Categories: Romans d'aventures

De l’autre côté du miroir

De l’autre côté du miroir

de Lewis Carroll

Chapitre 1 La maison du miroir

Ce qu’il y a de sûr, c’est que la petite chatte blanche n’y fut pour rien : c’est la petite chatte noire qui fut la cause de tout. En effet, il y avait un bon quart d’heure que la chatte blanche se laissait laver la figure par la vieille chatte (et,somme toute, elle supportait cela assez bien) ; de sorte que,voyez-vous, il lui aurait été absolument impossible de tremper dans cette méchante affaire.

Voici comment Dinah s’y prenait pour laver la figure de ses enfants : d’abord, elle maintenait la pauvre bête en lui appuyant une patte sur l’oreille, puis, de l’autre patte, elle lui frottait toute la figure à rebrousse-poil en commençant par le bout du nez. Or, à ce moment-là, comme je viens de vous le dire, elle était en train de s’escrimer tant qu’elle pouvait sur la chatte blanche qui restait étendue, parfaitement immobile, et essayait de ronronner (sans doute parce qu’elle sentait que c’était pour son bien). Mais la toilette de la chatte noire avait été faite au début de l’après-midi ; c’est pourquoi, tandis qu’Alice restait blottie en boule dans un coin du grand fauteuil, toute somnolente et se faisant de vagues discours, la chatte s’en était donné à cœur joie de jouer avec la pelote de grosse laine que la fillette avait essayé d’enrouler, et de la pousser dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle fût complètement déroulée ; elle était là, étalée sur la carpette, tout embrouillée, pleine de nœuds, et la chatte, au beau milieu, était en train de courir après sa queue.

« Oh ! comme tu es vilaine ! s’écria Alice, enprenant la chatte dans ses bras et en lui donnant un petit baiserpour bien lui faire comprendre qu’elle était en disgrâce. Vraiment,Dinah aurait dû t’élever un peu mieux que ça ! Oui, Dinah,parfaitement ! tu aurais dû l’élever un peu mieux, et tu lesais bien ! » ajouta-t-elle, en jetant un regard dereproche à la vieille chatte et en parlant de sa voix la plusrevêche ; après quoi elle grimpa de nouveau dans le fauteuilen prenant avec elle la chatte et la laine, et elle se remit àenrouler le peloton. Mais elle n’allait pas très vite, car ellen’arrêtait pas de parler, tantôt à la chatte, tantôt à elle-même.Kitty restait bien sagement sur ses genoux, feignant des’intéresser à l’enroulement du peloton ; de temps en temps,elle tendait une de ses pattes et touchait doucement la laine,comme pour montrer qu’elle aurait été heureuse d’aider Alice sielle l’avait pu.

« Sais-tu quel jour nous serons demain, Kitty ?commença Alice. Tu l’aurais deviné si tu avais été à la fenêtreavec moi tout à l’heure… Mais Dinah était en train de faire tatoilette, c’est pour ça que tu n’as pas pu venir. Je regardais lesgarçons qui ramassaient du bois pour le feu de joie… et il faut desquantités de bois, Kitty ! Seulement, voilà, il s’est mis àfaire si froid et à neiger si fort qu’ils ont été obligés d’yrenoncer. Mais ça ne fait rien, Kitty, nous irons admirer le feu dejoie demain. » À ce moment, Alice enroula deux ou trois toursde laine autour du cou de Kitty, juste pour voir de quoi elleaurait l’air : il en résulta une légère bousculade au cours delaquelle le peloton tomba sur le plancher, et plusieurs mètres delaine se déroulèrent.

« Figure-toi, Kitty, continua Alice dès qu’elles furent denouveau confortablement installées, que j’étais si furieuse enpensant à toutes les bêtises que tu as faites aujourd’hui, que j’aifailli ouvrir la fenêtre et te mettre dehors dans la neige !Tu l’aurais bien mérité, petite coquine chérie !

Qu’as-tu à dire pour ta défense ? Je te prie de ne pasm’interrompre ! ordonna-t-elle en levant un doigt. Je vais tedire tout ce que tu as fait.

Premièrement : tu as crié deux fois ce matin pendant queDinah te lavait la figure. Inutile d’essayer de nier, Kitty, car jet’ai entendue ! Comment ?

Qu’est-ce que tu dis ? poursuivit-elle en faisant semblantde croire que Kitty venait de parler. Sa patte t’est entrée dansl’œil ? C’est ta faute, parce que tu avais gardé les yeuxouverts ; si tu les avais tenus bien fermés, ça ne te seraitpas arrivé. Je t’en prie, inutile de chercher d’autresexcuses !

Écoute-moi ! Deuxièmement : tu as tiré Perce-Neige enarrière par la queue juste au moment où je venais de mettre unesoucoupe de lait devant elle ! Comment ? Tu dis que tuavais soif ? Et comment sais-tu si elle n’avait pas soif, elleaussi ? Enfin, troisièmement : tu as défait mon pelotonde laine pendant que je ne te regardais pas !

« Ça fait trois sottises, Kitty, et tu n’as encore étépunie pour aucune des trois. Tu sais que je réserve toutes tespunitions pour mercredi en huit… Si on réservait toutes mespunitions à moi, continua-t-elle, plus pour elle-même que pourKitty, qu’est-ce que ça pourrait bien faire à la fin del’année ? Je suppose qu’on m’enverrait en prison quand le jourserait venu. Ou bien… voyons… si chaque punition consistait à sepasser de dîner : alors, quand ce triste jour serait arrivé,je serais obligée de me passer de cinquante dîners à la fois !Mais, après tout, ça me serait tout à fait égal ! Jepréférerais m’en passer que de les manger !

« Entends-tu la neige contre les vitres, Kitty ? Queljoli petit bruit elle fait ! On dirait qu’il y a quelqu’undehors qui embrasse la fenêtre tout partout. Je me demande si laneige aime vraiment les champs et les arbres, pour qu’elle lesembrasse si doucement ? Après ça, vois-tu, elle les recouvrebien douillettement d’un couvre-pied blanc ; et peut-êtrequ’elle leur dit : « Dormez, mes chéris, jusqu’à ce que l’étérevienne ». Et quand l’été revient, Kitty, ils se réveillent, ilss’habillent tout en vert, et ils se mettent à danser… chaque foisque le vent souffle… Oh ! comme c’est joli ! s’écriaAlice, en laissant tomber le peloton de laine pour battre desmains. Et je voudrais tellement que ce soit vrai ! Je trouveque les bois ont l’air tout endormis en automne, quand les feuillesdeviennent marrons.

« Kitty, sais-tu jouer aux échecs ? Ne souris pas, machérie, je parle très sérieusement. Tout à l’heure, pendant quenous étions en train de jouer, tu as suivi la partie comme si tucomprenais : et quand j’ai dit : « Échec ! » tu t’esmise à ronronner ! Ma foi, c’était un échec très réussi, et jesuis sûre que j’aurais pu gagner si ce méchant Cavalier n’était pasvenu se faufiler au milieu de mes pièces. Kitty, ma chérie, faisonssemblant… ».

Ici, je voudrais pouvoir vous répéter tout ce qu’Alice avaitcoutume de dire en commençant par son expression favorite :« Faisons semblant. » Pas plus tard que la veille, elleavait eu une longue discussion avec sa sœur, parce qu’Alice avaitcommencé à dire : « Faisons semblant d’être des rois etdes reines. » Sa sœur, qui aimait beaucoup l’exactitude, avaitprétendu que c’était impossible, étant donné qu’elles n’étaient quedeux, et Alice avait été finalement obligée de dire :« Eh bien, toi, tu seras l’un d’eux, et moi, je serai tous lesautres. »

Et un jour, elle avait causé une peur folle à sa vieillegouvernante en lui criant brusquement dans l’oreille :« Je vous en prie, Mademoiselle, faisons semblant que je soisune hyène affamée, et que vous soyez un os ! » Mais cecinous écarte un peu trop de ce qu’Alice disait à Kitty.« Faisons semblant que tu sois la Reine Rouge, Kitty !Vois-tu, je crois que si tu t’asseyais sur ton derrière en tecroisant les bras, tu lui ressemblerais tout à fait. Allons,essaie, pour me faire plaisir ! » Là-dessus, Alice pritla Reine Rouge sur la table, et la mit devant Kitty pour lui servirde modèle ; mais cette tentative échoua, surtout, prétenditAlice, parce que Kitty refusait de croiser les bras comme il faut.Pour la punir, Alice la tint devant le miroir afin de lui montrercomme elle avait l’air boudeur… « Et si tu n’es pas sage toutde suite, ajouta-t-elle, je te fais passer dans la Maison duMiroir.

Qu’est-ce que tu dirais de ça ?

« Allons, Kitty, si tu veux bien m’écouter, au lieu debavarder sans arrêt, je vais te dire tout ce que je pense de laMaison du Miroir. D’abord, il y a la pièce que tu peux voir dans leMiroir… Elle est exactement pareille à notre salon, mais les chosessont en sens inverse. Je veux la voir tout entière quand je grimpesur une chaise… tout entière, sauf la partie qui est juste derrièrela cheminée. Oh ! je meurs d’envie de la voir ! Jevoudrais tant savoir s’ils font du feu en hiver vois-tu, on n’estjamais fixé à ce sujet, sauf quand notre feu se met à fumer, car,alors, la fumée monte aussi dans cette pièce-là… ; maispeut-être qu’ils font semblant, pour qu’on s’imagine qu’ilsallument du feu… Tiens, tu vois, les livres ressemblent pas mal ànos livres, mais les mots sont à l’envers ; je le sais bienparce que j’ai tenu une fois un de nos livres devant le miroir, et,quand on fait ça, ils tiennent aussi un livre dans l’autrepièce.

« Aimerais-tu vivre dans la Maison du Miroir, Kitty ?Je me demande si on te donnerait du lait. Peut-être que le lait duMiroir n’est pas bon à boire… Et maintenant, oh ! Kitty !maintenant nous arrivons au couloir. On peut tout juste distinguerun petit bout du couloir de la Maison du Miroir quand on laisse laporte de notre salon grande ouverte : ce qu’on aperçoitressemble beaucoup à notre couloir à nous, mais, vois-tu, peut-êtrequ’il est tout à fait différent un peu plus loin. Oh !Kitty ! ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans laMaison du Miroir ! Faisons semblant de pouvoir y entrer, d’unefaçon ou d’une autre. Faisons semblant que le verre soit devenuaussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer à travers.Mais, ma parole, voilà qu’il se transforme en une sorte debrouillard ! Ça va être assez facile de passer àtravers… » Pendant qu’elle disait ces mots, elle se trouvaitdebout sur le dessus de la cheminée, sans trop savoir comment elleétait venue là. Et, en vérité, le verre commençait bel et bien àdisparaître, exactement comme une brume d’argentbrillante.

Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre et avaitsauté légèrement dans la pièce du Miroir. Avant de faire quoi quece fût d’autre, elle regarda s’il y avait du feu dans la cheminée,et elle fut ravie de voir qu’il y avait un vrai feu qui flambaitaussi fort que celui qu’elle avait laissé derrière elle. « Desorte que j’aurai aussi chaud ici que dans notre salon, pensaAlice ; plus chaud même, parce qu’il n’y aura personne icipour me gronder si je m’approche du feu. Oh ! comme ce seradrôle, lorsque mes parents me verront à travers le Miroir et qu’ilsne pourront pas m’attraper ! » Ensuite, s’étant mise àregarder autour d’elle, elle remarqua que tout ce qu’on pouvaitvoir de la pièce quand on se trouvait dans le salon était trèsordinaire et dépourvu d’intérêt, mais que tout le reste étaitcomplètement différent.

Ainsi, les tableaux accrochés au mur à côté du feu avaient tousl’air d’être vivants, et la pendule qui était sur le dessus de lacheminée (vous savez qu’on n’en voit que le derrière dans leMiroir) avait le visage d’un petit vieux qui regardait Alice ensouriant.

« Cette pièce est beaucoup moins bien rangée quel’autre », pensa la fillette, en voyant que plusieurs piècesdu jeu d’échecs se trouvaient dans le foyer au milieu des cendres.Mais un instant plus tard, elle poussa un petit cri de surprise etse mit à quatre pattes pour mieux les observer : les pièces dujeu d’échecs se promenaient deux par deux !

« Voici le Roi Rouge et la Reine Rouge, dit Alice (à voixtrès basse, de peur de les effrayer) ; et voilà le Roi Blancet la Reine Blanche assis au bord de la pelle à charbon… ; etvoilà deux Tours qui s’en vont bras dessus, bras dessous… Je necrois pas qu’ils puissent m’entendre, continua-t-elle, en baissantun peu la tête, et je suis presque certaine qu’ils ne peuvent pasme voir. J’ai l’impression d’être invisible… » À ce moment,elle entendit un glapissement sur la table, et tourna la tête justeà temps pour voir l’un des Pions Blancs se renverser et se mettre àgigoter : elle le regarda avec beaucoup de curiosité pour voirce qui allait se passer.

« C’est la voix de mon enfant ! s’écria la ReineBlanche en passant en trombe devant le Roi qu’elle fit tomber dansles cendres. Ma petite Lily ! Mon trésor !

Mon impériale mignonne ! » Et elle se mit à grimpercomme une folle le long du garde-feu.

« Au diable l’impériale mignonne ! » dit le Roien frottant son nez tout meurtri. (Il avait le droit d’être un toutpetit peu contrarié, car il se trouvait couvert de cendre de latête aux pieds). Alice était fort désireuse de se rendreutile : comme la petite Lily criait tellement qu’elle menaçaitd’avoir des convulsions, elle se hâta de prendre la Reine et de lamettre sur la table à côté de sa bruyante petite fille.

La Reine ouvrit la bouche pour reprendre haleine, ets’assit : ce rapide voyage dans les airs lui avaitcomplètement coupé la respiration, et, pendant une ou deux minutes,elle ne put rien faire d’autre que serrer dans ses bras la petiteLily sans dire un mot. Dès qu’elle eut retrouvé son souffle, ellecria au Roi Blanc qui était assis d’un air maussade dans lescendres :

– Faites attention au volcan !

– Quel volcan ? demanda le Roi, en regardant avecinquiétude, comme s’il jugeait que c’était l’endroit le plus propreà contenir un cratère en éruption.

– M’a… fait… sauter… en… l’air, dit la Reine encore toutehaletante.

Faites bien attention à monter… comme nous faisons d’habitude…ne vous laissez pas projeter en l’air !

Alice regarda le Roi Blanc grimper lentement d’une barre àl’autre, puis elle finit par dire : « Mais tu vas mettredes heures et des heures avant d’arriver à la table, à cetteallure ! Ne crois-tu pas qu’il vaut mieux que jet’aide ? » Le Roi ne fit aucune attention à saquestion : il était clair qu’il ne pouvait ni la voir nil’entendre.

Alice le prit très doucement, et le souleva beaucoup pluslentement qu’elle n’avait soulevé la Reine, afin de ne pas luicouper le souffle ; mais, avant de le poser sur la table, ellecrut qu’elle ferait aussi bien de l’épousseter un peu, car il étaittout couvert de cendre.

Elle raconta par la suite que jamais elle n’avait vu de grimacesemblable à celle que fit le Roi lorsqu’il se trouva tenu en l’airet épousseté par des mains invisibles : il était beaucoup tropstupéfait pour crier, mais ses yeux et sa bouche devinrent de plusen plus grands, de plus en plus ronds, et Alice se mit à rire sifort que sa main tremblante faillit le laisser tomber sur leplancher.

« Oh ! je t’en prie, ne fais pas des grimacespareilles, mon chéri ! » s’écria-t-elle, en oubliant toutà fait que le Roi ne pouvait pas l’entendre. « Tu me fais riretellement que c’est tout juste si j’ai la force de te tenir !Et n’ouvre pas la bouche si grande ! Toute la cendre va yentrer ! Là, je crois que tu es assez propre »,ajouta-t-elle, en lui lissant les cheveux. Puis elle le posa trèssoigneusement sur la table à côté de la Reine.

Le Roi tomba immédiatement sur le dos de tout son long etdemeura parfaitement immobile. Alice, un peu alarmée par ce qu’elleavait fait, se mit à tourner dans la pièce pour voir si ellepourrait trouver un peu d’eau pour la lui jeter au visage, maiselle ne trouva qu’une bouteille d’encre.

Quand elle revint, sa bouteille à la main, elle vit que le Roiavait repris ses sens, et que la Reine et lui parlaient d’une voixterrifiée, si bas qu’elle eut du mal à entendre leurs propos.

Le Roi disait :

– Je vous assure, ma chère amie, que j’en ai été glacé jusqu’àl’extrémité de mes favoris !

Ce à quoi la Reine répliquait :

– Vous n’avez pas de favoris, voyons !

– Jamais, au grand jamais, poursuivit le Roi, je n’oublierail’horreur de cette minute.

– Oh, que si ! dit la Reine, vous l’oublierez si vous n’enprenez pas note.

Alice regarda avec beaucoup d’intérêt le Roi tirer de sa pocheun énorme carnet sur lequel il commença à écrire. Une idée lui vintbrusquement à l’esprit : elle s’empara de l’extrémité ducrayon qui dépassait un peu l’épaule du Roi, et elle se mit àécrire à sa place.

Le pauvre Roi prit un air intrigué et malheureux, et, pendantquelque temps, il lutta contre son crayon sans mot dire ; maisAlice était trop forte pour qu’il pût lui résister, aussi finit-ilpar déclarer d’une voix haletante :

– Ma chère amie ! Il faut absolument que je trouve uncrayon plus mince que celui-ci ! Je ne peux pas lediriger : il écrit toutes sortes de choses que je n’ai jamaiseu l’intention…

– Quelles sortes de choses ? demanda la Reine, en regardantle carnet (sur lequel Alice avait écrit : « Le CavalierBlanc est en train de glisser à cheval sur le tisonnier. Il n’estpas très bien en équilibre. ») Ce n’est certainement pas unenote au sujet de ce que vous avez ressenti !

Sur la table, tout près d’Alice, il y avait un livre. Tout enobservant le Roi Blanc, (car elle était encore un peu inquiète àson sujet, et se tenait prête à lui jeter de l’encre à la figure aucas où il s’évanouirait de nouveau), elle se mit à tourner lespages pour trouver un passage qu’elle pût lire… « car c’estécrit dans une langue que je ne connais pas », sedit-elle.

Et voici ce qu’elle avait sous les yeux :

 

YKCOWREBBAJ

Sevot xueutcils sel ;eruehlirg tiatté lI

: tneialbirv te edniolla’l rustneiaryG

; sevogorob sel tneiallaxuetovilf tuot

.tneialfinruob sugruof snohcrevseL

 

Elle se cassa la tête là-dessus pendant un certain temps, puis,brusquement, une idée lumineuse lui vint à l’esprit :« Mais bien sûr ! c’est un livre du Miroir ! Si jele tiens devant un miroir, les mots seront de nouveau comme ilsdoivent être. » Et voici le poème qu’elle lut :

 

JABBERWOCKY

Il était grilheure ; lesslictueux toves

Gyraient sur l’alloinde etvriblaient :

Tout flivoreux allaient lesborogoves ;

Les verchons fourgusbourniflaient.

 

« Prends garde auJabberwock, mon fils !

À sa gueule qui mord, à sesgriffes qui happent !

Gare l’oiseau Jubjube, etlaisse

En paix le frumieuxBandersnatch ! »

 

Le jeune homme, ayant pris savorpaline épée,

Cherchait longtemps l’ennemimanxiquais…

Puis, arrivé près de l’ArbreTépé,

Pour réfléchir un instants’arrêtait.

 

Or, comme il ruminait desuffêches pensées,

Le Jabberwock, l’œilflamboyant,

Ruginiflant par le boistouffeté,

Arrivait enbarigoulant !

 

Une, deux ! Une, deux !D’outre en outre,

Le glaive vorpalin virevolte,flac-vlan !

Il terrasse le monstre, et,brandissant sa tête,

Il s’en retournegalomphant.

 

« Tu as donc tué leJabberwock !

Dans mes bras, mob filsrayonnois !

O jour frabieux !Callouh ! Callock ! »

Le vieux glouffait dejoie.

 

Il était grilheure : lesslictueux toves

Gyraient sur l’alloinde etvriblaient :

Tout flivoreux allaient lesborogoves ;

Les verchons fourgusbourniflaient.

 

« Ça a l’air très joli, dit Alice, quand elle eut fini delire, mais c’est assez difficile à comprendre ! »(Voyez-vous elle ne voulait pas s’avouer qu’elle n’y comprenaitabsolument rien). « Ça me remplit la tête de toutes sortesd’idées, mais… mais je ne sais pas exactement quelles sont cesidées ! En tout cas, ce qu’il y a de clair c’est que quelqu’una tué quelque chose… » « Mais, oh ! pensa-t-elle ense levant d’un bond, si je ne me dépêche pas, je vais être obligéede repasser à travers le Miroir avant d’avoir vu à quoi ressemblele reste de la maison. Commençons par le jardin ! » Ellesortit de la pièce en un moment et descendit l’escalier au pas decourse…

En fait, on ne pouvait pas dire qu’elle courait, mais plutôtqu’elle avait inventé une nouvelle façon de descendre un escalier« vite et bien » pour employer ses propres termes. Ellese contenta de laisser le bout de ses doigts sur la rampe, et filavers le bas en flottant dans l’air, sans toucher les marches de sespieds. Puis, elle traversa le vestibule, toujours en flottant dansl’air, et elle aurait franchi la porte de la même façon si elle nes’était pas accrochée au montant. Car elle avait un peu le vertigeà force de flotter dans l’air, et elle fut tout heureuse de marcherà nouveau d’une manière naturelle.

Chapitre 2Le jardin des fleurs vivantes

« Je verrais le jardin beaucoup mieux, se dit Alice, si jepouvais arriver au sommet de cette colline… et voici un sentier quiy mène tout droit… Du moins, non pas tout droit…, ajouta-t-elleaprès avoir suivi le sentier pendant quelques mètres, et avoir prisplusieurs tournants brusques, mais je suppose qu’il finira bien pary arriver. Quelle façon bizarre de tourner ! On dirait plutôtun tire-bouchon qu’un sentier ! Ah ! cette fois, cetournant va à la colline, je suppose… Mais non, pas du tout !il me ramène tout droit à la maison ! Bon, dans ce cas, jevais revenir sur mes pas. » C’est ce qu’elle fit ; ellemarcha de haut en bas et de bas en haut, en essayant un tournantaprès l’autre, mais, quoi qu’elle pût faire, elle revenait toujoursà la maison. Et même, une fois qu’elle avait pris un tournant plusvite que d’habitude, elle se cogna contre la maison avant d’avoirpu s’arrêter.

« Il est inutile d’insister, dit Alice en regardant lamaison comme si elle discutait avec elle. Je refuse de rentrer. Jesais que je serais obligée de repasser à travers le Miroir… derevenir dans le salon… et ce serait la fin de mesaventures ! » Elle tourna résolument le dos à la maison,puis reprit le sentier une fois de plus, bien décidée à allerjusqu’à la colline. Pendant quelques minutes tout marchabien : mais, au moment précis où elle disait :« Cette fois-ci je suis sûre d’y arriver », le sentierfit un coude brusque et se secoua (du moins c’est ainsi qu’Alicedécrivit la chose par la suite), et, un instant plus tard, elle setrouva bel et bien en train de pénétrer dans la maison.

« Oh ! c’est trop fort ! s’écria-t-elle. Jamaisje n’ai vu une maison se mettre ainsi sur le chemin des gens !Non, jamais. » Cependant, la colline se dressait toujoursdevant elle ; il n’y avait qu’à recommencer. Cette fois, ellearriva devant un grand parterre de fleurs, entouré d’une bordure depâquerettes, ombragé par un saule pleureur qui poussait au beaumilieu.

– Ô, Lis Tigré, dit Alice, en s’adressant à un lis qui sebalançait avec grâce au souffle du vent, comme je voudrais que tupuisses parler.

– Nous pouvons parler, répondit le Lis Tigré ; du moins,quand il y a quelqu’un qui mérite qu’on lui adresse laparole.

Alice fut tellement surprise qu’elle resta sans rien dirependant une bonne minute, comme si cette réponse lui avaitcomplètement coupé le souffle.

Finalement, comme le Lis Tigré se contentait de continuer à sebalancer, elle reprit la parole et demanda d’une voix timide ettrès basse :

– Est-ce que toutes les fleurs peuvent parler ?

– Aussi bien que toi, dit le Lis Tigré, et beaucoup plus fortque toi.

– Vois-tu, déclara une rose, ce serait très mal élevé de notrepart de parler les premières ; je me demandais vraiment si tuallais te décider à dire quelque chose ! Je me disais commeça : « Elle a l’air d’avoir un peu de bon sens, quoiqueson visage ne soit pas très intelligent ! » Malgré tout,tu as la couleur qu’il faut, et ça, ça compte beaucoup.

– Je me soucie fort peu de sa couleur, dit le Lis Tigré. Siseulement ses pétales frisaient un peu plus, elle seraitparfaite.

Alice, qui n’aimait pas être critiquée, se mit à poser desquestions :

– N’avez-vous pas peur quelquefois de rester plantées ici, sanspersonne pour s’occuper de vous ?

– Nous avons l’arbre qui est au milieu, répliqua la Rose. À quoit’imagines-tu qu’il sert ?

– Mais que pourrait-il faire s’il y avait du danger ?demanda Alice.

