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De la Terre à la Lune

De la Terre à la Lune

de Jules Verne

 

Chapitre 1 Le Gun-Club

Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très influent s’établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland.On sait avec quelle énergie l’instinct militaire se développa chez ce peuple d’armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples négociants enjambèrent leur comptoir pour s’improviser capitaines,colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d’application de West-Point[1] ; ils égalèrent bientôt dans «L’art de la guerre » leurs collègues du vieux continent, et comme eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets, les millions et les hommes.

Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens, ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées inconnues jusqu’alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de plein fouet, de feux d’écharpe, d’enfilade ou de revers, les Anglais, les Français, les Prussiens, n’ont plus rien à apprendre ; mais leurs canons, leurs obusiers, leurs mortiersne sont que des pistolets de poche auprès des formidables engins del’artillerie américaine.

Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiersmécaniciens du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sontmusiciens et les Allemands métaphysiciens,— de naissance. Rien deplus naturel, dès lors, que de les voir apporter dans la science dela balistique leur audacieuse ingéniosité. De là ces canonsgigantesques, beaucoup moins utiles que les machines à coudre, maisaussi étonnants et encore plus admirés. On connaît en ce genre lesmerveilles de Parrott, de Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, lesPallisser et les Treuille de Beaulieu n’eurent plus qu’à s’inclinerdevant leurs rivaux d’outre-mer.

Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et desSudistes, les artilleurs tinrent le haut du pavé ; lesjournaux de l’Union célébraient leurs inventions avec enthousiasme,et il n’était si mince marchand, si naïf « booby »[2] , qui ne se cassât jour et nuit la tête àcalculer des trajectoires insensées.

Or, quand un Américain a une idée, il cherche un secondAméricain qui la partage. Sont-ils trois, ils élisent un présidentet deux secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et lebureau fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale,et le club est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premierqui inventa un nouveau canon s’associa avec le premier qui lefondit et le premier qui le fora. Tel fut le noyau duGun-Club[3] . Un mois après sa formation, il comptaitdix-huit cent trente-trois membres effectifs et trente mille cinqcent soixante-quinze membres correspondants.

Une condition—sine qua non—était imposée à toute personne quivoulait entrer dans l’association, la condition d’avoir imaginé ou,tout au moins, perfectionné un canon ; à défaut de canon, unearme feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs derevolvers quinze coups, de carabines pivotantes ou desabres-pistolets ne jouissaient pas d’une grande considération. Lesartilleurs les primaient en toute circonstance.

« L’estime qu’ils obtiennent, dit un jour un des plus savantsorateurs du Gun-Club, est proportionnelle « aux masses » de leurcanon, et « en raison directe du carré des distances » atteintespar leurs projectiles !

Un peu plus, c’était la loi de Newton sur la gravitationuniverselle transportée dans l’ordre moral.

Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en cegenre le génie inventif des Américains. Les engins de guerreprirent des proportions colossales, et les projectiles allèrent,au-delà des limites permises, couper en deux les promeneursinoffensifs. Toutes ces inventions laissèrent loin derrière ellesles timides instruments de l’artillerie européenne. Qu’on en jugepar les chiffres suivants.

Jadis, « au bon temps », un boulet de trente-six, à une distancede trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flancet soixante-huit hommes. C’était l’enfance de l’art. Depuis lors,les projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait àsept milles[4] un boulet pesant une demi-tonne[5] aurait facilement renversé cent cinquantechevaux et trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Clubd’en faire une épreuve solennelle. Mais, si les chevauxconsentirent à tenter l’expérience, les hommes firentmalheureusement défaut.

Quoi qu’il en soit, l’effet de ces canons était très meurtrier,et chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous lafaux. Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameuxboulet qui, Coutras, en 1587 mit vingt-cinq hommes hors de combat,et cet autre qui, à Zorndoff, en 1758 tua quarante fantassins, et,en 1742 ce canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetaitsoixante-dix ennemis par terre ? Qu’étaient ces feuxsurprenants d’Iéna ou d’Austerlitz qui décidaient du sort de labataille ? On en avait vu bien d’autres pendant la guerrefédérale ! Au combat de Gettysburg, un projectile coniquelancé par un canon rayé atteignit cent soixante-treizeconfédérés ; et, au passage du Potomac, un boulet Rodmanenvoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment meilleur.Il faut mentionner également un mortier formidable inventé parJ.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du Gun-Club,dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, son coupd’essai, il tua trois cent trente-sept personnes,—en éclatant, ilest vrai !

Qu’ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes ? Rien.Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par lestatisticien Pitcairn : en divisant le nombre des victimes tombéessous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva quechacun de ceux-ci avait tué pour son compte une « moyenne » de deuxmille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.

A considérer un pareil chiffre, il est évident que l’uniquepréoccupation de cette société savante fut la destruction del’humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement desarmes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.

C’était une réunion d’Anges Exterminateurs, au demeurant lesmeilleurs fils du monde.

Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s’entinrent pas seulement aux formules et qu’ils payèrent de leurpersonne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade,lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux quidébutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaientsur leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dontles noms figuraient au livre d’honneur du Gun-Club, et de ceux quirevinrent la plupart portaient les marques de leur indiscutableintrépidité. Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains àcrochets, mâchoires en caoutchouc, crânes en argent, nez enplatine, rien ne manquait à la collection, et le susdit Pitcairncalcula également que, dans le Gun-Club, il n’y avait pas tout àfait un bras pour quatre personnes, et seulement deux jambes poursix.

Mais ces vaillants artilleurs n’y regardaient pas de si près, etils se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d’unebataille relevait un nombre de victimes décuple de la quantité deprojectiles dépensés.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signéepar les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu àpeu, les mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps etles canons, la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les bouletss’empilèrent dans les parcs, les souvenirs sanglants s’effacèrent,les cotonniers poussèrent magnifiquement sur les champs largementengraissés, les vêtements de deuil achevèrent de s’user avec lesdouleurs, et le Gun-Club demeura plongé dans un désœuvrementprofond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bienencore à des calculs de balistique ; ils rêvaient toujours debombes gigantesques et d’obus incomparables. Mais, sans lapratique, pourquoi ces vaines théories ? Aussi les sallesdevenaient désertes, les domestiques dormaient dans lesantichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coinsobscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres duGun-Club, jadis si bruyants, maintenant réduits au silence par unepaix désastreuse, s’endormaient dans les rêveries de l’artillerieplatonique !

« C’est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant queses jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir.Rien faire ! rien à espérer ! Quelle existencefastidieuse ! Où est le temps où le canon vous réveillaitchaque matin par ses joyeuses détonations ?

– Ce temps-là n’est plus, répondit le fringant Bilsby, encherchant se détirer les bras qui lui manquaient. C’était unplaisir alors ! On inventait son obusier, et, à peine fondu,on courait l’essayer devant l’ennemi ; puis on rentrait aucamp avec un encouragement de Sherman ou une poignée de main deMacClellan ! Mais, aujourd’hui, les généraux sont retournés àleur comptoir, et, au lieu de projectiles, ils expédientd’inoffensives balles de coton ! Ah ! par sainteBarbe ! l’avenir de l’artillerie est perdu enAmérique !

– Oui, Bilsby, s’écria le colonel Blomsberry, voilà de cruellesdéceptions ! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, ons’exerce au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour leschamps de bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ansplus tard, il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s’endormirdans une déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans sespoches.

Quoi qu’il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché dedonner une pareille marque de son désœuvrement, et cependant, cen’étaient pas les poches qui lui manquaient.

« Et nulle guerre en perspective ! dit alors le fameuxJ.-T. Maston, en grattant de son crochet de fer son crâne engutta-percha. Pas un nuage à l’horizon, et cela quand il y a tant àfaire dans la science de l’artillerie ! Moi qui vous parle,j’ai terminé ce matin une épure, avec plan, coupe et élévation,d’un mortier destiné à changer les lois de la guerre !

– Vraiment ? répliqua Tom Hunter, en songeantinvolontairement au dernier essai de l’honorable J.-T. Maston.

– Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tantd’études menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues ?N’est-ce pas travailler en pure perte ? Les peuples du NouveauMonde semblent s’être donné le mot pour vivre en paix, et notrebelliqueux —Tribune[6] — en arrivepronostiquer de prochaines catastrophes dues à l’accroissementscandaleux des populations !

– Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se battoujours en Europe pour soutenir le principe desnationalités !

– Eh bien ?

– Eh bien ! il y aurait peut-être quelque chose à tenterlà-bas, et si l’on acceptait nos services…

– Y pensez-vous ? s’écria Bilsby. Faire de la balistique auprofit des étrangers !

– Cela vaudrait mieux que de n’en pas faire du tout, riposta lecolonel.

– Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il nefaut même pas songer à cet expédient.

– Et pourquoi cela ? demanda le colonel.

– Parce qu’ils ont dans le Vieux Monde des idées surl’avancement qui contrarieraient toutes nos habitudes américaines.Ces gens-là ne s’imaginent pas qu’on puisse devenir général en chefavant d’avoir servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait àdire qu’on ne saurait être bon pointeur à moins d’avoir fondu lecanon soi-même ! Or, c’est tout simplement…

– Absurde ! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras deson fauteuil à coups de « bowie-knife »[7] , etpuisque les choses en sont là, il ne nous reste plus qu’à planterdu tabac ou à distiller de l’huile de baleine !

– Comment ! s’écria J.-T. Maston d’une voix retentissante,ces dernières années de notre existence, nous ne les emploieronspas au perfectionnement des armes à feu ! Une nouvelleoccasion ne se rencontrera pas d’essayer la portée de nosprojectiles ! L’atmosphère ne s’illuminera plus sous l’éclairde nos canons ! Il ne surgira pas une difficultéinternationale qui nous permette de déclarer la guerre à quelquepuissance transatlantique ! Les Français ne couleront pas unseul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris dudroit des gens, trois ou quatre de nos nationaux !

– Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n’aurons pasce bonheur ! Non ! pas un de ces incidents ne seproduira, et, se produisît-il, nous n’en profiterions mêmepas ! La susceptibilité américaine s’en va de jour en jour, etnous tombons en quenouille !

– Oui, nous nous humilions ! répliqua Bilsby.

– Et on nous humilie ! riposta Tom Hunter.

– Tout cela n’est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec unenouvelle véhémence. Il y a dans l’air mille raisons de se battre etl’on ne se bat pas ! On économise des bras et des jambes, etcela au profit de gens qui n’en savent que faire ! Et tenez,sans chercher si loin un motif de guerre, l’Amérique du Nordn’a-t-elle pas appartenu autrefois aux Anglais ?

– Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du boutde sa béquille.

– Eh bien ! reprit J.-T. Maston, pourquoi l’Angleterre àson tour n’appartiendrait-elle pas aux Américains ?

– Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.

– Allez proposer cela au président des États-Unis, s’écria J.-T.Maston, et vous verrez comme il vous recevra !

– Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dentsqu’il avait sauvées de la bataille.

– Par ma foi, s’écria J.-T. Maston, aux prochaines élections iln’a que faire de compter sur ma voix !

– Ni sur les nôtres, répondirent d’un commun accord cesbelliqueux invalides.

– En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l’onne me fournit pas l’occasion d’essayer mon nouveau mortier sur unvrai champ de bataille, je donne ma démission de membre duGun-Club, et je cours m’enterrer dans les savanes del’Arkansas !

– Nous vous y suivrons », répondirent les interlocuteurs del’audacieux J.-T. Maston.

Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plusen plus, et le club était menacé d’une dissolution prochaine, quandun événement inattendu vint empêcher cette regrettablecatastrophe.

Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cerclerecevait une circulaire libellée en ces termes :

—Baltimore, 3 octobre.—

—Le président du Gun-Club a l’honneur de prévenir ses collèguesqu’à la séance du 5 courant il leur fera une communication denature à les intéresser vivement. En conséquence, il les prie,toute affaire cessante, de se rendre à l’invitation qui leur estfaite par la présente.—

—Très cordialement leur—IMPEY BARBICANE, P. G. -C.

Chapitre 2Communication du Président Barbicane

Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte sepressait dans les salons du Gun-Club, 21 Union-Square. Tous lesmembres du cercle résidant à Baltimore s’étaient rendus àl’invitation de leur président. Quant aux membres correspondants,les express les débarquaient par centaines dans les rues de laville, et si grand que fût le « hall » des séances, ce monde desavants n’avait pu y trouver place ; aussi refluait-il dansles salles voisines, au fond des couloirs et jusqu’au milieu descours extérieures ; là, il rencontrait le simple populaire quise pressait aux portes, chacun cherchant gagner les premiers rangs,tous avides de connaître l’importante communication du présidentBarbicane, se poussant, se bousculant, s’écrasant avec cetteliberté d’action particulière aux masses élevées dans les idées du« self government »[8] .

Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n’eût pasobtenu, même à prix d’or, de pénétrer dans la grande salle ;celle-ci était exclusivement réservée aux membres résidants oucorrespondants ; nul autre n’y pouvait prendre place, et lesnotables de la cité, les magistrats du conseil des « selectmen»[9] avaient dû se mêler à la foule de leursadministrés, pour saisir au vol les nouvelles de l’intérieur.

Cependant l’immense « hall » offrait aux regards un curieuxspectacle. Ce vaste local était merveilleusement approprié à sadestination. De hautes colonnes formées de canons superposésauxquels d’épais mortiers servaient de base soutenaient les finesarmatures de la voûte, véritables dentelles de fonte frappées àl’emporte-pièce. Des panoplies d’espingoles, de tromblons,d’arquebuses, de carabines, de toutes les armes à feu anciennes oumodernes s’écartelaient sur les murs dans un entrelacementpittoresque. Le gaz sortait pleine flamme d’un millier de revolversgroupés en forme de lustres, tandis que des girandoles de pistoletset des candélabres faits de fusils réunis en faisceaux,complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de canons, leséchantillons de bronze, les mires criblées de coups, les plaquesbrisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments derefouloirs et d’écouvillons, les chapelets de bombes, les colliersde projectiles, les guirlandes d’obus, en un mot, tous les outilsde l’artilleur surprenaient l’œil par leur étonnante disposition etlaissaient à penser que leur véritable destination était plusdécorative que meurtrière.

A la place d’honneur, on voyait, abrité par une splendidevitrine, un morceau de culasse, brisé et tordu sous l’effort de lapoudre, précieux débris du canon de J.-T. Maston.

A l’extrémité de la salle, le président, assisté de quatresecrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur unaffût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantesd’un mortier de trente-deux pouces ; il était braque sous unangle de quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, detelle sorte que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs »[10] , unbalancement fort agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau,vaste plaque de tôle supportée par six caronades, on voyait unencrier d’un goût exquis, fait d’un biscaïen délicieusement ciselé,et un timbre détonation qui éclatait, à l’occasion, comme unrevolver. Pendant les discussions véhémentes, cette sonnette d’unnouveau genre suffisait peine à couvrir la voix de cette légiond’artilleurs surexcités.

Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme lescirconvallations d’un retranchement, formaient une succession debastions et de courtines où prenaient place tous les membres duGun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, « il y avait du monde surles remparts ». On connaissait assez le président pour savoir qu’iln’eût pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus hautegravité.

Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid,austère, d’un esprit éminemment sérieux et concentré ; exactcomme un chronomètre, d’un tempérament à toute épreuve, d’uncaractère inébranlable ; peu chevaleresque, aventureuxcependant, mais apportant des idées pratiques jusque dans sesentreprises les plus téméraires ; l’homme par excellence de laNouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de cesTêtes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l’implacable ennemi desgentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la mère patrie. En unmot, un Yankee coulé d’un seul bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce desbois ; nommé directeur de l’artillerie pendant la guerre, ilse montra fertile en inventions ; audacieux dans ses idées, ilcontribua puissamment aux progrès de cette arme, et donna auxchoses expérimentales un incomparable élan.

C’était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rareexception dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traitsaccentués semblaient tracés à l’équerre et au tire-ligne, et s’ilest vrai que, pour deviner les instincts d’un homme, on doive leregarder de profil, Barbicane, vu ainsi, offrait les indices lesplus certains de l’énergie, de l’audace et du sang-froid.

En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à hauteforme, cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânesaméricains.

Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans ledistraire ; ils s’interrogeaient, ils se lançaient dans lechamp des suppositions, ils examinaient leur président etcherchaient, mais en vain, à dégager l’X de son imperturbablephysionomie.

Lorsque huit heures sonnèrent à l’horloge fulminante de lagrande salle, Barbicane, comme s’il eût été mû par un ressort, seredressa subitement ; il se fit un silence général, etl’orateur, d’un ton un peu emphatique, prit la parole en ces termes:

« Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paixinféconde est venue plonger les membres du Gun-Club dans unregrettable désœuvrement. Après une période de quelques années, sipleine d’incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nousarrêter net sur la route du progrès. Je ne crains pas de leproclamer à haute voix, toute guerre qui nous remettrait les armesà la main serait bien venue…

– Oui, la guerre ! s’écria l’impétueux J.-T. Maston.

– Écoutez ! écoutez ! répliqua-t-on de toutesparts.

– Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dansles circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer monhonorable interrupteur, de longues années s’écouleront encore avantque nos canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc enprendre son parti et chercher dans un autre ordre d’idées unaliment à l’activité qui nous dévore !

L’assemblée sentit que son président allait aborder le pointdélicat. Elle redoubla d’attention.

« Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane,je me suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nousne pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne duXIXe siècle, et si les progrès de la balistique ne nouspermettraient pas de la mener à bonne fin. J’ai donc cherché,travaillé, calculé, et de mes études est résultée cette convictionque nous devons réussir dans une entreprise qui paraîtraitimpraticable à tout autre pays. Ce projet, longuement élaboré, vafaire l’objet de ma communication ; il est digne de vous,digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer de faire dubruit dans le monde !

– Beaucoup de bruit ? s’écria un artilleur passionné.

– Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, réponditBarbicane.

– N’interrompez pas ! répétèrent plusieurs voix.

– Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, dem’accorder toute votre attention.

Un frémissement courut dans l’assemblée. Barbicane, ayant d’ungeste rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discoursd’une voix calme :

« Il n’est aucun de vous, braves collègues, qui n’ait vu laLune, ou tout au moins, qui n’en ait entendu parler. Ne vousétonnez pas si je viens vous entretenir ici de l’astre des nuits.Il nous est peut-être réservé d’être les Colombs de ce mondeinconnu. Comprenez-moi, secondez-moi de tout votre pouvoir, je vousmènerai à sa conquête, et son nom se joindra à ceux des trente-sixÉtats qui forment ce grand pays de l’Union !

– Hurrah pour la Lune ! s’écria le Gun-Club d’une seulevoix.

– On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane ; samasse, sa densité, son poids, son volume, sa constitution, sesmouvements, sa distance, son rôle dans le monde solaire, sontparfaitement déterminés ; on a dressé des cartessélénographiques avec une perfection qui égale, si même elle nesurpasse pas, celle des cartes terrestres ; la photographie adonné de notre satellite des épreuves d’une incomparablebeauté[11] . En un mot, on sait de la Lune tout ceque les sciences mathématiques, l’astronomie, la géologie,l’optique peuvent en apprendre ; mais jusqu’ici il n’a jamaisété établi de communication directe avec elle.

Un violent mouvement d’intérêt et de surprise accueillit cesparoles.

Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques motscomment certains esprits ardents, embarqués pour des voyagesimaginaires, prétendirent avoir pénétré les secrets de notresatellite. Au XVIIe siècle, un certain David Fabricius se vantad’avoir vu de ses yeux des habitants de la Lune. En 1649 unFrançais, Jean Baudoin, publia le—Voyage fait au monde de la Lunepar Dominique Gonzalès—, aventurier espagnol. A la même époque,Cyrano de Bergerac fit paraître cette expédition célèbre qui euttant de succès en France. Plus tard, un autre Français—ces gens-làs’occupent beaucoup de la Lune—, le nommé Fontenelle, écrivitla—Pluralité des Mondes—, un chef-d’œuvre en son temps ; maisla science, en marchant, écrase même les chefs-d’œuvre ! Vers1835 un opuscule traduit du—New York American—raconta que Sir JohnHerschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des étudesastronomiques, avait, au moyen d’un télescope perfectionné par unéclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingtsyards[12] . Alors il aurait aperçu distinctementdes cavernes dans lesquelles vivaient des hippopotames, de vertesmontagnes frangées de dentelles d’or, des moutons aux cornesd’ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec des ailesmembraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette brochure,œuvre d’un Américain nommé Locke[13] , eut untrès grand succès. Mais bientôt on reconnut que c’était unemystification scientifique, et les Français furent les premiers àen rire.

– Rire d’un Américain ! s’écria J.-T. Maston, mais voilàun—casus belli—! …

– Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d’en rire,avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminerce rapide historique, j’ajouterai qu’un certain Hans Pfaal deRotterdam, s’élançant dans un ballon rempli d’un gaz tiré del’azote, et trente-sept fois plus léger que l’hydrogène, atteignitla Lune après dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme lestentatives précédentes, était simplement imaginaire, mais ce futl’œuvre d’un écrivain populaire en Amérique, d’un génie étrange etcontemplatif. J’ai nommé Poe !

– Hurrah pour Edgar Poe ! s’écria l’assemblée, électriséepar les paroles de son président.

– J’en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives quej’appellerai purement littéraires, et parfaitement insuffisantespour établir des relations sérieuses avec l’astre des nuits.Cependant, je dois ajouter que quelques esprits pratiquesessayèrent de se mettre en communication sérieuse avec lui. Ainsi,il y a quelques années, un géomètre allemand proposa d’envoyer unecommission de savants dans les steppes de la Sibérie. Là, sur devastes plaines, on devait établir d’immenses figures géométriques,dessinées au moyen de réflecteurs lumineux, entre autres le carréde l’hypoténuse, vulgairement appel le « Pont aux ânes » par lesFrançais. « Tout être intelligent, disait le géomètre, doitcomprendre la destination scientifique de cette figure. LesSélénites[14] , s’ils existent, répondront par unefigure semblable, et la communication une fois établie, il serafacile de créer un alphabet a qui permettra de s’entretenir avecles habitants de la Lune. » Ainsi parlait le géomètre allemand,mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu’ici aucun liendirect n’a existé entre la Terre et son satellite. Mais il estréservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapportavec le monde sidéral. Le moyen d’y parvenir est simple, facile,certain, immanquable, et il va faire l’objet de ma proposition.

Un brouhaha, une tempête d’exclamations accueillit ces paroles.Il n’était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné,enlevé par les paroles de l’orateur.

« Écoutez ! écoutez ! Silence donc ! »s’écria-t-on de toutes parts.

Lorsque l’agitation fut calmée, Barbicane reprit d’une voix plusgrave son discours interrompu :

« Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuisquelques années et à quel degré de perfection les armes à feuseraient parvenues, si la guerre eût continué. Vous n’ignorez pasnon plus que, d’une façon générale, la force de résistance descanons et la puissance expansive de la poudre sont illimitées. Ehbien ! partant de ce principe, je me suis demandé si, au moyend’un appareil suffisant, établi dans des conditions de résistancedéterminées, il ne serait pas possible d’envoyer un boulet dans laLune.

A ces paroles, un « oh ! » de stupéfaction s’échappa demille poitrines haletantes ; puis il se fit un moment desilence, semblable à ce calme profond qui précède les coups detonnerre. Et, en effet, le tonnerre éclata, mais un tonnerred’applaudissements, de cris, de clameurs, qui fit trembler la salledes séances. Le président voulait parler ; il ne le pouvaitpas. Ce ne fut qu’au bout de dix minutes qu’il parvint se faireentendre.

« Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J’ai pris laquestion sous toutes ses faces, je l’ai abordée résolument, et demes calculs indiscutables il résulte que tout projectile doué d’unevitesse initiale de douze mille yards[15] parseconde, et dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu’àelle. J’ai donc l’honneur de vous proposer, mes braves collègues,de tenter cette petite expérience !

Chapitre 3Effet de la Communication Barbicane

Il est impossible de peindre l’effet produit par les dernièresparoles de l’honorable président. Quels cris ! quellesvociférations ! quelle succession de grognements, de hurrahs,de « hip ! hip ! hip ! » et de toutes cesonomatopées qui foisonnent dans la langue américaine ! C’étaitun désordre, un brouhaha indescriptible ! Les bouchescriaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancherdes salles. Toutes les armes de ce musée d’artillerie, partant à lafois, n’auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Celane peut surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyantsque leurs canons.

Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameursenthousiastes ; peut-être voulait-il encore adresser quelquesparoles à ses collègues, car ses gestes réclamèrent le silence, etson timbre fulminant s’épuisa en violentes détonations. On nel’entendit même pas. Bientôt il fut arraché de son siège, porté entriomphe, et des mains de ses fidèles camarades il passa dans lesbras d’une foule non moins surexcitée.

Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que lemot « impossible » n’était pas français ; on s’est évidemmenttrompé de dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout estsimple, et quant aux difficultés mécaniques, elles sont mortesavant d’être nées. Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pasun véritable Yankee ne se fût permis d’entrevoir l’apparence d’unedifficulté. Chose dite, chose faite.

La promenade triomphale du président se prolongea dans lasoirée. Une véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands,Français, Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se composela population du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, etles vivats, les hurrahs, les bravos s’entremêlaient dans uninexprimable élan.

Précisément, comme si elle eût compris qu’il s’agissait d’elle,la Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant deson intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankeesdirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant ; les uns lasaluaient de la main, les autres l’appelaient des plus douxnoms ; ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaientdu poing ; de huit heures à minuit, un opticien deJone’s-Fall-Street fit sa fortune à vendre des lunettes. L’astredes nuits était lorgné comme une lady de haute volée. LesAméricains en agissaient avec un sans-façon de propriétaires. Ilsemblait que la blonde Phoebé appartînt à ces audacieux conquérantset fît déjà partie du territoire de l’Union. Et pourtant il n’étaitquestion que de lui envoyer un projectile, façon assez brutaled’entrer en relation, même avec un satellite, mais fort en usageparmi les nations civilisées.

Minuit venait de sonner, et l’enthousiasme ne baissaitpas ; il se maintenait à dose égale dans toutes les classes dela population ; le magistrat, le savant, le négociant, lemarchand, le portefaix, les hommes intelligents aussi bien que lesgens « verts[16] », se sentaient remués dans leurfibre la plus délicate ; il s’agissait là d’une entreprisenationale ; aussi la ville haute, la ville basse, les quaisbaignés par les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dansleurs bassins regorgeaient d’une foule ivre de joie, de gin et dewhisky ; chacun conversait, pérorait, discutait, disputait,approuvait, applaudissait, depuis le gentleman nonchalamment étendusur le canapé des bar-rooms devant sa chope desherry-cobbler[17] , jusqu’au waterman qui se grisaitde « casse-poitrine[18] » dansles sombres tavernes du Fells-Point.

Cependant, vers deux heures, l’émotion se calma. Le présidentBarbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Unhercule n’eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La fouleabandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roadsde l’Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, quiconvergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatrecoins des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillitérelative.

Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que, pendant cettesoirée mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation.Les grandes villes de l’Union, New York, Boston, Albany,Washington, Richmond, Crescent-City[19] ,Charleston, la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan auxFlorides, toutes prenaient leur part de ce délire. En effet, lestrente mille correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre deleur président, et ils attendaient avec une égale impatience lafameuse communication du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesureque les paroles s’échappaient des lèvres de l’orateur, ellescouraient sur les fils télégraphiques, à travers les États del’Union, avec une vitesse de deux cent quarante-huit mille quatrecent quarante-sept milles[20] à laseconde. On peut donc dire avec une certitude absolue qu’au mêmeinstant les États-Unis d’Amérique, dix fois grands comme la France,poussèrent un seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cœurs,gonflés d’orgueil, battirent de la même pulsation.

Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires,bi-mensuels ou mensuels, s’emparèrent de la question ; ilsl’examinèrent sous ses différents aspects physiques,météorologiques, économiques ou moraux, au point de vue de laprépondérance politique ou de la civilisation. Ils se demandèrentsi la Lune était un monde achevé, si elle ne subissait plus aucunetransformation. Ressemblait-elle à la Terre au temps oùl’atmosphère n’existait pas encore ? Quel spectacle présentaitcette face invisible au sphéroïde terrestre ? Bien qu’il nes’agît encore que d’envoyer un boulet l’astre des nuits, tousvoyaient là le point de départ d’une série d’expériences ;tous espéraient qu’un jour l’Amérique pénétrerait les dernierssecrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même semblèrentcraindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement l’équilibreeuropéen.

Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute saréalisation ; les recueils, les brochures, les bulletins, les« magazines » publiés par les sociétés savantes, littéraires oureligieuses, en firent ressortir les avantages, et « la Sociétéd’Histoire naturelle » de Boston, « la Société américaine dessciences et des arts » d’Albany, « la Société géographique etstatistique » de New York, « la Société philosophique américaine »de Philadelphie, « l’Institution Smithsonienne » de Washington,envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au Gun-Club, avecdes offres immédiates de service et d’argent.

Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareilnombre d’adhérents ; d’hésitations, de doutes, d’inquiétudes,il ne fut même pas question. Quant aux plaisanteries, auxcaricatures, aux chansons qui eussent accueilli en Europe, etparticulièrement en France, l’idée d’envoyer un projectile à laLune, elles auraient fort mal servi leur auteur ; tous les «lifepreservers[21] » du monde eussent été impuissantsle garantir contre l’indignation générale. Il y a des choses donton ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc,partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis,quelque chose comme le Washington de la science, et un trait, entreplusieurs, montrera jusqu’où allait cette inféodation subite d’unpeuple à un homme.

Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeurd’une troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore lareprésentation de—Much ado about nothing[22] —. Maisla population de la ville, voyant dans ce titre une allusionblessante aux projets du président Barbicane, envahit la salle,brisa les banquettes et obligea le malheureux directeur à changerson affiche. Celui-ci, en homme d’esprit, s’inclinant devant lavolonté publique, remplaça la malencontreuse comédie par—As youlike it[23] —, et, pendant plusieurs semaines, ilfit des recettes phénoménales.

Chapitre 4Réponse de l’Observatoire de Cambridge

Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu desovations dont il était l’objet. Son premier soin fut de réunir sescollègues dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, onconvint de consulter les astronomes sur la partie astronomique del’entreprise ; leur réponse une fois connue, on discuteraitalors les moyens mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurerle succès de cette grande expérience.

Une note très précise, contenant des questions spéciales, futdonc rédigée et adressée à l’Observatoire de Cambridge, dans leMassachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Universitédes États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique.Là se trouvent réunis des savants du plus haut mérite ; làfonctionne la puissante lunette qui permit à Bond de résoudre lanébuleuse d’Andromède et à Clarke de découvrir le satellite deSirius. Cet établissement célèbre justifiait donc à tous les titresla confiance du Gun-Club.

Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue,arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçueen ces termes :

—Le Directeur de l’Observatoire de Cambridge au Président duGun-Club, à Baltimore.—

« Cambridge, 7 octobre.

« Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée àl’Observatoire de Cambridge au nom des membres du Gun-Club deBaltimore, notre bureau s’est immédiatement réuni, et il a jugé àpropos[24] de répondre comme suit :

« Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci :

« 1° Est-il possible d’envoyer un projectile dans laLune ?

« 2° Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de sonsatellite ?

« 3° Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel auraété imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, àquel moment devra-t-on le lancer pour qu’il rencontre la Lune en unpoint déterminé ?

« 4° A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans laposition la plus favorable pour être atteinte par leprojectile ?

« 5° Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destinlancer le projectile ?

« 6° Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au momento partira le projectile ?

« Sur la première question :— Est-il possible d’envoyer unprojectile dans la Lune ?

« Oui, il est possible d’envoyer un projectile dans la Lune, sil’on parvient à animer ce projectile d’une vitesse initiale dedouze mille yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesseest suffisante. A mesure que l’on s’éloigne de la Terre, l’actionde la pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances,c’est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cetteaction est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur duboulet décroîtra rapidement, et finira par s’annuler complètementau moment où l’attraction de la Lune fera équilibre à celle de laTerre, c’est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes dutrajet. En ce moment, le projectile ne pèsera plus, et, s’ilfranchit ce point, il tombera sur la Lune par l’effet seul del’attraction lunaire. La possibilité théorique de l’expérience estdonc absolument démontrée ; quant à sa réussite, elle dépenduniquement de la puissance de l’engin employé.

« Sur la deuxième question :—Quelle est la distance exacte quisépare la Terre de son satellite ?

« La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence,mais bien une ellipse dont notre globe occupe l’un desfoyers ; de là cette conséquence que la Lune se trouve tantôtplus rapprochée de la Terre, et tantôt plus éloignée, ou, en termesastronomiques, tantôt dans son apogée, tantôt dans son périgée. Or,la différence entre sa plus grande et sa plus petite distance estassez considérable, dans l’espèce, pour qu’on ne doive pas lanégliger. En effet, dans son apogée, la Lune est à deux centquarante-sept mille cinq cent cinquante-deux milles (—99,640 lieuesde 4 kilomètres), et dans son périgée à deux cent dix-huit millesix cent cinquante-sept milles seulement (— 88 010 lieues), ce quifait une différence de vingt-huit mille huit centquatre-vingt-quinze milles (— 11 630 lieues), ou plus du neuvièmedu parcours. C’est donc la distance périgéenne de la Lune qui doitservir de base aux calculs.

« Sur la troisième question :—Quelle sera la durée du trajet duprojectile auquel aura été imprimée une vitesse initialesuffisante, et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancerpour qu’il rencontre la Lune en un point déterminé ?

« Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale dedouze mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à sondépart, il ne mettrait que neuf heures environ à se rendre à sadestination ; mais comme cette vitesse initiale iracontinuellement en décroissant, il se trouve, tout calcul fait, quele projectile emploiera trois cent mille secondes, soitquatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour atteindre le pointoù les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, et de cepoint il tombera sur la Lune en cinquante mille secondes, ou treizeheures cinquante-trois minutes et vingt secondes. Il conviendradonc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize minutes etvingt secondes avant l’arrivée de la Lune au point visé.

« Sur la quatrième question :— A quel moment précis la Lune seprésentera-t-elle dans la position la plus favorable pour êtreatteinte par le projectile ?

« D’après ce qui vient d’être dit ci-dessus, il faut d’abordchoisir l’époque où la Lune sera dans son périgée, et en même tempsle moment où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore leparcours d’une distance égale au rayon terrestre, soit trois milleneuf cent dix-neuf milles ; de telle sorte que le trajetdéfinitif sera de deux cent quatorze mille neuf cent soixante-seizemilles (—86 410 lieues). Mais, si chaque mois la Lune passe à sonpérigée, elle ne se trouve pas toujours au zénith à ce moment. Ellene se présente dans ces deux conditions qu’à de longs intervalles.Il faudra donc attendre la coïncidence du passage au périgée et auzénith. Or, par une heureuse circonstance, le 4 décembre de l’annéeprochaine, la Lune offrira ces deux conditions : à minuit, ellesera dans son périgée, c’est-à-dire sa plus courte distance de laTerre, et elle passera en même temps au zénith.

« Sur la cinquième question :—Quel point du ciel devra-t-onviser avec le canon destiné à lancer le projectile ?

« Les observations précédentes étant admises, le canon devraêtre braqué sur le zénith[25] dulieu ; de la sorte, le tir sera perpendiculaire au plan del’horizon, et le projectile se dérobera plus rapidement aux effetsde l’attraction terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénithd’un lieu, il faut que ce lieu ne soit pas plus haut en latitudeque la déclinaison de cet astre, autrement dit, qu’il soit comprisentre 0° et 28° de latitude nord ou sud[26] . Entout autre endroit, le tir devrait être nécessairement oblique, cequi nuirait à la réussite de l’expérience.

« Sur la sixième question :—Quelle place la Lune occupera-t-elledans le ciel au moment où partira le projectile ?

« Au moment où le projectile sera lancé dans l’espace, la Lune,qui avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinqsecondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatrefois ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes etvingt secondes, espace qui correspond au chemin qu’elle ferapendant la durée du parcours du projectile. Mais comme il fautégalement tenir compte de la déviation que fera éprouver au bouletle mouvement de rotation de la terre, et comme le boulet n’arriveraà la Lune qu’après avoir dévié d’une distance égale à seize rayonsterrestres, qui, comptés sur l’orbite de la Lune, font environ onzedegrés, on doit ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment leretard de la Lune déjà mentionné, soit soixante-quatre degrés enchiffres ronds. Ainsi donc, au moment du tir, le rayon visuel menéà la Lune fera avec la verticale du lieu un angle desoixante-quatre degrés.

« Telles sont les réponses aux questions posées à l’Observatoirede Cambridge par les membres du Gun-Club.

« En résumé :

« 1° Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et28° de latitude nord ou sud.

« 2° Il devra être braqué sur le zénith du lieu.

« 3° Le projectile devra être animé d’une vitesse initiale dedouze mille yards par seconde.

« 4° Il devra être lancé le 1er décembre de l’année prochaine, àonze heures moins treize minutes et vingt secondes.

« 5° Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.

« Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard lestravaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts àopérer au moment déterminé, car, s’ils laissaient passer cette datedu 4 décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmesconditions de périgée et de zénith que dix-huit ans et onze joursaprès.

« Le bureau de l’Observatoire de Cambridge se met entièrement àleur disposition pour les questions d’astronomie théorique, et iljoint par la présente ses félicitations à celles de l’Amérique toutentière.

« Pour le bureau :

« J. -M. BELFAST, «—Directeur de l’Observatoire deCambridge.—

Chapitre 5Le Roman de la Lune

Un observateur doué d’une vue infiniment pénétrante, et placé àce centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu desmyriades d’atomes remplir l’espace à l’époque chaotique del’univers. Mais peu à peu, avec les siècles, un changement seproduisit ; une loi d’attraction se manifesta, à laquelleobéirent les atomes errants jusqu’alors ; ces atomes secombinèrent chimiquement suivant leurs affinités, se firentmolécules et formèrent ces amas nébuleux dont sont parsemées lesprofondeurs du ciel.

Ces amas furent aussitôt animés d’un mouvement de rotationautour de leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues,se prit tourner sur lui-même en se condensantprogressivement ; d’ailleurs, suivant des lois immuables de lamécanique, à mesure que son volume diminuait par la condensation,son mouvement de rotation s’accélérait, et ces deux effetspersistant, il en résulta une étoile principale, centre de l’amasnébuleux.

En regardant attentivement, l’observateur eût alors vu lesautres molécules de l’amas se comporter comme l’étoile centrale, secondenser à sa façon par un mouvement de rotation progressivementaccéléré, et graviter autour d’elle sous forme d’étoilesinnombrables. La nébuleuse, dont les astronomes comptent près decinq mille actuellement, était formée.

Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommesont nommée la Voie lactée, et qui renferme dix-huit millionsd’étoiles, dont chacune est devenue le centre d’un mondesolaire.

Si l’observateur eût alors spécialement examiné entre cesdix-huit millions d’astres l’un des plus modestes et des moinsbrillants[27] , une étoile de quatrième ordre, cellequi s’appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènesauxquels est due la formation de l’univers se seraientsuccessivement accomplis à ses yeux.

En effet, ce Soleil, encore à l’état gazeux et composé demolécules mobiles, il l’eût aperçu tournant sur son axe pourachever son travail de concentration. Ce mouvement, fidèle aux loisde la mécanique, se fût accéléré avec la diminution de volume, etun moment serait arrivé où la force centrifuge l’aurait emporté surla force centripète, qui tend à repousser les molécules vers lecentre.

Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux del’observateur, et les molécules situées dans le plan de l’équateur,s’échappant comme la pierre d’une fronde dont la corde vient à sebriser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieursanneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour,ces anneaux de matière cosmique, pris d’un mouvement de rotationautour de la masse centrale, se seraient brisés et décomposés ennébulosités secondaires, c’est-à-dire en planètes.

Si l’observateur eût alors concentré toute son attention sur cesplanètes, il les aurait vues se comporter exactement comme leSoleil et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques,origines de ces astres d’ordre inférieur qu’on appellesatellites.

Ainsi donc, en remontant de l’atome à la molécule, de lamolécule l’amas nébuleux, de l’amas nébuleux à la nébuleuse, de lanébuleuse l’étoile principale, de l’étoile principale au Soleil, duSoleil à la planète, et de la planète au satellite, on a toute lasérie des transformations subies par les corps célestes depuis lespremiers jours du monde.

Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire,et cependant il est rattaché, par les théories actuelles de lascience, la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d’un monde, et sipetit qu’il paraisse au milieu des régions éthérées, il estcependant énorme, car sa grosseur est quatorze cent mille foiscelle de la Terre. Autour de lui gravitent huit planètes, sortiesde ses entrailles mêmes aux premiers temps de la Création. Ce sont,en allant du plus proche de ces astres au plus éloigné, Mercure,Vénus, la Terre, Mars Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune. De plusentre Mars et Jupiter circulent régulièrement d’autres corps moinsconsidérables, peut-être les débris errants d’un astre brisé enplusieurs milliers de morceaux, dont le télescope a reconnuquatre-vingt-dix-sept jusqu’à ce jour.[28]

De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbiteelliptique par la grande loi de la gravitation, quelques-unspossèdent à leur tour des satellites. Uranus en a huit, Saturnehuit, Jupiter quatre, Neptune trois peut-être, la Terre un ;ce dernier, l’un des moins importants du monde solaire, s’appellela Lune, et c’est lui que le génie audacieux des Américainsprétendait conquérir.

L’astre des nuits, par sa proximité relative et le spectaclerapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d’abord partagéavec le Soleil l’attention des habitants de la Terre ; mais leSoleil est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumièreobligent ses contemplateurs à baisser les yeux.

La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laissecomplaisamment voir dans sa grâce modeste ; elle est douce àl’œil, peu ambitieuse, et cependant, elle se permet parfoisd’éclipser son frère, le radieux Apollon, sans jamais être éclipséepar lui. Les mahométans ont compris la reconnaissance qu’ilsdevaient à cette fidèle amie de la Terre, et ils ont réglé leurmois sur sa révolution[29] .

Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cettechaste déesse. Les Égyptiens l’appelaient Isis ; lesPhéniciens la nommaient Astarté ; les Grecs l’adorèrent sousle nom de Phoebé, fille de Latone et de Jupiter, et ilsexpliquaient ses éclipses par les visites mystérieuses de Diane aubel Endymion. A en croire la légende mythologique, le lion de Néméeparcourut les campagnes de la Lune avant son apparition sur laTerre, et le poète Agésianax, cité par Plutarque, célébra dans sesvers ces doux yeux, ce nez charmant et cette bouche aimable, forméspar les parties lumineuses de l’adorable Séléné.

Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, letempérament, en un mot, les qualités morales de la Lune au point devue mythologique, les plus savants d’entre eux demeurèrent fortignorants en sélénographie.

Cependant, plusieurs astronomes des époques reculéesdécouvrirent certaines particularités confirmées aujourd’hui par lascience. Si les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à uneépoque où la Lune n’existait pas encore, si Tatius la regarda commeun fragment détaché du disque solaire, si Cléarque, le discipled’Aristote, en fit un miroir poli sur lequel se réfléchissaient lesimages de l’Océan, si d’autres enfin ne virent en elle qu’un amasde vapeurs exhalées par la Terre, ou un globe moitié feu, moitiéglace, qui tournait sur lui-même, quelques savants, au moyend’observations sagaces, à défaut d’instruments d’optique,soupçonnèrent la plupart des lois qui régissent l’astre desnuits.

Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J. -C. , émit l’opinion quela Lune était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna lavéritable explication de ses phases. Cléomène enseigna qu’ellebrillait d’une lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit quela durée de son mouvement de rotation était égale à celle de sonmouvement de révolution, et il expliqua de la sorte le fait que laLune présente toujours la même face. Enfin Hipparque, deux sièclesavant l’ère chrétienne, reconnut quelques inégalités dans lesmouvements apparents du satellite de la Terre.

Ces diverses observations se confirmèrent par la suite etprofitèrent aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle,l’Arabe Aboul-Wéfa, au Xe, complétèrent les remarques d’Hipparquesur les inégalités que subit la Lune en suivant la ligne ondulée deson orbite sous l’action du Soleil. Puis Copernic[30] , au XVe siècle, et Tycho Brahé, auXVIe, exposèrent complètement le système du monde et le rôle quejoue la Lune dans l’ensemble des corps célestes.

A cette époque, ses mouvements étaient à peu prèsdéterminés ; mais de sa constitution physique on savait peu dechose. Ce fut alors que Galilée expliqua les phénomènes de lumièreproduits dans certaines phases par l’existence de montagnesauxquelles il donna une hauteur moyenne de quatre mille cinq centstoises.

Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plushautes altitudes à deux mille six cents toises ; mais sonconfrère Riccioli les reporta à sept mille.

Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d’un puissanttélescope, réduisit singulièrement les mesures précédentes. Ildonna dix-neuf cents toises aux montagnes les plus élevées, etramena la moyenne des différentes hauteurs à quatre cents toisesseulement. Mais Herschell se trompait encore, et il fallut lesobservations de Shrœter, Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini,Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, et surtout les patientes études deMM. Beer et Mœdeler, pour résoudre définitivement la question.Grâce à ces savants, l’élévation des montagnes de la Lune estparfaitement connue aujourd’hui. MM. Beer et Mœdeler ont mesurédix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont au-dessus de deux millesix cents toises, et vingt-deux au-dessus de deux mille quatrecents[31] . Leur plus haut sommet domine de troismille huit cent et une toises la surface du disque lunaire.

En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait ;cet astre apparaissait criblé de cratères, et sa natureessentiellement volcanique s’affirmait à chaque observation. Dudéfaut de réfraction dans les rayons des planètes occultées parelle, on conclut que l’atmosphère devait presque absolument luimanquer. Cette absence d’air entraînait l’absence d’eau. Ildevenait donc manifeste que les Sélénites, pour vivre dans cesconditions, devaient avoir une organisation spéciale et différersingulièrement des habitants de la Terre.

Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plusperfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas unpoint de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deuxmille cent cinquante milles[32] , sasurface est la treizième partie de la surface du globe[33] , son volume la quarante-neuvièmepartie du volume du sphéroïde terrestre ; mais aucun de sessecrets ne pouvait échapper à l’œil des astronomes, et ces habilessavants portèrent plus loin encore leurs prodigieusesobservations.

Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disqueapparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, etpendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec uneplus grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exactde la nature de ces lignes. C’étaient des sillons longs et étroits,creusés entre des bords parallèles, aboutissant généralement auxcontours des cratères ; ils avaient une longueur compriseentre dix et cent milles et une largeur de huit cents toises. Lesastronomes les appelèrent des rainures, mais tout ce qu’ils surentfaire, ce fut de les nommer ainsi. Quant à la question de savoir sices rainures étaient des lits desséchés d’anciennes rivières ounon, ils ne purent la résoudre d’une manière complète. Aussi lesAméricains espéraient bien déterminer, un jour ou l’autre, ce faitgéologique. Ils se réservaient également de reconnaître cette sériede remparts parallèles découverts à la surface de la Lune parGruithuysen, savant professeur de Munich, qui les considéra commeun système de fortifications élevées par les ingénieurs sélénites.Ces deux points, encore obscurs, et bien d’autres sans doute, nepouvaient être définitivement réglés qu’après une communicationdirecte avec la Lune.

Quant à l’intensité de sa lumière, il n’y avait plus rien àapprendre à cet égard ; on savait qu’elle est trois cent millefois plus faible que celle du Soleil, et que sa chaleur n’a pasd’action appréciable sur les thermomètres ; quant au phénomèneconnu sous le nom de lumière cendrée, il s’explique naturellementpar l’effet des rayons du Soleil renvoyés de la Terre à la Lune, etqui semblent compléter le disque lunaire, lorsque celui-ci seprésente sous la forme d’un croissant dans ses première et dernièrephases.

Tel était l’état des connaissances acquises sur le satellite dela Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous lespoints de vue, cosmographiques, géologiques, politiques etmoraux.

Chapitre 6Ce qu’il n’est pas possible d’ignorer et ce qu’il n’est plus permisde croire dans les États-Unis

La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat deremettre l’ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs àl’astre des nuits. Chacun se mit à l’étudier assidûment. Ilsemblait que la Lune apparût pour la première fois sur l’horizon etque personne ne l’eût encore entrevue dans les cieux. Elle devint àla mode ; elle fut la lionne du jour sans en paraître moinsmodeste, et prit rang parmi les « étoiles » sans en montrer plus defierté. Les journaux ravivèrent les vieilles anecdotes danslesquelles ce « Soleil des loups » jouait un rôle ; ilsrappelèrent les influences que lui prêtait l’ignorance des premiersâges ; ils le chantèrent sur tous les tons ; un peu plus,ils eussent cité de ses bons mots ; l’Amérique entière futprise de sélénomanie.

De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plusspécialement les questions qui touchaient à l’entreprise duGun-Club ; la lettre de l’Observatoire de Cambridge futpubliée par elles, commentée et approuvée sans réserve.

Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees,d’ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plusbornée des vieilles mistress d’admettre encore de superstitieuseserreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes lesformes ; elle les pénétrait par les yeux et lesoreilles ; impossible d’être un âne… en astronomie.

Jusqu’alors, bien des gens ignoraient comment on avait pucalculer la distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita dela circonstance pour leur apprendre que cette distance s’obtenaitpar la mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxesemblait les étonner, on leur disait que c’était l’angle formé pardeux lignes droites menées de chaque extrémité du rayon terrestrejusqu’à la Lune. Doutaient-ils de la perfection de cette méthode,on leur prouvait immédiatement que, non seulement cette distancemoyenne était bien de deux cent trente-quatre mille trois centquarante-sept milles (— 94 330 lieues), mais encore que lesastronomes ne se trompaient pas de soixante-dix milles (— 30lieues).

A ceux qui n’étaient pas familiarisés avec les mouvements de laLune, les journaux démontraient quotidiennement qu’elle possèdedeux mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe,le second dit de révolution autour de la Terre, s’accomplissanttous les deux dans un temps égal, soit vingt-sept jours et untiers[34] .

Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit àla surface de la Lune ; seulement il n’y a qu’un jour, il n’ya qu’une nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois centcinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle,la face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avecune intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l’autreface, toujours invisible, elle a naturellement trois centcinquante-quatre heures d’une nuit absolue, tempérée seulement parcette « pâle clarté qui tombe des étoiles ». Ce phénomène estuniquement dû à cette particularité que les mouvements de rotationet de révolution s’accomplissent dans un temps rigoureusement égal,phénomène commun, suivant Cassini et Herschell, aux satellites deJupiter, et très probablement à tous les autres satellites.

Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, necomprenaient pas tout d’abord que, si la Lune montraitinvariablement la même face à la Terre pendant sa révolution, c’estque, dans le même laps de temps, elle faisait un tour surelle-même. A ceux-là on disait : « Allez dans votre salle à manger,et tournez autour de la table de manière à toujours en regarder lecentre ; quand votre promenade circulaire sera achevée, vousaurez fait un tour sur vous-même, puisque votre œil aura parcourusuccessivement tous les points de la salle. Eh bien ! lasalle, c’est le Ciel, la table, c’est la Terre, et la Lune, c’estvous ! » Et ils s’en allaient enchantés de la comparaison.

Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à laTerre ; cependant, pour être exact, il faut ajouter que, parsuite d’un certain balancement du nord au sud et de l’ouest à l’estappel « libration », elle laisse apercevoir un peu plus de lamoitié de son disque, soit les cinquante-sept centièmesenviron.

Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur del’Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de laLune, ils s’inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolutionautour de la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite faitde les instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec soninfinité d’étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran surlequel la Lune se promène en indiquant l’heure vraie à tous leshabitants de la Terre ; que c’est dans ce mouvement quel’astre des nuits présente ses différentes phases ; que laLune est pleine, quand elle est en opposition avec le Soleil,c’est-à-dire lorsque les trois astres sont sur la même ligne, laTerre étant au milieu ; que la Lune est nouvelle quand elleest en conjonction avec le Soleil, c’est-à-dire lorsqu’elle setrouve entre la Terre et lui ; enfin que la Lune est dans sonpremier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec leSoleil et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.

Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cetteconséquence, que les éclipses ne pouvaient se produire qu’auxépoques de conjonction ou d’opposition, et ils raisonnaient bien.En conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu’enopposition, c’est la Terre qui peut l’éclipser à son tour, et sices éclipses n’arrivent pas deux fois par lunaison, c’est parce quele plan suivant lequel se meut la Lune est incliné surl’écliptique, autrement dit, sur le plan suivant lequel se meut laTerre.

Quant à la hauteur que l’astre des nuits peut atteindreau-dessus de l’horizon, la lettre de l’Observatoire de Cambridgeavait tout dit cet égard. Chacun savait que cette hauteur variesuivant la latitude du lieu où on l’observe. Mais les seules zonesdu globe pour lesquelles la Lune passe au zénith, c’est-à-direvient se placer directement au-dessus de la tête de sescontemplateurs, sont nécessairement comprises entre lesvingt-huitièmes parallèles et l’équateur. De là cetterecommandation importante de tenter l’expérience sur un pointquelconque de cette partie du globe, afin que le projectile pûtêtre lancé perpendiculairement et échapper ainsi plus vite àl’action de la pesanteur. C’était une condition essentielle pour lesuccès de l’entreprise, et elle ne laissait pas de préoccupervivement l’opinion publique.

Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour dela Terre, l’Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris,même aux ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courberentrante, non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terreoccupe un des foyers. Ces orbites elliptiques sont communes àtoutes les planètes aussi bien qu’à tous les satellites, et lamécanique rationnelle prouve rigoureusement qu’il ne pouvait enêtre autrement. Il était bien entendu que la Lune dans son apogéese trouvait plus éloignée de la Terre, et plus rapprochée dans sonpérigée.

Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce quepersonne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principesse vulgarisèrent rapidement, beaucoup d’erreurs, certaines craintesillusoires, furent moins faciles à déraciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que laLune était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbiteallongée autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et setrouva retenue dans son cercle d’attraction. Ces astronomes desalon prétendaient expliquer ainsi l’aspect brûlé de la Lune,malheur irréparable dont ils se prenaient à l’astre radieux.Seulement, quand on leur faisait observer que les comètes ont uneatmosphère et que la Lune n’en a que peu ou pas, ils restaient fortempêchés de répondre.

D’autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaientcertaines craintes à l’endroit de la Lune ; ils avaiententendu dire que, depuis les observations faites au temps desCalifes, son mouvement de révolution s’accélérait dans une certaineproportion ; ils en déduisaient de là, fort logiquementd’ailleurs, qu’à une accélération de mouvement devait correspondreune diminution dans la distance des deux astres, et que, ce doubleeffet se prolongeant l’infini, la Lune finirait un jour par tombersur la Terre. Cependant, ils durent se rassurer et cesser decraindre pour les générations futures, quand on leur apprit que,suivant les calculs de Laplace, un illustre mathématicien français,cette accélération de mouvement se renferme dans des limites fortrestreintes, et qu’une diminution proportionnelle ne tardera pas àlui succéder. Ainsi donc, l’équilibre du monde solaire ne pouvaitêtre dérangé dans les siècles à venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse designorants ; ceux-là ne se contentent pas d’ignorer, ils saventce qui n’est pas, et à propos de la Lune ils en savaient long. Lesuns regardaient son disque comme un miroir poli au moyen duquel onpouvait se voir des divers points de la Terre et se communiquer sespensées. Les autres prétendaient que sur mille nouvelles Lunesobservées, neuf cent cinquante avaient amené des changementsnotables, tels que cataclysmes, révolutions, tremblements de terre,déluges, etc. ; ils croyaient donc à l’influence mystérieusede l’astre des nuits sur les destinées humaines ; ils leregardaient comme le « véritable contre poids » del’existence ; ils pensaient que chaque Sélénite était rattachéà chaque habitant de la Terre par un lien sympathique ; avecle docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui estentièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçonsnaissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant ledernier quartier, etc. , etc. Mais enfin il fallut renoncer à cesvulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune,dépouillée de son influence, perdit dans l’esprit de certainscourtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furenttournés, l’immense majorité se prononça pour elle. Quant auxYankees, ils n’eurent plus d’autre ambition que de prendrepossession de ce nouveau continent des airs et d’arborer à son plushaut sommet le pavillon étoilé des États-Unis d’Amérique.

Chapitre 7L’Hymne du Boulet

L’Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7octobre, traité la question au point de vue astronomique ; ils’agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C’est alors queles difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autrepays que l’Amérique. Ici ce ne fut qu’un jeu.

Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dansle sein du Gun-Club un Comité d’exécution. Ce Comité devait entrois séances élucider les trois grandes questions du canon, duprojectile et des poudres ; il fut composé de quatre membrestrès savants sur ces matières : Barbicane, avec voix prépondéranteen cas de partage, le général Morgan, le major Elphiston, et enfinl’inévitable J.-T. Maston, auquel furent confiées les fonctions desecrétaire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3Republican-street. Comme il était important que l’estomac ne vîntpas troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatremembres du Gun-Club prirent place à une table couverte desandwiches et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Mastonvissa sa plume son crochet de fer, et la séance commença.

Barbicane prit la parole :

« Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plusimportants problèmes de la balistique, cette science parexcellence, qui traite du mouvement des projectiles, c’est-à-diredes corps lancés dans l’espace par une force d’impulsionquelconque, puis abandonnés eux-mêmes.

– Oh ! la balistique ! la balistique ! s’écriaJ.-T. Maston d’une voix émue.

– Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, deconsacrer cette première séance à la discussion de l’engin…

– En effet, répondit le général Morgan.

– Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m’asemblé que la question du projectile devait primer celle du canon,et que les dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensionsde celui-là.

– Je demande la parole », s’écria J.-T. Maston.

La parole lui fut accordée avec l’empressement que méritait sonpassé magnifique.

« Mes braves amis, dit-il d’un accent inspiré, notre président araison de donner à la question du projectile le pas sur toutes lesautres ! Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c’estnotre messager, notre ambassadeur, et je vous demande la permissionde le considérer un point de vue purement moral.

Cette façon nouvelle d’envisager un projectile piquasingulièrement la curiosité des membres du Comité ; ilsaccordèrent donc la plus vive attention aux paroles de J.-T.Maston.

« Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref ;je laisserai de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pourn’envisager que le boulet mathématique, le boulet moral. Le bouletest pour moi la plus éclatante manifestation de la puissancehumaine ; c’est en lui qu’elle se résume tout entière ;c’est en le créant que l’homme s’est le plus rapproché duCréateur !

– Très bien ! dit le major Elphiston.

– En effet, s’écria l’orateur, si Dieu a fait les étoiles et lesplanètes, l’homme a fait le boulet, ce critérium des vitessesterrestres, cette réduction des astres errant dans l’espace, et quine sont, à vrai dire, que des projectiles ! A Dieu la vitessede l’électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles,la vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse dessatellites, la vitesse du son, la vitesse du vent ! Mais ànous la vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse destrains et des chevaux les plus rapides !

J.-T. Maston était transporté ; sa voix prenait des accentslyriques en chantant cet hymne sacré du boulet.

« Voulez-vous des chiffres ? reprit-il, en voilàd’éloquents ! Prenez simplement le modeste boulet devingt-quatre[35] ; s’il court huit cent millefois moins vite que l’électricité, six cent quarante fois moinsvite que la lumière, soixante-seize fois moins vite que la Terredans son mouvement de translation autour du Soleil, cependant, à lasortie du canon, il dépasse la rapidité du son[36] ,il fait deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dixsecondes, quatorze milles à la minute (— 6 lieues), huit centquarante milles l’heure (— 360 lieues), vingt mille cent milles parjour (— 8 640 lieues), c’est-à-dire la vitesse des points del’équateur dans le mouvement de rotation du globe, sept millionstrois cent trente-six mille cinq cents milles par an (— 3 155 760lieues). Il mettrait donc onze jours à se rendre à la Lune, douzeans à parvenir au Soleil, trois cent soixante ans à atteindreNeptune aux limites du monde solaire. Voilà ce que ferait cemodeste boulet, l’ouvrage de nos mains ! Que sera-ce doncquand, vingtuplant cette vitesse, nous le lancerons avec unerapidité de sept milles à la seconde ! Ah ! bouletsuperbe ! splendide projectile ! j’aime à penser que tuseras reçu là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeurterrestre !

Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T.Maston, tout ému, s’assit au milieu des félicitations de sescollègues.

« Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une largepart à la poésie, attaquons directement la question.

– Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité enabsorbant chacun une demi-douzaine de sandwiches.

– Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit leprésident ; il s’agit d’imprimer à un projectile une vitessede douze mille yards par seconde. J’ai lieu de penser que nous yréussirons. Mais, en ce moment, examinons les vitesses obtenuesjusqu’ici ; le général Morgan pourra nous édifier à cetégard.

– D’autant plus facilement, répondit le général, que, pendant laguerre, j’étais membre de la commission d’expérience. Je vous diraidonc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deuxmille cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesseinitiale de cinq cents yards à la seconde.

– Bien. Et la Columbiad[37]Rodman ? demanda le président.

– La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de NewYork, lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de sixmilles, avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultatque n’ont jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.

– Oh ! les Anglais ! fit J.-T. Maston en tournant versl’horizon de l’est son redoutable crochet.

– Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient lavitesse maximum atteinte jusqu’ici ?

– Oui, répondit Morgan.

– Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortiern’eût pas éclaté…

– Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un gestebienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse dehuit cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pourune autre séance la discussion des moyens destinés à produire cettevitesse, j’appellerai votre attention, mes chers collègues, sur lesdimensions qu’il convient de donner au boulet. Vous pensez bienqu’il ne s’agit plus ici de projectiles pesant au plus unedemi-tonne !

– Pourquoi pas ? demanda le major.

– Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit êtreassez gros pour attirer l’attention des habitants de la Lune, s’ilen existe toutefois.

– Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plusimportante encore.

– Que voulez-vous dire, Barbicane ? demanda le major.

– Je veux dire qu’il ne suffit pas d’envoyer un projectile et dene plus s’en occuper ; il faut que nous le suivions pendantson parcours jusqu’au moment où il atteindra le but.

– Hein ! firent le général et le major, un peu surpris dela proposition.

– Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute,ou notre expérience ne produira aucun résultat.

– Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ceprojectile des dimensions énormes ?

– Non. Veuillez bien m’écouter. Vous savez que les instrumentsd’optique ont acquis une grande perfection ; avec certainstélescopes on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de sixmille fois, et à ramener la Lune à quarante milles environ (— 16lieues). Or, cette distance, les objets ayant soixante pieds decôté sont parfaitement visibles. Si l’on n’a pas poussé plus loinla puissance de pénétration des télescopes, c’est que cettepuissance ne s’exerce qu’au détriment de leur clarté, et la Lune,qui n’est qu’un miroir réfléchissant, n’envoie pas une lumièreassez intense pour qu’on puisse porter les grossissements au-delàde cette limite.

– Eh bien ! que ferez-vous alors ? demanda le général.Donnerez-vous à votre projectile un diamètre de soixantepieds ?

– Non pas !

– Vous vous chargerez donc de rendre la Lune pluslumineuse ?

– Parfaitement.

– Voilà qui est fort ! s’écria J.-T. Maston.

– Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviensdiminuer l’épaisseur de l’atmosphère que traverse la lumière de laLune, n’aurais-je pas rendu cette lumière plus intense ?

– Évidemment.

– Eh bien ! pour obtenir ce résultat, il me suffirad’établir un télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nousferons.

– Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez unefaçon de simplifier les choses ! … Et quel grossissementespérez-vous obtenir ainsi ?

– Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera laLune cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objetsn’auront plus besoin d’avoir que neuf pieds de diamètre.

– Parfait ! s’écria J.-T. Maston, notre projectile auradonc neuf pieds de diamètre ?

– Précisément.

– Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le majorElphiston, qu’il sera encore d’un poids tel, que…

– Oh ! major, répondit Barbicane, avant de discuter sonpoids, laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveillesen ce genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistiquen’ait pas progressé, mais il est bon de savoir que, dès le MoyenAge, on obtenait des résultats surprenants, j’oserai ajouter, plussurprenants que les nôtres.

– Par exemple ! répliqua Morgan.

– Justifiez vos paroles, s’écria vivement J.-T. Maston.

– Rien n’est plus facile, répondit Barbicane ; j’ai desexemples l’appui de ma proposition. Ainsi, au siège deConstantinople par Mahomet II, en 1453 on lança des boulets depierre qui pesaient dix-neuf cents livres, et qui devaient êtred’une belle taille.

– Oh ! oh ! fit le major, dix-neuf cents livres, c’estun gros chiffre !

– A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fortSaint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq centslivres.

– Pas possible !

– Enfin, d’après un historien français, sous Louis XI, unmortier lançait une bombe de cinq cents livres seulement ;mais cette bombe, partie de la Bastille, un endroit où les fousenfermaient les sages, allait tomber à Charenton, un endroit où lessages enferment les fous.

– Très bien ! dit J.-T. Maston.

– Depuis, qu’avons-nous vu, en somme ? Les canons Armstronglancer des boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodmandes projectiles d’une demi-tonne ! Il semble donc que, si lesprojectiles ont gagné en portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, sinous tournons nos efforts de ce côté, nous devons arriver avec leprogrès de la science, décupler le poids des boulets de Mahomet II,et des chevaliers de Malte.

– C’est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vousdonc employer pour le projectile ?

– De la fonte de fer, tout simplement, dit le généralMorgan.

– Peuh ! de la fonte ! s’écria J.-T. Maston avec unprofond dédain, c’est bien commun pour un boulet destiné à serendre à la Lune.

– N’exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan ; lafonte suffira.

– Eh bien ! alors, reprit le major Elphiston, puisque lapesanteur est proportionnelle à son volume, un boulet de fonte,mesurant neuf pieds de diamètre, sera encore d’un poidsépouvantable !

– Oui, s’il est plein ; non, s’il est creux, ditBarbicane.

– Creux ! ce sera donc un obus ?

– Où l’on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, etdes échantillons de nos productions terrestres !

– Oui, un obus, répondit Barbicane ; il le fautabsolument ; un boulet plein de cent huit pouces pèserait plusde deux cent mille livres, poids évidemment tropconsidérable ; cependant, comme il faut conserver une certainestabilité au projectile, je propose de lui donner un poids de cinqmille livres.

– Quelle sera donc l’épaisseur de ses parois ? demanda lemajor.

– Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, undiamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds aumoins.

– Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane ;remarquez-le bien, il ne s’agit pas ici d’un boulet destiné àpercer des plaques ; il suffira donc de lui donner des paroisassez fortes pour résister à la pression des gaz de la poudre.Voici donc le problème : quelle épaisseur doit avoir un obus enfonte de fer pour ne peser que vingt mille livres ? Notrehabile calculateur, le brave Maston, va nous l’apprendre séancetenante.

– Rien n’est plus facile », répliqua l’honorable secrétaire duComité.

Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur lepapier ; on vit apparaître sous la plume des \(\) et des \(x\)élevés à la deuxième puissance. Il eut même l’air d’extraire, sansy toucher, une certaine racine cubique, et dit :

« Les parois auront à peine deux pouces d’épaisseur.

– Sera-ce suffisant ? demanda le major d’un air dedoute.

– Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.

– Eh bien ! alors, que faire ? reprit Elphiston d’unair assez embarrassé.

– Employer un autre métal que la fonte.

– Du cuivre ? dit Morgan.

– Non, c’est encore trop lourd ; et j’ai mieux que cela àvous proposer.

– Quoi donc ? dit le major.

– De l’aluminium, répondit Barbicane.

– De l’aluminium ! s’écrièrent les trois collègues duprésident.

– Sans doute, mes amis. Vous savez qu’un illustre chimistefrançais, Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854 àobtenir l’aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a lablancheur de l’argent, l’inaltérabilité de l’or, la ténacité dufer, la fusibilité du cuivre et la légèreté du verre ; il setravaille facilement, il est extrêmement répandu dans la nature,puisque l’alumine forme la base de la plupart des roches, il esttrois fois plus léger que le fer, et il semble avoir été créé toutexprès pour nous fournir la matière de notre projectile !

– Hurrah pour l’aluminium ! s’écria le secrétaire duComité, toujours très bruyant dans ses moments d’enthousiasme.

– Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix derevient de l’aluminium n’est pas extrêmement élevé ?

– Il l’était, répondit Barbicane ; aux premiers temps de sadécouverte, la livre d’aluminium coûtait deux cent soixante à deuxcent quatre-vingts dollars (— environ 1 500 Francs) ; puiselle est tombée à vingt-sept dollars (— 150 F), et aujourd’hui,enfin, elle vaut neuf dollars (— 48. 75 F).

– Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne serendait pas facilement, c’est encore un prix énorme !

– Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.

– Que pèsera donc le projectile ? demanda Morgan.

– Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane ;un boulet de cent huit pouces de diamètre et de douzepouces[38] d’épaisseur pèserait, s’il était enfonte de fer, soixante-sept mille quatre cent quarantelivres ; en fonte d’aluminium, son poids sera réduit dix-neufmille deux cent cinquante livres.

– Parfait ! s’écria Maston, voilà qui rentre dans notreprogramme.

– Parfait ! parfait ! répliqua le major, mais nesavez-vous pas qu’dix-huit dollars la livre, ce projectilecoûtera…

– Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (— 928437. 50 F), je le sais parfaitement ; mais ne craignez rien,mes amis, l’argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vousen réponds.

– Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.

– Eh bien ! que pensez-vous de l’aluminium ? demandale président.

– Adopté, répondirent les trois membres du Comité.

– Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importepeu, puisque, l’atmosphère une fois dépassée, le projectile setrouvera dans le vide ; je propose donc le boulet rond, quitournera sur lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à safantaisie.

Ainsi se termina la première séance du Comité ; la questiondu projectile était définitivement résolue, et J.-T. Maston seréjouit fort de la pensée d’envoyer un boulet d’aluminium auxSélénites, « ce qui leur donnerait une crâne idée des habitants dela Terre » !

Chapitre 8L’Histoire du Canon

Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grandeffet au-dehors. Quelques gens timorés s’effrayaient un peu àl’idée d’un boulet, pesant vingt mille livres, lancé à traversl’espace. On se demandait quel canon pourrait jamais transmettreune vitesse initiale suffisante à une pareille masse. Le procèsverbal de la seconde séance du Comité devait répondrevictorieusement à ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s’attablaientdevant de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d’unvéritable océan de thé. La discussion reprit aussitôt son cours,et, cette fois, sans préambule.

« Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuperde l’engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sacomposition et de son poids. Il est probable que nous arriverons àlui donner des dimensions gigantesques ; mais si grandes quesoient les difficultés, notre génie industriel en aura facilementraison. Veuillez donc m’écouter, et ne m’épargnez pas lesobjections à bout portant. Je ne les crains pas !

Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.

« N’oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notrediscussion nous a conduits hier ; le problème se présentemaintenant sous cette forme : imprimer une vitesse initiale dedouze mille yards par seconde à un obus de cent huit pouces dediamètre et d’un poids de vingt mille livres.

– Voilà bien le problème, en effet, répondit le majorElphiston.

– Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancédans l’espace, que se passe-t-il ? Il est sollicité par troisforces indépendantes, la résistance du milieu, l’attraction de laTerre et la force d’impulsion dont il est animé. Examinons cestrois forces. La résistance du milieu, c’est-à-dire la résistancede l’air, sera peu importante. En effet, l’atmosphère terrestre n’aque quarante milles (— 16 lieues environ). Or, avec une rapidité dedouze mille yards, le projectile l’aura traversée en cinq secondes,et ce temps est assez court pour que la résistance du milieu soitregardée comme insignifiante. Passons alors à l’attraction de laTerre, c’est-à-dire à la pesanteur de l’obus. Nous savons que cettepesanteur diminuera en raison inverse du carré des distances ;en effet, voici ce que la physique nous apprend : quand un corpsabandonné à lui-même tombe à la surface de la Terre, sa chute estde quinze pieds[39] dans la première seconde, et si cemême corps était transport à deux cent cinquante-sept mille centquarante-deux milles, autrement dit, à la distance où se trouve laLune, sa chute serait réduite à une demi-ligne environ dans lapremière seconde. C’est presque l’immobilité. Il s’agit donc devaincre progressivement cette action de la pesanteur. Comment yparviendrons-nous ? Par la force d’impulsion.

– Voilà la difficulté, répondit le major.

– La voilà, en effet, reprit le président, mais nous entriompherons, car cette force d’impulsion qui nous est nécessairerésultera de la longueur de l’engin et de la quantité de poudreemployée, celle-ci n’étant limitée que par la résistance decelui-là. Occupons-nous donc aujourd’hui des dimensions à donner aucanon. Il est bien entendu que nous pouvons l’établir dans desconditions de résistance pour ainsi dire infinie, puisqu’il n’estpas destiné à être manœuvré.

– Tout ceci est évident, répondit le général.

– Jusqu’ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nosénormes Columbiads, n’ont pas dépassé vingt-cinq pieds enlongueur ; nous allons donc étonner bien des gens par lesdimensions que nous serons forcés d’adopter.

– Eh ! sans doute, s’écria J.-T. Maston. Pour mon compte,je demande un canon d’un demi-mille au moins !

– Un demi-mille ! s’écrièrent le major et le général.

– Oui ! un demi-mille, et il sera encore trop court demoitié.

– Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.

– Non pas ! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne saisvraiment pourquoi vous me taxez d’exagération.

– Parce que vous allez trop loin !

– Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grandsairs, sachez qu’un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamaisaller trop loin !

La discussion tournait aux personnalités, mais le présidentintervint.

« Du calme, mes amis, et raisonnons ; il faut évidemment uncanon d’une grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtrala détente des gaz accumulés sous le projectile, mais il estinutile de dépasser certaines limites.

– Parfaitement, dit le major.

– Quelles sont les règles usitées en pareil cas ?Ordinairement la longueur d’un canon est vingt à vingt-cinq fois lediamètre du boulet, et il pèse deux cent trente-cinq à deux centquarante fois son poids.

– Ce n’est pas assez, s’écria J.-T. Maston avec impétuosité.

– J’en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cetteproportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingtmille livres, l’engin n’aurait qu’une longueur de deux centvingt-cinq pieds et un poids de sept millions deux cent millelivres.

– C’est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre unpistolet !

– Je le pense aussi, répondit Barbicane, c’est pourquoi je mepropose de quadrupler cette longueur et de construire un canon deneuf cents pieds.

Le général et le major firent quelques objections ; maisnéanmoins cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire duGun-Club, fut définitivement adoptée.

« Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à sesparois.

– Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.

– Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse surun affût ? demanda le major.

– Ce serait pourtant superbe ! dit J.-T. Maston.

– Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à coulercet engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de ferforgé, et enfin à l’entourer d’un épais massif de maçonnerie àpierre et chaux, de telle façon qu’il participe de toute larésistance du terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l’âmesera soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher levent[40] du boulet ; ainsi il n’y auraaucune déperdition de gaz, et toute la force expansive de la poudresera employée à l’impulsion.

– Hurrah ! hurrah ! fit J.-T. Maston, nous tenonsnotre canon.

– Pas encore ! répondit Barbicane en calmant de la main sonimpatient ami.

– Et pourquoi ?

– Parce que nous n’avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon,un obusier ou un mortier ?

– Un canon, répliqua Morgan.

– Un obusier, repartit le major.

– Un mortier ! » s’écria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s’engager, chacunpréconisant son arme favorite, lorsque le président l’arrêtanet.

« Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d’accord ;notre Columbiad tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Cesera un canon, puisque la chambre de la poudre aura le mêmediamètre que l’âme. Ce sera un obusier, puisqu’il lancera un obus.Enfin, ce sera un mortier, puisqu’il sera braqué sous un angle dequatre-vingt-dix degrés, et que, sans recul possible,inébranlablement fixé au sol, il communiquera au projectile toutela puissance d’impulsion accumulée dans ses flancs.

– Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.

– Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortiersera-t-il rayé ?

– Non, répondit Barbicane, non ; il nous faut une vitesseinitiale énorme, et vous savez bien que le boulet sort moinsrapidement des canons rayés que des canons à âme lisse.

– C’est juste.

– Enfin, nous le tenons, cette fois ! répéta J.-T.Maston.

– Pas tout à fait encore, répliqua le président.

– Et pourquoi ?

– Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il serafait.

– Décidons-le sans retard.

– J’allais vous le proposer.

Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine desandwiches suivis d’un bol de thé, et la discussion recommença.

« Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit êtred’une grande ténacité, d’une grande dureté, infusible à la chaleur,indissoluble et inoxydable à l’action corrosive des acides.

– Il n’y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et commeil faudra employer une quantité considérable de métal, nousn’aurons pas l’embarras du choix.

– Eh bien ! alors, dit Morgan, je propose pour lafabrication de la Columbiad le meilleur alliage connu jusqu’ici,c’est-à-dire cent parties de cuivre, douze parties d’étain et sixparties de laiton.

– Mes amis, répondit le président, j’avoue que cette compositiona donné des résultats excellents ; mais, dans l’espèce, ellecoûterait trop cher et serait d’un emploi fort difficile. Je pensedonc qu’il faut adopter une matière excellente, mais à bas prix,telle que la fonte de fer. N’est-ce pas votre avis,major ?

– Parfaitement, répondit Elphiston.

– En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix foismoins que le bronze ; elle est facile à fondre, elle se coulesimplement dans des moules de sable, elle est d’une manipulationrapide ; c’est donc à la fois économie d’argent et de temps.D’ailleurs, cette matière est excellente, et je me rappelle quependant la guerre, au siège d’Atlanta, des pièces en fonte ont tirémille coups chacune de vingt minutes en vingt minutes, sans enavoir souffert.

– Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.

– Oui, mais très résistante aussi ; d’ailleurs, nousn’éclaterons pas, je vous en réponds.

– On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusementJ.-T. Maston.

– Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre dignesecrétaire de calculer le poids d’un canon de fonte long de neufcents pieds, d’un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois desix pieds d’épaisseur.

– A l’instant », répondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu’il avait fait la veille, il aligna ses formulesavec une merveilleuse facilité, et dit au bout d’une minute :

« Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (— 68 040000 kg).

– Et à deux—cents—la livre (— 10 centimes), ilcoûtera ? …

– Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (— 13608 000 Francs).

J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d’unair inquiet.

« Eh bien ! messieurs, dit le président, je vous répéteraice que je vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nousmanqueront pas !

Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, aprèsavoir remis au lendemain soir sa troisième séance.

Chapitre 9La Question des Poudres

Restait à traiter la question des poudres. Le public attendaitavec anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, lalongueur du canon étant données, quelle serait la quantité depoudre nécessaire pour produire l’impulsion ? Cet agentterrible, dont l’homme a cependant maîtrisé les effets, allait êtreappelé à jouer son rôle dans des proportions inaccoutumées.

On sait généralement et l’on répète volontiers que la poudre futinventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa viesa grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant quecette histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. Lapoudre n’a été inventée par personne ; elle dérive directementdes feux grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre.Seulement, depuis cette époque, ces mélanges, qui n’étaient que desmélanges fusants, se sont transformés en mélanges détonants.

Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de lapoudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique.Or, c’est ce qu’il faut connaître pour comprendre l’importance dela question soumise au Comité.

Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (— 900grammes[41] ) ; il produit en s’enflammantquatre cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l’actiond’une température portée à deux mille quatre cents degrés, occupentl’espace de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre estaux volumes des gaz produits par sa déflagration comme un est àquatre mille. Que l’on juge alors de l’effrayante poussée de cesgaz lorsqu’ils sont comprimés dans un espace quatre mille fois tropresserré.

Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quandle lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole aumajor Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant laguerre.

« Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vaiscommencer par des chiffres irrécusables qui nous serviront de base.Le boulet de vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l’honorableJ.-T. Maston en termes si poétiques, n’est chassé de la bouche àfeu que par seize livres de poudre seulement.

– Vous êtes certain du chiffre ? demanda Barbicane.

– Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrongn’emploie que soixante-quinze livres de poudre pour un projectilede huit cents livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que centsoixante livres de poudre pour envoyer à six milles son bouletd’une demi-tonne. Ces faits ne peuvent être mis en doute, car jeles ai relevés moi-même dans les procès-verbaux du Comitéd’artillerie.

– Parfaitement, répondit le général.

– Eh bien ! reprit le major, voici la conséquence à tirerde ces chiffres, c’est que la quantité de poudre n’augmente pasavec le poids du boulet : en effet, s’il fallait seize livres depoudre pour un boulet de vingt-quatre ; en d’autres termes,si, dans les canons ordinaires, on emploie une quantité de poudrepesant les deux tiers du poids du projectile, cetteproportionnalité n’est pas constante. Calculez, et vous verrez que,pour le boulet d’une demi-tonne, au lieu de trois cent trente-troislivres de poudre, cette quantité a été réduite à cent soixantelivres seulement.

– Où voulez-vous en venir ? demanda le président.

– Si vous poussez votre théorie à l’extrême, mon cher major, ditJ.-T. Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet serasuffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.

– Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses,répliqua le major, mais qu’il se rassure ; je proposeraibientôt des quantités de poudre qui satisferont son amour-propred’artilleur. Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre,et pour les plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit,après expérience, au dixième du poids du boulet.

– Rien n’est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider laquantité de poudre nécessaire pour donner l’impulsion, je pensequ’il est bon de s’entendre sur sa nature.

– Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit lemajor ; sa déflagration est plus rapide que celle dupulvérin.

– Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante etfinit par altérer l’âme des pièces.

– Bon ! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné àfaire un long service n’en est pas un pour notre Columbiad. Nous necourons aucun danger d’explosion, il faut que la poudre s’enflammeinstantanément, afin que son effet mécanique soit complet.

– On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, defaçon à mettre le feu sur divers points à la fois.

– Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvreplus difficile. J’en reviens donc à ma poudre à gros grains, quisupprime ces difficultés.

– Soit, répondit le général.

– Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employaitune poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec ducharbon de saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte.Cette poudre était dure et luisante, ne laissait aucune trace surla main, renfermait dans une grande proportion de l’hydrogène et del’oxygène, déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, nedétériorait pas sensiblement les bouches à feu.

– Eh bien ! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nousn’avons pas à hésiter, et que notre choix est tout fait.

– A moins que vous ne préfériez de la poudre d’or », répliqua lemajor en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet deson susceptible ami.

Jusqu’alors Barbicane s’était tenu en dehors de la discussion.Il laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée.Aussi se contenta-t-il simplement de dire :

« Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudreproposez-vous ?

Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.

« Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.

– Cinq cent mille, répliqua le major.

– Huit cent mille livres ! » s’écria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n’osa pas taxer son collègued’exagération. En effet, il s’agissait d’envoyer jusqu’à la Lune unprojectile pesant vingt mille livres et de lui donner une forceinitiale de douze mille yards par seconde. Un moment de silencesuivit donc la triple proposition faite par les troiscollègues.

Il fut enfin rompu par le président Barbicane.

« Mes braves camarades, dit-il d’une voix tranquille, je pars dece principe que la résistance de notre canon construit dans desconditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendrel’honorable J.-T. Maston en lui disant qu’il a été timide dans sescalculs, et je proposerai de doubler ses huit cent mille livres depoudre.

– Seize cent mille livres ? fit J.-T. Maston en sautant sursa chaise.

– Tout autant.

– Mais alors il faudra en revenir à mon canon d’un demi-mille delongueur.

– C’est évident, dit le major.

– Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire duComité, occuperont un espace de vingt-deux mille piedscubes[42] environ ; or, comme votre canonn’a qu’une contenance de cinquante-quatre mille piedscubes[43] , il sera à moitié rempli, et l’âme nesera plus assez longue pour que la détente des gaz imprime auprojectile une suffisante impulsion.

Il n’y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. Onregarda Barbicane.

« Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité depoudre. Songez-y, seize cent mille livres de poudre donnerontnaissance à six milliards de litres de gaz. Six milliards !Vous entendez bien ?

– Mais alors comment faire ? demanda le général.

– C’est très simple ; il faut réduire cette énorme quantitéde poudre, tout en lui conservant cette puissance mécanique.

– Bon ! mais par quel moyen ?

– Je vais vous le dire », répondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.

« Rien n’est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramenercette masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable.Vous connaissez tous cette matière curieuse qui constitue lestissus élémentaires des végétaux, et qu’on nomme cellulose.

– Ah ! fit le major, je vous comprends, mon cherBarbicane.

– Cette matière, dit le président, s’obtient à l’état de pure etparfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n’estautre chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton,combiné avec l’acide azotique à froid, se transforme en unesubstance éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemmentexplosive. Il y a quelques années, en 1832 un chimiste français,Braconnot, découvrit cette substance, qu’il appela xyloïdine. En1838 un autre Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés,et enfin, en 1846 Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposacomme poudre de guerre. Cette poudre, c’est le coton azotique…

– Ou pyroxyle, répondit Elphiston.

– Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.

– Il n’y a donc pas un nom d’Américain à mettre au bas de cettedécouverte ? s’écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentimentd’amour-propre national.

– Pas un, malheureusement, répondit le major.

– Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je luidirai que les travaux d’un de nos concitoyens peuvent êtrerattachés l’étude de la cellulose, car le collodion, qui est un desprincipaux agents de la photographie, est tout simplement dupyroxyle dissous dans l’éther additionné d’alcool, et il a étédécouvert par Maynard, alors étudiant en médecine à Boston.

– Eh bien ! hurrah pour Maynard et pour lefulmi-coton ! s’écria le bruyant secrétaire du Gun-Club.

– Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez sespropriétés, qui vont nous le rendre si précieux ; il seprépare avec la plus grande facilité ; du coton plongé dans del’acide azotique fumant[44] ,pendant quinze minutes, puis lav grande eau, puis séché, et voilàtout.

– Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.

– De plus, le pyroxyle est inaltérable à l’humidité, qualitéprécieuse à nos yeux, puisqu’il faudra plusieurs jours pour chargerle canon ; son inflammabilité a lieu à cent soixante-dixdegrés au lieu de deux cent quarante, et sa déflagration est sisubite, qu’on peut l’enflammer sur de la poudre ordinaire, sans quecelle-ci ait le temps de prendre feu.

– Parfait, répondit le major.

– Seulement il est plus coûteux.

– Qu’importe ? fit J.-T. Maston.

– Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre foissupérieure à celle de la poudre. J’ajouterai même que, si l’on ymêle les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sapuissance expansive est encore augmentée dans une grandeproportion.

– Sera-ce nécessaire ? demanda le major.

– Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu deseize cent mille livres de poudre, nous n’aurons que quatre centmille livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimercinq cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cettematière n’occupera qu’une hauteur de trente toises dans laColumbiad. De cette façon, le boulet aura plus de sept cents piedsd’âme à parcourir sous l’effort de six milliards de litres de gaz,avant de prendre son vol vers l’astre des nuits !

A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion ;il se jeta dans les bras de son ami avec la violence d’unprojectile, et il l’aurait défoncé, si Barbicane n’eût été bâti àl’épreuve de la bombe.

Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane etses audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible,venaient de résoudre la question si complexe du projectile, ducanon et des poudres. Leur plan étant fait, il n’y avait qu’àl’exécuter.

« Un simple détail, une bagatelle », disait J.-T. Maston.

[NOTA— Dans cette discussion le président Barbicane revendiquepour l’un de ses compatriotes l’invention du collodion. C’est uneerreur, n’en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de lasimilitude de deux noms.

En 1847 Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l’idéed’employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodionétait connu en 1846. C’est à un Français, un esprit très distingué,un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste etchimiste, M. Louis Ménard, que revient l’honneur de cette grandedécouverte.— J. V.]

Chapitre 10Un Ennemi sur vingt-cinq millions d’amis

Le public américain trouvait un puissant intérêt dans lesmoindres détails de l’entreprise du Gun-Club. Il suivait jour parjour les discussions du Comité. Les plus simples préparatifs decette grande expérience, les questions de chiffres qu’ellesoulevait, les difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, « samise en train », voilà ce qui le passionnait au plus hautdegré.

Plus d’un an allait s’écouler entre le commencement des travauxet leur achèvement ; mais ce laps de temps ne devait pas êtrevide d’émotions ; l’emplacement à choisir pour le forage, laconstruction du moule, la fonte de la Columbiad, son chargementtrès périlleux, c’était là plus qu’il ne fallait pour exciter lacuriosité publique. Le projectile, une fois lancé, échapperait auxregards en quelques dixièmes de seconde ; puis, ce qu’ildeviendrait, comme il se comporterait dans l’espace, de quellefaçon il atteindrait la Lune, c’est ce qu’un petit nombre deprivilégiés verraient seuls de leurs propres yeux. Ainsi donc, lespréparatifs de l’expérience, les détails précis de l’exécution enconstituaient alors le véritable intérêt.

Cependant, l’attrait purement scientifique de l’entreprise futtout d’un coup surexcité par un incident.

On sait quelles nombreuses légions d’admirateurs et d’amis leprojet Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, sihonorable, si extraordinaire qu’elle fût, cette majorité ne devaitpas être l’unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États del’Union, protesta contre la tentative du Gun-Club ; ill’attaqua avec violence, à chaque occasion ; et la nature estainsi faite, que Barbicane fut plus sensible à cette oppositiond’un seul qu’aux applaudissements de tous les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d’oùvenait cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle etd’ancienne date, enfin dans quelle rivalité d’amour-propre elleavait pris naissance.

Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l’avaitjamais vu. Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eûtcertainement entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était unsavant comme Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue,violente, un pur Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Ilhabitait Philadelphie.

Personne n’ignore la lutte curieuse qui s’établit pendant laguerre fédérale entre le projectile et la cuirasse des naviresblindés ; celui-là destiné à percer celle-ci ; celle-cidécidée à ne point se laisser percer. De là une transformationradicale de la marine dans les États des deux continents. Le bouletet la plaque luttèrent avec un acharnement sans exemple, l’ungrossissant, l’autre s’épaississant dans une proportion constante.Les navires, armés de pièces formidables, marchaient au feu sousl’abri de leur invulnérable carapace. Les—Merrimac—, les—Monitor—,les—Ram-Tenesse—, les—Weckausen[45] —lançaient des projectiles énormes, après s’être cuirassés contreles projectiles des autres. Ils faisaient à autrui ce qu’ils nevoulaient pas qu’on leur fît, principe immoral sur lequel reposetout l’art de la guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nichollfut un grand forgeur de plaques. L’un fondait nuit et jour àBaltimore, et l’autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacunsuivait un courant d’idées essentiellement opposé.

Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nichollinventait une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait savie à percer des trous, le capitaine à l’en empêcher. De là unerivalité de tous les instants qui allait jusqu’aux personnes.Nicholl apparaissait dans les rêves de Barbicane sous la formed’une cuirasse impénétrable contre laquelle il venait se briser, etBarbicane, dans les songes de Nicholl, comme un projectile qui leperçait de part en part.

Cependant, bien qu’ils suivissent deux lignes divergentes, cessavants auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous lesaxiomes de géométrie ; mais alors c’eût été sur le terrain duduel. Fort heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays,une distance de cinquante à soixante milles les séparait l’un del’autre, et leurs amis hérissèrent la route de tels obstaclesqu’ils ne se rencontrèrent jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l’avait emporté surl’autre, on ne savait trop ; les résultats obtenus rendaientdifficile une juste appréciation. Il semblait cependant, en fin decompte, que la cuirasse devait finir par céder au boulet.

Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Auxdernières expériences, les projectiles cylindro-coniques deBarbicane vinrent se ficher comme des épingles sur les plaques deNicholl ; ce jour-là, le forgeur de Philadelphie se crutvictorieux et n’eut plus assez de mépris pour son rival ; maisquand celui-ci substitua plus tard aux boulets coniques de simplesobus de six cents livres, le capitaine dut en rabattre. En effetces projectiles, quoique animés d’une vitesse médiocre[46] , brisèrent, trouèrent, firent voler enmorceaux les plaques du meilleur métal.

Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblaitdevoir rester au boulet, quand la guerre finit le jour même oùNicholl terminait une nouvelle cuirasse d’acier forgé !C’était un chef-d’œuvre dans son genre ; elle défiait tous lesprojectiles du monde. Le capitaine la fit transporter au polygonede Washington, en provoquant le président du Gun-Club à la briser.Barbicane, la paix étant faite, ne voulut pas tenterl’expérience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d’exposer sa plaque au choc desboulets les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ouconiques. Refus du président qui, décidément, ne voulait pascompromettre son dernier succès.

Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, vouluttenter Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa demettre sa plaque à deux cents yards du canon. Barbicane des’obstiner dans son refus. A cent yards ? Pas même àsoixante-quinze.

« A cinquante alors, s’écria le capitaine par la voix desjournaux, vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettraiderrière !

Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl semettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus ; il en vintaux personnalités ; il insinua que la poltronnerie étaitindivisible ; que l’homme qui refuse de tirer un coup de canonest bien près d’en avoir peur ; qu’en somme, ces artilleursqui se battent maintenant à six milles de distance ont prudemmentremplacé le courage individuel par les formules mathématiques, etqu’au surplus il y a autant de bravoure à attendre tranquillementun boulet derrière une plaque, qu’à l’envoyer dans toutes lesrègles de l’art.

A ces insinuations Barbicane ne répondit rien ; peut-êtremême ne les connut-il pas, car alors les calculs de sa grandeentreprise l’absorbaient entièrement.

Lorsqu’il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère ducapitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s’y mêlait unesuprême jalousie et un sentiment absolu d’impuissance !Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neufcents pieds ! Quelle cuirasse résisterait jamais à unprojectile de vingt mille livres ! Nicholl demeura d’abordatterré, anéanti, brisé sous ce « coup de canon » puis il sereleva, et résolut d’écraser la proposition du poids de sesarguments.

Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club ;il publia nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas àreproduire. Il essaya de démolir scientifiquement l’œuvre deBarbicane. Une fois la guerre entamée, il appela à son aide desraisons de tout ordre, et, à vrai dire, trop souvent spécieuses etde mauvais aloi.

D’abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans seschiffres ; Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté deses formules, et il l’accusa d’ignorer les principes rudimentairesde la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs àlui, Nicholl, il était absolument impossible d’imprimer à un corpsquelconque une vitesse de douze mille yards par seconde ; ilsoutint, l’algèbre à la main, que, même avec cette vitesse, jamaisun projectile aussi pesant ne franchirait les limites del’atmosphère terrestre ! Il n’irait seulement pas à huitlieues ! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise,en la tenant pour suffisante, l’obus ne résisterait pas à lapression des gaz développés par l’inflammation de seize cents millelivres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il nesupporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortiede la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne desimprudents spectateurs.

Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua sonœuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d’autres faces ; sansparler de son inutilité à tous les points de vue, il regardal’expérience comme fort dangereuse, et pour les citoyens quiautoriseraient de leur présence un aussi condamnable spectacle, etpour les villes voisines de ce déplorable canon ; il fitégalement remarquer que si le projectile n’atteignait pas son but,résultat absolument impossible, il retomberait évidemment sur laTerre, et que la chute d’une pareille masse, multipliée par lecarré de sa vitesse, compromettrait singulièrement quelque point duglobe. Donc, en pareille circonstance, et sans porter atteinte auxdroits de citoyens libres, il était des cas où l’intervention dugouvernement devenait nécessaire, et il ne fallait pas engager lasûreté de tous pour le bon plaisir d’un seul.

On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaineNicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tintcompte de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier àson aise, et jusqu’à s’époumoner, puisque cela lui convenait. Il sefaisait le défenseur d’une cause perdue d’avance ; onl’entendait, mais on ne l’écoutait pas, et il n’enleva pas un seuladmirateur au président du Gun-Club. Celui-ci, d’ailleurs, ne pritmême pas la peine de rétorquer les arguments de son rival.

Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvantmême pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer deson argent. Il proposa donc publiquement dans l’—Enquirer—deRichmond une série de paris conçus en ces termes et suivant uneproportion croissante.

Il paria :

1° Que les fonds nécessaires à l’entreprise du Gun-Club neseraient pas faits, ci 1000 dollars

2° Que l’opération de la fonte d’un canon de neuf cents piedsétait impraticable et ne réussirait pas, ci 2000—

3° Qu’il serait impossible de charger la Columbiad, et que lepyroxyle prendrait feu de lui-même sous la pression du projectile,ci 3000—

4° Que la Columbiad éclaterait au premier coup, ci 4000—

5° Que le boulet n’irait pas seulement six milles et retomberaitquelques secondes après avoir été lancé, ci 5000—

On le voit c’était une somme importante que risquait lecapitaine dans son invincible entêtement. Il ne s’agissait pasmoins de quinze mille dollars[47] .

Malgré l’importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté,d’un laconisme superbe et conçu en ces termes :

—Baltimore, 18 octobre—.

—Tenu—.

BARBICANE.

Chapitre 11Floride et Texas

Cependant, une question restait encore à décider : il fallaitchoisir un endroit favorable à l’expérience. Suivant larecommandation de l’Observatoire de Cambridge, le tir devait êtredirigé perpendiculairement au plan de l’horizon, c’est-à-dire versle zénith ; or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieuxsitués entre 0° et 28° de latitude, en d’autres termes, sadéclinaison n’est que de 28[48] . Ils’agissait donc de déterminer exactement le point du globe oùserait fondue l’immense Columbiad.

Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale,Barbicane apporta une magnifique carte des États-Unis de Z.Belltropp. Mais, sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T.Maston avait demandé la parole avec sa véhémence habituelle, etparlé en ces termes :

« Honorables collègues, la question qui va se traiteraujourd’hui a une véritable importance nationale, et elle va nousfournir l’occasion de faire un grand acte de patriotisme.

Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre oùl’orateur voulait en venir.

« Aucun de vous, reprit-il, n’a la pensée de transiger avec lagloire de son pays, et s’il est un droit que l’Union puisserevendiquer, c’est celui de receler dans ses flancs le formidablecanon du Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles…

– Brave Maston… dit le président.

– Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l’orateur. Dansles circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieuassez rapproché de l’équateur, pour que l’expérience se fasse dansde bonnes conditions…

– Si vous voulez bien… dit Barbicane.

– Je demande la libre discussion des idées, répliqua lebouillant J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquels’élancera notre glorieux projectile doit appartenir à l’Union.

– Sans doute ! répondirent quelques membres.

– Eh bien ! puisque nos frontières ne sont pas assezétendues, puisque au sud l’Océan nous oppose une barrièreinfranchissable, puisqu’il nous faut chercher au-delà desÉtats-Unis et dans un pays limitrophe ce vingt-huitième parallèle,c’est là un—casus belli—légitime, et je demande que l’on déclare laguerre au Mexique !

– Mais non ! mais non ! s’écria-t-on de toutesparts.

– Non ! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m’étonned’entendre dans cette enceinte !

– Mais écoutez donc ! …

– Jamais ! jamais ! s’écria le fougueux orateur. Tôtou tard cette guerre se fera, et je demande qu’elle éclateaujourd’hui même.

– Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avecfracas, je vous retire la parole !

Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collèguesparvinrent à le contenir.

« Je conviens, dit Barbicane, que l’expérience ne peut et nedoit être tentée que sur le sol de l’Union, mais si mon impatientami m’eût laissé parler, s’il eût jeté les yeux sur une carte, ilsaurait qu’il est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nosvoisins, car certaines frontières des États-Unis s’étendent au-delàdu vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre dispositiontoute la partie méridionale du Texas et des Florides.

L’incident n’eut pas de suite ; cependant, ce né fut passans regret que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut doncdécidé que la Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas,soit dans celui de la Floride. Mais cette décision devait créer unerivalité sans exemple entre les villes de ces deux États.

Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côteaméricaine, traverse la péninsule de la Floride et la divise endeux parties à peu près égales. Puis, se jetant dans le golfe duMexique, il sous-tend l’arc formé par les côtes de l’Alabama, duMississippi et de la Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont ilcoupe un angle, il se prolonge à travers le Mexique, franchit laSonora, enjambe la vieille Californie et va se perdre dans les mersdu Pacifique. Il n’y avait donc que les portions du Texas et de laFloride, situées au-dessous de ce parallèle, qui fussent dans lesconditions de latitude recommandées par l’Observatoire deCambridge.

La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de citésimportantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre lesIndiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer enfaveur de sa situation et se présenter avec ses droits.

Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plusimportantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutesles cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio,dans le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dansl’Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron,formèrent une ligue imposante contre les prétentions de laFloride.

Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens etfloridiens arrivèrent à Baltimore par le plus court ; à partirde ce moment, le président Barbicane et les membres influents duGun-Club furent assiégés jour et nuit de réclamations formidables.Si sept villes de la Grèce se disputèrent l’honneur d’avoir vunaître Homère, deux États tout entiers menaçaient d’en venir auxmains à propos d’un canon.

On vit alors ces « frères féroces » se promener en armes dansles rues de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était àcraindre, qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusementla prudence et l’adresse du président Barbicane conjurèrent cedanger. Les démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatifdans les journaux des divers États. Ce fut ainsi que le—New YorkHerald—et la—Tribune—soutinrent le Texas, tandis que le—Times—etl’—American Review—prirent fait et cause pour les députésfloridiens. Les membres du Gun-Club ne savaient plus auquelentendre.

Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu’ilsemblait mettre en batterie ; mais la Floride répondait quedouze comtés pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six foisplus petit.

Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente milleindigènes, mais la Floride, moins vaste, se vantait d’être pluspeuplée avec cinquante-six mille. D’ailleurs elle accusait le Texasd’avoir une spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient,bon an mal an, plusieurs milliers d’habitants. Et elle n’avait pastort.

A son tour, le Texas répliquait qu’en fait de fièvres la Floriden’avait rien à lui envier, et qu’il était au moins imprudent detraiter les autres de pays malsains, quand on avait l’honneur deposséder le « vómito negro » à l’état chronique. Et il avaitraison.

« D’ailleurs, ajoutaient les Texiens par l’organe du—New YorkHerald—, on doit des égards à un État où pousse le plus beau cotonde toute l’Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vertpour la construction des navires, un État qui renferme de lahouille superbe et des mines de fer dont le rendement est decinquante pour cent de minerai pur.

A cela l’—American Review—répondait que le sol de la Floride,sans être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour lemoulage et la fonte de la Columbiad, car il était composé de sableet de terre argileuse.

« Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que cesoit dans un pays, il faut arriver dans ce pays ; or, lescommunications avec la Floride sont difficiles, tandis que la côtedu Texas offre la baie de Galveston, qui a quatorze lieues de touret qui peut contenir les flottes du monde entier.

– Bon ! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens,vous nous la donnez belle avec votre baie de Galveston situéeau-dessus du vingt-neuvième parallèle. N’avons-nous pas la baied’Espiritu-Santo, ouverte précisément sur le vingt-huitième degréde latitude, et par laquelle les navires arrivent directement àTampa-Town ?

– Jolie baie ! répondait le Texas, elle est à demiensablée !

– Ensablés vous-mêmes ! s’écriait la Floride. Ne dirait-onpas que je suis un pays de sauvages ?

– Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies !

– Eh bien ! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donccivilisés !

La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand laFloride essaya d’entraîner son adversaire sur un autre terrain, etun matin le—Times—insinua que, l’entreprise étant « essentiellementaméricaine », elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement américain » !

A ces mots le Texas bondit : « Américains ! s’écria-t-il,ne le sommes-nous pas autant que vous ? Le Texas et la Floriden’ont-ils pas été incorporés tous les deux à l’Union en1845 ?

– Sans doute, répondit le—Times—, mais nous appartenons auxAméricains depuis 1820.

– Je le crois bien, répliqua la—Tribune—; après avoir étéEspagnols ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus auxÉtats-Unis pour cinq millions de dollars !

– Et qu’importe ! répliquèrent les Floridiens, devons-nousen rougir ? En 1803 n’a-t-on pas acheté la Louisiane àNapoléon au prix de seize millions de dollars[49] ?

– C’est une honte ! s’écrièrent alors les députés du Texas.Un misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer auTexas, qui, au lieu de se vendre, s’est fait indépendant lui-même,qui a chassé les Mexicains le 2 mars 1836 qui s’est déclarérépublique fédérative après la victoire remportée par SamuelHouston aux bords du San-Jacinto sur les troupes deSanta-Anna ! Un pays enfin qui s’est adjoint volontairementaux États-Unis d’Amérique !

– Parce qu’il avait peur des Mexicains ! » répondit laFloride.

Peur ! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé,la position devint intolérable. On s’attendit à un égorgement desdeux partis dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder lesdéputés vue.

Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Lesnotes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaientdans sa maison. Quel parti devait-il prendre ? Au point de vuede l’appropriation du sol, de la facilité des communications, de larapidité des transports, les droits des deux États étaientvéritablement égaux. Quant aux personnalités politiques, ellesn’avaient que faire dans la question.

Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps,quand Barbicane résolut d’en sortir ; il réunit ses collègues,et la solution qu’il leur proposa fut profondément sage, comme onva le voir.

« En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entrela Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés sereproduiront entre les villes de l’État favorisé. La rivalitédescendra du genre à l’espèce, de l’État à la Cité, et voilà tout.Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, quise disputeront l’honneur de l’entreprise et nous créeront denouveaux ennuis, tandis que la Floride n’en a qu’une. Va donc pourla Floride et pour Tampa-Town !

Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas.Ils entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent desprovocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Lesmagistrats de Baltimore n’eurent plus qu’un parti à prendre, et ilsle prirent. On fit chauffer un train spécial, on y embarqua lesTexiens bon gr mal gré, et ils quittèrent la ville avec unerapidité de trente milles à l’heure.

Mais, si vite qu’ils fussent emportés, ils eurent le temps dejeter un dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simplepresqu’île resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu’elle nerésisterait pas à la secousse du tir et qu’elle sauterait aupremier coup de canon.

« Eh bien ! qu’elle saute ! » répondirent lesFloridiens avec un laconisme digne des temps antiques.

Chapitre 12Urbi et Orbi

Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques unefois résolues, vint la question d’argent. Il s’agissait de seprocurer une somme énorme pour l’exécution du projet. Nulparticulier, nul État même n’aurait pu disposer des millionsnécessaires.

Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l’entreprisefût américaine, d’en faire une affaire d’un intérêt universel et dedemander à chaque peuple sa coopération financière. C’était à lafois le droit et le devoir de toute la Terre d’intervenir dans lesaffaires de son satellite. La souscription ouverte dans ce buts’étendit de Baltimore au monde entier,—urbi et orbi—.

Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Ils’agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L’opérationétait purement désintéressée dans le sens littéral du mot, etn’offrait aucune chance de bénéfice.

Mais l’effet de la communication Barbicane ne s’était pas arrêtéaux frontières des États-Unis ; il avait franchi l’Atlantiqueet le Pacifique, envahissant à la fois l’Asie et l’Europe,l’Afrique et l’Océanie. Les observatoires de l’Union se mirent enrapport immédiat avec les observatoires des pays étrangers ;les uns, ceux de Paris, de Pétersbourg, du Cap, de Berlin,d’Altona, de Stockholm, de Varsovie, de Hambourg, de Bude, deBologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès, de Madras, de Péking,firent parvenir leurs compliments au Gun-Club ; les autresgardèrent une prudente expectative.

Quant à l’observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deuxautres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il futnet ; il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangeaaux théories du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diversessociétés savantes promettaient d’envoyer des délégués à Tampa-Town,le bureau de Greenwich, réuni en séance, passa brutalement àl’ordre du jour sur la proposition Barbicane. C’était là de labelle et bonne jalousie anglaise. Pas autre chose.

En somme, l’effet fut excellent dans le monde scientifique, etde l il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrentpour la question. Fait d’une haute importance, puisque ces massesallaient être appelées à souscrire un capital considérable.

Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifesteempreint d’enthousiasme, et dans lequel il faisait appel « à tousles hommes de bonne volonté sur la Terre ». Ce document, traduit entoutes langues, réussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes del’Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9 Baltimorestreet ; puis on souscrivit dans les différents États des deuxcontinents :

A Vienne, chez S. -M. de Rothschild ;

A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce ;

A Paris, au Crédit mobilier ;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson ;

A Londres, chez N. -M. de Rothschild et fils ;

A Turin, chez Ardouin et Ce ;

A Berlin, chez Mendelssohn ;

A Genève, chez Lombard, Odier et Ce ;

A Constantinople, à la Banque Ottomane ;

A Bruxelles, chez S. Lambert ;

A Madrid, chez Daniel Weisweller ;

A Amsterdam, au Crédit Néerlandais ;

A Rome, chez Torlonia et Ce ;

A Lisbonne, chez Lecesne ;

A Copenhague, à la Banque privée ;

A Buenos Aires, à la Banque Maua ;

A Rio de Janeiro, même maison ;

A Montevideo, même maison ;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce ;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce ;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatremillions de dollars[50] étaientversés dans les différentes villes de l’Union. Avec un pareilacompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient àl’Amérique que les souscriptions étrangères se couvraient avec unvéritable empressement. Certains pays se distinguaient par leurgénérosité ; d’autres se desserraient moins facilement.Affaire de tempérament.

Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, etvoici l’état officiel des sommes qui furent portées à l’actif duGun-Club, après souscription close.

La Russie versa pour son contingent l’énorme somme de trois centsoixante-huit mille sept cent trente-trois roubles[51] . Pour s’en étonner, il faudraitméconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu’ilsimpriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreuxobservatoires, dont le principal a coûté deux millions deroubles.

La France commença par rire de la prétention des Américains. LaLune servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtainede vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait àl’ignorance. Mais, de même que les Français payèrent jadis aprèsavoir chanté, ils payèrent, cette fois, après avoir ri, et ilssouscrivirent pour une somme de douze cent cinquante-trois milleneuf cent trente francs. A ce prix-là, ils avaient bien le droit des’égayer un peu.

L’Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de sestracas financiers. Sa part s’éleva dans la contribution publique àla somme de deux cent seize mille florins[52] , quifurent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales[53] , telfut l’appoint de la Suède et de la Norvège. Le chiffre étaitconsidérable relativement au pays ; mais il eût étécertainement plus élevé, si la souscription avait eu lieuChristiania en même temps qu’à Stockholm. Pour une raison ou pourune autre, les Norvégiens n’aiment pas à envoyer leur argent enSuède.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante millethalers[54] , témoigna de sa haute approbation pourl’entreprise. Ses différents observatoires contribuèrent avecempressement pour une somme importante et furent les plus ardents àencourager le président Barbicane.

La Turquie se conduisit généreusement ; mais elle étaitpersonnellement intéressée dans l’affaire ; la Lune, en effet,règle le cours de ses années et son jeûne du Ramadan. Elle nepouvait faire moins que de donner un million trois centsoixante-douze mille six cent quarante piastres[55] ,et elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, unecertaine pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les États de second ordrepar un don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimespar habitant.

La Hollande et ses colonies s’intéressèrent dans l’opérationpour cent dix mille florins[56] ,demandant seulement qu’il leur fût fait une bonification de cinqpour cent d’escompte, puisqu’elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donnacependant neuf mille ducats fins[57] , ce quiprouve l’amour des Danois pour les expéditions scientifiques.

La Confédération germanique s’engagea pour trente-quatre milledeux cent quatre-vingt-cinq florins[58] ;on ne pouvait rien lui demander de plus ; d’ailleurs, ellen’eût pas donné davantage.

Quoique très gênée, l’Italie trouva deux cent mille lires dansles poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elleavait eu la Vénétie, elle aurait fait mieux ; mais enfin ellen’avait pas la Vénétie.

Les États de l’Église ne crurent pas devoir envoyer moins desept mille quarante écus romains[59] , et lePortugal poussa son dévouement à la science jusqu’à trente millecruzades[60] .

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-sixpiastres fortes[61] ; mais les empires qui sefondent sont toujours un peu gênés.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l’apport modeste de laSuisse dans l’œuvre américaine. Il faut le dire franchement, laSuisse ne voyait point le côté pratique de l’opération ; il nelui semblait pas que l’action d’envoyer un boulet dans la Lune fûtde nature à établir des relations d’affaires avec l’astre desnuits, et il lui paraissait peu prudent d’engager ses capitaux dansune entreprise aussi aléatoire. Après tout, la Suisse avaitpeut-être raison.

Quant à l’Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de centdix réaux[62] . Elle donna pour prétexte qu’elleavait ses chemins de fer à terminer. La vérité est que la sciencen’est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est encore un peuarriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins instruits, ne serendaient pas un compte exact de la masse du projectile comparée àcelle de la Lune ; ils craignaient qu’il ne vînt à dérangerson orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et provoquersa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, il valaitmieux s’abstenir. Ce qu’ils firent, à quelques réaux près.

Restait l’Angleterre. On connaît la méprisante antipathie aveclaquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglaisn’ont qu’une seule et même âme pour les vingt-cinq millionsd’habitants que renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent àentendre que l’entreprise du Gun-Club était contraire « au principede non-intervention », et ils ne souscrivirent même pas pour unfarthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épauleset revint à sa grande affaire. Quand l’Amérique du Sud,c’est-à-dire le Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de laPlata, la Colombie, eurent pour leur quote-part versé entre sesmains la somme de trois cent mille dollars[63] , il setrouva à la tête d’un capital considérable, dont voici le décompte:

 

Souscription des Etats-Unis 4 000 000 dollars

Souscriptions étrangères 1 446 675 dollars

Total 5 446 675 dollars

 

C’était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille sixcent soixante-quinze dollars[64] que lepublic versait dans la caisse du Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l’importance de la somme. Lestravaux de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport desouvriers, leur installation dans un pays presque inhabité, lesconstructions de fours et de bâtiments, l’outillage des usines, lapoudre, le projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis,l’absorber peu près tout entière. Certains coups de canon de laguerre fédérale sont revenus à mille dollars ; celui duprésident Barbicane, unique dans les fastes de l’artillerie,pouvait bien coûter cinq mille fois plus.

Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l’usine de Goldspring,près New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott sesmeilleurs canons de fonte.

Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l’usine deGoldspring s’engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Florideméridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobreprochain, et le canon livré en bon état, sous peine d’une indemnitéde cent dollars[65] par jour jusqu’au moment où la Lunese présenterait dans les mêmes conditions, c’est-à-dire dansdix-huit ans et onze jours. L’engagement des ouvriers, leur paie,les aménagements nécessaires incombaient à la compagnie duGoldspring.

Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I.Barbicane, président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur del’usine de Goldspring, qui approuvèrent l’écriture de part etd’autre.

Chapitre 13Stone’s Hill

Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment duTexas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit undevoir d’étudier la géographie de la Floride. Jamais les librairesne vendirent tant de—Bartram’s travel in Florida—, de—Roman’snatural history of East and West Florida—, de—William’s territoryof Florida—, de—Cleland on the culture of the Sugar-Cane in EastFlorida—. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C’était unefureur.

Barbicane avait mieux à faire qu’à lire ; il voulait voirde ses propres yeux et marquer l’emplacement de la Columbiad.Aussi, sans perdre un instant, il mit à la disposition del’Observatoire de Cambridge les fonds nécessaires à la constructiond’un télescope, et traita avec la maison Breadwill and Co.d’Albany, pour la confection du projectile en aluminium ; puisil quitta Baltimore, accompagné de J.-T. Maston, du major Elphistonet du directeur de l’usine de Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à LaNouvelle-Orléans. Là ils s’embarquèrent immédiatement surle—Tampico—, aviso de la marine fédérale, que le gouvernementmettait leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivagesde la Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.

La traversée ne fut pas longue ; deux jours après sondépart, le—Tampico—, ayant franchi quatre cent quatre-vingtsmilles[66] , eut connaissance de la côtefloridienne. En approchant, Barbicane se vit en présence d’uneterre basse, plate, d’un aspect assez infertile. Après avoir rangéune suite d’anses riches en huîtres et en homards, le—Tampico—donnadans la baie d’Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampaet la rade d’Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt legoulet. Peu de temps après, le fort Brooke dessina ses batteriesrasantes au-dessus des flots, et la ville de Tampa apparut,négligemment couchée au fond du petit port naturel formé parl’embouchure de la rivière Hillisboro.

Ce fut là que le—Tampico—mouilla, le 22 octobre, à sept heuresdu soir ; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.

Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu’il foulale sol floridien ; il semblait le tâter du pied, comme fait unarchitecte d’une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Mastongrattait la terre du bout de son crochet.

« Messieurs, dit alors Barbicane, nous n’avons pas de temps àperdre, et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître lepays.

Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitantsde Tampa-Town s’étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû auprésident du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils lereçurent au milieu d’acclamations formidables ; mais Barbicanese déroba à toute ovation, gagna une chambre de l’hôtel Franklin etne voulut recevoir personne. Le métier d’homme célèbre ne luiallait décidément pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole,pleins de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, aulieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers.Barbicane descendit, accompagné de ses trois compagnons, ets’étonna tout d’abord de se trouver au milieu d’une pareillecavalcade. Il remarqua en outre que chaque cavalier portait unecarabine en bandoulière et des pistolets dans ses fontes. La raisond’un tel déploiement de forces lui fut aussitôt donnée par un jeuneFloridien, qui lui dit :

« Monsieur, il y a les Séminoles.

– Quels Séminoles ?

– Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paruprudent de vous faire escorte.

– Peuh ! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

– Enfin, reprit le Floridien, c’est plus sûr.

– Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votreattention, et maintenant, en route !

La petite troupe s’ébranla aussitôt et disparut dans un nuage depoussière. Il était cinq heures du matin ; le soleilresplendissait déjà et le thermomètre marquait 84°[67] ; mais de fraîches brises de mermodéraient cette excessive température.

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud etsuivit la côte, de manière à gagner le creek[68]d’Alifia. Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, àdouze milles au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escortecôtoyèrent sa rive droite en remontant vers l’est. Bientôt lesflots de la baie disparurent derrière un pli de terrain, et lacampagne floridienne s’offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties : l’une au nord, pluspopuleuse, moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale etPensacola, l’un des principaux arsenaux maritimes desÉtats-Unis ; l’autre, pressée entre l’Atlantique et le golfedu Mexique, qui l’étreignent de leurs eaux, n’est qu’une mincepresqu’île rongée par le courant du Gulf-Stream, pointe de terreperdue au milieu d’un petit archipel, et que doublent incessammentles nombreux navires du canal de Bahama. C’est la sentinelleavancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de cet Étatest de trente-huit millions trente-trois mille deux centsoixante-sept acres[69] , parmilesquels il fallait en choisir un situé en deçà du vingt-huitièmeparallèle et convenable l’entreprise ; aussi Barbicane, enchevauchant, examinait attentivement la configuration du sol et sadistribution particulière.

La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512 le jourdes Rameaux, fut d’abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peucette appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais,quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu,et le pays se montra digne de son nom ; le sol étaitentrecoupé d’un réseau de creeks, de rios, de cours d’eau,d’étangs, de petits lacs ; on se serait cru dans la Hollandeou la Guyane ; mais la campagne s’éleva sensiblement et montrabientôt ses plaines cultivées, o réussissaient toutes lesproductions végétales du Nord et du Midi, ses champs immenses dontle soleil des tropiques et les eaux conservées dans l’argile du solfaisaient tous les frais de culture, puis enfin ses prairiesd’ananas, d’ignames, de tabac, de riz, de coton et de canne àsucre, qui s’étendaient à perte de vue, en étalant leurs richessesavec une insouciante prodigalité.

Barbicane parut très satisfait de constater l’élévationprogressive du terrain, et, lorsque J.-T. Maston l’interrogea à cesujet :

« Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt depremier ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.

– Pour être plus près de la Lune ? s’écria le secrétaire duGun-Club.

– Non ! répondit Barbicane en souriant. Qu’importentquelques toises de plus ou de moins ? Non, mais au milieu deterrains élevés, nos travaux marcheront plus facilement ; nousn’aurons pas à lutter avec les eaux, ce qui nous évitera destubages longs et coûteux, et c’est considérer, lorsqu’il s’agit deforer un puits de neuf cents pieds de profondeur.

– Vous avez raison, dit alors l’ingénieur Murchison ; ilfaut, autant que possible, éviter les cours d’eau pendant leforage ; mais si nous rencontrons des sources, qu’à cela netienne, nous les épuiserons avec nos machines, ou nous lesdétournerons. Il ne s’agit pas ici d’un puits artésien[70] , étroit et obscur, o le taraud, ladouille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, travaillenten aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au grand jour, lapioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous ironsrapidement en besogne.

– Cependant, reprit Barbicane, si par l’élévation du sol ou sanature nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, letravail en sera plus rapide et plus parfait ; cherchons donc àouvrir notre tranchée dans un terrain situé à quelques centaines detoises au-dessus du niveau de la mer.

– Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe,nous trouverons avant peu un emplacement convenable.

– Ah ! je voudrais être au premier coup de pioche, dit leprésident.

– Et moi au dernier ! s’écria J.-T. Maston.

– Nous y arriverons, messieurs, répondit l’ingénieur, et,croyez-moi, la compagnie du Goldspring n’aura pas à vous payerd’indemnité de retard.

– Par sainte Barbe ! vous aurez raison ! répliquaJ.-T. Maston ; cent dollars par jour jusqu’à ce que la Lune sereprésente dans les mêmes conditions, c’est-à-dire pendant dix-huitans et onze jours, savez-vous bien que cela ferait six centcinquante-huit mille cent dollars[71] ?

– Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l’ingénieur, etnous n’aurons pas besoin de l’apprendre.

Vers dix heures du matin. la petite troupe avait franchi unedouzaine de milles ; aux campagnes fertiles succédait alors larégion des forêts. Là, croissaient les essences les plus variéesavec une profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrablesétaient faites de grenadiers, d’orangers, de citronniers, defiguiers, d’oliviers, d’abricotiers, de bananiers, de grands cepsde vigne, dont les fruits et les fleurs rivalisaient de couleurs etde parfums. A l’ombre odorante de ces arbres magnifiques chantaitet volait tout un monde d’oiseaux aux brillantes couleurs, aumilieu desquels on distinguait plus particulièrement des crabiers,dont le nid devait être un écrin, pour être digne de ces bijouxemplumés.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence decette opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Maisle président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâted’aller en avant ; ce pays si fertile lui déplaisait par safertilité même ; sans être autrement hydroscope, il sentaitl’eau sous ses pas et cherchait, mais en vain, les signes d’uneincontestable aridité.

Cependant on avançait ; il fallut passer à gué plusieursrivières, et non sans quelque danger, car elles étaient infestéesde caïmans longs de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston lesmenaça hardiment de son redoutable crochet, mais il ne parvint àeffrayer que les pélicans, les sarcelles, les phaétons, sauvageshabitants de ces rives, tandis que de grands flamants rouges leregardaient d’un air stupide.

Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour ;les arbres moins gros s’éparpillèrent dans les bois moinsépais ; quelques groupes isolés se détachèrent au milieu deplaines infinies où passaient des troupeaux de daimseffarouchés.

« Enfin ! s’écria Barbicane en se dressant sur ses étriers,voici la région des pins !

– Et celle des sauvages », répondit le major.

En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l’horizon ;ils s’agitaient, ils couraient de l’un à l’autre sur leurs chevauxrapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusilsdétonation sourde ; d’ailleurs ils se bornèrent à cesdémonstrations hostiles, sans inquiéter Barbicane et sescompagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d’une plaine rocailleuse,vaste espace découvert d’une étendue de plusieurs acres, que lesoleil inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une largeextumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres duGun-Club toutes les conditions requises pour l’établissement deleur Columbiad.

« Halte ! dit Barbicane en s’arrêtant. Cet endroit a-t-ilun nom dans le pays ?

– Il s’appelle Stone’s-Hill[72] »,répondit un des Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instrumentset commença à relever sa position avec une extrême précision ;la petite troupe, rangée autour de lui, l’examinait en gardant unprofond silence.

En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, aprèsquelques instants, chiffra rapidement le résultat de sesobservations et dit :

« Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus duniveau de la mer par 27°7’de latitude et 5°7’de longitudeouest[73] ; il me paraît offrir par sanature aride et rocailleuse toutes les conditions favorables àl’expérience ; c’est donc dans cette plaine que s’élèverontnos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de nosouvriers, et c’est d’ici, d’ici même, répéta-t-il en frappant dupied le sommet de Stone’s-Hill, que notre projectile s’envoleravers les espaces du monde solaire !

Chapitre 14Pioche et Truelle

Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient àTampa-Town, et l’ingénieur Murchison se réembarquait surle—Tampico—pour La Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une arméed’ouvriers et ramener la plus grande partie du matériel. Lesmembres du Gun-Club demeurèrent à Tampa-Town, afin d’organiser lespremiers travaux en s’aidant des gens du pays.

Huit jours après son départ, le—Tampico—revenait dans la baied’Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchisonavait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours del’esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis quel’Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommeslibres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelaitune main-d’œuvre largement rétribuée. Or, l’argent ne manquait pasau Gun-Club ; il offrait à ses hommes une haute paie, avecgratifications considérables et proportionnelles. L’ouvrierembauché pour la Floride pouvait compter, après l’achèvement destravaux, sur un capital déposé en son nom à la banque de Baltimore.Murchison n’eut donc que l’embarras du choix, et il put se montrersévère sur l’intelligence et l’habileté de ses travailleurs. On estautorisé à croire qu’il enrôla dans sa laborieuse légion l’élitedes mécaniciens, des chauffeurs, des fondeurs, des chaufourniers,des mineurs, des briquetiers et des manœuvres de tout genre, noirsou blancs, sans distinction de couleur. Beaucoup d’entre euxemmenaient leur famille. C’était une véritable émigration.

Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua surles quais de Tampa-Town ; on comprend le mouvement etl’activité qui régnèrent dans cette petite ville dont on doublaiten un jour la population. En effet, Tampa-Town devait gagnerénormément à cette initiative du Gun-Club, non par le nombre desouvriers, qui furent dirigés immédiatement sur Stone’s-Hill, maisgrâce à cette affluence de curieux qui convergèrent peu à peu detous les points du globe vers la presqu’île floridienne.

Pendant les premiers jours, on s’occupa de décharger l’outillageapporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu’unassez grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontéeset numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiersjalons d’un railway long de quinze milles et destiné à relierStone’s-Hill Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de feraméricain ; capricieux dans ses détours, hardi dans sespentes, méprisant les garde-fous et les ouvrages d’art, escaladantles collines, dégringolant les vallées, le rail-road court enaveugle et sans souci de la ligne droite ; il n’est pascoûteux, il n’est point gênant ; seulement, on y déraille etl’on y saute en toute liberté. Le chemin de Tampa-Town àStone’s-Hill ne fut qu’une simple bagatelle, et ne demanda ni grandtemps ni grand argent pour s’établir.

Du reste, Barbicane était l’âme de ce monde accouru à savoix ; il l’animait, il lui communiquait son souffle, sonenthousiasme, sa conviction ; il se trouvait en tous lieux,comme s’il eût été doué du don d’ubiquité et toujours suivi deJ.-T. Maston, sa mouche bourdonnante. Son esprit pratiques’ingéniait à mille inventions. Avec lui point d’obstacles, nulledifficulté, jamais d’embarras ; il était mineur, maçon,mécanicien autant qu’artilleur, ayant des réponses pour toutes lesdemandes et des solutions pour tous les problèmes. Il correspondaitactivement avec le Gun-Club ou l’usine de Goldspring, et jour etnuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en pression,le—Tampico—attendait ses ordres dans la rade d’Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec undétachement de travailleurs, et dès le lendemain une ville demaisons mécaniques s’éleva autour de Stone’s-Hill ; onl’entoura de palissades, et à son mouvement, à son ardeur, on l’eûtbientôt prise pour une des grandes cités de l’Union. La vie y futréglée disciplinairement, et les travaux commencèrent dans un ordreparfait.

Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis dereconnaître la nature du terrain, et le creusement put êtreentrepris dès le 4 novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefsd’atelier et leur dit :

« Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis danscette partie sauvage de la Floride. Il s’agit de couler un canonmesurant neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d’épaisseur àses parois et dix-neuf pieds et demi à son revêtement depierre ; c’est donc au total un puits large de soixante piedsqu’il faut creuser à une profondeur de neuf cents. Cet ouvrageconsidérable doit être terminé en huit mois ; or, vous avezdeux millions cinq cent quarante-trois mille quatre cents piedscubes de terrain à extraire en deux cent cinquante-cinq jours,soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes par jour. Ce quin’offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers travaillant àcoudées franches sera plus pénible dans un espace relativementrestreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire, il se fera,et je compte sur votre courage autant que sur votre habileté.

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dansle sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne restaplus oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriersse relayaient par quart de journée.

D’ailleurs, quelque colossale que fût l’opération, elle nedépassait point la limite des forces humaines. Loin de là. Que detravaux d’une difficulté plus réelle et dans lesquels les élémentsdurent être directement combattus, qui furent menés à bonnefin ! Et, pour ne parler que d’ouvrages semblables, il suffirade citer ce—Puits du Père Joseph—, construit auprès du Caire par lesultan Saladin, à une époque où les machines n’étaient pas encorevenues centupler la force de l’homme, et qui descend au niveau mêmedu Nil, à une profondeur de trois cents pieds ! Et cet autrepuits creusé à Coblentz par le margrave Jean de Bade jusqu’à sixcents pieds dans le sol ! Eh bien ! de quois’agissait-il, en somme ? De tripler cette profondeur et surune largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile !Aussi il n’était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât dusuccès de l’opération.

Une décision importante, prise par l’ingénieur Murchison,d’accord avec le président Barbicane, vint encore permettred’accélérer la marche des travaux. Un article du traité portait quela Columbiad serait frettée avec des cercles de fer forgé placés àchaud. Luxe de précautions inutiles, car l’engin pouvait évidemmentse passer de ces anneaux compresseurs. On renonça donc à cetteclause.

De là une grande économie de temps, car on put alors employer cenouveau système de creusement adopté maintenant dans laconstruction des puits, par lequel la maçonnerie se fait en mêmetemps que le forage. Grâce à ce procédé très simple, il n’est plusnécessaire d’étayer les terres au moyen d’étrésillons ; lamuraille les contient avec une inébranlable puissance et descendd’elle-même par son propre poids.

Cette manœuvre ne devait commencer qu’au moment où la piocheaurait atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même del’enceinte palissadée, c’est-à-dire à la partie supérieure deStone’s-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.

La pioche rencontra d’abord une sorte de terreau noir, épais desix pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreausuccédèrent deux pieds d’un sable fin qui fut soigneusement retiré,car il devait servir à la confection du moule intérieur.

Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte,semblable la marne d’Angleterre, et qui s’étageait sur uneépaisseur de quatre pieds.

Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur uneespèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, trèssolide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, letrou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travauxde maçonnerie furent commencés.

Au fond de cette excavation, on construisit un « rouet » en boisde chêne, sorte de disque fortement boulonné et d’une solidité àtoute épreuve ; il était percé à son centre d’un trou offrantun diamètre égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut surce rouet que reposèrent les premières assises de la maçonnerie,dont le ciment hydraulique enchaînait les pierres avec uneinflexible ténacité. Les ouvriers, après avoir maçonné de lacirconférence au centre, se trouvaient renfermés dans un puitslarge de vingt et un pieds.

Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic etla pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayantsoin de le supporter au fur et à mesure sur des « tins »[74] d’une extrême solidité ; toutesles fois que le trou avait gagné deux pieds en profondeur, onretirait successivement ces tins ; le rouet s’abaissait peu àpeu, et avec lui le massif annulaire de maçonnerie, à la couchesupérieure duquel les maçons travaillaient incessamment, tout enréservant des « évents », qui devaient permettre aux gaz des’échapper pendant l’opération de la fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers unehabileté extrême et une attention de tous les instants ; plusd’un, en creusant sous le rouet, fut blessé dangereusement par leséclats de pierre, et même mortellement ; mais l’ardeur ne seralentit pas une seule minute, et jour et nuit : le jour, auxrayons d’un soleil qui versait, quelques mois plus tard,quatre-vingt-dix-neuf degrés[75] dechaleur à ces plaines calcinées ; la nuit, sous les blanchesnappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la roche, ladétonation des mines, le grincement des machines, le tourbillon desfumées éparses dans les airs tracèrent autour de Stone’s-Hill uncercle d’épouvante que les troupeaux de bisons ou les détachementsde Séminoles n’osaient plus franchir.

Cependant les travaux avançaient régulièrement ; des gruesà vapeur activaient l’enlèvement des matériaux ; d’obstaclesinattendus il fut peu question, mais seulement de difficultésprévues, et l’on s’en tirait avec habileté.

Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeurassignée pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre,cette profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant lemois de février, les travailleurs eurent à lutter contre une napped’eau qui se fit jour à travers l’écorce terrestre. Il fallutemployer des pompes puissantes et des appareils à air comprimé pourl’épuiser afin de bétonner l’orifice des sources, comme on aveugleune voie d’eau bord d’un navire. Enfin on eut raison de cescourants malencontreux. Seulement, par suite de la mobilité duterrain, le rouet céda en partie, et il y eut un débordementpartiel. Que l’on juge de l’épouvantable poussée de ce disque demaçonnerie haut de soixante-quinze toises ! Cet accident coûtala vie à plusieurs ouvriers.

Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement depierre, à le reprendre en sous-œuvre et à rétablir le rouet dansses conditions premières de solidité. Mais, grâce à l’habileté del’ingénieur, à la puissance des machines employées, l’édifice, uninstant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n’arrêta désormais la marche del’opération, et le 10 juin, vingt jours avant l’expiration desdélais fixés par Barbicane, le puits, entièrement revêtu de sonparement de pierres, avait atteint la profondeur de neuf centspieds. Au fond, la maçonnerie reposait sur un cube massif mesuranttrente pieds d’épaisseur, tandis qu’à sa partie supérieure ellevenait affleurer le sol.

Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrentchaudement l’ingénieur Murchison ; son travail cyclopéens’était accompli dans des conditions extraordinaires derapidité.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instantStone’s-Hill ; tout en suivant de près les opérations duforage, il s’inquiétait incessamment du bien-être et de la santé deses travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémiescommunes aux grandes agglomérations d’hommes et si désastreusesdans ces régions du globe exposées à toutes les influencestropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie lesimprudences inhérentes à ces dangereux travaux ; mais cesdéplorables malheurs sont impossibles à éviter, et ce sont desdétails dont les Américains se préoccupent assez peu. Ils ont plussouci de l’humanité en général que de l’individu en particulier.Cependant Barbicane professait les principes contraires, et il lesappliquait en toute occasion. Aussi, grâce à ses soins, à sonintelligence, à son utile intervention dans les cas difficiles, àsa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne des catastrophes nedépassa pas celle des pays d’outre-mer cités pour leur luxe deprécautions, entre autres la France, où l’on compte environ unaccident sur deux cent mille francs de travaux.

Chapitre 15La Fête de la Fonte

Pendant les huit mois qui furent employés à l’opération duforage, les travaux préparatoires de la fonte avaient été conduitssimultanément avec une extrême rapidité ; un étranger,arrivant à Stone’s-Hill, eût été fort surpris du spectacle offert àses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour dece point central, s’élevaient douze cents fours à réverbère, largesde six pieds chacun et séparés l’un de l’autre par un intervalled’une demi-toise. La ligne développée par ces douze cents foursoffrait une longueur de deux milles[76] . Tousétaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminéequadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T.Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela luirappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n’existait riende plus beau, même en Grèce, « où d’ailleurs, disait-il, il n’avaitjamais été ».

On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité sedécida employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialementla fonte grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile,plus doux, facilement alésable, propre à toutes les opérations demoulage, et, traité au charbon de terre, il est d’une qualitésupérieure pour les pièces de grande résistance, telles que canons,cylindres de machines à vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n’a subi qu’une seule fusion, estrarement assez homogène, et c’est au moyen d’une deuxième fusionqu’on l’épure, qu’on la raffine, en la débarrassant de ses derniersdépôts terreux.

Aussi, avant d’être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer,trait dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avecdu charbon et du silicium chauffé à une forte température, s’étaitcarburé et transformé en fonte[77] . Aprèscette première opération, le métal fut dirigé vers Stone’s-Hill.Mais il s’agissait de cent trente-six millions de livres de fonte,masse trop coûteuse expédier par les railways ; le prix dutransport eût doublé le prix de la matière. Il parut préférabled’affréter des navires à New York et de les charger de la fonte enbarres ; il ne fallut pas moins de soixante-huit bâtiments demille tonneaux, une véritable flotte, qui, le 3 mai, sortit despasses de New York, prit la route de l’Océan, prolongea les côtesaméricaines, embouqua le canal de Bahama, doubla la pointefloridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baied’Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port deTampa-Town.

Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road deStone’s-Hill, et, vers le milieu de janvier, l’énorme masse demétal se trouvait rendue à destination.

On comprend aisément que ce n’était pas trop de douze centsfours pour liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes defonte. Chacun de ces fours pouvait contenir près de cent quatorzemille livres de métal ; on les avait établis sur le modèle deceux qui servirent à la fonte du canon Rodman ; ilsaffectaient la forme trapézoïdale, et étaient très surbaissés.L’appareil de chauffe et la cheminée se trouvaient aux deuxextrémités du fourneau, de telle sorte que celui-ci était égalementchauffé dans toute son étendue. Ces fours, construits en briquesréfractaires, se composaient uniquement d’une grille pour brûler lecharbon de terre, et d’une « sole » sur laquelle devaient êtredéposées les barres de fonte ; cette sole, inclinée sous unangle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s’écouler dansles bassins de réception ; de là douze cents rigolesconvergentes le dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de foragefurent terminés, Barbicane fit procéder à la confection du mouleintérieur ; il s’agissait d’élever au centre du puits, etsuivant son axe, un cylindre haut de neuf cents pieds et large deneuf, qui remplissait exactement l’espace réservé à l’âme de laColumbiad. Ce cylindre fut composé d’un mélange de terre argileuseet de sable, additionné de foin et de paille. L’intervalle laisséentre le moule et la maçonnerie devait être comblé par le métal enfusion, qui formerait ainsi des parois de six piedsd’épaisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidépar des armatures de fer et assujetti de distance en distance aumoyen de traverses scellées dans le revêtement de pierre ;après la fonte, ces traverses devaient se trouver perdues dans lebloc de métal, ce qui n’offrait aucun inconvénient.

Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixéau lendemain.

« Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, ditJ.-T. Maston à son ami Barbicane.

– Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fêtepublique !

– Comment ! vous n’ouvrirez pas les portes de l’enceinte àtout venant ?

– Je m’en garderai bien, Maston ; la fonte de la Columbiadest une opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et jepréfère qu’elle s’effectue à huis clos. Au départ du projectile,fête si l’on veut, mais jusque-là, non.

Le président avait raison ; l’opération pouvait offrir desdangers imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eûtempêché de parer. Il fallait conserver la liberté de sesmouvements. Personne ne fut donc admis dans l’enceinte, àl’exception d’une délégation des membres du Gun-Club, qui fit levoyage de Tampa-Town. On vit là le fringant Bilsby, Tom Hunter, lecolonel Blomsberry, le major Elphiston, le général Morgan, et—tuttiquanti—, pour lesquels la fonte de la Columbiad devenait uneaffaire personnelle. J.-T. Maston s’était constitué leurcicérone ; il ne leur fit grâce d’aucun détail ; il lesconduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu desmachines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux lesuns après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient unpeu écœurés.

La fonte devait avoir lieu à midi précis ; la veille,chaque four avait été chargé de cent quatorze mille livres de métalen barres, disposées par piles croisées, afin que l’air chaud pûtcirculer librement entre elles. Depuis le matin, les douze centscheminées vomissaient dans l’atmosphère leurs torrents de flammes,et le sol était agité de sourdes trépidations. Autant de livres demétal à fondre, autant de livres de houille à brûler. C’étaientdonc soixante-huit mille tonnes de charbon, qui projetaient devantle disque du soleil un épais rideau de fumée noire.

La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de foursdont les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre ;de puissants ventilateurs y joignaient leurs souffles continus etsaturaient d’oxygène tous ces foyers incandescents.

L’opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite.Au signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrerpassage la fonte liquide et se vider entièrement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le momentdéterminé avec une impatience mêlée d’une certaine quantitéd’émotion. Il n’y avait plus personne dans l’enceinte, et chaquecontremaître fondeur se tenait à son poste près des trous decoulée.

Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine,assistaient à l’opération. Devant eux, une pièce de canon était là,prête à faire feu sur un signe de l’ingénieur.

Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métalcommencèrent à s’épancher ; les bassins de réceptions’emplirent peu à peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide,on la tint en repos pendant quelques instants, afin de faciliter laséparation des substances étrangères.

Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclairfauve dans les airs. Douze cents trous de coulée s’ouvrirent à lafois, et douze cents serpents de feu rampèrent vers le puitscentral, en déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils seprécipitèrent, avec un fracas épouvantable, à une profondeur deneuf cents pieds. C’était un émouvant et magnifique spectacle. Lesol tremblait, pendant que ces flots de fonte, lançant vers le cieldes tourbillons de fumée, volatilisaient en même temps l’humiditédu moule et la rejetaient par les évents du revêtement de pierresous la forme d’impénétrables vapeurs. Ces nuages facticesdéroulaient leurs spirales épaisses en montant vers le zénithjusqu’à une hauteur de cinq cents toises. Quelque sauvage, errantau-delà des limites de l’horizon, eût pu croire à la formation d’unnouveau cratère au sein de la Floride, et cependant ce n’était làni une éruption, ni une trombe, ni un orage, ni une lutted’éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la nature estcapable de produire ! Non ! l’homme seul avait créé cesvapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d’un volcan,ces trépidations bruyantes semblables aux secousses d’untremblement de terre, ces mugissements rivaux des ouragans et destempêtes, et c’était sa main qui précipitait, dans un abîme creusépar elle tout un Niagara, de métal en fusion.

Chapitre 16La Colombiad

L’opération de la fonte avait-elle réussi ? On en étaitréduit à de simples conjectures. Cependant tout portait à croire ausuccès, puisque le moule avait absorbé la masse entière du métalliquéfié dans les fours. Quoi qu’il en soit, il devait êtrelongtemps impossible de s’en assurer directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de centsoixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pouren opérer le refroidissement. Combien de temps, dès lors, lamonstrueuse Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, etdéfendue par sa chaleur intense, allait-elle se dérober aux regardsde ses admirateurs ? Il était difficile de le calculer.

L’impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps detemps à une rude épreuve. Mais on n’y pouvait rien. J.-T. Mastonfaillit se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, unimmense panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et lesol brûlait les pieds dans un rayon de deux cents pas autour dusommet de Stone’s-Hill.

Les jours s’écoulèrent, les semaines s’ajoutèrent l’une àl’autre. Nul moyen de refroidir l’immense cylindre. Impossible des’en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Clubrongeaient leur frein.

« Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre moispeine nous séparent du premier décembre ! Enlever le mouleintérieur, calibrer l’âme de la pièce, charger la Columbiad, toutcela est faire ! Nous ne serons pas prêts ! On ne peutseulement pas approcher du canon ! Est-ce qu’il ne serefroidira jamais ! Voilà qui serait une mystificationcruelle !

On essayait de calmer l’impatient secrétaire sans y parvenir,Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourdeirritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le tempsseul pouvait avoir raison,— le temps, un ennemi redoutable dans lescirconstances,— et être à la discrétion d’un ennemi, c’était durpour des gens de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de constaterun certain changement dans l’état du sol. Vers le 15 août, lesvapeurs projetées avaient diminué notablement d’intensité etd’épaisseur. Quelques jours après, le terrain n’exhalait plusqu’une légère buée, dernier souffle du monstre enfermé dans soncercueil de pierre. Peu à peu les tressaillements du sol vinrent às’apaiser, et le cercle de calorique se restreignit ; les plusimpatients des spectateurs se rapprochèrent ; un jour on gagnadeux toises ; le lendemain, quatre ; et, le 22 août,Barbicane, ses collègues, l’ingénieur, purent prendre place sur lanappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone’s-Hill, un endroitfort hygiénique, à coup sûr, où il n’était pas encore permisd’avoir froid aux pieds.

« Enfin ! » s’écria le président du Gun-Club avec unimmense soupir de satisfaction.

Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatementl’extraction du moule intérieur, afin de dégager l’âme de lapièce ; le pic, la pioche, les outils à tarauderfonctionnèrent sans relâche ; la terre argileuse et le sableavaient acquis une extrême dureté sous l’action de lachaleur ; mais, les machines aidant, on eut raison de cemélange encore brûlant au contact des parois de fonte ; lesmatériaux extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus àla vapeur, et l’on fit si bien, l’ardeur au travail fut telle,l’intervention de Barbicane si pressante, et ses argumentsprésentés avec une si grande force sous la forme de dollars, que,le 3 septembre, toute trace du moule avait disparu.

Immédiatement l’opération de l’alésage commença ; lesmachines furent installées sans retard et manœuvrèrent rapidementde puissants alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugositésde la fonte. Quelques semaines plus tard, la surface intérieure del’immense tube était parfaitement cylindrique, et l’âme de la pièceavait acquis un poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d’un an après la communicationBarbicane, l’énorme engin, rigoureusement calibré et d’uneverticalité absolue, relevée au moyen d’instruments délicats, futprêt fonctionner. Il n’y avait plus que la Lune à attendre, mais onétait sûr qu’elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie deJ.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire unechute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neufcents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonelavait heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme unnouvel Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de laColumbiad.

Le canon était donc terminé ; il n’y avait plus de doutepossible sur sa parfaite exécution ; aussi, le 6 octobre, lecapitaine Nicholl, quoi qu’il en eût, s’exécuta vis-à-vis duprésident Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, à lacolonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On estautorisé à croire que la colère du capitaine fut poussée auxdernières limites et qu’il en fit une maladie. Cependant il avaitencore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq milledollars, et pourvu qu’il en gagnât deux, son affaire n’était pasmauvaise, sans être excellente. Mais l’argent n’entrait point dansses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la fonte d’uncanon auquel des plaques de dix toises n’eussent pas résisté, luiportait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l’enceinte de Stone’s-Hill avait étélargement ouverte au public, et ce que fut l’affluence desvisiteurs se comprendra sans peine.

En effet, d’innombrables curieux, accourus de tous les pointsdes États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampas’était prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée toutentière aux travaux du Gun-Club, et elle comptait alors unepopulation de cent cinquante mille âmes. Après avoir englobé lefort Brooke dans un réseau de rues, elle s’allongeait maintenantsur cette langue de terre qui sépare les deux rades de la baied’Espiritu-Santo ; des quartiers neufs, des places nouvelles,toute une forêt de maisons, avaient poussé sur ces grèves naguèredésertes, à la chaleur du soleil américain. Des compagniess’étaient fondées pour l’érection d’églises, d’écoles,d’habitations particulières, et en moins d’un an l’étendue de laville fut décuplée.

On sait que les Yankees sont nés commerçants ; partout oùle sort les jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut queleur instinct des affaires s’exerce utilement. C’est pourquoi desimples curieux, des gens venus en Floride dans l’unique but desuivre les opérations du Gun-Club, se laissèrent entraîner auxopérations commerciales dès qu’ils furent installés à Tampa. Lesnavires frétés pour le transportement du matériel et des ouvriersavaient donné au port une activité sans pareille. Bientôt d’autresbâtiments, de toute forme et de tout tonnage, chargés de vivres,d’approvisionnements, de marchandises, sillonnèrent la baie et lesdeux rades ; de vastes comptoirs d’armateurs, des offices decourtiers s’établirent dans la ville, et la—ShippingGazette[78] — enregistra chaque jour des arrivagesnouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville,celle-ci, en considération du prodigieux accroissement de sapopulation et de son commerce, fut enfin reliée par un chemin defer aux États méridionaux de l’Union. Un railway rattacha la Mobileà Pensacola, le grand arsenal maritime du Sud ; puis, de cepoint important, il se dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà unpetit tronçon de voie ferrée, long de vingt et un milles, parlequel Tallahassee se mettait en communication avec Saint-Marks,sur les bords de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui futprolongé jusqu’à Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et enréveillant les portions mortes ou endormies de la Floride centrale.Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l’industrie dues à l’idéeéclose un beau jour dans le cerveau d’un homme, put prendre à bondroit les airs d’une grande ville. On l’avait surnommée «Moon-City[79] » et la capitale des Florides subissaitune éclipse totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grandeentre le Texas et la Floride, et l’irritation des Texiens quand ilsse virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club.Dans leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu’un paysdevait gagner à l’expérience tentée par Barbicane et le bien dontun semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait unvaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissementconsidérable de population. Tous ces avantages retournaient à cettemisérable presqu’île floridienne, jetée comme une estacade entreles flots du golfe et les vagues de l’océan Atlantique. Aussi,Barbicane partageait-il avec le général Santa-Anna toutes lesantipathies texiennes.

Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougueindustrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n’eut garded’oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire.Les plus minces détails de l’entreprise, le moindre coup de pioche,la passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville etStone’s-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.

On pouvait déjà prévoir que, le jour de l’expérience,l’agglomération des spectateurs se chiffrerait par millions, carils venaient déjà de tous les points de la terre s’accumuler surl’étroite presqu’île. L’Europe émigrait en Amérique.

Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreuxarrivants n’avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoupcomptaient sur le spectacle de la fonte, qui n’en eurent que lesfumées. C’était peu pour des yeux avides ; mais Barbicane nevoulut admettre personne à cette opération. De là, maugréement,mécontentement, murmures ; on blâma le président ; on letaxa d’absolutisme ; son procédé fut déclaré « peu américain». Il y eut presque une émeute autour des palissades deStone’s-Hill. Barbicane, on le sait, resta inébranlable dans sadécision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huisclos ne put être maintenu ; il y aurait eu mauvaise grâce,d’ailleurs, à fermer ses portes, pis même, imprudence à mécontenterles sentiments publics. Barbicane ouvrit donc son enceinte à toutvenant ; cependant, poussé par son esprit pratique, il résolutde battre monnaie sur la curiosité publique.

C’était beaucoup de contempler l’immense Columbiad, maisdescendre dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait auxAméricains être le—ne plus ultra—du bonheur en ce monde. Aussi pasun curieux qui ne voulût se donner la jouissance de visiterintérieurement cet abîme de métal. Des appareils, suspendus à untreuil à vapeur, permirent aux spectateurs de satisfaire leurcuriosité. Ce fut une fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous sefirent un devoir de pénétrer jusqu’au fond de l’âme les mystères ducanon colossal. Le prix de la descente fut fixé à cinq dollars parpersonne, et, malgré son élévation, pendant les deux mois quiprécédèrent l’expérience, l’affluence les visiteurs permit auGun-Club d’encaisser près de cinq cent mille dollars[80] .

Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiadfurent les membres du Gun-Club, avantage justement réservé àl’illustre assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Unecaisse d’honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, lemajor Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry,l’ingénieur Murchison et d’autres membres distingués du célèbreclub. En tout, une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond dece long tube de métal. On y étouffait un peu ! Mais quellejoie ! quel ravissement ! Une table de dix couverts avaitété dressée sur le massif de pierre qui supportait la Columbiadéclairée—a giorno—par un jet de lumière électrique. Des platsexquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel, vinrent seplacer successivement devant les convives, et les meilleurs vins deFrance coulèrent à profusion pendant ce repas splendide servi àneuf cents pieds sous terre.

Le festin fut très animé et même très bruyant ; des toastsnombreux s’entrecroisèrent ; on but au globe terrestre, on butà son satellite, on but au Gun-Club, on but à l’Union, à la Lune, àPhoebé, à Diane, Séléné, à l’astre des nuits, à la « paisiblecourrière du firmament » ! Tous ces hurrahs, portés sur lesondes sonores de l’immense tube acoustique, arrivaient comme untonnerre à son extrémité, et la foule, rangée autour deStone’s-Hill, s’unissait de cœur et de cris aux dix convivesenfouis au fond de la gigantesque Columbiad.

J.-T. Maston ne se possédait plus ; s’il cria plus qu’il negesticula, s’il but plus qu’il ne mangea, c’est un point difficileà établir. En tout cas, il n’eût pas donné sa place pour un empire,« non, quand même le canon chargé amorcé, et faisant feu àl’instant, aurait d l’envoyer par morceaux dans les espacesplanétaires ».

Chapitre 17Une dépêche Télégraphique

Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsidire, terminés, et cependant, deux mois allaient encore s’écouleravant le jour où le projectile s’élancerait vers la Lune. Deux moisqui devaient paraître longs comme des années à l’impatienceuniverselle ! Jusqu’alors les moindres détails de l’opérationavaient été chaque jour reproduits par les journaux, que l’ondévorait d’un œil avide et passionné ; mais il était àcraindre que désormais, ce « dividende d’intérêt » distribué aupublic ne fût fort diminué, et chacun s’effrayait de n’avoir plus àtoucher sa part d’émotions quotidiennes.

Il n’en fut rien ; l’incident le plus inattendu, le plusextraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vintfanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le mondeentier sous le coup d’une poignante surexcitation. Un jour, le 30septembre, à trois heures quarante-sept minutes du soir, untélégramme, transmis par le câble immergé entre Valentia (Irlande),Terre-Neuve et la côte américaine, arriva à l’adresse du présidentBarbicane.

Le président Barbicane rompit l’enveloppe, lut la dépêche, et,quel que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, sesyeux se troublèrent à la lecture des vingt mots de cetélégramme.

Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant auxarchives du Gun-Club :

FRANCE, PARIS.—30 septembre, 4 h matin.

Barbicane, Tampa, Floride, États-Unis.

Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique.Partirai dedans. Arriverai par steamer—Atlanta.

MICHEL ARDAN.

Chapitre 18Le passager de l’«Atlanta»

Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les filsélectriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppecachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens,américains n’eussent pas été nécessairement dans la confidence dutélégraphe, Barbicane n’aurait pas hésité un seul instant. Il seserait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer sonœuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d’unFrançais surtout. Quelle apparence qu’un homme quelconque fût assezaudacieux pour concevoir seulement l’idée d’un pareil voyage ?Et si cet homme existait, n’était-ce pas un fou qu’il fallaitenfermer dans un cabanon et non dans un boulet ?

Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmissionsont peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardancourait déjà les divers États de l’Union. Ainsi Barbicane n’avaitplus aucune raison de se taire. Il réunit donc ses collèguesprésents Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuterle plus ou moins de créance que méritait le télégramme, il en lutfroidement le texte laconique.

« Pas possible !— C’est invraisemblable !— Pureplaisanterie !— On s’est moqué de nous !—Ridicule !— Absurde ! » Toute la série des expressionsqui servent à exprimer le doute, l’incrédulité, la sottise, lafolie, se déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement desgestes usités en pareille circonstance. Chacun souriait, riait,haussait les épaules ou éclatait de rire, suivant sa dispositiond’humeur. Seul, J.-T. Maston eut un mot superbe.

« C’est une idée, cela ! s’écria-t-il.

– Oui, lui répondit le major, mais s’il est quelquefois permisd’avoir des idées comme celle-là, c’est à la condition de ne pasmême songer les mettre à exécution.

– Et pourquoi pas ? » répliqua vivement le secrétaire duGun-Club, prêt à discuter. Mais on ne voulut pas le pousserdavantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville deTampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient,s’interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,— un mythe,un individu chimérique,— mais J.-T. Maston, qui avait pu croirel’existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposad’envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l’entreprisenaturelle, praticable, une pure affaire de balistique ! Maisqu’un être raisonnable offrît de prendre passage dans leprojectile, de tenter ce voyage invraisemblable, c’était uneproposition fantaisiste, une plaisanterie, une farce, et, pouremployer un mot dont les Français ont précisément la traductionexacte dans leur langage familier, un « humbug[81]» !

Les moqueries durèrent jusqu’au soir sans discontinuer, et l’onpeut affirmer que toute l’Union fut prise d’un fou rire, ce quin’est guère habituel à un pays où les entreprises impossiblestrouvent volontiers des prôneurs, des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idéesnouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Celadérangeait le cours des émotions accoutumées. « On n’avait passongé cela ! » Cet incident devint bientôt une obsession parson étrangeté même. On y pensait. Que de choses niées la veilledont le lendemain a fait des réalités ! Pourquoi ce voyage nes’accomplirait-il pas un jour ou l’autre ? Mais, en tout cas,l’homme qui voulait se risquer ainsi devait être fou, etdécidément, puisque son projet ne pouvait être pris au sérieux, ileût mieux fait de se taire, au lieu de troubler toute unepopulation par ses billevesées ridicules.

Mais, d’abord, ce personnage existait-il réellement ?Grande question ! Ce nom, « Michel Ardan », n’était pasinconnu à l’Amérique ! Il appartenait à un Européen fort citépour ses entreprises audacieuses. Puis, ce télégramme lancé àtravers les profondeurs de l’Atlantique, cette désignation dunavire sur lequel le Français disait avoir pris passage, la dateassignée à sa prochaine arrivée, toutes ces circonstances donnaientà la proposition un certain caractère de vraisemblance. Il fallaiten avoir le cœur net. Bientôt les individus isolés se formèrent engroupes, les groupes se condensèrent sous l’action de la curiositécomme des atomes en vertu de l’attraction moléculaire, et,finalement, il en résulta une foule compacte, qui se dirigea versla demeure du président Barbicane.

Celui-ci, depuis l’arrivée de la dépêche, ne s’était pasprononcé ; il avait laissé l’opinion de J.-T. Maston seproduire, sans manifester ni approbation ni blâme ; il setenait coi, et se proposait d’attendre les événements ; maisil comptait sans l’impatience publique, et vit d’un œil peusatisfait la population de Tampa s’amasser sous ses fenêtres.Bientôt des murmures, des vociférations, l’obligèrent paraître. Onvoit qu’il avait tous les devoirs et, par conséquent, tous lesennuis de la célébrité.

Il parut donc ; le silence se fit, et un citoyen, prenantla parole, lui posa carrément la question suivante : « Lepersonnage désigné dans la dépêche sous le nom de Michel Ardanest-il en route pour l’Amérique, oui ou non ?

– Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus quevous.

– Il faut le savoir, s’écrièrent des voix impatientes.

– Le temps nous l’apprendra, répondit froidement leprésident.

– Le temps n’a pas le droit de tenir en suspens un pays toutentier, reprit l’orateur. Avez-vous modifié les plans duprojectile, ainsi que le demande le télégramme ?

– Pas encore, messieurs ; mais, vous avez raison, il fautsavoir à quoi s’en tenir ; le télégraphe, qui a causé toutecette émotion, voudra bien compléter ses renseignements.

– Au télégraphe ! au télégraphe ! » s’écria lafoule.

Barbicane descendit, et, précédant l’immense rassemblement, ilse dirigea vers les bureaux de l’administration.

Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndicdes courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse auxquestions suivantes :

« Qu’est-ce que le navire l’—Atlanta—?— Quand a-t-il quittél’Europe ?— Avait-il à son bord un Français nommé MichelArdan ?

Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d’uneprécision qui ne laissait plus place au moindre doute.

« Le steamer l’—Atlanta—, de Liverpool, a pris la mer le 2octobre,— faisant voile pour Tampa-Town,— ayant à son bord unFrançais, port au livre des passagers sous le nom de MichelArdan.

A cette confirmation de la première dépêche, les yeux duprésident brillèrent d’une flamme subite, ses poings se fermèrentviolemment, et on l’entendit murmurer :

« C’est donc vrai ! c’est donc possible ! ce Françaisexiste ! et dans quinze jours il sera ici ! Mais c’est unfou ! un cerveau brûlé ! … Jamais je neconsentirai…

Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill andCo. , en la priant de suspendre jusqu’à nouvel ordre la fonte duprojectile.

Maintenant, raconter l’émotion dont fut prise l’Amérique toutentière ; comment l’effet de la communication Barbicane futdix fois dépassé ; ce que dirent les journaux de l’Union, lafaçon dont ils acceptèrent la nouvelle et sur quel mode ilschantèrent l’arrivée de ce héros du vieux continent ; peindrel’agitation fébrile dans laquelle chacun vécut, comptant lesheures, comptant les minutes, comptant les secondes ; donnerune idée, même affaiblie, de cette obsession fatigante de tous lescerveaux maîtrisés par une pensée unique ; montrer lesoccupations cédant à une seule préoccupation, les travaux arrêtés,le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant affourchésdans le port pour ne pas manquer l’arrivée de l’—Atlanta—, lesconvois arrivant pleins et retournant vides, la baied’Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, lespackets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutesdimensions ; dénombrer ces milliers de curieux quiquadruplèrent en quinze jours la population de Tampa-Town et durentcamper sous des tentes comme une armée en campagne, c’est une tâcheau-dessus des forces humaines et qu’on ne saurait entreprendre sanstémérité.

Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canalde Bahama signalèrent une épaisse fumée à l’horizon. Deux heuresplus tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux dereconnaissance. Aussitôt le nom de l’—Atlanta—fut expédiéTampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la raded’Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la radeHillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port deTampa.

L’ancre n’avait pas encore mordu le fond de sable, que cinqcents embarcations entouraient l’—Atlanta—, et le steamer étaitpris d’assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, etd’une voix dont il voulait en vain contenir l’émotion :

« Michel Ardan ! s’écria-t-il.

– Présent ! » répondit un individu monté sur ladunette.

Barbicane, les bras croisés, l’œil interrogateur, la bouchemuette, regarda fixement le passager de l’—Atlanta—.

C’était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûtédéjà, comme ces cariatides qui portent des balcons sur leursépaules. Sa tête forte, véritable hure de lion, secouait parinstants une chevelure ardente qui lui faisait une véritablecrinière. Une face courte, large aux tempes, agrémentée d’unemoustache hérissée comme les barbes d’un chat et de petits bouquetsde poils jaunâtres poussés en pleines joues, des yeux ronds un peuégarés, un regard de myope, complétaient cette physionomieéminemment féline. Mais le nez était d’un dessin hardi, la boucheparticulièrement humaine, le front haut, intelligent et sillonnécomme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfin un torsefortement développé et posé d’aplomb sur de longues jambes, desbras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une alluredécidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti, «plutôt forgé que fondu », pour emprunter une de ses expressionsl’art métallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sanspeine sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signesindiscutables de la combativité, c’est-à-dire du courage dans ledanger et de la tendance à briser les obstacles ; ceux de labienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui portecertains tempéraments à se passionner pour les chosessurhumaines ; mais, en revanche, les bosses de l’acquisivité,ce besoin de posséder et d’acquérir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l’—Atlanta—, ilconvient de signaler ses vêtements larges de forme, facilesd’entournures, son pantalon et son paletot d’une ampleur d’étoffetelle que Michel Ardan se surnommait lui-même « la mort au drap »,sa cravate lâche, son col de chemise libéralement ouvert, d’oùsortait un cou robuste, et ses manchettes invariablementdéboutonnées, à travers lesquelles s’échappaient des mainsfébriles. On sentait que, même au plus fort des hivers et desdangers, cet homme-là n’avait jamais froid,— pas même aux yeux.

D’ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, ilallait, venait, ne restant jamais en place, « chassant sur sesancres », comme disaient les matelots, gesticulant, tutoyant toutle monde et rongeant ses ongles avec une avidité nerveuse. C’étaitun de ces originaux que le Créateur invente dans un moment defantaisie et dont il brise aussitôt le moule.

En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait unlarge champ aux observations de l’analyste. Cet homme étonnantvivait dans une perpétuelle disposition à l’hyperbole et n’avaitpas encore dépassé l’âge des superlatifs : les objets se peignaientsur la rétine de son œil avec des dimensions démesurées ; delà une association d’idées gigantesques ; il voyait tout engrand, sauf les difficultés et les hommes.

C’était d’ailleurs une luxuriante nature, un artiste d’instinct,un garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bonsmots, mais s’escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions,peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu’il n’eûtjamais inventé, il avait des coups à lui. Véritable casseur devitres, il lançait en pleine poitrine des arguments—ad hominem—d’uneffet sûr, et il aimait à défendre du bec et des pattes les causesdésespérées.

Entre autres manies, il se proclamait « un ignorant sublime »,comme Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants :« des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quandnous jouons la partie ». C’était, en somme, un bohémien du pays desmonts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, uncasse-cou, un Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, unIcare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sapersonne et payait bien, il se jetait tête levée dans lesentreprises folles, il brûlait ses vaisseaux avec plus d’entrainqu’Agathoclès, et, prêt à se faire casser les reins à toute heure,il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme cespetits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s’amusent.

En deux mots, sa devise était :—Quand même !—et l’amour del’impossible sa « ruling passion[82] »,suivant la belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien lesdéfauts de ses qualités ! Qui ne risque rien n’a rien, dit-on.Ardan risqua souvent et n’avait pas davantage ! C’était unbourreau d’argent, un tonneau des Danaïdes. Homme parfaitementdésintéressé, d’ailleurs, il faisait autant de coups de cœur que decoups de tête ; secourable, chevaleresque, il n’eût pas signéle « bon à pendre » de son plus cruel ennemi, et se serait venducomme esclave pour racheter un Nègre.

En France, en Europe, tout le monde le connaissait, cepersonnage brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parlerde lui par les cent voix de la Renommée enrouées à sonservice ? Ne vivait-il pas dans une maison de verre, prenantl’univers entier pour confident de ses plus intimes secrets ?Mais aussi possédait-il une admirable collection d’ennemis, parmiceux qu’il avait plus ou moins froissés, blessés, culbutés sansmerci, en jouant des coudes pour faire sa trouée dans la foule.

Cependant on l’aimait généralement, on le traitait en enfantgâté. C’était, suivant l’expression populaire, « un homme à prendreou laisser », et on le prenait. Chacun s’intéressait à ses hardiesentreprises et le suivait d’un regard inquiet. On le savait siimprudemment audacieux ! Lorsque quelque ami voulait l’arrêteren lui prédisant une catastrophe prochaine : « La forêt n’estbrûlée que par ses propres arbres », répondait-il avec un aimablesourire, et sans se douter qu’il citait le plus joli de tous lesproverbes arabes.

Tel était ce passager de l’—Atlanta—, toujours agité, toujoursbouillant sous l’action d’un feu intérieur, toujours ému, non de cequ’il venait faire en Amérique— il n’y pensait même pas—, mais parl’effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individusoffrirent un contraste frappant, ce furent bien le Français MichelArdan et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant,entreprenants, hardis, audacieux à leur manière.

La contemplation à laquelle s’abandonnait le président duGun-Club en présence de ce rival qui venait le reléguer au secondplan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de lafoule. Ces cris devinrent même si frénétiques, et l’enthousiasmeprit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, aprèsavoir serré un millier de mains dans lesquelles il faillit laisserses dix doigts, dut se réfugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.

« Vous êtes Barbicane ? lui demanda Michel Ardan, dès qu’ilfurent seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.

– Oui, répondit le président du Gun-Club.

– Eh bien ! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il ?Très bien ? Allons tant mieux ! tant mieux !

– Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtesdécidé à partir ?

– Absolument décidé.

– Rien ne vous arrêtera ?

– Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l’indiquaitma dépêche ?

– J’attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane eninsistant de nouveau, vous avez bien réfléchi ? …

– Réfléchi ! est-ce que j’ai du temps à perdre ? Jetrouve l’occasion d’aller faire un tour dans la Lune, j’en profite,et voilà tout. Il me semble que cela ne mérite pas tant deréflexions.

Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projetde voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une siparfaite absence d’inquiétudes.

« Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyensd’exécution ?

– Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vousfaire une observation : j’aime autant raconter mon histoire unebonne fois, tout le monde, et qu’il n’en soit plus question. Celaévitera des redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis,vos collègues, toute la ville, toute la Floride, toute l’Amérique,si vous voulez, et demain je serai prêt à développer mes moyenscomme à répondre aux objections quelles qu’elles soient. Soyeztranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vousva-t-il ?

– Cela me va », répondit Barbicane.

Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foulede la proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueilliesavec des trépignements et des grognements de joie. Cela coupaitcourt à toute difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler àson aise le héros européen. Cependant certains spectateurs des plusentêtés ne voulurent pas quitter le pont de l’—Atlanta—; ilspassèrent la nuit bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé soncrochet dans la lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestanpour l’en arracher.

« C’est un héros ! un héros ! s’écriait-il sur tousles tons, et nous ne sommes que des femmelettes auprès de cetEuropéen-là !

Quant au président, après avoir convié les visiteurs à seretirer, il rentra dans la cabine du passager, et il ne la quittaqu’au moment o la cloche du steamer sonna le quart de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularité se serraientchaleureusement la main, et Michel Ardan tutoyait le présidentBarbicane.

Chapitre 19Un meeting

Le lendemain, l’astre du jour se leva bien tard au gré del’impatience publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil quidevait éclairer une semblable fête. Barbicane, craignant lesquestions indiscrètes pour Michel Ardan, aurait voulu réduire sesauditeurs à un petit nombre d’adeptes, à ses collègues, parexemple. Mais autant essayer d’endiguer le Niagara. Il dut doncrenoncer à ses projets et laisser son nouvel ami courir les chancesd’une conférence publique. La nouvelle salle de la Bourse deTampa-Town, malgré ses dimensions colossales, fut jugéeinsuffisante pour la cérémonie, car la réunion projetée prenait lesproportions d’un véritable meeting.

Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de laville ; en quelques heures on parvint à l’abriter contre lesrayons du soleil ; les navires du port riches en voiles, enagrès, en mâts de rechange, en vergues, fournirent les accessoiresnécessaires à la construction d’une tente colossale. Bientôt unimmense ciel de toile s’étendit sur la prairie calcinée et ladéfendit des ardeurs du jour. Là trois cent mille personnestrouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures unetempérature étouffante, en attendant l’arrivée du Français. Decette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir etentendre ; un second tiers voyait mal et n’entendaitpas ; quant au troisième, il ne voyait rien et n’entendait pasdavantage. Ce ne fut cependant pas le moins empressé à prodiguerses applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné desprincipaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit auprésident Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieuxque le Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan montasur une estrade, du haut de laquelle ses regards s’étendaient surun océan de chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunementembarrassé ; il ne posait pas ; il était là comme chezlui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs qui l’accueillirent ilrépondit par un salut gracieux ; puis, de la main, réclama lesilence, silence, il prit la parole en anglais, et s’exprima fortcorrectement en ces termes :

« Messieurs, dit-il, bien qu’il fasse très chaud, je vais abuserde vos moments pour vous donner quelques explications sur desprojets qui ont paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur niun savant, et je ne comptais point parler publiquement ; maismon ami Barbicane m’a dit que cela vous ferait plaisir, et je mesuis dévoué. Donc, écoutez-moi avec vos six cent mille oreilles, etveuillez excuser les fautes de l’auteur.

Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, quiexprimèrent leur contentement par un immense murmure desatisfaction.

« Messieurs, dit-il, aucune marque d’approbation oud’improbation n’est interdite. Ceci convenu, je commence. Etd’abord, ne l’oubliez pas, vous avez affaire à un ignorant, maisson ignorance va si loin qu’il ignore même les difficultés. Il luia donc paru que c’était chose simple, naturelle, facile, de prendrepassage dans un projectile et de partir pour la Lune. Ce voyage-làdevait se faire tôt ou tard, et quant au mode de locomotion adopté,il suit tout simplement la loi du progrès. L’homme a commencé parvoyager à quatre pattes, puis, un beau jour, sur deux pieds, puisen charrette, puis en coche, puis en patache, puis en diligence,puis en chemin de fer ; eh bien ! le projectile est lavoiture de l’avenir, et, à vrai dire, les planètes ne sont que desprojectiles, de simples boulets de canon lancés par la main duCréateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de vous,messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée estexcessive ; il n’en est rien ; tous les astresl’emportent en rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvementde translation autour du Soleil, nous entraîne trois fois plusrapidement. Voici quelques exemples. Seulement, je vous demande lapermission de m’exprimer en lieues, car les mesures américaines neme sont pas très familières, et je craindrais de m’embrouiller dansmes calculs.

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté.L’orateur reprit son discours :

« Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suisobligé d’avouer que, malgré mon ignorance, je connais fortexactement ce petit détail astronomique ; mais avant deuxminutes vous serez aussi savants que moi. Apprenez donc que Neptunefait cinq mille lieues l’heure ; Uranus, sept mille ;Saturne, huit mille huit cent cinquante-huit ; Jupiter, onzemille six cent soixante-quinze ; Mars, vingt-deux milleonze ; la Terre, vingt-sept mille cinq cents ; Vénus,trente-deux mille cent quatre-vingt-dix ; Mercure,cinquante-deux mille cinq cent vingt ; certaines comètes,quatorze cent mille lieues dans leur périhélie ! Quant à nous,véritables flâneurs, gens peu pressés, notre vitesse ne dépasserapas neuf mille neuf cents lieues, et elle ira toujours endécroissant ! Je vous demande s’il y a là de quoi s’extasier,et n’est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque jour pardes vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou l’électricitéseront probablement les agents mécaniques ?

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de MichelArdan.

« Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains espritsbornés— c’est le qualificatif qui leur convient—, l’humanité seraitrenfermée dans un cercle de Popilius qu’elle ne saurait franchir,et condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s’élancerdans les espaces planétaires ! Il n’en est rien ! On vaaller à la Lune, on ira aux planètes, on ira aux étoiles, comme onva aujourd’hui de Liverpool à New York, facilement, rapidement,sûrement, et l’océan atmosphérique sera bientôt traversé comme lesocéans de la Lune ! La distance n’est qu’un mot relatif, etfinira par être ramenée à zéro.

L’assemblée, quoique très montée en faveur du héros français,resta un peu interdite devant cette audacieuse théorie. MichelArdan parut le comprendre.

« Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-ilavec un aimable sourire. Eh bien ! raisonnons un peu.Savez-vous quel temps il faudrait à un train express pour atteindrela Lune ? Trois cents jours. Pas davantage. Un trajet dequatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues, mais qu’est-ce quecela ? Pas même neuf fois le tour de la Terre, et il n’estpoint de marins ni de voyageurs un peu dégourdis qui n’aient faitplus de chemin pendant leur existence. Songez donc que je ne seraique quatre-vingt-dix-sept heures en route ! Ah ! vousvous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu’il faut yregarder à deux fois avant de tenter l’aventure ! Mais quediriez-vous donc s’il s’agissait d’aller à Neptune, qui gravite àonze cent quarante-sept millions de lieues du Soleil ! Voilàun voyage que peu de gens pourraient faire, s’il coûtait seulementcinq sols par kilomètre ! Le baron de Rothschild lui-même,avec son milliard, n’aurait pas de quoi payer sa place, et faute decent quarante-sept millions, il resterait en route !

Cette façon d’argumenter parut beaucoup plaire àl’assemblée ; d’ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s’ylançait à corps perdu avec un entrain superbe ; il se sentaitavidement écouté, et reprit avec une admirable assurance :

« Eh bien ! mes amis, cette distance de Neptune au Soleiln’est rien encore, si on la compare à celle des étoiles ; eneffet, pour évaluer l’éloignement de ces astres, il faut entrerdans cette numération éblouissante où le plus petit nombre a neufchiffres, et prendre le milliard pour unité. Je vous demande pardond’être si ferré sur cette question, mais elle est d’un intérêtpalpitant. Écoutez et jugez ! Alpha du Centaure est à huitmille milliards de lieues, Véga cinquante mille milliards, Sirius àcinquante mille milliards, Arcturus à cinquante-deux millemilliards, la Polaire à cent dix-sept mille milliards, la Chèvre àcent soixante-dix mille milliards, les autres étoiles à des milleet des millions et des milliards de milliards de lieues ! Etl’on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes duSoleil ! Et l’on soutiendrait que cette distance existe !Erreur ! fausseté ! aberration des sens ! Savez-vousce que je pense de ce monde qui commence à l’astre radieux et finitNeptune ? Voulez-vous connaître ma théorie ? Elle estbien simple ! Pour moi, le monde solaire est un corps solide,homogène ; les planètes qui le composent se pressent, setouchent, adhèrent, et l’espace existant entre elles n’est quel’espace qui sépare les molécules du métal le plus compacte, argentou fer, or ou platine ! J’ai donc le droit d’affirmer, et jerépète avec une conviction qui vous pénétrera tous : « La distanceest un vain mot, la distance n’existe pas !

– Bien dit ! Bravo ! Hurrah ! s’écria d’une seulevoix l’assemblée électrisée par le geste, par l’accent del’orateur, par la hardiesse de ses conceptions.

– Non ! s’écria J.-T. Maston plus énergiquement que lesautres, la distance n’existe pas !

Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l’élan de soncorps qu’il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut del’estrade sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, etil évita une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distancen’était pas un vain mot. Puis le discours de l’entraînant orateurreprit son cours.

« Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question estmaintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c’est quej’ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments,et il faut en accuser l’insuffisance de mes études théoriques. Quoiqu’il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à sonsatellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper unesprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m’avancer en disant qu’onétablira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels sefera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n’y aura nichoc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l’on atteindra lebut rapidement, sans fatigue, en ligne droite, « à vol d’abeille »,pour parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitiéde la Terre aura visité la Lune !

– Hurrah ! hurrah pour Michel Ardan ! s’écrièrent lesassistants, même les moins convaincus.

– Hurrah pour Barbicane ! » répondit modestementl’orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l’entreprisefut accueilli par d’unanimes applaudissements.

« Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avezquelque question à m’adresser, vous embarrasserez évidemment unpauvre homme comme moi, mais je tâcherai cependant de vousrépondre.

Jusqu’ici, le président du Gun-Club avait lieu d’être trèssatisfait de la tournure que prenait la discussion. Elle portaitsur ces théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan,entraîné par sa vive imagination, se montrait fort brillant. Ilfallait donc l’empêcher de dévier vers les questions pratiques,dont il se fût moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta deprendre la parole, et il demanda à son nouvel ami s’il pensait quela Lune ou les planètes fussent habitées.

« C’est un grand problème que tu me poses là, mon digneprésident, répondit l’orateur en souriant ; cependant, si jene me trompe, des hommes de grande intelligence, Plutarque,Swedenborg, Bernardin de Saint-Pierre et beaucoup d’autres se sontprononcés pour l’affirmative. En me plaçant au point de vue de laphilosophie naturelle, je serais porté à penser comme eux ; jeme dirais que rien d’inutile n’existe en ce monde, et, répondant àta question par une autre question, ami Barbicane, j’affirmeraisque si les mondes sont habitables, ou ils sont habités, ou ilsl’ont été, ou ils le seront.

– Très bien ! s’écrièrent les premiers rangs desspectateurs, dont l’opinion avait force de loi pour lesderniers.

– On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, ditle président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci : Lesmondes sont-ils habitables ? Je le crois, pour ma part.

– Et moi, j’en suis certain, répondit Michel Ardan.

– Cependant, répliqua l’un des assistants, il y a des argumentscontre l’habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans laplupart que les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pourne parler que des planètes, on doit être brûlé dans les unes etgelé dans les autres, suivant qu’elles sont plus ou moins éloignéesdu Soleil.

– Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaîtrepersonnellement mon honorable contradicteur, car j’essaierais delui répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu’on peutla combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dontl’habitabilité des mondes a été l’objet. Si j’étais physicien, jedirais que, s’il y a moins de calorique mis en mouvement dans lesplanètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans lesplanètes éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer lachaleur et rendre la température de ces mondes supportable à desêtres organisés comme nous le sommes. Si j’étais naturaliste, jelui dirais, après beaucoup de savants illustres, que la nature nousfournit sur la terre des exemples d’animaux vivant dans desconditions bien diverses d’habitabilité ; que les poissonsrespirent dans un milieu mortel aux autres animaux ; que lesamphibies ont une double existence assez difficile àexpliquer ; que certains habitants des mers se maintiennentdans les couches d’une grande profondeur et y supportent sans êtreécrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères ;que divers insectes aquatiques, insensibles à la température, serencontrent à la fois dans les sources d’eau bouillante et dans lesplaines glacées de l’océan Polaire ; enfin, qu’il fautreconnaître à la nature une diversité dans ses moyens d’actionsouvent incompréhensible, mais non moins réelle, et qui va jusqu’àla toute-puissance. Si j’étais chimiste, je lui dirais que lesaérolithes, ces corps évidemment formés en dehors du mondeterrestre, ont révélé à l’analyse des traces indiscutables decarbone ; que cette substance ne doit son origine qu’à desêtres organisés, et que, d’après les expériences de Reichenbach,elle a dû être nécessairement « animalisée ». Enfin, si j’étaisthéologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivantsaint Paul, s’être appliquée non seulement à la Terre, mais à tousles mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ninaturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance desgrandes lois qui régissent l’univers, je me borne à répondre : Jene sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le saispas, je vais y voir !

L’adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d’autresarguments ? Il est impossible de le dire, car les crisfrénétiques de la foule eussent empêché toute opinion de se fairejour. Lorsque le silence se fut rétabli jusque dans les groupes lesplus éloignés, le triomphant orateur se contenta d’ajouter lesconsidérations suivantes :

« Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu’une si grandequestion est peine effleurée par moi ; je ne viens point vousfaire ici un cours public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet.Il y a toute une autre série d’arguments en faveur del’habitabilité des mondes. Je la laisse de côté. Permettez-moiseulement d’insister sur un point. Aux gens qui soutiennent que lesplanètes ne sont pas habitées, il faut répondre : Vous pouvez avoirraison, s’il est démontré que la Terre est le meilleur des mondespossible, mais cela n’est pas, quoi qu’en ait dit Voltaire. Ellen’a qu’un satellite, quand Jupiter, Uranus, Saturne, Neptune, enont plusieurs à leur service, avantage qui n’est point à dédaigner.Mais ce qui rend surtout notre globe peu confortable, c’estl’inclinaison de son axe sur son orbite. De l l’inégalité des jourset des nuits ; de là cette diversité fâcheuse des saisons. Surnotre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud ou tropfroid ; on y gèle en hiver, on y brûle en été ; c’est laplanète aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandisqu’à la surface de Jupiter, par exemple, où l’axe est très peuincliné[83] , les habitants pourraient jouir detempératures invariables ; il y a la zone des printemps, lazone des étés, la zone des automnes et la zone des hiversperpétuels ; chaque Jovien peut choisir le climat qui luiplaît et se mettre pour toute sa vie à l’abri des variations de latempérature. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité deJupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durentdouze ans chacune ! De plus, il est évident pour moi que, sousces auspices et dans ces conditions merveilleuses d’existence, leshabitants de ce monde fortuné sont des êtres supérieurs, que lessavants y sont plus savants, que les artistes y sont plus artistes,que les méchants y sont moins méchants, et que les bons y sontmeilleurs. Hélas ! que manque-t-il à notre sphéroïde pouratteindre cette perfection ? Peu de chose ! Un axe derotation moins incliné sur le plan de son orbite.

– Eh bien ! s’écria une voix impétueuse, unissons nosefforts, inventons des machines et redressons l’axe de laTerre !

Un tonnerre d’applaudissements éclata à cette proposition, dontl’auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probableque le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instinctsd’ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut ledire— car c’est la vérité—, beaucoup l’appuyèrent de leurs cris, etsans doute, s’ils avaient eu le point d’appui réclamé parArchimède, les Américains auraient construit un levier capable desoulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d’appui,voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.

Néanmoins, cette idée « éminemment pratique » eut un succèsénorme ; la discussion fut suspendue pendant un bon quartd’heure, et longtemps, bien longtemps encore, on parla dans lesÉtats-Unis d’Amérique de la proposition formulée si énergiquementpar le secrétaire perpétuel du Gun-Club.

Chapitre 20Attaque et Riposte

Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C’était le« mot de la fin », et l’on n’eût pas trouvé mieux. Cependant, quandl’agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d’unevoix forte et sévère :

« Maintenant que l’orateur a donné une large part à lafantaisie, voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins dethéories et discuter la partie pratique de sonexpédition ?

Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlaitainsi. C’était un homme maigre, sec, d’une figure énergique, avecune barbe taillée à l’américaine qui foisonnait sous son menton. Ala faveur des diverses agitations produites dans l’assemblée, ilavait peu à peu gagné le premier rang des spectateurs. Là, les brascroisés, l’œil brillant et hardi, il fixait imperturbablement lehéros du meeting. Après avoir formulé sa demande, il se tut et neparut pas s’émouvoir des milliers de regards qui convergeaient verslui, ni du murmure désapprobateur excité par ses paroles. Laréponse se faisant attendre, il posa de nouveau sa question avec lemême accent net et précis, puis il ajouta :

« Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de laTerre.

– Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, ladiscussion s’est égarée. Revenons à la Lune.

– Monsieur, reprit l’inconnu, vous prétendez que notre satelliteest habité. Bien. Mais s’il existe des Sélénites, ces gens-là, àcoup sûr, vivent sans respirer, car— je vous en préviens dans votreintérêt— il n’y a pas la moindre molécule d’air à la surface de laLune.

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière ; ilcomprit que la lutte allait s’engager avec cet homme sur le vif dela question. Il le regarda fixement à son tour, et dit :

« Ah ! il n’a pas d’air dans la Lune ! Et qui prétendcela, s’il vous plaît ?

– Les savants.

– Vraiment ?

– Vraiment.

– Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j’ai uneprofonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédainpour les savants qui ne savent pas.

– Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernièrecatégorie ?

– Particulièrement. En France, il y en a un qui soutient que «mathématiquement l’oiseau ne peut pas voler, et un autre dont lesthéories démontrent que le poisson n’est pas fait pour vivre dansl’eau.

– Il ne s’agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citerl’appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.

– Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorantqui, d’ailleurs, ne demande pas mieux que de s’instruire !

– Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vousne les avez pas étudiées ? demanda l’inconnu assezbrutalement.

– Pourquoi ! répondit Ardan. Par la raison que celui-là esttoujours brave qui ne soupçonne pas le danger ! Je ne saisrien, c’est vrai, mais c’est précisément ma faiblesse qui fait maforce.

– Votre faiblesse va jusqu’à la folie, s’écria l’inconnu d’unton de mauvaise humeur.

– Eh ! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mènejusqu’à la Lune !

Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus quivenait si hardiment se jeter au travers de l’entreprise. Aucun nele connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d’unediscussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec unecertaine appréhension. L’assemblée était attentive et sérieusementinquiète, car cette lutte avait pour résultat d’appeler sonattention sur les dangers ou même les véritables impossibilités del’expédition.

« Monsieur, reprit l’adversaire de Michel Ardan, les raisonssont nombreuses et indiscutables qui prouvent l’absence de touteatmosphère autour de la Lune. Je dirai même—a priori—que, si cetteatmosphère a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre.Mais j’aime mieux vous opposer des faits irrécusables.

– Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterieparfaite, opposez tant qu’il vous plaira !

– Vous savez, dit l’inconnu, que lorsque des rayons lumineuxtraversent un milieu tel que l’air, ils sont déviés de la lignedroite, ou, en d’autres termes, qu’ils subissent une réfraction. Ehbien ! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamaisleurs rayons, en rasant les bords du disque, n’ont éprouvé lamoindre déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. Delà cette conséquence évidente que la Lune n’est pas enveloppéed’une atmosphère.

On regarda le Français, car, l’observation une fois admise, lesconséquences en étaient rigoureuses.

« En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleurargument, pour ne pas dire le seul, et un savant serait peut-êtreembarrassé d’y répondre ; moi, je vous dirai seulement que cetargument n’a pas une valeur absolue, parce qu’il suppose lediamètre angulaire de la Lune parfaitement déterminé, ce qui n’estpas. Mais passons, et dites-moi, mon cher monsieur, si vousadmettez l’existence de volcans à la surface de la Lune.

– Des volcans éteints, oui ; enflammés, non.

– Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de lalogique, que ces volcans ont été en activité pendant une certainepériode !

– Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmesl’oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption neprouve aucunement la présence d’une atmosphère lunaire.

– Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté cegenre d’arguments pour arriver aux observations directes. Mais jevous préviens que je vais mettre des noms en avant.

– Mettez.

– Je mets. En 1715 les astronomes Louville et Halley, observantl’éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d’unenature bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souventrenouvelés, furent attribués par eux à des orages qui sedéchaînaient dans l’atmosphère de la Lune.

– En 1715 répliqua l’inconnu, les astronomes Louville et Halleyont pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purementterrestres, tels que bolides ou autres, qui se produisaient dansnotre atmosphère. Voilà ce qu’ont répondu les savants à l’énoncé deces faits, et ce que je réponds avec eux.

– Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de lariposte. Herschell, en 1787 n’a-t-il pas observé un grand nombre depoints lumineux à la surface de la Lune ?

– Sans doute ; mais sans s’expliquer sur l’origine de cespoints lumineux, Herschell lui-même n’a pas conclu de leurapparition à la nécessité d’une atmosphère lunaire.

– Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant sonadversaire ; je vois que vous êtes très fort ensélénographie.

– Très fort, monsieur, et j’ajouterai que les plus habilesobservateurs, ceux qui ont le mieux étudié l’astre des nuits, MM.Beer et Moelder, sont d’accord sur le défaut absolu d’air à sasurface.

Un mouvement se fit dans l’assistance, qui parut s’émouvoir desarguments de ce singulier personnage.

« Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grandcalme, et arrivons maintenant à un fait important. Un habileastronome français, M. Laussedat, en observant l’éclipse du 18juillet 1860 constata que les cornes du croissant solaire étaientarrondies et tronquées. Or, ce phénomène n’a pu être produit quepar une déviation des rayons du soleil à travers l’atmosphère de laLune, et il n’a pas d’autre explication possible.

– Mais le fait est-il certain ? demanda vivementl’inconnu.

– Absolument certain !

Un mouvement inverse ramena l’assemblée vers son héros favori,dont l’adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sanstirer vanité de son dernier avantage, il dit simplement : « Vousvoyez donc bien, mon cher monsieur, qu’il ne faut pas se prononcerd’une façon absolue contre l’existence d’une atmosphère à lasurface de la Lune ; cette atmosphère est probablement peudense, assez subtile, mais aujourd’hui la science admetgénéralement qu’elle existe.

– Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l’inconnu,qui n’en voulait pas démordre.

– Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteurquelques centaines de pieds.

– En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, carcet air sera terriblement raréfié.

– Oh ! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pourun homme seul ; d’ailleurs, une fois rendu là-haut, jetâcherai de l’économiser de mon mieux et de ne respirer que dansles grandes occasions !

Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles dumystérieux interlocuteur, qui promena ses regards sur l’assemblée,en la bravant avec fierté.

« Donc, reprit Michel Ardan d’un air dégagé, puisque nous sommesd’accord sur la présence d’une certaine atmosphère, nous voilàforcés d’admettre la présence d’une certaine quantité d’eau. C’estune conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte.D’ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de voussoumettre encore une observation. Nous ne connaissons qu’un côté dudisque de la Lune, et s’il y a peu d’air sur la face qui nousregarde, il est possible qu’il y en ait beaucoup sur la faceopposée.

– Et pour quelle raison ?

– Parce que la Lune, sous l’action de l’attraction terrestre, apris la forme d’un œuf que nous apercevons par le petit bout. De làcette conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre degravité est situé dans l’autre hémisphère. De là cette conclusionque toutes les masses d’air et d’eau ont dû être entraînées surl’autre face de notre satellite aux premiers jours de sacréation.

– Pures fantaisies ! s’écria l’inconnu.

– Non ! pures théories, qui sont appuyées sur les lois dela mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J’enappelle donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question desavoir si la vie, telle qu’elle existe sur la Terre, est possible àla surface de la Lune ?

Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à laproposition. L’adversaire de Michel Ardan voulait encore parler,mais il ne pouvait plus se faire entendre. Les cris, les menacesfondaient sur lui comme la grêle.

« Assez ! assez ! disaient les uns.

– Chassez cet intrus ! répétaient les autres.

– A la porte ! à la porte ! » s’écriait la fouleirritée.

Mais lui, ferme, cramponné à l’estrade, ne bougeait pas etlaissait passer l’orage, qui eût pris des proportions formidables,si Michel Ardan ne l’eût apaisé d’un geste. Il était tropchevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblableextrémité.

« Vous désirez ajouter quelques mots ? lui demanda-t-il duton le plus gracieux.

– Oui ! cent, mille, répondit l’inconnu avec emportement.Ou plutôt, non, un seul ! Pour persévérer dans votreentreprise, il faut que vous soyez…

– Imprudent ! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi quiai demandé un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin dene pas tourner en route à la façon des écureuils ?

– Mais, malheureux, l’épouvantable contrecoup vous mettra enpièces au départ !

– Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur lavéritable et la seule difficulté ; cependant, j’ai trop bonneopinion du génie industriel des Américains pour croire qu’ils neparviendront pas à la résoudre !

– Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile entraversant les couches d’air ?

– Oh ! ses parois sont épaisses, et j’aurai si rapidementfranchi l’atmosphère !

– Mais des vivres ? de l’eau ?

– J’ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et matraversée durera quatre jours !

– Mais de l’air pour respirer en route ?

– J’en ferai par des procédés chimiques.

– Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivezjamais ?

– Elle sera six fois moins rapide qu’une chute sur la Terre,puisque la pesanteur est six fois moindre à la surface de laLune.

– Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme duverre !

– Et qui m’empêchera de retarder ma chute au moyen de fuséesconvenablement disposées et enflammées en temps utile ?

– Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soientrésolues, tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes leschances en votre faveur, en admettant que vous arriviez sain etsauf dans la Lune, comment reviendrez-vous ?

– Je ne reviendrai pas !

A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité,l’assemblée demeura muette Mais son silence fut plus éloquent quen’eussent été ses cris d’enthousiasme. L’inconnu en profita pourprotester une dernière fois.

« Vous vous tuerez infailliblement, s’écria-t-il, et votre mort,qui n’aura été que la mort d’un insensé, n’aura pas même servi lascience !

– Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vouspronostiquez d’une façon fort agréable.

– Ah ! c’en est trop ! s’écria l’adversaire de MichelArdan, et je ne sais pas pourquoi je continue une discussion aussipeu sérieuse ! Poursuivez à votre aise cette folleentreprise ! Ce n’est pas à vous qu’il faut s’enprendre !

– Oh ! ne vous gênez pas !

– Non ! c’est un autre qui portera la responsabilité de vosactes !

– Et qui donc, s’il vous plaît ? demanda Michel Ardan d’unevoix impérieuse.

– L’ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible queridicule !

L’attaque était directe. Barbicane, depuis l’intervention del’inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et abrûler sa fumée comme certains foyers de chaudières ; mais, ense voyant si outrageusement désigné, il se leva précipitamment etallait marcher l’adversaire qui le bravait en face, quand il se vitsubitement séparé de lui.

L’estrade fut enlevée tout d’un coup par cent bras vigoureux, etle président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan leshonneurs du triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs serelayaient sans cesse, et chacun se disputait, luttait, combattaitpour prêter à cette manifestation l’appui de ses épaules.

Cependant l’inconnu n’avait point profité du tumulte pourquitter la place. L’aurait-il pu, d’ailleurs, au milieu de cettefoule compacte ? Non, sans doute. En tout cas, il se tenait aupremier rang, les bras croisés, et dévorait des yeux le présidentBarbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deuxhommes demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.

Les cris de l’immense foule se maintinrent à leur maximumd’intensité pendant cette marche triomphale. Michel Ardan selaissait faire avec un plaisir évident. Sa face rayonnait.Quelquefois l’estrade semblait prise de tangage et de roulis commeun navire battu des flots. Mais les deux héros du meeting avaientle pied marin ; ils ne bronchaient pas, et leur vaisseauarriva sans avaries au port de Tampa-Town. Michel Ardan parvintheureusement à se dérober aux dernières étreintes de ses vigoureuxadmirateurs ; il s’enfuit l’hôtel Franklin, gagna prestementsa chambre et se glissa rapidement dans son lit, tandis qu’unearmée de cent mille hommes veillait sous ses fenêtres.

Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieuentre le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.

« Venez ! » dit-il d’une voix brève.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux setrouvèrent seuls à l’entrée d’un wharf ouvert sur leJone’s-Fall.

Là, ces ennemis, encore inconnus l’un à l’autre, seregardèrent.

« Qui êtes-vous ? demanda Barbicane.

– Le capitaine Nicholl.

– Je m’en doutais. Jusqu’ici le hasard ne vous avait jamais jetésur mon chemin…

– Je suis venu m’y mettre !

– Vous m’avez insulté !

– Publiquement.

– Et vous me rendrez raison de cette insulte.

– A l’instant.

– Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il ya un bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vousle connaissez ?

– Je le connais.

– Vous plaira-t-il d’y entrer demain matin à cinq heures par uncôté ? …

– Oui, si à la même heure vous entrez par l’autre côté.

– Et vous n’oublierez pas votre rifle ? dit Barbicane.

– Pas plus que vous n’oublierez le vôtre », réponditNicholl.

Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Clubet le capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, maisau lieu de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit àchercher les moyens d’éviter le contrecoup du projectile et derésoudre ce difficile problème posé par Michel Ardan dans ladiscussion du meeting.

Chapitre 21Comment un français arrange une affaire

Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entrele président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequelchaque adversaire devient chasseur d’homme, Michel Ardan sereposait des fatigues du triomphe. Se reposer n’est évidemment pasune expression juste, car les lits américains peuvent rivaliserpour la dureté avec des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entreles serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait àinstaller une couchette plus confortable dans son projectile, quandun bruit violent vint l’arracher à ses rêves. Des coups désordonnésébranlaient sa porte. Ils semblaient être portés avec un instrumentde fer. De formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage unpeu trop matinal.

« Ouvre ! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvredonc !

Ardan n’avait aucune raison d’acquiescer à une demande sibruyamment posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, aumoment où elle allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Lesecrétaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe neserait pas entrée avec moins de cérémonie.

« Hier soir, s’écria J.-T. Maston—ex abrupto—, notre président aété insulté publiquement pendant le meeting ! Il a provoquéson adversaire, qui n’est autre que le capitaine Nicholl ! Ilsse battent ce matin au bois de Skersnaw ! J’ai tout appris dela bouche de Barbicane ! S’il est tué, c’est l’anéantissementde nos projets ! Il faut donc empêcher ce duel ! Or, unseul homme au monde peut avoir assez d’empire sur Barbicane pourl’arrêter, et cet homme c’est Michel Ardan !

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçantl’interrompre, s’était précipité dans son vaste pantalon, et, moinsde deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes lesfaubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan aucourant de la situation. Il lui apprit les véritables causes del’inimitié de Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié étaitde vieille date, pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, leprésident et le capitaine ne s’étaient jamais rencontrés face àface ; il ajouta qu’il s’agissait uniquement d’une rivalité deplaque et de boulet, et qu’enfin la scène du meeting n’avait étéqu’une occasion longtemps cherchée par Nicholl de satisfaire devieilles rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l’Amérique,pendant lesquels les deux adversaires se cherchent à travers lestaillis, se guettent au coin des halliers et se tirent au milieudes fourrés comme des bêtes fauves. C’est alors que chacun d’euxdoit envier ces qualités merveilleuses si naturelles aux Indiensdes Prairies, leur intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leursentiment des traces, leur flair de l’ennemi. Une erreur, unehésitation, un faux pas peuvent amener la mort. Dans cesrencontres, les Yankees se font souvent accompagner de leurs chienset, à la fois chasseurs et gibier, ils se relancent pendant desheures entières.

« Quels diables de gens vous êtes ! s’écria Michel Ardan,quand son compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d’énergie toutecette mise en scène.

– Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston ;mais hâtons-nous.

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers laplaine encore tout humide de rosée, franchir les rizières et lescreeks, couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinqheures et demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passésa lisière depuis une demi-heure.

Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots desarbres abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant :

« Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d’un rifle,Barbicane, le président… mon meilleur ami ? …

Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que sonprésident devait être connu du monde entier. Mais le bushman n’eutpas l’air de le comprendre.

« Un chasseur, dit alors Ardan.

– Un chasseur ? oui, répondit le bushman.

– Il y a longtemps ?

– Une heure à peu près.

– Trop tard ! s’écria Maston.

– Et avez-vous entendu des coups de fusil ? demanda MichelArdan.

– Non.

– Pas un seul ?

– Pas un seul. Ce chasseur-là n’a pas l’air de faire bonnechasse !

– Que faire ? dit Maston.

– Entrer dans le bois, au risque d’attraper une balle qui nenous est pas destinée.

– Ah ! s’écria Maston avec un accent auquel on ne pouvaitse méprendre, j’aimerais mieux dix balles dans ma tête qu’une seuledans la tête de Barbicane.

