetésur les heures qui l’ont précédé un voile lugubre.

La voiture s’arrêta devant le perron quimenait à l’escalier de mon appartement. Il était entre minuit etune heure. Devant la porte, quelques fiacres stationnaient dont lescochers avaient été attirés par les fenêtres éclairées – lesfenêtres de notre salon et de notre salle à manger. – Sans essayerde comprendre pourquoi nos fenêtres étaient éclairées si tard,étreint toujours par la même angoisse, je montai l’escalier et jesonnai.

Yegor, un domestique brave et zélé, mais fortbête, vint ouvrir. La première chose qui frappa mes regards fut lemanteau, suspendu dans le vestibule avec d’autres vêtements. Celaaurait dû m’étonner ; mais non, je m’y attendais. C’était doncvrai !

– Qui est-ce qui est là, Yegor ?

– M. Troukhatchevsky.

– Et personne autre ?

– Personne, monsieur.

Il me fit cette réponse d’un ton joyeux, jem’en souviens, comme s’il eût voulu me faire plaisir et mepersuader qu’il n’y avait pas d’autre personne. C’est biencela ! pensai-je.

– Et les enfants ?

– Dieu merci ! Ils sont en parfaitesanté et dorment depuis longtemps.

J’avais peine à respirer, mes dentsclaquaient.

Autrefois, il m’était arrivé de revenir chezmoi, croyant à un malheur, et de retrouver tout dans son trainnormal. Il n’en était pas cette fois de même : toutes lesimages que j’avais crues trompeuses et qui avaient hanté monimagination, étaient bien réelles.

J’étais sur le point de sangloter, mais mondémon me souffla à l’oreille : « C’est cela, laisse-toialler aux pleurs, à la sensibilité, et pendant ce temps, ils sesépareront paisiblement, tu resteras sans preuves et te voilàcondamné au doute, à la souffrance éternelle. » Immédiatement,ma pitié pour moi-même disparut et un sentiment de joie de voir lafin de mes tortures, de pouvoir la châtier, me débarrasser d’elle,de donner libre cours à ma colère ; et ma colère s’exaspéra.Je fus pris du besoin irrésistible de commettre un acte de fauve,méchant et rusé.

– Non, c’est inutile, dis-je à Yegor quivoulait m’annoncer. Prends plutôt ce bulletin et va à la gareretirer mes bagages. Dépêche-toi.

Il alla dans le corridor chercher son paletot.De peur qu’il ne leur donnât l’éveil, je l’accompagnai dans sachambre et j’attendis qu’il fût habillé.

À côté, dans la salle à manger, on entendaitle bruit des voix qui se mêlait au cliquetis des fourchettes et descouteaux. Ils soupaient et n’avaient pas entendu mon coup desonnette. Pourvu qu’ils ne sortent pas maintenant, pensai-je.

Yegor mit son pardessus et sortit. Je fermaila porte derrière lui.

Dès que je fus seul, une anxiété profondem’envahit à l’idée qu’il me fallait agir à l’instant même.

Agir ! Mais comment ? Je ne savaispas encore.

Je savais seulement que tout était fini, qu’iln’était plus possible de douter de son crime, et que toutes mesrelations avec elle allaient cesser. Jusqu’alors j’avais douté, jem’étais dit que cela n’était pas vrai, que je me trompais. Cettefois, plus de doute. Le sort en est jeté… « Comment ! ensecret, seule avec lui, la nuit ! Un complet oubli de tout…Pis encore ! C’est une audace, une impudence voulues pour quecet excès démontre son innocence… C’est clair, le doute estimpossible. »

J’avais une crainte, c’était de les voir seséparer et trouver une autre duperie qui m’eût privé de la preuvepalpable et m’eût enlevé le douloureux plaisir de les condamner etde les punir.

Je marchais, pour les surprendre, sur lapointe des pieds, non par le salon mais par le corridor et leschambres des enfants. Dans la première, dormaient les garçons, dansla seconde la nourrice qui fit un mouvement et parut vouloir seréveiller ; je me demandai quelle serait sa pensée quand ellesaurait tout et je fus pris d’une telle pitié pour moi-même que deslarmes jaillirent de mes yeux. Pour ne point éveiller les enfants,je repassai dans le corridor sur la pointe des pieds et j’allaim’affaisser sur le sofa de mon cabinet.

Moi, élevé en honnête homme par mes parents,moi, qui avais rêvé toute ma vie de bonheur conjugal et defidélité… moi avoir une telle destinée ! Cinq enfants !et elle embrasse ce musicien parce qu’il a les lèvresroses !

« Non, ce n’est pas une femme, c’est unechienne, une ignoble chienne ! Et c’est là près de la chambredes enfants qu’elle a toujours fait semblant d’aimer !… Etcette lettre qu’elle m’a écrite !… Et, que sais-je !Peut-être en a-t-il été toujours ainsi ! Peut-être que cesenfants que je crois miens sont les enfants d’un domestique !Si j’étais revenu demain, elle se serait portée à ma rencontre,dans un costume et une coiffure pleins de coquetterie, avec sesmouvements indolents et gracieux. »

Et je voyais nettement sa figure si charmanteet si méprisable. Et la jalousie, ce cancer dévorant, déchiquetaitmon cœur.

« Que penseront la nourrice etYegor ? et cette pauvre petite Lisa ? Elle comprend déjà.Et cette impudence, ces mensonges, cette sensualité bestiale que jeconnais si bien ! »

Je voulus me lever, je ne pus. Les battementsde mon cœur étaient si violents que je ne pouvais tenir sur mesjambes. Oui, je mourrai d’une congestion et c’est elle qui m’auratué ; c’est ce qu’elle veut. Mais je ne me laisserai pointtuer ainsi ; elle en serait trop aise et je ne lui accorderaipas ce plaisir. Me voilà ici, moi, et eux, là-bas, ils rient… Oui,il ne l’a point dédaignée, malgré son âge mûr, il la trouve encorebien, et certes, ellen’aura aucune influente pernicieuse sur sa chère santé… Oh !pourquoi ne pas l’avoir étranglée, le jour de la semaine dernièreoù je la jetai à la porte de mon cabinet ?

Je me souvins des sentiments qui m’avaientagité alors ; bien plus, je retombai dans cette même fureur.J’éprouvai un besoin irrésistible d’agir ; tous mesraisonnements disparurent, à l’exception de ceux qui concouraient àmon action. J’étais comme un fauve aux abois, comme un homme exposéà un grave danger, qui va droit devant lui, agissant sanshésitation et sans trouble, sans quitter des yeux le but àatteindre.

XXVII

J’ôtai d’abord mes bottes et j’allai, enchaussettes, vers la panoplie qui surmontait le canapé. Je pris unpoignard de Damas, à lame aiguisée, vierge de sang. Je le tirai deson fourreau, et celui-ci – je m’en souviens comme si ça dataitd’hier – tomba derrière le canapé. Je me dis que je le ramasseraisplus tard Puis je quittai mon pardessus, que j’avais encore, et jesortis doucement en chaussettes. Arrivé jusqu’à la porte, jel’ouvris brusquement.

Je me rappelle l’expression de leurphysionomie ; et je me la rappelle, car elle fut pour moi unejoie cuisante. Une expression de terreur, naturellement, comme jele désirais. Jamais je n’oublierai cet effroi désespéré qui sepeignit sur leurs traits à ma soudaine apparition.

Lui, était assis à table, je crois, et quandil me vit ou m’entendit entrer, il ne fit qu’un bond jusqu’aubuffet. La peur était le seul sentiment que trahît sa physionomie.Sur le visage de ma femme, outre de la peur, se lisaient d’autresimpressions dont l’absence eût peut-être écarté l’événement fatal,car ces impressions me parurent être le mécontentement et la colèred’être dérangée dans son bonheur et dans son ivresse amoureuse. Oneût dit qu’elle ne désirait qu’une chose : ne pas êtretroublée au moment où elle allait goûter le bonheur. Cesexpressions ne furent que fugitives. Sur le visage du violoniste,la terreur fit place à l’interrogation.

Si on pouvait encore mentir, il fallait lefaire tout de suite, ou bien s’y prendre autrement ; maiscomment ? Il l’interrogea du regard. Elle le regarda aussi, etimmédiatement son expression de colère et de dépit se transforma enune inquiétude pour lui.

Je restai un instant contre la porte, debout,le poignard caché derrière le dos. Tout à coup, il sourit et d’unton d’indifférence, vraiment ridicule en cet instant, ildit :

– Nous venons de faire un peu demusique.

– Quelle surprise ! ajouta-t-ellesur le même ton.

Ils n’osèrent continuer. Je fus saisi de lamême fureur qui m’avait dominé huit jours plus tôt ;j’éprouvai de nouveau le besoin de destruction, de laisser librecours à ma violence, je sentis les délices de cette fureur et jem’y laissai aller complètement.

Tous deux s’arrêtèrent court, car ce dont ilsavaient peur allait commencer et ruiner tout ce qu’ils pouvaientdire. Je me précipitai sur elle cachant toujours mon poignard, pourqu’il ne m’empêchât pas de la frapper à l’endroit choisi sous lesein. Il remarqua mon mouvement et, ce à quoi je ne m’attendais pasde sa part, il se jeta vers moi, me saisit par le bras ets’écria :

– Revenez à vous, de grâce !… Ausecours !

Je m’arrachai de ses mains, et je fondis surlui. Je devais paraître terrible, car il devint pâle comme lamort ; ses yeux eurent un reflet singulier, et, ce à quoi jene me serais non plus jamais attendu, il gagna lestement la porteen filant par-dessous le piano. Je voulus le poursuivre, mais unpoids s’abattit sur mon bras gauche. C’était elle. Je fis un effortpour me dégager : elle se suspendit plus lourdement et ne melâcha pas.