– Il pourrait aboyer, répondit la Rose.

– Il fait : « Bouah-bouah ! », s’écria unePâquerette ; et c’est pour ça qu’on dit qu’il est enbois !

– Comment ! tu ne savais pas ça ! s’exclama une autrePâquerette.

Et, là-dessus, elles se mirent à crier toutes ensemble, jusqu’àce que l’air fût rempli de petites voix aiguës.

– Silence, tout le monde ! ordonna le Lis Tigré, en sebalançant furieusement dans tous les sens et en tremblant decolère. Elles savent que je ne peux pas les atteindre !ajouta-t-il en haletant et en penchant sa tête frémissante versAlice ; sans quoi elles n’oseraient pas agir ainsi !

– Ça ne fait rien ! dit Alice d’un ton apaisant.

Puis, se penchant vers les Pâquerettes qui s’apprêtaient àrecommencer, elle murmura :

– Si vous ne vous taisez pas tout de suite, je vais vouscueillir !

Il y eut un silence immédiat, et plusieurs Pâquerettes rosesdevinrent toutes blanches.

– Très bien ! s’exclama le Lis Tigré. Les Pâquerettes sontpires que les autres.

Quand l’une d’elles commence à parler, elles s’y mettent toutesensemble, et elles jacassent tellement qu’il y a de quoi vous fairefaner !

– Comment se fait-il que vous sachiez toutes parler sibien ? demanda Alice, qui espérait lui rendre sa bonne humeuren lui adressant un compliment. J’ai déjà été dans pas mal dejardins, mais aucune des fleurs qui s’y trouvaient ne savaitparler.

– Mets ta main par terre, et tâte le sol, ordonna le Lis Tigré.Tu comprendras pourquoi.

Alice fît ce qu’on lui disait.

– La terre est très dure, dit-elle, mais je ne vois pas ce queça peut bien faire.

– Dans la plupart des jardins, déclara le Lis Tigré, on préparedes couches trop molles, de sorte que les fleurs dorment tout letemps.

Alice trouva que c’était une excellente raison, et elle fut trèscontente de l’apprendre.

– Je n’avais jamais pensé à ça ! s’exclama-t-elle.

– À mon avis, fit observer la Rose d’un ton sévère, tu ne pensesjamais à rien.

– Je n’ai jamais vu personne qui ait l’air aussi stupide, ditune Violette, si brusquement qu’Alice fit un véritable bond, car laViolette n’avait pas parlé jusqu’alors.

– Veux-tu bien te taire, toi ! s’écria le Lis Tigré. Commesi tu ne voyais jamais les gens ! Tu gardes toujours la têtesous tes feuilles, et tu te mets à ronfler tant que tu peux, sibien que tu ignores ce qui se passe dans le monde, exactement commesi tu étais un simple bouton !

– Y a-t-il d’autres personnes que moi dans le jardin ?demanda Alice, qui préféra ne pas relever la dernière remarque dela Rose.

– Il y a une fleur qui peut se déplacer comme toi, répondit laRose. Je me demande comment vous vous y prenez… (« Tu estoujours en train de te demander des choses », fit observer leLis Tigré)… Mais elle est plus touffue que toi.

– Est-ce qu’elle me ressemble ? demanda Alice vivement, carelle venait de penser : « Il y a une autre petite fillequelque part dans le jardin ! » – Ma foi, elle a la mêmeforme disgracieuse que toi, répondit la Rose ; mais elle estplus rouge… et j’ai l’impression que ses pétales sont un peu pluscourts que les tiens.

– Ses pétales sont très serrés, presque autant que ceux d’undahlia, dit le Lis Tigré ; au lieu de retomber n’importecomment, comme les tiens.

– Mais, bien sûr, ça n’est pas ta faute, continua la Rose trèsgentiment.

Vois-tu, c’est parce que tu commences à te faner… À cemoment-là, on ne peut pas empêcher ses pétales d’être un peu endésordre.

Cette idée ne plut pas du tout à Alice, et, pour changer deconversation, elle demanda :

– Est-ce qu’elle vient quelquefois par ici ?

– Je pense que tu ne tarderas pas à la voir, répondit la Rose.Elle appartient à une espèce épineuse.

– Où porte-t-elle ses épines ? demanda Alice, non sanscuriosité.

– Autour de la tête, bien sûr, répondit la Rose. Je me demandaispourquoi tu n’en avais pas, toi. Je croyais que c’était larègle.

– La voilà qui arrive ! cria le Pied d’Alouette. J’entendsson pas, boum, boum, dans l’allée sablée !

Alice se retourna vivement, et s’aperçut que c’était la ReineRouge. « Ce qu’elle a grandi ! » s’exclama-t-elle.Elle avait terriblement grandi en effet : lorsqu’Alice l’avaittrouvée dans les cendres, elle ne mesurait que sept centimètres… etvoilà qu’à présent elle dépassait la fillette d’unedemi-tête !

– C’est l’air pur qui fait ça, déclara la Rose c’est un airmerveilleux qu’on a ici.

– J’ai envie d’aller à sa rencontre, dit Alice. (Car, bien sûr,les fleurs étaient très intéressantes, mais elle sentait qu’ilserait bien plus merveilleux de parler à une vraie Reine). – C’estimpossible, dit la Rose. Moi, je te conseille de marcher dansl’autre sens.

Alice trouva ce conseil stupide. Elle ne répondit rien, mais sedirigea immédiatement vers la Reine Rouge. À sa grande surprise,elle la perdit de vue en un moment, et se trouva de nouveau entrain de pénétrer dans la maison.

Légèrement agacée, elle fit demi-tour, et, après avoir cherchéde tous côtés la Reine (qu’elle finit par apercevoir dans lelointain), elle décida d’essayer, cette fois-ci, d’aller dans ladirection opposée.

Cela réussit admirablement. À peine avait-elle marché pendantune minute qu’elle se trouvait face à face avec la Reine Rouge,tandis que la colline qu’elle essayait d’atteindre depuis silongtemps se dressait bien en vue devant elle.

– D’où viens-tu ? demanda la Reine Rouge. Et oùvas-tu ? Lève la tête, réponds poliment, et n’agite pas tesmains sans arrêt.

Alice exécuta tous ces ordres, puis, elle expliqua de son mieuxqu’elle avait perdu son chemin.

– Je ne comprends pas pourquoi tu prétends que tu as perdu tonchemin, dit la Reine Rouge ; tous les chemins qui sont icim’appartiennent… Mais pourquoi es-tu venue ici ? ajouta-t-elled’un ton plus doux. Fais la révérence pendant que tu réfléchis à ceque tu vas répondre. Ça permet de gagner du temps.

Ceci ne manqua pas de surprendre Alice, mais elle avait une tropsainte terreur de la Reine pour ne pas croire ce qu’elle venait dedire. « J’essaierai ça quand je serai de retour à la maison,pensa-t-elle, la prochaine fois où je serai un peu en retard pourle dîner ».

– Il est temps que tu me répondes, fit observer la Reine enregardant sa montre.

Ouvre la bouche un tout petit peu plus en parlant, et n’oubliepas de dire : « Votre Majesté ».

– Je voulais simplement voir comment était le jardin, VotreMajesté…

– Très bien, dit la Reine, en lui tapotant la tête, ce quidéplut beaucoup à Alice. Mais, puisque tu parles de« jardin », moi j’ai vu des jardins auprès duquelcelui-ci serait un véritable désert.

Alice n’osa pas discuter sur ce point, et continua :

– …et j’avais l’intention d’essayer de grimper jusqu’au sommetde cette colline…

– Puisque tu parles de « colline », reprit la Reine,moi, je pourrais te montrer des collines auprès desquelles celle-cine serait qu’une vallée pour toi.

– Certainement pas, déclara Alice, qui finit par se laisseraller à la contredire. Une colline ne peut pas être une vallée. Ceserait une absurdité…

La Reine Rouge hocha la tête.

– Tu peux appeler ça « une absurdité » si ça te plaît,dit-elle. Mais, moi, j’ai entendu des absurdités auprès desquellesceci paraîtrait aussi raisonnable qu’un dictionnaire !

Alice fit une autre révérence, car, d’après le ton de la Reine,elle craignait de l’avoir un tout petit peu offensée. Puis ellesmarchèrent en silence jusqu’au sommet de la colline.

Pendant quelques minutes, Alice resta sans mot dire à regarderle pays qui s’étendait devant elle… et c’était vraiment un drôle depays. Plusieurs petits ruisseaux le parcouraient d’un bout àl’autre, et l’espace compris entre les ruisseaux était divisé encarrés par plusieurs haies perpendiculaires auxruisseaux.

– Ma parole, on dirait exactement les cases d’unéchiquier ! s’écria enfin Alice. Il devrait y avoir des piècesqui se déplacent quelque part… Et il y en a ! ajouta-t-elled’un ton ravi, tandis que son cœur se mettait à battre plus vite.C’est une grande partie d’échecs qui est en train de se jouer… dansle monde entier… du moins, si ce que je vois est bien le monde.Oh ! comme c’est amusant ! Comme je voudrais être une despièces ! Ça me serait égal d’être un Pion, pourvu que jepuisse prendre part au jeu… mais, naturellement, je préféreraisêtre une Reine.

Elle jeta un coup d’œil timide à la vraie Reine en prononçantces mots, mais sa compagne se contenta de sourire aimablement etlui dit :

– C’est très facile. Si tu veux, tu peux être le Pion de laReine Blanche, étant donné que Lily est trop jeune pour jouer. Pourcommencer, tu es dans la Seconde Case, et, quand tu arriveras dansla Huitième Case, tu seras une Reine…

Juste à ce moment, je ne sais pourquoi, elles se mirent àcourir.

En y réfléchissant plus tard, Alice ne put comprendre commentcela s’était fait : tout ce qu’elle se rappelle, c’estqu’elles étaient en train de courir, la main dans la main, et quela Reine courait si vite que la fillette avait beaucoup de mal à semaintenir à sa hauteur. La Reine n’arrêtait pas de crier :« Plus vite ! », et Alice sentait bien qu’il luiétait absolument impossible d’aller plus vite, quoiqu’elle n’eûtpas assez de souffle pour le dire.

Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que les arbres et tousles objets qui les entouraient ne changeaient jamais deplace : elles avaient beau aller vite, jamais elles nepassaient devant rien. « Je me demande si les choses sedéplacent en même temps que nous ? » pensait la pauvreAlice, tout intriguée. Et la Reine semblait deviner ses pensées,car elle criait : « Plus vite ! Ne parlepas ! » Alice ne songeait pas le moins du monde à parler.Elle était tellement essoufflée qu’il lui semblait qu’elle neserait plus jamais capable de dire un mot et la Reine criaittoujours : « Plus vite ! Plus vite ! » enla tirant de toutes ses forces.

– Est-ce que nous y sommes bientôt ? parvint à articulerAlice, tout haletante.

– Si nous y sommes bientôt ! répéta la Reine. Mais, voyons,nous avons passé devant il y a dix minutes ! Plusvite !

Elles continuèrent à courir en silence pendant quelque temps, etle vent sifflait si fort aux oreilles d’Alice qu’elle avaitl’impression qu’il lui arrachait presque les cheveux.

– Allons ! Allons ! criait la Reine. Plus vite !Plus vite !

Elles allaient si vite qu’à la fin on aurait pu croire qu’ellesglissaient dans l’air, en effleurant à peine le sol de leurspieds ; puis, brusquement, au moment où Alice se sentaitcomplètement épuisée, elles s’arrêtèrent, et la fillette seretrouva assise sur le sol, hors d’haleine et tout étourdie.

La Reine l’appuya contre un arbre, puis lui dit avecbonté :

– Tu peux te reposer un peu à présent.

Alice regarda autour d’elle d’un air stupéfait.

– Mais voyons, s’exclama-t-elle, je crois vraiment que nousn’avons pas bougé de sous cet arbre ! Tout est exactementcomme c’était !

– Bien sûr, répliqua la Reine ; comment voudrais-tu que cefût ?

– Ma foi, dans mon pays à moi, répondit Alice, encore un peuessoufflée, on arriverait généralement à un autre endroit si oncourait très vite pendant longtemps, comme nous venons de lefaire.

– On va bien lentement dans ton pays ! Ici, vois-tu, on estobligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. Si onveut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus viteque ça !

– Je vous en prie, j’aime mieux pas essayer ! Je me trouvetrès bien ici…. sauf que j’ai très chaud et très soif !

– Je sais ce qui te ferait plaisir ! déclara la Reine avecbienveillance, en tirant une petite boîte de sa poche. Veux-tu unbiscuit ?

Alice jugea qu’il serait impoli de refuser, quoiqu’elle n’eûtpas la moindre envie d’un biscuit. Elle le prit et le mangea de sonmieux ; il était très sec, et elle pensa que jamais de sa vieelle n’avait été en si grand danger de s’étouffer.

– Pendant que tu es en train de te rafraîchir, reprit la Reine,je vais prendre les mesures.

Elle tira de sa poche un ruban divisé en centimètres, et se mità mesurer le terrain, en enfonçant de petites chevilles à certainspoints.

– Quand j’aurai parcouru deux mètres, dit-elle en enfonçant unecheville pour marquer l’endroit, je te donnerai mes instructions…Veux-tu un autre biscuit ?

– Non, merci ; un seul me suffit largement !

– Ta soif est calmée, j’espère ?

Alice ne sut que répondre à cela, mais, fort heureusement, laReine n’attendit pas sa réponse, et continua :

– Quand je serai arrivée au troisième mètre, je te lesrépèterai… de peur que tu ne les oublies. Au bout du quatrièmemètre, je te dirai au revoir. Au bout du cinquième mètre, je m’enirai !

Elle avait maintenant enfoncé toutes les chevilles, et Alice laregarda d’un air très intéressé revenir à l’arbre, puis marcherlentement le long de la ligne droite qu’elle venait de tracer.

Arrivée à la cheville qui marquait le deuxième mètre, elle seretourna et dit :

– Un pion franchit deux cases quand il se déplace pour lapremière fois. Donc, tu traverseras la Troisième Case trèsrapidement… probablement par le train… Et tu te trouveras tout desuite dans la Quatrième Case. Cette case-là appartient à BonnetBlanc et à Blanc Bonnet… La Cinquième ne renferme guère que del’eau… La Sixième appartient au Gros Coco… Mais tu ne disrien ?…

– Je… je ne savais pas que je devais dire quelque chose… pourl’instant du moins…, balbutia Alice.

– Tu aurais dû dire, continua la Reine d’un ton de gravereproche : « C’est très aimable à vous de me donnertoutes ces indications »… Enfin, mettons que tu l’aies dit… LaSeptième Case est complètement recouverte par une forêt… mais undes Cavaliers te montrera le chemin. Finalement, dans la HuitièmeCase, nous serons Reines toutes les deux : il y aura un grandfestin et de grandes réjouissances !

Alice se leva, fit la révérence, et se rassit.

Arrivée à la cheville suivante, la Reine se retourna une fois deplus et dit :

– Parle français quand tu ne trouves pas le mot anglais pourdésigner un objet…. écarte bien tes orteils en marchant… etrappelle-toi qui tu es.

Cette fois, elle ne donna pas à Alice le temps de faire larévérence ; elle alla très vite jusqu’à la cheville suivante,se retourna pour dire au revoir, et gagna rapidement la dernièrecheville.

Alice ne sut jamais comment cela se fit, mais, dès que la Reineparvint à la dernière cheville, elle disparut. Il lui futimpossible de deviner si elle s’était évanouie dans l’air ou sielle avait couru très vite dans le bois (« et elle est capablede courir très vite ! » pensa Alice). Ce qu’il y a de sûrc’est qu’elle disparut : alors, la fillette se rappela qu’elleétait un pion et qu’il serait bientôt temps de se déplacer.

Chapitre 3Insectes du miroir

Naturellement, elle commença par examiner en détail le paysqu’elle allait parcourir : « Ça me rappelle beaucoup mesleçons de géographie, pensa-t-elle en se dressant sur la pointe despieds dans l’espoir de voir un peu plus loin.

Fleuves principaux… il n’y en a pas. Montagnes principales… jesuis la seule qui existe, mais je ne crois pas qu’elle ait un nom.Villes principales…

Tiens, quelles sont ces créatures qui font du miel là-bas ?Ça ne peut pas être des abeilles… personne n’a jamais pu distinguerdes abeilles à un kilomètre de distance… » Et pendant quelquesminutes elle resta sans rien dire à regarder l’une d’elles quis’affairait au milieu des fleurs dans lesquelles elle plongeait satrompe, « exactement comme si c’était une abeilleordinaire », pensa Alice.

Mais c’était tout autre chose qu’une abeille ordinaire : enfait c’était un éléphant, comme Alice ne tarda pas à s’enapercevoir, bien que cette idée lui coupât le souffle tout d’abord.« Ce que les fleurs doivent être énormes ! se dit-elletout de suite après. Elles doivent ressembler à des petites maisonsdont on aurait enlevé le toit et qu’on aurait placées sur une tige…Et quelles quantités de miel ils doivent faire ! Je crois queje vais descendre pour…

Non, je ne vais pas y aller tout de suite, continua-t-elle, ense retenant au moment où elle s’apprêtait à descendre la colline aupas de course, et en essayant de trouver une excuse à cette craintesoudaine. « Ça ne serait pas très malin de descendre au milieud’eux sans avoir une longue branche bien solide pour les chasser…Et ce que ça sera drôle quand on me demandera si mon voyage m’aplu ! Je répondrai : Oh, il m’a beaucoup plu… (Ici, ellerejeta la tête en arrière d’un mouvement qui lui étaitfamilier) ; seulement il faisait très chaud, il y avaitbeaucoup de poussière, et les éléphants étaientinsupportables !

« Je crois que je vais descendre de l’autre côté,poursuivit-elle au bout d’un moment. Peut-être que je pourrai allervoir les éléphants un peu plus tard.

D’ailleurs, il me tarde tellement d’entrer dans la TroisièmeCase ! » Sur cette dernière excuse, elle descendit lacolline en courant, et franchit d’un bond le premier des sixruisseaux.

– Billets, s’il vous plaît ! dit le Contrôleur en passantla tête par la portière.

En un instant tout le monde eut un billet à la main : lesbillets étaient presque de la même taille que les voyageurs, et onaurait dit qu’ils remplissaient tout le wagon.

– Allons ! montre ton billet, petite ! continua leContrôleur, en regardant Alice d’un air furieux.

Et plusieurs voix dirent en même temps, (« comme un refrainqu’on chante en chœur », pensa Alice) :

– Ne le fais pas attendre, petite ! Songe que son tempsvaut mille livres sterling par minute !

– Je crains bien de ne pas avoir de billet, dit Alice d’un toncraintif ; il n’y avait pas de guichet à l’endroit d’où jeviens.

Et, de nouveau, les voix reprirent en chœur :

– Il n’y avait pas la place de mettre un guichet à l’endroitd’où elle vient.

Là-bas, le terrain vaut mille livres le centimètrecarré !

– Inutile d’essayer de t’excuser, reprit le Contrôleur ; tuaurais dû en acheter un au mécanicien.

Et, une fois de plus, les voix reprirent en chœur :

– C’est l’homme qui conduit la locomotive. Songe donc :rien que la fumée vaut mille livres la bouffée !

Alice pensa : « En ce cas, il est inutile deparler. » Les voix ne reprirent pas ses paroles en chœur,étant donné qu’elle n’avait pas parlé, mais, à sa grande surprise,tous se mirent à penser en chœur (j’espère que vous savez ce quesignifie penser en chœur… car, moi, j’avoue que je l’ignore) :« Mieux vaut ne rien dire du tout. La parole vaut mille livresle mot » « Je vais rêver de mille livres cette nuit,c’est sûr et certain » se dit Alice.

Pendant tout ce temps-là, le Contrôleur n’avait pas cessé de laregarder, d’abord au moyen d’un télescope, ensuite au moyen d’unmicroscope, et enfin au moyen d’une lunette de théâtre. Finalementil déclara : « Tu voyages dans la mauvaisedirection », releva la vitre de la portière, et s’éloigna.

– Une enfant si jeune, dit le monsieur qui était assis en faced’elle (il était vêtu de papier blanc), devrait savoir dans quelledirection elle va, même si elle ne sait pas son proprenom !

Un Bouc, installé à côté du monsieur vêtu de blanc, ferma lesyeux et dit à haute voix :

– Elle devrait savoir trouver un guichet, même si elle ne saitpas son alphabet !

Un Scarabée se trouvait assis à côté du Bouc (c’était un groupede voyageurs des plus étranges, en vérité !) et, comme ilssemblaient avoir pour règle de parler l’un à la suite de l’autre,ce fut lui qui continua en ces termes :

– Elle sera obligée de partir d’ici comme colis !

Alice ne pouvait distinguer qui était assis de l’autre côté duScarabée, mais ce fut une voix rauque qui parla après lui.« Changer de locomotive… », commença-t-elle, puis elles’étouffa et fut obligée de s’interrompre.

« Cette voix est rude comme un roc », pensa Alice.

Et une toute petite voix, tout contre son oreille, dit :« Tu pourrais faire un jeu de mots à ce sujet… quelque chosesur “roc” et sur “rauque” vois-tu ? » Puis une voix trèsdouce murmura dans le lointain : « Il faudra l’emballersoigneusement, et mettre une étiquette : “Fragile”. »Après cela, plusieurs voix continuèrent à parler. (« C’est fouce qu’il y a de voyageurs dans ce wagon ! » pensa Alice).Elles disaient : « Elle devrait voyager par la poste,puisqu’elle a une tête comme on en voit sur les timbres »…« Il faut l’envoyer par message télégraphique »…« Il faut qu’elle tire le train derrière elle pendant le restedu voyage »… etc.

Mais le monsieur vêtu de papier blanc se pencha vers elle et luimurmura à l’oreille :

– Ne fais pas attention à ce qu’ils disent, mon enfant, etprends un billet de retour chaque fois que le train s’arrêtera.

– Je n’en ferai rien ! déclara Alice d’un ton pleind’impatience. Je ne fais pas du tout partie de ce voyage… Ce wagonme déplaît… Ces sièges sont durs comme du bois !… Ah !comme je voudrais revenir dans le bois où j’étais tout àl’heure !

– Tu pourrais faire un jeu de mots à ce sujet, dit la petitevoix tout près de son oreille, quelque chose comme « dans unbois » et : « sur du bois », vois-tu ?

– Arrêtez de me taquiner, dit Alice, en regardant vainementautour d’elle pour voir d’où la voix pouvait bien venir. Si voustenez tellement aux jeux de mots, pourquoi n’en faites-vous pas unvous-même ?

La petite voix soupira profondément ; il semblait évidentqu’elle était très malheureuse, et Alice aurait prononcé quelquesmots compatissants pour la consoler, « si seulement ellesoupirait comme tout le monde ! » pensa-t-elle.

Mais c’était un soupir si extraordinairement léger qu’elle nel’aurait absolument pas entendu s’il ne s’était pas produit toutprès de son oreille. En conséquence, il la chatouilla terriblement,et lui fit complètement oublier le malheur de la pauvre petitecréature.

– Je sais que tu es une amie, continua la petite voix, une amieintime, une vieille amie, et tu ne me ferais pas de mal, bien queje sois un insecte.

– Quel genre d’insecte ? demanda Alice non sans inquiétude.(Ce qu’elle voulait vraiment savoir, c’était s’il piquait ou non,mais elle jugea qu’il ne serait pas très poli de le demander). »Comment, mais alors tu n’aimes… » commença la petite voix ;mais elle fut étouffée par un sifflement strident de la locomotive,et tout le monde fit un bond de terreur, Alice comme lesautres.

Un cheval, qui avait passé la tête par la portière, la retiratranquillement et dit : « Ce n’est rien ; c’est unruisseau que nous allons sauter. » Tout le monde semblasatisfait, mais Alice se sentit un peu inquiète à l’idée que letrain pouvait sauter. « De toute façon, il nous amènera dansla Quatrième Case, ce qui est assez réconfortant ! »pensa-t-elle.

Un instant plus tard, elle sentit le wagon se soulever toutdroit dans l’air, et, dans sa terreur, elle se cramponna à lapremière chose qui lui tomba sous la main, qui se trouva être labarbe du Bouc.

Mais la barbe sembla disparaître au moment précis où elle latouchait, et elle se trouva assise tranquillement sous un arbre…tandis que le Moucheron (car tel était l’insecte à qui elle avaitparlé) se balançait sur une branche juste au-dessus de sa tête etl’éventait de ses ailes.

À vrai dire, c’était un très, très gros Moucheron « à peuprès de la taille d’un poulet », pensa Alice. Malgré tout,elle n’arrivait pas à avoir peur de lui, après la longueconversation qu’ils avaient eue.

– … alors tu n’aimes pas tous les insectes ? continua leMoucheron aussi tranquillement que si rien ne s’était passé.

– Je les aime quand ils savent parler, répondit Alice. Dans lepays d’où je viens, aucun insecte ne parle.

– Et quels sont les insectes que tu as le bonheur de connaîtredans le pays d’où tu viens ?

– Les insectes ne me procurent aucune espèce de bonheur parcequ’ils me font plutôt peur… du moins les gros… Mais je peux te direle nom de quelques-uns d’entre eux.

– Je suppose qu’ils répondent quand on les appelle par leurnom ? demanda le Moucheron d’un ton négligent.

– Je ne les ai jamais vus faire cela.

