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Contes merveilleux – Tome II

Contes merveilleux – Tome II

de Jacob Ludwig Karl Grimm

Chapitre 1 La Huppe et le butor

Où menez-vous de préférence pacager votre troupeau ? demanda quelqu’un à un vieux vacher.

– Par ici, monsieur, où l’herbe n’est ni trop grasse, ni trop maigre ; autrement, ce n’est pas bon pour elles.

– Et pourquoi pas ? s’étonna le monsieur. – Entendez-vous là-bas, dans les humides pâtures, ce cri comme un mugissement sourd ? commença le berger. C’est le butor, qui était un berger jadis, tout comme la huppe. Je vais vous raconter l’histoire. Le butor faisait pacager ses vaches dans de vertes et grasses prairies où les fleurs poussaient en abondance ; et ses vaches, par conséquent, se firent du sang fort, devinrent indépendantes et sauvages. La huppe, par contre,menait les siennes sur la montagne haute et sèche, où le vent joueavec le sable ; et ses vaches en devinrent maigres et débiles.Le soir, quand les bergers font rentrer leurs troupeaux, le butorn’arrivait plus à rassembler ses bêtes exubérantes qui sautaient,bondissaient, gambadaient de tous côtés et s’enfuyaient à mesure.Il avait beau les appeler et crier. « Groupez-vous,groupez-vous toutes ! », cela ne servait à rien, et ellesne voulaient pas l’entendre. La huppe, de son côté, n’arrivait pasà les mettre debout : ses vaches étaient trop faibles et tropdécouragées pour se lever. « Hop ! hop 1hop ! », leur criait-elle, « Hop ! hop !hop ! », pour les faire lever, mais c’était envain : les vaches restaient sur le sable et ne se levaientpoint. Voilà ce qu’il arrive quand on ne garde pas la juste mesure.Et même de nos jours, bien qu’ils ne gardent plus de troupeaux,vous pouvez entendre le butor qui appelle :« Groupez-vous ! Groupez-vous toutes ! », et lahuppe lance toujours son cri. « Hop-hop-hop !Hop-hop-hop ! Hop-hop-hop ! »

Chapitre 2L’Intelligente fille du paysan

Il était une fois un pauvre paysan qui n’avaitpas de terre, seulement une petite chaumière et une fille, enfantunique, qui lui dit un jour – « Nous devrions bien demander unbout de terre à cultiver, dans ses essarts, à notre seigneur leroi. » Sa Majesté, ayant appris quelle était leur pauvreté,leur fit don d’un coin de pré plutôt que d’une terre de friche, ettous deux, le père et sa fille, se mirent à labourer cette terre,afin d’y semer un peu de blé et d’autres choses. Ils allaientterminer ce labour, quand ils tombèrent sur un superbe morti­erd’or pur qui était enfoui dans la terre.

– Écoute, dit le père à sa fille, puisqueSa Majesté le roi, dans sa grâce, nous a fait don de ce bout deterre, nous devrions, nous, lui porter le mortier. La fille s’yopposa et lui dit –

– Père, nous avons le mortier, c’estvrai, mais nous n’avons pas le pilon ; et comme on nousréclamera forcément le pilon avec le mortier, nous ferions beaucoupmieux de ne rien dire. Le père ne voulut rien entendre, prit lemortier et le porta à Sa Majesté le roi, en lui disant qu’il avaittrouvé cet objet dans son bout de pré en le labourant, et qu’ilvoulait le lui offrir comme un respectueux témoignage de sareconnaissance. Le roi prit le mortier, l’examine avecsatisfaction, puis demanda au paysan s’il n’avait rien trouvéd’autre.

– Non, dit le paysan. Le roi lui ditqu’il lui fallait aussi apporter le pilon. Mais le paysan eut beauaffirmer et soutenir qu’il ne l’avait pas trouvé, cela ne servitpas plus que s’il eût jeté ses paroles au vent ; et il futarrêté et jeté en prison, où il devait rester tant que le pilonn’aurait pas été retrouvé. Il était au pain sec et à l’eau comme lesont les gens qu’on met au cachot, et les serviteurs quiapportaient chaque jour sa nourriture au prisonnier l’entendirentqui répétait sans cesse : « Ah ! si j’avais écoutéma fille ! Si seulement j’avais écouté ma fille ! »Ils s’en étonnèrent et allèrent rapporter au roi que le prisonniern’arrêtait pas de se plaindre en disant. « Ah ! sij’avais écouté ma fille ! », alors qu’il refusait demanger et même de boire. Les serviteurs reçurent l’ordre d’amenerle prisonnier devant le roi, et Sa Majesté lui demanda pourquoi ilcriait sans cesse : « Ah ! si seulement j’avaisécouté ma fille ! »

– Ta fille, qu’est-ce qu’elle t’avaitdit ? voulut savoir le roi. – Eh bien oui, dit le paysan, mafille me l’avait bien dit. « N’apporte pas le mortier, sinonon va te réclamer le pilon. » – Quelle fille intelligente tuas ! Il faut que je la voie une fois, dit le roi.

Elle dut donc comparaître devant Sa Majesté,qui lui demanda si elle était aussi intelligente que cela, et quilui dit qu’il avait une énigme à lui proposer. si elle savait yrépondre, il serait prêt à l’épouser. Elle répondit aussitôt queoui, qu’elle voulait deviner.

– Bien, dit le roi, je t’épouserai si tupeux venir vers moi ni habillée, ni nue, ni à cheval, ni envoiture, ni par la route, ni hors de la route. Elle s’en alla, etune fois chez elle, elle se mit nue comme un ver ; ainsi ellen’était donc pas habillée. Elle prit alors un filet de pêche, danslequel elle se mit et s’enroula ; et ainsi elle n’était pasnue. Elle loua un âne pour un peu d’argent, puis suspendit sonfilet à 1a queue de l’âne pour se faire tirer ainsi ; doncelle n’était pas à cheval, ni non plus en voiture. Ensuite, ellefit cheminer l’âne dans l’ornière, de telle manière qu’elle netouchait le sol que du bout de l’orteil ; et ainsi ellen’allait ni par la route, ni hors de la route. Lorsqu’elle futarrivée de cette manière, le roi déclara qu’elle avait résolul’énigme et qu’il n’avait qu’une parole. Il libéra son père de laprison et fit d’elle la reine en l’épousant ; et il laissaentre ses mains tout le bien du royaume. Des années plus tard, unjour que le roi allait passer ses troupes en revue, il se trouvaque des paysans, en revenant de vendre leur bois, s’arrêtèrent avecleurs chariots et leurs charrettes devant l’entrée du château, surla place. Les uns avaient des attelages de bœufs, les autres dechevaux ; et l’un d’eux avait attelé trois chevaux, dont unejument qui mit bas à ce moment-là ; et le petit poulain, en sedébattant, finit par aller tomber sous le ventre de deux bœufsattelés à la charrette qui stationnait devant. Ce fut l’origined’une querelle entre les deux paysans lorsqu’ils revinrent à leursvoitures : celui des bœufs prétendant garder le poulain quiétait sous le ventre de ses bêtes, et celui des chevaux leréclamant comme mis bas par sa jument. Des cris aux invectives, desinvectives aux coups, la dispute s’envenima et fit un tel tapageque le roi dut intervenir et déclara qu’où était le Poulain, là ildevait rester, décidant ainsi que le paysan aux bœufs aurait à luice poulain, qui pourtant n’était pas à lui. L’autre paysan, celuiaux chevaux, s’en alla en pleurant et en se lamentant de la pertede son poulain ; et comme il avait entendu dire que la reineavait le cœur charitable, elle qui était d’origine paysanne ausurplus, il alla la trouver pour lui demander son aide et la prierde faire qu’il pût rentrer en possession de son poulain.

– C’est possible, lui dit-elle, à lacondition que tu ne ni trahisses point, et je vais te dire commentil faut faire. Demain matin de bonne heure, quand le roi sortirapour aller passe sa garde en revue, tu te tiendras sur son passage,en travers du chemin qu’il doit emprunter, et tu auras un grandfilet de pêche que tu jetteras et retireras comme si tu pêchaisdans l’eau faisant comme s’il était plein de poissons. Elle lui ditégalement ce qu’il lui faudrait répondre aux questions que le roine manquerait pas de lui faire poser. Le lendemain donc, quandpassa le roi, le paysan était en train de pêcher sur le sec,lançant son filet et le ramassant pour secouer, avec tous lesgestes du pêcheur heureux. Un rnessager fut dépêché vers ce foupour lui demander, de la part du roi quelle était son idée.

– Je pêche, fut sa réponse. Le messagerne manqua pas de lui demander comment il pouvait pêcher, puisqu’iln’y avait pas d’eau.

– Aussi bien que deux bœufs peuvent avoirun poulain, répondit le paysan, aussi bien peut-on pêcher où il n’ya pas d’eau ; et c’est ce que je fais ! Le messagerrapporta ces paroles au roi, qui fit venir le paysan, lui disantque cette réponse ne venait pas de lui et qu’il voulait savoir dequi il l’avait apprise. Le paysan ne voulut rien reconnaître et seborna à répéter. « Que Dieu vous garde ! La réponse vientde moi. » On le coucha sur une botte de paille et on lebâtonna si longtemps et si durement qu’il finit par admettre et parreconnaître que c’était Sa Majesté la reine qui l’avait conseillé.Le roi, dès qu’il fut de retour au château, alla trouver la reineet lui dit :

– Pourquoi cette conduite, d’uneduplicité impardonnable ? Je ne veux plus de toi commeépouse ; tu as fini ton temps ici et tu vas retourner d’où tuviens, dans ta chaumière paysanne. Mais à titre de cadeau d’adieu,il lui permit d’emporter avec elle ce qu’elle choisirait comme lachose la plus précieuse et qu’elle aimait le mieux.

– Très bien, mon cher mari, lui dit-elle,puisque tels sont tes ordres, j’obéirai et je ferai ce que tu dis.Elle se jeta dans ses bras et l’embrassa, en lui disant qu’avant departir elle viendrait encore prendre congé de lui. Elle préparabien vite une boisson fortement narcotique et la lui présenta commele verre de l’adieu. Le roi en but une bonne dose, cependantqu’elle faisait mine d’y tremper les lèvres, et quand elle le vitsuccomber au sommeil, elle appela ses serviteurs et se fit apporterune belle et blanche toile de lin, dans laquelle elle l’enveloppacomplètement ; puis elle leur fit porter ce lourd paquetjusqu’à sa voiture, devant la porte extérieure du palais. Elleemporta le dormeur jusque dans sa chaumière, où elle le coucha surson petit lit de jeune fille, pour l’y laisser dormir jour et nuitaussi longtemps que se prolongea l’effet du narcotique. Lorsqu’ilse réveilla, il regarda avec stupéfaction autour de lui, necomprenant ni où il se trouvait, ni ce qu’il lui arrivait. Ilappela ses serviteurs, après diverses exclamations de surprise,mais personne ne vint et nul ne répondit. Ce fut sa femme, pourfinir, qui arriva devant son lit et qui lui dit : – Mon cherseigneur, vous m’avez commandé et permis d’emporter du château ceque j’aimais le plus et ce que je tenais comme le bien le plusprécieux ; et comme je n’aime au monde rien plus que vous,comme je n’ai aucun bien qui me soit plus précieux, je vous ai prisavec moi pour vous garder dans ma chaumière ! Le roi en eutles larmes aux yeux. – Ma chère femme, lui dit-il, tu es miennecomme je suis tien ! Il la ramena dans le château royal pour ycélébrer de nouvelles noces avec elle – et sans doute y vivent-ilsencore à l’heure qu’il est.

Chapitre 3Jean-le-Fidèle

Il était une fois un vieux roi malade qui,sentant la mort approcher fit appeler son plus dévoué serviteur. Illui dit :

« Fidèle Jean, je vais bientôt quittercette terre, et je n’emporte qu’un seul regret : laisserderrière moi un fils trop jeune pour savoir se conduire lui-même etgouverner son royaume. Si tu ne me promets pas de lui enseignertout ce qu’il doit savoir et de lui servir de guide, je ne sauraimourir en paix. »

Le fidèle Jean était vieux, il réponditpourtant : « Je ne quitterai jamais le prince et je leservirai de toutes mes forces, même si je dois les épuiser à sonservice.

– Merci, fidèle Jean, dit le roi. Grâce àtoi je mourrai en paix… Après ma mort, tu feras visiter à mon filstout le château, depuis le sommet des tours jusqu’aux oubliettesles plus profondes ; tu lui montreras où sont les trésors etles réserves, mais tu ne le laisseras pas pénétrer dans la dernièrechambre de la tour du nord. Là, se trouve le portrait de laprincesse du Castel d’Or. S’il le voit, de grands malheurs endécouleront et mieux vaut ignorer l’existence de cette princesseque de chercher à l’approcher. »

Le fidèle Jean s’engagea à respecter lesvolontés du roi mourant et peu après celui-ci rendit l’âme.

Quand le temps du deuil fut écoulé, le fidèleserviteur dit à son nouveau maître :

« Il est temps pour vous de connaîtrevotre héritage. Venez avec moi, je vais vous faire visiter lechâteau de vos pères. »

Il conduisit le jeune roi à travers les salleset les galeries, les escaliers et les tourelles, lui fit admirerbien des tapisseries et des meubles précieux, ouvrit de nombreuxcoffres pleins d’or ou de monnaies rares, mais laissa bien close laporte de la tour du nord, où se trouvait le portrait de laprincesse du Castel d’Or.

Ce portrait se trouvait placé de telle sortequ’on le voyait dès qu’on entrait dans la pièce, et il était peintde si merveilleuse façon qu’on croyait voir la princesse sourire etrespirer, comme si elle se tenait là, vivante.

Le jeune roi, cependant, remarqua que lefidèle Jean passait devant cette porte sans l’ouvrir et lui endemanda la raison.

« Parce que, répondit le fidèle Jean, ily a dans cette pièce quelque chose qui vous ferait peur.

« Je veux le voir », répéta le jeuneroi, cherchant à ouvrir la porte, mais Jean le retint.

« Non, dit-il, j’ai promis au roi votrepère que vous ne verriez pas ce que contient cette pièce. Si vous yjetiez un seul coup d’œil, les plus grands malheurs pourraient enrésulter et pour vous et pour votre royaume.

– Le plus grand malheur, dit le prince,serait plutôt que je ne puisse y entrer, car alors, de jour ni denuit, je ne pourrai trouver le repos. Je ne bougerai pas d’ici tantque tu n’auras pas ouvert cette porte. » Le fidèle Jeancomprit que le jeune roi ne changerait pas d’avis ; alors ilprit son trousseau de clefs, en choisit une et, à regret,l’introduisit dans la serrure.

Il pénétra le premier dans la pièce, espérantavoir le temps de couvrir le tableau, mais il était déjà troptard : le prince, entré sur ses talons, vit le portrait, sonregard rencontra celui de la princesse et il tomba sur le plancher,évanoui.

« Le malheur est arrivé. Qu’allons-nousdevenir, à présent ? » se dit le fidèle Jean avecangoisse.

Enfin le roi ouvrit les yeux. Ses premièresparoles furent pour demander qui était cette ravissante princesse,et quand le fidèle serviteur eut répondu à sa question, ildit :

« Si toutes les feuilles de tous lesarbres étaient des langues parlant nuit et jour, elles ne sauraientassez dire à quel point je l’aime. Ma vie dépend d’elle et je parsimmédiatement à sa recherche. Toi, qui es mon fidèle Jean, tum’accompagneras. »

Le fidèle serviteur essaya de raisonner sonmaître, mais ce fut bien inutile. Il comprit qu’il fallait luicéder et, après avoir longuement réfléchi, il mit au point unprojet qui devait lui permettre d’arriver auprès de l’inaccessibleprincesse.

« Tout ce qui entoure le roi et sa filleest en or, dit-il enfin à son maître, et elle n’aime que ce qui esten or. Dans votre trésor il y a cinq tonnes de ce métal précieux,mettez-les à la disposition de vos orfèvres afin qu’ils lestransforment en objets de toutes sortes, qu’ils les décorentd’oiseaux et de bêtes sauvages ; je sais que cela lui plaira.Dès que tout sera prêt, nous embarquerons et tenterons notrechance. »

Tout fut fait comme Jean l’avait proposé.

Les orfèvres travaillèrent nuit et jour,ciselèrent des merveilles par centaines, un navire fut équipé, lefidèle Jean et le roi revêtirent des costumes de marchands, afin den’être pas reconnus, puis les voiles furent hissées et le navirecingla vers le large, en direction du lointain point sur l’horizonoù s’élevait le Castel d’Or.

Quand ils abordèrent cette île lointaine, lefidèle Jean recommanda au roi de rester à bord, tandis que lui-mêmechercherait à approcher la princesse. Il descendit à terre,emportant de précieuses coupes d’or, escalada une falaise et arrivaprès d’une rivière. Là, une jeune servante puisait de l’eau dansdeux seaux d’or et, quand elle vit paraître cet étranger, elle luidemanda ce qu’il désirait.

« Je suis un marchand », luirépondit Jean, laissant entrevoir le contenu des ballots qu’ilavait apportés.

« Oh ! s’écria la servante, si lafille du roi voyait ces merveilles, elle vous les achèteraitcertainement », et entraînant le faux marchand, elle leconduisit au château dont de hauts remparts et d’innombrablesgardiens défendaient l’accès.

Quand la princesse eut aperçu les coupes d’or,elle les prit une à une, les admira et dit : « Je vousles achète. » Mais le fidèle Jean répondit : « Je nesuis que le serviteur d’un riche marchand. Ce que je vous montreici n’est rien en comparaison de ce qu’il transporte à bord de sonnavire.

– Alors qu’il apporte ici toute sacargaison, ordonna la princesse.

« Cela demanderait des jours et desjours, répondit Jean, et votre palais, si grand qu’il soit, nel’est pas assez pour contenir tant de merveilles. »

Ces mots ne firent qu’exciter davantage laconvoitise de la princesse qui demanda à Jean de la conduirejusqu’au bateau.

Il obéit avec la plus grande joie, et le roi,quand il vit paraître la princesse, reconnut que sa beauté étaitencore plus grande qu’il ne l’avait cru en voyant le tableau. Il lafit descendre dans les cales de son navire où, sur des brocartstissés d’or, il avait disposé des coffres débordant de bijoux, deplats, de statuettes et de candélabres. Tout était de l’or le pluspur, et les fines ciselures brillaient au soleil ou luisaient dansles coins d’ombre, d’un insoutenable éclat.

Pendant ce temps, le fidèle Jean était restésur le pont, auprès du timonier. Sur ses ordres, l’ancre fut levéesans bruit, les voiles hissées en silence et, seul, le légerclapotement des vagues contre la coque et la houle maintenant unpeu plus forte trahirent le moment où le navire, tournant sur sonerre, prit le large et alla vers d’autres cieux.

Mais la princesse était bien trop absorbéedans sa contemplation pour remarquer quoi que ce soit. Plusieursheures s’écoulèrent avant qu’elle eût achevé de tout voir, de toutadmirer, et lorsque, enfin, elle prit congé du marchand, la nuitétait presque venue.

Elle remonta sur le pont, vit les matelots àla manœuvre, les voiles gonflées par le vent et, à l’horizon, laterre comme un mince et lointain fil, maintenant horsd’atteinte.

« Ah ! s’écria-t-elle, je suistrahie ! Un vil marchand m’a prise au piège et m’emporte loinde mon père.

– Rassurez-vous, lui dit le roi en laprenant par la main, il est vrai que je vous ai enlevée par ruse,mais je ne suis pas un vil marchand. Mon père était un roi aussipuissant que le vôtre et je suis votre égal par la naissance. J’aiagi par ruse, mais l’amour est mon excuse : je ne pense qu’àvous depuis ce jour où j’ai découvert votre portrait, et ne sauraisplus vivre sans vous. »

Quand la princesse entendit ces mots, son cœurchangea, elle regarda le roi avec plus de complaisance et acceptade devenir sa femme.

Le voyage se poursuivit dans le calme et lebonheur, mais un jour où le fidèle Jean, assis sur le pont, jouaitde la flûte, il vit voler trois corbeaux. Il écouta ce qu’ilsdisaient, car il comprenait le langage des bêtes.

Le premier croassait : « Le roicroit avoir conquis la princesse du Castel d’Or.

– Il n’est pas au bout de ses peines,répondit le second.

– Hélas ! bien des épreuvesl’attendent encore », fit le troisième.

Alors le premier reprit : « Quand ilabordera dans son royaume, un cheval couleur de feu bondira verslui. S’il l’enfourche, ce cheval l’emportera dans les airs, etjamais plus il ne verra celle qu’il aime.

– Il y a un moyen d’éviter ce malheur,dit le second corbeau.

– Oui, reprit le premier, il y en a un.Si quelqu’un prend le pistolet qui se trouve dans les étuis de laselle et abat la bête, le jeune roi sera sauvé. Mais qui peutsavoir cela ? Et si quelqu’un le savait et le disait, ilserait immédiatement changé en pierre depuis la plante des piedsjusqu’aux genoux. »

Alors le second corbeau reprit la parole.

« Mais ce n’est pas tout, dit-il. Même sile jeune roi échappait à ce danger, il n’aurait pas encore conquisson épouse. Quand celle-ci entrera dans son palais, elle verra unerobe de mariée, si belle qu’elle ne pourra résister au désir del’essayer. Alors, elle sera perdue, car la robe est de soufre et depoix et la consumera jusqu’à la moelle des os.

– N’y a-t-il aucun moyen de lasauver ? demanda le troisième.

– Il n’en est qu’un seul. Mettre unepaire de gants de cuir, lui enlever sa robe et la jeter au feu.Mais qui fera cela ? Personne ne le sait, personne ne ledevinera et quiconque le saurait et le dirait serait changé enpierre depuis les genoux jusqu’au cœur. »

Le fidèle Jean ne disait rien, mais ilécoutait toujours, l’angoisse au cœur.

Alors le troisième corbeau parla. « Jesais encore autre chose, dit-il. Même si la princesse n’était pasconsumée par sa robe, les jeunes mariés ne seraient pas encoresauvés. Après le mariage il y aura un bal, la jeune reines’évanouira et si personne ne lui prend trois gouttes de sang aupoignet droit pour les jeter au loin, elle mourra… Mais quiconquesachant ceci le répéterait à haute voix, des pieds à la tête ilserait immédiatement transformé en pierre. »

Après avoir dit cela les trois corbeauxs’envolèrent, et Jean demeura plongé dans ses tristes pensées,sachant cette fois qu’il ne pouvait sauver son maître sans lui-mêmeperdre la vie.

Comme les corbeaux l’avaient dit, dès que lebateau eut accosté, un cheval à la robe de feu apparut sur laplage, et le roi enthousiasmé par son allure, s’apprêta àl’enfourcher. Le fidèle Jean n’eut que le temps de saisir lepistolet dans les fontes et d’abattre l’animal.

Alors les autres serviteurs, jaloux de Jean,s’écrièrent : « Quel massacre inutile ! Ce chevalaurait été le plus bel ornement des écuries royales. » Mais leroi les fit taire. « Il est mon fidèle Jean, dit-il, tout cequ’il fait est bien fait. » Les jaloux se regardèrent, déçus,mais ne purent insister.

Avec des clameurs de joie, un cortègetriomphal se forma qui accompagna le jeune monarque et la princessejusqu’à leur château.

Là, dans la première salle, étalée sur unlarge fauteuil, se trouvait une robe de mariée, si belle qu’elleparaissait tissée d’or et d’argent.

En la voyant, le roi voulut la prendre etl’offrir à sa fiancée, mais Jean veillait. De ses mains gantées decuir il se saisit de la robe et la jeta dans la cheminée où brûlaitun grand feu. De hautes flammes bleues s’élevèrent, répandant uneodeur épouvantable, mais les serviteurs du roi, saisissant cettenouvelle occasion de nuire à Jean et de le ruiner dans l’esprit deson maître, s’écrièrent : « Il est devenu fou. Il a brûléla robe de la mariée !

« Laissez-le, leur dit le roi, il est monfidèle Jean. Ce qu’il fait ne peut être que bien fait. » Etpourtant, il commençait à s’étonner de le voir agir de façon siétrange et le priver tour à tour d’un cheval tel qu’il ne pourraitjamais en avoir dans ses écuries et d’une robe telle qu’aucuntailleur de son royaume n’aurait pu l’imiter.

Quelques jours plus tard, le mariage royal futcélébré en grande pompe. Après la cérémonie, un fastueux bal futdonné et la mariée fut la première à danser. Le fidèle Jean ne laquittait pas des yeux et commençait à croire que les corbeauxs’étaient trompés, lorsque soudain, il la vit pâlir et s’affaissersur le sol, blanche comme morte. Tous les assistants crièrent ets’affolèrent, mais le fidèle Jean, les écartant, se précipita,releva le corps inanimé et, l’emportant dans la chambre royale,l’étendit sur le lit.

Puis saisissant son poignard, il fit jaillirtrois gouttes de sang du poignet droit de la reine et les jeta auloin.

Cette fois, les serviteurs n’eurent même pasbesoin de s’indigner. Le roi avait tout vu et se mit en colère. Ilavait des médecins à sa cour, c’était à eux de soigner la reine, etnon à ce vieux serviteur de lui ouvrir les veines avec son poignardsale et d’éparpiller au loin son sang. Peut-être même crut-il queJean allait tuer la reine, comme il avait tué le cheval. On ne saitpas, mais sa colère fut terrible et, désignant le fidèle Jean à sesgardes : « Qu’on le jette en prison ! »ordonna-t-il.

Peu après, la reine reprenait connaissance,mais ne put faire fléchir la colère de son époux : le fidèleJean fut jugé le lendemain et condamné à être pendu. Il nes’insurgea pas et dit seulement : « Tout condamné à morta le droit de parler. Me refuserez-vous ce droit ?

– Non, dit le roi. Nous t’écoutons.

– J’ai été injustement condamné, sire,dit Jean, car je n’ai jamais cessé de vous être fidèle. »Puis, il répéta la conversation des corbeaux, telle qu’il l’avaitsurprise à bord du navire, et expliqua comment, pour sauver sonmaître, il avait dû agir comme il l’avait fait.

« Qu’on lui rende la liberté !s’écria alors le roi. Comment ai-je pu douter de toi, ô mon fidèleJean ? Me le pardonneras-tu jamais ? »

Mais le fidèle Jean ne répondit pas car soncorps changé en pierre ne pouvait plus bouger et, à la dernière deses paroles, sa langue elle-même s’était pétrifiée.

Quand le roi comprit cela, il fut saisi d’unaffreux chagrin. Il reconnut que son serviteur avait sauvé sa vieet celle de son épouse en sacrifiant la sienne et que riendésormais ne pourrait réparer l’affreuse injustice qu’il venait decommettre. La reine, informée de la chose, partagea ses regrets etordonna que le corps du fidèle Jean, devenu statue de pierre, fûtérigé sur la place d’honneur, dans la plus belle salle dupalais.

La statue resta là dix ans. Dix ans pendantlesquels le roi et la reine eurent trois enfants et gouvernèrentsagement leur royaume, mais leur bonheur était entaché del’incessant regret d’avoir méconnu la fidélité de leurserviteur.

Or, un soir, le roi, assis à sa fenêtre, vitvoler trois corbeaux et, à sa grande surprise, entendit leurlangage.

« Voilà dix ans aujourd’hui, disait lepremier, que le fidèle Jean n’est plus que statue immobile et sansvoix.

– Il est un moyen de lui rendre laparole, dit le second, mais le roi ni la reine ne s’y résignerontjamais.

– Hélas ! non, dit le troisième, caril leur faudrait sacrifier toutes leurs richesses et en faire donaux pauvres.

– À ce prix pourtant, le fidèle Jeanrecouvrerait la parole et la vue.

– Il est aussi, reprit le premiercorbeau, un moyen de faire battre de nouveau son cœur, mais le roini la reine ne sauraient consentir.

– Hélas ! non, dit le troisième, caril leur faudrait alors perdre leur couronne et renoncer autrône.

– À ce prix, pourtant, le cœur du fidèleJean se remettrait à battre.

– Et son corps tout entier pourraitreprendre vie, dit le troisième, si le roi et la reineabandonnaient leur royaume pour sauver celui qui les a sauvés troisfois.

– Hélas ! ils n’accepteront jamaisde partir comme des mendiants, nu-pieds et la besace au dos, vêtusde guenilles, eux et leurs enfants.

– Hélas ! Hélas ! »croassèrent les corbeaux et ils s’en furent tous à tire-d’aile.

Le roi appela la reine, et une heure plus tardun héraut parcourait la ville invitant tous les pauvres à se rendreau château pour y recevoir une part du trésor royal. Quand ladistribution fut faite, la statue de pierre tourna la tête, sesyeux s’ouvrirent et sa bouche prononça ces mots :

« Je n’ai fait que tenir la promessefaite au roi votre père. »

Le monarque fut si heureux d’entendre denouveau la voix de son fidèle Jean que, poussant un cri de joie, ilsaisit un parchemin, et signa son acte d’abdication.

Alors, le cœur de la statue de pierre se mit àbattre, et le fidèle Jean dit :

« Sire, ne vous dépouillez pas pourmoi.

– Je ne puis faire moins pour toi que tun’as fait pour moi », répondit le roi. Il ôta ses richesvêtements, se vêtit de guenilles et partit avec sa femme et sesenfants pieds nus et besace au dos. Le fidèle Jean tenta de leretenir, mais ses jambes de pierre le rivaient au sol, loin de sonroi qui refusait de l’écouter et s’en allait.

Alors la force de son amour l’emporta sur lapesanteur de la matière et l’on vit Jean, marchant sur ses jambespétrifiées, traverser le palais, descendre le perron et se jeteraux genoux de son maître pour le supplier de ne pas partir.

« Tu es mon fidèle Jean, lui dit alors leroi. Tout ce que tu veux, je le veux », et il remonta sur sontrône.

Le trésor du roi demeura vide et Jean conservases jambes de pierre, mais à travers le temps et à travers l’espacejamais ne régna un monarque plus heureux que celui-là, qui avaitappris qu’un serviteur fidèle vaut tous les trésors du monde.

Chapitre 4Jorinde et Joringel

Il était une fois un vieux château au cœurd’une grande forêt épaisse où vivait toute seule une vieille femmequi était une très grande magicienne. Le jour, elle se transformaiten chatte ou en chouette, mais le soir elle reprenait ordinairementforme humaine. Elle avait le pouvoir d’attirer les oiseaux et legibier, et elle les tuait ensuite pour les faire cuire et rôtir. Siquelqu’un approchait du château à plus de cent pas, il était forcéde s’arrêter et ne pouvait plus bouger de là tant qu’elle nel’avait pas délivré d’une formule magique : mais si une purejeune fille entrait dans ce cercle de cent pas, elle lamétamorphosait en oiseau, puis elle l’enfermait dans une corbeillequ’elle portait dans une chambre du château. Elle avait bien septmille corbeilles de cette sorte dans le château avec un oiseauaussi rare dans chacune d’elle.

Or, il était une fois une jeune fille quis’appelait Jorinde ; elle était plus belle que toutes lesautres filles. Et puis il y avait un très beau jeune homme nomméJoringel : ils s’étaient promis l’un à l’autre. Ils étaient autemps de leurs fiançailles et leur plus grand plaisir était d’êtreensemble.

Un jour, ils allèrent se promener dans laforêt afin de pouvoir parler en toute intimité.

– Garde-toi, dit Joringel, d’aller aussiprès du château.

C’était une belle soirée, le soleil brillaitentre les troncs d’arbres, clair sur le vert sombre de la forêt, etla tourterelle chantait plaintivement sur les vieux hêtres. Jorindepleurait par moment, elle s’asseyait au soleil et gémissait ;Joringel gémissait lui aussi. Ils étaient aussi consternés ques’ils allaient mourir ; ils regardaient autour d’eux, ilsétaient perdus et ne savaient pas quelle direction ils devaientprendre pour rentrer chez eux. Il y avait encore une moitié desoleil au-dessus de la montagne, l’autre était déjà derrière.Joringel regarda à travers les taillis et vit la vieille murailledu château tout près de lui ; il fut pris d’épouvante etenvahi par une angoisse mortelle. Jorinde se mit àchanter :

« Mon petit oiseau bagué du rouge anneau,Chante douleur, douleur :

Te voilà chantant sa mort au tourtereau,

Chante douleur, doul…tsitt, tsitt,tsitt. »

Joringel se tourna vers Jorinde. Elle étaittransformée en rossignol qui chantait « Tsitt, Tsitt ».Une chouette aux yeux de braise vola trois fois autour d’elle etpar trois fois cria « hou, hou, hou ». Joringel nepouvait plus bouger : il restait là comme une pierre, il nepouvait ni pleurer, ni parler, ni remuer la main ou le pied. Àprésent, le soleil s’était couché : la chouette vola dans lebuisson, et aussitôt après une vieille femme en sortit, jaune,maigre et voûtée avec de grands yeux rouges et un nez crochu dontle bout lui atteignait le menton. Elle marmonna, attrapa lerossignol et l’emporta sur son poing. Joringel ne put rien dire, neput pas avancer : le rossignol était parti.

Enfin, la femme revint et dit d’une voixsourde :

« Je te salue, Zachiel, si la lune brillesur la corbeille, détache-le, Zachiel, au bon moment. »

Alors Joringel fut délivré. Il tomba à genouxdevant la femme et la supplia de lui rendre sa Jorinde, mais elledéclara qu’il ne l’aurait plus jamais et s’en alla. Il appela,pleura et se lamenta, mais ce fut en vain.

Joringel s’en fut et finit par arriver dans unvillage inconnu où il resta longtemps à garder les moutons. Ilallait souvent tourner autour du château, mais pas trop près.Enfin, une nuit, il rêva qu’il trouvait une fleur rouge sang avecune belle et grosse perle en son cœur. Il cueillait cette fleur etl’emportait pour aller au château : tout ce qu’il touchaitavec la fleur était délivré de l’enchantement, et il rêva aussiqu’il avait trouvé Jorinde de cette manière.

En se réveillant le matin, il se mit en quêtepar monts et par vaux d’une fleur semblable : il cherchajusqu’au neuvième jour, et voilà qu’à l’aube il trouva la fleurrouge sang. En son cœur, il y avait une grosse goutte de rosée,aussi grosse que la perle la plus belle.

Il porta cette fleur jour et nuit jusqu’à cequ’il arrivât au château. Quand il s’approcha à cent pas duchâteau, il ne fut point cloué sur place, mais il continua àmarcher jusqu’à la porte. Joringel s’en réjouit fort, il toucha laporte de sa fleur et elle s’ouvrit d’un coup. Il entra, traversa lacour, prêtant l’oreille pour savoir s’il n’entendrait pas lesnombreux oiseaux : enfin, il les entendit. Il alla dans cettedirection et trouva la salle où la magicienne était en train dedonner à manger aux oiseaux dans leurs sept mille corbeilles.

Quand elle aperçut Joringel, elle sefâcha : prise d’une grande fureur, elle l’injuria et vomittout son fiel contre lui, mais elle ne put pas l’approcher à plusde deux pas. Il ne tint pas compte de la magicienne et allaexaminer les corbeilles aux oiseaux ; mais c’est qu’il y avaitlà des centaines de rossignols. Comment allait-il retrouver saJorinde maintenant ?

Pendant qu’il regardait ainsi, il s’aperçutque la sorcière s’emparait à la dérobée d’une petite corbeillecontenant un oiseau et gagnait la porte avec elle. Sur-le-champ ilbondit sur elle, toucha la petite corbeille avec sa fleur et lavieille femme aussi : maintenant elle ne pouvait plus rienensorceler, et Jorinde était là, le tenant embrassé, aussi bellequ’elle l’était auparavant. Alors Joringel refit aussi de tous lesautres oiseaux des jeunes filles, puis il rentra avec sa Jorinde,et ils vécurent longtemps heureux.

Chapitre 5La Lampe bleue

Pendant de longues années, un soldat avaitservi le roi fidèlement. Mais lorsque la guerre vint à finir et quele soldat ne put plus servir à cause de ses nombreuses blessures,le Roi lui dit : « Tu peux t’en aller, je n’ai plusbesoin de toi. Tu ne recevras plus d’argent : seuls ceux quipeuvent accomplir un travail se méritent un salaire. »

Le soldat, ne sachant pas comment il gagneraitsa vie, s’en alla, inquiet. Il marcha toute la journée et, le soirvenu, il se retrouva dans une forêt. À la nuit tombante, il aperçutune lumière, s’en rapprocha, et arriva à une maison habitée par unesorcière. « Donne-moi un lit, de quoi manger et de quoiboire », lui dit le soldat, « je languis. »« Oh ! Oh ! », répondit la sorcière, « quioserait donner quelque chose à un soldat égaré ? Allons, jeserai miséricordieuse et je t’accueillerai, mais à condition que tufasses ce que je demande. » « Et queveux-tu ? », demanda le soldat. « Je veux que demaintu bêches mon jardin. »

Le soldat consentit et, le jour suivant, iltravailla avec la plus grande ardeur. Mais il ne put terminer letravail avant la nuit. « Je vois bien », dit la sorcière,« que tu n’en peux plus aujourd’hui ; je vais donc tegarder une autre nuit. Mais pour cela, demain tu devras me fendreune corde de bois et en faire du petit bois. » Cela lui prittoute la journée. Au soir, la sorcière lui offrit de rester encoreune nuit. « Demain, tu devras seulement accomplir un toutpetit travail pour moi. Derrière ma maison, il y a vieux puitsasséché, dans lequel est tombée ma lampe. Elle brille d’une lumièrebleue et ne s’éteint jamais. Tu devras me la rapporter. »

Le jour suivant, la vieille sorcière leconduisit au puits. Elle le fit s’asseoir dans un panier et ledescendit tout au fond. Il trouva la lampe, et fit un signe à lasorcière, lui signifiant qu’elle devait le remonter. Elle le tiravers là-haut, mais lorsque qu’il fut tout près du bord, elle tenditla main et tenta de lui prendre la lampe bleue. « Non »,dit le soldat en devinant les mauvaises intentions de la sorcière,« je ne te donnerai pas la lampe avant d’avoir remis les deuxpieds sur la terre ferme. » Cela mit la sorcière encolère ; elle le laissa retomber au fond du puits, et elles’éloigna.

