Categories: Romans

Derniers contes

Derniers contes

d’ Edgar Allan Poe
INTRODUCTION

 

La vie d’ Edgar Allan Poe n’est plus à raconter : ses derniers traducteurs français, s’inspirant des travaux définitifs de son nouvel éditeur J.H. Ingram, l’ont éloquemment vengé des calomnies trop facilement acceptées sur la foi de son ami et exécuteur testamentaire, Rufus Griswold. En dépit de ses mensonges, Edgar Poe reste pour nous et restera pour la postérité, de plus en plus admiratrice de son génie, ce que l’a si bien défini notre Baudelaire :

« Ce n’est pas par ses miracles matériels, qui pourtant ont fait sa renommée, qu’il lui sera donné de conquérir l’admiration des gens qui pensent, c’est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions harmoniques de la beauté, par sa poésie profonde et plaintive, ouvragée néanmoins,transparente et correcte comme un bijou de cristal, – par son admirable style, pur et bizarre, – serré comme les mailles d’une armure, – complaisant et minutieux, – et dont la plus légère intention sert à pousser doucement le lecteur vers un but voulu, –et enfin surtout par ce génie tout spécial, par ce tempérament unique, qui lui a permis de peindre et d’expliquer d’une manière impeccable, saisissante, terrible, l’exception dans l’ordre moral. – Diderot, pour prendre un exemple entre cent, est un auteur sanguin ; Poe est l’écrivain des nerfs, et même de quelque chose de plus – et le meilleur que je connaisse. »

Ajoutons que ce fut une bonne fortuneexceptionnelle pour Edgar Poe de rencontrer un traducteur tel queBaudelaire, si bien fait par les tendances de son propre espritpour comprendre son génie, et le rendre dans un style qui a toutesles qualités de son modèle. Pour notre part, nous ne parcouronsjamais son admirable traduction sans regretter vivement qu’il n’aitpas assez vécu pour achever toute sa tâche.

La voie ouverte avec tant d’éclat par l’auteurdes Fleurs du Mal ne pouvait manquer de tenter après luibien des amateurs du génie si original et si singulier que laFrance avait adopté avec tant de curiosité et d’enthousiasme. Àmesure que de nouveaux Contes de Poe paraissaient, ils étaientavidement lus et traduits. Quelques-uns même osaient, sous prétexted’une littéralité trop scrupuleuse, refaire certaines parties del’œuvre de Baudelaire. C’est ainsi que parurent tour à tour lesContes inédits, traduits par William Hughes (1862), lesContes grotesques, traduits par Émile Hennequin (1882), etles Oeuvres choisies, retraduites après Baudelaire parErnest Guillemot (1884).

Les Contes et Essais de Poe, dontnous publions aujourd’hui la traduction, sont à peu près inéditspour le lecteur français. Si nous nous sommes permis d’enreproduire deux : L’inhumation prématurée etBon-Bon, déjà excellemment traduits par M. Hennequin,c’est que, de son propre aveu du reste, il y a dans sa traductiondes lacunes qui nous ont paru assez importantes pour qu’on pûtregretter cette mutilation, et la réparer au profit du lecteur.

Les morceaux critiques, tels que LaCryptographie, le Principe poétique, que nous traduisons pourla première fois, complèteront la série des Essais, siheureusement commencée par Baudelaire.

Cet Essai de Poétique, sous forme de Lecture,en nous révélant le Poe improvisateur et conférencier, nous initieà l’originale et contestable théorie qui lui tenait tant au cœur,et qu’il a essayé de mettre en pratique dans un grand nombre depetites pièces dont quelques-unes, sans compter Le Corbeausi connu, peuvent rivaliser avec ce qu’il y a de plus parfait en cegenre. L’exposition de cette théorie nous a valu l’Anthologie laplus exquise, la plus rare, qu’un dilettante aussi délicat que Poepouvait recueillir parmi les petits chefs-d’œuvre de la poésieAnglaise ou Américaine.

Pour que l’Oeuvre de Poe fût parfaitementconnue, il resterait à traduire ses Essais et Critiqueslittéraires proprement dits, qui renferment, avec des vuesoriginales et profondes, tant de pages étincelantes de bon sens, deverve malicieuse, de sagacité critique – et forment à coup sûr lameilleure histoire qui ait été écrite de la Littérature Américaine.Puis il faudrait y ajouter en entier les Marginalia, oupensées détachées de Poe, dont l’excellente traduction partiellequ’en a tentée M. Hennequin nous a donné un précieuxavant-goût. – Nous espérons, avec le temps, remplir cette tâcheintéressante.

Il serait superflu de faire ici l’éloge desContes et Essais qui composent ce volume. S’ils n’ont pas au mêmedegré les caractères d’intérêt et de pathétique poignant, leshautes qualités pittoresques ou dramatiques de certains récits plusconnus que l’on est convenu d’appeler les chefs-d’œuvre de Poe, ilsse recommandent singulièrement pour la plupart, à notre avis, parune veine d’humour et de malice incomparable, et par uneoriginalité de composition et de forme d’autant plus frappante queles sujets semblaient moins prêter à l’inattendu et à la fantaisie.Le fantastique et le grotesque y revêtent un air de gravité et desang-froid qui est du plus haut comique, et donne à la satire ou àla leçon morale un relief des plus saisissants.

À côté de ces qualités vraimentcaractéristiques du procédé littéraire de Poe, on retrouvera dansquelques-uns de ces morceaux – le Mellonta tauta, le Mille etdeuxième Conte de Schéhérazade, par exemple, – les profondesvues philosophiques, l’érudition étendue et surtout l’enthousiasmeéclairé pour les merveilleuses découvertes de la science modernequi ont inspiré l’admirable Eurêka. En allant d’un essai àl’autre, le lecteur sera émerveillé de l’étonnante souplesse aveclaquelle l’auteur sait passer de l’examen des problèmes les plusardus des sciences physiques ou morales à la critique légère desfilous et des Reviewers, ou à la charge épique d’un dandyfrançais ou d’un bas-bleu américain.

À y regarder de près, il y a plus dephilosophie dans un conte de Poe que dans les gros livres de nosmétaphysiciens.

F.RABBE.

LE DUC DE L’OMELETTE

 

« Il arriva enfin dans un climat plusfrais. »

COWPER.

Keats est mort d’une critique. Qui donc mourutde l’Andromaque[1] ? Âmespusillanimes ! De l’Omelette mourut d’un ortolan.L’histoire en est brève[2].Assiste-moi, Esprit d’Apicius !

Une cage d’or apporta le petit vagabond ailé,indolent, languissant, énamouré, du lointain Pérou, sa demeure, àla Chaussée d’Antin. De la part de sa royale maîtresse laBellissima, six Pairs de l’Empire apportèrent au duc de l’Omelettel’heureux oiseau.

Ce soir-là, le duc va souper seul. Dans lesecret de son cabinet, il repose languissamment sur cette ottomanepour laquelle il a sacrifié sa loyauté en enchérissant sur son roi,– la fameuse ottomane de Cadet.

Il ensevelit sa tête dans le coussin.L’horloge sonne ! Incapable de réprimer ses sentiments, SaGrâce avale une olive. Au même moment, la porte s’ouvre doucementau son d’une suave musique, et !… le plus délicat des oiseauxse trouve en face du plus énamouré des hommes ! Mais quelmalaise inexprimable jette soudain son ombre sur le visage duDuc ? – « Horreur ! – Chien ! Baptiste ! –l’oiseau ! ah, bon Dieu ! cet oiseau modeste que tu asdéshabillé de ses plumes, et que tu as servi sanspapier ! »

Inutile d’en dire davantage – Le Duc expiredans le paroxysme du dégoût….

** * *

« Ha ! ha ! ha ! »dit sa Grâce le troisième jour après son décès.

« Hé ! hé ! hé ! »répliqua tout doucement le Diable en se renversant avec un air dehauteur.

« Non, vraiment, vous n’êtes passérieux ! » riposta De l’Omelette. « J’ai péché –c’est vrai – mais, mon bon monsieur, considérez lachose ! – Vous n’avez pas sans doute l’intention de mettreactuellement à exécution de si…. de si barbares menaces. »

« Pourquoi pas ? » dit saMajesté – « Allons, monsieur, déshabillez-vous. »

« Me déshabiller ? – Ce seraitvraiment du joli, ma foi ! – Non, monsieur, je ne medéshabillerai pas. Qui êtes-vous, je vous prie, pour que moi, Ducde l’Omelette, Prince de Foie-gras, qui viens d’atteindre mamajorité, moi, l’auteur de la Mazurkiade, et Membre de l’Académie,je doive me dévêtir à votre ordre des plus suaves pantalons qu’aitjamais confectionnés Bourdon, de la plus délicieuse robe de chambrequ’ait jamais composée Rombert – pour ne rien dire de ma chevelurequ’il faudrait dépouiller de ses papillotes, ni de la peine quej’aurais à ôter mes gants ? »

« Qui je suis ? » dit saMajesté. – « Ah ! vraiment ! Je suis Baal-Zebub,prince de la Mouche. Je viens à l’instant de te tirer d’un cercueilen bois de rose incrusté d’ivoire. Tu étais bien curieusementembaumé, et étiqueté comme un effet de commerce. C’est Bélial quit’a envoyé – Bélial, mon Inspecteur des Cimetières. Les pantalons,que tu prétends confectionnés par Bourdon, sont une excellentepaire de caleçons de toile, et ta robe de chambre est un linceuld’assez belle dimension. »

« Monsieur ! » répliqua le Duc,« je ne me laisserai pas insulter impunément ! –Monsieur ! à la première occasion je me vengerai de cetoutrage ! – Monsieur ! vous entendrez parler demoi ! En attendant au revoir ! » – et leDuc en s’inclinant allait prendre congé de sa Satanique Majesté,quand il fut arrêté au passage par un valet de chambre qui le fitrétrograder. Là-dessus, sa Grâce se frotta les yeux, bâilla, haussales épaules, et réfléchit. Après avoir constaté avec satisfactionson identité, elle jeta un coup d’œil sur son entourage.

L’appartement était superbe. De l’Omelette neput s’empêcher de déclarer qu’il était bien comme il faut.Ce n’était ni sa longueur, ni sa largeur – mais sa hauteur ! –ah ! c’était quelque chose d’effrayant ! – Il n’y avaitpas de plafond – pas l’ombre d’un plafond – mais une masse épaissede nuages couleur de feu qui tournoyaient. Pendant que sa Grâceregardait en l’air, la tête lui tourna. D’en haut pendait unechaîne d’un métal inconnu, rouge-sang, dont l’extrémité supérieurese perdait, comme la ville de Boston, parmi les nues. Àson extrémité inférieure, se balançait un large fanal. Le Duc leprit pour un rubis ; mais ce rubis versait une lumière siintense, si immobile, si terrible ! une lumière telle que laPerse n’en avait jamais adoré – que le Guèbre n’en avait jamaisimaginé – que le Musulman n’en avait jamais rêvé – quand, saturéd’opium, il se dirigeait en chancelant vers son lit de pavots,s’étendait le dos sur les fleurs, et la face tournée vers le DieuApollon. Le Duc murmura un léger juron, décidément approbateur.

Les coins de la chambre s’arrondissaient enniches. Trois de ces niches étaient remplies par des statues deproportions gigantesques. Grecques par leur beauté, Égyptiennes parleur difformité, elles formaient un ensemble bienfrançais. Dans la quatrième niche, la statue était voilée ;elle n’était pas colossale. Elle avait une cheville effilée, dessandales aux pieds. De l’Omelette mit sa main sur son cœur, fermales yeux, les leva, et poussa du coude sa Majesté Satanique – enrougissant.

Mais les peintures ! – Cypris !Astarté ! Astoreth ! elles étaient mille et toujours lamême ! Et Raphaël les avait vues ! Oui, Raphaël avaitpassé par là ; car n’avait-il pas peint la… ? et parconséquent n’était-il pas damné ? – Les peintures ! Lespeintures ! O luxure ! O amour ! – Qui donc, à lavue de ces beautés défendues, pourrait avoir des yeux pour lesdélicates devises des cadres d’or qui étoilaient les mursd’hyacinthe et de porphyre ?

Mais le Duc sent défaillir son cœur. Ce n’estpas, comme on pourrait le supposer, la magnificence qui lui donnele vertige ; il n’est point ivre des exhalaisons extatiques deces innombrables encensoirs. Il est vrai que tout cela lui adonné à penser – mais ! Le Duc de l’Omelette est frappéde terreur ; car, à travers la lugubre perspective que luiouvre une seule fenêtre sans rideaux, là ! flamboie la lueurdu plus spectral de tous les feux !

Le pauvre Duc ! Il ne puts’empêcher de reconnaître que les glorieuses, voluptueuses etéternelles mélodies qui envahissaient la salle, transformées enpassant à travers l’alchimie de la fenêtre enchantée, n’étaient queles plaintes et les hurlements des désespérés et des damnés !Et là ! oui, là ! sur cette ottomane ! – qui doncpouvait-ce être ? – lui, le petit-maître – non, laDivinité ! – assise et comme sculptée dans le marbre, etqui sourit avec sa figure pâle siamèrement !

Mais il faut agir – c’est-à-dire, unFrançais ne perd jamais complètement la tête. Et puis, sa Grâceavait horreur des scènes. De l’Omelette redevient lui-même. Il yavait sur une table plusieurs fleurets et quelques épées. Le Duc aétudié l’escrime sous B….. – Il avait tué ses six hommes.Le voilà sauvé. Il mesure deux épées, et avec une grâce inimitable,il offre le choix à sa Majesté. – Horreur ! sa Majesté ne faitpas d’armes !

Mais elle joue ? Quelle heureuseidée ! Sa Grâce a toujours une excellente mémoire. Il a étudiéà fond le « Diable » de l’abbé Gaultier. Or il y est dit« que le Diable n’ose pas refuser une partied’écarté. »

Oui, mais les chances ! leschances ! – Désespérées, sans doute ; mais à peine plusdésespérées que le Duc. Et puis, n’était-il pas dans lesecret ? N’avait-il pas écrémé le père Le Brun ?N’était-il pas membre du Club Vingt-un ? « Si jeperds, se dit-il, je serai deux fois perdu – je seraideux fois damné – voilà tout ! (Ici sa Grâce haussales épaules). Si je gagne, je retournerai à mes ortolans – queles cartes soient préparées ! »

Sa Grâce était tout soin, tout attention – saMajesté tout abandon. À les voir, on les eût pris pour François etCharles. Sa Grâce ne pensait qu’à son jeu ; sa Majesté nepensait pas du tout. Elle battit ; le Duc coupa.

Les cartes sont données. L’atout esttourné ; – c’est – c’est – le Roi ! Non – c’était laReine. Sa Majesté maudit son costume masculin. De l’Omelette mit samain sur son cœur.

Ils jouent. Le Duc compte. Il n’est pas à sonaise. Sa Majesté compte lourdement, sourit et prend un coup de vin.Le Duc escamote une carte.

« C’est à vous à faire »,dit sa Majesté, coupant. Sa Grâce s’incline, donne les cartes et selève de table en présentant le Roi.

Sa Majesté parut chagrinée.

Si Alexandre n’avait pas été Alexandre, il eûtvoulu être Diogène. Le Duc, en prenant congé de son adversaire, luiassura « que s’il n’avait pas été De l’Omelette, il eûtvolontiers consenti à être le Diable. »

LE MILLE ET DEUXIÈME CONTE DESCHÉHÉRAZADE

 

« La vérité est plus étrange que la fiction. »(Vieux dicton.)

J’eus dernièrement l’occasion dans le cours demes recherches Orientales, de consulter le TellmenowIsitsoornot, ouvrage à peu près aussi inconnu, même en Europe,que le Zohar de Siméon Jochaïdes, et qui, à maconnaissance, n’a jamais été cité par aucun auteur américain,excepté peut-être par l’auteur des Curiosités de la Littératureaméricaine. En parcourant quelques pages de ce trèsremarquable ouvrage, je ne fus pas peu étonné d’y découvrir quejusqu’ici le monde littéraire avait été dans la plus étrange erreurtouchant la destinée de la fille du vizir, Schéhérazade, tellequ’elle est exposée dans les Nuits Arabes, et que ledénouement, s’il ne manque pas totalement d’exactitudedans ce qu’il raconte, a au moins le grand tort de ne pas allerbeaucoup plus loin.

Le lecteur, curieux d’être pleinement informésur cet intéressant sujet, devra recourir à l’Isitsoornotlui-même ; mais on me pardonnera de donner un sommaire de ceque j’y ai découvert.

On se rappellera que, d’après la versionordinaire des Nuits Arabes, un certain monarque, ayantd’excellentes raisons d’être jaloux de la reine son épouse, nonseulement la met à mort, mais jure par sa barbe et par le prophèted’épouser chaque nuit la plus belle vierge de son royaume, et de lalivrer le lendemain matin à l’exécuteur.

Après avoir pendant plusieurs années accomplice vœu à la lettre, avec une religieuse ponctualité et unerégularité méthodique, qui lui valurent une grande réputationd’homme pieux et d’excellent sens, une après-midi il fut interrompu(sans doute dans ses prières) par la visite de son grand vizir,dont la fille, paraît-il, avait eu une idée.

Elle s’appelait Schéhérazade, et il lui étaitvenu en idée de délivrer le pays de cette taxe sur la beauté qui ledépeuplait, ou, à l’instar de toutes les héroïnes, de périrelle-même à la tâche.

En conséquence, et quoique ce ne fût pas uneannée bissextile (ce qui rend le sacrifice plus méritoire), elledéputa son père, grand vizir, au roi, pour lui faire l’offre de samain. Le roi l’accepta avec empressement : (il se proposaitbien d’y venir tôt ou tard, et il ne remettait de jour en jour quepar crainte du vizir) mais tout en l’acceptant, il eut soin defaire bien comprendre aux intéressés, que, pour grand vizir ou non,il n’avait pas la moindre intention de renoncer à un iota de sonvœu ou de ses privilèges. Lors donc que la belle Schéhérazadeinsista pour épouser le roi, et l’épousa réellement en dépit desexcellents avis de son père, quand, dis-je, elle l’épousa bon grémal gré, ce fut avec ses beaux yeux noirs aussi ouverts que lepermettait la nature des circonstances.

Mais, paraît-il, cette astucieuse demoiselle(sans aucun doute elle avait lu Machiavel) avait conçu un petitplan fort ingénieux.

La nuit du mariage, je ne sais plus sous quelspécieux prétexte, elle obtint que sa sœur occuperait une coucheassez rapprochée de celle du couple royal pour permettre deconverser facilement de lit à lit ; et quelque temps avant lechant du coq elle eut soin de réveiller le bon monarque, son mari(qui du reste n’était pas mal disposé à son endroit, quoiqu’ilsongeât à lui tordre le cou au matin) – elle parvint, dis-je, à leréveiller (bien que, grâce à une parfaite conscience et à unedigestion facile, il fût profondément endormi) par le vif intérêtd’une histoire (sur un rat et un chat noir, je crois), qu’elleracontait à voix basse, bien entendu à sa sœur. Quand le jourparut, il arriva que cette histoire n’était pas tout à faitterminée, et que Schéhérazade naturellement ne pouvait pasl’achever, puisque, le moment était venu de se lever pour êtreétranglée – ce qui n’est guère plus plaisant que d’être pendu,quoique un tantinet plus galant.

Cependant la curiosité du roi, plus forte (jeregrette de le dire) que ses excellents principes religieux mêmes,lui fit pour cette fois remettre l’exécution de son sermentjusqu’au lendemain matin, dans l’espérance d’entendre la nuitsuivante comment finirait l’histoire du chat noir (oui, je croisque c’était un chat noir) et du rat.

La nuit venue, madame Schéhérazade nonseulement termina l’histoire du chat noir et du rat (le rat étaitbleu), mais sans savoir au juste où elle en était, se trouvaprofondément engagée dans un récit fort compliqué où il étaitquestion (si je ne me trompe) d’un cheval rose (avec des ailesvertes), qui donnant tête baissée dans un mouvement d’horlogerie,fut blessé par une clef indigo. Cette histoire intéressa le roiplus vivement encore que la précédente ; et le jour ayant paruavant qu’elle fût terminée (malgré tous les efforts de la reinepour la finir à temps) il fallut encore remettre la cérémonie àvingt-quatre heures. La nuit suivante, même accident et mêmerésultat, puis l’autre nuit, et l’autre encore ; – si bien quele bon monarque, se voyant dans l’impossibilité de remplir sonserment pendant une période d’au moins mille et une nuits, ou bienfinit par l’oublier tout à fait, ou se fit relever régulièrement deson vœu, ou (ce qui est plus probable) l’enfreignit brusquement, encassant la tête à son confesseur. Quoi qu’il en soit, Schéhérazade,qui, descendant d’Ève en droite ligne, avait hérité peut-être dessept paniers de bavardage que cette dernière, comme personne nel’ignore, ramassa sous les arbres du jardin d’Eden, Schéhérazade,dis-je, finit par triompher, et l’impôt sur la beauté futaboli.

Or cette conclusion (celle de l’histoiretraditionnelle) est, sans doute, fort convenable et fortplaisante : mais, hélas ! comme la plupart des chosesplaisantes, plus plaisante que vraie ; et c’est àl’Isitsoornot que je dois de pouvoir corriger cette erreur.« Le mieux », dit un Proverbe français, « estl’ennemi du bien » ; et en rappelant que Schéhérazadeavait hérité des sept paniers de bavardage, j’aurais dû ajouterqu’elle sut si bien les faire valoir, qu’ils montèrent bientôt àsoixante-dix-sept.

« Ma chère sœur, » dit-elle à la mille etdeuxième nuit, (je cite ici littéralement le texte del’Isitsoornot) « ma chère sœur, maintenant qu’il n’est plusquestion de ce petit inconvénient de la strangulation, et que cetodieux impôt est si heureusement aboli, j’ai à me reprocher d’avoircommis une grave indiscrétion, en vous frustrant vous et le roi (jesuis fâchée de le dire, mais le voilà qui ronfle – ce que nedevrait pas se permettre un gentilhomme) de la fin de l’histoire deSinbad le marin. Ce personnage eut encore beaucoup d’autresaventures intéressantes ; mais la vérité est que je tombais desommeil la nuit où je vous les racontais, et qu’ainsi je dusinterrompre brusquement ma narration – grave faute qu’Allah,j’espère, voudra bien me pardonner. Cependant il est encore tempsde réparer ma coupable négligence, et aussitôt que j’aurai pincéune ou deux fois le roi de manière à le réveiller assez pourl’empêcher de faire cet horrible bruit, je vous régalerai vous etlui (s’il le veut bien) de la suite de cette très remarquablehistoire. »

Ici la sœur de Schéhérazade, ainsi que leremarque l’Isitsoornot, ne témoigna pas une bien vivesatisfaction ; mais quand le roi, suffisamment pincé, eut finide ronfler, et eut poussé un « Hum ! » puis un« Hoo ! » – mots arabes sans doute, qui donnèrent àentendre à la reine qu’il était tout oreilles, et allait faire deson mieux pour ne plus ronfler, – la reine, dis-je, voyant leschoses s’arranger à sa grande satisfaction, reprit la suite del’histoire de Sinbad le marin :

« Sur mes vieux ans, » (ce sont lesparoles de Sinbad lui-même, telles qu’elles sont rapportées parSchéhérazade) « après plusieurs années de repos dans mon pays,je me sentis de nouveau possédé du désir de visiter des contréesétrangères ; et un jour, sans m’ouvrir de mon dessein àpersonne de ma famille, je fis quelques ballots des marchandisesles plus précieuses et les moins embarrassantes, je louai uncrocheteur pour les porter, et j’allai avec lui sur le bord de lamer attendre l’arrivée d’un vaisseau de hasard qui pût metransporter dans quelque région que je n’aurais pas encoreexplorée.

» Après avoir déposé les ballots sur lesable, nous nous assîmes sous un bouquet d’arbres et regardâmes auloin sur l’océan, dans l’espoir de découvrir un vaisseau ;mais nous passâmes plusieurs heures sans rien apercevoir. À la fin,il me sembla entendre comme un bourdonnement ou un grondementlointain, et le crocheteur, après avoir longtemps prêté l’oreille,déclara qu’il l’entendait aussi. Peu à peu le bruit devint de plusen plus fort, et ne nous permit plus de douter que l’objet qui lecausait s’approchât de nous. Nous finîmes par apercevoir sur lebord de l’horizon un point noir, qui grandit rapidement ; nousdécouvrîmes bientôt que c’était un monstre gigantesque, nageant, laplus grande partie de son corps flottant au-dessus de la surface dela mer. Il venait de notre côté avec une inconcevable rapidité,soulevant autour de sa poitrine d’énormes vagues d’écume etilluminant toute la partie de la mer qu’il traversait d’une longuetraînée de feu.

» Quand il fut près de nous, nous pûmesle voir fort distinctement. Sa longueur égalait celle des plushauts arbres, et il était aussi large que la grande salled’audience de votre palais, ô le plus sublime et le plus magnifiquedes califes ! Son corps, tout à fait différent de celui despoissons ordinaires, était aussi dur qu’un roc, et toute la partiequi flottait au-dessus de l’eau était d’un noir de jais, àl’exception d’une étroite bande de couleur rouge-sang qui luiformait une ceinture. Le ventre qui flottait sous l’eau, et quenous ne pouvions qu’entrevoir de temps en temps, quand le monstres’élevait ou descendait avec les vagues, était entièrement couvertd’écailles métalliques, d’une couleur semblable à celle de la lunepar un ciel brumeux. Le dos était plat et presque blanc, et donnaitnaissance à plus de six vertèbres formant à peu près la moitié dela longueur totale du corps.

» Cette horrible créature n’avait pas debouche visible ; mais, comme pour compenser cettedéfectuosité, elle était pourvue d’au moins quatre-vingts yeux,sortant de leurs orbites comme ceux de la demoiselle verte, alignéstout autour de la bête en deux rangées l’une au-dessus de l’autre,et parallèles à la bande rouge-sang, qui semblait jouer le rôled’un sourcil. Deux ou trois de ces terribles yeux étaient pluslarges que les autres, et avaient l’aspect de l’or massif.

» Le mouvement extrêmement rapide aveclequel cette bête s’approchait de nous devait être entièrementl’effet de la sorcellerie – car elle n’avait ni nageoires comme lespoissons, ni palmures comme les canards, ni ailes comme la coquillede mer, qui flotte à la manière d’un vaisseau : elle ne setordait pas non plus comme font les anguilles. Sa tête et sa queueétaient de forme parfaitement semblable, sinon que près de ladernière se trouvaient deux petits trous qui servaient de narines,et par lesquels le monstre soufflait son épaisse haleine avec uneforce prodigieuse et un vacarme fort désagréable.

» La vue de cette hideuse bête nous causaune grande terreur ; mais notre étonnement fut encore plusgrand que notre peur, quand, la considérant de plus près, nousaperçûmes sur son dos une multitude d’animaux à peu près de lataille et de la forme humaines, et ressemblant parfaitement à deshommes, sinon qu’ils ne portaient pas (comme les hommes) desvêtements, la nature, sans doute, les ayant pourvus d’une espèced’accoutrement laid et incommode, qui s’ajustait si étroitement àla peau qu’il rendait ces pauvres malheureux ridiculement gauches,et semblait les mettre à la torture. Le sommet de leurs têtes étaitsurmonté d’une espèce de boîtes carrées ; à première vue jeles pris pour des turbans, mais je découvris bientôt qu’ellesétaient extrêmement lourdes et massives, d’où je conclus qu’ellesétaient destinées, par leur grand poids, à maintenir les têtes deces animaux fermes et solides sur leurs épaules. Autour de leurscous étaient attachés des colliers noirs (signes de servitude sansdoute) semblables à ceux de nos chiens, seulement beaucoup pluslarges et infiniment plus raides – de telle sorte qu’il était toutà fait impossible à ces pauvres victimes de mouvoir leurs têtesdans une direction quelconque sans mouvoir le corps en mêmetemps ; ils étaient ainsi condamnés à la contemplationperpétuelle de leurs nez, – contemplation prodigieusement, sinondésespérément bornée et abrutissante.

» Quand le monstre eut presque atteint lerivage où nous étions, il projeta tout à coup un de ses yeux à unegrande distance, et en fit sortir un terrible jet de feu,accompagné d’un épais nuage de fumée, et d’un fracas que je ne puiscomparer qu’au tonnerre. Lorsque la fumée se fut dissipée, nousvîmes un de ces singuliers animaux-hommes debout près de la tête del’énorme bête, une trompette à la main ; il la porta à sabouche et en émit à notre adresse des accents retentissants, durset désagréables que nous aurions pu prendre pour un langagearticulé, s’ils n’étaient pas entièrement sortis du nez.

» Comme c’était évidemment à moi qu’ils’adressait, je fus fort embarrassé pour répondre, n’ayant pucomprendre un traître mot de ce qui avait été dit. Dans cetembarras, je me tournai du côté du crocheteur, qui s’évanouissaitde peur près de moi, et je lui demandai son opinion sur l’espèce demonstre à qui nous avions affaire, sur ce qu’il voulait, et sur cescréatures qui fourmillaient sur son dos. À quoi le crocheteurrépondit, aussi bien que le lui permettait sa frayeur, qu’il avaiten effet entendu parler de ce monstre marin ; que c’était uncruel démon, aux entrailles de soufre, et au sang de feu, créé parde mauvais génies pour faire du mal à l’humanité ; que cescréatures qui fourmillaient sur son dos étaient une vermine,semblable à celle qui quelquefois tourmente les chats et leschiens, mais un peu plus grosse et plus sauvage ; que cettevermine avait son utilité, toute pernicieuse, il est vrai : latorture que causaient à la bête ses piqûres et ses morsuresl’excitait à ce degré de fureur qui lui était nécessaire pour rugiret commettre le mal, et accomplir ainsi les desseins vindicatifs etcruels des mauvais génies.

» Ces explications me déterminèrent àprendre mes jambes à mon cou, et sans même regarder une foisderrière moi, je me mis à courir de toutes mes forces à travers lescollines, tandis que le crocheteur se sauvait aussi vite dans unedirection opposée, emportant avec lui mes ballots, dont il eut,sans doute, le plus grand soin : cependant je ne saurais rienassurer à ce sujet, car je ne me souviens pas de l’avoir jamaisrevu depuis.

» Quant à moi, je fus si chaudementpoursuivi par un essaim des hommes-vermine (ils avaient gagné lerivage sur des barques) que je fus bientôt pris, et conduit piedset poings liés, sur la bête, qui se remit immédiatement à nager aularge.

» Je me repentis alors amèrement d’avoirfait la folie de quitter mon confortable logis pour exposer ma viedans de pareilles aventures ; mais le regret étant inutile, jem’arrangeai de mon mieux de la situation, et travaillai à m’assurerles bonnes grâces de l’animal à la trompette, qui semblait exercerune certaine autorité sur ses compagnons. J’y réussis si bien,qu’au bout de quelques jours il me donna plusieurs témoignages desa faveur, et en vint à prendre la peine de m’enseigner leséléments de ce qu’il y avait une certaine outrecuidance à appelerson langage. Je finis par pouvoir converser facilement avec lui etlui faire comprendre l’ardent désir que j’avais de voir lemonde.

»  Washish squashish squeak, Sinbad,hey-diddle diddle, grunt unt grumble, hiss, fiss, whiss, medit-il un jour après dîner – mais je vous demande mille pardons,j’oubliais que Votre Majesté n’est pas familiarisée avec ledialecte des Coqs-hennissants (ainsi s’appelaient lesanimaux-hommes ; leur langage, comme je le présume, formant lelien entre la langue des chevaux et celle des coqs.) Avec votrepermission, je traduirai : Washish squashish et lereste. Cela veut dire : « Je suis heureux, mon cherSinbad, de voir que vous êtes un excellent garçon ; noussommes en ce moment en train de faire ce qu’on appelle le tour duglobe ; et puisque vous êtes si désireux de voir le monde, jeveux faire un effort, et vous transporter gratis sur le dos de labête. »

Quand Lady Schéhérazade en fut à ce point deson récit, dit l’Isitsoornot, le roi se retourna de son côté gauchesur son côté droit, et dit :

« Il est en effet fort étonnant, ma chèrereine, que vous ayez omis jusqu’ici ces dernières aventures deSinbad. Savez-vous que je les trouve excessivement curieuses etintéressantes ? »

Sur quoi, la belle Schéhérazade continua sonhistoire en ces termes :

« Sinbad poursuit ainsi son récit :– Je remerciai l’homme-animal de sa bonté, et bientôt je me trouvaitout à fait chez moi sur la bête. Elle nageait avec une prodigieuserapidité à travers l’Océan, dont la surface cependant, dans cettepartie du monde, n’est pas du tout plate, mais ronde comme unegrenade, de sorte que nous ne cessions, pour ainsi dire, de monteret de descendre. »

« Cela devait être fort singulier, »interrompit le roi.

« Et cependant rien n’est plus vrai, »répondit Schéhérazade.

« Il me reste quelques doutes, » répliquale roi, « mais, je vous en prie, veuillez continuer votrehistoire. »

« Volontiers » dit la reine.« La bête, poursuivit Sinbad, nageait donc, comme je l’ai dit,toujours montant et toujours descendant ; nous arrivâmes enfinà une île de plusieurs centaines de milles de circonférence, quicependant avait été bâtie au milieu de la mer par une colonie depetits animaux semblables à des chenilles[3]. »

« Hum ! » fit le roi.

« En quittant cette île, » continuaSchéhérazade (sans faire attention bien entendu à cette éjaculationinconvenante de son mari) nous arrivâmes bientôt à une autre où lesforêts étaient de pierre massive, et si dure qu’elles mirent enpièces les haches les mieux trempées avec lesquelles nous essayâmesde les abattre[4].

« Hum ! » fit de nouveau leroi ; mais Schéhérazade passa outre, et continua à faireparler Sinbad.

« Au delà de cette île, nous atteignîmesune contrée où il y avait une caverne qui s’étendait à la distancede trente ou quarante milles dans les entrailles de la terre, etqui contenait des palais plus nombreux, plus spacieux et plusmagnifiques que tous ceux de Damas ou de Bagdad. À la voûte de cespalais étaient suspendues des myriades de gemmes, semblables à desdiamants, mais plus grosses que des hommes, et au milieu des ruesformées de tours, de pyramides et de temples, coulaient d’immensesrivières aussi noires que l’ébène, et où pullulaient des poissonssans yeux.[5] »

« Hum ! » fit le roi.

« Nous parvînmes ensuite à une région oùnous trouvâmes une autre montagne ; au bas de ses flancscoulaient des torrents de métal fondu, dont quelques-uns avaientdouze milles de large et soixante milles de long[6] ;d’un abîme creusé au sommet sortait une si énorme quantité decendres que le soleil en était entièrement éclipsé et qu’il régnaitune obscurité plus profonde que la nuit la plus épaisse, si bienque même à une distance de cent cinquante milles de la montagne, ilnous était impossible de distinguer l’objet le plus blanc, quelquerapproché qu’il fût de nos yeux[7].

« Hum ! » fit le roi.

« Après avoir quitté cette côte, nousrencontrâmes un pays où la nature des choses semblait renversée –nous y vîmes un grand lac, au fond duquel, à plus de cent piedsau-dessous de la surface de l’eau, poussait en plein feuillage uneforêt de grands arbres florissants[8]. »

« Hoo ! » dit le roi.

« À quelque cent milles plus loin, nousentrâmes dans un climat où l’atmosphère était si dense que le ferou l’acier pouvaient s’y soutenir absolument comme des plumes dansla nôtre[9]. »

« Balivernes ! » dit leroi.

« Suivant toujours la même direction,nous arrivâmes à la plus magnifique région du monde. Elle étaitarrosée des méandres d’une glorieuse rivière sur une étendue deplusieurs milliers de milles. Cette rivière était d’une profondeurindescriptible, et d’une transparence plus merveilleuse que cellede l’ambre. Elle avait de trois à six milles de large, et sesberges qui s’élevaient de chaque côté à une hauteur perpendiculairede douze cents pieds étaient couronnées d’arbres toujoursverdoyants et de fleurs perpétuelles au suave parfum qui faisaientde ces lieux un somptueux jardin ; mais cette terreplantureuse s’appelait le royaume de l’Horreur, et on ne pouvait yentrer sans y trouver la mort[10]. »

« Ouf ! » dit le roi.

« Nous quittâmes ce royaume en toutehâte, et quelques jours après, nous arrivâmes à d’autres bords, oùnous fûmes fort étonnés de voir des myriades d’animaux monstrueuxportant sur leurs têtes des cornes qui ressemblaient à des faux.Ces hideuses bêtes se creusent de vastes cavernes dans le sol enforme d’entonnoir, et en entourent l’entrée d’une ligne de rocsentassés l’un sur l’autre de telle sorte qu’ils ne peuvent manquerde tomber instantanément, quand d’autres animaux s’yaventurent ; ceux-ci se trouvent ainsi précipités dans lerepaire du monstre, où leur sang est immédiatement sucé, après quoileur carcasse est dédaigneusement lancée à une immense distance dela « caverne de la mort[11]. »

« Peuh ! » dit le roi.

« Continuant notre chemin, nous vîmes undistrict abondant en végétaux, qui ne poussaient pas sur le sol,mais dans l’air[12]. Il y en avait qui naissaient de lasubstance d’autres végétaux[13] ;et d’autres qui empruntaient leur propre substance aux corpsd’animaux vivants[14]. Puisd’autres encore tout luisants d’un feu intense[15] ; d’autres qui changeaient deplace à leur gré[16] ;mais, chose bien plus merveilleuse encore, nous découvrîmes desfleurs qui vivaient, respiraient et agitaient leurs membres àvolonté, et qui, bien plus, avaient la détestable passion del’humanité pour asservir d’autres créatures, et les confiner dansd’horribles et solitaires prisons jusqu’à ce qu’elles eussentrempli une tâche fixée[17]. »

« Bah ! » dit le roi.

« Après avoir quitté ce pays, nousarrivâmes bientôt à un autre, où les oiseaux ont une telle scienceet un tel génie en mathématiques, qu’ils donnent tous les jours desleçons de géométrie aux hommes les plus sages de l’empire. Le roiayant offert une récompense pour la solution de deux problèmes trèsdifficiles, ils furent immédiatement résolus – l’un, par lesabeilles, et l’autre par les oiseaux ; mais comme le roi gardaces solutions secrètes, ce ne fut qu’après les plus profondes etles plus laborieuses recherches, et une infinité de gros livresécrits pendant une longue série d’années, que les Mathématiciensarrivèrent enfin aux mêmes solutions qui avaient été improviséespar les abeilles et par les oiseaux[18]. »

« Oh ! oh ! » dit leroi.

« À peine avions nous perdu de vue cettecontrée, qu’une autre s’offrit à nos yeux. De ses bords s’étenditsur nos têtes un vol d’oiseaux d’un mille de large, et de deux centquarante milles de long ; si bien que tout en faisant un milleà chaque minute, il ne fallut pas à cette bande d’oiseaux moins dequatre heures pour passer au dessus de nous ; il y avait bienplusieurs millions de millions d’oiseaux[19].

« Oh ! » dit le roi.

« Nous n’étions pas plus tôt délivrés dugrand ennui que nous causèrent ces oiseaux que nous fûmes terrifiéspar l’apparition d’un oiseau d’une autre espèce, infiniment plusgrand que les corbeaux que j’avais rencontrés dans mes premiersvoyages ; il était plus gros que le plus vaste des dômes devotre sérail, ô le plus magnifique des califes ! Ce terribleoiseau n’avait pas de tête visible, il était entièrement composé deventre, un ventre prodigieusement gras et rond, d’une substancemolle, poli, brillant, et rayé de diverses couleurs. Dans sesserres le monstre portait à son aire dans les cieux une maison dontil avait fait sauter le toit, et dans l’intérieur de laquelle nousaperçûmes distinctement des êtres humains, en proie sans doute auplus affreux désespoir en face de l’horrible destin qui lesattendait. Nous fîmes tout le bruit possible dans l’espéranced’effrayer l’oiseau et de lui faire lâcher sa proie ; mais ilse contenta de pousser une espèce de ronflement de rage, et laissatomber sur nos têtes un sac pesant que nous trouvâmes rempli desable. »

« Sornettes ! » dit le roi.

« Aussitôt après cette aventure, nousremontâmes un continent d’une immense étendue et d’une soliditéprodigieuse, et qui cependant était entièrement porté sur le dosd’une vache bleu de ciel qui n’avait pas moins de quatre centscornes[20]. »

« Cela, je le crois, » dit le roi,« parce que j’ai lu quelque chose de semblable dans unlivre. »

« Nous passâmes immédiatement sous cecontinent (en nageant entre les jambes de la vache) et quelquesheures après nous nous trouvâmes dans une merveilleuse contrée, etl’homme-animal m’informa que c’était son pays natal, habité par desêtres de son espèce. Cette révélation fit grandement monterl’homme-animal dans mon estime, et je commençai à éprouver quelquehonte de la dédaigneuse familiarité avec laquelle je l’avaistraité ; car je découvris que les animaux-hommes étaient engénéral une nation de très puissants magiciens qui vivaient avecdes vers dans leurs cervelles[21] ;ces vers, sans doute, servaient à stimuler par leurs tortillementset leurs frétillements les plus miraculeux efforts del’imagination.

« Balivernes ! » dit leroi.

« Ces magiciens avaient apprivoiséplusieurs animaux de la plus singulière espèce ; par exemple,il y avait un énorme cheval dont les os étaient de fer, et le sangde l’eau bouillante. En guise d’avoine, il se nourrissaithabituellement de pierres noires ; et cependant, en dépit d’unsi dur régime, il était si fort et si rapide qu’il pouvait traînerun poids plus lourd que le plus grand temple de cette ville, etavec une vitesse surpassant celle du vol de la plupart desoiseaux[22]. »

« Sornettes ! » dit le roi.

