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Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

de Paul Lacroix dit Bibliophile Jacob

À EDMOND FERDINAND PERIER

Lorsque tu seras en âge de lire ce recueil de Contes littéraires, que je dépose dans ton berceau, en te le dédiant, sous les auspices de tes bons parents, je ne serai plus là, sans doute, pour recevoir tes premiers remerciements ;mais je suis heureux et satisfait de ceux que ton excellent père et ta charmante mère m’adressent aujourd’hui en ton nom.

Ils te diront, un jour, que j’étais leur ami,après avoir été celui de ton aïeul, et que j’ai voulu, par cette dédicace, te rappeler plus tard l’affection sincère qui m’attachait à ta famille depuis si longtemps.

Une dédicace, en tête d’un ouvrage composé pour la jeunesse, est, mon cher enfant, la bénédiction d’un vieillard.

 

Paul L. Jacob,
Bibliophile,
Âgé de cent vingt-cinq ans.

 

 

INTRODUCTION – LA CONVALESCENCE DU VIEUX CONTEUR

 

Je l’ai dit ailleurs : je suis vieux et bien vieux, quoique les centenaires deviennent de plus en plus rares depuis le temps du patriarche Jacob, dont je ne descends pas toutefois en ligne directe. J’ajouterai que mon nom est le seul point d’analogie qui me rapproche de cet antique chef d’Israël ; il ne m’est pas donné, comme à lui, de voir dans mes derniers jours les enfants de mes petits-enfants, ni d’espérer une race aussi nombreuse que les étoiles. Voilà pourquoi je cherche à me créer une famille chez les autres et à me consoler de mon existence solitaire par de douces illusions. Il est si aisé de se persuader que tout ce qui nous aime nous appartient !

J’ai donc ainsi beaucoup, beaucoup d’enfants et de petits-enfants, fils et filles, qui répondent à ces noms-là avec tendresse, et qui m’appellent à leur tour papa Jacob,sans qu’il leur en coûte de prendre cette douce habitude.L’affection vraie et naïve que je sais leur inspirer n’acquiert tout son développement qu’à la suite d’une connaissance réciproque,plus ou moins prompte à s’établir entre nous ; je ne dédaigne jamais d’en faire tous les frais, et je crois que l’amitié peut avoir de fortes racines dans un tout jeune cœur : les petits amis n’ont pas souvent l’ingratitude des grands.

Mon extérieur grave et bizarre, je l’avoue, neprévient pas d’abord en ma faveur ces esprits légers, joyeux,craintifs, nouveaux dans la vie, ignorants de tout et surtout deshommes. Les enfants qui me rencontrent pour la première fois, sansavoir été apprivoisés d’avance par mon nom, qui est familier à laplupart d’entre eux, s’effarouchent, s’effraient et s’enfuient, àl’aspect inaccoutumé de ma physionomie et de mon costume. Il y a duCroquemitaine en mon air, et je ne m’abuse pas sur l’étrangecaractère des traits de mon visage anguleux, grimaçant, ridé etjauni, sur la menaçante longueur de mon nez, sur le regard sévèrede mes yeux couverts de gros sourcils blancs. Ma haute taille,encore droite, cependant, contraste avec ma maigreur et me donne unair assez imposant. Quant au costume, il est plus commodequ’élégant, et je ne trouve pas mauvais qu’on en rie ; maismon bonnet de coton, noué d’un ruban noir, préserve du froid matête chauve, mieux que ne ferait une perruque blonde ou poudrée, etmon ample robe de chambre, en soie à fleurs, dissimule lesdistractions ordinaires de ma toilette : c’est, d’ailleurs,une mise fort convenable pour les bouquins qui forment ma sociétéet mon cortège.

Cependant les enfants me reviennent bientôt,quel que soit leur étonnement à ma première apparition ;eussent-ils couru se cacher derrière le fauteuil de leur père oudans les bras de leur mère, il suffit que mon nom soit prononcé,pour les ramener à l’instant jusque sur mes genoux ; car maréputation de conteur s’est répandue parmi eux, avant qu’ils aientappris à lire ; on chérit tant les contes, à cet âge, qu’onest plus exigeant sur la quantité que sur la qualité : sansêtre un Berquin, un conteur de bonne volonté amuse et instruitfacilement à la fois des intelligences neuves etimpressionnables ; il suffit de savoir se faire écouter, etbientôt on a un auditoire plus attentif, plus silencieux, plusfidèle, que celui de toutes les académies du monde ; carl’intérêt du récit tient lieu d’éloquence.

Or, voyez comme à mon insu j’ai contractél’engagement éternel de faire des contes aux enfants, moi qui airempli ma longue carrière d’études spéciales, arides et monotones,moi qui journellement amasse dans ma mémoire des dates et desmatériaux historiques ! Néanmoins, je n’ai jamais eu lamaladresse et l’incurie de traîner mes contes dans la route battuedes enfantillages frivoles, niais ou absurdes ; j’accorde àl’enfance plus d’estime qu’on ne fait dans bien des systèmesd’éducation, et je tâche toujours de l’élever, au lieu de larabaisser. Je ne lui prête pas mon dos pour y monter à cheval,comme Henri IV lui-même m’en donne l’exemple ; je ne vais pas,débile et cassé que je suis, me mêler à des jeux bruyants quidemandent une pétulance et une vivacité que j’ai perdues depuisnombre d’années ; aussi bien, vaut-il mieux mettre l’enfance ànotre portée que de descendre à la sienne, et ce serait présomptiontéméraire que de lutter avec elle de souplesse et d’activité, quandnous ne voyons pas sans lunettes, quand nous ne marchons pas sanscanne.

Selon mon système, justifié par la pratique,je tends toujours à développer l’intelligence, qui suit rarementles progrès de la force physique, et je me plais à cultiver lesfruits précoces de l’esprit dans leur naïve saveur. On a le tort,en général, de priver de lumière ce qui n’aspire qu’à germer et àcroître ; on prolonge l’enfance, et moi je travaille à larendre plus courte ; je hâte la jeunesse, au lieu de laretarder ; car, pour augmenter la vie de l’homme, il suffit dela commencer plus tôt, et la vie ne commence réellement qu’avec lapensée. Apprenons donc, de bonne heure, aux enfants, à penser.

Les enfants ne sont pas, d’ordinaire, silégers et si insouciants qu’on les suppose pour toute espèce denotions sérieuses, utiles et raisonnées ; leur mémoire manquede discernement et de choix, mais elle retient les faits, lorsqu’ona pris soin de les revêtir d’une forme attrayante, lorsqu’ons’adresse à cette curiosité passionnée, qui précède l’âge despassions et qu’on ne songe guère à faire tourner au profit del’enseignement. On ne sait pas jusqu’à quel point cette curiositéinstinctive pourrait former la base solide d’une premièreéducation. L’Histoire, qui, entre toutes les sciences, réclameprincipalement beaucoup de temps et de lectures ; l’Histoire,dont on a fait un épouvantail d’ennui et d’obscurité ;l’Histoire, pour l’étude de laquelle Lenglet-Dufresnoy n’exigeaitpas moins de dix ans et demi, avec neuf heures de travail parjour ; l’Histoire pourrait devenir la récréation favorite desenfants. C’est donc de l’Histoire que je leur arrange en contes eten nouvelles ; c’est de l’Histoire qu’ils viennent chercherautour de moi ; c’est de l’Histoire vraie, dramatique etlittéraire. Le passé doit servir à l’instruction du présent.

Il y a cinquante ans, dans une fatale année decholéra-morbus, le vieux Conteur a failli être enlevé à sespetits-enfants. À coup sûr, sa mort aurait été pleurée par tousceux qui escaladent à l’envi ses genoux, pour arracher quelques-unsdes souvenirs, contemporains de ses cheveux blancs ou de ses grosvolumes ; mais, Dieu merci ! je vieillirai le pluslongtemps possible, je conterai encore bien des contes, si jedeviens deux fois centenaire. Approchez-vous, mes enfants, oreilleset bouches béantes ! Le bibliophile Jacob estconvalescent.

Je ne me souvenais pas d’avoir été malade dansle cours d’une vie longue et occupée, excepté une seule fois aucollège de Montaigu, en 1760, où la douleur de ne pas obtenir leprix d’histoire me causa une fièvre cérébrale, qui, par bonheur,n’a point altéré mes facultés mnémoniques. Je croyais donc pouvoirà toujours défier cette légion de maux, qui sont en guerreperpétuelle contre la pauvre et fragile humanité. Je me hâtaispourtant d’achever, dans la retraite, un ouvrage de prédilection,comme par pressentiment de le voir bientôt interrompu ;j’écrivais, nuit et jour, sans quitter mon pupitre, et si ce jeu demots est permis à la gravité de mon âge, je ne m’endormais pas surla plume.

Hélas ! tout excès a des conséquencesfunestes et j’eus à me repentir de m’être trop hâté. Je n’étaisplus jeune, et ma volonté conservait seule une puissance d’énergieque le corps n’avait plus. Les veilles avaient brûlé monsang ; la continuité d’une œuvre d’imagination avait irrité masensibilité nerveuse. J’étais à bout de forces, sinon decourage.

Il fallut, malgré moi, m’enlever de monfauteuil, m’arracher à mes livres et manuscrits. Vainementj’essayai de persuader au médecin que la santé ne m’avait pasabandonné un instant et que cette fièvre lente n’était qu’un effetde ma préoccupation d’esprit : il fronçait le sourcil, entenant mon poignet pour interroger les rares pulsations del’artère. Mon teint jaune et terreux, mes lèvres pâles et monregard éteint, démentaient le sourire que j’essayais de me donner,et les paroles de confiance, que me suggérait le désir de me faireillusion à moi-même. Plus clairvoyant que moi, mon excellent ami ledocteur Charpentier mesurait avec inquiétude combien peu d’huilerestait dans ma lampe, sur laquelle un vent fatal avaitsoufflé.

Des soins habiles, dévoués, infatigables,parvinrent à me sauver, en s’opposant à la rage insensée quim’excitait sans cesse à me remettre au travail, après les crisesles plus dangereuses de la maladie qui épuisait le reste de mesforces.

Il semblait, cependant, impossible de meguérir de cette folie de lire ou d’écrire, folie tour à tour sombreet furieuse ; je demandais à grands cris mabibliothèque ; j’ordonnais, je suppliais, je ne me lassais pasdes refus, et j’étais sourd aux plus sages représentations. Cedélire avait des accès effrayants : tantôt je m’imaginaisdécouvrir des caractères d’imprimerie sur quelque partie de moncorps ; tantôt je me dressais sur mon séant, pour atteindre unvolume qui n’était que dans ma fantaisie ; je déclamais moncatalogue, en récitatif d’opéra, ou bien je jouais le rôle ducommissaire-priseur dans une vente de livres. Une fois, je poussaisl’extravagance jusqu’à me persuader que j’étais métamorphosé enmanuscrit sur vélin avec de belles lettres peintes et desminiatures rehaussées d’or ; en ce prétendu équipage, je nelaissais approcher aucune tisane, qui pût endommager les merveillesde mes feuillets enluminés.

À ce délire aigu succéda une langueur deconsomption, qui aboutit au marasme ; j’étais devenuindifférent à tout, même à mes goûts de bibliophile, que lamédecine eût appelés à son secours, s’ils avaient pu arrêter mondépérissement organique. Le bon docteur Charpentier désespéra demoi, en remarquant l’accueil froid et passif que je fis à certainbouquin précieux, qu’il m’apportait d’une promenade le long desquais. Le sens de la bibliomanie paraissait le dernier que j’eusseà perdre ; après lui, je n’avais plus qu’à rendre l’âme. Déjà,j’étais réduit à la condition de cadavre animé, absolument privéd’appétit et d’aliments, desséché jusque dans la moelle desos ; je dépensais mes interminables journées à ne rien faire,assis au milieu des oreillers ; et mes nuits, plus péniblesencore, sans fermer la paupière. J’étais si horriblement maigre,qu’on aurait pu étudier l’anatomie à travers la peau tendue ettransparente de mon squelette.

Dans cet anéantissement de mes facultés,lequel avait résisté à toutes les ressources médicales, mon docteurproposa de m’envoyer à la campagne pour me remettre entre les mainsde la Nature à qui en appelle souvent Hippocrate : le malvenait de l’abus du système intellectuel ; la matière avaitbesoin de rentrer dans ses droits et dans son équilibre. On meprescrivit donc, pour remplacer les juleps et les sirops, un airvif et pur, – le départ de Paris, bien entendu, – des exercicesgradués, propres à rétablir la vigueur du corps en la sollicitant,une alimentation sobre et frugale, l’abandon complet de touttravail d’esprit, et même l’oubli des objets matériels de mesaffections littéraires. C’était une pénitence difficile, et, pour ysatisfaire, je me résignai à m’enfuir, sans dire adieu à mesbouquins ; cette séparation m’aurait trop coûté. Onm’entraîna, malgré moi, loin de cette partie de mon individualité,et, tandis que je les rangeais dans mon souvenir, comme sur lesrayons de ma bibliothèque, une chaise de poste m’emportait,chaudement empaqueté, vers le lieu de mon exil sanitaire.

Ce fut aux environs de Bourges, dansl’ancienne province du Berry, que des amis généreuxm’accueillirent, à leur foyer des vacances, comme dans ces bonsvieux temps d’hospitalité, où la porte du château féodal s’ouvraitaussitôt, au son des coquilles du pèlerin ; où le chevalierblessé trouvait une prompte guérison, dans la paix du manoir, quil’avait reçu mourant.

Après un voyage qui raviva mes souffrancessecouées à chaque tour de roue, je parvins à ma destination, àcette riante colonie de la Chaumelle, qui avait gardé l’aspect etles coutumes d’un fief du moyen âge, sous la direction paternellede son seigneur. Lorsque je débarquai, tremblant de fièvre,d’espoir et de plaisir, dans ce charmant ermitage, qui mepromettait une heureuse et paisible fin, sinon le rappel à la santéet à la vie, je me vis entouré tout à coup d’enfants, empressés àconduire, à soutenir ma démarche chancelante ! L’un relevaitles plis de ma robe de chambre dérangée dans la voiture, l’autres’informait de mon état, avec une discrète attention… Mes yeux semouillèrent, et la reconnaissance gonfla mon cœur ! J’étais deprime abord naturalisé chef de famille.

De ce moment, j’oubliai ce qui m’avait faittant de mal, après m’avoir procuré tant de jouissances et debéatitudes : mes livres ! Je cessai de regretter ces amisbrochés, cartonnés et reliés, que j’avais laissés à Paris, pour medonner tout entier à ceux, plus vrais et moins ingrats, que j’étaisvenu chercher en province : les premiers m’avaient faitmalade ; il appartenait aux derniers de me rendre à la vie. Lespectacle de la nature champêtre et agricole vaut bien la plusadmirative contemplation devant une édition rare du commencement del’imprimerie, ou sortie des presses illustres de Robert Estienne,d’Elzevier, de Barbou, de Didot. Je n’avais garde de rêverparchemins, in-folios poudreux, reliures à fermoirs, arabesques etminiatures en or et en couleur, lorsque, de ma fenêtre ouverte à lasenteur matinale qui se dégage des bois et des gazons, je regardaisdans la plaine les moutons marqués au sceau proverbial du Berry,les charrues attelées de huit bœufs, les pâtres s’accompagnantd’une chanson monotone, les tonnes de la vendange et les récoltesdu chanvre. Mes yeux, affaiblis par des veilles prolongées, sereposaient sur le penchant vert des coteaux chargés de vignes etdans la variété pittoresque du paysage ; il y a un bonheurinexprimable à plonger, d’un horizon à l’autre, ses regards et sapensée dans ce vaste ciel bleu, dont les citadins ne possèdent quedes lambeaux, entre les toits, les gouttières et les cheminées.

Je n’avais pas encore repris assez de forcespour les dépenser à la promenade en plein champ, et cependant jeles sentais revenir, sans y croire moi-même. Je ne m’apercevais pasde la lenteur du temps, quoique mes joues, chose inouïe pour moi,s’engraissassent d’oisiveté, quoique je ne fisse pas plus demouvement qu’un paralytique ; mais, dans cette habitationélégante et commode, qui attestait le goût ingénieux dupropriétaire, je n’avais pas le loisir de m’ennuyer, bien quecondamné à rester en place. Mes hôtes aimables, qui doublaient parleurs qualités personnelles le charme de leur résidence, meprocuraient une société, que je n’eusse point échangée contretoutes les Sociétés savantes ensemble ; c’était, grâce à lamaîtresse de la maison, une familière conversation sans apprêts nipédanterie, mais instructive, nourrissante, toujours gaie etsouvent brillante. Une femme qui joint le savoir à l’esprit,surpasse tous les hommes d’esprit et de savoir.

Les enfants faisaient les intermèdes joyeux etintéressants de ces entretiens, qui tenaient à la fois de l’étudeet du plaisir, de l’utile et de l’agréable ; ils contribuèrentaussi à mon rétablissement, ces chers petits, qui m’aimaient sur lafoi de ma réputation, avant d’être à même de me connaître et dem’aimer en personne ; leurs vœux et leurs prévenancesavancèrent sans doute ma convalescence, d’abord indécise et lente,puis franche et rapide. Les témoignages d’amitié qu’ils meprodiguaient adoucirent l’anxiété morose, que la maladie traînetoujours après elle. À mon lever, ils venaient, sans bruit,recueillir le bulletin de ma nuit ; ils s’échelonnaient,autour de moi, avec leurs physionomies gaies ou tristes, selon lethermomètre de ma santé ; là ils aspiraient à me distraire parleur babil amusant, par leurs questions malicieuses, par leurs jeuxinnocents ; c’était à qui roulerait mon fauteuil degrand-père, exhausserait mes oreillers, étendrait un tapis sous mespieds, courrait chercher mes lunettes, ma canne ou ma tabatière. Jepayais en tendresse cette piété filiale, plus délicate et plustouchante que si elle m’eût été due ; je remerciais du fond del’âme ma bonne étoile, qui éclairait à son déclin la dernière etplus belle partie de ma carrière.

L’époque des vacances agrandit encore lecercle de la famille : des jeunes gens à peine délivrés ducollège, des jeunes personnes à peine arrivées de pension, sejoignirent à leurs frères et sœurs, pour soigner le vieil hôte deleurs parents. La conversation prit alors des allures moinstimides, et les sciences, allégées du langage technique qui faitpeser sur elles une infructueuse obscurité, purent s’ébattre sousmes yeux, en réveillant mes goûts, mes instincts et mes aptitudes.J’étais le président de ces séances peu académiques, où ladiscussion portait la lumière et l’intérêt dans les branches arideset inconnues de l’enseignement. Chacun fournissait sa quote-partd’instruction, d’observation et d’intelligence ; chacun étaità son tour orateur, commentateur ou critique. Ces enfantss’élevaient ainsi à la condition d’homme, ou bien je redevenaismoi-même enfant avec eux.

Ces occupations quotidiennes et sédentaires seprolongèrent avec ma convalescence. Enfin je sortis de monfauteuil, comme Lazare de son tombeau ; courbé sur un bâton,j’allai parcourir, d’un pas encore tremblant, les alentours de lajolie maison blanche, le parterre couronné de dahlias, le vergerembaumé de fruits mûrs, le bocage gazouillant, et l’enclos bordéd’antiques noyers. De jour en jour, mes pas s’affermissaient, etmes promenades tendaient vers un but plus éloigné ; je nerestais plus dans l’enceinte trop circonscrite par les haies et lesfossés ; avec le bras d’un de mes jeunes guides, jem’aventurais aux environs, pour voir le pays, en peintre, enhistorien, en antiquaire ; c’était la santé qui s’annonçaitpar le retour de mes goûts favoris : j’étais encore lebibliophile Jacob.

Mes chers enfants me dirigeaient etm’escortaient, dans ces excursions, à la distance de plusieurslieues ; je ramassais partout les souvenirs, empreints sur lesol et dans la pierre, de la domination romaine et du séjour deCharles VII en Berry. Je suis allé ainsi successivement visiter, àFeularde, les arches d’un de ces aqueducs que les Romains ont liésd’un ciment indestructible ; à Ryans, le passage de lachaussée de César, laquelle partait de Bourges, l’ancienneBiturix ; à Bois-sire-Amé, les ruines du château d’AgnèsSorel, dame de Beauté ; aux Aix-d’Angillon, les débris desremparts de la forteresse du moyen âge ; à Sancerre, la grossetour qui penche sur la ville ; à Bourges, ces vieilles rues,ces vieilles maisons, et ces nombreux édifices qui lui restent desa splendeur royale et qui s’harmonisent avec l’architectureciselée de sa merveilleuse basilique.

L’automne pluvieux mit trop tôt un terme à cescourses qui achevèrent de consolider ma santé : je marchaissans bâton, même avant d’avoir fait un pèlerinage aux reliques dela fameuse sainte Solange, qui, suivant la légende, porta sa têtecoupée, à l’imitation de saint Denis. Les journées devinrentcourtes, les soirées longues, et le vent du nord-est, qui soufflaitsans cesse en tourbillons, dépouilla les arbres de leur feuillagerouillé ; ensuite le ciel se fondit en eau, sans qu’un rayonde soleil pût percer le voile épais des nuages.

Cette nature immobile, sombre et humide, quisuccédait brusquement à la nature chaude, dorée et vivante, de labelle saison, rembrunit d’abord mon humeur, de ses brouillards etde ses ouragans ; mais je ne pouvais que me plaire, à lamaison, au coin d’un feu clair et pétillant, dans l’intimité d’unefamille où je n’étais plus étranger ; on n’eut donc pas à mefaire violence pour me retenir, en demi-quartier d’hiver, jusqu’auxgrands froids. Outre les passe-temps qui sont du domaine ordinairede la campagne, le billard, le trictrac, les échecs et les cartes,je repris l’habitude des causeries de famille, que les veillées dusoir ranimaient à l’éclat du foyer domestique, pendant que la pluiefouettait contre les vitres, et que le vent jetait de plaintifssifflements dans les airs.

C’était un tableau digne de Rembrandt ou deTéniers, que ce salon capricieusement éclairé par les reflets d’unfagot enflammé, quand l’après-dîner nous réunissait tous, endemi-cercle, devant la cheminée, qui n’avait pas la capacité deshautes cheminées gothiques, mais qui ne dévorait pas moins debourrées et d’énormes bûches.

J’occupais la place d’honneur, au milieu d’unauditoire qui m’écoutait toujours avec cette bienveillance siencourageante pour les bavards ; or, la langue n’est pas deces choses qu’on perd en vieillissant.

Le père et la mère daignaient se mêler à leursenfants, pour entendre les réminiscences décousues de mes lectureset de mes quatre-vingts ans. Mais comment peindre le groupesilencieux et attentif de ces enfants, agenouillés entre mesjambes, assis à mes pieds et debout derrière mon fauteuil ?Ils suivaient de l’œil l’histoire, qui commençait trop tard, à leurgré, et finissait trop tôt ; ils ne se permettaient pas debouger, de peur de m’interrompre, et ils eussent voulu suspendreleur respiration. Je l’avouerai, si un conteur est fier del’attention qu’on lui prête, j’avais bien largement tous lesprivilèges et toutes les récompenses du conteur.

Quelquefois, il est vrai, je me trouvais, encette qualité, fort embarrassé d’un rôle où l’on ne sauraitréussir, à moins de contenter tout le monde : je devaism’adresser à des auditeurs, différents d’âges, de sexes et decaractères. Celui-ci me suppliait à voix basse d’aborder leterrible chapitre des revenants ; celui-là se seraitvolontiers pâmé d’aise à des histoires de voleurs, car ces deuxsujets importants ont des attraits éternellement nouveaux pour lespetits peureux. Les garçons avaient du penchant pour les batailleset pour le merveilleux ; les filles s’intéressaient davantageà des héroïnes de romans, à des détails de toilette et à de simplesanecdotes. Quant aux aînés, qui n’avaient pourtant pas la manie defaire valoir leur supériorité de compréhension et d’instruction, iln’eût pas été convenable de les assommer de ces contes,ennuyeusement moraux, pour l’amusement des plus jeunes ; enfinla patience des parents, que je n’aurais pas pris à tâche d’ennuyeraussi, m’invitait à choisir et à orner quelques narrations d’ungenre mixte et d’une portée facile, qui atteignissent à la foistous les degrés de l’intelligence. Je crus donc pouvoir rattachermes récits à des noms littéraires, qui relèvent l’intérêt, souventtraînant, du drame, et le font sortir de l’ornière du lieu commun.D’ailleurs, absolument dénué de livres, j’aurais craint d’entrerdans l’Histoire, de fausser une date, de travestir un fait,d’omettre ou d’estropier un nom, en un mot, d’induire en erreur quique ce fût, même un enfant sachant à peine ses lettres. L’Histoireest une religion qui a ses fanatiques, et je m’honore d’être un deceux-là.

Voilà comment ma convalescence a produit unvolume de contes, qui sera peut-être suivi de plusieurs autres. Jen’ose pas attendre de tous mes lecteurs l’indulgence filiale etamicale à laquelle mes jeunes auditeurs de la Chaumelle m’avaientaccoutumé ; mais je souhaite qu’ils m’encouragent à recueillirtôt ou tard la suite de ces nouvelles, que j’ai composées enpensant à eux. C’est aux enfants que je parle.

Mes chers petits enfants, le vieux bibliophileJacob ne cessera de conter qu’en vous quittant pour toujours.

P.L. JACOB.

Bibliophile.

UNE BONNE ACTION DE RABELAIS

 

(1552)

 

Il y avait, en 1552, un pauvre homme,d’origine juive, qui s’était établi dans une misérable hutte, enplein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pasd’où il venait et personne ne s’en inquiétait, car, depuis sonarrivée dans le pays, il n’avait eu de rapport avec personne. Il nesortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour ;la porte de sa cabane restait fermée à tout venant : on envoyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille dedouze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seulschargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à lamère de ces enfants, on ne l’avait point encore aperçue ; onla disait fort malade, et l’on se demandait parfois si elle n’étaitpas morte, sans que son mari eût averti le curé, pour luiadministrer les derniers sacrements et la faire enterrer.

– C’est un vilain juif ! disaiententre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller aumarché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit demousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l’a pas encore vuentrer dans l’église, voire même s’agenouiller sous le porche,comme les excommuniés qui font pénitence et qui attendent là uneabsolution plénière.

– C’est plutôt quelque bohémien qui sesera séparé de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Lesbohémiens ne croient ni à Dieu ni à diable ; ils n’ont niéglise ni curé ; ils naissent sans baptême et meurent commedes chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et depilleries, car le meilleur métier, selon eux, est de tromper lespauvres gens et de s’enrichir aux dépens des chrétiens.

– Oh ! m’est avis que celui-ci nes’est point enrichi et ne s’enrichira jamais ! dit en riantune commère, qui désignait du doigt la fille du prétendu bohémien,vêtue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de laroute et disparaissant tout à coup dans les taillis. Avez-vous vula petite mendiante, qui s’enfuit à notre approche, comme une bicheen chasse ?

– Nenni dea ! reprit uneautre : elle ne mendie mie que je sache ! Bien aucontraire ; elle est fière et orgueilleuse autant et plusqu’une princesse, et quand elle porte son pain à cuire au fourbanal, elle ne parle à quiconque et s’en va seule courant, et nedemandant rien à ceux ou à celles qui lui donneraient de bon cœurl’aumône pour l’amour de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mèreNotre-Dame.

– Si elle ne mendie et si le père nevole, répliquèrent quelques bonnes langues, on ne comprend pascomment ils peuvent vivre de l’air du temps ; aussi bien, lafarine coûte cher cette année, et il faut du vrai argent pour enacheter chez le boulanger.

– Ce n’est pas l’argent qui leur manque,ce dit-on, s’écria une de ces femmes avec la satisfaction deparaître en savoir plus que les autres. La fillette a la renomméed’être habile à faire de la dentelle, et le garçonnet, qui a lamalice d’un singe, fait la chasse aux vipères, qu’il s’en va vendreà Paris aux apothicaires pour faire des drogues.

– Il y a plus, ajouta une autre enbaissant la voix, ce coquin de bohémien s’est emparé d’un champ enfriche qui appartenait à défunt Jean le Court et qui est tombé endéshérence depuis sa mort. Le champ n’est pas de trop riche terre,de telle sorte qu’il y poussait plus d’ivraie que de froment, maisce diable d’homme le cultive, au clair de la lune, et y sème desplantes vénéneuses, que lui achètent les sorciers pour en faire desphiltres et des poisons. Écoutez bien cela et n’en soufflez mot,mes commères. C’est ce que m’a conté le gros chantre de l’église deMeudon…

– Silence ! interrompit celle quimarchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon etdigne curé, qui se rend au château pour visiter notre révéréseigneur le duc de Guise et madame la duchesse.

Le recteur et curé du village de Meudon étaitalors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameuxFrançois Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelierdans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l’hôpital de Lyon,médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieuxséculier de l’abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et quis’était fait connaître non seulement par des ouvrages de sciencemédicale et d’érudition littéraire, mais encore par une admirablesatire de la société tout entière, ainsi que des mœurs et des idéesde son temps, intitulée la Vie du grand géant Gargantua et lesFaits et prouesses de son fils Pantagruel, espèce de romanfantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous unmasque de bouffonnerie extravagante.

Rabelais avait alors près de soixante-dixans ; il était de taille moyenne, avec un embonpointflorissant qui témoignait de sa belle santé ; il portait latête haute et droite, marchant d’un pas ferme et presquesolennel ; sa figure, toujours souriante, empreinte à la foisde bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et laconfiance ; malgré son grand âge attesté par ses cheveuxblancs, rien n’accusait en lui la décrépitude ni la sénilité.C’était un vieillard qui conservait les forces et les apparences dela jeunesse.

Son costume annonçait un médecin de laFaculté, ou un docteur de Sorbonne, plutôt qu’un hommed’église ; il était coiffé d’une sorte de toque ou bonnetcarré en velours noir, qu’on appelait barrette et quicachait sa calotte de cuir bouilli ; il n’avait ni rabat, nisurplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée pardevant, en étoffe de grosse laine ou étamine noirâtre ; ilavait les mains nues et s’appuyait sur un gros bâton en boisd’ébène à pomme d’ivoire. C’était là, il est vrai, un habillementde cérémonie, puisqu’il venait rendre visite à ses bonsparoissiens, le seigneur et la dame du château de Meudon, où ilétait toujours le bien-venu et l’hôte désiré ; mais,d’ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l’aumône auxpauvres ou consoler les affligés, il n’était pas autrement vêtuqu’en bon paysan, avec des grosses bottes qu’on nommait deshouseaux, une casaque de bure usée et des grèguesou caleçon flottant, un large chapeau de feutre gris à grands bordsrabattus, et, en temps de pluie, une galvardine ou manteaucourt par-dessus ses vêtements.

– Or çà, mes enfants ! dit Rabelaisaux paysannes qui s’étaient arrêtées respectueusement à vingt pasde lui, pour le laisser passer, sans le déranger de son chemin,Dieu vous garde, mes chères sœurs en Jésus-Christ !

– Monsieur le curé, répondit une des plusvieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu’il vousaccorde bonne vie et longue !

– Or çà, reprit gaîment le curé, vousn’avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n’allez point àl’église, m’est avis, et vous me semblez de trop belle humeur, pourpenser à venir au confessionnal ? Donc je vous avertis quej’ai fait dire la messe, par mon vicaire, de meilleure heure, etque je m’en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, quim’a envoyé chercher, avant l’aube, pour assister un de ses vieuxserviteurs au lit de mort.

– Nous l’aiderons de nos prières à entreren paradis ! répliquèrent plusieurs villageoises en sesignant.

– D’où venez-vous, bonnes femmes ?leur demanda familièrement Rabelais. Êtes-vous contentes de vosmaris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles ?

– Grand merci, messire ! repartit laplus délurée de la compagnie. Nous venons de Vélisy, à traversbois, et nous apportons, au marché de Meudon, du lait, des œufs etdes herbes, pendant que nos hommes travaillent.

– Oui dà, mes enfants ! s’écria lebon curé, en hochant la tête et clignant de l’œil. N’êtes-vous pasun peu trop imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, parles bois, sans escorte ni sauvegarde ?

– Oh ! notre bon père, dit unevieille, ce n’est pas la saison des loups, et nous sommes en assezbon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite, s’ils nousrencontraient au passage.

– Bah ! la mère ! objectaplaisamment Rabelais, souvenez-vous du dicton : « Le plusméchant loup, c’est un homme. »

Ce proverbe populaire donna sujet de rire auxfemmes de Vélisy, qui avaient entendu parler de la gaîté du curé deMeudon et qui se sentaient d’humeur à y répondre. Mais Rabelaisn’avait pas le temps de faire une plus longue station sur la routedu château.

– Or çà, mes filles ! leur dit-il,ne vous attardez pas trop au marché, car on y trouve plus de loupsque dans les bois.

Les paysannes rirent de plus belle à cetteplaisanterie, qui couvrait un bon conseil de prudence et demorale ; puis, avant de s’éloigner, elles prièrent le curé deleur donner sa bénédiction : il la leur donna de bon cœur etpaternellement.

– Nous faisons des vœux, dit une de cesfemmes, pour que votre sainte bénédiction, monsieur le curé,s’étende jusqu’à ce scélérat de juif ou de bohémien, qui est venuavec ses louveteaux se loger dans nos bois, à seule fin de nousporter malheur.

– Je ne sais si c’est un bohémien ou unjuif, reprit sévèrement Rabelais, mais à coup sûr ce n’est pas unscélérat : c’est un pauvre homme qui mérite qu’on le plaigne,et qu’on lui vienne en aide, parce qu’il est malheureux.

Rabelais s’éloigna, en laissant les paysannesun peu confuses de la leçon qu’il leur avait donnée et qui leurrappela que le curé de Meudon passait dans le pays pour un partisandéguisé de la Réforme calviniste.

L’Angélus était sonné à l’église du village,quand le curé revint du château où il avait passé toute la journéeavec le duc et la duchesse de Guise. Le jour commençait à baisser,et l’on voyait dans le lointain les vapeurs du soir monter ets’étendre au dessus des bois qui environnaient le village. Enapprochant d’un sentier qui conduisait dans la forêt, Rabelais crutentendre des sanglots étouffés, et il aperçut à quelque distanceune jeune fille immobile au pied d’un arbre. Il s’approcharapidement et retint par le bras cette jeune fille qui se disposaità s’enfuir.

– Vous pleurez, mon enfant ? luidit-il avec douceur. Avez-vous donc sujet de pleurer, à votre âgeoù tout est si bon et si beau dans la vie ! Quelle est lacause de vos larmes ? Je serais heureux de pouvoir les essuyeret de vous faire gaie et joyeuse.

– Est-ce que je pleure, mon très honoréseigneur ? dit-elle, en dévorant ses sanglots. Je ne pleurepas, reprit-elle avec un accent de dépit et de colère, non, je nepleure pas, mais les gens de ce pays sont bien méchants !

– Ils sont comme partout, pauvrepetite ! répliqua Rabelais, qui regardait avec intérêt cettejeune fille, misérablement vêtue, mais dont la physionomieintelligente ne manquait ni de distinction ni de fierté. Il y asans doute plus de méchants que de bons, mais aussi il y a plus debêtes que de méchants. Vous a-t-on fait du mal ? Auriez-vous àvous plaindre de quelqu’un ? C’est un devoir pour moi de vousfaire rendre justice et de vous prendre sous ma protection.

– Il faut que vous ne soyez pas de cepays-ci, monseigneur, pour être aussi bon que vous êtes, ditl’enfant, reprenant confiance et se hasardant à regarder en faceRabelais qui la regardait également avec bonté. Je n’ai rencontréque des méchants, excepté vous, depuis que nous sommes à demeuredans la seigneurie de Meudon.

– Ah ! vous faites partie de maparoisse ? lui demanda Rabelais, qui ne put se défendre d’unmouvement de curiosité. Je ne crois pourtant pas vous avoir encorevue à l’église ?

La jeune fille ne répondit rien et baissa lesyeux. Elle paraissait vouloir se dérober à cet entretien ;elle avait ramassé un panier couvert d’un linge, qui était à terre,et elle se préparait à s’éloigner, lorsque Rabelais l’arrêta encorepar le bras.

– Ma chère fille, lui dit-il d’une voixinsinuante et persuasive, ayez foi en ma promesse : j’entendsvous protéger contre quiconque oserait vous faire tort, et je neveux pas que dans ma paroisse vous ayez à vous plaindre de qui quece soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le préjudicequ’on a pu vous causer en ce pays de Meudon.

– Ils veulent que nous mourions defaim ! s’écria l’enfant, avec un redoublement de sanglots.C’est la première fois sans doute qu’on me refuse de cuire notrepain au four banal… Ils m’ont chassée, en disant qu’ils mebrûleraient comme une juive maudite, si je m’obstinais à présenterà la cuisson mon pain avec le leur.

– Vous êtes donc juive, ma pauvreenfant ? lui demanda Rabelais avec bienveillance. Peuimporte ! ajouta-t-il en voyant que l’enfant restait muette etse refusait à répondre à cette question. Vous êtes malheureuse, età ce titre, la Providence vous a placée sous ma tutelle et maprotection. Venez avec moi au village.

– Hélas ! je ne puis, mon bonseigneur, répondit-elle. Ce n’est pas que j’aie faute de confiance,mais mon père m’attend…

– Votre père ? Où est-il ?Voulez-vous me mener vers lui ? Est-ce que je vous faispeur ? Ne savez-vous pas qui je suis ?

– Quoi ! dit-elle en tremblant, vousvoudriez me conduire au four banal ?… Ils étaient là comme desbêtes féroces, les femmes aussi bien que les hommes… Ils metueraient sans pitié ni merci, ces mauvaises gens !

– Eh bien ! ma fille, j’irai seul, àvotre place, repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille quicontient le pain en pâte, que vous deviez mettre vous-même au four.Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais où vousle remettrai-je ? Dans deux heures il fera nuit close, et vousne pouvez rester ici à m’attendre.

– Ah ! je n’ai pas peur,répliqua-t-elle avec une énergie bien supérieure à son âge… Je suisaccoutumée d’ailleurs à me trouver seule, dans les champs ou dansles bois, pendant la nuit… Vous êtes bien bon, bien généreux, mondigne et vénéré seigneur, mais je n’ose accepter votre bienfaisanteproposition… Et pourtant il faudrait que ma famille ne mourût pasde faim !… Tenez, j’accepte le service que vous voulez bien merendre et que Dieu vous rendra en notre nom.

– Mon enfant, lui dit Rabelais avecémotion, je ne sais qui vous êtes, mais, puisque vous avez foi enDieu, vous êtes une de mes paroissiennes, et c’est à moi d’êtrevotre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous aurez votrepain, et nous vous le bénirons.

Le curé de Meudon ne se sépara qu’à regret decette intéressante jeune fille, qu’il se reprochait de laisserseule, mais elle s’était refusée absolument à l’accompagner jusqu’àMeudon. Il se hâta de rentrer au village et d’aller porter au fourbanal le pain qu’il avait à y faire cuire. Il n’adressa la parole àpersonne et ne répondit à aucune des questions qu’on se permit delui adresser indirectement. Il dit seulement : « Ceci estle pain des pauvres ; je le recommande à mesparoissiens. » Il alla dans son presbytère attendre, en lisantquelque auteur grec, que le pain de l’inconnue fût cuit. Deuxheures n’étaient pas écoulées, qu’il revint au four banal chercherle pain chaud et doré, qu’il remit sous le linge dans la corbeille,et qu’il emporta, en hâtant le pas, à l’endroit où il devait leremettre entre les mains de la jeune fille.

Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu durendez-vous. Devait-elle y venir ? Combien de tempsfaudrait-il l’attendre ? Il faisait nuit noire, et Rabelais seprenait à désirer que cette jeune fille ne vînt pas, car une fillede douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois lesmalfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque decivilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plusardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu’unechrétienne à des sévices et à des outrages de la part de tant degens qui ne respectaient ni l’honneur ni la vie de leurprochain.

Rabelais était trop philosophe pour se faireillusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes lesconditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments demansuétude et de charité, il savait que la simple prudence luicommandait toujours de se mettre en garde lui-même contre laméchanceté et la violence. Cependant il n’avait jamais d’armes pourse défendre, lorsqu’il s’en allait ainsi à toute heure de nuit dansla campagne, soit pour observer les astres et l’état du ciel, caril était astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes,car il était naturaliste, soit pour donner des soins à des malades,car il était médecin, soit pour porter des consolations à desmourants, car il était prêtre, soit pour étudier et admirer lanature, car il était surtout philosophe, et sa pensée s’élevaitsans cesse vers Dieu, en interrogeant les mystères de la sagessedivine.

Il n’y avait pas de lune, ce soir-là, mais leciel était étoilé, et une pâle clarté, qui traversait parintervalles l’obscurité, permettait de reconnaître de loin la formedes objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais aperçut uneespèce de grande ombre mouvante, qui semblait s’avancer de soncôté ; puis il entendit très distinctement le pas lourd etlent d’un homme qu’il entrevoyait de temps à autre à travers lesarbres qui bordaient la route. Il prêta l’oreille et restaimmobile, les yeux fixés sur cet homme qu’il ne distinguait pasencore suffisamment pour juger s’il devait s’inquiéter ou serassurer ; mais il ne songea point à fuir pour éviter unerencontre qui pouvait être indifférente et inoffensive. L’hommevenait aussi d’apercevoir Rabelais : il s’était arrêté soudainen face de lui, dans une sorte d’attente et d’indécision. Ils setrouvaient alors à cent pieds de distance l’un de l’autre, tousdeux absolument dégagés des ombres que projetaient les arbres dontils étaient entourés, mais cette distance était trop grande et lanuit trop obscure, pour qu’ils pussent apprécier leurs intentionsréciproques d’après leur physionomie et leur contenance. Aprèsquelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l’inconnun’avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit àlui et le vit s’éloigner tout doucement et disparaître sans bruit.Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s’arrêta denouveau. On n’entendait pas le plus léger bruit.

– Y a-t-il quelqu’un ici ? demandaRabelais à haute voix. La personne que je suis venu chercherest-elle là ?

Personne ne répondit, et aucun bruit vivant nese fit entendre. Mais tout à coup voici qu’une petite ombre sedétache de la masse des feuillages et s’approche de Rabelais, quireconnaît bientôt un enfant, mais ce n’était pas la jeune fille àqui il avait promis d’apporter son pain cuit. L’enfant, dont onvoyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononçaitpas une parole et continuait à s’avancer délibérément jusqu’à cequ’il fût devant Rabelais, qui n’eut que le temps de l’examiner unmoment. Cet enfant, âgé de neuf ou dix ans, avait l’air sournois etmalicieux, avec une physionomie très intelligente ; sesvêtements en haillons annonçaient la misère la plus sordide. Ils’empara, sans façon, par un mouvement brusque et décidé, de lacorbeille que le curé de Meudon tenait à la main, et l’ayantenlevée rapidement, il s’enfuit en courant et disparut. Rabelais neput s’empêcher de rire aux éclats.

– À la grâce de Dieu ! dit-il àhaute voix, en s’en allant. Voilà un petit garçonnet, qui n’est nimanchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire gare, nimerci.

Quelques jours s’écoulèrent, sans que le boncuré eût des nouvelles de la jeune fille, qui n’avait pas reparu aufour banal : il avait fait savoir, dans le village, qu’ilentendait qu’elle ne fût ni méprisée, ni molestée, quand ellereviendrait. Elle n’était pas encore revenue. Quant au petit voleurde pain, ce devait être, suivant les renseignements qu’il avaitpris avec bienveillance à Meudon et aux environs, le propre frèrede la jeune fille, un enfant qui n’avait pas même été baptisé,disait-on, et qui ne se montrait pas plus à l’église que sa sœur etses parents ; ce qu’on n’aurait pas dû trouver étrange,puisqu’on assurait qu’ils étaient tous de la religion juive.

Un soir que maître François Rabelaisretournait, bien fatigué, à son presbytère, après être allé par lesbois de Meudon jusqu’au hameau de Villacoublay, près de Vélisy,pour administrer les derniers sacrements à un moribond, il sesépara tout à coup de son sacristain, qui portait les sainteshuiles et l’eau bénite ; puis, il se mit à la recherche desvers luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feuxfollets, et il en ramassa une quantité pour les rapporter dans soncabinet d’étude, où il faisait de curieuses expériences sur lanature de la lumière phosphorescente que ces insectes répandentautour d’eux durant les chaudes nuits de l’été. Il n’avait paspensé à se pourvoir d’une boîte fermée afin d’y mettre le produitde sa chasse, sans l’endommager ; mais il eut bientôt imaginéun moyen de suppléer à l’absence de l’attirail d’unnaturaliste : il releva les bords de son grand chapeau, demanière à former tout à l’entour une espèce de cuvette, danslaquelle il déposa sur une jonchée d’herbes tous les vers luisantsqu’il put recueillir, et ces vers jetaient des éclairsintermittents qui l’environnaient d’une auréole lumineuse. Il avaitaussi ramassé à terre une grosse chauve-souris, blessée par quelqueoiseau de proie qui n’avait pas réussi à l’emporter à moitié morte.Cette chauve-souris, qu’il voulait conserver pour la disséquer eten étudier l’organisme anatomique, il eut l’idée de l’attacher, surle sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles quilui avaient servi à relever sa robe sur ses genoux, pour marcherplus librement, sans s’accrocher et se déchirer aux épines desbuissons de houx.

La lune était dans son plein quand il sortitdu bois et marcha quelque temps à découvert, dans un sentier peufréquenté, qui traversait une plaine aride, à peine cultivée surquelques points, dans laquelle il n’avait pas encore passé. Ilaurait pu se croire égaré, s’il n’avait pas su s’orienter par laposition des étoiles, et il reconnut qu’après avoir fait beaucoupde chemin, au hasard, dans la forêt, il se trouvait presque à sonpoint de départ, c’est-à-dire peu éloigné de Meudon, et qu’il netarderait pas a rencontrer la grande route qui établissait unecommunication directe entre ce village et le hameau de Vélisy. Lebon curé avait donc erré deux ou trois heures dans les bois, et ils’en apercevait à sa fatigue ; mais il n’avait plus guèrequ’une demi-lieue à faire, pour rentrer dans son presbytère.

L’idée lui vint que l’endroit de la forêt oùil était en ce moment ne devait pas être autre chose que leCamp des Sorcières, cette plaine déserte et mal famée,dont les gens du pays n’osaient point s’approcher, surtout la nuit,parce qu’ils la regardaient comme hantée par les sorciers etsorcières, qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n’avaitpas l’esprit accessible à ces croyances superstitieuses, et ilcontinua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans éprouverla moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c’était dans cesparages qu’un inconnu, qu’on nommait le Juif ou le Bohémien, avaitpris possession d’un coin de terre, pour y construire une pauvrecabane où il demeurait avec sa famille.

Rabelais donc poursuivait tranquillement sonchemin, au clair de la lune, et le sentier qu’il suivait lerapprochait d’un bouquet de bois qu’il avait à côtoyer pouratteindre la route de Meudon, quand tout à coup il vit, à peu dedistance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant degros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans serendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre etintermittent. Il continuait à s’avancer vers cet homme, qui luitournait le dos et ne l’avait pas encore aperçu. La clarté de lalune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage,qui avait le corps courbé et la tête penchée vers le sol pierreux,qu’il remuait péniblement à coups de pioche. Rabelais s’arrêta pourle regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysanmalheureux qui labourait son champ.

– Bonhomme ! lui cria-t-il, quefais-tu là, dans ce lieu désert, à l’heure où tout le mondedort ?

L’homme se retourna vivement, à cet appelinattendu qui n’avait pourtant rien de comminatoire ni d’impérieux,et il laissa tomber sa pioche, en se jetant à genoux, car il n’eutpas la force de s’enfuir, et il resta tout tremblant, toutfrémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terribleapparition qu’il n’avait fait qu’entrevoir. C’est que Rabelais,sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière,avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne l’eûtpas reconnu : les vers luisants qu’il avait recueillis entreles bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne defeu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris mortequ’il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulierchapeau ; en outre, il avait coupé, dans les bois, unebottelée de plantes médicinales qu’il portait sur son épaule, et iltenait d’une autre main le produit de sa chasse aux insectes,soigneusement enfermé dans un mouchoir. Il avait l’air d’unvéritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-même del’incroyable figure que lui donnait ce bizarre équipage.

– Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moinsde douceur et plus d’autorité, ne veux-tu pas répondre à laquestion que je t’adresse ? Qui es-tu ? Quefais-tu ? Réponds, et vite !

– Hélas ! mon bon seigneur, réponditd’une voix étranglée le pauvre homme qui continuait à trembler etqui ne se relevait pas, je vous jure, par Moïse et par Aaron, queje ne fais pas de mal. J’ai trouvé cette pièce de terre inculte,qui semblait n’appartenir à personne, et j’y ai semé des navets quine sont pas très bien venus, tant la terre de ce champ est dure etingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte, àgrand’peine et à grand effort, mon doux seigneur, attendu que jesuis bien malade !

– Quand on est malade, on garde le lit,repartit Rabelais avec un sentiment de défiance mêlé decommisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche, à lami-nuit, pour s’en venir piocher la terre, au clair de lalune ?

– Hélas ! seigneur mon Dieu !s’écria douloureusement le laboureur nocturne : qu’est-ce quinourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaillepas pour eux jusqu’à la mort ?

– Tu as femme et enfants, dit Rabelaisavec une profonde pitié, et tu es pauvre ? et tu esmalade ?

– Bien malade ! bien pauvre !répliqua l’homme, qui n’avait pas même la force de se remettre surpied. Oh ! bien malade, mon vénérable seigneur ! Aussimieux vaudrait-il que je fusse déjà mort.

– Quand on est malade et bien malade, ditRabelais, on envoie quérir le médecin et l’on se soigne, pourguérir, s’il plaît à Dieu. Or çà, mon brave homme, quel est donc lemal qui te tourmente ?

– Je n’ose pas l’avouer, mon très vénéréseigneur ! répondit en hésitant le misérable, qui recommençaità trembler de tous ses membres. Ah ! je vous en conjure, ne ledites pas aux gens du pays ! ils me chasseraient à coups defourche… Je suis maudit du Dieu d’Israël et maudit de tous lesdieux, puisque j’ai la lèpre.

– La lèpre ! répéta Rabelais, lalèpre ! C’est une grande maladie et difficile à traiter. Nousy aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n’importe lequel,celui des juifs ou celui des chrétiens, et Dieu vous guérira.

– À Dieu plaise, mon cher seigneur !murmura l’homme, qui était parvenu à se relever et qui ne songeaitplus qu’à s’évader.

– Écoute-moi et fais ce que je t’ordonne,dit Rabelais : tu vas quitter ton travail et partir d’ici,sans tourner la tête, ni regarder derrière toi, en laissant là tapioche et le panier où tu devais mettre les navets ; demain,au jour levé, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Maisva-t’en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, après avoirprié Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu’il daignete rendre la santé.

– Il y a cinq ans que je le prie,répliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n’a faitqu’empirer, ce qui témoigne manifestement que le Seigneur m’amaudit et ne veut pas me guérir.

– Ne blasphème pas, mon ami, lui ditRabelais avec un geste impératif : aie foi en la bonté et lamiséricorde de Dieu !

Le lépreux n’essaya pas de résister à l’ordrequ’on lui donnait d’une manière si solennelle, d’autant plus qu’ense relevant il avait contemplé avec effroi l’être extraordinairequi était devant lui, et qu’il prenait pour un sorcier ou pour unspectre. Il obéit donc en silence et s’éloigna aussitôt. Rabelaisexécuta immédiatement le projet qu’il avait conçu. Il ne pensaitplus à la fatigue qu’il ressentait avant d’avoir rencontré sur sonchemin le pauvre lépreux. Il se débarrassa lestement de son chapeaulumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collectiond’insectes et de petits animaux nocturnes ; il ôta sa robe etsa casaque de dessous, qui auraient gêné ses mouvements ;puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit lapioche et s’en servit d’une main vigoureuse pour remuer la terre eten arracher les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longueet pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait finide retourner le petit champ de navets, et la récolte qu’il en avaittirée formait un tas considérable, qu’il devait laisser sous lagarde de Dieu avec la pioche dont il s’était mieux servi que lemalheureux propriétaire de la culture. On n’avait pas lieu decraindre les voleurs dans un endroit aussi désert.

Rabelais, au moment de se r’habiller et de seremettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse encuir, fermée par un ressort de cuivre, qu’il portait d’ordinairesous ses vêtements ; il la cacha parmi les navets, qui lacouvrirent entièrement de leurs feuilles. Il n’avait pas songé àvérifier quelle pouvait être la somme d’argent contenue dans cettebourse, qu’il avait apportée vide au château de Meudon et qu’il enavait rapportée pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes,qu’il répandait à pleines mains, avaient déjà sans doute beaucoupdiminué le petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait ladistribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits, sonchapeau et son butin de naturaliste ; puis, après avoirremercié Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d’êtreutile à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas àgagner Meudon, lorsque les premières lueurs matinales commençaientà monter dans le ciel et à dorer l’horizon.

Il n’avait rencontré personne sur son cheminet il n’eut pas besoin d’expliquer les causes de sa présence dansla campagne à une heure aussi indue. Il était accablé de fatigue enrentrant au presbytère, où son sacristain l’avait attendu unepartie de la nuit, avec l’inquiétude de ne pas le voir revenir.Rabelais n’eut garde d’éveiller ce fidèle serviteur, qui avait finipar s’endormir profondément, et dès qu’il se fut couché, sansl’éveiller, il s’endormit lui-même d’un sommeil plus profond, detelle sorte qu’il n’entendit pas sonner l’Angélus et qu’il dormaitencore de bon cœur, quand le sacristain, qui s’inquiétait de cesommeil prolongé, entra dans la chambre du curé.

– Guillot, mon ami, je ne dirai pas mamesse aujourd’hui, s’écria Rabelais, qui s’était réveillé ensursaut : il me faut aller visiter un malade.

– Par Notre-Dame ! monsieur le curé,répliqua le sacristain avec une douce et familière gaîté, l’heurede la messe est passée depuis longtemps.

– En vérité, je ne croyais pas qu’il fûtsi tard, dit Rabelais en se hâtant de se vêtir. Je me suis oublié,cette nuit, à chercher des simples et des insectes dans les bois,et j’ai fait belle chasse, je t’assure.

– Ah ! monsieur le curé, repritGuillot en soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutesces mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes, dont vousremplissez notre saint presbytère ? Il y a là, Dieu mepardonne, une chouette ou un hibou…

– Non, c’est une chauve-souris,interrompit d’un air placide le curé naturaliste : ce n’estpas moi qui l’ai tuée, car je ne me résigne pas volontiers à fairemourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est mortedes blessures que lui avait faites un méchant oiseau de proie. J’ailà des grenouilles et des crapauds, qui doivent être encorevivants ; j’ai aussi quantité de beaux insectes, que je comptefort conserver en leur donnant de quoi se nourrir, mais je crainsbien que mes vers luisants soient éteints pour toujours. Ce sontcomme de petites lanternes que la nature allume le soir dans lesbois, je ne sais par quel mystère ni pour quel usage. Tout a saraison d’être, tout a son objet et son but, dans les choses de lanature.

Le sacristain Guillot n’était plus là pourécouter les réflexions savantes et philosophiques de soncuré ; on avait frappé à la porte du presbytère, et il étaitallé ouvrir. Il revint, quelques instants après, annoncer au curé,qu’un enfant en guenilles, qui ne pouvait être qu’un mendiant,demandait instamment à le voir, et attendait, à la porte, la têteet les pieds nus, que M. le recteur daignât lui accorderquelques minutes d’audience.

– Un enfant ! dit Rabelais, de bonnehumeur : selon les paroles de l’Évangile, laissez toujoursvenir à moi les petits enfants.

– Ce petit bonhomme n’est pas de notreparoisse, reprit le sacristain en s’en allant, et je le regrettefort, car nous en ferions un joli enfant de chœur.

Rabelais avait passé dans son cabinet d’étude,pour recevoir cet enfant, que lui amenait le sacristain, et quis’arrêta sur le seuil, tout étonné et troublé du spectacle étrangeque présentait ce cabinet de naturaliste et de savant. La chambreétait tapissée de vieux livres, de gros volumes reliés enparchemin, et surtout de toiles d’araignées ; des poissonsdesséchés et vernis pendaient au plafond ; sur la table detravail, des manuscrits et des livres ouverts les uns sur lesautres, des papiers entassés ou épars, noircis d’encre ; desplumes, des compas, des télescopes ; dans un coin de cettechambre remplie de poussière, un atelier d’alchimiste, un fourneauavec des alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verreou en cuivre de toutes formes ; dans un autre coin, un bahutou armoire en bois de chêne, surchargé de pots, de fioles, debouteilles, de silenes ou boîtes en fayence et en plomb,contenant des onguents et des élixirs de pharmacie ; enfin, çàet là, au milieu du cabinet, des animaux quadrupèdes empaillés, desamas d’herbes et de plantes médicinales, des mappemondes et dessphères astronomiques, des sièges et des escabeaux encombrés d’unpêle-mêle d’objets divers de toute espèce, applicables à différentsusages de science et d’art.

Le curé, assis dans une grande chaireou fauteuil en bois sculpté, accueillit par un sourire avenant etde bon augure l’enfant qui s’avançait timidement, les yeux baissés,derrière le sacristain. Cet enfant avait la figure la plusintelligente et la plus malicieuse. Rabelais reconnut aussitôt lepetit démon, leste et hardi, qui, un soir précédent, lui avaitenlevé des mains la corbeille de pain sortant du four banal deMeudon.

– C’est toi, lui dit le curé en éclatantde rire, c’est toi, n’est-ce pas, qui vins prendre, l’autre soir,le pain cuit que j’allais rendre à ta sœur ? Je te reprocheseulement d’avoir décampé trop vite, car je n’ai pas eu le temps dete donner quelque chose, pour t’empêcher de manger ton pain sec. Nerougis pas, mon garçon, et ne sois pas en peine de t’excuser de tonescapade ; il y avait faim chez tes pauvres père et mère, jem’en doute, et il te faut louer, au contraire, d’avoir avisé auplus pressé, en pareil cas ; quant à moi, je pouvais attendresans inconvénient, et j’ai donc attendu ton retour jusqu’à présent.Or çà, voyons ce qu’on peut faire pour venir en aide à tafamille.

L’enfant, qui avait écouté, sans répondre,cette allocution paternelle, n’y répondit pas davantage, quand ellefut terminée, mais il vint, tout ému, s’agenouiller aux pieds deRabelais, avec un pieux respect, et lui tendit en silencel’escarcelle, que celui-ci avait laissée exprès, la nuit même,parmi les navets entassés dans le champ du lépreux.

– Va-t’en voir à la cuisine si le fourchauffe, dit le curé, en congédiant son sacristain que la curiositéavait fait témoin de cette scène touchante. Dépêche, et mets lanappe, pour que nous allions savoir si le vin est tiré.

En même temps, il relevait doucement l’enfant,qui eût voulu rester à genoux devant lui, et il l’attirait avecbonté dans ses bras, sans avoir repris la bourse que cet enfantétait venu lui rapporter dans une intention de probité délicate,qu’on devinait de prime abord.

– Monseigneur le curé, lui dit l’enfantles larmes aux yeux, ce matin, mon père a trouvé dans son champcette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom est gravédessus, et il m’a envoyé au plus tôt vous la remettre, pensant bienque quelqu’un vous l’avait volée.

– Non, mon cher enfant, répondit Rabelaisavec émotion, cette escarcelle je vous la donne de bon cœur, avecle peu d’argent qu’elle renferme, en regrettant qu’elle n’encontienne pas davantage.

– Mon père m’a ordonné, continual’enfant, de vous déclarer, sur sa foi, qu’il ne l’a pas ouverte etqu’il ignore ce qu’elle peut contenir. Il s’excuse très humblementde ne vous l’avoir rapportée lui-même, mais mon bien-aimé père estbien malade.

– Nous irons le visiter tout à l’heure,répliqua Rabelais qui admirait la probité de ces pauvresgens ; oui, mon fils, nous irons ensemble, et avec l’aide deDieu, j’ai bel espoir que nous le guérirons.

Rabelais avait repris enfin l’escarcelle, quiportait cette inscription en or, gravée sur le cuir noir dont elleétait faite : À messire François Rabelais, trésorier despauvres de Jésus-Christ ; il l’ouvrit, pour savoir cequ’il y avait dedans et il en tira vingt écus d’or, qu’il étala,tout neufs et tout brillants, sur le bord de la table. L’enfantfixait sur cet or des yeux émerveillés, comme s’il n’en eût jamaisvu. Le bon curé réfléchit un instant, puis il étendit la main versun coffret de fer ciselé, à demi caché sous les papiers dont latable était couverte ; il l’ouvrit en faisant jouer un ressortqui le fermait et il y prit dix pièces d’or, qu’il réunit auxpremières ; il remit ensuite le tout dans l’escarcelle, qu’ilfit disparaître dans une des poches de sa robe.

– Nous allons déjeuner avant de partir,dit Rabelais à l’enfant qui ne revenait pas encore de sonétonnement admiratif. Il y a loin d’ici au Camp desSorcières ! Je m’aperçois que nous avons l’un et l’autrel’estomac aussi vide que la bourse d’un pauvre homme.

Il emmena l’enfant, par la main, dans unesalle basse, où la table était copieusement servie : unjambon, des andouilles fumées sortant de dessus le gril, un chapongras sortant de la broche et deux flacons de vin rouge et blanc.L’enfant aspirait délicieusement l’odeur de la chair cuite, etregardait d’un œil stupéfait les apprêts de ce succulent repas.

– Nous ne mangerons qu’une bouchée, ditRabelais, et ne boirons qu’un coup de vin pour nous donner cœur auventre. Mange et bois, mon fils ! Que la sainte bénédiction deDieu descende sur ta pauvre et honnête famille !

Il avait servi lui-même son jeune convive, quihésitait encore à manger et à boire, mais qui bientôt, encouragépar la bonne humeur du curé, se mit à l’imiter à belles dents et àplein gosier. Il buvait et mangeait comme s’il avait soif et faimdepuis six mois. Rabelais se réjouissait de lui voir ce furieuxappétit, et il lui donnait l’exemple à plaisir.

– Dis-moi, petit, lui demanda-t-il,lequel de vous sait donc lire dans la famille ?

– Nous savons tous lire, monseigneur lecuré, répondit l’enfant le plus simplement du monde.

– Tous ? s’écria Rabelais surpris etcharmé. Voilà de braves et dignes gens ! La fille et le filssavent lire aussi ! Ne veux-tu pas rester avec moi, mon cherenfant, ajouta-t-il, en l’embrassant encore une fois comme unpère.

– Oh ! bien volontiers, repritl’enfant avec une vive émotion, oui, volontiers, monseigneur lecuré ! Mais vous me permettrez de voir souvent mon père, et mamère, et ma sœur ?

– Assurément, dit Rabelais. Ce n’est pasmoi, Dieu merci, qui voudrais séparer à toujours l’enfant de sonpère et de sa mère ! Çà, mon cher fils, quel est ton nom debaptême ? Que je puisse te donner ce nom désormais, comme sij’étais ton second père, ton père adoptif. Je ferai de toi ungentil enfant de chœur, et tu seras, un jour, après moi, curé deMeudon, si le bon Dieu te fait cette grâce.

– Je me nomme Thadée, répondit tristementl’enfant après un moment de silence et de réflexion, mais je nepuis être ni enfant de chœur, ni curé, mon très vénéré seigneur,puisque je suis né israélite.

Rabelais respecta les scrupules religieux decet enfant, qui avait été élevé dans la foi de ses pères, et iln’ajouta pas une parole qui fût de nature à le troubler et à lechagriner à cet égard ; mais, ayant remarqué que le petitThadée n’oubliait pas ses parents, puisqu’il mettait de côté poureux une partie des aliments qui lui étaient attribués et qu’ilsemblait ne toucher qu’à regret, Rabelais appela son sacristain, etlui ordonna de rassembler dans un panier tout ce qui se trouvaitsur la table et d’attacher le panier sur la selle de l’ânesse dupresbytère.

– Tu viendras avec nous, Guillot, luidit-il ; tu conduiras l’ânesse par le licou, et si j’étaistrop fatigué de la route, tu me ramènerais, sur l’ânesse, à Meudon,comme notre Seigneur Jésus entrant à Jérusalem pour s’y fairecrucifier.

– Est-il possible, monsieur le curé,répondit à voix basse le sacristain, qui avait écouté à la portel’entretien de Rabelais avec l’enfant, est-il possible que vousvouliez nous mener chez des juifs, avec ce petit fils de Barrabaset de Judas ?

– Guillot, interrompit sévèrement lecuré, j’aime mieux un juif honnête homme, qu’un chrétienmalhonnête !

Le cortège se mit en marche : Guillotconduisant l’ânesse avec les victuailles, et faisant assez piteusemine ; Rabelais, en costume ecclésiastique, tenant par la mainl’enfant, qui avait honte de se montrer, nu-pieds et tête nue,auprès du curé de Meudon. On regardait, en effet, avec surprise, cebizarre cortège. Un page de la maison de Lorraine arriva, sur cesentrefaites, et resta confondu, en voyant M. leRecteur, ainsi qu’on le qualifiait au château, donner la mainà un petit gueux déguenillé et sans souliers. Il venait, de la partde la duchesse de Guise, saluer Rabelais et l’inviter à souper cesoir-là. Rabelais fit réponse qu’il s’y rendrait certainement,d’autant plus qu’il aurait une belle histoire à conter à la bonneduchesse et une belle œuvre de charité à lui proposer.

Le petit Thadée se chargea d’indiquer lemeilleur chemin et le plus court, que Rabelais ne connaissait pas,pour arriver à la plaine du Camp des Sorcières, où le sacristain,qui en avait ouï parler en assez mauvaise part, ne se trouva pastrop rassuré, quoiqu’il fît grand jour et que les sorciers qu’onaccusait d’y tenir leurs assemblées fussent sans doute occupésailleurs. C’était un lieu d’un aspect sauvage, mais trèspittoresque, dans lequel on était bien sûr de ne rencontrer jamaisâme vivante. Voilà pourquoi le lépreux y avait élu domicile avec safamille ; il avait construit, de ses mains, dans le fourré dubois le plus épais, une cahute en torchis, qui était un mortiercomposé de terre glaise et de paille hachée, sans autre toit qu’unecouverture de gazon et de mousse appliqués sur quelques grossesbranches, sans autre porte que des branchages entrelacés assezingénieusement et entremêlés de bruyère et d’épines. Rabelais dit àson sacristain de rester en arrière avec l’ânesse et d’attendrequ’on le vînt avertir d’apporter le panier de provisions. Le pauvreGuillot vit avec terreur qu’on allait le laisser seul dans unendroit aussi désert et aussi mal famé : il se mit à pleurer,comme un enfant peureux.

– Que vais-je devenir ici ?disait-il tout éploré. Il y aura quelque sorcier qui me tordra lecou, sinon quelque sorcière qui m’emportera en enfer sur sonbalai ! Monsieur le curé, ayez pitié de moi et ne m’abandonnezpas, sans m’avoir donné l’absolution.

– Tant que tu resteras avec l’ânesse, tun’as rien à craindre, lui cria Rabelais en s’éloignant : lediable respecte les bêtes et les tient pour ce qu’elles sont, en sedisant qu’il n’y a pas là d’âme à prendre !

