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Davidée Birot

Davidée Birot

de René Bazin

Chapitre 1 L’ARDÉSIE

Beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, Maïeul Jacquet, que tout le monde sur les carrières appelait Maïeul Rit-Dur, parce qu’il ne riait pas souvent, laissa l’ouvrage, entra sous le tue-vent, et, ôtant ses sabots, délia ses guêtres de chiffons, qu’il accrocha, soigneusement, à une traverse de l’abri.On le vit un moment, tête nue, dans l’ouverture triangulaire que laissent entre elles les deux premières claies du tue-vent,écartées à la base et jointes par le sommet. Il observa le lointain, du côté du Sud-Ouest, et il eut sans doute une pensée pour quelqu’un qui demeurait par là.

– Tu t’en vas ? demanda un homme qui travaillait à dix mètres de la hutte. C’est la pierre qui te dégoûte ? Je suis comme toi : depuis trois mois je n’ai eu que du déchet.

– Peut-être bien, dit Rit-Dur.

– À moins que tu n’aies des affaires, des raisons qu’on ne sait pas, pour quitter l’ouvrage avant quatre heures ?

Rit-Dur ne répondit pas. Il rentra, en se courbant, sous les claies, et prit une petite soupière vide, une cuillère de métal blanc, et un reste de pain qu’il posa au milieu d’un mouchoir à carreaux étendu sur le sol. Puis, ramenant les coins de l’étoffe, il s’appliqua à les nouer deux à deux par-dessus la desserte de son dîner de midi, tandis qu’un troisième ouvrier d’à-haut, voisin de gauche, répliquait :

– Pourquoi lui fais-tu desquestions ? S’il a des secrets, celui-là, il ne te les dirapas, même quand il sera saoul, et il ne l’est jamais.

– Il a de la chance, fit le voisin.

– Pour sûr !

Le bruit des voix cessa, et on entendit mieuxle crépitement de l’ardoise brisée, qui s’élevait de toutes lesbuttes de la carrière, les ondes très sonores et musicales desblocs frappés par les pics d’acier, les coups plus sourds desmaillets sur les ciseaux de fendage, le crissement des lamellesd’ardoise taillées par les couteaux à contrepoids qui se levaientet tombaient en mesure, ici et là, devant les tue-vent. Trois centshommes qui se seraient amusés à casser du verre avec des marteaux,auraient obtenu à peu près la même musique. Dans les chemins, toutremplis d’une boue bleue, des fardiers à bascule, conduits par desenfants, portaient des blocs énormes et plats, qui sonnaient auxcahots, et, quand ils avaient déchargé la pierre, les gamins,debout sur le plancher de la charrette sans rebords, fouaillaientle cheval qui prenait le trot, en secouant la machine, la poussièreet l’enfant. Alors, le roulement des roues ébranlait tout leterrain, et mêlait sa rumeur aux cascades de notes légères quefaisait, sur les buttes, l’ardoise attaquée ou rompue.

Le tue-vent de Rit-Dur était presque neuf,vaste, composé de trois belles palissades, une de fond, deuxformant le bonnet de police, et que le fendeur avait faiteslui-même, de bruyères, de genêts bien serrés entre des lattes debois, et de brins de bourdaine ajoutés aux genêts, de cettebourdaine dont les tiges lisses, noires et effilées, rendent fousles chevreuils au printemps. À droite de l’entrée, des rangéesd’ardoises fabriquées, petites et grandes, fines ou grossières,depuis le « poil roux » jusqu’à la « grandeanglaise », attendaient que le compteur passât et enlevât lamarchandise. La matinée avait été hargneuse, comme il arrive sisouvent en mars, et toute l’après-midi était restée humide. Lesmoindres éclats d’ardoise dont le sol était jonché retenaient unegoutte d’eau sur leur pointe ou leur tranche. Les nuages grisn’avaient cessé de venir de l’Ouest, de la même allure, sans aucunedéchirure par où le bleu pût se montrer. Cependant, depuis unmoment, la nappe des nuées s’était rompue, et le ciel, au ras del’horizon, vers l’occident, était d’un vert fin et lavé, d’unelumière sans force, sur laquelle se projetaient, moins mornes, lestoits de quelques maisons lointaines, les lignes vallonnées desbuttes, plusieurs cheminées d’usines, quelques cimes d’arbres et lehaut chevalement du puits de la Fresnais, pareil à un moulin sansailes posé sur un échafaudage de gros madriers. Maïeul Jacquetsortit de son tue-vent, poussant de la main une bicyclette, etportant en sautoir le paquet noué dans la serviette et pendu à uneficelle.

– Bonsoir, vous tous ! dit-il.

– Bonsoir !

Ce n’était pas un homme ordinaire, ce Rit-Dur.Très bon ouvrier, il avait eu « sa part d’homme » depuisle jour de ses dix-huit ans ; il était fendeur à quatrehottées, ce qui veut dire qu’à chaque distribution de pierre, lefardier s’arrêtait devant son tue-vent et renouvelait la provisionde blocs d’ardoise qui séchaient devant la porte. Mais surtout, parle caractère et le goût de la solitude, il ressemblait à peu decompagnons. On l’avait vu venir, autrefois, des îles qui sont entreles bras de Loire, vers Savennières. Déjà grandet et songeur plusque d’autres, il avait plu par son visage et par sa politesse. S’ilne parlait guère, il était musicien, poète, mais non pour laromance dans les noces. Les fendeurs chantaient parfois, sous lestue-vent, des chansons qu’on disait composées par lui. Et même, enquelques rares nuits, on avait entendu descendre des genêts, ducôté des buttes de la Gravelle, des airs d’un « flutiau »que personne n’avait vu, mais qui sonnait à faire pleurer. Et lesvoisins avaient dit : « C’est Maïeul qui est dans sesjours. »

Il marcha une centaine de mètres, sur lesdébris craquants, puis, enfourchant la machine, il prit, sans sehâter, le chemin qui conduit vers l’Ardésie, la petite commune,toute voisine, où il habitait. Chaque matin et chaque soir ilsuivait cette route, presque jusqu’au village, mais pas tout àfait. Car pour sortir de chez lui ou pour y rentrer, il fallaitnécessairement faire un détour. La Gravelle n’était pas située enbordure d’un chemin, bien sagement. Si Maïeul ne ressemblait pas àtout le monde, on pouvait en dire autant de sa maison, vieille,haut perchée, isolée au milieu des remblais et des fondsd’anciennes carrières abandonnées depuis plus de cent ans. Quelleidée drôle il avait eue d’aller se loger là, loin de l’auberge etdes voisins qui ont toujours au moins une nouvelle à raconter, unjournal à prêter, ou une sottise à dire ! Il ne se pressaitpas, mais les muscles étaient solides, et, pour escalader unraidillon, il ne faisait aucun effort apparent. En quelquesminutes, il fut au milieu de la petite place de l’Ardésie, où iln’y avait pas même une maison d’autrefois avec un beau long toit,une fenêtre à meneau ou une tourelle, mais une épicerie neuve, unbureau de tabac neuf, deux masures repeintes et maquillées à lachaux, et un hangar énorme, magasin abandonné de la Commission desArdoisières, et dont la charpente, effondrée par endroits, laissaitpasser le soleil, les étoiles et la pluie. Personne ne traversaitla place quand il s’y engagea ; mais comme il entrait dans larue qui fait suite, et qui est un des morceaux de ce villageéparpillé, une bande de gamines se précipitèrent hors de l’école,les mains levées, chantant, criant. Deux d’entre elles, emportéespar l’élan, heurtèrent le bicycliste qui faillit tomber, laissapencher sa machine à droite, mit un pied sur le chemin, ets’arrêta, en haussant les épaules. Alors, toutes les petites, unevingtaine au moins, applaudirent et manifestèrent la joie la plusbruyante de ce que ce grand jeune fendeur avait été obligé des’arrêter, sans que, d’ailleurs, il y eût le moindre mal pourpersonne.

– Monsieur Maïeul ! Il atombé ! Il a tombé ! C’est la coursed’obstacles !

Une voix nette coupa les cris :

– Ernestine, vous serez en retenue demainsoir !

Tout le bruit cessa. Les petites filles serangèrent d’elles-mêmes en deux groupes, qui se tournèrent le doset disparurent, l’un montant, l’autre descendant.

– Monsieur Maïeul, je suis biencontrariée.

– Pas moi. N’y a pas d’offense.

Il se tut, son épaule se leva du côté desécolières qui s’éloignaient en lignes, six par six, ayant du jourentre elles, comme des dents de râteau. Mais il n’exprima pasautrement sa pensée.

L’institutrice, qui venait d’assister audépart de ses élèves, se tenait sur le seuil de la porte, dont lesmontants de tuf étaient crépis de boue brune et de boue gorge depigeon jusqu’à hauteur d’homme, c’est-à-dire un peu plus haut quela tête de mademoiselle Davidée Birot. Elle était jeune, elle setenait bien droite, et ses yeux, las de lecture et d’écriture,avaient plaisir à regarder la route, l’éclaircie au bas du ciel, lepaysage morne et ce grand carrier démonté, arrêté au milieu duchemin. Entre sa jupe noire et les montants de la porte, on voyaitle sol, flaqué d’eau et de sable, de la cour de l’école, et, plusloin, des poiriers sans feuilles et les cercles d’une tonnelle.

Quand Maïeul eut considéré un moment la troupedes petites filles, il saisit les deux poignées du guidon, et ilrejeta en arrière, d’un tour de rein, son paquet qui s’étaitdéplacé. Mais il réfléchit qu’il serait malhonnête de partir sansavoir seulement fait un bout de conversation avec la maîtressed’école, et il la regarda. Sa figure exprima l’étonnement le plusprofond, et une de ses mains lâcha la bicyclette.

– Qu’est-ce que je vois là, mademoiselle,le long de vous ? une pelle ?

– Bien sûr, monsieur Maïeul.

– Elle est grosse comme lamienne !

– Je l’ai trouvée à l’école. Nous n’enavons pas d’autre.

– Vous n’allez pas vous enservir ?

– Mais pardon, je vais m’en servir, ettout de suite !

Elle n’avait pas le rire de beaucoup de femmesdu peuple, le rire tout en notes de musique et qui ouvre la bouche.Mais elle riait d’une manière réfléchie et retenue, qui laissaitl’esprit sur les lèvres. Elle ne se moquait pas. Elle montrait unpeu ses dents. Elle connaissait Maïeul. Elle pensait :« Ce brave garçon me prend évidemment pour une sorte deprincesse ! »

– Vous croyez donc que nous avons unjardinier, monsieur Maïeul ? Non, la commune ne nous en offrepas. Monsieur le maire de l’Ardésie serait bien étonné si je lui endemandais un. Nous bêchons nous-mêmes, nous semons nous-mêmes noscarottes, nos oignons, notre persil, nos petits radis… Évidemmentce n’est pas du travail de praticien. Mais voilà le printemps quis’annonce. Si nous voulons varier notre ordinaire, il faut nousmettre à l’œuvre. Et vous voyez, je m’y mets.

Cette façon de rire, en pensant plus de chosesqu’elle n’en disait, intimida et attira le fendeur. Déjàmademoiselle Davidée s’était détournée, elle traversait la cour,elle poussait la barrière à claire-voie qui terminait, près de lacuisine de l’école, le mur bas du potager ; elle entrait,enjambait une plate-bande semée de mâche, et se campait debout aucommencement de la planche voisine. Allait-elle vraiment, avec cesmains habituées à écrire, et blanches, et effilées, pas plusgrosses qu’une pomme de fenouillet, soulever la pelle pleine deterre, la retourner, et cela jusqu’à la brune ? Sans doute.Elle avait déjà relevé le bras gauche en glissant, allongé ledroit, appuyé le pied sur la lame de fer, quand Maïeul empoigna lemanche, le secoua et le tira à lui.

– Bien ! bien ! Laissez-moidonc cet outil-là ! Il me connaît mieux que vous. Je vais vousle bêcher, votre jardin !

– Oh !

– Et en moins de temps !

– C’est vrai ?

– Et ça fera plaisir à… Enfin suffit, jen’ai qu’à me presser.

Elle était debout, au milieu de la planche demâche, prête à rire ou à s’attendrir un peu, sans savoir ce quiconvenait. Mais Maïeul quittait sa veste, la jetait sur la pyramided’un petit poirier, et se mettait à défoncer la terre qui, aucontact de l’air, s’écroulait sur elle-même, toute grasse, mêlée depaille et de brins de seneçon.

– Ma foi, puisque c’est vrai, je vousremercie bien, monsieur Maïeul. J’ai justement des devoirs àcorriger ; vous me rendez service.

Mais lui, il ne répondait pas, ayant pourhabitude de ne point dépenser sa force en paroles. Déjà, en huitcoups de pelle, il avait remué, sur un pied de large, toutel’étroite bande de jachère ; il commençait à attaquer laseconde tranche. L’institutrice s’éloigna, par l’allée toutemartelée de talons menus, les siens et ceux de mademoiselle RenéeDesforges, la titulaire. Elle monta les trois marches du perron, aufond de la cour de récréation et en vue du jardin ; elles’appliqua, involontairement, à monter bien droit, sans balancer lecorps. Arrivée sur le seuil, en ouvrant la porte, elle tourna latête et la renversa pour voir le ciel, du côté de la route :les nuages avaient repris possession de toute l’étendue ; laclaire coupure à l’occident s’était fermée.

– Quelle pauvre lumière,mademoiselle ! J’en ai le cœur tout sombre !

– Ne faites pas la sensible, ma petite.Et ne blaguez pas : je vous entendais plaisanter àl’instant.

– Oui, avec Maïeul Jacquet, qui a voulu,à toute force, bêcher notre jardin. C’est drôle, n’est-cepas ?

– Peut-être.

– Pourquoi peut-être ?

– Il a ses raisons, n’en doutez pas.

– Moi je trouve que c’est drôle. Je n’encherche pas plus long. Mais je vous assure, mademoiselle, qu’àcause de ce gris, de cette pluie, de cette brume, je suistoute…

– Quoi ?

– Désemparée ? non… Triste ?non : disposée au triste.

– Vous direz cela à monsieurl’inspecteur, quand il viendra à l’Ardésie. Il vous conseillera devous marier, ou peut-être vous fera-t-il nommer dans une ville dela Côte d’Azur… Ciel toujours bleu.

Mademoiselle Renée Desforges courba en arc seslongues lèvres qui avaient le pli dédaigneux. Brusquement ellecessa de rire. Le corsage qu’elle raccommodait tomba sur sesgenoux. Elle dit avec volubilité, avec passion :

– Vous êtes encore une débutante aprèstrois ans et demi de professorat, et, comme une nouvelle arrivée,naïve, après six mois de séjour à l’Ardésie. Et vous me faitespitié ! Vous ne parlez pas de mariage, mais vous entretenez,vous cultivez, vous perfectionnez votre sensibilité ; à proposd’une enfant malade, d’une femme qui meurt, d’une grève, d’un chatqui miaule ou d’un martinet qui se casse l’aile, je vous vois vousagiter, souffrir, chercher la solution du problème du mal, tandisque vous n’êtes qu’une pauvre petite institutrice adjointe, exiléeau bourg de l’Ardésie, jalousée par le curé, peu écoutée deshabitants, surveillée par l’administration, et en somme assez malpartie. Fausse route ! Croyez-moi : vivez pour vous,faites le nécessaire pour avancer, ayez une bonne classe, bientenue, des cahiers propres : le reste est du superflu dontpersonne ne vous saura gré. Pas de zèle pour la correction dumal ; un joli doute universel, qui vous fera bien voir ;surtout pas de rêve d’amour conjugal. L’autre, vous pouvez y rêver,si cela ne contredit pas vos principes. Mais le mari del’institutrice de village, qui est-il ? Trois fois sur quatre,un homme qui vit de nous, de notre travail. Et quand nous leprenons parmi les instituteurs, nous renonçons à l’avancement, caril en faut de la chance, pour trouver les deux postes vacants, l’unà côté de l’autre ! Et puis, ma petite, je ne connais pasbeaucoup de nos collègues masculins que je consentirais à épouser…Non, voyez-vous, il faut aimer le métier pour lui-même, mettre soncœur entre deux feuilles de papier buvard pour qu’il se dessèchebien, dire toujours oui à l’administration, et arriver à la bonnepetite retraite, sans se fouler trop.

– Quelle profession de foi ! Etquelle ardeur vous y mettez, mademoiselle ! Je vous assure queje ne vous donne aucun prétexte de me sermonner à propos du mariagepossible ou impossible : aucun parti à l’horizon, je vousjure ; l’horizon est tout brumeux. Je viens de leregarder : pas une lumière vive.

Elle riait, en douceur, le cou un peu rentrédans son col droit.

Mademoiselle Renée répliqua :

– D’ailleurs, vous auriez raison,peut-être, de ne pas ressembler à toutes les institutrices :vous avez une dot, vous, un père riche. Vous êtes une espèced’aristocrate.

Elle se leva, plia le corsage soigneusement,piqua l’aiguille sur l’épaulette, et posa l’étoffe sur la table dela cuisine.

– Puisque je suis de semaine, je vaisfaire la soupe. Corrigez donc vos devoirs près de moi,voulez-vous ? Vous corrigerez bien aussi quelques-uns de mescahiers ?

– Oh ! oui, très volontiers.

Mademoiselle Davidée traversa le petit couloirau fond duquel était l’escalier qui conduisait aux chambres ;elle entra dans la pièce carrelée, à peine meublée, que lesdemoiselles de l’école appelaient le salon, prit quelques cahiers,revint dans la cuisine, et s’assit près de la table, tournant versla fenêtre sa tête jeune et ardente. « Cours moyen » –c’était celui de mademoiselle Desforges. – « Cahierappartenant à Madeleine Bunat. Vendredi 26 mars. Écriture :Imitez les bons exemples. » D’un coup de crayon, mademoiselleDavidée marqua la note passable. « Problème… Compositionfrançaise : Exposez comment vous comptez employer les vacancesde Pâques utilement, tout en vous reposant des fatigues del’étude. »

– Tiens, ça n’est pas mal, ce qu’a faitMadeleine… Vous m’écoutez, mademoiselle Renée ?

– Oui, oui, j’écoute.

La titulaire, penchée au-dessus du foyer de lacheminée, suspendait la marmite à la crémaillère. Sur les cendresmortes, elle entassa quelques poignées d’épines sèches, prit unjournal qu’elle eut soin de plier en lame étroite, pour qu’ilbrûlât moins vite, l’alluma, porta la flamme sous les épines quicrépitèrent et jetèrent un grand éclat blanc. Aussitôt, elle mit lepied, en travers, sur le papier qui s’éteignit, et elle serrasoigneusement, pour le lendemain, le reste du journal : gestede ménagère, aveu de la pauvreté. Toutes les femmes de l’Ardésiefaisaient ainsi. Davidée regardait.

– Mais lisez donc le chef-d’œuvre !dit mademoiselle Renée.

– C’est vrai. Voici : « Jecompte employer mes vacances utilement, car je suis maintenant tropgrande pour toujours jouer. D’abord, le matin, j’aiderai à faire leménage, je ferai des courses, j’éplucherai des légumes. Ensuite,j’emploierai mon après-midi au travail manuel, soit à la couture, àla broderie ou à d’autres travaux. Mais j’aurai aussi mes heures deloisir. Ces heures-là, quand je serai seule, je les emploierai à lalecture et au dessin. Souvent j’inviterai mes petites amies à joueravec moi ; j’aurai ainsi passé mes vacances utilement, et, enmême temps, agréablement. »

– Vous avez raison, c’est tout à faitbien ! dit mademoiselle Renée, qui se redressait, le visagetout rouge, et ses yeux bleus tout fulgurants du reflet de laflamme. J’ai toujours eu confiance dans Madeleine Bunat.

Mademoiselle Davidée, comme il arrivaitsouvent, secoua la tête et renia ce qu’elle venait de dire. Elleavait une parole prompte. Le jugement suivait, et corrigeaitsouvent les premiers mots.

– Vous ne trouvez pas que c’est pauvre,tout de même, l’idéal de vacances de Madeleine Bunat ?

– Qu’est-ce que vous voulez demieux ?

– Je ne sais pas. Pendant que je vousrelisais le devoir, je pensais : « Formule, formuleapprise, et qui ne défendra pas la petite. » Je supposeque…

– Moi, je suppose, raisonneuse, que vousne surveillez guère votre jardinier ! Est-il encorelà ?

La chose légère, et preste, et agile, qu’étaitmademoiselle Davidée Birot, quitta la table, passa devantmademoiselle Renée, et s’appuya aux vitres de la fenêtre, tout àfait dans l’angle.

– Mais oui ! Il est là ; il aterriblement chaud ; la planche est presque entièrementbêchée. Si vous le voyiez ! Nous lui aurions donné une hautepaye qu’il ne travaillerait pas avec plus d’ardeur. Là !Là ! Là ! Quelle pelletée, mon pauvre MaïeulRit-Dur !… Je crois que l’ombre le grandit… Il a l’air d’ungéant qui se démène entre nos poiriers.

La jeune fille se détourna, et revint à sescahiers. Elle se pencha, et dit :

– C’est gentil ce qu’il a fait là, cethomme !

– Je le trouverais peut-être, s’ill’avait fait pour moi.

– Oh ! je vous assure !… Pauvregarçon !

Les deux maîtresses d’école de l’Ardésie,l’une qui levait son visage et l’autre qui l’abaissait un peu, dansle jour presque éteint, s’interrogèrent des yeux l’une l’autre.Chacune demandait silencieusement : « Quelle idéeavez-vous donc, tout au fond ? » Elles étaient jeunestoutes deux, inégalement, et leur jeunesse donnait une profondeursingulière à l’émotion que le mot sous-entendu de l’amour avaitéveillée en elles. Leurs longues années d’études arides étaient là,prêtes à parler et à dire : « Serons-nousrécompensées ? Y aura-t-il une trêve ? »

Tant d’efforts ! Une tellesolitude ! L’ennui des choses toujours les mêmes !L’affection légère de quelques enfants et l’ingratitude de toutesles autres ! L’heure présente se plaignait et cherchait à êtreplainte. Elle était résignée à se taire ; elle murmurait trèsbas, dans les âmes qu’une pensée vague troublait :« Voyez, cette cuisine, cette cour, ce jardin, les cahiers, lamarmite qui grésille, toute l’humble vie : nous n’avons quejuste ce qu’il faut de courage pour la vivre, parce que c’est pournous ; mais si c’était pour lui ! pour luil’inconnu ! l’impossible peut-être ? » Le songeétait le même dans les yeux de mademoiselle Davidée et dans lesyeux de mademoiselle Renée. Mais celle-ci ne croyait plus aux motsqui viennent ainsi dans le silence, avec leur musique douce etleurs images tentatrices. Elle avait été déçue, elle commençait àvieillir. Ses très beaux cheveux blonds avaient perdu de l’or et dureflet. Son teint se chargeait de rougeurs tenaces. L’autre, laplus petite, n’avait pas quatre ans de professorat. Elles seregardèrent. Le sourire, qui était mêlé d’ironie sur les lèvres demademoiselle Renée ne changea pas. L’adjointe qui, en une seconde,avait vécu l’avenir heureux, et senti passer le printemps, devinttriste la première ; elle eut une pensée de remerciement pourla sympathie qu’elle croyait que mademoiselle Renée lui exprimait.Puis elle se remit à la correction des devoirs. Les deux maîtressesd’école n’avaient pas échangé une parole. Mademoiselle Renée tira,d’un buffet, un plat de fer blanc où il y avait de la viande dansde la sauce figée, et l’approcha du feu.

– Cours élémentaire ;écriture : « Tempérance conserve santé… » Elle estincroyablement paresseuse, cette petite Philomène Letourneur !Si vous pouviez voir sa page d’écriture ! Je mets un« mal ».

– Le père la battra.

– Non : il boit ; tout lui estégal. La mère est une bonne femme, par exemple.

Mademoiselle Davidée reprit la plume, effaça« mal », et écrivit en marge : « Pas assezappliqué. »

– Cours élémentaire :« Tempérance conserve santé… » Voici maintenant la petiteAnna Le Floch.

– La Bretonne ? Nous en avons tropde Bretonnes ! Il nous en vient des bandes de Poullaouen, duHuelgoat et de Redon.

– Ce n’est pas bien écrit ; ça va entous sens, tempérance… conserve… santé. Mais elle n’a pas de santé,elle, quoiqu’elle observe la tempérance assurément. J’ai peur de lavoir mourir… Ce serait ma première élève morte… Je vais lui mettreun « passable » : ça sera des larmes de moins.

Elle continua d’ouvrir et de fermer descahiers, de plus en plus penchée, à cause de l’ombre quis’épaississait. Sa bouche sérieuse, rouge, lisse et qui prononçaitbien, murmurait les noms des élèves : « Julie Sauvage,Lucienne Gorget, Corentine Le Derf, Jeannie Fête-Dieu… »Parfois, elle faisait tout haut une remarque, à laquellemademoiselle Renée, d’un coin ou de l’autre de la cuisinerépondait. Quand elle eut fini, elle mit les cahiers en pile, surla table, et alla jusqu’à la porte du couloir qui donnait sur lacour. Elle ouvrit avec précaution, fit deux pas sur le sable,écouta, et revint presque aussitôt.

– Il est parti, dit-elle.

– Sans vous avoir dit adieu !… Cesont les façons de ces gens-là : des rustres.

– Mais le carré est bêché. Aprèstout…

Elle n’acheva pas sa pensée. Elle ditseulement :

– Il va falloir allumer la lampe. La nuitest venue.

Mademoiselle Davidée prit, sur l’appui dubuffet, une lampe en verre, coiffée d’un abat-jour opaque et décoréavec mauvais goût : des cartes à jouer sur fond verdâtre. Ellealluma la mèche, s’assura que le verre entrait bien jusqu’au fonddans la gaine de cuivre dentelée, – car c’était une soigneusepersonne, – puis elle commença de mettre le couvert. Lesdemoiselles de l’école mangeaient chaque matin et chaque soir surune nappe, de grosse toile, mais une nappe, quelque chose de blanc,de doux aux yeux, et qui n’était pas de la campagne. MademoiselleDavidée étendit le linge sur la table, et effaça, du bout desdoigts, les plis qu’elle referait de même, dans une demi-heure.Mademoiselle Renée, penchée de nouveau au-dessus du feu, enlevaitla marmite, et versait le contenu dans la soupière, qui attendait,à demi pleine de pain, découverte, près du chenet. Elle sedétourna, sans se redresser, la marmite encore au bout du bras.

– Dommage que Maïeul Jacquet vive simal ! Ce n’est pas un mauvais homme, en effet.

– Qu’est-ce que vous appelez vivremal ?

– Êtes-vous naïve !

– Que lui reprochez-vous ?

Mademoiselle Davidée, le buste penché enavant, de l’autre côté de la table, les mains écartées et touchantla nappe, s’irritait contre le sang qui montait ridiculement à sesjoues, à ses lèvres, à son front.

– Vous ne savez donc rien ? Moi jesavais cela six semaines après mon arrivée à l’Ardésie :Maïeul Jacquet, celui qu’on appelle Jacquet Rit-Dur, est l’amant dePhrosine.

– De la femme qui balaie nosclasses ?

– Sans doute.

– Que je reverrai demain ?

– Oui, et les jours suivants, de la mèred’Anna Le Floch.

– Ah ! comme vous me ladiminuez ! Je ne pourrai plus la regarder sans penser àcela…

– Vous deviendrez indulgente,allez !

– Je le suis. Je ne reproche rien touthaut. Je passe parmi leurs vices. Mais, tout de même, je voudraisreposer mes yeux. Cette femme-là, je la devinais malheureuse ;je la voyais parfois révoltée, sauvage, dure et fermée devisage : mais je lui trouvais une dignité.

– Fiez-vous-y ! Elle ne peut pasvivre avec ce que nous lui donnons. C’est clair.

– Je n’aurais jamais cru… Elle vatoujours nu-tête ; elle a l’orgueil de ses cheveux sansdoute : moi, je l’imaginais coiffée d’une coiffe desPonts-de-Cé, à deux ailes…

– Vous croyez que les coiffesprotègent ?

– Je lui trouvais un air rangé, un air demère à qui manque son enfant. Je n’ai jamais causé avec elle,autrement que pour lui dire : « Faites ceci, faites cela,au revoir, vous oubliez de remettre le balai dans leplacard. »

– Vous ne le regrettez pas, jesuppose ?

– Combien de créatures n’ont derencontres avec notre esprit que par des mots pareils, et par ceuxqui y répondent : « Oui, mademoiselle ; non, je n’aipas le temps ; à demain. »

Le rire sonore de mademoiselle Renée éclatadans la pièce paisible, elle-même tout enveloppée dans le silencede la cour, du jardin, du chemin, et des brumes qui tombaient, àl’infini, sur les campagnes.

– Mangez, ma chère, vous avez besoin devous refaire ! Vous philosopherez demain ! Est-ce que lesCharentes ont beaucoup de philosophes de votre espèce ?…Ah ! je vous avoue que je suis incapable de vous suivre, etque je ne m’inquiète pas de tout, comme vous. Quand j’ai bien faitma classe, je laisse l’humanité tranquille… Voulez-vous unetroisième cuillerée de soupe ?

– Merci, non, je n’ai pas faim.

– Voilà ce que c’est : si vous aviezbêché vous-même la plate-bande, vous auriez l’appétit d’un jeuneloup.

L’une en face de l’autre, les deux femmes semirent à manger. Elles reprirent la conversation, lente, sansintérêt, mais nécessaire, qu’elles avaient chaque soir au sujet dutravail du lendemain, de l’emploi des heures, des devoirs à donner.Mademoiselle Davidée Birot, bien qu’elle s’appliquât à ne pasparaître distraite, songeait évidemment à d’autres choses, et il yavait un courant profond d’émotion et d’idées, sous cettedemi-attention et cette lueur à demi éteinte du regard. Elle aussi,en ce moment, elle ne donnait point son esprit et elle ne livraitpoint son cœur à son prochain, elle disait : « Oui, non,parfaitement. » Son visage ne pensait plus ; comme tantd’autres, il témoignait seulement que la vie l’animait, que le sangcontinuait son mouvement, ce visage qui n’était pas très régulier,mais qu’on ne pouvait regarder sans intérêt, à cause de sa pâleur,des yeux très noirs et des lèvres très rouges.

La blonde et grasse mademoiselle Renée auraitsouhaité, chez sa compagne, une humeur plus abandonnée. Avait-elleconnu la même inquiétude de tout, qui agitait mademoiselleDavidée ? Elle avait dû alors la vaincre aisément. Cette fillede trente-deux ans vivait presque à l’abri du frisson qui vient dela haute mer. Elle n’aimait pas la mélancolie ; elle encombattait les accès, de plus en plus rares et légers, en cherchantà s’étourdir, à ne pas réfléchir, à ne pas voir la fin, à ne pluss’émouvoir des questions qu’elle avait une fois décidé de ne pointapprofondir. Il y avait chez elle une gaieté prompte, qui n’étaitpas de la bravoure, qui était une fuite au contraire, devant ladouleur, devant l’inquiétude morale, devant l’idée de la mort, maisqui faisait illusion. « Elle est toujours d’un bontour », disaient les parents qui venaient causer avecl’institutrice. Ils sortaient de cet entretien sans émotion, sansréconfort, sans autre souvenir que celui des mots, qui étaient netset incolores, mêlés de petites familiarités et plaisanteriesétudiées. On n’aurait pu citer que trois ou quatre circonstances oùmademoiselle Renée se fût montrée violente, agressive, d’unerigueur sans repentir. Le curé de l’Ardésie était l’un deshabitants qu’elle haïssait, bien qu’elle le connût à peine. Lesdeux autres ennemis de mademoiselle Renée étaient des femmes, desjeunes, dont l’une s’était plainte que l’institutrice eût déchiré,en classe, le catéchisme d’une élève ; dont la dernière avaitosé dire que « cette blonde serait bientôt couperosée ».Pour distraire son adjointe, elle se mit à raconter la dernièreréunion d’institutrices à laquelle elle avait assisté auchef-lieu ; elle décrivit des toilettes, – oh ! destoutes petites prétentions, – rapporta des histoires, commenta lesdernières nominations dont elle approuva seulement celles qu’ellene pouvait envier, et finit par dire :

– Tenez, ma petite, allons nouspromener ; il ne fait pas beau dehors ; mais ça fouettele sang, et ça change les idées : vous avez besoin dedistractions. Ah ! que vous êtes jeune !

Rapidement, les deux femmes lavèrent lesassiettes et la soupière, au-dessus de l’évier qui était près de lacheminée. Elles faisaient nerveusement cette besogne, la titulairesurtout, qui aspirait à un poste mieux rétribué, où l’on eût unepetite chambrière. Elle avait d’ailleurs lavé plus de vaisselle quel’adjointe.

Bientôt elles furent dehors.

– Comme il fait doux ! ditmademoiselle Renée.

– Vent du Sud-Ouest, pluie pour demain,dit l’autre.

Elles avaient mis, par-dessus leurs bottines,des sabots à brides, qui claquaient, quand elles relevaient lepied, contre le talon de cuir. La boue grasse coulait sous lessemelles. Le chemin n’était bordé de maisons que d’un seul côté.Après l’école, il y avait une bâtisse carrée, relativement neuve,crépie de blanc, puis les toits s’abaissaient, les maisonsn’avaient plus d’étage et plus d’âge, et, jusqu’au carrefour etmême au delà, elles tendaient à la lueur faible de la nuit leurslongs toits feutrés de mousse et de poussière, qu’on eût ditstissés avec de la pauvre laine brune, fabriqués et rapiécés avecles vieilles vestes et culottes de droguet que les paysansportaient autrefois. Elles semblaient mortes, car elles dormaientdéjà. Les deux « demoiselles » descendirent vers lecarrefour qui n’est bâti que du côté du Sud et de l’orient. Le caféétait éclairé et les quatre vitres de la porte laissaient passerune lumière qui s’allongeait sur la boue du chemin. À l’orient, unmur en ruine, une maison devant laquelle il y avait un arbre, leseul arbre qui donnât son ombre et le frissonnement de ses feuillesà ce village ouvrier ; au Nord, une maison abandonnée, dontl’escalier extérieur servait de couchette aux errants et auxchiens, dans les jours chauds : le carrefour avait fini detravailler ; le sol ne ployait plus sous les chariots longs,chargés d’ardoises, et deux femmes seulement écoutaient le vent dela nuit. Toute la vie était réfugiée dans les deux rues quipartaient de là, divergentes, vers le Sud et le Sud-Est, ruesbordées de masures, de maisons neuves, de « logementsouvriers », de débits de boisson, où les clients n’entraientplus, mais où quelques-uns s’obstinaient à boire. Là, une partiedes élèves de l’école habitaient. Mademoiselle Renée etmademoiselle Davidée, sans quitter le carrefour, l’une près del’autre, regardèrent des façades, des fenêtres fuyantes qu’ellesreconnaissaient dans l’ombre avec certitude.

– Il faudra que j’aille voir, un de cesjours, la grand’mère de Jeannie Fête-Dieu, dit mademoiselleDavidée.

– Elle est plus malade ?

– La petite m’a dit que ça allait plusmal.

– Ah ! ma chère, vous ferez bien. Jevous envie. Moi, je ne peux pas voir souffrir : c’est plusfort que moi.

L’adjointe fut tentée de répondre :« Alors ne me regardez pas. » Mais elle se tut, car ellene savait pas bien pourquoi cette tristesse l’avait saisie et ne laquittait pas, ou si elle le savait, elle n’avait pas encore lesmots qui l’expriment.

Elle dit seulement, après un moment :

– Nous sommes des personnages, netrouvez-vous pas ? J’ai besoin de me dire cela.

– Beaux personnages, en effet ! Unfichu sur la tête, des sabots aux pieds, la solitude autour !Ma pauvre mademoiselle Davidée, quand vous aurez vécu six mois deplus ici, vous comprendrez que nous sommes des sacrifiées, presquedes condamnées.

Un éclat de rire discret et musical s’en alladans la nuit étonnée, comme le chant d’un oiseau qui s’éveille.

Le carrefour, les deux rues qui s’enfonçaientdans la nuit et s’y perdaient, tout était désert. Mais les hommestout de même étaient là, innombrables et présents dans le vent. Levent charriait le bruit de la ville et le versait sur lescampagnes. Roulement confus, d’où s’échappaient, bulles d’airemprisonnées dans la vague et qui montent à la surface, tantôt unevoix, tantôt le sifflet d’une locomotive, ou deux mesures nettesd’une valse que jouait une musique militaire, très loin sur uneplace de la ville. Une cloche sonna plusieurs coups, voilés.Quelquefois, c’était un appel de sirène, libérant une équipe detravailleurs ; quelquefois le halètement d’une pomped’épuisement, établie sur les buttes des carrières, du côté despuits de Champ-Robert ; puis le grand bercement des sonsfondus, entrelacés et balancés, reprenait, et la chanson de la vieétait faite de douleurs, de travail et de joie qu’on ne distinguepoint l’un de l’autre. Des phares électriques veillaient sur deschantiers éloignés et formaient des îles de lumière. Une chaleurmolle se glissait dans les replis de la brume. Les pierres, lesmurs, les écorces suintaient. On respirait le printemps qui n’étaitpas partout, qui n’avait pas de parfum, qui venait en soupirs,chauds et moites, fugitifs.

– Vous avez raison, dit mademoiselleDavidée, la nuit est douce.

– Les poètes diraient : voluptueuse,répondit mademoiselle Renée.

Elle entoura de son bras la taille del’adjointe, et toutes les deux elles remontèrent vers la maisondéserte qui est au nord de la place. Là aussi, il y a un chemin,mais tout à fait désert, qui coupe des pâtures, des champs depierraille bleue, où poussent des touffes d’herbe et des pelotes demousse. Les promeneuses le suivirent, lentement, émues, ne parlantguère. Elles voulaient gagner ainsi un autre hameau, où estl’église, et revenir à l’école. Quand elles furent vers le milieudu chemin, tressaillant toutes deux, au bruit d’une bête nocturne,chevêche ou hulotte, qui secouait en s’envolant la ramille d’unesouche, elles s’arrêtèrent. La peur passée, elles ne rirentpas : mais mademoiselle Renée, serrant sa compagne contre soncorsage et se penchant vers elle, l’embrassa.

– Je vous embrasse, ma chère,murmura-t-elle. Je vous aime bien. Et vous ?

Davidée, un peu surprise, fut aussitôtreconnaissante, et dit :

– Moi aussi, mademoiselle.

Elles se remirent à marcher, évitant lesfondrières ; elles passèrent devant quelques maisons, ellesvirent le clocher, un peu plus sombre que la nuit, elles tournèrentet redescendirent vers la maison, où elles vivaient pour apprendreaux enfants à vivre.

Elles étaient des forces, sinon despersonnages, comme le disait l’adjointe ; des forces jeunes,l’une en pleine ferveur, décidée à se dépenser pour ses élèves,l’autre désabusée, revenue d’un enthousiasme qui n’avait jamais ététrès vif, ramenée à des ambitions moins hautes, mais pénétrée de lalettre du règlement. Toutes les deux elles avaient beaucouptravaillé. Elles savaient plus de choses que toute l’Ardésieensemble, si l’on exceptait du reste le curé, et deux ou troisingénieurs qui habitaient la commune. Les petits garçons allaient àl’école dans une des communes voisines, et l’Ardésie, à cause deson peu d’importance, n’avait point d’autre école que celle quedirigeait mademoiselle Renée Desforges, assistée de mademoiselleBirot. Comme leurs collègues, les deux maîtresses avaient quittéleur famille, pour enseigner ; elles habitaient parmi despauvres, sans relations agréables, très absorbées par lesobligations professionnelles, assez loin d’une ville, dans unpaysage étrange et sévère ; elles ne faisaient pointd’économie sur leur mince traitement ; elles ne se marieraientque difficilement selon leur condition présente, car ellesappartenaient à un monde d’exception, déclassées par leurinstruction même, devenues, par la culture de l’esprit, capables desouffrir d’un mariage inégal, et cependant demeurées très prochesdu milieu qu’elles instruisaient, d’où elles sortaient, par leuréducation, la plupart de leurs goûts, et plusieurs de leursjalousies.

Neuf heures avaient sonné quand lesinstitutrices ouvrirent la porte de l’école. Elles allumèrent deuxbougies, posées dans des bougeoirs tout pareils, blancs avec unfilet bleu, et qui attendaient sur une tablette de la cuisine.Arrivées au palier du premier étage, elles se séparèrent pourentrer chacune dans sa chambre. Avant de se détourner, leursvisages éclairés par la lumière des bougies se sourirent l’un àl’autre.

– Bonsoir, mademoiselle !

– Bonne nuit !

Est-ce une amitié qui naît ? se demandaitmademoiselle Davidée. Est-ce que vraiment mademoiselle la titulaireva être autre chose pour moi que ce qu’elles sont bien souvent, unevoisine, une autorité vigilante, une vie morale indifférente à lanôtre, une compétence qu’il est utile de consulter et difficiled’aimer ? Elle ne pensa pas longtemps à mademoiselleDesforges. À travers les vitres de la fenêtre, ayant relevé lespetits rideaux de cotonnade blanche, elle avait essayé dereconnaître, en avant et au Nord, la lueur qui veillait là,parfois, dans une chambre haute. Car Maïeul habitait une maisonvaste et presque noble, plantée sur une butte aux siècles passés,et qui dominait tout le pays de l’ardoise. Elle ne vit rien. Depetites étincelles rapprochées lui parurent désigner le village dela Morellerie. « Ce Maïeul, songea-t-elle, je le déteste àprésent ! » Elle effaça, avec ses doigts, le brouillardque sa bouche avait soufflé sur le verre. « Ah ! ceshommes qui vivent des années avec une femme, et qui l’abandonnent,l’espèce en est commune ! et odieuse !… Phrosine n’aprobablement pas pu se faire épouser : elle est plus âgée quelui… Quel âge a-t-elle ? Trente-cinq ans peut-être. Je ne saispas. Elle a l’air jeune… Et lui ? vingt-six ?vingt-sept ? Voilà dans quel milieu vit cette petite Anna LeFloch ! Je ne m’étonne pas qu’elle soit triste et si sauvage.Moi qui l’ai grondée souvent ! Elle n’est pas mon élève. Jevoudrais qu’elle le fût, et la presser là, maternellement, sur moncœur, puisque la mère est indigne… Que j’aurai de mal à ne pasfaire mauvais visage à Phrosine demain !… Mais ce serait unebelle affaire, si je disais ce que je pense ! Nous sommessurveillées de si près ! On peut plaindre, mais blâmer quelquechose ? Blâmer ?… Pourquoi ce Maïeul a-t-il proposé debêcher le jardin ? Il paraissait content de m’obliger, ou denous obliger. Mais que sait-on ? Il n’est guère parleur… Je leverrais si bien dans une honnête famille, comme il n’en manque pas,tout de même, à l’Ardésie, jeune marié, bon travailleur, rangé,dans sa maison basse et bien tenue, avec deux enfants sur lesgenoux ! ou trois ! ou quatre ! si c’est possibled’en embrasser quatre ensemble ! »

Elle sourit de cette image qui lui venait.Elle était maternelle. Le souci de la classe du lendemain lareprit. Elle se coucha rapidement, dans le lit de fer qu’un seulrideau d’étoffe jaune défendait contre le vent. Le vent soufflaiten lame, par les fentes de la fenêtre, et les deux petites bouclesde faux cheveux que Davidée avait placées sur la table, au pied duchandelier, s’allongeaient et se rebiffaient en mesure, tout commela flamme de la bougie. Elle éteignit la bougie et s’endormit.

La nuit était commencée, mais pas pour tous.La douleur, le plaisir, la misère, un peu de devoir, veillaient,pour combien de temps ? Ô nuits inégales ! Ce soir-là, aucabaret, dans le chemin bas, vers les Plaines, deux fillesfaisaient boire un jeune fendeur qui avait reçu sa paye. Près dulit de la grand’mère, la petite Jeannie, les pieds nus pour fairemoins de bruit, et seule éveillée avec la bougie qui dansait enarrière, regardait le visage très pâle de la dormeuse qui avaitappelé, dans le rêve, et elle joignait les mains. Debout près dulit d’une fille accouchée d’un enfant avant terme, non loin,l’affreuse matrone Sansrefus bordait les draps de la cliente etdisait : « On ne naît plus guère parmi mesparoissiens. » Un rire plein d’aveux soulignait la phrase. Descharretiers, des rouleurs de wagons, sous la lumière des pharesélectriques, transportaient des déchets. Quelques fureteurs delapins, rôdeurs, colleteurs, suivaient les pistes des carrièresabandonnées. La lune passait à travers les pelotes de brume.

Chapitre 2LA FAMILLE BIROT

D’où venait Davidée Birot ? D’un villagesitué au bord de la mer, dans ce pays des Charentes où la côte esttaillée en biseau, et glisse ses plages indéfinies sous les vaguessans profondeur. Elle était de famille terrienne, mais née au borddu flot, en vue du large. Le père n’avait pas toujours vécu de sesrentes, comme il vivait à présent. Compagnon tailleur de pierre,adroit dans le métier, tenace en toute affaire, bourru,intelligent, Constant Birot avait fait son tour de France, fendu,martelé, sculpté un peu toute pierre marchande, la pierre dure etle tuffeau, le granit, le marbre, les vieilles laves du MassifCentral, et les agglomérés, couleur de crème et de rouille, où ilaimait trouver des coquillages.

Rentré au pays, ayant amassé quelquescentaines de francs, il s’était associé avec un fils de famillenommé Hubert. À eux deux ils avaient acheté une carrière de pierredure, à la porte du village, dans la plaine sans arbres quienveloppe Blandes aux volets verts, et, Hubert fournissant lesfonds, Birot faisant le métier de contremaître, l’affaire s’étaitlentement développées. Birot n’avait aucune instruction générale.Il en souffrit quelque incommodité dans son commerce ; il s’enirrita comme d’une injustice à mesure que son ambition grandissait,et, par une illusion où la vanité trouvait son compte, exagérant lavertu des études qu’il n’avait pas faites, il en vint à croire quecela seul lui manquait et le limitait. Aussi, quand il eut deuxenfants, – toute ma charge, disait-il, – de son mariage avec unepetite rentière du pays, il déclara que son fils serait ingénieuret que sa fille « aurait une bonne place aussi. » Le filsne réussit pas. Médiocre élève au lycée, plusieurs fois menacé derenvoi, il finit par entrer comme employé aux écritures dans lesbureaux d’une préfecture du Midi. On ne le voyait plus guère àBlandes. Les amies de madame Birot racontaient que l’employén’était maintenu, dans ce poste secondaire, que grâce aux relationset à l’influence politique du père Birot. Celui-ci, en effet, déjàriche et continuant de travailler, rachetait la part de sonassocié, devenait le seul maître de la carrière, et prenait figurede personnage non seulement à Blandes, mais dans la région voisineet jusqu’au-delà de La Rochelle. À Blandes même, il régnait, ilétait maire, toujours réélu, sûr de l’être, autoritaire, de ceuxqu’on peut appeler des maires absolus.

Il avait les dons qui conviennent pour laconquête violente de la primauté communale, en période de troubleet de jalousie. Son intelligence était précise, sa mémoireimplacable, sa haine aussi, et sa serviabilité promise à tous ceuxqu’il ne détestait point. Il était bon homme et jovial avec tout lemonde au premier abord. Si on pliait, il restait ainsi, la paumeouverte pour la poignée de main, bavard en apparence, observateursoupçonneux sous le dehors de l’abandon. À la première faute, ousimplement à la première erreur commise contre sa magistrature oucontre ses intérêts, il répondait immédiatement, et avec unebrutalité singulière. Les paroles, les gestes, les menaces, leshistoires collectionnées depuis trente ans dans cette mémoiretenace, les insinuations, s’il le fallait, mais qu’on savaitsoutenues par des preuves toutes prêtes, accablaient le coupable.Le père Birot courait à la préfecture. Il ne dénonçait pas encachette. Il criait sa colère. Il demandait vengeance. Il revenaitavec une promesse, la promesse était tenue, l’instituteur déplacé,la receveuse envoyée en disgrâce, le conseiller municipal voyaitrefusée la demande de sursis faite par Auguste, réserviste, et lefils de la mère Michelin, soldat, n’obtenait pas la permission demoisson. Le sexe, la jeunesse, le regret du coupable, n’avaientnulle influence sur les décisions du père Birot, celles qu’il avaitprises, celles qu’il allait prendre.

Jamais on ne l’avait vu pardonner. Jamais undébiteur n’avait obtenu un délai de ce gros prêteur rougeaud, quiriait en disant : « Payez, après nousverrons » ; mais qui riait uniquement de sa force, dusentiment de son droit, de l’inévitable légalité. Personne nel’accusait de lâcheté. Il allait droit chez l’habitant inculpéd’avoir dit quelque mal de lui. « C’est-il vrai, que tu m’asdénigré ? C’est-il un mensonge ? Es-tu mon ennemi ?Es-tu mon ami ? Voilà le moment de te déclarer. » Onl’accusait d’être impitoyable. Il l’était. On disait aussicouramment : « Cet homme-là n’a pas de cœur ». Etcela était faux.

Il continuait d’aimer son métier, sa carrièrede Blandes, il aimait la pierre à bâtir, le beau moellon, leslarges assises bien taillées et posées d’aplomb. Bien qu’ilcommençât à marcher péniblement, sur ses jambes arquées, au-dessusdesquelles son ventre faisait clef de voûte, on l’eût conduit à sixkilomètres à travers champs pour voir une façade neuve et réussie,une arche de pont construite de biais, un socle ou une borne quifaisaient honneur à l’ouvrier, ou à la mine. Mais surtout, ilaimait sa fille. Davidée était née dans ce qu’il appelait« les temps durs », ceux où il travaillait de ses mains,avec une ardeur, une conscience, une régularité exemplaires. Quandil rentrait, le soir, elle était là, mignonne, les mains tendues, –des mains fines, dont il s’émerveillait, – le nez un peu levé, etles yeux tout à lui, pleins d’admiration enfantine, du souvenir desjeux de la veille, humides et brillants d’une tendresse qu’ellesavait déjà puissante.

En elle, il se reconnaissait, non pas telqu’il était, mais tel qu’il aurait pu être. Il lui disait :« Petite Davidée, tu es intelligente. Moi, je ne suis pas unebête, mais je manque d’instruction. Tu auras beaucoupd’instruction, toi ; je t’achèterai des livres, même des gros,très chers, tous ceux que tu voudras ; je te payerai desmaîtresses de lecture, d’écriture, de calcul, de tout le reste quis’apprend ; je dépenserai mes derniers sous pour que tu mefasses honneur, parce que ton frère, vois-tu, je ne compte pas surlui. Viens m’embrasser ! »

Il l’enlevait dans ses bras dont les muscles,habitués au même effort, de bas en haut, portaient l’enfant commesi elle avait été en duvet. Il l’asseyait dans un fauteuil de rotinperché sur quatre échasses acheté pour Davidée au biberon, et quiservait encore, malgré les haussements d’épaule de la mère, àDavidée petite fille, déjà haute comme un épi. Le père le voulaitainsi, parce que ce cœur pesant n’avait qu’une joie et qu’ilcraignait déjà de la perdre, et qu’à voir l’enfant dans la chaisedu bébé, il s’imaginait plus aisément que rien ne changerait. Birotapprochait la chaise du feu que la mère avait fait maigre ; iljetait sur les braises et les brasillons une poignée de sarmentsdont il y avait provision dans la cuisine, sous la coquillelimaçonne de l’escalier, et il disait :

– Chauffe tes menines, et ris de tespetites dents ! Voilà le feu que j’ai gagné pour toi, avec cesbras-là ! Voilà le bois de mes vignes dont j’ai vendu le vinaux brûleurs de Cognac. Approche-toi encore… Fichue journée, lamère ! Une pierre de taille fendue par la gelée, et un animald’ouvrier qui s’est blessé au genou, et qui voulait me faire payerla casse ! Tu sais, Blaisoin, le bistourné, le bignole, qui ades poils qui lui mangent les yeux ? Est-ce que je n’ai pasété ouvrier, moi aussi ? Est-ce que je n’ai jamais eu laviande entamée ? Est-ce que j’ai fait des manières ? Jelui ai mis mes deux mains sur les épaules, et je l’ai secoué, queles os lui en craquaient. Il a eu peur : ça m’a servi dequittance… Dis, la mignonne, allonge tes pieds : les sarmentsbrûlent comme un cœur.

L’enfant ne riait pas autant qu’il l’eûtvoulu. Elle se laissait gâter avec condescendance. Ils ont si vitedeviné, tous et toutes, leur puissance et les moyens del’accroître ! Davidée craignait plus la mère silencieuse quele père violent. Quand elle voulait une chose difficile, un voyageà La Rochelle, une pêche aux moules dans la baie, un goûterd’amies, une poupée de Paris bien habillée, elle demandait au pèreBirot, mais elle regardait la mère qui, en arrière, les piedstoujours chaussés de feutre, sans bruit, sans arrêt, noire etfluette, rangeait, époussetait, frottait, toujours lasse, jamaissatisfaite. Ô cœur épris de l’ordre matériel, et qui mettait là saperfection ! Lorsque la mère avait dit oui, d’un clignement depaupière, ou non, d’un quart de tour du menton tournant sur lepivot du cou, Davidée ne se souciait pas de l’avis du père Birot.La cause était gagnée ou perdue.

Bientôt la chaise fut trop haute pourl’enfant. Davidée, comme les grandes filles, prétendait toucher laterre avec ses pieds. Le père Birot, qui lisait lentement, et quiépelait les mots compliqués, lui demanda de lire tout haut lejournal. Par un scrupule, qui eût étonné ses amis, cet homme malembouché parcourait d’abord les titres de la feuille radicale, etdisait : « Davidée, tu feras un saut par là-dessus, etpuis, là encore, un petit saut de mouton. » Il penchait latête, quand sa fille lisait, tâchant de comprendre tout, aussi viteque venaient les mots, au trot ou au galop, selon que l’articleennuyait ou amusait la lectrice. Elle avait une prononciationdélicate, et une espèce d’esprit alerte qui se jouait entre leslignes comme un petit dauphin dans la mer. Ah ! quellefutée ! Elle aimait encore mieux lire pour elle-même, toutbas, des livres de classe, d’autres que madame Birot empruntait àune bibliothèque scolaire, ou à des amies, qui avaient deux outrois douzaines d’in-18 dans un placard. Elle rapportait, del’école, des notes remarquables. Quand elle était au lit, là-haut,précisément au-dessus de la salle à manger qui servait de salle deréception à madame Birot et de fumoir au bonhomme, les deux épouxouvraient le carnet de notes de Davidée, et l’orgueil leur entraitdans l’esprit, à repasser les gros chiffres qui signifiaientinvariablement : très bien. Mais madame Birot, qui avaitl’imagination moins emportée que son mari, et le jugement plusmesuré, ne concluait pas comme lui : « Elle iraloin ! » elle avait soin d’ajouter : « Sansdoute, bien établie, près de nous, elle nous fera honneur. Il fautprendre garde, Birot, à ton ambition. Elle a déjà éloigné lefils ; il ne faut pas qu’elle éloigne la fille. » L’hommes’irritait de tels propos. Il traitait sa femme de« bourgeoise. » Il parlait de la science ; ilrépétait des mots qu’il avait entendus sur les chantiers, ou dansles réunions publiques, et qui lui revenaient à la mémoire, soudésensemble, comme des maillons de chaîne. Lui, il connaissait lemonde ; lui, il voyait des hommes, il comprenait leprogrès ; lui, il sacrifierait ses intérêts, et même sonplaisir, à l’avenir de la petite. Cependant il ne disait point cequ’il ferait.

On le sut, avec le temps. La directrice del’école de Blandes avait, depuis longtemps, exposé son plan àM. Constant Birot. Elle-même, gratuitement, elle se chargeaitde préparer Davidée, de la faire recevoir à l’école normale :« Une enfant si intelligente, monsieur Birot, et qui est trèsaimée de ses compagnes, qui est adroite, qui a de la distinction,oui, je dis bien, de la distinction : elle est faite pourréussir dans l’enseignement. Peut-être a t-elle un peu trop desensibilité. Mais la vie corrige ce défaut-là. » –« Ah ! je vous crois ! » disait Birot. Ladirectrice répétait : « À quatorze ans, quand elle sesera reposée un peu, je me charge d’elle : vous n’aurez pas àvous en occuper, vous n’aurez que les fournitures àpayer. »

Ce fut une après-midi de printemps, sous lavolée des cloches, qui sonnaient la fin des vêpres dans la tour del’église fortifiée et crénelée de Blandes aux volets verts, que lepère Birot annonça à sa femme qu’il avait, lui Birot, choisi uneprofession pour l’enfant. Les deux époux étaient seuls, dans lachambre du premier étage, que meublaient un lit de noyer cirérecouvert d’une cretonne rouge, quatre chaises et une table ronde,apport du tailleur de pierre, « détaillé et prisé » dansle contrat de mariage qu’avait exigé le père de la future madameBirot. Une porte, restée ouverte, faisait communiquer cette chambrecarrelée, nue et tout ouvrière, avec une pièce plus grandeparquetée en sapin, où l’on apercevait les plis tombants d’unrideau de mousseline blanche, l’angle d’un lit de cuivre, une glacedont le cadre doré était toujours enveloppé de gaze, et de petitsbibelots de porcelaine sur la tablette d’une cheminée. La chambredes parents était sans cheminée. Il faisait froid dans la maisonplus que dehors. Davidée avait été emmenée, par une de ses amies,jusqu’au village de Villefeue, qui est tout en long sur uneondulation de la plaine, et la plus vaste chambre, la plus belle,la plus tiède, était donc vide. Madame Birot, debout sur unechaufferette de bois, ce qui la faisait paraître grande, tournéevers le jour, s’apprêtait à repasser les corsages de sa fille pourla saison nouvelle, trois loques humides, plissées, chiffonnées,l’une mauve et les deux autres blanches, jetées à cheval sur uneficelle qui allait d’un clou près de la porte à un clou près de lafenêtre. Elle avait devant elle une planche enveloppée de linge etposée sur le dossier de deux chaises. M. Birot, à droite dansle demi-jour, assis non loin de l’extrémité de la planche àrepasser, surveillait une cafetière de vin rouge sucré, qu’il avaitplacée tout contre le petit fourneau sur lequel chauffaient lesfers. Remède universel, qui devait, cette fois, guérir une touxopiniâtre que le maître tailleur de pierre avait rapportée duchantier. L’odeur oppressante du charbon se répandait dans lapièce, au ras du carreau. Birot qui n’avait rien dit depuis uneheure, et qui mordillait sa courte moustache, leva tout à coup satête décidée.

– Alors, j’ai vu mademoiselle Hélène.Elle est prête à instruire Davidée, à lui apprendre tout, tout.Elle répond que l’enfant sera capable, dans trois ans, pas plus,d’entrer à l’école normale de la rue Dauphine, à La Rochelle.

La mince ménagère aux bandeaux brunstressaillit. Elle ne répondit pas tout de suite. De la main gauche,elle saisit le corsage mauve ; elle l’étendit sur la planche,et elle le lissa, longuement, de ses doigts nerveux, quitremblaient, comme des paupières qui retiennent des larmes. Le marieut le temps d’ajouter :

– Rien à payer : des livres, desmisères.

– Il faudrait savoir d’abord si elle veutêtre institutrice ? C’est un pauvre métier.

– Le plus beau de tous !

– Qu’en sais-tu ? Faire après lesenfants des autres, quand on pourrait en avoir soi-même !

– Qu’est-ce qui l’empêchera de semarier ?

– Avec un instituteur, n’est-cepas ? Avec un homme qui sera envoyé ici, là, toujours loin dechez nous, comme un officier. Tu ne les aimes pourtant guère, lesofficiers ! C’est tout pareil. Sans compter qu’il n’aura quedu mépris pour moi, et pour toi aussi, va ! Tu ne seras pascapable de le faire taire, l’instituteur ! Mais tu as del’orgueil qui t’empêche d’être intelligent.

– Dis donc que je ne réussispas !

– Dans tes affaires, oui, dans tesélections, oui : mais ça ne va pas plus loin, Birot ! Lemonde et toi ça fait deux.