– En avant donc ! » reprit Ardan en serrant la main de soncompagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dansle taillis. C’était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, desycomores, de tulipiers, d’oliviers, de tamarins, de chênes vifs etde magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dansun inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s’étendre auloin. Michel Ardan et Maston marchaient l’un près de l’autre,passant silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant unchemin au milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard lesbuissons ou les branches perdues dans la sombre épaisseur dufeuillage et attendant à chaque pas la redoutable détonation desrifles. Quant aux traces que Barbicane avait dû laisser de sonpassage à travers le bois, il leur était impossible de lesreconnaître, et ils marchaient en aveugles dans ces sentiers àpeine frayés, sur lesquels un Indien eût suivi pas à pas la marchede son adversaire.

Après une heure de vaines recherches, les deux compagnonss’arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.

« Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un hommecomme Barbicane n’a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, nipratiqué de manœuvre ! Il est trop franc, trop courageux. Ilest allé en avant, droit au danger, et sans doute assez loin dubushman pour que le vent ait emporté la détonation d’une arme àfeu !

– Mais nous ! nous ! répondit Michel Ardan, depuisnotre entrée sous bois, nous aurions entendu ! …

– Et si nous sommes arrivés trop tard ! s’écria Maston avecun accent de désespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre ; Maston etlui reprirent leur marche interrompue. De temps en temps ilspoussaient de grands cris ; ils appelaient soit Barbicane,soit Nicholl ; mais ni l’un ni l’autre des deux adversaires nerépondait à leur voix. De joyeuses volées d’oiseaux, éveillés aubruit, disparaissaient entre les branches, et quelques daimseffarouchés s’enfuyaient précipitamment travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plusgrande partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait laprésence des combattants. C’était à douter de l’affirmation dubushman, et Ardan allait renoncer à poursuivre plus longtemps unereconnaissance inutile, quand, tout d’un coup, Maston s’arrêta.

« Chut ! fit-il. Quelqu’un là-bas !

– Quelqu’un ? répondit Michel Ardan.

– Oui ! un homme ! Il semble immobile. Son rifle n’estplus entre ses mains. Que fait-il donc ?

– Mais le reconnais-tu ? demanda Michel Ardan, que sa vuebasse servait fort mal en pareille circonstance.

– Oui ! oui Il se retourne, répondit Maston.

– Et c’est ? …

– Le capitaine Nicholl !

– Nicholl ! » s’écria Michel Ardan, qui ressentit unviolent serrement de cœur.

Nicholl désarmé ! Il n’avait donc plus rien à craindre deson adversaire ?

« Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous entenir.

Mais son compagnon et lui n’eurent pas fait cinquante pas,qu’ils s’arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine.Ils s’imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier àsa vengeance ! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.

Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiersgigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailesenchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs.L’oiseleur qui avait disposé cette toile inextricable n’était pasun être humain, mais bien une venimeuse araignée, particulière aupays, grosse comme un œuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Lehideux animal, au moment de se précipiter sur sa proie, avait dûrebrousser chemin et chercher asile sur les hautes branches dutulipier, car un ennemi redoutable venait le menacer à sontour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant lesdangers de sa situation, s’occupait à délivrer le plus délicatementpossible la victime prise dans les filets de la monstrueusearaignée. Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, quibattit joyeusement de l’aile et disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers lesbranches ? quand il entendit ces paroles prononcées d’une voixémue :

« Vous êtes un brave homme, vous !

Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tousles tons :

« Et un aimable homme !

– Michel Ardan ! s’écria le capitaine. Que venez-vous faireici, monsieur ?

– Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuerBarbicane ou d’être tué par lui.

– Barbicane ! s’écria le capitaine, que je cherche depuisdeux heures sans le trouver ! Où secache-t-il ? …

Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n’est pas poli ! il fauttoujours respecter son adversaire ; soyez tranquille, siBarbicane est vivant, nous le trouverons, et d’autant plusfacilement que, s’il ne s’est pas amusé comme vous à secourir desoiseaux opprimés, il doit vous chercher aussi. Mais quand nousl’aurons trouvé, c’est Michel Ardan qui vous le dit, il ne seraplus question de duel entre vous.

– Entre le président Barbicane et moi, répondit gravementNicholl, il y a une rivalité telle, que la mort de l’un denous…

– Allons donc ! allons donc ! reprit Michel Ardan, debraves gens comme vous, cela a pu se détester, mais cela s’estime.Vous ne vous battrez pas.

– Je me battrai, monsieur !

– Point.

– Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cœur, jesuis l’ami du président, son—alter ego—, un autre lui-même ;si vous voulez absolument tuer quelqu’un, tirez sur moi, ce seraexactement la même chose.

– Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d’une mainconvulsive, ces plaisanteries…

– L’ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et jecomprends son idée de se faire tuer pour l’homme qu’il aime !Mais ni lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaineNicholl, car j’ai à faire aux deux rivaux une proposition siséduisante qu’ils s’empresseront de l’accepter.

– Et laquelle ? demanda Nicholl avec une visibleincrédulité.

– Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu’enprésence de Barbicane.

– Cherchons-le donc », s’écria le capitaine.

Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin ; lecapitaine, après avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule ets’avança d’un pas saccadé, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles.Maston se sentait pris d’un sinistre pressentiment. Il observaitsévèrement Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitainesatisfaite, le malheureux Barbicane, déjà frappé d’une balle, negisait pas sans vie au fond de quelque taillis ensanglanté. MichelArdan semblait avoir la même pensée, et tous deux interrogeaientdéjà du regard le capitaine Nicholl, quand Maston s’arrêtasoudain.

Le buste immobile d’un homme adossé au pied d’un gigantesquecatalpa apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans lesherbes.

« C’est lui ! » fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans lesyeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelquespas en criant :

« Barbicane ! Barbicane !

Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami ; mais, aumoment où il allait lui saisir le bras, il s’arrêta court enpoussant un cri de surprise.

Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et desfigures géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmégisait terre.

Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour sonduel et sa vengeance, n’avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se levaet le considéra d’un œil étonné.

« Ah ! s’écria-t-il enfin, toi ! ici ! J’aitrouvé, mon ami ! J’ai trouvé !

– Quoi ?

– Mon moyen !

– Quel moyen ?

– Le moyen d’annuler l’effet du contrecoup au départ duprojectile !

– Vraiment ? dit Michel en regardant le capitaine du coinde l’œil.

– Oui ! de l’eau ! de l’eau simple qui fera ressort…Ah ! Maston ! s’écria Barbicane, vous aussi !

– Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présenteen même temps le digne capitaine Nicholl !

– Nicholl ! s’écria Barbicane, qui fut debout en uninstant. Pardon, capitaine, dit-il, j’avais oublié… je suisprêt…

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps des’interpeller.

« Parbleu ! dit-il, il est heureux que de braves gens commevous ne se soient pas rencontrés plus tôt ! Nous aurionsmaintenant à pleurer l’un ou l’autre. Mais, grâce à Dieu qui s’enest mêlé, il n’y a plus rien à craindre. Quand on oublie sa hainepour se plonger dans des problèmes de mécanique ou jouer des toursaux araignées, c’est que cette haine n’est dangereuse pourpersonne.

Et Michel Ardan raconta au président l’histoire ducapitaine.

« Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bonsêtres comme vous sont faits pour se casser réciproquement la tête àcoups de carabine ?

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chosede si inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quellecontenance garder l’un vis-à-vis de l’autre. Michel Ardan le sentitbien, et il résolut de brusquer la réconciliation.

« Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres sonmeilleur sourire, il n’y a jamais eu entre vous qu’un malentendu.Pas autre chose. Eh bien ! pour prouver que tout est finientre vous, et puisque vous êtes gens à risquer votre peau,acceptez franchement la proposition que je vais vous faire.

– Parlez, dit Nicholl.

– L’ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à laLune.

– Oui, certes, répliqua le président.

– Et l’ami Nicholl est persuadé qu’il retombera sur laterre.

– J’en suis certain, s’écria le capitaine.

– Bon ! reprit Michel Ardan. Je n’ai pas la prétention devous mettre d’accord ; mais je vous dis tout bonnement :Partez avec moi, et venez voir si nous resterons en route.

– Hein ! » fit J.-T. Maston stupéfait.

Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé lesyeux l’un sur l’autre. Ils s’observaient avec attention. Barbicaneattendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles duprésident.

« Eh bien ? fit Michel de son ton le plus engageant.Puisqu’il n’y a plus de contrecoup à craindre !

– Accepté ! » s’écria Barbicane.

Mais, si vite qu’il eût prononcé ce mot, Nicholl l’avait achevéen même temps que lui.

« Hurrah ! bravo ! vivat ! hip ! hip !hip ! s’écria Michel Ardan en tendant la main aux deuxadversaires. Et maintenant que l’affaire est arrangée, mes amis,permettez-moi de vous traiter à la française. Allons déjeuner.

Chapitre 22Le nouveau citoyen des États-Unis

Ce jour-là toute l’Amérique apprit en même temps l’affaire ducapitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que sonsingulier dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par lechevaleresque Européen, sa proposition inattendue qui tranchait ladifficulté, l’acceptation simultanée des deux rivaux, cetteconquête du continent lunaire à laquelle la France et lesÉtats-Unis allaient marcher d’accord, tout se réunit pour accroîtreencore la popularité de Michel Ardan.

On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour unindividu. Dans un pays où de graves magistrats s’attellent à lavoiture d’une danseuse et la traînent triomphalement, que l’on jugede la passion déchaînée par l’audacieux Français ! Si l’on nedétela pas ses chevaux, c’est probablement parce qu’il n’en avaitpas, mais toutes les autres marques d’enthousiasme lui furentprodiguées. Pas un citoyen qui ne s’unît à lui d’esprit et decœur !—Ex pluribus unum—, suivant la devise desÉtats-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n’eut plus un moment de repos.Des députations venues de tous les coins de l’Union le harcelèrentsans fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu’ilserra de mains, ce qu’il tutoya de gens ne peut se compter ;il fut bientôt sur les dents ; sa voix, enrouée dans desspeechs innombrables, ne s’échappait plus de ses lèvres qu’en sonsinintelligibles, et il faillit gagner une gastro-entérite à lasuite des toasts qu’il dut porter à tous les comtés de l’Union. Cesuccès eût grisé un autre dès le premier jour, mais lui sut secontenir dans une demi-ébriété spirituelle et charmante.

Parmi les députations de toute espèce qui l’assaillirent, celledes « lunatiques » n’eut garde d’oublier ce qu’elle devait au futurconquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens,assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrentretourner avec lui dans leur pays natal. Certains d’entre euxprétendaient parler « le sélénite » et voulurent l’apprendre àMichel Ardan. Celui-ci se prêta de bon cœur à leur innocente manieet se chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

« Singulière folie ! dit-il à Barbicane après les avoircongédiés, et folie qui frappe souvent les vives intelligences. Unde nos plus illustres savants, Arago, me disait que beaucoup degens très sages et très réservés dans leurs conceptions selaissaient aller à une grande exaltation, à d’incroyablessingularités, toutes les fois que la Lune les occupait. Tu ne croispas à l’influence de la Lune sur les maladies ?

– Peu, répondit le président du Gun-Club.

– Je n’y crois pas non plus, et cependant l’histoire aenregistré des faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693 pendant uneépidémie, les personnes périrent en plus grand nombre le 21janvier, au moment d’une éclipse. Le célèbre Bacon s’évanouissaitpendant les éclipses de la Lune et ne revenait à la vie qu’aprèsl’entière émersion de l’astre. Le roi Charles VI retomba six foisen démence pendant l’année 1399 soit à la nouvelle, soit à lapleine Lune. Des médecins ont classé le mal caduc parmi ceux quisuivent les phases de la Lune. Les maladies nerveuses ont parusubir souvent son influence. Mead parle d’un enfant qui entrait enconvulsions quand la Lune entrait en opposition. Gall avaitremarqué que l’exaltation des personnes faibles s’accroissait deuxfois par mois, aux époques de la nouvelle et de la pleine Lune.Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur lesvertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant prouverque l’astre des nuits a une mystérieuse influence sur les maladiesterrestres.

– Mais comment ? pourquoi ? demanda Barbicane.

– Pourquoi ? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la mêmeréponse qu’Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque : «C’est peut-être parce que ça n’est pas vrai !

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucunedes corvées inhérentes à l’état d’homme célèbre. Les entrepreneursde succès voulurent l’exhiber. Barnum lui offrit un million pour lepromener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrercomme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac etl’envoya promener lui-même.

Cependant, s’il refusa de satisfaire ainsi la curiositépublique, ses portraits, du moins, coururent le monde entier etoccupèrent la place d’honneur dans les albums ; on en fit desépreuves de toutes dimensions, depuis la grandeur naturellejusqu’aux réductions microscopiques des timbres-poste. Chacunpouvait posséder son héros dans toutes les poses imaginables, entête, en buste, en pied, de face, de profil, de trois quarts, dedos. On en tira plus de quinze cent mille exemplaires, et il avaitlà une belle occasion de se débiter en reliques, mais il n’enprofita pas. Rien qu’à vendre ses cheveux un dollar la pièce, illui en restait assez pour faire fortune !

Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Aucontraire. Il se mettait à la disposition du public etcorrespondait avec l’univers entier. On répétait ses bons mots, onles propageait, surtout ceux qu’il ne faisait pas. On lui enprêtait, suivant l’habitude, car il était riche de ce côté.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes.Quel nombre infini de « beaux mariages » il aurait faits, pour peuque la fantaisie l’eût pris de « se fixer » ! Les vieillesmisses surtout, celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied,rêvaient nuit et jour devant ses photographies.

Il est certain qu’il eût trouvé des compagnes par centaines,même s’il leur avait imposé la condition de le suivre dans lesairs. Les femmes sont intrépides quand elles n’ont pas peur detout. Mais son intention n’était pas de faire souche sur lecontinent lunaire, et d’y transplanter une race croisée de Françaiset d’Américains. Il refusa donc.

« Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d’Adam avec une filled’Ève, merci ! Je n’aurais qu’à rencontrer desserpents ! …

Dès qu’il put se soustraire enfin aux joies trop répétées dutriomphe, il alla, suivi de ses amis, faire une visite à laColumbiad. Il lui devait bien cela. Du reste, il était devenu trèsfort en balistique, depuis qu’il vivait avec Barbicane, J.-T.Maston et—tutti quanti—. Son plus grand plaisir consistait àrépéter à ces braves artilleurs qu’ils n’étaient que des meurtriersaimables et savants. Il ne tarissait pas en plaisanteries à cetégard. Le jour où il visita la Columbiad, il l’admira fort etdescendit jusqu’au fond de l’âme de ce gigantesque mortier quidevait bientôt le lancer vers l’astre des nuits.

« Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, cequi est déjà assez étonnant de la part d’un canon. Mais quant à vosengins qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, nem’en parlez pas, et surtout ne venez jamais me dire qu’ils ont «une âme », je ne vous croirais pas !

Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston.Quand le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nichollaccepter la proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre àeux et de faire « la partie à quatre ». Un jour il demanda à êtredu voyage. Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que leprojectile ne pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers.J.-T. Maston, désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l’invita àse résigner et fit valoir des arguments—ad hominem—.

« Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendremes paroles en mauvaise part ; mais vraiment là, entre nous,tu es trop incomplet pour te présenter dans la Lune !

– Incomplet ! s’écria le vaillant invalide.

– Oui ! mon brave ami ! Songe au cas où nousrencontrerions des habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donnerune aussi triste idée de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ceque c’est que la guerre, leur montrer qu’on emploie le meilleur deson temps à se dévorer, à se manger, à se casser bras et jambes, etcela sur un globe qui pourrait nourrir cent milliards d’habitants,et où il y en a douze cents millions à peine ? Allons donc,mon digne ami, tu nous ferais mettre la porte !

– Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vousserez aussi incomplets que moi !

– Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n’arriverons pasen morceaux !

En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre,avait donné les meilleurs résultats et fait concevoir les pluslégitimes espérances. Barbicane, désirant se rendre compte del’effet de contrecoup au moment du départ d’un projectile, fitvenir un mortier de trente-deux pouces (— 0. 75 cm) de l’arsenal dePensacola. On l’installa sur le rivage de la rade d’Hillisboro,afin que la bombe retombât dans la mer et que sa chute fût amortie.Il ne s’agissait que d’expérimenter la secousse au départ et non lechoc à l’arrivée. Un projectile creux fut préparé avec le plusgrand soin pour cette curieuse expérience. Un épais capitonnage,appliqué sur un réseau de ressorts faits du meilleur acier,doublait ses parois intérieures. C’était un véritable nidsoigneusement ouaté.

« Quel dommage de ne pouvoir y prendre place ! » disaitJ.-T. Maston en regrettant que sa taille ne lui permît pas detenter l’aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d’uncouvercle vis, on introduisit d’abord un gros chat, puis unécureuil appartenant au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquelJ.-T. Maston tenait particulièrement. Mais on voulait savoircomment ce petit animal, peu sujet au vertige, supporterait cevoyage expérimental.

Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et labombe placée dans la pièce. On fit feu.

Aussitôt le projectile s’enleva avec rapidité, décrivitmajestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille piedsenviron, et par une courbe gracieuse alla s’abîmer au milieu desflots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieude sa chute ; des plongeurs habiles se précipitèrent sous leseaux, et attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, quifut rapidement hissée à bord. Cinq minutes ne s’étaient pasécoulées entre le moment où les animaux furent enfermés et lemoment où l’on dévissa le couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient surl’embarcation, et ils assistèrent à l’opération avec un sentimentd’intérêt facile comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, quele chat s’élança au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, etsans avoir l’air de revenir d’une expédition aérienne. Maisd’écureuil point. On chercha. Nulle trace. Il fallut bien alorsreconnaître la vérité. Le chat avait mangé son compagnon devoyage.

J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvreécureuil, et se proposa de l’inscrire au martyrologe de lascience.

Quoi qu’il en soit, après cette expérience, toute hésitation,toute crainte disparurent ; d’ailleurs les plans de Barbicanedevaient encore perfectionner le projectile et anéantir presqueentièrement les effets de contrecoup. Il n’y avait donc plus qu’àpartir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du présidentde l’Union, honneur auquel il se montra particulièrementsensible.

A l’exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de laFayette, le gouvernement lui décernait le titre de citoyen desÉtats-Unis d’Amérique.

Chapitre 23Le Wagon-Projectile

Après l’achèvement de la célèbre Columbiad, l’intérêt public serejeta immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destintransporter à travers l’espace les trois hardis aventuriers.Personne n’avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, MichelArdan demandait une modification aux plans arrêtés par les membresdu Comité.

Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme duprojectile importait peu, car, après avoir traversé l’atmosphère enquelques secondes, son parcours devait s’effectuer dans le videabsolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que leboulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie.Mais, dès l’instant qu’on le transformait en véhicule, c’était uneautre affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à lafaçon des écureuils ; il voulait monter la tête en haut, lespieds en bas, ayant autant de dignité que dans la nacelle d’unballon, plus vite sans doute, mais sans se livrer à une successionde cabrioles peu convenables.

De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill andCo. d’Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Leprojectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédiéimmédiatement à Stone’s-Hill par les railways de l’Est. Le 10 ilarriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan,Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce «wagon-projectile » dans lequel ils devaient prendre passage pourvoler à la découverte d’un nouveau monde.

Il faut en convenir, c’était une magnifique pièce de métal, unproduit métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génieindustriel des Américains. On venait d’obtenir pour la premièrefois l’aluminium en masse aussi considérable, ce qui pouvait êtrejustement regard comme un résultat prodigieux. Ce précieuxprojectile étincelait aux rayons du Soleil. A le voir avec sesformes imposantes et coiffé de son chapeau conique, on l’eût prisvolontiers pour une de ces épaisses tourelles en façon depoivrières, que les architectes du Moyen Age suspendaient à l’angledes châteaux forts. Il ne lui manquait que des meurtrières et unegirouette.

« Je m’attends, s’écriait Michel Ardan, à ce qu’il en sorte unhomme d’armes portant la haquebute et le corselet d’acier. Nousserons là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peud’artillerie, on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, sitoutefois il y en a dans la Lune !

– Ainsi le véhicule te plaît ? demanda Barbicane à sonami.

– Oui ! oui ! sans doute, répondit Michel Ardan quil’examinait en artiste. Je regrette seulement que ses formes nesoient pas plus effilées, son cône plus gracieux ; on auraitdû le terminer par une touffe d’ornements en métal guilloché, avecune chimère, par exemple, une gargouille, une salamandre sortant dufeu les ailes déployées et la gueule ouverte…

– A quoi bon ? dit Barbicane, dont l’esprit positif étaitpeu sensible aux beautés de l’art.

– A quoi bon, ami Barbicane ! Hélas ! puisque tu me ledemandes, je crains bien que tu ne le comprennes jamais !

– Dis toujours, mon brave compagnon.

– Eh bien ! suivant moi, il faut toujours mettre un peud’art dans ce que l’on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièceindienne qu’on appelle—Le Chariot de l’Enfant—?

– Pas même de nom, répondit Barbicane.

– Cela ne m’étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que,dans cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le murd’une maison, se demande s’il donnera à son trou la forme d’unelyre, d’une fleur, d’un oiseau ou d’une amphore. Eh bien !dis-moi, ami Barbicane, si à cette époque tu avais été membre dujury, est-ce que tu aurais condamné ce voleur-là ?

– Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec lacirconstance aggravante d’effraction.

– Et moi je l’aurais acquitté, ami Barbicane ! Voilàpourquoi tu ne pourras jamais me comprendre !

– Je n’essaierai même pas, mon vaillant artiste.

– Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l’extérieur denotre wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de lemeubler à mon aise, et avec tout le luxe qui convient à desambassadeurs de la Terre !

– A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras àta fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.

Mais, avant de passer à l’agréable, le président du Gun-Clubavait songé à l’utile, et les moyens inventés par lui pouramoindrir les effets du contrecoup furent appliqués avec uneintelligence parfaite.

Barbicane s’était dit, non sans raison, que nul ressort neserait assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameusepromenade dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudrecette grande difficulté d’une ingénieuse façon. C’est à l’eau qu’ilcomptait demander de lui rendre ce service signalé. Voicicomment.

Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois piedsd’une couche d’eau destinée à supporter un disque en boisparfaitement étanche, qui glissait à frottement sur les paroisintérieures du projectile. C’est sur ce véritable radeau que lesvoyageurs prenaient place. Quant à la masse liquide, elle étaitdivisée par des cloisons horizontales que le choc au départ devaitbriser successivement. Alors chaque nappe d’eau, de la plus basse àla plus haute, s’échappant par des tuyaux de dégagement vers lapartie supérieure du projectile, arrivait ainsi à faire ressort, etle disque, muni lui-même de tampons extrêmement puissants, nepouvait heurter le culot inférieur qu’après l’écrasement successifdes diverses cloisons. Sans doute les voyageurs éprouveraientencore un contrecoup violent après le complet échappement de lamasse liquide, mais le premier choc devait être presque entièrementamorti par ce ressort d’une grande puissance.

Il est vrai que trois pieds d’eau sur une surface decinquante-quatre pieds carrés devaient peser près de onze millecinq cents livres ; mais la détente des gaz accumulés dans laColumbiad suffirait, suivant Barbicane, à vaincre cet accroissementde poids ; d’ailleurs le choc devait chasser toute cette eauen moins d’une seconde, et le projectile reprendrait promptement sapesanteur normale.

Voilà ce qu’avait imaginé le président du Gun-Club et de quellefaçon il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Dureste, ce travail, intelligemment compris par les ingénieurs de lamaison Breadwill, fut merveilleusement exécuté ; l’effet unefois produit et l’eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient sedébarrasser facilement des cloisons brisées et démonter le disquemobile qui les supportait au moment du départ.

Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaientrevêtues d’un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spiralesdu meilleur acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre.Les tuyaux d’échappement dissimulés sous ce capitonnage nelaissaient pas même soupçonner leur existence.

Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir lepremier choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disaitMichel Ardan, il faudrait être « de bien mauvaise composition».

Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement surdouze pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, onavait un peu diminué l’épaisseur de ses parois et renforcé sapartie inférieure, qui devait supporter toute la violence des gazdéveloppés par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi,d’ailleurs, dans les bombes et les obus cylindro-coniques, dont leculot est toujours plus épais.

On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouvertureménagée sur les parois du cône, et semblable à ces « trous d’homme» des chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyend’une plaque d’aluminium, retenue à l’intérieur par de puissantesvis de pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté deleur prison mobile, dès qu’ils auraient atteint l’astre desnuits.

Mais il ne suffisait pas d’aller, il fallait voir en route. Rienne fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaientquatre hublots de verre lenticulaire d’une forte épaisseur, deuxpercés dans la paroi circulaire du projectile ; un troisième àsa partie inférieure et un quatrième dans son chapeau conique. Lesvoyageurs seraient donc à même d’observer, pendant leur parcours,la Terre qu’ils abandonnaient, la Lune dont ils s’approchaient etles espaces constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaientprotégés contre les chocs du départ par des plaques solidementencastrées, qu’il était facile de rejeter au-dehors en dévissantdes écrous intérieurs. De cette façon, l’air contenu dans leprojectile ne pouvait pas s’échapper, et les observationsdevenaient possibles.

Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avecla plus grande facilité, et les ingénieurs ne s’étaient pas montrésmoins intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.

Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenirl’eau et les vivres nécessaires aux trois voyageurs ; ceux-cipouvaient même se procurer le feu et la lumière au moyen de gazemmagasiné dans un récipient spécial sous une pression de plusieursatmosphères. Il suffisait de tourner un robinet, et pendant sixjours ce gaz devait éclairer et chauffer ce confortable véhicule.On le voit, rien ne manquait des choses essentielles à la vie etmême au bien-être. De plus, grâce aux instincts de Michel Ardan,l’agréable vint se joindre à l’utile sous la forme d’objetsd’art ; il eût fait de son projectile un véritable atelierd’artiste, si l’espace ne lui eût pas manqué. Du reste, on setromperait en supposant que trois personnes dussent se trouver àl’étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface decinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur,ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement.Ils n’eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortablewagon des États-Unis.

La question des vivres et de l’éclairage étant résolue, restaitla question de l’air. Il était évident que l’air enfermé dans leprojectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respirationdes voyageurs ; chaque homme, en effet, consomme dans uneheure environ tout l’oxygène contenu dans cent litres d’air.Barbicane, ses deux compagnons, et deux chiens qu’il comptaitemmener, devaient consommer, par vingt-quatre heures, deux millequatre cents litres d’oxygène, ou, en poids, à peu près septlivres. Il fallait donc renouveler l’air du projectile.Comment ? Par un procédé bien simple, celui de MM. Reiset etRegnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion dumeeting.

On sait que l’air se compose principalement de vingt et uneparties d’oxygène et de soixante-dix-neuf parties d’azote. Or, quese passe-t-il dans l’acte de la respiration ? Un phénomènefort simple. L’homme absorbe l’oxygène de l’air, éminemment propreà entretenir la vie, et rejette l’azote intact. L’air expiré aperdu près de cinq pour cent de son oxygène et contient alors unvolume à peu près égal d’acide carbonique, produit définitif de lacombustion des éléments du sang par l’oxygène inspiré. Il arrivedonc que dans un milieu clos, et après un certain temps, toutl’oxygène de l’air est remplacé par l’acide carbonique, gazessentiellement délétère.

La question se réduisait dès lors à ceci : l’azote s’étantconservé intact, 1° refaire l’oxygène absorbé ; 2° détruirel’acide carbonique expiré. Rien de plus facile au moyen du chloratede potasse et de la potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la formede paillettes blanches ; lorsqu’on le porte à une températuresupérieure quatre cents degrés, il se transforme en chlorure depotassium, et l’oxygène qu’il contient se dégage entièrement. Or,dix-huit livres de chlorate de potasse rendent sept livresd’oxygène, c’est-à-dire la quantité nécessaire aux voyageurspendant vingt-quatre heures. Voilà pour refaire l’oxygène.

Quant à la potasse caustique, c’est une matière très avide del’acide carbonique mêlé à l’air, et il suffit de l’agiter pourqu’elle s’en empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pourabsorber l’acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l’airvicié toutes ses qualités vivifiantes. C’est ce que les deuxchimistes, MM. Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès.Mais, il faut le dire, l’expérience avait eu lieu jusqu’alors—inanima vili—. Quelle que fût sa précision scientifique, on ignoraitabsolument comment des hommes la supporteraient.

Telle fut l’observation faite à la séance où se traita cettegrave question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute lapossibilité de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d’enfaire l’essai avant le départ. Mais l’honneur de tenter cetteépreuve fut réclamé énergiquement par J.-T. Maston.

« Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c’est bien lemoins que j’habite le projectile pendant une huitaine de jours.

Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à sesvœux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potassecaustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huitjours ; puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre,à six heures du matin, après avoir expressément recommandé de nepas ouvrir sa prison avant le 20 à six heures du soir, il se glissadans le projectile, dont la plaque fut hermétiquement fermée. Quese passa-t-il pendant cette huitaine ? Impossible de s’enrendre compte. L’épaisseur des parois du projectile empêchait toutbruit intérieur d’arriver au-dehors.

Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque futretirée ; les amis de J.-T. Maston ne laissaient pas d’être unpeu inquiets. Mais ils furent promptement rassurés en entendant unevoix joyeuse qui poussait un hurrah formidable.

Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dansune attitude triomphante. Il avait engraissé !

Chapitre 24Le téléscope des montagnes Rocheuses

Le 20 octobre de l’année précédente, après la souscriptionclose, le président du Gun-Club avait crédité l’Observatoire deCambridge des sommes nécessaires à la construction d’un vasteinstrument d’optique. Cet appareil, lunette ou télescope, devaitêtre assez puissant pour rendre visible à la surface. de la Lune unobjet ayant au plus neuf pieds de largeur.

Il y a une différence importante entre la lunette et letélescope ; il est bon de la rappeler ici. La lunette secompose d’un tube qui porte à son extrémité supérieure une lentilleconvexe appelée objectif, et son extrémité inférieure une secondelentille nommée oculaire, laquelle s’applique l’œil del’observateur. Les rayons émanant de l’objet lumineux traversent lapremière lentille et vont, par réfraction, former une imagerenversée à son foyer[84] . Cetteimage, on l’observe avec l’oculaire, qui la grossit exactementcomme ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé àchaque extrémité par l’objectif et l’oculaire.

Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémitésupérieure. Les rayons partis de l’objet observé y pénètrentlibrement et vont frapper un miroir métallique concave,c’est-à-dire convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent unpetit miroir qui les renvoie à l’oculaire, disposé de façon àgrossir l’image produite.

Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal,et dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteursdonné aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds.Toute la difficulté d’exécution de ces appareils d’optique gît dansla confection des objectifs, qu’ils soient faits de lentilles ou demiroirs métalliques.

Cependant, à l’époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience,ces instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaientdes résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observales astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois auplus. Depuis le XVIe siècle, les appareils d’optique s’élargirentet s’allongèrent dans des proportions considérables, et ilspermirent de jauger les espaces stellaires à une profondeurinconnue jusqu’alors. Parmi les instruments réfracteursfonctionnant à cette époque, on citait la lunette de l’Observatoirede Poulkowa, en Russie, dont l’objectif mesure quinze pouces (— 38centimètres de largeur[85] ), lalunette de l’opticien français Lerebours, pourvue d’un objectifégal au précédent, et enfin la lunette de l’Observatoire deCambridge, munie d’un objectif qui a dix-neuf pouces de diamètre(48 cm).

Parmi les télescopes, on en connaissait deux d’une puissanceremarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit parHerschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroirlarge de quatre pieds et demi ; il permettait d’obtenir desgrossissements de six mille fois. Le second s’élevait en Irlande, àBirrcastle, dans le parc de Parsonstown, et appartenait à LordRosse. La longueur de son tube était de quarante-huit pieds, lalargeur de son miroir de six pieds (— 1,93 m[86]) ; il grossissait six mille quatre cents fois, et il avaitfallu bâtir une immense construction en maçonnerie pour disposerles appareils nécessaires la manœuvre de l’instrument, qui pesaitvingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, lesgrossissements obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombresronds ; or, un grossissement de six mille fois ne ramène laLune qu’à trente-neuf milles (— 16 lieues), et il laisse seulementapercevoir les objets ayant soixante pieds de diamètre, à moins queces objets ne soient très allongés.

Or, dans l’espèce, il s’agissait d’un projectile large de neufpieds et long de quinze ; il fallait donc ramener la Lune àcinq milles (— 2 lieues) au moins, et, pour cela, produire desgrossissements de quarante-huit mille fois.

Telle était la question posée à l’Observatoire de Cambridge. Ilne devait pas être arrêté par les difficultés financières ;restaient donc les difficultés matérielles.

Et d’abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes.Les lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalitéd’objectifs, elles permettent d’obtenir des grossissements plusconsidérables, parce que les rayons lumineux qui traversent leslentilles perdent moins par l’absorption que par la réflexion surle miroir métallique des télescopes. Mais l’épaisseur que l’on peutdonner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle nelaisse plus passer les rayons lumineux. En outre, la constructionde ces vastes lentilles est excessivement difficile et demande untemps considérable, qui se mesure par années.

Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans leslunettes, avantage inappréciable quand il s’agit d’observer laLune, dont la lumière est simplement réfléchie, on se décida àemployer le télescope, qui est d’une exécution plus prompte etpermet d’obtenir de plus forts grossissements. Seulement, comme lesrayons lumineux perdent une grande partie de leur intensité entraversant l’atmosphère, le Gun-Club résolut d’établir l’instrumentsur l’une des plus hautes montagnes de l’Union, ce qui diminueraitl’épaisseur des couches aériennes.

Dans les télescopes, on l’a vu, l’oculaire, c’est-à-dire laloupe placée à l’œil de l’observateur, produit le grossissement, etl’objectif qui supporte les plus forts grossissements est celuidont le diamètre est le plus considérable et la distance focaleplus grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallaitdépasser singulièrement en grandeur les objectifs d’Herschell et deLord Rosse. Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs estune opération très délicate.