L’enfant avait quitté la main du curé etcourait en avant pour prévenir sa famille : la porte de lacabane était ouverte, mais on ne voyait paraître que la jeunefille, rouge d’émotion et tremblante d’embarras, que son frèrepoussait devant lui, en l’empêchant de se dérober à cetteprésentation inattendue et forcée. Rabelais remarqua que cettefille était fort belle sous ses haillons ignobles et que sa figureintéressante se recommandait par une expression de candeur pudiqueet de noble fierté. Il fut touché de commisération, en s’apercevantque cette pauvre jeune fille avait à peine les vêtementsindispensables pour se préserver des atteintes du froid.

– Mon enfant, lui dit Rabelais avecdouceur et intérêt, je vous prie de vouloir bien prévenir votrepère et votre mère, que c’est le curé de Meudon qui s’en vient lesvoir et leur porter des consolations.

– Mon bon seigneur, répondit la jeunefille avec déférence et simplicité, votre Éminence daignera excusermon père et ma mère, s’ils ne s’empressent d’aller au devant d’unsi vénérable personnage que vous êtes. Ils ne sauraient bouger deleur lit, tant ils sont malades et rendus de fatigue l’un etl’autre : mon père a travaillé aux champs, cette nuit et cematin ; ma mère est quasi toute paralysée et percluse de tousses membres, depuis le dernier hiver.

– Je ne suis pas une Éminence, monenfant, reprit Rabelais, je suis votre frère en Jésus-Christ, quiveut vous consoler ; je suis votre médecin, qui veut vousguérir.

– Sara ! dit le frère à sa sœur,avec un élan de reconnaissance : monsieur le curé est si bon,si bienfaisant, si généreux, que c’est comme un ange du Seigneur,qui vient nous visiter dans notre affliction.

Sara et Thadée annoncèrent, par un gesterespectueux, que le curé n’avait qu’à les suivre, et ils entrèrentles premiers, en disant : « Notre père, notre mère !Voici l’envoyé du Seigneur ! Que le saint nom du Seigneur soitbéni ! »

Rabelais, en pénétrant derrière eux dans lacabane, où régnait une demi-obscurité, entendit deux profondssoupirs mêlés de sanglots, qui partaient de l’endroit le plussombre de cette misérable demeure et qui le dirigèrent vers lesdeux malades couchés côte à côte sur des feuilles sèchesrecouvertes d’une vieille serpillière, grosse toile d’emballage quileur tenait lieu de draps, et enveloppés d’une horrible couverturede laine, usée, déchirée, et aussi noire qu’un drap mortuaire. Laporte entr’ouverte faisait entrer assez de jour dans ce tristeréduit pour que Rabelais pût distinguer les deux compagnons de cetaffreux lit de misère : la femme, dont le visage cadavéreuxressemblait à celui d’une morte ; le mari, qui n’avait plusfigure humaine, la lèpre ayant envahi son visage et confondu tousses traits dans une plaie vive et purulente, où les yeux seulsavaient encore de la vie et de l’expression, Rabelais, à cetaspect, éprouva un invincible sentiment d’horreur et de pitié.

– Que le bon Dieu vous bénisse, pauvresgens ! dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que leseigneur Job, sur son fumier, quoique moribond et couvert deplaies, adorait encore la main de Dieu qui l’avait frappé et leglorifiait avec révérence dans le secret de sa sainte volonté.

– Si je n’avais foi en Dieu, comme Job,répondit d’une voix caverneuse le pauvre lépreux, je n’aurais passupporté jusqu’à présent le fardeau de la vie ! Depuis tantôtun an, j’ai été tout à coup affligé de la lèpre, qui me faitsouffrir mille morts et me rend un objet d’horreur àmoi-même ; depuis tantôt un an, j’ai perdu tout ce que j’avaisloyalement acquis dans le négoce et qui était la fortune de mesenfants ; depuis tantôt un an, ma bien chère femme estatteinte de paralysie et ne peut plus se mouvoir ; depuistantôt un an, mes deux chers enfants sont sans habits, sanschaussures, sans linge, et souffrent avec constance et résignationtout ce qu’on peut souffrir du froid, de la misère, et souvent dela faim… Eh bien ! ceux de ma race et de ma religion m’ontfermé leur cœur et leur bourse, et je n’ai trouvé que vous,monsieur le curé, vous prêtre chrétien, qui daignez me portersecours et vous intéresser à ma déplorable et irréparablesituation ! Vous seul au monde m’avez pris en pitié.

– Je ferai de mon mieux, et Dieu fera lereste ! dit Rabelais, dont Sara et Thadée baisèrent lesmains.

– Monsieur le curé, lui dit tout basl’enfant, vous plaît-il que j’aille quérir un peu de nourriturepour mon père, qui meurt quasi de besoin et qui n’a rien mangédepuis hier ?

– Est-il vrai, ajouta la jeune fille, àqui son frère avait eu le temps de rendre compte de sa mission aupresbytère de Meudon, est-il vrai, mon vénéré seigneur, que jepuisse offrir quelques gouttes de vin à ma mère, qui s’en vatrépasser d’inanition et de faiblesse ?

Rabelais n’avait pas entendu la fin de cettesupplique filiale ; il s’était élancé hors de la cabane, pourappeler Guillot et faire apporter le panier qu’il avait eu laprécaution de bien remplir : rien n’y manquait, ni le vin, nipain, ni les viandes froides. Ce fut lui-même qui déposa ce panierdevant le grabat des deux malades et qui leur présenta de sa propremain les aliments qu’ils acceptèrent avec reconnaissance. Ilassistait en silence à ce spectacle émouvant et terrible de lafaim, d’une faim aux abois, qu’on semblerait ne pouvoir jamaisapaiser, et qu’il faut pourtant contenir par prudence.

– Et toi, Sara, dit Thadée à sa sœur, quin’osait pas prendre sa part de ce repas qu’elle contemplait avec unœil d’envie, n’as-tu pas une aussi belle faim que nos pauvresparents ? Approche, sœur, et fais grande chère avec eux. Quantà moi, j’ai dîné chez monseigneur le curé.

On n’entendait, dans la cabane, que le bruitcontinu de trois mâchoires en mouvement, qui dévoraient à bellesdents la nourriture que Rabelais lui-même leur distribuait parpetites portions, en leur recommandant vainement de modérer et derestreindre leur insatiable appétit.

– Pauvres gens ! murmurait-il, ensentant ses yeux se mouiller de larmes. Ils seraient morts tous, sinous ne fussions venus à leur secours. Arrêtez-vous, mes amis, jevous en conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pasmourir de l’avoir satisfaite outre mesure. Je vais dire les Grâces,à la levée de table : associez-vous d’intention à ma prière,en vous tenant pour assurés que vous mangerez à présent tous lesjours.

Rabelais, en effet, prononça la prière desGrâces en latin, comme si ses trois convives eussent été lesmeilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenancependant cette courte prière qu’ils ne comprenaient pas. Lareconnaissance de l’homme envers Dieu est un principe de toutes lesreligions.

– Monsieur le curé, notre sauveur, dit lelépreux dès qu’il put parler, mon fils Thadée vous a rendu labourse avec tout ce qu’elle contenait, car je vous jure, par la loide Moïse, que je ne l’ai pas ouverte.

– Oui, mon pauvre homme, réponditRabelais en la sortant de sa poche et en l’ouvrant pour en retirerle contenu. Je garderai cette escarcelle, qui m’a été donnée par labonne madame de Guise, mais ce qui est dedans vous appartient, pardroit coutumier, puisque c’est vous qui l’avez trouvé, ce matin,dans votre champ.

– Le champ n’est point à moi, repritl’honnête juif, qui refusait d’accepter ce que Rabelais voulait luimettre dans la main : ce champ était en friche et paraissaitn’avoir pas de maître ; je l’ai cultivé en pleine nuit, etj’ai cru pouvoir, sans faire tort à personne, m’en approprier larécolte, une chétive récolte de navets, la terre n’ayant pas étéfumée et même suffisamment remuée… Dieu d’Abraham ! del’or ! s’écria-t-il, en voyant briller les pièces d’or que lecuré l’avait forcé de recevoir. Ne serait-ce pas une illusion, unetromperie du sorcier, que j’ai vu, cette nuit, dans lechamp ?

– Quel sorcier ? lui demandaRabelais, qui avait oublié la scène de la nuit et qui pensa que sonmalade devenait fou.

– Ah ! monsieur le curé, dit lejuif, qui ne cessait de faire sonner les pièces d’or dans sa main,c’est une bien redoutable aventure : j’étais allé, versminuit, dans ce champ, qui ne m’appartient pas, arracher les navetsqui y avaient poussé. Ce devait être notre repas de famille ;on l’attendait avec grande impatience chez nous, car personnen’avait mangé depuis la veille. J’avais à peine la force de manierla pioche et de faire sortir les navets de terre. Voici qu’unsorcier m’apparaît tout à coup ; il avait la face lumineused’un être infernal ; il portait sur sa tête un grand oiseauqui battait des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cetoiseau diabolique s’élevaient des flammes qui ne l’atteignaientpas, mais dont je sentais à distance la chaleur brûlante. Cesorcier avait sur son épaule une botte de ces plantes vénéneusesqu’on ne cueille qu’au sabbat et qui ne poussent que dans lescimetières ; il tenait à la main un paquet taché de sang…

Rabelais interrompit par de bruyants éclats derire le narrateur, qui s’arrêta dans son récit, sans se rendrecompte de l’excès de gaieté qu’il avait provoqué. Il s’était tu,tout troublé, et Rabelais riait toujours.

– Le sorcier, c’était moi ! s’écriale curé, avec de nouveaux éclats de rire. C’était moi, vous dis-je,mes bons amis, et je vous assure que je ne fus jamais lemoindrement sorcier et n’ai pas souci de le devenir.

– Ne savez-vous pas, repartit le juif,que n’avaient pas convaincu les affirmations du curé, ne savez-vouspas que ce lieu-là s’appelle le Camp des Sorcières, et que tous lessorciers des environs y vont faire leur sabbat ?

– Mon ami, dit Rabelais, qui avait cesséde rire, il n’y a pas d’autres sorciers que les méchants et lesfourbes. Il n’y a de sabbat, que celui qui se fait dans les mauvaisménages ou bien chez les ivrognes et les libertins.

– Écoutez la suite, monsieur le curé,répliqua le lépreux, dont la croyance aux sorciers n’était pasencore ébranlée : j’ai voulu fuir, mais il semblait que mespieds fussent attachés au sol, et je ne pouvais remuer de la placeoù j’étais. Le sorcier m’ordonna de laisser là ma pioche et departir de là, sans tourner la tête. Aussitôt je retrouvai la forcede me mouvoir, et je m’enfuis à toutes jambes. Quand je fus àquelque distance, je tournai la tête, malgré le commandement dusorcier, et ne vis plus les flammes, ni l’oiseau, ni l’homme à laface lumineuse. Je n’osai toutefois retourner sur mes pas, et cematin, quand il fut grand jour, j’allai au champ, et trouvai que larécolte des navets avait été faite et très soigneusement faite parle sorcier…

– C’était moi, vous dis-je !interrompit Rabelais, en recommençant à rire. C’était moi, lesorcier, moi, moi, moi !

– Qui donc avait arraché lesnavets ? repartit le juif, qui refusait de croire àl’assertion de Rabelais. Qui donc les avait mis en tas avec tant desavoir-faire ? Qui donc avait caché parmi les navetsl’escarcelle pleine d’or ?

– C’était moi ! répliqua Rabelais.Vous aviez semé, bonnes gens, et j’ai fait pour vous la moisson, àtelle enseigne que je suis encore fatigué et plus fatigué qu’unsorcier ne pourrait l’être. Croyez en Dieu, mes enfants,ajouta-t-il, et ne croyez pas aux sorciers !

Il s’était levé pour prendre congé de lafamille, qu’il venait de sauver d’une mort certaine et qu’ilpromettait de ne pas abandonner. Il fut suivi par le père et lesenfants, qui le comblaient de bénédictions, auxquelles la femmeparalytique unissait mentalement les siennes. Rabelais les quitta,en s’engageant à revenir les voir le lendemain et en leurconseillant de se défier maintenant des voleurs plutôt que dessorciers, puisqu’il leur laissait un petit pécule pour subvenir àleurs premières nécessités. Il monta sur l’ânesse du presbytère etse fit conduire, par son sacristain, au château de Meudon.

– Madame, dit-il en arrivant, à laduchesse de Guise, je vous apporte une bonne action à faire pourgagner des bénédictions en ce monde et des indulgences dansl’autre, où je souhaite que vous alliez le plus tard possible.

– Que faut-il faire pour cela ?répondit la duchesse. Je vous remercie d’avance, monsieur le curé,de me faire participer à une de vos œuvres de charité. Mais de quois’agit-il ?

– Il s’agit, dit Rabelais, de guérir unlépreux et une paralytique, de donner le gîte, la nourriture et levêtement à quatre misérables, qui, depuis un an et plus, souffrentdu froid, de la faim et de toutes les privations ; il s’agitde convertir quatre juifs à notre sainte religion, de marier unejolie fillette et de donner un enfant de chœur au curé deMeudon.

Rabelais raconta son aventure avec uneéloquence qui mit les larmes aux yeux de la duchesse et qui en mêmetemps la fît rire de bon cœur. Elle promit tout ce que voulait sonbon curé, et le duc de Guise, qui se fit conter l’histoire pendantle souper et qui en fut aussi touché que diverti, déclara, enriant, qu’il entendait être le parrain du petit juif, que Rabelaisse proposait de baptiser lui-même.

– Et moi, dit la duchesse, je serai lamarraine de la petite juive, que je dois marier, quand elle aural’âge, en la dotant et en l’attachant à mon service.

– Hélas ! madame, dit le bon curé deMeudon avec un triste pressentiment, je crains bien que ce ne soitpas moi qui fasse ce beau mariage, car je suis bien vieux et jesens que je touche à la fin de ma carrière, mais, du moins,ajouta-t-il en riant, j’espère avoir le temps de baptiser un juifet d’en faire un gentil enfant de chœur.

Rabelais mourut l’année suivante. Au lit demort, le joyeux auteur du roman de Gargantua et de Pantagruel putse dire qu’il avait converti quatre juifs au christianisme et qu’illaissait, après lui, pour répondre aux calomnies de ses ennemis,quatre bons chrétiens de sa façon.

LES PRESSENTIMENTS MATERNELS DE MADAMEDESROCHES

 

(1571)

Dans une maison d’un des faubourgs de la villede Poitiers, demeurait, au XVIe siècle, une dameaveugle, avec sa fille unique, nommée Catherine. Cette dame, encorejeune, avait perdu la vue, disait-on, par suite d’un accident. Ellepossédait une fortune indépendante, qui lui venait de son mari,qu’elle avait vu mourir peu d’années après son mariage ; ellese faisait appeler madame Madeleine Neveu, mais on assurait que cen’était pas son véritable nom et que, du vivant de son mari, quidevait être de bonne noblesse, elle avait habité, sous un autrenom, une ville de la Bourgogne, car elle conservait de grands biensen terres et en vignobles dans cette province. Jamais elle neparlait de sa famille, ni de sa fortune, ni de son époux défunt.Elle vivait très retirée, ne s’occupant que de bonnes œuvres et del’éducation de sa fille, âgée alors de 14 ou 15 ans, aussi belle etaussi gracieuse que simple et modeste, intelligente et naïve à lafois, et beaucoup plus instruite que ne l’étaient à cette époqueles demoiselles de qualité.

Un matin de printemps, en l’année 1571, lamère et la fille s’entretenaient ensemble dans une vaste chambre,sombre et froide, où elles couchaient l’une près de l’autre, lamère dans un lit immense, entouré de courtines ou tentures delaine, toujours fermées, pour empêcher les courants d’air, la filledans un petit lit bas et sans rideaux, car celle ci, depuis plus dedix ans, avait pris à tâche de soigner sa mère et de veiller surelle jour et nuit.

– Chère mère, disait Catherine, vousétiez terriblement agitée dans votre sommeil. Vous avez plus d’unefois parlé à haute voix, en invoquant Dieu et lui demandant grâceavec tant de ferveur et de foi, que je retenais mon haleine, dansla crainte de vous éveiller et d’interrompre quelque beau rêve.

– Plût à Dieu que tu l’eusses fait, monenfant ! s’écria madame Neveu, car ce rêve avait de profondesémotions, et après avoir failli mourir de joie, j’en ai faillimourir de douleur.

– Vous m’avez mainte fois assurée, repritCatherine, que les rêves ont une origine bienfaisante ou funeste,divine ou infernale, quand ils expliquent le passé et révèlentl’avenir. Telle était sans doute l’opinion des anciens sur lanature des songes, comme je le lisais encore hier dans les livresde Plutarque. Mais, aujourd’hui, il vaut mieux croire que lesrêves, du moins la plupart, ne sont que des efforts incohérents dela pensée et de la mémoire, qui travaillent dans une sorte d’étatde fièvre durant le sommeil.

– Je dormais, il est vrai, dit madameNeveu, mais j’avais dans mon rêve l’esprit si clairvoyant, siéveillé, que je voyais les choses aussi nettement que j’aurais pules voir avec les yeux, si je n’étais pas aveugle. Ainsi, j’ai vuton frère Jacques, qui venait à moi, souriant, les bras tendus,pour m’embrasser ; je lui tendais les miens, pour le recevoiret pour le presser sur mon cœur, mais nous avions beau marcher l’unvers l’autre, nous restions toujours à la même distance, moil’appelant à grands cris, lui me répondant avec une voix quisemblait s’éloigner toujours et qui a fini par s’éteindre tout àfait. Comme il était beau ! Comme il avait grand air, avec satête de chérubin blond, ses yeux pleins de douceur et de tendresse,sa bouche rubiconde entr’ouverte par un sourire, qui laissaitbriller ses belles dents de nacre !…

– Chère maman, interrompit la jeunefille, je vous conjure de ne pas vous exalter et vous émouvoirainsi, pour un rêve, qui n’est et ne peut être qu’un rêve !Vous savez bien que mon frère n’avait pas plus d’un an, lorsqu’il apéri dans une inondation de la Saône, et vous ne l’aviez revudepuis le jour de sa naissance, puisque mon père l’emporta, malgrévos prières, pour le mettre en nourrice…

– Cela est vrai, répliqua madame Neveu,qui fondait en larmes ; je n’avais fait que l’entrevoirquelques instants, quand il fut venu au monde, et aussitôt on mel’a enlevé cruellement, hélas ! Puis, un an après, quandj’accourais, toute impatiente, toute joyeuse de le revoir, j’apprisavec désespoir qu’il n’existait plus…

– Et que mon pauvre malheureux père,ajouta Catherine, était mort avec lui ! Ma mère, vous êtesinjuste, bien injuste, pour mon père, que nous avons eu le malheurde perdre, en cette fatale nuit où mon frère a péri au berceau. Jen’avais pas cinq ans d’âge et je me rappelle encore à présent cethorrible moment, qui vous a rendue veuve et qui m’a rendueorpheline. Je ne vous ai pas quittée de toute la nuit, quand vousalliez gémissant au bord de la Saône et appelant le père etl’enfant, sans que personne vous répondît. Je me cramponnais à vosvêtements, pleurant ainsi que vous et tremblant de vous voir tomberdans l’eau noire du fleuve, qui grondait à vos pieds. Enfin, aprèsde longues heures, qui me semblaient des éternités, le jour parut,et c’est moi qui vous servais de guide, car vous étiez devenueaveugle, comme vous l’êtes encore !

– Oui, aveugle, aveugle pourtoujours ! s’écria madame Neveu, avec un accent lamentable. Ily a dix ans que je ne t’ai vue, ma pauvre Catherine, mais du moinston image est empreinte dans ma mémoire, et je puis te voir encoreavec les yeux de l’âme. Il me semble même que je te voisréellement, quand je t’entends parler, quand je te serre dans mesbras, quand je te sens à mes côtés… C’est pourtant bien affreux devivre ainsi dans des ténèbres éternelles ! C’est affreux depenser que si mon fils venait tout à coup à reparaître, je ne leverrais pas !

– Je donnerais ma vie pour vous lerendre ! repartit tristement Catherine. Vous êtes simalheureuse de sa perte, que je voudrais être morte à sa place.

– Ô ma fille, tu ne sais pas ce que c’estqu’un cœur de mère ! Il me faut mes deux enfants, puisque leciel me les avait donnés ! Pourquoi m’en a-t-il ôté un ?Est-ce que celui qui me reste peut me faire oublier celui que j’aiperdu ? Crois-tu donc que je te chérirais moins, si j’avaismes deux enfants ? Ne les aimais-je pas autant l’un etl’autre ?… Voilà ce que je disais à Dieu dans mon rêve, etDieu m’avait si bien comprise, qu’il faisait droit à mes plaintes,à ma prière, et qu’il finissait par me rendre mon fils ! Mais,hélas ! ce n’était qu’un rêve ! Et ce rêve n’est plusmême qu’un souvenir qui est déjà presque effacé !… Cependantje le vois, comme je le vois toujours, ce cher enfant !

Catherine n’avait plus le courage de répondreet de donner ainsi de nouveaux aliments à l’agitation croissante desa mère : elle s’était levée, en pleurant, et s’habillait,sans bruit, tandis que madame Neveu, qui pleurait aussi, restaitsous l’impression de son rêve et paraissait chercher autour d’elleun objet qu’elle ne parvenait pas à retrouver. C’était son filsqu’elle cherchait de la sorte, et depuis dix ans qu’elle l’avaitperdu, elle ne se résignait pas encore à subir cette perte, qui luiétait toujours aussi douloureuse qu’au moment même de ce funesteévénement ; et, singulier effet d’un pressentiment maternel,elle s’obstinait, au fond de l’âme, à douter de la mort de sonfils, tout en accusant son mari d’avoir été cause de cette mort,qu’elle ne voulait pas lui pardonner, quoiqu’il eût péri lui-mêmeavec son enfant.

Voici en quelles circonstances la catastropheavait eu lieu : Madeleine Neveu, d’une ancienne famille dePoitiers, était orpheline, lorsqu’elle épousa André Fadounet,seigneur des Roches, qui l’emmena en Bourgogne, où il possédait laterre seigneuriale des Roches, sur la rive droite de la Saône, àquelques lieues de Mâcon. Cette union ne fut pas heureuse ;les caractères des deux époux étaient absolument antipathiques, etla discorde entra dans leur ménage. Le seul lien qui existât entreeux et qui faisait diversion à leur mésintelligence, ce fut unesorte d’estime réciproque pour leurs aptitudes et leursconnaissances littéraires ; ils avaient tous deux la mêmeardeur pour l’étude et le même goût pour la poésie, mais avec desqualités d’esprit bien différentes. André Fadounet, qui inclinaitvers les opinions de la Réforme, avant d’avoir ouvertement embrasséla religion protestante, ne composait que des vers religieux etmoraux, des psaumes et des poèmes évangéliques ; sa femme, aucontraire, qui était bonne catholique et qui tenait à la foi de sespères, avait cherché ses modèles chez les poètes grecs et latins,qu’elle lisait couramment dans leur langue originale. La naissanced’une fille ne rapprocha pas les époux, qui vivaient d’autant plusséparés que le mari quittait souvent sa femme pour faire desvoyages secrets à Genève, dans l’intérêt de sa foi nouvelle.C’était le temps où les parlements de France poursuivaientcriminellement les huguenots, c’est-à-dire les hérétiques,luthériens ou calvinistes. André Fadounet avait été signalé etmenacé de poursuites judiciaires. Il se tint prudemment à l’écart.Mais quand sa femme lui eut donné un fils, qui vint au monde en1560, et qui fut baptisé sous ses yeux dans la chapelle du châteaudes Roches, André Fadounet obéit à une inspiration malfaisante, enne craignant pas de reparaître en Bourgogne, où il pouvait êtrearrêté comme huguenot : il avait bravé ce danger, pour enleverle nouveau-né, sous prétexte que la mère était incapable de lenourrir elle-même et que le salut de l’enfant exigeait qu’il fûtconfié à une nourrice. La dame des Roches n’avait pas eu denouvelles de son fils depuis plusieurs mois, lorsque le père luiécrivit qu’ayant résolu d’abandonner pour toujours sa patrie oùallait éclater une guerre de religion, il se faisait un devoir delui rendre leur enfant qu’il avait mis en nourrice, et qui, devenufort et bien portant, serait mieux soigné désormais par samère.

La joie de celle-ci fut aussi vive que sadouleur avait été profonde au moment où son fils lui avait étéenlevé. Le jour et l’heure de la restitution de l’enfant étaientdonc fixés.

André Fadounet devait revenir de Genève aveccet enfant, pour le remettre à la mère : il n’avait qu’àtraverser la Saône, à un endroit désigné, au-dessous de Mâcon, etla dame des Roches, qui l’attendrait à cet endroit, en pleine nuit,recevrait de ses mains l’enfant, qu’il la priait de faire éleverdans la crainte du Seigneur et qu’il se réservait de reprendre plustard, disait-il, pour en faire un bon chrétien selon l’Évangile. Ladame des Roches eut le courage de venir, seule avec sa fille,au-devant de ce cher enfant, que son mari lui ramenait. Ce fut unenuit épouvantable : la Saône avait débordé, et l’inondationcouvrait en partie les plaines avoisinantes ; les eaux étaienttrop grosses et trop rapides pour qu’une barque, si bien conduitequ’elle pût être, parvînt à traverser le fleuve. Madeleine desRoches attendit, toute la nuit, sur la rive, au milieu del’inondation qui montait et s’étendait autour d’elle. La présencede sa fille, âgée alors de quatre à cinq ans, la força de songer àsa propre conservation, et de ne pas se sacrifier à sadouleur ; mais les six heures d’angoisse et de désespoirqu’elle passa, cette nuit-là, au bord de la Saône, par le vent etl’humidité, eurent une action immédiate sur sa vue : elle laperdit spontanément, sous l’influence d’une goutte sereine, et elleétait aveugle quand on lui annonça qu’une barque, qui traversait lefleuve, avait été brisée et coulée à fond par le choc d’un arbredéraciné, et que deux ou trois personnes s’étaient noyés. Onretrouva leurs corps, entre autres celui du seigneur des Roches,qu’on n’eût pas de peine à reconnaître et qui fut inhumé dans lachapelle de son château. Mais l’enfant au berceau, qu’il devaitavoir avec lui, fut vainement cherché dans les eaux dufleuve : on ne le retrouva pas. La mère aveugle présidait enpersonne à ces recherches qui durèrent plusieurs jours, et quin’eurent aucun résultat. Elle conçut dès lors un tel ressentiment,une telle horreur contre son mari, à qui elle attribuait la mort deleur pauvre enfant, qu’elle ne voulut même plus porter son nom deveuve et qu’elle reprit le nom patronymique de Neveu, enretournant s’établir à Poitiers, sa ville natale, où elle necomptait plus un seul parent, ni un seul ami. Depuis dix ans, sonunique occupation avait été l’éducation de sa fille, qu’elle avaitfaite aussi savante qu’elle, et dont elle reconnaissait avecorgueil la supériorité intellectuelle, mais toute la peine qu’ellese donnait pour cultiver et perfectionner cette belle intelligencene pouvait la distraire de son idée dominante, exclusive : laperte de son fils.

Ce jour-là, après deux heures consacrées àl’étude, dans la chambre de sa mère et sous la direction attentivede cette tendre institutrice, Catherine lui demanda la permissiond’aller à la rencontre du savant médecin Jules de Guersens, quiavait promis de leur faire visite dans la matinée. Madame Neveu yconsentit volontiers, car elle n’était point assez égoïste pourvouloir imposer à sa fille les privations qu’elle avait à supporterelle-même en raison de son infirmité.

– Va, mon enfant ! lui dit-elle avecbonté, mais ne t’éloigne pas trop et sois prudente en suivant lebord de l’eau, car, bien que le Clain soit une rivière peudangereuse et peu profonde, je n’en ai pas moins une défianceinvolontaire à l’égard des rivières… Ne reste donc pas troplongtemps absente, lors même que le Clain, ajouta-t-elle ensouriant, t’inspirerait d’aussi beaux vers, que l’Hippocrène et lePermesse, ces célèbres sources de l’Hélicon, en inspiraientautrefois aux poètes de la Grèce.

Catherine n’avait rien à changer à satoilette, qui était plus élégante que luxueuse, et qui devait sonplus bel ornement à sa gracieuse manière de la porter ; ellese couvrit seulement la tête d’un chapeau d’étoffe blanche, quiencadrait son joli visage, comme celui d’une madone d’Italie.C’était seulement pour se garantir du hâle et du soleil, en cettetiède matinée de printemps, qui s’annonçait par un concertd’oiseaux dans les branches verdoyantes des arbres. Elle avaitpris, pour compagnon de promenade, un livre de papier blanc, surles pages duquel elle avait déjà écrit au crayon les premièresscènes d’une tragi-comédie en vers, intitulée Tobie.

Pendant que la jeune poétesse s’en allait, lelong de la rivière, à petits pas, méditant son œuvre et nes’arrêtant que par intervalles, afin de transcrire sur son carnetquelques vers qu’elle venait de composer, sa pensée se pénétraitintimement du sujet biblique qu’elle avait choisi pour en faire unpetit drame en six ou sept scènes : elle n’était plus àPoitiers, en ce moment. Le paysage qui se déployait sous ses yeuxavait changé d’aspect et de couleur : la rivière du Clainétait devenue un grand fleuve de la Médie ; elle se figuraitapprocher de la ville de Ragès, où Tobie allait se rendre sous lagarde de l’ange Raphaël ; mais elle n’apercevait ni l’Ange niTobie, qui étaient les personnages de son drame. Soudain elleentend le bruit de l’eau qui jaillit et qui clapote, et ses regardshallucinés se portent sur un enfant, qui s’est mis à l’eau et quis’essaye à nager dans le Clain ; elle a cru voir le jeuneTobie se baignant dans le fleuve, et elle imagine que le poissonmonstrueux va paraître, tel que le décrit la Bible. La vision nedure qu’un instant et s’efface aussitôt. Ce n’est plus l’angeRaphaël qu’elle voit devant elle, c’est Jules de Guersens, lemédecin de sa mère et son maître ou plutôt son émule enpoésie : il l’avait reconnue de loin et il venait à elle, ensilence, pour la surprendre au milieu de son inspirationpoétique.

Jules de Guersens, originaire de Gisors enNormandie, était venu fort jeune à Paris, pour suivre les cours desfacultés de droit et de médecine, n’ayant pas encore choisi savocation et ne sachant s’il serait médecin ou avocat. Il eut debrillants succès dans ses études, quoique suivant à la fois deuxcarrières différentes ; il fit de si rapides progrès dansl’une et l’autre, qu’à l’âge de vingt-cinq ans il étaitsimultanément docteur en droit et docteur en médecine. Mais ils’arrêta tout à coup au seuil des deux carrières qu’il s’étaitouvertes avec tant de succès, et il ne songea plus qu’à devenirpoète ; son goût le portait vers le genre dramatique ; ilavait commencé à écrire une tragédie, tirée de Xénophon, qu’ilnommait Panthée et qu’il se proposait de faire représenterau théâtre de l’hôtel de Bourgogne, où l’on ne jouait plus demystères, par ordonnance du Parlement. En revanche, on y jouait desfarces, très plaisantes et très divertissantes, bien qu’assezgrossières, et les acteurs de ce théâtre ne savaient ce que pouvaitêtre une tragédie à la manière des grands tragiques grecs. Onconseilla donc à Jules de Guersens de se transporter à Poitiers,avec sa tragédie, parce qu’il y avait, dans cette ville, une troupede comédiens, qui représentaient encore des mystères, ces vieuxdrames bibliques et historiques que le Parlement de Paris avaitinterdits depuis dix ou douze ans dans la capitale. Les mystèresoffraient sans doute quelque analogie avec la tragédie, imitée duthéâtre grec, qui était encore bien nouvelle en France, puisque lapremière qu’on y représenta, dans un collège de Paris, en 1552, futla Cléopâtre captive de Jodelle, et cet heureux essaiavait fait naître un petit nombre de tragédies, de la même espèce,qui ne trouvaient des acteurs et des spectateurs que dans lescollèges.

L’auteur de Panthée était un grand etbeau jeune homme, distingué de tournure et de manières, qui n’avaitrien de l’apparence solennelle et pédante d’une personnalitémédicale : sa physionomie franche et ouverte respirait labonté et la douceur, mais elle se voilait, par moments, d’uneteinte mélancolique et chagrine.

Il n’avait pu se soustraire à l’obligation deporter le bonnet carré de velours noir et la longue robe d’étaminenoire, boutonnée du haut en bas par-devant, avec de larges manchestombantes à parements de velours ; il avait même le petitrabat de toile blanche, qui caractérisait les maîtres ès arts etles docteurs de Faculté ; mais ce costume sévère et magistraln’était chez lui que noble et même élégant, par la façon simple etnaturelle dont il le portait, contrairement aux habitudes de sesconfrères du doctorat, qui se donnaient autant que possible un airimposant et majestueux.

– Merci Dieu ! gentilleCatherine ! dit-il en l’abordant. Je suis aise de vousrencontrer par cette radieuse matinée de mai ! J’écoutais àdistance votre voix mélodieuse murmurant des vers, que j’admiraissans les entendre. Sont-ce pas des vers de notreTobie ?

– Oui, répondit-elle avec un charmantsourire : je faisais parler l’ange Raphaël, pour inviter Tobieà se baigner dans le fleuve. L’enfant obéit à cette bénévoleinvitation ; il se recommande au Seigneur, avant d’entrer dansl’eau, mais il pousse un cri de terreur en voyant venir à lui unpoisson monstrueux, qui, la gueule béante, semble prêt à ledévorer ; il veut s’enfuir et regagner le bord…

– C’est là que l’ange doit l’encourager,reprit Jules de Guersens, en lui adressant ces deux vers, parexemple :

Arme-toi de courage, enfant, au nom du ciel !

Ce monstre peut t’aider : il vient t’offrir son fiel.

– Je pensais, dit Catherine, montrerTobie qui court gros risque de se noyer, et l’ange qui arrive àpoint pour lui tendre la main et le sauver. N’est-ce pas là le rôled’un bon ange, et l’enfant aura-t-il, à lui seul, la force de tuerce vilain poisson ?

Tout à coup des cris de détresse s’élèvent ducôté de la rivière, et Catherine se rappelle sur-le-champ qu’elle avu, en passant, un enfant à demi-nu, qui s’était avancé au milieude l’eau, sans perdre pied et qui s’efforçait d’apprendre à nager.C’était, ce ne pouvait être que cet enfant qu’on entendait appelerau secours ; c’était lui qui se noyait, comme leTobie de la tragi-comédie de mademoiselle Neveu ;c’était la scène même de cette tragi-comédie, que la jeune poétesseallait avoir sous ses yeux.

– C’est Tobie qui se noie !s’écria-t-elle, en courant vers l’endroit d’où partaient ces crisdésespérés, qui s’affaiblissaient par degrés et qui finirent parcesser tout à fait. L’enfant ! l’enfant ! Il a déjà perduconnaissance ! il va périr ! L’ange Raphaël n’est-il pluslà pour le sauver ! Sauvez-le, pour l’amour de Dieu !

Jules de Guersens avait suivi mademoiselleNeveu, sans savoir le motif qui l’entraînait vers la rivière, où ilaperçut un enfant qui disparaissait déjà au fond de l’eau. Il neprit pas le temps de quitter ses vêtements, et il entra touthabillé dans l’eau, qui, par bonheur, n’était pas profonde. Iln’eut pas de peine à y retrouver l’enfant évanoui, qu’il prit dansses bras et qu’il déposa sans mouvement sur la rive. Le pauvrepetit respirait faiblement, mais, comme sa respiration devenaitplus rare et plus pénible, le médecin jugea que l’asphyxie faisaitdes progrès et que l’état de cet enfant exigeait des soins aussiprompts qu’énergiques. Il le prit entre ses bras, espérant encorele rappeler à la vie, et il l’emporta, en courant, jusqu’à lamaison de madame Neveu.

– Vite ! vite ! disait-il àCatherine. Qu’on allume un grand feu ! Il nous faut du lingebien chaud ! Il n’y a pas une minute à perdre ! le poulsne bat plus ! Où allons-nous coucher cet enfant ? Il estbien malade, s’il n’est pas déjà mort !

Ce fut dans sa propre chambre, où elle necouchait jamais, que Catherine, toute émue et toute en larmes, fittransporter l’enfant, que le médecin avait débarrassé de ses hardesmouillées pour l’envelopper de linges chauds, pendant qu’onallumait dans la large cheminée un beau feu pétillant, avec desfagots et des bourrées. Il s’agissait de ramener la chaleur dans cecorps glacé, qui ne donnait plus signe de vie, mais Jules deGuersens percevait encore un léger battement du cœur. Tout espoirn’était donc pas perdu : il se mit à frotter doucement, avecde la laine, toutes les parties du corps, que le froid de la mortsemblait avoir déjà envahies ; puis, il insuffla de l’air dansla poitrine, qu’il présentait alternativement à l’action de laflamme du foyer. Enfin, l’enfant poussa un faible soupir etentr’ouvrit les yeux qu’il referma aussitôt. Il était sauvé ;on le mit dans le lit sous d’épaisses couvertures, et on le laissareprendre ses sens, en évitant de l’émouvoir et de le troubler,pendant qu’il achevait de revenir à lui.

Jules de Guersens s’aperçut seulement alors del’état où il se trouvait lui-même, mouillé des pieds à la tête etayant besoin de changer de vêtements. Il demanda donc à CatherineNeveu la permission de s’absenter, en lui promettant de ne pasrester longtemps éloigné de son petit malade et la rassurantabsolument sur les suites d’un accident qui avait failli causer lamort de cet enfant. Catherine, assise au chevet du lit dans lequelon avait couché l’enfant, qui commençait à se ranimer, ne l’avaitpas encore quitté des yeux : elle pleurait silencieusement, enregardant cette gracieuse et sympathique figure, empreinte d’unepâleur mortelle, où n’apparaissaient pas encore les signes évidentsdu retour à la vie.

– Cet enfant est hors de danger, dit lemédecin en partant ; mais il réclame toujours des soins, et jeconseillerais d’avertir les parents.

– Ce malheureux enfant n’a peut-être pasde mère, objecta Catherine ; s’il en avait une, elle ne l’eûtpas laissé s’exposer ainsi à se noyer dans le Clain. Pauvre cherenfant ! ajouta-t-elle avec un accent de tendre pitié, tu n’asdonc plus de mère ?

L’enfant avait entendu cette voix pénétrante,qui lui allait jusqu’au fond du cœur. Il fit un mouvement etrouvrit les yeux, puis il les ferma et les rouvrit encore, enjetant autour de lui des regards étonnés. Il ne savait pas où ilétait, et tous les objets qui l’entouraient n’éveillèrent aucunsouvenir dans son esprit, qui avait ressaisi quelques lambeaux desa mémoire ; mais, quand ses yeux se furent fixés surmademoiselle Neveu, qui le contemplait avec une émotioninexplicable, il ne cessa plus de la regarder, à travers les larmesde joie et de reconnaissance qui débordaient de ses paupières.

– Mon enfant ! répéta Catherine, quiéprouvait un intérêt singulier pour cet enfant qu’elle neconnaissait pas, et qu’elle semblait vouloir reconnaître. On eûtdit qu’elle l’avait vu ailleurs, à une époque et dans descirconstances que sa mémoire ne parvenait pas à déterminer.

– Mon enfant, vous n’avez donc pas demère ?

– Non, Madame, répondit-il timidementd’une voix faible et voilée, je n’ai pas de mère.

– Et votre père ? demanda Catherine,en hésitant à pousser plus loin cet interrogatoire, qui paraissaitembarrasser visiblement le malade, et lui causer une agitationextraordinaire. Comment vous a-t-on permis de vous baigner seuldans cette rivière, où vous auriez pu vous noyer ?

– Je n’ai pas cru mal faire, Madame,reprit-il en fixant sur elle de grands yeux inquiets et attendris.Je n’ai pas de père ! murmura-t-il, en pleurant à sanglots.J’ai commis sans doute une grande imprudence, et voici seulementque je me souviens de ce qui s’est passé ! J’étais venu pêcheraux écrevisses, et ma pêche terminée, j’ai trouvé le lieu siengageant, l’air si tiède, l’eau si limpide, que l’idée m’est venuede me baigner, sans trop m’écarter du bord, et j’avais presqueréussi à me soutenir sur l’eau, en nageant comme j’avais vunager ; mais soudain j’ai perdu pied, j’avalais de l’eau àpleines gorgées et j’enfonçais dans la rivière. J’ai crié à l’aide,j’invoquais mon saint patron, en me débattant au milieu de l’eauqui bourdonnait dans mes oreilles ; je n’avais plus la forcede crier, je perdais haleine, je voyais tout noir, et je ne saisplus rien de ce qui est advenu. N’est-ce pas vous, Madame, quim’avez secouru dans ce terrible moment où j’allais mourir ?N’est-ce pas vous qui m’avez sauvé ?

– Ce n’est pas moi, mon enfant, dit-elleen cherchant à le calmer. Rendez grâce à Dieu qui vous est venu enaide ; ne vous agitez pas comme vous faites, et tâchez dereposer, sous les auspices de votre ange gardien qui vous asauvé !

L’enfant était en proie à un violent accès defièvre, qui le fit tomber dans le délire : il prononçait desparoles sans suite et jetait des cris étouffés ; il voulaits’élancer hors du lit, où mademoiselle Neveu avait peine à leretenir ; il repassait, en imagination, par toutes leshorreurs de la catastrophe dans laquelle il avait faillipérir ; il croyait encore se débattre au milieu des eaux quil’engloutissaient, et il répétait d’une voix éteinte :« Plus de père ! plus de mère ! »

Catherine, inquiète et désolée de l’exaltationdélirante de son malade, se sentait impuissante à le soulager.Jules de Guersens revint, par bonheur, avec les médicaments dont ilavait jugé prudent de se munir ; il administra une potioncalmante à l’enfant, qui pouvait être atteint d’une fièvrechaude : l’effet salutaire de cette potion fut presqueimmédiat ; le malade s’apaisa comme par enchantement ets’endormit d’un sommeil bienfaisant et réparateur.

– Mon cher maître, dit Catherine à Julesde Guersens, cet enfant est un orphelin que Dieu nous a envoyé pourque nous lui servions de père et de mère. Voyez comme il dort d’unbon sommeil ? Il s’éveillera guéri. Mais quands’éveillera-t-il ? C’est à moi de le garder et de veiller surlui, pour achever votre œuvre, car c’est vous qui l’avez sauvé,comme l’ange qui protégeait Tobie. Je vous adjure de voir ma mèreet d’inventer quelque beau prétexte qui motive mon absence,vis-à-vis d’elle. Dites-lui que je suis un peu souffrante, et queje viens de rentrer, incommodée de ma promenade sous le soleil duprintemps… Mais, non, cherchez plutôt un prétexte quelconque quin’ait pas lieu de lui donner du souci à mon égard ; dites-luique vous me laissez avec mon Tobie et que je viens de composer unescène bien touchante, dont l’ange Raphaël aura tout l’honneur.

Jules de Guersens serra la main de la jeunefille, et il la contempla en silence avec une tendre admiration.Catherine avait reposé ses regards sur l’enfant qui dormait dusommeil le plus paisible. Le médecin s’éloigna en soupirant, ému etcharmé de la délicate sollicitude avec laquelle mademoiselle Neveuremplissait son rôle de garde-malade.

– Heureux, pensait-il en se rendant chezmadame Neveu, qu’il eût volontiers oubliée pour rester avec safille, heureux celui qui sera jugé digne d’obtenir la main de cettemuse d’innocence, que j’ai surnommée la Minerve française. Ellevaut plus, à elle seule, que les neuf Muses du Parnasseantique !

Madame Neveu s’étonnait et s’attristait que safille l’eût abandonnée si longtemps, et encore n’était-ce pas ellequi lui amenait le médecin. Celui-ci ne réussit pas à faire agréerà cette mère jalouse et exigeante les excuses qu’il s’était chargéde lui présenter de la part de Catherine. Madame Neveu ne putréprimer un mouvement de dépit et d’impatience : elle leva auciel ses yeux sans regard et ne put s’empêcher de gémir.

– Je comprends, dit-elle, que lacompagnie d’une mère aveugle et souffreteuse ait assez peu decharmes pour une jeune fille, qui doit penser au mariage et qui metson plaisir dans l’étude et la culture des lettres. Certes, à cetégard, très cher et bon docteur, je dois vous savoir mauvais gréd’avoir éveillé, par des éloges, l’ambition poétique de Catherine.Elle ne songe maintenant qu’à faire imprimer ses poésies et à lesdédier à notre souverain poète Pierre de Ronsard, le grand chef dela Pléiade.

– Certes, on voit tous les jours sortirde dessous la presse maintes poésies qui ne valent pas celles demademoiselle Catherine, répondit Jules de Guersens. Je l’encouragefort à mettre en lumière ses beaux vers, avec les vôtres,Madame…

– Oh ! ne parlez pas de ces vanitésdu monde qui n’ont plus d’attraits pour moi ! reprit madameNeveu, avec tristesse. Catherine a eu grand tort de vous montrerces faibles essais de ma frivole jeunesse, que j’avais oubliés etque je veux anéantir. J’étais heureuse alors, ou plutôt je croyaisl’être un jour ; j’avais foi dans l’avenir, j’allais m’unirpar les liens sacrés du mariage à un homme qui me semblait digne demon estime et de mon attachement ; la vie s’ouvrait à moi avectoutes ses joies, toutes ses espérances, toutes sespromesses : la poésie débordait de mon cœur, et je célébraisdans mes vers tout ce qui semblait fait pour m’inspirer, la natureet ses merveilles, les plaisirs des champs, les grandeurs de notresainte religion, les nobles sentiments de l’âme, l’amour conjugal,l’amour maternel… Hélas ! je suis entrée bientôt dans lesdéceptions et les amertumes de l’existence humaine, et l’étoile dela poésie a cessé de luire sur mon chemin sombre et douloureux.

Madame Neveu avait une vive sympathie pourJules de Guersens, qui l’environnait de soins vigilants et qui nedésespérait pas de lui rendre la vue. Il ne la flattait pourtantpas de cet espoir, qu’il craignait de ne pouvoir réaliser aussipromptement et aussi sûrement qu’il l’eût voulu, mais il lui disaitque la nature était plus puissante que l’art, et il l’invitait àmettre sa confiance en Dieu, qui faisait encore des miracles dansles cures de la médecine. Il n’ignorait pas que la pauvre aveugleavait perdu un fils au berceau, dont la perte lui était toujoursprésente et la faisait inconsolable ; mais madame Neveugardait un silence absolu sur les circonstances de sa vie et nelaissait pas même soupçonner qu’elle était fort riche, qu’ellepossédait en Bourgogne un domaine seigneurial, qu’elle portait unnom noble, et que sa fille serait un grand et riche parti pourl’époux qu’elle lui choisirait. Ce n’étaient donc pas cesconsidérations qui avaient amené le jeune médecin à désirer sonunion avec Catherine Neveu, quoiqu’il n’eût pas fait connaître sesintentions à la mère de cette belle et spirituelle personne.Celle-ci se sentait tout naïvement engagée d’amitié envers Jules deGuersens, dont elle appréciait les belles qualités morales ;elle n’était pas éloignée de le regarder comme un frère, en luiaccordant toute confiance et toute affection, mais elle n’avaitjamais songé à en faire un mari, d’autant plus qu’elle éprouvaitune répulsion invincible pour le mariage. Les plaintes continuellesde sa mère à l’égard d’un époux qui n’était pas digne d’elle et letableau des misères conjugales que la malheureuse veuve ne selassait pas d’étaler sous les yeux d’une enfant, avaient contribuésans doute, de bonne heure, à faire naître dans l’esprit deCatherine une ferme résolution de ne pas se marier.

– Bonne mère, disait-elle quelquefois àmadame Neveu, si vous n’étiez plus là pour me servir de guide et decompagne ici-bas, j’irais me mettre sous la garde du bon Dieu dansun couvent ; mais, à coup sûr, je ne vous quitterai jamaispour devenir l’esclave d’un mari.

Madame Neveu aurait dû empêcher peut-êtrecette étrange idée de s’enraciner dans le cœur de Catherine, sielle eût cherché à la dissuader d’une opinion fausse, qui pouvaitinfluer sur le reste de sa vie et qui ne tarda pas à devenir larègle de sa conduite ; mais la mère en riait et n’y attachaitaucune importance, parce que le moment de songer à l’établissementde sa fille à peine nubile lui paraissait s’éloigner de jour enjour, au lieu de s’approcher, car elle avait trouvé dans Catherineune compagne fidèle et presque inséparable, qu’elle n’eût pas eu ledésintéressement de céder à un mari.

– La mythologie, lui disait encoreCatherine, a bien fait les choses en ne donnant pas de maris auxMuses : elles ont, pour elles toutes, une sorte de conseilleret de précepteur dans Apollon, qui n’en épouse aucune. Et moi,j’aurai aussi mon Apollon, c’est Jules de Guersens.

Catherine était encore auprès de l’enfant, quidormait toujours et qu’elle regardait sans cesse avec la mêmeémotion. Elle vint à penser que cet enfant, dont il avait falluenlever les haillons trempés d’eau, ne trouverait pas de vêtementsà reprendre, en se réveillant. Elle envoya donc dans la ville, pourlui procurer de quoi se vêtir d’une manière convenable, et onapportait les habits qu’elle avait fait acheter, quand l’enfants’éveilla. Ses premiers regards furent pour elle.

– N’êtes-vous pas, lui dit-il avecattendrissement, une de ces fées qui sont toujours prêtes à aideret à secourir les pauvres gens, dès qu’on a besoin d’elles ?Vous êtes la première que j’aie vue, et je souhaite n’en plus voird’autres que vous.

Catherine appela un vieux valet et lui ordonnad’habiller l’enfant, pendant qu’elle irait s’informer de la santéde sa mère et ne demeurerait que peu d’instants absente. En lavoyant se disposer à sortir de la chambre, l’enfant la suivit d’unœil fixe et plein de larmes.

– Oh ! revenez, je vous enconjure ! lui dit-il avec tendresse, revenez bientôt ! Sivous ne revenez pas, je me sentirai mourir !

La jeune fille le quitta, toute émue, ayantpeine à retenir ses larmes et ne comprenant pas la cause d’une sisingulière émotion. Lorsqu’elle entra dans la chambre de sa mère,Jules de Guersens y était encore ; il rougit en la voyantparaître et se leva d’un air timide et embarrassé, qu’elle ne sesouvenait pas d’avoir remarqué chez lui en toute autre occasion.Elle en fut troublée et inquiète, en attribuant cet embarras à unentretien que son arrivée avait interrompu.

– Je ne viens qu’un moment auprès devous, bonne mère, lui dit-elle. Je constate avec plaisir que notreami vous tient compagnie et vous empêche de vous apercevoir de malongue absence.

– Elle a duré, en effet, bien longtemps,reprit madame Neveu : deux heures au moins, et je dois maudirela poésie qui me prive ainsi de ta présence, surtout dans un momentoù il était grandement question de toi…

– De moi ? répliqua Catherine, quitourna les yeux vers Jules de Guersens, pour avoir l’explication dece reproche.

– Ne devines-tu pas ? lui dit samère. Jules de Guersens, que nous estimons, que nous aimons, commesi c’était un vieil ami, voulait me rendre le fils que j’ai perdu,en devenant mon gendre, et me demandait ta main ?

– Monsieur, je ne saurais être que trèssensible à une telle marque de bienveillance et d’affection, ditCatherine en baissant les yeux. Vous pouviez déjà compter sur monamitié ; j’y joindrai maintenant une bien doucereconnaissance. Mais, je pensais vous l’avoir déjà déclaré avecfranchise, le mariage n’est pas fait pour moi !

– Et cependant, Mademoiselle, réponditJules de Guersens avec tristesse, nulle mieux que vous n’est faitepour le bonheur d’un mari ! Vous ne m’accuserez point dem’être trop pressé de parler et d’avoir révélé un secret que vousdeviez être la première à connaître. C’est votre mère elle-même quim’a forcé de le trahir…

– Contentez-vous d’être mon ami, monmeilleur ami, reprit-elle en lui tendant la main et en serrant lasienne qu’elle sentait tremblante et glacée. Je vous jure, devantma mère, que je ne me marierai jamais.

À ces mots, elle dissimula sa profondeémotion, en faisant comprendre, par un signe, à Jules de Guersens,qu’elle était appelée ailleurs par des motifs qu’il pouvaitapprécier, et elle sortit en le priant de rester encore avec madameNeveu, jusqu’à ce qu’elle eût fini une tâche d’humanité danslaquelle il avait eu sa part. Elle revint donc, sous l’impressiond’un grand trouble, auprès de l’enfant, qui était déjà habillé etqui se regardait avec surprise dans ses nouveaux habits, si beauxet si riches qu’il n’en avait jamais porté de pareils dans toute savie. Ce costume lui donnait un air de distinction native, quifrappa Catherine et lui causa une satisfaction intime, dont elle nes’expliquait pas la cause. Elle se félicita davantage d’avoirconservé la vie d’un enfant qui devait être si cher à ses parents.Elle ne se rappelait pas que ce pauvre enfant était unorphelin.

– On est probablement bien inquiet devous, dans votre famille ? lui dit-elle. Il serait temps devous y reconduire ou du moins d’avertir vos parents que vous êtesici sain et sauf et en sûreté.

– Je n’ai pas de famille, Madame,répondit-il avec un sourire mélancolique. Ne vous l’avais-je pasdit ? Je ne suis pas trop pressé, j’en conviens, de retournerà la boutique de maître Nicolas Courtois, ajouta-t-il en souriantavec malice. J’avais fait aujourd’hui l’école buissonnière, pouraller à la pêche, et sans vous, ma très noble demoiselle, sansvotre ami qui m’a gentiment tiré de l’eau, j’étais bel et biennoyé, pour ma punition.

– Ce maître Nicolas Courtois, lui demandaCatherine, n’est-ce pas l’imprimeur de Poitiers ?

– Je n’en connais pas d’autre, ne vousdéplaise, répliqua l’enfant ; c’est un honnête homme qui saitson métier, mais qui est un peu rude pour ses pauvres apprentis.Imaginez qu’il les bat comme plâtre, à propos de rien et detout.

– Vous a-t-il donc battu, ce méchanthomme, mon enfant ? dit Catherine. Ce n’est pas dans sonimprimerie qu’on imprimera mes vers, je vous assure ! Un hommequi bat les enfants est un vrai monstre ! Vous êtes doncouvrier imprimeur, mon cher enfant ?

– Je le suis et je m’en fais gloire,repartit l’enfant. C’est le plus noble des métiers, et je ne lechangerais pas contre une maîtrise d’épicier ou d’orfèvre. Et vous,madame, ne parlez-vous pas de faire des vers ? Oh !combien je serais heureux d’avoir à les composer en beauxcaractères neufs, sans laisser passer des bourdons ni faire descoquilles !

– Mon ami, lui dit-elle enchantée de sonardeur au travail, vous ne m’avez pas encore fait connaître votrenom ?

– Je me nomme Jacques des Roches,répondit l’enfant avec modestie, et je n’ai pas plus de douze ans,si je les ai…

– Jacques des Roches ? s’écriaCatherine. Jacques des Roches ! C’est bien là votre nom, cherenfant ?

– Assurément, Madame, c’est le nom qui mefut donné à l’hôpital de Lyon, quand on m’y apporta dans monberceau.

– Jacques des Roches ! répétaitCatherine. Et vous avez douze ans, ou peu s’en faut ? Vousdites qu’on vous apporta dans votre berceau à l’hôpital deLyon ? D’où veniez-vous, lorsqu’on vous y apporta, mon pauvreenfant ?

– Je n’en sais, ma bonne dame, que cequ’on m’en a dit, répliqua Jacques des Roches, étonné et tourmentéde l’agitation extraordinaire qui s’était emparée de saprotectrice. J’ai été élevé dans l’hospice des Orphelins à Lyon, etl’on ne m’y donnait pas d’autre nom que celui que j’ai toujoursporté depuis. J’avais sept ans ou environ, quand un compagnond’imprimerie, qui avait perdu un fils unique, offrit de m’adopteret de m’apprendre son état ; ce qu’il fit, le digne homme, etje profitai si bien de ses leçons, qu’avant ma dixième année, jetravaillais à la casse assez proprement dans l’imprimerie desGriphes, les premiers imprimeurs de Lyon. Je gagnais honnêtement mavie chez ces braves patrons, et j’y serais encore, si je n’avaispas eu le malheur de perdre mon père adoptif. Je pris dès lors enhorreur le séjour de Lyon, et tout jeune que j’étais, je commençaià faire mon tour de France, tantôt comme compositeur, tantôt commegarçon de presse. Le sort me conduisit à Poitiers, il y a six ousept mois, et je m’enrôlai, pour deux ans, dans l’imprimerie demaître Nicolas Courtois, où je me trouverais fort bien, s’il nebattait pas si dru ses apprentis. Enfin, suivant le dicton :Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute…

– Mais vous ne me dites pas, mon enfant,ce qui m’intéresse le plus, interrompit Catherine, qui ne lequittait pas des yeux une minute. Racontez-moi comment et pourquoice nom de Desroches vous a été donné.

– J’y étais, certainement, dit-il ensouriant avec candeur, mais je ne me rappellerais pas dans quellescirconstances je suis arrivé à Lyon par la Saône, une grande etbelle rivière, qui passe à Lyon et va se joindre à la Loire. Monberceau venait on ne sait d’où ; il avait descendu le fleuve,moi dedans et bien paisiblement endormi, à ce qu’on m’araconté ; le berceau s’arrêta au pied d’un amas de roches, quiforment un écueil à l’entrée de la ville. Les bonnes gens quim’avaient sauvé me servirent de parrains, en rapportant de quellefaçon ils m’avaient trouvé dormant dans mon berceau : ce sonteux qui me nommèrent des Roches. Quant au nom de Jacques,qui devait être mon nom de baptême, il était inscrit sur le berceauet brodé sur mes langes. On m’a dit aussi que le nom de Desrochesse trouvait également, sur mon berceau, à la suite du nom deJacques. Enfin, depuis lors, on ne m’a jamais appelé que JacquesDesroches…

– Jacques, mon bien-aimé Jacques !criait Catherine, folle de bonheur : Je suis ta sœur ! Tues mon frère !

Elle prit Jacques dans ses bras et le couvritde baisers mêlés de larmes, et Jacques Desroches partageait, sans yrien comprendre, l’émotion dont il était l’objet et la cause. Il nes’expliquait pas comment, lui pauvre orphelin abandonné et simpleouvrier apprenti dans une petite imprimerie de Poitiers, il pouvaitêtre le frère de cette noble et belle demoiselle, qu’il neconnaissait que pour avoir été sauvé et soigné par elle.

Soudain Catherine, dont la joie etl’enthousiasme n’avaient fait que s’accroître, trouva la force dele soulever de terre et de l’emporter entre ses bras jusqu’à lachambre de sa mère, auprès de qui Jules de Guersens était encore,sans pouvoir se remettre du coup qui l’avait frappé dans ses pluschères illusions.

– Mère ! voici Tobie !cria-t-elle, d’un accent imposant et prophétique : voici monfrère ! voici votre fils Jacques !

Madame Neveu, qui n’avait pas été préparée lemoins du monde à cette résurrection miraculeuse de son fils,éprouva dans tout son être une telle commotion, une telle secoussemorale, que la crise physique, dont Jules de Guersens avait prévule résultat, se produisit tout à coup : elle recouvra la vueaussi spontanément qu’elle l’avait perdue onze ansauparavant ; ses yeux fermés se rouvrirent, en se ranimant, etelle put s’assurer que son fils était là, devant elle, dans lesbras de sa fille. Elle poussa un cri terrible et tomba évanouie,les mains jointes dans l’élan d’une prière mentale, qui avait unécho dans le cœur de toutes les mères.

Son fils retrouvé, Madeleine Neveu renditmieux justice à son mari défunt, dont elle honora la mémoire, enreprenant son nom de Desroches, sous lequel elle se fit connaîtredésormais comme une des femmes les plus brillantes et les plusaimables de son temps. Sa maison devint le centre des réunions detous les poètes et de tous les gens d’esprit qui passaient parPoitiers ou qui souvent y venaient exprès pour la voir. Elle nedésavoua plus les jolis vers qu’elle avait faits dans sa jeunesse.Quant à Catherine, elle n’épousa pas Jules de Guersens, en haine ouen crainte du mariage, mais elle demeura la plus fidèle amie de sonmaître et de son admirateur, qui l’avait surnommée la Pallas dela France et qui lui dédia la tragédie de Panthée, endéclarant qu’il n’avait fait que s’inspirer du génie poétique deson élève. La belle et incomparable Mademoiselle Desroches luioffrit en échange la dédicace de sa tragi-comédie biblique deTobie, qu’elle fit représenter, sous les yeux de sa mère,dans l’amphithéâtre romain de Poitiers. Son jeune frère Jacquesavait voulu prendre part à cette mémorable représentation, où iljoua de la manière la plus touchante le rôle de Tobie. Ce fut Julesde Guersens qui se chargea de faire imprimer à Paris, chez Abell’Angelier, les œuvres de la mère et de la fille, en têtedesquelles Mademoiselle Desroches s’adressait à ses vers, dans unsonnet préliminaire, où elle leur disait avec un gracieuxenjouement :

Où voudriez-vous aller ? Hé ! mespetits enfants, vous êtes habillés d’une trop faibleécorce !

Les premiers poètes et les meilleurs écrivainscontemporains n’en déposèrent pas moins leurs hommages admiratifsaux pieds de la sage et docte Muse de la ville de Poitiers.

LES PREMIÈRES ARMES DE JEAN DELAUNOY

 

(1613)

Au commencement du XVIIe siècle,vivait à Coutances une pauvre veuve, que son mari, le sieur deLaunoy, d’une famille ancienne et noble de Normandie, avait laisséedans la misère, avec deux enfants en bas âge, un fils et une fille.Cette malheureuse femme était trop fière pour recourir à la pitiéde ses parents, qui n’eurent garde de venir d’eux-mêmes à son aide,et qui n’auraient pas répondu davantage à son appelsuppliant : elle préféra donc, malgré la condition distinguéequ’elle tenait de sa naissance comme de son mariage, devoir sonexistence et celle de ses enfants, au travail de ses mains, plutôtqu’à des aumônes achetées par le mépris et l’humiliation. C’étaitde Dieu seul qu’elle espérait tôt ou tard la récompense de soncourage et de sa vertu.

Tous les soirs, après les occupations d’unejournée laborieuse, elle se rendait, accompagnée de ses deuxenfants, à la cathédrale de Coutances, afin d’y faire une prièredevant l’autel de la Vierge ; et cette oraison, prononcéed’une voie émue, avec des larmes et des élans de dévotion, luiredonnait du cœur pour supporter les épreuves du lendemain, quin’apportait pas toujours le strict nécessaire dans sa tristedemeure. Souvent elle avait manqué de pain ; mais sa confianceen la miséricorde de Dieu ne diminuait pas, et elle redoublait dezèle, au contraire, dans l’accomplissement du pieux devoir qu’elles’était prescrit. La Providence, cependant, la favorisait assezpour l’empêcher de mourir de faim.

Le plus grand chagrin de cette infortunéeétait de ne pouvoir donner à son fils une éducation digne du nomqu’il portait, et surtout de l’intelligence naturelle que cetenfant avait montrée de bonne heure ; car le petit Jean, dèssa huitième année, avait manifesté une envie extraordinaired’apprendre, et comme ces heureuses dispositions ne furent niencouragées ni conduites vers un but spécial d’enseignement, il semit à étudier par ses yeux ce qu’il voyait chaque jour et ce quiavait attiré son attention ; c’est ainsi que la cathédrale deCoutances devint, pour lui, en quelque sorte, un livre ouvert, danslequel il s’amusait à déchiffrer une langue inconnue.

Il errait sans cesse, autour de ce magnifiqueédifice, qui est le triomphe de l’art gothique, et qui n’a pas sonpareil, non seulement en Normandie, mais encore dansl’Europe ; il admirait d’instinct les proportions gigantesquesde cette architecture aérienne, qui semble suspendue par la maindes anges et scellée à la voûte du firmament avec des chaînesinvisibles ; il s’émerveillait, en silence, de la hauteur desgrosses tours, de la légèreté des tourelles nomméesfillettes, de l’éclat des vitraux, de la multitude desornements de sculpture. Il interrogeait les prêtres, lessacristains, les ouvriers, les sonneurs, pour s’instruire sur tousles points de l’histoire du monument, fondé, au commencement duXIIe siècle, par une pieuse duchesse de Normandie nomméeGonor, et terminé vingt ans après par l’évêque Geoffroi, chancelierde Guillaume le Conquérant ; il écoutait surtout avec uneadmiration béante les légendes et les miracles des premiers évêquesde Coutances, depuis saint Éreptiole, qui vivait, vers 470, dutemps du roi des Francs Childéric ; mais parfois, au récit desprodiges incroyables attribués à ces saints personnages, qu’onfaisait remonter à des époques si reculées, un sourire malicieuxd’incrédulité errait sur ses lèvres, et rayonnait dans ses yeuxnarquois, quoique sa mère lui eût inspiré des sentiments de piétésincère, dès sa plus tendre enfance.

Il connaissait donc toutes les parties del’extérieur et de l’intérieur de cette église dédiée à Notre-Dame,et il ne se lassait pas de la parcourir, de la visiter, en ydécouvrant sans cesse de nouveaux sujets de surprise etd’admiration ; soit qu’il examinât les figures grotesques d’unchapiteau ; soit qu’il s’arrêtât à contempler les vieillestombes sur lesquelles dorment des statues de chevaliers armés detoutes pièces, ayant un chien ou un lion emblématique à leurspieds ; soit qu’il se glissât, effrayé à l’entrée des cavessépulcrales ; soit qu’il plongeât un regard indiscret àtravers le cristal d’un antique reliquaire. Son imaginations’échauffait au spectacle de ces antiquités religieuses, et latendance innée qu’il avait à tout approfondir et à douter de tout,ne faisait que s’accuser davantage vis-à-vis des traditionsétranges de moyen âge, effacées sur la pierre, mais gravées dans lamémoire des bons vieux paroissiens de la cathédrale. Il hochait latête, quand on lui racontait que saint Lô avait été évêque à douzeans, et que ce saint ne pouvait dire la messe, sans qu’une colombede feu voltigeât au-dessus de sa tête. En un mot, Jean de Launoyjoignait à une véritable piété l’aversion la plus inflexible pourtoutes les croyances populaires, qui n’étaient pas des dogmesfondamentaux de la religion et qui pouvaient être combattues par leraisonnement ; il jugeait faux tout ce qu’il ne comprenait paset n’avait pas même peur du Diable, quoiqu’il en vît lareprésentation hideuse, peinte et sculptée, à chaque pas, danscette vénérable cathédrale gothique.

Un soir (c’était en 1613), au coucher dusoleil qui faisait flamboyer les rosaces comme des fournaises,madame de Launoy alla faire sa station accoutumée sur les marchesde l’autel de Notre-Dame ; ses deux enfants étaient à sescôtés ; sa fille agenouillée et recueillie comme elle, lesmains jointes, les yeux levés vers l’image d’argent de la Mère deJésus ; son fils debout et saisi d’une distraction profane parles reflets lumineux des vitraux coloriés sur les dalles tumulairesde la nef. Le petit Jean avait apporté en offrande une couronne deroses sauvages et de fleurs blanches, choisies exprès dans les boisdes environs, où il était allé courir à l’aventure, cherchant latrace du passage des premiers apôtres de la Normandie et les débrisdes temples païens, qu’avaient renversés ces apôtres des ancienstemps, pour y planter la croix du Christ.