– Le monde, et toi, et moi, ça fait troisalors, parce que tu n’es pas d’une autre espèce que ton mari, labourgeoise. Tu n’es que la femme d’un ouvrier, une personne qui metdes gants les jours de fête, mais qui n’est tout de même rien dutout, voyons ! De nous deux, c’est moi qui ai le plus voyagé,le plus entendu parler les uns et les autres. Je me tais, quand tesamies viennent te voir, si je les rencontre par hasard, et j’ail’air d’un homme qui ne pense à rien. On m’appelle le père Birot.Je le sais. Mais je me rattrape avec les hommes, je t’enréponds ; je suis écouté ; ils tremblent quand je me metsen colère ; ils cherchent à savoir mon opinion, à la deviner,afin d’être d’accord avec moi, avant même que je n’aie ouvert lagueule ; les cantonniers, les gendarmes et des fonctionnairesde La Rochelle, même des gros, me saluent très bas, comme pour medemander, à chaque fois, la permission de garder leur place ;le curé ne me regarde pas, quand je le croise dans le chemin, depeur de voir, probablement, que je le déteste ; le préfetm’inviterait à dîner si je voulais, oui, moi le tailleur de pierre,et même avec toi, si je le voulais encore ; j’entrerais chezlui avec ma blouse, avec mes sabots, avec ma pipe, avec mon juron,et il rirait, le sacré lâche : j’ai une espèce de puissancequ’on n’a pas quand on n’est pas intelligent, voyons ! Tu nepeux pas comprendre ce plaisir-là, de commander sans galon, etd’être un gendarme en blouse. Seulement, ça crée des obligations.Moi, je suis obligé d’avoir des enfants qui servent mes idées, lacause, comprends-tu ? Davidée mariée, ça ne me granditpas ; Davidée, institutrice publique, ça me grandit. Et, deplus, je la protégerai.

La petite madame Birot, qui lissait l’étoffemauve, tendit le fer tout fumant vers son mari.

– Tu choisis pour elle ! C’estjoli.

– Non ! Je veux qu’elle choisissepour moi.

– Égoïste !

– Est-ce que ça n’est pas mafille ?

– C’est encore plus la mienne, à moi quisuis la mère. Tu ne penses pas que tu vas me l’enlever ?

– Dans trois ans !

– C’est comme aujourd’hui, troisans ! La peur de la perdre sera entre nous, tous les jours.Birot, ne fais pas ça ! Ni pour toi ! Ni pour moi !Ni pour elle ! On souffrira tous, et chacun à sa manière.

Birot se leva, la face congestionnée, les yeuxdurs, et il avança le bras vers le fer chaud, que la femme retira,vivement, et qu’elle se mit à promener avec frénésie sur l’étoffelégère, en murmurant :

– Mauvais cœur ! mauvaiscœur !

L’homme était déjà devant elle, entre lafenêtre et la planche à repasser. Elle cessa de travailler afin dele regarder en face, elle qui recevait la lumière jusqu’au fond deses yeux bruns, et qu’il pût voir qu’elle n’avait pas peur delui.

– Bourgeoise, dit-il après un moment desilence, pendant lequel il put reconnaître que la colère n’auraitpas raison, pour une fois, de cette mère blessée, qui faisaittête ; bourgeoise, tu es plus instruite que moi d’une manière,mais tu n’as pas le goût de l’instruction. Moi, je donnerais lamoitié de mes économies pour être instruit, pour savoir bienparler, bien écrire, et lire des livres sans que la tête m’enparte, comme je vois faire à d’autres. Tu crois que je veuxseulement plaire aux amis, en faisant de ma fille uneinstitutrice ? Eh bien ! non, je veux qu’elle ait ce queje n’ai pas eu ; je veux qu’elle ne soit au-dessous depersonne ; qu’elle n’ait pas de honte quand elle rencontrerades savants. La science, moi, je suis jaloux d’elle. Je ne le disjamais aux compagnons ; ils me croient fort parce que je criefort ; mais c’est parce qu’ils sont les derniers des lâches,tous, qu’ils me donnent raison. J’ai tort, quelquefois. Je ne peuxpas tout inventer. J’enrage, quand j’ai répondu à un bourgeois, àun ennemi, à un compagnon qui ne veut pas m’obéir, et que je n’aique des gros mots à leur crier. Je voudrais avoir des idées, lascience, ce qui fait qu’on rit des autres, au lieu de se fâcher. Mafille sera ma revanche. Elle parlera pour moi. Elle pensera pourmoi. Les gens diront : « Comme elle parle bien, lademoiselle ! En a-t-elle appris des choses ! En a-t-ellede l’instruction ! » tandis que de moi, on ditseulement : « Le père Birot, il ne fait pas bon être deses ennemis. Il cogne dur, et il ne craint personne. » Çac’est vrai, mais ça ne me rend pas le cœur content.

– Qui donc est content, Birot ?Est-ce toi ? Est-ce moi ? Est-ce les compagnons de lapierre ?

Il avança son énorme main carrée, et il prit,entre deux doigts, le corsage à moitié repassé, gonflé par le coupde fer, et transparent dans la lumière. Sous la moustache dure,égale, roussie par la pipe, les lèvres s’allongèrent ets’ouvrirent :

– La jolie garce, DavidéeBirot !

– Veux-tu pas dire des mots commeça !

– Quand elle aura vingt ans, à la sortiede l’école, ils tourneront autour, les amoureux, comme les mouchesautour des pierres qui sont au midi !

– Ne touche pas la mousseline,Birot ! C’est trop propre et trop fin pour toi.Donne-la-moi !

Il s’entêtait à rire, pour essayer d’adoucirsa femme.

– Je te dis de la donner ! Je te disde ne pas la toucher !

Cette fois il jeta le corsage sur la planche.La femme saisit l’étoffe, regarda si la trace des doigts n’y étaitpoint, et, rendue furieuse, cria :

– Tu t’en repentiras, Birot ! quivends ta fille aux enfants de n’importe où ! Tu auras duchagrin, quand tu ne seras plus rien qu’un vieux, et que ta fillene sera plus là, près de nous, et que tu ne pourras plus laravoir ! Tu ne cèdes jamais. La vieillesse te fera bien plier.Tu ne sauras plus qu’en faire. Tu pleureras d’avoir chassé lapetite, la jolie, l’aimable, la bien-aimée !

Il sentit la puissance des images qui luiétreignaient le cœur. Il se détourna, toussa pour montrer qu’ilétait malade, appuya le front contre une vitre, et dit :

– La voilà !

Madame Birot descendit de dessus lachaufferette.

– Laisse-moi voir !

Elle le repoussa vers la droite, et il neprotesta point, car il obéissait en toute chose à sa femme, saufquand il s’agissait « d’idées », et chacun avait satyrannie, l’une à la maison, l’autre dehors.

– Tu dis que tu l’aimes, ah ! lapauvre chérie, je ne le sais que trop, tu as une manière d’aimerles autres qui ne s’inquiète guère de leurs goûts, ni de leurvolonté. Regarde-moi ça, comme ça marche bien, entre les deuxdemoiselles du ferblantier ! Comme c’est rose et content devivre, et tendre de cœur ! Elle a déjà levé les yeux de notrecôté… Tiens, encore… Elle m’a vue… Elle dit à ses compagnes :voilà maman ! Pauvre innocente ! Faire de ça uneinstitutrice ! avec un sourire pareil…, et bouche comme unefleur de pommier, lui faire épeler b-a ba et mouiller des plumes defer ! Elle traverse la rue, elle est seule à présent, ellefait bien attention à la voiture qui vient là-bas… Je lui ai tantrecommandé de faire attention aux voitures !… L’entends-tumonter ?

Ils s’étaient détournés en même temps. Ilsécoutaient le pas léger, régulier de Davidée, sur les marches del’escalier de bois. Avec la même émotion, ils virent la portes’ouvrir, ils virent, dans la niche d’ombre que faisait la cage del’escalier, une tête de petite jeune fille qui se souleva encore dela hauteur d’une marche, une main preste, qui appliqua entièrementla porte contre la muraille, et, tendue en avant, Davidée, quientrait dans la lumière.

– Bonjour, m’man ! Bonjour,p’pa !

Elle avait le teint bourgeonné, les lèvreshâlées et encore mal formées, deux tresses brunes défaites par lacourse, une robe à pois blancs, courte et tachée, de gros molletsgonflant des bas noirs, des bottines couvertes de boue, mais elleavait une jeunesse, une grâce brusque, un air de santé, une sèveéclatante, une promesse évidente et mystérieuse d’intelligence, depuissance pour le bonheur ou pour la peine, de faire souffrirpeut-être, de consoler peut-être, mais quelque chose, assurément,qui dépassait déjà le pauvre raisonnement des deux parents quil’embrassaient, la mère longuement, le père brusquement.

– Bonjour, ma chérie, chérie, maDavidée !… Bonjour, petite !

Elle s’assit sur les genoux de la mère, ets’appuya contre l’épaule maternelle, et le visage de madame Birotredevint jeune. Il se détendit, s’adoucit et s’embellit du plusparfait contentement. Pour un peu, elle eût bercé l’enfant. Birotlui-même, si peu porté qu’il fût aux vains attendrissements,considéra avec complaisance le groupe que formaient ces deux êtresqui lui appartenaient, sa femme, sa fille. Il avait l’intelligenceinculte, mais elle commandait tous ses sentiments. Et son émotion,en ce moment, était tout intellectuelle. Il admirait le regard deDavidée, de Davidée heureuse et que le bonheur d’être câlinéen’empêchait pas de penser, il devinait que ces yeux bruns dont l’unétait à demi fermé sur le corsage de la maman, et qui observaienttantôt le père, tantôt la chambre, la fenêtre, le plafond, avaientune singulière profondeur de vie, et il s’enorgueillissait, ils’affermissait dans son idée d’avenir, tandis que la mère jouissaitde serrer contre elle, de défendre le corps et l’âme de son enfant.Elles se ressemblaient, Davidée et sa mère. Davidée cependant avaitune mobilité de physionomie que la mère n’avait pas, et une oreillecharmante, petite, bien bordée, qui ne venait ni du père ni de lamère. Ses lèvres rouges, entr’ouvertes, laissaient passer lesouffle court, égal, frais, que la mère respirait comme leprintemps. Et ils se turent tous les trois, le père, la mère,l’enfant, parce que leurs âmes étaient occupées chacune d’unepensée différente, et qu’elles avaient l’obscur sentiment de ladistance.

Le père dit le premier :

– T’es-tu amusée ?

– Oui bien.

Elle disait souvent ainsi.

– As-tu couru ?

– Comme une chevrette !

– As-tu bu du lait ?

– J’ai mis le nez dedans.

– Une grande tasse ?

– J’avais de la crèmejusque-là !

– Qui as-tu rencontré ? Desbourgeois ou des compagnons de chez moi ?

– Des compagnons.

– T’ont-ils saluée ?

– M’ont pas reconnue.

L’homme fronça les sourcils etgrogna :

– Si tu étais la fille d’un patron qui nefait rien, d’un demi-noble ou d’un noble, ils t’auraient reconnue,va ; mais la fille d’un comme eux, qui travaille plus et quigagne gros, on passe à côté d’elle, morbleu, comme à côté d’unchou. Ils sont jaloux ! C’est dégoûtant de parvenir sansmonter dans l’estime !

Il souffla dans ses moustaches, furieusement.La mère, penchée, déboutonnait les bottines de Davidée, peinant surchaque bouton, les doigts pleins de boue et de cirage délayé. De samain posée en travers elle tâtait le talon, la plante des pieds, ledessus.

– Ils sont mouillés, petitemalheureuse ! Tu vas t’enrhumer ! Oh ! que je haist’envoyer comme ça au loin ! Heureusement qu’il y a des bassecs dans l’armoire.

Détachant le lacet de coton blanc qui liaitles bas au corset, prenant le tissu par les bords, elle tirait,comme sur une peau de lapin, et le bas gauche tombait à terre, puisle bas droit, et les jambes nues de Davidée fumaient dans lachambre. L’enfant riait, la tête appuyée maintenant sur le dossierde la chaise. Madame Birot l’avait soulevée dans ses bras et assisede la sorte, un peu de travers, en lui recommandant bien de ne pas« mettre ses pieds sur la place ». Elle courait versl’armoire, et faisait mouvoir l’aigre serrure qui se défendaittoujours. Le père Birot en profita pour s’approcher sans se lever,serrant sa chaise de paille contre le fond de sa culotte, et ilprit la main droite qui pendait.

– Dis, la petite, dis-lui donc que c’estconvenu !

– Quoi donc, p’pa ?

Elle savait bien ce qu’il voulait lui fairedire, mais elle hésitait, parce qu’elle avait un cœur très doux, etqui souffrait de la peine des autres. Elle devinait qu’en arrière,au bout de la chambre, une oreille tendue écoutait. Le tiroir auxbas glissait mollement sur ses charnières, et mollement il étaitremis en place.

– Dis que tu veux êtreinstitutrice ! Il faut être franche, maintenant que te voilàgrande. Qui as-tu rencontré dans ta promenade ? N’as-tu pas vuune dame que j’avais prévenue, moi, ton père ?

Davidée était une résolue autant qu’unesensitive. Elle se leva, elle se tint debout, sur le carreau ;elle dit avec une espèce de solennité, d’un ton égal, comme si elleprononçait un serment :

– Je serai institutrice. J’ai rencontrémadame la directrice. Je commencerai demain.

Et aussitôt qu’elle eut parlé et fait ce grandeffort, le cœur reprit le commandement. Davidée voulut se jeter aucou de son père. Mais elle fut saisie par la taille, enlevée,assise violemment sur la chaise, et la mère s’agenouilla devant,prit les deux pieds, les serra à les rompre contre sa poitrine,puis elle déroula les bas noirs qu’elle avait dans la main.

– Laisse que je te pouille ! Veux-tupas bouger !

Mais, soit que la peau fût trop humide, soitque la main de la mère tremblât, la laine glissait mal sur lesjambes. Madame Birot penchait la tête, courbait le dos, n’étaitplus qu’une petite mère énervée et toute perdue entre le père etl’enfant. Elle murmura :

– Misère du bon Dieu !

– N’y a pas de bon Dieu ! réponditBirot.

Personne ne vengea Dieu blasphémé, ni la mère,ni la fille. Elles entendaient cela souvent.

Birot repoussa du pied la chaise, et se mit àse promener d’une muraille à l’autre de la chambre, sans cesser desurveiller la mère qui achevait péniblement d’attacher les bas, nevoyant plus clair. Davidée était devenue pâle. Sa jeunesse, pour unmoment, avait quitté son visage. Là où elle s’épanouissait etjouait d’habitude, sur les joues rondes, sur les lèvres, sur lefront, dans les prunelles abaissées entre les paupières presquejointes, il y avait de la pitié pour la mère qui pleurait, et lagravité de l’enfant qui, pour la première fois, se penche au bordde la douleur d’autrui.

– Tu lui ressembles, à ladirectrice ! oui, déjà ! dit le père.

Davidée voulut sourire, elle n’y réussitpas.

La mère essuya ses larmes avec le bord de sarobe, se releva, et dit :

– Va tirer de l’eau, Birot, pour que jeme lave les mains !

Elle se vengeait d’avoir été vaincue. Elleavait cédé à l’homme qui n’admettait pas que l’on s’opposât à« ses idées », mais elle lui rappelait qu’à la maison,dans le ménage, elle commandait. L’homme ne résista point. Ildescendit pesamment l’escalier. On l’entendit pousser la porte quiouvrait sur le jardinet.

Quand il rentra, soufflant, le seau de fer aubout du bras droit, et l’autre bras tendu en contrepoids, il trouvaDavidée pendue au cou de sa mère. La petite, avec la main,caressait les tempes de la mère, là où les cheveux étaient tirés etclairs.

– Je reviendrai, disait-elle. Tu verras,comme ça sera bon, les vacances ! Tu seras glorieuse de tafille. Maman, ne me mets pas au cœur de la peine qui ne s’en iraitplus ! Ne pleure pas ! J’ai une amie qui veut aussi êtreinstitutrice, et c’est la meilleure de la classe. Tuvois !…

Le père posa le seau d’où l’eau, balancée enmarée, jaillissait sur le carreau.

– Tu ne pourrais pas faire attention,Birot ?

Il tira les deux bouts de sa moustache, etdit, d’une voix qui ne grondait pas :

– Je m’en vas voir les amis, quim’attendent au café. Laisse faire, Davidée : avant que tu nepartes, j’aurai bâti une maison neuve, une belle, où il y aura unsalon, et des robinets au premier étage, et l’année inscrite parmoi sur une pierre de taille, et un perron, et aussi un jardin avecun jet d’eau. Si les affaires continuent d’aller comme elles vont,oui, je la bâtirai, la maison. Et toutes les dames de Blandesseront jalouses de madame Birot. Elle sera heureuse, la mère, danssa maison neuve, où elle passera son temps à broder du linge pourtoi, et à faire de la tapisserie.

Madame Birot tourna la tête.

– Seule, n’est-ce pas ? Tu crois quej’aimerai une maison où je serai seule ?

– Et moi ? Et le fils ? Nous necomptons pas ?

Birot leva les épaules, et il descendit.

Le printemps vint. Davidée commença detravailler. Elle eut de bonnes notes et elle se portait bien. Peu àpeu la mère, qui, dès le premier moment, avait reconnul’inévitable, accepta de vivre avec sa peine, comme en mariage etsans se plaindre. Birot déclara : « Elle est habituée,elle est aussi fière que moi. » Cela n’était point. Cettefemme, qui avait une grande possession d’elle-même, et chez qui, end’autres temps et d’autres conditions, on eût vu se développer lavie intérieure et l’habitude de la méditation, demeura la révoltéede la première heure, mais devint silencieuse afin d’avoir la paix.À quoi eût servi la lutte ? Déjà le fils promettait peu dejoie aux parents. Il ne retiendrait pas le père à la maison. Iln’était pas un lien entre les époux, mais un sujet dereproches : « Il te ressemble ! – Possible, mais tul’as gâté » Si Davidée devenait l’occasion de querelles troprenouvelées, Birot était capable d’un coup de tête. La mère, ayantdit seulement son chagrin, le cacha comme son trésor à elle, commeson secret, au plus profond de son âme, et elle allait le visiter,quand elle était seule, et elle pleurait. Mais devant Birot, devantles amies, devant « le monde », elle avait une espèce desourire poli, qu’on ne distinguait point, tout d’abord, d’avecl’expression d’un contentement tranquille, d’un amour-propre flattépar les succès de la petite. « Elle est ambitieuse, toutautant que monsieur Birot, disaient les voisines. D’ailleurs, quiest-ce qui mène la maison ? n’est-ce pas elle ? »Elles ne faisaient pas la distinction nécessaire, elles ne savaientpas quel phénomène curieux était ce tailleur de pierre, obéissanten toute chose ménagère, et tyran dès que les « idées »paraissaient engagées. Madame Birot, même devant sa fille, nelaissait pas voir le trouble qui ne la quittait guère. Elle avaitseulement une petite manie, qui était de parler toujours du passé,comme si le meilleur, pour elle, était là déjà, dans les annéesécoulées.

– Je me souviens d’un jour, Davidée,quand tu avais quatre ans… Oh ! la gentille que tu faisais,avec tes cheveux bouclés, et tes bras que tu tendais sicâlinement !… Je me rappelle un mot,… une promenade,… une nuitoù tu as été prise de la fièvre et d’une grosse toux, si grosse quej’ai sauté de mon lit, que j’ai couru au berceau, en chemise, quej’ai crié : « Le croup ! Birot ? l’adorée a lecroup ! »

Dans son cœur elle comptait les jours qui laséparaient des vacances, des rentrées, des examens qui viendraientsi vite. Elle avait l’horreur, dissimulée à peine, des livres, descahiers, du tableau noir qu’il avait fallu acheter et placer dansla chambre blanche.

Davidée travaillait avec application. Elleapportait à la tâche quotidienne une intelligence claire, le goûtde l’étude, l’orgueil d’apprendre, et le père avait raison dedire : « Tu es mon portrait, en joli par exemple, quandtu lis dans les livres. Ah ! que j’aurais aiméça ! » Mais la parenté avec la mère était plus profondeencore. Fille d’une mère tourmentée, inquiète, Davidée étaitsongeuse déjà à l’âge où les jeunes filles ne pensent qu’àl’amusement d’aujourd’hui et à l’amour de demain. Esprit calme enapparence, comme la mère, elle n’avait point, pour limite à safaculté de rêver et de souffrir, la maison et le village. Elleouvrait des livres, elle lisait, elle cherchait, elle devinait, etelle eut conscience, assez vite, que son inquiétude ne serait pasapaisée par la maîtresse qui avait contribué à faire naître cetourment de savoir et de comprendre.

Religieusement, elle était peu tourmentée.Madame Birot, pour plaire à son mari, avait renoncé, dès le débutde son mariage, à toute pratique religieuse véritable. Aux grandesfêtes, Pâques, la Toussaint, on la voyait à l’église de Blandes, àl’endroit où un petit trois-mâts, chef-d’œuvre votif, se balance aubout d’une corde, et cela suffisait pour qu’on ne la dît pointantireligieuse. Le père était nettement et violemment hostile à lareligion, aux prêtres, aux écoles chrétiennes, et il considéraitl’Église catholique comme une institution politique opposée àl’État déifié, tout-puissant, dont il sentait qu’il était un fidèletrès écouté. À la maison, jamais un mot en faveur de la religion,aucune image pieuse, aucun livre d’exposition de la foi. Au dehors,en de rares occasions, Davidée avait entendu quelques hommes,quelques femmes, se plaindre de la tyrannie des lois ou desfonctionnaires, regretter les couvents fermés, et notamment cepensionnat dirigé par des religieuses, où beaucoup de mères defamille avaient été élevées. Mais, n’ayant pas l’intelligence dumonde religieux, elle ne compatissait pas à ces souffrances, quisont d’un ordre supérieur à l’humain ; elle ne plaignait queles vieilles religieuses dont on lui disait : « ellesmeurent de faim ». Pour elle, le catholicisme était unereligion qui a fait son temps. Elle confondait les plaintes descroyants avec l’opposition au pouvoir. Elle entendait parler des« cléricaux, éternels ennemis de la République », et elletrouvait gênants ces mécontents, que les journaux de M. Birotaccusaient de ne point aimer le progrès. Un seul souvenirreligieux, et que le temps commençait à affaiblir, traversait lessolitudes du ciel, au-dessus de cette petite terre cultivée,retournée et débordante de sève. L’ombre de son aile était légèreet cependant la terre la sentait. Davidée se rappelait une premièrecommunion, – elle n’avait point redoublé, – mal préparée, maisfervente. Certes, elle avait manqué bien des leçons de catéchisme,récité de travers bien des réponses, et bien peu de ses compagnes,même les moins intelligentes, s’étaient montrées aussi peuinstruites dans la doctrine religieuse. À peine la mèreconsentait-elle à faire réciter la leçon. Encore fallait-il queDavidée demandât plusieurs fois : « Voulez-vousbien ? » et qu’elle attendît que le père fût sorti.Cependant, il y avait eu, un jour, entre cette âme encore pure, etla divine Joie, une rencontre dont elle demeurait étonnée. Un seulmouvement de son cœur, le désir d’être bonne à jamais, et une paixlumineuse était venue en elle. Pendant une minute, ou un peu plus,ou un peu moins, elle ne savait, elle avait eu la certitude trèsraisonnable et très douce d’être une âme, une puissance capable devols audacieux, une toute petite chose perdue et glorifiée dans unegrande.

Personne ne lui parlait plus de cette minuteque tant d’autres minutes avaient recouverte et ensevelie. La robeblanche avait été donnée ; la couronne de roses, conservéeplusieurs années, dans un tiroir de commode, s’était flétrie,racornie, puis, un jour, elle avait disparu, dans le déménagement,avec le chapelet de nacre, avec la médaille d’or, sans que le père,ou la mère, se souvînt de l’avoir touchée ou seulement vue. Il nerestait de tous les objets bénits, de tous les témoins matériels dela première et unique communion, qu’un paroissien relié en maroquinfauve.

Davidée Birot fut reçue au concours pourl’école normale primaire, en juillet 1902. Pendant les vacances,elle fit un petit séjour dans le Midi, près de son frère l’employéde préfecture. Pendant ce temps, le maître carrier faisaitconstruire la belle maison bourgeoise qu’il avait rêvée : ilétudiait les plans ; il dessinait lui-même les pierres duperron de six marches, celles des fenêtres et de la corniche ;il ne quittait guère le chantier ; il y recevait l’hommageenvieux de ses compagnons qui disaient maintenant « monsieurBirot », qui calculaient, en esprit, la dépense, et quilouaient tout haut la qualité des matériaux, l’ampleur de cettesalle à manger, de ce salon de réception, de ces chambres, et ledessin des deux jardins, le plus petit en avant, fermé par unegrille, le plus grand, en arrière, montant vers l’église, et toutclos de murs, le long desquels Birot, d’un geste, expliquantl’avenir, plantait des pêchers, des chasselas, des cerisiers, etmême un mimosa, « parce que madame Birot en raffolait »,mais, pour dire toute la vérité, parce que personne, à Blandes, nepossédait un mimosa.

Les trois années d’école normale furent troisannées de succès pour Davidée, et d’orgueil pour Birot. Davidéeétait devenue une jeune fille. À cause de ses yeux noirs, de sescheveux noirs qu’elle relevait en casque, et de ses lèvres trèsrouges, on l’eût volontiers prise pour une fille du Midi. Elleavait la taille souple. Elle marchait très bien. Elle n’était pasgrande, ayant un pouce de plus que sa mère et deux de moins que sonpère. Quand elle riait, on voyait ses dents bien rangées etblanches. Mais l’esprit n’était pas méridional. Elle avait unesensibilité que sa raison n’apaisait guère, mais qu’elle avaitl’air de dominer. On ne la voyait pas pleurer ; le visagedemeurait calme, la parole nette et ordonnée ; quelque chosede la robuste volonté du père commandait en elle la physionomie.Ses amies, peu avancées dans la connaissance des âmes, luidisaient : « Vous avez de la chance, d’être maîtresse devos impressions ! Avez-vous même des émotions qui ne soientpas d’intelligence ? » Elles ignoraient que la terreimmobile et verte, la terre peu épaisse, cache des fontainesprofondes, et que tout tressaillement de la surface, toutevibration, même les plus petites, se communiquent à ces eauxfrissonnantes et inconnues. Un reproche, une injustice, un chagrin,troublaient Davidée pour de longues semaines. Mais les idées aussise prolongeaient chez elle en émotions. Elle se demandait :« Quelle est la puissance de cette petite lumière qu’on medonne ? Comment éclaire-t-elle ma vie ? celle desautres ? celle du monde ? Ai-je tout compris ?Jusqu’où vont les conséquences de ce principe ? Que demain,par exemple, il m’arrive ceci… Et, dans le passé, comment aurais-jedû agir, si j’avais su ? » Son esprit, par moments,s’épuisait à courir ces routes sans jalons, où elle savait bien queses parents ne l’avaient pas menée d’abord, ni eux, ni personne.Elle y faisait des randonnées, comme un pauvre levraut poursuivi, àbout de souffle, et qui finit par se coucher sur le flanc. Elle eutune peine véritable lorsqu’elle entendit mademoiselle Hacquin,professeur de psychologie, et dès les premières leçons, déclarerque la morale devait être entièrement indépendante de toute idéereligieuse ; elle se révolta, et, à la récréation qui suivitle cours, elle alla bravement, – car elle avait cette bravourenerveuse qui n’attend pas, – elle alla exposer ses doutes auprofesseur. « Je vous attendais, dit mademoiselleHacquin ; j’ai vu, au froncement de vos sourcils, que je vousavais étonnée, peinée, peut-être. » Cette maigre institutrice,rompue au maniement des scrupules, ironique avec des retourscaressants, possédait l’art de calmer par des apparences, delaisser dans l’incertain, le possible, le licite, tout ce qu’ellene voulait pas heurter de front. Elle détruisait ce qu’ellepouvait, comptant bien que les anciennes constructions, bâtiesd’une autre main, n’étant plus entretenues, ni réparées,périraient. Et il en était ainsi presque toujours. Les enfantsperdaient la foi, mal assurée, quelquefois à peine consciente,qu’elles apportaient à l’école. En retour, elles recevaient lespensées de mademoiselle Hacquin, c’est-à-dire de grandes pauvretés,rédigées dans le style affirmatif et cauteleux tout ensemble, quiétait celui du professeur, un système où il semblait, à premièrevue, qu’il y eût quelque raisonnement. Mais à la moindre épreuve,celles des jeunes filles qui se rappelaient encore le cours demorale de leur maîtresse, s’apercevaient que les leçons de lasagesse de mademoiselle Hacquin ne leur pouvaient être d’aucunsecours, n’ayant ni lumière, ni force, ni aucune puissance d’aucunesorte pour la direction ou la consolation de la vie. La plupartdemeuraient désemparées à jamais.

Davidée Birot se résigna, comme les autres,avec plus de peine, à appeler Dieu l’Inconnaissable. Elle souffritde se sentir non appuyée, non aimée, de songer que le ciel étaitsans amour, et qu’elle n’avait pas au-dessus d’elle de protectioninvisible, de juge d’appel, de beauté parfaite et régulatrice de lavie intérieure, pas de rédempteur, pas de recours contre lalointaine et certaine mort. Comme les autres, elle notait avecsoin, réduites en formules, les philosophies contradictoires detous les incrédules du temps présent, et de quelques-uns du tempspassé : elle essayait d’y trouver le repos de son esprit. Àcette recherche, elle se fatiguait. Du moins la continuait-elle.Beaucoup de ses compagnes n’éprouvaient pas la même inquiétude.Rapidement elles s’étaient mises à dédaigner toute religion.Davidée ne se moquait pas, comme elles. Elle se disait :« Plus tard, j’étudierai, je verrai » Quelles anciennesgrand’mères, fidèles au rosaire, quels aïeux de foi robuste etd’honnêteté influençaient encore ce cœur douloureux etsecret ? Cette douleur n’était pas de tous les jours,d’ailleurs ; elle n’empêchait pas la jeune élève de l’écolenormale d’être gaie, d’être la plus ardente au jeu, à la course, àla promenade, à l’étude. Birot exultait, quand venait Davidée.« Père, disait-elle, pourquoi me présentez-vous à chacun devos amis, comme une merveille ? Je n’en suis pas une. Et ilsme connaissent depuis ma petite enfance ! » Mais lui, àchaque séjour, il ne manquait pas de réunir quelques compagnons,dans la grande salle à manger nouvelle. « Camarades,disait-il, c’est la fleur de Blandes, une fille qui sait tout. Elleréciterait sans se tromper la liste des rois d’Égypte ; ellesait ce qu’il y a dans la terre, dans les étoiles, dans le ventred’un lézard ; elle compte sans s’aider de ses doigts, plusvite que je ne donnerais une taloche ; elle est mon orgueil.Compagnons ! vous voyez en elle ce que je serais si j’avaisreçu son instruction. Tout le travail de ma vie, il a servi à fairece morceau-là. Hein ? est-ce réussi ? – Il t’a aussipermis, Birot, de bâtir une maison comme il n’y en a pas deux ici.– Vraiment oui. Mais de ma maison, je suis moins fier que de mafille. Allons, Davidée, lève-toi et récite une fable à cesmessieurs ! – Mais non, papa, je ne suis plus d’âge. J’aidix-neuf ans ! – Alors des vers de… tu sais bien, ce qui faitpleurer quand tu as la voix claire ? – Le Lac ?– Oui le Lac. Vous allez voir ! Toi, la mère, apporteune bouteille de liqueur des Îles ! » Et, devant ceslourds compagnons, et tandis que le père, avec précautions, versaitla liqueur, Davidée, debout, récitait Lamartine. Ils écoutaientcela comme une romance, recueillis et attendris, sans bien toutcomprendre, si ce n’est que le cœur a besoin d’être bercé. La mère,en pareil cas, madame Birot, dont les cheveux avaient grisonné, setenait dans l’encadrement de la porte. Elle se retirait dès que lesbravos éclataient, n’aimant pas le bruit. Et sa discrète personne,soupirant après l’heure où les hommes auraient quitté la maisonqu’ils salissaient avec leurs gros souliers, continuait deparcourir les chambres, la cuisine, le salon, la cave même confiéeà sa vigilance silencieuse. Le mimosa, au midi, était devenu unarbre. Les massifs de fusains dorés faisaient la pyramide, sous lesplatanes et les tilleuls sagement conduits.

Au mois d’octobre 1905, Davidée fut nomméeinstitutrice adjointe stagiaire dans une grande école à troisclasses, à Rochefort-sur-Mer. Elle y passa trois années, à la findesquelles, avec éloges, elle obtint le certificat d’aptitudepédagogique. Sa santé s’était affaiblie. Le médecin, consulté,déclara que la jeune fille devait s’éloigner d’un pays trop humide,trop soumis aux influences de la mer, qui sont d’une extrêmepuissance et mal connue. Ce fut un grand chagrin pour les deuxvieux Birot. Mais ils aimaient leur fille. Birot, maire de Blandes,n’eut qu’une parole à dire, un désir à exprimer, et Davidée reçutsa nomination d’institutrice adjointe à l’Ardésie, département deMaine-et-Loire.

Elle était en fonctions depuis six mois ;elle avait vingt-trois ans depuis le 2 janvier, lorsque MaïeulJacquet vint bêcher le jardin ; lorsqu’elle apprit la faute dePhrosine, et la peine cachée d’Anna Le Floch.

Chapitre 3LA MAISON DES PLAINES

Le lendemain, qui était un mercredi, Davidéesurveillait la rentrée des élèves qui arrivaient par petitspelotons, espacés, et qu’on ne pouvait apercevoir de la cour avantque les enfants n’eussent déjà franchi la porte. Elles venaient dela droite ou de la gauche, à l’abri des murs ; leurs sabots neclaquaient pas toujours, car la terre était molle, de toute la nuitde pluie et de brume. Le plus souvent, dans l’entaille claire entreles piliers, on apercevait d’abord le bout d’une jambe minceprojetée en avant par la marche, un genou, puis toute la petitefille, qui tournait au plus près, entrait, et d’un seul coup d’œilen demi-cercle, avant d’avoir fait trois pas, avait déjà inspectéla cour, reconnu les compagnes, la maîtresse de service, et laplace par où il fallait se faufiler, pour gagner le préau couvert,ou pour retrouver la meilleure amie. Quelques-unes, apercevantmademoiselle Davidée, accouraient, le visage épanoui, les yeuxflambants d’amour innocent, la bouche déjà gonflée pour lebaiser : « Bonjour, mam’selle ! » Aussitôt lebaiser donné, elles étaient comme des oiseaux qui ont replié lesailes : doucement, avec des demi-tours de tête, à droite, àgauche, guettant ce qu’on allait penser, elles s’en allaient semêler aux groupes. D’autres passaient, avec une révérence qui nepliait qu’un seul genou ; d’autres, dans la hâte du jeu et ducaquet à reprendre, ne voyaient pas la maîtresse ; d’autres lavoyaient, et, sournoises, les yeux baissés ou détournés, héritièresde l’esprit de révolte, longeaient la muraille, ramassaient uneballe, ou faisaient semblant de rire à quelqu’un de lointain, puis,dès qu’elles n’étaient plus sous le regard direct de lasurveillante, prenaient un air satisfait et impertinent. Toutes,elles jouaient inconsciemment le jeu de leur sexe, de leur famille,de leur temps, de leurs passions déjà nées et tenaces.

Davidée, immobile, les pieds dans le sabletrempé, une mantille de laine blanche sur les cheveux, guettait,non pas une enfant, mais une femme. Son cœur battait, à chaquenouvelle silhouette qui surgissait à l’angle de la muraille.« Comment n’est-elle pas encore arrivée ? elle n’est passouvent en retard ! Le feu ne sera pas allumé. Cette femmenéglige son service et ce n’est pas étonnant ! » Elledisait mentalement « cette femme » avec un accent demépris, avec irritation. Elle essayait de préparer son visage, dele commander par avance, afin que l’accueil fût ce qu’il devaitêtre : digne, non offensant. Des images lui venaient, qu’ellechassait. Et dans cette lutte contre elle-même, elle s’énervait.Les enfants, en arrière, sabotaient, se poursuivaient, ouattendaient l’heure, mornes, appuyées aux poteaux du hangar, lassesd’une usure transmise.

– Anna Le Floch ! La voilà ! Lavoilà !

Des cris d’étonnement, des cris de joie, unecourse vers la porte. Elles furent, en un moment, vingt petitesautour d’une enfant que le bruit et le mouvement faisaient encorepâlir, et qui ne répondait que par un sourire obligé, douloureux,effarouché. Anna Le Floch aux cheveux déteints et cordés, Anna LeFloch aux yeux verts sauvages, Anna Le Floch vêtue de la robe delaine grise qui tombait toute plate sur la poitrine et sur leshanches comme une robe d’enfant de chœur, laissait pendre ses mainsque les compagnes prenaient et lâchaient tour à tour, et qui nerépondaient pas. Elle s’appuyait toute, en arrière, sur sa mère, lagrande Phrosine, qui la tenait par les épaules, et, doucement, lapoussait et la faisait avancer :

– Va, petite, tu vois, elles sontcontentes. N’aie pas peur… Laissez-la, vous !… Elle est faibleencore. Va, petite, va !

Cette Phrosine était mère.

– Bonjour, mademoiselle, je suis bien enretard. Elle a voulu venir… Vous n’êtes pas contente ?Dame ! j’ai pas de voiture pour l’amener !

Davidée n’avait répondu que d’un signe detête. Et c’est pourquoi Phrosine, subitement, avait pris cet air etce ton de révoltée. C’est pourquoi elle avait poussé sa fille,rudement, dans les bras de la maîtresse, et crié : « J’aipas de voiture pour l’amener ! » Puis elle s’était mise àmarcher, très vite, vers les classes.

Les enfants éprouvaient de la pitié pour AnnaLe Floch. Mais la plupart n’auraient su la témoigner qu’enembrassant cette compagne qui n’avait pas joué de tout l’hiver. Uneou deux se haussèrent jusqu’à ses joues plates, d’une pâleur égale,et y mirent un baiser. Les autres s’écartèrent parce que« Mademoiselle » avait entouré de son bras droit lataille d’Anna, et qu’elle se penchait, et se dirigeait à petits pasvers la classe, en disant des mots qui devaient plaindre et qu’onn’entendait pas. Anna, les yeux durs, les yeux noyés dans l’ombrede son mal, regardait devant elle, sans voir, et ne répondait pas.La fumée commença de sortir par le tuyau de tôle qui perçait lafenêtre de la classe et que maintenaient deux fils de fer.

Quand Phrosine sortit, huit heures et demieétant sonnées depuis deux minutes, les enfants étaient en deuxrangs, devant la porte. Elle chercha la maîtresse, et, comme lesoleil éclairait déjà la moitié de la cour, elle mit la main entravers, les doigts joints, au-dessous de ses cheveux relevés encasque, et elle descendit, tandis que les écolières s’écartaient etlevaient haut la tête, pour regarder ces cheveux ardents comme unechâtaigne de septembre, et ce visage maternel, grave et hardi, quidevenait incroyablement doux quand elle disait bonjour, du coin del’œil, à des amies de son enfant, et qui devint pareil à la figurede la Mater Dolorosa, quand elle aperçut, entre deuxpetites bien portantes, sa fille elle-même, la pâle Anna Le Floch.Elle n’eut pas l’habileté de feindre ; elle continua demarcher ; elle resta douloureuse jusqu’à la fin, voyant encorele visage qui n’était plus devant ses yeux, et, lorsqu’elle passaprès de Davidée Birot qui venait la dernière :

– Mademoiselle, ayez soin d’elle,faites-la déjeuner ici ; ça ne mange pas trois bouchées depain ; d’ailleurs, elle est bien malade.

L’adjointe répondit :

– Certainement, j’aurai soin d’elle.

Puis frappant ses mains l’une contre l’autre,elle donna le signal d’entrer en classe.

Et le soleil monta, au-dessus du toit quiabritait les deux classes, au-dessus du jardin où les troisjacinthes antiques, dans l’angle tiède du mur, au midi, levaientleurs pousses charnues d’un vert de contrevent, et encore maculéesde sable.

À midi, Anna Le Floch fut servie dans lacuisine, avec deux autres enfants qui payaient une redevance àmademoiselle Renée. Elle goûta à peine à la soupe chaude queDavidée avait versée dans l’assiette. « Mange donc, ça te feradu bien », disaient les deux voisines en la poussant du coude.Elle remuait la tête, comme celles qui sont très sûres que le malest sans remède, mais, comme il faisait chaud, et que le feudonnait sa flamme, elle se tournait vers lui, et étendait ses mainstransparentes. La directrice et l’adjointe, à l’autre bout de latable, se hâtaient de déjeuner.

– Qu’a-t-elle ? demanda Davidée.

– Tuberculeuse, rachitique, ou pireencore, murmura mademoiselle Renée. Il y en a bien qui sont maladesde leur père.

– Et qui est le père ?

– Je ne sais pas.

– Vous ne l’avez pas connu, depuis sixans que vous êtes ici ?

– Non.

– Moi, je pense qu’elle a plus de chagrinqu’elle n’en peut porter. Avez-vous observé ses yeux : ils neregardent pas en face, de peur de laisser voir dans le cœur.

– Je la crois sournoise, en effet…

– Il suffirait qu’elle fût malheureusepour se cacher. J’ai grande pitié d’elle !

– Dites-moi, mademoiselle, voussurveillerez la récréation, n’est-ce pas ? J’ai des lettres enretard.

Davidée surveillait souvent, presque toujoursla récréation, c’est-à-dire la rentrée des élèves, avant la classedu soir, et comme les enfants se hâtaient de revenir pour jouer,elle se mêlait souvent à leurs jeux. Mais ce jour-là, elle se bornaà surveiller de loin les petites qui, une à une, depuis midi etdemi, recommençaient à tourner à l’angle du chemin, et entraientdans la cour. Avec Anna Le Floch, elle était descendue dans lejardin, elle avait mis son bras sous le bras de l’enfant, et, àpetits pas, dans l’allée bombée et moussue, juste au milieu descarrés enveloppés de buis, elle se promenait. Voici le premier bonsoleil ; oh ! vraiment, à l’abri du mur qui coupe levent, la chaleur a le temps de pénétrer les membres et de toucherle sang qui a besoin d’elle. Anna Le Floch, bien que la marche soittrès lente, a les cheveux tout mouillés de sueur et collés sur lestempes, ses pauvres cheveux qui ont toutes les teintes du roux, dublond et du cendré. Tout d’abord, elle avait essayé de dégager sonbras et de s’en aller. Mais des mots doucement dits, et levoisinage d’une âme qu’elle devinait compatissante, l’avaientapprivoisée à demi. C’était bon, cette chaleur, et ce jardin, etcette compagnie qui est tout à vous. Avec certitude, avecplénitude, Anna Le Floch sentait que le cœur de cette jeunemaîtresse n’était occupé, en ce moment, d’aucun amour, d’aucunintérêt, d’aucune autre affaire, et qu’elle y régnait, elle, lamalade. Comme cela dispose aux confidences, comme cela détend lesvolontés les plus fortes et la longue habitude de se taire !L’une soutenant l’autre, et parlant des petites choses de la classeet de l’Ardésie, elles avaient tourné une fois de plus, àl’extrémité de l’allée, au bout du petit domaine de l’école, etelles revenaient, ayant du soleil sur la joue droite. Le rire desenfants qui jouaient arrivait amorti déjà, enlevé par le vent. Onétait protégé par leur bruit même et par la distance. Une larmeavait monté aux yeux de la petite Le Floch, qui était presqueheureuse.

– Dites-moi si vous m’aimez unpeu ?

– Oh ! oui, beaucoup.

– Dites-moi pourquoi vous êtes sitriste ? Je voudrais vous faire du bien. Est-ce d’être maladeque vous êtes triste ?

– Non.

– Alors ?

La petite baissa la tête et s’arrêta.

– J’ai du chagrin.

– De quoi ?

– Je ne sais pas… De vivre.

Anna se sentit pressée par le bras de DavidéeBirot, et l’adjointe reprit :

– C’est peut-être de ne plus voir votrepapa !

Un tressaillement de tout le corps épuisérépondit d’abord. Puis la voix haletante et enrouéemurmura :

– Il est parti, et il n’est pasrevenu.

– Il y a longtemps ?

– Pas cette année, ni l’autre, nil’autre. J’avais trois ou quatre mois, peut-être moins, peut-êtreje venais de naître. À présent, j’ai douze ans.

– Douze ans, plus la souffrance, celafait bien quinze ou seize ans, ma pauvre petite.

– Oh ! oui. Seulement, j’auraisvoulu n’avoir pas d’autre papa. Et maman m’en a donné un autre.

– Il vit avec vous ?

– Le matin, le soir, toujours. Il n’y aqu’à midi qu’il ne revient pas. C’est un carrier, un hommed’à-haut.

– Je sais.

– Il voudrait bien que je l’aime !Mais moi je ne l’aime pas.

Les yeux verts, les yeux sauvages se levèrent,et Davidée y lut une haine jeune, profonde, instinctive. Le nom del’homme ne fut pas prononcé. La petite ferma les yeux, elle laissales coins de ses lèvres descendre vers son menton, et elledit :

– J’ai envie de me tuer.

– Qu’est-ce que vous dites là ? Vousn’avez pas le droit de vous tuer, Anna ! On n’a pas ledroit…

– Pourquoi donc ?

La maîtresse se redressa, car un tumulteinaccoutumé s’élevait du milieu de la cour, là-bas. Les enfantspoursuivaient un rat sorti d’un caniveau. Elle se mit à marcher denouveau, et elle remarqua que la plate-bande près de laquelle AnnaLe Floch s’était arrêtée, était la plus récemment bêchée du jardin…Elle entraîna l’abandonnée, la solitaire, la désespérée, et elledisait :

– Je serai votre amie, voulez-vous ?J’irai vous voir quand vous ne pourrez pas venir. Si vous avezenvie de pleurer, je vous permettrai… Sur mon cœur vouspleurerez : il sait ce que c’est.

Anna avait repris sa figure fermée etfarouche. Elle approchait de la cour. Elle y rentra.

L’après-midi s’écoula comme les autres, mais,après quatre heures, un incident troubla l’école. Quelques minutesavant la fin de la classe, mademoiselle Renée avait l’habituded’énoncer et de commenter, devant les grandes, une maxime morale.Elle appelait cela, comme elle l’avait vu faire dans d’autresécoles : la prière laïque. Et elle soumettait, par avance, àl’inspecteur primaire, la liste de ces points de méditation ;elle l’inscrivait sur son journal de classe. La veille, elle avaitdéveloppé, avec une facilité verbale qui la faisait bien noter parses chefs, cette maxime : « Le temps, c’est del’argent. » Le cahier portait pour le mercredi 24 mars :« Prière laïque : l’alcoolisme est un suicidelent. » Les vingt-cinq élèves écoutaient comme elles écoutentquand l’aiguille de l’horloge va passer sur la demie quidélivre : on serrait les porte-plume, on fermait les cahiers,et les livres, avec un frôlement continu et lent, glissaient dansles sacs de cuir ou les poches. Cependant, deux ou trois, plusintelligentes, prenaient intérêt à la leçon, et Anna Le Floch, ladernière du dernier banc à gauche, sous le rayon de la fenêtre,écoutait même avec une attention passionnée. Affaissée, courbée,les coudes écartés, les deux mains allongées sur les joues etmaintenant droite la tête, le menton touchant presque la tablenoire, elle n’était qu’un visage d’une pâleur de cire vierge et quiavait un grand cercle bleu autour des yeux fixes. Qu’est-ce doncqui l’exaltait ainsi et la tenait éveillée, dans la fatigue extrêmed’une journée finissante ? Est-ce que mademoiselle Renée sedoutait qu’on suivît avec tant d’ardeur ses mots et ses phrases,sous le jour de la fenêtre du chemin ? Non ; elle étaitmyope, et elle avait serré son lorgnon dans l’étui. Elle ne pouvaitvoir la figure d’Anna ni l’angoisse dans les yeux de l’enfant.« Les enfants d’un père ou d’une mère alcoolique, disait-elle,sont très souvent dégénérés, malades, infirmes, des déchets de lavie, parfois des criminels. Il faut les plaindre. Mais quelleresponsabilité pour les parents ! Mourir jeune par la faute deceux qui nous ont donné la vie ! J’espère bien que je neverrai pas mourir une de mes élèves, ni de ce mal hérité, ni d’unautre. Cela me ferait trop de peine. Je me suis demandé quelquefoisce que je ferais, si l’une d’entre elles venait à disparaître. Voussavez que je ne crois pas à l’immortalité de l’âme. Je crois auxtransformations de la matière. Si ma petite fille à moi mourait, aulieu de prier pour elle, ce qui serait peine perdue, je planteraiset sèmerais des fleurs sur sa tombe, et j’irais en respirer leparfum. »

– Mademoiselle ! Anna qui estmorte !

Toute la classe était debout.

– Mademoiselle, elle a les yeuxfermés ; mademoiselle, comme elle est blanche !

Quelques-unes tiraient par la manche l’enfantqui ne réagissait pas, et qui laissait son visage, que les mains nesoutenaient plus, s’incliner et se poser sur la table, le fronttouchant le bois.

– Elle est morte ! oh !oh ! morte ! elle n’entend plus !

Des gémissements, des cris perçantscommençaient à s’élever, mais, vite, la directrice avait traverséla classe, étendu Anna sur le banc, et dit avec autorité :

– Elle n’est qu’évanouie. Ce n’est rien.Rassurez-vous. Le cœur bat. Allez, mes petites. Et qu’on setaise ! Pas de cris ! Appelez seulement mademoiselleDavidée. Je vous réponds que demain vous reverrez votrecompagne.

L’adjointe accourut. Les enfants seretirèrent. Quelques-unes, près de la porte, se tinrent un momentarrêtées, cherchant à voir si Anna remuerait. Elle ne remuait pas.Elle avait les paupières baissées, les lèvres entr’ouvertes, et onvoyait ses dents qui avaient l’émail bleu, du même bleu que le tourde ses yeux. Davidée l’avait prise dans ses bras, s’était assisesur un escabeau, et elle la tenait, comme les mères, en travers deses genoux. La petite tête renversée reposait sur le bras droit del’adjointe. De la main gauche, celle-ci dégrafait le col de la robegrise.

– Un peu d’eau, mademoiselle, vite s’ilvous plaît !

Mademoiselle Renée alla mouiller son mouchoirà la pompe de la cour, bassina les tempes d’Anna Le Floch, et, neréussissant pas à la réveiller :

– Portez-la sur mon lit, dit-elle.

– Sur le mien, si vous le permettez. Jela connais bien, elle sera contente de me reconnaître auréveil.

Elle n’était pas plus lourde qu’une enfant desix ans, la petite Le Floch. Davidée la souleva sans effort, avecun sentiment d’inquiétude et de possession maternelle ; elletraversa la cour ; elle monta les degrés. Il n’y eut pasbesoin d’aller jusqu’à la chambre. Anna ouvrit les yeux et dit, labouche sèche et serrée :

– C’est fini. Laissez-moi. Je veux m’enretourner. Je veux voir maman.

La directrice portait dans sa main droite lessabots oubliés.

– Entrez dans la cuisine ; mettez-lasur une chaise ; elle ne peut s’en aller comme cela !

La petite, assise près du foyer, où seconsumaient deux tisons, refusait de manger ou de boire, – lesgrands remèdes populaires, – refusait de répondre, même à Davidée.Elle répétait, remuant en mesure ses pieds posés sur le carreau,près des cendres chaudes :

– Je veux m’en aller ! Je ne veuxpas mourir ici !

– T’en aller ? Est-ce que tu pourrasmarcher ? demanda mademoiselle Renée.

Pour la première fois, l’enfant réponditnettement à l’interrogation, et dit « oui » d’un ton siferme, que la directrice repartit aussitôt :

– Puisque vous voulez que je vous lalaisse, mademoiselle, chargez-vous de la reconduire, Je ne croispas qu’il y ait de danger. La distance n’est pas très grande.

Oh ! comme elles allèrent lentement etsilencieusement, mais contentes, Davidée Birot et Anna Le Floch, àtravers la cour, et dans le chemin ! Il était cinq heures etdemie. La grande douceur de ces fins d’après-midi, au premierprintemps, nul ne la peut prévoir sûrement. Il faut que le venttombe. Alors le soleil promet sa chaleur ; il passe unmoucheron dans l’air déshabitué ; on voit des branches sansfeuilles, lourdes de bourgeons, qui ne remuent plus, car lamauvaise bourrasque est passée, mais qui boivent l’or du cielcouchant, et des pierres qui ont entre elles des brins d’herbefrais. La campagne de l’Ardésie avait elle-même un petit attraitcomme une fille sans beauté que sa joie secrète embellit. Ellesétaient seules, la maîtresse et l’écolière malade. Elles faisaient,marchant à pas comptés, se lever par endroits une poussière quin’allait pas très haut, mais que le couchant rendait ardente. Etbientôt elles furent trois sur la route qui va vers le village desÉclateries, qui est le commencement des Justices. Comment JeannieFête-Dieu se trouvait-elle là, au carrefour de la route et duchemin qui mène à l’église ? Qui l’avait envoyée ?Qu’attendait-elle, appuyée au mur de pierre d’ardoise, son panierpendu au bras, ses livres grossissant les poches de son tablier,ses joues rondes bien roses, ses yeux ronds bien tranquilles, sescheveux coiffés d’un béret de laine blanche tricotée, ses mainscouvertes à demi par des mitaines bien reprisées ? Nul ne lesaura. Elle s’avança au-devant de la pauvre petite qui suivait savoie douloureuse, elle dit : « Mademoiselle, grand’mèreFête-Dieu serait bien contente si vous alliez la voir, elle s’aéchaudée » ; puis elle prit le bras droit d’Anna LeFloch, comme mademoiselle Birot avait pris le bras gauche, et,supposant que la permission était donnée, elle accompagna, elle laplus sage, elle la première de la classe, la petite malade quiregagnait le logis. Ses deux voisines marchaient à l’endroit où leschevaux posent le pied, et elle suivait l’ornière, prenant biengarde de ne pas trébucher, et de ne pas donner de secousse au brasd’Anna. Quelques murs de maisons, crépis à la chaux, percés defenêtres qu’on n’ouvrait pas, rompaient le long ruban de clôturesen pierre sèche, qui bordait le chemin. Parfois, un pêcher de pleinvent levait au-dessus de l’arête sa gerbe de baguettespourpres.

– Vous ne voulez pas vous reposer, monenfant ?

– Non, mademoiselle, je peux marcher.

Elle ne parlait pas. Mais le regard, àprésent, cherchait devant elle un toit très long, qui tombaitpresque jusqu’à terre, en faisant un bel arc, comme le flanc d’unnavire. On le vit bientôt entièrement, le grand toit de la toutepauvre maison de Phrosine. Une haie vive le long de la route, et,sur les trois autres côtés, une vieille palissade de châtaignierlimitaient un terrain peu planté, non cultivé, où s’élevait lamaison. Et ce refuge de pauvre était enclos dans le domaine vasteet montant d’un maraîcher dont on voyait, à l’extrémité opposée,l’habitation, la grange et la charmille.

– Je n’étais jamais venue, ditl’adjointe.

Elle ouvrit la barrière à claire-voie. Deuxenfants, une femme : à elles trois elles avaient fait si peude bruit, que la mère elle-même ne se doutait de rien. Un derniersouffle, tiède et lent, coulait sur les blés nouveaux et glanaitles rayons. Le jour se retirait au ciel. La malade, d’un gesteraide et vif, dégagea son bras gauche, le mit au cou demademoiselle Davidée, et, avec la tendresse de toute une âmeconquise, baisa la joue qui se tendait. Jeannie Fête-Dieu s’étaitdéjà retirée. Elle avait disparu. Phrosine sortit de la maison, etdescendit par la petite allée d’herbe, entre les pruniers, jusqu’àla haie de la route. L’expression de son visage, l’inquiétude,vingt questions que l’on se fait à soi-même et auxquelles onrépond, tout s’apaisa, quand elle vit, de près, Anna à la robegrise, qui disait :

– Je suis mieux, maman, ne me grondepas !

– Elle a encore faibli, je parie ?N’est-ce pas, mademoiselle, qu’elle s’est évanouie ? Ah !vilaine, vilaine fille ! Viens que je te couche ! J’aimis des draps blancs à ton lit.

Phrosine prit dans ses bras ce long corpsfrêle, comme avait fait Davidée dans la cour de l’école, et ellel’enleva et la porta jusqu’à la maison. Mais elle tenait la têtepenchée à droite, elle soulevait celle de sa fille, et elle disaitdes mots de douleur et des mots d’amour, cette Phrosine sauvage etde mauvaise vie : « J’ai mis des draps blancs à ton lit…Tu vas bien dormir… Promets-moi ?… Tiens, regarde la jonquillequi a fleuri pour toi… La trouves-tu belle ? » Mais,entre leurs yeux rapprochés, entre leurs âmes qui avaient vécu neufmois ensemble, il y avait un dialogue secret, et probablementhabituel, car la mère comprenait très bien ce que demandaient lesyeux douloureux de l’enfant ; elle savait pourquoi satendresse, à elle, n’arrivait pas à consoler, à fondre le cœur decette petite malade qui ne souriait pas, qui ne s’abandonnait pasau bercement des mots et qui ne souriait pas à la jonquillenouvelle. Le visage très pâle et très tiré d’Anna, avec effort, setourna vers la porte de la maison. Il prit une expression d’effroi.Alors, la mère murmura :

– Non, il n’est pas là, ne fais pas tamine qui me fait de la peine ; il est allé à une réunion deperreyeurs du côté de Bel-Air. Ils veulent faire la grève… Ainsi,tu vois, il n’est pas là. Je t’assure !…

Le petit visage se détendit. Une émotion, unegratitude, une espérance suppliante passèrent dans les yeux. AnnaLe Floch regarda sa mère comme elle avait regardé tout à l’heure lamaîtresse d’école. La mère entra dans la maison, tourna tout desuite à gauche, et Davidée, qui la suivait, la vit pousser uneseconde porte et pénétrer, portant toujours son fardeau serrécontre sa poitrine, dans la seconde chambre, qui était toutétroite.

– Là, couche-toi à présent ; tu m’aspromis de dormir ; je vais te faire une bolée de tilleul biensucré, et tu t’endormiras.

Il aurait semblé, à ceux qui auraient entendude telles paroles dans la nuit, que c’était une jeune mère quiendormait sa toute petite fille.

L’adjointe considérait, autour d’elle, lagrande pièce qui servait de logement à Phrosine : un plafondbas, enfumé, aux solives apparentes, au-dessus duquel devaitpyramider la charpente d’un grenier gigantesque, des murs jaunes oùpendaient un miroir et trois calendriers d’années anciennes,offerts par des maisons de commerce, et enluminés de la mêmemanière : trois têtes de femmes décolletées, souriantes,peintes à la vaseline claire. Elle se souvint que son père, àBlandes, dans la maison blanche, avait des chromolithographiestoutes pareilles, mais encadrées d’or, sur la tapisserie du cabinetde travail où il écrivait des lettres, quelquefois. Davidée vit quele lit de noyer occupait l’angle à gauche, et elle se détourna, àcause d’une pensée qui lui vint. La cheminée avait dû abriter,réchauffer, réjouir des familles nombreuses ; la hottes’avançait jusqu’au tiers de la pièce ; dans une niche,creusée dans l’épaisseur du mur, près du foyer, là où, jadis, onmettait la chandelle de résine et les provisions de chènevottes, ily avait une casquette d’homme.

Phrosine revint, et elle dit :

– L’enfant veut dormir ; elle refusele tilleul, et tout ce que je peux lui offrir.

Elle avait soigneusement attiré la porte degros chêne.

– Tout. Elle est bien malade… Je vousremercie, mademoiselle, de l’avoir conduite jusqu’ici. Ce n’est pastout le monde qui l’aurait fait.

– Oh ! je vous assure que je meserais reproché de ne pas le faire. C’est mon élève, la nôtre entout cas.

– Et qui vous aime, je peux le dire.

– Pauvre enfant !