Cet obstacle inattendu, ce poids, ce contactabhorré augmentèrent ma rage. Je sentis que je devenais fou, que jedevais paraître effroyableet cela m’exalta davantage. Je pris mon élan, et, avecle coude de mon bras gauche, je lui donnai un coup violent enpleine figure. Elle poussa un cri et me lâcha.

Je voulais, j’allais le poursuivre, lui, maisj’étais en chaussettes et il eût été grotesque de poursuivre enchaussettes l’amant de ma femme. Je voulais être terrible, mais nonridicule. Malgré ma fureur extrême, je me préoccupais constammentde l’impression que je produisais sur les autres, et, de même,cette impression influait, dans une certaine mesure, sur maconduite.

Je me retournai vers elle. Elle était tombéesur le sopha et, la main sur la partie contusionnée de son visage,elle me regarda. Son regard exprima la peur et la haine, le regardd’un rat à la personne qui va soulever le piège dans lequel il estpris. Du moins ne pus-je voir chez elle que cette peur et cettehaine qui avaient provoqué son amour pour un autre. Peut-être rienne se fût-il passé si elle s’était tue. Mais, subitement, elleparla, cherchant à s’emparer de la main dans laquelle je tenais lepoignard :

– Mais, reprends tes sens ! Quefais-tu ? Qu’as-tu ? Il n’y a rien eu, rien, je te lejure !

J’aurais encore hésité, mais ces paroles où jesentais le mensonge et qui me prouvaient le contraire de ce qu’elledisait, ces paroles méritaient une réponse. Cette réponse devaitêtre sur le ton de ma fureur, toujours croissante. La fureur aussia ses lois.

– Ne mens pas, misérable ! ne menspas ! m’écriai-je en la saisissant par la main.

Elle se dégagea. Alors, sans quitter monpoignard, je la saisis à la gorge et la terrassai pour l’étrangler.Ses deux mains se cramponnèrent aux miennes pour dégager sa gorge,râlant.

C’est alors, comme escomptant ce geste, que jelui plongeai mon poignard dans le côté gauche, au-dessous descôtes :

Ceux qui prétendent qu’on ne peut se souvenirde ce qu’on a fait dans un accès de fureur, avancent une stupiditéet un mensonge. Je n’ai pas perdu un seul instant la conscience dece que je faisais. Plus j’attisais ma rage, plus je voyaisnettement ce que je faisais : je ne me suis pas oublié uneseconde. Je ne dis pas que j’aie prévu ce que j’allais faire, maisà la seconde même où je l’exécutais, j’en ai eu conscience,peut-être même un peu avant ; je savais ce que je faisais,prévoyant la possibilité du repentir et comme pour me dire par lasuite que je pouvais m’arrêter à volonté ; je savais que jeportais le coup au-dessous des côtes et que le poignardpénétrerait.

Sur l’instant même, je savais que jecommettais un acte horrible, tel que je n’en avais jamais commis etgros d’épouvantables conséquences. Mais cette conscience fut rapidecomme l’éclair et l’acte suivit immédiatement. Je me rendis comptede cette action avec une clarté extraordinaire. Je revois toute lascène : la résistance du corset, d’un autre objet encore, puisle poignard s’enfonçant dans la chair molle.

Elle avait voulu saisir le poignard dans sesmains, s’était blessée, mais n’avait pu l’arrêter.

Plus tard, en prison, quand une révolutionmorale se fut faite en moi, je revis cette minute et je me demandaiquelle aurait dû, quelle aurait pu être ma conduite. J’ai encore enmémoire l’instant qui précéda cette action terrible, la notionexacte que j’avais, que j’allais tuer une femme, une femme sansdéfense, ma femme !

Le souvenir de ce sentiment m’obsède encore etje crois me rappeler que je retirai tout de suite le poignard commepour réparer ce que je venais de faire.

Durant une seconde, je demeurai immobile, dansl’attente de ce qui va se passer, de la possibilité de réparer monacte.

Elle se dressa et s’écria :

– Nourrice ! Il m’aassassinée !

La nourrice, qui avait entendu le bruit, étaitentrée. J’étais debout, espérant, ne voulant pas croire à ce quiétait arrivé. À ce moment, un flot de sang jaillit sous son corset,je compris que l’événement était irréparable, et je décidaiaussitôt qu’il valait mieux ainsi que j’aie commis l’acte quis’imposait.

Je restai immobile jusqu’à ce qu’elle tombât.La nourrice courut vers elle en s’écriant :

– Grand Dieu !

Alors seulement je jetai le poignard et jequittai la chambre.

« Pas de trouble, m’étais-je dit,conservons la notion de ce que nous faisons » Sans laregarder, sans regarder la nourrice, je sortis. Celle-ci poussa descris, appelant la femme de chambre. Je traversai le corridor,j’envoyai la femme de chambre près de sa maîtresse et je rentraidans mon cabinet.

Que faire ? me demandai-je alors, et jele vis immédiatement. J’allai directement à la panoplie, je pris unrevolver, je l’examinai, il était chargé ; je le posai sur latable. Puis je ramassai le fourreau du poignard et je m’assis surle canapé.

Je restai longtemps ainsi, sans pensée aucune.J’entendis un bruit de pas, d’objets remués, et, audehors, l’arrivée d’une voiture, puis d’une seconde voiture. PuisYegor apporta ma malle ; comme si j’en avais besoin !

– As-tu appris ce qui est arrivé ?lui demandai-je. – Dis au concierge d’aller prévenir la police.

Il ne répondit rien et sortit. Je me levai, jefermai la porte, je pris les allumettes et les cigarettes et je memis à fumer. Je n’avais pas fini la première cigarette que lesommeil me gagna. Je dormis bien deux heures. Je rêvai, je m’ensouviens, que j’étais en bonne harmonie avec elle, qu’après unequerelle nous allions faire la paix lorsqu’un obstacle venait nousen empêcher ; mais nous étions amis.

Un coup frappé à la porte me réveilla.

« C’est la police », pensai-je ensecouant ma torpeur, car j’ai assassiné, je crois. Peut-être aussiest-ce elle, et n’est-il rien arrivé.

On frappa de nouveau, je ne répondis pas. Jeme demandais toujours si c’était réellement arrivé ou non.

Oui, c’était bien vrai ; la résistance ducorset, puis… Oui, c’était vrai. C’était à mon tour de me tuer,pensai-je.

Je le pensai et je savais bien que je ne leferais pas. Pourtant, je me levai et pris le revolver. Choseétrange ! J’avais souvent été bien près du suicide, cette nuitmême, en chemin de fer, parce que je croyais que ce serait un rudecoup pour elle. Et maintenant, je n’étais pas capable de me tuer,j’en repoussais même l’idée.

« Pourquoi donc leferais-je ? » me demandai-je, et je ne trouvai pas deréponse.

On frappa de nouveau.

« Voyons qui frappe d’abord, me dis-je,j’ai le temps. » Je remis le revolver sur la table, je lecachai sous un journal, j’allai à la porte et je tirai le verrou.C’était la sœur de ma femme, une veuve bonne et simple.

– Vassïa ! Qu’est-ce ?dit-elle, et ses larmes toujours faciles, coulèrentabondamment.

– Qu’est-ce que vous voulez ?demandai-je rudement.

Je sentais bien que je n’avais aucune raisond’être grossier, mais je ne pus prendre un autre ton.

– Vassïa, elle se meurt ! IvanZakhariévitch l’a dit.

Ivan Zakhariévitch était son médecin et sonconseiller.

– Il est donc ici ? m’informai-je,et toute ma haine contre elle se réveilla. Hé bien, quoi ?

– Vassïa, va la trouver ! Oh !quelle chose horrible !

« Aller la trouver ? » medemandai-je.

Et je pensai tout de suite qu’il fallait yaller, qu’il devait en être ainsi toutes les fois qu’un mari, commemoi, tuait sa femme. Puis je me dis en songeant à mon intention deme suicider.

« S’il le faut, j’aurai toujours letemps ». Et je suivis ma belle-sœur, en me disant :« Les effusions, les grimaces vont commencer, mais je ne melaisserai pas affecter. »

– Attends donc, dis-je à ma belle-sœur.Laisse-moi au moins mettre mes pantoufles ; j’ai l’air tropbête en chaussettes.

XXVIII

Chose étrange ! En quittant mon cabinet,en traversant ces pièces que je connaissais si bien, j’eus denouveau l’espoir que j’avais fait un mauvais rêve. Mais l’odeur detoutes ces drogues : iodoforme, acide phénique, me ramena à laréalité.

Non, ce n’était pas un cauchemar.

En traversant le corridor, près de la chambredes enfants, j’aperçus Lisa. Elle me regarda avec de grands yeuxépouvantés. Il me sembla voir les cinq enfants m’adresser ce mêmeregard.

J’arrivai à la porte, la femme de chambreouvrit et sortit.

La première chose que j’aperçus fut sa robegris clair, sur une chaise, toute tachée de sang. Elle était surnotre lit, les genoux pliés, presque droite, soutenue par descoussins, la camisole ouverte. La blessure était pansée, l’odeur del’iodoforme emplissait la chambre. Ce qui me frappa le plus, c’estle bleu qu’elle avait sur une partie du nez et sur l’œil. C’étaitla trace du coup que je lui portai, lorsque je cherchais à medégager de son étreinte.

Sa beauté avait disparu et je remarquai enelle quelque chose de repoussant. Je m’arrêtai sur le seuil.

– Viens, approche donc, me dit mabelle-sœur.

J’approchai.

« Elle veut se repentir, sans doute.Faut-il pardonner ? Oui, car elle se meurt », pensai-je,voulant être généreux.

