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Contes – Tome II

Contes – Tome II

de Marie-Catherine  d’Aulnoy

La Chatte Blanche
Il était une fois un roi qui avait trois fils bien faits et courageux ; il eut peur que l’envie de régner ne leur prît avant sa mort ; il courait même certains bruits qu’ils cherchaient à s’acquérir des créatures, et que c’était pour lui ôter son royaume. Le roi se sentait vieux, mais son esprit et sa capacité n’ayant point diminué, il n’avait pas envie de leur céder une place qu’il remplissait si dignement ; il pensa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c’était de les amuser par des promesses dont il saurait toujours éluder l’effet.

Il les appela dans son cabinet, et après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté, il ajouta : « Vous conviendrez avec moi, mes chers enfants, que mon grand âge ne permet pas que je m’applique aux affaires de mon État avec autant de soin que je le faisais autrefois. Je crains que mes sujets n’en souffrent, je veux mettre ma couronne sur la tête de l’un de vous autres ; mais il est bien juste que, pour un tel présent, vous cherchiez les moyens de me plaire, dans le dessein que j’ai de me retirer à la campagne. Il me semble qu’un petit chien adroit, joli et fidèle me tiendrait bonne compagnie : de sorte que sans choisir mon fils aîné plutôt que mon cadet, je vous déclare que celui des trois qui m’apportera le plus beau petit chien sera aussitôt mon héritier. » Ces princes demeurèrent surpris de l’inclination de leur père pour un petit chien mais les deux cadets y pouvaient trouver leur compte, et ils acceptèrent avec plaisir la commission d’aller en chercher un ; l’aîné était trop timide ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils prirent congédu roi ; il leur donna de l’argent et des pierreries, ajoutantque dans un an sans y manquer ils revinssent, au même jour et à lamême heure, lui apporter leurs petits chiens.

Avant de partir, ils allèrent dans un châteauqui n’était qu’à une lieue de la ville. Ils y menèrent leurs plusconfidents, et firent de grands festins, où les trois frères sepromirent une amitié éternelle, qu’ils agiraient dans l’affaire enquestion sans jalousie et sans chagrin, et que le plus heureuxferait toujours part de sa fortune aux autres ; enfin ilspartirent, réglant qu’ils se trouveraient à leur retour dans lemême château, pour aller ensemble chez le roi ; ils nevoulurent être suivis de personne, et changèrent leurs noms pourn’être pas connus.

Chacun prit une route différente : lesdeux aînés eurent beaucoup d’aventures ; mais je ne m’attachequ’à celles du cadet. Il était gracieux, il avait l’esprit gai etréjouissant, la tête admirable, la taille noble, les traitsréguliers, de belles dents, beaucoup d’adresse dans tous lesexercices qui conviennent à un prince. Il chantait agréablement, iltouchait le luth et le théorbe avec une délicatesse qui charmait,il savait peindre. En un mot, il était très accompli ; et poursa valeur, elle allait jusqu’à l’intrépidité.

Il n’y avait guère de jours qu’il n’achetâtdes chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues,limiers, chiens de chasse, épagneuls, barbets, bichons ; dèsqu’il en avait un beau, et qu’il en trouvait un plus beau, illaissait aller le premier pour garder l’autre ; car il auraitété impossible qu’il eût mené tout seul trente ou quarante millechiens, et il ne voulait ni gentilshommes, ni valets de chambre, nipages à sa suite. Il avançait toujours son chemin, n’ayant pointdéterminé jusqu’où il irait, lorsqu’il fut surpris de la nuit, dutonnerre et de la pluie dans une forêt, dont il ne pouvait plusreconnaître les sentiers.

Il prit le premier chemin, et après avoirmarché longtemps, il aperçut un peu de lumière ; ce qui luipersuada qu’il y avait quelque maison proche, où il se mettrait àl’abri jusqu’au lendemain. Ainsi guidé par la lumière qu’il voyait,il arriva à la porte d’un château, le plus superbe qui se soitjamais imaginé. Cette porte était d’or, couverte d’escarboucles,dont la lumière vive et pure éclairait tous les environs. C’étaitelle que le prince avait vue de fort loin ; les murs étaientd’une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, quireprésentaient l’histoire de toutes les fées, depuis la création dumonde jusqu’alors ; les fameuses aventures de Peau-d’Âne, deFinette, de l’Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant,de Serpentin-Vert, et de cent autres, n’y étaient pas oubliées. Ilfut charmé d’y reconnaître le prince Lutin, car c’était son oncle àla mode de Bretagne. La pluie et le mauvais temps l’empêchèrent des’arrêter davantage dans un lieu où il se mouillait jusqu’aux os,outre qu’il ne voyait point du tout aux endroits où la lumière desescarboucles ne pouvait s’étendre.

Il revint à la porte d’or ; il vit unpied de chevreuil attaché à une chaîne toute de diamant, il admiracette magnificence, et la sécurité avec laquelle on vivait dans lechâteau. Car enfin, disait-il, qui empêche les voleurs de venircouper cette chaîne, et d’arracher les escarboucles ? Ils seferaient riches pour toujours.

Il tira le pied de chevreuil, et aussitôt ilentendit sonner une cloche, qui lui parut d’or ou d’argent par leson qu’elle rendait ; au bout d’un moment la porte futouverte, sans qu’il aperçût autre chose qu’une douzaine de mains enl’air, qui tenaient chacune un flambeau. Il demeura si surprisqu’il hésitait à avancer, quand il sentit d’autres mains qui lepoussaient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fortinquiet, et, à tout hasard, il porta la main sur la garde de sonépée ; mais en entrant dans un vestibule tout incrusté deporphyre et de lapis, il entendit deux voix ravissantes quichantaient ces paroles :

Des mains que vous voyez ne prenez point d’ombrage,

Et ne craignez, en ce séjour,

Que les charmes d’un beau visage,

Si votre cœur veut fuir l’amour.

Il ne put croire qu’on l’invitât de si bonnegrâce pour lui faire ensuite du mal ; de sorte que se sentantpoussé vers une grande porte de corail, qui s’ouvrit dès qu’il s’enfut approché, il entra dans un salon de nacre de perle, et ensuitedans plusieurs chambres ornées différemment, et si riches par lespeintures et les pierreries qu’il en était comme enchanté. Mille etmille lumières attachées depuis la voûte du salon jusqu’en baséclairaient une partie des autres appartements, qui ne laissaientpas d’être remplis de lustres, de girandoles, et de gradinscouverts de bougies ; enfin la magnificence était telle qu’iln’était pas aisé de croire que ce fût une chose possible.

Après avoir passé dans soixante chambres, lesmains qui le conduisaient l’arrêtèrent ; il vit un grandfauteuil de commodité, qui s’approcha tout seul de la cheminée. Enmême temps le feu s’alluma, et les mains qui lui semblaient fortbelles, blanches, petites, grassettes et bien proportionnées ledéshabillèrent, car il était mouillé comme je l’ai déjà dit, etl’on avait peur qu’il ne s’enrhumât. On lui présenta, sans qu’ilvît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de noces,avec une robe de chambre d’une étoffe glacée d’or, brodée depetites émeraudes qui formaient des chiffres. Les mains sans corpsapprochèrent de lui une table, sur laquelle sa toilette fut mise.Rien n’était plus magnifique ; elles le peignèrent avec unelégèreté et une adresse dont il fut fort content. Ensuite on lerhabilla, mais ce ne fut pas avec ses habits, on lui en apporta debeaucoup plus riches. Il admirait silencieusement tout ce qui sepassait, et quelquefois il lui prenait de petits mouvements defrayeur, dont il n’était pas tout à fait le maître.

Après qu’on l’eut poudré, frisé, parfumé,paré, ajusté, et rendu plus beau qu’Adonis, les mains leconduisirent dans une salle superbe par ses dorures et ses meubles.On voyait autour l’histoire des plus fameux chats :Rodillardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat bottémarquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, lessorciers devenus chats, le sabbat et toutes ses cérémonies ;enfin rien n’était plus singulier que ces tableaux.

Le couvert était mis ; il y en avaitdeux, chacun garni de son cadenas d’or ; le buffet surprenaitpar la quantité de vases de cristal de roche et de mille pierresrares. Le prince ne savait pour qui ces deux couverts étaient mis,lorsqu’il vit des chats qui se placèrent dans un petit orchestre,ménagé exprès ; l’un tenait un livre avec des notes les plusextraordinaires du monde, l’autre un rouleau de papier dont ilbattait la mesure, et les autres avaient de petites guitares. Toutd’un coup chacun se mit à miauler sur différents tons, et à gratterles cordes des guitares avec ses ongles ; c’était la plusétrange musique que l’on eût jamais entendue. Le prince se seraitcru en enfer, s’il n’avait pas trouvé ce palais trop merveilleuxpour donner dans une pensée si peu vraisemblable ; mais il sebouchait les oreilles, et riait de toute sa force, de voir lesdifférentes postures et les grimaces de ces nouveaux musiciens.

Il rêvait aux différentes choses qui luiétaient déjà arrivées dans ce château, lorsqu’il vit entrer unepetite figure qui n’avait pas une coudée de haut. Cette bamboche secouvrait d’un long voile de crêpe noir. Deux chats lamenaient ; ils étaient vêtus de deuil, en manteau, et l’épéeau côté ; un nombreux cortège de chats venait après ; lesuns portaient des ratières pleines de rats, et les autres dessouris dans des cages.

Le prince ne sortait point d’étonnement ;il ne savait que penser. La figurine noire s’approcha ; etlevant son voile, il aperçut la plus belle petite chatte blanchequi ait jamais été et qui sera jamais. Elle avait l’air fort jeuneet fort triste ; elle se mit à faire un miaulis si doux et sicharmant qu’il allait droit au cœur ; elle dit auprince : « Fils de roi, sois le bien venu, ma miaulardemajesté te voit avec plaisir. – Madame la Chatte, dit le prince,vous êtes bien généreuse de me recevoir avec tant d’accueil, maisvous ne me paraissez pas une bestiole ordinaire ; le don quevous avez de la parole, et le superbe château que vous possédez, ensont des preuves assez évidentes. – Fils de roi, reprit ChatteBlanche, je te prie, cesse de me faire des compliments, je suissimple dans mes discours et dans mes manières, mais j’ai un boncœur. Allons, continua-t-elle, que l’on serve, et que les musiciensse taisent, car le prince n’entend pas ce qu’ils disent. – Etdisent-ils quelque chose, madame ? reprit-il. – Sans doute,continua-t-elle ; nous avons ici des poètes qui ont infinimentd’esprit, et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu d’enêtre convaincu. – Il ne faut que vous entendre pour le croire, ditgalamment le prince ; mais aussi, madame, je vous regardecomme une chatte fort rare. »

L’on apporta le souper, les mains dont lescorps étaient invisibles servaient. L’on mit d’abord sur la tabledeux bisques, l’une de pigeonneaux, et l’autre de souris fortgrasses. La vue de l’une empêcha le prince de manger de l’autre, sefigurant que le même cuisinier les avait accommodées : mais lapetite chatte, qui devina par la mine qu’il faisait ce qu’il avaitdans l’esprit, l’assura que sa cuisine était à part, et qu’ilpouvait manger de ce qu’on lui présenterait avec certitude qu’iln’y aurait ni rats, ni souris.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois,croyant bien que la belle petite chatte ne voudrait pas le tromper.Il remarqua qu’elle avait à sa patte un portrait fait entable ; cela le surprit. Il la pria de le lui montrer, croyantque c’était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeunehomme si beau qu’il était à peine croyable que la nature en pûtformer un semblable, et qui lui ressemblait si fort qu’on n’auraitpu le peindre mieux. Elle soupira, et devenant encore plus triste,elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu’il y avaitquelque chose d’extraordinaire là-dessous ; cependant il n’osas’en informer, de peur de déplaire à la chatte, ou de la chagriner.Il l’entretint de toutes les nouvelles qu’il savait, et il latrouva fort instruite des différents intérêts des princes, et desautres choses qui se passaient dans le monde.

Après le souper, Chatte Blanche convia sonhôte d’entrer dans un salon où il y avait un théâtre, sur lequeldouze chats et douze singes dansèrent un ballet. Les uns étaientvêtus en Maures, et les autres en Chinois. Il est aisé de juger dessauts et des cabrioles qu’ils faisaient, et de temps en temps ilsse donnaient des coups de griffes ; c’est ainsi que la soiréefinit. Chatte Blanche donna le bonsoir à son hôte ; les mainsqui l’avaient conduit jusque-là le reprirent et le menèrent dans unappartement tout opposé à celui qu’il avait vu. Il était moinsmagnifique que galant ; tout était tapissé d’ailes depapillons, dont les diverses couleurs formaient mille fleursdifférentes. Il y avait aussi des plumes d’oiseaux très rares, etqui n’ont peut-être jamais été vus que dans ce lieu-là. Les litsétaient de gaze, rattachés par mille nœuds de rubans. C’étaient degrandes glaces depuis le plafond jusqu’au parquet, et les borduresd’or ciselé représentaient mille petits amours.

Le prince se coucha sans dire mot, car il n’yavait pas moyen de faire la conversation avec les mains qui leservaient ; il dormit peu, et fut réveillé par un bruitconfus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit, et lui mirent unhabit de chasse. Il regarda dans la cour du château, il aperçutplus de cinq cents chats, dont les uns menaient des lévriers enlaisse, les autres sonnaient du cor ; c’était une grande fête.Chatte Blanche allait à la chasse ; elle voulait que le princey vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de boisqui courait à toute bride, et qui allait le pas à merveille ;il fit quelque difficulté d’y monter, disant qu’il s’en fallaitbeaucoup qu’il ne fût chevalier errant comme don Quichotte :mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval debois. Il avait une housse et une selle en broderie d’or et dediamants. Chatte Blanche montait un singe, le plus beau et le plussuperbe qui se soit encore vu ; elle avait quitté son grandvoile, et portait un bonnet à la dragonne, qui lui donnait un airsi résolu que toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il nes’était jamais fait une chasse plus agréable ; les chatscouraient plus vite que les lapins et les lièvres ; de sorteque, lorsqu’ils en prenaient, Chatte Blanche faisait faire la curéedevant elle, et il s’y passait mille tours d’adresse trèsréjouissants ; les oiseaux n’étaient pas de leur côté trop ensûreté, car les chatons grimpaient aux arbres, et le maître singeportait Chatte Blanche jusque dans les nids des aigles, pourdisposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.

La chasse étant finie, elle prit un cor quiétait long comme le doigt, mais qui rendait un son si clair et sihaut qu’on l’entendait aisément de dix lieues : dès qu’elleeut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous leschats du pays, les uns paraissaient en l’air, montés sur deschariots, les autres dans des barques abordaient par eau, enfin, ilne s’en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés dedifférentes manières : elle retourna au château avec cepompeux cortège, et pria le prince d’y venir. Il le voulut bien,quoiqu’il lui semblât que tant de chatonnerie tenait un peu dusabbat et du sorcier, et que la chatte parlante l’étonnât plus quetout le reste.

Dès qu’elle fut rentrée chez elle, on lui mitson grand voile noir ; elle soupa avec le prince, il avaitfaim, et mangea de bon appétit ; l’on apporta des liqueursdont il but avec plaisir, et sur-le-champ elles lui ôtèrent lesouvenir du petit chien qu’il devait porter au roi. Il ne pensaplus qu’à miauler avec Chatte Blanche, c’est-à-dire, à lui tenirbonne et fidèle compagnie ; il passait les jours en fêtesagréables, tantôt à la pêche ou à la chasse, puis l’on faisait desballets, des carrousels, et mille autres choses où il sedivertissait très bien ; souvent même la belle chattecomposait des vers et des chansonnettes d’un style si passionnéqu’il semblait qu’elle avait le cœur tendre, et que l’on ne pouvaitparler comme elle faisait sans aimer ; mais son secrétaire,qui était un vieux chat, écrivait si mal que, encore que sesouvrages aient été conservés, il est impossible de les lire.

Le prince avait oublié jusqu’à son pays. Lesmains dont j’ai parlé continuaient de le servir. Il regrettaitquelquefois de n’être pas chat, pour passer sa vie dans cette bonnecompagnie. « Hélas ! disait-il à Chatte Blanche, quej’aurai de douleur de vous quitter ; je vous aime sichèrement ! ou devenez fille, ou rendez-moi chat. » Elletrouvait son souhait fort plaisant, et ne lui faisait que desréponses obscures, où il ne comprenait presque rien.

Une année s’écoule bien vite quand on n’a nisouci ni peine, qu’on se réjouit et qu’on se porte bien. ChatteBlanche savait le temps où il devait retourner ; et comme iln’y pensait plus, elle l’en fit souvenir. « Sais-tu, dit-elle,que tu n’as que trois jours pour chercher le petit chien que le roiton père souhaite, et que tes frères en ont trouvé de fortbeaux ? » Le prince revint à lui, et s’étonnant de sanégligence : « Par quel charme secret, s’écria-t-il,ai-je oublié la chose du monde qui m’est la plus importante ?Il y va de ma gloire et de ma fortune ; où prendrai-je unchien tel qu’il le faut pour gagner un royaume, et un cheval assezdiligent pour faire tant de chemin ? » Il commença des’inquiéter, et s’affligea beaucoup.

Chatte Blanche lui dit, ens’adoucissant : « Fils de roi, ne te chagrine point, jesuis de tes amies ; tu peux rester encore ici un jour, etquoiqu’il y ait cinq cents lieues d’ici à ton pays, le bon chevalde bois t’y portera en moins de douze heures. – Je vous remercie,belle Chatte, dit le prince ; mais il ne me suffit pas deretourner vers mon père, il faut que je lui porte un petit chien. –Tiens, lui dit Chatte Blanche, voici un gland où il y en a un plusbeau que la canicule. – Oh, dit le prince, madame la Chatte, VotreMajesté se moque de moi. – Approche le gland de ton oreille,continua-t-elle, et tu l’entendras japper. » Il obéit.Aussitôt le petit chien fit jap, jap, et le prince demeuratransporté de joie, car tel chien qui tient dans un gland doit êtrefort petit. Il voulait l’ouvrir, tant il avait envie de le voir,mais Chatte Blanche lui dit qu’il pourrait avoir froid par leschemins, et qu’il valait mieux attendre qu’il fût devant le roi sonpère. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très tendre.« Je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m’ont paru sicourts avec vous que je regrette en quelque façon de vous laisserici ; et quoique vous y soyez souveraine, et que tous leschats qui vous font la cour aient plus d’esprit et de galanterieque les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avecmoi. » La Chatte ne répondit à cette proposition que par unprofond soupir.

Ils se quittèrent ; le prince arriva lepremier au château où le rendez-vous avait été réglé avec sesfrères. Ils s’y rendirent peu après, et demeurèrent surpris de voirdans la cour un cheval de bois qui sautait mieux que tous ceux quel’on a dans les académies.

Le prince vint au-devant d’eux. Ilss’embrassèrent plusieurs fois, et se rendirent compte de leursvoyages ; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité deses aventures, et leur montra un méchant chien, qui servait àtourner la broche, disant qu’il l’avait trouvé si joli que c’étaitcelui qu’il apportait au roi. Quelque amitié qu’il y eût entre eux,les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leurcadet : ils étaient à table, et se marchaient sur le pied,comme pour se dire qu’ils n’avaient rien à craindre de cecôté-là.

Le lendemain ils partirent ensemble dans unmême carrosse. Les deux fils aînés du roi avaient de petits chiensdans des paniers, si beaux et si délicats que l’on osait à peineles toucher. Le cadet portait le pauvre tournebroche, qui était sicrotté que personne ne pouvait le souffrir. Lorsqu’ils furent dansle palais, chacun les environna pour leur souhaiter labienvenue ; ils entrèrent dans l’appartement du roi. Celui-cine savait en faveur duquel décider, car les petits chiens qui luiétaient présentés par ses deux aînés étaient presque d’une égalebeauté, et ils se disputaient déjà l’avantage de la succession,lorsque leur cadet les mit d’accord en tirant de sa poche le glandque Chatte Blanche lui avait donné. Il l’ouvrit promptement, puischacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passait au milieud’une bague sans y toucher. Le prince le mit par terre, aussitôt ilcommença de danser la sarabande avec des castagnettes, aussilégèrement que la plus célèbre Espagnole. Il était de millecouleurs différentes, ses soies et ses oreilles traînaient parterre. Le roi demeura fort confus, car il était impossible detrouver rien à redire à la beauté du toutou.

Cependant il n’avait aucune envie de sedéfaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui était plus cherque tous les chiens de l’univers. Il dit donc à ses enfants qu’ilétait satisfait de leurs peines ; mais qu’ils avaient si bienréussi dans la première chose qu’il avait souhaitée d’eux qu’ilvoulait encore éprouver leur habileté avant de tenir parole ;qu’ainsi il leur donnait un an à chercher par terre et par mer unepièce de toile si fine qu’elle passât par le trou d’une aiguille àfaire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très affligésd’être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deuxprinces, dont les chiens étaient moins beaux que celui de leurcadet, y consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faireautant d’amitié que la première fois, car le tournebroche les avaitun peu refroidis.

Notre prince reprit son cheval de bois ;et sans vouloir chercher d’autres secours que ceux qu’il pourraitespérer de l’amitié de Chatte Blanche, il partit en toutediligence, et retourna au château où elle l’avait si bien reçu. Ilen trouva toutes les portes ouvertes ; les fenêtres, lestoits, les tours et les murs étaient bien éclairés de cent millelampes, qui faisaient un effet merveilleux. Les mains qui l’avaientsi bien servi s’avancèrent au-devant de lui, prirent la bride del’excellent cheval de bois, qu’elles menèrent à l’écurie, pendantque le prince entrait dans la chambre de Chatte Blanche.

Elle était couchée dans une petite corbeille,sur un matelas de satin blanc très propre. Elle avait des cornettesnégligées, et paraissait abattue ; mais quand elle aperçut leprince, elle fit mille sauts et autant de gambades, pour luitémoigner la joie qu’elle avait. « Quelque sujet que j’eusse,lui dit-elle, d’espérer ton retour, je t’avoue, fils de roi, que jen’osais m’en flatter ; et je suis ordinairement si malheureusedans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend. »Le prince reconnaissant lui fit mille caresses ; il lui contale succès de son voyage, qu’elle savait peut-être mieux que lui, etque le roi voulait une pièce de toile qui pût passer par le troud’une aiguille ; qu’à la vérité il croyait la choseimpossible, mais qu’il n’avait pas laissé de la tenter, sepromettant tout de son amitié et de son secours. Chatte Blanche,prenant un air plus sérieux, lui dit que c’était une affaire àlaquelle il fallait penser, que par bonheur elle avait dans sonchâteau des chattes qui filaient fort bien, qu’elle-même y mettraitla griffe, et qu’elle avancerait cette besogne ; qu’ainsi ilpouvait demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu’iltrouverait plus aisément chez elle qu’en aucun lieu du monde.

Les mains parurent, elles portaient desflambeaux ; et le prince les suivant avec Chatte Blanche entradans une magnifique galerie qui régnait le long d’une granderivière, sur laquelle on tira un grand feu d’artifice surprenant.L’on y devait brûler quatre chats, dont le procès était fait dansles formes. Ils étaient accusés d’avoir mangé le rôti du souper deChatte Blanche, son fromage, son lait, d’avoir même conspiré contresa personne avec Martafax et Lhermite, fameux rats de la contrée,et tenus pour tels par La Fontaine, auteur très véritable :mais avec tout cela, l’on savait qu’il y avait beaucoup de cabaledans cette affaire, et que la plupart des témoins étaient subornés.Quoi qu’il en soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d’artificene fit mal à personne, et l’on n’a encore jamais vu de si bellesfusées.

L’on servit ensuite une médianoche trèspropre, qui causa plus de plaisir au prince que le feu, car ilavait grand faim, et son cheval de bois l’avait mené si vite qu’iln’a jamais été de diligence pareille. Les jours suivants sepassèrent comme ceux qui les avaient précédés, avec mille fêtesdifférentes, dont l’ingénieuse Chatte Blanche régalait son hôte.C’est peut-être le premier mortel qui se soit si bien diverti avecdes chats, sans avoir d’autre compagnie.

Il est vrai que Chatte Blanche avait l’espritagréable, liant, et presque universel. Elle était plus savantequ’il n’est permis à une chatte de l’être. Le prince s’en étonnaitquelquefois : « Non, lui disait-il, ce n’est point unechose naturelle que tout ce que je remarque de merveilleux envous : si vous m’aimez, charmante minette, apprenez-moi parquel prodige vous pensez et vous parlez si juste qu’on pourraitvous recevoir dans les académies fameuses des plus beauxesprits ? – Cesse tes questions, fils de roi, lui disait-elle,il ne m’est pas permis d’y répondre, et tu peux pousser tesconjectures aussi loin que tu voudras, sans que je m’yoppose ; qu’il te suffise que j’aie toujours pour toi patte develours, et que je m’intéresse tendrement dans tout ce qui teregarde. »

Insensiblement cette seconde année s’écoulacomme la première, le prince ne souhaitait guère de choses que lesmains diligentes ne lui apportassent sur-le-champ, soit des livres,des pierreries, des tableaux, des médailles antiques ; enfinil n’avait qu’à dire je veux un tel bijou, qui est dans le cabinetdu Mogol ou du roi de Perse, telle statue de Corinthe ou de laGrèce, il voyait aussitôt devant lui ce qu’il désirait, sans savoirni qui l’avait apporté, ni d’où il venait. Cela ne laisse pasd’avoir ses agréments ; et pour se délasser, l’on estquelquefois bien aise de se voir maître des plus beaux trésors dela terre.

Chatte Blanche, qui veillait toujours auxintérêts du prince, l’avertit que le temps de son départapprochait, qu’il pouvait se tranquilliser sur la pièce de toilequ’il désirait, et qu’elle lui en avait fait unemerveilleuse ; elle ajouta qu’elle voulait cette fois-ci luidonner un équipage digne de sa naissance, et sans attendre saréponse, elle l’obligea de regarder dans la grande cour du château.Il y avait une calèche découverte, d’or émaillé de couleur de feu,avec mille devises galantes, qui satisfaisaient autant l’esprit queles yeux. Douze chevaux blancs comme la neige, attachés quatre àquatre de front, la traînaient, chargés de harnais de velourscouleur de feu en broderie de diamants, et garnis de plaques d’or.La doublure de la calèche était pareille, et cent carrosses à huitchevaux, tous remplis de seigneurs de grande apparence, trèssuperbement vêtus, suivaient cette calèche. Elle était encoreaccompagnée par mille gardes du corps dont les habits étaient sicouverts de broderie que l’on n’apercevait point l’étoffe ; cequi était singulier, c’est qu’on voyait partout le portrait deChatte Blanche, soit dans les devises de la calèche, ou sur leshabits des gardes du corps, ou attachés avec un ruban dujustaucorps de ceux qui faisaient le cortège, comme un ordrenouveau dont elle les avait honorés.

« Va, dit-elle au prince, va paraître àla cour du roi ton père, d’une manière si somptueuse que tes airsmagnifiques servent à lui en imposer, afin qu’il ne te refuse plusla couronne que tu mérites. Voilà une noix, ne la casse qu’en saprésence, tu y trouveras la pièce de toile que tu m’as demandée. –Aimable Blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis sipénétré de vos bontés, que si vous y vouliez consentir, jepréférerais de passer ma vie avec vous à toutes les grandeurs quej’ai lieu de me promettre ailleurs. – Fils de roi, répliqua-t-elle,je suis persuadée de la bonté de ton cœur, c’est une marchandiserare parmi les princes, ils veulent être aimés de tout le monde, etne veulent rien aimer ; mais tu montres assez que la règlegénérale a son exception. Je te tiens compte de l’attachement quetu témoignes pour une petite Chatte Blanche, qui dans le fond n’estpropre à rien qu’à prendre des souris. » Le prince lui baisala patte, et partit.

L’on aurait de la peine à croire la diligencequ’il fit, si l’on ne savait déjà de quelle manière le cheval debois l’avait porté en moins de deux jours à plus de cinq centslieues du château ; de sorte que le même pouvoir qui animacelui-là pressa si fort les autres qu’ils ne restèrent quevingt-quatre heures sur le chemin ; ils ne s’arrêtèrent enaucun endroit, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés chez le roi, oùles deux frères aînés du prince s’étaient déjà rendus ; desorte que ne voyant point paraître leur cadet, ilss’applaudissaient de sa négligence, et se disaient tout bas l’un àl’autre : « Voilà qui est bien heureux, il est mort oumalade, il ne sera point notre rival dans l’affaire importante quiva se traiter. » Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui àla vérité étaient si fines qu’elles passaient par le trou d’unegrosse aiguille, mais dans une petite, cela ne se pouvait ; etle roi, très aise de ce prétexte de dispute, leur montra l’aiguillequ’il avait proposée et que les magistrats, par son ordre,apportèrent du trésor de la ville, où elle avait été soigneusementenfermée.

Il y avait beaucoup de murmure sur cettedispute. Les amis des princes, et particulièrement ceux de l’aîné,car c’était sa toile qui était la plus belle, disaient que c’étaitlà une franche chicane, où il entrait beaucoup d’adresse et denormanisme. Les créatures du roi soutenaient qu’il n’était pointobligé de tenir des conditions qu’il n’avait pas proposées ;enfin, pour les mettre tous d’accord, l’on entendit un bruitcharmant de trompettes, de timbales et de hautbois ; c’étaitnotre prince qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deuxfils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d’une sigrande magnificence.

Après qu’il eut salué respectivement son père,embrassé ses frères, il tira d’une boîte couverte de rubis la noixqu’il cassa ; il croyait y trouver la pièce de toile tantvantée ; mais il y avait au lieu une noisette. Il cassaencore, et demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun seregardait, le roi riait tout doucement, et se moquait que son filseût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une piècede toile : mais pourquoi ne l’aurait-il pas cru, puisqu’il adéjà donné un petit chien qui tenait dans un gland ? Il cassadonc le noyau de cerise, qui était rempli de son amande ;alors il s’éleva un grand bruit dans la chambre, l’on n’entendaitautre chose que : « Le prince cadet est la dupe del’aventure. » Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteriesdes courtisans ; il ouvre l’amande, et trouve un grain de blépuis dans le grain de blé un grain de millet. Oh ! c’est lavérité qu’il commença à se défier, et marmotta entre sesdents : « Chatte Blanche, Chatte Blanche, tu t’es moquéede moi. » Il sentit dans ce moment la griffe d’un chat sur samain, dont il fut si bien égratigné qu’il saignait. Il ne savait sicette griffade était faite pour lui donner du cœur, ou lui faireperdre courage. Cependant il ouvrit le grain de millet, etl’étonnement de tout le monde ne fut pas petit, quand il en tiraune pièce de toile de quatre cents aunes, si merveilleuse que tousles oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec lesarbres, les fruits et les plantes de la terre, les rochers, lesraretés et les coquillages de la mer, le soleil, la lune, lesétoiles, les astres et les planètes des cieux : il y avaitencore le portrait des rois et autres souverains qui régnaient pourlors dans le monde ; celui de leurs femmes, de leursmaîtresses, de leurs enfants et de tous leurs sujets, sans que leplus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisait lepersonnage qui lui convenait, et vêtu à la mode de son pays.Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle quele prince était devenu rouge de la chercher si longtemps. L’onprésenta l’aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi etles deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique labeauté si rare de cette toile les forçât de temps en temps de direque tout ce qui était dans l’univers ne lui était pascomparable.

Le roi poussa un profond soupir, et setournant vers ses enfants : « Rien ne peut, leur dit-il,me donner tant de consolation dans ma vieillesse que de reconnaîtrevotre déférence pour moi, je souhaite donc que vous vous mettiez àune nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et celui qui aubout de l’année ramènera la plus belle fille l’épousera, et seracouronné roi à son mariage ; c’est aussi bien une nécessitéque mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je nedifférerai plus à donner la récompense que j’ai promise. »

Toute l’injustice roulait sur notre prince. Lepetit chien et la pièce de toile méritaient dix royaumes plutôtqu’un ; mais il était si bien né qu’il ne voulut pointcontrarier la volonté de son père ; et sans différer, ilremonta dans sa calèche : tout son équipage le suivit, et ilretourna auprès de sa chère Chatte Blanche ; elle savait lejour et le moment qu’il devait arriver, tout était jonché de fleurssur le chemin, mille cassolettes fumaient de tous côtés, etparticulièrement dans le château. Elle était assise sur un tapis dePerse, et sous un pavillon de drap d’or, dans une galerie où ellepouvait le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l’avaienttoujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les gouttières pourle féliciter par un miaulage désespéré.

« Eh bien, fils de roi, lui dit-elle, tevoilà donc encore revenu sans couronne ? – Madame,répliqua-t-il, vos bontés m’avaient mis en état de la gagner :mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s’endéfaire que je n’aurais de plaisir à la posséder. – N’importe,dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te serviraidans cette occasion ; et puisqu’il faut que tu mènes une bellefille à la cour de ton père, je t’en chercherai quelqu’une qui tefera gagner le prix ; cependant réjouissons-nous, j’ai ordonnéun combat naval entre mes chats et les terribles rats de lacontrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craignentl’eau ; mais aussi ils auraient trop d’avantage, et il faut,autant qu’on le peut, égaler toutes choses. » Le prince admirala prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup, et fut avecelle sur une terrasse qui donnait vers la mer.

Les vaisseaux des chats consistaient en degrands morceaux de liège, sur lesquels ils voguaient assezcommodément. Les rats avaient joint plusieurs coques d’œufs, etc’étaient là leurs navires. Le combat s’opiniâtracruellement ; les rats se jetaient dans l’eau, et nageaientbien mieux que les chats ; de sorte que vingt fois ils furentvainqueurs et vaincus ; mais Minagrobis, amiral de la flottechatonique, réduisit la gente ratonienne dans le dernier désespoir.Il mangea à belles dents le général de leur flotte ; c’étaitun vieux rat expérimenté, qui avait fait trois fois le tour dumonde dans de bons vaisseaux, où il n’était ni capitaine, nimatelot, mais seulement croque-lardon.

Chatte Blanche ne voulut pas qu’on détruisîtabsolument ces pauvres infortunés. Elle avait de la politique, etsongeait que s’il n’y avait plus ni rats, ni souris dans le pays,ses sujets vivraient dans une oisiveté qui pourrait lui devenirpréjudiciable. Le prince passa cette année comme il avait fait desautres, c’est-à-dire à la chasse, à la pêche, au jeu, car ChatteBlanche jouait fort bien aux échecs. Il ne pouvait s’empêcher detemps en temps de lui faire de nouvelles questions, pour savoir parquel miracle elle parlait. Il lui demandait si elle était fée, ousi par une métamorphose on l’avait rendue chatte ; mais commeelle ne disait jamais que ce qu’elle voulait bien dire, elle nerépondait aussi que ce qu’elle voulait bien répondre, et c’étaittant de petits mots qui ne signifiaient rien qu’il jugea aisémentqu’elle ne voulait pas partager son secret avec lui.

Rien ne s’écoule plus vite que des jours quise passent sans peine et sans chagrin, et si la chatte n’avait pasété soigneuse de se souvenir du temps qu’il fallait retourner à lacour, il est certain que le prince l’aurait absolument oublié. Ellel’avertit la veille qu’il ne tiendrait qu’à lui d’emmener une desplus belles princesses qui fût dans le monde, que l’heure dedétruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivé, et qu’ilfallait pour cela qu’il se résolût à lui couper la tête et laqueue, qu’il jetterait promptement dans le feu. « Moi,s’écria-t-il, Blanchette ! mes amours ! moi, dis-je, jeserais assez barbare pour vous tuer ? Ah ! vous voulezsans doute éprouver mon cœur, mais soyez certaine qu’il n’est pointcapable de manquer à l’amitié et à la reconnaissance qu’il vousdoit. – Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonned’aucune ingratitude ; je connais ton mérite, ce n’est ni toi,ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce queje souhaite, nous recommencerons l’un et l’autre d’être heureux, ettu connaîtras, foi de chatte de bien et d’honneur, que je suisvéritablement ton amie.

Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeuxdu jeune prince, de la seule pensée qu’il fallait couper la tête àsa petite chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il ditencore tout ce qu’il put imaginer de plus tendre pour qu’elle l’endispensât, elle répondait opiniâtrement qu’elle voulait mourir desa main ; et que c’était l’unique moyen d’empêcher que sesfrères n’eussent la couronne ; en un mot, elle le pressa avectant d’ardeur qu’il tira son épée en tremblant, et, d’une main malassurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie lachatte : en même temps il vit la plus charmante métamorphosequi se puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand, etse changea tout d’un coup en fille, c’est ce qui ne saurait êtredécrit, il n’y a eu que celle-là d’aussi accomplie. Ses yeuxravissaient les cœurs, et sa douceur les retenait : sa tailleétait majestueuse, l’air noble et modeste, un esprit liant, desmanières engageantes ; enfin, elle était au-dessus de tout cequ’il y a de plus aimable.

Le prince en la voyant demeura si surpris, etd’une surprise si agréable, qu’il se crut enchanté. Il ne pouvaitparler, ses yeux n’étaient pas assez grands pour la regarder, et salangue liée ne pouvait expliquer son étonnement ; mais ce futbien autre chose, lorsqu’il vit entrer un nombre extraordinaire dedames et de seigneurs, qui tenant tous leur peau de chattes ou dechats jetée sur leurs épaules vinrent se prosterner aux pieds de lareine, et lui témoigner leur joie de la revoir dans son étatnaturel. Elle les reçut avec des témoignages de bonté quimarquaient assez le caractère de son cœur. Et après avoir tenu soncercle quelques moments, elle ordonna qu’on la laissât seule avecle prince, et elle lui parla ainsi :

« Ne pensez pas, seigneur, que j’aietoujours été chatte, ni que ma naissance soit obscure parmi leshommes. Mon père était roi de six royaumes. Il aimait tendrement mamère, et la laissait dans une entière liberté de faire tout cequ’elle voulait. Son inclination dominante était de voyager ;de sorte qu’étant grosse de moi, elle entreprit d’aller voir unecertaine montagne, dont elle avait entendu dire des chosessurprenantes. Comme elle était en chemin, on lui dit qu’il y avait,proche du lieu où elle passait, un ancien château de fées, le plusbeau du monde, tout au moins qu’on le croyait tel par une traditionqui en était restée ; car d’ailleurs comme personne n’yentrait, on n’en pouvait juger, mais qu’on savait très sûrement queces fées avaient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plussavoureux et délicats qui se fussent jamais mangés.

Aussitôt la reine ma mère eut une envie siviolente d’en manger qu’elle y tourna ses pas. Elle arriva à laporte de ce superbe édifice, qui brillait d’or et d’azur de tousles côtés ; mais elle y frappa inutilement : qui que cesoit ne parut, il semblait que tout le monde y était mort ;son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir deséchelles, afin que l’on pût passer par-dessus les murs du jardin,et l’on en serait venu à bout si ces murs ne se fussent haussés àvue d’œil, bien que personne n’y travaillât ; l’on attachaitdes échelles les unes aux autres, elles rompaient sous le poids deceux qu’on y faisait monter, et ils s’estropiaient ou setuaient.

La reine se désespérait. Elle voyait de grandsarbres chargés de fruits qu’elle croyait délicieux, elle en voulaitmanger ou mourir ; de sorte qu’elle fit tendre des tentes fortriches devant le château, et elle y resta six semaines avec toutesa cour. Elle ne dormait ni ne mangeait, elle soupirait sans cesse,elle ne parlait que des fruits du jardin inaccessible ; enfinelle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce soit pûtapporter le moindre remède à son mal, car les inexorables féesn’avaient pas même paru depuis qu’elle s’était établie proche deleur château. Tous ses officiers s’affligeaientextraordinairement : l’on n’entendait que des pleurs et dessoupirs, pendant que la reine mourante demandait des fruits à ceuxqui la servaient ; mais elle n’en voulait point d’autres queceux qu’on lui refusait.

Une nuit qu’elle s’était un peu assoupie, ellevit en se réveillant une petite vieille, laide et décrépite, assisedans un fauteuil au chevet de son lit. Elle était surprise que sesfemmes eussent laissé approcher si près d’elle une inconnue,lorsque celle-ci lui dit : « Nous trouvons Ta Majestébien importune, de vouloir avec tant d’opiniâtreté manger de nosfruits ; mais puisqu’il y va de ta précieuse vie, mes sœurs etmoi consentons à t’en donner tant que tu pourras en emporter, ettant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don. –Ah ! ma bonne mère, s’écria la reine, parlez, je vous donnemes royaumes, mon cœur, mon âme, pourvu que j’aie des fruits, je nesaurais les acheter trop cher. – Nous voulons, dit-elle, que TaMajesté nous donne la fille que tu portes dans ton sein ; dèsqu’elle sera née, nous la viendrons quérir ; elle sera nourrieparmi nous ; il n’y a point de vertus, de beautés, desciences, dont nous ne la voulions douer : en un mot, ce seranotre enfant, nous la rendrons heureuse ; mais observe que TaMajesté ne la reverra plus qu’elle ne soit mariée. Si laproposition t’agrée, je vais tout à l’heure te guérir, et te menerdans nos vergers ; malgré la nuit, tu verras assez clair pourchoisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas,bonsoir, madame la reine, je vais dormir. – Quelque dure que soitla loi que vous m’imposez, répondit la reine, je l’accepte plutôtque de mourir ; car il est certain que je n’ai pas un jour àvivre, ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi,savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sansjouir du privilège que vous venez de m’accorder. »

La fée la toucha avec une petite baguetted’or, en disant : « Que Ta Majesté soit quitte de tousles maux qui la retiennent dans ce lit. » Il lui semblaaussitôt qu’on lui ôtait une robe fort pesante et fort dure, dontelle se sentait comme accablée, et qu’il y avait des endroits oùelle tenait davantage. C’était apparemment ceux où le mal était leplus grand. Elle fit appeler toutes ses dames, et leur dit avec unvisage gai qu’elle se portait à merveille, qu’elle allait se lever,et qu’enfin ces portes si bien verrouillées et si bien barricadéesdu palais de féerie lui seraient ouvertes pour manger de beauxfruits, et pour en emporter tant qu’il lui plairait.

Il n’y eut aucune de ses dames qui ne crût lareine en délire, et que dans ce moment elle rêvait à ces fruitsqu’elle avait tant souhaités ; de sorte qu’au lieu de luirépondre, elles se prirent à pleurer, et firent éveiller tous lesmédecins pour voir en quel état elle était. Ce retardementdésespérait la reine ; elle demandait promptement ses habits,on les lui refusait ; elle se mettait en colère, et devenaitfort rouge. L’on disait que c’était l’effet de sa fièvre ;cependant les médecins étant entrés, après lui avoir touché lepouls, et fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu’ellefût dans une parfaite santé. Ses femmes qui virent la faute que lezèle leur avait fait commettre tâchèrent de la réparer enl’habillant promptement. Chacun lui demanda pardon, tout futapaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée qui l’avaittoujours attendue.

Elle entra dans le palais où rien ne pouvaitêtre ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde. Vous lecroirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte Blanche, quandje vous aurai dit que c’est celui où nous sommes ; deux autresfées un peu moins vieilles que celle qui conduisait ma mère lesreçurent à la porte, et lui firent un accueil très favorable. Elleles pria de la mener promptement dans le jardin, et vers lesespaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. « Ils sonttous également bons, lui dirent-elles, et si ce n’était que tu veuxavoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n’aurions qu’à lesappeler pour les faire venir ici. – Je vous supplie, mesdames, ditla reine, que j’aie la satisfaction de voir une chose siextraordinaire. » La plus vieille mit ses doigts dans sabouche, et siffla trois fois, puis elle cria :« Abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires,bigarreaux, melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles,fraises, framboises, accourez à ma voix. – Mais, dit la reine, toutce que vous venez d’appeler vient en différentes saisons. – Celan’est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles, nous avons de tousles fruits qui sont sur la terre, toujours mûrs, toujours bons, etqui ne se gâtent jamais.

En même temps, ils arrivèrent roulants,rampants, pêle-mêle, sans se gâter ni se salir ; de sorte quela reine, impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus, etprit les premiers qui s’offrirent sous ses mains ; elle lesdévora plutôt qu’elle ne les mangea.

Après s’en être un peu rassasiée, elle priales fées de la laisser aller aux espaliers, pour avoir le plaisirde les choisir de l’œil avant que de les cueillir. » Nous yconsentons volontiers, dirent les trois fées ; maissouviens-toi de la promesse que tu nous as faite, il ne te seraplus permis de t’en dédire. – Je suis persuadée, répliqua-t-elle,que l’on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, quesi je n’aimais pas chèrement le roi mon mari, je m’offrirais d’ydemeurer aussi ; c’est pourquoi vous ne devez point craindreque je rétracte ma parole. » Les fées, très contentes, luiouvrirent tous leurs jardins, et tous leurs enclos ; elle yresta trois jours et trois nuits sans en vouloir sortir, tant elleles trouvait délicieux. Elle cueillit des fruits pour saprovision ; et comme ils ne se gâtent jamais, elle en fitcharger quatre mille mulets qu’elle emmena. Les fées ajoutèrent àleurs fruits des corbeilles d’or, d’un travail exquis, pour lesmettre, et plusieurs raretés dont le prix est excessif ; elleslui promirent de m’élever en princesse, de me rendre parfaite, etde me choisir un époux, qu’elle serait avertie de la noce, etqu’elles espéraient bien qu’elle y viendrait.

Le roi fut ravi du retour de la reine ;toute la cour lui en témoigna sa joie ; ce n’étaient que bals,mascarades, courses de bagues et festins, où les fruits de la reineétaient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeaitpréférablement à tout ce qu’on pouvait lui présenter. Il ne savaitpoint le traité qu’elle avait fait avec les fées, et souvent il luidemandait en quel pays elle était allée pour rapporter de si bonneschoses ; elle lui répondait qu’elles se trouvaient sur unemontagne presque inaccessible, une autre fois qu’elles venaientdans des vallons, puis au milieu d’un jardin ou dans une grandeforêt. Le roi demeurait surpris de tant de contrariétés. Ilquestionnait ceux qui l’avaient accompagnée ; mais elle leuravait tant défendu de conter à personne son aventure qu’ilsn’osaient en parler. Enfin la reine inquiète de ce qu’elle avaitpromis aux fées, voyant approcher le temps de ses couches, tombadans une mélancolie affreuse, elle soupirait à tout moment, etchangeait à vue d’œil. Le roi s’inquiéta, il pressa la reine de luidéclarer le sujet de sa tristesse ; et après des peinesextrêmes, elle lui apprit tout ce qui s’était passé entre les féeset elle, et comme elle leur avait promis la fille qu’elle devaitavoir. « Quoi ! s’écria le roi, nous n’avons pointd’enfants, vous savez à quel point j’en désire, et pour manger deuxou trois pommes, vous avez été capable de promettre votrefille ? Il faut que vous n’ayez aucune amitié pour moi. »Là-dessus il l’accabla de mille reproches, dont ma pauvre mèrepensa mourir de douleur ; mais il ne se contenta pas de cela,il la fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtéspour empêcher qu’elle n’eût commerce avec qui que ce fût au monde,que les officiers qui la servaient, encore changea-t-il ceux quiavaient été avec elle au château des fées.

La mauvaise intelligence du roi et de la reinejeta la cour dans une consternation infinie. Chacun quitta sesriches habits pour en prendre de conformes à la douleur générale.Le roi, de son côté, paraissait inexorable ; il ne voyait plussa femme, et sitôt que je fus née, il me fit apporter dans sonpalais pour y être nourrie, pendant qu’elle resterait prisonnièreet fort malheureuse. Les fées n’ignoraient rien de ce qui sepassait ; elles s’en irritèrent, elles voulaient m’avoir,elles me regardaient comme leur bien, et que c’était leur faire unvol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeanceproportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbreambassade au roi, pour l’avertir de mettre la reine en liberté, etde lui rendre ses bonnes grâces, et pour le prier aussi de medonner à leurs ambassadeurs, afin d’être nourrie et élevée parmielles. Les ambassadeurs étaient si petits et si contrefaits, carc’étaient des nains hideux, qu’ils n’eurent pas le don de persuaderce qu’ils voulaient au roi. Il les refusa rudement, et s’ilsn’étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivépis.

Quand les fées surent le procédé de mon père,elles s’indignèrent autant qu’on peut l’être ; et après avoirenvoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvaient lesdésoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissait devenin les endroits où il passait, qui mangeait les hommes et lesenfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes du soufflede son haleine.

Le roi se trouva dans la dernièredésolation : il consulta tous les sages de son royaume sur cequ’il devait faire pour garantir ses sujets des malheurs, dont illes voyait accablés. Ils lui conseillèrent d’envoyer chercher partout le monde les meilleurs médecins et les plus excellentsremèdes, et d’un autre côté, qu’il fallait promettre la vie auxcriminels condamnés à la mort qui voudraient combattre le dragon.Le roi, assez satisfait de cet avis, l’exécuta, et n’en reçutaucune consolation, car la mortalité continuait, et personnen’allait contre le dragon qu’il n’en fût dévoré ; de sortequ’il eut recours à une fée dont il était protégé dès sa plustendre jeunesse. Elle était fort vieille, et ne se levait presqueplus ; il alla chez elle, et lui fit mille reproches desouffrir que le destin le persécutât sans le secourir.« Comment voulez-vous que je fasse, lui dit-elle, vous avezirrité mes sœurs ; elles ont autant de pouvoir que moi, etrarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à lesapaiser en leur donnant votre fille, cette petite princesse leurappartient : vous avez mis la reine dans une étroiteprison ; que vous a donc fait cette femme si aimable pour latraiter si mal ? Résolvez-vous de tenir la parole qu’elle adonnée, je vous assure que vous serez comblé de biens. »

Le roi mon père m’aimait chèrement ; maisne voyant point d’autre moyen de sauver ses royaumes, et de sedélivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu’il était résolu dela croire, qu’il voulait bien me donner aux fées, puisqu’elleassurait que je serais chérie et traitée en princesse de monrang ; qu’il ferait aussi revenir la reine, et qu’elle n’avaitqu’à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château deféerie. « Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceausur la montagne de fleurs ; vous pourrez même rester auxenvirons, pour être spectateur de la fête qui se passera. » Leroi lui dit que dans huit jours il irait avec la reine, qu’elle enavertît ses sœurs les fées, afin qu’elles fissent là-dessus cequ’elles jugeraient à propos.

Dès qu’il fut de retour au palais, il envoyaquérir la reine avec autant de tendresse et de pompe qu’il l’avaitfait mettre prisonnière avec colère et emportement. Elle était siabattue et si changée qu’il aurait eu peine à la reconnaître, sison cœur ne l’avait pas assuré que c’était cette même personnequ’il avait tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d’oublierles déplaisirs qu’il venait de lui causer, l’assurant que ceseraient les derniers qu’elle éprouverait jamais avec lui. Ellerépliqua qu’elle se les était attirés par l’imprudence qu’elleavait eue de promettre sa fille aux fées ; et que si quelquechose la pouvait rendre excusable, c’était l’état où elleétait ; enfin il lui déclara qu’il voulait me remettre entreleurs mains. La reine à son tour combattit ce dessein : ilsemblait que quelque fatalité s’en mêlait, et que je devaistoujours être un sujet de discorde entre mon père et ma mère. Aprèsqu’elle eut bien gémi et pleuré, sans rien obtenir de ce qu’ellesouhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences, etnos sujets continuaient de mourir, comme s’ils eussent étécoupables des fautes de notre famille), elle consentit à tout cequ’il désirait, et l’on prépara tout pour la cérémonie.

Je fus mise dans un berceau de nacre de perle,orné de tout ce que l’art peut faire imaginer de plus galant. Cen’étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour,et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentescouleurs, frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons sibrillants qu’on ne pouvait les regarder. La magnificence de monajustement surpassait, s’il se peut, celle du berceau. Toutes lesbandes de mon maillot étaient faites de grosses perles,vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce debrancard fort léger ; leurs parures n’avaient rien de commun,mais il ne leur fut pas permis de mettre d’autres couleurs que dublanc, par rapport à mon innocence. Toute la cour m’accompagna,chacun dans son rang.

Pendant que l’on montait la montagne, onentendit une mélodieuse symphonie qui s’approchait ; enfin lesfées parurent, au nombre de trente-six ; elles avaient priéleurs bonnes amies de venir avec elles ; chacune était assisedans une coquille de perle, plus grande que celle où Vénus étaitlorsqu’elle sortit de la mer ; des chevaux marins quin’allaient guère bien sur la terre les traînaient plus pompeusesque les premières reines de l’univers ; mais d’ailleursvieilles et laides avec excès. Elles portaient une branched’olivier, pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâcedevant elles ; et lorsqu’elles me tinrent, ce furent descaresses si extraordinaires qu’il semblait qu’elles ne voulaientplus vivre que pour me rendre heureuse.

Le dragon qui avait servi à les venger contremon père venait après elles, attaché avec des chaînes dediamant : elles me prirent entre leurs bras, me firent millecaresses, me douèrent de plusieurs avantages, et commencèrentensuite le branle des fées. C’est une danse fort gaie ; iln’est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent etgambadèrent ; puis le dragon qui avait mangé tant de personness’approcha en rampant. Les trois fées à qui ma mère m’avaitpromise, s’assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d’elles,et frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt sesgrandes ailes écaillées ; plus fines que du crêpe, ellesétaient mêlées de mille couleurs bizarres : elles se rendirentainsi au château. Ma mère me voyant en l’air, exposée sur cefurieux dragon, ne put s’empêcher de pousser de grands cris. Le roila consola, par l’assurance que son amie lui avait donnée qu’il nem’arriverait aucun accident, et que l’on prendrait le même soin demoi que si j’étais restée dans son propre palais. Elle s’apaisa,bien qu’il lui fût très douloureux de me perdre pour si longtemps,et d’en être la seule cause ; car si elle n’avait pas voulumanger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume demon père, et je n’aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restentà vous raconter.

Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes,avaient bâti exprès une tour, dans laquelle on trouvait mille beauxappartements pour toutes les saisons de l’année, des meublesmagnifiques, des livres agréables, mais il n’y avait point deporte, et il fallait toujours entrer par les fenêtres, qui étaientprodigieusement hautes. L’on trouvait un beau jardin sur la tour,orné de fleurs, de fontaines et de berceaux de verdure, quigarantissaient de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce futen ce lieu que les fées m’élevèrent avec des soins qui surpassaienttout ce qu’elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient desplus à la mode, et si magnifiques que si quelqu’un m’avait vue,l’on aurait cru que c’était le jour de mes noces. Ellesm’apprenaient tout ce qui convenait à mon âge et à manaissance : je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car iln’y avait guère de choses que je ne comprisse avec une extrêmefacilité : ma douceur leur était fort agréable, et comme jen’avais jamais rien vu qu’elles, je serais demeurée tranquille danscette situation le reste de ma vie.

Elles venaient toujours me voir, montées surle furieux dragon dont j’ai déjà parlé ; elles nem’entretenaient jamais ni du roi, ni de la reine ; elles menommaient leur fille, et je croyais l’être. Personne au monde nerestait avec moi dans la tour qu’un perroquet et un petit chien,qu’elles m’avaient donnés pour me divertir, car ils étaient douésde raison, et parlaient à merveille.

Un des côtés de la tour était bâti sur unchemin creux, plein d’ornières et d’arbres qui l’embarrassaient, desorte que je n’y avais aperçu personne depuis qu’on m’avaitenfermée. Mais un jour, comme j’étais à la fenêtre, causant avecmon perroquet et mon chien, j’entendis quelque bruit. Je regardaide tous côtés, et j’aperçus un jeune chevalier qui s’était arrêtépour écouter notre conversation ; je n’en avais jamais vuqu’en peinture. Je ne fus pas fâchée qu’une rencontre inespérée mefournît cette occasion ; de sorte que ne me défiant point dudanger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable,je m’avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j’yprenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attachases yeux sur moi, et me parut très en peine de quelle manière ilpourrait m’entretenir ; car ma fenêtre était fort haute, ilcraignait d’être entendu, et il savait bien que j’étais dans lechâteau des fées.

La nuit vint presque tout d’un coup, ou, pourparler plus juste, elle vint sans que nous nous enaperçussions ; il sonna deux ou trois fois du cor, et meréjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je pusse mêmedistinguer de quel côté il allait, tant l’obscurité était grande.Je restai très rêveuse ; je ne sentis plus le même plaisir quej’avais toujours pris à causer avec mon perroquet et mon chien. Ilsme disaient les plus jolies choses du monde, car des bêtes féesdeviennent spirituelles, mais j’étais occupée, et je ne savaispoint l’art de me contraindre. Perroquet le remarqua ; ilétait fin, il ne témoigna rien de ce qui roulait dans sa tête.

Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Jecourus à ma fenêtre ; je demeurai agréablement surprised’apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait deshabits magnifiques ; je me flattai que j’y avais un peu depart, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce detrompette qui porte la voix, et par son secours, il me dit qu’ayantété insensible jusqu’alors à toutes les beautés qu’il avait vues,il s’était senti tout d’un coup si vivement frappé de la miennequ’il ne pouvait comprendre comment il se passerait sans mourir deme voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très contente de soncompliment, et très inquiète de n’oser y répondre ; car ilaurait fallu crier de toute ma force, et me mettre dans le risqued’être mieux entendue encore des fées que de lui. Je tenaisquelques fleurs que je lui jetai, il les reçut comme une insignefaveur ; de sorte qu’il les baisa plusieurs fois, et meremercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu’il vînttous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que si je levoulais bien, je lui jetasse quelque chose. J’avais une bague deturquoise que j’ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetaiavec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s’éloigner endiligence ; c’est que j’entendais de l’autre côté la féeViolente, qui montait sur son dragon pour m’apporter àdéjeuner.

La première chose qu’elle dit en entrant dansma chambre, ce furent ces mots : « Je sens ici la voixd’un homme, cherche, dragon. » Oh ! que devins-je !J’étais transie de peur qu’il ne passât par l’autre fenêtre, etqu’il ne suivît le chevalier, pour lequel je m’intéressais déjàbeaucoup. « En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieillefée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez, quand vousdites que vous sentez la voix d’un homme : est-ce que la voixsent quelque chose ? Et quand cela serait, quel est le mortelassez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour ? – Ceque tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle, je suis ravie de tevoir raisonner si joliment, et je conçois que c’est la haine quej’ai pour tous les hommes qui me persuade quelquefois qu’ils nesont pas éloignés de moi. » Elle me donna mon déjeuner et maquenouille. « Quand tu auras mangé, ne manque pas de filer,car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes sœurs sefâcheront. » En effet, je m’étais si fort occupée de l’inconnuqu’il m’avait été impossible de filer.