Le pauvre soldat tomba sur le sol humide, sansse faire mal toutefois. La lampe bleue continuait à briller ;mais en quoi cela pourrait-il l’aider ? Il crut bien qu’iln’échapperait pas à la mort. Triste, il s’assied un moment, puis ilfouilla dans sa poche et y trouva sa pipe encore à moitié pleine.« Ce sera mon dernier plaisir », se dit-il. Il prit lapipe, l’alluma à la flamme de la lampe bleue, et commença à fumer.Alors que les volutes s’élevaient dans le puits, un génie apparutdevant le soldat et lui demanda : « Maître, qu’elles sonttes ordres ? ». « Que m’est-il possible det’ordonner ? », répliqua le soldat avec étonnement.« Je dois faire tout ce que m’ordonneras », répondit legénie. « Hé bien ! », dit le soldat, « aide-moid’abord à sortir de ce puits. »

Le génie le prit par la main et le conduisitau travers d’un passage secret. Il n’oublia pas d’emporter la lampebleue. Il lui montra en chemin les trésors que la sorcière avaitaccumulés et cachés là. Le soldat ramassa autant d’or qu’il pouvaiten emporter. Quand il arriva en haut, il dit au génie :« Maintenant va, capture la sorcière, et amène-la devant letribunal. » Peu après, elle passa rapide comme le vent, unchat sauvage en guise de monture, en poussant des cris effroyables.Le génie ne tarda pas à revenir, et dit : « La cause aété entendue, et la sorcière sera bientôt sur le bûcher. Maître,que désires-tu encore. » « Pour l’instant, rien »,répondit le soldat. « Tu peux retourner chez toi ; maistiens-toi prêt à venir si je t’appelle. » « Ce ne serapas nécessaire, dit le génie, puisque tu n’as qu’à allumer ta pipeavec la lampe bleue pour que j’apparaisse juste devant toi ».Là-dessus, il disparut.

Le soldat retourna dans la ville d’où ilvenait. Il descendit dans la meilleure auberge et se fit faire debeaux habits. Puis il demanda à l’aubergiste de lui aménager unechambre le plus magnifiquement possible. Lorsque cela fut fait, ilappela le génie et lui dit : « J’ai servi le roifidèlement, mais il m’a renvoyé et laissé affamé, sans gagne-pain.Pour cela, je me vengerai. » « Que puis-jefaire ? », demanda le génie. « Cette nuit, lorsquela princesse sera au lit, amène-là ici encore endormie ; elledevra être ma servante. » Le génie répondit : « Pourmoi c’est très facile, mais pour toi c’est plutôt dangereux. Si onvenait à l’apprendre, ça irait très mal pour toi. »

Lorsque minuit sonna, la porte s’ouvrit, et legénie amena la princesse à l’intérieur. « Ah ! ah !te voilà enfin ! », s’exclama le soldat. « Allez,prends le balai et nettoie la pièce. » Tandis que la princesses’affairait, le soldat lui ordonna de venir près de son fauteuil.Il s’allongea les jambes et dit : « Enlève-moi mesbottes. » La princesse dut les lui enlever, les nettoyer etles faire briller. Elle fit tout ce qu’il lui ordonna, sansopposition, muette, et les yeux mi-clos. Au premier chant du coq,le génie ramena la princesse dans son lit, au château.

Le lendemain matin, lorsque la princesse seleva, elle alla voir son père et lui raconta qu’elle avait fait unrêve étrange : « Je défilais dans des rues à la vitessede l’éclair et je me retrouvais dans la chambre d’un soldat.J’étais sa servante et devais faire toutes sortes de travauxménagers : balayer la chambre, nettoyer les bottes… Ce n’étaitqu’un rêve, et pourtant je me sens si fatiguée, comme si j’avaisvraiment fait tout cela ! » « Mais peut-êtren’était-ce pas un rêve », dit le roi. « Je vais te donnerun conseil : fais un petit trou au fond de tes poches,lesquelles tu rempliras de petits pois. Si on t’enlève encore, lespois tomberont et laisseront une piste dans les rues. »

Tandis que le roi parlait, le génie se tenaitlà, invisible, écoutant tout. La nuit, comme la princesse sefaisait transporter dans les rues, tous les petits pois tombèrentde ses poches. Mais ils ne laissèrent pas de piste puisque le génieavait répandu des pois dans toutes les rues. La princesse dutencore faire la servante jusqu’au chant du coq.

Au matin, le roi envoya ses gardes pour qu’ilssuivent les traces ; mais c’était peine perdue ! Danstoutes les rues, des enfants pauvres étaient assis et mangeaientles petits pois en disant : « Cette nuit, il a plu despetits pois ». « Nous devrons trouver autre chose »,se dit le roi. Il s’adressa à la princesse : « Garde tessouliers lorsque tu iras te coucher. Et avant que tu ne reviennesde là-bas, caches-en un ; j’arriverai bien à leretrouver. » Le génie découvrit le pot aux roses et le soir,lorsque le soldat lui ordonna d’aller chercher la princesse, il luiraconta tout. Il lui expliqua que contre une telle ruse, il neconnaissait pas de parade, et que si l’on retrouvait le soulierchez lui, cela pourrait tourner mal. « Fais ce que je t’aidit », répliqua le soldat. La princesse dut encore faire laservante pour une troisième nuit. Mais avant qu’on la ramenât chezelle, elle cacha un soulier sous le lit.

Le lendemain matin, le roi fit rechercher lesoulier de sa fille dans toute la ville ; il fut retrouvé chezle soldat. Celui-ci, avec l’aide des gens de la rue, avait déjà fuijusqu’aux portes de la ville. Il fut bientôt arrêté et jeté enprison. Dans sa fuite, le soldat avait oublié d’emporter ce qu’ilavait de plus précieux : la lampe bleue, et son or. Il ne luirestait qu’un écu dans sa poche.

Tandis qu’il se tenait à la fenêtre de saprison, le soldat vit un de ses amis qui passait dehors. Il frappaà la fenêtre pour le faire s’approcher et lui dit :« Sois bon et rapporte-moi le balluchon que j’ai laissé àl’auberge ; pour cela, je te donnerai un écu. » L’amipartit, puis ramena ce que le soldat lui avait demandé. Aussitôtseul, le soldat alluma sa pipe et fit apparaître le génie.« Sois sans crainte. », dit le génie à son maître,« Vas là où ils t’emmèneront, laisse faire les choses. Etn’oublie pas d’apporter la lampe bleue. »

Le jour suivant, on tint un procès contre lesoldat, et bien qu’il n’eût rien fait de bien méchant, le juge lecondamna à mort. Alors qu’on l’amenait dehors, le soldat demanda auroi une dernière faveur. « Quelle est-elle ? »,demanda le roi. « J’aimerais pouvoir fumer ma pipe sur lechemin de la potence ». « Tu peux la fumer »,répondit le roi. » « Et trois fois plutôt qu’une. Mais neva surtout pas croire que je te laisserai la vie sauve. »

Alors le soldat sortit sa pipe et l’alluma àl’aide de lampe bleue. Et à peine deux ronds de fumée s’étaient-ilsenvolés que, déjà, le génie se tenait là, un gourdin à la main. Ildit : « Que désires-tu, mon Maître ? »« Donne une bonne raclée au juge de mauvaise foi et à sessbires. Et n’épargne pas le roi ; il m’a fait tellement detorts. » Le génie partit comme l’éclair, et pif, et paf, ilfrappa çà et là. Et tous ceux qu’il frappait de son gourdin,s’effondraient immédiatement sur le sol et n’osaient plus bouger.Le roi, tout effrayé, se mit à supplier qu’on l’épargnât. Pourqu’on lui laisse la vie sauve, il céda tout son royaume au soldat,et lui donna à marier sa fille, la princesse.

Chapitre 6Le Loup et les sept chevreaux

Il était une fois une vieille chèvre qui avaitsept chevreaux et les aimait comme chaque mère aime ses enfants. Unjour, elle voulut aller dans la forêt pour rapporter quelque choseà manger, elle les rassembla tous les sept et leur dit :

– Je dois aller dans la forêt, mes chersenfants. Faites attention au loup ! S’il arrivait à rentrerdans la maison, il vous mangerait tout crus. Ce bandit sait jouerla comédie, mais il a une voix rauque et des pattes noires, c’estainsi que vous le reconnaîtrez.

– Ne t’inquiète pas, maman, répondirentles chevreaux, nous ferons attention. Tu peux t’en aller sanscrainte.

La vieille chèvre bêla de satisfaction et s’enalla.

Peu de temps après, quelqu’un frappa à laporte en criant :

– Ouvrez la porte, mes chers enfants,votre mère est là et vous a apporté quelque chose.

Mais les chevreaux reconnurent le loup à savoix rude.

– Nous ne t’ouvrirons pas, crièrent- ils.Tu n’es pas notre maman. Notre maman a une voix douce et agréableet ta voix est rauque. Tu es un loup !

Le loup partit chez le marchand et y acheta ungrand morceau de craie. Il mangea la craie et sa voix devint plusdouce. Il revint ensuite vers la petite maison, frappa et appela ànouveau :

– Ouvrez la porte, mes chers enfants,votre maman est de retour et vous a apporté pour chacun un petitquelque chose.

Mais tout en parlant, il posa sa patte noiresur la fenêtre ; les chevreaux l’aperçurent etcrièrent :

– Nous ne t’ouvrirons pas ! Notremaman n’a pas les pattes noires comme toi. Tu es un loup !

Et le loup courut chez le boulanger etdit :

– Je me suis blessé à la patte,enduis-la-moi avec de la pâte.

Le boulanger lui enduisit la patte et le loupcourut encore chez le meunier.

– Verse de la farine blanche sur mapatte ! commanda-t-il.

– Le loup veut duper quelqu’un, pensa lemeunier, et il fit des manières. Mais le loup dit :

– Si tu ne le fais pas, je temangerai.

Le meunier eut peur et blanchit sa patte. Ehoui, les gens sont ainsi !

Pour la troisième fois le loup arriva à laporte de la petite maison, frappa et cria :

– Ouvrez la porte, mes chers petits,maman est de retour de la forêt et vous a apporté quelquechose.

– Montre-nous ta patte d’abord, crièrentles chevreaux, que nous sachions si tu es vraiment notre maman.

Le loup posa sa patte sur le rebord de lafenêtre, et lorsque les chevreaux virent qu’elle était blanche, ilscrurent tout ce qu’il avait dit et ouvrirent la porte. Mais c’estun loup qui entra.

Les chevreaux prirent peur et voulurent secacher. L’un sauta sous la table, un autre dans le lit, letroisième dans le poêle, le quatrième dans la cuisine, le cinquièmes’enferma dans l’armoire, le sixième se cacha sous le lavabo et leseptième dans la pendule. Mais le loup les trouva et ne traînapas : il avala les chevreaux, l’un après l’autre. Le seulqu’il ne trouva pas était celui caché dans la pendule.

Lorsque le loup fut rassasié, il se retira, secoucha sur le pré vert et s’endormit.

Peu de temps après, la vieille chèvre revintde la forêt. Ah, quel triste spectacle l’attendait à lamaison ! La porte grande ouverte, la table, les chaises, lesbancs renversés, le lavabo avait volé en éclats, la couverture etles oreillers du lit traînaient par terre. Elle chercha ses petits,mais en vain. Elle les appela par leur nom, l’un après l’autre,mais aucun ne répondit. C’est seulement lorsqu’elle prononça le nomdu plus jeune qu’une petite voix fluette se fit entendre :

– Je suis là, maman, dans lapendule !

Elle l’aida à en sortir et le chevreau luiraconta que le loup était venu et qu’il avait mangé tous les autreschevreaux. Imaginez combien la vieille chèvre pleura sespetits !

Toute malheureuse, elle sortit de la petitemaison et le chevreau courut derrière elle. Dans le pré, le loupétait couché sous l’arbre et ronflait à en faire trembler lesbranches. La chèvre le regarda de près et observa que quelque chosebougeait et grouillait dans son gros ventre.

– Mon Dieu, pensa-t-elle, et si mespauvres petits que le loup a mangés au dîner, étaient encore envie ?

Le chevreau dut repartir à la maison pourrapporter des ciseaux, une aiguille et du fil. La chèvre cisaillale ventre du monstre, et aussitôt le premier chevreau sortit latête ; elle continua et les six chevreaux en sortirent, l’unaprès l’autre, tous sains et saufs, car, dans sa hâte, le loupglouton les avait avalés tout entiers. Quel bonheur ! Leschevreaux se blottirent contre leur chère maman, puis gambadèrentcomme le tailleur à ses noces. Mais la vieille chèvredit :

– Allez, les enfants, apportez despierres, aussi grosses que possible, nous les fourrerons dans leventre de cette vilaine bête tant qu’elle est encore couchée etendormie.

Et les sept chevreaux roulèrent les pierres eten farcirent le ventre du loup jusqu’à ce qu’il soit plein. Lavieille chèvre le recousit vite, de sorte que le loup ne s’aperçutde rien et ne bougea même pas.

Quand il se réveilla enfin, il se leva, etcomme les pierres lui pesaient dans l’estomac, il eut très soif. Ilvoulut aller au puits pour boire, mais comme il se balançait enmarchant, les pierres dans son ventre grondaient.

Cela grogne, cela gronde, mon ventretonne !

J’ai avalé sept chevreaux, n’était-ce rienqu’une illusion ?

Et de lourdes grosses pierres lesremplacèrent.

Il alla jusqu’au puits, se pencha et but. Leslourdes pierres le tirèrent sous l’eau et le loup se noyalamentablement. Les sept chevreaux accoururent alors et se mirent àcrier :

– Le loup est mort, c’en est fini delui !

Et ils se mirent à danser autour du puits etla vieille chèvre dansa avec eux.

Chapitre 7Les Lutins

I

C’était un cordonnier qui était devenu sipauvre, sans qu’il y eût de sa faute, qu’à la fin, il ne lui resteà plus de cuir que pour une seule et unique paire de chaussures. Lesoir, donc, il le découpa, comptant se remettre au travail lelendemain matin et finir cette paire de chaussures ; et quandson cuir fût taillé, il alla se coucher, l’âme en paix et laconscience en repos ; il se recommanda au bon Dieu ets’endormit.

Au lieu du cuir le lendemain matin, aprèsavoir fait sa prière, il voulait se remettre au travail quand ilvit, sur son établi, les souliers tout faits et complètement finis.Il en fut tellement étonné qu’il ne savait plus que dire. Il pritles chaussures en main et les examina de près : le travailétait impeccable et si finement fait qu’on eût dit unchef-d’œuvre : pas le moindre point qui ne fut parfait. Unacheteur arriva peu après, trouva les souliers fort à son goût etles paya plus cher que le prix habituel. Avec l’argent, lecordonnier put acheter assez de cuir pour faire deux paires dechaussures, qu’il tailla le soir même, pensant les achever lelendemain en s’y mettant de bonne heure. Mais le matin, quand ilarriva au travail, les deux paires de souliers étaient faites,posées sur son établi, sans qu’il se fût donné la moindrepeine ; au surplus, les acheteurs ne lui manquèrent point nonplus : et c’étaient de vrais connaisseurs, car il luilaissèrent assez d’argent pour qu’il pût acheter de quoi fairequatre paires de chaussures. Et ces quatre paires-là aussi, il lestrouva finies le matin quand il venait, plein de courage, pour semettre au travail. Et comme par la suite, il en alla toujours demême et que ce qu’il avait coupé le soir se trouvait fait lelendemain matin, le cordonnier se trouva non seulement tiré de lamisère, mais bientôt dans une confortable aisance qui touchaitpresque à la richesse.

Peu de temps avant la Noël, un soir, aprèsavoir taillé et découpé son cuir, le cordonnier dit à sa femme aumoment d’aller au lit :

– Dis donc, si nous restions éveilléscette nuit pour voir qui nous apporte ainsi son assistancegénéreuse ?

L’épouse en fut heureuse et alluma unechandelle neuve, puis ils allèrent se cacher, tous les deux,derrière les vêtements de la penderie et où ils restèrent àguetter. À minuit, arrivèrent deux mignons petits nains tout nusqui s’installèrent à l’établi et qui, tirant à eux les coupes decuir, se mirent de leurs agiles petits doigts à monter et piquer,coudre et clouer les chaussures avec des gestes d’une prestesse etd’une perfection telles qu’on n’arrivait pas à les suivre, ni mêmeà comprendre comment c’était possible. Ils ne s’arrêtèrent pas dansleur travail avant d’avoir tout achevé et aligné les chaussures surl’établi ; puis ils disparurent tout aussi prestement.

Le lendemain matin, l’épouse dit aucordonnier :

– Ces petits hommes nous ont apporté larichesse, nous devrions leur montrer notre reconnaissance :ils sont tout nus et il doivent avoir froid à courir ainsi. Sais-tuquoi ? Je vais leur coudre de petits caleçons et de petiteschemises, de petites culottes et de petites vestes et je tricoteraipour eux de petites chaussettes ; toi, tu leur feras à chacunune petite paire de souliers pour aller avec.

– Cela, dit le mari, je le ferai avecplaisir !

Et le soir, quand ils eurent tout fini, ilsdéposèrent leurs cadeaux sur l’établi, à la place du cuir découpéqui s’y entassait d’habitude, et ils allèrent se cacher de nouveauxpour voir comment ils recevraient leur présent. À minuit, leslutins arrivèrent en sautillant pour se mettre au travail ;quand ils trouvèrent sur l’établi, au lieu du cuir, les petitsvêtements préparés pour eux, ils marquèrent de l’étonnementd’abord, puis une grande joie à voir les jolies petites choses,dont ils ne tardèrent pas à s’habiller des pieds à la tête en unclin d’œil, pour se mettre aussitôt à chanter :

– Maintenant nous voilà comme de vraisdandys !

Pourquoi jouer encor les cordonniersici ?

Joyeux et bondissants, ils se mirent à danserdans l’atelier, à gambader comme de petits fous, sautant par-dessuschaises et bancs, pour gagner finalement la porte et s’en aller,toujours dansants. Depuis lors, on ne les a plus revus ; maispour le cordonnier tout alla bien jusqu’à son dernier jour, et toutlui réussit dans ses activités comme dans ses entreprises.

II

Il y avait une fois une pauvre servante quiétait travailleuse et propre, qui balayait soigneusement chaquejour la maison et portait les ordures sur un grand tas devant laporte. Un matin, de bonne heure, comme elle arrivait déjà pour semettre au travail, elle y trouva une lettre ; mais comme ellene savait pas lire, elle laissa son balai dans un coin, cematin-là, et alla montrer la lettre à ses maîtres. C’était uneinvitation des lutins qui demandaient à la servante de servir demarraine à l’un de leurs enfants. Elle n’était pas décidée et nesavait que faire, mais à la fin, après beaucoup de paroles, sesmaîtres réussirent à la convaincre qu’on ne pouvait pas refuser uneinvitation de cette sorte, et elle l’admit. Trois lutins vinrent lachercher pour la conduire dans une montagne creuse où vivaient lespetits hommes. Tout y était petit, mais si délicat, si exquis qu’onne peut pas le dire. L’accouchée reposait dans un lit noir d’ébènepoli, à rosaces de perles, avec des couvertures brodées d’or ;le minuscule berceau était d’ivoire et la baignoire d’ormassif.

La servante tint l’enfant sur les fontsbaptismaux, puis voulut s’en retourner chez ses maîtres, mais leslutins la prièrent instamment de demeurer trois jours avec eux.Elle accepta et demeura ces trois jours, qu’elle passa en plaisirest en joie, car les petits hommes la comblèrent de tous ce qu’elleaimait. Quand enfin elle voulut prendre le chemin du retour, ilslui bourrèrent les poches d’or et l’accompagnèrent gentiment au basde la montagne. Arrivée à la maison, comme elle pensait avoir perduassez de temps, elle s’en alla tout droit chercher le balai quiétait toujours dans son coin. Elle commençait à balayer, quand desgens qu’elle n’avait jamais vus descendirent et virent lui demanderqui elle était et ce qu’elle désirait. Parce que ce n’étaient pastrois jours, mais bien sept ans qu’elle avait passés chez lespetits hommes de la montagne ; et ses anciens patrons étaientmorts dans l’intervalle.

III

Une mère avait eu son enfant enlevé du berceaupar les lutins qui avaient mis à sa place un petit monstre à grossetête avec le regard fixe, occupé seulement de boire et de manger.Dans sa détresse, elle alla demander conseil à sa voisine, qui luidit de porter le petit monstre à la cuisine, de l’installer devantla cheminée et d’allumer le feu pour faire bouillir de l’eau dansdeux coquilles d’œuf :

– Le monstre ne pourra pas s’empêcher derire, lui dit-elle, et dès l’instant qu’il rit, c’en est fini delui.

La femme fit tout ce que sa voisine lui avaitdit de faire, et Grosse-Tête, en la voyant mettre l’eau à bouillirdans des coquilles d’œufs, parla :

– Moi qui suis vieux pourtant

Comme les bois de Prusse,

Je n’avais jamais vu cuisiner et dans unœuf !

Et le voilà qui éclate de rire, et il riaitencore quand déjà surgissait toute une foule de lutins quirapportèrent le véritable enfant, l’installèrent devant le feu etemportèrent avec eux le monstre à grosse tête.

Chapitre 8La Maisonnée

– Toi, où tu vas ? – Moi ? Maisà Walpe. – Tu vas à Walpe, je vais à Walpe, alors ça va, on y vadonc ensemble.

– Es-tu mariée aussi ? Comments’appelle ton mari ? – Henri, c’est mon mari. – Ton mari c’estHenri, mon mari c’est Henri, tu vas à Walpe, je vais à Walpe, alorsça va, on y va donc ensemble.

– Et tu as un enfant aussi ? Comments’appelle ton petit ? – Mon petit ? Bris. – Ton petit,Bris ; mon petit, Bris ; ton mari c’est Henri, mon maric’est Henri ; tu vas à Walpe, je vais à Walpe, alors ça va, ony va donc ensemble.

– Un berceau, t’en as un ? Comments’appelle ton berceau ? – Hippoleau. – Hippoleau ton berceau,Hippoleau mon berceau ; ton petit Bris, mon petit Bris, et tonmari Henri et mon mari Henri ; tu vas à Walpe, je vais àWalpe, alors ça va, on y va donc ensemble.

– Et un valet ? Comment s’appelleton valet ? – Son nom c’est Bienlefait. – Bienlefait tonvalet, Bienlefait mon valet ; Hippoleau ton berceau, monberceau Hippoleau -, ton petit Bris, mon petit Bris, et ton mariHenri et Henri mon mari, tu vas à Walpe, je vais à Walpe, alors çava, on y va donc ensemble, jusque-là.

Chapitre 9La Mariée blanche et la mariée noire

Une pauvre paysanne s’en alla dans les champspour couper le fourrage. Elle y alla avec ses filles – sa proprefille et sa belle-fille. Soudain, Dieu se présenta devant ellessous l’apparence d’un homme pauvre et demanda :

– Pouvez-vous m’indiquer le chemin pouraller au village ?

– Il faudra le trouver vous-même,rétorqua la mère.

Et la fille renchérit :

– Quand on a peur de s’égarer, on partaccompagné.

Mais la belle-fille proposa :

– Venez, brave homme, je vousguiderai.

Dieu se fâcha contre la mère et la fille, sedétourna d’elles, et les fit devenir noires comme la nuit et laidescomme le péché. La belle-fille en revanche entra dans ses bonnesgrâces ; il se laissa accompagner et lorsqu’ils s’approchèrentdu village, il la bénit et dit :

– Prononce trois vœux, ils serontexaucés.

– Je désire être belle et pure comme lesoleil, dit la jeune fille.

Et immédiatement, elle devint blanche et bellecomme une journée de soleil.

– Ensuite, je voudrais une bourse pleined’écus qui ne désemplirait jamais.

Dieu la lui donna mais il ajouta :

– N’oublie pas le meilleur.

La jeune fille dit alors :

– Mon troisième vœu est la joie éternelleaprès ma mort.

Dieu l’en assura et se sépara d’elle.

La mère et sa fille rentrèrent à la maison etconstatèrent qu’elles étaient toutes les deux laides et noirescomme le charbon, tandis que la belle-fille était belle etimmaculée. Une plus grande cruauté s’empara alors de leurs cœurs etelles n’eurent plus qu’une idée en tête : lui faire du mal.Or, l’orpheline avait un frère qui s’appelait Régis. Elle l’aimaitpar-dessus tout. Un jour, Régis lui dit :

– Ma petite sœur, j’ai envie de dessinerton portrait pour t’avoir toujours à mes côtés. je t’aime tant queje voudrais pouvoir te contempler à tout instant.

– Ne montre surtout jamais mon portrait àpersonne, exigea sa sœur.

Le frère accrocha le tableau, très fidèle àl’original, dans la pièce qu’il habitait au château, car il étaitle cocher du roi. Tous les jours il regardait le portrait etremerciait Dieu du bonheur qu’il avait donné à sa sœur.

Le roi que Régis servait venait de perdre sonépouse.

Les serviteurs à la cour avaient remarqué quele cocher s’arrêtait tous les jours devant le magnifique tableauet, jaloux et envieux, ils le rapportèrent au roi. Ce dernierordonna alors qu’on lui apporte le tableau et, dès qu’il le vit, ilput constater que la jeune fille du portrait ressemblaitincroyablement à son épouse défunte, et qu’elle était même encoreplus gracieuse ; il en tomba amoureux. Il fit appeler lecocher et lui demanda qui était la personne sur le tableau.

– C’est ma sœur, répondit Régis.

– C’est elle, la seule et unique que jeveux épouser, décida le roi. Il donna au cocher une superbe robebrodée d’or, un cheval et un carrosse, et il lui demanda de luiramener l’heureuse élue de son cœur.

Lorsque Régis arriva avec le carrosse, sa sœurécouta avec joie le message du roi. Mais sa belle-mère et sabelle-sœur furent terriblement jalouses du bonheur de l’orphelineet, de dépit, faillirent devenir encore plus noires.

– À quoi sert toute votre magie, reprochala fille à sa mère, puisque vous êtes incapable de me procurer untel bonheur !

– Attends un peu, la rassura sa mère, jetournerai ce bonheur en ta faveur.

Et elle se eut recours à la magie : ellevoila les yeux du cocher de manière qu’il ne vît plus qu’àmoitié ; quant à la mariée blanche, elle la rendit à moitiésourde. Tous ensemble montèrent ensuite dans le carrosse :d’abord la mariée dans sa belle robe royale, et derrière elle sabelle-mère et sa belle-sœur ; Régis monta sur le siège decocher et ils se mirent en route.

Peu de temps après Régis appela :

– Voile ton beau visage, ma petite sœur,gare à tes jolies joues, car le ciel pleure : Empêche le ventfort de te décoiffer, que bientôt le roi admire ta grandebeauté !

– Que dit-il, mon petit frère ?demanda la mariée.

– Il dit seulement que tu dois enlever tarobe dorée et la donner à ta sœur, répondit la marâtre.

La jeune fille ôta la robe, sa sœur noire seglissa à l’intérieur, et donna à la mariée sa chemise grise entoile grossière.

Ils poursuivirent leur route, puis le cocherappela à nouveau :

Voile ton beau visage, ma petite sœur, gare àtes jolies joues, car le ciel pleure ; empêche le vent fort dete décoiffer, que bientôt le roi admire ta grande beauté !

– Qu’est-ce qu’il dit, mon petitfrère ? demanda la jeune fille.

– Il dit seulement que tu dois ôter tonchapeau doré de ta tête et le donner à ta sœur.

La jeune fille ôta son chapeau doré, en coiffala tête de sa sœur et poursuivit le voyage tête nue. Peu de tempsaprès, Régis appela de nouveau :

Voile ton beau visage, ma petite sœur, gare àtes jolies joues, car le ciel pleure ; empêche le vent fort dete décoiffer, que bientôt le roi admire ta grande beauté !

– Que dit-il, mon petit frère ?demanda la mariée pour la troisième fois.

– Il dit seulement que tu dois regarderun peu le paysage.

Ils étaient justement en train de passer surun pont franchissant des eaux profondes. Et dès que la mariée seleva et se pencha par la fenêtre du carrosse, sa belle-mère et sabelle-fille la poussèrent si fort qu’elle tomba dans la rivière.L’eau se referma sur elle ; à cet instant apparut à la surfaced’eau une petite cane d’une blancheur immaculée qui flottait ensuivant le courant.

Le frère sur le siège du cocher n’avait rienremarqué ; il continuait à foncer avec le carrosse jusqu’à lacour du roi. Son regard était voilé, mais percevant l’éclat de larobe dorée il était de bonne foi lorsqu’il conduisit devant le roila fille noire à la place de sa sœur. Lorsque le roi vit laprétendue mariée et son inénarrable laideur, il devint fou furieuxet ordonna de jeter le cocher dans une fosse pleine deserpents.

Pendant ce temps, la vieille sorcière réussità ensorceler le roi et à l’aveugler à tel point qu’il ne les chassapas, ni elle, ni sa fille ; et mieux encore : ellel’envoûta si bien que le roi finit par trouver la mariée noireplutôt acceptable et il l’épousa.

Un soir, tandis que l’épouse noire étaitassise sur les genoux du roi, arriva dans les cuisines du château,par le conduit de l’évier une petite cane blanche qui parla ainsiau jeune marmiton :

Allume le feu, jeune apprenti,

Un court instant, sans doute, suffit

Pour faire sécher mes plumes flétries.

Le garçon obéit et alluma le feu ; lapetite cane s’approcha, secoua ses plumes et les lissa avec sonpetit bec. Un peu ragaillardie, elle demanda :

– Que fait mon frère Régis ?

Le marmiton répondit :

Parmi les serpents, dans une fosse,

Sa prison semble plus qu’atroce.

Et la petite cane demanda :

Que fait la sorcière noire ?

Le garçon répondit :

Elle tremble de joie

Dans les bras du roi.

Et la petite cane soupira :

Mon Dieu, sois à mes côtés

Face à toute adversité !

et elle s’en alla par où elle était venue.

Le lendemain soir elle revint et elle reposales mêmes questions et le troisième soir également. Le jeunemarmiton eut pitié d’elle et décida d’aller voir le roi pour toutlui raconter. Le roi, voulant voir de ses propres yeux ce qui sepassait, se rendit le soir à la cuisine et dès que la petite canesortit la tête de l’évier, il brandit son épée et lui transperça lagorge.

Et tout à coup, la petite cane se transforma –et devant le roi apparut une fille d’une beauté indescriptibleressemblant comme deux gouttes d’eau à la belle du tableau deRégis. Le visage du roi s’illumina de joie et comme la jeune filleétait toute mouillée, il fit immédiatement apporter une robemagnifique et ordonna qu’on l’en vêtit.

La Jeune fille lui raconta ensuite commentelle se fit abuser par sa belle-mère et sa belle-sœur et commentcelles-ci l’avaient poussée à l’eau. Mais en premier lieu elle priale roi de faire sortir son frère de la fosse aux serpents. Le roiexauça son vœu et se dirigea ensuite vers la chambre de la vieillesorcière. Il lui raconta l’histoire telle qu’elle s’était passée età la fin lui demanda :

– Que mérite la femme qui a commis detelles abominations ?

La sorcière, dans son aveuglement, n’avait pascompris de qui il était question et répondit :

– Elle mérite d’être enfermée toute nuedans un fût garni de clous pointus et que l’on attache ce fût à unattelage et que cet attelage soit lancé à toute allure.

Et c’est ainsi qu’on les traita, elle et safille noire.

Le roi épousa sa belle mariée blanche etrécompensa le fidèle Régis : il en fit l’homme le plus richeet le plus estimé de son royaume.

Chapitre 10Les Miettes sur la table

Le coq, une fois, avait dit, à sa damepoule : « Hardi ! Viens picorer les miettes sur latable de la cuisine ; la patronne est partie envisite ! »

Mais la poule refusa – « Non, non, pasmoi !, Tu sais bien qu’elle ne le veut pas et qu’elle nousbattra ! »

Alors, le coq reprit – « Mais viens donc,elle n’en saura rien ; elle ne peut pas nous voir puisqu’ellen’est pas là ! »

La poule ne voulait rien savoir :« Non et non ! répéta-t-elle, c’est pas permis et j’yvais pas : on ne doit pas entrer ! »

Mais le coq ne la laissa pas tranquille tantqu’ils n’y furent pas allés, se perchant sur la table et picorantconsciencieusement toutes les miettes de pain qui s’y trouvaient.Et alors justement rentra la femme, qui attrapa prestement unebaguette et leur distribua non moins prestement une solide etimpitoyable correction.

Et lorsqu’ils se retrouvèrent dehors enfin, lapoule dit à son coq : « T’a, t’a, t’a, t’a, t’avu ? » Sur quoi le coq commença par glousser de rire,puis il dit : « Et co, co, co, comment que je lesavais ! » Et après ils s’en sont allés.

Chapitre 11La Mort marraine

Il était une fois un homme pauvre qui avaitdouze enfants. Pour les nourrir, il lui fallait travailler jour etnuit. Quand le treizième vint au monde, ne sachant plus commentfaire, il partit sur la grand-route dans l’intention de demander aupremier venu d’en être le parrain. Le premier qu’il rencontra futle Bon Dieu. Celui-ci savait déjà ce que l’homme avait sur le cœuret il lui dit :

– Brave homme, j’ai pitié de toi ;je tiendrai ton fils sur les fonts baptismaux, m’occuperai de luiet le rendrai heureux durant sa vie terrestre.

L’homme demanda :

– Qui es-tu ?

– Je suis le Bon Dieu.

– Dans ce cas, je ne te demande pasd’être parrain de mon enfant, dit l’homme. Tu donnes aux riches ettu laisses les pauvres mourir de faim. (L’homme disait cela parcequ’il ne savait pas comment Dieu partage richesse et pauvreté.)

Il prit donc congé du Seigneur et poursuivitsa route. Le Diable vint à sa rencontre et dit :

– Que cherches-tu ? Si tu me prendspour parrain de ton fils, je lui donnerai de l’or en abondance ettous les plaisirs de la terre par-dessus le marché.

L’homme demanda :

– Qui es-tu ?

– Je suis le Diable.

– Alors, je ne te veux pas pour parrain.Tu trompes les hommes et tu les emportes.

Il continua son chemin. Le Grand Faucheur auxossements desséchés venait vers lui et l’apostropha en cestermes :

– Prends-moi pour parrain.

L’homme demanda :

– Qui es-tu ?

– Je suis la Mort qui rend les uns égauxaux autres.

Alors l’homme dit :

– Tu es ce qu’il me faut. Sans faire dedifférence, tu prends le riche comme le pauvre. Tu seras leparrain.

Le Grand Faucheur répondit :

– Je ferai de ton fils un homme riche etillustre, car qui m’a pour ami ne peut manquer de rien.

L’homme ajouta :

– Le baptême aura lieu dimancheprochain ; sois à l’heure.

Le Grand Faucheur vint comme il avait promiset fut parrain.

Quand son filleul eut grandi, il appela unjour et lui demanda de le suivre. Il le conduisit dans la forêt etlui montra une herbe qui poussait en disant :

– Je vais maintenant te faire ton cadeaude baptême. Je vais faire de toi un médecin célèbre. Quand tu terendras auprès d’un malade, je t’apparaîtrai. Si tu me vois du côtéde sa tête, tu pourras dire sans hésiter que tu le guériras. Tu luidonneras de cette herbe et il retrouvera la santé. Mais si je suisdu côté de ses pieds, c’est qu’il m’appartient ; tu dirasqu’il n’y a rien à faire, qu’aucun médecin au monde ne pourra lesauver. Et garde-toi de donner l’herbe contre ma volonté, il t’encuirait !

Il ne fallut pas longtemps pour que le jeunehomme devint le médecin le plus illustre de la terre.

– Il lui suffit de regarder un maladepour savoir ce qu’il en est, s’il guérira ou s’il mourra, disait-onde lui.