J’allai auprès d’elle.

Elle leva péniblement sur moi ses yeux dont unétait tuméfié, et me dit avec difficulté :

– Tu as atteint ton but, tu m’astuée…

À travers la douleur physique qui se peignaitsur ses traits, perçait cette vieille haine bestiale que jeconnaissais tant.

– Les enfants… tu ne les auras pas… quandmême… ma sœur… les gardera…

Pas un mot sur le point capital, sa faute, satrahison, son crime ; on eût dit qu’elle n’y attachait pasd’importance.

– Oui, réjouis-toi, contemple tonœuvre…

Elle porta son regard vers la porte où setenaient ma belle-sœur et les enfants.

À mon tour je regardai les enfants, puis sonvisage battu et tuméfié, et, pour la première fois, oubliant mesdroits et mon orgueil, je vis en elle une créature humaine.

Tout ce qui m’avait offensé me parut si peu dechose et, au contraire, mon acte me sembla si terrible, que j’avaisenvie de tomber à ses pieds, de lui prendre la main et luidire :

– Pardonne-moi !

Je n’osai pas.

Elle se taisait, les yeux clos, n’ayant plusla force de parler. Puis son visage défiguré se contracta et elleme repoussa faiblement.

– Pourquoi tout cela est-ilarrivé ?

– Pardonne-moi fis-je.

– Pardonner ? Quelle sottise !Que je vive seulement ! s’écria-t-elle en se soulevant, et sesyeux brillèrent fiévreusement. Mais tu as atteint ton but, et je tehais !

Puis le délire commença :

– Tire seulement, je n’ai paspeur !… Tue-nous tous, tue-le aussi… Il est parti… Il estparti… Va, tue, je n’ai pas peur !…

Son délire continua ; elle ne reconnutplus personne.

Elle mourut le jour même, vers midi.

J’avais été arrêté avant, à huit heures dumatin, et conduit en prison. Là, j’ai attendu onze mois lejugement. J’ai beaucoup réfléchi et j’ai appris à me connaître.

Trois jours après mon arrestation, on meconduisit chez moi…

Il voulait continuer : des sanglotsétouffèrent sa voix.

Ayant repris son sang-froid, ilcontinua :

– Je commençai à reconnaître mon erreuren la voyant dans le cercueil.

Il poussa un sanglot, mais poursuivithâtivement :

– Ce ne fut qu’en voyant son visage demorte que je compris bien la portée de mon acte. Je compris quec’était moi qui l’avais tuée, que c’était moi qui avais fait d’ellevivante, agissante, chaude, une chose gisante, froide, immobile etque rien ne saurait réparer mon acte.

Celui qui n’a pas subi de telles épreuves, nepeut pas les comprendre… Oh ! oh, oh ! fit-il à plusieursreprises, et il se tut.

Nous restâmes longtemps silencieux. Pozdnychevfrissonnait et sanglotait. Son visage s’amincit, s’allongea et sabouche s’élargit.

– Oui, s’écria-t-il, si j’avais su alorsce que je sais aujourd’hui, il ne serait rien arrivé. Je nel’aurais pas épousée, pour rien au monde ! Je ne me serais pasmarié du tout ! jamais !

De nouveau, un silence prolongé.

– Allons, pardonner… fit-il enfin.

Il se détourna et s’allongea sur la banquetteen se couvrant de son plaid.

À la station où je devais descendre – il étaithuit heures du matin – je m’approchai de lui pour prendre congé.Dormait-il ou faisait-il semblant de dormir ? Mais il nebougea pas. Je lui touchai le bras. Il se découvrit, et j’aperçusqu’il n’avait pas dormi.

– Adieu, dis-je en lui tendant lamain.

Il avança la sienne et me sourit, mais d’unsourire si navré que j’eus envie de pleurer.

– Oui, pardonner, répéta-t-il, le mot parlequel il avait clos son récit.

POURQUOI ?

I

Au printemps de l’année 1830, Yan Yatchevskireçut dans sa propriété de Rojanka la visite de Joseph Migourski,le fils de son ami défunt.

Yatchevski était un vieillard de soixante-cinqans, large de front, large d’épaules, large de poitrine, portantune longue moustache blanche sur un visage couleur de brique.

C’était un patriote du temps du second partagede la Pologne. Tout jeune, il avait servi avec Migourski père, sousle drapeau de Kosciuszko, et il haïssait de toute son âme depatriote « l’apocalyptique » – suivant son expression –et dévergondée Catherine II, ainsi que son amant Poniatowski,« le misérable traître ». Il était aussi certain de larestauration de la République polonaise, qu’il était certain, lanuit, de voir le soleil luire le lendemain.

En 1812, il commandait un régiment dansl’armée de ce Napoléon qu’il adorait. Il pleura la chute du grandempereur, mais il ne désespérait pas de voir sa Polognereconstituée, ne fût-ce qu’en partie.

L’ouverture de la diète de Varsovie parAlexandre 1er raviva son espoir ; mais laSainte-Alliance, la réaction qui s’étendit sur toute l’Europe,retardèrent la réalisation de ses désirs les plus sacrés.

Vers 1825, Yatchevski s’installadéfinitivement dans sa propriété de Rojanka et y vécut, occupé àgérer ses biens, à chasser, à lire journaux et lettres qui luipermettaient de suivre avec une attention soutenue les événementspolitiques de son pays.

Il avait épousé, en secondes noces, une belleet pauvre jeune fille ; ce mariage ne fut pas heureux. Iln’aimait ni n’estimait sa seconde femme, la traitait cavalièrement,comme s’il avait voulu se venger sur elle de la faute qu’il avaitcommise. Il n’avait pas d’enfant d’elle, alors qu’il avait deuxfilles de sa première femme. L’aînée Wanda, majestueuse beauté quine s’ignorait pas, s’ennuyait fort à la campagne ; la cadette,Albine, favorite du père, était une fillette vive, maigriotte, à lablonde chevelure bouclée et aux grands yeux gris et brillants, trèsécartés l’un de l’autre, comme ceux de son père.

Albine avait quinze ans lors de l’arrivée deJoseph Migoursky. Ce dernier, au temps où il étudiait à Vilna,avait déjà été en relation avec Yatchevski qui, à cette époque, yséjournait pendant l’hiver. Il faisait alors la cour à Wanda ;mais c’était pour la première fois qu’il venait en homme fait etlibre de sa destinée.

L’arrivée de Joseph Migoursky fit plaisir àtous les habitants de Rojanka : au père, parce que José luirappelait son ami quand ils étaient jeunes tous deux et que lejeune homme contait avec chaleur et enthousiasme l’effervescencerévolutionnaire qui agitait non seulement la Pologne, mais encorel’étranger d’où il arrivait ; àMme Yatchevski, parce que son mari était plusréservé devant les étrangers et ne la brusquait pas à tout proposainsi qu’il en avait l’habitude ; àMlle Wanda, parce qu’elle était certaine queMigourski venait pour elle, dans l’intention de demander samain ; elle était, d’ailleurs, prête à la lui accorder, maisavec l’intention, ainsi qu’elle le disait, de lui tenir la dragéehaute ; enfin, Albine était heureuse parce que tout le mondeétait content.

Il n’y avait pas que Wanda qui étaitconvaincue que Migourski venait pour demander sa main ; dansla maison tout le monde le pensait, depuis le père jusqu’à lavieille bonne Ludovique, bien que personne n’en soufflât mot.

C’était exact en effet. Migourski était venudans cette intention. Mais après une semaine de séjour, il partit,troublé et confus, sans s’être ouvert.

Chacun fut surpris de ce départ précipité etpersonne n’en put démêler le motif. Seule, Albine l’avaitdeviné.

Durant tout le séjour du jeune homme àRojanka, elle avait remarqué qu’il n’était gai et animé qu’en saprésence. Il la traitait en enfant, plaisantait avec elle, lataquinait ; mais avec son intuition de femme, elle sentit quece n’était pas la conduite d’un adulte envers une fillette :c’était celle de l’homme envers la femme. Elle s’en était aperçueau regard tendre qu’il posait sur elle au moment où elle entrait ousortait. Elle ne se rendait pas bien compte du sens de cetteattitude, mais cela l’amusait et, malgré elle, elle cherchait à luiplaire. Or tout ce qu’elle faisait lui plaisait et il étaittoujours animé en sa présence. Il aimait à la voir courir avec sonbeau lévrier qui sautait sur elle et léchait son visagerayonnant ; il aimait à entendre son rire sonore qui éclataitau plus futile prétexte ; il aimait à la regarder lorsqu’ellese contenait pour ne pas rire, en écoutant l’ennuyeux sermon ducuré ; il aimait à suivre l’expression de son visage quandelle mimait avec une frappante ressemblance soit sa vieille bonne,soit le voisin aviné, soit Migourski lui-même en passantinstantanément d’une imitation à une autre. Mais ce qu’il admiraitpar-dessus tout en elle, c’était sa joie de vivre. On eût ditqu’elle venait seulement d’apprendre tout le charme de la vie etqu’elle se hâtait d’en jouir ; et, s’apercevant que cetteexubérance l’enthousiasmait, elle s’animait elle-même davantage etson bonheur de vivre devenait plus éclatant.

Voici pourquoi seule Albine savait le motifpour lequel Migourski, bien que venu dans cette intention, n’avaitpas fait sa déclaration à Wanda. Quoiqu’elle n’eût osé le dire àpersonne, ni même se l’avouer, elle sentait au fond de son cœurqu’il s’était efforcé d’aimer sa sœur, mais s’était épris d’elle.Elle s’en étonnait fort, se trouvant bien inférieure à la belle,instruite et intelligente Wanda ; mais elle ne pouvait pas nepas savoir qu’il en était ainsi et ne pas en être heureuse, carelle-même s’était éprise de Migourski avec toutes les fibres de sonjeune cœur. Elle aimait comme on aime la première et unique foisdans la vie.