Dès qu’elle fut partie, je jetai la quenouilled’un petit air mutin, et montai sur la terrasse pour découvrir deplus loin dans la campagne. J’avais une lunette d’approcheexcellente ; rien ne bornait ma vue, je regardais de touscôtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d’unemontagne. Il se reposait sous un riche pavillon d’étoffe d’or, etil était entouré d’une fort grosse cour. Je ne doutai point que cene fût le fils de quelque roi voisin du palais des fées. Comme jecraignais que, s’il revenait à la tour, il ne fût découvert par leterrible dragon, je vins prendre mon perroquet, et lui dis de volerjusqu’à cette montagne, qu’il y trouverait celui qui m’avait parlé,et qu’il le priât de ma part de ne plus revenir, parce quej’appréhendais la vigilance de mes gardiennes, et qu’elles ne luifissent un mauvais tour.

Perroquet s’acquitta de sa commission enperroquet d’esprit. Chacun demeura surpris de le voir venir àtire-d’aile se percher sur l’épaule du prince, et lui parler toutbas à l’oreille. Le prince ressentit de la joie et de la peine decette ambassade. Le soin que je prenais flattait son cœur ;mais les difficultés qui se rencontraient à me parlerl’accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu’il avaitformé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquetlui en fit cent à son tour, car il était naturellement curieux. Leroi le chargea d’une bague pour moi, à la place de maturquoise ; c’en était une aussi, mais beaucoup plus belle quela mienne : elle était taillée en cœur avec des diamants.« Il est juste, ajoutait-il, que je vous traite enambassadeur : voilà mon portrait que je vous donne, ne lemontrez qu’à votre charmante maîtresse. » Il lui attacha sousson aile son portrait, et il apporta la bague dans son bec.

J’attendais le retour de mon petit courriervert avec une impatience que je n’avais point connue jusqu’alors.Il me dit que celui à qui je l’avais envoyé était un grand roi,qu’il l’avait reçu le mieux du monde, et que je pouvais m’assurerqu’il ne voulait plus vivre que pour moi ; qu’encore qu’il yeût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il était résolu àtout, plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvellesm’intriguèrent fort, je me pris à pleurer. Perroquet et Toutou meconsolèrent de leur mieux, car ils m’aimaient tendrement. PuisPerroquet me présenta la bague du prince, et me montra le portrait.J’avoue que je n’ai jamais été si aise que je le fus de pouvoirconsidérer de près celui que je n’avais vu que de loin. Il me parutencore plus aimable qu’il ne m’avait semblé ; il me vint centpensées dans l’esprit, dont les unes agréables, et les autrestristes, me donnèrent un air d’inquiétude extraordinaire. Les féesqui vinrent me voir s’en aperçurent. Elles se dirent l’une àl’autre que sans doute je m’ennuyais, et qu’il fallait songer à metrouver un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, ets’arrêtèrent sur le petit roi Migonnet, dont le royaume était àcinq cent mille lieues de leur palais ; mais ce n’était pas làune affaire. Perroquet entendit ce beau conseil, il vint m’enrendre compte, et me dit : « Ah ! que je vousplains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reineMigonnette ! C’est un magot qui fait peur, j’ai regret de vousle dire, mais en vérité le roi qui vous aime ne voudrait pas de luipour être son valet de pied. – Est-ce que tu l’as vu, Perroquet –Je le crois vraiment, continua-t-il, j’ai été élevé sur une brancheavec lui. – Comment ! Sur une branche ? repris-je. – Oui,dit-il, c’est qu’il a les pieds d’un aigle. »

Un tel récit m’affligea étrangement ; jeregardais le charmant portrait du jeune roi, je pensais bien qu’iln’en avait régalé Perroquet que pour me donner lieu de levoir ; et quand j’en faisais la comparaison avec Migonnet, jen’espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à mourirqu’à l’épouser.

Je ne dormis point tant que la nuit dura.Perroquet et Toutou causèrent avec moi ; je m’endormis un peusur le matin ; et comme mon chien avait le nez bon, il sentitque le roi était au pied de la tour. Il éveilla Perroquet :« Je gage, dit-il, que le roi est là-bas. » Perroquetrépondit : « Tais-toi, babillard, parce que tu as presquetoujours les yeux ouverts et l’oreille alerte, tu es fâché du reposdes autres. – Mais gageons, dit encore le bon Toutou, je sais bienqu’il y est. » Perroquet répliqua. « Et moi, je sais bienqu’il n’y est point ; ne lui ai-je pas défendu d’y venir de lapart de notre maîtresse ? – Ah ! vraiment, tu me ladonnes belle avec tes défenses, s’écria mon chien, un hommepassionné ne consulte que son cœur. » Là-dessus il se mit àlui tirailler si fort les ailes que Perroquet se fâcha. Jem’éveillai aux cris de l’un et de l’autre ; ils me dirent cequi en faisait le sujet, je courus, ou plutôt je volai à mafenêtre ; je vis le roi qui me tendait les bras, et qui me ditavec sa trompette qu’il ne pouvait plus vivre sans moi, qu’il meconjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l’yfaire entrer ; qu’il attestait tous les dieux et tous leséléments, qu’il m’épouserait aussitôt, et que je serais une desplus grandes reines de l’univers.

Je commandai à Perroquet de lui aller dire quece qu’il souhaitait me semblait presque impossible ; quecependant, sur la parole qu’il me donnait et les serments qu’ilavait faits, j’allais m’appliquer à ce qu’il désirait ; que jele conjurais de ne pas venir tous les jours, qu’enfin l’on pourraits’en apercevoir, et qu’il n’y aurait point de quartier avec lesfées.

Il se retira comblé de joie, dans l’espérancedont je le flattais ; et je me trouvai dans le plus grandembarras du monde, lorsque je fis réflexion à ce que je venais depromettre. Comment sortir de cette tour, où il n’y avait point deportes ? Et n’avoir pour tout secours que Perroquet etToutou ! Être si jeune, si peu expérimentée, sicraintive ! Je pris donc la résolution de ne point tenter unechose où je ne réussirais jamais, et je l’envoyai dire au roi parPerroquet. Il voulut se tuer à ses yeux ; mais enfin il lechargea de me persuader, ou de le venir voir mourir, ou de lesoulager. « Sire, s’écria l’ambassadeur emplumé, ma maîtresseest suffisamment persuadée, elle ne manque que depouvoir. »

Quand il me rendit compte de tout ce quis’était passé, je m’affligeai plus encore. La fée Violente vint,elle me trouva les yeux enflés et rouges ; elle dit quej’avais pleuré, et que si je ne lui en avouais le sujet, elle mebrûlerait ; car toutes ses menaces étaient toujours terribles.Je répondis, en tremblant, que j’étais lasse de filer, et quej’avais envie de petits filets pour prendre des oisillons quivenaient becqueter sur les fruits de mon jardin. « Ce que tusouhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes, jet’apporterai des cordelettes tant que tu en voudras. » Eneffet, j’en eus le soir même : mais elle m’avertit de songermoins à travailler qu’à me faire belle, parce que le roi Migonnetdevait arriver dans peu. Je frémis à ces fâcheuses nouvelles, et nerépliquai rien.

Dès qu’elle fut partie, je commençai deux outrois morceaux de filets ; mais à quoi je m’appliquai, ce futà faire une échelle de corde, qui était très bien faite, sans enavoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m’en fournissait pasautant qu’il m’en fallait, et sans cesse elle disait :« Mais ma fille, ton ouvrage est semblable à celui dePénélope, il n’avance point, et tu ne te lasses pas de me demanderde quoi travailler. – Oh ! ma bonne maman ! disais-je.Vous en parlez bien à votre aise ; ne voyez-vous pas que je nesais comment m’y prendre, et que je brûle tout ? Avez-vouspeur que je vous ruine en ficelle ? » Mon air desimplicité la réjouissait, bien qu’elle fût d’une humeur trèsdésagréable et très cruelle.

J’envoyai Perroquet dire au roi de venir unsoir sous les fenêtres de la tour, qu’il y trouverait l’échelle, etqu’il saurait le reste quand il serait arrivé. En effet jel’attachai bien ferme, résolue de me sauver avec lui ; maisquand il la vit, sans attendre que je descendisse, il monta avecempressement, et se jeta dans ma chambre comme je préparais toutpour ma fuite.

Sa vue me donna tant de joie, que j’en oubliaile péril où nous étions. Il renouvela tous ses serments, et meconjura de ne point différer de le recevoir pour époux : nousprîmes Perroquet et Toutou pour témoins de notre mariage ;jamais noces ne se sont faites, entre des personnes si élevées,avec moins d’éclat et de bruit, et jamais cœurs n’ont été pluscontents que les nôtres.

Le jour n’était pas encore venu quand le roime quitta, je lui racontai l’épouvantable dessein des fées de memarier au petit Migonnet ; je lui dépeignis sa figure, dont ileut autant d’horreur que moi. À peine fut-il parti que les heuresme semblèrent aussi longues que des années : je courus à lafenêtre, je le suivis des yeux malgré l’obscurité. Quel fut monétonnement de voir en l’air un chariot de feu traîné par dessalamandres ailées, qui faisaient une telle diligence que l’œilpouvait à peine les suivre ! Ce chariot était accompagné deplusieurs gardes montés sur des autruches. Je n’eus pas assez deloisir pour bien considérer le magot qui traversait ainsi lesairs ; mais je crus aisément que c’était une fée ou unenchanteur.

Peu après la fée Violente entra dans machambre : « Je t’apporte de bonnes nouvelles, medit-elle ; ton amant est arrivé depuis quelques heures,prépare-toi à le recevoir : voici des habits et despierreries. – Eh ! qui vous a dit, m’écriai-je, que je voulaisêtre mariée ? Ce n’est point du tout mon intention, renvoyezle roi Migonnet, je n’en mettrai pas une épingle davantage ;qu’il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui. – Ouais,ouais, dit la fée encore, quelle petite révoltée, quelle tête sanscervelle ! Je n’entends pas raillerie, et je te… – Que meferez-vous répliquai-je, toute rouge des noms qu’elle m’avaitdonnés ? Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis,dans une tour avec un perroquet et un chien, voyant tous les joursplusieurs fois l’horrible figure d’un dragon épouvantable ? –Ah ! petite ingrate, dit la fée, méritais-tu tant de soins etde peines ? Je ne l’ai que trop dit à mes sœurs, que nous enaurions une triste récompense. » Elle fut les trouver, elleleur raconta notre différend ; elles restèrent aussi surprisesles unes que les autres.

Perroquet et Toutou me firent de grandesremontrances, que si je faisais davantage la mutine, ilsprévoyaient qu’il m’en arriverait des cuisants déplaisirs. Je mesentais si fière de posséder le cœur d’un grand roi que jeméprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades.Je ne m’habillai point, et j’affectai de me coiffer de travers,afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit surla terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais depuis qu’ily a des nains, il ne s’en est vu un si petit. Il marchait sur sespieds d’aigle et sur les genoux tout ensemble, car il n’avait pointd’os aux jambes ; de sorte qu’il se soutenait sur deuxbéquilles de diamant. Son manteau royal n’avait qu’une demi-aune delong, et traînait plus d’un tiers. Sa tête était grosse comme unboisseau, et son nez si grand qu’il portait dessus une douzained’oiseaux, dont le ramage le réjouissait : il avait une sifurieuse barbe que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, etses oreilles passaient d’une coudée au-dessus de sa tête ;mais on s’en apercevait peu, à cause d’une haute couronne pointuequ’il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariotrôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de monjardin. Il vint à moi, les bras ouverts pour m’embrasser, je metins fort droite, il fallut que son premier écuyer lehaussât ; mais aussitôt qu’il s’approcha, je m’enfuis dans machambre, dont je fermai la porte et les fenêtres de sorte queMigonnet se retira chez les fées très indigné contre moi.

Elles lui demandèrent mille fois pardon de mabrusquerie, et pour l’apaiser, car il était redoutable, ellesrésolurent de l’amener la nuit dans ma chambre pendant que jedormirais, de m’attacher les pieds et les mains, pour me mettreavec lui dans son brûlant chariot, afin qu’il m’emmenât. La choseainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries quej’avais faites. Elles dirent seulement qu’il fallait songer à lesréparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d’une si grandedouceur. « Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, quele cœur ne m’annonce rien de bon : mesdames les fées sontd’étranges personnages, et surtout Violente. » Je me moquai deces alarmes, et j’attendis mon cher époux avec milleimpatiences : il en avait trop de me voir pour tarder ;je jetai l’échelle de corde, bien résolue de m’en retourner aveclui ; il monta légèrement, et me dit des choses si tendres queje n’ose encore les rappeler à mon souvenir.

Comme nous parlions ensemble avec la mêmetranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes toutd’un coup enfoncer les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrentsur leur terrible dragon, Migonnet les suivait dans son chariot defeu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi, sanss’effrayer, mit l’épée à la main, et ne songea qu’à me garantir dela plus furieuse aventure qui se soit jamais passée ; carenfin, vous le dirai-je, seigneur ? ces barbares créaturespoussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora.

Désespérée de son malheur et du mien, je mejetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu’ilm’engloutît, comme il venait d’engloutir tout ce que j’aimais aumonde. Il voulait bien aussi ; mais les fées encore pluscruelles que lui ne le voulurent pas. « Il faut,s’écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, uneprompte mort est trop douce pour cette indigne créature. »Elles me touchèrent, je me vis aussitôt sous la figure d’une chatteblanche ; elles me conduisirent dans ce superbe palais quiétait à mon père ; elles métamorphosèrent tous les seigneurset toutes les dames du royaume en chats et en chattes ; ellesen laissèrent à qui l’on ne voyait que les mains, et me réduisirentdans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir manaissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je neserais délivrée de ma chatonique figure que par un prince quiressemblerait parfaitement à l’époux qu’elles m’avaient ravi. C’estvous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle, mêmestraits, même air, même son de voix ; j’en fus frappée aussitôtque je vous vis ; j’étais informée de tout ce qui devaitarriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera ; mespeines vont finir. – Et les miennes, belle reine, dit le prince, ense jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée ? – Jevous aime déjà plus que ma vie, seigneur, dit la reine ; ilfaut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses sentimentspour moi, et s’il consentira à ce que vous désirez.

Elle sortit, le prince lui donna la main, ellemonta dans un chariot avec lui : il était beaucoup plusmagnifique que ceux qu’il avait eus jusqu’alors. Le reste del’équipage y répondait à tel point que tous les fers des chevauxétaient d’émeraude, et les clous, de diamant. Cela ne s’estpeut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point lesagréables conversations que la reine et le prince avaientensemble ; si elle était unique en beauté, elle ne l’était pasmoins en esprit, et le jeune prince était aussi parfaitqu’elle ; de sorte qu’ils pensaient des choses toutescharmantes.

Lorsqu’ils furent près du château, où les deuxfrères aînés du prince devaient se trouver, la reine entra dans unpetit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garniesd’or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu’on nela vît point, et il était porté par de jeunes hommes très bienfaits et superbement vêtus. Le prince demeura dans lechariot ; il aperçut ses frères qui se promenaient avec desprincesses d’une excellente beauté. Dès qu’ils le reconnurent, ilss’avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s’il amenait unemaîtresse : il leur dit qu’il avait été si malheureux, quedans tout son voyage il n’en avait rencontré que de très laides,que ce qu’il apportait de plus rare, c’était une petite chatteblanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité. « Une chatte,lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notrepalais ? » Le prince répliqua qu’en effet il n’était passage de vouloir faire un tel présent à son père ; là-dessuschacun prit le chemin de la ville.

Les princes aînés montèrent avec leursprincesses dans des calèches toutes d’or et d’azur, leurs chevauxavaient sur leurs têtes des plumes et des aigrettes ; rienn’était plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune princeallait après, et puis le rocher de cristal que tout le monderegardait avec admiration.

Les courtisans s’empressèrent de venir dire auroi que les trois princes arrivaient : « Amènent-ils desbelles dames ? répliqua le roi. – Il est impossible de rienvoir qui les surpasse. » À cette réponse il parut fâché. Lesdeux princes s’empressèrent de monter avec leurs merveilleusesprincesses. Le roi les reçut très bien, et ne savait à laquelledonner le prix ; il regarda son cadet, et lui dit :« Cette fois-ci vous venez donc seul ? – Votre Majestéverra dans ce rocher une petite chatte blanche, répliqua le prince,qui miaule si doucement, et qui fait si bien patte de velours,qu’elle lui agréera. » Le roi sourit, et fut lui-même pourouvrir le rocher ; mais aussitôt qu’il s’approcha, la reineavec un ressort en fit tomber toutes les pièces, et parut comme lesoleil qui a été quelque temps enveloppé dans une nue ; sescheveux blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient pargrosses boucles jusqu’à ses pieds ; sa tête était ceinte defleurs, sa robe d’une légère gaze blanche, doublée de taffetascouleur de rosé, elle se leva et fit une profonde révérence au roi,qui ne put s’empêcher, dans l’excès de son admiration, des’écrier : « Voici l’incomparable, et celle qui mérite macouronne. »

« Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pasvenue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement,je suis née avec six royaumes : permettez que je vous en offreun, et que j’en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vousdemande pour toute récompense que votre amitié, et ce jeune princepour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes. » Leroi et toute la cour poussèrent de longs cris de joie etd’étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celuides deux princes ; de sorte que toute la cour passa plusieursmois dans les divertissements et les plaisirs. Chacun ensuitepartit pour aller gouverner ses États ; la belle ChatteBlanche s’y est immortalisée, autant par ses bontés et seslibéralités que par son rare mérite et sa beauté.

Le Rameau d’Or

 

Il était une fois un roi dont l’humeuraustère et chagrine inspirait plutôt de la crainte que de l’amour.Il se laissait voir rarement ; et sur les plus légerssoupçons, il faisait mourir ses sujets. On le nommait le roi Brun,parce qu’il fronçait toujours le sourcil. Le roi Brun avait un filsqui ne lui ressemblait point. Rien n’égalait son esprit, sadouceur, sa magnificence et sa capacité ; mais il avait lesjambes tordues, une bosse plus haute que sa tête, les yeux detravers, la bouche de côté ; enfin c’était un petit monstre,et jamais une si belle âme n’avait animé un corps si mal fait.Cependant, par un sort singulier, il se faisait aimer jusqu’à lafolie des personnes auxquelles il voulait plaire ; son espritétait si supérieur à tous les autres, qu’on ne pouvait l’entendreavec indifférence.

La reine sa mère voulut qu’on l’appelâtTorticoli ; soit qu’elle aimât ce nom, ou qu’étanteffectivement tout de travers, elle crût avoir rencontré ce qui luiconvenait davantage. Le roi Brun, qui pensait plus à sa grandeurqu’à la satisfaction de son fils, jeta les yeux sur la fille d’unpuissant roi, qui était son voisin, et dont les États, joints auxsiens, pouvaient le rendre redoutable à toute la terre. Il pensaque cette princesse serait fort propre pour le prince Torticoli,parce qu’elle n’aurait pas lieu de lui reprocher sa difformité etsa laideur, puisqu’elle était pour le moins aussi laide et aussidifforme que lui. Elle allait toujours dans une jatte, elle avaitles jambes rompues. On l’appelait Trognon. C’était la créature dumonde la plus aimable par l’esprit ; il semblait que le cielavait voulu la récompenser du tort que lui avait fait lanature.

Le roi Brun ayant demandé et obtenu leportrait de la princesse Trognon, le fit mettre dans une grandesalle sous un dais, et il envoya quérir le prince Torticoli, auquelil commanda de regarder ce portrait avec tendresse, puisque c’étaitcelui de Trognon, qui lui était destinée. Torticoli y jeta lesyeux, et les détourna aussitôt avec un air de dédain qui offensason père.

« Est-ce que vous n’êtes pascontent ? lui dit-il d’un ton aigre et fâché.

– Non, seigneur, répondit-il ; jene serai jamais content d’épouser un cul-de-jatte.

– Il vous sied bien, dit le roi Brun, detrouver des défauts en cette princesse, étant vous-même un petitmonstre qui fait peur !

– C’est par cette raison, ajouta leprince, que je ne veux point m’allier avec un autre monstre ;j’ai assez de peine à me souffrir : que serait-ce si j’avaisune telle compagnie ?

– Vous craignez de perpétuer la race desmagots, répondit le roi d’un air offensant ; mais vos craintessont vaines, vous l’épouserez. Il suffit que je l’ordonne pour êtreobéi. »

Torticoli ne répliqua rien ; il fitune profonde révérence, et se retira.

Le roi Brun n’était point accoutumé àtrouver la plus petite résistance ; celle de son fils le mitdans une colère épouvantable. Il le fit enfermer dans une tour quiavait été bâtie exprès pour les princes rebelles, mais il ne s’enétait point trouvé depuis deux cent ans ; de sorte que tout yétait en assez mauvais ordre. Les appartements et les meubles yparaissaient d’une antiquité surprenante. Le prince aimait lalecture. Il demanda des livres ; on lui permit d’en prendredans la bibliothèque de la tour. Il crut d’abord que cettepermission suffisait. Lorsqu’il voulut les lire, il en trouva lelangage si ancien qu’il n’y comprenait rien. Il les laissait, puisil les reprenait, essayant d’y entendre quelque chose, ou tout aumoins de s’amuser avec.

Le roi Brun, persuadé que Torticoli selasserait de sa prison, agit comme s’il avait consenti à épouserTrognon ; il envoya des ambassadeurs au roi son voisin, pourlui demander sa fille, à laquelle il promettait une félicitéparfaite. Le père de Trognon fut ravi de trouver une occasion siavantageuse de la marier ; car tout le monde n’est pasd’humeur de se charger d’un cul-de-jatte. Il accepta la propositiondu roi Brun, quoiqu’à dire vrai, le portrait du prince Torticoli,qu’on lui avait apporté, ne lui parût pas fort touchant. Il le fitplacer à son tour dans une galerie magnifique ; l’on y apportaTrognon. Lorsqu’elle l’aperçut, elle baissa les yeux et se mit àpleurer. Son père, indigné de la répugnance qu’elle témoignait,prit un miroir. Le mettant vis-à-vis d’elle :

« Vous pleurez, ma fille, luidit-il. Ah ! regardez-vous, et convenez après cela qu’il nevous est pas permis de pleurer.

– Si j’avais quelque empressement d’êtremariée, seigneur, lui dit-elle, j’aurais peut-être tort d’être sidélicate ; mais je chérirai mes disgrâces, si je les souffretoute seule ; je ne veux partager avec personne l’ennui de mevoir. Que je reste toute ma vie la malheureuse princesse Trognon,je serai contente, ou tout au moins je ne me plaindraipoint. »

Quelque bonnes que pussent être sesraisons, le roi ne les écouta pas ; il fallut partir avec lesambassadeurs qui l’étaient venus demander.

Pendant qu’elle fait son voyage dans unelitière, où elle était comme un vrai Trognon, il faut revenir dansla tour, et voir ce que fait le prince. Aucun de ses gardes n’osaitlui parler. On avait ordre de le laisser s’ennuyer, de lui donnermal à manger, et de le fatiguer par toute sorte de mauvaistraitements. Le roi Brun savait se faire obéir : si ce n’étaitpas par amour, c’était au moins par crainte ; mais l’affectionqu’on avait pour le prince était cause qu’on adoucissait ses peinesautant qu’on le pouvait.

Un jour qu’il se promenait dans unegrande galerie, pensant tristement à sa destinée, qui l’avait faitnaître si laid et si affreux, et qui lui faisait rencontrer uneprincesse encore plus disgraciée, il jeta les yeux sur les vitres,qu’il trouva peintes de couleurs si vives, et les dessins si bienexprimés, qu’ayant un goût particulier pour ces beaux ouvrages, ils’attacha à regarder celui-là ; mais il n’y comprenait rien,car c’étaient des histoires qui étaient passées depuis plusieurssiècles. Il est vrai que ce qui le frappa, ce fut de voir un hommequi lui ressemblait si fort, qu’il paraissait que c’était sonportrait. Cet homme était dans le donjon de la tour, et cherchaitdans la muraille, où il trouvait un tire-bourre d’or, avec lequelil ouvrait un cabinet. Il y avait encore beaucoup d’autres chosesqui frappèrent son imagination ; et sur la plupart des vitres,il voyait toujours son portrait. « Par quelle aventure,disait-il, me fait-on faire ici un personnage, moi qui n’étais pasencore né ? Et par quelle fatale idée le peintre s’est-ildiverti à faire un homme comme moi ? » Il voyait sur cesvitres une belle personne, dont les traits étaient si réguliers, etla physionomie si spirituelle, qu’il ne pouvait en détourner lesyeux. Enfin il y avait mille objets différents, et toutes lespassions y étaient si bien exprimées, qu’il croyait voir arriver cequi n’était représenté que par le mélange des couleurs.

Il ne sortit de la galerie que lorsqu’iln’eut plus assez de jour pour distinguer ces peintures. Quand ilfut retourné dans sa chambre, il prit un vieux manuscrit qui luitomba le premier sous la main ; les feuilles en étaient devélin, peintes tout autour, et la couverture d’or émaillé de bleu,qui formait des chiffres. Il demeura bien surpris d’y voir lesmêmes choses qui étaient sur les vitres de la galerie ; iltâchait de lire ce qui était écrit ; il n’en put venir à bout.Mais tout d’un coup il vit que dans un des feuillets où l’onreprésentait des musiciens, ils se mirent à chanter ; et dansun autre feuillet, où il y avait des joueurs de bassette et detrictrac, les cartes et les dés allaient et venaient. Il tourna levélin ; c’était un bal où l’on dansait ; toutes les damesétaient parées, et d’une beauté merveilleuse. Il tourna encore lefeuillet : il sentit l’odeur d’un excellent repas :c’étaient les petites figures qui mangeaient. La plus granden’avait pas un quartier de haut. Il y en eut une qui se tournantvers le prince : « À ta santé, Torticoli, lui dit-elle,songe à nous rendre notre reine ; si tu le fais, tu t’entrouveras bien ; si tu y manques, tu t’en trouverasmal. »

À ces paroles, le prince fut saisi d’unesi violente peur, car il y avait déjà quelque temps qu’ilcommençait à trembler, qu’il laissa tomber le livre d’un côté, etil tomba de l’autre comme un homme mort. Au bruit de sa chute, sesgardes accoururent ; ils l’aimaient chèrement, et nenégligèrent rien pour le faire revenir de son évanouissement.Lorsqu’il se trouva en état de parler, ils lui demandèrent ce qu’ilavait ; il leur dit qu’on le nourrissait si mal qu’il n’ypouvait résister, et qu’ayant la tête pleine d’imaginations, ils’était figuré de voir et d’entendre des choses si surprenantesdans ce livre, qu’il avait été saisi de peur. Ses gardes affligéslui donnèrent à manger, malgré toutes les défenses du roi Brun.Quand il eut mangé, il reprit le livre devant eux, et ne trouvaplus rien de ce qu’il avait vu ; cela lui confirma qu’ils’était trompé.

Il retourna le lendemain dans lagalerie ; il vit encore les peintures sur les vitres, qui seremuaient, qui se promenaient dans des allées, qui chassaient descerfs et des lièvres, qui pêchaient, ou qui bâtissaient de petitesmaisons ; car c’étaient des miniatures fort petites et sonportrait était toujours partout. Il avait un habit semblable ausien, il montait dans le donjon de la tour, et il y trouvait letire-bourre d’or. Comme il avait bien mangé, il n’y avait plus lieude croire qu’il entrât de la vision dans cette affaire. » Ceciest trop mystérieux, dit-il, pour que je doive négliger les moyensd’en savoir davantage ; peut-être que je les apprendrai dansle donjon. » Il y monta, et frappant contre le mur, il luisembla qu’un endroit était creux ; il prit un marteau, ildémaçonna cet endroit, et trouva un tire-bourre d’or fortproprement fait. Il ignorait encore à quel usage il devaitlui servir, lorsqu’il aperçut dans un coin du donjonune vieille armoire de méchant bois. Il voulut l’ouvrir, mais il neput trouver de serrures ; de quelque côté qu’il la tournât,c’était une peine inutile. Enfin il vit un petit trou, etsoupçonnant que le tire-bourre lui serait utile, il l’y mit ;puis tirant avec force, il ouvrit l’armoire. Mais autant qu’elleétait vieille et laide par dehors, autant était-elle belle etmerveilleuse par dedans ; tous les tiroirs étaient de cristalde roche gravé, ou d’ambre, ou de pierres précieuses ; quandon en avait tiré un, l’on en trouvait de plus petits aux côtés,dessus, dessous et au fond, qui étaient séparés par de la nacre deperle. On tirait cette nacre, et les tiroirs ensuite ; chacunétait rempli des plus belles armes du monde, de riches couronnes,de portraits admirables. Le prince Torticoli était charmé ; iltirait toujours sans se lasser. Enfin il trouva une petite clef,faite d’une seule émeraude, avec laquelle il ouvrit un guichet d’orqui était dans le fond ; il fut ébloui d’une brillanteescarboucle qui formait une grande boîte. Il la tira promptement duguichet ; mais que devint-il, lorsqu’il la trouva toute pleinede sang, et la main d’un homme qui était coupée, laquelle tenaitencore une boîte de portrait.

À cette vue Torticoli frémit, sescheveux se hérissèrent, ses jambes mal assurées le soutenaient avecpeine. Il s’assit par terre, tenant encore la boîte, détournant lesyeux d’un objet si funeste ; il avait grande envie de laremettre où il l’avait prise, mais il pensait que tout ce quis’était passé jusqu’alors n’était point arrivé sans de grandsmystères. Il se souvenait de ce que la petite figure du livre luiavait dit : « Que selon qu’il en userait, il s’entrouverait bien ou mal. » Il craignait autant l’avenir que leprésent. Et venant à se reprocher une timidité indigne d’une grandeâme, il fit un effort sur lui-même ; puis attachant les yeuxsur cette main :

« Ô main infortunée ! dit-il,ne peux-tu par quelques signes m’instruire de ta tristeaventure ? Si je suis en état de te servir, assure-toi de lagénérosité de mon cœur. »

Cette main à ces paroles parut agitée,et remuant les doigts, elle lui fit des signes, dont il entenditaussi bien le discours, que si une bouche intelligente lui eûtparlé.

« Apprends, dit la main, que tupeux tout pour celui dont la barbarie d’un jaloux m’a séparée. Tuvois dans ce portrait l’adorable beauté qui est cause de monmalheur ; va sans différer dans la galerie, prends garde àl’endroit où le soleil darde ses plus ardents rayons ;cherche, et tu trouveras mon trésor. »

La main cessa alors d’agir ; leprince lui fit plusieurs questions, à quoi elle ne réponditpoint.

« Où vousremettrai-je ? » lui dit-il.

Elle lui fit de nouveaux signes ;il comprit qu’il fallait la remettre dans l’armoire : il n’ymanqua pas. Tout fut refermé ; il serra le tire-bourre dans lemême mur où il l’avait pris, et s’étant un peu aguerri sur lesprodiges, il descendit dans la galerie.

À son arrivée les vitres commencèrent àfaire un cliquetis et un trémoussement extraordinaires ; ilregarda où les rayons du soleil donnaient ; il vit que c’étaitsur le portrait d’un jeune adolescent, si beau et d’un si grand airqu’il en demeura charmé. En levant ce tableau, il trouva un lambrisd’ébène avec des filets d’or, comme dans tout le reste de lagalerie : il ne savait comment l’ôter, et s’il devait l’ôter.Il regarda sur les vitres, il connut que le lambris selevait ; aussitôt il le lève, et il se trouve dans unvestibule tout de porphyre, orné de statues ; il monte unlarge degré d’agate, dont la rampe était d’or de rapport ; ilentre dans un salon tout de lapis et traversant des appartementssans nombre, où il restait ravi de l’excellence des peintures et dela richesse des meubles, il arriva enfin dans une petite chambre,dont tous les ornements étaient de turquoise, et il vit sur un litde gaze bleue et or, une dame qui semblait dormir. Elle était d’unebeauté incomparable ; ses cheveux plus noirs que l’ébènerelevaient la blancheur de son teint ; elle paraissaitinquiète dans son sommeil ; son visage avait quelque chosed’abattu et d’une personne malade.

Le prince, craignant de la réveiller,s’approcha doucement ; il entendit qu’elle parlait, et prêtantune grande attention à ses paroles, il ouït ce peu de mots,entrecoupés de soupirs : « Penses-tu, perfide, que jepuisse t’aimer, après m’avoir éloignée de mon aimableTrasimène ? Quoi ! à mes yeux tu as osé séparer une mainsi chère, d’un bras qui doit t’être toujours redoutable ?Est-ce ainsi que tu prétends me prouver ton respect et tonamour ? Ah ! Trasimène, mon cher amant, ne dois-je plusvous voir ? » Le prince remarqua que les larmescherchaient un passage entre ses paupières fermées, et que coulantsur ses joues, elles ressemblaient aux pleurs del’aurore.

Il restait au pied de son lit commeimmobile, ne sachant s’il devait l’éveiller ou la laisser pluslongtemps dans un sommeil si triste ; il comprenait déjà queTrasimène était son amant, et qu’il en avait trouvé la main dans ledonjon ; il roulait mille pensées confuses sur tant dedifférentes choses, quand il entendit une musique charmante ;elle était composée de rossignols et de serins, qui accordaient sibien leur ramage, qu’ils surpassaient les plus agréables voix.Aussitôt un aigle, d’une grandeur extraordinaire, entra ; ilvolait doucement, et tenait dans ses serres un rameau d’or chargéde rubis, qui formaient des cerises. Il attacha fixement ses yeuxsur la belle endormie ; il semblait voir son soleil ; etdéployant ses grandes ailes, il planait devant elle, tantôts’élevant, et tantôt s’abaissant jusqu’à ses pieds.

Après quelques moments, il se tournavers le prince, et s’en approcha, mettant dans sa main le rameaud’or cerisé ; les oiseaux qui chantaient poussèrent alors destons qui percèrent les voûtes du palais. Le prince appliqua si bienson esprit aux différentes choses qui s’entre-succédaient, qu’iljugea que cette dame était enchantée, et que l’honneur d’uneaventure si glorieuse lui était réservé ; il s’avance verselle, il met un genou en terre, il la frappe avec le rameau, luidit :

« Belle et charmante personne, quidormez par un pouvoir qui m’est inconnu, je vous conjure au nom deTrasimène de rentrer dans toutes les fonctions de la vie, qu’ilsemble que vous avez perdue. »

La dame ouvre les yeux, aperçoitl’aigle, et s’écrie :

« Arrêtez, cher amant,arrêtez. »

Mais l’oiseau royal jette un cri aussiaigu que douloureux, et il s’envole avec ses petits musiciensemplumés.

La dame, se tournant en même temps versTorticoli :

« J’ai écouté mon cœur plutôt quema reconnaissance, lui dit-elle ; je sais que je vous doistout, et que vous me rappelez à la lumière, que j’ai perdue depuisdeux cents ans. L’enchanteur qui m’aimait, et qui m’a fait souffrirtant de maux, vous avait réservé cette grande aventure ; j’aile pouvoir de vous servir, j’en ai un désir passionné. Voyez ce quevous souhaitez ; j’emploierai l’art de féerie, que je possèdesouverainement, pour vous rendre heureux.

– Madame, répondit le prince, si votrescience vous fait pénétrer jusqu’aux sentiments du cœur, il vousest aisé de connaître que, malgré les disgrâces dont je suisaccablé, je suis moins à plaindre qu’un autre.

– C’est l’effet de votre bon esprit,ajouta la fée ; mais enfin ne me laissez pas la honte d’êtreingrate à votre égard. Que souhaitez-vous ? Je peuxtout : demandez.

– Je souhaiterais, répondit Torticoli,vous rendre le beau Trasimène, qui vous coûte de si fréquentssoupirs.

– Vous êtes trop généreux, lui dit-elle,de préférer mes intérêts aux vôtres ; cette grande affaires’achèvera par une autre personne : je ne m’explique pasdavantage. Sachez seulement qu’elle ne vous sera pasindifférente ; mais ne me refusez pas plus longtemps leplaisir de vous obliger.

– Que désirez-vous, madame ? dit leprince, en se jetant à ses pieds, vous voyez mon affreuse figure,on me nomme Torticoli par dérision ; rendez-moi moinsridicule.

– Va, prince, lui dit la fée, en letouchant trois fois avec le rameau d’or, va, tu seras si accompliet si parfait, que jamais homme, devant ni après toi, net’égalera ; nomme-toi Sans-Pair, tu porteras ce nom àjuste titre. »

Le prince reconnaissant embrassa sesgenoux, et par un silence qui expliquait sa joie, il lui laissaitdeviner ce qui se passait dans son âme. Elle l’obligea de serelever ; il se mira dans les glaces qui ornaient cettechambre, et Sans-Pair ne reconnut plus Torticoli. Il était grandide trois pieds ; il avait des cheveux qui tombaient pargrosses boucles sur ses épaules, un air plein de grandeur et degrâces, des traits réguliers, des yeux d’esprit ; enfinc’était le digne ouvrage d’une fée bienfaisante etsensible.

« Que ne m’est-il permis, luidit-elle, de vous apprendre votre destinée ! de vous instruiredes écueils que la fortune mettra en votre chemin ! de vousenseigner les moyens de les éviter ! Que j’aurais desatisfaction de joindre ce bon office à celui que je viens de vousrendre ! mais j’offenserais le Génie supérieur qui vous guide.Allez, prince, fuyez de la tour, et souvenez-vous que la féeBénigne sera toujours de vos amies. »

À ces mots, elle, le palais et lesmerveilles que le prince avait vues, disparurent : il setrouva dans une épaisse forêt, à plus de cent lieues de la tour oùle roi Brun l’avait fait mettre.

Laissons-le revenir de son justeétonnement, et voyons deux choses ; l’une, ce qui se passeentre les gardes que son père lui avait donnés, et l’autre, ce quiarrive à la princesse Trognon. Ces pauvres gardes, surpris que leurprince ne demandât point à souper, entrèrent dans sa chambre, et nel’ayant pas trouvé, ils le cherchèrent partout avec une extrêmecrainte qu’il ne se fût sauvé. Leur peine étant inutile, ilspensèrent se désespérer ; car ils appréhendaient que le roiBrun, qui était si terrible, ne les fît mourir. Après avoir agitétous les moyens propres à l’apaiser, ils conclurent qu’il fallaitqu’un d’entre eux se mit au lit et ne se laissât point voir ;qu’ils diraient que le prince était bien malade, que peu après ilsle feindraient mort, et qu’une bûche ensevelie et enterrée lestirerait d’intrigue. Ce remède leur parut infaillible ;sur-le-champ ils le mirent en pratique. Le plus petit des gardes, àqui l’on fit une grosse bosse, se coucha. On fut dire au roi queson fils était bien malade ; il crut que c’était pourl’attendrir, et ne voulut rien relâcher de sa sévérité :c’était justement ce que les timides gardes souhaitaient ; etplus ils faisaient paraître d’empressements, plus le roi Brunmarquait d’indifférence.

Pour la princesse Trognon, elle arrivadans une petite machine qui n’avait qu’une coudée de haut, et lamachine était dans une litière. Le roi Brun alla au-devantd’elle ; lorsqu’il la vit si difforme, dans une jatte, la peauécaillée comme une morue, les sourcils joints, le nez plat etlarge, et la bouche proche des oreilles, il ne put s’empêcher delui dire :

« En vérité, princesse Trognon,vous êtes gracieuse de mépriser mon Torticoli ; sachez qu’ilest bien laid, mais sans mentir il l’est moins que vous.

– Seigneur, lui dit-elle, je n’ai pasassez d’amour-propre pour m’offenser des choses désobligeantes quevous me dites ; je ne sais cependant si vous croyez que cesoit un moyen sûr pour me persuadée d’aimer votre charmantTorticoli ; mais je vous déclare, malgré ma misérable jatte,et les défauts dont je suis remplie, que je ne veux pointl’épouser, et que je préfère le titre de princesse Trognon à celuide reine Torticoli. »

Le roi Brun s’échauffa fort de cetteréponse.

« Je vous assure, lui dit-il, queje n’en aurai pas le démenti ; le roi votre père doit êtrevotre maître, et je le suis devenu depuis qu’il vous a mise entremes mains.

– Il est des choses, dit-elle, surlesquelles nous pouvons opter ; c’est en dépit de moi qu’onm’a conduite ici, je vous en avertis ; et je vous regarderaicomme mon plus mortel ennemi, si vous me faitesviolence. »

Le roi encore plus irrité la quitta etlui donna un appartement dans son palais, avec des dames quiavaient ordre de lui persuader que le meilleur parti à prendre,pour elle, était d’épouser le prince.

Cependant les gardes, qui craignaientd’être découverts, et que le roi ne sût que son fils s’était sauvé,se hâtèrent de lui aller dire qu’il était mort. À ces nouvelles ilressentit une douleur dont on le croyait incapable ; il cria,il hurla, et se prenant à Trognon de la perte qu’il venait defaire, il l’envoya dans la tour à la place de son cherdéfunt.

La pauvre princesse demeura aussi tristequ’étonnée de se trouver prisonnière ; elle avait du cœur, etelle parla comme elle devait d’un procédé si dur. Elle croyaitqu’on le dirait au roi ; mais personne n’osa l’en entretenir.Elle croyait aussi qu’elle pouvait écrire à son père les mauvaistraitements qu’elle souffrait, et qu’il viendrait la délivrer. Sesprojets de ce côté-là furent inutiles : on interceptait seslettres et on les donnait au roi Brun.

Comme elle vivait dans cette espérance,elle s’affligeait moins, et tous les jours elle allait dans lagalerie regarder les peintures qui étaient sur les vitres ;rien ne lui paraissait plus extraordinaire que ce nombre de chosesdifférentes qui y étaient représentées, et de s’y voir dans sajatte. « Depuis que je suis arrivée en ce pays-ci, lespeintres, disait-elle, ont pris un étrange plaisir à mepeindre ; est-ce qu’il n’y a pas assez de figures ridiculessans la mienne ? ou veulent-ils par des oppositions faireéclater davantage la beauté de cette jeune bergère qui me semblecharmante ? » Elle regardait ensuite le portrait d’unberger qu’elle ne pouvait assez louer. « Que l’on est àplaindre, disait-elle, d’être disgraciée de la nature au point queje le suis ! Et que l’on est heureuse quand onest belle ! » En disant ces mots, elle avaitles larmes aux yeux ; puis se voyant dans un miroir,elle se tourna brusquement ; mais elle fut bien étonnéede trouver derrière elle une petite vieille, coifféed’un chaperon, qui était la moitié plus laide qu’elle ;et la jatte où elle se traînait avait plus de vingt trous, tantelle était usée.

« Princesse, lui dit cettevieillotte, vous pouvez choisir entre la vertu et la beauté ;vos regrets sont si touchants que je les ai entendus. Si vousvoulez être belle, vous serez coquette, glorieuse et trèsgalante ; si vous voulez rester comme vous êtes, vous serezsage, estimée et fort humble. »

Trognon regarda celle qui lui parlait,et lui demanda si la beauté était incompatible avec lasagesse.

« Non, lui dit la bonnefemme ; mais à votre égard il est arrêté que vous ne pouvezavoir que l’un des deux.

– Hé bien, s’écria Trognon d’un airferme, je préfère ma laideur à la beauté.

– Quoi ! vous aimez mieux effrayerceux qui vous voient ? reprit la vieille.

– Oui, madame, dit la princesse, jechoisis plutôt tous les malheurs ensemble, que de manquer devertu.

– J’avais apporté exprès mon manchonjaune et blanc, dit la fée ; en soufflant du coté jaune, vousseriez devenue semblable à cette admirable bergère qui vous a parusi charmante, et vous auriez été aimée d’un berger dont le portraita arrêté vos yeux plus d’une fois ; en soufflant du côtéblanc, vous pourrez vous affermir encore dans le chemin de lavertu, où vous entrez si courageusement.

– Hé ! madame, reprit la princesse,ne me refusez pas cette grâce, elle me consolera de tout le méprisque l’on a pour moi. »

La petite vieille lui donna le manchonde vertu et de beauté ; Trognon ne se méprit point, ellesouffla par le côté blanc, et remercia la fée qui disparutaussitôt.

Elle était ravie du bon choix qu’elleavait fait ; et quelque sujet qu’elle eût d’envierl’incomparable beauté de la bergère peinte sur les vitres, ellepensait, pour s’en consoler, que la beauté passe comme unsonge ; que la vertu est un trésor éternel et une beautéinaltérable, qui dure plus que la vie : elle espérait toujoursque le roi son père se mettrait à la tête d’une grosse armée, etqu’il la tirerait de la tour. Elle attendait le moment de le voiravec mille impatiences, et elle mourait d’envie de monter au donjonpour voir arriver le secours qu’elle attendait. Mais commentgrimper si haut ? Elle allait dans sa chambre moins vitequ’une tortue ; et pour monter, c’était ses femmes qui laportaient.

Cependant elle en trouva un moyen assezparticulier. Elle sut que l’horloge était dans le donjon ;elle ôta les poids, et se mit à la place. Lorsqu’on remontal’horloge, elle fut guindée jusqu’en haut ; elle regardapromptement à la fenêtre qui donnait sur la campagne, mais elle nevit rien venir, et elle s’en retira pour se reposer un peu. Ens’appuyant contre le mur que Torticoli, ou pour mieux dire leprince Sans-Pair, avait défait et raccommodé assez mal, le plâtretomba et le tire-bourre d’or, qui fit tin, tin, près de Trognon.Elle l’aperçut, et après l’avoir ramassé, elle examina à quoi ilpouvait servir. Comme elle avait plus d’esprit qu’une autre, ellejugea bien vite que c’était pour ouvrir l’armoire, où il n’y avaitpoint de serrure ; elle en vint à bout, et elle ne fut pasmoins ravie que le prince l’avait été de tout ce qu’elle yrencontra de rare et de galant. Il y avait quatre mille tiroirs,tous remplis de bijoux antiques et modernes ; enfin elletrouve le guichet d’or, la boîte d’escarboucle, et la main quinageait dans le sang. Elle en frémit, et voulut la jeter ;mais il ne fut pas en son pouvoir de la laisser aller, unepuissance secrète l’en empêchait. « Hélas ! que vais-jefaire ? dit-elle tristement. J’aime mieux mourir que de resterdavantage avec cette main coupée. » Dans ce moment elleentendit une voix douce et agréable, qui lui dit :

« Prends courage, princesse, tafélicité dépend de cette aventure.

– Hé ! que puis-je faire ?répondit-elle en tremblant.

– Il faut, lui dit la voix, emportercette main dans ta chambre la cacher sous ton chevet ; et,quand tu verras un aigle, la lui donner sans tarder unmoment. »

Quelque effrayée que fût la princesse,cette voix avait quelque chose de si persuasif, qu’elle n’hésitapas à obéir ; elle replaça les tiroirs et les raretés commeelle les avait trouvés, sans en prendre aucune. Ses gardes, quicraignaient qu’elle ne leur échappât à son tour, ne l’ayant pointvue dans sa chambre, la cherchèrent et demeurèrent surpris de larencontrer dans un lieu où elle ne pouvait, disaient-ils, monterque par enchantement.

Elle fut trois jours sans rienvoir ; elle n’osait ouvrir la belle boîte d’escarboucle, parceque la main coupée lui faisait trop grand peur. Enfin, une nuitelle entendit du bruit contre sa fenêtre ; elle ouvrit sonrideau, et elle aperçut au clair de la lune un aigle quivoltigeait. Elle se leva comme elle put, et se traînant dans lachambre, elle ouvrit la fenêtre. L’aigle entra, faisant grand bruitavec ses ailes, en signe de réjouissance ; elle ne différa pasà lui présenter la main, qu’il prit avec ses serres, et un momentaprès elle ne l’aperçut plus ; il y avait à sa place un jeunehomme, le plus beau et le mieux fait qu’elle eût jamais vu ;son front était ceint d’un diadème, son habit couvert depierreries. Il tenait dans sa main un portrait ; et prenant lepremier la parole :

« Princesse, dit-il à Trognon, il ya deux cents ans qu’un perfide enchanteur me retient en ces lieux.Nous aimions l’un et l’autre l’admirable fée Bénigne ; j’étaissouffert, il était jaloux. Son art surpassait le mien ; etvoulant s’en prévaloir pour me perdre, il me dit d’un air absoluqu’il me défendait de la voir davantage. Une telle défense neconvenait ni à mon amour, ni au rang que je tenais : je lemenaçai ; et la belle que j’adore se trouva si offensée de laconduite de l’enchanteur, qu’elle lui défendit à son tour del’approcher jamais. Ce cruel résolut de nous punir l’un etl’autre.

« Un jour que j’étais auprèsd’elle, charmé du portrait qu’elle m’avait donné, et que jeregardais, le trouvant mille fois moins beau que l’original, ilparut, et d’un coup de sabre il sépara ma main de mon bras. La féeBénigne (c’est le nom de ma reine) ressentit plus vivement que moila douleur de cet accident ; elle tomba évanouie sur son lit,et sur-le-champ je me sentis couvert de plumes ; je fusmétamorphosé en aigle. Il m’était permis de venir tous les joursvoir la reine, sans pouvoir en approcher ni la réveiller ;mais j’avais la consolation de l’entendre sans cesse pousser detendres soupirs, et parler en rêvant de son cher Trasimène. Jesavais encore qu’au bout de deux cents ans un prince rappelleraitBénigne à la lumière, et qu’une princesse, en me rendant ma maincoupée, me rendrait ma première forme. Une fée qui s’intéresse àvotre gloire a voulu que cela fût ainsi ; c’est elle qui a sisoigneusement enfermé ma main dans l’armoire du donjon ; c’estelle qui m’a donné le pouvoir de vous marquer aujourd’hui mareconnaissance. Souhaitez, princesse, ce qui peut vous faire leplus de plaisir, et sur-le-champ vous l’obtiendrez.

– Grand roi, répliqua Trognon (aprèsquelques moments de silence), si je ne vous ai pas répondupromptement, ce n’est point que j’hésite ; mais je vous avoueque je ne suis pas aguerrie sur des aventures aussi surprenantesque celle-ci, et je me figure que c’est plutôt un rêve qu’unevérité.

– Non, madame, répondit Trasimène, cen’est point une illusion ; vous en ressentirez les effets dèsque vous voudrez me dire quel don vous désirez.

– Si je demandais tous ceux dontj’aurais besoin pour être parfaite, dit-elle, quelque pouvoir quevous ayez, il vous serait difficile d’y satisfaire ; mais jem’en tiens au plus essentiel : rendez mon âme aussi belle quemon corps est laid et difforme.

– Ah ! princesse, s’écria le roiTrasimène, vous me charmez par un choix si juste et si élevé ;mais qui est capable de le faire est déjà accomplie : votrecorps va donc devenir aussi beau que votre âme et que votreesprit. »

Il toucha la princesse avec le portraitde la fée ; elle entend cric, croc dans tous ses os ; ilss’allongent, ils se remboîtent ; elle se lève, elle estgrande, elle est belle, elle est droite, elle a le teint plus blancque du lait, tous les traits réguliers, un air majestueux etmodeste, une physionomie fine et agréable.

« Quel prodige !s’écrie-t-elle. Est-ce moi ? Est-ce une chosepossible ?

– Oui, madame, reprit Trasimène, c’estvous ; le sage choix que vous avez fait de la vertu vousattire l’heureux changement que vous éprouvez. Quel plaisir pourmoi, après ce que je vous dois, d’avoir été destiné pour ycontribuer ! Mais quittez pour toujours le nom deTrognon ; prenez celui de Brillante, que vous méritez par voslumières et par vos charmes. »

Dans ce moment il disparut ; et laprincesse, sans savoir par quelle voiture elle était allée, setrouva au bord d’une petite rivière, dans un lieu ombragé d’arbres,le plus agréable de la terre.

Elle ne s’était point encore vue ;l’eau de cette rivière était si claire qu’elle connut avec unesurprise extrême qu’elle était la même bergère dont elle avait tantadmiré le portrait sur les vitres de la galerie. En effet, elleavait comme elle un habit blanc, garni de dentelles fines, le pluspropre qu’on eût jamais vu à aucune bergère ; sa ceintureétait de petites roses et de jasmins, ses cheveux ornés defleurs ; elle trouva une houlette peinte et dorée auprèsd’elle, avec un troupeau de moutons qui paissaient le long durivage, et qui entendaient sa voix ; jusqu’au chien dutroupeau, il semblait la connaître, et la caressait.

Quelles réflexions ne faisait-elle pointsur des prodiges si nouveaux ! Elle était née, et elle avaitvécu jusqu’alors, la plus laide de toutes les créatures ; maiselle était princesse. Elle devenait plus belle que l’astre dujour ; elle n’était plus qu’une bergère, et la perte de sonrang ne laissait pas de lui être sensible.

Ces différentes pensées l’agitèrentjusqu’au moment où elle s’endormit. Elle avait veillé toute la nuit(comme je l’ai déjà dit), et le voyage qu’elle avait fait, sanss’en apercevoir, était de cent lieues : de sorte qu’elle s’entrouvait un peu lasse. Ses moutons et son chien, rassemblés à sescôtés, semblaient la garder, et lui donner les soins qu’elle leurdevait. Le soleil ne pouvait l’incommoder, quoiqu’il fût dans toutesa force ; les arbres touffus l’en garantissaient ; etl’herbe fraîche et fine, sur laquelle elle s’était laissée tomber,paraissait orgueilleuse d’une charge si belle. C’est là

Qu’on voyait les violettes,

À l’envi des autres fleurs,

S’élever sur les herbettes

Pour répandre leurs odeurs.

Les oiseaux y faisaient de douxconcerts, et les zéphirs retenaient leur haleine, dans la craintede l’éveiller. Un berger, fatigué de l’ardeur du soleil, ayantremarqué de loin cet endroit, s’y rendit en diligence ; maislorsqu’il vit la jeune Brillante, il demeura si surpris, que sansun arbre contre lequel il s’appuya, il serait tombé de toute sahauteur. En effet, il la reconnut pour cette même personne dont ilavait admiré la beauté sur les vitres de la galerie et dans lelivre de vélin ; car le lecteur ne doute pas que ce berger nesoit le prince Sans-Pair. Un pouvoir inconnu l’avait arrêté danscette contrée ; il s’était fait admirer de tous ceux quil’avaient vu. Son adresse en toutes choses, sa bonne mine et sonesprit, ne le distinguaient pas moins entre les autres bergers, quesa naissance l’aurait distingué ailleurs.

Il attacha ses yeux sur Brillante avecune attention et un plaisir qu’il n’avait point ressentisjusqu’alors. Il se mit à genoux auprès d’elle ; il examinaitcet assemblage de beauté qui la rendait toute parfaite ; etson cœur fut le premier qui paya le tribut qu’aucun autre depuisn’osa lui refuser. Comme il rêvait profondément, Brillantes’éveilla ; et voyant Sans-Pair proche d’elle avec un habit depasteur extrêmement galant, elle le regarda, et rappela aussitôtson idée, parce qu’elle avait vu son portrait dans latour.

« Aimable bergère, lui dit-il,quelle heureuse destinée vous conduit ici ? Vous y venez, sansdoute, pour recevoir notre encens et nos vœux. Ah ! je sensdéjà que je serai le plus empressé à vous rendre meshommages.

– Non, berger, lui dit-elle, je neprétends point exiger des honneurs qui ne me sont pas dus ; jeveux demeurer simple bergère, j’aime mon troupeau et mon chien. Lasolitude a des charmes pour moi, je ne cherche qu’elle.

– Quoi ! jeune bergère, en arrivanten ces lieux vous y apportez le dessein de vous cacher aux mortelsqui les habitent ! Est-il possible, continua-t-il, que vousnous vouliez tant de mal ? Tout du moins exceptez-moi, puisqueje suis le premier qui vous ai offert ses services.

– Non, reprit Brillante, je ne veuxpoint vous voir plus souvent que les autres, quoique je sente déjàune estime particulière pour vous ; mais enseignez-moi quelquesage bergère chez qui je puisse me retirer ; car étantinconnue ici, et dans un âge à ne pouvoir demeurer seule, je seraibien aise de me mettre sous sa conduite. »

Sans-Pair fut ravi de cette commission.Il la mena dans une cabane si propre qu’elle avait mille agrémentsdans sa simplicité. Il y avait une petite vieillotte qui sortaitrarement, parce qu’elle ne pouvait presque plus marcher.

« Tenez, ma bonne mère, ditSans-Pair en lui présentant Brillante, voici une fille incomparabledont la seule présence vous rajeunira. »

La vieille l’embrassa, et lui dit d’unair affable qu’elle était la bienvenue ; qu’elle avait de lapeine de la loger si mal, mais que tout au moins elle la logeraitfort bien dans son cœur.

« Je ne pensais pas, dit Brillante,trouver ici un accueil si favorable, et tant de politesse ; jevous assure, ma bonne mère, que je suis ravie d’être auprès devous. Ne me refusez pas, continua-t-elle, en s’adressant au berger,de me dire votre nom, pour que je sache à qui je suis obligée d’untel service.

– On m’appelle Sans-Pair, répondit leprince ; mais à présent je ne veux point d’autre nom que celuide votre esclave.

– Et moi, dit la petite vieille, jesouhaite aussi de savoir comment on appelle la bergère pour quij’exerce l’hospitalité. »

La princesse lui dit qu’on la nommaitBrillante. La vieille parut charmée d’un si aimable nom, etSans-Pair dit cent jolies choses là-dessus.

La vieille bergère, ayant peur queBrillante n’eût faim, lui présenta dans une terrine fort propre, dulait doux, avec du pain bis, des œufs frais, du beurre nouveaubattu et un fromage à la crème. Sans-Pair courut dans sacabane ; il en apporta des fraises, des noisettes, des ceriseset d’autres fruits, tout entourés de fleurs ; et pour avoirlieu de rester plus longtemps auprès de Brillante, il lui demandapermission d’en manger avec elle. Hélas ! qu’il lui aurait étédifficile de la lui refuser. Elle le voyait avec un plaisirextrême ; et quelque froideur qu’elle affectât, elle sentaitbien que sa présence ne lui serait point indifférente.