« Je vis aussi chez ce peuple une poulesans plumes, mais plus grosse qu’un chameau ; au lieu de chairet d’os elle était faite de fer et de brique : son sang, commecelui du cheval, (avec qui du reste elle avait beaucoup de rapport)était de l’eau bouillante, et comme lui elle ne mangeait que dubois ou des pierres noires. Cette poule produisait souvent unecentaine de petits poulets dans un jour, et ceux-ci après leurnaissance restaient plusieurs semaines dans l’estomac de leurmère[23]. »

« Inepte ! » dit le roi.

« Un des plus grands magiciens de cettenation inventa un homme composé de cuivre, de bois et de cuir, etle doua d’un génie tel qu’il aurait battu aux échecs toute la racehumaine à l’exception du grand calife Haroun Al-Raschid[24]. Un autre construisit (avec les mêmesmatériaux) une créature capable de faire rougir de honte le géniemême de celui qui l’avait inventée ; elle était douée d’unetelle puissance de raisonnement, qu’en une seconde elle exécutaitdes calculs, qui auraient demandé les efforts combinés de cinquantemille hommes de chair et d’os pendant une année[25]. Unautre plus prodigieux encore s’était fabriqué une créature quin’était ni homme ni bête, mais qui avait une cervelle de plombmêlée d’une matière noire comme de la poix, et des doigts dont ellese servait avec une si grande rapidité et une si incroyabledextérité qu’elle aurait pu sans peine écrire douze cents copies duCoran en une heure ; et cela avec une si exacte précision,qu’on n’aurait pu trouver entre toutes ces copies une différence del’épaisseur du plus fin cheveu. Cette créature jouissait d’uneforce prodigieuse, au point d’élever ou de renverser de son souffleles plus puissants empires ; mais ses forces s’exerçaientégalement pour le mal comme pour le bien. »

« Ridicule ! » dit le roi.

« Parmi ces nécromanciens, il y en avaitun qui avait dans ses veines le sang des salamandres ; il nese faisait aucun scrupule de s’asseoir et de fumer son chibouk dansun four tout rouge en attendant que son dîner y fût parfaitementcuit[26]. Un autre avait la faculté de changerles métaux vulgaires en or, sans même les surveiller pendantl’opération[27]. Un autre était doué d’une telledélicatesse du toucher, qu’il avait fait un fil de métal si finqu’il était invisible[28]. Unautre avait une telle rapidité de perception qu’il pouvait compterles mouvements distincts d’un corps élastique vibrant avec lavitesse de neuf cents millions de vibrations en uneseconde[29]. »

« Absurde ! » dit le roi.

« Un autre de ces magiciens, au moyend’un fluide que personne n’a jamais vu, pouvait faire brandir lesbras à ses amis, leur faire donner des coups de pied, les fairelutter, ou danser à sa volonté[30]. Unautre avait donné à sa voix une telle étendue qu’il pouvait sefaire entendre d’un bout de la terre à l’autre[31]. Unautre avait un bras si long qu’il pouvait, assis à Damas, rédigerune lettre à Bagdad, ou à quelque distance que ce fût[32]. Un autre ordonnait à l’éclair dedescendre du ciel, et l’éclair descendait à son ordre, et une foisdescendu, lui servait de jouet. Un autre de deux sons retentissantsréunis faisait un silence. Un autre avec deux lumières étincelantesproduisait une profonde obscurité[33]. Unautre faisait de la glace dans une fournaise chauffée aurouge[34]. Un autre invitait le soleil à faireson portrait, et le soleil le faisait[35]. Unautre prenait cet astre avec la lune et les planètes, et après lesavoir pesés avec un soin scrupuleux, sondait leurs profondeurs, etse rendait compte de la solidité de leur substance. Mais la nationtout entière est douée d’une si surprenante habileté ensorcellerie, que les enfants, les chats et les chiens eux-mêmes lesplus ordinaires n’éprouvent aucune difficulté à percevoir desobjets qui n’existent pas du tout, ou qui depuis vingt millionsd’années avant la naissance de ce peuple ont disparu de la surfacedu monde[36]. »

« Déraisonnable ! » dit leroi.

« Les femmes et les filles de cesincomparables sages et sorciers », continua Schéhérazade, sansse laisser aucunement troubler par les fréquentes et incivilesinterruptions de son mari, « les filles et les femmes de ceséminents magiciens sont tout ce qu’il y a d’accompli et de raffiné,et seraient ce qu’il y a de plus intéressant et de plus beau, sansune malheureuse fatalité qui pèse sur elles, et dont les pouvoirsmiraculeux de leurs maris et de leurs pères n’ont pas été capablesjusqu’ici de les préserver. Les fatalités prennent toutes sortes deformes différentes ; celle dont je parle prit la forme d’uncaprice. »

« Un quoi ? » dit le roi.

« Un caprice, » dit Schéhérazade.« Un des mauvais génies, qui ne cherchent que l’occasion defaire du mal, leur mit dans la tête, à ces dames accomplies, que cequi constitue la beauté personnelle consiste entièrement dans laprotubérance de là région qui ne s’étend pas très loin au-dessousdu dos. La perfection de la beauté, d’après elles, est en raisondirecte de l’étendue de cette protubérance. Cette idée leur trottalongtemps par la tête, et comme les coussins sont à bon marché dansce pays, il ne fut bientôt plus possible de distinguer une femmed’un dromadaire. »

« Assez », dit le roi – « jen’en saurais entendre davantage. Vous m’ayez déjà donné un terriblemal de tête avec vos mensonges. Il me semble aussi que le jourcommence à poindre. Depuis combien de temps sommes-nousmariés ? – Ma conscience commence aussi à se sentir de nouveautroublée. Et puis cette allusion au dromadaire … me prenez-vouspour un imbécile ? En résumé, il faut vous lever et vouslaisser étrangler. »

Ces paroles, m’apprend l’Isitsoornot,affligèrent et étonnèrent à la fois Schéhérazade. Mais comme ellesavait que le roi était un homme d’une intégrité scrupuleuse etincapable de forfaire à sa parole, elle se soumit de bonne grâce àsa destinée. Elle trouva cependant (durant l’opération) une grandeconsolation dans la pensée que son histoire restait en grandepartie inachevée, et que, par sa pétulance, sa brute de maris’était justement puni lui-même en se privant du récit d’un grandnombre d’autres merveilleuses aventures.

MELLONTA TAUTA

(ce qui doit arriver)

À bord du Ballon l’Alouette,

1 avril, 2848.

Il faut aujourd’hui, mon cher ami, que voussubissiez, pour vos péchés, le supplice d’un long bavardage. Jevous déclare nettement que je vais vous punir de toutes vosimpertinences, en me faisant aussi ennuyeux, aussi décousu, aussiincohérent, aussi insupportable que possible.

Me voilà donc encaqué dans un sale ballon,avec une centaine ou deux de passagers appartenant à lacanaille, tous engagés dans une partie de plaisir (quellebouffonne idée certaines gens se font du plaisir !) et ayantdevant moi la perspective de ne pas toucher la terre fermeavant un mois au moins. Personne à qui parler. Rien à faire. Orquand on n’a rien à faire, c’est le cas de correspondre avec sesamis. Vous comprenez donc le double motif pour lequel je vous écriscette lettre : – mon ennui et vos péchés.

Ajustez vos lunettes et préparez-vous à vousennuyer. J’ai l’intention de vous écrire ainsi chaque jour pendantcet odieux voyage.

Mon Dieu ! quand donc quelque nouvelleInvention germera-t-elle dans le péricrâne humain ?Serons-nous donc éternellement condamnés aux mille inconvénients duballon ?

Personne ne trouvera donc un systèmede locomotion plus expéditif ? Ce train de petit trot est, àmon avis, une véritable torture. Sur ma parole, depuis que noussommes partis, nous n’avons pas fait plus de cent milles à l’heure.Les oiseaux mêmes nous battent, quelques-uns au moins. Je vousassure qu’il n’y a là aucune exagération. Notre mouvement, sansdoute, semble plus lent qu’il n’est réellement – et cela, parce quenous n’avons autour de nous aucun point de comparaison qui puissenous faire juger de notre rapidité, et que nous marchons avec levent. Assurément, toutes les fois que nous rencontrons un autreballon, nous avons alors quelque chance de nous rendre compte denotre vitesse, et je dois reconnaître qu’en somme cela ne va pastrop mal. Tout accoutumé que je suis à ce mode de voyage, je nepuis m’empêcher de ressentir une espèce de vertige, toutes les foisqu’un ballon nous devance en passant dans un courant directementau-dessus de notre tête. Il me semble toujours voir un immenseoiseau de proie prêt à fondre sur nous et à nous emporter dans sesserres. Il en est venu un sur nous ce matin même au lever dusoleil, et il rasa de si près le nôtre que sa corde-guide frôla leréseau auquel est suspendu notre char, et nous causa une sérieusepanique. Notre capitaine remarqua que si ce réseau avait étécomposé de cette vieille soie d’il y a cinq cents ou mille ans,nous aurions inévitablement souffert une avarie. Cette soie, commeil me l’a expliqué, était une étoffe fabriquée avec les entraillesd’une espèce de ver de terre. Ce ver était soigneusement nourri demûres – une espèce de fruit ressemblant à un melon d’eau – et,quand il était suffisamment gras, on l’écrasait dans un moulin. Lapâte qu’il formait alors était appelée dans son état primitifpapyrus, et elle devait passer par une foule depréparations diverses pour devenir finalement de la soie.Chose singulière ! cette soie était autrefois fort priséecomme article de toilette de femmes ! Généralementelle servait aussi à construire les ballons. Il paraît qu’on trouvadans la suite une meilleure espèce de matière dans l’enveloppeinférieure du péricarpe d’une plante vulgairement appeléeeuphorbium, et connue aujourd’hui en botanique sous le nomd’herbe de lait. On appela cette dernière espèce de soiesoie-buckingham, à cause de sa durée exceptionnelle, et onla rendait prête à l’usage en la vernissant d’une solution de gommede caoutchouc – substance qui devait ressembler sous beaucoup derapports à la gutta percha, ordinairement employéeaujourd’hui. Ce caoutchouc était quelquefois appelé gomme arabiqueindienne ou gomme de whist, et appartenait sans doute à lanombreuse famille des fungi. Vous ne me direz plusmaintenant que je ne suis pas un zélé et profond antiquaire.

À propos de cordes-guides, la nôtre,paraît-il, vient de renverser par dessus bord un homme d’un de cespetits bateaux électriques qui pullulent au dessous de nous dansl’océan – un bateau d’environ 600 tonnes, et, d’après ce qu’on dit,scandaleusement chargé. Il devrait être interdit à ces diminutifsde barques de transporter plus d’un nombre déterminé de passagers.On ne laissa pas l’homme remonter à bord, et il fut bientôt perdude vue avec son sauveur. Je me félicite, mon cher ami, de vivredans un temps assez éclairé pour qu’un simple individu ne comptepas comme existence. Il n’y a que la masse dont la véritableHumanité doive se soucier. En parlant d’Humanité, savez-vous quenotre immortel Wiggins n’est pas aussi original dans ses vues surla condition sociale et le reste, que ses contemporains sontdisposés à le croire ? Pundit m’assure que les mêmes idées ontété émises presque dans les mêmes termes il y a à peu près milleans, par un philosophe irlandais nommé Fourrier, dans l’intérêtd’une boutique de détail pour peaux de chat et autres fourrures.Pundit est savant, vous le savez ; il ne peut y avoird’erreur à ce sujet. Qu’il est merveilleux de voir se réaliser tousles jours la profonde observation de l’Indou Aries Tottle (citéepar Pundit) : – « Il faut reconnaître que ce n’est pasune ou deux fois, mais à l’infini que les mêmes opinions reviennenten tournant toujours dans le même cercle parmi leshommes. »

2 avril. – Parlé aujourd’hui ducutter électrique chargé de la section moyenne des filstélégraphiques flottants. J’apprends que lorsque cette espèce detélégraphe fut essayée pour la première fois par Horse, onregardait comme tout à fait impossible de conduire les fils sous lamer ; aujourd’hui nous avons peine à comprendre où l’onpouvait voir une difficulté ! Ainsi marche le monde.Tempora mutantur – vous m’excuserez de vous citer del’Étrusque. Que ferions-nous sans le télégrapheAtlantique ? (Pundit prétend qu’Atlantique est l’ancienadjectif). Nous nous arrêtâmes quelques minutes pour adresser aucutter quelques questions, et nous apprîmes, entre autresglorieuses nouvelles, que la guerre civile sévit en Afrique, tandisque la peste travaille admirablement tant en Europe qu’en Ayesher.N’est-il pas vraiment remarquable qu’avant les merveilleuseslumières versées par l’Humanité sur la philosophie, le monde aitété habitué à considérer la guerre et la peste comme descalamités ? Savez-vous qu’on adressait des prières dans lesanciens temples dans le but d’écarter ces maux( ! ) de l’humanité ? N’est-il pas vraimentdifficile de s’imaginer quel principe d’intérêt dirigeait nosancêtres dans leur conduite ? Étaient-ils donc assez aveuglespour ne pas comprendre que la destruction d’une myriade d’individusn’est qu’un avantage positif proportionnel pour la masse ?

3 avril. – Rien de plus amusant quede monter l’échelle de corde qui conduit au sommet du ballon, et decontempler de là le monde environnant. Du char au-dessous voussavez que la vue n’est pas si étendue – on ne peut guère regarderverticalement. Mais de cette place (où je vous écris) assis sur lessomptueux coussins de la salle ouverte au sommet, on peut tout voirdans toutes les directions. En ce moment il y a en vue unemultitude de ballons, qui présentent un tableau très animé, pendantque l’air retentit du bruit de plusieurs millions de voix humaines.J’ai entendu affirmer que lorsque Jaune ou (comme le veut Pundit)Violet, le premier aéronaute, dit-on, soutint qu’il étaitpratiquement possible de traverser l’atmosphère dans toutes lesdirections, et qu’il suffisait pour cela de monter et de descendrejusqu’à ce qu’on eût atteint un courant favorable, c’est à peine sises contemporains voulurent l’entendre, et qu’ils le regardèrenttout simplement comme une sorte de fou ingénieux, les philosophes( ! ) du jour déclarant que la chose était impossible. Ilme semble aujourd’hui tout à fait inexplicable qu’unechose aussi simple et aussi pratique ait pu échapper à la sagacitédes anciens savants. Mais dans tous les temps, les plusgrands obstacles au progrès de l’art sont venus des prétendushommes de science. Assurément, nos hommes de science nesont pas tout à fait aussi bigots que ceux d’autrefois ; – età ce sujet j’ai à vous raconter quelque chose de bien drôle.Savez-vous qu’il n’y a pas plus de mille ans que les métaphysiciensconsentirent à faire revenir les gens de cette singulière idée,qu’il n’existait que deux routes possibles pour atteindre à lavérité ? Croyez-le si vous pouvez ! Il paraît qu’ily a longtemps, bien longtemps, dans la nuit des âges, vivait unphilosophe turc (ou peut-être Indou) appelé Aries Tottle[37]. Ce philosophe introduisit, ou tout aumoins propagea ce qu’on appelait la méthode d’investigationdéductive ou à priori. Il partait de principes qu’ilregardait comme des axiomes ou vérités évidentes parelles-mêmes, et descendait logiquement aux conséquences.Ses plus grands disciples furent un nommé Neuclid[38] et un nommé Cant[39].Cet Aries Tottle fleurit sans rival jusqu’à l’apparition d’uncertain Hogg[40], surnommé le Bergerd’Ettrick, qui prêcha un système complètement différent, quel’on appela la méthode à posteriori ou méthode inductive.Tout son système se réduisait à la sensation. Il procédait parl’observation, l’analyse et la classification des faits –instantiae naturae (phénomènes naturels), comme onaffectait de les nommer, ramenés ensuite à des lois générales. Laméthode d’Aries Tottle, en un mot, était basée sur lesnoumènes ; celle de Hogg sur les phénomènes.L’admiration excitée par ce dernier système fut si grande, qu’à sapremière apparition, Aries Tottle tomba en discrédit ; mais ilfinit par recouvrer du terrain, et on lui permit de partager leroyaume de la vérité avec son rival plus moderne. Dès lors lessavants soutinrent que les méthodes Aristotélicienne etBaconienne étaient les seules voies qui conduisaient à lascience. Le mot Baconienne, vous devez le savoir, fut unadjectif inventé comme équivalent à Hoggienne, comme pluseuphonique et plus noble.

Ce que je vous dis là, mon cher ami, est lafidèle expression du fait et s’appuie sur les plus solidesautorités ; vous pouvez donc vous imaginer combien une opinionaussi absurde au fond a dû contribuer à retarder le progrès detoute vraie science qui ne marche guère que par bonds intuitifs.L’idée ancienne condamnait l’investigation à ramper, etpendant des siècles les esprits furent si infatués de Hogg surtout,que ce fut un temps d’arrêt pour la pensée proprement dite.Personne n’osa émettre une vérité dont il ne se sentît redevablequ’à son âme. Peu importait que cette vérité fûtdémontrable ; les savants entêtés du tempsne regardaient que la route au moyen de laquelle on l’avaitatteinte. Ils ne voulaient pas même considérer la fin. « Lesmoyens, criaient-ils, les moyens, montrez-nous lesmoyens ! » Si, après examen des moyens, on trouvaitqu’ils ne rentraient ni dans la catégorie d’Aries (c’est-à-dire deBélier) ni dans celle de Hogg, les savants n’allaient pasplus loin, ils prononçaient que le théoriste était un fou, et nevoulaient rien avoir à faire avec sa vérité.

Or, on ne peut pas même soutenir que par lesystème rampant il eût été possible d’atteindre en unelongue série de siècles la plus grande somme de vérité ; lasuppression de l’Imagination était un mal qui ne pouvaitêtre compensé par aucune certitude supérieure des anciennesméthodes d’investigation. L’erreur de ces Jurmains, de ces Vrinch,de ces Inglitch, et de ces Amriccans (nos ancêtres immédiats, pourle dire en passant) était une erreur analogue à celle du prétenduconnaisseur qui s’imagine qu’il doit voir d’autant mieux un objetqu’il l’approche plus près de ses yeux. Ces gens étaient aveugléspar les détails. Quand ils procédaient d’après Hogg, leursfaits n’étaient jamais en résumé que des faits, matière depeu de conséquence, à moins qu’on ne se crût très avancé enconcluant que c’étaient des faits, et qu’ils devaient êtredes faits, parce qu’ils apparaissaient tels. S’ils suivaient laméthode de Bélier, c’est à peine si leur procédé était aussi droitqu’une corne de cet animal, car ils n’ont jamais émis un axiome quifût un véritable axiome dans toute la force du terme. Il fallaitqu’ils fussent véritablement aveugles pour ne pas s’en apercevoir,même de leur temps ; car à leur époque même, beaucoupd’axiomes longtemps reçus comme tels avaient étéabandonnés. Par exemple : « Ex nihilo nihilfit » ; « un corps ne peut agir où il n’estpas » ; « il ne peut existerd’antipodes » ; « l’obscurité ne peut pas sortir dela lumière » – toutes ces propositions, et une douzained’autres semblables, primitivement admises sans hésitation commedes axiômes, furent regardées, à l’époque même dont je parle, commeinsoutenables. Quelle absurdité donc, de persister à croire auxaxiômes, comme à des bases infaillibles de vérité !Mais d’après le témoignage même de leurs meilleurs raisonneurs, ilest facile de démontrer la futilité, la vanité des axiômes engénéral. Quel fut le plus solide de leurs logiciens ?Voyons ! Je vais le demander à Pundit, et je reviens à laminute…. Ah ! nous y voici ! Voilà un livre écrit il y aà peu près mille ans et dernièrement traduit de l’Inglitch – languequi, soit dit en passant, semble avoir été le germe de l’amriccan.D’après Pundit, c’est sans contredit le plus habile ouvrage anciensur la logique. L’auteur, (qui avait une grande réputation de sontemps) est un certain Miller, ou Mill[41] ;et on raconte de lui, comme un détail de quelque importance, qu’ilavait un cheval de moulin qui s’appelait Bentham. Mais jetons uncoup d’œil sur le Traité !

Ah ! – « Le plus ou moins deconceptibilité », dit très bien M. Mill, « ne doitêtre admis dans aucun cas comme critérium d’une véritéaxiomatique. » Quel moderne jouissant de sa raison songerait àcontester ce truisme ? La seule chose qui nous étonne, c’estque M. Mill ait pu s’imaginer qu’il était nécessaire d’appelerl’attention sur une vérité aussi simple. Mais tournons la page. Quelisons-nous ici ? – « Deux contradictoires ne peuventêtre vraies en même temps – c’est-à-dire, ne peuvent coexister dansla réalité. » Ici M. Mill veut dire par exemple, qu’unarbre doit être ou bien un arbre, ou pas un arbre – c’est-à-dire,qu’il ne peut être en même temps un arbre et pas un arbre. Trèsbien, mais je lui demanderai pourquoi. Voici sa réponse,et il n’en veut pas donner d’autre : – « parce que,dit-il, il est impossible de concevoir que les contradictoiressoient vraies toutes deux à la fois. » Mais ce n’est pas dutout répondre, d’après son propre aveu ; car ne vient-il pasprécisément de reconnaître que « dans aucun cas le plus oumoins de conceptibilité ne doit être admis comme critérium d’unevérité axiomatique ? »

Ce que je blâme chez ces anciens, c’est moinsque leur logique soit, de leur propre aveu, sans aucun fondement,sans valeur, quelque chose de tout à fait fantastique, c’estsurtout la sotte fatuité avec laquelle ils proscrivent toutes lesautres voies qui mènent à la vérité, tous les autresmoyens de l’atteindre, excepté ces deux méthodes absurdes – l’unequi consiste à se traîner, l’autre à ramper – où ils ont oséemprisonner l’âme qui aime avant tout à planer.

En tout cas, mon cher ami, ne pensez-vous pasque ces anciens dogmatistes n’auraient pas été fort embarrassés dedécider à laquelle de leurs deux méthodes était due la plusimportante et la plus sublime de toutes leurs vérités, jeveux dire, celle de la gravitation ? Newton la devait àKepler. Kepler reconnaissait qu’il avait deviné ses troislois – ces trois lois capitales qui amenèrent le plus grand desmathématiciens Inglish à son principe, la base de tous lesprincipes de la physique – et qui seules nous introduisent dans leroyaume de la métaphysique.

Kepler les devina – c’est-à-dire, lesimagina. Il était avant tout un théoriste – motsi sacré aujourd’hui et qui ne fut d’abord qu’une épithète demépris. N’auraient-ils pas été aussi fort en peine, ces vieillestaupes, d’expliquer par laquelle de leurs deux méthodes uncryptographe vient à bout de résoudre une écriture chiffrée d’unedifficulté plus qu’ordinaire, ou par laquelle de leurs deuxméthodes Champollion mit l’esprit humain sur la voie de cesimmortelles et presque innombrables découvertes, en déchiffrant leshiéroglyphes ?

Encore un mot sur ce sujet, et j’aurai fini devous assommer. N’est-il pas plus qu’étrange, qu’avec leurséternelles rodomontades sur les méthodes pour arriver à la vérité,ces bigots aient laissé de côté celle qu’aujourd’hui nousconsidérons comme la grande route du vrai – celle de laconcordance ? Ne semble-t-il pas singulier qu’ils ne soientpas arrivés à déduire de l’observation des œuvres de Dieu ce faitvital, qu’une concordance parfaite doit être le signe d’une véritéabsolue ? Depuis qu’on a reconnu cette proposition, avecquelle facilité avons-nous marché dans la voie du progrès !L’investigation scientifique a passé des mains de ces taupes danscelle des vrais, des seuls vrais penseurs, des hommes d’ardenteimagination. Ceux-ci théorisent. Vous imaginez-vous leshuées de mépris avec lesquelles nos pères accueilleraient mesparoles, s’il leur était permis de regarder aujourd’hui par dessusmon épaule ? Oui, dis-je, ces hommesthéorisent ; et leurs théories ne font que secorriger, se réduire, se systématiser – s’éclaircir, peu à peu, ense dépouillant de leurs scories d’incompatibilité, jusqu’à cequ’enfin apparaisse une parfaite concordance que l’esprit le plusstupide est forcé d’admettre, par cela même qu’il y a concordance,comme l’expression d’une absolue et incontestablevérité[42].

4 avril. – Le nouveau gaz faitmerveille avec les derniers perfectionnements apportés à lagutta-percha. Quelle sûreté, quelle commodité, quel facilemaniement, quels avantages de toutes sortes offrent nos ballonsmodernes ! En voilà un immense qui s’approche de nous avec unevitesse d’au moins 150 milles à l’heure. Il semble bondé de monde –il y a peut-être bien trois ou quatre cents passagers – etcependant il plane à une hauteur de près d’un mille, nousregardant ; nous pauvres diables, au dessous de lui, avec unsouverain mépris. Mais cent ou même deux cents milles à l’heure,c’est là, après tout, une médiocre vitesse. Vous rappelez-vouscomme nous volions sur le chemin de fer qui traverse le continentdu Canada ? – Trois cents milles pleins à l’heure. Voilà quis’appelait voyager. Il est vrai qu’on ne pouvait rien voir – il nerestait qu’à folâtrer, à festoyer et à danser dans les magnifiquessalons. Vous souvenez-vous de la singulière sensation que l’onéprouvait, quand, par hasard, on saisissait une lueur des objetsextérieurs, pendant que les voitures poursuivaient leur voleffréné ? Tous les objets semblaient n’en faire qu’un – uneseule masse. Pour moi, j’avouerai que je préférais voyager dans unde ces trains lents qui ne faisaient que cent milles àl’heure ! Là on pouvait avoir des portières vitrées, – mêmeles tenir ouvertes – et arriver à quelque chose qui ressemblait àune vue distincte du pays…. Pundit assure que la route dugrand chemin de fer du Canada doit avoir été en partie tracée il ya neuf cents ans ! Il va jusqu’à dire qu’on distingue encoreles traces d’une route – traces qui remontent certainement à uneépoque aussi reculée. Il paraît qu’il n’y avait que deuxvoies ; la nôtre, vous le savez, en a douze, et trois ouquatre autres sont en préparation. Les anciens rails étaient trèsminces ; et si rapprochés les uns des autres qu’à en jugerd’après nos idées modernes, il ne se pouvait rien de plus frivole,pour ne pas dire de plus dangereux. La largeur actuelle de la voie– cinquante pieds – est même considérée comme offrant à peine unesécurité suffisante. Quant à moi, je ne fais aucun doute qu’il a dûexister quelque espèce de voie à une époque fort ancienne, commel’affirme Pundit ; car rien n’est plus clair pour moi que cefait : qu’à une certaine période – pas moins de sept sièclesavant nous, certainement, – les continents du Canada nord et sudn’en faisaient qu’un, et que dès lors les Canadiens durentnécessairement construire un grand chemin de fer qui traversât lecontinent.

5 avril. – Je suis presque dévoréd’ennui. Pundit est la seule personne avec qui l’on puissecauser à bord, et lui, la pauvre âme ! il ne saurait parlerd’autre chose que d’antiquités. Il a passé toute la journée àessayer de me convaincre que les anciens Amriccans segouvernaient eux-mêmes ! – A-t-on jamais entendu unepareille absurdité ? – qu’ils vivaient dans une espèce deconfédération chacun pour soi, à la façon des « chiens deprairie » dont il est parlé dans la fable. Il dit qu’ilspartaient de cette idée, la plus drôle qu’on puisse imaginer – quetous les hommes naissent libres et égaux, et cela au nez même deslois de gradation si visiblement imprimées sur tous lesêtres de l’univers physique et moral.

Chaque individu votait – ainsi disait-on –c’est-à-dire participait aux affaires publiques – et cela durajusqu’au jour où enfin on s’aperçut que ce qui était l’affaire dechacun n’était l’affaire de personne, et que la République(ainsi s’appelait cette chose absurde) manquait totalement degouvernement. On raconte, cependant, que la première circonstancequi vint troubler, d’une façon toute spéciale, la satisfaction desphilosophes qui avaient construit cette république, ce fut lafoudroyante découverte que le suffrage universel n’était quel’occasion de pratiques frauduleuses, au moyen desquelles un nombredésiré de votes pouvait à un moment donné être introduit dansl’urne, sans qu’il y eût moyen de le prévenir ou de le découvrir,par un parti assez déhonté pour ne pas rougir de la fraude. Unelégère réflexion sur cette découverte suffit pour en tirer cetteconséquence évidente – que la coquinerie doit régner en république– en un mot, qu’un gouvernement républicain ne saurait être qu’ungouvernement de coquins. Pendant que les philosophes étaientoccupés à rougir de leur stupidité de n’avoir pas prévu cesinconvénients inévitables, et à inventer de nouvelles théories, ledénouement fut brusqué par l’intervention d’un gaillard du nom deMob[43], qui prit tout en mains, et établitun despotisme, en comparaison duquel ceux des Zéros[44] fabuleux et des Hellofagabales[45] étaient dignes de respect, un véritableparadis. Ce Mob (un étranger, soit dit en passant) était, dit-on,le plus odieux de tous les hommes qui aient jamais encombré laterre. Il avait la stature d’un géant ; il était insolent,rapace, corrompu ; il avait le fiel d’un taureau avec le cœurd’une hyène, et la cervelle d’un paon. Il finit par mourir d’unaccès de sa propre fureur, qui l’épuisa. Toutefois, il eut sonutilité, comme toutes choses, même les plus viles ; il donna àl’humanité une leçon que jusqu’ici elle n’a pas oubliée – qu’il nefaut jamais aller en sens inverse des analogies naturelles. Quantau républicanisme, on ne pouvait trouver sur la surface de la terreaucune analogie pour le justifier – excepté le cas des« chiens de prairie », – exception qui, si elle prouvequelque chose, ne semble démontrer que ceci, que la démocratie estla plus admirable forme de gouvernement – pour les chiens.

6 avril. – La nuit dernière nousavons eu une vue admirable d’Alpha Lyra, dont le disque, dans lalunette de notre capitaine, sous-tend un angle d’un demi-degré,offrant tout à fait l’apparence de notre soleil à l’œil nu par unjour brumeux. Alpha Lyra, quoique beaucoup plus grand que notresoleil, lui ressemble tout à fait quant à ses taches, sonatmosphère, et beaucoup d’autres particularités. Ce n’est que dansle siècle dernier, me dit Pundit, que l’on commença à soupçonner larelation binaire qui existe entre ces deux globes. Chose étrange,on rapportait le mouvement apparent de notre système céleste à unorbite autour d’une prodigieuse étoile située au centre de la voielactée. Autour de cette étoile, affirmait-on, ou tout au moins,autour d’un centre de gravité commun à tous les globes de la voielactée, que l’on supposait près des Alcyons dans les Pléïades,chacun de ces globes faisait sa révolution, le nôtre achevant soncircuit dans une période de 117 000 000 d’années !Aujourd’hui, avec nos lumières actuelles, les grandsperfectionnements de nos télescopes, et le reste, nous éprouvonsnaturellement quelque difficulté à saisir sur quel fondement reposeune pareille idée. Le premier qui la propagea fut un certainMudler[46]. Il fut amené, sans doute, à cettesingulière hypothèse par une pure analogie qui se présenta à luidans le premier cas observé ; mais au moins aurait-il dûpoursuivre cette analogie dans ses développements. Elle luisuggérait, de fait, un grand orbe central ; jusque-là Mudlerétait logique. Cet orbe central, toutefois, devait êtredynamiquement plus grand que tous les orbes qui l’environnaientpris ensemble. Mudler pouvait alors se poser cette question :– « Pourquoi ne le voyons-nous pas ? » nous, enparticulier, qui occupons la région moyenne du groupe, l’endroitmême le plus rapproché de cet inconcevable soleil central.Peut-être, à ce point de son argumentation, l’astronome s’est-ilréfugié dans la supposition que cet orbe pourrait bien n’être paslumineux ; et ici l’analogie lui faisait soudainement défaut.Mais même en admettant un orbe central non lumineux, comment s’yserait-il pris pour expliquer cette invisibilité rendue visible parune incalculable multitude de glorieux soleils rayonnant danstoutes les directions autour de lui ? Sans doute il s’entenait finalement à admettre un centre de gravité commun à tous lesglobes évolutionnants. – Mais ici encore l’analogie devait luifaire défaut.

Notre système, il est vrai, opère sarévolution autour d’un centre commun de gravité, mais cetterévolution n’est que la conséquence de sa relation avec un soleilmatériel dont la masse contrebalance et au delà le reste dusystème. Le cercle mathématique est une courbe composée d’uneinfinité de lignes droites ; mais cette idée du cercle – idéeque, par rapport à la géométrie terrestre, nous ne considérons quecomme une pure idée mathématique en contradiction avec l’idéepratique – est en réalité la seule conception pratique quenous soyons en droit de nous faire par rapport à ces cerclesgigantesques auxquels nous avons affaire, au moins en imagination,quand nous supposons notre système avec ses annexes évoluant autourd’un point situé au centre de la voie lactée. Que les plusvigoureuses des imaginations humaines essaient seulement de sefaire la moindre idée d’un circuit ainsi inexprimable ! Ceserait à peine un paradoxe de dire qu’une lueur d’éclair elle-même,parcourant éternellement la circonférence de cet inconcevablecercle, la parcourrait éternellement en ligne droite. Que le trajetde notre soleil le long de cette circonférence – que la directionde notre système dans un tel orbite puisse, pour une perceptionhumaine, dévier dans la moindre mesure de la ligne droite, mêmedans l’espace d’un million d’années, c’est là une propositioninsoutenable : et cependant ces anciens astronomes semblentavoir été absolument induits à croire qu’une courbe visible s’étaitmanifestée durant la courte période de leur histoire astronomique –dans la durée de ce point imperceptible, dans un pur néant de deuxou trois mille ans ! Il est vraiment incompréhensible que desconsidérations telles que celles-ci ne les aient jamais éclairéssur le véritable état des choses – celui d’une révolution binairede notre soleil et d’Alpha Lyra autour d’un centre commun degravité !

7 avril. – Nous avons continué lanuit dernière nos amusements astronomiques. Nous avons eu une vuemagnifique des 5 astéroïdes Nepturiens, et nous avons assisté avecle plus grand intérêt à la pose d’une énorme imposte sur deuxlinteaux dans le nouveau temple situé à Daphnis dans la lune. Riende plus amusant que de voir des créatures aussi minuscules quecelles de la lune, et ressemblant si peu à la race humaine,déployer une habileté mécanique si supérieure à la nôtre. Il nousest difficile aussi de concevoir que les énormes masses qu’ellesmanient si aisément soient en réalité aussi légères que notreraison nous dit qu’elles sont.

8 avril. – Eurêka ! Pundittriomphe ! Un ballon venant du Canada nous a parléaujourd’hui, et nous a jeté quelques anciens papiers ; ilscontiennent des informations excessivement curieuses touchant lesantiquités Canadiennes ou plutôt Amriccanes. Vous savez, jeprésume, que des terrassiers ont passé plusieurs mois à préparerl’emplacement pour l’érection d’une nouvelle fontaine à Paradis, leprincipal jardin de plaisance de l’empereur. Paradis, paraît-il,était à une époque immémoriale, une île – c’est-à-dire, qu’il étaitborné au nord par un petit ruisseau, ou plutôt par un bras de merfort étroit. Ce bras s’élargit graduellement jusqu’à ce qu’il eûtatteint sa largeur actuelle – un mille. La longueur totale de l’îleest de neuf milles ; sa largeur varie d’une façon sensible.L’étendue entière de l’île (selon Pundit,) était, il y a quelquehuit cents ans, encombrée de maisons, dont quelques-unes avaientvingt étages de haut : la terre (pour quelque raison fortinexplicable) étant considérée comme très précieuse dans cesparages. Le désastreux tremblement de terre de l’an 2050 engloutitsi totalement la ville (elle était trop étendue pour l’appeler unvillage) que jusqu’ici les plus infatigables de nos antiquairesn’avaient pu recueillir sur les lieux des données suffisantes (enfait de monnaies, de médailles ou d’inscriptions) pour construirel’ombre même d’une théorie touchant les mœurs, les coutumes, etc.etc. etc. des premiers habitants. Tout ce que nous savions d’eux àpeu près, c’est qu’ils faisaient partie des Knickerbockers, tribude sauvages qui infestaient le continent lors de sa premièredécouverte par Recorder Riker, chevalier de la Toison d’or.Cependant ils ne manquaient pas d’une certaine civilisation ;ils cultivaient différents arts et même différentes sciences à leurmanière. On raconte qu’ils étaient sous beaucoup de rapports fortingénieux, mais affligés de la singulière monomanie de bâtir ceque, dans l’ancien amriccan, on appelait des églises – desespèces de pagodes instituées pour le culte de deux idoles connuessous le nom de Richesse et de Mode. Si bien qu’à la fin, dit-on,les quatre-vingt dixièmes de l’île n’étaient plus qu’églises. Lesfemmes aussi, paraît-il, étaient singulièrement déformées par uneprotubérance naturelle de la région située juste au dessous du dos– et, chose inexplicable, cette difformité passait pour unemerveilleuse beauté. Une ou deux peintures de ces singulièresfemmes ont été miraculeusement conservées. C’est quelque chose devraiment drôle – quelque chose entre le dindon et ledromadaire.

Voilà donc presque tout ce qui nous étaitparvenu touchant les anciens Knickerbockers. Or, il paraît qu’encreusant au centre du jardin de l’empereur (qui, comme vous lesavez, couvre toute l’étendue de l’île) quelques-uns des ouvriersdéterrèrent un bloc de granit cubique et visiblement sculpté,pesant plusieurs centaines de livres. Il était parfaitementconservé, et semblait avoir peu souffert de la convulsion quil’avait enseveli. Sur une de ses surfaces était une plaque demarbre, revêtue (et c’est ici la merveille des merveilles)d’une inscription – d’une inscription lisible. Pundit estdans l’extase. Quand on eut détaché la plaque, on découvrit unecavité, renfermant une boîte de plomb remplie de différentesmonnaies, une longue liste de noms, quelques documents quiressemblent à des journaux, et d’autres objets du plus haut intérêtpour les antiquaires ! Il ne peut y avoir aucun doute sur leurorigine ; ce sont des reliques amriccanes authentiquesappartenant à la tribu des Knickerbockers. Les papiers jetés à bordde notre ballon sont couverts des fac-simile des monnaies,manuscrits, topographie, etc., etc. Je vous envoie pour votreamusement une copie de l’inscription en knickerbocker qui se trouvesur la plaque de marbre :

Cette pierre angulaire d’un monument à la Mémoire de
GEORGES WASHINGTON
a été posée avec les cérémonies appropriées
le 19e jour d’octobre 1847, l’anniversaire de la reddition de
Lord Cornwallis
au Général Washington à Yorktown,
A.D. 1781,
sous les auspices de l’Association pour le monument de Washingtonde la cité de New-York.

C’est une traduction littérale del’inscription, faite par Pundit lui-même, de telle sorte que vouspouvez être sûr de sa fidélité. Du petit nombre de mots qui noussont ainsi conservés, nous pouvons tirer plus d’un renseignementimportant ; et l’un des plus intéressants est assurément cefait, qu’il y a mille ans, les monuments réels étaientdéjà tombés en désuétude : on se contentait, comme nousaujourd’hui, d’indiquer simplement l’intention d’élever un monument– quelque jour à venir ; une pierre angulaire était posée« solitaire et seule » (vous m’excuserez de vous citer legrand poète amriccan Benton !) comme garantie de cettemagnanime intention. Cette admirable inscription nous apprend enoutre d’une façon très précise le comment, le lieu et le sujet dela grande reddition en question. Pour le lieu, ce futYorktown (qui se trouvait quelque part 😉 quant au sujet, cefut le Général Cornwallis (sans doute quelque riche négociant enblé[47]). C’est lui qui se rendit.L’inscription mentionne celui à qui se rendit – qui ? LordCornwallis. Resterait à savoir pourquoi les sauvages pouvaientdésirer qu’il se rendît. Mais quand nous nous souvenons que cessauvages étaient sans aucun doute des cannibales, nous arrivonsnaturellement à cette conclusion : qu’ils voulaient en faireun saucisson. Quant au comment, rien ne saurait être plusexplicite que cette inscription. Lord Cornwallis se rendit (pourdevenir un saucisson) « sous les auspices de l’association dumonument de Washington », – sans doute une institution decharité pour le dépôt des pierres angulaires.

Mais grands Dieux ! qu’arrive-t-il ?Ah ! je vois ce que c’est : le ballon vient d’enrencontrer un autre ; il y a eu collision, et nous allonspiquer une tête dans la mer.

Je n’ai donc plus que le temps d’ajouterceci : que d’après une hâtive inspection des fac-simile desjournaux, etc., etc. je découvre que les grands hommes de cetteépoque parmi les Amriccans furent un certain John, forgeron, et uncertain Zacharie, tailleur.

Adieu, jusqu’au revoir. Recevrez-vous oui ounon cette lettre ? c’est là un point de peu d’importance,puisque je l’écris uniquement pour mon propre amusement. Je vaismettre le manuscrit dans une bouteille bien bouchée et la jeter àla mer.

Éternellement vôtre,

PUNDITA.