II

Vers la fin de l’été, les journaux annoncèrentque la Révolution venait d’éclater à Paris. Aussitôt après, parvintla nouvelle de l’effervescence qui régnait à Varsovie. Yatchevskiattendait avec inquiétude et espoir, à l’arrivée de chaquecourrier, l’annonce de l’assassinat de Constantin et ducommencement de la Révolution polonaise. Enfin, en novembre, onapprit à Rojanka, coup sur coup, l’attaque du palais du vice-roi,la fuite du grand-duc Constantin, la déclaration par la Diète de ladéchéance du trône de Pologne de la dynastie des Romanov, ladictature Khlopicki et la nouvelle libération du peuplepolonais.

L’insurrection ne s’était pas encore étenduejusqu’à Rojanka, mais tous ses habitants en suivaient attentivementles progrès et s’y préparaient.

Le vieux Yatchevski entretenait unecorrespondance suivie avec l’un des chefs de la révolte qui étaitde ses vieux amis, recevait des juifs mystérieux, commissionnairesen révolution, et n’attendait que l’instant propice pour se joindreaux insurgés.

Mme Yatchevska prenait souciplus que jamais d’entourer son mari de tout le confort possible et,comme toujours, ne faisait, par cela même, que l’irriter davantage.Wanda avait expédié ses diamants à une amie de Varsovie pour queleur produit en fût remis au Comité révolutionnaire. Albine nes’intéressait qu’aux faits et gestes de Migourski. Elle savait parson père que le jeune homme s’était enrôlé dans la colonne deDwernicki, et concentrait toute son attention sur elle. Migourskiavait écrit à deux reprises : la première fois, il avait faitpart de son entrée dans l’armée, puis, vers le milieu de février,il décrivit en termes enthousiastes la victoire des Polonais sousStohek, où ils avaient pris aux Russes six canons et fait denombreux prisonniers. « Victoire des Polonais, défaite desMoscovites ! Vivat ! » s’écriait-il enterminant.

Albine était enchantée. Elle examinait lacarte, calculait où et quand les Moscovites devaient êtredéfinitivement vaincus et elle tremblait et pâlissait chaque foisque son père dépouillait lentement son courrier.

Un jour, sa belle-mère, entrant dans sachambre, la surprit devant une glace en pantalon et en dolman. Lafillette se préparait évidemment à s’enfuir de la maison sous cetuniforme pour se joindre à l’armée polonaise.Mme Yatchevski conta la chose au père. Celui-ci fitvenir la jeune fille et, dissimulant la joie qu’il avait éprouvéeen apprenant le dévouement de sa fille à la grande cause de laPologne, la gronda sévèrement ; il lui dit qu’elle devaitchasser de son cerveau une idée aussi stupide : « Lafemme a autre chose à faire : aimer et encourager ceux qui sesacrifient pour la patrie », ajouta-t-il. Enfin, il lui fitressortir combien elle lui était nécessaire : elle était sajoie et sa consolation et bientôt le temps allait venir où elleserait nécessaire à son mari ; et, voulant toucher plusintimement son cœur, sachant que cela porterait, il lui fitcomprendre qu’il était seul et malheureux. Elle colla son visagecontre le sien et, tout en voulant retenir ses larmes qui,pourtant, mouillèrent la robe de chambre du père, elle lui promitde ne rien faire sans son avis.

III

Il fallait être dans la situation des Polonaispour comprendre ce qu’ils devaient éprouver après le partage deleur patrie, la soumission d’un de ses lambeaux aux Allemandsabhorrés, d’un autre aux Moscovites plus détestés encore, et sefaire une idée de l’enthousiasme qui les envahit en 1830 et 1831lorsque, après les malheureuses tentatives précédentes, ils sereprirent à espérer leur affranchissement. Cet espoir ne dura pas.Les forces en présence étaient trop disproportionnées. Aussi, larévolte fut-elle de nouveau écrasée. Des milliers de Russes,bêtement soumis, furent jetés en Pologne et, sans savoir pourquoi,inondèrent la terre de leur sang et celui de leurs frèrespolonais ; ceux-ci furent écrasés par les Russes, tantôt sousle commandement de Dibitch, tantôt sous celui deNicolas Ier. Ils furent replacés sous le jougd’hommes de rien, qui n’avaient en vue ni la liberté nil’oppression des Polonais, mais seulement leur propre cupidité etleur mesquine vanité.

Varsovie fut prise et les colonnes polonaises,qui étaient disséminées un peu partout, défaites séparément ;des centaines, des milliers d’hommes furent fusillés, bâtonnés àmort ou déportés. Parmi ces derniers se trouvait le jeuneMigourski. Ses terres furent confisquées et lui-même incorporécomme soldat dans un régiment de ligne à Ouralsk.

Les Yatchevski passèrent l’hiver de 1832 àVilna, car le vieux patriote souffrait d’une maladie de cœur dueaux événements de 1831. C’est là qu’ils reçurent la lettre queMigourski leur adressait de sa forteresse. Il écrivait que, sipénible que fût pour lui tout ce qu’il avait éprouvé et ce quil’attendait encore, ilétait heureux d’avoir souffert pour sa patrie, il ne désespéraitd’ailleurs pas de la sainte cause à laquelle il avait sacrifié unepartie de sa vie, prêt à donner ce qui lui restait ; il disaitenfin, que, si demain il trouvait une nouvelle occasion d’agir, ilferait de même. Yatchevski, qui lisait la lettre tout haut,s’arrêta à cet endroit, empêché par les sanglots. Ce fut Wanda quidut continuer la lecture. Migourski écrivait encore que quelsque fussent ses plans et ses rêves au moment de sa dernièrevisite, qui resterait toujours parmi les plus radieux instants desa vie, il ne saurait en parler dans les circonstancesactuelles.

Wanda et Albine comprirent chacune à samanière le sens de ces mots et ne firent part à personne de leurintime pensée. Vers la fin de la lettre, Migourski saluait tout lemonde en adoptant le même ton badin qu’il prenait lorsqu’il parlaità Albine au moment de sa dernière visite ; il lui demandait sielle continuait à courir aussi vite, plus vite que son chien et àmimer tout le monde avec autant de perfection. Il souhaitait bonnesanté au vieillard, prospérité à la maîtresse de maison dans toutesles affaires de ménage, un digne mari à Wanda, et à Albine lacontinuation de la même joie de vivre.

IV

La santé de M. Yatchevski empirant deplus en plus, toute la famille partit pour l’étranger en 1833.Wanda rencontra à Baden-Baden un riche émigré polonais qu’elleépousa. Le vieil Yatchevski ne se remit pas de son mal et bientôtmourut dans les bras d’Albine. Jusqu’au dernier moment, il refusales soins de sa femme et ne put lui pardonner la faute qu’il avaitcommise en l’épousant.

Mme Yatchevski rentra avecAlbine dans leur propriété.

Le principal intérêt de la vie d’Albinecontinuait à être Migourski ; à ses yeux c’était un héros etun martyr, à qui elle avait décidé de consacrer sa vie. Elle avaitcommencé à correspondre avec lui avant son départ à l’étranger.Elle avait écrit, au début, de la part de son père et, par lasuite, personnellement.

Rentrée en Russie après la mort de son père,elle continua à correspondre avec le jeune homme. Enfin, quand elleeut dix-huit ans, elle déclara à sa belle-mère qu’elle avait prisla décision de partir pour Ouralsk afin de retrouver et d’épouserMigourski. Mme Yatchevski accusa devant elle lebanni de vouloir par égoïsme améliorer sa situation en épousant unejeune file riche et en l’obligeant à partager son infortune. Albineen fut indignée ; elle déclara à sa belle-mère qu’il n’y avaitqu’elle pour attribuer d’aussi vils projets à un homme qui avaittout sacrifié à son pays. Il avait, au contraire, à plusieursreprises, refusé l’aide qu’elle lui avait offerte ; aussi,était-elle décidée sans rémission à aller le retrouver et l’épouserau cas où il consentirait à lui faire ce bonheur. Elle étaitmajeure, avait sa fortune personnelle, sa part des trois cent milleducats qu’un oncle défunt avait laissés à sa sœur et à elle ;aussi, rien ne pouvait la retenir.

Au mois de novembre de la même année, Albineprit congé de tous ses proches, qui se séparèrent d’elle comme dequelqu’un qui court à la mort, dans un pays moscovite, barbare etlointain. Elle monta avec sa vieille et fidèle Ludovique dans lapetite voiture de son père, refaite à neuf pour ce long voyage, etpartit.

V

Migourski était autorisé à vivre en dehors dela caserne. L’empereur Nicolas exigeait que les Polonais dégradésnon seulement supportassent tout le poids de la rude vie de soldat,mais encore toutes les humiliations auxquelles, à cette époque,étaient en butte les simples troupiers. Heureusement, la majeurepartie de ses sous-ordres comprenaient la malheureuse situation dudégradé et, en dépit des dangers auxquels ils s’exposaient, ne seconformaient pas, lorsqu’ils le pouvaient, à la volonté suprême. Lecommandant du bataillon où était incorporé Migourski, soldatdemi-lettré, sorti du rang, se rendait parfaitement compte de lasituation faite à ce jeune homme instruit, riche, qui avait toutperdu ; aussi en avait-il pitié et était-il très tolérant àson égard. Migourski, de son côté, appréciait la bonhomie ducommandant aux favoris blancs coupant son visage de soldat bouffi,et, pour s’acquitter de ses bons procédés à son égard, donnait desleçons de mathématiques et de français à ses fils qui sepréparaient à l’École militaire.