La jeune fille se rappelait ce quemademoiselle Renée avait raconté de Phrosine, et cette histoireétait comme un troisième personnage, et qui gênait, en même temps,Davidée et Phrosine, car elles savaient l’une et l’autre qu’ilétait là, témoin hostile et présent. Elles échangeaient desformules de compassion, de remerciement, et elles sentaient le videdes mots qu’elles disaient ou qu’elles entendaient, et la main deDavidée ne se tendait pas, et son regard n’avait fait qu’effleurercelui de Phrosine, parce qu’elles n’étaient pas seules dans cettechambre, et qu’il y avait le péché auquel toutes les deux ellespensaient.

– On vous a parlé de moi ? ditPhrosine. Je le vois, et, ce matin, je l’ai déjà vu !

Cette fois, les deux regards se rencontrèrentet se heurtèrent. Davidée leva la tête, comme une fille qui aconscience de sa noblesse, qui est pure, qui est brave, et elledit :

– C’est vrai : je sais votreconduite depuis hier soir.

– Alors, causons, si vous voulez ;n’ayez pas peur de le rencontrer, lui ; j’ai prévenu la petitequ’il n’était pas là : il ne rentrera pas avant sept heures.Vous êtes chez une femme qui s’est mise en ménage avec un autrehomme que son mari. Je n’avais pas de quoi vivre. Pourquoi meregardez-vous comme vous faites ? On dirait que vous alleztomber de votre haut ! On ne se cache pas, pourtant ! Sivous voulez vous asseoir, je vous expliquerai plusieurs chosesqu’il faut savoir, tout de même, avant de juger.

Davidée hésita une seconde, et s’assit,presque en face de la fenêtre, près de la cheminée. Phrosine étaità contre-jour, mais il y avait de la lumière dans le vert toutvibrant de ses yeux et dans le sang rose qui colorait ses joues.Quelle passion, quelle volonté sûre de sa puissance, quelle espècede défi dans le mot qu’elle avait jeté : « On ne se cachepas ! » Cependant elle parlait à voix contenue, de peurqu’on ne l’entendît, de la chambre à côté.

– Je vous parais peu de chose, n’est-cepas, reprit-elle, moi qui viens balayer vos classes, et allumer lepoêle ?

– Mais non, vous vous trompez.

– Nettoyer le préau, et jeter des baquetsd’eau dans les cabinets, tandis que vous faites la propre et lasavante ; je ne suis pas de votre monde, vous me le faitescomprendre.

– Puisque j’élève votre fille, et lesfilles de toutes les femmes de l’Ardésie, qu’est-ce que vous mereprochez donc ?

– Votre air, qui n’est pas le même pourtoutes.

La jeune fille rougit, et ripostavivement :

– Jusqu’à hier soir, je n’avais que del’amitié pour vous… En ce moment, ce n’est plus la même chose.Comment voulez-vous ? Je ne suis pas maîtresse de mesimpressions.

– Cela se voit !

– Pourquoi ne vous mariez-vous pas aveclui ?

– Il faudrait être libre.

– Vous ne l’êtes pas ?

– Je suis mariée.

– Alors, c’est plus mal encore… Tenez,laissez-moi partir. Je suis venue pour vous obliger, et non pourdiscuter ce que vous faites.

Phrosine voulait parler ; elle tenait àfaire un aveu.

– Non, vous ne devez pas me mépriser,dit-elle. Vous ne savez pas combien j’ai été malheureuse. J’ai ététrois ans avec mon mari, un ouvrier qui était boiseur auxcarrières, un charpentier qui débitait les poteaux pour lesgaleries. Il m’a lâchée, il a fait bien pis, car il a volé monfils, que je n’ai jamais revu, et j’ai su, depuis, qu’il l’avaitabandonné à l’Assistance publique à Paris. Il y a douze ans decela. Où est-il, mon fils ? Où est-il, mon mari ? Il melaissait enceinte. Et la voilà, ma fille, celle que vous avezramenée. J’étais toute seule pour gagner la vie de deux. Ehbien ! j’ai attendu trois ans son retour, à mon homme. J’aigoûté de la misère, allez ! J’ai travaillé pour quelques sous,en gardant la petite. Après ce temps-là, je ne pouvais plus vivreseule, je n’avais plus d’argent, plus de courage : je me suismise avec quelqu’un. Et ce n’était pas Maïeul, vouscomprenez ? Qui est-ce qui me le défendait ?

– Mais… la loi.

– Est-ce qu’elle me nourrit, laloi ?

– Les usages, la morale… Vouspouviez…

– Quoi ?

– Divorcer.

– À quoi ça sert ? On se passe de lapermission. Est-ce que chacun n’a pas le droit de disposer de soncorps ?

– Mais non !

– Vous croyez que c’est le maire quipermet cela ? Vous racontez ça aux enfants ! Maisvoyez-vous, la loi, c’est comme les usages, mademoiselle : onpeut y faire attention quand on est riche, et qu’on a le temps, etqu’on a des gens qui s’occupent de vous. Moi, personne nes’occupait de moi, et je pouvais faire ce que je voulais, mêmemourir, sans déranger mes voisines : je n’en avais pas.J’habitais la maison de la Fête-Dieu, tenez, justement, au-dessousde la Gravelle, où il loge à présent, lui… Ah ! je vois bienque je vous déplais en parlant comme je fais. Mais je ne cherchepas à paraître meilleure que je ne suis. Votre morale, à vous,c’est ce que vous voulez ; la mienne, à moi, c’est ce que jepeux… Ne soyez pas difficile, allez, vous en trouverez d’autrescomme moi, quand vous connaîtrez l’Ardésie. D’ailleurs, ça n’estpas cela que je veux vous expliquer.

Davidée ne trouvait que de médiocres réponsesà ces gros paradoxes moraux, débités avec assurance par cettefemme, et elle s’irritait contre elle-même, secrètement, d’avoir sipeu de repartie, ce soir, et de défendre mal une cause qu’ellesavait juste.

– Le triste, reprit Phrosine, c’est quela petite le déteste. Il ne sait qu’inventer pour lui plaire, maiselle ne veut ni le regarder, ni causer avec lui, et, je vous le discomme je le pense, cela me met dans une colère !…

– Elle meurt de votre inconduite :cela s’est vu.

– De ce que j’aime Maïeul Jacquet, et dece que je ne peux pas vivre sans lui ?… Elle meurt !…Mademoiselle, vous êtes sévère pour le pauvre monde ; mais aumoins vous ne cachez pas ce que vous pensez… Je ne crois pas qu’unefille puisse mourir de ça…

– J’en suis sûre, au contraire : jela comprends.

– Mais elle en souffre, et moi aussi, etlui autant que moi. Tenez, je voulais vous dire ceci : vousavez été étonnée l’autre jour, quand Maïeul vous a proposé debêcher votre jardin ?

– À moitié, j’ai cru que c’était uneattention pour moi.

– Oh ! que non, c’était uneattention pour elle. Vous ne le connaissez pas, il a le cœur tendreplus qu’une femme, avec son air de ne jamais rire. Il savaitqu’elle avait de l’amitié pour vous, la petite, et ilpensait : « Si je fais plaisir à la maîtresse, Anna seracontente. » Et il lui a raconté ce qu’il avait fait enrevenant.

– Qu’a-t-elle dit ?

– Comme toujours : rien, pas un mot.Elle a mangé trois cuillerées de soupe, et elle a demandé à serecoucher. Quand elle est là, – et Phrosine montrait la porte de lachambre de l’enfant, – elle est heureuse ; elle tousse, elle ade la fièvre, elle a faim, elle a soif : mais elle n’appellejamais, elle ne vit pas avec nous. Je vous assure que la vie n’estpas gaie, et que j’en ai assez.

L’adjointe eut envie de rouvrir cette porte,de se pencher sur le petit lit, d’embrasser l’écolière, et de luidire, bien bas, à l’oreille : « Jeune fille, puretéémouvante, je suis avec vous, vous avez une grande amie. »Elle n’osa pas. Si vive et spontanée qu’elle fût, les habitudesdisciplinaires avaient déjà tempéré l’audace de son humeur ;elle se demanda : « Ne serais-je pasimprudente ? » ; elle sortit, jetant seulement unregard du côté où allait tout son cœur.

Dehors, le crépuscule était le maître deschoses ; elles commençaient à se ressembler toutes par lacouleur, et les buissons de l’enclos, les groseilliers, les tas defumier et de pierraille n’étaient que des dos ronds et vagues, unpeu plus pâles à leur arête. L’adjointe avait passé devantPhrosine, suivi l’allée, attiré la claire-voie. Il y avait unsilence infini dans le ciel, dans les champs, sur les buttes.Seules, les routes enchevêtrées égrenaient dans l’ombre des bruitsde pas, des bruits de roues, et des voix indistinctes, lointaines,mourantes. Phrosine était venue jusqu’au milieu de la petite avenuede pruniers, pour reconduire mademoiselle Birot.

– Si elle devait mourir ?… Vouscroyez ?…

– Personne n’est sûr. J’ai dit cela dansl’émotion, trop vite…

– Vous croyez que cela se peut ? quemon enfant, ma fille, Anna ?…

Davidée comprit qu’elle allait dire une chosegrave, et que si elle répétait : « Oui, je crois qu’elleen peut mourir », ce qui restait d’obscure conscience à cettefemme deviendrait remords peut-être et poursuivait son œuvre,jusqu’où ? Elle dit avec effort :

– Oui.

Et elle s’éloigna vivement dans le crépuscule.Elle était peureuse. Le silence de ce chemin qu’elle reprenaittoute seule l’inquiétait ; elle observait les grosses touffesde lierre qui, çà et là, sur les murs bas, ressemblaient au busted’un homme accoudé ; elle craignait d’entendre marcherderrière elle. Pourquoi ce Maïeul Jacquet ne serait-il pas rentréau moment même où elle venait de quitter Phrosine ? Il n’avaitpas besoin de longues explications pour apprendre ce qui s’étaitpassé. Il suffisait que Phrosine répétât quelques phrases qu’avaitdites la maîtresse d’école. Alors, la colère se saisissait delui ; il sautait hors de la maison, il courait entre lespruniers, il rejetait la porte à claire-voie qui restait ouvertederrière lui, et, sur la route, il se mettait à galoper.

Elle se trouvait à la hauteur de la premièredes carrières abandonnées de Champ-Robert, quand elle entendit, eneffet, des pas rapides, tantôt nets, tantôt amortis par lapoussière, mais qui s’approchaient. Il faisait encore un peu clair.Elle ne pouvait, même en s’appuyant, toute droite et immobile, lelong des murs d’ardoise, échapper aux regards de l’homme quivenait. Et l’homme qui venait, c’était Maïeul. Elle en était sûre.Quel autre pouvait se hâter de la sorte, un soir de mars, quand lafatigue du travail et le poids de l’air brumeux alourdissent lesjambes ? Il marchait à enjambées pressées, comme un fermierqui va chercher le vétérinaire pour une bête malade. Et tout à coupil se mit à crier :

– Hé ! la demoiselle ? Lademoiselle de l’école des filles ?

Elle quitta le milieu du chemin, courut àdroite, s’effaça contre le mur, les bras pendants, le visage tournévers celui qui allait apparaître, qui allait surgir des brouillardset de la nuit mêlés au ras de la terre. Le cœur lui battait.

– La demoiselle ? Je vous rejoindraibien ! Pas la peine de vous sauver !

Elle ne bougeait pas. Elle ne remuait que lebout de ses doigts qui tâtaient la pierre pour y trouver appui.Elle pensa que son col blanc la trahirait tout de suite, et aussison visage pâle, et aussi ses yeux qu’elle sentait agrandis parl’ombre et luisants. Et elle se dit : « Puisque je nepeux l’éviter, je ne crierai pas, je ne fuirai pas, j’irai àlui. »

Il était déjà devant elle, entre les deuxornières, roulant sur ses hautes jambes, le chapeau en arrière, latête levée et dépassant l’arête du mur en face. Il s’aidait d’unbâton pour marcher. Il ne vit pas la jeune fille. Mais, comme ils’arrêtait dix pas plus loin, maugréant et criant : « Lademoiselle ? » elle traversa la route, se planta droit aumilieu, et dit :

– Que me voulez-vous donc, monsieurMaïeul Jacquet ?

Il se détourna.

– Qu’avez-vous à crier mon nom ? Jevous croyais plus poli. Je suppose que vous avez trop bu ?

Comme c’était vrai, il ôta son chapeau.

– Excusez-moi.

Un moment, il demeura sans parler. La surpriseavait rompu la suite des reproches qu’il récitait en courant. Lesmots lui revinrent en mémoire, peu à peu, et le tremblement decolère de la main qui tenait le chapeau s’aviva.

– J’ai passé par la maison, tout àl’heure !

– Pas la vôtre.

– Celle qui me plaît. J’ai appris quevous aviez reconduit la petite.

– Pas la vôtre non plus. Et n’ai-je pasbien fait ?

– Très bien. Je ne vous le reproche pas.Mais vous avez trop parlé. Pourquoi vous êtes-vous mêlée de nosaffaires ? Pourquoi avez-vous dit à Phrosine que la petitepouvait mourir ?

– Elle me l’a demandé.

– Vous voulez donc qu’elle mechasse ? Vous serez cause qu’elle me chassera !

L’adjointe oublia toutes les consignes. Ellelaissa parler son cœur, et ce fut elle-même, la vierge, quirépondit :

– Tant mieux !

– Ah ! vous voulez qu’ellem’abandonne ! Vous vous repentirez de ce que vousdites !

– C’est à vous de vous repentir ;pas à moi. Vous vivez dans le mal, vous êtes l’amant d’une femmemariée…

– Qui serait morte de faim sans moi.

– Faites-la vivre, et tenez-vous chezvous, alors vous pourrez parler de votre charité. Vous désespérezune enfant, Maïeul Jacquet, vous la tuez parce qu’elle a un cœurdélicat, qui vaut mille fois le vôtre, et c’est moi, une femme,ici, sur la route, qui vous le dis, sans avoir peur de vous :vous êtes lâche, vous savez très bien quel est le devoir ; ilest de vivre honnêtement ; il est de vous sacrifier ; etvous ne le faites pas ! Vous n’avez pas même pitié. Vous ditesque vous aimez la petite…

– Bien sûr !

– Et vous faites tout, excepté ce quedemande son pauvre cœur malade. Vous ne vous séparez pas de lamère, vous avez peur qu’on ne vous chasse : tout géant quevous êtes, je vous trouve faible et sans volonté… Je vous défendsde me suivre. Bonsoir.

Elle rajusta sur sa tête et sur ses épaulesson écharpe de tricot et, relevant sa robe, qui était courte,passant à côté de Maïeul, elle reprit le milieu du chemin, versl’Ardésie.

L’homme, malgré sa demi-ivresse, avait toutcompris. Les mots, dans sa tête, faisaient un voyage avant derencontrer la partie claire de l’esprit. Il dit, après quel’adjointe eut fait dix pas :

– En voilà une petite femme !

Et, quand elle fut sur le point de disparaîtredans l’ombre :

– Dites donc, la demoiselle, où donc quevous l’avez prise, votre morale ?

Elle entendit, mais elle était déjà loin, etaucun bruit de pas ne sonnait plus en arrière, sur le chemin. Lesmaisons voisines de l’école, à droite, formaient une masse plussombre dans les demi-ténèbres, un nuage arrondi, pareil à ceux qui,là-haut, lourds de pluie et de nuit ayant à peine une étoile entreleurs écailles rapprochées, remontaient la vallée de la Loire,poussés par le vent de mer. La route s’abaissa un peu. Devant laporte de l’école, une ombre avait forme humaine. Elle se détacha dela muraille, hésita, vint au-devant de Davidée.

– Ah ! enfin, c’est vous,mademoiselle ! Comme vous rentrez tard ! J’étaisinquiète !

Mademoiselle Renée embrassa l’adjointe.

– Vous avez chaud ! Voustremblez ! Que vous est-il arrivé ?

Les deux maîtresses d’école fermèrent la portede la cour, entrèrent dans la cuisine, et Davidée raconta sa visiteà la maison des Plaines. Mais elle ne parla ni de la poursuite deMaïeul Jacquet, ni de la rencontre sur le chemin. Quand elle eutrépété plusieurs des paroles qu’elle avait dites àPhrosine :

– Mademoiselle, dit mademoiselle Renée,c’est une histoire plus grave que vous ne croyez. Si vous voulez lapaix, taisez-vous ; voyez tout, et ne dites rien ; prenezla morale comme une leçon à faire en classe, mais, hors de laclasse, ayez l’air de l’oublier…

– J’aurai bien du mal !

– Il le faut. Je serais étonnée que votreaffaire n’eût pas de suites.

– Parce que j’ai eu pitié d’uneenfant ? Parce que j’ai dit à une femme qu’elle avait tort,étant mariée, de vivre illégitimement ?

– Quel mot ! Comme vous yallez ! Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

– À vous, rien ?

– Rien. Des mots. La morale, c’est ce queje dis en classe, d’après des programmes qui changent ; uneleçon ; la géographie des bancs de sable. C’est ce que voudral’inspecteur, ce que voudra le ministre. Ils sont chefs dereligion. Ça les regarde, ça ne me regarde pas. Ça fait partie dema fonction de dire : amen. Mais je pense tout ce queje veux là-dessus. Je vis comme je veux, je laisse les gens vivrecomme ils veulent. Ma pauvre petite adjointe, si vous avez despréoccupations morales pour tous les gens qui n’en ont pas, si vousavez un principe, cachez bien tout cela : ou vous êtesperdue !

Elle riait, satisfaite d’avoir retrouvé sacompagne. Davidée faisait bouillir de l’eau sur le fourneau àalcool. Elle ne répondait plus, elle disait des mots desubordonnée : « Croyez-vous ? J’aurai du mal à êtreindifférente ;… il faudra du temps, je le crains ;…j’essaierai ;… si vous aviez vu Anna Le Floch, si malade, etencore plus malheureuse !… »

Quand elle eut avalé une tasse de thé, elleessuya ses yeux que le grand air et un reste d’émotion avaientrendus humides.

– Je ne dînerai pas.

– Grande enfant !

– Je suis énervée, c’est vrai. J’aibesoin d’être seule.

Mademoiselle Renée la considéra, en baissantle menton, comme elle faisait volontiers.

– Seule, vous venez d’expérimenter quevous l’êtes terriblement… Allons, bonne nuit !… Savez-vous quevous êtes tout à fait jolie, émue ainsi, désemparée…

L’adjointe fit un signe d’adieu et monta.

La chambre était en ordre. Davidée eut plaisirà voir que la courtepointe du lit était bien tirée et sansplis ; la chaise devant la table, et le siège caché sous lesplanches noircies ; les deux autres chaises le long du mur quifermait la pièce du côté du jardin ; les deux vases de cristalaux deux coins de la tablette de la cheminée, le réveille-matin aumilieu ; l’étagère garnie de tous ses bibelots et de tous seslivres, ceux-ci en bas, ceux-là sur la planchette supérieure, ornéed’une balustrade en cuivre. Elle ne se demanda pas pourquoi elleéprouvait de la joie à constater que les chaises occupaient chacunela place qu’il fallait et formaient une harmonie. Elle eutl’impression d’être « à la sauve », posa la lampe à côtéde l’encrier, s’étira, dénoua l’écharpe dont elle s’était coifféeet ne l’enleva pas, car la fenêtre du jardin, en toute saison,laissait passer une lame d’air, chaude ou froide, qui sifflait,chantait, coupait ou caressait les joues. « Je suis bienici ! songea-t-elle. Voilà mon refuge. Partout ailleurs,quelle contradiction et quelle impuissance ! Quelle pourrituresurtout ! Je suis enveloppée par elle ! Je la découvremieux à mesure que j’avance dans la vie. C’est ce que je gagne àvieillir. Il y en a que je ne connais pas et que je devine. J’aipeur d’elle. » Davidée se regarda dans la glace pendueau-dessus du réveille-matin. Elle vit une image de jeunesse, unvisage ardent, volontaire, quelqu’un qui était bien loin de lapaix. Elle pensa à sa mère, qu’aucune idée générale, aucune théoriede M. Birot, maître de carrière, ne parvenait à émouvoir,probablement même à intéresser. « Je suis tout le contraire,murmura-t-elle ; je crois que la misère morale, encore plusque l’autre, me trouble le cœur, et m’empêcherait d’être heureusesi elle était trop près de moi, si je ne pouvais pas la guérir, ouessayer de la guérir. »

Ses bandeaux noirs, détendus par la course, etpar le vent, touchaient de leur arc la pointe de ses sourcils. Elleles rejeta en arrière, pour elle-même, pour qu’ils fussent aussidans l’ordre, et elle s’assit devant sa table. Dans le tiroir, dontelle portait la clef attachée à sa chaîne de montre, elle prit uncarnet vert, sur lequel elle avait coutume d’écrire, lorsqu’elleavait besoin d’une amie, c’est-à-dire souvent. Le cahier vertvoisinait avec d’autres, plus anciens, qu’elle avait rapportés del’école normale de la Rochelle, avec des paquets de lettres, desimages, des boîtes de plumes et des fleurs séchées, nouées d’unruban. Elle écrivit :

« J’ai peur de douter de la vie que j’aichoisie. Je me sens peu faite pour l’effacement qu’on me conseille.Pourquoi ne pas suivre cet élan qui m’entraîne à secourir les âmesblessées, et pourquoi refuserais-je de les juger, si elles m’enprient ? Presque rien, dans ce que je fais ici, n’est faitavec tout mon cœur, avec tout moi-même. On veut me brider. Tantôt,par hasard, j’ai parlé librement, et il paraît que j’ai dépassé mesdroits ! Cette Phrosine, je n’ai pas été chez elle poursurprendre ses secrets, je ne l’ai pas interrogée. C’est elle quim’a parlé et j’ai répondu selon ma conscience. Je me suis sentiecomme la sœur d’Anna. À sa place, je souffrirais comme cettepetite. Voir sa mère vivre dans le mal ; ne pas respecter etêtre obligée d’aimer ; être, dans le cœur maternel, aprèsl’homme qui n’a pas le droit de venir et de partager ; acheterà ce prix-là le pain quotidien, ah ! j’en mourrais commeelle ! Je ne pourrai jamais me taire devant une douleur sinaturelle et si touchante. L’incroyable, c’est l’assurance dePhrosine. On dirait que le devoir, pour elle, n’existe pas, qu’ellen’est soumise à aucune autorité, que l’amour et la pauvreté lalibèrent de l’obligation d’être une honnête femme et une bonnemère. »

Ayant écrit ces lignes, la jeune fille posa leporte-plume sur l’encrier de verre, et chercha, dans le tiroir, ungros calepin, fermé par une bague de caoutchouc, et qui contenaitdes notes prises, autrefois, au cours de mademoiselle Hacquin,professeur de psychologie à l’école normale. « Il faut que jerepasse un peu ma morale puisque me voilà consultée etcombattue », songea-t-elle. De sa main, habituée auxfeuillets, elle tourna des pages et des pages d’une écriture nette,où les pleins étaient appuyés et les déliés très légers, d’uneécriture personnelle et forte. Elle lut :

« Il y a quatre espèces de problèmesmoraux : les métaphysiques, comme l’existence deDieu, la vie future ; les formels etabstraits comme la question du bonheur ; lesproblèmes réels et sociaux ; les problèmescasuistiques… Existe-t-il un Être suprême ? Quelest-il ?… Idée infiniment abstraite, éloignée de la conduitehumaine. Éliminons les hypothèses. Faut-il solidariser des idéesvraies et nécessaires, comme les idées morales, avec des idéesincertaines ? Pourquoi établirions-nous une connexion entredes choses qui ne sont pas liées d’une manière rationnelle ?On peut ainsi compromettre la morale. Si on veut qu’elle soitsolide, il faut adopter la dissociation de la métaphysique et de lamoralité… »

Ah ! voici ce que je cherche : ledevoir… « Est moral dans une société, ce que cette sociétéexige… À quoi reconnaîtrai-je que la société exige ceci oucela ? Je le reconnaîtrai à la sanction, à toute sanction,depuis celle de l’opinion jusqu’à celle des peines effectives. Ledevoir, c’est la forme commune de toute activité, industrielle,économique, hygiénique, qui prétend ne pas recommencer indéfinimentles mêmes délibérations, sur des points de conduite vérifiés parl’expérience. Notre devoir n’est que notre vouloir dégagé de lasensibilité… La morale, dans son origine, constitue un phénomènesocial. Elle dépend des sociétés, de telle société qui peut rejetercertaines de ses habitudes anciennes… »

Davidée s’arrêta, émue d’une angoisse subite.Comment, c’était cela ? Elle avait vécu d’une pareilledoctrine ? Faire comme tout le monde, voilà ce qu’on lui avaitenseigné ! Et on avait appelé cela une morale ? Elleavait cru avoir une morale ? En fait, non, elle avait vécuautrement, d’après des exemples d’honnêteté, de droiture, ceux dela maman Birot, du père quelquefois, de quelques êtres qu’ellesavait justes. Mais, eux-mêmes, ces modèles secrets, où avaient-ilspuisé ? Ils n’étaient meilleurs que parce que, dans lesoccasions difficiles, ils se séparaient de la lâcheté commune. Dequelle doctrine insuffisante l’avait-on armée, de quelledéraison ? Suivre d’autres faiblesses, d’autres incertitudes,d’autres hommes et d’autres femmes, qui cherchent et secontredisent, et qui cèdent presque tous au conseil del’attrait ! Avoir pour soi l’opinion d’aujourd’hui et l’avoircontre soi demain, et, pour le même acte, être approuvée hier etblâmable aujourd’hui ! Quelle morale était-ce là ? Ilsemblait à la jeune fille qu’elle venait d’ouvrir un coffre où elleavait naguère enfermé une fortune, et qu’elle ne trouvait plus riende son trésor.

Elle jeta le carnet dans le tiroir, et appuyason front dans ses mains. Mademoiselle Renée montait l’escalier.Les trois marches du milieu de la volée gémirent comme de coutume.L’adjointe eut peur un instant que la directrice n’entrât, et nevît que l’inquiétude, le trouble, la fatigue avaient grandi. Elledevina que mademoiselle Renée faisait une halte sur le palier dupremier, et qu’elle s’étonnait sans doute que la lumière fût encoreallumée. Mais la porte de l’autre côté de l’escalier fut fermée etla maison d’école rentra dans l’harmonie de la nuit. Davidée,courbée sur la table, reprit la plume et écrivit :« D’ailleurs, quelle règle que celle de l’opinion pour toutela vie intérieure ! Quel juge de l’intime puretéfroissée ! Quelle certitude peut-elle me donner ou donner àAnna Le Floch, et quelle consolation ? Toute ma pensée, matristesse, mes sympathies, mon rêve, les soumettre àl’opinion ? Comment l’opinion me fortifiera-t-elle contre latentation, elle qui ignorera la tentation, la faute ou lavictoire ? Chacun livré à tous ! Non, non !L’opinion de l’Ardésie, de la ville, du monde entier, non ! jela rejette. Je ne suis pas prisonnière des habitudes, des préjugés,des passions d’êtres semblables à moi, s’ils n’ont à me dire quececi : nous sommes le tourbillon, la poussière, le bruit, etnous vous approuvons, sauf à changer d’avis quand il nousplaira ! Je ne comprends pas que les leçons de mademoiselleHacquin aient eu sur moi une influence. Ont-elles dirigé un seulacte de ma vie ? Je me le demande ce soir, pour la premièrefois, et je ne crois pas que je leur aie donné autre chose quel’assentiment d’une élève que l’examen préoccupe plus que lavérité. Il a fallu que le hasard me mît en face de l’amoralité laplus absolue. Alors j’ai vu que mon être profond, ce qui est en moiprincipe d’action, lumière, énergie, protestait. Je me suisemportée. Et ce soir, je découvre que je serais bien démunied’arguments, si Phrosine savait faire un raisonnement en forme. Aufond, la manière dont elle vit en est un. Elle se soustrait auxdevoirs qui la gênent, parce qu’elle les estime insuffisammentsanctionnés. Elle n’est pas maîtresse d’école, elle est trèspauvre, elle aime cet homme, elle vit avec lui et par lui :que lui importe l’opinion ? Et n’a-t-elle pas déjà une partd’indulgence autour d’elle ? Ses voisines ne sont pas toutessévères. D’après les doctrines de mademoiselle Hacquin, elle peutse réclamer de la morale. Ah ! moi qui ai cru enseigner lesautres, quelle assurance puis-je leur donner ? MademoiselleRenée a raison : je dois être prudente, je devrais l’être. Jene le serai pas ! J’agirai comme j’ai agi. Mais je me sensdésemparée, et je n’ai personne qui puisse m’aider. Je n’ai pasconfiance en celle qui est ma directrice. Elle n’a qu’uneintelligence souple, assimilatrice et vulgarisatrice. C’est unereceveuse d’idées faites. Elles lui sont indifférentes dès qu’elleslui viennent avec la marque « laissez passer ». Je ne lacrois pas sûre. Ce soir, elle m’a embrassée avec un excès qui m’adéplu… Je suis jetée au milieu de difficultés que je ne prévoyaispas. Je n’ai, pour les vaincre, pour passer au travers, quel’instinct, que des exemples anciens, du temps que j’étais petitefille. Dans la nuit, je n’ai pas d’autre lanterne. J’irai quandmême. Je ne changerai pas, je ne me tairai pas : seulement,j’ai de la peine. »

Un peu de temps encore, devant sa table, sousla lumière de la lampe, elle songea. Les menus événements de lajournée se ranimèrent pour être jugés. Elle n’eut pas de regrets,mais le trouble ne la quitta pas. Comment sortirait-elle de cedrame qui commençait ? Où était l’appui ? Elle sentaitbien que Davidée Birot, Phrosine, Anna Le Floch, Maïeul Jacquet, seretrouveraient, qu’il y aurait une suite aux paroles échangées, etque la destinée allait éprouver, peut-être légèrement, peut-êtredurement, l’âme seule, l’âme désemparée qui veillait sur les buttesbleues devenues toutes noires de l’Ardésie.

Chapitre 4LE TRIOMPHE DES GENÊTS

Il se passa peu de chose pendant plusieurssemaines, si c’est peu de chose pourtant que le printemps quivient.

Anna Le Floch reparut à l’école dès le lundisuivant. Le mal, les maux dont elle souffrait n’étaient pasdiminués. Elle demeurait assise, pendant les récréations, dans lepréau. Des camarades allaient chercher une chaise, et l’y faisaientasseoir avec les mêmes précautions qu’elles auraient eues pour unepoupée ; elles causaient toutes ensemble, afin de distraire,croyaient-elles, l’enfant qui ne pouvait jouer, puis, prenantprétexte d’une balle qui roulait, d’un cri, d’un regard, ellespartaient au galop bondissant, et elles se donnaient beaucoup demal, pour s’amuser plus que les autres et plus bruyamment, estimantqu’elles avaient droit à une compensation. La malade étaithabituée. Elle ne s’étonnait ni ne se chagrinait d’être seule dansle préau. Mais ses yeux sauvages, qui évitaient autrefois le regarddes maîtresses, cherchaient maintenant celui de Davidée. Ils sepénétraient, pendant des minutes, sans changer d’expression, decette image, lointaine ou proche, et on eût pu croire que lacuriosité seule les orientait vers cette jeune fille qui sepromenait avec les grandes ou prenait part aux jeux ; puis,tout à coup, ils s’attendrissaient, ils se voilaient, ils disaientle secret de l’âme silencieuse. Davidée n’en savait presque jamaisrien. Elle apercevait chaque matin Phrosine. On se saluait parnécessité administrative, parce que les deux femmes dépendaientd’une troisième, qu’elles servaient dans la même école et qu’il neleur était pas permis de s’ignorer l’une l’autre. On ne se parlaitpas. Mademoiselle Renée, au contraire, était devenue si expansivequ’on l’eût dite bienveillante. Elle espérait de l’avancement. Desmots qu’on lui avait répétés, dans une réunion d’instituteurs etd’institutrices, lui faisaient espérer un changement de résidence,peut-être un poste dans une école de la ville. L’inspecteurprimaire n’avait pas dit formellement « la ville », maison pouvait interpréter dans ce sens la formule louangeuse qu’ilavait employée en parlant de mademoiselle Desforges. Quitterl’Ardésie, ne plus « végéter », comme elle disait, neplus avoir à élever seulement ces filles de pauvres et de« sauvages », – c’était encore une de ses expressionsfavorites, – mais vivre dans la compagnie des petits fonctionnaireset des commerçants d’un quartier ; pouvoir faire des visiteset en recevoir ; se promener sur le pavé et surl’asphalte : elle aspirait à ces joies avec la même âpreté dedésir que si elles avaient dû être pleines et éternelles. Pour lesobtenir, il n’était rien qu’elle ne fût, d’avance, résolue à faire.Elle se persuadait, d’ailleurs, que son mérite, depuis longtemps,comblait la mesure. Quand elle ouvrait une lettre, elle espéraittoujours qu’il y serait question de la promotion attendue.« Je ne vous oublierai pas, disait-elle à l’adjointe ; jeconsidère que vous êtes trop intelligente, et, laissez-moi le dire,trop jolie, trop sympathique, pour qu’on vous impose l’exilindéfini à la campagne. – Je vous assure, répondait Davidée, que jeme sens casanière : j’ai déjà pris racine dansl’Ardésie. »

Maïeul Jacquet ne s’était pas vengé, comme ilavait menacé de le faire. On ne l’avait pas revu à l’école, ou dansle chemin qui passe devant l’école. Une bonne femme quiaccompagnait sa petite fille, quelquefois, jusqu’à la porte, avaitdit à Davidée, un matin : « C’est drôle, je rencontraissouvent ce grand Rit-Dur, quand il allait à son atelier, et je nele vois plus : il faut croire qu’il a changé son heure, ou saroute. » C’était la veille du jour où commençaient lesvacances. Sans y manquer, depuis cinq ans, Davidée passait sesvacances de Pâques à Blandes. Elle fit comme de coutume. Elle vitson père, affaibli, fantasque, plus autoritaire que jamais ;sa mère qui vieillissait ; la belle maison neuve qui faisaitenvie à tout le bourg, et qui ne portait d’autre signe des hiversdéjà subis que de minces rayures de moisissures vertes, en formed’épées, comme des feuilles d’iris, montant du sol le long despierres blanches des fondations. Pour la première fois, Davidéecausa, avec sa mère, d’autres sujets que du temps, du ménage, de ladifficulté de trouver une servante, et des rivalités renaissantesqui se levaient contre la fortune, la puissance, la rude disciplinede Birot, et que Birot, d’un revers de main, une à une, brisait.Elle n’eut pas de peine à se faire raconter le dernier scandale deBlandes ; une jeune femme trompée par son mari, la fuite dumari avec une autre.

– Que c’est vilain, tout ça !concluait madame Birot.

– Tant d’autres en font autant !

– Qu’est-ce que tu dis ? Est-ce quetu l’approuves, par hasard ? Quand tout Blandes lui donneraitraison, moi je la blâme, et nettement, et je dis qu’elle est unecoquine !

– Tu me fais plaisir, maman, car c’est ungros mot pour toi.

– Oui, une coquine… Je puis bien te direque j’ai été jolie, moi aussi, et jeune, et bien tournée…

En parlant, elle tirait les plis de sa jupe,qui s’étaient déplacés et grossissaient la hanche.

– … On m’a regardée. On m’a fait entendredes musiques de mots, comme il y en a dans les vers que tu récites.Mais, Dieu merci, je n’ai pas à me reprocher seulement un coupd’œil de contrebande.

– Parce que tu es la meilleure desfemmes, maman, et aussi parce que tu n’as pas aimé.

– Mais si, j’ai aimé ton père, comme onpeut l’aimer, en me disputant avec lui, des fois.

– Je veux dire : pas aiméd’autre.

– Il n’aurait plus manqué que ça !Tu es folle !

– Qui te le défendait, puisque tu n’aspas de religion ?

– Pas de religion ! J’en ai un peu,tu sais bien,… ce que le père en permet ; ça n’est pasbeaucoup… Mais on n’a pas besoin d’être dévote pour être fidèle. Ily a…

– Il y a quoi ?

– Il y a l’honneur !

– Ah ! ma pauvre maman, j’ai vu desgens qui mettaient leur honneur à ne pas quitter la femme qu’ilsaimaient, et qui n’était pas leur femme… Nous avons toujours desmots à notre service, vois-tu. L’important, l’angoissant, c’est deconnaître leur vraie signification. Les hommes y mettent ce qu’ilsveulent, et les femmes aussi.

Madame Birot, qui ne se sentait point arméepour les discussions d’idées, prit sa fille dans ses bras, et luidit avec passion :

– Tu vois bien des tristes choses danston métier, ma fille, je m’en doutais ; j’aurais voulu tegarder près de moi, et tu n’as pas voulu ! Dis-moi lavérité : est-ce le cœur qui est malade ?

– Non, maman ; c’est plutôt latête.

Madame Birot ne chercha pas la réponse. Ellela trouva dans son cœur de mère, dans le rêve commun qu’elles fonttoutes. Elle dit :

– Pourquoi ne te maries-tu pas ?

Et il ne fut plus question, entre elles, demorale ou d’idées.

Le printemps était venu. Quand Davidée rentraà l’Ardésie, il avait déjà renouvelé le ciel, qui est le premier àfleurir, et il verdissait la plus pauvre motte de terre. Mêmel’ardoise avait son printemps. Chaude, elle faisait danser l’air auras des buttes, elle relançait en grosses touffes les rayons quitombaient ; on aurait dit, sur les pentes, qu’elle coulait encascade, tant le soleil la faisait vivre ; de près, on nevoyait pas son grain, mais des mailles, de toutes les couleurs del’arc-en-ciel, qui remuaient sur la pierre. Du fond des plaques demousses, autrefois gonflées par l’hiver et maintenant affaissées,des tiges minces, hautes, dorées au bout avaient jailli. Lessaules, dans les très vieux fonds de carrières, levaient leurpelote verte. Dans les creux, où le sol n’avait point été envahi etrecouvert par les déchets d’ardoises, les jardins, autour desmaisons, abrités et encerclés par les talus bleus, tendaient aujour leurs plates-bandes bien bêchées, leurs arbustes taillés, etleurs lignes de groseilliers, ou de tulipes, ou de girofléesau-devant des portes. Il n’y avait point de matin sans chant demerle, ni de nuit sans rossignol. Mais surtout la fleur du genêtavait éclaté, et, par elle, toute la contrée bleue était couverted’or, toute la pierraille était réjouie. Il est maître des talus,des plateaux, des ronciers, de ces lieux où la terre a étéensevelie sous la pierre, et la pierre brisée et abandonnée. Ilpousse dans la maigre poussière. Il est enveloppé par la chauderéverbération du sol. Son heure vient vite d’avoir des bourgeonspâles sur ses balais verts, d’avoir des carènes et des voilesjaunes tout le long de ses branches, de la pointe à la fourche, etd’ouvrir tout son trésor de parfums. Oh ! qu’il est généreuxpour le vent nouveau qu’il embaume ! Avec les primevères, unpeu d’aubépine, et les tiges de menthe encore bien tendres etcachées, il compose la divine senteur du premier printemps. Legenêt couvrait le désert que les hommes avaient fait. Aux alentoursdes fonds les plus anciens, entre les trous énormes et remplisd’eau plus qu’à moitié, c’est là que la genêtière était la mieuxfournie et c’est là qu’habitait Maïeul Jacquet.

Sa maison, la Gravelle, bâtie en long, à lacrête d’un remblai, était flanquée à droite d’un pavillon muni d’unbelvédère. Plus exactement, le vieux maître maçon qui l’avaitconstruite, pour séparer le pavillon en deux logements, avaitaccolé à la petite façade de l’Est un escalier extérieur, quitournait à la hauteur du premier étage, s’appliquait en grosseverrue carrée à la grande façade du Sud, et formait une sorte deloge, de cour aérienne que protégeait un toit avançant. Le logisavait-il connu des hôtes bourgeois ou nobles, au temps de sajeunesse ? On l’assurait, parmi les carriers. Il n’avait plusque de pauvres locataires : deux familles bretonnes qui separtageaient le long rez-de-chaussée, et le fendeur Maïeul Rit-Dur,auquel appartenaient l’escalier de pierre, et deux vastes pièces, àfenêtres très hautes et très larges, avec le grenier au-dessus.Toute cette Gravelle ouvrait au midi ses fenêtres et ses portes.Elle voyait loin. Elle dominait, comme un phare, tout le paysardoisier, et les terres qui s’abaissent vers la Loire, et où lafumée des machines et le brouillard s’en vont mêlés chaque matin.En arrière, sur des remblais de la même ancienneté, à une centainede mètres, et en contre-bas, il y avait encore une maison, beaucoupmoins importante, qui était celle de la mère Fête-Dieu, et plusloin encore, le fond du Lapin, celui de la Gravelle, et à droitecelui de la Grenadière. Nulle part, dans la commune de l’Ardésie,la nature n’avait repris autant de place et de puissance que surles buttes délaissées qui environnent la Gravelle. Entre la maisonde Maïeul et celle de la bonne femme Fête-Dieu, c’était comme unjardin doré. Pentes raides autour de la Gravelle, sentier en bas,talus remontants, terrains houleux, où l’effort du travail sedevine encore, tout était couvert de genêts, et les branches degenêts n’étaient qu’une grappe d’or. Les bords des deux fonds duLapin avaient aussi leurs bordures dorées, et des lignes de genêts,comme des fusées, s’enfonçaient encore, tout autour, dans laverdure renouvelée des ronciers et des maigres taillis. Tout ce solfeuilleté, creusé, fouillé, sonore sous le pied du passant, donnaitsa gloire avant les autres, avant les terres lourdes à peinedégourdies par le soleil nouveau. Et celui qui voyageait par làrespirait de la joie.

C’est ce que pensait Davidée, le jeudi 22avril, qui était le deuxième après Pâques, en approchant du fond dela Grenadière, où une femme lavait, courbée au bout d’une plancheet parmi les roseaux. Elle suivit le bord de l’étang, écouta lebruit de l’eau qui coulait par la bonde et se perdait sous desbranches, puis elle gravit un raidillon, et elle aperçut lepavillon de la Gravelle, dressé dans la lumière à cinq cents mètresen avant, et l’or des genêts qui descendait de là jusque vers elle.En même temps, le vent qui balance parfois et berce les parfumsavant de les emporter, l’enveloppa dans son souffle traînant.« Ah ! quelles délices, dit-elle ; tout le printempsest en l’air ! S’il pouvait souffler sur l’école ! S’ilpouvait souffler sur mon cœur ! »

Elle allait voir la mère Fête-Dieu, comme ellel’avait promis avant les vacances. Mais la pensée lui vint aussi deMaïeul Jacquet. « Il passe pour un faiseur de chansons et pourun beau chanteur. Il ferait mieux de vivre honnêtement, et tout aumoins d’être poli. Quelle façon il a eue, l’autre soir, de couriraprès moi sur les chemins, et de crier mon nom ! J’ai croisévingt fois Phrosine, depuis lors, et elle ne m’a pas parlé. Lui, ila changé de route, pour gagner son atelier, et pour en revenir.C’est tout ce que j’ai obtenu, d’elle et de lui. » Elle sesouvint que, depuis une semaine déjà, elle n’avait pas revu Anna,et qu’elle savait seulement, comme tout le monde, que l’enfantétait plus mal, et ne sortait pas de l’enclos. Par la trace, fouléeçà et là et ailleurs couverte d’herbe drue, qui serpentait àtravers une pâture, elle fut bientôt au milieu des genêts. Elleinclina à droite, grimpa sur un talus, parmi les tiges fleuriesqu’elle écartait en marchant et qui frôlaient son visage, et, dansun pli, elle découvrit un long toit évasé, sous lequel il y avaitdes murs très bas. Elle frappa à la porte. Une voix toute jeunerépondit. Davidée entra. Dans l’ombre de la chambre, et venant àelle, elle vit la petite Jeannie aux yeux ronds, qui s’épanouit, etqui dit :

– Que vous êtes gentille !Grand’mère est là. Elle va mieux, vous savez ?

– Ça va toujours mieux jusqu’à ce qu’ons’en aille ! dit une voix faible au fond de la pièce.

Dans le lit, sous les rideaux de serge verte,la mère Fête-Dieu, à demi paralysée, était couchée. Elle avaitencore un œil très bon et vif ; l’autre était lent et voilé.L’œil très bon considérait Davidée Birot, et y prenait plaisir. Illa regardait comme si elle était un genêt fleuri, ou un géraniumouvert au soleil sur la marge de la fenêtre, comme si elle était,dans la pauvre chambre, un rayon de jour de plus. Il ne changeaitpas d’expression, quand il cessait de considérer le visage aimé dela petite Jeannie et qu’il revenait, la paupière se soulevant unpeu plus, au visage de l’adjointe, qui baissait la tête, souriaitet demandait :

– Un si beau printemps ! Vous allezguérir, mère Fête-Dieu !

La bonne femme suivait une autre idée.

– C’est donc vous, disait-elle, lanouvelle maîtresse ?

– Mais oui. Depuis sept mois bientôt.

– Elle m’avait bien dit que vous étiezaimable. C’est fin, vous savez, ces petites-là ! Ça devine lescœurs.

– Mais je vous assure, mère Fête-Dieu,que je n’ai pas le cœur meilleur qu’une autre.

– Oh ! que si ! Les yeuxrépondent pour lui : c’est jeune, ça veut bien faire.Asseyez-vous, mademoiselle. Qu’est-ce que tu fais donc, sacréepetite Jeannie, qui ne donnes pas une chaise à lademoiselle ?

Elles se mirent à causer, la vieille racontantsa vie, la jeune faisant la charité d’abord d’écouter, puisécoutant sans effort, parce que la mère Fête-Dieu, ayant ditquelques dates et quelques noms, des naissances, des maladies, desmorts, et sa dernière épreuve, le mal qui la tenait couchée depuisdes mois, rendait grâces pour soixante-dix années, et ne sepermettait qu’un tout faible gémissement pour les souffrancesprésentes.

– Je ne suis pas bien patiente, disait labonne femme ; le temps me dure quand Jeannie est àl’école ; heureusement il vient des Bretonnes de la Gravelle,quelquefois, me voir comme vous venez. J’accomplis mon temps, jefinis mon mérite : Dieu est au bout de ma peine.

Comme elle était un peu lasse, elle ferma lespaupières. Elle perdit la notion du temps, et une souffrance plusvive venant à traverser son corps, elle rouvrit les yeux,brusquement ; elle ne vit pas la visiteuse, déjàoubliée ; elle regarda les poutres enfumées, et, rapprochantsa main vaillante de l’autre qui n’obéissait plus, elledit :

– Mon Dieu, je souffre bien : jepeux, tout de même, si vous voulez, souffrir un peu plus…

Elle se reprit, elle ajouta, baissant lavoix :

– Un tout petit peu plus.

La maîtresse d’école était devenue toute pâle.Elle éprouvait ce même saisissement que lui causaient les bellesparoles attribuées à des personnages illustres, et qu’elle faisaitréciter aux élèves. Elle considéra un long moment l’infirme quis’était assoupie, et elle s’en alla, sans faire de bruit,accompagnée par Jeannie, et par le chat qui se frottait au bord dela robe.

La Gravelle était droit en face, bien hautesur sa butte, plongeant la ligne dentelée de ses toits, de sescheminées, de ses murs et de sa loge dans la splendeur de troisheures du soir. Mais on la voyait de dos, et ses fenêtres, sestreilles de vignes, ses Bretonnes avec leurs enfants, toute la viede la maison pendait à l’autre espalier, du côté de la Loire. Onn’entendait aucun bruit, si ce n’est celui des mouches affolées parle genêt. L’adieu même de la petite Jeannie se perdit dans leurbourdonnement qui n’empêchait pas le silence.

« Comme je serais attrapée, songeaDavidée, si Maïeul descendait la butte et venait à moi ! Jecrois que j’aurais peur ! »

Elle avait le projet de revenir par le villagede la Martinellerie et par celui de l’Ardésie. Elle prit donc àdroite, au travers des genêts, longea et tourna la butte, et elleallait déboucher dans un chemin qu’on trouve là, un chemin quepersonne n’entretient et qui ne vit que par l’usure, lorsque,devant elle, à quelque distance, debout et l’attendant, elleaperçut Maïeul Jacquet.

Le carrier était en habits du dimanche. Ilavait sa jaquette bien brossée, ses souliers sans clous, sa chaînedouble au gilet, sa cravate verte et la moustache tortillée etrelevée, comme s’il allait aux noces. Quand il vit Davidée, il sedécouvrit, et il eut l’air si intimidé qu’elle n’eut pas peur. Ellepensa seulement : « Je passerai devant lui, je lesaluerai d’un petit signe de tête, et il comprendra que je n’ai pasgardé bon souvenir de notre rencontre dernière. Comment ce garçonest-il ici ? M’avait-il vue sortir de l’école, lui dontl’atelier n’est pas très éloigné ? En montant sur un mur, ousur un tas de pierres, peut-être est-il possible, quand on a commelui des yeux vifs de guetteur, d’apercevoir la porte de la maison.Alors, il se serait dépêché, prenant au plus court, tandis que jeflânais le long de la Grenadière, et il aurait changé d’habitspendant que je faisais visite à la mère Fête-Dieu. Et qu’a-t-il àme dire ? S’il croit qu’il suffit, pour me faire oublier qu’onm’a manqué, de se mettre sur mon passage ! »

Elle eut le temps de penser cela et plusieurschoses encore, car elle avait ralenti le pas pour ne point paraîtreeffrayée. Elle venait, baissant à demi les paupières à cause del’ardente lumière, les relevant aussi pour regarder le chemin. Maisen regardant le chemin, elle voyait l’ouvrier, qui était à gauchele long du dernier genêt, et qui tenait son chapeau à deux mainsdevant lui. Elle le trouva drôle, et sourit involontairement. Etcomme elle reprenait sa physionomie digne et un peuapprêtée :

– Mademoiselle, dit Maïeul, je n’ai pasbien agi avec vous !

– C’est vrai.

Elle ne s’arrêta point.

– J’ai été malappris, je ne savais ce queje faisais, j’en ai honte.

– Je vous remercie de me le dire,monsieur Maïeul.

Elle continua d’avancer. Elle dépassa le genêtet l’homme, et commença de tourner.

– Il n’y a pourtant pas une seulepersonne, sur la paroisse, – il trouvait le vieux mot parce que soncœur parlait, – pas une seule à qui je serais plus fâché de fairede la peine.

Davidée s’arrêta.

– Pourquoi donc, monsieurMaïeul ?

– Parce que vous m’avez dit mon fait,oui, et joliment.

– Moi, j’ai pensé que j’avais eu tortd’être aussi franche.

– Non, par exemple !

– À quoi ai-je servi, puisque rien n’achangé ?

Elle le regarda, un peu hautaine, et touterouge de visage. Il réfléchit un moment.

– Changer, dit-il, c’est plus dur que deparler, ou que de trouver que vous avez raison. Mais si jechangeais tout de même ?…

Il n’acheva pas son idée, mais il regarda pourla première fois, bien en face, la petite jeune fille fière qu’ilavait attendue un quart d’heure dans cette genêtière. Et elle n’eutpas de doute sur ce qu’il avait voulu dire.

– Alors, je vous estimerais davantage,fit-elle.

Et à cause de ce mot qui n’était pas unecondamnation définitive, et qui était rude pourtant, il se mit àmarcher à sa gauche et à peu de distance, car elle avait repris saroute. Et pendant qu’elle descendait, et qu’elle détournait latête, pour qu’on ne la crût pas trop attentive aux paroles de cethomme, il disait, lui-même levant les yeux au-dessus de l’Ardésie,et comme s’il s’adressait à toute la vallée :

– Je n’ai pas eu d’instruction commevous, je n’ai eu ni mère, ni sœur, ni personne qui m’ait parlécomme vous pour mon salut et mon paradis.

– Ai-je nommé le paradis ?

– Non, mais on ne s’y trompe pas !…J’ai des amis qui vivent comme moi… Les voisins, ça leur est égal…Le compteur d’ardoises n’a pas à s’en mêler, le directeur non plus…N’y a que le curé : il dirait comme vous, mais je le connaispas.

Davidée ne répondait rien. Elle arrivait à uncarrefour où sont bâties quelques maisons, des très anciennes.Maïeul se hâta de dire :

– Je vois bien que ça vous déplaît decauser avec moi. Je n’ai pas voulu vous offenser… Vous n’êtes passi parlante que l’autre jour. Moi je voulais vous dire aussi que lapetite Anna crie après vous. Allez la voir, mademoiselle… Vousferez mieux de ne pas entrer… Mais vous la verrez par-dessus lahaie.

Ils firent encore trois pas.

– Au revoir, mademoiselle.

– Adieu, monsieur Maïeul.

Il descendit vers la gauche, pour retrouver lechemin de sa carrière ou celui de la Gravelle ; Davidéeremonta vers la droite. Sans le dire, elle avait résolu d’allerjusqu’à la maison des Plaines. « Oh ! songeait-elle,comme chacun de nos actes est plein de conséquences, et chacune denos paroles de retentissement ! Pour une indignation que j’aieue, me voici placée comme un juge, entre une enfant, sa mère etl’amant de sa mère ; voici un cœur attendri, celuid’Anna ; un cœur troublé, celui de Maïeul ; un cœurennemi, celui de Phrosine. Même si je voulais, je ne détruirais pasle changement que j’ai causé, les sources que j’ai ouvertes, lesmésintelligences que j’ai approfondies, le bien ou l’inutiletrouble que j’ai fait. Car je ne sais pas pourquoi j’ai eu tant desévérité. J’ai agi comme ma mère aurait agi, et je ne puis medéfendre qu’en disant : mon instinct m’a poussée ;quelque chose en moi a été plus fort que les leçons de mesmaîtresses. Ceux que j’ai blâmés savent mieux que moi au nom dequoi j’ai parlé : l’unique, l’unique puissance. »

Elle se sentit une pauvre fille ; ellevit, de l’autre côté du mur de gauche, bas et écroulé par endroits,des fendeurs qui travaillaient à l’abri des tue-vent. Ils sedétournaient, les plus jeunes du moins et les plus rapprochés, etils la suivaient du regard, gouailleurs, disant entre eux des motsqu’elle n’entendait pas. Les vieux avaient l’air bien indifférentsau passage de cette jeunesse, comme ils l’étaient au vent doux quidescendait des buttes et qui traversait les chantiers. De son pasalerte, l’adjointe allait sur le chemin. Dans le champ tout bleu,elle voyait la ligne des tue-vent, les ardoises posées sur champ,rangées et empilées, les blocs devant l’ouverture des abris, puisune autre ligne, une autre, une autre encore ; à droite lechevalement de la carrière, et partout des hommes qui avaient desmouvements calculés, sans hâte, guidés par l’habitude du travail etmesurés. Quelques visages étaient farouches ; la plupartn’étaient que sérieux ; bien peu reflétaient la gaieté, lapaix, la santé qui se moque de la besogne. « Je voudraisélever pour vous, pensait l’adjointe, des petites qui entreraientdans vos maisons comme le printemps auquel on ne songe pas et qu’onrespire. Je leur apprends à lire, mais c’est pour elles ; àécrire, mais c’est pour elles ; et je leur dis d’être bonnes,et c’est pour vous. Mais le plaisir parle aussi. De combien d’entreelles obtiendrais-je qu’elles renoncent à acheter un chapeauneuf ? »

Quand elle passa dans la rue qui porte le nomde village de la Martinellerie, Davidée rencontra plusieurs élèvesde la classe élémentaire, qui vinrent, et l’entourèrent un moment.Des mères, derrière les vitres, firent signe :« bonjour ! » ; mais elle prit un chemin quicoupait le village, puis, par des sentiers, elle gagna les abordsde l’enclos où était la maison de Phrosine. Doucement, elles’approcha de la haie vive, toute feuillue à présent, et quitendait encore au vent de la route, parmi des feuilles pressées etluisantes, de courtes grappes de fleurs blanches. Les maraîchers netravaillaient pas. Des pies faisaient cercle autour d’une chouetteposée sur une motte. Elles seules remuaient, dans le champ montant,elles seules avec les tiges de blé d’une large planche, qui secourbaient à chaque souffle de brise, mêlant leurs reflets,plongeant de la pointe, frémissant, jouant ensemble à l’eau quicoule. La porte de la maison était fermée. Davidée se demanda siAnna Le Floch n’allait pas apparaître, soutenue par Phrosine, etrevenant d’une promenade. Elle s’avança de quelques pas,jusqu’auprès de la barrière à claire-voie. La malade était là, àmoitié couchée sur deux chaises, à l’ombre d’un des pruniers, latête appuyée sur un oreiller, les jambes protégées et réchaufféespar une descente de lit dont les deux bouts traînaient à terre.Elle dormait. Elle était si pâle qu’on pouvait la croiremorte ; sa poitrine, en respirant, ne soulevait pas le pauvrecorsage, et les deux bras, abandonnés, pendaient, frôlant la pointede l’herbe. Toute apparence de vie avait quitté cette forme frêleet usée, payeuse innocente pour les vices de plusieurs, qui mouraitde l’alcool bu par le père, et qui était le terme des débauchesanciennes. Cependant, comme si, à travers la distance et lesommeil, les âmes pouvaient se faire signe l’une à l’autre, et serendre visite, et se faire reconnaître d’une manière non douteuse,Anna ouvrit les yeux ; son visage s’illumina ; la vie etla joie y reparurent ensemble ; les mains, comme si ellesportaient une gerbe, se relevèrent lentement, d’un même geste égal,puis se joignirent, et l’enfant dit :

– Je pensais à vous !

– C’est le printemps qui m’a conseillé devenir.

La malade répondit, indifférente à tout ce quil’écartait de son hymne d’amour :

– Oui, il fait assez beau…

Elle reprit son air de ravissement :

– Vous êtes venue… Depuis plusieursjours, j’attendais votre visite… Je ne suis pas très bien sur lachaise. Mais vous ne pouviez pas venir à la maison… Non, il valaitmieux ne pas entrer chez maman. Je pensais que vous ne voudriezplus entrer. Alors, j’ai demandé à être portée dehors. Le premierjour je ne vous ai pas vue, ni le second, ni le troisième :mais vous voilà !… N’ayez pas peur, mademoiselle, maman nepeut pas entendre ce que je vous dis. Et puis, elle est très bonnepour moi, ces jours-ci… Que je voie votre chapeau ?

– Regardez, est-ce comme ceci qu’il fautme tourner ?

– Oui, il est joli.

– Si j’étais plus près de vous, je vousl’essayerais…

– Oh ! non ! Vous êtes plusjolie ;… moi, c’est inutile…

Elle n’acheva pas, elle disait cela comme enrêve.

L’adjointe, espérant la distraire, commença àraconter plusieurs choses de l’école. Mais aux premiers mots, Annas’assombrit : la lumière intérieure se retira des yeux, dufront, des deux mains rapprochées ; il sembla que la jeunessede cette petite diminuait et que l’âme d’une femme inquiète,attendrie, éclairait et modelait à présent ces traits menus detoute jeune fille.

– Mademoiselle ?

– Que voulez-vous, ma petite ?

– Je voudrais savoir de vous, parce quevous êtes bonne, parce que vous venez me voir…

Elle s’interrompit, oppressée ; le vertde ses yeux devint profond comme celui des grandes vagues.

– Faut-il que je prie ?

– Oui.

– Mademoiselle, n’est-ce pas qu’il y a unbon Dieu ?

L’adjointe eut un petit frisson que seule putsurprendre la haie d’épine noire sur laquelle elle s’appuyait. Ellepensa : « Est-ce que je peux dire non ? Est-ce quej’ai le droit de la désespérer ? Est-ce que je sais, moi quiai négligé volontairement… ? » Elle répondit, tutoyantAnna, sans s’en apercevoir, parce que l’intimité des mots échangésle voulait ainsi, parce que l’inégalité de l’âge et des conditionss’évanouissait :

– Anna, ma petite enfant, je t’aimebien.

Elle se sentit cruellement lâche de n’avoirpas répondu. La petite dit :

– Moi aussi, mademoiselle, je vous aimebien.

Davidée se hâta d’ajouter :

– Je reviendrai. Je réapparaîtrai ici.Mais il faut que vous me promettiez de dormir, comme si je nedevais pas venir.