On venait le chercher de loin pour le conduireauprès de malades et on lui donnait tant d’or qu’il devint bientôttrès riche. Il arriva un jour que le roi tomba malade. On appela lemédecin et on lui demanda si la guérison était possible. Quand ilfut auprès du lit, la Mort se tenait aux pieds du malade, si bienque l’herbe ne pouvait plus rien pour lui.

– Et quand même, ne pourrais-je pas unjour gruger la Mort ? Elle le prendra certainement mal, maiscomme je suis son filleul, elle ne manquera pas de fermer les yeux.Je vais essayer.

Il saisit le malade à bras le corps, et leretourna de façon que maintenant, la Mort se trouvait à sa tête. Illui donna alors de son herbe, le roi guérit et retrouva toute sasanté. La Mort vint trouver le médecin et lui fit sombrefigure ; elle le menaça du doigt et dit :

– Tu m’as trompée ! Pour cette fois,je ne t’en tiendrai pas rigueur parce que tu es mon filleul, maissi tu recommences, il t’en cuira et c’est toi quej’emporterai !

Peu de temps après, la fille du roi tombagravement malade. Elle était le seul enfant du souverain etcelui-ci pleurait jour et nuit, à en devenir aveugle. Il fit savoirque celui qui la sauverait deviendrait son époux et hériterait dela couronne. Quand le médecin arriva auprès de la patiente, il vitque la Mort était à ses pieds. Il aurait dû se souvenir del’avertissement de son parrain, mais la grande beauté de laprincesse et l’espoir de devenir son époux l’égarèrent tellementqu’il perdit toute raison. Il ne vit pas que la Mort le regardaitavec des yeux pleins de colère et le menaçait de son poingsquelettique. Il souleva la malade et lui mit la tête, où elleavait les pieds. Puis il lui fit avaler l’herbe et, aussitôt, elleretrouva ses couleurs et en même temps la vie.

Quand la Mort vit que, pour la seconde fois,on l’avait privée de son bien, elle marcha à grandes enjambées versle médecin et lui dit :

– C’en est fini de toi ! Ton tourest venu !

Elle le saisit de sa main, froide comme de laglace, si fort qu’il ne put lui résister, et le conduisit dans unegrotte souterraine. Il y vit, à l’infini, des milliers et desmilliers de cierges qui brûlaient, les uns longs, les autresconsumés à demi, les derniers tout petits. À chaque instant, ils’en éteignait et s’en rallumait, si bien que les petites flammessemblaient bondir de-ci de- là, en un perpétuel mouvement.

– Tu vois, dit la Mort, ce sont lescierges de la vie humaine. Les grands appartiennent auxenfants ; les moyens aux adultes dans leurs meilleures années,les troisièmes aux vieillards. Mais, souvent, des enfants et desjeunes gens n’ont également que de petits cierges.

– Montre-moi mon cierge, dit le médecin,s’imaginant qu’il était encore bien long.

La Mort lui indiqua un petit bout de bougiequi menaçait de s’éteindre et dit :

– Regarde, le voici !

– Ah ! Cher parrain, dit le médecineffrayé, allume-m’en un nouveau, fais-le par amour pour moi, pourque je puisse profiter de la vie, devenir roi et épouser la jolieprincesse.

– Je ne le puis, répondit la Mort. Ilfaut d’abord qu’il s’en éteigne un pour que je puisse en allumer unnouveau.

– Dans ce cas, place mon vieux cierge surun nouveau de sorte qu’il s’allume aussitôt, lorsque le premiers’arrêtera de brûler, supplia le médecin.

Le Grand Faucheur fit comme s’il voulaitexaucer son vœu. Il prit un grand cierge, se méprit volontairementen procédant à l’installation demandée et le petit bout de bougietomba et s’éteignit. Au même moment, le médecin s’effondra sur lesol et la Mort l’emporta.

Chapitre 12Les Musiciens de Brême

Un meunier possédait un âne qui, durant delongues années, avait inlassablement porté des sacs au moulin, maisdont les forces commençaient à décliner. Il devenait de plus enplus inapte au travail. Son maître songea à s’en débarrasser. L’ânese rendit compte qu’un vent défavorable commençait à souffler pourlui et il s’enfuit. Il prit la route de Brême. Il pensait qu’ilpourrait y devenir musicien au service de la municipalité. Sur sonchemin, il rencontra un chien de chasse qui s’était couché là. Ilgémissait comme quelqu’un qui a tant couru, que la mort leguette.

– Alors, Taïaut, pourquoi jappes-tu commeça ? demanda l’âne.

– Ah ! dit le chien, parce que jesuis vieux, parce que je m’alourdis chaque jour un peu plus, parceque je ne peux plus chasser, mon maître veut me tuer. Je me suisenfui. Mais comment gagner mon pain maintenant ?

– Sais-tu, dit l’âne, je vais à Brêmepour y devenir musicien ; viens avec moi et fais-toi engagerdans l’orchestre municipal. Je jouerai du luth et toi de latimbale.

Le chien accepta avec joie et ils repartirentde compagnie. Bientôt, ils virent un chat sur la route, qui étaittriste… comme trois jours de pluie.

– Eh bien ! qu’est-ce qui va detravers, vieux Raminagrobis ? demanda l’âne.

– Comment être joyeux quand il y va de savie ? répondit le chat. Parce que je deviens vieux, que mesdents s’usent et que je me tiens plus souvent à rêver derrière lepoêle qu’à courir après les souris, ma maîtresse a voulu me noyer.J’ai bien réussi à me sauver, mais je ne sais que faire. Oùaller ?

– Viens à Brême avec nous. Tu connais lamusique, tu deviendras musicien.

Le chat accepta et les accompagna.

Les trois fugitifs arrivèrent à une ferme. Lecoq de la maison était perché en haut du portail et criait detoutes ses forces.

– Tu cries à nous casser les oreilles,dit l’âne. Que t’arrive-t-il donc ?

– J’ai annoncé le beau temps, répondit lecoq, parce que c’est le jour où la Sainte Vierge lave la chemise deL’Enfant Jésus et va la faire sécher. Mais, comme pour demaindimanche il doit venir des invités, la fermière a été sans pitié.Elle a dit à la cuisinière qu’elle voulait me manger demain etc’est ce soir qu’on doit me couper le cou. Alors, je crie à pleingosier pendant que je puis le faire encore.

– Eh ! quoi, Chanteclair, dit l’âne,viens donc avec nous. Nous allons à Brême ; tu trouverasn’importe où quelque chose de préférable à ta mort. Tu as une bonnevoix et si nous faisons de la musique ensemble, ce seramagnifique.

Le coq accepta ce conseil et tous quatre seremirent en chemin.

Mais il ne leur était pas possible d’atteindrela ville de Brême en une seule journée. Le soir, ils arrivèrentprès d’une forêt où ils se décidèrent à passer la nuit. l’âne et lechien se couchèrent au pied d’un gros arbre, le chat et le coqs’installèrent dans les branches. Le coq monta jusqu’à la cime. Ilpensait s’y trouver en sécurité. Avant de s’endormir, il jeta uncoup d’œil aux quatre coins de l’horizon. Il vit briller une petitelumière dans le lointain. Il appela ses compagnons et leur ditqu’il devait se trouver quelque maison par là, on y voyait de lalumière. L’âne dit :

– Levons-nous et allons-y ; ici, legîte et le couvert ne sont pas bons.

Le chien songea que quelques os avec de laviande autour lui feraient du bien. Ils se mirent donc en route endirection de la lumière et la virent grandir au fur et à mesurequ’ils avançaient. Finalement, ils arrivèrent devant une maisonbrillamment éclairée, qui était le repaire d’une bande devoleurs.

L’âne, qui était le plus grand, s’approcha dela fenêtre et regarda à l’intérieur.

– Que vois-tu, Grison ? demanda lecoq.

– Ce que je vois ? réponditl’âne : une table servie avec mets et boissons de bonneallure. Des voleurs y sont assis et sont en train de serégaler.

– Voilà ce qu’il nous faudrait, repartitle coq.

– Eh ! oui, dit l’âne, si seulementnous y étions !

Les quatre compagnons délibérèrent pour savoircomment ils s’y prendraient pour chasser les voleurs. Finalement,ils découvrirent le moyen : l’âne appuierait ses pattes dedevant sur le bord de la fenêtre, le chien sauterait sur son dos etle chat par-dessus. Le coq se percherait sur la tête du chat. Quandils se furent ainsi installés, à un signal donné, ils commencèrentleur musique. L’âne brayait, le chien aboyait, le chat miaulait etle coq chantait. Sur quoi, ils bondirent par la fenêtre en faisanttrembler les vitres. À ce concert inhabituel, les voleurs avaientsursauté. Ils crurent qu’un fantôme entrait dans la pièce et, prisde panique, ils s’enfuirent dans la forêt. Nos quatre compagnons semirent à table, se servirent de ce qui restait et mangèrent commes’ils allaient connaître un mois de famine. Quand les quatremusiciens eurent terminé, ils éteignirent la lumière et chacun sechoisit un endroit à sa convenance et du meilleur confort pourdormir. L’âne se coucha sur le fumier, le chien derrière la porte,le chat près du poêle et le coq se percha au poulailler. Et commeils étaient fatigués de leur long trajet, ils s’endormirentaussitôt.

Quand minuit fut passé, les voleurs virent deloin que la lumière avait été éteinte dans la maison et que tout yparaissait tranquille. Leur capitaine dit :

– Nous n’aurions pas dû nous laissermettre à la porte comme ça.

Il ordonna à l’un de ses hommes d’allerinspecter la maison. L’éclaireur vit que tout étaitsilencieux ; il entra à la cuisine pour allumer une lumière.Voyant les yeux du chat brillants comme des braises, il en approchaune allumette et voulut l’enflammer. Le chat ne comprit pas laplaisanterie et, crachant et griffant, lui sauta au visage. L’hommefut saisi de terreur. Il se sauva et voulut sortir par la porte dederrière. Le chien, qui était allongé là, bondit et lui mordit lesjambes. Et quand le voleur se mit à courir à travers la cour,passant par-dessus le tas de fumier, l’âne lui expédia un magistralcoup de sabot. Le coq, que ce vacarme avait réveillé et mis enalerte, cria du haut de son perchoir :

– Cocorico !

Le voleur s’enfuit aussi vite qu’il le pouvaitvers ses camarades, et dit au capitaine :

– Il y a dans la maison une affreusesorcière qui a soufflé sur moi et m’a griffé le visage de ses longsdoigts. Devant la porte, il y avait un homme avec un couteau :il m’a blessé aux jambes. Dans la cour, il y a un monstrenoir : il m’a frappé avec une massue de bois. Et sur le toit,il y avait un juge de paix qui criait : « Qu’on m’amènele coquin ! » J’ai fait ce que j’ai pu pour m’enfuir.

À partir de ce moment-là, les voleursn’osèrent plus retourner à la maison. Quant aux quatre musiciens deBrême, ils s’y plurent tant qu’ils y restèrent. Le dernier qui mel’a raconté en fait encore des gorges chaudes.

Chapitre 13La Nixe ou la Dame des Eaux

Un jeune garçon et sa petite sœur jouaient aubord d’une fontaine, et voilà qu’il tombèrent dedans. Au fond, il yavait une nixe. C’est le nom qu’on donne à ces dames des eaux.

– À présent, je vous tiens, leurdit-elle, et vous allez maintenant travailler dur pourmoi !

Elle les entraîna avec elle. À la fillette,elle donna à filer de la vilaine filasse toute sale et touteemmêlée, et aussi à porter de l’eau dans un tonneau sansfond ; le garçonnet, lui, lui eut à couper un arbre avec unehache ; mais pour toute nourriture, ils n’avaient que desboulettes dures comme pierres. Ce régime et ses travauxexaspérèrent les enfants à tel point qu’ils attendirent ledimanche, quand la dame des eaux se rendait à la messe, et alorsils s’enfuirent.

À son retour de l’église, la nixe vit que lesoiseaux n’étaient plus au nid et se lança à leur poursuite avec desbons énormes. Mais les enfants la virent venir de loin, et lafillette jeta une brosse derrière elle ; la brosse semultiplia et se dressa en une immense montagne de brosses avec uneinfinité de piquants, des milliers et des milliers de piquantspointus que la nixe dut escalader à grand-peine, mais qu’elle finittout de même par escalader. Voyant qu’elle avait franchi ce Montdes Brosses, le garçonnet jeta derrière lui un peigne, qui devintun énorme Mont des Peignes avec des milliers de milliers de dentspointues dressées devant la nixe. Mais elle savait se tenir sur cesdents et elle finit par franchir le Mont des Peignes.

Alors, la fillette jeta derrière elle unmiroir qui donna une montagne de miroirs, mais si brillants, sipolis et si lisses que jamais elle ne put s’y tenir et monterdessus.

– Je vais vite rentrer à la maisonprendre ma hache, pensa la nixe, et je briserai ce Mont desGlaces.

Mais, le temps qu’elle revienne, les enfantsavaient pris le large et s’étaient enfuis bien plus loin, si bienque la dame n’eut plus qu’à s’en retourner vivre dans safontaine.

Chapitre 14L’Oie d’or

Il était une fois un homme qui avait troisfils. Le plus jeune avait été surnommé le Bêta et était la risée detout le monde. Ses frères le prenaient de haut et se moquaient delui à chaque occasion. Un jour, le fils aîné s’apprêta à aller dansla forêt pour abattre des arbres. Avant qu’il ne parte, sa mère luiprépara une délicieuse galette aux œufs et ajouta une bouteille devin pour qu’il ne souffre ni de faim ni de soif. Lorsqu’il arrivadans la forêt, il y rencontra un vieux gnome gris. Celui-ci lesalua, lui souhaita une bonne journée et dit :

– Donne-moi un morceau de gâteau etdonne-moi à boire de ton vin.

Mais le fils, qui était malin, luirépondit :

– Si je te donne de mon gâteau et telaisse boire de mon vin, il ne me restera plus rien. Passe tonchemin.

Il laissa le bonhomme là où il était, et ils’en alla. Il choisit un arbre et commença à couper ses branches,mais très vite il s’entailla le bras avec la hache. Il se dépêchade rentrer à la maison pour se faire soigner. Ce qui était arrivén’était pas le fait du hasard, c’était l’œuvre du petit homme.

Un autre jour, le deuxième fils partit dans laforêt. Lui aussi avait reçu de sa mère une galette et une bouteillede vin. Lui aussi rencontra le petit homme gris qui lui demanda unmorceau de gâteau et une gorgée de vin. Mais le deuxième filsrépondit d’une manière aussi désinvolte que son frèreaîné :

– Si je t’en donne, j’en aurai moins.Passe ton chemin.

Il planta le petit homme là et s’en alla. Lapunition ne se fit pas attendre. Il brandit sa hache trois ouquatre fois et son tranchant le blessa à la jambe.

Peu de temps après, le Bêta dit :

– Papa, laisse-moi aller dans la forêt.Moi aussi je voudrais abattre des arbres.

– Pas question, répondit le père.Maladroit comme tu es, tu n’iras nulle part.

Mais le Bêta insista et son père finit parcéder :

– Vas-y, mais s’il t’arrive quelquechose, tu recevras une belle correction.

Sa mère lui donna une galette faite d’une pâtepréparée à l’eau et cuite dans les cendres et une bouteille debière aigre. Le Bêta arriva dans la forêt et y rencontra le gnomevieux et gris, qui le salua et dit :

– Donne-moi un morceau de ton gâteau etlaisse-moi boire de ton vin. J’ai faim et soif.

– Je n’ai qu’une galette sèche et de labière aigre, répondit le Bêta, mais si cela te suffit,asseyons-nous et mangeons.

Ils s’assirent et le Bêta sortit sa galettequi soudain se transforma en un somptueux gâteau et trouva du bonvin à la place de la bière aigre. Ils mangèrent et burent, puis levieux bonhomme dit :

– Tu as bon cœur et tu aimes partageravec les autres, c’est pourquoi je vais te faire un cadeau. Regardele vieil arbre, là-bas. Si tu l’abats, tu trouveras quelque chosedans ses racines.

Le gnome le salua et disparut.

Le Bêta s’approcha de l’arbre et l’abattit.L’arbre tomba et le Bêta aperçut entre ses racines une oie auxplumes d’or. Il la sortit, la prit et alla dans une auberge pour ypasser la nuit.

L’aubergiste avait trois filles. Celles-ci, enapercevant l’oie, furent intriguées par cet oiseau étrange. Ellesauraient bien voulu avoir une des plumes d’or. « Jetrouverai bien une occasion de lui en arracher une », pensa lafille aînée. Et lorsque le Bêta sortit, elle attrapa l’oie par uneaile. Mais sa main resta collée à l’aile et il lui fut impossiblede la détacher. La deuxième fille arriva, car elle aussi voulaitavoir une plume d’or, mais dès qu’elle eut touché sa sœur, elleresta collée à elle. La troisième fille arriva avec la même idée entête.

– Ne viens pas ici, que Dieu t’engarde ! Arrête-toi ! crièrent ses sœurs.

Mais la benjamine ne comprenait pas pourquoielle ne devrait pas approcher, et elle se dit : « Sielles ont pu s’en approcher, pourquoi je ne pourrais pas en faireautant ? » Elle s’avança, et dès qu’elle eut touché sasœur, elle resta collée à elle. Toutes les trois furent doncobligées de passer la nuit en compagnie de l’oie.

Le lendemain matin, le Bêta prit son oie dansles bras et s’en alla, sans se soucier des trois filles qui yétaient collées. Elles furent bien obligées de courir derrière lui,de gauche à droite, et de droite à gauche, partout où il luiplaisait d’aller. Ils rencontrèrent un curé dans les champs qui,voyant ce défilé étrange, se mit à crier :

– Vous n’avez pas honte, impudentes, decourir ainsi derrière un garçon dans les champs ? Croyez-vousque c’est convenable ?

Et il attrapa la benjamine par la main voulantla séparer des autres, mais dès qu’il la toucha il se colla à sontour et fut obligé de galoper derrière les autres.

Peu de temps après, ils rencontrèrent lesacristain. Celui-ci fut surpris de voir le curé courir derrièreles filles, et cria :

– Dites donc, Monsieur le curé, oùcourez-vous ainsi ? Nous avons encore un baptême aujourd’hui,ne l’oubliez pas !

Il s’approcha de lui et le prit par la mancheet il ne put plus se détacher.

Tous les cinq couraient ainsi, les unsderrière les autres, lorsqu’ils rencontrèrent deux paysans avec desbêches qui rentraient des champs. Le curé les appela au secours,leur demandant de les détacher, lui et le sacristain. Mais à peineeurent-ils touché le sacristain, que les deux paysans furent collésà leur tour. Ils étaient maintenant sept à courir derrière le Bêtaavec son oie dans les bras.

Ils arrivèrent dans une ville où régnait unroi qui avait une fille si triste que personne n’avait jamaisréussi à lui arracher un sourire. Le roi proclama donc qu’ildonnerait sa fille à celui qui réussirait à la faire rire. Le Bêtal’apprit et aussitôt il se dirigea au palais, avec son oie et toutesa suite. Dès que la princesse aperçut ce défilé étrange, les unscourant derrière les autres, elle se mit à rire très fort.

Le Bêta réclama aussitôt le mariage, mais leroi n’avait pas envie d’un tel gendre. Il tergiversait et faisaitdes manières, pour déclarer finalement que le Bêta devait d’abordtrouver un homme qui serait capable de boire une cave pleine devin. Le Bêta pensa que le petit bonhomme gris serait certainementde bon conseil et consentirait peut-être à l’aider, et il partitdans la forêt. À l’endroit précis où se trouvait l’arbre abattu parle Bêta était assis un homme au visage triste. Le Bêta lui demandace qu’il avait.

– J’ai grand-soif, répondit l’homme, etje n’arrive pas à l’étancher. Je ne supporte pas l’eau. J’ai bu, ilest vrai, un fût entier de vin, mais c’est comme si on faisaittomber une goutte sur une pierre chauffée à blanc.

– Je peux t’aider, dit le Bêta. Viensavec moi, tu verras, tu auras de quoi boire.

Il le conduisit dans la cave du roi. L’hommecommença à boire le vin et il but et but jusqu’à en avoir mal auventre. À la fin de la journée, il avait tout bu.

Le Bêta réclama de nouveau le mariage, mais leroi biaisait encore : un tel simplet, un tel dadais -commed’ailleurs même son nom l’indiquait – pourrait-il devenir le gendred’un roi ? Il inventa donc une nouvelle épreuve : le Bêtadevrait d’abord lui amener un homme capable de manger une montagnede pain. Le Bêta n’hésita pas une seconde et partit dans la forêt.À l’endroit habituel était assis un homme, qui serrait sa ceintureavec un air très contrarié :

– J’ai mangé une charrette de pain, maisà quoi bon quand on a faim comme moi ? Mon estomac esttoujours vide et je dois toujours serrer ma ceinture.

Le Bêta fut très heureux de l’apprendre et luidit gaiement :

– Lève-toi et suis-moi ! Tu verras,tu mangeras à satiété.

Il emmena l’affamé dans la cour royale.Entre-temps, le roi fit apporter toute la farine du royaume etordonna d’en faire une montagne de pain. L’homme de la forêt s’enapprocha et se mit à manger. À la fin de la journée, il avait toutenglouti. Et le Bêta, pour la troisième fois, demanda la main de laprincesse. Mais le roi se déroba encore en demandant à son futurgendre de trouver un bateau qui saurait aussi bien se déplacer surl’eau que sur la terre.

– Dès que tu me l’amèneras, le mariageaura lieu.

Le Bêta repartit dans la forêt et, là étaitassis le vieux gnome gris qui dit :

– J’ai bu pour toi, j’ai mangé pour toi.Et maintenant je vais te procurer ce bateau ; tout cela parceque tu as été charitable avec moi.

Et, en effet, il lui donna ce bateau quinaviguait aussi bien sur l’eau que sur la terre et le roi ne putplus lui refuser la main de sa fille.

Chapitre 15La Paille et la poutre du coq

Il était une fois un sorcier entouré d’unegrande foule, devant laquelle il exécutait ses tours et faisait sesprodiges. Entre autres choses, il fit avancer un coq, qui avait uneénorme poutre sur le dos et qui la portait aussi facilement qu’unfétu de paille. Mais il y avait là une jeune fille qui venait detrouver un trèfle à quatre feuilles et qui, grâce à cela, possédaitun esprit de sagesse et ne pouvait être suggestionnée, ni sujetteaux fantasmagories. Voyant donc que la poutre n’était, en réalité,qu’un brin de paille, elle s’écria.- « Braves gens ! Nevoyez-vous pas que c’est un simple bout de paille et non pas unepoutre que porte le coq ? » Le prestige s’évanouitaussitôt, et tous les gens virent effectivement les choses tellesqu’elles étaient, de sorte que le sorcier fut couvert d’injures etchassé honteusement. « Attends un peu, se dit-il encontenant difficilement sa colère, je saurai bien me venger, etplus tôt que tu ne penses ! » À quelque temps de là, lajeune fille fêtait ses noces et s’acheminait vers l’église, engrande toilette, à la tête du cortège nuptial, coupant à traverschamps. Tout à coup, le cortège fut arrêté par un ruisseau dont leseaux s’étaient gonflées et sur lequel il n’y avait ni pont, nipasserelle. La fiancée n’hésita pas et releva ses jupes d’un gesteleste, s’avançant pour traverser. Elle allait mettre le pied dansl’eau quand un grand rire éclata à côté d’elle, suivi d’une voixmoqueuse qui lui disait : « Alors, tu ne vois donc pasclair ? Qu’as-tu fait de tes yeux pour voir de l’eau où il n’yen a pas ? » C’était le sorcier, dont les paroles eurentpour effet de dessiller les yeux de la mariée, qui se vit soudainles jupes haut levées, au beau milieu d’un champ de lin fleuri,d’un bleu tendre et beau. Toute la noce se moqua d’elle et la miten fuite, à son tour, sous les quolibets et les sarcasmes.

Chapitre 16Le Pêcheur et sa femme

Il y avait une fois un pêcheur et safemme ; ils vivaient dans une misérable hutte près du bord dela mer. Le pêcheur, qui se nommait Pierre, allait tous les joursjeter son hameçon, mais il restait souvent bien des heures avant deprendre quelque poisson.

Un jour qu’il se tenait sur la plage,regardant sans cesse les mouvements du hameçon, voilà qu’il le voitdisparaître et aller au fond ; il tire, et au bout de la lignese montre un gros cabillaud.

– Je t’en supplie, dit l’animal,laisse-moi la vie, je ne suis pas un vrai poisson, mais bien unprince enchanté. Relâche-moi, je t’en prie ; rends-moi laliberté, le seul bien qui me reste.

– Pas besoin de tant de paroles, réponditle brave Pierre. Un poisson, qui sait parler, il mérite bien qu’onle laisse nager à son aise.

Et il détacha la bête, qui s’enfuit de nouveauau fond de l’eau, laissant derrière elle une traînée de sang. Deretour dans sa cahute, il raconta à sa femme quel beau poisson ilavait pris et comment il lui avait rendu la liberté.

– Et tu ne lui as rien demandé enretour ? dit la femme.

– Mais non, qu’aurais-je donc dûsouhaiter ? répondit Pierre.

– Comment, n’est-ce pas un supplice, quede demeurer toujours dans cette vilaine cabane, sale etinfecte ; tu aurais bien pu demander une gentillechaumière.

L’homme ne trouvait pas que le service qu’ilavait rendu bien volontiers au pauvre prince valût une si bellerécompense. Cependant, il alla sur la plage, et, arrivé au bord dela mer, qui était toute verte, il s’écria :

– Cabillaud, cher cabillaud, ma femme,mon Isabelle, malgré moi, elle veut absolument quelque chose.

Aussitôt apparut le poisson, et ildit :

– Eh bien, que lui faut-il ?

– Voilà, dit le pêcheur ; parce queje t’ai rendu la liberté, elle prétend que tu devrais m’accorder unsouhait ; elle en a assez de notre hutte, elle voudraithabiter une gentille chaumière.

– Soit, répondit le cabillaud, retournechez toi, et tu verras son vœu accompli.

En effet, Pierre aperçut sa femme sur la ported’une chaumière coquette et proprette.

– Viens donc vite, lui cria-t-elle, viensvoir comme c’est charmant ici ; il y a deux belles chambres,et une cuisine, derrière nous avons une cour avec des poules et descanards, et un petit jardin avec des légumes et quelquesfleurs.

– Oh ! quelle joyeuse existence nousallons mener maintenant, dit Pierre.

– Oui, dit-elle, je suis au comble de mesvœux !

Pendant une quinzaine de jours ce fut unenchantement continuel ; puis tout à coup la femmedit :

– Écoute, Pierre, cette chaumière est partrop étroite et son jardin n’est pas plus grand que la main. je neserai heureuse que dans un grand château en pierres de taille. Vatrouver le cabillaud et fais-lui savoir que tel est mon désir.

– Mais, répondit le pêcheur, voilà quinzejours à peine que cet excellent prince nous a fait cadeau d’une sijolie chaumière, comme nous n’aurions jamais osé en rêver unepareille. Et tu veux que j’aille l’importuner de nouveau ! Ilm’enverra promener, et il aura raison.

– Du tout, dit la femme ; je le saismieux que toi, il ne demande pas mieux que de nous faire plaisir.Va le trouver, comme je te le dis.

Le brave homme s’en fut sur la plage ; lamer était bleu foncé, presque violette, mais calme. Le pêcheurs’écria :

– Cabillaud, mon cher cabillaud ! mafemme, mon Isabelle, malgré moi, elle veut absolument quelquechose.

– Que lui faut-il donc ? répondit lepoisson, qui apparut sur-le-champ, la tête hors de l’eau.

– Imagine-toi, répondit Pierre toutconfus, que la belle chaumière ne lui convient plus, et qu’elledésire un palais en pierres de taille !

– Retourne chez toi, dit le cabillaud,son souhait est déjà accompli.

En effet, le pêcheur trouva sa femme sepromenant dans la vaste cour d’un splendide château.

– Oh ! ce gentil cabillaud,dit-elle ; regarde donc comme tout est magnifique !

Ils entrèrent à travers un vestibule enmarbre ; une foule de domestiques galonnés d’or leur ouvrirentles portes des riches appartements, garnis de meubles dorés etrecouverts des plus précieuses étoffes. Derrière le châteaus’étendait un immense jardin où poussaient les fleurs les plusrares puis, venait un grandissime parc, où folâtraient des cerfs,des daims et toute espèce d’oiseaux ; sur le côté setrouvaient de vastes écuries, avec des chevaux de luxe et uneétable, qui contenait une quantité de belles vaches.

– Quel sort digne d’envie, que le nôtre,dit le brave pêcheur, écarquillant les yeux à l’aspect de cesmerveilles ; j’espère que tes vœux les plus téméraires sontsatisfaits.

– C’est ce que je me demande, répondit lafemme ; mais j’y réfléchirai mieux demain.

Puis, après avoir goûté des mets délicieux quileur furent servis pour le souper, ils allèrent se coucher.

Le lendemain matin, qu’il faisait à peinejour, la femme, éveillant son mari, en le poussant du coude, luidit :

– Maintenant que nous avons ce palais, ilfaut que nous soyons maîtres et seigneurs de tout le pays àl’entour.

– Comment, répondit Pierre, tu voudraisporter une couronne ? quant à moi, je ne veux pas êtreroi.

– Eh bien, moi je tiens à être reine.Allons, habille-toi, et cours faire savoir mon désir à ce chercabillaud.

Le pêcheur haussa les épaules, mais il n’enobéit pas moins. Arrivé sur la plage, il vit la mer couleur grissombre, et assez houleuse ; il se mit à crier :

– Cabillaud, cher cabillaud ! Mafemme, mon Isabelle, malgré moi, elle veut absolument quelquechose.

– Que lui faut-il donc ? dit lepoisson qui se présenta aussitôt, la tête hors de l’eau.

– Ne s’est-elle pas mise en tête dedevenir reine !

– Rentre chez toi, la chose est déjàfaite, dit la bête.

Et, en effet, Pierre trouva sa femme installéesur un trône en or, orné de gros diamants, une magnifique couronnesur la tête, entourée de demoiselles d’honneur, richement habilléesde brocard, et l’une plus belle que l’autre ; à la porte dupalais, qui était encore bien plus splendide que le château de laveille, se tenaient des gardes en uniformes brillants une musiquemilitaire jouait une joyeuse fanfare ; une nuée de laquaisgalonnés était répandue dans les vastes cours, où étaient rangés demagnifiques équipages.

– Eh bien, dit le pêcheur, j’espère quete voilà au comble de tes vœux ; naguère pauvre entre les pluspauvres, te voilà une puissante reine.

– Oui, répondit la femme, c’est un sortassez agréable, mais il y a mieux, et je ne comprends pas commentje n’y ai pas pensé ; je veux être impératrice, ou plutôtempereur ; oui, je veux être empereur !

– Mais, ma femme, tu perds le sens ;non, je n’irai pas demander une chose aussi folle à ce boncabillaud ; il finira par m’envoyer promener, et il auraraison.

– Pas d’observations,répliqua-t-elle ; je suis la reine et tu n’es que le premierde mes sujets. Donc, obéis sur-le-champ.

Pierre s’en fut vers la mer, pensant qu’ilfaisait une course inutile. Arrivé sur la plage, il vit la mernoire, presque comme de l’encre ; le vent soufflait avecviolence et soulevait d’énormes vagues.

– Cabillaud, cher cabillaud,s’écria-t-il, ma femme, mon Isabelle, malgré moi, elle veut encorequelque chose.

– Qu’est-ce encore ? dit le poissonqui se montra aussitôt.

– Les grandeurs lui tournent la tête,elle souhaite d’être empereur.

– Retourne chez toi, répondit lepoisson ; la chose est faite.

Lorsque Pierre revint chez lui, il aperçut unimmense palais, tout construit en marbre précieux ; le toit enétait de lames d’or. Après avoir passé par une vaste cour, rempliede belles statues et de fontaines qui lançaient les plus délicieuxparfums, il traversa une haie formée de gardes d’honneur, tousgéants de plus de six pieds ; et, après avoir passé par uneenfilade d’appartements décorés avec une richesse extrême, ilatteignit une vaste salle où sur un trône d’or massif, haut de deuxmètres, se tenait sa femme, revêtue d’une robe splendide, toutecouverte de gros diamants et de rubis, et portant une couronne quià elle seule valait plus que bien des royaumes ; elle étaitentourée d’une cour composée rien que de princes et de ducs ;les simples comtes étaient relégués dans l’antichambre.

Isabelle paraissait tout à fait à son aise aumilieu de ces splendeurs.

– Eh bien, lui dit Pierre, j’espère quete voilà au comble de tes vœux ; il n’y a jamais eu de sortcomparable au tien.

– Nous verrons cela demain,répondit-elle.

Après un festin magnifique, elle alla secoucher ; mais elle ne put dormir ; elle était tourmentéeà l’idée qu’il y avait peut-être quelque chose de plus désirableencore que d’être empereur. Le matin, lorsqu’elle se leva, elle vitque le ciel était brumeux.

« Tiens, se dit-elle, je voudrais bienvoir le soleil ; les nuages sombres m’attristent. Oui, mais,pour faire lever le soleil, il faudrait être le bon Dieu. C’estcela, je veux être aussi puissante que le bon Dieu. »

Toute ravie de son idée, elles’écria :

– Pierre, habille-toi sur-le-champ, et vadire à ce brave cabillaud que je désire avoir la toute-puissancesur l’univers, comme le bon Dieu ; il ne peut pas te refusercela.

Le brave pêcheur fut tellement saisi d’effroi,en entendant ces paroles impies, qu’il dut se tenir à un meublepour ne pas tomber à la renverse.

– Mais, ma femme, dit-il, tu es tout àfait folle. Comment, il ne te suffit pas de régner sur un immenseet riche empire ?

– Non, dit-elle, cela me vexe, de ne paspouvoir faire se lever ou se coucher le soleil, la lune et lesastres. Il me faut pouvoir leur commander comme le bon Dieu.

– Mais enfin, cela passe le pouvoir de cebon cabillaud ; il se fâchera à la fin, si je viensl’importuner avec une demande aussi insensée.

– Un empereur n’admet pas d’observations,répliqua-t-elle avec colère ; fais ce que je t’ordonne, etcela, sur-le-champ.

Le brave Pierre, le cœur tout en émoi, se miten route. Il s’était levé une affreuse tempête, qui courbait lesarbres les plus forts des forêts, et faisait trembler lesrochers ; au milieu du tonnerre et des éclairs, le pêcheuratteignit avec peine la plage. Les vagues de la mer étaient hautescomme des tours, et se poussaient les unes les autres avec unépouvantable fracas.

– Cabillaud, cher cabillaud, s’écriaPierre, ma femme, mon Isabelle, malgré moi, elle veut encore unedernière chose.

– Qu’est-ce donc ? dit le poisson,qui apparut aussitôt.

– J’ose à peine le dire, réponditPierre ; elle veut être toute-puissante comme le bon Dieu.

– Retourne chez toi, dit le cabillaud, ettu la trouveras dans la pauvre cabane, d’où je l’avais tirée.

Et, en effet, palais et splendeurs avaientdisparu ; l’insatiable Isabelle, vêtue de haillons, se tenaitsur un escabeau dans son ancienne misérable hutte. Pierre en pritvite son parti, et retourna à ses filets ; mais jamais plus safemme n’eut un moment de bonheur.

Chapitre 17Le Petit Chaperon rouge

Il était une fois une petite fille que tout lemonde aimait bien, surtout sa grand-mère. Elle ne savaitqu’entreprendre pour lui faire plaisir. Un jour, elle lui offrit unpetit bonnet de velours rouge, qui lui allait si bien qu’elle nevoulut plus en porter d’autre. Du coup, on l’appela « Chaperonrouge ».

Un jour, sa mère lui dit :

– Viens voir, Chaperon rouge : voiciun morceau de gâteau et une bouteille de vin. Porte-les à tagrand-mère ; elle est malade et faible ; elle s’endélectera ; fais vite, avant qu’il ne fasse trop chaud. Etquand tu seras en chemin, sois bien sage et ne t’écarte pas de taroute, sinon tu casserais la bouteille et ta grand-mère n’auraitplus rien. Et quand tu arriveras chez elle, n’oublie pas de dire« Bonjour » et ne va pas fureter dans tous les coins.

– Je ferai tout comme il faut, dit lePetit Chaperon rouge à sa mère.

La fillette lui dit au revoir. La grand-mèrehabitait loin, au milieu de la forêt, à une demi-heure du village.Lorsque le Petit Chaperon rouge arriva dans le bois, il rencontrale Loup. Mais il ne savait pas que c’était une vilaine bête et nele craignait point.

– Bonjour, Chaperon rouge, dit leLoup.

– Bonjour, Loup, dit le Chaperonrouge.

– Où donc vas-tu si tôt, Chaperonrouge ?

– Chez ma grand-mère.

– Que portes-tu dans tonpanier ?

– Du gâteau et du vin. Hier nous avonsfait de la pâtisserie, et ça fera du bien à ma grand-mère. Ça lafortifiera.

– Où habite donc ta grand-mère, Chaperonrouge ?

– Oh ! à un bon quart d’heure d’ici,dans la forêt. Sa maison se trouve sous les trois gros chênes. Endessous, il y a une haie de noisetiers, tu sais bien ? dit lepetit Chaperon rouge.