COMMENT S’ÉCRIT UN ARTICLE À LABLACKWOOD

 

« Au nom du prophète – des figues ! »

CRIDU MARCHAND DE FIGUES TURC

Je présume que tout le monde a entendu parlerde moi. Je m’appelle la Signora Psyché Zénobia. Voilà un fait dontje suis sûre. Il n’y a que mes ennemis qui m’appellent SukySnobbs[48]. Je sais de source certaine que Sukyn’est que la corruption vulgaire du mot Psyché, qui est del’excellent grec, et signifie l’âme, (c’est-à-dire Moi,car je suis tout âme) et quelquefois aussi uneabeille, sens qui fait évidemment allusion à mon aspectextérieur, dans ma nouvelle toilette de satin cramoisi, avec lemantelet arabe bleu de ciel, la parure d’agrafes vertes,et les sept volants en oreillettes couleur orange. Quant àSnobbs, on n’a qu’à me regarder pour reconnaître tout desuite que je ne m’appelle pas Snobbs. C’est miss TabithaTurnip[49] qui a répandu ce bruit par pure envie.Oui, Tabitha Turnip ! O la petite misérable ! Mais quepeut-on attendre d’un navet ? Ne se souvient-elle pas del’adage sur « le sang d’un navet, etc… ? »(Mémorandum : le lui rappeler à la première occasion. AutreMémorandum : lui tirer le nez.) Mais où en étais-je ?Ah ! je sais aussi que Snobbs est une pure corruptionde Zénobia, et que Zénobia était une reine, (Moi aussi : le DrMoneypenny m’appelle toujours la Reine des Cœurs) et que Zénobia,comme Psyché, est de l’excellent grec, et que mon père était Grec,et que par conséquent j’ai droit à cette appellation patronymiquequi est Zénobia, et pas du tout Snobbs. Il n’y a que Tabitha Turnipqui m’appelle Suky Snobbs. Je suis la Signora Psyché Zénobia.

Comme je l’ai déjà dit, tout le monde aentendu parler de moi. Je suis cette Signora Psyché Zénobia, sijustement célèbre comme secrétaire correspondant du« Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young,Belles, Lettres, Universal, Experimental, Bibliographical,Association, To, Civilise, Humanity. » C’est le docteurMoneypenny qui nous a composé ce titre, et il l’a choisi, dit-il,parce qu’il est aussi sonore qu’un baril de rhum vide. (Le Dr estquelquefois un homme vulgaire – mais il est profond.) Nousaccompagnons notre signature des initiales de la société, à la modede la R.S.A. (Royale Société des Arts), de la S.D.U.K, (sociétépour la diffusion des connaissances utiles, etc., etc.) Le DrMoneypenny dit que dans ce dernier titre S est là pourStale, que D.U.K. signifie Duck, et que S.D.U.K.représente Stale Duck[50], et nonla société de Lord Brougham. – Mais le Dr Moneypenny est un sidrôle d’homme que je ne suis jamais sûre s’il me dit la vérité.Quoi qu’il en soit, nous ne manquons pas d’ajouter à nos noms lesinitiales P.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H. – ce qui veut dire :Philadelphia, Regular, Exchange, Tea, Total, Young, Belles,Lettres, Universal, Experimental, Bibliographical, Association, To,Civilise, Humanity, une lettre pour chaque mot ; ce qui estdécidément un progrès sur lord Brougham. Le Dr Moneypenny prétendque nos initiales indiquent notre vrai caractère – mais, sur mavie, je ne vois pas ce qu’il veut dire.

Malgré les bons offices du docteur, et le zèleardent déployé par la Société pour se faire connaître, elle n’eutpas grand succès jusqu’à ce que j’en fisse partie. La vérité estque ses membres se laissaient aller dans la discussion à un tontrop léger. Les feuilles qui paraissaient chaque samedi soir serecommandaient moins par la profondeur que par la bouffonnerie. Cen’était que de la crème fouettée. Aucune recherche des premièrescauses, des premiers principes. Aucune recherche de rien du tout.Pas la moindre attention donnée à ce point capital : « laconvenance des choses. » En un mot, il n’y avait pas d’écritaussi tranchant. Tout y était bas – absolument bas !

Aucune profondeur, aucune lecture, aucunemétaphysique – rien de ce que les savants appellentidéalisme, et que les ignorants aiment mieux stigmatiserdu nom de cant. (Le Dr Moneypenny dit que je devraisécrire cant avec un K capital – mais je m’entends.)Aussitôt entrée dans la société, j’essayai d’y introduire unemeilleure méthode de pensée et de style, et tout le monde sait sij’y ai réussi. Nous donnons maintenant dans laP.R.E.T.T.Y.B.L.U.E.B.A.T.C.H. d’aussi bons articles qu’on peut enrencontrer dans le Blackwood. Je dis leBlackwood, parce que je suis convaincue que les meilleursécrits, sur toute sorte de sujets, peuvent se trouver dans lespages de ce Magazine si justement célèbre. Nous le prenonsmaintenant pour modèle en tout, ce qui nous met en passe d’acquérirune rapide notoriété. Après tout, il n’est pas si difficile decomposer un article dans le goût du vrai Blackwood, pourvuqu’on sache bien s’y prendre. Bien entendu, je ne parle pas desarticles politiques. Tout le monde sait comment ils se fabriquent,depuis que le Dr Moneypenny l’a expliqué. M. Blackwood a unepaire de ciseaux de tailleur, et trois apprentis qui se tiennentprès de lui pour exécuter ses ordres. Un lui tend leTimes, un autre l’Examiner, un troisième leGulley’s New Compendium of Slang-Whang[51],M. Blackwood ne fait que couper et distribuer. C’est bientôtfait – rien que Examiner, Slang-Whang, et Times –puis Times, Slang-Whang et Examiner – puisTimes, Examiner, et Slang-Whang.

Mais le principal mérite du Magazine est dansses articles de Mélanges ; et les meilleurs de ces articlesrentrent dans la catégorie de ce que le Dr Moneypenny appelle lesexcentricités (qu’elles aient du sens ou non) et ce quetous les autres appellent des articles à sensation. C’estune espèce d’écrit que depuis longtemps j’avais appris àapprécier ; mais ce n’est que depuis ma dernière visite àM. Blackwood (chez qui j’avais été députée par la société) quej’ai pu me rendre parfaitement compte de l’exacte méthode de sacomposition. Cette méthode est fort simple, mais cependant moinsque celle de la politique.

Introduite auprès de M. Blackwood, je luifis connaître les désirs de la société ; il me reçut avec unegrande civilité, me fit entrer dans son cabinet, et m’exposaclairement tout le procédé.

« Ma chère dame, » dit-il, évidemmentfrappé par mon extérieur majestueux, car j’avais ma toilette desatin cramoisi, avec les agrafes vertes, et les oreillettes couleurorange. « Ma chère dame, asseyez-vous. Voici comment il fauts’y prendre. En premier lieu, votre écrivain d’articles à sensationdoit avoir de l’encre très noire, et une plume très grosse avec unbec bien émoussé. Et, remarquez bien, miss PsychéZénobia ! » continua-t-il, après une pause, avec uneénergie et une solennité de ton fort impressives, « remarquezbien ! – cette plume – ne doit – jamais êtretaillée ! Là, madame, est tout le secret, l’âme del’article à sensation. J’oserai vous affirmer que jamais unindividu, de quelque génie qu’il fût doué, n’a écrit avec une bonneplume – comprenez-moi bien – un bon article. Vous pouvez être sûre,qu’un manuscrit lisible n’est jamais digne d’être lu. C’est là undes principaux articles de notre foi, et si vous éprouvez quelquedifficulté à l’accepter, nous pouvons lever la séance. »

Il s’arrêta. Mais comme naturellement jetenais à ne pas suspendre la conférence, je donnai mon assentimentà une proposition si naturelle, et dont j’avais depuis longtempsreconnu la vérité. Il parut satisfait, et continua sesinstructions.

« Peut-être paraîtra-t-il prétentieux dema part, miss Psyché Zénobia, de vous renvoyer à un article ou àune collection d’articles, comme modèles d’étude ; cependantil me semble bon d’appeler votre attention sur quelques cas.Voyons. Il y a eu le Mort vivant, article capital ! –la relation des sensations éprouvées par un gentilhomme dans satombe avant qu’il ait rendu l’âme – article plein de goût, deterreur, de sentiment, de métaphysique et d’érudition. Vousjureriez que l’écrivain est né et a été élevé dans un cercueil.Puis nous avons eu les Confessions d’un mangeur d’opium –remarquable, bien remarquable ! splendide imagination –philosophie profonde – spéculation subtile – beaucoup de feu et deverve – avec un assaisonnement suffisant de choses carrémentinintelligibles – une exquise bouillie qui coula délicieusementdans le gosier du lecteur. On voulait que Coleridge fut l’auteur decet article, – mais non. Il a été composé par mon petit babouinfavori, Juniper, après une rasade de gin hollandais et d’eau chaudesans sucre. » (J’aurais eu de la peine à le croire, si toutautre que M. Blackwood m’eût assuré le fait). « Puis il ya eu l’Expérimentaliste involontaire, qui roule en entiersur un gentilhomme cuit dans un four, et qui en sortit sain etsauf, non sans avoir eu une terrible peur. Puis le Journal d’unmédecin défunt, dont le mérite est de mêler à un langaged’énergumène un Grec indifférent, – deux choses qui attachent lepublic. Il y eut ensuite l’Homme dans la Cloche, unarticle, miss Zénobia, que je ne saurais trop recommander à votreattention. C’est l’histoire d’un jeune homme qui s’endort sous lacloche d’une église, et est réveillé par ses tintements funèbres.Il en devient fou, et en conséquence, tirant ses tablettes, il yconsigne ses sensations. Les sensations, voilà le grand point. Sijamais vous étiez noyée ou pendue, prenez note de vos sensations –elles vous rapporteront dix guinées la feuille. Si vous voulezfaire de l’effet en écrivant, miss Zénobia, soignez, soignez lessensations. »

« Je n’y manquerai pas,M. Blackwood », dis-je.

« Très bien, » répliqua-t-il. Mais jedois vous mettre au fait des détails de la composition de ce qu’onpeut appeler un véritable Blackwood à sensations – et vouscomprendrez comment je considère ce genre de composition comme lemeilleur sous tous rapports.

« La première chose à faire, c’est devous mettre vous-même dans une situation anormale où personne nes’est encore trouvé avant vous. Le four, par exemple, c’était unexcellent truc. Mais si vous n’avez pas de four ou de grosse clochesous la main, si vous ne pouvez pas à votre convenance culbuterd’un ballon, ou être engloutie dans un tremblement de terre, oudégringoler dans une cheminée, il faudra vous contenter d’imaginersimplement quelque mésaventure analogue. J’aimerais mieux cependantque vous ayez un fait réel à faire valoir. Rien n’aide aussi bienl’imagination que d’avoir fait soi-même l’expérience de son sujet.– La vérité, vous le savez, est plus étrange que la fiction, – touten allant plus sûrement au but. »

Je lui assurai alors que j’avais uneexcellente paire de jarretières, et que je m’en servirais pour mependre.

« Bon ! » répondit-il« oui, faites-le ; – quoique la pendaison soit quelquechose de bien usé. Peut-être pourrez-vous trouver mieux. Prenez unedose de pilules de Brandreth, et donnez-vous vos sensations.Toutefois mes instructions s’appliqueront également bien à toutesles variétés de mésaventure ; ainsi en retournant chez vous,vous pouvez avoir la tête cassée, ou être renversée d’un omnibus,ou mordue par un chien enragé, ou noyée dans une gouttière. Maisvenons au procédé.

» Une fois, votre sujet déterminé, vousavez à considérer le ton ou le genre de la narration. Il y a le tondidactique, le ton enthousiaste, le ton naturel, tous assezvulgaires. Mais il y a le ton laconique, ou bref, qui est devenudepuis peu à la mode. Il consiste à procéder par courtes sentences.Par exemple celles-ci : – On ne peut être trop bref. On nesaurait être trop hargneux. Rien que des points. Jamais deparagraphe.

» Puis il y a le ton élevé, diffus, etprocédant par interjections. Ce ton est patronné par nos meilleursromanciers. Les mots doivent tourbillonner tous ensemble etbourdonner comme une toupie ; ce bourdonnement tient lieu desens. C’est le meilleur de tous les styles possibles, quandl’écrivain n’a pas le temps de penser.

» Le ton métaphysique est aussi unexcellent ton. Si vous connaissez quelques grands mots, c’est lecas de les employer. Parlez des écoles Ionique et Éléatique –d’Archytas, de Gorgias, et d’Alcméon. Dites quelque chose del’objectivité et de la subjectivité. N’ayez pas peur de direbeaucoup de mal d’un nommé Locke. Faites allusion aux choses engénéral, et si vous avez laissé glisser une trop grosse absurdité,vous n’avez pas besoin de vous mettre en peine de l’effacer ;vous n’avez qu’à ajouter une note au bas de la page, où vous direzque vous êtes redevable de la susdite profonde observation à laKritik der reinen Vernunft ou à la MetaphysischeAnfangsgrunde der Naturwissenschaft[52]. Celaparaîtra de l’érudition et … et … et – de la franchise.

» Il y a plusieurs autres tons égalementcélèbres, mais je ne vous en mentionnerai plus que deux : – leton transcendantal et le ton hétérogène. Dans le premier, le mériteconsiste à voir dans la nature des choses beaucoup plus loin queles autres. Cette seconde vue fait beaucoup d’effet, quand elle estbien mise en œuvre. Quelques lectures du Dial vousouvriront la voie.

» Évitez, dans ce cas, les grandsmots ; employez les plus courts possible, et écrivez-les àl’envers. Consultez les poèmes de Channing, et citez ce qu’il dit« d’un petit homme gras avec la séduisante apparence d’unpot. » Touchez quelque chose de la Divine Unité. Ne dites pasun mot de l’Infernale Dualité. Avant tout, étudiez-vous à insinuer.Donnez toujours à entendre – n’affirmez rien. Si vous avez à parlerd’une tartine de pain et de beurre, ne le dites pas enpropres termes, mais dites quelque chose d’approchant. Vous pouvezfaire allusion à un gâteau de blé noir ; vous pouvez allerjusqu’à insinuer une pâte de gruau d’avoine ; mais si vousavez réellement en vue une tartine de pain et de beurre,gardez-vous bien, ma chère miss Psyché, de dire : tartine depain et de beurre. »

Je lui assurai que je ne le dirais plus jamaisde ma vie. Il m’embrassa et continua :

« Quant au ton hétérogène, c’est toutsimplement un mélange judicieux, en égales proportions, de tous lesautres tons, et par conséquent tout ce qu’il y a de profond, degrand, de bizarre, de piquant, d’à propos, de joli, entre dans sacomposition.

» Supposons maintenant que vous êtesfixée sur les incidents et le ton. La partie la plus importante,l’âme de tout le procédé, demande encore votre attention – je veuxdire : le remplissage. On ne saurait supposer qu’unelady ou un gentilhomme a passé sa vie à dévorer les livres. Etcependant il est nécessaire avant tout que votre article ait un aird’érudition, ou qu’il offre au moins des signes évidents d’unelecture étendue. Or je vais vous mettre à même de vous tirer decette difficulté. Regardez ici ! » (Il prit trois ouquatre livres qui paraissaient fort ordinaires et les ouvrit auhasard.)

« Vous n’avez qu’à jeter les yeux sur lapremière page venue du premier livre venu, pour y découvrir millebribes d’érudition ou de bel esprit, et c’est là le véritableassaisonnement d’un article à la Blackwood. Vous pouvez ennoter quelques-unes, pendant que je vous les lis. Je ferai deuxdivisions : 1° Faits piquants pour la confection descomparaisons ; et 2° Expressions piquantes àintroduire selon l’occasion. Écrivez. » Et j’écrivis soussa dictée.

1° FAITS PIQUANTS POUR COMPARAISONS :

« Il n’y eut originellement que troisMuses – Melete, Mneme, Aœde – la méditation, la mémoire et lechant. » Vous pouvez tirer un grand parti de ce petitfait, si vous savez vous en servir. Vous voyez qu’il n’est pasgénéralement connu, et qu’il semble recherché. Mais ilfaut avoir soin de donner à la chose un air parfaitementimprovisé.

» Autre exemple. Le fleuve Alphéepassa sous la mer, et en sortit sans que la pureté de ses eaux enreçut aucune atteinte. Il est bien un peu vieilli ; maisbien habillé et bien présenté, il paraîtra aussi frais quejamais.

» Voici quelque chose de mieux : –L’Iris de Perse semble posséder pour quelques personnes un douxet puissant parfum, tandis que pour d’autres il est tout à faitsans odeur.

Voilà qui est fin, et vraiment délicat !En le tournant un peu, vous en tirerez des merveilles. Noustrouverons encore quelque chose dans la botanique. Il n’y a rienqui fasse si bien, surtout avec l’addition d’une ligne de latin.Écrivez !

»  L’Epidendrum Flos Aeris de Javaporte une très belle fleur, et vit encore même quand il estdéraciné. Les indigènes le suspendent par une corde au plafond etjouissent pendant des années de son parfum. – Morceaucapital ! Voilà pour les comparaisons. Passons aux expressionspiquantes.

2° EXPRESSIONS PIQUANTES.

» Le vénérable roman chinoisJu-Kiao-Li. Excellent. En introduisant adroitement cesquelques mots, vous faites preuve d’une connaissance approfondie dela langue et de la littérature chinoise. Avec cela vous pouvez vouspasser d’arabe, de sanscrit, ou de chickasaw. Mais aucun sujet nesaurait se passer d’espagnol, d’italien, d’allemand, de latin et degrec. Je dois vous donner un petit spécimen de chacune de ceslangues. Toutes ces citations seront bonnes et atteindront lebut ; ce sera à votre ingéniosité de les approprier à votresujet. Écrivez !

» Aussi tendre que Zaïre.Français. Allusion à la fréquente répétition de la phrase latendre Zaïre, dans la tragédie française de ce nom. Bienemployée, cette citation prouvera non seulement votre connaissancede la langue, mais encore votre lecture étendue et votre esprit.Vous pouvez dire, par exemple, que le poulet que vous mangiez (dansun article où vous raconteriez que vous êtes morte étranglée par unos de poulet) n’était pas aussi tendre que Zaïre.Écrivez !

» Van muerte tan escondida,

Que non te sienta venir,

Porque el plazer del morir

No me torne a dar la vida.

» C’est de l’espagnol – de Miguel deCervantes. – Viens vite, ô mort ! mais ne me laisse pas voirque tu viens, de peur que le plaisir que je ressentirai en tevoyant paraître ne me rende malheureusement à la vie. – Vous pouvezglisser cette citation fort à propos, quand vous vous débattez avecvotre os de poulet dans la dernière agonie. Écrivez !

» Il pover’uomo che non s’en era accorto,

Andava combattendo, ed era morto.

» C’est de l’italien, vous le devinez –de l’Arioste. Cela veut dire que dans la chaleur du combat un hérosne s’apercevant pas qu’il est bel et bien tué, continua decombattre vaillamment, tout mort qu’il était. L’application de cepassage à votre cas va de soi – car, j’espère bien, miss Psyché,que vous ne négligerez pas de gigoter des jambes au moins une heureet demie après que vous serez morte de votre os de poulet.Veuillez écrire !

» Und sterb’ ich doch, si sterb’ichdenn

Durchsie – durchsie !

» C’est de l’allemand, de Schiller. – Etsi je meurs, au moins je mourrai pour toi… pour toi ! – Il estclair ici que vous apostrophez la cause de votre malheur, lepoulet. Et quel gentilhomme en vérité, (ou quelle dame) de sens, neconsentirait pas, je voudrais bien le savoir, à mourir pour unchapon bien engraissé d’après le vrai système Molucca, farci decâpres et de champignons, et servi dans un saladier avec une geléed’orange en mosaïque ? (vous trouverez ce plat chezTortoni) – Écrivez, je vous prie !

» Voici une charmante petite phraselatine, et peu commune (on ne peut être trop recherché nitrop bref dans une citation latine ; c’est chose si vulgaire)– Ignoratio elenchi. Il a commis une ignoratioelenchi – c’est-à-dire : il a compris les mots de votreproposition, mais non l’idée. Vous voyez qu’il s’agit d’unimbécile, d’un pauvre diable à qui vous vous adressez tout en vousdébattant avec votre os de poulet et qui n’a pas bien compris ceque vous lui disiez. Jetez-lui votre ignoratio elenchi àtravers la figure, et d’un seul coup vous l’avez anéanti. S’il oserépliquer, vous pouvez lui citer du Lucain, l’endroit (le voici) oùil parle de pures anemonae verborum, de mots anémones.L’anémone, qui à un grand éclat, n’a pas d’odeur. Ou, s’il veutfaire le rodomont, vous pouvez le pourfendre avec les InsomniaJovis, les rêveries de Jupiter – mots que Silius Italicus(voici le passage) applique aux pensées pompeuses et enflées. Cettecitation est infaillible et lui percera le cœur. Après cela il nepeut plus que tourner sur lui-même et mourir. Voulez-vous avoir labonté d’écrire ?

» En grec, nous avons quelque chosed’assez joli – du Démosthène, par exemple – Anaer o pheugonchai palin machesetai. Il y a une assez bonne traduction decette phrase dans Hudibras :

For he that flies may flight again,

Which he can never do that’s slain.[53]

» Dans un article à laBlackwood, rien ne produit meilleur effet que votre grec.Les lettres mêmes vous ont un certain air de profondeur. Regardezseulement, Madame, l’air futé de cet Epsilon ! Et cePhi, certainement ce doit être un évêque ! Quellemine plus spirituelle que celle de cet Omicron ! Etce Tau avec quelle grâce il se bifurque ! Bref, iln’y a rien de pareil au grec pour un véritable article à sensation.Dans le cas présent, l’application de cette citation est la plusnaturelle du monde. Relevez la sentence par un énorme juron, enguise d’ultimatum à l’adresse du mal appris, de la têtedure incapable de comprendre votre bon anglais au sujet de cet osde poulet. Il saisira l’allusion et il ne sera plus question delui, vous pouvez y compter. »

Ce furent là toutes les instructions que jepus tirer de M. Blackwood sur le sujet en question ; maisje compris qu’elles étaient bien suffisantes. J’étais donc enfincapable d’écrire un véritable article à la Blackwood, et je résolusde m’y mettre sur-le-champ. En prenant congé de moi,M. Blackwood me fit la proposition de m’acheter l’articlequand il serait écrit ; mais comme il ne pouvait m’offrir quecinquante guinées la feuille, je crus qu’il valait mieux en faireprofiter notre société, que de le sacrifier pour une somme aussichétive. Malgré sa lésinerie, M. Blackwood me témoignad’ailleurs toute sa considération, et me traita véritablement avecla plus grande civilité. Les paroles qu’il m’adressa à mon départfirent sur mon cœur une profonde impression, et je m’en souviendraitoujours, je l’espère, avec reconnaissance.

« Ma chère miss Zénobia, » me dit-il, deslarmes dans les yeux, « y a-t-il encore quelque chose que jepuisse faire pour aider au succès de votre louableentreprise ? Laissez-moi réfléchir ! Il est bien possibleque vous ne puissiez à votre convenance vous … vous noyer, ouétouffer d’un os de poulet, ou être pendue ou mordue par un … Maisattendez ! J’y pense : il y a dans ma cour deuxexcellents boule-dogues – des drôles distingués, je vous assure –sauvages, et qui vous en donneront pour votre argent – ils vousauront dévorée, vous, vos oreillettes, et tout, en moins de cinqminutes (voici ma montre !) – ne songez qu’auxsensations ! Ici ! Allons ! – Tom !Péter ! – Dick, oh ! le drôle ! lâchez-les. »Mais comme j’étais réellement très pressée, et que je n’avais pasune minute à perdre, je me vis forcée malgré moi de m’en aller, etde prendre congé un peu plus brusquement, je l’avoue, que nel’aurait demandé la stricte politesse.

Mon premier soin, en quittantM. Blackwood, fut de m’engager immédiatement dans quelquemauvais pas, conformément à ses avis, et dans cette vue, je passaila plus grande partie de la journée à errer à travers Edinburgh, enquête d’aventures désespérées – capables de répondre à l’intensitéde mes sentiments, et de s’adapter au grand effet de l’article queje voulais écrire. J’étais accompagnée dans cette excursion de mondomestique nègre Pompey, et de ma petite chienne Diane, que j’avaisamenée avec moi de Philadelphie. Ce ne fut que tard dansl’après-midi que je réussis dans ma difficile entreprise. Ilm’arriva alors un grand événement, dont l’article à la Blackwoodqui suit, – dans le ton hétérogène, est la substance et lerésultat.

ARTICLE À LA BLACKWOOD DE MISS ZENOBIA

« Quel malheur, bonne dame, vous a ainsiprivée de la vie ? » Comus.

Par une après-midi tranquille et silencieuse,je m’acheminai dans l’agréable cité d’Edina. Il régnait dans lesrues une confusion et un tumulte effroyables. Les hommes causaient.Les femmes criaient. Les enfants s’égosillaient. Les cochonssifflaient. Les chariots grondaient. Les bœufs soufflaient. Lesvaches beuglaient. Les chevaux hennissaient. Les chats faisaient lesabbat. Les chiens dansaient. – Dansaient ! Était-cedonc possible ? Oui, dansaient ! Hélas !pensai-je, le temps de danser est passé pour moi ! Il n’estplus. Quelle cohue de souvenirs obscurs se réveilleront de temps entemps dans un esprit doué de génie et de contemplation imaginative,– d’un génie surtout condamné à la durable, éternelle, continuelle,et pourrait-on dire – continue – oui, continue etcontinuelle, à l’amère, harassante, troublante, et, si je puisme permettre cette expression, à la très troublante influence duserein, divin, céleste, exaltant, élevé et purifiant effet de cequ’on peut justement appeler la plus enviable, la plusvraiment enviable – oui ! la plus suavement belle, laplus délicieusement éthérée, et, pour ainsi dire, la plusjolie (si je puis me servir d’une expression aussi hardie)des choses (pardonne-moi, gentil lecteur) du monde ;– mais je me laisse toujours entraîner par mes sentiments. Dans untel esprit, je le répète, quelle cohue de souvenirs sont remués parune bagatelle ! Les chiens dansaient ! Et moi –moi, je ne le pouvais pas ! Ils sautaient – et moi jepleurais. Ils cabriolaient – et moi je sanglotais bien fort.Circonstances touchantes ! qui ne peuvent manquer de rappelerau souvenir du lecteur lettré le passage exquis sur la convenancedes choses, qui se trouve au commencement du troisième volume decet admirable et vénérable roman chinois, leJo-go-Slow.

Dans ma promenade solitaire à travers la cité,j’avais deux humbles, mais fidèles compagnons, Diane, ma petitechienne ! la plus douce des créatures ! Elle avait unetouffe de poils qui lui descendait sur un de ses yeux, et un rubanbleu était élégamment attaché autour de son cou. Diane n’avait pasplus de cinq pouces de haut, mais sa tête était presque à elleseule plus grosse que le reste de son corps, et sa queue coupéetout à fait court donnait à l’intéressant animal un air d’innocenceoutragée qui la faisait bien venir de tous.

Et Pompey, mon nègre ! – douxPompey ! Pourrai-je t’oublier jamais ? J’avais pris lebras de Pompey. Il avait trois pieds de haut (j’aime mettre lespoints sur les i) et était âgé de soixante-dix oupeut-être quatre-vingts ans. Il avait les jambes cagneuses, etétait obèse. Sa bouche n’était pas précisément petite, ni sesoreilles courtes. Ses dents toutefois ressemblaient à des perles,et ses grands yeux largement ouverts étaient délicieusement blancs.La Nature ne lui avait point donné de cou et avait posté seschevilles (selon l’usage chez cette race) au milieu de la partiesupérieure du pied. Il était habillé avec une remarquablesimplicité. Il avait pour tout vêtement un col de neuf pouces dehaut et un pardessus de drap brun presque neuf, qui avait autrefoisservi au grand, robuste et illustre docteur Moneypenny. C’était unexcellent pardessus. Il était bien taillé. Il était bien fait. Ilétait presque neuf. Pompey le relevait de ses deux mains pour nepas le laisser traîner dans la boue.

Notre société se composait donc de troispersonnes, dont deux sont déjà connues. Il y en avait une troisième– cette troisième personne, c’était moi. Je suis la signora PsychéZénobi. Je ne suis pas Suky Snobbs. Mon extérieurest imposant. Dans la mémorable occasion dont je parle, j’étaisvêtue d’une robe de satin cramoisi et d’un mantelet arabe bleu deciel. La robe était agrémentée d’agrafes vertes, et de septgracieux volants de couleur orange. Je formais donc la troisièmepersonne de la société. Il y avait le caniche. Il y avait Pompey.Il y avait moi. Nous étions trois. Ainsi, dit-on, il n’y avaitoriginellement que trois Furies – Melty, Nimmy, et Hetty – laMéditation, la Mémoire, et le Violon.

Appuyée sur le bras du galant Pompey, etsuivie de Diane à distance respectueuse, je descendis l’une desplus populeuses et des plus plaisantes rues d’Edina, alors déserte.Tout à coup se présenta à ma vue une église – une cathédralegothique – vaste, vénérable, avec un haut clocher qui se perdaitdans le ciel. Quelle folie s’empara alors de moi ? Pourquoicourus-je au devant de mon destin ? Je fus saisie du désirirrésistible de monter à cette tour vertigineuse et de contemplerde là l’immense panorama de la cité. La porte de la cathédraleouverte semblait m’inviter. Ma destinée l’emportai. J’entrai sousla fatale voûte. Où donc était mon ange gardien ? – sitoutefois il y a de tels anges. Si ! Monosyllabetroublant ! Quel monde de mystère, de science, de doute,d’incertitude est contenu dans tes deux lettres ! J’entraisous la fatale voûte ! J’entrai, et sans endommager mesvolants, couleur orange, je passai sous le portail, et pénétraidans le vestibule. Ainsi, dit-on, l’immense rivière Alfred passaintacte, à sec, sous la mer.

Je crus que les escaliers ne finiraientjamais. Ils tournaient ! Oui, ils tournaient etmontaient toujours, si bien que je ne pus m’empêcher d’appeler àmon aide l’ingénieux Pompey, et je m’appuyai sur son bras avectoute la confiance d’une ancienne affection. – Je ne pusm’empêcher de m’imaginer que le dernier échelon de cette éternelleéchelle en spirale avait été accidentellement ou peut-être àdessein enlevé. Je m’arrêtai pour respirer, et au même moment il seprésenta un incident trop important au point de vue moral ainsiqu’au point de vue métaphysique pour être passé sous silence. Il mesembla – j’avais entièrement conscience du fait – non, je nepouvais m’être trompée ! J’avais pendant quelques instantssoigneusement et anxieusement observé les mouvements de ma Diane –non, dis-je, je ne pouvais m’être trompée ! – Dianesentait un rat ! Aussitôt j’appelai l’attention dePompey sur ce point, et Pompey – oui, Pompey fut de mon avis. Iln’y avait plus aucun motif raisonnable de douter. Le rat avait étésenti – et senti par Diane. Ciel ! pourrai-je jamais oublierl’intense émotion de ce moment ? Hélas ! Qu’est-ce quel’intelligence tant vantée de l’homme ? Le rat – il était là –c’est-à-dire quelque part. Diane avait senti le rat. Et moi –moi je ne pouvais pas le sentir. Ainsi, dit-on,l’Isis Prussienne a pour quelques personnes un doux et suaveparfum, tandis que pour d’autres elle est complètement sansodeur.

Nous étions venus à bout de l’escalier, et iln’y avait plus que trois ou quatre marches qui nous séparaient dusommet. Nous montâmes encore, et il ne resta plus qu’unemarche ! Une marche ! Une petite, petite marche !Combien de fois d’une semblable petite marche dans le grandescalier de la vie humaine dépend une destinée entière de bonheurou de misère humaine ! Je songeai à moi-même, puis à Pompey,puis au mystérieux et inexplicable destin qui nous entourait. Jesongeai à Pompey ! – Hélas ! Je songeai à l’amour !Je songeai à tous les faux pas qui ont été faits et qui peuventêtre faits encore. Je résolus d’être plus prudente, plusréservée.

J’abandonnai le bras de Pompey, et sans sonassistance, je franchis la dernière marche qui restait et gagnai lachambre du beffroi. Mon caniche me suivit immédiatement. Pompeyrestait seul en arrière. Je m’arrêtai au dessus de l’escalier, etl’encourageai à monter. Il me tendit la main, et malheureusement enfaisant ce geste, il fut forcé de lâcher sa redingote. Les Dieux necesseront-ils de nous persécuter ? La redingote tomba, et undes pieds de Pompey marcha sur le long et traînant pan de l’habit.Il trébucha et tomba. – Cette conséquence était inévitable. Iltomba en avant, et sa tête maudite, venant me frapper en pleinepoitrine, me précipita tout de mon long avec lui sur le dur, saleet détestable plancher du beffroi. Mais ma vengeance fut assurée,soudaine et complète. Le saisissant furieusement des deux mains parsa laine, je lui arrachai une énorme quantité de cette matièrenoire, crépue et bouclée, et la jetai loin de moi avec tous lessignes du dédain. Elle tomba au milieu des cordes du beffroi et yresta. Pompey se leva sans dire un mot. Mais il me regardapiteusement avec ses grands yeux et soupira. Grands Dieux ! –quel soupir ! Il pénétra jusqu’au fond de mon cœur. Et lachevelure – la laine ! Si j’avais pu rattraper cette laine, jel’aurais baignée de mes larmes en témoignage de regret. Maishélas ! elle était maintenant bien loin. Comme elle pendillaitau cordage de la cloche, je m’imaginai qu’elle était encorevivante. Je m’imaginai qu’elle allait mourir d’indignation. Ainsil’happidandy Flos Aeris de Java porte, dit-on, une bellefleur, qui vit encore quand elle est déracinée. Les indigènes lasuspendent avec une corde au plafond, et jouissent de son parfumdes années entières.

Notre différend terminé, nous cherchâmes dansla chambre une ouverture qui nous permît de contempler la citéd’Edina. Il n’y avait pas de fenêtre. La seule lumière qui pénétrâtdans ce réduit obscur venait d’une ouverture carrée ayant à peuprès un pied de diamètre, et à une hauteur d’environ sept piedsau-dessus du plancher. Mais que ne peut réaliser l’énergie duvéritable génie ? Je résolus d’atteindre à ce trou. Un énormeattirail de roues, de pignons, et autres machines à l’aircabalistique se trouvaient en face du trou, tout près de lui, et àtravers le trou passait une baguette de fer venant du mécanisme.Entre les roues et le mur il y avait juste de la place pour moncorps ; mais j’étais exaspérée, et déterminée à aller jusqu’aubout. J’appelai Pompey près de moi.

« Vous voyez cette ouverture, Pompey. Jevoudrais y passer la tête pour regarder. Vous allez vous tenir toutdroit juste sous le trou, – comme cela. Maintenant, Pompey, tendezune de vos mains, que je puisse y monter – très bien. Maintenantl’autre main, Pompey, et avec son aide, j’arriverai sur vosépaules. »

Il fit tout ce que je désirais, et quand jefus hissée sur ses épaules, je m’aperçus que je pouvais facilementpasser ma tête et mon cou à travers l’ouverture. Le panorama étaitsublime. Il ne se pouvait rien de plus magnifique. Je ne m’arrêtaiun instant que pour appeler Diane et assurer Pompey que je seraisdiscrète, et pèserais le moins possible sur ses épaules. Je lui disque je serais à l’égard de ses sentiments d’une délicatesse tendre– ossi tender qu’un beefsteak. Après avoir rendu cettejustice à mon fidèle ami, je m’abandonnai sans réserve à l’ardeuret à l’enthousiasme de la jouissance du panorama qui s’étendaitsous mes yeux.

Cependant je me dispenserai de m’appesantirsur ce sujet. Je ne décrirai pas la cité d’Edinburgh. Tout le mondeest allé à Edinburgh – la classique Edina. Je m’en tiendrai auxprincipaux détails de ma lamentable aventure. Après avoir jusqu’àun certain point satisfait ma curiosité touchant l’étendue, lasituation, et la physionomie générale de la cité, j’eus le loisird’examiner l’église où j’étais, et la délicate architecture de sonclocher. Je remarquai que l’ouverture à travers laquelle j’avaispassé la tête s’ouvrait dans le cadran d’une horloge gigantesque,et devait de la rue faire l’effet d’un large trou de clef, telqu’on en voit sur le cadran des montres françaises. Sans doute levéritable but de cette ouverture était de laisser passer le brasd’un employé pour lui permettre d’ajuster quand il était nécessaireles aiguilles de l’horloge. J’observai avec surprise l’immensedimension de ces aiguilles, dont la plus longue ne pouvait avoirmoins de dix pieds de long, et dans sa plus grande largeur moins dehuit à neuf pouces. Elles étaient d’acier massif, et les bordsparaissaient tranchants. Après avoir noté ces particularités etquelques autres, je tournai de nouveau mes yeux sur la glorieuseperspective qui s’étendait devant moi, et bientôt je m’absorbaidans ma contemplation.

Quelques minutes après, je fus éveillée par lavoix de Pompey, qui me déclarait qu’il ne pouvait plus y tenir, etme priait de vouloir bien être assez bonne pour descendre. C’étaitabsurde, et je le lui dis assez longuement. Il répliqua, maisévidemment en comprenant mal mes idées à ce sujet. J’en conçusquelque colère, et je lui dis en termes péremptoires, qu’il étaitun imbécile, qu’il avait commis un ignoramus eclench-eye,que ses idées n’étaient que de pures insommary Bovis, etque ses mots ne valaient guère mieux qu’une ennemye-werrybor’em. Il parut satisfait, et je repris mescontemplations.

Il y avait à peu près une demi-heure, aprèscette altercation, que j’étais profondément absorbée par la vuecéleste que j’avais sous les yeux, lorsque je fus réveillée ensursaut par quelque chose de tout à fait froid qui me pressaitdoucement la partie supérieure du cou. Il est inutile de dire quej’en ressentis une alarme inexprimable. Je savais que Pompey étaitsous mes pieds et que Diane, selon mes instructions expresses,était assise sur ses pattes de derrière dans le coin le plus reculéde la chambre. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?Hélas ! je ne le découvris que trop tôt. En tournant doucementma tête de côté, je m’aperçus, à ma plus grande horreur, quel’énorme, brillante, petite aiguille de l’horloge, semblable à uncimeterre, dans le cours de sa révolution horaire, étaitdescendue sur mon cou. Je compris qu’il n’y avait pas uneseconde à perdre. Je cherchai à retirer ma tête en arrière, mais ilétait trop tard. Il n’y avait plus d’espoir d’arracher ma tête dela bouche de cette horrible trappe où elle était si bien prise, etqui devenait de plus en plus étroite avec une rapidité quiéchappait à l’analyse. On ne peut se faire une idée de l’agonied’un pareil moment. J’élevai les mains et essayai de toutes mesforces de soulever la lourde barre de fer. C’est comme si j’avaisessayé de soulever la cathédrale elle-même. Elle descendait,descendait, descendait toujours, de plus en plus serrant. Je criaià Pompey de venir à mon aide ; mais il me répondit que jel’avais blessé dans ses sentiments en l’appelant un ignorant etun vieux louche. Je poussai un hurlement à l’adresse deDiane ; elle ne me répondit que par un bow wow-wow, ce quivoulait dire que je lui avais recommandé de ne pas bouger de soncoin. Je n’avais donc point de secours à attendre de mesassociés.

En attendant, la lourde et terrible fauxdu Temps (je comprenais maintenant la force littérale de cettelocution classique) ne s’était point arrêtée, et ne paraissaitpoint disposée à s’arrêter dans sa carrière. Elle descendait etdescendait toujours. Déjà elle avait enfoncé sa tige tranchanted’un pouce entier dans ma chair, et mes sensations devenaientindistinctes et confuses. Tantôt je m’imaginais être à Philadelphieavec le puissant Dr Moneypenny, tantôt dans le cabinet de MrBlackwood, recevant ses inestimables instructions. Puis le douxsouvenir d’anciens jours meilleurs se présenta à mon esprit, et jesongeai à cet heureux temps ou le monde n’était qu’un désert, etPompey pas encore entièrement cruel. Le tic-tac de la machinem’amusait. M’amusait, dis-je, car maintenant messensations confinaient au bonheur parfait, et les plusinsignifiantes circonstances me causaient du plaisir. L’éternelclic-clac clic-clac, clic-clac de l’horloge était pour mesoreilles la plus mélodieuse musique, à certains instants même merappelait les délicieux sermons du Dr Ollapod. Puis les grandssignes du cadran – qu’ils semblaient intelligents ! comme ilsfaisaient penser ! Les voilà qui dansent la mazurka, et c’estle signe V qui la danse à ma plus grande satisfaction. C’estévidemment une dame de grande distinction. Elle n’a rien de noséhontées, rien d’indélicat dans ses mouvements. Elle faisait lapirouette à merveille, – tournant en rond sur sa tête. J’essayai delui tendre un siège, voyant quelle était fatiguée de ses exercices– et ce ne fut qu’en ce moment que je sentis pleinement malamentable situation. Lamentable en vérité ! la barre étaitentrée de deux pouces dans mon cou. J’étais arrivée à un sentimentde douleur exquise. J’appelai la mort, et dans ce moment d’agonie,je ne pus m’empêcher de répéter les vers exquis du poète Miguel deCervantes :

« Vanny Buren, tan escondida

Query no te senty venny

Pork and pleasure, delly morry

Nommy, torny, darry, widdy ! »

Un nouveau sujet d’horreur se présenta alors àmoi, – une horreur, suffisante pour faire frissonner les nerfs lesplus solides. Mes yeux, sous la cruelle pression de la machine,sortaient littéralement de leurs orbites. Comme je songeais aumoyen de m’en tirer sans eux, l’un se mit à tomber hors de ma tête,et roulant sur la pente escarpée du clocher, alla se loger dans lagouttière qui courait le long des bords de l’édifice. Mais la pertede cet œil ne me fit pas autant d’effet que l’air insolentd’indépendance et de mépris avec lequel il me regarda une foisparti. Il était là gisant dans la gouttière précisément sous monnez, et les airs qu’il se donnait auraient été risibles, s’ilsn’avaient pas été révoltants.