Lorsqu’il l’eut quittée, elle pensaencore longtemps à lui, et lui à elle. Il la voyait tous les jours,il conduisait son troupeau dans le lieu où elle faisait paître lesien, il chantait auprès d’elle des paroles passionnées : iljouait de la flûte et de la musette pour la faire danser, et elles’en acquittait avec une grâce et une justesse qu’il ne pouvaitassez admirer. Chacun de son côté faisait réflexion à cette suitesurprenante d’aventures qui leur étaient arrivées, et chacuncommençait à s’inquiéter. Sans-Pair la cherchait soigneusementpartout.

Enfin, toutes les fois qu’il la trouvaseulette,

Il lui parla tant d’amourette,

Il lui peignit si bien son feu, sapassion,

Et ce qui de deux cœurs fait la douceunion,

Qu’elle reconnut dans son âme

Que ce petit je ne sais quoi

Qu’elle sentait pour lui, sans bien savoirpourquoi,

Était une amoureuse flamme.

Alors connaissant le danger

Où, pour son peu d’expérience,

Elle exposait son innocence,

Elle évite avec soin cet aimableberger ;

Mais ce fut pour elle

Une peine cruelle !

Et que souvent son cœur, soupirant ensecret,

Lui reprocha de fuir un amant sidiscret !

Sans-Pair, qui ne pouvait comprendre

Ce qui causait ce cruel changement,

Cherche partout un moment pourl’apprendre,

Mais il le cherche vainement ;

Brillante ne veut plus l’approcher nil’entendre.

Elle l’évitait avec soin et sereprochait sans cesse ce qu’elle ressentait pour lui.« Quoi ! j’ai le malheur d’aimer, disait-elle, et d’aimerun malheureux berger ! Quelle destinée est la mienne ?J’ai préféré la vertu à la beauté : il semble que le ciel,pour me récompenser de ce choix, m’avait voulu rendre belle ;mais que je m’estime malheureuse de l’être devenue ! Sans cesinutiles attraits, le berger que je fuis ne serait point attaché àme plaire, et je n’aurais pas la honte de rougir des sentiments quej’ai pour lui. » Ses larmes finissaient toujours par de sidouloureuses réflexions, et ses peines augmentaient par l’état oùelle réduisait son aimable berger.

Il était de son côté accablé detristesse ; il avait envie de déclarer à Brillante la grandeurde sa naissance, dans la pensée qu’elle serait peut-être piquéed’un sentiment de vanité, et qu’elle l’écouterait plusfavorablement ; mais il se persuadait ensuite qu’elle ne lecroirait pas, et que si elle lui demandait quelque preuve de cequ’il lui dirait, il était hors d’état de lui en donner. « Quemon sort est cruel ! s’écriait-il. Quoique je fusse affreux,je devais succéder à mon père. Un grand royaume répare bien desdéfauts. Il me serait à présent inutile de me présenter à lui ni àses sujets, il n’y en a aucun qui puisse me reconnaître ; ettout le bien que m’a fait la fée Bénigne, en m’ôtant mon nom et malaideur, consiste à me rendre berger, et à me livrer aux charmesd’une bergère inexorable, qui ne peut me souffrir. Étoile barbare,disait-il en soupirant, deviens-moi plus propice, ou rends-moi madifformité avec ma première indifférence ! »

Voilà les tristes regrets que l’amant etla maîtresse faisaient sans se connaître. Mais comme Brillantes’appliquait à fuir Sans-Pair, un jour qu’il avait résolu de luiparler, pour en trouver un prétexte qui ne l’offensât point, ilprit un petit agneau, qu’il enjoliva de rubans et de fleurs ;il lui mit un collier de paille peinte, travaillé si proprement quec’était une espèce de chef-d’œuvre ; il avait un habit detaffetas couleur de rose, couvert de dentelles d’Angleterre, unehoulette garnie de rubans, une panetière ; et en cet état tousles Céladons du monde n’auraient osé paraître devant lui. Il trouvaBrillante assise au bord d’un ruisseau qui coulait lentement dansle plus épais du bois ; ses moutons y paissaient épars. Laprofonde tristesse de la bergère ne lui permettait pas de leurdonner ses soins. Sans-Pair l’aborda d’un air timide ; il luiprésenta le petit agneau ; et la regardanttendrement :

« Que vous ai-je donc fait, bellebergère, lui dit-il, qui m’attire de si terribles marques de votreaversion ? Vous reprochez à vos yeux le moindre de leursregards ; vous me fuyez. Ma passion vous paraît-elle sioffensante ? En pouvez-vous souhaiter une plus pure et plusfidèle ? Mes paroles, mes actions n’ont-elles pas toujours étéremplies de respect et d’ardeur ? Mais, sans doute, vous aimezailleurs ; votre cœur est prévenu pour unautre. »

Elle lui repartitaussitôt :

Berger, lorsque je vous évite,

Devez-vous vous en alarmer ?

On connaît assez par ma fuite

Que je crains de vous trop aimer.

Je fuirais avec moins de peine,

Si la haine me faisait fuir ;

Mais lorsque la raison m’entraîne,

L’amour cherche à me retenir.

Tout m’alarme ; en ce moment même,

Je sens que vos regards affaiblissent moncœur.

Je reste toutefois ; quand l’amour estextrême,

Berger, que le devoir paraît plein derigueur !

Et qu’on fuit lentement, quand on fuit ce qu’onaime !

Adieu ; si vous m’aimez,hélas !

Mon repos en dépend, gardez-vous de mesuivre.

Peut-être que sans vous, je ne pourrai plusvivre ;

Mais toutefois, berger, ne suivez point mespas.

En achevant ces mots, Brillantes’éloigna. Le prince amoureux et désespéré voulut la suivre ;mais sa douleur devint si forte qu’il tomba sans connaissance aupied d’un arbre. Ah ! vertu sévère et trop farouche, pourquoiredoutez-vous un homme qui vous a chérie dès sa plus tendreenfance ? Il n’est point capable de vous méconnaître, et sapassion est toute innocente. Mais la princesse se défiait autantd’elle que de lui ; elle ne pouvait s’empêcher de rendrejustice au mérite de ce charmant berger, et elle savait bien qu’ilfaut éviter ce qui nous paraît trop aimable.

On n’a jamais tant pris sur soi qu’elley prit dans ce moment ; elle s’arrachait à l’objet le plustendre et le plus chèrement aimé qu’elle eût vu de sa vie. Elle neput s’empêcher de tourner plusieurs fois la tête pour regarder s’illa suivait ; elle l’aperçut tomber demi-mort. Elle l’aimait etelle se refusa la consolation de le secourir. Lorsqu’elle fut dansla plaine, elle leva pitoyablement les yeux ; et joignant sesbras l’un sur l’autre : « Ô vertu ! ô gloire, ôgrandeur ! je te sacrifie mon repos, s’écria-t-elle. Ôdestin ! ô Trasimène ! je renonce à ma fatalebeauté ; rends-moi ma laideur, ou rends-moi, sans que j’enpuisse rougir, l’amant que j’abandonne ! » Elle s’arrêtaà ces mots, incertaine si elle continuerait de fuir, ou si elleretournerait sur ses pas. Son cœur voulait qu’elle rentrât dans lebois où elle avait laissé Sans-Pair ; mais sa vertu triomphade sa tendresse. Elle prit la généreuse résolution de ne le plusvoir.

Depuis qu’elle avait été transportéedans ces lieux, elle avait entendu parler d’un célèbre enchanteur,qui demeurait dans un château qu’il avait bâti avec sa sœur auxconfins de l’île. On ne parlait que de leur savoir ; c’étaittous les jours de nouveaux prodiges. Elle pensa qu’il ne fallaitpas moins qu’un pouvoir magique pour effacer de son cœur l’image ducharmant berger ; et sans en rien dire à sa charitablehôtesse, qui l’avait reçue et qui la traitait comme sa fille, ellese mit en chemin, si occupée de ses déplaisirs qu’elle ne faisaitaucune réflexion au péril qu’elle courait, étant belle et jeune, devoyager toute seule. Elle ne s’arrêtait ni jour ni nuit ; ellene buvait ni ne mangeait, tant elle avait envie d’arriver auchâteau pour guérir de sa tendresse. Mais en passant dans, un bois,elle ouït quelqu’un qui chantait ; elle crut entendreprononcer son nom, et reconnaître la voix d’une de ses compagnes.Elle s’arrêta pour l’écouter ; elle entendit cesparoles :

Sans-Pair, de son hameau,

Le mieux fait, le plus beau,

Aimait la bergère Brillante,

Aimable, jeune et belle, enfin toutecharmante.

Par mille petits soins, ce berger, chaquejour,

Lui déclarait assez ce qu’il sentait pourelle,

Mais la jeune rebelle

Ignorait ce que c’est qu’amour.

Son cœur plein de tristesse

Soupirait toutefois loin du bergerabsent :

Ce qui marque de la tendresse,

Et ce qu’on ne fait pas pour unindiffèrent.

Il est vrai qu’à notre bergère,

De tels chagrins n’arrivaientguère ;

Car son amant la suivait en tous lieux

(Elle ne demandait pas mieux).

Souvent couchés dessus l’herbette,

Il lui chantait des vers de safaçon ;

La belle avec plaisir écoutait samusette,

Et même apprenait sa chanson.

« Ah ! c’en est trop,dit-elle, en versant des larmes ; indiscret berger, tu t’esvanté des faveurs innocentes que je t’ai accordées ! Tu as oséprésumer que mon faible cœur serait plus sensible à ta passion qu’àmon devoir ! Tu as fait confidence de tes injustes désirs, ettu es cause que l’on me chante dans les bois et dans lesplaines ! » Elle en conçut un dépit si violent, qu’ellese crut en état de le voir avec indifférence, et peut-être avec dela haine. « Il est inutile, continua-t-elle, que j’aille plusloin pour chercher des remèdes à ma peine ; je n’ai rien àcraindre d’un berger en qui je connais si peu de mérite. Je vaisretourner au hameau avec la bergère que je viens d’entendre. »Elle l’appela de toute sa force, sans que personne lui répondit, etcependant elle entendait de temps en temps chanter assez proched’elle. L’inquiétude et la peur la prirent. En effet, ce boisappartenait à l’enchanteur, et l’on n’y passait point sans avoirquelque aventure.

Brillante, plus incertaine que jamais,se hâta de sortir du bois. « Le berger que je craignais,disait-elle, m’est-il devenu si peu redoutable, que je doivem’exposer à le revoir ? N’est-ce point plutôt que mon cœur,d’intelligence avec lui, cherche à me tromper ? Ah !fuyons, fuyons, c’est le meilleur parti pour une princesse aussimalheureuse que moi. » Elle continua son chemin vers lechâteau de l’enchanteur ; elle y parvint, et elle y entra sansobstacle. Elle traversa plusieurs grandes cours, où l’herbe et lesronces étaient si hautes qu’il semblait qu’on n’y avait pas marchédepuis cent ans ; elle les rangea avec ses mains, qu’elleégratigna en plus d’un endroit. Elle entra dans une salle où lejour ne venait que par un petit trou : elle était tapisséed’ailes de chauves-souris. Il y avait douze chats pendus auplancher, qui servaient de lustres, et qui faisaient un miaulis àfaire perdre patience ; et sur une longue table, douze grossessouris attachées par la queue, qui avaient chacune devant elles unmorceau de lard, où elles ne pouvaient atteindre ; de sorteque les chats voyaient les souris sans les pouvoir manger ;les souris craignaient les chats, et se désespéraient de faim prèsd’un bon morceau de lard.

La princesse considérait le supplice deces animaux, lorsqu’elle vit entrer l’enchanteur avec une longuerobe noire. Il avait sur sa tête un crocodile qui lui servait debonnet ; et jamais il n’a été une coiffure si effrayante. Cevieillard portait des lunettes et un fouet à la main d’unevingtaine de longs serpents tous en vie. Oh ! que la princesseeut de peur ! qu’elle regretta dans ce moment son berger, sesmoutons et son chien ! Elle ne pensa qu’à fuir ; et sansdire mot à ce terrible homme, elle courut vers la porte ; maiselle était couverte de toiles d’araignées. Elle en leva une, etelle en trouva une autre, qu’elle leva encore, et à laquelle unetroisième succéda ; elle la lève, il en paraît une nouvelle,qui était devant une autre ; enfin ces vilaines portières detoiles d’araignées étaient sans compte et sans nombre. La pauvreprincesse n’en pouvait plus de lassitude ; ses bras n’étaientpas assez forts pour soutenir ces toiles. Elle voulut s’asseoir parterre afin de se reposer un peu, elle sentit de longues épines quila pénétraient. Elle fut bientôt relevée, et se mit encore endevoir de passer ; mais toujours il paraissait une toile surl’autre. Le méchant vieillard, qui la regardait, faisait des éclatsde rire à s’en engouer. À la fin il l’appela et luidit :

« Tu passerais là le reste de tavie sans en venir à bout ; tu me sembles jeune et plus belleque tout ce que j’ai vu de plus beau ; si tu veux, jet’épouserai. Je te donnerai ces douze chats que tu vois pendus auplancher, pour en faire tout ce que tu voudras, et ces douze sourisqui sont sur cette table seront tiennes aussi. Les chats sontautant de princes, et les souris autant de princesses. Lesfriponnes, en différents temps, avaient eu l’honneur de me plaire(car j’ai toujours été aimable et galant) ; aucune d’elles nevoulut m’aimer. Ces princes étaient mes rivaux, et plus heureux quemoi. La jalousie me prit ; je trouvai le moyen de les attirerici, et à mesure que je les ai attrapés, je les ai métamorphosés enchats et en souris. Ce qui est plaisant, c’est qu’ils se haïssentautant qu’ils se sont aimés, et que l’on ne peut trouver unevengeance plus complète.

– Ah ! seigneur, s’écria Brillante,rendez-moi souris ; je ne le mérite pas moins que ces pauvresprincesses.

– Comment, dit le magicien, petitebergeronnette, tu ne veux donc pas m’aimer ?

– J’ai résolu de n’aimer jamais,dit-elle.

– Oh ! que tu es simple !continua-t-il. Je te nourrirai à merveille, je te ferai des contes,je te donnerai les plus beaux habits du monde ; tu n’irasqu’en carrosse et en litière, tu t’appelleras madame.

– J’ai résolu de n’aimer jamais,répondit encore la princesse.

– Prends garde à ce que tu dis, s’écrial’enchanteur en colère ; tu t’en repentiras pourlongtemps.

– N’importe, dit Brillante, j’ai résolude n’aimer jamais.

– Ho bien, trop indifférente créature,dit-il en la touchant, puisque tu ne veux pas aimer, tu dois êtred’une espèce particulière : tu ne seras donc à l’avenir nichair ni poisson, tu n’auras ni sang ni os, tu seras verte, parceque tu es encore dans ta verte jeunesse ; tu seras légère etfringante, tu vivras dans les prairies comme tu vivais ; ont’appellera sauterelle. »

Au même moment, la princesse Brillantedevint la plus jolie sauterelle du monde ; et jouissant de laliberté, elle se rendit promptement dans le jardin.

Dès qu’elle fut en état de se plaindre,elle s’écria douloureusement ; « Ah ! ma jatte, machère jatte, qu’êtes-vous devenue ? Voilà donc l’effet de vospromesses, Trasimène ? Voilà donc ce qu’on me gardait depuisdeux cents ans avec tant de soin ? Une beauté aussi peudurable que les fleurs du printemps ; et pour conclusion, unhabit de crêpe vert, une petite figure singulière, qui n’est nichair ni poisson, qui n’a ni os ni sang. Je suis bienmalheureuse ! Hélas ! une couronne aurait caché tous mesdéfauts, j’eusse trouvé un époux digne de moi ; et si j’étaisrestée bergère, l’aimable Sans-Pair ne souhaitait que la possessionde mon cœur : il n’est que trop vengé de mes injustes dédains.Me voilà sauterelle, destinée à chanter jour et nuit, quand moncœur rempli d’amertume m’invite à pleurer ! » C’est ainsique parlait la sauterelle, cachée entre les herbes fines quibordaient un ruisseau.

Mais que faisait le prince Sans-Pair,absent de son adorable bergère ? La dureté avec laquelle ellel’avait quitté le pénétra si vivement qu’il n’eut pas la force dela suivre. Avant qu’il l’eût jointe, il s’évanouit, et il restalongtemps sans aucune connaissance au pied de l’arbre où Brillantel’avait vu tomber. Enfin la fraîcheur de la terre, ou quelquepuissance inconnue, le fit revenir à lui : il n’osa aller cejour-là chez elle ; et repassant dans son esprit les derniersvers qu’elle lui avait dits :

Et pour fuir un amant

Tendre, jeune et confiant,

On ne prend guère tant de peine,

Quand on ne le fait que par haine.

il en prit des espérances assezflatteuses ; et il se promit du temps et de ses soins un peude reconnaissance. Mais que devint-il, lorsque, ayant été chez lavieille bergère où Brillante se retirait, il apprit qu’elle n’avaitpoint paru depuis la veille ? Il pensa mourir d’inquiétude. Ils’éloigna, accablé de mille pensées différentes ; il s’assittristement au bord de la rivière : il fut près cent fois des’y jeter et de chercher dans la fin de sa vie celle de sesmalheurs. Enfin il prit un poinçon et grava ces vers sur l’écorced’un alisier :

Belle fontaine, clair ruisseau,

Vallons délicieux, et vous, fertilesplaines,

Séjour que je trouvais si beau,

Hélas ! vous augmentez mes peines.

Le tendre objet de mon amour,

Dont vous empruntez tous vos charmes,

Pour fuir un malheureux, vous quitte sansretour.

Vous ne me verrez plus que répandre deslarmes.

Quand l’aurore aux mortels vient annoncer lejour,

Elle me voit plongé dans ma douleurprofonde ;

Le soleil chaque instant est témoin de mespleurs,

Et quand il est caché dans l’onde,

Je n’interromps point mes douleurs.

Ô toi ! tendre arbrisseau, pardonne lesblessures

Que pour graver mes maux j’ose faire à tonsein ;

Ce sont de légères peintures,

De ce qu’a fait au mien cet objetinhumain.

La pointe de ce fer ne t’ôte point lavie ;

Des chiffres de son nom tu paraîtras plusbeau.

Mais, hélas ! ma plus chère envie,

Lorsque je perds Brillante, est d’entrer autombeau.

Il n’en put écrire davantage, parcequ’il fut abordé par une petite vieille, qui avait une fraise aucou, un vertugadin, un moule sous ses cheveux blancs, un chaperonde velours ; et son antiquité avait quelque chose devénérable.

« Mon fils, lui dit-elle, vouspoussez des regrets bien amers ; je vous prie de m’enapprendre le sujet.

– Hélas ! ma bonne mère, lui ditSans-Pair, je déplore l’éloignement d’une aimable bergère qui mefuit ; j’ai résolu de l’aller chercher par toute la terre,jusqu’à ce que je l’aie trouvée.

– Allez de ce côté-là, mon enfant, luidit-elle, en lui montrant le chemin du château où la pauvreBrillante était devenue sauterelle. J’ai un pressentiment que vousne la chercherez pas longtemps. »

Sans-Pair la remercia, et pria l’Amourde fui être favorable.

Le prince n’eut aucune rencontre sur saroute digne de l’arrêter, mais en arrivant dans le bois, proche lechâteau du magicien et de sa sœur, il crut voir sa bergère ;il se hâta de la suivre : elle s’éloigna.

« Brillante, lui criait-il,Brillante que j’adore, arrêtez un peu, daignezm’entendre. »

Le fantôme fuyait encore plusfort ; et dans cet exercice, le reste du jour se passa.Lorsque la nuit fut venue, il vit beaucoup de lumières dans lechâteau : il se flatta que sa bergère y pouvait être. Il ycourt ; il entre sans aucun empêchement. Il monte et trouvedans un salon magnifique une grande et vieille fée d’une horriblemaigreur. Ses yeux ressemblaient à deux lampes éteintes ; onvoyait le jour au travers de ses joues. Ses bras étaient comme deslattes, ses doigts comme des fuseaux, une peau de chagrin noircouvrait son squelette ; avec cela elle avait du rouge, desmouches, des rubans verts et couleur de rose ; un manteau debrocart d’argent, une couronne de diamants sur sa tête et despierreries partout.

« Enfin, prince, lui dit-elle, vousarrivez dans un lieu où je vous souhaite depuis longtemps. Nesongez plus à votre petite bergère ; une passion sidisproportionnée vous doit faire rougir. Je suis la reine desMétéores ; je vous veux du bien et je puis vous en faired’infinis si vous m’aimez.

– Vous aimer, s’écria le prince, en laregardant d’un œil indigné, vous aimer, madame ! Hé !suis-je maître de mon cœur ! Non, je ne saurais consentir àune infidélité ; et je sens même que si je changeais l’objetde mes amours, ce ne serait pas vous qui le deviendriez. Choisissezdans vos Météores quelque influence qui vous accommode ; aimezl’air, aimez les vents, et laissez les mortels enpaix. »

La fée était fière et colère ; endeux coups de baguette elle remplit la galerie de monstres affreux,contre lesquels il fallut que le jeune prince exerçât son adresseet sa valeur. Les uns paraissaient avec plusieurs têtes etplusieurs bras, les autres avaient la figure d’un centaure ou d’unesirène, plusieurs lions à la face humaine, des sphinx et desdragons volants. Sans-Pair n’avait que sa seule houlette, et unpetit épieu, dont il s’était armé en commençant son voyage. Lagrande fée faisait cesser de temps en temps le chamaillis et luidemandait s’il voulait l’aimer. Il disait toujours qu’il se vouaità l’amour fidèle, qu’il ne pouvait changer. Lassée de sa fermeté,elle fît paraître Brillante :

« Hé bien, lui dit-elle, tu vois tamaîtresse au fond de cette galerie, songe à ce que tu vasfaire ; si tu refuses de m’épouser, elle sera déchirée et miseen pièces à tes yeux par des tigres.

– Ah ! madame, s’écria le prince ense jetant à ses pieds, je me dévoue volontiers à la mort poursauver ma chère maîtresse ; épargnez ses jours en abrégeantles miens.

– Il n’est pas question de ta mort,répliqua la fée ; traître, il est question de ton cœur et deta main. »

Pendant qu’ils parlaient, le princeentendait la voix de sa bergère qui semblait seplaindre.

« Voulez-vous me laisserdévorer ? lui disait-elle. Si vous m’aimez, déterminez-vous àfaire ce que la reine vous ordonne. »

Le pauvre prince hésitait :« Hé quoi ! Bénigne, s’écria-t-il, m’avez-vous doncabandonné, après tant de promesses ? Venez, venez noussecourir. » Ces mots furent à peine prononcés qu’il entenditune voix dans les airs, qui prononçait distinctement cesparoles :

Laisse agir le destin ; mais sois fidèle, et cherchele Rameau d’Or.

La grande fée, qui s’était cruevictorieuse par le secours de tant de différentes illusions, pensase désespérer de trouver en son chemin un aussi puissant obstacleque la protection de Bénigne.

« Fuis ma présence, s’écria-t-elle,prince malheureux et opiniâtre ; puisque ton cœur est remplide tant de flamme, tu seras un grillon, ami de la chaleur et dufeu. »

Sur-le-champ, le beau et merveilleuxprince Sans-Pair devint un petit grillon noir, qui se serait brûlétout vif dans la première cheminée ou le premier four, s’il nes’était pas souvenu de la voix favorable qui l’avait rassuré.« Il faut, dit-il, chercher le Rameau d’Or, peut-être que jeme dégrillonnerai. Ah ! si j’y trouvais ma bergère, quemanquerait-il à ma félicité ? »

Le grillon se hâta de sortir du fatalpalais ; et sans savoir où il fallait aller, il se recommandaaux soins de la belle fée Bénigne, puis partit sans équipage etsans bruit ; car un grillon ne craint ni les voleurs ni lesmauvaises rencontres. Au premier gîte, qui fut dans le trou d’unarbre, il trouva une sauterelle fort triste ; elle ne chantaitpoint. Le grillon ne s’avisant pas de soupçonner que ce fût unepersonne toute pleine d’esprit et de raison, luidit :

« Où va ainsi ma commère lasauterelle ? »

Elle lui réponditaussitôt :

« Et vous, mon compère le grillon,où allez-vous ? »

Cette réponse surprit étrangementl’amoureux grillon.

« Quoi ! vous parlez ?s’écria-t-il.

– Hé ! vous parlez bien !s’écria-t-elle. Pensez-vous qu’une sauterelle ait des privilègesmoins étendus qu’un grillon ?

– Je puis bien parler, dit le grillon,puisque je suis un homme.

– Et par la même règle, dit lasauterelle, je dois encore plus parler que vous, puisque je suisune fille.

– Vous avez donc éprouvé un sortsemblable au mien ? dit le grillon.

– Sans doute, dit la sauterelle. Maisencore, où allez-vous ?

– Je serais ravi, ajouta le grillon, quenous fussions longtemps ensemble. Une voix qui m’est inconnue,répliqua-t-il, s’est fait entendre dans l’air. Elle adit :

Laisse agir le destin, et cherche le Rameaud’Or.

Il m’a semblé que cela ne pouvait êtredit que pour moi. Sans hésiter, je suis parti, quoique j’ignore oùje dois aller. »

Leur conversation fut interrompue pardeux souris qui couraient de toute leur force, et qui, voyant untrou au pied de l’arbre, se jetèrent dedans la tête la première, etpensèrent étouffer le compère grillon et la commère sauterelle. Ilsse rangèrent de leur mieux dans un petit coin.

« Ah ! madame, dit la plusgrosse souris, j’ai mal au côté d’avoir tant couru ; commentse porte votre altesse ?

– J’ai arraché ma queue, répliqua laplus jeune souris ; car sans cela je tiendrais encore sur latable de ce vieux sorcier. Mais as-tu vu comme il nous apoursuivies ? Que nous sommes heureuses d’être sauvées de sonpalais infernal !

– Je crains un peu les chats et lesratières, ma princesse, continua la grosse souris, et je fais desvœux ardents pour arriver bientôt au Rameau d’Or.

– Tu en sais donc le chemin ? ditl’altesse sourissonne.

– Si je le sais, madame ! commecelui de ma maison, répliqua l’autre. Ce Rameau estmerveilleux ; une seule de ses feuilles suffit pour êtretoujours riche ; elle fournit de l’argent, elle désenchante,elle rend belle, elle conserve la jeunesse ; il faut, avant lejour, nous mettre en campagne.

– Nous aurons l’honneur de vousaccompagner, un honnête grillon que voici et moi, si vous letrouvez bon, mesdames, dit la sauterelle ; car nous sommes,aussi bien que vous, pèlerins du Rameau d’Or. »

Il y eut alors beaucoup de complimentsfaits de part et d’autre ; les souris étaient des princessesque ce méchant enchanteur avait liées sur la table ; et pourle grillon et la sauterelle, ils avaient une politesse qui ne sedémentait jamais.

Chacun d’eux s’éveilla très matin ;ils partirent de compagnie fort silencieusement, car ilscraignaient que des chasseurs à l’affût les entendant parler, neles prissent pour les mettre en cage. Ils arrivèrent ainsi auRameau d’Or. Il était planté au milieu d’un jardinmerveilleux ; au lieu de sable, les allées étaient remplies depetites perles orientales plus rondes que des pois ; les rosesétaient de diamants incarnats, et les feuilles d’émeraudes ;les fleurs de grenades, de grenats ; les soucis, detopazes ; les jonquilles, de brillants jaunes ; lesviolettes, de saphirs ; les bluets, de turquoises ; lestulipes, d’améthystes, opales et diamants ; enfin, la quantitéet la diversité de ces belles fleurs brillaient plus que lesoleil.

C’était donc là (comme je l’ai déjà dit)qu’était le Rameau d’Or, le même que le prince Sans-Pair reçut del’aigle, et dont il toucha la fée Bénigne lorsqu’elle étaitenchantée. Il était devenu aussi haut que les plus grands arbres,et tout chargé de rubis qui formaient des cerises. Dès que legrillon, la sauterelle et les deux souris s’en furent approchés,ils reprirent leur forme naturelle. Quelle joie ! quelstransports ne ressentit point l’amoureux prince à la vue de sabelle bergère ? Il se jeta à ses pieds ; il allait luidire tout ce qu’une surprise si agréable et si peu espérée luifaisait ressentir, lorsque la reine Bénigne et le roi Trasimèneparurent dans une pompe sans pareille ; car tout répondait àla magnificence du jardin. Quatre Amours armés de pied en cap,l’arc au côté, le carquois sur l’épaule, soutenaient avec leursflèches un petit pavillon de brocart or et bleu, sous lequelparaissaient deux riches couronnes.

« Venez, aimables amants, s’écriala reine, en leur tendant les bras, venez recevoir de nos mains lescouronnes que votre vertu, votre naissance et votre fidélitéméritent ; vos travaux vont se changer en plaisirs. PrincesseBrillante, continua-t-elle, ce berger si terrible à votre cœur estle prince qui vous fut destiné par votre père et par le sien. Iln’est point mort dans la tour. Recevez-le pour époux, et me laissezle soin de votre repos et de votre bonheur. »

La princesse, ravie, se jeta au cou deBénigne ; et lui laissant voir les larmes qui coulaient de sesyeux, elle connut par son silence que l’excès de sa joie lui ôtaitl’usage de la parole. Sans-Pair s’était mis aux genoux de cettegénéreuse fée ; il baisait respectueusement ses mains, etdisait mille choses sans ordre et sans suite. Trasimène lui faisaitde grandes caresses, et Bénigne leur conta, en peu de mots, qu’ellene les avait presque point quittés ; que c’était elle quiavait proposé à Brillante de souffler dans le manchon jaune etblanc ; qu’elle avait pris la figure d’une vieille bergèrepour loger la princesse chez elle ; que c’était encore ellequi avait enseigné au prince de quel côte il fallait suivre sabergère. « À la vérité, continua-t-elle, vous avez eu despeines que je vous aurais évitées si j’en avais été lamaîtresse ; mais, enfin, les plaisirs d’amour veulent êtreachetés. »

L’on entendit aussitôt une doucesymphonie qui retentit de tous côtés ; les Amours se hâtèrentde couronner les jeunes amants. L’hymen se fit ; et pendantcette cérémonie, les deux princesses qui venaient de quitter lafigure de souris conjurèrent la fée d’user de son pouvoir, pourdélivrer du château de l’enchanteur les souris et les chatsinfortunés qui s’y désespéraient.

« Ce jour-ci est trop célèbre,dit-elle, pour vous rien refuser. »

En même temps elle frappe trois fois leRameau d’Or, et tous ceux qui avaient été retenus dans le châteauparurent ; chacun sous sa forme naturelle y retrouva samaîtresse. La fée, libérale, voulant que tout se ressentît de lafête, leur donna l’armoire du donjon à partager entre eux. Ceprésent valait plus que dix royaumes de ce temps-là. Il est aiséd’imaginer leur satisfaction et leur reconnaissance. Bénigne etTrasimène achevèrent ce grand ouvrage par une générosité quisurpassait tout ce qu’ils avaient fait jusqu’alors, déclarant quele palais et le jardin du Rameau d’Or seraient à l’avenir au roiSans-Pair et à la reine Brillante ; cent autres rois enétaient tributaires et cent royaumes en dépendaient.

Lorsqu’une fée offrait son secours àBrillante,

Qui ne l’était pas trop pour lors ;

Elle pouvait, d’une beauté charmante,

Demander les rares trésors ;

C’est une chose bien tentante !

Je n’en veux prendre pour témoins,

Que les embarras et les soins.

Dont pour la conserver le sexe setourmente.

Mais Brillante n’écouta pas

Le désir séducteur d’obtenir desappas ;

Elle aima mieux avoir l’esprit et l’âmebelle :

Les roses et les lis d’un visagecharmant,

Comme les autres fleurs, passent en unmoment,

Et l’âme demeure immortelle.

Le Pigeon et la Colombe

&|160;

Il était une fois un roi et une reinequi s’aimaient si chèrement, que cette union servait d’exemple danstoutes les familles&|160;; et l’on aurait été bien surpris de voirun ménage en discorde dans leur royaume. Il se nommait le royaumedes Déserts.

La reine avait eu plusieursenfants&|160;; il ne lui restait qu’une fille, dont la beauté étaitsi grande, que si quelque chose pouvait la consoler de la perte desautres, c’était les charmes que l’on remarquait dans celle-ci. Leroi et la reine l’élevaient comme leur unique espérance&|160;; maisle bonheur de la famille royale dura peu. Le roi étant à la chassesur un cheval ombrageux, il entendit tirer quelques coups&|160;; lebruit et le feu l’effrayèrent, il prit le mors aux dents, il partitcomme un éclair&|160;; il voulut l’arrêter au bord d’unprécipice&|160;; il se cabra, et s’étant renversé sur lui, la chutefut si rude qu’il le tua avant qu’on fût en état de lesecourir.

Des nouvelles si funestes réduisirent lareine à l’extrémité&|160;: elle ne put modérer sa douleur&|160;;elle sentit bien qu’elle était trop violente pour y résister, etelle ne songea plus qu’à mettre ordre aux affaires de sa fille,afin de mourir avec quelque sorte de repos. Elle avait une amie quis’appelait la fée Souveraine, parce qu’elle avait une grandeautorité dans tous les empires, et qu’elle était fort habile. Ellelui écrivit, d’une main mourante, qu’elle souhaitait de rendre lesderniers soupirs entre ses bras&|160;; qu’elle se hâtât de venir,si elle voulait la trouver en vie, et qu’elle avait des choses deconséquence à lui dire.

Quoique la fée ne manquât pasd’affaires, elle les quitta toutes, et montant sur son chameau defeu, qui allait plus vite que le soleil, elle arriva chez la reine,qui l’attendait impatiemment&|160;; elle lui parla de plusieurschoses qui regardaient la régence du royaume, la priant del’accepter et de prendre soin de la petite princesseConstancia.

«&|160;Si quelque chose, ajouta-t-elle,peut soulager l’inquiétude que j’ai de la laisser orpheline dans unâge si tendre, c’est l’espérance que vous me donnerez en sapersonne des marques de l’amitié que vous avez toujours eue pourmoi&|160;; qu’elle trouvera en vous une mère qui peut la rendrebien plus heureuse et plus parfaite que je n’aurais fait, et quevous lui choisirez un époux assez aimable pour qu’elle n’aimejamais que lui.

– Tu souhaites tout ce qu’il fautsouhaiter, grande reine, lui dit la fée, je n’oublierai rien pourta fille&|160;; mais j’ai tiré son horoscope, il semble que ledestin est irrité contre la nature, d’avoir épuisé tous ses trésorsen la formant&|160;; il a résolu de la faire souffrir, et ta royalemajesté doit savoir qu’il prononce quelquefois des arrêts sur unton si absolu, qu’il est impossible de s’y soustraire.

– Tout au moins, reprit la reine,adoucissez ses disgrâces, et n’oubliez rien pour lesprévenir&|160;: il arrive souvent que l’on évite de grandsmalheurs, lorsqu’on y fait une sérieuseattention.&|160;»

La fée Souveraine lui promit tout cequ’elle souhaitait, et la reine ayant embrassé cent et cent fois sachère Constancia, mourut avec assez de tranquillité.

La fée lisait dans les astres avec lamême facilité qu’on lit à présent les contes nouveaux quis’impriment tous les jours. Elle vit que la princesse était menacéede la fatale passion d’un géant, dont les États n’étaient pas fortéloignés du royaume des Déserts&|160;; elle connaissait bien qu’ilfallait sur toutes choses l’éviter, et elle n’en trouva pas demeilleur moyen que d’aller cacher sa chère élève à un des bouts dela terre, si éloigné de celui où le géant régnait, qu’il n’y avaitaucune apparence qu’il vînt y troubler leur repos.

Dès que la fée Souveraine eut choisi desministres capables de gouverner l’État qu’elle voulait leurconfier, et qu’elle eut établi des lois si judicieuses, que tousles sages de la Grèce n’auraient pu rien faire d’approchant, elleentra une nuit dans la chambre de Constancia&|160;; et sans laréveiller, elle l’emporta sur son chameau de feu, puis partit pouraller dans un pays fertile, où l’on vivait sans ambition et sanspeine&|160;; c’était une vraie vallée de Tempé&|160;: l’on n’ytrouvait que des bergers et des bergères, qui demeuraient dans descabanes dont chacun était l’architecte.

Elle n’ignorait pas que si la princessepassait seize ans sans voir le géant, elle n’aurait plus qu’àretourner en triomphe dans son royaume&|160;; mais que s’il lavoyait plus tôt, elle serait exposée à de grandes peines. Elleétait très soigneuse de la cacher aux yeux de tout le monde, etpour qu’elle parût moins belle, elle l’avait habillée en bergère,avec de grosses cornettes toujours abattues sur son visage&|160;;mais telle que le soleil, qui, enveloppé d’une nuée, la perce parde longs traits de lumière, cette charmante princesse ne pouvaitêtre si bien couverte, que l’on n’aperçût quelques-unes de sesbeautés&|160;; et malgré tous les foins de la fée, on ne parlaitplus de Constancia que comme d’un chef-d’œuvre des cieux quiravissait tous les cœurs.

Sa beauté n’était pas la seule chose quila rendait merveilleuse&|160;: Souveraine l’avait douée d’une voixsi admirable, et de toucher si bien tous les instruments dont ellevoulait jouer, que sans jamais avoir appris la musique, elle auraitpu donner des leçons aux muses, et même au célesteApollon.

Ainsi elle ne s’ennuyait point, la féelui avait expliqué les raisons qu’elle avait de l’élever dans unecondition si obscure. Comme elle était toute pleine d’esprit, elley entrait avec tant de jugement, que Souveraine s’étonnait qu’à unâge si peu avancé, l’on pût trouver tant de docilité et d’esprit.Il y avait plusieurs mois qu’elle n’était allée au royaume desDéserts, parce qu’elle ne la quittait qu’avec peine&|160;; mais saprésence y était nécessaire, l’on n’agissait que par ses ordres, etles ministres ne faisaient pas également bien leur devoir. Ellepartit, lui recommandant fort de s’enfermer jusqu’à sonretour.

Cette belle princesse avait un petitmouton qu’elle aimait chèrement, elle se plaisait à lui faire desguirlandes de fleurs&|160;; d’autres fois, elle le couvrait denœuds de rubans. Elle l’avait nommé Ruson. Il était plus habile quetous ses camarades, il entendait la voix et les ordres de samaîtresse, il y obéissait ponctuellement&|160;: «&|160;Ruson, luidisait-elle, allez quérir ma quenouille&|160;»&|160;; il couraitdans sa chambre, et la lui apportait en faisant mille bonds. Ilsautait autour d’elle, il ne mangeait plus que les herbes qu’elleavait cueillies, et il serait plutôt mort de soif que de boireailleurs que dans le creux de sa main. Il savait fermer la porte,battre la mesure quand elle chantait, et bêler en cadence. Rusonétait aimable, Ruson était aimé&|160;; Constancia lui parlait sanscesse et lui faisait mille caresses.

Cependant une jolie brebis du voisinageplaisait pour le moins autant à Ruson que sa princesse. Tout moutonest mouton, et la plus chétive brebis était plus belle aux yeux deRuson que la mère des amours. Constancia lui reprochait souvent sescoquetteries&|160;: «&|160;Petit libertin, disait-elle, nesaurais-tu rester auprès de moi&|160;? Tu m’es si cher, je négligetout mon troupeau pour toi, et tu ne veux pas laisser cette galeusepour me plaire.&|160;» Elle l’attachait avec une chaîne defleurs&|160;; alors il semblait se dépiter, et tirait tant et tantqu’il la rompait&|160;: «&|160;Ah&|160;! lui disait Constancia encolère, la fée m’a dit bien des fois que les hommes sontvolontaires comme toi, qu’ils fuient le plus légerassujettissement, et que ce sont les animaux du monde les plusmutins. Puisque tu veux leur ressembler, méchant Ruson, va chercherta belle bête de brebis, si le loup te mange, tu seras bienmangé&|160;; je ne pourrai peut-être pas te secourir. »

Le mouton amoureux ne profita point desavis de Constancia. Étant tout le jour avec sa chère brebis, prochede la maisonnette où la princesse travaillait toute seule, ellel’entendit bêler si haut et si pitoyablement, qu’elle ne doutapoint de sa funeste aventure. Elle se lève bien émue, sort, et voitun loup qui emportait le pauvre Ruson&|160;: elle ne songea plus àtout ce que la fée lui avait dit en partant&|160;; elle courutaprès le ravisseur de son mouton, criant&|160;: «&|160;Auloup&|160;! Au loup&|160;!&|160;» Elle le suivait, lui jetant despierres avec sa houlette sans qu’il quittât sa proie&|160;; mais,hélas&|160;! en passant proche d’un bois, il en sortit bien unautre loup&|160;: c’était un horrible géant. À la vue de cetépouvantable colosse, la princesse transie de peur leva les vers leciel pour lui demander du secours, et pria la terre de l’engloutir.Elle ne fut écoutée ni du ciel ni de la terre&|160;; elle méritaitd’être punie de n’avoir pas cru la fée Souveraine.

Le géant ouvrit les bras pour l’empêcherde passer outre&|160;; mais quelque terrible et furieux qu’il fût,il ressentit les effets de sa beauté.

«&|160;Quel rang tiens-tu parmi lesdéesses&|160;? lui dit-il d’une voix qui faisait plus de bruit quele tonnerre, car ne pense pas que je m’y méprenne, tu n’es pointune mortelle&|160;; apprends-moi seulement ton nom, et si tu esfille ou femme de Jupiter&|160;? qui sont tes frères&|160;? quellessont tes sœurs&|160;? Il y a longtemps que je cherche une déessepour l’épouser, te voilà heureusement trouvée.&|160;»

La princesse sentait que la peur avaitlié sa langue, et que les paroles mouraient dans sabouche.

Comme il vit qu’elle ne répondait pas àses galantes questions&|160;:

Pour une divinité, lui dit-il, tu n’asguère d’esprit.&|160;»

Sans autre discours, il ouvrit un grandsac et la jeta dedans.

La première chose qu’elle aperçut aufond, ce fut le méchant loup et le pauvre mouton. Le géant s’étaitdiverti à les prendre à la course&|160;:

«&|160;Tu mourras avec moi, mon cherRuson, lui dit-elle en le baisant, c’est une petite consolation, ilvaudrait bien mieux nous sauver ensemble.&|160;»

Cette triste pensée la fit pleureramèrement, elle soupirait et sanglotait fort haut&|160;; Rusonbêlait, le loup hurlait&|160;; cela réveilla un chien, un chat, uncoq et un perroquet qui dormaient. Ils commencèrent de leur côté àfaire un bruit désespéré&|160;: voilà un étrange charivari dans labesace du géant. Enfin, fatigué de les entendre, il pensa touttuer&|160;; mais il se contenta de lier le sac, et de le jeter surle haut d’un arbre, après l’avoir marqué pour le venirreprendre&|160;; il allait se battre en duel contre un autre géant,et toute cette crierie lui déplaisait.

La princesse se douta bien que pour peuqu’il marchât il s’éloignerait beaucoup, car un cheval courant àtoute bride n’aurait pu l’attraper quand il allait au petitpas&|160;: elle tira ses ciseaux et coupa la toile de la besace,puis elle en fit sortir son cher Ruson, le chien, le chat, le coq,le perroquet, elle se sauva ensuite, et laissa le loup dedans, pourlui apprendre à manger les petits moutons. La nuit était fortobscure, c’était une étrange chose de se trouver seule au milieud’une forêt, sans savoir de quel côté tourner ses pas, ne voyant nile ciel ni la terre, et craignant toujours de rencontrer legéant.

Elle marchait le plus vite qu’ellepouvait&|160;; elle serait tombée cent et cent fois, mais tous lesanimaux qu’elle avait délivrés, reconnaissants de la grâce qu’ilsen avaient reçue, ne voulurent point l’abandonner, et la servirentutilement dans son voyage. Le chat avait les yeux si étincelantsqu’il éclairait comme un flambeau&|160;; le chien qui jappaitfaisait sentinelle&|160;; le coq chantait pour épouvanter leslions&|160;; le perroquet jargonnait si haut, qu’on aurait jugé, àl’entendre, que vingt personnes causaient ensemble, de sorte queles voleurs s’éloignaient pour laisser le passage libre à notrebelle voyageuse, et le mouton qui marchait quelques pas devantelle, la garantissait de tomber dans de grands trous, dont il avaitlui-même bien de la peine à se retirer.

Constancia allait à l’aventure, serecommandant à sa bonne amie la fée, dont elle espérait quelquesecours, quoiqu’elle se reprochât beaucoup de n’avoir pas suivi sesordres&|160;; mais quelquefois elle craignait d’en être abandonnée.Elle aurait bien souhaité que sa bonne fortune l’eût conduite dansla maison où elle avait été secrètement élevée&|160;: comme ellen’en savait point le chemin, elle n’osait point se flatter de larencontrer sans un bonheur particulier.

Elle se trouva, à la pointe du jour, aubord d’une rivière qui arrosait la plus agréable prairie dumonde&|160;; elle regarda autour d’elle, et ne vit ni chien, nichat, ni coq, ni perroquet&|160;; le seul Ruson lui tenaitcompagnie. «&|160;Hélas&|160;! où suis-je&|160;? dit-elle. Je neconnais point ces beaux lieux, que vais-je devenir&|160;? qui aurasoin de moi&|160;? Ah&|160;! petit mouton, que tu me coûtescher&|160;! si je n’avais pas couru après toi, je serais encorechez la fée Souveraine, je ne craindrais ni le géant, ni aucuneaventure fâcheuse.&|160;» Il semblait, à l’air de Ruson, qu’ill’écoutait en tremblant, et qu’il reconnaissait sa faute&|160;:enfin la princesse abattue et fatiguée cessa de le gronder, elles’assit au bord de l’eau&|160;; et comme elle était lasse, et quel’ombre de plusieurs arbres la garantissait des ardeurs du soleil,ses yeux fermèrent doucement, elle se laissa tomber sur l’herbe, ets’endormit d’un profond sommeil.

Elle n’avait point d’autres gardes quele fidèle Ruson, il marcha sur elle, il la tirailla&|160;; maisquel fut son étonnement de remarquer à vingt pas d’elle un jeunehomme qui se tenait derrière quelques buissons&|160;? Il s’encouvrait pour la voir sans être vu&|160;: la beauté de sa taille,celle de sa tête, la noblesse de son air et la magnificence de seshabits surprirent si fort la princesse, qu’elle se levabrusquement, dans la résolution de s’éloigner. Je ne sais quelcharme secret l’arrêta&|160;; elle jetait les yeux d’un aircraintif sur cet inconnu, le géant ne lui avait presque pas faitplus de peur, mais la peur part de différentes causes&|160;: leursregards et leurs actions marquaient assez les sentiments qu’ilsavaient déjà l’un pour l’autre.

Ils seraient peut-être demeuréslongtemps sans se parler que des yeux, si le prince n’avait pasentendu le bruit des cors et celui des chiens quis’approchaient&|160;; il s’aperçut qu’elle en étaitétonnée&|160;:

«&|160;Ne craignez rien, belle bergère,lui dit-il, vous êtes en sûreté dans ces lieux&|160;: plût au cielque ceux qui vous y voient y pussent être de même&|160;!

– Seigneur, dit-elle, j’implore votreprotection, je suis une pauvre orpheline qui n’ai point d’autreparti à prendre que d’être bergère&|160;; procurez-moi un troupeau,j’en aurai grand soin.

– Heureux les moutons, dit-il ensouriant, que vous voudrez conduire au pâturage&|160;! mais enfin,aimable bergère, si vous le souhaitez, j’en parlerai à la reine mamère, et je me ferai un plaisir de commencer dès aujourd’hui à vousrendre mes services.

– Ah&|160;! seigneur, dit Constancia, jevous demande pardon de la liberté que j’ai prise, je n’aurais oséle faire si j’avais su votre rang.&|160;»

Le prince l’écoutait avec le dernierétonnement, il lui trouvait de l’esprit et de la politesse, rien nerépondait mieux à son excellente beauté&|160;; mais rien nes’accordait plus mal avec la simplicité de ses habits et l’état debergère. Il voulut même essayer de lui faire prendre un autreparti&|160;:

«&|160;Songez-vous, lui dit-il, que vousserez exposée, toute seule dans un bois ou dans une campagne,n’ayant pour compagnie que vos innocentes brebis&|160;? Lesmanières délicates que je vous remarque s’accommoderont-elles de lasolitude&|160;? Qui sait d’ailleurs si vos charmes, dont le bruitse répandra dans cette contrée, ne vous attireront point milleimportuns&|160;? Moi-même, adorable bergère, moi-même je quitteraila cour pour m’attacher à vos pas&|160;; et ce que je ferai,d’autres le feront aussi.

– Cessez, lui dit-elle, seigneur, de meflatter par des louanges que je ne mérite point&|160;; je suis néedans un hameau&|160;; je n’ai jamais connu que la vie champêtre, etj’espère que vous me laisserez garder tranquillement les troupeauxde la reine, si elle daigne me les confier&|160;; je la supplieraimême de me mettre sous quelque bergère plus expérimentée quemoi&|160;; et comme je ne la quitterai point, il est bien certainque je ne m’ennuierai pas.&|160;»

Le prince ne put lui répondre&|160;;ceux qui l’avaient suivi à la chasse parurent sur uncoteau.

«&|160;Je vous quitte, charmantepersonne, lui dit-il d’un air empressé&|160;; il ne faut pas quetant de gens partagent le bonheur que j’ai de vous voir&|160;;allez au bout de cette prairie, il y a une maison où vous pourrezdemeurer en sûreté, après que vous aurez dit que vous y venez mapart.&|160;»

Constancia, qui aurait eu de la peine àse trouver en si grande compagnie, se hâta de marcher vers le lieuque Constancio (c’est ainsi que s’appelait le prince) lui avaitenseigné.

Il la suivit des yeux, il soupiratendrement, et remontant à cheval, il se mit à la tête de sa troupesans continuer la chasse. En entrant chez la reine, il la trouvafort irritée contre une vieille bergère qui lui rendait un assezmauvais compte de ses agneaux. Après que la reine eut bien grondé,elle lui dit de ne paraître jamais devant elle.

Cette occasion favorisa le dessein deConstancio&|160;; il lui conta qu’il avait rencontré une jeunefille qui désirait passionnément d’être à elle, qu’elle avait l’airsoigneux, et qu’elle ne paraissait pas intéressée. La reine goûtafort ce que lui disait son fils, elle accepta la bergère avant del’avoir vue, et dit au prince de donner ordre qu’on la menât avecles autres dans les pacages de la couronne. Il fut ravi qu’elle ladispensât de venir au palais&|160;: certains sentiments empresséset jaloux lui faisaient craindre des rivaux, bien qu’il n’y en eûtaucuns qui pussent lui rien disputer ni sur le rang, ni sur lemérite&|160;; il est vrai qu’il craignait moins les grandsseigneurs que les petits, il pensait qu’elle aurait plus depenchant pour un simple berger que pour un prince qui était siproche du trône.

Il serait difficile de raconter toutesles réflexions dont celle-ci était suivie&|160;: que nereprochait-il pas à son cœur, lui qui jusqu’alors n’avait rienaimé, et qui n’avait trouvé personne digne de lui&|160;! Il sedonnait à une fille d’une naissance si obscure, qu’il ne pourraitjamais avouer sa passion sans rougir&|160;: il voulut lacombattre&|160;; et se persuadant que l’absence était un remèdeimmanquable, particulièrement sur une tendresse naissante, il évitade revoir la bergère&|160;; il suivit son penchant pour la chasseet pour le jeu&|160;: en quelque lieu qu’il aperçût des moutons, ils’en détournait comme s’il eût rencontré des serpents&|160;; desorte qu’avec un peu de temps, le trait qui l’avait blessé luiparut moins sensible. Mais un jour des plus ardents de la canicule,Constancio, fatigué d’une longue chasse, se trouvant au bord de larivière, il en suivit le cours à l’ombre des alisiers quijoignaient leurs branches à celles des saules, et rendaient cetendroit aussi frais qu’agréable. Une profonde rêverie le surprit,il était seul, il ne songeait plus à tous ceux qui l’attendaient,quand il fut frappé tout d’un coup par les charmants accents d’unevoix qui lui parut céleste&|160;; il s’arrêta pour l’écouter, et nedemeura pas médiocrement surpris d’entendre cesparoles&|160;:

Hélas&|160;! j’avais promis de vivre sansardeur&|160;;

Mais l’amour prend plaisir à me rendreparjure&|160;;

Je me sens déchirer d’une vive blessure,

Constancio devient le maître de mon cœur.

L’autre jour je le vis dans cettesolitude,

Fatigué du travail qu’il trouve en cesforêts&|160;;

Il chantait son inquiétude,

Assis sous ces ombrages frais.

Jamais rien de si beau ne s’offrit à mavue&|160;;

Je demeurai longtemps immobile,éperdue&|160;;

De la main de l’Amour je vis partir lestraits

Que je porte au fond de mon âme.

Le mal que je ressens a pour moi tropd’attraits&|160;;

Je vois par l’ardeur qui m’enflamme,

Que je n’en guérirai jamais.

Sa curiosité l’emporta sur le plaisirqu’il avait d’entendre chanter si bien&|160;: il s’avançadiligemment&|160;; le nom de Constancio l’avait frappé, car c’étaitle sien&|160;; mais cependant un berger pouvait le porter aussibien qu’un prince, et ainsi il ne savait si c’était pour lui oupour quelque autre que ces paroles avaient été faites. Il eut àpeine monté sur une petite éminence couverte d’arbres, qu’ilaperçut au pied la belle Constancia&|160;: elle était assise sur lebord d’un ruisseau, dont la chute précipitée faisait un bruit siagréable, qu’elle semblait y vouloir accorder sa voix. Son fidèlemouton, couché sur l’herbe, se tenait comme un mouton favori bienplus près d’elle que les autres&|160;; Constancia lui donnait detemps en temps de petits coups de sa houlette, elle le caressaitd’un air enfantin, et toutes les fois qu’elle le touchait, ilbaisait sa main, et la regardait avec des yeux tout plein d’esprit.«&|160;Ah&|160;! que tu serais heureux, disait le prince tout bas,si tu connaissais le prix des caresses qui te sont faites&|160;! Héquoi&|160;! cette bergère est encore plus belle que lorsque je larencontrai&|160;! Amour&|160;! Amour&|160;! que veux-tu demoi&|160;? dois-je l’aimer, ou plutôt suis-je encore en état dem’en défendre&|160;? Je l’avais évitée soigneusement, parce que jesentais bien tout le danger qu’il y a de la voir&|160;; quellesimpressions, grands dieux, ces premiers mouvements ne firent-ilspas sur moi&|160;! Ma raison essayait de me secourir, je fuyais unobjet si aimable&|160;: hélas&|160;! je le trouve, mais celui dontelle parle est l’heureux berger qu’elle achoisi&|160;!&|160;»

Pendant qu’il raisonnait ainsi, labergère se leva pour rassembler son troupeau, et le faire passerdans un autre endroit de la prairie où elle avait laissé sescompagnes. Le prince craignit de perdre cette occasion de luiparler&|160;; il s’avança vers elle d’un air empressé&|160;:«&|160;Aimable bergère, lui dit-il, ne voulez-vous pas bien que jevous demande si le petit service que je vous ai rendu vous a faitquelque plaisir&|160;?&|160;» À sa vue, Constancia rougit, sonteint parut animé des plus vives couleurs&|160;:

«&|160;Seigneur, lui dit-elle, j’auraispris soin de vous faire mes très humbles remerciements, s’ilconvenait à une pauvre fille comme moi d’en faire à un prince commevous&|160;; mais encore que j’aie manqué, le ciel m’est témoin queje n’en suis point ingrate, et que je prie les dieux de combler vosjours de bonheur.

– Constancia, répliqua-t-il, s’il estvrai que mes bonnes intentions vous aient touchée au point que vousle dites, il vous est aisé de me le marquer.

– Hé&|160;! que puis-je faire pour vous,seigneur&|160;? répliqua-t-elle d’un air empressé.

– Vous pouvez me dire, ajouta-t-il, pourqui sont les paroles que vous venez de chanter.

– Comme je ne les ai pas faites,repartit-elle, il me serait difficile de vous apprendre rienlà-dessus.&|160;»

Dans le temps qu’elle parlait, ill’examinait, il la voyait rougir, elle était embarrassée et tenaitles yeux baissés.

«&|160;Pourquoi me cacher vossentiments, Constancia&|160;? lui dit-il&|160;; votre visage trahitle secret de votre cœur, vous aimez&|160;?&|160;» Il se tut et laregarda encore avec plus d’application.

– Seigneur, lui dit-elle, les choses oùj’ai quelque intérêt méritent si peu qu’un grand prince s’eninforme, et je suis si accoutumée à garder le silence avec meschères brebis, que je vous supplie de me pardonner si je ne répondspoint à vos questions.&|160;» Elle s’éloigna si vite qu’il n’eutpas le temps de l’arrêter.

La jalousie sert quelquefois de flambeaupour rallumer l’amour&|160;: celui du prince prit dans ce momenttant de forces qu’il ne s’éteignit jamais&|160;; il trouva millegrâces nouvelles dans cette jeune personne, qu’il n’avait pointremarquées la première fois qu’il la vit&|160;; la manière dontelle le quitta lui fit croire, autant que les paroles, qu’elleétait prévenue pour quelque berger. Une profonde tristesse s’emparade son âme, il n’osa la suivre, bien qu’il eût une extrême envie del’entretenir&|160;; il se coucha dans le même lieu qu’elle venaitde quitter, et après avoir essayé de se souvenir des parolesqu’elle venait de chanter, il les écrivit sur ses tablettes, et lesexamina avec attention. «&|160;Ce n’est que depuis quelques jours,disait-il, qu’elle a vu ce Constancio qui l’occupe&|160;: faut-ilque je me nomme comme lui, et que je sois si éloigné de sa bonnefortune&|160;? qu’elle m’a regardé froidement&|160;! Elle me paraîtplus indifférente aujourd’hui que lorsque je la rencontrai lapremière fois&|160;; son plus grand soin a été de chercher unprétexte pour s’éloigner de moi.&|160;» Ces pensées l’affligèrentsensiblement, car il ne pouvait comprendre qu’une simple bergèrepût être si indifférente pour un grand prince.