Le Loup se dit : « Voilà un metsbien jeune et bien tendre, un vrai régal ! Il sera encore bienmeilleur que la vieille. Il faut que je m’y prenne adroitement pourles attraper toutes les eux ! »

Il l’accompagna un bout de chemin etdit :

– Chaperon rouge, vois ces belles fleursautour de nous. Pourquoi ne les regardes-tu pas ? J’ail’impression que tu n’écoutes même pas comme les oiseaux chantentjoliment. Tu marches comme si tu allais à l’école, alors que toutest si beau, ici, dans la forêt !

Le Petit Chaperon rouge ouvrit les yeux etlorsqu’elle vit comment les rayons du soleil dansaient de-ci, de-làà travers les arbres, et combien tout était plein de fleurs, ellepensa : « Si j’apportais à ma grand-mère un beau bouquetde fleurs, ça lui ferait bien plaisir. Il est encore si tôt quej’arriverai bien à l’heure. »

Elle quitta le chemin, pénétra dans le bois etcueillit des fleurs. Et, chaque fois qu’elle en avait cueilli une,elle se disait : « Plus loin, j’en vois une plusbelle » ; et elle y allait et s’enfonçait toujours plusprofondément dans la forêt. Le Loup lui, courait tout droit vers lamaison de la grand-mère. Il frappa à la porte.

– Qui est là ?

– C’est le Petit Chaperon rouge quit’apporte du gâteau et du vin.

– Tire la chevillette, dit la grand-mère.Je suis trop faible et ne peux me lever.

Le Loup tire la chevillette, la porte s’ouvreet sans dire un mot, il s’approche du lit de la grand-mère etl’avale. Il enfile ses habits, met sa coiffe, se couche dans sonlit et tire les rideaux.

Pendant ce temps, le petit Chaperon Rougeavait fait la chasse aux fleurs. Lorsque la fillette en eut tantqu’elle pouvait à peine les porter, elle se souvint soudain de sagrand-mère et reprit la route pour se rendre auprès d’elle. Ellefut très étonnée de voir la porte ouverte. Et lorsqu’elle entradans la chambre, cela lui sembla si curieux qu’elle se dit :« Mon dieu, comme je suis craintive aujourd’hui. Et,cependant, d’habitude, je suis si contente d’être auprès de magrand-mère ! » Elle s’écria :

– Bonjour !

Mais nulle réponse. Elle s’approcha du lit ettira les rideaux. La grand-mère y était couchée, sa coiffe tiréetrès bas sur son visage. Elle avait l’air bizarre.

– Oh, grand-mère, comme tu as de grandesoreilles.

– C’est pour mieux t’entendre…

– Oh ! grand-mère, comme tu as degrands yeux !

– C’est pour mieux te voir !

– Oh ! grand-mère, comme tu as degrandes mains !

– C’est pour mieux t’étreindre…

– Mais, grand-mère, comme tu as unehorrible et grande bouche !

– C’est pour mieux te manger !

À peine le Loup eut-il prononcé ces mots,qu’il bondit hors du lit et avala le pauvre Petit Chaperonrouge.

Lorsque le Loup eut apaisé sa faim, il serecoucha, s’endormit et commença à ronfler bruyamment. Un chasseurpassait justement devant la maison. Il se dit : « Commecette vieille femme ronfle ! Il faut que je voie si elle abesoin de quelque chose. » Il entre dans la chambre et quandil arrive devant le lit, il voit que c’est un Loup qui y estcouché.

– Ah ! c’est toi, bandit !dit-il. Voilà bien longtemps que je te cherche…

Il se prépare à faire feu lorsque tout à coupl’idée lui vient que le Loup pourrait bien avoir avalé lagrand-mère et qu’il serait peut-être encore possible de la sauver.Il ne tire pas, mais prend des ciseaux et commence à ouvrir leventre du Loup endormi. À peine avait-il donné quelques coups deciseaux qu’il aperçoit le Chaperon rouge. Quelques coups encore etla voilà qui sort du Loup et dit :

– Ah ! comme j’ai eu peur !Comme il faisait sombre dans le ventre du Loup !

Et voilà que la grand-mère sort à son tour,pouvant à peine respirer. Le Petit Chaperon rouge se hâte dechercher de grosses pierres. Ils en remplissent le ventre du Loup.Lorsque celui-ci se réveilla, il voulut s’enfuir. Mais les pierresétaient si lourdes qu’il s’écrasa par terre et mourut.

Ils étaient bien contents tous lestrois : le chasseur dépouilla le Loup et l’emporta chez lui.La grand-mère mangea le gâteau et but le vin que le Petit Chaperonrouge avait apportés. Elle s’en trouva toute ragaillardie. Le PetitChaperon rouge cependant pensait : « Je ne quitterai plusjamais mon chemin pour aller me promener dans la forêt, quand mamaman me l’aura interdit. »

Chapitre 18Le Petit pou et la petite puce

Le petit pou et la petite puce vivaientensemble, tenaient ensemble leur petite maison et brassaient leurbière dans une coquille d’œuf.

Un jour le petit pou tomba dans la bière ets’ébouillanta. La petite puce se mit à pleurer à chaudes larmes. Lapetite porte de la salle s’étonna :

– Pourquoi pleures-tu ainsi, petitepuce ?

– Parce que le pou s’est ébouillanté.

La petite porte se mit à grincer et le petitbalai dans le coin demanda :

– Pourquoi grinces-tu ainsi, petiteporte ?

– Comment pourrais-je ne pasgrincer !

Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puceen perd la santé.

Le petit balai se mit à s’agiter de touscôtés. Une petite charrette qui passait par là, cria :

– Pourquoi t’agites-tu ainsi, petitbalai ?

– Comment pourrais-je rester enplace !

Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puceen perd la santé, et la petite porte grince à qui mieux mieux.

Et la petite charrette dit :

– Moi, je vais rouler. Et elle se mit àrouler à toute vitesse. Elle passa par le dépotoir et les balayureslui demandèrent :

– Pourquoi fonces-tu ainsi, petitecharrette ?

– Comment pourrais-je ne pasfoncer !

Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puceen perd la santé, la petite porte grince à qui mieux mieux, lebalai s’agite, sauve-qui-peut !

Les balayures décidèrent alors :

– Nous allons brûler de toutes nosforces.

Et elles s’enflammèrent aussitôt. Le petitarbre à côté du dépotoir demanda :

– Allons, balayures, pourquoi brûlez-vousainsi ?

– Comment pourrions-nous ne pasbrûler !

Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puceen perd la santé, la petite porte grince à qui mieux mieux, lebalai s’agite, sauve-qui-peut ! La charrette fonce fendant lesairs.

Et le petit arbre dit :

– Alors moi, je vais trembler.

Et il se mit à trembler à en perdre toutes sesfeuilles. Une petite fille, qui passait par là avec une cruched’eau à la main, s’étonna :

– Pourquoi trembles-tu ainsi, petitarbre ?

– Comment pourrais-je ne pastrembler !

Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puceen perd la santé, la petite porte grince à qui mieux mieux, lebalai s’agite, sauve-qui-peut ! la charrette fonce fendant lesairs, les balayures brûlent en un feu d’enfer.

Et la petite fille dit :

– Alors moi, je vais casser ma cruche. Etelle la cassa.

La petite source d’où jaillissait l’eau,demanda :

– Pourquoi casses-tu ta cruche, petitefille ?

– Comment pourrais-je ne pas lacasser !

Le petit pou s’est ébouillanté, la petite puceen perd la santé, la porte grince à qui mieux mieux, le balais’agite, sauve-qui-peut ! la charrette fonce fendant les airs,les balayures brûlent en un feu d’enfer. Et le petit arbre, lepauvre, du pied à la tête il tremble.

– Ah bon, dit la petite source, alorsmoi, Je vais déborder.

Et elle se mit à déborder ; et l’eauinonda tout en noyant la petite fille, le petit arbre, lesbalayures, la charrette, le petit balai, la petite porte, la petitepuce et le petit pou, tous autant qu’ils étaient.

Chapitre 19Le Petit vieux rajeuni par le feu

Du temps que le Seigneur cheminait encore surla terre, Il entra un soir chez un forgeron, avec saint Pierre,demandant accueil pour la nuit. Le brave forgeron les reçut de boncœur, et voilà qu’un peu plus tard un pauvre mendiant, tout rétrécipar l’âge et courbé par les maux, frappa à la porte de la mêmemaison et demanda l’aumône. Apitoyé, saint Pierre fit uneprière :« Mon Seigneur et mon Maître, s’il vous plaît,guérissez-le de son tourment, afin qu’il soit capable de se gagnerson pain ! »

– Forgeron, dit le Seigneur débonnaire,allume-moi ta forge et chauffe-la-moi à blanc : je vais yrajeunir tout de suite ce pauvre vieil homme souffrant. Le forgerons’y prêta de bonne grâce et saint Pierre fit marcher le soufflet,poussant le feu au rouge-blanc. Quand le brasier fut bien ardent,le Seigneur saisit le petit vieux et le jeta dans la forge, au beaumilieu du foyer incandescent, où il flamboya soudain comme unrosier flamboyant, tout en louant Dieu à haute et pleine voix.Ensuite, le Seigneur le tira du feu pour le précipiter dans legrand bac de forge, où le petit vieux tout incandescent s’éteigniten faisant siffler l’eau ; puis, quand il fut suffisammentrafraîchi et trempé convenablement, le Seigneur lui donna Sabénédiction et le petit homme sortit de là d’un bond, toutgaillard, souple, droit, vif et alerte comme à vingt ans. Leforgeron, qui avait suivi toute l’opération avec une attentionprécise et soutenue, les invita tous à dîner. Or, il avait dans samaison une vieille belle-mère toute tordue par l’âge et à demiaveugle, qui s’approcha du nouveau jeune homme pour s’informergravement et apprendre si le feu l’avait douloureusement brûlé.

– Mais pas du tout ! répondit avecpétulance le nouveau jeune homme. Jamais je ne me suis senti aussibien : j’y étais comme dans un bain de rosée. Ce que ce petitjeune homme lui avait dit résonna dans les oreilles de la vieillefemme toute la nuit. Le lendemain matin, de bonne heure, dès que leSeigneur fut reparti sur son chemin, le forgeron se dit, après mûreréflexion, qu’il pourrait aussi rajeunir sa belle-mère de la mêmefaçon, car il avait bien observé et attentivement suivi tous lesdétails de l’opération et, somme toute, cela relevait également deson art. Aussi, lorsqu’il lui demanda tout à trac si ellen’aimerait pas aller et venir dans la maison en sautant comme unefille de dix-huit ans, la vieille femme lui répondit-elle que ceserait avec plaisir, puisque la chose avait été si douce etdélicieuse au jeune homme de la veille. Le forgeron activa donc lefeu de sa forge et y jeta la vieille quand il fut bienardent ; mais voilà qu’elle se tordit dans tous les sens enpoussant des cris affreux. « Du calme ! luicria-t-il. Qu’as-tu donc à t’agiter comme cela et à hurler commeune pendue ? Il faut d’abord que je te fasse un feuvigoureux ! » Il se mit au soufflet et activa le brasierde plus belle, si bien que tout brûla sur la pauvre vieille femme,qui hurlait à la mort sans discontinuer. « Mon métiern’est pas suffisant ! », pensa le forgeron en la retirantbien vite du foyer pour la plonger dans l’eau du bac à trempe, oùla malheureuse se mit à hurler encore plus fort qu’avant, si fortet si désespérément que ses cris ameutèrent là-haut, à l’étage, lafemme et la bru du forgeron. Toutes les deux descendent les marchesquatre à quatre, et que voient-elles ? L’aïeule qui piaule etmiaule lugubrement, plongée dans le bac de forge, le corps toutracorni, le visage atrocement déformé, tordu, ratatiné. Lespectacle était si horrible et les deux femmes, qui étaientenceintes l’une et l’autre, en reçurent un tel choc, qu’ellesaccouchèrent toutes les deux dans la nuit même, et que leurs deuxenfants ne furent pas conformés comme des humains, mais comme depetits singes, qui s’en allèrent courir dans la forêt. Ce sont euxqui ont commencé la famille et donné origine à l’espèce dessinges.

Chapitre 20La Petite table, l’âne et le bâton

Il y a bien longtemps, il était un tailleurqui avait trois fils et une seule chèvre.

La chèvre devait les nourrir tous les troisavec son lait ; il fallait qu’elle mangeât bien et qu’on lamenât tous les jours aux champs. Les fils s’en occupaient chacun àson tour.

Un jour, l’aîné la mena au cimetière, oùl’herbe était la plus belle, la laissa là à manger et à gambader.Le soir, quand le moment fut venu de rentrer à la maison, ildemanda :

– Alors, chèvre, es-tu repue ?

La chèvre répondit :

– J’ai tant mangé que je ne peux plusavaler – bê, bê, bê, bê !

– Eh bien ! viens à la maison, ditle garçon.

Il la prend par sa corde, la conduit àl’écurie et l’attache.

– Alors, demanda le vieux tailleur, lachèvre a-t-elle assez mangé ?

– Oh ! répondit le fils, elle a tantmangé qu’elle ne peut plus rien avaler.

Le père voulut s’en rendre compte parlui-même. Il alla à l’écurie, caressa la chère petite chèvre etdemanda :

– Chèvre, es-tu repue ?

La chèvre répondit :

– De quoi devrais-je être repue ?Parmi les tombes j’ai couru pour me nourrir rien n’ai trouvé bê,bê, bê, bê !

– Qu’entends-je ! s’écria letailleur. Il rentre à la maison et dit au garçon :

– Ah, menteur, tu dis que la chèvre estrepue et tu l’as laissée sans nourriture ! Et, dans sa colère,il prend une canne et en bat son fils en le jetant dehors.

Le lendemain, c’était au tour du second fils.Il chercha dans le jardin un coin où poussaient de belles herbes etla chèvre s’en régala. Le soir, comme il voulait rentrer, ildemanda :

– Chèvre, es-tu repue ?

La chèvre répondit :

– J’ai tant mangé que je ne peux plusavaler – bê, bê, bê, bê !

– Alors, rentre à la maison, dit legarçon.

Il la tira vers la maison, l’attacha dansl’écurie.

– Eh bien ? demanda le vieuxtailleur, la chèvre a-t-elle assez mangé ?

– Oh ! répondit le fils, elle a tantmangé qu’elle ne peut plus rien avaler. Le tailleur n’avait pasconfiance. Il se rendit à l’écurie et demanda :

– Chèvre, es-tu repue ?

La chèvre répondit :

– De quoi devrais-je être repue ?Parmi les sillons j’ai couru pour me nourrir n’ai rien trouvé bê,bê, bê bê !

– L’impudent mécréant ! s’écria letailleur. Laisser sans nourriture un animal si doux !

Il rentre à la maison et, à coups d’aune, metle garçon à la porte.

C’est maintenant au tour du troisième fils. ilveut bien faire les choses, recherche les taillis les plus touffuset y fait brouter la chèvre. Le soir, comme il veut rentrer, ildemande à la chèvre :

– Chèvre, es-tu repue ?

La chèvre répondit :

– J’ai tant mangé que je ne peux plusavaler – bê, bê, bê, bê !

– Alors viens à la maison, dit legarçon.

Et il la conduisit à l’écurie etl’attacha.

– Eh bien ? demanda le vieuxtailleur, la chèvre a-t-elle assez mangé ?

– Oh ! répondit le fils, elle a tantmangé qu’elle ne peut plus rien avaler. Le tailleur ne le croitpas.

Il sort et demande :

– Chèvre, es-tu repue ?

La méchante bête répondit :

– De quoi devrais-je être repue ?Parmi les sillons j’ai couru pour me nourrir n’ai rien trouvé – bê,bê, bê, bê !

– Ah ! le vilain menteur, s’écria letailleur. Ils sont aussi fourbes et oublieux du devoir l’un quel’autre ! Vous ne me ferez pas plus longtemps tourner enbourrique !

Et, de colère hors de lui, il rentre à lamaison, frappe le pauvre garçon avec l’aune, si fort qu’il le jettepar la porte.

Et voilà le vieux tailleur seul avec sachèvre. Le lendemain matin, il va à l’écurie, caresse la chèvre etdit :

– Viens, ma mignonne, je vais te conduiremoi-même au champ.

Il la prend par sa longe et la mène là où setrouvent les baies que les chèvres mangent avec le plus deplaisir.

– Pour une fois, tu peux y aller de boncœur, lui dit-il, et il la laissa brouter jusqu’au soir. Il demandaalors :

– Chèvre, es-tu repue ?

Elle répondit :

– J’ai tant mangé que je ne puis plusrien avaler, bê, bê, bê, bê !

– Alors viens à la maison ! dit letailleur.

Il la conduisit à l’écurie et l’attacha. Avantde partir, il se retourna une dernière fois et dit :

– Alors te voilà donc repue pour unefois ?

Mais la chèvre ne fut pas meilleure avec luiqu’avec les autres. Elle s’écria :

– De quoi devrais- je être repue ?Parmi les sillons j’ai couru pour me nourrir n’ai rien trouvé – bê,bê, bê, bê !

Quand le tailleur entendit cela, il en restatout interdit et vit bien qu’il avait chassé ses fils sansraison.

– Attends voir, s’écria-t-il, misérablecréature ! Ce serait trop peu de te chasser ; je vais temarquer de telle sorte que tu n’oseras plus te montrer devantd’honnêtes tailleurs !

En toute hâte, il rentre à la maison, prendson rasoir, savonne la tête de la chèvre et la tond aussi rasqu’une pomme. Et, parce que l’aune eût été trop noble, il prend unecravache et lui en assène de tels coups qu’elle se sauve à touteallure.

Quand le tailleur se retrouva si seul dans samaison, il fut saisi d’une grande tristesse. Il aurait bien vouluque ses fils fussent de nouveau là. Mais personne ne savait cequ’ils étaient devenus.

L’aîné était entré en apprentissage chez unmenuisier. Il travaillait avec zèle et constance. Lorsque son tempsfut terminé et que vint le moment de partir en tournée, son patronlui offrit une petite table, qui n’avait rien de particulier, enbois très ordinaire. Mais elle avait une qualité : quand on ladéposait quelque part et que l’on disait : « Petitetable, mets le couvert ! » on la voyait tout à coups’habiller d’une petite nappe bien propre. Et il y avait dessus uneassiette, avec couteau et fourchette, et des plats avec légumes etviandes, tant qu’il y avait la place. Et un grand verre plein devin rouge étincelait que ça en mettait du baume au cœur. Le jeunecompagnon pensa : en voilà assez jusqu’à la fin de tesjours ! Et, de joyeuse humeur, il alla de par le monde, sansse préoccuper de savoir si l’auberge serait bonne ou mauvaise et sil’on y trouvait quelque chose à manger ou non. Quand la fantaisiel’en prenait, il restait dans les champs, les prés ou les bois, oùcela lui plaisait, décrochait la petite table de son dos,l’installait devant lui et disait : « Petite table, metsle couvert ! » Et tout de suite, tout ce que son cœursouhaitait était là. Finalement, il lui vint à l’esprit qu’ilvoudrait bien revoir son père. Sa colère avait dû s’apaiser et avecla « petite-table-mets-le-couvert », il l’accueilleraitvolontiers.

Il arriva que, sur le chemin de la maison, ilentra un soir dans une auberge pleine de monde. On lui souhaita labienvenue et on l’invita à prendre place parmi les hôtes et àmanger avec eux car on trouverait difficilement quelque chose pourlui tout seul.

– Non, répondit le menuisier, je ne veuxpas vous prendre le pain de la bouche. Il vaut mieux que vous soyezmes hôtes à moi.

Ils rirent et crurent qu’il plaisantait. Maislui, pendant ce temps, avait installé sa table de bois au milieu dela salle et il dit :

– Petite table, mets lecouvert !

Instantanément, elle se mit à porter des metssi délicats que l’aubergiste n’aurait pas pu en fournir de pareils.Et le fumet en chatouillait agréablement les narines desclients.

– Allez-y, chers amis, dit lemenuisier.

Et quand les hôtes virent que c’était sérieux,ils ne se le firent pas dire deux fois. Ils approchèrent leurschaises, sortirent leurs couteaux et y allèrent de bon cœur. Ce quiles étonnait le plus, c’était que, lorsqu’un plat était vide, unautre, bien rempli, prenait aussitôt sa place.

L’aubergiste, dans un coin, regardait lascène. Il ne savait que dire. Mais il pensait : « Voilàun cuisinier comme il m’en faudrait un ! »

Le menuisier et toute la compagnie festoyèrentgaiement jusque tard dans la nuit. Finalement, ils allèrent secoucher. Le jeune compagnon se mit également au lit et plaça satable miraculeuse contre le mur. Mais des tas d’idées trottaientdans la tête de l’aubergiste. Il lui revint à l’esprit qu’ilpossédait dans un débarras une petite table qui ressemblait à celledu menuisier, comme une sœur. Il la chercha en secret et en fitl’échange. Le lendemain matin, le jeune homme paya sa chambre,installa la petite table sur son dos, sans penser que ce n’étaitplus la bonne, et reprit son chemin. À midi, il arriva chez sonpère qui l’accueillit avec une grande joie.

– Alors, mon cher fils, qu’as-tuappris ? lui demanda-t-il.

– Père, je suis devenu menuisier.

– C’est un bon métier ! rétorqua levieux.

– Mais que ramènes-tu de toncompagnonnage ?

– Père, le meilleur de ce que je ramèneest une petite table.

Le père l’examina sur toutes ses faces etdit :

– Tu n’as pas fabriqué là unchef-d’œuvre. C’est une vieille et méchante petite table.

– Voire ! C’est une tablemystérieuse, magique, répondit le fils. Lorsque je l’installe etlui dis de mettre le couvert, les plus beaux plats s’y trouventinstantanément, avec le vin qui met du baume au cœur. Tu n’as qu’àinviter tous tes parents et amis. Pour une fois, ils se délecterontet se régaleront car la petite table les rassasiera tous.

Quand tout le monde fut rassemblé, il installala petite table au milieu de la pièce et dit :

– Petite table, mets lecouvert !

Mais rien ne se produisit et la table restaaussi vide que n’importe quelle table qui n’entend pas la parolehumaine. Alors le pauvre gars s’aperçut qu’on lui avait échangé satable et il eut honte de passer pour un menteur. Les parents s emoquaient de lui et il leur fallut repartir chez eux, affamés etassoiffés. Le père reprit ses chiffons et se remit à coudre. Lefils trouva du travail chez un patron.

Le deuxième fils était arrivé chez un meunieret il avait fait son apprentissage chez lui. Lorsque son temps futpassé, le patron lui dit :

– Puisque ta conduite a été bonne, je tefais cadeau d’un âne d’une espèce particulière. Il ne tire pas devoiture et ne porte pas de sacs.

– À quoi peut-il bien servir dans cecas ? demanda le jeune compagnon.

– Il crache de l’or, répondit le meunier.Si tu le places sur un drap et que tu dis« BRICKLEBRIT », cette bonne bête crache des pièces d’orpar devant et par derrière.

– Voilà une bonne chose, dit le jeunehomme.

Il remercia le meunier et partit de par lemonde. Quand il avait besoin d’argent, il n’avait qu’à dire« BRICKLEBRIT « à son âne et il pleuvait des pièces d’or.Il n’avait plus que le mal de les ramasser. Où qu’il arrivât, lemeilleur n’était jamais trop bon pour lui et plus cela coûtaitcher, mieux c’était. Il avait toujours un sac plein de pièces à sadisposition. Après avoir visité le monde un bout de temps, ilpensa : « Il te faut partir à la recherche de tonpère ! Quand tu arriveras avec l’âne à or, il oubliera sacolère et te recevra bien ».

Par hasard, il descendit dans la même aubergeque celle où la table de son frère avait été échangée. ilconduisait son âne par la bride et l’aubergiste voulut le luienlever pour l’attacher. Le jeune compagnon lui dit :

– Ne vous donnez pas ce mal ; jeconduirai moi-même mon grison à l’écurie et je l’attacherai aussimoi-même. Il faut que je sache où il est.

L’aubergiste trouva cela curieux et pensa quequelqu’un qui devait s’occuper soi-même de son âne ne ferait pas unbon client. Mais quand l’étranger prit dans sa poche deux piècesd’or et lui dit d’acheter quelque chose de bon pour lui, il ouvritde grands yeux, courut partout pour acheter le meilleur qu’il pûttrouver.

Après le repas, l’hôte demanda ce qu’ildevait. L’aubergiste voulait profiter de l’occasion et lui ditqu’il n’avait qu’à ajouter deux autres pièces d’or à celles qu’illui avait déjà données. Le jeune compagnon plongea sa main dans sapoche, mais il n’avait plus d’argent.

– Attendez un instant, Monsieurl’aubergiste, dit-il, je vais aller chercher de l’or.

Il emmena la nappe.

L’aubergiste ne comprenait pas ce que celasignifiait. Curieux, il suivit son client et quand il le vitverrouiller la porte de l’écurie, il regarda par un trou du mur.L’étranger avait étendu la nappe autour de l’âne et criait :« BRICKLEBRIT ». Au même moment, l’animal se mit àcracher, par devant et par derrière, de l’or qui s’empilaitrégulièrement sur le sol.

– Quelle fortune ! dit l’aubergiste.Voilà des ducats qui sont vite frappés ! Un sac à sous commecela, ce n’est pas inutile !

Le client paya son écot et alla se coucher.L’aubergiste, lui, se faufila pendant la nuit dans l’écurie,s’empara de l’âne à or et en mit un autre à la place.

De grand matin, le compagnon prit la routeavec un âne, qu’il croyait être le sien. À midi, il arriva chez sonpère qui se réjouit en le voyant et l’accueillit volontiers.

– Qu’es-tu devenu, mon fils ?demanda le vieux.

– Un meunier, cher père, répondit-il.

– Qu’as-tu ramené de toncompagnonnage ?

– Rien en dehors d’un âne.

– Des ânes, il y en a bien assez, dit lepère. J’aurais préféré une bonne chèvre !

– Oui, répondit le fils, mais ce n’estpas un âne ordinaire, c’est un âne à or. Quand je dis« BRICKLEBRIT », la bonne bête vous crache un drap pleinde pièces d’or. Appelle tous les parents, je vais en faire des gensriches.

– Voilà, qui me plaît, dit le tailleur.Je n’aurai plus besoin de me faire de souci avec mon aiguille.

Il s’en fut lui-même à la recherche de sesparents, qu’il ramena. Dès qu’ils furent rassemblés, le meunier lespria de faire place, étendit son drap et amena l’âne dans lachambre.

– Maintenant, faites attention !dit-il. Et il cria : « BRICKLEBRIT ».

Mais ce ne furent pas des pièces d’or quitombèrent et il apparut que l’animal ne connaissait rien à cet artqui n’est pas donné à n’importe quel âne. Le pauvre meunier faisaittriste figure ; il comprit qu’il avait été trompé et demandapardon à ses parents qui s’en retournèrent chez eux aussi pauvresqu’ils étaient venus. Il ne restait plus rien d’autre à faire pourle père que de reprendre son aiguille et pour le fils, de s’engagerchez un meunier.

Le troisième frère était entré chez untourneur sur bois et comme il s’agissait d’un métier d’art, ce futlui qui resta le plus longtemps en apprentissage. Ses frères luifirent savoir par une lettre comment tout avait mal tourné pour euxet comment, au dernier moment, l’aubergiste les avait dépouillés deleurs cadeaux magiques.

Lorsque le tourneur eut terminé ses études,son maître lui offrit, en récompense de sa bonne conduite, un sacet dit :

– Il y a un bâton dedans.

– Je peux prendre le sac et il peut merendre service, mais pourquoi ce bâton ? il ne fait quel’alourdir.

– Je vais te dire ceci, répondit lepatron. Si quelqu’un t’a causé du tort, tu n’auras qu’à dire :« Bâton, hors du sac ! » aussitôt, le bâton sauteradehors parmi les gens et il dansera sur leur dos une si joyeusedanse que, pendant huit jours, ils ne pourront plus faire unmouvement. Et il ne s’arrête pas avant que tu dises :« Bâton, dans le sac ! »

Le compagnon le remercia, mit le sac sur sondos et quand quelqu’un s’approchait de trop près pour l’attaquer ildisait : « Bâton, hors du sac ! » Aussitôt lebâton surgissait et se secouait sur les dos, manteaux et pourpointsjusqu’à ce que les malandrins en hurlassent de douleur. Et celaallait si vite que, avant que l’on s’en aperçût, son tour étaitdéjà venu.

Le jeune tourneur arriva un soir à l’aubergeoù l’on avait dupé ses frères. Il déposa son havresac devant lui,sur la table, et commença à parler de tout ce qu’il avait vu deremarquable dans le monde.

– Oui, dit-il, on trouve bien une« petite-table-mets-le-couvert », un âne à or et d’autreschoses semblables ; ce sont de bonnes choses que je nemésestime pas ; mais cela n’est rien à comparer au trésor queje me suis procuré et qui se trouve dans mon sac.

L’aubergiste dressal’oreille. « Qu’est-ce que ça peut bien être »,pensait-il. « Le sac serait-il bourré de diamants ?Il faudrait que je l’obtienne à bon marché lui aussi ; jamaisdeux sans trois ».

Lorsque le moment d’aller dormir fut arrivé,l’hôte s’étendit sur le banc et disposa son sac en guised’oreiller. Quand l’aubergiste crut qu’il était plongé dans unprofond sommeil, il s’approcha de lui, poussa et tira doucement,précautionneusement le sac pour essayer de le prendre et d’enmettre un autre à la place. Le tourneur s’attendait à cela depuislongtemps. Lorsque l’aubergiste voulut donner la dernière poussée,il cria :

– Bâton, hors du sac !

Aussitôt, le bâton surgit, frotta les côtes del’aubergiste à sa façon. L’aubergiste criait pitié. Mais plus fortil criait, plus vigoureusement le bâton lui tapait sur le dosjusqu’à ce qu’il tombât sans souffle sur le sol. Alors le tourneurdit :

– Si tu ne me rends pas la« petite-table-mets-le-couvert » et l’âne à or, ladanse recommencera.

– Oh ! non, s’écria l’aubergisted’une toute petite voix. Je rendrai volontiers le tout, mais faisrentrer ton esprit frappeur dans son sac.

Le jeune compagnon dit alors :

– Je veux bien que la grâce passe avantle droit, mais garde-toi de refaire le mal.

Et il cria :

– Bâton, dans le sac.

Et il le laissa tranquille.

Le tourneur partit le lendemain matin avec la« petite-table-mets-le-couvert » et l’âne à or versla maison de son père. Le tailleur se réjouit lorsqu’il le revit etlui demanda, à lui aussi, ce qu’il avait appris chez lesautres.

– Cher père, répondit-il, je suis devenutourneur sur bois.

– Un fameux métier, dit le père.

– Qu’as-tu ramené de toncompagnonnage ?

– Une pièce précieuse, cher père,répondit le fils, un bâton dans un sac.

– Quoi ? s’écria le père.

– Un bâton, ce n’était pas la peine, tupeux en cueillir à n’importe quel arbre !

– Mais pas un comme ça, cher père ;quand je dis « bâton, hors du sac », il en bondit etdonne à celui qui m’a voulu du mal une fameuse danse jusqu’à cequ’il tombe par terre et supplie qu’il s’arrête. Voyez-vous, c’estavec ce bâton que j’ai récupéré la« petite-table-mets-le-couvert » et l’âne à or quel’aubergiste voleur avait dérobés à mes frères. Maintenant, appellemes frères, et invite tous les parents. Je veux qu’ils mangent etboivent et je remplirai leurs poches d’or.

Le vieux tailleur ne croyait pas trop à cettehistoire, mais il invita quand même ses parents. Le tourneurétendit un drap dans la chambre, fit entrer l’âne à or et dit à sonfrère :

– Maintenant, cher frère, parle-lui.

Le meunier dit :

– BRICKLEBRIT

Et, à l’instant, des pièces d’or tombèrent surle drap comme s’il en pleuvait à verse et l’âne n’arrêta quelorsque tous en eurent tant qu’ils ne pouvaient plus en porter. (Jevois à ta mine que tu aurais bien voulu y être !) Alors, letourneur chercha la petite table et dit :

– Cher frère, parle-lui maintenant.

Et à peine le menuisier avait-il dit :« Petite table, mets le couvert » que déjà les plusbeaux mets apparaissaient en abondance. Il y eut un repas commejamais encore le bon tailleur n’en avait vu dans sa maison. Toutela famille resta rassemblée jusqu’au milieu de la nuit et tousétaient joyeux et comblés. Le tailleur enferma aiguilles, bobines,aune et fers à repasser dans une armoire et vécut avec ses filsdans la joie et la félicité.

Et la chèvre à cause de laquelle le tailleurjeta dehors ses trois fils, qu’est-elle devenue ?

Ne supportant pas d’avoir la tête tondue, ellealla se cacher dans le terrier d’un renard. Lorsque celui-ci revintet aperçut deux gros yeux briller au fond de son terrier, il pritpeur et se sauva à toute allure. Dans sa fuite, il rencontra unours.

– Pourquoi as-tu l’air si affolé, frèrerenard ? lui demanda celui-ci. Que t’est-il doncarrivé ?

– Mon terrier est occupé par unépouvantable animal dont les yeux lancent des flammes expliqua lerenard.

– Nous allons le chasser, s’exclamal’ours qui accompagna le renard jusqu’à son terrier.

Mais lorsque l’ours aperçut les yeux debraise, à son tour il prit peur et s’enfuit, renonçant à chasserl’intrus. Dans sa fuite, il rencontra une abeille.

– Pourquoi fais-tu cette tête, frèreours ? lui demanda-t-elle, toi qui d’ordinaire est sijoyeux ?

– Un épouvantable animal aux yeux debraise occupe le terrier du renard et nous ne réussissons pas àl’en chasser, expliqua l’ours.

L’abeille fut saisie de pitié.

– Je ne suis qu’une pauvre et faiblecréature à laquelle vous ne prêtez d’ordinaire guère attention,dit-elle. Mais peut-être pourrais-je vous aider.

L’abeille entra dans le terrier du renard, seposa sur la tête de la chèvre et la piqua si violemment quecelle-ci sauta en l’air. « Bê, Bê », hurla la chèvreen décampant à toute allure. Elle courut, courut si longtempsqu’encore aujourd’hui nul ne sait jusqu’où elle est allée.

Chapitre 21La Princesse de pierre

Deux princes partirent un jour à l’aventurevers de lointaines contrées. Mais comme ils s’amusaient beaucoup àfaire les quatre cents coups, ils décidèrent de ne plus revenir auchâteau.

Leur petit frère, qui se faisait du souci,décida de partir à leur recherche. Lorsqu’il les trouva enfin, ilsse moquèrent de lui : « Oh ! Une chance que tu soisvenu, petit frère. Car nous n’aurions jamais pu nous débrouillerseuls ; tu es tellement plus intelligent que nous. » Maisils acceptèrent quand même de l’emmener avec eux.

Ils reprirent donc la route tous ensembles etun jour, au détour d’un sentier, ils aperçurent une fourmilière. Leplus vieux voulu la fouiller et voir comment les petites fourmisapeurées se précipiteraient au-dehors, transportant leurs œufs pourles mettre en sûreté. Mais le plus jeune dit : « Laissedonc ces animaux en paix, je ne peux pas supporter qu’on lesdérange ! »

Ils continuèrent et arrivèrent au bord d’unlac sur lequel barbotaient un très grand nombre de canards. Lesdeux plus vieux voulurent en attraper quelques-uns et les fairecuire, mais le plus jeune ne les laissa pas faire et leurdit : « Laissez donc les animaux en paix, je ne peux passupporter qu’on les tue ! »

Plus tard, ils trouvèrent une ruche d’abeillesqui était tellement remplie de miel, qu’elle en débordait. Les deuxfrères voulurent faire un feu sous la ruche, afin d’enfumer lesabeilles et leur voler leur miel. Mais le plus jeune les en empêchaencore et leur dit : « Laissez donc les animaux en paix,je ne peux pas supporter qu’on les brûle ! »

Finalement, les trois frères arrivèrent à unchâteau ensorcelé. Une méchante sorcière avait transformé en pierretoutes les plantes, tous les animaux et tous les gens de cechâteau, à l’exception du roi. Elle avait épargné le roi car ellevoulait qu’il souffre de voir ses trois filles dormir d’un sommeilde pierre.

Les trois princes se dirigèrent vers la portedu château et regardèrent à l’intérieur par un petit trou. Là, ilsvirent un homme gris et triste comme la pierre assis à unetable : c’était le roi. Ils l’appelèrent une fois, puis uneseconde fois, mais le roi ne les entendit pas. Ils l’appelèrent denouveau. Là, il se leva, ouvrit la porte et, sans prononcer un seulmot, les conduisit à une table couverte de victuailles. Lorsque lestrois princes eurent mangé et bu, qu’ils furent rassasiés et repus,le roi leur montra leur chambre et ils allèrent dormir.

Le lendemain matin, le roi vint auprès du plusvieux des princes, lui fit signe de le suivre et le conduisit à unetablette de pierre. Sur cette tablette se trouvaient troisinscriptions, chacune décrivant une épreuve qui devait êtreaccomplie pour que le château soit délivré de son mauvais sort.