La vie de Migourski à Ouralsk, qui durait déjàdepuis six mois, n’était pas seulement monotone et triste, maisfort pénible. En dehors du commandant de bataillon, envers lequelil observait une attitude réservée, il n’avait de relations qu’avecun Polonais déporté, peu instruit, désagréable et trop dégourdi,qui faisait le commerce de poissons. Ce qui lui pesait le plus,c’était son manque d’endurance devant les privations. Laconfiscation de ses biens lui avait enlevé toutes ses ressources etil ne pouvait joindre les deux bouts qu’en vendant les quelquesbijoux qui lui restaient.

L’unique, la grande joie de sa vie était sacorrespondance avec Albine, dont l’image poétique et charmante,restée vivace dans son cœur depuis sa dernière visite à Rojanka,devenait de plus en plus radieuse dans son exil. Dans une de seslettres, la jeune fille lui avait demandé, entre autres choses, ceque signifiaient ces paroles d’une de ses anciennes missives :Quels que fussent mes plans et mes rêves. Il lui avaitrépondu que rien maintenant ne l’empêchait plus d’avouer que sonrêve le plus cher était de faire d’elle sa femme. Elle lui réponditqu’elle l’aimait. Il lui écrivit alors qu’elle aurait mieux fait dene pas le lui dire, tellement il lui était pénible de penser cequ’aurait pu être sa vie, alors qu’elle était maintenant devenueimpossible. Elle répondit que non seulement c’était chose possible,mais chose certaine. Il refusa un sacrifice qu’il ne sauraitaccepter dans la situation où il se trouvait.

Peu après cette correspondance, il reçut unmandat de deux mille ducats. Par le timbre de la poste et parl’adresse, il comprit que c’était un envoi d’Albine ; il sesouvint que dans l’une de ses premières lettres, il lui décrivaitd’un ton badin combien il était heureux de pouvoir gagner par sesleçons l’argent qui lui était nécessaire pour s’acheter du thé, dutabac et même des livres. Replaçant le mandat dans une autreenveloppe, il le lui renvoya et, en quelques mots, la pria de nepas troubler leurs pures relations par un envoi d’argent ; ill’assurait, du reste, qu’il avait tout ce qu’il lui fallait etqu’il était des plus heureux de se savoir une amie comme elle.

Sur ce, leur correspondance cessa.

Un jour de novembre, Migourski était occupéchez le lieutenant-colonel, commandant le bataillon, à donner laleçon à ses deux enfants, quand le tintement d’une clochette deposte se fit entendre et un traîneau s’arrêta devant le perron dela maison. Les enfants se précipitèrent pour voir qui arrivait.Migourski, seul dans la chambre, regardait la porte en attendantles enfants ; ce fut Mme la colonelleelle-même qui entra.

– Il y a une dame qui vous demande,fit-elle. Elle doit être de votre pays, car elle a tout à fait latournure d’une Polonaise.

Si l’on avait demandé à Migourski :« Considérez-vous comme possible l’arrivée l’Albineici ? », il eût répondu que c’était une chimère, etpourtant, au fond de son âme, il l’attendait.

Le sang lui afflua au cœur et, haletant, ilcourut jusqu’à l’entrée. Il y avait là une grosse femme grêlée quidénouait un fichu de sa tête : derrière venait une autrefemme. Entendant des pas derrière elle, elle se retournavivement ; sous un capuchon, les yeux d’Albine, aux cilsengivrés, brillaient pleins de bonheur. Le jeune homme était commepétrifié, il ne savait que faire et que dire.

– José ! s’écria-t-elle, l’appelantdu nom que lui donnait son père et qu’elle lança involontairement,puis elle l’entoura de ses bras, appuya son visage froid etempourpré contre celui de Migourski et se mit à rire et àpleurer.

Ayant appris qui était Albine et pourquoi elleétait venue, la bonne colonelle l’accueillit chez elle et exprimal’intention de la garder jusqu’au jour de son mariage.

VI

Le brave colonel obtint l’autorisation del’autorité supérieure. On fit venir d’Orenbourg un curé qui mariales deux fiancés. La colonelle servit de mère à la jeune fille,l’une des élèves de Migourski porta la sainte image et Brjozovski,le Polonais déporté fut garçon d’honneur.

Si étrange que cela paraisse, Albine, quiaimait passionnément son mari, ne le connaissait pas du tout ;ce ne fut qu’après le mariage qu’elle commença à faire saconnaissance. Il est certain qu’elle trouva dans cet homme en chairet en os pas mal de choses ordinaires et nullement poétiques,absentes de l’image qu’elle portait et choyait dans sonimagination. Mais, en revanche, et précisément parce qu’elle avaitaffaire à un être vivant, elle y trouva des qualités simples etbonnes qui n’existaient pas dans l’être imaginaire. Elle avaitentendu ses amis parler de la bravoure de Migourski à la guerre,savait le courage qu’il avait montré au moment de la perte de safortune et de sa liberté ; aussi se l’était-elle représentécomme un héros, vivant constamment d’une existence surnaturelle. Ordans la réalité, si robuste qu’il fût au point de vue physique etsi brave au moral, il se trouvait être le plus doux des agneaux, leplus simple des hommes ; il avait toujours le même sourired’enfant, perdu au milieu de ses lèvres voluptueuses, de sabarbiche et de ses moustaches blondes, qui l’avaient charmée àRojanka, et cette pipe inextinguible qui devait lui être siparticulièrement pénible pendant sa grossesse.

Migourski, à son tour, ne connut véritablementAlbine qu’après son mariage et, pour la première fois, eut par ellel’idée de la femme. Celles qu’il avait connues avant le mariage nepouvaient pas lui apprendre ce qu’était la femme ; et ce qu’iltrouva en Albine, en tant que femme en général le surprit etl’aurait peut-être désillusionné de la femme en général, s’iln’avait éprouvé pour Albine, en tant qu’Albine, un sentimentparticulièrement tendre et noble.

Il ressentait pour Albine, en tant que femmeen général, une sorte de condescendance affable et un peu ironique,tandis que pour Albine, en tant qu’Albine, il éprouvait nonseulement un amour tendre, mais aussi de l’adoration ; ilavait conscience d’être son débiteur et le bonheur était imméritéqu’elle lui avait donné.

Les Migourski étaient heureux par leur seulamour ; en concentrant leur affection l’un sur l’autre, ilséprouvaient au milieu des étrangers la sensation de deux êtreségarés et engourdis par le froid qui s’étaient réchauffés l’un parl’autre. La part que prenait à leur vie la bonne Ludovique dévouéejusqu’à la servilité, bougonnante, comique et amoureuse de tous leshommes, aidait à leur bonheur. Ils étaient également heureux parleurs enfants. Un an après leur mariage, ils eurent un fils,dix-huit mois plus tard, une fille. Le petit garçon était l’imagede la mère ; mêmes yeux, même vivacité, même grâce. Lafillette était un petit animal beau et bien portant.

Leur malheur venait de l’éloignement de leurpays et, surtout, de leur situation de constante humiliation.Albine en souffrait particulièrement. Lui, son José, son héros, sonidéal, était obligé de se raidir devant chaque officier, de prendrela faction, en un mot, de se soumettre servilement. Enfin, lesnouvelles de Pologne étaient des plus pénibles. Presque tous leursparents et amis étaient déportés ou exilés. Pour eux-mêmes, lasituation ne pouvait comporter aucune amélioration. Toutes lestentatives faites pour obtenir leur pardon, ou du moins l’élévationde Migourski au grade d’officier, étaient restées vaines.Nicolas Ier faisait passer des revues, des parades,fréquentait les bals masqués, y cherchait des intrigues, parcouraitla Russie à bride abattue sans aucune nécessité, apeurant les genset crevant les chevaux ; mais lorsque quelque téméraire osait,dans un rapport, lui demander un peu d’allégement au sort desdécembristes [7] ou des Polonais, de ces déportés quisouffraient à cause de leur amour pour la patrie que lui-mêmeglorifiait, la poitrine bombée, le regard fixe, il répondait :« Qu’ils servent encore… c’est trop tôt… » Comme s’ilsavait vraiment le moment où le temps serait venu d’être clément.Et tous ses courtisans, généraux, chambellans, ainsi que leursfemmes, gavés par lui, s’attendrissaient devant l’extraordinaireprévoyance et la sagesse de ce « grand homme ».

En somme, il y avait pourtant dans la vie desMigourski plus de joie que de peine.

Cinq ans se passèrent ainsi. Soudain, unterrible malheur les frappa : leur fillette tomba malade,puis, peu après, ce fut le tour du garçonnet. En l’absence desmédecins, le petit, après avoir été durant trois jours en proie àune fièvre intense, mourut le quatrième ; deux jours après, lafillette mourut également.

Si Albine ne s’était pas jetée dans l’Oural,c’est qu’elle ne pouvait pas penser sans terreur à ce quedeviendrait son mari en apprenant son suicide. Mais elle n’ensupportait pas moins difficilement la vie. Si active autrefois,elle abandonnait maintenant tous les soins du ménage à Ludovique.Elle demeurait de longues heures les yeux fixes, ou bien, se levanten sursaut, courait dans sa chambrette, et là, sans répondre un motaux paroles de consolation de son mari et de la bonne, pleurait ensilence en les suppliant de ! a laisser seule.

En été, elle allait sur la tombe de sesenfants et meurtrissait son cœur à la pensée de ce qu’ils avaientété et de ce qu’ils auraient pu être. Elle était surtout torturéepar cette idée que ses enfants auraient vécu s’ils avaient habitéla ville où le secours du médecin était possible.