– À quoi ça leur sert d’avoir un nom, s’ils ne répondent pasquand on les appelle ?

– Ça ne leur sert de rien, à eux, mais je suppose que c’estutile aux gens qui leur donnent des noms. Sans ça, pourquoi est-ceque les choses auraient un nom ?

– Je ne sais pas. Dans le bois, là-bas, les choses et les êtresvivants n’ont pas de nom… Néanmoins, donne-moi ta listed’insectes.

– Eh bien, il y a d’abord le Taon, commença Alice, en comptantsur ses doigts.

– Et qu’est-ce que le Taon ?

– Si tu préfères, c’est une Mouche-à-chevaux, parce qu’elles’attaque aux chevaux.

– Je vois. Regarde cet animal sur ce buisson : c’est uneMouche-à-chevaux-de-bois. Elle est faite entièrement de bois, et sedéplace en se balançant de branche en branche.

– De quoi se nourrit-elle ? demanda Alice avec beaucoup decuriosité.

– De sève et de sciure. Continue, je t’en prie.

Alice examina la Mouche-à-chevaux-de-bois avec grand intérêt, etdécida qu’on venait sans doute de la repeindre à neuf, tellementelle semblait luisante et gluante. Puis, elle reprit :

– Il y a aussi la Libellule-des-ruisseaux.

– Regarde sur la branche qui est au-dessus de ta tête, et tu yverras une Libellule-des-brûlots. Son corps est fait deplum-pudding ; ses ailes, de feuilles de houx ; et satête est un raisin sec en train de brûler dans de l’eau-de-vie.

– Et de quoi se nourrit-elle ?

– De bouillie de froment et de pâtés au hachis de fruits ;elle fait son nid dans une boîte à cadeaux de Noël.

– Ensuite, il y a le Papillon, continua Alice, après avoir bienexaminé l’insecte à la tête enflammée (tout enpensant : » Je me demande si c’est pour ça que lesinsectes aiment tellement voler dans la flamme des bougies…. pouressayer de devenir des Libellules-des-brûlots ! »)

– En train de ramper à tes pieds, dit le Moucheron (Alice reculases pieds vivement non sans inquiétude), se trouve un Tartinillon.Ses ailes sont de minces tartines de pain beurré, et sa tête est unmorceau de sucre.

– Et de quoi se nourrit-il ?

– De thé léger avec du lait dedans.

Une nouvelle difficulté se présenta à l’espritd’Alice :

– Et s’il ne pouvait pas trouver de thé et de lait ?suggéra-t-elle.

– En ce cas, il mourrait, naturellement.

– Mais ça doit arriver très souvent, fit observer Alice d’un tonpensif.

– Ça arrive toujours, dit le Moucheron.

Là-dessus Alice garda le silence pendant une ou deux minutes, etse plongea dans de profondes réflexions. Le Moucheron, pendant cetemps, s’amusa à tourner autour de sa tête en bourdonnant.Finalement, il se posa de nouveau sur la branche etdemanda :

– Je suppose que tu ne voudrais pas perdre ton nom ?

– Non sûrement pas, répondit Alice d’une voix plutôtanxieuse.

– Pourtant ça vaudrait peut-être mieux, continua le Moucherond’un ton négligent. Songe combien ce serait commode si tu pouvaist’arranger pour rentrer chez toi sans ton nom ! Par exemple sita gouvernante voulait t’appeler pour te faire réciter tes leçons,elle crierait : « Allons »…. puis elle seraitobligée de s’arrêter, parce qu’il n’y aurait plus de nom qu’ellepuisse appeler, et, naturellement, tu ne serais pas obligée d’yaller.

– Ça ne se passerait pas du tout comme ça, j’en suis sûre. Magouvernante ne me dispenserait pas de mes leçons pour si peu. Sielle ne pouvait pas se rappeler mon nom, elle crierait :« Allons, là-bas, Mademoiselle ! » – Eh bien, sielle te disait : « Allons là-bas,Mademoiselle ! » sans rien ajouter d’autre, tu t’en iraislà-bas, et ainsi tu ne réciterais pas tes leçons.

C’est un jeu de mots. Je voudrais bien que ce soit toi quil’aies fait !

– Pourquoi voudrais-tu que ce soit moi qui l’aie fait ?C’est un très mauvais jeu de mots !

Mais le Moucheron se contenta de pousser un profond soupir,tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

– Tu ne devrais pas faire de plaisanteries, dit Alice, puisqueça te rend si malheureux.

Il y eut un autre soupir mélancolique, et, cette fois, Alice putcroire que le Moucheron s’était fait disparaître en soupirant, car,lorsqu’elle leva les yeux, il n’y avait plus rien du tout sur labranche. Comme elle commençait à avoir très froid à force d’êtrerestée assise sans bouger pendant si longtemps, elle se leva et seremit en route.

Bientôt, elle arriva devant un espace découvert, de l’autre côtéduquel s’étendait un grand bois : il avait l’air beaucoup plussombre que le bois qu’elle avait laissé derrière elle, et elle sesentit un tout petit peu intimidée à l’idée d’y pénétrer.Néanmoins, après un moment de réflexion, elle décida de continuer àavancer : « car je ne veux absolument pas revenir enarrière », pensa-t-elle, et c’était la seule route qui menât àla Huitième Case.

« Ce doit être le bois, se dit-elle pensivement, où leschoses et les êtres vivants n’ont pas de nom. Je me demande ce quiva arriver à mon nom, à moi, lorsque j’y serai entrée… Jen’aimerais pas du tout le perdre, parce qu’on serait obligé de m’endonner un autre et qu’il serait presque sûrement très vilain. Mais,d’un autre côté, ce que ça serait drôle d’essayer de trouver lacréature qui porterait mon ancien nom ! Ce serait tout à faitcomme ces annonces qu’on voit, quand les gens perdent leurchien : « répond au nom de : Médor ; portait uncollier de cuivre… » je me vois en train d’appeler :« Alice » toutes les créatures que je rencontreraisjusqu’à ce qu’une d’elles réponde !

Mais, naturellement, si elles avaient pour deux sous de bonsens, elles ne répondraient pas ».

Elle était en train de divaguer ainsi lorsqu’elle atteignit lebois qui semblait plein d’ombre fraîche. « Ma foi, en toutcas, c’est très agréable, poursuivit-elle en pénétrant sous lesarbres, après avoir eu si chaud, d’arriver dans le… dans le… aufait, dans quoi ? continua-t-elle, un peu surprise de ne paspouvoir trouver le mot. Je veux dire : d’arriver sous les…sous les…

sous ceci ! dit-elle en mettant la main sur le tronc d’unarbre : Comment diable est-ce que ça s’appelle ? Je croisvraiment que ça n’a pas de nom… Mais, voyons, bien sûr que ça n’ena pas ! » Elle resta à réfléchir en silence pendant unebonne minute ; puis brusquement, elle s’exclama « Ainsi,ça a bel et bien fini par arriver ! C’était doncvrai !

Et maintenant, qui suis-je ? Je veux absolument m’ensouvenir, si c’est possible ! Je suis tout à fait décidée àm’en souvenir ! » Mais, elle avait beau être tout à faitdécidée, cela ne lui servit pas à grand-chose ; tout cequ’elle put trouver, après s’être cassé la tête pendant un bonmoment, ce fut ceci : « L, je suis sûre que ça commencepar L. ! » Juste à ce moment-là, un Faon arriva tout prèsd’elle. Il la regarda de ses grands yeux doux, sans avoir l’aireffrayé le moins du monde. « Viens, mon petit ! »dit Alice, en étendant la main et en essayant de le caresser ;mais il se contenta de reculer un peu, puis s’arrêta pour laregarder de nouveau.

– Qui es-tu ? demanda le Faon. (Quelle voix douce ilavait !) « Je voudrais bien le savoir ! » pensala pauvre Alice. Puis, elle répondit, assez tristement :

– Je ne suis rien, pour l’instant.

– Réfléchis un peu, dit le Faon ; ça ne peut pas allercomme ça.

Alice réfléchit, mais sans résultat.

– Pourrais-tu, je te prie, me dire qui tu es, toi ?demanda-t-elle d’une voix timide. Je crois que ça m’aiderait unpeu.

– Je vais te le dire si tu viens avec moi plus loin, répondit leFaon. Ici, je ne peux pas m’en souvenir.

Alice entoura tendrement de ses bras le cou du Faon au douxpelage, et tous deux traversèrent le bois. Quand ils arrivèrent enterrain découvert, le Faon fit un bond soudain et s’arracha desbras de la fillette.

– Je suis un Faon ! s’écria-t-il d’une voix ravie. Mais,mon Dieu, ajouta-t-il, toi, tu es un petit d’homme !

Une lueur d’inquiétude s’alluma brusquement dans ses beaux yeuxmarrons, et, un instant plus tard, il s’enfuyait à touteallure.

Alice resta immobile à le regarder, prête à pleurer decontrariété d’avoir perdu si vite son petit compagnon de voyagebien-aimé. « Enfin, je sais mon nom à présent, sedit-elle ; c’est déjà une consolation. Alice… Alice… je nel’oublierai pas. Et maintenant, auquel de ces deux poteauxindicateurs dois-je me fier ? Je me le demande. » Iln’était pas difficile de répondre à cette question, car il n’yavait qu’une seule route, et les deux poteaux indicateursmontraient la même direction. « Je prendrai une décision, sedit Alice, lorsque la route se divisera en deux, et que les poteauxindicateurs montreront des directions différentes. » Cecisemblait ne jamais devoir arriver. En effet, Alice marchalongtemps ; mais, chaque fois que la route bifurquait, lesdeux poteaux indicateurs étaient toujours là et montraient la mêmedirection. Sur l’un on lisait : VERS LA MAISON DE BONNETBLANC, et sur l’autre : VERS DE BLANC BONNET LA MAISON.

« Je suis sûre, finit par dire Alice, qu’ils vivent dans lamême maison !

J’aurais dû y penser plus tôt… Mais il ne faudra pas que je m’yattarde. Je me contenterai de leur faire une petite visite, de leurdire : « Comment allez-vous ? » et de leur demander par oùje peux sortir du bois. Si je pouvais arriver à la Huitième Caseavant la nuit ! » Elle continua à marcher, tout enparlant sans arrêt, chemin faisant, jusqu’à ce que, après avoirpris un tournant brusque, elle tombât tout d’un coup sur deux grospetits bonhommes. Elle fut si surprise qu’elle ne put s’empêcher dereculer ; mais, un instant plus tard, elle reprit sonsang-froid, car elle avait la certitude que les deux petitsbonshommes devaient être…

Chapitre 4Bonnet Blanc et Blanc Bonnet

Ils se tenaient sous un arbre ; chacun d’eux avait un braspassé autour du cou de l’autre, et Alice put les différencier d’unseul coup d’œil, car l’un avait le Mot BONNET brodé sur le devantde son col, et l’autre le Mot BLANC. « Je suppose que lepremier doit avoir BLANC sur le derrière de son col, et que lesecond doit avoir BONNET, se dit-elle.

Ils gardaient une immobilité si parfaite qu’elle oublia qu’ilsétaient vivants.

Elle s’apprêtait à regarder le derrière de leur col pour savoirsi elle avait deviné juste, quand elle sursauta en entendant unevoix qui venait de celui qui était marqué BONNET.

– Si tu nous prends pour des figures de cire, déclara-t-il, tudevrais payer pour nous regarder. Les figures de cire n’ont pas étéfaites pour qu’on les regarde gratis. En aucune façon !

– Tout au contraire, ajouta celui qui était marqué« BLANC », si tu crois que nous sommes vivants, tudevrais nous parler.

– Je vous fais toutes mes excuses, dit Alice.

Elle fut incapable d’ajouter autre chose, car les paroles de lavieille chanson résonnaient dans sa tête sans arrêt, comme letic-tac d’une horloge, et elle eut beaucoup de peine à s’empêcherde les réciter à haute voix :

 

Bonnet Blanc dit que BlancBonnet

Lui avait brisé sacrécelle ;

Et Bonnet Blanc et BlancBonnet

Dirent : « Vidons cettequerelle. »

 

Mais un énorme et noircorbeau

Juste à côté d’eux vints’abattre ;

Il fit si peur aux deuxhéros

Qu’ils oublièrent de sebattre.

 

– Je sais à quoi tu es en train de penser, dit BonnetBlanc ; mais ce n’est pas vrai, en aucune façon.

– Tout au contraire, continua Blanc Bonnet, si c’était vrai,cela ne pourrait pas être faux ; et en admettant que ce fûtvrai, cela ne serait pas faux ; mais comme ce n’est pas vrai,c’est faux. Voilà de la bonne logique.

J’étais en train de me demander, dit Alice très poliment, quelchemin il faut prendre pour sortir de ce bois, car il commence à sefaire tard. Voudriez-vous me l’indiquer, s’il vous plaît ?

Mais les gros petits bonshommes se contentèrent de se regarderen ricanant.

Ils ressemblaient tellement à deux grands écoliers qu’Alice neput s’empêcher de montrer Bonnet Blanc du doigt endisant :

– Commencez, vous, le premier de la rangée !

– En aucune façon ! s’écria vivement Bonnet Blanc.

Puis il referma la bouche aussitôt avec un bruit sec.

– Au suivant ! fit Alice, passant à Blanc Bonnet, mais avecla certitude qu’il se contenterait de crier : « Tout aucontraire ! » ce qui ne manqua pas d’arriver.

– Tu t’y prends très mal ! s’écria Bonnet Blanc. Quand onfait une visite, on commence par demander : « Comment çava ? » et ensuite, on tend la main !

Là-dessus, les deux frères se serrèrent d’un seul bras l’uncontre l’autre, et tendirent leur main libre à la fillette.

Alice ne pouvait se résoudre à prendre d’abord la main de l’undes deux, de peur de froisser l’autre. Pour se tirer d’embarras,elle saisit leurs deux mains en même temps, et, un instant plustard, tous les trois étaient en train de danser en rond. Elle serappela par la suite que cela lui parut tout naturel ; elle nefut même pas surprise d’entendre de la musique : cette musiquesemblait provenir de l’arbre sous lequel ils dansaient, et elleétait produite (autant qu’elle put s’en rendre compte) par lesbranches qui se frottaient l’une contre l’autre, comme un archetfrotte les cordes d’un violon.

« Mais ce qui m’a semblé vraiment bizarre, expliqua Alice àsa sœur, lorsqu’elle lui raconta ses aventures, ç’a été de metrouver en train de chanter : « Nous n’irons plus au bois. » Jene sais pas à quel moment je me suis mise à chanter, mais j’ai eul’impression de chanter pendant très, très longtemps ! »Les deux danseurs étaient gros, et ils furent bientôtessoufflés.

– Quatre tours suffisent pour une danse, dit Bonnet Blanc, touthaletant.

Et ils s’arrêtèrent aussi brusquement qu’ils avaient commencé.La musique s’arrêta en même temps.

Alors, ils lâchèrent les mains d’Alice, et la regardèrentpendant une bonne minute. Il y eut un silence assez gêné, car ellene savait trop comment entamer la conversation avec des gens avecqui elle venait de danser. « Il n’est guère possible dedire : « Comment ça va ? » maintenant, pensa-t-elle ;il me semble que nous n’en sommes plus là ! » – J’espèreque vous n’êtes pas trop fatigués ? demanda-t-elle enfin.

– En aucune façon ; et je te remercie mille fois de nousl’avoir demandé, répondit Bonnet Blanc.

– Nous te sommes très obligés ! ajouta Blanc Bonnet.Aimes-tu la poésie ?

– Ou-oui, assez…. du moins un certain genre de poésie, dit Alicesans conviction. Voudriez-vous m’indiquer quel chemin il fautprendre pour sortir du bois ?

– Que vais-je lui réciter ? demanda Blanc Bonnet, enregardant Bonnet Blanc avec de grands yeux sérieux, sans faireattention à la question d’Alice.

– La plus longue poésie que tu connaisses : « LeMorse et le Charpentier », répondit Bonnet Blanc enserrant affectueusement son frère contre lui.

Blanc Bonnet commença sans plus attendre « Le soleilbrillait… » À ce moment, Alice se risqua à l’interrompre.

– Si cette poésie est vraiment très longue, dit-elle aussipoliment qu’elle le put, voudriez-vous m’indiquer d’abord quelchemin…

Blanc Bonnet sourit doucement et recommença :

 

Le soleil brillait sur lamer,

Brillait de toute sapuissance,

Pour apporter aux flotsamers

Un éclat beaucoup plusintense…

Le plus curieux dans toutceci

C’est qu’on était en pleinminuit.

 

La lune, de mauvaisehumeur,

S’indignait fort contre sonfrère

Qui, vraiment, devrait êtreailleurs

Lorsque le jour a fui laterre…

« Il est, disait-elle,grossier

De venir ainsi toutgâcher. »

 

Les flots étaient mouillés,mouillés,

Et sèche, sèche était laplage.

Nul nuage ne se voyait

Car il n’y avait pas denuages.

Nul oiseau ne volait enhaut

Car il n’y avait pasd’oiseau.

 

Or, le Morse et leCharpentier

S’en allaient tous deux côte àcôte.

Ils pleuraient à fairepitié

De voir le sable de lacôte,

En disant : « Si onl’enlevait,

Quel beau spectacle ceserait ! »

 

« Sept bonnes ayant septbalais

Balayant pendant uneannée

Suffiraient-elles audéblai ? »

Dit le Morse, l’âmetroublée.

Le Charpentier dit :« Certes non »,

Et poussa un soupirprofond.

 

« O Huîtres, venez avecnous !

Dit le Morse d’une voixclaire.

Marchons en parlant, – l’air estdoux –,

Tout le long de la grèveamère.

Nous n’en voulons que quatre,afin

De pouvoir leur donner lamain. »

 

La plus vieille leregarda,

Mais elle demeuramuette ;

La plus vieille de l’œilcligna

Et secoua sa lourdetête…

Comme pour dire : « Monami,

Je ne veux pas quitter monlit. »

 

Quatre autres Huîtres,sur-le-champ,

S’apprêtèrent pour cettefête :

Veston bien brossé, faux-colblanc,

Chaussures cirées et biennettes…

Et ceci est fortsingulier,

Car elles n’avaient pas depieds.

 

Quatre autres Huîtres,aussitôt,

Les suivirent, et puis quatreautres ;

Puis d’autres vinrent partroupeaux,

À la voix de ce bonapôtre…

Toutes, courant etsautillant,

Sortirent des flotsscintillants.

 

Donc, le Morse et leCharpentier

Marchèrent devant lecortège,

Puis s’assirent sur unrocher

Bien fait pour leur servir desiège.

Et les Huîtres, groupées enrond,

Fixèrent les deuxcompagnons.

 

Le Morse dit : « C’estle moment

De parler de diverseschoses ;

Du froid… du chaud… du mal auxdents…

De choux-fleurs… de rois… et deroses…

Et si les flots peuventbrûler…

Et si les porcs saventvoler… »

 

Les Huîtres dirent :« Attendez !

Pour parler nous sommes troplasses ;

Donnez-nous le temps desouffler,

Car nous sommes toutes trèsgrasses !

Je veux bien », dit leCharpentier.

Et Huîtres de remercier.

 

Le Morse dit : « Un peude pain

Nous sera, je crois,nécessaire ;

Poivre et bon vinaigre devin

Feraient, eux aussi, notreaffaire…

O Huîtres, quand vous yserez,

Nous commencerons àmanger. »

 

« Vous n’allez pas nousmanger, nous !

Dirent-elles,horrifiées.

Jamais nous n’aurions cru quevous

Pourriez avoir pareilleidée ! »

Le Morse dit : « Labelle nuit !

Voyez comme le soleilluit !

 

Merci de nous avoirsuivis,

O mes belles Huîtres sifines ! »

Le Charpentier, lui, ditceci :

« Coupe-moi donc unetartine !

Tu dois être sourd, par mafoi…

Je te l’ai déjà dit deuxfois ! »

 

Le Morse dit :« Ah ! c’est honteux

De les avoir ainsitrompées,

Et de les manger à nousdeux

Au terme de leuréquipée ! »

Le Charpentier, lui, ditceci :

« Passe le beurre parici ! »

 

Le Morse dit : « Jesuis navré ;

Croyez à mescondoléances. »

Sanglotant, il mit decôté

Les plus grosses del’assistance ;

Et devant ses yeuxruisselants

Il tenait un grand mouchoirblanc.

 

« O Huîtres, dit leCharpentier,

Le jour à l’horizons’annonce ;

Pouvons-nous vousraccompagner ? »

Mais il n’eut pas deréponse…

Bien sot qui s’enétonnerait,

Car plus une Huître nerestait.

 

– J’aime mieux le Morse, dit Alice, parce que, voyez-vous, lui,au moins, a eu pitié des pauvres huîtres.

– Ça ne l’a pas empêché d’en manger davantage que leCharpentier, fit remarquer Blanc Bonnet. Vois-tu, il tenait sonmouchoir devant lui pour que le Charpentier ne puisse pas comptercombien il en prenait : tout au contraire.

– Comme c’est vilain ! s’exclama Alice, indignée. En cecas, j’aime mieux le Charpentier… puisqu’il en a mangé moins que leMorse.

– Mais il a mangé toutes celles qu’il a pu attraper, fitremarquer Bonnet Blanc.

Ceci était fort embarrassant. Après un moment de silence, Alicecommença :

– Ma foi ! L’un et l’autre étaient des personnages bien peusympathiques…

Ici, elle s’arrêta brusquement, pleine d’alarme, en entendant unbruit qui ressemblait au halètement d’une grosse locomotive dans lebois, tout près d’eux, et qui, elle le craignit, devait êtreproduit par une bête sauvage.

– Y a-t-il des lions ou des tigres dans les environs ?demanda-t-elle timidement.

– C’est tout simplement le Roi Rouge qui ronfle, répondit BlancBonnet.

– Viens le voir ! crièrent les deux frères.

Et, prenant Alice chacun par une main, ils la menèrent àl’endroit où le Roi dormait.

– N’est-il pas adorable ? demanda Bonnet Blanc.

Alice ne pouvait vraiment pas dire qu’elle le trouvait adorable.Il avait un grand bonnet de nuit rouge orné d’un gland, et il étaittout affalé en une espèce de tas malpropre ronflant tant qu’ilpouvait… « si fort qu’on aurait pu croire que sa tête allaitéclater ! » comme le déclara Bonnet Blanc.

– J’ai peur qu’il n’attrape froid à rester couché sur l’herbehumide, dit Alice qui était une petite fille très prévenante.

– Il est en train de rêver, déclara Blanc Bonnet et de quoicrois-tu qu’il rêve ?

– Personne ne peut deviner cela, répondit Alice.

– Mais, voyons, il rêve de toi ! s’exclama Blanc Bonnet, enbattant des mains d’un air de triomphe. Et s’il cessait de rêver detoi, où crois-tu que tu serais ?

– Où je suis à présent, bien sûr, dit Alice.

– Pas du tout ! répliqua Blanc Bonnet d’un ton méprisant.Tu n’es qu’un des éléments de son rêve !

– Si ce Roi qu’est là venait à se réveiller, ajouta BonnetBlanc, tu disparaîtrais – pfutt ! – comme une bougie quis’éteint !

– C’est faux ! protesta Alice d’un ton indigné. D’ailleurs,si, moi, je suis un des éléments de son rêve, je voudrais biensavoir ce que vous êtes, vous ?

– Idem, répondit Bonnet Blanc.

– Idem, idem ! cria Blanc Bonnet.

Il cria si fort qu’Alice ne put s’empêcher de dire :

– Chut ! Vous allez le réveiller si vous faites tant debruit.

– Voyons, pourquoi parles-tu de le réveiller, demanda BlancBonnet, puisque tu n’es qu’un des éléments de son rêve ? Tusais très bien que tu n’es pas réelle.

– Mais si, je suis réelle ! affirma Alice, en se mettant àpleurer.

– Tu ne te rendras pas plus réelle en pleurant, fit observerBlanc Bonnet.

D’ailleurs, il n’y a pas de quoi pleurer.

– Si je n’étais pas réelle, dit Alice (en riant à travers seslarmes, tellement tout cela lui semblait ridicule), je seraisincapable de pleurer.

– J’espère que tu ne crois pas que ce sont de vraieslarmes ? demanda Blanc Bonnet avec le plus grand mépris.

« Je sais qu’ils disent des bêtises, pensa Alice, et jesuis stupide de pleurer.

» Là-dessus, elle essuya ses larmes, et continua aussigaiement que possible :

– En tout cas, je ferais mieux de sortir du bois, car, vraiment,il commence à faire très sombre. Croyez-vous qu’il vapleuvoir ?

Bonnet Blanc prit un grand parapluie qu’il ouvrit au-dessus delui et de son frère, puis il leva les yeux.

– Non, je ne crois pas, dit-il ; du moins… pas là-dessous.En aucune façon.

– Mais il pourrait pleuvoir à l’extérieur ?

– Il peut bien pleuvoir, … si ça veut pleuvoir, déclara BlancBonnet ; nous n’y voyons aucun inconvénient. Tout aucontraire.

« Sales égoïstes ! » pensa Alice ; et elles’apprêtait à leur dire : « Bonsoir » et à leslaisser là, lorsque Bonnet Blanc bondit de sous le parapluie et lasaisit au poignet.

– As-tu vu ça ? demanda-t-il d’une voix que la colèreétouffait.