On n’avait jamais rien vu d’aussi miroitant nid’aussi clignotant. Cette attitude de la part de mon œil dans lagouttière n’était pas seulement irritante par son insolencemanifeste et sa honteuse ingratitude, mais elle était encoreexcessivement inconvenante au point de vue de la sympathie qui doittoujours exister entre les deux yeux de la même tête, quelqueséparés qu’ils soient. Je me vis forcée bon gré, mal gré, defroncer les sourcils et de clignoter en parfait concert avec cetœil scélérat qui gisait juste sous mon nez. Je fus bientôt soulagéepar la fuite de mon autre œil. Il prit en tombant la même direction(c’était peut-être un plan concerté) que son camarade. Tous deuxroulèrent ensemble de la gouttière, et, en vérité je fus enchantéed’être débarrassée d’eux.

La barre était entrée maintenant de quatrepouces et demi dans mon cou, et il n’y avait plus qu’un petitlambeau de peau à couper. Mes sensations furent alors celles d’unbonheur complet, car je sentis que dans cinq minutes au plus jeserais délivrée de ma désagréable situation. Je ne fus pas tout àfait déçue dans cette attente. Juste à cinq heures, vingt-cinqminutes de l’après-midi, l’énorme aiguille avait accompli la partiede sa terrible révolution suffisante pour couper le peu qui restaitde mon cou. Je ne fus pas fâchée de voir la tête qui m’avaitoccasionné un si grand embarras se séparer enfin de mon corps. Elleroula d’abord le long de la paroi du clocher, puis alla se logerpendant quelques secondes dans la gouttière, et enfin fit unplongeon dans le milieu de la rue.

J’avouerai candidement que les sensations quej’éprouvai alors revêtirent le caractère le plus singulier – ouplutôt le plus mystérieux, le plus inquiétant, le plusincompréhensible. Mes sens changeaient de place à chaque instant.Quand j’avais ma tête, tantôt je m’imaginais que cette tête étaitmoi, la vraie signora Psyché Zénobia – tantôt j’étais convaincueque c’était le corps qui formait ma propre identité. Pour éclaircirmes idées sur ce point, je cherchai ma tabatière dans mapoche ; mais en la prenant, et en essayant d’appliquer selonla méthode ordinaire une pincée de son délicieux contenu, jem’aperçus immédiatement qu’il me manquait un objet essentiel, et jejetai aussitôt la boîte à ma tête. Elle huma une prise avec unegrande satisfaction, et m’envoya en retour un sourire dereconnaissance. Peu après elle m’adressa une allocution, que je nepus entendre que vaguement, faute d’oreilles. J’en saisis assez,cependant, pour savoir qu’elle était étonnée de me voir encorevivante dans de pareilles conditions. Elle cita en finissant lesnobles paroles de l’Arioste :

« Il pover hommy che non sera corty

And have a combat tenty errymorty ; »

me comparant ainsi à ce héros, qui dans lachaleur du combat, ne s’apercevant pas qu’il était mort, continuaitde se battre avec une inépuisable valeur. Il n’y avait plus rienmaintenant qui pût m’empêcher de tomber du haut de monobservatoire, et c’est ce que je fis. Je n’ai jamais pu découvrirce que Pompey aperçut de si particulièrement singulier dans monextérieur. Mais il ouvrit sa bouche d’une oreille à l’autre, etferma ses deux yeux, comme s’il avait voulu briser des noix avecses paupières. Finalement, retroussant son pardessus, il ne fitqu’un saut dans l’escalier et disparut. J’envoyai aux trousses dumisérable ces véhémentes paroles de Démosthène :

« Andrew O’Phlegeton, youreally wake haste to fly. »

Puis je me tournai du côté de la chérie de moncœur, la mignonne à un seul œil, Diane au poil touffu. Hélas !quelle horrible vision frappa mes yeux ! Était-ce unrat que je vis rentrant dans son trou ? Sont-ce làles os rongés de ce cher petit ange cruellement dévoré par lemonstre ? Grands Dieu ! Ce que je vois –est-ce l’âme partie, l’ombre, le spectre de ma petitechienne bien-aimée, que j’aperçois assise avec grâce et mélancolielà, dans ce coin ? Écoutons ! car elle parle, et, Dieuxdu ciel ! c’est dans l’allemand de Schiller. –

« Unt stobby duk, so stubby dun

Duk she ! Dukshe ! »

Hélas ! Ses paroles ne sontque trop vraies !

« Et si je meurs, je meurs

Pour toi ! – pour toi ! »

Douce créature ! Elle aussi s’estsacrifiée pour moi. Sans chien, sans nègre, sans tête, quereste-t-il maintenant à l’infortunée signora PsychéZénobia ? Hélas – rien ! J’ai dit.

LA FILOUTERIE CONSIDÉRÉE COMME SCIENCEEXACTE

 

Hé ! filoutons, filoutons, Le chat et le violon.

Depuis que le monde a commencé, il y a eu deuxJérémie. L’un a écrit une Jérémiade sur l’usure, et s’appelaJérémie Bentham. Il a été fort admiré de M. John Neal[54], et fut un grand homme dans un petitgenre. L’autre a donné son nom à la plus importante des sciencesexactes et fut un grand homme dans un grand genre – je puisdire : dans le plus grand des genres.

La filouterie – ou l’idée abstraite expriméepar le verbe filouter est assez claire. Cependant le fait,l’action, la chose est quelque peu difficile à définir. Nouspouvons toutefois arriver à une conception passable du sujet, endéfinissant, non la chose elle-même, mais l’homme, comme un animalqui filoute. Si Platon avait songé à cela, il se fut épargnél’affront du poulet déplumé.

On demandait fort pertinemment à Platonpourquoi un poulet déplumé, ou ce qui revient très clairement aumême, « un bipède sans plumes » ne serait pas, selon sapropre définition, un homme ? Mais je n’ai pas à craindre dem’entendre poser une semblable question. L’homme est un animal quifiloute, et il n’y a pas d’autre animal qui filoute que l’homme.Une cage entière de poulets déplumés n’entamerait pas madéfinition.

Ce qui constitue l’essence, la nature, leprincipe de la filouterie est, de fait, un caractère toutparticulier à l’espèce de créatures qui portent jaquettes etpantalons. Une corneille dérobe, un renard escroque, une belettefriponne ; un homme filoute. Filouter est sa destinée.« L’homme a été fait pour pleurer », dit le poète. Maisnon ; il a été fait pour filouter. C’est là son but, sonobjet, sa fin. C’est pour cela, que lorsqu’un homme a étéfilouté, on dit qu’il est refait.

La filouterie, bien analysée, est un composé,dont les ingrédients sont : la minutie, l’intérêt, lapersévérance, l’ingéniosité, l’audace, la nonchalance,l’originalité, l’impertinence et la grimace.

Minutie. – Notre filou estméticuleux. Il opère sur une petite échelle. Son affaire, c’est ledétail ; il lui faut de l’argent comptant ou un papier bien enrègle. Si par hasard il est tenté de se lancer dans quelque grandespéculation, alors il perd aussitôt ses traits distinctifs, etdevient ce que l’on appelle « un financier. » Ce derniermot implique tout ce qui constitue la filouterie, excepté que lefinancier travaille en grand. Un filou peut donc être regardé commeun banquier in petto – et une opération financière, commeune filouterie à Brobdignag. L’un est à l’autre ce qu’Homère est àFlaccus, – un mastodonte à une souris, la queue d’une comète àcelle d’un cochon.

Intérêt. – Notre filou est uniquementguidé par l’intérêt. Il dédaigne la filouterie pour le puramour de la filouterie. Il a toujours un objet envue ; – sa poche – et la vôtre. Il est toujours à l’affûtd’une chance décisive. Il ne voit que le nombre un. Vous êtes lenombre deux, vous devez prendre garde à vous.

Persévérance. – Notre filou estpersévérant. Il ne se laisse pas facilement décourager. La terrelui manquât-elle sous les pieds, il ne s’en inquiète pas, ilpoursuit imperturbablement son but, et

« Ut canis a corio nunquamabsterrebitur uncto[55] »,

ainsi ne laissera-t-il jamais aller sapartie.

Ingéniosité. – Notre filou estingénieux. Il a la bosse de la constructivité. Il saisit bien unplan. Il sait inventer et circonvenir. Si Alexandre n’avait pas étéAlexandre, il eût voulu être Diogène. S’il n’était pas un filou, ilserait fabricant de souricières brevetées, ou pêcheur de truites àla ligne.

Audace. – Notre filou est audacieux.C’est un homme hardi. Il porte la guerre en pleine Afrique. Ilemporte tout d’assaut. Il ne craindrait pas les poignards deFrei-Herren. Avec, un peu plus de prudence, Dick Turpin aurait faitun excellent filou ; Daniel O’Connel, avec un peu moins deblague ; et Charles XII, avec une livre ou deux de cervelle deplus dans la tête.

Nonchalance. – Notre filou estnonchalant. Il n’est pas du tout nerveux. Il n’a jamais eude nerfs. Il ne sait pas ce que c’est que l’émoi. On peut le mettrehors de la maison par la porte, mais non hors de lui-même. Il estfroid – froid comme un concombre. Il est calme – « calme commeun sourire de Lady Bury ». Il est souple – souple comme unvieux gant, ou les demoiselles de l’ancienne Baïes.

Originalité. – Notre filou estoriginal – consciencieusement original. Ses pensées sont bien àlui. Il dédaignerait d’employer celles d’un autre. Il a en aversionles trucs éventés. Il rendrait plutôt une bourse, j’en suis sûr,s’il découvrait qu’il la doit à une filouterie qui ne soit pasoriginale.

Impertinence. – Notre filou estimpertinent. Il fait le crâne. Il met les poings sur les rognons.Il fourre ses mains dans les poches de son pantalon. Il ricane àvotre barbe. Il marche sur vos cors. Il mange votre dîner, il boitvotre vin, il vous emprunte votre argent, il vous tire le nez, ildonne des coups de pied à votre chienne, et il embrasse votrefemme.

Grimace. – Le vrai filou terminetoutes ses opérations par une grimace. Mais personne ne la voit quelui. Il grimace, lorsque sa tâche du jour est remplie – quand sesdivers travaux sont accomplis – le soir dans sa chambre, etuniquement pour son amusement particulier. Il arrive chez lui. Ilferme sa porte. Il se déshabille. Il éteint sa chandelle. Il se metau lit. Il étend sa tête sur l’oreiller. Après quoi, notre filoufait sa grimace. Ce n’est pas une hypothèse. Rien de plusnaturel. Je raisonne à priori, et dis qu’un filou neserait pas un filou sans sa grimace.

On peut faire remonter l’origine de lafilouterie à l’enfance de la race humaine. Adam fut peut-être lepremier filou. En tout cas, nous pouvons suivre les traces de cettescience jusqu’à une très haute antiquité. Il est vrai que lesmodernes l’ont amenée à un degré de perfection que n’auraientjamais rêvée les têtes dures de nos ancêtres. Sans m’arrêter àparler des « vieilles scies », je me contenterai deprésenter un résumé de quelques-uns « des cas les plusmodernes. »

Voici une excellente filouterie. Une maîtressede maison a besoin d’un sofa. Elle va visiter plusieurs magasins demeubles. Elle arrive enfin dans un magasin bien assorti. À laporte, un individu poli et ayant la langue bien pendue l’accoste etl’invite à entrer. Elle trouve un sofa qui fait parfaitement sonaffaire ; elle en demande le prix, et se trouve surprise etenchantée à la fois d’entendre articuler une somme de vingt pourcent au moins au dessous de son attente. Elle se hâte de conclurele marché, prend une facture et un reçu, laisse son adresse, enpriant d’envoyer l’article à la maison le plus tôt possible, et seretire pendant que le marchand se confond en révérences et ensalutations. La nuit vient, et point de sofa. Le jour suivant sepasse, et toujours rien. Un domestique va s’enquérir des causes dece retard. On n’a connaissance d’aucun marché. Il n’y a point eu desofa de vendu, point d’argent de reçu – excepté par le filou, qui afort bien joué le rôle du marchand.

Nos magasins de meubles sont abandonnés sanssurveillance à la merci du premier venu ; ce qui donne toutefacilité pour des tours de cette espèce. Les passants entrent,regardent les marchandises, et partent sans qu’on les ait remarquésni vus. Si quelqu’un désire faire une acquisition, ou s’enquérir duprix d’un article, une cloche est là sous la main, et cetteprécaution paraît amplement suffisante.

Autre filouterie fort respectable. Un individubien mis entre dans une boutique ; il y fait une emplette dela valeur d’un dollar. Mais à son grand regret, il s’aperçoit qu’ila laissé son portefeuille dans la poche d’un autre habit. Il ditdonc au boutiquier : « Cela ne fait rien, mon chermonsieur ; vous m’obligerez en envoyant le paquet à la maison.Mais attendez. Je crois bien qu’il n’y a pas à la maison de monnaieinférieure à une pièce de cinq dollars. Vous pouvez donc envoyeravec le paquet quatre dollars pour le change. » – « Trèsbien, monsieur, » répond le boutiquier, concevant aussitôt unegrande idée de la haute délicatesse de sa pratique. « J’enconnais, » se dit-il à lui-même, « qui auraient mis lamarchandise sous leur bras, et seraient partis en promettant derevenir payer le dollar en passant dans l’après-midi. »

Il envoie un garçon avec le paquet et lamonnaie. En chemin, tout à fait accidentellement, celui-ci estrencontré par l’acheteur, qui s’écrie :

« Ah ! c’est mon paquet, n’est-cepas ? – Je croyais qu’il était depuis longtemps à la maison.Allez, allez ! Ma femme, mistress Trotter, vousdonnera les cinq dollars – je lui ai laissé des instructions à ceteffet. Mais vous pourriez aussi bien me donner la monnaie – j’auraibesoin de quelque argent pour la poste. Très bien ! Un, deux…cette pièce est-elle bonne ? – trois, quatre – Parfaitementbien ! Dites à Mme Trotter que vous m’avez rencontré etmaintenant allez et ne vous amusez pas en chemin. »

Le garçon ne s’amuse pas du tout – mais ilperd beaucoup de temps avant de revenir de sa commission. Pas plusde Mme Trotter que sur la main. Il se console toutefois en sedisant qu’après tout il n’a pas été assez sot pour laisser lesmarchandises sans l’argent ; il rentre à la boutique l’airfort satisfait de lui-même, et ne peut s’empêcher de se sentirblessé et indigné quand son maître lui demande ce qu’il a fait dela monnaie.

Voici une filouterie tout à fait simple. Unvaisseau est sur le point de mettre à la voile. Un individu à l’airofficiel se présente au capitaine avec une facture des frais deville extraordinairement modérée. Enchanté de s’en tirer à si boncompte, et ne sachant auquel entendre, le capitaine s’acquitte entoute hâte. Au bout d’un quart d’heure, une seconde facture, etcelle-ci moins raisonnable, lui est présentée par un autre individuqui lui a bientôt fait comprendre que le premier receveur était unfilou, et la première recette une filouterie.

En voici une autre à peu près semblable.

Un bateau à vapeur est sur le point delarguer. Un voyageur, son porte-manteau à la main, accourt detoutes ses forces du côté de l’embarcadère. Tout à coup, ils’arrête tout court, et ramasse avec une grande agitation quelquechose sur le sol. C’est un portefeuille. « Qui a perdu unportefeuille ? » se met-il à crier. Personne ne peutassurer avoir perdu son portefeuille ; mais l’émotion estvive, quand on apprend que la trouvaille est de valeur. Le bateau,cependant, ne peut attendre.

« Le temps et la marée n’attendentpersonne, » crie le capitaine.

« Pour l’amour de Dieu, encore quelquesminutes ! » dit l’auteur de la trouvaille ;« le vrai propriétaire va se présenter. »

« On ne peut attendre ! »réplique le capitaine ; « larguez, entendezvous ! »

« Que vais-je donc faire ? »demande l’homme, en grande peine. « Je vais quitter le payspour quelques années, et je ne puis en conscience garder cettesomme énorme en ma possession. – Pardon, monsieur, (s’adressant àun gentilhomme sur la rive) mais vous m’avez l’air d’un honnêtehomme. Voulez-vous me rendre le service de vous charger de ceportefeuille – je vois que je puis me fier à vous – et de le fairepublier ? Les billets, vous le voyez, montent à une somme fortconsidérable. Le propriétaire, sans aucun doute, tiendra à vousrécompenser de votre peine. »

« Moi ? – non, vous ! C’estvous qui l’avez trouvé. »

« Oui, si vous y tenez. – Je veux bienaccepter un léger retour – uniquement pour faire taire vosscrupules. Voyons – ces billets sont tous des billets de mille –Dieu me bénisse ! un millier de dollars serait trop –cinquante seulement, c’est bien assez ! »

« Larguez ! » dit lecapitaine.

« Mais je n’ai pas la monnaie de cent, eten somme, vous feriez mieux…. »

« Larguez ! » dit lecapitaine.

« Attendez donc ! » crie legentilhomme qui vient d’examiner pendant la dernière minute sonpropre portefeuille. « Attendez donc ! J’ai votreaffaire. Voici un billet de cinquante sur la banque du NorthAmerica. – donnez-moi le portefeuille. »

Le toujours très consciencieux auteur de latrouvaille prend le billet de cinquante avec une répugnancemarquée, et jette au gentilhomme le portefeuille, pendant que lesteamboat fume et siffle en s’ébranlant. Une demi-heure après sondépart, le gentilhomme s’aperçoit que « les valeursconsidérables » ne sont que des billets faux, et toutel’histoire une pure filouterie.

Voici une filouterie hardie. Un champ defoire, ou quelque chose d’analogue doit se tenir dans un endroit oùl’on n’a accès que par un pont libre. Un filou s’installe sur cepont, et informe respectueusement tous les passants de la nouvelleloi qui vient d’établir un droit de péage d’un centime par têted’homme, de deux centimes par tête de cheval ou d’âne, et ainsi desuite… Quelques-uns grondent, mais tous se soumettent, et le filourentre chez lui plus riche de quelque cinquante ou soixante dollarsbien gagnés. Il n’y a rien de plus fatigant que de percevoir undroit de péage sur une grande foule.

Une habile filouterie est celle-ci. L’ami d’unfilou garde une promesse de paiement, remplie et signée en dueforme sur billet ordinaire imprimé à l’encre rouge. Le filou seprocure une ou deux douzaines de ces billets en blanc, et chaquejour en trempe un dans sa soupe, le présente à son chien qui sauteaprès, et finit par le lui donner en bonne bouche. Letemps de l’échéance arrivant, le filou et son chien vont trouverl’ami, et l’engagement devient le sujet de la discussion. L’amitire le billet de son secrétaire, et fait le geste de le présenterau filou, quand le chien saute sur le billet et le dévore. Le filouest non seulement surpris, mais vexé et furieux de la conduiteabsurde de son chien, et proteste qu’il est prêt à faire honneur àson obligation – aussitôt qu’on pourra en fournir une preuveévidente.

Voici une filouterie assez mesquine. Une dameest insultée dans la rue par le compère d’un filou. Le filoului-même vole au secours de la dame, et, après avoir rossé son amid’importance, insiste pour accompagner la dame jusqu’à sa porte. Ils’incline, la main sur son cœur, et lui dit très respectueusementadieu. La dame invite son sauveur à la suivre, disant qu’elle va leprésenter à son grand frère et à son papa. Le sauveur soupire etdécline l’invitation. « N’y a-t-il donc aucun moyen,murmure-t-elle, de vous prouver ma reconnaissance ? »

« Si, madame, il y en a un. Veuillez êtreassez bonne pour me prêter une couple de shillings. »

Dans la première émotion du moment, la damesonge à disparaître sur-le-champ. Après y avoir pensé deux fois,cependant, elle ouvre sa bourse et s’exécute. C’est là, dis-je, unefilouterie mesquine – car il faut que la moitié de la sommeempruntée soit payée au monsieur qui a eu la peine d’insulter ladame, et d’être rossé par dessus le marché pour l’avoirinsultée.

Autre filouterie mesquine, mais toujoursscientifique. Le filou s’approche du comptoir d’une taverne etdemande deux cordes de tabac. On les lui donne, quand tout à coupaprès les avoir rapidement examinées, il se met à dire :

« Ce tabac n’est pas de mon goût.Reprenez-le et donnez-moi à la place un verre de grog. »

Le grog servi et avalé, le filou gagne laporte pour s’en aller. Mais la voix du tavernierl’arrête :

« Je crois, monsieur, que vous avezoublié de payer votre grog. »

« Payer mon grog ! – Ne vous ai-jepas donné le tabac en retour ? Que vous faut-il deplus ? »

« Mais, s’il vous plaît, monsieur je neme souviens pas que vous ayez payé le tabac. »

« Que voulez-vous dire par là,coquin ? – Ne vous ai-je pas rendu votre tabac ?Attendez-vous que je vous paie ce que je n’ai pas pris ?

« Mais, monsieur, » dit le marchand, nesachant plus que dire, « mais, monsieur… »

« Il n’y a pas de mais qui tienne,monsieur, » interrompt le filou, faisant semblant d’entrer dans unegrande colère, et fermant la porte avec violence derrière lui,« il n’y a pas de mais qui tienne, nous connaissons vos toursd’escamotage. »

Voici encore une très habile filouterie, quise recommande surtout par sa simplicité. Une bourse a étéperdue ; et celui qui l’a perdue fait insérer dans lesjournaux du jour un avertissement accompagné d’une description trèsdétaillée.

Aussitôt notre filou de copier les détails del’avertissement, en changeant l’en-tête, la phraséologie générale,et l’adresse. Par exemple, l’original, long et verbeux, porte ceten-tête : « Un portefeuille perdu ! » et inviteà déposer l’argent, quand on l’aura trouvé, au n° 1 de TomStreet.

La copie est brève ; elle porte en têtece seul mot « perdu » et indique le n° 2 ou le n° 3 deHarry ou Dick Street, comme l’endroit où l’on peut voir lepropriétaire. Cette copie est insérée au moins dans cinq ou sixjournaux du jour, de telle sorte qu’elle ne paraisse que peud’heures après l’original. Dût-elle tomber sous les yeux de celuiqui a perdu la bourse, c’est à peine s’il pourrait se douterqu’elle a quelque rapport avec son infortune. Mais naturellement,il y a cinq ou six chances contre une que celui qui l’aura trouvéese présente à l’adresse donnée par le filou plutôt qu’à celle dulégitime propriétaire. Le filou paie la récompense, met l’argentdans sa poche et file.

Voici une filouterie qui a beaucoup d’analogieavec la précédente. Une dame du grand ton a laissé glisserdans la rue une bague de diamant d’un prix exceptionnel. Elle offreà celui qui la retrouvera quarante ou cinquante dollars derécompense – elle fait dans son annonce une description détailléede la pierre et de sa monture, et déclare qu’elle paierainstantanément la récompense promise à celui qui larapportera au n° tant, dans telle avenue, sans lui poser la moindrequestion. Un jour ou deux après, la dame étant absente de sonlogis, on sonne au n° tant dans l’avenue indiquée. Une servanteparaît ; l’inconnu demande la dame de la maison ; enapprenant qu’elle est absente, il s’étonne et manifeste le pluspoignant regret. C’est une affaire d’importance qui concernepersonnellement la maîtresse du logis. En effet il a eu la bonnefortune de trouver sa bague de diamant. Mais peut-être fera-t-ilbien de revenir une autrefois. « Pas du tout ! » ditla servante : « pas du tout ! » disent en chœurla sœur et la belle-sœur de la dame qu’on a appelées sur lesentrefaites. L’identité de la bague est bruyamment constatée, larécompense payée, et l’homme de détaler au plus vite. La damerentre, et manifeste à sa sœur et à sa belle-sœur quelquemécontentement de ce qu’elles aient payé quarante ou cinquantedollars un fac-simile de sa bague – un fac-simile fait de vraisimilor et d’un infâme strass.

Mais comme les filouteries n’ont pas de fin,cet essai ne finirait jamais, si je voulais seulement indiquer lesvariétés et les formes infinies dont cette science est susceptible.Il faut cependant conclure, et je ne saurais mieux le faire, qu’enracontant sommairement une filouterie fort décente et assez bienétudiée dont notre ville a été dernièrement le théâtre, et quis’est reproduite depuis avec succès dans d’autres localités de plusen plus florissantes de l’Union.

Un homme entre deux âges arrive dans uneville, venant on ne sait d’où. Il paraît remarquablement précis,cauteleux, posé, réfléchi dans ses démarches. Sa tenue estscrupuleusement irréprochable, mais simple et sans ostentation. Ilporte une cravate blanche, une ample redingote, qui ne vise qu’auconfort, de sérieuses chaussures à épaisses semelles, et despantalons sans sous-pied. Il a tout l’air, en réalité, d’un aisé,économe, exact et respectable homme d’affaires – l’hommed’affaires par excellence, un de ces hommes durs et âpresà l’extérieur, mais doux à l’intérieur, tels que nous en voyonsdans la haute comédie – personnages dont les paroles sont autantd’engagements, et qui sont connus pour répandre d’une main lesguinées en charités, tandis que de l’autre, quand il s’agit detransaction commerciale, ils se font escompter jusqu’à la dernièrefraction d’un farthing.

Il fait beaucoup de bruit pour découvrir unepension à son gré. Il déteste les enfants. Il est accoutumé à latranquillité. Ses habitudes sont méthodiques – il s’établirait depréférence dans une petite famille respectable, et ayant de pieusesinclinations. Les conditions ne sont pas une question – iln’insiste que sur un point : c’est qu’on lui présentera saquittance le premier de chaque mois (on est alors au deux du mois),et lorsqu’enfin il a trouvé ce qu’il lui faut, il prie sapropriétaire de ne pas oublier ses instructions sur ce point, delui envoyer sa facture et son reçu à dix heures précises lepremier jour de chaque mois, et jamais le second sousaucun prétexte.

Ces arrangements pris, notre homme d’affairesloue un bureau dans un quartier plutôt respectable que fashionablede la ville. Il ne méprise rien tant que les prétentions.« Quand il y a tant de montre, » dit-il, « il est rarequ’il y ait quelque chose de solide dessous, » – observation quifait une si profonde impression sur l’esprit de sa propriétaire,qu’elle l’écrit au crayon en guise de memorandum dans sa grandeBible de famille, sur la large marge des Proverbes de Salomon.

Puis il fait faire des annonces dans le genrede celle qui suit, dans les principales maisons de publicité à sixpennies – celles à un sou, il les dédaigne comme peu respectables,et comme se faisant payer leurs annonces à l’avance. Un des pointsde la profession de foi de notre homme d’affaires, c’est que rienne doit se payer avant d’être fait.

DEMANDE. – Les soussignés, sur le point decommencer des opérations d’affaires très étendues dans cette ville,réclament les services de trois ou quatre secrétaires intelligentset compétents, à qui il sera fait de larges appointements. On exigeles meilleures recommandations, plus encore pour l’honnêteté quepour la capacité. Comme les affaires en question impliquent dehautes responsabilités, et que des sommes considérables doiventnécessairement passer par les mains de ces employés, il a sembléopportun de demander à chacun des secrétaires engagés un dépôt decinquante dollars. Inutile donc de se présenter, si l’on ne peutverser cette somme entre les mains des soussignés, ni fournir lestémoignages de moralité les plus satisfaisants. On préférerait desjeunes gens ayant de pieuses inclinations. On pourra se présenterentre dix et onze heures du matin, et entre quatre et cinq del’après-midi, chez Messieurs

Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Co. n° 110,Dog Street.

Au 31 du mois, cette annonce avait amené àl’office de MM. Bogs, Hogs, Logs, Frogs et Compagnie, quinzeou vingt jeunes gens ayant de pieuses inclinations. Mais notrehomme d’affaires n’est pas pressé de conclure avec l’un ou avecl’autre – un homme d’affaires ne se presse jamais – et ce n’estqu’après le plus sévère examen des pieuses inclinations de chacundes postulants que ses services sont agréés, et les cinquantedollars reçus, uniquement à titre de sage précaution, sous larespectable signature de MM. Bogs, Logs, Frogs et Compagnie.Le matin du premier jour du mois suivant, la propriétaire neprésente pas sa quittance selon sa promesse – grave négligence pourlaquelle le respectable chef de la maison qui finit en Ogsl’aurait sans doute sévèrement réprimandée, s’il avait pu selaisser entraîner à rester dans la ville un ou deux jours de plusdans ce dessein.

Quoi qu’il en soit, les constables ont unmauvais quart d’heure à passer, bien des pas à faire en tout sens,et tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de déclarer que l’hommed’affaires, était dans toute la force du terme, un « hen kneehigh », locution que quelques personnes traduisent par N.E.I.initiales sous lesquelles il faudrait lire la phrase classiqueNon Est Inventus[56].

En attendant, les jeunes secrétaires sesentent un peu moins inclinés à la piété qu’auparavant, pendant quela propriétaire achète un morceau de la meilleure gomme élastiqueIndienne de la valeur d’un shilling, et met tous ses soins àeffacer le mémorandum au crayon écrit par quelque folle dans sagrande Bible de famille, sur la large marge des Proverbes deSalomon.

L’HOMME D’AFFAIRES

 

« La Méthode est l’âme des Affaires. »

Vieux Dicton.

Je suis un homme d’affaires. Je suis un hommeméthodique. Il n’y a rien au dessus de la méthode. Il n’y a pas degens que je méprise plus cordialement que ces fous excentriques quijasent de méthode sans savoir ce que c’est ; qui nes’attachent qu’à la lettre, et ne cessent d’en violer l’esprit. Cesgens-là ne manquent pas de commettre les plus énormes sottises ensuivant ce qu’ils appellent une méthode régulière. C’est là, à monavis, un véritable paradoxe. La vraie méthode ne s’applique qu’auxchoses ordinaires et naturelles, et nullement à l’extraordinaire ouà l’outré. Quelle idée nette, je le demande, peut-onattacher à des expressions telles que celles-ci ; « undandy méthodique », ou « un feu-folletsystématique ? »

Mes idées sur ce sujet n’auraient sans doutepas été aussi claires qu’elles le sont, sans un bienheureuxaccident qui m’arriva quand j’étais encore un simple marmot. Unevieille nourrice irlandaise de bon sens, (que je n’oublierai jamaiss’il plaît à Dieu) un jour que je faisais plus de bruit qu’il nefallait, me prit par les talons, me fit tourner deux ou trois foisen rond, pour m’apprendre à crier, puis me cogna la tête à m’enfaire venir des cornes, contre la colonne du lit. Cet événement,dis-je, décida de ma destinée et fit ma fortune. Une bosse sedéclara sur mon sinciput, et se transforma en un charmant organed’ordre, comme on peut le voir un jour d’été.

De là cette passion absolue pour le système etla régularité, qui m’a fait l’homme d’affaires distingué que jesuis.

S’il y a quelque chose que je hais sur terre,c’est le génie. Vos hommes de génie sont tous des ânes bâtés – leplus grand génie n’est que le plus grand âne – et à cette règle iln’y a aucune exception. Ce qu’il y a de certain, c’est que vous nepouvez pas plus faire d’un génie un homme d’affaires, que tirer del’argent d’un Juif, ou des muscades d’une pomme de pin. On ne voitque des gens qui s’échappent toujours par la tangente dans quelqueentreprise fantastique ou quelque spéculation ridicule, encontradiction absolue avec la convenance naturelle des choses, etne font que des affaires qui n’en sont pas. Vous pouvezimmédiatement deviner ces sortes de caractères à la nature de leursoccupations. Si, par exemple, vous voyez un homme s’établir commemarchand ou manufacturier, ou se lancer dans le commerce du cotonou du tabac, ou dans quelque autre de ces carrières excentriques,ou s’engager dans la fabrique des tissus, des savons, etc., ouvouloir être légiste, forgeron, ou médecin – ou toute autre choseen dehors des voies ordinaires – vous pouvez du premier coup letaxer de génie, et dès lors, selon la règle de trois, c’est unâne.

Or, je ne suis pas du tout un génie, mais unhomme d’affaires régulier. Mon journal et mon grand livre en ferontfoi en un instant. Ils sont bien tenus, quoique ce ne soit pas àmoi à le dire ; et dans mes habitudes générales d’exactitudeet de ponctualité, je ne crains pas d’être battu par une horloge.En outre, j’ai toujours su faire cadrer mes occupations avec leshabitudes ordinaires de mes semblables. Non pas que sous ce rapportje me sente le moins du monde redevable à mes parents ; avecleur esprit excessivement borné, ils auraient sans aucun doute finipar faire de moi un génie fieffé, si mon ange gardien n’était pasvenu y mettre bon ordre. En fait de biographie la vérité estquelque chose, mais surtout en fait d’autobiographie – et cependanton aura peut-être de la peine à me croire, quand je déclarerai,avec toute la solennité possible, que mon pauvre père me plaça,vers l’âge de quinze ans, dans la maison de ce qu’il appelait« un respectable marchand au détail et à la commission faisantun gros chiffre d’affaires ! » – Un gros chiffre de riendu tout ! La conséquence de cette folie fut qu’au bout de deuxou trois jours j’étais renvoyé à mon obtuse famille, avec unefièvre de cheval, et une douleur très violente et très dangereuseau sinciput, qui se faisait sentir tout autour de mon organed’ordre. Peu s’en fallut que je n’y restasse – j’en eus pour sixsemaines – les médecins prétendant que j’étais perdu et le reste.Mais, quoique je souffrisse beaucoup, je n’en étais pas moins unenfant plein de cœur. Je me voyais sauvé de la perspective dedevenir « un respectable marchand au détail et à lacommission, faisant un gros chiffre d’affaires », et je mesentais rempli de reconnaissance pour la protubérance qui avait étél’instrument de mon salut, ainsi que pour la généreuse femme, quim’avait originairement gratifié de cet instrument.

La plupart des enfants quittent la maisonpaternelle à dix ou douze ans ; j’attendis jusqu’à seize. Etje ne crois pas que je l’aurais encore quittée, si je n’avais unjour entendu parler à ma vieille mère de m’établir à mon proprecompte dans l’épicerie. L’épicerie ! – Rien que d’ypenser ! Je résolus de me tirer de là, et d’essayer dem’établir moi-même dans quelque occupation décente, pourne pas dépendre plus longtemps des caprices de ces vieux fous, etne pas courir le risque de finir par devenir un génie. J’y réussisparfaitement du premier coup, et le temps aidant, je me trouvai àdix-huit ans faisant de grandes et profitables affaires dans lacarrière d’annonce ambulante pour tailleur.

Je n’étais arrivé à remplir les onéreuxdevoirs de cette profession qu’à force de fidélité rigide àl’instinct systématique qui formait le trait principal de monesprit. Une méthode scrupuleuse caractérisait mes actionsaussi bien que mes comptes. Pour moi, c’était la méthode – et nonl’argent – qui faisait l’homme, au moins tout ce qui dans l’hommene dépendait pas du tailleur que je servais. Chaque matin à neufheures, je me présentais chez lui pour prendre le costume du jour.À dix heures, je me trouvais dans quelque promenade à la mode oudans un autre lieu d’amusement public. La régularité et laprécision avec lesquelles je tournais ma charmante personne demanière à mettre successivement en vue chaque partie de l’habit quej’avais sur le dos, faisaient l’admiration de tous les connaisseursen ce genre. Midi ne passait jamais sans que j’eusse envoyé unepratique à la maison de mes patrons, MM. Coupe etRevenez-Demain. Je le dis avec des larmes dans les yeux – car cesmessieurs se montrèrent à mon égard les derniers des ingrats. Lepetit compte au sujet duquel nous nous querellâmes, et finîmes parnous séparer, ne peut, en aucun de ses articles, paraître surchargéà qui que ce soit tant soit peu versé dans les affaires. Cependantje veux me donner l’orgueilleuse satisfaction de mettre le lecteuren état de juger par lui-même. Voici le libellé de mafacture :

MM. Coupe et Revenez-Demain,Marchands Tailleurs.

À Pierre Profit, annonceambulante.

Doivent :

10 Juillet. – Pour promenade habituelle, etpratique envoyée à la maison     L. 00, 25

11 Juillet. – Pour it. it. it.        25

12 Juillet. – Pour un mensonge, secondeclasse ; habit noir passé vendu pour vert invisible.      25

13 Juillet. – Pour un mensonge, premièreclasse, qualité et dimension extra ; recommandé une satinettede laine pour du drap fin.        75

20 Juillet. – Acheté un col de papier neuf, oudicky, pour faire valoir un Pétersham gris.           2

15 Août. – Pour avoir porté un habit à queuedoublement ouaté (76 degrés thermométriques à l’ombre)        25

16 Août. – Pour m’être tenu sur une jambependant trois heures, pour montrer une bande de pantalons nouveaumodèle, à 12-1/2 centimes par jambe et par heure    37-1/2

17 Août. – Pour promenade ordinaire, et grossepratique envoyée à la maison (un homme fort gras)            50

18 Août. – Pour it. it. (taille moyenne)       25

19 Août. – Pour it. it. (petit homme etmauvaise paye.)  6

L. 2,96-1/2

L’article le plus contesté dans cette facturefut l’article bien modéré des deux pennies pour le col en papier.Ma parole d’honneur, ce n’était pas un prix déraisonnable. C’étaitun des plus propres, des plus jolis petits cols que j’aie jamaisvus ; et j’avais d’excellentes raisons de croire qu’il allaitfaire vendre trois Petershams. L’aîné des associés, cependant, nevoulut m’accorder qu’un penny, et alla jusqu’à démontrer de quellemanière on pouvait tailler quatre cols de la même dimension dansune feuille de papier ministre. Inutile de dire que je maintins lachose en principe. Les affaires sont les affaires, et doivent sefaire à la façon des affaires. Il n’y avait aucune espèce desystème, aucune méthode à m’escroquer un penny –un pur vol de cinquante pour cent. Je quittai sur-le-champ leservice de MM. Coupe et Revenez-Demain, et je me lançai pourmon propre compte dans l’Offusque l’œil – une des pluslucratives, des plus respectables, et des plus indépendantes desoccupations ordinaires.

Ici ma stricte intégrité, mon économie, mesrigoureuses habitudes systématiques en affaires furent de nouveauen jeu. Je me trouvai bientôt faisant un commerce florissant, etdevins un homme qui comptait sur la Place. La vérité estque je ne barbotais jamais dans des affaires d’éclat, mais j’allaistout doucement mon petit train dans la bonne vieille routine sagede la profession – profession, dans laquelle, sans doute, je seraisencore à l’heure qu’il est sans un petit accident qui me survintdans une des opérations d’affaires ordinaires au métier.

Un riche et vieux harpagon, un héritierprodigue, une corporation en faillite se mettent-ils dans la têted’élever un palais, il n’y a pas de meilleure affaire que d’arrêterl’entreprise ; c’est ce que sait tout homme intelligent. Leprocédé en question est la base fondamentale du commerce del’Offusque-l’œil. Aussitôt donc que le projet de bâtisseest en pleine voie d’exécution, nous autres hommes d’affaires, nousnous assurons un joli petit coin du terrain réservé, ou unexcellent petit emplacement attenant à ce terrain, ou directementen face. Cela fait, nous attendons que le palais soit à moitiébâti, et nous payons un architecte de bon goût, pour nous bâtir àla vapeur, juste contre ce palais, une baraque ornementée, – unepagode orientale ou hollandaise, ou une étable à cochons, ouquelque ingénieux petit morceau d’architecture fantastique dans legoût Esquimaux, Rickapoo, ou Hottentot. Naturellement, nous nepouvons consentir à faire disparaître ces constructions à moinsd’un boni de cinq cents pour cent sur le prix d’achat et de plâtre.Le pouvons-nous ? Je pose la question. Je la pose aux hommesd’affaires. Il serait absurde de supposer que nous le pouvons. Etcependant il se trouva une corporation assez scélérate pour medemander de le faire – de commettre une pareille énormité. Je nerépondis pas à son absurde proposition, naturellement ; maisje crus qu’il était de mon devoir d’aller la nuit suivante couvrirle susdit palais de noir de fumée. Pour cela, ces stupides coquinsme firent fourrer en prison ; et ces Messieurs del’Offusque-l’œil ne purent s’empêcher de rompre avec moi,quand je fus rendu à la liberté.

Les affaires d’Assauts et Coups, danslesquelles je fus alors forcé de m’aventurer pour vivre, étaientassez mal adaptées à la nature délicate de ma constitution ;mais je m’y employai de grand cœur, et y trouvai mon compte, commeailleurs, grâce aux rigides habitudes d’exactitude méthodique quim’avaient été si rudement inculquées par cette délicieuse vieillenourrice – que je ne pourrais oublier sans être le dernier deshommes. En observant, dis-je, la plus stricte méthode dans toutesmes opérations, et en tenant bien régulièrement mes livres, je pusvenir à bout des plus sérieuses difficultés, et finis par m’établirtout à fait convenablement dans la profession. Il est de fait quepeu d’individus ont su, dans quelque profession que ce soit, fairede petites affaires plus serrées que moi. Je vais précisémentcopier une page de mon Livre-Journal ; ce qui m’épargnera lapeine de trompeter mon propre éloge – pratique méprisable, dont unesprit élevé ne saurait se rendre coupable. Et puis, leLivre-Journal est une chose qui ne sait pas mentir.

– 1 janvier. Jour du nouvel an.Rencontré Brusque dans la rue – gris. Mémorandum : – il feral’affaire. Rencontré Bourru peu de temps après, soûl comme un âne.Mem : Excellente affaire. Couché mes deux hommes sur mon grandlivre, et ouvert un compte avec chacun d’eux.

2 janvier. – Vu Brusque à la Bourse,l’ai rejoint et lui ai marché sur l’orteil. Il est tombé sur moi àcoups de poing et m’a terrassé. Merci, mon Dieu ! – Je me suisrelevé. Quelque petite difficulté pour m’entendre avec Sac, monattorney. Je faisais monter les dommages et intérêts à mille ;mais il dit que pour une simple bousculade, nous ne pouvons pasexiger plus de cinq cents. Mem : Il faudra se débarrasser deSac : – pas le moindre système.