Dès qu’il fut de retour, il fit appelerun jeune garçon qui était de tous ses plaisirs&|160;; il avait dela naissance, il était aimable&|160;; il lui ordonna de s’habilleren berger, d’avoir un troupeau, et de le conduire tous les joursaux pacages de la reine, afin de voir ce que faisait Constancia,sans lui être suspect. Mirtain (c’est ainsi qu’il se nommait) avaittrop envie de plaire à son maître pour en négliger une occasion quiparaissait l’intéresser&|160;; il lui promit de s’acquitter fortbien de ses ordres, et dès le lendemain, il fut en état d’allerdans la plaine&|160;: celui qui en prenait soin ne l’y aurait pasreçu s’il n’eût montré un ordre du prince, disant qu’il était sonberger, et qu’il l’avait chargé de ses moutons.

Aussitôt on le laissa venir parmi latroupe champêtre&|160;; il était galant, il plut sans peine auxbergères&|160;; mais à l’égard de Constancia, il lui trouvait unair de fierté si fort au-dessus de ce qu’elle paraissait être,qu’il ne pouvait accorder tant de beauté, d’esprit et de mériteavec la vie rustique et champêtre qu’elle menait&|160;; il lasuivait inutilement, il la trouvait toujours seule au fond desbois, qui chantait d’un air occupé&|160;; il ne voyait aucunsbergers qui osassent entreprendre de lui plaire, la chose semblaittrop difficile. Mirtain tenta cette grande aventure, il se renditassidu auprès d’elle, et connut par sa propre expérience qu’elle nevoulait point d’engagement.

Il rendait compte tous les soirs auprince de la situation des choses&|160;; tout ce qu’il luiapprenait ne servait qu’à le désespérer.

«&|160;Ne vous y trompez pas, seigneur,lui dit-il un jour, cette belle fille aime&|160;; il faut que cesoit en son pays.

– Si cela était, reprit le prince, nevoudrait-elle pas y retourner&|160;?

– Que savons-nous, ajouta Mirtain, sielle n’a point quelques raisons qui l’empêchent de revoir sapatrie, elle est peut-être en colère contre sonamant&|160;?

– Ah&|160;! s’écria le prince, ellechante trop tendrement les paroles que j’ai entendues.

– Il est vrai, continua Mirtain, quetous les arbres sont couverts de chiffres de leurs noms&|160;; etpuisque rien ne lui plaît ici, sans doute quelque chose lui a pluailleurs.

– Éprouve, dit le prince, ses sentimentspour moi, dis-en du bien, dis-en du mal, tu pourras connaître cequ’elle pense.&|160;»

Mirtain ne manqua pas de chercher uneoccasion de parler à Constancia.

«&|160;Qu’avez-vous, bellebergère&|160;? lui dit-il. Vous paraissez mélancolique malgrétoutes les raisons que vous avez d’être plus gaie qu’uneautre&|160;?

– Et quels sujets de joie metrouvez-vous, lui dit-elle&|160;; je suis réduite à garder desmoutons&|160;; éloignée de mon pays, je n’ai aucunes nouvelles demes parents, tout cela est-il fort agréable&|160;?

– Non, répliqua-t-il, mais vous êtes laplus aimable personne du monde, vous avez beaucoup d’esprit, vouschantez d’une manière ravissante, et rien ne peut égaler votrebeauté.

– Quand je posséderais tous cesavantages, ils me toucheraient peu, dit-elle, en poussant unprofond&|160;soupir.

– Quoi donc, ajouta Mirtain, vous avezde l’ambition, vous croyez qu’il faut être née sur le trône et dusang des dieux, pour vivre contente&|160;? Ah&|160;! détrompez-vousde cette erreur, je suis au prince Constancio, et malgrél’inégalité de nos conditions, je ne laisse pas de l’approcherquelquefois, je l’étudie, je pénètre ce qui se passe dans son âme,et je sais qu’il n’est point heureux.

– Hé&|160;! qui trouble son repos&|160;?dit la princesse.

– Une passion fatale, continuaMirtain.

– Il aime, reprit-elle d’un air inquiet,hélas&|160;! que je le plains&|160;! mais que dis-je&|160;?continua-t-elle en rougissant. Il est trop aimable pour n’être pasaimé.

– Il n’ose s’en flatter, belle bergère,dit-il&|160;; et si vous vouliez bien le mettre en repos là-dessus,il ajouterait plus de foi à vos paroles qu’à aucuneautre.

– Il ne me convient pas, dit-elle, de memêler des affaires d’un si grand prince&|160;; celles dont vous meparlez sont trop particulières pour que je m’avise d’y entrer.Adieu, Mirtain, ajouta-t-elle, en le quittant brusquement, si vousvoulez m’obliger, ne me parlez plus de votre prince ni de sesamours.&|160;»

Elle s’éloigna tout émue, elle n’avaitpas été indifférente au mérite du prince&|160;; le premier momentqu’elle le vit ne s’effaça plus de sa pensée, et sans le charmesecret qui l’arrêtait malgré elle, il est certain qu’elle auraittout tenté pour retrouver la fée Souveraine. Au reste, l’ons’étonnera que cette habile personne qui savait tout ne vînt pas lachercher, mais cela ne dépendait plus d’elle. Aussitôt que le géanteut rencontré la princesse, elle fut soumise à la fortune pour uncertain temps, il fallait que sa destinée s’accomplît, de sorte quela fée se contentait de la venir voir dans un rayon dusoleil&|160;; les yeux de Constancia ne le pouvaient regarder assezfixement pour l’y remarquer.

Cette aimable personne s’était aperçueavec dépit que le prince l’avait si fort négligée, qu’il nel’aurait pas revue si le hasard ne l’eût conduit dans le lieu oùelle chantait&|160;; elle se voulait un mal mortel des sentimentsqu’elle avait pour lui&|160;; et s’il est possible d’aimer et dehaïr en même temps, je puis dire qu’elle le haïssait parce qu’ellel’aimait trop. Combien de larmes répandait-elle en secret&|160;! Leseul Ruson en était témoin&|160;; souvent elle lui confiait sesennuis comme s’il avait été capable de l’entendre&|160;; etlorsqu’il bondissait dans la plaine avec les brebis&|160;:«&|160;Prends garde, Ruson, prends garde, s’écriait-elle, quel’amour ne t’enflamme&|160;; de tous les maux c’est le plus grand,et si tu aimes sans être aimé, pauvre petit mouton, queferas-tu&|160;?&|160;»

Ces réflexions étaient suivies de millereproches qu’elle se faisait sur ses sentiments pour un princeindifférent&|160;; elle avait bien envie de l’oublier, lorsqu’ellele trouva qui s’était arrêté dans un lieu agréable pour y rêveravec plus de liberté à la bergère qu’il fuyait. Enfin, accablé desommeil, il se coucha sur l’herbe&|160;; elle le vit, et soninclination pour lui prit de nouvelles forces&|160;; elle ne puts’empêcher de faire les paroles qui donnèrent lieu à l’inquiétudedu prince. Mais de quel ennui ne fut-elle pas frappée à son tour,lorsque Mirtain lui dit que Constancio aimait&|160;! Quelqueattention qu’elle eût faite sur elle-même, elle n’avait pas étémaîtresse de s’empêcher de changer plusieurs fois de couleur.Mirtain, qui avait ses raisons pour l’étudier, le remarqua, il enfut ravi, et courut rendre compte à son maître de ce qui s’étaitpassé.

Le prince avait bien moins dedisposition à se flatter que son confident&|160;; il ne crut voirque de l’indifférence dans le procédé de la bergère, il en accusal’heureux Constancio qu’elle aimait, et dès le lendemain il fut lachercher. Aussitôt qu’elle l’aperçut, elle s’enfuit comme si elleeût vu un tigre ou un lion&|160;; la fuite était le seul remèdequ’elle imaginait à ses peines. Depuis sa conversation avecMirtain, elle comprit qu’elle ne devait rien oublier pourl’arracher de son cœur, et que le moyen d’y réussir, c’était del’éviter.

Que devint Constancio, quand sa bergères’éloigna si brusquement&|160;? Mirtain était auprès delui.

«&|160;Tu vois, lui dit-il, tu voisl’heureux effet de tes soins, Constancia me hait, je n’ose lasuivre pour m’éclaircir moi-même de ses sentiments.

– Vous avez trop d’égards pour unepersonne si rustique, répliqua Mirtain&|160;; et, si vous levoulez, seigneur, je vais lui ordonner de votre part de venir voustrouver.

– Ah&|160;! Mirtain, s’écria le prince,qu’il y a de différence entre l’amant et le confident&|160;! Je nepense qu’à plaire à cette aimable fille, je lui ai trouvé une sortede politesse qui s’accommoderait mal des airs brusques que tu veuxprendre&|160;; je consens à souffrir plutôt qu’à lachagriner.&|160;»

En achevant ces mots, il fut d’un autrecôté, avec une si profonde mélancolie, qu’il pouvait faire pitié àune personne moins touchée que Constancia.

Dès qu’elle l’eut perdu de vue, ellerevint sur ses pas, pour avoir le plaisir de se trouver dansl’endroit qu’il venait de quitter. «&|160;C’est ici, disait-elle,où il s’est arrêté, c’est là qu’il m’a regardée&|160;; mais,hélas&|160;! dans tous ces lieux il n’a que de l’indifférence pourmoi, il y vient pour rêver en liberté à ce qu’il aime&|160;:cependant, continuait-elle, ai-je raison de me plaindre&|160;? Parquel hasard voudrait-il s’attacher à une fille qu’il croit si fortau-dessous de lui&|160;?&|160;» Elle voulait quelquefois luiapprendre ses aventures&|160;; mais la fée Souveraine lui avaitdéfendu si absolument de n’en point parler, que pour lors sonobéissance prévalut sur ses propres intérêts, et elle prit larésolution de garder le silence.

Au bout de quelques jours le princerevint encore&|160;; elle l’évita soigneusement, il en fut affligé,et chargea Mirtain de lui en faire des reproches&|160;; ellefeignit de n’y avoir pas fait réflexion, mais puisqu’il daignaits’en apercevoir, elle y prendrait garde. Mirtain, bien contentd’avoir tiré cette parole d’elle, en avertit son maître&|160;; dèsle lendemain il vint la chercher. À son abord elle parutinterdite&|160;; quand il lui parla de ses sentiments, elle le futbien davantage&|160;: quelque envie qu’elle eût de le croire, elleappréhendait de se tromper, et que jugeant d’elle par ce qu’il envoyait, il ne voulût peut-être se faire un plaisir de l’éblouir parune déclaration qui ne convenait point à une pauvre bergère. Cettepensée l’irrita, elle en parut plus fière, et reçut si froidementles assurances qu’il lui donnait de sa passion, qu’il se confirmatous ses soupçons. «&|160;Vous êtes touchée, lui dit-il&|160;; unautre a su vous charmer&|160;; mais j’atteste les dieux que si jepeux le connaître, il éprouvera tout mon courroux.

– Je ne vous demande grâce pourpersonne, seigneur, répliqua-t-elle&|160;; si vous êtes jamaisinformé de mes sentiments, vous les trouverez bien éloignés de ceuxque vous m’attribuez.&|160;»

Le prince, à ces mots, reprit quelqueespérance, mais elle fut bientôt détruite par la suite de leurconversation&|160;; car elle lui protesta qu’elle avait un fondd’indifférence invincible, et qu’elle sentait bien qu’ellen’aimerait de sa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans unedouleur inconcevable, il se contraignit pour ne lui pas montrertoute sa douleur.

Soit la violence qu’il s’était faite,soit l’excès de sa passion, qui avait pris de nouvelles forces parles difficultés qu’il envisageait, il tomba si dangereusementmalade, que les médecins ne connaissant rien à la cause de son mal,désespérèrent bientôt de sa vie. Mirtain, qui était toujoursdemeuré par son ordre auprès de Constancia, lui en apprit lesfâcheuses nouvelles&|160;; elle les entendit avec un trouble et uneémotion difficiles à exprimer.

«&|160;Ne savez-vous point quelqueremède, lui dit-il, pour la fièvre et pour les grands maux de têteet de cœur&|160;?

– J’en sais un, répliqua-t-elle, ce sontdes simples avec des fleurs&|160;; tout consiste dans la manière deles appliquer.

– Ne viendrez-vous pas au palais pourcela&|160;? ajouta-t-il.

– Non, dit-elle, en rougissant, jecraindrais trop de ne pas réussir.

– Quoi&|160;! vous pourriez négligerquelque chose pour nous le rendre&|160;? continua-t-il. Je vouscroyais bien dure, mais vous l’êtes encore cent fois plus que je nel’avais imaginé.&|160;»

Les reproches de Mirtain faisaientplaisir à Constancia, elle était ravie qu’il la pressât de voir leprince&|160;: ce n’était que pour se procurer cette satisfaction,qu’elle s’était vantée de savoir un remède propre à le soulager,car il est vrai qu’elle n’en avait aucun.

Mirtain se rendit auprès de lui&|160;;il lui conta ce que la bergère avait dit, et avec quelle ardeurelle souhaitait le retour de sa santé. «&|160;Tu cherches à meflatter, lui dit Constancio, mais je te le pardonne, et je voudrais(dussé-je être trompé) pouvoir penser que cette belle fille aquelque amitié pour moi. Va chez la reine, dis-lui qu’une de sesbergères a un secret merveilleux, qu’elle pourra me guérir, obtienspermission de l’amener&|160;: cours, vole, Mirtain, les momentsvont me paraître des siècles.&|160;»

La reine n’avait pas encore vu labergère quand Mirtain lui en parla&|160;; elle dit qu’ellen’ajoutait point foi à ce que de petites ignorantes se piquaient desavoir, et que c’était là une folie.

«&|160;Certainement, madame, lui dit-il,l’on peut quelquefois trouver plus de soulagement dans l’usage dessimples que dans tous les livres d’Esculape. Le prince souffretant, qu’il souhaite d’éprouver tout ce que cette jeune fillepropose.

– Volontiers, dit la reine&|160;; maissi elle ne le guérit pas, je la traiterai si rudement qu’ellen’aura plus l’audace de se vanter mal à propos.&|160;»

Mirtain retourna vers son maître, il luirendit compte de la mauvaise humeur de la reine, et qu’il encraignait les effets pour Constancia.

«&|160;J’aimerais mieux mourir, s’écriale prince&|160;; retourne sur tes pas, dis à ma mère que je la priede laisser cette belle fille auprès de ses innocentes brebis&|160;:quel paiement, continua-t-il, pour la peine qu’elleprendrait&|160;! je sens que cette idée redouble monmal.&|160;»

Mirtain courut chez la reine, lui direde la part du prince de ne point faire venir Constancia&|160;; maiscomme elle était naturellement fort prompte, elle se mit en colèrede ses irrésolutions&|160;:

«&|160;Je l’ai envoyé quérir,dit-elle&|160;: si elle guérit mon fils, je lui donnerai quelquechose&|160;; si elle ne le guérit pas, je sais ce que j’ai à faire.Retournez auprès de lui, et tâchez de le divertir, il est dans unemélancolie qui me désole.&|160;»

Mirtain lui obéit, et se garda bien dedire à son maître la mauvaise humeur où il l’avait trouvée, car ilserait mort d’inquiétude pour sa bergère.

Le pacage royal était si proche de laville, qu’elle ne tarda pas longtemps à s’y rendre, sans compterqu’elle était guidée par une passion qui fait aller ordinairementbien vite. Lorsqu’elle fut au palais, on vint le dire à la reine,mais elle ne daigna pas la voir, elle se contenta de lui manderqu’elle prît bien garde à ce qu’elle allait entreprendre&|160;; quesi elle manquait de guérir le prince, elle la ferait coudre dans unsac, et jeter dans la rivière. À cette menace la belle princessepâlit, son sang se glaça.

«&|160;Hélas&|160;! dit-elle enelle-même, ce châtiment m’est bien dû, j’ai fait un mensongelorsque je me suis vantée d’avoir quelque science, et mon envie devoir Constancio n’est pas assez raisonnable pour que les dieux meprotègent.&|160;»

Elle baissa doucement la tête, laissantcouler des larmes sans rien répondre.

Ceux qui étaient autour d’ellel’admiraient&|160;; elle leur paraissait plutôt une fille du cielqu’une personne mortelle.

De quoi vous défiez-vous, aimablebergère&|160;? lui dirent-ils. Vous portez dans vos yeux la mort etla vie, un seul de vos regards peut conserver notre jeuneprince&|160;; venez dans sa chambre, essuyez vos pleurs, etemployez vos remèdes sans crainte.&|160;»

La manière dont on lui parlait, etl’extrême désir qu’elle avait de le voir, lui redonnèrent de laconfiance&|160;: elle pria qu’on la laissât entrer dans le jardinpour cueillir elle-même tout ce qui lui était nécessaire, elle pritdu myrte, du trèfle, des herbes et des fleurs, les unes dédiées àCupidon, les autres à sa mère&|160;; les plumes d’une colombe, etquelques gouttes de sang d’un pigeon&|160;: elle appela à sonsecours toutes les déités et toutes les fées. Ensuite, plustremblante que la tourterelle quand elle voit un milan, elle ditqu’on pouvait la mener dans la chambre du prince. Il était couché,son visage était pâle et ses yeux languissants&|160;; mais aussitôtqu’il l’aperçut, il prit une meilleure couleur, elle le remarquaavec une extrême joie.

«&|160;Seigneur, lui dit-elle, il y adéjà plusieurs jours que je fais des vœux pour le retour de votresanté&|160;; mon zèle m’a même engagée à dire à l’un de vos bergersque je savais quelques petits remèdes, et que volontiersj’essayerais de vous soulager&|160;; mais la reine m’a mandé que sile ciel m’abandonne dans cette prise, elle veut qu’on me noie sivous ne guérissez pas&|160;; jugez, seigneur, des alarmes où jesuis, et soyez persuadé que je m’intéresse plus à votreconservation par rapport à vous que par rapport à moi.

– Ne craignez rien, charmante bergère,lui dit-il&|160;; les souhaits favorables que vous faites pour mavie vont me la rendre si chère que j’en serai occupé trèssérieusement. Je négligeais mes jours&|160;: hélas&|160;! enpuis-je avoir d’heureux, quand je me souviens de ce que je vous aientendu chanter pour Constancio&|160;! Ces fatales paroles et vosfroideurs m’ont réduit au triste état où vous me voyez&|160;; mais,belle bergère, vous m’ordonnez de vivre, vivons et ne vivons quepour vous.&|160;»

Constancia ne cachait qu’avec peine leplaisir que lui causait une déclaration si obligeante&|160;;cependant, comme elle appréhendait que quelqu’un n’écoutât ce quelui disait le prince, elle demanda s’il ne trouverait pas bonqu’elle lui mît un bandeau et des bracelets, des herbes qu’elleavait cueillies. Il lui tendit les bras d’une manière si tendrequ’elle lui attacha promptement un des bracelets, de peur qu’on nepénétrât ce qui se passait entre eux&|160;; et après avoir bienfait de petites cérémonies pour en imposer à toute la cour de ceprince, il s’écria au bout de quelques moments que son maldiminuait. Cela était vrai, comme il le disait&|160;: on appela sesmédecins, ils demeurèrent surpris de l’excellence d’un remède dontles effets étaient si prompts&|160;; mais quand ils virent labergère qui l’avait appliqué, ils ne s’étonnèrent plus de rien, etdirent en leur jargon qu’un de ses regards était plus puissant quetoute la pharmacie ensemble.

La bergère était si peu touchée detoutes les louanges qu’on lui donnait, que ceux qui ne laconnaissaient pas, prenaient pour stupidité ce qui avait une sourcebien différente&|160;: elle se mit dans un coin de la chambre, secachant à tout le monde, hors à son malade, dont elle s’approchaitde temps en temps pour lui toucher la tête ou le pouls, et dans cespetits moments ils se disaient mille jolies choses où le cœur avaitencore plus de part que l’esprit.

«&|160;J’espère, lui dit-elle, seigneur,que le sac qu’a fait faire la reine pour me noyer, ne servira pointà un usage si funeste&|160;; votre santé, qui m’est précieuse, vase rétablir.

– Il ne tiendra qu’à vous, aimableConstancia, répondit-il&|160;; un peu de part dans votre cœur peuttout faire pour mon repos et pour la conservation de mavie.&|160;»

Le prince se leva, et fut dansl’appartement de la reine. Lorsqu’on lui dit qu’il entrait, elle nevoulut pas le croire&|160;; elle s’avança brusquement, et demeurabien surprise de le trouver à la porte de sa chambre.

«&|160;Quoi&|160;! c’est vous, mon fils,mon cher fils&|160;! s’écria-t-elle. À qui dois-je une résurrectionsi merveilleuse&|160;? À vos bontés, madame, lui dit le prince,vous m’avez envoyé chercher la plus habile personne qui soit dansl’univers&|160;; je vous supplie de la récompenser d’une manièreproportionnée au service que j’en ai reçu.

– Cela ne presse pas, répondit la reined’un air rude&|160;; c’est une pauvre bergère, qui s’estimeraheureuse de garder toujours mes moutons.&|160;»

Dans ce moment le roi arriva, on luiétait allé annoncer la bonne nouvelle de la guérison duprince&|160;; il entrait chez la reine, la première chose quifrappa ses yeux, ce fut Constancia&|160;: sa beauté, semblable ausoleil qui brille de mille feux, l’éblouit à tel point, qu’ildemeura quelques instants sans pouvoir demander à ceux qui étaientprès de lui, ce qu’il voyait de si merveilleux, et depuis quand lesdéesses habitaient dans son palais&|160;; enfin il rappela sesesprits, il s’approcha d’elle, et sachant qu’elle étaitl’enchanteresse qui venait de guérir son fils, il l’embrassa, etdit galamment qu’il se trouvait fort mal, et qu’il la conjurait dele guérir aussi.

Il entra, et elle le suivit. La reine nel’avait point encore vue&|160;; son étonnement ne se peutreprésenter&|160;; elle poussa un grand cri, et tomba en faiblesse,jetant sur la bergère des regards furieux. Constancio et Constanciaen demeurèrent effrayés. Le roi ne savait à quoi attribuer un malsi subit, toute la cour était consternée&|160;; enfin la reinerevint à elle. Le roi lui demanda plusieurs fois ce qu’elle avaitvu pour se trouver si abattue&|160;: elle dissimula son inquiétude,dit que c’étaient des vapeurs&|160;; mais le prince, qui laconnaissait bien, en demeura fort inquiet&|160;; elle parla à labergère avec quelque sorte de bonté, disant qu’elle voulait lagarder auprès d’elle, pour avoir soin des fleurs de son parterre.La princesse ressentit de la joie, de penser qu’elle restait dansun lieu où elle pourrait voir tous les jours Constancio.

Cependant le roi obligea la reined’entrer dans son cabinet&|160;; il lui demanda tendrement ce quipouvait la chagriner.

«&|160;Ah&|160;! sire, s’écria-t-elle,j’ai fait un rêve affreux, je n’avais jamais vu cette jeunebergère, quand mon imagination me l’a si bien représentée, qu’enjetant les yeux sur son visage, je l’ai reconnue&|160;: elleépousait mon fils&|160;; je suis trompée si cette malheureusepaysanne ne me donne bien de la douleur.

– Vous ajoutez trop de foi à la chose dumonde la plus incertaine, lui dit le roi&|160;; je vous conseillede ne point agir sur de tels principes&|160;; renvoyez la bergèregarder vos troupeaux, et ne vous affligez point mal àpropos.&|160;»

Le conseil du roi fâcha la reine&|160;;bien éloignée de le suivre, elle ne s’appliqua plus qu’à pénétrerles sentiments de son fils pour Constancia.

Ce prince profitait de toutes lesoccasions de la voir. Comme elle avait soin des fleurs, elle étaitsouvent dans le jardin à les arroser&|160;; et il semblait quelorsqu’elle les avait touchées, elles en étaient plus brillantes etplus belles. Ruson lui tenait compagnie, elle lui parlaitquelquefois du prince, quoiqu’il ne pût lui répondre&|160;; etlorsqu’il l’abordait, elle demeurait si interdite, que ses yeux luidécouvraient assez le secret de son cœur. Il en était ravi, et luidisait tout ce que la passion la plus tendre peutinspirer.

La reine, sur la foi de son rêve, etbien davantage sur l’incomparable beauté de Constancia, ne pouvaitplus dormir en repos. Elle se levait avant le jour&|160;; elle secachait tantôt derrière des palissades, tantôt au fond d’unegrotte, pour entendre ce que son fils disait à cette bellefille&|160;; mais ils avaient l’un et l’autre la précaution deparler si bas, qu’elle ne pouvait agir que sur des soupçons. Elleen était encore plus inquiète&|160;; elle ne regardait le princequ’avec mépris, pensant jour et nuit que cette bergère monteraitsur le trône.

Constancio s’observait autant qu’il luiétait possible, quoique, malgré lui, chacun s’aperçût qu’il aimaitConstancia, et que soit qu’il la louât par l’habitude qu’il avait àl’admirer, ou qu’il la blâmât exprès, il s’acquittait de l’un et del’autre en homme intéressé. Constancia, de son côté, ne pouvaits’empêcher de du prince à ses compagnes&|160;: comme elle chantaitsouvent les paroles qu’elle avait faites pour lui, la reine qui lesentendit, ne demeura pas moins surprise de sa merveilleuse voix,que du sujet de sa poésie&|160;:

«&|160;Que vous ai-je donc fait, justesdieux&|160;! disait-elle, pour me vouloir punir par la chose dumonde qui m’est la plus sensible&|160;? Hélas&|160;! je destinaismon fils à ma nièce, et je vois, avec un mortel déplaisir, qu’ils’attache à une malheureuse bergère, qui le rendra peut-êtrerebelle à mes volontés.&|160;»

Pendant qu’elle s’affligeait, et qu’elleprenait mille desseins furieux pour punir Constancia d’être sibelle et si charmante, l’amour faisait sans cesse de nouveauxprogrès sur nos jeunes amants. Constancia, convaincue de lasincérité du prince, ne put lui cacher la grandeur de sa naissanceet ses sentiments pour lui. Un aveu si tendre et une confidence siparticulière le ravirent à tel point, qu’en tout autre lieu quedans le jardin de la reine, il se serait jeté à ses pieds pour l’enremercier. Ce ne fut pas même sans peine qu’il s’en empêcha&|160;;il ne voulut plus combattre sa passion, il avait aimé Constanciabergère, il est aisé de croire qu’il l’adora lorsqu’il sut sonrang&|160;; et s’il n’eut pas de peine à se laisser persuader surune chose aussi extraordinaire que de voir une grande princesseerrante par le monde, tantôt bergère et tantôt jardinière, c’estqu’en ce temps-là ces sortes d’aventures étaient très communes, etqu’il lui trouvait un air et des manières qui lui étaient cautionde la sincérité de ses paroles.

Constancio, touché d’amour et d’estime,jura une fidélité éternelle à la princesse&|160;: elle ne la luijura pas moins de son côté&|160;; ils se promirent de s’épouser dèsqu’ils auraient fait agréer leur mariage aux personnes de qui ilsdépendaient. La reine s’aperçut de toute la force de cette passionnaissante&|160;: sa confidente, qui ne cherchait pas moins qu’elleà découvrir quelque chose pour faire sa cour, vint lui dire un jourque Constancia envoyait Ruson tous les matins dans l’appartement duprince&|160;; que ce petit mouton portait deux corbeilles&|160;;qu’elle les emplissait de fleurs, et que Mirtain le conduisait. Lareine, à ces nouvelles, perdit patience&|160;: le pauvre Rusonpassait, elle fut l’attendre elle-même&|160;; et malgré les prièresde Mirtain, elle l’emmena dans sa chambre, elle mit les corbeilleset les fleurs en pièces, et chercha tant, qu’elle trouva dans ungros œillet, qui n’était pas encore fleuri, un petit morceau depapier, que Constancia y avait glissé avec beaucoupd’adresse&|160;; elle faisait de tendres reproches au prince, surles périls où il s’exposait presque tous les jours à la chasse. Sonbillet contenait ces vers&|160;:

Parmi tous mes plaisirs j’éprouve desalarmes&|160;;

Mon prince, chaque jour, vous chassez dans ceslieux.

Ciel&|160;! pouvez-vous trouver descharmes

À suivre des forêts les hôtesfurieux&|160;?

Tournez plutôt, tournez vos armes

Contre les tendres cœurs qui cèdent à voscoups&|160;:

Des ours et des lions évitez le courroux.

Pendant que la reine s’emportait contrela bergère, Mirtain était allé rendre compte à son maître de lamauvaise aventure du mouton. Le prince, inquiet, accourut dansl’appartement de sa mère&|160;; mais elle était déjà passée chez leroi.

«&|160;Voyez, seigneur, lui dit-elle,voyez les nobles inclinations de votre fils&|160;; il aime cettemalheureuse bergère, qui nous a persuadés qu’elle savait desremèdes sûrs pour le guérir&|160;: hélas&|160;! elle n’en sait quetrop&|160;; en effet, continua-t-elle, c’est l’amour qui l’ainstruite, elle ne lui a rendu la santé que pour lui faire de plusgrands maux&|160;; et si nous ne prévenons les malheurs qui nousmenacent, mon songe ne se trouvera que véritable.

Vous êtes naturellement rigoureuse, luidit le roi&|160;; vous voudriez que votre fils ne songeât qu’à laprincesse que vous lui destinez&|160;; la chose n’est pas aisée, ilfaut que vous ayez un peu d’indulgence pour son âge.

Je ne puis souffrir votre prévention ensa faveur, s’écria la reine&|160;; vous ne pouvez jamais leblâmer&|160;; tout ce que je vous demande, seigneur, c’est deconsentir que je l’éloigne pour quelque temps&|160;; l’absence auraplus de pouvoir que toutes mes raisons.&|160;»

Le roi aimait la paix, il donna lesmains à ce que sa femme désirait, et sur-le-champ elle revint dansson appartement.

Elle y trouva le prince, il l’attendaitavec la dernière inquiétude&|160;:

«&|160;Mon fils, lui dit-elle, avantqu’il pût lui parler, le roi vient de me montrer des lettres du roison frère&|160;; il le conjure de vous envoyer dans sa cour, afinque vous connaissiez la princesse qui vous est destinée depuisvotre enfance, et qu’elle vous connaisse aussi&|160;; n’est-il pasjuste que vous jugiez vous-même de son mérite, et que vous l’aimiezavant de vous unir ensemble pour jamais&|160;?

– Je ne dois pas souhaiter des règlesparticulières pour moi, lui dit le prince&|160;: ce n’est point lacoutume, madame, que les souverains passent les uns chez lesautres, et qu’ils consultent leur cœur plutôt que les raisonsd’État qui les engagent à faire une alliance&|160;; la personne quevous me destinez sera belle ou laide, spirituelle ou bête, je nevous obéirai pas moins.

– Je t’entends, scélérat, s’écria lareine, en éclatant tout d’un coup&|160;; je t’entends&|160;; tuadores une indigne bergère, tu crains de la quitter&|160;: tu laquitteras, ou je la ferai mourir à tes yeux&|160;; mais si tu parssans balancer, et que tu travailles à l’oublier, je la garderaiauprès de moi, et l’aimerai autant que je lahais.&|160;»

Le prince, aussi pâle que s’il eût étésur le point de perdre la vie, consultait dans son esprit quelparti il devait prendre&|160;; il ne voyait de tous côtés que despeines affreuses, il savait que sa mère était la plus cruelle et laplus vindicative princesse du monde, il craignit que la résistancene l’irritât, et que sa chère maîtresse n’en ressentît lecontre-coup&|160;; enfin pressé de dire s’il voulait partir, il yconsentit, comme un homme consent à boire un verre de poison qui vale tuer.

Il eut à peine donné sa parole, quesortant de la chambre de sa mère, il entra dans la sienne le cœursi serré, qu’il pensa expirer. Il raconta son affliction au fidèleMirtain, et dans l’impatience d’en faire part à Constancia, il futla chercher&|160;; elle était au fond d’une grotte, où elle semettait lorsque les ardeurs du soleil la brûlaient dans leparterre&|160;; il y avait un petit lit de gazon au bord d’unruisseau, qui tombait du haut d’un rocher de rocaille. En ce lieupaisible, elle défit les nattes de ses cheveux, ils étaient d’unblond argenté, plus fins que la soie et tout ondés&|160;; elle mitses pieds nus dans l’eau, dont le murmure agréable, joint à lafatigue du travail, la livrèrent insensiblement aux douceurs dusommeil. Bien que ses yeux fussent fermés, ils conservaient milleattraits&|160;; de longues paupières noires faisaient éclater toutela blancheur de son teint&|160;; les grâces et les amourssemblaient s’être rassemblés autour d’elle, la modestie et ladouceur augmentaient sa beauté.

C’est en ce lieu que l’amoureux princela trouva&|160;: il se souvint que la première fois qu’il l’avaitvue elle dormait aussi&|160;; mais les sentiments qu’elle lui avaitinspirés depuis étaient devenus si tendres qu’il aurait volontiersdonné la moitié de sa vie pour passer l’autre auprès d’elle&|160;;il la regarda quelque temps avec un plaisir qui suspendit sesennuis&|160;; ensuite parcourant ses beautés, il aperçut son piedplus blanc que la neige&|160;: il ne se lassait pas de l’admirer,et s’approchant, il se mit à genoux et lui prit la main&|160;;aussitôt elle s’éveilla, elle parut fâchée de ce qu’il avait vu sonpied, elle le cacha, en rougissant comme une rose vermeille quis’épanouit au lever de l’aurore.

Hélas&|160;! que cette belle couleur luidura peu&|160;; elle remarqua une nouvelle tristesse sur le visagede son prince&|160;:

«&|160;Qu’avez-vous, seigneur&|160;? luidit-elle, tout effrayée, je connais dans vos yeux que vous êtesaffligé.

– Ah&|160;! qui ne le serait, ma chèreprincesse, lui dit-il en versant des larmes qu’il n’eut pas laforce de retenir, l’on va nous séparer, il faut que je parte, ouque j’expose vos jours à toutes les violences de la reine&|160;:elle sait l’attachement que j’ai pour vous, elle a même vu lebillet que vous m’avez écrit, une de ses femmes me l’a dit&|160;;et sans vouloir entrer dans ma juste douleur, elle m’envoieinhumainement chez le roi son frère.

– Que me dites-vous, prince,s’écria-t-elle, vous êtes sur le point de m’abandonner, et vouscroyez que cela est nécessaire pour conserver ma vie&|160;?pouvez-vous en imaginer un tel moyen&|160;? laissez-moi mourir àvos yeux, je serai moins à plaindre que de vivre éloignée devous.&|160;»

Une conversation si tendre ne pouvaitmanquer d’être souvent interrompue par des sanglots et par deslarmes&|160;; ces jeunes amants ne connaissaient point encore lesrigueurs de l’absence, ils ne les avaient pas prévues&|160;; etc’est ce qui ajoutait de nouveaux ennuis à ceux dont ils avaientété traversés. Ils se firent mille serments de ne changerjamais&|160;: le prince promit à Constancia de revenir avec ladernière diligence&|160;:

«&|160;Je&|160;ne pars, lui dit-il, quepour choquer mon oncle et sa fille, afin qu’il ne pense plus à mela donner pour femme, je ne travaillerai qu’à déplaire à cetteprincesse et j’y réussirai.

Ne vous montrez donc pas, lui ditConstancia&|160;; car vous serez à son gré, quelques soins que vouspreniez pour le contraire.&|160;»

Ils pleuraient tous deux siamèrement&|160;; ils se regardaient avec une douleur sitouchante&|160;; ils se faisaient des promesses réciproques sipassionnées, que ce leur était un sujet de consolation, de pouvoirse persuader toute l’amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre, etque rien n’altérait des sentiments si tendres et sivifs.

Le temps s’était passé dans cette douceconversation avec tant de rapidité, que la nuit était déjà fortobscure avant qu’ils eussent pensé à se séparer&|160;; mais lareine voulant consulter le prince sur l’équipage qu’il mènerait,Mirtain se hâta de le venir chercher&|160;; il le trouva encore auxpieds de sa maîtresse, retenant sa main dans les siennes.Lorsqu’ils l’aperçurent, ils se saisirent à tel point, qu’ils nepouvaient presque plus parler&|160;: il dit à son maître que lareine le demandait, il fallut obéir à ses ordres&|160;; laprincesse s’éloigna de son côté.

La reine trouva le prince simélancolique et si changé, qu’elle devina aisément ce qui en étaitla cause&|160;; elle ne voulut plus lui en parler, il suffisaitqu’il partît. En effet, tout fut préparé avec une telle diligence,qu’il semblait que les fées s’en mêlaient. À son égard il n’étaitoccupé que de ce qui avait quelque rapport à sa passion. Il voulutque Mirtain restât à la cour, pour lui mander tous les jours desnouvelles de sa princesse&|160;; il lui laissa ses plus bellespierreries, en cas qu’elle en eût besoin, et sa prévoyance n’oubliarien dans une occasion qui l’intéressait tant.

Enfin il fallut partir. Le désespoir denos jeunes amants ne saurait être exprimé&|160;; si quelque chosepouvait le rendre moins violent, c’était l’espoir de se revoirbientôt. Constancia comprit alors toute la grandeur de soninfortune&|160;: être fille de roi, avoir des États considérables,et se trouver entre les mains d’une cruelle reine, qui éloignaitson fils dans la crainte qu’il ne l’aimât, elle qui ne lui étaitinférieure en rien, et qui devait être ardemment désirée despremiers souverains de l’univers&|160;; mais l’étoile en avaitdécidé ainsi.

La reine, ravie de voir son fils absent,ne songea plus qu’à surprendre les lettres qu’on luiécrivait&|160;: elle y réussit, et connut que Mirtain était sonconfident&|160;; elle donna ordre qu’on l’arrêtât sur un fauxprétexte, et l’envoya dans un château où il souffrait une rudeprison. Le prince, à ces nouvelles, s’irrita beaucoup&|160;; ilécrivit au roi et à la reine, pour leur demander la liberté de sonfavori&|160;: ses prières n’eurent aucun effet&|160;; mais cen’était pas en cela seul qu’on voulait lui faire de lapeine.

Un jour que la princesse se leva dèsl’aurore, elle entra pour cueillir des fleurs, dont on couvraitordinairement la toilette de la reine&|160;; elle aperçut le fidèleRuson qui marchait assez loin devant elle, et qui retourna sur sespas tout effrayé&|160;; comme elle s’avançait pour voir ce qui luicausait tant de peur, qu’il la tirait par sa robe, afin de l’enempêcher (car il était tout plein d’esprit) elle entendit lessifflements aigus de plusieurs serpents&|160;; aussitôt elle futenvironnée de crapauds, de vipères, de scorpions, d’aspics et deserpents qui l’entourèrent sans la piquer&|160;; ils s’élançaienten l’air pour se jeter sur elle, et retombaient toujours dans lamême place, ne pouvant avancer.

Malgré la frayeur dont elle étaitsaisie, elle ne laissa pas de remarquer ce prodige, et elle ne putl’attribuer qu’à une bague constellée qui venait de son amant. Dequelque côté qu’elle se tournât, elle voyait accourir cesvenimeuses bêtes, les allées en étaient pleines, il y en avait surles fleurs et sous les arbres. La belle Constancia ne savait quedevenir, elle aperçut la reine à sa fenêtre qui riait de safrayeur&|160;; elle connut alors qu’elle ne devait pas se promettred’être secourue par ses ordres.

Il faut mourir, dit-elle généreusement,ces affreux monstres qui m’environnent ne sont point venus toutseuls ici&|160;; c’est la reine qui les y a fait apporter, la voilàqui veut être spectatrice de la déplorable fin de ma vie&|160;;certainement elle a été jusqu’à cette heure si malheureuse, que jen’ai pas lieu de l’aimer, et si j’en regrette la perte, les dieux,les justes dieux me sont témoins de ce qui me touche en cetteoccasion.&|160;»

Après avoir parlé ainsi, elle s’avança,tous les serpents et leurs camarades s’éloignaient d’elle, à mesurequ’elle marchait vers eux&|160;; elle sortit de cette manière avecautant d’étonnement qu’elle en causait à la reine&|160;; il y avaitlongtemps qu’on apprêtait ces dangereuses bêtes pour faire périr labergère par leurs piqûres&|160;; elle pensait que son fils n’enserait point surpris, qu’il attribuerait sa mort à une causenaturelle, et qu’elle serait à couvert de ses reproches&|160;; maisson projet ayant manqué, elle eut recours à un autreexpédient.

Il y avait au bout de la forêt une féed’un abord inaccessible, car elle avait des éléphants qui couraientsans cesse autour de la forêt, et qui dévoraient les pauvresvoyageurs, leurs chevaux, et jusqu’aux fers dont ils étaientferrés, tant ils avaient bon appétit. La reine était convenue avecelle, que si par un hasard presque inouï, quelqu’un de sa partarrivait jusqu’à son palais, elle le chargerait de quelque chose demortel pour lui rapporter.

Elle appela Constancia, elle lui donnases ordres et lui dit de partir&|160;: elle avait entendu parler àtoutes ses compagnes du péril qu’il y avait d’aller dans cetteforêt&|160;; et même une vieille bergère lui avait raconté qu’elles’en était tirée heureusement par le secours d’un petit moutonqu’elle avait mené avec elle&|160;; car quelque furieux que soientles éléphants, lorsqu’ils voient un agneau, ils deviennent aussidoux que lui&|160;: cette même bergère lui avait encore dit,qu’ayant été chargée de rapporter une ceinture brûlante à la reine,dans la crainte qu’elle ne la lui fît mettre, elle en avait entourédes arbres qui en avaient été consumés, et qu’ensuite la ceinturene lui fit plus le mal que la reine avait espéré.

Lorsque la princesse écoutait ce conte,elle ne croyait pas qu’il lui serait un jour utile&|160;; maisquand la reine lui eut prononcé ses ordres (d’un air si absolu, quel’arrêt en était irrévocable) elle pria les dieux de lafavoriser&|160;: elle prit Ruson avec elle, et partit pour la forêtpérilleuse. La reine fut ravie&|160;:

«&|160;Nous ne verrons plus, dit-elle auroi, l’objet odieux des amours de notre fils, je l’ai envoyée dansun lieu où mille comme elle ne feraient pas le quart du déjeunerdes éléphants.&|160;»

Le roi lui dit qu’elle était tropvindicative, et qu’il ne pouvait s’empêcher d’avoir regret à laplus belle fille qu’il eût jamais vue&|160;:

«&|160;Vraiment, répliqua-t-elle, jevous conseille de l’aimer, et de répandre des larmes pour sa mort,comme l’indigne Constancio en répand pour sonabsence.&|160;»

Cependant Constancia fut à peine dans laforêt, qu’elle se vit entourée d’éléphants&|160;: ces horriblescolosses, ravis de voir le beau mouton qui marchait plus hardimentque sa maîtresse, le caressaient aussi doucement avec leursformidables trompes, qu’une dame aurait pu le faire avec samain&|160;; la princesse avait tant de peur que les éléphants neséparassent ses intérêts d’avec ceux de Ruson, qu’elle le pritentre ses bras quoiqu’il fût déjà lourd&|160;: de quelque côtéqu’elle se tournât, elle le leur montrait toujours&|160;; ainsielle s’avançait diligemment vers le palais de cette inaccessiblevieille.

Elle y parvint avec beaucoup de crainteet de peine&|160;: ce lui parut fort négligé&|160;; la fée quil’habitait ne l’était pas moins&|160;: elle cachait une partie deson étonnement de la voir chez elle, car il y avait bien longtempsqu’aucunes créatures n’avaient pu y parvenir.

«&|160;Que demandez-vous, la bellefille&|160;?&|160;» lui dit-elle.

La princesse lui fit humblement lesrecommandations de la reine, et la pria de sa part de lui envoyerla ceinture d’amitié&|160;:

«&|160;Elle ne sera pas refusée,dit-elle&|160;; sans doute c’est pour vous.

– Je ne sais point, madame,répliqua-t-elle.

– Oh&|160;! pour moi, je le saisbien.&|160;»

Et prenant dans sa cassette une ceinturede velours bleu, d’où pendaient de longs cordons pour mettre unebourse, des ciseaux et un couteau, elle lui fit ce beauprésent&|160;:

«&|160;Tenez, lui dit-elle, cetteceinture vous rendra tout aimable, pourvu que vous la mettiezaussitôt que vous serez dans la forêt.&|160;»

Après que Constancia l’eut remerciée,elle se chargea de Ruson qui lui était plus nécessaire quejamais&|160;; les éléphants lui firent fête, et la laissèrentpasser malgré leur inclination dévorante&|160;: elle n’oublia pasde mettre la ceinture d’amitié autour d’un arbre&|160;; en mêmetemps il se prit à brûler, comme s’il eût été dans le plus grandfeu du monde&|160;; elle en ôta la ceinture, et fut la porter ainsid’arbre en arbre, jusqu’à ce qu’elle ne les brûlât plus&|160;;ensuite elle arriva au palais, fort lasse.

Quand la reine la vit, elle demeura sisurprise, qu’elle ne put s’en taire.

«&|160;Vous êtes une friponne, luidit-elle&|160;; vous n’avez point été chez mon amie lafée&|160;?

– Vous me pardonnerez, madame, réponditla belle Constancia, je vous rapporte la ceinture d’amitié que jelui ai demandée de votre part.

– Ne l’avez-vous pas mise&|160;? ajoutala reine.

– Elle est trop riche pour une pauvrebergère comme moi, répliqua-t-elle.

– Non, non, dit la reine, je vous ladonne pour votre peine, ne manquez pas de vous en parer. Mais,dites-moi, qu’avez-vous rencontré sur le chemin&|160;?

– J’ai vu, dit-elle, des éléphants sispirituels, et qui ont tant d’adresse, qu’il n’y a point de pays oùl’on ne prît plaisir à les voir&|160;; il semble que cette forêtest leur royaume, et qu’il y en a entre eux de plus absolus les unsque les autres.&|160;»

La reine était bien chagrine, et nedisait pas tout ce qu’elle pensait&|160;; mais elle espérait que laceinture brûlerait la bergère, sans que rien au monde pût l’engarantir. «&|160;Si les éléphants t’ont fait grâce, disait-elletout bas, la ceinture me vengera&|160;: tu verras, malheureuse,quelle amitié j’ai pour toi, et le profit que tu recevras d’avoirsu plaire à mon fils&|160;!&|160;»

Constancia s’était retirée dans sapetite chambre, où elle pleurait l’absence de son cherprince&|160;; elle n’osait lui écrire, parce que la reine avait desespions en campagne qui arrêtaient les courriers, et elle avaitpris de cette manière les lettres de son fils. «&|160;Hélas&|160;!Constancio, disait-elle, vous recevrez bientôt de tristes nouvellesde moi&|160;; vous ne deviez point partir, m’abandonner aux fureursde votre mère&|160;; vous m’auriez défendue, ou vous auriez reçumes derniers soupirs&|160;; au lieu que je suis livrée à sonpouvoir tyrannique, et que je me trouve sans aucuneconsolation.&|160;»

Elle alla au point du jour dans lejardin travailler à son ordinaire&|160;; elle y trouva encore millebêtes venimeuses, dont sa bague la garantit&|160;: elle avait misla ceinture de velours bleu&|160;; et quand la reine l’aperçut, quicueillait des fleurs aussi tranquillement que si elle n’avait euqu’un fil autour d’elle, il n’a jamais été un dépit égal au sien.«&|160;Quelle puissance s’intéresse pour cette bergère&|160;?s’écria-t-elle. Par ses attraits elle enchante mon fils, et par dessimples innocents elle lui rend la santé&|160;; les serpents, lesaspics rampent à ses pieds sans la piquer&|160;: les éléphants à savue deviennent obligeants et gracieux&|160;; la ceinture quidevrait l’avoir brûlée par le pouvoir de féerie, ne sert qu’à laparer&|160;: il faut donc que j’aie recours à des remèdes pluscertains.&|160;»

Elle envoya aussitôt au port lecapitaine de ses gardes, en qui elle avait beaucoup de confiance,pour voir s’il n’y avait point de navires prêts à partir pour lesrégions les plus éloignées&|160;; il en trouva un qui devait mettreà la voile au commencement de la nuit&|160;: la reine en eut grandejoie, elle fit parler au patron, on lui proposa d’acheter la plusbelle esclave qui fût au monde. Le marchand ravi le voulutbien&|160;: il vint au palais&|160;; et sans que la pauvreConstancia en sût rien, il la vit dans le jardin&|160;; il demeurasurpris des charmes de cette incomparable fille, et la reine quisavait tout mettre à profit, parce qu’elle était très avare, lavendit fort cher.

Constancia ignorait les nouveauxdéplaisirs qu’on lui préparait, elle se retira de bonne heure danssa petite chambre, pour avoir le plaisir de rêver sans témoins àConstancio, et de faire réponse à une de ses lettres qu’elle avaitenfin reçue&|160;: elle la lisait, sans pouvoir quitter une lecturesi agréable, lorsqu’elle vit entrer la reine. Cette princesse avaitune clef qui ouvrait toutes les serrures du palais&|160;: elleétait suivie de deux muets et de son capitaine des gardes&|160;;les muets lui mirent un mouchoir dans la bouche, lièrent ses mainset l’enlevèrent. Ruson voulut suivre sa chère maîtresse, la reinese jeta sur lui et l’en empêcha, car elle craignait que sesbêlements ne fussent entendus&|160;; elle voulait que tout sepassât avec beaucoup de secret et de silence. Ainsi Constancian’ayant aucun secours, fut transportée dans le vaisseau&|160;:comme l’on n’attendait qu’elle pour partir, il cingla aussitôt enhaute mer.

Il faut lui laisser faire son voyage.Telle était sa triste fortune, car la fée Souveraine n’avait pufléchir le Destin en sa faveur&|160;; et tout ce qu’elle pouvait,c’était de la suivre partout dans une nuée obscure où personne nela voyait. Cependant le prince Constancio occupé de sa passion, negardait point de mesure avec la princesse qu’on lui avaitdestinée&|160;: bien qu’il fût naturellement le plus poli de tousles hommes, il ne laissait pas de lui faire millebrusqueries&|160;; elle s’en plaignait souvent à son père, qui nepouvait s’empêcher d’en quereller son neveu&|160;; ainsi le mariagese reculait fort. Quand la reine trouva à propos d’écrire au princeque Constancia était à l’extrémité, il en ressentit une douleurinexprimable&|160;; il ne voulut plus garder de mesures dans unerencontre où sa vie courait pour le moins autant de risque celle desa maîtresse, et il partit comme un éclair.

Quelque diligence qu’il pût faire, ilarriva trop tard. La reine, qui avait prévu son retour, fit dirependant&|160;quelques jours que Constancia était malade&|160;; ellemit après d’elle des femmes qui savaient parler et se taire, commeil leur était ordonné. Le bruit de sa mort se répandit ensuite, etl’on enterra une figure de cire, disant que c’était elle. La reine,qui cherchait tous les moyens possibles de convaincre le prince decette mort, fit sortir Mirtain de prison, pour qu’il assistât à sesfunérailles&|160;; de sorte que le jour de son enterrement ayantété su de tout le monde, chacun y vint pour regretter cettecharmante fille&|160;; et la reine qui composait son visage commeelle voulait, feignit de sentir cette perte par rapport auprince.

Il arriva avec toute l’inquiétude qu’onpeut se figurer&|160;; quand il entra dans la ville, il ne puts’empêcher de demander au premier qu’il trouva, des nouvelles de sachère Constancia&|160;: ceux qui lui répondirent ne laconnaissaient point&|160;; et n’étant préparés sur rien, ils luidirent qu’elle était morte. À ces funestes paroles il ne fut plusle maître de sa douleur&|160;; il tomba de cheval sans pouls, sansvoix. On s’assembla&|160;; l’on vit que c’était le prince, chacuns’empressa de le secourir, et on le porta presque mort aupalais.

Le roi ressentit vivement le pitoyableétat de son fils&|160;; la reine s’y était préparée, elle crut quele temps et la perte de ses tendres espérances leguériraient&|160;; mais il était trop touché pour seconsoler&|160;: son déplaisir bien loin de diminuer augmentait àtous moments&|160;: il passa deux jours sans voir ni parler àpersonne&|160;; il alla ensuite dans la chambre de la reine, lesyeux pleins de larmes, la vue égarée, le visage pâle. Il lui quec’était elle qui avait fait mourir sa chère Constancia, maisqu’elle en serait bientôt punie puisqu’il allait mourir, et qu’ilvoulait aller au lieu où elle était enterrée.

La reine ne pouvant l’en détourner, pritle parti de le conduire elle-même dans un bois planté de cyprès, oùelle avait fait élever le tombeau. Quand le prince se trouva aulieu où sa maîtresse reposait pour toujours, il dit des choses sitendres et si passionnées, que jamais personne n’a parlé comme lui.Malgré la dureté de la reine, elle fondait en larmes&|160;: Mirtains’affligeait autant que son maître, et tous ceux qui l’entendaientpartageaient son désespoir. Enfin tout d’un coup poussé par safureur il tira son épée, et s’approchant du marbre qui couvrait cebeau corps, il allait se tuer, si la reine et Mirtain ne luieussent arrêté le bras.

«&|160;Non, dit-il, rien au monde nem’empêchera de mourir et de rejoindre ma chèreprincesse.&|160;»

Le nom de princesse qu’il donnait à labergère surprit la reine&|160;: elle ne savait si son fils rêvait,et elle lui aurait cru l’esprit perdu, s’il n’avait parlé justedans tout ce qu’il disait.

Elle lui demanda pourquoi il nommaitConstancia princesse&|160;; il répliqua qu’elle l’était, que sonroyaume s’appelait le royaume des Déserts, qu’il n’y avait pointd’autre héritière, et qu’il n’en aurait jamais parlé s’il eût euencore des mesures à garder.

«&|160;Hélas&|160;! mon fils, dit lareine, puisque Constancia est d’une naissance convenable à lavôtre, consolez-vous, car elle n’est point morte. Il faut vousavouer, pour adoucir vos douleurs, que je l’ai vendue à desmarchands, ils l’emmènent esclave.

– Ah&|160;! s’écria le prince, vous meparlez ainsi, pour suspendre le dessein que j’ai formé demourir&|160;; mais ma résolution est fixe, rien ne peut m’endétourner.

– Il faut, ajouta la reine, vous enconvaincre par vos yeux.&|160;»

Aussitôt elle commanda que l’on déterrâtla figure de cire. Comme il crut en la voyant d’abord que c’étaitle corps de son aimable princesse, il tomba dans une grandedéfaillance, dont on eut bien de la peine à le retirer. La reinel’assurait inutilement que Constancia n’était point morte&|160;;après le mauvais tour qu’elle lui avait fait, il ne pouvait lacroire&|160;: mais Mirtain sut le persuader de cette vérité&|160;;il connaissait l’attachement qu’il avait pour lui, et qu’il neserait pas capable de lui dire un mensonge.

Il sentit quelque soulagement, parce quede tous les malheurs le plus terrible c’est la mort, et il pouvaitencore se flatter du plaisir de revoir sa maîtresse. Cependant oùla chercher&|160;? On ne connaissait point les marchands quil’avaient achetée&|160;; ils n’avaient pas dit où ilsallaient&|160;: c’étaient là de grandes difficultés&|160;; mais iln’en est guère qu’un véritable amour ne surmonte, il aimait mieuxpérir en courant après les ravisseurs de sa maîtresse, que de vivresans elle.

Il fit mille reproches à la reine surson implacable dureté&|160;; il ajouta qu’elle aurait le temps dese repentir du mauvais tour qu’elle lui avait joué, qu’il allaitpartir, résolu de ne revenir jamais&|160;; qu’ainsi, voulant enperdre une, elle en perdrait deux. Cette mère affligée se jeta aucou de son fils, lui mouilla le visage de ses larmes, et le conjurapar la vieillesse de son père et par l’amitié qu’elle avait pourlui, de ne pas les abandonner&|160;; que s’il les privait de laconsolation de le voir, il serait cause de leur mort&|160;; qu’ilétait leur unique espérance, s’ils venaient à manquer&|160;; queleurs voisins et leurs ennemis s’empareraient du royaume. Le princel’écouta froidement et respectueusement&|160;; mais il avaittoujours devant les yeux la dureté qu’elle avait eue pourConstancia&|160;: sans elle, tous les royaumes de la terre nel’auraient point touché&|160;; de sorte qu’il persista avec unefermeté surprenante dans la résolution de partir lelendemain.

Le roi essaya inutilement de le fairerester, il passa la nuit à donner des ordres à Mirtain, il luiconfia le fidèle mouton pour en avoir soin. Il prit une grandequantité de pierreries, et dit à Mirtain de garder les autres, etqu’il serait le seul qui recevrait de ses nouvelles, à condition deles tenir secrètes, parce qu’il voulait faire ressentir à sa mèretoutes les peines de l’inquiétude.

Le jour ne paraissait pas encore,lorsque l’impatient Constancio monta à cheval, se dévouant à lafortune, et la priant de lui être assez favorable pour lui faireretrouver sa maîtresse. Il ne savait de quel côté tourner sespas&|160;; mais comme elle était partie dans un vaisseau, il crutqu’il devait s’embarquer pour la suivre. Il se rendit au plusfameux port&|160;; et sans être accompagné d’aucun de sesdomestiques, ni connu de personne, il s’informa du lieu le pluséloigné où l’on pouvait aller, et ensuite de toutes les côtes,plages et ports où ils surgiraient&|160;; puis il s’embarqua dansl’espérance qu’une passion aussi pure et aussi forte que la siennene serait pas toujours malheureuse.

Dès que l’on approchait de terre, ilmontait dans la chaloupe, et venait parcourir le rivage, criant detous côtés&|160;: «&|160;Constancia, belle Constancia, oùêtes-vous&|160;? Je vous cherche et je vous appelle en vain&|160;:serez-vous encore longtemps éloignée de moi&|160;?&|160;» Sesregrets et ses plaintes étaient perdus dans le vague de l’air, ilrevenait dans le vaisseau, le cœur pénétré de douleur, et les yeuxpleins de larmes.