La petite tête pâle se souleva un peu, etretomba sur ses mèches de cheveux roulées et dures.

– De ne pas même penser à moi ?…

Sur l’oreiller, la petite tête s’agita pourdire non. Et en même temps les lèvres eurent un sourire d’enfant,si pur, si tendre, et qui refusait si bien de ne plus penser àelle, que Davidée se recula pour ne pas pleurer.

– Au revoir, mignonne !

La haie cacha bientôt la malade. La ligne depruniers et le toit de la maison disparurent derrière les murs duchemin. L’adjointe revint à l’Ardésie. Elle trouva l’école déserte,mademoiselle Desforges étant allée passer son après-midi de congé àla ville.

Du cahier vert : « Me voiciseule dans la maison où le vent jette sa fleur invisible de genêt.J’ai ouvert au vent la fenêtre de ma chambre du côté de la cour. Ilvient des buttes de la Gravelle et de la Grenadière ; ilarrive suivant un angle aigu, heurte les vitres de gauche,rejaillit en ondes jusqu’à moi et tourne autour des murs. Ilm’apporte la poussière de la cour piétinée par les élèves, celledes chemins et des chantiers de travail, et son parfum ne risquepas d’enivrer : il est mêlé comme la vie. Je suis troublée deme sentir faible dans un rôle que je n’ai pas voulu d’une volonténette, qui devient plus grand, plus complexe, qui va m’obliger àdes résolutions et à des paroles auxquelles je suis mal préparée.Je ne crains plus la vengeance de Maïeul Jacquet, mais autre chose,une passion que je n’ai pas provoquée, qui me révolte. Je l’aiaperçue, dans son regard, dans son geste, dans le soin qu’il a prisde mettre ses beaux habits, dans le choix de cette place où ilm’attendait, loin des témoins, dans sa voix. Quelle injure !Me parler comme il a fait, à moi qui sais comment il vit, et avecqui ! Et cependant, l’indignation que j’ai éprouvée, c’est àpeine s’il a dû en être bien assuré. Pourquoi l’ai-je laissécontinuer ? De quelle faiblesse suis-je faite, malgrél’apparence ? Comme mademoiselle Renée se moquerait de moi, sielle pouvait tout connaître ou deviner ! Mais j’ai été bienautrement lâche quand Anna Le Floch m’a interrogée. Ce qu’elle medemandait, c’est tout, c’est l’énigme de sa vie et de la mienne. Saraison a grandi dans la souffrance et la solitude. Elle a cherchéun appui. Elle a voulu savoir s’il y a un consolateur, un lendemainà la vie qu’elle sent s’échapper, et elle m’a choisie pour donnerla réponse. Je suis sa maîtresse. Il n’est pas possible que lamaîtresse ignore s’il y a un paradis ? L’enfant voulait croiremieux afin de souffrir mieux. Elle avait préparé la question ;elle y songeait, tandis que je l’entretenais d’autre chose. Et ellen’a pas eu de réponse. J’ai eu peur de dire non ; je n’ai pasété assez brave ou assez apitoyée pour dire oui. Je lui ai dit deprier, parce que cela ne compromet rien. Prier qui ? Devant lagrande peine, j’ai eu la moitié de la réponse d’une chrétienne queje ne suis pas. Pauvreté ! Contradiction ! Mais pauvretésurtout ! Petite malade, tu avais cru à la fontaine : jesuis sans eau ; je suis de la boue desséchée, de la pierrefriable, comme les buttes d’ici, où ce qui désaltère le monde,l’espérance, est tout de suite tarie. Je n’en garde qu’un peu, pourmoi, et qui s’évapore vite. Je ne sais pas ce que je suis venuefaire en ce monde. Et depuis que je suis mêlée à la vie réelle, jevois qu’il n’y a point de science égale à celle-là. Tout estlà : savoir de qui nous venons, et à qui nous allons.

» Je ne sais pas. Ma petite amie s’enira. Elle fermera ses yeux verts. Je n’aurai pas répondu à laquestion qu’elle avait préparée… Voilà trois ans que j’enseigne.Ces petites, quand elles auront passé dans ma classe et dans cellede mademoiselle Renée, après quelques années, deviendront femmesd’ouvriers, de journaliers ou de fermiers. De quelle force lesaurai-je munies ? Je ne sais pas. Je doute, ce soir, de moi,et d’elles. Je me demande si je n’aurai pas appesanti des cœurs etfourni de la pauvreté morale au monde de la misèrematérielle. »

Dans l’espace de dix jours, Davidée retournadeux fois à la maison des Plaines. Elle aurait voulu y aller plussouvent, mais les devoirs à corriger, des visites de parents qu’ilfallait recevoir, le conseil aussi de mademoiselle Renée quidisait : « Vous sortez trop », la retinrent àl’école. On ne parlait plus guère de l’enfant, maintenant qu’on nela voyait plus jamais sur la cour. Le matin, Phrosine, évitantl’adjointe, disait à mademoiselle Renée : « Ça vatoujours mal chez nous ; nous n’avons pas de chance. »Presque toujours, elle arrivait de très bonne heure, avant que lesmaîtresses ne fussent descendues ; elle faisait la besogne,balayait, ouvrait, arrosait le parquet, avec un entonnoir, pour« abattre la poussière », et comme elle n’avait plus depoêle à allumer, s’échappait en ouvrant pour les élèves la porte duchemin.

La première fois qu’elle revint aux Plaines,Davidée s’attendait bien à ne pas voir dehors son amie malade. Iltombait, par moments, de ces averses courtes, chaudes, limitées àune demi-douzaine de champs, et que les orages lointains lancentcomme des obus à travers le ciel libre. Anna était là, cependant,la tête abritée sous un parapluie que Phrosine avait suspendu auxbranches. Elle respirait mieux ; elle avait un peu de rose auxjoues. À peine eut-elle salué son amie, que la petitedemanda :

– Je vous en prie, vous ne m’avez pasrépondu l’autre jour ?

Davidée, qui avait prévu l’insistance del’enfant, répondit :

– Avez-vous fait votre premièrecommunion ?

– Bien sûr.

– Moi aussi. Vous voyez ! Priez-Ledonc, puisque le désir vous y porte.

– Oh ! que faites-vous ? Prenezgarde !

Davidée, d’un mouvement soudain, avait ouvertla barrière ; elle s’avançait, dans l’herbe, ses deux mainsrelevant sa robe, de peur du bruit des feuilles frôlées. Elle vintjusqu’à l’enfant, elle la baisa sur la joue, et tandis qu’elleétait là, courbée, elle sentit l’odeur de la fièvre, et elle seredressa vite. Aussitôt elle pensa, – et l’idée lui semblaétonnante – : « Si j’avais la foi, je me pencherais denouveau, souriante. » Elle demeura droite, mais elle dit, avecbeaucoup de douceur :

– C’est vous qui me faites du bien,Anna.

La malade, dans la joie, avait fermé les yeux.Elle les ouvrit. Elle fit signe qu’on ne devait pas rester, qu’il yavait un danger.

– Il a fallu bien demander pour qu’on melaisse dehors malgré la pluie, mais je suis contente,contente !

– De ce que je viens de dire ?

– Surtout de ce que vous avez dit avant.Contente comme une reine.

– Comme une reine !

La petite murmura, tandis que s’éloignaitDavidée :

– Bien-aimée mademoiselleDavidée !

Un moment encore, par-dessus la haie, les yeuxde la maîtresse d’école purent apercevoir l’enfant. Ils virentqu’elle avait le visage rayonnant, que les lèvres remuaient etdisaient toujours :

– Bien-aimée ! bien-aimée !

Elle conserva ces mots dans son cœur, etbeaucoup de pensées en naissaient.

Davidée revint le 2 mai, qui était undimanche. Les vêpres avaient fini de sonner au clocher del’Ardésie. Il faisait un soleil vif. Anna, le corps ployé en deux,couchée sur les deux chaises et le visage un peu relevé seulementavait perdu tout le rose de ses joues, et la vivacité de sonregard. Au moment où l’adjointe arrivait, – le bruit des pasavait-il été entendu ? – Phrosine entr’ouvrit la porte de lamaison, au bout de l’allée de pruniers. La voici qui se penche audehors. Son visage, habituellement dur, devient hostile. Elle neveut pas que l’adjointe s’appuie à la barrière ; elle va lachasser, l’injurier, s’avancer jusqu’au chemin et emporter dans sesbras l’enfant qui ne doit pas entendre parler de sa mère par cetteétrangère. La petite, qui ne peut se retourner, qui n’a pas laforce de crier, a vu, dans les yeux de son amie, que la mère étaitlà, en arrière, et que, chassée, Davidée ne reviendrait pas. Elle aétendu le bras par-dessus sa tête, et, de sa main, qui est comme unpetit sceptre d’ivoire, elle a fait un signe, à plusieursreprises : « Retirez-vous ! Laissez-moi ma dernièrejoie ! » Et Phrosine n’a pas ouvert la bouche. Elle aobéi au commandement de l’enfant. Sans quitter l’expression decolère et de mépris qu’elle veut que l’on connaisse et qu’onretienne, elle se redresse, puis elle se retire à l’intérieur de lamaison.

Anna comprend que le danger est passé. Elle nesera pas ramenée de force dans la maison. Elle se recueille, lespaupières abaissées. La maîtresse a peur de la fatiguer. Elles’éloigne un peu de la porte à claire-voie. La malade s’enaperçoit. Elle fait signe : « Revenez. » Elle metses deux mains sur ses lèvres ; elle jette son âme, dans unbaiser, à cette demi-inconnue qui va disparaître, et bientendrement, comme une prière, comme une volonté dernière, elledit :

– Je vous donne maman.

La jeune fille a ouvert la porte, elle a courujusqu’à la malade, elle s’est agenouillée dans l’herbe, et elle aembrassé l’enfant. Cette fois, elle ne s’est pas redressée. Elle asenti, contre sa poitrine, battre un cœur épuisé qui se ranimaitsous la douceur des mots, car elle répondait :

– Anna, je te promets, j’accepte, jet’aime à jamais !

Quand elle revint de la maison des Plaines, ce2 mai, elle se sentait l’âme écrasée et vide de sa joie comme ungrain de raisin qui sort du pressoir. Elle voyait des bouts de haieverte, des branches dépassant les murs, du bleu tendre dans leciel, et elle n’y prenait aucun plaisir. Dans le chemin près del’école, elle fut enveloppée par une grande vague d’air déferlanteet pleine de la senteur des genêts, et elle dit :« Passez, ma fille va mourir. Allez à d’autres, vous n’avezpas de pouvoir sur ceux qui souffrent vraiment. Il faut un cœur àdemi heureux déjà pour que vous l’épanouissiez. » Des hommeset des femmes sortaient de l’église, des ouvriers fermes de visage,résolus, tranquilles. Ils venaient d’assister au salut. C’était uneélite, ancienne dans le pays, des gens établis depuis desgénérations en bordure de la vallée, des fendeurs de vieille lignéeardoisière, et, mêlés à eux, quelques Bretons, demeurés fidèlesdans le pays où les clochers ne sont pas à jour. Ils passèrent.Quelques-uns saluèrent l’adjointe, d’autres la regardèrent avecdéfiance, parce qu’elle n’était point de celles qu’on rencontre auxoffices, et qu’ils ne connaissaient rien d’elle, la famille étantétrangère et l’école un lien fermé et sans contrôle. Ellecomprit ; elle avait le don de deviner les sympathies et lesinimitiés. Elle ouvrit la porte de l’école, de « chezelle », et, comme mademoiselle Renée, au bruit du loquetretombant, apparaissait sur la dernière marche du seuil :

– Ah ! mademoiselle, dit Davidée, jesuis bien malheureuse !

La blonde mademoiselle Renée, qui avait encoreson beau chapeau sur la tête et enlevait les épingles ornées destrass, répondit, tout occupée d’autres pensées :

– Vraiment ?

– Nous allons perdre la petite Anna LeFloch ! Je l’ai vue : elle ne peut plus vivre !…

– Je m’y attendais.

– Vous ne souffrez donc pas commemoi ?… Cela ne vous fait rien ?

– Dans quel état vous êtes, ma pauvremademoiselle Davidée ! Vous n’êtes aucunementraisonnable ! Venez ?

La directrice prit la jeune fille par la main,l’emmena dans le « salon », la fit asseoir sur unechaise, et s’assit tout près d’elle, dans le fauteuil unique, qu’onoffrait deux ou trois fois l’an à l’inspecteur en tournée.

– Vous êtes beaucoup tropsensible !

– Mais je vous dis qu’ellemeurt !

– D’abord, vous ne pouvez en être sûre.Elle est si jeune ! Et puis, vous ne serez pas institutrice devingt ou trente enfants sans qu’il vous arrive d’en perdre… Onmeurt à tout âge.

Elle parlait d’une voix agréable, et quivoulait plaire, mais qui ne plaignait pas. Pour toute réponse,Davidée fondit en larmes, et, instinctivement, laissa pencher satête sur l’épaule de la créature humaine qui aurait pu consoler.Mademoiselle Renée l’embrassait, elle lui caressait les cheveux, etil y avait, dans sa caresse, une admiration pour cette souplechevelure sombre, une complaisance extrême.

– Ne pleurez pas, ma petite, vous vousfaites du mal, vous vous épuiserez. Et personne ne vous en sauragré. Quand on a votre âge, on ne pleure pas ; on cherche àjouir de la vie. Chassez ces pensées tristes. Parlons d’autrechose : tenez, racontez-moi le commencement de vos amours avecMaïeul Rit-Dur.

Davidée se dégagea, se leva, et, repoussant ladirectrice :

– Que dites-vous là, mademoiselle ?Je ne permets pas… Vous m’insultez… Je n’ai d’amour pour personne,je n’en ai pas surtout pour cet homme-là… Mais si j’avais un jourune confidence à faire, je vous jure…

La directrice elle aussi, s’était levée.

– Continuez, mademoiselle, mais continuezdonc !

– … Je vous jure que ce n’est pas à vousque je la ferais !

L’adjointe était près de la porte, ellel’ouvrit. Elle entendit derrière elle un éclat de rire.

– Vous êtes énervée, mademoiselle !Ah ! je vous trouve aussi ridicule qu’il est possible del’être ! Regardez-moi, je vous prie. J’ai le droit decommander ici.

Davidée tourna la tête. Elle vit un visagefurieux, des rides creusées par la colère dans une chair devenuepâle, des yeux ardents de haine, et cette femme encore vêtue commepour une visite qui tendait le poing, et qui disait, à motsentrecoupés :

– C’est fini, vous entendez bien ;…j’ai été trop indulgente… Ah ! vous me traitez de lasorte ! Vous verrez !… Il y aura une suite !… Jevous en réponds !… Pour le moment, je vous avertis que votreintimité avec cette Phrosine est parfaitement inconvenante… Votrevertu, mademoiselle, a besoin de leçons. Elle en donne, mais elleen recevra… Vous vous compromettez… Et vous ferez bien aussi de nepas causer sur les chemins avec Maïeul Jacquet, votre jardinier enattendant mieux… Vous pensez que je ne sais rien… Je sais tout ceque vous faites : prenez garde !

L’adjointe ne répondit pas. Elle gagna sachambre. Elle ne pleurait plus. Devant sa fenêtre, les yeux perdusdans le lointain, le sang brûlé par la fièvre, elle repassa lesévénements des dernières semaines. Ils traversaient en tumulte sonesprit. La crainte n’avait aucune part dans l’émotion qui latenait, tremblante, oppressée, mais qui la laissait parfaitementmaîtresse de sa raison et de sa volonté. La jeune fille cherchait àreconnaître les motifs qui l’avaient fait agir, à se rappeler lesmouvements de son âme, en chaque rencontre avec Maïeul, avecPhrosine, avec Anna, les imaginations qui l’avaient occupée. Elleaurait voulu qu’un secours extérieur lui vînt, et l’assurât qu’ellen’avait pas cédé à une irritation excessive, peut-être à uneantipathie secrète et jusque-là cachée, lorsque, tout à l’heure,elle avait rompu avec mademoiselle Renée. Désormais, l’hostilité dela directrice était déclarée. Elle serait implacable. Cependant,Davidée ne regrettait rien. Ses paroles et son geste de colère,qu’était-ce autre chose que de l’honneur, peut-être ombrageux, maisqu’on ne peut désavouer ? Elle ne céderait pas. Coûte quecoûte, dans la solitude, elle maintiendrait son droit de vivre à saguise, et d’agir, en dehors de l’école, comme elle avait déjà fait.Plus que tous les raisonnements, ce fut le souvenir d’Anna Le Flochqui l’aida à sortir de cette crise morale et physique.

À l’heure où la nuit va tomber, souvent lesenfants revenaient d’un village à l’autre, par petites troupes. Ledimanche surtout, celles qui avaient passé la journée chez une amiene manquaient guère de rentrer pour le souper. Davidéedescendit ; elle alla s’asseoir sur une pierre, à quelquesmètres de l’entrée de l’école. Le soir était pur et froid. Le ventqui, tout le jour, avait été printanier, léger, tiède, soufflait encourtes rafales, qui faisaient frissonner les derniers promeneursdisséminés dans la campagne. Et sans doute les genêts avaientretiré leur parfum au profond des calices jaunes, car le ventn’apportait plus qu’une odeur de terre remuée et de jeune herbe.Quels guérets, ouverts dans l’étendue des plateaux, quels blésnouveaux s’éveillaient à leur tour et apprenaient au monde que lepain ne s’épuiserait pas ? La jeune fille serra ses bras dansles plis d’une pèlerine qu’elle avait jetée sur ses épaules. Ellelevait la tête, elle avait le visage accablé et ensommeillé de ceuxqui sortent d’une peine intérieure et, n’ayant plus toutel’angoisse, n’ont pas de consolation et n’ont plus de force. Elleregardait du côté de l’Ouest, le ciel qui s’assombrissait, et ellepensait à Anna Le Floch. Elle ressemblait à une mère retenue loinde son enfant, et qui la voit partout. Une ou deux étoilescommencèrent à cligner entre deux mauvais saules ébranchés qu’il yavait en face, dans la pâture. Il y eut un bruit de claquette, versles buttes des carrières, plus près, plus loin, à gauche, à droitedes maisons vieilles, on ne savait trop, un bruit qui s’approchait,qui s’enfuyait, qui revenait, à croire que par là tournait la roued’un moulin. Mais ils étaient en pays charentais, les moulins quel’eau fait chanter, dans la plaine où la mer refoule, par tant decanaux et de ruisseaux, les algues arrachées qui lui reviendrontensuite. Dans la belle maison blanche et trop grande, une femme quiavait toute la semaine épousseté, rangé, ciré, brossé, attendait,une chaufferette sous les pieds, que le jour fût tout à fait clos,pour aller vieillir un peu plus dans le sommeil, pour oublier lafille unique, celle qui attendait aussi, bien loin, dans le cheminde l’Ardésie et qui soupirait, comme elle faisait jadis dans sapetite enfance, si longtemps après avoir pleuré.

Trois marmousettes, trois ombres qui setenaient, s’en venaient de la région des buttes ; les sabotsclaquaient, les ombres hésitaient, entre le mur de l’école et lahaie mal fournie et mêlée de tant de pierres levées. Elles avaientpeur de cette forme accroupie, immobile, coiffée de blanc. Mais unevoix connue appela, si doucement, que pas un oiseau ne s’échappades buissons :

– Louise Tastour ? LucienneGorget ? Jeannie Fête-Dieu ?

Alors la saboterie fut déchaînée, la peur s’enalla par-dessus le chevalement de la Fresnais, les trois enfantscoururent comme en plein jour. Elles entourèrent la maîtresse quiétait assise. Louise Tastour avait un chapeau orné d’une plumed’autruche qui avait dû être arrachée à une dinde ; LucienneGorget une toque de feutre avec des fleurs tout autour ;Jeannie Fête-Dieu allait nu-tête, mais elle avait, selon sacoutume, son petit palmier de cheveux dressé au-dessus du front.Elles étaient si heureuses de rencontrer une amie, dans ce passagedésert où elles craignaient de s’engager, qu’elles furentdésappointées, toutes les trois, en voyant que la maîtresse avaitpleuré. Pleurer ? Quand on commande ! Quand on n’a pas deleçons à apprendre ! Qu’avait-elle ? On ne pouvait pas lelui demander, si ce n’est avec les yeux qui ne parlent qu’à moitiébien, dans la nuit, même quand on se penche, même quand on est toutprès.

– Votre camarade Anna Le Floch est trèsmalade, mes enfants.

Alors, elles comprirent très bien pourquoimademoiselle avait pleuré, et elles devinrent un peu tristes, maisbeaucoup moins qu’elle.

– Oui, mademoiselle.

– Je crains bien que vous ne la revoyiezpas…

Il y eut un petit sanglot, d’une de celles quiécoutaient, mais on n’aurait pu savoir laquelle des trois avait leplus de chagrin, car elles baissaient la tête, et elles avaient lementon sur la poitrine.

La maîtresse eut envie de dire :

– Priez pour elle, votre amie.

Elle n’osa pas. Elle ne prononçait pas cemot-là devant ses élèves, ni ailleurs, ni dans son cœur. S’il luivenait à l’esprit ce soir, c’est que la petite malade, elle-même,l’avait dit. Elle demanda :

– Vous l’aimez beaucoup, n’est-cepas ?

Les trois têtes se relevèrent et serabattirent ensemble.

– Oui, mademoiselle.

– Pensez à elle, n’est-ce pas ?

Une seule comprit ce que l’adjointe voulaitprobablement faire entendre : Jeannie Fête-Dieu, dont les yeuxronds brillèrent comme ceux d’une bonne petite chouette grise. Elleseule dit, cette fois encore, et avec gravité :

– Oui, mademoiselle.

De ses deux mains, Davidée, comme elle auraitpoussé deux brebis, sans force et la main dans la laine, écartaLouise Tastour et Lucienne Gorget. Elle retint Jeannie.

– Penchez-vous pour que je vous parle àvous toute seule ? Encore plus ?… Vous allez faire unecommission… Mais vous ne direz pas qui vous l’a donnée ?… Àpersonne ?

– Non, mademoiselle.

– Vous me le promettez ?

– Oui.

– Écoutez bien.

Elle murmura plusieurs phrases à l’oreille del’enfant, qui se redressa, faisant des signes menus d’intelligence,et si contente que la peine qu’elle avait éprouvée, en apprenantqu’Anna Le Floch allait mourir, était oubliée.

– Allons, mes petites, reprit tout hautla maîtresse, rentrez vite. Je vais écouter claquer vos sabotsjusqu’à ce que vous ayez tourné au bout du chemin. Mais, j’y songe,Jeannie Fête-Dieu, comment avez-vous fait pour quitter si longtempsla grand’mère ?

– Quelqu’un la gardait, vous comprenez,dit l’enfant en levant les yeux : sans ça !…

– Qui donc ?

La petite se mit à rire, comme elle riait enarrivant :

– Un homme ! un voisin !Monsieur Maïeul !

Elle se dépêcha d’ajouter :

– Depuis plus de huit jours il ne quitteplus la butte. Dimanche, lundi, il était là : on ne l’a jamaistant vu. Tous les soirs, à présent, il les passe à la butte. Alorsil a promis aux Bretonnes, vous savez, les Bretonnes de laGravelle, qu’il descendrait au moins deux fois de chez lui, pendantqu’elles seraient absentes et moi aussi, pour avoir des nouvellesde grand’mère. C’est gentil ! Bonsoir, mademoiselle !

Les trois enfants s’éloignèrent. Le bruit dessabots diminua, avec des reprises subites et des retoursinattendus, comme il avait grandi. La jeune fille s’était penchéeen arrière ; elle avait appuyé sa tête au revêtement de chauxdu mur, et elle connaissait qu’une joie était née dans son cœurdouloureux, une joie comme celle des mères qui sentent leur enfantvivre. Était-il possible ? Pour le pauvre courage qu’elleavait eu, de sortir de l’apathie, d’être la vierge qui parle depureté, de prononcer le nom de la loi éternelle, – n’avait-elle pasdit quelque chose comme cela, dans le trouble, sans bien savoir cequ’elle disait ? – voici que des âmes abîmées se soulevaientet qu’elles obéissaient, une au moins obéissait. Quelle luttecontre soi-même ! Et quelle force les avait aidées ?Quelle mystérieuse puissance s’était entremise, pour que le motd’une jeune fille, et la plainte d’une enfant, eussent ainsiraison, même une fois, même pour un temps, de la passion, del’habitude, de la pitié même qui se met si vite à pleurer auprès denotre amour ? Cela ne pouvait s’expliquer et cela était beau.La singulière expression de joie, l’espèce de ravissement d’Anna LeFloch avait là sa source cachée. La petite n’avait rien dit. Quidonc avait mis cette pudeur dans cette âme que l’exemple, leshérédités, les conversations, l’abandon, l’absence de cultureauraient dû pervertir, ou rendre toute grossière etinsensible ? Quelle miséricorde s’était préoccupée des vœux decette pauvresse malade ? Y aurait-il par le monde unetendresse vigilante et relevante qui écoute les plus pauvres âmes,et seconde les plus légers mouvements de la charité, du repentir,du doute, du désir de purification, de la simple lassitude d’êtremauvais et lourd à soi-même ? Davidée songeait. Elle avait lecœur pénétré de la présence de l’obscure destinée. Etmystérieusement, ce soir, elle sentait grandir en elle la provisiond’espérance qu’il faut à chacun de nous pour traverser la vie.

Les étoiles avaient monté au-dessus desbranches des saules. Elles luisaient, elles les premières apparues,presque au-dessus du chemin. « Tous les soirs à présent, illes passe sur la butte. » Davidée regarda du côté où laGravelle et la maison de la mère Fête-Dieu reposaient dans le mêmelambeau de l’ombre immense.

Elle rentra. Pour elle, mademoiselle Renéeavait laissé la lampe allumée sur la table de la cuisine, et un peude soupe dans la soupière jaune, près des cendres encorechaudes.

Chapitre 5LE CORTÈGE D’ANNA

Le 3, le 4, le 5 mai, les nouvelles de lamaison des Plaines furent mauvaises. Le 6, mademoiselle Birotdistribuait des livres de la bibliothèque scolaire. Plusieursélèves et quelques grandes filles du bourg, déjà sorties del’école, étaient venues à onze heures, parce que c’était le premierjeudi du mois. Elles rapportaient les livres qu’elles avaientlus : elles en demandaient de nouveaux. L’institutrice setenait devant la petite bibliothèque en sapin verni, où étaientrangés, sous la protection d’un grillage en fil de fer et d’unrideau de lustrine verte, deux cents volumes reliés en toile. Elleconnaissait la plupart de ces livres, et elle savait où il fallaitprendre, quand l’élève arrivait, saluait, disait : « Jevoudrais un roman, quelque chose de rigolo. » Ce mot-là, quede fois elle l’avait entendu ! Avec quel dépit ! Ellevenait de l’entendre encore, et c’était la grosse Lucienne Géboin,qui l’avait dit. Davidée voyait les grandes s’en aller en lisant,et les petites en galopant, le livre dans la poche ou sous le bras.Elle allait fermer le meuble et regagner la maison, lorsque UrsuleMorin entra, Ursule, mince comme un brin d’avoine, indolente,secrète, mais qui riait tant aux moindres compliments. Elle étaittriste.

– Comment, vous, Ursule ? Vous vousmettez à lire ? Qu’est-ce que je vais vous donner ? Unjournal de modes ?

La maîtresse avait parlé avant d’avoir vu cevisage long, de jeune chèvre rétive, qu’Ursule Morin portaitincliné de côté, comme d’habitude, mais tout rayé de larmes malséchées. Trois pas de plus et elle demanda :

– Qu’y a-t-il ? Anna Le Floch estplus mal ?

Ursule, les lèvres serrées, baissa latête.

– Très mal, alors ?

L’enfant baissa de nouveau la tête.

– Elle meurt ? Je veux larevoir ! J’y vais !

– Non, mademoiselle ; c’est pas lapeine d’y aller ; c’est trop triste : elle est morte.

Ce fut une après-midi très cruelle, trèslongue, comme les fait une peine non partagée. Mademoiselle Renée,en apprenant la nouvelle, – l’apprenait-elle par l’adjointe ?– pensa tout de suite au cortège.

– Que voulez-vous, mademoiselle, c’étaità prévoir, n’est-ce pas ? C’est une délivrance pour lamère.

– Oh ! mademoiselle, dites unremords, un coup terrible, qui va tout changer !

– Vous les connaissez mal. Peu importe.Je vous charge de surveiller les enfants, le jour de l’enterrement.Vous aurez soin de faire mettre une robe blanche, si elles en ont,aux enfants du cours supérieur. Pour aujourd’hui, je suis retenueici, j’ai la migraine. Il ne convient pas, d’ailleurs, que nousallions, vous ou moi, vous entendez, dans cette maison de Phrosine…Si vous allez vous promener du côté de la ville…

– Mais je n’en sais rien : je n’aipas de projet…

– Je dis simplement que si vous allez dece côté, vous ferez bien de commander une couronne. Mes enfantsdonneront pour cela. Je suppose que les vôtres en feront autant.Quelque chose de convenable, sans excès : pas d’exaltation,n’est-ce pas ?

Davidée ne répondit pas. Dès qu’elle putquitter l’école, elle sortit, et, pour bien montrer qu’elle ne serendait pas chez Phrosine, remonta par la Maréchère et le villagede Malaquais, jusqu’à la route des Justices, où elle devait trouverle tramway. La pensée d’Anna l’accompagnait. L’enfant était plusprésente que le paysage et que les hommes ou les femmes quitravaillaient dans les jardins, battaient du linge dans les étangs,ou marchaient sur le même ruban de route. L’enfant avait disparud’entre les images visibles. Mais se pouvait-il qu’elle fûtanéantie ? Ne s’être pas épanouie, pas une heure etmourir ! Quelle injustice, si la compensation ne lui était pasdonnée à présent, et à jamais, assurée, éternelle ! Cescourtes destinées malheureuses, comme elles exigent unesurvie ! La pensée qui occupait l’âme de Davidée n’était pascruelle, il s’y mêlait une consolation, une persuasion qui agissaitdans les profondeurs abritées de l’esprit, et qui créait des mots,toute une suite de paroles que la jeune fille écoutait enelle-même, et qu’elle sentait s’élever sans qu’elle eût conscienced’un effort, d’une volonté, d’une activité personnelle. « Jen’ai pas perdu mes jours ; la peine est passée ; elle aété féconde. J’avais été mise auprès d’âmes en péril, celle de mamère, la vôtre, d’autres peut-être. Toute l’explication de ma vieest dans sa pureté. J’ai eu un amour mystérieux pour la loi que jeconnaissais à peine ; j’ai souffert pour cet amour, j’ai étéimmolée par lui, et à cause de lui je suis victorieuse. Victorieusepour moi, et peut-être pour la femme qui avait formé mon corps etdont j’aurai sauvé l’âme, si vous le voulez, ma maîtresse, et sielle le veut. Je vous donne maman. Ne la regardez pas comme fontles autres, à travers son péché, mais à travers ma peine. Essayezde la relever. Elle pleure, aujourd’hui. Mademoiselle Davidée,continuez l’œuvre que nulle autre que moi ne pouvait commencer.N’écoutez pas les répugnances ; ne vous rebutezpas. »

Davidée avait des élans de tendresse quiétaient sa réponse.

Dans la banlieue, elle s’arrêta, quittant letramway, et entra chez un marchand de couronnes funéraires. C’étaitun homme gras, qui sentait le vin, mais qui avait des formes.

– Si madame veut bien examiner nosdernières nouveautés, je crois qu’elle sera satisfaite.

Il se tenait derrière un comptoir, entre deuxmeubles de bois, très profonds, qui portaient, disposés par étages,des couronnes de perles et de fleurs artificielles, des médaillonsde zinc, des croix de fonte, des plaques de marbre avecinscriptions.

– C’est pour une petite, dit-elle.

– De quel âge ? L’âge est un élémenttrès important. Cette année, par exemple pour le nouveau-né, ce quise fait le plus…

– Vous ferez, dit Davidée, une grandecouronne de fleurs blanches, et vous y nouerez un ruban, avec lenom de l’école… Faites-la grande : ce sera la seule, la mèreest pauvre.

Elle paya d’avance, et continua vers laville.

*

**

Le surlendemain matin, l’adjointe conduisaitune quarantaine de petites filles, entre les murs déjà chauds, ducôté de la maison des Plaines. Elle n’en avait pas plus de quaranteen partant de l’Ardésie ; mais, à chaque carrefour, à labarrière d’un champ, à la porte entr’ouverte et bientôt toutouverte d’une maison, une enfant habillée de blanc, ou de noir etblanc, ou de bleu, apparaissait, et se joignait au cortège. Decrainte d’un scandale, les deux institutrices avaient convenu qu’onn’irait pas jusqu’à la maison, qui était d’ailleurs l’une des pluséloignées de l’Ardésie. Il eût été fâcheux qu’on vît Maïeul dansl’enclos, comme chez lui, donnant des ordres, ou recevant lesinvités. Une femme avait passé dans les villages, la veille, ayantà la main un rectangle de papier sur lequel, d’une grosse écriture,étaient écrits ces mots : « La sépulture de mon enfantaura lieu demain samedi à dix heures. Vous êtes prié d’y assister.– La mère Le Floch. » Qui viendrait ? Quelle sorte deconsidération ou quelle pitié obtenait cette femme qu’on ne voyaitguère hors de l’école ou de la maison des Plaines ? Au secondcarrefour, non loin du lieu qui se nomme le Cloteau, et comme lesenfants étaient rangées le long du mur qui donnait une ombrecourte, à leur mesure, Davidée étant la plus rapprochée de lamaison des Plaines, le chant essoufflé du chantre de l’Ardésies’éleva dans la campagne ardente. La croix de métal blanc portéepar un enfant de chœur apparut, à l’angle du chemin et de la route,et elle jeta un éclair en tournant, puis le curé, précédé de sonchantre, monta le petit raidillon, puis le cheval noir, traînant uncorbillard sans ornement d’étoffe, ni franges, ni lettre initiale.Mais quelle étrange décoration, tout de même ! Toutes lespetites filles avaient allongé la tête hors de l’ombre, dans lesoleil. « Qu’est-ce que c’est ?… Il y en a partout, àdroite, à gauche ; ça retombe ; ça reluit ;… c’estjoli :… quand ça sera tout près, on verra bien ce qu’ils ontmis autour d’elle. » Au pas lent du cheval, la voitureapprochait ; on entendait le cahotement léger de sa toiture etde ses roues, quand finissaient les mots psalmodiés par le chantre.Et bientôt on put voir et nommer la fleur qui fleurissait lecercueil de la petite Anna. Autour du drap blanc, c’étaient desgerbes de genêt, les plus belles quenouilles d’or, les plusfournies, qui formaient une couronne plus somptueuse que celles desmarchands, plus éclatante que celle qui était pendue à l’arrière etque nouait un ruban blanc. Oh ! l’étonnante parure deprintemps qu’avait la petite morte ! Quelqu’un avait dû courirà travers les buttes, tout un jour, et fourrager dans les buissons,et choisir les tiges où rien n’était fané. Quelqu’un avait sansdoute payé les employés de la mort pour que la permission fûtdonnée de laisser les genêts autour de celle qui les avaitaimés.

Derrière le char, il y avait une femme, latête couverte d’un grand voile noir, une autre femme âgée, unevoisine, qui lui donnait le bras, et un homme, le père Moine, unancien aussi, d’au moins quarante-cinq ans, qui avait connu le pèreautrefois. Il avait son chapeau de soie. Personne au delà. Lesenfants de l’école se mirent deux par deux, à la suite des femmeset de l’homme. Elles ne pensaient guère à la compagne qui avait riavec elles, joué avec elles, écouté les mêmes leçons. Les deuilssont d’une minute à ces âges-là. Elles ne parlaient pas entre ellesd’Anna Le Floch, mais, à petits mots, sachant qu’il fallait bien setenir et qu’elles étaient observées, des perreyeurs qu’ellesnommaient, qui se redressaient au passage de la voiture noire etlevaient leur casquette, tous émus, debout, les vieux, les jeunes,devant leurs claies de paille ; ou encore elles parlaient desfemmes qui se signaient, – non pas toutes, – derrière les vitres etqui songeaient à plus de choses que les hommes, et surtout à lamère endeuillée. Elles disaient encore : « Voici lescloches qui tintent. On nous a vues du haut du clocher. »Elles se donnaient rendez-vous pour le lendemain qui seraitdimanche. Les genêts ployaient au mouvement de la voiture. La voléede martinets, dont ce n’était pas, pourtant, l’heure de sortie,tournait autour de l’église. Et Davidée qui était la dernière, etqui voyait monter ce petit cortège, murmurait entre seslèvres : « Il n’y aura plus que la mère et moi, demain,pour nous souvenir. » Elle approuvait Maïeul, non seulement den’être pas venu, mais de ne s’être pas montré. « Quelle grandepuissance que la mort ! Comme elle tient en respect lesaffections qui n’ont pas le droit de s’exprimer comme les autres etde la saluer ! Je vous remercie, monsieur Maïeul, pour lapetite enfant qui ne peut plus le faire. »

C’était la première fois, depuis qu’ellehabitait l’Ardésie, que l’adjointe assistait à l’enterrement d’uneélève. Elle avait pris, avant de partir, dans le tiroir fermé àclef, le seul livre de piété qu’elle eût jamais eu, le paroissienrelié en maroquin fauve et doré sur tranche. Quand elle fut dansl’église, elle ouvrit le livre, et plusieurs des petites filles,poussant du coude l’une ou l’autre voisine, montraient en riant lamaîtresse qui lisait la messe.

Davidée ne lisait guère. Elle abaissait versle texte ses yeux, et les relevait. Quelques mots, quelques phrasesde l’office liturgique ramenaient aussitôt sa pensée enrichie, versl’enfant qu’elle revoyait si nettement, et qui avait là, unedernière fois, rassemblée autour d’elle, toute la vie d’une cour derécréation, toute la vie ordinaire un peu remuante, et moinsbruyante. Laquelle des élèves priait ? C’était si jeune !si peu habitué au recueillement ! Peut-être une ou deuxavaient-elles récité un Ave Maria, au commencement de lamesse. Phrosine, courbée, assise au premier rang à droite, était siparfaitement étrangère aux cérémonies du culte, qu’il fallait quesa voisine la prît par le bras, pour lui indiquer qu’il fallait selever, se rasseoir, s’agenouiller. L’homme, l’ami du père, devaitattendre, au cabaret, la fin de la messe. Et la jeune fille, alors,émue par cette détresse des morts, se sentant l’unique amieimplorante, s’associait, de tout son cœur, à des idées qui luisemblaient belles, et qu’elle retrouvait là, dans le paroissien peufamilier. Était-ce une prière ? À qui s’adressait-elle ?C’était le cri d’une grande pitié et d’une grande amitié quin’avaient plus aucun moyen humain de s’exprimer et de servir, etqui cherchaient au delà. « Ne la livrez pas aux mains del’ennemi, et ne l’oubliez pas éternellement, mais ordonnez qu’ellesoit reçue par vos saints anges… Nous ne voulons pas que vousignoriez ce qui regarde les morts, afin que vous ne vous attristiezpas, comme les autres qui n’ont pas d’espérance… Le Seigneurlui-même descendra du Ciel, et ceux qui seront morts enJésus-Christ ressusciteront les premiers… Je suis la résurrectionet la vie. Celui qui croit en moi, vivra… Que l’éternelle lumièreluise pour elle ! » Les plus grandes paroles qui eussentretenti dans le monde soulevaient jusqu’au paradis le souvenird’une enfant et le nom qui revenait dans les prières :Anna ! Anna !

Quand la messe fut finie, l’humble cortège sereforma, et n’eut guère plus de deux cents mètres à faire. Lecimetière de l’Ardésie était un champ en longueur, et où, à l’abrides remblais de pierre, tout revêtus de soleil, de mousses, deronces, de genêts aussi, des chênes verts avaient poussé. Ilstenaient la place des ifs ; ils se répandaient en lourdesondes superposées, chaque arbre ayant poussé deux ou trois gerbes,dont la plus basse touchait le sol, et la plus haute, comme unerosace d’église, laissait passer du ciel. Ils formaient, pour lescarriers de l’Ardésie, un bosquet comme on en voit sur les collinesde Provence exposées au midi. Les croix se levaient parmi eux,couvertes jusqu’à moitié, en cette saison, par le fumeterre rougeet le bouton d’or. Il y avait des sentiers dans l’herbe drue, etdes endroits où l’on s’était agenouillé.

C’est là qu’on mit le cercueil de la petiteAnna. Le chantre et le curé psalmodièrent un dernier chant. Lamère, au bord de la fosse, jeta un grand cri, sauvage, et sepencha, en sanglotant, sur l’épaule de la femme qui ne l’avait pasquittée et qui l’emmena, vite, à travers le champ, en disant :« Pauvre ! Pauvre ! » Davidée pensa :« Je voudrais être celle qui la secourt. » Elle surveillale défilé des élèves qui aspergèrent d’eau bénite, l’une aprèsl’autre, devenues graves un moment, le drap blanc, la terreouverte, et qui se détournèrent. Puis, sur la route, on repritl’ordre accoutumé, deux par deux, les petites en avant. Le bruit del’acier taillant l’ardoise, dans l’air léger, comme chaque jourvolait et s’en allait.

Davidée avait tant de chagrin, elle se sentaitsi fortement retenue par l’enfant dont le corps allait descendredans la terre, qu’ayant donné le signal du départ, elle sedétourna, afin de revoir encore le chêne vert, les herbes foulées,et la boîte de bois recouverte du drap blanc. Et à ce moment, lecuré de l’Ardésie sortait du cimetière, ayant sur la tête sabarrette, et sur le bras son surplis empesé qui faisait comme unarc et pliait à chaque pas. Jamais elle ne lui avait parlé. Dansles chemins, on s’était salué, quelquefois ; elle, prenantsoin de montrer, par la rapidité et la raideur du geste, qu’ellesaluait un adversaire de l’enseignement public, et lui ne pouvantcacher entièrement le déplaisir qu’il éprouvait à rencontrer unedes deux femmes qui instruisaient des enfants, ses enfants del’Ardésie, sans croire aux âmes, et probablement, – il lesupposait, – avec le secret dessein de les détourner du salut. Ilne pouvait voir mademoiselle Renée ou l’adjointe sans songer qu’ilétait trop pauvre pour avoir une école libre, sans regretter, sansenvier, sans souffrir. Et comme en aucune occasion, il n’avaitéchangé une seule parole, soit avec l’une, soit avec l’autreinstitutrice, il ne pouvait que les confondre dans une mêmesuspicion. C’était un homme qui commençait à vieillir, haut detaille, extrêmement maigre, qui avait les cheveux rouges, lessourcils rouges, le visage ravagé par la peine de vivre dans lacontradiction, les lèvres gercées et pâles, habituées au silence etau pain dur, et des yeux d’une limpidité extraordinaire. Dansl’ombre des arcades fortement creusées, il avait des yeux bleusdont il se défiait toujours, et qu’il tenait le plus souventbaissés, des yeux d’enfant par la sincérité, et d’homme par lagravité, des yeux qui auraient voulu que le monde fût beau, et quine se posaient sur les choses et sur les humains qu’avec précautionet à petits coups. Quand il parlait de Dieu, on ne pouvait pas nepas voir ce que la fidélité à la grâce ajoute au plus ingratvisage. Mademoiselle Birot n’avait jusque-là observé que le gestegêné du salut de l’abbé, et que sa soutane déteinte ; elle lesvit de plus près, mais il lui sembla que ce serait une grossièretéde ne pas dire un seul mot à ce prêtre qui venait de bénir la tombed’Anna, qui s’était hâté, dès le dimanche soir, elle le savait,d’aller à la maison des Plaines.

– Je vous remercie, monsieur,dit-elle.

Il eut un petit sursaut, en entendant cettevoix inconnue et inespérée.

– D’avoir été administrer lapetite ? Mais, c’est moi qui vous remercie, mademoiselle. Vousm’avez fait prévenir, dimanche, par Jeannie Fête-Dieu… C’est trèsbien… C’est même admirable ;… positivement… admirable.

– Que voulez-vous, monsieur, jeconnaissais les sentiments d’Anna, et je l’aimais bien.

– Martyre, mademoiselle ; il y en aqu’on ne soupçonne pas, beaucoup, beaucoup. Ils montent toutdroit.

Davidée regarda l’abbé, et l’abbé regardal’adjointe, et chacun d’eux s’aperçut que l’autre avait une larmeau bord des paupières. La jeune fille fut touchée ; elle dit,vivement, voulant retrouver les enfants quis’éloignaient :

– Pouvez-vous quelque chose pour lamère ?

– Humainement, rien, mademoiselle. Ellene m’a reçu, dimanche, qu’à cause de son enfant. Mais je prieraipour elle demain matin, à ma messe… C’est admirable,positivement.

Davidée fut tentée de rire, malgré sa peine,mais, en même temps, elle vit, dans le visage de l’abbé, lerayonnement d’une pensée qui tenait toute l’âme épanouie etvibrante, comme la lumière d’été qui possède l’air pur. Elle salua,et se mit à marcher très vite, son livre sous le bras, car lesélèves avaient déjà dépassé les maisons qui sont autour del’église, et une voiture aurait pu s’approcher et surgir tout àcoup au tournant du chemin.

Toute l’après-midi, Davidée pensa, tantôt àAnna, tantôt à Phrosine et à Maïeul Jacquet. Qu’allait devenircette femme, qui n’avait pour vivre, si elle avait vraiment rompuavec Maïeul, que la somme infime votée chaque année par le conseilmunicipal, « pour le balayage des classes et locauxscolaires » ? Davidée se sentait bien neuve dans le rôlede conseillère qu’elle avait pris ; elle prévoyait que leconseil de la misère serait vite plus fort que le sien, que lesouvenir de l’enfant diminuerait, que la vie mauvaiserecommencerait, avec l’un ou l’autre. Comment cette femmearriverait-elle à gagner deux francs par jour, ou seulement unfranc cinquante ? C’était un gros problème. Laver le linge,dans les ardoisières abandonnées ? Non, Phrosine n’accepteraitpas tant de fatigue. Coudre dans les fermes, pour les fermièresempêchées ? Les lingères étaient déjà nombreuses àl’Ardésie ; chacune avait sa clientèle ; il fallait êtrejeune pour s’engager sous les ordres et à l’ombre de quelquemaîtresse déjà mûre, en possession de la confiance rurale. Il yavait, d’ailleurs, des chômages. Que faire ? Entrer commeouvrière à la fabrique d’allumettes, ou dans quelque grande usinede la ville ? Quelle aventure, pour une femme d’un tel passé,et qui n’était pas laide encore, non, pas assez, il s’enfallait ! Ces projets et quelques autres, traversaientl’esprit de l’adjointe, qui ne sortit pas, jusqu’au soir, del’école, ayant des devoirs à corriger, et les classes de la semaineà préparer. Cependant, la limpidité du jour était invitante. Toutesles facettes d’ardoise, sur les buttes, et tous les toitsluisaient, le tuffeau du clocher était enveloppé d’une fourrure derayons. On ne savait pas d’où venait le vent. Chaque girouetteavait son avis. La paix s’immensifiait avec le soir tombant.

Dans le jardin de la cure, qui était à peuprès inculte, car la terre y manquait et la cosse abondait, le curéachevait de réciter son bréviaire. Il était assis sous une tonnellede vigne sauvage, qui avait de petites feuilles poilues sur dessarments énormes. De son pouce, glissé entre les pages du livre, ilmarquait l’endroit où, tout à l’heure, il reprendrait la leçoninterrompue. Au-dessus des très vieux poiriers moussus, et del’arête du mur assouplie et vallonnée par les herbes, il regardaitla belle lumière répandue au-dessus de son Ardésie. Occupé du soinet du souci de son médiocre troupeau, il soupirait, en abaissantles yeux vers les cheminées ou les pignons qu’il pouvaitapercevoir, vers les pointes de cerisier qui lui rappelaient unemaison invisible et le nom du locataire. Et il disait :« Mon Dieu, je m’attriste trop, je me tourmente trop, je mefais trop de mauvais sang. Dans nos plaintes sur la méchanceté deshommes, dans nos prévisions, nous oublions que vous êtes Dieu, etque vous êtes là, et que vous nous aimez, et qu’il y a vouspartout, et par conséquent espérance partout. Vous me le montrez.L’enfant que vous avez retirée à vous était une espèce de colombe,une sainte qui avait la belle horreur de l’impureté. Qui eût pu lecroire ? Rien ne l’avait munie contre la vie. Mais vousglissez votre grâce avec une habileté admirable. N’est-ce pasadmirable encore, que cette laïque ait eu l’inspiration dem’envoyer quérir ? Cela lui sera compté, n’est-ce pas ?Orientez son âme. Soutenez la pauvre mienne, qui est par tropsensible à l’ampleur du mal, à son épais aveuglement. Ilsm’enlèveraient la charité si vous ne la remplaciez par une autretoute neuve, à tout moment. Je ne me plains plus. Je ne veux plus.La cloche qui chante a passé par le feu. Je chanterai un jour. Ilfaut que j’oblige mon esprit à ne pas s’assombrir. Comme le cielest clair ! Le remède premier contre la misère matérielle estdans le développement du surnaturel. Il y a de la graine de paradisencore, de quoi ressemer tout un champ, toute ma paroisse, toute laFrance. N’ai-je pas des consolations ? Cette mèreFête-Dieu : exemplaire fatigué de l’Évangile éternel !…Le soir est doux. La nature est comme les hommes, tantôt dans lepéché et tantôt dans la grâce. Le délicieux sommeil de l’enfanttombe sur le monde. Délivrance ! Délivrance ! Le vent, cecharretier, a fini son ouvrage ; on n’entend pas seulement lavie du Nord ou de l’Ouest, mais celle de tout le voisinage, quis’en retourne vers la maison. L’air a bon goût. Le jour meurt bien.Magnificat ! »

Chapitre 6CONVERSATION AVEC PHROSINE

Phrosine, le lendemain de l’enterrement,revint à l’heure habituelle, et commença de faire l’ouvrage dechaque matin. Elle n’avait plus ses vêtements de deuil, mais lalivrée de tous les jours, couleur de poussière. Davidée, qui la vitentrer dans les classes, et qui l’en vit sortir peu après, fut émuepar ce visage, si violemment fouillé et pâli par la douleur que lesenfants, prenant la souffrance pour de la colère, s’écartaient, etne disaient pas selon leur coutume : « Bonjour, madamePhrosine. » Elle ne cessa d’y songer, pendant la récitationdes leçons. Il lui sembla qu’elle était lâche si elle ne parlaitpas à cette peine dont personne ne prenait soin, et elle s’inquiétade le faire. Les enfants étaient dissipées, et la maîtresse étaiténervée. Quand elle sortit de la classe, au moment de la petiterécréation qui coupe en deux la matinée, elle vit venir à ellemademoiselle Renée, entourée d’élèves bourdonnantes, et qui luidit :

– Votre amie madame Phrosine demande àvous parler, mademoiselle.

Les élèves riaient de l’intention, qu’elles nepouvaient saisir entièrement, que la directrice avait mise dans cesdeux mots : votre amie.

– Elle vous attend au fond du jardin.Allez-y : je surveille.

L’adjointe traversa la cour, ouvrit labarrière du jardin, et, au bout de l’allée, sur le banc, elleaperçut la femme que Maïeul avait quittée, la mère qui avait perdusa fille. Elle était pâle aussi, et faisait effort pour ne pasmontrer qu’elle tremblait. Car Phrosine la regardait, le corpsployé, les coudes sur les genoux, le menton sur ses deux poingsrapprochés, et il y avait, dans ces yeux fixes, dans cette figureimmobile, une sorte de folie de douleur, mais une haine aussi quine s’égarait point, et qui blessait le cœur jeune, le cœur malassuré de la maîtresse d’école. La jeune fille arriva jusqu’auprèsde Phrosine, sans que celle-ci eût bougé, ou dit un mot, ou cesséde lever les yeux à mesure que Davidée avançait. L’adjointe s’assità droite, sur le banc, et dit :

– Vous voulez me parler,Phrosine ?

– Oui, vous dire que je vous déteste,vous et vos bigoteries. Vous m’avez fait tant de mal que j’auraisdû, tenez…

– Quoi faire ?

– Mettre le feu chez vous !

– Je n’ai pas de chez moi.

– À l’école, donc ! Si vous croyezque je n’aurais pas eu trois marlous résolus pour m’aider, sij’avais voulu ! Mais je ne suis pas aux hommes, pour lemoment, je suis au chagrin. Je vous déteste,entendez-vous ?

– Dites-le, si cela vous apaise ;répétez-le : il me suffit à moi de ne pas avoir mérité vosinjures, Phrosine.

– D’abord, ne m’appelez pasPhrosine : je ne suis plus la balayeuse de vos classes. Fini,le métier. Fini entre nous. Je suis madame Le Floch, lâchée par sonmari, et, à cause de vous, lâchée par son amant. Je suis surtoutune mère à qui vous avez pris l’amour de son enfant, et puis toutela joie de son enfant, et puis la vie de son enfant.

– Moi ?

– Vous ! pas d’autre que vous !Dites donc, c’est bon aux prêtres de mépriser et de condamner lesfemmes qui vivent avec un amant. Ils ont leur évangile, leur bonDieu, leurs prières. Mais vous, est-ce que ça vous regarde ?Où donc avez-vous pris qu’on n’est pas maître de son corps, commevous le dites ?

– Dans la loi.

– Laquelle ? Celle que vous faiteset que vous défaites ? Je connais ceux qui la font, la loi.C’est du beau monde ! Et ils se gênent, oui, quand leur loiles gêne ! Vous êtes, vous sûrement, et celles qui vousressemblent et, peut-être, la directrice, des hypocrites. Vousn’aviez pas à me juger. Vous avez appris à mon enfant à mejuger.

– Non ! Elle vous a jugéed’elle-même.

– Et vous l’avez encouragée, vous,mademoiselle Birot, et elle est morte, morte, morte ! Et il yavait longtemps que je n’avais plus que son corps dans mes brasquand je l’embrassais. Je vous déteste pour tous les baisers videsqu’elle m’a donnés ! pour toutes les larmes qu’elle a pleuréessur ma joue !… Sans vos leçons, Anna vivrait.

– Hélas ! elle avait d’autresraisons pour mourir !

– Quoi donc ?

– Le sang qu’elle avait reçu. Mais sij’ai pu lui faire l’âme plus pure, je ne le regrette pas, même sielle a souffert, même à présent que vous me le reprochez. Jevoudrais que toutes mes filles de l’école fussent semblables àelle.

– Vous voyez ! Vous l’avezsoutenue ! D’ailleurs, vous me l’avez dit chez moi, à moi, quej’avais tort. Il faudra que vous changiez, la laïque,sinon !

– Sinon ?…

– Il y a des gars qui n’ont pas peur,ici : ils parleront à vos chefs. Vous filerez !

Elle disait cela sans bouger, d’une voixbasse, mauvaise, sans cesser de regarder la cour, d’où venaient lescris des compagnes vivantes d’Anna. Elle avait le cœur tout pleinde sanglots qu’elle retenait, et l’effort secouait par moments,d’un tressaillement bref, sa tête qui reposait sur ses poings, etses cheveux ardents, à moitié défaits, traversés de soleil.Davidée, pour ne pas céder à un mouvement d’indignation, répondaitle moins de mots possible. Elle sentait ce qu’il y avait dedouleur, mais aussi de révolte contre tout et de misère morale,dans cette colère et ces menaces de Phrosine. Ces deux femmes, pourqui les voyait de loin, comme mademoiselle Renée, avaient l’air decauser calmement, l’une lasse et courbée et l’autre droite, dans lalumière belle du matin. Davidée, quand elle s’entendit menacer, –quelle générosité mystérieuse s’était donc glissée en elle ? –fut émue de pitié. Elle se pencha, et dit :

– Madame Le Floch, – puisque vous nevoulez plus que je vous appelle Phrosine, – je suis une pauvrefille qui ai voulu enseigner les autres. Je ne sais pas tout ;je doute de beaucoup de choses ; ce que j’enseigne estpeut-être chrétien, bien que je ne sois guère chrétienne :mais je suis très sûre qu’il n’y a pas de bonheur dans le désordre,et c’est cela, voyez-vous, qui m’a fait parler. J’ai aimé votreenfant, j’ai deviné pourquoi elle souffrait ; ce n’est pas moiqui lui avais mis dans l’âme la souffrance qui la minait :mais personne ne pourra me faire dire qu’elle avait tort… On mefera filer, comme vous dites ; on ne me fera pas désavouer mapetite amie qui voulait que sa mère n’eût pas d’amant.

Phrosine l’interrompit :

– Vous me ferez vivre, alors ?

– Si je le pouvais ! Je partageraisplutôt avec vous.

Les yeux verts s’ouvrirent grands et setournèrent vers Davidée. On y vit l’esprit désennobli, défiant detout bien et confiant en soi seul. Phrosine se mit à rire, et levales épaules :

– Innocente ! Je ne suis pas decelles que vous conduirez. N’essayez pas de me faire du bien. C’estassez d’avoir endoctriné l’enfant. Moi, je suis dure. Je ne croispas aux mots, et je ne suis pas venue pour vous demander l’aumône.Mais je veux que vous sachiez autre chose encore que ce que je vousai dit. Vous avez réussi à séparer de moi Maïeul Jacquet. Vouscroyez que c’est une belle victoire ?

– Pour lui, peut-être.

– Détrompez-vous : il m’aime encore.C’est lui qui a voulu me quitter, je ne le cache pas. Moi, je l’ailaissé aller, à cause de l’enfant qui était si malade. Mais sij’avais voulu ! Jamais il ne m’aurait laissée ! Ilm’avait dans le sang !

– Je ne vous demande pas vos secrets.

– Si j’ai envie de vous les dire ?Et aujourd’hui encore, je n’aurais qu’un signe à lui faire. Si jereviens un jour…

– Vous partez ?

– Si je reviens, et si je le veux, jen’aurai pas même besoin de faire un signe : je n’aurai qu’à leregarder d’un bord à l’autre du vieux fond de la Grenadière. Ilreviendra à moi comme un chien qu’on appelle.

– Pourquoi me dites-vous cela ?

– Vous êtes avertie.

– Je n’ai pas besoin de l’être.

– Je sais ce que je dis. Oui, je m’envais. Vous n’entendrez plus parler de moi, d’ici un peu de temps.Peut-être même jamais. Je ne peux pas me passer d’enfant. Ma filleest morte : je veux mon fils. J’irai jusqu’à ce que jeretrouve Le Floch, et je lui demanderai ce qu’il a fait deMaurice.

– Comment vivrez-vous ?

– J’aurai toujours le moyen de gagner dixsous à balayer une maison comme ici, n’est-ce pas ?… Nerecommencez pas à me faire de la morale. C’est un bon débarras pourvous, que le départ d’une femme comme moi. Je vas chercher monpremier enfant, celui que le père m’a volé. Adieu,mademoiselle !

Elle se dressa debout, et Davidée lui prit lamain.

– Vous n’avez pas réussi à me blesser.Dites-moi où vous allez ?

– Devant moi.

Mais elle ne se dégagea pas. Sa main restadans la main de la jeune fille. Les enfants de l’école seremettaient en rangs pour entrer en classe.

– Avez-vous au moins, madame Le Floch,des raisons de croire que votre mari est vivant et qu’il travailleici ou là ?

– J’ai su quelque chose par l’homme quevous avez vu à l’enterrement de la petite.

– Avez-vous de l’argent pour laroute ? Est-ce loin ?

– Je travaillerai.

– Mais vous ne connaîtrez personne ?Quand partez-vous ?

Elle ne répondit pas.

– Je veux vous revoir. Quandpartez-vous ?

La femme, sans se détourner, dit :

– Demain, au petit jour.

Puis elle quitta l’adjointe, et se dirigeavers l’école. Davidée la suivit. Elle traversa la cour en diagonaleet entra dans la classe, tandis que la servante, vêtue de sa robede misère, et coiffée d’or par le soleil, ouvrait la porte duchemin et disparaissait.