3 janvier. – Allé au théâtre, pourm’occuper de Bourru. Je l’ai vu assis dans une loge de côté ausecond rang, entre une grosse dame et une maigre. Lorgné toute lasociété jusqu’à ce que j’aie vu la grosse dame rougir et murmurerquelque chose à l’oreille de B. Je tournai alors autour de la loge,et y entrai, le nez à la portée de sa main. Allait-il me letirer ? – Non : me souffleter ? J’essayai encore –pas davantage. Alors je m’assis, et fis de l’œil à la dame maigre,et à ma grande satisfaction, le voilà qui m’empoigne par la nuqueet me lance au beau milieu du parterre. Cou disloqué, et jambedroite gravement endommagée. Rentré triomphant à la maison, bu unebouteille de champagne, et inscrit mon jeune homme pour cinq mille.– Sac dit que cela peut aller.

15 février. – Fait un compromis avecM. Brusque. Somme entrée dans le journal : cinquantecentimes – voir.

16 février. – Chassé par ce vilaindrôle de Bourru, qui m’a fait présent de cinq dollars. Coût duprocès : quatre dollars, 25 centimes. Profit net – voirJournal – soixante-cinq centimes.

Voilà donc, en fort peu de temps, un gain netd’au moins un dollar et 25 centimes – et rien que pour le cas deBrusque et de Bourru ; et je puis solennellement assurer lelecteur que ce ne sont là que des extraits pris au hasard dans monJournal.

Il y a un vieux dicton, qui n’en est pas moinsvrai pour cela, c’est que l’argent n’est rien en comparaison de lasanté. Je trouvais que les exigences de la profession étaient tropgrandes pour mon état de santé délicate ; et finissant parm’apercevoir que les coups reçus m’avaient défiguré au point quemes amis, quand ils me rencontraient dans la rue, nereconnaissaient plus du tout Peter Profit, je conclus que jen’avais rien de mieux à faire que de m’occuper dans un autre genre.Je songeai donc à travailler dans la Boue, et j’ytravaillai pendant plusieurs années.

Le plus grand inconvénient de cetteoccupation, c’est que trop de gens se prennent d’amour pour elle,et que par conséquent la concurrence est excessive. Le premierignorant venu qui s’aperçoit qu’il n’a pas assez d’étoffe pourfaire son chemin comme Annonce-ambulante, ou comme compère del’Offusque-l’œil, ou comme chair à pâté, s’imagine qu’ilréussira parfaitement comme travailleur dans la Boue.

Mais il n’y a jamais eu d’idée plus erronéeque de croire qu’on n’a pas besoin de cervelle pour ce métier.Surtout, on ne peut rien faire en ce genre sans méthode. Je n’aiopéré, il est vrai qu’en détail ; mais grâce à mes vieilleshabitudes de système, tout marcha sur des roulettes. Jechoisis tout d’abord mon carrefour, avec le plus grand soin, et jen’ai jamais donné dans la ville un coup de balai ailleurs quelà. J’eus soin, aussi, d’avoir sous la main une joliepetite flaque de boue, que je pusse employer à la minute. À l’aidede ces moyens, j’arrivai à être connu comme un homme deconfiance ; et, laissez-moi vous le dire, c’est la moitié dusuccès, dans le commerce. Personne n’a jamais manqué de me jeter unsou, et personne n’a traversé mon carrefour avec des pantalonspropres. Et, comme on connaissait parfaitement mes habitudes enaffaires, personne n’a jamais essayé de me tromper. Du reste, je nel’aurais pas souffert. Comme je n’ai jamais trompé personne, jen’aurais pas toléré qu’on se jouât de moi. Naturellement je nepouvais empêcher les fraudes des chaussées. Leur érection m’a causéun préjudice ruineux. Toutefois ce ne sont pas là des individus,mais des corporations – et des corporations – cela est bien connu –n’ont ni coups de pied à craindre quelque part, ni âme àdamner.

Je faisais de l’argent dans cette affaire,lorsque, un jour de malheur, je me laissai aller à me perdre dansl’Éclaboussure-du-chien – quelque chose d’analogue, maisbien moins respectable comme profession. Je m’étais posté dans unendroit excellent, un endroit central, et j’avais un cirage et desbrosses première qualité. Mon petit chien était tout en graisse, etparfaitement dégourdi. Il avait été longtemps dans le commerce, et,je puis le dire, il le connaissait à fond. Voici quel était notreprocédé ordinaire : Pompey, après s’être bien roulé dans laboue, s’asseyait sur son derrière à la porte d’une boutique, etattendait qu’il vînt un dandy en bottes éblouissantes. Alors ilallait à sa rencontre, et se frottait une ou deux fois à sesWellingtons. Sur quoi le dandy jurait par tous les diables, etcherchait des yeux un cire-bottes. J’étais là, bien en vue, avecmon cirage et mes brosses. C’était l’affaire d’une minute, etj’empochais un sixpence. Cela alla assez bien pendantquelque temps – de fait, je n’étais pas cupide, mais mon chienl’était. Je lui cédais le tiers de mes profits, mais il voulutavoir la moitié. Je ne pus m’y résoudre – nous nous querellâmes etnous séparâmes.

Je m’essayai ensuite pendant quelque temps àmoudre de l’orgue, et je puis dire que j’y réussis assezbien. C’est un genre d’affaires fort simple, qui va de soi, et nedemande pas des aptitudes spéciales. Vous prenez un moulin àmusique à un seul air, et vous l’arrangez de manière à ouvrir lemouvement d’horlogerie, et vous lui donnez trois ou quatre bonscoups de marteau. Vous ne pouvez vous imaginer combien cetteopération améliore l’harmonie et l’effet de l’instrument. Celafait, vous n’avez qu’à marcher devant vous avec le moulin sur votredos, jusqu’à ce que vous aperceviez une enseigne de tanneur dans larue, et quelqu’un qui frappe habillé de peau de daim. Alors vousvous arrêtez, avec la mine d’un homme décidé à rester là et àmoudre jusqu’au jour du jugement dernier. Bientôt une fenêtres’ouvre, et quelqu’un vous jette un sixpence en vouspriant de vous taire et de vous en aller, etc … Je sais quequelques mouleurs[57] d’orgueont réellement consenti à déguerpir pour cette somme, mais pourmoi, je trouvais que la mise de fonds était trop importante pour mepermettre de m’en aller à moins d’un shilling.

Je m’adonnai assez longtemps à cetteoccupation ; mais elle ne me satisfit pas complètement, etfinalement je l’abandonnai. La vérité est que je travaillais avecun grand désavantage : je n’avais pas d’âne – et les rues enAmérique sont si boueuses, et la cohue démocratique si encombrante,et ces scélérats d’enfants si terribles !

Je fus pendant quelques mois sansemploi ; mais je réussis enfin, sous le coup de la nécessité,à me procurer une situation dans la Poste-Farce. Rien deplus simple que les devoirs de cette profession, et ils ne sont passans profit. Par exemple : – De très bon matin j’avais à fairemon paquet de fausses lettres. Je griffonnais ensuite à l’intérieurquelques lignes – sur le premier sujet venu qui me semblaitsuffisamment mystérieux – signant toutes les lettres Tom Dobson, ouBobby Tompkins, ou autre nom de ce genre. Après les avoir pliées,cachetées et revêtues de faux timbres – Nouvelle-Orléans, Bengale,Botany Bay, ou autre lieu fort éloigné, – je me mettais en train defaire ma tournée quotidienne, comme si j’étais le plus pressé dumonde. Je m’adressais toujours aux grosses maisons pour délivrerles lettres et recevoir le port. Personne n’hésite à payer le portd’une lettre – surtout un double port – les gens sont sibêtes ! – et j’avais tourné le coin de la rue avant qu’on aiteu le temps d’ouvrir les lettres. Le grand inconvénient de cetteprofession c’est qu’il me fallait marcher beaucoup et fort vite, etvarier souvent mon itinéraire. Et puis, j’avais de sérieuxscrupules de conscience. Je ne puis entendre dire qu’on a abusé del’innocence des gens – et c’était pour moi un supplice d’entendrede quelle façon toute la ville chargeait de ses malédictions TomDobson et Bobby Tompkins. Je me lavai les mains de l’affaire etlâchai tout de dégoût.

Ma huitième et dernière spéculation futl’Élevage des Chats. J’ai trouvé là un genre d’affairestrès agréable et très lucratif, et pas la moindre peine. Le pays,comme on le sait, était infesté de chats, – si bien que pour s’endébarrasser on avait fait une pétition signée d’une foule de nomsrespectables, présentée à la Chambre dans sa dernière et mémorablesession. L’assemblée, à cette époque, était extraordinairement bieninformée, et après avoir promulgué beaucoup d’autres sages etsalutaires institutions, couronna le tout par la loi sur les chats.Dans sa forme primitive, cette loi offrait une prime pour tant detêtes de chats (quatre sous par tête) ; mais le Sénatparvint à amender cette clause importante, et à substituer le motqueues au mot têtes. Cet amendement était sinaturel et si convenable que la Chambre l’accepta àl’unanimité.

Aussitôt que le gouverneur eut signé le bill,je mis tout ce que j’avais dans l’achat de Toms et deTabbies[58]. D’abord, je ne pus les nourrir que desouris (les souris sont à bon marché) ; mais ils remplirent lecommandement de l’Écriture d’une façon si merveilleuse, que jefinis par comprendre que ce que j’avais de mieux à faire, c’étaitd’être libéral, et ainsi je leur accordai huîtres et tortues. Leursqueues, au taux législatif, me procurent aujourd’hui un honnêterevenu ; car j’ai découvert une méthode avec laquelle, sansavoir recours à l’huile de Macassar, je puis arriver à quatrecoupes par an. Je fus enchanté de découvrir aussi, que ces animauxs’habituaient bien vite à la chose, et préféraient avoir la queuecoupée qu’autrement. Je me considère donc comme un homme arrivé, etje suis en train de marchander un séjour de plaisance surl’Hudson.

L’ENSEVELISSEMENT PRÉMATURÉ

 

Il y a certains thèmes d’un intérêt tout àfait empoignant, mais qui sont trop complètement horribles pourdevenir le sujet d’une fiction régulière. Ces sujets-là, les pursromanciers doivent les éviter, s’ils ne veulent pas offenser oudégoûter. Ils ne peuvent convenablement être mis en œuvre, ques’ils sont soutenus et comme sanctifiés par la sévérité et lamajesté de la vérité. Nous frémissons, par exemple, de la pluspoignante des « voluptés douloureuses » au récit dupassage de la Bérésina, du tremblement de terre de Lisbonne, dumassacre de la Saint-Barthélemy, ou de l’étouffement des centvingt-trois prisonniers dans le trou noir de Calcutta. Mais dansces récits, c’est le fait – c’est-à-dire la réalité – la véritéhistorique qui nous émeut. En tant que pures inventions, nous neles regarderions qu’avec horreur.

Je viens de citer quelques-unes des plusfrappantes et des plus fameuses catastrophes dont l’histoire fassemention ; mais c’est autant leur étendue que leur caractère,qui impressionne si vivement notre imagination. Je n’ai pas besoinde rappeler au lecteur, que j’aurais pu, dans le long et magiquecatalogue des misères humaines, choisir beaucoup d’exemplesindividuels plus remplis d’une véritable souffrance qu’aucune deces vastes catastrophes collectives. La vraie misère – le comble dela douleur – est quelque chose de particulier, non de général. Sil’extrême de l’horreur dans l’agonie est le fait de l’homme unité,et non de l’homme en masse – remercions-en la miséricorde deDieu !

Être enseveli vivant, c’est à coup sûr la plusterrible des extrémités qu’ait jamais pu encourir une créaturemortelle.

Que cette extrémité soit arrivée souvent, trèssouvent, c’est ce que ne saurait guère nier tout homme quiréfléchit. Les limites qui séparent la vie de la mort sont tout aumoins indécises et vagues. Qui pourra dire où l’une commence et oùl’autre finit ? Nous savons qu’il y a des casd’évanouissement, où toute fonction apparente de vitalité semblecesser entièrement, et où cependant cette cessation n’est, àproprement parler, qu’une pure suspension – une pause momentanéedans l’incompréhensible mécanisme de notre vie. Au bout d’uncertain temps, quelque mystérieux principe invisible remet enmouvement les ressorts enchantés et les roues magiciennes. La corded’argent n’est pas détachée pour toujours, ni la coupe d’orirréparablement brisée. Mais en attendant, où étaitl’âme ?

Mais en dehors de l’inévitable conclusiona priori, que telles causes doivent produire tels effets –et que par conséquent ces cas bien connus de suspension de la viedoivent naturellement donner lieu de temps en temps à desinhumations prématurées – en dehors, dis-je, de cetteconsidération, nous avons le témoignage direct de l’expériencemédicale et ordinaire, qui démontre qu’un grand nombred’inhumations de ce genre ont réellement eu lieu. Je pourrais enrapporter, si cela était nécessaire, une centaine d’exemples bienauthentiques.

Un de ces exemples, d’un caractère fortremarquable, et dont les circonstances peuvent être encore fraîchesdans le souvenir de quelques-uns de mes lecteurs, s’est présenté iln’y a pas longtemps dans la ville voisine de Baltimore, et y aproduit une douloureuse, intense et générale émotion. La femme d’unde ses plus respectables citoyens – un légiste éminent, membre duCongrès, – fut atteinte subitement d’une inexplicable maladie, quidéfia complètement l’habileté des médecins. Après avoir beaucoupsouffert, elle mourut, ou fut supposée morte. Il n’y avait aucuneraison de supposer qu’elle ne le fût pas. Elle présentait tous lessymptômes ordinaires de la mort. La face avait les traits pincés ettirés. Les lèvres avaient la pâleur ordinaire du marbre. Les yeuxétaient ternes. Plus aucune chaleur. Le pouls avait cessé debattre. On garda pendant trois jours le corps sans l’ensevelir, etdans cet espace de temps il acquit une rigidité de pierre. On sehâta alors de l’enterrer, vu l’état de rapide décomposition où onle supposait.

La dame fut déposée dans le caveau de famille,et rien n’y fut dérangé pendant les trois années suivantes. Au boutde ces trois ans, on ouvrit le caveau pour y déposer un sarcophage.– Quelle terrible secousse attendait le mari qui lui-même ouvrit laporte ! Au moment où elle se fermait derrière lui, un objetvêtu de blanc tomba avec fracas dans ses bras. C’était le squelettede sa femme dans son linceul encore intact.

Des recherches minutieuses prouvèrentévidemment qu’elle était ressuscitée dans les deux jours quisuivirent son inhumation, – que les efforts qu’elle avait faitsdans le cercueil avaient déterminé sa chute de la saillie sur lesol, où en se brisant il lui avait permis d’échapper à la mort. Unelampe laissée par hasard pleine d’huile dans le caveau fut trouvéevide ; elle pouvait bien, cependant avoir été épuisée parl’évaporation. Sur la plus élevée des marches qui descendaient danscet horrible séjour, se trouvait un large fragment du cercueil,dont elle semblait s’être servi pour attirer l’attention en enfrappant la porte de fer. C’est probablement au milieu de cetteoccupation qu’elle s’évanouit, ou mourut de pure terreur ; etdans sa chute, son linceul s’embarrassa à quelque ouvrage en fer del’intérieur. Elle resta dans cette position et se putréfia ainsi,toute droite.

L’an 1810, un cas d’inhumation d’une personnevivante arriva en France, accompagné de circonstances qui prouventbien que la vérité est souvent plus étrange que la fiction.L’héroïne de l’histoire était une demoiselle Victorine Lafourcade,jeune fille d’illustre naissance, riche, et d’une grande beauté.Parmi ses nombreux prétendants se trouvait Julien Bossuet, unpauvre littérateur ou journaliste de Paris. Ses talents et sonamabilité l’avaient recommandé à l’attention de la riche héritière,qui semble avoir eu pour lui un véritable amour. Mais son orgueilde race la décida finalement à l’évincer, pour épouser un monsieurRenelle, banquier, et diplomate de quelque mérite. Une fois marié,ce monsieur la négligea, ou peut-être même la maltraitabrutalement. Après avoir passé avec lui quelques années misérables,elle mourut – ou au moins son état ressemblait tellement à la mort,qu’on pouvait s’y méprendre. Elle fut ensevelie – non dans uncaveau, – mais dans une fosse ordinaire dans son village natal.Désespéré, et toujours brûlant du souvenir de sa profonde passion,l’amoureux quitte la capitale et arrive dans cette provinceéloignée où repose sa belle, avec le romantique dessein de déterrerson corps et de s’emparer de sa luxuriante chevelure. Il arrive àla tombe. À minuit il déterre le cercueil, l’ouvre, et se met àdétacher la chevelure, quand il est arrêté, en voyant s’entr’ouvrirles yeux de sa bien-aimée.

La dame avait été enterrée vivante. Lavitalité n’était pas encore complètement partie, et les caresses deson amant achevèrent de la réveiller de la léthargie qu’on avaitprise pour la mort. Celui-ci la porta avec des transportsfrénétiques à son logis dans le village. Il employa les pluspuissants révulsifs que lui suggéra sa science médicale. Enfin,elle revint à la vie. Elle reconnut son sauveur, et resta avec luijusqu’à ce que peu à peu elle eût recouvré ses premières forces.Son cœur de femme n’était pas de diamant ; et cette dernièreleçon d’amour suffit pour l’attendrir. Elle en disposa en faveur deBossuet. Elle ne retourna plus vers son mari, mais lui cacha sarésurrection, et s’enfuit avec son amant en Amérique. Vingt ansaprès, ils rentrèrent tous deux en France, dans la persuasion quele temps avait suffisamment altéré les traits de la dame, pourqu’elle ne fût plus reconnaissable à ses amis. Ils setrompaient ; car à la première rencontre monsieur Renellereconnut sa femme et la réclama. Elle résista ; un tribunal lasoutint dans sa résistance, et décida que les circonstancesparticulières jointes au long espace de temps écoulé, avaientannulé, non seulement au point de vue de l’équité, mais à celui dela légalité, les droits de son époux.

Le « Journal Chirurgical » deLeipsic – périodique de grande autorité et de grand mérite, quequelque éditeur américain devrait bien traduire et republier –rapporte dans un de ses derniers numéros un cas analogue vraimentterrible.

Un officier d’artillerie, d’une staturegigantesque et de la plus robuste santé, ayant été jeté à bas d’uncheval intraitable, en reçut une grave contusion à la tête, qui lerendit immédiatement insensible. Le crâne était légèrementfracturé, mais on ne craignait aucun danger immédiat. On lui fitavec succès l’opération du trépan. On le saigna, on employa tousles autres moyens ordinaires en pareil cas. Cependant, peu à peu,il tomba dans un état d’insensibilité de plus en plus désespéré, sibien qu’on le crut mort.

Comme il faisait très chaud, on l’ensevelitavec une précipitation indécente dans un des cimetières publics.Les funérailles eurent lieu un jeudi. Le dimanche suivant, commed’habitude, grande foule de visiteurs au cimetière ; et versmidi, l’émotion est vivement excitée, quand on entend un paysandéclarer qu’étant assis sur la tombe de l’officier, il avaitdistinctement senti une commotion du sol, comme si quelqu’un sedébattait sous terre. D’abord on n’attacha que peu d’attention audire de cet homme ; mais sa terreur évidente, et sonentêtement à soutenir son histoire produisirent bientôt sur lafoule leur effet naturel. On se procura des bêches à la hâte, et lecercueil qui était indécemment à fleur de terre, fut si bien ouverten quelques minutes que la tête du défunt apparut. Il avait toutesles apparences d’un mort, mais il était presque dressé dans soncercueil, dont il avait, à force de furieux efforts, en partiesoulevé le couvercle.

On le transporta aussitôt à l’hospice voisin,où l’on déclara qu’il était encore vivant, quoique en étatd’asphyxié. Quelques heures après il revenait à la vie,reconnaissait ses amis, et parlait dans un langage sans suite desagonies qu’il avait endurées dans le tombeau.

De son récit il résulta clairement qu’il avaitdû avoir la conscience de son état pendant plus d’une heure aprèsson inhumation, avant de tomber dans l’insensibilité. Son cercueilétait négligemment rempli d’une terre excessivement poreuse, ce quipermettait à l’air d’y pénétrer. Il avait entendu les pas de lafoule sur sa tête, et avait essayé de se faire entendre à son tour.C’était ce bruit de la foule sur le sol du cimetière, disait-il,qui semblait l’avoir réveillé d’un profond sommeil, et il n’avaitpas plus tôt été réveillé, qu’il avait eu la conscience entière del’horreur sans pareille de sa position.

Ce malheureux, raconte-t-on, se rétablissait,et était en bonne voie de guérison définitive, quand il mourutvictime de la charlatanerie des expériences médicales. On luiappliqua une batterie galvanique, et il expira tout à coup dans unede ces crises extatiques que l’électricité provoquequelquefois.

À propos de batterie galvanique, il mesouvient d’un cas bien connu et bien extraordinaire, dans lequel onen fit l’expérience pour ramener à la vie un jeune attorney deLondres, enterré depuis deux jours. Ce fait eut lieu en 1831, etsouleva alors dans le public une profonde sensation.

Le patient, M. Edward Stapleton, étaitmort en apparence d’une fièvre typhoïde, accompagnée de quelquessymptômes extraordinaires, qui avaient excité la curiosité desmédecins qui le soignaient. Après son décès apparent, on requit sesamis d’autoriser un examen du corps post mortem ;mais ils s’y refusèrent. Comme il arrive souvent en présence depareils refus, les praticiens résolurent d’exhumer le corps et dele disséquer à loisir en leur particulier. Ils s’arrangèrent sanspeine avec une des nombreuses sociétés de déterreurs de corps quiabondent à Londres ; et la troisième nuit après lesfunérailles le prétendu cadavre fut déterré de sa bière enfouie àhuit pieds de profondeur, et déposé dans le cabinet d’opérationsd’un hôpital privé.

Une incision d’une certaine étendue venaitd’être pratiquée dans l’abdomen quand, à la vue de la fraîcheur etde l’état intact des organes, on s’avisa d’appliquer au corps unebatterie électrique. Plusieurs expériences se succédèrent, et leseffets habituels se produisirent, sans autres caractèresexceptionnels que la manifestation, à une ou deux reprises, dansles convulsions, de mouvements plus semblables que d’ordinaire àceux de la vie.

La nuit s’avançait. Le jour allait poindre, onjugea expédient de procéder enfin à la dissection. Un étudiant,particulièrement désireux d’expérimenter une théorie de son cru,insista pour qu’on appliquât la batterie à l’un des musclespectoraux. On fit au corps une violente échancrure, que l’on mitprécipitamment en contact avec un fil, quand le patient, d’unmouvement brusque, mais sans aucune convulsion, se leva de latable, marcha au milieu de la chambre, regarda péniblement autourde lui pendant quelques secondes, et se mit à parler. Ce qu’ildisait était inintelligible ; mais les mots étaient articulés,et les syllabes distinctes. Après quoi, il tomba lourdement sur leplancher.

Pendant quelques moments la terreur paralysal’assistance ; mais l’urgence de la circonstance lui renditbientôt sa présence d’esprit. Il était évident queM. Stapleton était vivant, quoique évanoui. Les vapeurs del’éther le ramenèrent à la vie ; il fut rapidement rendu à lasanté et à la société de ses amis – à qui cependant on eut grandsoin de cacher sa résurrection, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus derechute à craindre. Qu’on juge de leur étonnement – de leurtransport !

Mais ce qu’il y a de plus saisissant danscette aventure, ce sont les assertions de M. Stapletonlui-même. Il déclare qu’il n’y a pas eu un moment où il ait étécomplètement insensible – qu’il avait une conscience obtuse etvague de tout ce qui lui arriva, à partir du moment où ses médecinsle déclarèrent mort, jusqu’à celui où il tomba évanoui surle plancher de l’hospice. « Je suis vivant », tellesavaient été les paroles incomprises, qu’il avait essayé deprononcer, en reconnaissant que la chambre où il se trouvait étaitun cabinet de dissection.

Il serait aisé de multiplier ceshistoires ; mais je m’en abstiendrai ; elles ne sontnullement nécessaires pour établir ce fait, qu’il y a des casd’inhumations prématurées. Et quand nous venons à songer combienrarement, vu la nature du cas, il est en notre pouvoir de lesdécouvrir, il nous faut bien admettre, qu’elles peuvent arriversouvent sans que nous en ayons connaissance. En vérité, il arriverarement qu’on remue un cimetière, pour quelque dessein que cesoit, dans une certaine étendue, sans qu’on n’y trouve dessquelettes dans des postures faites pour suggérer les plusterribles soupçons.

Soupçons terribles en effet ; maisdestinée plus terrible encore ! On peut affirmer sanshésitation, qu’il n’y a pas d’événement plus terriblement propre àinspirer le comble de la détresse physique et morale que d’êtreenterré vivant. L’oppression intolérable des poumons – lesexhalaisons suffocantes de la terre humide – le contact desvêtements de mort collés à votre corps – le rigide embrassement del’étroite prison – la noirceur de la nuit absolue – le silenceressemblant à une mer qui vous engloutit – la présence invisible,mais palpable du ver vainqueur – joignez à tout cela la pensée quise reporte à l’air et au gazon qui verdit sur votre tête, lesouvenir des chers amis qui voleraient à votre secours s’ilsconnaissaient votre destin, l’assurance qu’ils n’en serontjamais informés – que votre lot sans espérance est celuides vrais morts – toutes ces considérations, dis-je, portent avecelles dans le cœur qui palpite encore une horreur intolérable quifait pâlir et reculer l’imagination la plus hardie. Nous neconnaissons pas sur terre de pareille agonie – nous ne pouvonsrêver rien d’aussi hideux dans les royaumes du dernier des enfers.C’est pourquoi tout ce qu’on raconte à ce sujet offre un intérêt siprofond – intérêt, toutefois, qui, en dehors de la terreurmystérieuse du sujet, repose essentiellement et spécialement sur laconviction où nous sommes de la vérité des chosesracontées. Ce que je vais dire maintenant relève de ma propreconnaissance, de mon expérience positive et personnelle.

Pendant plusieurs années j’ai été sujet à desattaques de ce mal singulier que les médecins se sont accordés àappeler la catalepsie, à défaut d’un terme plus exact. Quoique lescauses tant immédiates que prédisposantes de ce mal, quoique sesdiagnostics mêmes soient encore à l’état de mystère, ses caractèresapparents sont assez bien connus. Ses variétés ne semblent guèreque des variétés de degré. Quelquefois le patient ne reste qu’unjour, ou même moins longtemps encore, dans une espèce de léthargieexcessive. Il a perdu la sensibilité, et est extérieurement sansmouvement, mais les pulsations du cœur sont encore faiblementperceptibles ; il reste quelques traces de chaleur ; unelégère teinte colore encore le centre des joues ; et si nouslui appliquons un miroir aux lèvres, nous pouvons découvrir unecertaine action des poumons, action lourde, inégale et vacillante.D’autres fois, la crise dure des semaines entières, – même desmois ; et dans ce cas, l’examen le plus scrupuleux, lesépreuves les plus rigoureuses des médecins ne peuvent arriver àétablir quelque distinction sensible entre l’état du patient, etcelui que nous considérons comme l’état de mort absolue.Ordinairement il n’échappe à l’ensevelissement prématuré, que grâceà ses amis qui savent qu’il est sujet à la catalepsie, grâce auxsoupçons qui sont la suite de cette connaissance, et, par dessustout, à l’absence sur sa personne de tout symptôme dedécomposition. Les progrès de la maladie sont, heureusement,graduels. Les premières manifestations, quoique bien marquées, sontéquivoques. Les accès deviennent successivement de plus en plusdistincts et prolongés. C’est dans cette gradation qu’est la plusgrande sécurité contre l’inhumation. L’infortuné, dont lapremière attaque revêtirait les caractères extrêmes, cequi se voit quelquefois, serait presque inévitablement condamné àêtre enterré vivant.

Mon propre cas ne différait en aucuneparticularité importante des cas mentionnés dans les livres demédecine. Quelquefois, sans cause apparente, je tombais peu à peudans un état de demi-syncope ou de demi-évanouissement ; et jedemeurais dans cet état sans douleur, sans pouvoir remuer, ni mêmepenser, mais conservant une conscience obtuse et léthargique de mavie et de la présence des personnes qui entouraient mon lit,jusqu’à ce que la crise de la maladie me rendît tout à coup à unétat de sensation parfaite. D’autres fois j’étais subitement etimpétueusement atteint. Je devenais languissant, engourdi, j’avaisdes frissons, des étourdissements, et me sentais tout d’un coupabattu. Alors, des semaines entières, tout était vide pour moi,noir et silencieux ; un néant remplaçait l’univers. C’étaitdans toute la force du terme un total anéantissement. Je meréveillais, toutefois, de ces dernières attaques peu à peu et avecune lenteur proportionnée à la soudaineté de l’accès. Aussilentement que point l’aurore pour le mendiant sans ami et sansasile, errant dans la rue pendant une longue nuit désolée d’hiver,aussi tardive pour moi, aussi désirée, aussi bienfaisante lalumière revenait à mon âme.

À part cette disposition aux attaques, masanté générale paraissait bonne ; et je ne pouvaism’apercevoir qu’elle était affectée par ce seul mal prédominant, àmoins de considérer comme son effet une idiosyncrasie qui semanifestait ordinairement pendant mon sommeil. En me réveillant, jene parvenais jamais à reprendre tout de suite pleine et entièrepossession de mes sens, et je restais toujours un certain nombre deminutes dans un grand égarement et une profonde perplexité ;mes facultés mentales en général, mais surtout ma mémoire, étantabsolument en suspens.

Dans tout ce que j’endurais ainsi il n’y avaitpas de souffrance physique, mais une infinie détresse morale. Monimagination devenait un véritable charnier. Je ne parlais que« de vers, de tombes et d’épitaphes. » Je me perdais dansdes songeries de mort, et l’idée d’être enterré vivant ne cessaitd’occuper mon cerveau. Le spectre du danger auquel j’étais exposéme hantait jour et nuit. Le jour, cette pensée était pour moi unetorture, et la nuit, une agonie. Quand l’affreuse obscurité serépandait sur la terre, l’horreur de cette pensée me secouait – mesecouait comme le vent secoue les plumes d’un corbillard. Quand lanature ne pouvait plus résister au sommeil, ce n’était qu’avec uneviolente répulsion que je consentais à dormir – car je frissonnaisen songeant qu’à mon réveil, je pouvais me trouver l’habitant d’unetombe. Et lorsqu’enfin je succombais au sommeil, ce n’était quepour être emporté dans un monde de fantômes, au dessus duquel, avecses ailes vastes et sombres, couvrant tout de leur ombre, planaitseule mon idée sépulcrale.

Parmi les innombrables et sombres cauchemarsqui m’oppressèrent ainsi en rêves, je ne rappellerai qu’une seulevision. Il me sembla que j’étais plongé dans une crise cataleptiqueplus longue et plus profonde que d’ordinaire. Tout à coup je sentistomber sur mon front une main glacée, et une voix impatiente et malarticulée murmura à mon oreille ce mot :« Lève-toi ! »

Je me dressai sur mon séant. L’obscurité étaitcomplète. Je ne pouvais voir la figure de celui qui m’avaitréveillé ; je ne pouvais me rappeler ni l’époque à laquellej’étais tombé dans cette crise, ni l’endroit où je me trouvaisalors couché. Pendant que, toujours sans mouvement, je m’efforçaispéniblement de rassembler mes idées, la main froide me saisitviolemment le poignet, et le secoua rudement, pendant que la voixmal articulée me disait de nouveau :

« Lève-toi ! Ne t’ai-je pas ordonnéde te lever ? »

« Et qui es-tu ? »demandai-je.

« Je n’ai pas de nom dans les régions quej’habite », reprit la voix, lugubrement. « J’étaismortel, mais je suis un démon. J’étais sans pitié, mais je suisplein de compassion. Tu sens que je tremble. Mes dents claquent,pendant que je parle, et cependant ce n’est pas du froid de la nuit– de la nuit sans fin. Mais cette horreur est intolérable. Commentpeux-tu dormir en paix ? Je ne puis reposer en entendant lecri de ces grandes agonies. Les voir, c’est plus que je ne puissupporter. Lève-toi ! Viens avec moi dans la nuit extérieure,et laisse-moi te dévoiler les tombes. N’est-ce pas un spectaclelamentable ? – Regarde. »

Je regardai ; et la figure invisible,tout en me tenant toujours par le poignet, avait fait ouvrir augrand large les tombes de l’humanité, et de chacune d’elles sortitune faible phosphorescence de décomposition, qui me permit depénétrer du regard les retraites les plus secrètes, et decontempler les corps enveloppés de leur linceul, dans leur tristeet solennel sommeil en compagnie des vers ! Mais hélas !ceux qui dormaient d’un vrai sommeil étaient des millions de foismoins nombreux que ceux qui ne dormaient pas du tout. Il seproduisit un léger remuement, puis une douloureuse et généraleagitation ; et des profondeurs des fosses sans nombre ilvenait un mélancolique froissement de suaires ; et parmi ceuxqui semblaient reposer tranquillement, je vis qu’un grand nombreavaient plus ou moins modifié la rigide et incommode position danslaquelle ils avaient été cloués dans leur tombe. Et pendant que jeregardais, la voix me dit encore : « N’est-ce pas,oh ! n’est-ce pas une vue pitoyable ? » Mais avantque j’aie pu trouver un mot de réponse, le fantôme avait cessé deme serrer le poignet ; les lueurs phosphorescentes expirèrent,et les tombes se refermèrent tout à coup avec violence, pendant quede leurs profondeurs sortait un tumulte de cris désespérés,répétant : « N’est-ce pas – ô Dieu ! n’est-ce pasune vue bien pitoyable ? »

Ces apparitions fantastiques qui venaientm’assaillir la nuit étendirent bientôt jusque sur mes heures deveille leur terrifiante influence. Mes nerfs se détendirentcomplètement, et je fus en proie à une horreur perpétuelle.J’hésitai à aller à cheval, à marcher, à me livrer à un exercicequi m’eût fait sortir de chez moi. De fait, je n’osais plus mehasarder hors de la présence immédiate de ceux qui connaissaient madisposition à la catalepsie, de peur que, tombant dans un de mesaccès habituels, je ne fusse enterré avant qu’on ait pu constatermon véritable état. Je doutai de la sollicitude, de la fidélité demes plus chers amis.

Je craignais que, dans un accès plus prolongéque de coutume, ils ne se laissassent aller à me regarder commeperdu sans ressources. J’en vins au point de m’imaginer que, vu lapeine que je leur occasionnais, ils seraient enchantés de profiterd’une attaque très prolongée pour se débarrasser complètement demoi. En vain essayèrent-ils de me rassurer par les promesses lesplus solennelles. Je leur fis jurer par le plus sacré des sermentsque, quoi qu’il pût arriver, ils ne consentiraient à moninhumation, que lorsque la décomposition de mon corps serait assezavancée pour rendre impossible tout retour à la vie ; etmalgré tout, mes terreurs mortelles ne voulaient entendre aucuneraison, accepter aucune consolation.

Je me mis alors à imaginer toute une série deprécautions soigneusement élaborées. Entre autres choses, je fisretoucher le caveau de famille, de manière à ce qu’il pûtfacilement être ouvert de l’intérieur. La plus légère pression surun long levier prolongé bien avant dans le caveau faisait jouer leressort des portes de fer. Il y avait aussi des arrangements prispour laisser libre entrée à l’air et à la lumière, des réceptaclesappropriés pour la nourriture et l’eau, à la portée immédiate ducercueil destiné à me recevoir. Ce cercueil était chaudement etmoelleusement matelassé, et pourvu d’un couvercle arrangé sur lemodèle de la porte, c’est-à-dire muni de ressorts qui permissent auplus faible mouvement du corps de le mettre en liberté. De plusj’avais fait suspendre à la voûte du caveau une grosse cloche, dontla corde devait passer par un trou dans le cercueil, et êtreattachée à l’une de mes mains. Mais, hélas ! que peut lavigilance contre notre destinée ! Toutes ces sécurités si biencombinées devaient être impuissantes à sauver des dernières agoniesun malheureux condamné à être enterré vivant !

Il arriva un moment – comme cela était déjàarrivé – où, sortant d’une inconscience totale, je ne recouvraiqu’un faible et vague sentiment de mon existence. Lentement – à pasde tortue – revenait la faible et grise lueur du jour del’intelligence. Un malaise engourdissant. La sensation apathiqued’une douleur sourde. L’absence d’inquiétude, d’espérance etd’effort.

Puis, après un long intervalle, un tintementdans les oreilles ; puis, après un intervalle encore pluslong, une sensation de picotement ou de fourmillement auxextrémités ; puis une période de quiétude voluptueuse quisemble éternelle, et pendant laquelle mes sentiments en seréveillant essaient de se transformer en pensée ; puis unecourte rechute dans le néant, suivie d’un retour soudain. Enfin unléger tremblotement de paupières, et immédiatement après, lasecousse électrique d’une terreur mortelle, indéfinie, quiprécipite le sang en torrents des tempes au cœur.

Puis le premier effort positif pour penser, lapremière tentative de souvenir. Succès partiel et fugitif. Maisbientôt la mémoire recouvre son domaine, au point que, dans unecertaine mesure, j’ai conscience de mon état. Je sens que je ne meréveille pas d’un sommeil ordinaire. Je me souviens que je suissujet à la catalepsie. Et bientôt enfin, comme par un débordementd’océan, mon esprit frémissant est submergé par la pensée del’unique et effroyable danger – l’unique idée spectrale,envahissante.

Pendant les quelques minutes qui suivirent cecauchemar, je restai sans mouvement. Je ne me sentais pas lecourage de me mouvoir. Je n’osais pas faire l’effort nécessairepour me rendre compte de ma destinée ; et cependant il y avaitquelque chose dans mon cœur qui me murmurait que c’étaitvrai. Le désespoir – un désespoir tel qu’aucune autre espècede misère n’en peut inspirer à un être humain – le désespoir seulme poussa après une longue irrésolution à soulever les lourdespaupières de mes yeux. Je les soulevai. Il faisait noir – toutnoir. Je reconnus que l’accès était passé. Je reconnus que ma criseétait depuis longtemps terminée. Je reconnus que j’avais maintenantrecouvré l’usage de mes facultés visuelles. – Et cependant ilfaisait noir – tout noir – l’intense et complète obscurité de lanuit qui ne finit jamais.

J’essayai de crier, mes lèvres et ma languedesséchées se murent convulsivement à la fois dans ceteffort ; – mais aucune voix ne sortit des cavernes de mespoumons, qui, oppressées comme sous le poids d’une montagne,s’ouvraient et palpitaient avec le cœur, à chacune de mes pénibleset haletantes aspirations.

Le mouvement de mes mâchoires dans l’effortque je fis pour crier me montra qu’elles étaient liées, comme on lefait d’ordinaire pour les morts. Je sentis aussi que j’étais couchésur quelque chose de dur, et qu’une substance analogue comprimaitrigoureusement mes flancs. Jusque-là je n’avais pas osé remueraucun de mes membres ; – mais alors je levai violemment mesbras, qui étaient restés étendus les poignets croisés. Ilsheurtèrent une substance solide, une paroi de bois, qui s’étendaitau dessus de ma personne, et n’était pas séparée de ma face de plusde six pouces. Je ne pouvais plus en douter, je reposais bel etbien dans un cercueil.

Cependant au milieu de ma misère infiniel’ange de l’espérance vint me visiter ; – je songeai à mesprécautions si bien prises. Je me tordis, fis mainte évolutionspasmodique pour ouvrir le couvercle ; il ne bougea pas. Jetâtai mes poignets pour y chercher la corde de la cloche ; jene trouvai rien. L’espérance s’enfuit alors pour toujours, et ledésespoir – un désespoir encore plus terrible – régnatriomphant ; car je ne pouvais m’empêcher de constaterl’absence du capitonnage que j’avais si soigneusementpréparé ; et soudain mes narines sentirent arriver à ellesl’odeur forte et spéciale de la terre humide. La conclusion étaitirrésistible. Je n’étais pas dans le caveau. J’avais sans doute euune attaque hors de chez moi – au milieu d’étrangers ; – quandet comment, je ne pus m’en souvenir ; et c’étaient eux quim’avaient enterré comme un chien – cloué dans un cercueil vulgaire– et jeté profondément, bien profondément, et pour toujours, dansune fosse ordinaire et sans nom.

Comme cette affreuse conviction pénétraitjusqu’aux plus secrètes profondeurs de mon âme, une fois encorej’essayai de crier de toutes mes forces ; et dans cetteseconde tentative je réussis. Un cri prolongé, sauvage et continu,un hurlement d’agonie retentit à travers les royaumes de la nuitsouterraine.

« Holà ! Holà ! vous,là-bas ! » dit une voix rechignée.

« Que diable a-t-il donc ? »dit un second.

« Voulez-vous bien finir ? »dit un troisième.

« Qu’avez-vous donc à hurler de la sortecomme une chatte amoureuse ? » dit un quatrième. Etlà-dessus je fus saisi et secoué sans cérémonie pendant quelquesminutes par une escouade d’individus à mauvaise mine. Ils ne meréveillèrent pas – car j’étais parfaitement éveillé quand j’avaispoussé ce cri – mais ils me rendirent la pleine possession de mamémoire.