Un soir que l’on avait jeté l’ancrederrière un grand rocher, il vint à son ordinaire prendre terre surle rivage&|160;; et comme le pays était inconnu, et la nuit fortobscure, ceux qui l’accompagnaient ne voulurent point s’avancer,dans la crainte de périr en ce lieu. Pour le prince, qui faisaitpeu de cas de sa vie, il se mit à marcher, tombant et se relevantcent fois&|160;; à la fin il découvrit une grande lueur qui luiparut provenir de quelque feu&|160;; à mesure qu’il s’enapprochait, il entendait beaucoup de bruit et des marteaux quidonnaient des coups terribles. Bien loin d’avoir peur, il se hâtad’arriver à une grande forge ouverte de tous les côtés, où lafournaise était si allumée, qu’il semblait que le soleil brillaitau fond&|160;: trente géants, qui n’avaient chacun qu’un œil aumilieu du front, travaillaient en ce lieu à faire desarmes.

Constancio s’approcha d’eux, et leurdit&|160;:

«&|160;Si vous êtes capables de pitiéparmi le fer et le feu qui vous environnent, si par hasard vousavez vu aborder dans ces lieux la belle Constancia, que desmarchands emmènent captive, que je sache où je pourrai la trouver,demandez-moi tout ce que j’ai au monde, je vous le donnerai de toutmon cœur.&|160;»

Il eut à peine cessé sa petite harangue,que le bruit avait cessé à son arrivée, recommença avec plus deforce.

«&|160;Hélas&|160;! dit-il, vous n’êtespoint touchés de ma douleur, barbares, je ne dois rien attendre devous&|160;!&|160;»

Il voulut aussitôt tourner ses pasailleurs, quand il entendit une douce symphonie qui le ravit&|160;;et regardant vers la fournaise, il vit le plus bel enfant quel’imagination puisse jamais se représenter&|160;: il était plusbrillant que le feu dont il sortit. Lorsqu’il eut considéré sescharmes, le bandeau qui couvrait ses yeux, l’arc et les flèchesqu’il portait, il ne douta point que ce ne fût Cupidon. C’était luien effet qui lui cria&|160;:

«&|160;Arrête, Constancio, tu brûlesd’une flamme trop pure pour que je te refuse mon secours&|160;; jem’appelle l’amour vertueux&|160;; c’est moi qui t’ai blessé pour lajeune Constancia&|160;; et c’est moi qui la défends contre le géantqui la persécute. La fée Souveraine est mon intime amie&|160;; noussommes unis ensemble pour te la garder, mais il faut que j’éprouveta passion avant que de te découvrir où elle est.

– Ordonne, Amour, ordonne tout ce qu’ilte plaira s’écria le prince, je n’omettrai rien pourt’obéir.

– Jette-toi dans ce feu, répliqual’enfant, et souviens-toi que si tu n’aimes pas uniquement etfidèlement, tu es perdu.

– Je n’ai aucun sujet d’avoirpeur&|160;», dit Constancio.

Aussitôt il se jeta dans la fournaise,il perdit toute connaissance, ne sachant où il était, ni ce qu’ilétait lui-même.

Il dormit trente heures, et se trouva àson réveil le plus beau pigeon qui fût au monde&|160;; au lieud’être dans cette horrible fournaise, il était couché dans un petitnid de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles. Il fut aussi surprisqu’on peut jamais l’être&|160;; ses pieds pattus, les différentescouleurs de ses plumes, et ses yeux tout de feu l’étonnaientbeaucoup&|160;; il se mirait dans un ruisseau, et voulant seplaindre, il trouva qu’il avait perdu l’usage de la parole,quoiqu’il eût conservé celui de son esprit.

Il envisagea cette métamorphose comme lecomble de tous les malheurs&|160;: «&|160;Ah&|160;! perfide Amour,pensait-il en lui-même, quelle récompense donnes-tu au plus parfaitde tous les amants&|160;? Faut-il être léger, traître et parjurepour trouver grâce devant toi&|160;? J’en ai bien vu de cecaractère que tu as couronnés, pendant que tu affliges ceux quisont véritablement fidèles&|160;: que puis-je me promettre,continua-t-il, d’une figure aussi extraordinaire que lamienne&|160;? Me voilà pigeon&|160;: encore si je pouvais parler,comme parla autrefois l’oiseau Bleu (dont j’ai toute ma vie aimé leconte), je volerais si loin et si haut, je chercherais sous tant declimats différents ma chère maîtresse, et je m’en informerais àtant de personnes, que je la trouverais&|160;; mais je n’ai pas laliberté de prononcer son nom&|160;; et l’unique remède qu’il m’estpermis de tenter, c’est de me précipiter dans quelque abîme pour ymourir.&|160;»

Occupé de cette funeste résolution, ilvola sur une haute montagne d’où il voulut se jeter en bas&|160;;mais ses ailes le soutinrent malgré lui&|160;; il en futétonné&|160;; car n’ayant pas encore été pigeon, il ignorait dequel secours peuvent être des plumes&|160;; il prit la résolutionde se les arracher toutes, et sans quartier il commença de seplumer.

Ainsi dépouillé, il allait tenter unenouvelle cabriole du sommet d’un rocher, quand deux fillessurvinrent. Dès qu’elles virent cet infortuné oiseau, l’une se dità l’autre&|160;:

«&|160;D’où vient cet infortunépigeon&|160;? Sort-il des serres aiguës de quelque oiseau de proie,ou de la gueule d’une belette&|160;?

– J’ignore d’où il vient, répondit laplus jeune, mais je sais bien où il ira&|160;; et se jetant sur lapacifique bestiole, il ira, continua-t-elle, tenir compagnie à cinqde son espèce, dont je veux faire une tourte pour la féeSouveraine.&|160;»

Le prince Pigeon l’entendant parlerainsi, bien loin de fuir, s’approcha pour qu’elle lui fît la grâcede le tuer promptement&|160;: mais ce qui devait causer sa perte legarantit&|160;; car ces filles le trouvèrent si poli et sifamilier, qu’elles résolurent de le nourrir. La plus bellel’enferma dans une corbeille couverte où elle mettait ordinairementson ouvrage, et elles continuèrent leur promenade.

«&|160;Depuis quelques jours, disaitl’une d’elles, il semble que notre maîtresse a bien des affaires,elle monte à tout moment sur son chameau de feu, et va jour et nuitd’un pôle à l’autre sans s’arrêter.

– Si tu étais discrète, repartit sacompagne, je t’en apprendrais la raison, car elle a bien voulu mel’apprendre.

– Va, je saurai me taire, s’écria cellequi avait déjà parlé, assure-toi de mon secret.

– Sache donc, reprit-elle, que saprincesse Constancia, qu’elle aime si fort, est persécutée d’ungéant qui veut l’épouser&|160;: il l’a mise dans une tour&|160;; etpour l’empêcher d’achever ce mariage, il faut qu’elle fasse deschoses surprenantes.&|160;»

Le prince écoutait leur conversation dufond de son panier&|160;: il avait cru jusqu’alors que rien nepouvait augmenter ses disgrâces&|160;; mais il connut avec uneextrême douleur qu’il s’était bien trompé&|160;; et l’on peur assezjuger par tout ce que j’ai raconté de sa passion, et par lescirconstances où il se trouvait, d’être devenu pigeonneau dans letemps où son secours était si nécessaire à sa princesse, qu’ilressentit un véritable désespoir&|160;; son imagination ingénieuseà le tourmenter lui représentait Constancia dans la fatale tour,assiégée par les importunités, les violences et les emportementsd’un redoutable géant&|160;: il appréhendait qu’elle craignît, etqu’elle ne donnât les mains à son mariage. Un moment après, ilappréhendait qu’elle ne craignît pas, et qu’elle n’exposât sa vieaux fureurs d’un tel amant. Il serait difficile de représenterl’état où il était.

La jeune personne qui le portait dans samanette, étant de retour avec sa compagne au palais de la féequ’elles servaient, la trouvèrent qui se promenait dans une alléesombre de son jardin. Elles se prosternèrent d’abord à ses pieds,et lui dirent ensuite&|160;:

«&|160;Grande reine, voici un pigeon quenous avons trouvé&|160;; il est doux, il est familier et s’il avaitdes plumes, il serait fort beau&|160;; nous avons résolu de lenourrir dans notre chambre&|160;; mais si vous l’agréez, il pourraquelquefois vous divertir dans la vôtre.&|160;»

La fée prit la corbeille où il étaitenfermé, elle l’en tira, et fit des réflexions sérieuses sur lesgrandeurs du monde&|160;; car il était extraordinaire de voir unprince tel que Constancio sous la figure d’un pigeon prêt à êtrerôti ou bouilli&|160;; et quoique ce fût elle qui eût jusqu’alorsconduit cette métamorphose, et que rien n’arrivât que par sesordres&|160;; cependant, comme elle moralisait volontiers sur tousles événements, celui-là la frappa fort. Elle caressa lepigeonneau, et de sa part il n’oublia rien pour s’attirer sonattention, afin qu’elle voulût le soulager dans sa tristeaventure&|160;: il lui faisait la révérence à la pigeonne, entirant un peu le pied&|160;; il la becquetait d’un aircaressant&|160;: bien qu’il fût pigeon novice, il en savait déjàplus que les vieux pères et les vieux ramiers.

La fée Souveraine le porta dans soncabinet, en ferma la porte, et lui dit&|160;:

«&|160;Prince, le triste état où je tetrouve aujourd’hui ne m’empêche pas de te connaître et de t’aimer,à cause de ma fille Constancia, qui est aussi peu indifférente pourtoi que tu l’es pour elle&|160;: n’accuse personne que moi de tamétamorphose&|160;; je t’ai fait entrer dans la fournaise pouréprouver la candeur de ton amour&|160;: il est pur, il est ardent,il faut que tu aies tout l’honneur de l’aventure.&|160;»

Le pigeon baissa trois fois la tête ensigne de reconnaissance, et il écouta ce que la fée voulait luidire.

«&|160;La reine ta mère, reprit-elle,eut à peine reçu l’argent et les pierreries en échange de laprincesse, qu’elle l’envoya avec la dernière violence aux marchandsqui l’avaient achetée&|160;; et sitôt qu’elle fut dans le vaisseau,ils firent voile aux grandes Indes, où ils étaient bien sûrs de sedéfaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu’ilsemmenaient. Ses pleurs et ses prières ne changèrent point leurrésolution&|160;: elle disait inutilement que le prince Constanciola rachèterait de tout ce qu’il possédait au monde. Plus elle leurfaisait valoir ce qu’ils en pouvaient attendre, plus ils sehâtaient de le fuir, dans la crainte qu’il ne fût averti de sonenlèvement, et qu’il ne vînt leur arracher cette proie.

«&|160;Enfin après avoir couru la moitiédu monde, ils se trouvèrent battus d’une furieuse tempête. Laprincesse, accablée de sa douleur et des fatigues de la mer, étaitmourante&|160;; ils appréhendaient de la perdre, et se sauvèrentdans le premier port&|160;; mais comme ils débarquaient, ils virentvenir un géant d’une grandeur épouvantable&|160;; il était suivi deplusieurs autres, qui tous ensemble dirent qu’ils voulaient voir cequ’il y avait de plus rare dans leur vaisseau. Le géant étantentré, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut la jeuneprincesse&|160;; ils se reconnurent aussitôt l’un et l’autre.«&|160;Ah&|160;! petite scélérate, s’écria-t-il, les dieux justeset pitoyables te ramènent donc sous mon pouvoir&|160;: tesouvient-il du jour que je te trouvai, et que tu coupas monsac&|160;? Je me trompe si tu me joues le même tour àprésent.&|160;» En effet, il la prit comme un aigle prend unpoulet, et malgré sa résistance et les prières des marchands, ill’emporta dans ses bras, courant de toute sa force jusqu’à sagrande tour.

«&|160;Cette tour est sur une hautemontagne&|160;: les enchanteurs qui l’ont bâtie n’ont rien oubliépour la rendre belle et curieuse. Il n’y a point de porte, l’on ymonte par les fenêtres qui sont très hautes&|160;; les murs dediamants brillent comme le soleil, et sont d’une dureté à touteépreuve. En effet, ce que l’art et la nature peuvent rassembler deplus riche est au-dessous de ce qu’on y voit. Quand le furieuxgéant tint la charmante Constancia, il lui dit qu’il voulaitl’épouser, et la rendre la plus heureuse personne del’univers&|160;; qu’elle serait maîtresse de tous ses trésors,qu’il aurait la bonté de l’aimer, et qu’il ne doutait point qu’ellene fût ravie que sa bonne fortune l’eût conduite vers lui. Elle luifit connaître par ses larmes et par ses lamentations l’excès de sondésespoir&|160;; et comme je conduisais tout secrètement, malgré ledestin, qui avait juré la perte de Constancia, j’inspirai au géantdes sentiments de douceur qu’il n’avait connus de sa vie&|160;; desorte qu’au lieu de se fâcher, il dit à la princesse qu’il luidonnait un an, pendant lequel il ne lui ferait aucunesviolences&|160;; mais que si elle ne prenait pas dans ce temps larésolution de le satisfaire, il l’épouserait malgré elle, etqu’ensuite il la ferait mourir&|160;; qu’ainsi elle pouvait voir cequi l’accommoderait le mieux.

«&|160;Après cette funeste déclaration,il fit enfermer avec elle les plus belles filles du monde pour luitenir compagnie, et la retirer de cette profonde tristesse où elles’abîmait. Il mit des géants aux environs de la tour pour empêcherque qui que ce fût en approchât&|160;: et en effet, si l’on avaitcette témérité, l’on en recevrait bientôt la punition, car ce sontdes gardes bien redoutables et bien cruels.

«&|160;Enfin la pauvre princesse nevoyant aucune apparence d’être secourue, et qu’il ne reste plusqu’un jour pour achever l’année, se prépare à se précipiter du hautde la tour dans la mer. Voilà, seigneur Pigeon, l’état où elle estréduite&|160;; le seul remède que j’y trouve, c’est que vous voliezvers elle, tenant dans votre bec une petite bague que voilà&|160;;sitôt qu’elle l’aura mise à son doigt, elle deviendra colombe, etvous vous sauverez heureusement.&|160;»

Le pigeonneau était dans la dernièreimpatience de partir, il ne savait comment le fairecomprendre&|160;; il tirailla la manchette et le tablier en falbalade la fée, il s’approcha ensuite des fenêtres, où il donna quelquescoups de bec contre les vitres. Tout cela voulait dire en langagepigeonnique&|160;: «&|160;Je vous supplie, madame, de m’envoyeravec votre bague enchantée pour soulager notre belleprincesse.&|160;» Elle entendit son jargon, et répondant à sesdésirs&|160;:

«&|160;Allez, volez, charmant pigeon,lui dit-elle, voici la bague qui vous guidera&|160;; prenez grandsoin de ne pas la perdre, car il n’y a que vous au monde quipuissiez retirer Constancia du lieu où elle est.&|160;»

Le prince Pigeon, comme je l’ai déjàdit, n’avait point de plumes, il se les était arrachées dans sonextrême désespoir. La fée le frotta d’une essence merveilleuse, quilui en fit revenir de si belles et si extraordinaires, que lespigeons de Vénus n’étaient pas dignes d’entrer en aucunecomparaison avec lui. Il fut ravi de se voir remplumé&|160;; etprenant l’essor, il arriva au lever de l’aurore sur le haut de latour, dont les murs de diamants brillaient à un tel point, que lesoleil a moins de feu dans son plus grand éclat. Il y avait unspacieux jardin sur le donjon, au milieu duquel s’élevait unoranger chargé de fleurs et de fruits&|160;; le reste du jardinétait fort curieux, et le prince Pigeon n’aurait pas étéindifférent au plaisir de l’admirer, s’il n’avait été occupé dechoses bien plus importantes.

Il se percha sur l’oranger, il tenaitdans son bec la bague, et ressentait une terrible inquiétude,lorsque la princesse entra&|160;: elle avait une longue robeblanche, sa tête était couverte d’un grand voile noir brodé d’or,il était abattu sur son visage, et traînait de tous côtés.L’amoureux pigeon aurait pu douter que c’était elle, si la noblessede sa taille et son air majestueux eussent pu être dans une autre àun point si parfait. Elle vint s’asseoir sous l’oranger, et levantson voile tout d’un coup, il en demeura pour quelque tempsébloui.

«&|160;Tristes regrets, tristespensées&|160;! s’écria-t-elle. Vous êtes à présent inutiles, moncœur affligé a passé un an entier entre la crainte etl’espérance&|160;; mais le terme fatal est arrivé&|160;! c’estaujourd’hui&|160;; c’est dans quelques heures qu’il faut que jemeure, ou que j’épouse le géant&|160;: hélas, est-il possible quela fée Souveraine et le prince Constancio m’aient si fortabandonnée&|160;! que leur ai-je fait&|160;? Mais à quoi me serventces réflexions&|160;? Ne vaut-il pas mieux exécuter le nobledessein que j’ai conçu&|160;?&|160;»

Elle se leva d’un air plein de hardiessepour se précipiter&|160;: cependant, comme le moindre bruit luifaisait peur, et qu’elle entendit le pigeonneau qui s’agitait surl’arbre, elle leva les yeux pour voir ce que c’était&|160;; en mêmetemps il vola sur elle, et posa dans son sein l’importante petitebague. La princesse surprise des caresses de ce bel oiseau et deson charmant plumage, ne le fut pas moins du présent qu’il venaitde lui faire. Elle considéra la bague, elle y remarqua quelquescaractères mystérieux, et elle la tenait encore, lorsque le géantentra dans le jardin, sans qu’elle l’eût même entenduvenir.

Quelques-unes des femmes qui laservaient étaient allées rendre compte à ce terrible amant dudésespoir de la princesse, et qu’elle voulait se tuer, plutôt quede l’épouser. Lorsqu’il sut qu’elle était montée si matin au hautde la tour, il craignit une funeste catastrophe&|160;: son cœur quijusqu’alors n’avait été capable que de barbarie, était tellementenchanté des beaux yeux de cette aimable personne, qu’il l’aimaitavec délicatesse. Ô dieux, que devint-elle quand elle le vit&|160;!elle appréhenda qu’il ne lui ôtât les moyens qu’elle cherchait demourir. Le pauvre pigeon n’était pas médiocrement effrayé de ceformidable colosse. Dans le trouble où elle était, elle mit labague à son doigt, et sur-le-champ, ô merveille&|160;! elle futmétamorphosée en colombe, et s’envola à tire d’ailes avec le fidèlepigeon.

Jamais surprise n’a égalé celle dugéant. Après avoir regardé sa maîtresse devenue colombe, quitraversait le vaste espace de l’air, il demeura quelque tempsimmobile, puis il poussa des cris et fit des hurlements quiébranlèrent les montagnes, et ne finirent qu’avec sa vie&|160;: illa termina au fond de la mer, où il était bien plus juste qu’il senoyât que la charmante princesse. Elle s’éloignait donc trèsdiligemment avec son guide&|160;; mais lorsqu’ils eurent fait unassez long chemin pour ne plus rien craindre, ils s’abattirentdoucement dans un bois fort sombre par la quantité d’arbres, etfort agréable à cause de l’herbe verte et des fleurs qui couvraientla terre. Constancia ignorait encore que le pigeon fût sonvéritable amant. Il était très affligé de ne pouvoir parler pourlui en rendre compte, quand il sentit une main invisible qui luidéliait la langue&|160;; il en eut une sensible joie, et ditaussitôt à la princesse&|160;:

«&|160;Votre cœur ne vous a-t-il pasappris, charmante colombe, que vous êtes avec un pigeon qui brûletoujours des mêmes feux que vous allumez&|160;?

– Mon cœur souhaitait le bonheur quim’arrive, répliqua-t-elle, mais il n’osait s’en flatter&|160;:hélas, qui l’aurait pu imaginer&|160;! j’étais sur le point depérir sous les coups de ma bizarre fortune&|160;; vous êtes venum’arracher d’entre les bras de la mort, ou d’un monstre que jeredoutais plus qu’elle.&|160;»

Le prince, ravi d’entendre parler sacolombe, et de la retrouver aussi tendre qu’il la désirait, lui dittout ce que la passion la plus délicate et la plus vive peutinspirer&|160;; il lui raconta ce qui s’était passé depuis letriste moment de son absence, particulièrement la rencontresurprenante de l’amour Forgeron et de la fée dans son palais&|160;:elle eut une grande joie de savoir que sa meilleure amie étaittoujours dans ses intérêts.

«&|160;Allons la trouver, mon cherprince, dit-elle à Constancio, et la remercier de tout le bienqu’elle nous fait&|160;: elle nous rendra notre premièrefigure&|160;; nous retournerons dans votre royaume ou dans lemien.

– Si vous m’aimez autant que je vousaime, répliqua-t-il, je vous ferai une proposition où l’amour seula part. Mais, aimable princesse, vous m’allez dire que je suis unextravagant.

– Ne ménagez point la réputation devotre esprit aux dépens de votre cœur, reprit-elle&|160;; parlezsans crainte&|160;; je vous entendrai toujours avecplaisir.

– Je serais d’avis, continua-t-il, quenous ne changeassions point de figure&|160;; vous colombe, et moipigeon, pouvons brûler des mêmes feux qui ont brûlé Constancio etConstancia. Je suis persuadé qu’étant débarrassés du soin de nosroyaumes, n’ayant ni conseil à tenir, ni guerre à faire, niaudiences à donner, exempts de jouer sans cesse un rôle importunsur le grand théâtre du monde, il nous sera plus aisé de vivre l’unpour l’autre dans cette aimable solitude.

– Ah&|160;! s’écria la colombe, quevotre dessein renferme de grandeur et de délicatesse&|160;! Quelquejeune que je sois, hélas&|160;! j’ai tant éprouvé dedisgrâces&|160;; la fortune, jalouse de mon innocente beauté, m’apersécutée si opiniâtrement, que je serai ravie de renoncer à tousles biens qu’elle donne, afin de ne vivre que pour vous. Oui, moncher prince, j’y consens&|160;: choisissons un pays agréable, etpassons sous cette métamorphose nos plus beaux jours&|160;; menonsune vie innocente, sans ambition et sans désirs, que ceux qu’unamour vertueux inspire.

– C’est moi qui veux vous guider,s’écria l’Amour en descendant du plus haut de l’Olympe. Un desseinsi tendre mérite ma protection.

– Et la mienne aussi, dit la féeSouveraine qui parut tout d’un coup. Je viens vous chercher pourm’avancer de quelques moments le plaisir de vousvoir.&|160;»

Le pigeon et la colombe eurent autant dejoie que de surprise de ce nouvel événement.

«&|160;Nous nous mettons sous votreconduite, dit Constancia à la fée.

– Ne nous abandonnez pas, dit Constancioà l’Amour.

– Venez, dit-il, à Paphos, l’on yrespecte encore ma mère, et l’on y aime toujours les oiseaux quilui étaient consacrés.

– Non, répondit la princesse, nous necherchons point le commerce des hommes&|160;: heureux qui peut yrenoncer&|160;! il nous faut seulement une bellesolitude.&|160;»

La fée aussitôt frappa la terre de sabaguette. L’Amour la frappa d’une flèche dorée. Ils virent en mêmetemps le plus beau désert de la nature et le mieux orné de bois, defleurs, de prairies et de fontaines.

«&|160;Restez-y des millions d’années,s’écria l’Amour. Jurez-vous une fidélité éternelle en présence decette merveilleuse fée.

– Je le jure à ma colombe, s’écria lepigeon.

– Je le jure à mon pigeon, s’écria lacolombe.

– Votre mariage, dit la fée, ne pouvaitêtre fait par un dieu plus capable de le rendre heureux. Au reste,je vous promets que si vous vous lassez de cette métamorphose, jene vous abandonnerai point, et je vous rendrai votre premièrefigure.&|160;»

Pigeon et colombe en remercièrent lafée&|160;; mais ils l’assurèrent qu’ils ne l’appelleraient pointpour cela&|160;; qu’ils avaient trop éprouvé les malheurs de lavie&|160;: ils la prièrent seulement de leur faire venir Ruson, encas qu’il ne fût pas mort.

«&|160;Il a changé d’état, dit l’Amour,c’est moi qui l’avait condamné à être mouton. Il m’a fait pitié, jel’ai rétabli sur le trône d’où je l’avaisarraché.&|160;»

À ces nouvelles, Constancia ne fut plussurprise des jolies choses qu’elle lui avait vu faire. Elle conjural’Amour de lui apprendre les aventures d’un mouton qui lui avaitété si cher.

«&|160;Je viendrai vous les dire,répliqua-t-il obligeamment. Pour aujourd’hui, je suis attendu etsouhaité en tant d’endroits, que je ne sais où j’irai en premier.Adieu, continua-t-il, heureux et tendres époux, vous pouvez vousvanter d’être les plus sages de mon empire.&|160;»

La fée Souveraine resta quelque tempsavec les nouveaux mariés. Elle ne pouvait assez louer le méprisqu’ils faisaient des grandeurs de la terre&|160;; mais il est biencertain qu’ils prenaient le meilleur parti pour la tranquillité dela vie. Enfin elle les quitta&|160;; l’on a su par elle et parl’Amour, que le prince Pigeon et la princesse Colombe se sonttoujours aimés fidèlement.

D’un amour pur nous voyons ledestin&|160;:

Des troubles renaissants, un espoirincertain,

De tristes accidents, de fatalestraverses

Affligent quelquefois les plus parfaitsamants.

L’amour, qui nous unit par des nœuds sicharmants,

Pour conduire au bonheur, a des routesdiverses&|160;:

Le ciel, en les troublant, assure nosdésirs.

Jeunes cœurs, il est vrai, des épreuves sirudes

Vous arrachent des pleurs, vous coûtent dessoupirs&|160;;

Mais quand l’amour est pur&|160;! peines,inquiétudes,

Sont autant de garants des plus charmantsplaisirs.

Le Prince Marcassin

 

Il était une fois un roi et une reinequi vivaient dans une grande tristesse, parce qu’ils n’avaientpoint d’enfants : la reine n’était plus jeune, bien qu’ellefût encore belle, de sorte qu’elle n’osait s’en promettre :cela l’affligeait beaucoup ; elle dormait peu, et soupiraitsans cesse, priant les dieux et toutes les fées de lui êtrefavorables. Un jour qu’elle se promenait dans un petit bois, aprèsavoir cueilli quelques violettes et des roses, elle cueillit aussides fraises ; mais aussitôt qu’elle en eut mangé, elle futsaisie d’un si profond sommeil, qu’elle se coucha au pied d’unarbre et s’endormit.

Elle rêva, pendant son sommeil, qu’ellevoyait passer en l’air trois fées qui s’arrêtaient au-dessus de satête. La première la regardant en pitié, dit :

« Voilà une aimable reine, à quinous rendrions un service bien essentiel, si nous la voulions douerd’un enfant.

– Volontiers, dit la seconde, douez-la,puisque vous êtes notre aînée.

– Je la doue, continua-t-elle, d’avoirun fils, le plus beau, le plus aimable, et le mieux aimé qui soitau monde.

– Et moi, dit l’autre, je la doue devoir ce fils heureux dans ses entreprises, toujours puissant, pleind’esprit et de justice. »

Le tour de la troisième étant venu pourdouer, elle éclata de rire, et marmotta plusieurs choses entre sesdents, que la reine n’entendit point.

Voilà le songe qu’elle fit. Elle seréveilla au bout de quelques moments ; elle n’aperçut rien enl’air ni dans le jardin. « Hélas ! dit-elle, je n’aipoint assez de bonne fortune pour espérer que mon rêve se trouvevéritable : quels remerciements ne ferais-je pas aux dieux etaux bonnes fées si j’avais un fils ! » Elle cueillitencore des fleurs, et revint au palais plus gaie qu’à l’ordinaire.Le roi s’en aperçut, il la pria de lui en dire la raison ;elle s’en défendit, il la pressa davantage.

« Ce n’est point, lui dit-elle, unechose qui mérite votre curiosité ; il n’est question que d’unrêve, mais vous me trouverez bien faible d’y ajouter quelque sortede foi. »

Elle lui raconta qu’elle avait vu endormant trois fées en l’air, et ce que deux avaient dit ; quela troisième avait éclaté de rire, sans qu’elle eût pu entendre cequ’elle marmottait.

« Ce rêve, dit le roi, me donnecomme à vous de la satisfaction ; mais j’ai de l’inquiétude decette fée de belle humeur, car la plupart sont malicieuses, et cen’est pas toujours bon signe quand elles rient.

– Pour moi, répliqua la reine, je croisque cela ne signifie ni bien ni mal ; mon esprit est occupé dudésir que j’ai d’avoir un fils, et il se forme là-dessus centchimères : que pourrait-il même lui arriver, en cas qu’il yeût quelque chose de véritable dans ce que j’ai songé ? Il estdoué de tout ce qui se peut de plus avantageux ? plût au cielque j’eusse cette consolation ! »

Elle se prit à pleurer là-dessus ;il l’assura qu’elle lui était si chère, qu’elle lui tenait lieu detout.

Au bout de quelques mois, la reines’aperçut qu’elle était grosse : tout le royaume fut averti defaire des vœux pour elle ; les autels ne fumaient plus que dessacrifices qu’on offrait aux dieux pour la conservation d’un trésorsi précieux. Les États assemblés députèrent pour aller complimenterleurs majestés ; tous les princes du sang, les princesses etles ambassadeurs se trouvèrent aux couches de la reine ; lalayette pour ce cher enfant était d’une beauté admirable ; lanourrice excellente. Mais que la joie publique se changea bien entristesse, quand au lieu d’un beau prince, l’on vit naître un petitMarcassin ! Tout le monde jeta de grands cris qui effrayèrentfort la reine. Elle demanda ce que c’était ; on ne voulut pasle lui dire, crainte qu’elle ne mourût de douleur : aucontraire, on l’assura qu’elle était mère d’un beau garçon, etqu’elle avait sujet de s’en réjouir.

Cependant le roi s’affligeait avecexcès ; il commanda que l’on mît le Marcassin dans un sac, etqu’on le jetât au fond de la mer, pour perdre entièrement l’idéed’une chose si fâcheuse : mais ensuite il en eut pitié ;et pensant qu’il était juste de consulter la reine là-dessus, ilordonna qu’on le nourrît, et ne parla de rien à sa femme, jusqu’àce qu’elle fût assez bien, pour ne pas craindre de la faire mourirpar un grand déplaisir. Elle demandait tous les jours à voir sonfils : on lui disait qu’il était trop délicat pour êtretransporté de sa chambre à la sienne, et là-dessus elle setranquillisait.

Pour le prince Marcassin, il se faisaitnourrir en Marcassin qui a grande envie de vivre : il fallutlui donner six nourrices, dont il y en avait trois sèches, à lamode d’Angleterre. Celles-ci lui faisaient boire à tous moments duvin d’Espagne et des liqueurs, qui lui apprirent de bonne heure àse connaître aux meilleurs vins. La reine impatiente de caresserson marmot, dit au roi qu’elle se portait assez bien pour allerjusqu’à son appartement, et qu’elle ne pouvait plus vivre sans voirson fils. Le roi poussa un profond soupir ; il commanda qu’onapportât l’héritier de la couronne. Il était emmailloté comme unenfant, dans des langes de brocart d’or. La reine le prit entre sesbras, et levant une dentelle frisée qui couvrait sa hure,hélas ! que devint-elle à cette fatale vue ? Ce momentpensa être le dernier de sa vie ; elle jetait de tristesregards sur le roi, n’osant lui parler.

« Ne vous affligez point, ma chèrereine, lui dit-il, je ne vous impute rien de notre malheur ;c’est ici, sans doute, un tour de quelque fée malfaisante, si vousvoulez y consentir, je suivrai le premier dessein que j’ai eu defaire noyer ce petit monstre.

– Ah ! sire, lui dit-elle, ne meconsultez point pour une action si cruelle, je suis la mère de cetinfortuné Marcassin, je sens ma tendresse qui sollicite en safaveur ; de grâce, ne lui faisons point de mal, il en a déjàtrop, ayant dû naître homme, d’être né sanglier. »

Elle toucha si fortement le roi par seslarmes et par ses raisons, qu’il lui promit ce qu’ellesouhaitait ; de sorte que les dames qui élevaient Marcassinet,commencèrent d’en prendre encore plus de soin ; car on l’avaitregardé jusqu’alors comme une bête proscrite, qui servirait bientôtde nourriture aux poissons. Il est vrai que malgré sa laideur, onlui remarquait des yeux tout pleins d’esprit ; on l’avaitaccoutumé à donner son petit pied à ceux qui venaient le saluer,comme les autres donnent leur main ; on lui mettait desbracelets de diamants, et il faisait toutes ces choses avec assezde grâce.

La reine ne pouvait s’empêcher del’aimer ; elle l’avait souvent entre ses bras, le trouvantjoli dans le fond de son cœur, car elle n’osait le dire, de craintede passer pour folle ; mais elle avouait à ses amies que sonfils lui paraissait aimable ; elle le couvrait de mille nœudsde nonpareilles couleur de roses ; ses oreilles étaientpercées ; il avait une lisière avec laquelle on le soutenait,pour lui apprendre à marcher sur les pieds de derrière ; onlui mettait des souliers et des bas de soie attachés sur le genou,pour lui faire paraître la jambe plus longue ; on le fouettaitquand il voulait gronder : enfin on lui ôtait, autant qu’ilétait possible, les manières marcassines.

Un soir que la reine se promenait etqu’elle le portait à son cou, elle vint sous le même arbre où elles’était endormie, et où elle avait rêvé tout ce que j’ai déjàdit ; le souvenir de cette aventure lui revint fortement dansl’esprit : « Voilà donc, disait-elle, ce prince si beau,si parfait et si heureux que je devais avoir ? Ô songetrompeur, vision fatale ! ô fées, que vous avais-je fait pourvous moquer de moi ? » Elle marmottait ces paroles entreses dents, lorsqu’elle vit croître tout d’un coup un chêne, dont ilsortit une dame fort parée, qui, la regardant d’un air affable, luidit :

« Ne t’afflige point, grande reine,d’avoir donné le jour à Marcassinet ; je t’assure qu’ilviendra un temps où tu le trouveras aimable. »

La reine la reconnut pour une des troisfées, qui passant en l’air lorsqu’elle dormait, s’étaient arrêtéeset lui avaient souhaité un fils.

« J’ai de la peine à vous croire,madame, répliqua-t-elle ; quelque esprit que mon fils puisseavoir, qui pourra l’aimer sous une tellefigure ? »

La fée lui répliqua encore unefois :

« Ne t’afflige point, grande reine,d’avoir donné le jour à Marcassinet, je t’assure qu’il viendra untemps où tu le trouveras aimable. »

Elle se remit aussitôt dans l’arbre, etl’arbre rentra en terre, sans qu’il parût même qu’il y en eût eu encet endroit.

La reine, fort surprise de cettenouvelle aventure, ne laissa pas de se flatter que les féesprendraient quelque soin de l’altesse Bestiole : elle retournapromptement au palais pour en entretenir le roi ; mais ilpensa qu’elle avait imaginé ce moyen pour lui rendre son fils moinsodieux.

« Je vois fort bien, lui dit-elle,à l’air dont vous m’écoutez, que vous ne me croyez pas ;cependant rien n’est plus vrai que tout ce que je viens de vousraconter.

– Il est fort triste, dit le roi,d’essuyer les railleries des fées : par où s’y prendront-ellespour rendre notre enfant autre chose qu’un sanglier ? Je n’ysonge jamais sans tomber dans l’accablement. »

La reine se retira plus affligée qu’ellel’eût encore été ; elle avait espéré que les promesses de lafée adouciraient le chagrin du roi ; cependant il voulait àpeine les écouter. Elle se retira, bien résolue de ne lui plus riendire de leur fils, et de laisser aux dieux le soin de consoler sonmari.

Marcassin commença de parler, comme fonttous les enfants, il bégayait un peu ; mais cela n’empêchaitpas que la reine n’eût beaucoup de plaisir à l’entendre, car ellecraignait qu’il ne parlât de sa vie. Il devenait fort grand, etmarchait souvent sur les pieds de derrière. Il portait de longuesvestes qui lui couvraient les jambes ; un bonnet à l’anglaisede velours noir, pour cacher sa tête, ses oreilles, et une partiede son groin. À la vérité il lui venait des défensesterribles ; ses soies étaient furieusement hérissées ;son regard fier, et le commandement absolu. Il mangeait dans uneauge d’or, où on lui préparait des truffes, des glands, desmorilles, de l’herbe, et l’on n’oubliait rien pour le rendre propreet poli. Il était né avec un esprit supérieur, et un courageintrépide. Le roi connaissant son caractère, commença à l’aimerplus qu’il n’avait fait jusque-là. Il choisit de bons maîtres pourlui apprendre tout ce qu’on pourrait. Il réussissait mal aux dansesfigurées, mais pour le passe-pied et le menuet, où il fallait allervite et légèrement, il y faisait des merveilles. À l’égard desinstruments, il connut bien que le luth et le théorbe ne luiconvenaient pas ; il aimait la guitare, et jouait joliment dela flûte. Il montait à cheval avec une disposition et une grâcesurprenantes ; il ne se passait guère de jours qu’il n’allât àla chasse, et qu’il ne donnât de terribles coups de dents aux bêtesles plus féroces et les plus dangereuses. Ses maîtres luitrouvaient un esprit vif, et toute la facilité possible à seperfectionner dans les sciences. Il ressentait bien amèrement leridicule de sa figure marcassine ; de sorte qu’il évitait deparaître aux grandes assemblées.

Il passait sa vie dans une heureuseindifférence, lorsqu’étant chez la reine, il vit entrer une dame debonne mine, suivie de trois jeunes filles très aimables. Elle sejeta aux pieds de la reine ; elle lui dit qu’elle venait lasupplier de les recevoir auprès d’elle ; que la mort de sonmari et de grands malheurs l’avaient réduite à une extrêmepauvreté ; que sa naissance et son infortune étaient assezconnues de sa majesté, pour espérer qu’elle aurait pitié d’elle. Lareine fut attendrie de les voir ainsi à ses genoux, elle lesembrassa, et leur dit qu’elle recevait avec plaisir ses troisfilles. L’aînée s’appelait Ismène, la seconde Zélonide, et lacadette Marthesie ; qu’elle en prendrait soin ; qu’ellene se décourageât point ; qu’elle pouvait rester dans lepalais, où l’on aurait beaucoup d’égards pour elle et qu’ellecomptât sur son amitié. La mère, charmée des bontés de la reine,baisa mille fois ses mains, et se trouva tout d’un coup dans unetranquillité qu’elle ne connaissait pas depuislongtemps.

La beauté d’Ismène fit du bruit à lacour, et toucha sensiblement un jeune chevalier, nommé Coridon, quine brillait pas moins de son côté qu’elle brillait du sien. Ilsfurent frappés presque en même temps d’une secrète sympathie quiles attacha l’un à l’autre. Le chevalier était infinimentaimable ; il plut, on l’aima. Et comme c’était un parti trèsavantageux pour Ismène, la reine s’aperçut avec plaisir des soinsqu’il lui rendait, et du compte qu’elle lui en tenait. Enfin onparla de leur mariage ; tout semblait y concourir. Ils étaientnés l’un pour l’autre, et Coridon n’oubliait rien de toutes cesfêtes galantes, et de tous ces soins empressés qui engagentfortement un cœur déjà prévenu.

Cependant le prince avait ressenti lepouvoir d’Ismène dès qu’il l’avait vue, sans oser lui déclarer sapassion. « Ah ! Marcassin, Marcassin, s’écriait-il en seregardant dans un miroir, serait-il bien possible qu’avec unefigure si disgraciée, tu osasses te promettre quelque sentimentfavorable de la belle Ismène ? Il faut se guérir, car de tousles malheurs, le plus grand, c’est d’aimer sans être aimé. »Il évitait très soigneusement de la voir ; et comme il n’enpensait pas moins à elle, il tomba dans une affreusemélancolie : il devint si maigre que les os lui perçaient lapeau. Mais il eut une grande augmentation d’inquiétude, quand ilapprit que Coridon recherchait ouvertement Ismène ; qu’elleavait pour lui beaucoup d’estime, et qu’avant qu’il fût peu, le roiet la reine feraient la fête de leurs noces.

À ces nouvelles, il sentit que son amouraugmentait, et que son espérance diminuait, car il lui semblaitmoins difficile de plaire à Ismène indifférente, qu’à Ismèneprévenue pour Coridon. Il comprit encore que son silence achevaitde le perdre ; de sorte qu’ayant cherché un moment favorablepour l’entretenir, il le trouva. Un jour qu’elle était assise sousun agréable feuillage, où elle chantait quelques paroles que sonamant avait faites pour elle, Marcassin l’aborda tout ému, ets’étant placé auprès d’elle, il lui demanda s’il était vrai, commeon lui avait dit, qu’elle allait épouser Coridon ? Ellerépliqua que la reine lui avait ordonné de recevoir ses assiduités,et qu’apparemment cela devait avoir quelque suite.

« Ismène, lui dit-il, en seradoucissant, vous êtes si jeune, que je ne croyais pas que l’onpensât à vous marier ; si je l’avais su, je vous auraisproposé le fils unique d’un grand roi, qui vous aime, et qui seraitravi de vous rendre heureuse. »

À ces mots, Ismène pâlit : elleavait déjà remarqué que Marcassin, qui était naturellement assezfarouche, lui parlait avec plaisir ; qu’il lui donnait toutesles truffes que son instinct marcassinique lui faisait trouver dansla forêt, et qu’il la régalait des fleurs dont son bonnet étaitordinairement orné. Elle eut une grande peur qu’il ne fût le princedont il parlait, et elle lui répondit :

« Je suis bien aise, seigneur,d’avoir ignoré les sentiments du fils de ce grand roi ;peut-être que ma famille, plus ambitieuse que je ne le suis, auraitvoulu me contraindre à l’épouser ; et je vous avoueconfidemment que mon cœur est si prévenu pour Coridon, qu’il nechangera jamais.

– Quoi ! répliqua-t-il, vousrefuseriez une tête couronnée qui mettrait sa fortune à vousplaire ?

– Il n’y a rien que je ne refuse, luidit-elle ; j’ai plus de tendresse que d’ambition ; et jevous conjure, seigneur, puisque vous avez commerce avec ce prince,de l’engager à me laisser en repos.

– Ah ! scélérate, s’écrial’impatient Marcassin, vous ne connaissez que trop le prince dontje vous parle ! Sa figure vous déplaît ; vous ne voudriezpas avoir le nom de reine Marcassine ; vous avez juré unefidélité éternelle à votre chevalier ; songez cependant,songez à la différence qui est entre nous ; je ne suis pas unAdonis, j’en conviens, mais je suis un sanglier redoutable ;la puissance suprême vaut bien quelques petits agrémentsnaturels : Ismène, pensez-y, ne me désespérezpas. »

En disant ces mots, ses yeuxparaissaient tout de feu, et ses longues défenses faisaient l’unecontre l’autre un bruit dont cette pauvre filletremblait.

Marcassin se retira. Ismène, affligée,répandit un torrent de larmes, lorsque Coridon se rendit auprèsd’elle. Ils n’avaient connu, jusqu’à ce jour, que les douceursd’une tendresse mutuelle ; rien ne s’était opposé à sesprogrès, et ils avaient lieu de se promettre qu’elle serait bientôtcouronnée. Que devint ce jeune amant, quand il vit la douleur de sabelle maîtresse ! Il la pressa de lui en apprendre le sujet.Elle le voulut bien, et l’on ne saurait représenter le trouble quelui causa cette nouvelle.

« Je ne suis point capable, luidit-il, d’établir mon bonheur aux dépens du vôtre ; l’on vousoffre une couronne, il faut que vous l’acceptiez.

– Que je l’accepte, grands dieux !s’écria-t-elle. Que je vous oublie, et que j’épouse unmonstre ? Que vous ai-je fait, hélas ! pour vous obligerde me donner des conseils si contraires à notre amitié et à notrerepos ? »

Coridon était saisi à un tel point,qu’il ne pouvait lui répondre ; mais les larmes qui coulaientde ses yeux, marquaient assez l’état de son âme. Ismène, pénétréede leur commune infortune, lui dit cent et cent fois qu’elle nechangerait pas, quand il s’agirait de tous les rois de laterre ; et lui, touché de cette générosité, lui dit cent etcent fois qu’il fallait le laisser mourir de chagrin, et monter surle trône qu’on lui offrait.

Pendant que cette contestation sepassait entre eux, Marcassin était chez la reine, à laquelle il ditque l’espérance de guérir de la passion qu’il avait prise pourIsmène l’avait obligé à se taire, mais qu’il avait combattuinutilement ; qu’elle était sur le point d’être mariée ;qu’il ne se sentait pas la force de soutenir une telle disgrâce, etqu’enfin il voulait l’épouser ou mourir. La reine fut bien surprised’entendre que le sanglier était amoureux.

« Songes-tu à ce que tu dis ?lui répliqua-t-elle. Qui voudra de toi, mon fils, et quels enfantspeux-tu espérer ?

– Ismène est si belle, dit-il, qu’ellene saurait avoir de vilains enfants ; et quand ils meressembleraient, je suis résolu à tout, plutôt que de la voir entreles bras d’un autre.

– As-tu si peu de délicatesse, continuala reine, que de vouloir une fille dont la naissance est inférieureà la tienne ?

– Et qui sera la souveraine,répliqua-t-il, assez peu délicate pour vouloir un malheureux cochoncomme moi ?

– Tu te trompes, mon fils, ajouta lareine ; les princesses moins que les autres ont la liberté dechoisir ; nous te ferons peindre plus beau que l’amour même.Quand le mariage sera fait, et que nous la tiendrons, il faudrabien qu’elle nous reste.

– Je ne suis pas capable, dit-il, defaire une telle supercherie : je serais au désespoir de rendrema femme malheureuse.

– Peux-tu croire, s’écria la reine, quecelle que tu veux ne le soit pas avec toi ? Celui qui l’aimeest aimable ; et si le rang est différent entre le souverainet le sujet, la différence n’est pas moins entre un sanglier etl’homme du monde le plus charmant.

– Tant pis pour moi, madame, répliquaMarcassin, ennuyé des raisons qu’elle lui alléguait ; j’osedire que vous devriez moins qu’un autre me représenter monmalheur : pourquoi m’avez-vous fait cochon ? N’y a-t-ilpas de l’injustice à me reprocher une chose dont je ne suis pas lacause ?

– Je ne te fais point de reproches,ajouta la reine tout attendrie, je veux seulement te représenterque si tu épouses une femme qui ne t’aime pas, tu seras malheureux,et tu feras son supplice : si tu pouvais comprendre ce qu’onsouffre dans ces unions forcées, tu ne voudrais point en courir lerisque : ne vaut-il pas mieux demeurer seul enpaix ?

– Il faudrait avoir plus d’indifférenceque je n’en ai, madame, lui dit-il ; je suis touché pourIsmène ; elle est douce, et je me flatte qu’un bon procédéavec elle, et la couronne qu’elle doit espérer, lafléchiront : quoi qu’il en soit, s’il est de ma destinée den’être point aimé, j’aurai le plaisir de posséder une femme quej’aime. »

La reine le trouva si fortement attachéà ce dessein, qu’elle perdit celui de l’en détourner ; ellelui promit de travailler à ce qu’il souhaitait, et sur-le-champ,elle envoya quérir la mère d’Ismène : elle connaissait sonhumeur ; c’était une femme ambitieuse, qui aurait sacrifié sesfilles à des avantages au-dessous de celui de régner. Dès que lareine lui eut dit qu’elle souhaitait que Marcassin épousât Ismène,elle se jeta à ses pieds, et l’assura que ce serait le jour qu’ellevoudrait choisir.

« Mais, lui dit la reine, son cœurest engagé, nous lui avons ordonné de regarder Coridon comme unhomme qui lui était destiné.

– Eh bien, madame, répondit la vieillemère, nous lui ordonnerons de le regarder à l’avenir comme un hommequ’elle n’épousera pas.

– Le cœur ne consulte pas toujours laraison, ajouta la reine ; quand il s’est une fois déterminé,il est difficile de le soumettre.

– Si son cœur avait d’autres volontésque les miennes, dit-elle, je le lui arracherais sansmiséricorde. »

La reine la voyant si résolue, crut bienqu’elle pouvait se reposer sur elle du soin de faire obéir safille.

En effet, elle courut dans la chambred’Ismène. Cette pauvre fille ayant su que la reine avait envoyéquérir sa mère, attendait son retour avec inquiétude ; et ilest aisé d’imaginer combien elle augmenta, quand elle lui dit d’unair sec et résolu, que la reine l’avait choisie pour en faire sabelle-fille, qu’elle lui défendait de parler jamais à Coridon, etque si elle n’obéissait pas, elle l’étranglerait. Ismène n’osa rienrépondre à cette menace, mais elle pleurait amèrement, et le bruitse répandit aussitôt qu’elle allait épouser le marcassin royal, carla reine, qui l’avait fait agréer au roi, lui envoya des pierreriespour s’en parer quand elle viendrait au palais.

Coridon, accablé de désespoir, vint latrouver et lui parla, malgré toutes les défenses qu’on avait faitesde le laisser entrer. Il parvint jusqu’à son cabinet ; il latrouva couchée sur un lit de repos, le visage tout couvert de seslarmes. Il se jeta à genoux auprès d’elle, et lui prit lamain.

« Hélas, dit-il, charmanteIsmène ! vous pleurez mes malheurs !

– Ils sont communs entre nous,répondit-elle ; vous savez, cher Coridon, à quoi je suiscondamnée ; je ne puis éviter la violence qu’on veut me faireque par ma mort. Oui, je saurai mourir, je vous en assure, plutôtque de n’être pas à vous.

– Non, vivez, lui dit-il, vous serezreine, peut-être vous accoutumerez-vous avec cet affreuxprince.

– Cela n’est pas en mon pouvoir, luidit-elle, je n’envisage rien au monde de plus terrible qu’un telépoux ; sa couronne n’adoucit point mes douleurs.

– Les dieux, continua-t-il, vouspréservent d’une résolution si funeste, aimable Ismène ! ellene convient qu’à moi. Je vais vous perdre ; vous n’êtes pascapable de résister à ma juste douleur.

– Si vous mourez, reprit-elle, je nevous survivrai pas, et je sens quelque consolation à penser qu’aumoins la mort nous unira. »

Ils parlaient ainsi, lorsque Marcassinles vint surprendre. La reine lui ayant raconté ce qu’elle avaitfait en sa faveur, il courut chez Ismène pour lui découvrir sajoie ; mais la présence de Coridon la troubla au dernierpoint. Il était d’humeur jalouse et peu patiente. Il lui ordonnad’un air où il entrait beaucoup du sanglier de sortir, et de nejamais paraître à la cour.

« Que prétendez-vous donc, cruelprince ? s’écria Ismène, en arrêtant celui qu’elle aimait.Croyez-vous le bannir de mon cœur comme de ma présence ?Non ! il y est trop bien gravé. N’ignorez donc plus votremalheur, vous qui faites le mien : voilà celui seul qui peutm’être cher ; je n’ai que de l’horreur pour vous.

– Et moi, barbare, dit Marcassin, jen’ai que de l’amour pour toi ; il est inutile que tu medécouvres toute ta haine, tu n’en seras pas moins ma femme, et tuen souffriras davantage. »

Coridon, au désespoir d’avoir attiré àsa maîtresse ce nouveau déplaisir, sortit dans le moment que lamère d’Ismène venait la quereller ; elle assura le prince quesa fille allait oublier Coridon pour jamais, et qu’il ne fallaitpoint retarder des noces si agréables. Marcassin, qui n’en avaitpas moins d’envie qu’elle, dit qu’il allait régler le jour avec lareine, parce que le roi lui laissait le soin de cette grande fête.Il est vrai qu’il n’avait pas voulu s’en mêler, parce que cemariage lui paraissait désagréable et ridicule, étant persuadé quela race marcassinique allait se perpétuer dans la maison royale. Ilétait affligé de la complaisance aveugle que la reine avait pourson fils.

Marcassin craignait que le roi ne serepentît du consentement qu’il avait donné à ce qu’ilsouhaitait ; ainsi l’on se hâta de préparer tout pour cettecérémonie. Il se fit faire des rhingraves, des canons, un pourpointparfumé ; car il avait toujours une petite odeur que l’onsoutenait avec peine. Son manteau était brodé de pierreries, saperruque d’un blond d’enfant, et son chapeau couvert de plumes. Ilne s’est peut-être jamais vu une figure plus extraordinaire que lasienne ; et à moins que d’être destinée au malheur del’épouser, personne ne pouvait le regarder sans rire. Mais, hélas,que la jeune Ismène en avait peu d’envie ; on lui promettaitinutilement des grandeurs, elle les méprisait, et ne ressentait quela fatalité de son étoile.

Coridon la vit passer pour aller autemple : on l’eût prise pour une belle victime que l’on vaégorger. Marcassin, ravi, la pria de bannir cette profondetristesse dont elle paraissait accablée, parce qu’il voulait larendre si heureuse, que toutes les reines de la terre luiporteraient envie.

« J’avoue, continua-t-il, que je nesuis pas beau ; mais l’on dit que tous les hommes ont quelqueressemblance avec des animaux : je ressemble plus qu’un autreà un sanglier, c’est ma bête : il ne faut pas pour cela m’entrouver moins aimable, car j’ai le cœur plein de sentiments, ettouché d’une forte passion pour vous. »

Ismène, sans lui répondre, le regardaitd’un air si dédaigneux ; elle levait les épaules, et luilaissait deviner tout ce qu’elle ressentait d’horreur pour lui. Samère était derrière elle, qui lui faisait millemenaces :

« Malheureuse ! luidisait-elle, tu veux donc nous perdre en te perdant ; necrains-tu point que l’amour du prince ne se tourne enfureur ? »

Ismène occupée de son déplaisir, nefaisait pas même attention à ces paroles. Marcassin, qui la menaitpar la main, ne pouvait s’empêcher de sauter et de danser, luidisant à l’oreille mille douceurs. Enfin, la cérémonie étantachevée, après que l’on eut crié trois fois : « Vive leprince Marcassin, vive la princesse Marcassine », l’épouxramena son épouse au palais, où tout était préparé pour faire unrepas magnifique. Le roi et la reine s’étant placés, la mariées’assit vis-à-vis du Sanglier, qui la dévorait des yeux, tant il latrouvait belle ; mais elle était ensevelie dans une siprofonde tristesse, qu’elle ne voyait rien de ce qui se passait, etelle n’entendait point la musique qui faisait grandbruit.

La reine la tira par la robe, et lui dità l’oreille :

« Ma fille, quittez cette sombremélancolie, si vous voulez nous plaire ; il semble que c’estmoins ici le jour de vos noces que celui de votreenterrement.

– Plaise aux dieux, madame, luidit-elle, que ce soit le dernier de ma vie ! vous m’aviezordonné d’aimer Coridon, il avait plutôt reçu mon cœur de votremain que de mon choix : mais, hélas ! si vous avez changépour lui, je n’ai point changé comme vous.

– Ne parlez pas ainsi, répliqua lareine, j’en rougis honte et de dépit ; souvenez-vous del’honneur que vous fait mon fils, et de la reconnaissance que vouslui devez. »

Ismène ne répondit rien, elle laissadoucement tomber sa tête sur son sein, et s’ensevelit dans sapremière rêverie.

Marcassin était très affligé deconnaître l’aversion que sa femme avait pour lui ; il y avaitbien des moments où il aurait souhaité que son mariage n’eût pasété fait : il voulait même le rompre sur-le-champ, mais soncœur s’y opposait. Le bal commença ; les sœurs d’Ismène ybrillèrent fort ; elles s’inquiétaient peu de ses chagrins, etelles concevaient avec plaisir l’éclat que leur donnait cettealliance. La mariée dansa avec Marcassin ; et c’étaiteffectivement une chose épouvantable de voir sa figure, et encoreplus épouvantable d’être sa femme. Toute la cour était si triste,que l’on ne pouvait témoigner de joie. Le bal dura peu ; l’onconduisit la princesse dans son appartement ; après qu’onl’eut déshabillée en cérémonie, la reine se retira. L’amoureuxMarcassin se mit promptement au lit. Ismène dit qu’elle voulaitécrire une lettre, et elle entra dans son cabinet, dont elle fermala porte, quoique Marcassin lui criât qu’elle écrivît promptement,et qu’il n’était guère l’heure de commencer desdépêches.

Hélas ! en entrant dans ce cabinet,quel spectacle se présenta tout d’un coup aux yeux d’Ismène !C’était l’infortuné Coridon, qui avait gagné une de ses femmes pourlui ouvrir la porte du degré dérobé, par où il entra. Il tenait unpoignard dans sa main.

« Non, dit-il, charmante princesse,je ne viens point ici pour vous faire des reproches de m’avoirabandonné : vous juriez dans le commencement de nos tendresamours, que votre cœur ne changerait jamais : vous avez,malgré cela, consenti à me quitter, et j’en accuse les dieux plutôtque vous ; mais ni vous, ni les dieux ne pouvez me fairesupporter un si grand malheur : en vous perdant, princesse, jedois cesser de vivre. »

À peine ces derniers mots étaientproférés, qu’il s’enfonça son poignard dans le cœur.

Ismène n’avait pas eu le temps de luirépondre.

« Tu meurs, cher Coridon,s’écria-t-elle douloureusement, je n’ai plus rien à ménager dans lemonde ; les grandeurs me seraient odieuses ; la lumièredu jour me deviendrait insupportable. »

Elle ne dit que ce peu de paroles ;puis du même poignard qui fumait encore du sang de Coridon, elle sedonna un coup dans le sein, et tomba sans vie.

Marcassin attendait trop impatiemment labelle Ismène, pour ne se pas apercevoir qu’elle tardait longtemps àrevenir ; il l’appelait de toute sa force, sans qu’elle luirépondît. Il se fâcha beaucoup, et se levant avec sa robe dechambre, il courut à la porte du cabinet, qu’il fit enfoncer. Il yentra le premier : hélas ! quelle fut sa surprise, detrouver Ismène et Coridon dans un état si déplorable ; ilpensa mourir de tristesse et de rage ; ses sentiments,confondus entre l’amour et la haine, le tourmentaient tour à tour.Il adorait Ismène, mais il connaissait qu’elle ne s’était tuée quepour rompre tout d’un coup l’union qu’ils venaient de contracter.L’on courut dire au roi et à la reine ce qui se passait dansl’appartement du prince ; tout le palais retentît decris ; Ismène était aimée, et Coridon estimé. Le roi ne sereleva point ; il ne pouvait entrer aussi tendrement que lareine dans les aventures de Marcassin : il lui laissa le soinde le consoler.