Du carnet vert : « Quecette journée a été rude pour moi ! J’aurais voulu avoir laliberté de réfléchir, de juger ce que j’ai dit ce matin à Phrosine,de décider ce que je dois faire. Et la fin de la matinée s’esttraînée dans l’ennui des récitations, dans le bruit desconversations qu’il fallait interrompre ; j’ai dû punir ;j’ai entendu des réponses d’élèves, d’où il ressort clairement queles parents se désintéressent de l’enfant, que je suis presque toutdans l’éducation de ces petites, et que j’ai devant moi des espritssans discipline et des instincts non combattus, déjà puissants.Mademoiselle Renée, à qui j’ai dit cela, – je lui parle à peine àprésent, – s’est moquée de moi. Que de natures grossières !Que de mauvais sentiments dans ces âmes d’enfants ! Et si jeblâme, je sens que je ne touche pas. On me craint. C’est tout. Mesparoles sont sans force. Elles se heurtent soit à une indifférencemorne, soit à une sorte d’ironie et de défiance qui semble née avecces enfants, qu’elles apportent du dehors, qui ressemble au rire dePhrosine. Quelques-unes, il est vrai, sont affectueuses. Ellesm’ont entourée, après la classe, et au retour à l’école,l’après-midi. Hélas ! que pèsera l’affection qu’elles ont pourmoi, dans dix ans, ou deux ans ? Même si je parvenais à mefaire beaucoup aimer d’elles, que leur aurais-je donné qui lesrendît meilleures ? J’ai rêvé, comme d’autres, de survivredans mes élèves. Je me suis dit, autrefois surtout : « Mapensée, ma force, mon jugement vivront, anonymes mais bienfaisants,dans l’esprit de ces femmes et de ces mères. » Quellepensée ? Quelle force ? Et quelle autorité vraie aura lejugement de Davidée Birot, lorsque l’intérêt leur conseillerad’agir ou que la passion les entraînera ?

» Voici qu’il est tard. J’ai bien du mal,lasse que je suis des émotions, et des piétinements, et del’attention dépensée, à rassembler mon esprit dispersé entre toutesles heures de cette journée. Les voix des petites sont presqueaussi puissantes, en ce moment où j’écris, seule dans ma chambre,aux dernières heures du soir, que la voix de Phrosine, qui meparlait ce matin. Phrosine va partir. Qu’a-t-elle voulu dire, quandelle s’est vantée de conserver sur Maïeul un pouvoir que personnene saurait vaincre ? « Je n’aurai qu’à le regarder, d’unbord à l’autre du vieux fond de la Grenadière. Et il viendra à moicomme un chien qu’on appelle. » Pourquoi m’a-t-elle dit cela,à moi ? Il faut croire que des commérages ont déjà couru surles buttes, et que j’ai été mêlée à de misérables médisances.Ah ! quelle bassesse dans tout cela ! Il faut cependantque je revoie Phrosine. Qu’importent ses menaces ? Que je nela laisse pas, tout au moins, partir sans lui donner une preuved’intérêt ! J’ai promis. Elle est encore plus seule que moi,puisqu’elle a été quittée. J’ai là, dans le tiroir, vingt francs demon mois. Je les lui donnerai. Je quêterai maman. Demain matin, àquelle heure ? Je laisserai mes contrevents ouverts :c’est le jour qui m’éveillera. »

Chapitre 7DÉPART À LA CLOCHE DE BOIS

À l’aube, par temps pur et frais, Davidée aquitté l’école. Rien ne bouge encore, sur les buttes ni dans leschemins. Le seul rappel de l’industrie des hommes est le bruit desoufflet d’une pompe d’épuisement, qui lance régulièrement son jetde vapeur blanche, là-bas, vers Trélazé, à l’entrée d’un puits demine ; les champs reposent, et les herbes sont lourdes d’eauet de sommeil. L’institutrice marche vite. Rencontrera-t-ellePhrosine ? Elle ne regarde pas la campagne. Elle a le cœurserré, elle se dit que cette femme va partir seule, sans appui,laisser la maison où Anna Le Floch a vécu, et qu’elle ira auhasard. Phrosine a-t-elle averti quelqu’un ? Des voisinsl’aident sans doute, en ce moment, à ficeler un paquet de hardes età fermer la maison. Voici le toit long ; voici la haie vive.Les maraîchers n’ont pas encore repris le travail, dans l’enclosaux pentes rayées et souples. Un moineau piaille sur lacheminée : on n’a pas fait de feu ce matin chez Phrosine.Comme le silence est grand, autour de celle qui s’en va ! Lesbrumes s’amincissent en haut du ciel, le bleu transparaît, lesoleil doit se lever. On entend le hennissement d’un cheval qu’onlâche dans les prés. Des volets, poussés par une ménagère, heurtentles murs on ne sait où. Et Davidée ouvre la petite barrière de lamaison des Plaines. Elle fait trois pas, puis elle s’arrête. Devantelle, sortant de la chambre, Phrosine attire la porte, et tourne laclef deux fois. Elle ne tient plus à ce pauvre logis que par cemorceau de fer qu’elle retire de la serrure, lentement, lentement.Elle regarde le panneau de bois dépeint, éclaté, rongé, et sansdoute elle voit au travers, puisqu’elle demeure là, immobile. Enfinelle s’éloigne ; elle a sa clef dans la main droite et, penduau bras gauche, un gros panier d’osier blanc, dont le doublecouvercle est soulevé. Car il y a de tout, dans le panier, desvêtements, des provisions, une paire de souliers, des souvenirs del’enfant. Et elle aperçoit l’adjointe. Alors son visage, qui étaittriste, reprend sa dure expression. Elle vient. Elle a jeté un coupd’œil sur l’enclos qui est toujours muet.

– Faites pas de bruit, dit-elle. J’ai pasprévenu. Le proprio vendra ce qu’il voudra : je n’ai pas dequoi le payer… Je lui écrirai, pour lui faire prendre patience.

Elle a mis sa robe noire, dont le col estfermé par une broche d’or, la broche de ses noces. Tous les jourselle allait nu-tête dans les chemins de l’Ardésie, et ce matin,comme de coutume, elle n’a mis ni chapeau ni coiffe. Elle sait queses cheveux sont beaux et que la lumière est belle. Davidée ne peuts’empêcher de l’admirer : « Comme elle est bienainsi ! Comme elle a l’air jeune ! Et que c’estdommage ! » Elle dit à demi-voix :

– Je vous accompagnerai un bout dechemin. Laissez-moi porter le panier avec vous.

Elle s’est mise à droite ; elle a prisl’anse du panier, et, s’écartant un peu, tirant l’une et l’autresur le fardeau qui remonte, les deux femmes s’en vont sur la route.Elles se dirigent du côté de la ville. Les maisons sont espacéesdans les enclos ; elles sont très vieilles, et quelques-unestrès belles, un peu après la maison des Plaines, car déjà,par-dessus l’épaule montante des champs, elles peuvent apercevoirla vallée, et elles ont des fenêtres à meneaux sous des pignonsaigus. Phrosine détourne la tête au passage, pour n’être pasreconnue par les fermières qui habitent ces anciens logis. La routetourne autour des vergers. Davidée demande :

– Êtes-vous sûre de retrouver votremari ?

– Non.

– Et votre fils ?

– Pas plus. Mais je veux les retrouver.Quand je devrais faire le tour de France et entrer dans toutes lesmaisons où il y a un fils de quatorze ans, je reverrai monfils.

– Vous ne le reconnaîtrez pas !

– Il me ressemblait. Est-ce que jeressemble à d’autres ?

– Vous allez à la gare. Mais ce soir, oùserez-vous ?

Phrosine monte un peu de temps sans répondre.Elle entend venir une voiture derrière elle. Une femme passe, dansune carriole chargée de pots à lait.

– Est-ce que vous voulez que je vousemmène, mère Le Floch et la compagnie ?

– Merci, répond Phrosine, je vas pasloin.

Elle se tourne vers Davidée, et dit, avecvolubilité :

– Il y a deux ans, il a retiré le fils del’Assistance publique ; il a été à Paris pour ça, et il nepeut pas le nier, non, car ceux de l’Administration, pour avoir desrenseignements sur lui et sur moi, ont écrit au père Moine que vousavez vu à l’enterrement de ma petite. Mon mari, en ces temps-là,était à Orléans, ou pas bien loin. Je prendrai un billet pourOrléans, et puis je chercherai… Ne racontez cela à personne.

– Je vous le promets, madame LeFloch.

La femme haussa les épaules :

– Appelez-moi toujours Phrosine,allez : vous n’avez pas longtemps à le dire.

Elles sont parvenues à ce point de la montéeoù l’air, qui coule horizontalement au sommet des collines, touchedéjà le front du voyageur. Et de sentir cet air vif de l’autrepente, ouverte sur la Loire, sur les routes plus grandes, sur lavallée immense, et par elle sur le monde entier, il vient, aux deuxfemmes, une subite faiblesse. Elles déposent le panier dans lapoussière.

– Oh ! dit Davidée, voici que nousne sommes plus dans l’Ardésie.

– Le vent ne sent plus le genêt. C’estfini : je m’en vas ce matin plus loin que je n’ai jamaisété.

Elle levait ses yeux durs, ses yeux résolus ducôté de la vallée, qu’elle ne pouvait pas voir.

– Allons ! reprit-elle, faut pasmollir. Je pense que c’est le pays qui est si lourd dans le panier.J’en ai le bras comme de la laine. Si je pouvais tout laisserlà !

– Oui, tout le mauvais dupassé !

– Toute la misère !

– Pas tout le chagrin : emportez-le,Phrosine, il vous protégera. Le soleil est déjà haut :voyez.

La tuile cornière d’un toit, au bord de laroute, avait l’air d’une rose nouvelle. Les deux femmes sebaissèrent, et repartirent, le fardeau se balançant en mesure, aubout de leurs bras. Elles firent ainsi trois cents mètres encore,et elles arrivèrent devant la grille rouillée d’un château rouge,tout fermé, qui regardait jadis la vallée. Une seconde fois elless’arrêtèrent, et elles tournèrent la tête, d’un même mouvement,vers la gauche, d’où venait le vent et d’où venait la clarté. Ellesavaient, sous leurs pieds, un dernier plateau de la veine deschiste qui va s’enfoncer dans les profondeurs ; elles avaientdevant leurs yeux un tertre abandonné, vêtu d’herbe maigre et déjàroussie par la chaleur, et qui descendait pour se souder un peuplus loin au sol léger de la plaine. Des peupliers en ligne selevaient là pour marquer que le limon du fleuve nourrissait lesracines. Au delà, on devinait que la courbe de la terre fléchissaitencore, qu’il y avait, sous les brumes allongées, des maisonsblanches avec leur joie, des chemins, des prairies, çà et là desfrondaisons : arbres bordant les champs, futaies, massifs,gerbes aiguës dont les pointes émergeaient. Et d’immenses espacesétaient ainsi noyés dans le brouillard, jusqu’aux collines par quila Loire est embrassée et conduite, jusqu’au bleu qui fait lecercle au bas du ciel. Les deux femmes éprouvaient sans doute lamême émotion, à respirer dans ce large paysage, et elles suivirentdu regard la vallée du côté du matin, par où le fleuve vient del’autre bout de la France. Elles virent le coteau deSaint-Saturnin, qui fait seul figure de montagne, et les bergesboisées qui le continuent, et qui étaient comme des fumées bleuesau-dessus des brumes éclatantes. Phrosine demanda :

– Orléans, c’est par là ?

Davidée fit un signe affirmatif.

– Si je pouvais seulement retrouver monfils !

– Oui, dit Davidée avec ferveur, leretrouver !

– Et l’enlever à mon homme ! Je neveux pas qu’il l’ait, lui ! Dire pourtant que je ne reverraipas Maurice, si mon homme ne m’en donne pas le moyen !

Elle disait cela avec une colère ancienne,nourrie dans la solitude, et dont l’expression est prête à toutmoment. Elle regardait tantôt la vallée, tantôt les maisons bordantle chemin qui s’ouvrait au bas du tertre roux ; et peut-êtrene voyait-elle rien, distraite par sa rancune et par l’avenirprochain, que les villages où elle entrerait, bien loin, mèreinconnue, cherchant l’homme infidèle et le fils peut-être mort etpeut-être caché. Il n’y avait point de témoin, et leurs cœursétaient libres.

– Fallait-il qu’il fût méchant !M’enlever mon petit qui n’avait pas trois ans, partir avec lui dansla nuit, un soir que j’avais tardé à rentrer parce que la laverieétait forte, et que je recommençais à être enceinte.

– Il n’avait pas menacé ?…Rien ? Pas une scène ?

– Non. Des scènes, on n’est pas mariésans en avoir. Mais il n’avait pas menacé ; il avait ditseulement, quand je lui annonçais ma grossesse : « Deuxgosses, ah ! mais non ! » Et quand je suis rentrée,moi qui étais si lasse, j’ai trouvé la maison,… tenez comme elleest à présent : avec la cendre qui m’attendait.

– Quel lâche !

– Comme ils sont tous, un peu plus, unpeu moins.

Phrosine se mit à rire tout haut, elle montrases dents saines, et elle secoua ses cheveux dorés.

– J’étais une belle fille, pourtant, jevous assure. Il m’avait fait la cour ; il avait dépensé, pournos noces, comme si j’avais été une reine : mais il y en a,par le monde, des reines pour deux ans ! Je ne sais paspourquoi je vous dis ça : il me semble que je vas le revoir,là, au bout de la ruette, et qu’on va se tuer l’un l’autre, en serevoyant. Je l’ai tant maudit ! Il est cause de tout ! detout !

Davidée étendit la main vers les collines quibordent la Loire.

– Qui sait, Phrosine ? Il apeut-être changé ?

– Oh ! que non !

– Si vous alliez le trouvermalheureux ?

– Lui ? Il fait la noce avec uneautre : j’en suis sûre comme de vivre !

– S’il était touché de vous revoir ?Si vous le rameniez ?

– Que pensez-vous ? Leramener ?

– Mais oui ; essayez.

– Ma pauvre demoiselle, il faudrait avoirle cœur plus neuf que nous ! On se déteste, à présent, moi,lui, tous deux.

– Même si vous reveniez avec l’enfanttout seul, voyez, ce serait le salut pour vous. Vous commenceriezune vie nouvelle, soutenue par votre enfant, même un peu aidée parmoi, si vous voulez. On me défend de vous voir ; je vousverrais quand même. Vous ne seriez plus désespérée comme vous êtes.Bien des gens vous entoureraient…

Phrosine écoutait. Le même rire de moqueriedouloureuse tordait ses lèvres molles. Elle ne connaissait guère leson des paroles de pitié. Elle ne l’aimait pas. Elle s’en défiait.Se moquait-on ? La vallée s’emplissait de lumière, et la brumes’ouvrait sur des villages nouveaux.

– Allons, mademoiselle Davidée, ne faitespas l’innocente : vous n’avez pas d’intérêt à vous occuper demoi ; au contraire !

– Je ne vous comprends pas.

– Suffit. Vous ferez mieux de vousoccuper de vous-même…

– J’aurai le temps, quand vous serezpartie.

– … De votre position. Vous êtesdénoncée.

– À quel propos ?

– Je vous préviens. Vous l’êtes : jele sais.

– Eh bien ! je me défendrai.

– Prenez garde à cela d’abord. Et puis,ne désirez pas mon retour. Il vaut mieux pour vous que je nerevienne jamais !

– Pourquoi, Phrosine ?

La femme se baissa, saisit l’anse du panier,et, tandis qu’elle se redressait, et qu’elle marchait, le regarddevant elle, vers les maisons du faubourg commençant, elledit :

– Je ne vaux pas cher. Défiez-vous de moiaussi. Je ne suis pas de votre espèce. Si je revenais, n’en doutezpas, vous regretteriez de m’avoir connue… Causons d’autre chose.Voici la grande route, là-bas.

La réponse ne vint pas tout de suite.

– Vous ne m’aimez pas. J’en suispersuadée à présent. Si vous aviez besoin de moi, appelez-moi quandmême.

Phrosine haussa les épaules. Elles étaient àl’endroit où le chemin débouche sur la grande route d’Angers àBriare. Le tramway arrivait, roulant, se démenant et ronflant surles rails, comme un bourdon accroché à un fil d’araignée.

– Je vous remercie, dit Phrosine. Ce quevous avez fait, c’est en souvenir de la petite, je le saisbien.

Elle fit arrêter la voiture qui passait,monta, et, quand elle eut placé le panier sur la plateforme del’arrière, accoudée sur la balustrade elle cria :

– Il vaut mieux pour vous que je nerevienne pas ! Adieu !

Il y eut une gerbe de poussière tout autour dutramway, et cependant, au travers, Davidée reconnut, longtemps, lesyeux de Phrosine encore tout pleins de l’Ardésie.

Chapitre 8L’AFFÛT DU LIÈVRE

Dénoncée ! Le mot est vite dit, etl’inquiétude en demeure un peu de temps dans l’esprit. Riencependant ne venait confirmer l’avertissement donné par Phrosine,le matin du départ. Une période de chaleur accablante avait succédéà une semaine de pluie froide et de giboulées. L’orage était lemaître du ciel, qui demeurait fauve tout le jour, fatigant àregarder, saturé d’une lumière rompue et devenue poussière. Tousles atomes du monde vibraient plus vite, les mouches exultaient,les enfants ne travaillaient plus, les maîtresses bâillaient etfaisaient effort pour ne pas dormir. « Si l’inspecteur arrivependant une de ces après-midi exaspérantes, pensait Davidée, jesuis perdue, il s’impatientera et je lui répondrai par des larmes,ce qui est, administrativement, la pire des réponses. »Mademoiselle Renée ne disait plus un mot à l’adjointe, et montrait,dans ses mouvements et ses regards, une irritation sans trêve. Legarde champêtre rôdait autour de l’étang de la Grenadière, où lesjeunes ouvriers descendaient en troupe, et se baignaient sanscostume. Les médisances entre voisines se prolongeaient, le soir,d’un seuil d’ardoise à l’autre, tout le long des morceaux de ruesbâtis çà et là dans la campagne, et qui constituent l’Ardésie. Onrecommençait à parler de la grève. Dans sa maison de la Gravelle,Maïeul Jacquet songeait, tard, accoudé au mur d’appui de sonbelvédère, au-dessus du sol remué, percé, fendu, qui ne dort jamaistout à fait. Il n’avait pas le goût du cabaret. Non pas qu’on ne levît jamais entrer « à la Petite Pologne », ou chez« le père Pompette », les jours des grands règlements,qui ont lieu deux fois l’an et qu’il faut bien fêter, ou lessamedis d’acompte lorsque chacun des compagnons passait au bureaude son ardoisière. Mais une certaine aversion pour la dépense, uneidée d’amasser « quelques sous » et d’acheter un jardin,où l’on se retirerait, un jardin qui aurait une chambre à l’un deses bouts, s’était maintenue, chez ce petit-fils de paysan. Iln’avait ni l’allure, ni le verbe rural, il ressemblait, pour ladémarche, et le coup d’œil, et la repartie, à un cavalierdémonté ; mais le fond terrien survivait. Et Maïeul, en cettepériode du milieu de mai, où l’électricité se mêlait au sang deshommes et l’épuisait de fièvre, au lieu de s’asseoir sur les bancsdes cafés, restait en haut de son escalier. N’ayant pas deménagère, et comme il était soigneux de ses hardes, il raccommodaitune veste ou un pantalon troué, recousait un bouton, – choses trèslongues et difficiles, qu’il faisait depuis son retour du service,– ou bien il attachait des hameçons à une corde, en se baissantplus bas que le mur d’appui, car il n’aimait pas que l’on sût qu’ilpréparait des cordées et qu’il irait les tendre, ici ou là, dansles nuits qui enveloppent la fête de l’Ascension. Nuits de pêche,nul ne l’ignore, où le poisson monte du fond. Les voisines de lalongue bâtisse de la Gravelle, de temps à autre, l’appelaient, dansle silence des soirées étouffantes : « Eh ! monsieurMaïeul, avez-vous frais là-haut ? – Pas trop. – Vous ne ditesrien ? – Faut croire que je n’en ai pas envie. » Ledialogue était vite rompu. Les femmes disaient de MaïeulRit-Dur : « Il ne perd pas ses paroles, il ne perd passon argent, et il ne perd pas son temps : ça en ferait-il, unhomme, s’il voulait ! Mais il ne veut pas ! » Neufheures, neuf heures et demie, dix heures sonnaient ; onentendait, autour de la Gravelle, des bâillements sonores, desvoix, des pas légers de mères et d’enfants, et, dans le ciel, il yavait encore du jour qui ne voulait plus s’en aller.

Le mercredi soir, veille de l’Ascension, lesfemmes ayant, à leur coutume, appelé le locataire du pavillon, nereçurent pas de réponse. Un petit gars grimpa les marches del’escalier extérieur, prudemment, pieds nus, de peur des talochesde Maïeul, qui n’aimait pas les espions, mais il descendit ensautant, et talonnant, et criant : « Il n’y a personne,et la porte est crouillée ! » Les femmes dirent :« Il sera à tendre ses lignes, parce que la nuit estdouce. »

Il était beaucoup moins loin, à cent pas de laGravelle, dans la combe aux genêtières défleuries qui cachaitpresque entièrement la maison de la mère Fête-Dieu. Il se tenaitassis, devant l’entrée, sur une pierre levée, et il étaitdécouvert, à cause de la chaleur, et aussi par respect pour lavieille infirme, qu’il avait aidée à se traîner jusque-là, et às’asseoir, toute vêtue de jupes et de châles emmêlés. Les petitsyeux gris de la malade ne cessaient de parcourir les espaces duciel, qui étaient tout le paysage visible, et où les étoilesluisaient à peine, très pâles. Ils souriaient cependant, car ilssortaient de l’ombre longue, et, parce qu’ils recevaient de lalumière, ils retrouvaient l’expression de béatitude, d’ivresse, decuriosité des choses et de repos à la fois, qui ne passe guère quedans les yeux jeunes. À trois pas d’elle, en équilibre sur lachaise basse qu’elle avait fait basculer, la tête appuyée au mur,près du cep de la treille, les pieds pendants et ne touchant pas lesol, la petite Jeannie Fête-Dieu regardait Maïeul, sa grand’mère,les balais sombres des genêts dressés au bord de la combe, lestrois touffes de giroflée, le chat frôleur et très peu le ciel. Enquelques semaines, elle avait grandi, pris de l’éclat, plus depromptitude à rougir, plus d’assurance, plus de coquetterie, et,quand elle regardait, elle s’apercevait bien qu’une puissance étaiten elle, et cela était nouveau. Maïeul ne faisait pas attention àl’enfant, et c’est pourquoi elle semblait indifférente. Il causait,en mettant des secondes entre les phrases, avec la vieille quijouissait de cette heure rare.

– Voilà du temps à faire essaimer lesabeilles, disait la mère Fête-Dieu. Dans ma jeunesse, on lesguettait, dans le chaud du jour, et, quand elles avaient pris leurvol, c’est moi qui courais le mieux après l’essaim, mes deux mainsdans mes deux sabots levés en l’air et claquant, fallaitvoir ! À l’Ascension, tout remue dans l’air, tout remue dansl’eau : je peux dire même que tout remue dans le cœur.

– Ça peut se dire, répondit Maïeul.

– Les bêtes elles-mêmes ont une manièrede chômer la fête de Notre-Seigneur montant au paradis. Elles ymanquent moins que plus d’un chrétien !

La bonne femme jeta un petit coup d’œil aufendeur d’ardoises, qui se mit à rire, puis elle reprit :

– Et alors, monsieur Maïeul ira poser sescordées dans l’étang de la Grenadière ?

– Non, mère Fête-Dieu !

– Dans l’Authion alors ? Non ?Jusque dans la Loire ? Oh ! y a-t-il longtemps que mondéfunt bonhomme allait tendre, lui aussi, la veille de l’Ascension,dans la boire de Belle-Poule !

– Vous n’y êtes pas ! Je ne sors pasmes cordées, ça sera pour plus tard : je sors mon fusil.

En même temps, il faisait un signe de tête,désignant Jeannie qui se balançait sur la chaise renversée. Lagrand’mère dit aussitôt :

– Petite Jeannie, ma belle, si tu allaispour un moment, droit sur la butte, voir si les voisins sontcouchés ?

L’enfant se leva, d’un air boudeur, commençade suivre le petit sentier dallé qui remontait les parois de lacombe.

– Vous ne voulez pas que j’entende ce quevous allez dire ? Si vous croyez que je ne devinepas !

– Va donc ! Va donc !… A-t-onvu, cette gamine ?… En vérité, monsieur Maïeul, elle a plusd’idées que moi, si elle devine ce que vous voulez me dire.

– Elles sont futées, mère Fête-Dieu,quand elles vont prendre leur jeunesse.

– C’est pas bête, en effet, c’est bon,celle-là, un peu friquette, mais sans malice. Elle était simple, iln’y a pas plus de trois mois, comme une agnelle ou une petitepoule. Mais voilà que ça prend de la huppe. Que vouliez-vous doncme dire ?

L’homme, qui ne pouvait rapprocher le siègesur lequel il était assis, se pencha en avant, et ses yeux, qu’ilavait clairs, devinrent si graves et lourds d’inquiétude, que lafemme se retrouva toute vieille et maternelle devant eux.

– Mère Fête-Dieu, je voudrais tuer unlièvre, pour mademoiselle Davidée Birot, l’adjointe d’ici. Et cen’est pas le lièvre qui est difficile à tuer, mais commentl’acceptera-t-elle, quand je l’aurai tué ?

– Elle ne l’acceptera pas.

– Ah ! vous êtes comme moi !Vous trouvez qu’elle est une demoiselle ?

– Mieux encore, Maïeul Jacquet, unepersonne qui a le cœur tout à fait haut… Alors, dites donc, c’estpour elle que vous êtes venu ?

– Oui.

– Mon pauvre garçon !

Elle soupira. Puis elle joignit ses mains surles châles qui l’enveloppaient, comme si elle voulait calmer soncœur battant trop vite. Et elle se tut pendant un long moment. Etle monde entier se taisait autour d’elle. Il y eut des étoiles quiécoutèrent, et Jeannie écoutait aussi à la bordure des genêts.

– Maïeul, c’est un grand bien tout demême, si vous êtes dépris d’avec l’autre !

Il ne répondit pas ; il était comme ceuxqui écoutent leur sentence, la bouche ouverte et les yeux fixes,épiant les lèvres qui parlent et qui n’ont pas achevé. Queva-t-elle ajouter, celle qui a droit de juger, parce qu’elle estdéjà bien loin, bien haut au-dessus de la vie ?

– Vous avez fauté, et donné l’exemplemauvais.

– C’est vrai.

– Il se peut que Dieu vous pardonne,quand vous le lui demanderez ; mais elle, la Davidée, quin’est qu’une femme, vous pardonnera-t-elle ?

– Je ne la connaissais point, quandj’étais dans ma faute. Et puis je suis jeune, mère Fête-Dieu ;et faible ;… et l’autre, l’autre elle est comme un sort qu’onn’évite pas.

– C’est toujours facile à dire. Vous avezencore de ses cheveux sur vos habits, pas vrai ?

– Ça tient dur dans la laine, réponditl’homme.

– La reniez-vous au moins dans votrecœur, cette Phrosine ?

– Je ne la renie pas. Il faudrait êtreune espèce de saint. Je peux seulement vous répondre que c’estfini.

– Parce que vous l’avezquittée ?

– Non.

– Parce qu’elle est partie ?Ah ! mon pauvre, vous êtes jeune, en effet ! Si ellerevenait ? Quel pauvre cœur que le nôtre !

– Non, mère Fête-Dieu : parce qu’ily a la petite morte, entre nous. Je la vois toutes les nuits.

– Petite Anna, oui… oui… Moi aussi, je larevois avec son regard, qui n’était point de son âge.

– Ne parlez pas d’elle. Elle est monregret. Je vous dis que c’est fini à jamais.

– Ainsi soit-il ! Écoutez, Maïeul,c’est tout sacré ce qu’on dit à une jeune fille qui a gardé soncœur, comme la demoiselle de l’école.

– Je le pense, mère Fête-Dieu.

– Elle est pure : cela se devine.Elle a de la bonté toute promise : cela se lit dans sesyeux.

L’homme ajouta, très bas, comme s’ilrêvait :

– Aussi dans ses mains.

Et la vieille eut un petit rire, parce qu’ellene comprenait pas qu’on pût admirer des mains. Elle trouvait ceMaïeul bien amoureux, et je ne sais quoi de maternel et d’attendrila pressa de faire encore l’éloge de Davidée, et de s’assurer quece jeune homme n’avait que d’honnêtes intentions.

– J’en ai connu plusieurs de son métier,ici, à l’Ardésie. Mais pas une n’avait seulement l’air de sonombre. Elle est bonne, tenez, dans les mots qu’elle sait inventer,à l’un ceci, à l’autre cela.

– Même quand elle gronde, j’en saisquelque chose.

– Oui, dans sa voix, dans son air, etceux qui l’ont vue entrer chez eux l’ont regrettée quand elle estpartie.

L’infirme, lentement, tourna et retourna satête douloureuse.

– Vous voudriez ses amitiés, n’est-cepas ? Vous n’en êtes pas digne.

– Je l’ai pensé avant vous.

– Eh bien ?

– Je peux le devenir !

Elle ne répondit rien.

– Croyez-vous que je peux le devenir,mère Fête-Dieu ?

Il tendait vers elle sa tête ardente, ils’était levé à moitié, elle voyait frémir ses prunelles dans lebleu clair de l’iris. Une vague de vent coula jusqu’au fond de lacombe et remua les feuilles de la treille, qui égratignèrent lemur, pendant que la vieille femme, les mains tout agitées parl’intime effroi de ce qu’elle allait dire, réfléchissait une foisencore, la dernière. Enfin la mère Fête-Dieu ditgravement :

– Je crois qu’il faudrait bien deschoses.

– Je les ferai toutes ! J’ai mêmepensé à plusieurs.

On eût dit que Maïeul venait de demander lamain de Davidée, et qu’il n’avait pas été refusé tout à fait. Ils’était mis debout, et toute sa jeunesse était sur son visage.Pourtant, la femme qui avait parlé n’était qu’une étrangère, sansdroit, et qui n’avait vu qu’une petite heure, dans toute sa vie, lajeune fille qu’elle défendait ainsi. Les vieux ont de ces autoritésmystérieuses. À ce moment, une voix claire, nette, passa :

– Grand’mère, ils vont dormir ! jereviens !

Le galop d’une chevrette sonna sur les buttescreuses. Et, sautant par-dessus une touffe de bruyères et degenêts, Jeannie accourut.

– Je ne peux pas vous raconter ce que jeferai, reprit Maïeul ; il y a plus d’un projet quej’exécuterai tout seul, sans avis ni conseil, et parce que c’estmon idée. Vous verrez bien. Pour cette nuit, si j’attrape unlièvre, aurez-vous un commissionnaire pour faire lacommission ?

La vieille fit signe que Jeannie qui venait,Jeannie qui marchait maintenant avec précaution, tâchant d’entendrela fin de la conversation, serait prête, et qu’elle avait unpanier.

La main de l’infirme dessinait dans l’air laforme arrondie de l’anse.

– Oui, oui, compris, dit la voix de lapetite ; j’ai un panier, mais il faut que monsieur Maïeul leremplisse. À qui la porterai-je, votre chasse ?

– Chut ! mon enfant, tu le sauras.Les gendarmes font souvent des rondes. Il vaut mieux ne pas direles noms.

Jeannie riait tout bas d’une si pauvrecrainte. La vieille essayait de se soulever pour regagner son lit.Maïeul disait :

– Appuyez-vous. J’ai le bras solide.

Il entra dans la maison. Il reparut bientôt,tout seul, leste, rapide sur les talus et ne faisant point debruit. Par précaution, avant de partir de sa chambre, au soirtombant, il avait mis des espadrilles. Dans une touffe de lande, aubord du sentier qui tourne sur les buttes, il ramassa un fusild’ancien modèle, à un seul canon, long et mince, qui avait servi decanardière à plusieurs fendeurs de Trélazé, avant de devenir,moyennant vingt francs, la propriété de Maïeul Rit-Dur. Presquetout de suite, il tourna à gauche, passa sur un plateaubroussailleux, au-dessus du fond de la Gravelle, et, évitant uneferme endormie parmi les souches, descendit dans un pré quifinissait là, en pointe, entre ces deux étaux : le dernierrejet des anciennes carrières mortes, et la levée, énorme barre,toute noire dans la nuit, du chemin de fer d’Orléans. Maïeul grimpadifficilement, parmi les fourrés, le talus de la voie, et, ayantdévalé l’autre pente, se trouva dans la campagne libre qu’ilconnaissait à merveille. Les champs, entourés de haies et d’arbres,montent un peu vers le Nord. C’est de ce côté-là que le fendeur sedirigeait, laissant à gauche le bourg de Saint-Barthélemy,traversant la grande route, et s’enfonçant bientôt dans une contréeboisée, de plus en plus sauvage, où il était sûr qu’un coup defusil n’éveillerait que des chiens de garde et peut-être un valetde ferme, jaloux qu’on chassât dans sa réserve habituelle.

Des forêts ont couvert, autrefois, ce solprofond, coupé de veines d’argile et de filons ferrugineux, où lechêne se gonfle de sève, où les fougères, les mousses, la molènepoussent bien à son ombre et gardent l’eau pour sa racine. Les boisdu parc de Pignerolle et de la Marmitière, ceux de Verrières et del’Hôpital, sont des restes de la forêt primitive ; ilsdevaient se réunir jadis aux bois d’Écharbot, et, entre ces deuxmassifs, comme une presqu’île à travers les cultures, s’allongentles taillis des Bouleaux. Maïeul en suivit la lisière. Des perdrix,mottées dans un guéret, s’envolèrent sous ses pieds. Il aperçut, deloin, la grosse ferme de la Haye-le-Roy, et sauta enfin dans lechemin qui passe derrière cette ferme et se divise, à l’extrémitédes bois, en plusieurs branches d’égale ancienneté, contemporainesdes plus vieilles cathédrales de France, et qui s’en vont,pareilles à des eaux tournantes à travers les solitudes. Cheminscreux ? non pas, ils ne sont pas encaissés. Avenues, plutôt,des maisons paysannes qu’ils relient à de longues distances. Lesgrands arbres, les chênes surtout, abondent aux deux bords. L’herberevêt le sol qui ne fut jamais nivelé. Elle n’est pas aussi souventfoulée par le pied des hommes que par celui des bêtes :troupeaux qui sortent de la pâture et prennent la route pour unpré, chiens en maraude, gibier qui trotte ou galope. C’est làjustement, au carrefour, que Maïeul connaissait une cachetteadmirable pour l’affût : l’intérieur d’une souche éclatée,dont les deux moitiés s’écartaient juste assez pour qu’un homme pûtse glisser entre elles, et se tenir à demi couché sur le côtégauche. Des buissons se levaient en avant, et augmentaient l’abrisans masquer toute la vue. Avant de se hisser au sommet du talus etde gagner son poste d’observation, le fendeur cueillit un brin dehoux dans la haie, et le planta en place nette, sur l’herbe rase etbien éclairée, au milieu du carrefour. Puis il se coula dans lacachette, chargea la canardière et attendit.

Il se rappelait des mots que lui avait dits lamère Fête-Dieu, un mot surtout, qui venait le trouver dans cettesolitude et dans cette nuit : « Je crois qu’il faudraitbien des choses ! » Pauvre gars : il avait inventéune toute petite preuve d’amour, un cadeau à offrir à celle qui luifaisait peur, et dont il aimait les mains douces. Il levait lesépaules on songeant à elle et à ce braconnier qu’il était, lui,caché à la lisière du bois des Bouleaux, dans la nuit del’Ascension. « Faut-il que je sois bête ! disait-il enlui-même. Avec elle il faudrait savoir parler, et je n’ose pas. Jene sais que faire des chansons, mais je n’ai pas le cœur à chanter.Elle a déjà son jugement sur moi. Elle me méprise parce que j’aivécu avec la Phrosine. Elle a raison. Ce n’est pas un lièvre qui lafera changer. Je suis vraiment bête d’être venu. Il ferait meilleursous le toit de la Gravelle. » Maïeul ne sortait cependant pasde sa cachette ; il évitait de remuer le canon de sonfusil ; il s’était interdit de fumer en n’apportant pas sontabac. Une forme longue, toute noire, au galop, sans bruit, passasur l’herbe du chemin. Les feuilles frissonnèrent, parce quel’homme, instinctivement, avait abaissé son arme. Il la releva.L’ombre galopante ne pouvait être qu’un chien de ferme, de ceux,très redoutables, qui ont la poursuite muette. Un sursaut de roncesployées qui s’écartent et se détendent, la fouaillée subite d’unpaquet de tiges battant l’air, dans l’invisible, à une centaine demètres, apprirent à Maïeul que le chien s’était jeté au bois etvenait de lancer un gibier. « Autant m’en aller, pensa-t-il,voilà ma chasse finie ! » Le bruit léger s’évanouit. Lanuit n’avait pas un souffle. Il faisait frais. L’aiguailalourdissait les herbes. On voyait, à courte distance, la terre deschamps et la ligne commençante des haies, comme des ombres de deuxpuissances, celle-ci très noire, l’autre un peu grise et sansaucune luisance ; le chemin était plus clair, à cause de larosée sans doute et des parties usées par le pied des bêtes. Maisle ciel éclairait comme une veilleuse. À d’immenses hauteurs, il yavait, au-dessous des étoiles, une nappe de lumière diffuse,pareille aux eaux transparentes qui restent au creux des sableslorsque la mer est basse. Elle continuait le jour passé et sefondrait dans le jour nouveau. Elle ne faisait pas de grandesombres comme la lune. Elle n’était pas l’aurore, mais elle dominaitla campagne, d’occident en orient, et elle pâlissait les étoiles.Tout dormait. C’était l’heure sans crainte, le milieu de la courtenuit d’été. Maïeul, qui venait de regarder le ciel entre lesbranches, en abaissant les yeux vers la partie du chemin quiplongeait dans la brume, aperçut, se dégageant de là, une petiteombre alerte, qui fit un saut et s’arrêta. Il allongea le canon deson fusil. Le lièvre dressa le cou, tendit les deux oreilles enavant, et, rassuré, fit encore trois bonds, jusqu’au sommet dupetit tertre vert, où il se tint assis, les pattes de devantdroites comme des baguettes, étonné de la rencontre de cette touffede houx qu’il ne connaissait pas. Et il réfléchissait quand unegrande lueur déchira la nuit. Le bruit du coup de feu sonnajusqu’aux bois de l’Hôpital où il s’amortit dans les feuilles,jusqu’à la ferme du Haut-Moulinet en haut de la colline, où il seperdit dans l’espace. Maïeul Jacquet, les jambes raidies par lafraîcheur de la nuit et l’immobilité, descendit lentement le talus,sortit du fourré, et, ayant observé le chemin, à droite et àgauche, s’avança à découvert. Le lièvre était couché sur le côté,le museau touchant le houx, son ventre blanc touchant l’herbe etencore soulevé par la vie. Maïeul, d’un tour de main, rassembla etserra les quatre pattes, et emporta la bête, et le corps soupleploya, et la tête pendit, renversée, balancée au pas de l’homme quis’éloignait.

Vers deux heures du matin, le fendeur était deretour à la Gravelle. Il n’avait rencontré personne, sauf, àl’entrée de la Ruette des Bois, une ombre douteuse, pareille à unhomme assis, et qui, de loin, avait coulé dans le fossé.

 

Au grand clair de huit heures, la petiteJeannie grimpe le raidillon qui conduit de chez la grand’mère ausommet des buttes si bien engenêtées. Elle est grave plus qu’àl’ordinaire. Elle porte, au lieu du petit panier de vannerie noire,– de quoi mettre une tartine, deux pommes ou une poignée decerises, – un gros panier qui pèse à son bras, un de ceux qui n’ontpas de couvercle, et qu’on tresse avec de l’osier, pour la récoltedes pommes de terre. Il est plein de luzerne et de trèfle quiretombent par-dessus les bords. Jeannie se dépêche, gagne la route,passe devant l’église.

– Comme tu vas vite ! Il n’est pasl’heure de l’école.

– C’est que je suis pressée.

– Que portes-tu là ?

– De l’herbe pour les lapins.

Elle va si vite que les compagnes n’ont pas letemps de chausser leurs bottines ou leurs sabots : elle estdéjà loin. Elle arrive, aussi rouge que son trèfle, dans la cour oùtrois élèves seulement l’ont précédée. Toutes trois galopent, déjàpenchées, les mains tendues.

– Qu’est-ce que tu vas donner auxdemoiselles ? Fais voir ?

D’un demi-tour qui relève l’épaule, et laporte en avant, avec le panier, Jeannie, sans s’arrêter, échappe.Elle se heurte presque à mademoiselle Renée, qui se tient au milieude la cour, amusée, bienveillante, curieuse un peu et sûre de sonpouvoir.

– Allons, petite, montrez-moi lepanier ?

La petite fait un crochet. Elle secoue latête. Elle court vers le perron.

Elle a envie de pleurer.

– C’est pas pour vous !

Et la voici qui appelle dans le couloir, quiappelle de toutes ses forces mademoiselle Davidée qu’ellen’aperçoit pas. Elle est là, cependant, mademoiselle Davidée, aumilieu de l’escalier, et elle descend, fraîche et de ses deux mainsboutonnant son corsage.

– N’appelez pas si fort, mamignonne ! La maison n’a pas dix étages ! On dirait unemarchande de mouron. Qu’est-ce que c’est ?

– Un cadeau pour vous,mademoiselle !

– Qui l’envoie ?

– Je ne dois pas le dire.

– Je veux voir aussi ! dit enentrant cette grande blonde mademoiselle Renée, il paraît que cen’est pas pour moi : mais je suppose que vous n’avez pas desecrets, mademoiselle ?

L’adjointe fait un signe : « Aucunsecret. » Jeannie regarde les deux maîtresses, l’une aprèsl’autre, rougit encore plus, entre dans le petit salon, et pose lepanier sur la table du milieu. Mademoiselle Renée a vivement retiréle tapis bleu soutaché. Elles sont là devant le panier, la petiteentre les deux grandes, toutes les trois embarrassées.

– Mais osez donc, puisque c’est pourvous, mademoiselle ! L’heure de la classe va sonner.

Du bout des doigts qui battent comme pourtourner des pages, Davidée rejette les brins de luzerne et detrèfle. Des touffes de poil blanc apparaissent, une tache de sang,des poils fauves. Il n’y a plus de doute : chacune a deviné lebraconnier. Davidée est devenue pâle et se mord les lèvres.

Mademoiselle Renée rit tout bas, enrépétant : « Joli ! Joli ! »

– Il est beau, le lièvre, n’est-ce pas,mademoiselle ? dit Jeannie qui reprend ses esprits. C’estgrand’mère qui l’a arrangé dans le panier, mais c’est moi qui aicueilli toute l’herbe !

La directrice, avec précaution pour ne pastoucher le sang, la main disposée en râteau, achève de découvrir lelièvre. Elle est toute vibrante de méchanceté émue. Elle secontient à peine. À cause de l’enfant, elle prend une voix nuancée,qui peut faire illusion à une innocente.

– Je vous félicite, mademoiselle Davidée.Vous êtes l’objet d’attentions qui ne laissent pas de doute sur lessentiments que vous inspirez, que vous partagez, sans doute…

– Je vous en prie !…

– Mais, comment donc ! Rien n’estplus honorable. Seulement, la chasse n’est pas ouverte. Vous irezfaire votre petite cuisine ailleurs, n’est-ce pas ? Moi, jesuis fonctionnaire, je n’ai pas le droit… Dites-moi, Jeannie, neracontez à personne ce que vous avez fait là, mon enfant ; nedites pas ce qu’il y a dans le panier, ne dites pas le nom du…monsieur ?

Jeannie lève les mains, les paumes enl’air.

– Oh ! non, mademoiselle !

Davidée, qui ne veut pas répondre, prend, dansson porte-monnaie, une pièce de cinq francs, et la met dans une desmains de l’enfant. Elle est très décidée, cela se voit.

– Tenez, petite, vous donnerez ceci à lapersonne qui vous envoie.

Jeannie, qui est rurale, comprend la gravitéde l’offense. Payer celui qui fait un cadeau ! Elle hésite.Elle ne referme pas les doigts sur l’argent.

– Faites ce que je vous dis, et allez enclasse !

La petite a relevé sa jupe ; elle a faitcouler la pièce de cinq francs dans une poche de lustrine noire,puis elle est sortie. Les deux maîtresses ont passé derrière elle,et Davidée, la dernière, a emporté la clef de la maison.

Du cahier vert. –« Je ne puis plus douter. Ce Maïeul Jacquet a levé les yeuxsur moi. J’en ai frémi toute, ce matin. Je me suis sentie offenséepar cet amour qui ne choisit guère d’abord, et qui choisit tropvite ensuite. Ce n’est pas l’ouvrier qui me ferait honte, ni sonpeu de culture. Je vois trop ce que valent les autres, biensouvent. Mais je ne suis pas Phrosine. Je travaille. Je ne suis pasnécessairement touchée par un compliment qu’on me fait, ou par uncadeau. Qu’a-t-il pensé ? Comment a-t-il pu croire quej’accepterais ? Et quelle imprudence ! Dans un bourgcomme celui-ci, les nouvelles sont des médisances. Jeannie n’a pasparlé, j’en suis sûre, de la commission qu’elle a faite ;mademoiselle Renée n’a rien dit ; la mère Fête-Dieu ne reçoitpas de visites : et cependant tout le bourg, tous les villagess’entretiennent ce soir de la chasse de ce fendeurd’ardoises ; mon nom est prononcé ; on me prête des mots,des intentions, des aventures, et peut-être des fautes, si bien quemademoiselle Renée semble avoir raison contre moi, qui n’ai rien àme reprocher. La réponse que j’ai faite a irrité ce jeune homme quine doute de rien. Je ne soupçonne pas, j’en suis sûre. À sixheures, c’est-à-dire à l’heure où les fendeurs reviennent descarrières, nous étions, mademoiselle Renée et moi, dans le petitsalon ; nous n’avons pas de plaisir à nous trouver ensemble,et nous corrigions des compositions, ou plutôt, je l’aidais àcorriger les compositions de ses grandes : je tâche de ne paslui donner trop de raisons de me détester. Il faisait chaud, nousavions laissé la fenêtre ouverte, mais nous avions fermé la portedu chemin, – je l’avais fermée moi-même. Tout à coup, un bruitsec ; une vitre tombe en éclats sur le carreau. Je me lève, jecrie : « Mais c’est affreux, on nous jette despierres ! » Ma directrice me retient par le bras, et memontre un objet qui roule et qui va heurter la plinthe. « Non,mademoiselle, ce sont vos cent sous qui vous reviennent. Vous avezun amoureux bien élevé. » Je n’ai pas pu m’empêcher derépondre : « En tout cas, il a un certain honneur àlui ; je l’ai humilié, il n’accepte pas : j’aime mieuxcela. Pour le reste, vous savez que monsieur Maïeul Jacquet nem’est rien, absolument rien. Je ne suis pas libre, malheureusement,d’empêcher les gens de me rechercher ou de me tourmenter. – Et queferiez-vous si vous aviez ce pouvoir là ? – Je les prieraistous de ne pas s’occuper de moi et de laisser en paix votreadjointe. »

» Oui, j’ai répondu cela. Cependant jesonge malgré moi à ce pauvre Maïeul, et à la peine que je lui aifaite. Sans doute, je devais la lui faire. J’étais obligée. Maislui, il avait passé la nuit dehors, à guetter son lièvre ; ilavait songé à moi, prononcé mon nom dans son cœur, espéré je nesais quoi, une petite amitié commençante, moins encore, un peu deconfiance en lui. Et moi, je l’ai fait souffrir. Pourquoi m’est-ilsi dur d’y penser ? Je suis sûre que de nous deux c’est moiqui souffre le plus, moi qui ne l’aime pas. Est-ce ridicule !Quand me guérirai-je de cet excès de sensibilité ? Le nuage apassé et la pluie tombe encore. Ô cœur qui aime àpleurer ! »

Chapitre 9LES ÂMES TROUBLÉES

Du cahier vert. –6 juin 1909, dimanchede la Trinité. – « Je ne pouvaisplus supporter cette vie d’hostilité. Nous avons eu un petit congéà la Pentecôte. J’ai couru dans la Charente-Inférieure. Mon frèreétait là. Il se plaignait de l’humeur de ses chefs et de plusieurspasse-droits qu’il a dû subir, paraît-il. Ma mère se plaignait dela solitude où elle avait vécu depuis des mois, où elle allaitrevivre après notre départ. Elle se plaignait encore de mon père,qui passe la moitié de ses jours au café. Lui, il se plaignait desa santé, compromise, je le crains ; de ses amis politiquesdont les égards se ralentissent, et – ce que mon père ne pardonnepas, – qui ne craignent plus autant leur maître vieillissant. Danscette maison si jolie et si peu gaie, j’aurais pu apporter mesennuis, moi aussi. J’aurais aimé à le faire. Une certaine lâchetégémissante nous est naturelle. Mais non, je me suis retrouvéel’enfant ; j’ai oublié ; j’ai été celle que tousréclament : « Viens te promener ? Non, reste avecmoi ? Regarde-moi ? Console-moi ? Travaille à côtéde moi, même en te taisant ? » J’ai employé toutes mesfacultés à maintenir la paix entre ces êtres fatigués et énervés.Ils veulent le bonheur désespérément, et ils ne savent où leprendre. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. J’ai été ce bonheur-là,mais pour peu de temps, et avec quelle peine ! Avec quellecertitude que je ne pourrais pas tenir longtemps ce rôle, quidemande plus de force et plus de provisions que je n’en ai. Je mesens pauvre dans une vie difficile, qui oblige à la grande etcontinuelle dépense de soi. Une ardeur, un mouvement, un vouloir,oui, mais la fatigue est rapide, et, quand ce n’est pas la fatigue,c’est la vue claire, bien claire que je suis peu de chose, que jesais me faire aimer, mais qu’obtenir de mes petites ou des autresqu’ils agissent par amour pour moi, ce n’est pas leur donner unedirection.

» Dans les cas où j’ai gagné une partieplus rude contre l’égoïsme, la lourdeur, le sommeil moral de toutce monde où j’ai vécu là-bas, où je vis ici, je l’ai fait au nom devérités nobles que j’affirmais, que je ne pourrais appuyer deraisonnements, qui sont instinctives chez moi, ou venues je ne saisd’où.

» Aujourd’hui les enfants de l’Ardésieont fait ou renouvelé la communion. J’assistais, en arrière, aprèsles parents et à cause d’eux, à cette cérémonie. J’ai vu mesenfants, mes toutes petites de moins de dix ans, qui revenaient lesmains jointes, les yeux baissés, pénétrées d’une joie que nous nepouvons pas leur donner, qui ne ressemble pas à celle que nous leurdonnons. Elles n’avaient pas toutes cet air transfiguré, ce corpsqui n’est plus que l’enveloppe de l’adoration et l’abat-jour d’unelampe allumée. La plupart seulement. J’étais très émue. Jepensais : « Catholiques, vous allez être obligésd’abaisser les tables de communion : les petites lèvresquelquefois ne pouvaient pas se hausser jusqu’à la nappeblanche ; le prêtre était plié en deux. Si j’étais des vôtres,que cela me semblerait beau : abaisser les barrières,multiplier la visite divine, mettre l’amour dans la prisonnouvellement bâtie, et intacte ! »

» Je pensais : « Il y a uneconvenance indéniable, entre ces âmes qui s’ouvrent et ce prodigequ’on propose à leur foi. Elles, si faibles, qui ont tant demisères d’origine, si peu de méditation, si peu d’instructionreligieuse, elles ont un même vol, ce jour-là, etjusqu’où ? »

» Je pensais : « Et moi ?Que suis-je dans ce qui les relève ainsi ? Je n’ai pas détruitde la foi, comme Barrentier qui ne peut voir un crucifix sansécumer, comme Judemil, qui fait chanter à ses élèves :« Le Christ à la voirie !… » comme des compagnes àmoi, qui ont la haine secrète, sèche et érudite. Non, je ne les aipas détournées, mes petites : mais je n’ai rien fait pourqu’elles croient. Je ne les ai pas amenées dans les régionsvoisines où je pouvais les conduire. J’ai dit des paroles vaines.Je sens que je suis une semeuse de graines vides, qui ne germentpas la joie. »

» Elles m’aiment cependant, cesjeunesses, parce qu’elles espèrent encore. On leur a dit que jepossédais, comme toutes les maîtresses d’école, un secret pour êtreheureux. Elles croient, elles doivent croire que ce que j’enseignesuffit à la vie. Les mères aussi le croient, et les pères, etplusieurs de ceux qui sont mes chefs. Mademoiselle Renée le croitaussi, avec son pauvre esprit borné, jardin tout clos de murs. Non,cela ne suffit qu’au commerce. Je ne fais pas des femmes. Je n’aipas tout le secret. Il y a autre chose, et qui est le principal, etque je n’ai ni pour elles, ni pour moi-même, et que je soupçonneseulement. J’ai été persuadée, pendant longtemps, qu’on pouvaitappeler du nom de paix l’état où je vivais, confinée dans mesoccupations professionnelles, vivant pour ma classe, de la vie denos livres et de nos cahiers, inattentive aux conséquences. J’aiété jetée dans le mal et dans le bien, ils m’environnent, ils mepressent, ils exigent que je me décide, et je le fais, mais, enagissant, je m’aperçois de ma pauvreté. La mère Fête-Dieu est uneriche ; quelques-unes de mes enfants sont des riches évidentesaujourd’hui, et je ne leur ressemble pas ; Phrosine que jesens coupable, que je vois si dénuée moralement, si désemparée, n’aeu qu’à me rappeler ma morale des conventions humaines et qu’à s’enmoquer, pour que j’eusse la certitude qu’elle avait raison contremoi, mais que nous avions tort, toutes les deux, devant une autremorale, celle qui est forte, celle qui a le droit de commander cemonde en perpétuelle révolte que nous sommes, celle qui peutopposer une autre puissance à notre insatiable et très cruel amourde nous-mêmes, celle qui peut, seule, parler de pureté. J’ai vu desvisages purs. Ils m’ont troublée. Être propre, c’est si loin, siloin de cette merveille : être pur !

» Je me demande si le bonheur, le vrai,ne plonge pas sa racine dans cette force secrète ? Celaaiderait à comprendre pourquoi il est rare. Et moi, commentprotégerai-je le mien ? Qu’est-ce que je dirai à MaïeulJacquet s’il vient me faire une vraie déclaration d’amour ? Jene suis pas de celles qui, pour dire oui, n’attendent pas la fin dupremier couplet de tendresse, et je l’ai prouvé. Mais si jecherchais à lui demander une preuve de regret du passé, mieuxqu’une parole, que lui demanderais-je qui fût une assurance pourmoi ? N’aurait-il pas son cœur d’hier, le même qui a aiméPhrosine ? Où puis-je trouver appui, en dehors de moi-même, demes yeux qui passeront, de mes lèvres qui se faneront, moi quivoudrais être aimée toujours ? Je songe à cela et n’ai pointde réponse.

» Mademoiselle Renée déclare que je suiscompromise. Je crois qu’elle voudrait bien l’être. Non, je veilledans le temps agité. Je suis comme les femmes de Blandes, quisortent de leurs maisons, et marchent le long de la mer, pieds nussur les coquilles de moules, regardant le ciel chargé de ténèbres,et qui disent : « C’est cependant le matin !Qu’adviendra-t-il de nous ? Il n’y a plus de jour. Quel orageva éclater ? Quel vent va emporter l’orage ? »

» Lundi, mardi, mercredi, comme ilfaisait très chaud et que j’avais la gorge brûlée par des heures delecture, de dictée, de réprimandes à haute voix et par le passagede l’air qui a déjà servi à d’autres poumons, j’ai reconduit ungroupe d’enfants jusqu’auprès de l’église. J’ai même été un peu audelà, et je suis entrée, seule, – le premier jour, – dans l’enclosdu cimetière. Le genêt d’Espagne à côté de la porte était fleuri.Le mur est bas. J’avais le dos appuyé au mur, et le bras allongésur l’arête chaude des pierres. La tombe d’Anna, devant moi, étaitcomme un tout petit guéret dans le fouillis des herbes, des croix,des chênes verts. Je la regardais. Celle de mes enfants qui demeurele plus loin, là-bas, était rentrée chez sa mère, et j’avaisentendu le bruit du loquet retombant. Rien ne pouvait m’avertirqu’il y eût quelqu’un près de moi. Cependant, je fus certaine quej’étais observée. Je tournai à peine la tête, et je le vis, lui, del’autre côté du chemin. Il était en costume de travail, tête nue,les manches de sa chemise relevées en bourrelets, et je continue,encore maintenant, de voir son regard tout plein de reprochespassionnés. Il ne parla pas. Lorsque je me fus retournée vers lechamp et les croix, je sentis que ses yeux regardaient encore mescheveux et ma main. Puis j’entendis un pas qui s’éloignait. Lelendemain, j’ai aperçu Maïeul de l’autre côté de cette mare verteet profonde qui est près de l’église, le long de ce même chemin. Etle surlendemain aussi. Il était assis sur la roche, les piedspendant au-dessus de l’eau. Il n’a pas fait un mouvement. Mais toutson cœur me parlait. Je ne suis pas revenue. Je crois que ce sombreet passionné Maïeul ne travaille plus guère, à cause demoi. »

 

À la même heure, où Davidée écrivait ceslignes sur son carnet, Maïeul revenait d’une réunion d’ouvriers quiavait eu lieu à Trélazé. Il avait injurié et menacé, comme lesautres, un compteur accusé d’avoir, à coups de bottes, écraséplusieurs rangées d’ardoises devant le tue-vent d’un fendeur.Personne ne savait au juste qui avait fait cette mauvaise action.Au petit matin, le mécanicien d’une des carrières, qui allaitprendre son poste dans la chambre des machines, avait passé près dela hutte et remarqué le dégât. Il n’y avait point de preuvescertaines. Mais le compteur était détesté : il avait, cinq ansplus tôt, et cela en public, piétiné des centaines d’ardoises qu’ildéclarait pourries, des ardoises que l’ouvrier devrait remplacer.La mémoire tenace des fendeurs n’avait pas oublié. On accusaitl’homme du méfait nouveau, afin de le punir du méfait ancien. Ilniait. Pendant deux heures, prisonnier de deux cents camaradesentassés dans une salle longue et basse de plafond, acculé contrela muraille, il avait essayé de défendre sa place conquise parquinze ans de travail, son pain, sa famille, son droit de résiderdans les villages bleus, où il avait un jardin, des amis,l’habitude de vivre. Devant lui, les hommes n’étaient pas restésdix minutes assis sur les bancs. Aux trois phrases brèves d’unmeneur, qui avait dit : « C’est lui ! » ilss’étaient levés ; ils s’étaient formés en une masse pressée,hérissée de mains, hurlante, qui n’occupait plus que les deux tiersde la salle, et qui remuait, comme les vagues, avançant, heurtantles murs, reculant, revenant contre la victime qui était debout surune chaise, les bras en croix, la bouche ouverte, criant des motsque personne n’entendait plus. Les coups pleuvaient sur lui,sournois ou directs. Il n’essayait pas de les rendre. Il neretenait pas ses habits en lambeaux. Son gilet, dont les boutonsétaient arrachés, laissait voir, par l’ouverture de la chemise, lapoitrine velue ; le pantalon descendait à la moitié deshanches ; l’homme n’avait plus de cravate, et, de ses poignetsde manche, il ne restait que des lanières qui pendaient comme unebarbe, et qui tremblaient quand il criait, à bout de souffle :« Ce n’est pas moi ! Lâches ! ce n’est pasmoi ! » Après deux heures de supplice, comme il n’avaitpas cédé, on avait décidé la grève, pour obliger la Commission desArdoisières à renvoyer celui qui ne voulait pas démissionner. Ilétait sorti, entre deux haies vivantes qui s’abattaient sur lui etle fouaillaient de leurs pointes. Enfin, poursuivi par une dernièrehuée, il avait trouvé la nuit, l’air, l’espace libre devant lui, etpéniblement, seul, le long des murs qu’il tâtait de la main gauche,il avait suivi la rue, ombre reconnue par les femmes énervées, quiguettaient le retour des hommes, et qui, voyant passer lasilhouette courbée, tordue, lamentable, ouvraient plus grande lafenêtre, se penchaient et criaient : « Cochon !Vendu ! » Et elles crachaient dans la rue, derrière letraître.