Et ses yeux jaunes se dilatèrent brusquement, tandis qu’ilmontrait d’un doigt tremblant une petite chose blanche sur l’herbeau pied de l’arbre.

– Ce n’est qu’une crécelle, répondit Alice, après avoir examinésoigneusement la petite chose blanche. Une vieille crécelle, toutevieille et toute brisée.

– J’en étais sûr ! cria Bonnet Blanc, en se mettant àtrépigner comme un fou et à s’arracher les cheveux. Elle estbrisée, naturellement !

Sur quoi, il regarda Blanc Bonnet qui, immédiatement, s’assitsur le sol, en essayant de se cacher derrière le parapluie.

Alice le prit par le bras et lui dit d’une voixapaisante :

– Vous n’avez pas besoin de vous mettre dans un état pareil pourune vieille crécelle.

– Mais elle n’est pas vieille ! cria Bonnet Blanc, plusfurieux que jamais. Je te dis qu’elle est neuve… Je l’ai achetéehier… ma belle crécelle NEUVE !

(Et sa voix monta jusqu’à devenir un cri perçant). Pendant cetemps-là, Blanc Bonnet faisait tous ses efforts pour refermer leparapluie en se mettant dedans : ce qui sembla siextraordinaire à Alice qu’elle ne fit plus du tout attention àBonnet Blanc. Mais Blanc Bonnet ne put réussir complètement dansson entreprise, et il finit par rouler sur le sol, tout empaquetédans le parapluie d’où, seule, sa tête émergeait ; après quoiil resta là, ouvrant et refermant sa bouche et ses grands yeux,« ressemblant plutôt à un poisson qu’à autre chose »,pensa Alice.

– Naturellement, nous allons vider cette querelle ? déclaraBonnet Blanc d’un ton plus calme.

– Je suppose que oui, répondit l’autre d’une voix maussade, ensortant du parapluie à quatre pattes. Seulement, il faut qu’ellenous aide à nous habiller.

Là-dessus, les deux frères entrèrent dans le bois, la main dansla main, et revinrent une minute après, les bras chargés de toutessortes d’objets, tels que : traversins, couvertures,carpettes, nappes, couvercles de plats et seaux à charbon.

– J’espère que tu sais comment t’y prendre pour poser desépingles et nouer des ficelles ? dit Bonnet Blanc. Tout ce quiest là, il faut que tu le mettes sur nous, d’une façon ou d’uneautre.

Alice raconta par la suite qu’elle n’avait jamais vu personnefaire tant d’embarras que les deux frères. Il est impossibled’imaginer à quel point ils s’agitèrent, et la quantité de chosesqu’ils se mirent sur le dos, et le mal qu’ils lui donnèrent en luifaisant nouer des ficelles et boutonner des boutons…« Vraiment, lorsqu’ils seront prêts, ils ressembleront tout àfait à deux ballots de vieux habits ! pensa-t-elle, enarrangeant un traversin autour du cou de Blanc Bonnet, pour luiéviter d’avoir la tête coupée », prétendait-il.

– Vois-tu, ajouta-t-il très sérieusement, c’est une des chosesles plus graves qui puissent arriver au cours d’une bataille :avoir la tête coupée.

Alice se mit à rire tout haut, mais elle réussit à transformerson rire en toux, de peur de froisser Blanc Bonnet.

– Est-ce que je suis très pâle ? demanda Bonnet Blanc, ens’approchant d’elle pour qu’elle lui mît son casque. (Il appelaitcela un casque, mais cela ressemblait beaucoup plus à unecasserole.)

– Ma foi… oui, un tout petit peu, répondit Alice doucement.

– En général je suis très courageux, continua-t-il à voixbasse ; mais, aujourd’hui, il se trouve que j’ai mal à latête.

– Et moi, j’ai mal aux dents ! s’exclama Blanc Bonnet, quiavait entendu cette réflexion. Je suis en bien plus mauvais étatque toi !

– En ce cas, vous feriez mieux de ne pas vous battreaujourd’hui, fit observer Alice, qui pensait que c’était une bonneoccasion de faire la paix.

– Il faut absolument que nous nous battions un peu, mais je netiens pas à ce que ça dure longtemps, déclara Bonnet Blanc. Quelleheure est-il ?

– Quatre heures et demie.

– Battons-nous jusqu’à six heures ; ensuite nous ironsdîner, proposa Bonnet Blanc.

– Parfait, dit l’autre assez tristement. Et elle pourra nousregarder faire…

Mais il vaudra mieux ne pas trop t’approcher, ajouta-t-il. Engénéral je frappe sur tout ce que je vois… lorsque je suis trèséchauffé !

– Et moi, je frappe sur tout ce qui est à ma portée, s’écriaBonnet Blanc, même sur ce que je ne vois pas.

Alice se mit à rire.

– Je suppose que vous devez frapper sur les arbres assezsouvent, dit-elle.

Bonnet Blanc regarda tout autour de lui en souriant desatisfaction.

– Je crois bien, déclara-t-il, que pas un seul arbre ne resteradebout lorsque nous aurons fini.

– Et tout ça pour une crécelle ! s’exclama Alice, quiespérait encore leur faire un peu honte de se battre pour unepareille bagatelle.

– Ça m’aurait été égal, dit Bonnet Blanc, si elle n’avait pasété neuve.

« Je voudrais bien que l’énorme corbeauarrive ! » pensa Alice.

– Il n’y a qu’une épée, dit Bonnet Blanc à son frère ; maistu peux prendre le parapluie… il est aussi pointu. Dépêchons-nousde commencer. Il fait de plus en plus sombre.

– Et encore plus sombre que ça, ajouta Blanc Bonnet.

L’obscurité tombait si rapidement qu’Alice crut qu’un orage sepréparait.

– Quel gros nuage noir ! s’exclama-t-elle. Et comme il vavite ! Ma parole, je crois vraiment qu’il a desailes !

– C’est le corbeau ! cria Bonnet Blanc d’une voix aiguë etterrifiée.

Là-dessus, les deux frères prirent leurs jambes à leur cou etdisparurent en un moment.

Alice s’enfonça un peu dans le bois, puis elle s’arrêta sous ungrand arbre. « Jamais il ne pourra m’atteindre ici,pensa-t-elle ; il est beaucoup trop gros pour se glisser entreles arbres. Mais je voudrais bien qu’il ne batte pas des ailes siviolemment… ça fait comme un véritable ouragan dans le bois…Tiens ! voici le châle de quelqu’un qui a été emporté par levent ! »

Chapitre 5Laine et eau

Alice attrapa le châle et chercha du regard sa propriétaire. Uninstant plus tard, la Reine Blanche arrivait dans le bois, courantcomme une folle, les deux bras étendus comme si elle volait. Alice,très poliment, alla à sa rencontre pour lui rendre son bien.

– Je suis très heureuse de m’être trouvée là au bon moment, ditla fillette en l’aidant à remettre son châle.

La Reine Blanche se contenta de la regarder d’un air effrayé etdésemparé, tout en se répétant à voix basse quelque chose quiressemblait à : « Tartine de beurre, tartine debeurre ». Alice comprit alors qu’elle devait se chargerd’entamer la conversation ; mais elle ne savait pas comment ilfallait s’adresser à une Reine. Elle finit par dire, asseztimidement :

– C’est bien à la Reine Blanche que j’ai l’honneur deparler ? Votre Majesté voudra-t-elle supporter monhabillage ?

– Mais je n’ai pas besoin de ton habillage ! répondit laReine. Je ne vois pas pourquoi je le supporterais.

Jugeant qu’il serait maladroit de commencer l’entretien par unediscussion, Alice se contenta de sourire, et poursuivit :

– Si Votre Majesté veut bien m’indiquer comment je dois m’yprendre, je le ferai de mon mieux.

– Mais, je ne veux pas du tout qu’on le fasse ! gémit lapauvre Reine. J’ai déjà consacré deux heures entières à monhabillage !

Alice pensa que la Reine aurait beaucoup gagné à se fairehabiller par quelqu’un d’autre, tellement elle était mal fagotée.« Tout est complètement de travers, se dit-elle, et elle estbardée d’épingles ! » – Puis-je vous remettre votre châled’aplomb ? ajouta-t-elle à voix haute.

– Je me demande ce qu’il peut bien avoir ! s’exclama laReine d’une voix mélancolique. Je crois qu’il est de mauvaisehumeur. Je l’ai épinglé ici, et je l’ai épinglé là ; mais iln’y a pas moyen de le satisfaire !

– Il est impossible qu’il soit d’aplomb, si vous l’épinglez d’unseul côté, fit observer Alice, en lui arrangeant doucement sonchâle. Et, Seigneur ! dans quel état sont voscheveux !

– La brosse à cheveux s’est emmêlée dedans ! dit la Reineen poussant un profond soupir. Et j’ai perdu mon peigne hier.

Alice dégagea la brosse avec précaution, puis fit de son mieuxPour arranger les cheveux.

– Allons ! vous avez meilleure allure à présent !dit-elle, après avoir changé de place presque toutes les épingles.Mais, vraiment, vous devriez prendre une femme dechambre !

– Je te prendrais certainement avec le plus grand plaisir !déclara la Reine.

Cinq sous par semaine, et de la confiture tous les deuxjours.

Alice ne put s’empêcher de rire et répondit :

– Je ne veux pas entrer à votre service… et je n’aime pasbeaucoup la confiture.

– C’est de la très bonne confiture, insista la Reine.

– En tout cas, je n’en veux pas aujourd’hui.

– Tu n’en aurais pas, même si tu en voulais. La règle est lasuivante : confiture demain et confiture hier… mais jamais deconfiture aujourd’hui.

– Ça doit bien finir par arriver à : confitureaujourd’hui.

– Non, jamais. C’est : confiture tous les deux jours ;or aujourd’hui, c’est un jour, ça n’est pas deux jours.

– Je ne vous comprends pas. Tout cela m’embrouille lesidées !

– C’est toujours ainsi lorsqu’on vit à reculons, fit observer laReine d’un ton bienveillant. Au début cela vous fait tourner latête…

– Lorsqu’on vit à reculons ! répéta Alice, stupéfaite. Jen’ai jamais entendu parler d’une chose pareille !

– … mais cela présente un grand avantage : la mémoire opèredans les deux sens.

– Je suis certaine que ma mémoire à moi n’opère que dans un seulsens, affirma Alice. Je suis incapable de me rappeler les chosesavant qu’elles n’arrivent.

– Une mémoire qui n’opère que dans le passé n’a rien de bienfameux, déclara la Reine.

– Et vous, quelles choses vous rappelez-vous le mieux ? osademander Alice.

– Oh, des choses qui se sont passées dans quinze jours, réponditla Reine d’un ton négligent. Par exemple, en ce moment-ci,continua-t-elle, en collant un grand morceau de taffetas anglaissur son doigt tout en parlant, il y a l’affaire du Messager du Roi.Il se trouve actuellement en prison, parce qu’il est puni ; orle procès ne commencera pas avant mercredi prochain ; et,naturellement, il commettra son crime après tout le reste.

– Et s’il ne commettait jamais son crime ? demandaAlice.

– Alors tout serait pour le mieux, n’est-ce pas ? réponditla Reine, en fixant le taffetas anglais autour de son doigt avec unbout de ruban.

Alice sentit qu’il était impossible de nier cela.

– Bien sûr, ça n’en irait que mieux, dit-elle. Mais ce quin’irait pas mieux, c’est qu’il soit puni.

– Là, tu te trompes complètement. As-tu jamais étépunie ?

– Oui, mais uniquement pour des fautes que j’avais commises.

– Et je sais que tu ne t’en trouvais que mieux affirma la Reined’un ton de triomphe.

– Oui, mais j’avais vraiment fait les choses pour lesquellesj’étais punie.

C’est complètement différent.

– Mais si tu ne les avais pas eu faites, ç’aurait été encorebien mieux ; bien mieux, bien mieux, bien mieux ! (Savoix monta à chaque « bien mieux », jusqu’à ne plus êtrequ’un cri perçant). Alice venait de commencer à dire :« Il y a une erreur quelque part… » lorsque la Reine semit à hurler si fort qu’elle ne put achever sa phrase.

– Oh, oh, oh ! cria-t-elle en secouant la main comme sielle avait voulu la détacher de son bras. Mon doigt saigne !oh, oh, oh, oh !

Ses cris ressemblaient si exactement au sifflet d’une locomotivequ’Alice dut se boucher les deux oreilles.

– Mais qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle, dès qu’elle puttrouver l’occasion de se faire entendre. Vous êtes-vous piqué ledoigt ?

– Je ne me le suis pas encore piqué, répondit la Reine, mais jevais me le piquer bientôt… oh, oh, oh !

– Quand cela va-t-il vous arriver ? demanda Alice, quiavait grande envie de rire.

– Quand je fixerai de nouveau mon châle avec ma broche, gémit lapauvre Reine, la broche s’ouvrira immédiatement. Oh, oh !Comme elle disait ces mots, la broche s’ouvrit brusquement, et laReine la saisit d’un geste frénétique pour essayer de larefermer.

– Faites attention ! cria Alice. Vous la tenez tout detravers !

Elle saisit la broche à son tour ; mais il était troptard : l’épingle avait glissé, et la Reine s’était piqué ledoigt.

– Vois-tu, cela explique pourquoi je saignais tout à l’heure,dit-elle à Alice en souriant. Maintenant tu comprendras comment leschoses se passent ici.

– Mais pourquoi ne criez-vous pas ? demanda Alice, tout ens’apprêtant à se boucher les oreilles de ses mains une deuxièmefois.

– Voyons, j’ai déjà poussé tous les cris que j’avais à pousser,répondit la Reine. À quoi cela servirait-il de toutrecommencer ?

À présent, il faisait jour de nouveau.

– Je suppose que le corbeau a dû s’envoler, dit Alice. Je suissi contente qu’il soit parti. Quand il est arrivé, j’ai cru quec’était la nuit qui tombait.

– Comme je voudrais pouvoir être contente ! s’exclama laReine. Seulement, voilà, je ne peux pas me rappeler la règle qu’ilfaut appliquer. Tu dois être très heureuse de vivre dans ce bois etd’être contente chaque fois que ça te plaît !

– Malheureusement je me sens si seule ici ! déclara Aliced’un ton mélancolique. (Et, à l’idée de sa solitude, deux grosseslarmes roulèrent sur ses joues).

– Oh, je t’en supplie, arrête ! s’écria la pauvre Reine ense tordant les mains de désespoir. Pense que tu es une grandefille. Pense au chemin que tu as parcouru aujourd’hui. Pense àl’heure qu’il est. Pense à n’importe quoi, mais ne pleurepas !

En entendant cela, Alice ne put s’empêcher de rire à travers seslarmes.

– Êtes-vous capable de vous empêcher de pleurer en pensant àcertaines choses ? demanda-t-elle.

– Mais, bien sûr, c’est ainsi qu’il faut s’y prendre, réponditla Reine d’un ton péremptoire. Vois-tu, personne ne peut faire deuxchoses à la fois. D’abord, pensons à ton âge… quel âgeas-tu ?

– J’ai sept ans. En vrai, j’ai sept ans et demi.

– Inutile de dire : « en vrai ». Je te crois. Etmaintenant voici ce que tu dois croire, toi : j’ai exactementcent un ans, cinq mois, et un jour.

– Je ne peux pas croire cela ! s’exclama Alice.

–Vraiment ? dit la Reine d’un ton de pitié. Essaie denouveau : respire profondément et ferme les yeux.

Alice se mit à rire.

– Inutile d’essayer, répondit-elle : on ne peut pas croiredes choses impossibles.

– Je suppose que tu manques d’entraînement. Quand j’avais tonâge, je m’exerçais à cela une demi-heure par jour. Il m’est arrivéquelquefois de croire jusqu’à six choses impossibles avant le petitdéjeuner. Voilà mon châle qui s’en va de nouveau !

La broche s’étant défaite pendant que la Reine parlait, un coupde vent soudain avait emporté son châle de l’autre côté d’un petitruisseau. Elle étendit de nouveau les bras, et, cette fois, elleréussit à l’attraper toute seule.

– Je l’ai ! s’écria-t-elle d’un ton triomphant. Maintenant,je vais l’épingler moi-même, tu vas voir !

– En ce cas, je suppose que votre doigt va mieux ? ditAlice très poliment, en traversant le petit ruisseau pour larejoindre.

– Oh ! beaucoup mieux, ma belle ! cria la Reine dontla voix se fit de plus en plus aiguë à mesure qu’ellecontinuait :

– Beaucoup mieux, ma belle ! ma bê-êlle bê-ê-ê-lle !bê-ê-êh !

Le dernier mot fut un long bêlement qui ressemblait tellement àcelui d’un mouton qu’Alice sursauta.

Elle regarda la Reine qui lui sembla s’être brusquementenveloppée de laine.

Alice se frotta les yeux, puis regarda de nouveau, sans arriverà comprendre le moins du monde ce qui s’était passé. Était-elledans une boutique ? Et était-ce vraiment… était-ce vraimentune Brebis qui se trouvait assise derrière le comptoir ? Elleeut beau se frotter les yeux, elle ne put rien voir d’autre :elle était bel et bien dans une petite boutique sombre, les coudessur le comptoir, et, en face d’elle, il y avait bel et bien unevieille Brebis, en train de tricoter, assise dans un fauteuil, quis’interrompait de temps à autre pour regarder Alice derrière unepaire de grosses lunettes.

– Que désires-tu acheter ? demanda enfin la Brebis, enlevant les yeux de sur son tricot.

– Je ne suis pas tout à fait décidée, répondit Alice trèsdoucement. J’aimerais bien, si je le pouvais, regarder d’abord toutautour de moi.

– Tu peux regarder devant toi, et à ta droite et à ta gauche, situ veux ; mais tu ne peux pas regarder tout autour de toi… àmoins que tu n’aies des yeux derrière la tête.

Or, il se trouvait qu’Alice n’avait pas d’yeux derrière la tête.Aussi se contenta-t-elle de faire demi-tour et d’examiner lesrayons à mesure qu’elle en approchait.

La boutique semblait pleine de toutes sortes de chosescurieuses…, mais ce qu’il y avait de plus bizarre, c’est que chaquefois qu’elle regardait fixement un rayon pour bien voir ce qui setrouvait dessus, ce même rayon était complètement vide, alors quetous les autres étaient pleins à craquer.

« Les choses courent vraiment bien vite ici ! dit-elleenfin d’un ton plaintif, après avoir passé plus d’une minute àpoursuivre en vain un gros objet brillant qui ressemblait tantôt àune poupée, tantôt à une boîte à ouvrage, et qui se trouvaittoujours sur le rayon juste au-dessus de celui qu’elle était entrain de regarder. Et celle-ci est la plus exaspérante de toutes…Mais voici ce que je vais faire…. ajouta-t-elle, tandis qu’une idéelui venait brusquement à l’esprit, … je vais la suivre jusqu’audernier rayon. Je suppose qu’elle sera très embarrassée pour passerà travers le plafond ! » Ce projet échoua, luiaussi : la « chose » traversa le plafond le plusaisément du monde, comme si elle avait une grande habitude de cetexercice.

– Es-tu une enfant ou un toton ? demanda la Brebis enprenant une autre paire d’aiguilles. Tu vas finir par me donner levertige si tu continues à tourner ainsi.

(Elle travaillait à présent avec quatorze paires d’aiguilles àla fois, et Alice ne put s’empêcher de la regarder d’un airstupéfait). « Comment diable peut-elle tricoter avec tantd’aiguilles ? pensa la fillette tout intriguée. Plus elle va,plus elle ressemble à un porc-épic ! »

– Sais-tu ramer ? demanda la Brebis, en lui tendant unepaire d’aiguilles.

– Oui, un peu… mais pas sur le sol… et pas avec des aiguilles…,commença Alice.

Mais voilà que, brusquement, les aiguilles se transformèrent enrames dans ses mains, et elle s’aperçut que la Brebis et elle setrouvaient dans une petite barque en train de glisser entre deuxrives ; de sorte que tout ce qu’elle put faire, ce fut deramer de son mieux.

– Plume ! cria la Brebis, en prenant une autre paired’aiguilles.

Cette exclamation ne semblant pas appeler une réponse, Alicegarda le silence et continua à souquer ferme. Elle avaitl’impression qu’il y avait quelque chose de très bizarre dansl’eau, car, de temps à autre, les rames s’y coinçaient solidement,et c’est tout juste si elle pouvait parvenir à les dégager.

– Plume ! Plume ! cria de nouveau la Brebis, enprenant d’autres aiguilles. Tu ne vas pas tarder à attraper uncrabe.

« Un amour de petit crabe ! pensa Alice. Commej’aimerais ça ! » – Ne m’as-tu pas entendu dire :« Plume » ? cria la Brebis d’une voix furieuse, enprenant tout un paquet d’aiguilles.

– Si fait, répliqua Alice ; vous l’avez dit très souvent…et très fort. S’il vous plaît, où donc sont les crabes ?

– Dans l’eau, naturellement ! répondit la Brebis ens’enfonçant quelques aiguilles dans les cheveux, car elle avait lesmains trop pleines. Plume, encore une fois !

– Mais pourquoi dites-vous : « Plume » sisouvent ? demanda Alice, un peu contrariée. Je ne suis pas unoiseau !

– Si fait, rétorqua la Brebis ; tu es une petite oie.

Cela ne manqua pas de blesser Alice, et, pendant une ou deuxminutes, la conversation s’arrêta, tandis que la barque continuaità glisser doucement, parfois au milieu d’herbes aquatiques (etalors les rames se coinçaient dans l’eau plus que jamais), parfoisencore sous des arbres, mais toujours entre deux hautes rivessourcilleuses qui se dressaient au-dessus des passagères.

– Oh, je vous en prie ! Il y a des joncs fleuris s’écriaAlice dans un brusque transport de joie. C’est bien vrai… ils sontabsolument magnifiques !

– Inutile de me dire : « je vous en prie », àmoi, à propos de ces joncs, dit la Brebis, sans lever les yeux desur son tricot. Ce n’est pas moi qui les ai mis là, et ce n’est pasmoi qui vais les enlever.

– Non, bien sûr, mais je voulais dire… Je vous en prie, est-cequ’on peut attendre un moment pour que j’en cueillequelques-uns ? Est-ce que ça vous serait égal d’arrêter labarque pendant une minute ?

– Comment veux-tu que je l’arrête, moi ? Tu n’as qu’àcesser de ramer, elle s’arrêtera toute seule.

Alice laissa la barque dériver au fil de l’eau jusqu’à cequ’elle vînt glisser tout doucement au milieu des joncs qui sebalançaient au souffle de la brise.

Alors, les petites manches furent soigneusement roulées etremontées, les petits bras plongèrent dans l’eau jusqu’aux coudespour saisir les joncs aussi bas que possible avant d’en briser latige… et, pendant un bon moment, Alice oublia complètement laBrebis et son tricot, tandis qu’elle se penchait par-dessus le bordde la barque, le bout de ses cheveux emmêlés trempant dans l’eau,les yeux brillants de convoitise, et qu’elle cueillait à poignéesles adorables joncs fleuris.

« J’espère simplement que la barque ne va paschavirer ! se dit-elle. Oh ! celui-là ! comme il estbeau ! Malheureusement je n’ai pas pu l’attraper. » Etc’était une chose vraiment contrariante (« on croirait quec’est fait exprès », pensa-t-elle) de voir que, si ellearrivait à cueillir des quantités de joncs magnifiques, il y enavait toujours un, plus beau que tous les autres, qu’elle nepouvait atteindre.

« Les plus jolis sont toujours trop loin demoi ! » finit-elle par dire avec un soupir de regret, envoyant que les joncs s’entêtaient à pousser si loin. Puis, lesjoues toutes rouges, les cheveux et les mains dégouttants d’eau,elle se rassit à sa place et se mit à arranger les trésors qu’ellevenait de trouver.

Les joncs avaient commencé à se faner, à perdre leur parfum etleur beauté, au moment même où elle les avait cueillis : maiselle ne s’en soucia pas le moins du monde. Voyez-vous, même desvrais joncs ne durent que très peu de temps, et ceux-ci, étant desjoncs de rêve, se fanaient aussi vite que la neige fond au soleil,entassés aux pieds d’Alice : mais c’est tout juste si elles’en aperçut, car elle avait à réfléchir à beaucoup d’autres chosesfort curieuses.

La barque n’était pas allée très loin lorsque la pale d’une desrames se coinça dans l’eau et refusa d’en sortir (c’est ainsiqu’Alice expliqua l’incident par la suite). Puis la poignée de larame la frappa sous le menton et, malgré une série de petits crisque la pauvre enfant se mit à pousser, elle fut balayée de sur sonsiège et tomba de tout son long sur le tas de joncs.

Elle ne se fit pas le moindre mal, et se releva presqu’aussitôt.Pendant tout ce temps-là, la Brebis avait continué à tricoter,exactement comme si rien ne s’était passé.

– Tu avais attrapé un bien joli crabe tout à l’heure !dit-elle, tandis qu’Alice se rasseyait à sa place, fort soulagée dese trouver encore dans la barque.

– Vraiment ? je ne l’ai pas vu, répondit la fillette enregardant prudemment l’eau sombre de la rivière. Je regrette qu’ilsoit parti… J’aimerais tellement rapporter un petit crabe à lamaison !

Mais la Brebis se contenta de rire avec mépris, tout encontinuant de tricoter.

– Y a-t-il beaucoup de crabes par ici ? demanda Alice.