Elle fit mettre au lit ; elle mêlases larmes aux siennes ; et quand il lui laissa le temps deparler, et qu’il cessa pour un moment ses plaintes, elle tâcha delui faire concevoir qu’il était heureux d’être délivré d’unepersonne qui ne l’aurait jamais aimé, et qui avait le cœur remplid’une forte tendresse ; qu’il est presque impossible de bieneffacer une grande passion, et qu’elle était persuadée qu’il devaitse trouver heureux l’avoir perdue.

« N’importe, s’écria-t-il, jevoudrais la posséder, dût-elle m’être infidèle ; je ne peuxdire qu’elle ait cherché à me tromper par des caressesfeintes ; elle m’a toujours montré son horreur pour moi, jesuis cause de sa mort ; et que n’ai-je pas à me reprocherlà-dessus ? »

La reine le vit si affligé, qu’ellelaissa auprès de lui les personnes qui lui étaient les plusagréables, et elle se retira dans sa chambre.

Lorsqu’elle fut couchée, elle rappeladans son esprit tout ce qui lui était arrivé depuis le rêve où elleavait vu les trois fées. « Que leur ai-je fait, disait-elle,pour les obliger à m’envoyer des afflictions si amères ?J’espérais un fils aimable et charmant, elles l’ont doué demarcassinerie, c’est un monstre dans la nature : lamalheureuse Ismène a mieux aimé se tuer que de vivre avec lui. Leroi n’a pas eu un moment de joie depuis la naissance de ce princeinfortuné ; et pour moi, je suis accablée de tristesse toutesles fois que je le vois. »

Comme elle parlait ainsi en elle-même,elle aperçut une grande lueur dans sa chambre, et reconnut près deson lit la fée qui était sortie du tronc d’un arbre dans le bois,qui lui dit :

« Ô reine ! pourquoi neveux-tu pas me croire ? Ne t’ai-je pas assurée que tu recevrasbeaucoup de satisfaction de ton Marcassin ? Doutes-tu de masincérité ?

– Hé ! qui n’en douterait,dit-elle ; je n’ai encore rien vu qui réponde à la moindre devos paroles ! Que ne me laissiez-vous le reste de ma vie sanshéritier, plutôt que de m’en faire avoir un commecelui-là ?

– Nous sommes trois sœurs, répliqua lafée ; il y en a deux bonnes, l’autre gâte presque toujours lebien que nous faisons : c’est elle que tu vis rire lorsque tudormais ; sans nous, tes peines seraient encore plus longues,mais elles auront un terme.

– Hélas ! ce sera par la fin de mavie, ou par celle de mon Marcassin ! dit la reine.

– Je ne puis t’en instruire, reprit lafée ; il m’est seulement permis de te soulager par quelqueespérance. »

Aussitôt elle disparut. La chambredemeura parfumée d’une odeur agréable, et la reine se flatta dequelque changement favorable.

Marcassin prit le grand deuil : ilpassa bien des jours enfermé dans son cabinet, et griffonnaplusieurs cahiers, qui contenaient de sensibles regrets pour laperte qu’il avait faite ; il voulut même que l’on gravât cesvers sur le tombeau de sa femme :

Destin rigoureux, loi cruelle !

Ismène, tu descends dans la nuitéternelle :

Tes yeux, dont tous les cœurs devaient êtrecharmés,

Tes yeux sont pour jamais fermés.

Destin rigoureux, loi cruelle !

Ismène, tu descends dans la nuitéternelle.

Tout le monde fut surpris qu’ilconservât un souvenir si tendre pour une personne qui lui avaittémoigné tant d’aversion. Il entra peu à peu dans la société desdames, et fut frappé des charmes de Zélonide : c’était la sœurd’Ismène, qui n’était pas moins agréable qu’elle, et qui luiressemblait beaucoup ; cette ressemblance le flatta. Lorsqu’ill’entretint, il lui trouva de l’esprit et de la vivacité ; ilcrut que si quelque chose pouvait le consoler de la perte d’Ismène,c’était la jeune Zélonide. Elle lui faisait mille honnêtetés, caril ne lui entrait pas dans l’esprit qu’il voulût l’épouser ;mais cependant il en prit la résolution. Et un jour que la reineétait seule dans son cabinet, il s’y rendit avec un air plus gaiqu’à son ordinaire :

« Madame, lui dit-il, je viens vousdemander une grâce, et vous supplier en même temps de ne me pointdétourner de mon dessein ; car rien au monde ne saurait m’ôterl’envie de me remarier ; donnez-y les mains, je vous enconjure : je veux épouser Zélonide ; parlez-en au roi,afin que cette affaire ne tarde pas.

– Ah ! mon fils, dit la reine, quelest donc ton dessein ? as-tu déjà oublié le désespoird’Ismène, et sa mort tragique ? comment te promets-tu que sasœur t’aimera davantage ? es-tu plus aimable que tu n’étais,moins sanglier, moins affreux ? Rends-toi justice, mon fils,ne donne point tous les jours des spectacles nouveaux : quandon est fait comme toi, l’on doit se cacher.

J’y consens, madame, répondit Marcassin,c’est pour me cacher que je veux une compagne ; les hibouxtrouvent des chouettes, les crapauds des grenouilles, les serpentsdes couleuvres ; suis-je donc au-dessous de ces vilainesbêtes ? mais vous cherchez à m’affliger ; il me semblecependant qu’un Marcassin a plus de mérite que tout ce que je viensde nommer.

– Hélas ! mon cher enfant, dit lareine, les dieux me sont témoins de l’amour que j’ai pour toi, etdu déplaisir dont je suis accablée en voyant ta figure !Lorsque je t’allègue tant de raisons, ce n’est point que je chercheà t’affliger ; je voudrais, quand tu auras une femme, qu’ellefût capable de t’aimer autant que je t’aime ; mais il y a dela différence entre les sentiments d’une épouse et ceux d’unemère.

– Ma résolution est fixe, ditMarcassin ; je vous supplie, madame, de parler dès aujourd’huiau roi et à la mère de Zélonide, afin que mon mariage se fasse auplus tôt. »

La reine lui en donna sa parole ;mais quand elle en entretint le roi, il lui dit qu’elle avait desfaiblesses pitoyables pour son fils ; qu’il était bien certainde voir arriver encore quelques catastrophes d’un mariage si malréglé. Bien que la reine en fût aussi persuadée que lui, elle ne serendit pas pour cela, voulant tenir à son fils la parole qu’ellelui avait donnée ; de sorte qu’elle pressa si fort le roi,qu’en étant fatigué, il lui dit qu’elle fît donc ce qu’elle voulaitfaire ; que s’il lui en arrivait du chagrin, elle n’enaccuserait que sa complaisance.

La reine étant revenue dans sonappartement, y trouva Marcassin qui l’attendait avec la dernièreimpatience ; elle lui dit qu’il pouvait déclarer sessentiments à Zélonide ; que le roi consentait à ce qu’elledésirait, pourvu qu’elle y consentît elle-même, parce qu’il nevoulait pas que l’autorité dont il était revêtu servît à faire desmalheureux.

« Je vous assure, madame, lui ditMarcassin avec un air fanfaron, que vous êtes la seule qui pensiezsi désavantageusement de moi ; je ne vois personne qui ne meloue, et ne me fasse apercevoir que j’ai mille bonnesqualités.

– Tels sont les courtisans, dit lareine, et telle est la condition des princes, les uns louenttoujours, les autres sont toujours loués ; comment connaîtreses défauts dans un tel labyrinthe ? Ah ! que les grandsseraient heureux, s’ils avaient des amis plus attachés à leurpersonne qu’à leur fortune !

– Je ne sais, madame, repartitMarcassin, s’ils seraient heureux de s’entendre dire des véritésdésagréables ; de quelque condition qu’on soit, l’on ne lesaime point ; par exemple, à quoi sert que vous me mettieztoujours devant les yeux qu’il n’y a point de différence entre unsanglier et moi, que je fais peur, que je dois me cacher ?n’ai-je pas de l’obligation à ceux qui adoucissent là-dessus mapeine, qui me font des mensonges favorables, et qui me cachent lesdéfauts que vous êtes si soigneuse de medécouvrir ?

– Ô source d’amour-propre ! s’écriala reine, de quelque côté qu’on jette les yeux, on en trouvetoujours. Oui, mon fils, vous êtes beau, vous êtes joli, je vousconseille encore de donner pension à ceux qui vous enassurent.

– Madame, dit Marcassin, je n’ignorepoint mes disgrâces ; j’y suis peut-être plus sensible qu’unautre ; mais je ne suis point le maître de me faire ni plusgrand ni plus droit ; de quitter ma hure de sanglier pourprendre une tête d’homme, ornée de longs cheveux : je consensqu’on me reprenne sur la mauvaise humeur, l’inégalité, l’avarice,enfin sur toutes les choses qui peuvent se corriger : mais àl’égard de ma personne, vous conviendrez, s’il vous plaît, que jesuis à plaindre, et non pas à blâmer. »

La reine voyant qu’il se chagrinait, luidit que puisqu’il était si entêté de se marier, il pouvait voirZélonide, et prendre des mesures avec elle.

Il avait trop envie de finir laconversation, pour demeurer davantage avec sa mère. Il courut chezZélonide : il entra sans façon dans sa chambre ; etl’ayant trouvée dans son cabinet, il l’embrassa, et luidit :

« Ma petite sœur, je vienst’apprendre une nouvelle, qui sans doute ne te déplaira pas ;je veux te marier.

– Seigneur, lui dit-elle, quand je seraimariée de votre main, je n’aurai rien à souhaiter.

– Il s’agit, continua-t-il, d’un desplus grands seigneurs du royaume ; mais il n’est pasbeau.

– N’importe, dit-elle, ma mère a tant dedureté pour moi, que je serai trop heureuse de changer decondition.

– Celui dont je te parle, ajouta leprince, me ressemble beaucoup.

Zélonide le regarda avec attention, etparut étonnée.

– Tu gardes le silence, ma petite sœur,lui dit-il, est-ce de joie ou de chagrin ?

– Je ne me souviens point, seigneur,répliqua-t-elle, d’avoir vu personne à la cour qui vousressemble.

– Quoi ! dit-il, tu ne peux devinerque je veux te parler de moi ? Oui, ma chère enfant, jet’aime, et je viens t’offrir de partager mon cœur et la couronneavec toi.

– Ô dieux ! qu’entends-je ?s’écria douloureusement Zélonide.

– Ce que tu entends, ingrate, ditMarcassin, tu entends la chose du monde qui devrait te donner leplus de satisfaction ; peux-tu jamais espérer d’êtrereine ? J’ai la bonté de jeter les yeux sur toi ; songe àmériter mon amour, et n’imite pas les extravagancesd’Ismène.

– Non, lui dit-elle, ne craignez pas quej’attente sur mes jours comme elle : mais, seigneur, il y atant de personnes plus aimables et plus ambitieuses que moi ;que n’en choisissez-vous une qui comprenne mieux que je ne faisl’honneur que vous me destinez ? Je vous avoue que je nesouhaite qu’une vie tranquille et retirée, laissez-moi la maîtressede mon sort.

– Tu ne mérites guère les violences queje te fais, s’écria-t-il, pour t’élever sur le trône ; maisune fatalité qui m’est inconnue, me force àt’épouser. »

Zélonide ne lui répondit que par seslarmes.

Il la quitta rempli de douleur, et allatrouver sa belle-mère pour lui découvrir ses intentions, afinqu’elle disposât Zélonide à faire de bonne grâce ce qu’il désirait.Il lui raconta ce qui venait de se passer entre eux, et larépugnance qu’elle avait témoignée pour un mariage qui faisait safortune et celle de toute sa maison. L’ambitieuse mère compritassez les avantages qu’elle en pouvait recevoir ; etlorsqu’Ismène se tua, elle en fut bien plus affligée par rapport àses intérêts, que par rapport à la tendresse qu’elle avait pourelle. Elle ressentit une extrême joie, que le crasseux Marcassinvoulût prendre une nouvelle alliance dans sa famille. Elle se jetaà ses pieds ; elle l’embrassa, et lui rendit mille grâces pourun honneur qui la touchait si sensiblement. Elle l’assura queZélonide lui obéirait, ou qu’elle la poignarderait à sesyeux.

« Je vous avoue, dit Marcassin, quej’ai de la peine à lui faire violence ; mais si j’attendsqu’on me jette des cœurs à la tête, j’attendrai le reste de mavie ; toutes les belles me trouvent laid : je suiscependant résolu de n’épouser qu’une fille aimable.

– Vous avez raison, seigneur, répliquala maligne vieille, il faut vous satisfaire ; si elles sontmécontentes, c’est qu’elles ne connaissent point leurs véritablesavantages. »

Elle fortifia si fort Marcassin, qu’illui dit que c’était donc une chose résolue, et qu’il serait sourdaux larmes et aux prières de Zélonide. Il retourna chez lui choisirtout ce qu’il avait de plus magnifique, et l’envoya à sa maîtresse.Comme sa mère était présente lorsqu’on lui offrit des corbeillesd’or remplies de bijoux, elle n’osa les refuser ; mais ellemarqua une grande indifférence pour ce qu’on lui présentait,excepté pour un poignard, dont la garde était garnie de diamants.Elle le prit plusieurs fois, et le mit à sa ceinture, parce que lesdames en ce pays-là en portaient ordinairement.

Puis elle dit :

« Je suis trompée si ce n’est cemême poignard qui a percé le sein de ma pauvresœur ?

– Nous ne le savons point, madame, luidirent ceux à qui elle parlait ; mais si vous avez cetteopinion, il ne faut jamais le voir.

– Au contraire, dit-elle, je loue soncourage ; heureuse qui en a assez pourl’imiter !

– Ah ! ma sœur, s’écria Marthesie,quelles funestes pensées roulent dans votre esprit !voulez-vous mourir ?

– Non ! répondit Zélonide d’un airferme, l’autel n’est pas digne d’une telle victime ; maisj’atteste les dieux que… »

Elle n’en put dire davantage, ses larmesétouffèrent ses plaintes et sa voix.

L’amoureux Marcassin ayant été informéde la manière dont Zélonide avait reçu son présent, s’indigna sifort contre elle, qu’il fut sur le point de rompre, et de ne larevoir de sa vie. Mais soit par tendresse, soit par gloire, il nevoulut pas le faire, et résolut de suivre son premier dessein avecla dernière chaleur. Le roi et la reine lui remirent le soin decette grande fête. Il l’ordonna magnifique ; cependant il yavait toujours dans ce qu’il faisait un certain goût de Marcassintrès extraordinaire : la cérémonie se fit dans une vasteforêt, où l’on dressa des tables chargées de venaison pour toutesles bêtes féroces et sauvages qui voudraient y manger, afinqu’elles se ressentissent du festin.

C’est en ce lieu que Zélonide, ayant étéconduite par sa mère et par sa sœur, trouva le roi, la reine, leurfils Sanglier, et toute la cour, sous des ramées épaisses etsombres, où les nouveaux époux se jurèrent un amour éternel.Marcassin n’aurait point eu de peine à tenir sa parole. PourZélonide, il était aisé de connaître qu’elle obéissait avecbeaucoup de répugnance : ce n’est point qu’elle ne sût secontraindre, et cacher une partie de ses déplaisirs. Le prince,aimant à se flatter, se figura qu’elle céderait à la nécessité, etqu’elle ne penserait plus qu’à lui plaire. Cette idée lui rendittoute la belle humeur qu’il avait perdue. Et dans le temps que l’oncommençait le bal, il se hâta de se déguiser en astrologue, avecune longue robe. Deux dames de la cour étaient seulement de lamascarade. Il avait voulu que tout fût si pareil qu’on ne pût lesreconnaître : et l’on n’eut pas médiocrement de peine à faireressembler des femmes bien faites à un vilain cochon commelui.

Il y avait une de ces dames qui était laconfidente de Zélonide ; Marcassin ne l’ignorait point ;ce n’était que par curiosité qu’il ménagea ce déguisement. Aprèsqu’ils eurent dansé une petite entrée de ballet fort courte, carrien ne fatiguait davantage le prince, il s’approcha de sa nouvelleépouse, et lui fit : certains signes, en montrant un desastrologues masqués, qui persuadèrent à Zélonide, que c’était sonamie qui était auprès d’elle, et qu’elle lui montraitMarcassin :

« Hélas ! lui dit-elle, jen’entends que trop, voilà ce monstre que les dieux irrités m’ontdonné pour mari ; mais si tu m’aimes, nous en purgerons laterre cette nuit. »

Marcassin comprit, par ce qu’elle luidisait, qu’il s’agissait d’un complot où il avait grande part. Ildit fort bas à Zélonide :

« Je suis résolue à tout pour votreservice.

– Tiens donc, reprit-elle, voilà unpoignard qu’il m’a envoyé, il faut que tu te caches dans machambre, et que tu m’aides à l’égorger. »

Marcassin lui répliqua peu de chose, decrainte qu’elle ne reconnût son jargon, qui était assezextraordinaire : il prit doucement le poignard, et s’éloignad’elle pour un moment.

Il revint ensuite sans masque lui fairedes amitiés, qu’elle reçut d’un air assez embarrassé, car elleroulait dans son esprit le dessein de le perdre ; et dans cemoment il n’avait guère moins d’inquiétude qu’elle. « Est-ilpossible, disait-il en lui-même, qu’une personne si jeune et sibelle soit si méchante ? Que lui ai-je fait pour l’obliger àme vouloir tuer ? Il est vrai que je ne suis pas beau, que jemange malproprement, que j’ai quelques défauts, mais qui n’en apas ? Je suis homme sous la figure d’une bête. Combien ya-t-il de bêtes sous la figure d’hommes ! Cette Zélonide queje trouvais si charmante, n’est-elle pas elle-même une tigresse etune lionne ? Ah ! que l’on doit peu se fier auxapparences ! » Il marmottait tout cela entre ses dents,quand elle lui demanda ce qu’il avait.

« Vous êtes triste, Marcassin. Nevous repentez-vous pas de l’honneur que vous m’avezfait ?

– Non, lui dit-il, je ne change pasaisément, je pensais au moyen de faire finir bientôt le bal :j’ai sommeil. »

La princesse fut ravie de le voirassoupi, pensant qu’elle en aurait moins de peine à exécuter sonprojet. La fête finit. L’on ramena Marcassin et sa femme dans unchariot pompeux. Tout le palais était illuminé de lampes, quiformaient de petits cochons. L’on fit de grandes cérémonies pourcoucher le Sanglier et la mariée. Elle ne doutait point que saconfidente ne fût derrière la tapisserie ; de sorte qu’elle semit au lit avec un cordon de soie sous son chevet, dont ellevoulait venger la mort d’Ismène, et la violence qu’on lui avaitfaite en la contraignant à faire un mariage qui lui déplaisait sifort. Marcassin profita du profond silence qui régnait ; ilfit semblant de dormir, et ronflait à faire trembler tous lesmeubles de sa chambre.

« Enfin tu dors, vilain porc, ditZélonide, voici le terme arrivé de punir ton cœur de sa fataletendresse, tu périras dans cette obscure nuit. » Elle se levadoucement, et courut à tous les coins appeler sa confidente ;mais elle n’avait garde d’y être, puisqu’elle ne savait point ledessein de Zélonide.

« Ingrate amie !s’écriait-elle d’une voix basse, tu m’abandonnes ; aprèsm’avoir donné une parole si positive, tu ne me la tiens pas ;mais mon courage me servira au besoin. » En achevant ces mots,elle passa doucement le cordon de soie autour du cou de Marcassin,qui n’attendait que cela pour se jeter sur elle. Il lui donna deuxcoups de ses grandes défenses dans la gorge, dont elle expira peuaprès.

Une telle catastrophe ne pouvait sepasser sans beaucoup de bruit. L’on accourut, et l’on vit avec ladernière surprise Zélonide mourante ; on voulait la secourir,mais il se mit au devant d’un air furieux. Et lorsque la reine,qu’on était allé quérir, fut arrivée, il lui raconta ce qui s’étaitpassé, et ce qui l’avait porté à la dernière violence contre cettemalheureuse princesse.

La reine ne put s’empêcher de laregretter.

« Je n’avais que trop prévu,dit-elle, les disgrâces attachées à votre alliance : qu’ellesservent au moins à vous guérir de la frénésie qui vous possède devous marier ; il n’y aurait pas moyen de voir toujours finirun jour de noce par une pompe funèbre. »

Marcassin ne répondit rien ; ilétait occupé d’une profonde rêverie ; il se coucha sanspouvoir dormir ; il faisait des réflexions continuelles surses malheurs ; il se reprochait en secret la mort des deuxplus aimables personnes du monde ; et la passion qu’il avaiteue pour elles se réveillait à tous moments pour letourmenter.

« Infortuné que je suis !disait-il à un jeune seigneur qu’il aimait ; je n’ai jamaisgoûté aucune douceur dans le cours de ma vie. Si l’on parle dutrône que je dois remplir, chacun répond que c’est un grand dommagede voir posséder un si beau royaume par un monstre. Si je partagema couronne avec une pauvre fille, au lieu de s’estimer heureuse,elle cherche les moyens de mourir ou de me tuer. Si je cherchequelques douceurs auprès de mon père et de ma mère, ilsm’abhorrent, et ne me regardent qu’avec des yeux irrités. Quefaut-il donc faire dans le désespoir qui me possède ? Je veuxabandonner la cour. J’irai au fond des forêts, mener la vie quiconvient à un sanglier de bien et d’honneur. Je ne ferai plusl’homme galant. Je ne trouverai point d’animaux qui me reprochentd’être plus laid qu’eux. Il me sera aisé d’être leur roi, car j’aila raison en partage, qui me fera trouver le moyen de lesmaîtriser. Je vivrai plus tranquillement avec eux que je ne visdans une cour destinée à m’obéir, et je n’aurai point le malheurd’épouser une laie qui se poignarde, ou qui me veuille étrangler.Ha ! fuyons, fuyons dans les bois, méprisons une couronne donton me croit indigne. »

Son confident voulut d’abord ledétourner d’une résolution si extraordinaire ; cependant il levoyait si accablé des continuels coups de la fortune, que dans lasuite il ne le pressa plus de demeurer ; et une nuit que l’onnégligeait de faire la garde autour de son palais, il se sauva sansque personne le vît, jusqu’au fond de la forêt, où il commença àfaire tout ce que ses confrères les marcassinsfaisaient.

Le roi et la reine ne laissèrent pasd’être touchés d’un départ dont le seul désespoir était lacause ; ils envoyèrent des chasseurs le chercher : maiscomment le reconnaître ? L’on prit deux ou trois furieuxsangliers que l’on amena avec mille périls, et qui firent tant deravages à la cour, qu’on résolut de ne se plus exposer à de tellesméprises. Il y eut un ordre général de ne plus tuer de sangliers,de crainte de rencontrer le prince.

Marcassin, en partant, avait promis àson favori de lui écrire quelquefois ; il avait emporté uneécritoire ; et en effet, de temps en temps, l’on trouvait unelettre fort griffonnée à la porte de la ville, qui s’adressait à cejeune seigneur ; cela consolait la reine ; elle apprenaitpar ce moyen que son fils était vivant.

La mère d’Ismène et de Zélonideressentait vivement la perte de ses deux filles : tous lesprojets de grandeurs qu’elle avait faits s’étaient évanouis parleur mort : on lui reprochait que sans son ambition ellesseraient encore au monde ; qu’elle les avait menacées pour lesobliger à consentir d’épouser Marcassin. La reine n’avait plus pourelle les mêmes bontés. Elle prit la résolution d’aller en campagneavec Marthesie, sa fille unique. Celle-ci était beaucoup plus belleque ses sœurs ne l’avaient été, et sa douceur avait quelque chosede si charmant, qu’on ne la voyait point avec indifférence. Un jourqu’elle se promenait dans la forêt, suivie de deux femmes qui laservaient (car la maison de sa mère n’en était pas éloignée), ellevit tout d’un coup à vingt pas d’elle un sanglier, d’une grandeurépouvantable ; celles qui l’accompagnaient l’abandonnèrent ets’enfuirent. Pour Marthesie, elle eut tant de frayeur, qu’elledemeura immobile comme une statue, sans avoir la force de sesauver.

Marcassin, c’était lui-même, la reconnutaussitôt, et jugea par son tremblement qu’elle mourait de peur. Ilne voulut pas l’épouvanter davantage ; mais s’étant arrêté, illui dit :

« Marthesie, ne craignez rien, jevous aime trop pour vous faire du mal, il ne tiendra qu’à vous queje vous fasse du bien ; vous savez les sujets de déplaisirsque vos sœurs m’ont donnés, c’est une triple récompense de matendresse : je ne laisse pas d’avouer que j’avais mérité leurhaine par mon opiniâtreté à vouloir les posséder malgré elles. J’aiappris, depuis que je suis habitant de ces forêts, que rien aumonde ne doit être plus libre que le cœur ; je vois que tousles animaux sont heureux, parce qu’ils ne se contraignent point. Jene savais pas alors leurs maximes, je les sais à présent, et jesens bien que je préférerais. La mort à un hymen forcé. Si lesdieux irrités contre moi voulaient enfin s’apaiser ; s’ilsvoulaient vous toucher en ma faveur, je vous avoue, Marthesie, queje serais ravi d’unir ma fortune à la vôtre ; maishélas ! qu’est-ce que je vous propose ? Voudriez-vousvenir avec un monstre comme moi dans le fond de macaverne ? »

Pendant que Marcassin parlait, Marthesiereprenait assez de force pour lui répondre.

« Quoi ! seigneur,s’écria-t-elle, est-il possible que je vous voie dans un état sipeu convenable à votre naissance ? La reine, votre mère, nepasse aucun jour sans donner des larmes à vos malheurs.

– À mes malheurs ! dit Marcassin,en l’interrompant ; n’appelez point ainsi l’état où jesuis ; j’ai pris mon parti, il m’en a coûté, mais cela estfait. Ne croyez pas, jeune Marthesie, que ce soit toujours unebrillante cour qui fasse notre félicité la plus solide, il est desdouceurs plus charmantes, et je vous le répète. Vous pourriez meles faire trouver, si vous étiez d’humeur à devenir sauvage avecmoi.

– Et pourquoi, dit-elle, ne voulez-vousplus revenir dans un lieu où vous êtes toujoursaimé ?

– Je suis toujours aimé ?s’écria-t-il. Non, non, l’on n’aime pas les princes accablés dedisgrâces ; comme l’on se promet deux mille biens, lorsqu’ilsne sont pas en état d’en faire, on les rend responsables de leurmauvaise fortune : on les hait enfin plus que tous lesautres.

« Mais à quoi m’amusé-je ?s’écria-t-il. Si quelques ours ou quelques lions de mon voisinagepassent par ici, et qu’ils m’entendent parler, je suis un Marcassinperdu. Résolvez-vous donc à venir sans autre vue que celle depasser vos beaux jours dans une étroite solitude avec un monstreinfortuné, qui ne le sera plus, s’il vous possède.

– Marcassin, lui dit-elle, je n’ai eujusqu’à présent aucun sujet de vous aimer, j’aurais encore sansvous deux sœurs qui m’étaient chères, laissez-moi du temps pourprendre une résolution si extraordinaire.

– Vous me demandez peut-être du temps,lui dit-il, pour me trahir ?

– Je n’en suis pas capable,répliqua-t-elle, et je vous assure dès à présent que personne nesaura que je vous ai vu.

– Reviendrez-vous ici ? luidit-il.

– N’en doutez pas,continua-t-elle.

– Ah ! votre mère s’y opposera, onlui contera que vous avez rencontré un sanglier terrible ;elle ne voudra plus vous y exposer. Venez donc, Marthesie, venezavec moi.

– En quel lieu me mènerez-vous ?dit-elle.

– Dans une profonde grotte,répliqua-t-il ; un ruisseau plus clair que du cristal y coulelentement : ses bords sont couverts de mousse et d’herbesfraîches ; cent échos y répondent à l’envi à la voix plaintivede bergers amoureux et maltraités.

– C’est là que nous vivronsensemble ; ou pour mieux dire, reprit-elle, c’est là que jeserai dévorée par quelqu’un de vos meilleurs amis. Ils viendrontpour vous voir, ils me trouveront, ce sera fait de ma vie. Ajoutezque ma mère, au désespoir de m’avoir perdue, me fera chercherpartout ; ces bois sont trop voisins de sa maison, l’on m’ytrouverait.

– Allons où vous voudrez, lui dit-il,l’équipage d’un pauvre sanglier est bientôt fait.

– J’en conviens, dit-elle, mais le mienest plus embarrassant ; il me faut des habits pour toutes lessaisons, des rubans, des pierreries.

– Il vous faut, dit Marcassin, unetoilette pleine de mille bagatelles, et de mille choses inutiles.Quand on a de l’esprit et de la raison, ne peut-on pas se mettreau-dessus de ces petits ajustements ? Croyez-moi, Marthesie,ils n’ajouteront rien à votre beauté, et je suis certain qu’ils enterniront l’éclat. Ne cherchez point d’autre chose pour votre teintque l’eau fraîche et claire des fontaines ; vous avez lescheveux tout frisés, d’une couleur charmante, et plus fins que lesrets où l’araignée prend l’innocent moucheron ; servez-vous-enpour votre parure ; vos dents sont mieux rangées et aussiblanches que des perles ; contentez-vous de leur éclat etlaissez les babioles aux personnes moins aimables quevous.

– Je suis très satisfaite de tout ce quevous me dites, répliqua-t-elle, mais vous ne pourrez me persuaderde m’ensevelir au fond d’une caverne, n’ayant pour compagnie quedes lézards et des limaçons. Ne vaut-il pas mieux que vous veniezavec moi chez le roi votre père ? Je vous promets que s’ilsconsentent à notre mariage, j’en serai ravie. Et si vous m’aimez,ne devez-vous pas souhaiter de me rendre heureuse, et de me mettredans un rang glorieux ?

– Je vous aime, belle maîtresse,reprit-il, mais vous ne m’aimez pas ; l’ambition vousengagerait à me recevoir pour époux, j’ai trop de délicatesse pourm’accommoder de ces sentiments-là.

– Vous avez une disposition naturelle,repartit Marthesie, à juger mal de notre sexe ; mais, seigneurMarcassin, c’est pourtant quelque chose que de vous promettre unesincère amitié. Faites-y réflexion, vous me verrez dans peu dejours en ces mêmes lieux. »

Le prince prit congé d’elle, et seretira dans sa grotte ténébreuse, fort occupé de tout ce qu’ellelui avait dit. Sa bizarre étoile l’avait rendu si haïssable auxpersonnes qu’il aimait, que jusqu’à ce jour, il n’avait pas étéflatté d’une parole gracieuse, cela le rendait bien plus sensible àcelles de Marthesie ; et son amour ingénieux lui ayant inspiréle dessein de la régaler, plusieurs agneaux, des cerfs et deschevreuils ressentirent la force de sa dent carnassière. Ensuite illes arrangea dans sa caverne, attendant le moment où Marthesie luitiendrait parole.

Elle ne savait de son côté quellerésolution prendre ; quand Marcassin aurait été aussi beauqu’il était laid, quand ils se seraient aimés autant qu’Astrée etCéladon s’aimaient, c’est tout ce qu’elle aurait pu faire que depasser ainsi ses beaux jours dans une affreuse solitude ; maisqu’il s’en fallait que Marcassin fût Céladon ! Cependant ellen’était point engagée ; personne n’avait eu jusqu’alorsl’avantage de lui plaire, et elle était dans la résolution de vivreparfaitement bien avec le prince, s’il voulait quitter saforêt.

Elle se déroba pour lui venirparler ; elle le trouva au lieu du rendez-vous : il nemanquait jamais d’y aller plusieurs fois par jour, dans la craintede perdre le moment où elle y viendrait. Dès qu’il l’aperçut, ilcourut au-devant d’elle, et s’humiliant à ses pieds, il lui fitconnaître que les sangliers ont, quand ils veulent, des manières desaluer fort galantes.

Ils se retirèrent ensuite dans un lieuécarté, et Marcassin la regardant avec des petits yeux pleins defeu et de passion :

« Que dois-je espérer, lui dit-il,de votre tendresse ?

– Vous pouvez en espérer beaucoup,répliqua-t-elle, si vous êtes dans le dessein de revenir à lacour ; mais je vous avoue que je ne me sens pas la force depasser le reste de ma vie éloignée de tout commerce.

– Ah ! lui dit-il, c’est que vousne m’aimez point ; il est vrai que je ne suis point aimable,mais je suis malheureux, et vous devriez faire pour moi, par pitiéet par générosité, ce que vous feriez pour un autre parinclination.

– Eh ! qui vous dit, répondit-elle,que ces sentiments n’ont point de part à l’amitié que je voustémoigne ; croyez-moi, Marcassin, je fais encore beaucoup devouloir vous suivre chez le roi votre père.

– Venez dans ma grotte, lui dit-il,venez juger vous-même de ce que vous voulez que j’abandonne pourvous. »

À cette proposition elle hésita un peu,elle craignait qu’il ne la retînt malgré elle ; il devina cequ’elle pensait.

« Ah ! ne craignez point, luidit-il, je ne serai jamais heureux par des moyensviolents ! »

Marthesie se fia à la parole qu’il luidonnait ; il la fit descendre au fond de sa caverne ;elle y trouva tous les animaux qu’il avait égorgés pour la régaler.Cette espèce de boucherie lui fit mal au cœur ; elle endétourna d’abord les yeux, et voulut sortir au bout d’unmoment ; mais Marcassin prenant l’air et le ton d’un maître,lui dit :

« Aimable Marthesie, je ne suis pasassez indifférent pour vous laisser la liberté de me quitter ;j’atteste les dieux que vous serez toujours souveraine de moncœur ; des raisons invincibles m’empêchent de retourner chezle roi mon père ; acceptez ici mon amour et ma foi, que ceruisseau fugitif, que les pampres toujours verts, que le roc, queles bois, que les hôtes qui les habitent soient témoins de nosserments mutuels. »

Elle n’avait pas la même envie que luide s’engager ; mais elle était enfermée dans la grotte sans enpouvoir sortir. Pourquoi y était-elle allée ? ne devait-ellepas prévoir ce qui lui arriva ? Elle pleura et fit desreproches à Marcassin.

« Comment pourrai-je me fier à vosparoles, lui dit-elle, puisque vous manquez à la première que vousm’avez donnée ?

– Il faut bien, lui dit-il en souriant àla Marcassine, qu’il y ait un peu de l’homme mêlé avec lesanglier ; ce défaut de parole que vous me reprochez, cettepetite finesse où je ménage mes intérêts, c’est justement l’hommequi agit ; car pour parler sans façon, les animaux ont plusd’honneur entre eux que les hommes.

– Hélas ! répondit-elle, vous avezle mauvais de l’un et de l’autre, le cœur d’un homme, et la figured’une bête ; soyez donc ou tout un, ou tout autre, après celaje me résoudrai à ce que vous souhaitez.

– Mais, belle Marthesie, lui dit-il,voulez-vous demeurer avec moi sans être ma femme, car vous pouvezcompter que je ne vous permettrai point de sortird’ici ? »

Elle redoubla ses pleurs et ses prières,il n’en fut point touché ; et après avoir contesté longtemps,elle consentit à le recevoir pour époux, et l’assura qu’ellel’aimerait aussi chèrement que s’il était le plus aimable prince dumonde.

Ces manières obligeantes le charmèrent,il baisa mille fois ses mains, et l’assura à son tour qu’elle neserait peut-être pas si malheureuse qu’elle avait lieu de lecroire. Il lui demanda ensuite si elle mangerait des animaux qu’ilavait tués.

« Non, dit-elle, cela n’est pas demon goût ; si vous pouvez m’apporter des fruits, vous me ferezplaisir. »

Il sortit, et ferma si bien l’entrée dela caverne, qu’il était impossible à Marthesie de se sauver ;mais elle avait pris là-dessus son parti, et elle ne l’aurait pasfait, quand elle aurait pu le faire.

Marcassin chargea trois hérissonsd’oranges, de limes douces, de citrons et d’autres fruits ; illes piqua dans les pointes dont ils sont couverts, et la provisionvint très commodément jusqu’à la grotte, il y entra, et priaMarthesie d’en manger.

« Voilà un festin de noces, luidit-il, qui ne ressemble point à celui que l’on fit pour vos deuxsœurs ; mais j’espère que, encore qu’il y ait moins demagnificence, nous y trouverons plus de douceurs.

– Plaise aux dieux de le permettreainsi ! » répliqua-t-elle.

Ensuite elle puisa de l’eau dans samain, elle but à la santé du sanglier, dont il fut ravi.

Le repas ayant été aussi court quefrugal, Marthesie rassembla toute la mousse, l’herbe et les fleursque Marcassin lui avait apportées, elle en composa un lit assezdur, sur lequel le prince et elle se couchèrent. Elle eut grandsoin de lui demander s’il voulait avoir tête haute ou basse, s’ilavait assez de place, de quel côté il dormait le mieux ? Lebon Marcassin la remercia tendrement, et il s’écriait de temps entemps : « Je ne changerais pas mon sort avec celui desplus grands hommes ; j’ai enfin trouvé ce que jecherchais ; je suis aimé de celle que j’aime » ; illui dit cent jolies choses, dont elle ne fut point surprise, car ilavait de l’esprit ; mais elle ne laissa pas de se réjouir quela solitude où il vivait n’en eût rien diminué.

Ils s’endormirent l’un et l’autre, etMarthesie s’étant réveillée, il lui sembla que son lit étaitmeilleur que lorsqu’elle s’y était mise ; touchant ensuitedoucement Marcassin, elle trouvait que sa hure était faite comme latête d’un homme, qu’il avait de longs cheveux, des bras et desmains ; elle ne put s’empêcher de s’étonner ; elle serendormit, et lorsqu’il fut jour, elle trouva que son mari étaitaussi Marcassin que jamais.

Ils passèrent cette journée comme laprécédente. Marthesie ne dit point à son mari ce qu’elle avaitsoupçonné pendant la nuit. L’heure de se coucher vint : elletoucha sa hure pendant qu’il dormait, et elle y trouva la mêmedifférence qu’elle y avait trouvée. La voilà bien en peine, elle nedormait presque plus, elle était dans une inquiétude continuelle,et soupirait sans cesse. Marcassin s’en aperçut avec un véritabledésespoir.

« Vous ne m’aimez point, luidit-il, ma chère Marthesie, je suis un malheureux dont la figurevous déplaît ; vous allez me causer la mort.

– Dites plutôt, barbare, que vous serezcause de la mienne, répliqua-t-elle ; l’injure que vous mefaites me touche si sensiblement que je n’y pourrairésister.

– Je vous fais une injure, s’écria-t-il,et je suis un barbare ? Expliquez-vous, car assurément vousn’avez aucun sujet de vous plaindre.

– Croyez-vous, lui dit-elle, que je nesache pas que vous cédez toutes les nuits votre place à unhomme ?

– Les sangliers, lui dit-il, etparticulièrement ceux qui me ressemblent, ne sont pas de si bonnecomposition ; n’ayez point une pensée si offensante pour vouset pour moi, ma chère Marthesie, et comptez que je serais jalouxdes dieux mêmes ; mais peut-être qu’en dormant vous vousforgez cette chimère. »

Marthesie, honteuse de lui avoir parléd’une chose qui avait si peu de vraisemblance, répondit qu’elleajoutait tant de foi à ses paroles, qu’encore qu’elle eût toutsujet de croire qu’elle ne dormait pas quand elle touchait desbras, des mains et des cheveux, elle soumettait son jugement, etqu’à l’avenir elle ne lui en parlerait plus.

En effet, elle éloignait de son esprittous les sujets de soupçon qui venaient. Six mois s’écoulèrent avecpeu de plaisirs de la part de Marthesie ; car elle ne sortaitpas de la caverne, de peur d’être rencontrée par sa mère ou par sesdomestiques. Depuis que cette pauvre mère avait perdu sa fille,elle ne cessait point de gémir, elle faisait retentir les bois deses plaintes et du nom de Marthesie. À ces accents, qui frappaientpresque tous les jours ses oreilles, elle soupirait en secret decauser tant de douleur à sa mère, et de n’être pas maîtresse de lasoulager ; mais Marcassin l’avait fortement menacée, et ellele craignait autant qu’elle l’aimait.

Comme sa douceur était extrême, ellecontinuait de témoigner beaucoup de tendresse au sanglier, quil’aimait aussi avec la dernière passion ; elle était grosse,et quand elle se figurait que la race marcassine allait seperpétuer, elle ressentait une affliction sans pareille.

Il arriva qu’une nuit qu’elle ne dormaitpoint et qu’elle pleurait doucement, elle entendit parler si proched’elle, qu’encore que l’on parlât tout bas, elle, ne perdait pas unmot de ce qu’on disait. C’était le bon Marcassin qui priait unepersonne de lui être moins rigoureuse, et de lui accorder lapermission qu’il lui demandait depuis longtemps. On lui répondittoujours : « Non, non, je ne le veux pas. »Marthesie demeura plus inquiète que jamais. « Qui peut entrerdans cette grotte ? disait-elle, mon mari ne m’a point révéléce secret. » Elle n’eut garde de se rendormir, elle était tropcurieuse. La conversation finie, elle entendit que la personne quiavait parlé au prince sortait de la caverne, et peu après il ronflacomme un cochon. Aussitôt elle se leva, voulant voir s’il étaitaisé d’ôter la pierre qui fermait l’entrée de la grotte, mais ellene put la remuer. Comme elle revenait doucement et sans aucunelumière, elle sentit quelque chose sous ses pieds, elle s’aperçutque c’était la peau d’un sanglier ; elle la prit et la cacha,puis elle attendit l’événement de cette affaire sans riendire.

L’aurore paraissait à peine lorsqueMarcassin se leva, elle entendit qu’il cherchait de touscôtés ; pendant qu’il s’inquiétait, le jour vint ; ellele vit si extraordinairement beau et bien fait, que jamais surprisen’a été plus grande ni plus agréable que la sienne.

« Ah ! s’écria-t-elle, ne mefaites plus un mystère de mon bonheur, je le connais et j’en suispénétrée, mon cher prince ! par quelle bonne fortune êtes-vousdevenu le plus aimable de tous les hommes ? »

Il fut d’abord surpris d’êtredécouvert ; mais se remettant ensuite :

« Je vais, lui dit-il, vous enrendre compte, ma chère Marthesie, et vous apprendre en même tempsque c’est à vous que je dois cette charmantemétamorphose.

« Sachez que la reine ma mèredormait un jour à l’ombre de quelques arbres, lorsque trois féespassèrent en l’air ; elles la reconnurent, elles s’arrêtèrent.L’aînée la doua d’être mère d’un fils spirituel et bien fait. Laseconde renchérit sur ce don, elle ajouta en ma faveur millequalités avantageuses. La cadette lui dit en éclatant derire : « Il faut un peu diversifier la matière, leprintemps serait moins agréable s’il n’était précédé parl’hiver : afin que le prince que vous souhaitez charmant, leparaisse davantage, je le doue d’être Marcassin, jusqu’à ce qu’ilait épousé trois femmes, et que la troisième trouve sa peau desanglier. » À ces mots les trois fées disparurent. La reineavait entendu les deux premières très distinctement ; àl’égard de celle qui me faisait du mal, elle riait si fort qu’ellen’y put rien comprendre.

« Je ne sais moi-même tout ce queje viens de vous raconter que du jour de notre mariage ; commej’allais vous chercher, tout occupé de ma passion, je m’arrêtaipour boire à un ruisseau qui coule proche de ma grotte : soitqu’il fût plus clair qu’à l’ordinaire, ou que je m’y regardasseavec plus d’attention, par rapport au désir que j’avais de vousplaire, je me trouvai si épouvantable, que les larmes m’en vinrentaux yeux. Sans hyperbole, j’en versai assez pour grossir le coursdu ruisseau, et me parlant à moi-même, je me disais qu’il n’étaitpas possible que je pusse vous plaire !

« Tout découragé de cette pensée,je pris la résolution de ne pas aller plus loin. « Je ne puisêtre heureux, disais-je, si je ne suis aimé, et je ne puis êtreaimé d’aucune personne raisonnable. » Je marmottais cesparoles, quand j’aperçus une dame qui s’approcha de moi avec unehardiesse qui me surprit, car j’ai l’air terrible pour ceux qui neme connaissent point. « Marcassin, me dit-elle, le temps deton bonheur s’approche si tu épouses Marthesie, et qu’elle puisset’aimer fait comme tu es ; assure-toi qu’avant qu’il soit peutu seras démarcassinné. Dès la nuit même de tes noces, tu quitterascette peau qui te déplaît si fort, mais reprends-la avant le jour,et n’en parle point à ta femme ; sois soigneux d’empêcherqu’elle ne s’en aperçoive, jusqu’au temps où cette grande affairese découvrira. »

« Elle m’apprit, continua-t-il,tout ce que je vous ai déjà raconté de la reine ma mère : jelui fis de très humbles remerciements pour les bonnes nouvellesqu’elle me donnait ; j’allai vous trouver avec une joie mêléed’espérance que je n’avais point encore ressentie. Et lorsque jefus assez heureux pour recevoir des marques de votre amitié, masatisfaction augmenta de toute manière, et mon impatience étaitviolente de pouvoir partager mon secret avec vous. La fée, qui nel’ignorait pas, me venait menacer la nuit des plus grandesdisgrâces si je ne savais me taire. « Ah ! lui disais-je,madame, vous n’avez sans doute jamais aimé, puisque vous m’obligezà cacher une chose si agréable à la personne du monde que j’aime leplus ? » Elle riait de ma peine, et me défendait dem’affliger, parce que tout me devenait favorable. Cependant,ajouta-t-il, rendez-moi ma peau de sanglier, il faut bien que je laremette, de peur d’irriter les fées.

– Quel que vous puissiez devenir, moncher prince, lui dit Marthesie, je ne changerai jamais pourvous ; il me demeurera toujours une idée charmante de votremétamorphose.

– Je me flatte, dit-il, que les fées nevoudront pas nous faire souffrir longtemps ; elles prennentsoin de nous ; ce lit qui vous paraît de mousse, estd’excellent duvet et de laine fine : ce sont elles quimettaient à l’entrée de la grotte tous les beaux fruits que vousavez mangés. »

Marthesie ne se lassait point deremercier les fées de tant de grâces.

Pendant qu’elle leur adressait sescompliments, Marcassin faisait les derniers efforts pour remettrela peau de sanglier ; mais elle était devenue si petite, qu’iln’y avait pas de quoi couvrir une de ses jambes. Il la tirait enlong, en large, avec les dents et les mains, rien n’y faisait. Ilétait bien triste et déplorait son malheur ; car il craignait,avec raison, que la fée qui l’avait si bien marcassiné ne vînt lalui remettre pour longtemps.

« Hélas ! ma chère Marthesie,disait-il, pourquoi avez-vous caché cette fatale peau ? C’estpeut-être pour nous en punir que je ne puis m’en servir comme jefaisais. Si les fées sont en colère, comment lesapaiserons-nous ? »

Marthesie pleurait de son côté ;c’était là un sujet d’affliction bien singulier de pleurer, parcequ’il ne pouvait plus devenir Marcassin.

Dans ce moment la grotte trembla, puisla voûte s’ouvrit ; ils virent tomber six quenouilles chargéesde soie, trois blanches et trois noires, qui dansaient ensemble.Une voix sortit d’entre elles, qui dit :

« Si Marcassin et Marthesiedevinent ce que signifient ces quenouilles blanches et noires, ilsseront heureux. »

Le prince rêva un peu, et ditensuite :

« Je devine que les troisquenouilles blanches, signifient les trois fées qui m’ont doué à manaissance.

– Et pour moi, s’écria Marthesie, jedevine que ces trois noires signifient mes deux sœurs etCoridon. »

En même temps les fées parurent à laplace des quenouilles blanches. Ismène, Zélonide et Coridonparurent aussi. Rien n’a jamais été si effrayant que ce retour del’autre monde.

« Nous ne venons pas de si loin quevous le pensez, dirent-ils à Marthesie ; les prudentes féesont eu la bonté de nous secourir. Et dans le temps que vouspleuriez notre mort, elles nous conduisaient dans un bateau où rienn’a manqué à nos plaisirs, que celui de vous voir avecnous.

– Quoi ! dit Marcassin, je n’ai pasvu Ismène et son amant sans vie, et ce n’est pas de ma main queZélonide a perdu la sienne ?

– Non, dirent les fées, vos yeuxfascinés ont été la dupe de nos soins : tous les jours cessortes d’aventures arrivent. Tel croit avoir sa femme au bal, quandelle est endormie dans son lit : tel croit avoir une bellemaîtresse, qui n’a qu’une guenuche ; et tel autre croit avoirtué son ennemi, qui se porte bien dans un autre pays.

– Vous m’allez jeter dans d’étrangesdoutes, dit le prince Marcassin ; il semble, à vous entendre,qu’il ne faut pas même croire ce qu’on voit.

– La règle n’est pas toujours générale,répliquèrent les fées : mais il est indubitable que l’on doitsuspendre son jugement sur bien des choses, et penser qu’il peutentrer quelque dose de féerie dans ce qui nous paraît de pluscertain. »

Le prince et sa femme remercièrent lesfées de l’instruction qu’elles venaient de leur donner, et de lavie qu’elles avaient conservée à des personnes qui leur étaient sichères :

« Mais, ajouta Marthesie, en sejetant à leurs pieds, ne puis-je espérer que vous ne ferez plusreprendre cette vilaine peau de sanglier à mon fidèleMarcassin ?

– Nous venons vous en assurer,dirent-elles, car il est temps de retourner à lacour. »

Aussitôt la grotte prit la figure d’unesuperbe tente, où le prince trouva plusieurs valets de chambre quil’habillèrent magnifiquement. Marthesie trouva de son côté desdames d’atour, et une toilette d’un travail exquis, où rien nemanquait pour la coiffer et pour la parer ; ensuite le dînerfut servi comme un repas ordonné par les fées. C’est en direassez.

Jamais joie n’a été plus parfaite ;tout ce que Marcassin avait souffert de peine, n’égalait point leplaisir de se voir non seulement homme, mais un homme infinimentaimable. Après que l’on fut sorti de table, plusieurs carrossesmagnifiques, attelés des plus beaux chevaux du monde, vinrent àtoute bride. Ils y montèrent avec le reste de la petite troupe. Desgardes à cheval marchaient devant et derrière les carrosses. C’estainsi que Marcassin se rendit au palais.

On ne savait à la cour d’où venait cepompeux équipage, et l’on savait encore moins qui était dedans,lorsqu’un héraut le publia à haute voix, au son des trompettes etdes timbales : tout le peuple ravi accourut pour voir sonprince. Tout le monde en demeura charmé, et personne ne voulutdouter de la vérité d’une aventure qui paraissait pourtant biendouteuse.

Ces nouvelles étant parvenues au roi età la reine, ils descendirent promptement jusque dans la cour. Leprince Marcassin ressemblait si fort à son père, qu’il aurait étédifficile de s’y méprendre. On ne s’y méprit pas : aussijamais allégresse n’a été plus universelle. Au bout de quelquesmois elle augmenta encore par la naissance d’un fils, qui n’avaitrien du tout de la figure ni de l’humeur marcassine.

Le plus grand effort de courage,

Lorsque l’on est bien amoureux,

Est de pouvoir cacher à l’objet de sesvœux

Ce qu’à dissimuler le devoir nousengage :

Marcassin sut par là mériter l’avantage

De rentrer triomphant dans une augustecour.

Qu’on blâme, j’y consens, sa trop faibletendresse,

Il vaut mieux manquer à l’amour,

Que de manquer à la sagesse.

La Princesse Belle-Étoile

&|160;

Il était une fois une princesse àlaquelle il ne restait plus rien de ses grandeurs passées que sondais et son cadenas&|160;; l’un était de velours, en broderies deperles, et l’autre d’or, enrichi de diamants. Elle les garda tantqu’elle put&|160;; mais l’extrême nécessité où elle se trouvaitréduite, l’obligeait de temps en temps à détacher une perle, undiamant, une émeraude, et cela se vendait secrètement pour nourrirson équipage. Elle était veuve, chargée de trois filles très jeuneset très aimables. Elle comprit que si elle les élevait dans un airde grandeur et de magnificence convenable à leur rang, elles seressentiraient davantage dans la suite de leurs disgrâces. Elleprit donc la résolution de vendre le peu qui lui restait, et des’en aller bien loin avec ses trois filles s’établir dans quelquemaison de campagne, où elles feraient une dépense convenable à leurpetite fortune. En passant dans une forêt très dangereuse, elle futvolée, de sorte qu’il ne lui resta presque plus rien. Cette pauvreprincesse, plus chagrine de ce dernier malheur que de tous ceux quil’avaient précédé, connut bien qu’il fallait gagner sa vie oumourir de faim. Elle avait aimé autrefois la bonne chère, et savaitfaire des sauces excellentes. Elle n’allait jamais sans sa petitecuisine d’or, que l’on venait voir de bien loin. Ce qu’elle avaitfait pour se divertir, elle le fit alors pour subsister. Elles’arrêta proche d’une grande ville, dans une maison fortjolie&|160;; elle y faisait des ragoûts merveilleux&|160;; l’onétait friand dans ce pays-là, de sorte que tout le monde accouraitchez elle. L’on ne parlait que de la bonne fricasseuse, à peine luidonnait-on le temps de respirer. Cependant ses trois fillesdevenaient grandes&|160;; et leur beauté n’aurait pas fait moins debruit que les sauces de la princesse, si elle ne les avait cachéesdans une chambre, d’où elles sortaient très rarement.

Un jour des plus beaux de l’année, ilentra chez elle une petite vieille, qui paraissait bienlasse&|160;; elle s’appuyait sur un bâton, son corps était toutcourbé, et son visage plein de rides.

«&|160;Je viens, dit-elle, afin que vousme fassiez un bon repas, car je veux, avant que d’aller en l’autremonde, pouvoir m’en vanter en celui-ci.&|160;»

Elle prit une chaise de paille, se mitauprès du feu et dit à la princesse de se hâter. Comme elle nepouvait pas tout faire, elle appela ses trois filles&|160;: l’aînéeavait nom Roussette, la seconde Brunette, et la dernière Blondine.Elle leur avait donné ces noms par rapport à la couleur de leurscheveux. Elles étaient vêtues en paysannes, avec des corsets et desjupes de différentes couleurs. La cadette était la plus belle et laplus douce. Leur mère commanda à l’une d’aller quérir de petitspigeons dans la volière, à l’autre de tuer des poulets, à l’autrede faire la pâtisserie. Enfin, en moins d’un moment, elles mirentdevant la vieille un couvert très propre, du linge fort blanc, dela vaisselle de terre bien vernissée, et on la servit à plusieursservices. Le vin était bon, la glace n’y manquait pas, les verresrincés à tous moments par les plus belles mains du monde&|160;;tout cela donnait de l’appétit à la vieille petite bonne femme. Sielle mangea bien, elle but encore mieux. Elle se mit en pointe devin&|160;; elle disait mille choses, où la princesse, qui nefaisait pas semblant d’y prendre garde, trouvait beaucoupd’esprit.

Le repas finit aussi gaiement qu’ilavait commencé&|160;; la vieille se leva, elle dit à laprincesse&|160;:

«&|160;Ma grande amie, si j’avais del’argent, je vous paierais, mais il y a si longtemps que je suisruinée&|160;; j’avais besoin de vous trouver pour faire si bonnechère&|160;: tout ce que je puis vous promettre, c’est de vousenvoyer de meilleures pratiques que la mienne.&|160;»

La princesse se prit à sourire, et luidit gracieusement&|160;:

«&|160;Allez, ma bonne mère, ne vousinquiétez point, je suis toujours assez payée quand je fais quelqueplaisir.

– Nous avons été ravies de vous servir,dit Blondine, et si vous vouliez souper ici, nous ferions encoremieux.

– Oh&|160;! que l’on est heureux,s’écria la vieille, lorsqu’on est né avec un cœur sibienfaisant&|160;! mais croyez-vous n’en pas recevoir larécompense&|160;? Soyez certaines, continua-t-elle, que le premiersouhait que vous ferez sans songer à moi, seraaccompli.&|160;»

En même temps elle disparut, et ellesn’eurent pas lieu de douter que ce ne fût une fée.

Cette aventure les étonna&|160;: ellesn’en avaient jamais vu&|160;: elles étaient peureuses&|160;; desorte que pendant cinq ou six mois elles en parlèrent&|160;; etsitôt qu’elles désiraient quelque chose, elles pensaient à elle.Rien ne réussissait, dont elles étaient fortement en colère contrela fée. Mais un jour que le roi allait à la chasse, il passa chezla bonne fricasseuse, pour voir si elle était aussi habile qu’ondisait&|160;; et comme il approchait du jardin avec grand bruit,les trois sœurs qui cueillaient des fraisesl’entendirent.

«&|160;Ah&|160;! dit Roussette, sij’étais assez heureuse pour épouser monseigneur l’amiral, je mevante que je ferais avec mon fuseau et ma quenouille tant de fil,et de ce fil tant de toile, qu’il n’aurait plus besoin d’en acheterpour les voiles de ses navires.

– Et moi, dit Brunette, si la fortunem’était assez favorable pour me faire épouser le frère du roi, jeme vante qu’avec mon aiguille, je lui ferais tant de dentelles,qu’il en verrait son palais rempli.

– Et moi, ajouta Blondine, je me vanteque si le roi m’épousait, j’aurais, au bout de neuf mois, deuxbeaux garçons et une belle fille&|160;; que leurs cheveuxtomberaient par anneaux, répandant de fines pierres, avec unebrillante étoile sur le front, et le cou entouré d’une riche chaîned’or.&|160;»

Un des favoris du roi, qui s’étaitavancé pour avertir l’hôtesse de sa venue, ayant entendu parlerdans le jardin, s’arrêta sans faire aucun bruit, et fut biensurpris de la conversation de ces trois belles filles. Il allapromptement la redire au roi pour le réjouir&|160;; il en rit eneffet, et commanda qu’on les fît venir devant lui.

Elles parurent aussitôt d’un air etd’une grâce merveilleux. Elles saluèrent le roi avec beaucoup derespect et de modestie&|160;; et lorsqu’il demanda s’il était vraiqu’elles venaient de s’entretenir des époux qu’elles désiraient,elles rougirent et baissèrent les yeux&|160;: il les pressa encoredavantage de l’avouer&|160;; elles en convinrent, et il s’écriaaussitôt&|160;:

«&|160;Certainement je ne sais quellepuissance agit sur moi, mais je ne sortirai pas d’ici que je n’aieépousé la belle Blondine.