Lorsque madame de Launoy acheva sa prière, quiavait rempli de douces larmes ses paupières alourdies, ellen’aperçut plus son fils. Comme elle était restée plus longtempsqu’à l’ordinaire en oraison, elle pensa que l’enfant, fatigué dedemeurer à la même place, avait promené sa curiosité, de chapelleen chapelle, de tombeau en tombeau, pendant que sa mère et sa sœurpriaient pour lui. Madame de Launoy se leva donc sans inquiétude,fit le tour de l’église en regardant à droite et à gauche si ellene verrait pas Jean accroupi sur une épitaphe ou se hissant le plusprès possible d’une des fenêtres de l’abside, car souvent ilgrimpait le long du jubé pour s’approcher des admirables peinturesde ces merveilleuses verrières. Mais madame de Launoy ne le trouva,ne l’aperçut nulle part ; elle ne vit aucune ombre mouvante,dans les chapelles, ni dans le chœur, ni dans la nef, où le jourcommençait à s’éteindre ; elle n’entendit aucun bruit de pasretentissant sur le pavé sonore. Supposant donc que l’enfant étaitsorti de la cathédrale et rentré seul au logis, elle se promit dele punir pour ce nouvel acte de légèreté et de désobéissance. Ellerevenait chez elle, cependant, l’esprit consolé et raffermi par laprière, avec un vague pressentiment d’une prochaine amélioration deson pénible sort ; mais elle tomba tout à coup dans unedouloureuse anxiété, en ne voyant pas son fils venir à sarencontre.

Elle retourna sur ses pas vers lacathédrale ; elle traversa les rues voisines de Notre-Dame,elle interrogea vainement le sacristain qui fermait les portes del’église ; elle appela Jean sous les murs du cimetière. Lanuit s’épaississait, et sa terreur augmentait par degrés ;elle repassa plusieurs fois dans les endroits qu’elle avaitparcourus ; plusieurs fois elle revint à sa demeure pours’assurer que l’enfant n’y avait pas reparu. Elle employa unepartie de la nuit à des recherches inutiles et elle veilla, cettenuit-là qui lui semblait éternelle, au milieu des sanglots et desplus sinistres préoccupations. Dans son désespoir, craignant qu’unaccident ne fût arrivé à son fils, elle alla jusqu’à reprocher sonmalheur à la sainte Mère de Dieu.

Aucun accident n’avait causé l’absence dupetit Jean de Launoy : il s’était endormi dans une stalle duchœur, sa tête blonde cachée entre ses mains. Comme sa lévite debure grise se confondait avec l’obscurité qui l’enveloppait, lesacristain, armé de sa lanterne, ne l’avait point aperçu, quoiqu’ileût visité tous les coins et recoins de l’église, sans soupçonnerqu’un être vivant y fût enfermé.

L’horloge qui sonnait minuit éveilla l’enfant,tout transi de froid : après six heures de profond sommeil, ilne savait pas d’abord où il pouvait être. Il n’éprouva pas pourtantle moindre sentiment de terreur, quand il ouvrit les yeux dans lesténèbres. Il étendit ses mains en avant et rencontra les têtesd’anges sculptées aux extrémités de la stalle, où il étaitassis : il se rendit bien compte de l’endroit où il setrouvait ; mais il ne s’expliquait pas encore comment, à cetteheure avancée de la nuit, il avait pu s’introduire dans lacathédrale, où il se voyait enfermé avec la certitude d’y resterjusqu’au jour.

Tandis qu’il contemplait, avec une muetteémotion, l’imposant aspect de cet immense édifice plein d’ombre etde silence, où les souvenirs de six siècles planaient au-dessus dela poussière de tant de morts couchés dans leurs tombeaux, il futfrappé de stupeur, à certain bruissement vague, qui se fit, tout àcoup, au fond de la nef : c’étaient les éclats d’une vitre quise brisait. Il écouta, en retenant son haleine. À ce bruit du verretombant de haut sur les dalles d’une chapelle latérale, succédèrentd’autres bruits qui annonçaient que quelqu’un était entré dansl’église. On marchait, on avançait vers lui : l’enfantattendit et ne bougea pas. Tout autre que Jean de Launoy seraitmort de peur, en s’imaginant qu’un fantôme était sorti dessépultures, ou bien que des démons s’emparaient de la maison duSeigneur ; mais Jean de Launoy n’était pas superstitieux lemoins du monde, et il n’attribua point à un étrange changement dansl’ordre des lois de la nature ces bruits inquiétants, dont la causelui était encore inconnue, et qui prenaient un caractèreredoutable, dans cette sombre solitude de pierre.

Jean se préparait donc à bien voir et à bienentendre, sans mêler le ciel ni l’enfer à ce qu’il verrait etentendrait. Il vit un homme seul, qui venait droit à l’autel de laVierge ; ce n’était pas, à coup sûr, pour y prier. Cet hommeapprochait lentement, avec précaution, comme prêt à faire retraitedès le moindre indice de danger. Les ténèbres du lieu nepermettaient pas de juger, à sa figure et à son extérieur, quelpouvait être le motif de sa présence nocturne dans l’église ;mais l’enfant n’eut plus de doute à cet égard, lorsqu’il remarquaque cet audacieux voleur s’adressait à la grande statue d’argent dela Vierge, qu’il avait déjà descendue de l’autel et qu’ils’apprêtait à prendre dans ses bras pour l’enlever.

À l’aspect de ce sacrilège, Jean de Launoy futému d’une pieuse indignation, qui lui arracha un cri. Le voleur secrut découvert et tira de sa poche un couteau, dont la lueurmenaçante inspira aussitôt à l’enfant une ruse ingénieuse.

– Misérable ! cria-t-il d’une voixclaire et vibrante, à laquelle l’écho des souterrains prêta unaccent solennel : qu’es-tu venu faire ici ?

– Grâce, mon Dieu ! répondit cethomme épouvanté, en se jetant à genoux la face contre terre ;ayez pitié de moi, sainte Vierge Marie !

– Oses-tu bien, sacrilège, porter la mainsur cette image bénite ! continua du même ton Jean de Launoy,qui se divertissait de la frayeur du larron.

– Ah ! madame la sainte Vierge,murmurait le voleur, tremblant de tous ses membres,pardonnez-moi ! Je suis un pauvre homme que le diable atenté.

– Va-t’en, coquin ! reprit l’enfant,qui riait sous cape. Je t’ordonne de dire cinq centsPater, et cinq cents Ave, pour faire pénitence deta mauvaise action.

– Madame la sainte Vierge, demanda leNormand, qui s’était ravisé au moment de partir les mains vides,tenez-vous donc beaucoup à votre image ?

– Comment, scélérat ! Une bellestatue d’argent, que m’a dédiée le roi Louis XI, pour me remercierde l’assistance que je lui ai prêtée dans sa maladie !

– Sans doute, l’image est fort belle,repartit le voleur en la caressant de nouveau ; mais, si elleétait de bois, ne serait-ce pas pour vous la même chose ?

– Infâme sacrilège, ne touche pasdavantage à mon effigie, que profanent tes mains criminelles !s’écria Jean de Launoy, qui avait deviné le projet de cemécréant.

– Vous qui êtes si riche, madame laVierge, dit le Normand en chargeant sur ses épaules la statue qu’ilvoulait emporter, vous pouvez bien faire ce don à un pauvre diablecomme moi ?

– Écoute ! dit l’enfant, que saprésence d’esprit n’abandonna pas : je veux bien t’épargner unpéché mortel. Laisse là ma statue, et fais un acte de contrition,pour que le bon Dieu te pardonne ; ensuite, en guise derécompense, je te montrerai un trésor, qui t’empêchera de piller àl’avenir les richesses de l’Église.

– Un trésor ! s’écria le crédule etavide Bas-Normand. Je ferai volontiers un acte de contrition, voiremême deux, s’il vous plaît, et quand j’aurai de quoi vivre, parvotre grâce, Madame la sainte Vierge, je deviendrai un honnêtehomme.

– Fais donc ce que je t’ordonne !dit Jean de Launoy. Il y a, derrière le tombeau du cardinal-évêqueGilles Deschamps, une porte fermée d’un simple verrou :ouvre-la !

– Mais le trésor ? objecta levoleur, qui avait peine à renoncer au butin qu’il voulait emporter,pour un autre qu’il ne tenait pas encore.

– Ouvre cette porte !répliqua Jean de Launoy avec autorité ; descends vingtmarches, et va toujours en avant, à tâtons, jusqu’à ce que jet’avertisse d’arrêter…

– Mais le trésor ? disait à voixbasse le voleur, qui avait suivi les instructions de la voixmystérieuse et qui se trouvait déjà dans un souterrain profond. Ôbonne sainte Vierge, je vois là briller quelque chose !s’écria le malfaiteur, au fond de ce labyrinthe ténébreux où ils’était imprudemment engagé. Est-ce le trésor ?

– Oui, tu peux le prendre.

À ces mots, le bruit d’un corps tombant dansl’eau apprit à Jean de Launoy que sa supercherie avait réussi. Levoleur s’était précipité lui-même dans une citerne, anciennepiscine destinée à laver les linges imprégnés des saintes huiles.Dans ce puits, alimenté par les eaux du ciel qu’il recevait par uneouverture de la voûte, un rayon de la lune fit l’erreur du larron,qui s’imagina voir briller l’or à ses pieds et qui s’élança pours’en saisir. En même temps, Jean de Launoy se suspendit à la corded’une petite cloche qu’il parvint à mettre en branle. Le guetteurdes tours acheva de donner l’alarme. Le voleur s’était noyé.

Nicolas de Briroy, alors évêque de Coutances,manda l’enfant qui avait sauvé la Notre-Dame d’argent de lacathédrale et lui fit raconter cette aventure, dans laquelle ilavait montré un courage et une adresse si extraordinaires. Leprélat ne douta pas que cet enfant ne fût prédestiné à de grandeschoses. En conséquence, il le fit élever, aux frais de l’évêché,dans le collège de la ville.

Jean de Launoy devint plus tard un savantdocteur de Sorbonne, et se servit de son érudition critique contrecertaines mauvaises légendes du Martyrologe, ce qui lui valut leplaisant surnom de Dénicheur de saints.

– J’arrache l’ivraie, disait-il, et jel’empêche d’étouffer le bon grain. C’est par respect pour notresainte religion, que je m’attaque aux superstitions des tempsd’ignorance et de crédulité.

LES HAUTS FAITS DE CHARLES D’ASSOUCY

 

(1617)

Charles Coypeau d’Assoucy, qui mit en vogue legenre bouffon au XVIIe siècle, et qui mérita par sesfacéties souvent spirituelles le surnom d’Empereur duBurlesque, était né en 1604, fils d’un avocat au Parlement deParis. Son père, d’origine italienne, avait épousé une fille noblede Lorraine, qui lui donna beaucoup d’enfants et n’en éleva aucunsous ses yeux, parce que, lasse de vivre en mauvais ménage avec unmari joueur, ivrogne et gueux, elle se délivra de tous les embarrasmaternels, en quittant la maison conjugale, où elle laissait ledésordre, la misère, et six petites créatures à peu prèsorphelines.

Le sieur d’Assoucy eût bien souhaité que safemme, en partant, le soulageât du fardeau de la paternité ;mais, comme il était plus libertin que méchant, il ne jeta pas dansla rue ces pauvres abandonnés, dont le plus jeune était encore à lamamelle : il gronda et jura beaucoup, puis noya sesinquiétudes dans des flots de vin orléanais, tellement, qu’ausortir du cabaret, il avait oublié que ses six enfants mouraient defaim. Ils ne moururent pas cependant, et malgré les privationsjournalières qu’ils eurent à souffrir, selon la chance des dés, quifavorisait peu leur père au brelan, ils grandirent tous, en force,en santé et en malice, et se montrèrent précoces, surtout en faitde défauts et de vices.

Une servante, qui dominait au logis parl’insouciance coupable de son maître, était une véritable marâtrepour eux ; elle les maltraitait d’injures et de coups, sans sesoucier de leurs penchants les plus pervers, que développait cettenégligence ; elle leur refusait souvent le nécessaire, lesfaisait jeûner plus que des ermites, les abandonnait à eux-mêmes,et les voyait volontiers vagabonder par la ville. Ils ignoraient lacouleur de l’argent et ne soupaient pas tous les jours ; ilssortaient, le matin, couverts de haillons, et ne rentraient que lesoir, encore plus malpropres, pour être largement battus, et nonjamais caressés. À force de recommencer ce beau train de vie, ilsexcellèrent dans le mensonge, l’effronterie et le vol, au pointd’en venir à ne plus craindre même le lieutenant civil du Châtelet.Quant au bon Dieu, ils ne l’avaient jamais craint, les mauditsgarnements ! Leur père riait de leurs tours de passe-passe, etde leurs plus abominables actions, qu’il rangeait dans le domainedes espiègleries de leur âge. Combien de fois les encouragea-t-ilen ces termes indignes d’un père de famille :

– Çà, mes mignons, j’en sais de moinsavisés qui ont fini en l’air au gibet de Montfaucon, mais aussi ilsn’avaient pas à leur aide l’éloquence avocassière du sieurd’Assoucy, votre brave et digne père, fameux aux tavernes, comme enla grande salle du Palais. Tâchez, toutefois, de n’embrasser lapotence que le plus tard possible, et donnez-vous du bon tempsauparavant. Si vous appréhendez le branle des pendus, qui seravotre dernière danse, transformez-vous en procureurs, afin delarronner et piller à votre aise, sans fâcheux accident.

Ces maximes perverses et une foule d’autres,débitées du ton de la plaisanterie, devaient porter des fruitsfunestes, corrompant tous les germes des qualités honnêtes etsociales, dans ces jeunes cœurs, déjà façonnés au vice ; ets’ils n’accomplirent pas rigoureusement la sinistre prédiction deleur père, il fallut un privilège particulier du sort, qui ne semapoint leur existence de prisons, de juges, de galères et depotences : ils eurent tous le bonheur de mourir vieux et dansleur lit.

L’aîné, nommé Charles, était le plus malicieuxgarçon qu’il y eût alors sur la rive gauche de la Seine, dans cepopuleux quartier de l’Université, toujours plein de disputes et debatailles d’écoliers, imitées des habitudes turbulentes de laphilosophie et de la controverse de l’École. Charles, âgé de douzeans et demi, aurait pu apprendre aux élèves barbus des collèges deNavarre et de Montaigu mille inventions neuves et hardies, pourtromper et railler les marchands et les bourgeois ; iljoignait à ce talent de ruse et d’audace un esprit original, plusgrossier que délicat, mais vif et mobile dans ses imaginationscomme dans ses réparties : il aimait le rire et le faisaitaimer.

Il dressait et exécutait seul ses entreprisesaventureuses et ses farces divertissantes, parce que, confiant ensa supériorité de langue et de main, il ne voulait pas s’exposer àpayer d’audace pour un autre moins souple et moins ingénieux quelui ; mais il s’associait toujours ses frères, ses sœurs etses camarades, pour le partage du butin ou pour le spectacleamusant de ses joyeuses inventions : il était donc laprovidence des petits polissons du Pré-aux-Clercs et duPont-Neuf.

Le Pré-aux-Clercs commençait alors à secouvrir de maisons, à partir de la vieille tour de Nesle, quifaisait face au Louvre, jusqu’à l’abbaye deSaint-Germain-des-Prés : après avoir été, pendant cinq ou sixsiècles, le théâtre des ébats de la jeunesse parisienne, il étaitmoins fréquenté, depuis que le Pont-Neuf, ouvert à la circulation,attirait et rassemblait, du matin au soir, les oisifs des deuxrives de la Seine ; car, de tout temps, il y eut uneinnombrable quantité de badauds à Paris. Ce pont, qui passait pourle plus beau de l’Europe, à cause de sa longueur et de sonarchitecture, justifiait encore son nom de Pont-Neuf, puisque,fondé sous le règne de Henri III, il n’avait été complètementachevé que sous le règne de Henri IV ; il réunissait, par sesdouze arches, à la ville haute et basse, l’île de la Cité, agrandiede deux petits îlots. Jacques Androuet Ducerceau et GuillaumeMarchand, qui l’avaient construit avec magnificence, s’étaient pourla première fois abstenus de le surcharger de maisons, comme levoulait l’ancien usage, et les curieux, étonnés de cette nouveauté,ne se lassaient pas d’admirer un pont, qui n’avait pas l’aspectd’une rue et qui laissait à découvert le cours de la rivière enamont et en aval. La foule le traversait sans cesse, en s’arrêtant,çà et là, le long du parapet, d’où la vue embrassait à la fois laCité, l’Université et la ville, ces trois parties distinctes de lacapitale, hérissées de tours et de clochers : c’étaitmerveille qu’un pont de pierre, du haut duquel les passantsvoyaient couler l’eau et les bateaux descendre ou remonter larivière.

L’affluence de monde qui encombrait à touteheure non seulement les bas côtés de ce pont, réservés aux piétons,mais encore la large voie du milieu destinée exclusivement aupassage des voitures, était appelée là par divers objets etdiverses fantaisies : les uns y venaient écouter le carillondes heures, à la Samaritaine, joli édifice bâti sur pilotis contrela seconde arche, du côté du Louvre, et servant à la foisd’horloge, de pompe et de fontaine ; les autres y venaient,pour respirer un air plus pur que celui des rues, et visiter laplace Dauphine, qui rivalisait avec la place Royale, sinon engrandeur et en magnificence, du moins en tristesse et enmonotonie : ceux-ci se tordaient le cou à regarder au-dessousd’eux les têtes gigantesques de satyres, qui supportent la cornicheextérieure du pont ; ceux-là circulaient, en extase, devant lastatue équestre de Henri IV, en bronze, chef-d’œuvre de JeanBoulogne, dont le piédestal et les bas-reliefs n’étaient pas encoreterminés ; mais le plus grand nombre, femmes, enfants et gensde toute espèce, accouraient aux représentations gratuites que lescharlatans, arracheurs de dents, vendeurs d’onguents et crieurs dereliques, offraient au public qui entourait leurs tréteaux, pourrecruter des chalands et des dupes.

Le Pont-Neuf résonnait du bruit perpétuel destrompes, des fifres, des tambours et des luths, accompagnés dechants, de cris, de rires, de huées ou d’applaudissements. Chaquepile du pont était couronnée d’une plate-forme demi-circulaire, queremplissait une tente soutenue par des perches, ou bien une baraquemobile en bois. Ici un bohémien en costume mauresque, le visagejauni avec du safran, et coiffé d’un bonnet pointu, accaparait unenombreuse et crédule clientèle, en pronostiquant l’avenir, d’aprèsles planètes, les nombres, les songes et les lignes de lamain ; là, un opérateur, en robe noire, bésicles sur le nez,et tenant une fiole d’eau claire, promettait la guérison de tousles maux, et débitait sa marchandise, qu’il décorait des titres lesplus pompeux et les plus bizarres ; plus loin, des pèlerins,le bourdon à la main, le manteau parsemé de coquilles sur lesépaules, racontaient les miracles des lieux saints, qu’ilsn’avaient jamais vus, et vendaient prières, croix, chapelets,qu’ils disaient bénits par le pape ; ailleurs, des escamoteurset des prestidigitateurs, habillés de couleur éclatante,stupéfiaient leur auditoire par les phénomènes de la magieblanche ; tel montrait un chien savant, tel un âne sauteur,tel un singe gambadant et grimaçant, pour affriander les badaudsautour d’un étal de bimbeloterie, ou de mercerie, ou desucrerie ; le bon public se laissait prendre à ces amorces,qui réussissaient toujours, quoique plus vieilles que lePont-Neuf.

Mais, à cette époque, les deux coryphées de cefameux pont, lesquels, à toute heure et en toute saison, avaient lesecret de retenir autour d’eux un cercle d’auditeurs crédules etbénévoles, c’étaient le Savoyard et le seigneur Fagottini, dont leséchoppes s’élevaient face à face sur le terre-plein du Pont-Neuf,vis-à-vis l’entrée de la place Dauphine, et semblaient s’êtreemparées de tout cet espace vide, que dominait le Cheval debronze, surnom populaire donné à la statue équestre du roiHenri IV.

Le Savoyard, qui devait ce sobriquetà son pays de naissance et à son patois fortement accentué,s’appelait, de son nom de famille, Philippe ou Philippot. C’étaitune sorte de rhapsode ou poète chanteur, taillé enHercule, aveugle comme Homère et velu comme un ours. Il composaitdes chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et lesrépétait, lentement, d’une voix enrhumée et monotone,qu’accompagnaient en désaccord les sons du luth et des instrumentsde cuivre. La générosité des spectateurs n’était pas taxée, et lavente de quelques naïves poésies, imprimées sur papier gris etvêtues de papier bleu, suffisait pour faire vivre maître Philippe,ses deux petits valets, appelés pages de musique, quijouaient du luth et des cimbales, et son chien galeux, qui battaitla mesure avec sa patte.

Le seigneur, ou plutôt le signor Fagottini,était un Napolitain, qui cherchait fortune loin de sa patrie, etqui savait l’art de délier les cordons des bourses les plusserrées ; son métier se composait de plusieurs brancheslucratives : il arrachait les dents, teignait la barbe et lescheveux, tondait les chiens, et possédait une pharmacopée dedrogues, pour cicatriser les plaies, adoucir la peau, farder levisage, et vendait à bas prix la très véridique eau deJouvence, disait-il, en aspergeant le vulgaire d’une eaupuante qu’on recevait à la ronde comme manne céleste. Mais, pourajouter un nouveau prix à ses consultations, il les faisaitprécéder premièrement d’une scène de marionnettes mécaniques, quise mouvaient avec des fils invisibles, et auxquelles il prêtait unlangage humain. Ces petites figures de bois, sculptées, peintes etaccoutrées comme des êtres vivants, produisaient de loin uneillusion si étrange, que le peuple attribuait à leur propriétairela puissance d’un véritable sorcier, et tremblait de peur, enfaisant un signe de croix, au grincement de la crécelle quiannonçait à l’assemblée qu’on allait tirer le rideau et commencerle spectacle. On assurait que le curé de Saint-Germain-l’Auxerroisavait failli excommunier les marionnettes et le sorcier qui lesmontrait.

Enfin, pour comble de merveilleux, Fagottiniavait un singe apprivoisé et plus instruit, disait-il, qu’unbachelier ès-lettres de la très vénérable Université ; on eûtdit qu’une âme intelligente s’était égarée dans ce corps de bête,tant il déployait de grâce et de gentillesse dans les exercicesqu’il savait faire, sans parler des grimaces : il dansait dessarabandes italiennes, sautait sur une corde tendue, tirait labonne aventure aux filles à marier, et gagnait le plus habilejoueur à tous les jeux de cartes.

Il eût fallu moins que cela pour éveiller etirriter la jalousie du Savoyard, qui ne pouvait plus empêcher lafoule de déserter ses concerts en plein vent, et dont les plusjoyeux refrains étaient impuissants à maintenir l’ancienne vogue ducélèbre « chantre du Pont-Neuf », comme on l’appelait,comme il se qualifiait lui-même. Il s’apercevait de cet abandon dupublic, à son escarcelle qui ne se remplissait pas, et ilentendait, d’une oreille d’envie, les liards, les gros sous, etmême la monnaie d’argent, tomber dans le plat de cuivre, que lesinge de son voisin Fagottini promenait à la ronde en gambadant eten grimaçant de gratitude.

Charles d’Assoucy était alors l’hôte le plusassidu du Pont-Neuf ; il s’échappait, au point du jour, de larue des Grands-Augustins, où il habitait chez son père, et il n’yrentrait qu’au soleil couché ; été comme hiver, la pluie, levent, la neige, le froid et la chaleur, ne le chassaient pas de sastation favorite devant les tréteaux du Cheval de bronze, en dépitdes tristes abois de son estomac et des bâillements lamentables deses chausses déchirées ; là, souvent il avait vécu, tout lejour, de quelques vieilles croûtes de pain qu’il trempait dansl’eau de la Samaritaine pour les amollir ; il se délectait àregarder les parades du singe et les comédies des marionnettes deFagottini ; mais il n’avait jamais donné une coquille de noixà la quête de ce singe qui lui gardait rancune et le mordait duregard. Charles d’Assoucy savait par cœur tous les airs duSavoyard, tous les contes des bateleurs, tous les horoscopes desdevins, tous les programmes des charlatans émérites, mais iltrouvait tant de plaisir, sur le Pont-Neuf, qu’il évitait d’ychercher de la peine : il restait honnête, au milieu desescrocs et des voleurs qui y tenaient leurs assises quotidiennes,diurnes et nocturnes ; il respectait les poches les plusbéantes, et s’abstenait même de faire le moindre tort aux boutiquesdes marchands, qui ne le voyaient pas de meilleur œil.

C’était dans tous les quartiers de Paris qu’ilallait ramasser çà et là de quoi satisfaire sa gourmandise ;il enlevait une oie aux rôtisseries du Châtelet, dérobait desfruits aux Halles, dégustait les ragoûts des sauciers, et pénétraitjusque dans le couvent des Augustins pour décrocher leursjambons ; en un mot, une fois hors du Pont-Neuf, il vivaitlargement aux dépens du prochain, et, tout jeune qu’il fût, buvaitautant de vin que son ivrogne de père, sans financer d’unliard ; mais il était libéral du bien d’autrui et volaittoujours au delà de ses besoins, pour ses frères et petits amis,qui le suivaient à distance, comme une nuée de corbeaux à la traced’un cerf blessé. Le Pont-Neuf était le rendez-vous général, oùCharles d’Assoucy distribuait son butin et mystifiait plaisammentquelque digne badaud pour la récréation de son cortège ordinairequ’il nourrissait de ses larcins.

Un beau matin de mai de l’année 1616, ilarriva sur le Pont-Neuf, avant que Fagottini, son singe et sesmarionnettes fussent levés. Il y avait déjà une belle assembléevis-à-vis le théâtre fermé et silencieux. Ses compagnonsjournaliers de plaisir et de filouterie redoutaient sans doute lesbrouillards de la Seine, car pas un ne vint à sa rencontre pouravoir part à sa première aubaine ; Charles d’Assoucy, quimettait sa vanité à ne faire ses coups qu’autant qu’il pouvait êtreadmiré de ses jeunes émules, alla s’asseoir philosophiquement surle parapet, les jambes pendantes et les mains dans sespoches : il s’ennuyait. Ce fut pour se distraire et passer letemps, qu’il se mit à interpeller les passants avec une verve etune malice qui lui étaient coutumières.

– Monsieur l’animal, criait-il à ungentilhomme qui marchait tout fier de son pourpoint de satintailladé, quelle est cette queue qui traîne derrière vous ?Oui-dà, messire, ce n’est rien que votre épée.

– Madame la poissonnière, disait-il à unevendeuse de marée, vous sentez plus fort que la rose ; allezvous laver aux étuves de la Croix-du-Tiroir, pour parfumer lesbains qui sont chauds à cette heure et qui attendent pratique.

– Bonjour, gentil neveud’Angoulevent ! répondait-il à un vendeur de soufflets qui luioffrait sa marchandise ; est-ce pas toi qui fais tourner lesmoulins de Montmartre ?

– Mon ami, portez-vous au fripier lagarde-robe de votre maître ? disait-il à un laquais habillé deneuf.

– Quelle heure vient de sonner à laSamaritaine ? demandait-il à un moine qui revenait de la quêteaux aumônes : à coup sûr, c’est l’heure de boire, monPère.

– Ohé ! mesdames, sommes-nous pas enla saison des pies ? répliquait-il à des commères, quimaugréaient contre lui et menaçaient de lui couper la langue.

Ses insolentes provocations n’avaient pas derésultat fâcheux pour ses épaules ; car tous les rieurs setournaient de son côté, et chaque individu qu’il avait attaqué d’unton goguenard se hâtait de poursuivre son chemin, au milieu deséclats de rire. Tout à coup il cessa de jeter des quolibets, etporta son attention muette vers un marchand qui étalait sa boutiquede confitures et de sucreries, en glapissant cette annonce de soncommerce : Co, co, cot, cot, coti, coti, cotignac,cotignac d’Orléans !

Cette confiture sèche de coings, renferméedans des boîtes de bois blanc de différentes grandeurs, étaitdepuis des siècles en faveur spéciale auprès des amis de lafriandise : elle avait eu tant de renommée au moyen âge, quel’on en offrait aux rois et aux reines, à leurs entrées dans lesvilles du royaume ; les enfants en raffolaient, et Charlesd’Assoucy, qui obéissait toujours aux caprices de son ventre,regarda le cotignac avec un appétit qu’il brûlait de satisfaire àtout prix, mais sans argent.

Il se leva, les yeux fixés sur ces pâtestransparentes à la couleur de carmin ; il s’en approcha, pas àpas, par circonvolutions, jusqu’à ce qu’il se fût arrêté, debout enface du marchand, qui crut avoir trouvé un acheteur, et quiattendit que l’argent parût ; mais l’argent ne paraissait pas,et le chaland, immobile, dévorait du regard plus de cotignac queson estomac n’en aurait pu contenir ; il se pourléchait leslèvres, comme un chat qui va s’élancer sur un bon morceau, et ilsouriait avec une perfide hypocrisie, en remuant ses mâchoires àvide.

– Co, co, cot, cot, coti ! coti,cotignac ! répétait le marchand, en criant à tue-tête,pour exciter davantage la convoitise du petit gourmand. Mon cherenfant, c’est du véritable cotignac de la bonne ville d’Orléans, ducotignac royal au sucre et au vin blanc : ce soir, ma boutiquesera toute épuisée, sans que les rats s’y mettent. En voulez-vouspas goûter ?

– Certainement ! j’en goûteraivolontiers ! reprit d’Assoucy, qui oubliait la conditionsous-entendue de payer comptant. Ce cotignac a le teint plus clairet plus rose qu’une fille de quinze ans ; ce cotignac estdigne d’orner les buffets du Louvre ; ce cotignac est divin,et vous méritez d’être complimenté par messieurs les échevins de labonne ville de Paris, pour l’avoir apporté de si loin. Je vais vousenvoyer un tas de gens qui se battront afin d’acheter toutes vosbottes : baillez-moi seulement, s’il vous plaît, la pluspetite, que j’y goûte, suivant votre honnête intention.

– Merci de vos louanges, mon ami. Prenezla plus grande boîte moyennant un écu, et mangez-la dévotement,pour l’amour de moi. Rien qu’un écu !

– Vous êtes le plus généreux homme que jesache, dit le drôle en s’emparant d’une boîte qu’il eut mise à secen un tour de langue. Je saurai reconnaître ce don gracieux.

– Il suffit de me donner un écu, répétaitle marchand, qui devint pâle à l’idée seule du péril que couraitson bénéfice ; non un écu d’or de cinq livres, mais un écublanc de soixante sous, et j’ose déclarer que nul autre ne fabriquede cotignac à si bon compte. Vous plaît-il de choisir une secondeboîte et de payer toutes les deux ensemble ?

– Volontiers ! J’irai jusqu’à trois,riposta d’Assoucy, faisant main basse sur le cotignac, et je vousassure ma chalandise : quant à l’argent, bonhomme, allez voirà la Monnaie, s’il y est venu.

– Au voleur ! cria le marchand, quine fut que trop convaincu d’avoir été dupé ; arrêtez ce filoueffronté ! Il a mangé mon cotignac et ose nier sa dette !mordienne !… Que ce méchant garçon me montre l’âme de sabourse ; sinon, je le mène aux prisons du Châtelet !

– Ma bourse est en la poche de quelqu’un,allez-y voir ! dit le voleur, affectant bonne contenance, aulieu de s’enfuir. Je ne vous ai pas trompé, monsieur ducotignac ; je n’ai fait qu’accepter votre offre obligeante degoûter vos pâtes, que je déclare exquises et incomparables. Or doncj’invite les bonnes gens ci-présentes à en prendre aussi, s’ils neme croient sur parole. Prenez, Messieurs ! cela ne coûte qu’ungrand merci.

Le marchand se désolait et jurait que soncotignac n’avait pas été payé ; d’Assoucy lui rendaitinvective pour invective, et le raillait en termes si gais, que lespassants s’arrêtaient pour rire aux éclats. La mine irritée duvendeur et la grimace sardonique du trompeur présentaient uncontraste amusant, et personne n’aurait pris parti pour le premier,si le second n’avait de longue date amassé bien des haines quisaisirent cette occasion de vengeance commune. Aux riressuccédèrent les murmures et les menaces ; ceux qui avaient euà se plaindre de l’impertinence loquace et de l’habile rapacité dece petit mauvais garnement entraînèrent l’opinion des indifférents,et d’Assoucy remarqua que les visages se rembrunissaient autour delui, et que la presse des curieux, en s’épaississant, lui fermaitdéjà la retraite : il baissa le ton et les yeux avecinquiétude.

– C’est lui ! disait-on à sesoreilles, c’est le plaisant du Pont-Neuf ! Il a pendu unequeue de vache au dos de ma femme !

– Il m’a nommé l’oison plumé !

– Oui-dà, il vint m’appeler, l’autrejour, à cause de ma perruque blonde : M. le soleil dela rue des Marmouzets !

– Il a soustrait de mon ouvroir un jambonde Pâques !

– Il a cassé hier le vitrage de mafenêtre !

– Il ronge, mieux qu’une souris, monbeurre et mon fromage !

– Vraiment, il semble que je chauffe lefour sans cesse à son usage, sans voir jamais l’ombre de sabourse !

– Il a rompu les reins de machatte !

– Le malandrin attire mon vin, par lesoupirail de ma cave, à l’aide d’un tuyau de paille !

– En prison ! à l’amende ! Il amérité mieux que la potence !

Charles d’Assoucy, effrayé de ces menaçantesrécriminations qu’il avait peine à démentir par signes négatifs(car la rumeur couvrait sa voix), et se voyant cerné de toutesparts, fut sur le point de crier grâce et d’avouer tous sesméfaits. On se préparait à l’arrêter et à le conduire devant lelieutenant civil au Châtelet, lorsque, profitant de la diversioncausée par le récit du vol que le marchand exagérait de plus enplus, il réussit à percer la foule, en baissant la tête, en sefaisant mince et fluet. On ne s’aperçut de son évasion, qu’aumoment où il courait de toutes ses forces, et la foule aussitôts’ébranla, en criant, à sa poursuite. D’Assoucy, prévoyant bienqu’il ne pouvait lutter de vitesse avec tant de jambes plus grandesque les siennes, se jeta brusquement dans un autre groupe agglomérédevant le Savoyard, qui chantait, en ce moment, des coupletssatiriques contre le maréchal d’Ancre, favori de la reine-mère etrégente Marie de Médicis, et à ce titre, fort détesté du peuple etdes gens de cour ; ce groupe était donc trop attentif auxchansons pour avoir égard au passage presque invisible d’un enfantqui se frayait une route entre les jambes des spectateurs. Aussi,le fugitif parvint à se glisser sous la toile peinte de l’échoppedes musiciens, avant que les assistants fussent instruits de cedont il s’agissait. Pendant ce temps, le tumulte s’étendait d’unbout à l’autre du pont, où chacun s’intéressait à la recherche duvoleur dont on avait perdu la trace, si bien que tous les jeux etdivertissements demeurèrent suspendus en un instant.

– Holà ! petit page, cria lechanteur aveugle à son accompagnateur qui cessait de pincer duluth ; qu’est-ce donc ? Que se passe-t-il ?Mène-t-on pendre quelque pauvre diable ? Ou bien a-t-on enfinchangé les sots ministres de Sa Majesté, récompensé le maréchald’un beau logis à la Bastille, et fouetté par les rues madame sonépouse, Léonora Galigaï ? Quel événement est-ce là ?

– Moins que rien, monseigneur, réponditrespectueusement le page de musique. J’ai pensé d’abord que lesgens du roi venaient vous prendre pour vos chansonspolitiques ; mais ce n’est qu’un petit larron, qui a faitcamus le marchand de cotignac, et qui s’est évadé parmi la presse.Pendant qu’on le cherche, vous plaît-il de déjeuner ?

– Oui, ma fi ! la faim chante dansmes boyaux. Quant au voleur, je lui souhaite heureuse chance,surtout s’il veut enlever à tous les diables le singe et lesmarionnettes de maestro Fagottini.

À ces mots empreints d’un aigre ressentiment,il étendit son poing fermé du côté des tréteaux de Fagottini, où lesinge battait le tambour sans se soucier du bruit confus quirégnait sur le Pont-Neuf ; il entra dans son tabernacle, aumoyen d’une échelle, et se déroba lentement aux regards de sesauditeurs, pendant que son page de musique était allé acheter, pourleur déjeuner, des saucisses chez le charcutier et du vin clairetchez le tavernier. Tout à coup le Savoyard, qui s’était assisdevant une table avec autant d’aisance que s’il eût fait usage deses yeux, sentit un obstacle à ses pieds qu’il voulut allonger, et,y portant la main vivement, rencontra un bras, une tête, puis unpetit être vivant, qu’il tira de dessous la table, et qui n’eût pasdonné signe de vie, sans une chiquenaude que l’aveugle lui appliquasur le nez, et sans une rude secousse à laquelle il obéit en semettant à deux genoux, dans la posture d’un enfant qui attend unecorrection souvent donnée et reçue.

– Holà ! qui est celui-ci ?demanda le Savoyard, d’un accent terrible : encore quelquemalin compagnon, qui s’est introduit céans pour piller mes chansonset ma musique ! J’ai promis d’étrangler le premier que jetrouverais en flagrant délit de vol, fût-ce un fils de famille…Mordié ! pourquoi ne vas-tu pas récolter une riche moissond’écus chez maître Fagottini, drôle ?

– Parlez plus bas, compère, interrompitd’Assoucy qui ne se débattait point sous la vigoureuse étreinte duSavoyard ; sauvez-moi de la prison, en m’honorant de votrebenoîte sauve-garde. Ces gens sont trop outrés contre moi, qui neles ai pourtant offensés, et s’ils me découvrent, ils n’aurontpitié de mon âge, ni de mon innocence : j’entremble !

– Ma fi ! c’est le voleur decotignac, j’imagine, répliqua le chanteur, en ricanant. Tu as sansdoute, petit drôle, l’innocence de Barrabas ou du bon larron del’Évangile ? Eh bien ! je serai clément, et ne telivrerai pas, à condition que tu t’engageras à mon service, pourremplacer mon second page de musique, qui est mort hier de lagale.

– Ne vous moquez pas, maître Philippe, unâne brait mieux que je ne chante, et je ne sais jouer d’aucuninstrument, sinon de la pince, du croc et de la truche.

– Tu parles l’argot des voleurs, monfils, comme si tu avais ramé sur les galères du roi, mais jeredresserai ton éducation boiteuse, je t’apprendrai à jouer duluth, à rimer des vers en vaudeville, à débiter de plaisantsdiscours, et surtout à lâcher le ventre aux escarcelles ;enfin, tu deviendras, sous ma loi, poète, orateur et musicien.

Charles d’Assoucy, séduit par ces bellespromesses plus encore que contraint par la circonstance, signa sonengagement, aux cris de la foule qui le cherchait, et renonça sansregret à la maison paternelle pour éviter la prison et sesfâcheuses conséquences. D’ailleurs, le Savoyard ne lui laissa pasle temps de la réflexion ; et, tirant d’un coffre la défroquedu galeux défunt, invita son nouveau page de musique à s’en revêtirà l’instant. D’Assoucy hésita d’abord, et il faisait la moue, ausouvenir de la maladie contagieuse à laquelle son devancier avaitsuccombé ; mais il n’osa pas s’aliéner par un refus labienveillance de son nouveau maître, et il se rappela qu’il avaitsouvent risqué plus que de gagner la gale ; il s’affubla donc,sans résistance, du manteau de velours rouge troué, des chausses delaine jaune, semées de taches, du chapeau de feutre à plumesfanées, et des autres insignes de sa profession future. Cependant,il éprouva un serrement de cœur, quand l’aveugle eut renfermé dansson coffre les guenilles que son nouveau page de musique venait dequitter, pour endosser la livrée de sa nouvelle profession ;c’était pour lui comme un adieu au monde, où son costume de baladinne lui permettrait plus de se montrer. Ce déguisement l’avaitchangé de telle sorte, que son père même eût hésité à lereconnaître ; d’amples moustaches postiches achevèrent lamétamorphose.

D’Assoucy s’aperçut bientôt que la perte de saliberté n’avait guère de compensations agréables, et s’il l’avaitpu, dès le lendemain de son entrée en fonctions, il eût repris sonancien genre de vie ; mais il était gardé de près par sonmaître, et surtout par le premier page de musique, dont la jalousiene fit que s’accroître, en raison des progrès étonnants quisignalèrent l’apprentissage musical de son jeune rival. Ce fut mêmela seule consolation du pauvre d’Assoucy, qui apprit à composer desairs et à jouer du luth, avec une si merveilleuse facilité, qu’aubout de six mois il surpassait de beaucoup les talents de soncamarade : celui-ci en avait conçu une haine féroce contre cedernier venu, qui lui disputait la faveur du Savoyard et dupublic.

Le Savoyard n’était pourtant pas un maîtrecommode, dont les bonnes grâces méritassent de faire desjaloux : il avait le parler aussi brutal que le geste, et sescolères suivaient leur libre cours à tort ou à raison, sans que lasoumission la plus humble de la part de ses valets servît à lecalmer. Il n’épargnait pas les coups ni les avanies à ses deuxpages de musique, pour la moindre distraction, pour la moindrenégligence, pour la moindre fausse note, dans l’exécution musicaledont ils étaient chargés : souvent, en public, il interrompaitsa chanson, par un double soufflet distribué à droite et àgauche ; souvent il avait le pied aussi leste à frapper, quela main. D’Assoucy seul se regimbait et protestait contre cesadmonitions imprévues, mais l’aveugle frappait de plus belle et nevoulait rien entendre.

Ces inconvénients du métier se reproduisaient,chaque jour, sans amener au moins quelque dédommagement ; leSavoyard était frugal dans ses repas, mais les deux pages avaient àpâtir de ses rares excès de boisson ; l’ivresse l’excitaitalors à battre monnaie sur la joue de ses deux esclaves, suivant sapropre expression ; car il ne les aimait pas et les regardaitcomme des outils à lui appartenant. Grossier, inaccessible à tousles sentiments d’affection et de reconnaissance, il subissait à lafois l’influence de deux haines également implacables, d’une naturedifférente : l’une noble et hardie, contre l’Italien Concini,maréchal d’Ancre, qui tenait le roi en tutelle et la reine régenteen servage ; l’autre, basse et misérable, contre lesmarionnettes et le singe de Fagottini qui faisaient une concurrenceredoutable à ses vers et à sa musique.

D’Assoucy conservait, d’ailleurs, soninsouciance, et ne trempait pas dans les deux haines de sonmaître : il ne connaissait que de nom le maréchal d’Ancre, etil se divertissait au spectacle du singe et des marionnettes,contre lesquels le premier page de musique tramait sournoisement uncomplot, pour être utile et agréable au Savoyard. D’Assoucy,aspirait à se soustraire à cet esclavage insupportable et essayad’abord de l’adoucir par les licences qu’il se permettait entrompant les yeux toujours ouverts de son perfide collègue et laperspicacité clairvoyante de l’aveugle ; il regrettait sesbonnes aubaines d’autrefois et son aventureux vagabondage dansParis, honteux qu’il était de se voir réduit à voler le chétifsouper et le vin aigrelet de son tyran. Combien de fois, enreconnaissant ses frères et amis au milieu de l’auditoire duSavoyard, combien de fois ouvrit-il la bouche pour les appeler àson secours ! Mais un coup d’œil jeté sur son grotesquedéguisement lui faisait monter le rouge au front et le forçait à setaire. Il n’aurait pas rougi d’être pris en flagrant délit dansl’accomplissement d’un vol adroit ou audacieux, et il se croyaitavili par son costume de baladin !

Il ne se contenta pas de faire main basse surle maigre ordinaire du Savoyard, qui, s’apercevant de la diminutiondes parts à la mesure de son appétit et de sa soif, grondait entreses dents et rudoyait son premier page, seul chargé de régler et dediriger toutes les dépenses de la table. D’Assoucy se réjouissaitdes mauvais traitements qu’il attirait ainsi sur le dos de soncompagnon. Quant à lui, qui avait le rôle de présenter le bassin àla ronde pour la récolte pécuniaire parmi les auditeurs duSavoyard, il faisait rapidement passer les pièces de monnaie danssa poche, et souvent rapportait le bassin vide au chanteur aveugle,qui murmurait contre le malheur du temps et le resserrement desbourses. D’Assoucy raflait toujours la meilleure partie de larecette.

Le lundi 14 avril de l’année 1617, ilattendait que son maître eût achevé de chanter un nouvel air surles courtisans ; et, assis au coin de la balustrade del’orchestre, il contemplait de loin, en se rongeant les ongles,trois malheureux, qu’on venait d’attacher au grand gibet, dressé aubas du Pont-Neuf, pour l’épouvante des langues légères etsatiriques ; car ce n’étaient pas des malfaiteurs quiméritassent la corde, mais bien de pauvres bourgeois coupablesseulement d’avoir désapprouvé, tout haut, la marche des affairespubliques ou injurié le maréchal d’Ancre. Aussi, personne n’osaitplus exprimer son mécontentement avec franchise, depuis que lesparoles imprudentes étaient punies de mort, sans forme deprocès.

Soudain de grandes clameurs retentirent ducôté du Louvre, et la ville entière cria d’une seule voix :Vive le roi ! Concini, en se rendant chez le roi avecune escorte de ses partisans, avait été assassiné, sur lePont-Tournant du Louvre, par les favoris du jeune prince, qui,empressés de succéder au maréchal d’Ancre, ensanglantèrent ainsi lecommencement du règne de Louis XIII ; mais ce crime, exécutéau moyen d’un lâche guet-à-pens, satisfit la fureur du peuplecontre les conseillers de la reine-mère, et la joie publique serévéla par des atrocités. Le corps du maréchal, enterré en secret,le soir même, sous les orgues de Saint-Germain-l’Auxerrois, devintle jouet de la populace, qui, par vengeance, le traîna dans lesruisseaux, avant de le brûler sur le Pont-Neuf.

Le Savoyard ne fut pas le dernier à célébrerla délivrance du roi et de la France : il improvisa unecomplainte bouffonne sur la Passion du seigneur Concini et sadescente aux enfers. Cette pièce eut les honneurs del’à-propos. Ce jour-là, le singe et les marionnettes de Fagottinifurent abandonnés : d’Assoucy ne cessait pas de faire circulerle bassin, où pleuvaient les liards, les sous et même lesécus ; tout le monde apportait son offrande à la poésie et àla musique ; mais le malin page, songeant à profiter de cetteabondante recette qui ne se renouvellerait peut-être pas de sitôt,détournait très adroitement à son profit le cours de ce Pactoleinusité, qui roulait de plus grosses pièces qu’il n’en avait jamaisvues dans son plat de cuivre ; il se jetait si avidement surce butin, que ses dix doigts ne lui suffisaient pas pourprendre ; et l’aveugle, à qui revenait, après chaque tour dequête, le bassin allégé de la moitié de son poids, n’était pas peusurpris que la générosité de l’auditoire fit tant de bruit pour unsi modeste résultat : depuis longtemps il soupçonnait laprobité de ses pages de musique, et il prêta l’oreille au son desespèces de billon et d’argent, qu’il comptait tout bas à mesurequ’elles tombaient dans le bassin ; ses calculs se trouvèrentfaux de tout ce que s’était adjugé le voleur, avant de rendre lereste de sa collecte. Le Savoyard faillit éclater de rage, enacquérant la preuve certaine de la supercherie de son second pagede musique, et il fixa sur lui des yeux blancs sans regard, commepour épier un geste ou un mouvement de main accusateurs ; ilinterrogeait de toute la puissance de l’ouïe les bruits vagues etindécis qui pouvaient l’aider à surprendre en flagrant délit lelarron, de manière à lui ôter la ressource de nier l’évidence.D’Assoucy se fiait aveuglément à l’infirmité permanente de sonmaître et à l’absence momentanée de son camarade, pour cacher àpeine les continuels larcins qui enflaient ses poches, lorsque leSavoyard, qui se tenait derrière lui, le coiffa d’un énorme coup depoing et l’arrêta la main pleine.

– Mordié ! s’écriait-il enblasphémant et en réitérant les bourrades, nierez-vous, messire lefripon, que vous me ravissez le plus clair de mon bien ? Çà,messieurs, dit-il en s’adressant aux témoins de la scène, je vousinterpelle tous : quel châtiment mérite ce fourbe quis’enrichit à mes dépens ? Admirez, messeigneurs, comme vosdons et charités enrichissent ce gueux d’hôpital ! Mais je nesuis pas si privé d’yeux qu’on imagine, car le sort m’a planté desyeux aux oreilles. Ô le mécréant, fils de Juif et d’Arabe !combien de sous marqués se sont évanouis entre ses doigts !L’ingrat, que j’ai retiré du péril de la prison et de pire, me paiede la sorte ma folle humanité ! Mordié, pour le punir, je m’envais le battre, devant vous, en gamme chromatique.

Le Savoyard, sourd aux supplications del’enfant qui se débattait de toutes ses forces, lui déboucla seschausses, d’où l’argent volé tombait en s’éparpillant, et luiinfligea publiquement la punition du fouet, qui n’était pas encorebanni de la justice légale. D’Assoucy, essoufflé de résistance etde prières, subit héroïquement ce supplice, et se vengea enpiquants jeux de mots, quand il se retrouva debout sur ses pieds,et ne montrant plus que son visage narquois à l’assemblée. Lesspectateurs qui avaient ri de cette exécution rirent davantage desplaisants quolibets que la colère inspirait au patient ; leSavoyard, déconcerté par cette verve d’invectives, proposalui-même, à son page des conditions de paix, qui ne furent pasacceptées ; ce ne fut qu’une trêve de part et d’autre.

Sur ces entrefaites, une horde de sauvages dela lie du peuple se précipita sur le Pont-Neuf, où le gibet avaitété, pendant la nuit, renversé et brûlé : le cadavre dumaréchal d’Ancre, horriblement outragé, servait de jouet et detrophée à ces misérables, parmi lesquels des femmes, d’horriblesmégères, se distinguaient par leur acharnement sur ces informesrestes, souillés de sang et de boue. On chantait en chœur d’odieuxcouplets, on dansait autour de ce pauvre corps défiguré ; onmêlait le nom de la reine mère à celui de son ministre favori, dansun chaos de malédictions à la mémoire du défunt ; ensuite ontraîna le cadavre vis-à-vis le Cheval de bronze et on le dépeça parmorceaux, en criant toujours : Vive le roi ! Despaysans de la province achetèrent des lambeaux de cette chairsaignante, pour l’emporter avec eux, et il y eut des monstres quien mangèrent, pour mieux assouvir une haine abominable quisurvivait à la victime.

– Mordié ! je veux aussi aller levoir, ce damné Italien ! dit le Savoyard, oubliant qu’il étaitaveugle. Vraiment, je ne le verrai point, mais je le toucherai ettâterai, à l’endroit de ses blessures, que j’eusse voulu fairemoi-même. Viens çà, Charlot, conduis-moi, en pinçant du luth,tandis que je chanterai gratis la complainte du détestableConcini.

D’Assoucy, qui gardait trop de rancune à cebrutal aveugle pour se résigner à une plus longue servitude, crutl’occasion opportune pour s’enfuir, à la faveur du tumulte ;il eut soin d’emporter le petit trésor qu’il devait à ses volsjournaliers et qu’il avait enfoui sous un pavé ; puis, serecommandant tout bas au dieu des aventuriers, il accompagna sonmaître, en jouant de la musique, pendant que celui-ci hurlait sesfureurs poétiques contre la mémoire de l’Italien Concini. Mais lafoule était plus curieuse de voir que d’écouter, et le Savoyard seplaignait de ce qu’on ne lui ouvrît point un chemin jusqu’à l’objetinanimé de son fougueux ressentiment ; la difficulté d’avanceraugmentant à chaque pas, d’Assoucy donna tout à coup un croc enjambe à l’aveugle, qui, en perdant l’équilibre, entraîna dans salourde chute plusieurs de ses voisins, aux vêtements desquels ils’était accroché. Ils tombèrent les uns sur les autres, en juranttous à la fois et s’entortillèrent mutuellement, sans pouvoir serelever, tandis que d’Assoucy se hâtait de gagner le large.

– Ô le traître ! ô le félon !se mit à crier le Savoyard, attribuant aussitôt sa culbute à sonpage, qu’il soupçonnait d’avoir pris la fuite ; àl’aide ! au secours ! bonnes gens, arrêtez-le,ramenez-le-moi, je vous prie ! Il court à belles jambes de cecôté, vous le reconnaîtrez à son habit de perroquet. C’est unlarron, c’est lui qui a volé le cotignac ! C’est lui quivolait le produit de mon travail ! Nous le ferons pendre auson de ma musique.

D’Assoucy, qui s’éloignait en tapinois, aprèsavoir fait choir son maudit aveugle, fut frappé de terreur, quandil l’entendit se déchaîner ainsi en amères récriminations : levol de cotignac, qu’on lui reprochait à haute voix, vint sereprésenter vivement à son esprit, et il se persuada que plus d’unpassant en avait été témoin. Il s’imagina aussitôt que tous lesregards, que tous les sourires le désignaient comme le voleur decotignac : sa vue s’obscurcit, ses membres tremblèrent, sesidées s’égarèrent, ses jambes se dérobèrent sous lui : ilfaillit se livrer lui-même, faute de pouvoir s’enfuir.

Il errait sur le pont, d’un bord à l’autre,sans savoir quelle route tenir, ni quel parti prendre ; ilcroyait voir partout des mains s’étendre vers lui pour le happer,et il eut beau marcher en tous sens, le Cheval de bronze avaitl’air de le poursuivre toujours ; enfin les cris de l’aveuglese rapprochèrent, répétés de bouche en bouche, et le cotignacdevenait pour le voleur un spectre menaçant. Effaré, haletant, ils’arrêta devant la Samaritaine et se glissa, par un passage noirqui s’offrait à lui, dans un escalier en limaçon, qu’il descenditen larges enjambées, sans s’inquiéter de savoir où il était et oùil allait, pourvu qu’il échappât aux regards de mille spectateurs.Peu s’en fallut qu’après une année d’intervalle il eût uneindigestion de cotignac.

Enfin il respira, en se trouvant dans un lieuvoûté, obscur et solitaire, qui ressemblait à une cave, et ilespérait n’avoir plus rien à redouter, lorsque le bruit d’une portequ’on fermait, en haut de l’escalier, à doubles verroux et àtriples serrures, lui apprit qu’il était prisonnier. Alors ilcraignit de n’avoir échappé à un péril, que pour tomber dans unpire. Allait-il être condamné à mourir de faim dans un horriblecachot ? Il regretta de n’avoir pas été ressaisi par leSavoyard, fût-il à demi mort entre les mains de ce brutal ; ileut l’idée de pousser des cris perçants pour se faire entendre dudehors et pour qu’on vînt le délivrer. Tout à coup, son effroi pritle caractère du vertige, quand un coup d’œil, jeté autour de luiparmi les ténèbres, lui fit croire qu’il n’était pas seul, comme ill’avait pensé d’abord, et que les habitants de ce sombre repaireétaient venus là pour le recevoir.

Ce fut une vision surnaturelle, un aspectinouï et mystérieux, que l’assemblée de vingt ou trente personnagesdes deux sexes, droits, immobiles et muets rangés contre lamuraille. Ces fantômes, dont les vêtements et les joyaux brillaientdans l’obscurité, avaient l’air de tenir cour plénière, en silence,au fond de cette cave, et si leurs costumes magnifiques n’eussentpas annoncé des seigneurs et des princes de la plupart des nationsde l’Orient, on aurait pu supposer que c’étaient des êtres du mondeidéal, des spectres ou des démons, tant leur réunion, dans unpareil endroit, tenait du merveilleux.

D’Assoucy n’était pas peureux ; mais sonimagination, exaltée par la lecture de quelques histoiresromanesques et surtout des Métamorphoses d’Ovide, sortaitvolontiers des limites du vrai et du vraisemblable : il neprit pas le temps de réfléchir, il n’eut pas même le courage deregarder en face ces êtres singuliers, qui n’avaient encore nibougé, ni parlé, et qui ne lui demandaient pas compte de saprésence : il courut, tout hors de lui, pour chercher uneissue, pour s’arracher à ce terrible cauchemar ; son effroimultipliait le nombre et grossissait la forme de ces fantastiquesapparitions.

Malgré l’épouvante qui paralysait ses sens, ilse trouva au pied de l’escalier, qu’il commençait à gravirpéniblement pour revoir la lumière du soleil et le séjour deshommes ; mais il n’avait pas franchi la dixième marche, qu’ilentendit les degrés de pierre retentir, au dessus de sa tête, sousles bonds d’un être vivant, qui venait d’en haut et qui, l’ayantheurté violemment, se cramponna en grognant à son collet.

Le pauvre enfant, stupéfait de cette rencontreoffensive, frissonna de tous ses membres, le corps mouillé d’unesueur froide, et, pour la première fois de sa vie, il pria le bonDieu de le défendre contre la griffe du diable. Cette prièrementale lui rendit un peu d’énergie, de telle sorte qu’il putarrêter et serrer dans ses bras un animal velu, porteur d’unelongue queue, qui faisait présumer l’existence des cornesaccessoires pour compléter les attributs de Satan enpersonne : or, l’animal ou Satan lui-même, étonné et irrité dese sentir captif, s’agita de toutes ses forces et mordit au sang levisage de son adversaire.

Une lutte s’engagea entre l’homme et la bête,qui s’étreignaient mutuellement, qui se déchiraient des ongles etdes dents, qui se lançaient d’un mur à l’autre, et s’épuisaient enefforts successifs et réciproques : par intervalles, un cri dedouleur, un soupir de fatigue, un grondement de rage. D’Assoucyéprouvait la cruelle agonie d’un mauvais rêve, qui s’achèvepéniblement entre la veille et le sommeil, et que vont dissiper lespremiers rayons du jour ; enfin, égratigné, mordillé etmaltraité par le démon inconnu qu’il combattait dans l’ombre, ilappela toute sa vigueur à un assaut désespéré, qui acheva sontriomphe ; il coucha son ennemi sur la pierre humide del’escalier, et lui pressant la poitrine avec le genou, ill’étouffa, sans autres armes que ses dix doigts. Un râlemententrecoupé fut le signal de sa victoire, et l’ennemi mort lui parutmoins redoutable : le démon n’était qu’un singe, et cettedécouverte inattendue enhardit le vainqueur, au point de luipermettre de promener ses yeux autour de lui et d’explorer laretraite que la hasard lui avait offerte.

Sa terreur panique ne survécut pas aumalheureux singe, qui gisait à l’entrée du caveau, comme unesentinelle morte à son poste ; il osa pénétrer jusqu’au fonddu souterrain, et s’approcher des spectres formidables quil’avaient tant effrayé et qui n’étaient autres que les marionnettesdu signor Fagottini.

Cet opérateur italien, qui, en sa qualité decompatriote, avait toujours été un dévoué partisan du maréchald’Ancre, s’était hâté, au premier avis qu’il eut de l’assassinat deson protecteur, de mettre en sûreté toute sa fortune, c’est-à-direson singe et ses acteurs automates, dans le souterrain que luilouait à bail Linclair, le gouverneur machiniste de la Samaritaine.Ce souterrain, qui traversait la seconde arche du pont, sous lachaussée, avait été ménagé lors de la construction du Pont-Neuf,pour servir de cave aux maisons qu’on devait élever primitivementde chaque côté de ce pont, et il n’avait pas été comblé depuis.C’est là, dans cette galerie ténébreuse, à la voûte suante et aupavé moussu, que Fagottini emmagasinait le matériel de son théâtreen plein vent : décorations, garde-robe dramatique, acteurs aurebut et à la retraite, débutants non encore façonnés ; cettefois, la troupe tragi-comique y siégeait tout entière sous la gardedu singe.

Charles d’Assoucy eut le cœur gros et leslarmes aux yeux, en s’accusant d’avoir tué son bon ami le singe,qu’il avait tant de fois festoyé d’oublies et de gimblettes, à labarbe du Savoyard. Après un court instant accordé à cette oraisonfunèbre, après une enquête des localités, après enfin une visite decuriosité à chacun des hauts et puissants seigneurs de bois, quiétaient pour lui de vieilles connaissances, d’Assoucy demeuraconvaincu de l’inutilité de ses tentatives pour sortirimmédiatement de ce souterrain ; il résolut donc d’accepter sadestinée avec une stoïque résignation, mais, pour passer le tempset se désennuyer, il se hissa jusqu’à l’ouverture d’une petitelucarne, par laquelle il aurait pu s’amuser, en toute autrecirconstance, à cracher dans l’eau pour faire des ronds et àsaupoudrer de poussière les bateliers qui passaient sous la secondearche du Pont-Neuf.

L’ébranlement des pas et le son confus desvoix cessèrent de retentir sous la voûte du pont ; la nuitétait venue, et on entendait encore, le long des rives de la Seine,les cris de : Vive le roi ! se mêlant à des crisde joie et de vengeance, comme les derniers échos de l’odieuxassassinat commis dans le Louvre par ordre du jeune LouisXIII : d’Assoucy avait vu jeter dans la rivière les cendres dumaréchal d’Ancre. Quand le silence se fut reposé sur la villeplongée dans l’obscurité, il n’espéra plus qu’on vînt lui rendre laliberté avant le lendemain, si toutefois l’on devait venir. Ilentendit avec chagrin le carillon de la Samaritaine, qui sonnaitl’heure du couvre-feu : tout Paris avait soupé, excepté lui.Affamé et altéré, grelottant de froid, il choisit, afin de s’yblottir, le coin le plus reculé de la cave, et s’enveloppa d’unevieille tapisserie, pour dormir, au lieu de souper.

Il dormait donc de bon appétit, depuis deuxheures, et se rassasiait, en rêve, des plus excellents mets :il fut réveillé par le bruit lointain d’une porte qu’on ouvrait etqu’on refermait avec précaution ; puis, il entendit les pas dedeux personnes qui descendaient ensemble dans l’escalier. Cen’était point un songe, et il fut sur le point de s’élancer versses libérateurs ; mais, à la clarté d’une lanterne de corne,que portait l’un des deux arrivants, il reconnut avec douleur leSavoyard conduit par son page de musique. Il se demandait tout basquel malin génie se plaisait à lui forger de nouveau la péniblechaîne qu’il avait brisée avec tant de peine, et il pleuraitd’avance sur son évasion manquée ; mais il ne tarda pas às’assurer que ce n’était pas lui qu’on cherchait pour le ramener enservitude : la conversation du maître et du valet suffit pourle tirer d’erreur et le tranquilliser à ce sujet.

– Mordié ! la plaisante vengeanceque tu as inventée ! disait le Savoyard, avec une émotion deplaisir qui déridait son austère physionomie. Vite, attaquons lesmarionnettes de Fagottini, et taillons-les en pièces. Oùsont-elles ? Ne les vois-tu pas ? Elles doivent être icicertainement. J’ai hâte de les fouler aux pieds, pour leur faireexpier les torts que ce mécanicien étranger a faits à mamusique.

– Il semble que le Ciel seconde notrequerelle ! s’écria le page, qui, heurtant du pied le cadavredu singe, dirigea vers cet objet indistinct le rayon de lalanterne. Voici déjà le grand singe du signor Fagottini, qui arendu l’âme sans coup férir, et avec lui s’en va en fumée la gloirede son théâtre ; voici maintenant la loge des acteurs de bois,qui sont à notre merci et que nous allons mettre à mal.

– Bien, mon fils ! dit le Savoyard,en poussant du pied le corps du singe. Le temps des représaillesest venu : hier l’Italien Concini mourut, aujourd’huil’Italien Fagottini sera ruiné. Ça ! remets entre mes mainsces méchantes bêtes de marionnettes, et, mordié ! je veuxchanter faux comme un âne rouge, si je fais grâce à pas une.Bien ! donne-moi tous ces coquins d’acteurs ! J’en veuxfaire un massacre général, plus complet que le massacre des saintsInnocents. Je me réjouis de songer à la piteuse grimace que feramonsieur mon voisin du Pont-Neuf.

Le Savoyard, qui ne perdait pas les moments enparoles, soulageait ainsi son humeur vindicative par un monologued’injures et d’amères railleries, pendant qu’il démembrait etdisséquait avec un féroce plaisir les automates, que son complicelui apportait un à un, en faisant solennellement le panégyrique despersonnages dans les divers rôles où ils avaient obtenu le plus desuccès. D’Assoucy riait tout bas de cette exécution à huis-clos, etplusieurs fois il faillit éclater en bruyante hilarité, auspectacle incroyable qu’il avait sous les yeux : le Savoyard,gravement assis sur les degrés de l’escalier, comme un magistrat enfonction, recevait des mains de son page chaque marionnette, àlaquelle il adressait une allocution furieuse et qu’il condamnaitensuite capricieusement à différents supplices ; il arrachaitles bras à celle-ci, et les jambes à celle-là ; il déchiraiten lambeaux les robes dorées des princesses et cassait le nez à desmajestés royales, le tout avec un véritable raffinement de cruauté,qui eût fait envie à un bourreau de la Grève. Un amas de membresrompus, de têtes brisées, de bustes défigurés et de débrisconfondus, ce fut bientôt tout ce qui resta de la troupe de cesinnocents comédiens.

Le Savoyard et son complice ne se retirèrentque fatigués de carnage, et contents de leur nocturne expédition,sans soupçonner que le secret en fût compromis, tous deux sefélicitant d’avoir tué la concurrence dangereuse de Fagottini surle Pont-Neuf. D’Assoucy avait la pensée de les suivre de loin, parderrière, et d’effectuer sa retraite à leur suite ; mais, ensortant, ils eurent grand soin de ne pas laisser ouverte la portede l’escalier, qu’ils avaient trouvée bien fermée, avant dedescendre dans le souterrain. Le grincement de la clé dans laserrure apprit au témoin de leur mauvaise action qu’il seraitencore prisonnier, au moins toute la nuit. Il se résigna donc àprendre son parti, et, se vouant à la protection du hasard, quipouvait seul le tirer d’embarras, il se rendormit du sommeilinsouciant de son âge.

Ce ne fut pas le jour qui le réveilla, mais unbras d’homme qui l’enlevait par les cheveux et qui le déposa, touttremblotant, devant le cadavre du singe et les débris desmarionnettes. Le seigneur Fagottini, les yeux hagards, les jouestremblantes et les lèvres blanches de colère, se préparait àinterroger le coupable, en face de ses victimes.

Le matin, dès l’aube, sous l’empire d’unsinistre pressentiment, que lui inspirait la mort tragique dumaréchal d’Ancre, il était descendu dans son caveau, et le premierobjet qui frappa sa vue avait été son pauvre singe étendu sans vie,la bouche ouverte et les yeux sortis de leurs orbites ; puis,le désastre irréparable de la nuit s’était offert à lui, dans touteson horreur. Ses chères marionnettes, qu’il avait quittées laveille en si belle santé, n’étaient plus que des débrisméconnaissables ; il contempla d’un œil sec son malheur, posala main sur la poitrine de son singe pour y chercher en vain unbattement de cœur, remua du pied les morts et les blessés de satroupe mécanique, invoqua dans sa langue maternelle les saints etles saintes du paradis, et s’interrogea lui-même pour approfondirle mystère de ces lâches assassinats. Le premier soupçon quis’était présenté à son esprit tombait sur le Savoyard, et cesoupçon se changea en certitude, ainsi que la douleur en rage,lorsqu’il aperçut l’enfant endormi, qu’il reconnaissait pourl’avoir vu, la veille encore, au service du chansonnier aveugle duPont-Neuf.