– Il y a des crabes et toutes sortes de choses, répondit laBrebis. Tu n’as que l’embarras du choix, mais il faudrait tedécider. Voyons, que veux-tu acheter ?

– Acheter ! répéta Alice, d’un ton à la fois surpris eteffrayé, car les rames, la barque, et la rivière, avaient disparuen un instant, et elle se trouvait de nouveau dans la petiteboutique sombre.

– S’il vous plaît, je voudrais bien acheter un œuf reprit-elletimidement.

Combien les vendez-vous ?

– Dix sous pièce, et quatre sous les deux, répondit laBrebis.

– En ce cas, deux œufs coûtent moins cher qu’un seul ?demanda Alice d’un ton étonné, en prenant son porte-monnaie.

– Oui, mais si tu en achètes deux, tu es obligée de les mangertous les deux, répondit la Brebis.

– Alors, je n’en prendrai qu’un, s’il vous plaît, dit Alice enposant l’argent sur le comptoir. Après tout, peut-être qu’ils nesont pas tous très frais.

La Brebis ramassa l’argent et le rangea dans une boîte ;puis, elle déclara :

– Je ne mets jamais les choses dans les mains des gens… ça neserait pas à faire… Il faut que tu prennes l’œuf toi-même.

Sur ces mots, elle alla au fond de la boutique, et mit l’œuftout droit sur l’un des rayons.

« Je me demande pourquoi ça ne serait pas à faire »,pensa Alice, en se frayant un chemin à tâtons parmi les tables etles chaises, car le fond de la boutique était très sombre. « Àmesure que j’avance vers l’œuf, on dirait qu’il s’éloigne. Voyons,est-ce bien une chaise ? Mais, ma parole, elle a desbranches ! Comme c’est bizarre de trouver des arbresici ! Et il y a bel et bien un petit ruisseau ! Vraiment,c’est la boutique la plus extraordinaire que j’aie jamais vue de mavie ! » Elle continua d’avancer, de plus en plus surpriseà chaque pas car tous les objets devenaient des arbres lorsqu’ellearrivait à leur hauteur, et elle était sûre que l’œuf allait enfaire autant.

Chapitre 6Le Gros Coco

Mais l’œuf se contenta de grossir et de prendre de plus en plusfigure humaine.

Lorsque Alice fut arrivée à quelques mètres de lui, elle vitqu’il avait des yeux, un nez, et une bouche ; et, lorsqu’ellefut tout près de lui, elle comprit que c’était LE GROS COCO enpersonne. « Il est impossible que ce soit quelqu’und’autre ! pensa-t-elle. J’en suis aussi sûre que si son nométait écrit sur son visage ! » On aurait pu facilementl’écrire cent fois sur cette énorme figure. Le Gros Coco étaitassis, les jambes croisées, à la turque, sur le faîte d’un mur trèshaut (si étroit qu’Alice se demanda comment il pouvait garder sonéquilibre). Comme il avait les yeux obstinément fixés dans ladirection opposée et comme il ne faisait pas la moindre attention àla fillette, elle pensa qu’il devait être empaillé.

– Comme il ressemble exactement à un œuf ! dit-elle à hautevoix, tout en tendant les mains pour l’attraper, car elles’attendait à le voir tomber d’un moment à l’autre.

– C’est vraiment contrariant, déclara le Gros Coco après un longsilence, toujours sans regarder Alice, d’être traité d’œuf…,extrêmement contrariant !

– J’ai dit que vous ressembliez à un œuf, monsieur, expliquaAlice très gentiment. Et il y a des œufs qui sont fort jolis,ajouta-t-elle, dans l’espoir de transformer sa remarque en uneespèce de compliment.

– Il y a des gens, poursuivit le Gros Coco, en continuant à nepas la regarder, qui n’ont pas plus de bon sens qu’unnourrisson !

Alice ne sut que répondre. Elle trouvait que ceci ne ressemblaitpas du tout à une conversation, étant donné qu’il ne lui disaitjamais rien directement (en fait sa dernière remarque s’adressaitde toute évidence à un arbre). Elle resta donc sans bouger et serécita à voix basse les vers suivants :

 

Le Gros Coco était assis dessusun mur ;

Le Gros Coco tomba de haut sur lesol dur ;

Tous les chevaux du Roi, tous lessoldats du Roi,

N’ont pu relever le Gros Coco etle remettre droit.

 

– Le dernier vers est trop long par rapport aux autres,ajouta-t-elle presque à haute voix, en oubliant que le Gros Cocoallait l’entendre.

– Ne reste pas là à jacasser toute seule, dit le Gros Coco en laregardant pour la première fois, mais apprends-moi ton nom et ceque tu viens faire ici.

– Mon nom est Alice, mais…

– En voilà un nom stupide déclara le Gros Coco d’un tonimpatienté. Que veut-il dire ?

– Est-ce qu’il faut vraiment qu’un nom veuille dire quelquechose ? demanda Alice d’un ton de doute.

– Naturellement, répondit le Gros Coco avec un rire bref. Monnom, à moi, veut dire quelque chose ; il indique la forme quej’ai, et c’est une très belle forme, d’ailleurs. Mais toi, avec unnom comme le tien, tu pourrais avoir presque n’importe quelleforme.

– Pourquoi restez-vous assis tout seul sur ce mur ? demandaAlice qui ne voulait pas entamer une discussion.

– Mais, voyons, parce qu’il n’y a personne avec moi !s’écria le Gros Coco.

Croyais-tu que j’ignorais la réponse à cette question ?Demande-moi autre chose !

– Ne croyez-vous pas que vous seriez plus en sécurité sur lesol ? continua Alice, non pas dans l’intention de poser unedevinette, mais simplement parce qu’elle avait bon cœur et qu’elles’inquiétait au sujet de la bizarre créature. Ce mur estétroit !

– Tu poses des devinettes d’une facilité extraordinaire !grogna le Gros Coco.

Bien sûr que je ne le crois pas ! Voyons, si jamais jevenais à tomber du haut de ce mur… ce qui est tout à faitimprobable… mais, enfin, en admettant que j’en tombe… (À ce moment,il se pinça les lèvres, et prit un air si grave et si majestueuxqu’Alice eut beaucoup de mal à s’empêcher de rire). En admettantque j’en tombe, continua-t-il, le Roi m’a promis… Ah ! tu peuxpâlir, si tu veux. Tu ne te doutais pas que j’allais dire cela,n’est-ce pas ? Le Roi m’a promis… de sa propre bouche… de…de…

– D’envoyer tous ses chevaux et tous ses soldats, interrompitAlice assez imprudemment.

– Ah, par exemple ! c’est trop fort ! s’écria le GrosCoco en se mettant brusquement en colère. Tu as dû écouter auxportes… et derrière les arbres… et par les cheminées… sans quoi tun’aurais pas pu savoir ça !

– Je vous jure que non ! dit Alice d’une voix douce. Jel’ai lu dans un livre.

– Ah, bon ! En effet, on peut écrire des choses de ce genredans un livre, admit le Gros Coco d’un ton plus calme. C’est cequ’on appelle une Histoire de l’Angleterre. Regarde-moi bien,petite ! Je suis celui à qui un Roi a parlé, moi ;peut-être ne verras-tu jamais quelqu’un comme moi ; et pourbien te montrer que je ne suis pas fier, je te permets de me serrerla main !

Là-dessus, il sourit presque d’une oreille à l’autre (en sepenchant tellement en avant qu’il s’en fallait de rien qu’il netombât de sur le mur), et tendit la main à Alice. Elle la prit,tout en le regardant d’un air anxieux. « S’il souriait un toutpetit peu plus, les coins de sa bouche se rencontreraientpar-derrière, pensa-t-elle ; et, en ce cas, je me demande cequi arriverait à sa tête ! Je crois bien qu’elletomberait ! » – Oui, tous ses chevaux et tous sessoldats, continua le Gros Coco. Sûr et certain qu’ils merelèveraient en un moment ! Mais cette conversation va un peutrop vite ; revenons à notre avant-dernière remarque.

– Je crains de ne pas m’en souvenir très bien, dit Alicepoliment.

– En ce cas, nous pouvons recommencer, et c’est à mon tour dechoisir un sujet… (« Il parle toujours comme s’il s’agissaitd’un jeu ! » pensa Alice). Voici une question à laquelletu dois répondre : Quel âge as-tu dit que tu avais ?

Alice calcula pendant un instant, et répondit :

– Sept ans et six mois.

– C’est faux ! s’exclama le Gros Coco d’un ton triomphant.Tu ne m’as jamais dit un mot au sujet de ton âge.

– Je croyais que vous vouliez dire : « Quel âgeas-tu ? » – Si j’avais voulu le dire, je l’auraisdit.

Alice garda le silence, car elle ne voulait pas entamer uneautre discussion.

– Sept ans et six mois, répéta le Gros Coco d’un ton pensif.C’est un âge bien incommode. Vois-tu, si tu m’avais demandéconseil, à moi, je t’aurais dit : « Arrête-toi à septans… » Mais, à présent, il est trop tard.

– Je ne demande jamais de conseil au sujet de ma croissance,déclara Alice d’un air indigné.

– Tu es trop fière ? demanda l’autre.

Alice fut encore plus indignée en entendant ces mots.

– Je veux dire, expliqua-t-elle, qu’un enfant ne peut pass’empêcher de grandir.

– Un enfant, peut-être ; mais deux enfants, oui. Si ont’avait aidée comme il faut, tu aurais pu t’arrêter à sept ans.

– Quelle belle ceinture vous avez ! dit Alice tout d’uncoup. (Elle jugeait qu’ils avaient suffisamment parlé de sonâge ; et, s’ils devaient vraiment choisir un sujet chacun àleur tour, c’était son tour à elle, à présent). Du moins,continua-t-elle en se reprenant après un moment de réflexion, c’estune belle cravate j’aurais dû dire… non, plutôt une ceinture…Oh ! je vous demande bien pardon ! s’exclama-t-elle,toute consternée, car le Gros Coco avait l’air extrêmementvexé ; et elle commença à regretter d’avoir choisi un pareilsujet. (« Si je savais seulement, pensa-t-elle, ce qui est lataille et ce qui est le cou ! ») Le Gros Coco étaitmanifestement furieux. Toutefois, il garda le silence pendant deuxbonnes minutes. Lorsqu’il parla de nouveau, ce fut d’une voix basseet grondante.

– C’est une chose vraiment exaspérante, dit-il, de voir quecertaines personnes sont incapables de distinguer une cravate d’uneceinture.

– Je sais que je me suis montrée très ignorante, répondit Aliced’un ton si humble que le Gros Coco s’adoucit.

– C’est une cravate, mon enfant, et une très belle cravate,comme tu l’as fait remarquer toi-même. C’est un cadeau du Roi Blancet de la Reine Blanche. Que penses-tu de ça ?

– Vraiment ? dit Alice, tout heureuse de voir qu’elle avaitchoisi un bon sujet de conversation.

– Ils me l’ont donnée, continua le Gros Coco d’un ton pensif, encroisant les jambes et en prenant un de ses genoux à deux mains,comme cadeau de non-anniversaire.

– Je vous demande pardon ? dit Alice, très intriguée.

– Tu ne m’as pas offensé, répondit le Gros Coco.

– Je veux dire : qu’est-ce que c’est qu’un cadeau denon-anniversaire ?

– C’est un cadeau qu’on vous donne quand ce n’est pas votreanniversaire.

Alice réfléchit un moment.

– Je préfère les cadeaux d’anniversaire, déclara-t-elleenfin.

– Tu ne sais pas ce que tu dis ! s’écria le Gros Coco.Combien de jours y a-t-il dans l’année ?

– Trois cent soixante-cinq.

– Et combien d’anniversaires as-tu ?

– Un seul.

– Et si tu ôtes un de trois cent soixante-cinq quereste-t-il ?

– Trois cent soixante-quatre, naturellement.

Le Gros Coco prit un air de doute.

– J’aimerais mieux voir ça écrit sur du papier,déclara-t-il.

Alice ne put s’empêcher de sourire, tout en prenant son carnetet en faisant la soustraction.

 

365

–  1

——

364

 

Le Gros Coco prit le carnet, et regarda très attentivement.

– Ça me paraît très bien…, commença-t-il.

– Vous tenez le carnet à l’envers ! s’exclama Alice.

– Ma parole, mais c’est vrai ! dit gaiement le Gros Coco,tandis qu’elle tournait le carnet dans le bon sens. Ça m’avaitl’air un peu bizarre… Comme je le disais, ça me paraît très bien…quoique je n’aie pas le temps de vérifier… et ça te montre qu’il ya trois cent soixante-quatre jours où tu pourrais recevoir descadeaux de non-anniversaire…

– Bien sûr.

– Et un seul jour pour les cadeaux d’anniversaire. Voilà de lagloire pour toi !

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire par là.

Le Gros Coco sourit d’un air méprisant :

– Naturellement. Tu ne le sauras que lorsque je te l’auraisexpliqué. Je voulais dire : « Voilà un bel argument sansréplique ! » – Mais : « gloire », nesignifie pas : « un bel argument sansréplique ! » – Quand, moi, j’emploie un mot, déclara leGros Coco d’un ton assez dédaigneux, il veut dire exactement cequ’il me plaît qu’il veuille dire… ni plus ni moins.

– La question est de savoir si vous pouvez obliger les mots àvouloir dire des choses différentes.

– La question est de savoir qui sera le maître, un point c’esttout.

Alice fut beaucoup trop déconcertée pour ajouter quoi que cefût. Aussi, au bout d’un moment, le Gros Coco reprit :

– Il y en a certains qui ont un caractère impossible… surtoutles verbes, ce sont les plus orgueilleux… Les adjectifs, on en faittout ce qu’on veut, mais pas les verbes… Néanmoins je m’arrangepour les dresser tous tant qu’ils sont, moi !Impénétrabilité ! Voilà ce que je dis, moi !

– Voudriez-vous m’apprendre, je vous prie, ce que celasignifie ? demanda Alice.

– Voilà qui est parler en enfant raisonnable, dit le Gros Cocod’un air très satisfait. Par « impénétrabilité », je veuxdire que nous avons assez parlé sur ce sujet, et qu’il vaudraitmieux que tu m’apprennes ce que tu as l’intention de fairemaintenant, car je suppose que tu ne tiens pas à rester ici jusqu’àla fin de tes jours.

– C’est vraiment beaucoup de choses que vous faites dire à unseul mot, fit observer Alice d’un ton pensif.

– Quand je fais beaucoup travailler un mot, comme cette fois-ci,déclara le Gros Coco, je le paie toujours beaucoup plus.

– Oh ! s’exclama Alice, qui était beaucoup trop stupéfaitepour ajouter autre chose.

– Ah ! faudrait que tu les voies venir autour de moi lesamedi soir, continua le Gros Coco en balançant gravement la têtede gauche à droite et de droite à gauche ; pour qu’y touchentleur paye, vois-tu.

(Alice n’osa pas lui demander avec quoi il les payait ;c’est pourquoi je suis incapable de vous l’apprendre).

– Vous avez l’air d’être très habile pour expliquer les mots,monsieur, dit-elle. Voudriez-vous être assez aimable pourm’expliquer ce que signifie le poème« Jabberwocky » ?

– Récite-le moi. Je peux expliquer tous les poèmes qui ont étéinventés jusqu’aujourd’hui…, et un tas d’autres qui n’ont pasencore été inventés.

Ceci paraissait très réconfortant ; aussi Alice récita lapremière strophe :

 

Il étaitgrilheure ;

les slictueux toves Gyraient surl’alloinde et vriblaient ;

Tout flivoreux allaient lesborogoves ;

Les verchons fourgusbourniflaient.

 

Ça suffit pour commencer, déclara le Gros Coco. Il y a toutplein de mots difficiles là-dedans. « Grilheure », c’estquatre heures de l’après-midi, l’heure où on commence à fairegriller de la viande pour le dîner.

– Ça me semble parfait. Et « slictueux ? » – Ehbien, « slictueux » signifie : « souple, actif,onctueux. » Vois-tu, c’est comme une valise : il y atrois sens empaquetés en un seul mot.

– Je comprends très bien maintenant, répondit Alice d’un tonpensif. Et qu’est-ce que les « toves » ?

– Eh bien, les « toves » ressemblent en partie à desblaireaux, en partie à des lézards et en partie à destire-bouchons.

– Ce doit être des créatures bien bizarres !

– Pour ça, oui ! Je dois ajouter qu’ils font leur nid sousles cadrans solaires, et qu’ils se nourrissent de fromage.

– Et que signifient « gyrer » et« vribler » ?

– « Gyrer », c’est tourner en rond comme un gyroscope.« Vribler », c’est faire des trous comme unevrille ».

– Et « l’alloinde, » je suppose que c’est l’allée qui partdu cadran solaire ? dit Alice, toute surprise de sa propreingéniosité.

– Naturellement. Vois-tu, on l’appelle « l’alloinde »,parce que c’est une allée qui s’étend loin devant et loin derrièrele cadran solaire… Quant à « flivoreux », celasignifie : « frivole et malheureux » (encore unevalise). Le « borogove » est un oiseau tout maigre,d’aspect minable, avec des plumes hérissées dans tous lessens : quelque chose comme un balai en tresses de coton quiserait vivant.

– Et les « verchons fourgus ? » Pourriez-vousm’expliquer cela ? du moins, si ce n’est pas tropdemander…

– Ma foi, un « verchon » est une espèce de cochonvert ; mais, pour ce qui est de « fourgus », je nesuis pas très sûr. Je crois que ça doit vouloir dire :« fourvoyés, égarés, perdus ».

– Et que signifie « bournifler » ?

– Eh bien, « bournifler », c’est quelque chose entre« beugler » et « siffler », avec, au milieu,une espèce d’éternuement. Mais tu entendras peut-être bournifler,là-bas, dans le bois ; et quand tu auras entendu un seulbourniflement, je crois que tu seras très satisfaite. Qui t’arécité des vers si difficiles ?

– Je les ai lus dans un livre. Mais quelqu’un m’a récité desvers beaucoup plus faciles que ceux-là… je crois que c’était…Bonnet Blanc.

– Pour ce qui est de réciter des vers, déclara le Gros Coco, entendant une de ses grandes mains, moi, je peux réciter des versaussi bien que n’importe qui, si c’est nécessaire…

– Oh, mais ce n’est pas du tout nécessaire ! se hâta dedire Alice, dans l’espoir de l’empêcher de commencer.

– La poésie que je vais te réciter, continua-t-il sans faireattention à cette dernière réplique, a été écrite uniquement pourte distraire.

Alice sentit que, dans ce cas, elle devait vraiment écouter.Elle s’assit donc en murmurant : « Je vousremercie », d’un ton assez mélancolique.

Le Gros Coco débuta en ces termes : « En hiver, quandles prés sont blancs, alors, je te chante ce chant… » –Seulement, je ne le chante pas, expliqua-t-il.

– Je vois bien que vous ne le chantez pas, répondit Alice.

– Si tu es capable de voir si je chante ou si je ne chante pas,tu as des yeux beaucoup plus perçants que ceux de la plupart desgens, dit le Gros Coco d’un ton sévère.

Alice garda le silence.

 

« Au printemps, quand lesbois s’animent,

Je te dirai à quoi ilrime. »

 

– Je vous remercie beaucoup de votre amabilité, déclaraAlice.

 

« En été, quand les jourssont longs,

Tu comprends bien machanson.

 

En automne, où souffle levent,

Tu la copieras noir surblanc. »

 

– Je n’y manquerai pas, si je peux m’en souvenir jusque-là, ditAlice.

– Inutile de continuer à faire des remarques de ce genre, fitobserver le Gros Coco ; elles n’ont aucun sens, et elles medérangent.

Puis, il poursuivit :

« J’ai envoyé un message auxpoissons,

En leur disant d’obéir sansfaçons.

 

Les petits poissons du grandocéan,

Ils m’ont répondu d’un toninsolent.

 

Voici ce qu’ils m’ont dit d’unton très sec :

« Non, monsieur ; et sinous refusons, c’est que… »

 

– Je crains de ne pas très bien comprendre, dit Alice.

– La suite est beaucoup plus facile, affirma le GrosCoco :

 

J’ai dit : « Prenez letemps de réfléchir ;

Vous feriez beaucoup mieux dem’obéir. »

 

Mais ils m’ont répondu d’un airmoqueur :

« Monsieur, ne vous mettezpas en fureur ! »

 

Deux fois je les ai faitadmonester,

Mais ils ont refusé dem’écouter…

 

J’ai pris une bouilloire defer-blanc

Qui me semblait convenir à monplan.

 

Le cœur battant à coupsdésordonnés,

J’ai rempli la bouilloire aurobinet.

 

Alors quelqu’un est venu et m’adit :

« Tous les petits poissonssont dans leur lit. »

 

Je lui ai répondu trèsnettement :

« Il faut les réveiller, etprestement. »

 

Cela, bien fort je le lui aicrié ;

À son oreille je l’aiclaironné.

 

La voix du Gros Coco monta jusqu’à devenir un cri aigu pendantqu’il récitait ces deux vers, et Alice pensa en frissonnant :« Je n’aurais pas voulu être le messager pour rien aumonde ! »

 

Il prit un air saisi etmécontent,

Et dit : « Ne hurlezpas, je vous entends ! »

 

Il prit un air mécontent etsaisi

Et dit : « J’irais bienles réveiller si…  »

 

Alors j’ai pris un grandtire-bouchon,

Pour m’en aller réveiller lespoissons.

 

Hélas ! la porte étaitfermée à clé ;

J’eus beau cogner, je ne pus m’enaller.

 

Comment pouvais-je sortirdésormais ?

J’essayai de tourner la poignée,mais… »

 

Il y eut un long silence.

– Est-ce tout ? demanda Alice timidement.

– C’est tout, répondit le Gros Coco. Adieu.

Alice trouva que c’était une façon un peu brutale de seséparer ; mais, après une allusion si nette au fait qu’elledevait partir, elle sentit qu’il ne serait guère poli de rester.Elle lui tendit la main.

– Adieu, jusqu’à notre prochaine rencontre ! dit-elle aussigaiement qu’elle le put.

– En admettant que nous nous rencontrions de nouveau, je ne tereconnaîtrais sûrement pas, déclara le Gros Coco d’un tonmécontent, en lui tendant un doigt à serrer. Tu ressemblestellement à tout le monde !

– Généralement, on reconnaît les gens à leur visage, murmuraAlice d’un ton pensif.

– C’est justement de cela que je me plains, répliqua le GrosCoco. Ton visage est exactement le même que celui des autres… Lesdeux yeux ici… (Il indiqua leur place dans l’air avec son pouce)…le nez au milieu, la bouche sous le nez. C’est toujours pareil. Situ avais les deux yeux du même côté du nez, par exemple… ou labouche à la place du front… ça m’aiderait un peu.

– Ça ne serait pas joli, objecta Alice.

Mais le Gros Coco se contenta de fermer les yeux, endisant :

– Attends d’avoir essayé.

Alice resta encore une minute pour voir s’il allait continuer àparler ; mais, comme il gardait les yeux fermés et ne faisaitplus du tout attention à elle, elle répéta :« Adieu ! » ; puis, ne recevant pas de réponse,elle s’en alla tranquillement. Mais elle ne put s’empêcher demurmurer, tout en marchant : « De tous les gens décevantsque j’ai jamais rencontrés… » Elle n’arriva pas à terminer saphrase, car, à ce moment, un fracas formidable ébranla la forêtd’un bout à l’autre.

Chapitre 7Le Lion et la Licorne

Un instant plus tard des soldats pénétraient sous les arbres aupas de course, d’abord par deux et par trois, puis par dix et parvingt, et, finalement, en si grand nombre qu’ils semblaient remplirtoute la forêt. Alice se posta derrière un arbre, de peur d’êtrerenversée, et les regarda passer.

Elle se dit qu’elle n’avait jamais vu des soldats si peu solidessur leurs jambes : ils trébuchaient toujours sur un obstaclequelconque, et, chaque fois que l’un d’eux tombait, plusieursautres tombaient sur lui, si bien que le sol fut bientôt couvert depetits tas d’hommes étendus.

Puis vinrent les chevaux. Grâce à leurs quatre pattes, ils s’entiraient un peu mieux que les fantassins ; mais, malgré tout,eux aussi trébuchaient de temps en temps ; et, chaque foisqu’un cheval trébuchait, le cavalier ne manquait jamais dedégringoler. Comme le désordre ne cessait de croître, Alice futtout heureuse d’arriver enfin à une clairière où elle trouva le RoiBlanc assis sur le sol, en train d’écrire avec ardeur sur soncarnet.

– Je les ai tous envoyés en avant ! s’écria le Roi d’un tonravi, dès qu’il aperçut Alice. Ma chère enfant, as-tu par hasardrencontré des soldats en traversant le bois ?

– Oui, répondit Alice ; je crois qu’il doit y en avoirplusieurs milliers.

– Il y en a exactement quatre mille deux cent sept, déclara leRoi en se reportant à son carnet. Je n’ai pas pu envoyer tous leschevaux, parce qu’il m’en faut deux pour la partie d’échecs. Et jen’ai pas non plus envoyé les deux Messagers qui sont partis à laville. Regarde donc sur la route si l’un ou l’autre ne revient pas.Eh bien, que vois-tu ?

– Personne, répondit Alice.

– Moi, je voudrais bien avoir des yeux comme les tiens, dit leRoi d’une voix chagrine. Être capable de voir Personne ! Et àune si grande distance, par-dessus le marché ! Tout ce que jepeux faire, moi, c’est de voir les gens qui existentréellement !