– Sire, dit le frère du roi, je vousdemande permission de me marier avec cette joliebrunette.

– Accordez-moi la même grâce, ajoutal’amiral, car la rousse me plaît infiniment.&|160;»

Le roi, bien aise d’être imité par lesplus grands de son royaume, leur dit qu’il approuvait leur choix,et demanda à la mère si elle le voulait bien. Elle répondit quec’était la plus grande joie qu’elle pût jamais avoir. Le roil’embrassa, le prince et l’amiral n’en firent pas moins.

Quand le roi fut prêt à dîner, on vitdescendre par la cheminée une table de sept couverts d’or, et toutce qu’on peut imaginer de plus délicat pour faire un bon repas.Cependant le roi hésitait à manger, il craignait que l’on n’eûtaccommodé les viandes au sabbat&|160;; et cette manière de servirpar la cheminée lui était un peu suspecte.

Le buffet s’arrangea, l’on ne voyait quebassins et vases d’or, dont le travail surpassait la matière. Enmême temps un essaim de mouches à miel parut dans des ruches decristal, et commença la plus charmante musique qui se puisseimaginer. Toute la salle était pleine de frelons, de mouches, deguêpes et de moucherons, et d’autres bestiolinettes de cetteespèce, qui servaient le roi avec une adresse surnaturelle. Troisou quatre mille bibets lui apportaient à boire, sans qu’un seulosât se noyer dans le vin, ce qui est d’une modération et d’unediscipline étonnantes. La princesse et ses filles pénétraient assezque tout ce qui se passait ne pouvait s’attribuer qu’à la petitevieille&|160;: elles bénissaient l’heure où elles l’avaientconnue.

Après le repas, qui fut si long que lanuit surprit la compagnie à table, dont sa majesté ne laissa pasd’avoir un peu de honte, car il semblait que dans cet hymen,Bacchus avait pris la place de Cupidon, le roi se leva, etdit&|160;:

«&|160;Achevons la fête par où elledevait commencer.&|160;»

Il tira sa bague de son doigt, et la mitdans celui de Blondine, le prince et l’amiral l’imitèrent. Lesabeilles redoublèrent leurs chants. L’on dansa, l’on seréjouit&|160;; et tous ceux qui avaient suivi le roi vinrent saluerla reine et la princesse. Pour l’amirale, on ne lui faisait pastant de cérémonies, dont elle se désespérait, car elle étaitl’aînée de Brunette et de Blondine, et se trouvait moins bienmariée.

Le roi envoya son grand écuyer apprendreà la reine sa mère ce qui venait de se passer, et pour faire venirses plus magnifiques chariots, afin d’emmener la reine Blondineavec ses deux sœurs. La reine-mère était la plus cruelle de toutesles femmes, et la plus emportée. Quand elle sut que son filss’était marié sans sa participation, et surtout à une fille d’unenaissance si obscure, et que le prince en avait fait autant, elleentra dans une telle colère, qu’elle effraya toute la cour. Elledemanda au grand écuyer quelle raison avait pu engager le roi à unsi indigne mariage&|160;? Il lui dit que c’était l’espéranced’avoir deux garçons et une fille dans neuf mois, qui naîtraientavec de grands cheveux bouclés, des étoiles sur la tête, et chacunune chaîne d’or au cou, et que des choses si rares l’avaientcharmé. La reine-mère sourit dédaigneusement de la crédulité de sonfils&|160;; elle dit là-dessus bien des choses offensantes, quimarquaient assez sa fureur.

Les chariots étaient déjà arrivés à lapetite maisonnette. Le roi convia sa belle-mère à le suivre, et luipromit qu’elle serait regardée avec toute sorte de distinction.Mais elle pensa aussitôt que la cour est une mer toujoursagitée.

«&|160;Sire, lui dit-elle, j’ai tropd’expérience des choses du monde pour quitter le repos que je n’aiacquis qu’avec beaucoup de peine.

– Quoi&|160;! répliqua le roi,voulez-vous continuer à tenir hôtellerie&|160;?

– Non, dit-elle, vous me ferez quelquebien pour vivre.

– Souffrez au moins, ajouta-t-il, que jevous donne un équipage et des officiers.

– Je vous en rends grâce,dit-elle&|160;; quand je suis seule, je n’ai point d’ennemis qui metourmentent&|160;; mais si j’avais des domestiques, je craindraisd’en trouver en eux.&|160;»

Le roi admira l’esprit et la modérationd’une femme qui pensait et qui parlait comme unphilosophe.

Pendant qu’il pressait sa belle-mère devenir avec lui, l’amirale Rousse faisait cacher au fond de sonchariot tous les beaux bassins et les vases d’or du buffet, voulanten profiter sans rien laisser&|160;; mais la fée qui voyait tout,bien que personne ne la vît, les changea en cruches de terre.Lorsqu’elle fut arrivée, et qu’elle voulut les emporter dans soncabinet, elle ne trouva rien qui en valût la peine.

Le roi et la reine embrassèrenttendrement la sage princesse, et l’assurèrent qu’elle pourraitdisposer à sa volonté de tout ce qu’ils avaient. Ils quittèrent leséjour champêtre, et vinrent à la ville, précédés des trompettes,des hautbois, des timbales et des tambours qui se faisaiententendre bien loin. Les confidents de la reine-mère lui avaientconseillé de cacher sa mauvaise humeur, parce que le roi s’enoffenserait, et que cela pourrait avoir des suites fâcheuses&|160;:elle se contraignit donc, et ne fît paraître que de l’amitié à sesdeux belles-filles, leur donnant des pierreries et des louangesindifféremment sur tout ce qu’elles faisaient bien oumal.

La reine Blondine et la princesseBrunette étaient étroitement unies&|160;; mais à l’égard del’amirale Rousse, elle les haïssait mortellement.

«&|160;Voyez, disait-elle, la bonnefortune de mes deux sœurs&|160;: l’une est reine, l’autre princessedu sang, leurs maris les adorent&|160;; et moi, qui suis l’aînée,qui me trouve cent fois plus belle qu’elles, je n’ai qu’un amiralpour époux, dont je ne suis point chérie comme je devraisl’être.&|160;»

La jalousie qu’elle avait contre sessœurs, la rangea du parti de la reine-mère&|160;; car l’on savaitbien que la tendresse qu’elle témoignait à ses belles-fillesn’était qu’une feinte, et qu’elle trouverait avec plaisirl’occasion de leur faire du mal.

La reine et la princesse devinrentgrosses, et par malheur une grande guerre étant survenue, il fallutque le roi partît pour se mettre à la tête de son armée. La jeunereine et la princesse étant obligées de rester sous le pouvoir dela reine-mère, la prièrent de trouver bon qu’elles retournassentchez leur mère, afin de se consoler avec elle d’une si cruelleabsence. Le roi n’y put consentir. Il conjura sa femme de rester aupalais, il l’assura que sa mère en userait bien. En effet, il lapria avec la dernière instance d’aimer sa belle-fille, et d’enavoir soin. Il ajouta qu’elle ne pouvait l’obliger plussensiblement, qu’il espérait lui avoir de beaux enfants, et qu’ilen attendait les nouvelles avec beaucoup d’inquiétude. Cetteméchante reine, ravie de ce que son fils lui confiait sa femme, luipromit de ne songer qu’à sa conservation, et l’assura qu’il pouvaitpartir avec un entier repos d’esprit. Ainsi il s’en alla dans unesi forte envie de revenir bientôt, qu’il hasardait ses troupes entoutes rencontres&|160;; et son bonheur faisait non seulement quesa témérité lui réussissait toujours, mais encore qu’il avançaitfort ses affaires, la reine accoucha avant son retour. La princessesa sœur eut le même jour un beau garçon, elle mourutaussitôt.

L’amirale Rousse était fort occupée desmoyens de nuire à la jeune reine. Quand elle lui vit des enfants sijolis, et qu’elle n’en avait point, sa fureur augmenta&|160;; elleprit la résolution de parler promptement à la reine-mère, car iln’y avait pas de temps à perdre.

«&|160;Madame, lui dit-elle, je suis sitouchée de l’honneur que votre majesté m’a fait en me donnantquelque part dans ses bonnes grâces, que je me dépouille volontiersde mes propres intérêts pour ménager les vôtres&|160;; je comprendstous les déplaisirs dont vous êtes accablée depuis les indignesmariages du roi et du prince. Voilà quatre enfants qui vontéterniser la faute qu’ils ont commise&|160;: notre pauvre mère estune pauvre villageoise qui n’avait pas de pain quand elle s’estavisée de devenir fricasseuse&|160;; croyez-moi, madame, faisonsune fricassée aussi de tous ces petits marmots, et les ôtons dumonde avant qu’ils vous fassent rougir.

– Ah&|160;! ma chère amirale, dit lareine en l’embrassant, que je t’aime d’être si équitable, et departager, comme tu fais, mes justes déplaisirs&|160;! J’avais déjàrésolu d’exécuter ce que tu me proposes, il n’y a que la manièrequi m’embarrasse.

– Que cela ne vous fasse point de peine,reprit la Rousse, ma doguine vient de faire deux chiens et unechienne&|160;; ils ont chacun une étoile sur le front, avec unemarque autour du cou, qui fait une espèce de chaîne. Il faut faireaccroire à la reine qu’elle est accouchée de toutes ces petitesbêtes, et prendre les deux fils, la fille et le fils de laprincesse, que l’on fera mourir.

– Ton dessein me plaît infiniment,s’écria-t-elle, j’ai déjà donné des ordres là-dessus à Feintise, sadame d’honneur, de sorte qu’il faut avoir les petitschiens.

– Les voilà, dit l’amirale, je les aiapportés.&|160;»

Aussitôt elle ouvrit une grande boursequ’elle avait toujours à son côté, elle en tira trois doguinesbêtes, que la reine et elle emmaillotèrent comme les enfants de lareine auraient dû être, et tout ornées de dentelles et de langesbrochés d’or. Elles les arrangèrent dans une corbeille couverte,puis cette méchante reine, suivie de la rousse, se rendit auprès dela reine.

«&|160;Je viens vous remercier, luidit-elle, des beaux héritiers que vous donnez à mon fils, voilà destêtes bien faites pour porter une couronne. Je ne m’étonne pas sivous promettiez à votre mari deux fils et une fille avec desétoiles sur le front, de longs cheveux, et des chaînes d’or au cou.Tenez, nourrissez-les, car il n’y a point de femme qui veuilledonner à téter à des chiens.&|160;»

La pauvre reine, qui était accablée dumal qu’elle avait souffert, pensa mourir de douleur quand elleaperçut ces trois chiennes de bêtes, et qu’elle vit cette espèce dedoguinerie qui faisait sur son lit un bruit désespéré&|160;: ellese mit à pleurer amèrement, puis joignant sesmains&|160;:

«&|160;Hélas&|160;! madame, dit-elle,n’ajoutez point des reproches à mon affliction, elle ne peutassurément être plus grande. Si les dieux avaient permis ma mortavant que j’eusse reçu l’affront de me voir mère de ces petitsmonstres, je me serais estimée trop heureuse&|160;: hélas&|160;!que ferai-je&|160;? Le roi va me haïr autant qu’il m’aaimée.&|160;»

Les soupirs et les sanglots étouffèrentsa voix, elle n’eut plus de force pour parler&|160;; et lareine-mère, continuant à lui dire des injures, eut le plaisir depasser ainsi trois heures au chevet de son lit.

Elle s’en alla ensuite&|160;; et sasœur, qui feignait de partager ses déplaisirs, lui dit qu’ellen’était pas la première à qui semblable malheur était arrivé&|160;;qu’on voyait bien que c’était là un tour de cette vieille fée quileur avait promis tant de merveilles&|160;; mais que comme ilserait peut-être dangereux pour elle de voir le roi, elle luiconseillait de s’en aller chez leur pauvre mère avec ses troisenfants de chien. La reine ne lui répondit que par ses larmes. Ilfallait avoir le cœur bien dur, pour n’être pas touché de l’état oùelles la réduisaient&|160;! Elle donna à téter à ces vilainschiens, croyant en être la mère.

La reine commanda à Feintise de prendreles enfants de la reine avec le fils de la princesse, de lesétrangler et de les enterrer si bien, qu’on n’en sût jamais rien.Comme elle était sur le point d’exécuter cet ordre, et qu’elletenait déjà le cordeau fatal, elle jeta les yeux sur eux, et lestrouva si merveilleusement beaux, et vit qu’ils marquaient tant dechoses extraordinaires par les étoiles qui brillaient à leur front,qu’elle n’osa porter ses criminelles mains sur un sang siauguste.

Elle fit amener une chaloupe au bord dela mer, elle y mit les quatre enfants dans un même berceau etquelques chaînes de pierreries, afin que si la fortune lesconduisait entre les mains d’une personne assez charitable pour lesvouloir nourrir, elle en trouvât aussitôt sa récompense.

La chaloupe poussée par un grand vents’éloigna si vite du rivage, que Feintise la perdit de vue&|160;;mais en même temps les vagues s’enflèrent, et le soleil se cacha,les nues se fondirent en eau, mille éclats de tonnerre faisaientretentir tous les environs. Elle ne douta point que la petitebarque ne fût submergée&|160;; et elle ressentit de la joie de ceque ces pauvres innocents étaient péris, car elle aurait toujoursappréhendé quelque événement extraordinaire en leurfaveur.

Le roi, sans cesse occupé de sa chèreépouse et de l’état où il l’avait laissée, ayant une trêve pour peude temps, revint en poste&|160;: il arriva douze heures aprèsqu’elle fut accouchée. Quand la reine-mère le sut, elle allaau-devant de lui avec un air composé de douleur&|160;; elle le tintlongtemps serré entre ses bras, lui mouillant le visage delarmes&|160;; il semblait que sa douleur l’empêchait de parler. Leroi, tout tremblant, n’osait demander ce qui était arrivé, car ilne doutait pas que ce ne fussent de fort grands malheurs. Enfinelle fit un effort pour lui raconter que sa femme était accouchéede trois chiens&|160;: aussitôt Feintise les présenta, et l’amiraletoute en pleurs se jetant aux pieds du roi, le supplia de ne pointfaire mourir la reine, et de se contenter de la renvoyer chez samère, qu’elle y était déjà résolue, et qu’elle recevrait cetraitement comme une grande grâce.

Le roi était si éperdu, qu’il pouvait àpeine respirer&|160;: il regardait les doguins, et remarquait avecsurprise cette étoile qu’ils avaient au milieu du front, et lacouleur différente qui faisait le tour de leur cou. Il se laissatomber sur un fauteuil, roulant dans son esprit mille pensées, etne pouvant prendre une résolution fixe&|160;; mais la reine-mère lepressa si fort, qu’il prononça l’exil de l’innocente reine.Aussitôt on la mit dans une litière avec ses trois chiens&|160;; etsans avoir aucuns égards pour elle, on la conduisit chez sa mère,où elle arriva presque morte.

Les dieux avaient regardé d’un œil depitié la barque où les trois princes étaient avec la princesse. Lafée qui les protégeait fit tomber, au lieu de pluie, du lait dansleurs petites bouches&|160;; ils ne souffrirent point de cet orageépouvantable qui s’était élevé si promptement. Enfin ils voguèrentsept jours et sept nuits&|160;; ils étaient en pleine mer aussitranquilles que sur un canal, lorsqu’ils furent rencontrés par unvaisseau corsaire. Le capitaine ayant été frappé, quoique d’assezloin, du brillant éclat des étoiles qu’ils avaient sur le front,aborda la chaloupe, persuadé qu’elle était pleine de pierreries. Ily en trouva en effet&|160;; et ce qui le toucha davantage, ce futla beauté des quatre merveilleux enfants. Le désir de les conserverl’engagea à retourner chez lui pour les donner à sa femme qui n’enavait point, et qui en souhaitait depuis longtemps.

Elle s’inquiéta fort de le voir revenirsi promptement, car il allait faire un voyage de long cours&|160;;mais elle fut transportée de joie quand il remit entre ses mains untrésor si considérable&|160;; ils admirèrent ensemble la merveilledes étoiles, la chaîne d’or qui ne pouvait s’ôter de leur cou, etleurs longs cheveux. Ce fut bien autre chose lorsque cette femmeles peigna, car il en tombait à tous moments des perles, des rubis,des diamants, des émeraudes de différentes grandeurs et toutesparfaites&|160;: elle en parla à son mari, qui ne s’en étonna pasmoins qu’elle.

«&|160;Je suis bien las, lui dit-il, dumétier de corsaire&|160;; si les cheveux de ces petits enfantscontinuent à nous donner des trésors, je ne veux plus courir lesmers, et mon bien sera aussi considérable que celui de nos plusgrands capitaines.&|160;»

La femme du corsaire, qui se nommaitCorsine, fut ravie de la résolution de son mari, elle en aimadavantage ces quatre enfants&|160;; elle nomme la princesse,Belle-Étoile&|160;; son frère aîné, Petit-Soleil, le second,Heureux, et le fils aîné de la princesse, Chéri. Il était si fortau-dessus des deux autres pour sa beauté, qu’encore qu’il n’eût niétoile, ni chaîne, Corsine l’aimait plus que les autres.

Comme elle ne pouvait les élever sans lesecours de quelque nourrice, elle pria son mari, qui aimaitbeaucoup la chasse, de lui attraper des faons tout petits&|160;; ilen trouva le moyen, car la forêt où ils demeuraient était fortspacieuse. Corsine les ayant, elle les exposa du côté duvent&|160;; les biches, qui les sentirent, accoururent pour leurdonner à téter. Corsine les cacha, et mit à la place les enfants,qui s’accommodèrent à merveille du lait de biche. Tous les joursdeux fois elles venaient quatre de compagnie jusque chez Corsine,chercher les princes et la princesse, qu’elles prenaient pour lesfaons.

C’est ainsi que se passa la tendrejeunesse des princes&|160;: le corsaire et sa femme les aimaient sipassionnément qu’ils leur donnaient tous leurs soins. Cet hommeavait été bien élevé&|160;: c’était moins par inclination que parbizarrerie de la fortune qu’il était devenu corsaire. Il avaitépousé Corsine chez une princesse où son esprit s’étaitheureusement cultivé&|160;; elle savait vivre, et quoiqu’elle setrouvât dans une espèce de désert, où ils ne subsistaient que deslarcins qu’il faisait dans ses courses, elle n’avait point encoreoublié l’usage du monde&|160;; ils avaient la dernière joie den’être plus en obligation de s’exposer à tous les périls attachésau métier de corsaire, ils devenaient assez riches sans cela. Detrois en trois jours, il tombait, comme je l’ai déjà dit, descheveux de la princesse et de ses frères, des pierreriesconsidérables, que Corsine allait vendre à la ville la plus proche,et elle en rapportait mille gentillesses pour ses quatremarmots.

Quand ils furent sortis de la premièreenfance, le corsaire s’appliqua sérieusement à cultiver le beaunaturel dont le ciel les avait doués&|160;; et comme il ne doutaitpoint qu’il n’y eût de grands mystères cachés dans leur naissanceet dans la rencontre qu’il en avait faite, il voulut reconnaîtrepar leur éducation ce présent des dieux&|160;; de sorte qu’aprèsavoir rendu sa maison plus logeable, il attira chez lui despersonnes de mérite, qui leur apprirent diverses sciences avec unefacilité qui surprenait tous ces grands maîtres.

Le corsaire et sa femme n’avaient jamaisdit l’aventure des quatre enfants. Ils passaient pour être lesleurs, quoiqu’ils marquassent, par toutes leurs actions, qu’ilssortaient d’un sang plus illustre. Ils étaient très unis entreeux&|160;; il s’y trouvait du naturel et de la politesse, mais leprince Chéri avait pour la princesse Belle-Étoile des sentimentsplus empressés et plus vifs que les deux autres&|160;; dès qu’ellesouhaitait quelque chose, il tentait jusqu’à l’impossible pour lasatisfaire&|160;; il ne la quittait presque jamais&|160;;lorsqu’elle allait à la chasse, il l’accompagnait&|160;; quand ellen’y allait point, il trouvait toujours des excuses pour se défendrede sortir. Petit-Soleil et Heureux, qui étaient frères, luiparlaient avec moins de tendresse et de respect. Elle remarquacette différence, elle en tint compte à Chéri, et elle l’aima plusque les autres.

À mesure qu’ils avançaient en âge, leurmutuelle tendresse augmentait&|160;; ils n’en eurent d’abord que duplaisir.

«&|160;Mon tendre frère, lui disaitBelle-Étoile, si mes désirs suffisaient pour vous rendre heureux,vous seriez un des plus grands rois de la terre.

– Hélas&|160;! ma sœur, répliquait-il,ne m’enviez pas le bonheur que je goûte auprès de vous&|160;; jepréférerais de passer une heure où vous êtes à toute l’élévationque vous me souhaitez.&|160;»

Quand elle disait la même chose à sesfrères, ils répondaient naturellement qu’ils en seraientravis&|160;; et pour les éprouver davantage, elleajoutait&|160;:

«&|160;Oui, je voudrais que vousremplissiez le premier trône du monde, dussé-je ne vous voirjamais.&|160;»

Ils disaient aussitôt&|160;:

«&|160;Vous avez raison, ma sœur, l’unvaudrait bien mieux que l’autre.

– Vous consentiriez donc,répliquait-elle, à ne me plus voir&|160;?

– Sans doute, disaient-ils, il noussuffirait d’apprendre quelquefois de vosnouvelles.&|160;»

Lorsqu’elle se trouvait seule, elleexaminait ces différentes manières d’aimer, et elle sentait soncœur disposé tout comme les leurs&|160;: car encore quePetit-Soleil et Heureux lui fussent chers, elle ne souhaitait pointde rester avec eux toute sa vie&|160;; et à l’égard de Chéri, ellefondait en larmes, quand elle pensait que leur père l’enverraitpeut-être écumer les mers, ou qu’il le mènerait à l’armée. C’estainsi que l’amour, masqué du nom spécieux d’un excellent naturel,s’établissait dans ces jeunes cœurs. Mais à quatorze ansBelle-Étoile commença de se reprocher l’injustice qu’elle croyaitfaire à ses frères, de ne les pas aimer également. Elle s’imaginaque les soins et les caresses de Chéri en étaient la cause. Ellelui défendit de chercher davantage les moyens de se faireaimer.

«&|160;Vous ne les avez que troptrouvés, lui disait-elle agréablement, et vous êtes parvenu à mefaire mettre une grande différence entre vous eteux.&|160;»

Quelle joie ne ressentait-il paslorsqu’elle lui parlait ainsi&|160;! Bien loin de diminuer sonempressement, elle l’augmentait&|160;: il lui faisait chaque jourune galanterie nouvelle.

Ils ignoraient encore jusqu’où allaitleur tendresse, et ils n’en connaissaient point l’espèce, lorsqu’unjour on apporta à Belle-Étoile plusieurs livres nouveaux&|160;:elle prit le premier qui tomba sous sa main&|160;; c’étaitl’histoire de deux jeunes amants, dont la passion avait commencé secroyant frère et sœur, ensuite ils avaient été reconnus par leursproches, et après des peines infinies ils s’étaient épousés. CommeChéri lisait parfaitement bien, qu’il entendait tout finement, etqu’il se faisait entendre de même, elle le pria de lire auprèsd’elle pendant qu’elle achèverait un ouvrage de lacis qu’elle avaitenvie de finir.

Il lut cette aventure, et ce ne fut passans une grande inquiétude qu’il y vit une peinture naïve de tousses sentiments. Belle-Étoile n’était pas moins surprise&|160;; ilsemblait que l’auteur avait lu tout ce qui se passait dans son âme.Plus Chéri lisait, plus il était touché&|160;; plus la princessel’écoutait, plus elle était attendrie&|160;; quelque effort qu’ellepût faire, ses yeux se remplirent de larmes, et son visage en étaitcouvert. Chéri se faisait de son côté une violence inutile&|160;;il pâlissait, il changeait de couleur et de ton de voix&|160;: ilssouffraient l’un et l’autre tout ce que l’on peutsouffrir.

«&|160;Ah, ma sœur, s’écria-t-il en laregardant tristement, et laissant tomber son livre&|160;! ah, masœur, qu’Hippolyte fut heureux de n’être pas le frère deJulie&|160;!

– Nous n’aurons pas une semblablesatisfaction, répondit-elle. Hélas, nous est-elle moinsdue&|160;!&|160;»

En achevant ces mots, elle connutqu’elle en avait trop dit, elle demeura interdite&|160;; et siquelque chose put consoler le prince, ce fut l’état où il la vit.Depuis ce moment ils tombèrent l’un et l’autre dans une profondetristesse, sans s’expliquer davantage&|160;: ils pénétraient unepartie de ce qui se passait dans leurs âmes&|160;; ils s’étudièrentpour cacher à tout le monde un secret qu’ils auraient voulu ignorereux-mêmes, et duquel ils ne s’entretenaient point. Cependant il estsi naturel de se flatter, que la princesse ne laissait pas decompter pour beaucoup que Chéri seul n’eût point d’étoile ni dechaîne au cou&|160;; car pour les longs cheveux et le don derépandre des pierreries quand on les peignait, il les avait commeses cousins.

Les trois princes étant allés un jour àla chasse, Belle-Étoile s’enferma dans un petit cabinet, qu’elleaimait parce qu’il était sombre, et qu’elle y rêvait avec plus deliberté qu’ailleurs&|160;: elle ne faisait aucun bruit. Ce cabinetn’était séparé de la chambre de Corsine que par une cloison, etcette femme la croyait à la promenade&|160;; elle l’entendit quidisait au corsaire&|160;:

«&|160;Voilà Belle-Étoile en âge d’êtremariée&|160;: si nous savions qui elle est, nous tâcherions del’établir d’une manière convenable à son rang&|160;; ou si nouspouvions croire que ceux qui passent pour ses frères ne le sontpas, nous lui en donnerions un, car que peut-elle jamais trouverd’aussi parfait qu’eux&|160;?

– Lorsque je les rencontrai, dit lecorsaire, je ne vis rien qui pût m’instruire de leurnaissance&|160;; les pierreries qui étaient attachées sur leurberceau, faisaient connaître que ces enfants appartenaient à despersonnes riches&|160;; ce qu’il y aurait de singulier, c’estqu’ils fussent tous jumeaux&|160;: car ils paraissaient de mêmeâge, et il n’est pas ordinaire qu’on en ait quatre.

– Je soupçonne aussi, dit Corsine, queChéri n’est pas leur frère, il n’a ni étoile ni chaîne aucou.

– Il est vrai, répliqua son mari&|160;;mais les diamants tombent de ses cheveux comme de ceux des autres,et après toutes les richesses que nous avons amassées par le moyende ces chers enfants, il ne me reste plus rien à souhaiter que dedécouvrir leur origine.

– Il faut laisser agir les dieux, ditCorsine, ils nous les ont donnés, et sans doute quand il en seratemps ils développeront ce qui nous est caché.&|160;»

Belle-Étoile écoutait attentivementcette conversation. L’on ne peut exprimer la joie qu’elle eut depouvoir espérer qu’elle sortait d’un sang illustre&|160;; carencore qu’elle n’eût jamais manqué de respect pour ceux dont ellecroyait tenir le jour, elle n’avait pas laissé de ressentir de lapeine d’être fille d’un corsaire. Mais ce qui flattait davantageson imagination, c’était de penser que Chéri n’était peut-êtrepoint son frère&|160;: elle brûlait d’impatience de l’entretenir,et de leur dire à tous une aventure si extraordinaire.

Elle monta sur un cheval isabelle, dontles crins noirs étaient rattachés avec des boucles de diamants, carelle n’avait qu’à se peigner une seule fois pour en garnir tout unéquipage de chasse&|160;: sa housse de velours vert était chamarréede diamants et brodée de rubis&|160;; elle monta promptement àcheval, et fut dans la forêt chercher ses frères. Le bruit des corset des chiens lui fit assez entendre où ils étaient&|160;: elle lesjoignit au bout d’un moment. À sa vue, Chéri se détacha et vintau-devant d’elle plus vite que les autres.

Quelle agréable surprise, lui cria-t-il,Belle-Étoile&|160;! Vous venez enfin à la chasse, vous que l’on nepeut distraire pour un moment des plaisirs que vous donnent lamusique et les sciences que vous apprenez&|160;?

– J’ai tant de choses à vous dire,répliqua-t-elle, que voulant être en particulier, je suis venuevous chercher.

Hélas&|160;! ma sœur, dit-il ensoupirant, que me voulez-vous aujourd’hui&|160;? Il semble qu’il ya longtemps que vous ne me voulez plus rien.&|160;»

Elle rougit, puis baissant les yeux,elle demeura sur son cheval, triste et rêveuse, sans luirépondre.

Enfin ses deux frères arrivèrent&|160;:elle se réveilla à leur vue comme d’un profond sommeil, et sauta àterre marchant la première&|160;: ils la suivirent tous&|160;; etquand elle fut au milieu d’une petite pelouse ombragéed’arbres&|160;:

«&|160;Mettons-nous ici, leur dit-elle,et apprenez ce que je viens d’entendre.&|160;»

Elle leur raconta exactement laconversation du corsaire avec sa femme, et comme quoi ils n’étaientpoint leurs enfants. Il ne se peut rien ajouter à la surprise destrois princes&|160;: ils agitèrent entre eux ce qu’ils devaientfaire. L’un voulait partir sans rien dire&|160;; l’autre ne voulaitpoint partir du tout, et l’autre voulait partir et le dire. Lepremier soutenait que c’était le moyen le plus sûr, parce que legain qu’ils faisaient en les peignant les obligerait de lesretenir&|160;; l’autre répondait qu’il aurait été bon de lesquitter si l’on avait su un lieu fixe où aller, et de quellecondition l’on était, mais que le titre d’errants dans le monden’était pas agréable&|160;; le dernier ajoutait qu’il y aurait del’ingratitude de les abandonner sans leur agrément&|160;; qu’il yaurait de la stupidité de vouloir rester davantage avec eux aumilieu d’une forêt, où ils ne pourraient apprendre qui ils étaient,et que le meilleur parti c’était de leur parler, et de les faireconsentir à leur éloignement. Ils goûtèrent tous cet avis. Aussitôtils montèrent à cheval pour venir trouver le corsaire etCorsine.

Le cœur de Chéri était flatté par toutce que l’espérance peut offrir de plus agréable pour consoler unamant affligé&|160;: son amour lui faisait deviner une partie deschoses futures&|160;: il ne se croyait plus le frère deBelle-Étoile&|160;; sa passion contrainte prenant un peu l’essor,lui permettait mille tendres idées qui le charmaient. Ilsjoignirent le corsaire et Corsine avec un visage mêlé de joie etd’inquiétude.

«&|160;Nous ne venons pas, ditPetit-Soleil (car il portait la parole), pour vous dénier l’amitié,la reconnaissance et le respect que nous vous devons&|160;; bienque nous soyons informés de la manière que vous nous trouvâtes surla mer, et que vous n’êtes ni notre père ni notre mère, la pitiéavec laquelle vous nous avez sauvés, la noble éducation que vousnous avez donnée, tant de soins et de bontés que vous avez eus pournous, sont des engagements si indispensables, que rien au monde nepeut nous affranchir de votre dépendance. Nous venons donc vousrenouveler nos sincères remerciements&|160;; vous supplier de nousraconter un événement si rare, et de nous conseiller, afin que nousconduisant par vos sages avis, nous n’ayons rien à nousreprocher.&|160;»

Le corsaire et Corsine furent biensurpris qu’une chose qu’ils avaient cachée avec tant de soin eûtété découverte.

«&|160;On vous a trop bien informés,dirent-ils, et nous ne pouvons vous celer que vous n’êtes point eneffet nos enfants, et que la fortune seule vous a fait tomber entrenos mains. Nous n’avons aucune lumière sur votre naissance&|160;;mais les pierreries qui étaient dans votre berceau peuvent marquerque vos parents sont ou grands seigneurs ou fort riches&|160;: aureste, que pouvons-nous vous conseiller&|160;? Si vous consultezl’amitié que nous avons pour vous, sans doute vous resterez avecnous, et vous consolerez notre vieillesse par votre aimablecompagnie&|160;; si le château que nous avons bâti en ces lieux nevous plaît pas, ou que le séjour de cette solitude vous chagrine,nous irons où vous voudrez, pourvu que ce ne soit point à lacour&|160;; une longue expérience nous en a dégoûtés, et vous endégoûterait peut-être, si vous étiez informés des agitationscontinuelles, des feintes, de l’envie, des inégalités, desvéritables maux et des faux biens que l’on y trouve&|160;: nousvous en dirions davantage, mais vous croiriez que nos conseils sontintéressés&|160;; ils le sont aussi, mes enfants&|160;: nousdésirons de vous arrêter dans cette paisible retraite, quoique voussoyez maîtres de la quitter quand vous le voudrez. Ne laissezpourtant pas de considérer que vous êtes au port, et que vous allezsur une mer orageuse&|160;; que les peines y surpassent presquetoujours les plaisirs&|160;; que le cours de la vie estlimité&|160;; qu’on la quitte souvent au milieu de sacarrière&|160;; que les grandeurs du monde sont de faux brillantsdont on se laisse éblouir par une fatalité étrange, et que le plussolide de tous les biens, c’est de savoir se borner, jouir de satranquillité, et se rendre sage.&|160;»

Le corsaire n’aurait pas fini si tôt sesremontrances, s’il n’eût été interrompu par le princeHeureux.

«&|160;Mon cher père, lui dit-il, nousavons trop d’envie de découvrir quelque chose de notre naissance,pour nous ensevelir au fond d’un désert&|160;: la morale que vousétablissez est excellente, et je voudrais que nous fussionscapables de la suivre, mais je ne sais quelle fatalité nous appelleailleurs&|160;; permettez que nous remplissions le cours de notredestinée, nous reviendrons vous revoir et vous rendre compte detoutes nos aventures.&|160;»

À ces mots le corsaire et sa femme seprirent à pleurer. Les princes s’attendrirent fort,particulièrement Belle-Étoile, qui avait un naturel admirable, etqui n’aurait jamais pensé à quitter le désert, si elle avait étésûre que Chéri fût toujours resté avec elle.

Cette résolution étant prise, ils nesongèrent plus qu’à faire leur équipage pour s’embarquer&|160;; carayant été trouvés sur la mer, ils avaient quelque espérance qu’ilsy recevraient des lumières de ce qu’ils voulaient savoir. Ilsfirent entrer dans leur petit vaisseau un cheval pour chacund’eux&|160;; et après s’être peignés jusqu’à s’en écorcher pourlaisser plus de pierreries à Corsine, ils la prièrent de leurdonner en échange les chaînes de diamants qui étaient dans leurberceau. Elle alla les quérir dans son cabinet, où elle les avaitsoigneusement gardées, et elle les attacha toutes sur l’habit deBelle-Étoile qu’elle embrassait sans cesse, lui mouillant le visagede ses larmes.

Jamais séparation n’a été sitriste&|160;: le corsaire et sa femme en pensèrent mourir&|160;:leur douleur ne provenait point d’une source intéressée&|160;; carils avaient amassé tant de trésors qu’ils n’en souhaitaient plus.Petit-Soleil, Heureux, Chéri et Belle-Étoile montèrent dans levaisseau. Le corsaire l’avait fait faire très bon et trèsmagnifique&|160;: le mât était d’ébène et de cèdre&|160;; lescordages de soie verte mêlée d’or&|160;; les voiles de drap d’or etvert, et les peintures excellentes. Quand il commença à voguer,Cléopâtre avec son Antoine, et même toute la chiourme de Vénus,auraient baissé le pavillon devant lui. La princesse était assisesous un riche pavillon, vers la poupe, ses deux frères et soncousin se tenaient près d’elle, plus brillants que les astres, etleurs étoiles jetaient de longs rayons de lumière quiéblouissaient. Ils résolurent d’aller au même endroit où lecorsaire les avait trouvés, et en effet ils s’y rendirent. Ils sepréparèrent à faire là un grand sacrifice aux dieux et aux fées,pour obtenir leur protection, et qu’ils fussent conduits dans lelieu de leur naissance. On prit une tourterelle pourl’immoler&|160;: la princesse pitoyable la trouva si belle qu’ellelui sauva la vie&|160;; et pour la garantir de pareil accident,elle la laissa aller.

«&|160;Pars, lui dit-elle, petit oiseaude Vénus&|160;; et si j’ai quelque jour besoin de toi, n’oublie pasle bien que je te fais.&|160;»

La tourterelle s’envola&|160;: lesacrifice étant fini, ils commencèrent un concert si charmant,qu’il semblait que toute la nature gardait un profond silence pourles écouter&|160;: les flots de la mer ne s’élevaient point&|160;;le vent ne soufflait pas&|160;; Zéphyre seul agitait les cheveux dela princesse, et mettait son voile un peu en désordre. Dans lemoment il sortit de l’eau une Sirène qui chantait si bien que laprincesse et ses frères l’admirèrent. Après avoir dit quelquesairs, elle se tourna vers eux, et leur cria&|160;:

«&|160;Cessez de vous inquiéter&|160;;laissez aller votre vaisseau&|160;; descendez où il s’arrêtera, etque tous ceux qui s’aiment continuent de s’aimer.&|160;»

Belle-Étoile et Chéri ressentirent unejoie extraordinaire de ce que la Sirène venait de dire. Ils nedoutèrent point que ce ne fût pour eux&|160;; et se faisant unsigne d’intelligence, leurs cœurs se parlèrent sans quePetit-Soleil et Heureux s’en aperçussent. Le navire voguait au grédes vents et de l’onde&|160;; leur navigation n’eut riend’extraordinaire&|160;; le temps était toujours beau, et la mertoujours calme. Ils ne laissèrent pas de rester trois mois entiersdans leur voyage, pendant lesquels l’amoureux prince Chéris’entretenait souvent avec la princesse.

«&|160;Que j’ai de flatteusesespérances, lui dit-il un jour, charmante Étoile&|160;! Je ne suispoint votre frère&|160;; ce cœur qui reconnaît votre pouvoir, etqui n’en reconnaîtra jamais d’autre, n’est pas né pour lescrimes&|160;: c’en serait un de vous aimer comme je fais, si vousétiez ma sœur&|160;; mais la charitable Sirène qui nous est venueconseiller, m’a confirmé ce que j’avais là-dessus dansl’esprit.

– Ah&|160;! mon frère, répliqua-t-elle,ne vous fiez point trop à une chose qui est encore si obscure quenous ne pouvons la pénétrer&|160;! Quelle serait notre destinée, sinous irritions les dieux par des sentiments qui pourraient leurdéplaire&|160;? La Sirène s’est si peu expliquée, qu’il faut avoirbien envie de deviner pour nous appliquer ce qu’elle adit.

– Vous vous en défendez, cruelle, dit leprince affligé, bien moins par le respect que vous avez pour lesdieux, que par aversion pour moi.&|160;»

Belle-Étoile ne lui répliqua rien&|160;;et levant les yeux au ciel, elle poussa un profond soupir, qu’il neput s’empêcher d’expliquer en sa faveur.

Ils étaient dans la saison où les jourssont longs et brûlants&|160;: vers le soir la princesse et sesfrères montèrent sur le tillac pour voir coucher le soleil dans lesein de l’onde&|160;; elle s’assit, les princes se placèrent auprèsd’elle&|160;; ils prirent des instruments et commencèrent leuragréable concert. Cependant le vaisseau poussé par un vent fraissemblait voguer plus légèrement, et se hâtait de doubler un petitpromontoire qui cachait une partie de la plus belle ville dumonde&|160;; mais tout d’un coup elle se découvrit, son aspectétonna notre aimable jeunesse&|160;: tous les palais en étaient demarbre, les couvertures dorées, et le reste des maisons deporcelaines fort fines&|160;; plusieurs arbres toujours vertsmêlaient l’émail de leurs feuilles aux diverses couleurs du marbre,de l’or et des porcelaines&|160;; de sorte qu’ils souhaitaient queleur vaisseau entrât dans le port&|160;; mais ils doutaient d’ypouvoir trouver place, tant il y en avait d’autres dont les mâtssemblaient composer une forêt flottante.

Leurs désirs furent accomplis, ilsabordèrent, et le rivage en un moment se trouva couvert du peuple,qui avait aperçu la magnificence du navire&|160;: celui que lesArgonautes avaient construit pour la conquête de la toison nebrillait pas tant&|160;; les étoiles et la beauté des merveilleuxenfants ravissaient ceux qui les voyaient&|160;; l’on courut direau roi cette nouvelle&|160;: comme il ne pouvait la croire, et quela grande terrasse du palais donnait jusqu’au bord de la mer, ils’y rendit promptement&|160;; il vit que les princes Petit-Soleilet Chéri, tenant la princesse entre leurs bras, la portèrent àterre, qu’ensuite l’on fit sortir leurs chevaux, dont les richesharnais répondaient bien à tout le reste. Petit-Soleil en montaitun plus noir que du jais&|160;; celui d’Heureux était gris&|160;;Chéri avait le sien blanc comme neige, et la princesse sonisabelle. Le roi les admirait tous quatre sur leurs chevaux quimarchaient si fièrement qu’ils écartaient tous ceux qui voulaients’approcher.

Les princes ayant entendu que l’ondisait «&|160;voilà le roi&|160;», levèrent les yeux, et l’ayant vud’un air plein de majesté, aussitôt ils lui firent une profonderévérence, et passèrent doucement, tenant les yeux attachés surlui. De son côté, il les regardait, et n’était pas moins charmé del’incomparable beauté de la princesse que de la bonne mine desjeunes princes. Il commanda à son écuyer de leur aller offrir saprotection, et toutes les choses dont ils pourraient avoir besoindans un pays où ils étaient apparemment étrangers. Ils reçurentl’honneur que le roi leur faisait avec beaucoup de respect et dereconnaissance, et lui dirent qu’ils n’avaient besoin que d’unemaison où ils pussent être en particulier&|160;; qu’ils seraientbien aises qu’elle fût à une ou deux lieues de la ville, parcequ’ils aimaient fort la promenade. Sur-le-champ le premier écuyerleur en fît donner une des plus magnifiques où ils logèrentcommodément avec tout leur train.

Le roi avait l’esprit si rempli desquatre enfants qu’il venait de voir, que sur-le-champ il alla dansla chambre de la reine sa mère lui dire la merveille des étoilesqui brillaient sur leurs fronts, et tout ce qu’il avait admiré eneux. Elle en fut tout interdite&|160;; elle lui demanda sans aucuneaffectation quel âge ils pouvaient avoir&|160;; il répondit quinzeou seize ans&|160;: elle ne témoigna point son inquiétude, maiselle craignait terriblement que Feintise ne l’eût trahie. Cependantle roi se promenait à grands pas, et disait&|160;:

«&|160;Qu’un père est heureux d’avoirdes fils si parfaits et une fille si belle&|160;! Pour moi,infortuné souverain, je suis père de trois chiens&|160;; voilàd’illustres successeurs, et ma couronne est bienaffermie&|160;!&|160;»

La reine-mère écoutait ces paroles avecune inquiétude mortelle. Les étoiles brillantes, et l’âge à peuprès de ces étrangers, avaient tant de rapport à celui des princeset de leur sœur, qu’elle eut de grands soupçons d’avoir été trompéepar Feintise, et qu’au lieu de tuer les enfants du roi, elle ne leseût sauvés. Comme elle se possédait beaucoup, elle ne témoigna riende ce qui se passait dans son âme&|160;; elle ne voulut pas mêmeenvoyer ce jour-là s’informer de bien des choses qu’elle avaitenvie de savoir&|160;; mais le lendemain elle commanda à sonsecrétaire d’y aller, et que sous prétexte de donner des ordresdans la maison pour leur commodité, il examinât tout, et s’ilsavaient des étoiles sur le front.

Le secrétaire partit assez matin&|160;;il arriva comme la princesse se mettait à sa toilette&|160;: en cetemps-là l’on n’achetait point son teint chez les marchands&|160;;qui était blanche restait blanche&|160;; qui était noire nedevenait point blanche&|160;; de sorte qu’il la vit décoiffée. Onla peignait&|160;; ses cheveux blonds, plus fins que des filetsd’or, descendaient par boucles jusqu’à terre&|160;; il y avaitplusieurs corbeilles autour d’elle, afin que les pierreries quitombaient de ses cheveux ne fussent pas perdues&|160;; son étoilesur le front jetait des feux qu’on avait peine à soutenir&|160;; etla chaîne d’or de son cou n’était pas moins extraordinaire que lesprécieux diamants qui roulaient du haut de sa tête. Le secrétaireavait bien de la peine à croire ce qu’il voyait&|160;; mais laprincesse ayant choisi la plus grosse perle, elle le pria de lagarder pour se souvenir d’elle&|160;; c’est la même que les roisd’Espagne estiment tant sous le nom de Peregrina, qui veutdire Pèlerine, parce qu’elle vient d’une voyageuse.

Le secrétaire, confus d’une si grandelibéralité, prit congé d’elle, et salua les trois princes, aveclesquels il demeura longtemps pour être informé d’une partie de cequ’il désirait savoir. Il retourna en rendre compte à lareine-mère, qui se confirma dans les soupçons qu’elle avait déjà.Il lui dit que Chéri n’avait point d’étoile, mais qu’il tombait despierreries de ses cheveux comme de ceux de ses frères, et qu’à songré c’était le mieux fait&|160;; qu’ils venaient de fortloin&|160;; que leur père et leur mère ne leur avaient donné qu’uncertain temps, afin de voir les pays étrangers. Cet articledéroutait un peu la reine, et elle se figurait quelquefois que cen’était point les enfants du roi.

Elle flottait ainsi entre la crainte etl’espérance, quand le roi, qui aimait fort la chasse, alla du côtéde leur maison&|160;; le grand écuyer, qui l’accompagnait, lui diten passant que c’était là qu’il avait logé Belle-Étoile et sesfrères par son ordre.

«&|160;La reine m’a conseillé, repartitle roi, de ne les pas voir&|160;; elle appréhende qu’ils viennentde quelque pays infecté de la peste, et qu’ils n’en apportent lemauvais air.

– Cette jeune étrangère, repartit lepremier écuyer, est en effet très dangereuse&|160;; mais, Sire, jecraindrais plus ses yeux que le mauvais air.

– En vérité, dit le roi, je le croiscomme vous.&|160;»

Et poussant aussitôt son cheval, ilentendit des instruments et des voix&|160;; il s’arrêta proche d’ungrand salon, dont les fenêtres étaient ouvertes&|160;; et aprèsavoir admiré la douceur de cette symphonie, il s’avança.

Le bruit des chevaux obligea les princesà regarder&|160;; dès qu’ils virent le roi, ils le saluèrentrespectueusement, et se hâtèrent de sortir, l’abordant avec unvisage gai et tant de marques de soumission qu’ils embrassaient sesgenoux&|160;; la princesse lui baisait les mains comme s’ilsl’eussent reconnu pour être leur père. Il les caressa fort, etsentait son cœur si ému qu’il n’en pouvait deviner la cause. Illeur dit qu’ils ne manquassent pas de venir au palais, qu’ilvoulait les entretenir et les présenter à sa mère. Ils leremercièrent de l’honneur qu’il leur faisait, et lui direntqu’aussitôt que leurs habits et leurs équipages seraient achevés,ils ne manqueraient pas de lui faire leur cour.

Le roi les quitta pour achever la chassequi était commencée&|160;; il leur en envoya obligeamment lamoitié, et porta l’autre à la reine sa mère.

«&|160;Quoi&|160;! lui dit-elle, est-ilpossible que vous ayez fait une si petite chasse&|160;? Vous tuezordinairement trois fois plus de gibier.

– Il est vrai, repartit le roi, maisj’en ai régalé les beaux étrangers&|160;; je sens pour eux uneinclination si parfaite, que j’en suis surpris moi-même, et si vousaviez moins peur de l’air contagieux, je les aurais déjà fait venirloger dans le palais.&|160;»

La reine-mère se fâcha beaucoup&|160;:elle l’accusait de manquer d’égards pour elle, et lui fit desreproches de s’exposer si légèrement.

Dès qu’il l’eut quittée, elle envoyadire à Feintise de lui venir parler&|160;; elle s’enferma avec elledans son cabinet, et la prit d’une main par les cheveux, luiportant un poignard sur la gorge&|160;:

«&|160;Malheureuse, dit-elle, je ne saisquel reste de bonté m’empêche de te sacrifier à mon justeressentiment&|160;: tu m’as trahie&|160;; tu n’as point tué lesquatre enfants que j’avais remis entre tes mains pour en êtredéfaite&|160;; avoue au moins ton crime, et peut-être que je te lepardonnerai.&|160;»

Feintise, demi-morte de peur, se jeta àses pieds, et lui dit comme la chose s’était passée&|160;; qu’ellecroyait impossible que les enfants fussent encore en vie, parcequ’il s’était élevé une tempête si effroyable, qu’elle avait penséêtre accablée de la grêle&|160;; mais qu’enfin elle lui demandaitdu temps, et qu’elle trouverait le moyen de la défaire d’eux l’unaprès l’autre, sans que personne au monde pût l’ensoupçonner.

La reine, qui ne voulait que leur mort,s’apaisa un peu&|160;; elle lui dit de n’y perdre pas unmoment&|160;; et en effet la vieille Feintise, qui se voyait engrand péril, ne négligea rien de ce qui dépendait d’elle&|160;:elle épia le temps que les trois princes étaient à la chasse, etportant sous son bras une guitare, elle alla s’asseoir vis-à-visdes fenêtres de la princesse, où elle chanta cesparoles&|160;:

La beauté peut tout surmonter,

Heureux qui sait en profiter&|160;!

La beauté s’efface,

L’âge de glace

Vient en ternir toutes les fleurs.

Qu’on a de douleurs

Quand on repasse

Les attraits que l’on a perdus&|160;!

On se désespère,

Et l’on prend pour plaire

Des soins superflus.

Jeunes cœurs, laissez-vous charmer&|160;;

Dans le bel âge l’on doit aimer.

La beauté s’efface,

L’âge de glace

Vient en ternir toutes les fleurs.

Qu’on a de douleurs

Quand on repasse

Les attraits que l’on a perdus&|160;!

On se désespère,

Et l’on prend pour plaire

Des soins superflus.

Belle-Étoile trouva ces paroles assezplaisantes&|160;; elle s’avança sur un balcon pour voir celle quiles chantait&|160;; aussitôt qu’elle parut, Feintise, qui s’étaithabillée fort proprement, lui fit une grande révérence&|160;; laprincesse la salua à son tour&|160;; et comme elle était gaie, ellelui demanda si les paroles qu’elle venait d’entendre avaient étéfaites pour elle.

«&|160;Oui, charmante personne, répliquaFeintise, elles sont pour moi&|160;; mais afin qu’elles ne soientjamais pour vous, je viens vous donner un avis dont vous ne devezpas manquer de profiter.

&|160;

– Et quel est-il&|160;? ditBelle-Étoile.

– Dès que vous m’aurez permis de monterdans votre chambre, ajouta-t-elle, vous le saurez.

– Vous y pouvez venir&|160;», repartitla princesse.

Aussitôt la vieille se présenta avec uncertain air de cour que l’on ne perd point quand on l’a unefois.

«&|160;Ma belle fille, dit Feintise,sans perdre un moment (car elle craignait qu’on ne vîntl’interrompre), le ciel vous a faite tout aimable&|160;; vous êtesdouée d’une étoile brillante sur votre front, et l’on raconte biend’autres merveilles de vous&|160;; mais il vous manque encore unechose qui vous est essentiellement nécessaire&|160;; si vous nel’avez, je vous plains.

– Et que me manque-t-il&|160;?répliqua-t-elle.

– L’eau qui danse, ajouta notre malignevieille&|160;: si j’en avais eu, vous ne verriez pas un cheveublanc sur ma tête, pas une ride sur mon front&|160;; j’aurais lesplus belles dents du monde, avec un air enfantin qui charmerait.Hélas&|160;! j’ai su ce secret trop tard, mes attraits étaient déjàeffacés&|160;; profitez de mes malheurs, ma chère enfant, ce seraune consolation pour moi, car je me sens pour vous des mouvementsde tendresse extraordinaires.

– Mais où prendrai-je cette eau quidanse&|160;? repartit Belle-Étoile.

– Elle est dans la forêt lumineuse, ditFeintise&|160;: vous avez trois frères, est-ce que l’un d’eux nevous aimera pas assez pour l’aller quérir&|160;? Vraiment ils neseraient guère tendres&|160;; enfin il n’y va pas de moins qued’être belle cent ans après votre mort.

– Mes frères me chérissent, dit laprincesse, il y en a un entre autres qui ne me refusera rien.Certainement si cette eau fait tout ce que vous dites, je vousdonnerai une récompense proportionnée à sonmérite.&|160;»

La perfide vieille se retira endiligence, ravie d’avoir si bien réussi&|160;; elle dit àBelle-Étoile qu’elle serait soigneuse de la venir voir.

Les princes revinrent de la chasse, l’unapporta un marcassin, l’autre un lièvre, et l’autre un cerf&|160;;tout fut mis aux pieds de leur sœur&|160;; elle regarda cet hommageavec une espèce de dédain&|160;; elle était occupée de l’avis deFeintise, elle en paraissait même inquiète, et Chéri, qui n’avaitpoint d’autre occupation que de l’étudier, ne fut pas un quartd’heure, avec elle sans le remarquer.

«&|160;Qu’avez-vous, ma chère Étoile,lui dit-il, le pays où nous sommes n’est peut-être pas à votregré&|160;? Si cela est, partons-en tout à l’heure&|160;; peut-êtreencore que notre équipage n’est pas assez grand, les meubles assezbeaux, la table assez délicate&|160;: parlez, de grâce, afin quej’aie le plaisir de vous obéir le premier, et de vous faire obéirpar les autres.

– La confiance que vous me donnez devous dire ce qui se passe dans mon esprit, répliqua-t-elle,m’engage à vous déclarer que je ne saurais plus vivre, si je n’ail’eau qui danse&|160;; elle est dans la forêt lumineuse&|160;; jen’aurai avec elle rien à craindre de la fureur des ans.

– Ne vous chagrinez point, mon aimableÉtoile, ajouta-t-il, je vais partir et je vous en apporterai, ouvous saurez par ma mort qu’il est impossible d’en avoir.

– Non, dit-elle, j’aimerais mieuxrenoncer à tous les avantages de la beauté&|160;; j’aimerais mieuxêtre affreuse que de hasarder une vie si chère&|160;; je vousconjure de ne plus penser à l’eau qui danse, et même, si j’aiquelque pouvoir sur vous, je vous le défends.&|160;»

Le prince feignit de lui obéir&|160;;mais aussitôt qu’il la vit occupée, il monta sur son cheval blanc,qui n’allait que par bonds et par courbettes&|160;; il prit del’argent et un riche habit&|160;; pour des diamants, il n’en avaitpas besoin, car ses cheveux lui en fournissaient assez, et troiscoups de peigne en faisaient tomber quelquefois pour un million. Àla vérité cela n’était pas toujours égal&|160;; l’on a même su quela disposition de leur esprit et celle de leur santé réglaientassez l’abondance des pierreries&|160;; il ne mena personne aveclui pour être plus en liberté, et afin que si l’aventure étaitpérilleuse, il pût se hasarder sans essuyer les remontrances d’undomestique zélé et craintif.

Quand l’heure du souper fut venue, etque la princesse ne vit point paraître son frère Chéri,l’inquiétude la saisit à tel point qu’elle ne pouvait ni boire nimanger&|160;: elle donna des ordres pour le faire chercher partout.Les deux princes, ne sachant rien de l’eau qui danse, lui disaientqu’elle se tourmentait trop, qu’il ne pouvait être éloigné, qu’ellesavait qu’il s’abandonnait volontiers à de profondes rêveries, etque sans doute il s’était arrêté dans la forêt. Elle prit donc unpeu de tranquillité jusqu’à minuit&|160;; mais alors elle perdittoute patience, et dit en pleurant à ses frères que c’était ellequi était cause de l’éloignement de Chéri, qu’elle lui avaittémoigné un désir extrême d’avoir l’eau qui danse de la forêtlumineuse, que sans doute il en avait pris le chemin. À cesnouvelles ils résolurent d’envoyer après lui plusieurs personnes,et elle les chargea de lui dire qu’elle le conjurait derevenir.

Cependant la méchante Feintise étaitfort intriguée pour savoir l’effet de son conseil, lorsqu’elleapprit que Chéri était déjà en campagne&|160;; elle en eut unesensible joie, ne doutant pas qu’il ne fît plus de diligence queceux qui le suivaient, et qu’il ne lui en arrivât malheur&|160;;elle courut au palais, toute fière de cette espérance&|160;; ellerendit compte à la reine-mère de ce qui s’était passé.

«&|160;J’avoue, madame, lui dit-elle,que je ne puis douter que ce ne soient les trois princes et leursœur&|160;; ils ont des étoiles sur le front, des chaînes, d’or aucou&|160;; leurs cheveux sont d’une beauté ravissante, il en tombeà tous moments des pierreries&|160;; j’en ai vu à la princesse quej’avais mises sur son berceau, dont elle se pare, quoiqu’elles nevaillent pas celles qui tombent de ses cheveux&|160;: de sortequ’il m’est pas permis de douter de leur retour, malgré les soinsque je croyais avoir pris pour l’empêcher&|160;; mais, madame, jevous en délivrerai&|160;; et comme c’est le seul moyen qui me restede réparer ma faute, je vous supplie seulement de m’accorder dutemps&|160;; voilà déjà un des princes qui est parti pour allerchercher l’eau qui danse, il périra sans doute dans cetteentreprise&|160;; ainsi je leur prépare plusieurs occasions de seperdre.

– Nous verrons, dit la reine, si lesuccès répondra à votre attente, mais comptez que cela seul peutvous dérober à ma juste fureur.&|160;»

Feintise se retira plus alarmée quejamais, cherchant dans son esprit tout ce qui pouvait les fairepérir.