Cette aventure se passa près de Richmond, enVirginie. Accompagné d’un ami, j’étais allé à une partie de chasseet nous avions suivi pendant quelques milles les rives de JamesRiver. À l’approche de la nuit, nous fûmes surpris par un orage. Lacabine d’un petit sloop à l’ancre dans le courant, et chargé deterreau, était le seul abri acceptable qui s’offrît à nous. Nousnous en accommodâmes, et passâmes la nuit abord. Je dormis dans undes deux seuls hamacs de l’embarcation – et les hamacs d’un sloopde soixante-dix tonnes n’ont pas besoin d’être décrits. Celui quej’occupai ne contenait aucune espèce de literie. La largeur extrêmeétait de dix-huit pouces ; et la distance du fond au pont quile couvrait exactement de la même dimension. J’éprouvai une extrêmedifficulté à m’y faufiler. Cependant, je dormis profondément ;et l’ensemble de ma vision – car ce n’était ni un songe, ni uncauchemar – provint naturellement des circonstances de ma position– du train ordinaire de ma pensée, et de la difficulté, à laquellej’ai fait allusion, de recueillir mes sens, et surtout de recouvrerma mémoire longtemps après mon réveil. Les hommes qui m’avaientsecoué étaient les gens de l’équipage du sloop, et quelques paysansengagés pour le décharger. L’odeur de terre m’était venue de lacargaison elle-même. Quant au bandage de mes mâchoires, c’était unfoulard que je m’étais attaché autour de la tête à défaut de monbonnet de nuit accoutumé.

Toutefois, il est indubitable que les torturesque j’avais endurées égalèrent tout à fait, sauf pour la durée,celles d’un homme réellement enterré vif. Elles avaient étéépouvantables – hideuses au delà de toute conception. Mais le biensortit du mal ; leur excès même produisit en moi une révulsioninévitable. Mon âme reprit du ton, de l’équilibre. Je voyageai àl’étranger. Je me livrai à de vigoureux exercices. Je respirail’air libre du ciel. Je songeai à autre chose qu’à la mort. Jelaissai de côté mes livres de médecine. Je brûlai Buchan.Je ne lus plus les Pensées Nocturnes – plus de galimatiassur les cimetières, plus de contes terribles commecelui-ci. En résumé je devins un homme nouveau, et vécus enhomme. À partir de cette nuit mémorable, je dis adieu pour toujoursà mes appréhensions funèbres, et avec elles s’évanouit lacatalepsie, dont peut-être elles étaient moins la conséquence quela cause.

Il y a certains moments où, même aux yeuxréfléchis de la raison, le monde de notre triste humanité peutressembler à un enfer ; mais l’imagination de l’homme n’estpas une Carathis pour explorer impunément tous ses abîmes.Hélas ! Il est impossible de regarder cette légion de terreurssépulcrales comme quelque chose de purement fantastique ;mais, semblable aux démons qui accompagnèrent Afrasiab dans sonvoyage sur l’Oxus, il faut qu’elle dorme ou bien qu’elle nousdévore – il faut la laisser reposer ou nous résigner à mourir.

BON-BON

 

Quand un bon vin meuble mon estomac,

Jesuis plus savant que Balzac,

Plus sage que Pibrac ;

Monbras seul, faisant l’attaque

Dela nation cosaque,

Lamettrait au sac ;

DeCharon je passerais le lac

Endormant dans son bac ;

J’irais au fier Eaque,

Sans que mon cœur fit tic ni tac,

Présenter du tabac.

Vaudeville français.

Que Pierre Bon-Bon ait été unrestaurateur de capacités peu communes, personne de ceuxqui, pendant le règne de …. fréquentaient le petit café dans lecul-de-sac Le Fèbvre à Rouen, ne voudrait, j’imagine, le contester.Que Pierre Bon-Bon ait été, à un égal degré, versé dans laphilosophie de cette époque, c’est, je le présume, quelque choseencore de plus difficile à nier. Ses pâtés de foie étaientsans aucun doute immaculés ; mais quelle plume pourrait rendrejustice à ses Essais sur la nature – à ses Pensées surl’âme – à ses Observations sur l’esprit ? Si sesfricandeaux étaient inestimables, quel littérateur du journ’aurait pas payé une Idée de Bon-Bon le double de cequ’il aurait donné de tout l’étalage de toutes les Idéesde tout le reste des savants ? Bon-Bon avait fouillé desbibliothèques que nul autre n’avait fouillées, – il avait lu plusde livres qu’on ne pourrait s’en faire une idée, – il avait comprisplus de choses qu’aucun autre n’eût jamais conçu la possibilitéd’en comprendre : et quoique au temps où il florissait, il nemanquât pas d’auteurs à Rouen pour affirmer « que ses écritsne l’emportaient ni en pureté sur l’Académie, ni en profondeur surle Lycée » – quoique, (remarquez bien ceci) ses doctrines nefussent généralement pas comprises du tout, il ne s’ensuivaitnullement qu’elles fussent difficiles à comprendre. Ce n’est queleur évidence absolue, je crois, qui détermina plusieurs personnesà les considérer comme abstruses. C’est à Bon-Bon – n’allons pasplus loin – c’est à Bon-Bon que Kant lui-même doit la plus grandepartie de sa métaphysique. Bon-Bon il est vrai, n’était ni unPlatonicien, ni, à strictement parler, un Aristotélicien – et iln’était pas homme, comme le moderne Leibnitz, à perdre les heuresprécieuses qui pouvaient être employées à l’invention d’unefricassée, et par une facile transition, à l’analyse d’unesensation, en tentatives frivoles pour réconcilier l’éternelledissension de l’eau et de l’huile dans les discussions morales. Pasdu tout. Bon-Bon était ionique – Bon-Bon était également italique.Il raisonnait à priori, il raisonnait aussi àposteriori. Ses idées étaient innées – ou autre chose. Ilavait foi en George de Trébizonde – il avait foi aussi enBessarion. Bon-Bon était avant tout un Bon-Boniste.

J’ai parlé des capacités de notre philosophe,en tant que restaurateur. Je ne voudrais cependant pasqu’un de mes amis allât s’imaginer, qu’en remplissant de ce côtéses devoirs héréditaires, notre héros n’estimait pas à leur valeurleur dignité et leur importance. Bien loin de là. Il seraitimpossible de dire de laquelle de ces deux professions il était leplus fier. Dans son opinion, les facultés de l’intellect avaientune liaison très étroite avec les capacités de l’estomac. Je nesuis pas éloigné de croire qu’il était assez à ce sujet de l’avisdes Chinois, qui soutiennent que l’âme a son siège dans l’abdomen.En tout cas, pensait-il, les Grecs avaient raison d’employer lemême mot pour l’esprit et le diaphragme[59]. En luiattribuant cette opinion, je ne veux pas insinuer qu’il avait unpenchant à la gloutonnerie, ni autre charge sérieuse au préjudicedu métaphysicien. Si Pierre Bon-Bon avait ses faibles – et quel estle grand homme qui n’en ait pas mille ? – si Pierre Bon-Bon,dis-je, avait ses faibles, c’étaient des faibles de fort peud’importance – des défauts, qui, dans d’autres tempéraments,auraient plutôt pu passer pour des vertus. Parmi ces faibles, il enest un tout particulier, que je n’aurais même pas mentionné dansson histoire, s’il n’y avait pas joué un rôle prédominant, et nefaisait pour ainsi dire une saillie du plus haut reliefsur le fond uni de son caractère général : – Bon-Bon nepouvait laisser échapper une occasion de faire un marché.

Non pas qu’il fût avaricieux, non ! Poursa satisfaction de philosophe il n’était nullement nécessaire quele marché tournât à son propre avantage. Pourvu qu’il pût réaliserun marché, – un marché de quelque espèce que ce fut, en n’importequels termes, ou dans n’importe quelles circonstances – untriomphant sourire s’étalait plusieurs jours de suite sur sa facequ’il illuminait, et un clin d’œil significatif annonçaitclairement qu’il avait conscience de sa sagacité.

En toute époque il n’eût pas été très étonnantqu’un trait d’humeur aussi particulier que celui dont je viens deparler eût provoqué l’attention et la remarque. À l’époque de notrerécit, il aurait été on ne peut plus étonnant qu’il n’eût pas donnélieu à de nombreuses observations. On raconta bientôt que, danstoutes les occasions de ce genre, le sourire de Bon-Bon étaithabituellement fort différent du franc rire avec lequel ilaccueillait ses propres facéties ou saluait un ami. On sema desinsinuations propres à intriguer la curiosité, on colporta deshistoires de marchés scabreux conclus à la hâte, et dont il s’étaitrepenti à loisir ; on parla, avec faits à l’appui, de facultésinexplicables, de vagues aspirations, d’inclinations surnaturellesinspirées par l’auteur de tout mal dans l’intérêt de ses propresdesseins.

Notre philosophe avait encore d’autresfaibles, mais qui ne valent guère la peine d’être sérieusementexaminés. Par exemple il y a peu d’hommes doués d’une profondeurextraordinaire à qui ait manqué une certaine inclination pour labouteille. Cette inclination est-elle une cause excitante, ouplutôt une preuve irréfragable de la profondeur en question ?c’est chose délicate à décider. Bon-Bon, autant que je puis lesavoir, ne pensait pas que ce sujet fût susceptible d’uneinvestigation minutieuse – ni moi non plus. Cependant, dans sonindulgence pour un penchant aussi essentiellement classique, il nefaut pas supposer que le restaurateur perdît de vue lesdistractions intuitives qui devaient caractériser, à la fois etdans le même temps, ses essais et ses omelettes.Grâce à ces distinctions, le vin de Bourgogne avait son heureattitrée, et les Côtes du Rhône leur moment propice. Pour lui leSauterne était au Médoc ce que Catulle était à Homère. Il jouaitavec un syllogisme en sablant du Saint-Peray, mais il démêlait undilemme sur du Clos Vougeot et renversait une théorie dans untorrent de Chambertin. Tout eût été bien si ce même sentiment deconvenance l’eût suivi dans le frivole penchant dont j’aiparlé ; mais ce n’était pas du tout le cas. À dire vrai, cetrait d’humeur chez le philosophique Bon-Bon finit par revêtir uncaractère d’étrange intensité et de mysticisme, et prit une teinteprononcée de la Diablerie de ses chères étudesgermaniques.

Entrer dans le petit café du cul-de-sac LeFèbvre, c’était, à l’époque de notre conte, entrer dans leSanctuaire d’un homme de génie. Bon-Bon était un homme degénie. Il n’y avait pas à Rouen un sous-cuisinier quin’ait pu vous dire que Bon-Bon était un homme de génie. Son énormeterre-neuve était au courant du fait, et à l’approche de son maîtreil trahissait le sentiment de son infériorité par une componctionde maintien, un abaissement des oreilles, une dépression de lamâchoire inférieure, qui n’étaient pas tout à fait indignes d’unchien. Il est vrai, toutefois, qu’on pouvait attribuer en grandepartie ce respect habituel à l’extérieur personnel dumétaphysicien. Un extérieur distingué, je dois l’avouer, feratoujours impression, même sur une bête ; et je reconnaîtraivolontiers que l’homme extérieur dans le restaurateurétait bien fait pour impressionner l’imagination du quadrupède. Ily a autour du petit grand homme – si je puis me permettre uneexpression aussi équivoque – comme une atmosphère de majestésingulière, que le pur volume physique seul sera toujoursinsuffisant à produire. Toutefois, si Bon-Bon n’avait que troispieds de haut, et si sa tête était démesurément petite, il étaitimpossible de voir la rotondité de son ventre sans éprouver unsentiment de grandeur qui touchait presque au sublime. Dans sadimension chiens et hommes voyaient le type de sa science – et dansson immensité une habitation faite pour son âme immortelle.

Je pourrais, si je voulais, m’étendre ici surl’habillement et les autres détails extérieurs de notremétaphysicien. Je pourrais insinuer que la chevelure de notre hérosétait coupée court, soigneusement lissée sur le front, et surmontéed’un bonnet conique de flanelle blanche ornée de glands, – que sonjuste au corps à petits pois n’était pas à la mode de ceux queportaient alors les restaurateurs du commun, – que lesmanches étaient un peu plus pleines que ne le permettait le costumerégnant, – que les parements retroussés n’étaient pas, selonl’usage en vigueur à cette époque barbare, d’une étoffe de la mêmequalité et de la même couleur que l’habit, mais revêtus d’une façonplus fantastique d’un velours de Gênes bigarré – que ses pantouflesde pourpre étincelante étaient curieusement ouvragées, et auraientpu sortir des manufactures du Japon, n’eussent été l’exquise pointedes bouts, et les teintes brillantes des bordures et des broderies,– que son haut de chausses était fait de cette étoffe de satinjaune que l’on appelle aimable, – que son manteau bleu deciel, en forme de peignoir, et tout garni de riches dessinscramoisis, flottait cavalièrement sur ses épaules comme une brumedu matin – et que l’ensemble de son accoutrement avaitinspiré à Benevenuta, l’Improvisatrice de Florence, cesremarquables paroles : « Il est difficile de dire siPierre Bon-Bon n’est pas un oiseau du Paradis, ou s’il n’est pasplutôt un vrai Paradis de perfection. » Je pourrais, dis-je,si je voulais, m’étendre sur tous ces points ; mais je m’enabstiens ; il faut laisser les détails purement personnels auxfaiseurs de romans historiques ; ils sont au dessous de ladignité morale de l’historien sérieux.

J’ai dit qu’ « entrer dans le Café ducul-de-sac Le Fèbvre c’était entrer dans le sanctuaired’un homme de génie ; » – mais il n’y avait qu’un hommede génie qui pût justement apprécier les mérites dusanctuaire. Une enseigne, formée d’un vaste in-folio, sebalançait au dessus de l’entrée. D’un côté du volume était peinteune bouteille et sur l’autre un pâté. Sur le dos on lisaiten gros caractères : Oeuvres de Bon-Bon. Ainsi étaitdélicatement symbolisée la double occupation du propriétaire.

Une fois le pied sur le seuil, toutl’intérieur de la maison s’offrait à la vue. Une chambre longue,basse de plafond, et de construction antique, composait à elleseule tout le café. Dans un coin de l’appartement était le lit dumétaphysicien. Un déploiement de rideaux, et un baldaquin à laGrecque lui donnaient un air à la fois classique et confortable.Dans le coin diagonalement opposé, apparaissaient, faisant très bonménage, la batterie de cuisine et la bibliothèque. Un platde polémiques s’étalait pacifiquement sur le dressoir. Ici gisaitune cuisinière pleine des derniers traités d’Éthique, là unechaudière de Mélanges in-12. Des volumes de moralegermanique fraternisaient avec le gril – on apercevait unefourchette à rôtie à côté d’un Eusèbe – Platon s’étendait à sonaise dans la poêle à frire – et des manuscrits contemporainss’alignaient sur la broche.

Sous les autres rapports, le CaféBon-Bon différait peu des restaurants ordinaires decette époque. Une grande cheminée s’ouvrait en face de la porte. Àdroite de la cheminée, un buffet ouvert déployait un formidablebataillon de bouteilles étiquetées.

C’est là qu’un soir vers minuit, durantl’hiver rigoureux de … Pierre Bon-Bon, après avoir écouté quelquetemps les commentaires de ses voisins sur sa singulière manie, etles avoir mis tous à la porte, poussa le verrou en jurant, ets’enfonça d’assez belliqueuse humeur dans les douceurs d’unconfortable fauteuil de cuir, et d’un feu de fagots flambants.

C’était une de ces terribles nuits, comme onn’en voit guère qu’une ou deux dans un siècle. Il neigeaitfurieusement, et la maison branlait jusque dans ses fondements sousles coups redoublés de la tempête ; le vent s’engouffrant àtravers les lézardes du mur, et se précipitant avec violence dansla cheminée, secouait d’une façon terrible les rideaux du lit duphilosophe, et dérangeait l’économie de ses terrines depâté et de ses papiers. L’énorme in-folio qui se balançaitau dehors, exposé à la furie de l’ouragan, craquait lugubrement, etune plainte déchirante sortait de sa solide armature de chêne.

Le métaphysicien, ai-je dit, n’était pasd’humeur bien placide, quand il poussa son fauteuil à sa placeordinaire près du foyer. Bien des circonstances irritantes étaientvenues dans la journée troubler la sérénité de ses méditations. Enessayant des Oeufs à la Princesse, il avaitmalencontreusement obtenu une Omelette à la Reine ;il s’était vu frustré de la découverte d’un principe d’Éthique enrenversant un ragoût ; enfin, le pire de tout, il avait étécontrecarré dans la transaction d’un de ces admirables marchésqu’il avait toujours éprouvé tant de plaisir à mener à bonne fin.Mais à l’irritation d’esprit causée par ces inexplicablesaccidents, se mêlait à un certain degré cette anxiété nerveuse queproduit si facilement la furie d’une nuit de tempête. Il sifflatout près de lui l’énorme chien noir dont j’ai parlé plus haut, ets’asseyant avec impatience dans son fauteuil, il ne put s’empêcherde jeter un coup d’œil circonspect et inquiet dans les profondeursde l’appartement où la lueur rougeâtre de la flamme ne pouvaitparvenir que fort incomplètement à dissiper l’inexorable nuit.Après avoir achevé cet examen, dont le but exact lui échappaitpeut-être à lui-même, il attira près de son siège une petite table,couverte de livres et de papiers, et s’absorba bientôt dans laretouche d’un volumineux manuscrit qu’il devait faire imprimer lelendemain.

Il travaillait ainsi depuis quelques minutes,quand il entendit tout à coup une voix pleurnichante murmurer dansl’appartement : « Je ne suis pas pressé, monsieurBon-Bon. »

« Diable ! » éjacula notrehéros, sursautant et se levant sur ses pieds, en renversant latable, regardant, les yeux écarquillés d’étonnement, autour delui.

« Très vrai ! » répliqua lavoix avec calme.

« Très vrai ! Qu’est-ce qui est trèsvrai ? – Comment êtes-vous arrivé ici ? » vociférale métaphysicien, pendant que son regard tombait sur quelque chose,étendu tout de son long sur le lit.

« Je disais, » continua l’intrus, sansfaire attention aux questions, « je disais que je ne suis pasdu tout pressé – que l’affaire pour laquelle j’ai pris la libertéde venir vous trouver n’est pas d’une importance urgente, – bref,que je puis fort bien attendre que vous ayez fini votreExposition. »

« Mon Exposition ! – Allons,bon ! Comment savez-vous ?… Comment êtes-vous parvenu àsavoir que j’écrivais une Exposition ? Bon Dieu ! »« Chut ! » répondit le mystérieux personnage, d’unevoix basse et aiguë. Et se levant brusquement du lit, il ne fitqu’un pas vers notre héros, pendant que la lampe de fer qui pendaitdu plafond se balançait convulsivement comme pour reculer à sonapproche.

La stupéfaction du philosophe ne l’empêcha pasd’examiner attentivement le costume et l’extérieur de l’étranger.Les lignes de sa personne, excessivement mince, mais bien au dessusde la taille ordinaire, se dessinaient dans le plus grand détail,grâce à un costume noir usé qui collait à la peau, mais qui,d’ailleurs, pour la coupe, rappelait assez bien la mode d’il yavait cent ans. Évidemment ces habits avaient été faits pour unepersonne beaucoup plus petite que celle qui les portait alors. Leschevilles et les poignets passaient de plusieurs pouces. À sessouliers était attachée une paire de boucles très brillantes quidémentaient l’extrême pauvreté que semblait indiquer le reste del’accoutrement. Il avait la tête pelée, entièrement chauve, exceptéà la partie postérieure d’où pendait une queue d’une longueurconsidérable. Une paire de lunettes vertes à verres de côtéprotégeait ses yeux de l’influence de la lumière, et empêchait enmême temps notre héros de se rendre compte de leur couleur où deleur conformation. Sur toute sa personne, il n’y avait pasapparence de chemise ; une cravate blanche, de nuance sale,était attachée avec une extrême précision autour de son cou, et lesbouts, qui pendaient avec une régularité formaliste de chaque côté,suggéraient (je le dis sans intention) l’idée d’un ecclésiastique.Il est vrai que beaucoup d’autres points, tant dans son extérieurque dans ses manières, pouvaient assez bien justifier une tellehypothèse. Il portait sur son oreille gauche, à la mode d’un clercmoderne, un instrument qui ressemblait au stylus desanciens. D’une poche du corsage de son habit sortait bien en vue unpetit volume noir, garni de fermoirs en acier. Ce livre,accidentellement ou non, était tourné à l’extérieur de manière àlaisser voir les mots « Rituel-Catholique » écrits enlettres blanches sur le dos. L’ensemble de sa physionomie étaitsingulièrement sombre, et d’une pâleur cadavérique. Le front étaitélevé, et profondément sillonné des rides de la contemplation. Lescoins de la bouche tirés et tombants exprimaient l’humilité la plusrésignée. Il avait aussi, en s’avançant vers notre héros, unemanière de joindre les mains, – un soupir d’une telle profondeur etun regard d’une sainteté si absolue, qu’on ne pouvait se défendred’être prévenu en sa faveur. Aussi toute trace de colère se dissipasur le visage du métaphysicien qui, après avoir achevé à sasatisfaction l’examen de la personne de son visiteur, lui serracordialement la main, et lui présenta un siège.

Cependant on se tromperait radicalement, enattribuant ce changement instantané dans les sentiments duphilosophe à quelqu’une des causes qui sembleraient le plusnaturellement l’avoir influencé. Sans doute, Pierre Bon-Bon,d’après ce que j’ai pu comprendre de ses dispositions d’esprit,était de tous les hommes le moins enclin à se laisser imposer parles apparences, quelque spécieuses qu’elles fussent. Il étaitimpossible qu’un observateur aussi attentif des hommes et deschoses ne découvrît pas, sur le moment, le caractère réel dupersonnage, qui venait de surprendre ainsi son hospitalité…. Pourne rien dire de plus, il y avait dans la conformation des pieds deson hôte quelque chose d’assez remarquable – il portait légèrementsur sa tête un chapeau démesurément haut, – à la partie postérieurede ses culottes semblait trembloter quelque appendice, – et lesvibrations de la queue de son habit étaient un fait palpable. Qu’onjuge quels sentiments de satisfaction dut éprouver notre héros, ense trouvant ainsi, tout d’un coup, en relation avec un personnage,pour lequel il avait de tout temps observé le plus inqualifiablerespect. Mais il y avait chez lui trop d’esprit diplomatique, pourqu’il lui échappât de trahir le moindre soupçon sur la situationréelle. Il n’entrait pas dans son rôle de paraître avoir la moindreconscience du haut honneur dont il jouissait d’une façon siinattendue ; il s’agissait, en engageant son hôte dans uneconversation, d’en tirer sur l’Éthique quelques idées importantes,qui pourraient entrer dans sa publication projetée, et éclairerl’humanité, en l’immortalisant lui-même – idées, devrais-jeajouter, que le grand âge de son visiteur, et sa profonde sciencebien connue en morale le rendaient mieux que personne capable delui donner.

Entraîné par ces vues profondes, notre hérosfit asseoir son hôte, et profita de l’occasion pour jeter quelquesfagots sur le feu ; puis il plaça sur la table remise sur sespieds quelques bouteilles de Mousseux. Après s’êtreacquitté vivement de ces opérations, il poussa son fauteuilvis-à-vis de son compagnon, et attendit qu’il voulût bien entamerla conversation. Mais les plans les plus habilement mûris sontsouvent entravés au début même de leur exécution – et lerestaurateur se trouva à quia dès les premiersmots que prononça son visiteur.

« Je vois que vous me connaissez,Bon-Bon » dit-il ; « ha ! ha ! ha ! –hé ! hé ! hé ! – hi ! hi ! hi ! –ho ! ho ! ho ! – hu ! hu !hu ! » – et le diable, dépouillant tout à coup lasainteté de sa tenue, ouvrit dans toute son étendue un rictusallant d’une oreille à l’autre, de manière à déployer une rangée dedents ébréchées, semblables à des crocs ; et renversant satête en arrière, il s’abandonna à un long, bruyant, sardonique etinfernal ricanement, pendant que le chien noir, se tapissant surses hanches, faisait vigoureusement chorus et que la chattemouchetée, filant par la tangente, faisait le gros dos, et miaulaitdésespérément dans le coin le plus éloigné de l’appartement.

Notre philosophe se conduisit plusdécemment : il était trop homme du monde pour rire, comme lechien, ou pour trahir, comme la chatte, sa terreur par des cris. Ilfaut avouer qu’il éprouva un léger étonnement, en voyant leslettres blanches qui formaient les mots Rituel Catholiquesur le livre de la poche de son hôte changer instantanément decouleur et de sens, et en quelques secondes, à la place du premiertitre, les mots Registre des condamnés flamboyer encaractères rouges. Cette circonstance renversante, lorsque Bon-Bonvoulut répondre à la remarque de son visiteur, lui donna un airembarrassé, qui autrement sans doute aurait passé inaperçu.

« Oui, monsieur, » dit le philosophe,« oui, monsieur, pour parler franchement … je crois, sur maparole, que vous êtes … le di … di…. – C’est-à-dire, je crois … ilme semble … j’ai quelque idée … quelque très faible idée … del’honneur remarquable…. »

« Oh ! – Ah ! – Oui ! –Très bien ! » interrompit Sa Majesté ; « n’endites pas davantage. – Je comprends. » Et là-dessus, ôtant seslunettes vertes, il en essuya soigneusement les verres avec lamanche de son habit, et les mit dans sa poche.

Si l’incident du livre avait intrigué Bon-Bon,son étonnement s’accrut singulièrement au spectacle qui se présentaalors à sa vue. En levant les yeux avec un vif sentiment decuriosité, pour se rendre compte de la couleur de ceux de son hôte,il s’aperçut qu’ils n’étaient ni noirs, comme il avait cru – nigris, comme on aurait pu l’imaginer – ni couleur noisette, ni bleus– ni même jaunes ou rouges – ni pourpres ni bleus – ni verts, – nid’aucune autre couleur des cieux, de la terre, ou de la mer. Bref,Pierre Bon-Bon s’aperçut clairement, non seulement que Sa Majestén’avait pas d’yeux du tout, mais il ne put découvrir aucun indicequ’il en ait jamais eu auparavant, – car à la place oùnaturellement il aurait dû y avoir des yeux, il y avait, je suisforcé de le dire, un simple morceau uni de chair morte.

Notre métaphysicien n’était pas homme ànégliger de s’enquérir des sources d’un si étrange phénomène ;la réplique de Sa Majesté fut à la fois prompte, digne et fortsatisfaisante.

« Des yeux ! mon cher monsieurBon-Bon – des yeux ! avez-vous dit. – Oh ! – Ah ! Jeconçois ! Eh, les ridicules imprimés qui circulent sur moncompte, vous ont sans doute donné une fausse idée de ma figure. Desyeux ! vrai ! – Des yeux, Pierre Bon-Bon, font très biendans leur véritable place – la tête, direz-vous ? Oui, la têted’un ver. Pour vous ces instruments d’optique sont quelquechose d’indispensable – cependant je veux vous convaincre que mavue est plus pénétrante que la vôtre. Voilà une chatte quej’aperçois dans le coin – une jolie chatte – regardez-la, –observez-la bien. Eh bien, Bon-Bon, voyez-vous les pensées – oui,dis-je, les pensées – les idées – les réflexions, qui s’engendrentdans son péricrâne ? Y êtes-vous ? Non, vous ne les voyezpas ! Eh bien, elle pense que nous admirons la longueur de saqueue, et la profondeur de son esprit. Elle en est à cetteconclusion que je suis le plus distingué des ecclésiastiques, etque vous êtes le plus superficiel des métaphysiciens. Vous voyezdonc que je ne suis pas tout à fait aveugle ; mais pour unepersonne de ma profession les yeux dont vous parlez ne seraientqu’un appendice embarrassant exposé à chaque instant à être crevépar une broche ou une fourche. Pour vous, je l’accorde, cesbrimborions optiques sont indispensables. Tâchez, Bon-Bon, d’enbien user – moi, ma vue, c’est l’âme. »

Là dessus, l’étranger se servit du vin, etversant une pleine rasade à Bon-Bon, l’engagea à boire sansscrupule, comme s’il était chez lui.

« Un excellent livre que le vôtre,Pierre, » reprit Sa Majesté, en tapant familièrement sur l’épaulede notre ami, quand celui-ci eut déposé son verre après avoirexécuté à la lettre l’injonction de son hôte, « un excellentlivre que le vôtre, sur mon honneur ! C’est un ouvrage selonmon cœur. Cependant, je crois qu’on pourrait trouver à redire àl’arrangement des matières, et beaucoup de vos opinions merappellent Aristote. Ce philosophe était une de mes plus intimesconnaissances. Je l’aimais autant pour sa terrible mauvaise humeurque pour l’heureux tic qu’il avait de commettre des bévues. Il n’ya dans tout ce qu’il a écrit qu’une seule vérité solide, et encorela lui ai-je soufflée par pure compassion pour son absurdité. Jesuppose, Pierre Bon-Bon, que vous savez parfaitement à quelledivine vérité morale je fais allusion ? »

« Je ne saurais dire…. »

« Bah ! – Eh bien, c’est moi qui aidit à Aristote, qu’en éternuant, les hommes éliminaient le superflude leurs idées par la proboscide. »

« Ce qui est…. – (Un hoquet)indubitablement le cas ! » dit le métaphysicien, en seversant une autre rasade de Mousseux, et en offrant sa tabatièreaux doigts de son visiteur.

« Il y a eu Platon aussi, » continua SaMajesté, en déclinant modestement la tabatière et le complimentqu’elle impliquait – « il y a eu Platon aussi, pour qui uncertain temps j’ai ressenti toute l’affection d’un ami. Vous avezconnu Platon, Bon-Bon ? – Ah ! non, je vous demande millepardons. – Un jour il me rencontra à Athènes dans le Parthénon, etme dit qu’il était fort en peine de trouver une idée. Je l’engageaià émettre celle-ci : « o nous estin aulos. » Il medit qu’il le ferait, et rentra chez lui, pendant que je medirigeais du côté des pyramides. Mais ma conscience me gourmandad’avoir articulé une vérité, même pour venir en aide à un ami, etretournant en toute hâte à Athènes, je me trouvai derrière lachaire du philosophe au moment même où il écrivait le mot« aulos. » Donnant au [lambda] une chiquenaude du bout dudoigt, je le retournai sens dessus dessous. C’est ainsi qu’on litaujourd’hui ce passage : « Ô nous estin augos », etc’est là, vous le savez, la doctrine fondamentale de samétaphysique[60]. »

« Avez-vous été à Rome ? demanda lerestaurateur, en achevant sa seconde bouteille deMousseux, et tirant du buffet une plus ample provision deChambertin. »

« Une fois seulement, monsieur Bon-Bon,rien qu’une fois. C’était l’époque », dit le diable, – commes’il récitait quelque passage d’un livre, – « c’était l’époqueoù régna une anarchie de cinq ans, pendant laquelle la république,privée de tous ses mandataires, n’eut d’autre magistrature quecelle des tribuns du peuple, qui n’étaient légalement revêtusd’aucune prérogative du pouvoir exécutif – c’est uniquement à cetteépoque, monsieur Bon-Bon, que j’ai été à Rome, et, comme je n’aiaucune accointance mondaine, je ne connais rien de saphilosophie.[61] »

« Que pensez-vous de… (Unhoquet) que pensez-vous d’Épicure ? »

« Ce que je pense decelui-là ! » dit le diable, étonné, vous n’allez pas, jepense, trouver quelque chose à redire dans Épicure ! Ce que jepense d’Épicure ! Est-ce de moi que vous voulez parler,monsieur ? – C’est moi qui suis Épicure ! Jesuis le philosophe qui a écrit, du premier au dernier, les troiscents traités dont parle Diogène Laërce.

« C’est un mensonge ! » s’écriale métaphysicien ; car le vin lui était un peu monté à latête.

« Très bien ! – Très bien,monsieur ! – Fort bien, en vérité, monsieur ! » ditSa Majesté, évidemment peu flattée.

« C’est un mensonge ! » répétale restaurateur, d’un ton dogmatique ; « c’estun …. (Un hoquet) mensonge ! »

« Bien, bien, vous avez votreidée ! » dit le diable pacifiquement ; et Bon-Bon,après avoir ainsi battu le diable sur ce sujet, crut qu’il était deson devoir d’achever une seconde bouteille de Chambertin.

« Comme je vous le disais, » reprit levisiteur, « comme je vous l’observais tout à l’heure, il y aquelques opinions outrées dans votre livre, monsieur Bon-Bon. Parexemple, qu’entendez-vous avec tout ce radotage sur l’âme ?Dites-moi, je vous prie, monsieur, qu’est-ce quel’âme ? »

« L’….(Un hoquet) – l’âme, »répondit le métaphysicien, en se reportant à son manuscrit,« c’est indubitablement… »

« Non, monsieur ! »

« Sans aucun doute… »

« Non, monsieur ! »

« Incontestablement…. »

« Non, monsieur ! »

« Évidemment…. »

« Non, monsieur ! »

« Sans contredit…. »

« Non, monsieur ! »

« (Un hoquet) »

« Non, monsieur ! »

« Il est hors de doute que c’estun….. »

« Non, monsieur, l’âme n’est pas cela dutout. » (Ici, le philosophe, lançant des regards foudroyants,se hâta d’en finir avec sa troisième bouteille de Chambertin.)

« Alors, (Un hoquet) dites-moi,monsieur, ce que c’est. »

« Ce n’est ni ceci ni cela, monsieurBon-Bon, » répondit Sa Majesté, rêveuse. « J’ai goûté…. jeveux dire, j’ai connu de fort mauvaises âmes, et quelques-unesaussi – assez bonnes. » Ici, il fit claquer ses lèvres, etayant inconsciemment laissé tomber sa main sur le volume de sapoche, il fut saisi d’un violent accès d’éternuement.

Il continua :

« Il y a eu l’âme de Cratinus –passable ; celle d’Aristophane, – un fumet tout à faitparticulier ; celle de Platon – exquise – non pasvotre Platon, mais Platon, le poète comique ; votrePlaton aurait retourné l’estomac de Cerbère. Pouah ! – Voyons,encore ! Il y a eu Noevius Andronicus, Plaute et Térence. Puisil y a eu Lucilius, Nason, et Quintus Flaccus, – ce cherQuintus ! comme je l’appelais, quand il me chantait unseculare pour m’amuser pendant que je le faisais rôtir,uniquement pour farcer, au bout d’une fourchette. Mais ces Romainsmanquent de saveur. Un Grec bien gras en vaut unedouzaine, et puis cela se conserve, ce qu’on ne peut pasdire d’un Quirite. – Si nous tâtions de votre Sauterne. »

Bon-Bon s’était résigné à mettre en pratiquele nil admirari ; il se mit en devoir d’apporter lesbouteilles en question. Toutefois il lui semblait entendre dans lachambre un bruit étrange, comme celui d’une queue qui remue.Quelque indécent que ce fût de la part de Sa Majesté, notrephilosophe cependant ne fit semblant de rien ; – il secontenta de donner un coup de pied à son chien, en le priant derester tranquille. Le visiteur continua :

« J’ai trouvé à Horace beaucoup du goûtd’Aristote ; – vous savez que je suis amoureux fou de variété.Je n’aurais pas distingué Térence de Ménandre. Nason, à mon grandétonnement, n’était qu’un Nicandre déguisé. Virgile avait un fortaccent de Théocrite. Martial me rappela Archiloque – et Tite-Liveétait un Polybe tout craché. »

Bon-Bon répliqua par un hoquet et Sa Majestépoursuivit :

« Mais, si j’ai un penchant,monsieur Bon-Bon, – si j’ai un penchant, c’est pour un philosophe.Cependant, laissez-moi vous le dire, monsieur, le premier dia…. –pardon, je veux dire le premier monsieur venu, n’est pas apte àbien choisir son philosophe. Les longs ne sont pasbons ; et les meilleurs, s’ils ne sont pas soigneusementécalés, risquent bien de sentir un peu le rance, à cause de labile.

« Écalés ? »

« Je veux dire : tirés de leurcarcasse.

« Que pensez-vous d’un – (Unhoquet) – médecin ? »

« Ne m’en parlez pas ! –Horreur ! Horreur ! » (Ici Sa Majesté eut un violenthaut-le-cœur.) Je n’en ai jamais tâté que d’un – ce scélératd’Hippocrate ! Il sentait l’assa foetida. –Pouah ! Pouah ! Pouah ! – J’attrapai un abominablerhume en lui faisant prendre un bain dans le Styx – et malgré toutil me donna le choléra morbus. »

« Oh ! le… (Hoquet) lemisérable ! » éjacula Bon-Bon, « l’a…(Hoquet) l’avorton de boîte à pilules ! » et lephilosophe versa une larme.

« Après tout, » continua le visiteur,« après tout, si un dia… si un homme comme il faut veut vivre,il doit avoir plus d’une corde à son arc. Chez nous une face grasseest un signe évident de diplomatie. »

« Comment cela ? »

«. Vous savez, nous sommes quelquefoisextrêmement à court de provisions. Vous ne devez pas ignorer que,dans un climat aussi chaud que le nôtre, il est souvent impossiblede conserver une âme vivante plus de deux ou trois heures ; etquand on est mort, à moins d’être immédiatement mariné, (et une âmemarinée n’est plus bonne) on sent – vous, comprenez, hein ! Ily a toujours à craindre la putréfaction, quand les âmes nousviennent par la voie ordinaire. »

« Bon… (Deux hoquets) – bonDieu ! comment vous en tirez-vous ? »

Ici la lampe de fer commença à s’agiter avecun redoublement de violence, et le diable sursauta sur son siège.Cependant, après un léger soupir, il reprit contenance et secontenta de dire à notre héros à voix basse : « Jevoulais vous dire, Pierre Bon-Bon, qu’il ne faut plusjurer. »

Le philosophe avala une autre rasade, pourmontrer qu’il comprenait parfaitement et qu’il acquiesçait. Levisiteur continua :

« Hé bien, nous avons plusieurs manièresde nous en tirer. La plupart d’entre nous crèvent de faim ;quelques-uns s’accommodent de la marinade ; pour ma part,j’achète mes âmes vivente corpore ; je trouve que,dans cette condition, elles se conservent assez bien. »

« Mais le corps !… (Unhoquet) le corps ! »

« Le corps, le corps ! qu’advient-ildu corps ?… Ah ! je conçois. Mais, monsieur, le corps n’arien à voir dans la transaction. J’ai fait dans le tempsd’innombrables acquisitions de cette espèce, et le corps n’en ajamais éprouvé le moindre inconvénient. Ainsi il y a eu Caïn etNemrod, Néron et Caligula, Denys et Pisistrate, puis… un millierd’autres ; tous ces gens-là, dans la dernière partie de leurvie, n’ont jamais su ce que c’est que d’avoir une âme ; etcependant, monsieur, ils ont fait l’ornement de la société. N’ya-t-il pas à l’heure qu’il est un A…[62] que vousconnaissez aussi bien que moi ? N’est-il pas en possession detoutes ses facultés, intellectuelles et corporelles ? Qui doncécrit une meilleure épigramme ? Qui raisonne avec plusd’esprit ? Qui donc…. ? Mais attendez. J’ai son contratdans ma poche. »

Et ce disant, il produisit un portefeuille decuir rouge, et en tira un certain nombre de papiers. Surquelques-uns de ces papiers Bon-Bon saisit au passage les syllabesMachi… Maza….Robesp….[63] et lesmots Caligula, George, Elizabeth. Sa Majesté prit dans lenombre une bande étroite de parchemin, où elle lut à haute voix lesmots suivants :

« En considération de certains donsintellectuels qu’il est inutile de spécifier, et en outre duversement d’un millier de louis d’or, moi soussigné, âgé d’un an etd’un mois, abandonne au porteur du présent engagement tous mesdroits, titres et propriété sur l’ombre que l’on appelle monâme. »

Signé : A…..

(Ici Sa Majesté prononça un nom que je ne mecrois pas autorisé à indiquer d’une manière moins équivoque.)

« Un habile homme, celui-là » repritl’hôte ; « mais comme vous, monsieur Bon-Bon, il s’estmépris au sujet de l’âme. L’âme une ombre, vraiment ! L’âmeune ombre ! Ha ! Ha ! Ha ! – Hé !Hé ! Hé ! – Hu ! Hu ! Hu ! Vousimaginez-vous une ombre fricassée ? »

« M’imaginer… (Un hoquet) uneombre fricassée ! » s’écria notre héros, dont lesfacultés commençaient à s’illuminer de toute la profondeur dudiscours de Sa Majesté.

« M’imaginer une (Hoquet) ombrefricassée ! Je veux être damné (Un hoquet)Humph ! si j’étais un pareil – humph – nigaud ! Mon âmeà moi, Monsieur…. – humph !

« Votre âme à vous, MonsieurBon-Bon. »

« Oui, monsieur…..humph ! mon âmeest… »

« Quoi, monsieur ?

« N’est pas une ombre,certes ! »

« Voulez-vous dire parlà… ? »

« Oui, monsieur, mon âme est…humph ! oui, monsieur. »

« Auriez-vous l’intentiond’affirmer… ? »

« Mon âme est…. humph !…particulièrement propre à…. humph !…. à être…. »

« Quoi, monsieur ? »

« Cuite à l’étuvée. »

« Ha ! »

« Soufflée. »

« Eh ! »

« Fricassée. »

« Ah, bah ! »

« En ragoût ou en fricandeau – et tenez,mon excellent compère, je veux bien vous la céder…. Humph !…un marché ! » Ici le philosophe tapa sur le dos de saMajesté.

« Pouvais-je m’attendre àcela ? » dit celui-ci tranquillement, en se levant de sonsiège. Le métaphysicien écarquilla les yeux.

« Je suis fourni pour le moment, » dit SaMajesté.

« Humph ! – Hein ? » ditle philosophe.

« Je n’ai pas de fondsdisponibles. »

« Quoi ? »

« D’ailleurs, il serait malséant de mapart…. »

« Monsieur ! »

« De profiter de…. »

« Humph ! »

« De la dégoûtante et indécente situationoù vous vous trouvez. »

Ici le visiteur s’inclina et disparut – ilserait difficile de dire précisément de quelle façon. Mais dansl’effort habilement concerté que fit Bon-Bon pour lancer unebouteille à la tête du vilain, la mince chaîne qui pendait auplafond fut brisée, et le métaphysicien renversé tout de son longpar la chute de la lampe.