Maïeul revenait ; il était hors du bourg,hors des chemins qui coupent les villages, sur les buttes dont leslamelles d’ardoise se brisent sous les pieds avec une petiteplainte de grillons. Il allait lentement, et, quand la pleine lunese dégageait des nuages très lourds et chauds comme des pierresexposées au soleil, il cherchait le portail et les toits del’école, les classes allongées au bord du chemin, et le pignondominant les maisons voisines, à gauche, où était la chambre demademoiselle Renée. Il pensait à la femme qui le rejetait. Ilimaginait Davidée endormie, comme elle devait l’être à pareilleheure. Une puissance d’émotion plus grande que l’habitude était enlui ce soir-là. Il était mécontent de lui-même. Il avait éprouvéautre chose que de la pitié, vers la fin de la réunion, quand lecompteur était devenu pâle, et que, sur cette figure de cadavre, lesang avait coulé sous les gifles, très peu, lentement, comme si lesveines étaient taries. Il s’était arrêté de crier à ce moment. Lahonte, le remords avaient grandi. C’était le souvenir de sa vielâche qui se levait du fond trouble de son âme, et qui laremplissait. « Est-ce beau ce que tu fais ? Tu t’es misavec deux cents autres contre cet homme, vous l’avez à demiassommé, il n’a plus qu’une seule pensée et qu’un seul cri, et vousle regardez souffrir, là, parce que vous n’avez pas l’audace de letuer. Quelle volonté as-tu ? quelle énergie ? Tu nerésistes pas aux camarades qui t’appellent. Ils disent que tu as ducaractère : oui, parce que tu te mets en colère facilement,mais pour quelles raisons te fâches-tu le plus souvent ?Sont-elles belles ? » La pensée de Davidée se mêlait àtout le reproche de la vie ancienne. « Tu fais l’étonné, parceque la demoiselle de l’école te méprise. Mais elle a raison.Qu’es-tu près d’elle, Maïeul ? Toi qui as aimé saservante ? Elle a un cœur comme celui de la petite JeannieFête-Dieu. C’est fier. Et toi tu n’es pas grand’chose devantelle. »

Arrêté, dans le grand roncier qui précède laGravelle, Rit-Dur pensa d’abord qu’il était peu de chose. Puis ilpensa qu’il avait, pour cette femme qui n’était pas du payspourtant, une amitié si forte, si forte que la fièvre le tenait. Ilvit, avec les yeux de son amour, les yeux sombres, la figurepâlotte et ferme ; il vit les mains de l’adjointe. S’il avaitsu exprimer son rêve, il aurait dit, et ces idées passaient vaguesdans son esprit : « Vos mains prennent d’elles-mêmes lacourbe de la pitié. Elles sont pleines de pensée. Quand vous lesrapprochez, on dirait qu’elles ont entre elles une lampe allumée.Est-ce la jeunesse ? Est-ce la bonté ? Est-ce le pardonque vous tenez dans vos mains ? Je n’en ai point vu depareillement délicates, blanches et attendrissantes. » Commeil était un homme tout simple, il ne trouva qu’une petite chose àdire, et il la répéta devant l’image des toits lointains del’école : « Si je tenais cette main-là dans la mienne,j’irais bien droit, tout droit. »

La chaleur était insinuante. Elle pénétraitles tiges et les feuilles de l’herbe et des ronces mêmes, quipendaient. Un orage devait gronder au loin, car, vers le Sud, leséclairs se succédaient rapidement. Le bruit mourait avantd’arriver. Tout semblait dormir. Cependant, combien de passionsveillaient dans ce paysage muet ! Combien d’amours, de haines,d’envies, d’ambitions ! Les faubourgs de la ville allongeaientdans la nuit leurs lignes d’étincelles. Lorsque Maïeul eut montéles marches de l’escalier extérieur, et qu’il eut, une dernièrefois, regardé du côté de l’école, la résolution qu’il avait pétrieet roulée en lui-même, se mit à lever comme une pâte qui fermente.Il poussa la porte, d’un coup d’épaule, reçut au visage tout l’airglacé de la chambre déserte, alluma la lampe à essence, ouvrit lafenêtre, et, parmi les moucherons qui dansaient, se mit à composerune lettre pour Davidée Birot.

Chapitre 10LA CHANSON DE MAÏEUL

Elle n’était pas longue, la lettre, elledisait :

« Mademoiselle, je serais très honoré devous parler. Je ne peux pas vous demander à l’école, parce quel’autre institutrice me ferait un affront. Pourtant, il faut que jevous voie. Il y a une chose que je veux faire. Mais je voudrais,avant de la faire, savoir de vous si c’est bien. Mademoiselle,jeudi prochain, qui sera le 10 de juin, à une heure, je traverseraila butte, près du fond de la Gravelle. J’aurai avec moi JeannieFête-Dieu, et une femme bretonne d’auprès de chez moi. Si je vousrencontrais, je serais bien heureux. Toute la peine de vousdéplaire m’emplit le cœur. Je suis mademoiselle, avec respect,votre serviteur.

» MAÏEUL JACQUET.

» P. -S. – Il y auraprobablement la grève. Mais ça ne fera rien : quand j’ai ditune chose, je n’y manque guère. »

Davidée reçut la lettre par la poste. Elle lalut deux fois. La première fois elle eut un mouvement d’impatience.La seconde, elle songea sur cette ligne : « Toute lapeine de vous déplaire m’emplit le cœur », et elle sedit : j’irai.

Dès le lundi, la grève avait commencé. Peu dechose d’abord : des hommes qui se groupent aux abords despuits, et qui injurient, menacent, essayent de« débaucher » les ouvriers d’à-bas. Les fendeurs, quisont les ouvriers d’à-haut et les nobles du métier, ont tous quittéle travail. Les huttes sont mortes comme les tentes d’un camp enmanœuvre. L’ardoise ne crie plus sous le fer. Les chevauxs’étonnent de rester à l’écurie, et, quand la porte s’ouvre, ilstendent le cou, pour voir si l’homme va décrocher le collier àtoison bleue, qui est pendu. « T’as besoin de rien,vieux ? » Voilà que l’homme ne touche pas aucollier ; il jette dans le râtelier une poignée de foin, et ils’en va : « Fais la fête ! Prends du ventre,Papillon ! On ne travaille plus ! » Les cabaretssont pleins. Les buveurs, qui parlaient tous ensemble aucommencement, sont fatigués de parler, d’entendre des voix, surtoutde boire et de respirer l’air du dedans qui est lourd de vin ;ils ont le dos en arc, la bosse touchant le mur, la tête en avant,les yeux rivés sur l’orateur, l’infatigable, qui n’a pas besoin derelais, dont la pomme d’Adam monte et descend comme une navetteentre les poils de barbe. Dans les maisons, les ménagères ne sontpas contentes, parce qu’il n’y aura guère d’argent à la payeprochaine. On ne les voit pas ; elles bougonnent lesenfants ; elles cachent sous la plaque de la cheminée unepièce de quarante sous qui était trop en vue dans le tiroir dubuffet. Si elles vont faire sécher une chemise, dans la courettedallée d’ardoise qui précède le jardin, tout en piquant lestaquets, elles tendent l’oreille vers les cafés. Est-ce que lebruit grossit ? Qui a poussé cette clameur, là-bas, du côté dela Fresnais ? Cela s’apaise. « Dites, la voisine ?Est-ce que ça vous va d’avoir un homme qui ne f… rien ? Moi,ça me tourne les sangs. » Il y a tout de même des bellesfilles qui se promènent, des jeunes branches fleuries qui ont leregard vif. Elles se sont mises sur une ligne, tant que le cheminpeut en tenir, elles se donnent le bras l’une à l’autre, elles nes’arrêtent pas devant les rassemblements d’hommes, mais ellesralentissent le pas. La grosse du milieu a une écharpe rouge autourde son cou de blonde. C’est elle que les hommes acclamaient quandla femme a entendu. Où est-ce ? Bien loin de la Fresnais, – levent porte mal, – du côté des Plaines, là où la ville entre dans lacampagne. Le soir va tomber : le piaillement des moineaux etles cris éperdus des martinets font plus de bruit que les hommesqui ne travaillent plus.

Le second jour à été comme mort jusqu’à plusde deux heures après-midi. La pluie du matin ayant cessé, on aorganisé un cortège dans le village des Justices. Un drapeau rougepasse au milieu d’un groupe qui fait peur aux pacifiques et quis’accroît de leur nombre. Des charretiers ont été rencontrés tout àla limite des carrières, conduisant un chargement d’ardoises ;ils sont entourés, battus, et tous les harnais des chevaux sontcoupés. De proche en proche, la nouvelle se répand. La peurgrandit. Les mères disent, trois fois dans une heure :« Où est mon petit ? » Les comités exécutifs, depuislongtemps formés et secrets, commencent à se séparer de la massequi attend les ordres, et qui n’a fait que changer de discipline.On a vu des journalistes à l’Ardésie. On a vu un gendarme aussi. Iln’était pas du pays. Il se promenait avec sa femme, innocemment.Quand il a reçu des sottises, il a compris. Sa femme avait peur,bien sûr, mais elle avait soin de rire, quand on la regardait,toujours du même rire long, pour bien montrer qu’elle n’était pasprisonnière. À la nuit, une cartouche éclate ici, une autre là. Lesenfants s’éveillent en criant. Chaque homme qui voudrait travaillercraint pour sa maison. Il y a des bruits dans l’ombre, desmartèlements de pas sur les routes. Mais ce sont des marches sansrythme. La troupe n’est pas encore arrivée. Les passants dans lanuit sont des civils. Du fond de leurs maisons fermées etverrouillées, les anciens reconnaissent des voix, à travers lesmurs. Ils nomment les grévistes qui se rendent aux réunions. Ilsdisent : « Ça va mal. Voilà le soufflet qui souffle lefeu. Demain matin, la troupe sera en Ardésie. »

Et en effet, quand le troisième jour se lève,il a poussé du coquelicot sur les buttes. Une compagnie de lignardscampe sur la place et dans les magasins à demi ruinés où leschouettes, la nuit, chassent les rats. Une autre est à Trélazé, oùil y a aussi des gendarmes et qui ne se promènent plus. Lesjournalistes sont venus interroger mademoiselle Renée ; ilsont sonné à la porte de l’école, pendant la classe. MademoiselleRenée est allée elle-même ouvrir ; elle était pâle, décidée àne rien dire, comme s’il se fût agi d’une affaire professionnelle.D’ailleurs, elle ne savait rien, absolument rien. « Mondevoir, messieurs, me retient parmi mes élèves. » Ils lui ontappris que les dragons faisaient des patrouilles le long de la voiedu chemin de fer d’Orléans, que les soupes communistes étaientdistribuées depuis le matin, que l’argent venait de Paris, du Nord,de l’Est. Alors, les journalistes partis, les petites filles ontcommencé à raconter ce qu’on avait dit chez elles. En classe, quandla maîtresse est rentrée, elles ont levé la main comme elles fontquand on les interroge et qu’elles savent, et la légende a parlé.Quel moyen de s’opposer à elle ? Comment punir cette passionpopulaire que les petites ont dans le sang ? Toutes elles sehâtent de contredire, d’ajouter, d’approuver, de mêler au dramecommencé la voix de la maison paternelle. Comme elles sont déjàpour ou contre la grève ! Comme on voit leur cœur ! Desinnocentes disent : « Oui, mademoiselle, ils l’ont juré,si on fait du mal à un seul ouvrier, il y aura des soldatstués ; les perreyeurs se donneront la main, ils les pousserontdans les grands fonds, d’où l’on ne revient pas ! – C’estvrai, mademoiselle, puisque mon père l’a dit : au bord del’ancien fond, à côté de chez nous, la terre est toute minée, prêteà couler dans le trou et dans l’eau. C’est là qu’on les poussera. –Et puis, il y a les pierres qu’on lance ! Il n’en manquepas ! – Il y a des briques ! – Il y a des fils de fer, siles chevaux essaient d’avancer ! – Il y a des cartouches dedynamite ! – Il y a aussi des hommes qui veulent qu’on nefasse du mal à personne, répond une voix fraîche, qui frémitd’émotion ; mon père a voté la grève, comme les compagnons,mais il dit que si on fait du mal à un soldat, même à un gendarme,lui, il cognera sur les lâches ! – Qui, les lâches ? –Vous ! » Plusieurs protestent. Elles crient. Tout à coupelles s’apaisent toutes. Le bruit du pas des chevaux entre par lesfenêtres, par les fenêtres hautes du chemin, qu’on a laisséesouvertes. Les petites montent sur les bancs. Elles se bousculent. Àtravers la porte, elles entendent du bruit : dans la classevoisine, on grimpe aussi sur les tables. « Mademoiselle, c’estde la troupe. – Des dragons. – Ils sont vingt, trente, non…trente-deux. L’officier n’a pas l’air commode. – Il a un jolihabit. – Et de petites moustaches. – Regarde donc le cavalierlà-bas : il est de chez nous ! Francis ? » EtFrancis a tourné la tête et montré ses dents blanches. Il avait lamain sur la croupe de son cheval.

À midi, les demoiselles de l’école ont décidéde faire dîner les enfants, de ne pas les renvoyer dans lesfamilles. Est-ce qu’on sait les rencontres, par de telstemps ? Davidée, qui n’a pas peur, va acheter du pain, avecune des grandes. On dîne comme on peut. La classe du soir commenceavec un grand retard. À quoi bon ? L’école est devenue unegarderie. Les maîtresses, à quatre heures et demie, ont accompagné,l’une vers la gauche, l’autre vers la droite, jusqu’à une centainede mètres, les deux bandes de petites filles qui s’éloignent, etqui se dispersent à travers les rues, les sentiers, les buttes oùpassent les hommes, beaucoup d’hommes, qui vont vers l’Est.

Il fait une chaleur torride. L’adjointe montedans le grenier qui est au-dessus de la chambre de mademoiselleRenée, et qui a une lucarne du côté du chemin. De là, elle aperçoitla terre bleue ravinée, les chantiers de travail, les petitsvergers enserrés entre les dunes d’ardoises, les bords de plusieursvieux fonds abandonnés, les pistes qu’on devine à la pâleur desherbes. Des faisceaux de fusils brillent sur la place de l’Ardésie.Les fantassins dorment auprès. On voit un officier à cheval, trèsloin, qui se profile sur le ciel couleur de cendre chaude. Ilregarde avec ses jumelles. Des points noirs, qui sont desperreyeurs en mouvement, isolés, ou par petits groupes, continuentde cheminer, montant et descendant, du côté où se trouve cetofficier à cheval, qui surveille. C’est la semaine où le foin estrose rouge à la pointe. Les prés dorment, tout mûrs, tout chauds.Des gars aux mains calleuses, et que la grève a rendus flâneurs,entrent dans l’herbe haute, sans souci de la moisson qui n’est paspour eux. Ils cueillent des marguerites et des pentecôtes. Desfilles, aux barrières, les attendent.

Enfin le 10 juin est venu. C’est un jeudi, etle jour de la Fête-Dieu. Heureusement les enfants ont congé.Viendront-elles demain ? Sans père ni mère, sans la tendresserassurante qui sort de la maison natale, elles auraient peur, sielles entendaient la grande rumeur qui vole avec le vent, les cris,les appels de clairons, les coups frappés contre des portes, on nesait pourquoi, les huées qui menacent une faiblesse, on ne saitlaquelle, et la marche impressionnante des cortèges sur les routescreuses de l’Ardésie. Aucun de ces bruits n’éclate tout près del’école, mais ils viennent de partout. L’école, avec les vieillesmaisons voisines, forme une île que la marée enveloppe.Mademoiselle Renée a la migraine et ne descendra pas de sa chambreavant l’heure du déjeuner. C’est Davidée qui est sortie pour alleracheter du lait. Car la fermière de la Mouronnerie n’est pointpassée ce matin, assise dans sa carriole au milieu des pots defer-blanc, levant sa tête encapelinée, criant : « Aulait ! au lait ! » C’est mauvais signe. Elle a dû serendre à la ville au plus court, sans tourniller dans les cheminsdes buttes, où les perreyeurs font leur train. Lorsque l’adjointepousse la porte charretière de la Mouronnerie, et qu’elle entredans la cour, tenant à la main le vase de grès bien récuré, elleest reçue rudement par la fille de ferme, qui a très peur, bienqu’elle reste rose et également rose de mains, de bras et devisage.

– Fermez donc mieux que ça la porte, lademoiselle ! Vous devez savoir pourtant qu’ils ont fait lescent coups cette nuit ? Non ? Vous avez dormi ?

– À peu près.

– Seigneur ! Une bombe, des pétards,des pierres qu’on entendait siffler d’ici ! Eh bien ! nedormez pas à présent : il paraît que leur grand combat c’estpour l’après-midi.

– Vous tremblez trop, Mariette, l’émotionvous empêche de donner bonne mesure.

Mais la fille ne rit pas. Elleréplique :

– Vous êtes neuve, la demoiselle. Vous nesavez pas que, dans les grèves, c’est toujours les femmes quipleurent.

Davidée rentre à l’école plus émue qu’elle neveut le paraître. Elle marche à pas comptés, tout entièreattentive, on le dirait, à cette lune blanche du lait qui oscilledans le pot de grès. Mais elle songe au rendez-vous qu’elle aaccepté. Doit-elle vraiment, à une heure, gagner les hauts remblaisqui dominent le pays ardoisier ? Attendre là Maïeul, c’étaitd’une charité hardie, la semaine dernière, et il se peut que celasoit devenu imprudent. N’est-ce pas surtout inutile ? Maïeulne sera pas libre. À cause de sa force et de l’ascendant qu’ilexerce sur ses camarades, il est de ceux qui ne peuvent pas quitterles bataillons de grève. On ne le laissera pas venir… La jeunefille arrive devant la porte de l’école, et la pensée demademoiselle Renée Desforges, malade de peur, la fait sourire et ladécide. « Non, je ne manquerai pas le rendez-vous. J’aipromis. Maïeul ne m’a pas écrit sans un motif grave. Je ne puis pasrefuser de l’écouter. N’a-t-il pas un service à me demander ?N’est-ce pas des nouvelles de Phrosine qu’il a reçues, et quiseraient dangereuses pour lui, et qui ne le sont plus si je lesconnais ?… D’ailleurs, s’il a l’idée simplement de continuerla déclaration commencée l’autre jour, et de me dire son goût pourma personne, je ne regretterai pas davantage d’être venue : jelui ferai comprendre que je ne ressemble pas à certaines, et que jeme garde, sans savoir pour qui, pour ma solitude peut-être, quisera sans remords. » Elle pousse la petite porte de bois dechâtaignier, encastrée dans le grand portail, et, se retournantvers la campagne bleue, pierreuse, déserte autour de la maison,elle songe encore : « Quelle singulière destinée !J’ai été contrainte de prendre parti contre deux amants, et de m’enfaire deux amis, par ma sévérité même, ou deux clients, tous deuxcompromettants ! »

À midi et demi, Davidée achève d’essuyer lavaisselle et de la serrer dans le bahut. Elle monte dans sa chambreet met son chapeau de paille, celui de l’été dernier à peinerajeuni, tout rond, et qui ressemble à une renoncule renversée.

Elle va descendre. Sur le palier, elle setrouve face à face avec mademoiselle Renée, dolente, les cheveuxdénoués, et qui tient à la main une tasse de thé.

– Vous sortez, mademoiselle ?

– Oui, mademoiselle.

– J’ai voulu m’en assurer : voussortez par ce temps de grève ?

– Je vais la voir de près.

– En chapeau blanc !

– Je n’en ai pas de rouge.

– C’est de la folie !

Le ton est si tragique, que Davidée a quelquepeine à ne point rire tout haut. Mais l’envie lui en passe quandelle a fermé derrière elle le portillon de châtaignier, et qu’elleva où elle a promis d’aller. Davidée se dirige d’abord versTrélazé, puis, dès qu’elle a dépassé la place de l’Ardésie,qu’occupe un détachement de soldats, elle tourne à gauche, et,comme un gréviste, montant et descendant, choisissant les pistesles plus courtes, elle arrive à la région des hautes buttesanciennes. Jusque-là, elle a rencontré quelques ouvriers placés enobservateurs dans un chantier, un groupe de femmes, deux enfants, –la grève n’est pas pour eux, – qui cueillent des pentecôtes au basdes talus. À présent, plus personne. Elle est seule, sur le plateaucouvert de genêts et de ronces, qui tient dans ses falaises l’eaudes carrières abandonnées, et d’où l’on découvre toutes lesardoisières nouvelles. Voici le fond abandonné de la Gravelle, avecson lac mort et profond, et voici, au delà, le bois clairsemé oùMaïeul a dit : « À une heure je serai dans le taillis dela Gravelle. » Davidée est venue rapidement : il n’estencore que midi cinquante. Elle entre dans le bois, et s’approchede la lisière ; elle passe la tête entre les branches, etalors devant elle, au-dessous d’elle, ses yeux découvrent lesterres basses avec les puits, les chantiers, les machines, lesmaisons éparses par grappes, tout le domaine vivant, exploité,poussiéreux, sonore, où les hommes vont se heurter. Commenta-t-elle pu rencontrer si peu de gens sur son chemin ? Elle levoit à présent. Toute la foule est là-bas, au delà de la vallée oùsont les chantiers déserts et les piles d’ardoises qui nes’allongent plus ; là-bas, sur la pente qui se relève et qui atant et tant de murs bleus, et de routes, et d’éboulis d’ardoiseautour des charpentes d’un puits de mine. Par-dessus la vallée, unerumeur continue arrive, et se répand sur les buttes et sur lacampagne. On ne distingue aucun mot. L’air ne porte que des notesmêlées, des parcelles de vie qui ne se rejoignent pas. Tout à coup,un grand cri s’élève, s’oriente, prend le vent et accourt.Ah ! cette fois, tous ensemble ils ont crié les mêmes mots.Davidée a entendu : « À bas Trémart ! À mort lesvendus ! » Il est impossible que Maïeul Jacquet vienne.Il doit être parmi la foule noire qui couvre le chemin, et assiègel’enclos du puits de mine. Là sont rassemblés, devant la porte quis’ouvre chaque matin pour le travail et qui est fermée aujourd’hui,les carriers, leurs femmes, beaucoup d’enfants. Cette masse a desélans, des reculs, des remous ; elle s’étire et se rassemblesans qu’on puisse, à distance, deviner pourquoi. Même avec unelunette, Davidée ne pourrait reconnaître des visages ; maiselle reconnaît des attitudes : voici le père de MadeleineBunat, voici Guillemotte dont la fille est dans la grande classe,et ces bras, ces épaules qui en cachent plusieurs autres, et qui selèvent comme une pierre tombale dressée à l’entrée de l’enclos,c’est Geboin ou c’est Le Derf. De l’autre côté du mur, sur le flancde la colline que couronne la machinerie de la carrière, undétachement de dragons en selle, immobile, image d’Épinal, garde larampe qui descend vers le chantier. Les autres lignes basses del’enclos sont protégées par des sections d’infanterie. Desofficiers courent de l’une à l’autre. Oh ! un criencore ! Des hommes, qui se font la courte échelle, essayentd’escalader le mur. Ils retombent. Clameur nouvelle, énorme, pleinede haine, qui salue leur chute. On doit jeter des pierres sur lessoldats ; les alignements fléchissent ; des chevaux secabrent. Une partie des assiégeants filent, à l’abri du mur, pourdécouvrir un point mal gardé dans la longue clôture et envahir lechantier. Davidée les suit du regard. Elle pense :« Maïeul est quelqu’un dans ce torrent. » Elle voit, enimagination, les carabines qui s’abaissent, les premiers rangs desassaillants qui tombent, les autres qui escaladent la colline, etla flamme alors, la flamme colossale qui monte des charpentespétrolées et embrasées. Elle a un frisson de peur. Elle trouvestupide cette autre foule qui est venue comme au spectacle et pourjuger les coups. Ont-ils loué leurs places, tous ceux-là ? Ilssont massés dans les petits vergers qui bordent la route. Ilsforment une foule claire. Il y a des femmes, des ombrelles, deschapeaux de la ville. On dirait qu’il a poussé de la giroflée deMahon sur ces terrasses lointaines. Et au-dessus de tout cela, trèshaut en l’air, montent les charpentes du puits de mine, leurscâbles, leurs grandes poulies, les chambres où sont les treuils,les pompes, les dynamos, la vie et la richesse contre qui, ensomme, cet assaut est donné. On ne crie plus : « À basTrémart ! » Les petits griefs nouveaux n’ont pas assez depuissance. C’est l’antique levain qui a remué la pâte : c’estla révolte contre le maître, la rage de détruire, la rage deprendre, le souvenir d’un mot cruel dit par un contremaître mort àdes ouvriers morts, la promesse d’une société nouvelle, d’unbonheur nouveau, d’une domination retournée, d’une égalité détruiteau profit des travailleurs manuels. Davidée, agenouillée sur lapente du talus, le buste hors du bois, tout dans le soleil et dansle vent, tremble et souffre, et voudrait se jeter entre lescombattants. Elle pense rapidement à ceux qu’elle a dans cettemêlée. « Mes carrières sont ivres de colère. Les pères, lesfrères de mes petites sont là… Pourvu qu’il n’y ait pas de mortsparmi eux ! Ou parmi les autres ! Car mon cœur connaîtmieux les miens, mais j’ai pitié de tous. Un coup de feu !Deux ! Ils ont été tirés devant la porte de l’enclos, par desouvriers. Mais tout est en mouvement, les assiégeants, lesassiégés. Les pantalons rouges marchent contre la foule noire qui aterriblement grossi vers la droite. Et à gauche ? À gauche,les dragons descendent au pas, en ordre. Car le chantier estenvahi. Un geste : sabre au clair ! Ils chargent au trotla bande qui a tourné le mur et sauté dans l’enclos. Ils entrentdans cette masse qui hurle, qui s’abat sur eux, qui blesse et quiest blessée. Les pierres volent. Je les vois d’ici. Les ouvrierss’abritent derrière les tue-vent ; ils renversent descharrettes… Oui, il y a des femmes parmi eux. Dans quelques années,mes anciennes élèves seront là. Ils sont refoulés. La poussière lesenveloppe. La foule s’agite sur la route ; elle s’agite dansles vergers. Et l’Internationale, avec son faux air dereligion, plane sur cette horreur. Je ne vois plus rien. L’épaissepoussière cache tout. Les fantassins, eux aussi, ont repoussé lesassaillants. Les spectateurs applaudissent dans les vergers. Quiapplaudissent-ils ? » Pour mieux voir, Davidée montedebout sur le talus du bois. Que se passe-t-il ? Des crisperçants jaillissent de la foule qui assiège la porte de l’enclos,et les visages sont à présent tournés du côté des vergers quidescendent et de la vallée, et de Davidée qui observe. Queregardent-ils ? Ah ! voici un homme qui se détache de lagrappe noire des grévistes et qui court sur la route. Trois hommesle poursuivent, quatre, cinq. Il va être pris ? Non, il sautedans un champ. Une meute, un gibier. Il galope à travers lechaume ; on le serre de près ; il reprend del’avance ; non, il perd du terrain. Le malheureux ! Cedoit être Trémart, qu’ils ont découvert et qui essaye de leuréchapper. Il arrive près de la haie. Il veut sauter. Ils’embarrasse dans les épines. Il tombe. Les hommes se précipitentsur lui. Ils lèvent leurs bâtons. Ils frappent. Ils vont letuer !

À ce moment la foule crie :« Rit-Dur ! Rit-Dur ! Amenez-le ! » Ce nesont plus cinq hommes qui entourent Maïeul tombé : c’est unetroupe de cent grévistes peut-être, qui ont dévalé la pente. On nedistingue plus la victime des agresseurs. Il y a trop de monde enmouvement, et la poussière embrume le champ.

Davidée s’est enfuie dans le bois. Elle acouru jusqu’à la genêtière qui le prolonge, et la voici quidescend, toute blanche de visage, et se hâtant vers l’Ardésie, etévitant les maisons. « Est-il possible ! Ils ont blesséMaïeul, tué peut-être, à cause de moi ! Il n’y a pas eud’autre cause ; c’est sûr ; je le sens ; il n’a pastrahi ses camarades, non ; il avait dit à une institutrice devillage : je serai à une heure au bois de la Gravelle ;et il n’a pas voulu mentir à sa parole. Je suis cause de cemal ! Il est un peu comme moi, ce jeune homme : quand ila promis, il saute l’obstacle… Qui me dira de ses nouvelles ?Je ne puis pas aller en demander. Ils se battent. Les soldatsgardent les routes… »

La clameur passait, comme passent les nuagesd’hiver, toujours, toujours. La jeune fille arriva à la maisond’école, et, malade d’inquiétude, ne voulant pas s’enfermer dans sachambre, qui était à l’autre bout de la maison, elle entra dans laclasse des petites, monta sur une chaise, et se tint debout,accoudée à l’appui de la fenêtre qui était élevée au-dessus du sol.De la sorte, elle verrait les passants, et elle leurdemanderait : « Que savez-vous ? » Mais lechemin était désert. Elle ne voyait plus la vallée. Elle n’avaitdevant elle que les buissons d’une haie miséreuse, des pâturespelées et sans troupeaux, et des buttes d’ardoise sans ouvriers. Unnuage de poussière flottait dans le ciel, au-dessus du puits demine que Davidée ne pouvait apercevoir. On se battait toujours. Parmoments, tout le pays au loin, tout l’invisible était remué commed’un orage. Elle sentait, sous ses pieds, le frémissement de laterre secouée par le galop des chevaux et la fuite des grandesfoules. Elle répétait : « C’est pour moi qu’il s’estexposé, qu’il a couru, et qu’il est tombé. » Au delà desmaisons qui suivent la maison d’école, Davidée reconnut une femmequi traversait, craintive, la place de l’Ardésie, et elle l’appela.Mais la femme fit signe qu’elle était pressée, et qu’elle ne sesouciait pas de rester longtemps hors de chez elle. Vers quatreheures, Mariette, la servante de la Mouronnerie, passa, ramenant dupré deux vaches qu’elle faisait trotter en les piquant avec unefourche.

– Est-ce qu’il y a des blessés,Mariette ?

– Oui, plusieurs.

– Des morts ?

– On le dit.

La fille était déjà à dix pas del’école ; elle se détourna et cria vers la fenêtre :

– Je vous dis que les femmespleurent ! Fermez votre fenêtre ! Allez-vous-en prier, sivous savez !

Elle était en colère, se souvenant qu’on avaitri d’elle le matin. Un peu plus tard, une voiture d’ambulance, autrot, roula sur le chemin, et le soldat qui menait le cheval,voyant une jolie fille à la fenêtre, fit claquer son fouet.

– Avez-vous des nouvelles d’un homme quis’appelle Maïeul Jacquet ?

Le soldat répondit « zut ! »,leva les épaules, et fouailla la bête au lieu de faire claquer lamèche.

Alors le soir commença de s’annoncer. Il y eutune trêve. Les bruits de voix, les rumeurs d’émeute s’apaisèrent,et la poussière continuant de faire le nuage au-dessus des terresinvisibles, Davidée comprit que cependant les combattants allaientsouper. C’est ainsi dans les discordes civiles, tant que la grandeguerre n’est pas déchaînée. Elle sortit. Elle courut jusqu’auprèsde l’église, qui est à une petite distance des buttes de laGravelle, et elle entra chez une femme qui eut peur, et qui sourittout de suite après, pour demander pardon.

– J’allume mon feu pour la soupe, commevous voyez, mademoiselle Davidée… Je ne vous attendais pas… Commevous êtes rouge !… Est-ce qu’il y a un malheur chezvous ?

L’adjointe eut honte de laisser voir tantd’émotion. Elle se détourna vers la porte, leva un bras et appuyala main sur le mur, et respira plusieurs fois l’air du dehors,comme font les enfants qui ont joué en chemin.

– J’ai trop couru, dit-elle… Je ne suispas assez brave… Dites-moi, mère Jumelé, est-ce que c’est vraiqu’il y a eu mort d’homme ?

– Vous voulez parler deRit-Dur ?

– Oui, on l’a blessé ?…

– Si durement, ma chère, qu’on l’arapporté sur une civière. Il avait la tête en sang, et les yeuxfermés, et il est resté trois heures de temps sans les ouvrir…

– Qu’a dit le médecin ?

– Pas venu !

– Pourquoi ?

– Pas appelé ! Ces affaires-là, leshommes des carrières les règlent entre eux. Il ne faudrait pas s’enmêler. À peine Maïeul a-t-il repris connaissance, qu’il a demandé àparler, pas au médecin, non, aux chefs de la grève ; et il adit : « Je veux ma justice ; ils sauront pourquoij’ai quitté la partie ; je ne trahissais pas : trahir,est-ce de moi ? » Voilà ce qu’il a dit.

– Et les chefs ?

– Deux sont venus. On a tenu le conseildans sa maison, tenez, dans le pavillon là-haut. Il paraît qu’ilslui ont répondu : « Rit-Dur, c’est toi qui avaisraison. » Mais les autres paroles, on ne les connaît pas. Quipourrait les deviner ? Maintenant, il a de la fièvre, et c’estles grand’mères bretonnes qui vont le veiller. On ne sait pas s’ilen réchappera.

La mère Jumelé, qui avait réussi à faireflamber son maigre bois vert, se rapprocha de Davidée, et s’étantassurée qu’il n’y avait pas de témoin dans la rue, à la distance oùvont les mots dits du bout des lèvres :

– Pour moi, mademoiselle Davidée, cepauvre jeune homme-là, c’est encore une idée de femme qui le menaità sa perte.

Davidée regardait le commencement de la buttede la Gravelle, à demi noyée dans l’ombre, et une étoile qui selevait au ras de la pente.

– Il y en a qui perdent, et il y en a quisauvent, répondit-elle.

Et la ménagère reprit, revenant vers lacheminée :

– Si j’étais à la place de cettefemme-là, tout de même, je ne serais pas tranquille.

Davidée n’était pas tranquille. Elle rentra,dans la nuit grondante et pleine d’inquiétude. Elle dormit mal. Desbandes de grévistes suivirent le chemin en chantant. Elle n’avaitqu’un désir : qu’il fît jour pour savoir des nouvelles deMaïeul. Elle songeait : « Comme c’est bien la douleur quinous change ! Non, je ne suis pas la cause ; non, je n’airien fait de mal ; non, je ne l’aime pas d’amour : mais,depuis qu’ils l’ont blessé, j’ai le cœur tout occupé de ce Maïeulet malade de pitié. »

Et trois jours passèrent. On annonça queMaïeul allait un peu mieux, et qu’on l’avait vu, le dimanche soir,prendre l’air sous l’auvent de l’escalier extérieur. Les femmesajoutaient seulement : « Il ressemble à un mort quirevient. » La grève n’était pas finie, mais elle s’usait,appauvrie et vidée de la passion du début. Les cortèges degrévistes et les patrouilles de cavaliers se heurtaient moinssouvent. Beaucoup d’ouvriers travaillaient aux foins. Les mèresn’osaient plus demander du pain à crédit aux boulangères, et ellesenvoyaient leurs enfants.

Le quatrième jour, un quart d’heure avantmidi, l’adjointe, qui avait accompagné un groupe d’élèves jusqu’auvillage où est l’église, – à cause des mères qui craignent lesrencontres, – revenait par le chemin coutumier qui n’avait demaisons que d’un côté et encore pas partout. Tant et tant de foiselle avait piétiné cette poussière, reçu dans ses yeux l’imagepauvre de ces toits abaissés et de ces buissons de banlieue àchaque pas troués, qu’elle ne prenait plus garde aux choses, etqu’elle marchait n’ayant devant elle que ses idées. En ce moment,elle pensait à la longueur de ces semaines d’été où la chaleurnouvelle met de la fièvre dans le sang, au silence des matins, desmidis et des soirs, dans l’école où les deux maîtresses étaientennemies. Le soleil chauffait dur, et faisait de la poudre avec lavieille boue de l’hiver. Davidée allait au milieu de la route. Lebas de sa robe était devenu gris. Elle n’était donc pas loin del’école, quand elle s’arrêta tout à coup.

– Mademoiselle Davidée ?

Du côté où il n’y avait pas de maisons, laroute était séparée des pâtures et de quelques jachères pierreusespar des lambeaux de haie que reliait un fil de fer rouillé, débrisde câble cloué sur des poteaux de fortune. C’est de là que l’appelvenait. Davidée connut d’abord que la voix était de Maïeul Jacquet,et elle vint. Il était là, debout, en contre-bas du chemin, etobligé, pour regarder celle qui venait, de lever la tête. Oh !quel pauvre visage meurtri, balafré, pâli par la souffrance !Quels yeux creusés, où s’était retirée la jeunesse ardente etdouloureuse ! Maïeul avait la tête enveloppée de linges, et saveste de travail, mal reprisée, montrait, sur l’épaule droite, unelongue coupure aux bords redressés et poilus. Il s’appuyait, desdeux mains, sur un bâton.

– Je n’ai pas pu venir, l’autre jour,mademoiselle Davidée : faut me pardonner ?

– Comme ils vous ont blessé !

– Un peu.

– Ils auraient pu vous tuer.

– Je ne leur en veux pas ; ilsétaient dans leur droit : ils croyaient que je trahissais.Mais on est remis ensemble, eux et moi. Je leur ai expliqué…

– Quoi donc ? Que vous aviezrendez-vous avec moi ?

Il devint plus sombre de visage, à cause dusoupçon qu’elle avait, et il répondit :

– J’ai dit le nom d’une autre, vouspensez.

Et ils restèrent muets, un long moment, parceque Phrosine était entre eux. Ce fut lui qui reprit :

– Je vas quitter le pays à caused’elle.

– Vous allez la retrouver ?

– Non, par exemple ! MademoiselleDavidée, ne vous fâchez pas comme vous faites contre moi ! Nevous en allez pas ! Ne rentrez pas encore à l’école ! Netournez pas la tête comme cela ! Je suis assez malheureux.

Ce mot-là avait une force qui arrêta Davidée.La jeune fille était déjà un peu au delà de Maïeul, et ses yeux neregardaient plus que la maison d’école et la vie de tous lesjours.

– Dites vite ce que vous avez à me dire.Je suis attendue.

– Moi pas ! Personne ne m’attend, niici, ni ailleurs. Là où je vais, à plus de dix lieues d’ici, aupays de Combrée, je ne connais personne. C’est moi pourtant qui aidemandé à être embauché à la carrière de la Forêt. Je l’ai demandébien avant la grève, parce que je ne peux pas tenir ici… Je ne veuxpas vous offenser, mais, voyez-vous, à l’Ardésie, maintenant, toutseul, je suis embocagé dans mes souvenirs. Je ne travaille plusbien. Je n’ai plus le goût à l’ardoise. Les compagnons medisent : « Tu étais moins triste, Maïeul, au temps de lamaison des Plaines ! »

– Et c’est vrai ?

– Oui. Vous ne pouvez pas comprendre.Vous êtes une jeune fille. Mais tout de même c’est vous qui nousavez séparés. J’ai voulu vous dire que je m’en vas ; que je nevous en veux pas ; que je suis même content au fond ducœur ; que je ne l’aime plus, non, plus du tout. Mais…

– Eh bien ?

– J’ai encore peur d’elle.

Il crut qu’elle allait s’éloigner sansrépondre. Il la voyait perdue. Il dit bien vite :

– Vous savez tout à présent. Et vous meméprisez.

À sa surprise, elle ne l’abandonna pas. Elledemeura au milieu de la route, et, inclinant son visage, elleconsidéra, non sans douceur et sans pitié, l’homme qui s’humiliait.Elle ne voulait pas être dure. Elle avait coutume de relever lesenfants qui s’accusent. Et elle dit :

– Vous vous trompez. Je ne vous méprisepas. Je crois que vous faites bien.

– Puisque vous le dites, j’aurai plus decourage. Mademoiselle Davidée, je suis un pauvre.

– Moi aussi je suis pauvre : il y atant de manières de l’être.

– Depuis que j’ai perdu père et mère,personne ne m’a repris quand je faisais mal. Vous avez été lapremière. J’ai plus de chagrin de l’enfant mort que je ne peux vousle dire.

Et comme Davidée ne s’en allait pas, commeelle était encore devant lui pour une petite minute, et qu’elleavait les yeux de la bonté qui écoute, il s’enhardit, il montra satête malade :

– Voilà que je m’en vas. Mais quand jeserai guéri, de toute manière, est-ce que je pourrai vousrevoir ? Mademoiselle Davidée, je n’ai point connu votrepareille.

– Est-ce étonnant ? Je ne suis pasd’ici.

– Quand vous passez, les arbres voussaluent d’amour.

– Non, monsieur Maïeul : c’est levent qui les courbe.

– Les enfants, dans les chemins, du plusloin qu’ils vous aperçoivent, envoient leur cœur devant eux.

– Moi je fais de même : je leurappartiens.

– On sait que vous n’aimez qu’elles. Vousne ressemblez pas aux autres maîtresses d’école…

Et comme elle demeurait immobile et la têteinclinée vers lui, il osa répéter :

– Quand j’aurai fait ma preuve d’honnêtehomme, est-ce que je pourrai vous revoir ?

Elle ne répondit pas. Mais elle devint touteblanche, et elle continua son chemin, avec plus de lenteur qu’ellen’était venue.

Toute l’après-midi, Davidée fut trèsoccupée ; elle dut faire la classe, recevoir des parents,préparer des chants pour une fête qu’on voulait donner, éplucherles légumes pour le dîner, car elle était de semaine. Le soir,toute lasse qu’elle fût, elle n’avait pas sommeil. Longtemps elleresta, devant sa fenêtre ouverte, à songer au départ de Maïeul, età des mots qu’il avait dits. Plusieurs étaient nouveaux pour elle.Mais, à peine s’y complaisait-elle, que d’autres mots lui venaienten mémoire, des mots cruels, qu’il avait dits également :« J’ai encore peur d’elle. » Et toute la douceur mourait.Le ciel était clair dans les hauteurs, mais sans lune, et une brumed’été, légère, voyageait sur les champs. Davidée distinguaitmalaisément, tant leurs limites étaient mêlées par l’ombre, lejardin de l’école, celui de la maison voisine et, au delà, unevigne misérable, qui enfonçait dans la nuit ses rangées de cepscomme des sillons de labour. Mais cela suffisait pour que toutel’Ardésie lui fût présente à l’esprit, tous les champs et leschemins, tous les villages, tout le travail et les visagesfamiliers. Quelqu’un allait quitter ce coin du monde où la paixn’était plus pour lui, à cause d’une parole ancienne. Que debrisements ! Elle essayait de compter. Elle ne pouvait sedéfaire d’une idée, insistante comme un refrain : « Voiciles dernières heures pour lui. Comme Phrosine, il partira au jourlevant. » La terre, pénétrée de rosée, avait son odeur d’aprèsla pluie. Et le silence était si grand, qu’on entendait les gouttesd’eau tomber du bout des feuilles.

Avant le jour, en effet, à l’heure où leschoses étaient encore toutes sombres sous le ciel déjà plus pâle,Davidée, qui s’était jetée sur son lit, se leva en sursaut. Elleavait reconnu une voix ; elle entendait un homme qui chantait.Vite, sans bruit, elle écarta les volets ; elle se pencha dansles demi-ténèbres. La voix n’était pas toute proche, et elle étaitd’un voyageur en marche, et elle disait :

Celle en qui j’ai mis ma pensée

N’a jamais eu d’pensée pour moi ;

C’est pour elle que je m’en vas,

Toute ma jeunesse est passée.

Je m’en vas le cœur en tourment,

Mon cœur emporte son idée ;

Elle est après lui attachée,

Comme un furet qui boit son sang !

Oh ! que l’air était triste ! Celaressemblait à la chanson lente des bouviers, qui reviennent desguérets et qui ne s’arrêtent point. La voix s’éloignait déjà,peut-être dans la vigne, peut-être dans les terres vagues, qui sontau delà. Elle chanta encore des paroles qui ne vinrent pas toutesjusqu’à la fenêtre. Puis elle se tut. Et ce fut le commencement dujour.

Une seule femme avait compris la chanson, siplusieurs l’avaient entendue. Mais quand le soleil fut levé, duhaut de la butte de la Gravelle il vint une autre musique qui étaitmaigre dans le vent, et qui s’en allait avec lui, bien loin, etelle devait dire une âme, car les âmes furent émues, chacune selonson ordre. Les enfants, à la limite des genêts, éveillés de bonneheure, dans les lits trop chauds des maisons basses, se mirent àrire et ils éveillèrent les parents : « Écoutez,père ! C’est le flûtiau de Maïeul ! Oh ! lejoli ! Qu’il y a longtemps qu’il n’a parlé ! » Maisils n’allèrent point au delà de l’amusement que leur espritrecevait de la danse des notes. Les fendeurs d’ardoise, quifaisaient leur toilette dans les jardins, et, demi-nus, sedébarbouillaient au-dessus des cuviers pleins d’eau claire,s’émerveillèrent les seconds, et dirent en riant : « Çan’est pas de la musique de grève ! À quoi pense donc MaïeulRit-Dur ? » La vieille mère Fête-Dieu joignit les mainset murmura : « Seigneur, ramenez-le avec une âme guérieet un flûtiau qui ne pleurera plus. » Et elle était ainsitoute seule à bien entendre, toute seule avec une maîtressed’école, une jolie, déjà émue, faible de cœur et qui disait :« Cela m’aime encore ; c’est de l’amour triste et quis’en va. »

Le flutiau qui sonnait, sur les buttes de laGravelle, parut bientôt si faible de voix qu’il devint sûr quel’homme voyageait dans les combes et sur les chemins bordés dehaies : avant que la lumière fût ardente, il ne sonnait plusque comme un moucheron. Dans le jour, on apprit que le fendeurMaïeul Jacquet avait quitté le pays.

Chapitre 11MONSIEUR L’INSPECTEUR

Après la journée du 10 juin, et bien que lagrève fût comme morte d’avoir répandu le sang d’un homme, tous lesparents eurent peur pour leurs enfants. Même les plus violentsdisaient : « Il y a du monde de partout sur lesbuttes ; faut pas s’y fier. » Les classes étaient donc àpeu près vides, le mardi matin : celle de mademoiselle Renéen’avait que huit élèves ; celle de mademoiselle Davidée enavait neuf. Les enfants présentes habitaient presque toutes dans legroupe de maisons qui enveloppent l’église, ou dans celles quiforment une place, sur la terre bleue et en pente, à droite del’école. Au moment où elle entrait, avec les petites, dans la sallen° 2, l’adjointe remarqua que mademoiselle Renée avait faittoilette, et qu’elle était fort excitée.

– Est-ce que vous m’avez rendu toutes lescompositions corrigées, mademoiselle ?

– Mais oui.

– Et les travaux à l’aiguille sont-ilsdans le meuble de ma classe, à côté du tiroir deminéralogie ?

– Oui encore.

– Tant mieux. Je vais voir si vous n’avezpas oublié de les ranger…

À neuf heures, on sonnait à la porte duchemin. D’habitude, lorsque la femme de journée avait quittél’école, mademoiselle Renée envoyait une des élèves ouvrir laporte. Elle sortit elle-même, et Davidée, un moment après,entendant une forte voix d’homme répondre au soprano voilé demademoiselle Renée, eut la certitude que la directrice était alléerecevoir monsieur l’inspecteur. La preuve ne tarda pas. Le bruitd’un pas coulant, le bruit d’un gros pas écrasant le sable, leroulement discret et continu d’une bicyclette moulant sa petiteornière, accompagnèrent les mots qui entraient par la baieouverte.

– C’est vrai, mademoiselle, j’ai chaudterriblement. Quelle poussière ! Quelle chaleur ! Maisc’est un four votre Ardésie !

– Je n’aurais pas osé le dire, monsieurl’inspecteur, mais je le pense depuis six ans.

– Six ans ! À l’Ardésie ? Vousavez donc demandé à être maintenue ?

– Mais non, monsieur l’inspecteur ;monsieur l’inspecteur veut-il se rafraîchir ?

– Jamais, mademoiselle ! Jen’accepte jamais ! Je suis en service ! Mais c’est égal,moi qui suis du Midi, je n’ai pas souffert de la température chezmoi autant que chez vous… Voici votre classe ?… Passez donc…après vous.

La voix appartenait à l’espèce du Midi,scandante et déclamante, et pour qui un seul auditeur c’est déjà leforum. L’entrée dans la grande classe fut bruyante.

Davidée, pendant ce temps, dictait aux petitesune page d’un manuel d’instruction civique.

C’était un plaisir d’entendre, à travers lacloison et la porte qui séparaient les deux pièces, les moindresnotes de ce baryton paternel, qui interrogeait les élèves, – laréponse trop timide demeurait ignorée, – et félicitait ensuitel’enfant et la maîtresse.

– Très bien, cette différence entre leslépidoptères et les diptères ! quatre ailes, deux ailes !L’histoire naturelle fait chérir la nature… Indiquez-moi lesméthodes pour séparer l’oxygène de l’eau d’avec l’hydrogène ?…Parfait ! Voilà une future ménagère qui saurait expliquer,j’en suis sûr, le phénomène de l’ébullition. Quelle est laprofession de son père, mademoiselle ?

Le fausset surveillé de mademoiselle Renéerépondit :

– Marchand de porcs, sauf votre respect,monsieur l’inspecteur.

– Très bien. L’orthographe laisse encoreà désirer. Mais la mémoire est bonne. Faculté maîtresse,mademoiselle.

– Oui, monsieur l’inspecteur.

– L’une des joies de la vie !

– Oui, monsieur l’inspecteur.

– Et que vous cultivez heureusement.Montrez-moi le cahier rotatif des devoirs quotidiens ?… Vousne savez pas ce que c’est ? Je le comprends. Je vous excuse.J’avais proposé ce nom-là au ministre de l’Instruction publique,que je connais beaucoup, pour désigner ce que vous nommez peut-êtrele cahier de classe, ou le cahier de roulement. Moi, j’avais trouvérotatif, un mot qui vibre ! Rotatif ajoutait au sens ;rotatif faisait image ; rotatif était de mon cru… Le ministrem’a dit, depuis : « Je le regrette. » Merci,mademoiselle. C’est bien cela.

Davidée, dictant à voix ménagée, guettait lemouvement du bouton de cuivre de la serrure, les pas géminés qui,en grossissant, annonceraient l’arrivée de l’inspecteur et de ladirectrice. Elle avait disposé les plis de sa robe, pour pouvoir selever plus vite. La visite se prolongeait. À neuf heures un quart,l’adjointe entendit les pas, mais qui s’éloignaient. Et pendant dixminutes, dans la grande classe, il y eut seulement des fusées derire, des chuchotements, quelques coups discrets de porte-plumetombant sur le plancher : d’où les élèves et leur maîtresseconclurent que monsieur l’inspecteur et mademoiselle Renée sepromenaient dans la cour, ou dans le jardin. À neuf heures etdemie, ils entrèrent, l’inspecteur le premier, qui ouvrit la portecomme s’il pénétrait dans une cage aux lions, le geste rapide, latête un peu inclinée, les yeux sur ceux du fauve. Le fauve, c’étaitl’adjointe qui s’était levée, dans la chaire. S’étant ainsi faitconnaître, il interrompit le courant magnétique, passa en revue lesbancs déserts, et sourit aux neuf présentes. Puis il redevintgrave, et s’assit dans une chaise que, derrière mademoiselleDesforges, portait une élève de la grande classe.

– Voyons cette dictée ?

Il prit la copie la plus voisine,approuva.

– Une page de Souchet-Lapervenche ?Un de nos meilleurs prosateurs… Je déclame souvent, dans lessalons, du Souchet-Lapervenche. C’est d’un grand effet… Pas assezde ponctuation, mademoiselle. Comment voulez-vous qu’une élèvecomprenne ce qui n’est pas ponctué ? Dictez-vous laponctuation ?

– Non, monsieur.

– C’est un tort. Écoutez ce morceauponctué, mes enfants, et remarquez mon point virgule ;reconnaissez mes deux points.

Il se mit à réciter, mademoiselle Renéeadmirant, mademoiselle Davidée respectueuse et résignée, les élèvesregardant cette bouche en arc, d’où s’échappait une voix de chantrequi lit, et ces joues grasses, rasées, et ce menton qu’une fortebarbiche en pointe, d’un noir bleu, allongeait. L’inspecteur, quin’était dans le département qu’en remplacement d’un collèguemalade, appartenait à cette race qui ne se rassasie pointd’elle-même. Il jouait, où qu’il fût, plus que son rôle officiel,par besoin de prouver que son talent dépassait la mesure de sesfonctions présentes. Il avait l’attitude de la conviction, leregard direct, loyal, impérieux, et quelques intimes du café d’Auchavaient même dit : impérial. Ce mot-là, il y pensait tout letemps. C’était sa trouée des Vosges. L’inspecteur ne discutaitjamais un ordre, et l’obéissance qu’il exigeait lui semblaitembellie et sacrée par son propre exemple. Cauteleux avec desformes rudes, il avait l’art de glisser les yeux, en se détournant,vers le subordonné ou la subordonnée, et d’insinuer ainsi :« Vous voyez, je suis bon enfant, je puis sourire, protéger,user en votre faveur d’un crédit qui me fait des jaloux, qui peutvous en faire. » Rarement, ce regard, dans le service, allaitau delà de ces suggestions professionnelles. Quelques très joliesadjointes avaient bien, ici ou là, compris que M. l’inspecteurétait un connaisseur. Mais il lui suffisait de laisser soupçonnersa sensibilité, de provoquer une rougeur, un étonnement, un refusmental dont il triomphait avec un lourd esprit et des propos salés,affirmant qu’on ne le prendrait jamais à courtiser une subordonnée,et il disait vrai. Toutes ses sévérités étaient pour les scrupulesde conscience. Il voyait une injure personnelle dans latimidité ; il en voyait une autre dans le respect d’uneautorité qui n’était point d’État. M. l’inspecteur aimait sesfonctions, qui lui faisaient voir du pays, « des représentantsde races différentes et toutes françaises pareillement », – ilétait exquis prononçant cette formule, – et qui lui valaient, en cemoment, de remplacer, à l’Ardésie, le titulaire, « mon chercollègue empêché ».

Quand il eut, minutieusement, examiné lesdivers cahiers, communs ou individuels, jugé la portée de deuxmaximes de morale civique, déclaré que mademoiselle Birot luisemblait un peu idéaliste, interrogé quelques enfants :

– Mademoiselle, dit-il, j’ai confessétout à l’heure mademoiselle la directrice. C’est votre tour.Voulez-vous bien sortir avec moi ? Nous serons plus libres decauser dans le jardin.

– Dois-je vous accompagner, monsieurl’inspecteur ? demanda mademoiselle Renée.

– Inutile, mademoiselle.

L’inspecteur et l’adjointe firent en silencele chemin, assez court, de la classe au jardin, et là, lefonctionnaire, ayant jeté un coup d’œil vers sa bicyclette, pours’assurer que personne n’avait touché la machine, s’assit sur lepetit mur qui protégeait les légumes et les fruits de l’école, et,de ses deux bras écartés et rassemblés ensuite, fit signe à Davidéede s’asseoir de l’autre côté de la barrière. Elle resta debout, àtrois pas de l’inspecteur. Il répéta le geste, et l’odeur de lasueur s’échappa des habits gonflés et dégonflés. L’adjointe eutl’air de ne pas comprendre. Il contracta les sourcils, regarda leciel au-dessus de Davidée et dit, goûtant ses mots :

– Je ne voudrais pas faire de peine à unejeune adjointe, qui a besoin de confiance dans l’avenir. Cependantje dois vous avertir de plusieurs reproches qu’on vous fait.

– Mademoiselle Renée ?

– J’ai dit « on ». N’aggravezpas votre cas, en chargeant vos supérieurs. Nous avons dix façonsde savoir ce qui se passe dans une de nos écoles. Je ne m’étendspas sur les familiarités déplacées que l’on vous attribue.

– Conversations, oui ; familiarités,non. Je n’accepte pas qu’on parle ainsi d’une honnêtefille !

– Oh ! mademoiselle, les expressionsaussi pourraient bien être déplacées ; j’ai le droit, jel’aurais de juger votre conduite privée…

– Prenez-le, monsieur, mais ne me jugezpas sans m’avoir interrogée.

– Précisément, je n’ai pas l’intention devous interroger là-dessus. Je le répète, je pourrais le faire.

– Mais, faites-le !

– Que vous êtes vive ! Il est vraique vous êtes toute jeune. Eh bien ! non, mademoiselle, je merefuse à discuter, avec chacune de mes institutrices, les principesde la morale personnelle qu’elles adoptent, qu’elles pratiquent. Àmoins de scandale, je n’interviens pas, dans le Midi ; jen’interviendrai pas davantage ici, dans le Nord.

Il cessa d’observer les premiers nuages blancsqui commençaient à dépasser la ligne des murs, en face de lui, etabaissa son visage impérial, et ses yeux qui étaient du même noir,chargé de bleu, que sa barbe et ses cheveux, vers la jeune fillequi attendait ce geste, et qui n’évita pas ce regard destiné à lafaire trembler. On pouvait aller loin dans le regard de DavidéeBirot. Elle se tenait droite, le long de la barrière, les mainscachées dans les poches du tablier de coton à pois rouges, qu’elleavait jeté par-dessus son corsage et sa jupe. Un rayon de soleill’éclairait à gauche, et la faisait à moitié châtain.

– Ce que je vous reproche, comme unmanquement professionnel, c’est votre attitude vis-à-vis du curé del’Ardésie.

– Je vous demande pardon, monsieurl’inspecteur, je ne saisis pas bien l’accusation : depuis queje suis ici, je n’ai mis qu’une fois les pieds à l’église,pour…

– Je le sais ! Vous ne m’apprenezrien.

– J’ai été élevée dans une famille où lapratique religieuse est à peu près nulle. Je ne juge pas mon pèreet ma mère. S’ils m’avaient élevée autrement, je vous le dirais. Jen’aurais aucune crainte de vous le dire.

Un sourire aigu, bref, détendit le masquesévère.

– Bravo ! J’aime la sincérité. Mais,voyez, d’après votre propre aveu : vous ne savez pas si vousavez tort ou raison de vous abstenir de toute pratiqueconfessionnelle ?

– C’est vrai. Je n’ai pas eu le temps deme préoccuper…

– Je souhaite que vous ne l’ayez jamais.Questions vaines.

– On m’a enseigné :suprarationnelles.

– Parfaitement ! Ah ! vous avezsuivi le cours de mademoiselle Hacquin, un de nos grands penseurs,et cependant une primaire ! Mais, précisément parce que vousn’avez pas un parti pris très net, vous êtes entraînée.Innocemment, je le veux bien, mais gravement. Car il y a l’exemple,mademoiselle ! Car vous conduisiez vos élèves et vous étiez enfonctions officielles, quand vous avez eu, à l’entrée du cimetière,voilà plusieurs semaines, ce long entretien avec monsieur lecuré.

– Une minute environ. Je le remerciais.J’aimais la petite morte.

– Vos élèves erraient par les chemins,abandonnées.

– Oh ! monsieur !

– Abandonnées, lorsque le bruit d’unevoiture vous a enfin tirée de votre oubli, de votre conférence avecle prêtre… De plus,… laissez-moi achever, je vous prie !… deplus, vous portiez ostensiblement, sous le bras, un énormeparoissien…

– Oh ! monsieur !

– Provocant !

– Je l’aurais préféré petit : jen’en ai pas d’autre.

Elle s’arrêta un instant, et l’humeur du pèreBirot, qui n’était pas commode, apparut dans la physionomie de safille, dans le ton de sa voix, dans le mouvement de ses deux mainsqui secouèrent le tablier à pois rouges.

– De sorte que vous me défendriez, sij’en avais le désir, d’entrer dans une église ?

Un rire d’une bonhomie dédaigneuse luirépondit :

– Non, mademoiselle ! Laliberté…

– Vous me défendriez, en tout cas,d’emporter un paroissien ? Le seul que j’aie ? Jen’aurais pas le droit de faire ce que tout le monde fait, et deprier pour mes morts ? Je vous prie de me dire nettement ceque vous appelez mon devoir, monsieur, afin que je m’y tienne, sicela est possible. Je vous demande de préciser.