La première disait : « Dans laforêt, sous la mousse, gisent les mille perles des princesses.Elles doivent toutes être retrouvées avant le coucher du soleil.S’il en manque ne serait-ce qu’une seule, celui qui les auracherché sera changé en pierre. » Le prince partit donc dans laforêt et chercha durant toute la journée. Mais lorsque la nuittomba, il en avait seulement trouvé une centaine. Il arriva ce quiétait écrit sur la tablette : il fut changé en pierre.

L e jour suivant, le second prince entreprit àson tour de retrouver les perles. Mais il ne fit pas beaucoup mieuxque son frère aîné : il ne trouva que deux cents perles et futlui aussi changé en pierre.

Puis, ce fut au tour du plus jeune de chercherles perles. Mais c’était tellement difficile et cela prenaittellement de temps, qu’il se découragea. Il s’assoya sur une rocheet se mit à pleurer. À ce moment, la reine des fourmis, à qui ilavait un jour porté secours, surgit avec cinq mille autres fourmis.Les petites bêtes cherchèrent les perles et cela ne leur pris guèrede temps pour qu’elles les retrouvent toutes et qu’elles lesrassemblent en un petit tas.

Fort de son succès, le jeune prince s’attaquaà la seconde épreuve : « La clef de la chambre desprincesses gît au fond du lac. Elle doit être retrouvée avant lecoucher du soleil. Si ce n’est pas le cas, celui qui l’aura cherchésera changé en pierre. » Lorsqu’il arriva au bord du lac, lescanards, qu’il avait un jour sauvés, barbotaient encore. Ceux-ciplongèrent dans les profondeurs du lac et rapportèrent la clef auprince.

La dernière épreuve était la plus difficile detoutes : « Parmi les trois filles du roi, il en est unequi est plus jeune et plus gentille que les autres. Elle doit êtrereconnue avant le coucher du soleil. Celui qui se trompera,celui-là sera changé en pierre. » Mais les trois princesses seressemblaient toutes comme des gouttes d’eau. La seule chose quipermettait de les distinguer était qu’avant d’être changées enpierre elles avaient mangé chacune une sucrerie différente :l’aînée avait mangé un morceau de sucre ; la deuxième, un peude sirop ; la plus jeune, une cuillerée de miel.

C’est alors qu’arriva la reine des abeillesdont la ruche avait un jour été sauvée par le jeune prince. Elle seposa sur les lèvres de chacune des princesses pour y goûter lescristaux de sucre qui s’y trouvaient collés. Finalement, elles’arrêta sur les lèvres de la troisième, car elles avaient le goûtdu miel.

C’est ainsi que le jeune prince pu reconnaîtrela plus jeune des princesses. À ce moment, le sort fut levé :toutes les plantes, tous les animaux et tous ceux qui avaient étéchangé en pierre reprirent vie, et les trois princesses seréveillèrent.

Le jeune prince épousa la plus jeune et devintle roi après la mort de son père, tandis que ses frères marièrentchacun une des deux autres princesses.

Chapitre 22La Princesse Méline

Il était une fois un roi. Il avait un fils quiavait demandé la main de la fille d’un roi puissant. Elles’appelait Méline et était admirablement belle. Mais son père avaitrefusé la demande du prince, car il avait déjà décidé de donner lamain de sa fille à un autre prince. Or, les deux jeunes genss’aimaient d’un amour tendre.

– Je ne veux que lui, déclara Méline, etje n’en épouserai aucun autre.

Le père se fâcha et fit construire une tour àl’intérieur de laquelle pas un seul rayon de soleil ni la lueur dela lune ne pouvaient passer. Et il dit :

– Tu seras enfermée dans cette tourpendant sept ans ; ensuite, je viendrai, pour voir si tonobstination et ton entêtement ont été brisés.

On apporta dans la tour à manger et à boirepour sept ans et Méline et sa femme de chambre y furent emmenées etemmurées. Coupées de la terre et du ciel, elles devaient rester là,dans l’obscurité totale. Le prince venait souvent près de la touret appelait Méline par son nom, mais le mur épais ne laissait paspasser sa voix.

Et le temps passa et selon la quantité denourriture et d’eau qui restait, Méline et sa femme de chambredevinèrent que les sept années touchaient à leur fin. Ellespensaient que leur libération était déjà proche, mais aucun bruitde l’extérieur ne leur parvint. Elles n’entendirent pas des coupsde marteau, pas la plus petite pierre du mur ne tomba. Ellesn’avaient plus que très peu de nourriture et une mort atroce lesattendait. Méline dit alors :

– Il n’y a pas d’autre moyen : nousdevons tenter de percer le mur.

Elle prit le couteau à pain et commença àgratter et à fouiller le mortier pour essayer de dégager unepierre ; lorsqu’elle était fatiguée, sa femme de chambre laremplaçait. Elles travaillèrent ainsi longtemps, jusqu’à cequ’elles arrivassent à détacher une pierre, puis une deuxième, puisune troisième et au bout de trois jours elles purent percevoir lepremier rayon de soleil. Finalement, la brèche fut suffisammentgrande pour qu’elles puissent voir dehors. Le ciel était d’un bleumagnifique et une brise fraîche les salua. Mais quel spectacles’offrait à leurs yeux ! Du palais lui-même il ne restait quedes ruines, la ville et les villages à l’entour étaient brûlés etles champs étaient en friche. Et on ne voyait pas âme quivive !

Lorsqu’elles eurent agrandi la brèche dans lemur, suffisamment pour pouvoir se glisser à travers, ellessautèrent à terre. Mais maintenant, que faire ? L’ennemi avaitdévasté tout le royaume, et massacré toute la population. Elles semirent à marcher, au hasard, pour trouver un autre pays. Mais ellesne trouvèrent ni un toit pour se réfugier, ni une seule personnequi leur tende un morceau de pain. Tout allait si mal qu’ellesfinirent par arracher des orties pour se nourrir. Après une longuemarche, elles arrivèrent dans un autre royaume. Elles offraientleurs services partout mais où qu’elles frappaient, personne n’envoulait et personne n’eut pitié d’elles. Finalement, ellesarrivèrent dans une grande ville et se dirigèrent vers le palaisroyal. Mais de là aussi, elles se firent chasser. Un jour, tout demême, un cuisinier eut pitié d’elles et leur permit de rester pourl’aider à la cuisine.

Il arriva que le fils du roi de ce royaumeétait justement le prince qui, autrefois, avait demandé la main deMéline. Son père lui avait choisi une fiancée laide et au cœur dur.Le mariage approchait inexorablement, la fiancée était déjà là,mais à cause de sa laideur elle ne s’était jamais montrée. Elles’était enfermée dans sa chambre et Méline lui portait à mangerdirectement de la cuisine.

Le jour des noces arriva et la mariée devaitaccompagner son futur époux à l’église. Consciente de sa laideur,elle avait honte de se montrer en public elle dit alors àMéline :

– C’est ton jour de chance ! je mesuis tordu le pied et je ne peux pas bien marcher ; tu mettrasma robe et tu me remplaceras lors du mariage.

Mais Méline refusa :

– Je ne veux pas être honorée par ce quine m’est pas dû de bon droit.

La mariée lui offrit même de l’or, mais rienn’y fit. Voyant que la jeune fille ne cédait pas, elle se mit à lamenacer :

– Si tu ne m’obéis pas, tu le paieras deta vie.

Méline fut forcée d’obéir. Elle dut se vêtirde la magnifique robe de mariée et se parer de ses bijoux.Lorsqu’elle entra dans la salle royale, tout le monde fut frappépar sa beauté. Le roi dit à son fils :

– C’est la mariée que je t’ai choisie etque tu conduiras à l’autel. Le marié fut frappé d’étonnement.

– C’est le portrait même de Méline,pensa-t-il. Si je ne savais pas que ma bien aimée est enferméedepuis des années dans sa tour et qu’elle est peut-être même déjàmorte, je croirais, ma foi, que je l’ai devant moi.

Il offrit son bras à la mariée et la conduisità l’église. Des orties poussaient près de la route et Méline leurdit :

Ortie, petite plante gracieuse, tu m’as l’airbien soucieuse !

Ne t’inquiète pas, je n’ai pas oublié le tempsdu chagrin refoulé,

Le temps où tu fus ma seule pitance, peu douceet crue, mais en abondance.

– Qu’est-ce que tu dis ? demanda leprince.

– Rien, rien, répondit-elle, je pensaisseulement à la princesse Méline.

Le marié fut surpris que sa fiancée connûtMéline, mais il se tut.

Ils passèrent près du cimetière et lorsqu’ilsarrivèrent devant l’escalier de l’église, Méline dit :

Supportez-moi, les marches, souffrez que jevous emprunte,

De la mariée qui n’en est pas une, écoutez lacomplainte.

– Que disais-tu ? demanda leprince.

– Rien, je pensais seulement à laprincesse Méline.

– La connais-tu ?

– Mais non, rétorqua-t-elle, commentpourrais-je la connaître ? Mais j’ai entendu parlerd’elle.

Ils s’arrêtèrent devant la porte de l’égliseet Méline dit :

0 toi, la grande porte ! Que je passe,supporte !

De la mariée qui n’en est pas une, écoute lademande infime.

– Et maintenant, qu’est-ce que tu viensde dire ? s’étonna le prince.

– Oh, Je pensais encore à la princesseMéline, répondit-elle.

Le marié prit un collier de très grande valeuret le lui passa au cou.

Ils entrèrent dans l’église et devant l’autelle prêtre lia leurs mains et les maria. Sur le chemin de retour,Méline ne prononça pas un mot. De retour au palais, elle courutaussitôt dans la chambre de la mariée, ôta la belle robe, rangeales bijoux et remit sa chemise grise. Elle ne garda que le collierque le marié lui avait passé autour du cou devant l’église.

La nuit tomba et la mariée devait êtreconduite dans la chambre du prince.

Elle voila son visage pour que le prince nes’aperçût pas de la supercherie. Dès que tous furent partis, leprince demanda :

– Qu’as-tu dit aux orties près de laroute ?

– À quelles orties ? s’étonna lamariée. je ne parle pas aux orties.

– Si tu ne leur as pas parlé, tu n’es pasla vraie mariée, dit le prince.

Mais la mariée trouva la parade.

– Attends !s’écria-t-elle :

Ma femme de chambre, j’appelle, car dans mespensées lit-elle.

Elle sortit de la chambre et s’en prit àMéline :

– Servante ! Qu’as-tu dit aux ortiesprès de la route ?

– je n’ai dit que cela :

Ortie, petite plante gracieuse, Tu m’as l’airbien soucieuse !

Ne t’inquiètes pas, je n’ai pas oublié Letemps du chagrin refoulé,

Le temps où tu fus ma seule pitance, Peu douceet crue, mais en abondance.

La mariée retourna dans la chambre duprince.

– Ça y est, cria-t-elle, je me rappellemaintenant de ce que j’ai dit aux orties. Et elle répéta lesparoles qu’elle venait d’entendre.

– Et qu’as-tu dit aux marches de l’égliselorsque nous les montions ? demanda à nouveau le prince.

– Aux marches de l’église ? s’étonnala mariée. je ne parle jamais aux marches.

– Tu n’es donc pas la vraie mariée.

Et la mariée dit promptement :

Ma femme de chambre, j’appelle, car dans mespensées lit-elle.

Elle sortit par la porte en courant et s’enprit de nouveau à Méline :

– Servante ! Qu’as-tu dit auxmarches devant l’église ?

– je leur ai dit simplement :

Supportez-moi, les marches, souffrez que jevous emprunte,

De la mariée qui n’en est pas une, écoutez lacomplainte.

– Cela te coûtera la vie, l’avertit lamariée, mais elle retourna vite auprès du prince pour luiexpliquer :

– Ça y est, je sais ce que j’ai dit àl’escalier !

Et elle répéta ce que la jeune fille lui avaitdit.

– Et qu’as-tu dit à la porte del’église ?

– À la porte de l’église ? s’affolala mariée. je ne parle pas aux portes.

– Tu n’es donc pas la vraie mariée.

Elle sortit en courant et elle harcela Mélineà nouveau :

– Servante ! Qu’avais-tu à raconterà la porte de l’église ?

– Je ne lui ai rien raconté, j’ai ditseulement :

Ô toi, la grande porte ! Que je passe,supporte !

De la mariée qui n’en est pas une, écoute lademande infime.

– Tu me le paieras, tu auras la têtecoupée, dit la mariée, folle de rage ; mais elle se dépêcha derevenir auprès du prince pour lui dire :

– Je me souviens maintenant ce quej’avais dit à la porte.

Et elle répéta les paroles de Méline.

– Et où est le collier que je t’ai donnédevant la porte de l’église ?

– Quel collier ? dit-elle. Tu nem’as pas donné de collier.

– Je te l’ai moi-même passé autour ducou. Si tu ne le sais pas, tu n’es pas la vraie mariée.

Il lui arracha son voile et vit son visageincroyablement laid. Effrayé, il fit un bond en arrière.

– Comment es-tu arrivée là ? Quies-tu ?

– Je suis ta fiancée promise, maisj’avais peur que les gens se moquent de moi en me voyant dans larue. C’est pourquoi j’ai ordonné à la petite souillon de mettre marobe et d’aller à l’église à ma place.

– Où est cette fille ? demanda leprince. Je veux la voir. Va la chercher !

La mariée sortit de la chambre et dit auxserviteurs que sa femme de chambre était une faussaire, et qu’ilfallait sans tarder l’amener dans la cour et lui couper la tête.Les serviteurs attrapèrent Méline et voulurent l’emmener. MaisMéline se mit à crier et à appeler au secours si fort que le princeentendit sa voix et arriva en courant. Il ordonna qu’on relâche lajeune fille sur-le-champ. On apporta la lumière et le prince putvoir que la Jeune fille avait autour du cou le collier en or qu’illui avait donné.

– C’est toi la vraie mariée, dit-il,c’est toi que j’ai amenée à l’autel. Viens dans ma chambre.

Et une fois seuls, le princedemanda :

– Pendant le trajet vers l’église, tu asparlé de la princesse Méline à laquelle j’ai été fiancé. Si Jepouvais espérer que cela fût possible, je penserais qu’elle estdevant moi ; tu lui ressembles tant !

Et la jeune fille répondit :

– Je suis Méline, celle qui, par amourpour toi, fut emprisonnée pendant sept ans dans un cachot obscur,celle qui a souffert de faim et de soif et qui a vécu si longtempsdans la misère et la détresse. Mais aujourd’hui enfin le soleil ade nouveau brillé pour moi. On nous a mariés à l’église et je suista femme légitime. Ils s’embrassèrent et vécurent heureux jusqu’àla fin de leurs jours.

Chapitre 23Le Puits enchanté

Une veuve, qui s’était remariée, avait deuxfilles très belles dont l’une était travailleuse, et l’autre plutôtparesseuse. Elle avait pour préférée cette dernière parce quec’était sa propre fille. Quant à l’autre fillette, elle n’était pasbeaucoup appréciée : on la faisait travailler dur toute lajournée et on la traitait comme une servante.

La pauvre fillette devait chaque jour serendre au bord du puits et filer jusqu’à ce qu’elle en ait le boutdes doigts en sang. Un jour, alors que la bobine était toutetachée, la fillette se pencha au-dessus du puits pour la nettoyer.Mais la bobine lui glissa des mains et tomba tout au fond. Ellecourut en pleurant chez sa belle-mère et lui raconta son malheur,mais la marâtre, impitoyable, la réprimanda violemment et luidit : « Tu as laissé tomber la bobine au fond du puits,alors tu devras aller la reprendre ! » La fillette,bouleversée, retourna au puits sans savoir comment elle allait s’yprendre. Son cœur en détresse lui commanda de sauter ; cequ’elle fit. En atteignant le fond du puits, elle perditconnaissance.

Lorsqu’elle reprit ses esprits, un soleilradieux brillait au-dessus d’elle, et un champ merveilleux remplide millier de fleurs l’entourait. La fillette se mit à marcher etarriva près d’un four dans lequel beaucoup de pains cuisaient. Lespains lui crièrent : « Hé, sors-nous du four, sors-nousdu four, nous allons brûler ! Nous cuisons depuis bien troplongtemps déjà. » La fillette s’approcha du four, et en sortittoutes les miches les unes après les autres. Elle poursuivit saroute et arriva près d’un pommier qui ployait sous le poids de sesfruits. L’arbre lui cria : « Hé ! Secoue-moi,secoue-moi, mes pommes vont se gâter ! Elles sont mûres depuisbien trop longtemps déjà. » La fillette secoua le pommier etles pommes tombèrent sur le sol comme une pluie. Lorsqu’elle leseut rassemblées en un tas, elle reprit son chemin.

Finalement, elle parvint à une petite maisonet y aperçut une vieille femme. Quand elle vit que la vieille avaitde très longues dents, elle s’effraya et voulut s’enfuit à toutesjambes, mais la vieille femme lui dit : « N’aie pas peurchère enfant, reste avec moi. Si tu tiens ma maison en ordre, alorstu ne manqueras de rien. Tu dois seulement t’assurer de bien fairemon lit et de secouer assidûment mon oreiller à la fenêtre, desorte que les plumes s’en échappent et qu’ainsi il puisse neigersur la Terre. Car c’est moi qui fait la neige : je suis laDame Neige. » Elle la persuada si bien que la fillette secalma, consentit et se rendit à son service. Jour après jour, lajeune fille secoua fidèlement l’oreiller pour que des flocons deneige s’en échappent et elle fit tout ce qu’il fallait poursatisfaire la vieille dame. La vie était douce auprès d’elle :jamais de réprimandes et chaque jour de bons repas.

Alors qu’elle servait la Dame Neige depuis unbon moment déjà, la fillette en vint à se sentir triste. Au début,elle ne sut pas exactement ce qui pouvait la rendre ainsi, maiselle finit par comprendre qu’elle avait le mal du pays : bienqu’ici elle fut traitée mille fois mieux qu’à la maison, sonchez-soi lui manquait. Un jour, elle alla voir la vieille dame etlui dit : « J’ai le mal du pays, et même si tout va trèsbien ici, je ne peux rester plus longtemps. Je dois retourner parmiles miens. » La Dame Neige répondit : « Je suisheureuse que tu veuilles retourner chez-toi. Et comme tu m’asservie si fidèlement, je vais te raccompagner. » Elle prit lafillette par la main et la conduisit devant un grand portail. Aumoment même où la fillette franchissait le seuil, une pluie d’ors’abattit sur elle ; tout cet or se fixa sur ses vêtements etil en tomba tant qu’elle en fut complètement recouverte. Puis, leportail se referma, et la fillette se retrouva sur la Terre, nonloin de sa demeure.

Quand elle entra dans la court, le coq, qui setenait sur le rebord du puits, se mit à crier :« Cocorico ! Notre précieuse jeune fille est deretour ! » La fillette entra dans la maison et, parcequ’elle était toute recouverte d’or, fut bien accueillie par samère et sa sœur. Elle leur raconta alors tout ce qu’elle avaitvécu. Lorsque la mère entendit comment elle avait reçu tant derichesse, elle voulut que sa première fille, celle qui étaitparesseuse, aille se procurer le même bonheur. Celle-ci duts’asseoir auprès du puits et se mettre à filer. Trop paresseuse,elle ne fila pas : pour qu’il y ait du sang sur la bobine,elle se mit plutôt les mains dans les églantiers et se piqua lesdoigts. Elle lança ensuite la bobine au fond du puits et s’y jetaelle-même.

Elle se réveilla elle aussi au milieu dumagnifique champ fleuri. Elle emprunta le même chemin que sa sœur,et lorsqu’elle arriva près du four, les pains lui crièrent :« Hé, sors-nous du four, sors-nous du four, nous allonsbrûler ! Nous cuisons depuis bien trop longtemps déjà. »Mais la paresseuse leur répondit : « Je n’ai pas envie deme salir ! » Et elle passa son chemin. Elle arrivabientôt près du pommier qui lui cria : « Hé !Secoue-moi, secoue-moi, mes pommes vont se gâter ! Elles sontmûres depuis bien trop longtemps déjà. » Mais elle luirépondit : « Pas question ! Je pourrais en recevoirune sur la tête. » Et elle passa son chemin.

Lorsqu’elle parvint à la maison de Dame Neige,elle ne s’effraya pas, sachant déjà que la vieille dame avait detrès longues dents, et elle se fit aussitôt engager. Le premierjour, elle accomplit toutes les taches qui lui étaient assignées,car elle pensait à sa récompense. Mais le deuxième jour, ellerecommença à être un peu paresseuse, et un peu plus le troisième.Finalement, elle ne voulut même plus se lever le matin et ne secouaplus l’oreiller comme elle avait convenu de le faire.

Dame Neige en eut bientôt assez et décida dela congédier. La paresseuse s’en réjouit, songeant à la pluie d’orqui l’attendait. Mais lorsqu’elle traversa le seuil du grandportail, ce ne fut point de l’or qu’elle reçut, mais plutôt unplein chaudron de poix gluante et collante. « Voilà tarécompense pour ta paresse et tes mauvais services ! »,lui dit la vieille dame en claquant la porte.

La paresseuse se retrouva chez-elle, toutecouverte de cette poix, et quand le coq l’aperçut, il se mit àcrier : « Cocorico ! Notre poisseuse jeune fille estde retour ! » La fillette eut beau se laver et se laverencore, la poix resta coller sur elle jusqu’à la fin de sesjours.

Chapitre 24Raiponce

Il était une fois un mari et sa femme quiavaient depuis longtemps désiré avoir un enfant, quand enfin lafemme fut dans l’espérance et pensa que le Bon Dieu avait bienvoulu accomplir son vœu le plus cher. Sur le derrière de leurmaison, ils avaient une petite fenêtre qui donnait sur unmagnifique jardin où poussaient les plantes et les fleurs les plusbelles ; mais il était entouré d’un haut mur, et nul n’osaits’aventurer à l’intérieur parce qu’il appartenait à une sorcièredouée d’un grand pouvoir et que tout le monde craignait. Un jourdonc que la femme se tenait à cette fenêtre et admirait le jardinen dessous, elle vit un parterre planté de superbes raiponces avecdes rosettes de feuilles si vertes et si luisantes, si fraîches etsi appétissantes, que l’eau lui en vint à la bouche et qu’elle rêvad’en manger une bonne salade. Cette envie qu’elle en avait nefaisait que croître et grandir de jour en jour ; mais commeelle savait aussi qu’elle ne pourrait pas en avoir, elle tomba enmélancolie et commença à dépérir, maigrissant et pâlissant toujoursplus. En la voyant si bas, son mari s’inquiéta et luidemanda : « Mais que t’arrive-t-il donc, ma chèrefemme ?

– Ah ! lui répondit-elle, je vaismourir si je ne peux pas manger des raiponces du jardin de derrièrechez nous ! »

Le mari aimait fort sa femme et pensa :« plutôt que de la laisser mourir, je lui apporterai de cesraiponces, quoi qu’il puisse m’en coûter ! » Le jourmême, après le crépuscule, il escalada le mur du jardin de lasorcière, y prit en toute hâte une, pleine main de raiponces qu’ilrapporta à son épouse. La femme s’en prépara immédiatement unesalade, qu’elle mangea avec une grande avidité. Mais c’était si bonet cela lui avait tellement plu que le lendemain, au lieu que sonenvie fût satisfaite, elle avait triplé. Et pour la calmer, ilfallut absolument que son mari retournât encore une fois dans lejardin. Au crépuscule, donc, il fit comme la veille, mais quand ilsauta du mur dans le jardin, il se figea d’effroi car la sorcièreétait devant lui !

– Quelle audace de t’introduire dans monjardin comme un voleur, lui dit-elle avec un regard furibond, et devenir me voler mes raiponces ! Tu vas voir ce qu’il va t’encoûter !

– Oh ! supplia-t-il, ne voulez-vouspas user de clémence et préférer miséricorde à justice ? Si Jel’ai fait, si je me suis décidé à le faire, c’est que j’étaisforcé : ma femme a vu vos raiponces par notre petite fenêtre,et elle a été prise d’une telle envie d’en manger qu’elle seraitmorte si elle n’en avait pas eu.

La sorcière fit taire sa fureur et luidit : « Si c’est comme tu le prétends, je veux bien tepermettre d’emporter autant de raiponces que tu voudras, mais à unecondition : c’est que tu me donnes l’enfant que ta femme vamettre au monde. Tout ira bien pour lui et j’en prendrai soin commeune mère. »

Le mari, dans sa terreur, accepta tout sansdiscuter. Et quelques semaines plus tard, quand sa femme accoucha,la sorcière arriva aussitôt, donna à l’enfant le nom de Raiponce etl’emporta avec elle.

Raiponce était une fillette, et la plus bellequi fut sous le soleil. Lorsqu’elle eut ses douze ans, la sorcièrel’enferma dans une tour qui se dressait, sans escalier ni porte, aumilieu d’une forêt. Et comme la tour n’avait pas d’autre ouverturequ’une minuscule fenêtre tout en haut, quand la sorcière voulait yentrer, elle appelait sous la fenêtre et criait :

Raiponce, Raiponce,

Descends-moi tes cheveux.

Raiponce avait de longs et merveilleux cheveuxqu’on eût dits de fils d’or. En entendant la voix de la sorcière,elle défaisait sa coiffure, attachait le haut de ses nattes à uncrochet de la fenêtre et les laissait se dérouler jusqu’en bas, àvingt aunes au-dessous, si bien que la sorcière pouvait se hisseret entrer.

Quelques années plus tard, il advint qu’unfils de roi qui chevauchait dans la forêt passa près de la tour etentendit un chant si adorable qu’il s’arrêta pour écouter. C’étaitRaiponce qui se distrayait de sa solitude en laissant filer sadélicieuse voix. Le fils de roi, qui voulait monter vers elle,chercha la porte de la tour et n’en trouva point. Il tourna brideet rentra chez lui ; mais le chant l’avait si fort bouleverséet ému dans son cœur, qu’il ne pouvait plus laisser passer un joursans chevaucher dans la forêt pour revenir à la tour et écouter. Ilétait là, un jour, caché derrière un arbre, quand il vit arriverune sorcière qu’il entendit appeler sous la fenêtre :

Raiponce, Raiponce,

Descends-moi tes cheveux.

Alors Raiponce laissa se dérouler ses natteset la sorcière grimpa. « Si c’est là l’escalier parlequel on monte, je veux aussi tenter ma chance », sedit-il ; et le lendemain, quand il commença à faire sombre, ilalla au pied de la tour et appela :

Raiponce, Raiponce,

Descends-moi tes cheveux.

Les nattes se déroulèrent aussitôt et le filsde roi monta. Sur le premier moment, Raiponce fut très épouvantéeen voyant qu’un homme était entré chez elle, un homme comme ellen’en avait jamais vu ; mais il se mit à lui parler gentimentet à lui raconter combien son cœur avait été touché quand ill’avait entendue chanter, et qu’il n’avait plus eu de repos tantqu’il ne l’eût vue en personne. Alors Raiponce perdit son effroi,et quand il lui demanda si elle voulait de lui comme mari, voyantqu’il était jeune et beau, elle pensa : « Celui-cim’aimera sûrement mieux que ma vieille mère-marraine, laTaufpatin », et elle répondit qu’elle le voulait bien, enmettant sa main dans la sienne. Elle ajouta aussitôt :

– Je voudrais bien partir avec toi, maisje ne saurais pas comment descendre. Si tu viens, alors apporte-moichaque fois un cordon de soie : j’en ferai une échelle, etquand elle sera finie, je descendrai et tu m’emporteras sur toncheval.

Ils convinrent que d’ici là il viendrait lavoir tous les soirs, puisque pendant la journée venait la vieille.De tout cela, la sorcière n’eût rien deviné si, un jour, Raiponcene lui avait dit : « Dites-moi, mère-marraine, comment sefait-il que vous soyez si lourde à monter, alors que le fils duroi, lui, est en haut en un clin d’œil ?

– Ah ! scélérate ! Qu’est-ceque j’entends ? s’exclama la sorcière. Moi qui croyais t’avoirisolée du monde entier, et tu m’as pourtantflouée ! »

Dans la fureur de sa colère, elle empoigna lesbeaux cheveux de Raiponce et les serra dans sa main gauche en lestournant une fois ou deux, attrapa des ciseaux de sa main droite etcric-crac, les belles nattes tombaient par terre. Mais siimpitoyable était sa cruauté, qu’elle s’en alla déposer Raiponcedans une solitude désertique, où elle l’abandonna à une existencemisérable et pleine de détresse.

Ce même jour encore, elle revint attachersolidement les nattes au crochet de la fenêtre, et vers le soir,quand le fils de roi arriva et appela :

Raiponce, Raiponce,

Descends-moi tes cheveux.

La sorcière laissa se dérouler les nattesjusqu’en bas. Le fils de roi y monta, mais ce ne fut pas sabien-aimée Raiponce qu’il trouva en haut, c’était la vieillesorcière qui le fixait d’un regard féroce et empoisonné.

– Ha, ha ! ricana-t-elle, tu vienschercher la dame de ton cœur, mais le bel oiseau n’est plus au nidet il ne chante plus : le chat l’a emporté, comme il vamaintenant te crever les yeux. Pour toi, Raiponce est perdue tu nela verras jamais plus !

Déchiré de douleur et affolé de désespoir, lefils de roi sauta par la fenêtre du haut de la tour : il ne setua pas ; mais s’il sauva sa vie, il perdit les yeux entombant au milieu des épines ; et il erra, désormais aveugle,dans la forêt, se nourrissant de fruits sauvages et de racines,pleurant et se lamentant sans cesse sur la perte de sa femmebien-aimée. Le malheureux erra ainsi pendant quelques années,aveugle et misérable, jusqu’au jour que ses pas tâtonnantsl’amenèrent dans la solitude où Raiponce vivait elle-mêmemisérablement avec les deux jumeaux qu’elle avait mis aumonde : un garçon et une fille. Il avait entendu une voixqu’il lui sembla connaître, et tout en tâtonnant, il s’avança verselle. Raiponce le reconnut alors et lui sauta au cou en pleurant.Deux de ses larmes ayant touché ses yeux, le fils de roi recouvracomplètement la vue, et il ramena sa bien-aimée dans son royaume,où ils furent accueillis avec des transports de joie et vécurentheureux désormais pendant de longues, longues années debonheur.

Chapitre 25Le Renard et le chat

Le hasard fit un jour que le chat, dans unbois, rencontra le seigneur renard. « Il est habile estplein d’expérience, pensa le chat en le voyant, c’est un grandpersonnage dans le monde, respecté à cause de sa sagesse. »Aussi l’aborda- t-il avec beaucoup d’amabilité.

– Bonjour, cher Monsieur Renard, commentallez-vous ? La santé est bonne, j’espère. Et par ces temps devie chère, comment vous débrouiller vous ?

Le renard, tout gonflé d’une morgue hautaine,considérera le chat des pieds à la tête et de la tête aux pieds, sedemandant pendant un bon moment s’il allait ou non donner uneréponse à cet insolent animal.

– Dis donc, toi, misérableLèche-Moustaches, espèce de drôle, espèce d’Arlequin grotesquementtaché, espèce de crève-la-faim de chasseur de souris, qu’est-cequ’il te prend ? Et d’où te permets-tu de venir me demanderaussi familièrement de mes nouvelles ? Qui te crois-tu donc,malheureux ? Que sais-tu ? Combien d’artsconnais-tu ? Quelles sont les ressources ?

– Je n’en ai qu’une seule, réponditmodestement le chat.

– Ah oui ? Et quoi ? fit lerenard.

– Quand les chiens se mettent à mestrousses, dit le chat, je peux grimper à un arbre et me sauver.

– Et c’est tout ? laissa tomber lerenard avec dédain. Sache ce que moi, je suis le maître des rusespar centaines et que j’ai, par-dessus, tout un sac à malices !Tu me fais pitié, tiens ! Viens avec moi et je te montreraicomment on se défait des chiens.

Au beau milieu de ce discours arriva unchasseur qui avait quatre chiens avec lui. Le chat bondit vivementsur un arbre et se réfugia tout au sommet, dans les dernièresbranches, où il se tint caché dans le feuillage.

– Ouvre ton sac, seigneur renard !Ouvre ton sac, c’est le moment ! cria le chat du haut de sonarbre.

Mais les chiens l’avaient pris déjà et letenaient ferme.

– Holà, seigneur renard ! criaencore le chat, vous vous êtes empêtré dans vos centaines deruses ; mais si vous n’aviez su que grimper comme moi, votrevie vous serait restée !

Chapitre 26Rumpelstiltskin

Il était une fois un pauvre meunier qui avaitune fille d’une grande beauté. Un roi s’arrêta un jour pourbavarder un peu et le meunier, pour se rendre intéressant, vantales qualités de sa fille :

– Ma fille sait filer de l’or avec de lapaille.

– Ça alors ! dit le roi, je sauraisapprécier un tel talent. Si ta fille est vraiment aussi habile quetu le dis, amène-la demain au château. Nous la mettrons àl’épreuve.

Le lendemain, la jeune fille se présenta auchâteau. Le roi la conduisit dans une pièce où il y avait de lapaille jusqu’au plafond. Puis il lui remit une quenouille et luidésigna un rouet.

– Mets-toi au travail, ordonna-t-il. Siavant l’aube tu n’arrives pas à transformer cette paille en or, tun’échapperas pas à la mort.

La pauvre jeune fille s’assit, ne sachant quoifaire. Sa vie était menacée, mais elle n’avait pas la moindre idéede la façon dont on pouvait transformer de la paille en or. Elleavait le cœur serré et, ayant de plus en plus peur, elle se mit àpleurer.

Soudain, la porte s’ouvrit et un petit lutinentra dans la pièce.

– Bonjour, jeune fille, la salua-t-il.Pourquoi pleures-tu à chaudes larmes ?

– Ah ! soupira la jeune fille, jedois filer de la paille pour en faire de l’or et je ne sais pas lefaire.

– Que me donnerais-tu si je le faisais àta place ? demanda le petit homme.

– Le collier que je porte au cou, proposala fille.

Le lutin prit son collier, puis il s’assit aurouet et le fit tourner – vrrr-vrrr-vrrr -, il tira trois fois etune quenouille fut pleine. Il en mit une autre et – vrrr-vrrr-vrrr– une deuxième fut remplie. Et ainsi de suite jusqu’au petit matin.À l’aube, toute la paille était filée et de l’or brillait surtoutes les bobines.

Le soleil était à peine levé que le roi étaitdéjà là, et il n’en revenait pas. Seulement, voyant tout cet or, ilse frotta les mains, car comme il était très avare, il en voulaitplus encore. Il fit amener la fille du meunier dans une autre pièceremplie de paille, beaucoup plus grande encore que la précédente,et il ordonna qu’elle la filât en une nuit si elle voulait avoir lavie sauve.

La jeune fille ne sut quoi faire et se mit àpleurer. Mais la porte s’ouvrit à nouveau et notre petit hommeentra et dit :

– Que me donneras-tu si je transformecette paille en or ?

– Ma bague, répondit la jeune fille, etelle enleva la bague de son doigt.

Le lutin prit la bague et se mit au travail.Le rouet commença à tourner et il tourna et tourna, jusqu’à l’aube.Et comme la veille, la paille avait disparu et le fil d’or brillaitsur les bobines.

Le roi fut fou de joie, mais il estima qu’iln’en avait pas assez ; il en voulait toujours plus, encore etencore. Et il fit donc amener la fille du meunier dans unetroisième pièce, plus grande encore que la précédente etordonna :

– Tu fileras cette paille cette nuit. Etsi tu réussis, je t’épouserai.

À peine la jeune fille fut-elle seule, que lepetit homme se montra pour la troisième fois et demanda ànouveau :

– Que me donneras-tu cette fois-ci, si jefile ta paille ?

– Que pourrais-je te donner ?répondit la jeune fille, je n’ai plus rien.

– Promets-moi donc de me donner tonpremier enfant quand tu seras reine.

« Qui sait comment les choses vont sepasser ? » se dit la fille du meunier. Et comme, de toutefaçon, elle n’avait pas d’autre solution, elle promit au petithomme ce qu’il souhaitait. Et ce dernier transforma donc, une foisencore, la paille en or.

À l’aube, ayant tout trouvé comme ill’espérait, le roi fit préparer un grand banquet de noces et labelle meunière devint reine.

Une année passa et la reine donna naissance àun ravissant petit garçon. Et soudain, le petit homme, entra danssa chambre et dit :

– Donne-moi ce que tu m’avais promis.

La reine fut horrifiée. Elle proposa au petithomme toute la richesse du royaume, pourvu qu’il lui laissât sonenfant. Mais le lutin ne voulut rien savoir.

– Non, non, dit-il, je préfère quelquechose de vivant à tous les trésors.

La reine se mit à pleurer et son chagrin finitpar émouvoir le petit homme.

– J’attendrai trois jours, consentit-il,et si, d’ici là, tu as trouvé comment je m’appelle, tu pourrasgarder ton enfant.

La reine réfléchit toute la nuit, se rappelanttous les noms qu’elle avait entendus. Elle dépêcha un messager pourqu’il questionne les gens dans tout le pays afin qu’elle apprennetous les noms qui existent.