Le moyen qu’elle en avait trouvé àl’égard du prince Chéri, était un des plus certains, car l’eau quidanse ne se puisait pas aisément&|160;; elle avait fait tant debruit par les malheurs qui étaient arrivés à ceux qui lacherchaient, qu’il n’y avait personne qui n’en sût le chemin. Soncheval blanc allait d’une vitesse surprenante&|160;; il le pressaitsans quartier, parce qu’il voulait revenir promptement auprès deBelle-Étoile, et lui donner la satisfaction qu’elle se promettaitde son voyage. Il ne laissa pas de marcher huit nuits de suite sansse reposer ailleurs que dans le bois, sous le premier arbre, sansmanger autre chose que les fruits qu’il trouvait sur son chemin, etsans laisser à son cheval qu’à peine le temps de brouter l’herbe.Enfin au bout de ce temps-là, il se trouva dans un pays dont l’airétait si chaud, qu’il commença de souffrir beaucoup&|160;: cen’était pas que le soleil eût plus d’ardeur&|160;; il ne savait àquoi en attribuer la cause, lorsque du haut d’une montagne ilaperçut la forêt lumineuse&|160;; tous les arbres brûlaient sans seconsumer, et jetaient des flammes en des lieux si éloignés, que lacampagne était aride et déserte&|160;: l’on entendait dans cetteforêt siffler les serpents et rugir les lions, ce qui étonnabeaucoup le prince&|160;; car il semblait qu’aucun animal, exceptéla salamandre, ne pouvait vivre dans cette espèce defournaise.

Après avoir considéré une chose siépouvantable, il descendit, rêvant à ce qu’il allait faire, et ilse dit plus d’une fois qu’il était perdu. Comme il approchait de cegrand feu, il mourait de soif&|160;; il trouva une fontaine quisortait de la montagne, et qui tombait dans un grand bassin demarbre&|160;; il mit pied à terre, s’en approcha, et se baissaitpour puiser de l’eau dans un petit vase d’or qu’il avait apporté,afin d’y mettre celle que la princesse souhaitait, quand il aperçutune tourterelle qui se noyait dans cette fontaine&|160;; ses plumesétaient toutes mouillées&|160;; elle n’avait plus de force, etcoulait au fond du bassin. Chéri en eut pitié, il la sauva&|160;;il la pendit d’abord par les pieds&|160;; elle avait tant bu,qu’elle en était enflée&|160;; ensuite il la réchauffa&|160;; ilessuya ses ailes avec un mouchoir fin, il la secourut si bien quela pauvre tourterelle se trouva au bout d’un moment plus gaiequ’elle n’avait été triste.

«&|160;Seigneur Chéri, lui dit-elled’une voix douce et tendre, vous n’avez jamais obligé petit animalplus reconnaissant que moi&|160;; ce n’est pas d’aujourd’hui quej’ai reçu des faveurs essentielles de votre famille, je suis raviede pouvoir vous être utile à mon tour. Ne croyez donc pas quej’ignore le sujet de votre voyage&|160;; vous l’avez entrepris unpeu témérairement, car l’on ne saurait nombrer les personnes quisont péries ici. L’eau qui danse est la huitième merveille du mondepour les dames&|160;; elle embellit, elle rajeunit, elleenrichit&|160;; mais si je ne vous sers de guide, vous n’y pourrezarriver, car la source sort à gros bouillons du milieu de la forêt,et s’y précipite dans un gouffre&|160;: le chemin est couvert debranches d’arbres qui tombent tout embrasées, et je ne vois guèred’autre moyen que d’y aller par-dessous terre&|160;; reposez-vousdonc ici sans inquiétude, je vais ordonner ce qu’ilfaut.&|160;»

En même temps la tourterelle s’élève enl’air, va, vient, s’abaisse, vole et revole tant et tant, que surla fin du jour elle dit au prince que tout était prêt. Il prendl’officieux oiseau, il le baise, il le caresse, le remercie, et lesuit sur son beau cheval blanc. À peine eut-il fait cent pas, qu’ilvoit deux longues files de renards, blaireaux, taupes, escargots,fourmis, et de toutes les sortes de bêtes qui se cachent dans laterre&|160;: il y en avait une si prodigieuse quantité, qu’il necomprenait point par quel pouvoir ils s’étaient ainsirassemblés.

«&|160;C’est par mon ordre, lui dit latourterelle, que vous voyez en ces lieux ce petit peuplesouterrain&|160;; il vient de travailler pour votre service, etfaire une extrême diligence&|160;; vous me ferez plaisir de les enremercier.&|160;»

Le prince les salua, et leur dit qu’ilvoudrait les tenir dans un lieu moins stérile, qu’il les régaleraitavec plaisir&|160;: chaque bestiole parut contente.

Chéri étant à l’entrée de la voûte, ylaissa son cheval&|160;; puis, demi-courbé, il chemina avec labonne tourterelle, qui le conduisit très heureusement jusqu’à lafontaine&|160;: elle faisait un si grand bruit, qu’il en seraitdevenu sourd, si elle ne lui avait pas donné deux de ses plumesblanches dont il se boucha les oreilles. Il fut étrangement surprisde voir que cette eau dansait avec la même justesse que si Favieret Pecout lui avaient montré. Il est vrai que ce n’était que devieilles danses, comme la Bocane, la Mariée et la Sarabande.Plusieurs oiseaux qui voltigeaient en l’air chantaient les airs quel’eau voulait danser. Le prince en puisa plein son vase d’or, il enbut deux traits, qui le rendirent cent fois plus beau qu’iln’était, et qui le rafraîchirent si bien, qu’il s’apercevait àpeine que de tous les endroits du monde le plus chaud c’est laforêt lumineuse.

Il en partit par le même chemin parlequel il était venu&|160;: son cheval s’était éloigné&|160;; maisfidèle à sa voix, dès qu’il l’appela il vint au grand galop. Leprince se jeta légèrement dessus, tout fier d’avoir l’eau quidanse.

«&|160;Tendre tourterelle, dit-il àcelle qu’il tenait, j’ignore encore par quel prodige vous avez tantde pouvoir en ces lieux&|160;; les effets que j’en ai ressentism’engagent à beaucoup de reconnaissance&|160;; et comme la libertéest le plus grand des biens, je vous rends la vôtre, pour égalerpar cette faveur celles que vous m’avez faites.&|160;»

En achevant ces mots, il la laissaaller. Elle s’envola d’un petit air aussi farouche que si elle eûtresté avec lui contre son gré.

«&|160;Quelle inégalité&|160;! dit-ilalors, tu tiens plus de l’homme que de la tourterelle&|160;; l’unest inconstant, l’autre ne l’est point.&|160;»

La tourterelle lui répondit du haut desairs&|160;:

«&|160;Eh&|160;! savez-vous qui jesuis&|160;?&|160;»

Chéri s’étonna que la tourterelle eûtrépondu ainsi à sa pensée, il jugea bien qu’elle était trèshabile&|160;; il fut fâché de l’avoir laissée aller&|160;:«&|160;Elle m’aurait peut-être été utile, disait-il, et j’auraisappris par elle bien des choses qui contribueraient au repos de mavie.&|160;» Cependant il convint avec lui-même qu’il ne faut jamaisregretter un bienfait accordé&|160;; il se trouvait son redevable,quand il pensait aux difficultés qu’elle lui avait aplanies pouravoir l’eau qui danse. Son vase d’or était fermé de manière quel’eau ne pouvait ni se perdre, ni s’évaporer. Il pensaitagréablement au plaisir qu’aurait Belle-Étoile en la recevant et lajoie qu’il aurait de la revoir, lorsqu’il vit venir à toute brideplusieurs cavaliers, qui ne l’eurent pas plus tôt aperçu, quepoussant de grands cris, ils se le montrèrent les uns aux autres.Il n’eut point de peur, son âme avait un caractère d’intrépiditéqui s’alarmait peu des périls. Cependant il ressentit beaucoup dechagrin que quelque chose l’arrêtât&|160;; il poussa brusquementson cheval vers eux, et resta agréablement surpris de reconnaîtreune partie de ses domestiques qui lui présentèrent de petitsbillets, ou pour mieux dire des ordres dont la princesse les avaitchargés pour lui, afin qu’il ne s’exposât point aux dangers de laforêt lumineuse&|160;: il baisa l’écriture de Belle-Étoile&|160;;il soupira plus d’une fois, et se hâtant de retourner vers elle, illa retira de la plus sensible peine que l’on puisseéprouver.

Il la trouva en arrivant assise sousquelques arbres, où elle s’abandonnait à toute son inquiétude.Quand elle le vit à ses pieds, elle ne savait quel accueil luifaire&|160;; elle voulait le gronder d’être parti contre sesordres&|160;; elle voulait le remercier du charmant présent qu’illui faisait&|160;; enfin sa tendresse fut la plus forte&|160;; elleembrassa son cher frère, et les reproches qu’elle lui fit n’eurentrien de fâcheux.

La vieille Feintise, qui ne s’endormaitpas, sut par ses espions que Chéri était de retour plus beau qu’iln’était avant son départ&|160;; et que la princesse ayant mis surson visage l’eau qui danse, était devenue si excessivement belle,qu’il n’y avait pas moyen de soutenir le moindre de ses regards,sans mourir de plus d’une demi-douzaine de morts.

Feintise fut bien étonnée et bienaffligée, car elle avait fait son compte que le prince périraitdans une si grande entreprise&|160;; mais il n’était pas temps dese rebuter&|160;: elle chercha le moment que la princesse allait àun petit temple de Diane, peu accompagnée&|160;; elle l’aborda, etlui dit d’un air plein d’amitié&|160;:

«&|160;Que j’ai de joie, madame, del’heureux effet de mes avis&|160;! Il ne faut que vous regarderpour savoir que vous avez à présent l’eau qui danse&|160;; mais sij’osais vous donner un conseil, vous songeriez à vous rendremaîtresse de la pomme qui chante. C’est tout autre choseencore&|160;; car elle embellit l’esprit à tel point, qu’il n’y arien dont on ne soit capable&|160;: veut-on persuader quelquechose&|160;? il n’y a qu’à tenir la pomme qui chante&|160;; veut-onparler en public, faire des vers, écrire en prose, divertir, fairerire ou faire pleurer&|160;? la pomme a toutes ces vertus&|160;; etelle chante si bien et si haut, qu’on l’entend de huit lieues sansen être étourdi.

– Je n’en veux point, s’écria laprincesse, vous avez pensé faire périr mon frère avec votre eau quidanse, vos conseils sont trop dangereux.

– Quoi&|160;! madame, répliqua Feintise,vous seriez fâchée d’être la plus savante et la plus spirituellepersonne du monde&|160;? En vérité vous n’y pensez pas.

– Ah&|160;! qu’aurais-je fait, continuaBelle-Étoile, si l’on m’avait rapporté le corps de mon cher frèremort ou mourant&|160;?

– Celui-là, dit la vieille, n’ira plus,les autres sont obligés de vous servir à leur tour, et l’entrepriseest moins périlleuse.

– N’importe, ajouta la princesse, je nesuis pas d’humeur à les exposer.

– En vérité, je vous plains, ditFeintise, de perdre une occasion si avantageuse, mais vous y ferezréflexion&|160;; adieu, madame.&|160;»

Elle se retira aussitôt, très inquiètedu succès de sa harangue, et Belle-Étoile demeura aux pieds de lastatue de Diane, irrésolue sur ce qu’elle devait faire&|160;; elleaimait ses frères, elle s’aimait bien aussi&|160;; elle comprenaitque rien ne pouvait lui faire un plus sensible plaisir que d’avoirla pomme qui chante.

Elle soupira longtemps, puis elle seprit à pleurer.&|160;Petit-Soleil revenait de la chasse, ilentendit du bruit dans le temple, il y entra, et vit la princessequi se couvrait le visage de son voile, parce qu’elle étaithonteuse d’avoir les yeux tout humides&|160;; il avait déjàremarqué ses larmes, et s’approchant d’elle, il la conjurainstamment de lui dire pourquoi elle pleurait. Elle s’en défendit,répliquant qu’elle en avait honte elle-même&|160;; mais plus ellelui refusait son secret, plus il avait envie de lesavoir.

Enfin elle lui dit que la même vieillequi lui avait conseillé d’envoyer à la conquête de l’eau qui danse,venait de lui dire que la pomme qui chante était encore plusmerveilleuse, parce qu’elle donnait tant d’esprit, qu’on devenaitune espèce de prodige&|160;! qu’à la vérité elle aurait donné lamoitié de sa vie pour une telle pomme, mais qu’elle craignait qu’iln’y eût trop de danger à l’aller chercher.

«&|160;Vous n’aurez pas peur pour moi,je vous en assure, lui dit son frère en souriant, car je ne metrouve aucune envie de vous rendre ce bon office&|160;; héquoi&|160;! n’avez-vous pas assez d’esprit&|160;? Venez, venez, masœur, continua-t-il, et cessez de vous affliger.&|160;»

Belle-Étoile le suivit, aussi triste dela manière dont il avait reçu sa confidence, que de l’impossibilitéqu’elle trouvait à posséder la pomme qui chante. L’on servit lesouper, ils se mirent tous quatre à table&|160;; elle ne pouvaitmanger. Chéri, l’aimable Chéri, qui n’avait d’attention que pourelle, lui servit ce qui était de meilleur, et la pressa d’engoûter&|160;: au premier morceau son cœur se grossit&|160;; leslarmes lui vinrent aux yeux&|160;; elle sortit de table enpleurant. Belle-Étoile pleurait&|160;! ô dieux, quel sujetd’inquiétude pour Chéri&|160;! Il demanda donc ce qu’elleavait&|160;: Petit-Soleil le lui dit, en raillant d’une manièreassez désobligeante pour sa sœur&|160;; elle en fut si piquéequ’elle se retira dans sa chambre et ne voulut parler à personne detout le soir.

Dès que Petit-Soleil et Heureux furentcouchés, Chéri monta sur son excellent cheval blanc, sans dire àpersonne où il allait&|160;; il laissa seulement une lettre pourBelle-Étoile, avec ordre de la lui donner à son réveil&|160;; ettant que la nuit fut longue, il marcha à l’aventure, ne sachantpoint où il prendrait la pomme qui chante.

Lorsque la princesse fut levée, on luiprésenta la lettre du prince&|160;: il est aisé de s’imaginer toutce qu’elle ressentit d’inquiétude et de tendresse dans une occasioncomme celle-là&|160;: elle courut dans la chambre de ses frèresleur en faire la lecture, ils partagèrent ses alarmes, car ilsétaient fort unis&|160;; et aussitôt ils envoyèrent presque tousleurs gens après lui, pour l’obliger de revenir sans tenter cetteaventure, qui sans doute devait être terrible.

Cependant le roi n’oubliait point lesbeaux enfants de la forêt, ses pas le guidaient toujours de leurcôté, et quand il passait proche de chez eux, et qu’il les voyait,il leur faisait des reproches de ce qu’ils ne venaient point à sonpalais&|160;; ils s’en étaient excusés, d’abord, sur ce qu’ilsfaisaient travailler à leur équipage&|160;: ils s’en excusèrent surl’absence de leur frère, et l’assurèrent qu’à son retour ilsprofiteraient soigneusement de la permission qu’il leur donnait, delui rendre leurs très humbles respects.

Le prince Chéri était trop pressé de sapassion pour manquer à faire beaucoup de diligence&|160;; il trouvaà la pointe du jour un jeune homme bien fait, qui se reposant sousdes arbres, lisait dans un livre&|160;; il l’aborda d’un air civil,et lui dit&|160;:

«&|160;Trouvez bon que je vousinterrompe pour vous demander si vous ne savez point en quel lieuest la pomme qui chante.&|160;»

Le jeune homme haussa les yeux, etsouriant gracieusement&|160;:

«&|160;En voulez-vous faire laconquête&|160;? lui dit-il.

– Oui, s’il m’est possible, repartit leprince.

– Ah&|160;! Seigneur, ajouta l’étranger,vous n’en savez donc pas tous les périls&|160;: voilà un livre quien parle, sa lecture effraye.

– N’importe, dit Chéri, le danger nesera point capable de me rebuter, enseignez-moi seulement où jepourrai la trouver.

– Le livre marque, continua cet homme,qu’elle dans un vaste désert en Libye&|160;; qu’on l’entend chanterde huit lieues, et que le dragon qui la garde a déjà dévoré cinqcent mille personnes qui ont eu la témérité d’y aller.

– Je serai la cinq cent mille etunième&|160;», répondit prince en souriant à son tour.

Et le saluant, il prit son chemin ducôté des déserts de Libye&|160;; son beau cheval qui était de racezéphyrienne, car Zéphyre était son aïeul, allait aussi vite que levent, de sorte qu’il fit une diligence incroyable.

Il avait beau écouter, il n’entendaitd’aucun côté chanter la pomme&|160;; il s’affligeait de la longueurdu chemin, de l’inutilité du voyage, lorsqu’il aperçut une pauvretourterelle qui tombait à ses pieds&|160;; elle n’était pas encoremorte, mais il ne s’en fallait guère. Comme il ne voyait personnequi pût l’avoir blessée, il crut qu’elle était peut-être à Vénus,et que s’étant échappée de son colombier, ce petit mutin d’Amour,pour essayer ses flèches, l’avait tirée. Il en eut pitié, ildescendit de cheval&|160;; il la prit, il essuya ses plumesblanches, déjà teintes de sang vermeil&|160;; et tirant de sa pocheun flacon d’or, où il portait un baume admirable pour lesblessures, il en eut à peine mis sur celle de la tourterellemalade, qu’elle ouvrit les yeux, leva la tête, déploya les ailes,s’éplucha&|160;; puis regardant le prince&|160;:

«&|160;Bonjour, beau Chéri, luidit-elle, vous êtes destiné à me sauver la vie, et je le suispeut-être à vous rendre de grands services. Vous venez pourconquérir la pomme qui chante&|160;; l’entreprise est difficile etdigne de vous, car elle est gardée par un dragon affreux, qui adouze pieds, trois têtes, six ailes, et tout le corps debronze.

– Ah&|160;! ma chère tourterelle, luidit le prince, quelle joie pour moi de te revoir, et dans un tempsoù ton secours m’est si nécessaire&|160;! Ne me le refuse pas, mabelle petite, car je mourrais de douleur, si j’avais la honte deretourner sans la pomme qui chante&|160;; et puisque j’ai eu l’eauqui danse par ton moyen, j’espère que tu en trouveras encorequelqu’un pour me faire réussir dans mon entreprise.

– Vous me touchez, repartit tendrementla tourterelle, suivez-moi, je vais voler devant vous, j’espère quetout ira bien.&|160;»

Le prince la laissa aller&|160;; aprèsavoir marché tout le jour, ils arrivèrent proche d’une montagne desable.

«&|160;Il faut creuser ici&|160;», luidit la tourterelle.

Le prince aussitôt, sans se rebuter derien, se mit à creuser, tantôt avec ses mains, tantôt avec sonépée. Au bout de quelques heures il trouva un casque, une cuirasse,et le reste de l’armure, avec l’équipage pour son cheval,entièrement de miroirs.

«&|160;Armez-vous, dit la tourterelle,et ne craignez point le dragon&|160;; quand il se verra dans tousces miroirs, il aura tant de peur, que, croyant que ce sont desmonstres comme lui, il s’enfuira.&|160;»

Chéri approuva beaucoup cet expédient,il s’arma des miroirs, et reprenant la tourterelle, ils allèrentensemble toute la nuit. Au point du jour, ils entendirent unemélodie ravissante. Le prince pria la tourterelle de lui dire ceque c’était.

«&|160;Je suis persuadée, dit-elle,qu’il n’y a que la pomme qui puisse être si agréable, car elle faitseule toutes les parties de la musique, et sans toucher aucunsinstruments, il semble qu’elle en joue d’une manièreravissante.&|160;»

Ils s’approchaient toujours&|160;; leprince pensait en lui-même qu’il voudrait bien que la pomme chantâtquelque chose qui convînt à la situation où il était&|160;; en mêmetemps il entendit ces paroles&|160;:

L’amour peut surmonter le cœur le plusrebelle&|160;:

Ne cessez point d’être amoureux,

Vous qui suivez les lois d’une beautécruelle,

Aimez, persévérez, et vous serez heureux.

«&|160;Ah&|160;! s’écria-t-il, répondantà ces vers, quelle charmante prédiction&|160;! Je puis espérerd’être un jour plus content que je ne le suis&|160;; l’on vient deme l’annoncer.&|160;»

La tourterelle ne lui dit rienlà-dessus, elle n’était pas née babillarde, et ne parlait que pourles choses indispensablement nécessaires. À mesure qu’il avançait,la beauté de la musique augmentait&|160;; et quelque empressementqu’il eût, il était quelquefois si ravi, qu’il s’arrêtait sanspouvoir penser à rien qu’à écouter&|160;: mais la vue du terribledragon, qui parut tout d’un coup avec ses douze pieds et plus decent griffes, les trois têtes et son corps de bronze, le retira decette espèce de léthargie&|160;: il avait senti le prince de fortloin, et l’attendait pour le dévorer comme tous les autres, dont ilavait fait des repas excellents&|160;; leurs os étaient rangésautour du pommier où était la belle pomme&|160;; ils s’élevaient sihaut qu’on ne pouvait la voir.

L’affreux animal s’avança enbondissant&|160;; il couvrit la terre d’une écume empoisonnée trèsdangereuse&|160;; il sortait de sa gueule infernale du feu et depetits dragonneaux, qu’il lançait comme des dards dans les yeux etles oreilles des chevaliers errants qui voulaient emporter lapomme. Mais lorsqu’il vit son effrayante figure, multipliée cent etcent fois dans tous les miroirs du prince, ce fut lui à son tourqui eut peur&|160;; il s’arrêta, et regardant fièrement le princechargé de dragons, il ne songea plus qu’à s’enfuir. Chéris’apercevant de l’heureux effet de son armure, le poursuivitjusqu’à l’entrée d’une profonde caverne, où il se précipita pourl’éviter&|160;: il en ferma bien vite l’entrée, et se dépêcha deretourner vers la pomme qui chante.

Après avoir monté par-dessus tous les osqui l’entouraient, il vit ce bel arbre avec admiration&|160;; ilétait d’ambre, les pommes de topaze&|160;; et la plus excellente detoutes, qu’il cherchait avec tant de soins et de périls, paraissaitau haut, faite d’un seul rubis, avec une couronne de diamantsdessus. Le prince, transporté de joie de pouvoir donner un trésorsi parfait et si rare à Belle-Étoile, se hâta de casser la branched’ambre&|160;; et tout fier de sa bonne fortune, il monta sur soncheval blanc, mais il ne trouva plus la tourterelle&|160;; dès queses soins lui furent inutiles, elle s’envola. Sans perdre de tempsen regrets superflus, comme il craignait que le dragon, dont ilentendait les sifflements, ne trouvât quelque route pour venir àces pommes, il retourna avec la sienne vers laprincesse.

Elle avait perdu l’usage de dormirdepuis son absence&|160;; elle se reprochait sans cesse son envied’avoir plus d’esprit que les autres&|160;; elle craignait plus lamort de Chéri que la sienne. «&|160;Ah&|160;! malheureuse&|160;!s’écriait-elle, en poussant de profonds soupirs, fallait-il quej’eusse cette vaine gloire&|160;? Ne me suffisait-il pas de penseret de parler assez bien, pour ne faire et ne dire riend’impertinent&|160;? Je serai bien punie de mon orgueil, si jeperds ce que j’aime&|160;! Hélas, continua-t-elle, peut-être queles dieux, irrités des sentiments que je ne puis me défendred’avoir pour Chéri, veulent me l’ôter par une fintragique.&|160;»

Il n’y avait rien que son cœur affligén’imaginât, quand, au milieu de la nuit, elle entendit une musiquesi merveilleuse, qu’elle ne put s’empêcher de se lever, et de semettre à sa fenêtre pour l’écouter mieux&|160;; elle ne savait ques’imaginer. Tantôt elle croyait que c’était Apollon et les Muses,tantôt Vénus, les Grâces et les Amours&|160;; la symphonies’approchait toujours, et Belle-Étoile écoutait.

Enfin le prince arriva&|160;; il faisaitun grand clair de lune&|160;; il s’arrêta sous le balcon de laprincesse qui s’était retirée, quand elle aperçut de loin uncavalier&|160;; la pomme chanta aussitôt&|160;:

Réveillez-vous, belle endormie.

La princesse, curieuse, regardapromptement qui pouvait chanter si bien, et reconnaissant son cherfrère, elle pensa se précipiter de sa fenêtre en bas pour être plustôt auprès de lui&|160;; elle parla si haut, que tout le mondes’étant éveillé, l’on vint ouvrir la porte à Chéri. Il entra avecun empressement que l’on peut assez se figurer. Il tenait dans samain la branche d’ambre, au bout de laquelle était le merveilleuxfruit&|160;; et comme il l’avait sentie souvent, son esprit étaitaugmenté à tel point, que rien dans le monde ne pouvait lui êtrecomparable.

Belle-Étoile courut au-devant de luiavec une grande précipitation.

Pensez-vous que je vous remercie, moncher frère&|160;? lui dit-elle, en pleurant de joie. Non, il n’estpoint de bien que je n’achète trop cher quand vous vous exposezpour me l’acquérir.

– Il n’est point de périls, lui dit-il,auxquels je ne veuille toujours me hasarder pour vous donner laplus petite satisfaction. Recevez, Belle-Étoile, continua-t-il,recevez ce fruit unique, personne au monde ne le mérite si bien quevous&|160;; mais, que vous donnera-t-il que vous n’ayezdéjà&|160;!&|160;»

Petit-Soleil et son frère vinrentinterrompre cette conversation&|160;; ils eurent un sensibleplaisir de revoir le prince, il leur raconta son voyage, et cetterelation les mena jusqu’au jour.

La mauvaise Feintise était revenue danssa petite maison, après avoir entretenu la reine-mère de sesprojets, elle avait trop d’inquiétude pour dormirtranquillement&|160;; elle entendit le doux chant de la pomme, querien dans la nature ne pouvait égaler. Elle ne douta point que laconquête n’en fût faite&|160;! Elle pleura, elle gémit, elles’égratigna le visage, elle s’arracha les cheveux&|160;; sa douleurétait extrême, car au lieu de faire du mal aux beaux enfants, commeelle l’avait projeté, elle leur faisait du bien, quoiqu’il n’entrâtque de la perfidie dans ses conseils.

Dès qu’il fut jour, elle apprit que leretour du prince n’était que trop vrai&|160;; elle retourna chez lareine-mère.

«&|160;Hé bien, lui dit cette princesse,Feintise, m’apportes-tu de bonnes nouvelles&|160;? Les enfantsont-ils péri&|160;?

– Non, madame, dit-elle, en se jetant àses pieds, mais que Votre Majesté ne s’impatiente point, il mereste des moyens infinis de vous en délivrer.

– Ah&|160;! malheureuse, dit la reine,tu n’es au monde que pour me trahir, tu lesépargnes.&|160;»

La vieille protesta bien lecontraire&|160;; et quand elle l’eut un peu apaisée, elle s’enrevint pour rêver à ce qu’il fallait faire.

Elle laissa passer quelques jours sansparaître, au bout desquels elle épia si bien, qu’elle trouva dansune route de la forêt la princesse qui se promenait seule,attendant le retour de ses frères.

«&|160;Le ciel vous comble de biens, luidit cette scélérate en l’abordant&|160;: charmante Étoile, j’aiappris que vous possédez la pomme qui chante&|160;: certainementquand cette bonne fortune me serait arrivée, je n’en aurais pasplus de joie&|160;; car il faut avouer que j’ai pour vous uneinclination qui m’intéresse à tous vos avantages&|160;: cependant,continua-t-elle, je ne peux m’empêcher de vous donner un nouvelavis.

– Ah&|160;! gardez vos avis, s’écria laprincesse en s’éloignant d’elle, quelques biens qu’ils m’apportent,ils ne sauraient me payer l’inquiétude qu’ils m’ontcausée.

– L’inquiétude n’est pas un si grandmal, repartit-elle en souriant, il en est de douces et detendres.

– Taisez-vous, ajouta Belle-Étoile, jetremble quand j’y pense.

Il est vrai, dit la vieille, que vousêtes fort à plaindre, d’être la plus belle et la plus spirituellefille de l’univers&|160;; je vous en fais mes excuses.

– Encore un coup, répliqua la princesse,je sais suffisamment l’état où l’absence de mon frère m’aréduite.

– Il faut malgré cela que je vous dise,continua Feintise, qu’il vous manque encore le petit oiseau Vertqui dit tout&|160;; vous seriez informée par lui de votrenaissance, des bons et des mauvais succès de la vie&|160;; il n’y arien de si particulier qu’il ne nous découvrit&|160;; et lorsqu’ondira dans le monde&|160;: Belle-Étoile a l’eau qui danse, et lapomme qui chante&|160;; l’on dira en même temps&|160;: elle n’a pasle petit oiseau Vert qui dit tout&|160;; et il vaudrait presqueautant qu’elle n’eût rien.&|160;»

Après avoir débité ainsi ce qu’elleavait dans l’esprit, elle se retira. La princesse, triste etrêveuse, commença à soupirer amèrement&|160;: «&|160;Cette femme araison, disait-elle&|160;; de quoi me servent les avantages que jereçois de l’eau et de la pomme, puisque j’ignore d’où je suis, quisont mes parents, et par quelle fatalité mes frères et moi avonsété exposés à la fureur des ondes&|160;? Il faut qu’il y aitquelque chose de bien extraordinaire dans notre naissance pour nousabandonner ainsi, et une protection bien évidente du ciel pour nousavoir sauvés de tant de périls&|160;: quel plaisir n’aurai-je pointde connaître mon père et ma mère, de les chérir, s’ils sont encorevivants, et d’honorer leur mémoire s’ils sont morts&|160;!&|160;»Là-dessus les larmes vinrent avec abondance couvrir ses joues,semblables aux gouttes de la rosée qui paraît le matin sur les lyset sur les roses.

Chéri, qui avait toujours plusd’impatience de la voir que les autres, s’était hâté après lachasse de revenir&|160;; il était à pied, son arc pendaitnégligemment à son côté, sa main était armée de quelques flèches,ses cheveux rattachés ensemble&|160;; il avait en cet état un airmartial qui plaisait infiniment. Dès que la princesse l’aperçut,elle entra dans une allée sombre, afin qu’il ne vît pas lesimpressions de douleur qui étaient sur son visage&|160;; mais unemaîtresse ne s’éloigne pas si vite, qu’un amant bien empressé ne lajoigne. Le prince l’aborda&|160;; il eut à peine jeté les yeux surelle, qu’il connut qu’elle avait quelque peine. Il s’en inquiète,il la prie, il la presse de lui en apprendre le sujet&|160;; elles’en défend avec opiniâtreté&|160;: enfin il tourne la pointe d’unede ses flèches contre son cœur&|160;:

«&|160;Vous ne m’aimez point,Belle-Étoile, lui dit-il, je n’ai plus qu’àmourir.&|160;»

La manière dont il lui parla la jetadans la dernière alarme&|160;; elle n’eut plus la force de luirefuser son secret&|160;: mais elle ne le lui dit qu’à conditionqu’il ne chercherait de sa vie les moyens de satisfaire le désirqu’elle avait&|160;; il lui promit tout ce qu’elle exigeait, et nemarqua point qu’il voulût entreprendre ce derniervoyage.

Aussitôt qu’elle se fut retirée dans sachambre, et les princes dans les leurs, il descendit en bas, tirason cheval de l’écurie, monta dessus, et partit sans en parler àpersonne. Cette nouvelle jeta la belle famille dans une étrangeconsternation. Le roi, qui ne pouvait les oublier, les envoya prierde venir dîner avec lui&|160;; ils répondirent que leur frèrevenait de s’absenter, qu’ils ne pouvaient avoir de joie ni de repossans lui, et qu’à son retour, ils ne manqueraient pas d’aller aupalais. La princesse était inconsolable&|160;: l’eau qui danse etla pomme qui chante n’avaient plus de charmes pour elle&|160;; sansChéri, rien ne lui était agréable.

Le prince s’en alla, errant par lemonde&|160;; il demandait à ceux qu’il rencontrait où il pourraittrouver le petit oiseau Vert qui dit tout&|160;: la plupartl’ignoraient&|160;; mais il rencontra un vénérable vieillard, quil’ayant fait entrer dans sa maison, voulut bien prendre la peine deregarder sur un globe qui faisait une partie de son étude et de sondivertissement. Il lui dit ensuite qu’il était dans un climatglacé, sur la pointe d’un rocher affreux, et il lui enseigna laroute qu’il devait tenir. Le prince, par reconnaissance, lui donnaplein un petit sac de grosses perles qui étaient tombées de sescheveux, et prenant congé de lui, il continua sonvoyage.

Enfin, au lever de l’aurore, il aperçutle rocher, fort haut et fort escarpé&|160;; et sur le sommet,l’oiseau qui parlait comme un oracle, disant des choses admirables.Il comprit qu’avec un peu d’adresse il était aisé de l’attraper,car il ne paraissait point farouche&|160;; il allait et venait,sautant légèrement d’une pointe sur l’autre. Le prince descendit decheval&|160;; et montant sans bruit, malgré l’âpreté de ce mont, ilse promettait le plaisir d’en faire un sensible à Belle-Étoile. Ilse voyait si proche de l’oiseau Vert, qu’il croyait le prendre,lorsque le rocher s’ouvrant tout d’un coup, il tomba dans unespacieuse salle, aussi immobile qu’une statue&|160;; il ne pouvaitni remuer, ni se&|160;plaindre de sa déplorable aventure. Troiscents chevaliers qui l’avaient tentée comme lui, étaient au mêmeétat&|160;; ils s’entre-regardaient, c’était la seule chose quileur était permise.

Le temps semblait si long àBelle-Étoile, que ne voyant point revenir son Chéri, elle tombadangereusement malade. Les médecins connurent bien qu’elle étaitdévorée par une profonde mélancolie&|160;; ses frères l’aimaienttendrement&|160;; ils lui parlèrent de la cause de son mal&|160;:elle leur avoua qu’elle se reprochait nuit et jour l’éloignement deChéri, qu’elle sentait bien qu’elle mourrait, si elle n’apprenaitpas de ses nouvelles&|160;: ils furent touchés de ses larmes, etpour la guérir, Petit-Soleil résolut d’aller chercherfrère.

Le prince partit, il sut en quel lieuétait le fameux oiseau&|160;; il y fut, il le vit, il s’en approchaavec les mêmes espérances&|160;; et dans ce moment le rocherl’engloutit, il tomba dans la grande salle&|160;; la première chosequi arrêta ses regards, ce fut Chéri, mais il ne put luiparler.

Belle-Étoile était un peuconvalescente&|160;; elle espérait à chaque moment de voir revenirses deux frères&|160;: mais ses espérances étant déçues, sonaffliction prit de nouvelles forces&|160;: elle ne cessait plusjour et nuit de se plaindre&|160;; elle s’accusait du désastre deses frères&|160;; et le prince Heureux n’ayant pas moins pitiéd’elle, que d’inquiétude pour les princes, prit à son tour larésolution de les aller chercher. Il le dit à Belle-Étoile&|160;;elle voulut d’abord s’y opposer&|160;: mais il répliqua qu’il étaitbien juste qu’il s’exposât pour trouver les personnes du monde quilui étaient les plus chères&|160;; là-dessus il partit après avoirfait de tendres adieux à la princesse&|160;: elle resta seule enproie à la plus vive douleur.

Quand Feintise sut que le troisièmeprince était en chemin, elle se réjouit infiniment&|160;; elle enavertit la reine-mère, et lui promit plus fortement que jamais deperdre toute cette infortunée famille&|160;: en effet, Heureux eutune aventure semblable à Chéri et à Petit-Soleil&|160;; il trouvale rocher, il vit le bel oiseau, et il tomba comme une statue dansla salle, où il reconnut les princes qu’il cherchait, sans pouvoirleur parler&|160;; ils étaient tous arrangés dans des niches decristal&|160;; ils ne dormaient jamais, ne mangeaient point, etrestaient enchantés d’une manière bien triste, car ils avaientseulement la liberté de rêver, et de déplorer leuraventure.

Belle-Étoile, inconsolable, ne voyantrevenir aucun de ses frères, se reprocha d’avoir tardé si longtempsà les suivre. Sans hésiter davantage, elle donna ordre à tous sesgens de l’attendre six mois&|160;: mais que si ses frères ou ellene revenaient pas dans ce temps, ils retournassent apprendre leurmort au corsaire et à sa femme&|160;; ensuite elle prit un habitd’homme, trouvant qu’il y avait moins à risquer pour elle, ainsitravestie dans son voyage, que si elle était allée en aventurièrecourir le monde. Feintise la vit partir dessus son beaucheval&|160;; elle se trouva alors comblée de joie, et courut aupalais régaler la reine-mère de cette bonne nouvelle.

La princesse s’était armée seulementd’un casque, dont elle ne levait presque jamais la visière, car sabeauté était si délicate et si parfaite, qu’on n’aurait pas cru,comme elle le voulait, qu’elle était un cavalier. La rigueur del’hiver se faisait ressentir, et le pays où était le petit oiseauqui dit tout, ne recevait en aucune saison les heureuses influencesdu soleil.

Belle-Étoile avait un étrange froid,mais rien ne pouvait la rebuter, lorsqu’elle vit une tourterellequi n’était guère moins blanche et guère moins froide que la neige,laquelle était étendue. Malgré toute son impatience d’arriver aurocher, elle ne voulut pas la laisser mourir, et descendant decheval, elle la prit entre ses mains, la réchauffa de son haleine,puis la mit dans son sein&|160;; la pauvre petite ne remuait plus.Belle-Étoile pensait qu’elle était morte, elle y avaitregret&|160;; elle la tira, et la regardant, elle lui dit, comme sielle eût pu l’entendre&|160;:

«&|160;Que ferai-je, bien aimabletourterelle, pour te sauver la vie&|160;?

– Belle-Étoile, répondit la bestiole, undoux baiser de votre bouche peut achever ce que vous avez sicharitablement commencé.

– Non pas un, dit la princesse, maiscent, s’il les faut.&|160;»

Elle la baisa&|160;; et la tourterelle,reprenant courage, lui dit gaiement&|160;:

«&|160;Je vous connais, malgré votredéguisement&|160;; sachez que vous entreprenez une chose qui vousserait impossible sans mon secours&|160;; faites donc ce que jevais vous conseiller. Dès que vous serez arrivée au rocher, au lieude chercher le moyen d’y monter, arrêtez-vous au pied, et commencezla plus belle chanson et la plus mélodieuse que vous sachiez.L’oiseau Vert qui dit tout, vous écoutera, et remarquera d’où vientcette voix, ensuite vous feindrez de vous endormir&|160;: jeresterai auprès de vous&|160;; quand il me verra, il descendra dela pointe du rocher pour me béqueter&|160;: c’est dans ce momentque vous le pourrez prendre.&|160;»

La princesse, ravie de cette espérance,arriva presque aussitôt au rocher&|160;; elle reconnut les chevauxde ses frères qui broutaient l’herbe&|160;: cette vue renouvelatoutes ses douleurs&|160;; elle s’assit, et pleura longtempsamèrement. Mais le petit oiseau Vert disait de si belles choses, etsi consolantes pour les malheureux, qu’il n’y avait point de cœuraffligé qu’il ne réjouît&|160;; de sorte qu’elle essuya ses larmes,et se mit à chanter si haut et si bien, que les princes au fond deleur salle enchantée eurent le plaisir de l’entendre.

Ce fut le premier moment où ilssentirent quelque espérance. Le petit oiseau Vert qui dit toutécoutait et regardait d’où venait cette voix&|160;; il aperçut laprincesse, qui avait ôté son casque pour dormir plus commodément,et la tourterelle qui voltigeait autour d’elle. À cette vue, ildescendit doucement, et vint la béqueter&|160;; mais il ne luiavait pas arraché trois plumes, qu’il était déjà pris.

«&|160;Ah&|160;! que mevoulez-vous&|160;? lui dit-il. Que vous ai-je fait pour venir de siloin me rendre si malheureux&|160;? Accordez-moi ma liberté, jevous en conjure&|160;; voyez ce que vous souhaitez en échange, iln’y a rien que je ne fasse.

– Je désire, lui dit Belle-Étoile, quetu me rendes mes trois frères, je ne sais où ils sont, mais leurschevaux qui paissent près de ce rocher me font connaître que tu lesretiens en quelque lieu.

– J’ai, sous l’aile gauche, une plumeincarnate&|160;; arrachez-la, lui dit-il, servez-vous-en pourtoucher le rocher.&|160;»

La princesse fut diligente à ce qu’illui avait commandé&|160;; en même temps elle vit des éclairs, etelle entendit un bruit de vents et de tonnerre mêlés ensemble, quilui firent une crainte extrême. Malgré sa frayeur, elle tinttoujours l’oiseau Vert, craignant qu’il ne lui échappât&|160;; elletoucha encore le rocher avec la plume incarnate, et la troisièmefois, il se fendit depuis le sommet jusqu’au pied&|160;; elle entrad’un air victorieux dans la salle où les trois princes étaient avecbeaucoup d’autres&|160;: elle courut vers Chéri, il ne lareconnaissait point avec son habit et son casque, et puisl’enchantement n’était pas encore fini, de sorte qu’il ne pouvaitni parler ni agir. La princesse, qui s’en aperçut, fit de nouvellesquestions à l’oiseau Vert, auxquelles il répondit qu’il fallaitavec la plume incarnate frotter les yeux et la bouche de tous ceuxqu’elle voudrait désenchanter&|160;: elle rendit ce bon office àplusieurs rois, à plusieurs souverains, et particulièrement à nostrois princes.

Touchés d’un si grand bienfait, ils sejetèrent tous à ses genoux, le nommant le libérateur des rois. Elles’aperçut alors que ses frères, trompés par ses habits, ne lareconnaissaient point&|160;; elle ôta promptement son casque, elleleur tendit les bras, les embrassa cent fois, et demanda aux autresprinces avec beaucoup de civilité, qui ils étaient&|160;; chacunlui dit son aventure particulière, et ils s’offrirent àl’accompagner partout où elle voudrait aller. Elle réponditqu’encore que les lois de la chevalerie pussent lui donner quelquedroit sur la liberté qu’elle venait de leur rendre, elle neprétendait point s’en prévaloir. Là-dessus elle se retira avec lesprinces, pour se rendre compte les uns aux autres de ce qui leurétait arrivé depuis leur séparation.

Le petit oiseau Vert qui dit tout lesinterrompit pour prier Belle-Étoile de lui accorder saliberté&|160;; elle chercha aussitôt la tourterelle, afin de lui endemander avis, mais elle ne la trouva plus. Elle répondit àl’oiseau qu’il lui avait coûté trop de peines et d’inquiétudes pourjouir si peu de sa conquête. Ils montèrent tous quatre à cheval, etlaissèrent les empereurs et les rois à pied, car depuis deux outrois cents ans qu’ils étaient là, leurs équipages avaientpéri.

La reine-mère, débarrassée de toutel’inquiétude que lui avait causée le retour des beaux enfants,renouvela ses instances auprès du roi pour le faire remarier, etl’importuna si fort, qu’elle lui fit choisir une princesse de sesparentes. Et comme il fallait casser le mariage de la pauvre reineBlondine, qui était toujours demeurée auprès de sa mère, à leurpetite maison de campagne, avec les trois chiens qu’elle avaitnommés Chagrin, Mouron et Douleur, à cause de tous les ennuisqu’ils lui avaient causés, la reine-mère l’envoya quérir&|160;;elle monta en carrosse, et prit les doguins, étant vêtue de noir,avec un long voile qui tombait jusqu’à ses pieds.

En cet état, elle parut plus belle quel’astre du jour, quoiqu’elle fût devenue pâle et maigre, car ellene dormait point, et ne mangeait que par complaisance. Pour samère, tout le monde en avait grande pitié&|160;; le roi en fut siattendri qu’il n’osait jeter les yeux sur elle&|160;; mais quand ilpensait qu’il courait risque de n’avoir point d’autres héritiersque des doguins, il consentait à tout.

Le jour étant pris pour la noce, lareine-mère, priée par l’amirale Rousse (qui haïssait toujours soninfortunée sœur), dit qu’elle voulait que la reine Blondine parût àla fête&|160;; tout était préparé pour la faire grande etsomptueuse&|160;; et comme le roi n’était pas fâché que lesétrangers vissent sa magnificence, il ordonna à son premier écuyerd’aller chez les beaux enfants, les convier à venir, et luicommanda qu’en cas qu’ils ne fussent pas encore venus, il laissâtde bons ordres afin qu’on les avertît à leur retour.

Le premier écuyer les alla chercher, etne les trouva point&|160;; mais sachant le plaisir que le roiaurait de les voir, il laissa un de ses gentilshommes pour lesattendre, afin de les amener sans aucun retardement. Cet heureuxjour venu, qui était celui du grand banquet, Belle-Étoile et lestrois princes arrivèrent&|160;; le gentilhomme leur appritl’histoire du roi, comme il avait autrefois épousé une pauvrefille, parfaitement belle et sage, qui avait eu le malheurd’accoucher de trois chiens&|160;; qu’il l’avait chassée pour ne laplus voir&|160;; que, cependant, il l’aimait tant, qu’il avaitpassé quinze ans sans vouloir écouter aucune proposition demariage&|160;; que la reine-mère et ses sujets l’ayant fortementpressé, il s’était résolu à épouser une princesse de la cour, etqu’il fallait promptement y venir pour assister à toute lacérémonie.

En même temps Belle-Étoile prit une robede velours, couleur de rose, toute garnie de diamantsbrillants&|160;; elle laissa tomber ses cheveux par grosses bouclessur les épaules&|160;; ils étaient renoués de rubans, l’étoilequ’elle avait sur le front jetait beaucoup de lumière, et la chaîned’or qui tournait autour de son cou, sans qu’on la pût ôter,semblait être d’un métal plus précieux que l’or même. Enfin jamaisrien de si beau ne parut aux yeux des mortels. Ses frères n’étaientpas moins bien, entre autres le prince Chéri&|160;; il avaitquelque chose qui le distinguait très avantageusement. Ilsmontèrent tous quatre dans un chariot d’ébène et d’ivoire, dont lededans était de drap d’or, avec des carreaux de même, brodés depierreries&|160;; douze chevaux blancs le traînaient&|160;: lereste de leur équipage était incomparable. Lorsque Belle-Étoile etses frères parurent, le roi ravi les vint recevoir avec toute sacour, au haut de l’escalier. La pomme qui chante se faisaitentendre d’une manière merveilleuse, l’eau qui danse, dansait, etle petit oiseau qui dit tout, parlait mieux que les oracles&|160;:ils se baissèrent tous quatre jusqu’aux genoux du roi, et luiprenant la main, ils la baisèrent avec autant de respect qued’affection. Il les embrassa, et leur dit&|160;:

«&|160;Je vous suis obligé, aimablesétrangers, d’être venus aujourd’hui&|160;; votre présence me faitun plaisir sensible.&|160;»

En achevant ces mots, il entra avec euxdans un grand salon, où les musiciens jouaient de toutes sortesd’instruments, et plusieurs tables servies splendidement nelaissaient rien à souhaiter pour la bonne chère.

La reine-mère vint, accompagnée de safuture belle-fille, de l’amirale Rousse, et de toutes les dames,entre lesquelles on amenait la pauvre reine, liée par le cou, avecune longe de cuir, et les trois chiens attachés de même. On la fitavancer jusqu’au milieu du salon, où était un chaudron plein d’oset de mauvaises viandes, que la reine-mère avait ordonnés pour leurdîner.

Quand Belle-Étoile et les princes lavirent si malheureuse, bien qu’ils ne la connussent point, leslarmes leur vinrent aux yeux, soit que la révolution des grandeursdu monde les touchât, ou qu’ils fussent émus par la force du sangqui se fait souvent ressentir. Mais que pensa la mauvaise reined’un retour si peu espéré et si contraire à ses desseins&|160;?Elle jeta un regard furieux sur Feintise, qui désirait ardemmentalors que la terre s’ouvrît pour s’y précipiter.

Le roi présenta les beaux enfants à samère, lui disant mille biens d’eux&|160;; et malgré l’inquiétudedont elle était saisie, elle ne laissa pas de leur parler avec unair riant, et de leur jeter des regards aussi favorables que sielle les eût aimés, car la dissimulation était en usage dès cetemps-là. Le festin se passa fort gaiement, quoique le roi eût uneextrême peine de voir manger sa femme avec ses doguins, comme ladernière des créatures&|160;; mais ayant résolu d’avoir de lacomplaisance pour sa mère, qui l’obligeait à se remarier, il lalaissait ordonner de tout.

Sur la fin du repas, le roi adressant laparole à Belle-Étoile&|160;:

«&|160;Je sais, lui dit-il, que vousêtes en possession de trois trésors qui sont incomparables&|160;;je vous en félicite, et je vous prie de nous raconter ce qu’il afallu faire pour les conquérir.

– Sire, dit-elle, je vous obéirai avecplaisir&|160;: l’on m’avait dit que l’eau qui danse me rendraitbelle, et que la pomme qui chante me donnerait de l’esprit&|160;;j’ai souhaité les avoir par ces deux raisons. À l’égard du petitoiseau Vert qui dit tout, j’en ai eu une autre&|160;; c’est quenous ne savons rien de notre fatale naissance&|160;: nous sommesdes enfants abandonnés de nos proches, qui n’en connaissonsaucun&|160;; j’ai espéré que ce merveilleux oiseau nouséclaircirait sur une chose qui nous occupe jour et nuit.

– À juger de votre naissance par vous,répliqua le roi, elle doit être des plus illustres&|160;; maisparlez sincèrement, qui êtes-vous&|160;?

– Sire, lui dit-elle, mes frères et moiavons différé de l’interroger jusqu’à notre retour&|160;: enarrivant nous avons reçu vos ordres pour venir à vos noces&|160;;tout ce que j’ai pu faire, ç’a été de vous apporter ces troisraretés pour vous divertir.

– J’en suis très aise, s’écria le roi,ne différons pas une chose si agréable.

Vous vous amusez à toutes les bagatellesqu’on vous propose, dit la reine-mère en colère&|160;; voilà deplaisants marmousets, avec leurs raretés&|160;: en vérité, le nomseul fait assez connaître que rien n’est plus ridicule&|160;:fi&|160;! fi&|160;! je ne veux pas que de petits étrangers,apparemment de la lie du peuple, aient l’avantage d’abuser de votrecrédulité&|160;; tout cela consiste en quelques tours de gibecièreet de gobelets&|160;; et sans vous, ils n’auraient pas eu l’honneurd’être assis à ma table.&|160;»

Belle-Étoile et ses frères entendant undiscours si désobligeant, ne savaient que devenir&|160;; leurvisage était couvert de confusion et de désespoir, d’essuyer un telaffront devant toute cette grande cour. Mais le roi ayant répondu àsa mère que son procédé l’outrait, pria les beaux enfants de nes’en point chagriner, et leur tendit la main en signe d’amitié.Belle-Étoile prit un bassin de cristal de roche, dans lequel elleversa toute l’eau qui danse&|160;; on vit aussitôt que cette eaus’agitait, sautait en cadence, allait et venait, s’élevait commeune petite mer irritée, changeait de mille couleurs, et faisaitaller le bassin de cristal le long de la table du roi&|160;; puisil s’en élança tout d’un coup quelques gouttes sur le visage dupremier écuyer, à qui les enfants avaient de l’obligation. C’étaitun homme d’un mérite rare, mais sa laideur ne l’était pas moins, etil en avait même perdu un œil. Dès que l’eau l’eut touché, ildevint si beau qu’on ne le reconnaissait plus, et son œil se trouvaguéri. Le roi, qui l’aimait chèrement, eut autant de joie de cetteaventure que la reine-mère en ressentit de déplaisir, car elle nepouvait entendre les applaudissements qu’on donnait aux princes.Après que le grand bruit fut cessé, Belle-Étoile mit sur l’eau quidanse la pomme qui chante, faite d’un seul rubis, couronnée dediamants, avec sa branche d’ambre&|160;; elle commença un concertsi mélodieux que cent musiciens se seraient fait moins entendre.Cela ravit le roi et toute sa cour, et l’on ne sortait pointd’admiration, quand Belle-Étoile tira de son manchon une petitecage d’or, d’un travail merveilleux, où était l’oiseau Vert qui dittout&|160;; il ne se nourrissait que de poudre de diamants, et nebuvait que de l’eau de perles distillées. Elle le prit biendélicatement, et le posa sur la pomme, qui se tut par respect, afinde lui donner le temps de parler&|160;: il avait ses plumes d’unesi grande délicatesse, qu’elles s’agitaient quand on fermait lesyeux et qu’on les rouvrait proche de lui&|160;; elles étaient detoutes les nuances de vert que l’on peut imaginer&|160;: ils’adressa au roi, et lui demanda ce qu’il voulaitsavoir.

«&|160;Nous souhaitons tous d’apprendre,répliqua le roi, qui sont cette belle fille et ces troiscavaliers.

– Ô roi, répondit l’oiseau Vert, avecune voix forte et intelligible, elle est ta fille, et deux de cesprinces sont tes fils&|160;; le troisième, appelé Chéri, est tonneveu.&|160;»

Là-dessus il raconta avec une éloquenceincomparable toute l’histoire, sans négliger la moindrecirconstance.

Le roi fondait en larmes, et la reineaffligée, qui avait quitté son chaudron, ses os et ses chiens,s’était approchée doucement&|160;: elle pleurait de joie et d’amourpour son mari et pour ses enfants&|160;; car pouvait-elle douter dela vérité de cette histoire, quand elle leur voyait toutes lesmarques qui pouvaient les faire reconnaître&|160;? Les troisprinces et Belle-Étoile se levèrent à la fin de leurhistoire&|160;; ils vinrent se jeter aux pieds du roi, ilsembrassaient ses genoux, ils baisaient ses mains&|160;; il leurtendait les bras, il les serrait contre son cœur&|160;; l’onn’entendait que des soupirs, hélas&|160;! des cris de joie. Le roise leva, et voyant la reine sa femme qui demeurait toujourscraintive proche de la muraille, d’un air humilié, il alla à elle,et lui faisant mille caresses, il lui présenta lui-même un fauteuilauprès du sien, et l’obligea de s’y asseoir.

Ses enfants lui baisèrent mille fois lespieds et les mains&|160;; jamais spectacle n’a été plus tendre niplus touchant&|160;: chacun pleurait en son particulier, et levaitles mains et les yeux au ciel, pour lui rendre grâce d’avoir permisque des choses si importantes et si obscures fussent connues. Leroi remercia la princesse qui avait eu le dessein de l’épouser, illui laissa une grande quantité de pierreries. Mais à l’égard de lareine-mère, de l’amirale et de Feintise, que n’aurait-il pas faitcontre elles, s’il n’avait écouté que son ressentiment&|160;? Letonnerre de sa colère commençait à gronder, lorsque la généreusereine, ses enfants et Chéri le conjurèrent de s’apaiser, et devouloir rendre contre elles un jugement plus exemplaire querigoureux&|160;: il fit enfermer la reine-mère dans une tour&|160;;mais pour l’amirale et Feintise, on les jeta ensemble dans uncachot noir et humide, où elles ne mangeaient qu’avec les troisdoguins appelés Chagrin, Mouron et Douleur, lesquels, ne voyantplus leur bonne maîtresse, mordaient celles-ci à tousmoments&|160;; elles y finirent leur vie, qui fut assez longue pourleur donner le temps de se repentir de tous leurscrimes.

Dès que la reine-mère, l’amirale Rousseet Feintise eurent été emmenées, chacune dans le lieu que le roiavait ordonné, les musiciens recommencèrent à chanter et à jouerdes instruments. La joie était sans pareille&|160;; Belle-Étoile etChéri en ressentaient plus que tout le reste du mondeensemble&|160;; ils se voyaient à la veille d’être heureux. Eneffet, le roi trouvant son neveu le plus beau et le plus spirituelde toute sa cour, lui dit qu’il ne voulait pas qu’un si grand jourse passât sans faire des noces, et qu’il lui accordait sa fille. Leprince, transporté de joie, se jeta à ses pieds, Belle-Étoile netémoigna guère moins de satisfaction.

Mais il était bien juste que la vieilleprincesse, qui vivait dans la solitude depuis tant d’années, laquittât pour partager l’allégresse publique. Cette même petite fée,qui était venue dîner chez elle et qu’elle reçut si bien, y entratout d’un coup, pour lui raconter ce qui se passait à lacour.

«&|160;Allons-y, continua-t-elle, jevous apprendrai pendant le chemin les soins que j’ai pris de votrefamille.&|160;»

La princesse reconnaissante monta dansson chariot&|160;; il était brillant d’or et d’azur, précédé pardes instruments de guerre, et suivi de six cents gardes du corps,qui paraissaient de grands seigneurs. Elle raconta à la princessetoute l’histoire de ses petits-fils, et lui dit qu’elle ne lesavait point abandonnés&|160;; que sous la forme d’une sirène, souscelle d’une tourterelle, enfin, de mille manières, elle les avaitprotégés.

«&|160;Vous voyez, ajouta la fée, qu’unbienfait n’est jamais perdu.&|160;»

La bonne princesse voulait à tousmoments baiser ses mains pour lui marquer sa reconnaissance&|160;;elle ne trouvait point de termes qui ne fussent au-dessous de sajoie. Enfin elles arrivèrent. Le roi les reçut avec milletémoignages d’amitié. La reine Blondine et les beaux enfantss’empressèrent, comme on le peut croire, à témoigner de l’amitié àcette illustre dame&|160;; et lorsqu’ils surent ce que la fée avaitfait en leur faveur, et qu’elle était la gracieuse tourterelle quiles avait guidés, il ne se peut rien ajouter à tout ce qu’ils luidirent. Pour achever de combler le roi de satisfaction, elle luiapprit que sa belle-mère, qu’il avait toujours prise pour unepauvre paysanne, était née princesse souveraine. C’était peut-êtrela seule chose qui manquait au bonheur de ce monarque. La fêtes’acheva par le mariage de Belle-Étoile avec le prince Chéri. L’onenvoya quérir le corsaire et sa femme, pour les récompenser encorede la noble éducation qu’ils avaient donnée aux beaux enfants.Enfin, après de longues peines, tout le monde futsatisfait.

L’amour, n’en déplaise aux censeurs,

Est l’origine de la gloire&|160;;

Il fait animer les grands cœurs

À braver le péril, à chercher lavictoire.

C’est lui, qui, dans tout l’univers,

A du prince Chéri conservé lamémoire&|160;;

Et qui lui fit tenter tous les exploitsdivers

Que l’on remarque en son histoire.

Du moment qu’au beau sexe on veut faire sacour,

Il faut se préparer à servir sescaprices&|160;;

Mais un cœur ne craint pas les plus grandsprécipices,

S’il a, pour l’animer, et la gloire etl’amour.

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