Heureusement, quelques années auparavant, un savant del’Institut de France, Léon Foucault, venait d’inventer un procédéqui rendait très facile et très prompt le polissage des objectifs,en remplaçant le miroir métallique par des miroirs argentés. Ilsuffisait de couler un morceau de verre de la grandeur voulue et dele métalliser ensuite avec un sel d’argent. Ce fut ce procédé, dontles résultats sont excellents, qui fut suivi pour la fabrication del’objectif.

De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschellpour ses télescopes. Dans le grand appareil de l’astronome deSlough, l’image des objets, réfléchie par le miroir incliné au fonddu tube, venait se former à son autre extrémité où se trouvait situl’oculaire. Ainsi l’observateur, au lieu d’être placé à la partieinférieure du tube, se hissait à sa partie supérieure, et là, munide sa loupe, il plongeait dans l’énorme cylindre. Cette combinaisonavait l’avantage de supprimer le petit miroir destiné à renvoyerl’image l’oculaire. Celle-ci ne subissait plus qu’une réflexion aulieu de deux. Donc il y avait un moins grand nombre de rayonslumineux éteints. Donc l’image était moins affaiblie. Donc, enfin,on obtenait plus de clarté, avantage précieux dans l’observationqui devait être faite[87] .

Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D’après lescalculs du bureau de l’Observatoire de Cambridge, le tube dunouveau réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds delongueur, et son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossalque fût un pareil instrument, il n’était pas comparable à cetélescope long de dix mille pieds (— 3 kilomètres et demi) quel’astronome Hooke proposait de construire il y a quelques années.Néanmoins l’établissement d’un semblable appareil présentait degrandes difficultés.

Quant à la question d’emplacement, elle fut promptement résolue.Il s’agissait de choisir une haute montagne, et les hautesmontagnes ne sont pas nombreuses dans les États.

En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit àdeux chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule cemagnifique Mississippi que les Américains appelleraient « le roides fleuves », s’ils admettaient une royauté quelconque.

A l’est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dansle New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce quiest fort modeste.

A l’ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses,immense chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côteoccidentale de l’Amérique du Sud sous le nom d’Andes ou deCordillères, franchit l’isthme de Panama et court à traversl’Amérique du Nord jusqu’aux rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes oul’Himalaya les regarderaient avec un suprême dédain du haut de leurgrandeur. En effet, leur plus haut sommet n’a que dix mille septcent un pieds, tandis que le mont Blanc en mesure quatorze millequatre cent trente-neuf, et le Kintschindjinga[88]vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de lamer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussibien que la Columbiad, fût établi dans les États de l’Union, ilfallut se contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matérielnécessaire fut dirigé sur le sommet de Lon’s-Peak, dans leterritoire du Missouri.

Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américainseurent à vaincre, les prodiges d’audace et d’habileté qu’ilsaccomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut unvéritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, delourdes pièces forgées, des cornières d’un poids considérable, lesvastes morceaux du cylindre, l’objectif pesant lui seul près detrente mille livres, au-dessus de la limite des neigesperpétuelles, à plus de dix mille pieds de hauteur, après avoirfranchi des prairies désertes, des forêts impénétrables, des «rapides » effrayants, loin des centres de populations, au milieu derégions sauvages dans lesquelles chaque détail de l’existencedevenait un problème presque insoluble. Et néanmoins, ces milleobstacles, le génie des Américains en triompha. Moins d’un an aprèsle commencement des travaux, dans les derniers jours du mois deseptembre, le gigantesque réflecteur dressait dans les airs sontube de deux cent quatre-vingts pieds. Il était suspendu à uneénorme charpente en fer ; un mécanisme ingénieux permettait dele manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivreles astres d’un horizon à l’autre pendant leur marche traversl’espace.

Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars[89] . La première fois qu’il fut braqué surla Lune, les observateurs éprouvèrent une émotion à la foiscurieuse et inquiète. Qu’allaient-ils découvrir dans le champ de cetélescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objetsobservés ? Des populations, des troupeaux d’animaux lunaires,des villes, des lacs, des océans ? Non, rien que la science neconnût déjà, et sur tous les points de son disque la naturevolcanique de la Lune put être déterminée avec une précisionabsolue.

Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir auGun-Club, rendit d’immenses services à l’astronomie. Grâce à sapuissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondéesjusqu’aux dernières limites, le diamètre apparent d’un grand nombred’étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureaude Cambridge, décomposa le—crab nebula[90] — duTaureau, que le réflecteur de Lord Rosse n’avait jamais puréduire.

Chapitre 25Derniers Détails

On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dixjours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonnefin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautionsinfinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nichollavait engagé son troisième pari. Il s’agissait, en effet, decharger la Columbiad et d’y introduire les quatre cent mille livresde fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, quela manipulation d’une aussi formidable quantité de pyroxyleentraînerait de graves catastrophes, et qu’en tout cas cette masseéminemment explosive s’enflammerait d’elle-même sous la pression duprojectile.

Il y avait là de graves dangers encore accrus par l’insoucianceet la légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant laguerre fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche.Mais Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer auport ; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fitopérer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et,à force de prudence et de précautions, il sut mettre de son côtétoutes les chances de succès.

Et d’abord il se garda bien d’amener tout son chargement àl’enceinte de Stone’s-Hill. Il le fit venir peu à peu dans descaissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres depyroxyle avaient été divisées en paquets de cinq cents livres, cequi faisait huit cents grosses gargousses confectionnées avec soinpar les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caissonpouvait en contenir dix et arrivait l’un après l’autre par lerail-road de Tampa-Town ; de cette façon il n’y avait jamaisplus de cinq mille livres de pyroxyle à la fois dans l’enceinte.Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé par des ouvriersmarchant pieds nus, et chaque gargousse transportée l’orifice de laColumbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de gruesmanœuvrées à bras d’hommes. Toute machine à vapeur avait étéécartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde.C’était déjà trop d’avoir à préserver ces masses de fulmi-cotoncontre les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussitravaillait-on de préférence pendant la nuit, sous l’éclat d’unelumière produite dans le vide et qui, au moyen des appareils deRuhmkorff, créait un jour artificiel jusqu’au fond de la Columbiad.Là, les gargousses étaient rangées avec une parfaite régularité etreliées entre elles au moyen d’un fil métallique destiné à portersimultanément l’étincelle électrique au centre de chacuned’elles.

En effet, c’est au moyen de la pile que le feu devait êtrecommuniqué à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourésd’une matière isolante, venaient se réunir en un seul à une étroitelumière percée la hauteur où devait être maintenu le projectile, làils traversaient l’épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu’ausol par un des évents du revêtement de pierre conservé dans ce but.Une fois arrivé au sommet de Stone’s-Hill, le fil, supporté sur despoteaux pendant une longueur de deux milles, rejoignait unepuissante pile de Bunzen en passant par un appareil interrupteur.Il suffisait donc de presser du doigt le bouton de l’appareil pourque le courant fût instantanément rétabli et mît le feu aux quatrecent mille livres de fulmi-coton. Il va sans dire que la pile nedevait entrer en activité qu’au dernier moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées aufond de la Columbiad. Cette partie de l’opération avait réussi.Mais que de tracas, que d’inquiétudes, de luttes, avait subis leprésident Barbicane ! Vainement il avait défendu l’entrée deStone’s-Hill ; chaque jour les curieux escaladaient lespalissades, et quelques-uns, poussant l’imprudence jusqu’à lafolie, venaient fumer au milieu des balles de fulmi-coton.Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. J.-T. Maston lesecondait de son mieux, faisant la chasse aux intrus avec unegrande vigueur et ramassant les bouts de cigares encore allumés queles Yankees jetaient çà et là. Rude tâche, car plus de trois centmille personnes se pressaient autour des palissades. Michel Ardans’était bien offert pour escorter les caissons jusqu’à la bouche dela Columbiad ; mais, l’ayant surpris lui-même un énorme cigareà la bouche, tandis qu’il pourchassait les imprudents auxquels ildonnait ce funeste exemple, le président du Gun-Club vit bien qu’ilne pouvait pas compter sur cet intrépide fumeur, et il fut réduit àle faire surveiller tout spécialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta,et le chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari ducapitaine Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire leprojectile dans la Columbiad et à le placer sur l’épaisse couche defulmi-coton.

Mais, avant de procéder à cette opération, les objetsnécessaires au voyage furent disposés avec ordre dans lewagon-projectile. Ils étaient en assez grand nombre, et si l’onavait laissé faire Michel Ardan, ils auraient bientôt occupé toutela place réservée aux voyageurs. On ne se figure pas ce que cetaimable Français voulait emporter dans la Lune. Une véritablepacotille d’inutilités. Mais Barbicane intervint, et l’on dut seréduire au strict nécessaire.

Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposésdans le coffre aux instruments.

Les voyageurs étaient curieux d’examiner la Lune pendant letrajet, et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau,ils emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la—Mappaselenographica—, publiée en quatre planches, qui passe à bon droitpour un véritable chef-d’œuvre d’observation et de patience. Ellereproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détailsde cette portion de l’astre tournée vers la Terre ; montagnes,vallées, cirques, cratères, pitons, rainures s’y voyaient avecleurs dimensions exactes, leur orientation fidèle, leurdénomination, depuis les monts Doerfel et Leibniz dont le hautsommet se dresse à la partie orientale du disque, jusqu’à la—Marefrigoris—, qui s’étend dans les régions circumpolaires du Nord.

C’était donc un précieux document pour les voyageurs, car ilspouvaient déjà étudier le pays avant d’y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chassesystème et à balles explosives ; de plus, de la poudre et duplomb en très grande quantité.

« On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan.Hommes ou bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leurrendre visite ! Il faut donc prendre ses précautions.

Du reste, les instruments de défense personnelle étaientaccompagnés de pics, de pioches, de scies à main et autres outilsindispensables, sans parler des vêtements convenables à toutes lestempératures, depuis le froid des régions polaires jusqu’auxchaleurs de la zone torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certainnombre d’animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car ilne voyait pas la nécessité d’acclimater dans la Lune les serpents,les tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.

« Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœufou vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nousseraient d’une grande utilité.

– J’en conviens, mon cher Ardan, répondait le président duGun-Club, mais notre wagon-projectile n’est pas l’arche de Noé. Iln’en a ni la capacité ni la destination. Ainsi restons dans leslimites du possible.

Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que lesvoyageurs se contenteraient d’emmener une excellente chienne dechasse appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d’uneforce prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utilesfurent mises au nombre des objets indispensables. Si l’on eûtlaissé faire Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs deterre pour les y semer. En tout cas, il prit une douzained’arbustes qui furent soigneusement enveloppés d’un étui de pailleet placés dans un coin du projectile.

Restait alors l’importante question des vivres, car il fallaitprévoir le cas où l’on accosterait une portion de la Luneabsolument stérile. Barbicane fit si bien qu’il parvint à enprendre pour une année. Mais il faut ajouter, pour n’étonnerpersonne, que ces vivres consistèrent en conserves de viandes et delégumes réduits à leur plus simple volume sous l’action de lapresse hydraulique, et qu’ils renfermaient une grande quantitéd’éléments nutritifs ; ils n’étaient pas très variés, mais ilne fallait pas se montrer difficile dans une pareille expédition.Il y avait aussi une réserve d’eau-de-vie pouvant s’élever àcinquante gallons[91] et del’eau pour deux mois seulement ; en effet, à la suite desdernières observations des astronomes, personne ne mettait en doutela présence d’une certaine quantité d’eau à la surface de la Lune.Quant aux vivres, il eût été insensé de croire que des habitants dela Terre ne trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan neconservait aucun doute à cet égard. S’il en avait eu, il ne seserait pas décidé à partir.

« D’ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pascomplètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils aurontsoin de ne pas nous oublier.

– Non, certes, répondit J.-T. Maston.

– Comment l’entendez-vous ? demanda Nicholl.

– Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiadne sera pas toujours là ? Eh bien ! toutes les fois quela Lune se présentera dans des conditions favorables de zénith,sinon de périgée, c’est-à-dire une fois par an à peu près, nepourra-t-on pas nous envoyer des obus chargés de vivres, que nousattendrons à jour fixe ?

– Hurrah ! hurrah ! s’écria J.-T. Maston en homme quiavait son idée ; voilà qui est bien dit ! Certainement,mes braves amis, nous ne vous oublierons pas !

– J’y compte ! Ainsi, vous le voyez, nous auronsrégulièrement des nouvelles du globe, et, pour notre compte, nousserons bien maladroits si nous ne trouvons pas moyen de communiqueravec nos bons amis de la Terre !

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan,avec son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout leGun-Club sa suite. Ce qu’il disait paraissait simple, élémentaire,facile, d’un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenird’une façon mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne passuivre les trois voyageurs dans leur expédition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent été disposés dans leprojectile, l’eau destinée à faire ressort fut introduite entre sescloisons, et le gaz d’éclairage refoulé dans son récipient. Quantau chlorate de potasse et à la potasse caustique, Barbicane,craignant des retards imprévus en route, en emporta une quantitésuffisante pour renouveler l’oxygène et absorber l’acide carboniquependant deux mois. Un appareil extrêmement ingénieux etfonctionnant automatiquement se chargeait de rendre à l’air sesqualités vivifiantes et de le purifier d’une façon complète. Leprojectile était donc prêt, et il n’y avait plus qu’à le descendredans la Columbiad. Opération, d’ailleurs, pleine de difficultés etde périls.

L’énorme obus fut amené au sommet de Stone’s-Hill. Là, des gruespuissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puitsde métal.

Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à cassersous ce poids énorme, et la chute d’une pareille masse eûtcertainement déterminé l’inflammation du fulmi-coton.

Heureusement il n’en fut rien, et quelques heures après, lewagon-projectile, descendu doucement dans l’âme du canon, reposaitsur sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sapression n’eut d’autre effet que de bourrer plus fortement lacharge de la Columbiad.

« J’ai perdu », dit le capitaine en remettant au présidentBarbicane une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d’uncompagnon de voyage ; mais il dut céder devant l’obstinationde Nicholl, que tenait à remplir tous ses engagements avant dequitter la Terre.

« Alors, dit Michel Ardan, je n’ai plus qu’une chose à voussouhaiter, mon brave capitaine.

– Laquelle ? demanda Nicholl.

– C’est que vous perdiez vos deux autres paris ! De cettefaçon, nous serons sûrs de ne pas rester en route.

Chapitre 26Feu!

Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si ledépart du projectile ne s’effectuait pas le soir même, à dix heuresquarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huitans s’écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmesconditions simultanées de zénith et de périgée.

Le temps était magnifique ; malgré les approches del’hiver, le soleil resplendissait et baignait de sa radieuseeffluve cette Terre que trois de ses habitants allaient abandonnerpour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour siimpatiemment désiré ! Que de poitrines furent oppressées parle pesant fardeau de l’attente ! Tous les cœurs palpitèrentd’inquiétude, sauf le cœur de Michel Ardan. Cet impassiblepersonnage allait et venait avec son affairement habituel, maisrien ne dénonçait en lui une préoccupation inaccoutumée. Sonsommeil avait été paisible, le sommeil de Turenne, avant labataille, sur l’affût d’un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies quis’étendent à perte de vue autour de Stone’s-Hill. Tous les quartsd’heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux ;cette immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et,suivant les relevés du—Tampa-Town Observer—, pendant cettemémorable journée, cinq millions de spectateurs foulèrent du piedle sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquaitautour de l’enceinte, et jetait les fondements d’une ville quis’est appelée depuis Ardan’s-Town. Des baraquements, des cabanes,des cahutes, des tentes hérissaient la plaine, et ces habitationséphémères abritaient une population assez nombreuse pour faireenvie aux plus grandes cités de l’Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des représentants ;tous les dialectes du monde s’y parlaient à la fois. On eût dit laconfusion des langues, comme aux temps bibliques de la tour deBabel. Là, les diverses classes de la société américaine seconfondaient dans une égalité absolue. Banquiers, cultivateurs,marins, commissionnaires, courtiers, planteurs de coton,négociants, bateliers, magistrats, s’y coudoyaient avec unsans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane fraternisaient avecles fermiers de l’Indiana ; les gentlemen du Kentucky et duTennessee, les Virginiens élégants et hautains donnaient laréplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux marchands debœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc à largesbord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade bleuedes fabriques d’Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes detoile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ilsexhibaient d’extravagants jabots de batiste et faisaient étincelerleur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dixdoigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues,d’épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques,dont le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants,serviteurs, dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient,suivaient, précédaient, entouraient ces maris, ces pères, cesmaîtres, qui ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leursfamilles innombrables.

A l’heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipitersur les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec unappétit menaçant pour l’approvisionnement de la Floride, cesaliments qui répugneraient à un estomac européen, tels quegrenouilles fricassées, singes à l’étouffée, «fish-chowder[92] », sarigue rôtie, opossum saignant,ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venaiten aide à cette alimentation indigeste ! Quels cris excitants,quelles vociférations engageantes retentissaient dans les bar-roomsou les tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, decarafes, de bouteilles aux formes invraisemblables, de mortierspour piler le sucre et de paquets de paille !

« Voilà le julep à la menthe ! criait l’un de ces débitantsd’une voix retentissante.

– Voici le sangaree au vin de Bordeaux ! répliquait unautre d’un ton glapissant.

– Et du gin-sling ! répétait celui-ci.

– Et le cocktail ! le brandy-smash ! criaitcelui-là.

– Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernièremode ? s’écriaient ces adroits marchands en faisant passerrapidement d’un verre à l’autre, comme un escamoteur fait d’unemuscade, le sucre, le citron, la menthe verte, la glace pilée,l’eau, le cognac et l’ananas frais qui composent cette boissonrafraîchissante.

Aussi, d’habitude, ces incitations adressées aux gosiers altéréssous l’action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dansl’air et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, cepremier décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussentvainement enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait nià manger ni à boire, et, à quatre heures du soir, combien despectateurs circulaient dans la foule qui n’avaient pas encore prisleur lunch accoutumé ! Symptôme plus significatif encore, lapassion violente de l’Américain pour les jeux était vaincue parl’émotion. A voir les quilles du tempins couchées sur le flanc, lesdés du creps dormant dans leurs cornets, la roulette immobile, lecribbage abandonné, les cartes du whist, du vingt-et-un, du rougeet noir, du monte et du faro, tranquillement enfermées dans leursenveloppes intactes, on comprenait que l’événement du jourabsorbait tout autre besoin et ne laissait place à aucunedistraction.

Jusqu’au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme cellequi précède les grandes catastrophes, courut parmi cette fouleanxieuse. Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, unetorpeur pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur.Chacun aurait voulu « que ce fût fini ».

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipabrusquement. La Lune se levait sur l’horizon. Plusieurs millions dehurrahs saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous.Les clameurs montèrent jusqu’au ciel ; les applaudissementséclatèrent de toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillaitpaisiblement dans un ciel admirable et caressait cette fouleenivrée de ses rayons les plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leuraspect les cris redoublèrent d’intensité. Unanimement,instantanément, le chant national des États-Unis s’échappa detoutes les poitrines haletantes, et le—Yankee doodle—, repris enchœur par cinq millions d’exécutants, s’éleva comme une tempêtesonore jusqu’aux dernières limites de l’atmosphère.

Puis, après cet irrésistible élan, l’hymne se tut, les dernièresharmonies s’éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, etune rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule siprofondément impressionnée. Cependant, le Français et les deuxAméricains avaient franchi l’enceinte réservée autour de laquellese pressait l’immense foule. Ils étaient accompagnés des membres duGun-Club et des députations envoyées par les observatoireseuropéens. Barbicane, froid et calme, donnait tranquillement sesderniers ordres. Nicholl, les lèvres serrées, les mains croiséesderrière le dos, marchait d’un pas ferme et mesuré. Michel Ardan,toujours dégagé, vêtu en parfait voyageur, les guêtres de cuir auxpieds, la gibecière au côté, flottant dans ses vastes vêtements develours marron, le cigare à la bouche, distribuait sur son passagede chaleureuses poignées de main avec une prodigalité princière. Ilétait intarissable de verve, de gaieté, riant, plaisantant, faisantau digne J.-T. Maston des farces de gamin, en un mot « Français »,et, qui pis est, « Parisien » jusqu’à la dernière seconde.

Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dansle projectile ; la manœuvre nécessaire pour y descendre, laplaque de fermeture à visser, le dégagement des grues et deséchafaudages penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient uncertain temps.

Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de secondeprès sur celui de l’ingénieur Murchison, chargé de mettre le feuaux poudres au moyen de l’étincelle électrique ; les voyageursenfermés dans le projectile pourraient ainsi suivre de l’œill’impassible aiguille qui marquerait l’instant précis de leurdépart.

Le moment des adieux était donc arrivé. La scène futtouchante ; en dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan sesentit ému. J.-T. Maston avait retrouvé sous ses paupières sèchesune vieille larme qu’il réservait sans doute pour cette occasion.Il la versa sur le front de son cher et brave président.

« Si je partais ? dit-il, il est encore temps !

– Impossible, mon vieux Maston », répondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de routeétaient installés dans le projectile, dont ils avaient visséintérieurement la plaque d’ouverture, et la bouche de la Columbiad,entièrement dégagée, s’ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murésdans leur wagon de métal.

Qui pourrait peindre l’émotion universelle, arrivée alors à sonparoxysme ?

La lune s’avançait sur un firmament d’une pureté limpide,éteignant sur son passage les feux scintillants des étoiles ;elle parcourait alors la constellation des Gémeaux et se trouvaitpresque à mi-chemin de l’horizon et du zénith. Chacun devait doncfacilement comprendre que l’on visait en avant du but, comme lechasseur vise en avant du lièvre qu’il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas unsouffle de vent sur la terre ! Pas un souffle dans lespoitrines ! Les cœurs n’osaient plus battre. Tous les regardseffarés fixaient la gueule béante de la Columbiad.

Murchison suivait de l’œil l’aiguille de son chronomètre. Ils’en fallait à peine de quarante secondes que l’instant du départne sonnât, et chacune d’elles durait un siècle.

A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint àla pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dansle projectile comptaient aussi ces terribles secondes ! Descris isolés s’échappèrent :

« Trente-cinq !— trente-six !— trente-sept !—trente-huit !— trente-neuf !— quarante !Feu ! ! !

Aussitôt Murchison, pressant du doigt l’interrupteur del’appareil, rétablit le courant et lança l’étincelle électrique aufond de la Columbiad.

Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien nesaurait donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracasdes éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe defeu jaillit des entrailles du sol comme d’un cratère. La terre sesouleva, et c’est à peine si quelques personnes purent un instantentrevoir le projectile fendant victorieusement l’air au milieu desvapeurs flamboyantes.

Chapitre 27Temps couvert

Au moment où la gerbe incandescente s’éleva vers le ciel à uneprodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira laFloride entière, et, pendant un instant incalculable, le jour sesubstitua la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immensepanache de feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme del’Atlantique, et plus d’un capitaine de navire nota sur son livrede bord l’apparition de ce météore gigantesque.

La détonation de la Columbiad fut accompagnée d’un véritabletremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans sesentrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur,repoussèrent avec une incomparable violence les couchesatmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapideque l’ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu desairs.

Pas un spectateur n’était resté debout ; hommes, femmes,enfants, tous furent couchés comme des épis sous l’orage ; ily eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnesgravement blessées, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, setenait trop en avant, se vit rejeté à vingt toises en arrière etpassa comme un boulet au-dessus de la tête de ses concitoyens.Trois cent mille personnes demeurèrent momentanément sourdes etcomme frappées de stupeur.

Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements,culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingtmilles, chassé les trains du railway jusqu’à Tampa, fondit surcette ville comme une avalanche, et détruisit une centaine demaisons, entre autres l’église Saint-Mary, et le nouvel édifice dela Bourse, qui se lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns desbâtiments du port, choqués les uns contre les autres, coulèrent àpic, et une dizaine de navires, mouillés en rade, vinrent à lacôte, après avoir cassé leurs chaînes comme des fils de coton.

Mais le cercle de ces dévastations s’étendit plus loin encore,et au-delà des limites des États-Unis. L’effet du contrecoup, aidédes vents d’ouest, fut ressenti sur l’Atlantique à plus de troiscents milles des rivages américains. Une tempête factice, unetempête inattendue, que n’avait pu prévoir l’amiral Fitz-Roy, sejeta sur les navires avec une violence inouïe ; plusieursbâtiments, saisis dans ces tourbillons épouvantables sans avoir letemps d’amener, sombrèrent sous voiles, entre autresle—Childe-Harold—, de Liverpool, regrettable catastrophe qui devintde la part de l’Angleterre l’objet des plus vivesrécriminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n’ait d’autregarantie que l’affirmation de quelques indigènes, une demi-heureaprès le départ du projectile, des habitants de Gorée et de SierraLeone prétendirent avoir entendu une commotion sourde, dernierdéplacement des ondes sonores, qui, après avoir traversél’Atlantique, venait mourir sur la côte africaine.

Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumultepassé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla,et des cris frénétiques : « Hurrah pour Ardan ! Hurrah pourBarbicane ! Hurrah pour Nicholl ! » s’élevèrent jusqu’auxcieux. Plusieurs million d’hommes, le nez en l’air, armés detélescopes, de lunettes, de lorgnettes, interrogeaient l’espace,oubliant les contusions et les émotions, pour ne se préoccuper quedu projectile. Mais ils le cherchaient en vain. On ne pouvait plusl’apercevoir, et il fallait se résoudre à attendre les télégrammesde Long’s-Peak. Le directeur de l’Observatoire deCambridge[93] se trouvait à son poste dans lesmontagnes Rocheuses, et c’était à lui, astronome habile etpersévérant, que les observations avaient été confiées.

Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contrelequel on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l’impatiencepublique à une rude épreuve.

Le temps, si beau jusqu’alors, changea subitement ; le cielassombri se couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, aprèsle terrible déplacement des couches atmosphériques, et cettedispersion de l’énorme quantité de vapeurs qui provenaient de ladéflagration de quatre cent mille livres de pyroxyle ? Toutl’ordre naturel avait été troublé. Cela ne saurait étonner,puisque, dans les combats sur mer, on a souvent vu l’étatatmosphérique brutalement modifié par les décharges del’artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuagesépais, lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre,et qui, malheureusement, s’étendit jusqu’aux régions des montagnesRocheuses. Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s’élevade toutes les parties du globe. Mais la nature s’en émut peu, etdécidément, puisque les hommes avaient troublé l’atmosphère parleur détonation, ils devaient en subir les conséquences.

Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer levoile opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, etchacun d’ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel,car, par suite du mouvement diurne du globe, le projectile filaitnécessairement alors par la ligne des antipodes.

Quoi qu’il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre,nuit impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée surl’horizon, il fut impossible de l’apercevoir ; on eût ditqu’elle se dérobait dessein aux regards des téméraires qui avaienttiré sur elle. Il n’y eut donc pas d’observation possible, et lesdépêches de Long’s-Peak confirmèrent ce fâcheux contretemps.

Cependant, si l’expérience avait réussi, les voyageurs, partisle 1er décembre à dix heures quarante-six minutes et quarantesecondes du soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu’àcette époque, et comme après tout il eût été bien difficiled’observer dans ces conditions un corps aussi petit que l’obus, onprit patience sans trop crier.

Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût étépossible de suivre la trace du projectile, qui aurait apparu commeun point noir sur le disque éclatant de la Lune. Mais le tempsdemeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysmel’exaspération publique. On en vint à injurier la Lune qui ne semontrait point. Triste retour des choses d’ici-bas !

J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long’s-Peak. Il voulaitobserver lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis nefussent arrivés au terme de leur voyage. On n’avait pas,d’ailleurs, entendu dire que le projectile fût retombé sur un pointquelconque des îles et des continents terrestres, et J.-T. Mastonn’admettait pas un instant une chute possible dans les océans dontle globe est aux trois quarts couvert.

Le 5 même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceuxd’Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braquéssur l’astre des nuits, car le temps était précisément magnifique enEurope ; mais la faiblesse relative de ces instrumentsempêchait toute observation utile.

Le 6 même temps. L’impatience rongeait les trois quarts duglobe. On en vint à proposer les moyens les plus insensés pourdissiper les nuages accumulés dans l’air.

Le 7 le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l’espoirne fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissisdéfendirent la voûte étoilée contre tous les regards.

Alors cela devint grave. En effet, le 11 à neuf heures onzeminutes du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier.Après ce délai, elle irait en déclinant, et, quand même le cielserait rasséréné, les chances de l’observation seraientsingulièrement amoindries ; en effet, la Lune ne montreraitplus alors qu’une portion toujours décroissante de son disque etfinirait par devenir nouvelle, c’est-à-dire qu’elle se coucheraitet se lèverait avec le soleil, dont les rayons la rendraientabsolument invisible. Il faudrait donc attendre jusqu’au 3 janvier,à midi quarante-quatre minutes, pour la retrouver pleine etcommencer les observations.

Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaireset ne dissimulaient point au public qu’il devait s’armer d’unepatience angélique.

Le 8 rien. Le 9 le soleil reparut un instant comme pour narguerles Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d’unpareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.

Le 10 pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, etl’on eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bienconservé jusqu’alors sous son crâne de gutta-percha.

Mais le 11 une de ces épouvantables tempêtes des régionsintertropicales se déchaîna dans l’atmosphère. De grands ventsd’est balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et lesoir, le disque à demi rongé de l’astre des nuits passamajestueusement au milieu des limpides constellations du ciel.

Chapitre 28Un nouvel astre

Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendueéclata comme un coup de foudre dans les États de l’Union, et, delà, s’élançant à travers l’Océan, elle courut sur tous les filstélégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce augigantesque réflecteur de Long’s-Peak.

Voici la note rédigée par le directeur de l’Observatoire deCambridge. Elle renferme la conclusion scientifique de cette grandeexpérience du Gun-Club.

—Longs’s-Peak, 12 décembre.—

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L’OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

—Le projectile lancé par la Columbiad de Stone’s-Hill a étéaperçu par MM. Belfast et J. – T. Maston, le 12 décembre, à huitheures quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans sondernier quartier.

Ce projectile n’est point arrivé à son but. Il a passé à côté,mais assez près, cependant, pour être retenu par l’attractionlunaire.

Là, son mouvement rectiligne s’est changé en un mouvementcirculaire d’une rapidité vertigineuse, et il a été entraînésuivant une orbite elliptique autour de la Lune, dont il est devenule véritable satellite.

Les éléments de ce nouvel astre n’ont pas encore pu êtredéterminés. On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni savitesse de rotation. La distance qui le sépare de la surface de laLune peut être évaluée deux mille huit cent trente-trois millesenviron (— 4 500 lieues).

Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener unemodification dans l’état des choses :

Ou l’attraction de la Lune finira par l’emporter, et lesvoyageurs atteindront le but de leur voyage ;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile graviteraautour du disque lunaire jusqu’à la fin des siècles.

C’est ce que les observations apprendront un jour, maisjusqu’ici la tentative du Gun-Club n’a eu d’autre résultat que dedoter d’un nouvel astre notre système solaire.—

J. -M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce dénouement inattendu ! Quellesituation grosse de mystères l’avenir réservait aux investigationsde la science ! Grâce au courage et au dévouement de troishommes, cette entreprise, assez futile en apparence, d’envoyer unboulet à la Lune, venait d’avoir un résultat immense, et dont lesconséquences sont incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans unnouveau satellite, s’ils n’avaient pas atteint leur but, faisaientdu moins partie du monde lunaire ; ils gravitaient autour del’astre des nuits, et, pour le première fois, l’œil pouvait enpénétrer tous les mystères. Les noms de Nicholl, de Barbicane, deMichel Ardan, devront donc être jamais célèbres dans les fastesastronomiques, car ces hardis explorateurs, avides d’agrandir lecercle des connaissances humaines, se sont audacieusement lancés àtravers l’espace, et ont joué leur vie dans la plus étrangetentative des temps modernes.

Quoi qu’il en soit, la note de Long’s-Peak une fois connue, il yeut dans l’univers entier un sentiment de surprise et d’effroi.Était-il possible de venir en aide à ces hardis habitants de laTerre ? Non, sans doute, car ils s’étaient mis en dehors del’humanité en franchissant les limites imposées par Dieu auxcréatures terrestres. Ils pouvaient se procurer de l’air pendantdeux mois. Ils avaient des vivres pour un an. Maisaprès ? … Les cœurs les plus insensibles palpitaient àcette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fûtdésespérée. Un seul avait confiance, et c’était leur ami dévoué,audacieux et résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D’ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile futdésormais le poste de Long’s-Peak ; son horizon, le miroir del’immense réflecteur. Dès que la lune se levait à l’horizon, ill’encadrait dans le champ du télescope, il ne la perdait pas uninstant du regard et la suivait assidûment dans sa marche à traversles espaces stellaires ; il observait avec une éternellepatience le passage du projectile sur son disque d’argent, etvéritablement le digne homme restait en perpétuelle communicationavec ses trois amis, qu’il ne désespérait pas de revoir unjour.

« Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulaitl’entendre, dès que les circonstances le permettront. Nous auronsde leurs nouvelles et ils auront des nôtres ! D’ailleurs, jeles connais, ce sont des hommes ingénieux. A eux trois ilsemportent dans l’espace toutes les ressources de l’art, de lascience et de l’industrie. Avec cela on fait ce qu’on veut, et vousverrez qu’ils se tireront d’affaire ! »

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