Lorsque le lendemain matin le lutin arriva,elle cita tous les noms qu’elle connaissait, mais chaque fois lepetit homme hocha la tête :

– Ce n’est pas mon nom. Le lendemain, lareine envoya un émissaire jusque dans le pays voisin afin deconnaître les noms de ce pays. Elle cita ensuite au petit hommetous ces noms étranges et inhabituels :

– Ne t’appelles-tu pasMoustache-de-souris ? Ou Gigot-d’Agneau ? Ou peut-êtreTranche-de-Bœuf ?

– Ce n’est pas ça, répondit le lutin àchaque fois.

Le troisième jour, le messager de la reinerevint du voyage et claironna d’entrée :

– On ne peut plus trouver d’autres noms,pas un seul. Mais, lorsque je passais près d’une montagne àl’entrée d’une étrange forêt où les lapins et les renards sesaluent avec courtoisie, j’aperçus une petite maison. Et devantelle, un drôle de petit homme, un vrai lutin, sautillait àcloche-pied autour d’un feu en vociférant :

Par temps froid et par temps chaud,

Rumpelstiltskin n’est pas manchot,

Je sais tout faire, même la cuisine,

Et un petit prince j’aurai en prime.

Vous comprenez aisément que la reine seréjouit en apprenant ce nom.

Peu de temps après, le petit homme arriva auchâteau. Et il attaqua d’entrée :

– Alors, ma reine : quel est monnom ?

– Et si tu t’appelaisRumpelstiltskin ? dit alors la reine.

– Quel diable te l’a soufflé ? Queldiable te l’a soufflé ? brailla le petit homme.

Et il frappa le sol de son pied droit avectant d’énergie qu’il s’enfonça tout entier dans la terre. Puis, foude rage, il attrapa son pied gauche avec ses deux mains et –crac ! – il se déchira en deux.

Chapitre 27Les Sept corbeaux

Un homme avait sept garçons mais désiraitvivement avoir une fille. Quand sa femme fut de nouveau enceinte etque l’enfant naquit, ce fut une fille.

Ses parents furent au comble de la joie, maisle bébé leur parut si petit et si faible qu’ils décidèrent de lebaptiser aussitôt.

En toute hâte le père envoya un des sesgarçons à la fontaine puiser de l’eau pour le baptême ; lessix autres suivirent en courant. Mais devant le puits, chacunvoulut être le premier à remplir la cruche et, en se disputant, ilslaissèrent tomber la cruche au fond de l’eau.

Atterrés, les sept garçons restèrent plantéslà, n’osant plus rentrer chez eux.

Le père, ne les voyant pas revenir,s’impatientait :

« Ils sont sûrement en train de s’amuseret ont oublié la pauvre petite ! »

Il craignait tellement que le bébé mourût sansbaptême qu’il s’est mit en colère :

– Je voudrais les voir transformer encorbeau !

Or à peine eut-il prononcé ces mots qu’ilentendit au-dessus de lui des battements d’ailes. Il leva la têteet aperçut alors sept corbeaux noirs en plein ciel.

Les parents ne pouvaient hélas pas annuler lesort. Bien que profondément chagrinés d’avoir perdu leurs septfils, ils se consolèrent un peu en voyant leur petite filleéchapper à la mort et gagner chaque jour en force et en beauté.

Pendant des années, la petite fille ignoraqu’elle avait des frères, car ses parents gardaient prudemment lesecret. Mais un jour, par hasard, elle entendit de mauvaises gensdire qu’elle était certes très jolie, mais qu’elle avait pourtantfait le malheur de ses frères. Bouleversée, elle alla trouver sonpère et sa mère et leur demanda s’il était vrai quelle avait eu desfrères, et se qu’il était advenu. Les parents lui révélèrent alorsla vérité en lui assurant que ce n’était pas de sa faute si sesfrères avaient disparu à sa naissance, mais que le ciel en avaitdécidé ainsi.

Cependant, jour après jour, la fillette sesentait coupable de cette terrible malédiction et elle se mit entête de retrouver ses frères à tout prix. Elle décida de partir encachette pour parcourir le monde et délivrer ses frères où qu’ilsfussent. Pour tout bagage, elle emporta une petite bague ensouvenir de ses parents, une miche de pain pour ne pas mourir defaim, une cruche d’eau pour se désaltérer et une petite chaise pourse reposer.

Et elle marcha, marcha droit devant ellejusqu’au bout du monde. Elle arriva près du soleil, mais sa chaleurétait terrible et il dévorait les petits enfants.

Elle s’enfuit précipitamment et courut jusqu’àla lune. Mais celle-ci était très froide et très méchante. Quandelle vit la fillette, la lune dit :

– Je sens, je sens la chair humaine…

La petite fille s’éloigna en toute hâte et sedirigea vers les étoiles ; chacune d’elles était assise surune petite chaise ; elles la reçurent gentiment. L’étoile dumatin se leva, lui donna un osselet en disant :

– C’est avec cet osselet seul que tupourras ouvrir la porte de la Montagne de Glace ; c’est là quese trouvent tes frères.

La fillette enveloppa soigneusement l’osseletdans son mouchoir et se remit en route. Elle marcha et marchajusqu’à ce qu’elle arrivât enfin à la montagne de glace.

La porte étant fermée, la petite sortit sonmouchoir pour prendre les précieux osselets. Mais quand elle dépliale mouchoir, il était vide ; elle avait perdu le cadeau desétoiles !

Sans osselets, elle ne pouvait plus ouvrir laporte de la Montagne de Glace. Comment faire pour sauver sesfrères ? Alors, très courageusement, elle prit son couteau etse coupa un doigt. Elle le mit dans la serrure et la portes’ouvrit.

À l’intérieur, un nain vint à sa rencontre etlui demanda :

– Que cherches-tu mon enfant ?

– Messieurs les Corbeaux ne sont pasencore revenus, mais tu peux les attendre ici, si tu veux.

Pendant qu’elle attendait, le nain apporta lerepas des corbeaux dans sept petites assiettes et sept petitsverres ; la fillette mangea une bouchée dans chaque assietteet but une gorgée dans chaque verre ; dans le dernier verreelle laissa tomber sa petite bague.

Soudain, on entendit des battements d’ailes etdes croassements.

– Messieurs les corbeaux sont de retour,déclara le nain.

Dès qu’ils se furent posés, ils s’approchèrentde leur repas pour manger et boire. L’un après l’autre, ilss’écrièrent :

– Qui a mangé dans mon assiette ?Qui a bu dans mon verre ? Il y a des traces de bouche humaineici !

Mais au moment où le septième corbeau vidaitson verre, la petite bague tomba.

Il reconnut aussitôt la bague de son père etde sa mère.

– Si seulement c’était notre petite sœur,nous serions sauvé ! s’exclama-t-il.

En entendant ces paroles, la petite fille quis’était cachée derrière la porte s’avança vers ses frères. Les septcorbeaux reprirent instantanément forme humaine.

Ils embrassèrent leur sœur chacun à leur tour,lui faisant mille caresses puis ils rentrèrent joyeusement à lamaison.

Chapitre 28Le Serpent blanc

Il y a maintenant fort longtemps que vivait unroi dont la sagesse était connue dans tout son royaume. On nepouvait rien lui cacher, il semblait capter dans les airs desnouvelles sur les choses les plus secrètes. Ce roi avait uneétrange habitude : tous les midis, alors que la grande tableétait desservie et qu’il n’y avait plus personne dans la salle, sonserviteur fidèle lui apportait un certain plat. Or, ce plat étaitrecouvert, et le valet lui-même ignorait ce qu’il contenait ;personne d’ailleurs ne le savait, car le roi ne soulevait lecouvercle et ne commençait à manger que lorsqu’il était seul.Pendant longtemps cela se passa ainsi. Mais un jour, le valet, nesachant plus résister à sa curiosité, emporta le plat dans sachambrette et referma soigneusement la porte derrière lui. Ilsouleva le couvercle et vit un serpent blanc au fond du plat. Celasentait bon et il eut envie d’y goûter. N’y tenant plus, il encoupa un morceau et le porta à sa bouche. Mais à peine sentit-il lemorceau sur sa langue qu’il entendit gazouiller sous la fenêtre. Ils’approcha, écouta et se rendit compte qu’il s’agissait de moineauxqui se racontaient ce qu’ils avaient vu dans les champs et dans lesforêts. Le fait d’avoir goûté au serpent lui avait donné la facultéde comprendre le langage des animaux.

Ce jour-là, justement, la reine perdit sa plusbelle bague, et les soupçons se portèrent sur le valet qui avait laconfiance du roi et avait donc accès partout. Le roi le fitappeler, le rudoya et menaça de le condamner s’il ne démasquait pasle coupable avant le lendemain matin. Le jeune homme jura qu’ilétait innocent mais le roi ne voulut rien entendre et lerenvoya.

Le valet, effrayé et inquiet, descendit dansla cour où il commença à se demander comment il pourrait bien fairepour s’en tirer. Il y avait là, sur le bord du ruisseau, descanards qui se reposaient en discutant à voix basse tout en lissantleurs plumes avec leur bec. Le valet s’arrêta pour écouter. Lescanards se racontaient où ils avaient pataugé ce matin-là etquelles bonnes choses ils avaient trouvées à manger puis l’un d’euxse plaignit :

– J’ai l’estomac lourd car j’ai avalé parmégarde une bague qui était sous la fenêtre de la reine.

Le valet l’attrapa aussitôt, le porta dans lacuisine et dit au cuisinier :

– Saigne ce canard, il est déjà bienassez gras.

– D’accord, répondit le cuisinier en lesoupesant. Il n’a pas été fainéant et il s’est bien nourri ;il devait depuis longtemps s’attendre à ce qu’on le mette dans lefour.

Il le saigna et trouva, en le vidant, la baguede la reine.

Le valet put ainsi facilement prouver soninnocence au roi. Celui-ci se rendit compte qu’il avait blessé sonvalet fidèle et voulut réparer son injustice ; il promit doncau jeune homme de lui accorder une faveur et la plus haute fonctionhonorifique à la cour, que le valet choisirait.

Le valet refusa tout et demanda seulement uncheval et de l’argent pour la route, car il avait envie de partir àla découverte du monde. Aussi se mit-il en route dès qu’il eut reçuce qu’il avait demandé.

Un jour, il passa près d’un étang où troispoissons, qui s’étaient pris dans les roseaux, étaient en train desuffoquer. On dit que les poissons sont muets, et pourtant le valetentendit leur complainte qui disait qu’ils ne voulaient pas mourirsi misérablement. Le jeune homme eut pitié d’eux ; ildescendit de son cheval et rejeta les trois poissons prisonniersdans l’eau. Ceux-ci recommencèrent à frétiller gaiement, puis ilssortirent la tête de l’eau et crièrent :

– Nous n’oublierons pas que tu nous assauvés et te revaudrons cela un jour.

Le valet continua à galoper et eut soudainl’impression d’entendre une voix venant du sable foulé par soncheval. Il tendit l’oreille et entendit le roi des fourmis selamenter :

– Oh, si les gens voulaient faire un peuplus attention et tenaient leurs animaux maladroits àl’écart ! Ce cheval stupide piétine avec ses lourds sabots mespauvres serviteurs !

Le jeune homme s’écarta aussitôt et le roi desfourmis cria :

– Nous n’oublierons pas et te revaudronscela un jour !

Le chemin mena le valet dans la forêt où ilvit un père corbeau et une mère corbeau en train de jeter tousleurs petits du nid.

– Allez-vous-en, sacripants,croassèrent-ils, nous n’arrivons plus à vous nourrir vous êtes déjàassez grands pour vous trouver à manger tout seuls !

Les pauvres petits, qui s’agitaient par terreen battant des ailes, piaillèrent :

– Comment pourrions-nous, pauvres petitsque nous sommes, subvenir à nos besoins alors que nous ne savonsmême pas voler ! Nous allons mourir de faim !

Le jeune homme descendit aussitôt de soncheval, le transperça de son épée et l’abandonna aux jeunescorbeaux pour qu’ils aient de quoi se nourrir. Les petitss’approchèrent et, après s’être rassasiés, crièrent :

– Nous ne t’oublierons pas et terevaudrons cela un jour !

Le valet fut désormais obligé de continuer saroute à pied. Il marcha et marcha et, après une longue marche, ilarriva dans une grande ville dont les rues étaient très peuplées ettrès animées. Soudain, un homme arriva à cheval et annonça que l’oncherchait un époux pour la princesse royale, mais que celui quivoudrait l’épouser devrait passer une épreuve difficile et, s’iléchouait, il devrait payer de sa vie. De nombreux prétendants s’yétaient déjà essayés et tous y avaient péri.

Mais le jeune homme, lorsqu’il eut l’occasionde voir la princesse, fut si ébloui de sa beauté qu’il en oubliatous les dangers. Il se présenta donc comme prétendant devant leroi.

On l’emmena immédiatement au bord de la mer eton jeta sous ses yeux un anneau d’or dans les vagues. Puis, le roilui ordonna de ramener l’anneau du fond de la mer, etajouta :

– Si tu émerges de l’eau sans l’anneau,les vagues te rejetteront sans cesse jusqu’à ce que tupérisses.

Tous plaignirent le jeune homme et s’enallèrent. Seul, debout sur la plage, le valet se demanda ce qu’ilallait bien pouvoir faire, lorsqu’il vit soudain trois poissonss’approcher de lui. C’étaient les poissons auxquels il avait sauvéla vie. Le poisson du milieu portait dans sa gueule un coquillagequ’il déposa aux pieds du jeune homme. Celui-ci le prit, l’ouvritet y trouva l’anneau d’or.

Heureux, il le porta au roi, se réjouissantd’avance de la récompense. Or, la fille du roi était trèsorgueilleuse et, dès qu’elle eut appris que son prétendant n’étaitpas de son rang, elle le méprisa et exigea qu’il subît une nouvelleépreuve. Elle descendit dans le jardin et, de ses propres mains,elle répandit dans l’herbe dix sacs de millet.

– Tu devras ramasser ce millet !ordonna-t-elle. Que ces sacs soient remplis avant le lever dusoleil ! Et pas un seul grain ne doit manquer !

Le jeune homme s’assit dans l’herbe et sedemanda comment il allait pouvoir s’acquitter de cette nouvelletâche. Ne trouvant pas de solution, il resta assis en attendanttristement l’aube et la mort.

Or, dès que les premiers rayons de soleiléclairèrent le jardin, il vit devant lui les dix sacs de milletremplis à ras. Ils étaient rangés les uns à côté des autres et pasun grain ne manquait. Le roi des fourmis était venu la nuit avecdes milliers de ses serviteurs et les fourmis reconnaissantesavaient rassemblé tout le millet avec infiniment de soin et enavaient rempli les sacs.

La princesse descendit elle-même dans lejardin et constata avec stupéfaction que son prétendant avaitrempli sa tâche. Ne sachant pourtant toujours pas maîtriser soncœur plein d’orgueil, elle déclara :

– Il a su passer les deux épreuves, maisje ne serai pas sa femme tant qu’il ne m’aura pas apporté une pommede l’Arbre de Vie.

Le jeune homme ignorait où poussait un telarbre, mais il décida de marcher là où ses jambes voudraient bienle porter, sans trop d’espoir de trouver l’arbre en question. Iltraversa trois royaumes et il arriva un soir dans une forêt. Ils’assit au pied d’un arbre pour se reposer un peu lorsqu’ilentendit un bruissement dans les branches au-dessus de sa tête etune pomme d’or tomba dans sa main. Au même moment, trois corbeauxse posèrent sur ses genoux et dirent :

– Nous sommes les trois jeunes corbeauxque tu as sauvés de la famine. Nous avons appris que tu étais enquête de la pomme d’or et c’est pourquoi nous avons traversé la meret sommes allés jusqu’au bout du monde où se trouve l’Arbre de Viepour t’apporter cette pomme.

Le jeune homme, le cœur joyeux, prit le chemindu retour et remit la pomme d’or à la belle princesse qui nepouvait plus se dérober. Ils coupèrent la pomme de Vie en deux, lamangèrent ensemble et, à cet instant, le cœur de la princesses’enflamma d’amour pour le jeune homme. Ils s’aimèrent et vécurentheureux jusqu’à un âge très avancé.

Chapitre 29Les Six frères cygnes

Un jour, un roi chassait dans une grandeforêt. Et il y mettait tant de cœur que personne, parmi ses gens,n’arrivait à le suivre. Quand le soir arriva, il s’arrêta etregarda autour de lui. Il s’aperçut qu’il avait perdu son chemin.Il chercha à sortir du bois, mais ne put y parvenir. Il vit alorsune vieille femme au chef branlant qui s’approchait de lui. C’étaitune sorcière.

– Chère dame, lui dit-il, nepourriez-vous pas m’indiquer le chemin qui sort du bois ?

– Oh ! si, monsieur le roi,répondit-elle. je le puis. Mais à une condition. Si vous ne laremplissez pas, vous ne sortirez jamais de la forêt et vous ymourrez de faim.

– Quelle est cette condition ?demanda le roi.

– J’ai une fille, dit la vieille, qui estsi belle qu’elle n’a pas sa pareille au monde. Elle mérite dedevenir votre femme. Si vous en faites une reine, je vous montreraile chemin.

Le roi avait si peur qu’il accepta et lavieille le conduisit vers sa petite maison où sa fille était assiseau coin du feu. Elle accueillit le roi comme si elle l’avaitattendu et il vit qu’elle était vraiment très belle. Malgré tout,elle ne lui plut pas et ce n’est pas sans une épouvante secrètequ’il la regardait. Après avoir fait monter la jeune fille auprèsde lui sur son cheval, la vieille lui indiqua le chemin et le roiparvint à son palais où les noces furent célébrées.

Le roi avait déjà été marié et il avait eu desa première femme sept enfants, six garçons et une fille, qu’ilaimait plus que tout au monde. Comme il craignait que leurbelle-mère ne les traitât pas bien, il les conduisit dans unchâteau isolé situé au milieu d’une forêt. Il était si bien cachéet le chemin qui y conduisait était si difficile à découvrir qu’ilne l’aurait pas trouvé lui-même si une fée ne lui avait offert unepelote de fil aux propriétés merveilleuses. Lorsqu’il la lançaitdevant lui, elle se déroulait d’elle-même et lui montrait lechemin. Le roi allait cependant si souvent auprès de ses chersenfants que la reine finit par remarquer ses absences. Curieuse,elle voulut savoir ce qu’il allait faire tout seul dans la forêt.Elle donna beaucoup d’argent à ses serviteurs. Ils lui révélèrentle secret et lui parlèrent de la pelote qui savait d’elle-mêmeindiquer le chemin. Elle n’eut de cesse jusqu’à ce qu’elle eûtdécouvert où le roi serrait la pelote. Elle confectionna alors despetites chemises de soie blanche et, comme sa mère lui avait apprisl’art de la sorcellerie, elle y jeta un sort. Un jour que le roiétait parti à la chasse, elle s’en fut dans la forêt avec lespetites chemises. La pelote lui montrait le chemin. Les enfants,voyant quelqu’un arriver de loin, crurent que c’était leur cherpère qui venait vers eux et ils coururent pleins de joie à sarencontre. Elle jeta sur chacun d’eux l’une des petites chemiseset, aussitôt que celles-ci eurent touché leur corps, ils setransformèrent en cygnes et s’envolèrent par- dessus la forêt. Lareine, très contente, repartit vers son château, persuadée qu’elleétait débarrassée des enfants. Mais la fille n’était pas partieavec ses frères et ne savait pas ce qu’ils étaient devenus.

Le lendemain, le roi vint rendre visite à sesenfants. Il ne trouva que sa fille.

– Où sont tes frères ?demanda-t-il.

– Ah ! cher père, répondit-elle, ilssont partis et m’ont laissée toute seule.

Elle lui raconta qu’elle avait vu de safenêtre comment ses frères transformés en cygnes étaient partis envolant au-dessus de la forêt et lui montra les plumes qu’ilsavaient laissé tomber dans la cour. Le roi s’affligea, mais il nepensa pas que c’était la reine qui avait commis cette mauvaiseaction. Et comme il craignait que sa fille ne lui fût égalementravie, il voulut l’emmener avec lui. Mais elle avait peur de sabelle-mère et pria le roi de la laisser une nuit encore dans lechâteau de la forêt.

La pauvre jeune fille pensait : « jene resterai pas longtemps ici, je vais aller à la recherche de mesfrères. » Et lorsque la nuit vint, elle s’enfuit et s’enfonçatout droit dans la forêt. Elle marcha toute la nuit et encore lejour suivant jusqu’à ce que la fatigue l’empêchât d’avancer. Ellevit alors une hutte dans laquelle elle entra ; elle y trouvasix petits lits. Mais elle n’osa pas s’y coucher. Elle se faufilasous l’un deux, s’allongea sur le sol dur et se prépara au sommeil.Mais, comme le soleil allait se coucher, elle entendit unbruissement et vit six cygnes entrer par la fenêtre. Ils seposèrent sur le sol, soufflèrent l’un sur l’autre et toutes leursplumes s’envolèrent. Leur peau apparut sous la forme d’une petitechemise. La jeune fille les regarda bien et reconnut ses frères.Elle se réjouit et sortit de dessous le lit. Ses frères ne furentpas moins heureux qu’elle lorsqu’ils la virent. Mais leur joie futde courte durée.

– Tu ne peux pas rester ici, luidirent-ils, nous sommes dans une maison de voleurs. S’ils tetrouvent ici quand ils arriveront, ils te tueront.

– Vous ne pouvez donc pas meprotéger ? demanda la petite fille.

– Non ! répondirent-ils, car nous nepouvons quitter notre peau de cygne que durant un quart d’heurechaque soir et, pendant ce temps, nous reprenons notre apparencehumaine. Mais ensuite, nous redevenons des cygnes.

La petite fille pleura et dit :

– Ne pouvez-vous donc pas êtresauvés ?

– Ah, non, répondirent-ils, lesconditions en sont trop difficiles. Il faudrait que pendant six anstu ne parles ni ne ries et que pendant ce temps tu nousconfectionnes six petites chemises faites de fleurs. Si un seul motsortait de ta bouche, toute ta peine aurait été inutile.

Et comme ses frères disaient cela, le quartd’heure s’était écoulé et, redevenus cygnes, ils s’en allèrent parla fenêtre.

La jeune fille résolut cependant de sauver sesfrères, même si cela devait lui coûter la vie. Elle quitta lahutte, gagna le centre de la forêt, grimpa sur un arbre et y passala nuit. Le lendemain, elle rassembla des fleurs et commença àcoudre. Elle n’avait personne à qui parler et n’avait aucune enviede rire. Elle restait assise où elle était et ne regardait que sontravail. Il en était ainsi depuis longtemps déjà, lorsqu’il advintque le roi du pays chassa dans la forêt et que ses genss’approchèrent de l’arbre sur lequel elle se tenait. Ilsl’appelèrent et lui dirent :

– Qui es-tu ?

Elle ne répondit pas.

– Viens, lui dirent-ils, nous ne teferons aucun mal.

Elle secoua seulement la tête. Comme ilscontinuaient à la presser de questions, elle leur lança son collierd’or, espérant les satisfaire. Mais ils n’en démordaient pas. Elleleur lança alors sa ceinture ; mais cela ne leur suffisait pasnon plus. Puis sa jarretière et, petit à petit, tout ce qu selleavait sur elle et dont elle pouvait se passer, si bien qu’il ne luiresta que sa petite chemise. Mais les chasseurs ne s’encontentèrent pas. Ils grimpèrent sur l’arbre, se saisirent d’elleet la conduisirent au roi. Le roi demanda :

– Qui es-tu ? Que fais-tu sur cetarbre ?

Elle ne répondit pas. Il lui posa desquestions dans toutes les langues qu’il connaissait, mais elleresta muette comme une carpe. Comme elle était très belle, le roien fut ému et il s’éprit d’un grand amour pour elle. Il l’enveloppade son manteau, la mit devant lui sur son cheval et l’emmena dansson château. Il lui fit donner de riches vêtements et elleresplendissait de beauté comme un soleil. Mais il était impossiblede lui arracher une parole. À table, il la plaça à ses côtés et samodestie comme sa réserve lui plurent si fort qu’il dit :

– Je veux l’épouser, elle et personned’autre au monde.

Au bout de quelques jours, il se maria avecelle. Mais le roi avait une mère méchante, à laquelle ce mariage neplaisait pas. Elle disait du mal de la jeune reine. « Quisait d’où vient cette folle, disait-elle. Elle ne sait pas parleret ne vaut rien pour un roi. » Au bout d’un an, quand la reineeut un premier enfant, la vieille le lui enleva et, pendant qu’elledormait, elle lui barbouilla les lèvres de sang. Puis elle serendit auprès du roi et accusa sa femme d’être une mangeused’hommes. Le roi ne voulut pas la croire et n’accepta pas qu’on luifit du mal. Elle, cependant, restait là, cousant ses chemises et neprêtant attention à rien d’autre. Lorsqu’elle eut son secondenfant, un beau garçon, la méchante belle-mère recommença, mais leroi n’arrivait pas à la croire. Il dit :

– Elle est trop pieuse et trop bonne pourfaire pareille chose. Si elle n’était pas muette et pouvait sedéfendre, son innocence éclaterait.

Mais lorsque la vieille lui enleva unetroisième fois son enfant nouveau-né et accusa la reine qui nedisait pas un mot pour sa défense, le roi ne put rien faire d’autreque de la traduire en justice et elle fut condamnée à être brûléevive.

Quand vint le jour où le verdict devait êtreexécuté, c’était également le dernier des six années au coursdesquelles elle n’avait le droit ni de parler ni de rire et où ellepourrait libérer ses frères chéris du mauvais sort. Les sixchemises étaient achevées. Il ne manquait que la manche gauche dela sixième. Quand on la conduisit à la mort, elle plaça les sixchemises sur son bras et quand elle fut en haut du bûcher, aumoment où le feu allait être allumé, elle regarda autour d’elle etvit que les six cygnes arrivaient en volant. Elle comprit que leurdélivrance approchait et son cœur se remplit de joie. Les cygness’approchèrent et se posèrent auprès d’elle de sorte qu’elle putleur lancer les chemises. Dès qu’elles les atteignirent, les plumesde cygnes tombèrent et ses frères se tinrent devant elle en chairet en os, frais et beaux. Il ne manquait au plus jeune que le brasgauche. À la place, il avait une aile de cygne dans le dos. Ilss’embrassèrent et la reine s’approcha du roi complètementbouleversé, commença à parler et dit :

– Mon cher époux, maintenant j’ai ledroit de parler et de te dire que je suis innocente et que l’on m’afaussement accusée.

Et elle lui dit la tromperie de la vieille quilui avait enlevé ses trois enfants et les avait cachés. Pour laplus grande joie du roi, ils lui furent ramenés et, en punition, laméchante belle-mère fut attachée au bûcher et réduite en cendres.Pendant de nombreuses années, le roi, la reine et ses six frèresvécurent dans le bonheur et la paix.

Chapitre 30Du Souriceau, de l’oiselet et de la saucisse

Il était une fois un souriceau, un oiselet estune petite saucisse qui s’étaient pris d’amitié, avaient mis encommun les soucis du ménage et vivaient fort heureux, tranquilleset contents depuis un bon bout de temps. L’oiselet avait pour tâched’aller chaque jour d’un coup d’ailes jusque dans la forêt pourramasser le bois ; le souriceau s’occupait de puiser l’eau,d’allumer le feu et de mettre la table ; la saucisse faisaitla cuisine.

On n’est jamais content quand les choses vontbien. Et c’est ainsi que l’oiselet, un jour, rencontra en chemin unautre oiseau devant lequel il se félicite de l’excellence de sonétat. L’autre le rabroua et le traita de tous les noms, ce pauvreidiot qui faisait tout le gros travail pendant que les autresavaient la belle vie dans la maison : « Quand lesouriceau a apporté son eau et allumé le feu, disait-il, il n’aplus qu’à aller se coucher dans la chambre, paresser et se reposerjusqu’à ce qu’on l’appelle pour se mettre à table. La petitesaucisse, elle, n’a rien à faire qu’à rester douillettement devantle feu en surveillant la marmite, et quand approche l’heure durepas, tout ce qu’elle a à faire, c’est de plonger une fois ou deuxdans le bouillon ou dans le plat, et c’est fini : tout estgraissé, parfumé et salé !

Ils n’attendent que toi et ton retour avec talourde charge, mais lorsque tu reviens ils n’ont qu’à passer àtable, et après qu’ils se sont gavés ils n’ont plus qu’à allerdormir à poings fermés, le ventre bien garni, jusqu’au lendemainmatin. Voilà ce qui peut s’appeler une belle vie ! »

Le jour suivant, l’oiselet, sensible à laprovocation, se refusa à aller chercher le bois, affirmant aux deuxautres qu’il était leur esclave depuis assez longtemps dans sastupidité et qu’il fallait que ça change ! Le souriceau et lasaucisse eurent beau le supplier de toutes les manières, il nevoulut rien savoir et ce fut lui qui resta le maître, imposant sesconditions : ils n’avaient qu’à tirer au sort les différentestâches. Ils tirèrent et le sort désigna la saucisse pour aller aubois, le souriceau pour la cuisine et l’oiselet pour puiserl’eau.

Qu’arrivera-t-il ? La petite saucisses’en alla de bon matin dans la forêt pour ramasser le bois,l’oiselet alluma le feu à la maison, et le souriceau prépara lamarmite et surveilla la cuisson ; puis tous deux attendirentle retour de leur compagne. Mais elle resta si longtemps en routequ’ils finirent par s’inquiéter vraiment, trouvant que cela neprésageait rien de bon. L’oiselet s’envola pour aller un peu à sarencontre, et voilà que, sans aller bien loin, il rencontra unchien qui avait trouvé la saucisse à son goût et, la voyant enliberté, l’avait croquée d’un coup. L’oiselet pouvait bien s’enprendre au chien, l’accuser de vol et d’assassinat, qu’est-ce quecela changeait ? Le chien, lui, se contenta d’affirmer qu’ilavait trouvé des messages compromettants sur la saucisse, et qu’àcause de cela il avait bien fallu qu’il lui ôtât la vie.

Affligé de ce deuil et tout triste dans soncœur, l’oiselet ramassa le bois et rapporta la charge à la maison,où il fait le récit de ce qu’il avait vu et entendu. Le souriceauet l’oiselet étaient en grand chagrin, mais ils finirent pardécider de faire contre mauvaise fortune bon cœur et de resterensemble. L’oiselet, donc, dressa la table et le souriceau préparala cuisine ; au moment de servir et voulant imiter la saucisseet faire pour le mieux, il se plongea dans la marmite afin deparfumer le plat et relever son goût ; mais, hélas ! iln’alla pas bien loin : à peine entré, il était cuit et devaitlaisser là son poil, et sa peau, et ses os et sa vie, s’il fauttout dire.

Quand l’oiselet s’en vint pour chercher lamarmite, il n’y avait plus trace de cuisinière dans lamaison ! Il chercha, fouilla, alla jusqu’à retourner tout lebois, mais il n’y avait plus de cuisinière dans la cuisine. Etvoilà que, dans son émoi, il ne vit pas que le feu avait pris dansle bois qu’il venait de retourner ; quand il s’en aperçut,c’était déjà un commencement d’incendie. Et il mit tant de hâte àcourir puiser de l’eau pour l’éteindre, qu’il laissa échapper leseau et fut entraîné derrière lui au fond du puis, d’où il lui fûtimpossible de ressortir, et dans lequel il finit par se noyer.

Chapitre 31Le Sou volé

Père, mère et enfants étaient tous à table, unjour, avec un ami qui était venu leur faire visite et quipartageait leur repas. Midi sonna pendant qu’ils étaient en trainde manger, et au douzième coup, la porte s’ouvrit, à la grandesurprise de l’invité, qui vit entrer un enfant d’une étrange pâleuret tout de blanc vêtu. Sans prononcer une parole, sans seulementdétourner les yeux, il alla droit dans la chambre à côté, d’où ilressortit au bout d’un petit moment pour gagner la porte et s’enaller comme il était venu, silencieusement et sans tourner la tête.Comme cela se reproduisit exactement le lendemain et lesurlendemain, l’ami finit par demander au père qui était ce belenfant qui venait tous les jours et entrait dans la chambre.

– Je n’ai jamais rien vu, répondit lepère, et je n’ai pas la moindre idée de l’identité possible de cetenfant. Le jour suivant, quand l’enfant entra de nouveau, l’ami ledésigna au père qui regarda bien, mais ne put le voir, pas plus,d’ailleurs, que la mère ni les autres enfants. Alors l’ami se levaet alla sur la pointe des pieds entrouvrir la porte de la chambrepour voir ce qu’il s’y passait. L’enfant blanc était à genoux parterre, grattant et fouillant fiévreusement avec ses petits doigtsdans les raies entre les lames du parquet ; mais dès qu’ilaperçut l’étranger, il disparut. L’ami revint alors à table etraconta ce qu’il avait vu, décrivant si bien l’enfant que la mère,tout à coup, le reconnut. « Mon Dieu !s’écria-t-elle, c’est lui, c’est le cher petit que nous avons perduil y a quatre semaines. » Ils allèrent alors arracher leparquet dans la chambre et trouvèrent deux petits sous. Ces deuxpiécettes, c’était la mère qui les avait données, un jour, à sonpetit garçon pour qu’il en fît la charité à un pauvre ; maisle garçonnet s’était dit qu’avec ces sous, il pourrait s’acheterquelque sucrerie ; et il les avait gardés en les cachant dansune rainure du parquet. À présent, dans sa tombe, il neconnais­sait pas le repos et il revenait tous les jours sur le coupde midi pour chercher les sous. Mais après que les parents leseurent vraiment donnés à un pauvre, jamais plus l’enfant n’estrevenu.

Chapitre 32Tom Pouce

Un pauvre laboureur assis un soir au coin deson feu dit à sa femme, qui filait à côté de lui :

– Quel grand chagrin pour nous de ne pasavoir d’enfants. Notre maison est si triste tandis que la gaieté etle bruit animent celle de nos voisins.

– Hélas ! dit la femme, en poussantun soupir quand nous n’en aurions qu’un gros comme le pouce, jem’en contenterais, et nous l’aimerions de tout notre cœur.

Sur ces entrefaites, la femme devintsouffrante et mit au monde au bout de sept mois un enfant bienconformé dans tous ses membres mais n’ayant qu’un pouce dehaut.

Ils dirent :

– Il est tel que nous l’avons souhaité etnous ne l’en aimerons pas moins de, tout notre cœur.

Ils l’appelèrent Tom Pouce à cause de sataille… Ils ne le laissaient manquer de rien ; cependantl’enfant ne grandit pas et conserva toujours sa petite taille. Ilavait les yeux vifs, la physionomie intelligente et se montrabientôt avisé et adroit, de sorte que tout ce qu’il entreprit luiréussit.

Le paysan s’apprêtait un jour à aller abattredu bois dans la forêt et il se disait à lui-même :

– Ah ! si j’avais quelqu’un quivoulût conduire ma charrette !

– Père, s’écria Tom Pouce, je laconduirai bien, vous pouvez vous reposer sur moi, elle arriveradans le bois à temps.

L’homme se mit à rire.

– Comment cela est-il possible, dit-il,tu es beaucoup trop petit pour conduire, le cheval par labride.

– Ça ne fait rien, si maman veut attelerje m’installerai dans l’oreille du cheval et je lui crierai où ilfaudra qu’il aille.

– Eh bien, dit le père, nous allonsessayer.

La mère attela et installa Tom Pouce dansl’oreille du cheval. Le petit homme lui cria le chemin qu’ilfallait prendre. « Hue ! dia ! Rue !dia ! » et le cheval marcha ainsi, comme, s’il eût étéguidé, par un véritable charretier ; la charrette arriva dansle bois par la bonne route.

Au moment où la voiture tournait au coin d’unehaie, tandis que, le petit criait : Dia, Dia ! deuxétrangers vinrent à passer.

– Voilà, s’écria l’un d’eux, unecharrette qui marche sans que l’on voie le charretier et cependanton entend sa voix.

– C’est étrange, en effet, dit l’autre,suivons-la et voyons où elle s’arrêtera.

Elle poursuivit sa route et s’arrêta juste àl’endroit où se trouvait le bois abattu.

Quand Tom Pouce, aperçut son père, il luicria :

– Vois-tu, père, me voilà avec lavoiture, maintenant viens me faire descendre.

Le père saisit la bride du cheval de la maingauche et de la main droite retira de l’oreille son fils et ledéposa à terre. Celui-ci s’assit joyeusement sur un fétu. En voyantTom Pouce les deux étrangers ne surent que dire dans leurétonnement.

L’un d’eux prit l’autre à part et luidit :

– Écoute, ce petit être ferait notrefortune si nous l’exhibions pour de l’argent dans une grande ville.Achetons-le.

Ils s’adressèrent au paysan et luidirent :

– Vendez-nous ce petit bonhomme, nous enaurons bien soin.

– Non, répond le père, c’est mon enfantet il n’est pas à vendre pour tout l’or du monde.