Il ne pouvait douter que cet enfant, àl’instigation de son maître, ne fût sans doute le seul auteur dumassacre des marionnettes et du meurtre du singe ; il l’avaitdonc considéré, un moment, avec une fureur muette, incertain de lavengeance qu’il choisirait contre ce petit coquin, mais étonnécependant de son paisible sommeil, qu’eût envié l’innocence, à côtédes preuves trop certaines du flagrant délit.

Il le secoua rudement, pour l’éveiller, et lemit sur ses jambes, tout ému et tout effrayé, en lui tirant lescheveux et les oreilles.

– Malfaisant garçon, lui dit-il d’unevoix claire qu’il s’efforçait de rendre tonnante, as-tu de quoipayer l’amende autrement que sur tes épaules ? Quelleméchanceté est la tienne d’avoir commis cet odieux attentat !Mais tu n’en seras pas quitte pour la prison et le pilori ;j’en jure par le nom de notre saint-père le pape ! On tependra de compagnie avec le scélérat qui t’a conseillé de me nuirede la sorte, en tuant mon singe et saccageant mes pauvresmarionnettes !

– Grâce, monseigneur ! repritd’Assoucy, qui comprit le danger de sa position : je vousproteste que ce n’est pas moi, qui ai fait cela. Je vous nommerai,s’il vous plaît, les coupables.

– Oui-dà ! par le chef de saintJean-Baptiste ! Bien fou qui se fierait à tes mensonges !Certes, le Savoyard, que Dieu damne ! a conseillé ce beaudessein, mais c’est toi seul qui l’as exécuté.

– Vraiment, mon bon seigneur, c’est cevilain aveugle qui a fait le dommage, et je vous l’affirme biennaïvement, puisque j’étais caché là, où j’ai tout vu et toutentendu sans être découvert.

– Par les mérites de la Passion ! cesont bourdes et balivernes, maître fourbe ! Pense-t-on m’endonner à garder ? Comment un aveugle, tel que le Savoyard,eût-il su trouver seul le chemin de ma cave, pour commettre telsdégâts ?

– Nul autre que lui, cependant, n’a faitrage contre vos machines, je vous l’atteste. Il est vrai que sonméchant page de musique le conduisait et l’aidait bel et bien àsaccager vos belles marionnettes.

– N’es-tu pas toi-même page de musique duSavoyard, infâme ? Par la vénérée croix deNotre-Seigneur ! oseras-tu soutenir, aussi, que tu n’as pointtué mon pauvre bonhomme de singe ? Tu as encore le visageégratigné de ses griffes et meurtri de ses dents. Çà ! je nesais quelle pitié me retient de te mettre à mort, comme tu asassassiné cette digne bête, qui valait mieux que tu ne vaux etvaudras jamais.

– Eh bien ! compère, répliquad’Assoucy avec effronterie, quand j’aurais tué cette maligne bête,qui me combattait, le péché serait-il irrémissible ?Eussiez-vous mieux aimé qu’il me tuât et que vous en portassiez lapeine en ce monde et dans l’autre ? Nous avons eu ensemble unfurieux duel, je vous assure, et il s’en est fallu de peu quej’eusse le dessous. Je vous prie donc de me laisser aller…

– Non, par les clés de saintPierre ! petit vagabond ! interrompit Fagottini, en lesaisissant de nouveau par les cheveux et le soulevant ainsi à deuxpieds du sol. Tu seras fouetté par les rues et les carrefours,comme voleur de race, et M. le lieutenant civil, par devantqui je vais te mener, au grand Châtelet, a de bonnes cages depierre pour les oiseaux de ton espèce, à moins que tu ne meureslapidé par le peuple, qui pleurera mon singe et vengera mes chèresmarionnettes. As-tu bien eu le farouche courage de mutiler et dedétruire ces miracles d’un travail ingénieux ? Je voudraispareillement te rompre, à plaisir, bras et jambes, et ensuite tetordre le cou !

– N’en faites rien, monseigneur, si vousêtes bon catholique ! s’écria d’Assoucy, à qui la faim et lacrainte commandaient l’humilité suppliante ; soyez plutôtcharitable, en me faisant l’aumône d’une miche de pain, pourremplir mon estomac à jeun, qui semble être sans fond, comme letonneau des Danaïdes : ordonnez ensuite, de moi, ce qu’il vousplaira.

– Par la damnation de Judas ! repritFagottini, en réfléchissant au parti qu’il pouvait tirer de cepetit drôle, resté en otage dans ses mains, pour répondre del’attentat du Savoyard, je consens à te pardonner, à condition quetu veuilles me servir avec le même zèle que tu servais ton ancienmaître. Il s’agirait de jouer du luth et de divertir les passants,au lieu et place de mon singe défunt.

– Sans doute, je le veux bien,monseigneur, pourvu que vous me donniez abondante nourriture et degros gages en surplus, sans aucune pitance de coups, chiquenaudes,nasardes, etc. Si tel est notre marché, je suis, de ce jour, votretout dévoué serviteur.

Le traité fut conclu de part et d’autre, avecun empressement qui ressemblait à de la bonne foi, et aussitôt ilcommença d’être en vigueur ; car, avant d’apporter à sonnouveau valet la nourriture dont celui-ci avait le plus pressantbesoin, Fagottini se l’appropria tout à fait, en l’habillant d’unvieux costume italien, dont la richesse primitive avait disparusous une double couche de poussière et de crasse : c’était lalivrée du singe aux grands jours de gala, et d’Assoucy, quisuccédait directement à l’animal, quitta presque à regret l’habitgaleux et la pauvre condition de page de musique. Il espérait quela métamorphose qu’on lui faisait subir ne s’étendrait point audelà ; mais Fagottini, pour mieux déguiser l’origine de sonheureuse acquisition, lui barbouilla la figure et les mains d’uneteinture noire, qui pénétrait dans les pores de la peau et ylaissait une empreinte ineffaçable. L’infortuné d’Assoucy protestavainement contre cette violation de son traité, qui, en faisant delui le successeur d’un singe, ne lui imposait pas le devoir dedevenir un nègre. Fagottini lui rit au nez, en jurant par tous lessaints du calendrier que l’Afrique ne produisait pas de plus jolivisage d’ébène. Dès ce moment, la discorde fut allumée entre lemaître et son valet.

Ce dernier se consolait du moins, à l’espoird’un copieux et succulent repas ; mais le fourbe Italien nelui donna que du pain bis et des oignons crus, en assaisonnantd’éloges hyperboliques cette prétendue chère de prince.

D’Assoucy était tellement affamé, que lesoignons crus et le pain bis ne lui parurent ni trop durs ni troplourds, quoiqu’il n’eût que de l’eau pour les faire passer. Ilavait pourtant rêvé un meilleur dîner, et il se prit à regretterd’avoir abandonné le Savoyard et perdu ainsi les bénéficesfrauduleux qu’il pouvait détourner à son profit. Il se rappelaalors qu’il avait oublié toute sa fortune, composée de quelquesbeaux écus, dans les poches de son ancien vêtement ; maisFagottini, qui aurait entendu d’une lieue sonner un liard, avaitdéjà confisqué l’argent, et d’Assoucy eut le chagrin de voir sonpetit pécule s’engouffrer dans une énorme bourse de cuir bouilli,qui présentait une rotondité assez respectable. Cette iniquespoliation ne fut pas soufferte sans véhéments reproches et gestesmenaçants de la part du propriétaire de la petite somme, qui allaits’ajouter aux économies de son maître. Celui-ci, dont le rireredoublait aux emportements de son impuissant adversaire, le défiade s’enfuir, après l’avoir enchaîné à un anneau de fer, pour luienseigner la patience et la résignation.

Pendant que Fagottini écorchait son singe pourl’empailler, et raccommodait tant bien que mal celles de sesmarionnettes qui n’étaient pas tout à fait hors de service,d’Assoucy, mis à la chaîne comme un animal domestique, cria,s’agita, écuma, puis pleura, puis s’apaisa ; il avait eu letemps de comprendre que, dans sa nouvelle condition, le plus sageétait de se soumettre au joug de la nécessité et d’attendre uneoccasion favorable pour s’y soustraire, en prenant sa revanche,s’il était possible, contre son odieux bourreau. Il promit doncd’obéir désormais aux volontés du despote qu’il s’était donné, maisil se promit tout bas à lui-même de se dérober à cet ignobleasservissement. Hélas ! le pauvre garçon ne savait pas encorejusqu’où irait sa misère.

Le lendemain, il suivit, en silence et la têtebasse, Fagottini, qui avait, ce jour-là, le regard plus louche etplus faux, le sourire plus moqueur, le teint plus enluminé etl’abord plus impudent qu’à l’ordinaire ; tous deux montèrentsur le théâtre, veuf de ses acteurs mécaniques, et la toile futtirée, aux sons du luth que d’Assoucy pinçait dans la coulisse.

Le Savoyard et son page, enchantés du lâchecoup de main qu’ils avaient fait pendant la nuit pour ruinerFagottini, jouissaient d’avance de la situation critique à laquelleils croyaient avoir réduit l’inventeur des marionnettes : ilsse regardèrent avec étonnement, en reconnaissant le luth d’Assoucyqui jouait un de leurs airs ; ils ne doutèrent pas que leurélève ne fût passé dans le camp de l’ennemi. Mais l’apparition d’unmusicien nègre, qui remplaçait le singe mort, déconcerta leursespérances et les découragea tout à fait, en leur montrant queFagottini n’était pas à bout de ressources, puisqu’il semblaitavoir déjà trouvé le moyen de faire face à la perte de sonindustrie. Ils se reprochèrent même l’inutile destruction desmarionnettes, lorsqu’ils virent la curiosité du public, alléchéepar un nouveau spectacle, rassembler autour du théâtre de leurrival une foule plus nombreuse et plus impatiente que jamais, dansl’attente de ce spectacle. Les assistants cherchaient des yeux lesinge et les automates de Fagottini ; on s’informait bien descauses de leur absence, attribuée à quelque indisposition subite deces acteurs, mais on se demandait aussi à quel rôle était destinéce nègre, qu’on n’avait pas encore vu sur la scène de Fagottini, etdéjà chacun s’apprêtait à mettre la main à la poche, pour payer saplace et son plaisir.

Le Savoyard ne remarquait pas de siavantageuses dispositions dans son auditoire clairsemé : ilpréludait tristement à sa fameuse complainte sur la mort dumalheureux Conchine (on avait francisé ainsi le nom italien deConcini) ; mais l’événement qui avait fait le succès de cettecomplainte était vieux de deux jours, et la vindicte populaires’était rassasiée sur un cadavre. On ne s’occupait même plus de lamaréchale d’Ancre, qui, emprisonnée à la Bastille, devait êtrejugée pour crime de lèse-majesté divine et humaine, et condamnéesix mois après, à être brûlée vive comme sorcière.

– Bourgeois et habitants de la célèbre etbonne ville de Paris, reine et capitale du monde, s’écriait leSavoyard, en accordant son instrument, je suis Philippe, dit leSavoyard, héritier légitime du poète grec Homère, auquel j’ail’honneur de ressembler en ma qualité d’aveugle ; le Pont-Neufest mon Parnasse, le Cheval de bronze est mon Pégase, et laSamaritaine est la source de mon Hélicon. Je veux aujourd’hui, sivous ne jeûnez de grasse gaieté, vous chanter la chanson pitoyableet récréative d’un cordonnier, qui se coupa la gorge de sontranchet, parce qu’il avait fait des souliers trop étroits à sespratiques. Oyez, oyez, messeigneurs, oyez cette gentille poésie, labelle complainte de l’honnête cordonnier.

L’annonce d’une chanson que recommandait untitre aussi piquant opéra un mouvement dans le public qui separtagea en deux groupes tumultueux, selon la préférence de chacunpour l’un ou l’autre spectacle ; mais le Savoyard n’eut pasplutôt entonné sa chanson plaintive, que ses auditeurs lui furentenlevés par la langue dorée de Fagottini.

– Bons chrétiens que tourmente le mal dedents ! disait d’une voix perçante le signor Fagottini, tandisque d’Assoucy gambadait à ses côtés en remuant les mâchoires,monsieur mon singe est mort hier, et mes marionnettes en ont prisle deuil. Avant qu’elles se soient consolées, ce qui ne sera pas delongtemps, puisque je les mène en Italie, à la cour de notre saintpère le Pape, j’ai fait vœu d’arracher, gratis ou à petits frais,toutes les dents malsaines, puantes ou douloureuses, qui sontencore plantées dans vos bouches ; cela, s’il vous plaît, pourla gratitude singulière que j’ai toujours eue à l’égard des gens deParis. C’est pourquoi je possède un miraculeux secret, pour fairerepousser sur-le-champ les dents que j’ôte, de telle sorte que,deux jours après la dent arrachée, les choses se rétablissentd’elles-mêmes en leur premier état. On peut dire avec assurance queles plus grands saints du paradis n’inventeraient pas un remèdeplus efficace : par exemple, une vieille édentée retrouvera dequoi mordre, et je pourrais citer un vénérable cardinal, qui onc neperdra plus ses dents, les ayant fait enlever toutes, dût-il vivredeux fois centenaire.

Cette impertinente allocution, débitée avecune assurance emphatique, rencontra peu d’incrédules ; mais sichacun se rendait bien compte, à part soi, de ce qui pouvaitmanquer à sa mâchoire, personne n’osait courir la chance de l’essaidu fameux remède. Fagottini avait déployé ses formidables tenaillesd’acier, qui firent reculer d’abord même les plus intrépides,déterminés à tenter l’aventure et sacrifier une mauvaise dent pouren avoir une bonne ; il recueillit bientôt une brillantemoisson d’écus blancs, comme l’expression palpable de la confianceet de l’intérêt des spectateurs. Il se rengorgeait avec suffisance,apprêtait les ustensiles de son métier, en agitant un collier devieilles dents de cheval enfilées comme des perles : tout àcoup il prit d’une main d’Assoucy par la tête, lui écarta leslèvres, avec l’autre main, et mit à découvert deux superbes rangéesde dents, dont la blancheur contrastait avec la noirceur factice deson teint. L’enfant, que le menaçant appareil de l’art du dentisteavait troublé et inquiété, supposa naturellement une fâcheuseintention contre sa bouche, quand il se sentit saisi de la sorte àl’improviste par Fagottini ; il ne cessa de crier et de sedébattre, qu’en entendant ces paroles rassurantes du perfideItalien adressées à son auditoire :

– Messieurs et mesdames, avisez cettedenture plus aiguisée que canif, et plus polie qu’ivoire. Ehbien ! ce garçonnet avait de naissance toutes les dentsébréchées, gâtées et mal agencées : c’était un chaospiteusement entassé dans sa bouche ; or, il nous fallutarracher toutes ces méchantes dents pour les remettre en plus belordre, et la nature fut si rétive, qu’elles ne revinrent dans lebel état où vous les voyez, qu’à la troisième pousse. Tenez-moidonc pour ignorant et calomniateur, si demain cette dent-ci que jevous montre et qui n’est plus bonne à rien n’a produit nouveaugerme et nouvelle dent, pour le triomphe de mon art ! Goûtezvous-même après, si cela fait le moindre mal à l’estomac !

Il voulut joindre l’exemple au précepte et fitsemblant de tirer une grosse dent de la bouche de d’Assoucy, quin’eut pas même le temps de se préparer à ce tour de passe-passe, etqui jeta un cri de douleur, en contradiction avec les promesses ducharlatan. Celui-ci ne daigna plus s’occuper de son nègre, qui,pâle et tout en larmes, crut avoir perdu la dent et la voir toutesanglante entre les mains de l’opérateur.

Fagottini prolongeait l’effet de ce coup dethéâtre imprévu, par de burlesques commentaires.

– Par sainte Appoline qui guérit les mauxde dents ! disait-il en se pavanant : arracher ou plutôtextraire une dent, fût-ce la plus grosse et la mieux enracinée,c’est moins que rien, et la douleur a les airs du plaisir. Voyezmon petit négrillon, qui se soucie de sa dent comme d’un cheveu,parce qu’il sait qu’elle ne tardera pas à reparaître plus bellequ’elle n’était. Or, je vous convie à venir demain voir la dentneuve, qui aura poussé, cette nuit, et si ce n’est pas assez d’unepour vous convaincre, je veux en faire sauter deux trois, l’uneaprès l’autre, tant la graine est abondante, tant le terrain estfertile.

– N’approchez pas, abominablehomme ! interrompit d’Assoucy à voix basse, épouvanté duregard satanique de l’Italien qui le menaçait de ses terriblestenailles : n’approchez pas, sinon je vous mords jusqu’ausang, je vous égratigne la face et vous crève les deuxyeux !

– Mon fils, quelle mouche te pique !reprit doucereusement Fagottini, qui ne voulut pas pousser à boutle désespoir du malheureux enfant, qu’il emporta dans ses brasderrière le théâtre, en lui disant, à l’oreille, de compter sesdents et de se taire. N’ayez pas peur, messires et mesdames, dit-ilen reparaissant devant son public : mon nègre n’est pointenragé, comme on pourrait le croire ; c’est une maladie qu’ilprit en nourrice, pour avoir été piqué d’un serpent ; mais,dès que l’accès commence, j’ai grand soin de l’écarter du monde,afin qu’il ne blesse, ne morde et n’empoisonne personne.N’aurais-je pas plus sagement fait de lui arracher toutes lesdents ?

Cependant d’Assoucy jetait de tels cris, quele rusé Italien jugea prudent d’aller lui imposer silence, bon gré,mal gré, et n’essaya pas de le calmer avec de bonnes paroles :il se jeta sur lui, sans mot dire, et le serrant dans ses bras, àlui faire perdre haleine, pour l’empêcher de mordre et de crier, ille déposa évanoui dans le fond de l’échoppe ; puis, avant quel’enfant eût repris sa fureur avec ses sens, il le bâillonna et lelia de fortes cordes, comme un condamné à mort qu’on va mener à lapotence. Après avoir pris cette cruelle précaution contre la peuret la fureur du pauvre garçon, il reparut en public et annonça queson nègre sortait à peine d’une violente crise, qu’il avaitdomptée, heureusement, au moyen d’un élixir, panacée souverainecontre toute espèce de maux.

L’élan était donné, et ce fut à qui viendraittendre la bouche aux tenailles de l’impitoyable exécuteur : lefauteuil consacré aux victimes de ses actives opérations ne restaitpas vide une minute, et la concurrence augmentait à mesure que lesdents tombaient autour de l’impassible Fagottini, qui se surpassaen adresse et en activité ; il ne déposait ses outils que pourrecevoir le prix de ses services, quelquefois avec les malédictionsde ses clients : quelquefois la gencive suivait la dentarrachée, ou bien, par quiproquo, la dent saine éprouvait le sortréservé à la dent malade, ou bien aucun effort ne réussissait àextirper une racine engagée profondément dans ses alvéoles ;mais, en général, sauf des cris d’hommes et des pleurs de femmes,chacun s’en allait en silence, la mâchoire plus ou moins dégarnieou ébranlée, avec la consolante persuasion de voir les dentsabsentes repousser, la nuit même, par la vertu de l’élixir aveclequel on devait laver la plaie.

– Par le grand saint Hubert, qui préservede la rage ! répétait Fagottini, à chaque dent enlevée :empêchez que, pendant une heure, votre salive ne mouille la plaiesaignante ; autrement ; l’élixir que je vous baillegratuitement, par dessus le marché, serait comme nul et sanspuissance ; efforcez-vous aussi de retenir votre haleine, quipeut corrompre et détruire le germe de la dent à venir.

Cependant d’Assoucy, en revenant à lui, avaitgémi de se trouver bâillonné et garrotté comme un criminel ;son ressentiment ne fut pas diminué quand il reconnut que samâchoire était intacte et qu’il n’avait pas perdu une seule de sesdents, mais il ne détesta pas moins, dans son for intérieur, labarbarie tyrannique de l’arracheur de dents, qu’il eût voulupoignarder de sa propre main ; il se calma pourtant, enpensant que bien d’autres seraient plus maltraités que lui, et lasouffrance qu’il avait ressentie en idée était compensée par lasouffrance plus réelle des imbéciles badauds qui ajoutaient foi auxgrossiers mensonges de leur bourreau ; il écoutait donc, enriant, les hurlements que Fagottini arrachait, avec les dents, àquelques-uns des patients. Mais il ne songea plus qu’à se dérober àde plus longs tourments, dès qu’il s’aperçut que la corde mal nouéen’entravait pas la liberté de sa main droite : il se servit decette main pour se débarrasser de ses liens et de son bâillon.Aussitôt qu’il eut recouvré l’usage de ses membres, il oublia tousses serments de vengeance et n’eut plus à cœur que de mettre ensûreté sa mâchoire ; il s’arma d’audace et de résolution, pourtraverser le théâtre où Fagottini opérait en public, et l’affluencey était si compacte et si empressée, qu’il ne fut pas même remarquédans la foule, au milieu du bruit ; déjà il se croyait sauvé,et son masque noir, qu’il avait effacé à demi avec un lingemouillé, ne pouvait plus aider à le faire reconnaître : parmalheur, son cou et ses oreilles n’avaient point été débarbouilléscomme sa figure.

Fagottini, qui calculait sa recette d’après lenombre de clients que lui promettait la multitude de curieuxarrêtés devant ses tréteaux, distingua dans cette foule mouvanteune toque à plumes jaunes, qui cachait mal des oreilles et un coude nègre ; il adjura saint Michel, vainqueur du diable, etlaissant là les dents qui s’offraient à ses pinces infatigables, ils’élança au bas de son estrade, en interpellant le fugitif :il fendit la presse, et rattrapa par la manche l’infortunéd’Assoucy, qui, en se retournant à la secousse, rencontra lagrimace horrible de son tyran ; le pauvre enfant joignit lesmains avec désespoir, et, décidé à tout, plutôt que de se soumettreà cet homme impitoyable, il lui résista de toutes ses forces.

– Par le martyre de saint Étienne !disait Fagottini aux gens qui l’entouraient, toujours enclins àprendre parti pour le plus faible contre le plus fort ; c’estmon valet qui a ses attaques d’épilepsie, et, si je ne l’avaisappréhendé au corps, il s’allait précipiter dans la rivière.Secourez-moi, s’il vous plaît, bonnes gens, pour l’emporterprécieusement, comme un saint, jusqu’à mon laboratoire, où jetrouverai bien un remède à son vilain mal.

– Ne croyez pas cet imposteur !criait d’Assoucy, implorant par gestes la pitié des assistants. Ilm’a noirci le visage, pour faire de moi un esclave, comme sij’étais un nègre, et il m’accable de mille duretés, ce sorcierhérétique ! C’est moi qui suis le second page de musique duSavoyard ; souvenez-vous de moi, mes amis ! C’était moiqui jouais du luth et chantais à l’unisson avec mon maîtrePhilippe, l’aveugle du Pont-Neuf ! J’aimerais mieux êtreesclave chez les Algonquins, que de subir la tyrannie de ce diable,de ce païen, qui bientôt m’écorcherait vif. Holà !assistez-moi, bonnes gens, pour l’amour de Dieu, sinon il me tuerasans rémission ! Dites, je vous en prie, au bon Savoyard, monancien maître, qu’il me tire de cet enfer.

– Mordié ! dit le Savoyard, frappéde cet accent plaintif, qu’il reconnut : c’est toi, mon fils,c’est toi, fin voleur de cotignac ! Dieu te garde, monenfant ! Tu n’auras point en vain appelé le Savoyard à tonaide !

En parlant ainsi, l’aveugle, qui s’était faitinstruire du sujet de ce tumultueux débat, descendit de sonestrade, et, guidé par les voix, s’ouvrit un chemin, à travers lafoule, jusqu’aux combattants sur lesquels il fit tomber au hasardses lourds poignets, comme des marteaux sur l’enclume ;d’Assoucy, il est vrai, reçut la moitié des coups destinés aucharlatan, qui était un champion indigne de l’Hercule de lachanson. Fagottini, néanmoins, ne lâchait pas l’enfant, qu’ilprésentait en manière de bouclier à son formidable ennemi :mais ce bouclier vivant, meurtri et contusionné, recommença sesplaintes pour intéresser les assistants à sa délivrance, déterminéqu’il était à ne jamais rentrer sous la domination de l’un ou del’autre maître, également odieux et redoutés.

– Ayez miséricorde, et le bon Dieu vousle rendra ! cria-t-il, en ne s’interrompant dans ses prièresque pour éviter le choc de ce poing pesant, qui menaçait de luibriser le crâne chaque fois qu’il retombait. Sauvez-moi de ces deuxravisseurs, qui sont acharnés contre moi et qui me retiennentcaptif, malgré ma volonté, depuis une année de gêne, d’injusticeset de privations. Je suis Charles Coypeau d’Assoucy, fils aîné d’unillustre avocat au Parlement de Paris, et peut-être ma famillecroit-elle que je suis défunt à cette heure. Un écu d’or à qui s’enira avertir messire Coypeau d’Assoucy, mon père, en la rue desGrands-Augustins, où il demeure ! Compatissez à mon destinmalencontreux, braves gens, si vous êtes des chrétiens, car vousvoyez, sous ces guenilles de comédie, le fils d’un avocatrenommé ! En vérité, je vous le dis, je suis Charles Coypeaud’Assoucy.

– Est ce bien toi, monbien-aimé Charlot ? s’écria un avocat en robe, qui, revenantdu Palais, vint à passer, tout chargé de sacs à procès. Certes,messieurs, c’est lui-même, c’est mon propre fils, que j’avais perdudepuis l’an dernier ! Je vais, sur l’heure, dresser uneprocédure contre ces larrons d’enfant, et le jugement me vaudra unegrosse somme pour les dommages qu’ils m’ont faits ! Ah !méchants bohémiens, vous teniez à la chaîne ce gentil garçon denoble race, et vous le maltraitiez comme un âne rétif ? C’estbien, mes compères : nous compterons ensemble, et il n’est pasun soufflet octroyé à mon cher fils, que je veuille rabattre sur leprix, que je vous en dois réclamer. Viens çà, mon Charlot, viensbaiser ton père, qui te promet justice contre cescorsaires !

L’avocat, trempant sa plume dans legalimard ou encrier pendu à sa ceinture, s’était mis endevoir de verbaliser, sur son genou, en guise de pupitre, etrepoussait doucement son enfant prodigue qui l’assaillait decaresses. Le Savoyard et Fagottini, effrayés des menaces d’unpersonnage en robe, avaient brusquement tourné le dos, pour sesoustraire au procès-verbal ; mais ils n’eurent pas plutôtregagné leurs tréteaux respectifs, que le peuple, indigné de cetteaventure, voulut se venger de ces voleurs d’enfant, envahit leursthéâtres et y mit le feu, après les avoir cherchés eux-mêmes pourles brûler aussi. Le charlatan et le chansonnier, qui avaient eu lebonheur de s’enfuir, n’assoupirent qu’à force d’argent une affairequi pouvait les envoyer, comme des forçats, ramer sur les galèresdu roi.

L’expérience du malheur n’avait guère corrigéle jeune d’Assoucy, et sa conduite ne devint pas plus régulière, àmesure qu’il avançait en âge : il était trop paresseux pour seplaire à la profession de son père, et il préféra une existenceaventurière à une vie tranquille et honorable. À l’exemple de sonpremier maître le Savoyard, il se fit poète et musicien, composantdes airs de musique et des vers bouffons, parodiant les poèmeslatins d’Ovide et de Stace, qu’il traduisit ou travestit en poèmesfacétieux, jouant du luth dans les maisons des grands seigneurs etmême à la cour de Louis XIII, voyageant avec son bagage poétique etmusical, écrivant son histoire vagabonde, mal famé pour lesdésordres de ses mœurs, toujours gai et plaisant, toujours ivre etgueux, toujours en guerre avec Boileau, qui l’a immortalisé dansses satires, comme le rival du poète Scarron et commel’Empereur du Burlesque, ainsi qu’il s’était surnommélui-même.

– Pauvre empereur du burlesque !disait d’Assoucy, dans sa vieillesse : tu n’as pas même unmorceau de pain à te mettre sous la dent !

LA MASCARADE DE SCARRON

 

(1627)

 

Paul Scarron, qui, au XVIIe siècle,acquit une bizarre réputation comme créateur du genre bouffon qu’ilmit à la mode par ses ouvrages en prose et en vers, n’était pasinfirme et contrefait de naissance, tel que son portrait nous lereprésente, avec le visage blême et amaigri, le front chauve, lecou tordu, les jambes arquées et le corps en Z, selon sa propreexpression, et tel qu’il se dépeint lui-même dans une de seslettres, où il regrette tout ce qu’il avait perdu, en disant :« Ah ! si le Ciel m’eût laissé des jambes qui ont biendansé, des mains qui ont su peindre et jouer du luth, et enfin uncorps très adroit ! » Il vint au monde, en 1610, sans leplus léger désagrément de nature, et son père, conseiller auParlement de Paris, put se flatter d’avoir un successeur aussi bienfait qu’il l’était lui-même.

Le jeune Scarron fut élevé avec soin, et sonesprit se développa plus rapidement que son physique ; à douzeans, outre les études du collège qui ne suffisaient pas à sonavidité de savoir, il rimait déjà, en style agréable, excellait àpeindre la miniature, dansait à merveille et jouait du luth ens’accompagnant de la voix, compléments indispensables d’uneéducation de gentilhomme, à cette époque où la poésie, la peinture,la danse et la musique étaient les bien-venues à la cour et à laville.

Scarron était d’une taille médiocre, maisélégante et gracieuse ; ses cheveux blonds, ses yeux bleus etson teint de femme, donnaient à sa physionomie une douceur, que nedémentaient pas son parler et son regard caressants ; il avaitl’abord affable et le geste noble, avec cette exquise politesse quiétait en usage dans les sociétés des beaux esprits. Malheureusementson père, dont le patrimoine avait été dévoré par d’anciennesdettes de famille, n’ayant pas les moyens de soutenir la positionélevée que cet enfant était appelé à prendre dans la magistrature,fut contraint de lui ouvrir une autre carrière ; il décidadonc que Paul Scarron entrerait dans les ordresecclésiastiques.

Cette décision, il est vrai, avait étésollicitée de longue date par un vieil oncle du jeune Scarron, etcet oncle, chanoine du Mans, riche de deux abbayes en Beauce,s’engageait à faire son neveu héritier de tous ses biens pourvuqu’il en fît un prêtre. Scarron, d’une humeur joviale et libertine,ne sentait aucune vocation pour les devoirs austères de laprêtrise ; mais il dut obéir à l’autorité absolue de sesparents et surtout à la tendresse qu’il portait au bon chanoine,dont l’indulgente affection ne se scandalisait pas trop desespiègleries du petit mauvais sujet ; d’ailleurs, celui-civoyait, dans les commencements de sa nouvelle carrière, uneoccasion de se donner du bon temps, de prolonger les heures de saliberté et de gaspiller gaiement les années de sa jeunesse, enattendant qu’il eût l’âge et les qualités d’un vrai chanoine ;il s’accommoda ainsi d’un apprentissage ennuyeux de théologie, quine l’empêchait pas de fréquenter les réunions les plus joyeuses etles plus dissipées, tandis que l’esclavage du métier de clerc deprocureur ne lui eût permis que l’école buissonnière et lesdivertissements crapuleux de la bazoche. Content de son sort, iln’aurait demandé ni bénéfice, ni canonicat, si cette vie de plaisiravait pu durer toujours.

Scarron n’habitait pas, à Paris, la maisonpaternelle, mais celle de son oncle, dans la rue d’Enfer, vis-à-visle couvent et le vaste enclos des Chartreux, qui n’étaient pasencore enfermés dans l’enceinte des murs de la ville, laquelle nes’étendait pas alors au delà de la place Saint-Michel. Le père deScarron avait mis son fils sous la direction immédiate de sonfrère, le chanoine, excellent homme, aussi dépourvu de fermeté quede jugement, et le jeune homme était censé travailler à soninstruction cléricale, en suivant les leçons d’un célèbreprofesseur de droit sacré au collège de Montaigu, sur la montagneSainte-Geneviève, et en observant la règle du noviciat des PèresFeuillants, qui étaient voisins de la demeure du bon chanoine. MaisScarron n’entrait au noviciat, que par hasard, pour troubler lesnovices, boire le vin de leur cave et dépouiller leur jardin de sesfleurs et de ses fruits ; quant au collège de Montaigu, il n’yparaissait jamais, et lorsque son oncle venait à l’interroger surquelque point de doctrine religieuse, le malin garçon éludait laquestion par un bon mot et citait les vieux auteurs français,Clément Marot et Rabelais, au lieu des Pères de l’Église. L’oncleriait en le grondant et finissait par rire sans le gronder, ce quiencourageait le neveu à continuer cette vie débauchée, qu’ilpassait au jeu de paume et au cabaret, rendez-vous ordinaire desseigneurs à la mode, en même temps que dans les ruelles etles bureaux d’esprit : c’est ainsi qu’on appelait leschambres et les salons des hôtels de la place Royale, où lesbeaux esprits et les précieuses tenaient leursassemblées. Scarron jouait et buvait, le matin et le soir ; ilmenait de front la danse, la musique et la poésie : aussi,malgré sa jeunesse, était-il recherché pour ses talents et sagalanterie, dans ces assemblées qui composaient la belle compagnieà la mode. Il dépensait, en rubans, en passements d’or ou de soie,l’argent qu’il avait et surtout celui qu’il n’avait pas, car ilempruntait sur son canonicat futur, pour avoir une toiletteélégante conforme à sa bonne mine : enfin, à l’âge de dix-septans, il s’était déjà battu trois fois en duel. Étrange éducationpour un abbé !

À cette époque, le titre d’abbé, équivalant àun titre de noblesse, ne prescrivait rigoureusement rien autrechose que le célibat ; on avait une abbaye comme une ferme, etun abbé pouvait être courtisan, militaire, artiste, tout enfin,excepté homme d’église. On ne distinguait les abbés dans le mondequ’à leur petit collet et à leur costume noir. Il en était de mêmepour certaines abbesses, que la possession d’une abbaye ne rendaitni moins coquettes, ni moins aimables, et qui vivaient dans lemonde plus librement que dans leur abbaye. Le roi nommait seul auxbénéfices, qu’il distribuait selon son bon plaisir, sans tenircompte de la position sociale ni du caractère personnel dupostulant. Cette singularité, passée en usage, ne scandalisait pasmême les gens d’une piété sincère.

Paul Scarron devait la plupart de sesmauvaises habitudes à l’exemple pernicieux d’un ami, qu’il imitaiten toute chose, comme un modèle parfait. Armand de Pierrefugesétait une sorte de chevalier d’industrie, qui se disait noble àtrente-six quartiers, et qui, à la faveur d’un nom sonore, seglissait dans les maisons les plus distinguées, où il se faisaitremarquer par ses airs de gentilhomme, bien que le velours de sonmanteau, la soie de son pourpoint, et les rubans de ses chausses,n’eussent pas trop la fraîcheur irréprochable réclamée par lamode ; mais il suppléait de son mieux aux désavantages de satoilette par une belle prestance, des manières recherchées et unverbiage spirituel. Il n’avait pas d’autre revenu que celui du jeu,et encore ne gagnait-il pas toujours, s’il trichait souvent.C’était lui qui endoctrinait son jeune ami ; lui, qui puisaitdans la bourse de l’oncle par le canal du neveu ; lui, quiconduisait Scarron au bal et à la comédie, dans les tripots et dansles tavernes ; lui, qui l’avait rendu habile dans l’art demanier les cartes ou l’épée ; lui, qui le présentait, commeson élève, en mauvaise compagnie, et comme son cousin, dans lescercles de la place Royale. Scarron remplissait également bien tousles rôles qu’on voulait lui donner.

Un soir du mois d’octobre de l’année 1627,Scarron, s’étant échappé du logis de son oncle qui dormait aprèssouper, vint en courant au quartier de l’Arsenal, rue Beautreillis,où Armand de Pierrefuges s’était logé, pour être au centre de lanoblesse du Marais, qu’il fréquentait assidûment. Son logement, quise composait de deux petites chambres hautes dans une maison dechétive apparence, était loin de répondre à la condition qu’ils’attribuait : deux vieux fauteuils délabrés, une tablebranlante, un coffre de bois et un lit de plume sur un misérablegrabat, sans tapisserie et sans rideaux, tels étaient les meublesuniques dont Armand avait la jouissance locative. Encore nepayait-il pas toujours exactement son loyer, pour mieux ressembleraux débiteurs du bel air, qui s’amusaient aux dépens de leurscréanciers et qui ne les payaient jamais.

Scarron, accoutumé au spectacle de cettepauvreté mobilière, qu’il admirait, comme un témoignage del’insouciance d’un petit maître, entra brusquement dans le taudis,où Pierrefuges, assis la tête dans ses mains, devant un feu presqueéteint, paraissait livré à de tristes réflexions. L’arrivée de soncher Paul ne dérangea pas sa rêverie maussade, et lorsque celui-cise fut jeté dans un fauteuil vacant, Pierrefuges se leva ensilence, pour allumer, aux dernières étincelles du foyer, unechandelle de suif, qui n’éclairait pas tous les soirs soncoucher.

– Armand, ou plutôtmonseigneur de Pierrefuges ! dit le jeune homme, avec cettehilarité sardonique et bouffonne, qui éclatait dans tous sespropos. Que fais-tu là, ainsi acoquiné dans la cendre froide, commesi tu préparais une lessive ? Es-tu jaloux des cloches del’église Saint-Paul, qui ont la voix plus sonnante et plusargentine que la tienne ? Ne songerais-tu pas que ces bellescloches, offertes en don à la paroisse par plusieurs rois deFrance, feraient bien mieux ton affaire, s’il t’était permis de lesfaire fondre en monnaie ?

– Du premier coup, mon fils, tu devinesmon mal, qui n’est autre que ventre et bourse vides ! repritArmand, en clignant de l’œil, pour inviter Scarron à remédier à cemal dont il se plaignait souvent. Mes coquins de fermiers tardenttant à m’apporter leurs redevances, et les joueurs de lansquenet,qui me doivent sur parole, ont si rétive mémoire, que je n’ai pasune pièce blanche pour entrer au cabaret, et ce soir, je mecoucherai à jeun, comme un carme déchaussé. Bien plus, ce quim’afflige davantage, je ne puis aller à la mascarade chez labaronne de Soubise.

– Une mascarade nouvelle ?interrompit Scarron, dont les yeux pétillèrent du désir d’y aller.En vérité, mon cher Armand, vous m’y mènerez, n’est-ce pas,dussions-nous voler un tailleur d’habits ?

– Non, certes, je n’irai point, et jepasserai la nuit à dormir sur l’oreiller de mon appétit, afin decourir la fortune en songe. Vingt écus pourtant eussent suffi à memettre en bel équipage !

– Vingt écus, mon maître ? Çà,dites-moi où ils sont, que je les prenne ! Mais, à quoi bonces vingt écus ? Quand vous aurez soupé avec ces pâtisseries,que je vous apporte du buffet de mon oncle, vous vous dorloterezdans votre lit en rêvant à la mascarade. Cependant c’est une bellechose qu’une mascarade ! Est-il donc si malaisé de trouver etd’inventer, à peu de frais, un déguisement ? Il ne faut quevêtir votre pourpoint à l’envers et acheter un masque de façongrotesque. Parbleu ! j’y veux aller avec vous !

– Allez-y, s’il vous plaît ! maiscertainement vous serez mal reçu, sinon chassé par les valets, carla mascarade, inventée par un des poètes les plus raffinés de lacour, représentera la naissance de la déesse Vénus et son arrivéedans l’Olympe des Dieux. Or, pour cet effet, chaque convié est tenud’avoir la figure de son rôle. Aussi, m’avait-on assigné le rôled’un Prince des Ténèbres, de la suite de Pluton.

– Eh bien ! au lieu d’un seulprince, nous en ferons deux, pour le cortège de sa majestéinfernale. Pardieu ! compagnon, je suis en veined’imagination, et voici que je vous offre de diaboliquesaccoutrements pour la fête.

– Lesquels ? J’avais bien songé àporter seulement sur ma poitrine un écriteau indiquant mon rang etmes honneurs dans l’empire de Pluton… Mais, non, je resterai aulogis, faute d’avoir vingt louis, que j’ai perdus sur parole, enjouant avec le marquis de Senneterre et qu’il serait homme à ne pasme réclamer.

– Baste ! si ce n’est que cetobstacle à vaincre, dans une heure je te procure quarante écus pourparfaire ta dette et nos menues dépenses. Écoute ce qu’il fautfaire à cet effet : dès que je serai endiablé à ma guise, tuprendras bel et bien mes habits et tu les porteras chez mon onclele chanoine, en lui racontant que je me suis noyé dans la rivière,et que les bateliers qui ont pêché mon corps demandent quaranteécus pour leur récompense. Sans doute, que cette fâcheuse nouvellemettra en deuil mon révéré et digne oncle ; mais il en auraensuite plus vive joie à me revoir sain et sauf, le lendemain.

– Voilà, pardieu, une plaisanteruse ! reprit Armand, qui en augura un succès productif, etqui se mit à ramasser les pièces d’habillement que Scarron avaitdéjà quittées : c’est une bagatelle que quarante écus, et jepousserai la générosité de ton oncle jusqu’à cent. Ça, mon mignon,n’est-ce pas quelque fée, qui te conseille et t’inspire ?Grâce à cette fée, nous allons avoir cent écus en belle monnaietrébuchante. Mais que fais-tu là ? Pourquoi défaire mon lit dela sorte ?

– Ce sont nos costumes de bal quej’apprête, s’il vous plaît ! répliqua Scarron, qui, à moitiédéshabillé déjà, commençait à découdre le lit de plume : àvous l’enveloppe de votre coite ! Je me rappelle, à ce propos,le conte d’un diableteau, qui affina un grand diable dans lepartage du butin et qui mangea les noix, en ne lui baillant que lescoquilles. Oh ! le galant diable que je ferai ! À moi lereste ! Jamais l’enfer n’aura vu diables plus comiques, etmadame Vénus rira de l’invention, je vous assure. Mais n’avez-vousplus de ce bon miel, que je tirai exprès pour vous de l’office demon oncle ?

– Tiens, friand ! Le pot n’est pasmême entamé, puisque j’ai tous les jours mangé en ville, réponditArmand, qui lui désignait dans un coin le vase de faïence rempli demiel.

– C’est bien, mon galant seigneur. Jevous laisse la toile du matelas, pour en faire une robe traînanteet un turban, et je me charge de dessiner, avec de l’encre, surcette toile, une foule de dessins diaboliques. Il ne faudra, après,que nous charbonner le museau, pour paraître dignement dans ladiablerie. Je m’en vais donc disposer nos costumes, et vous, allezvite où vous avez affaire, c’est-à-dire chez mon oncle le chanoine,tandis que j’achèverai notre mascarade ; vous trouverez ici àvotre retour tout ce qu’il faudra pour vous habiller à la diable.Toutefois, si vous tardez trop, je ne vous attendrai point, pourm’introduire chez madame la baronne de Soubise.

Armand de Pierrefuges pensa mourir d’un accèsde folle gaieté, en voyant Scarron, qui s’était mis presqueentièrement nu, se frotter de miel tout le corps, comme lesathlètes de l’antiquité se frottaient d’huile pour se préparer à lalutte. Scarron accomplissait son œuvre en silence, avec un sérieuximperturbable, que les plaisanteries et les éclats de rire neréussirent pas à émouvoir. Cependant, il fit observer à soncamarade, que le prix du lit de plume, qu’il avait mis à mal, setrouverait amplement payé avec l’argent que fournirait le chanoine,et sur ce, il le pressa de partir, pour être plus tôt revenu. Maisles rires d’Armand redoublèrent et ne cessèrent plus, lorsqueScarron, couvert des pieds à la tête d’un léger enduit de miel,s’élança parmi la plume qu’il avait entassée sur le plancher, ets’y roula en tout sens, de telle sorte qu’il se releva entièrementrevêtu du duvet qui s’était collé partout sur sa peau emmiellée.Sous son enveloppe de plume, il n’avait plus rien d’humain que levisage et la voix. Il dut pourtant, par un sentiment de décenceindispensable, s’attacher solidement autour des reins unecouverture de laine brune, qui lui donnait l’apparence d’un sauvagede la mer du Sud.

Enfin, pour mieux caractériser ce costume, ilnoircit de suie détrempée son visage, que la plume ne recouvraitpas, et planta sur sa tête une grande paire de cornes en papierdoré.

Armand oubliait l’argent qu’il devait allerprendre chez le chanoine, pour examiner en détail l’étrangetravestissement, auquel Scarron ajoutait encore des ornements etattributs nouveaux, outre la queue caractéristique en cartondécoupé, qu’il entortilla d’un vieux galon d’argent et qu’ils’attacha ensuite le plus solidement possible au bas des reins.

– Dieu fasse, lui dit son ami, que lespauvres joueurs qui ont tiré le diable par la queue, ne s’enprennent pas à la tienne, avec l’espoir de faire fortune !

– Un diable ne peut aller les mainsvides, comme un donneur d’eau bénite ? objecta Scarron.Trouvez-moi quelque outil qui ressemble à une fourche et qui metienne lieu de sceptre ou de bâton d’honneur !

Armand de Pierrefuges tira de la cheminée ungrand crochet de fer, qui avait servi, dit-il, dans les cuisines duroi Charles V, et dont l’extrémité, en effet, était façonnée enforme de fleur de lys. Scarron jugea l’instrument propre à l’usagequ’il comptait en faire, et se déclara très satisfait de sondéguisement.

Les deux amis se donnèrent rendez-vous au bal,et Armand, qui était bien résolu à ne pas se compromettre avec unpareil masque, s’achemina, en riant de souvenir, vers le but de sonexpédition d’adroite fourberie, qui devait lui donner les moyens deretourner au jeu, la bourse pleine.

Scarron ayant terminé sa burlesquemétamorphose, dont il ne pouvait avoir lui-même qu’une faible idée,faute de miroir où se regarder, s’arma de résolution et d’audace,pour briller dans la mascarade de madame de Soubise, qui ne leconnaissait pas ; l’incognito l’enhardissait, et il sortit dulogis d’Armand de Pierrefuges, sans avoir été aperçu, marchantlégèrement sur la pointe du pied, de peur d’éclabousser son blancplumage. Il arriva, sans accident, dans la rue des Tournelles, oùétait situé l’hôtel de madame de Soubise. Dans les rues désertes,que Scarron, déguisé en diable, traversa comme une ombre, iln’avait rencontré qu’une vieille femme, qui s’enfuit et tombapresque morte de peur, au coin d’une borne, en recommandant son âmeà Dieu et à tous les saints ; cette femme attira, par sesgémissements, quelques voisins à qui elle conta l’effrayanteapparition, que tous attribuèrent aux fumées du vin qu’elle avaitbu ; néanmoins, le bruit courut, dans les environs, qu’uneespèce d’homme sauvage, emplumé et cornu, s’était montré à plus dedix personnes, et on en conclut que le diable était venu faire dessiennes dans le quartier de l’Arsenal.

Le diable ou l’homme sauvage avait pénétrédans l’intérieur de l’hôtel de Soubise, sans autre passe-port queson étrange déguisement, auquel les valets, à moitié ivres,n’avaient pas pris garde, dans le tumulte des masques quiarrivaient de toutes parts. Le vestibule était mal éclairé par deuxtorches, et la diablerie de Scarron n’avait été vue ni remarquée depersonne. Il monta hardiment le grand escalier, et s’introduisitd’abord dans une galerie, qui précédait la grande salle du bal,étincelante de lumières, embaumée de fleurs et retentissante demusique.

Cette musique animée, cette foule bigarrée decouleurs, cette magnificence de cérémonial, cette lumièreéblouissante de chandelles de cire, ne déconcertèrent pasl’impudence de Scarron, qui se fiait à la bizarrerie de son costumefantastique, pour obtenir un succès de franche gaieté, sous lesyeux de tout ce que la noblesse de cour avait de plus raffiné et deplus charmant. Ce n’étaient que Dieux et Déesses dans les costumesles plus originaux, les plus riches, les plus gracieux, au milieud’une décoration théâtrale représentant l’Olympe, tel que lespoètes anciens l’avaient décrit. L’aspect enchanteur de cet Olympe,qui eût fait envie à celui de la mythologie par la beauté desDéesses et la galanterie des Dieux, exalta encore la folâtreimagination du poète.

Il se mêla, en bondissant, à une sarabande,que dansaient Mars et les trois Grâces, Neptune et troisTritons : un cri d’horreur signala d’abord sa présence, ettous les regards se fixèrent sur lui, pendant qu’il s’épuisait ensauts et en grimaces, quoique l’orchestre eût cessé d’accompagnersa danse turbulente ; bientôt un rire universel circula dansl’assemblée, avant qu’on eût reconnu l’auteur de cette bouffonnerieet surtout la nature de son déguisement. Cependant quelques dames,que ce singulier masque emplumé avait heurtées au passage,s’étonnaient des taches gluantes qui gâtaient leurs robes de satinet de velours. On se persuada que, sous ce plumage, on trouveraitplus tard certain seigneur, fameux par ses facéties, et madame deSoubise, pour amuser les Divinités de son Olympe, ordonna auxmusiciens de jouer un branle, que, par hasard, Scarron dansait àmerveille : il dansa donc, avec autant de souplesse que devigueur, au bruit encourageant des rires et desapplaudissements.

L’homme à plumes était donc réhabilité par sagrâce et sa légèreté de danseur ; on le pria de continuer sesdanses, qu’il n’interrompit que par lassitude. Les assistants luiétaient si favorables, qu’on lui fit servir une collation de fruitset de confitures, avec un flacon de vin d’Espagne. Pendant qu’ilmangeait et buvait, pour réparer ses fatigues de danseur, tout lemonde s’empressait autour de lui, pour admirer son costumehétéroclite et reconnaître ses traits, s’il était possible, sous unmasque de suie, que ses longues moustaches et ses sourcils de duvetrendaient méconnaissables. Il était impossible d’attacher aucun nomde la cour sur ce visage, aussi hideux que malpropre, à cause desgouttes de sueur noire qui couvraient son front et qui ruisselaientsur ses joues noircies.

– Démon lutin et baladin, qui venez cheznous des rivages du Styx et de l’Achéron ! lui dit madame deSoubise, qui s’était attribué le rôle de Vénus dans sa mascaradeolympique, grand merci de vos danses, qui ont diverti les seigneurset les dames de l’Olympe ! Mais voici que nos Déessess’informent de vos noms et qualités véritables, pour s’en souvenirdans le ciel ou dans l’enfer !

Scarron ne pouvait éluder cette questiondirecte et aussi catégorique. La pensée lui vint de se faire passerpour son propre père, vieux conseiller au Parlement, qui ne devaitpas être connu personnellement dans cette société toutearistocratique, mais la crainte de recevoir un démenti en facel’arrêta court, pour l’honneur de la magistrature. Cependant ilfallait répondre, et son silence, en se prolongeant, quoiqu’il eûtencore la bouche pleine, était de nature à diminuer la bonneopinion qu’on avait conçue de lui en raison de sa belle humeur.Comme il composait assez facilement les vers, pour sortird’embarras par un madrigal et une cabriole, voici ceux qu’ilimprovisa, en les récitant d’une voix sympathique :

Je suis le diable Lucifer,

Àvotre service, Madame,

Qui brûle à vos regards de flamme,

Et ne regrette point l’enfer,

Trouvant bon ce siècle de fer :

Quoiqu’il espère, par sa danse,

Plaire à tant d’objets pleins d’appas,

Son habit met en évidence

Qu’en fait de cornes, il n’a pas

La belle corne d’abondance.

La poésie du diable eut autant de succès quesa danse, et un poète de l’école de Malherbe, qui était là pourfigurer Apollon, eut la modestie d’avouer que ce diable-là l’avaitdétrôné en dix rimes. Scarron, échauffé par les éloges, par lebruit, par la foule, et surtout par le vin d’Espagne, que la déesseHébé lui versait à pleine coupe, éparpilla les madrigaux et lesquatrains, avec une vivacité d’improvisation qui aurait pu luitenir lieu de tout autre mérite ; ses plus jolis vers,inspirés par un esprit galant et facétieux, coulaient de source, etles dames ne se lassaient pas de « puiser à cette sourcevivante de douceurs, sans crainte de la tarir, » suivantl’expression d’une Précieuse, qui représentait la neuvième Muse.Quelqu’un déclara, d’enthousiasme, que le poète Théophile, mortl’année précédente, n’avait fait que changer de corps, parmétempsycose, et revivait, plus gaillard que jamais, dans cetaimable improvisateur. Mais un examen plus attentif del’accoutrement extraordinaire du diable emplumé avait fait naîtrede singuliers soupçons : les deux lévriers que Diane menait enlaisse léchaient les jambes de Scarron, comme s’ils prenaient goûtà ce régal ; car le miel, fondant à la chaleur, égouttait surses traces et laissait à nu la peau, en quelques endroits du corps,surtout aux coudes et aux genoux ; enfin, ce miel, fermenté etmêlé à des ruisseaux de sueur, exhalait une odeur acre, qui neressemblait pas trop à l’ambroisie.

Tout à coup, par malice ou curiosité, les neufMuses, qui entouraient ce diable de poète, lui arrachèrent quelquesplumes, assez adhérentes à la chair pour n’en être pas séparéesqu’avec une cuisante douleur ; Scarron cria qu’on l’écorchaitvif, mais l’exemple était donné ; ces plumes arrachées avaientmis à découvert une peau luisante et collante : alors ce fut àqui plumerait, de toutes mains, le malheureux : hurlant commeun véritable démon, il implorait grâce, il se débattait, il seroulait par terre, il poussait des cris, mais ses contorsions etses clameurs ne faisaient qu’exciter les rires et les cruautés dela bande céleste, qui se ruait sur lui pour le dépouiller de sonduvet postiche. La plaisanterie tourna en injures et en mauvaistraitements, lorsque la nudité indécente du personnage fut dûmentconstatée, et Scarron aurait peut-être été déchiré en lambeaux,ainsi qu’Orphée par les Bacchantes, si, poursuivi et haletant, iln’était parvenu à gagner le vestibule. Il eut le bonheur de ne pastomber dans les mains de la valetaille, qui aurait imité sesmaîtres, en renchérissant sur l’exemple : ceux des valets,laquais et porteurs de chaises, qui n’étaient pas étendusivres-morts, sous le péristyle et dans les cours, ne quittaientplus des lèvres le goulot de la bouteille et n’avaient des yeuxentr’ouverts que pour voir couler le vin dans leur bouche.

Scarron, tout dégouttant de miel et de sueur,avait l’épiderme irrité de brûlantes démangeaisons, et tremblait detomber au pouvoir de quelques-uns de ses bourreaux, qui lesuivaient de près avec de bruyants éclats de rire : ildescendit, à tâtons, un escalier obscur, et sortit de l’hôtel,comme il y était entré, sans rencontrer personne sur son passage.Une fois dans la rue, il se préparait à prendre ses jambes à soncou, pour regagner le faubourg Saint-Michel, où demeurait sononcle, quand deux porteurs de chaise, qui attendaient leur maîtrepour le ramener à son hôtel, ayant la vue obscurcie par le vin etle sommeil, s’imaginèrent que c’était lui qui venait à eux, etouvrirent la portière de la chaise, en l’invitant à se garer del’air glacial de la nuit. Scarron, que ce brusque changement detempérature avait saisi, et qui grelottait déjà de tous sesmembres, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se mettreà l’abri du froid et de la bise : profitant d’un heureuxquiproquo, il se jeta dans la chaise qui s’ouvrait devant lui etque les porteurs refermèrent aussitôt.

Une chaise à porteurs était une espèce deboîte, rembourrée et garnie en dedans de tapisserie ou d’étoffe,pouvant contenir une personne assise. La reine Marguerite de Valoisavait mis à la mode, depuis quarante ans, ce moyen de transport, ettout le monde s’en servait, dans la société polie, avant l’adoptiongénérale des carrosses ; deux hommes, l’un devant et l’autrederrière, portaient, à l’aide de brancards et de bricoles de cuir,cette boîte fermée par une portière à vitre, qui faisait face ausiège intérieur. Ce véhicule, qui était fort commode pour franchirde courtes distances, sans être incommodé par le froid ou le hâleet sans avoir à craindre la pluie ou la boue, resta en usagejusqu’à l’époque de la Révolution, où la quantité des voitures àroues n’a plus permis de l’employer dans les rues de Paris.

Les porteurs, qui croyaient avoir affaire àleur maître, n’avaient pas distingué, dans l’ombre de la nuit,quelle sorte de masque s’installait au fond de la chaise, qu’ilssoulevèrent et emportèrent d’un pas lent et mesuré, en chantant desoremus bachiques. Scarron, à peine remis de son émotion, sepelotonna sur lui-même, pour rappeler la chaleur dans ses pauvresmembres engourdis et endoloris, car le miel, qui couvrait sa peauet en obstruait tous les pores, lui causait de vives démangeaisons.Il s’endormit bientôt de lassitude, au bercement cadencé de lachaise, sans savoir où on le conduisait et sans s’être demandéquelle serait la fin, bonne ou mauvaise, de son aventure decarnaval. Il était, d’ailleurs, à moitié ivre et tout à faitphilosophe.

Cependant Armand de Pierrefuges, toujoursriant à part soi de la plaisante figure que ferait Scarron et del’accueil qu’il recevrait chez madame de Soubise, arriva chez lebon chanoine, qui venait de se mettre au lit, après avoir sommeillédigestivement à la suite d’un copieux souper.

Les habits de Scarron, que Pierrefugesapportait, à cette heure indue, déterminèrent la gouvernante àl’introduire aussitôt dans la chambre du vieillard, qui ne s’étaitpas couché sans demander des nouvelles de son neveu. Il fallaitqu’il fût sous l’impression d’un sinistre pressentiment, car enfinScarron ne rentrait jamais de si bonne heure, lorsqu’il rentraitavant l’aube.

Armand, en se présentant devant le chanoine àpeine éveillé, feignait de s’essuyer les yeux, qu’il avait aussisecs que le cœur ; mais, à l’aspect de cette face épanouie etrubiconde, à laquelle l’inquiétude ne donnait pas même un caractèregrave et sérieux, il ne put s’empêcher de rire, par un retour depensée vers la mascarade du futur abbé Scarron, qui, en ce momentmême, s’exerçait à jouer un rôle de diable. Le chanoine leregardait avec un étonnement, que ce rire intempestif augmentaitencore ; mais, dès qu’il reconnut les vêtements de son cherPaul, que l’inconnu étalait devant lui, il s’élança hors de sonlit, les mains et les yeux levés au ciel, en se préparant àapprendre un grand malheur.

Rien n’était plus vrai que son émotiondouloureuse, mais il avait, avec son costume et sa coiffure denuit, une physionomie si bouffonne, que le rire malhonnête d’Armandde Pierrefuges en redoubla.

– Monsieur, Monsieur ! disait le bonchanoine : ce pourpoint, ces chausses appartiennent à monneveu, à mon fils, à celui que j’aime par-dessus tout ! Enquel lieu les avez-vous trouvés ? Où donc est-il allé, monpauvre Paul, après s’être ainsi dévêtu ? Ah ! Monsieur,n’aurait-il point perdu au jeu ses hardes et son trousseau, leméchant garçon ? Retirez-moi d’angoisse, par pitié !

– Révérend père ! répondit Armand,qui riait sous cape, quoi qu’il fît pour tourner ses idées du côtétragique de la situation ; je viens vers vous tristement, pourvous annoncer l’accident le plus funeste, le plus lamentable, leplus imprévu, et pour vous prier de dépenser cent écus, en mémoirede votre infortuné neveu Paul Scarron.

– Qu’est-ce ? Cent écus !reprit l’oncle, qui n’eut pas le cœur d’être avare, en présenced’un douloureux événement qu’il appréhendait plus que tout. Paulest-il mort ?

– Hélas ! mon digne seigneur !repartit l’imposteur, avec un interminable éclat de rire, quisimulait des sanglots étouffés : ce jeune homme, de si noblerace, de si fière espérance, de savoir si précoce, d’esprit simignard, qui avait pour vous si chaude amitié et si profondereconnaissance… Las ! si vous l’aviez vu en cetétat !…

– Bon Dieu, secourez-moi ! s’écriale chanoine, trop préoccupé de sa douleur pour en être distrait parles rires inextinguibles de ce fatal messager. Ô ciel !qu’est-il advenu ?

– Voici les habits de votre cher neveu,que je vous apporte, messire : ne les reconnaissez-vouspas ? Las ! c’est moi qui l’ai déshabillé, l’héroïquejeune homme, quand les bateliers ont tiré son corps de larivière…

– Quoi ! mon neveu est noyé !Mon Paul a rendu l’âme ! interrompit le chanoine, en pleurantcomme un enfant, pendant que le fourbe riait à se pâmer. Ô lemalheureux sort !… Sans doute, il ne s’est pas donné la mortvolontairement ? Qui eût pensé que je survivrais à cet enfantchéri ? Je mourrai volontiers, à présent qu’il n’est plus.

– Ça, consolez-vous, mon Père, et priezDieu qu’il nous le ressuscite, par miracle… Mais remettez-moi, s’ilvous plaît, les cent écus, qu’il faut pour racheter le corps auxbateliers.

– Cent écus ? Certes, je lesdonnerai, et davantage, pour lui faire un pompeux enterrement, pourles messes, pour la cire, pour les pauvres ! Mais dites-moiseulement, s’est-il défait lui-même ?

– Vraiment, il s’est lancé du Pont-Neuf,pour l’ennui qu’il avait d’être menacé de se faire ordonnerprêtre : « J’aime mieux donner mon corps auxpoissons ! » disait-il souvent, et lorsque les bateliersl’eurent repêché, je l’ai vu dans le singulier équipage que je vousai dépeint… un vrai costume de diable ! Enfin, mon très honoréseigneur, sans plus de retard, baillez-moi les cent écus, et demainvous aurez des nouvelles de la rivière.

Le bon chanoine était si amèrement frappé dela perte cruelle, qu’on lui avait annoncée tout à coup, sans aucunménagement, au milieu du travail de sa digestion nocturne, qu’ilétait devenu sourd et aveugle pour tout ce qui l’entourait ;il ne voyait pas sa gouvernante en larmes et il n’entendait pasArmand en instances. Celui-ci eut l’odieux courage de pousser àbout ce désespoir, jusqu’à ce qu’il en tirât cent écus, que lechanoine lui compta un à un, en les accompagnant de lamentationsqu’il partageait entre l’argent et le neveu. Mais la secousse avaitété trop violente pour la tendresse et pour l’âge de ce vieillardinconsolable ; aux sanglots succédèrent la stupeur, et uneattaque de paralysie lui ôta le sentiment et la connaissance avecla parole, tandis que l’insensible Armand, à l’esprit duquelrevenait sans cesse l’image de Scarron emmiellé et emplumé,s’esquivait, en remplissant de ses rires redoublés la maison duchanoine, et allait, à la taverne de Tonneau-Ailé, boire et jouertoute la nuit, aux frais de l’oncle de Paul Scarron.

Pendant ce temps-là, Scarron, ramassé en bouleau fond de la chaise à porteurs, dans laquelle il se laissaitvoiturer à l’aventure, ronflait agréablement d’un profond somme quilui offrait en rêve tous les plaisirs de la fête, qu’il avaitgoûtés chez la baronne de Soubise. Il s’éveilla en sursaut, sansavoir la moindre idée de sa situation : que les porteurs, quil’avaient ramené à son insu presque devant la maison de son onclele chanoine, venaient de déposer leur chaise dans le vestibule d’unhôtel de la rue d’Enfer, attenant au couvent des Chartreux, sur leterrain desquels cet hôtel était bâti.

Scarron se frotta les yeux et regarda devantlui, d’un air effaré, au moment où un laquais ouvrait la portière,à la clarté de six flambeaux portés par autant de valets ;mais ceux-ci, qui s’apprêtaient à recevoir leur maître, pâlirent,tremblèrent et s’enfuirent, avec des cris d’effroi et d’horreur,éteignant leurs torches, ou les agitant, comme eussent fait desfuries : l’effroyable figure de Scarron leur était apparue, àla lueur de ces torches, et ils ne s’imaginèrent pas avoir affaireà un masque, fort embarrassé de lui-même. Le pauvre diable étaittrès inquiet des nouveaux désagréments que son costume diaboliquepouvait lui susciter. La maison entière semblait en rumeur, deslumières passaient et repassaient aux fenêtres : on entendaitdes bruits d’armes, des appels effarés, des exclamations aux saintset saintes du paradis, et des prières murmurées à voix basse.« C’est le diable ! répétait-on de tous côtés :c’est le diable ! le diable ! le diable ! »

Scarron, encore mal éveillé, comprit pourtantque lui seul était la cause et l’objet de ce concours tumultueux degens qui s’armaient pour se mettre à sa poursuite ; il sentaitencore les meurtrissures des coups qu’il avait reçus aviver lacuisson irritante que le miel lui causait à la peau ; ilcraignit d’être maltraité une seconde fois et peut-être davantage,avant de se voir conduit en prison, sans avoir pu se débarrasser dudéguisement malhonnête, qu’il osait porter en public ; ilressentait tour à tour, par tout le corps, des frissons de glace etdes ardeurs insupportables ; sa tête, échauffée par les fuméesdu vin d’Espagne, s’exaltait de plus en plus, et sa pensée confuses’égarait à chercher quelque expédient pour sortir de ce mauvaispas, en trouvant des habits, du feu et un lit, dont il avait grandbesoin.

Il s’était élancé lestement hors de la chaise,où il se voyait déjà prisonnier ; il s’enfuyait au hasard dansun jardin, où les masses noires des charmilles l’invitaient à secacher ; il passait à travers les allées et les plates-bandes,renversant, brisant tout ce qui lui faisait obstacle, sanss’inquiéter de la direction qu’il suivait, pourvu qu’ellel’éloignât de la meute de ces gens armés de fourches, de bâtons etd’arquebuses, déchaînés contre lui et courant sur ses traces. Ledécouragement allait s’emparer de son moral non moins ébranlé queson physique ; déjà il se retournait pour se livrer, pourdemander grâce, quand le terrain manqua tout à coup sous ses piedset l’entraîna dans une chute perpendiculaire à trente pieds environde profondeur ; il poussa un faible cri, en tombant dans uneciterne ouverte presque au niveau du sol, et quoique étourdi,abasourdi, effrayé de cette chute inattendue, il eut la présenced’esprit, au moment où il plongeait dans l’eau, d’étendre les braset de s’attacher à une corde qu’il rencontra sous sa main, parbonheur, et sans laquelle il eût été noyé infailliblement. Il sehissa hors de l’eau, à l’aide de cette corde flottante entre sesdoigts crispés, et se reposa, tout essoufflé et transi, sur lesbords vacillants d’un seau qui surnageait dans la citerne.

À peine était-il installé dans une positionassez incommode, puisqu’il devait garder un équilibre difficile etmaintenir immobile la corde qui menaçait de lui échapper, lejardin, éclairé par des torches et des lanternes, retentit de pas,de cris et de malédictions. Scarron, qui avait réveillé tout lefaubourg par une apparition et une disparition qu’on regardaitégalement comme surnaturelles, se garda bien d’appeler du secours,lorsqu’il eut entendu un des jardiniers, arrêté auprès de laciterne, s’entretenir de l’événement avec un des domestiques del’hôtel.