Tout ceci était perdu pour Alice qui, une main en abat-jour audessus de ses yeux, continuait à regarder attentivement sur laroute.

– Je vois quelqu’un à présent ! s’exclama-t-elle enfin.Mais il avance très lentement, et il prend des attitudes vraimentbizarres (En effet, le Messager n’arrêtait pas de sauter en l’airet de se tortiller comme une anguille, chemin faisant, en tenantses grandes mains écartées de chaque côté comme des éventails). –Pas du tout, dit le Roi. C’est un Messager anglo-saxon, et sesattitudes sont des attitudes anglo-saxonnes. Il ne se tient ainsique lorsqu’il est heureux. Il s’appelle Haigha.

Alice ne put s’empêcher de commencer :

– J’aime mon ami par H parce qu’il est Heureux. Je déteste monami par H, parce qu’il est Hideux. Je le nourris de… de… de Hachiset d’Herbe. Il s’appelle Haigha, et il vit…

– Il vit sur la Hauteur, continua le Roi très simplement (sansse douter le moins du monde qu’il prenait part au jeu, tandisqu’Alice cherchait encore le nom d’une ville commençant par H).L’autre Messager s’appelle Hatta. Il m’en faut deux, vois-tu… pouraller et venir. Un pour aller, et un pour venir.

– Je vous demande pardon ?

– C’est très mal élevé de demander quelque chose sansajouter : « s’il vous plaît ! » – Je voulaisdire que je n’avais pas compris. Pourquoi un pour aller et un pourvenir ?

– Mais je suis en train de te l’expliquer ! s’écria le Roid’un ton impatienté.

Il m’en faut deux pour aller chercher les choses. Un pour aller,un pour chercher.

À ce moment, le Messager arriva. Beaucoup trop essoufflé pourpouvoir parler, il se contenta d’agiter les mains dans tous lessens et de faire au Roi les plus effroyables grimaces.

– Cette jeune personne t’aime par H, dit le Roi, dans l’espoirde détourner de lui l’attention du Messager.

Mais ce fut en vain : les attitudes anglo-saxonnes sefirent de plus en plus extraordinaires, tandis que Haigha roulaitses gros yeux égarés de côté et d’autre.

– Tu m’inquiètes ! s’exclama le Roi. Je me sens défaillir…Donne-moi un sandwich au hachis !

Sur ce, le Messager, au grand amusement d’Alice, ouvrit un sacpendu autour de son cou et tendit un sandwich au Roi qui le dévoraavidement.

– Un autre sandwich ! demanda le Roi.

– Il ne reste que de l’herbe, à présent, répondit le Messager enregardant dans le sac.

– Eh bien, donne-moi de l’herbe, murmura le Roi d’une voixéteinte.

Alice fut tout heureuse de voir que l’herbe lui rendait beaucoupde forces.

– Il n’y a rien de tel que l’herbe quand on se sent défaillir,dit-il à Alice tout en mâchonnant à belles dents.

– Je croyais qu’il valait mieux qu’on vous jette de l’eau froideau visage, suggéra Alice…. ou bien qu’on vous fasse respirer dessels.

– Je n’ai pas dit qu’il n’y avait rien de mieux, répliqua leRoi. J’ai dit qu’il n’y avait rien de tel.

Ce qu’Alice ne se risqua pas à nier.

– Qui as-tu rencontré sur la route ? poursuivit le Roi, entendant la main au Messager pour se faire donner encore un peud’herbe.

– Personne.

– Tout à fait exact. Cette jeune fille l’a vu également. Ce quiprouve une chose : qui marche plus lentement que toi ?Personne !

– C’est faux, répliqua le Messager d’un ton maussade. C’est toutle contraire : qui marche plus vite que moi ?Personne !

– C’est impossible ! dit le Roi. Si Personne marchait plusvite que toi, il serait arrivé ici le premier… Quoi qu’il en soit,maintenant que tu as retrouvé ton souffle, raconte-nous un peu cequi s’est passé en ville.

– Je vais le murmurer, dit le Messager en mettant ses mains enporte-voix et en se penchant pour être tout près de l’oreille duRoi.

Alice fut très déçue en voyant cela, car elle aussi voulaitentendre la nouvelle. Mais, au lieu de murmurer, le Messager hurlade toutes ses forces :

– Ils sont encore en train de se bagarrer !

– C’est ça que tu appelles murmurer ! s’écria le pauvre Roien sursautant et en se secouant. Si jamais tu recommences, je teferai rouer de coups. Ça m’a traversé la tête comme un tremblementde terre !

« Il faudrait que ce soit un tremblement de terreminuscule ! » pensa Alice.

– Qui est-ce qui est en train de se bagarrer ? serisqua-t-elle à demander.

– Mais voyons, le Lion et la Licorne, bien sûr, répondit leRoi.

– Ils luttent pour la couronne ?

– Naturellement ; et ce qu’il y a de plus drôle dans cetteaffaire, c’est que c’est toujours de ma couronne à moi qu’ils’agit ! Courons vite, on va aller les voir !

Ils partirent, et, tout en courant, Alice se répétait lesparoles de la vieille chanson : Pour la couronne d’or et pourla royauté, Le fier Lion livrait combat à la Licorne.

Elle fuit devant lui à travers la cité, Sans jamais, toutefois,en dépasser les bornes.

Ils eurent du gâteau, du pain noir, du pain blanc ; Puis,de la ville on les chassa tambour battant.

– Et… est-ce que… celui… qui gagne… obtient la couronne ?demanda-t-elle de son mieux, car elle était hors d’haleine à forcede courir.

– Seigneur, non ! répondit le Roi. En voilà uneidée !

– Voudriez-vous être assez bon… dit Alice d’une voix haletante,après avoir couru encore un peu, pour arrêter… une minute… justepour… reprendre haleine ?

– Je suis assez bon, répliqua le Roi, mais je ne suis pas assezfort. Vois-tu, une minute passe beaucoup trop vite pour qu’onpuisse l’arrêter. Autant vaudrait essayer d’arrêter unBandersnatch !

Alice n’ayant pas assez de souffle pour parler tous deuxcontinuèrent, et ils arrivèrent enfin en vue d’une grande foule aumilieu de laquelle le Lion et la Licorne se livraient bataille. Ilsétaient entourés d’un tel nuage de poussière qu’Alice ne put toutd’abord distinguer les combattants ; mais bientôt, ellereconnut la Licorne à sa corne.

Alice et le Roi se placèrent tout près de l’endroit où Hatta,l’autre Messager, était debout en train de regarder lecombat ; il tenait une tasse de thé d’une main et une tartinebeurrée de l’autre.

– Il vient à peine de sortir de prison, et, le jour où on l’y amis, il n’avait pas encore fini son thé, murmura Haigha à l’oreilled’Alice. Là-bas, on ne leur donne que des coquilles d’huîtres…C’est pour ça, vois-tu, qu’il a très faim et très soif… Commentvas-tu, mon cher enfant ? continua-t-il en passant son brasaffectueusement autour du cou de Hatta.

Hatta se retourna, fit un signe de tête, et continua à manger satartine beurrée.

– As-tu été heureux en prison, mon cher enfant ? demandaHaigha.

Hatta se retourna une seconde fois ; une ou deux larmesroulèrent sur ses joues, mais il refusa de dire un mot.

– Parle donc ! Tu sais parler ! s’écria Haigha d’unton impatienté.

Mais Hatta se contenta de mastiquer de plus belle et de boireune gorgée de thé.

– Parle donc ! Tu dois parler ! s’écria le Roi. Où ensont les combattants ?

Hatta fit un effort désespéré et avala un gros morceau de satartine.

– Ils s’en tirent très bien, marmotta-t-il d’une voixétouffée ; chacun d’eux a touché terre à peu prèsquatre-vingt-sept fois.

– En ce cas, je suppose qu’on ne va pas tarder à apporter lepain blanc et le pain noir ? se hasarda à demander Alice.

– Le pain les attend, dit Hatta ; je suis en train d’enmanger un morceau.

Juste à ce moment, le combat prit fin, et le Lion et la Licornes’assirent, haletants, pendant que le Roi criait :

– Dix minutes de trêve ! Qu’on serve lesrafraîchissements !

Haigha et Hatta se mirent immédiatement au travail et firentcirculer des plateaux de pain blanc et de pain noir. Alice en pritun morceau pour y goûter, mais elle le trouva terriblement sec.

– Je crois qu’ils ne se battront plus aujourd’hui, dit le Roi àHatta. Va donner l’ordre aux tambours de commencer.

Et Hatta s’en alla en sautant comme une sauterelle.

Pendant une ou deux minutes, Alice le regarda s’éloigner sansrien dire.

Brusquement, son visage s’éclaira.

– Regardez ! Regardez ! s’écria-t-elle, en tendantvivement le doigt. Voilà la Reine blanche qui court tant qu’ellepeut à travers la campagne ! Elle vient de sortir à touteallure du bois qui est là-bas… Ce que ces Reines peuvent courirvite !

– Elle doit sûrement avoir un ennemi à ses trousses, dit le Roi,sans même se retourner. Ce bois en est plein.

– Mais est-ce que vous n’allez pas vous précipiter à sonsecours ? demanda Alice, très surprise de voir qu’il prenaitla chose si tranquillement.

– Inutile, inutile ! répondit le Roi. Elle court beaucouptrop vite. Autant vaudrait essayer d’arrêter un Bandersnatch !Mais, si tu veux, je vais prendre une note à son sujet… C’estvraiment une excellente créature, marmonna-t-il, en ouvrant soncarnet. Est-ce que tu écris « créature » avec un« k » ?

À ce moment, la Licorne s’approcha d’eux, les mains dans lespoches, d’un pas de promenade.

– Cette fois-ci, c’est moi qui ai eu l’avantage dit-elle au Roien lui jetant un coup d’œil négligent.

– Oui, un tout petit peu, répondit le Roi d’un ton nerveux.Mais, voyez-vous, vous n’auriez pas dû le transpercer de votrecorne.

– Oh, ça ne lui a pas fait mal, déclara la Licorne d’un airdégagé.

Elle s’apprêtait à poursuivre son chemin lorsque son regard seposa par hasard sur Alice : alors elle fit brusquementdemi-tour, et resta un bon moment à la regarder d’une air deprofond dégoût.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle enfin.

– C’est une petite fille ! répondit Haigha vivement, en seplaçant devant Alice pour la présenter, et en tendant ses deuxmains vers elle dans une attitude très anglo-saxonne. Nous l’avonstrouvée aujourd’hui même. Elle est de grandeur naturelle !

– J’avais toujours cru que c’étaient des monstresfabuleux ! s’exclama la Licorne. Est-ce qu’elle est vraimentbien vivante ?

– Elle sait parler, dit Haigha d’un ton solennel.

La Licorne regarda Alice d’un air rêveur, et ordonna :

– Parle, petite fille.

Alice ne put s’empêcher de sourire tout en disant :

– Moi aussi, voyez-vous, j’avais toujours cru que les Licornesétaient des monstres fabuleux ! Je n’avais jamais vu deLicorne vivante !

– Eh bien, maintenant que nous nous sommes vues, si tu crois enmoi, je croirai en toi. Est-ce une affaire entendue ?

– Oui, si vous voulez.

– Allons, mon vieux, apporte-nous le gâteau continua la Licorneen s’adressant au Roi. Je ne veux pas entendre parler de painnoir !

– Certainement… certainement ! marmotta le Roi, en faisantun signe à Haigha.

Ouvre le sac ! murmura-t-il. Vite ! Non, pas celui-là…il ne contient que de l’herbe !

Haigha tira du sac un gros gâteau ; puis il le donna àtenir à Alice, pendant qu’il tirait du sac un plat et un couteau àdécouper. Alice ne put deviner comment tous ces objets étaientsortis du sac. Il lui sembla que c’était un tour deprestidigitation.

Pendant ce temps, le Lion les avait rejoints. Il avait l’airtrès fatigué, très somnolent, et il tenait ses yeux mi-clos.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il, en regardantparesseusement Alice de ses yeux clignotants et en parlant d’unevoix basse et profonde semblable au tintement d’une grossecloche.

– Ah ! justement, qu’est-ce que ça peut bien être ?s’écria vivement la Licorne.

Tu ne le devineras jamais ! Moi, je n’ai pas pu ledeviner.

Le Lion regarda Alice d’un air las.

– Es-tu un animal… un végétal… ou un minéral ? demanda-t-ilen bâillant après chaque mot.

– C’est un monstre fabuleux ! s’écria la Licorne, sansdonner à Alice le temps de répondre.

– Eh bien, passe-nous le gâteau, Monstre, dit le Lion en secouchant et en appuyant son menton sur ses pattes de devant. Vousdeux, asseyez-vous, ordonna-t-il au Roi et à la Licorne. Et qu’onfasse des parts égales !

Le Roi était manifestement très gêné d’être obligé de s’asseoirentre ces deux énormes créatures ; mais il n’y avait pasd’autre place pour lui.

– Quel combat nous pourrions nous livrer pour la couronne en cemoment-ci ! dit la Licorne en regardant sournoisement lacouronne qui était à deux doigts de tomber de la tête du Roi,tellement il tremblait.

– Je gagnerais facilement, affirma le Lion.

– Je n’en suis pas si sûre que ça, répondit la Licorne.

– Allons donc ! tu as fui devant moi à travers toute lacité, espèce de mauviette ! répliqua le Lion d’une voixfurieuse, en se soulevant à demi.

Ici, le Roi, très agité, intervint pour empêcher la querelle des’envenimer.

– À travers toute la cité ? dit-il d’une voix tremblante.Ça fait pas mal de chemin. Êtes-vous passés par le vieux pont oupar la place du marché ? Par le vieux pont, la vue estbeaucoup plus belle.

– Je n’en sais absolument rien, grommela le Lion, tout en serecouchant. Il y avait tant de poussière qu’on ne pouvait rienvoir… Comme le Monstre met du temps à couper ce gâteau !

Alice s’était assise au bord d’un petit ruisseau, le grand platsur les genoux, et sciait le gâteau tant qu’elle pouvait avec lecouteau à découper.

– C’est exaspérant ! répondit-elle au Lion. (Ellecommençait à s’habituer à être appelée « le Monstre »).J’ai déjà coupé plusieurs tranches, mais elles se recollentimmédiatement !

– Tu ne sais pas comment il faut s’y prendre avec les gâteaux duPays du Miroir, dit la Licorne. Fais-le circuler d’abord, etcoupe-le ensuite.

Ceci semblait parfaitement absurde ; mais Alice obéit, seleva, fit circuler le plat, et le gâteau se coupa tout seul entrois morceaux.

– Maintenant, coupe-le, ordonna le Lion, tandis qu’elle revenaità sa place en portant le plat vide.

– Dites donc, ça n’est pas juste ! s’écria la Licorne,tandis qu’Alice, assise, le couteau à la main, se demandait avecembarras comment elle allait faire. Le Monstre a donné au Lion unepart deux fois plus grosse que la mienne !

– De toutes façons, elle n’a rien gardé pour elle, fit observerle Lion.

Aimes-tu le gâteau, Monstre ?

Mais, avant qu’Alice eût pu répondre, les tambours commencèrentà battre.

Elle fut incapable de distinguer d’où venait le bruit : onaurait dit que l’air était plein du roulement des tambours quirésonnait sans arrêt dans sa tête, tant et si bien qu’elle sesentait complètement assourdie.

Elle se leva d’un bond, et, dans sa terreur, elle franchit…

… le ruisseau. Elle eut juste le temps de voir le Lion et laLicorne se dresser, l’air furieux d’être obligés d’interrompre leurrepas. Elle tomba à genoux et se boucha les oreilles de ses mains,pour essayer vainement de ne plus entendre l’épouvantable vacarme.« Si ça ne suffit pas à les chasser de la ville »,pensa-t-elle, « rien ne pourra les fairepartir ! »

Chapitre 8 «C’est de mon invention »

Au bout d’un moment, le bruit sembla décroître peu à peu.Bientôt, un silence de mort régna, et Alice releva la tête, nonsans inquiétude. Ne voyant personne autour d’elle, elle crutd’abord que le Lion, la Licorne et les bizarres Messagersanglo-saxons, n’étaient qu’un rêve. Mais à ses pieds se trouvait legrand plat sur lequel elle avait essayé de couper le gâteau.« Donc, ce n’est pas un rêve, pensa-t-elle, à moins que… àmoins que nous ne fassions tous partie d’un même rêve. Seulement,dans ce cas, j’espère que c’est mon rêve à moi, et non pas celui duRoi Rouge ! Je n’aimerais pas du tout appartenir au rêve d’uneautre personne, continua-t-elle d’un ton plaintif ; j’ai trèsenvie d’aller le réveiller pour voir ce qui sepassera ! » À ce moment, elle fut interrompue dans sesréflexions par un grand cri de : « Holà !Holà ! Échec ! », et un Cavalier recouvert d’unearmure cramoisie arriva droit sur elle au galop, en brandissant ungros gourdin. Juste au moment où il allait l’atteindre, le chevals’arrêta brusquement.

– Tu es ma prisonnière ! cria le Cavalier, en dégringolantà bas de sa monture.

Malgré son effroi et sa surprise, Alice eut plus peur pour luique pour elle sur le moment, et elle le regarda avec une certaineanxiété tandis qu’il se remettait en selle. Dès qu’il futconfortablement assis, il commença à dire une deuxième fois :« Tu es ma pri… », mais il fut interrompu par une autrevoix qui criait : « Holà ! Holà !Échec ! » et Alice, assez surprise, se retourna pour voirqui était ce nouvel ennemi.

Cette fois-ci, c’était un Cavalier Blanc. Il s’arrêta tout prèsd’Alice, et dégringola de son cheval exactement comme le CavalierRouge ; puis, il se remit en selle, et les deux Cavaliersrestèrent à se dévisager sans mot dire, tandis qu’Alice lesregardait tour à tour d’un air effaré.

– C’est ma prisonnière à moi, ne l’oublie pas ! déclaraenfin le Cavalier Rouge.

– D’accord ; mais moi, je suis venu à son secours, et jel’ai délivrée ! répliqua le Cavalier Blanc.

– En ce cas nous allons nous battre pour savoir à qui elle sera,dit le Cavalier Rouge en prenant son casque (qui était pendu à saselle et ressemblait assez à une tête de cheval) et en s’encoiffant.

– Naturellement, tu observeras les Règles du Combat ?demanda le Cavalier Blanc, en mettant son casque à son tour.

– Je n’y manque jamais, répondit le Cavalier Rouge.

Sur quoi, ils commencèrent à se cogner avec tant de fureurqu’Alice alla se réfugier derrière un arbre pour se mettre à l’abrides coups.

« Je me demande ce que les Règles du Combat peuvent bienêtre, pensait-elle, tout en avançant timidement la tête pour mieuxvoir la bataille.

On dirait qu’il y a une Règle qui veut que si un Cavalier touchel’autre il le fait tomber de son cheval, et, s’il le manque, c’estlui-même qui dégringole ; on dirait aussi qu’il y a une autrerègle qui veut qu’ils tiennent leur gourdin avec leur avant-bras,comme Guignol. Quel bruit ils font quand ils dégringolent sur ungarde-feu ! Et ce que les chevaux sont calmes ! Ils leslaissent monter et descendre exactement comme s’ils étaient destables ! » Une autre Règle du Combat, qu’Alice n’avaitpas remarquée, semblait prescrire qu’ils devaient toujours tombersur la tête, et c’est ainsi que la bataille prit fin : tousdeux tombèrent sur la tête, côte à côte. Une fois relevés, ils seserrèrent la main ; puis le Cavalier Rouge enfourcha soncheval et partit au galop.

– J’ai remporté une glorieuse victoire, n’est-ce pas ?déclara le Cavalier Blanc, tout haletant, en s’approchantd’Alice.

– Je ne sais pas, répondit-elle d’un ton de doute. En tout cas,je ne veux être la prisonnière de personne. Je veux être laReine.

– Tu le seras quand tu auras franchi le ruisseau suivant, promitle Cavalier Blanc. Je t’accompagnerai jusqu’à ce que tu sois sortiedu bois ; après ça, vois-tu, il faudra que je m’en revienne.Mon coup ne va pas plus loin.

– Je vous remercie beaucoup, dit Alice. Puis-je vous aider àôter votre casque ?

De toute évidence, il aurait été bien incapable de l’ôter toutseul ; et Alice eut beaucoup de mal à le retirer en lesecouant de toutes ses forces.

– À présent, je respire un peu mieux, déclara le Cavalier, qui,après avoir rejeté à deux mains ses longs cheveux en arrière,tourna vers Alice son visage plein de bonté et ses grands yeux trèsdoux.

La fillette pensa qu’elle n’avait jamais vu un soldat d’aspectaussi étrange. Il était revêtu d’une armure de fer blanc qui luiallait très mal, et il portait, attachée sens dessus dessous surses épaules, une bizarre boîte de bois blanc dont le couverclependait. Alice la regarda avec beaucoup de curiosité.

– Je vois que tu admires ma petite boîte, dit le Cavalier d’unton bienveillant.

C’est une boîte de mon invention, dans laquelle je mets desvêtements et des sandwichs. Vois-tu, je la porte sens dessusdessous pour que la pluie ne puisse pas y entrer.

– Oui, mais les choses qu’elle contient peuvent en sortir, fitobserver Alice d’une voix douce. Savez-vous que le couvercle estouvert ?

– Non, je ne le savais pas, répondit le Cavalier en prenant unair contrarié. En ce cas tout ce qui était dedans a dûtomber ! La boîte ne me sert plus à rien si elle est vide.

Il la détacha tout en parlant, et il s’apprêtait à la jeter dansles buissons lorsqu’une idée sembla lui venir brusquement àl’esprit, car il suspendit soigneusement la boîte à un arbre.

– Devines-tu pourquoi je fais cela ? demanda-t-il àAlice.

Elle fit « non » de la tête.

– Dans l’espoir que les abeilles viendront y nicher… Comme çaj’aurais du miel.

– Mais vous avez une ruche – ou quelque chose qui ressemble àune ruche – attachée à votre selle, fit observer Alice.

– Oui, et c’est même une très bonne ruche, dit le Cavalier d’unton mécontent.

Mais aucune abeille ne s’en est approchée jusqu’à présent. Àcôté il y a une souricière. Je suppose que les souris empêchent lesabeilles de venir… ou bien ce sont les abeilles qui empêchent lessouris de venir … je ne sais pas au juste.

– Je me demandais à quoi la souricière pouvait bien servir. Iln’est guère probable qu’il y ait des souris sur le dos ducheval.

– Peut-être n’est-ce guère probable ; mais si, par hasard,il en venait, je ne veux pas qu’elles se mettent à courir partout…Vois-tu, continua-t-il, après un moment de silence, il vaut mieuxtout prévoir. C’est pour ça que mon cheval porte des anneaux de feraux chevilles.

– Et à quoi servent ces anneaux ? demanda Alice avecbeaucoup de curiosité.

– C’est pour le protéger des morsures de requins. Ça aussi,c’est de mon invention… Et maintenant, aide-moi à me remettre enselle. Je vais t’accompagner jusqu’à la lisière du bois… À quoidonc sert ce plat ?

– Il est fait pour contenir un gâteau.

– Nous ferons bien de l’emmener avec nous. Il sera bien commodesi nous trouvons un gâteau. Aide-moi à le fourrer dans ce sac.

L’opération dura très longtemps. Alice avait beau tenir le sactrès soigneusement ouvert, le Cavalier s’y prenait avec beaucoup demaladresse : les deux ou trois premières fois qu’il essaya defaire entrer le plat, il tomba lui-même la tête dans le sac.

– Vois-tu, c’est terriblement serré, dit-il lorsqu’ils eurentenfin réussi à caser le plat, parce qu’il y a beaucoup dechandeliers dans le sac.

Et il l’accrocha à sa selle déjà chargée de bottes de carottes,de pelles, de pincettes, de tisonniers, et d’un tas d’autresobjets.

– J’espère que tes cheveux tiennent bien ? continua-t-il,tandis qu’ils se mettaient en route.

– Ils tiennent comme d’habitude, répondit Alice en souriant.

– Ça n’est guère suffisant, dit-il d’une voix anxieuse. Vois-tu,le vent est terriblement fort ici. Il est aussi fort que ducafé.

– Avez-vous inventé un système pour empêcher les cheveux d’êtreemportés par le vent ?

– Pas encore ; mais j’ai un système pour les empêcher detomber.

– Je voudrais bien le connaître.

– D’abord tu prends un bâton bien droit. Ensuite tu y faisgrimper tes cheveux, comme un arbre fruitier. La raison qui faitque les cheveux tombent, c’est qu’ils pendent par en bas… Lescheveux ne tombent jamais par en haut, vois-tu.

C’est de mon invention. Tu peux essayer si tu veux.

Mais Alice trouva que ce système n’avait pas l’air trèsagréable. Pendant quelques minutes, elle continua à marcher ensilence, réfléchissant à cette idée et s’arrêtant de temps à autrepour aider le pauvre Cavalier à remonter sur son cheval.

En vérité, c’était un bien piètre cavalier. Toutes les fois quele cheval s’arrêtait (ce qui arrivait très fréquemment), leCavalier tombait en avant ; et toutes les fois que le chevalse remettait en marche (ce qu’il faisait avec beaucoup debrusquerie), le Cavalier tombait en arrière. Ceci mis à part, ilfaisait route sans trop de mal, sauf que, de temps en temps, iltombait de côté ; et comme il tombait presque toujours du côtéoù se trouvait Alice, celle-ci comprit très vite qu’il valait mieuxne pas marcher trop près du cheval.