Ce fut à l’inspecteur de prendre un temps deréflexion.

Il parut s’intéresser de nouveau aux nuagesqui montaient, et, à présent, couronnaient la maison d’un glacierfulgurant.

– Je ne veux pas porter atteinte à laliberté, mademoiselle : je démentirais toute ma vie publique.Ce que je vous ordonne, ou ce que je vous conseille, ce qui est àpeu près la même chose, c’est de ne pas vous promener avec un groslivre, un livre qui est une manifestation, et c’est de causer leplus brièvement possible, et le moins souvent avec le curé, et,s’il y a un vicaire, avec le vicaire. Vous comprenez ? Il y alà des nuances. Je ne puis qu’indiquer… Non, je vois que vous vousobstinez à ne pas comprendre. On vous dit intelligente. Vousl’êtes : prenez garde de vouloir juger trop de choses.

Il sauta, d’une brusque pesée de ses grossescuisses, à bas du petit mur où il était assis, et reprit le ton,qu’il appelait d’homme du monde, en faisant raconter à l’adjointeles principales scènes de la grève. La directrice, qui l’observait,sortit pour le reconduire jusqu’au chemin.

Il fut très cordial dans les promesses qu’ilfit à mademoiselle Renée, d’obtenir pour elle un avancement. Sesexpressions furent moins nettes quand il assura de sa particulièrebienveillance « une adjointe encore un peu indépendante, maispleine de bonne volonté, et qui avait de l’avenir, dansl’enseignement. »

Davidée se sentit condamnée à bref délai.

– Eh bien ! ma petite, demandamademoiselle Renée, quand elles furent seules : vous êtescontente ?

– Enchantée.

– J’ai fait, pour vous, tout ce qu’onpouvait faire. Nous avons eu quelques malentendus : que cesoit oublié, n’est-ce pas ?

– Oui, mademoiselle.

Davidée fit sa classe du soir en songeant àchacun des mots entendus le matin. Elle ne pouvait douter de ladénonciation qu’avait annoncée Phrosine ; ni de la disgrâcequi serait le plus certain effet des promesses vagues del’inspecteur. Elle avait des ennemis, elle, petite jeunesse quin’était pas entrée à l’école normale par besoin, pour subvenir à lavie, comme tant d’autres, mais qu’une grâce maternelle, un goûttendre pour l’éducation de l’enfant, l’ambition de servir, avaient,plus que tout le reste, déterminée. Elle se disait : « Jene veux pas être emprisonnée, ou, comme l’a dit Maïeul,embocagée. Je sortirai de ces difficultés en allant àelles, en ne craignant pas. Et d’abord, ce soir-même, je verrai cecuré, qui sera peut-être interrogé ; qui peut, en tout cas, sij’en suis réduite à ces défenses misérables, témoigner des proposque nous avons tenus. Qu’on me regarde comme si faible, si basse,que j’accepte de ne pas rencontrer, dans une rue du bourg, un curé,ou Maïeul, ou Phrosine, ou un autre, n’importe lequel desexcommuniés, dont les listes me seront dictées, cela merévolte ! »

Les joues de Davidée Birot étaient presqueaussi rouges que ses lèvres, lorsque, après six heures, s’étantcoiffée de sa campanule blanche, elle alla rendre visite à la mèred’une des petites, qui demeurait en face de l’église. Sansexpliquer pourquoi, elle s’attarda un peu. La veuve trouvait quecette jeune adjointe était bien aimable. Elle faisait des frais,expliquant la peine de son métier de laveuse, qu’elle avaitcommencé à quatorze ans, et qui, à près de soixante, lui gerçaitencore les mains.

– Ça vous tient plus qu’on ne croit,l’eau des lavoirs. Qui a commencé laveuse, finit laveuse. Encore,les femmes qui trempent le linge dans les rivières, elles causentavec le courant. Elles lui disent : voilà que tu galopes, tufrises comme une dentelle, et d’autres choses. Mais ici, des trousoù l’eau ne s’échauffe jamais, et ne sait pas ce que c’est que decourir : le métier est moins gai. Il ne l’est pas assez pourdes jeunesses. Pourtant, les premières fois…

Davidée savait répondre, parce que, chez elle,le cœur était toujours attentif. À des mots, à des signes, à despetites pitiés d’une seconde, la laveuse avait compris que destiédeurs subites passent dans les hivers. La jeune fille, contentede se sentir aimée, attendait la fin de la prière que le curé del’Ardésie sonnait lui-même et récitait, à l’heure dorée : auvoisinage de sept heures en été, et, pendant l’hiver, dès cinqheures. On entendait, de chez la veuve, les réponses du peuplesuppliant Dieu de bénir le repos, d’en faire un moyen d’énergie etde salut, de dissiper les embûches de l’ennemi qui occupe la nuitcomme son domaine. Par la porte ouverte, ce n’était pas seulementla chaleur qui entrait, l’air avec son goût de foin, de marais etde boulangerie ; c’était encore l’image de la Vierge Marie etde l’Enfant, peinte sur un vitrail de l’église. Davidée considéraitles trois doigts levés de l’Enfant, et elle se sentait contente,sans se l’avouer, d’être là, si près, dans la limite immédiate deprotection de ce geste sauveur. Jamais elle n’avait encore observéqu’il y eût un vitrail, dans l’église de l’Ardésie, où étaitreprésentée la mère glorieuse et puissante par l’Enfant.

Brusquement, la couleur du vitrail baissa deton : l’abbé devait souffler les cierges. Des hommessortirent, et des femmes ; les hommes avaient la physionomiedécidée qu’ont les croyants dans les pays de religions opposées. Lecuré devait ranger quelques chaises, accrocher la corde de lacloche. Il sortit un instant après le dernier fidèle, tourna laclef, regarda le couchant qui était d’une pourpre déchirée etmagnifique, et, rabaissant les yeux, fut stupéfait autantqu’intimidé, d’apercevoir devant lui mademoiselle Birot. Quelquestémoins, aux portes, observaient. L’adjointe fit exprès de séparerles mots, afin d’être entendue d’un peu loin. L’abbés’inclinait.

– Monsieur le curé, vous vous souvenez del’entretien que j’ai eu avec vous, devant le mur du cimetière, lejour de l’enterrement de la petite Le Floch ?

Le curé se mit à rire bruyamment :

– Je le réciterais, mademoiselle, et laleçon ne serait pas longue : trois phrases !

– Il paraît que ça suffit pour qu’uneinstitutrice soit dénoncée comme cléricale. Mais je n’ai pasl’intention de me laisser faire. Vous écririez bien les phrases oùje vous disais mon affection pour ma petite élève ?

– Sans doute.

– C’est tout ce que je voulais vousdemander, monsieur le curé. Je vous remercie.

Elle allait se retirer. Une mère arriva dansle village, poussiéreuse, marchant au pas de charge, tirant uneenfant qui ne suivait que par accès, et, entre deux efforts, selaissait traîner dans la poussière. De l’autre bras, la femmeportait une soupière pendue entre des ficelles. En passant entreles maisons meublées de leurs locataires, elle avait ralenti.L’enfant reprit de l’âme. Elle montra le chien qui suivait,harassé, lui aussi.

– Comme il est sale ! dit-elle.

La mère la secoua, regarda toutautour :

– Pas tant que le monde ! Allons,rosse ! arrive ici !

Elle jura. La petite se mit à rire, et cemorceau de création répéta le blasphème.

Elles disparurent.

Le curé se tourna vers l’église, et dit àdemi-voix :

– Mon Dieu, vous êtes prisonnier pourl’amour de tous ceux-là : Et ils ne le savent pas !

Il se fit un silence. Le groupe était brisé.Des bras se levèrent, pour saluer. Il resta quelques voisins, surle seuil des portes, caquetant dans la rousseur du couchant, quicoulait à plein chemin.

Du carnet vert, même jour. –« Je n’ai pas la foi, mais je ne supporterai pas qu’onm’impose un état d’esprit contraire, avec obligation de n’en passortir. Je suis blessée, humiliée pour l’enseignement même,atteinte dans ma dignité, ah ! autrement que par le voisinagede misères morales et par un rendez-vous avec Maïeul Jacquet !L’homme qui ne veut pas du gros livre et qui tolère le petit, endétestant le texte de l’un et de l’autre, cet homme-là me fera toutfaire, excepté ce qu’il voudra. Mon parti est pris. Je sais àquelle défense je vais me confier. Si je ne réussis pas, jerenoncerai à la carrière. En attendant, cette violence hypocritem’a amenée à rouvrir le paroissien interdit. Je viens de lire lamoitié des prières de la messe, et l’office des morts. Il est beauque nous soyons ensevelis dans ces paroles pleines de compassion,pleines d’aube, pleines de pardon. C’est d’une noblesse que je nefréquente pas assez. Monsieur l’inspecteur ne m’empêchera pas d’yrevenir, s’il me plaît.

» Je pense encore au mot qu’à dit lecuré, paraît-il, sur le secret de la paix du monde et de la joie.Il a dit : « La solution du problème social est dans ledéveloppement du surnaturel. » C’est au-dessus de monentendement. Mais qui sait ? Je suis surprise du fonds d’amourdu peuple qui semble amassé dans ce cœur de prêtre, et où si peuvont puiser. La grève est à peu près terminée. Je ne sais quel aété l’arrangement. Mais la haine ? Toutes les causessubsistent et travaillent. On ne supprime que des prétextes. Il n’ya que des remises à huitaine, successives, mais le jugement de lapaix n’est jamais prononcé. Quelle leçon que la vie dans lesmilieux ouvriers, pour une fille comme moi, tourmentée de si peu dechose d’abord, et qui le devient de tant de choses ! Oui, jene donnerais pas mon poste, au milieu des pierres, pour une classeà la ville. Je suis ici dans la vie populaire, je n’en sors pas, jen’en suis pas distraite, et je vois ce qu’il y a de misère en moi,comme chez leurs filles à eux, que je suis chargée d’instruire, derefaire à mon image.

» Et l’image devine qu’elle a besoin dechangements. »

20 juin 1909. – « Une lettre dePhrosine ! Je n’espérais plus guère. Je croyais perdue pourmoi cette créature faible et violente, que rien n’a élevée :pas une foi, pas une tendresse d’égale, et qui n’a eu que desdevoirs comme soutiens. C’est trop peu quand on ne croit pas à laseconde vie. Quelle faute des parents, et de l’école, de n’avoirpas réformé cette nature attachante, tentée, tentatrice, mais sifranche, et de n’avoir donné aucun idéal, ni aucune règle, à cettechercheuse de joie qui aurait pu aimer une justice ! Ellem’écrit de Vendôme. »

Lettre de Phrosine. –« Mademoiselle Davidée, c’est moi. Vous m’avez séparée d’unhomme que j’aimais, et je vous en ai voulu dur. Je vous en veuxencore, des fois. Cependant il faut que je vous écrive, parce queje n’ai pas de secours.

» J’ai habité d’abord Orléans. Vouscomprenez ce que je veux dire : j’ai couché au hasard, dansles faubourgs, pas souvent par charité ; j’ai mangé dans lescabarets où les hommes du bâtiment boivent, en mangeant pourexciter la soif. Je leur ai demandé, à tous, vous entendez ? àtous : « Avez-vous rencontré Le Floch, Henri, un grandbarbu, qui a l’air d’un lion, qui est charpentier, boiseur demines, enfin dans le bois, d’une façon où de l’autre ? »Ils riaient ; ils me disaient des choses que vous devinez. Et,vrai, il y en avait de gentils, parmi les compagnons. Moi, j’avaisl’air de vous, avec plus de pétrole dans les yeux et sur la langue.Je leur disais : « Je cherche le père pour avoir le fils,qui est mon fils ; vous me faites honte, répondez-moi. Iln’est pas bon de toucher aux mères qui défendent leurspetits : répondez-moi. » Ils répondaient alors :« Peut-être qu’on l’a vu. Mais le travail, c’est des bras,c’est des jambes, c’est des yeux, c’est pas toujours des noms. LeFloch, Henri ? je ne me rappelle pas. Je me rappelle desbarbus, par exemple ! Quel âge a-t-il, le vôtre ? –Quarante. – Dame, en 1904 ou en 1905, dans un chantier, j’aitravaillé avec un barbu qui avait dans les trente-cinq. Mais cen’était plus en forêt d’Orléans qu’il habitait. Nous travaillionsen forêt de Vendôme. Il causait peu. – C’est cela. – Il buvait sec.– Alors, c’est lui. – Il avait un petit peu l’air d’un lion, quiferait trop souvent le lundi. Cherchez donc… » De village envillage, je suis venue jusqu’à Vendôme, d’où je vous écris. Etvoilà qu’hier, comme j’avais inutilement interrogé plusieurshommes, il est venu, dans le garni, un compagnon tout jeune,arrivant des pays de Vendée. Je ne peux pas vous cacher qu’il m’aembrassée, celui-là. Je ne suis pas vous, mademoiselle, et jen’avais plus le sou, et pas plus de courage. Et voilà qu’encausant, dans la salle, il me dit : « Je l’airencontré ! – Le Floch ? – Oui, il n’y a pas plus detrois mois, dans la forêt de Vouvant, qui est en Vendée et la plusbelle que vous ayez vue, quelque chose comme vous qui seriez uneforêt. – Dites pas des bêtises… Henri ? vous êtes sûr ? –Il avait un gars de treize ou quatorze ans. – Avec lui ? –Non. – Tant pis ! – Il disait seulement : « J’ai ungars que j’ai retiré de l’Assistance. – C’est lui ! Lui !Lui ! – Attendez : j’ai un gars que j’ai placé. –Où ? – Il n’a pas dit. Il a dit seulement : Dans lespremières années, le gosse me donnait son argent ; à présent,il ne veut plus, c’est dégoûtant. »… Moi, j’ai planté là lecompagnon, qui a fait une scène à la logeuse, et je vas partir pourla forêt de Vouvant et pour la Vendée. Ils disent que c’est loind’ici et proche de la mer. Je vous écrirai peut-être si je trouve,ou encore si je meurs de faim, parce que c’est vous qui m’avez misedans le malheur. Envoyez-moi un peu d’argent pour la route. Mercitout de même de m’avoir accompagnée le jour du départ et d’avoirporté la moitié du panier. Si vous pouviez porter la moitié de moncœur, vous verriez que c’est plus lourd. Adieu, tâchez d’êtreheureuse.

» PHROSINE. »

30 juin. – « Une autre lettreaujourd’hui. Pas de Phrosine, d’une ancienne camarade de l’écolenormale de La Rochelle. Elle m’écrit du Rouergue, – pourquoi leRouergue ? Il est vrai qu’elle peut dire de son côté :pourquoi l’Ardésie ? – et elle débute comme si elle n’étaitpas sûre de mon souvenir. « Peut-être vousrappelez-vous… » Mais, très nettement, je me rappelle cettefaible, tendre et ardente fille de pêcheurs rochelais, que nousnommions Élise, à cause du personnage d’Esther : « Est-cetoi, chère Élise ? Ô jour trois fois heureux, etc. », etparce qu’elle était née confidente. Celles qui ont confié leurssecrets à cette cassette d’ivoire n’ont pas dû le regretter. Lesmots tombaient dans son âme comme la pluie dans l’eau : il nerestait pas trace de ce qui s’était mêlé à sa pensée, de ce qu’elleavait appris, et nous la recherchions, bien qu’elle ne payât pas deretour ses amies. Nous ne savions pas si elle avait des secrets,elle, et sans doute elle n’en avait aucun qui lui appartînt. Lesannées ont passé, et aujourd’hui c’est elle qui se confie, elle quidemande protection. Je la soupçonnais d’être une chrétienne, deregret et d’aspiration tout au moins, à l’école. Elle m’avait ditun soir : « Vous ne priez jamais, Davidée ? »d’un ton qui supposait qu’elle savait, mieux que moi, les routes delà-haut. Or, voici qu’elle s’imagine de renouveler saquestion ; qu’elle a eu connaissance, – déjà, et parqui ? – de mes démêlés avec l’inspection académique ou plutôtavec mademoiselle Renée Desforges, de mes histoires ardésiennes, etelle se fait modeste pour me demander : « Dites-moicomment vous faites ? Est-il vrai que vous ayez réussi à êtrelibre, à faire reconnaître votre droit d’être chrétienne dans votrevie privée, et de ne pas être antichrétienne dans votreenseignement ? Je souffre tant de contradictions, sur ces deuxpoints, que j’ai besoin d’une aide. Et combien d’autres,silencieuses dans les écoles, et continuant leur carrière dedévouement parmi les pires épreuves, attendent un courant d’airpur, souhaitent que les âmes respirent enfin leur air ! Je mesuis réjouie en apprenant que vous aviez su, mieux que moi, fairevaloir vos droits, et laissez-moi ajouter, ma chère Davidée, quej’ai été surprise : je ne vous croyais pas si près de moi parl’esprit, etc. » J’ai répondu ! et nettement ! J’aidit que je n’étais pas responsable des commérages d’un bourgmultipliés par les commentaires de mes condisciples ou de mescollègues de l’enseignement. « J’ai eu une toute petitedifficulté, qui n’est pas résolue, mais dont je compte bien sortiravec honneur. Je n’ai point de méthode ; je n’ai pas deconseil à donner ; je n’ai pas de confidence à faire ; jen’ai pas la foi dont vous parlez. » J’espère qu’elle n’yreviendra pas. »

*

**

Onze heures du soir. – « Lalettre est partie. J’ai vu le sac de toile verte sur les épaules dufacteur, et le facteur sur sa bicyclette. À présent, ma réponseroule vers le Rouergue. Je la regrette. L’irritation secrète où jesuis m’a fait agir cruellement. Et la cruauté envers les âmes estde toutes la plus cruelle. Je pense à ces âmes souffrantes, commecelle qui venait à moi, traquées, surveillées, et qui n’osent pasallumer du feu, dans la nuit, de peur que la flamme et la fuméeclaire, en montant, ne les trahissent. Elles valent mieux quemoi ; mais le principe de leur souffrance et celui de macolère ne sont pas très différents. Je veux le respect de madignité, elles veulent celui de leur croyance : ce sont lesmêmes procédés qui nous offensent.

» J’ouvre ma fenêtre. Je vois la houledes formes basses dans la nuit cendrée. Rien ne peut se nommer d’unnom certain, ou presque rien : ces fumées arrondies, devant, àdroite, sont-ce des buissons ? des maisons ? Si je neconnaissais pas leur visage de lumière, je ne le saurais pas. Il mevient à l’idée que nous sommes souvent, pour nous-mêmes, comme ceuxqui regardent dans la nuit, et que je n’ai jamais vu mon âme dansla clarté, et qu’elle a des mouvements que j’ignore. »

Chapitre 12BLANDES AUX VOLETS VERTS

Blandes aux volets verts ! Quand Davidées’éveilla, très tard, le matin du 31 juillet, dans la chambre oùjamais personne n’avait habité, si ce n’est-elle, où des fleurs,pour elle cueillies, pour elle mourantes et donnant leur parfum delande, l’avaient enveloppée de souvenirs, à l’arrivée, elle nevoulut pas appeler tout de suite la servante. Au coup de sonnette,c’est la maman qui serait venue la première, la maman que Davidéedevinait depuis longtemps coiffée, le petit chignon blanc retenu ausommet de la tête par le même vieux peigne d’écaille blonde, lamaman menue de plus en plus, et qui devait épier sûrement, dans lachambre voisine, parmi tous les bruits familiers du matin,l’inhabituel, le désiré, le rêvé qui la ferait accourir :« Maman ? Je suis éveillée ! Maman ? »Non, pas tout de suite. Elle se leva d’abord, avec précaution, mitune jupe, fit un bout de toilette, et entr’ouvrit la fenêtre,poussant les persiennes où la lumière taillait de chaque côté vingtpetites barres, de plus en plus ardentes. « Il doit être plusde huit heures, pensa-t-elle, et nous étions en classe, àl’Ardésie, avant-hier, à pareille heure ! » La fenêtrequ’elle ouvrait, celle du Nord, donnait sur le rivage de la baiesans falaise et sans dune. Il fallait se pencher pour apercevoir lamer vaseuse. On ne voyait devant soi qu’un marécage, quecontinuaient des prairies, puis des terres lointaines, à peinemontantes, qui se perdaient dans les brumes d’horizon. Les arbresn’occupaient point de place appréciable, ni les routes, ni lesmaisons, dans cette Beauce marine. Les herbes y étaient tout,fauves jusqu’où vont les grandes marées d’hiver, et plus vertes audelà, en éventail sans fin. Ouvrez-vous, mes yeux !Reconnaissez votre jeunesse, qui est là, qui se lève des joncs etdes talus, et vient avec des rires ! Davidée s’était promisune grande joie de ce retour et de ce premier bonjour au paysaged’enfance ; elle l’avait éprouvée plusieurs fois : maisce matin, malgré le soleil, dont le vent promenait en houles lachaleur sur les herbes et sur les épis encore souples, elle demeurainsensible, et s’étonna, et découvrit qu’elle avait le cœur prispar la vie de là-bas, par l’infertile Ardésie, par ses enfants, sesennuis, et peut-être par la chanson de ce Maïeul, qui avait changéde pays afin de se mieux retirer de l’amour de Phrosine. Elle eutune déception, comme si elle voyait défleurie la fleur de soncorsage…

– Bonjour, chérie ! Bonjour,bien-aimée !

La maman Birot était entrée, elle embrassaitl’enfant, elle s’écartait aussitôt pour la mieux voir et juger dela mine. Toute la désillusion n’avait pas eu le temps de s’effacerdans le regard et sur le visage de la jeune fille ; il enrestait une brume qui se dissipait : mais la mère l’avaitvue.

– Tu es souffrante ?

– Pas du tout ! Ravie d’être àBlandes ! Papa est-il mieux ?

– Tu es lasse de ta nuit devoyage ?

– Je viens de m’éveiller, de moi-même. Dedeux heures du matin à huit, c’est un bon somme. Non, je ne suispas lasse du tout, maman.

– Alors tu as de la peine ?Quelqu’un t’a contrariée ? Tu t’es disputée avec ladirectrice ? Ils n’ont pas eu assez d’égards pour toi ?N’est-ce pas que c’est ça ? Je le devine : ces gens del’Ardésie ont rendu la vie difficile à mon enfant ! Ils n’ontpas compris la trésor que tu es et qu’ils ont ! Pauvrebien-aimée, pourquoi m’as-tu quittée ? Moi qui comprenaistout ! Dis-moi ce qu’ils t’ont fait ?

L’adjointe avait souri ; elle s’étaitassise en face de sa mère, dans le grand jour ; elle avaitpris dans les siennes les chères mains maigres, noueuses, que lesang faisait trembler à chaque battement du cœur ; ellelaissait voir la joie, la tendresse véritable, et tout leremerciement qui étaient en elle ; à sa manière, qui étaitvive et gaie, elle racontait la distribution des prix, le départ,les adieux sans émotion à mademoiselle Desforges, le voyage del’Ardésie à Nantes et de Nantes à Blandes, dans la nuit. La mère,sans l’interrompre, et seulement pour ne pas remettre à plus tardle plaisir des mots qui accueillent, et qui aiment,murmurait : « Tu es jolie encore plus !… Tes lèvresont un peu pâli, Davidée, mais comme elles ont de l’esprit !Plus encore qu’autrefois ! Comme elles ont de la bontéaussi !… Tes élèves sont heureuses… Je crois que tu devienschâtain… En as-tu des cheveux !… Plus que dans ta petitejeunesse !… Quels bandeaux ! C’est comme une statue demusée !… Et elle n’est pas encore coiffée !… Ah ! lajolie que j’ai mise au monde ! » Cependant, lorsque lerécit devint un peu plus languissant, elle l’arrêta, et, denouveau, inquiète, elle demanda :

– Qu’as-tu ? Dis-moi lesecret ? Tu n’es pas toute pareille à celle qui m’a quittée àPâques.

Davidée aurait voulu ne pas raconter, si vite,la visite de l’inspecteur, les incidents qui l’avaientamenée ; elle s’était promis de laisser passer quelques joursdans la paix, et de choisir l’heure où elle parlerait à son père.Mais la tendresse impétueuse de la mère ne pouvait souffrir undélai ; son imagination grossissante, trop habituée à manquerd’objet, aurait, sur un soupçon, pour une nuance observée dans lesyeux ou le sourire de sa fille, inventé vingt histoires, et cettepetite personne, confinée entre les murs d’un village, se seraitépuisée en rêves et en larmes, si l’enfant avait refusé de toutdire. Mieux valait troubler la paix, en disant la vérité, moinsredoutable. Dès que madame Birot connut le procès de tendance qu’onfaisait à sa fille, elle dit :

– Moi, je céderais, parce que ce n’estpas une question de ménage, mais tu es comme ton père : vousmettez votre dignité dans la politique… Il faut prévenir Birot.

– Aujourd’hui ?

– Oui.

Elle redevint la femme de décision quiordonnait sans bruit, d’un air de soumission, tout ce qui devait sefaire dans la maison.

– Le jour est cependant plus mal choisique tu ne pourrais le croire, dit-elle. Je ne comptais pas que tuarriverais cette nuit ; j’avais mis des fleurs afin qu’il yeût plus de témoins lorsque j’entrerais dans ta chambre, pour medire : « Elle est en route ; elle vient ; nousserons encore fraîches quand elle sera ici. » Mais je nepensais pas à tant de hâte. Écoute : ce matin, tout à l’heure,le médecin va venir.

– Mon père est plus souffrant ?

– Non, très malade, depuis longtemps,depuis qu’il ne fait plus rien. C’est triste, quand un hommeintelligent se repose. Le mien se tue en buvant. Ses doigts fontplus de chemin qu’il ne veut, la tête lui tremble sur les épaules.Il essaye de s’occuper d’affaires, toujours, mais il met plus detemps à faire moins de choses.

– Pauvre père !

– Mais la cervelle est bonne, tusais ! Il est redouté, comme dans sa jeunesse, et plusterrible : seulement, ses ennemis ont augmenté denombre ; il n’a plus de chef à abattre, mais il a des troupesqui le guettent à mourir ou à faiblir, et il le sent. Je te ledis : il est terrible. La maison est partagée entre monsilence et ses colères.

Elle ajouta, et ses lèvres habituées à secontraindre indiquèrent à peine le sourire intérieur :

– Cependant, avec moi, il est plus douxqu’autrefois.

Elles causèrent peu de minutes ; letimbre de la porte d’entrée, placé au-dessous de la fenêtre deDavidée, annonça l’arrivée du médecin.

– Viens, mignonne.

Dans le « cabinet de travail », –cretonne à dessins orientaux et boiseries en pitchpin, –M. Birot sommeillait, lorsque Davidée entra.

– Oh ! la petite !

Le sang empourpra la face, et deux larmescoulèrent, dénonçant l’usure précoce. Le maître de carrière s’étaitlevé ; il embrassait la petite, il appuyait sa grosse tête,tantôt contre la joue droite, tantôt contre la joue gauche ;il avait saisi sa fille par les épaules, et il la serrait, à lafaçon d’un ours, et il disait :

– Tu vas me guérir ! On ne m’avaitpas prévenu que tu étais chez moi ! Pourquoi ne m’a-t-onpas…

À ce moment, la porte s’ouvrit de nouveau, etmadame Birot entra, suivie du docteur.

– Bougre ! cria Birot. Que meveut-il, celui-là ?

Birot, dont une nouvelle vague de sanggonflait et empourprait le visage, refusait audience au médecin. Duregard, il le défiait, il se moquait, il lui ordonnait desortir ; le bras tendu montrait la porte : la paroleétait en retard. Elle attendait l’effort de la mâchoire inférieureencore pendante, mal saisie par la volonté qui ne reconstituaitplus la physionomie que par morceaux.

Tout à coup, il éclata de rire, se laissatomber sur le fauteuil de cretonne, et, reprenant l’usage de samâchoire, qui se ferma et s’ouvrit en tirant sur les câbles ducou :

– Parbleu, ma fille, tu vas voir le peuque savent ces messieurs ! Vous voulez me guérir,docteur ? Vous êtes venu à la demande de madame Birot ?Oui, je comprends. Elle vous a dit sans doute mes maladies ?J’en ai plusieurs. Mais ce qu’elle vous a dit abrégera la visite.Que m’ordonnez-vous, voyons ?

Le médecin, qui avait la barbe rousse, dure etégale comme une javelle de blé, homme patient de la patience de sarace paysanne et de l’autre patience, acquise dans le métier,répliqua avec lenteur :

– Il faut d’abord ausculter, palper,monsieur Birot.

– Faites !

D’un geste sûr, comme s’il cassait une pierre,le maire de Blandes arracha le faux col, ouvrit la chemise,déboutonna le gilet :

– Voilà le coffre !

Et, par-dessus la tête du docteur, qui s’étaitpenché pour ausculter le malade, il regardait Davidée, pour luimontrer qu’il se faisait, à cause d’elle, et d’elle seule,obéissant.

– Eh bien ! dit-il quand l’examenfut achevé, que me conseillez-vous, docteur ; que medemandez-vous ? Je le sais d’avance. Ma femme vous a soufflél’ordonnance : ne plus boire ?

– C’est cela même.

– Ne plus vivre !

– Au contraire : vivre pluslongtemps.

– Sans ressort, sans compagnons, sansplaisir ! Dites donc, j’ai trimé quarante ans pour gagner mafortune ; j’ai plus travaillé que les camarades ; j’aiété plus sage ; j’ai été aidé aussi par une femme économe…

C’était la première fois qu’il rendaitpubliquement justice à sa femme, qui demeura muette, dans le coinde la pièce, mais qui fit un signe d’approbation, en regardant safille, leur juge.

– Eux, les compagnons de la pierre, mesouvriers, continua Birot, ils boivent : moi qui suis riche, jene pourrais pas ? Alors, que voulez-vous donc que jefasse ?

Le jeune médecin, assis, intimidé à cause deDavidée, et se frottant les genoux avec les mains, d’un mouvementde va-et-vient, qui courbait et redressait tout le buste, fit unepetite moue, pleine de réponses.

– Il y a dix choses à faire pour un hommeintelligent comme vous, monsieur Birot.

– À savoir ?

– Vous pouvez lire.

– Quoi ?

– Mais, ce que vous voudrez : desromans…

– Ça m’embête, c’est des mondes que je neconnais pas.

– Des journaux.

– Le second que je lis ressemble aupremier.

– Des ouvrages de vulgarisationscientifique…

– Je ne les comprends pas. Vous perdezvotre temps, docteur. Je sais né pour la pierre, pour commander desouvriers, pour me reposer ensuite en me soûlant avec eux, mais paspour lire. C’est ma fille qui lit pour moi ; moi je bois pourelle : voilà le train de la vie.

Il se mit à rire une seconde fois, ayant jugéque la riposte portait.

– Jardinez, reprit le médecin. Un jardincomme le vôtre…

– Au bout d’une heure, je n’en puisplus.

– Voyagez alors. Dépensez votre argent àfaire de beaux voyages.

– J’ai essayé.

– C’est vrai, dit Davidée, nous sommesallés à Biarritz, aux dernières grandes vacances…

– Oui, dans les hôtels riches ;mais, ce qu’elle ne dit pas, c’est que je me sens ridiculelà-dedans…

– Allons donc !

– Vous ne m’en remontrerez pas ! Jesuis un ouvrier, moi, un tailleur de pierre, et j’ai des habitudesd’ouvrier ; ça ne se refait pas, les plaisirs de chacun ;c’est dans l’habitude et dans le sang ; pourquoi ne meproposez-vous pas d’être médecin ?

– Jouez aux cartes, plutôt !

– Dès que j’ai perdu dix sous à lamanille, j’ai du regret comme si j’avais perdu ma maison :c’est encore dans mon sang, l’économie. Je ne peux pas mener lagrande vie, je ne peux pas jouer, je ne peux pas m’habiller, je nepeux pas parler comme eux, ni m’amuser comme eux. Laissez-moitranquille !

Il se leva, lourd et solide encore. La veinede patience et de belle humeur était épuisée.

– Laissez-moi tous avec vosremèdes ! J’ai soif parce que la pierre a soif. On meurt deson métier ; je mourrai du mien, qui boit trop. Assezcausé ! Il est temps d’aller retrouver mes amis !

– Attends, dit madame Birot, pendant queDavidée reconduisait le docteur résigné : j’ai à teparler.

– Plus tard !

– De notre fille, à qui on a fait dutort.

– Alors, c’est différent. Si on touche àl’enfant, moi je ne pardonne pas.

Davidée rentra.

– Qui est-ce, petite ?

– L’inspecteur primaire…

Birot, plié en deux pour se rasseoir, s’arrêtaà moitié course, et la regarda de côté.

– Une affaire de curé, jeparie ?

– Oui, papa.

– J’aime pas ça. Viens tout de même.

La petite s’assit sur une chaise, devant lepère et tout près. Et il lui caressa les mains, et elle compritqu’elle avait gagné sa cause. À mesure qu’elle parlait,l’admiration du père grandissait, pour cette fille qui luiressemblait, qui n’avait pas peur, qui avait tenu tête, quiréclamait sa liberté et qui parlait bien. Les yeux s’animaient, leslèvres se tendaient et laissaient échapper un juron bref, et Birotse dilatait, esprit et corps, et rajeunissait dans la colère. Sesfacultés de discuteur s’exerçaient en lui-même ; les motsqu’il allait dire passaient en reflets sur son visage, faisaient sehausser ses épaules ; et il se redressait et se mettait àtirer, de haut en bas, les grosses moustaches qui allaient sedémener bientôt, se séparer en mèches sous la poussée des motsviolents, jetés à pleine voix, à qui ? Il savait toutcela ; il avait combiné l’affaire ; il avait préparé uneplaidoirie de sa façon, quand il dit, frappant sur la joue deDavidée :

– Je ne bois pas ce matin, décidément.Maman, fais-nous déjeuner de bonne heure : je vais trouver lepréfet.

– À La Rochelle ?

– Oui.

– Tu ne pouvais pas marcher, hier, tuavais la goutte ?

– Je ne l’ai plus.

Une joie inusitée libérait les mouvements deBirot, et sa voix, et la flamme de ses yeux, devenue fumeuse en cesderniers temps, et qui se rallumait. Quand il quitta la maison,coiffé de son feutre noir à large bord, vêtu du complet d’épaissecheviote qui était, été comme hiver, son habit de cérémonie,cravaté de rouge et le bâton à la main, sa femme lui dit :

– Birot, on jurerait que tu vas à uneréunion publique !

– Précisément, et ce n’est pas autrechose.

– Tu ne peux pas faire la route à pied,voyons ! Demande à Caderotte d’atteler sa jument : il nerefusera pas, il est ton obligé…

– Ma pauvre femme, il se croirait quitte.Laisse-moi faire.

Il avait calculé qu’à l’heure où il partait, –un peu avant onze heures, – il n’aurait guère de chance, s’il netrouvait pas sur la route quelque carriole, ou, à défaut, lacharrette d’un marchand de moules ou d’un marchand d’œufs. Ce futle coquetier qui se présenta, et prit le gros homme en supplément.Il avait un cheval qui trottait comme un poulain qui suit sa mère,tout déhanché et la tête en éveil. Dix minutes avant midi,M. Birot pénétrait dans l’antichambre de la préfecture.

– Je vais annoncer monsieur Birot ?dit l’huissier.

– Supprimez « monsieur »,dites : « C’est Birot qui est là. » Quand je n’aipas que des politesses à faire, j’aime mieux me nommer Birot toutcourt.

– Comme vous voudrez.

Le maire de Blandes fut introduit dans lecabinet préfectoral, et le préfet, jeune et chauve, vint à sarencontre, la main tendue, mais discrètement, sans allure : ilse défiait, et n’était jamais bonhomme qu’en reconduisant sesvisiteurs.

– Mon cher monsieur Birot, je n’ai quecinq minutes.

– Cela suffit, monsieur le Préfet.

– Asseyez-vous. Est-ce une permission demoisson que vous venez me demander ? Elle est à vous.

– Non.

– L’indemnité pour une vachemorte ?

Il riait, d’un quart de rire, en hommepuissant. Birot ne riait pas.

– Non, une permission, pour uneinstitutrice, d’emporter un gros paroissien, quand elle assiste auxobsèques d’une de ses élèves.

La ride sourcilière de M. le préfet secreusa et remonta jusqu’aux poils follets, chaumes clairsemés descheveux tombés.

– Vous vous moquez de moi, jesuppose ?

– En aucune façon. J’ai recours àvous : l’institutrice est ma fille.

– Mademoiselle Birot ?

– Davidée, adjointe à l’Ardésie. Elle aété dénoncée. Je ne veux pas qu’elle ait des embêtements :vous entendez, je ne veux pas !

– Mais c’est dans un ressort qui n’estpas le mien, mon cher monsieur Birot, et je ne puis rien pourvous.

Le père Birot, qui s’était un peu trop enfoncédans le fauteuil bergère désigné par le préfet, se souleva, s’assitsur le bord, tenant les deux mains appuyées sur ses cuisses, lesdoigts en dehors. Par-dessus le lorgnon qu’il avait posé sur sonnez, il considéra un moment le personnage officiel, comme ilfaisait avant de répondre à ses adversaires. Il les intimidaitpresque toujours, tant ses yeux juraient, et ajoutaient de fureuraux mots qu’il allait dire. Les mains ne serraient les jambes quepour ne point montrer avec quelle violence elles tremblaient. Lepréfet, au contraire, s’appuya au dossier de son fauteuil de rotin,et fit la moue d’un homme qui aurait une cigarette entre seslèvres.

– Monsieur, dit Birot, d’une voixdifficilement frénée[1], dont lessoubresauts martelaient la poitrine et le visage du préfet qui serecula un peu, monsieur, je m’adresse à vous parce que vous êtesnotre commis…

– Par exemple ! Commis ?

– Je ne m’exprime peut-être pas bien,mais je sais bien ce que je veux dire. Vous êtes commis pour tirerd’affaire, toutes les fois qu’ils en ont besoin, les gens de notrebord et pour enfoncer les autres.

– C’est une conception simpliste,monsieur Birot.

Le rire du préfet déplut au tailleur depierre, qui ne contint plus sa voix.

– Qu’elle soit simpliste, je m’enfiche ; elle est vraie. Je m’adresse à vous parce que je vousai sous la main, et que je ne peux pas, moi, m’adresser à d’autres.Qu’est-ce que c’est que le père Birot en dehors dudépartement ? Rien. Tandis qu’ici, je suis une puissance…

– Un homme qui a rendu de grandsservices, je n’en disconviens pas.

– Des services ? non ; je suisun homme qui dompte les hommes, qui les connaît autrement que vous,parce qu’il connaît toutes leurs faiblesses particulières, qui lesvoit vivre, qui les amène à voter pour lui et à voter comme lui. Jeme sers d’abord, je veux bien vous servir ensuite, voilà !Mais à une condition…

– Je n’admets pas ces sortes demenaces.

– Il importe peu : moi je puis lesexécuter. Je vous dis qu’il faut que l’inspecteur qui a mal noté mafille répare son injustice !

– Je ne peux pas m’occuper de votreaffaire.

– Eh bien ! moi, je vais m’occuperde la vôtre, vous entendez !

Birot était debout, les bras tendus vers lehaut fonctionnaire qui s’était levé, lui aussi, stupéfait etvaguement ému de voir, si rapprochés de lui, deux yeux si furieuxet des poings si violemment énervés.

– Monsieur le maire !

– Je vais vous la démolir, votre communede Blandes ! Je vais l’arranger, votre administration !Je dirai vos dénis de justice et comment vous traitez ladémocratie !

– Monsieur Birot, vous demandezl’impossible.

– Vous me croyez vieux, vous aussi !Vous me croyez usé ! On vous l’a dit ? Eh bien !monsieur le préfet, ça sera peut-être ma dernière campagne, mais jevous jure que je gagnerai la partie ! J’ai bienl’honneur !

Il prit son chapeau, s’en coiffa parinadvertance, et marcha vers la porte.

Le préfet lui toucha le bras.

– Je suis désolé de vous refuser, maisvous devez comprendre que, directement, je ne peux pas vous donnersatisfaction.

Le maire de Blandes ne répondit pas, haussales épaules, et descendit.

Il emportait triomphalement l’adverbe.« En a-t-il eu du mal à sortir son « directement »,grommelait le bonhomme en descendant l’escalier. En a-t-ileu ! J’ai cru que ça ne viendrait pas ! »

L’après-midi était avancée ; les heuresexaspérées où les mouches, les taons, les guêpes, fauchent dansl’air la moisson invisible, faisaient place à la langueur des soirsqui attendent le vent, lorsque Birot, que personne n’avait entendurentrer, s’avança vers la tonnelle où sa femme et sa filletravaillaient à l’ombre. Le sable écrasé fit plus de bruit que toutBlandes ensemble. Les deux femmes levèrent la tête et mirent leuraiguille la pointe en l’air. « Eh bien ? » demandaDavidée. Madame Birot ne demanda rien, et c’est à elle que le groshomme répondit, essoufflé, morfondu, s’épongeant, mais l’œil vifau-dessus du mouchoir qui passait d’une joue à l’autre.

– Je n’ai pas besoin de médecin, mamanBirot, je roule encore mon préfet comme un jeune homme !

Puis, caressant la joue de la jeunefille :

– Petite, je suis sûr qu’ils vontt’écrire. Je serais étonné s’ils ne te disaient pas que, pour leurfaire plaisir, tu devras emporter aux enterrements, désormais, unlivre de lutrin !… Je vous raconterai ça. Je vais merafraîchir.

Il eut, pour le remercier, le regard profondde Davidée, le regard qui disait aussi : « Pourquoi, vousqui commandez aux autres, êtes-vous si faible contrevous-même ? Pauvre père qui allez sombrer dans ladémence ! »

Les aiguilles, ensemble, percèrent la toileblanche ; les fils, entre les grains serrés, coulèrent avec unmenu bruit, et, sous les branches du chèvrefeuille, moites de mielet rongées de pucerons, la conversation continua, lente et pour lapremière fois intime entre madame Birot et sa fille.

– Alors, maman, tu n’as jamais senti lebesoin de croire ?

– Ton père m’aurait défendu de faireautrement que je n’ai fait. Il a sa politique. J’aurais cassé monménage en deux. D’ailleurs, je suis croyante comme on l’est ici.Qu’est-ce que tu appelles croire, toi ?

– Accepter Dieu, et par Lui s’éleverau-dessus de la vie qu’on mène et la juger.

– Je laisse ton père juger, et mesvoisins aussi me jugent, et ma conscience. Ta conscience ne tesuffit pas ?

– Non, c’est si difficile, sans règlefixe… Quand tu ne savais pas, est-ce que tu demandaisconseil ?

– Jamais.

– Tu n’as pas connu mon mal,évidemment.

Une abeille, demi-soûle de miel dechèvrefeuille et serrant entre ses pattes une feuille morte, tombasur la toile. Davidée, d’une détente brusque du doigt que le déprotégeait, la jeta à terre.

– J’essaye de former des consciences, mapauvre maman, et je sens qu’elles m’échappent, qu’elles meurentcomme des nouveau-nées, qu’on m’a chargée de nourrir, et pour quije n’ai pas de nourriture. Je n’ai que l’angoisse maternelle.

– Que dis-tu là ? Est-ce que tu nesuis pas le programme ?

– Ah ! maman, je ne l’observe quetrop ! J’ignore tout en dehors de lui. Je doute de toutl’essentiel. J’ai juste assez d’intelligence pour voir lesdifficultés ; je ne puis pas les résoudre. Je suis tentée decroire et de prier.

– Toi !

– Et je demeure incertaine et troublée.Cela ne me fait ni assez bonne, ni assez sage, ni gardiennevéritable, ni sœur, ni mère, et ma famille est immense et crieautour de moi. Je me demande pourquoi on m’a envoyée vers mespetites, si démunie pour moi-même !

– Si ton père t’entendait, il se mettraitdans une colère !

– En ces questions-là, maman, la colèrene fait pas une solution. Il me semble que je reçois des petitesbougies allumées, tiens, comme celles que tu piquais dans unbiscuit de Savoie le jour anniversaire de ma naissance : neufans, neuf bougies ; dix ans, dix bougies ; et je nesouffle pas sur elles, oh ! non, mais elles s’éteignent entremes doigts. Et le goût de leur fumée morte me poursuit.

Madame Birot, qui ne s’interrompait pas plusqu’une araignée de travailler, quand elle avait commencé à tendreun fil, blanc ou noir, laissa tomber ses deux mains sur sa roberelevée en deux plis sur les genoux.

– Davidée, dit-elle gravement, tum’inquiètes, et j’ai du chagrin, parce que je ne peux pas pénétreroù tu vas, je ne dois pas. Mais je sais bien où tu vas !

– Moi, je ne sais pas, maman. Mais il estsûr que je n’ai plus l’esprit de ma jeunesse, que je n’ai plus lesommeil de Blandes.

La mère soupira, reprit l’aiguille, et,courbée, les yeux rougis par la longue application, dit :

– J’aime mieux ne pas parler de cela.Laisse-moi mon sommeil, que j’appelle la paix.

– La paix, je l’imagine comme unerespiration dans la certitude, si pleine, si fraîche, si pure et siaisée ; je ne l’ai pas.

– Parlons d’autre chose, Davidée. C’esttrop fort pour la vieille mère que je suis.

Elles ne parlèrent plus de rien. Jamais desmots semblables n’avaient passé entre les treillages de latonnelle, jamais ils n’avaient été prononcés dans la maisonblanche, et les maisons voisines n’en connaissaient pas lesens.

Du carnet vert. – 31juillet. – « Mon père devait nous raconter pendant ledîner son entrevue avec le préfet. Mais la fatigue et d’autresraisons quotidiennes, hélas ! ne lui ont permis que de pauvresessais, des départs de phrases, des mots qui cherchaient à serejoindre, et ne se reconnaissaient pas l’un l’autre, quand ils setrouvaient ensemble. Le plus pénible, c’était la consciencequ’avait mon père de cette déchéance, et de la cause, et de cequ’elles ont d’irrémédiable. Ma mère s’efforçait de causer avec moiet d’emplir les silences, mais chaque tentative irritait mon père,qui n’y voyait qu’une interruption et un manque d’égards. Il meprenait à témoin. Je souffrais de penser que cette soirée, lapremière, avait été désirée, rêvée par ma mère, comme l’une desgrandes joies de l’année, une revanche des soirs ordinaires, uneconsolation. À huit heures, maman est montée, pour être sûre quemon père allait se coucher, qu’il ne serait pas repris de l’idée deboire, de rejoindre là, au carrefour des rues de Blandes, ceuxqu’il appelle ses amis. Je suis sortie. Il faisait clair et chaudencore. Les mères étaient dans les maisons, et passaient dans ledemi-jour des couloirs ou des chambres ouvertes. Je voyais le blancdes soupières qu’elles emportaient, ou des oreillers qu’ellesposaient sur les traversins. Toute la jeunesse, tous les anciens setenaient devant les façades peintes, assis, debout, presque tousmornes. Mon passage éveillait des yeux, et provoquait des mots, lesmêmes, dans les groupes qui attendaient la nuit. J’étais saluée,ici ou là, d’un petit signe de tête, mais comme ils me signifiaienttous, involontairement, d’instinct, que je ne suis plus l’uned’entre eux, plus la compagne, plus l’amie, et que j’ai perdu maplace dans le bourg ! Il faudrait bien du temps pour lareprendre, et ce ne serait plus tout à fait la même que jeretrouverais. Je suis d’ailleurs. L’éducation et l’absence ont faitde moi une étrangère.

» Les chemins dans les herbes marines,les sentiers qui marquent la courbe des plages très anciennes m’ontmieux accueillie : j’ai retrouvé leur silence, leur solcraquelé, et la lueur de lune rousse que met le soleil tombant surces espaces qui ne sont plus à la mer qu’un jour ou deux par an,mais qu’elle a confits dans le sel, qu’elle a ensemencés, pour delongs jours, de ses végétations à elle. Je voyais la mer, mais siloin, lame d’eau luisante, qui n’a plus assez de profondeur pourformer une vague, éternellement plate, et tailladée par despalissades, comme par des haies noires, où s’attachent ets’engraissent les moules. Image qui m’a poursuivie. Je n’avais vuque son éclat quand j’étais petite. Aujourd’hui j’ai pensé :il y a eu, sur ces côtes, des flots soulevés, des navires, dessillages, le bruit des rames, l’ombre des voiles, des ports, deshommes qui vivaient la vie d’aventure et de danger. Mais la terres’est exhaussée : ils ne viennent plus les beaux coureurs dularge ; l’eau ne porte plus que des bachots informes, poussésdu pied, et qui glissent entre les bancs de vase.

» Peu à peu, je me suis figurée quej’étais promise au sort de ce paysage. J’en ai senti l’abandoncomme une douleur personnelle. Non ! Je ne vivrai paslà ! Je ne laisserai pas la terre m’envahir. J’appartiens déjàaux douleurs que je consolerai, mais qui sont de la vie. Et alors,la pensée m’est venue que je puis aimer Maïeul Jacquet. Il n’apoint de culture, mais du moins il n’est pas déformé par le grandorgueil du petit savoir. Il est capable de courage, même du plusdifficile ; que les hommes n’ont plus quand ils se croient desdieux : il se sait un homme, un pauvre homme ; il aécouté une voix qui était la mienne et plus encore celle del’enfant morte, et il a pris nos plaintes pour un devoir. Et, pourtenir sa promesse, il a quitté le pays. Il doit être là-bas commeje suis ici, un étranger. Il souffre. Peut-être songe-t-il encore àmoi. Si j’en étais sûre, si je me mariais avec lui, il serait mongrand élève ; je chercherais ma voie et nous irionsensemble ; il ne m’arrêterait pas, si je voulais êtremeilleure ; il aurait confiance, et je ne sais pas si jemonterais bien haut : mais il monterait avec moi. »

5 août. – « J’ai essayé de lire,chez nous, des livres religieux. Comment en existe-t-il dans labibliothèque d’un homme comme mon père, qui a des idéesanticléricales ? Comment sont-ils venus, dans ce lot de troiscents volumes, relégués au grenier ? Je n’ai pas osé ledemander à maman. Mais j’en ai trouvé deux. Le plus moderne est deGratry. C’est celui qui me convient le mieux. J’y trouve une foisouffrante, ou mieux, une intelligence des souffrances de ceux quicherchent, par quoi je suis attirée. Mon état est le trouble, lacontradiction, la volonté faible, l’appréhension de déchoir si jene change pas, le dégoût qui précède l’effort, l’extrême solitudemorale. Les maîtres contemporains de la vie spirituelle ont connumon angoisse. Et c’est ici que je l’apprends, chez monpère ! »

6 août. – « Ma mère, qui a ledon de pénétrer dans les vallées de l’esprit, et qui a perdu, oun’a jamais eu le goût des sommets, m’a fait lui raconter, par lemenu, ma vie d’institutrice. Elle n’oublie rien ; elle classesilencieusement les noms, les dates, les descriptions ; elledevine ce que je ne dis pas. Ce matin, nous revenions du villagevoisin : j’ai encore le bras fatigué par le poids du panier deprovisions, légumes, œufs et poulet, que je portais. Nous causionsde moi, qui suis son grand sujet de méditation depuis vingt-troisans. Elle a revécu, par la puissance d’amour qui est en elle,presque tout l’inconnu de ma vie, mes années d’école normale etsurtout mes premiers mois à l’Ardésie. J’observais sa joie d’êtreprès de moi, et quelle plénitude de contentement exprimait sonpauvre petit visage tout blanc, tandis qu’elle marchait, ayant monombre sur elle, ayant mon souffle, ayant ma voix, ayant mon âmepenchée. Il tombait une brume de marée, tiède et fine. Elle ne s’enapercevait pas. Elle jouissait d’avoir les mains libres, d’êtredeux, et je croyais que la pensée de l’avenir ne se mêlait pas àcette félicité émouvante. Je me trompais. Elle songeait à monavenir. Elle m’a dit, comme nous arrivions près de l’école deBlandes, à l’entrée du village qu’elle a coutume de traverser ensilence, de peur des échos :

» – Tu dois te marier, Davidée. Lepère ne vivra pas longtemps. Moi, je ne te protégerai pas. Tonfrère n’est plus guère de la famille, et tu auras de lui plus depeines que d’égards. Seulement, tu es difficile à marier.

» – C’est ton rêve, maman, plus quele mien.

» – Tu ferais ce que je n’ai pas sufaire : l’éducation de ton mari.

» – Avec quoi ? Avec monalphabet et mes livres de classe ?

» – Non, tu as une force en toi,pour le bien des autres.

» – C’est pourquoi je vous aiquittés tous les deux : mais, à l’épreuve, j’ai vu mafaiblesse.

» J’ai été très troublée de cesmots-là : une force pour le bien des autres. »

Du carnet vert. – 14 août. –« Phrosine appelle au secours. Elle m’écrit :« Mademoiselle, j’ai retrouvé Le Floch ; il travailledans la forêt de Vouvant, qui est loin de la Sologne en effet. Ilm’a vue, il a eu peur, il n’a pas reparu chez la logeuse où ilvenait, une fois la semaine, changer de linge et dormir dans unlit. Je sais qu’il a dit : « Elle voudrait que je lareprenne ! Mais si je la retrouve ici, je quitte lepays. » Il n’avait pas l’enfant avec lui. Je sais que l’enfantvit, qu’il est placé dans une ferme, mais où ? Venez m’aider.Vous n’avez pas un bien long voyage à faire. On est en Vendée, à cequ’ils disent. Vous parlerez pour moi à Le Floch. Il nem’écouterait pas. Si vous ne venez pas, mon enfant est perdu, mondernier. Et je peux vous dire aussi que je n’ai plus d’argent, queje dois à plusieurs, et que je suis à la fin de moncourage. »

La lettre était datée d’un petit village quiest sur la lisière de la grande forêt vendéenne.

Davidée hésita. Quel servicerendrait-elle ? Lui demandait-on autre chose que le paiementde quelque note de boulangère ou de logeuse à la semaine ? Enquelle compagnie allait-elle se risquer ? Pourquoi quitterBlandes ? Comme elle doutait encore, elle se souvint de laparole qu’avait dite la petite Anna : « Je vous donnemaman », et, quand l’Assomption fut passée, elle partit.

Chapitre 13RENCONTRE

La forêt commençait à peu de distance etemplissait tout l’horizon. Elle couvrait les collines et lescombes, jusqu’au tertre lointain, dominateur, planté d’antiquesfutaies, et d’où coulaient sur la plaine le souffle du vent de meret la lumière du couchant. Le soleil descendait vite. Il était plusbas que les branches, et la colonnade des vieux troncs de chênes enétait empourprée. Minute admirable, illumination des racines, desmousses, des framboisiers groupés dans les clairières, provision devie apportée aux demeures basses tant opprimées par l’ombre. Endeçà des bois, de la lisière au village, il y avait une plaine,partie en chaumes, partie en champs de pommes de terre, et enbandes de maïs qui ne levaient pas bien haut leurs tiges couronnéesde petites houppes, et il y avait aussi une route, toute droite,coupant ces cultures. Par là, pendant l’hiver, descendaient lescharrettes chargées de troncs d’arbres qui pliaient de la pointe,et écrivaient sur la poussière. En ces mois de grand été, lamoisson étant presque faite, on ne voyait personne, sur le longruban, qui était pâle entre les terres violettes. Deux femmes,cependant, à la fenêtre d’une chambre, au-dessus du « café desBûcherons », regardaient mourir le soleil, et guettaientl’apparition de l’homme qui devait venir.

Il avait dit à l’hôtesse le samediprécédent : « À samedi, la mère ! Tenez prêtes mesdeux chemises, et une livre de lard. » Et à cause de cesmots-là, Phrosine et Davidée attendaient, et elles avaient le cœurtroublé. Depuis un quart d’heure elles guettaient le soleil àmourir, et la silhouette d’un bûcheron à descendre la pente trèsdouce. Il serait d’abord tout menu, sur la poussière, puis ilapprocherait, il grandirait, on verrait ce visage qu’on n’avaitplus revu depuis tant d’années, et il faudrait que l’homme parlât,qu’il dît son secret d’où l’avenir dépendait.

– Vous le laisserez s’attabler, disaitPhrosine. Quand il aura commandé une bouteille et commencé deboire, il ne fera pas, aux gens d’ici, la malhonnêteté de s’enaller sans donner des raisons. C’est un homme dur, mais plutôt avecmoi qu’avec les autres.

– Alors, je me montrerai lapremière ?

– Oui, dans l’escalier, là, vousapparaîtrez. Quand il entendra crier les marches, il croira quec’est moi, et il se lèvera à moitié. N’ayez pas peur de lui s’il amauvaise figure : elle sera pour moi. ; elle ne sera paspour vous. Il apercevra vos mains blanches, il pensera :« Ça n’est pas des mains de laveuse », et il sera gentil.Peut-être même que vous l’intimiderez.

– Mais quand je lui aurai dit que vousêtes là ?

Phrosine tressaillit, et, sans cesser deregarder au loin la route, dit :

– La colère le prendra, et tout serapeut-être perdu, pour jamais.

Elle était penchée, accoudée à l’appui de lafenêtre, et, derrière elle, Davidée se tenait debout. Le soleilétait devenu rouge entre les chênes, et ses rayons, qui netouchaient plus la plaine, rassemblaient des nuages au-dessus de laforêt.

– C’est le vent chaud pour demain, ditPhrosine. Ils auront du mal, ceux qui couperont les derniersfroments.

Elle se tut quelque temps.

– S’il ne venait pas ? J’ai déjà lesyeux las, comme si j’avais cousu tout un jour.

– Ne regardez pas le ciel qui est rouge.Restez dans la chambre. Je vous préviendrai.

– Non : il faut que je voie mon sortdès qu’il se montrera… Ne voyez-vous pas quelque chose, à l’entréede la forêt, à droite ?

– C’est un buisson. La nuit change lesformes.

– Je lui fais peur ! Moi qu’il avaitrecherchée !

L’ombre descendait, et multipliait lesressemblances entre les choses. Des voix appelaient, çà et là, etcherchaient les hommes à travers l’étendue ; au-dessus desmaisons des fumées montaient, et c’était l’heure du souper. Lesfemmes se taisaient. Et voici qu’au-dessous d’elles, dans l’étroitchemin bordé d’une haie, une jeune fille apparut. D’oùvenait-elle ? Elle attendait, frémissante, grave, tournéeaussi vers le soleil en fuite. Elle appuyait ses mains sur labarrière d’un champ. Bientôt, de l’autre côté de la haie, souple,un jeune homme arriva, enjambant les sillons, sans hâte. Il étaitflatté d’être attendu, et sa mince figure, déjà fanée, reflétait cecontentement. La jeune fille, en le voyant s’approcher, ferma àdemi les yeux, comme si, pour elle seule, à cette heure, la lumièreavait été trop vive. Une extrême douceur, qui était celle de sonrêve, l’enveloppa toute, la fit sourire et la tint immobile. Quandil fut tout près, les deux mains virginales, les deux mains quiparticipaient au songe d’amour, et pensaient aux berceaux, setendirent et s’ouvrirent au delà de la haie, comme deux lis dansl’ombre nouvelle. Lui, il n’y prit point garde ; il sauta labarrière, d’un geste passionné embrassa l’enfant, et quelquesparoles mêlées, d’elle et de lui, défaillirent avant d’atteindre lafenêtre. Le murmure des voix monta seul, flotta, s’évanouit, et ilss’en allèrent du côté où la plaine n’a point de chemin. Phrosineles suivit d’un regard de colère.

– Oh ! dit-elle, elle est heureuse,la malheureuse !

Et presque aussitôt, Davidée vit unesilhouette d’homme qui se dégageait du noir de la forêt etcommençait à descendre.

– Quelqu’un vient sur la route.

L’autre ne répondit pas.

– Il marche vite. Il a un bâton surl’épaule, et un petit paquet danse au bout d’un bâton… Il arriveprès de la croix qui est plantée dans le maïs.

– Regardez ce qu’il fera : s’il lasalue, ça n’est pas lui.