– Mon ami, disait ce jardinier avec forcesignes de croix, c’est une histoire ancienne, que m’a contée unvieux Père chartreux, qui est décédé il y a vingt ans, Dieu luifasse miséricorde ! Le diable, que vous avez vu et que nouspourchassons en vain, n’est pas né d’hier, car il a fait de bonstours, en ce même lieu, sous le règne du bon roi saint Louis,patron de la confrérie des barbiers.

– Sacrebleu ! maître Pierre !interrompit le domestique terrifié : c’était un grand diableque celui-ci, tout habillé de plumes comme un coq, enfumé comme unjambon de carnaval, et lançant des flammes par les yeux et labouche ! On ne sait pas encore ce que M. le comte estdevenu, et l’on se demande si ce diable ne l’a pas emporté tout vifdans l’enfer.

– Le cas ne serait pas neuf, André,reprit le jardinier. M. le comte a péché grièvement, en allantà cette folle mascarade qui s’est donnée cette nuit dans la rue desTournelles. Or ça, l’ami, écoute mon histoire : En cetemps-là, ce n’était pas hier, on voyait, à la place qu’occupeaujourd’hui la Chartreuse des révérends Pères, un château ruiné, oùle diable menait son sabbat et tordait le cou à ceux qui s’enapprochaient, malgré le bruit infernal qu’on y faisait ; maisles Chartreux obtinrent du roi d’alors la donation de cette maisonassez mal famée, et ils en chassèrent le malin esprit, à forced’exorcismes et d’eau bénite. Depuis que Dieu a conquis ce domainedu diable, qu’on nommait alors le château de Vauvert, le diables’efforce d’y revenir, de temps à autre, pour reprendre sonbien ; à cet effet, le tentateur maudit emprunte maintesformes diverses, les plus diaboliques qu’il peut imaginer. Il fautdonc, si on le rencontre sur son chemin, le battre sansmiséricorde, jusqu’à ce que le jeu ne lui plaise guère, fît-ilsemblant de demander grâce et de rendre l’âme, comme une personnemortelle : on est sûr de gagner ainsi le paradis.

Scarron, qui n’avait pas perdu un mot de cetentretien, n’osait pas bouger, de peur de porter la peine du diablede Vauvert, et de n’avoir pas, comme ce vieux diable, la ressourcede se réfugier en enfer. Un reflet de la torche du jardinier,errant sur son visage noirci, ajoutait un caractère merveilleux àson étrange aspect ; mais les deux interlocuteurss’écartèrent, sans jeter un coup d’œil au fond de la citerne.Scarron respira plus librement, quoique ses dents claquassent defroid, quoique ses jambes mouillées fussent comme paralysées, etquoique le miel pénétrât dans ses chairs comme des pointesd’aiguilles rougies au feu. Les recherches aux flambeauxcontinuèrent durant une heure, redoublant les terreurs du prétendudiable, qui, nonobstant les souffrances intolérables qu’il avait àsubir, songeait moins à sortir de la citerne, qu’à s’y cacher ensûreté contre les terribles menaces qui lui figeaient le sang dansles veines.

Enfin les lumières s’éteignirent, les pas etles cris s’éloignèrent : on renonçait à rejoindre le démon,qui n’avait fait que se montrer, et on allait se coucher, sousl’influence de cette apparition infernale, que le cauchemar devaitrenouveler dans un pénible sommeil. Scarron aurait dormi plustranquillement, s’il avait pu poser ses pieds et appuyer sa têtesur une surface solide ; mais, à chaque instant, il luifallait inventer une posture moins incommode, arc-bouter ses piedsaux interstices des parois de la citerne, arrêter le perpétuelbalancement de la corde mobile, et maintenir au-dessus de l’eau leseau qui s’enfonçait sous le poids de son corps. Ses mains rougeset glacées s’efforçaient, de toute la puissance de leurs nerfs, àtrouver un point d’appui : vingt fois il tenta une ascensionpérilleuse en se hissant le long de la corde, et il n’atteignait lemilieu du puits que pour retomber bientôt à son point de départ. Lafièvre, par bonheur, survenait alors et ranimait son énergie.

Il vit poindre le jour, avec l’espoir de ladélivrance, et après trois heures de tortures inouïes, qu’il futtenté de terminer en se laissant couler au fond de l’eau, ilentendit une marche lente et avinée s’avancer du côté de laciterne, et il ouvrait déjà la bouche pour crier, préférant risquersa vie une dernière fois plutôt que de mourir cent fois parminute ; d’ailleurs, il se flattait que son piteux état lejustifierait du soupçon d’être le diable en personne ; mais ileut, par prudence, la précaution d’attendre qu’il fût hors de saprison pour se faire connaître : la corde remuait et setendait, en criant sur la poulie ; il aperçut le jardinier,qui s’était mis en devoir de tirer de l’eau : il s’accrochad’une main à cette corde qu’il n’avait pas quittée, et se suspenditde l’autre main au seau qui montait, en se recommandant à son angegardien.

– Tais-toi, poulie criarde, demain tuseras graissée ! disait le jardinier, en chancelant, par suitedes libations auxquelles l’alerte de la nuit avait donné lieu parmila valetaille. En vérité, l’eau pèse plus que le vin, et je suissage de n’en jamais boire. Ce vilain seau n’est pourtant pas remplid’or, mais on croirait, à sa lourdeur, que le diable estdedans !

À ces mots, il se trouva face à face avecScarron, qui, craignant de se voir de nouveau précipité dans laciterne, s’était élancé d’un bond sur la margelle du puits, entenant avec ses deux mains la corde immobile. Le jardinier fermales yeux, lâcha la corde, plia les genoux sous lui et murmura lesprières des agonisants, pendant que, sans le remercier, Scarron,qui avait mis pied à terre et qui reconnaissait les jardins del’hôtel où il se trouvait, dégourdissait ses jambes presqueinertes, en courant à perdre haleine, avec l’espérance de gagnerune petite ruelle qui longeait le clos des Chartreux et aboutissaità la rue d’Enfer.

Le jardinier, se sentant fort de l’éloignementdu diable qui ne l’avait pas même touché, se releva, en criant àpleins poumons, et mit en branle une cloche qui servait à appelerles ouvriers. On répondit, on accourut à ses clameurs, à soncarillon, et le diable, qui fuyait à travers le jardin, futpoursuivi de près. Scarron n’eut pas d’autre moyen d’échapper àcette nouvelle poursuite, que de sauter dans le clos des Chartreux,de ramper entre les ceps de vigne qu’on avait vendangés la veille,et de se glisser à quatre pattes dans le pressoir, dont la porteétait entre-baillée. On aurait, en effet, perdu sa trace, si unfrère novice ne se fût trouvé là pour garder la vendange, dont ilavait goûté un peu plus que de raison.

– Merci Dieu ! dit le novice, entombant le front contre terre, à la vue de ce bipède humain, dontles plumes mouillées ressemblaient à des écailles. Grand saintBruno, protégez-moi ! Arrière, vision satanique !murmurait-il à voix basse, sans oser lever la tête : leSeigneur me châtie pour avoir péché par gourmandise, en goûtant àla vinée du couvent… Au secours ! au secours ! cria-t-ilà plein gosier, lorsque la conscience d’un péril imminent lui eutrendu la voix. À moi, mes frères ! sauvez-moi del’enfer ! Je t’exorcise, Belzébuth ! Plût à Dieu quej’eusse à ma dévotion une tonne d’eau bénite !

Scarron faillit se jeter sur ce braillard, quiallait donner l’alarme à tout le couvent ; mais la prudencelui fit comprendre que ce colosse de moine le terrasserait d’unechiquenaude et il se hâta de chercher une autre cachette, avantqu’on arrivât aux cris du maudit ivrogne. Une échelle dresséecontre les douves extérieures de la cuve l’invitait à y monter et àdescendre en dedans de cette cuve, au risque de courir la chanced’être noyé dans le vin nouveau ; il s’enfonça donc jusqu’aucou dans un bain fumeux et enivrant, qui lui parut chaud encomparaison de l’eau de la citerne ; il s’y désaltéra même,pour calmer le feu intérieur qui le consumait.

Le gardien du pressoir s’époumonnant à hurleret à intercéder saint Bruno, fondateur de l’ordre des Chartreux,les moines sortirent de leurs cellules. On mit en branle lescloches du monastère, comme si ce fût un incendie : tous lesreligieux étaient sur pied, toute la communauté accourait aupressoir. On accourut aussi des environs. Le novice qui juraitavoir vu le diable, délirait d’effroi, en racontant l’horriblevision qu’il avait eue ; le vin nouveau dont il s’était gorgélui inspirait les plus extravagantes hallucinations : il envint à raconter que le diable qui avait fait invasion dans lecouvent ne pouvait être que le diable légendaire de Vauvert,d’autant plus qu’il avait trois têtes, six bras et quatre jambes.On chercha, on regarda partout, excepté dans la cuve : on netrouva que quelques plumes gluantes collées au plancher, on lesexorcisa, on les brûla, on récita des prières, on aspergea d’eaubénite le vin qui bouillonnait, puis on se retira, en plaçant à laporte du pressoir deux moines, au lieu d’un novice, pour empêcherle démon de reparaître. La superstition et la crédulité étaient sigrandes, à cette époque, qu’on faisait intervenir le diable en toutce qui semblait anormal et inexplicable dans l’ordre des chosesnaturelles.

Scarron, plus tranquille enfin dans la cuve dupressoir qu’au fond de la citerne où il avait failli périr defroid, souhaitait néanmoins être hors de ce bain chaud, dont lesvapeurs commençaient à lui troubler la cervelle ; il s’adossa,debout et immobile, aux parois de la cuve, pour ne pas êtreentraîné, par le vertige, sur un lit de grappes de raisin, qui fûtdevenu son tombeau. Mais le vin en fermentation l’enveloppait d’unnuage perfide ; il chancelait sur le marc mouvant ; ilallait peut-être périr, lorsqu’un dernier sentiment de conservationlui inspira l’énergique volonté de se soustraire à un danger, queles délices de l’ivresse rendaient plus inévitable ; ils’accrocha des deux mains et des dents au bord de la cuve : ils’aida si activement des genoux et des pieds qu’il parvint às’asseoir sur le haut d’une échelle, pour raffermir ses sens etrappeler ses idées, qui tournoyaient dans un nuage avec tous lesobjets environnants.

Son séjour parmi la vendange écumante avaitpeint tout son corps d’une couleur rougeâtre, qui lui donnait unefigure encore plus extraordinaire et plus effrayante. Les deuxchartreux, qui priaient à la porte du pressoir, furent distraits deleurs prières par le mouvement qui s’opérait dans la cuve, et dèsqu’ils virent s’élever au-dessus de cette vaste cuve un personnageauquel leur épouvante prêta des formes gigantesques et des traitssurnaturels, ils se signèrent et s’enfuirent. Scarron jugea prudentde les imiter, avant qu’ils eussent donné l’alarme, et il fit sibonne diligence, dans cette dernière fuite, qu’il heurtait à laporte de son oncle, en même temps qu’on sonnait les cloches aucouvent.

La vieille gouvernante, qui vint ouvrir, touten larmes, ne pouvait reconnaître son petit Paul, sous ce masque desuie, de plumes et de vin. Elle s’imagina que le diable emportaitl’âme de son maître, et elle recula en arrière, les yeux fermés,les dents serrées et les bras au ciel. Scarron essayait de larassurer, en lui demandant du linge et un lit chaud, mais sa voixet ses caresses ne réussirent pas à la tirer d’erreur, et elle secachait le visage, se bouchait les oreilles et s’obstinait à nerépondre qu’en marmottant le De profundis. Scarron,perclus de froid et tremblant de fièvre, changea de ton et demanières, l’invectiva et la rudoya, ce qui fut plus efficace.

– Or ça, sorcière du diable !s’écria-t-il en colère : veux-tu que j’éveille mon oncle parce vacarme, et désires-tu que je sois réprimandé, par lui, de matriste mascarade ?

– Seigneur Jésus ! reprit lagouvernante, en gémissant ; monsieur votre oncle est prèsd’expirer. Dès qu’il apprit que vous étiez noyé, il fut attaqué deparalysie et d’apoplexie ; maintenant il gît sans connaissanceet pâmé de douleur à votre sujet. Le médecin a déclaré qu’il n’enrelèverait point, et d’un instant à l’autre, il s’en vatrépasser.

Scarron n’eût pas été plus stupéfié, si lafoudre l’avait atteint ; il se frappa le front, et oubliantses propres souffrances pour ne songer qu’à son pauvre oncle qu’ilavait tué par une insigne folie, il jura de se venger d’Armand dePierrefuges, sans se souvenir que c’était lui-même qui l’avaitenvoyé au chanoine ; il courut, étouffé de sanglots, dans lachambre du vieillard, qui, après une crise favorable, avait reprisses sens et tâchait de renouer les fils brisés de sa mémoire.L’apparition de son neveu eût sans doute porté un nouveau désordredans ses idées et compromis plus gravement sa santé, si Scarron nese fût précipité entre ses bras, presque insensé de chagrin et deremords. Le digne oncle, qui n’était pas plus que sa gouvernante unesprit fort, faillit partager les terreurs que ce diable avaitsemées partout sur son passage ; mais il aimait trop sonmauvais sujet de Paul, pour douter de son identité en l’écoutantparler.

– Mon vénéré oncle, disait Scarron avecune vraie sensibilité, on vous a trompé ! Je ne suis pasencore défunt, et je vivrai longtemps pour vous obéir, si Dieu meprête vie.

– Est-ce le cas de se noyer, méchant,parce que tu n’as point goût à te faire abbé ? reprit lebonhomme, que la joie ressuscitait. Deviens greffier, notaire,procureur, si tu veux, plutôt que mort !

– Ah ! mon bon et excellentoncle ! interrompit Scarron, redoublant d’embrassades ; àvotre tour, guérissez-vous, mon second père, et, pour expier mesfautes, je serai abbé, chanoine et pape, si cela vous agrée enquelque chose. Aussi bien, je puis dire adieu au monde désormais,car il m’en cuira d’avoir fait le diable, durant cette terriblenuit !

Ces mots, prononcés avec une mélancolie quis’efforçait d’être plaisante, avertirent le chanoine de jeter lesyeux sur le singulier personnage qu’il embrassait tendrement :en voyant cette face de ramoneur, ces plumes rougies, ces cornesdorées, et cette queue ruisselante de vin, il perdit la gravité deson âge et de sa robe monacale, pour tomber dans des convulsions derire, qui dissipèrent les restes de sa maladie ; il fut doncguéri radicalement par cet excès de gaîté et cette explosion dejoie.

Quant à Scarron, qui riait aussi de le voirrire, il eut beau, à force de bains, se débarrasser de ces plumeset de ce miel diaboliques incrustés dans sa peau, sa jeunesse et sasanté furent le prix de son imprudente mascarade ; lesrhumatismes, qu’il avait gagnés à ces alternatives subites de chaudet de froid, désorganisèrent son tempérament et paralysèrent toutson corps ; sa tête se pencha sur sa poitrine ; sesjambes, dont les nerfs s’étaient retirés, lui refusèrent leurservice, et il ne conserva de mouvement que dans les yeux, lalangue et la main droite ; mais sa bonne humeur ne l’abandonnapas et s’accrut, au contraire, en compensation des autres facultésqui lui manquaient.

Son oncle lui légua le canonicat du Mans, etla reine le nomma son malade en titre d’office, avec unebonne pension pour se faire soigner. Malgré les tortures à peu prèscontinuelles qui le clouèrent, pour toute sa vie, sur un fauteuil,Paul Scarron composa les ouvrages les plus bouffons, en vers et enprose, qui aient jamais été écrits dans notre littérature.

LE REVENANT DU CHÂTEAU DE LA GARDE

 

(1643)

 

Dans le courant de l’hiver de l’année 1643, lebruit se répandit à Paris, que la peste s’y était déclarée, et cebruit, grossi par l’effroi, amena bien des départs précipités,quoique la police n’épargnât rien pour tranquilliser les esprits.Tous les jours, le quartier du Marais, où habitait la noblesse àcette époque, se dépeuplait, et des familles entières, malgré larigueur de la saison, s’empressaient de quitter la capitale, et defuir un péril imaginaire. Ce fut bien pis, lorsqu’on publia que lefléau s’était propagé dans les provinces ! Ceux qui étaientsortis de la capitale ne savaient plus s’ils devaient y rentrer, etceux qui y restaient encore, hésitaient à s’en éloigner.

Madame du Ligier de La Garde, dont le mariétait maître d’hôtel de la reine-mère Anne d’Autriche, et quiremplissait elle-même une charge analogue auprès de cetteprincesse, se voyait forcée de demeurer à la cour, résidant alorsau Château de Saint-Germain-en-Laye. Or, sa fille Antoinette, âgéede neuf ans, se trouvait seule à Paris, loin des yeux et des soinsde sa famille, dans le couvent des Carmélites de la rue du Bouloy,pour y commencer son éducation. Madame de La Garde frémit du dangerqui pouvait menacer son enfant, au milieu d’une ville infectée parla contagion et dans le sein d’une communauté religieuse où nepénétraient pas facilement les secours de l’art. Elle eût voulu,pour rassurer sa tendresse, protéger de ses regards maternels cettejeune tête, sur laquelle reposaient tant d’espérances, mais desordres sévères de la cour ne permettaient à personne de venir deParis à Saint-Germain, et elle se fût exposée à une disgrâce enmême temps qu’à la perte de sa charge, si elle avait essayé des’absenter pour se rendre auprès de sa fille. Une de ses amies,madame d’Urtis, était dans une position identique :mademoiselle Thérèse d’Urtis, qui avait à peu près l’âge demademoiselle de La Garde, élevée dans le même couvent qu’elle,devait être également séparée de sa mère, par des obstaclesrésultant de la charge de celle-ci dans la maison de la reine. Lesdeux mères se confièrent donc leurs inquiétudes, et tinrent conseilpour les faire cesser, en écartant leurs enfants du foyer del’épidémie.

Un matin, pendant que Thérèse et Antoinette sepromenaient, côte à côte, dans le cloître du couvent de la rue duBouloy, et se récitaient mutuellement quelques vers qu’ellesavaient retenus de leurs lectures d’enfance, on les avertit de sepréparer à monter en carrosse. Elles bondirent de joie, à cettenouvelle, sans s’informer du motif d’une sortie, contraire à larègle du couvent, et l’idée ne leur vint pas d’en tirer un fâcheuxaugure. Elles se hâtèrent de revêtir leurs plus beaux habits desjours de fête, leurs robes de taffetas toutes garnies de rubans etde dentelles, avec leurs souliers de satin à talons rouges et leurbéguin de velours noir à passements d’argent, toilette mondaine etcoquette, qui ne se sentait pas du costume lugubre et austère desreligieuses Carmélites.

Antoinette de La Garde était déjà jolie, avecses yeux vifs, son teint vermeil, sa bouche toujours souriante, sonair espiègle et mutin ; Thérèse d’Urtis ne le cédait pas enbeauté à sa compagne, quoique ses cheveux fussent blonds comme del’or, au lieu d’être noirs comme le plumage d’un corbeau, quoiquesa physionomie noble et presque grave eût, dans sa pâleur et dansson immobilité, une expression habituelle de mélancolie. Aussi,leur avait-on donné des surnoms qui convenaient bien à leur figureet à leur caractère dissemblables ; on appelait l’uneFeuille-morte et l’autre Printanière. À coup sûr,ces sobriquets n’avaient pas été imaginés dans l’austérité ducloître, mais parmi les délicatesses de la société des Précieuses,où brillaient à la fois l’esprit et les charmes de mesdames de LaGarde et d’Urtis, qui ne différaient pas plus que leurs fillesentre elles.

– Bonjour, Germain ! dit avecpétulance mademoiselle de La Garde au cocher de sa mère, quiattendait à la porte avec la voiture. Que se passe-t-il donc à lacour, s’il vous plaît, pour qu’on songe à nous tirer de notrepurgatoire ?

– Le roi est peut-être décédé ? ditmademoiselle d’Urtis, avec douceur. J’en aurais beaucoup dedéplaisir, car la mort d’un roi de France me semble de plus hauteconséquence que la mort d’un oiseau, et j’ai versé force larmes,quand mon perroquet a été tué par le singe de madame lasupérieure…

– Mesdemoiselles, dépêchons !interrompit Germain, en fermant la portière du carrosse dans lequelil avait fait monter les deux amies : Madame m’a commandé dene m’arrêter guère dans la ville.

– Il faut que la chose presse ?reprit Antoinette, riant de la grimace mystérieuse du cocher. Sansdoute que notre couvert est mis à Saint-Germain et que le roi neveut pas dîner sans nous ?

– Je suis sûre qu’il y a quelquemort ! murmura Thérèse qui ne put se défendre d’une émotiond’anxiété. J’ai rêvé, cette nuit, que je cueillais des soucis etdes immortelles, c’est un méchant pronostic.

– Et moi, j’ai rêvé que je faisais despelotes de neige, et, en effet, il a neigé toute la nuitdurant.

– Vois-tu, Printanière, nousn’allons pas à Saint-Germain. Ce n’est pas la route que prend lecarrosse.

– Hé, Germain, mon ami, as-tu la visièrenette ou troublée ? demanda mademoiselle de La Garde. Taraison est-elle restée dans la bouteille ? Tu te trompes dechemin et tu touches tes chevaux en aveugle. Où nousconduis-tu ?

– À La Garde, Mademoiselle, sauf votrerespect, comme l’ordonne Madame.

– À La Garde ? s’écria la jeunefille, bondissant à ce nom qui lui rappelait un temps de liberté etde récréation, que le couvent lui avait fait regretter bien desfois. Sommes-nous en vacances ?

– Je ne sais rien, Mademoiselle, sinonque je dois vous mener à La Garde, et vous y laisser sous lasurveillance de Marie-Jeanne, la femme du jardinier. Ainsi, netrouvez pas mauvais que j’obéisse à Madame.

– Je le trouve très bon, aucontraire ! reprit gaîment Antoinette, qui voyait sansappréhension le but de ce voyage qu’elle ne comprenait pas :je vais réaliser mon rêve, et faire des pelotes de neige tout à monaise.

La Garde était un ancien château féodal, dontle père d’Antoinette tirait son nom patronymique. Ce château, qu’ona rebâti depuis avec l’architecture du XVIIIe siècle,présentait encore en 1643 l’aspect d’une forteresse flanquée detours, munie de créneaux et entourée de fossés. L’intérieur de cemanoir répondait à son extérieur et témoignait partout de sonantiquité. Vastes salles, aux murailles tendues de tapisseries oucouvertes de cuir doré, aux larges cheminées à manteau exhaussé,aux fenêtres étroites fermées de petits vitraux ; longuesgaleries décorées de trophées d’armes et de portraits defamille ; sonores escaliers en colimaçon ; multitude dechambres et de cabinets, de portes et de trappes ; meublesrares et délabrés ; pavé froid et humide ; en un mot,habitation aussi triste que peu commode. C’était là pourtant queles aïeux de madame de La Garde confinaient leur vieillesse, aprèsune vie consacrée au service de leur pays et de leur souverain.Madame de La Garde, que son rang retenait à la suite de la cour, nevenait que très rarement visiter ce château ; mais sa fille yavait été élevée jusqu’à ce qu’elle fût en âge d’être admise aucouvent. Ce fut donc avec bonheur que mademoiselle de La Garde,après une route de cinq heures par des chemins presqueimpraticables, reconnut de loin les combles d’ardoise du vieuxchâteau.

– Oh ! ma petiteFeuille-morte, dit-elle en l’embrassant, que je suisheureuse de ce qu’on nous traite comme des enfants ! C’est icique nous nous amuserons, sans penser qu’il y a des couvents aumonde !

La voiture s’était arrêtée. Germain, descendude son siége, sonnait et frappait à la porte d’honneur, quiretentissait sous les coups et ne paraissait pas devoirs’ouvrir ; on n’entendait ni pas ni voix, dans la maison oudans les cours ; seulement, les corneilles s’envolaient horsde leurs nids et planaient effrayées autour des girouettes enpoussant des cris plaintifs. Germain continuait d’appeler et deheurter, non sans s’impatienter du retard qu’on mettait à luiouvrir.

– Bonté de Dieu !murmura-t-il : sont-ils tous morts de la peste ?

– Ah ! c’est Germain ! s’écriade loin Marie-Jeanne, qui arrivait enfin lentement et avec uneespèce de défiance, pour connaître la cause de ce vacarme. C’estMadame !… Non, c’est Mademoiselle !

Et la vieille paysanne, que son mari plusvieux et plus cassé accourait rejoindre, s’approcha du carrosse,aida les deux enfants à en descendre, et se confondit en respects,en révérences, en signes de croix, devant la fille de sa maîtresse.Antoinette, qui n’avait pas appris à être orgueilleuse dans l’ordredes Carmélites, sauta au cou de Marie-Jeanne, l’embrassa sans façonet demanda tout d’abord comment se portaient les poules, les oies,les moutons et les poissons, qu’elle aimait à nourrir de sa main.Marie soupira, en lui donnant les détails qu’elle demandait et enfixant sa vue inquiète sur les tourelles du château.

Pendant ce premier échange de paroles, lejardinier eut le temps de se réunir au groupe, qui était en activeconférence, au sujet de Cybèle, la chienne de basse-cour, qu’onn’avait pas aperçue depuis huit jours et qui s’était enfuie au boisavec le loup, disait Marie-Jeanne.

– Et ma très chère et très honorée damede La Garde ? dit la vieille, en avançant la tête dans lecarrosse pour chercher si cette dame n’y était pas. Qu’avez-vousfait de notre dame, compère Germain ?

– Elle ne vient pas céans, du moinsaujourd’hui, répondit le cocher. Elle ne saurait s’en aller deSaint-Germain, en cette vilaine saison.

– C’est vrai, cela, que la saison ne vautpas grand’chose, et il a fait, ces jours-ci, une rude froidure.

– Il ne fait pas chaud encore, la mère,dit Antoinette, et l’on s’en aperçoit en plein air, où le vent nouscoupe le visage. Entrons, je vous prie, pour nous entretenir detout ce qui s’est passé ici, depuis que j’en suis dehors.

– Entrer là-dedans ! s’écriaMarie-Jeanne, en reculant : ce serait pour que le diable nousemportât !

– Le diable ! dit mademoiselle de LaGarde, en éclatant de rire : pourquoi pasCroquemitaine ?

– Oh ! ma bonne demoiselle !reprit le jardinier, qui unit ses efforts à ceux de sa femme, pourdissuader Antoinette d’entrer dans la maison : il y auraitmoins de danger à coucher dans un cimetière, que de s’aventurerdans le château. Madame de La Garde en fera jeter les murs parterre, quand on lui dira ce qui en est.

– Jean-Pierre, vous avez aussi une dosede la folie de votre femme ! Mais ce n’est ni le lieu nil’heure d’établir là-dessus une discussion : nous avons froid,nous avons faim, nous avons sommeil, ce sont toutes choses qui vousexemptent d’un plus ample entretien à la porte. Allez nous quérirdu fromage à la crème et du lait.

– Marie-Jeanne, dit Germain, Madame quim’envoie vous ordonne de faire en sorte que rien ne manque à cesdemoiselles, mais de ne pas souffrir qu’elles sortent de l’enceintedu parc dans la campagne.

– Eh quoi ! monsieur Germain,demanda Marie-Jeanne, madame de La Garde ne viendra-t-ellepoint ? Nous voilà dans un bel embarras !

– Monsieur Germain ! ajouta d’un aireffaré le fermier, qui tournait fréquemment la tête, comme siquelqu’un s’approchait derrière lui, où logerons-nous cesdemoiselles ? La ferme de Jacques Lupin n’est pas propre à lesloger.

– Vous voilà en peine de peu !repartit le cocher, profitant d’un moment où les deux amiess’étaient écartées de quelques pas, pour admirer des stalactites deglace aux bords de l’urne d’un Fleuve de marbre, qui alimentaitd’eau l’étang voisin. La vérité est, ajoute-t-il à demi-voix, queMadame a peur de la peste, pour Mademoiselle, et qu’elle l’envoieau château, dans l’intention de la mettre à l’abri d’unmalheur.

– Au château ! répéta Jean-Pierre,en faisant un signe de pitié à sa femme, qui leva les yeux auciel.

– Au château ! reprit-elle, d’unevoie dolente : mieux vaudrait l’abandonner dans lesbois !

– Bah ! est-ce que vous avez aussila peste à La Garde ? s’écria Germain, qui fit un bond enarrière et se boucha le nez.

– Nous serions plus tranquilles avec lapeste qu’avec des esprits ! dit Jean-Pierre.

– Quels esprits ? demanda le cocher,que cette confidence effraya visiblement : qu’est-ce àdire ?

– Qu’il revient des esprits au château,depuis plusieurs jours, répondit le jardinier.

– Et que les revenants y font leurssabbats ! ajouta la jardinière.

– Des revenants ! cria de loinmademoiselle de La Garde, dont la curiosité fut mise en jeu, à ceseul mot qu’elle entendit sans la moindre terreur. Oùsont-ils ? où sont-ils ?… Thérèse, des revenants !Quel plaisir !

– Ils sont dans le château de monsieurvotre père, Mademoiselle, dit Jean-Pierre. Tenez ! ce bruit…écoutez !

– C’est l’eau de la fontaine qui tombegoutte à goutte, répliqua mademoiselle d’Urtis après avoir écouté.Ce bruit-là est fort agréable à entendre, surtout par une nuitcalme de printemps…

– Il s’agit bien d’eau et defontaine ! interrompit gaîment Antoinette : il s’agit derevenants, ma chère Feuille-morte.

– Je les ai vus, Mademoiselle, aussi vraique je m’appelle Jean-Pierre pour vous servir.

– Vrai ! Vous les avez vus,Jean-Pierre ? dit Germain, qui se réjouissait tout bas den’avoir pas à rester au château.

– Et moi, de même, je les ai vus,monsieur Germain ! reprit à son tour Marie-Jeanne, en baissantla voix.

– Moi, je voudrais bien les voir !s’écria mademoiselle de La Garde, qui narguait par sa mouerailleuse la crédulité de deux paysans et qui augmentait leurscraintes en ne les partageant pas. Et toi, Thérèse, ne lesvoudrais-tu pas voir ?

– Assurément, répondit-elle sanss’émouvoir plus qu’à l’ordinaire ; mais nous ne les verronspas.

– Pourquoi cela, puisqu’ils se laissentvoir, ces honnêtes revenants ?

– Parce que de leur naturel les revenantsfuient qui les cherche et cherchent qui les fuit.

– Vous qui les avez vus, maîtreJean-Pierre, saurez-vous dire comme ils sont faits ? s’enquitGermain.

– Le premier, que j’ai vu, étaitenveloppé d’un drap blanc et dansait, au clair de la lune.

– Celui qu’il a vu ensuite, continuaMarie-Jeanne, n’était pas plus gros qu’une tonne, mais il grognaitcomme un porc et il agitait des bras plus longs que desfaucilles.

– J’en ai vu un autre couvert de poilsnoirs, reprit le jardinier renchérissant sur le récit de safemme.

– Quant à celui que j’ai rencontré, surla brune, dans le cellier, interrompit encore la jardinière, ilavait l’apparence d’une naine, mais cette naine était pourvue decornes et d’une queue en façon de boudin…

– Eh bien ! je serais charméed’avoir en spectacle ces messieurs les revenants ! ditAntoinette, qui entra enfin, avec son amie, dans une salle basse duchâteau, où Marie-Jeanne et son mari ne les suivirent qu’avecrépugnance, en se disposant à s’enfuir au moindre sujet d’alarme.Tarderont-ils à paraître, vos revenants ?

– Il faut que la nuit soit plus noire,repartit vivement Jean-Pierre : les revenants n’aiment pasplus le grand jour, que les voleurs.

– Jésus de Dieu ! Mademoiselle,est-ce que vous pensez sérieusement à passer la nuit ici ?demanda la vieille, saisie de compassion pour cette curieuseimprudente : êtes-vous décidée à vous faire tordre lecou ?

– Je n’ai que faire de votre compagnie,Marie-Jeanne : je resterai seule avec mademoiselle d’Urtis, etdemain, au jour, je vous donnerai des nouvelles de nosrevenants.

– Crois-tu bonnement qu’ils s’en vontfaire la conversation avec nous ? objecta Thérèse.

– Ma chère demoiselle, dit Marie-Jeanneen pleurant, ne vous exposez pas à quelque malheur. Si vouspersistez en votre fatale intention, j’irai prier M. le curéde Saint-Pierre de venir se mettre en oraison avec vous et jeter del’eau bénite aux revenants.

– Gardez-vous-en bien,Marie-Jeanne ! Nous ne voulons pas faire peur à ces revenants,et nous les recevrons de notre mieux, pour qu’ils ne s’effarouchentpas trop. Que je sens d’impatience de leur souhaiter la bienvenue,avec mille prospérités !

– Hélas ! mes jeunesdemoiselles ! dit le jardinier, en montrant son frontchauve : vous devriez avoir plus de confiance en moi, etmonsieur Germain ferait sagement de vous ramener à Paris, chez vosparents.

– J’ai des ordres qu’il faut exécuter,dit le cocher qui remonta sur son siège et se hâta de repartir dansla crainte d’être obligé de passer une nuit à La Garde. Un bon avisl’emporte sur cent mauvais, mesdemoiselles ; ayez égard aumien, qui est fondé sur la connaissance des choses : je vousengage à ne pas jouer avec les esprits !

Germain renouvela encore à Jean-Pierre lesinstructions de madame de La Garde, relativement au genre de soinset de précautions que l’état sanitaire du pays paraissaitrecommander : puis, il se remit en route, pour retourner àSaint-Germain. Marie-Jeanne et son mari délibérèrent ensemble surce qu’ils avaient à faire pour se rendre dignes de la confiance deleurs maîtres et en même temps pour ne pas contrarier la résolutiondes deux jeunes amies : ils se décidèrent à laisser celles-ciaccomplir leur audacieuse épreuve, mais à rester en observation, àpeu de distance de ces deux imprudentes, pour être avertis de cequi arriverait. Ils comptaient sur leurs prières pour empêcher lesrevenants de faire du mal à mademoiselle de La Garde et à sacompagne.

En attendant que la nuit fût venue, ilsdominèrent assez leur épouvante, pour circuler ensemble, en setenant par la main, dans la partie du château où mademoiselle de LaGarde avait fait préparer une petite chambre, un frugal souper etun grand feu ; mais comme ils frémissaient à l’écho de leurspas ! comme ils tremblaient au battement de leurs propresartères ! comme ils se serraient l’un contre l’autre, encroyant voir, à chaque instant, une apparition formidable se leverdevant eux ! Lorsque le crépuscule commençait à changer lesformes et les couleurs, Jean-Pierre et sa femme, qui se voyaiententourés d’images fantastiques et menaçantes, déclarèrent àmademoiselle de La Garde, qu’ils ne se sentaient plus la force dedemeurer auprès d’elle, et ils se retirèrent précipitamment, commes’ils étaient poursuivis par des êtres invisibles.

Les deux amies ne s’effrayèrent pas de setrouver seules dans une chambre dont la décoration bizarre devaitcontribuer peu à leur inspirer des idées saines et logiques :la vieille tapisserie, qui cachait les murs, représentait latentation de saint Antoine, avec son appareil grotesque dediableries, et le vent, mal intercepté par les vitres déplombées dela fenêtre, circulait derrière cette tenture, qu’il agitait parinstant, de telle sorte que les personnages semblaient s’animer,prêts à s’élancer hors de la trame de laine. Un immense lits’enfonçait profondément sous le baldaquin et entre les rideaux dedamas cramoisi : dans cette alcôve, luisaient une glace deVenise et un crucifix d’ivoire. Un feu de bruyère et de sarmentpétillait dans l’âtre et envoyait à l’entour de la cheminée uneclarté étincelante, dans laquelle s’absorbait la faible lueur de lalampe ; tous les meubles antiques, tables, chaises, armoires,étaient ornés de têtes d’animaux fabuleux, qui reflétaient çà et làleurs ombres monstrueuses.

Antoinette de La Garde, grâce aux sagesenseignements de sa mère, n’avait jamais eu un mouvement de peur,et Thérèse, moins inaccessible à ce genre de sensation nerveuse, nes’y abandonnait pourtant qu’à de rares intervalles, quand laréalité empruntait du hasard ces apparences singulières, quinaissent fréquemment d’une réunion de faits peu importants eneux-mêmes, et qui perdent de près le masque trompeur qu’elles ontreçu de loin : encore fallait-il que son organisation sensiblefût exaltée par quelque cause préexistante. Or, ce soir-là, Thérèseétait encore sous l’influence du souvenir de son rêve, qu’elleinterprétait comme un présage de mort.

– Thérèse, lui dit son amie, qui avaitpris une forte disposition au sommeil dans une grande tasse de laitqu’elle venait de boire, ne nous couchons-nous pas ?

– Et les revenants ? repartitmademoiselle d’Urtis, qui s’était plus modérée dans son appétit, àsouper, et qui n’éprouvait pas la torpeur d’une digestionlaborieuse. Je leur demanderai seulement, à ces aimables revenants,de vouloir bien poser devant moi, pour que je fasse leur portraitd’après nature.

– Moi, je ne leur demanderai rien, si cen’est de me laisser dormir jusqu’au grand jour.

– Tu étais tantôt plus empressée de voirdes revenants ?

– Passe encore si on en voyait quelquechose ! Mais rester, la nuit, à regarder la lumière d’unelampe ou les tisons allumés dans les cendres, c’est se moquer desoi-même. Je me couche et je m’endors.

– Je resterai donc à veiller, et dans lecas où j’entendrais du bruit, tu serais bientôt levée.

– Sans doute, puisque je me jette, toutehabillée, sur le lit. Bonsoir, Feuille-morte ! Gareaux revenants !

Mademoiselle de La Garde dormait profondémentdepuis deux ou trois heures, quand son amie, qui réfléchissaitvaguement, le menton appuyé sur sa main, en regardant s’illuminer,dans le foyer, le bois noirci et calciné, que parcouraient desserpents de feu, entendit dans le lointain une porte s’ouvrir, puisune autre gémir sur ses gonds, puis une troisième plus proche,ensuite des pas légers qui s’avançaient avec précaution.

– Antoinette ! dit-elle d’un accentétouffé. Antoinette ! Le revenant ! lerevenant !

À cette exclamation répétée deux fois de suitepar mademoiselle d’Urtis, Antoinette de La Garde se leva sur sonséant, regarda autour d’elle, sans paraître effrayée, et se jetavivement à bas du lit, pour courir vers la cheminée et y saisir lestenailles à feu, qu’elle brandit comme une massue. Thérèse, pâle,émue, n’avait pas bougé de sa place et restait assise, les yeuxfixées sur la porte qui était encore fermée, mais qu’elle jugeaitprête à s’ouvrir.

On marchait à petits pas, dans le corridor quiprécédait la chambre, et par intervalles l’être inconnu, qu’onentendait marcher ainsi, venait se heurter contre la muraille,qu’il frôlait ensuite en passant : ce qui donnait lieu depenser que le revenant avait fort à faire pour se diriger à tâtonsdans l’obscurité. Ce revenant s’avançait donc avec lenteur ettimidité, mais il se dirigeait toujours vers la chambre des deuxamies, au point que le bruit de sa respiration arrivait jusqu’àleurs oreilles. Antoinette tenait ses tenailles hautes ;Thérèse, terrifiée, attendait que la porte s’ouvrît et leur montrâtquelque terrible apparition.

– Le revenant se fait bien désirer, ditmademoiselle de La Garde à voix basse : s’il tarde davantage,je vais lui épargner le reste du chemin.

– Oh ! ne me quitte pas, ma bonneAntoinette ! reprit mademoiselle d’Urtis, en l’arrêtant par unpan de sa robe : tu ne veux pas que je meure depeur !

– Le revenant a l’air d’avoir plus peurque nous, car il fait bien des façons pour entrer.

– À Dieu plaise qu’il n’entre pas !Marie-Jeanne avait raison : c’est un véritable revenant.

– Ne parle pas ainsi, Feuille-Morte, cartu le rendrais trop joyeux, et il se dispenserait de nous fairevoir sa figure.

Dans ce moment, on entendait un bruit d’unautre genre : c’était une sorte de souffle ou de flairement,qui murmurait le long des fentes de la porte ; puis, ce bruitse changea en un grognement plaintif ; puis, on secoua laporte, on gratta, on frappa. Mademoiselle d’Urtis était prête às’évanouir. Antoinette, qui commençait à s’étonner, fit signe àThérèse de prendre et d’allumer un des lourds chandeliers de cuivrequi reposaient sur un guéridon : mademoiselle d’Urtis obéitmachinalement, sans détacher de la porte ses regards inquiets.

– Je vais à la fenêtre appeler dusecours, dit-elle en tremblant de tous ses membres :Jean-Pierre n’est peut-être pas couché.

– Garde-t’en bien, ma chère ! repritmademoiselle de La Garde : on se moquerait de nous dans toutle pays, et d’ailleurs Jean-Pierre ni personne n’osera s’aventurerdans le château, à cette heure avancée de la nuit.

– Nous nous laisserons donc tordre le coupar les revenants ! dit Thérèse avec désespoir.

Soudain, la porte de la chambre s’entrebâilladoucement, et une tête chevelue, que les deux amies n’eurent pas leloisir de bien distinguer, dans l’anxiété où elles étaient, seprésenta un instant à l’ouverture et disparut. En même temps, laporte s’ouvre toute grande, et une forme animée, de couleur noire,se traîne à quatre pattes dans la chambre, en grognant.

Mademoiselle d’Urtis posa sur la table leflambeau qu’elle tenait et tomba presque sans connaissance sur unfauteuil ; mademoiselle de La Garde poussa un éclat de riretrès rassurant, et quand Thérèse se hasarda enfin à regarder ce quise passait, elle vit son amie aux prises avec le monstre quisemblait prêt à la dévorer : son premier mouvement fut de ladéfendre, avec un courage emprunté à l’amitié ; mais, commeAntoinette continuait à rire, malgré les grognements et les bondsdu fantôme, mademoiselle d’Urtis examina plus attentivement leschoses et s’aperçut que ce revenant qu’elle s’imaginait armé degriffes, de dents et de cornes, n’était autre qu’un gros chiennoir.

– C’est un chien ! dit-elle,stupéfaite de cette tardive découverte ; un chien !

– Appelle donc du secours par la fenêtre,répliqua mademoiselle de La Garde, en s’amusant de la surprise deThérèse.

– Quel chien ? demanda Thérèse, quin’était pas encore complètement tranquille : es-tu bien sûreque ce soit un chien ? Le revenant a choisi cette forme pournous abuser !… On raconte des histoires épouvantables dudiable métamorphosé en chien…

– Pauvre Feuille-morte ! tuas peur du diable maintenant ! dit mademoiselle de La Garde,en riant plus fort. Le diable serait certes bien malin, s’ilpouvait passer dans le corps de Cybèle, notre chienne debasse-cour.

– Quoi ! c’est Cybèle, cette bonnechienne, qu’on disait perdue depuis huit jours ?

– Sans doute, c’est elle-même, un peuvieillie, ce me semble, car elle a de la peine à se tenir sur sesdeux pattes… Je le crois bien ! le malheureux animal a eu lesdeux pattes de derrière cassées ou du moins fort endommagées parquelque accident !… Ô mon Dieu ! vois ces linges pleinsde sang autour de ses pauvres pattes !… Cybèle, ma petiteCybèle, comment t’es-tu blessée ?… Elle m’a reconnue, cetteexcellente bête !… Tiens, elle me lèche, elle me fait fête,elle me remercie de l’intérêt que je lui témoigne… À coup sûr, nouspourrons prétendre avoir vu un véritable revenant, comme tu disaistout à l’heure.

– Oui, voilà Cybèle retrouvée, mais ellen’était pas seule, et cette tête affreuse qui s’est montrée…

– Une tête affreuse ! Bah !j’ai cru voir, en effet, quelque chose qui ressemblait à la têted’un enfant mal peigné !…

– Quel aveuglement ! Mieux vaudraitnier tout, que de vouloir expliquer les faits les plusextraordinaires, avec ton système d’incrédulité absolue. Va, j’aide bons yeux et j’ai bien vu…

– Qu’as-tu donc vu ? interrompitmademoiselle de La Garde, occupée à examiner les blessures deCybèle, déjà presque cicatrisées sous les bandelettes de toilegrossière qui les enveloppaient.

– J’ai vu cette tête, que tu as vueaussi, j’ai vu ses yeux semblables à des charbons ardents, sabouche qui exhalait une fumée lumineuse, ses cheveux… Oh !quels cheveux ! n’étaient-ce pas des serpents ?

– Bon ! des serpents ! Tu tesouviens des Furies de marbre, qui sont dans le parc deSaint-Germain et qui ont, en effet, une coiffure de cette espèce.Mais nous retrouverons bien, j’en suis sure, la tête et l’individuqui la porte.

– Tout a disparu, Dieu merci ! etnous sommes délivrées de cette vision de l’enfer !

– Il la faut chercher, cette têteaffreuse, pour l’observer de plus près et lui demander ce qu’elledésire de nous, des prières ou des exorcismes.

– Quoi ! tu veux aller sur lestraces du mauvais esprit ? Tu n’iras pas, Antoinette, tu ne melaisseras pas seule !

– Non, car tu m’accompagneras, en portantla lumière, d’autant que je compte peu sur l’haleine lumineuse etles yeux flamboyants de cette fameuse tête, pour nous éclairer enchemin.

– Vraiment, je ne sortirai pas d’iciavant le grand jour, et la nuit prochaine, je coucherai plutôt dansle parc, en plein air, malgré le froid et la neige.

– Un lit de gazon ne serait guèreagréable par la froidure qu’il fait. Mais n’aie donc pas peur, mapetite Feuille-morte. Tu vois bien que les apparitions nefont pas de mal, et maintenant nous avons, pour nous défendre, oudu moins pour appeler à notre aide, cette brave Cybèle qui necraint pas les revenants et qui aboierait de la belle manière s’ilsvenaient à se montrer.

– Va fermer la porte à double tour et auxverrous, Printanière, car il peut reparaître !

– Fi donc ! Thérèse, c’est pitoyablede faire ainsi l’enfant ! Veux-tu nous rendre ridicules, nousfaire montrer au doigt ! J’aimerais mieux me trouver encompagnie de tous les revenants du monde. Sois donc plusraisonnable. D’abord, il n’y a pas de revenants…

– Il n’y a pas de revenants !Regarde ! regarde ! disait mademoiselle d’Urtis, endésignant d’une main tremblante une partie de la tapisserie que labise faisait flotter, de sorte que les personnages avaient l’air devouloir s’avancer vers les deux amies.

– J’avoue que ces figures-là ne sont pasréjouissantes, répondit mademoiselle de La Garde, qui se dirigeasans hésiter vers la tapisserie mouvante, et qui la toucha de lamain, en riant ; mais il faut avouer que saint Antoine, qu’ona représenté sur cette tapisserie, pouvait du moins croire auxrevenants, en compagnie de ces vilains masques.

– Antoinette ! on marche, on marcheencore ! Écoute !… Qu’est-ce qui marche ainsi ?

– Ce doit être la tête qui t’a si forteffrayée tout à l’heure. Certes, je ne perdrai pas cette belleoccasion de me trouver en face du revenant. Prends ton flambeau etsuis-moi, ma chère, avec Cybèle, qui ne se fera nul scrupule demordre les jambes d’un revenant.

– Antoinette, je n’aurai jamais la force…Pourquoi braver ?… Mais, puisque tu es résolue d’affronter cedanger, je le partagerai, et je périrai avec toi plutôt que de tesurvivre !

En prononçant ces mots avec des larmes quefaisait couler une exaltation de sensibilité romanesque,mademoiselle d’Urtis se jeta dans les bras de son amie, qui riaitdu péril imaginaire que celle-ci lui annonçait d’une manièrepresque solennelle ; seulement, elle essaya de calmer, parquelques bons raisonnements, les inquiétudes de Thérèse, qui étaitdéterminée pourtant à s’associer au sort de la téméraireAntoinette. On entendait toujours, dans le lointain, un pastraînant et indécis, auquel se mêlaient quelques cris inarticulés,semblables à ceux d’un enfant nouveau-né, et les frémissements desportes, qu’un courant d’air engouffré dans les longs corridorsfaisait osciller et gémir sur leurs gonds.

Cependant la chienne, au lieu de manifester lamoindre crainte, semblait écouter aussi avec une attentionintelligente et témoignait, par des grognements de bonne humeur,l’impatience qu’elle avait de mener mademoiselle de La Garde versle lieu d’où partaient ces bruits étranges : elle attendait,assise sur son derrière, la tête et les oreilles droites, enregardant la porte ; puis, elle se remettait à tourner, engrognant, autour de sa maîtresse, qui comprenait bien que cemanège, ces grognements, cette impatience, étaient un langage chezle pauvre animal, à défaut de la parole.

Mademoiselle de La Garde, toujours armée destenailles à feu, sortit de l’appartement, précédée de Cybèle quiallait en avant comme pour la conduire, et suivie de Thérèse, quitenait le flambeau ; celle-ci regardait sans cesse derrièreelle, reculait ou s’arrêtait à chaque pas, effrayée par les ombresmobiles que faisait surgir autour d’elle le passage de lalumière ; mais, n’osant pas rester en arrière, elle se hâtaitde rejoindre son amie, en écoutant avec effroi le murmure de sapropre respiration que précipitaient les battements de son cœur.Quant à Antoinette, elle n’était accessible à aucune autre émotionqu’à celle de la curiosité, et elle marchait en avant d’un pasdélibéré, sans prendre garde à tous les motifs de terreur qu’ellerencontrait sur son chemin : silhouettes fantastiques, anciensportraits de famille grimaçant le long des murailles, tapisseriesflottantes, voûtes sombres, corridors sonores, portes gémissantes.Elle s’abandonnait à la conduite de Cybèle, qui avait l’air de laremercier, en lui montrant la route et en lui indiquant du regardun but mystérieux.

– Antoinette ! lui cria mademoiselled’Urtis, qui s’appuya contre le mur pour se soutenir, au moment oùmademoiselle de La Garde allait franchir le seuil d’une chambre,dans laquelle la chienne avait disparu et où l’on entendaits’élever une voix humaine à travers de petits cris qui n’avaientrien d’humain.

– Courage, Feuille-morte !répondit mademoiselle de La Garde, en brandissant son arme avec unecomique fierté de matamore. Je te promets qu’il ne t’arrivera rien,tant que j’aurai une goutte de sang dans les veines !

– N’entre pas ici, je t’en conjure,oh ! n’entre pas ! disait Thérèse, qui s’attachait à larobe de son amie.

– Reste là, si bon te semble, repritvivement Antoinette : je reviendrai tout à l’heure t’apprendrece qu’il y a là-dedans !

Elle s’était débarrassée des mains demademoiselle d’Urtis, qui, la voyant s’aventurer dans la formidablechambre, l’accompagna machinalement plutôt que de rester seule dansle corridor ; mais elle fut trompée dans son attente :cette chambre ne lui offrait pas le spectacle de quelque scène dusabbat, que son amie appréhendait ; tout y était dans l’ordre,et les meubles se trouvaient à leur place ordinaire, si ce n’estque les rideaux du lit avaient été tirés à demi. On n’apercevaitrien qui pût donner à penser que les revenants hantassent depréférence cette chambre paisible, qu’on nommait la Chambre Rouge,à cause de son ameublement, et qui n’était jamais habitée depuisque la mère de madame de La Garde y avait rendu le dernier soupir,plusieurs années auparavant. Cette circonstance lugubre, encoreprésente à la mémoire d’Antoinette, coïncidait assez avec lesbruits étranges et inexplicables, dont la cause ne lui était pasconnue, pour la faire réfléchir, et, si brave qu’elle fût, ellesentit un frisson courir par tout son corps, la sueur monter à sonfront et le sang lui affluer au cœur, lorsqu’elle se rappela sagrand’mère mourante dans le même lit, qu’on eût dit encore occupé,car la courte-pointe de soie, dont il était recouvert, pendait àterre, et les coussins qui garnissaient les fauteuils avaient étéentassés sur ce lit, comme pour tenir lieu d’oreillers, de draps etde couvertures.

– Antoinette, Antoinette ! C’est làque ta grand’maman est morte ! murmura Thérèse, à quimademoiselle de La Garde avait raconté vingt fois, dans les plusgrands détails, cette mort solennelle, sans oublier la descriptionde la chambre mortuaire.

– Y a-t-il quelqu’un ici ? criamademoiselle de La Garde, à trois reprises différentes, séparéespar un intervalle de silence qui rendait plus distincte larespiration embarrassée de plusieurs personnes.

– Il y a quelqu’un ! dit Thérèse, enétendant la main vers le lit qui semblait s’agiter.

– Cybèle ! Cybèle ! repritAntoinette, qui jugea prudent d’appeler à elle ce fidèleauxiliaire.

Dans le même instant, un être vivant se glissahors du lit et vint tomber aux pieds de mademoiselle de La Garde,qui s’était mise en posture de défense, pendant que Thérèse seretirait vers la porte. C’était une petite fille, en haillons,cheveux épars et pieds nus, offrant l’aspect de la plus affreusemisère ; elle se prosterna, en gémissant, le visage contre leplancher, et lorsqu’elle leva la tête vers Antoinette pourl’implorer du regard, celle-ci distingua une jolie figure d’enfant,inondée de larmes et presque ensevelie sous une chevelure blondequi tombait en grosses boucles sur son cou. Antoinette reconnut, dupremier coup d’œil, que le revenant n’était pas d’une nature bienredoutable, et Thérèse, qui se fit violence pour regarder aussi,cessa ses clameurs et ne continua pas sa retraite vers laporte ; la vue de cet enfant, au contraire, produisit sur elleune impression de pitié, qui surmonta ses terreurs et qui les luifit oublier par degrés ; après avoir entendu les premièresparoles de l’entretien qui commençait entre son amie et la petitefille inconnue, elle se rapprocha d’elles, pour n’en rien perdre,et bientôt des larmes d’intérêt coulèrent le long de ses jouespâles.

– Grâce, Madame, oh ! grâce !pardonnez-nous ! disait la pauvre petite, en joignant lesmains et en sanglotant.

– Qui êtes-vous ? lui demandamademoiselle de La Garde avec vivacité, mais sans menace dans lavoix ni dans le geste.

– Je suis bien malheureuse ! repritl’enfant, qui sanglotait plus fort et cachait sa figure entre sesmains. Ah ! bien malheureuse !

– Pourquoi vous trouvez-vous ici ?Qu’y venez-vous faire ? Aviez-vous de mauvais desseins ?Êtes-vous seule ?

L’enfant ne répondit pas à ces questionsréitérées, mais étendit le bras vers le lit et parut hésiter ensilence, tandis que les coussins tremblaient sur ce lit que Cybèleavait tout à coup accaparé, car on voyait le museau de cettechienne s’allonger hors de la courte-pointe : ce qui renouvelales craintes de mademoiselle d’Urtis et provoqua un éclat de rirede la part de mademoiselle de La Garde.

– Je vois que Cybèle vous tientcompagnie, dit-elle avec bonté ; mais êtes-vous entrée seuledans le château ?

– Ô mon Dieu ! murmura l’enfant, quela timidité empêchait de parler : elle était si malade, simalade !…

– Cybèle ? demanda mademoiselle deLa Garde ; en effet, elle paraît avoir été blessée aux pattesde derrière.

– Elle est encore bien malade !reprit l’enfant, qui se remit à pleurer. Si je pouvais au moins lasoulager !…

– Cybèle ? demanda encoreAntoinette, qui soupçonna enfin un quiproquo. Cybèle n’a pas l’airmalade…

– Maman ! dit la petite fille, en serelevant pour s’élancer vers le lit.

Alors une main sèche écarta les rideaux, et lalueur du flambeau que tenait Thérèse se projeta sur une espèce defigure jaune et décharnée, dont les yeux brillants, au regard fixe,semblaient seuls avoir encore de la vie. À cette apparitionimprévue, mademoiselle d’Urtis poussa de nouveaux cris et fitquelques pas pour s’enfuir ; mais elle revint auprès demademoiselle de La Garde, qui la rappelait d’un ton impérieux et larassurait, en lui montrant la scène de douleur qu’elles avaientsous les yeux : la petite fille serrait dans ses bras cettefemme agonisante, qui avait à peine la force de se tenir sur sonséant et de faire signe qu’elle allait parler. Elle parla enfind’une voix sourde et mourante.

– Pardonnez-nous, mes jeunes demoiselles…C’est ma fille qui l’a voulu… Mais j’étais mourante de froid… On merepoussait partout, on m’aurait tuée !… Le hasard, le bon Dieunous a conduites ici… Je suis encore bien faible… Cependant jecrois que je vivrai pour ma chère petite Marie !…

– Vous vivrez, Madame, répondit noblementmademoiselle de La Garde, et l’on vous donnera tous les soinsqu’exige votre maladie… Ne parlez plus ; cela vous épuiserait,dans l’état de faiblesse où vous êtes ; votre fille nousinstruira de ce qui est nécessaire. Thérèse, va chercher du laitdans notre chambre !… Va donc, tu sais bien que nous n’avonspas autre chose jusqu’à ce que le jour soit levé !

– Que vous êtes bonnes, mes bellesdemoiselles ! C’est toujours le Ciel qui vient à mon aide.

Thérèse fit quelques difficultés pourretourner seule dans la chambre verte, quoique mademoiselle de LaGarde consentît à rester sans lumière avec la petite fille, qui,joyeuse et reconnaissante de trouver des cœurs compatissants, luiapporta un siège et se tint debout contre le dossier. Thérèse, àqui la peur et la charité prêtaient des ailes, reparut, au bout dequelques minutes, avec une jatte de lait, que la malade but à longstraits en bénissant la main qui la lui avait présentée.Mademoiselle de La Garde recommanda doucement à cette pauvre femmede ne plus se fatiguer à fournir des explications que sa filledonnerait pour elle, et aussitôt l’enfant raconta naïvement lesévénements qui l’avaient amenée, avec sa mère, dans l’intérieur duchâteau, sans y être autorisée par personne.

– Nous sommes de la Champagne,dit-elle ; nous habitions dans le faubourg de Troyes, où monpère exerçait le métier de tonnelier : il y a quinze jours,une maladie se déclara dans le pays ; bien du monde en mourut,mon père un des premiers ; alors, maman, se voyant sansressources, et craignant aussi que je devinsse malade, partit avecmoi pour Paris, où j’ai un oncle qu’on dit assez riche. C’étaitchez lui que nous avions le projet d’aller ; mais, comme nousn’avions pas le moyen de louer des places dans le carrosse public,nous faisions la route à pied ; et maman, de lassitude et dechagrin à la fois, eut la maladie, dont mon père était mort :elle croyait mourir aussi dans l’endroit où elle s’arrêterait, carnous étions sur le grand chemin, sans asile et sans argent. Ellefit de grands efforts, souffrante comme elle était, et nousarrivâmes enfin à un gros village ; les méchantes gens de cevillage nous refusèrent l’hospitalité et nous menacèrent même denous maltraiter, si nous ne nous éloignions pas : ils disaientque nous avions la peste !

– La peste ! interrompitmademoiselle de La Garde.

– La peste ! répéta Thérèse, quis’abandonna un moment à des terreurs plus réelles que lesprécédentes.

– Ce n’était pas la peste, puisque nousn’en sommes pas mortes, dit l’enfant. Nous nous éloignâmes pourchercher gîte ailleurs ; mais, partout où nous allions, onnous accueillait de même, en nous fermant les portes et en nouscriant de passer notre chemin. La maladie de maman augmentait, etil fallut toute la tendresse qu’elle me porte pour l’empêcher derendre l’âme dans les champs. On nous criait de ne pas aller àParis, parce que nous n’y serions pas reçues. Je ne sais quelchemin nous suivîmes : nous marchions à l’aventure, à traversla campagne ; nous errions dans les bois. Les journées étaienthorribles, les nuits plus horribles encore ! Et la faim !et le froid !… J’ai mangé de l’herbe, Mesdemoiselles !…Maman ne prenait que de l’eau ou de la neige, sans pouvoir éteindrela fièvre brûlante qui la consumait. Je demandais à Dieu de nousrappeler à lui pour abréger nos souffrances, car nous étionsdestinées à mourir sans secours. Un soir, comme la neige tombaitdru, nous nous abritâmes dans une masure, qui est fort proche de cechâteau, et déjà j’arrangeais une litière avec de la paille enlevéeaux granges voisines, pour y coucher maman qui se sentait plus mal,lorsqu’un chien entra, en se traînant sur le ventre, dans lacachette où nous étions. J’eus peur d’abord et crus qu’il allaitnous chasser à belles dents ; mais il n’aboyait pas et il seplaignait, comme s’il souffrait beaucoup. Je m’aperçus que lepauvre animal avait les pattes de derrière tout en sang et nepouvait s’en servir. On lui avait tiré un coup de mousquet, sansdoute parce qu’on l’avait pris pour un loup. Je déchirai ma chemiseet bandai ses blessures le mieux qu’il me fut possible ;ensuite je partageai avec lui un morceau de pain qui merestait : il me lécha, il me flatta, il m’invita par tant decaresses à le suivre, que je le suivis, en quittant maman quis’était endormie. Il me conduisit dans la cour de ce château et seglissa par une porte que je m’étonnai de trouver ouverte pendant lanuit : il me mena dans cette chambre, où j’entendis crier despetits chiens ; c’étaient ceux que cette chienne avait misbas, peu de jours auparavant, et je l’aidai à remonter sur ce litqu’elle avait choisi pour y faire sa nichée.

– Il y a des petits chiens ? s’écriaThérèse, en courant au lit avec la pétulance de son âge et endécouvrant la courte-pointe qui cachait Cybèle allaitant quatrejolis boule-dogues.

– En vérité, il s’agit bien dechiens ! dit Antoinette, fâchée de cette interruption peusérieuse, au milieu d’un récit touchant. Les hommes vous ont refusél’hospitalité, ajouta-t-elle avec émotion en embrassant Marie, etcet animal vous l’a donnée !

– Maman était si malade ! reprit lapetite fille : je retournai à la masure et je décidai, par unmensonge, maman à m’accompagner ici, en lui disant qu’on m’avaitpermis de loger dans cette belle chambre. C’est là que nous sommescachées depuis plusieurs jours ; cette bonne chienne ne nous apas quittées, et nous ne l’avons pas chassée de son lit. Ce châteaun’est point habité, du moins personne n’y demeure pendant la nuit,et je n’y ai rencontré qu’une vieille femme, qui s’est sauvée àtoutes jambes, en criant, dès qu’elle m’a vue…

– Et comment avez-vous vécu depuis quevous êtes ici ? demanda mademoiselle de La Garde, dont lespaupières s’étaient mouillées de larmes.

– C’est un vol, répondit la petite filleen rougissant, mais quand on a faim, quand on a sa mère malade, onest plus excusable ! Je suis descendue à la cave et j’y aipris du vin, qui a fait beaucoup de bien à maman ; j’ai trouvéencore quelques provisions dans un cellier, des figues, des raisinssecs… Ce n’est pas tout, un matin, on cuisait au four banal duvillage : j’ai emporté un pain, aux yeux de trois personnesqui n’ont pas essayé de me poursuivre ; ce pain, je l’aipartagé avec la chienne, qui avait partagé son lit avecnous !

– Voici le jour, dit mademoiselle de LaGarde. Thérèse, reste auprès de notre malade, pendant que j’iraijusqu’à Saint-Pierre avertir M. le curé, qui est aussi habileque les médecins et les apothicaires de Paris.

Mademoiselle de La Garde était absente depuisune heure, lorsque Marie-Jeanne et son mari, qui s’étaient figurédurant la nuit entendre des cris plaintifs, et qui avaient frémi àl’idée des malheurs annoncés par ces cris, se hasardèrent à venirau château, pour voir et savoir ce qui s’y était passé. Ilspénétrèrent jusqu’à la chambre verte et furent glacés d’horreur, enla trouvant vide ; le feu était éteint, le lit défait, laporte ouverte : ils se regardèrent, quelques moments, sans secommuniquer, autrement que par des regards effarés, leurs mutuellesappréhensions ; puis, ils se mirent à crier de toutes leursforces : « Mesdemoiselles ! MademoiselleAntoinette ! »

– Eh bien ! qu’ya-t-il ? demanda celle-ci, qui arrivait avec le curé.

– Oh ! Jésus ! ditMarie-Jeanne. C’est vous, monsieur le curé ? Je vous prenaispour le revenant !

– Le revenant ? reprit mademoisellede La Garde : il y en a deux, sans compter Cybèle et sesquatre petits chiens !

La pauvre femme était en voie de guérison, etla prudence du curé, qui la soignait avec sollicitude, ne fit quehâter son heureuse convalescence. Le lendemain, mesdames d’Urtis etde La Garde, arrivant de Saint-Germain, rejoignirent leurs enfantset leur apportèrent de bonnes nouvelles de Paris : la pesten’était nulle part, et les fièvres épidémiques, qui avaient faitrépandre de fausses alarmes, n’exerçant plus de ravages, la villeet la cour se rassuraient aussi vite qu’elles s’étaient effrayéesd’abord.

– Que faisiez-vous en nousattendant ? leur demanda madame de La Garde.

– Antoinette était garde-malade, réponditgaiement mademoiselle d’Urtis. Quant à moi, j’avais à garder unepetite fille et quatre petits chiens.

– Maman ! dit Antoinette, entraînantsa mère dans la chambre rouge : venez voir un revenant de mafaçon.

Antoinette de La Garde, dont l’esprit avaitdevancé l’âge, fut depuis la célèbre madame Deshoulières, que sespoésies touchantes et gracieuses ont placée au premier rang parmiles illustrations littéraires du siècle de Louis XIV.

MME DE SÉVIGNÉ ET SES ENFANTS À LA COURDE VERSAILLES

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(1662)

&|160;

Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné,était restée veuve, en 1651, à l’âge de vingt-cinq ans, après septannées de mariage. Le marquis de Sévigné, qui estimait sa femme etne l’aimait pas, disait-il lui-même, s’était fait tuer dans unduel, dont la cause n’avait rien de bien honorable pour sa mémoire.Madame de Sévigné, qui aimait son mari et ne l’estimait guère, leregretta sincèrement et ne se consola de l’avoir perdu qu’en seconsacrant à l’éducation de ses deux enfants, un fils, né en 1647,une fille, née en 1648.

La marquise de Sévigné était une des femmesles plus remarquables du temps de Louis XIV. Elle appartenait, parsa naissance, aux plus hautes classes de la noblesse française, etelle avait été élevée, avec la plus soigneuse sollicitude, sous lesyeux de son oncle, l’abbé de Coulanges, qui prit à tâche decultiver en même temps la raison et l’intelligence de cetteintéressante orpheline. C’est aux conseils paternels de son dignetuteur que Marie de Rabutin Chantal fut redevable du bon emploiqu’elle fit, pendant toute sa vie, de ses grandes qualités morales.Elle avait reçu, de bonne heure, une instruction aussi solidequ’étendue. Le savant Ménage, son précepteur, lui apprit le latin,l’italien et l’espagnol, en lui enseignant tous les raffinements,toutes les délicatesses de la langue française&|160;; Chapelain,qui passait pour le critique le plus judicieux, avait bien voulujoindre ses leçons à celles de Ménage.