« Pourquoi cela ?songeait-elle : José et moi ne demandions rien àpersonne ; notre seul désir était de vivre comme ont vécu nosaïeux ; pour moi, je n’aspirais qu’à vivre avec lui, àl’aimer, à chérir mes enfants, mes petits, et à les élever… etvoilà qu’on le torture, qu’on le déporte, et qu’on m’enlève, à moi,ce qui m’est plus cher que la lumière. Pourquoi ?Pourquoi ? » demandait-elle aux hommes et à Dieu.

Elle ne pouvait même se représenter lapossibilité d’une réponse quelconque, et, en dehors de cetteréponse, la vie n’avait pour elle aucun sens, elle s’était arrêtée.La misérable vie d’exil qu’elle savait naguère embellir par sagrâce et son goût était devenue insupportable non seulement à elle,mais aussi à Migourski, qui souffrait pour elle et ne savaitcomment la consoler.

VII

Ce fut dans ces pénibles moments qu’arriva àOuralsk un Polonais du nom de Rosolovski, qui avait participé àl’élaboration du projet hardi poussant à la révolte et à l’évasiondes déportés sibériens, organisées à cette époque par un prêtreexilé du nom de Sirotsinski. Comme l’avait été Migourski et lesmilliers d’autres déportés, dont le seul crime était de vouloirrester ce qu’ils étaient, c’est-à-dire Polonais. Rosolovski futfustigé et incorporé dans le bataillon où était Migourski.

Le nouvel arrivé, ancien professeur demathématiques, était un homme long, légèrement voûté, maigre. Ilavait les joues caves et le front rembruni. Dès le premier soir deson arrivée, assis devant une tasse de thé, chez les Migourski, ilse mit naturellement à conter de sa voix basse, lente, l’affairepour laquelle il avait si cruellement souffert. L’abbé Sirotsinskiavait formé une société secrète dont les ramifications tenaienttoute la Sibérie et dont le but était de soulever les soldats, lesforçats et les déportés à l’aide des Polonais incorporés dans lesrégiments de cosaques et de fantassins, de s’emparer, à Omsk, del’artillerie et de libérer tout le monde.

– Était-ce donc possible ? demandaMigourski.

– Très possible. Tout était prêt, fitRosolovski, fronçant les sourcils.

Il développa tranquillement tout le plan ettoutes les mesures qui avaient été prises pour le saut desconspirateurs au cas où la tentative échouerait. Le succès eût étécertain si deux scélérats ne les avaient trahis. À en croireRosolovski, l’abbé était un homme de génie et d’une grande forced’âme ; aussi était-il mort en héros et en martyr.

Rosolovski continua le récit, de sa voiximpassible, en donnant tous les détails du supplice auquel il dutassister, sur l’ordre des autorités, avec tous ceux quiparticipèrent au complot.

– Deux bataillons placés sur deux rangsformaient un long couloir. Chaque soldat était muni d’un bâtonflexible, de la grosseur d’un tiers de canon de fusil, dont lemodèle avait été approuvé par le tsar. Le premier amené fut ledocteur Chakalski. Deux soldats le tenaient, tandis que les autresfrappaient de leurs bâtons son dos nu au moment où il passait àleur niveau. Je n’eus conscience de ce châtiment qu’au moment oùl’infortuné s’approcha de l’endroit où je me tenais ;jusqu’alors je n’entendais qu’un roulement de tambour et ne comprisla torture qu’au moment où j’entendis le sifflement des bâtons etle bruit qu’ils faisaient en frappant la chair. Je vis les soldatsle traîner à l’aide de leur fusil, tandis qu’il marchait entressaillant et en tournant la tête tantôt d’un côté, tantôt del’autre. Lorsqu’il arriva devant nous, j’entendis un médecin russedire au soldat : » Ne le frappez pas trop fort, ayezpitié. » Mais il frappait toujours ; lorsqu’il revintdevant moi il ne marchait plus, on le traînait. Son dos étaithorrible à voir, je fermais les yeux ; il tomba, on l’emporta.Puis ce fut le tour du deuxième, du troisième, du quatrième. Toustombaient et étaient emportés, les uns morts, d’autres à peinevivants, nous étions obligés de rester là et de regarder.L’exécution dura pendant six heures, de huit heures du matinjusqu’à deux heures. Le dernier était Sirotsinski lui-même. Il yavait longtemps que je ne l’avais vu ; je ne l’aurais pasreconnu tellement il avait vieilli. Sa face glabre était touteridée et d’une couleur verdâtre, son corps mis à nu était maigre,jaune, ses côtes faisaient saillie. Comme les autres, iltressaillait à chaque coup et relevait la tête ; il nepoussait aucun gémissement, mais priait à haute voix :Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiamtuam.

– Je l’ai entendu de mes propresoreilles, fit vivement Rosolovski.

Et, les lèvres closes, il se mit à souffler dunez.

Ludovique, assise près de la fenêtre,sanglotait.

– Quelle nécessité de conter tous cesdétails !

– Des bêtes fauves ! s’écriaMigourski en jetant sa pipe.

Il se leva brusquement et, d’un pas rapide,passa dans la chambre à coucher noyée dans l’obscurité. Albinerestait les yeux fixés, comme pétrifiée.

VIII

Le lendemain, en rentrant de l’exercice,Migourski fut étonné et joyeux en voyant sa femme qui, comme jadis,venait à sa rencontre d’un pas léger, le visage rayonnant. Elle leconduisit dans la chambre à coucher.

– Maintenant, écoute, José.

– J’écoute, qu’y a-t-il ?

– Je n’ai pas dormi de la nuit ensongeant au récit de Rosolovski. Je suis décidée. Je ne puiscontinuer à vivre ainsi, je ne peux plus rester ici. Plutôt mourirque rester.

– Mais que faire ?

– Fuir !

– Fuir ? Comment ?

– J’ai tout pesé, écoute.

Elle lui fit part du plan qu’elle avaitimaginé pendant la nuit. Son mari quitterait la maison à la tombéede la nuit et laisserait sur les bords de l’Oural son manteau et,sur le manteau, une lettre annonçant son suicide. Tout le mondepenserait qu’il s’était noyé. On le chercherait, il y auraitéchange de paperasses dans les bureaux, alors qu’il demeureraitcaché. Elle le cacherait si bien que personne ne le découvrirait.Tout un mois pourrait se passer ainsi, et, lorsque tout se seraitbien calmé, ils en profiteraient pour s’enfuir.

Le plan parut tout d’abord irréalisable àMigourski. Mais vers la fin de la journée, il était ébranlé par laconviction de sa femme. Du reste, il avait encore pour céder unautre motif : en cas d’échec, un châtiment du genre de celuidont avait parlé Rosolovski ne menaçait que lui seul, alors que lesuccès pouvait libérer sa femme. Il voyait combien la vie lui étaitpénible ici depuis la mort de leurs enfants.

Rosolovski et Ludovique furent initiés à leurprojet, après de longs conciliabules, de nombreux changements, leplan de l’évasion fut établi. Tout d’abord, il fut décidé queMigourski, après son simulacre de suicide, fuirait seul et à pied.Albine devait partir en voiture et le rejoindre à un endroitconvenu. Tel fut le premier plan. Mais lorsque Rosolovski eut contétoutes les malheureuses tentatives d’évasion qui avaient échoué enSibérie pendant les cinq dernières années (un seul réussit às’enfuir), Albine proposa un autre plan.

José, caché dans la voiture, voyagerait avecelle et Ludovique jusqu’à Saratov. Là, changeant de vêtement, ilsuivrait à pied les bords de la Volga et, à un point désigné,s’embarquerait dans une yole qu’elle louerait à Saratov, tous troisensemble descendraient la Volga jusqu’à Astrakan, et se rendraienten Perse par la Caspienne. Ce plan fut approuvé par tout le monde,Rosolovski en tête. Une difficulté toutefois se présentait, c’étaitde ménager dans la voiture une cachette qui n’attirerait pasl’attention des autorités et pourrait dissimuler un homme.

Entre temps, Albine, qui était allée sur latombe de ses enfants, exprimait à Rosolovski sa douleur d’êtreobligée d’abandonner en pays étranger les restes de ses petits.Celui-ci, après un instant de réflexion, dit :

– Demandez l’autorisation d’emporter avecvous les cercueils des enfants ; on vous l’accordera.

– Non, je ne le veux ni le peux !fit Albine.

– Demandez-le, tout est là. Nous neprendrons pas les cercueils et la grande caisse que nousconstruirons à cette intention servira à Joseph.

Tout d’abord, Albine écarta cette proposition,car il lui était pénible de mêler ses enfants à une supercherie.Mais lorsque Migourski eût approuvé gaiement ce projet, elleconsentit à son tour.

Le plan fut donc définitivement arrêtéainsi : Migourski devait faire ce qu’il fallait pourconvaincre les autorités qu’il s’était noyé. Lorsque sa mort seraitreconnue, Albine adresserait une requête demandant l’autorisationde retourner dans son pays en emportant avec elle les cendres deses enfants. Munie de cette autorisation, elle simuleraitl’enlèvement des cercueils, et Migourski s’installerait dans lacaisse ménagée à cet effet.

Le voyage se poursuivrait ainsi jusqu’àSaratov où devait se faire l’embarquement. Dans le bateau Josésortirait de la caisse et on irait vers la mer Caspienne et, de là,soit en Perse, soit en Turquie : ce serait la liberté.

IX

Les Migourski achetèrent une grande voituresous prétexte de renvoyer leur bonne au pays, puis se mirent àconstruire une caisse aménagée de façon à pouvoir entrer et sortirsans attirer l’attention et demeurer couché sans manquer d’air.L’aide de Rosolovski pour cet agencement fut particulièrementprécieuse, car il était excellent menuisier. Enfin, on fixa lacaisse en arrière de la voiture de façon que la paroi touchant lecaisson pût s’ouvrir et celui qui s’y trouvait s’allonger ayant unepartie de son corps dans la caisse, l’autre, au fond de la voiture.Des trous furent aménagés et des nattes fixées par des cordesl’entourèrent de tous les côtés. La caisse s’ouvrait à l’intérieurde la voiture.