– Il passe devant… Il détourne la tête…Il a passé… Il la lève à présent vers le café des Bûcherons.

– C’est lui. Retirez-vous : l’heureest venue.

Phrosine qui avait déjà reculé, dans le sombrede la pièce, et Davidée qui s’était effacée, à droite, à l’abri dela muraille, toutes deux continuèrent de regarder celui quis’avançait dans le jour tombant, et, quand il fut trop près, ellesécoutèrent le bruit régulier des pas, le bruit des gros soulierssur la pierre du seuil et celui du loquet de la porte d’en bas,qu’une main pesante et brusque faisait sauter dans la griffe defer.

– Eh bien ! la mère, le linge estprêt ?

– Oui, monsieur Le Floch, bien sûr, onn’a pas oublié.

– Servez-moi une bouteille de blanc,comme d’habitude. Il n’y a personne, au moins ?

– Vous voyez bien que vous êtes mon seulclient.

Les femmes, dans l’ombre de la chambre dupremier étage, ne bougeaient pas, de peur que les lames du plancherne démentissent la patronne. Elles retenaient leur respiration. Etelles entendirent chacun des mouvements qui annonçaient que LeFloch s’apprivoisait et s’attablait. La femme débouchait labouteille ; l’homme versait le vin dans le verre, et buvait,et le bruit du liquide dans sa gorge montait dans la maison toutentière attentive. Le verre était de nouveau posé sur sa table. Lesdeux manches du veston se reposaient sur le bois. Le Floch devaitregarder le mur du fond de la salle, il respirait plusieurs fois,la bouche ouverte, soufflant la fatigue du jour et de la marche. Lafemme disait : « Vous permettez ? Il faut que jefasse mon ménage. » Un pas glissant égratignait le carreau.Une porte s’ouvrait et se fermait. La maison du café des Bûcheronssemblait endormie pour la nuit.

Alors Davidée descendit. Les planches maljointes craquèrent. De l’ombre de l’escalier, le bûcheron, à lalueur de la rampe pendue au milieu de la salle, vit sortir une jupeornée de quelque broderie, et une main, petite et pâle, qui serraitla rampe. La jeune fille s’arrêta, le cœur battant, puis ellecontinua de descendre, toucha le sol de la pièce, et s’avança versl’homme. Il suffisait qu’il fût étonné pour que la violence de sonhumeur accentuât et creusât son visage maigre et bilieux. Il neressemblait plus à un lion. Les traits étaient réguliers ; labarbe jaune, étroite, tombait sur la veste de velours usée ;les yeux, très bleus, très durs, nullement intimidés,demandaient : « Qui êtes-vous ? Pourquoi venez-vousdroit à moi ? Est-ce que je vous ai fait tort ?Qu’avez-vous à me reprocher, vous qui n’avez pas peur demoi ? »

Davidée vint jusqu’auprès de la table, et dit,tandis que l’homme portait la main à son chapeau de feutre rond,couleur de feuille morte :

– Monsieur Le Floch, je suis une amie devotre femme.

Aussitôt la physionomie de l’homme devinthostile.

– Elle est donc ici ? Je m’endoutais !

– Elle m’envoie vers vous, et vous allezm’écouter, parce qu’elle vous pardonne tout, et que ce qu’elle vousdemande est juste.

Ce brusque rappel des torts, cette invocationde la justice, et la jeunesse de celle qui disait ces mots-là,agirent sur l’esprit du bûcheron. Un mauvais rire tendit leslèvres, minces comme le pli d’un drap.

– Elle ne veut pas qu’on se remetteensemble, je suppose ?

– Non.

– Elle ne veut pas divorcer ?

– Non.

– Tant mieux, ça fait toujours desennuis.

– Elle demande à connaître son fils.

– Ça, c’est autre chose : on peutcauser.

– La voici, répondit Davidée, ens’effaçant.

Et l’homme devint tout blême, en apercevantcelle qui avait souffert par lui. Elle riait à moitié, gauchementet contre sa pensée, mais pour qu’il n’eût pas peur d’elle, pourque, entre eux, la haine ne parlât pas la première. Puis elle étaitfemme, et, malgré tout, elle se souvenait de l’avoir aimé. Elleavait, là-haut, dans l’ombre de la chambre, relevé et lissé lescheveux qui éclairaient sa figure encore jeune, hardie, inquiète,prête à changer de physionomie au moindre signe de l’homme.Timidement, au moins selon l’apparence, elle prit un escabeau, ets’assit dans l’allée que laissaient entre elles les deux rangées detables du café.

– Il y en a des années qu’on ne s’estvus ! dit-elle.

Le bûcheron secoua la tête pour marquer qu’ilne fallait pas espérer l’attendrir.

– Sans doute, et après ?

– Il faut pourtant que je t’explique. Mapetite fille est morte…

– Ah ! tant pis !

– Notre petite fille : celle que tune connaissais pas. Elle est morte le cinq mai.

– Cette année ?

– Oui, il y a trois mois.

L’homme parut songer : « Où étais-jeà ce moment-là ? » Il dit :

– Si je l’avais su, j’aurais envoyé unecouronne. Mais quand on est séparé, comme nous !

– Sans doute.

– Tu es toujours servante à la maisond’école ? Je l’ai su par Flahaut, de l’Ardésie, et par le pèreMoine.

– Oui, ça ne donne pas de quoi vivre.

– Moi aussi, je suis pauvre. On étaitfait tous deux pour la misère.

– Peut-être. Mais je ne peux pas meconsoler de mon enfant, si l’autre ne m’est pas rendu. Je n’ai pastoujours été une bonne femme : on est comme on peut, Henri. Çan’est pas dans mes habitudes de faire des menteries, et tu le sais,et tu peux me reprocher des choses : mais j’ai toujours étéune mère. Dis, Le Floch, où est-il, mon fils, que j’aille lechercher ?

L’homme, malgré son audace, n’était pas sûr deses réponses quand on lui parlait du passé. Il avait eu ses torts,lui aussi. Mais ce fils vivant, ce fils qu’il avait encore sous sadépendance, et dont il connaissait seul la retraite, voilà un sujetqui l’embarrassait moins.

– Je te vois venir, Phrosine : tuveux profiter des gages du garçon ?

Elle dit non, en haussant les épaules.

– Il gagne gros, en effet. Mais ça nesera pas pour toi.

– Je ne veux que lui. Son argent, il legardera si ça lui plaît.

– Bah ! on ne me trompe pas. Moi,j’ai eu du mal à le retirer de l’Assistance publique. Ils nevoulaient pas me le rendre, justement parce qu’il est grand, qu’ilpromet, et que j’ai l’air d’un homme, paraît-il, qui sait lesdevoirs des enfants envers leurs parents. Il en a fallu desvisites, et des menaces, pour qu’ils le lâchent !

Le rire impudent du bûcheron sonna entre lesmurs de la salle.

– Pendant la première année, il a étéraisonnable, le garçon ; il a aidé son père à vivre. Mais, àprésent, il s’est ravisé. Il ne donne plus rien. C’est à croirequ’il est bâtard : l’argent lui tient aux mains.

– Çà ne te ressemble guère, en effet.

L’homme secoua la tête, et, dans le pli deslèvres qui s’allongèrent, la haine mit sa grimace.

– Tu voudrais me rouler, Phrosine, maistu n’auras pas ce que je n’ai pas pu avoir. Je ne te dirai pas oùil est.

– Et si je le trouve ?

– Je t’empêcherai de l’emmener. Y a desgendarmes ! Tu serais trop contente, tu me trouverais tropbête ! Je dis non !

– Je te supplie, Le Floch !

– Avec moi ça ne prend pas les prières,tu le sais bien.

Elle allait se jeter à ses pieds.

– Dites oui, monsieur Le Floch, ditDavidée, en se levant de l’ombre de l’escalier : nommez laferme où est l’enfant, écrivez, sur une page de mon carnet, quePhrosine est sa vraie mère, et moi, pour vous remercier, je vousferai cadeau de ceci.

Au bout de ses doigts, elle tenait un billetde cent francs, qu’elle posa sur la table.

– Mâtin, dit l’homme, tu as des amiesriches, Phrosine !

Il déplia le billet, cilla les paupières troisou quatre fois, peut-être pour saluer quatre rêves qui passaientdevant lui, puis il dit :

– Donnez-moi une plume. Mais je vouspréviens que vous n’aurez rien de lui. Vous faites un mauvaismarché, les femmes. Il a de la volonté !

Davidée ouvrit le carnet vert, déchira unepage, tendit son crayon au bûcheron, et Phrosine, haletante,stupéfaite, suivait le mouvement de la lourde main quiécrivait : « Maurice, valet de ferme à La Planche, iciprès, la femme qui te remettra cette lettre est ta mère, Phrosine.On ne s’est pas entendu ensemble. Mais elle est ta mère, tu peuxlui obéir si tu veux. Ton père : LE FLOCH. »

Ce fut Davidée qui prit la feuille écrite, etla serra dans le carnet d’où elle l’avait détachée. Pendant uneminute, on n’entendit plus un seul mot dans la salle, où ladestinée de plusieurs êtres venait d’être marchandée et payée. Lalampe, encore balancée au bout de sa chaîne, promenait sur lestables son gros rond de lumière. Le Floch, le premier, retrouva lapleine liberté de son esprit.

– Faut pas que je m’attarde, dit-il,tourné vers Phrosine. Il y en a une qui serait jalouse !

Une cruauté singulière fit flamber, d’un feuroux, ses yeux bleus. Il sentait qu’il venait d’aliéner son fils.Il se vengeait.

– Elle ne veut pas que son homme passe lanuit à l’auberge… C’est drôle, Phrosine : elle a des cheveuxcouleur des tiens, couleur du renard.

Elle se redressa :

– Couleur de loup.

– Si tu veux.

– Elle n’est peut-être pas aussi belleque moi, la garce : il y a des chances !

Elle disait cela, insolemment, les brascroisés, et belle, en effet, d’une beauté près de mourir, rajeuniepar l’émotion. L’homme l’étudia, et ce ne fut pas sanscomplaisance. Il dut se rappeler la fiancée, la mariée, les joursd’amour où les voisins surnommaient Phrosine « la bellelouve », mais il se leva, ricanant, et dit :

– Elle est plus jeune !

Et ce fut fini entre eux.

Phrosine se recula. « Tu es le même,murmura-t-elle, tu ne changes pas. » Mais elle ne disait pointcela trop haut, de peur que l’homme ne se repentît d’avoir signé lafeuille. Lui, il se versait un second verre, le buvait d’un traitaprès avoir dit, comme il convient, en regardant Davidée :« À la vôtre ! » Puis il appelait lacabaretière.

– Donnez les hardes lavées, lamère ?

– Voilà.

Il dénoua le mouchoir attaché au bout dubâton, mit le linge propre à la place de l’autre, et, saluantDavidée, de la main portée au front, sans regarder sa femme mais lavoyant dans chaque goutte de son sang, il se dirigea versl’entrée.

Là, ayant déjà ouvert à demi la porte, ettandis que le vent de la nuit soufflait jusqu’au fond de la salle,il dit, d’une voix âpre, qui cachait son émotion :

– À présent, je rentre en forêt. Onn’entendra plus souvent parler de moi.

Il s’éloigna. Le bruit de son pas vint frapperaux vitres, de plus en plus faible, comme un doigt dont la forces’épuise. Et la grande nuit roula sur le village et sur les champssa marée silencieuse de ténèbres et de vent. Davidée dormit àpeine. Elle pensait : « Aucune misère morale ne m’a tantémue, et la cause m’en apparaît. Le corps d’un jeune homme, lecorps d’une jeune fille ont été attirés l’un vers l’autre. Ils ontappelé cet attrait : amour, et ce que cela a duré :mariage. D’autres tentations sont venues, hommes, femmes, colères,paresse, gêne, et il n’y avait pas d’âme pour résister. Quelle finde ce qui devait être éternel ! »

Au petit jour, les deux femmes, qui avaientquitté le bourg encore endormi, marchaient sur la route quis’enfonce, à l’Est, évitant la forêt, tournant un peu çà et là,autour des coteaux un peu rudes, et reprenant sa direction, commeune boussole troublée. Elles se disaient l’une à l’autre :« Qui parlera ? Nous sommes, vous et moi, tout inconnueset égales pour lui. Et lequel vaudra le mieux : le demanderd’abord à ceux de la ferme de La Planche ; ou bien le prendreà l’écart, tandis qu’il sera au travail ? »

– Pourvu que le père n’ait pasmenti !

– Je ne crois pas.

– Vous ne savez pas toute sa méchanceté,pas plus que vous ne connaissez la mienne.

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Oh ! ma pauvre fille ! il y adu mauvais monde par le monde. Et nous en sommes, lui et moi. Ilsm’appelaient la louve : ils avaient raison.

– Le soleil se lève. Le voici qui touchela pointe des saules : la journée de travail est commencée.Faut-il tourner ici ?

– Oui, la femme de l’auberge a dit :« Quand vous verrez des grands prés avec des grands arbres,laissez la route, et suivez une charroyère qui monte vers l’étangde La Planche. »

Elles suivirent le chemin où les ornièresd’hiver avaient durci, germé des graines et porté des épis de plusd’une sorte. Les champs étaient plus pauvres que tout àl’heure ; ils formaient vers la gauche une vallée allongée, àpeine déprimée en son milieu, et que deux éperons de la forêtenveloppaient et dessinaient. Presque tous, ils avaient la couleurdes chaumes de froment ou d’avoine. Quelques-uns n’étaient pointencore moissonnés. Sur les pentes claires et pareilles à une pistede sable dans un cirque ovale, ils faisaient des taches rousses.Malgré l’heure matinale, l’air commençait à danser sur la vallée.La campagne avait une odeur de paille fraîche et de prune. Quandelles se furent avancées d’un millier de mètres dans la charroyère,Phrosine et Davidée découvrirent qu’une chaussée couverte debuissons barrait la plaine, qu’il y avait au delà un étang frangétout autour de roseaux, et, près de l’étang, à la hauteur où leseaux d’hiver n’atteignent pas, une ferme, habitation, étables,granges, bergeries disposées en carré.

– C’est La Planche, dit Davidée.

Et, mettant une main devant le bord de sonchapeau qui ne la garantissait pas assez du soleil, l’adjointechercha ce qui vivait et se mouvait, hommes ou bêtes, dans ce longpaysage. Phrosine, abattue, muette, tout enfermée dans sessouvenirs de la veille, ou du passé plus ancien, ou dans la peur dece que les minutes à présent toutes prochaines ajouteraient à sadestinée, se laissait mener.

– Je vois, reprit l’adjointe, tout àl’extrémité de la plaine, dans le liseré d’ombre de la forêt, untroupeau de moutons que le berger précède. Je vois, sur l’autrerive de l’étang, à mi-pente, deux faucheurs de blé, courbés, l’unau début d’une planche, l’autre plus loin dans les épis. À quialler ?

Phrosine répondit :

– Au plus voisin.

Elles s’approchèrent donc, traversant lachaussée de l’étang, et elles se tinrent immobiles, à l’entrée dela moisson demi-abattue et demi-survivante. Le faucheur de blé quiarrivait le premier, le corps balancé en mesure et entraîné par lafaux, vêtu d’une chemise déboutonnée et d’un pantalon que deuxficelles en croix attachaient aux épaules, était un tout jeunehomme, solide, rude, – on le devinait à la vigueur de son geste, –qui ne ralentissait point son effort parce que deux passantess’arrêtaient et semblaient attendre à l’extrémité de la planche defroment. Des promeneuses ? Des bourgeoises qui demanderaientla route de la fontaine, ou celle du village, ou quis’informeraient d’une maison où l’on pourrait leur vendre dulait ? Il en avait vu d’autres, ici, et là, et là encore,partout où il avait travaillé ! La conscience de sasupériorité d’homme, et sa sauvagerie naturelle le disposaient malen de pareilles rencontres. Il avait vu les femmes, et aussitôt,d’un coup de paume, il avait enfoncé son chapeau sur sa tête. On nepouvait apercevoir son visage. Il se redressa tout au bout dumassif de blé, d’un mouvement rapide saisit la hampe de sa fauxprès de la lame, la fit tourner, la planta dans le sol, et l’aciersonna, et le faucheur dit :

– Qu’est-ce que vous avez encore à meregarder ? On travaille, c’est pas nouveau !

– Il a le regard dur et la voixtrompeuse. C’est le père ! C’est Maurice ! J’en suissûre !

Phrosine était droit en face de lui. Elle necherchait pas à lui plaire, elle ne se souvenait d’aucun des motsqu’elle avait pu préparer, en songeant à cette rencontrepossible : mais sans geste, sans habileté, défaillante, nevivant que par son regard angoissé, elle étudiait chaque trait duvisage de l’enfant devenu homme, le front, les sourcils mobiles,les cheveux courts qui formaient éperon au-dessus du nez, lesoreilles sans ourlet, les lèvres sans vallonnement, tendues même aurepos, et ces yeux surtout, ces yeux bleus luisant entre despaupières gonflées de sang, ces yeux mécontents, qui devaientbaigner dans une source proche de lumière et de passion. Le jeunehomme se tourna vers Davidée, la trouva plaisante, et demanda,levant l’épaule :

– Comment sait-elle mon nom ?

– Comment je sais ton nom ?

– Oui, qui vous l’a dit ?

– Je te l’ai donné : je suis tamère.

Le faucheur haussa encore l’épaule, eut unregard de dédain pour ces deux aventurières, qui lui faisaientperdre son temps.

– Je ne sais pas ce que c’est, je n’en aipas, de mère.

Et il se détourna, abaissant sa faux, pour seremettre à l’ouvrage. L’autre faucheur n’était plus loin ; ilarrivait, et on entendait le cri des tiges coupées et la chute surle sol des gerbes non liées.

– Allons, les femmes, reculez-vous. Jen’ai pas de temps à dépenser à vous écouter.

Mais la mère était déjà entrée dans le fromentqu’il allait faucher. Elle avait les yeux mouillés de larmes, ellejoignait les mains, elle ne touchait pas son enfant, elle lepriait :

– Ta vraie mère, qui est venue del’Ardésie. Ton père a dû te parler de l’Ardésie, oùj’habite ?

– Non.

– Eh bien ! c’est lui tout de mêmequi m’a dit où tu travaillais, Maurice. J’ai eu bien du mal à teretrouver. Je suis toute seule, à présent. Ne me renvoie pas. Nesois pas dur, comme d’autres ont été durs. Je veux que tu meconnaisses, au moins, et que tu causes avec moi.

Une voix, celle de Davidée, s’éleva à quelquespas en arrière.

– C’est vrai, tout ce qu’elle dit. Vouspouvez la croire.

Maurice Le Floch, craignant le ridicule,observé par le valet de ferme qui levait les yeux en fauchant etqui pouvait tout entendre, répéta :

– Allons ! Hors du froment !…Si vous voulez, vous aussi, que je vous donne l’argent que jegagne, je vous avertis que l’autre n’a pas réussi.

– Je n’en veux pas, de ton argent ;je veux que tu me connaisses et, quand tu me connaîtras, que tuviennes vivre avec moi, si cela te plaît… Je ne peux pas t’yforcer. Je veux que tu m’aimes…

Elle se retirait, parce qu’il s’était baissé,posant ses deux mains sur les deux courtes poignées assujetties aumanche de la faux.

– Venez à La Planche, après la mérienne.Vous parlerez à maître Ernoux, qui est mon patron.

D’un coup demi circulaire il abattit unetranche de froment mûr. Et, fonçant dans la moisson, la tête à lahauteur des épis, plus vite qu’il n’était venu, sans se retourner,il laissa les femmes s’éloigner. Il entendait pourtant Phrosine quipleurait. Et, comme il était jeune, il avait le cœur en songe.

– Je vous accompagnerai jusque chezErnoux, disait Davidée qui tâchait de consoler Phrosine, et après,je reprendrai le chemin de Blandes, car ils doivent s’inquiéter demoi.

Elle était heureuse, mais non de ce pleinbonheur qu’elle avait espéré. Elle aurait voulu que Phrosine luidît : « Je ne le quitterai pas. Il faudra qu’il s’enfuieloin de moi, lui aussi. Mais je le gagnerai, voyez-vous. Il ne saitpas ce que c’est que d’avoir une mère… Ah ! je ne toucheraipas à son argent. Je suis jeune encore, malgré ce qu’a dit LeFloch. Je travaillerai. Je le ramènerai avec moi. » Phrosinese taisait, déçue d’avoir trouvé le fils trop semblable au père. EtDavidée songeait, la voyant marcher près d’elle :« Serait-elle venue, si elle avait connu sonfils ? »

Le vent chaud coulait entre les bois, dans laplaine moissonnée, et sur l’étang, où les feuilles brisées desroseaux battaient l’eau en mesure.

Il était plus de deux heures, quand lesvoyageuses, qui avaient déjeuné dans le village, se présentèrentchez le fermier de La Planche. Maître Ernoux, qui avait étéprévenu, les reçut bien, les fit entrer, pour leur faire honneur,dans la chambre où le bois de trois armoires, d’une commode et d’unlit, luisait dans la paix inviolée. C’était un gros homme court,qui avait une figure d’avocat finaud, toute rasée, et qui venait dedormir dans la grange, avec tout son monde, quand Phrosine vintfaire aboyer le chien de garde. Même, il avait encore des brins depaille dans les cheveux. Il écouta, comme un juge, le récit que luifit Davidée, parut attacher une importance majeure à l’écrit signépar Le Floch, et ne manqua pas de considérer Phrosine, pendant quel’adjointe racontait. Alors, il appela Maurice, son second valet,et le fit asseoir en lumière, près du lit en face de lafenêtre.

– Maurice, dit-il, je crois, que c’est tavraie mère.

– Ça se peut.

– Elle a un papier, et puis de laressemblance, il ne faut pas dire le contraire. C’est pas les yeux,c’est pas le front, c’est pas le nez : mais c’est quelquechose tout de même.

– Je ne dis pas : mais qu’est-cequ’elle demande ? Je suis bien ici. Quand j’ai retrouvé monpère, tout de suite il a fallu lui donner de l’argent. À présentque je retrouve ma mère, je ne veux rien donner. Je le dis :rien !

– Je t’approuve, mon garçon. Mais tout demême, si c’est ta mère, elle a un droit de mère. Elle peutt’emmener dans son pays.

– Oh ! si ça n’est que ça !

– Quand tu auras fini ton temps chez moi,par exemple ! Tu as été embauché, tu es content de moi, jesuis content de toi : il ne faut pas nous quitter.

– Et puis, chez elle, est-ce que j’auraima chambre ?

Phrosine n’était pas étonnée de cemarchandage. Toute sa vie elle avait été commandée et opprimée parl’égoïsme des hommes, de son père, de son mari, de ses amants, deses voisins qui louaient ses mains de laveuse. Cependant la mèren’avait pas imaginé ainsi la première entrevue avec le filsreconquis. Sûrement, elle avait compté que l’enfant l’aiderait àvivre. Mais surtout, elle s’était réjouie dans sa tendressematernelle veuve de la petite morte. Et la déception avait raison,une fois, une première fois, de cette nature fougueuse, quel’injustice ou la peine révoltait, mais n’abattait point. Phrosine,penchée du côté de son fils, ne voyait que lui. Elle n’avait qu’unepensée et que l’enfant n’entendait pas. « Quand donc sejettera-t-il dans mes bras ? Lui, mon premier né, pour quij’ai souffert, lui le seul à présent, lui que j’ai cherché dans ladétresse que personne ne connaît, lui dont le baiser me manquedepuis douze ans ! Maurice ! Maurice ! Demain jeserai ta servante et je laverai ton linge ; demain tu mereprocheras la soupe trop maigre et le vent qui souffle sous maporte ; demain, tu exigeras que je te donne, moi à qui tu neveux rien donner, le salaire gagné par ta mère vieillissante :aujourd’hui, embrasse-moi ! »

Il restait défiant, sur sa chaise, consultantla physionomie de maître Ernoux qu’il savait un homme entendu etdifficile à tromper. On eût dit qu’il discutait les conditions d’uncontrat qu’on lui proposait, et qu’il n’avait qu’une question àexaminer et à résoudre : la place nouvelle vaudra-t-ellel’ancienne ? Davidée faisait les réponses. La mère setaisait.

– Y aura-t-il aussi, disait-il, unlogement pour ma bicyclette ?

– La maison est assez grande, répondaitDavidée, qui songeait à la maison des Plaines. La bicyclette ytiendra sans peine à l’abri.

– Et la terre, par là-bas, est-ce qu’elleest plus lourde qu’ici ? La femme ne dit rien, – il désignaitsa mère, – elle ne peut pas me garantir que j’aurai de l’ouvragebien payé, au prix de maître Ernoux. A-t-on tout le dimanche, aumoins, dans les fermes ? Donnent-ils de la viande pendant lesbatteries ? Et du vin ?

– Ceux qui travaillent ont l’air heureux…Ils ne se plaignent pas plus qu’ailleurs.

Le patron de la ferme de La Planche comprit lepremier le silence de la mère. Il avait hâte de reprendre letravail. Et, ayant vu, à travers les vitres, une charrette quipartait vide pour le bord de l’étang où la moissonsouffrait :

– Allons, dit-il, tu t’en iras quandl’automne sera venu. Embrasse-la, ta mère, tu vois bien qu’ellen’attend que ça !

Le gars hésita un peu. Phrosine s’était levée.Il se leva. Il se sentit attiré par un amour violent qu’ilignorait ; il se sentit pressé contre ce cœur qui battait pourlui ; et des mots qu’il n’avait jamais entendus enveloppèrentcet isolé : « Mon Maurice, mon bien-aimé, embrasse-moiencore ! Dis que tu vas m’aimer ! »

Quand il s’échappa des bras maternels, MauriceLe Floch dit seulement :

– Ça me change d’avoir une mère. Ons’habituera peut-être : mais je ne donne pasd’argent !

Reprenant son chapeau de paille, qu’il avaitposé sur le carreau de la chambre, il se secoua, comme un chienqu’on a caressé, et dit à maître Ernoux, à voix basse :

– Faudrait tout de même savoir si la payeest bonne, par là-bas ? Sans ça…

Et Phrosine entendit.

Dans le soir tout proche de la nuit, Phrosineet Davidée revinrent au village qu’elles avaient quitté le matin.Phrosine n’était plus la mère que grandissait l’espoir dereconquérir son fils. L’enfant, elle l’avait jugé, et trouvé tropsemblable au père. Par lui l’avenir ne serait pas réjoui, ni latâche quotidienne allégée. Toute la fatigue, tout l’argent, letemps, l’ingéniosité, le rêve qu’elle avait dépensés, n’avaientservi qu’à lui faire découvrir cet être calculateur par qui ellesouffrirait encore. Elle l’emmènerait, – oh ! sûrement, etquoi qu’il en coûtât ! – car il était sa victoire contre lemari : mais cette victoire ne promettait aucune joie et nedonnait pas de force. Alors, du passé mauvais, l’ancien vices’éveillait, et elle conversait avec lui, compagnon toujours prêt.Davidée l’entendait rire et ne comprenait pas. Phrosine songeait àdes trahisons, à des ripailles, à des pièges qu’elle tendrait, à cequ’elle ferait pour attirer Maïeul. Elle avait le cœur irrité,sauvage et fou comme une guêpe au bord des cuves de vin. Elleallait, de son pas hardi et déhanché, mâchant un brin de menthecueilli dans le fossé. L’odeur de la tige poivrée flottait derrièreelle. Le village, au milieu de la plaine, apparut. L’heure de laséparation approchait. Phrosine se décida à parler. Elle dit, sansregarder Davidée :

– Je suis décidée. J’habiterai près de LaPlanche jusqu’en novembre. Je veux que Maurice ne reste pas avec lepère. Il m’aidera ou il ne m’aidera pas, mais je ne veux pas lelaisser à Le Floch. On s’en ira d’ici ensemble. Après, jeverrai.

Elle se tut un moment. Et, changeant de ton,devenue agressive comme aux jours mauvais du passé :

– Vous avez des nouvelles du fendeur deLa Forêt ?

Elle ne nomma pas Maïeul.

– Non.

– Moi, j’en ai.

– Par lui ? dit vivementDavidée.

– Non. S’il m’avait plu d’en avoir parlui, je les aurais eues. Il paraît qu’il réussit.

– Tant mieux.

– Et le bruit court que vousl’épouserez.

Davidée s’écarta de celle qui marchait sur lamême banquette de la route.

– Pourquoi me parlez-vous de lui, etcomme vous le faites, méchamment ?

– Je vous ai dit que j’étais mauvaise.Garez-vous de moi !

– Phrosine, ce que je voudrai un jour, jene le sais pas. Et cela ne regarde personne.

– Pardon, moi, la première : j’aidroit sur lui.

– Il vous a quittée.

– À cause de qui ? Croyez-vous queça se pardonne ?

– À cause de la petite que vous faisiezmourir.

Phrosine s’arrêta. Elle jeta le brin de menthedu côté de Davidée.

– Je ne peux plus vivre ! Mon maris’est mis avec une autre. Mon fils ne partagera pas son pain avecmoi. L’a-t-il assez dit ? L’avez-vous entendu ? Et àprésent, vous voulez me prendre mon amant ?

– Phrosine.

– Je l’ai lâché, mais je ne l’ai pasdonné !

La voix de Davidée, nette et ardente cettefois, répondit :

– Eh bien ! tâchez de le reprendre,à présent qu’il m’aime !

Les mots s’en allèrent au galop sur les terresplates, comme une meute. Les deux femmes les écoutèrent se perdredans l’ombre. Puis elles se séparèrent : Phrosine retourna auvillage dont dépendait la ferme de La Planche, et Davidée continuaseule et gagna le café des Bûcherons.

Elle n’était pas troublée. Une menace luiavait fait dire et crier ce qu’elle ne savait pas elle-même qu’ellepensait. Davidée avait déclaré son amour, et, bien que ce ne fûtpas à Maïeul, elle était comme les fiancées qui ont dit :« Je vous aime, je suis à vous », et qui regardent avecassurance, avec émerveillement, le rayon que ce phare projette surla mer toute noire et mouvante. Le rayon ne supprime pas l’inconnu,mais le traverse tout entier. Elle s’était mise à marcher vite, enquittant Phrosine. En approchant des maisons, elle vit, au boutd’une rue, une seule fenêtre éclairée, et aussitôt toute la vastenuit fut sans embûche et sans crainte. Il n’y avait que cetémoignage de la vie. La jeune fille n’avança plus que toutdoucement. Pas un bruit ne flottait dans le vent chaud, frôleur defeuilles et remueur des derniers épis. La lueur des étoiles mettaitune joie paisible sur les tuiles des toits, et le reste était del’ombre. « J’ai été obligée de parler. En l’aimant, je ledéfends contre elle, contre lui-même. N’est-ce pas l’ambition quej’ai eue : élever, sortir des âmes de l’abandon, de leurlourde misère naturelle ? Il sera ma conquête. Je ne luidemanderai que la bonne volonté. Qu’importe qu’il soit unpauvre ? s’il ne résiste pas à un conseil noble, il est noble.Déjà il s’est séparé de cette créature. Respirer le même air que safaute ancienne, ce doit être une cause de faiblesse. J’ai fait unaveu qui m’a surprise moi-même. Mais quelle force il me faudra pourdeux ! Quelle pureté ! Où les prendrai-je ? Je mesens ignorante de ce que j’aime le mieux et de ce qui me tente leplus… Mon secret n’est pas encore à lui. Il n’est qu’à moi, et àl’ennemie que j’ai obligée. Je suis promise, mais dans mon cœur, etplus jeune fille encore qu’une fiancée. Voici la rue. J’étais venuepour sauver une femme que l’instinct maternel a conduite un moment,mais qu’il ne soutient plus. Il lui manque ce que je voudraisavoir : la science du sacrifice de soi. Je n’ai rien obtenud’elle. Elle me hait. Cependant, je ne regrette rien. J’ai l’âmeétonnée et légère. Que la source d’où sont venus à ma jeunesse lesdésirs de dévouement s’ouvre de nouveau ! Que je voie ma routeafin de conduire les autres ! Que mon amour soit tendu d’abordvers toute vérité, même lointaine et dont je n’aurai qu’un rayon,comme celui que mes yeux reçoivent des étoiles ! Que je n’aiepas peur de voir ! Que je sois une femme inconnue, maiscapable de bien ! »

Elle s’aperçut qu’elle avait prié. La seulepetite lumière du bourg s’était éteinte. Il fallut réveillerl’hôtesse du café des Bûcherons.

Le lendemain, de bonne heure, Davidées’éloigna du pays, où la forêt de Vouvant était déjà chaude sur lescollines.

Chapitre 14LE RETOUR EN ARDÉSIE

Octobre, mois doré, ranimait, sur les buttesde l’Ardésie, les palmes des genêts qui fleurissent plus d’unefois. Les matinées humides ; l’après midi tiède jaune,légère ; les feuilles qui n’ont plus pour mission de faire del’ombre, et qui aident le soleil et deviennent des rayons ; lapeur de l’hiver qui rôde dans les nuits et fuit devant lejour ; le désir de revoir des visages amis ; la coutumeétablie de rendre visite aux familles des nouvelles élèves :toutes ces raisons et la joie de marcher, faisaient faire delongues courses à Davidée, chaque jeudi, chaque dimanche. Elleavait reçu, au retour des vacances, une lettre de l’inspecteurprimaire. Il annonçait d’abord qu’il était promu à une classesupérieure, nommé à un poste de choix, dans une résidence voisinede Paris, promesse en même temps que récompense, puis, ayant parléde soi, il ajoutait : « Quant à vous, mademoiselle, vousne doutez pas du soin vigilant, et tout sympathique, avec lequelj’ai défendu votre cause. Vous étiez, je ne dis pas menacée, maisl’objet de quelques soupçons, que j’ai écartés. Rien ne subsistera,j’en suis persuadé, de ces défiances que j’ai dû combattre, si vousvoulez bien apporter de la prudence, une extrême prudence, dans lamanifestation de sentiments qui sont licites, assurément mais quidoivent être sans zèle. En toute circonstance, croyez bien,mademoiselle… » L’adjointe, après lecture, avait souri, etconclu tout haut, dans sa chambre où le soleil de deux heuresvenait d’entrer : « Merci, papa Birot ! c’est vousqui avez gagné ! » Et la lettre officielle, glissée dansle coffret aux souvenirs, eût déjà été oubliée, si d’autres lettresne fussent venues la rappeler à la vie. Celles-ci n’étaient pasécrites par des personnages, mais par de jeunes institutrices, quidemandaient conseil, timidement ou sans détour, selon letempérament, l’émotion, l’âge de la signataire. La première, avantles vacances, avait presque irrité Davidée, mais cette confidencerépétée lui révéla des sœurs qu’elle ne soupçonnait pas. Ellesentit décroître la solitude de son esprit, et des sympathiescommencèrent en elle, douces quand même, pour des inconnues, dontelle ne verrait probablement jamais le visage et n’entendrait lavoix. Elle entendait la souffrance noble qu’une élite de filles dupeuple de France éprouvait avec elle. Comment lui étaient-ellesadressées, à elle, ces lettres, et comment ces étrangèresavaient-elles confiance ? Qui avait publié que, parmi lespierres bleues de l’Ardésie, il y avait une adjointe inquiète pourl’âme de ses petites filles, et qui avait porté, un jour, un grosparoissien sous son bras, et qui ne s’était point excusée ?Des ennemis ? des jaloux ? une admiration secrète ?des employés qui bavardent ? Toutes les fois qu’un fil de ferest jeté au-dessus de la terre, les hirondelles viennent s’yposer.

*

**

« Mademoiselle, je suis une jeune fillede votre âge, mais une faible, une incertaine. Je vous envie. Jesais que vous avez eu le courage de vous avouer chrétienne. Je nel’ai pas eu, en plusieurs occasions. Et cependant j’ai plus de foique les personnes qui vivent, près de moi. Je suis arrêtée par unecrainte dont je suis humiliée. Je voudrais être plus utile, plusvéritablement éducatrice que je ne suis. Je souffre de ne donner demoi-même que le moins bon, le moins sain, le moins vrai.Mademoiselle, conseillez-moi, parlez-moi, indiquez-moi des livresque je lirais, et qui m’affermiraient, non pas seulement dans mafoi qui est si imparfaite, mais dans mon devoir d’institutrice, quine peut être médiocre, réduit, en désaccord avec la vie, comme jesens que l’a été jusqu’ici mon enseignement. Voir tout le mal, nepas oser dire où est le bien, ou ne donner du bien que des formulesnon appuyées, en l’air, qui ne touchent que la mémoire :connaissez-vous cette peine professionnelle ? J’ai des amies,– quelques-unes, – que je sais ou que je devine semblables à moi.Voudrez-vous me répondre ? Je l’espère. »

*

**

« J’habite très loin de vous,mademoiselle. Je ne connais de vous qu’une de vos amies,mademoiselle S… qui a été votre condisciple à l’école normale.C’est assez pour que j’aie confiance dans votre bonté et dans votrediscrétion. Nous avons eu, ces jours derniers, dans cette grandeécole urbaine où je suis adjointe titularisée, une discussion vive.Je suis très raisonneuse. Je soutiens mon sentiment avec unepassion que je tâche de rendre polie, mais j’éprouve ensuite,souvent, le besoin de le fortifier, de m’assurer moi-même dans uneposition que j’ai crue juste. Nous parlions morale, avec ladirectrice, son mari et l’autre adjointe. Je soutenais qu’aprèsavoir, par degrés, éloigné de l’enseignement les dogmesfondamentaux du christianisme, l’idée d’immortalité personnelle,l’idée de Dieu, et par conséquent la morale chrétienne qui ne peuten être séparée, on avait cherché à créer ou à exhumer des morales.Beaucoup d’hommes de talent, et d’ardente passion, s’y sontemployés. On a fait des essais. Mes contradicteurs reconnaissaientque ces morales de fortune n’ont pas tenu. Mais nous nous séparionssur ce point : je prétendais, j’affirmais qu’on ne chercheplus. On a renoncé à avoir une morale. Je disais que cela était unegrande trahison envers les familles, les enfants, et que notreambition, qui est de préparer à la vie, ne pouvait plus noussoutenir comme auparavant, qu’elle était faussée, au fond denous-mêmes, elle, le ressort premier. Ils n’en convenaient pas.Dites-moi ce que vous en pensez. »

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« … Mademoiselle, j’ai lu des livresirréligieux qui m’ont troublée, un surtout, bien fait, mais sicruel et sans espérance. Je l’ai laissé là, vers la moitié, parceque je me suis dit que je n’avais pas les connaissances suffisantespour critiquer ma lecture et la supporter. Il m’est resté despréoccupations. J’ai été un moment séduite par l’idée d’unereligion sans dogme, qui ne serait qu’un élan intime de notre âmevers Dieu. En réfléchissant, j’ai compris que ce serait là uneanarchie, tout le contraire d’une société religieuse et d’unemorale commune. Mais ma faiblesse me ramène aux arguments que j’aidéjà réfutés. Connaissez-vous cette persécution de nous-mêmes parnous-mêmes, qui est si dure et lassante, quand on n’a pas deconfidente ? Parmi mes compagnes de l’école normale, il y en asûrement qui souffrent de la même crise que moi, et qui n’osent pasplus que moi l’avouer. Il y en a aussi qui auraient besoind’affection, à qui je voudrais tendre la main. Pour nous, ici, lesjournées passent, intéressantes souvent, pleines d’une vie facticeet extérieure ; mais, revenue à ma solitude du soir, je me disque mon âme n’a pas jeté de lumière sur une âme, et n’en a reçu depersonne. Aidez-moi. Le courage d’une seule suffit pour plusieurs.Je viens près de vous chercher la force de rester moi-même, d’êtrebonne, de me confier entièrement. »

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Mademoiselle Birot recevait aussi quelquesvisites. Elle avait même vu arriver, à l’école, l’avant-veille dela rentrée, un jeune homme, instituteur dans une commune d’undépartement voisin. « Eh bien ! ma chère, avait ditmademoiselle Renée Desforges, vous devenez célèbre. Des lettres,des visites : je ne vous envie pas, et je doute que cela vousserve. Enfin il est dans la cour ; il vous demande ;désirez-vous que je le renvoie ? – Non, je descends. – Vousn’avez pas défait votre valise ! – Je remonterai. » Cejeune instituteur, rose et frisé, recherché dans son vêtement etson langage, parla d’abord en camarade, gentiment, et comme s’iln’avait eu, vraiment, d’autre raison de venir et de se plaire, surcette cour d’école, qu’un attrait de jeunesse pour une fille jolieet d’esprit vif. Mais, avant de se retirer, il tendit la main,devint tout sérieux, et il avait autre chose que de l’amour dansles yeux, quand il dit : « Nous ne sommes pas tropnombreux à penser de même. Il faut que nous nous connaissions. Etpuis, la bravoure, c’est si bon à voir ! »

Sur son carnet, l’adjointe écrivait :« Qu’ont-ils donc tous et toutes ? Qu’ai-je fait de siétonnant ? Pourquoi venir à moi ? Hélas ! s’ilssavaient la vérité, ils verraient que je ne suis pas encore lachrétienne qu’ils s’imaginent. Ils m’obligent à me préoccuper deces problèmes religieux ; ils ne me laissent pas derepos ; ils sont mon avancement plus que je ne suis leurconseil. Mes sœurs inquiètes, mes sœurs tendres, je souhaiteraisvous rendre visite dans vos classes, dans la chambre pauvre etpropre où vous trouvez le remède si doux d’abord de la solitude.Vous pleurez quelquefois. Vous portez les taquineries, les injures,les injustices, les silences de camarades que vous aimez, etl’éloignement de l’ignorance contente d’elle-même. Je ne suis quel’une de vous, et non pas celle qui a le plus souffert. Jepressens, je devine, je m’efforce, j’aspire, et je reçois la leçondes jours. J’ai été là où Dieu n’est pas : c’est affreux. Vousm’êtes envoyées pour que je connaisse une des plus bellestendresses qu’il y ait par le monde, celle qui s’alarme pourl’avenir d’une enfant étrangère, celle qui s’interroge, quis’accuse, qui dit : « Lui aurai-je donné la force ?Les mères seront-elles mères ? Les épouses seront-ellesépouses ? Quelle pureté puis-je armer ? La miennesuffit-elle, tremblante, faite d’instinct surtout etd’exemple ? » Tout l’indéfini des avenirs que je prépareest devant moi. Pour mes petites et pour moi, je sens que je doisavoir une vie intérieure, dont nous vivrons toutes. Mes sœurs, jen’ai encore prié que par surprise, dans l’émotion, et timidement.Celui qui peut la donner ou l’accroître. Et vous ne le savezpas ! Quelle sécheresse dans le monde des esprits pour qu’unegoutte d’eau comme moi, préservée par je ne sais quel hasard, soitainsi attirante et semble être une source ! »

Davidée faisait donc des visites aux parentsdes nouvelles élèves. On l’accueillait bien. Elle retrouvait, dansla confiance des mères et dans la facile tendresse des enfants,tout le soin et tout le souci qu’elle avait eus pour les élèves del’an passé. Plusieurs femmes, qu’elle n’avait pas l’intentiond’aller voir, l’appelaient, du seuil des portes. « Eh bien,mademoiselle ? Vous êtes donc bien fière que vous n’entrezpas ? »

Elle n’était pas fière, mais elle avait de lapeine, parce que Maïeul ne lui avait pas écrit, et n’était pasrevenu.

Elle fut un peu étonnée quand, une après-midide la fin d’octobre, – il avait plu la veille et les corneillesvolaient au-dessus des haies dégarnies, – la petite JeannieFête-Dieu, qui la guettait à sortir d’une maison près de l’église,lui dit :

– Grand’mère vous fait dire ses amitiés,mademoiselle. Il paraît qu’elle a des nouvelles. Si vous aviez letemps seulement de venir jusque chez nous ?

Quelles nouvelles ? La réponse futprompte. Ce devait être d’une commission de Maïeul que la bonnefemme s’était chargée. Davidée n’eut qu’à suivre, après l’église,le petit raidillon, puis le sentier qui traverse les genêts, sur labutte de la Gravelle, et à descendre dans la combe où le jardinetet la maison étaient cachés.

Dans son lit, qu’un rayon de soleil effleuraitune demi-heure dans la journée, l’infirme, avec un brin de buis,chassait les dernières mouches qui la tourmentaient. Elle n’avaitguère plus de mouvement que d’habitude, mais elle se disait mieux,et les yeux étaient vifs d’une jeunesse passante.

– Que voilà donc une année qui s’annoncebien ! dit-elle.

– Pourquoi, mère Fête-Dieu ?

– Parce que le monde s’en va vers vouscomme si vous étiez le mois de mai ! « Bonjour,mademoiselle Davidée ! Venez donc jusque cheznous ! » On n’entend que cela dans les villages.

– Qu’en savez-vous ?

– Jeannie a des oreilles pour moi, et desjambes, et un cœur qui retient les mots doux qu’on dit de vous. Etque diriez-vous, mademoiselle Davidée, si je vous annonçais qu’il ya encore quelqu’un qui désire vous voir ?

La jeune fille devint triste, etdit :

– Je ne vous croirais guère.

– Mais s’il m’avait chargée d’unecommission ?

– Dites, mère Fête-Dieu.

– Il ne vous a donc pas écrit ?

– Non, pas depuis qu’il est parti.

– Il a peur, parce que vous êtessavante.

– Est-ce pour cela qu’il n’est pas venu,depuis près d’un mois que je suis à l’Ardésie ? La Forêt n’estpas loin, en deux heures de chemin de fer il serait ici.

L’infirme, lentement, étendit la main, et, dubout du rameau de buis, elle toucha le bras nu de la jeune fille,comme une mère qui fait semblant de corriger un enfant.

– Vous vous défiez trop de la vie,petite.

– C’est que je la connais.

– Pas toute. Vous avez vu le pire ou àpeu près. Il y a du remède pour nous et pour tous ceux de bonnevolonté. Il y a du secours.

– Où est-il ?

– En paradis.

– Je ne sais pas encore le chemin.

– C’est vite trouvé. Écoutez autrechose : j’ai vu Maïeul.

– Il est venu, et n’a pas cherché à mevoir ?

– Vous étiez encore en vacances. Il m’aparlé comme s’il était mon fils. Ah ! quel bel homme il était,tout ferme de visage, et habillé comme un monsieur.

– Et le cœur, mère Fête-Dieu ? Queme fait l’habit ?

– Attendez : Maïeul a si bientravaillé là-bas, qu’il a monté en grade : il est compteurdepuis la semaine passée, et les gens disent déjà qu’il pourradevenir un jour compteur de levées. C’est une bonne place.

– Assurément ! Mais le cœur ?Est-il guéri de son mal ?

Jeannie, sur un clin d’œil de l’infirme, étaitsortie de la chambre, et son ombre s’en allait, balancée, sur lesplates-bandes du jardin, jusqu’au fond qui n’était pas loin. Lajoie avait disparu du vieux visage, mais non le calme, ni cettesorte d’assurance qu’ont les vieilles gens très droits et qui sontdéjà entrés dans la victoire de l’âme.

– Vous n’êtes pas à plaindre : iln’a qu’un peu de faiblesse, et une peur de lui-même.

– Non : d’elle !

– D’elle, si vous voulez.

Elle remuait la tête sur ses oreillersrelevés, la pauvre mère Fête-Dieu, songeant : « On nepeut rien lui cacher, à cette demoiselle del’école ! »

– Je suis sûre qu’elle luiécrit ?

– Eh bien ! oui.

– Depuis le mois d’août ?

– Avant déjà. Elle a essayé de lereprendre. Lui, il ne répond pas. Il compte les jours. Et s’il neveut pas revenir, c’est parce qu’il a trop de respect et d’amitiépour vous.

– Il le prétend.

– Soyez-en sûre. Il a quitté l’Ardésieparce qu’il ne pouvait vivre à côté de celle qui a été son péché. Àmoi parlant, il a dit : « Je ne reviendrai que le jour oùje pourrai dire : j’habiterai l’Ardésie et je n’y rencontreraiplus mon remords. »

– Il a dit : remords ?

– Oui, ma belle. Et c’est un homme qui neveut pas mentir. S’il revient, il ne s’en ira plus. Vous pouvezvous fier à lui.

– Autant qu’à un homme.

– Vous dites bien : un homme. Maisl’intention est bonne. Écoutez encore ; je lui ai demandé,pour voir : « Mademoiselle Davidée pourrait bien devenirune bonne chrétienne, Maïeul ? »

– C’est en effet de ce côté-là que jevais. Qu’a-t-il répondu ?

– Il a dit : « Ça ne me faitpas peur. Si j’étais marié, je serais comme elle. »

L’adjointe se leva, et caressa la mainpendante, lasse d’avoir tenu le rameau, et le visage qui étaitdevenu grave, tout modelé par la compassion pour la jeunesse.

– Mère Fête-Dieu, je ne vous charged’aucune réponse. Je n’écrirai, ni ne ferai écrire. J’attendrai. Jene promets pas que je consentirai s’il me demande. Il est possibleque je sois destinée à monter seule. Je ne ferai pas un pas verslui. Je ne l’ai pas cherché ; je ne le chercherai pas s’ils’éloigne de moi…

À l’extrémité du jardin, Jeannie, qui la vitpasser, s’étonna grandement que l’institutrice eût les yeux rouges,puisque la grand’mère avait parlé de Maïeul. Elle tapait sur unclou, avec le talon d’un sabot, pour bien prouver qu’ellen’écoutait pas. En voyant l’adjointe, elle cessa la démonstration,chaussa le sabot, et dit : « Bonsoir, ma pauvredemoiselle ! » Dans le village, les appels des ménagèresn’eurent plus de réponse ; Davidée se contenta de faire ungeste d’amitié : elle avait hâte de rentrer et de pleurer.

Elle pleura longtemps. Quelleimpuissance ! À qui aller ? Il y avait donc des êtresinsensibles à toute preuve d’amitié, comme cette Phrosine et sonmari, incapables d’honneur, de loyauté, de justice, et d’autresétaient si faibles qu’un amour pur ne les sauvait pas lui seul, etque, même secourus ainsi, par la puissance d’une vierge, ilsinclinaient au mal, ils y retournaient ! Pensées inutiles del’été, inquiétudes perdues, tendresse vaine qui se croyait siforte ! Vivre de la sorte et parmi ces cœurs, comme cela étaitrude ! Essayer de les faire vivre ? N’avait-elle pasessayé ? Quelle dérision ! Et demain, dans un an, tantque l’âge de la retraite ne serait pas arrivé, c’est l’effortsurhumain qu’elle devrait continuer, l’illusion dont elle devraitse contenter, l’apparence qu’elle devrait offrir à ces pères, à cesmères chargés d’enfants, et qui demandaient :élevez-les ! Deux douleurs n’en faisaient qu’une : êtreabandonnée ; dépenser son âme sans profit ! N’être pasheureuse et ne pas faire de bonheur ! Davidée avait ouvert letiroir de sa table, et relu quelques-unes des lettres que des sœursinconnues lui avaient écrites. Elle lisait partout le mêmemot : « Vous, la chrétienne. » Elle se rappela lemot de la mère Fête-Dieu : « Il y a du secours enParadis. » Le chemin m’est montré, pensa-t-elle. Et elle pritle livre de prières, elle l’ouvrit, elle mit à plat dans sa mainune petite image qui se trouvait là, et qui était celle duCrucifié. Un moment elle chercha sur l’image la place de sonbaiser, mit ses lèvres sur le Cœur blessé, et dit :« Aidez-moi bien ! »

Dans le vent froid qui soufflait, ce soir-là,elle sortit encore, et, par des chemins détournés, gagna la maisondes Plaines. Celle-ci était déserte. Les pruniers n’avaient plus defeuilles. Les pyramides de poiriers, dans la nuit commençante, selevaient çà et là, rouges et jaunes comme des flammes.

Chapitre 15LA PERMISSION

Les brumes de novembre, si froides, lourdes ettenaces, corrompaient et tiraient à terre les dernières feuilles.Depuis plusieurs semaines, les poiriers n’avaient plus l’air detorches allumées. Le vent était tout le jour muré sous les nuages,et les maisons y laissaient couler et se tordre leur fumée,lorsqu’un matin, la maison des Plaines ouvrit sa porte et lafenêtre qui donnai sur le petit enclos. Mais elle ne fuma pas, etparmi toutes les voisines, et les lointaines, ce fut comme si elleétait seule silencieuse. Phrosine fit le tour de la chambre, où lamoisissure blanche couvrait le carreau, par plaques, de sa moussede savon. Le chat, crevé, devenu momie, était couché sur la cendredu foyer. L’odeur de la mort avait pénétré les murs et les solives.Phrosine n’entra pas dans la pièce d’à côté ; elle se hâta desortir, et, dans le courant glacé du brouillard, dehors, à deux pasdu seuil, les bras pendants, elle écouta. Depuis une heure, MauriceLe Floch devait courir les fermes des environs, tâchant de trouverune place pour l’hiver. La valise de carton ornée de cuir de moutongisait au milieu de la petite allée, dans l’herbe haute, quepersonne n’avait fauchée. D’un moment à l’autre, il pouvaitrevenir, avec la nouvelle souhaitée. Mais Phrosine attendait uneautre visite. Pour celle-ci, elle s’était habillée et coiffée avecsoin, dans la petite auberge de banlieue où elle avait couché. Ilne pouvait tarder, lui, puisqu’elle lui avait écrit deux jours plustôt :

Monsieur Maïeul Jacquet,

compteur à l’Ardoisière et au bourg

de La Forêt, près Combrée.

« Je t’attendrai, mon chéri. Je serai àla barrière de la maison. Je veux au moins te dire adieu, car tu nepeux pas m’avoir oubliée. »

Elle ne doutait pas. Elle avait calculé qu’endescendant du train, il prendrait le tramway de la Pyramide, etqu’à midi et demi, par les chemins qui tournent entre les vergers,il apparaîtrait, et qu’elle saurait bien le retenir, et « seremettre » avec lui, ici ou là, à l’Ardésie ou à LaForêt : qu’importait ?

Elle écoutait. C’était l’heure où le dîner,dans les fermes, dans les fabriques, les chantiers, interrompt letravail. Et on aurait pu entendre le pas d’un homme dévalant de labutte du château rouge vers les champs de pierre bleue, si le ventn’avait récolté au passage tant de rumeurs de la ville, et tant deplaintes des branches, des pignons, des haies émondées au ras dusol et aiguisées en sifflets. Toute la vie passée dans cette maisonétait dans les yeux de Phrosine, était dans le cœur battant dePhrosine, tout le temps qu’elle avait vécu là avec Maïeul, exceptéles jours où une grande peine l’avait fait pleurer : car ellene voulait pas se souvenir de la douleur.

Et quand il fut à peu près midi et demi, unbel homme jeune tourna, du chemin invisible qui descend de laville, dans le chemin que Phrosine ne cessait plus de regarder.Elle était venue à l’entrée du mince verger plein d’herbe, elleavait croisé ses bras sur la barrière à claire-voie. Elle étaitfraîche de visage, et jeune par la passion cachée ; elle sesentait puissante, puisque Maïeul venait à elle ; un sourirefaible et dangereux allongeait ses lèvres.

L’adjointe, au loin, là-bas, surveillait larécréation de quelques enfants, et elle ne se doutait pas queMaïeul fût si près de Phrosine.

Maïeul, en apercevant la femme qui leguettait, avait pâli et il avait ralenti le pas. Par faiblesse etpar confiance en soi, il avait obéi à l’appel de Phrosine. De loin,à peine ému, il avait dit : « Sans doute, j’irai lui direadieu, il faut bien. » Pauvre homme qui croyais que le passéest un mort ! Depuis le matin, il voyageait vers cette minuteredoutable et vers cette femme. Son inquiétude avait grandi.Maintenant, il avait Phrosine devant lui, et, la voyant en ce lieu,dans l’enclos où chaque soir, pendant des mois, il était rentrécomme un homme marié qui retrouve sa femme, il était dansl’épouvante, de sentir si violente, autour de son cœur, la bataillede son sang. Sa gorge était serrée. Le sourire de Phrosinel’appelait avec une douceur affreuse, inévitable. Elle ne parla pastant qu’il fut un peu loin, mais quand il se fut approché jusqu’àpouvoir lire dans les yeux tout éclairés et agrandis par la foliemauvaise, elle dit :

– Je savais que tu viendrais. Viens, mongrand ! On était heureux autrefois. Viens !

Elle le regarda si doux, si doux qu’il eut lecœur tout chaviré, et elle ouvrait la barrière, lentement, pourqu’il ne vît que ses yeux et n’entendît que les mots qui tiennentcaptif. Mais quand la claire-voie fut ouverte et le sentier libre,Maïeul regarda la terre. Il vit l’herbe haute, et les pruniersmiséreux sous lesquels Anna Le Floch avait vécu les derniersjours ; et il revit en esprit l’enfant qui chassait le péchéde la maison, et qui en mourait. Alors, lui qui était si faible etcomme perdu, il fut soutenu par une force nouvelle. La prière deDavidée le secourait, le mérite de la petite Anna lui venait enaide. Il commença à se détourner de la femme et de la maison, et ildit :

– Je suis venu pour te dire adieu,Phrosine, et voilà qui est fait.

– Déjà ! On ne peut se quitter sivite, toi qui arrives de loin, et moi aussi ! Viens, monMaïeul !

Elle espérait qu’il la regarderait encore unefois. Mais il se détourna tout à fait.

– Phrosine, dit-il, je ne dois plus êtrece que j’ai été.

– Qui te le défend ?

– Une qui en a le droit.

– Je la connais !

– Oui, tu l’as connue : c’est tafille qui est morte !

Il s’écartait déjà de la haie. Il allait versl’Ardésie. Phrosine courut à lui, furieuse, criant :

– Ce n’est pas la petite, c’estl’autre ! Ah ! la canaille, elle m’a pris monamant !

Mais elle n’essaya pas de le rejoindre. Etcomme un autre homme, beaucoup plus jeune, sortait du petit cheminqui rôde autour des fermes, et débouche près de la barrière, ellecria de nouveau :

– Maurice ? T’as rientrouvé ?

– Non.

– Moi non plus ! Allons,ouste ! charge la valise et continuons le voyage !

 

Dans la cour de l’école, Davidée surveillaitla récréation. L’heure de la classe n’était plus éloignée. Lesenfants étaient presque au complet. L’une d’elles vint,effarouchée, dire à l’adjointe :

– Il y a quelqu’un, à la porte, qui vousdemande.

Elle ne savait pas qui la demandait, la pauvreDavidée Birot. Mais comme il y avait un souvenir qui ne la quittaitpoint, elle était aussi blanche que les maisons peintes de Blandes,lorsqu’elle ouvrit le portillon de châtaignier. Maïeul Jacquets’était découvert. Il se tenait derrière le pilier, dans soncostume des dimanches, et si ému, lui aussi, que les mots nevenaient pas à ses lèvres, et qu’il avait l’air d’un pèlerin devantla ville de son rêve.

– C’est moi, mademoiselleDavidée !

Elle ne souriait pas, celle-ci ; elle nese faisait point tentatrice : elle ressemblait à une morte,parce que son destin allait être jugé par elle-même.

– Oh ! dit-elle, je ne vousattendais plus.

– Je ne pouvais revenir. Mais j’aitravaillé pour vous.

– Merci.

– Je suis compteur à La Forêt. Ils medonneront du travail à l’Ardésie quand je voudrai.

Il comprit qu’elle attendait autre chose.Après un moment, il dit :

– Mademoiselle, je peux habiter l’Ardésieà présent.

Elle ne répondit pas, mais elle commença des’attendrir sur elle-même, comme ceux qui remontent du fond de lapeine.

– Oui, à présent, je peux relouer lepavillon de la Gravelle. Mais j’ai besoin de votre permission.

Voyant que la jeune fille ne pouvait répondre,à cause du chagrin qu’elle avait encore du passé, l’hommereprit :

– Ça serait plus que mon bonheur si vousvouliez : ça serait mon salut.

Il ajouta :

– Pour ce monde et aussi pourl’autre.

Davidée leva les yeux, vers les brumes que lesoleil dissipait avec effort. Puis elle répondit :

– Louez le pavillon de la Gravelle,Maïeul Jacquet.

Et la cloche sonna l’heure de la classe.

FIN

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Tags: Rene Bazin