La gracieuse élève de ces deux littérateurséminents brilla donc, à la cour d’Anne d’Autriche, par son espritautant que par sa beauté&|160;; elle fut aussi une des Précieusesles plus admirées de l’hôtel de Rambouillet, si célèbre par lesréunions de femmes distinguées qui composaient le cercle fameux dela marquise de Montausier&|160;; car, à cette époque, le nom deprécieuse n’était pas encore pris en mauvaise part et nes’appliquait qu’à des personnes d’un esprit supérieur. Après sonveuvage, la marquise de Sévigné, qui était alors dans tout l’éclatde la jeunesse, renonça au monde et se donna tout entière à sesenfants, qu’elle éleva comme elle avait été élevée elle-même. Ellevivait retirée, à Paris, dans le quartier du Marais, sans vouloirreparaître à la cour et sans tenir compte des occasions quis’offraient à elle de se remarier avec avantage. Elle bornait sesrelations au commerce de quelques amis, que lui recommandaientl’honorabilité de leur caractère et les agréments de leur société.Elle avait même fermé sa porte à son cousin le comte deBussy-Rabutin, malgré l’attachement qu’elle lui conservait depuisleur enfance, quand ce gentilhomme, qui était maréchal de camp dansles armées du roi, et qui pouvait aspirer à une position importantedans les grandes charges de l’État, s’il eût été plus sage et plusprudent, se laissa entraîner au courant d’une vie folle etdésordonnée.

Cependant, les deux enfants de madame deSévigné étaient en âge de faire leur entrée dans le monde, et lamère n’avait plus de motifs pour continuer à se séquestrer avec euxdans une retraite presque claustrale. C’était à la fin de 1662.Charles de Sévigné avait atteint sa seizième année, sa sœurFrançoise allait avoir quinze ans&|160;: l’un devait bientôt sepréparer à entrer dans la carrière militaire&|160;; l’autre étaitdéjà digne de paraître à Versailles, auprès de sa mère, la belle etcharmante marquise de Sévigné, qu’une absence de douze annéesn’avait pas fait oublier de ses contemporains de l’anciennecour.

Cette jeune fille se trouvait douée de tousles avantages que la nature avait départis à sa mère, mais ellen’en savait pas encore le prix, car elle était d’une modestie sanspareille et d’une excessive timidité, qui ne diminuait pas laconscience qu’elle pouvait avoir de la distinction de sa figure etde son esprit. Son frère, au contraire, qui n’était, ni moins beau,ni moins bien fait, ni moins spirituel, s’exagérait peut-être sesqualités et son mérite, en se croyant appelé à marcher l’égal desplus nobles et des plus brillants seigneurs de la cour de LouisXIV.

Au mois de novembre 1662, la marquise deSévigné reçut une lettre de François de Beauvillier, comte deSaint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, qui lui annonçaitque le roi avait parlé d’elle avec éloges et que Sa Majestédésirait la voir figurer, ainsi que sa fille, dans le Balletdes Arts, qu’on montait alors à Versailles pour y êtrereprésenté vers le milieu de janvier de l’année suivante. À laréception imprévue de cette lettre, madame de Sévigné tint conseilavec ses enfants&|160;: son fils ne se sentait pas de joie, àl’idée d’être présenté à la cour&|160;; mais sa fille eût préférése voir dispensée d’accepter un honneur qui lui causait d’avancetant de trouble et d’embarras. Une invitation du roi était unordre, auquel il fallait se soumettre, sous peine d’être à jamaisen disgrâce. Cependant madame de Sévigné cherchait un prétexte pourse faire une excuse et un motif de refus. Elle écrivit à soncousin, le comte de Bussy-Rabutin, qui était l’ami du comte deSaint-Aignan, et elle le pria de trouver l’excuse qu’elle pût fairevaloir.

Bussy-Rabutin s’empressa de lui répondre qu’iln’y avait pas d’excuse admissible&|160;; que le roi avait daigné,en effet, remarquer son absence à la cour, et que ce serait perdrel’avenir de son fils, compromettre celui de sa fille, et se rendrepour toujours indigne des bonnes grâces de Sa Majesté, qued’hésiter à se montrer à Versailles, avec ses deux enfants, quandle roi daignait l’y inviter.

Madame de Sévigné ne balança plus et réponditau comte de Saint-Aignan, qu’elle était vivement touchée des bontésdu roi à son égard, et qu’elle se conformerait humblement auxintentions de Sa Majesté.

De ce moment, tout est changé dans l’intérieurde la marquise de Sévigné. On ne songe plus qu’aux préparatifs d’unpremier voyage à Versailles. Il y a bien un vieux carrosse sous laremise et un assez bon cheval dans l’écurie&|160;: le second chevalest acheté&|160;; le carrosse est repeint et remis à neuf&|160;; lecocher et le petit laquais auront des livrées neuves. Madame deSévigné n’avait qu’à se souvenir, pour aviser aux nécessités detoilette qu’exigeait une présentation à la cour. Les joailliers,les lingères, les couturières, les cordonniers, tous les marchandsqui concourent à l’œuvre compliquée du costume féminin et masculin,sont mandés à la fois pour exécuter en toute hâte les habits decour, pour la mère et ses deux enfants. Depuis près de douze ansque madame de Sévigné était veuve, elle avait affecté la plusgrande simplicité dans sa manière de se vêtir, mais elle n’avaitpas perdu le sentiment et le goût de l’élégance. Ce fut donc ellequi prit plaisir à diriger et à inspirer les ouvriers et lesouvrières, qui travaillèrent aux riches habillements que son filset sa fille devaient porter à Versailles.

C’était le commencement des splendeurs durègne de Louis XIV. Aussitôt après son mariage en 1660, le roiavait eu la pensée de faire de Versailles la ville royale et lesiège de la royauté. Le petit château, construit par Louis XIII,n’avait pas été fait pour y établir une cour, et la cour la plusmagnifique de l’Europe. Le roi s’était refusé, toutefois, à fairedisparaître cet ancien château&|160;; il l’avait conservé, aucontraire, en souvenir de son père, et il ordonna seulement, en1661, à son architecte, Louis Levau, de faire un nouveau plan, danslequel il encadrerait de nouveaux bâtiments magnifiques le petitchâteau primitif. On commença sur-le-champ les constructions, quifurent poussées avec tant de vigueur et de promptitude, que, dansl’espace de dix-huit mois, on avait élevé une partie de cesbâtiments, qui devaient composer le château neuf.

Louis XIV se plaisait à suivre les travaux, etil était si impatient de prendre possession de sa résidence deVersailles, qu’il venait de temps à autre occuper l’ancien châteauavec ce qu’on appelait la jeune cour. Mais les grandes réceptionsavaient toujours lieu dans les châteaux de Saint-Germain, deVincennes et de Fontainebleau, où la cour n’était pas gênée parl’exiguïté du local. Ce fut dans ces différents châteaux que sedonnaient les représentations de ballets et de comédies, qui nefurent définitivement transportés au château de Versailles qu’auprintemps de l’année 1664.

Louis XIV voulait cependant inaugurer, enquelque sorte, ce château, par une fête théâtrale, dès les premiersjours de 1663, et il avait commandé à Benserade le programme d’unballet, qu’il devait danser, en personne devant les deux reines, lareine-mère Anne d’Autriche et la reine Marie-Thérèse sa femme, avecsa belle-sœur Madame Henriette d’Angleterre. Ce ballet,intitulé&|160;: Ballet des Arts, se composait de septentrées ou intermèdes sur des sujets divers, savoir&|160;:l’Agriculture, la Navigation, l’Orfèvrerie, la Peinture, la Chasse,la Chirurgie et la Guerre. Le roi avait choisi lui-même les dameset demoiselles qui seraient chargées des rôles de danse, danschacune de ces entrées. C’est ainsi qu’il se rappela la bellefigure que la marquise de Sévigné faisait dans les ballets de cour,avant son veuvage, et ayant été prévenu que la fille de cette damen’était pas inférieure à sa mère en beauté et en grâce, il avaitmanifesté le désir de les avoir toutes deux parmi les danseuses deson ballet. Les répétitions de la danse et du chant se faisaientalors une fois par semaine dans la salle provisoire du théâtre, etle roi ne dédaignait pas d’y assister avec les princes etprincesses de sa famille.

Madame de Sévigné fut donc invitée à venirpasser deux jours au château de Versailles, avec sa fille et sonfils, qui auraient chacun à remplir un rôle dans le ballet. Lejeune marquis de Sévigné devait être un des guerriers de la suitede Mars, à l’entrée de la Guerre&|160;; mademoiselle de Sévigné,une des nymphes de Diane, à l’entrée de la Chasse. Quant à madamede Sévigné, qui avait un caractère de beauté noble et majestueuse,le comte de Saint-Aignan lui avait réservé le rôle de Cybèle, dansl’entrée de l’Agriculture, où la duchesse d’Orléans avait demandéle rôle de Flore. L’heure de la répétition exigeait que tous lespersonnages du ballet fussent à leur poste, vers la tombée du jour,car le roi arrivait ordinairement à la répétition, vers sept heuresdu soir, avec les deux reines, et se retirait, une heure après,pour aller souper. La marquise avait décidé qu’elle partirait deParis à midi, pour avoir le temps de se reposer un peu avant larépétition.

Au moment où elle montait en voiture avec sesenfants, un courrier, venu de Versailles à franc étrier, lui remitun billet sans adresse, fermé d’un cachet aux armes deBussy-Rabutin. Elle l’ouvrit d’une main tremblante et reconnutl’écriture de son cousin. Le billet ne contenait que cesmots&|160;:

«&|160;Je suis victime d’une infâme calomnieet gravement compromis&|160;: il est question de m’envoyer à laBastille et de me faire juger au criminel. Je me trouve fort enpeine, chère cousine, si vous ne me venez pas en aide.

«&|160;On m’assure que vous avez un crédit,que vous emploierez mieux que personne à me sauver. Dépêchez-vousde venir à Versailles. Je vous prie, à votre arrivée, de suivre legentilhomme, qui vous dira le mot du guet, c’est-à-dire&|160;:Trop est trop.&|160;»

Madame de Sévigné ne fit aucune réponse àcette lettre et se garda bien d’en rien dire à ses enfants, maiselle fut très préoccupée, pendant le voyage, qui ne s’accomplit pasen moins de trois heures et demie. Ses enfants respectèrent sapréoccupation et restèrent silencieux, à leur place, en regardantdistraitement ce qui se passait sur la route.

Cette route, assez mal entretenue et seméed’ornières profondes, était constamment obstruée par des chariotsde toutes sortes qui se dirigeaient lentement sur Versailles, oùils voituraient des pierres, du plâtre et des bois, pour laconstruction du château&|160;; des rocailles, des tuyaux de plombet des statues, pour les jardins. Le cocher de madame de Sévignéavait besoin de toute sa prudence pour éviter des chocs et desaccidents, que les charretiers ne songeaient pas à lui épargner, etses plaintes, ses colères, ne servaient qu’à rendre sa positionplus mauvaise et plus difficile vis-à-vis de ces gens brutaux etméchants, qui n’écoutaient ni menaces, ni prières. Le jeune marquisessaya de leur adresser la parole, mais il ne recueillit, de leurpart, que des railleries, des injures et des éclats de rire.Charles de Sévigné, qui était tout fier de se voir habillé engentilhomme, les menaçait de se plaindre à Sa Majesté.

–&|160;Monseigneur, lui répondit d’un airmoqueur le voiturier auquel il s’adressait, Sa Majesté sera bienaise d’apprendre que nous ne cessons, ni jour ni nuit, d’apporterdes matériaux sur les chantiers de Versailles, pour achever lestravaux de la bâtisse. Il y a, tous les jours, deux mille charroisqui passent et repassent, pour le service du roi, sur cette route,où les carrosses ont grandement tort de s’aventurer.

En ce moment, passait, sur la route, à traversun lac de boue liquide, une bien étrange voiture, qui n’était autrequ’un petit haquet, traîné par un petit cheval, qui galopait à fondde train, en faisant jaillir autour de lui un déluge de boue. Cehaquet était chargé d’une espèce de bahut, enveloppé de vieillescouvertures et de toiles de matelas, lequel oscillait à chaquecahot de la charrette, en rendant des sons métalliques et desmurmures plaintifs, auxquels se mêlait une voix humaine. Cesingulier véhicule avait pour conducteurs une vieille femme, quipouvait être prise pour une bohémienne, à cause d’un costume dethéâtre aux couleurs éclatantes, qu’elle cachait sous un vieuxmanteau à capuchon rapiécé, et un jeune garçon, à la mine fine etmalicieuse, qui portait aussi un vieux costume de toile à carreauxbleus et rouges, sur un véritable déguisement théâtral en velours,rehaussé de passementeries d’or. Il avait sur la tête une calotteen cuir noir, qu’il couvrait d’un immense chapeau de feutre àlarges bords, surmonté d’une plume de coq.

La voiture de madame de Sévigné avait été siabondamment éclaboussée par le passage de ce haquet, qui était déjàloin, qu’elle ne présentait plus, d’un côté, qu’une couche de bouejaunâtre. Le marquis de Sévigné, indigné du vilain procédé desconducteurs du haquet, mit la tête à la portière et les somma des’arrêter, sous peine d’avoir affaire au lieutenant civil duChâtelet de Paris. Les gens du haquet ne répondirent à ces menacesque par des éclats de rire, et fouettèrent de plus belle leur petitcheval, qui les eut bientôt mis hors de la portée de la voix et dela vue.

–&|160;Ce sont des coquins de bohémiens, ditCharles de Sévigné avec emportement. Ces fripons-là n’obéissentqu’au bâton. Si je les puis rencontrer plus tard, je les forceraibien à essuyer, avec leur langue, la boue qu’ils nous ontenvoyée.

–&|160;Fi donc&|160;! reprit la marquise deSévigné. Iriez-vous, mon fils, vous commettre avec de pareillesgens&|160;!

–&|160;Si c’étaient des gens de ma sorte,ajouta le jeune homme irrité, ce n’est pas un bâton, mais une bonneépée, que je leur mettrais sous le nez, pour les contraindre à nousdemander pardon, madame ma mère&|160;!

Ils arrivèrent à Versailles, une heure après,et la colère de Charles de Sévigné se réveilla plus terrible, quandil vit que la livrée du cocher et du laquais était mouchetée deboue et semée de taches, comme une peau de panthère.

Les alentours du château ressemblaient à unvaste chantier de construction&|160;; partout, des ouvrierstaillant les pierres, équarrissant le bois, martelant le fer&|160;;partout, des charrois et des charretiers, en mouvement. Ce ne futpas sans peine que le carrosse parvint à se frayer un chemin, entremille obstacles, jusqu’à l’entrée du château. Là, stationnait ungentilhomme, de grand air, coiffé d’un chapeau à panache noir,drapé dans un manteau de couleur sombre, la main gantée sur lapoignée de son épée, les jambes serrées dans de grosses bottes decuir vernis avec éperons d’argent. Il attendait le carrosse et ill’avait reconnu de loin aux armes peintes sur les portières&|160;:il s’en approcha et le fit arrêter, en saluant respectueusement lamarquise de Sévigné.

–&|160;Madame, Trop est trop&|160;!lui dit-il, avec un coup d’œil d’intelligence. J’aurai l’honneur,s’il vous plaît, de vous mener là où vous êtes attendue etsouhaitée, comme l’était, après le Déluge, la colombe, revenant àl’arche de Noé, avec une branche d’arbre verte dans le bec.

–&|160;Monsieur, répondit madame de Sévigné,qui, dans toute autre circonstance, aurait ri de cette comparaisonassez ridicule, veuillez me dire où il faut aller, et je donneraiordre de m’y conduire sur l’heure, car je ne suis pas seule, et mesenfants doivent attendre mon retour, sans quitter la voiture.

–&|160;Vous ne serez pas longtemps absente,Madame, reprit l’inconnu en saluant de nouveau, mais votre carrossene saurait suivre le chemin que nous allons prendre. L’affairepresse, et vous seriez la première chagrine des conséquences d’unretard. Il vaut mieux que votre carrosse s’en aille attendre votreretour, dans la cour basse des Communs, où il vous faudraitdescendre pour gagner le logement qui vous est réservé auchâteau.

–&|160;Monsieur, se prit à dire Charles deSévigné, pendant que sa mère sortait de la voiture, ne tenez pas enmauvaise part le fâcheux état où vous voyez notre carrosse et lalivrée de nos gens. C’est un malotru qui les a ainsi éclaboussés,sur la route, et je suis encore confus et dépité de n’avoir paschâtié son insolence. Si je connaissais son maître, ce maître-làpaierait au double pour son valet.

–&|160;Ne vous échauffez pas pour si peu,Monsieur le marquis, repartit le gentilhomme&|160;: il suffira d’uncoup de brosse, ou d’un coup d’éponge, pour remettre les choses enleur état présentable, et si nous retrouvons le malotru, je vousaiderai à le rosser d’importance.

Le jeune Sévigné rougit d’orgueil, ens’entendant qualifier de marquis par un homme qui, à en juger parle ton et par l’habit, devait appartenir à la maison militaire duroi ou d’un prince du sang. Il se redressa d’un air de suffisanceet envoya un regard satisfait à sa sœur, qui s’était cachée dansses coiffes.

La marquise de Sévigné, quoique richement etgalamment habillée sous son costume de voyage, n’avait pas faitdifficulté de descendre de voiture et d’accompagner à pied songuide inconnu, d’autant plus qu’elle était pourvue d’une doublechaussure qui lui permettait de braver la marche dans de plusmauvais chemins. Elle donna des ordres à ses domestiques, en leurlaissant la garde de ses enfants, et elle s’éloigna, en suivant legentilhomme qui n’eût pas osé lui offrir le bras.

D’après ses instructions, le cocher conduisitle carrosse, en contournant les nouveaux bâtiments du château, dansune des cours de service, où devaient se rendre les voitures detoutes les personnes qui avaient reçu des invitations de la part duroi. Charles de Sévigné causa d’abord de choses et d’autres avec sasœur, qui n’était pas rassurée, en se voyant seule avec lui, enl’absence de leur mère, et qui jetait des regards furtifs par laportière. Elle aperçut avec inquiétude un homme qui semblait fairele guet derrière la voiture et qui ne la perdait pas de vue unmoment. Elle examina timidement les allures de cette espèced’espion, avant de le faire remarquer à son frère.

C’était un petit bout d’homme, gros et court,qui portait fièrement une tête énorme avec la figure la plushétéroclite, et qui ne paraissait pas embarrassé de montrer unepareille figure&|160;: des yeux ronds de chat-huant, un long nezcrochu comme un bec de vautour, une énorme bouche aux dentssaillantes, le tout au milieu d’un masque grimaçant sous une peaujaunâtre et ridée. Ce monstre avait, d’ailleurs, une physionomiejoviale et comique, qui n’était pas faite pour inspirer de ladéfiance ou de l’effroi, malgré la difformité des traits de sonvisage. Il était assez bien pris dans sa taille et ne manquait pas,dans son port, d’une certaine distinction, qui provenait surtout del’assurance que lui donnait sa position personnelle, sinon sonrang, à la cour.

Le costume de ce singulier personnagen’annonçait pas cependant un courtisan. Il était vêtu àl’espagnole&|160;: casaque longue à manches bouffantes et chausseségalement bouffantes autour des reins, tout en satin noir, avec descrevés de satin rouge&|160;; il portait une collerette tuyautée àquatre rangs et une large ceinture de cuir de Cordoue doré. Iltenait à la main une espèce de sceptre, à l’extrémité duquels’agitaient quatre grelots d’argent. Ce sceptre de bois d’ébène,qui n’était pas une canne, devait être un bâton de commandement, etservir d’attribut aux fonctions qu’il avait à remplir dans lechâteau.

–&|160;C’est probablement un des concierges duchâteau, dit Charles de Sévigné. On croirait volontiers qu’il a étéchoisi exprès pour faire peur aux gens.

–&|160;Si nous étions en carnaval, repritmademoiselle de Sévigné, je penserais que c’est un vraicarême-prenant.

Tout à coup Charles de Sévigné reconnut, dansun coin de la cour des Communs, le haquet qui avait si bienéclaboussé le carrosse de sa mère. Le bahut, enveloppé decouvertures et de toiles à matelas, qu’il se souvenait d’avoir vusur ce haquet, ne s’y trouvait plus, mais le cheval était encoreattelé, et le petit marquis aperçut, à l’entrée d’un passage voûté,le conducteur du haquet, lequel ne portait plus son costumedéguenillé, en toile à carreaux de couleurs, mais qui se montraitdans un costume de théâtre en velours noir parsemé d’or, avec unetoque à plumes noires, comme s’il allait monter sur la scène.

–&|160;Par la mordieu&|160;! s’écria Charlesde Sévigné, voici le coquin qui nous a inondés de boue et qui n’ena fait que rire. Je veux lui dire son fait et le traiter comme ilmérite de l’être.

–&|160;Quelle folie&|160;! reprit mademoisellede Sévigné, qui cherchait à le raisonner. Tu n’iras pas sans doutete commettre avec ce comédien&|160;!

Mais Sévigné avait déjà sauté à bas ducarrosse et courait demander une explication à ce grand garçon, quiavait aussi reconnu le carrosse couvert de boue et qui n’était plusdisposé à soutenir une querelle, en plein château de Versailles,contre un jeune seigneur de la cour. Il voulait se dérober à cetterencontre délicate, mais Charles de Sévigné ne lui en donna pas letemps et le saisit rudement par le bras.

–&|160;Mordieu&|160;! monsieur le comédien,lui dit-il, je vous retrouve à propos pour vous faire essuyer avecvotre langue les jolies éclaboussures que vous avez faites sur mesarmoiries et sur la livrée de mes gens.

–&|160;Mon prince&|160;! répliqua leconducteur du haquet, interdit de cette brusque allocution et nesachant à qui il avait affaire&|160;: je vous jure que l’accidentdont vous vous plaignez est arrivé à mon insu, et je m’en lave lesmains…

–&|160;Vous laverez d’abord mon carrosse,interrompit Sévigné, qui avait le caractère le plus querelleur etle plus obstiné. Prenez une brosse, s’il vous plaît, et veneznettoyer la livrée que vous avez si joliment accommodée&|160;!Autrement, j’appelle mes gens et je leur ordonne de vous bâtonnerde la belle manière&|160;!

–&|160;Bâtonner quelqu’un, dans le palais duroi&|160;! cria une voix glapissante, qui força Sévigné à changerd’objet et d’adversaire. Bâtonner M.&|160;Raisin&|160;! ajouta lepetit homme, vêtu de satin noir, qui venait d’accourir, en secouantson sceptre à grelots. C’est là une audace extraordinaire.

–&|160;Si Monsieur était gentilhomme, répliquaSévigné en désignant le comédien qui ne songeait qu’à s’esquiver,je lui aurais proposé de mesurer son épée avec la mienne et de merendre raison de son insulte.

–&|160;Juste ciel&|160;! ce jeune seigneur aperdu le sens&|160;! repartit le petit homme qui brandissait samarotte en la faisant tourner à tour de bras. Provoquer les gens enduel, dans le palais du roi&|160;! Vouloir forcer M.&|160;Raisin àtirer l’épée&|160;! Avoir l’idée infernale de tuer M.&|160;Raisin,chez le roi&|160;! C’est là un crime de lèse-majesté.

–&|160;Monsieur, je vous fais sincèrement mesexcuses&|160;! dit, en s’adressant au marquis de Sévigné, lecomédien qui s’effrayait des conséquences de cette querellebruyante, et je m’en remets à mon ami Langeli pour vous donnersatisfaction.

En disant cela, le comédien salua profondémentet disparut dans un corridor sombre où il s’était jeté pouréchapper à un plus long entretien. Charles Sévigné resta interditet furieux&|160;; il s’apprêtait à porter sa colère contrel’étrange personnage qui l’avait empêché d’avoir raison d’uneinjure, lorsque celui-ci lui toucha l’épaule avec le sceptre àgrelots qu’il n’avait pas cessé d’agiter, comme l’emblème de sonautorité.

–&|160;Monsieur le marquis&|160;! dit-il avecun accent impérieux et sévère, que démentait l’expression burlesquede sa figure grimaçante, nous avons le regret de vous placer sousnotre surveillance immédiate, pour éviter un scandale dans lamaison du roi, et pour nous opposer à un duel entre deux hommesd’honneur. Vous plaît-il de me suivre, Monsieur lemarquis&|160;?

Sévigné crut avoir affaire à un officier dupalais ayant à exécuter un pouvoir quelconque, que cet officiertenait de ses fonctions&|160;; il ne fit aucune résistance etsuivit silencieusement ce nain grotesque, qui marchait en avant,son sceptre levé, comme pour affirmer le droit d’arrestation qu’ilavait invoqué. Ils entrèrent sous la voûte principale des Communsdu château et s’enfoncèrent dans des corridors tortueux et sombresque connaissait le guide de Charles de Sévigné. Ce dernier n’avaitpas peur, mais il éprouvait une sorte d’inquiétude, en s’imaginantqu’il allait comparaître devant un tribunal, car il n’ignorait pasque les duels étaient interdits sous les peines les plusrigoureuses et que le Tribunal des Maréchaux de France ou de laConnétablie réglait sans appel toutes les querelles de pointd’honneur.

Mademoiselle de Sévigné avait compris que sonfrère, dont elle redoutait les emportements et les violences,s’était engagé imprudemment dans une querelle dont elle ne pouvaitapprécier à distance l’objet et la portée, mais elle avait vu seformer autour du centre de la dispute un groupe de spectateurs, quil’empêchaient de distinguer ce qui se passait. Elle entendaitseulement le bruit confus d’une altercation, dans laquelle dominaitla voix de Charles de Sévigné.

Elle attendit avec anxiété la fin del’aventure et elle avertit le petit laquais, qui était debout à laportière du carrosse, de prêter secours à son maître, dès qu’il enserait temps. Le petit laquais, qui n’était pas d’âge à intervenirutilement dans un conflit où son jeune maître aurait besoin d’aide,profita de la permission qu’on lui en donnait, pour venir se réuniraux curieux qui étaient bien aises d’assister au débat d’un jeuneseigneur avec un comédien.

Quand mademoiselle de Sévigné constata que sonfrère n’était plus là, et que la foule qui l’avait entouré sedispersait, elle eut à cœur de savoir ce qu’il était devenu et delui porter elle-même aide et secours, s’il en avait besoin. Elletriompha de sa timidité naturelle, sous l’empire de son affectionfraternelle, et elle descendit de carrosse, sans attendre le retourdu petit laquais qui s’était éloigné. Elle se dirigea résolumentvers l’endroit où Charles de Sévigné avait disparu et elle n’hésitapas à s’avancer dans un corridor solitaire, que son frère avait dûsuivre en partant du même point qu’elle. Mais, quand elle arrivadans une espèce de carrefour auquel aboutissaient cinq ou sixchemins différents, elle en prit un au hasard, lequel n’était passans doute celui que Charles de Sévigné avait pris, car elle n’eutbientôt plus l’espoir de le rejoindre&|160;: elle marchaithâtivement, sans rencontrer personne, au milieu d’un dédale depassages obscurs, qui l’éloignaient du but qu’elle espéraitatteindre, et lorsqu’elle essaya de retourner en arrière, ellereconnut avec anxiété qu’elle s’était tout à fait égarée.

Son effroi s’augmenta de plus en plus, quandelle entendit pousser des cris, qui retentissaient par intervallesà travers les longues galeries voûtées et que les échos souterrainsse renvoyaient de l’un à l’autre, en rendant ces cris lointainsplus inarticulés et plus confus. Elle écoutait, immobile etterrifiée&|160;: à plusieurs reprises, elle avait cru reconnaîtrela voix de son frère, mais aussitôt cette voix, qui semblaitprendre le caractère de la menace et de la colère, avait étécouverte par des éclats de rire prolongés. Puis, des portess’ouvrirent et se fermèrent avec fracas, et tout rentra dans lesilence. Mademoiselle de Sévigné fut plus effrayée de ce silence,qu’elle ne l’avait été des bruits vagues et incertains, qui luiannonçaient du moins la présence de quelques êtres vivants. Elledoubla le pas et n’eut plus d’autre idée que de sortir de l’ombrequi semblait à chaque instant s’épaissir autour d’elle, car la nuitapprochait, et la pauvre jeune fille pouvait prévoir que, d’unmoment à l’autre, elle se trouverait arrêtée, sans savoir où elleserait, au milieu des ténèbres.

C’est alors qu’elle se vit au pied d’un grandescalier, qui paraissait aboutir aux étages supérieurs. Elle nesongea plus à descendre, pour arriver à un passage qui laramènerait à la grande cour des Communs&|160;; elle se préoccupaplutôt de monter dans les Communs, où elle aurait chance derencontrer un des gens du château, qui l’aiderait à regagner soncarrosse. Malheureusement, c’était l’heure du souper, et elle netrouva pas sur son chemin un seul domestique. Enfin, après bien destours et des détours, elle parvint, quand le jour lui faisaitdéfaut, à gagner un corridor éclairé par une lampe. Elle se crutsauvée, d’autant plus qu’elle distinguait, à l’extrémité de cecorridor, une assez vive clarté qui venait d’une porteentr’ouverte.

Elle se dirigea rapidement vers cette porte etentra dans une grande chambre, où elle entendait une voix étoufféeet inintelligible, accompagnée de petits coups répétés, qu’onfrappait contre les parois d’une caisse sonore. La personne quioccupait cette chambre ne devait pas être loin, car elle avaitlaissé sur une console deux grosses bougies allumées. Au milieu dela pièce, il y avait une espèce de coffre immense, dont la formeétait assez inusitée, pour que mademoiselle de Sévigné se rappelâtavoir vu, le jour même, ce coffre bizarre, porté sur un haquet, quetraînait un cheval et que conduisait un homme en costume decomédien, celui-là même avec qui le jeune marquis de Sévignés’était pris de querelle sur la route de Versailles. Ce souvenirimprévu n’annonçait rien de bon à mademoiselle de Sévigné, quin’avait rien de plus pressé que de sortir de cette chambre, maiselle en fut empêchée par l’approche de deux personnes qui allaienty rentrer, en parlant à demi-voix. En même temps, les petits coups,qu’elle avait entendus résonner comme dans un meuble, retentirentde nouveau, et la voix qui les accompagnait sourdement devint plusdistincte et plus grondeuse.

–&|160;Voulez-vous donc que je meurelà-dedans&|160;! criait la voix. J’aimerais mieux être enfermé dansun cachot, que dans cette boîte&|160;! Père, délivre-moi, pourl’amour de Dieu&|160;! J’ai grand besoin de respirer un peu, avantde commencer mes exercices. Je me passerai de nourriture, bien queje n’aie ni bu ni mangé depuis notre départ&|160;! Holà&|160;! vousm’avez donc abandonné, que vous ne répondez pas à mesplaintes&|160;? Par pitié&|160;! grand’mère, obtiens pour moi unquart d’heure de liberté, afin que je puisse reprendrehaleine&|160;! Père, au nom du Ciel&|160;! Grand’mère, bonnegrand’mère, sauve la vie à ton petit Jean-Baptiste&|160;!

Mademoiselle de Sévigné n’avait pu saisirqu’une partie de ces paroles, prononcées avec l’accent de la prièredans l’intérieur du grand coffre, où devait être renfermé unpersonnage invisible, qui ne se lassait pas de cogner contre lesparois de sa prison. Elle n’osa pas attendre de pied ferme les deuxindividus, qui se querellaient, au moment où ils allaientreparaître dans la chambre, et elle se cacha, toute tremblante,derrière une tapisserie qui la dérobait à la vue de ce comédien etde cette vieille bohémienne, qu’elle n’avait pas oubliés, depuis laquerelle de son frère avec eux.

–&|160;Auras-tu bientôt fini de faire lesabbat, méchant garçon&|160;? s’écria le comédien, d’une voix destentor. As-tu juré de ruiner ta famille&|160;? Je ne sais qui metient que je ne te roue de coups, mauvais drôle&|160;! Jet’emprisonnerai dans ta boîte, dix jours durant&|160;!

–&|160;Jacques, sois donc plus humain pourl’enfant&|160;! reprit la vieille femme, d’un ton suppliant. Lepauvre petit est encore à jeun depuis ce matin…

–&|160;Il a eu le temps de dormir, répliquadurement le comédien. Le fripon sait bien que tu ne voudrais pasqu’il se couchât sans souper&|160;! N’est-il pas juste que nouscommencions par souper nous-mêmes, nous qui avons le plus de peineet de travail&|160;?

–&|160;L’enfant a faim, dit la vieille.Dépêche-toi de lui donner de l’air, mon cher Jacques, etpermets-lui de manger et de boire tranquillement ce que je luidestine. Mais d’abord, crainte de surprise, fermons les portes,avant d’ouvrir la boîte.

La bohémienne s’assura que les portes de lachambre étaient fermées au verrou, pendant que le comédien enlevaitd’abord le dessus du coffre et mettait à découvert un orgueportatif, sur les touches duquel il promena ses doigts, pourvérifier si l’instrument avait conservé son accord. Puis, oubliantqu’un malheureux prisonnier attendait impatiemment sa délivrance,il se mit à exécuter un grand morceau de musique sacrée, en faisantvibrer les cordes de l’instrument qui rendait un son aussi puissantque celui de l’orgue dans une église. Le son allait se prolongeantet se répercutant hors de la chambre, à faire croire aux personnesqui pouvaient l’entendre, qu’on célébrait quelque part unecérémonie religieuse. Ce n’était pourtant ni l’heure ni le lieu,pour cela.

–&|160;Jacques, nous ne sommes pas mandés àVersailles pour exécuter un stabat dans la chapelle duroi, dit la vieille, en posant sa main décharnée sur l’épaule del’organiste, qui s’exaltait sous l’inspiration musicale. Il nes’agit, pour ce soir, que de musique profane et divertissante.

Le musicien ne répondit pas, et changeant dethème, il se mit à jouer un air d’opéra, avec tant d’éclat et debelle humeur, que ses auditeurs, s’il en avait eu, ne se fussentpas lassés de l’écouter et de l’applaudir. Mais il fut interrompu,par de nouveaux coups frappés doucement contre le clavier del’orgue et par une voix lamentable, qui s’en échappait, enrépétant&|160;: «&|160;Père, j’ai faim, j’ai faim&|160;!Grand’mère, j’ai bien faim&|160;!&|160;»

–&|160;Ce petit masque ne fera jamais unmusicien&|160;! s’écria l’exécutant, qui cessa de jouer et quialla, en grommelant, ouvrir par derrière le coffre, où le mécanismede son orgue était renfermé. Ne suis-je pas bien malheureux d’avoirun fils si peu sensible aux charmes de la musique&|160;!

La petite porte qui venait de s’ouvrir, àl’aide d’un ressort caché, au bas de l’instrument, était déguiséeavec tant d’art, qu’il n’eût pas été possible de soupçonner sonexistence. Il sortit de là un enfant de six ou sept ans, à moitiénu, qui se traîna sur le carreau, marchant à quatre pattes, commeun animal, et qui ne pouvait plus se relever, tant ses pauvresmembres étaient devenus raides et inertes, par suite de la positiongênante et comprimée qu’il avait dû garder, depuis plusieursheures, dans l’étroit espace où il se trouvait blotti. Labohémienne le prit entre ses bras et l’enveloppa dans le pan de sarobe, comme pour le réchauffer et lui rendre, avec la chaleurvitale, la souplesse de ses mouvements.

–&|160;Cher petit, tu vas faire un bon repas,lui disait-elle avec tendresse&|160;: j’ai là pour toi du bon vieuxvin, de la table du roi, une belle langue fumée, un pigeon rôti, unrâble de lièvre, des pâtisseries, des confitures…

–&|160;N’avez-vous pas honte, la mère, degâter ce maudit paresseux&|160;? murmurait le comédien, qui s’étaitemparé du flacon de vin destiné à l’enfant et qui l’eut vidé entrois traits. Il n’a pas encore travaillé aujourd’hui, et aprèsavoir dormi comme un loir, il crie la faim et se plaint d’avoir leventre vide, quand le nôtre est à peine rempli&|160;! Vous allezmaintenant le gorger et l’étouffer de nourriture, de telle sorteque son jeu s’en ressentira et qu’il est capable de s’endormirensuite sur son épinette&|160;!

–&|160;Mange, petit, disait la vieille, et nete soucie pas de ces gronderies. Il n’est pas méchant, ton père,ajoutait-elle, en présentant à l’enfant les aliments qu’il dévoraiten silence, les yeux pleins de larmes&|160;; non, il n’est pasméchant, et il a besoin de toi, puisque tu es l’âme de sa machine,mais c’est sa musique qui l’occupe et l’intéresse plus que tout…Mange à ta faim, cher petit, ne te presse pas. Nous avons le temps,et tu peux manger à ton aise… Le pauvre enfant mourait defaim&|160;! dit-elle&|160;; en s’adressant au musicien. Vois, commeil mange de bel appétit&|160;! Je regrette vraiment, reprit-elle àvoix basse, qu’il n’ait pas un coup de vin à boire, pour se donnerdes forces…

–&|160;Il s’agit bien de boire&|160;! murmurale père, qui tirait de son orgue quelques accords isolés pours’assurer que les touches du clavier faisaient vibrer exactementtoutes les cordes de l’instrument. Il s’agit de mon honneur, ils’agit de notre fortune. Nous allons jouer notre va-tout devant leroi et devant la cour. Ce soir, nous serons riches etheureux&|160;; sinon, il me faudra renoncer à la musique etremonter sur le théâtre, pour gagner notre vie péniblement,misérablement, car il y a trop de comédiens en France, et le métierdevient plus mauvais tous les jours.

–&|160;Nous réussirons, j’en suis sûre,Jacques&|160;! répliqua la vieille, qui n’avait des yeux que pourl’enfant, dont elle dirigeait et encourageait l’appétit. Quandnotre Jean-Baptiste aura mangé à sa faim, il fera desmerveilles…

–&|160;Aura-t-il bientôt fini de tordre etavaler&|160;? grommela le musicien, qui avait terminé l’examen dela tonalité des accords de son instrument. Il est grand temps qu’ilrentre dans sa boîte…

–&|160;Rien ne presse, Jacques, dit labohémienne avec un air suppliant. L’enfant était si affamé, aprèsavoir jeûné tout le jour… D’ailleurs, mon pauvre petit, tuemporteras là-dedans les pâtisseries et les sucreries…

–&|160;Oh&|160;! qu’il se garde bien de fairele moindre bruit&|160;! s’écria le musicien avec colère, car nousdevons paraître devant le roi, à neuf heures précises, et le momentest proche. Entends-tu, Jean-Baptiste, si tu manques ton jeu, si tufais une fausse note, je te fouetterai jusqu’au sang, et même, sije ne réussis pas, par ta faute, oui, par ta faute, jet’étranglerai de ma main&|160;!

Tout à coup, un cri étouffé fut suivi de lachute d’un corps, derrière la tapisserie, qui formait dans lachambre une espèce d’alcôve ou de cabinet. C’était mademoiselle deSévigné, qui venait de s’évanouir, sous l’empire de l’émotion ou dela crainte. Mais, comme tout rentra dans le silence, à la suite dece bruit imprévu et inexpliqué, le comédien et sa mère, qui enavaient été surpris plutôt qu’effrayés, ne se rendirent pas comptede son origine et ne cherchèrent pas à la découvrir.

–&|160;Il y a du monde, dans une chambrevoisine, où l’on a fait tomber quelque chose&|160;? dit labohémienne, en baissant la voix. À Dieu ne plaise qu’on n’ait pasentendu la menace horrible que tu as faite à ce pauvre petit&|160;!On nous prendrait pour des bourreaux. C’est mal, Jacques, c’est lefait d’un mauvais père, que de martyriser ainsi unenfant&|160;!

L’enfant était rentré, en pleurant, dansl’intérieur du coffre, où une cachette lui avait été ménagée, et lepère, sans lui adresser une parole de tendresse ou d’encouragement,s’était hâté de refermer soigneusement l’étroite issue, parlaquelle le petit prisonnier avait regagné son gîte. Le musicien nerépondit pas au reproche de sa mère et se jeta, l’air hargneux etrenfrogné, dans un fauteuil où il feignit de s’endormir.

La vieille femme s’était accroupie contre lecoffre où l’enfant était caché, et elle pleurait, la tête appuyéesur la cloison de bois, derrière laquelle ce malheureux enfantpleurait sans doute aussi. Après quelques instants de douleurmuette, elle voulut de nouveau admonester son fils et l’intéresseren faveur de l’innocente victime, qu’il traitait avec tant derudesse et d’inhumanité.

–&|160;Je ne sais pas, en vérité, dit-elle enparlant à la sourdine, s’il faut savoir gré au sieur Langeli det’avoir fait obtenir la grâce de jouer de ton instrument devant leroi. Je maudis aussi ton invention, qui a fait le malheur de notrepetit Jean-Baptiste. C’est l’ambition qui te possède,Jacques&|160;; tu veux être riche, tu veux devenir un personnage,comme monseigneur Langeli&|160;? Mais, pour faire figure à la cour,tu devrais d’abord te déshabituer de boire, de boire sans cesse,d’être toujours entre deux vins… Tu ne me réponds pas&|160;? Tufais semblant de dormir, Jacques&|160;? Écoute ta vieille mère, quin’a pas longtemps à vivre et qui se désole à l’idée de te laisserl’enfant, ce pauvre enfant, que tu maltraites à plaisir, et que tutuerais, si je n’étais pas là pour le défendre. Écoute-moi,Jacques&|160;: je prendrai l’enfant avec moi et nous ironsensemble, lui et moi, dans quelque troupe de bohémiens, où du moinsil ne sera pas injurié, menacé, battu par son père. Quant à toi, tun’es pas en peine de gagner ta vie, si tu cesses de boire&|160;: turedeviendras comédien, dans quelque troupe ambulante, car c’est envain que ton ami Langeli se flatte de l’espoir de t’enrôler dans latroupe royale de l’Hôtel de Bourgogne. Tu as encore la ressource deretourner à Troyes et d’y être, comme naguère, organiste de lacathédrale… Mais répondras-tu, méchant garçon&|160;? Je te jure mafoi, que si tu n’as point pitié de mon enfant, que si tu lefrappes, que si tu le prives d’air et de nourriture, que si tu letiens impitoyablement enfermé dans ta machine, j’irai, moi, tavieille mère, me jeter aux pieds du roi et lui demander justicecontre toi, pour le salut de mon enfant&|160;!

Le musicien n’avait rien écouté de cettelongue et lamentable allocution, mais mademoiselle de Sévigné, quiavait repris connaissance, entendait les plaintes de la grand’mèreet se promettait tout bas de prendre la défense de cet enfant qu’ilfallait arracher à la cruauté d’un père sans entrailles. Labohémienne, n’obtenant pas de réponse, s’était mise à prier Dieu etlui recommandait la destinée de son petit-fils.

Cependant, depuis plus de trois heures que lamarquise de Sévigné avait quitté ses deux enfants en les laissantdans son carrosse sous la garde du cocher et du laquais, ellen’avait pas perdu son temps, et son bon cœur avait eu une sérieuseoccasion de montrer ce qu’il était capable de faire.

La marquise, à la descente de voiture, suivitle gentilhomme, qui s’était fait reconnaître en prononçant le motdu guet, que le comte de Bussy-Rabutin avait indiqué d’avance à sacousine. Ce gentilhomme, dont le costume et la tournure militaireannonçaient qu’il appartenait ou avait appartenu à un régiment decavalerie légère, que Bussy avait commandé sans doute huit ou dixans auparavant, en qualité de mestre de camp, ce gentilhommemarchait d’un pas modéré, en se retournant de temps à autre pours’assurer que madame de Sévigné venait derrière lui. Celle-ci, dontla confiance n’avait pas failli, dans la conviction que son cousinBussy l’attendait et qu’il avait grand besoin d’elle, n’hésitaitpas à suivre jusqu’au bout cette espèce d’officier dechevau-légers, qui devait la conduire à un but qu’elle ignorait.Elle s’enveloppait seulement dans ses coiffes, pour n’être pasremarquée ni reconnue.

Elle traversa ainsi plusieurs cours, plusieursgaleries, plusieurs passages, qui semblaient s’éloigner du palaiscentral, de ce petit château que Louis XIII avait fait bâtir et queLouis XIV avait pieusement conservé, en l’entourant de superbesbâtiments et en l’encadrant avec beaucoup de goût dans lesnouvelles constructions. Tant qu’elle avait rencontré, sur la routequ’on lui faisait tenir, des gens du château, des domestiques enlivrée, des officiers de la maison du roi, des gentilshommes et desseigneurs de la cour, qui se rendaient à leurs affaires ou à leursdevoirs, elle n’avait pas eu la moindre inquiétude, ni le moindresoupçon&|160;; mais, quand elle se vit engagée dans une sorted’allée sombre, entre deux murailles nues qui n’offraient aucunevoie de retraite, elle éprouva un sentiment de défiance, qui nefaisait qu’augmenter à mesure qu’elle avançait dans cette alléesolitaire. Tout à coup elle s’arrêta et fit mine de retourner surses pas. Le gentilhomme, qui la précédait parut comprendre letrouble et l’hésitation qui s’emparaient d’elle&|160;; il revint deson côté et la rejoignit, avant qu’elle eût commencé à faireretraite.

–&|160;Monsieur&|160;! lui dit-elle avec unair froid et sévère, vous plairait-il de me faire savoir quel estl’endroit où vous devez me conduire&|160;?

–&|160;Volontiers, Madame, répondit-il en lasaluant avec respect, maintenant que je puis vous parler ici sanstémoins. Le comte de Bussy-Rabutin, sous les ordres de qui jeservais à la bataille des Dunes en 1654, m’a donné la commission devous mener auprès de lui, dans l’intérêt d’une affaire qui nesouffre pas de retard…

–&|160;Mais, ce me semble, Monsieur,interrompit-elle en souriant, ce n’est pas là un chemin qui puissehonorablement nous mener chez M.&|160;le comte de Bussy-Rabutin,lieutenant-général des armées du roi&|160;?

–&|160;Ce n’est pas chez M.&|160;le comte, quej’ai l’honneur de vous mener, Madame, répliqua-t-il ens’inclinant&|160;; j’ai le regret de vous conduire, par un assezvilain chemin, je l’avoue, aux prisons du château, dans lesquellesM.&|160;le comte a été amené hier par ordre du roi.

–&|160;M.&|160;de&|160;Bussy dans les prisonsdu château de Versailles&|160;! s’écria madame de Sévigné, aussiétonnée qu’attristée de cette nouvelle.

–&|160;Il est probable qu’il n’y resteraguère, repartit le gentilhomme, puisque vous avez pris la peine,Madame la marquise, de venir lui prêter votre appui. Tous les amisde M.&|160;le comte de Bussy l’espèrent du moins. Si vous nefussiez pas venue, Madame, M.&|160;le comte de Bussy seraittransféré, cette nuit même, à la Bastille, d’où l’on ne sort pasaisément, une fois qu’on y est entré.

–&|160;Je ne sais pas trop, dit-elle, ce queje puis faire pour être utile à M.&|160;de&|160;Bussy, dans uneaffaire que j’ignore absolument.

–&|160;J’ignore de même quelle est cetteaffaire, répliqua le gentilhomme, mais on peut affirmer d’avancequ’elle ne touche pas à l’honneur de M.&|160;le comte, qui estl’honneur même en personne. Voilà pourquoi M.&|160;le comte deSaint-Aignan a donné des ordres, pour que vous soyez admised’urgence auprès de M.&|160;le comte de Bussy, et certainement avecl’approbation de Sa Majesté.

Madame de Sévigné fit un geste qui marquaitson impatience de voir M.&|160;de&|160;Bussy, et elle suivit d’unpas plus pressé le gentilhomme qui devait être son introducteurdans la prison. Dès que son nom fut prononcé, les portess’ouvrirent devant elle, et elle se trouva en présence de soncousin, qui vint à sa rencontre avec un joyeux empressement et quis’autorisa de la politesse de cour pour lui baiser la main avec uneamicale familiarité.

–&|160;Je vous demande pardon, chère cousine,lui dit-il galamment, de ne pas vous recevoir en un lieu plus dignede vous.

–&|160;En vérité, mon pauvre Roger, je nem’attendais pas à venir visiter à Versailles un prisonnierd’État&|160;! répondit-elle, avec une vive expression de sympathieet d’intérêt. Ô mon Dieu&|160;! ajouta-t-elle, émue du bruit desverroux qu’on fermait derrière elle&|160;: est-ce à dire que jesuis désormais emprisonnée avec vous, comme votre complice&|160;?Que je sache du moins quel est le crime dont vous êtesaccusé&|160;?

–&|160;Je suis d’abord tout au plaisir de vousrevoir, après une assez longue absence, bonne cousine, et de vousrevoir plus belle que jamais…

–&|160;Êtes-vous toujours aussi léger et aussifou, Roger&|160;? interrompit en souriant madame de Sévigné.Songez, pour devenir un peu plus sérieux, que vous êtes en prison,accusé de quelque méchante action, et que vous me faites partagervotre captivité, toute innocente que je sois de vos méfaits.Allons, plaisanterie à part, apprenez-moi vite la cause de cetincroyable emprisonnement.

–&|160;Je vous retiendrai ici le moinslongtemps possible, je vous jure, mais veuillez d’abord vousasseoir, cousine, pour m’entendre, pour me plaindre, et pour meconseiller, car je vous ai surnommée, s’il vous en souvient, laDame des bons conseils.

Bussy-Rabutin avait, à cette époque, près dequarante-cinq ans, mais il était encore aussi peu sage, aussi peuprudent, aussi ardent et emporté, que dans sa jeunesse. Quoiquelieutenant-général des armées du roi, il passait son temps dans lasociété des plus jeunes seigneurs de la cour&|160;; quoique mariéet père de famille, il ne s’imposait aucun frein dans son existencede folie et de désordre&|160;: le jeu, la table, les plaisirs lesplus bruyants et les plus fougueux faisaient l’occupation ordinairede ses journées et de ses nuits. Il vivait pourtant à la cour, bienqu’il y fût presque constamment en disgrâce, et le roi lui-même lecraignait, comme le craignaient les courtisans&|160;: on luiattribuait tous les bons mots, toutes les épigrammes, toutes lessatires, qui couraient de bouche en bouche, parce qu’il étaitcapable de faire les plus spirituelles et les plus mordantes.Suivant une boutade de Madame Henriette d’Angleterre, femme du ducd’Orléans, Bussy était «&|160;la plus dangereuse langue et la plusvenimeuse qu’il y eût parmi les scorpions de Versailles et lesvipères de Fontainebleau&|160;».

–&|160;Je gagerais que vous avez encore morduquelqu’un ou quelqu’une&|160;? lui dit madame de Sévigné, qui nelui pardonnait pas son défaut ordinaire de railler et de médire.Vous vous faites toujours de terribles affaires, mon cousin, et ilen résultera, un jour ou l’autre, que les femmes vous crèveront lesyeux et que les hommes vous couperont la langue.

–&|160;Je n’en suis pas encore là, Dieu merci,et certes il m’en coûterait trop d’être pour vous un objetd’horreur. Mais voici mon histoire, où je porte la peine de mesvieux péchés. Je vous atteste, ma cousine, que depuis dix jours jen’ai pas fait trois épigrammes. Au surplus, c’est une chanson qui afait tout le mal, et je n’en suis pas l’auteur, par cetteexcellente raison, que cette chanson est sotte et plate. Je nedevrais donc pas avoir à m’en défendre. Mais la chanson s’adressed’une manière très impertinente à Madame la duchesse d’Orléans, quis’en est montrée fort blessée, et avec raison. Vous plairait-il,belle cousine, que je vous chantasse cette chanson, qui a le motpour rire&|160;?

–&|160;Chut&|160;! Voulez-vous vous faireprendre en flagrant délit&|160;? Soyez donc plus circonspect, sinonplus sage&|160;!

–&|160;En trois mots, voici ce qui s’estpassé. Madame la duchesse d’Orléans a trouvé la chanson écrite surla semelle de ses souliers, un de ces soirs où elle allait chez lareine. Le roi y était. Madame s’est indignée contre leschansonniers de la cour, qui ne respectaient rien, pas même sessouliers. Là-dessus, elle fit voir la chanson qu’elle portait à lasemelle de sa chaussure, et, comme on faisait mine d’en rire, elles’emporta, en disant que le comte de Guiche lui avait appris quej’étais l’auteur de cette vilaine chanson. Sa Majesté mit sa colèreau diapason de celle de Madame et déclara qu’on ferait bien dem’envoyer chansonner à la Bastille. On vint m’avertir, le lendemainmême, de ce tripotage. Je guettai le comte de Guiche, et l’ayanttrouvé qui allait chez Monsieur, frère du roi, je l’arrêtai pourlui dire au passage&|160;: «&|160;Monsieur, quand nous vous auronscoupé les oreilles, nous irons les clouer à la porte de Madame laduchesse d’Orléans.&|160;» Je ne pouvais faire moins, ma cousine,que d’imposer silence à M.&|160;de&|160;Guiche. Mais cette méchantelangue, à qui je laissais encore ses oreilles, s’en servit assezmal pour entendre que ma menace s’adressait, non à lui, mais àMonsieur lui-même&|160;; ce qui était un effronté mensonge. Je melave donc les mains de ce qui est advenu de cette calomnie.Monsieur alla conter la chose à Madame, qui courut la conter auroi, et qui versa des torrents de larmes, en jurant ses grandsdieux que j’avais dessein de lui tuer son mari, si le premierprince du sang de France se refusait à se battre en duel avec moi.Voyez, cousine, ce que sont les caquets de la cour de notre grandroi. Sa Majesté, pour essuyer les pleurs de Madame et pour rassurerMonsieur, a ordonné de m’arrêter et d’instruire mon procès, à laBastille, procès criminel à propos d’une ridicule chanson, quin’est pas mon fait et qui ne vaut pas une chiquenaude… Vousconvient-il que je vous la chante&|160;?

–&|160;La chose est plus grave que vous nepensez, Roger, repartit madame de Sévigné, et vous avez tort d’enrire. Je n’ai que faire de connaître la chanson, et je serai plus àmon aise, ne la connaissant pas, pour prendre votre défense.

–&|160;M.&|160;le comte de Saint-Aignan, quisait mieux que personne ma parfaite innocence, a eu l’excellenteidée d’user de votre venue à Versailles, pour faire de vous unebelle solliciteuse, la plus éloquente et la plus persuasive qu’onpuisse souhaiter. Il s’est offert à vous présenter lui-même àMonsieur, devant qui vous plaiderez et gagnerez ma cause…

–&|160;Non, interrompit la marquise, je n’aique faire d’aller chez Monsieur, qui ne reçoit pas les dames&|160;;j’irai plutôt chez Madame, avec mes deux enfants, Charles etFrançoise.

–&|160;Pardieu&|160;! j’eusse été charmé deles voir et de les embrasser, s’ils sont venus avec vous, macousine, et je vous garde rancune de ne pas me les avoir amenés. Jeparie que votre fille Françoise est en passe de devenir aussi belleque vous l’êtes, mais, à coup sûr, si spirituelle qu’elle puisseêtre, elle ne le sera jamais autant que vous.

–&|160;Adieu, flatteur&|160;! lui dit Madamede Sévigné. Vous me faites oublier que mes enfants sont restés dansmon carrosse, où ils m’attendent depuis tantôt une heure, ens’inquiétant de l’approche de la nuit. Adieu, Roger&|160;! Je m’envais me rendre chez M.&|160;le comte de Saint-Aignan, où nousaurons bel à faire pour vous tirer de ce mauvais pas. Faites ensorte, mon ami, que je vous retrouve moins extravagant, lorsque jereviendrai vous apporter vos lettres de grâce.

–&|160;Cousine, cousine, la plus précieuselettre de grâce sera celle que vous m’écrirez de votre plus fineplume et de votre meilleure encre, vous qui savez écrire de plusbelles lettres que Balzac et Chapelain&|160;!

La marquise de Sévigné fut ramenée à soncarrosse, par le gentilhomme qui l’avait attendue et qui lui fitescorte respectueusement jusque-là. Mais quelle fut l’émotion,quelle fut l’inquiétude de cette tendre mère, lorsqu’elle apprit,de la bouche du cocher et du laquais, que son fils avait sauté àbas de la voiture pour chercher querelle à une espèce de comédienet qu’il avait été emmené par un officier du palais&|160;! Quant àmademoiselle de Sévigné, qui n’avait pas reparu, depuis qu’elleétait descendue aussi de voiture, on supposait qu’elle avait eul’intention d’aller rejoindre sa mère.

Ces renseignements vagues et insuffisants nefirent qu’accroître les angoisses de la marquise, qui, sachant, parexpérience, à quels excès de violence pouvait se porter son fils,s’imagina que ce jeune présomptueux était capable d’avoir provoquéou accepté un duel avec un adversaire indigne de lui. Elle ne serappelait que trop le fatal duel qui lui avait enlevé sonmari&|160;! Elle était moins inquiète au sujet de sa fille, parcequ’elle croyait avoir à compter sur la raison, l’intelligence et lasagesse prématurées de cette jeune personne.

L’idée lui vint que mademoiselle de Sévigné,voyant son frère en altercation avec un inconnu, avait jugénécessaire de lui assurer immédiatement une protection puissante ets’était fait conduire chez le premier gentilhomme de la chambre duroi, M.&|160;le comte de Saint-Aignan. La pauvre mère pensa qu’elledevait infailliblement retrouver son fils et sa fille, en allantles réclamer chez le comte de Saint-Aignan. Le gentilhomme quil’avait conduite à la prison de son cousin ne s’étant pas encoreretiré, elle le pria de la conduire, sur l’heure, à l’appartementdu premier gentilhomme de la chambre, mais elle ne songeait plus,en ce moment, à la démarche qu’elle avait promis de faire auprès dece seigneur, dans l’intérêt du comte de Bussy-Rabulin. Elle n’avaitplus d’autre souci, plus d’autre pensée que de savoir ce que sesenfants étaient devenus.

Elle ne les trouva, ni chez le comte, ni chezla comtesse de Saint-Aignan, qui n’avaient pas entendu parler d’euxet qui n’étaient pas même avertis de leur arrivée à Versailles. Lecomte et la comtesse prirent une vive part à l’inquiétudecroissante de la marquise et s’efforcèrent de la tranquilliser, endonnant des ordres partout pour qu’on se mît en quête du jeunemarquis de Sévigné et de sa sœur.

On les avait vus, en effet, dans la cour desCommuns, mais ils n’avaient fait que paraître et disparaître, sansqu’on pût savoir de quel côté ils étaient allés, car personne neles connaissait, et ils n’avaient parlé à personne. On avait bienidée d’un entretien que le jeune homme aurait eu avec Langeli, lebouffon du roi, mais, comme ce Langeli était craint et détesté detout le monde, on se garda bien de le mettre en cause dans unecirconstance où l’on ne pouvait le faire intervenir sans s’exposerà sa vengeance et à sa haine.

L’heure s’écoulait avec une éternelle lenteurpour la mère, qui espérait à chaque instant voir reparaître sonfils et sa fille. La comtesse de Saint-Aignan eut beaucoup de peineà l’empêcher de se porter elle-même à leur recherche, en lui disantque si elle s’éloignait d’un côté, ses enfants viendraient d’unautre, et que ce serait pour elle un nouveau retard dans la joie deles revoir.

–&|160;Aussi bien, objecta la comtesse, il n’yavait pas lieu d’avoir la moindre crainte, les deux enfants étantarrivés avec elle à Versailles et ne pouvant être qu’au château.Peut-être, ajouta-t-elle en s’arrêtant à une idée qui lui vint,peut-être seraient-ils allés dans les jardins voir les beauxtravaux qu’on y fait&|160;? Je vais donner ordre qu’on s’enquières’ils y sont. Un peu de patience encore, chère marquise, et nousallons vous les rendre, heureux de mettre fin au souci qu’ils vousont donné, à leur insu et bien à contre-cœur.

–&|160;Il est possible, dit le comte deSaint-Aignan, qui n’avait aucune nouvelle des enfants de madame deSévigné, il est possible qu’en vous attendant, Madame, ils sesoient fait conduire au théâtre, où l’on répète quelques entrées duBallet des Arts, dans lequel ils ont un rôle l’un etl’autre&|160;; vous ne l’avez pas oublié, Madame la marquise, etvous trouverez bon qu’ils s’en souviennent, quand il s’agit poureux d’examiner les galants costumes qu’on leur a préparés. Lareprésentation est un peu retardée, mais elle aura lieu dans troisjours, au plus tard…

Madame de Sévigné ne répondait pas&|160;; elleétait absorbée dans l’attente de ses enfants qui ne venaient pas,et chaque minute lui semblait un siècle. Elle écoutait tous lesbruits du dehors, et elle cherchait à reconnaître ceux quipourraient lui annoncer le retour de son fils et de sa fille. Soncœur battait si fort, que les battements faisaient écho dans sesoreilles, et des larmes roulaient dans ses yeux inquiets.

–&|160;Ah&|160;! si le pauvre Bussy eût étélà&|160;! reprit le comte de Saint-Aignan, qui essayait dedistraire la préoccupation de cette mère désolée&|160;: il vousaurait demandé la faveur de se faire le tuteur et le gardien de vosenfants, quoiqu’il soit et ait toujours été le plus inconséquentdes hommes…

–&|160;Je ne vous disais pas que j’ai vu moncousin de Bussy&|160;! interrompit madame de Sévigné, qui eutpresque un remords d’avoir oublié la promesse qu’elle avait faite àson parent. Je l’ai vu, ce maître écervelé, je l’ai vu dans unetriste situation, surtout s’il est innocent de ce dont on l’accuse.Est-il vrai qu’on doive le conduire à la Bastille&|160;?

–&|160;Cette nuit même, répondit le comte deSaint-Aignan, à moins que Sa Majesté ne change d’avis et ne daignedonner contre-ordre. Il ne faudrait qu’une bonne parole bien dite,comme vous sauriez la dire, Madame la marquise, pour obtenir, deMonsieur, son intervention auprès du roi.

–&|160;Êtes-vous certain, Monsieur le comte,demanda-t-elle, que Bussy ne soit pas l’auteur de cette vilainechanson contre Madame&|160;?

–&|160;J’en jurerais, par la raison que siBussy l’avait faite, il s’en vanterait, au lieu de s’endéfendre&|160;; son seul crime, c’est de l’avoir chantée, dans unedébauche où il n’avait pas la tête trop saine. Madame ne lui engardait pas grande rancune, mais Monsieur en a été gravementoffensé et s’en est plaint au roi.

–&|160;Si mes enfants étaient ici, dit ensoupirant madame de Sévigné, je ne me refuserais pas à faire unetentative auprès de Monsieur, bien que Monsieur me connaisse àpeine de nom, car il n’avait pas plus de onze ans, lorsque j’aiquitté la cour, à la mort de mon mari.

–&|160;Monsieur vous connaît bien, Madame lamarquise, repartit M.&|160;de&|160;Saint-Aignan, Monsieur vousadmire entre toutes les femmes, et c’est lui qui m’a chargésecrètement de tout faire au monde, pour vous rendre à la cour quivous avait perdue depuis plus de douze ans. Il lit, il copie de samain toutes les lettres que vous écrivez à vos amis et quicirculent ici de main en main, dès qu’on les a reçues. Monsieur enest le plus curieux collecteur, et ces jours derniers, il déclaraittout haut, devant le roi, qu’une femme qui écrit de pareilleslettres, est au-dessus de toutes les princesses et de toutes lesreines de la terre.

–&|160;Pensez-vous que Madame soit de sonavis&|160;? répliqua-t-elle malignement, flattée d’un tel éloge,qui lui venait de la part du premier prince du sang de France. Ômon Dieu&|160;! ajouta-t-elle avec un air d’indifférence, jen’écris qu’à des amis, et ce sont des lettres sans façon, que jen’écris pas pour qu’on les montre. De telles lettres ne sont quedes conversations intimes et familières…

En ce moment, on entendit dans lesantichambres la voix d’une personne qui était en débat avec lesvalets et qui affichait bruyamment la prétention d’entrer, malgréeux, sans attendre qu’on l’introduisît auprès du premiergentilhomme de la chambre. Madame de Sévigné, s’imaginant quec’étaient ses enfants qu’on lui ramenait, courut à la porte etl’ouvrit elle-même. Elle se trouva en présence d’un personnageridiculement habillé, qu’elle reconnut tout d’abord, pour l’avoirvu souvent à la cour, à l’époque où elle en faisait partie, etlorsqu’elle était en grande faveur dans l’entourage de lareine-mère. Elle fit un mouvement de dégoût et de surprise, en serepentant d’avoir montré un empressement si mal justifié, car cen’étaient pas ses enfants&|160;; c’était seulement Langeli, lebouffon du roi, le dernier qui ait rempli son emploi dans lavieille charge des fous en titre d’office.

–&|160;Que nous veut maître Langeli&|160;?demanda sévèrement le comte de Saint-Aignan, qui sut mauvais gré àce bouffon de s’être présenté chez lui sans sa permission. N’est-cepas un message de Sa Majesté, que m’apporte votre éminentefolie&|160;?

–&|160;Monseigneur, dit Langeli en s’inclinantprofondément devant la marquise de Sévigné, permettez-moi de saluercette belle dame, que j’avais l’honneur autrefois de rencontrer, àla cour de ma vénérée souveraine Sa Majesté la reine-mère Anned’Autriche, quand elle était régente de France. Je n’oublieraijamais, s’il plaît à Dieu, les coups de canne que feu son épouxM.&|160;le marquis de Sévigné m’a fait administrer par seslaquais…

–&|160;Il fallait donc que vous les eussiezmérités, reprit vivement M.&|160;de&|160;Saint-Aignan, pour enavoir, après douze ou quinze ans, aussi chaud souvenir&|160;?Dépêchez, s’il vous plaît, car nous n’avons pas de temps à perdre àces bagatelles. Venez-vous pas nous donner des nouvelles du jeunemarquis de Sévigné et de mademoiselle de Sévigné, que je faischercher par tout le château&|160;? Cela seul nous importe à cetteheure.

–&|160;Je venais, en effet, monseigneur,répondit Langeli, vous annoncer, qu’ils ont été conduits l’un etl’autre chez son Altesse royale Madame la duchesse d’Orléans.

–&|160;Dieu soit loué&|160;! s’écria lamarquise de Sévigné, en adressant un sourire de reconnaissance àLangeli, qu’elle méprisait et détestait pourtant de longue date.Monseigneur, dit-elle en se tournant vers le comte de Saint-Aignan,ne vous semble-t-il pas opportun que j’aille en personne reprendremes enfants et faire ma cour à son Altesse royale, pour laremercier d’avoir bien voulu les recueillir, en l’absence de leurmère&|160;?

–&|160;Je serais très honoré, Madame, ditLangeli avec une malice perfide, de me faire votre chevalierd’honneur, et de vous conduire moi-même jusqu’aux antichambres deson Altesse Royale.

–&|160;Monseigneur, repartit la marquise deSévigné en se rapprochant du comte de Saint-Aignan avec unmouvement d’effroi, vous m’avez offert de m’accompagner chez sonAltesse Royale Madame&|160;; vous me donnerez ainsi l’assurance quime manque, et si vous le jugez à propos, je serai heureuse d’êtreprésentée, sous vos auspices, à Monseigneur le duc d’Orléans.

–&|160;Nous allons donc de ce pas chez sonAltesse Royale Madame, dit le comte de Saint-Aignan. Quant à vous,maître Langeli, je vous dispense de porter la queue de la robe demadame la marquise de Sévigné.