– Je crains que vous ne vous soyez pas beaucoup exercé à monterà cheval, se risqua-t-elle à dire, tout en le relevant après sacinquième chute.

À ces mots, le Cavalier prit un air très surpris et un peublessé.

– Qu’est-ce qui te fait croire cela ? demanda-t-il, tandisqu’il regrimpait en selle en s’agrippant d’une main aux cheveuxd’Alice pour s’empêcher de tomber de l’autre côté.

– C’est que les gens tombent un peu moins souvent que vous quandils se sont exercés pendant longtemps.

– Je me suis exercé très longtemps, affirma le Cavalier d’un tonextrêmement sérieux, oui, très longtemps !

Alice ne trouva rien de mieux à répondre que :« Vraiment ? » mais elle le dit aussi sincèrementqu’elle le put. Sur ce, ils continuèrent à marcher ensilence : le Cavalier, les yeux fermés, marmottait quelquechose entre ses dents, et Alice attendait anxieusement la prochainechute.

– Le grand art en matière d’équitation, commença brusquement leCavalier d’une voix forte, en faisant de grands gestes avec sonbras droit, c’est de garder…

La phrase s’arrêta là aussi brusquement qu’elle avait commencé,et le Cavalier tomba lourdement la tête la première sur le sentierqu’Alice était en train de suivre.

Cette fois, elle eut très peur, et demanda d’une voix anxieuse,tout en l’aidant à se relever :

– J’espère que vous ne vous êtes pas cassé quelquechose ?

– Rien qui vaille la peine d’en parler, répondit le Cavalier,comme s’il lui était tout à fait indifférent de se casser deux outrois os. Comme je le disais, le grand art en matière d’équitation,c’est de… garder son équilibre. Comme ceci, vois-tu…

Il lâcha la bride, étendit les deux bras pour montrer à Alice cequ’il voulait dire, et, cette fois, s’aplatit sur le dos juste sousles sabots du cheval.

– Je me suis exercé très longtemps ! répéta-t-il sansarrêt, pendant qu’Alice le remettait sur pied. Très, trèslongtemps !

– C’est vraiment trop ridicule ! s’écria la filletteperdant patience. Vous devriez avoir un cheval de bois monté surroues !

– Est-ce que cette espèce de cheval marche sans secousses ?demanda le Cavalier d’un air très intéressé, tout en serrant àpleins bras le cou de sa monture, juste à temps pour s’empêcher dedégringoler une fois de plus.

– Ces chevaux-là marchent avec beaucoup moins de secousses qu’uncheval vivant, dit Alice, en laissant fuser un petit éclat de rire,malgré tout ce qu’elle put faire pour se retenir.

– Je m’en procurerai un, murmura le Cavalier d’un ton pensif. Unou deux… et même plusieurs.

Il y eut un court silence ; après quoi, ilpoursuivit :

– Je suis très fort pour inventer des choses. Par exemple, jesuis sûr que, la dernière fois où tu m’as aidé à me relever, tu asremarqué que j’avais l’air préoccupé.

– Vous aviez l’air très sérieux.

– Eh bien, juste à ce moment-là, j’étais en train d’inventer unnouveau moyen de franchir une barrière… Veux-tu que je tel’enseigne ?

– J’en serai très heureuse, répondit Alice poliment.

– Je vais t’expliquer comment ça m’est venu. Vois-tu, je me suisdit ceci : « La seule difficulté consiste à faire passerles pieds, car, pour ce qui est de la tête, elle est déjà assezhaute. » Donc, je commence par mettre la tête sur le haut dela barrière… à ce moment-là, ma tête est assez haute… Ensuite je memets debout sur la tête… à ce moment-là, vois-tu, mes pieds sontassez hauts… Et ensuite, vois-tu, je me trouve de l’autre côté.

– En effet, je suppose que vous vous trouveriez de l’autre côtéaprès avoir fait cela, dit Alice d’un ton pensif ; mais necroyez-vous pas que ce serait assez difficile ?

– Je n’ai pas encore essayé, répondit-il très gravement ;c’est pourquoi je n’en suis pas sûr… Mais je crains, en effet, quece ne soit assez difficile.

Il avait l’air si contrarié qu’Alice se hâta de changer de sujetde conversation.

– Quel curieux casque vous avez ! s’exclama-t-elle d’unevoix gaie. Est-ce qu’il est de votre invention, luiaussi ?

Le Cavalier regarda d’un air fier le casque qui pendait à saselle.

– Oui, dit-il ; mais j’en ai inventé un autre qui étaitbien mieux que celui-ci : en forme de pain de sucre. Quand jele portais, si, par hasard, je tombais de mon cheval, il touchaitle sol presque immédiatement ; ce qui fait que je ne tombaispas de très haut, vois-tu… Seulement, bien sûr, il y avait undanger : c’était de tomber dedans. Ça m’est arrivé unefois… ; et, le pire, c’est que, avant que j’aie pu en sortir,l’autre Cavalier Blanc est arrivé et se l’est mis sur la tête,croyant que c’était son casque à lui.

Il racontait cela d’un ton si solennel qu’Alice n’osa pasrire.

– Vous avez dû lui faire du mal, j’en ai bien peur, fit-elleobserver d’une voix tremblotante, puisque vous étiez sur satête.

– Naturellement, j’ai été obligé de lui donner des coups depieds, répliqua le Cavalier le plus sérieusement du monde. Alors,il a enlevé le casque… mais il a fallu des heures et des heurespour m’en faire sortir… J’étais tout écorché ; j’avais levisage à vif… comme l’éclair.

– On dit : « vif comme l’éclair » et non pas« à vif », objecta Alice, ce n’est pas la même chose.

Le Cavalier hocha la tête.

– Pour moi, je t’assure que c’était tout pareil !répondit-il.

Là-dessus, il leva les mains d’un air agité, et, immédiatement,il dégringola de sa selle pour tomber la tête la première dans unfossé profond.

Alice courut au bord du fossé pour voir ce qu’il était devenu.Cette dernière chute lui avait causé une brusque frayeur :étant donné que le Cavalier était resté ferme en selle pendant unbon bout de temps, elle craignait qu’il ne se fût vraiment faitmal. Mais, quoiqu’elle ne pût voir que la plante de ses pieds, ellefut très soulagée de l’entendre continuer à parler de son ton devoix habituel.

– Pour moi, c’était tout pareil, répéta-t-il ; mais, lui,il a fait preuve d’une grande négligence en mettant le casque d’unautre homme… surtout alors que cet homme était dedans !

– Comment pouvez-vous faire pour parler tranquillement, la têteen bas ? demanda Alice, qui le tira par les pieds et le déposaen un tas informe au bord du fossé.

Le Cavalier eut l’air surpris de sa question.

– La position dans laquelle se trouve mon corps n’a aucuneespèce d’importance, répondit-il. Mon esprit fonctionne tout aussibien. En fait, plus j’ai la tête en bas, plus j’invente de chosesnouvelles… Ce que j’ai fait de plus habile, continua-t-il après unmoment de silence, ç’a été d’inventer un nouveau pudding, pendantqu’on en était au plat de viande.

– À temps pour qu’on puisse le faire cuire pour le servicesuivant ? Ma foi, ç’a été du travail vite fait.

– Eh bien, non, pas pour le service suivant, déclara le Cavalierd’une voix lente et pensive non, certainement pas pour le servicesuivant.

– Alors ce devait être pour le jour suivant ; car jesuppose que vous n’auriez pas voulu deux puddings dans un mêmerepas ?

– Eh bien, non, pas pour le jour suivant ; non,certainement pas pour le jour suivant… En fait, continua-t-il enbaissant la tête, tandis que sa voix devenait de plus en plusfaible, je crois que ce pudding n’a jamais été préparé.

Et pourtant j’avais montré une grande habileté en inventant cepudding.

– Avec quoi aviez-vous l’intention de le faire ? demandaAlice, dans l’espoir de lui remonter le moral, car il avait l’airtrès abattu.

– Ça commençait par du papier buvard, répondit le Cavalier enpoussant un gémissement.

– Ça ne serait pas très bon à manger ; je crains que…

– Ça ne serait pas très bon, tout seul, déclara-t-il vivement.Mais tu n’imagines pas quelle différence ça ferait si on lemélangeait avec d’autres choses… par exemple, de la poudre dechasse et de la cire à cacheter… Ici, il faut que je te quitte.

Alice ne souffla mot ; elle avait l’air tout déconcertée,car elle pensait un pudding.

– Tu es bien triste, dit le Cavalier d’une voix anxieuse ;laisse-moi te chanter une chanson pour te réconforter.

– Est-elle très longue ? demanda Alice, car elle avaitentendu pas mal de poésies ce jour-là.

– Elle est longue, dit le Cavalier, mais elle est très, trèsbelle. Tous ceux qui me l’entendent chanter…. ou bien les larmesleur montent aux yeux, ou bien…

– Ou bien quoi ? dit Alice, car le Cavalier s’étaitinterrompu brusquement.

– Ou bien elles ne leur montent pas aux yeux… Le nom de lachanson s’appelle : « Yeux deBrochet ».

– Ah, vraiment, c’est le nom de la chanson ? dit Alice enessayant de prendre un air intéressé.

– Pas du tout, tu ne comprends pas, répliqua le Cavalier, un peuvexé. C’est ainsi qu’on appelle le nom. Le nom, c’est :« Le Vieillard chargé d’Ans ».

– En ce cas j’aurais dû dire : « C’est ainsi ques’appelle la chanson ? » demanda Alice pour secorriger.

– Pas du tout, c’est encore autre chose. La chansons’appelle : « Comment s’y prendre ». C’estainsi qu’on appelle la chanson ; mais, vois-tu, ce n’est pasla chanson elle-même.

– Mais qu’est-ce donc que la chanson elle-même ? demandaAlice, complètement éberluée.

– J’y arrivais, dit le Cavalier. La chanson elle-même,c’est : « Assis sur la Barrière » ; etl’air est de mon invention.

Sur ces mots, il arrêta son cheval et laissa retomber la bridesur son cou ; puis, battant lentement la mesure d’une main,son visage doux et stupide éclairé par un léger sourire, ilcommença.

De tous les spectacles étranges qu’elle vit pendant son voyage àtravers le Pays du Miroir, ce fut celui-là qu’Alice se rappelatoujours le plus nettement.

Plusieurs années plus tard, elle pouvait évoquer toute la scènecomme si elle s’était passée la veille : les doux yeux bleuset le bon sourire du Cavalier… le soleil couchant qui donnait surses cheveux et brillait sur son armure dans un flamboiement delumière éblouissante… le cheval qui avançait paisiblement, lesrênes flottant sur son cou, en broutant l’herbe à ses pieds… lesombres profondes de la forêt à l’arrière-plan : tout cela segrava dans sa mémoire comme si c’eût été un tableau, tandis que,une main en abat-jour au-dessus de ses yeux, appuyée contre unarbre, elle regardait l’étrange couple formé par l’homme et labête, en écoutant, comme en rêve, la musique mélancolique de lachanson.

« Mais l’air n’est pas de son invention » sedit-elle ; « c’est l’air de : « Je te donnetout, je ne puis faire plus »[footnote]Il s’agit d’untrès long poème de Thomas Moore, professeur de musique à Oxford en1848.[/footnote].

Elle écouta très attentivement, mais les larmes ne lui montèrentpas aux yeux.

 

Je vais te contermaintenant

L’histoire singulière

De ce bon vieillard chargéd’ans.

Assis sur la barrière.

 

« Qui es-tu ? Quel estton gagne-pain ? »

Dis-je à cette relique.

Comme un tamis retient duvin,

Je retins sa réplique.

 

« Je pourchasse lespapillons

Qui volent dans lesnues ;

J’en fais des pâtés demouton,

Que je vends dans lesrues.

 

Je les vends à de fiersmarins

Qui aux flotss’abandonnent ;

Et c’est là mon seulgagne-pain…

Faites-moi doncl’aumône. »

 

Mais, moi, qui concevais ceplan :

Teindre en vert mesmoustaches

Et me servir d’un grandécran

Pour que nul ne lesache,

 

Je dis (n’ayant rienentendu),

À cette vieillebête :

« Allons, voyons !Comment vis-tu ? »

Et lui cognai la tête.

 

Il me réponditaussitôt :

« Je cours à rendrel’âme,

Et lorsque je trouve unruisseau

Vivement, jel’enflamme ;

 

On fait de l’huile pourcheveux

De cette eausouveraine ;

Moi, je reçois un sou oudeux ;

C’est bien peu pour mapeine. »

 

Mais je pensais à unmoyen

De me nourrir de beurre,

Et ne manger rien d’autre,afin

D’engraisser d’heure enheure.

 

Je le secouai sansfaçon,

Et dis, pleind’impatience :

« Allons, commentvis-tu ? quels sont

Tes moyensd’existence ? »

 

« Je cherche des yeux debrochets

Sur l’herbe radieuse,

J’en fais des boutons degilets

Dans la nuitsilencieuse.

 

Je ne demande nidiamants

Ni une boursepleine ;

Mais, pour un sou, à toutvenant,

J’en donne une douzaine.

 

Aux crabes, je tends desgluaux,

J’en fais un grandmassacre ;

Où je vais par monts et parvaux.

Chercher des roues defiacre.

 

Voilà comment, envérité,

J’amasse des richesses…

Je boirais bien à lasanté

De Votre NobleAltesse. »

 

Je l’entendis, ayanttrouvé

Un moyen très facile

D’empêcher les ponts derouiller

En les plongeant dansl’huile.

 

Je le félicitai d’avoir

Amassé des richesses

Et, plus encore, devouloir

Boire à Ma NobleAltesse.

 

Et maintenant, lorsque,parfois,

Je déchire mes poches,

Ou quand j’insère mon pieddroit

Dans ma chaussuregauche,

 

Ou quand j’écrase un de mesdoigts

Sous une lourde roche,

Je sanglote, en merappelant

Ce vieillard au verbe silent,

 

Aux cheveux si longs et siblancs,

Au visage sombre ettroublant,

Aux yeux remplis d’un feuardent,

Que déchiraient tant detourments,

Qui se balançaitdoucement,

 

En marmottant etmarmonnant

Comme s’il eût mâché desglands,

Et renâclait comme unélan…

… Ce soir d’été, il y alongtemps,

Assis sur la barrière

 

Tout en chantant les dernières paroles de la ballade, leCavalier reprit les rênes en main et tourna la tête de son chevaldans la direction d’où ils étaient venus.

– Tu n’as que quelques mètres à faire, dit-il, pour descendre lacolline et franchir ce petit ruisseau ; ensuite, tu serasReine… Mais tout d’abord, tu vas assister à mon départ, n’est-cepas ? ajouta-t-il, en voyant qu’Alice détournait les yeux delui d’un air impatient. J’aurai vite fait. Tu attendras jusqu’à ceque je sois arrivé à ce tournant de la route que tu vois là-bas,et, à ce moment-là, tu agiteras ton mouchoir… veux-tu ? Jecrois que ça me donnera du courage.

– J’attendrai, bien sûr. Merci beaucoup de m’avoir accompagnéesi loin… et merci également de la chanson… elle m’a beaucoupplu.

– Je l’espère, dit le Cavalier d’un ton de doute mais tu n’aspas pleuré autant que je m’y attendais.

Là-dessus, ils se serrèrent la main ; puis, le Cavaliers’enfonça lentement dans la forêt.

« Je suppose que je n’aurai pas longtemps à attendre pourassister à son départ…de sur son cheval ! » pensa Alice,en le regardant s’éloigner. « Là, ça y est ! En plein surla tête, comme d’habitude ! Malgré tout, il se remet en selleassez facilement… sans doute parce qu’il y a tant de chosesaccrochées autour du cheval… » Elle continua à se parler de lasorte, tout en regardant le cheval avancer paisiblement sur laroute, et le Cavalier dégringoler tantôt d’un côté, tantôt del’autre. Après la quatrième ou la cinquième chute il arriva autournant, et Alice agita son mouchoir vers lui, en attendant qu’ileût disparu.

« J’espère que ça lui aura donné du courage », sedit-elle, en faisant demi-tour jusqu’au bas de la colline.« Maintenant, à moi le dernier ruisseau et la couronne deReine ! Ça va être magnifique ! » Quelques pasl’amenèrent au bord du ruisseau.

« Enfin ! voici la Huitième Case ! »s’écria-t-elle, en le franchissant d’un bond…

… et en se jetant, pour se reposer, sur une pelouse aussimoelleuse qu’un tapis de mousse, toute parsemée de petits parterresde fleurs.

« Oh ! que je suis contente d’être ici ! Mais,qu’est-ce que j’ai donc sur la tête ? » s’exclama-t-elled’une voix consternée, en portant la main à un objet très lourd quilui serrait le front.

« Voyons, comment se fait-il que ce soit venu là sans queje le sache ? » se dit-elle en soulevant l’objet et en leposant sur ses genoux pour voir ce que cela pouvait bien être.

C’était une couronne d’or.

Chapitre 9La Reine Alice

« Ça, alors, c’est magnifique ! » dit Alice.« Jamais je ne me serais attendue à être Reine si tôt… Et,pour vous dire la vérité, Votre Majesté », ajouta-t-elle d’unton sévère (elle aimait beaucoup se réprimander de temps en temps),« il est impossible de continuer à vous prélasser sur l’herbecomme vous le faites ! il faut que les Reines aient un peu dedignité, voyons ! » En conséquence, elle se leva et semit à marcher, assez raidement pour commencer, car elle avait peurque sa couronne ne tombât, mais elle se consola en pensant qu’iln’y avait personne pour la regarder. « Et d’ailleurs, dit-elleen se rasseyant, si je suis vraiment Reine, je m’en tirerai trèsbien au bout d’un certain temps. » Il lui était arrivé deschoses si étranges qu’elle ne fut pas étonnée le moins du monde des’apercevoir que la Reine Rouge et la Reine Blanche étaient assisestout près d’elle, une de chaque côté. Elle aurait bien voulu leurdemander comment elles étaient venues là, mais elle craignait quece ne fût pas très poli. Néanmoins, elle pensa qu’il n’y auraitaucun mal à demander si la partie était finie.

– S’il vous plaît, commença-t-elle en regardant timidement laReine Rouge, voudriez-vous m’apprendre…

– Tu ne dois parler que lorsqu’on t’adresse la parole ! ditla Reine Rouge en l’interrompant brutalement.

– Mais si tout le monde suivait cette règle, répliqua Alice(toujours prête à entamer une petite discussion), si on ne parlaitque lorsqu’une autre personne vous adressait la parole, et sil’autre personne attendait toujours que ce soit vous quicommenciez, alors, voyez-vous, personne ne dirait jamais rien, desorte que…

– C’est ridicule ! s’exclama la Reine. Voyons, mon enfant,ne vois-tu pas que…

Ici, elle s’interrompit en fronçant les sourcils puis, aprèsavoir réfléchi une minute, elle changea brusquement de sujet deconversation :

– Pourquoi disais-tu tout à l’heure : « Si je suisvraiment Reine ? » Quel droit as-tu à te donner cetitre ? Tu ne peux être Reine avant d’avoir subi l’examen quiconvient. Et plus tôt nous commencerons, mieux ça vaudra.

– Mais je n’ai fait que dire : « Si », réponditla pauvre Alice d’un ton piteux.

Les deux Reines s’entre-regardèrent, et la Reine Rouge murmuraen frissonnant :

– Elle prétend qu’elle n’a fait que dire « si »…

– Mais elle a dit beaucoup plus que cela ! gémit la ReineBlanche en se tordant les mains. Oh ! elle a dit beaucoup,beaucoup plus que cela !

– C’est tout à fait exact, ma petite, fit observer la ReineRouge à Alice. Dis toujours la vérité… réfléchis avant de parler…et écris ensuite ce que tu as dit.

– Mais je suis sûre que je ne voulais rien dire…. commençaAlice.

La Reine Rouge l’interrompit brusquement :

– C’est justement cela que je te reproche ! Tu aurais dûvouloir dire quelque chose ! À quoi peut bien servir un enfantqui ne veut rien dire ? Même une plaisanterie doit vouloirdire quelque chose… et il me semble qu’un enfant est plus importantqu’une plaisanterie. Tu ne pourrais pas nier cela, même si tuessayais avec tes deux mains.

– Je ne nie pas les choses avec mes mains, objecta Alice.

– Je n’ai jamais prétendu cela, répliqua la Reine Rouge. J’aidit que tu ne pourrais pas le faire, même si tu essayais.

– Elle est dans un tel état d’esprit, reprit la Reine Blanche,qu’elle veut à tout prix nier quelque chose… Seulement elle ne saitpas quoi nier.

– Quel détestable caractère ! s’exclama la Reine Rouge.

Après quoi il y eut une ou deux minutes de silence gênant.

La Reine Rouge le rompit en disant à la Reine Blanche :

– Je vous invite au dîner que donne Alice ce soir.

La Reine Blanche eut un pâle sourire, et répondit :

– Et moi, je vous invite à mon tour.

– Je ne savais pas que je devais donner un dîner, déclaraAlice ; mais, s’il en est ainsi, il me semble que c’est moiqui dois faire les invitations.

– Nous t’en avons donné l’occasion, déclara la Reine Rouge, maissans doute n’as-tu pas pris beaucoup de leçons depolitesse ?

– Ce n’est pas avec des leçons qu’on apprend la politesse, ditAlice. Les leçons, c’est pour apprendre à faire des opérations, etdes choses de ce genre.

– Sais-tu faire une Addition ? demanda la Reine Blanche.Combien font un plus un plus un plus un plus un plus un plus unplus un plus un plus un ?

– Je ne sais pas, j’ai perdu le compte.

– Elle ne sait pas faire une Addition, dit la Reine Rouge.Sais-tu faire une Soustraction ? Ote neuf de huit.

– Je ne peux pas ôter neuf de huit, répondit vivementAlice ; mais…

– Elle ne sais pas faire une Soustraction, déclara la ReineBlanche. Sais-tu faire une Division ? Divise un pain par uncouteau… qu’est-ce que tu obtiens ?

– Je suppose…. commença Alice. Mais la Reine répondit pourelle :

– Des tartines beurrées, naturellement. Essaie une autreSoustraction. Ôte un os d’un chien : que reste-t-il ?

Alice réfléchit :

– L’os ne resterait pas, bien sûr, si je le prenais… et le chienne resterait pas, il viendrait me mordre… et je suis sûre que, moi,je ne resterais pas !

– Donc, tu penses qu’il ne resterait rien ? demanda laReine Rouge.

– Oui, je crois que c’est la Réponse.

– Tu te trompes, comme d’habitude ; il resterait lapatience du chien.

– Mais je ne vois pas comment…

– Voyons, écoute-moi ! s’écria la Reine Rouge. Le chienperdrait patience, n’est-ce pas ?

– Oui, peut-être, dit Alice prudemment.

– Eh bien, si le chien s’en allait, sa patience resterait !s’exclama la Reine.

Alice fit alors observer d’un ton aussi sérieux quepossible :

– Ils pourraient aussi bien s’en aller chacun de leur côté.

Mais elle ne put s’empêcher de penser : « Quellesbêtises nous disons ! »

– Elle est absolument incapable de faire des opérations !s’exclamèrent les deux Reines en même temps d’une voix forte.

– Et vous, savez-vous faire des opérations ? demanda Aliceen se tournant brusquement vers la Reine Blanche, car elle n’aimaitpas être prise en défaut.

La Reine ouvrit la bouche comme si elle suffoquait, et ferma lesyeux.

– Je suis capable de faire une Addition si on me donne assez detemps, déclara-t-elle, mais je suis absolument incapable de faireune Soustraction !

– Naturellement, tu sais ton Alphabet ? dit la ReineRouge.

– Bien sûr que je le sais !

– Moi aussi, murmura la Reine Blanche. Nous le réciteronssouvent ensemble, ma chère petite. Et je vais te dire un secret… jesais lire les mots d’une lettre ! N’est-ce pasmagnifique ? Mais, ne te décourage pas : tu y arriveras,toi aussi, au bout de quelque temps.

Ici, la Reine Rouge intervint de nouveau.

– Es-tu forte en leçons de choses ? demanda-t-elle. Commentfait-on le pain ?

– Ça, je le sais ! s’écria vivement Alice. On prend de lafleur de farine…

– Où est-ce qu’on cueille cette fleur ? demanda la ReineBlanche. Dans un jardin, ou sous les haies ?

– Mais, on ne la cueille pas du tout, expliqua Alice ; onla moud…

– Moût de raisin ou mou de veau ? dit la Reine Blanche. Tuoublies toujours des détails importants.

– Éventons-lui la tête ! intervint la Reine Rouge d’unevoix anxieuse. Elle va avoir la fièvre à force de réfléchirtellement.

Sur quoi, les deux Reines se mirent à la besogne et l’éventèrentavec des poignées de feuilles, jusqu’à ce qu’elle fût obligée deles prier de s’arrêter, parce que cela lui faisait voler lescheveux dans tous les sens.

– Elle est remise, à présent, déclara la Reine Rouge. Connais-tules Langues Étrangères ? Comment dit-on« Turlututu » en allemand ?

– « Turlututu » n’est pas un mot anglais, réponditAlice très sérieusement.