LA CRYPTOGRAPHIE

 

Il nous est difficile d’imaginer un temps oùn’ait pas existé, sinon la nécessité, au moins un désir detransmettre des informations d’individu à individu, de manière àdéjouer l’intelligence du public ; aussi pouvons-noushardiment supposer que l’écriture chiffrée remonte à une très hauteantiquité. C’est pourquoi, De la Guilletière nous semble dansl’erreur, quand il soutient, dans son livre :« Lacédémone ancienne et moderne », que lesSpartiates furent les inventeurs de la Cryptographie. Il parle desscytales, comme si elles étaient l’origine de cetart ; il n’aurait dû les citer que comme un des plus anciensexemples dont l’histoire fasse mention.

Les scytales étaient deux cylindresen bois, exactement semblables sous tous rapports. Le général d’unearmée partant, pour une expédition, recevait des Éphores un de cescylindres, et l’autre restait entre leurs mains. S’ils avaientquelque communication à se faire, une lanière étroite de parcheminétait enroulée autour de la scytale, de manière à ce que les bordsde cette lanière fussent exactement accolés l’un à l’autre. Alorson écrivait sur le parchemin dans le sens de la longueur ducylindre, après quoi on déroulait la bande, et on l’expédiait. Sipar hasard, le message était intercepté, la lettre restaitinintelligible pour ceux qui l’avaient saisie. Si elle arrivaitintacte à sa destination, le destinataire n’avait qu’à enenvelopper le second cylindre pour déchiffrer l’écriture. Si cemode si simple de cryptographie est parvenu jusqu’à nous, nous ledevons probablement plutôt aux usages historiques qu’on en faisaitqu’à toute autre cause. De semblables moyens de communicationsecrète ont dû être contemporains de l’invention des caractèresd’écriture.

Il faut remarquer, en passant, que dans aucundes traités de Cryptographie venus à notre connaissance, nousn’avons rencontré, au sujet du chiffre de la scytale, aucune autreméthode de solution que celles qui peuvent également s’appliquer àtous les chiffres en général. On nous parle, il est vrai, de cas oùles parchemins interceptés ont été réellement déchiffrés ;mais on a soin de nous dire que ce fut toujours accidentellement.Voici cependant une solution d’une certitude absolue. Une fois enpossession de la bande de parchemin, on n’a qu’à faire faire uncône relativement d’une grande longueur – soit de six pieds de long– et dont la circonférence à la base soit au moins égale à lalongueur de la bande. On enroulera ensuite cette bande sur le côneprès de la base, bord contre bord, comme nous l’avons décrit plushaut ; puis, en ayant soin de maintenir toujours les bordscontre les bords, et le parchemin bien serré sur le cône, on lelaissera glisser vers le sommet. Il est impossible, qu’en suivantce procédé, quelques-uns des mots, ou quelques-unes des syllabes etdes lettres, qui doivent se rejoindre, ne se rencontrent pas aupoint du cône où son diamètre égale celui de la scytale surlaquelle le chiffre a été écrit. Et comme, en faisant parcourir àla bande toute la longueur du cône, on traverse tous les diamètrespossibles, on ne peut manquer de réussir. Une fois que par ce moyenon a établi d’une façon certaine la circonférence de la scytale, onen fait faire une sur cette mesure, et l’on y applique leparchemin.

Il y a peu de personnes disposées à croire quece n’est pas chose si facile que d’inventer une méthode d’écrituresecrète qui puisse défier l’examen. On peut cependant affirmercarrément que l’ingéniosité humaine est incapable d’inventer unchiffre qu’elle ne puisse résoudre. Toutefois ces chiffres sontplus ou moins facilement résolus, et sur ce point il existe entrediverses intelligences des différences remarquables. Souvent, dansle cas de deux individus reconnus comme égaux pour tout ce quitouche aux efforts ordinaires de l’intelligence, il se rencontreraque l’un ne pourra démêler le chiffre le plus simple, tandis quel’autre ne trouvera presque aucune difficulté à venir à bout duplus compliqué. On peut observer que des recherches de ce genreexigent généralement une intense application des facultésanalytiques ; c’est pour cela qu’il serait très utiled’introduire les exercices de solutions cryptographiques dans lesAcadémies, comme moyens de former et de développer les plusimportantes facultés de l’esprit.

Supposons deux individus, entièrement novicesen cryptographie, désireux d’entretenir par lettres unecorrespondance inintelligible à tout autre qu’à eux-mêmes, il esttrès probable qu’ils songeront du premier coup à un alphabetparticulier, dont ils auront chacun la clef. La premièrecombinaison qui se présentera à eux sera celle-ci, parexemple : prendre a pour z, b poury, c pour x, d pour n,etc. etc. ; c’est-à-dire, renverser l’ordre des lettres del’alphabet. À une seconde réflexion, cet arrangement paraissanttrop naturel, ils en adopteront un plus compliqué. Ils pourront,par exemple, écrire les 13 premières lettres de l’alphabet sous les13 dernières, de cette façon :

nopqrstuvwxyz

abcdefghijklm ;

et, ainsi placés, a serait pris pourn et n pour a, o pourb et b pour o, etc., etc. Mais cettecombinaison ayant un air de régularité trop facile à pénétrer, ilspourraient se construire une clef tout à fait au hasard, parexemple :

prendre a pour p, b pour x, c pour u, d pouro, etc.

Tant qu’une solution de leur chiffre neviendra pas les convaincre de leur erreur, nos correspondantssupposés s’en tiendront à ce dernier arrangement, comme offranttoute sécurité. Sinon, ils imagineront peut-être un système designes arbitraires remplaçant les caractères usuels. Parexemple :

( pourrait signifier a

. pourrait signifier b

, ………………….c

; ………………….d

) ………………….e, etc.

Une lettre composée de pareils signes auraitincontestablement une apparence fort rébarbative. Si toutefois cesystème ne leur donnait pas pleine satisfaction, ils pourraientimaginer un alphabet toujours changeant, et le réaliser de cettemanière :

Prenons deux morceaux de carton circulaires,différant de diamètre entre eux d’un demi-pouce environ. Plaçons lecentre du plus petit carton sur le centre du plus grand, en lesempêchant pour un instant de glisser ; le temps de tirer desrayons du centre commun à la circonférence du petit cercle, et deles étendre à celle du plus grand. Tirons vingt-six rayons, formantsur chaque carton vingt-six compartiments. Dans chacun de cescompartiments sur le cercle inférieur écrivons une des lettres del’alphabet, qui se trouvera ainsi employé tout entier ;écrivons-les au hasard, cela vaudra mieux. Faisons la même chosesur le cercle supérieur. Maintenant faisons tourner une épingle àtravers le centre commun, et laissons le cercle supérieur tourneravec l’épingle, pendant que le cercle inférieur est tenu immobile.Arrêtons la révolution du cercle supérieur, et écrivons notrelettre en prenant pour a la lettre du plus petit cerclequi correspond à l’a du plus grand, pour b, lalettre du plus petit cercle qui correspond au b du plusgrand, et ainsi de suite. Pour qu’une lettre ainsi écrite puisseêtre lue par la personne à qui elle est destinée, une seule choseest nécessaire, c’est qu’elle ait en sa possession des cerclesidentiques à ceux que nous venons de décrire, et qu’elle connaissedeux des lettres (une du cercle inférieur et une du cerclesupérieur) qui se trouvaient juxtaposées, au moment où soncorrespondant a écrit son chiffre. Pour cela, elle n’a qu’àregarder les deux lettres initiales du document qui lui servirontde clef. Ainsi, en voyant les deux lettres a m aucommencement, elle en conclura qu’en faisant tourner ses cercles demanière à faire coïncider ces deux lettres, elle obtiendral’alphabet employé.

À première vue, ces différents modes decryptographie ont une apparence de mystère indéchiffrable. Ilparaît presque impossible de démêler le résultat de combinaisons sicompliquées. Pour certaines personnes en effet ce serait uneextrême difficulté, tandis que pour d’autres qui sont habiles àdéchiffrer, de pareilles énigmes sont ce qu’il y a de plus simple.Le lecteur devra se mettre dans la tête que tout l’art de cessolutions repose sur les principes généraux qui président à lafonction du langage lui-même, et que par conséquent il estentièrement indépendant des lois particulières qui régissent unchiffre quelconque, ou la construction de sa clef. La difficulté dedéchiffrer une énigme cryptographique n’est pas toujours en rapportavec la peine qu’elle a coûtée, ou l’ingéniosité qu’a exigée saconstruction. La clef, en définitive, ne sert qu’à ceux qui sont aufait du chiffre ; la tierce personne qui déchiffre n’en aaucune idée. Elle force la serrure. Dans les différentes méthodesde cryptographie que j’ai exposées, on observera qu’il y a unecomplication graduellement croissante. Mais cette complicationn’est qu’une ombre : elle n’existe pas en réalité. Ellen’appartient qu’à la composition du chiffre, et ne porte en aucunefaçon sur sa solution. Le dernier système n’est pas du tout plusdifficile à déchiffrer que le premier, quelle que puisse être ladifficulté de l’un ou de l’autre.

En discutant un sujet analogue dans un desjournaux hebdomadaires de cette ville, il y a dix-huit moisenviron, l’auteur de cet article a eu l’occasion de parler del’application d’une méthode rigoureuse dans toutes lesformes de la pensée, – des avantages de cette méthode – de lapossibilité d’en étendre l’usage à ce que l’on considère comme lesopérations de la pure imagination – et par suite de la solution del’écriture chiffrée. Il s’est aventuré jusqu’à déclarer qu’il sefaisait fort de résoudre tout chiffre, analogue à ceux dont jeviens de parler, qui serait envoyé à l’adresse du journal. Ce défiexcita, de la façon la plus inattendue, le plus vif intérêt parmiles nombreux lecteurs de cette feuille. Des lettres arrivèrent detoutes parts à l’éditeur ; et beaucoup de ceux qui les avaientécrites étaient si convaincus de l’impénétrabilité de leurs énigmesqu’ils ne craignirent pas de l’engager dans des paris à ce sujet.Mais en même temps, ils ne furent pas toujours scrupuleux surl’article des conditions. Dans beaucoup de cas les cryptographiessortaient complètement des limites fixées. Elles employaient deslangues étrangères. Les mots et les phrases se confondaient sansintervalles. On employait plusieurs alphabets dans un même chiffre.Un de ces messieurs, d’une conscience assez peu timorée, dans unchiffre composé de barres et de crochets, étrangers à la plusfantastique typographie, alla jusqu’à mêler ensemble au moinssept alphabets différents, sans intervalles entre leslettres, ou même entre les lignes. Beaucoup de ces cryptographiesétaient datées de Philadelphie, et plusieurs lettres quiinsistaient sur le pari furent écrites par des citoyens de cetteville. Sur une centaine de chiffres, peut-être reçus en tout, iln’y en eut qu’un que nous ne parvînmes pas immédiatement àrésoudre. Nous avons démontré que ce chiffre était une imposture –c’est-à-dire un jargon composé au hasard et n’ayant aucun sens.Quant à l’épître des sept alphabets, nous eûmes le plaisir d’ahurirson auteur par une prompte et satisfaisante traduction.

Le journal en question fut, pendant plusieursmois, grandement occupé par ces solutions hiéroglyphiques etcabalistiques de chiffres qui nous venaient des quatre coins del’horizon. Cependant à l’exception de ceux qui écrivaient ceschiffres, nous ne croyons pas qu’on eût pu, parmi les lecteurs dujournal, en trouver beaucoup qui y vissent autre chose qu’unehâblerie fieffée. Nous voulons dire que personne ne croyaitréellement à l’authenticité des réponses. Les uns prétendaient queces mystérieux logogriphes n’étaient là que pour donner au journalun air drôle, en vue d’attirer l’attention. Selond’autres, il était plus probable que non seulement nous résolvionsles chiffres, mais encore que nous composions nous-même les énigmespour les résoudre. Comme les choses en étaient là, quand on jugea àpropos d’en finir avec cette diablerie, l’auteur de cet articleprofita de l’occasion pour affirmer la sincérité du journal enquestion, – pour repousser les accusations de mystification dont ilfut assailli, – et pour déclarer en son propre nom que les chiffresavaient tous été écrits de bonne foi, et résolus de même.

Voici un mode de correspondance secrète trèsordinaire et assez simple. Une carte est percée à des intervallesirréguliers de trous oblongs, de la longueur des mots ordinaires detrois syllabes du type vulgaire. Une seconde carte est préparéeidentiquement semblable. Chaque correspondant a sa carte. Pourécrire une lettre, on place la carte percée qui sert de clef sur lepapier, et les mots qui doivent former le vrai sens s’écrivent dansles espaces libres laissés par la carte.

Puis on enlève la carte, et l’on remplit lesblancs de manière à obtenir un sens tout à fait différent duvéritable. Le destinataire, une fois le chiffre reçu, n’a qu’à yappliquer sa propre carte, qui cache les mots superflus, et nelaisse paraître que ceux qui ont du sens. La principale objection àce genre de cryptographie, c’est la difficulté de remplir lesblancs de manière à ne pas donner à la pensée un tour peu naturel.De plus, les différences d’écriture qui existent entre les motsécrits dans les espaces laissés par la carte, et ceux que l’onécrit une fois la carte enlevée, ne peuvent manquer d’êtredécouvertes par un observateur attentif.

On se sert quelquefois d’un paquet de cartesde cette façon : Les correspondants s’entendent, tout d’abord,sur un certain arrangement du paquet. Par exemple : onconvient de faire suivre les couleurs dans un ordre naturel, lespiques au dessus, les cœurs ensuite, puis les carreaux et lestrèfles. Cet arrangement fait, on écrit sur la première carte lapremière lettre de son épître, sur la suivante, la seconde, etainsi de suite, jusqu’à ce qu’on ait épuisé les cinquante-deuxcartes. On mêle ensuite le paquet d’après un plan concerté àl’avance. Par exemple : on prend les cartes du talon et on lesplace dessus, puis une du dessus que l’on met au talon, et ainsi desuite, un nombre de fois déterminé. Cela fait, on écrit de nouveaucinquante-deux lettres, et l’on suit la même marche jusqu’à ce quela lettre soit écrite. Le correspondant, ce paquet reçu, n’a qu’àplacer les cartes dans l’ordre convenu, et lire lettre par lettreles cinquante-deux premiers caractères. Puis il mêle les cartes dela manière susdite, pour déchiffrer la seconde série et ainsi desuite jusqu’à la fin. Ce que l’on peut objecter contre ce genre decryptographie, c’est le caractère même de la missive. Un paquetde cartes ne peut manquer d’éveiller le soupçon, et c’est unequestion de savoir s’il ne vaudrait pas mieux empêcher les chiffresd’être considérés comme tels que de perdre son temps à essayer deles rendre indéchiffrables, une fois interceptés.

L’expérience démontre que les cryptographiesles plus habilement construites, une fois suspectées, finissenttoujours par être déchiffrées.

On pourrait imaginer un mode de communicationsecrète d’une sûreté peu commune ; le voici : lescorrespondants se munissent chacun de la même édition d’un livre –l’édition la plus rare est la meilleure – comme aussi le livre leplus rare. Dans la cryptographie, on emploie les nombres, et cesnombres renvoient à l’endroit qu’occupent les lettres dans levolume. Par exemple – on reçoit un chiffre qui commenceainsi : 121-6-8. On n’a alors qu’à se reporter à la page 121,sixième lettre à gauche de la page à la huitième ligne à partir duhaut de la page. Cette lettre est la lettre initiale de l’épître –et ainsi de suite. Cette méthode est très sûre ; cependant ilest encore possible de déchiffrer une cryptographie écrited’après ce plan – et d’autre part une grande objection qu’elleencourt, c’est le temps considérable qu’exige sa solution, mêmeavec le volume-clef.

Il ne faudrait pas supposer que lacryptographie sérieuse, comme moyen de faire parvenir d’importantesinformations, a cessé d’être en usage de nos jours. Elle estcommunément pratiquée en diplomatie ; et il y a encoreaujourd’hui des individus, dont le métier est celui de déchiffrerles cryptographies sous l’œil des divers gouvernements. Nous avonsdit plus haut que la solution du problème cryptographique metsingulièrement en jeu l’activité mentale, au moins dans les cas dechiffres d’un ordre plus élevé. Les bons cryptographes sont rares,sans doute ; aussi leurs services, quoique rarement réclamés,sont nécessairement bien payés.

Nous trouvons un exemple de l’emploi modernede l’écriture chiffrée dans un ouvrage publié dernièrement parMM. Lea et Blanchard de Philadelphie : – « Esquissesdes hommes remarquables de France actuellement vivants. » Dansune notice sur Berryer, il est dit qu’une lettre adressée par laDuchesse de Berri aux Légitimistes de Paris pour les informer deson arrivée, était accompagnée d’une longue note chiffrée, dont onavait oublié d’envoyer là clef. « L’esprit pénétrant deBerryer, » dit le biographe, « l’eut bientôt découverte.C’était cette phrase substituée aux 24 lettres de l’alphabet :– « Le gouvernement provisoire. »

Cette assertion que « Berryer eut bientôtdécouvert la phrase-clef, » prouve tout simplement que l’auteur deces notices est de la dernière innocence en fait de sciencecryptographique. M. Berryer sans aucun doute arriva àdécouvrir la clef ; mais ce ne fut que pour satisfaire sacuriosité, une fois l’énigme résolue. Il ne se servit enaucune façon de la clef pour la déchiffrer. Il força laserrure.

Dans le compte-rendu du livre en question(publié dans le numéro d’avril de ce Magazine[64])nous faisions ainsi allusion à ce sujet.

« Les mots « Le gouvernementprovisoire » sont des mots français, et la note chiffrées’adressait à des Français. On pourrait supposer la difficultébeaucoup plus grande, si la clef avait été en langueétrangère ; cependant le premier venu qui voudra s’en donnerla peine n’a qu’à nous adresser une note, construite dans le mêmesystème, et prendre une clef française, italienne, espagnole,allemande, latine ou grecque (ou en quelque dialecte que ce soit deces langues) et nous nous engageons à résoudre l’énigme. »

Ce défi ne provoqua qu’une seule réponse,incluse dans la lettre suivante. Tout ce que nous reprochons àcette lettre, c’est que celui qui l’a écrite ait négligé de nousdonner son nom en entier. Nous le prions de vouloir bien le faireau plus tôt, afin de nous laver auprès du public du soupçon quis’attacha à la cryptographie du journal dont j’ai parlé plus haut –que nous nous donnions à nous-même des énigmes à déchiffrer. Letimbre de la lettre porte Stonington, Conn.

S…., Ct, 21 Juin, 1841.

À l’éditeur du Graham’s Magazine.

Monsieur, – Dans votre numéro d’avril, où vousrendez compte de la traduction par M. Walsh des« Esquisses des hommes remarquables de France actuellementvivants », vous invitez vos lecteurs à vous adresser une notechiffrée, « dont la phrase-clef serait empruntée aux languesfrançaise, italienne, espagnole, allemande, latine ougrecque », et vous vous engagez à la résoudre. Vos remarquesayant appelé mon attention sur ce genre de cryptographie, j’aicomposé pour mon propre amusement les exercices suivants. Dans lepremier la phrase-clef est en anglais – dans le second, en latin.Comme je n’ai pas vu (par le numéro de Mai) que quelqu’un de voscorrespondants ait répondu à votre offre, je prends la liberté devous envoyer ces chiffres, sur lesquels, si vous jugez qu’ils envaillent la peine, vous pourrez exercer votre sagacité.

Respectueusement à vous,

S.D.L.

Nº 1.

Cauhiif aud ftd sdftirf ithot tacd wdderdchtdr tiu fuaefshffheo fdoudf hetiusafhie tuis ied herh-chriai fiaeiftdu wn sdaef it iuhfheo hiidohwid fi aen deodsf ths tiu itis hfiaf iuhoheaiin rdff hedr ; aer ftd auf it ftif fdoudfinoissiehoafheo hefdiihodeod taf wdd eodeduaiin fdusdr ouasfiouastn.Saen fsdohdf it fdoudf iuhfheo idud weiie fi ftd aeohdeff ;fisdfhsdf a fiacdf tdar iaf fiacdr aer ftd ouiie iubffde isie ihftfisd herdihwid oiiiiuheo tiihr, atfdu ithot ftd tahu wdheosdushffdr fi ouii aoahe, hetiu-safhie oiiir wd fuaefshffdr ihftihffid raeodu ftaf rhfoicdun iiir defid iefhi ftd aswiiafiundshffid fatdin udaotdrhff rdffheafhie. Ounsfiouastn tiidcou siudsuisduin dswuaodf ftifd sirdf it iuhfheo ithot aud uderdudr idohwidiein wn sdaef it fisd desia-cafium wdn ithot sawdf weiie ftd udaifhœhthoa-fhie it ftd ohstduf dssiindr fi hff siffdffiu.

N° 2.

Ofoiioiiaso ortsii sov eodisdiœ afduiostifoift iftvi sitrioistoiv oiniafetsorit ifeov rsri afotiiiiv ri-diiotirio rivvio eovit atrotfetsoria aioriti iitri tf oitovin triaerifei ioreitit sov usttoi oioittstifo dfti afdooitior trso ifeovtri dfit otftfeov softriedi ft oistoiv oriofiforiti suiteiiviireiiitifoi it tri iarfoi-siti iiti trir uet otiiiotiv uitfti ridio tri eoviieeiiiv rfasiieostr ft rii dftrit tfoeei.

La solution du premier de ces chiffres nous adonné assez de peine. Le second nous a causé une difficultéextrême, et ce n’est qu’en mettant en jeu toutes nos facultés quenous avons pu en venir à bout. Le premier se litainsi[65] :

« Various are the methods whichhave been devised for transmitting secret information from oneindividual to another by means of writing, illegible to any excepthim for whom it was originally destined ; and the art of thussecretly communicating intelligence has been generally termedcryptography. Many species of secret writing were known to theancients. Sometimes a slave’s head was shaved and the crown writtenupon with some indelible colouring fluid ; after which thehair being permitted to grow again, information could betransmitted with little danger that discovery would ensue until theambulatory epistle safely reached its destination. Cryptography,however pure, properly embraces those modes of writing which arerendered legible only by means of some explanatory key which makesknown the real signification of the ciphers employed to itspossessor. »

La phrase-clef de cette cryptographieest :

– « A word to the wise issufficient[66]. »

La seconde se traduit ainsi[67] :

« Nonsensical phrases andunmeaning combinations of words, as the learned lexicographer wouldhave confessed himself, when hidden under cryptographic ciphers,serve to perplex the curious enquirer, and baffle penetration morecompletely than would the most profound apophtegms of learnedphilosophers. Abstruse disquisitions of the scoliasts were they butpresented before him in the undisguised vocabulary of his mothertongue… »

Le sens de la dernière phrase, on le voit, estsuspendu. Nous nous sommes attaché à une stricte épellation. Parmégarde, la lettre d a été mise à la place de ldans le mot perplex.

La phrase-clef est celle-ci :« Suaviter in modo, fortiter in re. »

Dans la cryptographie ordinaire, comme on leverra par la plupart de celles dont j’ai donné des exemples,l’alphabet artificiel dont conviennent les correspondants s’emploielettre pour lettre, à la place de l’alphabet usuel. Par exemple –deux personnes veulent entretenir une correspondance secrète. Ellesconviennent avant de se séparer que le signe

)signifiera           a

(       »         b

–      »         c

*      »         d

.       »         e

,       »         f

;       »         g

:       »         h

?      »         i ou j

!       »         k

&     »         l

o      »         m

‘       »         n

+      »         o

»         p

¶      »         q

»         r

]       »         s

[       »         t

£      »         u ou v

§      »         w

¿      »         x

¡       »         y

»         z

Il s’agit de communiquer cette note :

« We must see you immediatelyupon a matter of great importance. Plots have been discovered, andthe conspirators are in our hands.Hasten[68] ! »

On écrirait ces mots :

Voilà qui a certainement une apparence fortcompliquée, et paraîtrait un chiffre fort difficile à quiconque neserait pas versé, en cryptographie. Mais on remarquera quea, par exemple, n’est jamais représenté par un autre signeque), b par un autre signe que (et ainsi de suite. Ainsi,par la découverte, accidentelle ou non, d’une seule des lettres, lapersonne interceptant la missive aurait déjà un grand avantage, etpourrait appliquer cette connaissance à tous les cas où le signe enquestion est employé dans le chiffre.

D’autre part, les cryptographies, qui nous ontété envoyées par notre correspondant de Stonington, identiques enconstruction avec le chiffre résolu par Berryer, n’offrent pas cemême avantage.

Examinons par exemple la seconde de cesénigmes. Sa phrase-clef est : « Suaviter in modo,fortiter in re. »

Plaçons maintenant l’alphabet sous cettephrase, lettre sous lettre ; nous aurons :

suaviterinmodofortiterinre

abcdefghijklmnopqrstuvwxyz

où l’on voit que :

a est pris pour c

d  »    »     »    m

e  »    »     »     g, u etz

f  »    »     »     o

i  »    »     »     e, i, s etw

m  »    »     »   k

n  »    »     »    j et x

o  »    »     »    l, n et p

r  »    »     »    h, q, v et y

s  »    »     »    a

t  »    »     »    f, r et t

u  »    »     »   b

v  »    »     »   d

De cette façon n représente deuxlettres et e, o et t en représententchacune trois, tandis que i et r n’enreprésentent pas moins de quatre. Treize caractères seulementjouent le rôle de tout l’alphabet. Il en résulte que le chiffre al’air d’être un pur mélange des lettres e, o,t, r et i, cette dernière lettreprédominant surtout, grâce à l’accident qui lui fait représenterles lettres qui par elles-mêmes prédominent extraordinairement dansla plupart des langues – à savoir e et i.

Supposons une lettre de ce genre interceptéeet la phrase-clef inconnue, on peut imaginer que l’individu quiessaiera de la déchiffrer arrivera, en le devinant, ou par toutautre moyen, à se convaincre qu’un certain caractère (ipar exemple) représente la lettre e. En parcourant lacryptographie pour se confirmer dans cette idée, il n’y rencontrerarien qui n’en soit au contraire la négation. Il verra ce caractèreplacé de telle sorte qu’il ne peut représenter un e. Parexemple, il sera fort embarrassé par les quatre i formantun mot entier, sans l’intervention d’aucune autre lettre, casauquel, naturellement, ils ne peuvent tous être des e. Onremarquera que le mot wise peut ainsi être formé. Nous leremarquons, nous, qui sommes en possession de la clef ; mais àcoup sûr on peut se demander comment, sans la clef, sans connaîtreune seule lettre du chiffre, il serait possible à celui qui aintercepté la lettre de tirer quelque chose d’un mot tel queiiii.

Mais voici qui est plus fort. On pourraitfacilement construire une phrase-clef, où un seul caractèrereprésenterait six, huit ou dix lettres. Imaginons-nous le motiiiiiiiiii se présentant dans une cryptographie àquelqu’un qui n’a pas la clef, ou si cette supposition est par tropscabreuse, supposons en présence de ce mot la personne même à quile chiffre est adressé, et en possession de la clef. Quefera-t-elle d’un pareil mot ? Dans tous les manuels d’Algèbreon trouve la formule précise pour déterminer le nombred’arrangements selon lesquels un certain nombre de lettresm et n peuvent être placées. Mais assurémentaucun de mes lecteurs ne peut ignorer quelles innombrablescombinaisons on peut faire avec ces dix i. Et cependant, àmoins d’un heureux accident, le correspondant qui recevra cechiffre devra parcourir toutes les combinaisons avant d’arriver auvrai mot, et encore quand il les aura toutes écrites, sera-t-ilsingulièrement embarrassé pour choisir le vrai mot dans le grandnombre de ceux qui se présenteront dans le cours de sonopération.

Pour obvier à cette extrême difficulté enfaveur de ceux qui sont en possession de la clef, tout en lalaissant entière pour ceux à qui le chiffre n’est pas destiné, ilest nécessaire que les correspondants conviennent d’un certainordre, selon lequel on devra lire les caractères quireprésentent plus d’une lettre ; et celui qui écrit lacryptographie devra avoir cet ordre présent à l’esprit. Onpeut convenir, par exemple, que la première fois que l’ise présentera dans le chiffre, il représentera le caractère qui setrouve sous le premier i dans la phrase-clef, et laseconde fois, le second caractère correspondant au secondi de la clef, etc., etc. Ainsi il faudra considérer quelleplace chaque caractère du chiffre occupe par rapport au caractèrelui-même pour déterminer sa signification exacte.

Nous disons qu’un tel ordre convenu àl’avance est nécessaire pour que le chiffre n’offre pas de tropgrandes difficultés même à ceux qui en possèdent la clef. Mais onn’a qu’à regarder la cryptographie de notre correspondant deStonington pour s’apercevoir qu’il n’y a observé aucun ordre, etque plusieurs caractères y représentent, dans la plus absolueconfusion, plusieurs autres. Si donc, au sujet du gant que nousavons jeté au publié en avril, il se sentait quelque velléité denous accuser de fanfaronnade, il faudra cependant bien qu’iladmette que nous avons fait honneur et au delà à notre prétention.Si ce que nous avons dit alors n’était pas dit suaviter inmodo, ce que nous faisons aujourd’hui est au moins faitfortiter in re.

Dans ces rapides observations nous n’avonsnullement essayé d’épuiser le sujet de la cryptographie ; unpareil sujet demanderait un in-folio. Nous n’avons voulu quementionner quelques-uns des systèmes de chiffres les plusordinaires. Il y a deux mille ans, Aeneas Tacticus énumérait vingtméthodes distinctes, et l’ingéniosité moderne a fait faire à cettescience beaucoup de progrès. Ce que nous nous sommes proposésurtout, c’est de suggérer des idées, et peut-être n’avons-nousréussi qu’à fatiguer le lecteur. Pour ceux qui désireraient de plusamples informations à ce sujet, nous leur dirons qu’il existe destraités sur la matière par Trithemius, Cap. Porta, Vignère, et leP. Nicéron. Les ouvrages des deux derniers peuvent se trouver, jecrois, dans la bibliothèque de Harvard University. Si toutefois ons’attendait à rencontrer dans ces Essais des règles pour lasolution du chiffre, on pourrait se trouver fort désappointé.En dehors de quelques aperçus touchant la structure générale dulangage, et de quelques essais minutieux d’application pratique deces aperçus, le lecteur n’y trouvera rien à retenir qu’il ne puissetrouver dans son propre entendement.

DU PRINCIPE POÉTIQUE Cet essai, commel’indique sa forme, n’est autre chose qu’une des lectures ouconférences que Poe fit en 1844 et 1845 sur la poésie et sur lespoètes en Amérique.

 

En parlant du Principe poétique, je n’ai pasla prétention d’être ou complet ou profond. En discutant àl’aventure de ce qui constitue l’essence de ce qu’on appellePoésie, le principal but que je me propose est d’appelerl’attention sur quelques-uns des petits poèmes anglais ouaméricains qui sont le plus de mon goût, ou qui ont laissé sur monimagination l’empreinte la plus marquée. Par petits poèmesj’entends, naturellement, des poèmes de peu d’étendue. Et ici qu’onme permette, en commençant, de dire quelques mots d’un principeassez particulier, qui, à tort ou à raison, a toujours exercé unecertaine influence sur les jugements critiques que j’ai portés surla poésie. Je soutiens qu’il n’existe pas de long poème ; quecette phrase « un long poème » est tout simplement unecontradiction dans les termes.

Il est à peine besoin d’observer qu’un poèmene mérite ce nom qu’autant qu’il émeut l’âme en l’élevant. Lavaleur d’un poème est en raison directe de sa puissance d’émouvoiret d’élever. Mais toutes les émotions, en vertu d’une nécessitépsychique, sont transitoires. La dose d’émotion nécessaire à unpoème pour justifier ce titre ne saurait se soutenir dans unecomposition d’une longue étendue. Au bout d’une demi-heure au plus,elle baisse, tombe ; – une révulsion s’opère – et dès lors lepoème, de fait, cesse d’être un poème.

Ils ne sont pas rares, sans doute, ceux quiont trouvé quelque difficulté à concilier cet axiome critique,« que le Paradis Perdu est à admirer religieusement d’un boutà l’autre » avec l’impossibilité absolue où nous sommes deconserver, durant la lecture entière, le degré d’enthousiasme quecet axiome suppose. En réalité, ce grand ouvrage ne peut êtreréputé poétique, que si, perdant de vue cette condition vitaleexigée de toute œuvre d’art, l’Unité, nous le considéronssimplement comme une série de petits poèmes détachés. Si, poursauver cette Unité, – la totalité d’effet ou d’impression qu’ilproduit – nous le lisons (comme il le faudrait alors) tout d’untrait, le seul résultat de cette lecture, c’est de nous fairepasser alternativement de l’enthousiasme à l’abattement. À certainpassage, où nous sentons une véritable poésie, succèdent,inévitablement, des platitudes qu’aucun préjugé critique ne sauraitnous forcer d’admirer ; mais si, après avoir parcourul’ouvrage en son entier, nous le relisons, laissant de côté lepremier livre pour commencer par le second, nous serons toutsurpris de trouver maintenant admirable ce qu’auparavant nouscondamnions – et condamnable ce qu’auparavant nous ne pouvions tropadmirer. D’où il suit, que l’effet final, total et absolu du poèmeépique, le meilleur même qui soit sous le soleil, est nul – c’estlà un fait incontestable.

Si nous passons à l’Iliade, à défaut depreuves positives, nous avons au moins d’excellentes raisons decroire que, dans l’intention de son auteur, elle ne fut qu’unesérie de pièces lyriques ; si l’on veut y voir une intentionépique, tout ce que je puis dire alors, c’est que l’œuvre reposesur un sentiment imparfait de l’art. L’épopée moderne est uneimitation de ce prétendu modèle épique ancien, mais une imitationmaladroite et aveugle. Mais le temps de ces méprises artistiquesest passé. Si, à certaine époque, un long poème a pu êtreréellement populaire – ce dont je doute – il est certain du moinsqu’il ne peut plus l’être désormais.

Que l’étendue d’une œuvre poétique soit,toutes choses égales d’ailleurs, la mesure de son mérite, c’est làsans doute une proposition assez absurde – quoique nous en soyonsredevables à nos Revues trimestrielles. Assurément, il ne peut yavoir dans la pure étendue, abstractivement considérée dans le purvolume d’un livre, rien qui ait pu exciter une admiration siprolongée de la part de ces taciturnes pamphlets ! Unemontagne, sans doute, par le seul sentiment de grandeur physiquequ’elle éveille, peut nous inspirer l’émotion du sublime ;mais quel est l’homme qui soit impressionné de cette façon par lagrandeur matérielle de la Colombiade même ? LesRevues du moins ne nous ont pas encore appris le moyen de l’être.Il est vrai qu’elles ne nous disent pas crûment que nous devonsestimer Lamartine au pied carré, ou Pollock à la livre ; – etcependant quelle autre conclusion tirer de leurs continuellesrodomontades sur « l’effort soutenu du génie » ? Sipar « un effort soutenu » un petit monsieur a accouchéd’un épique, nous sommes tout disposés à lui tenir franchementcompte de l’effort – si toutefois cela en vaut la peine ; maisqu’il nous soit permis de ne pas juger de l’œuvre sur l’effort. Ilfaut espérer que le sens commun, à l’avenir, aimera mieux juger uneœuvre d’art par l’impression et l’effet produits, que par le tempsqu’elle met à produire cet effet ou la somme d’« effortsoutenu » qu’il a fallu pour réaliser cette impression. Lavérité est que la persévérance est une chose, et le génie uneautre, et toutes les Quarterlies de la Chrétienté neparviendront pas à les confondre. En attendant, on ne peut serefuser à reconnaître l’évidence de ma proposition et celle desconsidérations qui l’appuient. En tous cas, si elles passentgénéralement pour des erreurs condamnables, il n’y a pas là de quoicompromettre gravement leur vérité.

D’autre part, il est clair qu’un poème peutpécher par excès de brièveté. Une brièveté excessive dégénère enépigramme. Un poème trop court peut produire çà et là un vif etbrillant effet ; mais non un effet profond et durable. Il fautà un sceau un temps de pression suffisant pour s’imprimer sur lacire. Béranger a écrit quantité de choses piquantes et émouvantes,mais en général ce sont choses trop légères pour s’imprimerprofondément dans l’attention publique, et ainsi, les créations deson imagination, comme autant de plumes aériennes, n’ont apparu quepour être emportées par le vent.

Un remarquable exemple de ce que peut produireune brièveté exagérée pour compromettre un poème et l’empêcher dedevenir populaire, c’est l’exquise petite Sérénade quevoici :

Je m’éveille de rêver de toi

Dans le premier doux sommeil de la nuit,

Lorsque les vents respirent tout bas,

Et que rayonnent les brillantes étoiles.

Je m’éveille de rêver de toi,

Et un esprit dans mes pieds

M’a conduit – qui sait comment ?

Vers la fenêtre de ta chambre, douce amie !

Les brises vagabondes se pâment

Sur ce sombre, ce silencieux courant ;

Les odeurs du champac s’évanouissent

Comme de douces pensées dans un rêve ;

La complainte du rossignol

Meurt sur son cœur,

Comme je dois mourir sur le tien,

O bien-aimée que tu es !

Oh ! soulève-moi du gazon !

Je meurs, je m’évanouis, je succombe !

Laisse ton amour en baisers pleuvoir

Sur mes lèvres et mes paupières pâles !

Ma joue est froide et blanche, hélas !

Mon cœur bat fort et vite ;

Oh ! presse-le encore une fois tout contre letien,

Où il doit se briser enfin.

Ces vers ne sont peut-être familiers qu’à peude lecteurs ; et cependant ce n’est pas moins qu’un poètecomme Shelley qui les a écrits[69]. Tout lemonde appréciera cette chaleur d’une imagination en même temps sidélicate et si éthérée ; mais personne ne la sentira aussipleinement que celui qui vient de sortir des doux rêves de labien-aimée pour se baigner dans l’air parfumé d’une nuit d’étéaustrale.

Un des poèmes les plus achevés deWillis[70], le meilleur assurément à mon avisqu’il ait jamais écrit, a dû sans doute à ce même excès de brièvetéde ne pas occuper la place qui lui est due tant aux yeux descritiques que devant l’opinion populaire.

Les ombres s’étendaient le long de Broadway,

Proche était l’heure du crépuscule,

Et lentement une belle dame

S’y promenait dans son orgueil.

Elle se promenait seule ; mais invisibles,

Des esprits marchaient à son côté.

Sous ses pieds la Paix charmait la terre,

Et l’Honneur enchantait l’air ;

Tous ceux qui passaient la regardaient aveccomplaisance,

Et l’appelaient bonne autant que belle,

Car tout ce que Dieu lui avait donné

Elle le conservait avec un soin jaloux.

Elle gardait avec soin ses rares beautés

Des amoureux chauds et sincères –

Son cœur pour tout était froid, excepté pour l’or,

Et les riches ne venaient pas lui faire la cour ;–

Mais quel honneur pour des charmes à vendre,

Si les prêtres se chargent du marché !

Maintenant elle marchait, vierge encore plus belle.

Vierge éthérée, pâle comme un lis :

Et elle avait maintenant une compagnie invisible

Capable de désespérer l’âme –

Entre le besoin et le mépris elle marchait délaissée,

Et rien ne pouvait la sauver.

Aucun pardon maintenant ne peut rasséréner son front

De la paix de ce monde, pour prier ;

Car pendant que la prière égarée de l’amour s’est dissipée dansl’air,

Son cœur de femme s’est donné libre carrière !

Mais le péché pardonné par Christ dans le ciel

Sera toujours maudit par l’homme !

Nous avons quelque peine à reconnaître danscette composition le Willis qui a écrit tant de « vers desociété. » Non seulement elle est richement idéale ; maisles vers en sont pleins d’énergie, et respirent une chaleur, unesincérité de sentiment évidente, que nous chercherions en vain danstous les autres ouvrages de l’auteur.

Pendant que la manie épique – l’idée que pouravoir du mérite en poésie, la prolixité est indispensable –disparaissait peu à peu depuis quelques années de l’esprit dupublic, en vertu même de son absurdité, nous voyions lui succéderune autre hérésie d’une fausseté trop palpable pour être longtempstolérée ; mais qui, pendant la courte période qu’elle a déjàduré, a plus fait à elle seule pour la corruption de notrelittérature poétique que tous ses autres ennemis à la fois. Je veuxdire l’hérésie du Didactique. Il est reçu, implicitementet explicitement, directement et indirectement, que la dernière finde toute Poésie est la Vérité. Tout poème, dit-on, doit inculquerune morale, et c’est par cette morale qu’il faut apprécier lemérite poétique d’un ouvrage. Nous autres Américains surtout, nousavons patronné cette heureuse idée, et c’est particulièrement ànous, Bostoniens, qu’elle doit son entier développement. Nous noussommes mis dans la tête, qu’écrire un poème uniquement pour l’amourde la poésie, et reconnaître que tel a été notre dessein enl’écrivant, c’est avouer que le vrai sentiment de la dignité et dela force de la poésie nous fait radicalement défaut – tandis qu’enréalité, nous n’aurions qu’à rentrer un instant en nous-mêmes, pourdécouvrir immédiatement qu’il n’existe et ne peut exister sous lesoleil d’œuvre plus absolument estimable, plus suprêmement noble,qu’un vrai poème, un poème per se, un poème, qui n’est quepoème et rien de plus, un poème écrit pour le pur amour de lapoésie.