Quand tout fut prêt, Albine, pour dépister lesautorités, se rendit chez le colonel et lui dit que son mari, tombédans la mélancolie, avait essayé de se suicider. Elle craignaitpour sa vie et sollicitait pour lui quelques jours de congé. Sesdons de comédienne la servirent cette fois à merveille.

La poignante anxiété qui se lisait sur sonvisage paraissait si naturelle que le colonel, ému, promit de fairetout ce qu’il pouvait. Puis, Migourski rédigea la lettre qui devaitêtre retrouvée dans la manche de son manteau, et le soir fixé, s’enfut vers l’Oural, attendit la nuit, posa sur la rive son manteauavec la lettre et rentra chez lui à pas de loup. Une place luiavait été préparée au grenier. Au milieu de la nuit, Albine envoyaLudovique chez le colonel pour l’avertir que son mari, sorti depuisvingt heures, n’était pas encore rentré. Le matin, après qu’on luieût apporté la lettre de son mari, elle courut chez le colonel, enproie au plus violent désespoir.

Une semaine plus tard, Albine envoya unerequête pour demander l’autorisation de rentrer dans sonpays ; le chagrin qu’elle montrait émouvait tous ceux qui lavoyaient. On s’apitoyait sur le sort de cette malheureuse épouse etmère. Quand lui parvint l’autorisation de partir, elle adressa unedeuxième supplique relativement à ses enfants. Les autorités,quoique étonnées de cette sentimentalité, lui accordèrent néanmoinscette nouvelle autorisation.

Le lendemain de la réception de ce deuxièmeavis, Rosolovski, Albine et Ludovique se rendirent au cimetière àla tombée de la nuit dans une voiture de louage avec la caisse quidevait contenir les cercueils. Après avoir prié devant les tombes,Albine se leva vivement, essuya ses larmes et dit àRosolovski :

– Faites, moi, je n’en puis plus.

Et elle s’éloigna.

Rosolovski, aidé de Ludovique, déplaça lapierre tombale et remua la terre au-dessus des cercueils. Enfin,quand tout fut terminé, ils appelèrent Albine et s’en retournèrentavec la caisse remplie de terre.

Le jour du départ arriva. Rosolovski seréjouissait de la marche heureuse de l’entreprise. Ludovique avaitfait cuire pour le voyage quantité de gâteaux et de pâtés ;elle disait que son cœur était déchiré à la fois par la joie et parla crainte. Migourski était heureux de la fin de sa captivité augrenier où il était enfermé depuis un mois et, par-dessus tout, del’animation et de la joie que montrait Albine. Elle semblaitoublier ses malheurs passés et tous les dangers futurs et, comme autemps de sa jeunesse, son visage rayonnait d’enthousiasme chaquefois qu’elle montait le voir.

À trois heures du matin, arriva le cosaque quidevait accompagner les deux femmes, puis le postillon et ses troischevaux. Albine et Ludovique, un petit chien sur les bras,s’installèrent sur des coussins dans l’intérieur de la voiture. Lecosaque monta à côté du cocher. Migourski, habillé en paysan, étaitétendu dans la caisse.

On dépassa les dernières maisons de la villeet la bonne troïka partit à fond de train sur la route unie etsolidement empierrée qui s’enfonçait au milieu de la steppe enfriche et s’étendant à l’infini.

X

Le cœur d’Albine palpitait d’espoir etd’enthousiasme. Ne pouvant se contenir, elle montrait de la tête,avec un imperceptible sourire à Ludovique tantôt le large dos ducosaque, tantôt le fond de la voiture. Ludovique d’un air entendu,regardait devant elle sans sourciller, en plissant légèrement leslèvres.

La journée était claire ; de tous côtéss’étendait à l’infini le désert reluisant des steppes, argentéessous les rayons obliques du soleil matinal. Des deux côtés de laroute, où résonnait comme sur l’asphalte le galop rapide deschevaux bashkirs apparaissaient les tertres des marmottes ;derrière chaque groupe se tenait un petit animal de garde qui aprèsavoir signalé le danger par un sifflement strident, s’élançait danssa tanière. On ne rencontrait que de rares voyageurs : unecolonne de charrettes chargées de blé ou un Bashkir à cheval aveclequel notre cosaque échangeait rapidement quelques motstartares.

À chaque relais les nouveaux chevaux que l’onprenait étaient frais, bien nourris et le bon pourboire quedistribuait Albine aux cochers faisait, suivant leur expression,filer la poste.

Dès la première halte saisissant l’instant oùle cocher emmenait les chevaux et où le cosaque entrait dans lacour du relais, Albine se pencha vers son mari, lui demanda commentil se trouvait et s’il avait besoin de quelque chose.

– Je suis très bien et je n’ai besoin derien, je resterai facilement quarante-huit heures ainsi.

Vers le soir, on arriva dans le grand bourg deDergatchi. Pour permettre à son mari de prendre un peu d’air et dedétendre ses membres, Albine donna l’ordre de s’arrêter, non pas aurelais, mais à l’auberge ; puis elle envoya aussitôt lecosaque acheter du lait et des œufs. La voiture fut mise sousl’auvent, et comme il faisait déjà sombre, Ludovique fut détachéepour guetter le retour du cosaque. Albine fit sortir son mari, luidonna à manger, et celui-ci put réintégrer à temps sa cachette.

On envoya chercher les chevaux et on repartit.Albine se sentait de plus en plus joyeuse et ne réussissait pas àcontenir son enthousiasme ; elle ne pouvait parler qu’àLudovique au cosaque ou au petit chien, mais elle ne se privait pasde s’amuser de tous les trois. Ludovique, malgré sa laideur,soupçonnant à chaque homme des visées amoureuses sur elle, elle secroyait aimée du robuste et bon cosaque dont le regard clair et lagrande bonhomie plaisaient aux deux femmes. Albine s’amusait dupetit Trésor qu’elle menaçait du doigt chaque fois qu’il flairaitla caisse de Ludovique et de sa coquetterie comique avec lecosaque, tout innocent d’entreprise amoureuse. Incitée par ledanger, par le commencement de la réalisation de son plan, parl’air vif de la steppe, la jeune femme ressentait une allégresse etune gaieté enfantine qu’elle n’avait pas éprouvées depuislongtemps. Migourski entendant le joyeux bavardage de sa femme,oubliait la grande gêne qu’il éprouvait, la chaleur et la soif quile faisaient souffrir et se réjouissait de sa joie.

Vers la fin de la deuxième journée, oncommençait à distinguer dans la brume de vagues formes :c’était la ville de Saratov et la Volga. Le cosaque, dont les yeuxétaient faits à la steppe, apercevait nettement le fleuve et lesmâts qu’il montrait à Ludovique. Celle-ci naturellement, prétendaitles voir. Albine ne distinguait rien, mais cria exprès à hautevoix, en parlant à Trésor :

– Saratov, voici Saratov, voici la Volga,avec le dessein de l’annoncer à son mari.

XI

Sans entrer à Saratov, Albine donna l’ordre des’arrêter sur la rive gauche de la Volga, dans le bourg dePokrovskaïa juste en face de la ville. Elle espérait avoir letemps, durant la nuit, de converser avec son mari et même de lefaire sortir de la caisse. Malheureusement, pour passer cettecourte nuit de printemps, le cosaque s’était installé tout prèsdans un chariot vide placé sous un abri. Ludovique, qui, surl’ordre d’Albine, était restée dans leur voiture, certaine que lecosaque ne s’éloignait pas à cause d’elle, clignait des yeux, riaitet couvrait de son fichu son visage grêlé. Mais Albine ne riaitplus et devenait de plus en plus inquiète de l’étrange attitude ducosaque.

À plusieurs reprises, durant cette nuitclaire, Albine sortit de la chambre d’auberge par la porte dederrière. Mais le cosaque ne dormait toujours pas et demeuraitassis dans le chariot vide. Ce ne fut que vers l’aube, alors queles coqs commençaient à se répondre, qu’Albine put échangerquelques paroles avec son mari. Étendu dans le chariot, le cosaqueronflait. Elle s’approcha doucement de la voiture, heurta lacaisse.

– José ! fit-elle.

Pas de réponse.

– José ! José ! reprit-elleplus haut inquiète.

– Quoi ? qu’y a-t-il ? fit lavoix endormie de Migourski.

– Pourquoi ne réponds-tu pas ?

– Je dormais, fit-il.

Au tremblement de sa voix, Albine compritqu’il riait.

– Eh bien, faut-il sortir ?

– Impossible, le cosaque est là.

En prononçant ces paroles, elle regarda lecosaque.

Chose singulière, le cosaque ronflait mais sesbons yeux bleus étaient grands ouverts : il la regardait et cene fut qu’au choc de ce regard qu’il abaissa les paupières.« Est-ce une illusion, ou ne dort-il pasréellement ? » se demanda Albine, et aussitôt :« Non, c’est une idée », se dit-elle, et, se retournantvers la caisse :

– Prends patience encore un peu,fit-elle. As-tu faim ?

– Non, mais je voudrais bien fumer.

Albine jeta de nouveau un regard aucosaque.

Il dormait.

« Certainement, c’était une idée »,songea-t-elle.

– Je vais aller immédiatement chez legouverneur.

– Allons, va ; bonnechance !

Albine prit dans sa valise une de ses robes etrentra à l’auberge pour se changer.