–&|160;Vous savez, Monseigneur, repritvivement Langeli, que sa Majesté daignera entendre, ce soir, leclavecin magique du sieur Raisin, ex-organiste de la ville deTroyes&|160;? Nous nous retrouverons donc l’un et l’autre, à cetteoccasion, en face de sa Majesté. Quant à madame la marquise, jedésire qu’elle se souvienne, comme je m’en souviens et m’ensouviendrai toujours, de la gracieuse épigramme qu’elle m’a jetéejadis au visage, devant ma bonne maîtresse la reine-régente Anned’Autriche&|160;: «&|160;Il y a ici-bas tant de fous, dont lesagréables folies sont gratuites, que je ne comprends pas comment ontrouve bon de payer les folies maussades de Langeli.&|160;» Adieuvous dis, Madame la marquise&|160;: vous vous rappellerez que toutse paie ici, même les folies des autres.

Langeli salua encore, d’un air goguenard, ets’enfuit en poussant des éclats de rire. Le comte de Saint-Aignanétait indigné et fit mine de donner un ordre pour mettre à laraison le fou du roi.

–&|160;Ce malotru semble se réjouir d’uneméchanceté qu’il aurait faite, dit-il inquiet et préoccupé. En toutcas, Madame la marquise, il accuse un sentiment de vengeance contrevous et contre votre mari défunt. Il faudra débarrasser la cour decette vermine.

La marquise de Sévigné, en se présentant chezla duchesse d’Orléans, apprit, avec beaucoup de contrariété, queMadame était allée chez le roi et la reine, avec les deux enfants,que Langeli avait mis sous sa garde. Le comte de Saint-Aignan nes’expliquait comment ces enfants, qu’il avait fait chercher silongtemps dans tous les coins du palais, avaient été retrouvés parLangeli et conduits directement par lui chez Madame. Il proposadonc à la marquise de Sévigné qui devait être rassurée à leurégard, de l’introduire auprès de Monsieur, frère du roi, dansl’intention de dégager sa promesse vis-à-vis du comte de Bussy, enle tirant d’un mauvais pas.

Philippe de France, duc d’Orléans, la reçutavec autant d’empressement que de curiosité&|160;; il avait depuislongtemps le désir de connaître la femme distinguée, qui écrivaitces incomparables lettres que les beaux esprits de la courregardaient comme des chefs-d’œuvre. Après les compliments qu’il seplut à lui adresser, il se félicita de la voir revenir à la cour,où elle était toujours présente, depuis douze ans, par lessympathies et les admirations qu’elle y avait laissées, en seretirant à Paris, avec ses enfants.

–&|160;Monseigneur, reprit-elle, je m’étaiséloignée de la cour, à la suite du plus grand malheur qui pûtarriver à une mère de famille, mais aujourd’hui la mère de famillereparaît avec un fils et une fille, qu’elle a élevés dans sonveuvage et qu’elle vient mettre sous la protection de Sa Majesté etde l’auguste famille royale.

–&|160;Vous devez être assurée de cetteprotection, répondit Monsieur, et pour ma part, je me tiendrai trèsheureux de vous prouver, en toute circonstance, combien je vousporte d’intérêt et combien je me réjouis de vous revoir parminous.

–&|160;Monseigneur, reprit-elle, j’ai besoinde compter sur la bienveillance de Votre Altesse Royale, en venant,dès le premier jour de mon rappel à la cour de Sa Majesté, adresserau roi une requête et recommander respectueusement cette trèshumble requête à Votre Altesse.

–&|160;Quel que soit l’objet de la requête quevous voudrez bien me présenter, dit le prince, vous devez êtresûre, Madame la marquise, que j’y ferai droit aussitôt, etm’estimerai très heureux de vous témoigner toute l’estime que vousméritez.

–&|160;Il s’agit de mon cousin le comte deBussy-Rabutin, répliqua-t-elle en se hâtant de profiter des bonnesdispositions du duc d’Orléans. Il faut que je sois bien persuadéeque je plaide une cause juste et honorable, ajouta-t-ellechaleureusement, pour oser venir devant vous, Monseigneur,combattre et repousser une accusation, qui ne m’inspirerait que del’horreur et du mépris, si elle était fondée.

–&|160;Vous savez, Madame, dit le ducd’Orléans avec un embarras mélangé de tristesse, que le comte deBussy a commis une bien mauvaise action, en offensant gravement SonAltesse Royale Madame, et en m’offensant moi-même par le même fait,qui a inspiré au roi la plus juste indignation.

–&|160;Monseigneur, reprit vivement lamarquise de Sévigné, je n’hésite pas à déclarer que mon parent estinnocent de l’abominable action qu’on lui impute, et je me portecaution de son innocence, en priant M.&|160;le comte deSaint-Aignan de vouloir bien se faire garant de ma déclarationformelle à cet égard&|160;: M.&|160;le comte de Bussy-Rabutin,maréchal de camp des armées du roi, est incapable d’une pareillenoirceur et d’une si odieuse ingratitude, il proteste de toutes sesforces contre ses accusateurs et il demande à être placé en faced’eux pour les confondre. Je supplie M.&|160;le comte deSaint-Aignan de venir en aide à la démarche que je me suis permisde tenter auprès de Votre Altesse Royale, avant d’aller me jeteraux pieds du roi et lui demander justice et grâce pour un de sesplus fidèles serviteurs.

–&|160;Je ne fais aucune difficulté d’appuyerla démarche si honorable que madame la marquise de Sévigné a oséfaire auprès de Votre Altesse Royale, dit le comte de Saint-Aignan.J’ai étudié l’affaire en question, et je me plais à reconnaîtrequ’il n’existe pas la moindre charge sérieuse à l’égard du comte deBussy. La misérable chanson qu’on l’accuse d’avoir composée nesaurait lui être attribuée, à aucun point de vue, car, sans parlerde l’infamie de cette pièce lâchement calomnieuse, c’est une œuvresi plate, si grossière et si ridicule, qu’on ne peut supposerqu’elle soit de l’homme le plus raffiné et le plus spirituel de lacour.

–&|160;On croirait, il est vrai, dit le ducd’Orléans en se rangeant à l’opinion du comte de Saint-Aignan, oncroirait qu’elle a été faite par quelque sot de bas lieu, qui nesoupçonne pas même ce que c’est que la langue, l’orthographe et lapoésie. Mais ne vous souvient-il pas d’un autre gentilhomme, que jene veux pas nommer, puisqu’il a fait amende honorable et qu’il està jamais en disgrâce&|160;? Il n’était pas sot, celui-là, etpourtant il avait fait fabriquer, par son laquais, une chanson dumême style, qu’il colportait et chantait lui-même dans les réunionsde débauche…

–&|160;Ah&|160;! monseigneur s’écria le comtede Saint-Aignan, il y a entre Bussy et le seigneur dont parle VotreAltesse Royale, il y a la distance du soleil à la planète deMercure. Bussy est un poète excellent, malicieux sans doute, maisde l’esprit le plus fin, le plus délicat, le plus charmant…

–&|160;Holà&|160;! Saint-Aignan, vous vousenflammez trop pour le talent de votre mauvais sujet&|160;!interrompit le prince. Je me range à votre avis, quant au talent,mais il faut avouer, en revanche, que le comte de Bussy est bienaussi le plus léger, le plus imprudent, le plus inconséquent deshommes. Mais, puisque madame la marquise veut bien se portercaution pour son cousin, je ferai réparation d’honneur à ce pauvreBussy, qui est assez puni par vingt-quatre heures de prison, etnous allons, s’il vous plaît, prier de faire mettre en liberté leprisonnier, qui pourrait, dès ce soir, venir remercier Sa Majestéle roi.

Le duc d’Orléans, accompagné du comte deSaint-Aignan, se rendit aussitôt chez le roi, où Madame étaitencore avec les deux enfants de la marquise de Sévigné. Celle-ci nefut pas admise sur-le-champ à les voir, car ils avaient été mêlés àun bien étrange événement, que leur mère ignorait. Au moment où ilsentraient dans l’appartement de Madame, sous la conduite du bouffonLangeli, qui se retira en riant, comme il en avait l’habitude, unpapier roulé était tombé d’une des poches du marquis de Sévigné quin’y prit pas garde, et la duchesse d’Orléans, ayant remarqué lachute de ce papier, avait prié tout bas une de ses dames de leramasser et de le lui remettre. Ce papier n’était autre qu’unecopie de la chanson injurieuse, qu’on avait fait circuler contreelle, en l’attribuant à Bussy-Rabutin. L’indignation de Madame futgrande, mais ne pouvait pas subsister longtemps à l’égard dumarquis de Sévigné, qui n’avait pas plus connaissance du papiertombé de sa poche, que de la chanson que contenait ce papier.L’agent inconnu de cette lâche machination avait poussé la perfidiejusqu’à signer du nom de Bussy-Rabutin la chanson satyrique, qu’onavait voulu faire passer ainsi sous les yeux de la princesse, qui yétait l’objet des plus ignobles injures. Elle demanda pourtant desexplications au marquis de Sévigné, qui lui raconta le plusnaïvement du monde comment Langeli l’avait enfermé à son insu dansune cave des Communs, et comment ce bouffon du roi l’en avait faitsortir, deux heures après, pour le conduire, avec sa sœur, chez laprincesse. Il n’en savait pas davantage, et il se plaignaitamèrement de ce que cet impertinent individu s’était permisd’attenter à sa liberté, sous prétexte de l’empêcher de châtier uncomédien qui l’avait insulté.

Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli,pour l’interroger sur les méfaits dont il paraissait coupable, carce ne pouvait être que lui qui avait glissé dans la poche du jeuneSévigné la chanson diffamatoire, que ce dernier ne soupçonnait pasmême avoir apportée avec lui dans la chambre de la duchessed’Orléans. Celle-ci, irritée de longue date contre les insolencesdu bouffon du roi, était bien aise de tirer parti d’une occasionqui s’offrait de débarrasser la cour d’un personnage hostile etdésagréable à tout le monde, mais que le roi tolérait et mêmesoutenait, par déférence pour la reine-mère, qui le lui avaitspécialement recommandé. Il s’agissait d’obliger Langeli à sereconnaître l’auteur de la malice infernale qu’on ne devait imputerqu’à lui, attendu que le marquis de Sévigné ne savait pas même quelétait le papier qu’on avait vu tomber de sa poche&|160;; or, cejeune homme, depuis son arrivée à Versailles, avait été livréexclusivement aux étranges sévices de cet être malfaisant. Celui-ciniait effrontément ou refusait de répondre. La situation changeaquand mademoiselle de Sévigné, qui était restée neutre jusqu’alorsdans le débat, déclara que Langeli, en la menant avec son frèrechez Madame, tenait à la main un papier roulé.

–&|160;Langeli, dit tout à coup le roi avec unvisage menaçant et une voix terrible, si tu t’obstines à mentir ouà refuser de parler, je te ferai trancher la tête, comme à unrebelle et à un parjure&|160;!

–&|160;Ah&|160;! sire, reprit le bouffoneffrayé, vous ne ferez pas cela, pour l’honneur de votre trèshonorée mère, ma bonne maîtresse&|160;!

–&|160;Je le ferai tout à l’heure, poursuivitle roi, si tu ne déclares pas qui a fait la copie de cetteexécrable chanson&|160;; qui l’a signée du nom de Bussy-Rabutin, etqui l’avait glissée dans la poche du marquis de Sévigné, pourqu’elle tombât dans la chambre même de Son Altesse Royale.

–&|160;C’est moi, sire, c’est moi&|160;!répondit Langeli, qui avait pris au sérieux la menace du roi&|160;;je n’y entendais pas malice, je voulais seulement divertir VotreMajesté, en mettant les gens dans l’embarras et en chassant de lacour le fils d’un gentilhomme, du défunt marquis de Sévigné, morten duel il y a douze ans, qui m’avait fait battre par ses laquais,alors que la reine-mère, ma bonne maîtresse, était encore là pourme protéger. Je me suis vengé aussi, en même temps, du comte deBussy, qui depuis dix ans ne m’avait pas rencontré une seule fois,sans me crier aux oreilles&|160;: «&|160;Monsieur le fou, quandaurez-vous un collier de chanvre autour du cou, pour vous payer devos mérites&|160;?&|160;»

–&|160;Langeli, lui dit le roi avec une froidesévérité, tu es trop vieux maintenant, pour qu’on te fasse fouetterpar les pages, en châtiment de tes méchancetés, mais je te défendsde reparaître jamais devant mes yeux, sous peine d’être mis à lachaîne et enfermé dans une cage de fer, avec les bêtes de maménagerie. Va-t’en&|160;!

Louis XIV était le seul homme au monde queLangeli n’osait pas regarder en face&|160;: il n’essaya pas deprotester contre son arrêt et partit, la tête basse, en poussant degros soupirs et en pleurant à sanglots. Il alla se cacher au fonddes jardins, où on l’entendit gémir toute la nuit.

Le lendemain, on le trouva noyé dans un desbassins du parc de Versailles.

Cependant le roi avait daigné écouter lajustification du comte de Bussy, que Monsieur se chargea deprésenter lui-même, en faisant intervenir sa femme, qui se plut àdéclarer qu’elle ne se sentait pas le courage de garder rancune àun parent et ami de la marquise de Sévigné. Ordre fut donné àl’instant de mettre en liberté le prisonnier, qui demandait à venirhumblement se jeter aux pieds de Sa Majesté.

–&|160;Qu’il ne soit plus parlé de cette sotteaffaire, dit le roi, et que M.&|160;de&|160;Bussy se contente deremercier sa cousine, madame la marquise de Sévigné, qui pourra, sielle le juge bon, nous l’amener, ce soir, à l’audition de l’orguemagique du sieur Raisin.

Cet orgue magique avait fait grand bruit,depuis quelque temps, à Troyes, en Champagne, et dans les autresvilles de la province. C’était, disait-on, une inventionextraordinaire qui tenait du prodige, et peu s’en fallut quel’organiste Raisin, qui en était l’auteur, ne passât pour sorcier,car l’instrument, qu’il avait inventé, et dont il dirigeait lesopérations mécaniques, reproduisait, comme en écho, tous les airsque le musicien exécutait lui-même sur le clavier de son orgue, etcette reproduction de ces mêmes airs, absolument identique, serépétait autant de fois qu’on pouvait le désirer et toujours avecla même perfection.

Langeli, qui connaissait l’inventeur del’Orgue magique (c’est ainsi que cet orgue merveilleux étaitnommé), n’avait pas eu de cesse que son ami Raisin ne fût mandé àVersailles, pour se faire entendre, avec son instrument devant leroi. L’audition devait avoir lieu, ce soir-là, et toutes lespersonnes de la cour qui se trouvaient au château furent avertiesde venir à cette curieuse séance musicale.

L’assemblée était peu nombreuse, parce que laplupart de ceux qui devaient assister, peu de jours après, à lareprésentation du Ballet des Arts, n’étaient pas encorearrivés à Versailles. Il n’y avait donc pas plus de cent personnes,réunies dans un nouveau salon du palais, lequel, toutresplendissant de dorures et de peintures, était à peine abandonnépar les habiles ouvriers qui en avaient achevé l’ornementation, quefaisait ressortir le brillant éclairage de mille bougies.

On avait déposé sur une estrade la lourdecaisse en bois noirci qui contenait l’orgue magique, et Raisin,revêtu d’un riche habillement espagnol qu’il avait porté au théâtredans plusieurs comédies, attendait, debout, à côté de soninstrument, l’entrée du roi et de la famille royale. Il était fortpréoccupé du succès de l’épreuve décisive qu’il allait tenterdevant une pareille assemblée&|160;; il avait cherché des yeux,pour s’encourager, son ami Langeli, et il s’étonnait de ne pasl’apercevoir dans la salle. Quant à sa vieille mère, la pauvrefemme avait obtenu à grand’peine l’autorisation de rester cachéederrière une porte, où elle pouvait tout entendre sans rien voir.Toute sa pensée se concentrait sur son petit Jacques, qu’ellesavait renfermé dans l’intérieur de l’instrument, où il devaitrester, sans air et sans lumière, pendant plusieurs heures.

–&|160;Malheureux enfant&|160;! murmurait-elletout bas&|160;: un jour ou l’autre, il mourra étouffé dans cetteaffreuse boîte, où il est condamné à passer la plus grande partiede sa vie. Dieu fasse qu’il grandisse assez vite pour être délivréde sa prison&|160;!

On annonça le roi, et Louis XIV parut, danstout l’éclat de son grand habit de cour, suivi de la reineMarie-Thérèse, de son frère Monsieur le duc d’Orléans, de sabelle-sœur Madame Henriette d’Angleterre, et de plusieurs princeset princesses de sa famille, qui prirent place à ses côtés. Madameavait fait réserver des sièges auprès d’elle pour la marquise deSévigné et ses deux enfants, qu’elle comblait d’attentions et depolitesses. Dès que tout le monde fut assis, on vit s’avancer lecomte de Bussy-Rabutin, en grand costume de cour, qui, conduit parson ami, le comte de Saint-Aignan, venait saluer le roi.

–&|160;On est satisfait de vous voir, aprèsune courte absence, lui dit le roi avec moins de froideur qu’àl’ordinaire. Je vous avais fait inviter par votre gracieuseparente, madame la marquise de Sévigné&|160;; vous ferez bien devous rapprocher d’elle et de vous guider souvent d’après sesavis.

Bussy s’inclina profondément et alla occuperun siège qu’on avait laissé vide à côté du marquis de Sévigné. Leroi donna l’ordre de commencer le concert. Le musicien, dontl’émotion s’augmentait à chaque instant, ouvrit d’une maintremblante le clavier de l’orgue magique, et il n’était plusvisible de personne, lorsqu’il se fut assis devant cet orgue, quile couvrait entièrement.

Mais mademoiselle de Sévigné l’avait vu,l’avait reconnu, et sa mémoire lui rappelait alors tout ce dontelle avait été le témoin involontaire dans une chambre des Communsdu palais, où elle était restée assez longtemps évanouie. L’effroiet l’aversion que lui avait inspirés ce musicien ivrogne et brutal,qui maltraitait son fils, en l’accablant d’injures et de menaces,se ravivèrent tout à coup dans l’esprit de cette jeune personne,que tenaient émue et oppressée les souvenirs confus de sa bizarreaventure. Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui s’étaitpassé pendant son séjour accidentel au milieu de cette famille debohémiens, qui n’avaient eu pour elle que des égards respectueux etattentifs&|160;; mais elle se rappelait que le coffre, contenantl’orgue magique renfermait aussi un être vivant, un pauvre enfantmalade, une victime qui souffrait peut-être cruellement à cetteheure-là même, et qui devait souffrir ainsi en silence jusqu’à cequ’on lui eût permis de remuer, d’étendre ses membres comprimés etde respirer à l’air libre.

Les sons de l’orgue, que Raisin touchaitadmirablement, produisaient dans l’assemblée une profondeimpression&|160;: c’était un hymne religieux, dans lequell’exécutant imitait le chant grégorien de la chapelle du pape, enl’entrecoupant par des chœurs de voix féminines. Le morceau achevé,le musicien se leva et vint se replacer debout à côté de son orgue.Après quelques instants de silence et d’émotion, l’instrument, quiétait devenu muet, reprit tout à coup la parole, et répéta sur unmode plus lent et moins énergique le morceau de musique religieuse,que l’organiste venait de jouer avec une exécution si puissante etsi habile. On eût dit qu’un écho, caché dans les profondeurs de cetorgue, avait retenu fidèlement les accords que l’organiste savaittirer des tuyaux de son instrument. Tous les assistants, malgré laprésence du roi, ne purent se défendre de manifester leurétonnement et leur admiration.

L’orgue ayant fait silence, le musicien seremit à son clavier et fit entendre un air italien, composé deflûtes et de hautbois dans le genre tendre et langoureux. Puis, sonexécution terminée, le musicien descendit de son estrade, pourmontrer qu’il était entièrement étranger à l’action mécanique deson orgue, qui exécuta seul, après lui, le même air italien, avecplus de douceur encore et de mélodie. L’organiste renouvela troisfois de suite une expérience analogue, et trois fois l’orguemagique, sans subir aucun contact avec la main de l’homme, renditen écho un peu affaibli les divers morceaux exécutés par lemusicien.

Un dernier essai fut moins heureux. Raisinvenait d’achever une cantate, entremêlée de symphonies brillantes,et il attendait, avec anxiété, que l’orgue se mît à exécuter sonsolo magique&|160;; car il n’était sorti de l’orgue qu’un soupirqui ressemblait à un gémissement.

–&|160;Madame&|160;! dit Mademoiselle deSévigné, en se penchant à l’oreille de la duchesse d’Orléans,Madame&|160;! Il y a là-dedans un enfant qui se meurt&|160;!

La princesse avait compris, avaitdeviné&|160;; elle se pencha, à son tour, à l’oreille du roi, etlui fit remarquer la contenance effarée du musicien, qui, pâle, lesyeux hagards, s’était approché de son instrument et avait l’air des’y attacher avec les mains pour se soutenir et ne pas tomber sansconnaissance.

Soudain, une voix stridente se fit jour àtravers l’entrebâillement d’une porte fermée, et retentit dans lesalon, où l’émotion apparente du musicien avait gagné de proche enproche tous les spectateurs.

–&|160;Jacques&|160;! disait cette voixlamentable&|160;: le petit se meurt, le petit va mourirétouffé&|160;! Ouvre, ouvre ta machine&|160;! Jacques, pour l’amourde Dieu, sauve notre enfant&|160;!

Louis XIV avait donné un ordre, et deux pagesde la chambre étaient déjà en conférence avec Raisin, qu’ilssommaient, au nom du roi, de mettre à découvert le secret del’orgue magique. Le musicien essayait de résister et demandait avecinstances qu’on se contentât de transporter dans une autre salle lecoffre qui contenait son jeu d’orgue&|160;; il suppliait à mainsjointes, il invoquait son privilège, ses droits d’inventeurmécanicien et organiste.

–&|160;Ô mon Dieu&|160;! disait Mademoisellede Sévigné, qui connaissait seule le secret de l’orguemagique&|160;: ce mauvais père laissera périr son enfant&|160;!

–&|160;Que de retards&|160;! que derésistances&|160;! disait le roi à Madame&|160;: cet homme est bienosé de désobéir à mes ordres&|160;? Çà, qu’on brise sa machine àcoups de marteau&|160;! Je veux voir ce qu’il y a là-dedans.

Raisin ne se le fit pas dire une secondefois&|160;; il alla ouvrir lui-même le compartiment, dans lequelson fils était renfermé, et il l’en tira évanoui, sans haleine etsans mouvement. Une rumeur immense d’inquiétude et d’indignations’éleva de toutes parts. Mais le musicien eut recours aux moyensqu’il avait déjà employés souvent, pour combattre un commencementd’asphyxie&|160;: il secoua l’enfant, lui souffla dans la bouche,lui frotta les tempes et lui humecta les paupières avec de lasalive. L’intérêt palpitant de cette scène inattendue tenait enémotion tous ceux qui en étaient témoins&|160;; les femmespoussaient des exclamations, aussitôt réprimées&|160;;quelques-unes étaient sur le point de perdre le sentiment.

Enfin, l’enfant avait rouvert les yeux, et ilportait autour de lui un regard indécis&|160;; il se ranimarapidement et parvint à se mouvoir, en retrouvant la conscience delui-même, lorsque son père lui ordonna de s’agenouiller etd’implorer le pardon du roi&|160;; mais cet enfant était incapablede prononcer une parole.

–&|160;Sire, dit Raisin, qui repritl’assurance et la hardiesse d’un ancien comédien, j’exposerespectueusement aux regards de cette illustre assemblée le secretde l’orgue magique, ce secret qui était l’unique ressource de mapauvre famille. Cet enfant est mon fils, âgé de six ans à peine etdéjà fort bon musicien&|160;; s’il n’était pas si jeune, jedemanderais à Votre Majesté de vouloir bien l’attacher à sachapelle, tandis que, moi, je reviendrais a mon premier métier, quifut l’état de comédien, et j’aspirerais à entrer dans la trouperoyale de l’Hôtel de Bourgogne.

–&|160;L’enfant est de bonne mine, disait leduc d’Orléans, qui n’osait prendre une décision sans l’aveu du roi.Je pourrais le faire élever et instruire par le gouverneur de mespages, et plus tard, il ferait un très bon valet de musique.

La bohémienne, aïeule de cet enfant, s’étaitéchappée des mains de la livrée, qui s’efforçait de la retenir etde faire taire ses lamentations et ses cris&|160;; elle fitirruption dans le salon et alla se précipiter aux pieds du roi.

–&|160;Sire&|160;! sire&|160;! disait-elle, ensanglotant&|160;; que Votre Majesté daigne me laisser mon petitJacques, que son père martyrise et qu’il a failli, sans le vouloir,faire périr aujourd’hui même sous les yeux de Votre Majesté&|160;!Je suis la vieille mère de tous les Raisin, qui se distinguent dansla comédie et dans la musique&|160;; j’ai été moi-même musicienneet comédienne. Si Votre Majesté daignait m’accorder le privilège dela troupe des petits comédiens de Monseigneur le dauphin…

–&|160;Êtes-vous folle, la mère&|160;!interrompit Louis XIV. Le dauphin, qui est né au mois de novembre1661, n’a guère plus d’une année, à cette heure.

–&|160;Monseigneur le Dauphin grandira,repartit la vieille avec vivacité, et alors le premier comédien desa troupe sera mon petit-fils Jacques, présentement âgé de six anset demi.

Louis XIV, qu’on n’avait jamais vu rire,excepté au théâtre, accueillit en riant la requête de la mère detous les Raisin, et lui promit de signer, le lendemain même, leslettres patentes établissant la troupe des petits comédiens dudauphin.

Cette troupe, d’une espèce toute nouvelle,devait avoir de grands succès à la cour, grâce au talent de sonprincipal acteur. Quant à Jean-Baptiste Raisin, il obtint deslettres du roi pour entrer dans la troupe royale de l’Hôtel deBourgogne, et, sans être un des meilleurs comédiens de cetteexcellente troupe, il se corrigea du défaut de boire comme unmusicien.

Peu de temps après la dernière séance où l’onentendit l’orgue magique, le Ballet des Arts futreprésenté, à Versailles, avec pompe&|160;: le roi y dansa, ainsique son frère et Madame. Cependant, la marquise de Sévigné refusaabsolument d’y figurer, en disant que sa condition de veuves’opposait à sa réapparition sur la scène des ballets de la cour,où sa fille était en âge de paraître à sa place pour obéir auxvolontés du roi.

–&|160;Maintenant que Langeli est mort, dit àce sujet l’incorrigible Bussy-Rabutin sauvé par sa cousine, de laBastille et d’un procès fâcheux, personne n’osera dire à SaMajesté, qu’un roi qui danse dans un ballet n’est pas même le roides baladins.

LES ESPIÈGLERIES DE CRÉBILLON

 

(1680)

 

Prosper Jolyot de Crébrillon, né en 1674 àDijon, fils d’un greffier de la Cour des Comptes de cette ville,fut envoyé, de bonne heure, à Paris, pour y faire des études quipussent lui permettre d’entrer avec distinction dans la carrière dela magistrature, où sa famille s’était illustrée depuis plusieursgénérations. Dès l’âge de dix ans, il annonçait les belles qualitésd’âme et d’esprit qui lui méritèrent l’estime et l’admiration deses contemporains, comme homme et comme auteur dramatique ;mais son imagination ne s’était pas encore préparée au genre sombrequ’il devait imiter du théâtre grec dans ses tragédies d’Atréeet Thyeste, d’Idoménée, d’Électre et deRhadamiste et Zénobie ; il aimait déjà lemerveilleux, les contes et les aventures originales ; lui-mêmes’amusait à inventer une foule de ruses comiques, d’intriguesingénieuses, de joyeuses facéties, pour le passe-temps de sescamarades du collège Louis-le-Grand.

Il se livrait, tout jeune, avec délices, à uneparesse dont il ne se corrigea jamais : c’était une rêveriesomnolente de poète, qui le captivait, au moment de l’inspiration,et qui révélait d’avance les allures capricieuses de songénie ; rien n’avait le pouvoir de dompter cette humeurfantasque, souvent en guerre ouverte avec les règles du collège etl’autorité des maîtres. Ses dispositions à la mollesse fainéante semontraient surtout au dortoir, ou il était toujours le premier etle dernier au lit. Quand une fantaisie de repos ou de penséel’enchaînait, le matin, sur son oreiller, le bourdon de Notre-Damen’eût pas sonné assez fort pour l’éveiller, et il ne se serait paslevé plus vite si le feu avait pris à la maison ; lespunitions, le jeûne, le fouet et le cachot échouèrent contre soninvincible entêtement. La cloche, qui forçait les écoliers à sortirde leurs draps avant le jour, n’avait pas de plus implacable ennemique notre poète en herbe, qui faisait semblant de ne jamaisl’entendre.

Cette obstination invincible, qui peut avoirquelquefois de graves et sérieuses conséquences dans la vie del’homme, est, d’ordinaire, intolérable chez les enfants, car elleencourage à l’effronterie et à l’orgueil. Crébillon, néanmoins,n’était pas détesté des jésuites, ses instituteurs. Les Pèresjésuites avaient le talent de deviner, d’apprécier la valeurintellectuelle et morale de leurs élèves ; ils n’épargnaientaucun moyen de séduction pour enrôler les plus distingués dans leurSociété, que protégeaient alors la haute capacité et le mériteéclatant de ses membres. Crébillon avait donc fixé les yeux de cessavants professeurs, par la facilité de son travail, la richesse desa mémoire et les ressources de son intelligence ; il étaitdevenu, presque sans y penser, le plus instruit de sa classe, etses succès, aussi solides que brillants, faisaient couvrir d’unmanteau d’indulgence sa conduite légère et turbulente, ses éternelsbavardages, ses tours malicieux et son inflexible ténacité.

Outre la cloche du collège, son ennemieirréconciliable, Crébillon avait en aversion ceux qui la sonnaient,et ceux-là le payaient aussi de retour.

C’étaient les deux correcteurs ouPères fouetteurs, qui s’étaient rendus dignes de cet emploiexécutif, par un long zèle éprouvé au service de la Compagnie deJésus, laquelle croyait utile d’appliquer à l’éducation la sévéritédes peines corporelles. Le Père Griffon et le Père Frémionréunissaient, à cette pénible charge, qui les mettait sans cesse enfonctions, le poste de sonneurs, qu’ils occupaient à tour de rôle.Leur rigoureuse exactitude avait lieu de se manifester, tous lesjours, dans l’un et l’autre ministère. Ainsi ils ne retardaient pasd’une seconde le châtiment que le régent ou maître declasse avait décrété contre un coupable, et les verges, dans leursmains équitables, n’étaient ni des armes d’injustice, ni desinstruments de vengeance, excepté cependant lorsque c’étaitCrébillon qu’on livrait à leur bras séculier : alors leurressentiment personnel faisait d’un devoir un plaisir, et les coupstombaient dru, sans que la victime daignât faire entendre uneplainte. Ils sonnaient la cloche à tour de bras, pour appeler lescollégiens au dortoir, au réfectoire, à l’église et à laclasse ; mais ils avaient beau se relayer tous les matins,pour venir tourmenter Crébillon, toujours endormi ou immobile dansson lit, à l’heure du lever, celui-ci ne tenait compte de leuravertissement, soit qu’ils lui tirassent l’oreille, soit qu’ils luiadressassent un bon coup de verges, soit qu’ils le secouassent parles cheveux, il ne pleurait pas de douleur, mais quelquefois ilpleurait de rage.

Cette inimitié, si cordialement partagée parle jeune élève, datait de plusieurs années. Crébillon, en arrivantau collège de Louis-le-Grand, après une enfance heureuse et libreau sein de sa famille, avait eu peine à s’accoutumer aux punitionsusitées chez les jésuites, et la première fois que le Père Griffon,qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet il se défenditd’abord avec une inutile éloquence, et finit par lutter contre ledroit du plus fort, non sans avantage, puisque le visage de l’hommeaux verges en conserva les cicatrices plus longtemps que lederrière du petit rebelle. Le Père Frémion, qui était muet, futencore plus maltraité, la seconde fois que Crébillon passa sous lesverges, et il laissa presque la moitié de son nez sous la dent d’unadversaire, indigné d’un traitement brutal, dont son corps avaitmoins encore à souffrir que son orgueil.

Depuis cette double exécution, qui commença laquerelle du fustigé contre les deux Pères fouetteurs, Crébillonn’avait pas cessé de se venger d’eux par toutes les malices que luisuggérait cette haine profonde et ardente, qui devait plus tard luiinspirer de si terribles scènes dans ses pièces de théâtre. Tantôtil leur lançait, en tapinois, une balle, une pomme, une pierre, unencrier ; tantôt il les aspergeait d’encre ou les inondaitd’eau ; tantôt il les attachait l’un à l’autre par le bas deleur soutane ; tantôt il tendait une ficelle sur leur passage,pour les faire tomber ; tantôt il cachait leur chapeau et leremplissait de sable ou de cendre ; tantôt il émiettait dupain dur dans leurs draps, pour les empêcher de dormir. Il savaitaussi semer adroitement, entre eux, des germes de discorde, qui sedéveloppaient par le seul fait de leurs infirmités réciproques, detelle sorte que le muet ne pouvait se faire comprendre du sourd, etque le sourd ne comprenait rien de ce que le muet voulait lui dire.De là des colères amusantes qui se traduisaient par des pantomimesburlesques.

C’était Crébillon qui dérobait le vin de leursrepas, c’était lui qui jetait du poivre dans leur soupe et quienlevait la viande sur leur assiette. C’était lui surtout qui lesinduisait en erreur pour les heures de travail, en allant dérangerla marche de l’horloge du collège. En un mot, il était sans pitiépour ces deux êtres inoffensifs, respectables par leur âge commepar leur habit. Un jour, il enferma le muet dans le donjon del’horloge, où personne ne remarquait d’en bas les signes désespéréspar lesquels le prisonnier réclamait sa délivrance, tandis que soncollègue était emprisonné dans un souterrain, aussi sourd que lui,au fond duquel il serait mort d’inanition, si un tonnelier quitravaillait près de là ne fût accouru à ses cris.

Le Père Griffon, le sourd, avait vieilli dansle collège que sa robe noire balayait depuis cinquante ans, sans yavoir ramassé la moindre instruction. Il était chauve, louche, etremarquable par son nez de rubis ; il buvait sec etfréquentait la cave du principal, qui, disait-on, étaittrop bon chrétien pour ne pas s’apercevoir que son vin avait étébaptisé. Le Père Griffon, renommé pour sa dextérité à manier lesverges de bouleau et le fouet à lanières de cuir, avait besoin dese donner des forces, qu’il n’eût point tirées d’une nourrituretrop frugale ; aussi mangeait-il de la chair de porc, enjambons, en andouilles et en saucisses, avec d’autant meilleurappétit, qu’il n’avait pas à observer la religion juive.

Quant au Père Frémion, le muet, qui necultivait pas moins attentivement les sensualités de l’estomac, ilétait de haute taille, maigre, pâle et jaune. Malgré la servilitéde ses attributions, il passait pour avoir accueilli ça et làquelques bribes de latin, que son mutisme le dispensait de montreraux écoliers ; il affectait toujours un maintien grave etsolennel, quoiqu’il n’eût pas de plus sérieuses affaires que sesverges et sa cloche. Il est vrai qu’il ne perdait jamais de vue lecadran de l’horloge, au milieu de ses promenades solitaires dans lagrande cour du collège, pendant lesquelles il remuait toujours leslèvres, comme s’il se parlait à lui-même.

Un soir d’hiver de l’année 1680, les élèves decinquième, réunis dans leur quartier, autour du poêle, après lesouper maigre du vendredi, s’entretenaient tout bas de leursmisères scolaires, pendant que le maître, absorbé dans la lectured’un livre théologique du P. Sanchez, négligeait d’épier etd’écouter leurs conversations, qui dégénéraient en propos factieux.Crébillon maudissait énergiquement l’horrible tyrannie qu’il yavait à mettre sur pied de pauvres enfants, avant l’aube, par lafroide température de décembre ; ses auditeurs opinèrent tousdu bonnet, mais n’opposèrent que des lamentations timides etpassives aux projets de révolte que le jeune dramaturge essayait defomenter ; tant, à cette époque, sous l’empire absolu de laCompagnie de Jésus, l’enfance était soumise à la règle du collègeet craintive devant la rigueur du châtiment.

– Mes amis, disait Crébillon avec cegénéreux dévouement qui exalte les plus timides, c’est troplongtemps souffrir que les Pères Griffon et Frémion, ces suppôts dudiable, qui ont l’âme plus noire que leur robe, nous opprimentjusque dans notre sommeil, pour tyranniser les élèves les plusstudieux, que leurs brutalités ne peuvent atteindre. Cependant ilne nous faudrait qu’un peu d’adresse pour venir à bout d’un sourdet d’un muet. Je ne demande pas qu’on me seconde, mais qu’on mepromette seulement le secret, quoi qu’il arrive, dans ce que j’airésolu de faire.

– Ah ! qu’as-tu résolu,Prosper ? interrompirent en chœur les assistants, quireconnaissaient tous chez Crébillon une supériorité d’esprit et definesse. Dis-nous cela vite. Vraiment, nous te promettons de subirla retenue, les arrêts et le fouet, comme des Spartiates, pourvuque le tour en vaille la peine, et malheur à celui d’entre nous,qui, comme un cafard, s’en irait rapporter aux Pères !…

– Je sais que vous êtes de bravesgarçons, reprit Crébillon d’un air protecteur, et c’est plaisir quede se risquer à se faire punir pour vous rendre service ; maisvous n’êtes point assez hardis, pour vous venger. Moi, je necraindrais pas même le général de la Compagnie de Jésus !Ainsi, je me moque des Pères fouetteurs. Comptez donc sur moi pourdormir tout votre soûl, demain matin et jours suivants, en dépit dela cloche, que ni sourd ni muet ne pourra faire tinter pour leréveil.

Cette cloche, dont les sons retentissantsavaient force de loi dans le collège de Louis-le-Grand, depuis cinqheures du matin jusqu’à neuf heures du soir, était suspenduejustement au-dessous du dortoir où couchait Crébillon, et la cordequi servait à la mettre en branle se trouvait renfermée, en bas, àhauteur d’homme, dans une sorte d’armoire, dont les sonneursavaient seuls la clé.

Le petit conspirateur, sachant que c’était lepère Griffon qui devait le lendemain sonner le réveil, ainsi quetous les exercices de la journée, eut l’idée de supprimer le son dela cloche, pour tromper l’oreille du pauvre sourd ; ilattendit que le collège fût endormi, et, s’armant d’une tenaillecachée sous son chevet, il se leva doucement, s’habilla sans bruitet sortit du dortoir à pas de loup, sur un palier dont la fenêtre,qu’il avait laissée ouverte d’avance, lui permettait de toucher lacloche avec la main ; il décrocha habilement avec sa tenaillele battant de cette cloche et l’emporta dans son lit, où ilattendit, en dormant d’un plein sommeil, l’effet de sa mystérieuseexpédition.

Le lendemain, comme il l’avait prévu, l’heuredu réveil se passa sans que la cloche avertît les dortoirs, quirestèrent silencieux plus tard qu’à l’ordinaire ce matin-là. LePère Griffon s’était réveillé aussi exactement que les autresjours, au moment où le marteau de l’horloge, qu’il n’entendait pas,s’ébranlait pour frapper le coup de quatre heures, car jamaissonneur de cloche ne fut plus fidèle à son devoir. Il descendit, àmoitié vêtu, dans la cour, malgré le froid âpre et brumeux quiprécédait le point du jour ; il saisit de confiance la cordequ’il avait tirée de l’armoire, et la secoua longtemps, sans que lacloche rendît aucune vibration ; mais la routine avaittellement suppléé au sens de l’ouïe, qui lui manquait, que lemouvement était pour lui l’image du bruit. Son oreille complaisantecrut percevoir le son éclatant de la cloche, qu’il agitait enmesure, sans que l’airain prît sa voix accoutumée. Cette voix sidiscordante et si tyrannique ne se faisant pas entendre auxdormeurs, pas un d’eux ne bougea, et ceux qui, par habitude,s’étaient éveillés à l’heure ordinaire, en bâillant, s’assoupirentde nouveau pour profiter du supplément de sommeil qu’ils devaient,comme ils le pensaient bien, à quelque ruse adroite deCrébillon.

Celui-ci, satisfait de la réussite de soninvention, s’en alla remettre le battant à sa place, avant que lePère Griffon se fût aperçu de la supercherie. En effet, leprincipal, étonné de ne pas avoir entendu la cloche matinale, mandale sonneur, qui déclara que le réveil avait sonné depuis une heureet que les élèves ne pouvaient tarder à descendre auxclasses ; mais il eut beau protester, avec serment, qu’iln’avait rien à se reprocher dans les devoirs de sa chargesonnifère, le principal l’accusa de négligence ou d’oubli et luiordonna en pénitence un jeûne extraordinaire. Le Père Griffon, quisavait bien ne pas avoir rêvé, sonna une seconde fois plusréellement et plus efficacement que la première ; mais iln’échappa point aux remercîments goguenards des écoliers, quirépétaient, en défilant devant lui :

– Grand merci, père Griffon ! Nousavons ronflé une bonne heure de plus, à votre santé : nous nemaudirons pas votre satanée cloche, si vous nous laissez dormirainsi tout notre soûl, ô digne père Griffon !

Et le Père Griffon, qui ne soupçonnait pas lavérité, jugeant, aux éclats de rire, qu’on se moquait de lui,grommelait entre ses dents, enrageait et se promettait d’avoir sarevanche, dès qu’un de ces railleurs deviendrait sonjusticiable.

– Quoi ! mon Père, vous êtes simatinal ? lui dit Crébillon, en ayant l’air d’ignorer quelleheure il était, quoique le crépuscule l’indiquât assez ;aviez-vous la puce à l’oreille, pour vous lever plus tôt que deraison ? Cela peut vous enrhumer, père Griffon, cela peut vousgâter le teint ; mais vous avez sans doute souffert ducauchemar, cette nuit, ou bien le Moine-bourru vous aura fortmaltraité, au sortir du lit ?

Et tout le monde riait de ces interrogationsadressées inutilement au sourd ébahi, pour qui la grimacesardonique de Crébillon était aussi peu compréhensible que sesparoles.

Le Moine-bourru, dont Crébillon demandait desnouvelles au sonneur, était connu au collège de Louis-le-Grand, parune ancienne superstition, qu’on retrouve encore dans le peuple. Ilparaît qu’à l’époque de l’expulsion des jésuites par Henri IV,après l’attentat d’un de leurs élèves, nommé Jean Châtel, contre ceprince, la Compagnie de Jésus, dont les doctrines théologiquesvenaient d’être condamnées au Parlement comme dangereuses pour lavie des rois et pour la sûreté des États, fut, en quelque sorte,personnifiée par cette dénomination allégorique deMoine-bourru, à laquelle se rattachait le souvenir duparricide commis sur un roi cher à ses sujets. Le Moine-bourrudevint dès lors un fantôme malfaisant, qui était censé parcourirles rues de Paris, pendant la nuit, surtout en hiver, et le collègede Louis-le-Grand, qui ne portait encore à cette époque que le nomde collège de Clermont, à cause de son fondateur Guillaume Duprat,évêque de Clermont en Auvergne, passa naturellement pour laretraite de ce méchant moine, qui assommait de coups les gens qu’ilrencontrait éveillés dans ses rondes nocturnes.

La terreur que ce personnage imaginairecausait aux habitants de Paris s’était tellement accréditée dansles esprits et si bien enracinée au collège de Louis-le-Grand, queles jésuites eux-mêmes n’en étaient pas tous exempts. Le PèreGriffon et le Père Frémion contribuaient aussi à la perpétuer, dansles traditions du collège, par des récits ridicules qu’ilsfaisaient aux élèves, de la meilleure foi du monde. Quand ceux-ci,aux heures de récréation, interrogeaient les deux vieux correcteurssur l’histoire redoutable du Moine-bourru et parvenaient à lesmettre sur ce chapitre inépuisable, le Père Griffon narrait avecémotion les faits et gestes de cette espèce de démon, et soncollègue muet approuvait, d’un signe de tête ou d’un signe decroix, ces terribles récits, tant il avait lieu de redouter leMoine-bourru, qu’il accusait de torts graves à son égard, car ilmontrait une cicatrice qu’il avait au front, et faisait raconter,par son compère, qu’une belle nuit de Noël, le Moine-bourru avaitvoulu le poignarder, pour l’empêcher de sonner la messe del’Aurore. Le Père Griffon possédait donc, sur le Moine-bourru, unrépertoire d’aventures et de témoignages, capables au moinsd’inspirer le doute au plus incrédule ; ces aventuresfantastiques, il les amplifiait de plus en plus, depuis quaranteans qu’il les prodiguait sans cesse à l’insatiable curiosité de sesjeunes auditeurs, qui frémissaient d’horreur, en se serrant autourde lui. L’orateur, que la peur gagnait à son tour, finissait par enperdre la voix, aussi complètement que le Père Frémion, qui avaitaccompagné d’une effrayante pantomime, en sa qualité de muet, lesrécits de son collègue, qu’il n’entendait pas, mais qu’il savaitpar cœur.

Crébillon, le seul qui dans le collège necroyait pas au diable, avait osé traiter de visionnaires les deuxinnocentes victimes des malices du Moine-bourru.

– Visionnaires ! murmurait le pèreGriffon, avec indignation. Ce mauvais garçon ne croit à rien ;il mourra dans la peau d’un hérétique.

Le jour suivant, ce fut le père Frémion, quidut remplacer le père Griffon dans les fonctions de sonneur. Ilavait, comme tout le monde, blâmé son confrère d’un oubli qu’ilcroyait bien avoir constaté lui-même. Il se rendit à son poste,avant quatre heures du matin, bien déterminé à faire retentir uncarillon, qui ne pût être révoqué en doute, même par lessourds ; il ouvrit donc l’armoire, pour empoigner la cordequ’il cherchait à tâtons, sans la trouver et sans la voir dansl’obscurité.

– Encore un maudit tour duMoine-bourru ! pensait le sonneur. Pourvu qu’il n’ait pasavalé la corde de ma cloche !

Mais Crébillon ne dormait pas : il avaitdevancé le sonneur, et pour empêcher la cloche de sonner, il enavait détaché la corde et il la tenait par un bout, en laissantpendre l’autre bout de cette corde, garni d’un bon nœud coulant,qu’il sut diriger adroitement de manière à faire passer ce nœudcoulant dans le bras du père Griffon. La chose faite, Crébillonattira la corde à lui, en serrant le nœud coulant dans lequel setrouvait engagé le bras du sonneur. Celui-ci sentit cette étreintesubite, sans oser y porter la main qui lui restait libre, et cela,dans la crainte de rencontrer quelque chose d’horrible, ou de sebrûler les doigts à l’anneau de fer rouge que la pression de lacorde lui faisait imaginer autour de son bras ; il resta doncpétrifié, fermant les yeux et poussant des soupirs, faute depouvoir crier au secours, presque défaillant au fond de l’âme, etpromettant des prières au bon saint qui le délivrerait des griffesdu Moine-bourru.

Crébillon, du haut de la fenêtre où il avaitpris position pour jouer son rôle, se divertissait beaucoup del’épouvante d’un ennemi, qu’il tenait humilié en sa puissance, etil tiraillait la corde, par brusques secousses, pour redoublerl’horreur de cette espèce de possession magique à laquelle secroyait condamné le malheureux Père Frémion. Ce matin-là, le réveilne fut pas sonné plus tôt que la veille, et le renouvellement d’unepareille négligence irrita le principal, qui envoya chercher lesonneur en défaut, dans sa chambre, où il n’était point. Le pèreGriffon, avec l’assurance et l’entêtement d’un sourd, assurapositivement que son confrère était descendu à l’heure précise etavait sonné le réveil.

On ne trouvait pas le Père Frémion, qui étaitbien empêché de répondre à son nom, qu’il n’entendait pas répéter,quoique tous les échos du collège le portassent à ses oreilles. Onle cherchait partout, excepté sous la cloche, muette comme lui, oùil désespérait de sa vie et de son salut. Crébillon, que le dangerd’être découvert invitait à la retraite, rejeta sur la tête dumalheureux sonneur le bout de la corde, qu’il tenait encore en lasecouant de plus belle, et s’enfuit dans le dortoir, en poussant unéclat de rire qui eût fait honneur au Moine-bourru lui-même. LePère Frémion, qui avait cru sentir sur sa tête s’abattre laformidable main du Moine-bourru, était tombé à la renverse, le brasdroit toujours levé en l’air, bien que la corde détendue ne lecontraignît plus à cette position pénible, que les nerfs raidis deson bras rendaient machinale. On arriva enfin, on le releva, onl’interrogea, on remarqua son bras lié d’un nœud coulant ;mais, à ses gestes effarés et à sa physionomie contractée, on neput que former des conjectures défavorables sur l’état de soncerveau, troublé de vin ou de folie ; il eut beau analyser,par écrit, ses impressions et ses sensations, pendant qu’il sonnaitla cloche à tour de bras, assurait-il, et prêter à son effroi unecause réelle qu’il essayait de peindre avec des gestes et desgrimaces horribles, le principal s’irrita davantage d’une crédulitéqu’il ne partageait pas, et le punit de sa négligente en luiordonnant de passer, chaque nuit, trois heures en prières :c’était ne pas ménager les terreurs superstitieuses du pauvrehomme.

Toutefois, les élèves profitèrent de ce retardet de ce désordre pour donner une heure de plus au sommeil et uneheure de moins au travail. Pendant qu’ils s’habillaient avec unelenteur que la cloche n’avait pas encore activée, Crébillon eut letemps de leur conter en détail l’aventure plaisante du PèreFrémion, qui n’était pas remis de sa peur, et ceux-ci, en passantdevant lui, se détournaient pour rire, quand ils voyaient les yeuxégarés et le teint blême du sonneur muet, qu’ils saluaient decondoléances ironiques et facétieuses.

– Comment se porte le Moine-bourru ?lui disaient-ils, en riant. Il paraît que cet honnête moine ne veutpas qu’on l’éveille si matin ; donc, prenez garde à vous, PèreFrémion : un jour, il vous pendra au bout de votre corde, etvous sonnerez vous-même le glas de vos funérailles. Notre Père,délivrez-nous de votre sonnerie ! Ainsi-soit-il.

Le Père Frémion ne savait sur quelle facemoqueuse faire tomber, en grêle de soufflets, l’orage de sa colère,car c’était une procession de rires et de sarcasmes, qui pourtantne lui inspirèrent pas le soupçon qu’il eût été la victime d’untour d’écolier. Crébillon, composant son visage avec une expressionde fatalité tragique, avait l’air de compatir à sa justefrayeur.

– Eh bien ! mon révérend Père, luidit-il d’un ton lugubre, si le Moine-bourru recommence ses coursesnocturnes dans le collège, c’est présage de malheur, et le diableemportera la cloche avec vous. Digne Père Frémion, le Moine vousa-t-il bien rossé ? Heureusement que les indulgences, que vousgagnez chaque jour, en nous donnant le fouet le plusconsciencieusement du monde, vous consoleront en paradis.N’avez-vous pas prononcé un bel exorcisme ? Oh ! quej’eusse voulu être là pour venir en aide au Moine-bourru !

Le Père Frémion, à voir l’air compatissant deCrébillon, eut la bonhomie de croire que le malin garçons’intéressait à lui et ajoutait foi à l’apparition duMoine-bourru ; il lui sut gré, au fond, de cette apparentebienveillance, et il se promit tout bas, de le ménager, la premièrefois que Crébillon mériterait la correction favorite desjésuites ; ensuite le bon Père, faute de pouvoir s’exprimeravec la parole, essaya de reproduire, par la pantomime la plusexpressive, tout ce qu’il avait éprouvé de souffrances morales etphysiques, sous la possession du Moine-bourru. Crébillon, qui avaitenvie de lui rire au nez, eut beaucoup à faire pour continuer sonrôle d’auditeur bénévole, et pour garder son sérieux, qui luiéchappait, au souvenir de ce Moine-bourru qui n’était autre qu’unnœud coulant dans les mains d’un écolier.

Crébillon était trop enchanté du succès de sacomédie, pour ne pas tenter de la renouveler une seconde et unetroisième fois, sans qu’elle fût découverte. Tout réussit au gré deses espérances : le Père Griffon sonna encore la cloche privéede battant ; le Père Frémion eut encore le poignet lié à lacorde ; les collégiens gagnèrent encore, a ce manège, quelquesheures de bon sommeil et un sujet journalier de plaisanteries.

Mais ceux qui, ces jours-là, passèrent sousles verges des Pères correcteurs, se plaignirent d’être traités envictimes expiatoires. Le Père Griffon surtout frappait plus fortque jamais, c’est-à-dire comme un sourd.

Cependant le principal, qui n’était nisuperstitieux, ni crédule, n’attribuait point les incroyablesaventures des sonneurs à la magie ou à des causes surnaturelles,d’autant plus que rien ne paraissait dérangé dans l’économie de lacloche, qui avait la voix aussi claire qu’auparavant pour appelerle collège à table, à l’étude, à la récréation et au lit. Aprèsavoir imposé de nouveaux jeûnes et de nouvelles pénitences aux deuxsonneurs, sans que ceux-ci fussent parvenus à sonner la cloche duréveil ; comme le Père Frémion offrait la démission de sacharge pour complaire au Moine-bourru, le principal annonça qu’ilirait lui-même sonner le réveil, en dépit des timides remontrancesde ses deux subordonnés qui croyaient fermement que le Moine-bourrului tordrait le cou.

Cette nouvelle, qui fut bientôt dans toutesles bouches, ne fit que ranimer l’imagination de Crébillon, quichangea de batteries, pour conquérir encore à ses camaradesl’addition de sommeil qu’il leur avait promise, et à laquelle ilss’étaient déjà accoutumés depuis quatre nuits.

Avant qu’aucun bruit de pas eût retenti sousles voûtes du collège, avant qu’aucune lumière eût brillé auxfenêtres du pavillon de l’Horloge, Crébillon sortit de son lit bienchaud, avec un héroïque dévouement, qui bravait un froid de sixdegrés, accompagné de la bise du nord ; il alla, pieds nus,sur le palier, théâtre de ses premiers exploits, et parvint, nonsans peine et sans danger, à enlever la cloche, dont il avaitenveloppé soigneusement le battant avec son mouchoir ; puis,il se sauva entre ses draps, avec sa lourde capture, encore indécisde l’usage qu’il en ferait.

Sa première pensée avait été de fairedisparaître la cloche pour toujours, comme pour la punir de tousles griefs que le sommeil des collégiens avait reçus d’elle, et ilsongeait à l’aller jeter dans le puits, mais il fut arrêté parcette réflexion que ce ne serait pas se délivrer à jamais d’unepareille ennemie, que de laisser la place à une autre cloche,peut-être plus grosse, plus bruyante et plus inattaquable. Il sedétermina donc à lui chercher une cachette, où elle serait, dumoins, en paix et en silence. Dans cette intention il s’habilla,sans faire de bruit, et quitta le dortoir, avec la cloche, qu’ilavait peine à porter : il la porta cependant ou la traînajusqu’aux greniers, et ensuite il la fit passer, par une lucarne,sur les toits : là, il choisit exprès le corps de cheminée quicommuniquait avec l’appartement du principal, pour suspendre etfixer, dans l’intérieur même du tuyau de cette cheminée, la cloche,muette encore, au moyen de la corde et d’un morceau de boisattachés le plus solidement possible ; ensuite il accrocha, aubattant de la cloche, une longue ficelle, qu’il fit descendre dansle tuyau d’une cheminée voisine, où aboutissait le poêle de laclasse de son quartier. Ces préparatifs, que l’obscurité et lagelée rendaient plus difficiles et plus périlleux, avaient étéfaits avec la plus grande précaution ; ils ne furent terminésqu’à quatre heures du matin, au moment où le principal sortait desa chambre pour venir lui-même dans la cour faire sonner le réveilen sa présence.

Crébillon, durant son pénible travail, avaitdirigé souvent ses regards vers la fenêtre de la chambre duprincipal, et quand l’horloge sonna quatre heures, il se tint pouraverti de rentrer au dortoir, où son absence n’avait pas étéremarquée ; mais, auparavant, il eut le temps de voir unepartie de la scène comique à laquelle donnait lieu l’enlèvement dela cloche.

Le principal ne trouva même pas la corde quiservait à sonner la cloche, lorsqu’il ouvrit de sa propre main lapetite armoire où cette corde devait être renfermée, et le PèreFrémion, qui le suivait en frissonnant, s’écria que le Moine-bourruavait sans doute emporté la cloche avec la corde. Quant au PèreGriffon, il se réjouissait, en sournois, de l’étonnement et del’embarras de son supérieur. Il fallut éveiller un à un les élèves,qui s’excusèrent de leur paresse sur le silence de la cloche, etqui poursuivirent de leur gaîté matinale les deux sonneurs, qu’ilsvoyaient lever les yeux en l’air, à chaque instant, dans l’espoirque leur cloche reviendrait d’elle-même reprendre sa placeordinaire.

– Révérends Pères, leur disaient lescomplices de Crébillon, elle a pris des ailes et s’est envolée,pour devenir un astre au ciel ; ou bien le diable, qui se mêlede tout, l’aura prise et fondue au feu de l’enfer. Mais ne vousdésolez pas : elle est peut-être en voyage, comme toutes lescloches de nos paroisses, qui s’en vont à Rome, dit-on, pendant lasemaine sainte. C’est votre faute aussi de l’avoir enrhumée, madamenotre cloche, pour l’avoir fait parler trop matin. Cette clocheclochetait mal, avançant l’heure du travail et retardant l’heure durepos : le Moine-bourru fera bien de la battre un peu, pour lacorriger.

Et les deux sonneurs, qui se communiquaientleurs inquiétudes relatives à la cloche absente, se félicitaientd’être justifiés de tout soupçon de négligence, par la déconvenuedu principal, et ils en augurèrent qu’une puissance invisibleempêchait l’usage des cloches dans le domaine de la Compagnie deJésus ; ils supportaient donc avec résignation les épigrammeset les rires de la gent écolière.

Le principal était moins résigné à tolérer lasoustraction de la cloche, qu’il ne pouvait attribuer à des voleursdu dehors ; il pensait qu’un collège sans cloche étaitsemblable à un corps sans âme, et jugeant bien que ceux-là seulsétaient capables d’avoir fait le coup, qui avaient intérêt à lefaire, il n’en accusa que ses élèves : en conséquence, ilassembla les Pères Jésuites en conseil secret et leur demanda leuravis, après avoir hautement exprimé le sien, qui fut de briser, parun redoublement de sévérité, cette espèce de rébellion contre ladiscipline de la maison, et de retrouver, à force de menaces et depunitions, la cloche volée et le voleur. La fable du Moine-bourrun’invitait personne à la tolérance, et les moyens de rigueur lesplus redoutables furent adoptés dans cette espèce de concile.

– Mes enfants ! dit d’un airpaternel le principal, qui avait réuni tous les élèves autour delui dans la grande salle des distributions de prix, vous devezconnaître celui d’entre vous qui s’est rendu coupable de vol et dedésobéissance, en dérobant et en cachant la cloche du collège. Ilest de votre devoir de vous séparer de l’auteur d’un acte aussirépréhensible, en me le désignant vous-mêmes : ce que je voussomme de faire immédiatement.

Les élèves ne bougèrent pas et se turent,comme s’ils n’avaient pas entendu cette sévère admonition, ou commes’ils n’avaient rien à y répondre ; les têtes, les yeux,demeurèrent immobiles, et quelques ricanements étouffés circulèrentseulement de rang en rang. Crébillon, qui se tenait derrière unpilier, pour mieux juger des dispositions de l’assemblée, faisaitle geste de se dénoncer lui-même, mais ses voisins l’enempêchèrent, en lui rappelant leurs conventions mutuelles.

– Jeunes élèves, je vous laisse réfléchirjusqu’à demain après la messe ! reprit le principal, d’un tonqui témoignait de son mécontentement ; j’espère que vousn’attendrez pas le terme de ce délai, pour me signaler lecoupable ; mais, passé l’instant de l’indulgence, il sera troptard pour le repentir ; alors vous serez tous compris dans lechâtiment, et condamnés, sans rémission, à dix jours de jeûne, et àun mois de retenue, pour copier chacun dix mille vers latins. Nousverrons bien si ces mesures extrêmes réussiront mieux que le bonconseil et la persuasion, pour vaincre vos résistancescriminelles.

Dès que le principal se fut retiré, avec laferme volonté de ne pas fléchir devant l’obstination la plusintrépide, les écoliers tinrent conseil entre eux, à leur tour, etcomme le voleur de la cloche courait grand risque d’être chassé ducollège, après avoir reçu le fouet à outrance, il fut résolu, àl’unanimité, que le secret serait gardé inviolablement, puisqu’entous cas il n’était pas possible de fouetter et de chasser tous lesélèves. Crébillon, qui ne voulait pas être en reste de générositéavec ses camarades, leur jura de tourmenter tant et si bien leurspersécuteurs, qu’il les forcerait à quitter l’offensive et àdemander merci. Après un discours d’apparat, dans lequel on eûtretrouvé en germe les défauts et les beautés des tragédies qu’ildevait composer plus tard, il s’empressa de réaliser ses promesses,en recommençant, à lui seul, la lutte avec le principal et sessonneurs.

Il attira donc immédiatement, par une desventouses du poêle, l’extrémité de la ficelle qu’il avait attachéeau battant de cloche, et qu’il avait ensuite fait descendre, duhaut du toit, dans la cheminée voisine de celle où la cloche étaitsuspendue : le battant, mis en branle par la ficelle, vibradans le tuyau de cette cheminée, en remplissant d’un murmureprolongé les six étages du bâtiment. Les petits mutins applaudirentà ce coup de théâtre qu’ils n’avaient pas prévu, et le régent, quiaccourut à cette révélation du bronze sonore, chercha en vain, danstous les coins du quartier, dans les pupitres et sous les bancs, lacloche invisible qu’on entendait encore frémir sourdement.

Ces sons de cloche se répétèrent plusieursfois par jour, grâce à l’ingénieux artifice de la ficelle, queCrébillon s’était réservé de tirer seul à sa convenance, en tempsutile. Les Pères jésuites et leurs domestiques se lassèrent bientôtde rechercher l’endroit d’où partaient ces sons de cloche, grossiset dénaturés par l’écho de la cheminée. À chaque vibration de lacloche, le principal tressaillait de colère et adressait des vœuxau Ciel pour découvrir le démon qui présidait à cette sonneriemystérieuse ; les deux sonneurs, les bras croisés,s’indignaient contre la malicieuse audace du Moine-bourru ;les écoliers se divertissaient de cette comédietintinnabulante, ainsi qu’ils l’appelaient en riant auxéclats, comme s’ils n’eussent pas dû payer l’amende. Le lendemainarriva, le délai fatal était expiré, et il ne se trouva pas, danstout le collège, un délateur : jeûnes, arrêts,pensums,de commencer.

Le proviseur ne fut pas moins persévérant queles petits révoltés, qui supportaient la punition générale avec unentêtement unanime ; le supplice perpétuel de leurs régents,que la cloche narguait sans cesse, suffisait à leur plaisir et àleur vengeance. La règle quotidienne du collège semblaitinterrompue : les repas, les classes, le lever et le couchern’étaient plus indiqués que par ordre verbal, puisque la clochefaisait défaut ; quant aux récréations, elles avaientcomplètement cessé, et il fallait, du matin au soir, tenir laplume, qui s’usait plus vite que la patience des condamnés.

Mais cette cloche, qui avait disparu et qu’onne retrouvait pas, se faisait entendre sans cesse, comme ungémissement, au milieu de la nuit, depuis que Crébillon avait eul’adresse de faire passer, dans son dortoir, une seconde ficelle,qu’il agitait tout doucement, sans sortir de son lit. Chaque foisque le son se renouvelait, tout le collège était en rumeur, et leprincipal, armé d’un flambeau, conduisait les recherches jusquedans les caves, au lieu de les diriger du côté des toits. Enfin, onmit tant de monde en sentinelle, que Crébillon se vit forcé, souspeine d’être découvert, de supprimer sa diabolique sonnerie.Pendant deux jours, la vigilance des subalternes et des supérieursfut aux écoutes, et la cloche demeura muette, si ce n’est qu’unehirondelle, en sortant de son nid, ébranla d’un coup d’aile lebattant, qui retentit encore comme une harpe éolienne.

Cependant les arrêts continuaient avec plus derigueur, sans que le clocheteur fût dénoncé par ses complices, sansque la cloche absente eût été remise à sa place.

Le Père Frémion et le Père Griffon nedoutaient pas que le Moine-bourru ne fût le seul coupable, et commeils s’obstinaient à le dire à tout venant, on les avait relégués,en observation ou en pénitence, dans les caves : là, ilspuisaient du courage dans les tonneaux, qu’on ne leur avait pasdonnés à garder ; c’est de cette manière qu’ils dissipaientleurs frayeurs, au point de braver le Moine-bourru lui-même, quandils étaient ivres.

Le proviseur, furieux d’une résistance qu’ilne parvenait pas à vaincre, eut recours à des ordonnances aussicruelles qu’injustes : il déclara que, tous les jours, dixélèves, choisis entre les plus mauvais sujets, seraient fouettésextraordinairement, et aussitôt il désigna ceux qui subiraientd’abord la peine du fouet. Crébillon fut compris dans cettepremière fournée, et le Père Griffon, qui était chargé d’exécuterla sentence, acquitta les vieilles dettes de son propreressentiment, jusqu’à ce qu’il eût le bras fatigué de frapper surce malin garçon, qui ne lui épargnait pas les égratignures et lescoups de pied. Le martyr ne pardonna pas à son bourreau, et, sousles verges même, il ne rêvait qu’aux représailles.

Les choses avaient été poussées si loin depart et d’autre, qu’il n’était plus possible de continuer la lutte,sans péril pour l’auteur de ce désordre collégial, et les élèves, àqui Crébillon offrait de se livrer lui-même au terrible jugement dela Compagnie de Jésus, lui répondirent généreusement qu’ilsrecevraient tous le fouet, après lui.

Néanmoins, Crébillon, inquiet des gravesconséquences d’une rébellion générale qui persistait depuis plus dequinze jours, résolut de remettre enfin la cloche à sa place, sansen avertir personne, dans l’espérance que cette restitutionvolontaire apaiserait le ressentiment du principal. On avaitabandonné les veilles de nuit, depuis que la cloche ne se faisaitplus entendre. Crébillon se leva donc, la nuit même, monta sur letoit et en redescendit avec la cloche, qu’il se disposait àreplacer, tant bien que mal, à l’endroit où il l’avait prise,lorsqu’il vit d’en haut la lueur d’une lanterne errer sous lagalerie du rez-de-chaussée et un homme s’avancer lentement dansl’ombre des arcades. Il reconnut le Père Griffon, qui ouvrit laporte des caves et disparut. Crébillon avait une vengeance àexercer contre ce Père fouetteur, qui, dans l’exercice de sesfonctions, ne les ménageait guère : ne voulant pas perdre unesi bonne occasion de le surprendre en flagrant délit de vol etd’ivrognerie, quoique à demi vêtu, transi de froid et plein desommeil, il s’empressa de descendre dans la cour et de suivre lespas du père Griffon, sans avoir pris le temps de se débarrasser dela cloche, qui entravait un peu sa marche, mais dont le battantimmobile était encore prudemment emmaillotté.