Avec tout le respect que j’ai pour la Vérité,respect aussi grand que celui qui ait jamais pu faire battre unepoitrine humaine, je voudrais cependant limiter, en une certainemesure, ses moyens d’inculcation. Je voudrais les limiter pour lesrenforcer, au lieu de les affaiblir en les multipliant. Lesexigences de la Vérité sont sévères. Elle n’a aucune sympathie pourles fleurs de l’imagination. Tout ce qu’il y a de plusindispensable dans le Chant est précisément ce dont elle a le moinsaffaire. C’est la réduire à l’état de pompeux paradoxe que del’enguirlander de perles et de fleurs. Une vérité, pour acquérirtoute sa force, a plutôt besoin de la sévérité que desefflorescences du langage. Ce qu’elle veut, c’est que nous soyonssimples, précis, élégants ; elle demande de la froideur, ducalme, de l’impassibilité. En un mot, nous devons être à son égard,autant qu’il est possible, dans l’état d’esprit le plus directementopposé à l’état poétique. Bien aveugle serait celui qui nesaisirait pas les différences radicales qui creusent un abîme entreles moyens d’action de la vérité et ceux de la poésie.

Il faudrait être irrémédiablement enragé dethéorie, pour persister, en dépit de ces différences, à essayer deréconcilier l’irréconciliable antipathie de la Poésie et de laVérité.

Si nous divisons le monde de l’esprit en sestrois parties les plus visiblement distinctes, nous avonsl’Intellect pur, le Goût et le Sens moral. Je mets le Goût aumilieu, parce que c’est précisément la place qu’il occupe dansl’esprit. Il se relie intimement aux deux extrêmes, et n’est séparédu Sens moral que par une si faible différence qu’Aristote n’a pashésité à mettre quelques-unes de ses opérations au nombre desvertus mêmes. Cependant, l’office de chacune de cesfacultés se distingue par des caractères suffisamment tranchés. Demême que l’Intellect recherche le Vrai, le Goût nous révèle leBeau, et le Sens moral ne s’occupe que du Devoir. Pendant que laConscience nous enseigne l’obligation du Devoir, et que la Raisonnous en montre l’utilité, le Goût se contente d’en déployer lescharmes, déclarant la guerre au Vice uniquement sur le terrain desa difformité, de ses disproportions, de sa haine pour laconvenance, la proportion, l’harmonie, en un mot pour laBeauté.

Un immortel instinct, ayant des racinesprofondes dans l’esprit de l’homme, c’est donc le sentiment duBeau. C’est ce sentiment qui est la source du plaisir qu’il trouvedans les formes infinies, les sons, les odeurs, les sensations.

Et de même que le lis se reproduit dans l’eaudu lac, ou les yeux d’Amaryllis dans son miroir, ainsi noustrouvons dans la simple reproduction orale ou écrite de ces formes,de ces sons, de ces couleurs, de ces odeurs une double source deplaisir. Mais cette simple reproduction n’est pas la poésie. Celuiqui se contente de chanter, même avec le plus chaud enthousiasme,ou de reproduire avec la plus vivante fidélité de description lesformes, les sons, les odeurs, les couleurs et les sentiments quilui sont communs avec le reste de l’humanité, celui-là, dis-je,n’aura encore aucun droit à ce divin nom de poète. Il lui resteencore quelque chose à atteindre. Nous sommes dévorés d’une soifinextinguible, et il ne nous a pas montré les sources cristallinesseules capables de la calmer. Cette soif fait partie del’Immortalité de l’homme. Elle est à la fois une conséquence et unsigne de son existence sans terme. Elle est le désir de la phalènepour l’étoile. Elle n’est pas seulement l’appréciation des Beautésqui sont sous nos yeux, mais un effort passionné pour atteindre laBeauté d’en haut. Inspirés par une prescience extatique des gloiresd’au delà du tombeau, nous nous travaillons, en essayant au moyende mille combinaisons, au milieu des choses et des pensées duTemps, d’atteindre une portion de cette Beauté dont les vraiséléments n’appartiennent peut-être qu’à l’éternité. Alors, quand laPoésie, ou la Musique, la plus enivrante des formes poétiques, nousa fait fondre en larmes, nous pleurons, non, comme le supposel’Abbé Gravina, par excès de plaisir, mais par suite d’un chagrinpositif, impétueux, impatient, que nous ressentons de notreimpuissance à saisir actuellement, pleinement sur cette terre, unefois et pour toujours, ces joies divines et enchanteresses, dontnous n’atteignons, à travers le poème, ou àtravers la musique, que de courtes et vagues lueurs.

C’est cet effort suprême pour saisir la Beautésurnaturelle – effort venant d’âmes normalement constituées – qui adonné au monde tout ce qu’il a jamais été capable à la fois decomprendre et de sentir en fait de poésie.

Naturellement, le Sentiment poétique peutrevêtir différents modes de développement – la Peinture, laSculpture, l’Architecture, la Danse – la Musique surtout – et dansun sens tout spécial, et fort large, l’art des Jardins. Notre sujetdoit se borner à envisager la manifestation du sentiment poétiquepar le langage. Et ici qu’on me permette de dire quelques mots durythme. Je me contenterai d’affirmer que la Musique, dans sesdifférents modes de mesure, de rythme et de rime, a en poésie unetelle importance que ce serait folie de vouloir se passer de sonsecours, – sans m’arrêter à rechercher ce qui en fait l’essenceabsolue. C’est peut-être en Musique que l’âme atteint de plus prèsla grande fin à laquelle elle aspire si violemment, quand elle estinspirée par le Sentiment poétique – la création de la Beautésurnaturelle. Il se peut que cette fin sublime soit en réalité detemps en temps atteinte ici-bas. Il nous est arrivé souvent desentir, tout frémissant de volupté, qu’une harpe terrestre venaitde faire vibrer des notes non inconnues des anges. Aussi est-ilindubitable que c’est dans l’union de la Poésie et de la Musique,dans son sens populaire, que nous trouverons le plus large champpour le développement des facultés poétiques. Les anciens Bardes etMinnesingers avaient des avantages dont nous ne jouissons plus – etThomas Moore, chantant ses propres poésies, achevait ainsi fortlégitimement de leur donner leur véritable caractère de poèmes.

Pour récapituler, je définirais donc en peu demots la poésie du langage : une Création rythmique de laBeauté. Son seul arbitre est le Goût. Le Goût n’a avecl’Intellect ou la Conscience que des relations collatérales. Il nepeut qu’accidentellement avoir quelque chose de commun soit avec leDevoir soit avec la Vérité.

Quelques mots d’explication, cependant. Ceplaisir, qui est à la fois le plus pur, le plus élevé et le plusintense des plaisirs, vient, je le soutiens, de la contemplation duBeau. Ce n’est que dans la comtemplation de la Beauté qu’il nousest possible d’atteindre cette élévation enivrante, cette émotionde l’âme, que nous reconnaissons comme le sentiment poétique, etqui se distingue si facilement de la Vérité, qui est lasatisfaction de la Raison, et de la Passion, qui est l’émotion ducœur. C’est donc la Beauté – en comprenant dans ce mot le sublime –qui est l’objet du poème, en vertu de cette simple règle de l’Art,que les effets doivent jaillir aussi directement que possible deleurs causes : – personne du moins n’a osé nier quel’élévation particulière dont nous parlons soit un but plusfacilement atteint dans un poème. Il ne s’ensuit nullement,toutefois, que les excitations de la Passion, ou les préceptes duDevoir ou même les leçons de la Vérité ne puissent trouver placedans un poème et avec avantage ; tout cela peut,accidentellement, servir de différentes façons le dessein généralde l’ouvrage ; – mais le véritable artiste trouvera toujoursle moyen de les subordonner à cette Beauté qui est l’atmosphère etl’essence réelle du Poème.

Je ne saurais mieux commencer la série desquelques poèmes sur lesquels je veux appeler l’attention, qu’encitant le Poème de l’Épave de M. Longfellow[71].

Le jour est parti, et les ténèbres

Tombent des ailes de la Nuit,

Comme une plume tombe emportée

De l’aile d’un Aigle dans son vol[72].

J’aperçois les lumières du village

Luire à travers la pluie et la brume,

Et un sentiment de tristesse m’envahit,

Auquel mon âme ne peut résister ;

Un sentiment de tristesse et d’angoisse

Qui n’a rien de la douleur,

Et qui ne ressemble au chagrin

Que comme le brouillard ressemble à la pluie.

Viens, lis-moi quelque poème,

Quelque simple lai, dicté par le cœur.

Qui calmera cette émotion sans repos,

Et bannira les pensées du jour.

Non pas des grands maîtres anciens,

Ni des bardes-sublimes

Dont l’écho des pas lointains retentit

À travers les corridors du temps.

Car, de même que les accords d’une musique martiale,

Leurs puissantes pensées suggèrent

Les labeurs et les fatigues sans fin de la vie ;

Et ce soir j’aspire au repos.

Lis-moi dans quelque humble poète,

Dont les chants ont jailli de son cœur,

Comme les averses jaillissent des nuages de l’été,

Ou les larmes des paupières ;

Qui à travers de longs jours de labeur

Et des nuits sans repos,

N’a cessé d’entendre en son âme la musique

De merveilleuses mélodies.

De tels chants ont le pouvoir d’apaiser

La pulsation sans repos du souci,

Et descendent comme la bénédiction

Qui suit la prière.

Puis lis, dans le volume favori,

Le poème de ton choix,

Et prête à la rime du poète

La beauté de ta voix.

Et la nuit se remplira de musique,

Et les soucis qui infestent le jour

Replieront leurs tentes comme les Arabes,

Et s’enfuiront aussi silencieux.

Sans beaucoup de frais d’imagination, ces versont été admirés à bon droit pour leur délicatesse d’expression.Quelques-unes des images ont beaucoup d’effet. Il ne se peut riende meilleur que :

…. ces bardes sublimes,

Dont l’écho des pas lointains retentit

À travers les corridors du Temps.

L’idée du dernier quatrain est aussi trèssaisissante. Toutefois, le poème dans son ensemble, est surtoutadmirable par la gracieuse insouciance de son mètre, sibien en rapport avec le caractère des sentiments, et surtout avecle laisser-aller du ton général. Il a été longtemps de mode deregarder ce laisser-aller, ce naturel dans le style littéraire,comme un naturel purement apparent – et en réalité comme un pointdifficile à atteindre. Mais il n’en est point ainsi : – un tonnaturel n’est difficile qu’à celui qui s’appliquerait à l’évitertoujours, à être toujours en dehors de la nature.

Un auteur n’a qu’à écrire avec l’entendementou avec l’instinct, pour que le ton dans la compositionsoit toujours celui qui plaira à la masse des lecteurs – etnaturellement, il doit continuellement varier avec le sujet.L’écrivain qui, d’après la mode de la North AmericanReview, serait toujours, en toute occasion, uniquementserein, sera nécessairement, en beaucoup de cas,simplement niais, ou stupide ; et il n’a pas plus de droit àêtre considéré comme un auteur facile ou naturelqu’un exquis Cockney, ou la Beauté qui dort dans des chefs-d’œuvrede cire.

Parmi les petits poèmes de Bryant[73], aucun ne m’a plus fortementimpressionné que celui qui est intitulé Juin. Je n’en citequ’une partie :

Là, à travers les longues, longues heures d’été,

La lumière d’or s’épandrait,

Et des jeunes herbes drues et des groupes de fleurs

Se dresseraient dans leur beauté ;

Le loriot construirait son nid et dirait

Sa chanson d’amour, tout près de mon tombeau ;

Le nonchalant papillon

S’arrêterait là, et là on entendrait

La bonne ménagère abeille, et l’oiseau-mouche,

Et les cris joyeux à midi,

Qui viennent du village,

Ou les chansons des jeunes filles, sous la lune,

Mêlées d’un éclat de rire de fée !

Et dans la lumière du soir,

Les amoureux fiancés se promenant en vue

De mon humble monument !

Si mes vœux étaient comblés, la scène gracieuse quim’entoure

Ne connaîtrait pas de plus triste vue ni de plus tristebruit.

Je sais, je sais que je ne verrais pas

Les glorieuses merveilles de la saison ;

Son éclat ne rayonnerait pas pour moi,

Ni sa fantastique musique ne s’épandrait ;

Mais si autour du lieu de mon sommeil

Les amis que j’aime venaient pleurer,

Ils n’auraient point hâte de s’en aller :

De douces brises, et la chanson, et la lumière, et lafleur

Les retiendraient près de ma tombe.

Tout cela à leurs cœurs attendris porterait

La pensée de ce qui a été,

Et leur parlerait de celui qui ne peut partager

La joie de la scène qui l’entoure ;

De celui pour qui toute la part de la pompe quiremplit

Le circuit des collines embellies par l’été,

Est : – que son tombeau est vert ;

Et ils désireraient profondément, pour la joie de leurscœurs,

Entendre encore une fois sa voix vivante.

Le courant rythmique ici est, pour ainsi dire,voluptueux ; on ne saurait lire rien de plus mélodieux. Cepoème m’a toujours causé une remarquable impression. L’intensemélancolie qui perce, malgré tout, à la surface des gracieusespensées du poète sur son tombeau, nous fait tressaillir jusqu’aufond de l’âme – et dans ce tressaillement se retrouve la plusvéritable élévation poétique. L’impression qu’il nous laisse estcelle d’une voluptueuse tristesse. Si, dans les autres compositionsqui vont suivre, on rencontre plus ou moins apparent un tonanalogue à celui-là, il est bon de se rappeler que cette teinteaccusée de tristesse est inséparable (comment ou pourquoi ? jene le sais) de toutes les manifestations de la vraie Beauté. Maisc’est comme dit le poète :

Un sentiment de tristesse et d’angoisse

Qui n’a rien de la douleur,

Et qui ne ressemble au chagrin,

Que comme le brouillard ressemble à la pluie.

Cette teinte apparaît clairement même dans unpoème cependant si plein de fantaisie et de brio, le Toastd’Edward Coote Pinkney[74].

Je remplis cette coupe à celle qui est faite

De beauté seule –

Une femme, de son gracieux sexe

L’évident parangon ;

À qui les plus purs éléments

Et les douces étoiles ont donné

Une forme si belle que, semblable à l’air,

Elle est moins de la terre que du ciel.

Chacun de ses accents est une musique qui lui estpropre,

Semblables à ceux des oiseaux du matin,

Et quelque chose de plus que la mélodie

Habite toujours en ses paroles ;

Elles sont la marque de son cœur,

Et de ses lèvres elles coulent

Comme on peut voir les abeilles chargées

Sortir de la rose.

Les affections sont comme des pensées pour elle,

La mesure de ses heures ;

Ses sentiments ont la fragrance,

La fraîcheur des jeunes fleurs ;

Et d’aimables passions, souvent changeantes,

La remplissent si bien, qu’elle semble

Tour à tour leur propre image –

L’idole des années écoulées !

De sa brillante face un seul regard tracera

Un portrait sur la cervelle,

Et de sa voix dans les cœurs qui font écho

Un long retentissement doit demeurer ;

Mais le souvenir, tel que celui qui me reste d’elle,

Me la rend si chère,

Qu’à l’approche de la mort mon dernier soupir

Ne sera pas pour la vie, mais pour elle.

J’ai rempli cette coupe à celle qui est faite

De beauté seule,

Une femme de son gracieux sexe

L’évident parangon –

À elle ! Et s’il y avait sur terre

Un peu plus de pareils êtres,

Cette vie ne serait plus que poésie,

Et la lassitude un mot !

Ce fut le malheur de Mr Pinkney d’être né troploin dans le sud. S’il avait été un Nouvel Englander, il estprobable qu’il eût été mis au premier rang des lyriques américainspar cette magnanime cabale qui a si longtemps tenu dans ses mainsles destinées de la littérature américaine, en dirigeant ce qu’onappelle la North American Review. Le poème que nous venonsde citer est d’une beauté toute spéciale ; quant à l’élévationpoétique qui s’y trouve, elle se rattache surtout à notre sympathiepour l’enthousiasme du poète. Nous lui pardonnons ses hyperboles enconsidération de la chaleur évidente avec laquelle elles sontexprimées.

Je n’avais nullement le dessein de m’étendresur les mérites des morceaux que je devais vous lire. Ils parlentassez éloquemment pour eux-mêmes. Dans ses Avertissements duParnasse, Boccalini nous raconte que Zoïle faisant un jourdevant Apollon une critique amère d’un admirable livre, le Dieul’interrogea sur les beautés de l’ouvrage. Zoïle répondit qu’il nes’occupait que des défauts. Sur quoi, Apollon, lui mettant en mainun sac de blé non vanné, le condamna pour sa punition à en enlevertoute la paille.

Cette fable s’adresse admirablement auxcritiques – mais je ne suis pas bien sûr que le Dieu fût dans sondroit. Il me semble qu’il se méprenait grossièrement sur les vraieslimites des devoirs de la critique. L’excellence, dans un poèmesurtout, participe du caractère de l’axiome, et n’a besoin qued’être présentée pour être évidente par elle-même. Ce n’est plus del’excellence, si elle a besoin d’être démontrée telle ; – etpar conséquent faire trop particulièrement ressortir les méritesd’une œuvre d’Art, c’est admettre que ce ne sont pas desmérites.

Parmi les Mélodies de Thomas Moore,il y en a une dont le remarquable caractère poétique semble avoirfort singulièrement échappé à l’attention. Je fais allusion auxvers qui commencent ainsi : « Viens, repose sur cettepoitrine », et dont l’intense énergie d’expression n’estsurpassée par aucun endroit de Byron. Il y a deux de ces vers, oùle sentiment semble condenser dans toute sa puissance la divinepassion de l’Amour – sentiment qui peut-être a trouvé son écho dansplus de cœurs et des cœurs plus passionnés qu’aucun autre de ceuxqu’ait jamais exprimés la parole humaine.

Viens, repose sur cette poitrine, ma pauvre bicheblessée,

Quoique le troupeau t’ait délaissée, tu as encore, ici tademeure ;

Ici encore tu trouveras le sourire, qu’aucun nuage ne peutobscurcir

Un cœur et une main à toi jusqu’à la fin.

Oh ! pourquoi l’amour a-t-il été fait, s’il ne reste pasle même

Dans la joie et le tourment, dans la gloire et lahonte ?

Je ne sais pas, je ne demande pas, si ton cœur estcoupable ;

Je ne sais qu’une chose, c’est que je t’aime, quelle que tusois.

Tu m’as appelé ton Ange dans les moments de bonheur,

Je veux rester ton Ange, au milieu des horreurs de cetteheure,

À travers la fournaise, inébranlable, suivre tes pas,

Te servir de bouclier, te sauver – ou mourir avectoi !

Depuis quelque temps c’est la mode de refuserà Moore l’Imagination en lui laissant la Fantaisie – distinctionqui a sa source dans Coleridge – qui mieux que personne cependant acompris le génie de Moore. Le fait est que chez Moore la Fantaisieprédomine tellement sur toutes ses autres facultés, et surpasse àun si haut degré celle des autres poètes, qu’on a pu êtrenaturellement amené à ne voir en lui que de la Fantaisie. Maisc’est une grave erreur, et c’est faire le plus grand tort au mérited’un vrai poète. Je ne connais pas dans toute la littératureanglaise un poème plus profondément, – plus magiquementimaginatif, dans le meilleur sens du mot, que les vers quicommencent ainsi : « Je voudrais être près de ce lacsombre » – qui sont de la main de Thomas Moore.

Je regrette de ne pouvoir me les rappeler.

L’un des plus nobles – et puisqu’il s’agit deFantaisie, l’un des plus singulièrement fantaisistes de nos poètesmodernes, c’est Thomas Hood[75]. LaBelle Inès a toujours eu pour moi un charmeinexprimable :

Oh ! n’avez-vous pas vu la belle Inès ?

Elle est partie dans l’Ouest,

Pour éblouir quand le soleil est couché,

Et voler au monde son repos.

Elle a emporté avec elle la lumière de nos jours,

Les sourires qui nous étaient si chers,

Avec les rougeurs du matin sur sa joue

Et les perles sur son sein.

Oh, reviens, belle Inès,

Avant la tombée de la nuit,

De peur que la lune ne rayonne seule,

Et que les étoiles ne brillent sans rivale ;

Heureux sera l’amoureux

Qui se promènera sous leur rayon,

Et exhalera l’amour sur ta joue,

Je n’ose pas même l’écrire !

Que n’étais-je, belle Inès,

Ce galant cavalier,

Qui chevauchait si gaîment à ton côté,

Et te murmurait à l’oreille de si près !

N’y avait-il donc point là-bas de gentilles dames

Ou de vrais amoureux ici,

Qu’il dût traverser les mers pour obtenir

La plus aimée des bien-aimées !

Je t’ai vue, charmante Inès,

Descendre le long du rivage

Avec un cortège de nobles gentilshommes.

Et des bannières ondoyant en tête

D’aimables jeunes hommes et de joyeuses vierges ;

Ils portaient des plumes de neige ;

C’eût été un beau rêve –

Si ce n’avait été qu’un rêve !

Hélas ! hélas ! la belle Inès,

Elle est partie avec le chant,

Avec la musique suivant ses pas,

Et les clameurs de la foule ;

Mais quelques-uns étaient tristes, et ne sentaient pas dejoie,

Mais seulement la torture d’une musique.

Qui chantait : Adieu, Adieu

À celle que vous avez aimée si longtemps.

Adieu, adieu, belle Inès,

Ce vaisseau jamais ne porta

Si belle dame sur son pont,

Ni ne dansa jamais si léger –

Hélas ! pour le plaisir de la mer

Et le chagrin du rivage !

Le sourire qui a ravi le cœur d’un amoureux

En a brisé bien d’autres !

La Maison hantée, du même auteur, estun des poèmes les plus véritablement poèmes, les plusexceptionnels, les plus profondément artistiques, tant pour lesujet que pour l’exécution. Il est puissamment idéal – imaginatif.Je regrette que sa longueur m’empêche de le citer ici. Qu’on mepermette de donner à sa place le poème si universellementgoûté : le Pont des Soupirs.

Une plus infortunée,

Fatiguée de respirer,

Follement désespérée,

Est allée au devant de la mort !

Prenez-la tendrement,

Soulevez-la avec soin : –

Son enveloppe est si frêle,

Elle est jeune, et si belle !

Voyez ses vêtements

Qui collent à son corps comme des bandelettes ;

Pendant que l’eau continuellement

Dégoutte de sa robe ;

Prenez-la bien vite

Amoureusement, et sans dégoût.

Ne la touchez pas avec mépris ;

Pensez à elle tristement,

Doucement, humainement ;

Ne songez pas à ses taches.

Tout ce qui reste d’elle

Est maintenant fémininement pur.

Ne scrutez pas profondément

Sa révolte

Téméraire et coupable ;

Tout déshonneur est passé,

La mort ne lui a laissé

Que la beauté.

Silence pour ses chutes,

Elle est de la famille d’Ève –

Essuyez ses pauvres lèvres

Qui suintent si visqueuses.

Relevez ses tresses

Échappées au peigne,

Ses belles tresses châtaines,

Pendant qu’on se demande, dans l’étonnement :

Où était sa demeure ?

Qui était son père ?

Qui était sa mère ?

Avait-elle une sœur ?

Avait-elle un frère ?

Ou avait-elle quelqu’un de plus cher

Encore, et qui lui tenait de plus près

Encore que tous les autres ?

Hélas ! O rareté

De la chrétienne charité.

Sous le soleil !

Oh ! Quelle pitié !

Dans toute une cité populeuse

Elle n’avait point de foyer !

Sentiments de sœur, de frère,

De père, de mère

Avaient changé pour elle ;

L’amour, par une cruelle clarté,

Était tombé de son faîte ;

La providence de Dieu même

Semblait se détourner.

En face des lampes qui tremblotent

Si loin sur la rivière,

Avec ces mille lumières,

Qui luisent aux fenêtres des maisons

De la mansarde au sous-sol,

Elle se tenait debout, dans l’effarement,

Sans abri pour la nuit.

Le vent glacial de mars

La faisait trembler et frissonner,

Mais non l’arche sombre,

Ou la rivière qui coule noire.

Affolée de l’histoire de la vie,

Heureuse d’affronter le mystère de la mort,

Impatiente d’être emportée, –

N’importe où, n’importe où,

Loin du monde !

Elle se plongea hardiment, –

Sans s’inquiéter si, froidement,

L’âpre rivière coule –

De sa berge.

Représente-toi cette rivière – penses-y,

Homme dissolu !

Baigne-t-y, bois de ses eaux,

Si tu l’oses !

Prenez-la tendrement ;

Soulevez-la avec soin ;

Son enveloppe est si frêle,

Elle est jeune et si belle !

Avant que ses membres glacés,

Ne soient trop rigidement raidis,

Décemment – tendrement

Aplanissez-les et arrangez-les ;

Et ses yeux, fermez-les ;

Ces yeux tout grands ouverts sans voir !

Épouvantablement ouverts et regardant

À travers l’impureté fangeuse,

Comme avec le dernier regard

Audacieux du désespoir

Fixé sur l’avenir.

Elle est morte sombrement,

Poussée par l’outrage,

La froide inhumanité,

La brûlante folie,

Dans son repos.

Croisez ses mains humblement,

Comme si elle priait en silence,

Sur sa poitrine !

Avouant sa faiblesse,

Sa coupable conduite,

Et abandonnant, avec douceur,

Ses péchés à son Sauveur !

Ce poème n’est pas moins remarquable par savigueur que par son pathétique. La versification, tout en poussantla fantaisie jusqu’au fantastique, n’en est pas moins admirablementadaptée à la furieuse démence qui est la thèse du poème.

Parmi les petits poèmes de lord Byron il enest un qui n’a jamais reçu de la critique les hommages qu’il mériteincontestablement[76].

Quoique le jour de ma destinée fût arrivé,

Et que l’étoile de mon destin fût sur son déclin,

Ton tendre cœur a refusé de découvrir

Les fautes que tant d’autres ont su trouver ;

Quoique ton âme fût familiarisée avec mon chagrin,

Elle n’a pas craint de le partager avec moi,

Et l’amour que mon esprit s’était fait en peinture,

Je ne l’ai jamais trouvé qu’en toi.

Quand la nature sourit autour de moi,

Le seul sourire qui réponde au mien,

Je ne crois pas qu’il soit trompeur,

Parce qu’il me rappelle le tien ;

Et quand les vents sont en guerre avec l’océan,

Comme les cœurs auxquels je croyais le sont avec moi,

Si les vagues qu’ils soulèvent excitent une émotion,

C’est parce qu’elles me portent loin de toi.

Quoique le roc de mon espérance soit fracassé,

Et que ses débris soient engloutis dans la vague,

Quoique je sente que mon âme est livrée

À la douleur – elle ne sera pas son esclave.

Mille angoisses peuvent me poursuivre ;

Elles peuvent m’écraser, mais non me mépriser –

Elles peuvent me torturer, mais non me soumettre –

C’est à toi que je pense – non à elles.

Quoique humaine, tu ne m’as pas trompé ;

Quoique femme, tu ne m’as point délaissé ;

Quoique aimée, tu as craint de m’affliger ;

Quoique calomniée, jamais tu ne t’es laisséeébranler ;

Quoique ayant ma confiance, tu ne m’as jamaisrenié ;

Si tu t’es séparée de moi, ce n’était pas pourfuir ;

Si tu veillas sur moi, ce n’était pas pour mediffamer ;

Si tu restas muette, ce n’était pas pour donner aumonde

Le droit de me condamner.

Cependant je ne blâme pas le monde, ni ne le méprise,

Pas plus que la guerre déclarée par tous à un seul.

Si mon âme n’était pas faite pour l’apprécier,

Ce fut une folie de ne pas le fuir plus tôt :

Et si cette erreur m’a coûté cher,

Et plus que je n’aurais jamais pu le prévoir,

J’ai trouvé que malgré tout ce qu’elle m’a faitperdre,

Elle n’a jamais pu me priver de toi.

Du naufrage du passé, disparu pour moi,

Je puis au moins retirer une grande leçon,

Il m’a appris que ce que je chérissais le plus

Méritait d’être chéri de moi par dessus tout ;

Dans le désert jaillit une source,

Dans l’immense steppe il y a encore un arbre,

Et un oiseau qui chante dans la solitude

Et parle à mon âme de toi.

Quoique le rythme de ces vers soit un des plusdifficiles, on pourrait à peine trouver quelque chose à redire à laversification. Jamais plus noble thème n’a tenté la plumed’un poète. C’est l’idée, éminemment propre à élever l’âme,qu’aucun homme ne peut s’attribuer le droit de se plaindre de ladestinée dans le malheur, dès qu’il lui reste l’amour inébranlabled’une femme[77].

Quoique je considère en toute sincérité AlfredTennyson comme le plus noble poète qui ait jamais vécu, je me suisà peine laissé le temps de vous en citer un court spécimen. Jel’appelle, et le regarde comme le plus noble des poètes, non parceque les impressions qu’il produit sont toujours les plus profondes– non parce que l’émotion poétique qu’il excite est toujours laplus intense, – mais parce qu’il est toujours le plus éthéré – end’autres termes, le plus élevé et le plus pur. Il n’y a pas depoète qui soit si peu de la terre, si peu terrestre. Ce que je vaisvous lire est emprunté à son dernier long poème : Laprincesse.

Des larmes, d’indolentes larmes,

(je ne sais ce qu’elles veulent dire,)

Des larmes du fond de quelque divin désespoir

Jaillissent dans le cœur, et montent aux yeux,

En regardant les heureux champs d’automne,

Et en pensant aux jours qui ne sont plus.

Frais comme le premier rayon éclairant la voile,

Qui ramène nos amis de l’autre hémisphère,

Tristes comme le dernier rayon rougissant celle

Qui sombre avec tout ce que nous aimons sousl’horizon ;

Aussi tristes, aussi frais sont les jours qui ne sontplus.

Ah ! tristes et étranges comme dans les sombres auroresd’été

Le premier cri des oiseaux éveillés à demi,

Pour des oreilles mourantes, quand sous des yeuxmourants

La croisée lentement en s’illuminant se dessine ;

Aussi tristes, aussi étranges, sont les jours qui ne sontplus,

Aussi chers que des baisers remémorés après la mort,

Aussi doux que ceux qu’imagine une pensée sans espoir

Sur des lèvres réservées à d’autres ; profonds commel’amour,

Profonds comme le premier amour, enténébrés de tous lesregrets,

O mort dans la vie ! tels sont les jours qui ne sontplus.

En essayant ainsi de vous exposer, quoiqued’une façon bien rapide et bien imparfaite, ma conception duprincipe poétique, je ne me suis proposé que de vous suggérer cetteréflexion : c’est que, si ce principe est strictement etsimplement l’aspiration de l’âme humaine vers la beautésurnaturelle, sa manifestation doit toujours se trouver dans uneémotion qui élève l’âme, tout à fait indépendante de la passion quienivre le cœur, et de la vérité qui satisfait la raison. Pour cequi regarde la passion, hélas ! elle tend plutôt à dégraderqu’à élever l’âme. L’Amour, au contraire, – l’Amour, – le vrai, ledivin Éros – la Vénus Uranienne si différente de la Vénus Dionéenne– est sans contredit le plus pur et le plus vrai de tous les thèmespoétiques. Quant à la Vérité, si par l’acquisition d’une véritéparticulière nous arrivons à percevoir de l’harmonie où nous n’envoyions pas auparavant, nous éprouvons alors en même temps levéritable effet poétique ; mais cet effet ne doit s’attribuerqu’à l’harmonie seule, et nullement à la vérité qui n’a servi qu’àfaire éclater cette harmonie.

Nous pouvons cependant nous faire plusdirectement une idée distincte de ce qu’est la véritable poésie, enconsidérant quelques-uns des simples éléments qui produisent dansle poète lui-même le véritable effet poétique. Il reconnaîtl’ambroisie qui nourrit son âme dans les orbes brillants quiétincellent dans le Ciel, dans les volutes de la fleur, dans lesbouquets formés par d’humbles arbustes, dans l’ondoiement deschamps de blé, dans l’obliquement des grands arbres vers le levant,dans les bleus lointains des montagnes, dans le groupement desnuages, dans le tintement des ruisseaux qui se dérobent à demi, lemiroitement des rivières d’argent, dans le repos des lacs isolés,dans les profondeurs des sources solitaires où se mirent lesétoiles. Il la reconnaît dans les chants des oiseaux, dans la harped’Éole, dans le soupir du vent nocturne, dans la voix lugubre de laforêt, dans la vague qui se plaint au rivage, dans la fraîchehaleine des bois, dans le parfum de la violette, dans lavoluptueuse senteur de l’hyacinthe, dans l’odeur suggestive qui luivient le soir d’îles éloignées non découvertes, sur des océanssombres, illimités, inexplorés. Il la reconnaît dans toutes lesnobles pensées, dans toutes les aspirations qui ne sont pas de laterre, dans toutes les saintes impulsions, dans toutes les actionschevaleresques, généreuses, et supposant le sacrifice de soi-même.Il la sent dans la beauté de la femme, dans la grâce de sadémarche, dans l’éclat de ses yeux, dans la mélodie de sa voix,dans son doux sourire, dans son soupir, dans l’harmonie dufrémissement de sa robe. Il la sent profondément dans ses attraitsenveloppants, dans ses brûlants enthousiasmes, dans ses gracieusescharités, dans ses douces et pieuses patiences ; mais pardessus tout, oui, par dessus tout, il l’adore à genoux, dans lafidélité, dans la pureté, dans la force, dans la suprême et divinemajesté de son amour.

Permettez-moi d’achever, en vous lisant encoreun petit poème, un poème d’un caractère bien différent de ceux queje vous ai cités. Il est de Motherwell[78], et estintitulé le Chant du Cavalier.

Avec nos idées modernes et tout à faitrationnelles sur l’absurdité et l’impiété de la guerre, nous nesommes pas précisément dans l’état d’esprit le mieux fait poursympathiser avec les sentiments de ce poème et par conséquent pouren apprécier la réelle excellence. Pour y arriver, il faut nousidentifier nous-mêmes en imagination avec l’âme du vieuxcavalier.

Un coursier ! Un coursier ! d’une vitesse sanségale !

Une épée d’un métal acéré !

Pour de nobles cœurs tout le reste est peu de chose –

Sur terre tout le reste n’est rien.

Les hennissements du fier cheval de guerre,

Le roulement du tambour,

L’éclat perçant de la trompette,

Sont des bruits qui viennent du ciel ;

Et puis ! le tonnerre des chevaliers serrés qui seprécipitent

En même temps que grandit leur cri de guerre,

Peut faire descendre du ciel un ange étincelant,

Et réveiller un démon de l’enfer.

Montez donc ! montez donc, nobles braves, monteztous,

Hâtez-vous de revêtir vos cimiers ;

Courriers de la mort,

Gloire et Honneur, appelez-nous

Au champ de guerre une fois encore.

D’aigres larmes ne rempliront pas nos yeux,

Quand la poignée de notre épée sera dans notremain ;

Nous partirons le cœur entier, sans un soupir

Pour la plus belle du pays.

Laissons l’amoureux jouer du chalumeau, et le poltron

Se lamenter et pleurnicher ;

Notre affaire à nous, c’est de combattre en hommes,

Et de mourir en héros !

QUELQUES SECRETS DE LA PRISON DUMAGAZINE

 

L’absence d’une Loi internationale des droitsd’auteur, en mettant presque les auteurs dans l’impossibilitéd’obtenir de leurs éditeurs et libraires la rémunération de leurslabeurs littéraires, a eu pour effet de forcer un grand nombre denos meilleurs écrivains de se mettre au service des Revues et desMagazines ; ceux-ci, avec une persévérance qui leur donnequelque crédit, semblent faire un certain cas de l’excellent vieuxdicton, que même dans l’ingrat champ des Lettres, tout travailmérite son salaire. En vertu de quel revêche instinct de l’honnêteet du convenable, ces journaux ont-ils eu le courage de persisterdans leurs habitudes payantes, au nez même de l’opposition desFoster et des Léonard Scott, qui pour huit dollars vous fournissentà l’année quatre périodiques anglais, c’est là un point qu’il nousest bien difficile de résoudre, et dont nous ne voyons pas de plusraisonnable explication que dans la persistance de l’esprit depatrie. Que des Magazines puissent vivre dans ces conditions,et non seulement vivre, mais prospérer, et non seulement prospérer,mais encore arriver à débourser de l’argent pour payer des articlesoriginaux, ce sont là des faits qui ne peuvent s’expliquer que parla supposition fantastique, mais précieuse, qu’il reste encorequelque part dans les cendres une étincelle qui n’est pas tout àfait éteinte du feu de l’amour pour les lettres et les hommes delettres qui animait autrefois l’esprit américain.

Il serait indécent (c’est peut-être là leuridée) de laisser nos pauvres diables d’auteurs mourir de faim,pendant que nous nous engraissons, littérairement parlant, desexcellentes choses que, sans rougir, nous prenons dans la poche detoute l’Europe ; il ne serait pas tout à fait comme ilfaut de laisser se commettre une pareille atrocité ;voilà pourquoi nous avons des Magazines, et un certain public quis’abonne à ces Magazines (par pure pitié) ; voilà pourquoinous avons des éditeurs de Magazines cumulant quelquefois le doubletitre d’éditeurs et de propriétaires – des éditeurs, dis-je, qui,moyennant certaines conditions de bonne conduite, de poufs àl’occasion, et d’une décente servilité, se font un point deconscience d’encourager le pauvre diable d’auteur avec un dollar oudeux, plus ou moins, selon qu’il se comporte décemment, ets’abstient de la vilaine habitude de relever le nez.

Nous espérons, cependant, n’être pas assezprévenu où assez vindicatif pour insinuer que ce qui, de leur part(des éditeurs de Magazines) semble si peu libéral, soit en réalitéune illibéralité qui doive être mise à leur charge. De fait, ilsaute aux yeux que ce que nous avons dit est précisément l’inversed’une pareille accusation. Ces éditeurs paient quelquechose – les autres ne paient rien du tout. Il y a làévidemment une certaine différence, – quoiqu’un mathématicien pûtprétendre que la différence est infinitésimale. Mais enfin ceséditeurs et propriétaires de Magazines paient (il n’y apas à dire), et pour votre pauvre diable d’auteur les plus minimesfaveurs méritent la reconnaissance. Non, le manque de libéralitéest du côté du public infatué de ses démagogues, du côté du publicqui souffre que ses délégués, les oints de son choix (ou peut-êtreles maudits[79]) insultent à son sens commun, (à luipublic), en faisant dans nos Chambres nationales des discours oùils prouvent qu’il est beau et commode de voler l’Europe littérairesur les grands chemins, et qu’il n’y a pas de plus grossièreabsurdité que de prétendre qu’un homme a quelque droit et quelquetitre à sa propre cervelle ou à la matière sans consistance qu’ilen file, comme une maudite chenille qu’il est. Si ces matièresaussi fragiles que le fil de la vierge ont besoin de protection,c’est que nous avons les mains pleines et de vers à soie et demorus multicaulis[80].

Mais si nous ne pouvons pas, dans cescirconstances, reprocher aux éditeurs de Magazines un manque absolude libéralité (puisqu’ils paient), il y a un point particulier, ausujet duquel nous avons d’excellentes raisons de les accuser.Pourquoi (puisqu’ils doivent payer) ne paient-ils pas de bonnegrâce et tout de suite ? Si nous étions en ce moment demauvaise humeur, nous pourrions raconter une histoire qui feraitdresser les cheveux sur la tête de Shylock.

Un jeune auteur, aux prises avec le désespoirlui-même sous la forme du spectre de la pauvreté, n’ayant dans samisère aucun soulagement – n’ayant à attendre aucune sympathie dela part du vulgaire, qui ne comprend pas ses besoins, etprétendrait ne pas les comprendre, quand même il les concevraitparfaitement – ce jeune auteur est poliment prié de composer unarticle, pour lequel il sera « gentiment payé. » Dans leravissement, il néglige peut-être pendant tout un mois le seulemploi qui le fait vivre, et après avoir crevé de faim pendant cemois, (lui et sa famille) il arrive enfin au bout du mois desupplice et de son article, et l’expédie (en ne laissant pointignorer son pressant besoin) à l’éditeur bouffi, et aupropriétaire au nez puissant qui a condescendu à l’honorer(lui le pauvre diable) de son patronage. Un mois (de crevaisonencore) et pas de réponse. Un second mois, rien encore. Deux autresmois – toujours rien. Une seconde lettre, insinuant modestement quepeut-être l’article n’est pas arrivé à destination – toujours pointde réponse. Six mois écoulés, l’auteur se présente en personne aubureau de l’éditeur et propriétaire. « Revenez une autrefois. » Le pauvre diable s’en va, et ne manque pas de revenir.« Revenez encore » – il s’entend dire ce : revenezencore, pendant trois ou quatre mois. La patience à bout, ilredemande l’article. – Non, il ne peut pas l’avoir (il étaitvraiment trop bon, pour qu’on pût le faire passer si légèrement) –« il est sous presse, » et « des articles de ce caractèrene se paient (c’est notre règle) que six mois après la publication.Revenez six mois après l’affaire faite, et votre argent sera toutprêt – car nous avons des hommes d’affaire expéditifs –nous-mêmes. » Là dessus le pauvre diable s’en va satisfait, etse dit qu’en somme « l’éditeur et propriétaire est un galanthomme, et qu’il n’a rien de mieux à faire, (lui, le pauvre diable),que d’attendre. L’on pourrait supposer qu’en effet il eût attendu …si la mort l’avait voulu. Il meurt de faim, et par la bonne fortunede sa mort, le gras éditeur et propriétaire s’engraisse encore dela valeur de vingt-cinq dollars, si habilement sauvés, pour êtregénéreusement dépensés en canards-cendrés et en champagne.

Nous espérons que le lecteur, en parcourantcet article, se gardera de deux choses : la première, decroire que nous l’écrivons sous l’inspiration de notre propreexpérience, car nous n’ajoutons foi qu’au récit des souffrancesactuelles, – la seconde, de faire quelque application personnellede nos remarques à quelque éditeur actuellement vivant, puisqu’ilest parfaitement reconnu qu’ils sont tous aussi remarquables parleur générosité et leur urbanité, que par leur façon de comprendreet d’apprécier le génie.

FIN

Share