Ayant revêtu sa plus belle robe, elle traversala Volga. Sur le quai, elle prit une voiture et se fit conduirechez le gouverneur. La jeune et jolie veuve polonaise, toutesouriante, parlant admirablement le français, plut beaucoup auvieux beau qu’était le gouverneur.

Il lui accorda toutes les autorisationsqu’elle voulut et la pria de revenir le lendemain pour recevoirl’ordre écrit à l’adresse du chef de la ville de Tsaritsyn.

Heureuse du succès de sa requête et del’impression qu’elle avait produite sur le gouverneur, Albine,pleine d’espoir, descendit la côte qui conduisait au port. Lesoleil surplombait déjà les arbres de la forêt voisine et sesrayons jouaient sur la large nappe d’eau. À droite et à gauche, surles collines, on voyait les pommiers tout en fleurs, tels de petitsnuages blancs. Une forêt de mâts hérissait le fleuve et les voilesbattaient au vent.

Arrivée dans le port, la jeune femme fitcauser son cocher pour savoir si on pouvait louer un bateau pouraller à Astrakan. À ces mots, une dizaine de bateliers luioffrirent gaiement leurs services. Elle retint un de ceux qui luiinspirèrent le plus de confiance et se fit montrer le bateau.Celui-ci était pourvu d’un petit mât à voile qui permettaitd’utiliser le vent. Pour le cas où il n’y aurait pas de brise, deuxsolides rameurs devaient y suppléer. Le brave pilote donna leconseil de conserver la voiture et de la placer sur le bateau aprèsavoir ôté les roues.

– Elle tiendra juste et vous y serez plusà l’aise. Si grâce à Dieu, le temps est propice, nous serons danscinq jours à Astrakan.

Albine convint du prix et dit au batelier devenir à l’auberge du bourg de Pokrovskaïa pour voir la voiture etrecevoir les arrhes. Tout s’arrangeait mieux qu’elle ne l’avaitespéré. Toute à son bonheur, elle traversa la Volga et revint àl’auberge.

XII

Le cosaque Danilo Lifanov était originaire deStrieletsk. Il avait trente-quatre ans, et allait terminer sonservice dans un mois. Sa famille se composait d’un grand-père dequatre-vingt-dix ans qui se souvenait encore de Pougatchev, de deuxfrères, de la femme de son frère aîné, qui avait été déportée enSibérie à cause de sa croyance à la vieille foi de ses pères, de safemme, à lui, de ses deux filles et de ses deux fils. Son pèreavait été tué à la guerre contre les Français : aussi était-ildevenu le chef de la famille. Il y avait à la maison seize chevaux,deux douzaines de bœufs ; la famille possédait enfin une assezgrande étendue de terres ensemencées de blé. Danilo avait d’abordservi à Orenbourg, puis à Kazan. Il restait fermement attaché à savieille croyance, ne fumait pas, ne se servait pas pour manger etboire des ustensiles de ceux qui n’avaient pas la même foi que lui,et observait rigoureusement le serment de fidélité juré au tsar.Dans tout ce qu’il faisait, il était ferme, lent etcirconspect ; il exécutait les ordres de ses supérieurs avectoute l’attention dont il était capable, sans s’écarter un instantde ce qu’il croyait être son devoir.

Cette fois, il avait reçu l’ordred’accompagner jusqu’à Saratov deux Polonaises et deux cercueils,afin que rien ne leur arrivât de fâcheux en route et pourqu’elles-mêmes se conduisissent bien. Il devait les remettre àSaratov aux autorités « en tout bien, tout honneur ».

C’est ainsi qu’il les avait conduites jusqu’àSaratov, elles, leur petit chien et leurs cercueils. Les deuxfemmes étaient douces aimables et, quoique Polonaises, n’avaientrien fait de mal. Or, le soir, à Pokrovskaïa, il avait vu le petitchien sauter à l’intérieur de la voiture, aboyer, agiter sa queueet entendu une voix sortir de dessous les sièges. L’une desPolonaises la plus âgée, apercevant le chien dans la voiture, se montra inquiète,saisit la bête et l’emporta.

« Ce n’est pas naturel », songea lecosaque, et il se mit aux aguets.

Lorsque la jeune Polonaise s’approcha de lavoiture, il fit semblant de dormir et entendit nettement une voixd’homme sortir de la caisse. De bon matin il se rendit au poste etdéclara que les femmes qu’on lui avait confiées ne se conduisaientpas comme elles le devaient et qu’elles emportaient un être vivantdans la caisse aux cadavres.

Lorsque Albine arriva devant l’auberge,certaine de la fin de leurs misères et de leur prochainedélivrance, elle fut surprise de voir près de la porte stationnerune élégante voiture accompagnée de deux cosaques. Une foule sepressait devant la porte cochère, cherchant à voir ce qui sepassait dans la cour.

Elle était si pleine d’espoir et d’énergie quela pensée ne lui vint même pas du rapport qu’il pouvait y avoirentre cette foule, cette voiture et elle. Elle entra dans la cour,aperçut des gens pressés autour de sa voiture et entenditl’aboiement violent de Trésor. Il était arrivé justement ce dontelle avait surtout eu peur. Devant la voiture se tenait un homme,au port majestueux, aux favoris noirs, sanglé dans un uniforme dontles boutons dorés éclataient au soleil, chaussé de bottes vernies.Il lançait des ordres brefs, de sa voix enrouée et impérieuse.Devant lui, entre deux soldats, vêtu en paysan, des brins de foindans les cheveux, était son José qui haussait ses puissantesépaules comme pour se demander ce qui se passait autour de lui.Trésor, ne se doutant pas qu’il était la cause de tout ce malheur,aboyait furieusement contre le chef de la police.

Apercevant Albine, Migourski tressaillit, fitun mouvement pour s’élancer vers elle. Les soldats l’enempêchèrent.

– Ce n’est rien, Albine, ce n’est rien,fit Migourski avec son doux sourire.

– Ah ! voilà la petite dameelle-même, fit le chef de la police. Approchez donc ! Sont-celà les cercueils de vos enfants, hein ? fit-il en désignantMigourski.

Albine ne répondit rien, mais, les deux mainscrispées sur sa poitrine, la bouche ouverte, elle regardait avecterreur son mari.

Comme cela arrive toujours dans les momentsdécisifs de la vie, elle revécut dans ses souvenirs, en uneseconde, un abîme de sentiments et de pensées, tout en n’arrivantpas encore à comprendre l’étendue de son malheur.

Le premier sentiment fut celui qu’elleconnaissait depuis longtemps déjà : sa fierté offensée, à lavue de son mari, de son héros humilié devant ces hommes grossierset barbares qui le tenaient en leur pouvoir.

« Comment osent-ils mettre la main surlui, qui est le premier de tous les hommes ? »songea-t-elle d’abord.

La deuxième sensation fut la conscience dumalheur accompli. Elle raviva le souvenir du plus grand malheur desa vie : la mort de ses enfants.

Pourquoi ? Pourquoi ses enfants luifurent-ils ravis ? Pourquoi le malheur accable-t-il maintenantson mari, le plus aimé et le meilleur des hommes ? Alors ellese rappela le châtiment avilissant qui l’attendait et dont elleétait seule la cause.

– Qu’est-il pour vous ? votremari ? demanda le chef de la police.

– Pourquoi ? pourquoi ?cria-t-elle.

Et prise d’un rire hystérique, elle tomba surla caisse jetée à côté de la voiture.

Toute secouée de sanglots, le visage inondé delarmes, Ludovique accourut :

– Ma petite maîtresse, ma chère petitemaîtresse ! Par Dieu, il n’y aura rien ! répétait-elle,les yeux hagards, en la caressant.

On enchaîna Migourski et on l’emmena. En levoyant partir ainsi, Albine se précipita vers lui.

– Pardonne ! Pardonne-moi !C’est moi seule qui suis coupable.

– On verra bien où est le coupable !fit le chef de la police en l’écartant de la main.

Migourski fut conduit vers le fleuve, tandisqu’Albine, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, le suivait,malgré les prières de Ludovique.

Pendant ce temps, le cosaque Danilo Lifanov setenait auprès de la voiture et jetait de sombres regards, tantôtsur le chef de la police, tantôt sur Albine, tantôt sur sespieds.

Quand Migourski fut parti, Trésor resté seulse mit à se frotter contre le cosaque en agitant sa queue ; ils’était habitué à lui durant le voyage. Soudain, le cosaques’éloigna de la voiture, arracha son bonnet, le jeta avec violencesur le sol, écarta Trésor du pied et s’enfuit au cabaret. Là, ildemanda de l’eau-de-vie, but toute la journée et toute lanuit ; il y laissa tout ce qu’il avait sur lui. La deuxièmenuit seulement, recueilli dans un fossé, il avait cessé de penser àla question qui le torturait : Avait-il bien fait de dénonceraux autorités le mari de la Polonaise ?

Migourski fut jugé et condamné pour sonévasion à mille coups de bâton comme l’avaient été les Sibériens.Ses parents à lui, ainsi que Wanda, qui avaient de grandesrelations à Pétersbourg, réussirent à obtenir une commutation de lapeine. Il fut déporté à perpétuité en Sibérie, Albine lesuivit.

Quant à Nicolas 1er, il étaitheureux d’avoir écrasé l’hydre de la révolution non seulement enPologne, mais encore dans toute l’Europe : il était fier den’avoir pas transgressé les traditions de l’autocratie russe etd’avoir soumis la Pologne pour le plus grand bien de sa patrie. Etdes hommes, chargés de constellations, chamarrés de broderies, lecouvraient de tant de louanges qu’il croyait sincèrement qu’ilétait un grand homme, que sa vie avait donné le bonheur àl’humanité en général et aux Russes en particulier, alors qu’ilavait employé toutes ses forces à leur corruption et à leurabrutissement.

FIN

Share