La porte des souterrains était demeuréeouverte derrière le Père Griffon, qui, sous prétexte de guetter leMoine-bourru, allait visiter le meilleur vin des révérends Pères.Crébillon, conduit par la traînée de lumière que projetait lalanterne, traversa plusieurs caves, à la suite du sourd, qui ne seretournait point, au bruit d’un pas réglé sur le sien, et qui,aussitôt arrivé à son but, s’agenouilla devant une barrique, et latint amoureusement embrassée, en collant sa bouche au robinet qu’ilavait ouvert. Crébillon le regarda humer à longs traits le vin quidégouttait de son menton, et ne le troubla point dans cetteopération consciencieuse ; mais, dès que les yeux de l’ivrognese fermèrent voluptueusement et que sa tête dodelina comme celled’un enfant au sein de sa nourrice, il décapuchonna le battant dela cloche et s’élança tout à coup sur l’ivrogne, qu’il renversa enarrière ; puis, sautant par-dessus lui, les jambes écartées,il balança la cloche à ses oreilles, avec un carillon à rendresourd quiconque ne l’eût pas été déjà comme le Père Griffon.

Celui-ci, spontanément dérangé dans la plusdélicieuse orgie, n’eût pas été plus épouvanté par les trompettesdu jugement dernier ; il crut que la voûte et les six étagesdu bâtiment s’écroulaient sur lui, et, avant de rouvrir les yeux,il jeta des cris aigus : il entendait à peine la cloche quisonnait à lui briser le tympan, mais, ayant essayé de se redressersur ses mains, il retomba la face contre terre, en voyant uneespèce de monstre qui lui faisait d’effroyables grimaces et quisuspendait au-dessus de sa tête une cloche en branle, comme pour lecoiffer de ce bonnet d’airain. La lanterne, qui avait roulé à terresans s’éteindre, éclairait de bizarres reflets cette scèneburlesque et fantastique. Le père Griffon se persuada qu’il étaitau pouvoir du Moine-bourru, et redoubla ses hurlements, quecouvrait le son de la cloche.

Crébillon jouissait de l’effroi du malheureuxivrogne, à ce point qu’il oubliait de faire une prudente retraite,avant que tout le collège fût éveillé par les sons de cloche et lescris lamentables, qui retentissaient au fond des caves ; il necessait de tinter, comme pour un mort, et chaque fois que lebattant frappait en cadence les parois métalliques de la cloche, ilpiétinait le corps de son ennemi étendu à terre sans force et sansmouvement ; mais, pendant qu’il s’enivrait de cette doucevengeance, de même que le pauvre Griffon s’était enivré de vinvieux, il sentit s’imprimer, sur ses épaules presque nues, lameurtrissure d’un coup de fouet, qui lui arracha une exclamation dedouleur et de surprise : il arrêta sa sonnerie, pour voir d’oùlui venaient les coups qui lui labouraient le dos et les reins, etil aperçut la robe du Père Frémion, lequel n’avait pas trouvé delangage plus expressif que son fouet à lanières, pour exorciser leMoine-bourru, qu’il n’eut pas le temps de reconnaître pour un êtrehumain assez peu redoutable ; aussi, ne resta-t-il pas bienconvaincu que son terrible fouet avait frappé sur de la chair vive,quand Crébillon eut écrasé la lanterne avec son pied et se futenfui, à tâtons, avec la cloche qui murmurait entre ses mains,jusqu’au dortoir, où il se fourra dans son lit, tout tremblant defroid et d’anxiété, sans se dessaisir de cette cloche accusatrice,qu’il se repentait de n’avoir pas lancée à la tête du PèreFrémion.

Celui-ci était tellement épouvanté dans lesténèbres où le laissa Crébillon, qu’il eut peine à rassembler sesidées, lorsqu’on accourut avec des flambeaux : il expliqua,par signes, que, guidé par les sons de la cloche, il était arrivédans la cave, au moment où son collègue luttait contre un démon,qui ne pouvait être que le Moine-bourru. Quant au Père Griffon, quigisait dans une mare de vin et qui n’avait pas recouvré sa raison,il déclara ne pas savoir comment il se trouvait dans la cave, aulieu d’être à son poste de garde ; il jura que c’était leMoine-bourru en personne, qui l’avait attiré dans un piège et luiavait fait souffrir tous les tourments du purgatoire : ladescription de ces tortures infernales déguisa l’état de trouble oùl’avaient mis le vin et la peur.

Le principal ne savait plus que penser de cesincompréhensibles apparitions ; il refusa de se recoucher, etpassa le reste de la nuit à parcourir les cours, les caves et lesbâtiments, sans rien voir ni rien entendre de surnaturel. LeMoine-bourru, par suite de cette aventure merveilleuse, obtint denouveaux témoignages, en faveur de son existence réelle, qui dèslors fut dûment constatée.

Crébillon, qui avait fait semblant de dormir,malgré tout ce tumulte, ne répondait pas aux questions de sescamarades ; il feignit d’être malade, le lendemain matin, etne se leva point en même temps que les autres. Il n’osait remuer enson lit, parce que le moindre son de cloche eût amené la découvertede cette cloche dans ses draps et la preuve irrécusable de saculpabilité. Il avait pourtant cherché, dans son cerveau, le plussûr et le plus prompt expédient pour se débarrasser de cetincommode et dangereux corps de délit. À peine les dortoirsfurent-ils déserts, qu’il s’habilla précipitamment et emporta lacloche, avec bonheur, dans la chambre de la Correction, qu’iltrouva toute grande ouverte, par suite d’une distraction et d’unaffolement du Père Griffon.

C’était dans cette chambre que les Pèresfouetteurs enfermaient leurs provisions de bouche et les nombreuxcadeaux qu’ils recevaient des parents et des écoliers, comme cesgalettes de farine et de miel, que le sage et pieux Énée présente àCerbère, dans l’Énéide de Virgile, pour endormir laférocité de ce chien à trois têtes.

Crébillon était descendu, frais et riant, auquartier, avec un objet soigneusement entouré de papier, quicircula de pupitre en pupitre, avant que les Pères Frémion etGriffon allassent rendre visite à leur buffet, pour se remettre desfatigues morales et physiques de la nuit ; ils avaient aussibesoin d’un surcroît de forces, dans la distribution quotidiennedes corrections ordinaires et extraordinaires, qu’ils avaientcharge d’administrer aux incorrigibles écoliers. Le Père Griffontira de l’armoire une monstrueuse andouille de Troyes, qu’il avaitgoûtée la veille, mais il n’y eut pas plus tôt mordu, qu’il jetabien loin cette andouille et porta les mains à sa joue, enhurlant : « Ô mes dents ! » Pendant cetemps-là, le Père Frémion découvrait, avec stupeur, dans la peau del’andouille, un battant de cloche, qu’il eût été difficiled’entamer d’un coup de dent. Le Père Griffon, encore stupéfait decette trouvaille, continuait à gémir, en tenant sa mâchoireendommagée et en marchant à grands pas sur les dalles qu’ilfrappait rageusement du pied ; tandis que le Père Frémionsoulevait la croûte d’un magnifique pâté d’Amiens, pour y chercherdes compensations gastronomiques : son couteau rencontra unetelle résistance, que la lame se brisa, et le pâté entr’ouvertétala, aux regards des deux gourmands confondus, la clocheelle-même, silencieusement assise dans le saindoux et occupant laplace de trois ou quatre succulents canards, que les écoliersétaient en train de dévorer à belles dents, sans songer à cettemême cloche, dont l’agréable son avait tant de fois charmél’attente de leurs estomacs vides, à l’heure du repas !

Cloche et battant furent emportés, toutluisants de graisse, dans le cabinet du principal, qui ne sutjamais ni où ni comment on les avait retrouvés. Le jour même, lesPères correcteurs, remarquant parmi les élèves du quartier de laclasse de cinquième, des sourires railleurs sur toutes les bouchescomme dans tous les yeux, et flairant une agréable odeur d’ail etde charcuterie, qu’ils ne pouvaient méconnaître, devinèrent ladestination qu’avaient eue la chair de l’andouille et le contenu dupâté ; ils en gardèrent rancune aux voleurs gastronomes :ceux-ci portèrent longtemps les marques des verges, qui ne lesavaient pas ménagés, surtout Crébillon, qui fut soupçonné, sinonconvaincu d’être l’auteur de l’enlèvement de la cloche et de sadisparition : il avait, d’ailleurs, assumé sur lui seul laresponsabilité du vol de l’andouille et du pâté, par une belleindigestion, dont il était difficile d’accuser la maigre chère ducollège, c’est-à-dire, les lentilles, les haricots, lespois-chiches, le fromage et l’eau claire.

Quarante ans après, Jolyot de Crébillon étaitdevenu un grand poète tragique, le successeur de Racine et le rivalde Voltaire. Un de ses amis eut la curiosité de connaître lejugement que ses premiers maîtres du collège de Louis-le-Grandavaient porté sur son compte, dans les registres secrets où laCompagnie de Jésus consignait le caractère et la tendance morale dechacun de ses élèves ; on lisait, à l’article relatif au jeuneCrébillon : Puer ingeniosus, sed insignisnebulo ; horoscope latin qu’on pourrait traduireainsi : « Enfant plein d’esprit, mais insignevaurien. »

LA VOCATION DE JAMERAY DUVAL

 

(1704)

 

Valentin Jameray Duval était fils unique d’unpaysan d’Arthonay en Champagne, et cet enfant, qui dès sespremières années se sentait possédé d’un désir immodéré des’instruire, n’avait jamais pu s’accoutumer à la vie laborieuse,dont son père lui donnait l’exemple ; il ne se refusait pasaux travaux manuels, par paresse ou par esprit de contradiction,mais il s’y prêtait si mollement, si indifféremment, qu’on nepouvait méconnaître son aversion instinctive pour tout ce qui étaiteffort et action physiques, pour tout emploi des forces du corps,pour toute occupation active et purement matérielle. Son pauvrepère, le plus illettré et le plus rustique des paysans, avaitrenoncé cependant à lui imposer le moindre labeur, et il prenaitmême le parti de cet enfant, doux et bon de caractère, maisindolent et flegmatique de tempérament, contre sa mère, qui voulaitle contraindre, bon gré, mal gré, à travailler à la terre et àfaire du moins, comme elle disait, œuvre de ses dix doigts.

– Laisse donc le petit à ses fantaisies,disait le père ; à chacun ici-bas son lot et sa tâche.Valentin ne fera point un laboureur, ni un vigneron : il n’ani nerf ni poigne ; tout ce qu’il a de vaillant, c’est dans satête. Il semble bâti, m’est avis, pour faire un curé.

Valentin, en effet, avait eu de bonne heurel’intelligence ouverte et disposée à recevoir toutes lesimpressions extérieures qui font la connaissance des choses et quise complètent par la réflexion et le raisonnement. Il ne savait nilire ni écrire ; il n’avait rien appris de ce qui s’acquiertdans la fréquentation des personnes éclairées et instruites ;il n’était jamais sorti du milieu grossier et agreste dans lequelil se trouvait confiné par la condition misérable de ses parents,et il arriva ainsi jusqu’à l’âge de sept ans, sans avoir mêmeappris le catéchisme, car le hameau où il était né n’avait pas decuré ni d’église : il fallait aller à trois lieues dedistance, pour trouver l’un et l’autre.

Le petit Valentin était pourtant très avancépour son âge, au point de vue des notions pratiques et usuelles enfait d’agriculture et d’économie rurale : il avait recueilliautour de lui les observations et les renseignements que les gensde la campagne pouvaient lui communiquer, et rien ne s’était perdu,pour ainsi dire, de ce qui lui était entré dans l’esprit par lesyeux et par les oreilles. Malheureusement personne autour de luin’eût été capable de lui apprendre à lire, et il avait honte de nepas même connaître son alphabet, en dépit de l’espèce d’instructionexpérimentale qu’il s’était donnée lui-même.

Il avait huit ans, quand son père, en mourant,le laissa dans une profonde misère ; il n’était pas en état degagner sa vie avec le travail de ses mains et il aurait rougi derester à la charge de sa mère, qui pouvait à peine se suffire àelle-même.

– Mère, lui dit-il avec l’énergie d’unerésolution bien arrêtée, j’irai demain trouver M. le Curé deMonglas, qui m’a toujours fait accueil, lorsqu’il m’a rencontrédans les champs. Je lui demanderai de me prendre chez lui commeenfant de chœur ou plutôt comme aide de sa gouvernante, qui estbien vieille et qui n’a quasi plus la force de faire son ménage. Cene sera pas pour moi grosse besogne, mais j’y aurai mon profit,puisque M. le Curé me montrera sans doute à lire et à écrire,en m’enseignant mes devoirs religieux. Quant à toi, mère, je teconseille, je te prie d’aller te mettre au service des bonnes sœursUrsulines ou Visitandines, soit à Tonnerre, soit à Auxerre, soit àTroyes. Là, tu trouveras le bien-être et le repos dont tu asbesoin, en attendant que je t’aie fait une petite fortune, que jeviendrai partager avec toi.

La mère du petit Valentin fut touchéejusqu’aux larmes du dévouement filial que cet enfant lui témoignaitavec tant de noblesse et de simplicité ; elle ne voulait paslui permettre de la quitter, mais il ne fit que se fortifier dansla décision qu’il avait prise, après mûr examen de lasituation : il embrassa, le lendemain, la pauvre femme, quiavait pleuré toute la nuit, et lui promit de la tenir au courant detout ce qu’il ferait pour arriver à une position lucrative ethonorable. Il avait trois lieues à faire à pied, à travers champs,pour aller au village de Monglas ; il mit dans sa poche unemiche de pain, des noix et des pommes ; puis il partit toutcourant, sans tourner la tête, de peur de perdre courage enregardant du côté de sa mère, qui l’appelait d’une voix faible etdolente.

Il marchait d’un bon pas et ne s’arrêtaitpoint en route : au bout de trois heures, il fut chez le vieuxCuré, qui venait de dire sa messe et qui, le voyant seul, s’imaginaque cet enfant était envoyé en toute hâte pour l’appeler auprès dulit d’un mourant. Comme il n’avait pas été averti de la mort dupère de Valentin, il pensa qu’on venait le chercher pouradministrer les derniers sacrements au père ou à la mère de cetenfant.

– Qu’est-ce qui est en danger de mortchez toi, mon ami ? lui dit-il avec intérêt : ton père etta mère, mon enfant, ne sont pas très vieux, et toi, pauvre petit,tu es bien jeune. Je vais prendre les saintes huiles et tout cequ’il faut pour la cérémonie…

– Monsieur le curé, interrompit naïvementValentin, les choses se sont passées sans vous : mon pauvrepère est mort, il y a cinq jours, et en voilà quatre qu’il estenterré dans notre cimetière d’Arthonay. Il n’y avait donc pas lieude vous déranger, et aussi je ne viens à vous que pour moi.

– Pour toi ? demanda le curé, un peusurpris de cette visite tardive. Je ne comprends pas, objecta-t-ild’un ton de reproche, qu’on enterre un bon chrétien comme un païen,sans prêtre et sans prières des morts !

– Oh ! Monsieur le curé, repartitl’enfant, les prières n’ont pas manqué : c’est le curé de lacommune voisine qui les a dites ; mais mon père étant décédésubitement, le digne homme, vous n’aviez plus rien à voirlà-dedans. Je ne vous sais pas moins de gré de vos bonnesintentions à notre égard. J’y comptais bien, d’ailleurs, Monsieurle curé, puisque me voici.

– C’est très bien, dit le curé ensouriant. Il te reste à me dire en quoi je puis t’être utile, monenfant ?

– Vous ne devinez pas, Monsieur lecuré ? répliqua Valentin, en le regardant d’un air timide etconfiant à la fois. Le père est mort, la mère n’a plus son paincuit. C’est raison que j’aille gagner ma vie ailleurs, et l’idéem’est venue, Monsieur le curé, de vous prier de me recevoir aupresbytère, où je puis vous rendre nombre de petits services, ainsiqu’à madame votre gouvernante, qui n’est plus jeune et qui setrouverait bien de mon aide…

– Hélas ! mon cher enfant, reprit lecuré avec émotion, ma pauvre gouvernante Jacqueline s’en est alléevers Dieu, le mois dernier, et alors il m’a semblé que je pouvais,avant de la rejoindre là-haut, me démettre de ma cure et me retirerdans un ermitage, où j’aurai plus de loisir pour me préparer àfaire une bonne mort, comme celle de Jacqueline. C’est demain matinque je pars, sans dire adieu à mes bons paroissiens, quim’ôteraient peut-être le courage de partir. Je vais en Lorraine, oùje suis né, et je me rends à l’ermitage de Sainte-Anne, près deLunéville.

– Si j’avais neuf ou dix ans de plus,Monsieur le curé, dit Valentin animé d’un pieux sentimentd’imitation chrétienne, je vous supplierais de m’accorder lapermission de vous accompagner, et je me consacrerais avec vous àla vie monastique !

Le bon curé fut touché de ce premier élan dela vocation religieuse ; il rappela néanmoins à Valentin queson devoir était de rester avec sa mère et de travailler pour elle.Puis, il s’informa des moyens que l’enfant aurait de gagner quelquechose, en essayant de faire un métier et de se destiner à uneprofession industrielle. Mais Valentin répondit, d’un tondéterminé, mais non sans rougir, qu’il ne se sentait propre à aucunmétier, et qu’après s’être longtemps consulté dans son forintérieur, il n’aspirait qu’à devenir un grand savant.

– Un grand savant ! s’écria le curé,surpris d’entendre un enfant de la campagne exprimer un pareildésir. N’est pas savant qui veut, mon cher petit ! Mais il n’ya pas encore de temps perdu, et l’on verra plus tard quel savant tupeux être.

– Je ne demanderais qu’à savoir lire etécrire, dit gravement Valentin ; le restant viendrait toutseul.

– Lire et écrire ! répéta le curé enriant : un savant, en effet, ne peut demander moins. C’estbien fâcheux que je parte demain, mon ami, car, à voir ton ardeurpour apprendre, je crois bien que tu saurais lire et écrire dansdeux ou trois mois.

– Vous êtes si bon, monsieur le curé,reprit l’enfant, que vous me donnerez bien, ce soir, ma premièreleçon de lecture ?

Le curé, étonné, enchanté de l’ardeurextraordinaire que manifestait cet enfant de neuf ans, commençasur-le-champ à lui donner la leçon de lecture que Valentinsollicitait, et il se servit, pour cela, de son bréviaire, n’ayantpas d’autre livre à son service. L’enfant était tout yeux et toutoreilles ; il se rendit compte non seulement de la forme deslettres, mais il en retint la valeur, le son et l’usage, de tellesorte qu’il comprenait déjà leurs rapports entre elles et qu’il lesliait l’une à l’autre pour composer des syllabes et des mots. Ilécoutait attentivement la démonstration et l’explication que luidonnait son maître, et il répétait de la manière la plus fidèle cequ’il avait entendu. Jamais intelligence plus spontanée, jamaisintuition plus lumineuse, ne s’étaient révélées chez un enfant. Lebon curé était émerveillé ; il encourageait son élève et ne selassait pas de lui adresser des éloges. Il n’interrompit sa leçonque par un frugal repas qu’il fit partager à cet enfant si biendoué et si bien inspiré, qui oubliait le boire et le manger pours’instruire, en profitant de l’obligeance infatigable de sonpremier instituteur. La leçon ayant été reprise, au sortir detable, ce fut l’élève qui fatigua le maître. Celui-ci ne revenaitpas de sa surprise, et il eut de la peine à croire que le petitlecteur ne connaissait pas ses lettres, avant d’être venu aupresbytère de Montglas. Valentin ne songeait pas à retourner auprèsde sa mère, et il eût volontiers suivi à pied le curé jusqu’enLorraine, pour savoir lire. Le soir venu, le curé se vit obligé dele garder au presbytère et de lui faire un lit, où l’enfant secoucha tout habillé ; il aurait préféré ne pas interrompre laleçon, la seule que le digne curé lui avait donnée, et cette leçonil la repassa dans sa mémoire durant la nuit entière, au lieu dedormir. Sa préoccupation était d’avoir un livre, dans lequel ilpourrait, sans les conseils du maître, s’exercer à la lecture, caril en avait retenu les premiers éléments, et dès que le jour parut,il se remit à étudier tout seul, avec une incroyable perspicacité,ce qu’il se souvenait d’avoir appris la veille dans lebréviaire.

Le curé de Monglas ne pouvait ajourner sondépart, mais il le retarda de quelques heures, pour donner encoreune leçon à Valentin et pour le conduire chez un gros fermiervoisin, qu’il pria de recueillir et d’employer dans sa ferme cetenfant, qui ne demandait qu’à gagner son pain de chaque jour.

Ce fermier était un avare égoïste et brutal,qui ne prenait conseil que de son intérêt personnel et qui n’auraitpas donné un liard à un pauvre, si ce liard ne lui eût pas rapportéun sou : il fit mine pourtant d’avoir égard à larecommandation pressante du curé, et il consentit à promettre lanourriture et le gîte à cet enfant, qui serait chargé de conduireles dindons aux champs et de les garder du matin au soir. Le curén’en demanda pas davantage, et comme il était bon et charitable, ilpensa que le fermier le serait aussi à l’égard d’un orphelin, qu’onlui confiait en le priant d’en avoir soin.

Valentin aurait voulu que le curé lui laissâtun livre, pour y étudier ses leçons, mais le curé n’avait que sonbréviaire ; cependant il trouva, dans un coin, un Catéchisme,à moitié déchiré, que son enfant de chœur y avait oublié, et il ledonna, faute de mieux, à Valentin, qui le reçut avecreconnaissance ; il lui donna, en outre, quelque argent, et,comme il lui rappelait, en montrant une vieille carte de géographieclouée au mur, que le but de son voyage était l’ermitage deSainte-Anne, près de Lunéville, où il comptait finir ses jours,l’enfant lui dit, avec attendrissement, qu’il se promettait bien del’y rejoindre, dès qu’il serait devenu savant : ce qui étaitle but invariable de ses espérances.

– Vous plaît-il, M. le curé, luidit-il, de me laisser, en souvenir de vous, cette carte que vousn’avez pas l’air de vouloir emporter à Sainte-Anne ?

– De grand cœur, je te la donne, mon ami,reprit le curé en souriant, mais que feras-tu de cette carte, si jene suis pas là pour t’enseigner son usage ? C’est un grimoireinintelligible pour toi.

– Oh ! que non pas, M. lecuré ! repartit l’enfant, qui se redressa d’un aircapable ; j’en ai vu déjà une chez M. le baillid’Arthonay, il y a un an, quand mon père m’y mena avec lui, etcomme je la regardais à pleins yeux, le commis de M. le baillieut la bonté de m’expliquer tout ce qu’on trouvait sur cette carte,les routes et les chemins, les rivières et les cours d’eau, lescollines et les vallées, les bois et les champs, les clochers etles paroisses, les villages et les villes. C’est plus aisé àcomprendre que la lecture, et je me reconnais là-dedans, comme sije voyais tous les lieux qui y sont représentés. Oh ! la bellechose que la géographie !… N’est-ce pas ainsi qu’on appelle lascience qui fait connaître les pays, sans y être et sans les avoirsous les yeux ? Je donnerais deux doigts de ma main, pourposséder cette science-là !

Le curé était touché et émerveillé d’unepareille envie d’apprendre et de savoir, chez un enfant quiannonçait ainsi ses dispositions naturelles à l’étude et quipromettait de ne pas rester en route dans la voie de l’instruction,s’il avait le bonheur d’arriver au but, sous la protection de Dieu.L’enfant remercia le curé de toutes ses bontés et s’engagea trèssérieusement à venir le rejoindre en Lorraine.

Valentin entra aussitôt en fonctions dans laferme : on mit sous sa garde une vingtaine de dindons, qu’ildevait conduire tous les jours dans les pâtures et qu’il ramèneraittous les soirs à la ferme. On lui donna, pour sa nourriture de lajournée, deux livres de pain et un morceau de fromage, en luidisant qu’il aurait de quoi boire dans les ruisseaux, ainsi que sesdindons ; on lui remit, pour sa défense contre les renards etaussi pour celle de ses bêtes, une petite houlette armée d’un fertranchant, avec une corne ou cornet rustique, dont il se serviraitpour appeler à son aide, s’il avait besoin d’avertir lesdomestiques de la ferme.

Il avait serré soigneusement sous ses habitsdélabrés le Catéchisme et la carte de géographie, que le bon curélui avait donnés en partant, et il était impatient de s’en servirsouvent pour son instruction élémentaire, car il se sentait capabled’apprendre à lire, en peu de temps, au moyen des notions premièresqu’il avait acquises dans ses deux leçons. Quant à la géographie,c’était une science dont il avait toujours eu l’instinct et quisemblait s’offrir d’elle-même aux préférences et aux habitudes deson esprit. La condition infime et subalterne qu’il avait acceptéesans répugnance lui offrait les deux biens du monde qu’ilappréciait le mieux : la liberté et le repos. Il se félicitaitde pouvoir vivre seul, au milieu des champs, en gardant lesdindons, sans avoir besoin de se trouver en contact avec leshommes.

Ce fut donc dans la solitude, en face descharmants tableaux de la nature champêtre, que Valentin commença uncours d’études générales, sans autre guide que son bon sens inné etsa raison supérieure à son âge, sans autre maître que sonintelligence naturelle et son désir de s’instruire. Par un effortinouï de volonté et de patience, il apprit à lire couramment, enconcentrant sa pensée sur chaque ligne, sur chaque page de ceCatéchisme qui lui tenait lieu d’Alphabet et de Grammaire. Ce n’estpas tout : il avait pris un crayon, sur la table du bon curé,avec quelques feuilles de papier blanc qu’il conserva comme untrésor, pour y tracer des lettres et des mots bizarrementcaractérisés par des traits d’écriture informes et qu’il imitaittant bien que mal, d’après le texte imprimé de ce Catéchisme danslequel il avait pris toutes ses leçons de lecture. Il écrivait doncd’une manière barbare et incorrecte, mais il avait fini par savoirlire si parfaitement, qu’il lut et relut à plusieurs reprises toutce qui restait du Catéchisme, où il apprit les dogmes fondamentauxde la religion catholique et les premiers principes de lamorale.

Son instruction en géographie ne fut paspoussée au-delà de l’étude minutieuse de la carte qu’il possédait,et cette étude minutieuse lui permit de se rendre bien compte de laconfiguration géographique d’une province de France, que cettecarte lui mettait sous les yeux. Il ne lui manquait plus que deslivres pour faire des progrès rapides dans une science qui seprêtait bien à la nature de son esprit exact et méthodique. Unheureux hasard le servit à souhait pour encourager ses dispositionsà la connaissance de la géographie. Un vieux berger, qui menaitpaître ses moutons dans une prairie voisine, entra en rapport aveclui et le prit en amitié : ce berger lui donna les premièresnotions de l’astronomie, en lui indiquant la place que les étoilesoccupaient dans le ciel selon la saison de l’année, et Valentinapprit de la sorte les noms des astres qu’il reconnut bientôt,d’après leur position, avec autant de certitude que son maîtrelui-même. Il comprit dès lors, par une espèce de divination, lesrapports qui devaient exister entre la position des astres au cielet celle de toutes les régions de la terre, les unes à l’égard desautres. C’étaient encore des livres qui lui faisaient défaut pourl’enseignement approfondi de la géographie, de cette science, quilui semblait la plus belle et la plus utile de toutes.

Le vieux berger, qui devint son guide et sonami, lui apprit, en outre, tout ce qui composait le savoir etl’expérience des bergers, c’est-à-dire les propriétés des herbes etdes plantes, la médecine usuelle de l’homme et des animaux, lessignes du temps, les pronostics des saisons, les époques de tousles travaux des champs et mille détails secrets de la vie pastoraleet agricole. Valentin était toujours aussi mal vêtu, aussi malnourri, aussi mal couché ; mais il semblait indifférent à cesprivations, parce qu’il s’absorbait dans l’étude et dans laméditation. Il était dit, cependant, que sa destinée ne lecondamnait pas à garder les dindons toute sa vie, et il pensaitquelquefois à rejoindre en Lorraine le bon curé de Monglas, quil’avait engagé à y venir. Il était toujours aussi misérable, etl’avare fermier ne lui avait pas donné depuis six mois une seulepièce d’argent, lorsque sa situation changea, par force majeure,sans s’améliorer.

Un soir, un de ses dindons manquait àl’appel : il le chercha en vain ; un renard l’avaitemporté. Il rentra tristement à la ferme et n’osa pas avouerl’accident arrivé à une de ses bêtes. Il espérait la retrouver, etil partit, le lendemain, de meilleure heure, pour recommencer desrecherches qui lui portèrent malheur. Pendant qu’il s’écartaitimprudemment de son troupeau de dindons, le renard revint à lacharge et en prit encore un, dont les cris désespérés avertirenttrop tard le malheureux gardien : il eut beau courir après lerenard, en lui jetant des pierres, il dut revenir à ses dindons,qui faisaient entendre des plaintes lamentables et qui se rangèrentautour de lui, comme pour l’inviter à les défendre. Il demeuraindécis, tout le jour, sur le parti qu’il avait à prendre ;puis, le soir venu, il ramena ses dindons à la ferme et n’y entrapas avec eux, tant il redoutait la colère de son patron. Il avaitrésolu de chercher fortune ailleurs, et il s’en alla passer la nuitdans la maisonnette roulante du vieux berger, qui le consola lemieux qu’il put et qui lui offrit de partager avec lui les chétifsprofits de sa bergerie.

– Non, répondit Valentin, j’aurais troppeur de rencontrer le fermier qui me demanderait compte des deuxdindons que le renard m’a volés et que je serais bien en peine delui rendre. Demain, je décamperai, au point du jour, et je seraibientôt hors de la portée de ce méchant maître, en suivant la routede Langres…

– Bonté divine ! s’écria le berger,chagrin de ce projet qu’il essaya de combattre : il y a vingtlieues d’ici à Langres.

– Je n’en avais compté que dix-sept, surla carte que je sais par cœur, dit l’enfant. Ce n’est rien quevingt lieues à faire : j’arriverai donc à Langres, en moins dedeux jours de marche…

– Oui, bien, reprit le berger, mais,pendant ces deux jours, il faut manger et se reposer, et tu n’aspas un sou vaillant.

– Oh ! dit Valentin, on trouve dupain partout, et l’on couche dans les granges. Ce n’est pas ce quim’inquiète.

– Tiens, voici deux écus, qui pourrontpayer tes frais de route, objecta le bon berger, car on ne senourrit pas gratis en ce monde, et les bourses ne s’ouvrent pasplus aisément que les cœurs. Il serait plus sage peut-être deretourner à la ferme et de dire à ton maître : « Lerenard a pris deux de vos dindons, mais je viens vous offrir enéchange deux écus qui les valent… »

– Il m’accuserait d’avoir vendu sesbêtes, interrompit Valentin, et de ne lui rendre que la moitié duprix de la vente. Il recevrait l’argent, et me battrait, par-dessusle marché. Nenni, je ne veux pas m’y risquer. Aussi bien, j’ai foidans la Providence qui n’abandonne pas les gens, quand on serecommande à elle. Priez pour moi, mon digne ami, et moi, jeprierai pour vous, de loin ou de près.

Valentin exécuta donc son projet tel qu’ill’avait conçu : il partit, dès l’aube, après avoir fait sesadieux au vieux berger, en le conjurant de présenter au fermier desexcuses de sa part, avec la promesse de restituer tôt ou tard lavaleur des deux dindons que le renard lui avait pris. Il n’emportaque sa corne, qui pouvait lui être utile, et une longue corde,qu’il tortillait en guise de ceinture autour de ses reins ; ilavait accepté aussi un bâton noueux en bois de houx, que le bergerlui donna pour se défendre contre les chiens errants ou même contreles loups, qu’il viendrait à rencontrer sur son chemin. Il n’avaitpas de but déterminé, en se dirigeant vers la ville de Langres, etil ne songeait qu’à s’éloigner de la ferme où il n’aurait eu riende bon à attendre. Il marcha donc à grands pas, pendant plus detrois heures, et ne suspendit sa marche, que pour faire honneur auxprovisions que le vieux berger avait mises dans son havresac.Valentin s’était arrêté au bord d’une petite rivière, assezprofonde, qui longeait la route, à dix ou douze pieds en contre-basde la chaussée. Il mangeait de bon appétit, et rêvait auxcirconstances imprévues qui allaient décider de son avenir,lorsqu’il entendit le trot d’un cheval qui s’approchait de soncôté, mais il se trouvait dans un fond ombragé, d’où l’onn’apercevait pas la route. En ce moment, le cavalier, qu’il nepouvait voir, venant à passer à peu de distance de lui, fut tout àcoup désarçonné par sa monture, qui l’envoya tomber, la tête enavant, dans la rivière. Cet homme ne savait pas nager et il auraitété noyé infailliblement, si Valentin, qui ne savait pas nagerdavantage, n’eût fait acte de courage et d’adresse pour le sauver.L’enfant eut assez de présence d’esprit, en face du danger quecourait cet homme, pour lui porter secours à l’instant : ildéroula rapidement la corde qu’il avait autour de son corps, fit unnœud coulant à l’un des bouts de cette corde, et la lança siadroitement, au milieu de la rivière, que le nœud coulant saisitpar le cou le malheureux qui se noyait et le ramena, presqueétouffé, au bord de la rivière. Valentin avait reconnu son ancienmaître, le redoutable fermier, et celui-ci, qui avait repris pieddans l’eau, la corde au cou, reconnaissait aussi son petit gardeurde dindons.

– C’est donc toi qui veux m’étrangler,mauvais sujet ? lui cria-t-il d’une voix haletante.

– Moi, vous étrangler, Monsieur !répondit Valentin, stupéfait d’une pareille accusation : moi,vouloir vous faire du mal, lorsque sans mon assistance vous alliezpérir !

– Je te conseille, petit fourbe, de medonner le change ! murmurait le fermier qui n’était pas encoresorti de l’eau, mais qui ne courait plus aucun danger. Tu as voulum’assassiner, pour m’empêcher de te punir, comme un voleur que tues !

– Moi, un voleur ! repartitValentin, avec indignation : moi qui viens de vous sauver lavie !

– Attends-moi, friponneau ! s’écriale fermier, dont la colère n’avait fait que s’accroître. Je vais tepayer ma vieille dette, voleur de dindons, et je me servirai, pourton châtiment, de la corde avec laquelle tu as essayé dem’étrangler, après avoir effrayé mon cheval, qui m’a fait tomberdans l’eau. C’est moi qui te pendrai, au premier arbre de laroute.

Valentin eut une telle peur de cette menace,qu’il ramassa son bâton et s’enfuit à toutes jambes, sans regarderderrière lui. Il courut ainsi, le long de la route, pendant unquart d’heure, et ne ralentit sa course qu’en perdant haleine. Lefermier n’avait pas songé à le poursuivre et s’en était retourné,pour se sécher, à la ferme.

Le pauvre enfant se mit à pleurer à chaudeslarmes, en pensant à l’ingratitude et à la méchanceté de ce vilainhomme, qui l’aurait récompensé de sa bonne action, croyait-il, enle pendant à un arbre. Il n’eût jamais imaginé qu’un chrétien pûtêtre aussi injuste et aussi mauvais à l’égard de sessemblables ; il tira de sa poche son Catéchisme et il enparcourut quelques pages, afin de se réconforter, en élevant sonâme à Dieu. Ses yeux s’étaient fixés machinalement sur des maximesmorales et religieuses, que le curé de Monglas avait écrites sur lacouverture du livre, et, quoiqu’il ne fût pas encore très capablede déchiffrer les écritures faites à la plume, il lut presquecouramment cette maxime, qui lui rendit toute sa confiance dans laProvidence :

Le bien qu’on fait sur la terre nous estrendu au centuple dans le ciel.

Il avait continué sa route, en marchant d’unbon pas ; il ne voyait sur son chemin aucun village, et ilallait toujours en avant, dans l’espoir d’en trouver un. Il avaitfait au moins cinq lieues, quand il arriva devant une maison deposte. Le lieu lui paraissait bon, pour demander les renseignementsdont il avait besoin, afin de se diriger plus sûrement vers le butplus ou moins éloigné qu’il se proposait d’atteindre.

Il sentait son estomac vide, et il s’aperçutalors qu’il avait laissé son havresac et ses provisions à l’endroitoù il déjeunait, quand son repas fut interrompu par la chute dufermier dans la rivière. Il possédait bien dans sa poche deux écusqui composaient toute sa fortune et que le vieux berger l’avaitforcé d’accepter, mais cet argent lui semblait indispensable pourachever son long voyage. Une carriole, couverte en toile cirée,stationnait à la porte de la poste ; le cheval, à moitiédételé, mangeait son picotin d’avoine, mais la voiture, remplie deballots et de paquets, n’était gardée par personne. Valentin entrarésolument dans le bureau de la poste.

Le conducteur de la carriole était là, qui sereposait en buvant un verre de vin avec le maître de poste.Valentin salua poliment les deux buveurs, en ôtant son bonnet àdeux mains, et adressa la parole à celui qui avait la figure laplus avenante. C’était un gros homme, à la mine rubiconde et àl’air réjoui, vêtu d’une blouse de laine grise et coiffé d’unchapeau de feutre gris à larges bords.

– Monsieur, lui demanda Valentin, enrestant la tête découverte, auriez-vous l’extrême bonté de me diresi je suis bien sur la route qui mène à Langres ?

– Sans doute, mon petit, répondit le groshomme en riant, mais Langres n’est pas près d’ici, et il fautencore neuf ou dix heures de voiture pour y arriver.

– Dix heures de voiture ! répétal’enfant avec inquiétude. Il faudrait donc quasi le double de tempspour faire la route à pied ?

– À pied ? repartit le gros homme,en riant plus fort ; c’est toi, mon petit, qui voudrais faireà pied douze grandes lieues de pays ?

– Dix-sept lieues de poste, ajoutaflegmatiquement l’autre homme qui remplissait son verre de vin etqui le vida d’un trait.

– Il reste trois ou quatre heures dejour, dit le gros homme qui avala aussi un grand verre de vin. Unhomme, qui marcherait bien et sans traîner la patte, arriveraitdans deux heures à Rolampont et dans quatre heures à Humes, pourpasser la nuit. Puis, demain, il y aurait à faire neuf bonneslieues dans la journée, pour arriver à Langres vers la tombée dujour. Diable ! je plaindrais celui qui aurait demain ces neuflieues-là dans les jambes.

– Il faut pourtant que je les fasse, ditl’enfant avec simplicité, mais je coucherai en route, soit àRolampont, soit à Humes, et le lendemain j’irai jusqu’à Langres, oùje compte me reposer, avant de me remettre en route pour laLorraine.

– C’est en Lorraine que tu vas,petit ? répliqua le gros homme, qui parut s’intéresserdavantage à l’enfant. Et moi aussi, je vais en Lorraine, mais jen’y vais pas à pied, comme toi, mon pauvre garçon ; j’ai unebonne voiture, un bon cheval, et si je savais ce que tu vas faireen Lorraine, je pourrais bien t’y conduire.

– Oh ! Monsieur, vous êtes bienbon ! dit Valentin, en rougissant de surprise et de joie. Maisvous ne me connaissez pas !

– Tu as une honnête frimousse, qui meplaît et me donne confiance, répondit le gros homme. Je ne teconnais pas, en effet, mais, tous les jours, on fait connaissanceet bonne connaissance. D’ailleurs, tu me rendras quelquesservices : tu donneras l’avoine au cheval, tu l’attelleras etle dételleras, tu lui feras sa toilette, et quand nous serons enville, tu porteras mes paquets de livres…

– Eh quoi ! Monsieur, vous avez deslivres à porter ? interrompit Valentin. Je serais si heureuxde voir des livres !

– Tu en verras, dans ma voiture, plus quetu n’en as jamais vu, dit le gros homme, car je suis colporteur etmarchand de livres. Est-il possible qu’un marmot de ton âge s’avised’aimer les livres ? Mais tu ne sais pas lire ?

– Je ne sais pas lire aussi bien quevous, sans doute, repartit l’enfant avec modestie ; plus tard,je lirai mieux, sans doute, quand M. le curé de Monglas m’auradonné encore quelques leçons.

– Puisque tu connais un curé, petit, jen’ai pas besoin d’autre recommandation, dit gaiement le gros homme.Nous allons partir. Va mettre ton bagage dans la voiture, attellele cheval, et attends-moi.

– Je n’ai pas de bagage, Monsieur !reprit Valentin, qui regardait d’un œil d’envie le pain et lefromage sur la table. Mais j’ai bien faim !

– Que ne le disais-tu plus tôt ?s’écria le gros homme : tu aurais déjà le ventre plein.Allons, assieds-toi là, et mange, et bois ! ajouta-t-il, enlui versant un grand verre de vin. Il a vraiment faim, le pauvrediable ! répétait-il, en voyant que l’enfant ne s’était pasfait prier pour faire honneur à cette collation inattendue.Dépêche-toi de tordre et d’avaler, mon petit affamé, et souhaitonsle bonsoir à la compagnie.

Valentin n’avait pas eu le temps de satisfaireson appétit, mais son compagnon de voyage lui permit d’emporter cequi restait de pain et de fromage, en l’invitant à boire un secondverre de vin. L’enfant, qui n’en avait pas bu une goutte, depuisson souper chez le curé de Monglas, eut l’esprit plus éveillé quetroublé, en finissant à la hâte le bon repas qu’on lui avait faitfaire. Il avait encore la bouche pleine, en montant dans la voituredu colporteur, et il continuait à dévorer son pain et sonfromage.

– Et tout cela, ce sont des livres ?demanda-t-il au colporteur, quand il fut assis au milieu desballots soigneusement ficelés. Quel plaisir on aurait à lire toutcela ! Et comme on serait savant, après avoir lu tant delivres !

Il était en humeur de parler et il parlaautant que le voulut son compagnon de route, qui lui avait demandéle récit de ses aventures et qui en apprit les détails avecintérêt, car ce compagnon de route, le père Lalure, colporteur delivres imprimés à Troyes et à Nancy, d’images en couleur fabriquéesà Épinal, et d’ouvrages de piété vendus dans les couvents, était unexcellent homme, quoique très ignare, assez grossier et souventivrogne.

– Écoute, petit, dit-il à Valentin :tu as besoin de gagner ta vie, et comme on ne gagne qu’entravaillant, je t’offre de travailler avec moi ; tu sais lire,tu es intelligent et tu seras bientôt plus instruit que moi. Monmétier est d’aller de ville en ville vendre en détail les livres etles images, que j’achète en gros ; le métier n’est pas trèsmauvais, puisqu’il me donne de quoi entretenir ma voiture, nourrirmon cheval et me nourrir moi-même, en faisant de jolies économies.L’an dernier, j’ai pu mettre de côté trois mille francs. Jegagnerais davantage, si je faisais plus d’affaires, et pour faireplus d’affaires, il me faut un aide. J’ai pensé à toi : si tuveux faire un marché avec moi et le bien tenir, tu auras du paincuit pour le reste de tes jours, et ce pain-là, tu pourras lepartager dès à présent avec ta pauvre vieille mère, qui en manquepeut-être ; tu seras nourri, habillé, logé, voituré, comme lepatron, en recevant un écu par mois pour tes menus plaisirs, et deplus, trente écus d’honoraires à la fin de l’année. Cela vaut mieuxque de gueuser sur les routes, de n’avoir que des guenilles sur lecorps et de marcher sur les semelles du père Adam.

Valentin ne répondait pas ; il baissaitla tête et avait l’air de réfléchir, mais il était bien résolu àsuivre sa vocation et à n’être qu’un savant. Il craignait,néanmoins, de blesser et d’irriter le père Lalure, en n’acceptantpas ses offres. Il se disait, tout bas, que ce serait un avantagepour lui de se trouver au milieu des livres, et de pouvoir lirejour et nuit, s’il en avait le temps ; mais il n’eut pas depeine à se persuader que des relations journalières avec le curé deMonglas profiteraient mieux à son instruction générale, que sonassociation avec cet homme bon et généreux, sans doute, maisignorant, dépourvu d’éducation, et incapable de s’élever au dessusde sa naissance par l’intelligence et le savoir.

– Ce n’est pas tout, mon garçon !ajouta le père Lalure, pour achever de le séduire et de ledécider ; je n’ai ni femme, ni enfant, ni famille, et parconséquent, dans le cas où je viendrais à m’en aller dans l’autremonde, tu hériterais de tout ce que j’ai, de ma voiture, de moncheval, de mes marchandises et de ma réserve, qui monte bien à neufou dix mille livres…

– Vous avez neuf ou dix mille livres enréserve ! s’écria Valentin, émerveillé de ce qu’il prenaitpour une bibliothèque.

– Dix mille livres, ce sont desfrancs ! reprit le colporteur, qui n’avait garde de confondreune livre monnaie avec un livre imprimé ; oui, je possède aumoins dix mille livres en bon argent, et tout cela pour toi, petit,sauf à me faire enterrer chrétiennement et à payer quelques messespour le repos de mon âme.

– Je suis bien touché de vospropositions, M. Lalure, répondit enfin l’enfant dont larésolution n’avait pas fléchi ; vous êtes bien bon et bienhonnête : je vous conserverai une éternelle reconnaissance,mais je veux être un savant, et pas autre chose. Tant que je seraiavec vous, je vous rendrai de grand cœur tous les services qui sonten mon pouvoir, je vous aiderai à vendre vos livres et je seraivotre dévoué serviteur, jusqu’à ce que nous soyons en Lorraine, oùM. le curé de Monglas m’attend à l’ermitage de Sainte-Anne. Jene réclame de vous qu’une seule faveur, c’est que vous mepermettiez de lire dans vos livres, pendant la route, et quand vousn’aurez pas besoin de mes services.

– Je suis fâché de n’avoir pas réussi àfaire de toi un bon marchand de livres, dit le colporteur : ons’enrichit plutôt en vendant des livres, qu’en les lisant. Ehbien ! tu peux lire maintenant à ton aise tout ce qu’il y adans ma voiture. Aie l’œil seulement sur le cheval, qui al’habitude du chemin et qui va son petit train, la bride sur lecou. Bien du plaisir, Monsieur le liseur ! Moi, jedors !

Il s’endormait déjà, en parlant, et il netarda pas à dormir d’un profond sommeil. Valentin, au contraire,n’avait jamais été mieux éveillé ; pour la première fois de savie, il se trouvait au milieu des livres et il ouvrit tous ceux quiétaient à sa portée, comme pour faire connaissance avec eux :il en lisait les titres et il en parcourait quelques pages. Lehasard lui mit d’abord entre les mains des ouvrages traitant dematières qui ne lui étaient pas tout à fait étrangères, et qui serapportaient à ses longs entretiens avec le vieux berger deMonglas. C’étaient surtout ces petits livres que l’imprimerie deTroyes répandait par milliers chez le peuple des campagnes :le célèbre Calendrier des Bergers, la Grandepronostication des laboureurs, la Chasse du loup, leParfait Bouvier, etc. Valentin se délectait à feuilleterces volumes, et sa passion pour la lecture se manifestaitspontanément par l’amour des livres. Il eût voulu déjà connaîtretout ce qu’il y avait de livres imprimés dans la carriole ducolporteur.

Celui-ci dormait toujours, comme il en avaitl’habitude, en se confiant à la marche sûre et à la directionroutinière de son cheval. Valentin continua ses lectures, sansinterruption et sans distraction, tant qu’elles furent favoriséespar le jour, qui allait diminuant et qui finit par s’éteindre toutà fait. Il repassa d’abord dans son esprit ce qu’il avait lu, et iloccupa sa mémoire des sujets divers qu’il avait abordés tour à tourdans cette première excursion à travers les livres ; puis, sesidées devinrent moins nettes et moins suivies : de laréflexion il passa dans la rêverie et tomba par degrés dans lesommeil.

Ce fut le père Lalure qui s’éveilla le premieren sursaut, au bruit d’un grognement effaré de son cheval, quisecoua rudement la voiture par une triple ruade et commença unecourse folle, comme s’il s’emportait à l’aventure. Le colporteurn’eut que le temps de serrer les rênes et de maintenir le chevalsur la chaussée, au moment où il se jetait hors de la route, aurisque de se précipiter dans un ravin. Il faisait pleine nuit etl’on pouvait à peine distinguer les objets environnants. Le cheval,qu’il aurait été impossible d’arrêter sur place, ralentit un peuson galop, toujours grognant et hennissant, sous l’empire d’unepeur ou d’un vertige.

L’enfant s’était éveillé aussi, et ses regardsse portaient de tous côtés avec inquiétude, pour chercher la causede l’effarement subit du cheval, si paisible et si indolentd’ordinaire. Le père Lalure regardait, comme lui, en dehors de lacarriole, qui avait failli verser et qui oscillait à droite et àgauche, selon les mouvements désordonnés que lui imprimait lacourse effrénée du cheval. Il y avait danger certain d’un accidentinappréciable, et ce danger pouvait renaître d’un moment à l’autre.La route, alternativement montueuse et déclive, était bordée tantôtpar des clairières et tantôt par de grands bois touffus.

Tout à coup Valentin, qui se penchait hors dela carriole pour savoir s’il n’apercevrait pas sur la voie quelquechose d’insolite, vit briller dans les ténèbres deux pointslumineux, semblables à des charbons ardents.

– Monsieur ! dit-il au colporteur,en baissant la voix : Monsieur, n’avez-vous pas un briquet, jevous prie ?

– Un briquet ? repartit le pèreLalure, qui ne comprit pas le but de cette question inattendue.Nous avons bien affaire d’un briquet, quand notre chevals’emporte ! Il s’en est fallu de peu que la voiture neversât.

– Au nom du Ciel, Monsieur, repritl’enfant, avec des gestes d’impatience, prêtez-moi unbriquet ! Il n’est que temps !

– Tiens, le voici ! dit lecolporteur, en le lui donnant. Mais, pour Dieu ! qu’en veux-tufaire ?

– Je veux, dit tranquillement l’enfant,en battant le briquet, je veux chasser le loup.

– Quel loup ? s’écria le pèreLalure, qui ne parvenait pas à modérer le galop emporté de soncheval. Il y a un loup ? ajouta-t-il avec épouvante. Est-cepossible ? Je ne m’étonne plus de l’effroi de ma pauvrebête !

Valentin avait fait jaillir l’étincelle surl’amadou et il s’empressa d’en approcher une allumette, qu’il lançatout enflammée en dehors de la voiture. On entendit un hurlement,et le cheval se mit à ruer, en courant plus fort.

– Dieu fasse qu’il n’y en ait pas unebande ! dit Valentin. Vite, vite, donnez-moi des papiers bonsà brûler !

Le père Lalure chercha de vieux papiers, quiavaient servi à envelopper ses livres, et il les tendit à Valentinqui lui dit de les rouler en boule et de faire une provision de cesboules destinées à mettre en fuite les loups. Il y avait, en effet,trois ou quatre loups, qui suivaient la voiture et qui menaçaientde s’attaquer au cheval, dès que le moment leur semblerait propiceà cette agression. Le malheureux cheval avait conscience du péril,qui devenait plus sérieux à chaque instant, mais Valentin étaitprêt à le conjurer. Il alluma successivement plusieurs des boulesde papier chiffonné, que le colporteur avait préparées, et il lesjetait l’une après l’autre sous les pieds du cheval pour tenir àdistance les loups qui voulaient s’élancer sur lui. Il semblait quele pauvre animal avait compris qu’on lui venait en aide et que lesprojectiles enflammés n’avaient pas d’autre objet que d’éloignerces animaux féroces. Il hennissait de joie et galopait de meilleurcœur, toutes les fois qu’une boule de feu traçait dans l’air unsillon de lumière et tombait, enflammée, à ses pieds.

Les loups, en revanche, perdaient de leuraudace et restaient en arrière ; ils ne renoncèrent pourtant àsuivre la carriole, que quand elle fut sortie des bois et que laroute se prolongea à découvert dans la plaine. Alors seulement lepère Lalure fut rassuré, et il embrassa cordialement l’enfant, quil’avait sauvé d’un danger presque inévitable, avec tant de présenced’esprit et tant de courage.

– Ah ! mon cher petit ! luidit-il sympathiquement, combien je regrette de ne pouvoir te garderavec moi ! Je te traiterais comme mon fils et tu serais plustard la consolation de ma vieillesse. Je te marierais, un jour, àune bonne femme, qui te donnerait des enfants et qui nous feraitune famille.

– Un savant n’est pas fait pour semarier, répondit l’enfant, qui avait des idées aussi arrêtées etaussi mûries que s’il eût atteint déjà l’âge de la raison. Je neveux pas d’autre famille que beaucoup, beaucoup, beaucoup delivres.

Le voyage du colporteur et de son petitcompagnon s’acheva de la manière la plus heureuse. Ce dernier avaitrendu à son patron les plus grands services, pour la vente deslivres et des images qui faisaient le commerce du père Lalure.Cette vente avait été si prospère, que le colporteur voulutrécompenser son jeune commis, en lui offrant une somme devingt-cinq écus, comme témoignage de satisfaction. Valentin ne lesaccepta que pour les envoyer à sa mère, et il demanda au bravecolporteur, en arrivant à Sainte-Anne, quelques volumes quiferaient le fonds de sa première bibliothèque. Le père Lalure sefit un plaisir de lui en donner une centaine à son choix, et nequitta pas sans émotion cet enfant ingénieux et intelligent, en luirépétant qu’il perdait la meilleure occasion d’avoir autant delivres qu’il en voudrait et plus qu’il n’en pourrait jamaislire.

Valentin avait hésité à se séparer du pèreLalure, car il apprit, à son entrée dans l’ermitage de Sainte-Anne,que le digne Curé de Monglas était mort, quelques joursauparavant ; mais ce bon Curé ne l’avait oublié, enmourant : il avait recommandé, par testament, aux Pèresermites, de faire bon accueil à un enfant, nommé Valentin JamerayDuval, qui devait venir, un jour ou l’autre, à l’ermitage, pour yfaire son éducation religieuse. L’enfant fut donc accueilli avec laplus gracieuse bienveillance, comme un élève du défunt curé deMonglas. On s’informa du genre de vie qu’il avait mené et du genred’emploi qu’il exerçait, avant de venir chercher chez les Ermitesune retraite hospitalière ; Valentin raconta naïvement sonhistoire, et l’on crut qu’il se trouverait très honoré de garderles vaches, après avoir gardé les dindons…

L’ermitage de Sainte-Anne, à une demi-lieue deLunéville, était pauvre, malgré son ancienne origine, qui luiassurait la protection des ducs de Lorraine ; mais les troisou quatre ermites qui vivaient dans cette sainte maison n’avaientpas besoin des biens de la terre : ils ne mangeaient pas deviande, ne buvaient pas de vin, et se nourrissaient de pain noir,de fromage et de lait, quand ils ne jeûnaient pas. Valentin n’eutpas à se faire violence pour se soumettre à ce régime, n’ayant pasété accoutumé à une nourriture moins frugale et plus abondante. Ils’astreignit volontiers à ces privations, d’autant plus que lesermites, absorbés par leur vie ascétique, le laissaient entièrementlibre de son temps, et ne lui imposaient pas d’autre devoir que desoigner les quatre vaches de l’ermitage, de les mener au pâturage,de les traire et d’employer une partie de leur lait à faire desfromages. Il était même dispensé d’assister aux offices, excepté ledimanche.

Depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, ildonnait à l’étude, c’est-à-dire à la lecture la plus attentive etla mieux méditée, tous les moments dont il pouvait disposer. Lessix heures qu’il passait tous les jours avec ses bêtes, dans unpâturage solitaire, sur la lisière d’une forêt immense, n’étaientpas les moins bien remplies : il ne faisait son métier devacher qu’entouré de livres ; il les lisait avec une telleardeur, qu’il oubliait souvent de rentrer à l’ermitage pour lesouper et qu’il devait alors se coucher à jeun. Il eut bientôt luet relu tous les livres que le père Lalure lui avait donnés enprenant congé de lui ; il fut obligé alors, pour fournir desaliments à son insatiable amour de la lecture, de s’adresser à labibliothèque des Pères ermites. Malheureusement cette bibliothèque,composée d’une centaine de gros volumes de théologie, écrits enlatin la plupart, ne lui offrait pas les ressources qu’il eûtsouhaitées pour travailler seul à son instruction : il ydécouvrit cependant quatre ou cinq ouvrages français, quiconvenaient à ses goûts et à ses aptitudes : l’un surl’astronomie, l’autre sur la géographie, et les derniers sur lanumismatique. Il prit en si grande affection cette dernièrescience, qu’il en devina les principes et les différentscaractères, avant même d’avoir appris le latin. Ce fut un desermites, auquel il demanda de lui donner les premières notions dela langue latine, et dès qu’il en eut acquis les éléments, presqueà lui seul et sans maître, il fit des progrès rapides dans cettelangue, qu’il lut bientôt à livre ouvert. Il était moins avancésous les rapports de l’écriture, faute de bons modèles et de bonnedirection ; aussi son écriture, imitée bizarrement des typesd’impression qu’il avait sous les yeux, fut-elle toujours mauvaise,étrange et illisible.

– Mon frère, lui dit un matin l’ermitequi lui avait donné des leçons de latin, nous avons été avertis,hier soir, qu’un juif allemand vole tout le bétail du pays et va levendre aux marchés d’Alsace : je vous prie de veiller avecsoin sur nos pauvres vaches.

– J’espère, répondit Valentin, que cevoleur ne commet pas ses larcins à main armée, car, dans ce cas-là,le plus sage serait de ne pas faire sortir les bêtes et de lesgarder quelques jours à l’étable.

– Non, reprit l’ermite, cet homme a,dit-on, un secret pour endormir le gardien, et c’est à la faveur dusommeil de celui-ci qu’il peut emmener les bêtes et quelquefoistout un troupeau.

– Mon père, dit en riant Valentin, s’ilne faut que résister au sommeil, pour n’avoir rien à craindre duvoleur de bestiaux, je saurai bien lui tenir tête, et au moindredanger, je cornerai si fort, avec mon cornet, qu’on m’entendra del’ermitage et que vous me viendrez en aide avec des bâtons et deschiens.

Valentin sortit donc, ce jour-là, comme àl’ordinaire, avec les quatre vaches des ermites et s’en alla dansla prairie sur la lisière de la grande forêt, où le duc de LorraineLéopold venait souvent chasser avec les princes et les seigneurs dela cour.

Il faisait une chaleur extraordinaire :les rayons du soleil tombaient d’aplomb sur la terre desséchée, etles herbes semblaient prêtes à s’enflammer. Les vaches que Valentinmenait paître s’étaient rapprochées de la forêt, pour trouver unpeu d’ombre. On voyait passer, dans les airs, des essaimsd’abeilles qui avaient quitté les roches voisines et qui allaientchercher ailleurs de nouvelles demeures. Valentin prenait un vifintérêt à ces émigrations des jeunes abeilles, et il en avaitétudié plus d’une fois les curieux épisodes, en admirant lemerveilleux instinct de ces mouches industrieuses. Il vit un de cesessaims, qui s’abaissait vers le sol avec des bourdonnements confuset qui semblait vouloir s’arrêter quelque part, pour se mettre engroupe et pour attendre le moment favorable d’achever son voyage.Il suivit à distance, en s’avançant avec lenteur, l’essaim qui seportait d’un endroit à un autre, et cherchait la meilleure place oùil pourrait camper et se reposer ; mais l’essaim, après avoirchoisi successivement plusieurs arbres autour desquels il serassemblait comme pour tenir conseil, reprit tout à coup son vol,en s’élevant dans les airs et en s’éparpillant à travers laforêt.

Valentin, à son insu, avait employé plus d’uneheure à cette étude de naturaliste ; lorsqu’il revint aupâturage, où il avait laissé les quatre vaches ; il ne lesretrouva pas, et, s’imaginant qu’elles étaient entrées dans le boispour y prendre le frais et pour paître à l’ombre, il y entra aussi,en les appelant par leurs noms et par des sifflements qu’ellesavaient l’habitude d’entendre et de comprendre. Pas le moindrebeuglement ne répondit à ces appels redoublés, que lui renvoyaientseulement les échos de la forêt.

Alors il se rappela l’avertissement que lePère ermite lui avait communiqué la veille, et il se demandaanxieusement si les vaches n’avaient pas été volées par ce juifallemand, qu’il regardait comme un être imaginaire créé par la peurdes pâtres et des bergers. Les vaches ne pouvaient être que dansles bois, puisqu’il ne les avait point aperçues dans la prairie, etce fut dans les bois qu’il se mit à les chercher çà et là, encornant de toutes ses forces. Enfin, il entendit ou crut entendreloin, bien loin, quelques beuglements qui se turentpresqu’aussitôt. Il corna de nouveau et de plus belle, sans obteniraucun résultat ; il se dirigeait tantôt d’un côté, tantôt del’autre, cornant, appelant, criant. Cette fois, ce n’était pas uneillusion : une vache avait beuglé, et ce beuglement fut suivide plusieurs autres. Les vaches devaient se trouver à une portée defusil, et Valentin resta convaincu que quelqu’un les emmenait engrande hâte, puisque les beuglements s’éloignaient de minute enminute. Il cessa d’appeler et de corner, afin de mieux suivre levoleur qui lui avait enlevé ses bêtes. Il espérait ainsi lerejoindre là où bêtes et voleur viendraient à stationner jusqu’à lanuit.

Son plan de poursuite réussitcomplètement ; il parvint à franchir la distance qui leséparait du voleur de vaches, sans que celui-ci dût supposer qu’onpouvait l’atteindre. Il ne voyait pas encore ses bêtes, mais il lesentendait souffler entres les branchages qu’elles brisaient enpassant. Puis, il jugea tout à coup qu’elles s’étaient arrêtées etque le voleur, fatigué à une longue fuite à travers bois, reprenaithaleine. Valentin n’avait pas d’arme, ni aucun moyen dedéfense : il ne devait donc pas songer à user de vive forcepour revendiquer son bien et pour ramener ses vaches à l’étable. Ilrésolut de se borner à surveiller le voleur et à le suivre pas àpas.

La prudence lui conseilla de ne pass’approcher davantage et d’éviter de faire le plus léger bruit,d’autant plus que le voleur n’avait pas encore choisi l’endroit oùil serait le mieux caché avec son butin. Valentin eut alors l’idéede monter sur un arbre et d’y rester en observation ; il montadonc le plus doucement possible sur un grand orme, qui s’élevait aumilieu d’un emplacement dégarni d’arbrisseaux et de broussailles,mais tapissé de gazon et de plantes bocagères. Du haut de cetarbre, il dominait les environs, et il aperçut à travers lafeuillée ses quatre vaches, qui ruminaient en fourrageant dans lestaillis ; mais il ne voyait pas l’homme qui les gardait, et ilfut tenté de croire qu’elles étaient en liberté. Son attention futdétournée par le bruit des bourdonnements d’abeilles, quivoltigeaient au-dessus de lui et qu’il n’avait pas remarquées, enmontant sur cet arbre, où l’essaim était venu se poser àl’extrémité d’une des branches les plus basses.

En même temps, il constata un mouvementdécisif dans la station des vaches qui avaient quitté leur gîte etqui venaient de son côté, conduites par un homme de mauvaise mine,qui les tirait par la longe, en maugréant contre elles.

– Ces maudites bêtes ne veulent pas setenir tranquilles ! disait-il à part lui. Mais voici justementce qu’elles cherchent : de l’herbe à brouter. Il y en a là dequoi paître jusqu’au soir.

Il avait attaché à son bras les quatre cordesqui pendaient aux cornes des vaches, et il les empêchait ainsi des’écarter. Il s’assit par terre, sous l’orme, dans lequel Valentinétait monté ; il bourra et alluma sa pipe, puis il commença defumer un affreux tabac, dont les exhalaisons nauséabondesarrivaient à l’enfant caché dans l’épais feuillage de l’arbre.

La fumée du tabac n’avait pas tardé àenvelopper l’essaim d’abeilles, suspendu en boule à une desbranches inférieures de l’orme, et cette fumée acre et soporativeagit de telle sorte sur les mouches, qu’elles tombèrent en masse, àmoitié étourdies, mais furieuses, sur le fumeur, en s’attachant àses mains et à son visage, qu’elles criblaient de piqûres. Ilpoussa de terribles cris d’effroi et de douleur, auxquels Valentinrépondit en cornant à plein gosier, tandis que les vachesessayaient de s’enfuir en beuglant et brisaient le bras du voleuren serrant les nœuds coulants des cordes qui les retenaient.

Cet horrible vacarme fit accourir desbûcherons, qui travaillaient dans la forêt, et qui vinrent aiderValentin à reprendre possession de ses vaches, pendant qu’ontransportait à l’hôpital le malheureux voleur, cruellement blesséet défiguré.

L’aventure eut quelque éclat dans le pays etl’honneur en revint à Valentin qui avait fait preuve de tant depersévérance, d’adresse et de courage. On lui attribua mêmel’invention d’avoir lancé sur le voleur un essaim d’abeilles, quien avaient fait justice.

À peu de jours de là, le duc de Lorrainechassait dans la forêt. Valentin n’avait pas mené paître sesvaches, à cause des agitations et des tumultes de la chasse ducale,mais il s’était revêtu de son habit d’ermite, comme pour un jour defête, et il avait emporté avec lui des livres et des cartes degéographie, pour aller lire et étudier dans les bois. Il était doncassis au pied d’un arbre, les yeux attachés tantôt sur un livre ettantôt sur une carte, et paraissait absorbé dans ses études,lorsqu’un inconnu, en costume de chasseur tout galonné d’or,s’approche de lui et lui demande ce qu’il fait là.

– Vous le voyez, Monsieur, répondValentin avec déférence : j’étudie la géographie.

– La géographie ! reprend l’inconnu,en souriant avec bonté : est-ce que vous y entendez quelquechose ?

– Je ne m’occupe que des choses quej’entends, répliqua l’enfant sans lever les yeux de la carte qu’ilétudiait.

– C’est une carte d’Allemagne ? ditl’inconnu. Que cherchez-vous dans cette carte ?

– Je cherche la route qui conduit àHeidelberg, reprend Valentin, car je songe à me rendre à la célèbreuniversité de cette ville, pour y continuer mes études.

– Pourquoi penser à l’universitéd’Heidelberg, quand vous êtes en Lorraine, mon enfant ? ditl’inconnu. Nous avons le collège des jésuites de Pont-à-Mousson, oùl’on fait d’excellentes études, et c’est là que vous irez acheverles vôtres.

C’était le duc de Lorraine en personne, etValentin, qui ne l’avait pas reconnu, se vit tout à coup entourédes chasseurs revenant de la chasse. On lui fit millequestions ; le duc fut enchanté de ses réponses et déclaraqu’il le prenait sous sa protection. Valentin entra donc au collègede Pont-à-Mousson ; il s’y appliqua, de préférence, à lagéographie, à l’histoire et à l’archéologie ; il en sortitavec une pension qui lui était payée sur la cassette du ducLéopold.

Valentin était désormais un savant, comme ill’avait souhaité ; le premier usage qu’il fit de ses économiesfut d’envoyer de l’argent à sa mère, de reconstruire la chapelle del’ermitage de Sainte-Anne, et de dédier un tombeau monumental à lamémoire du curé de Monglas. Il fut plus tard bibliothécaire du ducde Lorraine.

– Son Altesse sérénissime, disait-il avecmodestie, daigne me payer honorablement pour ce que je sais ;mais, si l’on devait me payer pour ce que j’ignore, tous lestrésors du duc de Lorraine ne suffiraient pas.

 

FIN DES CONTES LITTÉRAIRES

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