– Qui a dit que c’en était un ? demanda la Reine Rouge.

Alice crut avoir trouvé un moyen de se tirerd’embarras :

– Si vous me dites à quelle langue appartient le mot« turlututu », je vous dirai comment il se dit enallemand ! s’exclama-t-elle d’un ton de triomphe.

Mais la Reine Rouge se redressa rapidement de toute sa hauteuren déclarant :

– Les Reines ne font jamais de marché.

« Je voudrais bien que les Reines ne posent jamais dequestions », pensa Alice.

– Ne nous disputons pas, dit la Reine Blanche d’une voixanxieuse. Quelle est la cause de l’éclair ?

– La cause de l’éclair, commença Alice d’un ton décidé, car ellese sentait très sûre d’elle, c’est le tonnerre… Non, non !ajouta-t-elle vivement pour se corriger, je voulais dire lecontraire.

– Trop tard, déclara la Reine Rouge ; une fois que tu asdit quelque chose, c’est définitif, et il faut que tu en subissesles conséquences.

– Cela me rappelle…, commença la Reine Blanche en baissant lesyeux et en croisant et décroisant les mains nerveusement, que nousavons eu un orage épouvantable mardi dernier… je veux dire pendantun de nos derniers groupes de mardis.

– Dans mon pays à moi, fit observer Alice, il n’y a qu’un jour àla fois.

La Reine Rouge répondit :

– Voilà une façon bien mesquine de faire les choses. Ici,vois-tu, les jours et les nuits vont par deux ou par trois à lafois ; et même, en hiver, il nous arrive d’avoir cinq nuits desuite… pour avoir plus chaud, vois-tu.

– Est-ce que cinq nuits sont plus chaudes ? se risqua àdemander Alice.

– Bien sûr, cinq fois plus chaudes.

– Mais, en ce cas, elles devraient être aussi cinq fois plusfroides…

– Tout à fait exact ! s’écria la Reine Rouge. Cinq foisplus chaudes, et aussi cinq fois plus froides ; de même que jesuis cinq fois plus riche que toi, et aussi cinq fois plusintelligente !

Alice soupira, et renonça à continuer la discussion. « Çaressemble tout à fait à une devinette qui n’aurait pas deréponse ! » pensa-t-elle.

– Le Gros Coco l’a entendu, lui aussi, continua la Reine Blancheà voix basse, comme si elle se parlait à elle-même. Il est venu àla porte un tire-bouchon à la main…

– Pourquoi faire ? demanda la Reine Rouge.

– Il a dit qu’il voulait entrer à toute force parce qu’ilcherchait un hippopotame. Or, il se trouvait qu’il n’y avait riende pareil dans la maison ce matin-là.

– Y a-t-il des hippopotames chez vous d’habitude ? demandaAlice d’un ton surpris.

– Ma foi, le jeudi seulement, répondit la Reine.

– Je sais pourquoi le Gros Coco est venu vous voir, dit Alice.Il voulait punir les poissons, parce que…

À ce moment, la Reine Blanche reprit :

– Tu ne peux pas t’imaginer quel orage effroyable ç’a été !Le vent a arraché une partie du toit, et il est entré un grosmorceau de tonnerre… qui s’est mis à rouler dans toute la pièce… età renverser les tables et les objets !…

J’ai eu si peur que j’étais incapable de me rappeler monnom !

« Jamais je n’essaierais de me rappeler mon nom au milieud’un accident ! À quoi cela pourrait-il bienservir ? » pensa Alice ; mais elle se garda bien dedire cela à haute voix, de peur de froisser la pauvre Reine.

– Que Votre Majesté veuille bien l’excuser, dit la Reine Rouge àAlice, en prenant une des mains de la Reine Blanche dans lessiennes et en la tapotant doucement. Elle est pleine de bonnevolonté, mais, en général, elle ne peut s’empêcher de raconter desbêtises.

La Reine Blanche regarda timidement Alice ; celle-ci sentitqu’elle devait absolument dire quelque chose de gentil, mais ellene put rien trouver.

– Elle n’a jamais été très bien élevée, continua la Reine Rouge.Pourtant elle a un caractère d’une douceur angélique !Tapote-lui la tête, et tu verras comme elle seracontente !

Mais Alice n’eut pas ce courage.

– Il suffit de lui témoigner un peu de bonté et de lui mettreles cheveux en papillotes, pour faire d’elle tout ce qu’onveut…

La Reine Blanche poussa un profond soupir et posa sa tête surl’épaule d’Alice.

– J’ai terriblement sommeil ! gémit-elle.

– La pauvre, elle est fatiguée ! s’exclama la Reine Rouge.Lisse-lui les cheveux… prête-lui ton bonnet de nuit… et chante-luiune berceuse.

– Je n’ai pas de bonnet de nuit sur moi, dit Alice en essayantd’obéir à la première partie de ces instructions, et je ne connaispas de berceuse.

– En ce cas, je vais en chanter une moi-même, déclara la ReineRouge.

Et elle commença en ces termes :

 

Reine, faites dodo sur les genouxd’Alice.

Avant de vous asseoir à tableavec délice ;

Le repas terminé, nous partironsau bal,

Et danserons avec un plaisir sanségal !

 

– Maintenant que tu connais les paroles, ajouta-t-elle en posantsa tête sur l’autre épaule d’Alice, chante-la moi, à mon tour, car,moi aussi, j’ai très sommeil.

Un instant plus tard les deux Reines dormaient profondément etronflaient tant qu’elles pouvaient.

« Que dois-je faire ? » s’exclama Alice, enregardant autour d’elle d’un air perplexe, tandis que l’une desdeux têtes rondes, puis l’autre, roulaient de ses épaules pourtomber comme deux lourdes masses sur ses genoux. « Je croisqu’il n’est jamais arrivé à personne d’avoir à prendre soin de deuxReines endormies en même temps ! Non, jamais, dans toutel’histoire d’Angleterre… D’ailleurs, ça n’aurait pas pu arriver,puisqu’il n’y a jamais eu plus d’une Reine à la fois…Réveillez-vous donc, vous autres !… Ce qu’elles sontlourdes ! » continua-t-elle d’un ton impatienté. Maiselle n’obtint pas d’autre réponse qu’un léger ronflement.

Peu à peu, le ronflement devint de plus en plus net et ressemblade plus en plus à un air de musique. Finalement, elle parvint mêmeà distinguer des mots, et elle se mit à écouter si attentivementque, lorsque les deux grosses têtes s’évanouirent brusquement desur ses genoux, c’est tout juste si elle s’en aperçut.

Elle se trouvait à présent debout devant un porche voûté.Au-dessus de la porte se trouvaient les mots : REINE ALICE engrosses lettres, et, de chaque côté, il y avait une poignée desonnette ; l’une était marquée : « Sonnette desVisiteurs », l’autre : « Sonnette desDomestiques ».

« Je vais attendre la fin de la chanson, pensa Alice, etpuis je tirerai la…la… Mais, au fait, quelle sonnette faut-il queje tire ? » continua-t-elle, fort intriguée. « Je nesuis pas une visiteuse et je ne suis pas une domestique. Il devraity avoir une poignée de sonnette marquée « Reine »…

Juste à ce moment, la porte s’entrebâilla légèrement. Unecréature pourvue d’un long bec passa la tête par l’ouverture,dit : « Défense d’entrer avant deuxsemaines ! » puis referma la porte avec fracas.

Alice frappa et sonna en vain pendant longtemps. À la fin, unetrès vieille grenouille assise sous un arbre se leva et vint verselle en clopinant ; elle portait un habit d’un jaune éclatantet d’énormes bottes.

– Quoi que vous voulez ? murmura la Grenouille d’une voixgrave et enrouée.

Alice se retourna, prête à réprimander la première personne quise présenterait.

– Où est le domestique chargé de répondre à cette porte ?commença-t-elle.

– Quelle porte ? demanda la Grenouille.

Elle parlait si lentement, d’une voix si traînante, qu’Alice,toute irritée, faillit frapper du pied sur le sol.

– Cette porte-là, bien sûr !

La Grenouille regarda la porte de ses grands yeux ternes pendantune bonne minute ; puis elle s’en approcha et la frotta de sonpouce comme pour voir si la peinture s’en détacherait ; puis,elle regarda Alice.

– Répondre à la porte ? dit-elle. Quoi c’est-y qu’elle ademandé ? (Elle était si enrouée que c’est tout juste si lafillette pouvait l’entendre.)

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, déclaraAlice.

– Ben, quoi, j’vous cause pas en chinois, pas ? continua laGrenouille. Ou c’est-y, des fois, qu’vous seriez sourde ? Quoiqu’elle vous a demandé, c’te porte ?

– Rien ! s’écria Alice, impatientée. Voilà un moment que jetape dessus !

– Faut pas faire ça… faut pas, murmura la Grenouille. Parce queça la contrarie, pour sûr.

Là-dessus, elle se leva et alla donner à la porte un grand coupde pied.

– Faut lui ficher la paix, dit-elle, toute haletante, enregagnant son arbre clopin-clopant ; et alors, elle vousfichera la paix à vous.

À ce moment la porte s’ouvrit toute grande, et on entendit unevoix aiguë qui chantait :

 

Au peuple du Miroir Alice adéclaré :

« Je tiens le sceptre enmain, j’ai le chef couronné,

Asseyez-vous à table, ô sujets duMiroir ;

Les deux Reines et moi vousinvitons ce soir ! »

 

Puis des centaines de voix entonnèrent en chœur lerefrain :

 

Qu’on emplisse les verres, aubruit des chansons !

Qu’on saupoudre la table et deterre et de son !

Mettez des chats dans l’huile etdes rats dans le thé.

Vingt fois deux fois bienvenueVotre Majesté

 

On entendit ensuite des acclamations confuses, et Alicepensa : « Vingt fois deux font quarante. Je me demande siquelqu’un tient le compte des acclamations. » Au bout d’uneminute, le silence se rétablit, et la même voix aiguë chanta unsecond couplet :

 

« Ô sujets du Miroir, ditAlice, approchez !

C’est un très grand honneur quede me contempler.

Ainsi que de manger et de boire àla fois,

Avec les Reines Rouge et Blancheet avec moi ! »

 

Le chœur reprit :

Qu’on emplisse les verres avec dugoudron,

Ou avec tout ce qui pourraparaître bon ;

Mêlez du sable au vin, de lalaine au poiré…

Cent fois dix fois bienvenueVotre Majesté !

 

« Cent fois dix ! répéta Alice, désespérée. Oh, maisça n’en finira jamais ! Il vaut mieux que j’entre tout desuite. » Là-dessus, elle entra, et, dès qu’elle fut entrée, unsilence de mort régna.

Alice jeta un coup d’œil craintif sur la table tout entraversant la grand-salle, et elle remarqua qu’il y avait environcinquante invités de toute espèce : certains étaient desanimaux, d’autres, des oiseaux ; il y avait même quelquesfleurs. « Je suis bien contente qu’ils soient venus sansattendre que je le leur demande, pensa-t-elle, car je n’auraisjamais su qui il fallait inviter ! » Trois chaises setrouvaient au haut bout de la table ; la Reine Rouge et laReine Blanche en occupaient chacune une, mais celle du milieu étaitvide. Alice s’assit, un peu gênée par le silence, puis elleattendit impatiemment que quelqu’un prît la parole.

Finalement, la Reine Rouge commença :

– Tu as manqué la soupe et le poisson, dit-elle. Qu’on serve legigot !

Et les domestiques placèrent un gigot de mouton devant Alice,qui le regarda d’un air anxieux car elle n’en avait jamais découpéauparavant.

– Tu as l’air un peu intimidée, permets-moi de te présenter à cegigot de mouton, dit la Reine Rouge. Alice… Mouton ; Mouton…Alice.

Le gigot de mouton se leva dans le plat et s’inclina devantAlice, qui lui rendit son salut en se demandant si elle devait rireou avoir peur.

– Puis-je vous en donner une tranche ? demanda-t-elle ensaisissant le couteau et la fourchette, et en regardant d’abord uneReine, puis l’autre.

– Certainement pas, répondit la Reine Rouge d’un tonpéremptoire. Il est contraire à l’étiquette de découper quelqu’un àqui l’on a été présenté. Qu’on enlève le gigot !

Les domestiques le retirèrent et apportèrent à la place unénorme plum-pudding.

– S’il vous plaît, je ne veux pas être présentée au pudding, ditAlice vivement ; sans quoi nous n’aurons pas de dîner du tout.Puis-je vous en donner un morceau ?

Mais la Reine Rouge prit un air maussade et grommela :

– Pudding… Alice ; Alice… Pudding. Qu’on enlève lepudding !

Et les domestiques l’enlevèrent avant qu’Alice eût le temps delui rendre son salut.

Néanmoins, comme elle ne voyait pas pourquoi la Reine Rougeserait la seule à donner des ordres, elle décida de tenter uneexpérience et s’écria :

– Qu’on rapporte le pudding !

Aussitôt le pudding se trouva de nouveau devant elle, comme parun tour de prestidigitation. Il était si gros qu’elle ne puts’empêcher de se sentir un peu intimidée devant lui comme ellel’avait été devant le gigot de mouton.

Néanmoins, elle fit un grand effort pour surmonter sa timiditéet tendit un morceau de pudding à la Reine Rouge.

– Quelle impertinence ! s’exclama le pudding. Je me demandece que tu dirais si je coupais une tranche de toi, espèce decréature !

Alice resta à le regarder, la bouche ouverte.

– Dis quelque chose, fit observer la Reine Rouge. C’est ridiculede laisser le pudding faire tous les frais de laconversation !

– Je vais vous dire quelque chose, commença Alice, un peueffrayée de constater que, dès qu’elle eut ouvert la bouche, il sefit un silence de mort tandis que tous les yeux se fixaient surelle. On m’a récité des quantités de poésies aujourd’hui, et cequ’il y a de curieux, c’est que, dans chaque poésie, il était plusou moins question de poissons. Savez-vous pourquoi on aime tant lespoissons dans ce pays ?

Elle s’adressait à la Reine Rouge, qui répondit un peu à côté dela question.

– À propos de poissons, déclara-t-elle très lentement etsolennellement en mettant sa bouche tout près de l’oreille d’Alice.Sa Majesté Blanche connaît une devinette délicieuse… toute en vers…et où il n’est question que de poissons. Veux-tu qu’elle te ladise ?

– Sa Majesté Rouge est trop bonne de parler de cela, murmura laReine Blanche à l’autre oreille d’Alice, d’une voix aussi douce quele roucoulement d’un pigeon.

Ce serait un si grand plaisir pour moi. Puis-je dire madevinette ?

– Je vous en prie, dit Alice très poliment.

La Reine Blanche eut un rire ravi et tapota la joue de lafillette. Puis elle commença :

 

« D’abord, faut prendre lepoisson. »

C’est facile : un enfant jecrois, pourrait le prendre.

« Puis, faut l’acheter, mongarçon. »

C’est facile : à deux souson voudra me le vendre.

 

« Cuisez le poisson àprésent ! »

C’est facile : il cuira enmoins d’une minute.

« Mettez le dans un platd’argent ! »

C’est facile, ma foi ; j’yarrive sans lutte.

 

« Que le plat me soitapporté ! »

C’est facile de mettre le platsur la table.

« Que le couvercle soitôté ! »

Ah ! c’est trop dur, et j’ensuis incapable !

 

Car le poisson le tientcollé,

Le tient collé au plat, la choseparait nette ;

Lequel des deux est plusaisé :

Découvrir le poisson ou bien ladevinette ?

 

– Réfléchis une minute et puis devine, dit la Reine Rouge. Enattendant, nous allons boire à ta santé… À la santé de la ReineAlice ! hurla-t-elle de toutes ses forces.

Tous les invités se mirent immédiatement à boire à sa santé. Ilss’y prirent d’une façon très bizarre : certains posèrent leurverre renversé sur leur tête, comme un éteignoir, et avalèrent toutce qui dégoulinait sur leur visage… d’autres renversèrent lescarafes et burent le vin qui coulait des bords de la table… ettrois d’entre eux (qui ressemblaient à des kangourous) grimpèrentdans le plat du gigot et se mirent à laper la sauce,« exactement comme des cochons dans une auge », pensaAlice.

– Tu devrais remercier par un discours bien tourné, déclara laReine Rouge en regardant Alice, les sourcils froncés.

– Il faut que nous te soutenions, murmura la Reine Blanche aumoment où Alice se levait très docilement, mais avec une certaineappréhension, pour prendre la parole.

– Je vous remercie beaucoup, répondit Alice à voix basse ;mais je n’ai pas du tout besoin d’être soutenue.

– Impossible ; cela ne se fait pas, dit la Reine Rouge d’unton péremptoire.

Et Alice essaya de se soumettre de bonne grâce à cettecérémonie.

(« Elles me serraient si fort, dit-elle plus tard, enracontant à sa sœur l’histoire du festin, qu’on aurait cru qu’ellesvoulaient m’aplatir comme une galette ! ») En fait, illui fut très difficile de rester à sa place pendant qu’elles’apprêtait à faire son discours : les deux Reines lapoussaient tellement, chacune de son côté, qu’elles faillirent laprojeter dans les airs.

– Je me lève pour remercier…, commença-t-elle.

Et elle se leva en effet plus qu’elle ne s’y attendait, car ellemonta de quelques centimètres au-dessus du plancher ; maiselle s’accrocha au bord de la table et parvint à redescendre.

– Prends garde à toi ! cria la Reine Blanche, en luisaisissant les cheveux à deux mains. Il va se passer quelquechose !

À ce moment (du moins c’est ce qu’Alice raconta par la suite),toutes sortes de choses se passèrent à la fois. Les bougiesmontèrent jusqu’au plafond, où elles prirent l’aspect de joncssurmontés d’un feu d’artifice. Quant aux bouteilles, chacuned’elles s’empara d’une paire d’assiettes qu’elles s’ajustèrent enmanière d’ailes ; puis, après s’être munies de fourchettes enguise de pattes, elles se mirent à voleter dans tous lessens.

« Et elles ressemblent étonnamment à des oiseaux, » pensaAlice, au milieu de l’effroyable désordre qui commençait.

Brusquement, elle entendit un rire enroué à côté d’elle. Elle seretourna pour voir ce qu’avait la Reine Blanche à rire de lasorte ; mais, au lieu de la Reine, c’était le gigot qui setrouvait sur la chaise…

« Me voici ! » cria une voix qui venait de lasoupière, et Alice se retourna de nouveau juste à temps pour voirle large et affable visage de la Reine lui sourire, l’espace d’uneseconde, au-dessus du bord de la soupière, avant de disparaîtredans la soupe.

Il n’y avait pas une minute à perdre. Déjà plusieurs des invitésgisaient dans les plats, et la louche marchait sur la table dans ladirection d’Alice, en lui faisant signe de s’écarter de sonchemin.

– Je ne peux plus supporter ça ! s’écria-t-elle ensaisissant la nappe à deux mains.

Elle tira un bon coup, et assiettes, plats, invités, bougies,s’écroulèrent avec fracas sur le plancher.

– Quant à vous, continua-t-elle, en se tournant d’un air furieuxvers la Reine Rouge qu’elle jugeait être la cause de tout lemal…

Mais la Reine n’était plus à côté d’Alice… Elle avaitbrusquement rapetissé jusqu’à la taille d’une petite poupée, etelle se trouvait à présent sur la table, en train de courirjoyeusement en cercles à la poursuite de son châle qui flottaitderrière elle.

À tout autre moment, Alice en aurait été surprise ; maiselle était beaucoup trop surexcitée pour s’étonner de quoi que cefût.

– Quant à vous, répéta-t-elle, en saisissant la petite créatureau moment précis où elle sautait par-dessus une bouteille quivenait de se poser sur la table, je vais vous secouer jusqu’a ceque vous vous transformiez en chatte, vous n’y couperezpas !

Chapitre 10Secouement

Elle la souleva de sur la table tout en parlant, et la secouad’avant en arrière de toutes ses forces.

La Reine Rouge n’opposa pas la moindre résistance ; sonvisage se rapetissa, ses yeux s’agrandirent et devinrent verts,puis, tandis qu’Alice continuait à la secouer, elle n’arrêta pas dese faire plus courte… et plus grasse… et plus douce… et plus ronde…et…

Chapitre 11Réveil…

et, finalement, c’était bel et bien une petite chatte noire.

Chapitre 12Qui a rêvé ?

« Votre Majesté Rouge ne devrait pas ronronner sifort », dit Alice, en se frottant les yeux et en s’adressant àla chatte d’une voix respectueuse mais empreinte d’une certainesévérité. « Tu viens de me réveiller de… oh ! d’un sijoli rêve ! Et tu es restée avec moi tout le temps, Kitty…d’un bout à l’autre du Pays du Miroir. Le savais-tu, machérie ? » Les chattes (Alice en avait déjà fait laremarque) ont une très mauvaise habitude : quoi qu’on leurdise, elles ronronnent toujours pour vous répondre. « Siseulement elles ronronnaient pour dire « oui » etmiaulaient pour dire « non », ou si elles suivaient unerègle de ce genre, de façon qu’on puisse faire la conversation avecelles ! » avait-elle dit. « Mais comment peut-onparler avec quelqu’un qui répond toujours pareil ? » Encette circonstance, la chatte noire se contenta de ronronner ;et il fut impossible de deviner si elle voulait dire« oui » ou « non ».

Aussi Alice se mit-elle à chercher parmi les pièces d’échecs surla table jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé la Reine Rouge ;alors, elle s’agenouilla sur la carpette, devant le feu, et plaçala chatte noire et la Reine face à face. « Allons,Kitty ! s’écria-t-elle, en tapant des mains d’un airtriomphant, tu es bien obligée d’avouer que tu t’es changée enReine ! » (« Mais elle a refusé de regarder laReine, expliqua-t-elle plus tard à sa sœur ; elle a détournéla tête en faisant semblant de ne pas la voir. Pourtant, elle a eul’air un peu honteuse, de sorte que je crois que c’est bien Kittyqui était la Reine Rouge. ») « Tiens-toi un peu plusdroite, ma chérie ! s’écria Alice en riant gaiement. Et faisla révérence pendant que tu réfléchis à ce que tu vas… à ce que tuvas ronronner. Rappelle-toi que ça fait gagner dutemps ! »

Là-dessus, elle prit Kitty dans ses bras et lui donna un petitbaiser, « pour te féliciter d’avoir été une Reine Rouge,vois-tu ! » « Perce-Neige, ma chérie,continua-t-elle, en regardant par-dessus son épaule la ReineBlanche qui subissait toujours aussi patiemment la toilette que luifaisait la vieille chatte, je me demande quand est-ce que Dinah enaura fini avec Votre Majesté Blanche ? C’est sans doute pourça que tu étais si sale dans mon rêve… Dinah ! sais-tu que tudébarbouilles une Reine Blanche ? Vraiment, tu fais preuved’un grand manque de respect, et ça me surprend de tapart !

« Et en quoi Dinah a-t-elle bien pu se changer ?continua-t-elle, en s’étendant confortablement, appuyée sur uncoude, pour mieux regarder les chattes. Dis-moi, Dinah, est-ce quetu es devenue le Gros Coco ? Ma foi, je le crois ; maistu feras bien de ne pas en parler à tes amis, car je n’en suis pastrès sûre.

« À propos, Kitty, si tu avais été vraiment avec moi dansmon rêve, il y a une chose qui t’aurait plu énormément : onm’a récité des tas de poésies, et toutes parlaient depoisson ! Demain, ce sera une vraie fête pour toi :pendant que tu prendras ton petit déjeuner, je te réciterai : »Le Morse et le Charpentier », et tu pourras faire semblant que tumanges des huîtres !

« Voyons, Kitty, réfléchissons un peu à une chose :qui a rêvé tout cela ? C’est une question très importante, machérie ; et tu ne devrais pas continuer à te lécher la pattecomme tu le fais… comme si Dinah ne t’avait pas lavée cematin ! Vois-tu, Kitty, il faut que ce soit moi ou le RoiRouge. Bien sûr, il faisait partie de mon rêve… mais, d’un autrecôté, moi, je faisais partie de son rêve à lui ! Est-ce le RoiRouge qui a rêvé, Kitty ? Tu dois le savoir, puisque tu étaissa femme… Oh, Kitty, je t’en prie, aide-moi à régler cettequestion ! Je suis sûre que ta patte peutattendre ! » Mais l’exaspérante petite chatte se contentade se mettre à lécher son autre patte, et fit semblant de ne pasavoir entendu la question.

Et vous, mes enfants, qui croyez-vous que c’était ?

 

Un bateau, sous un cield’été,

Sur l’eau calme s’estattardé,

Par un après-midi doré…

 

Trois enfants, près de moiblottis,

Les yeux brillants, le cœurravi,

Écoutent un simplerécit…

 

Ce jour a fui depuislongtemps.

Morts sont les souvenirsd’antan.

Dispersés au souffle duvent,

 

Sauf le fantôme radieux

D’Alice, qui va sous lescieux

Que le rêve ouvrit à sesyeux.

 

Je vois d’autres enfantsblottis,

Les yeux brillants, le cœurravi,

Prêter l’oreille à cerécit.

 

Ils sont au PaysEnchanté,

De rêves leurs jours sontpeuplés,

Tandis que meurent lesétés.

 

Sur l’eau calme voguant sanstrêve…

Dans l’éclat du jour quis’achève…

Qu’est notre vie, sinon unrêve ?

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