Cependant, en entendant cette proposition, TomPouce avait grimpé le long des plis des vêtements de son Père. Ilse posa sur son épaule et de là lui souffla dansl’oreille :

– Livrez-moi toujours, père, je sauraibien revenir.

Son père le donna donc aux deux hommes pourune belle pièce d’or.

– Où veux-tu te, mettre luidemandèrent-ils.

– Posez-moi sur le bord de votre chapeau,je pourrai m’y promener et voir le paysage ; je ne tomberaipas.

Ils firent comme il le demanda et quand TomPouce eut fait ses adieux à son père ils l’emmenèrent avec eux. Ilsmarchèrent ainsi jusqu’au soir. À ce moment le petit homme leurdit :

– Posez-moi un peu par terre, j’ai besoinde descendre.

L’homme ôta son chapeau et en retira Tom Poucequ’il déposa dans un champ près de la route. Aussitôt il s’enfuitparmi les mottes de terre, puis il se glissa dans un trou de sourisqu’il avait cherché exprès.

– Bonsoir, mes amis, rentrez sans moi,leur cria-t-il d’un ton moqueur.

Ils voulurent le rattraper et fourragèrentavec des baguettes le trou de souris, peine perdue. Tom Pouce s’yenfonça toujours plus avant, et, comme la nuit était venue tout àfait, ils durent rentrer chez eux en colère et les mains vides.

Quand ils furent partis, Tom Pouce sortit desa cachette souterraine. Il est dangereux de s’aventurer de nuitdans les champs, on a vite fait de se casser une jambe. Ilrencontra par bonheur une coque vide d’escargot.

– Je pourrai passer ici la nuit ensûreté ; et il s’y installa. Sur le point de s’endormir, ilentendit passer deux hommes dont l’un dit :

– Comment s’y prendre pour dérober son oret son argent à ce richard de curé ?

– Je vais vous le dire, interrompit TomPouce.

– Que veut dire ceci s’écria l’un desvoleurs effrayés ; j’ai entendu quelqu’un parler.

Ils s’arrêtèrent et prêtèrent l’oreille. TomPouce répéta :

– Emmenez-moi, je vous aiderai.

– Mais où es-tu ?

– Cherchez par, terre, répondit-il, et ducôté d’où vient la voix.

Les voleurs finirent par le trouver.

– Comment peux-tu avoir la prétention denous être utile, petit drôle ? lui demandèrent-ils.

– Je me glisserai à travers les barreauxdans la fenêtre du curé, et vous passerai tout ce que vousvoudrez.

– C’est bien, répondirent-ils, nousallons voir ce que tu sais faire.

Quand ils furent arrivés au presbytère, TomPouce se coula dans la chambre du curé, puis il se mit à crier detoutes ses forces :

– Voulez-vous tout ce qu’il y aici ?

Les voleurs furent effrayés et ils luidirent :

– Parle plus bas, tu vas éveiller tout lemonde.

Mais Tom Pouce feignit de ne pas avoir entenduet cria de nouveau :

– Qu’est-ce que vous désirez ?Voulez-vous tout ce qu’il y a ici ?

La servante qui reposait dans la chambrecontiguë entendit ces mots, elle se leva sur son séant et prêtal’oreille. Les voleurs avaient commencé à battre en retraite, maisils reprirent courage, et, pensant que le petit drôle voulaits’amuser à leurs dépens, ils revinrent sur leurs pas et lui direnttout bas :

– Allons, sois sérieux et passe-nousquelque chose.

Alors Tom Pouce cria encore une fois, le plusfort qu’il put :

– Je vous passerai tout ; tendez-moiles mains.

Cette fois, la servante entendit biennettement, elle sauta à bas de son lit et se précipita vers laporte. Les voleurs s’enfuirent comme si le diable eût été à leurstrousses, mais n’ayant rien remarqué, la servante alla allumer unechandelle. Quand elle revint, Tom Pouce alla se cacher dans lefoin, et la servante, ayant fouillé, partout sans avoir rien pudécouvrir, crut avoir rêvé les yeux ouverts et alla serecoucher.

Tom Pouce s’était blotti dans le foin et s’yétait arrangé une bonne, place, pour dormir ; il comptait s’yreposer jusqu’au jour et puis retourner chez ses parents. Mais ildut en voir bien d’autres, car ce monde est plein de peines et de,misères. La servante se leva dès l’aurore, pour donner à manger auxbestiaux. Sa première visite fut pour la grange où elle prit unebrassée du foin là où se trouvait précisément endormi le pauvreTom. Mais il dormait d’un sommeil si profond qu’il ne s’aperçut derien et ne s’éveilla que quand il fut dans la bouche d’une vachequi l’avait pris avec son foin.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il, me voilàdans le moulin à foulon.

Mais il se rendit bientôt compte où il se,trouvait réellement. Il prit garde, de ne pas se laisser broyerentre les dents, et finalement glissa dans la gorge et dans lapanse. « Les fenêtres ont été oubliées dans cetappartement, se dit-il, et l’on n’y voit ni le soleil, nichandelle. » Ce, séjour lui déplut beaucoup et, ce quiaggravait encore la situation, c’est qu’il arrivait toujours dunouveau foin et que l’espace qu’il occupait devenait de plus enplus, étroit. Il se mit à crier le plus haut qu’il put :

– Ne m’envoyez plus de fourrage, nem’envoyez plus de fourrage !

La servante à ce moment était justement entrain de traire la vache. En entendant parler sans voir personne,et, reconnaissant la même voix que celle qui l’avait déjà éveilléela nuit, elle fut prise d’une telle frayeur qu’elle tomba de sontabouret et répandit son lait.

Elle alla en toute hâte trouver son maître etlui cria :

– Ah ! grand Dieu, monsieur le curé,la vache parle.

– Tu es folle, répondit le prêtre.

Il se rendit cependant à l’étable afin des’assurer de ce, qui se passait.

À peine y eut-il mis le pied que Tom Pouces’écria de nouveau :

– Ne m’envoyez plus de fourrage, nem’envoyez plus, de fourrage.

La frayeur gagna le curé lui-même et,s’imaginant qu’il y avait un diable dans le corps de la vache, ildû qu’il fallait la tuer. Ainsi fut fait, et l’on jeta au fumier lapanse, où se trouvait le pauvre Tom Pouce.

Il eut beaucoup de mal à se démêler de là etil commençait à passer sa tête quand survint un nouveau malheur. Unloup affamé qui passait par là avala la panse de la vache avec lepetit bonhomme d’une seule bouchée. Tom Pouce ne perdit pascourage. « Peut-être, se dit-il, ce loup sera-t-iltraitable. » Et de son ventre où il était enfermé il luicria :

– Cher loup, je, vais t’indiquer un bonrepas à faire.

– Et où cela ? dit le loup.

Dans telle et telle maison ; tu n’aurasqu’à te glisser par le soupirail de la cuisine, et tu trouveras desgâteaux, du lard, des saucisses à bouche que veux-tu.

Et il lui indiqua exactement la maison de sonpère.

Le loup ne se le fit pas dire deux fois. Ils’introduisit de nuit dans le soupirail et s’en donna à cœur joiedans le buffet aux provisions. Quand il fut repu et qu’il voulutsortir il s’était tellement gonflé de nourriture qu’il ne put venirà bout de repasser par la même voie. C’est là-dessus que Tom Pouceavait compté. Aussi commença-t-il à faire dans le ventre du loup unvacarme effroyable, hurlant et gambadant tant qu’il put.

– Veux-tu te tenir en repos, dit leloup ; tu vas éveiller le monde.

– Eh quoi ! répondit le petit homme,tu t’es régalé, je veux m’amuser aussi moi.

Et il recommença son tapage.

Il finit par éveiller son père et sa mère quise mirent à regarder dans la cuisine par la serrure. Quand ilsvirent le loup, ils coururent s’armer, l’homme d’une hache, lafemme d’une faux.

– Reste derrière, dit l’homme, à la femmeau moment d’entrer, je vais lui asséner un coup avec ma hache, ets’il n’en meurt pas du coup, tu lui couperas le ventre.

Tom Pouce qui entendit la voix de son père luicria :

– Cher père, c’est moi, je suis dans leventre du loup.

– Notre cher enfant nous est rendu !s’écria le père plein de joie.

Et il ordonna à sa femme de mettre la faux decôté afin de ne pas blesser Tom Pouce. Puis il leva sa hache et enporta au loup un coup qui l’étendit mort. Il lui ouvrit ensuite leventre avec des ciseaux et un couteau et en tira le petit Tom.

– Ah ! dit le père, que nous avonsété inquiets sur ton sort !

– Oui, père, j’ai beaucoup couru lemonde, heureusement que je puis enfin reprendre l’air frais.

– Où as-tu donc été ?

– Ah ! père, j’ai été dans un troude souris, dans la panse d’une vache et dans le ventre d’un loup.Mais maintenant je veux rester avec vous.

– Nous ne te vendrons plus pour tout l’ordu monde, dirent les parents en l’embrassant et le serrant contreleur cœur.

Ils lui donnèrent à manger et à boire, et luifirent confectionner d’autres vêtements, car les siens avaient étégâtés pendant le voyage.

Chapitre 33Les Trois cheveux d’or du Diable

Il était une fois une pauvre femme qui mit aumonde un fils, et, comme il était coiffé quand il naquit, on luiprédit que dans sa quatorzième année, il épouserait la fille duroi.

Sur ces entrefaites, le roi passa par levillage, sans que personne le reconnût ; et comme il demandaitce qu’il y avait de nouveau, on lui répondit qu’il venait de naîtreun enfant coiffé, que tout ce qu’il entreprendrait lui réussirait,et qu’on lui avait prédit que, lorsqu’il aurait quatorze ans, ilépouserait la fille du roi.

Le roi avait un mauvais cœur et cetteprédiction le fâcha. Il alla trouver les parents du nouveau-né, etleur dit d’un air tout amical : « Vous êtes de pauvresgens, donnez-moi votre enfant, j’en aurai bien soin. » Ilsrefusèrent d’abord ; mais l’étranger leur offrit de l’or, etils se dirent : « Puisque l’enfant est né coiffé, ce quiarrive est pour son bien. » Ils finirent par consentir et parlivrer leur fils.

Le roi le mit dans une boîte, et chevauchaavec ce fardeau jusqu’au bord d’une rivière profonde où il le jeta,en pensant qu’il délivrait sa fille d’un galant sur lequel elle necomptait guère. Mais la boîte, loin de couler à fond, se mit àflotter comme un petit batelet, sans qu’il entrât dedans une seulegoutte d’eau ; elle alla ainsi à la dérive jusqu’à deux lieuesde la capitale, et s’arrêta contre l’écluse d’un moulin.

Un garçon meunier qui se trouvait là parbonheur l’aperçut et l’attira avec un croc ; il s’attendait enl’ouvrant à y trouver de grands trésors : mais c’était un jolipetit garçon, frais et éveillé. Il le porta au moulin ; lemeunier et sa femme, qui n’avaient pas d’enfants, reçurent celui-làcomme Si Dieu le leur eût envoyé. Ils traitèrent de leur mieux lepetit orphelin, qui grandit chez eux en forces et en bonnesqualités.

Un jour le roi, surpris par la pluie, entradans le moulin et demanda au meunier Si ce grand jeune homme étaitson fils. « Non, sire », répondit-il, « c’estun enfant trouvé qui est venu dans une boîte échouer contre notreécluse, il y a quatorze ans ; notre garçon meunier l’a tiré del’eau. »

Le roi reconnut alors que c’était l’enfant nécoiffé qu’il avait jeté à la rivière. « Bonnesgens », dit-il, « ce jeune homme ne pourrait-il pasporter une lettre de ma part à la reine ? Je lui donneraisdeux pièces d’or pour sa peine. »

« Comme Votre Majesté l’ordonnera »,répondirent- ils ; et ils dirent au jeune homme de se tenirprêt. Le roi écrivit à la reine une lettre où il lui mandait de sesaisir du messager, de le mettre à mort et de l’enterrer, de’ façonà ce qu’il trouvât la chose faite à son retour.

Le garçon se mit en route avec la lettre, maisil s’égara et arriva le soir dans une grande forêt. Au milieu desténèbres il aperçut de loin une faible lumière, et se dirigeant dece côté il atteignit une petite maisonnette, où il trouva unevieille femme assise prês du feu. Elle parut toute surprise de voirle jeune homme et lui dit : « D’ou viens-tu et queveux-tu ? »

« Je viens du moulin », répondit-il,« je porte une lettre à la reine ; j ‘ai perdu mon cheminet je voudrais passer la nuit ici. »

« Malheureux enfant », répliqua lafemme, « tu es tombé dans une maison de voleurs, et, s’ils tetrouvent ici, c’en est fait de toi. »

« À la grâce de Dieu », dit le jeunehomme, « je n ai pas peur ; et d’ailleurs, je suis sifatigué qu’il m’est impossible d’aller plus loin. »

Il se coucha sur un banc et s’endormit. Lesvoleurs rentrèrent bientôt après, et ils demandèrent avec colèrepourquoi cet étranger était là. « Ah ! » dit lavieille, « c’est un pauvre enfant qui s’est égaré dans lebois ; je l’ai reçu par compassion. Il porte une lettre à lareine. »

Les voleurs prirent la lettre pour la lire, etvirent qu’elle enjoignait de mettre à mort le messager. Malgré ladureté de leur cœur, ils eurent pitié du pauvre diable ; leurcapitaine déchira la lettre, et en mit une autre à la place, quienjoignait qu’aussitôt que le jeune homme arriverait on lui fitimmédiatement épouser la fille du roi. Puis les voleurs lelaissèrent dormir sur son banc jusqu’au matin, et, quand il futéveillé, ils lui remirent la lettre et lui montrèrent sonchemin.

La reine, ayant reçu la lettre, exécuta çequ’elle contenait ; on fit des noces splendides ; lafille du roi épousa l’enfant né coiffé, et comme il était beau etaimable, elle fut enchantée de vivre avec lui.

Quelques temps après, le roi revint dans sonpalais, et trouva que la prédiction était accomplie, et quel’enfant né coiffé avait épousé sa fille. « Comment celas’est-il fait ? » dit-il, « j’avais donné dans malettre un ordre tout différent. » La reine lui montra lalettre, et lui dit qu’il pouvait voir ce qu’elle contenait. Il lalut et vit bien qu’on avait changé la sienne.

Il demanda au jeune homme ce qu’était devenuela lettre qu’il lui avait confiée, et pourquoi il en avait remisune autre. « Je n’en sais rien », répliqua celui-ci,« il faut qu’on l’ait changée la nuit, quand j’ai couché dansla forêt. »

Le roi en colère lui dit : « Cela nese passera pas ainsi. Celui qui prétend à ma fille doit merapporter de l’enfer trois cheveux d’or de la tête du diable.Rapporte-les moi, et ma fille t’appartiendra. » Le roiespérait bien qu’il ne reviendrait jamais d’une tellecommission.

Le jeune homme répondit : « Lediable ne me fait pas peur ; j’irai chercher les trois cheveuxd’or. » Et il prit congé du roi et se mit en route.

Il arriva devant une grande ville. À la porte,la sentinelle lui demanda quel était son état et ce qu’ilsavait.

« Tout », répondit-il.

« Alors », dit la sentinelle,« rends-nous le service de nous apprendre pourquoi la fontainede notre marché, qui nous donnait toujours du vin, s’est desséchéeet ne fournit même plus d’eau. »

« Attendez », répondit-il, « jevous le dirai à mon retour. »

Plus loin il arriva devant une autre ville. Lasentinelle de la porte lui demanda son état et ce qu’il savait.

« Tout », répondit-il.

« Rends-nous alors le service de nousapprendre pourquoi le grand arbre de notre ville, qui nousrapportait des pommes d’or, n’a plus de feuilles »

« Attendez », répondit-il, « jevous le dirai à mon retour. »

Plus loin encore il arriva devant une granderivière qu’il s’agissait de passer. Le passeur lui demanda son étatet ce qu’il savait.

« Tout », répondit-il.

« Alors », dit le passeur« rends-moi le service de m’apprendre Si je dois toujoursrester à ce poste, sans jamais être relevé. »

« Attends », répondit-il, « jete le dirai à mon retour. »

De l’autre côté de l’eau il trouva la bouchede l’enfer. Elle était noire et enfumée. Le diable n ‘était paschez lui ; il n’y avait que son hôtesse, assise dans un largefauteuil. « Que demandes-tu ? » lui dit-elled’un ton assez doux.

« Il me faut trois cheveux d’or de latête du diable, sans quoi je n’obtiendrai pas ma femme. »

« C’est beaucoup demander »dit-elle, « et, Si le diable t’aperçoit quand il rentrera, tupasseras un mauvais quart d’heure. Cependant tu m’intéresses, et jevais tâcher de te venir en aide. »

Elle le changea en fourmi et lui dit :« Monte dans les plis de ma robe ; là tu seras ensûreté. »

« Merci », répondit-il, « voilàqui va bien ; mais j’aurais besoin en outre de savoir troischoses : pourquoi une fontaine qui versait toujours du vin nefournit plus même d’eau ; pourquoi un arbre qui portait despommes d’or n’a plus même de feuilles ; et Si un certainpasseur doit toujours rester à son poste sans jamais êtrerelevé. »

« Ce sont trois questionsdifficiles », dit-elle, « mais tiens-toi bien tranquille,et sois attentif à ce que le Diable dira quand je lui arracherailes trois cheveux d’or. »

Quand le soir arriva, le diable rentra chezlui. À peine était-il entré qu’il remarqua une odeurextraordinaire. « Je sens, je sens, la chairhumaine ». Et il alla fureter dans tous les coins, mais sansrien trouver. L’hôtesse lui chercha querelle : « Je viensde balayer et de ranger », dit-elle, « et tu vas toutbouleverser ici ; tu crois toujours sentir la chair humaine.Assieds-toi et mange ton souper. »

Quand il eut soupé, il était fatigué ; ilposa sa tête sur les genoux de son hôtesse, et lui dit de luichercher un peu les poux ; mais il ne tarda pas à s’endormiret à ronfler. La vieille saisit un cheveu d’or, l’arracha et le mitde côté. « Hé ! » s’écria le diable,« qu’as-tu donc fait ? »

« J’ai eu un mauvais rêve », ditl’hôtesse. « et je t ai pris par les cheveux. »

« Qu ‘as-tu donc rêvé ? »demanda le diable.

« J ‘ai rêvé que la fontaine d’un marché,qui versait toujours du vin, s’était arrêtée et qu’elle ne donnaitplus même d’eau : quelle en peut être lacause ? »

« Ah, Si on le savait ! »répliqua le diable, « il y a un crapaud sous une pierre dansla fontaine ; on n’aurait qu’à le tuer, le vin recommenceraità couler. »

L’hôtesse se remit à lui chercher lespoux ; il se rendormit et ronfla de façon à ébranler lesvitres.

Alors elle lui arracha le secondcheveu. « Heu, que fais-tu ? » s’écria lediable en colère.

« Ne t’inquiète pas »,répondit-elle, « c’est un rêve que j’ai fait. »

« Qu’as-tu rêvé encore ? »demanda-t-il.

« J’ai rêvé que dans un pays il y a unarbre qui portait toujours des pommes d’or, et qui n’a plus même defeuilles : quelle en pourrait être la cause ? »

« Ah, Si on le savait ! »répliqua le diable, « il y a une souris qui ronge laracine ; on n’aurait qu’à la tuer, il reviendrait des pommesd’or sur l’arbre ; mais si elle continue à le ronger, l’arbremourra tout à fait. Maintenant laisse-moi en repos avec tes rêves.Si tu me réveilles encore, je te donnerai un soufflet. »

L’hôtesse l’apaisa et se remit à lui chercherses poux jusqu’à ce qu’il fût rendormi et ronfla. Alors elle saisitle troisième cheveu d’or et l’arracha. Le diable se leva en criantet voulait la battre ; elle le radoucit encore endisant : « Qui peut se garder d’un mauvaisrêve ? »

« Qu’as-tu donc rêvé encore ? »demanda-t-il avec curiosité.

« J’ai rêvé d’un passeur qui se plaignaitde toujours passer l’eau avec sa barque, sans que personne leremplaçât Jamais. »

« Hé, le sot ! », répondit lediable, « le premier qui viendra pour passer la rivière, iln’a qu’à lui mettre sa rame à la main, il sera libre et l’autresera obligé de faire le passeur à son tour. »

Comme l’hôtesse lui avait arraché les troischeveux d’or, et qu’elle avait tiré de lui les trois réponses, ellele laissa en repos, et il dormit jusqu’au matin.

Quand le diable eut quitté la maison, lavieille prit la fourmi dans les plis de sa robe et rendit au jeunehomme sa figure humaine. « Voilà les troischeveux », lui dit-elle, « mais as-tu bien entendu lesréponses du diable à tes questions ? »

« Très bien », répondit-il « etje m’en souviendrai. »

« Te voilà donc hors d’embarras »,dit-elle, « et tu peux reprendre ta route. »

Il remercia la vieille qui l’avait si bienaidé, et sortit de l’enfer, fort joyeux d’avoir si heureusementréussi.

Quand il arriva au passeur, avant de luidonner la réponse promise, il se fit d’abord passer de l’autrecôté, et alors il lui fit part du conseil donné par lediable : « Le premier qui viendra pour passer la rivière,tu n’as qu’à lui mettre ta rame à la main. »

Plus loin il retrouva la ville à l’arbrestérile ; la sentinelle attendait aussi sa réponse :« Tuez la souris qui ronge les racines », dit-il,« et les pommes d’or reviendront. » La sentinelle, pourle remercier, lui donna deux ânes chargés d’or.

Enfin il parvint à la ville dont la fontaineétait à sec. Il dit à la sentinelle : « Il y a un crapaudsous une pierre dans la fontaine ; cherchez-le et tuez-le, etle vin recommencera à couler en abondance. » La sentinelle leremercia et lui donna encore deux ânes chargés d’or.

Enfin l’enfant né coiffé revint près de safemme, qui se réjouit dans son cœur en le voyant de retour et enapprenant que tout s’était bien passé. Il remit au roi les troischeveux d’or du diable. Celui-ci, en apercevant les quatre âneschargés d’or, fut grandement satisfait et lui dit :« Maintenant toutes les conditions sont remplies et ma filleest à toi. Mais, mon cher gendre, dis-moi d’où te vient tantd’or ? car c’est un trésor énorme que tu rapportes. »

« Je l’ai pris », dit-il, « del’autre côté d une rivière que j’ai traversée ; c’est le sabledu rivage. »

« Pourrais-je m’en procurerautant ? » lui demanda le roi, qui était un avare.

« Tant que vous voudrez »,répondit-il, « vous trouverez un passeur, adressez-vous à luipour passer l’eau, et vous pourrez remplir vos sacs. »

L’avide monarque se mit aussitôt en route, et,arrivé au bord de l’eau, il fit signe au passeur de lui amener sabarque. Le passeur le fit entrer, et, quand ils furent sur l’autrebord, il lui mit la rame à la main et sauta dehors. Le roi devintainsi passeur en punition de ses péchés.

« L’est-il encore ? »

« Eh ! sans doute, puisque personnene lui a repris la rame. »

Chapitre 34Les Trois enfants gâtés de la fortune

Un père appela un jour ses trois fils. Aupremier il donna un coq, au deuxième une faux et au troisième unchat.

– Je me fais vieux, dit-il, le momentapproche et avant de mourir je voudrais bien m’occuper de votreavenir. Je n’ai pas d’argent et ce que je vous donne là n’a, àpremière vue, qu’une faible valeur. Mais parfois on ne doit pas sefier aux apparences. Ce qui est important est la manière dont voussaurez vous en servir. Trouvez un pays où l’on ne connaît pasencore ces serviteurs et vous serez heureux.

Après la mort du père, l’aîné prit le coq ets’en alla dans le monde, mais partout où il allait les gensconnaissaient les coqs. D’ailleurs, dans les villes, il les voyaitde loin sur la pointe des clochers, tournant au vent. Et dans lesvillages, il en entendit chanter un grand nombre. Personne nes’extasiait devant son coq et rien ne faisait penser qu’il puisselui porter bonheur. Un jour, néanmoins, il finit par trouver surune île des gens qui n’avaient jamais vu de coq de leur vie. Ilsn’avaient aucune notion du temps et ne savaient pas le compter. Ilsdistinguaient le matin du soir, mais la nuit tombée, s’ils nedormaient pas, aucun d’eux ne savait dans combien de temps le jourallait se lever.

Le garçon se mit à les interpeller :

– Approchez, approchez ! Regardezcet animal fier ! Il a une couronne de rubis sur la tête etdes éperons comme un chevalier. Trois fois dans la nuit il vousannoncera la progression du temps, et quand il appellera pour latroisième fois, le soleil se lèvera aussitôt. S’il chante dans lajournée, vous pourrez être sûrs et certains que le temps va changeret vous pourrez prendre vos précautions.

Les gens étaient en extase devant lecoq ; ils restèrent éveillés toute la nuit pour écouter avecravissement, à deux heures, puis à quatre heures et enfin à sixheures le coq chanter à tue-tête pour leur annoncer l’heure. Lelendemain matin, ils demandèrent au garçon de leur vendre le coq etde leur dire son prix.

– Autant d’or qu’un âne puisse porter,répondit-il.

– Si peu ? Pour un tel animal ?crièrent les habitants de l’île plus fort les uns que les autres.Et ils lui donnèrent volontiers ce qu’il avait demandé.

Le garçon rentra à la maison avec l’âne ettoute sa richesse et ses frères en furent époustouflés. Le deuxièmedécida :

– J’irai, moi aussi, dans le monde !On verra si j’ai autant de chance.

Il marcha et marcha, et rien n’indiquait qu’ilaurait autant de réussite avec sa faux ; partout ilrencontrait des paysans avec une faux sur l’épaule. Un jour, enfin,le destin le dirigea sur une île dont les habitants n’avaientjamais vu de faux de leur vie. Lorsque le seigle était mûr, lesvillageois amenaient des canons sur les champs et tiraient sur leblé. C’était, tout compte fait, pur hasard : un coup ilstiraient trop haut, un coup ils touchaient les épis à la place destiges, et beaucoup de graines étaient ainsi perdues sans parler dufracas pendant la moisson. Insoutenable !

Le garçon s’en alla dans le champ et commençaà faucher. Il fauchait sans faire de bruit et si vite que les gensle regardaient bouche bée, retenant leur souffle. Ilss’empressèrent de lui donner ce qu’il voulait en échange de la fauxet lui amenèrent un cheval avec un chargement d’or aussi lourdqu’il pouvait porter.

Le troisième frère décida de tenter sa chanceavec son chat. Tant qu’il restait sur la terre ferme, il n’avaitpas plus de succès que ses frères ; il ne trouvait pas sonbonheur. Mais un jour il arriva en bateau sur une île, et la chancelui sourit enfin. Les habitants n’avaient jamais vu de chatauparavant, alors que les souris sur l’île ne manquaient pas. Ellesdansaient sur les tables et les bancs, régnant en maîtres partout,en dehors comme au-dedans. Les habitants de l’île s’en plaignaienténormément, le roi lui-même était impuissant devant ce fléau.

Quelle aubaine pour le chat ! Il se mit àchasser les souris et bientôt il en débarrassa plusieurs salles dupalais. Les sujets de tout le royaume prièrent le roi d’acheter cetanimal extraordinaire et le roi donna volontiers au garçon ce qu’ilen demandait : un mulet chargé d’or. C’est ainsi que le plusjeune des trois frères rentra à la maison très riche et devint unhomme très opulent.

Et dans le palais royal, le chat s’en donnaità cœur joie. Il se régala d’un nombre incalculable de souris. Ilchassa tant et si bien qu’il finit par avoir chaud et soif. Ils’arrêta, renversa la tête en arrière et miaula :

– Miaou, miaou !

Quand le roi et ses sujets entendirent ce criétrange, ils prirent peur, et les yeux exorbités, ils s’enfuirentdu palais. Dehors, le roi appela ses conseillers pour décider de lamarche à suivre. Que faire de ce chat ? Finalement, ilsenvoyèrent un messager pour qu’il lui propose un marché : soitil quittait le palais de lui-même, soit on l’expulsait deforce.

L’un des pages partit avec le message etdemanda au chat de quitter le palais de son plein gré. Mais lechat, terriblement assoiffé, miaula de plus belle :

– Miaou, miaou,miaou-miaou-miaou !

Le page comprit : Non, non, pasquestion ! et alla transmettre la réponse au roi.

– Eh bien, décidèrent les conseillers,nous le chasserons par la force.

On fit venir un canon devant le palais, et lessoldats le tirèrent jusqu’à ce qu’il s’enflammât. Lorsque le feu sepropagea jusqu’à la salle où le chat était assis, le vaillantchasseur sauta par la fenêtre et se sauva. Mais l’armée continuason siège tant que le palais ne fut pas entièrement rasé.

Chapitre 35Les Trois fileuses

Il était une fois une fille paresseuse qui nevoulait pas filer le lin. Un jour, sa mère se mit si fort en colèrequ’elle la battit et la fille pleura avec de gros sanglots.Justement la reine passait par là. Elle fit arrêter son carrosse,entra dans la maison et demanda à la mère pourquoi elle battaitainsi sa fille. La femme eut honte pour sa fille et dit :

– Je ne peux pas lui ôter son fuseau etelle accapare tout le lin. La reine lui répondit :

– Donnez-moi votre fille, je l’emmèneraiau château ; elle filera autant qu’elle voudra.

Elle la conduisit dans trois chambres quiétaient pleines de lin magnifique.

– Maintenant file cela, dit-elle, etquand tu en auras terminé, tu épouseras mon fils aîné.

La jeune fille eut peur : elle ne savaitpas filer le lin. Et lorsqu’elle fut seule, elle se mit à pleureret resta là trois jours durant à se tourner les pouces. Letroisième jour, la reine vint la voir. La jeune fille prit pourexcuse sa tristesse qui l’avait empêchée de commencer. La reine lacrut, mais lui dit :

– Demain il faut que tu te mettes àtravailler !

Lorsque la jeune fille fut seule, elle ne sutde nouveau plus ce qu’elle allait faire et, toute désolée, elle semit à la fenêtre. Elle vit trois femmes qui s’approchaient. Lapremière avait un pied difforme, la deuxième une lèvre inférieurequi lui couvrait le menton et la troisième un pouceextraordinairement large. Elle restèrent plantées sous la fenêtre,regardèrent en l’air et demandèrent à la jeune fille ce qui luimanquait. Elle leur expliqua ce qu’elle voulait. Les trois direntalors : – Si tu nous invites au mariage, si tu n’as pas hontede nous, si tu nous dis tantes et si tu nous faire prendre place àta table, alors, très vite, nous filerons le lin.

– De tout cœur, bien volontiers,dit-elle. Venez ici et mettez-vous tout de suite au travail.

Elle fit entrer les trois femmes étranges etleur installa un coin dans la première chambre, où elles se mirentà filer. L’une tirait le fil et faisait tourner le rouet, ladeuxième mouillait le fil, la troisième frappait sur la table avecson doigt et une mesure de lin tombait par terre à chaque coup depouce.

La jeune fille cacha les trois fileuses à lareine et, chaque fois qu’elle venait, elle lui montrait l’énormequantité de lin déjà traitée. La reine ne tarissait pas d’éloges.Lorsque la première chambre fut débarrassée, ce fut au tour de ladeuxième et, finalement, de la troisième. Alors, les trois femmesprirent congé de la jeune fille en lui disant :

– N’oublie pas ce que tu nous a promis,ce sera pour ton bonheur !

Lorsque la Jeune fille montra à la reine lestrois chambres vides et le lin filé, celle-ci prépara les noces etle fiancé se réjouit de prendre pour épouse une femme aussi adroiteet il la loua fort.

– J’ai trois tantes, dit-elle, et commeelles ont été très bonnes pour moi, je voudrais bien ne pas lesoublier dans mon bonheur. Permettez que je les invite à matable.

La reine et le fiancé répondirent :

– Pourquoi ne les inviterions-nouspas ?

Lorsque la fête commença, les trois femmesarrivèrent magnifiquement vêtues et la fiancée dit :

– Soyez les bienvenues, chèrestantes.

– Oh ! dit le fiancé, comment sefait-il que tu aies de l’amitié pour d’aussi vilainespersonnes ?

Il s’approcha de celle qui avait un pieddifforme et lui dit

– D’où vous vient ce pied silarge ?

– D’avoir pédalé au rouet,répondit-elle.

Il vint à la deuxième et dit :

– D’où vous vient cette lèvrependante ?

– D’avoir léché le fil,répondit-elle.

Il demanda à la troisième :

– D’où vous vient ce pouce silarge ?

– D’avoir tordu le fil, dit-elle.

Alors le fils du roi dit :

– Que plus jamais ma jolie fiancée netouche à un rouet.

Et c’est ainsi que la jeune fille n’eut plusjamais à faire ce qu’elle détestait.

Chapitre 36Les Trois paresseux

Un roi avait trois fils qu’il aimait tous lestrois d’un même amour, si bien qu’il ne savait pas lequel désignerpour être le roi après sa mort. Lorsque arriva son heure, lemourant appela ses fils à son chevet et leur dit :

– Mes chers enfants, il m’est venu uneidée, et je vais vous la faire connaître : c’est à celui devous trois qui est le plus paresseux que reviendra le royaume.

– Père, dit l’aîné, le royaume me revientdonc, car je suis tellement paresseux que si j’ai une goutte dansl’œil quand je me couche pour dormir, je n’arrive pas à dormirfaute de pouvoir fermer les yeux.

– Père, le royaume me revient, dit lesecond fils, car je suis si paresseux qu’en me mettant trop près dufeu pour me réchauffer, mes vêtements brûlent avant que j’aie eu lecourage de reculer mes jambes.

– Père, dit le troisième, le royaume merevient parce que je suis si paresseux qu’à l’instant d’être pendu,si quelqu’un me tendait un couteau pour couper la corde, je melaisserais mourir plutôt que d’élever la main jusqu’au chanvre.

– C’est toi qui seras le roi, déclara lepère, car c’est toi qui es allé le plus loin.

Chapitre 37Les Trois plumes

Il était une fois un roi qui avait troisfils : deux qui étaient intelligents et avisés, tandis que letroisième ne parlait guère et était sot, si bien qu’on l’appelaitle Bêta. Lorsque le roi devint vieux et qu’il sentit ses forcesdécliner, il se mit à songer à sa fin prochaine et ne sut pasauquel de ses fils il devait laisser le royaume en héritage. Alorsil leur dit :

– Partez, et celui qui me rapportera letapis le plus beau sera roi après ma mort.

Afin qu’il n’y ait pas de dispute entre eux,il les conduisit devant son château et souffla trois plumes enl’air en disant :

– Là où elles voleront, telle sera votredirection.

L’une des plumes s’envola vers l’ouest,l’autre vers l’est, quant à la troisième elle voltigea tout droit àfaible distance, puis retomba bientôt par terre. Alors, l’un desfrères partit à droite, l’autre à gauche, tout en se moquant duBêta qui dut rester près de la troisième plume qui était tombéetout près de lui.

Le Bêta s’assit par terre et il était bientriste. C’est alors qu’il remarqua tout à coup qu’une trappe setrouvait à côté de la plume. Il leva la trappe et aperçut unescalier qu’il se mit à descendre. Il arriva devant une porte,frappe et entendit crier à l’intérieur :

« Petite demoiselle verte,

Cuisse tendue,

Et patte de lièvre,

Bondis et rebondis,

Va vite voir qui est dehors. »

La porte s’ouvrit et il vit une grossegrenouille grasse assise là, entourée d’une foule de petitesgrenouilles. La grosse grenouille lui demanda quel était sondésir.

– J’aimerais avoir le plus beau et leplus ouvragé des tapis, répondit-il.

Alors elle appela une jeune grenouille à quielle dit :

« Petite demoiselle verte,

Cuisse tendue,

Et patte de lièvre,

Bondis et rebondis,

Va vite voir qui est dehors. »

La jeune grenouille alla chercher la boîte etla grosse grenouille l’ouvrit, y prit un tapis qu’elle donna auBêta, et ce tapis était si beau, si ouvragé qu’on n’en pouvaittisser de pareil sur la terre, là-haut. Alors il remercia lagrenouille et remonta l’escalier.

Cependant les deux autres frères estimaientleur cadet tellement sot qu’ils crurent qu’il ne trouveraitabsolument rien à rapporter. « Pourquoi nous fatiguer àchercher ? », se dirent-il et la première bergère qu’ilrencontrèrent fit l’affaire : ils lui ôtèrent son châle detoile grossière et revinrent le porter au roi. Au même moment leBêta rentra lui aussi, apportant son tapis magnifique. En levoyant, le roi fut étonné et dit :

– S’il faut s’en remettre à la justice,le royaume appartient au cadet.

Mais les deux autres ne laissèrent point derepos à leur père, lui disant qu’il était impossible que le Bêta, àqui la raison faisait défaut dans tous les domaines, devînt leroi ; ils le prièrent donc de bien vouloir fixer une autrecondition. Alors le roi déclara :

– Celui qui me rapportera la plus bellebague héritera du royaume.

Il sortit avec ses trois fils et souffla lestrois plumes qui devaient leur indiquer la route à suivre. Comme lapremière fois, les deux aînés partirent l’un vers l’est et l’autrevers l’ouest, mais la plume du Bêta s’envola tout droit et tomba àcôté de la trappe. Alors, il descendit de nouveau voir la grossegrenouille et lui dit qu’il avait besoin d’une très belle bague. Lagrenouille se fit aussitôt apporter la grande boîte, y prit unebague qu’elle donna au Bêta, et cette bague, toute étincelante depierres précieuses, était si belle que nul orfèvre sur la terren’en aurait pu faire de pareille.

Les eux aînés, se moquant du Bêta qui allaitsas doute chercher un anneau d’or, ne e donnèrent aucune peine, ilsdévissèrent les crochets d’une vieille roue de charrette et chacunapporta le sien au roi. Aussi, lorsque le Bêta montra sa bagued’or, le père déclara de nouveau :

– C’est à lui que revient le royaume.

Les deux aînés ne cessèrent de harceler leurpère pour qu’il posât encore une troisième condition :celui-ci décida donc que celui qui ramènerait la plus belle femmeaurait le royaume. Il souffla une fois encore sur les trois plumesqui s’envolèrent comme les fois précédentes.

Alors, sans plus se soucier, le Bêta allatrouver la grosse grenouille et lui dit :

– Il me faut ramener au château la plusbelle femme.

– Hé, la plus belle femme ! réponditla grenouille. Voilà une chose qu’on n’a pas immédiatement à saportée mais tu l’auras tout de même.

Elle lui donna une carotte évidée et creuse àlaquelle six petites souris étaient attelées.

– Que dois-je faire de cela ? dit leBêta tout triste.

– Tu n’as qu’à y installer une de mespetites grenouilles, répondit-elle.

Il en attrapa une au hasard dans le cercle decelles qui entouraient la grosse grenouille, la mit dans lacarotte, et voilà qu’à peine assise à l’intérieur, la petitegrenouille devint une demoiselle merveilleusement belle, la carotteun vrai carrosse et les six petites souris des chevaux. Alors leBêta embrasse la jeune fille, se fit emporter au galop de ses sixchevaux et amena la belle chez le roi. Ses frères arrivèrentensuite : ils ne s’étaient donné aucune peine pour chercherune belle femme et ramenèrent les deux premières paysannes venues.Lorsqu’il les vit le roi déclara :

– C’est au cadet que le royaumeappartiendra après ma mort.

Alors les deux aînés se mirent de nouveau àrebattre les oreilles du roi de la même protestation :« Nous ne pouvons pas admettre que le Bêta devienneroi », et ils demandèrent à ce que ce privilège revienne àcelui dont la femme arriverait à sauter à travers un anneau quiétait suspendu au milieu de la grande salle. « Nospaysannes en seront bien capables, se dirent-ils, elles sont assezfortes, par contre la délicate demoiselle va se tuer ensautant. »

Le vieux roi céda encore une fois à leurprière. Les deux paysannes prirent leur élan et certes ellessautèrent à travers l’anneau, mais elles étaient si lourdes qu’enretombant elles se brisèrent bras et jambes. Ce fut alors le tourde la belle demoiselle que le Bêta avait ramenée, et elle traversal’anneau d’un bond aussi légèrement qu’une biche : cela fitdéfinitivement cesser toute opposition. C’est ainsi que le Bêtareçut la couronne et que longtemps il régna en sage.

Chapitre 38Le Vaillant petit tailleur

Par un beau matin d’été, un petit tailleurassis sur sa table et de fort bonne humeur, cousait de tout soncœur. Arrive dans la rue une paysanne qui crie :

– Bonne confiture à vendre ! Bonneconfiture à vendre !

Le petit tailleur entendit ces paroles avecplaisir. Il passa sa tête délicate par la fenêtre et dit :

– Venez ici, chère Madame ! C’estici qu’on vous débarrassera de votre marchandise.

La femme grimpa les trois marches avec sonlourd panier et le tailleur lui fit déballer tous ses pots. Il lesexamina, les tint en l’air, les renifla et finalementdéclara :

– Cette confiture me semble bonne.Pesez-m’en donc une demi-once, chère Madame. Même s’il y en a unquart de livre, ça ne fera rien.

La femme, qui avait espéré trouver un bonclient, lui donna ce qu’il demandait, mais s’en alla bien fâchée eten grognant.

– Et maintenant, dit le petit tailleur,que Dieu bénisse cette confiture et qu’elle me donne de laforce !

Il prit une miche dans le buffet, s’en coupaun grand morceau par le travers et le couvrit de confiture.

– Ça ne sera pas mauvais, dit-il. Maisavant d’y mettre les dents, il faut que je termine cepourpoint.

Il posa la tartine à côté de lui et continua àcoudre et, de joie, faisait des points de plus en plus grands.Pendant ce temps, l’odeur de la confiture parvenait jusqu’aux mursde la chambre qui étaient recouverts d’un grand nombre de mouches,si bien qu’elles furent attirées et se jetèrent sur la tartine.

– Eh ! dit le petit tailleur. Quivous a invitées ?

Et il chassa ces hôtes indésirables. Mais lesmouches, qui ne comprenaient pas la langue humaine, ne selaissèrent pas intimider. Elles revinrent plus nombreuses encore.Alors, comme on dit, le petit tailleur sentit la moutarde luimonter au nez. Il attrapa un torchon et « je vais vous endonner, moi, de la confiture ! » leur en donna un grandcoup. Lorsqu’il retira le torchon et compta ses victimes, il n’yavait pas moins de sept mouches raides mortes. « Tu es unfameux gaillard », se dit-il en admirant savaillance. « Il faut que toute la ville lesache. »

Et, en toute hâte, il se tailla une ceinture,la cousit et broda dessus en grandes lettres – « Sept d’uncoup ». «  Eh ! quoi, la ville… c’est lemonde entier qui doit savoir ça ! » Et son cœur battaitde joie comme une queue d’agneau.

Le tailleur s’attacha la ceinture autour ducorps et s’apprêta à partir dans le monde, pensant que son atelierétait trop petit pour son courage. Avant de quitter la maison, ilchercha autour de lui ce qu’il pourrait emporter. Il ne trouvaqu’un fromage et le mit dans sa poche. Devant la porte, il remarquaun oiseau qui s’était pris dans les broussailles ; il lui fitrejoindre le fromage. Après quoi, il partit vaillamment et comme ilétait léger et agile, il ne ressentit aucune fatigue. Le chemin leconduisit sur une montagne et lorsqu’il en eut escaladé le plushaut sommet, il y vit un géant qui regardait tranquillement lepaysage.

Le petit tailleur s’approcha bravement de luiet l’apostropha :

– Bonjour, camarade ! Alors, tu esassis là et tu admires le vaste monde ? C’est justement là queje vais pour y faire mes preuves. Ça te dirait de venir avecmoi ?

Le géant examina le tailleur d’un airméprisant et dit :

– Gredin, triste individu !

– Tu crois ça, répondit le tailleur endégrafant son manteau et en montrant sa ceinture au géant.

– Regarde là quel homme jesuis !

Le géant lut : « Sept d’uncoup », s’imagina qu’il s’agissait là d’hommes que le tailleuravait tués et commença à avoir un peu de respect pour le petithomme. Mais il voulait d’abord l’éprouver. Il prit une pierre danssa main et la serra si fort qu’il en coula de l’eau.

– Fais-en autant, dit-il, si tu as de laforce.

– C’est tout ? demanda le petittailleur. Un jeu d’enfant !

Il plongea la main dans sa poche, en sortit lefromage et le pressa si fort qu’il en coula du jus.

– Hein, dit-il, c’était un peumieux !

Le géant ne savait que dire. Il n’arrivait pasà croire le petit homme. Il prit une pierre et la lança si hautqu’on ne pouvait presque plus la voir.

– Alors, avorton, fais-enautant !

– Bien lancé, dit le tailleur ; maisla pierre est retombée par terre. Je vais t’en lancer une qui nereviendra pas.

Il prit l’oiseau dans sa poche et le lança enl’air. Heureux d’être libre, l’oiseau monta vers le ciel et nerevint pas.

– Que dis-tu de ça, camarade ?demanda le tailleur.

– Tu sais lancer, dit le géant, mais onva voir maintenant si tu es capable de porter une chargenormale.

Il conduisit le petit tailleur auprès d’unénorme chêne qui était tombé par terre et dit :

– Si tu es assez fort, aide-moi à sortircet arbre de la forêt.

– Volontiers, répondit le petit homme,prends le tronc sur ton épaule ; je porterai les branches etla ramure, c’est ça le plus lourd.

Le géant prit le tronc sur son épaule ;le tailleur s’assit sur une branche et le géant, qui ne pouvait seretourner, dut porter l’arbre entier avec le tailleur pardessus lemarché. Celui-ci était tout joyeux et d’excellente humeur. Ilsifflait la chanson « Trois tailleurs chevauchaient hors de laville » comme si le fait de porter cet arbre eût été un jeud’enfant. Lorsque le géant eut porté l’arbre pendant quelque temps,il n’en pouvait plus et il s’écria :

– Écoute, il faut que je le laissetomber.

Le tailleur sauta en vitesse au bas de sabranche et dit au géant :

– Tu es si grand et tu ne peux même pasporter l’arbre !

Ensemble, ils poursuivirent leur chemin. Commeils passaient sous un cerisier, le géant attrapa le faîte del’arbre d’où pendaient les fruits les plus mûrs, le mit dans lamain du tailleur et l’invita à manger. Le tailleur était bien tropfaible pour retenir l’arbre et lorsque le géant le lâcha, il sedétendit et le petit homme fut expédié dans les airs. Quand il futretombé sur terre, sans dommage, le géant lui dit :

– Que signifie cela ? tu n’as mêmepas la force de retenir ce petit bâton ?

– Ce n’est pas la force qui me manque,répondit le tailleur. Tu t’imagines que c’est ça qui ferait peur àcelui qui en a tué sept d’un coup ? J’ai sauté par-dessusl’arbre parce qu’il y a des chasseurs qui tirent dans les taillis.Saute, toi aussi, si tu le peux !

Le géant essaya, n’y parvint pas et restapendu dans les branches de sorte que, cette fois encore, ce fut letailleur qui gagna.

Le géant lui dit :

– Si tu es si vaillant, viens dans notrecaverne pour y passer la nuit avec nous. Le petit tailleur acceptaet l’accompagna. Lorsqu’ils arrivèrent dans la grotte, les autresgéants étaient assis autour du feu et chacun d’entre eux tenait àla main un monstrueux rôti auquel ils mordaient. Le petit tailleurregarda autour de lui et pensa : « C’est bien plus grandici que dans mon atelier. »

Le géant lui indiqua un lit et lui dit de s’ycoucher et d’y dormir.

Mais le lit était trop grand pour le petittailleur. Il ne s’y coucha pas, mais s’allongea dans un coin. Quandil fut minuit et que le géant pensa que le tailleur dormaitprofondément, il prit une barre de fer et, d’un seul coup, brisa lelit, croyant avoir donné le coup de grâce au rase-mottes. Au matin,les géants s’en allèrent dans la forêt. Ils avaient complètementoublié le tailleur. Et le voilà qui s’avançait tout joyeux et pleinde témérité ! Les géants prirent peur, craignirent qu’il neles tuât tous et s’enfuirent en toute hâte.

Le petit tailleur poursuivit son chemin auhasard. Après avoir longtemps voyagé, il arriva dans la cour d’unpalais royal et, comme il était fatigué, il se coucha ets’endormit. Pendant qu’il était là, des gens s’approchèrent, quilurent sur sa ceinture : « Sept d’un coup ».

– Eh ! dirent-ils, que vient fairece foudre de guerre dans notre paix ? Ce doit être un puissantseigneur !

Ils allèrent le dire au roi, pensant que si laguerre éclatait ce serait là un homme utile et important, qu’il nefallait laisser repartir à aucun prix. Ce conseil plut au roi et ilenvoya l’un de ses courtisans auprès du petit tailleur avec pourmission de lui offrir une fonction militaire quand ils’éveillerait. Le messager resta planté près du dormeur, attenditqu’il remuât les membres et ouvrit les yeux et lui présenta sarequête.

– C’est justement pour cela que je suisvenu ici, répondit-il. je suis prêt à entrer au service du roi.

Il fut reçu avec tous les honneurs et on mit àsa disposition une demeure particulière.

Les gens de guerre ne voyaient cependant pasle petit tailleur d’un bon œil. Ils le souhaitaient à millelieues.

– Qu’est-ce que ça va donner,disaient-ils entre eux, si nous nous prenons de querelle avec luiet qu’il frappe ? Il y en aura sept à chaque fois quitomberont. Aucun de nous ne se tirera d’affaire.

Ils décidèrent donc de se rendre tous auprèsdu roi et demandèrent à quitter son service.

– Nous ne sommes pas faits, dirent-ils,pour rester à côté d’un homme qui en abat sept d’un coup.

Le roi était triste de perdre, à cause d’unseul, ses meilleurs serviteurs. Il aurait souhaité ne l’avoirjamais vu et aurait bien voulu qu’il repartît. Mais il n’osait paslui donner son congé parce qu’il aurait pu le tuer lui et tout sonmonde et prendre sa place sur le trône. Il hésita longtemps.Finalement, il eut une idée. Il fit dire au petit tailleur que,parce qu’il était un grand foudre de guerre, il voulait bien luifaire une proposition. Dans une forêt de son pays habitaient deuxgéants qui causaient de gros ravages, pillaient, tuaient, mettaienttout à feu et à sang. Personne ne pouvait les approcher sans mettresa vie en péril. S’il les vainquait et qu’il les tuât, il luidonnerait sa fille unique en mariage et la moitié de son royaume endot. Cent cavaliers l’accompagneraient et lui prêteraientsecours. « Voilà qui convient à un homme comme unmoi », songea le petit tailleur. « Une jolieprincesse et la moitié d’un royaume, ça ne se trouve pas tous lesjours ».

– Oui, fut donc sa réponse. Je viendraibien à bout des géants et je n’ai pas besoin de cent cavaliers.Celui qui en tue sept d’un coup n’a rien à craindre quand il n’y ena que deux.

Le petit tailleur prit la route et les centcavaliers le suivaient. Quand il arriva à l’orée de la forêt, ildit à ses compagnons :

– Restez ici, je viendrai bien tout seulà bout des géants.

Il s’enfonça dans la forêt en regardant àdroite et à gauche. Au bout d’un moment, il aperçut les deuxgéants. Ils étaient couchés sous un arbre et dormaient en ronflantsi fort que les branches en bougeaient. Pas paresseux, le petittailleur remplit ses poches de cailloux et grimpa dans l’arbre.Quand il fut à mi-hauteur, il se glissa le long d’une branchejusqu’à se trouver exactement au-dessus des dormeurs et fit tombersur la poitrine de l’un des géants une pierre après l’autre.Longtemps, le géant ne sentit rien. Finalement, il se réveilla,secoua son compagnon et lui dit :

– Pourquoi me frappes-tu ?

– Tu rêves, répondit l’autre. Je ne tefrappe pas.

Ils se remirent à dormir. Alors le petittailleur jeta un caillou sur le second des géants.

– Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il.Pourquoi me frappes-tu ?

– Je ne te frappe pas, répondit lepremier en grognant.

Ils se querellèrent un instant mais, comme ilsétaient fatigués, ils cessèrent et se rendormirent. Le petittailleur recommença son jeu, choisit une grosse pierre et la lançaavec force sur la poitrine du premier géant.

– C’est trop fort ! s’écriacelui-ci.

Il bondit comme un fou et jeta son compagnoncontre l’arbre, si fort que celui-ci en fut ébranlé. Le second luirendit la monnaie de sa pièce et ils entrèrent dans une tellecolère qu’ils arrachaient des arbres pour s’en frapper l’unl’autre. À la fin, ils tombèrent tous deux morts sur le sol. Lepetit tailleur regagna alors la terre ferme. « Une chancequ’ils n’aient pas arraché l’arbre sur lequel j’étais perché. Ilaurait fallu que je saute sur un autre comme un écureuil.Heureusement que l’on est agile, nous autres ! » Il tirason épée et en donna quelques bons coups à chacun dans la poitrinepuis il rejoignit les cavaliers et leur dit :-

Le travail est fait, je leur ai donné le coupde grâce à tous les deux. Ça a été dur. Ils avaient dû arracher desarbres pour se défendre. Mais ça ne sert à rien quand on a affaireà quelqu’un qui en tue sept, comme moi, d’un seul coup.

– N’êtes-vous pas blessé ?demandèrent les cavaliers.

– Ils ne m’ont même pas défrisé uncheveu, répondit le tailleur. Les cavaliers ne voulurent pas lecroire sur parole et ils entrèrent dans le bois. Ils y trouvèrentles géants nageant dans leur sang et, tout autour, il y avait desarbres arrachés.

Le petit tailleur réclama le salaire promispar le roi. Mais celui-ci se déroba et chercha comment il pourraitse débarrasser du héros.

– Avant que tu n’obtiennes ma fille et lamoitié du royaume, lui dit-il, il faut encore que tu accomplissesun exploit. Dans la forêt il y a une licorne qui cause de grosravages. Il faut que tu l’attrapes.

– J’ai encore moins peur d’une licorneque de deux géants. Sept d’un coup, voilà ma devise, répondit lepetit tailleur.

Il prit une corde et une hache, partit dans laforêt et ordonna une fois de plus à ceux qu’on avait mis sous sesordres de rester à la lisière. Il n’eut pas à attendre longtemps.La licorne arriva bientôt, fonça sur lui comme si elle avait voulul’embrocher sans plus attendre.

– Tout doux ! tout doux !dit-il. Ça n’ira pas si vite que ça.

Il attendit que l’animal soit tout proche.Alors, il bondit brusquement derrière un arbre. La licorne courut àtoute vitesse contre l’arbre et enfonça sa corne si profondémentdans le tronc qu’elle fut incapable de l’en retirer. Elle étaitprise !

– Je tiens le petit oiseau, dit letailleur.

Il sortit de derrière l’arbre, passa la cordeau cou de la licorne, dégagea la corne du tronc à coups de hacheet, quand tout fut fait, emmena la bête au roi.

Le roi ne voulut pas lui payer le salairepromis et posa une troisième condition. Avant le mariage, letailleur devait capturer un sanglier qui causait de grands ravagesdans la forêt. Les chasseurs l’aideraient.

– Volontiers, dit le tailleur, c’est unjeu d’enfant.

Il n’emmena pas les chasseurs avec lui, cedont ils furent bien contents car le sanglier les avait maintesfois reçus de telle façon qu’ils n’avaient aucune envie del’affronter.

Lorsque le sanglier vit le tailleur, il marchasur lui l’écume aux lèvres, les défenses menaçantes, et voulut lejeter à terre. Mais l’agile héros bondit dans une chapelle qui setrouvait dans le voisinage et d’un saut en ressortit aussitôt parune fenêtre. Le sanglier l’avait suivi. Le tailleur revint derrièrelui et poussa la porte. La bête furieuse était captive. Il luiétait bien trop difficile et incommode de sauter par une fenêtre.Le petit tailleur appela les chasseurs. Ils virent le prisonnier deleurs propres yeux. Le héros cependant se rendit chez le roi quidut tenir sa promesse, bon gré mal gré ! Il lui donna sa filleet la moitié de son royaume. S’il avait su qu’il avait devant lui,non un foudre de guerre, mais un petit tailleur, l’affaire luiserait restée encore bien plus sur le cœur. La noce se déroula doncavec grand éclat, mais avec peu de joie, et le tailleur devint roi.Au bout de quelque temps, la jeune reine entendit une nuit son mariqui rêvait.

– Garçon, disait-il, fais-moi unpourpoint et raccommode mon pantalon, sinon je te casserai l’aunesur les oreilles !

Elle comprit alors dans quelle ruelle était néle jeune roi et au matin, elle dit son chagrin à son père et luidemanda de la protéger contre cet homme qui n’était rien d’autrequ’un tailleur. Le roi la consola et lui dit :

– La nuit prochaine, laisse ouverte tachambre à coucher. Quand il sera endormi, mes serviteurs qui setrouveront dehors entreront, le ligoteront et le porteront sur unbateau qui l’emmènera dans le vaste monde.

Cela plut à la fille. Mais l’écuyer du roi,qui avait tout entendu, était dévoué au jeune seigneur et il allalui conter toute l’affaire.

– Je vais leur couper l’herbe sous lespieds, dit le petit tailleur.

Le soir, il se coucha avec sa femme à l’heurehabituelle. Quand elle le crut endormi, elle se leva, ouvrit laporte et se recoucha. Le petit tailleur, qui faisait semblant dedormir, se mit à crier très fort :

– Garçon, fais-moi un pourpoint etraccommode mon pantalon, sinon je te casse l’aune sur les oreilles,j’en ai abattu sept d’un coup, j’ai tué deux géants, capturé unelicorne et pris un sanglier et je devrais avoir peur de ceux qui setrouvent dehors, devant la chambre ?

Lorsque ceux-ci entendirent ces paroles, ilsfurent saisis d’une grande peur. Ils s’enfuirent comme s’ilsavaient eu le diable aux trousses et personne ne voulut plus semesurer à lui. Et c’est ainsi que le petit tailleur resta roi, lereste de sa vie durant.

Chapitre 39La Vieille dans la forêt

Il était une fois une pauvre servante quivoyageait avec ses maîtres, et comme ils traversaient une grandeforêt, leur voiture fut attaquée par des bandits qui surgirent desfourrés et qui tuèrent tout ce qui se présentait. il n’y eut pas unsurvivant, hormis la jeune servante qui s’était jetée de la voituredans sa peur, et qui s’était cachée derrière un arbre. Lorsque lesbandits se furent éloignés avec leur butin, timidement elleapprocha, et ne put que constater le malheur sansremède. « Pauvre de moi, gémit-elle, que vais-jedevenir ? Jamais je ne serai capable de sortir de cetteimmense forêt où ne demeure âme qui vive, et je vais y mourir defaim ! » En larmes, elle se mit à errer à la recherche dequelque chemin, mais ne put en trouver aucun. De plus en plusmalheureuse, quand le soir arriva, elle se laissa tomber au piedd’un arbre, se recommanda à la grâce de Dieu et décida de ne plusbouger de là, quoi qu’il pût arriver. Il n’y avait pas bienlongtemps qu’elle y était, et l’obscurité n’était pas encore venuequand elle vit arriver une blanche colombe qui volait vers elle,tenant une petite clef d’or dans son bec. La colombe lui posa lapetite clef dans la main et lui dit :

– Tu vois ce grand arbre là-bas ? ily a dans son tronc une petite serrure ; si tu l’ouvres aveccette petite clef, tu trouveras de la nourriture en suffisance pourne plus souffrir de la faim. Elle alla jusqu’à l’arbre, ouvrit saserrure et trouva à l’intérieur du lait dans une petite jatte et dupain blanc pour tremper dans le lait ; ainsi put-elle mangerson content. Sa faim passée, elle songea. « Voici l’heureoù les poules rentrent se coucher, et je me sens si fatiguée, sifatiguée… Comme je voudrais pouvoir me mettre dans monlit ! » Elle vit alors la colombe blanche revenir verselle, tenant une autre petite clef d’or dans son bec.

– Ouvre l’arbre que tu vois là-bas, ditla colombe en lui donnant la petite clef d’or. Tu y trouveras unlit. Elle ouvrit l’arbre et y trouva un beau lit bien doux ;elle demanda dans sa prière au bon Dieu de la garder pendant lanuit, se coucha et s’endormit aussitôt. Au matin, la colombe revintpour la troisième fois lui apporter une petite clef. Si tu ouvrescet arbre là-bas, tu y trouveras des robes, dit la colombe. Etquand elle l’eut ouvert, elle trouva dedans des robes brodées d’oret de pierres précieuses, des vêtements d’une telle magnificenceque même les princesses n’en possèdent pas d’aussi beaux. Alorselle vécut là pendant un temps, et la colombe revenait tous lesjours et s’occupait de tout ce dont elle pouvait avoir besoin, nelui laissant aucun souci ; et c’était une existence calme,silencieuse et bonne. Puis un jour, la colombe vint et luidemanda :

– Voudrais-tu me rendre unservice ?- De tout cœur ! répondit la jeune fille

– Je vais te conduire à une petitemaison, dit alors la colombe ; tu entreras et il y aura là,devant la cheminée, une vieille femme qui te dira bonjour ;mais tu ne dois à aucun prix lui répondre un seul mot. Pas un mot,quoi qu’elle dise ou fasse ; et tu iras sur ta droite où tuverras une porte, que tu ouvriras pour entrer dans une petitechambre, où il y a un tas de bagues de toutes sortes sur unetable : une énorme quantité de bagues parmi lesquelles tu enverras de très précieuses, de merveilleux bijoux montés de pierresfines, de brillants extraordinaires, de pierres les plus rares etles plus éclatantes ; mais tu les laisseras de côté et tu enchercheras une toute simple, un anneau ordinaire qui doit setrouver dans le tas, Alors tu me l’apporteras, en faisant aussivite qu’il te sera possible. La jeune fille arriva devant la petitemaison, poussa la porte et entra ; il y avait une vieillefemme assise, qui ouvrit de grands yeux en la voyant et qui luidit : « Bonjour, mon enfant ! » Sans luirépondre, la jeune fille alla droit à la petiteporte. « Où vas-tu ? » lui cria la vieillefemme en essayant de la retenir par le pan de sarobe. « Tu es chez moi ici ! C’est ma maison, et nuln’y doit entrer sans mon consentement. Tu m’entends ? »Toujours sans souffler mot, la jeune fille se dégagea d’un coup dereins et pénétra dans la petite chambre. -Mon Dieu ! quellefantastique quantité de bagues s’entassait donc sur l’unique table,jetant mille feux, étalant mille splendeurs sous ses yeux !Mais elle les dédaigna et se mit à fouiller pour chercher l’anneautout simple, tournant et retournant tout le tas sans le trouver.Elle le cherchait toujours quand elle vit, du coin de I’œil, lavieille femme se glisser vers la porte en tenant dans ses mains unecage d’oiseau qu’elle voulait emporter dehors. D’un bond, elle futsur elle et lui enleva des mains cette cage, dans laquelle elle vitqu’il y avait un oiseau ; et cet oiseau avait la bague dansson bec ! Elle s’empara de l’anneau qu’elle emporta, toutheureuse, en courant hors de la maison, s’attendant à voir lacolombe arriver pour le recevoir. Mais la colombe n’était pas là etne vint point. Alors elle se laissa tomber au pied d’un arbre, unpeu déçue, mais décidée en tout cas à l’attendre ; et alors illui sembla que l’arbre se penchait sur elle et la serraittendrement dans ses branches. L’étreinte se fit insistante et ellese rendit compte, soudain, que c’étaient bien deux bras qui laserraient ; elle tourna un peu la tête et s’aperçut quel’arbre n’était plus un arbre, mais un bel homme qui l’enlaçaitavec amour et l’embrassait de tout son cœur avant de lui dire avecémotion. :

– Tu m’as délivré du pouvoir de lavieille, qui est une méchante sorcière. C’est elle qui m’avaitchangé en arbre, et pendant quelques heures, chaque jour, j’étaisune colombe blanche ; mais tant qu’elle gardait l’anneau en sapossession, je ne pouvais pas reprendre ma forme humaine. Le sortavait également frappé les serviteurs et les chevaux du jeuneseigneur, qui furent délivrés en même temps que lui, après avoirété, tout comme lui, changés en arbre à ses côtés. Ils reprirentleur voyage avec la jeune fille et chevauchèrent jusque dans leurroyaume, car le jeune seigneur était le fils d’un roi. Alors, ilsse marièrent et ils vécurent heureux.

Chapitre 40La Vieille mendiante

Il était une fois une vieille femme comme tuen as certainement vu déjà. une vieille femme qui mendiait.Celle-là mendiait donc, et à chaque fois qu’on lui donnait quelquechose, elle disait : « Dieu vous le rende ! »Mais elle vint un jour sur le seuil d’un gai luron qui seréchauffait au coin du feu et qui lui dit gentiment, en la voyanttrembler à la porte : « Mais entrez donc, grand-mère, etréchauffez-vous ! » La pauvre vieille s’avança ets’approcha si près du feu que ses loques s’enflammèrent etcommencèrent à brûler, sans qu’elle s’en aperçût. Le jeune et gailuron s’en aperçut fort bien, lui qui se trouvait là, au coin dufeu. Il aurait dû éteindre. N’est-ce pas qu’il aurait dûéteindre ? Et s’il n’avait pas d’eau sous la main, il pouvaitpleurer toutes les larmes de son cœur et éteindre le feu avec lesdeux rigoles ruisselant de ses yeux.

Chapitre 41Le Renard et le cheval

Un paysan avait un vieux cheval fidèle, maissi vieux qu’il n’était plus bon à rien ; alors son maître, quine voulait plus nourrir cette bouche inutile, lui parla commececi :

– Il est clair que je ne peux plus meservir de toi, et bien que j’aie pour toi les meilleurs sentiments,je ne pourrai te garder et continuer à te nourrir que si tu temontres assez fort pour m’amener un lion ici. Fn attendant, tu vassortir immédiatement de l’écurie ! Le pauvre cheval s’en allatristement à travers les prés, se dirigeant vers la forêt, où ilpourrait au moins trouver un abri contre le mauvais temps. Sur sonchemin, il rencontra le renard qui lui demanda pourquoi il avaitainsi la tête basse, le pas lent et l’air si abandonné.

– Hélas ! dit le cheval, lésine etloyauté ne sauraient partager le même toit ! Mon maître a viteoublié les nombreuses années pendant lesquelles j’ai trimé pourlui, et parce que je ne puis plus guère labourer, maintenant quej’ai vieilli, il me chasse et ne veut plus me nourrir.

– Comme cela, sans la moindreconsolation ? s’informa le renard.

– Piètre consolation que la sienne !Il m’a dit que si je me montrais assez fort pour lui amener unlion, il me garderait ; mais il sait fort bien que j’en suisincapable.

– Attends, dit le renard, je vais teprêter assistance. Couche-toi là par terre et fais le mort. Nebouge plus. Le cheval se soumit au désir du renard, qui trottinajusqu’à la tanière du lion, qu’il connaissait et savait touteproche.

– il y a là-bas un cheval mort,annonça-t-il au lion. Viens, sors avec moi, je vais t’y conduire ettu pourras faire bombance ! Le lion suivit le renard, etlorsqu’ils furent près du cheval mort, le renard lui dit :

– Écoute, tu ne seras jamais asseztranquille par ici pour prendre tout ton temps. Tu ne sais pas ceque nous allons faire ? En me servant des crins de sa queue,je vais l’attacher solidement derrière toi et tu n’auras plus qu’àle traîner dans ta tanière, où tu pourras le dévorer tout à loisir.Le lion trouva l’idée excellente et se prêta de bon gré à lamanœuvre, se tenant bien tranquille pour que le renard pûtl’attacher au cheval en serrant solidement ses nœuds. Mais lerenard, pendant ce temps, se servait de la queue du cheval pourlier étroitement les pattes du lion, bouclant, serrant etresserrant ses liens les uns sur les autres, de telle manière qu’ilne pût ni les rompre, ni les défaire en y mettant toute sa force.L’opération terminée, il se pencha vers le cheval et lui frappa surl’épaule en lui disant – « Hue, mon Bijou ! Hue,tire-le ! » Le vieux cheval se redressa brusquement ettraîna derrière lui le lion rugissant, rugissant si fort que tousles oiseaux de la forêt s’envolèrent à la fois, complètementterrorisés. Le cheval, lui, laissa le lion rugir autant qu’il levoulait, sans cesser pour autant de le tirer à travers champsjusqu’à la porte de la maison de son maître. Revenant à demeilleurs sentiments en voyant la chose, son maître lui ditalors : « Je te garde et tu auras la belle vie. » Etdepuis ce jour-là jusqu’à sa mort, il eut toujours son content àmanger, et le meilleur fourrage.

Chapitre 42Le Vieux grand-père et son petit-fils

Il était une fois un très, très vieil homme,si vieux que ses yeux n’y voyaient plus guère tant ils étaienttroubles, que ses oreilles n’entendaient plus du tout et que sespauvre vieux genoux tremblaient sous lui. Ses mains aussitremblaient, et il tenait si mal sa cuillère quand il était àtable, qu’il renversait souvent de la soupe devant lui, et mêmeparfois manquait sa bouche. Son fils et la femme de celui-ci enétaient dégoûtés, qu’ils finirent par obliger le vieux grand-père àmanger dans un coin, derrière le poêle, où ils le servirent dansune grossière écuelle de terre, ne lui donnant que tout juste dequoi ne pas mourir de faim. Jamais il ne mangeait à sa faim. Etpuis un jour, ses pauvres vieilles mains tremblantes laissèrentéchapper la malheureuse écuelle qui se cassa. La jeune femme legronda, mais il ne répondit rien : il soupira seulement. Ellealla lui acheter une écuelle de quatre sous, en bois, dans laquelleil dut manger désormais.

Devant le vieux grand-père assis, commetoujours, dans son coin à l’écart, son petit-fils âgé de quatre ansse mit à assembler quelques planchettes de bois qu’il s’efforçaitde faire tenir ensemble.

– Que fais-tu là ? lui demanda sonpère.

– C’est une petite auge que je fabrique,répondit l’enfant, pour faire manger papa et maman quand je seraigrand.

Le mari et la femme échangèrent un longregard, puis commencèrent à pleurer. Ils firent revenir le vieuxgrand-père à leur table et mangèrent toujours avec lui depuis lors,sans gronder jamais, quand il lui arrivait de se tacher ou derépandre un peu de soupe sur la table.

Chapitre 43Le Vieux Sultan

Un paysan possédait un chien fidèle, nomméSultan. Or le pauvre Sultan était devenu si vieux qu’il avait perdutoutes ses dents, si bien qu’il lui était désormais impossible demordre. Il arriva qu’un jour, comme ils étaient assis devant leurporte, le paysan dit à sa femme :

– Demain un coup de fusil me débarrasserade Sultan, car la pauvre bête n’est plus capable de me rendre leplus petit service.

La paysanne eut pitié du malheureuxanimal :

– Il me semble qu’après nous avoir étéutile pendant tant d’années et s’être conduit toujours en bon chienfidèle, il a bien mérité pour ses vieux jours de trouver chez nousle pain des invalides.

– Je ne te comprends pas, répliqua lepaysan, et tu calcules bien mal : ne sais- tu donc pas qu’iln’a plus de dents dans la gueule, et que, par conséquent, il acessé d’être pour les voleurs un objet de crainte ? Il estdonc temps de nous en défaire. Il me semble que s’il nous a rendude bons services, il a, en revanche, été toujours bien nourri.Partant quitte.

Le pauvre animal, qui se chauffait au soleil àpeu de distance de là, entendit cette conversation qui le touchaitde si près, et je vous laisse à penser s’il en fut effrayé. Lelendemain devait donc être son dernier jour ! Il avait un amidévoué, sa seigneurie le loup, auquel il s’empressa d’aller, dès lanuit suivante, raconter le triste sort dont il était menacé.

– Écoute, compère, lui dit le loup, ne tedésespère pas ainsi ; je te promets de te tirer d’embarras. Ilme vient une excellente idée. Demain matin à la première heure, tonmaître et sa femme iront retourner leur foin ; comme ils n’ontpersonne au logis, ils emmèneront avec eux leur petit garçon. J’airemarqué que chaque fois qu’ils vont au champ, ils déposentl’enfant à l’ombre derrière une haie. Voici ce que tu auras àfaire. Tu te coucheras dans l’herbe auprès du petit, comme pourveiller sur lui. Quand ils seront occupés à leur foin, je sortiraidu bois et je viendrai à pas de loup dérober l’enfant ; alorstu t’élanceras de toute ta vitesse à ma poursuite, comme pourm’arracher ma proie ; et, avant que tu aies trop longtempscouru pour un chien de ton âge, je lâcherai mon butin, que turapporteras aux parents effrayés. Ils verront en toi le sauveur deleur enfant, et la reconnaissance leur défendra de temaltraiter ; à partir de ce moment, au contraire, tu entrerasen faveur, et désormais tu ne manqueras plus de rien.

L’invention plut au chien, et tout se passasuivant ce qui avait été convenu. Qu’on juge des cris d’effroi quepoussa le pauvre père quand il vit le loup s’enfuir avec son petitgarçon dans la gueule ! qu’on juge aussi de sa joie quand lefidèle Sultan lui rapporta son fils !

Il caressa son dos pelé, il baisa son frontgaleux, et dans l’effusion de sa reconnaissance, ils’écria :

– Malheur à qui s’aviserait jamaisd’arracher le plus petit poil à mon bon Sultan ! J’entendsque, tant qu’il vivra, il trouve chez moi le pain des invalides,qu’il a si bravement gagné !

Puis, s’adressant à sa femme :

– Grétel, dit-il, cours bien vite à lamaison, et prépare à ce fidèle animal une excellente pâtée ;puisqu’il n’a plus de dents, il faut lui épargner lescroûtes ; aie soin d’ôter du lit mon oreiller ; j’entendsqu’à l’avenir mon bon Sultan n’aie plus d’autre couchette.

Avec un tel régime, comment s’étonner queSultan soit devenu le doyen des chiens.

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